Philosophie et cinéma 2296545653, 9782296545656

Les textes proposés ici ouvrent deux grandes questions : celle de la contemporanéité et donc du Présent de l'écritu

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Philosophie et cinéma
 2296545653, 9782296545656

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Philosophie et cinéma

© L’Harmattan, 2011 5-7, rue de l’Ecole polytechnique ; 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-296-54565-6 EAN : 9782296545656

Sous la direction de

Jean-Louis Déotte

Philosophie et cinéma

L’Harmattan

ESTHETIQUES Collection dirigée par Jean-Louis Déotte Pour situer notre collection, nous pouvons reprendre les termes de Benjamin annonçant son projet de revue : Angelus Novus. « En justifiant sa propre forme, la revue dont voici le projet voudrait faire en sorte qu’on ait confiance en son contenu. Sa forme est née de la réflexion sur ce qui fait l’essence de la revue et elle peut, non pas rendre le programme inutile, mais éviter qu’il suscite une productivité illusoire. Les programmes ne valent que pour l’activité que quelques individus ou quelques personnes étroitement liées entre elles déploient en direction d’un but précis ; une revue, qui expression vitale d’un certain esprit, est toujours bien plus imprévisible et plus inconsciente, mais aussi plus riche d’avenir et de développement que ne peut l’être toute manifestation de la volonté, une telle revue se méprendrait sur elle-même si elle voulait se reconnaître dans des principes, quels qu’ils soient. Par conséquent, pour autant que l’on puisse en attendre une réflexion – et, bien comprise, une telle attente est légitimement sans limites –, la réflexion que voici devra porter, moins sur ses pensées et ses opinions que sur les fondements et ses lois ; d’ailleurs, on ne doit plus attendre de l’être humain qu’il ait toujours conscience de ses tendances les plus intimes, mais bien qu’il ait conscience de sa destination. La véritable destination d’une revue est de témoigner de l’esprit de son époque. L’actualité de cet esprit importe plus à mes yeux, que son unité ou sa clarté elles-mêmes ; voilà ce qui la condamnerait – tel un quotidien – à l’inconsistance si ne prenait forme en elle une vie assez puissante pour sauver encore ce qui est problématique, pour la simple raison qu’elle l’admet. En effet, l’existence d’une revue dont l’actualité est dépourvue de toute prétention historique est justifiée… »

Alain BROSSAT, Yuan-Horng CHU, Rada IVEKOVIC et Joyce C.H. Liu (ed.) Biopolitics, Ethics and Subjectivation, 2011. Pascale BORREL et Marion HOHLFELDT (dir.), Parasite(s). Une stratégie de création, 2010. Jean REGAZZI, Le roman de le cinéma d’Alain Resnais : retour à Providence, 2010. Alexandra PIGNOL, Gottfried Benn. Art, poésie, politique, 2010. Alain BROSSAT, Entre chiens et loups. Philosophie et ordre des discours, 2009. Colette TRON (sous la dir. de), Esthétique et société, 2009. Edwige PHITOUSSI, La Figure et le Pli. Degas, Danse, Dessin de Paul Valéry, 2009.

Introduction Jean-Louis Déotte Les textes proposés ici ouvrent deux grandes questions : celle de la contemporanéité et donc du Présent de l’écriture du philosophe, celle du nouage entre foyer du sens, cinéma et philosophie. 1) Dans Chronique berlinoise, texte préparant en partie Enfance berlinoise, Benjamin témoignant de ceux qui l’ont introduit à la connaissance de sa ville, Berlin, isole deux appareils qui furent les conditions de possibilité de l’expérience urbaine : « Une photographe se trouvait parmi nous [Germaine Krull]. Et quand je pense à Berlin, c’est l’aspect de la ville que nous explorions à cette époque-là qui, seul, m’apparaît vraiment accessible aux prises de vue photographiques. Plus nous nous approchons en effet de l’existence actuelle de la ville, fonctionnelle, labile, plus le domaine de ce qui est photographiable en elle rétrécit ; on (Brecht) a remarqué à juste titre qu’avec une usine moderne par exemple, la photographie n’a presque plus rien d’essentiel à fixer sur la plaque. On pourrait peut-être comparer de telles images aux gares qui, en général, à notre époque où le chemin de fer commence à passer de mode, ne donnent plus l’“accès” authentique qui permette à la ville de se dérouler depuis sa périphérie et ses faubourgs, comme au long de voies d’accès pour automobilistes. La gare donne pour ainsi dire l’ordre d’une attaque surprise, mais désuète et qui ne rencontre que de l’ancien et il n’en va pas autrement de la photographie et même de l’instantané. C’est seulement pour le cinéma que s’ouvrent des voies d’accès optique à l’essence de la ville, semblables à celles qui conduisent l’automobiliste dans la nouvelle City. » (Chronique berlinoise, 1970-1990, in : Ecrits autobiographiques, p.252)

Si une photo nous ouvre le monde qui lui était contemporain (seconde partie du XIXème siècle), alors, c’est qu’en un appareil réside le principe de contemporanéité. La gare au XXème siècle appartient déjà à la contemporanéité passée. Il y a donc autant de contemporanéités que d’appareils, les contemporains sont relatifs. Il n’y a pas de contemporanéité absolue. A contrario d’Agamben pour qui ne sont contemporains que ceux qui critiquent le même état de la société1 : « Contemporain est celui qui reçoit en plein visage le faisceau de ténèbres qui provient de son temps ».

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G. Agamben, Qu’est-ce que le contemporain ? 2008, Payot.

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C’est donc le dernier appareil, le plus récent, qui donne l’accès le plus authentique à la ville. Au début du XIXème, c’est dans le passage urbain que résidait le principe de contemporanéité. On peut accéder à cette contemporanéité passée, mais à partir du Présent de la connaissance. Est-ce que ce Présent appartient à la contemporanéité d’un appareil ou doit-on le rapprocher du Présent Vivant de la phénoménologie, à partir duquel on peut dégager la dimension de la rétention et celle de la protention ? Mais, la philosophie de la connaissance de Benjamin déconsidère la place de la conscience, qui est plutôt entendue comme un symptôme de l’inconscient, comme chez Freud. Pour ne pas substantialiser ce Présent, comme présence à soi par exemple, on peut dire que celui qui écrit, fait toujours l’expérience de la différence, ne serait-ce que parce qu’il est partagé entre la constitution archéologique du passé et l’attente de ce qui arrive. Ce qui est certain, c’est que la philosophie des années 1930, mettait au premier plan le temps et non l’espace. Benjamin n’établit pas une philosophie de la substance puisque le Présent – ou Maintenant de la connaissabilité – n’a pas de consistance, est impermanent. C’est une instance qui arrive toujours dans l’après-coup, mais où se déclinent les autres échelles du temps (passé, futur). Ce texte sur Berlin aura été écrit au Présent, et c’est par l’écriture qu’il découvre ce qui lui est contemporain : le cinéma et la ville contemporaine du cinéma. Hier, ce qui était contemporain, c’était la photographie, rendant visible une ville plus ancienne, celle de la seconde partie du XIXème. Avant-hier, c’était le passage urbain. C’est à partir de lui que quelque chose comme une subjectivité peut surgir : le “je”. Le Présent fait surgir le “je” de l’écriture et non l’inverse. Benjamin a renversé l’historiographie : l’historien n’a pas comme tâche de reconstituer le passé tel qu’il a été en lui-même comme le voulait Ranke 2 mais en partant du Présent, il s’agit de lancer un pont vers ce qui gît dans le passé et conserve une charge d’utopie. Ce passé qui nous attend et qui nous demande de l’identifier comme le fait le visage inconnu d’un portrait photographique qui attend qu’on le renomme. « Si j’écris un meilleur allemand que la plupart des écrivains de ma génération, je le dois en grande partie à une seule petite règle que j’observe depuis vingt ans. C’est la suivante : ne jamais utiliser le mot “je”, sauf dans les lettres. Les exceptions à ce précepte que je me suis autorisées peuvent se compter.

Benjamin, « Thèses sur le concept d’histoire », en part., thèses VI et VII. Ecrits français, pp. 435-438, Gallimard Folio, 1991.

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lorsqu’un jour on me proposa de donner à une revue, sous une forme libre, subjective, une série de billets sur tout ce qui me paraissait au jour le jour digne d’intérêt à Berlin – et lorsque j’acceptai – il apparut tout à coup que ce sujet qui avait été habitué à rester des années durant à l’arrière-plan, ne se laissait pas si facilement convier près de la rampe. Mais très loin de protester, il préféra s’en tenir à la ruse et avec un tel succès qu’un aperçu rétrospectif de ce que Berlin était devenu pour moi au fil des ans me parut la “préface” toute désignée à ces billets. Maintenant si cette préface prend par son ampleur déjà beaucoup plus de place qu’il n’en était prévu pour ces billets, cela n’est pas seulement l’œuvre mystérieuse du souvenir – qui est en effet la faculté d’intercaler à l’infini dans ce qui a été – mais aussi les dispositions prises par le sujet qui, représenté par son “je”, a le droit d’exiger de ne pas être vendu. » (Chronique berlinoise, in : Ecrits autobiographiques, p.260)

La question du Présent ou du Maintenant de la connaissabilité doit être dégagée de la simple temporalité du nouveau. 3 Cette différence entre Présent et Nouveauté est au cœur de la philosophie de la connaissance de Benjamin : le Présent relève d’une réflexion transcendantale, la Nouveauté d’une sociologie ou d’une anthropologie, pour conserver la célèbre distinction kantienne. On voit le glissement qu’a opéré Benjamin : du sujet transcendantal à une instance temporelle transcendantale (il faut la construire, elle n’est pas donnée) qui a, par ailleurs, une dimension « subjective » que l’on retrouvera dans la fouille archéologique, le modèle de l’écriture historiographique. Mais insistons déjà sur ce primat du temps. Le risque, c’est évidemment de croire dégager une instance de connaissance qui est elle-même prise dans le devenir, en devenant esclave de ce devenir, dont le nom dans la modernité est : la mode. Car Nouveauté est le nom de ce qui fascine la foule dans la modernité, sachant en outre, qu’une nouveauté en chasse une autre par définition. La marchandise est de cet ordre. La philosophie du Présent qu’il nous propose reprend l’image de l’origine 4 qui est comme un tourbillon dans le flux du devenir, l’origine qu’il faut distinguer du commencement. Ce Présent ne peut être dissocié de l’appareil qui fait actuellement époque pour celui qui écrit. La philosophie transcendantale doit reconnaître sa dette par rapport à ce qui surgit de temps en temps d’une manière inouïe, un appareil configurant l’apparaître en ne répondant à aucun besoin alors qu’il est d’essence

J.L. Déotte, L’homme de verre. Esthétiques benjaminiennes,1997, L’Harmattan. W. Benjamin, Origine du drame baroque allemand. En part. Préface épistémo-critique. 1985, Flammarion.

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technique. Un appareil qui persiste dans le devenir parce qu’il est le médium de la connaissance. « Mais cet aperçu ne serait pas digne de confiance s’il ne rendait pas compte du seul médium dans lequel ces images se présentent et prennent une transparence où, même voilées, les lignes de ce qui vient se dessinent comme des lignes de crête. Le présent de celui qui écrit est ce médium. » (opus cité, p. 252).

Un autre aspect doit être dégagé : si Benjamin écrit au Présent du cinématographique (comme il y eut un Présent du photographique ou un Présent du labyrinthique urbain), une philosophie de cet appareil 5 sera nécessaire pour décrire les champs bouleversés : la connaissance (bien évidemment le rapprochement entre inconscient optique et inconscient psychique), la politique (le renversement du test au service du pouvoir en manifestation de soi sur la scène publique), l’esthétique (le renversement de la contemplation en absorbement). Ce sera évidemment le texte sur L’œuvre d’art où apparaît la première fois la notion d’appareil (Apparat) déclinée en autant d’appareillages (Apparatur) pour être précis sur le plan de l’analyse du dispositif technique. Dispositif technique qui a un commencement en plus d’une origine, et qui sera amélioré techniquement au cours du temps, selon le mode spécifique du devenir des objets techniques. Or une origine, nécessairement discontinue, peut renvoyer à d’autres origines : le cinéma dans ses rapports à la ville renvoie à la photographie ou à la perspective. Il s’agit bien d’une conservation du plus ancien par le plus récent. 2) La relation entre la philosophie et le pouvoir est vitale à cette dernière : le procès de Socrate est révélateur à cet égard (Platon : Apologie de Socrate). Socrate condamné, ses disciples lui proposent de fuir la Cité. Ce qu’il refusera de faire. C’est que l’existence de la vie dans la Cité était alors consubstantielle à la philosophie. C’est évidemment paradoxal pour une philosophie qui montrait la nécessité d’un arrière-monde idéel plus réel que la réalité empirique. Platon n’échappa pas au paradoxe en faisant le voyage auprès du tyran à Syracuse. Les voyages des philosophes sont intéressants à ce titre : Descartes auprès de Christine de Suède, Diderot et Catherine de Russie, etc. Attrait pour les tyrans ? Fascination du pouvoir ? Ou plus profondément : quand le foyer du sens (Le travail de l’œuvre, Machiavel, Cl. Lefort, 1973) est identifiable et localisable, quand le Prince est un corps, et qu’en sa personne se réunissent la Loi et le Pouvoir, n’est-il pas inévitable que le savoir philosophique ne puisse 5

Jean-Louis Déotte : L’époque des appareils, 2003, Lignes/Léo Scheer.

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échapper à cette attraction et qu’il le parasite, même pour une philosophie de l’ego cogito comme point de départ et assise absolus? La médiatisation de la philosophie, en particulier depuis les « Nouveaux philosophes » français, n’a fait qu’accentuer ce phénomène. La cité d’Athènes réunissait bien Pouvoir et Loi, sans s’incorporer dans quiconque (démocratie directe), mais elle était bien localisée, le mythe d’autochtonie ne rendant pas légitime l’exil. Ce ne sont pas les principes fondamentaux d’une philosophie qui sont ici en jeu, par exemple le cogito chez Descartes, mais le rapport d’une philosophie à l’articulation “extérieure”, c’est-à-dire donatrice de sens, au symbolique, qui se décompose en trois pôles : Savoir, Loi, Pouvoir. Quand les trois pôles sont intriqués, il n’est pas certain que la philosophie trouve une possibilité d’être, ni l’art au sens de l’esthétique, d’ailleurs : les totalitarismes. Au contraire, sa plus grande possibilité surgit du fait de leur désintrication, que Lefort nomme “démocratie”. La démocratie est indissociable du refus de l’incorporation. La démocratie va de pair avec la différenciation des pôles, avec la délocalisation du lieu du sens, ce foyer n’étant plus arrimé, n’est plus situable. Le lieu du foyer du sens devient une énigme. Sa localisation, qu’on peut dire historique et culturelle, voire nationale, devient l’affaire de l’appareil qui est alors dominant, structurant la sensibilité commune, parce qu’il fait époque (le cinéma pour le XXème siècle et au-delà). Dès lors, ce foyer du sens peut ne pas coïncider avec le lieu du pouvoir politique. Cela devient l’affaire du cinéma, comme c’était celle de la photographie au XIXème. C’est parce que le foyer du sens n’est plus situable qu’il revient aux appareils projectifs de lui faire lieu. Ce fut le rôle de la perspective à partir du XVème-XVIème siècle (la scène de la représentation), du musée au XVIIIème (la valeur esthétique). Les arts ne relèvent du politique qu’à ce titre, ce qui suppose qu’ils soient toujours appareillés. Il n’est pas étonnant que le cinéma anglo-saxon revienne si souvent sur des procès : c’est que l’interrogatoire des témoins et de l’inculpé, les interventions des avocats, le rappel de la loi par le juge, configurent une scène de l’élaboration jurisprudentielle de la vérité qui n’a pas son équivalent ailleurs. Le tribunal est alors une certaine détermination civilisationnelle du foyer du sens démocratique (cf. John Ford : Vers sa destinée. Le jeune A. Lincoln. La refondation de la société étasunienne est indissociable du tribunal où les faussaires sont démasqués). Inutile de chercher ailleurs les causes du primat de la philosophie du langage dans la philosophie anglo-saxonne. Rien de tel dans les pays latins, catholiques, où ne règne pas la culture de la preuve juridique, mais de 9

l’aveu. C’est la raison pour laquelle, Foucault a consacré tant de pages à cette configuration. La situation de foyer du sens fut tout autre en Allemagne, en particulier entre les deux guerres : la communauté, puis l’expérience de l’extase après son effondrement, du fait de la défaite que l’Allemagne ne sut pas penser comme telle (Benjamin : Théories du fascisme allemand. A propos de l’ouvrage collectif Guerre et Guerriers, publié sous la direction d’E.Jünger, 1930), de l’industrialisation, de la crise monétaire et économique, etc. Cette expérience, paradoxalement, fut le matériau de la danse “moderne” chez Wigman, Laban et Gert et de la philosophie de Heidegger et de néo-heideggeriens français comme Lacoue-Labarthe ou J.L. Nancy. Le foyer du sens “moderne” est donc indissociable de sa mise en crise et de sa mise en scène, il se détache sur fond d’unité religieuse perdue (c’est toujours une dimension de la communauté antitechnique : Métropolis de F. Lang et Thea von Harbou, 1927). Et en France, à suivre Benjamin ? La fantasmagorie collective, matrice des idéologies modernes (Saint-Simon, Fourier, Grandville). Un cinéma de la masse pour la masse inarticulée ? Un cinéma de la perception de distraction ? On peut situer le lieu du foyer du sens chez Benjamin : c’est sans conteste l’expérience, qu’il a cherché au début à penser en termes kantiens, puis tenter, sur cette base de l’élargir à la théologie, à l’esthétique, au langage, jusqu’à inclure l’expérience des techniques d’image quand celles-ci sont devenues époquales. Cette expérience n’est pas subjective et quand elle est politique, elle est déterminée spatialement. Ou plus précisément, c’est celle d’un espace d’image où la sphère privée et la sphère collective s’interpénètrent selon des modes qu’il exemplifie : théâtre Olympique de Vicenza, Naples, Paris, Moscou. Dans le cadre de son « matérialisme anthropologique » (« Le Surréalisme », p. 134, T. II, Œuvres complètes), les expériences politiques sont nécessairement urbaines et elles ont affaire à tel ou tel matériau : la représentation perspective pour la Renaissance italienne, la porosité napolitaine, la fantasmagorie parisienne, la transparence du verre de la modernité : « Vivre dans une maison de verre est, par excellence, une vertu révolutionnaire » (Le Surréalisme, p.118). Et il ajoute : « Cela aussi est une ivresse, un exhibitionnisme moral dont nous avons grand besoin. La discrétion sur ses affaires privées, jadis vertu aristocratique, est devenue de plus en plus le fait de petits-bourgeois arrivés. » C’est probablement là la limite de la philosophie de Benjamin, car l’expérience de ce matériau est tout sauf émancipatrice si l’on en croit Tati et son admirable Play Time (1967).

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La philosophie se trouve aujourd’hui alors inévitablement dans la caverne du cinématographe, se nourrissant de ses thèmes, voire s’écrivant à partir de storytelling.

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D’un sublime post-apocalyptique “28 Days Later” et les figures du présentisme Richard Bégin En guise d’introduction Les cinq premières minutes du film 28 Days Later de Danny Boyle (2003) rappellent à quelques exceptions près celles de Quiet Earth de Geoff Murphy (1985). Ces deux films que près de vingt ans séparent proposent en introduction une situation quasi-similaire : un individu s’éveille dans une ville désertée. Les rues et commerces sont laissés à l’abandon et aucun bruit ne vient perturber le calme ambiant. Un calme certes inquiétant puisque ce n’est pas dans les « habitudes » du milieu urbain de sombrer de la sorte dans un tel mutisme. En fait, toute vie ou activité sociale à l’origine de ce qu’on considère être un milieu urbain semble y avoir été brutalement supprimé. Ne reste plus dans ce milieu, de coutume si animé, qu’un espace dépeuplé, silencieux. Aucun passant ne passe et aucune automobile ne roule. Ne s’y trouve présent que notre individu solitaire, errant, et visiblement désemparé, abruti par cette chute brutale au sein d’une ville désurbanisée. Les nombreux signes d’abandon révèlent en outre à ce « dernier » qu’il est peut-être l’unique citadin à avoir survécu à une catastrophe d’envergure. Des véhicules mal garés aux portes et fenêtres de résidences laissées entrouvertes, tous ces signes indiquent qu’une population entière a dû quitter les lieux de manière précipitée. Comme si, par une imparable ironie du sort, notre individu avait été oublié, seul, au seuil d’un ultime « coup de balai » à venir. Ainsi, au calme inquiétant de la ville se joint l’angoisse grandissante du survivant, conscient peu à peu d’avoir été délaissé au sein d’un univers condamné, suspendu, pour reprendre une formule de Slavoj Zizek, « entre-deux-morts » 1 : entre la mort d’une civilisation et la fin absolu d’un cycle. Une suspension eschatologique en somme, durant laquelle l’attente entretient la tension « entre le présent et l’avenir, entre l’événement décisif par quoi tout est déjà accompli et le dénouement final qui montre bien que tout n’est pas encore achevé. » 2 Le survivant semble ainsi avoir chuté dans un univers suspendu, dans l’attente d’un jugement dernier pouvant l’anéantir à son tour. Cette suspension est de nature eschatologique dans la mesure où cette ville Slavoj Zizek, The Sublime Object of Desire, New York, Verso, 1989, pp. 131-149. Oscar Cullmann, Le Salut dans l’histoire. L’existence chrétienne selon le Nouveau Testament, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1966, p. 173. Cité dans François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expérience du temps, Paris, Seuil, 2003, p. 74.

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désurbanisée, handicapée, éveille au présent l’éventualité d’une Fin dernière des choses, soit son ultime crépuscule. De même l’abandon caractéristique du récit post-apocalyptique est-il souvent symptomatique d’une annonciation : celle d’un effondrement définitif et absolu. Comme ces fragiles édifices de villes fantômes qui, plusieurs années après leur abandon, menacent graduellement de s’écrouler pour de bon. Une seconde apocalypse hante de cette façon le lieu où s’est produite la première, telle l’imminence symptomatique d’une fin coïncidant au présent avec les réminiscences d’une autre, déjà accomplie. Dans les deux films cités une seconde apocalypse paraît ainsi imminente puisqu’une première, incomplète, s’est auparavant produite. On ne peut expliquer l’incomplétude de la première apocalypse autrement que par le fait qu’elle a oublié d’emporter avec elle celui qui peut présentement en témoigner : le survivant. La seconde apocalypse se trouve du même coup à être indéfiniment repoussée par la seule présence de ce témoin à la fois gracié et condamné. Grâce à lui, devine-t-on, une part de la civilisation, aussi réduite soit-elle, persiste malgré tout. Par conséquent, non seulement le personnage du survivant demeure celui qui, par sa seule présence, témoigne d’une catastrophe passée, il se révèle également être celui par qui s’exprime l’incomplétude d’une Fin, et, donc, sa complétude éventuelle. Aussi le survivant, hanté par un présent submergé de rémanences du passé et d’appréhension envers l’avenir, demeure-t-il en outre susceptible de s’avérer être le symptôme d’un désastre ultime toujours possible. C’est la logique du récit post-apocalyptique d’éveiller de la sorte dans l’évocation hic et nunc d’une catastrophe passée les craintes d’un ultime désastre en devenir. Comme le suggère en ce sens James Berger dans son pénétrant ouvrage After the End : « The narrative logic of apocalyptic writing insists that the post-apocalypse precede the apocalypse. » 3 Ce qui a eu lieu, peut encore advenir, et en attendant persiste celui qui est toujours là, errant, mais qui, par cette même persistance, annonce l’espoir d’un renouveau possible. Vu ainsi, le personnage du survivant entraîne une dialectique narrative d’inspiration judéo-chrétienne qui engage le récit post-apocalyptique dans un étrange équilibre entre l’expression du déclin et le présage d’une renaissance. Une dialectique narrative qui se manifestera dans l’épouvante dans 28 Days Later, mais qui se maintiendra dans l’ironie dans Quiet Earth. En effet, si le film de Boyle sombre rapidement dans le drame d’horreur avec l’émergence de ces dignes James Berger, After the End. Representations of Post-Apocalypse, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1999, p. 6. 3

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représentants de l’« entre-deux-morts » que sont les zombies (ou les « infectés » comme préfère les baptiser le réalisateur anglais), celui de Murphy maintient l’intrigue autour de cette mystérieuse suspension qui devient vite prétexte à quelques savoureuses réflexions métaphysiques. Parmi elles, cette réprimande faite à Dieu par Zac, le survivant du film de Murphy : « If you don’t come out, I’ll shoot the kid ! », crie-t-il dans une Église en pointant son arme en direction du crucifix. Jim, le survivant du film de Boyle, quant à lui, dispose de bien peu de temps pour se complaire dans la réprimande. Pareil à Zac, Jim pénètre dans un lieu Saint, mais se retrouve nez à nez avec d’affamés infectés qui le poursuivront sans relâche. Ainsi Jim cherche-t-il à combattre, là où Zac cherche, de son côté, à profiter de ce temps qui lui est imparti pour faire de sa ville un théâtre, littéralement. Dialectique d’une part et dialectique à l’arrêt de l’autre. Les nombreuses similitudes formelles et narratives de ces deux films s’arrêtent ainsi à leurs cinq premières minutes respectives. Le prologue est le même ou presque, mais les histoires en viennent vite à se distinguer l’une de l’autre. Le désir de survivre dans l’univers suspendu de 28 Days Later se prolonge chez le survivant en un véritable déchaînement sanguinaire, alors que dans Quiet Earth, ce désir s’inscrit petit à petit dans un récit qui prend les allures d’un drame initiatique ; la suspension évoluant de cette façon en une éthique de l’après-coup. Malgré des prolongements distincts, ces cinq premières minutes composent néanmoins avec celles présentes au début de films comme Le dernier combat de Luc Besson (1983), A Boy and his Dog de L. Q. Jones (1975) ou 12 Monkeys de Terry Gilliam (1995) une anthologie d’introduction paradoxale. En effet, comment ne pas trouver contradictoires ces introductions post-apocalyptiques qui proposent le prologue de ce qui succède à un définitif épilogue ? C’est dire que la fin du monde n’est jamais définitive ; du moins l’apocalypse ne paraît être ici qu’une étape vers une Fin prétendument définitive. Or, le paradoxe n’en est plus un du moment où l’on considère ces premières minutes comme l’amorce d’un récit d’obédience eschatologique. En fait, dans la plupart des cas, le film post-apocalyptique se révèle être davantage un récit de survivance messianique qu’un récit catastrophiste proprement dit. Ironiquement, il n’y a pour ainsi dire jamais de Fin au film postapocalyptique. La franchise Mad Max en est le parfait exemple. D’où l’oxymoron de l’« après-fin » qui n’est somme toute qu’une allusion plus ou moins subtile au messianisme judéo-chrétien et à la croyance en une quelconque rédemption. Une rédemption dont le désastre qui la précède nécessairement n’est, justement, qu’une étape. Voilà la dialectique narrative d’inspiration judéo-chrétienne à laquelle nous a habitué grand 15

nombre de films post-apocalyptiques réalisés depuis le début des années 70. La plupart propose en effet au départ une même situation : un individu esseulé confronté à un univers suspendu auquel il assurera cependant par sa seule présence une forme de Salut. En d’autres termes, le survivant apparaît souvent au départ comme ce messie en devenir par qui la civilisation persiste malgré tout ; malgré, surtout, l’éventuelle Fin dernière des choses. Qu’importe alors l’histoire que le film postapocalyptique raconte successivement au prologue, le récit a toujours pour occurrence principale la situation millénariste du survivant, véritable anthropomorphisation du messie biblique, grâce à qui l’ultime apocalypse est indéfiniment ajournée. En ce sens, 28 Days Later fait figure d’exemple. 1. De l’eschatologie et en deçà Mais comment cette suspension, qui manifeste a priori l’arrêt, devient-elle eschatologique, donc orientée ? Reprenons tout dès le début. Qu’il s’agisse d’une catastrophe nucléaire, d’un attentat bactériologique ou d’un désastre naturel, un événement d’envergure est à l’origine de l’univers suspendu du film post-apocalyptique. De manière générale, cet univers parvient à évoquer, par l’entremise d’un espace en ruine, la suspension ou la condamnation symbolique propre à cet « entre-deux-morts » dont parle Zizek. L’espace en ruine est parfois même le seul résultat manifeste d’un événement fréquemment innommé. Comme c’est le cas dans Malevil de Christian de Chalonge (1981). Aucun personnage ne fait dans ce casci mention de l’« événement », même si la désolation ainsi que les retombées poussiéreuses sont les signes qui nous incitent à croire qu’il s’agit d’une catastrophe nucléaire. Seules les ruines et les particules en suspension permettent le signalement, d’une part, qu’un désastre a bel et bien eu lieu, et, d’autre part, que l’univers est à son tour « en suspension ». L’air idiot et la mine hébétée des survivants ne fait ensuite qu’appuyer ce signalement. Bien que l’univers suspendu du film postapocalyptique suscite de la sorte un sentiment d’ahurissement, il semble rapidement éveiller chez le personnage du survivant un contentement inavouable ; celui d’y retrouver une certaine liberté de mouvement (tant physique qu’idéologique). Une liberté propre aux premiers âges de la vie ; cette liberté qui permet, enfant, d’imaginer un monde possible à conquérir, bien avant de finalement s’assujettir à celui-ci. C’est ainsi qu’après une brève hébétude le personnage du survivant ne s’apitoie que très rarement sur son sort. Par souci de survie, d’abord, puis ensuite par un profond désir de reconquête. Ainsi, si au départ le survivant s’émeut face à un monde n’étant plus ce qu’il était, vite il agit et se déplace 16

comme pour mieux s’approprier ce nouvel univers suspendu qu’il n’hésite pas à décrocher et à faire sien. Ce qui signe l’aube d’une renaissance et le début d’un âge nouveau. C’est, en peu de mots, le symptôme de l’Omega Man. En formant et en dirigeant de nouvelles communautés, le personnage du survivant perd donc vite cette idiotie (au sens où l’entend Clément Rosset, du grec Idiôtès, simple, dépourvu 4 ) qui le caractérise au départ et se découvre donc bien souvent une identité héroïque et, par le fait même, un dessein. Sorte d’exorcisme du véritable traumatisme de la perte ; ce traumatisme qui rend idiot l’homme soudainement dépossédé de raison et incapable dans les matins de l’après-coup de s’en trouver une. Dans 28 Days Later, Jim est d’abord une victime solitaire, dépourvue, mais il devient rapidement une sorte de catalyseur social. Ce renforcement héroïque lui fera perdre jusqu’à son pyjama, symbole d’apathie et de langueur. Sa rencontre avec les germes d’une cellule de résistance l’entraîne ainsi à agir pour la préservation de la race humaine. Mais plus encore, après que l’errance en pyjama l’eut confrontée à la perte, cette soudaine rencontre fait apparaître en lui un ardent désir d’action. Principalement, ce qui fait de Jim une figure messianique est que les germes de cette cellule de résistance se développent à son contact : dès l’arrivée de Jim, cette cellule ne se contente plus d’opposer une résistance aux infectés, elle s’échappe, s’avance et entreprend une véritable croisade dans une Angleterre à reconquérir. L’errance initiale de Jim aura ainsi conduit à la constitution d’une tribu guerrière, laquelle tente dorénavant de re-civiliser un territoire lui ayant manifestement échappé. La rencontre souhaitée et effective avec l’Autre, incarné ici par les germes de la résistance, devient successivement le dessein de l’errance et la clé du récit eschatologique. De même, le milieu urbain n’étant certes plus ce qu’il était avant la catastrophe, devient d’emblée une zone livrée au combat ou au dialogue (dans les limites du possible) entre différentes fractions sociétales ; dans ce cas-ci : les résistants, les infectés et les soldats. Errer dans la zone ne signifie plus « être en ville » et y avoir sa place, mais oblige l’individu à « faire son territoire » et à se déprendre de son apathie. Ce pourquoi l’univers post-apocalyptique devient vite, suite à l’après-coup, un univers de conquête. Il ne faut donc pas y voir l’errance du nomade comme l’expression fatale d’une perdition, même si elle en a, au départ, toutes les apparences. Malgré ce et ceux que le personnage du survivant a pu perdre suite à la catastrophe, il n’en gagne pas moins ici un pouvoir sans précédent : celui d’être dorénavant un 4

Clément Rosset, Le réel. Traité de l’idiotie, Paris, Minuit, 1977, pp. 42-51.

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prédateur libre de ses actions. C’est ce dynamisme complémentaire du survivant, au fondement de la dialectique post-apocalyptique, qui donne parfois l’étrange impression que ce personnage, au bout du compte, ne regrette rien. En somme, l’action d’un film comme 28 Days Later dérive d’une délocalisation devenue salutaire et d’une errance qui, perçue à rebours, s’avère salvatrice. Ce qui constituent, au final, le véritable récit de ce film post-apocalyptique, ce qu’on en retient sous le verni de sa violence manifeste. La perte d’un monde et de son Histoire est non seulement le sujet principal du film de Boyle, mais elle en est également la fin. Survivre dans un univers suspendu devient dans ce cas-ci synonyme d’une éventuelle renaissance, et la perte d’un monde et de son Histoire, ce qui permet l’instauration possible d’un nouveau cycle, d’une nouvelle civilisation. Même si cette instauration ne se fait pas sans heurts et sans douleurs, tout concourt néanmoins à sa réalisation 28 semaines plus tard 5 . Rome ne s’est pas bâti en un jour, et il est fort à parier que Londres ne le sera pas non plus. De même oublie-t-on rapidement les cinq premières minutes du film qui offrait au survivant bien peu de perspectives. Au thème de l’après-coup a vite succédé le thème de l’après Histoire et de ses suites. À l’impuissance a vite succédé la volonté. Or ces cinq premières minutes ont de quoi susciter l’intérêt. Car ce qui vient immédiatement après l’Histoire dans 28 Days Later, soit, dans les premiers instants du film, c’est bel et bien un présent dépourvu d’eschatologies. Avant la tribu se présente à nous le survivant. Avant le messie au torse nu se présente à nous l’idiot en pyjama. Aussi, en deçà de l’eschatologie et aux fondements de la dialectique post-apocalyptique de 28 Days Later s’inscrit l’univers insignifiant et dépourvu de la stase temporelle. Ce moment où tout s’arrête et où seul le présent semble aller de soi. Ce moment où toute perspective historique ou idéologique est abolie. Le présent s’avérant être, de ce fait, le seul point de fuite. C’est cette fondamentale stase à la source d’un réel évoqué dénué de perspectives qui m’intéresse ici. Et l’errance initiale de Jim demeure le symptôme le plus apparent de cette stase temporelle en ce qu’elle n’a pour dessein que la seule présence de l’errant, avant même que cette présence n’éveille, à rebours, un dessein. C’est du moins ce que laisse présager les cinq premières minutes du film 28 Weeks Later de Juan Carlos Fresnadillo (2007), suite « libre » du film de Boyle. Ainsi est-il intéressant de comparer les premières minutes de ce second film, lesquelles proposent une situation opposée à celles qui composent l’introduction du film de Boyle. Et il en va de même de la conclusion de ces œuvres jumelles non identiques.

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Il s’agit d’une stase temporelle qui au départ, dans les matins de l’aprèscoup, précipite le récit dans un ici présent terrifiant. Cet ici présent a ceci de terrifiant de conjuguer l’univers sans fois ni lois de l’après-coup à l’insignifiance d’un réel désacralisé et dépourvu d’utopies. La stase temporelle plonge donc dans l’étrangeté de la rémanence un passé qui n’est plus et dans l’angoisse de l’appréhension un futur qui est déjà-là. Pour reprendre les termes de Reinhart Koselleck, c’est la distance entre l’expérience vécue et l’horizon d’attente qui se dilate jusqu’à la fracture. Définissant de la sorte un présent privé de contact entre l’expérience et l’espérance, et qui n’a dorénavant pour seul repères que la mémoire et l’anticipation, ces deux dimensions « contemporaines » du présent. C’est, comme nous le verrons, l’origine d’un présentisme sublime, c’est-à-dire : un présent qui, d’une part, fait apparaître un débordement (bi)temporel du réel, et qui, d’autre part, permet au réel, une fois désacralisé, d’engendrer sa propre durée concentrique. Un tel réel est sublime dans la mesure où il est unique, singulier et inédit, donc, insaisissable. C’est le réel « pur » de l’accident, du désastre et de l’attentat. C’est le réel du choc comme émotion privilégiée de l’après-coup. Les cinq premières minutes du film 28 Days Later révèle ce présentisme « chronophage » qui fait en sorte de condenser le temps de ce qui n’est plus – le temps de la rémanence – et le temps de ce qu’on ne sait ce que ce sera – le temps de l’appréhension – dans une durée désorientée, suspendue et repliée sur elle-même. La fonction du prologue post-apocalyptique, véritable parangon du présentisme narratif, m’apparaît comme une façon de susciter, en une invite des plus efficace, la dialectique eschatologique qui, dans le récit, s’ensuit. Cette dialectique se révélant ainsi être le remède idéal à l’angoisse provoquée par le prologue ; l’angoisse envers un présent contemporain de lui-même et un réel dénué de signification. Ce sont les figures de ce présentisme, redevable du sentiment de désorientation lié à notre contemporanéité et qui n’a rien de l’apitoiement mélancolique du désenchantement moderne, que je souhaite dégager du film de Danny Boyle et expliquer en dernière analyse en quoi elle relève du sublime. 2. 28 jours plus tard : Évacuation et dispersion Revenons aux cinq premières minutes du film 28 Days Later, car elles illustrent bien ce présentisme contemporain qu’exprime en général l’introduction du récit post-apocalyptique. Jim erre dans un Londres désurbanisé, solitaire au sein d’une ville libre de tout propriétaires. Or, cette ville laissée à l’abandon n’est pas uniquement exempte de propriétaires, elle connote en outre l’épuisement. La raison en est que, visiblement, aucune animation anthropique ne s’y mobilise. Autrement 19

dit, aucune activité humaine ne prête vie aux lieux et objets de la ville. Rien ne permet ici à la ville de dégager l’énergie nécessaire à son habituelle identité urbaine. Cette même énergie qui offre à la métropole l’occasion de s’élever de simple emplacement physique au rang de civilisation. Une énergie ayant en l’occurrence le pouvoir de transformer la ville en ce qu’on considère être de coutume – et avec orgueil – une « société » moderne. En ayant éliminé les habitants et leurs activités, c’est en somme l’identité urbaine et le vitalisme sociétal qu’on reconnaît habituellement à notre civilisation occidentale qu’une catastrophe est ainsi parvenue à suspendre. Ce qui constituait l’urbanité de Londres – ces figures de la circulation, de la foule, de l’embouteillage et de la rumeur constante – s’est évaporé au profit d’un milieu ensauvagé. Aussi, dans la ville ensauvagée de Londres, l’emplacement physique reprend-t-il ses droits. Jusqu’à l’aire géographique qui tend à relever la toponymie de ses fonctions. Le nom de Londres ne veut plus rien dire ici, tant cette ville dans laquelle erre Jim n’a rien de la vitalité de celle connut jusque-là sous un nom similaire. Londres n’étant tout simplement plus identique à ellemême, sa civilisation est donc à re-définir. À l’épuisement social succède sitôt la suppression de ces limites qui, justement, définissent la civilité urbaine. Jim rôde dans un espace sans avoir à se soucier du minimum de civilité qu’impose, d’ordinaire, la vie en ville. Aucune règle de conduite ne demande à être observée et aucun code de la route n’a à être respecté. Crier sur la place publique et marcher au milieu d’une intersection ne dérange plus personne. Si cette civilité n’a plus lieu d’être, c’est que Jim n’est tout simplement plus un citadin, et Londres un modèle de civilisation. Que reste-t-il alors de la ville de Londres sinon un territoire à parcourir et, a fortiori, à conquérir ? Concevoir la territorialité de Londres avant de s’en imaginer l’urbanité nous permet du même coup d’associer l’idée de ville au concept d’espace. Les premiers plans du film nous proposent dans cette optique un paysage urbain au sens esthétique du terme, soit un espace-ville (en anglais : a cityscape) s’offrant à notre perception sur un mode sensible davantage que sur un mode anthropologique. Ces plans présentent Jim rôdant dans les rues sans égard à ces lieux qui, d’habitude, commandent moins à l’errance qu’à la direction. La rue en tant que lieu anthropique orienté devient dans ce cas-ci un espace sensible indéfini. Comme c’est le cas, par ailleurs, de la place publique qui ne rassemble plus personne et de l’intersection qui ne dirige plus aucune circulation. Cet « empaysagement » cinématographique de la ville a pour conséquence de souligner le sens spatial de celle-ci au détriment de l’action humaine qui, habituellement, s’y déroule. Bref, par la représentation de l’errance, 20

l’appareil cinématographique parvient à évoquer la valeur géographique de la ville tout en y soustrayant ce dynamisme qui permet d’en faire un habitus anthropique. Ce passage de l’environnement au paysage se réalise également dans le processus d’évidement qu’on peut obtenir au cinéma par la seule évocation, non pas du vide, mais de l’évacuation ; de l’évacuation de l’homme comme retrait anthropologique. Les premiers instants du film post-apocalyptique réussissent bien à évoquer ce retrait anthropologique au moyen, principalement, du plan d’ensemble. Notons au passage tous ces films post-apocalyptiques, de The Omega Man de Boris Sagal (1971) à 2019 : After the fall of New York de Martin Dolman (1983), dont l’introduction s’attarde à la présentation visuelle en plan d’ensemble de la désolation urbaine. Le processus d’évidement s’y manifeste dans la mesure où le plan d’ensemble éveille l’idée d’une appropriation territoriale là où l’espace visé par cette appropriation est tout à la fois usé, impropre et inhabité. Comme si l’ensemble à saisir et l’environnement à utiliser se soustrayaient à toute possession puisque ayant déjà été d’usage. Bref, comme si l’objet du désir se soustrayait à toute appropriation puisque ayant déjà été consommé. L’évocation de l’évacuation relève de cette soustraction. Pour expliquer cette soustraction et ainsi mieux saisir en quoi elle accentue l’évocation d’un retrait anthropologique, il faut d’abord comprendre en quoi consiste ce « désir d’appropriation territoriale » au cinéma. Si le plan d’ensemble engendre un tel sentiment chez le spectateur, c’est qu’il incarne dans une perspective narrative l’esthétisation de l’espace telle qu’elle est depuis longtemps pratiquée, par exemple, chez les peintres paysagistes. Les oeuvres de Thomas Cole illustrent bien cette pratique de l’esthétisation. L’appropriation territoriale concerne en ce sens la mise en scène d’un espace et sa visualisation par l’homme. S’approprier, c’est aussi rendre propre à l’usage. Si le plan d’ensemble éveille l’idée d’une appropriation territoriale, c’est qu’il appareille l’espace – le prépare et l’apprête – en fonction d’un usage ; celui du regard. Le regard qui saisi et l’espace physique ne faisant qu’un dans ce qu’on reconnaît être un « point de vue » ou une perception intentionnelle. Ne dit-on pas couramment d’un paysage peint qu’il s’agit en effet d’une vue ? Et peu importe à qui se rattache cette vue. La représentation d’ensemble encadre et arraisonne l’espace – le rend propre à l’usage – pour quiconque, donc, souhaite accéder à un point de vue d’ensemble. Voilà ce qui importe vraiment. Le plan d’ensemble donne ainsi l’impression de concentrer en un environnement « approprié » – un décor convenable et potentiellement habitable – ce qui se donnerait, autrement, comme inhospitalier, impropre et 21

impénétrable. Ce pourquoi le plan d’ensemble apparaît souvent au début d’un film, et, telle une mappe, permet implicitement l’identification préalable d’un lieu comme environnement éventuellement praticable par l’homme. Le plan d’ensemble participe de la sorte à la conquête symbolique de l’espace. Or, tout cela n’est justement qu’impression. Cette identification du lieu par le plan d’ensemble indique avant tout qu’elle anticipe le champ anthropique par le biais du géographique, et prélude à l’action narrative par le biais de la seule présence physique. Ce qui a pour conséquence insidieuse de territorialiser l’environnement de l’homme et de faire de ce dernier le conquérant d’un espace qui, toujours, le transcende. Qu’on pense seulement au plan d’ensemble de Manhattan au début de Naked City de Jules Dassin qui fait de la ville le personnage principal du film. La voix over du film de Dassin ne s’en cache pas d’ailleurs : « And this is a story of a number of people – and a story of the city itself ». L’homme devient ainsi subordonné à l’espace dans lequel il n’est, a priori, qu’un atome, la partie d’un ensemble. Pour cette raison, le plan d’ensemble en tant que perception intentionnelle évoque moins le saisissement effectif de l’espace par l’homme qu’un désir inassouvi d’appropriation territoriale. La relation entre l’appropriation souhaitée d’un territoire et le plan d’ensemble au cinéma rappelle évidemment l’esthétique du western. Rappelons que le plan d’ensemble dans le film western classique avait pour but du suggérer simultanément la menace du paysage à défricher, dont la caractéristique principale en était justement le retrait anthropologique, et son éventuelle prise de possession par l’homme. Le film post-apocalyptique prolonge cette logique en en détournant toutefois le modus operandi. Le plan d’ensemble qui permettait au western de figurer une civilisation en cours d’appropriation parvient ici à territorialiser une ville désurbanisée, soit à figurer l’évidement d’une civilisation. La présence d’animaux sauvages dans les rues désertes et enneigées de Philadelphie dans 12 Monkeys de Terry Gilliam illustre à merveille cette territorialisation d’un environnement anthropique évidé. Terry Gilliam nous présente ces scènes « naturelles » en plan d’ensemble comme s’il s’agissait de représenter, outre l’ensauvagement menaçant de la ville, sa seule étendue territoriale. Ce qui n’est pas sans rappeler les œuvres photographiques de Karen Knorr. Dans ses photographies, Knorr a extrait l’homme de son environnement pour le remplacer par la présence inhabituelle d’animaux sauvages. L’environnement anthropique devient en ce sens un territoire sauvage, un espace offert à quiconque possède la force (ou la volonté) de se l’approprier. Le plan d’ensemble cinématographique et photographique exprime donc à la base ce qui 22

s’apparente à une offrande territoriale. Ainsi, depuis ses fameuses utilisations dans le film western, le plan d’ensemble dans le film postapocalyptique n’a pas changé de fonction. Si, d’un point de vue discursif, il opère différemment, c’est en raison principalement de son objet intentionnel qui s’avère être l’exact opposé de l’objet intentionnel du film western. Le plan d’ensemble d’une ville déserte ou en ruine suggère un évidement, parce qu’il permet d’évoquer l’évacuation de l’anthrôpos. Dans le cas du film western, le plan d’ensemble d’une campagne sauvage permettait de signaler à la fois l’absence de l’anthrôpos et son éventuelle progression. Dans les deux cas cependant, le plan d’ensemble évoque en tout premier lieu le sens d’un territoire à définir, donc, au départ, un espace indéfini. Si la ville de Londres au début de 28 Days Later apparaît à son tour en tant qu’espace indéfini, c’est qu’elle s’offre à la conquête et s’avère donc insignifiante et démesurée. C’est que la conquête d’un espace a pour but premier d’en dresser les limites ou les frontières, et, en cela, d’en définir des lieux. L’errance de Jim évoque quant à elle le caractère indéfini, voire insignifiant du paysage urbain. En tant que quête, et donc en tant qu’expression préliminaire de la con-quête, l’errance s’inscrit comme une action pour le moment indécise, bref, une non-action symptomatique des propriétés approximatives de l’espace parcouru. De même la ville de Londres apparaît-elle à Jim comme un espace évacué, inerte, naturalisé et offert – offert à une éventuelle redéfinition pouvant idéalement le reciviliser. Les plans d’ensemble qui nous permettent de nous figurer la seule présence physique du survivant au sein d’un environnement devenu géographie parviennent ainsi à exprimer cette évacuation. Ce caractère « évacué » de l’inertie urbaine dans les matins de l’après-coup est appuyé par l’absence manifeste des citadins. Bien que les signes tangibles d’une civilisation londonienne demeurent, ceux qui permettaient aux voitures de circuler, aux affiches d’être vues et aux immeubles d’être habités ont disparus. Si l’idée de ville subsiste malgré tout, ce n’est assurément plus ses habitants qui l’alimentent. Si bien qu’il ne reste de Londres qu’une apparence de ville, une coquille vide. C’est donc non seulement les citadins qui ont disparus, mais le sens même de la ville et de ses signes qui a changé. Dénué de citadins, les feux de signalisation deviennent insignifiants. Il en va de même des panneaux publicitaires, lesquels ne rejoignent plus aucun public. Jusqu’à la place public dont on peut évidemment plus reconnaître la valeur sociale. Avec la catastrophe s’est opéré un effondrement symbolique de la ville qui a eu pour effet de ruiner ses représentations qui en font habituellement un

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environnement anthropique. Ne reste qu’un espace évacué, un paysage manifestant désormais la seule territorialité indéfinie de l’espace-ville. Dans 28 Days Later, un monde civilisé s’est tu, ne laissant guère plus au personnage du survivant que les traces matérielles d’une existence anthropologique passée. Ne reste en somme du décor habitable que le décor justement. Jim se retrouve ainsi à vaguer au travers des emplacements physiques parmi les traces de ce qui fut un milieu anthropologique urbain. Il arpente d’abord les couloirs d’un hôpital laissé vacant puis les carrefours d’un centre-ville déserté. Cet arpentage présent dans les premières minutes du film exprime de manière tacite le désir du personnage du survivant de mesurer dans les matins de l’après-coup un environnement qui, malgré sa familiarité rémanente, lui apparaît désormais comme un territoire étranger. L’étrange comme source d’appréhension étant également que les signes d’une civilisation se présente tout de même à lui, évidés cependant de ce qui les rends d’habitude si familier, c’est à dire leur utilité. Ainsi de l’hôpital laissé vacant réduit à ce que Marc Augé pourrait identifier comme un non-lieu, soit, un « espace qui ne peut se définir ni comme identitaire, ni comme relationnel, ni comme historique » 6 . L’hôpital en tant que simple espace ou emplacement physique ne peut de la sorte se définir comme hôpital. En raison principalement de ce qui, justement, n’y a plus lieu. Il en va de même pour le centre-ville de Londres. L’espace évacué qu’arpente Jim connote l’abattement, du moment où les objets qui le composent en outre ne servent plus à l’élever au rang d’environnement social et historique. En somme, ce qui fait l’épuisement de la ville, c’est que son sens ne se déploie plus en fonction des seules nécessités sociales et historiques qui permettaient d’en reconnaître l’identité urbaine. Comme nous l’avons vu, Londres nous apparaît ici comme un territoire pouvant éventuellement se transformer en une zone de guerre, où chaque objet est devenu une chose pouvant potentiellement servir d’arme. Pour l’instant, le sens géographique de l’espace en est donc un de disponibilité, là où le sens du lieu anthropologique est, d’ordinaire, socialement et historiquement engagé. À l’évocation territoriale du plan d’ensemble s’ajoute ainsi la mise en scène de l’espace évacué en tant qu’expression de la disponibilité. Les dizaines de Big Ben miniatures éparpillés au sol sont symptomatiques de cette disponibilité sémantique. En marchant parmi ces souvenirs dispersés sur le pont enjambant la Tamise, Jim traverse un lieu Marc Augé, Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Seuil, 1992, p. 100. 6

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touristique dépourvu de touristes et, du même coup, vidé du sens qui en fait justement un lieu historique. L’étendue de cet espace s’avère ainsi être moins historique que géographique. La valeur sémiotique de cette étendue n’implique plus une forme de pacte anthropologique avec le passé. Elle évoque désormais une disponibilité spatiale permettant de traverser l’étendue comme s’il s’agissait d’un territoire. Ce qui illustre l’idée que la visite d’un lieu diffère en nature de la traversée d’un espace. La visite d’un lieu suppose une orientation sociale, un but, et, donc, un déplacement intentionnel de nature historiciste ou touristique. La traversée d’un espace quant à elle suppose a priori une orientation principalement physique. Le premier découle néanmoins du second. En visitant une ville, on oublie bien souvent qu’on en traverse également des emplacements. L’utilité des miniatures, ou figurines, dans un contexte urbain est de participer à cet oubli géographique. Elles représentent de manière symbolique l’anthropomorphisation de l’espace et son investissement touristique, davantage que la territorialité d’un emplacement. Mais du moment où ces miniatures sont ainsi dispersées sur le sol, elles évoquent un désordre physique, un chaos tout à l’opposé de l’ordre social et historique du lieu qu’elles étaient, jusque-là, censées représenter. Comme si cette dispersion permettait à la géographie du sol de reprendre ironiquement ses droits. Jim traverse ici un espace dont le sens n’est plus « réductible » à ces petites répliques, sorte d’icônes culturels d’un environnement oublieux de sa géographie. Jim traverse un emplacement indéfini jonché d’objets dispersés désormais inutiles et insignifiants. Ainsi pouvons-nous résumer la situation de la manière suivante : libérés de ceux qui les habitent, les lieux évacués deviennent des espaces ; évidés du sens qui les rend habituels, les objets dispersés deviennent des choses. L’univers sémiotique plonge ainsi dans ce que j’ai appelé plus haut une stase temporelle. En peu de mots, c’est l’évacuation de l’habitus commerçant qui entraîne dans ce cas-ci un changement de valeur sémiotique. L’évacuation de cet habitus transforme le signe – lieu ou objet – en un indice sans aucun autre référent que sa seule présence. Dans un contexte de civilisation occidentale, l’habitus commerçant sert bien souvent de référent aux espaces et aux choses urbaines. Cet habitus fondé sur le modèle de l’échange de biens et la circulation d’individus permet l’enrichissement de la valeur anthropologique et touristique d’une ville, et, par la force des choses, participe de sa valeur économique. De sorte que les lieux et objets de la ville occidentale s’inscrivent habituellement dans un temps perspectif à intérêt qui nous fait vite oublier jusqu’à leur présence réelle hic et nunc. Par exemple, qui, hormis l’urbaniste, se soucie davantage du tracé 25

réel d’une rue que de sa direction ? La direction d’une rue est une valeur perspective ajoutée de nature temporelle en ceci qu’elle assure au simple tracé physique un dessein. C’est ce temps orienté, en tant que valeur perspective ajoutée, que la catastrophe a aboli. La figure de l’errance, quant à elle, permet de réintroduire le temps tout en le transformant de manière radicale, soit, en faisant de l’indéfini le principe même de son orientation. D’un point de vue occidental, la catastrophe est une interruption de l’Histoire qui autorise en l’occurrence l’irruption d’un temps occultée par celle-ci ; celui de la présence réelle et désintéressée de l’espace et de la chose. Cette irruption du refoulé provoque une stase temporelle en ceci qu’à l’interruption des intérêts s’ajoute une désaffiliation envers le temps perspectif. Ce que certain considère être l’expression d’un désenchantement, alors que la désaffiliation exprime d’abord et avant tout le désintérêt. Ainsi, dans 28 Days Later, la perspective d’un monde habituel, dont les références téléologiques veillaient à définir son sens idéel, se bute au désintéressement généralisé davantage qu’à l’anéantissement total. En fait, le désastre dont Jim semble au départ être le seul survivant aura surtout permis à l’indifférence du réel de succéder aux intérêts de l’idéel, à l’espace de supplanter le lieu et à la chose d’évincer l’objet. 3. Figures du présentisme et sublime post-apocalyptique Jim se trouve ainsi à errer dans ce monde dépourvu d’affiliations que Zizek, encore lui, aurait pu aisément nommer le « désert du réel », cet espace désinvesti qu’aucunes communautés n’habitent et, in fine, qu’aucun sens commun ne peut plus animer.7 Bref, un espace dont le sens se rabat sur lui-même. Un espace autoréférentiel donc. Ainsi peuton reconnaître à l’espace ou à la chose de l’après-coup postapocalyptique une valeur sémiotique autosuffisante qui n’a plus pour signification que l’instant de leur contournement ou de leur apparition. L’espace post-apocalyptique apparaît ainsi comme un espace inhabituel, un paysage indéfini. Les objets deviennent à leur tour inconsommables, dispersés et inutilisables. Le sens du lieu évacué et de l’objet dispersé relève alors de la seule présence de l’espace et de la chose. L’habitus permettant d’en imaginer le dessein symbolique ou économique n’a plus cours, telle l’attraction du parc qui, en automne, a plié bagage. L’attraction ne laissant derrière elle que ce qui est là, simplement et idiotement là. Passé l’attraction urbaine, ne reste donc dans l’après-coup que la présence, laquelle demeure suspendue entre les rémanences du lieu qui était et l’appréhension envers ce qui, de l’espace et de la chose, 7

Slavoj Zizek, Bienvenue dans le désert du réel, Paris, Flammarion, 2002.

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adviendra. En ce sens, la stase temporelle laisse rapidement place à un excès de temps. Le présent de l’après-coup est un repli de mémoires et d’anticipations qui entasse jusqu’à l’angoisse ou l’horreur les symptômes du traumatisme et du catastrophisme. Ainsi, en s’éveillant « 28 jours plus tard », Jim s’éveille non seulement dans la péremption, il reprend conscience dans un temps suspendu qui ne cesse de perdurer. Bref, un temps qui ne passe plus, n’ayant plus pour références habituelles l’expérience vécue et l’horizon d’attente dont il avait besoin, justement, pour passer. Ce que les cinq premières minutes du film expriment ainsi, c’est un dé-assujettissement chronique du survivant. Jim n’est plus assujetti au temps perspectif et devient du même coup son propre sujet temporel. En s’éveillant, Jim revient à lui, littéralement. Qu’est-ce à dire, sinon que la présence du survivant est contemporaine de sa propre durée ; une durée emplie de rémanences et d’appréhensions. Passée les perspectives du vécu et de l’attente, le présent devient en l’occurrence le seul et unique point de fuite. Ce qui est d’autant plus terrifiant que ce présent là n’a pour seules perspectives que le traumatisme et le catastrophisme. Les cinq premières minutes du film 28 Days Later évoquent de cette façon un présentisme sublime dans la mesure où la réalité de l’après-coup respire le débordement imaginaire du temps. Une scène de 28 Days Later me servira d’exemple dans le but d’expliquer, d’une part, de quelle manière le présentisme est figurable au cinéma, et, d’autre part, pour quelle raison les figures du présentisme parviennent à faire émerger du récit post-apocalyptique contemporain une émotion caractéristique du sublime. La scène choisie figure évidemment dans les cinq premières minutes du film. Elle montre le passage de Jim près d’un autobus à impériale renversé au milieu d’une avenue déserte. Ce n’est pas sans raisons si j’ai choisi ici d’utiliser le verbe « figurer ». Si la scène « figure » dans le film en plus de s’y inscrire, c’est parce que son sens va bien au-delà de la seule inscription narrative pouvant se résumer par l’énoncé « Jim passe près d’un autobus à impériale renversé au milieu d’une avenue déserte ». En d’autres termes, le sens de cette scène n’est pas réductible au sens discursif que le modèle linguistique de la sémiologie structurale nous obligerait par exemple à saisir. S’il y a lieu de parler de « figure », c’est parce que cette scène témoigne d’un discours non linguistique associé à ce qu’évoque, dans ce cas-ci, la technique – plus précisément le plan d’ensemble et la mise en scène –, soit l’évacuation et la dispersion. Le sens a donc également à voir avec une sorte de mystique de l’appareil cinématographique dans la mesure où

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l’appareil, pour reprendre les termes de Jean-Louis Déotte 8 , permet de mettre en forme les apparences du monde ainsi que les images – ou le « plasma imaginal » – qu’on peut lui associer. Ce sont ces apparences qui entretiennent la couche aspectuelle du monde en y projetant, comme sur un écran, l’ombre de ces discours sensibles associés à son interprétation. Dans cette perspective, la figure est une ombre imaginale projetée sur le monde, c’est-à-dire une zone imaginaire visible, d’une part, par la technicité dont elle procède, mais dont le sens, d’autre part, trouve son expression privilégiée dans l’émotion. Comme le suggère Bertrand Gervais dans le cas de la figure littéraire : « Ce qui s’ouvre, quand une figure apparaît, c’est un théâtre du sens, qui met en scène nos peurs et désirs, c’est aussi une forme qui leur sert de support […] »9 . En évoquant l’évacuation et la dispersion, le plan d’ensemble et la mise en scène révèlent la puissance figurale de l’appareil cinématographique qui est celle de confondre en un même sens la forme et l’émotion. De même le figural retire-t-il au modèle linguistique le privilège du discours et accorde-t-il à la technicité une faculté interprétative. D’un point de vue figural donc, la scène dont il est question revêt un aspect émotionnel qui transcende la représentation formelle, tout en y étant cependant la résultante. Or, l’émotion est un concept vague liée à l’interprétation, et son objet, le figural, ne peut susciter chez chacun le même sentiment. Ce pourquoi, pour éviter toute équivoque, une précision sur l’approche théorique développée ici s’impose. En un certain sens, l’aspect – ou la couche aspectuelle – d’une scène trahie le profil idiosyncrasique de tout processus de lecture. En effet, la figure demeure également l’œuvre d’une appropriation imaginaire souvent personnelle, parfois partagée, d’une même scène. La raison qui explique l’intervention de cette idiosyncrasie transcendante dans le processus de lecture est fort simple. C’est que l’émotion résulte a fortiori d’une posture esthétique extérieure au récit. Par exemple, bien qu’il soit possible au cinéma de raconter l’angoisse, elle n’est en définitive ressentie par le spectateur que si celui-ci est en mesure de juger, par et pour lui-même, qu’il y a effectivement lieu d’être angoissé. Un personnage effrayé au sein d’une comédie burlesque ne corrompt pas nécessairement l’aspect drolatique d’une scène si cette dernière, par la technique du Slapstick par exemple, correspond à la figure du burlesque que le spectateur lui reconnaît et que le style ou l’institution cinématographique a déjà permis Jean-Louis Déotte, L’époque des appareils, Paris, Éditions Lignes & Manifestes, 2004. Bertrand Gervais, Figures, lectures. Logiques de l’imaginaire, Tome 1, Montréal, Le Quartanier, 2007, p. 28.

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d’instituer. Mais si ce spectateur se souvient à cet instant précis d’une circonstance similaire l’ayant jadis tourmenté, le Slapstick perd en partie de son aspect burlesque pour revêtir dans l’esprit de ce spectateur un aspect sensiblement dramatique. Et le style ou l’institution cinématographique n’y pourront rien. Ce qui, dans l’absolu, ne change rien au film, certes, mais teinte inévitablement sa réception d’une attention personnelle ou partagée ; une attention esthétique permettant justement d’en délivrer des figures. L’aspect terrifiant procède à son tour d’une attention esthétique envers ce que permet, d’un côté, d’imager la technique, et, de l’autre, d’imaginer le spectateur. Les scène de destructions dans The Towering Inferno (1974) vue après les événements du 11 septembre 2001 sont à l’évidence symptomatique de cette idiosyncrasie transcendante. La scène « figure » donc du moment où, par la technique d’abord, elle parvient à exprimer cette aura figurale qui, au final ensuite, n’est autre, comme le souligne Martin Lefebvre, que le résultat d’un travail de l’imagination 10 . En somme, la figure est fondamentalement une marque d’analyse, ce qui lui procure un pouvoir heuristique indéniable. Elle a le pouvoir de circonscrire l’aspect émotionnel d’une scène, tout en demeurant immanente à la forme de cette dernière. C’est ce pouvoir que je convoque ici pour tenter de saisir le sublime post-apocalyptique qu’éveille la figure du présentisme dans les premières minutes du film 28 Days Later. Considérons en premier lieu la figure du présentisme. Résultant de ce travail de l’imagination et découlant d’une perception idiosyncrasique, l’aspect de la scène choisie peut être interprétée comme une telle figure. Si la scène montrant le passage de Jim près d’un autobus à impériale renversé au milieu d’une avenue déserte figure le présentisme, c’est d’abord qu’elle image à la fois l’évacuation et la dispersion. C’est, du moins, ce qu’elle permet a priori d’évoquer en ceci qu’elle émaille l’espace d’une présence humaine et matérielle désaffiliée. Comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent, Jim erre au sein d’une disponibilité géographique que renforce l’idée d’un retrait anthropologique et d’un désintérêt envers l’utilité de l’espace et de la chose. Mais cette scène en plan d’ensemble suscite en outre un travail de l’imagination qui me permet, spectateur, d’en mesurer la portée émotive et, conséquemment, de la configurer en fonction, principalement, d’un imaginaire du temps. Dans ce cas-ci, l’émotion procède d’un imaginaire qui, nourrie d’abord par les images de l’évacuation et du désordre, permet ensuite de projeter sur Jim une interprétation de sa seule présence. Cette présence dénuée 10

Martin Lefebvre, Psycho. De la figure au musée imaginaire, Paris, L’Harmattan, 1997.

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d’orientations et de perspectives manifeste dans l’errance de Jim un débordement de rémanences et d’appréhensions. Pourquoi ? Parce que Jim traverse des espaces dont on fait habituellement l’expérience en tant que lieu et contourne des choses qui ne sont plus les objets s’inscrivant dans l’horizon socio-économique qui permet d’en signaler leur utilité. La présence de Jim est ainsi contemporaine de vagues souvenirs d’une civilisation échue et d’incertitudes quant à ce qui pourra y être renfloué. Il s’agit en cela d’un imaginaire du temps dont le présent est contemporain de ce qui lui manque. Et ce qui manque à ce présent, c’est ce que Koselleck, en historien, nomme l’expérience vécue et l’horizon d’attente. Autrement dit, ce qui manque à Jim, c’est l’Histoire. Un manque à l’origine d’un présent persistant ; ou du présentisme comme alternative à l’historicisme. Il faut pour en arriver à cette hypothèse et ainsi en relever les figures prendre préalablement en considération que la présence de Jim incarne un temps. Or, comme nous l’avons vu, ce temps de la présence « en ville » n’est plus, pour Jim, contemporain de la civilisation urbaine. De même la présence du survivant ne peut être contemporaine de ce à quoi il a survécu, sinon il ne pourrait être question de survivance. En apparaissant ainsi « plus tard », Jim incarne ce que Walter Moser nomme le Spätzeit, ce temps du « trop tard », temps de la péremption et de l’épuisement. Prisonnier de ce Spätzeit, Jim n’a donc plus pour seuls contemporains que ce qui n’est plus et ce qu’on ne sait ce que ce sera ; soit, ce qui remplace l’expérience vécue et l’horizon d’attente : la rémanence et l’appréhension. Le présent s’épuise de la sorte dans cette fracture de la durée historiciste. Une fracture qu’incarne la présence de Jim, laquelle s’emplie d’une mémoire de ce qui était et de l’anticipation envers ce qui adviendra. C’est cette présence que prend l’aspect de l’errance qui peut de la sorte être interprétée comme figure du présentisme. Ainsi, le sens « figuré » de cette scène révèle en second lieu une constellation de sens émotionnel allant du sentiment de perte à celui de l’inquiétude en passant par le sentiment d’abandon. Mais je retiendrai comme émotion principale le sentiment du sublime, en raison principalement de ce qu’actualise ici la figure du présentisme. Elle actualise principalement ce que l’Histoire et la civilisation, dans leur durée respective, dissimulaient avant qu’il ne soit « trop tard ». Je disais dans le chapitre précédent que ce qu’introduit l’après-coup dans le film post-apocalyptique, c’est le désintérêt. Allons plus loin et accordons à ce désintérêt post-apocalyptique le sens véritable du réel, soit, ce réel insignifiant et incohérent qu’aucune Histoire ou civilisation ne peut invoquer sans en détourner le sens et lui associer de facto une valeur et un intérêt. Je reprends ainsi la définition du réel telle qu’elle est défendue par 30

Clément Rosset. C’est-à-dire un réel singulier, unique, donc inappréciable et invisible sans les représentations habituelles qui, paradoxalement, le redouble et en révèle du même coup le caractère imprésentable. L’Histoire et la civilisation n’offrent ainsi du réel proprement dit que des doubles. Elles le définissent à l’aune d’une identité orientée que le réel, en somme, ne connaît pas. Cette identité a pour nom la « réalité ». La réalité est en somme ce qui « double » le réel. Aussi, la réalité – et le réalisme – de l’avenue au sein d’une civilisation urbaine est-elle de favoriser les déplacements intéressés et l’atteinte d’un lieu. Ainsi de la réalité de l’autobus à impériale dans l’histoire de Londres qui redouble la chose mécanique d’une valeur historique et patrimoniale. Toute « réalité » du lieu ou de l’objet n’est que représentation et, donc, redoublement du réel. L’incidence qu’ont de telles représentations est celle, entre autre, d’occulter la présence désintéressée du réel, laquelle persiste sous une durée qui ne cesse de lui faire dire ce qu’il n’est pas : expérience vécue et horizon d’attente. On ne peut effectivement avoir fait l’expérience du singulier et attendre quoi que ce soit de l’unique sans les identifier au préalable ; identité qui leur fait perdre aussitôt ce qui fait justement d’eux des singularités inhabituelles. On ne peut ainsi faire l’expérience du réel dans un monde de représentations qui lui associe valeur et intérêt. Le réel en est donc exclu. Seul le désintérêt sauve pour ainsi dire le réel. De l’autobus renversé et de l’avenue déserte s’actualise ce réel exclu et, par la même occasion, se manifeste le sublime. Analysons cette scène et tentons de nous y « figurer » ce présentisme permettant l’actualisation du réel exclu et l’éclosion du sentiment du sublime. La scène se divise en cinq plans. Dans le premier plan nous voyons Jim errant au milieu d’une avenue déserte. Il est vu au travers d’une fenêtre fracassée. Le second plan nous permet de comprendre que le point de vue précédent avait pour origine l’intérieur d’un autobus à impériale renversé. Dans le troisième plan, Jim s’approche du véhicule. La présence physique de Jim occupe presque l’ensemble du quatrième plan. À ce moment, Jim lance un cri désespéré. Personne ne répond à cet appel. La scène se termine avec un plan d’ensemble pris à vol d’oiseau. La composition de ce dernier plan montre le véhicule renversé à gauche et un monument à droite de l’écran. Ces deux masses encadrent et dominent la présence de Jim, minuscule au milieu de l’avenue déserte. Si la scène permet de figurer le présentisme, c’est que le temps qui s’y manifeste ne permet pas de s’en figurer l’orientation. Le personnage erre sans but, et l’autobus n’est manifestement plus d’aucune utilité. Ce sont ce « but » ainsi que cette « utilité » que l’on envisage habituellement et qui détermine l’usage à la fois du lieu et de l’objet, tout en les incluant dans 31

un imaginaire du temps perspectif. C’est en outre cet envisagement qui révèle au cinéma la couche aspectuelle du signe, ce qui, en somme, permet à celui-ci de faire figure. Or, de figures d’usage que permettait la civilisation urbaine, elle-même figure d’urbanité, l’avenue déserte et l’autobus renversé font désormais figure de vanité, d’insignifiance. Mais l’insignifiance, tout comme la vanité, n’est pas un néant. Ce qui rend l’autobus et l’avenue insignifiants, c’est la conscience que l’on a de les voir là, tout simplement. Ils existent pleinement par eux-mêmes. Ce qui est déjà beaucoup dans la mesure où leur existence n’a pour intérêt que leur seule présence. C’est cette réalité existante et suffisante de la chose et de l’espace, en tant qu’elle révèle l’actualisation du réel exclu, qui, pour l’individu, peut paraître insupportable. La réalité existante et « sans intérêts » déborde l’imagination en introduisant à même les représentations du monde la présence désintéressée en tant qu’épreuve du réel. Et le cri de Jim est symptomatique de cette épreuve. En criant, Jim cherche moins à signifier sa présence qu’à contrer l’existence du monde et le poids de ses possibles. Le sublime s’éprouve de la sorte dans l’épreuve qu’impose à l’individu l’irruption du réel, et la figure de l’insignifiance permet cette irruption. Le présentisme que figure la scène en question éveille ainsi un aspect émotionnel lié simultanément à la catastrophe de la représentation et aux limites de l’imagination qu’inspire la présence de l’insignifiant. Dans sa troisième critique, Kant nomme le « débordant » (das Überschwengliche) cette présentation négative du réel qui correspond chez lui à l’Idée d’une totalité absolue. Mais on peut allez plus loin en considérant le sublime comme l’émotion caractérisant un saisissant dessaisissement. Car ce de quoi Jim fait l’expérience, et ce de quoi son cri fait foi, c’est le débordement d’un réel invalidant les représentations de celui-ci. En ce sens, la catastrophe saisie puisqu’elle dessaisie l’Homme de ses habitudes ; elles « abat » les doubles. Le désastre touche au sublime dans la mesure où son insignifiance déborde toute signification ; le désastre est sans noms, ce pourquoi il effraie. Clément Rosset en dit ceci : « Une catastrophe n’est pas un accident du réel, mais plutôt une irruption « accidentelle » du réel : à entendre par accidentelle l’entrée en scène, volens nolens, d’une réalité à la fois indésirable et jusqu’alors protégée par un ensemble de représentations apparemment résistantes, solides et éprouvées. La catastrophe est ainsi non un accident du réel mais un désastre de sa représentation : intervenant lorsque celle-ci, craquant soudain sous les coups habituellement discrets et inoffensifs de la réalité, se trouve confrontée à ce qu’elle escomptait avoir rendu non réel pour l’avoir

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provisoirement rendu invisible. » 11 Ainsi, les figures du présentisme rendent au réel sa visibilité, laquelle relève du sublime en ceci qu’elle est une confrontation émotionnelle envers un dessaisissement absolu et un désintérêt total. Le sublime post-apocalyptique concerne de près la vision : celle que le monde est, et que nous n’y sommes que situés. « Le sublime, c’est la tonalité émotive des idées cosmologiques » nous dit Paolo Virno 12 . Ce à quoi j’ajouterais qu’il est la seule et véritable émotion du présent, voire le sentiment privilégié d’une éventuelle esthétique du contemporain. La scène mentionnée, donc, fait figure. Elle y réussit en imageant l’évacuation et la dispersion tout en suscitant chez le spectateur un travail de l’imagination permettant de reconnaître à son contenu un aspect émotionnel lié à un imaginaire du temps. Le temps du sublime est dans ce cas-ci parti prenant de ce que l’appareil cinématographique permet de rendre apparent, même si cette apparence ou cet aspect du monde n’est, en somme, qu’une occasion d’y éprouver le sublime. Aussi, la scène n’est pas sublime en soi, elle en est un mobile. Ce qui est conforme à l’avertissement de Kant : « Ainsi voit-on que la véritable sublimité devrait être recherchée uniquement en l’esprit de celui qui juge, et non pas dans l’objet naturel – cette disposition de l’esprit se trouvant suscitée par le jugement qui est portée sur l’objet. » 13 À tout travail de l’imagination correspond un jugement, une attention esthétique. En cela, le sublime, c’est le figural ; le figural considéré comme écart de langage ou, comme le mentionne Gérard Genette, « comme espace intérieur au langage » 14 . Or si le sens émotionnel d’une scène cinématographique relève davantage de l’appareillage que du langage, c’est donc à l’esthétique de l’appareil qu’appartient le privilège du figural. En somme, tant les figures du présentisme que le sublime post-apocalyptique ont pour référence l’appareil en tant que celui-ci, pour reprendre à nouveau les termes de Jean-Louis Déotte, met en forme la sensibilité d’une époque, en l’occurrence, l’époque contemporaine. Conclusion Les premières minutes de 28 Days Later de Danny Boyle révèlent ainsi une sensibilité contemporaine qui, par les figures du présentisme qu’elles Clément Rosset, l’objet singulier, Paris, Minuit, 1979, p. 41. Paolo Virno, Miracle, virtuosité et « Déjà vu ». Trois essais sur l’idée de « monde », Paris, L’éclat, 1996, p. 66. 13 Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger [traduction par Alain Renault], Paris, Aubier, 1995, p. 238. 14 Gérard Genette, Figures 1, Paris, Seuil, 1966, p. 209. 11 12

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éveillent, est de l’ordre du sublime. Ce qui me permet d’émettre l’hypothèse que ce que nous appelons le « cinéma contemporain » est un cinéma dont l’analyse figurale nous permet d’en interpréter l’aspect émotionnel comme ce qui relève d’une attention esthétique portée envers un temps compressé, concentré, débordant de mémoires et d’anticipations. Dans son ensemble, le film post-apocalyptique, parce qu’il est un cinéma de l’après coup, s’avère être riche en figures présentistes. Mais plus encore, parce que l’appareillage y est manifeste, soit par l’utilisation du plan d’ensemble et par la mise en scène du désordre, ce cinéma souligne l’importance de la technicité dans son rapport à l’apparence et, donc, à l’aspect émotionnel du monde. Dans un monde « contemporain » pétri de mémoires et d’anticipations, de témoignages et de précautions, le film post-apocalyptique fait assurément, lui-même, « figure » d’exemple.

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Le Procès Paradine comme paradigme

Alain Brossat

Le trait de génie de Hitchcock, dans ce film, c’est de fabriquer une « fable » dans laquelle la question de la rivalité sexuelle (deux hommes se disputant une même femme à distance) et celle de la guerre des espèces humaines sont parfaitement intriquées. La fable est d’un tranchant politique stupéfiant chez un cinéaste qui n’a jamais eu la réputation d’être un radical, un extrémiste : la Justice, avec toute sa pompe, son cérémonial et sa présomption d’impartialité, y apparaît comme le pur et simple moyen, pour un représentant estimé et talentueux de l’espèce « maîtres » (ou patriciens), de tenter de l’emporter sur son rival, un représentant de l’espèce « serviteurs » (ou plébéiens) – et ceci à propos d’un motif tout à fait étranger à l’affaire en instance : la possession d’une femme donc, plutôt que l’élucidation des conditions suspectes du décès d’un autre représentant de la classe des maîtres – le colonel aveugle. Du point de vue de son motif général – la guerre inexpiable des espèces humaines en tant qu’immémorial de ce que nous, modernes, nommons plus couramment « lutte des classes », – Le procès Paradine s’inscrit dans une généalogie « invisible » – mais néanmoins parfaitement détectable pour qui veut bien y prêter attention. Il fait signe, dans ce registre, en direction du Mariage de Figaro, de Jacques le fataliste, de Le Rouge et le Noir, des Hauts de Hurlevent, de L’amant de Lady Chatterley, ou, aussi bien Maître Puntila et son valet Matti, Les aventures du brave soldat Chveik ; ou enfin, au cinéma, plus près de nous, un film comme The Servant de Joseph Losey. Le procès Paradine est un film sur le différend insurmontable qui oppose les maîtres et les serviteurs, sur la lutte à mort (littéralement – deux, ou plutôt trois – morts), qui met aux prises patriciens et plébéiens – la référence à la Rome antique ne survient pas ici par hasard. C’est une œuvre qui donne à voir le préjugé de classe et le mépris social dans leurs formes les plus ouvertes, franches et sûres de leur bon droit (du côté de « ceux d’en haut », des « vainqueurs de l’Histoire »). Assurément, ce que ne supporte pas notre jeune et fringant avocat, c’est moins le fait que son coup de foudre pour la belle veuve ne soit pas partagé que l’idée même qu’elle puisse lui préférer un homme du peuple, le valet de son défunt mari qu’elle se trahit en désignant, horreur suprême, par son prénom.

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Il y a là ce que Beaumarchais appelle un fait de disconvenance sociale qui est pour lui tout à la fois intolérable et incompréhensible. C’est donc un film sur la violence des rapports de classe, tels que ceux-ci sont incorporés, vécus, mis en action par les individus – une violence sans limite puisque le patricien va délibérément s’acharner à pousser à bout son rival plébéien au point que celui-ci se trouve acculé au suicide. Et, après un bref moment de flottement et de désarroi, il est manifeste, à la fin du film, que notre juriste se remettra de cette affaire, retrouvera sa place et son rang dans sa classe, sa profession et sa famille, ayant bien vite oublié sa passion déraisonnable pour la séduisante empoisonneuse qu’il a, dans son élan, maladroitement envoyée à la potence. Ces motifs, je le disais, ne sont pas rares – dans le roman, au théâtre, au cinéma. Ce qui est plus singulier, c’est la façon dont Hitchcock « embarque » la Justice, l’appareil de Justice, dans sa démonstration. En effet, la fable se radicalise sensiblement lorsque le film montre la façon dont les rapports de classes et la lutte à mort des espèces investissent l’espace du procès, corrompent le cérémonial de Justice et tournent en dérision le mythe de l’impartialité de la Justice (Justice aux yeux bandés égale ici, inimitable ironie silencieuse de Hitchcock, non pas Justice impartiale, mais Justice aveugle). Comment le prétoire devient pour l’avocat, tirant toutes les ressources du système anglo-saxon du cross36

examination, le moyen de remettre le plébéien à sa place en le rudoyant, en le provoquant, en l’humiliant, en le renvoyant à ses « basses » origines (étrangères, de surcroît) en l’interpellant avec une condescendance brutale par son nom (« Latour ! ») sans autre forme de politesse alors que celui-ci est contraint de ronger son frein en se contraignant à répondre d’un « Yes Sir ! » ou « No Sir ! » marquant la différence sociale… La chose étonnante pour nous qui sommes habitués à un autre cérémonial de Justice, est qu’en l’occurrence, la violence du préjugé et de la morgue des maîtres passe par la bouche d’un avocat et non pas d’un procureur ou d’un président. La chose plus étonnante encore est la façon dont le réalisateur installe cette sorte de double fond dans son film : sous les apparences d’un « drame » agencé autour du motif éternel de la rivalité amoureuse, de la passion amoureuse qui obscurcit le discernement, de la jalousie, etc., Hitchcock dresse un réquisitoire d’une extraordinaire brutalité contre la société des maîtres et la façon dont ceux-ci manipulent les plus vénérables des institutions pour parvenir à leurs fins personnelles ; une « bonne » société dont les prototypes sont un colonel aveugle (tout un programme, avec le tableau en pied qui l’accompagne!), un président de tribunal cynique et libidineux (« les gens bien ne s’assassinent pas entre eux ! »), quelques élégantes désœuvrées… Une bonne société engluée dans ses préjugés et ses routines, qui s’ennuie ferme (le dîner chez le Président) mais qui aspire avant toute chose à ce que rien ne bouge. Une fois l’étrangère sulfureuse par laquelle le scandale est arrivé expédiée dans l’Au-delà, ces braves gens vont pouvoir recommencer à vaquer à leurs occupations ordinaires – déjeuners en ville, week-ends en leurs propriétés dans la région des lacs, vacances à Venise, etc. Il est intéressant de s’arrêter un instant sur ce qui constitue le nœud de la fable imaginée par Hitchcock, lequel sera tranché au procès : l’intrigue se noue là où se rencontrent, se « mélangent » à la suite d’un quiproquo les deux espèces sociales qui, dans l’état normal des choses, ne devraient jamais se « toucher » et encore moins entremêler leurs destins – chacun à sa place, dans son emploi, selon sa distinction ou son absence de distinction. Rappelons-nous, en passant, la scène où Latour fait irruption dans la chambre de Keane à l’auberge de campagne : ce dernier doit prendre sur lui pour proposer au valet de s’asseoir et lui offrir une cigarette (que celui-ci refuse, d’ailleurs, avec insolence – en plébéien révolté et insoumis qu’il est). Mais ce simple geste, proposer au valet de prendre une chaise est tout à fait inhabituel, car c’est un geste d’égalisation des conditions, et l’on sent la gêne qu’il suscite chez l’un comme chez l’autre des protagonistes de la scène. 37

Mais passons : le nœud de l’intrigue, c’est tout simplement le fait que Keane ait cru, à tort, que Mme Paradine était une femme de son monde – une erreur logique, puisque son époux, le mort, avec son titre et son manoir, présente, lui, toutes les garanties d’appartenance à l’espèce patricienne. La beauté envoûtante de la belle étrangère ayant fait le reste, Keane ne va ménager aucun effort pour sauver celle que toutes sortes d’indices accablent par ailleurs, en chargeant le serviteur rebelle. A aucun moment la magie du coup de foudre et de la « cristallisation » (Stendhal) n’aurait pu jouer, lors des premières rencontres au parloir, si Keane avait su d'emblée à quoi s'en tenir sur Mme Paradine : une aventurière aux troubles origines, une plébéienne masquée, capable de donner le change grâce à sa prestance et ses belles manières…

C’est cette confusion sur la personne, sur sa marque d’origine sociale qui va produire les dérèglements en chaîne dont l’aboutissement est la catastrophe du procès. On remarquera que si Keane n’hésite pas une seconde à charger Latour (le nom d’un valet et compagnon de débauche du Marquis de Sade, soit dit en passant, délicieux humour de Hitchcock) pour innocenter son égérie, c’est que ce dernier est à tous points de vue, entièrement sacrifiable – homo sacer – dans sa condition de serviteur 38

indocile de basse extraction – une vie sans valeur aucune. Coup de foudre d’un côté, vertige de l’amour, haine de classe instinctive et inexpiable de l’autre. Encore une fois, le culot sidérant de Hitchcock consiste dans ce film à faire du tribunal le point de condensation extrême des intensités sociales, politiques, affectives nouées autour de cette figure – le règlement de compte cathartique à l’occasion duquel le plébéien révolté est maté et la règle du jeu réaffirmée. Le cérémonial de Justice se transforme sous nos yeux en règlement de compte, en chasse à l’homme, en énième occasion, pour le maître, de réaffirmer son refus de quelque partage que ce soit avec le serviteur. Or, dans la grande tradition du cinéma anglo-saxon, américain notamment, le procès, le tribunal, le cérémonial de Justice sont les lieux et les rites ou, par excellence, se célèbre l’institution démocratique comme « foyer du sens », dans ses relations étroites avec le libre débat, le principe d’équité ou d’égalisation par la loi, la souveraineté populaire, etc. Dans Le procès Paradine, Hitchcock se saisit de cette grande forme (Douze hommes en colère, Vers sa destinée [Young Mr Lincoln]…) et la retourne comme un gant pour nous asséner tout simplement ceci : toute Justice, au fond, est une justice de classe, ce sont, sans exception, des représentants patentés de l’espèce des maîtres qui sont appelés à statuer sur le sort de plébéiens – non pas tant à élucider une affaire criminelle qu’à faire entrer tel ou tel dans la peau du coupable. On savait le cinéma de Hitchcock hanté par les thèmes de la culpabilité, de l’innocence et de leurs « échanges » ou interactions, mais ici, la leçon prend un tour tout à fait original : la Justice, le tribunal, le procès, c’est l’espace-temps dans lequel l’esclave insoumis, innocent ou coupable, peu importe, n’aura aucune chance de faire valoir son droit, sa position propre, de faire entendre ses arguments et reconnaître sa dignité personnelle. Une telle démonstration passe par le langage : les puissances de celui-ci sont tout entières captées par le maître, à l’opposé de ce qui est le cas dans les œuvres portées par le souffle émancipateur des Lumières, à la fin du XVIIIème siècle : chez Beaumarchais, chez Diderot, le langage, la parole, sont les éléments dans lesquels le serviteur affirme son émancipation – dans toutes les joutes verbales qui les opposent, Figaro et Jacques surclassent leurs maîtres respectifs. Latour, lui, à la barre des témoins, est tout entier captif d’un dispositif qui est entièrement tourné contre lui et il se transforme ainsi insensiblement et inexorablement en accusé.

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Avec une incroyable sagacité, Hitchcock détourne ce qui aurait pu n’être qu’un film de prétoire convenu, pimenté par une touche de romantisme un peu kitsch pour faire voler en éclat le mythe de la Justice impartiale et, surtout, présenter la figure du différend qui hante tout cérémonial de Justice : parce qu’il parle une autre langue que ceux qui le jugent, parce qu’il ne connaît pas les rouages de l’appareil de Justice qui le saisir, parce que ses raisons et ses motifs sont pour l’essentiel inarticulables dans ce cadre, parce qu’il lui faut bien entrer dans la peau du coupable, le plébéien éprouvera constamment, lors de ce procès qui n’est même pas le sien, que la Justice se dérobe, que les dés sont pipés et que le compte n’y est pas – et ceci quel que soit le motif pour lequel il est jugé. C’est un point sur lequel Foucault est revenu avec insistance et que confirment toutes sortes de films documentaires comme ceux, par exemple, de Raymond Depardon, ou bien encore les quelques rares rubriques des flagrants délits qui demeurent dans les journaux (Libération, Le Canard enchaîné) : il y a, dans le cérémonial de Justice quelque chose d’essentiel qui, constamment, structurellement, se tient hors d’atteinte du justiciable et ce quelque chose, c’est, précisément, la violence des rapports de classe telle qu’elle investit et traverse de manière autant subreptice qu’obstinée toute espèce de procès, produisant et reproduisant sans fin le partage entre jugeurs et jugés, laquelle, vient nous 40

rappeler avec une totale absence de ménagement le film de Hitchcock, n’est jamais qu’une figure du partage entre maîtres et serviteurs. Un partage marqué symboliquement par le « honorable » qui précède rituellement le nom de l’avocat, dans la bouche de ses pairs, alors même que le serviteur, lui, se voit privé de l’attribut élémentaire d’un « Monsieur » précédant son patronyme…

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Le mystère de la chambre noire. Je t’aime je t’aime d’Alain Resnais Martine Bubb La question centrale dans nombre de films d’Alain Resnais est celle de la temporalité, question qui, dans Je t’aime je t’aime (1968) 1 s’expose pour ainsi dire littéralement, presque naïvement au premier abord, puisqu’elle prend comme prétexte l’aventure d’un voyage temporel. Mais à quel type de temporalité sommes nous vraiment confrontés ? Pour le comprendre, il faudrait sans doute convoquer l’image du « temps éclaté » proposée par André Green 2 pour définir ce qui se joue dans la cure psychanalytique : là se situerait le cadre général. Mais il n’est pas non plus interdit de s’appuyer sur un modèle plus spécifique, qui travaille lui aussi le film, plus ou moins souterrainement : celui de la camera obscura. Cet appareil implique en effet une définition du temps et du sujet (ou du non-sujet ?) qui semble correspondre particulièrement bien au cinéma d’Alain Resnais et à ce film précisément. On s’arrêtera sur la dimension d’enfermement qui domine le film et qui témoigne d’une conception monadique du réel qu’on pourrait peut-être comprendre à partir de la notion d’absorbement chez Walter Benjamin. La construction choisie, non-linéaire, en témoigne : Alain Resnais se livre à une véritable esthétique du bégaiement et nous fait prendre conscience que toute synthèse est impossible. L’événement central est essentiellement obscur et mystérieux, on ne peut que tourner autour, de façon plus ou moins obsessionnelle, selon une temporalité qu’on pourrait peut-être qualifier de fantasmatique. Il ne faudrait pas en effet occulter la part de l’imaginaire chez Alain Resnais, c’est pourquoi, au delà de la question du temps et de la durée, on soulignera l’importance des rêves et d’une sensualité que semble dominer l’élément eau, avec la menace, toujours très présente, de l’engloutissement… On se rendra compte, alors, que le phénomène de la disparition est omniprésent, signant une esthétique proprement lazaréenne 3 . 1 Ce film a été pendant longtemps méconnu : lors de sa sortie, en mai 1968, sa projection en compétition à Cannes avait dû être annulée en raison des événements. Mais il a été réédité en copie neuve, et pour célébrer le 50e anniversaire de la revue de cinéma Positif, un ensemble de textes, rassemblant divers entretiens et des articles sur les films de Resnais, dont Je t’aime je t’aime, a été publié en livre de poche : Alain Resnais, anthologie établie par Stéphane Goudet, Gallimard, 2002. 2 André Green, Le temps éclaté, Paris, Minuit, 2000. 3 Voir à ce sujet L’Époque de la disparition. Politique et esthétique, ouvrage dirigé par JeanLouis Déotte et Alain Brossat, Paris, L’Harmattan, 2000.

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Penchons nous d’abord sur la structure générale du film : on peut voir deux manières, en apparence contradictoires, de le raconter, puisqu’il fait intervenir deux niveaux narratifs non pas parallèles mais imbriqués. La première manière consiste à suivre le montage du film, c’est-à-dire ce qui se passe à l’écran, dans l’ordre de la succession des images. La seconde consiste à retracer l’histoire du personnage central, si possible en s’appuyant sur le scénario de Jacques Sternberg 4 , car celui-ci permet d’appréhender plus facilement la ligne chronologique des événements. Dans le premier cas, on peut dire qu’on assiste à une expérience scientifique qui consiste à renvoyer dans son passé un homme qui a tenté de se suicider. La machine à remonter le temps se dérègle, embrouille la chronologie et perturbe le processus expérimental : des flashes du passé se succèdent, dans le désordre. Si par contre l’on se place dans l’optique de la vie du personnage principal, l’histoire en elle-même paraît plus banale, le film recoupant près de seize ans d’une existence instable et un peu terne (Ridder a travaillé comme manutentionnaire, il est devenu responsable d’un service, et c’est à ce moment qu’il fait la rencontre de Catrine dont il tombe amoureux…). Raconter ainsi, de deux manières différentes, un film dont le titre lui-même est une invitation au redoublement, n’est pas illégitime. Mais l’on verra que c’est surtout dans la co-existence de ces deux niveaux de réalité que réside l’intérêt de cette œuvre qui tisse une trame temporelle tout à fait singulière. 1. Le voyage dans le temps. Une projection intérieure Rappelons que, sous les apparences du genre de la science-fiction, Alain Resnais reprend, en le déplaçant, les thèmes développés par son ami Chris Marker dans La Jetée (1962), l’alibi fantastique étant chez lui un moyen de faire passer un autre discours, plus “réaliste” si l’on peut dire. Tout de suite apparaissent des analogies entre les deux films : un monde souterrain, des expériences scientifiques sur le temps, un cobaye qui s’est fixé sur une image de femme, une plongée dans le passé et une issue fatale. Mais le propos est différent : Alain Resnais s’installe dans la durée classique d’un long-métrage traditionnel (1h30) comme pour mieux pervertir ou en tout cas dépasser ce standard, alors que Chris Marker opte pour le court, comme si cette durée lui permettait de renforcer sa vision quasi-photographique qui travaille aux limites du cinéma. Le court-métrage de Chris Marker est composé presque uniquement de vues fixes, en noir et blanc. Ciné-roman ou photo-roman, on ne saurait trop Jacques Sternberg, Je t’aime je t’aime, scénario et dialogues du film d’Alain Resnais, Paris, Eric Losfeld éditeur, 1969. Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle JJ.

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comment le définir, si ce n’est en faisant référence à son statut hybride d’entre-images, pour reprendre l’expression de Raymond Bellour 5 . On remarquera au contraire qu’Alain Resnais part de scènes typiquement cinématographiques en terme de tournage (couleur, mouvement, plansséquences, jeu des comédiens, dialogues), mais que ces scènes sont découpées et désolidarisées : c’est ce qui fait en grande partie l’audace du film. Chris Marker effectue le travail inverse, puisqu’il part de plusieurs images fixes : des “coupes” ou des photos, et réalise sur elles une opération qui leur confère du mouvement, grâce au refilmage par travelling et au mode de liaison du fondu-enchaîné. Dans les deux cas, le résultat est paradoxal, quasiment en contradiction avec ce qu’on appelle le “fait cinématographique”. Casser le mouvement, le perturber comme le fait Alain Resnais, ou filmer des images arrêtées comme Chris Marker, revient à démontrer qu’il n’y a pas de mouvement “naturel”, pur, absolu et uniforme. Au niveau de la temporalité par contre, les enjeux semblent différents. Remarquons d’abord que La Jetée présente une structure a priori plus complexe que celle de Je t’aime je t’aime, puisqu’ interviennent trois niveaux temporels : présent, passé mais aussi futur. Il y a aussi le cliché de “la Troisième Guerre mondiale” qui inscrit le film dans un véritable genre, la Science-Fiction. Alain Resnais, lui, même s’il apprécie ce genre autant que son ami Marker, en est beaucoup plus distancié. Bien sûr, il est parti de l’idée de base du flash-back, sur laquelle s’est greffé un thème de science-fiction, le plus banal qui soit : le voyage dans le temps. Mais ce voyage se révèle le moins spectaculaire qui soit. L’expérience n’est pas tentée par des savants fous, mais par des hommes ordinaires. La machine elle-même n’a rien d’une “centrale nucléaire” et ressemble plutôt à un décor de carton-pâte. Claude Ridder n’est donc impressionné ni par la machine ni par l’expérience : « Pourquoi m’envoyer un an en arrière ? Pourquoi pas un an en avant ? Ce serait quand même plus intéressant » (JJ p. 63). Resnais est bien conscient que la dimension du futur apparaît toujours plus excitante que celle du passé, mais il l’écarte délibérément comme pour décevoir le spectateur qui s’attendrait à des aventures extraordinaires. Au contraire, il n’a pas peur de pénétrer dans le monde silencieux de la chambre noire du temps : un monde qui n’a rien de “très spectaculaire” mais qui n’en est pas moins fascinant. De même le travail scientifique se réalise souvent dans l’obscurité : les ratages sont nombreux mais interdisent de se décourager. Quand l’expérience échouera, les savants 5

Raymond Bellour, L’Entre-images 2. Mots, images, Paris, P.O.L Editeur, 1999.

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reprendront tout de suite leur travail, dans l’anonymat le plus complet. Cet anonymat est encore renforcé par le fait que l’entreprise porte sur une exploration strictement intérieure, qui ne semble répondre à aucune urgence particulière, contrairement à ce qui se passe dans La Jetée, où le destin de l’humanité entière dépend d’un seul homme. Resnais se démarque encore de la science-fiction, genre qui se plaît volontiers à décrire des civilisations ayant accédé à des technologies ultrasophistiquées mais qui pêchent par inhumanité, comme dans Alphaville (1962) de Jean-Luc Godard où l’on assiste à une projection dans l’avenir placée sous le sceau de la déperdition : les habitants d’Alphaville ne savent plus dire « je vous aime ». Le film de Godard est bien sûr à l’opposé exact de celui de Resnais où le héros souffre en quelque sorte d’éprouver trop de sentiments. Comme le souligne très bien le titre, le drame de Ridder n’est pas dans son ignorance de l’amour, mais au contraire dans sa capacité à dire « je t’aime, je t’aime », à l’infini… Le parallèle avec Godard permet de souligner, par contraste, la dimension essentiellement humaine du film de Resnais, qui ne propose aucune vision réellement futuriste. Si la machine de Je t’aime je t’aime permet de remonter le temps, le retour dans le passé est moins un flash-back de science fiction qu’une tentative (proustienne ?) de retrouver le temps perdu, qui n’est pas sans rappeler Vertigo (1958) de Hitchcock, jusque dans sa structure spiralaire. Là tient toute l’originalité du film d’Alain Resnais : Robert Benayoun 6 en témoigne, qui songea un moment à faire un film sur un voyage temporel. Dans sa préoccupation acharnée pour le sujet, il avait cherché à recenser le jamais-vu, là où Resnais procédait exactement à l’inverse, créant de l’inédit avec du déjà vu. La fiction des savants n’était pas seulement un prétexte pour faire dérouler la vie d’un homme et décrire ainsi une “tranche de vie” balzacienne, elle devait d’abord créer une certaine atmosphère qui permettrait de cerner une intériorité. Cette intériorité peut être vécue de diverses façons. Le personnage de La Jetée a trouvé le moyen de s’incarner, de se réintégrer physiquement dans le passé, où il tient en quelque sorte un rôle d’acteur, alors que Ridder accède à son passé dans une position qui a plus à voir avec celle d’un spectateur : dans les deux cas, on assiste au dédoublement du champ d’une conscience. Ce n’est pas une simple mémoire, qui devrait beaucoup à une subjectivité psychologique, qui est convoquée, c’est un jeu entre extériorité et 6 Robert Benayoun, Alain Resnais arpenteur de l’imaginaire, chapitre 10 « Spirale d’un humour de perdition », Paris, Editions Stock, 1980. Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle AI.

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intériorité : il y a deux sujets en un, mais décalés : ce dédoublement est évident chez Marker. Il l’est moins chez Resnais car Ridder, même s’il disparaît de la machine, n’est pas projeté dans un passé qu’il modifierait, c’est plutôt son passé qui se projette, à la surface du film. Dans Je t’aime je t’aime, les expérimentateurs extérieurs voulaient “envoyer” leur cobaye dans son passé. Leurs vœux ont été contrariés car c’est le passé qui s’impose à Ridder dans son présent, c’est lui qui prend toute la place. De façon inverse, dans La Jetée, les scientifiques, tels des policiers en phase d’interrogatoire, voulaient extorquer des “imagesaveux” à l’Inconnu, moins pour faire rentrer le héros dans son passé (ce qui se passera pourtant, contrariant là aussi le processus) que pour faire advenir les images à la surface… À la surface de quoi ? de la conscience, certainement, mais aussi à la surface du film, assimilable en tant que projection, à ladite conscience. Le dispositif de la camera obscura procède plus ou moins de même : l’observateur plongé dans l’obscurité découvre le reflet d’un monde extérieur. La différence tient à ce qu’on distingue encore l’origine et la surface de projection l’une de l’autre. Dans Je t’aime je t’aime, c’est comme si les images venaient à la fois d’un passé mais aussi d’un ailleurs dont le héros serait à la fois la source et l’écran. Ridder serait, de façon quasi inconsciente – à l’image de ceux qu’on hypnotise, qui parlent et qui ne se souviennent que de peu de choses au réveil – le témoin de lui-même, un spectateur qui voyagerait dans le passé comme on voyage dans un film, selon une projection intérieure qu’on ne découvre pas sans mal. De son côté, le terme “la jetée” que propose Marker pour désigner la terrasse d’Orly, n’est sans doute pas insignifiant : il a un sens dynamique lié au mouvement et un sens étymologique qui se rapporte au jet : projet, projection, trajet, rejet… mais chez Resnais, tout est affaire de projections internes. 2. Le vertige de la chute. Une aventure en chambre (noire) Il sera aussi question d’une projection externe, lorsque Ridder sera rejeté de la sphère, comme rejeté du temps. Sa chute est l’aboutissement d’un processus qui le mettait, dès le début, aux prises avec la mort : il a “survécu” à l’opération. Mais cela est encore plus net dans le film de Marker qui tourne autour d’un paradoxe temporel : un enfant voit mourir un adulte, qui n’est autre que lui-même. Le personnage voit le spectacle vertigineux de sa propre mort. Ridder, lui, se laisse entraîner dans une chute irrémédiable qui évoque une descente aux enfers : « Du haut d’une dune qui se jette à pic dans une vaste étendue de sable fin, Ridder dévale à toute allure. Il tombe presque ». Note de Sternberg : « Il 47

me semble d’ailleurs que tout le film, dans sa continuité, devrait donner la sensation d’une chute dans le temps. Le contraire en somme d’un interminable fondu enchaîné. » (JJ, p. 118). On pourrait ajouter : le contraire du film de Marker. Toute la construction du film de Resnais repose en fait sur cette pente descendante, qui pousse le personnage à se délester et à tout éparpiller dans un geste quasi-panique, comme pris de vertige. Ridder, de même qu’un avion qui tombe en panne peut virevolter dans l’espace, va tomber en vrille dans le temps. Cette chute libre, entre un moment et un autre, d’un visage à un autre, d’un décor à un paysage, constitue l’essentiel du film, une sorte de puzzle incomplet et délirant d’une vie, le personnage se heurtant aux minutes oubliées qui tourbillonnent autour de lui. La dernière affiche du film rendait d’ailleurs très bien compte de cette sensation en multipliant l’image de Catrine dans un mouvement tournoyant. Tout au long de cette descente, le passé de Ridder se précise avec plus de netteté et à la fois plus de confusion, jusqu’à l’effondrement final. L’échec semblait inévitable, car, comme le remarque un scientifique, les souris sont peut-être les seules à « supporter les voyages dans le temps ». La Jetée nous montre aussi une chute dans le temps mais celle-ci est plus rapide – ce n’est pas la dégringolade de Ridder – et plus spectaculaire. L’Inconnu, après une longue course, est brutalement abattu, il bascule comme un pantin, le corps désarticulé, et s’effondre dans un geste quasiexpressionniste, ses bras ressemblant à des ailes déployées. De façon générale, on pourrait voir le personnage de la Jetée comme un héros icarien : son envol vers un idéal inaccessible est brisé, alors que le parcours de Ridder serait plutôt ulysséen : il voyage dans les flots du passé et se laisse prendre par la sirène Catrine. Mais dans les deux films, un même étirement du temps se produit au moment décisif de la chute, comme si les personnages n’en finissaient pas de mourir : la chute de l’Inconnu semble s’étaler, comme prise par un ralenti, alors que celle de Ridder est faite de l’addition de plusieurs chutes très rapides et hachées, selon un procédé typiquement cinématographique, qui fait disparaître le personnage “d’un clic”, comme par magie… Ce procédé ponctue d’ailleurs tout le film, aux moments où Ridder disparaît et réapparaît dans la machine. Il en est de même de la souris : « Et hop ! envolée ! ». La mort peut être perçue comme une délivrance car ces voyages temporels conduisaient à une impasse : Ridder n’en finissait pas de tourner en rond dans son passé, comme un rat de laboratoire, et l’Inconnu de Marker était prisonnier de sa fixation sur un visage de femme. Ceci nous amène à nous pencher sur la dimension 48

d’enfermement de ces films et à revenir ainsi à notre propos sur la chambre noire. Il semble en effet que le modèle de la camera obscura, en rapport étroit avec le scénario de la Caverne, puisse servir d’analyse filmique pertinente, surtout pour une œuvre comme celle de Resnais qui paraît s’être nourrie à la trame même de cet imaginaire, par-delà les analogies évidentes. Cette “grille de lecture” pourrait d’ailleurs fort bien s’appliquer à des films d’autres cinéastes comme Antonioni, Bresson, Sokourov, Tarkovski ou Powell… Bien sûr, on essaiera d’éviter tout réductionnisme, une théorie du cinéma ne se faisant pas sur le cinéma, mais sur ce que le cinéma suscite. Aucune détermination, qu’elle soit technique ou réflexive, ne suffit à rendre compte d’un film et le modèle de la camera obscura, comme les autres, a ses limites. Le cinéma cependant, s’il est une invention technique, se définit aussi par sa puissance de désir et de pensée, et c’est ce qui nous conduit à réfléchir aux rapports entre cinéma et philosophie. Revenons au film de Resnais et à son univers souterrain : « Le sol est fait de terre. Des fils et des câbles vont vers la sphère et en viennent. Tout paraît assez bricolé à la hâte, avec un matériel de fortune. Rien d’un laboratoire clinique, rien d’aseptisé. Le tout fait assez sale au contraire, un peu vétuste finalement. Un ouvrier fait une soudure quelque part et son travail jette des lueurs bleues dans la cave mal éclairée. » (JJ, p. 67)

On se croirait dans le royaume de Vulcain le forgeron. L’ensemble des décors (de Jacques Dugied et d’Augusto Pace pour la machine) n’est pas non plus sans rappeler le laboratoire de Frankenstein, les scientifiques faisant figure de Prométhée modernes. Cette atmosphère souterraine, renforcée par une lumière “glauque”, n’est pas non plus sans évoquer l’ambiance mystérieuse et inquiétante des romans de Jules Verne. La sphère, telle la machinerie du capitaine Nemo, ferait office de sous-marin non pas pour nous plonger dans les abîmes des océans, mais dans ceux du passé. Sa forme extérieure ressemble à un cœur humain, c’est-à-dire un muscle du temps rythmé, répétitif, mais qui s’emballe parfois… comme l’inconscient de Ridder. C’est une sorte de “boule” spongieuse et bulbaire, qui donne la sensation d'un monde viscéral. Ces formes rebondies, maternelles, sont pourtant loin d’être rassurantes : elles ont aussi l’aspect monstrueux d’une cellule qui se développerait de façon anarchique, à la façon d’une tumeur. De plus la crête de la machine est faite de plusieurs piques, comme les aiguilles qu’on utilise dans le rituel des poupées vaudou, qui font écho à l’envoûtement amoureux dont est victime Ridder. Un cœur transpercé de flèches.

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L’intérieur est tout aussi trompeur : les volumes sont creux comme des alvéoles protectrices, et confortables comme des coussins. Ridder prend place à un endroit qui lui est destiné puisqu’il épouse la forme de son corps : c’est le lit idéal, un lit qui ne fait qu’un avec une chambre non moins idéale. « Un cocon informe dans un autre cocon informe » (JJ, p. 71). Aussi bien installé dans son nid que sur un divan de psychanalyste, Ridder est prêt à plonger dans son passé comme s’il entamait une cure thérapeutique. L’expérience pseudo-scientifique se double alors d’une dimension psychique qu’on pourrait croire salutaire… mais cette machine, qui devait servir à la fois d’abri et d’enveloppe, finira par engloutir progressivement son occupant qui s’enfonce comme dans des sables mouvants. Ridder se retrouve complètement immobilisé, puisque vers la fin de l’expérience, seule sa tête dépasse de ce magma. Englué dans une gangue qui semble animée d’une vie propre, il ressemble à ces personnages qu’on recouvre de sable, lors des jeux de plage, et ce n’est peut-être pas un hasard si l’image de la plage est omniprésente dans le film. Ce qu’il vit est cependant bien plus dramatique, car son ensevelissement s’apparente à un enterrement vivant, ou à une lente noyade. La symbolique de l’eau renvoie bien sûr ici à l’idée de mer (mère) qui serait à la fois matrice et tombeau. À la fin, Ridder est expulsé, rejeté du ventre de son passé. Une scène, où on le voit sortir d’une grotte dans une gorge profonde de Provence, était annonciatrice : « Il semble véritablement sortir de l’univers ténébreux de la sphère pour gicler dans la lumière, comme s’il avait surgi de la mer pour s’engouffrer dans la vie de plein air. » (JJ, p. 80). On songe à certains rites sauvages qui consistaient à enfermer l’initié dans une sorte de poche ventrale, pour lui faire vivre une seconde naissance. N’est-ce pas aussi l’objectif que se donne, dans une certaine mesure, la cure psychanalytique ? Les souvenirs, les fantasmes et les rêves permettraient de réactiver l’expérience capitale du cycle vital, à la fois “mise au monde” et “mise à mort”. Il y a en effet quelque chose qui tient de l’itinéraire initiatique dans le parcours de Ridder. 3. Philosophie de la monade. Un enfermement radical La sphère, comme le souligne Sternberg avec insistance, doit être un monde “absolument clos”. « Pas de hublots, pas de fenêtres », (JJ, p. 68). « Une cellule sans portes ni fenêtres » (JJ, p. 110). Ces indications semblent faire ouvertement référence à la monade de Leibniz qui est « sans portes ni fenêtres ». Ridder, à l’intérieur de la machine, est « comme un incarcéré » (JJ, p. 110), avec pour seule compagnie une 50

souris de contrôle, doublement enfermée quant à elle, puisqu’on l’a placée dans une petite cage de verre. Mais là réside sans doute la différence principale entre la monade et la chambre noire : la monade n’admet aucune ouverture, alors que la camera obscura en nécessite au moins une, même minuscule pour faire passer un minimum de lumière. C’est peut-être ce qui sauvera la souris, en dehors du fait qu’elle soit une souris ; sa cage, comme nous le montre le très beau plan final, comporte un petit trou, qui est comme l’espoir d’un ailleurs, même inaccessible. De façon réflexe, celle-ci pointe son museau comme pour aller chercher un minimum d’air et c’est ce qui fait qu’elle est toujours vivante. Au contraire, Ridder, au fur et à mesure que le temps passe, se sent de plus en plus prisonnier et tâtonne désespérément pour trouver une issue. Il n’y en a pas. Il est dans une pure “monade” qui, de par sa pureté même (c’est une singularité essentielle, idéale) interdit toute vie ou ne l’admet qu’accidentellement, comme une limite. S’il est complètement isolé du monde extérieur, Ridder a cependant accès, momentanément, à des images qui viennent pour ainsi dire du dehors. De même, les monades, si elles se définissent par le repli sur elles-mêmes, autorisent malgré tout des perceptions et des “communications”, un peu paradoxales, il est vrai. On remarquera aussi que le film tout entier se structure comme une monade, si l’on entend par là une singularité qui se développe à l’infini. En effet, Je t’aime je t’aime, s’il se termine par le mot FIN, pourrait fort bien s’étendre encore et encore, à l’image des souvenirs de Ridder, dont la propension est de se déployer bien au delà de la minute fixée. La référence à Leibniz paraît même justifiée pour l’ensemble de l’œuvre de Resnais, qui invente très souvent des mondes (incom) possibles, où règnent des niveaux de réalité différents et des bifurcations perpétuelles : L’Année dernière à Marienbad, Smoking, No Smoking… Mais dans Je t’aime, je t’aime, c’est surtout la dimension de clôture qui s’exprime. À un moment donné d’ailleurs, Ridder emploie un mot assez révélateur : le mot “solipsisme” (solus : seul, ipse : même). Il s’agit d’une conception selon laquelle le moi constitue la seule réalité existante dont on soit sûr. Dans un sens péjoratif, cette expression qualifie une attitude égoïste, qui privilégie non pas les relations, mais l’expérience individuelle. Ce qui s’affirme, c’est une solitude ontologique. Les personnages sont à l’image de l’univers dans lequel ils évoluent : Ridder mène une vie plutôt en marge du monde et Catrine évoque la parfaite créature monadique et opaque, impénétrable à force d’être silencieuse et immobile. Elle est elle-même déjà dans une bulle car elle sort peu. Son appartement, à l’image de la sphère qui accueillera Ridder, lui sert de cocon protecteur. C’est une femme nocturne, mais le mystère 51

qui est le sien la rend pesante comme « un fauve, toujours plus ou moins endormi » (JJ, p. 21). Elle se rend bien compte de ce caractère insupportable en se qualifiant elle-même de « poids mort ». D’ailleurs, le monde souterrain qu’elle représente est parfois tellement inquiétant et oppressant que Ridder a de brusques envies de prendre la fuite. Il a déjà essayé de la quitter, mais est revenu quelques jours après, comme si, quoiqu’il fasse, il devait toujours revenir à elle… Wiana, sa confidente, de façon très lucide, prononce cette cruelle sentence : « Claude Ridder, vous êtes fait comme un rat » (JJ, p. 121), pris au piège. Heureusement, de temps en temps d’autres femmes le distraient de cet absorbement. À la différence de Catrine, Claude a un besoin minimum de contact extérieur, de futilité, de légèreté. Les femmes qu’ils voient « font office de contre-poids, de petites lueurs sans grande importance dans un monde trop clos pour ne pas y étouffer. Il s’en sert comme d’autres vont prendre l’air » (JJ, p. 20). Mais décompresse-t-il vraiment ? Rien n’est moins sûr. La machine, justement, peut être comparée à une « chambre de décompression dans laquelle on doit placer les plongeurs avant de les ramener à l’air libre » (JJ, p. 63). Après son retour dans la sphère, les scientifiques doivent attendre quatre minutes avant de pouvoir récupérer leur cobaye, mais Ridder n’arrive jamais à ce stade : quand il revient dans le présent, cela ne dure souvent que quelques secondes, alors qu’il reste parfois plus de quatre minutes dans son passé, au lieu d’une : c’est comme si une inversion s’était produite. Le terme “décompression” est à entendre dans ses deux sens : il désigne une détente après un effort soutenu : c’est le cas de Ridder, qui est dans un état de grande tension nerveuse avec Catrine. Il désigne aussi le sas de passage entre deux univers, quand la différence de pression est trop grande : par exemple entre l’eau et l’air, mais aussi, sur un plan figuré, entre le passé et le présent, le fantasme et l’action. Un scientifique, à propos de l’expérience, parle d’un “état transitoire” qui lui fait un peu peur… et il a raison car Ridder ne semble être dans son élément que dans l’eau, comme l’atteste la scène répétée de la plongée, dans l’élément du rêve et de l’imagination. Il ne supporte pas l’air très longtemps. S’il sortait avant les 4 minutes, il éclaterait comme les souris, ou comme un cœur qui lâche après une forte émotion…. Cette réplique du scénario, qui n’a pas été gardée dans le film, résume assez bien le déchirement de Ridder : « Catrine, c’est l’ombre. Avec elle, je vis dans une sorte de cave. De temps en temps, je veux en sortir, retrouver un monde simple et solaire. Mais je ne le supporte plus. Il m’agace très vite. Il me paraît frelaté, suspect, ridicule. » (JJ, p. 121). Ainsi Ridder continuera à vivre comme dans une cave, et cet absolu dans le 52

négatif le fera descendre aux enfers… Les enfers sont bien sûr représentés par le laboratoire souterrain mais aussi par des lieux tels que la grotte, le ravin, qui suscitent un mélange d’inquiétude et de ravissement, de désir et d’effroi, comme tous les espaces matriciels. Bachelard 7 analyse très bien cette ambivalence. Lors d’un flash en particulier, on voit Ridder sortir en courant d’une grotte, dans une gorge profonde de Provence. De façon semblable, à un autre moment, le train s’engouffre dans un tunnel et, du noir, on passe à un flash de la sphère où l’on voit Ridder immobile. Puis on revient dans le train avec Ridder et Catrine, plus loin dans leur conversation. Au passage, on remarque l’ingéniosité de Resnais : la conversation sur la guerre, qu’il trouvait un peu gênante, a été comme “avalée” par le tunnel. La Sphère n’est que l’un, parmi tant d’autres, des lieux clos du film. Par contraste, on notera que c’est l’élément aérien qui domine chez Marker : Orly est un lieu forcément ouvert et le côté aseptisé de cet espace de transit en fait une sorte de “non-lieu” où le personnage cherche à prendre son envol. Resnais, lui, multiplie les espaces fermés. C’est même l’ensemble de son œuvre qui s’articule autour de cette dimension de claustration : l’usine moderne (Le Chant du styrène, Le Mystère de l’atelier quinze), la bibliothèque (Toute la mémoire du monde), l’hospice (Van Gogh), le casino (Muriel), le laboratoire et la cage (Mon Oncle d’Amérique, Je t’aime, je t’aime), le musée et la cave (Hiroshima mon amour), l’hôtel (L’Année dernière à Marienbad). Autant de variations sur l’idée de “chambre noire” ou, plus tragiquement de camp de concentration (Nuit et brouillard). Dans Je t’aime je t’aime, l’enfermement, c’est aussi celui des employés. Pendant un temps, Ridder a travaillé dans un bureau assez lugubre, qui, selon Sternberg, « ressemble à une prison ». Il se sent coincé dans une pièce où « le temps ne passe plus ». Cette remarque semble préfigurer l’expérience de la sphère où le temps, littéralement, fera du sur-place, à l’image de la liaison avec Catrine. Mais Je t’aime je t’aime a ceci de spécifique qu’il est dans un rapport très étroit avec l’enfermement particulier, peut-être paradigmatique de tous les autres, que représente l’espace de la chambre noire. 4. Camera obscura et cinéma Rappelons rapidement le mécanisme d’une camera obscura : dans une pièce complètement fermée et obscure, une ouverture minuscule est pratiquée dans un mur et laisse passer un rayon de lumière. Celui-ci vient former sur l’écran du mur opposé l’image du monde extérieur. Une image Gaston Bachelard, La Terre et les rêveries du repos, essai sur les images de l’intimité, Paris, Ed J.Corti, 1948 et L’Eau et les rêves, essai sur l’imagination de la matière, Paris, Ed J. Corti, 1942. 7

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mouvante et colorée, mais renversée. Dans le film de Resnais, Ridder est lui aussi dans le noir, et “voit” pour ainsi dire des reflets externes se projeter à l’intérieur de son cerveau. Bien sûr, ces images ne sont pas les reflets d’un espace, mais les échos d’un temps, en l’occurrence le passé. Le passé serait-il l’image renversée du présent ? Chez Marker il est aussi question de reflets, mais ce sont les reflets du futur. Dans les deux cas pourtant, nous serions dans ce qu’on peut appeler une “chambre noire temporelle”, où l’écran de cinéma tiendrait lieu de surface de projection. Dans le film de Resnais, la machine à remonter le temps peut être vue, aussi, comme un modèle de salle de cinéma. En quelque sorte, le film nous ferait voir sa propre machinerie, et prendrait comme sujet le cinéma lui-même. Ridder est un cobaye mais aussi un spectateur idéal. N’est-il pas comme nous, confortablement installé, plongé dans le noir, en proie à des images qui, même si elles sont en partie des souvenirs, semblent lui être fortement suggérées ? Nous sommes, de même, sans recul, absorbés par le film, hypnotisés par des images lumineuses. La salle de cinéma (de même que la sphère) est très proche d’une camera obscura, mais avec une différence qui tient à la complexité du dispositif. Au cinéma en effet, une chambre noire, la caméra, s’encastre dans une autre chambre noire, la salle de projection. Si le cinéma montre les images d’un “dehors”, c’est donc par le biais de deux intériorités (caméra et projecteur). La salle de cinéma redoublerait le dispositif de la camera obscura en emboîtant une chambre noire dans une autre, et cette mise en abyme peut aller très loin : ainsi le film de Resnais, avec son étonnante machine, nous renvoie l’image d’une chambre noire, quasi littérale. L’idéal, donc, serait de voir ce film en salle pour mesurer tous les effets d’emboîtements. Le cinéma, parce qu’il se caractérise par le montage de divers appareils (le récit, la perspective…), peut tout à fait accueillir la temporalité de la chambre noire : Je t’aime je t’aime, de même que celle de la photographie : La Jetée. Ces deux films, s’ils appartiennent pleinement au cinéma, n’en travaillent pas moins à ses limites, selon deux modèles différents. C’est pourquoi il ne faut pas confondre camera obscura et cinéma, ou annexer l’une à l’autre, sous prétexte que les ressemblances sont fortes ou que la camera obscura aurait été “à l’origine” du cinéma. Nous tomberions ici dans des explications historicistes qui n’accordent jamais qu’un rôle archaïque à la chambre noire. Or notre hypothèse, que nous ne développerons pas ici, est que la camera obscura est un appareil à part entière. Cet appareil n’a rien à voir avec le montage, mais nous invite à faire l’expérience de l’enfermement et des fantasmes de l’obscur. C’est pourquoi il nous semble que son modèle est particulièrement approprié pour parler d’un film comme Je t’aime je t’aime, même si le phénomène 54

“physique” de la camera obscura n’est pas représenté, comme dans Une question de vie ou de mort (1946) de Michaël Powell et Emeric Pressburger, où la projection lumineuse, renversée, se donne à voir littéralement. La chambre noire travaillerait cependant le film de Resnais de façon à la fois explicite et souterraine, en le “contaminant”… Resnais serait-il le cinéaste de la chambre noire ? Un détour par la caverne de Platon pourrait nous éclairer, car si celle-ci n’a rien d’une “cause historique”, elle n’en a peut-être pas moins une grande force explicative. Dans la République, Platon décrit une caverne où des prisonniers sont enchaînés, immobilisés comme Ridder. Ils voient des ombres, des simulacres. Puis, une fois sortis de la caverne, se rendant compte que c’est le soleil qui produit les choses, ils remercient ceux qui les ont forcé à sortir de les avoir converti à la vérité. À l’inverse, on a proposé à Ridder d’entrer dans ce monde souterrain, et son expulsion lui a été fatale ; de plus le processus est nettement moins spirituel et idéalisé que chez Platon, car le “soleil” du monde extérieur est tout aussi destructeur que la caverne, par sa capacité d’aveuglement. De toute façon Ridder est un être de l’obscurité. On remarquera aussi que, dans le film, comme dans la Caverne, la violence est omniprésente : il faut briser les chaînes, se forcer à monter puis à redescendre, ou supporter, comme Ridder, l’angoisse d’être confiné dans uns sphère sans issue. Violence aussi, plus sourde, plus occulte, de la manipulation par les scientifiques qui jouent fort bien le rôle des marionnettistes de Platon. Comme le prisonnier, le sujet en proie à l’état filmique se sent engourdi. Le cinéma est souvent décrit comme une machine à rêves, pour un public de dormeurs. On voit toute l’ambivalence de la référence platonicienne : l’infirmité temporaire du spectateur peut être considérée aussi bien comme une humiliation (Ridder, captif du mouvement des images, est réduit à un état passif de cobaye) que comme la condition d’une expérience raffinée de la fiction. Cette expérience peut être dénoncée parce qu’elle nous isole du monde (c’est la vision de Marx) 8 aussi bien que défendue parce qu’elle nous ouvre les portes de l’imaginaire. Bien sûr, Platon n’a pas inventé le cinéma, mais, par delà l’analogie, son texte concerne la structure même du sujet et de son “appareil psychique”, pour reprendre un terme freudien. On insiste alors sur le caractère fantasmatique du cinéma, qui emprunte le langage du rêve et ses mécanismes d’association libre, sans pour autant se définir comme une machine d’inintelligibilité. Breton disait qu’il aimait particulièrement faire irruption dans une salle « où l’on donnait ce que 8

Voir à ce sujet Sarah Kofman, Camera obscura de l’idéologie, Paris, Galilée, 1973.

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l’on donnait » et dont on sortait à la première approche d’ennui pour se précipiter vers une autre salle, où l’on se comportait de même… et ainsi de suite : « Je n’ai jamais rien connu de plus magnétisant [...] Il est une manière d’aller au cinéma comme d’autres vont à l’église et je pense que, sous un certain angle, tout à fait indépendamment de ce qui s’y donne, c’est là que se célèbre le seul mystère absolument moderne » 9 . Par cinéma, il ne faut donc pas seulement entendre le spectacle de l’écran mais encore la salle, la nuit artificielle. Cette attitude à la fois “magnétisée” et “errante” définit très bien l’ambiance de Je t’aime, je t’aime et il peut être intéressant de se pencher sur ces concepts, imbriquant concentration et diversion, tels que les définit Walter Benjamin. 5. Une expérience d’absorbement Ce qui se dégage dans le film, c’est un système d’opposition mouvement/fixité, où l’on oscille entre la hantise et la fascination. La hantise se ressent dans la présence fantomatique des personnages et dans la musique. La fixité se manifeste par des plans qui insistent, comme ceux de la plage. De même, Ridder avec Catrine est comme sur une balançoire, entre imprégnation et divagation, ivresse et dégrisement. Dans son livre Sur le haschich 10 , Benjamin emploie le mot “absorbement” (par exemple : « absorbement profond » SH, p. 51 et « profond absorbement » p. 67), pour désigner cet état de fixité qui s’empare du sujet quand il est sous l’emprise de la drogue. Absorber signifie engloutir quelque chose (un liquide ou une substance), la retenir ou la faire disparaître en l’intégrant, en s’en imprégnant, en la laissant pénétrer. L’absorption a quelque chose à voir avec la disparition dans l’élément aquatique. S’absorber, c’est « se plonger », comme Ridder, dans ses pensées, ses rêveries ou ses occupations… Le sujet absorbé est comme dans une chambre sourde. Il est dans un espace qui présente très peu de réverbérations, car les murs, le sol, le plafond en absorbent le plus possible, comme dans l’installation Plight (1985) de Beuys, avec ses rouleaux de feutre qui isolent complètement la pièce. Ridder est dans un espace similaire mais il est en plus affecté d’une impuissance motrice qui le rend d’autant plus apte à s’absorber dans son passé. C’est l’imaginaire qui a remplacé l’action, au profit d’une architecture du temps, qui s’appuie sur un principe double. En effet, de André Breton, La clé des champs, 1953, cité par Robert Benayoun dans Alain Resnais, p. 27. 10 Walter Benjamin, Sur le haschich et autres écrits sur la drogue, traduit de l’allemand par Jean-François Poirier, Paris, Christian Bourgeois éditeur, 1993, p. 69. Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle SH. 9

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même que pour Marker, le temps pour Resnais n’est pas celui qu’on associe le plus souvent au cinéma (c’est-à-dire un pur flux qui nous emporte), ni celui qu’on associe à la photographie, dans lequel on s’abîme, qui nous arrête, c’est un temps improbable, mi perçu du dehors mi vécu du dedans. Entre distraction et absorbement. Penchons nous d’abord sur le phénomène de l’absorbement. L’état qui le qualifie sans doute le mieux est celui que peut vivre un sujet sous l’emprise de la drogue. En effet, s’il fallait donner une explication un peu prosaïque à la confusion globale du vécu de Ridder, elle serait à chercher du côté des évasions hallucinogènes. Avant son entrée dans la sphère, on a injecté au cobaye des doses massives de « T.5 ». « Vous serez comme drogué. Assommé, mais parfaitement lucide. Pour être sans danger, l’expérience exige un sujet absolument passif... mais capable de mémoire. Un dormeur éveillé ». Souvent les rêves de Ridder prennent des allures de délires sous drogue, avec perte d’identité et flottement des repères. Dans un plan nocturne inexplicable, très rapide, il semble se glisser à plat ventre entre les meubles de son appartement, comme dans une jungle. Il se faufile de la même façon qu’une souris prise au piège. De même, après l’absorption d’une substance hallucinogène, se produit un état d’absorbement du sujet et des égarements du sens de l’orientation et du temps. « Ma montre marche à l’envers » observe Benjamin dans Sur le Haschich. Ridder n’est pas le seul à sembler sous l’emprise de stupéfiants. Dans un autre rêve, une jeune femme, assise sur une marche d’escalier, a l’air momifiée. « Elle paraît droguée, perdue, vitrifiée. Elle ouvre des yeux énormes. » (JJ, p. 150). Mais la question principale demeure celle-ci : quelle est la drogue de Ridder ? N’est-ce pas principalement Catrine ? Selon Sternberg : « Elle a moins une véritable personnalité qu’une couleur, un climat surtout. Une couleur glauque, de toute façon ; un climat d’oppression. En marge des définitions, elle demeure brumeuse, plus lointaine, incertaine, que véritablement équivoque. C’est une sorte de drogue-poison peu nocive à première vue – parce qu’elle n’éclate pas comme un coup de foudre – mais singulièrement entêtante, corrosive, de plus en plus lancinante. » (JJ, p. 25)

Vénéneuse. Elle est comme une plante parasite « qui drogue et empoisonne, quelque chose comme le lierre qui attache, étouffe et retient en même temps » (JJ, p. 27). Ridder est prisonnier de la “bulle” qu’elle a construite autour d’eux. Rappelons qu’historiquement, la bulle est liée à la culture de drogue des années 1970. C’est un espace intérieur, qui ne fait pas de différenciation objet/sujet, ni de projection. C’est un lieu où l’on est un corps-esprit entraîné par des mouvements colorés. L’espace

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que décrit Sloterdijk 11 ressemble fort à cet univers, qui est aussi celui du fumeur de haschich. Un espace matriciel, lié au fantasme de l’indétermination d’avant la naissance et à l’utopie du bonheur. Il faudrait dire un mot, aussi, de l’importance du modèle du passage chez Walter Benjamin. Le passage urbain, à la façon de la camera obscura, est un pur intérieur, monadique, feutré, sans perspective et sans transcendance. Mais à la différence de la sphère, il permet une circulation, un flux (ce n’est pas une cage) et, en cela, il ressemble plutôt à un tunnel. On verra que Ridder, lui aussi, même sans bouger, a l’attitude d’un flâneur qui déambule dans son passé. La lenteur et les détours de cette déambulation l’amène à avoir un comportement d’analysé : les affects qui n’avaient pas encore été “inscrits” remontent à la surface. Dans les expériences sous drogue, on vit souvent ainsi : immobile, replié sur soi comme sous l’emprise d’un sortilège, on est pris d’une antipathie pour la pensée du “dehors”, qui devient presque une torture. L’élément souterrain est là encore prédominant. Dans Sur le Haschisch de Benjamin, on trouve des indications du genre : « Les images veulent enfermer l’homme dans une chambre isolée, il faut alors qu’il pénètre en elles » (SH, p. 69). La chambre noire à la fois absorbe et est absorbée par son occupant. C’est pourquoi Ridder n’est pas si passif qu’on le croit. Son regard, comme celui du fumeur d’opium, aspire « cent lieux à un seul endroit », « comme si la vie avait été enfermée telle une conserve dans une boîte » (SH, p. 87). Réfugié dans l’image, il est loisible au sujet enivré de “penser”, à l’abri des sollicitations de la vie, et de tirer de cette situation des effets thérapeutiques, même s’ils sont sans doute insuffisants pour Ridder. La drogue permet d’aller au-delà de la conscience : on ne distingue plus de sujet, car il y a mise à distance de soi-même. « Je ne suis pas je », je suis le contraire d’un sujet cartésien. De même, le sujet, dans une chambre noire, n’est pas défini de façon rigide : il est allongé, en proie à ses rêves, dans des univers à multiples points de vue (il est leibnizien ?) alors que le sujet, cartésien, de la perspective est dans une position fixe, debout, et représente la mesure du système. On pourrait d’ailleurs mettre en miroir Je t’aime je t’aime et Meurtre dans un jardin anglais (1982) de Peter Greenaway, car ces films “travaillent” selon deux modèles opposés : l’un se rattache à la perspective et à ses représentations ouvertes, transparentes, l’autre met en valeur la camera obscura qui inaugure, c’est notre hypothèse, une certaine forme d’absorbement, avec tous les effets d’obstruction qui en découlent. Il Peter Sloterdijk, Bulles. Sphères. Microsphérologie, Tome I, traduit de l’allemand par olivier Mannoni, Paris, Pauvert, 2002. 11

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faudrait revenir sur les analyses de Michaël Fried12 concernant la peinture “absorptive” d’un Manet par exemple. Cette qualité s’étendrait à une bonne part de la peinture hollandaise du XVIIe siècle. Nous remarquons aussi, entre les films cités, de très nettes oppositions, révélatrices de deux conceptions philosophiques radicalement différentes, ne serait-ce qu’au niveau des rapports humains : Greenaway nous montre des personnages pour qui l’idée de pouvoir, de maîtrise et de rationalité règnent de façon brutale, alors que Resnais s’attache à décrire des individus rêveurs, sensibles, ensorcelés, sans illusion sur le monde des hommes atteints par la « névrose et la passion de construire, de posséder les choses », dixit Catrine (JJ, p. 167). Ce qui s’impose dans les expériences de rêverie, c’est l’image d’une communication douce, quasi automatique. Certaines choses spirituelles « prennent la parole d’elles-mêmes » (SH, p. 17), comme si les paroles étaient « suggérées phonétiquement » (SH, p. 22), de même que les souvenirs. La fixation absorptive se réalise aussi d’un point de vue temporel. Sur fond d’une expérience intérieure aux dimensions immenses, la durée semble absolue (ce n’est pas le fameux “instant” cartésien) et l’espace, illimité (ce n’est pas la “coupe” du tableau perspectif). L’image qui se réalise dans l’ivresse, parce qu’elle est une interruption du continuum de la vie, pourrait bien être le paradigme du temps qui tourne en rond, de l’instant utopique qui persiste, comme le moment de bonheur sur la plage… La drogue, si elle est un poison, a aussi l’effet anesthésiant et rassurant d’une berceuse qui calme, qui console et qui voudrait faire en sorte que ce qui est arrivé ne soit pas arrivé (comme la mort de Catrine), qui voudrait « laver la vie dans le fleuve du temps ». De même la répétition fournit du mouvement avec de l’immobile. « Il peut revenir comme ça pendant des semaines. » disent les savants. Comme Benayoun le relève, le retour rituel du 5 septembre a un côté Shéhérazade : « Et lorsque fut commencée la mille et unième nuit… » Les mots sésame : « C’était bien ? » font naître un état d’expectative et fonctionnent comme une madeleine à répétition, nous faisant ressentir l’impact de chaque moment privilégié. Ridder semble d’ailleurs se complaire dans ces répétitions, peut-être cela le rassure-t-il. Voilà à quoi ressemblent ses dédicaces : « Hommage de l’auteur… Hommage de l’auteur… Hommage de l’auteur… » (JJ, p. 91). Il faut dire que son activité ne lui épargne pas les tâches répétitives. Ses rêves ont aussi un côté obsessionnel, lorsque son travail devient trop ingrat. Leur tonalité Michaël Fried, Le Modernisme de Manet, traduit de l’anglais par Claire Brunet, Paris, Gallimard, 1996. 12

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angoissée est évidente, et l’on peut supposer que la répétition est un bon remède pour la calmer. Ce comportement peut être mis en rapport avec celui de l’autiste, qui, par ses balancements réguliers, se berce et trouve rassurant de vivre dans un temps cyclique. Pour combattre l’angoisse de l’événement, Ridder s’impose un ordre, une logique implacable et rituelle. « Je suis ponctuel dans mes retards. Jamais plus d’une heure et rarement moins. » On peut supposer que ses ouvrages ont ce même caractère monadique et formaliste, avec des règles littéraires qui prennent valeur d’absolu, comme chez Georges Pérec13 (La Disparition). Cette lettre de Ridder serait digne aussi d’un Raymond Queneau : « Cher monsieur, nous avons bien reçu votre honorée du 24 courant et nous adraptons d’y druiser filistre, etc… » (JJ, p. 153), en langage imaginaire. On reconnaît le modèle de la matrice, qui détermine l’aspect programmatique de la production des œuvres. Le film de Resnais dans son entier en est d’ailleurs un parfait exemple, avec ses procédures de coupe érigées en principe créateur. Il ne s’agit pas, bien sûr, de réaliser scrupuleusement un programme rigide. Le projet n’interdit pas la liberté, au contraire, c’est un appui qui réclame d’être bousculé, au moins par un zeste d’irrationnel. Chaque “programme” se développe et va jusqu’au bout de lui-même dans sa solitude. Les contacts sont rarissimes (chacun a son rythme), ce qui implique l’impossibilité d’une synthèse. En même temps qu’un profond absorbement en soi-même, le caractère monadique suppose un principe de distraction, car il est impossible de saisir la multiplicité des démarches. Je t’aime je t’aime, parce qu’il développe des séries, des scènes, autonomes, interdit une vision focalisée et totalisante. Ce qui est requis au contraire, c’est une attention périphérique, au sens du scanning (balayage, distraction) théorisé par Anton Ehrenzweig 14 .

Georges Pérec, La Disparition, Paris, Editions L’Imaginaire, 1998. Anton Ehrenzweig, L’Ordre caché de l’art. Essai sur la psychologie de l’imagination artistique. Traduit de l’anglais par Francine Lacoue-Labarthe et Claire Nancy. Préface : JeanFrançois Lyotard, Paris, Gallimard, 1974.

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6. La distraction et le dérisoire La distraction = tiraillement dans un autre sens, à différencier du divertissement, est un concept développé par Benjamin et Kracauer comme catégorie de la perception. C’est un mode de l’être au monde où les fonctions synthétiques ne se réalisent pas. De même, le Sublime selon Kant nous place devant l’impossibilité de concilier les facultés de l’entendement et de l’imagination. Cependant il présuppose qu’une synthèse est possible : c’est le concept du Beau. La notion de sublime semble donc marquée par la nostalgie de la totalité, du fait même qu’il la dépasse et la ruine. Or ce qui marque les films de Resnais, mais aussi le cinéma et les arts contemporains plus généralement, n’est pas de l’ordre de la perte ou du regret. C’est l’acceptation sereine d’un monde qui ne se donne pas comme un Tout, mais qui comporte en lui-même, sans qu’il soit besoin de chercher une quelconque transcendance, sa part de mystère et d’émerveillement. C’est un regard sur la littéralité du monde, où la volonté de maîtrise et de synthèse (syn-thèse au sens de “comprendre”, rassembler) est mise entre parenthèses. Alors, la vision peut se faire errante, autant que l’action qui sera relâchée, comme dans nombre de films de la “nouvelle vague” qui n’aura eu de cesse de célébrer la promenade, la ballade, le rêve. Quand on demande à Ridder où il était l’année dernière, il se trouve qu’il était en vacances, c’est-à-dire qu’il profitait d’un temps libre, sans pression, sans contrainte, ouvert à la rêverie, au dérisoire, à l’oisiveté et à l’amour. Les vacances sont peut-être emblématiques de cette notion de distraction, car elles ouvrent sur des possibles, de l’indéterminé, bref de la non-focalisation. Même quand il est au bureau, Ridder cède à cette envie de faire un pas de côté et de regarder les choses librement. Il lui arrive souvent de dérailler dans le travail (souvenons-nous de la lettre) et de mettre ainsi un peu de diversion et de fantaisie dans la monotonie de son emploi. Il s’accorde des moments de décrochage et pervertit l’idée de rentabilité et d’économie. En un certain sens, c’est un artiste puisqu’il arrive à détourner un programme contraignant pour le tirer vers une vision poétique, en jouant avec les montres ou les taille-crayons par exemple… Précisons cependant que la distraction se distingue fermement du divertissement dans ce qu’elle comporte de grave et de conscient. Elle est toujours une déroute, une mise en difficulté de l’esprit. Ridder, quand il plaisante, le fait en quelque sorte sérieusement, avec attention et lucidité. Il ne cherche pas à s’oublier ou à s’abrutir, il s’absorbe pour mieux dérailler.

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On retrouve cette puissance de distraction dans de nombreuses scènes, par exemple lorsque la souris surgit de façon inopinée et incongrue sur la plage. Cette rapide incursion ne manque pas de nous désorienter car, logiquement, la souris n’a rien à faire là. Sa présence est pour le moins paradoxale et il faut appréhender la remarque de Ridder selon deux niveaux de réalité : d’une part, la plage n’est effectivement pas le milieu naturel des souris blanches (sauf peut-être pour Catrine, qui n’a pas l’air étonnée !) d’autre part, cette souris, si elle a sa place dans la sphère ou dans un passé qui lui appartient, ne devrait pas se retrouver dans le passé de Ridder. On peut voir ce plan comme une pure injection d’atemporalité, un intercalage qui, de façon quasi subliminale, vient troubler la logique qui s’était malgré tout installée. Ridder est conscient de ce paradoxe, et lui lance : « C’est vrai que tu te balades toi aussi ? », ce qui souligne que la souris aime autant la flânerie que son compagnon. « Mais que dirais-tu si je me baladais moi aussi dans ton passé ? ». Il ne croit pas si bien dire : le fameux plan où on le voit se glissant entre les meubles n’est peut-être rien d’autre qu’une incursion dans le milieu et le passé de la souris. L’expérience aurait déraillé non seulement à cause du débordement de la durée mais aussi par les télescopages, même brefs, où Ridder et la souris ont comme échangé leur passé. Remarquons que Resnais, par des parallèles de ce genre, fait preuve d’une distance ingénieuse et humoristique à l’égard de son propre système. La distraction, au sens d’un détournement de programme, signe le caractère essentiellement libre et mystérieux de l’humain, irréductible aux calculs et au statut de cobaye. Ce dernier se comporte d’une manière totalement imprévisible pour les savants. Il ne cesse d’échapper à la volonté des expérimentateurs car il est aux prises avec les caprices de sa propre volonté, faible et inconstante. Son absence de convictions et un certain désenchantement font de lui un “objet” difficilement expérimentable. Un homme d’action, au contraire, est nécessairement convaincu du bien-fondé de ses perspectives d’avenir, son imagination est au service d’une ambition définie. Ridder, lui, est absolument “insaisissable” dans tous les sens du terme. Les scientifiques de Crespel pensent que l’expérience déraille sur une défaillance technique mais il est probable que Ridder soit le seul responsable de son égarement. C’est cette part d’indéterminé qui donne autant d’importance à ces temps de la vie que l’on qualifie, peut-être un peu rapidement, de “temps morts”. À une situation scientifique radicalement inédite (Ridder, sur ce plan, est un “pionnier”) s’accole une histoire d’amour a priori banale : Resnais en est bien conscient, et, par un autre parallèle humoristique, fait dire à son personnage, lorsqu’il est au lit avec Catrine : « Tu vois. Nous ne sommes 62

pas des pionniers » (JJ, p. 109). Dans le choix des moments dont se souvient Ridder, il y a du hasard, bien sûr, « comme si on lançait en l’air des centaines de cartes qui virevoltent et qui retombent : une bonne partie des cartes sont recouvertes, on n’en parle pas et les autres sont éparpillées, elles ne forment pas une série continue » 15 , mais pas seulement : certes, la mise en scène nous transporte dans de multiples lieux, avec différents personnages, dont nous ne verrons certains qu’une seule fois, mais il y a quand même des endroits privilégiés, comme la chambre. Sa présence insistante n’est pas étrangère à la sensualité diffuse qui parcourt le film, comme dans cette scène où Claude caresse les genoux de Wiana. Les autres situations de “temps morts” tiennent au désœuvrement du bureaucrate qui aime contempler les instruments de son art, comme le crayon… « crayon mâle de l’espèce que l’on trouve plus couramment dans les régions tempérées : taillé en pointe, etc. » (JJ, p. 186). L’échappée dans l’imaginaire n’a donc pas forcément besoin de stimulant fantastique : si l’on en croit les surréalistes, il existe un « merveilleux quotidien ». Sternberg relève d’ailleurs une coïncidence étonnante à propos du titre, que Resnais aurait choisi pour rendre hommage à la pièce de Sacha Guitry intitulée Je t’aime, mais par la suite, il a découvert « un tract surréaliste : une photo de je ne sais plus quoi, et marqué en dessous, sans explication : “Je t’aime je t’aime” » 16 . S’en serait-il inspiré, plus ou moins consciemment ? C’est probable, compte tenu de l’admiration de Resnais pour les peintres surréalistes (une affiche entraperçue dans le film semble d’ailleurs représenter une peinture de Magritte…). Quant à la sphère, elle peut être vue comme une image merveilleuse de conte de fées. Ridder ne croyait pas si bien dire quand il demandait ironiquement aux savants s’ils allaient changer leur voiture en citrouille. Or la machine ressemble, non seulement à un cerveau, mais aussi précisément, à une citrouille. Et Ridder, comme Alice, s’est laissé entraîner de l’autre côté du miroir du temps, en suivant non pas un lapin blanc mais une petite souris blanche. De plus, si Resnais a choisi de peindre son héros (ou anti-héros) dans des “temps morts” de sa vie, c’est aussi parce que les choses graves transparaissent d’autant mieux quand elles contrastent avec des périodes de calme. Leur violence est pour ainsi

15 Jacques Sternberg, « Resnais le conciliant », Revue Positif, Spécial 50e anniversaire, Paris, Jean-Michel Place, n°495, mai 2002, pp. 120-123. 16 Jacques Sternberg, « Resnais le conciliant », p. 120.

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dire décuplée, comme dans les colères de Ridder contre Catrine et Wiana. Il est donc dommage de délaisser ce qui paraît indifférent ou peu digne d’intérêt car c’est ce qui fait qu’un film est libre et qu’il flâne, par delà les déterminations intentionnelles qui lui donnent sa direction et sa signification. Le concept de distraction est indissociable de ces états de dérives et de ces déviations, qui donnent du souffle à un film. Catrine, nous dit Sternberg, aime marcher seule dans les rues, avec un sens quasi somnambulique de l’errance. Le film lui-même “erre” et si l’itinéraire est souvent balisé (la flèche signalétique de Crespel), il ne mène nulle part. La vie de Ridder tout entière n’est finalement qu’une suite de trajets très fréquents : en train, à pied ou en taxi, mais ceux-ci ne semblent pas avoir de but bien défini… 7. Une construction déchronologique : le “temps éclaté” Cette forme d’errance fait rupture avec la conception du découpage classique, du récit traditionnel. Dans le scénario, les dates et les heures sont précises, alors qu’elles sont beaucoup plus rares dans le film, et en effet on ne lit pas un scénario comme on voit un film, ils sont relativement autonomes. C’est pourquoi il est difficile, en cours de projection, de prendre les repères que permet, avec le recul, une étude attentive du découpage. Le montage est peut-être l’acte cinématographique par excellence car il organise l’ordre des coexistences, et Je t’aime je t’aime s’appuie sur un montage qui n’est pas sans rappeler la théorie des collisions et des ruptures d’Eisenstein. On a souvent décrit l’œuvre de Resnais comme une série d’exercices formels, où le souci de créer des structures inédites l’emportait sur le processus narratif. Pourtant on ne peut pas dire que le récit soit inexistant et il faut bien préciser que le contenu est la forme et n’existerait pas en dehors de cette forme spécifique. La construction et la composition se révèlent inséparables de la décomposition. Je t’aime je t’aime est constitué d’éclairs et d’épisodes plus ou moins longs qui nous demandent d’accepter une continuité de pensée, au lieu de l’habituelle continuité du lieu et de l’action. À une logique linéaire du temps, le film oppose une liste sans borne, infinie, d’instants toujours au présent, autonomes, détachés, hétérogènes. « Un monde sans date » comme il est dit dans le film de Marker. Et sur lequel on peut donc toujours revenir : « l’instant repasse » exactement comme l’image d’un film rejoué. Les bribes de passé ne resurgissent pas dans l’ordre des événements mais presque au hasard . Cette “déchronologie” qui ruine la notion habituelle de flash-back, semble 64

traduire les tâtonnements du processus de sélection de l’appareil psychique : le chaos mental s’ordonne avec difficulté. Mais il y a aussi un jeu entre linéarité et non-linéarité, l’une dissimulant l’autre et inversement. Je t’aime je t’aime développe un cadre linéaire enchâssant à l’intérieur duquel s’inscrivent, apparemment dans le plus grand désordre, les épisodes du passé. En réalité, ces épisodes enchâssés procèdent de ce que l’on pourrait appeler “une linéarité relative” ou “suspendue”. D’une part, dans un ordre chronologique, sont disséminés des plans qui marquent une avancée régulière de la fiction, au sein desquels on peut discerner exposition, nœud et dénouement. D’autre part, autour de cette colonne vertébrale, sont ventilés, selon un rythme alternant, des plans “aléatoires” sans lien apparent, à l’emplacement libre (Ridder dans la salle d’attente d’un dentiste) ainsi qu’un certain nombre d’amorces et de rappels de la ligne principale. L’impression est kaléidoscopique, de par toutes ces interruptions, ces sautes, inserts et décalages, mais aussi, de façon plus troublante, par des plans à la temporalité indécidable, comme ceux de la souris. Le film saisit l’histoire dans ses relâchements et ne raconte pas un drame dans l’ambition de mettre en ordre ce qui a été vécu dans un certain laisser-aller, comme souvent l’amour et le malheur… Dégagées des contraintes d’un récit à exposer, les séquences s’ordonnent en vertu de rapports souterrains, de mouvements musicaux, d’associations d’idées ou d’images. La puissance d’unité tient à la radicalité de la mise en fragments, ou plutôt au montage de bribes et de détails. Ces temps morts minent la cohérence globale car ils ne trouvent plus leur case attitrée, et fonctionnent comme éléments de rupture plus que de finitude. L’incertitude a alors toute sa place. Cette déchronologie n’est pas sans rapport avec le concept de déformation selon Benjamin, pour qui l’imagination procède essentiellement par défiguration, et non pas, comme on le pense trop souvent, par une création ex nihilo. La faculté de dépasser toute chronologie est souvent celle des conteurs, qui se complaisent dans d’incessants retours en arrière, dans des anachronismes de récits, des réflexions intemporelles et des sauts fulgurants dans l’avenir. Resnais, de même, a le sens de la digression en même temps que celui du suspense. Le film, pour lui, est une tentative d’approcher la complexité du mécanisme de la pensée, car nous ne pensons pas chronologiquement. Nous avons tous des images, des choses qui nous déterminent et qui ne sont pas une succession logique d’actes qui s’enchaînent parfaitement. La perturbation chronologique du récit n’a rien de gratuit : elle est même soigneusement

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préparée par les premières séquences de mise en place de l’expérience qui nous préviennent des risques encourus. Le passé se manifeste alors comme la coexistence de cercles plus ou moins dilatés, plus ou moins contractés, qui constituent des sortes de régions : chaque région a ses caractères propres, ses tons, ses dominantes, ses points remarquables. Tels sont, selon Deleuze, les caractères paradoxaux d’un temps non-chronologique : la préexistence d’un passé en général et la coexistence de toutes les nappes de passé. La narration ne se définit plus comme une succession d’actions. Si l’histoire est longitudinale, la mémoire est essentiellement verticale. L’histoire consiste à passer au long de l’événement, la mémoire consiste à y rester, à s’y enfoncer (Bergson). Dans Je t’aime je t’aime, il y a une contraction extrême du présent et une extension d’autant plus large du passé. En découle une multiplication des souvenirs. Notons que le côté mosaïque de ces myriades de petites scènes pourrait compliquer le travail des acteurs. Il n’en est rien et l’on touche là à une spécificité du cinéma. Comme le souligne Claude Rich : « Après tout, la déchronologie, c’est continuellement ce qu’on fait au cinéma. On joue des instants. »17 Sternberg souhaitait trouver une idée pour accumuler une quantité de petites scènes très courtes, en les justifiant quand même par une histoire, un fil conducteur. D’où l’idée du voyage dans le passé où le héros revit des moments de sa vie, mais au hasard. Cette kyrielle de moments anodins, étranges ou dramatiques, seront assemblés, en quelques trois cent plans, selon des branches dramatiques imprévisibles, moins nombreuses mais tout aussi aléatoires que dans Smoking et No Smoking. Le déroulement de Je t’aime, je t’aime diffère souvent du scénario original dans la succession des plans. En modifiant l’ordre des séquences comme on bat un jeu de cartes, mais selon une réflexion approfondie, Resnais s’attache à la « mécanique de la pensée qui le fascine toujours pour ce qu’elle comporte d’évasif et de fluctuant » (AI, p. 139), les songes affleurant souvent au hasard… Je t’aime je t’aime propose une vision quasi spatiale du temps et du destin : c’est une véritable mise à plat temporelle du monde par l’image. La simplicité stricte pour laquelle il a opté ne peut que renforcer cette impression : chaque scène est tournée en un seul plan, les cadrages sont fixes, assez statiques, les mouvements d’appareil sont retenus, peu expressifs et, même si le sujet du film est un voyage, les

Philippe Rouyer et François Thomas « Entretien. Claude Rich. Un Fantasio contemporain », Revue Positif, Spécial 50e anniversaire, Paris, Jean-Michel Place, n° 495, mai 2002, pp. 124-126.

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travellings sont rares : il y en a un au début, qui épouse le trajet en voiture menant Ridder vers la mort, mais c’est à peu près tout. Toutes ces images éparpillées, toutes ces cartes à jouer dont les figures sont les moments d’une vie, si elles sont soustraites à toute continuité, sont par là même superposables. Rencontres mémorables ou heures creuses, nous ne savons pas ce qui a vraiment édifié notre destin. La construction voulue par Resnais élimine ainsi toute trace de déterminisme, le temps n’étant pas perçu comme une fuite inexorable et implacable. On trouve au contraire, dans beaucoup de ses films, l’idée d’un temps où « les intervalles de durée » sont infiniment malléables : c’est un temps “simultanéiste”, fait de la juxtaposition d’instants non ordonnés. Je t’aime je t’aime est un film qui essaie de faire vivre un passé “composé”, dans un sens musical. Il faudrait dire un mot de la posture, singulière, du sujet, qu’implique une telle conception. Penser les temps mis à plat, c’est occuper une place ambivalente, décalée. C’est se penser comme à la fois dedans et dehors. Le héros de Resnais est aussi à la fois mort et vivant, à la fois dans la sphère et dehors, en attente, comme dans la machine, où il compte 1, 2, 3, 4… pour se calmer. Il procède en fait à un véritable compte à rebours, marqué par l’obsédante pulsation des retours vers Catrine. 8. Étirement et compression du temps Ce monde vu par Resnais (et aussi par Marker) est une cohabitation de temps singuliers, connectés par les aléas de la vie. Mais ces temps que ne lie aucune mesure objective ne sont pas pour autant flottants et sans lien : ce qui les fait tenir ensemble, c’est le travail de l’inconscient. Les temps juxtaposés font sens, ils font même histoire, parce qu’ils sont « raccordés par le souvenir ». Le raccord de souvenir est conçu sur le mode d’une mise en relation imaginaire d’entités hétérogènes, dont Resnais marque les coïncidences certes, mais aussi assume, et même souligne, les écarts, comme résultant d’une activité mentale. La particularité de Je t’aime, je t’aime consiste, par le montage, à établir des rapports imprévisibles entre des scènes dispersées dans l’espace et le temps, qui, du même coup, acquièrent toutes la même valeur, parce qu’elles ont la même importance pour la connaissance de la “vérité” du personnage. Ce qui ne veut pas dire qu’il soit facile d’accéder à cette vérité. Les “affinités” de plans selon Sternberg ne sont pas nécessairement évidentes. Le film nous montre une succession de saynètes discontinues dont certaines sont répétées jusqu’à six fois, mais elles sont alors tournées sous autant d’angles différents. C’est comme si, à partir d’une monade, se 67

développaient des variations infinies, selon les points de vue où l’on se place. Le risque est de tomber dans la confusion et l’incohérence. Mais Resnais relie ces scènes entre elles, par exemple, comme le remarque Michel Cieutat : « au moyen d’associations de mouvements : Ridder se redresse la nuit dans un lit, poursuit le mouvement dans un autre lit auprès d’une autre femme, et se recouche dans un troisième lit, le matin, auprès de sa compagne Catrine. Ou bien le raccord se fera par des mots repris aussitôt : “Une authentique Michelin, tu en es sûre ?” – “Vous en êtes sûr ?”, ou par une image (Ridder chez le médecin) suivie d’une parole en écho (“Tu es fatigué ?” lui demande Catrine à leur domicile). » 18

On peut relever aussi des “sauts” dans le film, comme si la conversation avait été avalée par un tunnel, où l’on raccroche sur une bribe de la dernière phrase prononcée. C’est le cas de la scène qui se passe en Provence, près de la grotte, où nous avions vu Catrine commencer une phrase qui devait être interrompue par l’irruption d’une autre saynète. D’autres échos traversent le film : par exemple lorsque Ridder, au bout de trois passages de la souris blanche du labo, finit par lui tenir une conversation qui ressemble à celle qu’il tient sur la plage avec Catrine : « C’était bien ? Tu es allée loin ? ». Dans une description traditionnelle, le “réel” se reconnaît à sa continuité : c’est un régime d’enchaînements empiriques, de connexions causales et logiques, selon un schéma cartésien. Il est évident que Je t’aime je t’aime ne répond pas du tout à cette définition. Ce que Resnais a réalisé à partir du scénario procède d’une véritable écriture “aléatoire” où chaque spectateur est mis dans la situation qui est celle des expérimentateurs dans le film, un peu dubitatifs et attendant de voir… Ce qui compte, c’est l’interstice entre les images. Cette place, entre le spectateur et le monde, ressemble à un barrage qui transmet les perceptions tout en en filtrant l’arrière-plan, comme le ferait une chambre noire. Le film cesse d’être une chaîne ininterrompue d’images, esclaves les unes des autres, pour nous montre au contraire les choses littéralement, en faisant moins de métaphores que des démonstrations essentiellement métonymiques. La coupure dans une suite d’images n’est plus une coupure rationnelle qui marque la fin de l’une ou le début d’une autre, mais une coupure “irrationnelle” qui n’appartient ni à l’une ni l’autre, et se met à valoir pour elle-même. Le temps acquiert alors une valeur autonome et ne répond plus à un aucun standard. On note

Michel Cieutat « Je t’aime je t’aime. L’écho du temps, l’écho du cœur », Revue Positif, Spécial 50e anniversaire, Paris, Jean-Michel Place, n° 495, mai 2002, pp. 117-119.

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l’extraordinaire amplitude de la durée, qui à la fois peut s’étirer et se comprimer à l’extrême : 1. Ne serait-ce que dans l’élaboration du film et en particulier du scénario, on note que le travail s’est étendu sur cinq ans et est passé par tous les stades de l’étirement ou du rétrécissement. Le sujet n’avait aucune limite bien définie, il n’y avait aucune raison de commencer à un point ou d’arrêter à un autre. C’était « l’élastique absolu. Plonger au hasard dans un passé – ou faire semblant de plonger au hasard – cela peut mener loin, cela laisse le choix entre des millions et des millions de flashes ou de séquences qui pouvaient toutes avoir leur sens, leur force de frappe, leur efficacité ». (JJ, p. 11). D’où la difficulté de Sternberg. Pour Resnais au contraire, ces années, compressées en temps réel, déduction faite des discussions, ne faisaient jamais que quelques mois de travail. 2. Dans le film, ensuite, le temps ne se mesure pas, car il est infiniment extensible. L’expérience de Ridder n’aura duré que le temps d’un film : 1h15, puisqu’elle a débuté le 5 septembre à 16h pour se finir le même jour à 17h15 (il est retrouvé une heure après sur la pelouse). Pourtant, il semble qu’il se soit passé une éternité… La réplique d’un savant semble aller dans ce sens : « Attendre ? Il va mourir de faim » (JJ, p. 86). La condensation est extrême. Ridder craignait, en plaisantant un peu, de tomber dans « une minute de plusieurs années » (JJ, p. 67), d’une façon assez semblable, le film de Marker nous raconte toute la vie d’un homme en la condensant dans un instant paradoxal. Resnais n’hésita pas après le tournage, à remonter pour l’expérience le film dans son ordre chronologique, avant de s’apercevoir que le film perdait toute son émotion. Au contraire, l’éparpillement du film d’une part, son ramassement de l’autre lui donne une « densité incomparable ». Et l’introduction de 15 minutes, assez classique il est vrai, ne sert pas seulement à planter le décor. Elle permet de rendre compte des contrastes temporels. De même : « la démultiplication de la journée du 5 septembre nous apprend l’essentiel sur Ridder, là où la succession de ses journées d’employé nous aurait paru fastidieuse […] Certaines scènes du passé sont reprises et complétées par Claude Ridder comme on corrige une épreuve d’imprimerie, et cette vie revécue par un homme de plume a quelque chose du manuscrit recouvert de surcharges et rectificatifs. » (AI, p. 139)

9. Une impossible synthèse. Esthétique du balbutiement Ces reprises et ces « ratures du temps » (Barthes) dans le film de Resnais, prennent l’allure de balbutiements. Balbutier (balbus, bègue) signifie « articuler imparfaitement avec hésitation et difficulté ». Le balbutiement 69

qualifie donc une parole hésitante mais aussi un tâtonnement initial, comme lorsqu’on parle des débuts d’une science, du cinéma… Ces phénomènes semblent jouer un rôle important dans le cinéma de Resnais, à tel point qu’on a souvent utilisé l’expression « esthétique du bégaiement », pour décrire ses films. Le bégaiement est un peu différent du balbutiement : c’est un embarras de la parole caractérisé par la répétition involontaire, saccadée et explosive d’une syllabe et/ou par l’empêchement complet d’émettre certains mots. Resnais semble allier ces deux concepts, puisqu’il joue à la fois du tâtonnement : il nous livre des bribes, des hésitations, des incertitudes, et de la répétition, dans ce qu’elle peut comporter de haché et “d’explosif”. Parce que le récit, chez Resnais, se transforme en une action désarticulée dans le temps, on peut dire que l’histoire bégaie et qu’elle interdit toute univocité. Bergson et Deleuze mettaient en valeur dans le film sa capacité de tissage, sa faculté de faire s’interpénétrer divers éléments. C’est dire si le cinéma est le contraire d’une machine à faire des synthèses, au sens de Hegel ou d’un historien positiviste. La synthèse ne serait possible que si le cinéma était une machine conceptuelle, ce qui n’est pas le cas. L’image n’est pas du concept, le regard n’étant pas focalisé sur la signification. Bien entendu on trouve du sens et une certaine détermination qui font que le film n’est pas un acte gratuit, arbitraire. Mais le jeu est toujours ouvert, et les sens peuvent être multiples, les situations ne passant pas forcément par des procédures réflexives ou objectivantes. Ce qu’on a tendance à oublier, c’est que les formes implicites sont tout aussi importantes : par exemple, on peut repérer un clin d’œil qui porte sur le titre et la structure entière du film, lorsque l’un des savants déclare : « nous balbutions encore »… Sternberg lui-même parle d’un « bégaiement temporel » qui se fait autour de la minute de 66. Ridder se retrouve d’abord un quart d’heure en arrière de la minute choisie, puis il débarque à 16h03. Il y revient, (première répétition), et y revient encore (seconde répétition). Ces décalages dans le temps sont très légers. On sent qu’on n’est pas loin, on est “dans les environs” du moment recherché. C’est comme un mot qu’on a sur le bout de la langue : on le sent tout près mais on n’arrive pas à l’attraper. Alors on tourne autour, on balbutie, on essaie de trouver des rapprochements, des équivalents, mais ceux-ci sont toujours approximatifs et donc partiellement insatisfaisants. Revenons au phénomène du bégaiement. Une première scène fonctionne comme un point d’accroche : « C’était bien ? » dit Catrine. La deuxième fois, la scène se développe comme une monade, elle se déplie : « Catrine : C’était bien ? Ridder : Très. Catrine : Tu as vu beaucoup de poissons ? 70

Ridder : Deux serpents de mer, quelques requins, des méduses géantes », etc. Enfin, la troisième fois, on ne va pas plus loin que : « Tu as vu beaucoup de poissons ? ». La scène s’est repliée. On revient à 16h45. Et brusquement, on saute trois ans en arrière : Ridder atterrit en 1964, puis en 1959, en 1966, en 1951, etc… et à des heures très diverses : 22h, 16h, 11h… On dérive complètement, avant de retrouver les années 66 et 67 où nous, spectateurs, sommes “dans les coulisses”, avec les savants. Plus tard, la scène de la plage sera reprise, brièvement, selon un autre angle de vue. Ridder va vers l’eau. Il se retourne vers Catrine : « Tu viens ? Catrine : Plus tard ». Resnais apprécie que les scènes correspondent à une sensation de déjà vu, qu’elles soient un peu annoncées. Bien sûr, l’insistance sur une scène, si elle n’était envisagée que comme un procédé du genre “exercice de style”, pourrait faire basculer le film dans un avant-gardisme complaisant. Ce n’est pas le cas. Le leitmotiv : « C’était Bien ? » est doté d’un sens de « l’inutilité théâtrale […] qui assure au déroulement de l’action un maximum de découvertes […] Le spectateur à la limite sait au bout d’un moment que le film ne s’arrachera jamais vraiment à cette baignade définitive » (AI, pp. 142-143) et pourtant ces répétitions n’ont rien d’exaspérant, de même que les brusques coupures, parfois au milieu d’une phrase. Par exemple, quand Ridder, interloqué, voit passer tout près de lui une souris blanche, il dit : « Qu’est-ce que.. » (JJ, p. 96) et le montage, lui “coupe la parole”, si l’on peut dire, comme pour souligner l’effet de stupeur. Plus tard, on assistera à la reprise et à la continuation de cette séquence : « Ridder : Qu’est-ce que cette souris vient faire ici ? […] Catrine (qui n’a même pas levé la tête) : Elle est peut-être en vacances » (JJ, p. 98). De même, le bègue procède par essais successifs, avant d’aboutir à la phrase qu’il souhaite exprimer. Les choses se précisent, se déploient, comme si, à la manière de la madeleine proustienne, un détail ou un point d’accroche déclenchait le souvenir d’une scène entière. Si répétitions il y a, il ne faut pas croire pour autant que celles-ci soient stériles. Prenons une scène que nous avons déjà vue, en séquence objective : la scène qui se déroule dans le laboratoire avec Ridder et les souris. Nous allons la revoir plus tard, mais cette fois à travers le regard de Ridder, et alors c’est comme si les mots déjà entendus prenaient un son différent. Enfin, le bégaiement peut jouer un rôle dramatique, en annonçant l’orage à venir. Prenons la scène des aveux, suivie des rétractations de Ridder. C’est là que la répétition, en se donnant une suite, en se développant, révèle la vérité brutalement, comme dans un après-coup, et renforce l’effet de surprise. Lors du troisième “flash”, la 71

tension est retombée et Ridder semble être en mesure de témoigner de façon plus claire : il décrit alors longuement la scène à Wiana : « elle souriait… » (JJ, p. 213) dit-il lentement, visiblement ému. Cette esthétique du bégaiement qui caractérise souvent les débuts des films de Resnais s’applique à Je t’aime je t’aime tout entier. Le film apprivoise progressivement le spectateur, en lui faisant accepter ses règles du jeu balbutiantes, car les parallèles finissent par se rejoindre et les liens cachés entre les histoires s’éclairent. Mais à peine ces parallèles se sont-elle rejointes qu’elles se dispersent à nouveau. Le mécanisme se désagrège dans d’autres incertitudes. C’est une esthétique qui a peut-être quelque chose à voir avec celle du “suspens” plus que du fragment au sens romantique. En effet, l’idée du fragment repose sur celle du puzzle, où l’on sait qu’une totalité peut être recomposée. Or le film de Resnais n’est pas un puzzle. C’est plutôt comme si l’on faisait des tentatives d’approche (au sens d’une danse de séduction ou d’une exploration…) autour, non pas d’un centre mais plutôt d’un pôle, mystérieux. La seule solution est de biaiser, d’accumuler les indices, sachant que ceux-ci de toute façon seront impossibles à synthétiser. C’est pourquoi la recherche n’est jamais achevée et qu’elle ne se donne que par bribes. Les variations ne visent pas à “re-constituer” une histoire, grâce à des fragments archéologiques. Elles essaient plutôt, modestement, d’ordonner des morceaux épars, en laissant la place à l’indétermination. Ce mélange de rêve, de réalité et de temps insignifiants essaie de s’articuler autour d’une trame de sens et de vérité. Les répétitions, les coupures brusques dans le film sont aussi à distinguer du couperet de l’instant perspectif qui, lui, a un caractère systématique. Les coupes opérées par Resnais évoquent plutôt le sursaut du dormeur qui se réveille soudain (exemple de phrase coupée et suspendue : « passer la nuit à… ») ou du rêveur en chambre (noire) qui sort brutalement de son état de contemplation, surpris par un détail : « qu’est-ce que ? »… Cette esthétique de bribes ne doit pas être confondue avec celle du clip ou du zapping, qui marque l’ennui, l’impatience et l’arbitraire. Le souci de Resnais n’est pas de remplir un vide en produisant des excitations superficielles… Le travail du rêve a une logique qui lui est propre, même si elle est souterraine. C’est ce que relève Benayoun qui va jusqu’à suggérer que Ridder “rêve” Catrine, comme il rêve peut-être la réalité entière, en l’envisageant comme une hypothèse : « Je rêve que je ne rêve pas, que tout est vrai. » (AI, p. 203). Resnais refuse la simplification dramatique et préfère l’entremêlement. Par le choix de plans très courts, un montage accéléré et un style haché, il traduit l’effritement d’une vie tiraillée en de multiples directions. On ne 72

peut revivre ni raconter quoi que ce soit de continu. Seul nous reste le souvenir d’évènements ou de moments épars, des lambeaux diffus de temps. Jean Cayrol insiste sur l’incapacité à relier les faits : c’est pourquoi il est souvent difficile de témoigner, en particulier pour le lazaréen, ce que relève Jean-Louis Déotte 19 en évoquant le récit de la fille d’une survivante d’Auschwitz, qui se plaint de n’avoir que les “bribes” ou des “flashes” de l’histoire de sa mère, et citant aussi ce témoignage de Georges Pérec (W ou le souvenir d’enfance, p. 97) : « Désormais, les souvenirs existent […] mais rien ne les rassemble. Ils sont comme cette écriture non liée, faite de lettres isolées, incapables de se souder entre elles pour former un mot. […] Ce qui caractérise cette époque c’est avant tout son absence de repères : les souvenirs sont des morceaux de vie arrachés au vide. Nulle amarre. Rien ne les ancre, rien ne les fixe. »

Cette forme nouvelle de discontinuité marque un émiettement extrême du sens et une désaffection affective non moins grande. Les utopies paraissent définitivement anachroniques, de même que toute idée de progrès, et l’on peut avoir la sensation de piétiner, de tourner en rond… 10. Logique obsessionnelle et univers fantasmatique Ridder, lui, piétine à cause de sa fixation sur Catrine, qui le retient comme si elle était une ancre. Le récit ne “décolle pas”, de même d’ailleurs que l’histoire de Marker, malgré la présence des avions. Les moments dérisoires (le plaisir de la mer, du soleil..) trahissent le désir obsédant de goûter encore à ce bonheur perdu. Et ces instants, à force de relever d’une “quasi-tautologie” 20 , renforcent l’impression de “piétinement” du film. Dans sa réitération, la scène de la plage connaît des variantes : Ridder est mouillé, ou bien il est sec, il marche à reculons ou s’avance vers l’eau. Ces petites différences marquent le fait qu’on ne doit pas être bien loin mais que l’on n’arrive pas à retrouver l’instant exact où le présent et le passé coïncident. Ici se pose le problème du “carrefour” des temps, mais surtout c’est parce que rien n’est absolument inédit que l’intrigue acquiert une qualité particulière, en faisant vibrer le différent. C’est la relativité de ce “nouveau” qui fait tout l’enjeu d’un propos sur l’infime variation, quand le thème lui-même semble délibérément faire du sur place. Jean-Louis Déotte, « Le régime nominal de l’art » dans L’Époque de la disparition. Politique et esthétique, sous la direction d’Alain Brossat et Jean-Louis Déotte, Paris, L’Harmattan, 2000, p. 34. 20 Suzanne Liandrat-Guigues, “Une minute ordinaire” dans Alain Resnais, anthologie établie par Stéphane Goudet, Positif, revue de cinéma, Paris Gallimard, 2002, pp. 215219. 19

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La démarche de Ridder elle-même trahit le piétinement : lorsqu’il est sur terre, il glisse comme un fantôme, et lorsqu’il est dans l’eau, il marche en crabe et à reculons. Bien sûr, cela peut venir du fait qu’il est muni de palmes, mais ce mouvement de recul n’est pas indifférent. On ne peut manquer, en effet, de faire le parallèle avec l’expérience de recul dans le temps qu’il fera. Est-ce une sorte de clin d’œil humoristique de la part de Resnais ? Peu importe, l’effet est là, même s’il est sans symbolique aucune. Une minute insiste, Ridder ni n’avance, ni ne recule, il est comme en suspension dans le temps. Le lancinement s’ajoute à cette sensation de piétinement : « Ce qui me plaît [dit-il à Catrine dans un train] c’est que c’est toujours le même kilomètre qui revient » (JJ, p. 159). Les saynètes dérisoires de Je t'aime, je t'aime, si elles vont dans le sens d’un déraillement, mènent aussi à l’engourdissement et à la paralysie. La répétition est une conséquence de l’obsession. Qui dit monde clos dit non seulement retour des mêmes actions, mais aussi un sujet unique autour duquel tout gravite, comme dans Marienbad. Le labyrinthe ramène toujours ceux qui s’y hasardent au centre de la figure, c’est-à-dire au sujet du film : ici il s’agit de Catrine, réduite à une essentielle singularité. Ridder est accroché à la journée du 5 septembre : au fur et à mesure qu’on approche du dénouement, la scène de la plage se précise mais on y retourne toujours. Dans un sens inverse, Ridder atterrit toujours dans la machine, à un moment ou à un autre. Le mouvement général du film est centrifuge, comme dans Marienbad où les personnages se retrouvaient immanquablement au centre du mystérieux hôtel. Ridder est projeté dans le passé pendant une seule minute, mais c’est une minute autour de laquelle il justifie toute son existence. De la même façon, l’histoire de l’Inconnu de Marker, qui s’annonçait par cette phrase : « Ceci est l’histoire d’un homme marqué par une image d’enfance », pose la question de l’origine, plus ou moins traumatique, de la fixation du désir, et des retours obsédants qu’elle suppose. Le réel n’est plus représenté ou reproduit mais visé : le monde n’est pas déjà déchiffré, mais oblige à des tours et des détours, pour approcher de son irréductible mystère. Bergson distinguait deux sortes de reconnaissance : la reconnaissance habituelle, et la reconnaissance attentive qui se fixe sur un “objet” déterminé. Des mouvements subtils font retour à l’objet, reviennent sur lui pour en souligner certains contours et en tirer « quelques traits caractéristiques ». L’objet reste le même, mais passe par différents plans. Resnais, de même, procède par approches successives renouvelées. En observant l’objet, on fait une description qui, parce qu’elle n’est pas la chose même, paraît lacunaire, pauvre et raréfiée. Sur ce point, nous rejoignons le modèle de la camera obscura des 74

Hollandais qui, parce qu’il ne repose pas sur une vision géométrique d’ensemble (au contraire de la perspective italienne privilégiant la synthèse et la narration) autorise une approche par morceaux, qui accorde toute leur importance aux détails… Cette approche très modeste, parce qu’elle accepte les échecs et les approximations, contraste avec la volonté et l’illusion de maîtrise qui résulte du système perspectif. Les saynètes sont pareilles à des vues qui se contractent et se dilatent. C’est pourquoi, hormis la camera obscura, l’autre “appareil” (ou dispositif, plutôt) qui pourrait servir de “grille de lecture” à Je t’aime je t’aime, est le kaléidoscope. Celui-ci en effet, procède par juxtaposition d’éléments disparates, qu’il met en mouvement de façon à la fois saccadée et ondulatoire. Son image est approximative, sujette à de perpétuelles métamorphoses et à des variations infimes. Or, selon Bergson, pour approcher de la vérité, il faut des approximations successives, c’est-à-dire plusieurs images : « Voici un système d’images que j’appelle ma perception de l’univers, et qui se bouleverse de fond en comble pour des variations légères d’une certaine image privilégiée, mon corps. Cette image occupe le centre ; sur elles se règlent toutes les autres ; à chacun de ses mouvements tout change, comme si l’on avait tourné un kaléidoscope. » 21

Nous ne percevons pas la chose ou l’image entière, nous en percevons toujours moins, comme par le biais de clichés photographiques. C’est pour cette raison qu’il faut des essais multiples, des photos et des indices accumulés, afin de s’approcher de « la Chose » – pour reprendre le terme de Lyotard – que l’on n’atteint pourtant jamais entièrement, même si l’on semble parfois tout près. Le photographe de Blow-up et le peintre de Meurtre dans un jardin anglais, l’ont su à leur dépens, ayant été, comme Ridder, confrontés à une disparition ou à une « absence de chose », c’est-àdire à une aberration de la perception… un leurre. On ne saisit jamais la chose telle quelle, directement, dans l’immédiateté d’un face à face. Il faut au contraire “déduire” l’histoire, par des approches biaisées, c’est-àdire par des appareils. La sphère n’est-elle pas ce genre d’appareil, un appareil ambitieux s’il en est, puisqu’il tente l’impossible ? On pourrait de nouveau établir un rapprochement avec la camera obscura : il est très dangereux, à l’œil nu, de soutenir trop longtemps la vision du soleil, car le risque est grand de se retrouver aveugle. Or la camera obscura, par son artifice de filtrage, de tamis, rend possible cette opération. De même, sur un plan temporel, la sphère doit permettre à Ridder de soutenir son passé sans le regarder en face (ce qui lui serait à coup sûr fatal). Mais Henri Bergson, Matière et mémoire. Essai sur la relation du corps à l’esprit, Paris, 6e édition Quadrige, PUF, 1999, p. 30.

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l’autre danger qui le guette, ce n’est pas un passé trop “éblouissant”, c’est au contraire un passé traversé par une disparition ou “un trou noir”, finalement tout aussi aveuglant, qui finit par le happer dans son tourbillon. Face à ces dangers, il faut bien des appareils pour cerner la “nonimmédiateté” de la Chose, ou si l’on préfère son mystère. Ce “mystère”, bien sûr, ne doit pas être compris dans le sens religieux d’une vérité transcendantale, non accessible à la raison, et dont seule la foi pourrait rendre compte. Le mystère dont il s’agit dans le film n’interdit pas, mais suscite au contraire toutes sortes d’interrogations, scientifiques entre autres, à l’infini, alors que “le dogme” décrète la chose inatteignable par nature et rend donc vaine toute recherche. Ce qui s’approcherait peutêtre le plus de cette conception du mystère dans Je t’aime je t’aime, c’est « La Chose », la « différence » ou encore « le figural » selon Lyotard (Discours, figure) en tant qu’événement central, qui suscite un mélange de désir et de censure. Le film dans son ensemble est emprunt de ce mystère : l’expérience se déroule dans le plus grand secret, à telle point que les scientifiques ont parfois l’air de former une secte d’initiés quelque peu superstitieux... « Pourquoi 16h ? » demande Ridder « C’est la minute choisie ». « Nos souris sont toutes revenues » (JJ, p. 69). Si l’expérience est énigmatique, les savants le sont tout autant. Un exemple tiré du scénario : « L’homme ne répond rien, sourit simplement » (JJ, p. 53). Son attitude est réservée. Le mystère est renforcé par le fait que les techniciens parlent parfois en flamand (le film se déroule en Belgique) sans sous-titre, ce qui donne un sentiment, non seulement de dépaysement, mais aussi d’étrangeté. La musique de Krzysztof Penderecki entretient cette impression. Elle retentit avant même que le générique ne soit lancé, nous happe, jusqu’à l’apparition du premier plan. Elle ne resurgira que dans les passages au présent, de manière plus rare, plus fragmentée, créant une distance. C’est une musique chorale, “sidérale”. De même, chez Marker, le film ne commence pas par une image mais par des bruits d’avions. Et plus tard retentira le chant des chœurs de la cathédrale St-Alexandre Nevski. Dans Je t’aime, je t’aime, la musique accompagne le travelling en voiture, un peu à la façon d’un requiem, comme si Ridder était déjà mort, et allait vers sa dernière demeure, la sphère-tombeau. Les deux personnages inquiétants l’attendent à la sortie comme la Mort en personne, pour lui faire entreprendre son dernier voyage. La musique vibrante des chœurs a une tonalité fantomatique. On croirait entendre des voix de l’au-delà, qui viendront de temps en temps “hanter” le film de leur présence ténue et assurer le passage de la réalité au rêve. 76

Ces chants, parce qu’ils appartiennent au domaine de la musique sacrée, tranchent avec l’histoire tout à fait profane qui nous est racontée. La musique n’est donc pas redondante mais crée au contraire une étrangeté qui annonce la mort et la disparition, et donne à l’histoire une couleur intemporelle, à l’image de Catrine, qui vit hors du temps. C’est comme si Resnais nous disait : « il n’y a pas de petites histoires ». C’est une musique très lente, avec de longues notes tenues, qui ressemble au chant grégorien mais aussi, on peut l’imaginer, au chant des sirènes, pour sa capacité d’envoûtement. Catrine n’est-elle pas la sirène qui envoûte Ridder ? Sa voix est veloutée, magnétique et enveloppante, mais aussi chantante et indolente comme le balancement des vagues, mate et assourdie comme si elle provenait des lointains. Son léger accent étranger renforce cette impression d’inaccessibilité. Selon une indication de Sternberg : « Catrine parle très lentement, très doucement, sans gestes, d’une voix égale, atonale » (JJ, p. 106). Elle ne « bascule pas », elle est « étale ». Ses propos prennent parfois l’allure d’un récitatif monocorde ou d’une incantation de mots, par exemple lorsqu’elle entame son monologue au téléphone avec Claude : « Tout est bleu, il fait tout bleu. Le ciel est bleu, la mer, le papier peint, le sable, la ville. Et tout le monde bleuit sous le soleil, il y a beaucoup de jolies filles déjà toutes bleues. Et toi, et toi… Tu me manques, Claude. » (JJ, p. 105). Ridder a la voix plus âpre, mais un ton parfois tout aussi indolent. Les leitmotive verbaux, comme le fameux « c’était bien ? », nous bercent aussi, comme les nombreux murmures et chuchotements (au lit, dans la grotte) qui accentuent l’impression de somnolence et de suspension du temps. La musique n’est donc pas seulement celle de Penderecki : les voix participent de la musicalité générale d’un film qui, s’il n’est pas construit selon une logique linéaire, se rapproche beaucoup de la composition musicale. La tonalité de l’ensemble est feutrée, parfois entrecoupée d’éclairs, de cris, de saccades, qui rappellent les ruptures dissonantes de Berg ou de Bartok. On ne peut pas séparer musique, paroles et sons. Certains bruitages sont d’ailleurs très significatifs : par exemple, les battements sourds que l’on entend au moment où Ridder se suicide font penser à un cœur qui lâche certes (on sent le vertige de Ridder qui est en train de perdre conscience) mais aussi à des bruits d’eau, comme s’il était en train de se noyer et plongeait lentement dans l’univers abyssal qui l’avait toujours hanté, mais cette fois définitivement. Sternberg avait d’ailleurs songé, un instant, à faire se terminer le film par un plan où l’on verrait Ridder une dernière fois dans l’eau, mais noyé. De façon assez proche, dans le camp souterrain de La Jetée, un rythme se fait entendre,

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sourd et inquiétant, qui évoque de lancinants battements cardiaques amplifiés. 11. Les plongées dans le temps. Fascination et fixation L’ambiance du film est à la fois inquiétante et énigmatique. Mais le plus mystérieux reste encore le drame de Ridder, dont le voyage, s’il est une excursion dans les couches profondes du passé, prend aussi la forme d’un aller-retour inquiet vers la femme aimée. Ce manège, patient et obstiné, peut se transformer en vertigineuse randonnée, lorsque la course commence à s’emballer. L’issue espérée, entrevue par éclairs lors des retours dans la machine, se fait de plus en plus incertaine. L’expérience pourrait s’intituler « Le temps d’un retour » de même que le précédent film de Resnais : Muriel, mais un retour douloureux, comme dans Hiroshima mon amour. Ce retour s’effectue vers une femme qui a tout de l’Inconnue. Bien qu’elle ressemble en partie à Ridder, elle reste celle qui est apparue du néant, qu’il n’a jamais montrée à ses amis et qui, peutêtre, n’a existé que pour lui… au fond, ils sont différents, elle est d’une autre planète. Un de leurs amis lui trouve d’ailleurs, « l’œil martien » (JJ, p. 145). « Je n’aurais jamais dû te rencontrer », lui dit-il. « Ça n’aurait rien changé », lui répond elle, « un peu plus tôt, un peu plus tard tu aurais rencontré l’une de mes sœurs » (JJ, p. 204). C’est comme si, de même qu’à Marienbad et dans La Jetée, où l’homme faisait une véritable fixation sur la femme, un destin implacable s’abattait sur les personnages, semblant ramener toujours les deux êtres l’un devant l’autre. Les rapports des couples chez Resnais sont souvent faits d’affrontements douloureux mais, si chacun veut fuir, il est aussi irrésistiblement attiré vers son partenaire, dans ce monde-piège entièrement clos. Si Ridder a été choisi pour l’expérience, c’est parce qu’il ne tenait plus à la vie, à cause de sa fixation sur Catrine – c’est ce qui fait le nœud du film. De même, dans La Jetée, on nous dit que l’homme fut choisi « pour sa fixation sur une image d’enfance ». Cette image, qui tient lieu de centre optique du dispositif, est une image focalisée : un visage de femme « au bout de la jetée ». Voilà le point d’accroche, à la fois point de mire et point de fuite. La dimension obsessionnelle est bien présente et peut même prendre l’allure d’un rêve récurrent, d’une impression de déjà-vu ou de déjà vécu. Catrine, cette « sœur de l’ombre » est un « mélange de ténèbres, de séduction, d’impossible » qui l’envoûte depuis longtemps. C’est un monde « d’inertie et de charme nocif » (JJ, p. 29). Wiana au contraire n’a rien d’“étranger” pour Ridder, rien de mystérieux : elle est ouverte au monde, aux autres, elle le touche mais ne le fascine pas. 78

Catrine représente « tout ce qu’il a lui-même de sombre, d’atonal, mais avec en plus le refus total de participer, la volonté hautaine de demeurer sur place, d’attendre simplement […] Elle est la projection accomplie de tous les mythes qu’il a toujours entretenus en lui. C’est lui allant jusqu’au bout de son personnage lucide, méprisant et distant » (JJ, pp 20-21). Resnais : « Je suis pour l’amour fou [comme Breton], malgré la part de mythe et mystification qu’il comporte ». Mais aucun amour n’est assez fort pour défier la mort et le temps, même s’il ne revêt pas toujours une allure tragique : par exemple, la fille de rêve, dans la baignoire, incarne la sensualité, l’érotisme et le pur défoulement. Mais Catrine représente une passion d’une tout autre envergure, faite de souffrance et de peur. Ridder est-il fou d’amour ou de douleur ? Les deux sans doute, puisqu’il ne peut vivre « ni avec elle ni sans elle. » (JJ, p. 122). Cependant, il ne songe qu’à la rejoindre, car il a « besoin d’elle », même lorsqu’il sera plongé dans son passé. Malgré ses échecs, il parviendra quand même, d’une certaine façon, à la retrouver, dans sa tentative désespérée de raccrocher l’événement central (la rencontre, la plage ?). Mais son itinéraire aura été tout sauf linéaire. Son avancée est circulaire et inquiète, comme s’il cherchait quelque chose d’essentiel. Adepte de la plongée sous-marine, il ressemble au pêcheur qui remonte ses filets à la surface, en faisant plusieurs tentatives pour faire une prise qui corresponde à ses souhaits, sans être jamais totalement satisfait. Il faut dire qu’il ne sait pas très bien au juste ce qu’il cherche. Dès lors, il peut se perdre momentanément dans la contemplation d’un coquillage, avant de se tourner vers autre chose, poussé par l’impression grisante qu’il se rapproche de plus en plus de son objet, qu’il “brûle”. Et ainsi de suite, à l’infini, dans une sorte de balancement entre fascination et distraction. Le mécanisme du désir fonctionne souvent de cette façonlà chez Resnais. Songeons à Hiroshima. On bute, on repart aussitôt, selon une étrange danse, soumise à un rythme incertain, faite de cercles, d’ellipses et de brisures, mais jamais de points bien définis. Plutôt que d’un point fixe et central selon le modèle de la perspective, il faudrait imaginer un mystérieux trou noir, attirant et repoussant à la fois, qui correspondrait à la notion « d’être aspiré par le monde ». On voudrait bien l’atteindre une fois pour toutes, mais cela implique la mort, l’engloutissement, la disparition. Alors, on ne peut que l’approcher à plus ou moins grandes distances, et à force d’allers-retours successifs plus ou moins fructueux, préciser petit à petit sa position, sachant, de toute façon, que ce trou noir est plus un pôle ou un centre de gravité qu’un “point”. On peut parfois être tout près, comme Ridder, semble-t-il, lorsqu’il est avec Catrine, les “flashes” revenant à elle de façon insistante. 79

La vision se resserre toujours davantage sur elle, comme si elle détenait la clé de l’énigme… Mais elle est inaccessible. Jamais on ne saura son secret. En physique, de même, on arrive à deviner les propriétés du trou noir à partir de tout ce qui tourne autour et qui peut avoir valeur d’indice, mais on ne sait pas aborder le phénomène de front, directement, “en soi”. Pourtant, Ridder insiste, et, de l’une à l’autre des scènes, se poursuit ce va-et-vient comparable à celui du plongeur qui fouille une épave. Les événements remontent peu à peu des profondeurs où l’oubli les avait enfouis et, les plus graves, c’est-à-dire les plus lourds, ceux qui sont enfouis le plus profond, reparaissent les derniers : ainsi en est-il de la mort de Catrine dont l’histoire nous avait déjà livré quelques fragments isolés. 12. Quelle temporalité ? “L’après-coup” psychanalytique et l’éternel présent On assiste à la cristallisation progressive d’un état révélateur. Cet effet a été atteint non pas par un balancement entre deux réalités distantes spatiales et temporelles, comme dans Hiroshima mon amour, mais bien par une spirale spatio-temporelle. Le mécanisme de la reconnaissance a pris la forme d’un gigantesque maelström dans lequel a été emporté le personnage. Et une fois le déclic initial provoqué, le “travail”, au sens freudien, a progressé par spirales. Quand Ridder passe ses visites médicales, Sternberg précise d’ailleurs, probablement pas par hasard, qu’il peut être « allongé sur un divan » (JJ, p. 70). Le ton monte, cerne son objet de plus près… Ridder, tel un artilleur qui “encadre” sa cible, l’événement de la mort, finira par la toucher, mais en retour, c’est bien lui qui est touché, à mort. L’action et la caméra se sont figées, près de trois minutes durant, pour nous raconter la mort de la femme aimée. Catrine, que Ridder définit comme son vautour prométhéen, semble avoir suscité des envies de meurtre de sa part. Cette pensée homicide est peut-être la cause de sa tentative de suicide. S’il a essayé de se suicider, c’est peut-être parce qu’il refusait la possibilité même d’oublier cette mort. Pour lui, rien ne changera jamais : le présent est éternel 22 , volumineux, écrasant, sans avenir à force d’être vide, « de plus en plus insupportable ». À ce propos, au lieu d’interpréter les films de Resnais à partir du seul thème de la mémoire, il faudrait peut-être voir chez lui une 22 Robert Benayoun, Alain Resnais, relève, p. 137, cette remarque de Resnais, confiée à Philippe Labro pendant le tournage : « J’ai l’impression que c’est une espèce d’éternel présent [je souligne]. Il n’y a absolument pas de flash-back ou quelque chose de ce genre. J’espère arriver à une espèce de vision dramatique différente de celle d’un récit chronologique. Il est plus réaliste de raconter l’histoire dans un ordre affectif. »

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préoccupation tout aussi importante pour l’oubli, conçu comme nécessité vitale. Cayrol : « Si l’on n’oubliait pas, le monde deviendrait irrespirable ». Parfois l’oubli apparaît comme négatif, car l’homme ne peut plus s’inspirer des leçons du passé pour régir son présent… mais il faut vivre et certains souvenirs seraient trop lourds à porter toute une vie. Ridder est sans doute mort de n’avoir pu oublier, même lorsqu’une seconde chance lui était donnée. Ce qu’il faut toujours, c’est agir. « Le désespoir, c’est l’inaction, le repli sur soi. Le danger, c’est de s’arrêter ». Le temps, contre lequel on se débat, est nécessaire pour doter de réalité les actions humaines. C’est pourquoi « il n’y a pas d’aventure sentimentale intemporelle », cette impression est illusoire, et l’échec du couple Claude/Catrine est peut-être lié à ce manque de dimension temporelle. Le passé étouffant, finalement, a pris possession du présent et semble boucher le futur à jamais. Les remarques de Wiana, parfois violentes comme des gifles, arrachent momentanément Ridder à son hypnose. Mais le temps ne se remet pas en marche. L’éternel présent, c’est la fixité, le moment de la passion mais aussi de l’horreur. Jusqu’alors, Ridder assumait, avec plus ou moins de bonheur, le mouvement régulier, monotone et indifférent, qui était celui d’une vie dans l’oubli. Mais cette vie s’est brisée. Et soudain, il se retrouve dans la sphère, par hasard ou par sa propre volonté, au moment même où il se suicide. Cet événement, que personne n’avait prévu, a pour conséquence de rejeter Ridder moribond dans le présent. « La boucle est bouclée », le futur et le passé s’étant en quelque sorte repliés sur le présent. L’expulsion de Ridder hors de la sphère n’a pas constitué une échappée, une sortie du réseau complexe des souvenirs. Ce n’est, en définitive, que la fin d’un parcours qui semblait compromis dès le début, sans véritable aboutissement. Cette structure en boucle est beaucoup plus nette chez Marker, car elle est littérale : nous voyons deux fois l’image d’enfance, une fois au début de film où l’image marque la naissance de l’histoire, une fois à la fin du film où elle inscrit, en boucle, la mort de cette même histoire. La scène de la jetée, qui fait office de prologue et, reprise et déplacée, d’épilogue, s’incarne en une double vision de la même scène, dont on peut mesurer les multiples écarts. Mais, hormis ce temps qu’on pourrait qualifier de cyclique, “d’éternel présent”, quelle est la temporalité qui domine ? L’événement se conjugue, semble-t-il, au futur antérieur, temporalité inventée par la photographie. Cela est très net surtout dans La Jetée, où il faut se mettre dans le futur pour parler du présent comme d’un passé. Le mode de l’événement est celui de l’après-coup. Son inscription n’est jamais achevée, toujours différée, toujours à reprendre, par bribes, car cet événement, 81

comme tout événement, ne sera jamais totalement relevé. Un exemple dans Je t’aime je t’aime : « Le chirurgien : Vous ne voulez toujours pas recevoir de visites ? Ridder : Non. Je ne veux voir personne » (JJ, p. 128). Sternberg note que cette séquence « donne à retardement une explication au fait quand même un peu curieux que personne ne soit entré en contact avec Ridder avant sa sortie de la clinique » (JJ, p. 128). La cure analytique, de même, joue selon la temporalité de l’après-coup. Souvent chez Resnais il n’y a pas de flashes-back, mais plutôt des feedsback et des ratés de feed-back, qui n’ont pas toujours besoin d’ailleurs de la machinerie volontairement rudimentaire de Je t’aime je t’aime : c’est le cas dans Hiroshima. Je t’aime, je t’aime est un film à fonctionnement libre, une machine à retardement qui joue même si on la bloque, les scientifiques étant bien impuissants. C’est un peu comme un ordinateur qui se programme sur une mécanique de feed-back : ce qu’il emmagasine et assimile sera restitué dans un ordre imprévisible. Une “machine à sélectionner”. Mais la charge potentielle accumulée préserve la part de l’impondérable, et crée des dépressions, des anticyclones, des “trous noirs”, en laissant une large part d’autonomie aux personnages. Ainsi on ne sait pas vraiment ce que devient Ridder à la fin : il y a incertitude sur sa mort. Peut-être est-il de nouveau « entre la vie et la mort », comme si c’était son état habituel, invariable ? Car finalement ne ressemble-t-il pas à ces personnages “lazaréens”, qui hantent un univers qu’on pourrait qualifier de “disparitionniste”, selon la définition de J.-L. Déotte et d’A. Brossat ? 13. Des personnages lazaréens. L’époque de la disparition René Prédal 23 a montré combien Auschwitz et Hiroshima restaient l’horizon de l’œuvre de Resnais, combien le héros est proche du lazaréen de Cayrol, dans un rapport essentiel avec les camps d’extermination. Le personnage dans le cinéma de Resnais est lazaréen parce qu’il revient du pays des morts. De façon semblable, le héros dans Une question de vie ou de mort (1946) de Powell et de Pressburger, se retrouve dans une sorte de coma, dans un état bizarre, entre la vie et la mort. Le lazaréen est né de cette mort, clinique ou symbolique, dont il garde les troubles : le mal de vivre, la déprime, l’instabilité, l’hésitation… Mais ces troubles ne sont pas forcément négatifs. La proximité de la mort peut en effet donner une très grande force et une capacité à voir le monde avec une lucidité hors du commun. C’est cette distance qui permet aux personnages de Resnais d’avoir autant d’humour. Il faut souligner cette qualité, très présente dans René Prédal, « Alain Resnais », revue Etudes Cinématographiques, n° 64-68, Lettres Modernes, Paris, Minard, 1968.

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Je t’aime, je t’aime. Bien sûr, il s’agit le plus souvent de dérision et d’un humour “noir” : « Le suicide, c’est excellent pour la santé ! », « Cimetière à trois tibias : vaut le détour » etc… mais c’est cette distance qui permet d’éviter le pathos. Cependant la fragilité demeure, c’est pourquoi le lazaréen a besoin de se protéger, des autres en particulier, qui risquent de ne pas le comprendre car ils vient d’un monde différent. Cette remarque, supprimée, de Catrine est intéressante : « La Terre... Pourquoi pas la planète Terreur ? Avec deux races bien distinctes : les Terriens et les Terrorisés » (JJ, p. 106). Les Terrorisés bien sûr, seraient les lazaréens, des êtres blessés qui feraient figure d’extraterrestres, non pas conquérants, mais plutôt “perdus” sur notre planète, minoritaires et sans beaucoup de repères. C’est pourquoi leur “bulle”, telle une capsule spatiale, leur est absolument vitale : là au moins, ils peuvent se retrouver, sans être soumis à l’angoisse et aux dangers du monde extérieur, qui leur reste quelque part étranger, ou leur est devenu étranger, après le traumatisme qui les a profondément changés. Le lazaréen vit dans un monde à lui, un peu à part, à l’abri semble-t-il. Mais la bulle sécrète ses propres risques : elle peut se retourner contre son occupant, et, de cocon protecteur, elle devient une prison étouffante. C’est ce que pressent Catrine quand elle découvre que Ridder lui a caché le décès d’un ami, pour la préserver : « Ce serait curieux à imaginer un homme qui ne penserait qu’à épargner la femme avec laquelle il vit. Il lui cacherait tout, il lui dissimulerait avec beaucoup de ruses toutes les mauvaises nouvelles. Il paierait des figurants pour jouer le rôle des morts, des remplaçants pour mimer les gestes des disparus. Il achèterait tous les journaux pour qu’elle n’en trouve jamais aucun et qu’elle ne sache jamais dans quel charnier elle vit… Ridder : Il faudrait lui dissimuler la planète entière. Ça coûterait cher. » (JJ p. 216)

La menace peut venir de l’intérieur, de façon assez traître, puisqu’on ne s’y attend pas : c’est là qu’on se sentait le plus en sécurité. Ainsi Catrine pour Ridder est-elle une figure maternelle, éternelle, rassurante en ce sens, mais c’est aussi « la marée basse », « la nuit », « la boue » (JJ, p. 101) qui fait que les morts sont toujours des noyés. D’ailleurs les suicides et les noyades sont particulièrement fréquents chez Resnais : dans Mélo (1986), Romaine se suicide en se noyant dans la Seine, dans L’Amour à mort (1984) il y a aussi une tentative, et il y aurait beaucoup à dire sur ce personnage de Simon revenu, provisoirement, d’entre les morts, profondément lazaréen, Judith, dans son rôle de pasteure, citant d’ailleurs à son sujet la figure biblique de Saint Lazare. Je t'aime je t'aime fera coïncider deux morts, la mort du dedans d’où il revient, la mort du dehors qui lui advient. Dans l’entre-deux, Ridder, comme Catrine, 83

L’Etrangère absolue, ressemble à ces zombies-extraterrestres qui peuplent le monde de façon plus ou moins disséminée, sans qu’on les remarque vraiment, à la façon des “disparus” de Sanchez 24 . Resnais tient à préserver le caractère fantomatique de ces êtres et à les maintenir dans un demi-monde de spectres. Ils continuent de vivre, mais frileusement, avec fatigue et précaution. Selon Jean Cayrol, le lazaréen est plus un survivant « par hasard » que par nécessité, qui, même s’il garde l’idée d’un être revenu de la mort, s’écarte de la vision chrétienne de Lazare ressuscité par Jésus, le lazaréen étant devenu quelqu’un dont la passion, au sens du Christ, a été interrompue sans raison. Si la passion du Christ a sa nécessité : la résurrection et le sauvetage de l’humanité, ce n’est pas le cas du lazaréen de Cayrol, que la mort a oublié fortuitement. Ridder est aussi un survivant et un cobaye par hasard : « Je me demande quand même comment dans cette histoire vous en êtes arrivé à me choisir moi » (JJ, p. 175) mais il a du mal à admettre cet état, c’est pourquoi il n’arrive pas à accepter l’accident absurde de Catrine : il ment et invente des raisons car il est plus facile pour lui de penser qu’il l’a tuée. Cela aurait plus de sens. Le lazaréen a connu de si près la mort qu’il est au-delà de sa mort. On lit cette question dans le manuscrit d’une déportée : « Mais comment vais-je faire pour mourir ? » cité par Jean-Louis Déotte 25 . De même, la jeune fille fantomatique de l’escalier avouait à Ridder sa « peur de ne pas mourir » (JJ, p. 142). Le lazaréen « a épuisé dans un camp toutes les possibilités de mourir, toutes les façons d’entrer en agonie et, au moment où il est revenu, il s’est aperçu de l’étonnante liberté que lui a laissé la mort, de cette indépendance qu’il garde vis-à-vis de sa propre fin » 26 . De façon semblable, Ridder est tout à fait disponible pour les expériences, et veut garder une indépendance farouche vis-à-vis de Catrine. Comme le lazaréen, il s’habitue aux situations les plus inouïes et ne s’étonne plus de rien : face à la proposition des scientifiques, il ne semble nullement stupéfait. En même temps, il craint l’événement, la rencontre avec Catrine, sa mort. On appelait les survivants du front de la Première Guerre mondiale, les “ébranlés” car pour eux toutes les valeurs idéologiques s’étaient Javier Garcia Sanchez, Les Disparus, traduction J.-M. Saint-Lu, Paris, Editions J. Losfeld, 2001. 25 Jean-Louis Déotte, « Le régime nominal de l’art » dans L’Epoque de la disparition. Politique et esthétique, sous la direction d’Alain Brossat et Jean-Louis Déotte, Paris, L’Harmattan, 2000, p. 31. Désormais les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle ED. 26 Jean Cayrol, Nuit et brouillard suivi de De la mort à la vie, Paris, Fayard, 1997, p. 78. 24

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effondrées. De même, Ridder ne croit en rien et vit comme un cynique, un nihiliste. L’époque lazaréenne repose sur « une sorte d’incrédulité fondamentale dans les Grands Récits » (ED, p. 32). Le lazaréen est un « être-jeté », rejeté, « un détritus, une épave, un débris, une abjection » (ED, p. 32) : Ridder est rejeté de la sphère. L’atmosphère close et étouffante de Je t’aime je t’aime, comme celle de L’année dernière à Marienbad, peut être mise en parallèle avec les camps de concentration, Nuit et brouillard (1955). Et les personnages de Resnais se sentent toujours exilés. Dans Muriel, tout le monde arrive, ne fait que passer ou va partir. Les clients de l’hôtel de Marienbad sont dans un lieu extra-réel. Quant à Catrine et à Claude, ils sont étrangers à presque tout… Ce nouveau régime de l’art, qu’on pourrait qualifier de “disparitionniste”, et non plus d’“esthétique”, au sens de Rancière, révèle qu’il y a de l’irréductible : des spectres qui, comme Catrine, n’en finissent pas de hanter l’histoire. Resnais a su diagnostiquer, mieux sans doute qu’aucun autre cinéaste, l’époque, « l’air du temps » du monde moderne issu de la guerre, et lui donner sa forme propre, ses structures profondes. Ce monde, hanté par le souvenir des camps nazis est peuplé d’individus rescapés, condamnés à l’errance. Aujourd’hui, les camps ne sont plus seulement un cauchemar qui aurait laissé des traces, mais sont la matrice secrète de l’espace politique et esthétique dans lequel nous vivons encore.

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La fragmentation, ce monstrueux. Étude sur le décloisonnement disciplinaire dans l’œuvre de Lynch Marion Delage de Luget Que le kit présuppose l’éventualité d’un montage, comme le dit Michel Chion 1 , signifie que le fragment, la log, réitère – en continu – l’indexation d’une totalité. « (…) le plan lui-même, dit-il, comme fragment intermédiaire reliant deux autres plans, est fragment d’un continuum auquel il renvoie. » Soit, ici à propos de la pratique cinématographique de Lynch : il ne peut être question de coupure sans qu’il soit aussi, et aussitôt, question d’enchaînement. Pas seulement en ce que le cut, par section, appelle ou suppose l’adjonction ; mais plutôt, comme le proposent Philippe LacoueLabarthe et Jean-Luc Nancy, en ce sens que tout fragment est projet : « (…) le fragment-projet ne vaut pas comme programme ou prospective, mais comme projection immédiate de ce que pourtant il inachève. » 2 C’est ce que le fameux fragment 206 de l’Athenaum énonce : « Pareil à une petite œuvre d’art, un fragment doit être totalement détaché du monde environnant, et clos sur lui-même comme un hérisson. » 3 Nancy et Lacoue-Labarthe épinglent dans ce fragment le « à la fois » qui articule ce qu’ils nomment la logique du hérisson. D’abord, le fragment est compris comme détaché, isolé, et désignant ou recouvrant une totalité – « Son devoir-être, sinon son être (...), est bien formé par l’intégrité et l’intégralité de l’individualité organique. » 4 Pourtant, ce fragment 206 ouvre par un comparatif : cette complétude n’est là, en somme – littéralement en somme –, qu’en regard de l’œuvre d’art. Autrement dit, si le fragment, bien qu’il soit une totalité, n’est pas l’œuvre, il demeure pourtant « pareil à », son individualité propre toujours tributaire du rapport définitoire, d’avec cette « petite œuvre d’art ». C’est cette même dynamique qui désigne le mouvement à l’œuvre dans la notion d’interdisciplinarité – pour peu que l’on s’accorde à justifier par l’étymologie le choix de ce préfixe, inter, par exclusion des acceptions plus permissives que l’usage commun lui a peu à peu substitué, en redoublant son sens premier par les définitions approximatives de termes Michel Chion, David Lynch, Editions de l’Etoile/Cahier du cinéma, Paris, 2001, P.193. Philippe Lacoue-labarthe et Jean-Luc Nancy, L’absolu littéraire, théorie de la littérature du romantisme allemand, Seuil, Paris, 1978, p.63. 3 Edité dans L’absolu littéraire, théorie de la littérature du romantisme allemand, Philippe Lacoue-labarthe et Jean-Luc Nancy, Seuil, Paris, 1978, p.126. 4 Philippe Lacoue-labarthe et Jean-Luc Nancy, L’absolu littéraire, théorie de la littérature du romantisme allemand, Seuil, Paris, 1978, p.63. 1 2

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comme multidisciplinaire ou pluridisciplinaire. Termes approchants, mais non synonymes, comme le rappelle Patrice Loubier : « Si les préfixes “multi” et “ pluri” signifient “beaucoup, grand nombre”, “plusieurs”, le préfixe “ inter”, lui, désigne tout autant la relation qui unit ces différents éléments que l’espacement même qui les sépare. » 5 D’un côté, donc, une dimension strictement quantitative, mais de l’autre un espace médiateur. Un espace qui se situe entre les disciplines, à la fois les reliant et les indexant comme autant d’objets partiels ; un espace au sein duquel à la tradition forclose d’un médium donné répondra la relation de ce médium à d’autres. L’interdisciplinarité, dans l’analyse du travail de Lynch, c’est ce concept par lequel l’œuvre trouve sens quant aux relations complexes qui existent entre spécialisation (fragmentation) et généralisation (principe d’unité). Pour le dire autrement, et soutenir la parenté avec l’idée de fragmentprojet, c’est à peu de chose près ce que Nancy et Lacoue-Labarthe résument par cette formule : « L’individualité fragmentaire est avant tout celle de la multiplicité qui est inhérente au genre (…) » 6 « Écrire en fragment, disent-ils encore, juste après, c’est écrire en fragments. Mais ce pluriel est le mode spécifique par lequel le fragment vise, indique et d’une certaine façon pose le singulier de la totalité. » 7

Aussi, proposer une analyse interdisciplinaire de l’œuvre de David Lynch, ce ne sera pas seulement mettre en rapport des métiers, ou supposer une somme. Si l’on conçoit chaque pratique disciplinaire comme un fragment du corpus interdisciplinaire, ce corps – ou grand œuvre –, ne sera pas pour autant la totalité fragmentaire, puisque cette totalité singulière est en quelque sorte atopique : « (…) elle est simultanément dans le tout et dans chaque partie. » 8 , disent Lacoue-Labarthe et Nancy. De la même façon que l’inter, compris comme tissu conjonctif entre les pratiques, se joue simultanément dans les spécificités inhérentes à chaque discipline, comme clôtures, et hors d’elles. Postuler l’interdisciplinarité, c’est gager que, dans cette simultanéité, le tout et la somme des parties ne se recouvrent jamais vraiment. Sinon, multi, pluri, auraient suffit à quantifier. Nancy et Lacoue-Labarthe concluent sur ce point en parlant de coprésence pour caractériser le mode d’être du fragment, des fragments, à Patrice Loubier, Du moderne au contemporain, deux versions de l’interdisciplinarité, dans Penser l’indiscipline, sous la direction de Lynn Hughes et Marie-Josée Lafortune, Optica, Montréal, 2001, p.25. 6 Philippe Lacoue-labarthe et Jean-Luc Nancy, L’absolu littéraire, théorie de la littérature du romantisme allemand, Seuil, Paris, 1978, p. 64. 7 Ibid., p. 64. 8 Ibid., p. 64. 5

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la totalité singulière : « Les fragments sont au fragment ses définitions, et c’est ce qui installe sa totalité comme pluralité, et son achèvement comme inachèvement de son infinité. » 9 Sans doute, alors, dans cette analyse interdisciplinaire, les notions de médium ou de discipline, de partie, et de totalité, devront-elles céder la place à une typologie fondée sur les opérations selon lesquelles elles peuvent interagir. Parce que l’interdisciplinarité suppose un questionnement des frontières disciplinaires, c’est-à-dire des mécanismes de liaison et d’exclusion, de différence et d’identité, structurant tant la discipline, les disciplines regroupées sous le vocable commun d’“art”, que ce qui, hors d’elle – au singulier –, hors d’elles – au pluriel –, peut devenir inter, peut s’affirmer milieu. Ce milieu qui, si l’on poursuit dans l’idée d’une discipline comme fragment, véhicule, pour Nancy et LacoueLabarthe, cette double signification de l’exergue : c’est ce qui s’inscrit hors de l’œuvre, et c’est ce qui l’accomplit. « Le fragment figure – nous disent-ils – mais figurer, bilden et gestalten, c’est ici œuvrer, et présenter, darstellen – le hors-d’œuvre essentiel à l’œuvre, plus essentiel à l’œuvre que l’œuvre elle-même. » 10 D’une certaine façon, donc, l’œuvre, pour eux, est absente des œuvres – c’est ce que la fragmentation indexe. Ce qu’ils qualifient d’œuvre véritable, l’œuvre absolue, est bien plus « (…) cette “ vie de l’esprit” en qui “vivent tous les individus” (…) ». Et puisque le fragment reprend la configuration d’un individu organique, c’est donc dans la forme de la fragmentation, par cette opération les donnant comme totalité plurielle, que l’œuvre s’accomplit. L’inter, comme hors-d’œuvre, prend également forme entre tous ces champs connexes qui le déterminent du dehors. La pensée esthétique classique, tout comme l’histoire de l’art, jusqu’il y a peu, astreignaient les pratiques artistiques à un découpage par médium. Distinguer ainsi par matériaux et méthodes, sectoriser la production d’œuvres en savoir-faire, voilà pour socle du modernisme de Greenberg : la dynamique d’autonomisation de l’art qu’il envisage n’étant rien moins qu’une division par spécialisation. Un morcellement, donc, pas une fragmentation. Pourtant, dès le XIXe siècle, et au début du XXe, l’histoire de l’art s’est enrichie de sources archéologiques, philosophiques, philologiques, de la psychologie de la perception, de la biologie, de la sociologie et du marxisme. Des apports méthodologiques qui conduiront à ce que les années 70 entérineront sous le nom de new art history, une Ibid., p. 64. Comme indiqué entre parenthèses à la fin de la citation, le passage cite luimême le fragment 82 de l’Athénaum, publié dans ce même ouvrage, p. 107. 10 Ibid., p. 69. 9

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nouvelle approche critique de l’art, encore révisée dans les années 1980 par cette idée, à l’époque juste émergente avec les cultural studies, d’un nécessaire dialogue transversal entre les diverses branches de savoir. Le processus moderne proposait une segmentation de la connaissance en disciplines toujours plus spécialisées. L’interdisciplinarité, opération postmoderne, déjouera cette dynamique de parcellisation du savoir. Parce qu’elle permet, nous dit Patrice Loubier, « (…) la mise en perspective critique des méthodes et présupposés d’une branche par une autre (en d’autres termes, la mise au jour de la relativité inhérente à tout discipline). » 11 C’est d’ailleurs pourquoi Nancy et Lacoue-Labarthe notent la parfaite justesse avec laquelle les romantiques allemands ont mis en œuvre cette forme fragmentaire pour redéfinir le genre littéraire ; parce que Schlegel et les autres savaient le caractère relatif du fragment, cette dialectique de l’achèvement et de l’inachèvement qui lui est propre, tant dans sa forme singulière que comme totalité plurielle. C’était déjà entendu dans leur définition : « Le fragment sur le fragment-hérisson est tel un hérisson dans sa proposition même, par laquelle il énonce que le hérisson n’est pas là. » 12 À quoi Lacoue-Labarthe et Nancy ajoutent cette image frappante d’un couronne de fragments dessinant en son centre un vide, à la fois hors-d’œuvre, donc, mais reprenant aussi très exactement les contours de l’œuvre. Ils précisent : « L’œuvre en ce sens est absente des œuvres – et la fragmentation est toujours aussi le signe de cette absence. » 13 C’est ainsi, précisément, dans la relativité de méthodes et de formes qui sous-tend l’interdisciplinarité, qu’une perspective critique sera envisageable – et qu’elle pourra prétendre dépasser les clivages disciplinaires (tant pratiques que théoriques) sans pour autant présager la perte de la spécificité matérielle de l’œuvre. Si le fragment permet l’énoncé « l’œuvre est absente des œuvres », c’est parce qu’il est signe de cette absence. Soit, justement, parce que la configuration fragmentaire – la totalité plurielle de la couronne – désigne la Physionomie absolue de l’œuvre d’art. Nancy et Lacoue-labarthe disent : « Au-delà ou en-deçà de l’œuvre il en propose l’opérativité même. » 14 Gageons que la multiplication des pratiques interdisciplinaires est signe d’un questionnement comparable : nourrit du dehors par les pensées poststructuralistes et postcolonialistes, Patrice Loubier, Du moderne au contemporain, deux versions de l’interdisciplinarité, dans Penser l’indiscipline, sous la direction de Lynn Hughes et Marie-Josée Lafortune, Optica, Montréal, 2001, p. 24. 12 Philippe Lacoue-labarthe et Jean-Luc Nancy, L’absolu littéraire, théorie de la littérature du romantisme allemand, Seuil, Paris, 1978, p. 71. 13 Ibid., p. 67. 14 Ibid., p. 68. 11

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par les recherches féministes, les genders et queer studies, l’art contemporain déconstruit lui aussi cette définition de l’identité comme englobante, homogène et unifiée. L’identité n’est plus cette entité cohérente et permanente, autosuffisante et reconnaissable. Ce qui ne revient pas à dire que l’identité est portée absente, bien au contraire : elle se diversifie et se complexifie. Pour le dire autrement, et revenir au fragment, l’art contemporain a peut-être ceci de spécifique dans la mise en œuvre de pratiques interdisciplinaires qu’il y trouve le lieu et signe de son opérativité même. L’histoire de l’art et des techniques montre nombre d’exemples antérieurs de rencontres disciplinaires au sein d’un même Œuvre. Mais cette interdisciplinarité post-moderne, qui trouve source dans la distraction et la tabula rasa de l’internationale dadaïste, dans l’effrangement des espaces et des techniques des collages cubistes, dans ce geste expressionniste ou toujours, sur la technique, l’intention prime, dans cette attention aux formes artistiques extra-européennes, dans le ready-made, dans l’investissement de peintres, de sculpteurs, de poètes, d’architectes, pour l’émergence des arts graphiques et appliqués, dans tous ces actes par lesquels les avant-gardes déconstruiront la visée académique et l’aune d’un regard ethnocentré, cette interdisciplinarité-là introduit des possibles par différence ou contradiction interne qui permettent de repenser entièrement l’identité de l’œuvre, c’est-à-dire aussi les limites de chaque discipline, et les attendus et présupposés de leur lecture croisée. On pourrait croire ce projet ambivalent. Parce que, d’un côté, il ne s’agit pas d’hypostasier les spécificités matérielles des pratiques artistiques – on sait les limites de l’essentialisme greenbergien –, mais il ne s’agit pas non plus de les nier, puisque ce sont ces caractéristiques intrinsèques, comme limites définitoires de la fragmentation de l’art en pratiques, qui produisent l’inter. Penser cette propriété équivoque du fragment comme dialectique de l’achèvement et de l’inachèvement pose en fait la question du point de vue critique. Si l’on suit Nancy et Lacoue-Labarthe, ce caractère ambigu du fragment pourrait être saisi de telle façon qu’il « (…) reviendrait à concentrer ou précipiter sur un point le processus par lequel le discours philosophique, chez Hegel (…), peut désigner son propre inachèvement, le maîtriser et le faire passer dans l’élément de la « pure pensée », qui est son achèvement. » 15 Un mouvement qui suppose donc une solution hors champ : le fragment, la fragmentation, trouveraient leur achèvement hors d’eux et hors de l’œuvre, dans la pure pensée. Et, conséquemment, cela reviendrait à présenter le hérisson non plus comme un individu organique, comme 15

Ibid., p. 71.

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unité et intégralité, mais comme une collection de membres épars, ce morcellement de l’unheimlich propre à la perte de l’individualité. Pourtant, insistent les auteurs, la fragmentation n’est pas une dissémination, au sens précis qu’en donne Derrida : ce n’est pas cette « (…) dispersion stérile de la semence et du sémique en général, c’est-à-dire du signe et du sens » 16 , qui ne reprendrait corps qu’en une pensée qui lui serait extérieure. Tout au contraire, c’est le système même de cette fragmentation qui est lieu de production et qui produit. Nancy et Lacoue-Labarthe parlent alors de « production originelle », pour appuyer encore que cette dispersion est de celle « (…) qui convient à l’ensemencement et aux futures moissons. Le genre du fragment est le genre de la génération. » 17 Ainsi, le genre du fragment génère œuvre et hors-d’œuvre, signe et sens, mais aussi une critique esthétique toute particulière : dans la fragmentation, selon Nancy et Lacoue-Labarthe, « La théorie (…) est consubstantielle et coextensive à l’opération. » 18 Cette ouverture du fragment 117 du Lycée le rappelle : « La poésie ne peut être critiquée que par la poésie. » 19 Et, dans un premier temps, très simplement y voir la nécessité d’ouvrir l’œuvre interdisciplinaire à une analyse recréant elle aussi un tissu conjonctif ; donc, comme annoncé, une pensée puisant dans des champs théoriques, sémiotiques, et méthodologiques plus larges, parce qu’il faut d’une certaine manière que l’organon, l’instrument de la pensée, redouble le motif de la couronne, pour que la critique ne manque pas son objet et son propos : interdisciplinaires. Que ce concept de fragmentation serve l’exemple critique appelle encore une précision : ajoutons que, comme le fragment, cette critique, nécessairement, “manque” l’œuvre. La pensée critique interdisciplinaire, comme la fragmentation, est signe de l’absence de l’œuvre, puisque si elle fait écho à son opérativité, tout comme elle, elle se borne alors à en souligner les contours, la béance. Très simplement, parler de l’œuvre comme on parle du hérisson ; et savoir déjà qu’être à en toucher les bords c’est y être extérieur, c’est accepter de la perdre. Il n’y a que la poésie qui puisse critiquer la poésie, disent les romantiques, parce que la pure pensée n’inclut plus ce manque essentiel à la génération ; parce qu’elle est, au contraire, tentative de maîtrise de la perte – ou sa simple obstruction, c’est de même. Ibid., note de bas de page p. 70. Ibid., p. 70. 18 Ibid., p. 376. 19 Cité par Philippe Lacoue-labarthe et Jean-Luc Nancy, in L’absolu littéraire, théorie de la littérature du romantisme allemand, Seuil, Paris, 1978, p. 377. 16 17

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Alors que, justement, tout prend place dans cet écart par lequel la fragmentation peut opérer. Tout se joue en ce que le fragment est du genre de la génération. Le genre, pour les romantiques, est « plus qu’un genre » 20 , c’est un individu. Un Hérisson, un organisme. Un Tout qui, comme l’organique, s’engendre du fragment et par le fragment. Et c’est aussi en cela qu’ « aucune théorie de peut l’épuiser » 21 , parce que, rappellent LacoueLabarthe et Nancy, il est probable que le genre soit, par essence, indéfini et illimité : « Sans doute le genre est-il le produit, achevé, différencié, identifiable d’un engendrement ou d’une génération ; et même en allemand, où la filiation étymologique du mot est toute différente, Gattung n’est pas sans rapport avec l’assemblage en général, l’union – voire le mariage. Mais le procès de la génération, justement, ou le procès de l’assemblage suppose – c’est l’évidence – interpénétration et confusion. C’est-à-dire mélange (…). » 22

C’est là, c’est exactement là que l’œuvre interdisciplinaire rompt avec l’académisme et le modernisme. Il n’y a pas de genre interdisciplinaire dans le sens d’une production achevée, différenciée, et identifiable, en ce sens que la pratique, l’œuvre ou la pensée interdisciplinaire ne s’inscrivent pas dans un processus de continuité, ni dans une logique d’engendrement comme reproduction du même. L’esthétique classique, en posant les disciplines en termes de hiérarchie, assurait en fait la définition de chacune selon une place fixe dans la systématique. Comme un biologiste subdivise une famille en genres, l’art, la pensée sur l’art, épousaient la structure d’une arborescence établie sur de rigoureux principes d’ordre normatifs. Le rêve moderniste n’est pas loin : une autonomisation de chaque discipline dans la conformité exclusive aux conditions matérielles de sa génération, soit encore cette même idée de la synchronicité d’un monde homogène. L’interdisciplinaire n’est pas ce genre, dans son acception biologique. Ou alors, si on l’y rapporte, faut-il l’entendre comme ce qui, dans la continuité, peut être le dissemblable. L’inter bouscule les catégories en vigueur ; en cela, il est monstrueux. Le schème de la reproduction de l’espèce est finalisé par la loi de la ressemblance. Cela veut dire que c’est en vertu de cette idée de ressemblance que seront instaurés les critères de l’espèce et les principes de classification. Deux

20 Fragment 116 de l’Athenaum, reproduit par Lacoue-labarthe et Jean-Luc Nancy in L’absolu littéraire, théorie de la littérature du romantisme allemand, Seuil, Paris, 1978, p.112. 21 Ibid. 22 Philippe Lacoue-labarthe et Jean-Luc Nancy, L’absolu littéraire, théorie de la littérature du romantisme allemand, Seuil, Paris, 1978, p. 276.

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développements, à partir de ce point : sur la valeur opératoire des systèmes taxinomiques, puis sur la question de l’identité genrée. Dans les conceptions classiques et modernistes, une fois cernées et établies, les propriétés alors permanentes de l’œuvre prenaient valeur de lois. C’est-à-dire qu’elles permettaient une systématique par différenciation. Le monstre étant alors ce qui se trouve hors sens ou hors limites, autant l’anomal – que ne recouvre aucune catégorie – que ce qui transgresse les espacements constitutifs des critères spécifiques. Mary Douglas a pointé la mécanique de ces rites de séparation. Pour en donner l’élémentaire, selon elle, les notions de souillure, de pollution, de tabou, ne prennent sens que dans le contexte de rituels définissants des interdits, soit des marges, des limites, des frontières. Autrement dit, la notion de pollution est relative ; elle dépend toujours des interdits rituels qui, en édifiant la structure de la pensée d’une culture, vont dans le même mouvement donner, pour cette même culture, une définition de la souillure par la négative. « La souillure n’est jamais un phénomène isolé. – dit Mary Douglas – Elle n’existe que par rapport à l’ordonnance systématique des idées. » 23 Là aussi, il faut donc s’attacher à comprendre le système. Douglas illustre sa thèse en proposant une relecture des extraits du Lévitique et du Deutéronome désignant les abominations et les prescriptions alimentaires. Il est dit, dans le Deutéronome : « 3. Tu ne mangeras rien d’abominable ! (…) 6. toute bête qui a le pied onglé, l’ongle fendu en deux, et qui fait partie des ruminants, vous en mangerez. 7. Mais vous ne mangerez pas (…) le chameau, le lièvre, le daman, car ils ruminent, mais ils n’ont pas l’ongle fendu : ils seront impurs pour vous. 8. Ni le porc, car il a bien l’ongle fendu, mais il ne rumine pas : il sera impur pour vous. Vous ne mangerez pas de leur chair et vous ne toucherez pas à leur cadavre. » 24

Les interprétations historiques de ce texte appuient généralement l’idée d’une règle disciplinaire pour en expliquer l’arbitraire ; ou prétendent l’allégorie des vertus et des vices. L’un comme l’autre, c’est se fourvoyer, selon Douglas, pour qui la clef de lecture réside dans une approche critique de la notion de sainteté. Une notion qui, rappelle-t-elle, véhicule un sens restrictif : la racine latine du terme, sacer, tout comme sa racine hébraïque, étant fondée directement sur l’idée de séparation. Le rituel scinde donc le monde entre observance et désobéissance, les permissions édictant l’idéal, et les interdictions promettant maints dangers pour l’insoumis. En art, pareillement, l’inter est cet indiscipliné : il est 23 Mary Douglas, De la souillure, essai sur les notions de pollution et de tabou, La Découverte, Paris, 2005, p. 61. 24 Ibid., pp. 61-62.

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l’abominable qui déroge à la logique du concept, cette présence que la classification veut rejeter hors propos parce qu’elle invalide l’exclusif de la structure disciplinaire. Mais la notion de sainteté implique encore davantage, pour Douglas : « S’il est admis que la racine de ce mot signifie : état de séparation, la notion de sainteté comprend aussi celle de totalité, de plénitude. »25 Et de rappeler que les allusions à la perfection physique abondent dans le Lévitique. Point de règle arbitraire, donc, ni d’allégorie : c’est l’idée de complétude qui guide toute taxinomie. « Être saint, nous dit mary Douglas, c’est distinguer soigneusement les différentes catégories de la création, c’est élaborer des définitions justes, c’est être capable de discrimination et d’ordre. » 26 Les rites exigent une différenciation, puis l’assurent, par obédience. D’une façon très similaire, tout classement distinguant l’art en disciplines vise avant tout à préserver un ordre sur lequel est fondé la symbolique culturelle du groupe – autrement dit, la norme, dans son arbitraire. Quant aux abominations alimentaires auxquelles il était tout d’abord fait allusion, la solution discernant sacré et souillure est donc donnée : « Etre saint, dit encore Douglas, c’est être entier, être un ; la sainteté, c’est l’unité, l’intégrité, la perfection de l’individu et de ses semblables. Les prescriptions alimentaires se contentent de développer la métaphore dans le même sens. » 27

Face au concept de discipline, face à aux classifications diverses, c’est effectivement l’idée de conformation aux distinctions premières, quelles qu’elles soient, qui importe. Conformation et conformité : il ne saurait y avoir doute, ni dans la filiation, ni entre les différents objets. Le système taxinomiste maintient les séparations définitoires, et ainsi non seulement garantit l’intégrité de chacun mais, par là, assure sa pérennité dans la production itérative du même. Douglas revient aussi sur cette subtilité de traduction du terme « perversion » dans le Lévitique : le texte énonce « Et à aucune bête tu ne donneras ton épanchement pour en devenir impur et une femme ne se donnera pas à une bête pour s’accoupler avec elle : c’est là une perversion. » 28 Selon elle, ce mot, perversion, est « (…) une erreur significative du traducteur. L’original, en hébreu, est thebel, qui signifie “mélange”, ou confusion. » 29 À l’impératif de la loi de la ressemblance, la perfection de Ibid., p. 70. Ibid., p. 73. 27 Ibid., p. 73. 28 Mary Douglas, De la souillure, essai sur les notions de pollution et de tabou, La Découverte, Paris, 2005, p. 72. 29 Ibid. 25 26

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l’individu et de ses semblables, s’ajoute donc l’impossible reconnaissance du trans-genre : entre autres préceptes, le Lévitique entérine : pas de croisement entre deux espèces de bétail, pas de culture mêlant deux types de semences en un même sol, pas de tissage, non plus, réunissant des fils de fabriques différentes. Le monstre est monstre parce qu’il transgresse les écarts constitutifs de l’un à l’autre. En ce sens, il est déjà monstrueux de dire que le hérisson est pareil à ; il devrait être ou n’être pas cet autre. Le à la fois du fragment, de l’inter, c’est cette totalité plurielle qui dément les critères du genre. Ou plutôt, c’est cette même opération qui, à l’idée biologique d’un genre invariable et occupant une place fixe dans la systématique, substitue celle d’un genre logique, un concept en englobant d’autres, unité par union, proche de l’assemblage du gattung. Ainsi la fragmentation, l’interdisciplinarité, constitue véritablement ce point d’incohérence où s’amorce la rupture d’un ordre ; parce qu’elle valide une nouvelle structure, basée sur la confusion, une structure qui n’est plus que marges, un système opérant dans les rencontres, avec tout ce qu’il peut y avoir d’inconvenant à ne plus séparer ce qui doit l’être. Deux alternatives, alors. Puisque l’anomal, le monstrueux, le hors norme, induisent la possibilité d’une refonte complète du système, on peut par exemple choisir de trouver de nouveaux principes de catégorisation. Somme toute, il suffit d’étiqueter la dérogation pour qu’elle cesse de l’être. C’est ce que tente la tératologie, cette science des monstres apparue au XIXe siècle, avec Etienne et Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, qui trouvera ensuite écho dans la tératogenèse expérimentale, puis, jusqu’à aujourd’hui, dans la biologie du développement. Une pensée à propos de laquelle Jean Gayon souligne qu’« Elle n’a cessé de ronger le concept de monstre en lui conférant une banalité biologique. » 30 Effectivement, la tératologie a procédé à une classification des formes monstrueuses. Jean Gayon commente : « Etienne Geoffroy Saint-Hilaire en faisait des formes d’organisation achevées, qu’il regroupait en des taxons aussi distincts entre eux que le sont les espèces, les genres, les familles d’organismes communément construites par les naturalistes. Par ce premier pas, la tératologie dissolvait la vieille idée de jeu ou de caprice de la nature : les monstres devenaient des formes réglées, dont les propriétés constantes avaient valeur de lois de la nature. » 31 30 Jean Gayon, « Les monstres prometteurs : évolution et tératologie » in Qu’est-ce qu’un monstre ?, ouvrage collectif coordonné par Annie Ibrahim, Presses Universitaires de France, Paris, 2005, p. 121. 31 Ibid., p. 121.

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Le monstre est ainsi normalisé. Jusque dans ce paradigme de la tératologie que Goldschmidt a développé par la rhétorique du « monstre prometteur ». La formule désigne ces cas ou la formation d’une espèce nouvelle résulte d’une unique mutation monstrueuse. Pour fonder son propos, Goldschmidt s’appuie lui-même sur les recherches de William Bateson concernant les mutants homéotiques : Jean Gayon explique : « (…) l’homeosis consiste en ce qu’un organe est remplacé par un autre dans un organisme comportant des parties répétées (…). Bateson avait ainsi décrit des insectes dans lesquelles une paire d’antennes se trouvait transformée en une paire de pattes, une paire de pattes en une paire d’ailes, un œil en antenne. » 32

S’appuyant sur ces données, Goldschmidt fera ce constat : certaines formes tératologiques paraissent très semblables aux standards d’une espèce apparentées. Il prend exemple d’une mouche, la Termitoxenia, dont la seconde paire d’aile, atrophiée, rappelle la morphologie des haltères de certains diptères ayant subit une mutation homéotique. Jean Gayon conclue : « les ressemblances entre anomalies dans une espèce et forme normale dans une autre suggérait que l’état normal de telle espèce avait son origine dans une mutation tératogène ayant affecté un ancêtre. » 33

Le monstre prometteur est donc cette hypothèse selon laquelle toutes les espèces pourraient virtuellement prendre origine dans un monstre. Doiton encore, d’ailleurs, utiliser ce vocable : les monstres tératogènes restant, après tout, autant de formes normales en puissances. Belle naïveté qui ne voit au plus loin qu’à l’horizon de la norme. Alors que, tout au contraire, prendre en compte la spécificité de l’être-là du monstre demande de penser la pluralité hors de ce retour au même. Mary douglas insiste sur ce fait que la souillure est toujours avant tout quelque chose qui n’est pas à sa place. Lui en attribuer une, c’est la résorber dans le sacré. C’est pourquoi cette vieille idée d’une loi aléatoire de la nature, que la tératologie se propose de dépasser, est en fait bien plus féconde. À partir d’une définition relativement stricte – le monstre est ce dissemblable d’avec ses géniteurs –, Aristote va décrire la production des monstres comme un phénomène faisant partie des lois de la nature : « Ce qui a conduit la nature à produire des monstres est le fait de ne pas engendrer des êtres semblables (aux géniteurs) par inachèvement. » 34 Le monstre est donc ici aussi Ibid., p. 119. Ibid., pp. 119-120. 34 Cité par Annick Jaulin, dans l’article « Aristote et la pathologie politique », in Qu’est-ce qu’un monstre ?, ouvrage collectif coordonné par Annie Ibrahim, Presses Universitaires de France, Paris, 2005, p. 33. 32 33

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conforme à la nature, mais cette fois-ci en ce qu’elle comporte, pour Aristote, d’aléatoire et d’indéterminé. Annick Jaulin développe sur ce problème dans son analyse de la pathologie politique chez cet auteur : « (…) on sait qu’avec la philosophie pratique on entre, pour Aristote, dans le domaine des choses qui peuvent toujours être autrement qu’elles ne sont, c’est-à-dire dans un domaine où l’aléatoire est la règle, de sorte que la dissemblance ne peut même plus être décrite comme monstruosité, mais seulement comme variation. » 35

Pour Aristote, la nature, parce qu’aléatoire, n’exclut pas les anomalies. C’est, bien sûr, un point de vue normatif, puisque le monstre y répond des lois du système ; malgré cela, cette idée de variation admet a minima qu’à un genre donné réponde une pluralité de formes. Nancy et Lacoue-Labarthe disaient le mélange constitutif du genre, pour expliquer que celui-ci soit, par essence, indéfini et illimité. La pensée aristotélicienne d’une production « naturelle » du monstre, bien qu’ouvrant le nombre des possibles, est encore en deçà de cette idée d’un bouleversement de la taxinomie normative. Les opérations de la fragmentation comme de l’interdisciplinarité constituent, en pratique et en théorie, un écart proprement inédit à toute pensée ou travail artistique les précédant : un écart par rapport à la notion même de genre. D’évidence, si l’inter remet en question la pratique disciplinaire, la définition de l’œuvre plasticienne et la grille de lecture critique s’y rapportant, c’est en ce qu’il se pose comme un espace de pensée à l’intérieur duquel on ne puisse pas attendre l’instauration d’un Ordre. Pierre Magnaud le rappelle dans son article Au-delà du spécisme, « (…) la leçon la plus vive du surgissement du monstrueux dans la nature et dans la société, c’est la remise en cause du fétichisme de l’identité (…). » 36 Et il cite Montaigne, s’affranchissant de ce carcan identitaire en faisant d’un moi « ondoyant et divers » le « monstre au monde le plus exprès » : il y a, nous dit Montaigne, « autant de différence de nous à nous-mêmes que de nous à autrui. » 37 C’est ce que démontrent avec brio les queer studies, notamment Judith Butler via son fameux Trouble dans le genre : l’identité genrée n’est ni stable, ni permanente. Par essence indéfinie et illimitée, disaient Lacoue-Labarthe et Nancy, ce qui est tout à fait adéquat dans cette perspective butlerienne 35Annick

Jaulin, « Aristote et la pathologie politique », in Qu’est-ce qu’un monstre ?, ouvrage collectif coordonné par Annie Ibrahim, Presses Universitaires de France, Paris, 2005, p. 35. 36 Pierre Magnaud, « Au-delà du spécisme »,in Qu’est-ce qu’un monstre ?, ouvrage collectif coordonné par Annie Ibrahim, Presses Universitaires de France, Paris, 2005, p. 60. 37 Cité par Pierre Magnaud, dans son article « Au-delà du spécisme »,in Qu’est-ce qu’un monstre ?, ouvrage collectif coordonné par Annie Ibrahim, Presses Universitaires de France, Paris, 2005, p. 60.

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selon laquelle l’infini des possibles du genre sexué doit se penser non pas dans la solidité d’une contre-culture, tout aussi standardisante, mais en dénaturalisant la norme de l’hétérosexualité obligatoire. Hors-genre et trans-genre ne sont pas pour Butler l’inverse du genre, comme le elle serait censé fonder l’alternative symétrique au il. Les identités genrées hors normes constituent, au contraire, l’alternative subversive aux normes hétéro et andro-centrée qui nous assujettissent : parce que les sujets sexuels ne répondent jamais parfaitement des injonctions normatives auxquelles ils-elles doivent se conformer, et que dans ce jeu de la norme – ce jeu d’avec la norme, pour certains – se situe la possibilité de déconstruire les identités données. À l’encontre du concept de genre se faisant passer pour loi naturelle et immuable, Butler propose de penser une identité performative. La performativité serait ce processus d’identifications réitérées au jour le jour, dans chaque acte, chaque parole, chaque prise de position, par lesquelles le moi se reconnaît comme moi. Par lesquelles, donc, tout un chacun peut subvertir la norme en ré-inventant sans cesse de nouvelles formations du sujet. Pour Butler, « Le genre est un phénomène complexe qui, en tant que totalité, est constamment différé, un idéal impossible à réaliser quel que soit le moment considéré. » 38 Alors, plutôt que d’instaurer des identités sur une base contingente, c’est-à-dire en vue d’un objectif prédéterminé, elle propose à rebours que le genre – compris simultanément dans le sens politique de coalition – soit un « (…) assemblage ouvert permettant de multiples convergences et divergences sans qu’il soit nécessaire d’obéir à une finalité normative qui clôt les définitions. » 39 Un genre pourrait exister en tant que tel sans donner à l’avance la forme idéale que devrait en adopter la structure. Nancy et Lacoue-Labarthe ne démentent pas ce trait dans leurs propos sur le romantisme : « On aura cependant remarqué, disent-ils, (…), qu’un pareil Witz ne cesse pas d’errer – sinon d’opérer – dans ce dispositif, entre système et chaos, entre les deux pôles de l’organon. » 40 Et d’insister sur cette hésitation caractéristique du « flou romantique », qu’ils qualifient comme jeu d’un écart à l’idéalisme et à la métaphysique qui s’y parachève, et qui, finalement, « (…) pourrait bien aussi parfois signifier que le romantisme détient par constitution une certaine impossibilité d’accommoder exactement la vision de l’idée. » 41 Judith Butler, Trouble dans le genre, pour un féminisme de la subversion, La Découverte, Paris, 2005, p. 83. 39 Ibid. 40 Philippe Lacoue-labarthe et Jean-Luc Nancy, L’absolu littéraire, théorie de la littérature du romantisme allemand, Seuil, Paris, 1978, p. 420. 41 Ibid. 38

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L’unité obligatoire n’est l’apanage de rien que de la catégorie. Que Lacoue-Labarthe et Nancy fassent ici allusion au rapport signifiantsignifié, ils posent le problème d’un soi-disant idéal de concordance de l’un à l’autre. Dans les arts plastiques, la gestalt a édifié cette illusion que la vision synchrone du fond et de la forme révélait le sens de l’œuvre, sens lui-même résoluble, unifiable, univoque : un sens, et même plus, un sens immédiat. Si la poésie romantique génère ce flou, si la forme fragmentaire ne permet pas d’accommoder exactement la vision de l’idée, c’est parce que, note Maurice Blanchot, en « Commençant de se rendre manifeste à elle-même grâce à la déclaration romantique, la littérature va désormais porter en elle cette question – la discontinuité ou la différence comme forme (…) » 42 C’est l’exacte hypothèse – rapportée cette fois aux arts plastiques – qu’Yve-Alain Bois et Rosalind Krauss vont approfondir dans L’informe, mode d’emploi. Partant du constat d’un modernisme relevant avant tout d’une entreprise ontologique, Yve-Alain Bois en note les postulats dans une démonstration en quatre temps 43 : 1 – En tout premier, l’art, particulièrement la peinture, s’adresse à un sens et un seul, la vision. Un postulat que l’on retrouve aux origines de mouvements artistiques (citons l’impressionnisme, comme peinture rétinienne), mais aussi dans les premiers écrits d’Hildebrand, de Fiedler, qui influeront sur ceux de Wölfflin, c’est-à-dire dans les fondements scientifiques de l’histoire de l’art comme discipline. 2 – Cette idée d’une pure vision implique une exclusion qui remonte au Laocoon de Lessing – à cette position dévalorisée, dans la hiérarchie qu’il propose, des arts du temps et des arts de l’espace : il y aurait une temporalité propre au visuel, qui est de l’ordre de l’immédiateté – pour Yve-Alain Bois, alors, « (…) le tableau se donne en un instant et ne s’adresse qu’à l’œil du spectateur. » 44 3 – Bois qui s’appuie ensuite sur deux textes de Freud, Trois essais sur la théorie de la sexualité et Malaise dans la civilisation, pour démontrer comment cet art de la pure vision implique un face à face fondamental avec l’œuvre, et maintient de ce fait le corps du sujet percevant dans sa position érigée, loin de celle, horizontale, propre à l’animal. Et cela 42 Cité par Philippe Lacoue-labarthe et Jean-Luc Nancy, in L’absolu littéraire, théorie de la littérature du romantisme allemand, Seuil, Paris, 1978, p. 421. 43 Yve-Alain Bois et Rosalind Krauss, L’informe, mode d’emploi, Centre Georges Pompidou, Paris, 1996, p. 16. Yve-Alain Bois précise d’ailleurs que, dans ces débuts, « Le « tactile » dont parle l’histoire de l’art n’est que la représentation visuelle du tactile : la matière n’y existe qu’informée, que mise en forme. » 44 Yve-Alain Bois et Rosalind Krauss, L’informe, mode d’emploi, Centre Georges Pompidou, Paris, 1996, p. 22.

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signifiant, selon Bois, que « Même s’il ne se veut plus une « fenêtre ouverte sur le monde », le tableau est une coupe verticale qui postule du spectateur l’oubli qu’il a les pieds dans la poussière. » 45 Contre le très pertinent « ni haut, ni bas » posé par Denis Hollier en préface à Documents, ici, toujours, cette même construction antithétique réduisant aux deux extrêmes, sacré et souillure. 4 – Pour conséquence, nous dit Bois « (…) l’art est une activité sublimatoire, qui rassemble (tout en le séparant de son corps) le sujet percevant. Il postule une activité synthétisante : l’artiste est censé concevoir l’œuvre comme totalité fermée (…), et la jouissance esthétique est indexée à cette plénitude formelle. » 46 Voici résumés les mythes fondateurs du modernisme et de sa grille de lecture, gestalt fondée sur le rapport figure-fond : autant d’efforts associés qui, finalement, s’ils accommodent la vision, ne peuvent qu’empêcher que le genre ne se forme et ne se définisse par sa propre dynamique. Il n’y a pas loin de la pure vision à la pure pensée. Pour penser le genre comme lieu possible de contradiction de la norme, pour penser une multiplication infinie des catégories qui viendrait à bout du concept même, il faut suivre Butler et revenir à ce fondamental foucaldien : toujours, le fait de se donner pour fin absolue “l’unité” revient à la considérer comme condition préalable. Et à exclure tout le reste dans l’indéterminé, ce qui n’a plus d’identité – donc ne peut plus nuire –, la saleté qui jonche le sol, à nos pieds. Loin. En bas. Hors du cône de vision moderniste. C’est la conclusion impérative d’Yve-Alain Bois : pour le modernisme un seul mot d’ordre, « Exclusion de tout ce qui se délite : l’œuvre doit avoir un début et une fin, tout désordre apparent se résorbant dans le fait qu’elle est limitée. » 47 C’est peut-être aussi la limite de la couronne de fragments, cette idée qu’il faut encore une forme, une figure qui se détache sur un fond, pour que quelque chose soit visible, et que ce quelque chose fasse sens. Encore qu’avec le flou romantique, le dessin puisse en être plus riche que ce que l’image mentale suppose. Il y a ces jeux optiques des cartes d’Épinal, où l’on lit le profil d’une vieille dame sous son châle, et parce qu’on se concentre sur un pli du bonnet, soudain c’est le portrait d’une demoiselle en habit qui s’impose. Que l’on essaie de retrouver la vieille femme, la demoiselle redevient aussitôt insaisissable. Que l’on tente de voir les deux, simultanément, du coin de l’œil, et tout se brouille dans les premiers élancements d’une bonne migraine. Cette différence comme

Ibid. Ibid. 47 Ibid. 45 46

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forme que note Blanchot 48 montre pareille faille pour le fragment. La couronne, totalité plurielle qui fonde l’œuvre fragmentaire en unité, n’est jamais aussi que la forme négative, hors-d’œuvre, de la somme des totalités singulières. Comment résoudre cet écart entre les unités et le pluriel ? Est-il seulement encore possible d’y considérer une limite, un ordre amorçant début ou fin dans l’infini circulaire ? Si, comme le dit Blanchot, c’est la discontinuité, la différence, qui font forme, il faut alors penser en conséquence l’altération de la structure taxinomique et de la grille de lecture. Et entendre de nouveau cette question posée par Lyotard : « Comment, en général, ce qui est forme peut-il aussi être transgression ? (…) Comment ce qui est déviation, dérogation, déconstruction, peut-il être en même temps forme ? » 49 Dans ce fait même d’interroger : y a-t-il une bonne forme de la transgression ?, Lyotard parodie le système d’opposition binaire qu’il propose de dépasser. Il s’agit, après étude du si célèbre cas d’un fantasme analysé par Freud – connu sous cette formule « un enfant est battu » – de comprendre quel rôle joue la forme dans le travail de l’inconscient. Pour ce faire, Lyotard marque la différence d’avec la grille structuraliste – sur laquelle repose la gestalt : a contrario, la logique spatiale de l’inconscient ne répond ni de règles d’opposition, ni de cette exigence de toujours spécifier les différents objets par ressemblance ou différenciation. Freud notait que les stades distincts du fantasme étudié ne correspondaient pas à une succession, chacun suppléant l’autre, et encore moins à une évolution comprise comme progrès du sens. À l’inverse de la grille structuraliste, l’inconscient joue la simultanéité ; « Au contraire, comme le note Krauss, les significations de tous les stades y demeurent suspendues, sous la forme d’un “mais aussi”. » 50 Œuvre, mais aussi hors-d’œuvre. En ajoutant encore, dans le cas particulier de l’inter, l’infini de la combinatoire à celui de chaque discipline. La réponse, alors, à cette bonne forme de la transgression repose sur l’éviction du principe structuraliste de non-contradiction, sur cette idée que plusieurs choses antinomiques puissent être, simultanément. Krauss résume cela : « L’inconscient ne se contente pas de solliciter la

Maurice Blanchot parle aussi de discontinuité : ceci convoque une autre opération de l’informe, le battement – voir le catalogue écrit par Yve-Alain Bois et Rosalind Krauss, L’informe, mode d’emploi, Centre Georges Pompidou, Paris, 1996, plus précisément pp. 124 à 159. 49 Jean-François Lyotard, Discours, figure, Klincksieck, Paris, 2002, p. 349. 50 Yve-Alain Bois et Rosalind Krauss, L’informe, mode d’emploi, Centre Georges Pompidou, Paris, 1996, p. 97. 48

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transformation de toute chose en son contraire, il maintient l’une et l’autre ensemble. » 51 Lors, si l’inconscient ne respecte pas les écarts entre les objets, s’il ne maintient pas de rapports constants – comme les intervalles du langage discursif – entre ses différentes parties, c’est d’évidence que la transgression ne peut relever d’une forme telle que l’entend la gestalt. La forme de la transgression est nécessairement rupture d’une rythmique, dit Lyotard, donc une « mauvaise forme » : « En d’autres termes la forme à laquelle nous avons affaire avec le fantasme n’est pas une bonne forme. Elle est certes une forme dans laquelle le désir reste pris, la forme prise par la transgression ; mais elle est aussi la transgression, au moins potentielle, de la forme. » 52

Une mauvaise forme que cet espace inconscient, la matrice, qui transgresse les silences constitutifs du discours et les distances constitutives de la représentation. C’est dans cette propriété du figural de parvenir – comme l’écrit Lyotard – à bloquer ensemble ce qui n’est pas compossible, que peuvent être dépassées la pure vision synthétisante de la gestalt et les disciplines ontologiques du modernisme. Que Nancy et Lacoue-Labarthe notent cette caractéristique du romantisme de ne plus permettre d’accommoder exactement la vision de l’idée, que l’inter induise une production artistique et une lecture transversales, c’est cette même faillite des écarts de productions. La matrice dissimule la contradiction et détruit la différence ; par elle, figure et fond sont donnés ensemble et occupent simultanément un même espace : la matrice détruit donc aussi la forme. Krauss et Bois nuancent ce terme de « destruction » pour mieux expliciter la notion d’informe : « L’informe n’est cependant pas simplement un effacement de la forme : c’est une opération qui défait la forme (…). » 53 C’est ce processus qui, en art, génère la « mauvaise forme ». Outre référence incontournable à l’espace matrice de Lyotard, Krauss et Bois reviennent incessamment sur l’utilisation première de ce terme telle que définie par Bataille : c’était cet autre mot qu’il avait choisit pour évoquer le processus de “déviance” : « (…) informe, désignant un déclassement dans tous les sens du terme : minant à la fois la séparation entre l’espace et le temps (battement), les systèmes d’arpentages de l’espace (horizontalisation, production du plus

Ibid. Jean-François Lyotard, op. cit., p. 350. 53 Yve-Alain Bois et Rosalind Krauss, L’informe, mode d’emploi, Centre Georges Pompidou, Paris, 1996, p. 99. 51 52

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bas que bas), les qualifications de la matière (bas matérialisme) et l’ordre structural des systèmes (entropie). » 54

Un déclassement, il faut le préciser, c’est à entendre comme une production du hors norme, du hors genre, du hors taxinomie. Comme la fragmentation ou l’interdisciplinarité, l’informe opère sur les produits d’écarts ces déplacements irréguliers dont Lyotard dit qu’ils peuvent suffirent à transformer le singulier en pluriel, ou l’ici en ailleurs. L’informe n’est pas seulement un effacement de la forme, pas seulement non plus cette chute de la forme et du sens dans la décadence, la décrépitude, l’entropie et l’oubli. Pour Didi-Hubermann, pourtant, l’informe peut être théorisé comme une condition rythmique de la forme. Il l’expose dans un ouvrage, La ressemblance informe, dont le titre même, tourné en un oxymoron, contraint l’informe à la définition simpliste d’une déformation. Retour au monstre. Selon lui, « L’informe qualifierait donc un certain pouvoir qu’on les formes elles-mêmes de se déformer toujours, de passer subitement du semblable au dissemblable. » Autant revenir au système d’opposition binaire de la grille structuraliste : passage subit de l’un à l’autre, mais plus cet à la fois de l’espace de l’inconscient. En rabattant ainsi la question de la mauvaise forme à un axe unique, à la seule alternative de l’alternance, du positif au négatif, Didi-Hubermann revient en deçà de toute déconstruction. Pour Rosalind Krauss : « Voilà le risque que l’on prend à vouloir à tout prix mesurer l’informe à la ressemblance ou à la dissemblance, au lieu de s’aviser que “ressembler à rien” n’est ni dissembler de quelque chose en particulier, ni ressembler à quelque chose qui se trouverait être rien. » 55

Et tout cela, chez Lynch ? Ces réflexions sur le statut équivoque de l’œuvre fragmentaire et du dépassement du genre disciplinaire pourraient être illustrées – avec ce manque d’inter, pour ne pas dire d’esprit, que dévoile trop souvent l’adjonction redondante – donc inepte – d’un visuel à un textuel dont on présuppose par là le sens prépondérant – l’un et l’autre toujours considérés par cet écart et seulement celui-ci de leurs formes respectives. Cela serait aisé, et si déplacé de développer le propos sur la thématique du monstre dans les différentes productions de Lynch. Et des monstres, il y en a. Pléthore. Mais rien d’utile à se laisser aller au piège de la ressemblance. Canguilhem le démontre dans Le normal et le pathologique, il faut soigneusement éviter tout rapprochement erroné entre anomalie et anomal, au risque d’abaisser toute solution de déclassement à une irrégularité de fait, et de produire encore une autre théorie normative des déviations. 54 55

Ibid., p. 242. Ibid., p. 74.

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En faisant œuvre fragmentaire, le Romantisme a soumit à sa critique le canon du genre et celui de la perfection esthétique. Le postulat de cette étude étant que l’interdisciplinarité propose pareille alternative quant aux pratiques et lectures essentialistes qui tendent à réduire l’art aux disciplines, et celles-ci en normes esthétiques. Pour ce faire, redisons-le, la question d’une prétendue norme de beauté, un idéal auquel serait opposé le monstre comme mauvaise forme, doit impérativement être dépassée. Kant, déjà, dans la Critique de la faculté de juger, invalidait le canon antique. L’idée d’un critère de perfection formelle relève en fait selon lui d’un objet imaginaire, un tracé contingent déterminé par la moyenne qui se dégage de la superposition d’un grand nombre d’image. Bataille pense de la même façon une beauté statistique contre l’idéal d’une perfection de la forme. Son essai Les écarts de la nature exemplifie le travail photographique de Francis Galton : à la fin du XIXe siècle, celui-ci superpose des séries de clichés de visages, ou bien de profils frappés sur des pièces de monnaies romaines, le résultat de ce travail composite montrant pour moyenne une forme unique qui, selon Bataille, n’aurait rien à envier à la beauté des sculptures antiques – il cite l’Hermès de Praxitèle. Bataille généralise le concept : « Si l’on photographie un nombre considérable de cailloux de dimensions semblables, mais de formes différentes, il est possible d’obtenir autre chose qu’une sphère, c’est-à-dire une figure géométrique. Il suffit de constater qu’une commune mesure approche nécessairement de la régularité des figures géométriques. » 56

Ainsi, la moyenne des images fixe sous nos yeux l’idéal du genre homogénéifié – mais c’est une opération de ce même genre de la génération propre au fragment, en cela qu’elle génère aussi ses propres discordances. La moyenne idéale est une synthèse de l’hétéroclite ; elle n’est que l’illusion homogène d’une proposition composite, et n’est modèle que dans ce sens de spécimen, le type à partir duquel chaque être, chaque chose ne peut être que variation. C’est l’Idée-norme, chez Kant, allgemeinen Richtmass, sorte d’étalon universel qui définit l’espèce, à comparaison duquel chaque individu sera une réalisation variable et plus ou moins déviante. Jacques Darriulat résume les implications de cette notion : « (…) la proportion de l’Idéal ou la norme de la beauté, réalisée de façon indépassable dans la statuaire de la Grèce ancienne, n’est que le degré

Georges Bataille, Les écarts de la nature, in Œuvres complètes, tome I, La Pléiade, Paris, 1998, p. 229. 56

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zéro de la représentation, un schème simplifié qui élimine les aberrations individuelles, une normalisation imaginaire des formes vivantes. » 57

Pour Bataille, pareillement, chaque forme individuelle échappe à cette commune mesure, et à quelque degré, est un monstre, un écart dont la nature est incontestablement responsable. C’est pourquoi il ne faut pas parler des monstres, chez Lynch, mais bien du monstrueux. Pour lire et comprendre comment opère la déconstruction à l’œuvre dans la discipline même, dans cet idéal moderniste d’un corps intègre auquel rien ne manque, d’un tout unifié ; pour saisir, dit Krauss : « La production inévitable du monstrueux ou de l’hétérogène, par le procès même qui est destiné à exclure le non-généralisable, telle est la force qui crée la différence non logique à partir des catégories qui ont pour fin d’administrer logiquement la différence. » 58

Le monstrueux, chez Lynch, ne prend pas corps dans l’homme éléphant, le manchot, le nain, les collections de mouches mortes, l’oreille coupée encore sanguinolente. Certains polémiquent encore sur l’utilisation d’une tête d’agneau écorchée pour la fabrication du bébé de Eraserhead, ce qui revient peu ou prou à en soumettre la pertinence à cette ressemblance de l’homme à la bête qui conduit la physiognomonie de Lavater. Dans ce cas précis, le monstrueux ne réside pas dans l’utilisation d’une matière pour une autre ; le déplacement des chairs à vif d’un animal à la peau rose, lisse et tendre d’un bébé n’est rien de plus qu’abject, c’est-à-dire un retour à l’asservissement au thème normatif de ce qui est laid. Ce qui importe, ce qui est monstrueux dans la mise en forme de ce corps de nourrisson, c’est que justement, il ne ressemble à rien, et surtout pas à ce qu’il devrait être. 59 C’est toute la différence entre sacré et souillure, anomalie et anomal, entre l’informel et l’informe, dont Bataille voit l’issue dans l’idée de bas matérialisme, un matérialisme n’impliquant pas d’ontologie, n’impliquant pas que la matière est en soi. Il faudra revenir làdessus : développer sur la symbolique de l’absence de forme telle que la présente Douglas, sur la sublimation de la matière chez Freud, et bien sûr relire la critique du schème hylémorphique que propose Simondon pour Jacques Darriulat, “Le monstre et l’idéal”, in Qu’est-ce qu’un monstre ?, ouvrage collectif coordonné par Annie Ibrahim, Presses Universitaires de France, Paris, 2005, p. 94. 58 Yve-Alain Bois et Rosalind Krauss, L’informe, mode d’emploi, Centre Georges Pompidou, Paris, 1996, p. 242. 59 Si l’on veut revenir à l’étude que propose Michel Chion du décalage toujours productif entre bande son et image chez Lynch, il faudrait rapprocher cette impression que provoque la mise en forme du bébé de l’écart tout aussi hérissant que produisent les piaillements aigus de gallinacés accompagnant la tétée des chiots, lors du dîner en famille, toujours dans Eraserhead. 57

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invoquer, contre l’idée de leur éduction, le concept d’une émergence des formes en relation avec leur milieu associé. Où situer alors, dans l’œuvre de Lynch, non plus ce monstre que l’on montre, monstrare, mais celui qui montre, monere, ce qui indexe cette possibilité de défaire la discipline comme genre idéal et permanent, et de valider une lecture interdisciplinaire ? Dans la différence de l’espace inconscient, dans la matrice, « (…) en ce qu’elle réside – dit Lytoard – dans un espace qui est encore au-delà de l’intelligible. » 60 Il faut penser chez Lynch cet au-delà de l’espace isotrope et structuraliste de la gestalt. Si l’inter est une sorte de tissu conjonctif de l’unité plurielle, s’il permet de penser des coupes transversales comme autant de liens connexes, il pourrait fonctionner comme un bloc, ce morceau de papier froissé par lequel Lyotard illustre l’espace de l’inconscient. L’inter agirait alors comme par condensation, reconfigurant le champ spatial en réunissant certains éléments et leur permettant d’être de nouveau interprétés. Disons plus justement que cette spatialisation répondrait autant de l’idée de suspens, parce qu’il n’y a pas de déplacements au sens de Freud dans l’œuvre interdisciplinaire, ni à y trouver un quelconque fantasme définitoire, mais bien à établir une topologie qui, entre la condensation et l’accrochage, permette à la fois monimentum et monumentum, garde de l’esprit et esprit de la garde, c’est-à-dire de réactiver le caractère polysémique de l’œuvre d’art – ce que Nancy et Lacoue-Labarthe notent également dans l’idée d’un inachèvement critique propre au genre romantique. La matrice permet cette mauvaise forme, et comme le rappelle Rosalind Krauss : « (…) cette forme-qui-est-aussi-transgression-de-la-forme est donnée précisément par l’action de la figure matricielle de Freud : c’est l’action de battre, qui est la pulsation du plaisir, mais aussi la pulsation de la mort (…). Le battement est donc la forme de la récurrence, de la répétition, la forme par quoi se délite la forme, par où le temporel s’insinue au cœur du figural et l’altère en mauvaise forme, en informe. »61

Ils sont nombreux, ces battements, chez Lynch, qui minent le travail de la structure. Il faudrait développer sur la figure – ne doit-on pas le dire au pluriel, les figures – de la femme clivée, qu’il emprunte à Bunuel : et sur l’inquiétante étrangeté que Freud accorde à l’automate, ce cas de redoublement dénonçant la relation de ressemblance de la copie au modèle. Cette structure de l’unheimliche, qui produit un double inquiétant, on la retrouve aussi dans le principe de répétition de cette scène, dans Jean-François Lyotard, Discours, figure, op. cit., p.338. Yve-Alain Bois et Rosalind Krauss, L’informe, mode d’emploi, Centre Georges Pompidou, Paris, 1996, p. 99. 60 61

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Mulholland Drive : cette première dispute amoureuse entre Rita et Betty – feinte, puisqu’il s’agit de répéter un script – qui sera de nouveau jouée par Betty quelques minutes plus tard, dans un tout autre registre, et avec un homme cette fois, un acteur, face au staff présent pour l’audition. Ce redoublement provoquant une perte totale de repères : chaque interprétation invalidant la justesse de l’autre, toutes deux dénonçant le déjà vu, ces ressorts de chaque genre cinématographique. C’est d’abord un principe de défamiliarisation. Le retour signifie avec violence la fiction, comme plus tard dans le même film cette scène au Silencio pendant laquelle une chanteuse, sur scène, s’écroule, alors que la bande son continue et que Monsieur Loyal répète : it’s all recorded, tout est enregistré. L’abîme de la répétition – on rejoue le bout d’essai, on fait de nouveau semblant de faire semblant – fragmente le point de vue du spectateur et bloque dans la convulsion toute cohérence de sens. Le continuum du film, l’enchaînement, ne se donne plus comme flux, ni unité. Et la pure vision ne peut momentanément plus rassembler le corps du sujet percevant. C’est, en conséquence, un échec de la temporalité définitoire du médium comme tout unifié ; ce hoquet provoque la désublimation du processus cinématographique en tant que flux, c’est-àdire l’exaltation de la coupe et du montage. Mais cette scène n’est pas son seul simulacre. Elle redouble aussi toutes les autres scènes de genre, de ce genre qui s’inscrit dans la pulsation de l’éros, mais tout autant, en écho au désir, de cet autre, lié au thanatos et à l’inéluctabilité de la revenance. En gardant au montage les deux prises, Lynch évince la forme idéale dans la compulsion de mort. Dans l’incongru de cette répétition, la parodie touche 62 : pour appuyer qu’il ne s’agit jamais que de cela, jouer, prétendre, édifier de toute pièce quelque chose qu’il suffirait, comme le disait Duchamp, de répéter suffisamment pour que cela devienne un goût – et fasse genre. Ici, l’ambivalence d’une interprétation à l’autre montrant bien, dans le battement du rire aux larmes, que ce goût oscille toujours dangereusement entre éros et thanatos : quand l’enfant est battu, tout prend place dans ce sens trouble du contact répété sur le corps, en ce qu’il peut avoir d’érotisant ou bien tenir de la maltraitance.

Autre œuvre pour confirmation : la série des Rabbits par exemple, faux semblant grotesque de tout ce que le cinéma, ou les séries télévisées, peuvent véhiculer comme convenances et idées reçues. Le décor est parfait d’ineptie. Les rires préenregistrés agacent juste ce qu’il faut. Mais là où la parodie touche, c’est dans l’incongru de la personnification des lapins grandeur nature : quand le générique donne le nom des acteurs présents sous les masques.

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La force de l’œuvre interdisciplinaire de Lynch est de répéter les clichés par des chaînes métonymiques au travers de plusieurs disciplines, ces transpositions et répétitions en chargeant d’autant le sens – et le déconstruisant. Dans cet inexorable retour au même, le contenu cède inévitablement à l’entropie : au pire, l’angoisse provoque alors le délitement dans le double morbide ; au mieux c’est le simulacre qui demeure, vide de sens, et finit par n’être plus qu’un bruit. Ce bruit que la théorie de l’information désigne comme tout ce qui est probable, cliché, inutile, et par là même nuisible au contenu. La répétition devient alors cette reconnaissance du même, mais du même comme rien. Et l’insignifiance réclame de revoir la structure. L’interdisciplinarité ne fait pas système, ce n’est pas un principe d’assimilation totale, normatif, donc, et tout entier au service du sens comme autorité. L’indexer au bloc, c’est proposer qu’en elle le mouvement transversal de lecture, comme un suspens, puisse autant être permutation et proposition. Propositions sans cesse réitérées pour la garde de l’esprit, et en cela il faudra se détacher de la notion du fragment comme œuvre in progress que proposent Lacoue-Labarthe et Nancy : ce progrès annonçant la visée bien trop restrictive d’un état supposé final, aboutit, accomplit, et reléguant l’inachevé au rang d’état, dans le sens que lui donne les taille-douciers. Le sens et l’être, la vie organique, sont instables : la suite devra donc être cherchée dans le principe de métastabilité, chez Simondon par exemple. On peut toutefois avancer, déjà, que l’interdisciplinarité doit permettre cette relation de la relativité de toute chose, destinée à résister à tout retranchement vers l’illustration ou dans la thématique : par l’interdisciplinarité, l’art doit être ce concept qui s’informe. Sans espace de l’un à l’autre. Tout comme Lyotard décrit que s’informe le corps érotique dans l’espace de l’inconscient : « (…) le corps érotique, qui n’est pas le corps vécu érotiquement, mais la surface où s’inscrivent les localisations du désir, est le contraire d’un monde, au moins chez l’enfant, le pervers, l’hystérique : puzzle de régions, où la charge-décharge de la jouissance trouve ses lieux d’élection, mais puzzle que personne ni rien ne tient sous son œil pour en faire l’unité d’un tableau, et où chaque zone peut elle-même accepter plusieurs significations simultanées quant au plaisir. » 63

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Jean-François Lyotard, Discours, figure, op.cit., p. 338.

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L’acinéma 1 de Jean-François Lyotard Jean-Louis Déotte Ce texte ayant été rédigé courant 2009, l’auteur n’a pu tenir compte de l’excellent livre de J.-M. Durafour, Jean-François Lyotard : questions au cinéma, Coll. « Intervention philosophique », PUF, octobre 2009, ce qu’il regrette.

Lyotard, comme Deleuze plus tard avec L’image-mouvement décrit le cinéma comme inscription de mouvements, dans le cadre d’une économie politique de la libido, où il s’agit de traquer tout principe d’équivalence (la « valeur »). En effet, le grand corps du capital, seul véritable principe d’identité, ne peut accepter que ce qui a la même valeur. D’entrée de jeu, on comprend que le cinéma dit de “production”, non seulement doit produire de bonnes formes culturelles, mais que ces formes instituent ladite réalité. Or le réel – à distinguer de la réalité – est, lui, sous l’emprise d’intensités de valeurs incomparables et ne peut donc faire corps qu’en étant débarrassé de ces « faux » mouvements qui sont autant de surgissements de la libido. On retrouve donc l’idée kleinienne, reprise par Lacan, selon laquelle le corps n’est une belle forme unifiée que du fait, non seulement pour le jeune enfant, d’un artifice, celui du miroir (« le stade du miroir »), et en élargissant au corps social, que du fait de ce qui fonctionnera comme un miroir pour la collectivité, le cinéma. Sinon, pour l’enfant comme pour le « corps social », il n’y a que de l’hétérogène, il n’y a que de la disruption, il n’y a que de l’incomparable. Il n’y a, à suivre M. Klein, que l’angoisse du démembrement du corps propre. Ce thème, celui d’une non-unification originaire du corps pulsionnel développé par Freud dans les Trois essais sur la théorie de la sexualité (multiplicité des zones érogènes, des pulsions partielles, des modes de satisfaction, etc.), est commun aux lacaniens comme aux membres de Socialisme ou Barbarie (Castoriadis, Lefort, Lyotard, Morin, etc). Ce sera, chez Lefort, la clef de l’énigme du totalitarisme, sorte d’extrèmisation de la démocratie et de son expérience de la guerre civile. Quand la “société” fait l’épreuve du démembrement, le désir de division au risque du déchirement de la stasis, peut se retourner en désir de reconstitution d’un corps social-politique unifié du fait de l’imposition du corps d’Un : l’égocrate (Staline ou Hitler). Le risque que ces théoriciens issus du freudisme ont pris, c’est de faire du socio-politique un corps sur le modèle du corps individuel et donc de 1

Jean-François Lyotard, Des Dispositifs pulsionnels, Galilée, 1994.

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transférer l’acquis de la psychanalyse sur le politique, ce qui ne va évidemment pas de soi. Lyotard fait alors l’hypothèse d’un cinéma qui, au lieu de travailler pour la bonne forme, enregistrerait tous les mouvements, ne sélectionnant aucun plan. On peut supposer, écrit-il, un cinéma brut comme il y a un « art brut » (Dubuffet) qui collectionnerait toutes ces chutes. Le moment du découpage et du montage est donc celui d’une sélection selon le principe d’identité : on ne conservera que ce qui (image ou son) peut donner lieu à une identification. S’impose alors un principe d’intelligibilité issu de la perspective, sans laquelle Descartes n’aurait pu décrire l’atome de connaissance (l’« idée »), en termes de simplicité, clarté, distinction, évidence, instantanéité. À suivre Lyotard, on s’aperçoit que la perspective s’impose à des images qui sont comme produites par une caméra obscura, à peu près comme dans Mère et Fils de Sokourov : « Si l’on ne sélectionne aucun mouvement, on accepte le fortuit, le sale, le trouble, le mal réglé, louche, mal cadré, bancal, mal tiré... Par exemple vous travaillez un plan en caméra vidéo, disons sur une superbe chevelure à la Saint-John Perse ; au visionnement on constate qu’il y a eu un décrochage : tout à coup, profils d’îles incongrues, tranchants de falaises, marais, vous sautent dans les yeux, les affolent, intercalent dans votre plan une scène venue d’ailleurs, qui ne représente rien de repérable, qui ne se rattache pas à la logique de votre plan, qui ne vaut même pas comme insertion, puisqu’elle ne sera pas reprise, répétée, une scène indécidable. On l’effacera donc. » 2

Ce principe d’identité, qui rend possible la mémoire, incorpore un certain régime de la nomination (pouvoir nommer, c’est achever l’identification), comme de la bonne forme musicale. Mais là où Descartes ne se posait que la question de la connaissance et donc de l’échange des idées, avec le capital qui est un système totalisant, la valeur du savoir qui est celle de la représentation s’élargit à la libido et à sa manifestation comme mouvement qui devient une marchandise comme une autre. Cela suppose qu’on sache ce qu’il en est de ce qui ne s’échange pas selon un principe d’identité (« nihilisme »). Ce qui ne s’échange pas ne peut entrer dans un processus de production, comme le fait le travail par exemple, et doit donc valoir pour soi, dans sa stérilité. Ce serait comme un signe qui n’aurait pas de référent, qui ne serait pas commutatif. Bref, on va le voir, un signe strictement esthétique, un simulacre au sens de La Monnaie vivante 3 de Klossowski. Un simulacre, c’est le contraire d’un signe dénotatif, c’est plutôt un signe indissociable de l’affect. Ici s’annonce une 2 3

Jean-François Lyotard, opus cité, p. 54. Pierre Klossowski, La monnaie vivante, éd. J. Losfeld, 1973.

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autre critique que celle de l’économie politique classique, une critique4 de ce qui est venu la légitimer dans les années 1960 : la linguistique structurale. Ce qui ne s’échange pas, le simulacre, c’est ce qui vaut pour soi et par soi, à la fois chose esthétique n’exprimant aucun arrière-monde, aucune idée esthétique et stricte dépense. D’où la double référence à la pyrotechnie, avec Adorno, et à Ulysse de J. Joyce (Nausicaa, la scène de la plage du strip tease de Gerty devant Bloom silencieux avec comme fond visuel et sonore un feu d’artifice). Il est évident, à relire les pages de Joyce, que la scène n’est pas un simulacre de jouissance, mais donne lieu comme l’écrit pudiquement Lyotard, à un « mouvement kinésique », liant immobilité et mouvement extrême, en un « ébranlement du monde », expression qui réjouissait fort Lyotard, tout comme « le branle du monde » selon Montaigne. C’est-à-dire en fait, dans le cas joycien, une érection suivie d’une explosion éjaculatoire (p. 452, nouvelle édition). Puisqu’on n’est plus dans une économie de la représentation, il faut bien que les scènes décrites, peintes ou filmées, se prolongent par une action/passion. C’est le mouvement filmé qui communique de l’affect et non des représentations de chose ou d’image : c’est ce qui était attendu de l’acinéma. Dès lors, il y a grande méprise à réduire le dernier Lyotard, comme le fait Rancière, à un refus de l’esthétique au nom de la loi morale du sublime, et donc à la religion, dans la mesure où, si la « présence » esthétique est certes « présentation qu’il y a de l’imprésentable », elle est aussi ce qui ne valant que par soi-même, ne pouvant pas rentrer dans une économie du signe et donc du capital, est pure « dépense » improductive, et donc en cela, mouvement stérile comme l’est la jouissance débordant le cadre de la reproduction sexuée. Un Lyotard, plus proche Des bijoux indiscrets de Diderot que de la religion, perdure sous le masque du sublime. Pour preuve, les pages les plus chaudes de L’économie libidinale, l’éloge de la sodomie, jusqu’aux écrits critiques sur les dessins et encres érotiques de F. Rouan en 1997. Les mouvements stériles, d’anamorphose pour le cinéma, ou autoérotiques pour la sexualité, sont donc condamnés à tomber hors-cadre : soit qu’ils seront exclus par le monteur-réalisateur, soit qu’ils seront condamnés par le moraliste. À ce niveau, l’esthétique comme la politique de Lyotard se placent sous l’étendard de la dépense. Mais la psychanalyse lui a appris que les pulsions de vie (synthétisant à partir de Par delà le principe de plaisir de Freud, strictes pulsions de vie et éros) conduisent nécessairement à un retour du même, à de la répétition. Lyotard rappelle 4

Jean Baudrillard, L’échange symbolique et la mort, Gallimard, 1976.

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que Freud n’a jamais dissocié pulsions de vie et pulsions de mort et que ce n’est pas la répétition, comme on le croit souvent qui les distingue. Avec les pulsions de mort, il y a bien du retour, mais ce qui revient, c’est l’autre que ce qui était répété dans la vie. Si les pulsions de vie et les pulsions de mort sont intriquées (on ne peut jamais les dissocier, sinon théoriquement), alors on tient là la formule de l’événement. Il y aura de l’événement pour autant que ce qui reviendra liera presque indissolublement le même et l’autre. L’événement est donc éros et thanatos, ce qu’on peut appréhender par le savoir (le même) et ce qui lui échappe (l’autre) et tombe dans l’oubli (Léthé). Ce qui revient tel quel, c’est la vie (éros), et donc la reproduction de la force de travail par la location de la force de travail selon le schéma marxien. Il en va de même pour le capital. Ce qui revient comme autre, c’est ce qui échappe au cercle de la reproduction (du travail, du capital, comme du corps sexué), ce qui se consume brutalement sur place et ne peut donner lieu à un échange. Or, le cinéma narratif classique permet de surmonter la contradiction, car des moments strictement esthétiques, d’immobilité pure et de mouvement extrême, peuvent être mis au service de la diégèse, ils y contribuent même de plus en plus dans les films contemporains qui apprennent beaucoup du cinéma expérimental, la Cité de Dieu est un exemple parmi des milliers. La dissonance peut largement contribuer à l’harmonie de la bonne forme. L’opposition structurante chez Lyotard est bien celle entre le figural, la différence interne, la césure, ici on l’a vu : l’intensité d’un mouvement qui est à la fois immobilité et extrême mouvement, là : l’événement comme intrication de la vie et de la mort versus le capital, la communication, la bonne forme, le code, le bloc d’écriture culturel, le système, etc. On verra, avec la théorie de la phrase développée dans Le Différend, comment le risque que l’événement de la phrase soit totalement absorbé par la bonne forme langagière sera écarté, en intégrant dans la phrase la mort et la vie du fait d’une théorie de la répétition comme question de l’enchaînement d’une phrase sur une autre phrase et donc d’une phrase-image cinématographique sur une autre. « La mémoire à laquelle s’adressent les films n’est donc rien en ellemême, tout comme le capital n’est rien qu’instance capitalisante ; elle est une instance, un ensemble d’instances vides, qui n’opèrent nullement par leur contenu ; la bonne forme, la bonne lumière, le bon montage, le bon mixage ne sont pas bons parce qu’ils sont conformes à la réalité perceptive ou sociale, mais parce qu’ils sont les opérateurs scénographiques a priori qui déterminent au contraire les objets à enregistrer sur l’écran et dans la “réalité”. » 5 5

Jean-François Lyotard, opus cité, p. 61.

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Ce qui nous retiendra pour finir, c’est l’importance du travail de mise en scène. Lyotard récuse l’idée d’une imposition de l’idéologie bourgeoise par le biais d’un cinéma dit de « production », rejoignant en cela le dernier Adorno (Transparents cinématographiques). Le cinéma n’appartient pas à la superstructure culturelle venant masquer les effets de la lutte de classe : mettant en scène, c’est-à-dire sélectionnant les mouvements réitérables, qui au fond se soumettent tous à l’impératif de la bonne forme (narrative, métrique, rythmique : l’œuvre de Dionysos-Apollon), il élabore à la fois la scène de la représentation et celle de la « réalité ». Comme si la première scène mettait en forme la seconde (la « réalité »). D’où l’importance fondamentale de ce qu’il appelle « théâtrique » : les mouvements qui auront été sélectionnés sur la scène de la représentation seront nécessairement redoublés sur la scène de la « réalité ». Ce qui implique que le moindre film commercial sera politique (ce n’est pas un problème de contenus, mais de répétition). Le cinéma a les clefs des comportements sociaux et politiques parce qu’en rendant réitérables certains mouvements intenses et pas d’autres, il les rend reproductibles sur la scène de la « réalité », où ils deviendront des normes de comportement. Le travail de mise en scène appartient tout entier à ce que nous avons appelé « appareil », tout appareil se situant au milieu entre « représentation » et « réalité », car s’originant « avant » leur différenciation. Ce milieu, avant la différenciation en « réalité » d’un côté et « représentation » de l’autre, est qualifié par Lyotard de « préthéâtrique ». Un exemple : la pellicule du film sera le milieu commun au cinématographique comme à la surface d’inscription du corps social et politique (la « réalité »). De là, dans l’immanentisme radical de L’économie libidinale 6 la réduction de la substance « absolue » en pellicule, en peau sur laquelle circulent les intensités libidinales singulières et collectives. La philosophie n’a plus qu’une catégorie centrale, à partir du moment où elle a déconstruit l’opposition métaphysique entre apparence phénoménale et réalité de l’idée platonicienne. La conséquence en est que le seul facteur de différenciation des entités, ce sont les intensités, les affects et le seul espace de circulation de ces dernières, la bande de Moebius, puisqu’il n’y a plus ni extérieur ni intérieur. Autre conséquence du travail de mise hors scène : quand s’impose la différenciation métaphysique entre « réalité » et « scène théâtrale ou cinématographique », selon donc le principe de la représentation, alors ce dont on a des représentations, la « réalité », impose son sérieux, sa responsabilité par rapport à ce qui n’apparaîtra plus que comme 6

Jean-François Lyotard, L’économie libidinale, Minuit, 1974.

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spectacle, comme déréalité, comme apparence. On comprend alors, comme l’on fait les Situationnistes, qu’on puisse prendre les vessies pour des lanternes : prendre le spectacle pour une illusion de la réalité. Le spectacle n’est pas plus irréel que la réalité puisque tous deux sont les produits d’un travail de mise en scène. C’est alors toute une esthétique de la représentation et donc de l’image qui s’écroule. Les représentations peuvent certes avoir des référents physiques, leurs rapports à eux peuvent être mimétiques, mais ce qui importe, c’est la matière première à partir de laquelle a eu lieu la différenciation. La « réalité » qui sert donc de référence aux représentations est aussi artificieuse que le spectacle qu’on en donne. Le corps unifié, la société politique, etc. : autant de montages. La preuve, c’est que notre « réalité », constituée par les représentations objectivantes de la science, n’a aucune consistance dans la tradition d’un aborigène australien, ou d’un Mapuche chilien, qui eux ne considéreront comme sérieux que leurs rêves collectifs. « La mise hors scène » La mise en scène n’est pas une activité « artistique », elle est un processus général atteignant tous les champs d’activité, processus profondément inconscient de départage, d’exclusions et d’effacements. En d’autres termes le travail de la mise en scène s’effectue sur deux plans simultanément, et c’est là la chose la plus énigmatique. D’une part, ce travail revient élémentairement à séparer la réalité d’un côté et de l’autre une aire de jeu (un réel ou un déréel, ce qu’il y a dans l’objectif) : mettre en scène est instituer cette limite, ce cadre, circonscrire la région de déresponsabilité au sein d’un ensemble qui ideo facto sera posé comme responsable (on l’appellera nature par exemple, ou société, ou dernière instance), et donc instituer entre l’une et l’autre région une relation de représentation ou de doublure, accompagnée forcément d’une dévalorisation relative des réalités de scène qui ne sont plus alors que des représentants des réalités de la réalité. Mais d’autre part et de façon indissociable, pour que la fonction de représentation puisse être assurée, le travail qui met en scène non seulement doit être aussi, comme on vient de le dire, un travail qui met hors scène, mais un travail qui unifie tous les mouvements, de part et d’autre de la limite du cadre, qui impose ici et là, dans la « réalité » comme dans le réel, les mêmes normes, qui instancie pareillement toutes les impulsions, et qui par conséquent n’exclut et n’efface pas moins hors scène qu’en scène. Les repères qu’elle impose à l’objet filmique, elle les impose aussi nécessairement à tout objet hors film. Elle disjoint donc d’abord dans l’axe de la représentation, grâce à la limite théâtrique, une réalité et son double, disjonction qui constitue un 116

évident refoulement ; mais en outre elle élimine, par-delà cette disjonction représentative, dans un ordre « pré-théâtrique », économique, tout mouvement impulsionnel, qu’il soit de déréel ou de réalité, qui ne se prêterait pas à redoublement, qui échapperait à l’identification, à la reconnaissance et à la fixation mnésiques. Indépendamment de tout « contenu », aussi « violent » puisse t-il paraître, la mise en scène considérée sous l’angle de cette fonction primordiale d’exclusion étendue aussi bien à l’« extérieur » qu’à l’intérieur de l’aire cinématographique, agit donc toujours comme un facteur de normalisation libidinale. Cette normalisation, on le voit, consiste à exclure tout ce qui, sur scène, ne peut pas être rabattu sur le corps du film, et hors scène sur le corps social. 7

7

Jean-François Lyotard, opus cité, pp. 61-62.

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Le cinéma, un appareil de déviance : N. Philibert Jean-Louis Déotte N. Philibert a travaillé avec R. Allio pour le tournage de « Moi, Pierre Rivière qui ai égorgé ma mère, mon frère, ma sœur (1976)…» et revient dans Retour en Normandie (2007) sur les lieux du tournage pour retrouver les acteurs. Tous sont présents, sauf Claude Hébert qui avait joué le rôle de Pierre Rivière et qui reste énigmatiquement absent. Il n’a pas été possible de tourner sur les lieux mêmes de la famille Rivière, mais un peu plus loin, toujours aux confins de l’Orne et du Calvados. C’est une région de bocage, de fortes traditions paysannes, apparemment, mais seulement apparemment, ouvertes à l’étranger. Pour le Cotentin, les habitants de la presqu’île ont forgé le terme de horsain pour dire cette altérité irréductible. C’est dire que l’arrivée de l’équipe d’Allio a dû susciter beaucoup de méfiance, l’équipe a dû démarcher de ferme en ferme pour contacter les acteurs, en particulier les jeunes filles soumises à l’autorité parentale. C’est pour cette raison que leur témoignage est exceptionnel : là où il y avait de fortes probabilités pour que les uns et les autres n’échappent pas au schéma de la reproduction sociale au sens de Bourdieu, l’irruption de l’appareil cinématographique au sens large, pas seulement l’objet technique (la caméra considérée dans son individualité), mais l’ensemble technique : l’équipe venue de Paris, le chariot du travelling et ses rails, la grue, les projecteurs, en amont la production et le synopsis, en aval, toute la distribution, la communication, bref tout cela a généré un milieu associé nouveau, ce que Benjamin appelle un collectif. Je voudrais m’arrêter sur ce milieu associé (les acteurs du film d’Allio, aussi bien que les spectateurs) qui déborde largement l’application d’un appareil à un milieu social “immédiat”. J’entends par appareil bien plus qu’un dispositif qui, selon Foucault ou Agamben, ne lierait que les séries du pouvoir et du savoir, l’exemple princeps étant celui du panopticon de Surveiller et punir. L’appareil est plus que le dispositif technique, car c’est ce qui va configurer l’apparition de l’apparaître et pour cela va faire époque. Un exemple simple : l’“outil visuel” qu’utilise Buren, à savoir l’alternance de bandes horizontales blanches et noires comme au Palais Royal à Paris, de couleurs ailleurs, cet outil est un appareil parce qu’il fait surgir du spectacle urbain ce que l’on n’avait jamais observé attentivement : tel ou tel édifice, en l’occurrence, le Palais Royal, un des lieux les plus complexes de Paris. Ou à l’intérieur d’un musée, l’ensemble 119

des cadres de tableau et des cimaises dont la fonction de suspension, est certes de s’effacer devant l’œuvre, mais, qui, comme à Reims, peuvent être eux-mêmes mis en exergue comme ce qui mettait en valeur la peinture, etc. L’appareil rend visible ce qui sans lui aurait disparu dans un flux de perception, selon la formule de K. Fiedler le maître de P. Klee. L’appareil est anti-bergsonien, et pour une autre raison aussi : c’est qu’il est nécessairement technique (ici l’alternance minimale des couleurs sur des bandes de 8,7 cm chacune). J’emprunte les termes de « milieu naturel ou milieu immédiat » et « milieu associé » à Simondon, mais il est évident que dans le cas qui nous intéresse, le milieu paysan bocager bas-normand n’a rien de naturel, c’est déjà un milieu associé, du fait de l’intervention antérieure d’autres appareils comme le récit qui transmet la tradition païenne ou comme l’Eglise qui fabrique un corps d’inclusion christique à partir de la Révélation. Retour en Normandie porte témoignage du fait que l’irruption de l’appareil cinématographique à un certain moment historique en un certain lieu géographique et social a introduit une déviance dans l’état antérieur du milieu. C’est que les appareils antérieurs, narratifs ou d’incorporation christique, avaient introduit selon leur mode des temporalités spécifiques, idéalement l’attente du Jugement dernier pour les Chrétiens par exemple, et que ces temporalités enchâssées les unes dans les autres, déterminaient les communautés paysannes selon la figure du destin, et déjà du destin social. Le témoignage des acteurs de Philibert est à ce titre révélateur : les uns et les autres se destinaient à occuper le rôle social qui les attendait, de tous temps, comme les paysans béarnais décrits par Bourdieu. La scène d’ouverture est cohérente avec cette succession de ruptures, l’éleveur brutalise un porcelet tout juste mis à bât, mais c’est pour le faire sortir du coma post-natal. Pour les acteurs amateurs du film d’Allio, la participation au tournage de Pierre Rivière constitua le moment le plus important de leur vie. Ce fut une scansion : il y a un avant et un après. Les choix professionnels et politiques sont là pour le rappeler : un tout autre regard sur la maladie mentale de ces parents d’une enfant schizophrène, les soins donnés à des sujets débiles mentaux dans une institution pour cette femme qui aurait dû travailler la terre, la participation, dans ce pays fortement conservateur, à la lutte antinucléaire de cette boulangère qui par ailleurs lutte contre une aphasie. Et surtout, pour Claude Hébert, un autre film (La Drôlesse de Doillon), le départ à Paris comme acteur puis la conversion et l’installation à Haïti auprès des populations les plus démunies, pour celui qui jouait Pierre Rivière et qui revient dans le film de Philibert comme prêtre. Claude 120

Hébert déclare aujourd’hui qu’il était d’une grande timidité et qu’il avait voulu faire aimer Pierre Rivière. Il voit dans sa vocation une continuité avec le travail de comédien : la nécessité de témoigner. Il me semble que bien des films de Philibert soutiennent cette politique : dans La moindre des choses (1996), les malades de la clinique psychiatrique de La Borde, haut lieu de l’anti-psychiatrie française et de l’analyse antiinstitutionnelle, héritier de Saint Alban en Lozère et de Tosquelles, montent avec l’aide du personnel une pièce de Gombrowicz : Opérette. On sait que le personnel de la clinique est très polyvalent et que son rôle réel peut prêter à confusion : le visiteur ne peut savoir qui est en traitement et qui travaille dans l’institution puisque les apparences sont les mêmes, la rotation des tâches étant la règle. Il s’agit donc de filmer le spectacle théâtral mis en œuvre par les patients lors de la traditionnelle fête du 15 août où les familles vont constituer le public. L’important, c’est la rupture entre le long et pénible travail de répétitions et la “première” devant un public de familiers : autant l’apprentissage d’un texte ou d’un air musical est difficile, voire semble impossible du fait du mutisme de la personne, parce que l’apprentissage du rôle consiste en une lutte avec le délire qui enferme dans une répétition létale, autant la “première” qui est un acte collectif de représentation, métamorphose les uns et les autres. C’est sur ce renversement que je voudrais m’arrêter en analysant les dispositifs de spectacle (théâtre et cinéma) comme des appareils anti-destin. Les autres documentaires de Philibert (Un animal, des animaux, La ville Louvre, etc.) mettant plutôt en valeur les sans-grade de l’institution muséale, comme le taxidermiste du Museum d’histoire naturelle : Jacky Thiney, plutôt que les conservateurs et autres muséographes. La pratique de Philibert consiste à arriver sans scénario dans un lieu, sans idée esthétique à incarner comme l’aurait fait l’idéalisme allemand ou Brecht (Benjamin), à mettre en confiance ceux qui vont devenir ses partenaires et à les laisser travailler. Puis l’interview de certains permet de centrer le film sur une véritable personnalité. Le risque est évident : transformer celui qui donne librement ses apparences en acteur d’un jour ne comprenant pas pourquoi la gloire lui échapperait (le procès d’Etre et Avoir). On sait que Bourdieu a consacré son œuvre à la description des dispositifs sociaux de reproduction, un habitus étant toujours le produit d’une éducation, qui elle-même redéveloppe en boucle cet habitus, et la marge du jeu individuel étant toujours limitée à ce que permet l’institution. De ce point de vue, l’irruption d’un nouvel appareil va toujours, au moins dans un premier temps, contre la reproduction.

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La consistance du milieu associé spécifique qu’a forgé le film d’Allio confirme à une échelle expérimentale les thèses sur le cinéma développées par Benjamin dans L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique. Je ne peux pas revenir sur l’analyse de ces thèses que j’ai développée dans L’époque des appareils, mais je peux rappeler néanmoins que pour lui le cinéma a généré un nouveau droit politique : le droit de donner de soi-même ses apparences en un moment qu’il caractérise comme étant celui du test généralisé, c’est-à-dire celui de l’observation objectivante du prolétariat (ou de la jeunesse ou des sportifs professionnels) par les maîtres du monde. Ce faisant Benjamin avait répondu par avance à Foucault : certes un dispositif visuel peut servir à contrôler une population donnée, l’enjeu c’est donc pour elle de le retourner en appareil. Je voudrais commenter un autre texte assez méconnu de Benjamin, destiné à conforter le travail pédagogico-politique de son amie bolchévique Asja Lacis auprès de hordes d’enfants abandonnés dans les années vingt errant dans un grand nombre de villes russes dévastées par la guerre civile. Le texte de Benjamin de 1928 se trouve inséré dans les mémoires d’A. Lacis : Profession : Révolutionnaire. Sur le théâtre prolétarien. Meyerhold, Brecht, Benjamin, Piscator traduit par Ph. Ivernel et publié aux PUG en 1989. D’après le texte de Benjamin, qui est un court manifeste sur le théâtre prolétarien pour enfants, lequel n’est donc pas un théâtre d’idée, qualifié pour cela d’ « idéaliste allemand », le milieu associé est constitué comme un collectif d’enfants travaillant avec l’aide d’animateurs adultes, lesquels de formateurs vont devenir formés en apprenant à lire grâce aux enfants. Il y aura donc un double renversement : les enfants assujettis à leur destin d’enfants des rues vont produire activement une sorte d’écriture de signaux corporels à déchiffrer, les adultes devenant leurs lecteurs. Pour Benjamin, ce double renversement est proprement carnavalesque, ce qui veut dire chez lui, révolutionnaire : « La représentation est la grande pause créatrice dans l’œuvre d’éducation. Elle est au royaume des enfants l’équivalent du carnaval dans les cultes anciens. Elle offre l’image du monde renversé : de même qu’à Rome, durant les Saturnales, le maître servait l’esclave, les enfants, eux, le temps d’une représentation, occupent la scène pour l’instruction et pour l’éducation des éducateurs attentifs. De nouvelles innervations, de nouvelles énergies se manifestent, dont l’animateur n’avait souvent rien deviné en cours de travail. Il apprend à les connaître dans l’émancipation tumultueuse de l’imagination enfantine. » (p. 57)

C’est dire que ces animateurs doivent au moment de la “première” se retirer, devenir eux-mêmes spectateurs, ayant à déchiffrer des signaux 122

émis par ces jeunes acteurs. Pour Benjamin, on est strictement dans le monde de la représentation, la “première” est bien une représentation où se donne toute la vitalité de la jeunesse. La représentation est donc première, elle ne vient pas succéder à une présence ou à un texte déjà écrit dont elle serait la présentation sur scène. Elle a toute la légitimité et toute l’autorité d’un acte fondateur rendant possible toute une série de variations où, selon lui, excellent les enfants. Ce qui rend possible l’expression de l’improvisation sous la forme de signaux, c’est un cadre préalable, celui du théâtre. Que Benjamin refuse de définir autrement que comme un système ou un champ objectif limité rendant possible l’éducation de l’enfant, laquelle « exige que sa vie entière soit mise en jeu » (p. 51). Ce qui caractérise aussi les acteurs amateurs de R. Allio. Dans ce sens, le théâtre de représentation où le jeu ne se distingue pas de la réalité, écritil, est bien un appareil qui traite de certaines apparences, les signaux corporels délivrés par les enfants pour les transformer en texte et en actions dont la vérité engage l’avenir. Il faut s’arrêter sur ce type de signe : comme la représentation est surtout affaire de tensions, de résolution de tensions, de champ de forces, on peut penser qu’il y va d’une intensité, d’une énergétique plus que d’une rhétorique. Les signaux exprimés par les collectifs d’enfants sont de l’ordre de l’imagination enfantine, toujours magique et pour cela dangereuse pour les protagonistes eux-mêmes (p. 54). La tâche des animateurs consiste à innerver autrement le jeu des enfants sur le modèle du travail du peintre qui innerve l’œil par la main quand l’œil commence à se paralyser selon la référence à Fiedler (Ecrits sur l’art). « Le peintre n’est pas un individu qui aurait une vision plus naturaliste, plus poétique ou plus extatique que d’autres, mais plutôt un homme sachant regarder de plus près avec la main quand l’œil se paralyse, et qui transfère l’innervation réceptive des muscles de la vue dans l’innervation créatrice de la main. Mise en rapport exacte de l’innervation créatrice avec la réceptive, tel est le geste enfantin.» (p. 54)

Pour Benjamin, l’enchaînement sur cette innervation doit être le fait des autres formes d’expressions improvisées : peinture, récitation, musique, danse. Le passage de la simple vision, qui voit de loin, comme dans la contemplation d’un tableau, à une perception quasi tactile sera au cœur de l’analyse du cinéma (L’œuvre d’art) où il comparera perception de l’architecture et perception d’un film, puisque dans les deux cas, l’attention ne peut plus être mobilisée (le flâneur parcourant une ville ne prête pas attention aux édifices, on dira que sa perception est de balayage, non focalisante, c’est-à-dire de distraction, de même pour un film). En 1928 Benjamin n’a pas encore écrit sur le cinéma, mais déjà il 123

caractérise la forme de perception la plus appropriée à l’esthétique moderne, qui est une esthétique du choc, et qui en même temps délivre des « dangereuses magies de la pure imagination », en déclarant que c’est une perception qui doit « donner pouvoir exécutif sur les matériaux » (p. 54), c’est donc une perception tactile où l’innervation de la main relève celle, défaillante, de l’œil. C’est la raison pour laquelle, analysant le cinéma après la photographie, Benjamin fera un bon accueil à la question de la technique, puisque pour lui l’appareil cinématographique est dans le prolongement de cette relève du visuel par la main technicienne qui a effrayé bien de nos philosophes contemporains depuis Heidegger. Certes, les propositions de Benjamin sont proches des tentatives des groupes Medvedkine, mais si elles concernent aussi notre rapport à la ville actuelle, ce rapport peut être certes de distraction tout en ayant une visée pratique. La ville n’est pas pour lui un spectacle comme le serait un film de divertissement, mais l’occasion d’interventions pratiques. C’est peut-être le seul moyen de donner un sens à la politique situationniste de la ville qui sinon, reste superficielle. Philibert aura saisi le milieu associé généré par le film d’Allio au moment où ce milieu, grâce à la représentation, a rompu avec son destin, et étant de fait suspendu, est devenu capable de se prendre en main. L’intervention de l’appareil cinématographique a rompu le charme du récit traditionnel et du corps communautaire : ce sont des normes de légitimité constitutives de l’être-ensemble qui sont devenues obsolètes. Au profit de la nouvelle norme de légitimité : la norme délibérative. Le cas « Rivière » rend intelligible l’imposition de cette norme dans les années 30 du XIXè siècle, quand le débat entre juristes et aliénistes porte sur la responsabilité pénale de l’inculpé. Débat affirmatif puisqu’il débouchera sur sa reconnaissance dans le code pénal . Bibliographie Asja Lacis, Profession : Révolutionnaire, Sur le théâtre prolétarien. Meyerhold, Brecht, Benjamin, Piscator, Trad. Ph. Ivernel, Ed. Presses Universitaires de Grenoble, 1989.

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Le Japon selon Chris Marker. Lieu du dépaysement temporel, entre le sommeil et le réveil Emi Koide Après que la guerre est finie, nous sommes nés Nous sommes devenus adultes, Nous commençons à marcher En chantant les chansons de paix Nous voulons que vous vous souvenez de notre nom Enfants qui ne connaissent pas la guerre Si on ne nous permet pas parce que nous sommes trop jeunes Si on ne nous permet pas parce qu’on a les cheveux longs Ce qui me reste en ce moment est de chanter en étant au bord des larmes Nous voulons que vous vous souvenez de notre nom Enfants qui ne connaissent pas la guerre [...] (Extrait de paroles de la chanson « Sensô wo shiranai kodomotachi » – Enfants qui ne connaissent pas la guerre – cité par Yoshikuni Igarashi, 2001 : 197)

Introduction Chris Marker, artiste multimédia, écrivain, photographe, « cinéaste », ou plutôt « bricoleur », comme il préfère être appelé, a constamment exploré l’articulation des images, sons et textes en créant de nouvelles significations. La production markérienne a amené d’autres horizons à la production artistique de vidéo art et nouvelles technologies filmiques, en jouant entre la frontière de la fiction et de l’histoire, en les présentant en tension, pour questionner le cinéma, ses représentations, son rôle dans le monde. Contre les conventions et en échappant aux classifications, plusieurs de ses films se présentent comme une espèce de « travelogue » ou journaux de voyage, dans lesquels il présente, de façon critique, les idées de l’Occident sur l’Autre. De plus, il met en évidence les images clichées et stéréotypées, et par conséquent l’incapacité des films documentaires à faire le portrait d’une autre culture. Ses innombrables voyages nous renvoient à deux expériences initiatiques : la lecture de Jules Verne et la bande-dessinée de la famille Fenouillard – selon lui les autres voyages avaient pour but de vérifier dans le propre lieu les enseignements des voyages littéraires (Guy Gauthier, 2001 : 17). L’imaginaire et la subjectivité du voyageur entrent dans ses films, à l’opposé des documentaires d’histoire officielle, de sorte qu’il ne cherche pas à expliquer et réduire l’autre à celui qui est connu. À partir de ses voyages à travers le monde : Finlande, Chine, Sibérie, Corée, Israël, Cuba 125

et Japon – pays où il revient plusieurs fois après – il a produit des films, photos et récits qui n’épuisent pas le sujet et qui ne donnent pas de discours linéaire. Sa fascination pour l’autre, se traduit dans son regard particulier vers l’Orient, surtout dans la figure du Japon. Dans la mesure où on identifie la récurrence de ce pays comme le lieu de l’imaginaire dans son œuvre. Selon Gauthier (2001 : 21), « la fascination pour le tour du monde a donc eu pour effet, entre autres, [… que] le Japon a sans cesse hanté son œuvre ». Ou encore pour Möller (2003 : 35), « Le Japon a une signification spéciale pour Marker », car il est revenu au pays de temps en temps en réalisant des œuvres. Sur cette île qui habite son imaginaire et sa mémoire, le narrateur markérien dit : « Inventer le Japon est un moyen comme un autre de le connaître » (Marker, 1982). Le présent texte propose de réfléchir sur le statut du Japon, en tant que territoire où se croisent la mémoire, l’imaginaire, le temps et l’espace – lieu de l’Altérité et du dépaysement. J’exposerai d’abord les différentes façons de voyager pour penser l’expérience du dépaysement. Ensuite, à partir de l’analyse des œuvres Le mystère Koumiko (1965), Sans Soleil (1982), Le Dépays (1982), Level Five (1997), j’étudierai comment cette expérience du dépaysement devient présente dans les films. Enfin, je proposerai l’idée selon laquelle les films donnent une vision du contexte du Japon de l’après-guerre, le phénomène d’une amnésie collective hanté par le fantôme de la guerre et son rapport avec le monde médiatique d’images. 1. Différentes façons de voyager En considérant le rapport entre les différentes façons de voyager selon des conceptions d’espace et de temps, Sérgio Cardoso (1989) et Olgária Matos (1997) distinguent le voyage du géomètre où le déplacement a lieu dans un espace ordonné et homogène, marqué par l’isotropie, et le voyage du géographe qui se caractérise par l’établissement des frontières, en mesurant les distances. Mais, ces deux manières de voyager considèrent l’espace comme extension, c’est-à-dire selon une conception qui unifie tout, où il n’y a pas vraiment de distance car elle présuppose une continuité spatiale comme succession. En effet, cette idée d’espace est liée, à son tour, à une conception temporelle nécessairement linéaire, comme une succession des instants. Étant donné que le voyage est considéré comme un déplacement dans l’espace, définition qu’on trouve dans les dictionnaires, où il y a un mouvement, il s’agit d’un parcours selon un trajet défini où il faut un point de départ et d’arrivée, sans lesquels il n’est pas possible de le représenter. De sorte que cet espacetemps de succession ignore la distance, car elle est composée d’instants et points qui viennent les uns après les autres. Dans la mesure où il est 126

nécessaire de connaître et prédéterminer les points de trajet, il n’est pas possible d’envisager l’Altérité, ni pour les ouvertures, ni pour les indéterminations. Ainsi, cette conception du voyage comme simple déplacement dans l’espace est-elle réductrice : […] représenter naïvement ces mouvements comme déplacements entre lieux à l’intérieur d’un monde ; ne permet pas de comprendre que le voyageur s’éloigne parce qu’il se différencie et transforme son monde ; que les voyages sont toujours des entreprises dans le temps (Sérgio Cardoso, 1989 : 358).

Les vrais voyages pour Cardoso et Matos sont ceux où on peut trouver des ouvertures, dans lesquels il y a une expérience d’étrangeté, de dépaysement. Cependant, il ne s’agit pas d’apercevoir « l’étrangeté du monde entourant » et extérieur, mais de « signaler toujours des dérangements intérieurs dans le propre territoire du voyageur », car c’est le temps qui transforme le voyageur qui « devient étrange à soi-même » (Ibid. : 359). C’est la temporalité qui entre dans le sujet voyageur pour qu’il puisse comprendre et faire l’expérience de l’altérité, où l’autre n’est pas un étranger complet qui appartient à l’extériorité mais qui se trouve dans notre intériorité même. Alors, il faut prendre de la distance et s’éloigner de soi-même pour voyager et avoir l’expérience du dépaysement. Selon Matos (1997 : 144-146), cette façon de voyager est celle du flâneur et de l’enfant benjaminien, où la ville devient une topographie de la mémoire pour se déplacer dans le temps, en établissant des rapports entre le passé et le présent, pas comme un trajet linéaire mais comme une constellation où « ne pas s’orienter dans une ville ne signifie pas grand chose, mais se perdre dans une ville, demande tout un apprentissage ». (Walter Benjamin, 1997 :73) 2. Japon et le dépaysement temporel – entre le sommeil et le réveil Voyager en se dépaysant est aussi la façon pour Marker de faire le tour du monde, surtout dans les endroits et pays plus éloignés comme le Japon. Il nous apparaît ici nécessaire de revenir sur l’atmosphère qui caractérise le Japon de l’après-guerre et que souligne la chanson « Enfants qui ne connaissent pas la guerre », placée en exergue de cette communication – grand succès des années 1970, bien qu’elle soit considérée comme pacifique, cette chanson révèle aussi un certain état de choses (Igarashi, 2000, 197). La génération née après la guerre qui ne l’a pas connue représente la possibilité de construction d’un pays forcément pacifique à la condition d’effacer les traces de la guerre, de la mémoire du passé récent. Ainsi cette chanson partage le discours idéologique où l’amnésie et l’oubli de la guerre sont nécessaires à la reconstruction du pays. Pendant les années 1960, le pays connaît un 127

accroissement économique vertigineux qui commence dès les années 1950, en modifiant de façon significative l’espace urbain et la façon d’y vivre. Les Jeux olympiques de Tokyo en 1964, en même temps qu’ils exhibent un « nouveau Japon » reflètent les signes de la guerre évités par le discours officiel. En se dissimulant, les signes se font présents en tant qu’absence. Avant la guerre, il était prévu que la ville accueillerait les jeux en 1940, mais ceci n’aura pas lieu à cause de la deuxième guerre mondiale. Dans ce contexte, le Japon était en guerre contre la Chine – qui a été violemment envahie et occupée, ainsi que d’autres pays asiatiques, même si ces épisodes ont été refoulés jusqu’à aujourd’hui et objets de conflits de reconnaissances et de réparations. Dans Mystère Koumiko (1965), la première œuvre consacrée au Japon, tournée pendant les Jeux olympiques de Tokyo en 1964, l’idée de dépaysement est déjà présente. Les jeux sont, à leur tour, un événement important, signalant l’entrée du Japon dans la modernité. La ville de Tokyo et la notion d’inconnu apparaissent dans la figure d’une femme et à travers sa médiation. L’Autre mystérieux et inconnu s’incarne donc dans le visage d’une femme ; comme dans d’autres œuvres de Marker, la femme est la figure de l’altérité et l’image la plus cinématographique ; « le cinéma et la femme sont restés comme deux notions inséparables, un film sans femme est comme un opéra sans musique » (Chris Marker : 1997). Dans Mystère Koumiko, l’énonciateur essaie de connaître cette femme, en lui posant des questions, alors qu’elle déambule dans les rues de Tokyo. La ville tokyoïte est le signe d’une transformation, du Japon de l’après-guerre à un pays modernisé – il s’agit d’un paysage renouvelé et d’un style de vie de plus en plus occidentalisé. Pour la première fois les Jeux olympiques avaient lieu hors de l’Occident, c’était une célébration officielle de l’entrée du Japon reconstruit dans la vie moderne, mais aussi un événement politique qui marque l’hégémonie américaine dans le contexte de la guerre froide, afin de garantir et « promouvoir la compréhension mutuelle des pays de l’Asie non-communiste » (Noriko Aso, 2002 :13). Un Japon futuriste apparaît aussi dans ces JO, le premier à utiliser des technologies avancées pour mesurer le temps, ainsi que des ordinateurs pour les statistiques. Tokyo a été soumis à des modifications radicales du projet urbain notamment par l’implantation de la première ligne de transport ferroviaire à grande vitesse – le Shinkansen – qui a été inaugurée à l’occasion des JO. Au début du film, une voix de reportage annonce, sur un plan où apparaît l’image de l’ouverture des Jeux à la Une d’un journal japonais écrit en anglais :

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[...] Les dix-huitièmes Jeux olympiques de Tokyo ont commencé par une révérence, celle de l’Empereur Hirohito qui s’est incliné devant les emblèmes déployés. Le Japon attendait les Jeux olympiques depuis 1940 – mais ce n’est pas le même Japon. En 1940, les Japonais ne fabriquaient pas de transistors, et les Empereurs ne faisaient pas de révérence (Marker, 1967 : 10)

Les images suivantes sont un plan de visage d’une dame dans la rue et puis des femmes qui font le ménage. Même si le commentaire annonce le changement profond sur lequel cet événement officiel arrive, les images nous montrent le quotidien, la normalité. Enfin, après l’image de la flamme olympique, on retrouve la protagoniste Koumiko dans le stade. Les Jeux olympiques n’apparaissent qu’en arrière-plan du film, celui-ci étant centré sur Koumiko et sa flânerie autour de la ville. Toutefois, ce déplacement n’est pas uniforme, mais interrompu de temps en temps, donc l’espace n’est pas une extension successive, mais formé des signes entrecroisés dans une temporalité non-linéaire. Ainsi le passé de la guerre apparaît comme un fantôme qui hante le film dans son absence, même si les signes de la destruction comme l’occupation japonaise en Chine et la seconde guerre mondiale ne sont pas présents directement. L’horreur du passé récent que l’histoire officielle et le mouvement de modernisation veulent effacer semble être un élément latent. Quand la caméra déambule en suivant Koumiko, le dialogue entre le cinéaste et la protagoniste porte sur l’identité japonaise, est-ce que Koumiko est complètement japonaise et quelle serait la signification de l’esprit japonais ? Le montage nous montre les visages de gens dans la rue et les panneaux lumineux électroniques où on peut envisager l’image d’une chouette (animal du bestiaire markérien) et des lettres qui forment le nom « Kurosawa » (presque vingt ans plus tard Marker réalise le film A.K. en 1985 sur le cinéaste japonais pendant le tournage de Ran). Les mêmes signes, les lumières électroniques des panneaux, les visages d’anonymes, la chouette de Ginza, évidemment les chats, le rythme de déambulation dans la ville de Tokyo présents déjà dans le premier film, se trouvent aussi dans Sans Soleil (1982) et aussi dans quelques images du livre de photographies intitulé justement Le dépays (1982). Dans ces deux œuvres, Koumiko est absente, mais les échos et les réverbérations de Mystère Koumiko habitent les œuvres. Comme les nombreuses séquences où Koumiko est dans le train, où on voit son visage qui a l’air de réfléchir sur des choses qui ne sont pas révélées, Le dépays est peuplé d’une séquence de photos de gens endormis dans les trains : On peut passer des journées entières à naviguer de train en métro […], avec des grands passages à vide qui permettent de choisir stratégiquement son angle et son vis-à-vis. Commence alors la chasse 129

aux dormeurs. Ils te fascinent. Tu prends le train pour les voir, tu oublies tes rendez-vous,… pour rester quelques minutes de plus devant le court-métrage absolu, le gros plan idéal d’un visage de dormeur ou dormeuse. Leur sommeil libère une gamme d’expressions que la tenue sociale et le souci de l’apparence refrènent à l’état de veille, et tu peux lire sur ces visages endormis toute leur histoire, sourire et crispation, dodelinement et extase. (Marker, 1982)

À travers la photo, il cherche ces visages de dormeurs dans les trains, en poursuivant les signes où l’histoire individuelle se croise avec la collectivité, et rencontre celle qu’il appelle « la Derelitta » (l’abandonnée), après un tableau mystérieux de Boticelli qui a été rarement exposé au public, qui montre une femme qui pleure, dont on ne peut pas voir le visage. Le texte nous dit qu’il a suivi cette femme « pendant une heure,… toutes les saisons, les sautes rapides et confuses » (Marker, 1982), et qu’il a fait attention à son visage comme à celle d’un être aimé. Néanmoins, il avertit le lecteur à ne pas la chercher car ces photos n’ont pas été publiées, puisque faire cela « était la trahir » (Ibid.). Donc, encore une fois l’absence se fait présente, et exige du voyeur/lecteur qu’il l’imagine. Comme une mémoire archéologique, sur ce visage de la Derelitta, on peut trouver celui de Koumiko, puis ceux d’autres femmes « qui font battre le cœur ». Dans Immemory (1997), notamment Simone Genevois dans le film La merveilleuse vie de Jeanne d’Arc (1928), en tant que souvenir d’enfance est le signe d’un premier amour – « quelque chose qui revenait sans cesse, qui se mêlait à tous les instants de la vie » (Marker, 1997) î qui était un gros plan au cinéma. Le texte d’Immemory nous dit aussi que le fait que ce film et ce visage aient été oubliés reste aussi comme un mystère inexplicable dans l’histoire du cinéma. Ainsi, voyager dans le train est aussi voyager dans le temps. Dans Sans Soleil (1982), les trains sont toujours là, comme trajet qui unit espace, mémoire et imagination, car « Tokyo est une ville parcourue de trains, cousue de fils électriques, elle montre ses veines » (Marker, 1993 : 81). Pour Krasna, le cinégraphiste- personnage qui n’apparaît jamais et qu’on ne connaît que par les lettres filmées de ses voyages entre le Japon et l’Afrique envoyées à sa lectrice, la ville de Tokyo lui apparaît comme un rêve. Les galeries et les magasins forment une ville souterraine où tous les chemins conduisent aux lignes des trains, une ville doublée de rêves et d’images. Une séquence de ces galeries souterraines, les gens qui passent sans arrêt, des affiches publicitaires – parmi elles, une vitrine où il y a un mannequin vêtu en kimono placé entre deux grands masques du théâtre Nô – alternées entre elles, forment une imagerie de rêve surréaliste, comme si cette ville doublée était celle d’un songe. Ainsi le 130

commentaire nous dit : « Je commence à me demander si ces rêves sont bien à moi, ou s’ils font partie d’un ensemble, d’un gigantesque rêve collectif dont la ville serait la projection » (Ibid. : 87). En fait, c’est comme s’il y avait une inversion, où la ville de Tokyo devenait une création, un rêve de la collectivité qui habite et passe par elle. Cette conception est proche de celle de Walter Benjamin, selon lequel l’investigation matérialiste de l’histoire de XIXe siècle développée dans Le Livre des Passages se faisait à travers l’étude des passages parisiens comme le passage de l’Opéra, le passage Vivienne, entre autres î galeries à l’abri de la rue pour le commerce î comme à Tokyo. Selon Benjamin : La majorité des passages sont construits à Paris dans les quinze années qui suivent 1822. […] Les magasins de nouveautés, premiers établissements qui ont constamment dans la maison les dépôts de marchandises considérables, font leur apparition. Ce sont les précurseurs des grands magasins. […] Les passages sont les noyaux pour le commerce des marchandises de luxe. (Benjamin, 2006 : 39-40).

Il s’agit d’un nouvel endroit dans la ville, mais qui en tant qu’espace pourrait être aussi une représentation d’une époque – le XIXe siècle – et d’un imaginaire, précurseur aussi, on peut le dire, des galeries tokyoïte du e XX . Le passage, chez Benjamin, est un lieu représentatif de la ville et de la modernité, où ses images collectives sont formées par une interpénétration entre le nouveau et l’ancien (Ibid. : 41), ce sont des images de désir et de rêve. Cet éveil apparent dans la vie urbaine est faux car il se révèle comme un sommeil collectif, ainsi la ville, son architecture et ses passages sont l’intérieur de la collectivité avec ses rêves et délires inconscients, qui ne permettent pas à la conscience historique d’avoir lieu. Dans ce monde où tout apparaît comme nouveautés, celles-ci ne sont que répétitions éternelles, le progrès technique n’ayant pas vraiment apporté d’amélioration à la vie humaine. En effet, l’humanité continue de vivre dans un immense songe illusoire où la domination se fait présente mais cache ses moyens de production. Selon Jean-Louis Déotte « le passage parisien aura été le lieu où le XIXe siècle aura rêvé et enfanté le e XX siècle » (Déotte, 2008, p. 10), dans lequel toutes les réalités s’étaient transformées en fantasmagories, où « si le psychosocial perdure, c’est sur le mode de l’onirique » (Ibid.). Il fallait donc arrêter cette temporalité onirique, d’une évolution apparente qui n’est pas vraie, en se réveillant de ces rêveries. Chez Benjamin il y a un fort rapport entre l’acte de se réveiller et la remémoration ; le passé, le présent et le futur sont liés par le réveil. Dans Sans Soleil, Marker présente aussi l’idée d’un grand rêve collectif, aux images de galeries souterraines, se succèdent des images de gens qui 131

donnent leurs billets de train pour embarquer, et l’on constate la répétition des gestes, ainsi que la gestualité de ceux qui achètent leur billet dans la machine ; le commentaire de ces images nous dit : « Le train peuplé de dormeurs assemble tous les fragments de rêve, en fait un seul film, le film absolu. Les tickets automatiques deviennent des billets d’entrée » (Marker, 1993 : 87). Donc, il nous montre une association entre les billets de train et les billets à l’entrée d’une salle de cinéma, où on va voir ce film absolu d’un rêve collectif qu’est la ville. D’ailleurs, la séquence acquiert une consistance onirique, puisque le son d’un train qui entre en marche est accompagné d’une image d’un chemin de fer issu d’un dessin animé « mangá » japonais, alterné avec des plans tournés dans la ville de différents chemins de fer et de stations toujours selon le même cadrage d’un travelling avant, comme si l’on était dans le train en voyant ce chemin imaginaire composé de plusieurs parties d’images photographiques et dessinées. En plus de cette séquence d’un chemin de fer imaginaire, il y a une composition similaire dans Mystère Koumiko, à la fin du film, où des chemins de fer différents forment un trajet lorsque la protagoniste répond à la dernière question posée à propos de l’histoire, de la guerre et comment cela pourrait influencer sa vie. De façon que ce chemin construit de plusieurs trajets se présente comme une route temporelle, vers l’histoire, où la mémoire individuelle se rattache à la collectivité, selon la parole de Koumiko : Toujours, tous les jours, tous les soirs, tous les matins, toujours, quelques choses ont lieu, n’importe quelles choses. Elles arriveront une par une, sur la ligne de l’histoire humaine. Mais pour moi, ce sont des incidents de chaque matin, qui sont jetés par la porte. […]. Juste à la même époque, l’humain était sur le point de souffrir ; ils sont allés à la guerre, […] ils ont crié… et les chairs humaines sont déchirées. […] Mais bientôt ils arriveront, les résultats des événements. C’est comme la vague de la mer, une fois qu’il arrive un tremblement de terre, même si c’est un accident lointain, la vague avance peu à peu et cela finit par arriver jusqu’à moi. (Marker, 1967 : 36)

Par ailleurs, c’est comme si Koumiko était endormie, sans rien savoir de l’histoire et de la guerre, ainsi que le peuple japonais qui voulait effacer cet événement de la mémoire. Si le sujet de la guerre apparaît de façon très allusive dans ce premier film, il est plus présent dans Sans Soleil et devient le thème principal de Level Five (1997). Comme si dans ces réverbérations d’un film à l’autre, un tremblement de plus en plus fort se faisait ressentir jusqu’à aboutir au sujet de la bataille d’Okinawa. Cet événement peu connu de la seconde guerre mondiale provoqua la mort de nombreux civils sur cette île, notamment lors d’un grand suicide collectif causé par des annonces officielles des autorités japonaises. Un 132

grand sommeil en tant qu’oubli collectif s’impose aux japonais, depuis Mystère Koumiko. Dans Level Five, Marker apparaît comme un des énonciateurs et il parle d’une amnésie collective japonaise qui s’abat aussi sur lui-même dès qu’il devint trop proche du Japon, presque un Japonais. Ainsi, on observe une dialectique de la distance et de la proximité par rapport au temps et à l’espace, car celui qui est trop proche ne peut pas apercevoir, il devient dormeur qui donne continuité à la répétition, alors que la distance permet le réveil et la prise de conscience. Pour Koumiko, il fallait du temps pour comprendre l’existence de la guerre et ses horreurs, ainsi que le fait que chaque événement historique, même lointain dans le temps ou l’espace apporte leurs conséquences. Dans Level Five, l’absence fantasmatique de la guerre qui hante les films précédents devient le centre de réflexion, justement à partir d’Okinawa, cette île lointaine, oubliée par le japonais et qui n’est pas considérée comme partie du « vrai » Japon, c’est l’altérité sacrifiée dans le pays luimême. Enfin dans Sans Soleil, après le trajet de train onirique, nous assistons à une séquence de plusieurs dormeurs et dormeuses, des gens qui sont en train de sommeiller, de succomber peu à peu au sommeil. Puis, les images de dessins animés reviennent et le train part vers le ciel. Après un plan sur le visage d’une dormeuse, une série d’images de la télévision japonaise avec ses fantômes et monstres – une poupée dont la tête plane au-dessus du corps, les yeux effrayés, les films de samouraï – sont montrées en alternance avec les images des dormeurs. De sorte que ce grand rêve collectif et fragmentaire est fait d’images médiatiques de la télévision avec les créatures imaginaires fantomatiques des films de terreur japonais. À la fin, dans une scène qui nous rappelle le réveil de la femme dans La Jetée (1962), on voit une femme endormie qui ouvre les yeux, mais dans Sans Soleil, il n’y a pas de changements, pas d’interruptions d’un régime d’images. Ensuite se présente l’image d’un train qui passe, et derrière celui-ci, une affiche publicitaire avec de grands yeux dessinés qui semblent nous regarder, comme si ces images rêvées nous surveillaient aussi, mais d’une façon inégale, car les images – de la télévision, des films, de la publicité î deviennent plus réelles que la réalité. Le sommeil médiatique de la société du spectacle (Guy Debord, 1997), substitue la vie par l’imagerie et la rêverie de l’industrie culturelle. De sorte que l’image ne se révèle pas comme représentation, mais prend la place de la réalité. Le réveil dans cette partie du film nous rappelle la continuité du domaine des images et des simulacres partout où il n’y a pas de distance entre les spectateurs et les images, de telle façon qu’on ne s’aperçoit plus de la réalité en la confondant avec les images. Toutefois, 133

de cette façon, le film annonce cet oubli, cette tromperie de l’image, surtout quand il nous montre les images transformées, solarisées et modifiées par le synthétiseur de Hayao Yamaneko : […] si les images du présent ne changent pas, changer les images du passé […] Des images moins menteuses… que celles que tu vois à la télévision. Au moins elles se donnent pour ce qu’elles sont, des images, pas la forme transportable et compacte d’une réalité déjà inaccessible (Marker, 1993 : 86).

Pour conclure, à travers cette mise en scène, Sans Soleil présente une réflexion sur sa propre matérialité en tant qu’image, pour se réveiller de son propre songe de cet univers trompeur de l’image. En même temps, il s’agit d’une réflexion sur la mémoire et sur sa représentation comme image dans une histoire contemporaine de plus en plus médiatique. Ainsi, chez Marker, le Japon est ce « dépays » qui en nous dépaysant, nous réveille dans le sommeil par des images cinématographiques pour les apercevoir comme telles, où le temps et l’espace se croisent. Bibliographie Aso, Noriko (2002). “Sumptuous Re-Past: The 1964 Tokyo Olympics Arts Festival”, In Positions: East Asia Cultures Critique, 10, no. 1, Spring 2002, pp. 7-38. Benjamin, W. (1993). “Sobre o conceito da história” In Obras Escolhidas vol. 1 – Magia e técnica, arte e política (5e Ed.). São Paulo : Brasiliense, pp. 222-232. Benjamin, W. (1997). “Infância em Berlim por volta de 1900” In Obras Escolhidas vol. II – Rua de mão única. (J. C. M. Barbosa, Trad.). São Paulo : Brasiliense, pp. 71-142 Benjamin, W. (2006). Passagens. Belo Horizonte : Ed. UFMG ; São Paulo : Imprensa Oficial. Bolle Wille (2000). Fisiognomia da metrópole moderna. São Paulo : Edusp. Buck-Morss, S. (2002). Dialética do olhar – Walter Benjamin e o projeto das Passagens. Belo Horizonte : Ed. UFMG ; Chapecó, SC : Ed. Universitária Argos. Cardoso, Sérgio (1989). “O olhar dos viajantes” In Novaes, Adauto (org.). O Olhar. São Paulo : Companhia das Letras, pp. 347-360. Debord, Guy (1997). A sociedade do espetáculo, Rio de Janeiro : Contraponto. Déotte, Jean-Louis (2008). « La ville appareillée : Arendt, Benjamin et Baudelaire », Revue Appareil [En ligne], numéro spécial 2008, mis à jour 30/06/2008, URL : http://revues.mshparisnord.org/appareil/index.php ?id =449 134

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Badiou, l’art et le cinéma Denis Lévy Il est difficile de résumer sans la trahir la philosophie d’Alain Badiou, serait-ce en la prenant exclusivement sous l’aspect de son rapport au cinéma. La difficulté tient principalement à l’extrême cohérence de cette philosophie. En effet, elle présente cette singularité pour notre époque d’être à la fois très diverse et très structurée : il y a chez Badiou une volonté systématique qui donne à son œuvre philosophique les apparences d’une vaste architecture à laquelle il est d’autant plus facile d’accéder qu’elle permet des parcours très variés : les mathématiciens y trouveront leur entrée, mais aussi bien les penseurs de la politique, de l’amour ou de l’art – ou le simple quidam, car il faut souligner à quel point le style de Badiou est clair et simple (autre singularité dans la philosophie de notre époque), en plein accord avec la rationalité rigoureuse de sa pensée. Je vais donc essayer d’entreprendre une succincte visite guidée de ce monument contemporain, à travers ce parcours particulier qu’est le rapport que Badiou établit entre la philosophie et le cinéma. Il me faut commencer par une vue d’ensemble – dans un monument ancien, on irait sur le clocher, mais justement, chez Badiou, il n’y a pas de clocher, on reste sur terre. C’est une philosophie moderne au sens où elle suppose que la rationalité n’a pas besoin de transcendance, d’une Raison supérieure, pour penser le monde. On pourrait donc résumer ainsi l’axiomatique de Badiou : 1. Il y a de la vérité, c’est-à-dire il y a de l’universel pour la pensée. 2. La question de la vérité est ce qui anime la philosophie, l’interrogation philosophique : qu’est-ce que le vrai ? Et qu’en est-il de la vérité si ce n’est pas une vérité transcendante, révélée ? 3. La vérité est immanente ; elle n’est pas révélée, mais produite. (Elle est l’œuvre de l’humanité.) 4. La vérité n’est pas de l’ordre de l’Un, mais du multiple. Il y a des vérités. 5. Ce qui produit des vérités, ce sont des modes de pensée, les « procédures génériques » : Badiou en repère quatre, la science (la mathématique), l’invention politique, l’art et l’amour – dont l’existence conditionne la philosophie.

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6. La philosophie n’est pas par elle-même productrice de vérités, elle se contente de les saisir là où elles sont, c’est-à-dire dans les procédures génériques, et de penser leur compossibilité. 1 En ce qui concerne plus particulièrement les propositions d’Alain Badiou sur l’art, je citerai surtout le Petit manuel d’inesthétique, qui synthétise l’essentiel de ces propositions. L’art est donc considéré comme une pensée : « L’art est une pensée dont les œuvres sont le réel (et non l’effet) » : les œuvres d’art ne sont pas un véhicule pour une pensée extérieure, ce sont les œuvres qui pensent. « Et cette pensée, ou les vérités qu’elle active, sont irréductibles aux autres vérités, qu’elles soient scientifiques, politiques ou amoureuses. Ce qui veut dire aussi que l’art, comme pensée singulière, est irréductible à la philosophie ». Il y a donc des vérités-art, qui ne peuvent se donner autrement que sous une forme artistique. Et la tâche de la philosophie est de montrer l’art comme tel (« La philosophie est en effet l’entremetteuse des rencontres avec les vérités, elle est la maquerelle du vrai ») – et non de le traduire ou de l’interpréter. Et en particulier l’art n’est pas un objet pour la philosophie (pour une Esthétique) : « Par “inesthétique”, j’entends un rapport de la philosophie à l’art qui, posant que l’art est par lui-même producteur de vérités, ne prétend d’aucune façon en faire, pour la philosophie, un objet. Contre la spéculation esthétique, l’inesthétique décrit les effets strictement intraphilosophiques produits par l’existence indépendante de quelques œuvres d’art. » 2

L’attention que porte Badiou au cinéma (depuis très longtemps) est donc un intérêt pour le cinéma en tant qu’art, c’est-à-dire ensemble d’œuvres de pensée. Le cinéma peut être une pensée créatrice de vérités-cinéma, inexprimables autrement qu’en cinéma, en idées-cinéma. On peut ainsi résumer les principales thèses de Badiou sur le cinéma : – « Le cinéma est un art du passé perpétuel […] : de ce que j’aurais vu ou entendu, l’idée demeure en tant qu’elle passe » (p. 121). C’est la spécificité des idées-cinéma : contrairement à la peinture, elles sont de l’ordre de la « visitation » ; elles passent (elles sont passées), et elles sont mixtes, donc multivoques, troubles [se présentent souvent sous une forme fugace, comme une énigme formelle, ou même une fausse piste]. « Au cinéma, comme chez Platon, les véritables idées sont des mixtes, et toute tentative d’univocité défait le poétique. » (p. 125) – Le cinéma est un art du faux mouvement : « Le mouvement, au cinéma, doit être pensé de trois façons différentes. D’une part, il 1 2

cf. Manifeste pour la philosophie, Seuil, 1989. cf. l’incipit du Petit manuel d’inesthétique.

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rapporte l’idée à l’éternité paradoxale d’un passage, d’une visitation » : c’est le mouvement global. « D’autre part, le mouvement est ce qui soustrait l’image à elle-même » (cf : « Le cinéma est le moins mimétique des arts » [p. 126]) : c’est le mouvement local. « Et enfin, le mouvement est circulation impure dans le total des autres activités artistiques » : c’est le « mouvement impur ». « Et pour que la complexité, la mixité [de l’idée-cinéma] soient ce qui nous aura convoqués à penser, il faut le nouage des trois mouvements : le mouvement global, par quoi l’idée n’est jamais que son passage, le mouvement local, par quoi elle est aussi autre que ce qu’elle est, autre que son image, et le mouvement impur, par quoi elle se loge dans des frontières mouvantes entre suppositions artistiques désertées ». (p. 125)

Or ces trois mouvements sont faux : le mouvement global, parce que la composition d’un film relève d’« un principe de voisinage, de rappel, d’insistance ou de rupture, dont la pensée véritable est une topologie bien plutôt qu’un mouvement » [le cinéma est un art de l’espace plus que du temps] ; « le mouvement local est faux, car il n’est que l’effet d’une soustraction de l’image, et aussi bien du dire, à eux-mêmes » ; « et enfin le mouvement impur est le plus faux de tous, car il n’existe en réalité aucun moyen de faire mouvement d’un art à un autre. […] Et pourtant, le cinéma est bien l’organisation de ces mouvements impossibles ». (p. 127) – Le cinéma est un art impur. C’est une thèse capitale dans l’ontologie du cinéma, déjà énoncée il y a plus d’un demi-siècle par André Bazin. Mais le cinéma est en vérité impur de plusieurs façons : 1. D’abord (sens bazinien), au sens où il emprunte ses éléments aux autres arts (il est « le plus-un des arts » – Jean-Louis Leutrat parle aussi de la « nature vampirique du cinéma » ; on pourrait aussi bien le comparer au monstre de Frankenstein : le personnage au roman, l’acteur et le dialogue au théâtre, l’image à la peinture et à la photographie, le son des affects à la musique… Mais en même temps, cette « citation allusive des autres arts […] les arrache à eux-mêmes » (p. 127) : incarné par l’acteur, le personnage n’a plus rien de proprement romanesque, et l’acteur lui-même n’est plus qu’un modèle, le mouvement arrache le pictural à la peinture, la musique de film est soustraite à l’art de la musique… En somme, il impurifie les autres arts en s’en inspirant. 2. En un second sens, le cinéma est impur parce qu’il « est un lieu d’indiscernabilité intrinsèque entre l’art et le non-art » (L’art du cinéma n° 24, p. 9). « L’activité artistique n’est repérable dans un film que comme processus d’épuration de son caractère non-artistique immanent. Et ce 139

processus n’est jamais achevé. […] Les opérations artistiques du cinéma sont des opérations d’épuration inachevables, portant sur des formes courantes non-artistiques, sur de l’imagerie quelconque. […] D’où la nécessité permanente d’enquêter sur les courants formels dominants dans la production courante, […] puisque ce sont eux sur lesquels s’exercent, éventuellement, les opérations artistiques » (ibid). « C’est ce qui fait du cinéma, intrinsèquement et non empiriquement, un art de masse ». (id, p. 11) J’ajouterai ici ce que j’appelle l’impureté du déchet, et qui est la propension du cinéma à fouiller les poubelles des autres arts, à en chercher le rebut – pièces de boulevard, romans à 4 sous, chromos et cartes postales, chansons…– pour le relever. Le cinéma fait feu de tout bois, son matériau lui est à peu près indifférent. C’est pourquoi par exemple l’art du cinéma peut se rencontrer dans n’importe quel genre. Cf. l’article « Dialectiques de la fable », in Matrix, machine philosophique, Ellipses, 2003. – Dès lors, qu’est-ce que parler d’un film en tant qu’œuvre d’art ? Qu’estce que montrer l’art d’un film ? Cela exige d’abord une attitude axiomatique, que « le jugement indiffère » : il ne s’agit donc pas d’une attitude critique – « que le film soit bien, qu’il ait plu, […] qu’il faille le distinguer, tout cela est silencieusement supposé dans le simple fait qu’on en parle, et n’est nullement le but à atteindre » (p. 130). L’attitude axiomatique « demande quels sont pour la pensée les effets de tel ou tel film ». La principale difficulté étant de parler du film en tant que film : il s’agit en effet de repérer les opérations qui mènent au passage de l’idée, repérage fondé sur une réminiscence. « Parler d’un film est toujours parler d’une réminiscence : de quelle survenue, de quelle réminiscence telle ou telle idée est-elle capable, capable pour nous ? C’est de ce point que traite tout vrai film, idée par idée. […] Non point tant ce que nous savons que ce que nous pouvons savoir. Parler d’un film est parler moins des ressources de la pensée que de ses possibles. […] Indiquer ce qu’il pourrait y avoir, outre ce qu’il y a ». (p. 135)

Ainsi Badiou situe-t-il l’art du cinéma dans une tension entre la réminiscence et le possible, entre le passé et l’utopie. Nous pourrions en tirer les conséquences suivantes : 1. un film se présente à la pensée comme un tout indissociable, un ensemble d’opérations dans lesquelles il n’y a pas sens à distinguer entre scénario et mise en scène, pas plus qu’entre forme et contenu. Le rapport classique est inversé, puisque ce sont les opérations qui suscitent les idées, et non le contenu qui détermine une forme “adéquate” ; 140

2. une œuvre est un sujet (le sujet d’une vérité) ; un film doit donc être traité comme un être pensant, non comme l’objet d’une détermination extérieure (psychologique, sociale, politique…). Ceci conduit à rompre en particulier avec tout un pan de la tradition auteuriste, qui voit dans l’auteur l’unique sujet du film, celui qui s’y “exprime” ; 3. ce n’est pas l’auteur qui fait l’œuvre, c’est l’œuvre qui fait l’auteur. – Quel rapport les idées-art entretiennent-elles avec les vérités ? Les idées artistiques font que l’œuvre est sujet. « Une œuvre d’art est un point-sujet d’une vérité artistique ». Cette vérité, c’est une configuration artistique. Ce sont des configurations artistiques qui constituent les vérités de l’art : une configuration, c’est « une séquence identifiable, événementiellement initiée, composée d’un complexe virtuellement infini d’œuvres, et dont il y a sens à dire qu’elle produit […] une vérité de cet art, une vérité-art » (p. 26, c’est moi qui souligne). Soit quatre caractères. Badiou donne pour exemples la tragédie grecque, le style classique en musique, le roman de Cervantès à Joyce… Au cinéma, le repérage est plus compliqué, encombrés que nous sommes par les découpages classiques des historiens (expressionnisme ? néoréalisme ? Nouvelle Vague ?) ; on peut néanmoins en nommer deux : le cinéma hollywoodien entre les années 1910 et les années 1960 ; et la modernité soustractive, dont l’épicentre se situe dans les années 1960-1970 (Godard, Pollet, StraubHuillet, Oliveira, Duras, Debord, Syberberg…). Séquences identifiables, donc, initiées par un événement : sous le nom de Griffith pour Hollywood ; pour la modernité, sa généalogie est plus complexe, puisqu’elle remonte à la fois à Rossellini et à Welles, passe par Bresson, Antonioni, Tati et quelques autres, avant de se déployer complètement au début des années 1960, avec l’événement des films de Godard et de Pollet (1963 : Le mépris et Méditerranée). Quant à nommer les vérités-cinéma de ces configurations, c’est une tâche qui est en cours, et de longue haleine, puisqu’elle demande d’abord un examen attentif des œuvres. Déjà peut-on dire que la modernité énonce que le cinéma est capable de se soustraire à l’objet, à la représentation (d’où qu’elle est soustractive), au nom d’une émancipation du regard, d’une soustraction aux effets de l’identification. Pour ce qui est d’Hollywood, les choses sont plus obscures pour l’instant, parce que plus incarnées (et donc plus aveuglantes), mais on peut voir en tout cas que quelque chose s’y joue entre le passé et le possible, entre la mélancolie et l’utopie. Une configuration est virtuellement infinie, même s’il arrive qu’elle soit saturée, ou rendue obsolète par un nouvel événement. Mais « il se peut toujours qu’elle soit ressaisie dans les époques d’incertitude, ou 141

réarticulée dans la nomination d’un événement nouveau » (p. 27). Nous sommes justement dans une époque d’incertitude (de désorientation), et dans le cinéma contemporain, Badiou repère un mouvement de ressaisissement de la configuration hollywoodienne, qu’il nomme néoclassique (plutôt que postmoderne), et qui se présente non pas comme un retour pur et simple au cinéma hollywoodien “classique”, mais comme une reprise de formes éprouvées (en l’occurrence, le genre) en maintenant les acquis formels de la modernité (la soustraction à la représentation, à l’objet). Cette tentative n’est du reste pas exclusivement étatsunienne, puisqu’on peut repérer des tentatives néoclassiques dans des cinématographies très diverses (de même que le cinéma hollywoodien n’était pas exclusivement américain : la configuration n’est pas réductible à un cinéma national, c’est même la preuve de son universalité). C’est une piste à suivre, d’autant plus viable à mon sens que le cinéma hollywoodien, comme je le soutiens, est un des plus abstraits qui soient (et une des capacités des genres est précisément cette fonction d’abstraction). La pensée de Badiou nous induit donc à deux sortes de tâches à accomplir face au cinéma : – une tâche philosophique : saisir les vérités produites par les configurations, les montrer, les exposer, énoncer qu’il y en a. « Ce faisant, elle tourne le temps vers l’éternité, car toute vérité, en tant qu’infinité générique, est éternelle » (p. 28) et elle « énonce ce qu’est ce temps » (p. 29). – une tâche intermédiaire, humble mais non modeste : saisir les pointssujets constitués par les œuvres, exposer les idées-cinéma dans leur apparaître, se poser la question du ‘comment’ en même temps que du ‘pourquoi’ – tâche de spectateur pensant, à quoi la revue L’art du cinéma s’est dévolue. Bibliographie « Est-il exact que toute pensée émet un coup de dés ? », Les conférences du perroquet n° 5, janvier 1986. Rhapsodie pour le théâtre, court traité philosophique, Paris, éditions Imprimerie nationale, Le spectateur français, 1990. Conditions, Paris, Seuil, L’Ordre philosophique, 1992. « Philosophie et poésie au point de l’innommable », dans Po&sie, n° 64, Paris, 1993. « La danse comme métaphore de la pensée », dans Ciro Bruni (sous la direction de), Danse et pensée, Paris, GERMS, 1993.

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« Art et philosophie », dans Christian Descamps (sous la direction de), Artistes et philosophes : éducateurs ?, Paris, Centre Georges Pompidou, 1994, pp. 155-170. « Le cinéma comme faux mouvement », dans L’art du cinéma n° 4, Paris, mars 1994. « Peut-on parler d’un film ? », dans L’art du cinéma n° 6, Paris, novembre 1994. Beckett, L’increvable désir, Paris, Hachette, Littératures, 1995. « Dix thèses sur le théâtre », dans Les cahiers de la Comédie-Française, Paris, 1995. « Notes sur Le dernier des hommes (Der letzte Mann, Murnau, 1924) », dans L’art du cinéma n° 16, été 1997. Petit manuel d’inesthétique, Paris, Seuil, L’ordre philosophique, 1998. « Penser le surgissement de l’évènement. Entretien avec E. Burdeau et F. Ramone », Cahiers du cinéma hors série sur Mai 68, 1998. « La divine comédie et Le couvent », dans L’art du cinéma n° 21-23 consacré à Manoel de Oliveira, automne 1998. « Considérations sur l’état actuel du cinéma, et sur les moyens de penser cet état sans avoir à conclure que le cinéma est mort ou mourant », dans L’art du cinéma n° 24, mars 1999 « La capture cinématographique des sexes » [sur Identification d’une femme de Michelangelo Antonioni], dans Aumont, Jacques (sous la direction de), La différence des sexes est-elle visible ? (Conférences du Collège d’histoire de l’art cinématographique) Paris, Cinémathèque française, 2000. « Esquisse pour un premier manifeste de l’affirmationnisme », dans Bruni, Ciro (sous la direction de), Utopia 3. La question de l’art au 3e millénaire. Généalogie critique et axiomatique minimale, Actes du colloque international Paris VIII – Université de Venise, Sammeron, GERMS, 2002, pp. 13-26. « Dialectique de la fable », dans Matrix, machine philosophique, Paris, Ellipses, 2003, pp. 120-129 « Oui à l’amour, sinon la solitude. Entretien avec Alain Badiou à propos de Magnolia », dans L’art du cinéma n° 38, hiver 2002-2003. « Troisième esquisse d’un manifeste de l’affirmationnisme », dans Circonstances 2, Paris, Léo Scheer, Lignes, 2004. Le siècle, Paris, Seuil, L’ordre philosophique, 2005. « L’ange du lieu » [à propos de Local Angel d’Udi Aloni] , dans Circonstances 3. Portée du mot « juif », Paris, Lignes et Manifestes, 2005, pp. 78-86. « Du cinéma comme emblème démocratique », dans Critique n° 692-693, janvier-février 2005, Cinéphilosophie, pp. 4-13 143

« La fin d’un commencement : notes sur Tout va bien, de Jean-Luc Godard et Jean-Pierre Gorin », dans L’art du cinéma n° 46-49, printemps 2005. Logiques des mondes, Paris, Seuil, L’ordre philosophique, 2006.

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Des métamorphoses de l’aura

Le cinéma, de Walter Benjamin à Pier Paolo Pasolini

Alain Naze Une mise en écho des œuvres et démarches respectives de Benjamin et de Pasolini peut trouver son point de départ du côté d’une certaine pensée de l’histoire, qui, tout en n’étant pas romantique, fait du passé « ce qui peut sauver la révolution », selon la belle formule pasolinienne concluant le film La rabbia ; on pourrait évoquer alors, dans cette direction, le marxisme si peu orthodoxe de l’un et de l’autre ; mais le parallèle pourrait tout autant s’esquisser à partir de la conception du langage que tous deux développent, conception intempestive dans les deux cas, pour l’accent qu’elle fait porter sur la question de l’origine du langage, là où la science linguistique du XXeme siècle avait pourtant frappé d’interdit ce type de questionnement, pour la dimension métaphysique dont elle serait porteuse ; et alors on pourrait évoquer les accents prophétiques qu’a pu emprunter la parole de l’un ou de l’autre – et la liste de telles correspondances entre Benjamin et Pasolini pourrait être aisément poursuivie, faisant apparaître ainsi une résonance, significative en ellemême. Mais ici, c’est autour de la question du cinéma que la mise en relation des deux œuvres va plus spécifiquement nous intéresser, du moins à travers quelques-uns de ses aspects. Bien sûr, l’interrogation de Benjamin relative à la question du cinéma reconduit à toute sa réflexion sur l’œuvre d’art. Rappelons-nous qu’en ce qui concerne la photographie, il se demandait moins s’il s’agissait encore d’œuvre d’art, qu’il ne s’interrogeait sur les effets que l’apparition de la photo avait pu avoir sur l’art lui-même – et cette remarque peut évidemment être reportée, à l’identique, dans le champ de l’apparition du cinéma. Mais ici, donc, en restreignant le champ de la question, on va s’interroger sur un certain rapport que le cinéma entretiendrait, du moins selon l’optique de nos deux auteurs, entre la narration et le choc. Il ne s’agit bien évidemment pas de faire du cinéma l’appareil par excellence de la narration, mais seulement d’envisager le fait que, si une dimension narrative est nécessairement présente dans tout film (ce que soutient Pasolini, on le verra), la spécificité du cinéma, dans le cadre d’une narrativité peut-être indépassable, pourrait bien consister en la provocation d’un certain type de choc, ou de télescopage qui, par la rupture ainsi introduite dans un continuum temporel, ne serait pas sans rapport avec cet « arrêt dialectique » que Benjamin désigne comme constitutif de « l’image dialectique », pensée comme un certain rapport entre « l’Autrefois » et le 145

« Maintenant ». Dans cette optique, et quelque regret personnel et sentimental que Pasolini et Benjamin puissent, respectivement, entretenir à l’égard des mondes qui disparaissent, leur réflexion et leur pratique échapperont à tout passéisme, s’orientant bien plutôt vers ce qu’on pourrait peut-être nommer une reprise non « mélancoliste » de la question de l’aura. 1. Cinéma et narration Si la question de la narration paraît centrale dans le rapport au cinéma qu’entretiennent Benjamin et Pasolini, c’est essentiellement en ce que le cinéma, forme artistique moderne par excellence, semble susceptible de prendre le relais des formes traditionnelles de narration. Par conséquent, il ne s’agit pas là du tout d’envisager un cinéma qui aurait à se plier, par exemple, aux conditions d’énonciation narrative propres à la littérature, mais de considérer que si la narration survit dans le cinéma, alors se trouve ainsi dessinés les contours d’une manière spécifiquement moderne de raconter. Là encore : au lieu de nous demander si le cinéma relève bien de l’ordre de la narration, demandons-nous plutôt comment le cinéma transforme la narration. D’ailleurs, l’ultime livre de Pasolini (Pétrole), qu’il présente essentiellement comme une « forme », emprunte fréquemment les voies d’une écriture de type cinématographique, ce qui montre bien que si le cinéma a partie liée à la narration, cela ne signifie pas nécessairement qu’il doive obéir aux exigences hétéronomes de la littérature, puisqu’il serait lui-même capable d’influer sur les formes littéraires de la narration. On sait que Benjamin s’est particulièrement intéressé aux formes traditionnelles de l’art de raconter, et le lien qu’il établit entre la narration et les formes sociales montre bien que l’univers en lequel elle restait possible ayant disparu, si quelque chose comme de la narration subsiste, ce ne peut être que sous des modalités très différentes. Leskov tracerait ainsi la figure du dernier narrateur traditionnel, celle d’un monde disparaissant, mais on se tromperait en concluant pour autant à la mort de la narration, Benjamin soutenant bien plutôt que « [l]a narration, elle, demeurera. Mais pas sous sa forme “éternelle”, dans sa chaleur familière et souveraine ; plutôt sous des formes inédites, audacieuses, desquelles nous ne savons encore rien » 1 . Si, de cette façon, le lien n’est pas positivement établi entre cinéma et narration, la prudence de Benjamin rend au moins son propos accueillant à l’idée selon laquelle le cinéma constituerait peut-être une des sources inédites de formes non Walter Benjamin, cité par J. M. Monnoyer in Walter Benjamin : Écrits français, Gallimard, Paris 1991, p. 201.

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traditionnelles de narration. L’attrait de Benjamin pour Eisenstein et peut-être surtout, même s’il ne paraît jamais l’évoquer directement, pour Vertov, semble pourtant nous orienter vers un cinéma de montage avant tout, c’est-à-dire pas directement narratif, et même, dans le cas de Vertov, résolument opposé à un cinéma de récit. Cette contradiction semble susceptible d’être dépassée, si l’on s’appuie sur l’idée pasolinienne selon laquelle il n’y a pas de cinéma qui ne soit narratif, au moins malgré lui. Pasolini dit en effet continuer à « croire au cinéma qui raconte », jugeant qu’un film ne peut pas ne pas raconter quelque chose : face aux tentatives de nombreux réalisateurs cherchant à obtenir que « même au cinéma “il ne se passe rien” » 2 , s’alignant en cela « sur le nouveau roman » et sur certaines avant-gardes qui parlent d’« anti-roman », Pasolini, lui, déclare ne pas y croire, « parce que toute forme d’art ne fait qu’évoquer la réalité, et rien d’autre, et dans la réalité il se passe toujours quelque chose, comme le temps passe, ou du moins donne-t-il l’impression de passer : et ceci est l’illusion de notre vie » 3 . La question qui se pose ici est de chercher à comprendre comment Pasolini en arrive à cette conclusion, c’est-à-dire à l’idée d’une impossibilité d’un cinéma non narratif, tout en opposant un « cinéma de prose » à un « cinéma de poésie ». En fait, il faut bien saisir que par l’expression de « cinéma de poésie », il ne désignait qu’une « notion abstraite », et ne cherchait à définir par là ni « la forme principale du cinéma moderne », ni celle qu’il aurait lui-même adoptée, puisque tout au contraire, il visait ainsi à cerner une notion « valable pour tous les temps », et qui aurait même dominé avec « le cinéma des origines » 4 . Par conséquent, lorsqu’il parlait de « cinéma de poésie », loin de considérer qu’il désignait ainsi un cinéma absolument non narratif, Pasolini visait d’abord des films relevant d’une « poésie narrative », à l’image de cet Homme d’Aran, de Robert Flaherty, à propos duquel il écrit qu’on se trouve ici face à « une idée du montage assujetti à une technique narrative du cinéma de poésie » 5 . Et en effet, si le personnage central du film est sans doute l’île irlandaise elle-même et la population qui l’habite, précisément contre vents et marées – et cela pourrait en effet nous conduire vers un cinéma non narratif, consistant seulement à enregistrer ce qui est, à la manière de Vertov éventuellement – il n’en reste pas moins (et ce fut d’ailleurs l’objet des critiques de la part des tenants du documentaire au sens strict) que le film Pier Paolo Pasolini : L’expérience hérétique, Payot, Paris 1976, p. 228. Id., p. 205. 4 Id., p. 203. 5 Id., p. 228. 2 3

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de Flaherty est monté de façon à faire apparaître comme une épopée les activités de travail qui conditionnent la survie sur ces rochers désertiques – qu’on pense seulement au caractère haletant des scènes relatives à la pêche au requin pèlerin, lors desquelles naît une inquiétude pour les personnages eux-mêmes (à l’unisson de Michaël et sa mère), et plus largement pour l’issue de l’épisode. Autrement dit, si le cinéma de poésie se distingue bien d’un cinéma de narration, « [l]a différence ressorti[r]ait à la technique : plutôt que la technique narrative du roman, de Flaubert ou de Joyce, la technique narrative de la poésie » 6 , et c’est en cela que la sorte de poème épique de Flaherty peut être rejoint dans son genre par « les histoires parisiennes d’intérieurs, chambres à coucher ou bars, de Godard, [qui] sont montées avec une technique narrative typique de la poésie » 7 . Il existe donc bien une certaine porosité entre les deux formes typiques de cinéma répertoriées par Pasolini, et cette remarque est utile pour saisir les passerelles entre « pseudo-récit » des films relevant d’un cinéma de poésie, et « poésie interne » propre à certains films narratifs, ni l’un ni l’autre ne relevant, en tout cas, d’un « cinéma de poésie non narrative », c’est-à-dire de « poésie-poésie » 8 . Pour définir de la manière la plus simple possible le « cinéma de poésie », Pasolini propose de reprendre la formule que les spécialistes utilisent : « Faire sentir la caméra » – les films relevant d’un cinéma de poésie prendraient donc le contre-pied de la formule valant pour les « cinéastes sages », jusqu’au début des années soixante : « Ne pas faire sentir la caméra » 9 . Dans ces conditions, Pasolini se doit de reconnaître que s’il y avait une poésie propre aux « grands poèmes cinématographiques, de Charlot à Mizoguchi et à Bergman » 10 (et qu’on retrouverait, à sa manière, dans L’homme d’Aran), du moins n’obéissait-elle pas aux canons définissant le cinéma de poésie – on n’y sentait pas la caméra. C’est donc bien que la poésie de ces films se situait « ailleurs que dans le langage en tant que technique du langage », autrement dit, qu’elle n’en passait pas par l’adoption d’un « langage spécifiquement poétique », et que par conséquent, « ce n’étaient pas des poèmes, mais des récits : le cinéma classique a été et reste narratif : sa langue est celle de la prose » – on se trouverait donc face à une poésie « interne », à l’image de celle qui traverserait « les récits de Tchekhov ou de Melville » 11 . Pasolini réservera Id. Id. 8 Id. 9 Id., p. 153. 10 Id. 11 Id. 6 7

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donc le terme de « pseudo-récit » aux films relevant du cinéma de poésie : « [l]a formation d’une “langue de la poésie cinématographique” implique donc la possibilité de faire, au contraire [au contraire des récits propres au cinéma classique], des pseudo-récits, écrits dans la langue de la poésie : la possibilité d’une prose d’art, d’une série de pages lyriques, dont la subjectivité est assurée par l’usage, servant de prétexte, de la “subjective indirecte libre” ; et dont le véritable protagoniste est le style » 12 . Ainsi, s’il n’y a pas de cinéma non narratif, ce qui explique que Pasolini parle de « pseudo-récits » pour les films relevant d’un « cinéma de poésie », c’est d’abord parce qu’il n’y a pas de cinéma usant d’une langue lyrique. Mais si l’impossibilité, au moins actuelle, d’une poésie non narrative au cinéma implique que le cinéma de poésie relève de la prose (poétique), on peut dire aussi, en sens inverse, qu’il existe également une poésie « interne » propre au cinéma de prose, ou peut-être plutôt qu’il existait une telle poésie interne – le passage à l’imparfait se justifiant par le fait que Pasolini décrive ces récits à partir de conditions de possibilité qui ne semblent plus à notre portée : « [l]e fait que l’on n’y sentît pas la caméra signifiait que la langue adhérait aux significations, en se mettant à leur service : elle était transparente jusqu’à la perfection : elle ne se superposait pas aux faits, en les violentant à travers les folles déterminations sémantiques que l’on doit à sa présence comme conscience technico-stylistique continue. » 13

Pour comprendre ces mots de Pasolini, il ne faut pas oublier que pour lui, le cinéma est expression de la réalité par la réalité, et que dans ces conditions, les modifications de la réalité elle-même (c’est-à-dire tout autant des ressources du langage cinématographique) rejaillissent sur les possibilités d’expression propres au cinéma. Semblerait ainsi révolue l’époque d’une certaine transparence de la langue utilisée, où il aurait été encore possible de filmer sans faire se déplacer la caméra, tout en obtenant des effets remarquables (Pasolini évoque ici Les lumières de la ville, à travers « le comique stupéfiant du ballet de Charlot », boxant face à un champion beaucoup plus fort que lui, comique dont Pasolini estime qu’il est obtenu à partir d’une caméra restant immobile, prenant « un plan d’ensemble quelconque » 14 ). Par ce biais, on retrouve, cette fois dans le cadre du cinéma, une remarque de Benjamin relative à la littérature, plus précisément à l’impossibilité moderne de raconter selon les canons de la narration traditionnelle : « […] s’il n’y a plus de bonnes histoires à écouter, c’est aussi que les choses ne durent plus de la bonne Id., p. 153-154. Id., p. 153 (je souligne). 14 Id. 12 13

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manière » 15 . Ainsi, le cinéma connaîtrait peut-être, en accéléré, une évolution qui ne serait pas sans rapport avec la littérature : tout comme il n’est plus possible aujourd’hui d’écrire, simplement : « La marquise sortit à cinq heures », la transparence du narrateur ayant vécu, de même, le cinéaste ne pourrait plus filmer en toute transparence la marquise, sortant en effet à cinq heures. Car ces évolutions, en apparence essentiellement stylistiques, signifieraient d’abord une transformation de la réalité ellemême : de la même manière que Benjamin indique bien que les grandes figures (nomades et sédentaires) de la narration ont disparu avec l’avènement du monde moderne, et du roman bourgeois, Pasolini indique pour sa part que le caractère expressif de la réalité tendant à se dissoudre (dans le cadre d’une réalité devenue technique, pour les objets, et, plus tard, sous les coups de « l’homologation consumériste » pour les corps, les voix, etc.), il est devenu impossible de réaliser des poèmes cinématographiques à la manière de Bergman, Dreyer, ou Mizoguchi, qui supposaient le caractère « poétisable » de la réalité. Pasolini, à cet égard, écrit : « […] il y a quelque chose dans la vie moderne qui n’est plus poétisable […] [o]u qui n’est poétisable qu’une seule fois », à l’image de l’usine filmée dans Les temps modernes, vis-à-vis de laquelle Charlot pouvait rester « expressif », en se détachant sur le fond de fonctionnalité propre à la technique – alors qu’aujourd’hui, selon les mots mêmes de Pasolini, « la vie à l’usine tend à s’imposer comme modèle fondamental et même unique de toute la vie », ce qui implique que le personnage de Charlot serait à présent intégré à la réalité elle-même, laquelle ne serait plus capable de sécréter quoi que ce soit échappant à la fonctionnalité, et donc surtout pas un équivalent de Charlot, ce personnage qui était « tout expressivité » 16 . Soit, donc, la réalité n’est plus poétisable, soit elle ne l’est qu’une seule fois. Par conséquent, le cinéma lui-même participerait à cette technicisation par laquelle la réalité ne pourrait plus faire l’objet d’un poème cinématographique : la réalité ayant elle-même intégré les films réalisés (au sens où ces films font partie de cette réalité, et conditionnent en partie la manière dont on la perçoit), c’est à un appareillage redoublé de la réalité auquel on assiste ici (comme l’appareil narratif spécifiquement littéraire avait constitué un appareillage antérieur), et c’est donc à un retour de la médiation qu’on doit conclure (là où Pasolini visait, par le recours au cinéma, à supprimer une médiation entre lui et la réalité), dans le sens où un signe cinématographique peut désormais renvoyer aussi à un autre signe cinématographique – ainsi, les films à la 15 16

W. Benjamin : Rastelli raconte… et autres récits, Seuil, Paris 1971, p. 61. P. P. Pasolini : Dialogues en public, Sorbier, Paris 1980, p. 153.

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poésie « interne » dont parle Pasolini auraient connu une situation idyllique, qui aurait proprement été celle de la mise en place de l’appareillage cinématographique appliqué à une réalité qui en était encore vierge. C’est donc cette intégration de la technique cinématographique à la réalité que Pasolini veut rendre visible, afin de déjouer les mystifications de la technique : « Les techniques audiovisuelles constituent désormais une grande part de notre monde, c’est-àdire du monde du néo-capitalisme technique qui avance, et qui tend justement à rendre ses techniques a-idéologiques et ontologiques ; à les rendre tacites et absolues ; à en faire des habitudes ; à en faire des formes religieuses. Nous sommes des humanistes laïques, ou au moins des platoniciens non misologues : c’est pourquoi nous devons nous battre pour démystifier l’“innocence de la technique”, jusqu’au bout » 17 . On retrouve ici une préoccupation qui sera aussi celle de Benjamin, à travers son opposition entre une « première technique » (visant essentiellement à une maîtrise des forces naturelles) et une « seconde technique » (envisagée comme plus émancipatrice, précisément en sa tendance à s’écarter d’une forme d’imitation de la nature), englobant bien évidemment le cinéma : loin de tout pas en arrière, l’émancipation se gagnerait à l’intérieur même de la seconde technique. C’est précisément en ce sens que Pasolini, tout en s’interrogeant à voix haute (« Devrai-je rendre compte, dans la vallée de Josaphat, de la faiblesse de ma conscience face aux séductions, qui s’identifient, de la technique et du mythe ? » 18 ), poursuivra jusqu’à sa mort ses expérimentations au sein du médium cinématographique, tout en continuant à l’interroger – mais de l’intérieur – quant à sa capacité politique de résistance. C’est en effet toute la démarche de Pasolini, et pas seulement au cinéma, qui témoigne d’un tel état d’esprit, puisque, sans pour autant jamais abandonner la poésie, il va cesser de recourir à la langue du Frioul, et dans les années cinquante, passer à la forme romanesque, avec les deux ouvrages qu’on désigne généralement comme les « romans romains », les Ragazzi di vita et Una vita violenta. En cela, son choix d’une forme d’expression résolument moderne est évident, d’autant que ses modèles avoués en la matière sont alors Verga, Joyce et Gadda, autant de références montrant bien que son intention n’est nullement documentaire (bien que certains aient voulu y voir une forme de « document à l’état brut »), et qu’il ne s’agit pas pour Pasolini de faire œuvre d’ethnologue recueillant des parcelles de cultures, de langues en train de disparaître, mais bien de créer une œuvre littéraire 17 18

P. P. Pasolini : L’expérience hérétique, op. cit., p. 196. P.P. Pasolini : L’expérience hérétique, op. cit., p. 87.

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contemporaine, bien conscient de la « crise » du roman bourgeois, ayant affecté « la belle confiance du XIXeme siècle » 19 . De ce point de vue, son passage à l’expression cinématographique au début des années 1960 constitue bien sûr l’aspect le plus visible de son engagement artistique au sein de formes artistiques spécifiquement contemporaines, mais en cela Pasolini ne renie pas pour autant ses modes antérieurs d’expression, seulement, les jugeant alors impraticables, ou engagés dans une impasse, il change de technique – à l’intérieur même du cinéma la même logique sera discernable, comme au moment où, abjurant la Trilogie de la vie, il considèrera que ce type de films n’est plus possible (les corps non homologués nécessaires à ces films sont alors considérés comme étant en voie d’intégration) et passera à son ultime expérimentation au cinéma à travers la réalisation de Salo ou les cent vingt journées de Sodome. On n’a cependant aucunement en cela une fuite en avant de la part de Pasolini, comme s’il avait progressivement abandonné toute tentative artistique de manifester son amour pour le passé, puisqu’il s’agit au fond à chaque fois d’adopter une position artistique tenable, lui permettant de ne pas céder sur l’essentiel, c’est-à-dire de ne pas sacrifier le passé – sans pour autant l’enfermer dans un écrin qui le figerait en reliques et nous ferait manquer « l’inoubliable ». L’ultime film de Pasolini, en effet, constitue, par excellence, un film sur la capacité du cinéma à demeurer un moyen politique efficace, malgré (et du sein même de) son autoréférentialité, ici pleinement assumée. La proximité avec Benjamin se révèle encore ici, en ce que le questionnement de Salo, au fond, consiste à rechercher la brèche susceptible de briser la temporalité homogène du présent, d’interrompre la continuité du temps de la catastrophe ; et si cette proximité est encore celle qui les relie au cinéma en tant que tel, c’est que la réponse de Pasolini sera de part en part cinématographique. Dans Pétrole, Pasolini utilise une métaphore du cinéma, à travers l’idée du personnage central du « roman », Carlo, en caméraman, dont les visions (dans le viseur de l’objectif) sont expliquées et commentées par trois petits dieux présentés comme l’élément rationnel du dispositif. Par là, Pasolini illustre son idée selon laquelle, quelle que soit la visée du réalisateur, en termes de signification, les images d’un film débordent toujours cette intention volontariste et consciente, en ce que c’est la réalité elle-même qui se présente au spectateur, avec son poids de simple présence, malgré tout, brute : les éléments d’un film provenant de la réalité elle-même, « les images sont toujours concrètes, jamais 19

P. P. Pasolini : Dialogues en public, op. cit., p. 27.

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abstraites », et donc, si le cinéma peut atteindre le stade de la « parabole », à aucun moment il ne peut se faire « expression conceptuelle directe », la « matérialité onirique » de ses images s’y opposant formellement 20 – irrationalité cinématographique que le dispositif de Pétrole souligne, tout en y apportant un remède, mais spécifiquement littéraire. En revanche, la faille dans la manière de filmer, que le roman évoque, trouve, elle, un prolongement cinématographique dans l’œuvre de Pasolini. C’est le passage de Pétrole en lequel Carlo, filmant la réalité d’une Italie de l’époque succédant à ce que Pasolini appelle le « génocide culturel », va se trouver face à un « déphasage », une sorte d’erreur technique, qui aura pour effet de substituer à la hideuse réalité contemporaine (constituée d’« immeubles neufs ») un monde immémorial, à travers « des masures et les piliers d’un Aqueduc » de « ce qui fut autrefois une grande métropole plébéienne » 21 . Cinématographiquement, cette erreur technique prendra la forme d’une manière de filmer contrevenant parfaitement aux règles de la narration, lorsque, en particulier dans Les Mille et Une Nuits, on se trouve face à des figurants du tiers monde qui fixent du regard la caméra. Un anachronisme comparable à celui qu’évoque le roman se produit alors, les corps plébéiens crevant ainsi littéralement l’écran (du moderne cinéma), en opérant une rupture dans la continuité temporelle de la narration, enrayant le récit par la fixation ainsi effectuée. On se trouve ici face à un équivalent cinématographique de ce que Benjamin appelle « image dialectique », c’est-à-dire, en l’occurrence, face à un télescopage entre la modernité du médium cinématographique et « l’Autrefois » propre à des corps sans âge, rencontre susceptible de faire briller, un instant, une réalité disparue, précisément à la faveur de « l’arrêt dialectique » ainsi opéré. L’homogénéité du présent a donc su être percée par le surgissement d’une extériorité. C’est, dans une certaine mesure, le même problème qui se pose dans Salo ou les 120 journées de Sodome, à ceci près qu’à la différence des films de la Trilogie de la vie, Pasolini a renoncé à chercher des corps plébéiens susceptibles de briser la triste répétition des corps soumis à l’homologation consumériste, par où la sortie hors du dispositif carcéral de Salo devra nécessairement emprunter d’autres voies. De ce dernier film de Pasolini, on peut dire qu’il constitue une réflexion théorique en acte sur le cinéma, en ce qu’il pose la question de la place du spectateur comme voyeur (à la fois parce que nous regardons des actes de torture, des crimes, sans nous y opposer, et également parce que 20 21

Id., p. 140. P. P. Pasolini : Pétrole, Gallimard, Paris 1995, p. 357.

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le film lui-même représente aussi les bourreaux qui, tour à tour, seront les spectateurs jouissant des crimes qui se commettent dans la cour), mais aussi celle de la complicité du réalisateur avec ce qu’il montre, quelles que puissent être ses intentions de dénonciation (le poids de réalité des images qu’on évoquait tout à l’heure, s’imposant à l’écran, se trouve ici métaphorisé à travers les paroles littéraires de Pasolini luimême, qui seront, parce qu’elles sont prononcées par les bourreaux du film, compromises avec celles de tous les autres auteurs cités). C’est bien l’enfermement qui caractérise ce film, formellement et aussi du point de vue de l’histoire, et l’on est bien ici – si l’on ajoute l’autoréférentialité de l’œuvre, empêchant tout surgissement d’un dehors – dans ce que Deleuze a pu appeler, parlant de Salo, « un pur théorème mort, un théorème de la mort » (en opposition à Théorème, qui constituerait, lui, « un problème vivant », à travers la solution provenant du dehors, l’hôte) 22 . Que ce film dût être mal compris, c’est ce que Pasolini prévoyait, qui comptait défendre son film, au moment de sa sortie, comme on mène une « guérilla » – c’est qu’en effet, le risque est grand de l’indistinction entre le film lui-même et ce qu’il dénonce. Dans ces conditions, et Pasolini connaissant la puissance suggestive des images, la faille se doit d’être cherchée à une hauteur comparable, c’est-à-dire sur un terrain strictement cinématographique, une signification de parabole ne pouvant destituer tout à fait ce que des images ont constitué, à un niveau autrement profond. Dès lors, le sens que Pasolini confère à ce film, et qui en fait une dénonciation de l’univers consumériste (du « nouveau fascisme »), à travers une représentation empruntant les oripeaux du nazi-fascisme, ne peut valoir qu’à titre indicatif, quelque chose de plus puissant devant agir dans ce film, sans quoi il serait digéré, absorbé par ce qu’il était censé combattre. Or, si l’on considère Salo en son ensemble, on peut s’apercevoir qu’il se caractérise, notamment, par la présence de quelques moments de pur cinéma, c’est-à-dire de cinéma muet, que Pasolini, d’ailleurs, affirme préférer au parlant. Et il se trouve que ces moments sont particulièrement expressifs, que l’on songe à cette tentative de fuite d’un prisonnier, lors de son transfert, geste de rébellion intervenant dans un moment muet du film, seulement troué par les rafales qui abattront le fugitif ; ou qu’on envisage ce point levé du milicien ayant désobéi au règlement en couchant avec une servante, et qui se défait de son statut de collaborateur à travers cette nudité, moment muet là encore, auquel il est à nouveau mis fin par les coups de feu des bourreaux, l’exécutant ainsi. 22

Gilles Deleuze : L’image-temps, Minuit, Paris 1985, p. 228.

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Mais c’est finalement toute la dernière partie du film (le « Cercle du sang ») qui s’avère également être quasiment muette, silence au sein duquel a lieu la défenestration suicidaire de la dernière narratrice (pianiste bien plutôt, puisque presque muette), après avoir vu par la fenêtre quelque chose que le spectateur ignore (sans doute des crimes dans la cour), et silence auquel met fin le bruit mat du corps au moment où, on l’imagine sans le voir, il touche le sol. Ces trois moments pourraient être enregistrés comme des moments de résistance, mais tous s’achevant par la mort des contrevenants à l’ordre nazi-fasciste, c’est l’impossibilité de sortir de cet enfer qui se trouverait ainsi affirmé, témoignant peut-être alors du désespoir du réalisateur lui-même. Mais, si l’on considère ces trois moments comme des actes de résistance en tant qu’ils se produisent de façon muette, et non pour eux-mêmes, alors une échappée devient envisageable. En effet, ce serait par le recours au silence qu’une trouée s’effectuerait, permettant d’échapper à cet univers, puisqu’au fond, c’est la parole en tant que telle qui se trouve compromise dans Salo, en ce que même les paroles de résistance parviennent à être récupérées par le fascisme. À travers le silence, c’est donc, paradoxalement, quelque chose de l’univers des « purs parlants » pasoliniens qui surgit, là où nous l’aurions, justement, le moins attendu. La pièce Orgie nous permet de confirmer que Pasolini considérait bien qu’une telle fonction pouvait être attribuée au silence : « Homme : Et que disaient les gens ? / Femme : C’étaient les mêmes que chez toi. / Homme : Alors on ne parlait pas. / Femme : Oh si, les voix montaient de partout. / Le soleil frappait sur les gouttières bleues de sulfate ? / Ou sur les murs de pierre au-dessus des fumiers ? Et ces voix / rayaient de paix l’angoisse, tranquille, du jour. / Le crépuscule descendait doucement, comme une sorte de moût versé par les planètes / et son rouge était lourd comme une pâte divine ? / Eh bien ces voix étrangement joyeuses montaient, / du côté du clocher, ou des fermes sur la route asphaltée. / ET POURTANT PERSONNE NE PARLAIT. / […] Homme : En vérité les miens étaient un peu différents. On vivait / dans une grande ville de province. […] / ET POURTANT PERSONNE NE PARLAIT. […] / Femme : Que les voix aient été / modulées dans un moyen âge rustique, passé / par le bon sens du e XIX siècle, ou / dans une langue (une langue mal assimilée) / sur ce point il n’y a pas de doute : PERSONNE NE PARLAIT. / […] Homme : Personne dans ce monde n’avait rien à dire à / quelqu’un d’autre : et pourtant tout résonnait de voix. / Et toi, comment as-tu appris à parler ? / Femme : En écoutant ces voix. / Homme : Mais elles te disaient quelque chose ? Quoi alors ? / Femme : Oh non, ce n’était que des voix. Elles disaient / mon nom, c’est vrai, et montraient / toutes 155

les choses qui nous entouraient et dont nous nous servions / dans ce monde : MAIS ELLES NE PARLAIENT PAS / […] Femme : Nous communiquions entre nous uniquement en faisant quelque chose. / Homme : Les Huns ou les Lombards avaient fait un petit temple / de la plus dure et la plus blanche des pierres ; / l’Étrusque avait fait une tombe de tuf avec des sexes roses. / Femme : Ma mère faisait le poulet à la sauge, / et la tarte de farine jaune, sous la cendre. / […] Homme : En nous apprenant à ne pas parler / voici ce qu’ils ont fait de nous. / Femme : Des personnes suffoquées par la joie de la honte »23 . Cette absence de parole apparaît donc avant tout comme une rupture vis-à-vis du langage instrumental, et comme un retour à la réalité, autant dire, par conséquent, à un univers plébéien, puisque le monde bourgeois est toujours caractérisé par Pasolini comme relevant de l’irréalité. Dans un tel monde où « personne ne parle », la seule communication possible est action, et sous ce rapport, la dernière partie de Salo laisse le langage cinématographique assumer sa performativité spécifique, celle d’un langage d’action qui, par définition, en faisant, dit. Dans notre univers sursaturé de communication, où même l’éthique se veut communicationnelle, le saut par la fenêtre de la pianiste revêt une valeur de révélation, en ce qu’il initie un pur anachronisme, faisant surgir dans l’univers de Salo, surchargé de paroles et de commentaires littéraires croisés, ce qui lui est le plus contraire, l’innocent langage d’action propre à un univers précapitaliste – autant dire que ce moment muet du film ressuscite un monde englouti. Le cinéma provoque ainsi l’émergence d’une image dialectique pleinement cinématographique : c’est en faisant se télescoper le cinéma contemporain de 1975 avec l’ancien cinéma muet, que Salo parvient, de façon immanente, à faire surgir une extériorité du sein même de l’autoréférentialité cinématographique, transperçant elle-même l’autoréférentialité culturelle et bavarde de la bande-son. Ainsi, par-delà un cinéma de prose et un cinéma de poésie, on peut envisager que Pasolini expérimentait, à travers Salo ou les cent vingt journées de Sodome un cinéma d’action, très proche d’un cinéma muet, mais non par retour à une forme passée : là où le cinéma des origines était muet par nécessité, celui qu’inaugurait peut-être Pasolini, dans ce qui restera son ultime film, n’était que partiellement muet, et surtout ne l’était que par décision délibérée, c’est-à-dire sans réaliser le moindre pas en arrière du point de vue technique. C’est en cela que cette dernière forme cinématographique consonerait encore profondément avec les 23

P. P. Pasolini : Théâtre, Actes Sud, Arles 1995, pp. 398-402.

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conceptions benjaminiennes, telles qu’on peut les appréhender, notamment du point de vue de la question du langage : parlant de la langue adamique, Benjamin se pose une question : « si la lampe, la montagne, le renard ne se communiquaient à l’homme, comment alors pourrait-il les nommer ? » ; et il en dégage cette réponse : « […] il les nomme ; il se communique en les nommant » 24 . Or, du langage adamique des « noms », nous serions tombés dans un langage instrumental de simples « mots », incapables de nommer les choses en vérité, mais ce n’est pas là, pour Benjamin, une raison suffisante pour renoncer à entendre quelque chose d’un écho de la langue des origines, précisément à partir du lieu qui est le nôtre aujourd’hui, et non pas en cherchant à renouer de façon nostalgique avec le langage des origines. Le dernier film de Pasolini recueille ainsi quelques échos de la langue cinématographique des origines, sans renoncer pour autant à l’actualité de son cinéma – là est sa puissance intempestive. De son côté, et malgré son amour évident pour les formes de littérature populaire, Benjamin n’hésitera pas à manifester un intérêt pour le cinéma, et plus généralement, son attitude consistera à enregistrer l’impossibilité moderne de raconter selon les formes traditionnelles, sans s’accrocher désespérément à celles-ci, considérant notamment que si le roman triomphe dans notre époque, c’est là le signe qu’on est face à « la forme que les hommes se procurèrent, lorsqu’ils ne furent plus capables de considérer que du seul point de vue des affaires privées les questions majeures de leur existence » 25 , en particulier la mort, qui est alors entrée dans un processus de privatisation. Une autre note, que ne reprendra pas l’essai sur « L’œuvre d’art… », témoigne même de la satisfaction de Benjamin face à cette modification du statut de la mort : « tant mieux », dit-il, si dépérit « toute l’aura de consolation, de sagesse, de solennité, dont nous avons entouré la mort », note qui se conclut par ces mots : « Ne pleurons pas. Absurdité des pronostics critiques. Le cinéma au lieu de la narration. Nuance de la vie éternellement animée ». 26 Cette évolution quant à notre attitude relative à la mort se trouve donc explicitement reliée à la disparition de la narration, comme si nous avions à choisir entre le cinéma et la narration.

W. Benjamin : Œuvres I, Gallimard, Paris 2000, p. 147. W. Benjamin, cité par J. M. Monnoyer in Walter Benjamin : Écrits français, op. cit., p. 201. 26 Id. (je souligne). 24 25

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2. Ni liquidation, ni restauration de l’aura En fait, les choses sont un peu plus subtiles, en ce que Benjamin n’évoque que la perte d’autorité de « l’ancienne narration », ce qui implique qu’il n’exclut donc pas par principe la possibilité de formes de narration spécifiquement modernes, auxquelles il serait alors possible que le cinéma puise, ou mieux encore, dont le cinéma pourrait être l’origine. La prudence de Benjamin, à cet égard, témoigne d’un refus des « pronostics », et nous confirme bien dans l’idée selon laquelle les mots de Benjamin ne peuvent pas exclure a priori du champ cinématographique l’usage de techniques narratives modernes, « inédites », ou plus précisément de possibilités de récits. Maintenant, et audelà des explications historiques et sociologiques fournies par Benjamin lui-même, et qui concernent le passage d’un univers traditionnel à un monde moderne, si l’on veut saisir plus profondément la raison même pour laquelle le récit, sous ses formes traditionnelles, aurait perdu son autorité, il faut s’intéresser à la question de l’aura et de son apparent dépérissement, d’autant que seule une telle réflexion saura conférer à certaines formes artistiques le statut qui leur permettra de jouer le rôle de substitut du récit traditionnel, dans une époque supposée sans aura. Si le cinéma, par exemple, semble apte à produire cet effet de « choc » par lequel, depuis Baudelaire, on reconnaît la marque spécifique de la modernité, et du type inédit d’expérience qui s’y déploie, et que de cette manière il se révèle comme l’art par excellence dans une ère livrée à la valeur d’exposition, il resterait à évaluer sa capacité à produire des formes spécifiques de récit. Ce serait alors le moment de se demander, par exemple, comment Pasolini peut parvenir à faire des films justifiés par le seul « plaisir de raconter », et faire passer en effet en eux le plaisir d’entendre / voir un récit qui ne nous replonge d’aucune manière vers des modes traditionnels de l’art de conter. En cela non plus le réalisateur de la Trilogie n’avait pas oublié la leçon de Proust : « Si je travaillais, ce ne serait que la nuit. Mais il faudrait beaucoup de nuits, peut-être cent, peut-être mille. […] Non pas que je prétendisse refaire, en quoi que ce fût, Les Mille et Une Nuits, pas plus que les Mémoires de Saint-Simon, écrits eux aussi la nuit, pas plus qu’aucun des livres que j’avais aimés dans ma naïveté d’enfant, superstitieusement attaché à eux comme à mes amours, ne pouvant sans horreur imaginer une œuvre qui serait différente d’eux. Mais, comme Elstir Chardin, on ne peut refaire ce qu’on aime qu’en le renonçant ». 27

27

Marcel Proust : Le temps retrouvé, Gallimard, Paris 1989, p. 348 (je souligne).

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Si la question de l’aura ne peut ici être laissée plus longtemps dans l’ombre par notre interrogation, c’est que c’est effectivement dans le cadre d’une époque ayant vu l’expérience s’appauvrir que l’ère de la transmissibilité de l’expérience serait parvenue à son terme. S’il n’est donc plus temps, pour les vivants, de quêter quelque enseignement décisif auprès des mourants, c’est que la mort elle-même a cessé d’être source d’autorité, qu’elle s’est trouvée, en quelque manière, désensorcelée. Y a-t-il cependant lieu d’énoncer la disparition pure et simple de l’aura dans notre époque, entérinant ainsi la conception selon laquelle cette aura relèverait entièrement d’une ère dominée par la valeur cultuelle, là où notre période constituerait celle du triomphe sans partage de la valeur d’exposition ? Cette vision des choses s’avère simpliste, à plus d’un titre et, à cet égard, il s’agira notamment de résister à l’opposition massive entre deux époques de l’histoire de l’art, opposition qui n’aperçoit pas le rapport dialectique entre culte et exposition, lequel, pourtant, relance la question de l’aura pour notre époque, et permet en particulier d’éviter de considérer le cinéma en tant que tel comme nécessairement facteur d’émancipation – mais cette complexification de la réflexion permettra tout autant d’éviter d’envisager le cinéma, dans une optique alors nostalgique, comme la forme artistique piétinant impitoyablement cette aura, que la photographie aurait encore su conserver, à la marge. Reconnaissons que cette question a été passablement obscurcie à travers les différentes versions du texte de Benjamin sur « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique », défiguré du fait des injonctions de Horkheimer visant à expulser du texte toute référence explicitement politique, de façon à maintenir l’orientation dite « scientifique » de l’Institut für Sozialforschung, mais surtout à cause des interventions répétées d’Adorno, ingérences dont la logique, d’apparence souvent contradictoire, est minutieusement reconstituée par Bruno Tackels 28 . Si, sur la base de la distinction d’origine marxienne opérée par Benjamin entre « première technique » et « seconde technique », on en vient à reconnaître avec Jean-Louis Déotte la narration comme « l’appareil » qui, dans le domaine artistique, correspond à l’ère de la production artisanale, alors que le cinéma constituerait « l’appareil » propre à une époque de production industrielle, on a vu qu’il fallait pourtant rester prudent pour ne pas mettre en place une césure sans reste entre récit et cinéma : lorsque Jean-Louis Déotte défend l’idée que « le cinéma n’a rien de Bruno Tackels : L’œuvre d’art à l’époque de W. Benjamin. Histoire d’aura, L’Harmattan, Paris 1999. 28

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narratif », et qu’à ce titre, il convient de distinguer deux « temporalités », « celle du don et du sacrifice » pour la narration, celle du « jeu » pour le cinéma 29 , il ne faut donc pas entendre par là que le cinéma serait rétif à toute forme de narration. C’est seulement que le cinéma, en tant que tel, n’est pas essentiellement narratif, ce qui le distingue radicalement de « l’appareil » propre à l’art traditionnel de raconter, sans pour autant qu’il s’agisse de conclure à une interdiction de narration qui frapperait la forme cinématographique en tant que telle. Il s’agit donc d’opérer une distinction entre le récit (l’istoria) et « l’appareil » qui, le mettant en scène, constitue la dimension propre à « faire époque » : « […] comme l’istoria respecte les règles de la Poétique aristotélicienne, c’est-à-dire celles de la mimesis au sens fort, si on la retrouve selon Rancière aussi bien comme but de la tragédie de Sophocle, comme but de l’art de la Renaissance, et au cœur de la Fable cinématographique comme chez Hitchcock, alors l’istoria, et plus largement la fable, n’est pas un concept discriminant et ne peut donc faire époque. » 30

L’important, ici, serait de considérer « la construction légitime de la scène de la représentation », telle que « l’appareil perspectif » a pu la définir, puis telle que l’appareil cinématographique l’a fait, pour une époque ultérieure 31 . Ces remarques ne sont évidemment pas sans avoir d’importantes implications dans le cadre d’une histoire de l’art, puisque s’il est possible de faire remonter la naissance de l’esthétique seulement à la fin du XVIIIeme siècle, c’est qu’on peut considérer que ce sont les « appareils modernes » qui ont « configuré la sensibilité commune » (face à un public qui n’est pas préalablement donné, une œuvre nouvelle doit être capable de le « sensibiliser » pour qu’il l’a reconnaisse comme œuvre d’art), alors que si « [l]es artisans et les artistes qu’ils sont devenus à partir du XVeme pouvaient avoir des débats […], ils partageaient tous la même croyance dans la destination de leur art parce qu’ils l’appareillaient semblablement » – il en résulte que la question de la définition même de l’art est devenue celle du public, ce qui implique « une crise permanente de l’adéquation de l’art et du public ». 32 Or, c’est bien le type de raisonnement auquel se livre Benjamin, notamment dans ses réflexions relatives à la photographie, lesquelles peuvent, d’ailleurs, nous amener jusqu’au cœur de sa réflexion sur la technique, non pas en ce qu’ainsi il Jean-Louis Déotte : L’époque des appareils, Lignes & Manifestes, Paris 2004, pp. 249250 (je souligne). 30 J. L. Déotte : Qu’est-ce qu’un appareil ? Benjamin, Lyotard, Rancière, L’Harmattan, Paris 2007, pp. 12-13. 31 Id., p. 12. 32 Id., pp. 11-13. 29

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reconduirait simplement le questionnement banal du lien entre les arts et la technique, mais bien en ce qu’« il a inventé une question nouvelle : celle de la nécessité de la reproduction pour les arts, celle de la répétition pour l’événement » 33 . C’est en ce sens qu’on peut comprendre en effet le retournement auquel nous invite Benjamin, déjà aperçu, et qui consiste à substituer à la question de savoir si la photographie relève bien de l’art, celle qui viserait plutôt à établir « si l’invention même de la photographie n’[a] pas, du tout au tout, renversé le caractère fondamental de l’art »,34 raisonnement qui étend ses effets, bien entendu, à l’invention du cinéma. Autrement dit, au lieu de partir de l’idée d’une autonomie de l’œuvre d’art à l’égard de la technique, cette dernière se contentant alors de rendre seulement possibles les modalités d’effectuation de l’œuvre, Benjamin propose d’envisager la technique comme ce qui détermine « le caractère fondamental de l’art ». C’est ainsi qu’on peut alors comprendre le sens de cette « variante » qu’apporte Benjamin à sa dernière version du texte sur « L’œuvre d’art… », selon laquelle l’art aurait partie liée, dès la « préhistoire », avec la technique (en l’occurrence la « première » technique, celle qui visait à « la maîtrise des forces naturelles ») : « L’art est une tentative d’amélioration de la nature, une imitation, qui dans son fond le plus caché consiste à servir d’exemple. En d’autres termes, l’art est une mimesis parachevant la nature ». 35 Mais il y a bien une spécificité propre à la seconde technique, qui empêche qu’on la pense comme simple prolongement de la première, et qui la vide même de sa fonction d’imitation de la nature : « Cette société [celle de la préhistoire, où l’art avait partie liée à la magie] fut le pôle opposé à la nôtre, dont la technique est la plus émancipée. Or, cette technique émancipée s’oppose à la société actuelle comme une seconde nature, non moins élémentaire – les crises économiques et les guerres le prouvent – que celle dont disposait la société primitive. En face de cette seconde nature, l’homme, qui l’inventa mais qui, depuis longtemps, n’en est plus le maître, a besoin d’un apprentissage analogue à celui dont il avait besoin en face de la première nature. Une fois de plus, l’art est au service de cet apprentissage. Et notamment le cinéma. […] Faire de l’immense appareillage technique de notre époque l’objet de l’innervation humaine, telle est la tâche historique au service de laquelle le cinéma trouve son sens véritable. » 36

J. L. Déotte : L’époque des appareils, op. cit., p. 226. W. Benjamin : Écrits français, op. cit., p. 152. 35 Id, p. 181. 36 W. Benjamin : Œuvres III, op. cit., pp. 80-81. 33 34

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Avant de commenter cette longue citation de la première version de « L’œuvre d’art… », joignons ces remarques supplémentaires, apparaissant dans la troisième version, en français : « Technique naturellement arriérée [il s’agit de celle qui correspond à “l’art de la préhistoire”] en comparaison de la technique mécanique. Mais ce qui importe à la considération dialectique, ce n’est pas l’infériorité mécanique de cette technique, mais sa différence de tendance d’avec la nôtre – la première engageant l’homme autant que possible, la seconde le moins possible. L’exploit de la première, si l’on ose dire, est le sacrifice humain, celui de la seconde s’annoncerait dans l’avion sans pilote dirigé à distance par ondes hertziennes. Une fois pour toutes – ce fut la devise de la première technique […]. Une fois n’est rien – c’est la devise de la seconde technique (dont l’objet est de reprendre, en les variant inlassablement, ses expériences). L’origine de la seconde technique doit être cherchée dans le moment où, guidée par une ruse inconsciente, l’homme s’apprêta pour la première fois à se distancer de la nature. En d’autres termes : la seconde technique naquît dans le jeu. […] Le film sert à exercer l’homme à l’aperception et à la réaction déterminées par la pratique d’un équipement technique dont le rôle dans sa vie ne cesse de croître en importance ». 37

S’il m’a paru utile de citer longuement ce passage de la troisième version, en complément de celui qui lui correspond dans la première, c’est que la plus ancienne version dessine essentiellement un rapport de continuité entre les deux techniques, car même si en insistant sur le caractère de « seconde nature » pris par la seconde technique, elle ouvre sur la domination de l’homme par la technique (en opposition avec la domination de l’homme à l’égard de la nature), malgré tout, donc, elle laisse dans l’ombre un aspect essentiel par lequel la seconde technique se distingue de la première : par la notion de « jeu », correspondant à une mise à distance de la nature, la troisième version empêche qu’on puisse encore assimiler la seconde technique à une simple imitation de la nature, et permet de saisir, on le verra, tout le sens de la notion d’« innervation », dont parle certes la première version citée. C’est en effet le « une fois n’est rien » qui ouvre sur la perfectibilité du cinéma, en ce que « [l]a notion de jeu est au centre du film sur un fond d’indifférenciation des matériaux » 38 – à l’image des Straub, dont Bruno Tackels souligne qu’ils ont remonté quatre fois la Mort d’Empédocle. En cela, ils auraient réussi à dépasser l’opposition entre théâtre et cinéma, qu’instaurait Brecht, lorsqu’il refusait au cinéma la capacité de dissocier la pièce de la W. Benjamin : Écrits français, op. cit., pp. 148-149. J. L. Déotte : L’époque des appareils, op. cit., p. 258. Cette caractéristique du film (la « perfectibilité ») est ce qui nous libère de la « valeur d’éternité » propre à la statuaire grecque (id.). 37 38

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représentation, puisqu’à travers ces montages successifs, ils aboutissent en effet à « la dissociation de la pièce et de la représentation, dans un film capable d’adapter “autant de fois qu’on veut un même thème” »39 . Mais, de cette façon, les Straub administrent aussi la preuve que le cinéma est essentiellement répétition, qu’il n’est donc pas fondé sur « la prise, la saisie d’un événement prétendument unique », et par là, « ce travail […] déjoue la fausse unicité du cinéma », quand pourtant « le cinéma […] voudrait dire qu’il saisit sur le vif un événement qui n’a lieu qu’une fois – l’aura des choses ». 40 Autrement dit, puisque les Straub finissent par retenir des prises qu’ils avaient initialement écartées, c’est bien qu’ils les jugent « quasi aussi bonnes que celles qui constituent “le” film », et donc, le montage qu’ils effectuent avec ces nouvelles prises demeurant le même, cela signifie qu’ils réalisent en effet le même film. De cette façon, conclut Bruno Tackels, « [e]n remontant quatre fois le même film, les Straub dénoncent cette imposture [celle qui consiste à faire passer le cinéma comme le lieu du Une fois pour toutes, du fait de l’unicité de la prise] et font droit à la réalité de la répétition : l’image n’existe que dans la répétition ». 41 La mise à distance de la nature, réalisée dans le cadre de la seconde technique, par le biais du cinéma, se révèle bien à travers la distinction opérée par Benjamin entre le peintre et le caméraman, en ce que l’image réalisée par le premier (qui conserve, en peignant « une distance naturelle entre la réalité donnée et lui-même ») est « globale », quand celle du second (« le cameraman pénètre en profondeur dans la trame même du donné ») « se morcelle en un grand nombre de parties qui se recomposent selon une loi nouvelle » 42 – la loi que lui assigne le montage. Dans ces conditions, il devient évident que « [l]a nature illusionniste du cinéma est une nature au second degré », au point que, « les appareils, sur le plateau de tournage, ont pénétré si profondément la réalité elle-même que, pour la dépouiller de ce corps étranger que constituent en elle les appareils, il faut recourir à un ensemble de procédés techniques particuliers : choix de l’angle de vues et montage réunissant plusieurs suites d’images du même type ».43 Il s’agit donc si peu de saisir l’événement en son unicité, que celui-ci est d’emblée appareillé, et qu’il ne présente donc nulle antécédence vis-à-vis de la technique cinématographique elle-même – l’effet de naturalité n’étant luimême obtenu que par le recours à un surcroît de technique. Il s’ensuit Bruno Tackels : op. cit., p. 84 (il cite Brecht). Id. (je souligne). 41 Id. 42 W. Benjamin : Œuvres III, op. cit., pp. 99-101. 43 Id., p. 98. 39 40

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notamment que l’acteur de cinéma diffère radicalement de l’acteur de théâtre, en ce que le premier n’a pas à jouer un rôle, sinon le sien propre, d’homme quelconque, puisé dans la masse 44 , puisqu’au fond, il s’agit seulement pour lui de bien passer à l’image, autrement dit, de réussir ce test auquel l’appareil de prise de vues le soumet. On doit donc bien en conclure que la seconde technique réalise en effet une rupture radicale vis-à-vis de la première, en ceci que « le cinéma ne relève plus d’une poétique de la mimesis », pour autant que « l’industrie ne parachève pas la Nature » 45 . Mais c’est précisément par là, aussi, que le cinéma, bien qu’ayant partie liée avec la seconde technique et la domination de l’homme qui la caractérise, peut se révéler émancipateur. En effet, il s’agirait de ne pas assimiler l’acteur de cinéma au travailleur de l’industrie « rivé à sa machine », car, choisissant de « donner ses apparences », l’acteur reste « maître de ce qu’il livre de lui », c’est-à-dire qu’« [il] renverse la passivité de la testabilité en activité de la maîtrise, parce que la caméra lui ouvre un espace de jeu […], c’est-à-dire une surface de réversibilité ». 46 C’est bien en cela que la notion de « jeu », essentielle pour saisir l’écart entre les formes de la technique, constitue aussi le ressort émancipateur, situé au cœur même de cette seconde technique, propre au cinéma : ce n’est donc pas au moyen d’un pas en arrière (en deçà de l’aliénation humaine entraînée par l’industrie) que le cinéma aurait à agir dans une optique libératrice, mais bien en assumant cette « testabilité » sur laquelle ouvre l’ère des appareils propres à la seconde technique. En effet, Benjamin fait remarquer que « [l]e film permet que l’exécution d’un test (professionnel) soit exposable en jouant cette exposabilité elle-même comme un essai » ; autrement dit, à la différence d’« une grande majorité des habitants des villes [qui, « devant l’appareil »] se trouve dépouillée de son humanité dans les bureaux et les usines », « l’acteur va assumer l’exigence de l’essai, ce qui signifie qu’il va sauvegarder son humanité face à l’appareil » – moyen pour les masses venant le soir au cinéma de « faire l’expérience de la revanche que l’acteur de cinéma prend pour elles, non seulement en affirmant son humanité – ou ce qui leur apparaît tel – face à l’appareil, mais surtout en se servant de celui-ci pour son propre triomphe ». 47 C’est parce que le geste de l’acteur, tout en restant dans la continuité de celui du De cette manière le cinéma pourra donner à la masse un droit à apparaître (« Chacun aujourd’hui peut légitimement revendiquer d’être filmé » – Walter Benjamin : Œuvres III, op. cit., pp. 94-95). 45 J. L. Déotte : L’époque des appareils, op. cit., p. 248. 46 Id., p. 258. 47 W. Benjamin, cité in J. L. Déotte : L’époque des appareils, op. cit., p. 259. 44

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professionnel, ne laisse pas la finalité de l’acte s’effectuer (restant un essai), et par là s’avère « proche de la finalité sans fin chez Kant » 48 , qu’il pourra se caractériser par cette capacité de renversement, qui consiste, fondamentalement, à retourner l’appareil industriel, de sa fonction d’aliénation à celle d’émancipation. Rappelons-nous que Benjamin conditionnait ce renversement à une adaptation de la structure économique aux « nouvelles forces productives mises en mouvement par la seconde technique ». 49 Toutefois, il précisait en même temps, en note dans cette troisième version, que le cinéma constituait bel et bien un instrument d’innervation de la seconde technique (autrement dit qu’il était capable d’animer cette technique, de lui donner vie), et donc, à ce titre, avait une fonction politique : « Cette technique [la seconde] constitue un système qui exige que les forces sociales élémentaires soient subjuguées [je souligne – AN] pour que puisse s’établir un jeu harmonien entre les forces naturelles et l’homme. […] C’est précisément parce que cette technique ne vise qu’à libérer davantage l’homme de ses corvées que l’individu voit tout d’un coup son champ d’action s’étendre, incommensurable. Dans ce champ, il ne sait encore s’orienter. Mais il y affirme déjà ses revendications. Car plus l’élément collectif s’approprie sa seconde technique, plus l’individu éprouve combien limité, sous l’emprise de la première technique, avait été le domaine de ses possibilités. Bref, c’est l’individu particulier, émancipé par la liquidation de la première technique, qui revendique ses droits ». 50

Ainsi, le cinéma, relevant de cette seconde technique, est apte à subjuguer les « forces sociales élémentaires » (les masses), condition pour que s’établisse une harmonie de type fouriériste entre l’homme et les forces naturelles, c’est-à-dire, pour que s’établisse entre l’homme et la nature un type de rapports que la première technique ne permettait pas. L’homme aurait donc un espoir de se libérer de la seconde technique (laquelle reste en effet aliénante, par la « seconde nature », totalement artificielle, qu’elle introduit, et qui fonctionne comme « ensorcellement de l’homme par la technique » 51 ), à partir du lieu même de cette technique, et la « liquidation » de la première lui laisse entrevoir la possibilité d’une libération dessinant les contours d’une harmonie vis-à-vis de la nature. Il s’agit donc de la « tâche historique » consistant non en un quelconque retour à la nature, mais bien à « [t]ransformer le gigantesque appareillage J. L. Déotte : L’époque des appareils, op. cit., p. 259. W. Benjamin : Écrits français, op. cit., p. 149. 50 Id. 51 J. L. Déotte : L’époque des appareils, op. cit., p. 249. 48 49

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technique de notre époque en matière de l’innervation humaine » 52 , autrement dit, à opérer « une réappropriation du corps par lui-même – une redécouverte de la matière à même l’univers technique » 53 . Ainsi, le « primat du regard extatique » prévalant dans la peinture, sous l’empire de la première technique, devrait, par exemple, en suivant le commentaire que fait Tackels d’un texte de Benjamin sur le théâtre, être remplacé par « le travail tactile du geste » – d’anesthésiée l’imagination devrait ainsi devenir innervée 54 . On sait en effet que Benjamin définissait « imagination » et « copie » comme « deux modalités de l’essence artistique », et donc, qu’il distinguait les œuvres tournées essentiellement vers la « reproduction » de celles orientées vers « l’imagination », ces dernières relevant alors plus d’une pratique de la « déformation » que de la « mis[e] en forme ». 55 Le rôle ici assigné à la peinture passerait donc du côté du cinéma dans le texte sur « L’œuvre d’art… », ce qui se conçoit aisément si l’on songe aux remarques de Benjamin relativement au gestus de Chaplin, qu’il démarque d’ailleurs résolument du jeu de l’acteur de théâtre, pour la bonne raison qu’« il n’aurait pas pu tenir sur scène », et qu’il désigne comme le fait, qu’avec Chaplin, « l’ensemble des gestes de l’homme – envisagé dans son comportement corporel autant que spirituel – est “assemblé” mécaniquement dans la structure du film », ce qui constitue proprement « la nouveauté de Chaplin : il décompose le mouvement expressif de l’homme en une suite d’innervations infimes ». 56 Il ne s’agit donc pas de reproduire simplement les mouvements corporels, mais de les déformer, ce qui relève donc bien de « l’imagination authentique [qui] n’est pas constructive, [mais] pure déformation » 57 . C’est donc la structure du film (continuité) qui ouvre sur la discontinuité des mouvements, saccadés, de l’acteur. Or, définissant la « structure dialectique du film » comme « des images discontinues s’enchaîn[a]nt au sein d’une succession continue », Benjamin fait effectivement signe vers l’organisation capitaliste de la production, faisant correspondre à l’aspect de continuité « le défilement de la chaîne [de production] », à laquelle répondrait « la pellicule du film », chaque image valant alors comme une marchandise, et faisant correspondre à la discontinuité des images (le fait de décomposer les mouvements « en une suite d’innervations infimes ») – du moins on peut le penser avec Bruno W. Benjamin, cité in B. Tackels : op. cit., p. 108. B. Tackels : op. cit., p. 75. 54 Id. 55 W. Benjamin : Fragments, PUF, Paris 2001, pp. 145-147. 56 W. Benjamin : Écrits français, op. cit., pp. 175-176. 57 W. Benjamin : Fragments, op. cit., p. 147. 52 53

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Tackels – le fait que « ces images portées à l’écran comme marchandises sont des produits de l’homme, et, à ce titre, […] l’exposent comme pur produit, coupé de lui-même » 58 , façon par laquelle, donc, Tackels fait jouer à « l’exposabilité de la performance » 59 le rôle consistant à introduire du discontinu. On comprend en effet ici que le cinéma rendant le test exposable, c’est l’homme lui-même qui, à travers son image, prend la place de la marchandise, tout en cherchant à « sauvegarder son humanité » 60 . On doit donc comprendre ici que la « structure dialectique » du film repose précisément sur cette opposition entre continuité et discontinuité : aussi longtemps qu’on ne considère les images que comme suite de marchandises défilant, la continuité est assurée, et elle n’est au fond rompue qu’à travers la considération du fait que par le biais de ces images, c’est la figure humaine en tant que telle qui se trouve marchandisée. Autrement dit, aussi longtemps qu’on considère le pur et simple défilement des images, elles demeurent indifférenciées, à titre de marchandise, et ce n’est que lorsqu’on s’arrête sur l’image pour la considérer en elle-même que la dimension d’exposition absolue propre au cinéma apparaît évidente. C’est en ce lieu que pourrait s’opérer cette « déformation renversante » dont parle Jean-Louis Déotte, et par laquelle le cinéma passerait du statut de « surface de reproduction » donnant naissance à des « images de surveillance » au service des dominants, selon la généalogie benjaminienne de la naissance du cinéma, à celui de « surface de reproduction idéalement politique parce qu’habitable par la masse ». 61 C’est « l’énergie » susceptible de rendre possible un tel renversement qui reste à penser, et l’on comprend qu’à cet égard Benjamin ait pu considérer le cinéma comme un apprentissage, en ce que pour lui « l’appareillage du corps producteur de sens n’était pas mécaniste […] mais quasi organique », par où, si la technique se révèle émancipatrice pour Benjamin, « c’est qu’elle procède par innervation du corps et donc du collectif, et qu’elle est entendue dans une acception “vitaliste” ». 62 Si l’on ajoute que, du point de vue du spectateur, le film est reçu sous l’aspect discontinu de chocs répétés, comparables à ceux ressentis au sein d’une grande ville, on comprendra que, « [d]ans sa production comme dans sa réception, le film est une espèce de condensé du mode d’organisation de travail qui définit l’Europe de la B. Tackels : op. cit., p. 76. W. Benjamin : Œuvres III, op. cit., p. 88. 60 Id. 61 J. L. Déotte : L’époque des appareils, op. cit., p. 234 (je souligne). 62 Id., pp. 235-236. 58 59

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modernité ». 63 Dans ces conditions, il reste à saisir de plus près le processus par lequel le cinéma, tout en étant source possible de la plus grande aliénation qui soit, reste cependant susceptible de constituer le lieu d’une nouvelle « innervation », émancipatrice. Comprendre cela demande qu’on se penche sérieusement sur la question de l’aura, qu’on la distingue notamment de la trace, mais encore qu’on la situe par rapport aux valeurs d’exposition et de culte, sans quoi il s’avèrera difficile d’entendre ce que Benjamin veut réellement signifier lorsqu’il écrit que « [s]ans le film, on ressentirait la perte de l’aura à un degré qui ne serait plus supportable » 64 . Finalement, il reste à saisir comment, bien que la figure humaine soit soumise à la plus pure exposition dans le domaine cinématographique, l’acteur de cinéma parvient à ne pas équivaloir au travailleur de l’industrie, le premier conservant une maîtrise qui échappe au second, tout comme il reste à comprendre de quelle façon le public, transformé en masse sous l’action du cinéma, peut malgré tout faire de cette forme d’art le moyen de son propre réveil. L’individu quelconque définissant l’acteur de cinéma se situe aux antipodes de l’acteur de théâtre, et plus largement, il serait le signe même de la perte d’aura, étant l’homme de la masse. Et l’on aurait tendance à déplorer la recherche, par cette masse, de la simple « distraction » au spectacle de l’œuvre d’art, en opposition avec l’attitude valorisée de « recueillement » propre à « l’amateur d’art ». Or, nous dit Benjamin, « [i]l faut y regarder de plus près. L’opposition entre distraction et recueillement peut encore se traduire de la façon suivante : celui qui se recueille devant une œuvre d’art s’y abîme ; il y pénètre comme ce peintre chinois dont la légende raconte que, contemplant son tableau achevé, il y disparut. Au contraire, la masse distraite recueille l’œuvre d’art en elle ; elle l’entoure de ses vagues, elle l’embrasse de ses flots ».65

On reconnaîtra sans peine l’opposition entre la valeur cultuelle de l’œuvre d’art (qui survit dans le « recueillement » des spectateurs lors d’expositions muséales) et sa stricte valeur d’exposition (portée à son sommet dans l’attention distraite propre au spectateur de cinéma), mais le plus important ici est que cette dualité nous introduit à une autre, celle qui existe entre « l’aura » et la « trace ». En effet, le recueillement constitue une attitude en adéquation avec ce qui se donne entouré d’une aura, du moins si l’aura est bien « l’unique apparition d’un lointain, si proche soit-il », et s’oppose ainsi à l’attitude des « masses », cherchant à

B. Tackels : op. cit., p. 77. W. Benjamin, cité in B. Tackels : op. cit., p. 150. 65 W. Benjamin : Œuvre III, op. cit., pp. 107-108. 63 64

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« rendre les choses “plus proches” de soi ». 66 La « trace » ne constituerait-elle donc pas, pour les masses, l’équivalent de l’aura pour l’amateur d’art, s’il est vrai que « [l]a trace est l’apparition d’une proximité, quelque lointain que puisse être ce qui l’a laissée »67 ? Dans le passage de l’aura à la trace se lirait donc l’évolution selon laquelle « [d]e jour en jour le besoin s’impose de façon plus impérieuse de posséder l’objet d’aussi près que possible, dans l’image ou, plutôt, dans son reflet, dans sa reproduction ». 68 On pourrait certes y lire la transformation du monde en marchandises, disponibles, reproductibles, et donc juger négativement cette perte d’aura, à l’image d’une résorption quasi complète de l’art dans le champ de la marchandise, d’une réduction à l’extrême de sa dimension d’autonomie. Il est cependant peut-être plus utile de jeter un regard sur l’envers de ce mouvement, c’est-à-dire sur l’émancipation qui accompagne le passage tendanciel 69 de l’aura à la trace : « Avec la trace, nous nous emparons de la chose ; avec l’aura, c’est elle qui se rend maîtresse de nous »70 . Ainsi, l’aura tendant à être remplacée par la trace, dans notre époque, c’est à un désensorcellement du monde auquel on assisterait, avec les effets d’un dépit comparable à celui de l’amoureux désenchanté. L’amateur d’art est dominé par le tableau en lequel il se perd, ou plutôt par ces lointains évoqués par l’œuvre, à l’image de ce peintre chinois qu’évoque Benjamin, quand la masse distraite, elle, ne se recueillant plus devant l’œuvre, la recueille bien plutôt. L’image même de la proximité propre à la trace nous est donnée par l’intérieur bourgeois du XIXeme siècle, auquel le XXeme aurait largement mis fin : là où « [l]e XIXeme siècle a cherché plus que tout autre l’habitation […], a considéré l’appartement comme un étui pour l’homme » 71 (tout un parallèle avec la figure du collectionneur serait possible ici), le siècle Id., p. 75. W. Benjamin : Paris, capitale du XIXe siècle, Éditions du Cerf, Paris 1989, p. 464. 68 W. Benjamin : Œuvres III, op. cit., p. 75. 69 Par l’idée d’un passage « tendanciel » de l’aura à la trace, il s’agit d’éviter de les présenter de manière totalement antinomique, comme si la présence de l’une excluait tout à fait celle de l’autre. Il n’y a en effet pas de sens à penser une disparition pure et simple de l’aura, à travers ce que Benjamin nomme son « déclin » : « […] si l’aura chez Benjamin nomme une qualité anthropologique originaire de l’image, l’origine chez lui ne désigne en aucun cas ce qui demeurerait en amont des choses, comme la source est en amont du fleuve : l’origine, chez Benjamin, nomme “ce qui est en train de naître dans le devenir et le déclin” ; non pas la source, mais “un tourbillon dans le fleuve du devenir, [qui] entraîne dans son rythme la matière de ce qui est en train d’apparaître” (Georges Didi-Huberman : Devant le temps, Minuit, Paris 2000, p. 235). 70 W. Benjamin : Paris, capitale du XIXe siècle, op. cit., p. 464. 71 Id., p. 239. 66 67

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suivant, lui, se donnera pour tâche d’effacer ses traces, selon les mots de Brecht. L’ancienne façon d’habiter, selon laquelle « [l]es étuis, les housses, les gaines qui recouvraient le mobilier bourgeois du siècle précédent étaient autant de dispositifs pour recueillir et conserver des traces » 72 disparaît donc sous les coups de boutoir d’un XXeme siècle affirmant un goût prononcé pour « la porosité, la transparence, la pleine lumière et l’air libre » 73 . La lutte du XXeme siècle contre l’univers des traces du siècle précédent atteint peut-être son point culminant dans la perte des savoir-faire, des savoirs intégrés par l’ouvrier professionnel de l’industrie, qui le distinguaient des autres producteurs, le « machinisme » ayant chassé la « pratique » du processus de production ; un phénomène comparable aurait eu lieu dans l’administration, d’où il ressort que « [l]a connaissance des hommes que l’employé expérimenté pouvait acquérir n’est plus quelque chose de décisif ».74 Or, si la figure de l’ouvrier (ou du fonctionnaire) quelconque consone bien avec celle de l’acteur de cinéma, on comprend que là où la testabilité est subie par l’ouvrier de l’industrie, elle fera l’objet d’une exposition réappropriante de sa performance de la part de l’acteur. Cependant, si le XXe siècle est bien celui de l’effacement des traces, jusque dans son architecture de fer et de verre, que peut donc bien encore recueillir le spectateur, distrait, du cinéma, qui n’est en tout cas plus un collectionneur ? En fait, c’est moins ce qu’il recueille que la manière dont il le recueille qui importe, Benjamin écrivant en effet que « la masse distraite recueille l’œuvre d’art en elle, ce qui fait clairement porter l’accent sur la perception elle-même. Analysant certaines propriétés et certains effets du mouvement dadaïste, Benjamin fait remarquer sa lutte impitoyable contre l’aura, notamment vis-à-vis de ses propres productions, mais aussi la volonté de ce mouvement de faire de l’œuvre d’art un objet de scandale, ce qui a fortement contribué au développement d’un rapport de « distraction » à l’égard de l’œuvre : « Au recueillement, qui est devenu pour une bourgeoisie dégénérée l’école du comportement asocial, s’oppose ici la distraction en tant que modalité de comportement social ».75 C’est donc à ce titre qu’on peut dire qu’en transformant le spectacle, de plaisir pour l’œil ou l’oreille, à l’état de « projectile », le mouvement dadaïste tendait à redonner à l’œuvre d’art « la qualité tactile qui, aux époques historiques de grande transformation, est la plus indispensable » – sous ce rapport, on peut bien dire que ce mouvement a participé à l’essor du cinéma, en Id., p. 244 (je souligne). Id., p. 239. 74 Id., p. 245. 75 W. Benjamin : Œuvres III, op. cit., pp. 105-106. 72 73

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ce que « l’aspect distrayant du film a lui aussi en premier lieu un caractère tactile, en raison des changements de lieux et de plan qui assaillent le spectateur par à-coups ». 76 Le cinéma aurait donc repris l’intention de faire de l’œuvre un projectile, mais en la libérant de l’ancrage moral consistant à provoquer nécessairement un outrage public, autrement dit, l’effet de « choc » physique constitue l’élément sauvegardé, et en effet, si la fixité de l’image picturale invitait à la contemplation, à « s’abandonner à ses associations d’idées », en revanche, rien de tel ne peut intervenir face au flux d’images d’un film, aucune fixation ne peut s’effectuer, « [l]e processus d’association du spectateur qui regarde ces images [étant] aussitôt interrompu par leur métamorphose ». 77 Le « choc » dont on parle ici correspond à cette capacité d’innervation, propre au cinéma, qu’on a déjà évoquée, et qui « correspond à des modifications profondes de l’appareil perceptif », précisément à des modifications comparables à « celles mêmes que vivent aujourd’hui, à l’échelle de la vie privée, le premier passant venu dans une rue de grande ville, à l’échelle de l’histoire, quiconque combat l’ordre social de notre époque ».78 Le cinéma est donc bien le lieu même de la modernité, en ce que les chocs par lui provoqués ne se distinguent pas essentiellement de ceux engendrés par l’univers de la grande ville, mais il est aussi présenté comme le lieu d’un combat pour la libération à l’égard de l’aliénation capitaliste. Plus que par ses thèmes, le cinéma contient des potentialités émancipatrices liées à sa technique même, notamment sa capacité à toucher les masses : « La réception par la distraction, de plus en plus sensible aujourd’hui dans tous les domaines de l’art, et symptôme elle-même d’importantes mutations de la perception, a trouvé sa place centrale au cinéma. Ici, où la masse cherche à se distraire, la dominante tactile, qui commande la restructuration de l’aperception, ne manque point ». 79

Pur mouvement d’images, le film de cinéma ne se laisse pas recueillir comme un bien, et les traces qui sont les siennes sont celles qu’il inscrit en notre corps, par innervation. Quant à cette dernière, lorsqu’elle concerne la vue, elle ne peut qu’en passer par la main (ce qui constitue bien un saut qualitatif), laquelle « détache la chose de l’ici-maintenant et de l’immédiateté de la saisie sensible » 80 en la constituant en œuvre, puisque « [s]eule la forme artistique peut stabiliser et configurer ce qui, sinon,

Id., p. 106. Id., pp. 106-107 (je souligne). 78 Id., p. 107. 79 Id., p. 109. 80 J. L. Déotte : Qu’est-ce qu’un appareil ?, op. cit., p. 76. 76 77

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fuirait toujours » 81 . C’est donc en représentant l’animal tué par une flèche qu’elle a elle-même tenue que la main rend visible l’objet, ce qui signifie donc que « la “représentation” artistique rend possible, en retour, la présence sensible », d’où « le paradoxe benjaminien d’une mimesis originaire », autrement dit d’une mimesis qui ne reproduit rien. 82 Mais, appliqué au cinéma, ce concept d’innervation, que Benjamin emprunte à Fiedler, renvoie d’abord aux techniques elles-mêmes (que le cinéma innerve), en ce que le film servant à exercer l’homme à une aperception en adéquation avec la technique moderne, « [c]e rôle lui enseignera que son asservissement momentané à cet outillage […] fera place à l’affranchissement par ce même outillage […] ». 83 Et cet apprentissage s’effectue donc par l’habitude acquise de la distraction, qui se distingue des activités de travail comme de celles liées à la connaissance objective : en ce sens, l’œuvre cinématographique, qui ne peut se résumer à la seule technique, réaliserait bien une « mimesis originaire », puisqu’en « poétisant » les techniques, le cinéma les rend « pensables », quand elles ne sont « pas nécessairement objectivables ». 84 Autrement dit, comme entre la main et la vue il y a un saut qualitatif nécessitant le recours à une mimesis, non de reproduction, mais « originaire », de même, entre ce que sont en elles-mêmes les techniques, et l’image qu’en forme le cinéma en les innervant, il y a un saut du même type, qui fait de la tâche du cinéma aussi une « mimesis originaire ». C’est que, comme le fait remarquer JeanLouis Déotte, « les techniques, qui sont au fond la condition de la connaissance objectivante ne peuvent être véritablement connues », en ce que « [l]e milieu transindividuel est condamné à une sorte d’état quasi nouménal ». 85 Selon cette logique, le stade supérieur de la déconnexion entre mimesis et reproduction serait atteint dans le cadre du cinéma en couleurs, en ce que, selon Benjamin, le corps ne peut produire la couleur, ce qui fait de cette dernière le medium de l’imagination, qu’il définit non par sa capacité à reproduire, mais par celle qui consiste à déformer. C’est en ce sens qu’on peut soutenir que « [l]’apparition colorée est bien un effacement de la forme », sa dissolution « dans le mouvement, introduisant la vitesse d’un déplacement de ce qui se métamorphose sans fin » ; et qu’ainsi, le cinéma qui aurait pleinement satisfait Benjamin aurait été en couleurs, comme cet Ivan le Terrible, mettant en scène « la dissolution des formes des danseurs dans le rouge qui envahit tout dans J. L. Déotte : L’époque des appareils, op. cit., p. 208. Id. 83 W. Benjamin : Écrits français, op. cit., p. 149. 84 J. L. Déotte : Qu’est-ce qu’un appareil ?, op. cit., p. 77. 85 Id. 81 82

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la seconde partie » – puisque « [l]es formes architectoniques de foules insurgées en mouvement [on pense bien sûr à Octobre, du même Eisenstein – AN], mais en noir et blanc, pouvaient le satisfaire politiquement, mais pas totalement selon l’exigence de la vérité de l’apparition ». 86 Le cinéma en couleurs présenterait donc l’écart maximal possible pour cette technique vis-à-vis de la « trace », du moins si on laisse de côté tout ce qui pourrait relever de la « trace mnésique »87 , mais aussi tout ce qui fait de la trace le propre de l’intérieur au XIXeme siècle, pour ne la définir que dans le sillage du dispositif cinématographique entendu comme technique de surveillance, comme semble nous y inciter cette remarque de Benjamin : « Multiplication des traces grâce à l’appareil administratif moderne » 88 . Ainsi entendue, en un sens rigoureusement restreint, la trace reconduit le cinéma à son antipoésie de pure technique d’enregistrement – et c’est dans ce cas que l’aura peut se révéler comme ce dont la perte ne serait peut-être pas supportable sans le film de cinéma. J. L. Déotte : L’époque des appareils, op. cit., pp. 240-245. Éprouvant la « fécondité » de la corrélation établie par Freud entre mémoire involontaire et conscience, Benjamin évoque « le principe de Freud selon lequel « la conscience naîtrait là où s’arrête la trace mnésique » (Walter Benjamin : Charles Baudelaire, Payot, Paris 2002, pp. 155-156). Or, Freud écrivant par ailleurs que « une seule et même excitation ne peut à la fois devenir consciente et laisser une trace économique dans le même système », Benjamin en tire la conséquence, « en langage proustien », que « ne peut devenir élément de la mémoire involontaire que ce qui n’a pas été expressément et consciemment “vécu” par le sujet » (id., p. 156). Dès lors, ne contenant « aucune trace mémorielle », la conscience aurait avant tout une fonction de protection à l’égard des sensations, vis-à-vis des « chocs » possiblement traumatiques – la poésie de Baudelaire, fondée sur le choc, précisément, témoignerait d’un haut degré de conscience : « Le choc ainsi amorti, ainsi paré par la conscience, donnerait à l’événement qui l’a provoqué le caractère d’une expérience vécue au sens propre. Il l’incorporerait directement dans la série des souvenirs conscients, il le stériliserait pour l’expérience poétique. On est en droit de se demander comment la poésie lyrique pourrait se fonder sur une expérience où le choc est devenu la norme. D’une poésie de ce genre, on attendrait nécessairement un haut degré de conscience […]. Ce trait convient parfaitement à la poésie de Baudelaire » (id., pp. 158-159). Dès lors, la performance la plus élevée de la réflexion consisterait à faire de « l’événement » une « expérience vécue » – si l’on n’y parvient pas, « l’agréable » ou bien « la désagréable frayeur » peut venir sanctionner « le défaut de protection contre le choc » ; or, « [i]l n’est pas rare que Baudelaire s’abandonne à la frayeur, voire qu’il la provoque » (id., p. 160). Si, donc, le cinéma constitue le lieu même d’une esthétique du choc, c’est bien parce qu’il réclame une distraction d’esprit chez le spectateur, quand « l’effet de choc exercé par le film […], comme tout choc, ne peut être amorti que par une attention renforcée » (W. Benjamin : Œuvres III, op. cit., p. 107 – je souligne). 88 W. Benjamin : Paris, capitale du XIXeme siècle, op. cit., p. 243. 86 87

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La difficulté de la question de l’aura chez Benjamin tient essentiellement à plusieurs raisons, parmi lesquelles on peut évoquer les suivantes : la définition de l’aura est intimement liée à celle de sa disparition ; la fonction aliénante de l’aura se double parfois d’un rôle émancipateur ; l’aura peut se définir comme ce qui se donne de soi (l’aura d’un paysage), mais aussi comme ce qui peut se construire techniquement (les conditions de l’aura pour la photographie). Bref, étudiée isolément, l’aura présente des difficultés redoutables, qu’on a pu éviter jusqu’ici, notamment en détournant la question vers la dualité aura/trace. C’est d’ailleurs dans cette optique qu’on s’intéresse à présent à l’aura : en quoi constitue-t-elle une dimension susceptible de permettre l’arrachement de l’appareil cinématographique à sa fonction de pure surveillance, qui ramènerait la caméra à son simple statut d’appareil d’enregistrement ? Le texte sur la « Petite histoire de la photographie » est lui-même porteur de ces ambiguïtés autour de la notion d’aura. Envisageons par exemple certaines études de Hill, portant sur des images de personnes anonymes, qui sont évoquées par Benjamin à travers l’idée qu’en ces clichés quelque chose ne peut se résorber dans « l’art », et résiste à l’oubli : ce quelque chose peut difficilement s’interpréter autrement que comme une forme d’aura, saisie dans le regard baissé de cette pêcheuse de New Haven. Or, on a là « quelque chose qu’il est impossible de réduire au silence et qui réclame impérieusement le nom de celle qui a vécu là, qui est encore réelle sur ce cliché » 89 , autant dire qu’on est face à l’aura en sa dimension libératrice : l’anonyme, regard baissé, réclame un nom (de toute sa faiblesse), demande qu’on réponde au regard, et qu’on fasse droit à cette demande. À côté de cette dimension libératrice ainsi définie de l’aura, le même texte évoque le travail d’Atget, considéré également comme progressiste, bien que consistant essentiellement, lui, à libérer l’objet de l’aura : des photos en question, Benjamin écrit qu’« [e]lles pompent l’aura du réel comme l’eau d’un navire en perdition » 90 . Or, ce mouvement consistant à « dégager l’objet de son enveloppe » (donc à le priver aussi de la possibilité de faire trace), en même temps qu’à « détruire son aura », se trouve concomitant d’un mouvement complémentaire (et cette fois porteur d’une dimension constitutive de la « trace ») visant à « posséder l’objet d’aussi près que possible, dans l’image ou plutôt dans la reproduction ». 91 Si le travail d’Atget, avec ses vues de la ville sans habitants, est considéré comme relevant d’un « mouvement salutaire », W. Benjamin : Œuvres II, Gallimard, Paris 2000, p. 299. Id., p. 309. 91 Id., p. 311. 89 90

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c’est qu’il participe de la tendance à rendre étrangers l’un à l’autre l’homme et son environnement, ouvrant ainsi « la voie au regard politiquement éduqué, qui renonce à toute intimité au profit de l’éclairement des détails ». 92 Mais, si Benjamin en tire la conclusion que cette école pour un nouveau regard devrait fuir le portrait comme ce qui nie par définition sa visée, il fait pourtant remarquer que « l’homme est ce à quoi la photographie est le moins capable de renoncer » 93 – et d’ailleurs un certain cinéma russe aurait réussi à filmer des visages capables de transporter la caméra loin de tout art du portrait : « À celui qui l’aurait ignoré, les meilleurs films russes ont appris que même le milieu et le paysage ne se révèlent qu’au photographe qui sait les saisir dans leur anonyme manifestation sur un visage. Mais, cette possibilité, à son tour, dépend largement de celui qui est photographié. […] Pour la première fois depuis des décennies, le cinéma russe a de nouveau permis de faire paraître devant l’objectif des hommes à qui leur image photographique n’était d’aucun usage. Aussitôt, le visage humain prit, sur la pellicule, une signification nouvelle et immense. Mais il ne s’agissait plus de portrait ». 94

On n’est plus ici dans le cadre de la photographie de portrait, misant sur « le conditionnement technique de l’aura » 95 , et ce ne sont plus des membres de la classe bourgeoise qui viennent se placer devant l’objectif ; cette fois, c’est le caractère « anonyme » des visages qui importe, en ce qu’ils sont le reflet d’un « milieu », d’un « paysage », autrement dit, en ce qu’ils sont bien autre chose que des individualités, plutôt des blocs de réalité. Mais si ces visages ne révèlent plus la présence auratique spécifique du portrait, il s’en faut pourtant qu’aucune aura ne vienne nimber ces images – il serait en effet difficile de nier que les paysages se lisant sur ces visages sont comme « l’unique apparition d’un lointain, si proche soit-il ». Dès lors, que Benjamin considère que c’est à August Sander qu’est revenu le mérite de dégager « la signification nouvelle et immense » de ces visages humains fixés sur la pellicule, dans les conditions qu’on vient de dire, importe peu quant au fond : que de telles images (qu’on trouve, outre chez Sander aussi chez Eisenstein et Poudovkine, que cite Benjamin) puissent devenir le matériau permettant de s’exercer à l’art de la physionomie, cela n’empêche pas qu’elles puissent, par ailleurs, manifester une charge auratique irrépressible. L’indication de Benjamin est cependant intéressante pour le Id., p. 312. Id. 94 Id., pp. 312-313 (je souligne). 95 Id., p. 308. 92 93

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renversement qu’elle initie, en ce que s’il juge utile, lors des « périodes de bouleversement politique », de former « le sens physionomiste » (« [q]u’on vienne de la gauche ou de la droite, il faudra s’habituer à ce que les gens cherchent à lire sur votre visage d’où vous venez » 96 ), on comprend qu’il s’agit là d’un retournement du sens de ces catégorisations, dans une optique libératrice. Au bout du compte, et à suivre ainsi Benjamin dans les méandres de sa réflexion relative à l’aura, il apparaît qu’on peut certes dire de cette dernière qu’elle enchaîne, qu’elle ensorcelle, qu’elle est essentiellement mythification de la réalité, et qu’à cet égard il faudrait s’en libérer – de ce point de vue, on pourrait d’ailleurs faire valoir que la démarche de Pasolini, consistant à n’avoir recours qu’exceptionnellement, et avec des visées bien précises, à des comédiens professionnels, relève sans doute pour partie d’une volonté d’échapper à l’aura de la star. Pourtant, par un tel jugement, on ne ferait pas droit à la complexité qui caractérise la pensée benjaminienne de l’aura. De la même manière, d’autres considérations, plus positives, demandent à être prises en compte, pour saisir la nécessité, chez Pasolini, d’avoir recours à des acteurs non professionnels, enracinés dans le sousprolétariat, pour incarner ses personnages, et à ce propos, l’éloge qui lui est si souvent adressé d’être un maître dans l’art du casting, pourrait bien révéler une science de la « physionomie » proche de celle dont parlait Benjamin. Mais de ce que Pasolini n’a guère eu recours à des acteurs professionnels, il ne s’ensuit évidemment pas pour autant que la question de l’aura, le concernant, soit réglée. Les derniers films de Pasolini (avant Salo ou les 120 journées de Sodome, du moins) font immanquablement penser à cette évocation des visages dans certains films russes, par Benjamin, en ce qu’à ce moment, le réalisateur italien va se tourner vers des figurants du tiers monde, considérant ne plus pouvoir trouver les corps pauvres qui l’intéressent et l’émeuvent dans les pays développés, soumis à « l’homologation consumériste ». Ce sont réellement des paysages, des milieux bien typés que ces figurants évoquent par leur seule présence, intempestive pour les spectateurs occidentaux – ces visages à la peau brune, souriants, édentés, parfois ravagés par les rides, sans âge. Et il n’est pas vrai que ces figurants constituent simplement une galerie de physionomies : la présence de ces visages humains réintroduit une dimension d’aura, qu’on peut cette fois juger libératrice.

96 Id., p. 314 – On remarquera que Pasolini, précisément, soulignait l’impossibilité contemporaine de distinguer, du point de vue de la physionomie, un ouvrier d’un fasciste, du fait que droite et gauche avaient fusionné, corporellement.

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N’oublions pas que chez Pasolini, notamment dans les Mille et Une Nuits, c’est aussi le mode d’apparition des corps sous-prolétariens qui importe, en ce que leur intrusion effectue une brèche dans le temps continu du récit. Si le temps du film (artificiel, présentant une continuité simplement « synthétique ») diffère du temps de la réalité (posé comme relevant d’une continuité « analytique »), on peut se demander si certains passages, dans le cinéma de Pasolini, ne remettent pas en cause un tel partage des temporalités 97 . Dans les Mille et Une Nuits, certains figurants regardent directement la caméra (plongent donc leur regard dans les yeux du spectateur), contrairement aux règles de la narration cinématographique. En cela on peut voir une rupture dans le temps du récit, l’irruption, dans l’histoire racontée, d’une autre temporalité : puisque le temps du récit imite la continuité du temps de la réalité (en en reproduisant artificiellement l’apparence), une rupture dans le temps de ce récit introduit par conséquent un temps discontinu 98 , même si c’est, formellement, celui de la réalité elle-même qui opère cette césure99 . On aurait là un télescopage, caractéristique de ce que Benjamin appelle « image dialectique », entre un univers ancestral et notre monde moderne – et si le surgissement d’un monde ancien a bien lieu ainsi, c’est que l’interruption ainsi effectuée dans le continuum temporel (que celui-ci soit sa simple reproduction, dans le cadre de ce film, n’importe pas ici, sauf à penser une temporalité soustraite à tout appareillage) crée la possibilité d’une telle rencontre, d’un tel événement, par l’arrêt ainsi provoqué dans la continuité temporelle. Ces blocs de réalité que sont ces figurants pasoliniens, déchirant l’écran, ou aussi ces personnages des films d’Eisenstein ou de Poudovkine, ou encore cette pêcheuse de New Haven, tous, au fond, témoignent d’une présence auratique, libératrice, pour l’image d’une autre Contradiction que Pasolini avait très bien aperçue, et qu’il jugeait seulement « apparente », déclarant à cet égard : « […] le même amour inconsidéré de la réalité, traduit en termes linguistiques, me fait voir le cinéma comme une reproduction fluide de la réalité, alors que, traduit en termes expressifs, il me fixe devant les divers aspects de la réalité (un visage, un paysage, un geste, un objet) comme s’ils étaient immobiles et isolés dans l’écoulement du temps » (P. P. Pasolini : L’expérience hérétique, op. cit., p. 201). 98 À l’image de cette discontinuité dont on a déjà parlé, et que le gestus de Chaplin introduisait dans la continuité propre au temps du film lui-même, l’interruption intervenant dans les Mille et Une Nuits aboutirait de la même façon à mettre en évidence le caractère d’exposition absolue, propre au cinéma. 99 Précisément parce que Pasolini se refuse à voir le monde comme « naturel » : « Mon amour fétichiste pour les « choses » du monde m’empêche de les considérer comme naturelles. Ou il les consacre ou il les désacralise avec violence, une par une : il ne les lie pas dans un juste flux, il n’accepte pas ce flux. Mais il les isole et les idolâtre, plus ou moins intensément, une par une » (P. P. Pasolini : L’expérience hérétique, op. cit., p. 201 – je souligne). 97

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humanité dont ils témoignent. Entre les Mille et Une Nuits et Monika, apparemment, on retrouve une même façon de fixer la caméra, même si dans le film de Bergman, cet effet est explicitement voulu, avec une actrice professionnelle, alors que dans celui de Pasolini on peut douter que le cinéaste ait demandé à quelque figurant de fixer la caméra. Or, dans un cas, ce procédé aboutit à un renforcement de la proximité entre œuvre d’art et marchandise (le devenir-pornographie et publicité de cette technique), alors que, dans l’autre cas, le même procédé (mais en est-ce bien un encore dans ce cas ?) aboutirait à une sorte de résurgence de l’aura, au beau milieu d’un film, c’est-à-dire dans le cadre d’un effet du medium par excellence de la modernité artistique. Si c’est bien dans les images des visages de paysans du tiers-monde que, au cœur du film de Pasolini, se joue comme l’apparition d’un lointain, il nous faut constater que cette apparition est en même une quasi-disparition, par homologation. Se rejouerait donc, cette fois sur la pellicule cinématographique, l’adieu de l’aura, dans l’ancienne photographie : « Dans l’expression fugitive d’un visage d’homme, sur les anciennes photographies, l’aura nous fait signe, une dernière fois » 100 , au point qu’on est fondé à se demander s’il existe des manifestations de l’aura, qui ne soient pas en même temps un chant du cygne. Après ces remarques relatives à Pasolini, les mots de Benjamin concernant l’aura résonnent de façon particulière, et il est intéressant de citer tout un passage produit par Bruno Tackels : « Les conditions dans lesquelles vit la majorité des exploités s’éloignent de plus en plus de celles de la minorité qui prédomine. Plus s’accroît l’intérêt de ces derniers à contrôler les premiers, plus la satisfaction de cet intérêt devient précaire. Ceux qui tirent profit du travail du prolétariat ne s’exposent plus guère au regard des prolétaires. Les regards qui les attendent là menacent d’être de plus en plus méchants et, dans ces conditions, la possibilité d’étudier tranquillement les membres des classes inférieures sans faire l’objet en retour d’une étude de leur part, est de la plus haute importance. Une technique qui rend ceci possible a quelque chose d’immensément rassurant, même si elle est employée à d’autres fins. Elle peut dissimuler à plus longue échéance comment la vie dans la société humaine est devenue périlleuse. Sans le film, on ressentirait la perte de l’aura à un degré qui ne serait plus supportable ». 101

Ce qui est appelé ici « perte de l’aura », c’est l’impossibilité, pour celui qui est regardé, de lever les yeux vers qui le regarde, puisque nous ne conférons d’aura à un être que pour autant que, tout en le regardant, 100 101

W. Benjamin : Œuvres III, op. cit., p. 285. W. Benjamin, cité in Bruno Tackels : op. cit., pp. 149-150.

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nous lui accordons le pouvoir de nous regarder 102 . Or, dit Benjamin, les exploiteurs ne s’exposent plus guère à être regardés par les exploités – il en va de même dans le cas du Tiers Monde, où, en l’absence de la caméra de Pasolini, il y avait peu de chance pour que ces pauvres entre les pauvres nous retournent un jour notre regard, autrement dit, pour qu’ils sortent de cette objectivation dans laquelle la caméra des ethnologues ou des journalistes, à l’occasion, peut les enfermer. Mais en même temps, « [l]’aura d’un être produit un rapport qui brise tout rapport, un rapport déréalisé qui enchaîne celui qui regarde dans le rêve de l’autre, un rêve qu’il provoque lui-même en le regardant » 103 , et par conséquent, la manifestation de l’aura dans les Mille et Une Nuits resterait inséparable d’un non rapport effectif à l’autre. Mais, comme cette manifestation de l’aura, chez Pasolini, prend la forme d’un adieu 104 , elle se double donc des avantages propres à la disparition de l’aura : « L’œil éveillé ne désapprend pas la force du regard, quand le rêve s’est complètement éteint en lui. Au contraire, ce n’est qu’alors que son regard devient fort ». 105 Autrement dit, les rêveries des Mille et Une Nuits trouvent un support dans les corps de figurants, mais leur regard plongé dans la caméra rompt le fil du récit, de l’enchantement, et donc s’il y a bien manifestation de l’aura à travers ce regard, il y a en même temps désamorçage de la rêverie106 , les visages nous regardant apparaissant dans leur réalité corporelle prosaïque, misérable. Une réponse à ces regards bouleversants devient alors possible à travers cet éveil par lequel « le Si Benjamin considère que la photographie a joué « un rôle décisif » dans le déclin de l’aura, c’est qu’il juge que le daguerréotype constituait « un appareil qui recevait l’image de l’homme sans lui rendre son regard », alors que, précisément, « il n’est point de regard qui n’attende une réponse de l’être auquel il s’adresse ». Dans ces conditions, « [q]ue l’attente soit comblée […], l’expérience de l’aura connaît alors sa plénitude ». (Walter Benjamin : Charles Baudelaire, op. cit., p. 199). 103 Bruno Tackels : op. cit., p. 152. 104 Conformément à la nature même de l’aura, comme l’indique Georges DidiHuberman, lorsqu’il fait remarquer que « [l]’aura fait […] système avec son propre déclin », comme, d’ailleurs, « [e]lle l’a sans doute fait pour toutes les époques de son histoire : il suffit de lire Pline l’Ancien, qui se plaignait déjà du déclin de l’aura à l’époque de la reproductibilité des bustes antiques ». (G. Didi-Huberman : op. cit., p. 236). 105 W. Benjamin, cité in B. Tackels : op. cit., p. 153. 106 On notera avec Georges Didi-Huberman que Benjamin rend de toute manière poreuse la frontière entre rêve et éveil : « C’est au moment fragile du réveil qu’il s’en remettait, moment dialectique à ses yeux [et en position de seuil – AN] parce qu’à la frontière évanescente, ambiguë, des images inconscientes et de la nécessaire lucidité critique. Voilà pourquoi il concevait l’histoire de l’art elle-même comme une Traumdeutung à développer sur le modèle freudien » (G. Didi-Huberman : op. cit., p. 242). 102

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lointain est totalement éradiqué » – mais pas l’altérité elle-même, celle que Pasolini se devait de chercher de plus en plus loin.

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D’un détournement mineur du discours médical sur le sexe (Glen or Glenda, 1953) Alain Naze Le film que je vais évoquer est Glen or Glenda, d’Ed Wood, lui-même surnommé « le pire réalisateur de tous les temps », comme le rappelle le film que Tim Burton lui a consacré. Ce film de 1953 relève de ce qu’on a appelé aux États-Unis le « cinéma d’exploitation », c’est-à-dire d’un cinéma en marge des circuits de production et de diffusion officiels. Ce cinéma parallèle échappait en fait aux multiples formes d’interdiction propres au code Hays (qui s’est appliqué, plus ou moins strictement, de 1934 à 1966). Ayant émergé au lendemain de la première guerre mondiale, ce « cinéma d’exploitation », dépourvu de moyens, se maintiendra malgré tout jusque dans les années 1960, 1970 – les films qui en seront issus prendront notamment en charge les cinémas dits « ethniques », ou encore les thèmes interdits dans les productions traditionnelles. Si, par ce moyen, certaines thématiques ont pu en effet être traitées en échappant aux multiples formes de censure du code Hays, il ne faudrait pourtant pas se faire du « cinéma d’exploitation » une image militante, comme le souligne Didier Roth-Bettoni, dans son livre L’homosexualité au cinéma : « […] rien n’était tabou pour le cinéma d’exploitation, l’homosexualité pas plus qu’un autre sujet dans la mesure où cela pouvait titiller un certain public en mal de sensations. Il ne faut en effet jamais perdre de vue que le ciné d’exploitation, aussi libératoire a-t-il pu être, a toujours été le contraire d’un cinéma militant : sensationnalisme et voyeurisme sont en effet systématiquement au programme, la plupart du temps sous de pseudo prétextes scientifiques, et le progressisme est loin d’être de rigueur, ces débordements finissant toujours par rentrer dans le rang grâce à un discours moral sous-jacent tranchant hypocritement avec ce qui s’est déroulé sur l’écran 1 ».

En ce qui concerne le film d’Ed Wood, on verra si, au bout du compte, en effet, tout finit par rentrer dans le rang, mais faisons d’abord remarquer qu’après la seconde guerre mondiale, aux États-Unis, la question des déviances sexuelles quitte largement le registre moral et social (la déviance sexuelle comme perversion morale et comme fléau social) pour investir celui de la pathologie, et passer ainsi dans le domaine des questions médicales. Ce déplacement constitue également un des enjeux de Glen or Glenda, d’un point de vue stratégique, et la question qu’on 1

Didier Roth-Bettoni : L’homosexualité au cinéma, Paris, La Musardine, 2007, p. 126.

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devra se poser est celle des limites d’un tel déplacement : si le travestisme et la transsexualité gagnent un droit de cité à travers ce changement de registre, le prix à payer n’est-il pas trop lourd ? On n’oubliera pas au passage que c’est surtout la question du travestisme qui intéressait le réalisateur (se livrant ici à un plaidoyer pro domo), la question de la transsexualité s’étant ici trouvée abordée en même temps, sans doute surtout du fait que l’affaire Christine Jorgensen (celle du premier américain qui, en 1952, avait changé de sexe) avait eu un grand retentissement dans l’opinion publique. Dès le préambule, et malgré la présence d’un narrateur, incarné par Bela Lugosi en l’occurrence, Glen or Glenda veut se donner à voir, essentiellement, comme un documentaire, avec une intention positiviste affichée : « Ce film est réaliste et refuse de prendre parti. Seuls les faits sont montrés, tels qu’ils sont. Vous êtes la société, NE JUGEZ PAS ». La visée essentielle, consistant à se défaire de tout jugement moral en ces questions de sexualité, est évidente, et c’est dans cette optique que l’usage que fera ici Ed Wood du discours médical peut être envisagé comme une forme de détournement : mutatis mutandis, cette démarche s’apparente à celle de Magnus Hirschfeld, opérant tout un déplacement du discours sur le sexe vers des catégories médicales. Pour l’homosexualité, il est évident que bien des invertis (selon la dénomination qui précéda l’adoption du terme d’homosexuel) étaient intéressés par la constitution d’une subjectivité homosexuelle, notamment en ce qu’une reconnaissance médicale de la possibilité de tendances sexuelles non hétérosexuelles ouvrait éventuellement la voie à un traitement possible, ou du moins à un accompagnement médical, en lieu et place d’une pure et simple répression. Ed Wood jugeait lui-même comme un progrès (à la fois de la raison, de la technique et des mœurs) une vision médicale du travestisme et de la transsexualité, si l’on en juge par le parallèle qu’il effectue entre le fait, au milieu du XXe siècle, d’être choqué par un changement de sexe chirurgical, et le fait, dans des époques antérieures, d’avoir été choqué de ce que l’homme avait voulu voler dans les airs, ou se déplacer plus rapidement en roulant en voiture ; il considère en cela que la rationalité médicale combat les préjugés du type : « Si le créateur avait voulu que nous volions, il nous aurait donné des ailes », ou plus précisément, à travers une voix féminine : « Si le créateur avait voulu que nous soyons des garçons, nous serions nées garçons ». Ed Wood considèrera donc que la nature commet des erreurs, qu’il s’agit de rectifier si possible ; lorsqu’apparaît l’image d’un homme travesti en femme, le commentaire énonce ceci : « La nature commet des erreurs, chaque jour en apporte la preuve. Cette personne est un travesti. Un homme qui se sent mieux 182

dans des vêtements de femme. “Travesti” est le terme scientifique pour désigner ceux qui s’habillent comme le sexe opposé. Beaucoup de travestis veulent être du sexe opposé ». On utilise ici, d’emblée, des catégories dites « scientifiques », afin de rationaliser le rapport qu’on peut entretenir vis-à-vis du fait de se travestir, ou de changer de sexe, quitte à recourir aussi à l’argument de l’utilité sociale pour justifier le travestissement : « Avec des dessous de satin, une robe et un pull moulant, ou un pyjama féminin, cet homme est le plus heureux du monde. Il travaille et réfléchit mieux. Il sert mieux sa communauté et son gouvernement, parce qu’il est heureux ». En n’hésitant pas à endosser l’étiquette que la science médicale attribue à certains comportements et/ou identités sexuels, des individus stigmatisés peuvent en effet tenter d’entrer dans un tel processus d’assujettissement, stratégiquement, notamment pour écarter certaines formes de répression ; c’est ce que souligne Michel Foucault : « La résistance prend toujours appui, en réalité, sur la situation qu’elle combat. Dans le mouvement homosexuel, par exemple, la définition médicale de l’homosexualité a constitué un outil très important pour combattre l’oppression dont était victime l’homosexualité à la fin du XIXe siècle et au début du XXe. Cette médicalisation, qui était un moyen d’oppression, a toujours été aussi un instrument de résistance, puisque les gens pouvaient dire : “Si nous sommes malades, alors pourquoi nous condamnez-vous, pourquoi nous méprisez-vous ?”, etc. Bien sûr, ce discours nous paraît aujourd’hui assez naïf, mais, à l’époque, il était très important 2 ».

Face à la menace répressive, la définition médicale a pu alors évidemment paraître libératrice, et c’est encore aujourd’hui, dans certaines parties du monde, l’angle d’attaque que peuvent privilégier certaines minorités sexuelles, craignant pour leur vie, précisément pour ces raisons de sexualité. Cette dimension tragique n’est pas absente de Glen or Glenda non plus, une des premières scènes du film étant celle du suicide d’un travesti. À sa forme « documentaire », le film va adjoindre le récit de « l’étrange cas de Glen et Glenda, une seule et même personne », non pas « mihomme mi-femme », mais « homme et femme dans un même corps, même si son apparence extérieure est celle d’un homme ». On voit déjà que la distinction des sexes vise ici à être maintenue, en ce que la définition de ce travesti comme « mi-homme mi-femme » est écartée et, dans le même ordre d’idée, c’est l’indistinction avec l’homosexualité qui est combattue, la voix du commentaire précisant en effet : « Glen est un 2

Michel Foucault, Dits et écrits II, 1976-1988, Paris, Gallimard, 2001, p. 1560.

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travesti, pas un homosexuel. Travestisme est le terme médical pour désigner ceux qui s’habillent comme l’autre sexe et dont la sexualité est tout à fait normale ». On aperçoit immédiatement les limites de ce type de stratégie : pour gagner en respectabilité, on cherche à se distinguer de certaines autres catégories stigmatisées, que l’on confirme alors dans leurs stigmates. Glen serait d’ailleurs si peu suspect d’homosexualité qu’il est sur le point d’épouser Barbara, le seul problème étant que cette dernière ignore encore la double personnalité de Glen, et toute une partie du film va tourner autour de l’aveu que le futur marié doit faire à sa fiancée. Celle-ci, d’ailleurs, semble si loin de ces questions que l’évocation, dans le journal, d’un homme ayant changé de sexe, amène sur ses lèvres les mots suivants : « Je me demande ce que je ferais à leur place, si j’avais l’esprit aussi troublé qu’eux, ou si je réalisais que ça ne tourne pas rond chez toi. C’est dur à imaginer. Nous, un couple normal, sur le point de se marier et de vivre normalement. Et ce malheureux, qui n’aurait jamais trouvé le bonheur sans la médecine ». Que le couple soit jugé « normal » écarte encore le soupçon d’homosexualité ou de sexuation flottante chez Glen, mais en même temps, en unissant ici bonheur et médecine, Barbara anticipe sur la fin du film, les deux destins heureux (d’Alan/Anne et de Glen/Glenda) en passant par un accompagnement médical, voire chirurgical. Or, si la médecine et ses techniques peuvent rectifier ce que la nature a mal fait, c’est donc qu’elle ne s’oppose en rien à la nature elle-même – et l’on comprend déjà que les catégories écartées n’auront pas la même « chance », et c’est là que résident les « effets de misère » qui handicapent la démarche d’ensemble du film. « Glen devrait consulter un psychiatre » indique le commentaire, en guise de conseil pour un bonheur à venir : « Glen/Glenda doit prendre une décision, ou renoncer à épouser Barbara ». Et c’est le passage à l’aveu qui va ouvrir la voie à tout un discours pseudopsychiatrique, pseudo-analytique, parfois proche des raccourcis théoriques qu’il arrive à Hitchcock d’emprunter, lorsqu’il fraie dans ces parages. Lorsque la scène de l’aveu a lieu, d’abord désarçonnée, Barbara devient pourtant rapidement compréhensive : « Glen, je ne comprends pas tout, mais nous trouverons une solution ensemble », au point qu’elle lui donne le pull angora qu’il dévorait des yeux et caressait, fasciné. Cette solution qu’ils trouveront ensemble, c’est celle qui émergera de la fréquentation d’un psychiatre par Glen, puis par le couple réuni, dans une scène chez ce psychiatre, l’une des dernières du film. Mais avant qu’intervienne cette scène, le psychiatre racontant à son interlocuteur (sans doute un journaliste) l’histoire de Glen, tient à la placer en résonance avec une 184

autre histoire, celle d’Alan, qui deviendra Anne – ainsi, au cas de Glen/Glenda, jugé « l’un des plus simples », vient s’ajouter un cas de transsexualité. Si, donc, tous deux se travestissent, l’un serait « malheureux » s’il changeait de sexe (Glen), l’autre serait « malheureux » s’il ne changeait pas de sexe (Alan). La distinction sur laquelle va alors s’appuyer le psychiatre renvoie d’un côté à une question strictement mentale (pour le cas de Glen, il indique en effet que « [l]e problème est dans la tête et remonte à son enfance »), et de l’autre côté à une question à la fois mentale et physique (concernant Alan, pour l’aspect mental, il est indiqué ceci : « La mère d’Alan voulait une fille. À son père, ça lui était égal. Alan n’aimait pas les sports dont tous les garçons raffolent. […] Il s’intéressait aux sports féminins. […] Il aimait les travaux ménagers. Alan devenait une femme. Dans sa tête seulement, mais la tête gouverne » ; quant à l’aspect physique, sur lequel va pouvoir s’appuyer le discours de légitimation de l’opération de changement de sexe, comme rectification d’une « erreur de la nature », le psychiatre considère qu’Alan entre dans la catégorie des « pseudo-hermaphrodites » : « Il fut largement examiné par d’éminents médecins et moi-même. Alan était un pseudohermaphrodite. Un hermaphrodite possède les deux organes sexuels parfaitement formés. Chez le pseudo-hermaphrodite, l’un des deux organes est bien formé, l’autre est imparfait et difficile à déceler. Alan fait partie de ces derniers. Alan voulait choisir. La nature s’était trompée. Il nous demanda de corriger cette erreur. Alan devait choisir entre être un homme ou devenir une femme. Les deux étaient possibles »). Tout comme le fait d’indiquer que Glen avait une sexualité « normale », c’està-dire hétérosexuelle, empêchait le film d’ouvrir sur une prise en compte tolérante de l’homosexualité (qui semblait alors reléguée dans les anomalies contre-nature), de façon à déconnecter très nettement le travestisme et l’orientation sexuelle, de la même manière, donc, le fait de relier le travestisme d’Alan au fait qu’il serait « pseudo-hermaphrodite » empêche d’ouvrir une zone d’indiscernabilité entre les sexes. En effet, selon le propos du film, Alan était physiquement susceptible d’être homme ou femme, et donc l’opération de changement de sexe ne vise qu’à clarifier la situation : il doit choisir entre être un homme ou une femme – il s’est comporté comme un homme, au combat, et après l’opération il aura à apprendre comment se comporte en toutes choses une femme. La différence des sexes est donc clairement réaffirmée, et en cela, le travestisme est donc aussi coupé de ses potentialités de déterritorialisation à cet égard : chacun de nous aurait bien un sexe, qui serait le bon, et les opérations de changement de sexe ne se justifieraient donc que lorsque la nature a commis une erreur, en restant dans 185

l’indétermination – l’opération de changement de sexe ne viserait, par conséquent, qu’à rétablir un ordre qui serait celui de la nature elle-même, l’ordre de la différence des sexes, au sein de laquelle seuls deux sexes, opposés, existent. On voit bien ici l’usage qui est fait, par Ed Wood, du discours médical ou pseudo-scientifique sur le sexe : il s’agit de s’appuyer sur cette autorité (incarnée par le personnage du psychiatre) pour légitimer certaines pratiques, ou certaines transformations physiques. Et l’on retrouve le lien entre médecine et bonheur dans ces mots du psychiatre : « Enfin, Alan est Anne, une jeune fille épanouie, fruit de la médecine moderne, comme le monstre de Frankenstein. […] elle était faite pour être une femme. Depuis l’opération, elle est une femme heureuse », en même temps que l’aspect normatif du pouvoir médical : « Continuant mon travail de psychiatre, j’explique à Anne les devoirs d’une femme ». Le cas de Glen, lui, est très différent, selon les mots du même psychiatre, qui se fait d’ailleurs psychanalyste ici : « Glen n’a qu’un organe sexuel : le mâle. Au cours de mes séances, j’ai appris plusieurs choses. Le père de Glen ne l’aimait pas. […] Sa mère elle-même avait détesté son propre père. Glen lui rappelait ce père. Elle reporta alors tout son amour à sa fille. Glen décida alors de devenir une fille ».

Cette psychanalyse expéditive tend à indiquer que le problème de Glen n’ayant nulle origine physique, il peut faire disparaître son double féminin, s’il le désire. La compréhensive Barbara concède que si le personnage de Glenda ne disparaissait pas, cela ne serait pas si grave, et la fin, idyllique, est indiquée : « Le temps passe, et grâce à son mariage heureux, au traitement psychiatrique, à l’amour et à la compréhension de Barbara, Glen commence à oublier Glenda. Il a enfin une mère, une sœur, une épouse, et Glenda en une seule et adorable personne. Le cas de Glen finit donc bien ».

On remarquera que le réalisateur est au bout du compte contraint d’accepter l’idée d’une sorte de guérison possible, ce qui est le prix à payer pour cette prise en charge médicale et compréhensive du travestisme et de certains cas de changement de sexe. Même si l’intention d’Ed Wood est de rendre plus vivable la vie des travestis, la logique du discours qu’il utilise ici de façon stratégique est pourtant de conduire à une éradication tendancielle de ce type de comportement. L’arme utilisée est donc bien à double tranchant, et si elle provoque par ailleurs des « effets de misère », on peut finalement se demander s’il n’est pas, d’un certain point de vue, préférable d’échapper à une telle prise en charge par le discours médical, même à des fins stratégiques. 186

On ne peut en effet, en voyant Glen or Glenda, se défendre contre l’impression déplaisante selon laquelle le réalisateur serait prêt à sacrifier quelques victimes « collatérales » au profit de la cause qu’il défend – celle du travestisme, et accessoirement de certaines formes de transsexualité. Au point qu’on en arrive à se dire que ce film aurait un effet de libération plus marqué s’il n’excluait pas l’homosexualité, ou les opérations de changement de sexe non justifiées par la présence de deux organes sexuels, mâle et femelle, etc. Or, ce faisant, on tend à adopter le point de vue selon lequel une telle prise en charge du sexe par le discours médical et scientifique est souhaitable, du point de vue d’une libération. Pourtant, on a bien lu Foucault, et on connait bien les effets indésirables de cette stratégie, mais tout se passe comme si, à travers ce retour dans les années cinquante du code Hays, on retombait dans l’illusion selon laquelle parler de sexualité, quelle que soit la manière dont on en parle, revient à libérer le sexe lui-même. Et l’on serait presque prêt à argumenter, pour montrer en quoi l’homosexualité, par exemple, n’est pas plus contre-nature que le travestisme, c’est-à-dire qu’on serait au fond presque prêt à prendre parti dans un discours pseudo-médical sur le sexe. Il est donc une fois de plus utile de revenir à la Volonté de savoir (Michel Foucault), qui nous montrait bien comment c’est tout un ensemble de catégories, de l’homosexuel à l’androgyne en passant par le masturbateur, ou encore par les enfants précoces ou les pédophiles, qui prennent naissance dans le sillage de la prolifération des discours sur le sexe : à la jonction des préoccupations du médecin, du psychiatre, du juge, du policier, naît donc ce peuple apparenté aux monstres (on pourrait penser au personnage central de M Le maudit, de Fritz Lang), que l’on caractérise comme pervers, à la frontière de la délinquance et de la folie, dans les classifications institutionnelles. Car alors, il s’agit de bien saisir, et de ne pas oublier, que ce n’est pas d’abord, que ce n’est pas essentiellement une logique d’exclusion qui est à l’œuvre dans ce type d’entreprises de classification systématiques dans le domaine sexuel : il ne s’agit pas d’exclure « mille sexualités aberrantes », mais de recourir à une « spécification, [à une] solidification régionale de chacune d’elles », c’est-à-dire, au fond, qu’il s’agit, ainsi, « en les disséminant, de les parsemer dans le réel et de les incorporer à l’individu » 3 . Cette manière de définir l’objet « sexualité » permet de penser le basculement entre un pouvoir de type souverain, essentiellement répressif, et un biopouvoir, de type essentiellement pastoral. C’est à partir de là qu’il y a lieu d’être méfiant à l’égard de l’idée d’une libération sexuelle entendue comme émancipation sexuelle 3

Michel Foucault, La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, p. 60.

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intimement liée à une libération/prolifération des discours sur le sexe. Là où le travesti, le transsexuel ou l’homosexuel peuvent opérer leur coming out ou son équivalent, ils ne peuvent d’abord le faire que dans les termes d’une identité contrainte, c’est-à-dire reçue à partir des techniques classificatoires de la médecine et de la psychiatrie – on comprend d’ailleurs, dans cette optique, que toute une partie de Glen or Glenda se déploie dans le registre de l’aveu, premier pas vers la rédemption promise par la médecine et l’amour réunis.

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A propos de JLG/JLG, Autoportrait de décembre Pourquoi Godard déteste-t-il les images de synthèse ? ou un long détour vers les formes de la sensibilité ! Michel Porchet De la nature de ce que l’on nomme « image numérique »

La capture de l’image est profondément transformée

Exprimant un certain crépuscule du cinéma, les derniers films de JeanLuc Godard sont une source de réflexion. Avant d’aborder JLG/JLG 1 , je vais résumer mes thèses concernant l’image dite numérique. Cette réflexion, centrée sur l’image photographique, s’applique au photogramme du film. Il est possible de séparer l’acte photographique en trois moments : - cadrer-déclencher, - capturer l’image, - montrer l’image. Lors de la visée, le photographe utilisant un appareil, que l’on admettra reflex pour simplifier, ne perçoit pas une scène comme s’il la regardait. Son regard est appareillé : sa vision est monoculaire, la focale est celle de l’objectif et il ne peut balayer l’espace qu’en déplaçant la caméra. Il est déjà dans le cadre de sa future image 2 . Pour des raisons d’ergonomie et d’habitude des utilisateurs, le numérique imite, pour cette première action, les moyens traditionnels de prise de vue (en dehors de l’utilisation de l’écran LCD dont sont souvent munis les caméras numériques). On utilise une visée reflex purement optique ou un petit écran LCD situé derrière l’œilleton. Par contre, à la capture de l’image les différences entre l’image argentique et l’image dite numérique sont fondamentales et irréductibles. Elles sont résumées dans le tableau ci-dessous. Support de la capture

Argentique

Numérique

Surface d’inscription

Négatif

Cellule et code

Relation à l’espace

Projection

Exploration

Godard Jean-Luc (1996) : JLG/JLG, Autoportrait de décembre, Paris, P.O.L. Il faut, au photojournaliste, une grande discipline pour ne pas oublier que c’est la réalité qu’il observe (ce sont des armes qu’il a face à lui et pas des images d’armes) et éviter de se mettre en danger.

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Captation

Trace / empreinte

Compte-rendu

Nature de l’image

Latente

Virtuelle

Affichage

Révélation

Actualisation

Caractéristique

Spectralité

Information

La relation au temps, dans l’acte photographique, est modifiée. A l'instant du déclenchement, le fragment de la pellicule argentique sur lequel s’inscrit l’image se trouve directement et globalement exposé à la projection de lumière. Le processus échappe à la caméra au profit d’une relation directe entre la lumière et la couche sensible de la pellicule. L’image latente inscrite sur la pellicule est révélée, fixée puis un tirage est fait suivant un processus presque identique (exposition / révélation / fixation) au traitement du négatif. En numérique, le détecteur est une ligne de capteurs qui balaye l’espace (« scanner », chambre photographique de studio), ou une aire de capteurs (caméscope, appareil photographique). Les lignes sont activées l’une après l’autre et les signaux émis par les cellules de la ligne sont balayés séquentiellement. Ce processus reste sous le contrôle de l’horloge interne de la caméra numérique. Il en résulte un signal analogique purement temporel qui sera filtré pour diminuer les bruits d’échantillonnage, analysé, codé, traité (balance des blancs, stabilisation de mouvements, renforcement des contours, etc.)3 et enfin recodé et écrit, sous la forme d’un fichier, dans une mémoire amovible. Si l’image est transférée sur un support permanent (papier, toile, métal,…), les différences entre argentique et numérique se dissolvent dans des procédures hybridées (intermédiaire numérique entre le négatif argentique et l’épreuve / transfert de l’image numérique sur support photographique / production par voie numérique de masques débouchant sur des procédés comme la sérigraphie ou l’utilisation de gommes bichromatées / etc.). Pour produire des images conformes aux intentions de l’auteur ces procédures doivent faire appel à du matériel qui reste coûteux et exige l’acquisition de certains savoir-faire. Fixée sur une surface physique, voire devenue suspend dans un musée, l’image dite numérique est vue indépendamment des moyens de sa création. C’est un Ces traitements sont faits par des algorithmes qui sont tous, in fine, des mathématisations de théorie de la perception. On a modélisé (mal, on ne fait pas la différence entre cônes et bâtonnets) la perception du sujet regardant pour élaborer la théorie trichromatique et toute une famille de normes de codage (JPEG, TIFF, etc.). Les théories de la persistance rétinienne ont servi au développement de normes de compression inter trames (MPEG, DivX, etc.) pour les images animées.

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objet tangible que l’on peut juger pour lui-même. Il n’y pas de raison de lui appliquer des catégories esthétiques particulières. On peut, si on le souhaite, lui appliquer aussi bien le punctum / studium de Barthes que les trois catégories de Rancière (image vue / ostensive / métamorphique)4 . Savoir si c’est ou non de la photographie ne présente pas plus d’intérêt que de discuter si les images de Pierre et Gilles ou Gilbert & Georges doivent être montrées dans des pinacothèques ou des galeries de photographie. Un film 35mm vu en salle appartient au genre « cinéma » même si le tournage s’est fait avec des moyens vidéos. La tendance à l’imitation pratiquée par l’industrie des moyens de production d’image (cellules atteignant la taille du négatif 35mm pour récupérer optiques et ergonomie des boîtiers professionnels, tirages avec des rendus proches de l’argentique, etc.) légitime de souligner la continuité et de réduire l’irruption du numérique à quelque chose de comparable à l’invention par Eastman du film préemballé et développé industriellement. La mise dans les mains du grand public, de la production de photographies, a été d’une importance, y compris pour les pratiques artistiques, comparable à l’invention même de la photographie 5 . L’annonce, par la même firme Kodak, de l’abandon de la production liée à la filière argentique clôt une période de l’histoire de la photographie. Beaucoup de problèmes sont communs aux photographies argentiques et numériques contemporaines : l’emballement de la valeur patrimoniale de certains tirages photographiques, l’essoufflement, antérieur à l’apparition du numérique, du grand photojournalisme (façon Life Magazin ou Vogue), l’importance du livre, les reportages ou fictions « produites » dans la logique du cinéma (Salgado, Rheims, Depardon), les interventions photographiques d’artistes « performers » (Orlan) ou installateurs (Boltanski) 6 . Vue ainsi, la photo numérique s’inscrit dans le programme de l’appareil photographique et seules des considérations économiques (coûts de développement rapportés au marché envisagé) limitent sa capacité d’imitation des supports antérieurs.

Rancière Jacques, le destin des images, Paris, La Fabrique, 2003. Alors même que la photographie en noir est blanc avait conquis le statut de support acceptable de pratiques artistiques, ce statut continuait à être contesté à la photographie en couleur, considérée trop littérale. Mais surtout, sa liaison plus intime avec l’industrie entame le mythe de l’artiste artisan de son propre travail. 6 Interventions souvent motivées par des raisons économiques : produire, à partir de leurs pratiques artistiques, des objets valorisés sur le marché de l’art. 4 5

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L’innovation radicale : les objets résultent de l’actualisation de codes

L’« image matrice », en fait identique à « image pixel », donne à la notion de pixel, un poids et une stabilité indues. C’est une conception « projective » : l’optique projette l’image sur le détecteur qui « se projette » dans une mémoire qui, à son tour, « se projette » sur l’écran ou la feuille de papier. Les espaces du détecteur, de la mémoire et de l’écran sont ainsi isomorphes à l’espace de la chose. La relation au temps reste celle de la photographie : on en fixe un fragment. On occulte ainsi la relation de l’image dite numérique avec l’espace et le temps. Toute image est analogique car nos moyens de perception le sont. Il n’y a ni image numérique ni image numérisée, il n’y a que des images qui ont connu à un stade de leur « histoire », ou connaissent encore, la forme d’un code : un texte formel et procédural, nécessairement inscrit sur un support dont la nature n’a aucune importance. Ce code 7 ne prend un sens que par l’exécution des procédures, inscrites dans un modèle, qu’il décrit explicitement ou implicitement (les descriptions sont alors dans la « norme »). Le codage de l’image brise sa liaison avec un « référent » 8 de façon plus radicale que la simple absence des photons réfléchis par le sujet, car le caractère purement séquentiel du code exige de « refabriquer » espace et temps. De ce point de vue, toute image dite numérique est une image de synthèse. Le processus analogique de la photographie (projection de lumière sur une surface et transformation chimique résultante) devient, dans la caméra numérique, un balayage accompagné d’un codage et d’actions d’écritures puis de lectures. Ces derniers termes doivent être compris de manière littérale : il n’y a plus de relation directe à l’espace et au temps mais compte-rendu de la scène observée. L’actualisation est toujours à recommencer et l’œuvre ne prend forme que provisoirement sans que rien ne vienne garantir la pérennité On a beaucoup glosé sur le caractère binaire du code alors que tout code formel peut être traduit, sans dégradation, dans un autre code formel. Les termes décisifs sont bien code / formel / procédural / modèle. 8 La photographie argentique non seulement a un référent, mais en raison de la nature physique de la lumière (à la fois onde et particule), la pellicule photographique a capturé des photons qui ont réellement touché la scène photographiée. Fonder la spectralité de la photographie sur la physique tient à la fois du mysticisme et du matérialisme vulgaire. Une statue en bronze résulte de l’empreinte d’un modèle qui existe ou a existé, même si, en raison du retrait solide, aucune surface n’est commune à la statue et au moule et a fortiori au modèle qui en est le nécessaire référent. Un son de trompette enregistré sur un support analogique a un référent réel, même si aucune matière ne issue de la trompette ne s'est inscrite sur la membrane du microphone puis sur la bande magnétique. 7

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de cette forme. Les manipulations plasticiennes de prélèvement d’empreintes ou de fragments sont remplacés par une métrologie, c'est à dire une procédure d’acquisition de données soumise à un modèle prédictif. L’ordinateur est une machine construite selon une architecture, résultant de choix. Aujourd’hui, ces machines traitent séquentiellement, par l’intermédiaire de programmes prédéfinis, des données organisées en fichiers. Un fichier est une collection de données représentant un texte, un programme exécutable, une image, un son, … Séparés des procédures qui connaissent ses structures et peuvent les examiner, un fichier n’est qu’une suite arbitraire de bits. Tout fichier doit donc être lié à une ou des procédures aptes à le lire et / ou à l’écrire. Créé, traité et lu mécaniquement, il fait nécessairement appel à une langue formelle ou formalisable, donc inscrite dans un modèle 9 . Ce monde des codes reste totalement captif d’un système matériel, mais il n’est pas réductible à une matière, ou à un élément périphérique d’une réalité matérielle. Les modèles inclus dans les systèmes d’imagerie sont toujours un compromis entre d’une part les capacités des composants industriellement disponibles, les connaissances techniques de la perception et ce que les techniciens jugent satisfaisant et d’autre part l’ampleur perçue des besoins solvables. Le code produit est, comme tout texte, indéfiniment manipulable. Il peut être témoignage ou œuvre de pure imagination, avoir été créé par une caméra numérique, par numérisation d’une image analogique, être produit par un système de simulation ou par tout mélange de ces trois procédés. L’approche radicale consiste à insister sur les spécificités de l’« art numérique » que l’on pourrait, par souci de précision, qualifier d’art dont les objets résultent de l’actualisation d’œuvres virtuelles inscrites sous la forme d’un code. Ces œuvres, techniquement difficiles à conserver, ne sortent pas facilement de l’éphémère ce qui soulève deux questions qui vont bien audelà de cette intervention : – elles n’entrent pas facilement dans l’espace du musée qui demeure la source principale de légitimation de l’art et ne donne pas des signes évidents de déclin,

Ce que l’on entend ici par « formel » ne doit pas être confondu avec les tentatives de Hilbert, de Russel (et du premier Wittgenstein) de formaliser les mathématiques. Il s’agit de formalisme technique, c’est à dire de langages inscrits dans des modèles suffisamment fiables pour que les algorithmes appliqués aux données produisent généralement des résultats satisfaisants.

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– elles peinent, en raison de la banalité de la copie et de la reproduction illimitée du code, à atteindre une valeur patrimoniale leur permettant de s’inscrire dans l’économie actuelle de l’art. L’imitation ou l’exploitation des possibles

La nature même de l’image est en jeu

Une image animée peut être caractérisée par un référent, un point de vue un cadre et une séquence. Le monde des codes se substitue à l’univers plastique de la captation d’une trace, de la projection et de la coupe dans une matière. La nécessité d’actualiser en permanence l’image virtuelle met en question la notion même d’image. Il n’y a plus d’objet qu’un auteur donne à voir à un spectateur mais une expérience proposée à un « spectacteur ». Dans le cas le plus extrême, le point de vue, le cadre et la séquence deviennent virtuels. C’est la nature même de ce qui est donné à voir qui doit être ré envisagée. Une image de synthèse est l’affichage, sur un support physique, d’un ensemble numérisé de points lumineux (pixels) engendrés par le modèle mathématique des objets de la scène, éclairés à l’aide d’un modèle mathématique de la lumière et observés par l’intermédiaire du modèle mathématique de l’optique d’une caméra. C’est une simulation. La finesse de la simulation dépend du résultat souhaité. La modélisation des géométries fait appel à des procédés variables qui dépendent des conditions de l’univers que l’on veut créer (avec ou sans intervention de lois de physique, etc.) 10

L’inscription de toute forme dans un outil de production / reproduction banalisé, ouvre la porte à de nouvelles pratiques (l’intervention directe du regardeur sur l’espace et le temps de l’œuvre), de nouveaux mélanges (conversion de toutes sortes de signaux en son et / ou en image ou encore du son en image et de l’image en son), de nouvelles contaminations (fragmentation des séquences d’images animées, défilement ou balayage d’images fixes par une caméra virtuelle). L’irruption de formes, non plus stables mais renouvelées à chaque examen, nées non plus d’idées ou de l’imitation de la nature mais de la simulation d’environnements ou de processus inspirés du vivant renouvelle profondément les objets même de l’esthétique. Le numérique n’est pas le seul moyen de proposer des images interactives et renouvelées en permanence. Il est facile d’imaginer, par exemple, un dispositif de projection d’images au travers d’un récipient transparent dans lequel on met de l’eau, en invitant le spectateur à y Porchet Michel (2002) : La création industrielle de l’image, Paris, L’Harmattan, collection Esthétique. 10

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verser des colorants médiocrement miscibles et à brasser cette eau. Mais on bien là dans l’ordre du dispositif de détournement. A l’inverse, dans le cas de l’image virtuelle, c’est dans le renoncement à la manipulation que réside le détournement. On est, au delà du dispositif, dans un nouveau régime de la temporalité. La vieille question, alors métaphysique, souvent posées dans les années 60-70 : Que se passe-t-il entre deux trames, entre deux photogrammes ? Est devenue concrète avec l’accélération des machines : entre deux trames le processus demeure sous le contrôle de l’horloge interne de la machine et la porte reste ouverte à des interventions complexes du spectateur par exemple. L’ordinateur est aujourd’hui le point culminant de la banalisation et de la standardisation industrielle. Ce trait est souligné de façon unilatérale par ceux qui en font avant tout un média. Pourtant l’ordinateur a des spécificités qui l’écartent des traits dominants des médias. Son utilisation exige des compétences 11 . Il a imposé son encombrement, sa forêt de câbles et sa laideur dans les foyers où il est entré. Le fait qu’il soit un peu plus qu’un média a permis à l’Internet 12 de jouer un rôle structurant dans ce que l’on désigne par « alter mondialisme ». Un ordinateur qui n’accomplit que des actions programmées, sans interaction subtile avec un utilisateur, perd sa spécificité pour ne plus être qu’un média. La machine et ses utilisateurs ont, jusqu’à maintenant, résisté dans une large mesure aux tentatives de faire de l’ordinateur à domicile un simple média. Dans sa volonté de structuration des flux, l’industrie tente d’imposer une évolution supprimant ces spécificités et l’exigence de compétence. L’écran plat, l’interconnexion sans fil des périphériques, la multiplication des ordinateurs portables, le recours à des boîtiers destinés à s’intégrer au matériel audiovisuel dans le salon bourgeois sont les signes les plus évidents de cette évolution. Plus discrètement, mais plus fondamentalement, l’industrie tend à prendre en charge, à distance, programmation et configuration des machines. Cette évolution va audelà de la volonté de contrôler et de faire payer les contenus, elle vise à

11 Il y aurait beaucoup à dire du néoplatonisme de nombreux penseurs, jugeant ce genre de compétences aussi méprisables et éloignées de la pensée que le « long et grossier travail manuel » que Platon reprochait à Architas et Eudoxe. 12 Le développement de l’Internet se situe dans le contexte de la mondialisation, mais il n’en est pas le moteur, ni même l’instrument. Les télécommunications sont indispensables à la mondialisation, mais le bon vieux télex suffit à propager les transactions financières et les anciens médias, le cinéma hollywoodien et la télévision, demeurent les vecteurs les plus efficaces de la propagation de l’idéologie marchande.

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confiner l’utilisation des machines domestiques dans l’imitation des pratiques des médias traditionnels. Les industries culturelles défendent farouchement la valeur marchande du patrimoine qu’elles gèrent. Faute d’une perspective économique différente, les sociétés d’auteurs défendent becs et ongles le droit d’auteur et ses extensions. La raison affichée des campagnes d’opinion actuellement menée est la protection de la création. Les mesures proposées vont beaucoup plus loin : interdire le développement de pratiques alternatives. Les élargissements du brevet et des codes de la propriété intellectuelle créent des freins supplémentaires 13 . Toute réflexion, qui ne veut pas rester purement spéculative, doit prendre en compte la contamination des pratiques par l’histoire des techniques artistiques, les besoins de légitimation fondés sur la culture et les besoins de financement soumis aujourd’hui à l’Etat et aux industries culturelles. C’est bien là que se situent les questions politiques des nouvelles technologies et de l’art. Si les traits dominant de l’outil numérique ouvrent la porte à de nouvelles pratiques, la défense des intérêts économiques des industries culturelles limite ces dernières. Dans JLG/JLG, Godard pose clairement la question des relations de l’art à la culture : Il y a la culture qui est de la règle, qui fait partie de la règle. Il y a l'exception, qui est de l'art, qui fait partie de l'art. Tous disent la règle mais personne ne dit l’exception. Il est de la règle que vouloir la mort de l’exception.

En quelques décennies, les nouvelles technologies on fait muter l'archivage de supports, spécifiques à l’écrit à l’image et au son, stables, peu volumineux et directement accessibles à des milliards de données banalisées, éminemment volatiles et tributaires de machines pour les lire. L’usage des archives change, de patrimoine elles deviennent matière première valorisée de productions futures. Les normes émergentes sont probablement l’expression la plus claire des besoins futurs des industries culturelles. Ces normes vont bien au-delà de la production d’objets audiovisuels. Elles visent la réutilisation de séquences, le partage de cette réutilisation et la rétribution de toute En acquérant un logiciel, on signe un contrat qui interdit à l’utilisateur de se livrer à ce que l’on nomme « ingénierie inverse » ou en d’autres termes à chercher à comprendre comment ça marche. Plus grave encore, secrets industriels et autres droits patrimoniaux s’appliquent de plus en plus à la science, mettant ainsi fin à la tradition du débat entre pairs, débat fondé sur la publication de tous les éléments de la recherche. On va voir décoller beaucoup d’avions renifleurs. Mais cela nous entraîne loin de notre propos. 13

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utilisation. MPEG4 définit la manière de décrire une scène audiovisuelle composée de plusieurs « objets médias » hiérarchisés (images fixes / objets vidéos / objets audio / pages web / animations graphiques), décrits selon un mode vectoriel ou pixellisées. Il est possible d'attacher à ces objets des informations complémentaires, nommées métadonnées 14 . Cette norme permet la construction de scènes complexes tout en autorisant l'utilisateur à manipuler une partie des objets. Les fonds d’images se transforment pour devenir de gigantesques bases de données dont le contenu est totalement indexé 15 de façon à devenir la base de productions nouvelles. «La continuation du cinéma par d'autres moyens» 16 Les nouvelles technologies permettent un retour à un travail moins industriel sur les films. La mise en cause de l’atomisation des tâches dans les domaines de l’image et du son remet l’auteur au cœur de la création. Le peintre face à sa toile, le poète face à sa page blanche sont paradigmatiques d’une conception romantique, baudelairienne, de l’auteur. Cette conception est celle de Godard. Dans JLG/JLG, si le notable Godard est entouré d’un personnel déférent, le créateur affiche sa solitude. Le cinéma projeté sur un grand écran, devant un public réuni dans une salle, est une forme dont le temps est passé 17 . La manière de voir le cinéma s’individualise et se banalise. Il est vu, au foyer, seul ou en famille. Le coût de reproduction d’une cassette vidéo ou d’un DVD est dérisoire comparé au coût de reproduction du film sur support 14 Le concept de métadonnées mériterait une intervention pour lui seul disons que ce ne sont que des données. 15 Dépourvue de valeurs, au sens de systèmes culturels de référence, la société de l’immatériel marchand est incapable de hiérarchiser les choses à conserver. Elle stocke, mais la production dépasse en permanence la capacité de stockage. Sur le Web, les pertes sont énormes, sans qu’il soit possible de savoir si ce qui est perdu est significatif. Il est probable que les proportions de choses intéressantes, redondantes et inutiles sont les mêmes dans ce qui se perd que dans ce qui se conserve. Le Web Sémantique a pour but proclamé la transformation de la masse ingérable des pages du Web en une gigantesque base de données, où tout est écrit en langage structuré. Les premiers résultats de ce travail sont le langage XML et RDF (Resource Description Framework qui permet de définir des métadonnées afin de préciser les caractéristiques d'une information, comme le typage des certains termes et expressions). Alors que HTML est un langage dont l’apprentissage est à la portée de toute personne qui en besoin, XML est un véritable langage de programmation accessible seulement à ceux qui prennent la peine de s’initier. 16 Déclaration de Gilles Alvarez, directeur artistique du festival Némo. 17 Non pas qu’il soit devenu impossible d’y faire œuvre, mais bien d’un art qui, comme la peinture, ne fait plus monde, ne fait plus époque.

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argentique. Il est de l’ordre de celui d’un disque ou d’un CD audio. Il en résulte une fragmentation dans la diffusion de films (favorisée encore par le découpage en chapitre du DVD) comparable à celle qu’a connu l’écoute de la musique. Le spectateur peut partiellement échapper au montage et n’est plus soumis au temps de la séance cinématographique18 . Plus encore, les bases de données indexées ouvrent la porte à de nouveaux modes d’accès aux images. Les images expérimentales d'aujourd'hui redéfinissent le cinéma dans sa forme, une forme éclatée. Montage aléatoire, narration générée par un programme informatique, relecture du Stalker de Tarkovski défilant selon la vitesse de connexion de l'internaute ou lecture aléatoire du film de Kubrick 2001, images « mappée », « morphée », bidouillée, éclatés, Les nouveaux sorciers créateurs et montreurs d’images les font passer par toutes les couleurs de la réappropriation artistique et du détournement dans des soirées d'art vidéo et des microfestivals. Dans des soirées de performances, de jeunes artistes viennent remixer les bijoux lettristes ou sampler Nosferatu. Certains clips et films courts travaillent le rapport entre images et musiques selon des régimes multiples, de l'hypnose, du scratch audiovisuel ou de la déflagration rythmique. Beaucoup de cinéastes considèrent avec inquiétude ces expérimentations qu’une certaine cinéphilie rejette. Pourtant un débat est nécessaire sur les limites du cinéma. Si ces nouvelles pratiques interrogent le montage, elles restent sous sa domination. Tout comme les films faisant appel à des trucages et effets spéciaux numériques, il n’y a aucune raison que ces productions échappent à une analyse conduite en utilisant les catégories du cinéma. La réutilisation d’images et l’utilisation d’images trouvées (found footage, récupération de chutes de films) sont des pratiques anciennes, mais marginales du cinéma et pas seulement du cinéma expérimental. Je ne citerai que deux films : – les scènes de guerre dans les Carabiniers pour en rester à Godard et – la comédie grand public de Carl Reiner : Les cadavres ne portent pas de costard (Dead Men don't Wear Plaid) qui intègre des rushes non utilisés de films noirs des années 40-50 19 . L’intégration des images récupérées à la fiction est telle que l’assistant du héros du film, le détective privé Rigby Reardon, n’est autre que le Marlowe interprété par Humphrey Bogart.

Sans parler du zapping, mais je n’y reviendrai pas. The Big Sleep de Howard Hawks, Keeper of the flame de George Cukor, Suspicion et Notorious d'Alfred Hitchcock.

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Dans le cas des nouvelles pratiques, il y a en plus saut d'une technique à l'autre, ou brassage de ces techniques entre elles, animation 2D et 3D, prise de vues réelles... ces combinaisons ouvrent des possibilités qui s’écartent des formes actuelles. Quelques questions soulevées par JLG/JLG

Le cinéma et la vie

La problématique de l’être multiple est très présente chez Godard (Pierrot et Ferdinand dans Pierrot le fou). Dans JLG/JLG, il est trois personnages : Jeannot, l’adolescent plein d’interrogations, Monsieur Jean, un notable habitant une maison confortable de la paisible rive nord du Léman, et JLG, évoqué au travers de ses déclarations passées, qualifié d’imbécile par l’homme du CNC. A la première vision du film, j’avais pensé que JLG filmait Jeannot et Monsieur Jean. Mais l’être godardien est en même temps qu’il est multiple. Le voix off de Godard, sur le plan d’un chemin enneigé, souligne que la question du film est l’auteur et pas son sujet : « Si JLG par JLG il y a : que veut dire ce par JLG ? » Pour lui, faire un film est simultanément faire la réalité et le faire lui-même. Son cinéma dévoile une réalité discontinue, fragmentaire et décentrée. Alors le cinéma, vous comprenez peut-être un peu maintenant pourquoi, quoi en dire parce que la vie c’est le sujet, avec le scope et la couleur comme attributs, si on a les idées larges. […] Bref la vie toute seule que j’aurais bien voulu retenir prisonnières grâce à des panoramiques sur la nature, des plans fixes sur la mort, des images courtes et longues, des sons forts et faibles, des acteurs et des actrices libres ou esclaves, que sais-je. 20

Dans le cinéma de Godard, la séparation entre ce qui est sur l’écran et ce qui est en dehors devient floue. La captation l’emporte sur l’intention et l’image n’a d’intérêt que par la captation de quelque chose qui est apparu sans avoir été envisagé (écrit / programmé) au préalable. « Pour moi aujourd'hui, tous les films sont un petit peu des monstres parce qu'ils ont d'abord été écrits. » 21 Il n’y a pas chez Godard de citation affirmant la vérité, il se méfie de plus en plus des argumentations conclusives. Il cite ouvertement de la certitude de Wittgenstein 22 :

125 : Si un aveugle me demandait : « As-tu deux mains ? », ce n’est pas en regardant que je m’en assurerais. Oui, je ne sais pas pourquoi j’irais faire confiance à mes yeux si j’en étais à douter. Oui, pourquoi ne seraient-ce pas mes yeux que j’irais vérifier en regardant si je vois mes deux mains ? Godard Jean-Luc, Histoire(s) du cinéma, Paris ,Gallimard, 1998. Godard Jean-Luc, Introduction à une véritable histoire du cinéma, Paris, Albatros, 1983. 22 Wittgenstein Ludwig, De la certitude, Tel Gallimard. 20 21

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Mais il tronque la partie conclusive du texte : Qu’est ce qui est à vérifier, est par quoi ? ! (Qui décide de ce qui est solidement fixé ?) Et qu’est ce que cela signifie d’énoncer que ceci ou cela est solidement fixé ?

Pour Godard, même le doute wittgensteinien ne peut être affirmé. Dans JLG/JLG, il cite aussi, de façon cachée et approximative, Merleau Ponty à propos du toucher. Il illustre littéralement le propos de ce dernier en montrant le mouvement d’une bobine de film sur une table de montage pendant qu’une voix off énonce : S’il y a un rapport à lui-même du visible qui me traverse et me constitue en voyant, en voyant ce cercle que je ne fais pas, mais qui me fait. Cet enroulement du visible sur le visible peut traverser, animer, d’autres corps aussi bien que le mien. 23

On a beaucoup glosé sur l’usage godardien de la citation. Je n’y reviendrai que pour signaler que les propos de Wittgenstein ou Merleau Ponty ne font pas plus autorité que ceux de Julien Green, cité par l’intermédiaire du titre Adrienne Mesurat ou de Bruce Alexander cité par l’intermédiaire de la référence à Sir John Fielding, le magistrat aveugle qu’il a créé. Le cinéma de Godard ne vise pas à se substituer au discours, mais à en démasquer les simplifications. Il ne faut pas s’étonner du rejet de l’image de synthèse qui appartient à un monde du discours dans lequel : ce qui est dit, et seulement ce qui est dit, est ! Chez Godard, le cinéma sur le cinéma n’est que le symétrique de la vie dans le cinéma. Dans JLG/JLG, la seule allusion à un tournage réel est l’apparition de l’ombre de Godard et d’une caméra professionnelle dans la séquence d’ouverture du film. Un caméscope DV apparaît sur de nombreux plans. Ce caméscope possède un écran LCD que l’on peut utiliser, en lieu et place de l’œilleton. Godard montre le changement de rapport à la caméra qu’entraîne ce dispositif. Il devient possible de voir, un peu comme le peintre devant sa toile quasi achevée, la scène et l’image de la scène. Sauf que là l’image est en permanence rafraîchie 24 . Ouvert sur une fenêtre, l’écran LCD devient la fenêtre d’une perspective ainsi mise en abîme. Lorsque Godard la bascule face à lui, de camera oscura la caméra devient miroir. Il en résulte que si la caméra DV montre, on n’est jamais convaincu qu’elle filme réellement. Elle n’enregistre rien, mais se contente de projeter ou refléter ce qui se passe dans son champ. Ces 23 Merleau Ponty Maurice (posthume, 1964), L’entrelas, le chiasme (p.172) in le visible et l’invisible. suivi de Notes de travail de Claude Lefort, Tel Gallimard, No 35. 24 On retrouve cela dans les productions professionnelles, de nombreux réalisateurs utilisent systématiquement le retour vidéo de la caméra.

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évocations de la perspective et du miroir ne doivent rien au hasard. Les choix d’un point de vue, d’un cadre et même d’une composition, jouent pour Godard, qui n’a jamais caché être influencé par la peinture de Vélasquez à Monet, un rôle décisif.

Le montage et la géométrie les yeux fermés.

Dans une des premières séquences du film, Godard trace deux triangles têtes bêches formant un hexagramme qu’il désigne comme la figure de la stéréo. Il énonce : Mais cette figure, si on regarde dans l’histoire maintenant, car la stéréo existe aussi en histoire. Il y avait Euclide et puis il y a eu Pascal, Pascal qui a réfléchi et c’est l’hexagramme mystique.

Plutôt qu’une filiation d’Euclide à Pascal, il serait plus précis de parler d’une filiation de Pappus à ce dernier en passant par Desargues. Les raisonnements induits par cette figure font appel à la droite à l’infini et se situent dans une géométrie, débarrassée du postulat des parallèles, plus générale que la géométrie euclidienne : la géométrie projective 25 . La collusion de cette géométrie avec l’image et le son est associée à deux idéalisations : la source ponctuelle et la propagation rectiligne de la lumière et du son. Peu après, Godard lit un passage de la Lettre sur les aveugles de Diderot : « le géomètre passe presque toute sa vie les yeux fermés. » La géométrie les yeux fermés revient de façon explicite dans la scène du dialogue de Godard avec la monteuse aveugle : A la fois césure et rapprochement, le montage est devenu un langage qui n’est pas simplement soumis à une narration. Il a su parler à l’imaginaire et l’ouvrir à des possibles. Si je résume le propos de Godard dans JLG/JLG, il affirme, empruntant à Reverdy : L’image est une création pure de l’esprit. Elle ne peut naître d’une comparaison mais du rapprochement de deux réalités plus ou moins éloignées. Plus les rapports des deux réalités rapprochées seront lointains et justes, plus l’image sera forte. Deux réalités qui n’ont aucun rapport ne peuvent se rapprocher utilement, il n’y a pas de création d’image. Et deux réalités contraires ne se rapprochent pas, elles s’opposent. Une image n’est pas forte parce qu’elle est brutale ou fantastique mais parce que l’association des idées est lointaine, lointaine mais juste.

Cette association dicte la succession des plans. Pour établir les photogrammes entre lesquels procéder à la coupe, il faut déterminer quand un plan a fait son temps et quand commence le temps du plan suivant. Les termes utilisés dans le dialogue avec la monteuse « moi » et 25

Que Godard évoque, parlant de Poncelet, dans son histoire du cinéma.

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« j’avais » soulignent la fragilité de la coupe, le caractère subjectif de la décision. Le système de montage montré est sommaire : 2 bobines et 1 paire de ciseaux, aucun chutier n’est visible, pas la moindre allusion à la grammaire cinématographique (champ, contre-champ, etc.). Godard va à l’essentiel : une matière le film, une action la coupe. Il souligne le caractère manuel et matériel de l’opération. Imaginant le travail d’une aveugle, il démontre la précision mentale, plus que visuelle, de la coupe. Privilégiant le discours et le geste il interroge l’immédiateté désormais compromise du visible. Au milieu de la séquence de la monteuse, Godard nous dit une image de synthèse : Voix off de Godard : Je lui disais un jour, Mademoiselle, figurez-vous un cube. La monteuse : Je le vois. Godard : Imaginez, au centre du cube un point. La monteuse : C’est fait. Godard : De ce point tirez des lignes droites aux coins, eh bien ! vous aurez divisé le cube. La monteuse : En 6 pyramides égales ayant chacune les mêmes faces, une base du cube et la moitié de sa hauteur. Godard : Cela est vrai. Mais où voyez-vous cela ? La monteuse : Dans ma tête, comme vous !

En géométrie, la figure n’a pas besoin de l’image pour être imaginée. Elle peut rester totalement mentale. Elle est difficile à tracer en évitant de se mettre dans un cas particulier, susceptible de contaminer le raisonnement que l’on souhaite conduire. Le cube idéal platonicien est trop évanescent pour être vu. Le cube « plastique », tangible et manipulable, réalisation de l’idéal « cube » ne se prête pas à la manipulation proposée par le dialogue.

Nous voyons un cube car nous en partageons une vision culturelle et datée. Nous avons subi des cours de géométrie élémentaire et des cours de dessin, nous avons vu des artefacts mécano-soudés se rapprochant du cube filaire idéal. Nous situons spontanément le dialogue entre Godard et la jeune fille dans le monde abstrait des objets filaires (c’est à dire des 202

« solides » réduit à leurs sommets et arêtes). L’abstraction du cube fait image pour nous, nous la voyons sans que cette image fasse appel à une expérience sensorielle particulière. Sur les formes de la sensibilité

C’est bien une image de synthèse que nous propose Godard

Familier des problèmes de modélisation géométrique, je suis choqué par une procédure de construction paradoxale. Un ensemble de droites peut couper un cube mais il ne le divise pas, seuls des morceaux de surfaces peuvent diviser un volume. Il faut générer des plans s’appuyant sur les 8 segments de droite proposés pour parvenir à diviser le cube 26 . Dans un langage moins laxiste, le dialogue pourrait être : Le géomètre : Mademoiselle, figurez-vous un cube, représenté par ses arêtes et sommets. La demoiselle : Je le vois. Le géomètre : Imaginez, au centre du cube un point. La demoiselle : C’est fait. Le géomètre : De ce point tirez des segments de lignes droites, formant de nouvelles arêtes, aux sommets du cube, et sur tous les ensembles fermés d’arêtes délimitant un morceau de plan créez une face, eh bien ! vous aurez divisé le cube. La demoiselle : En 6 pyramides égales partageant 2 à 2 une face triangulaire, et partageant chacune une face avec le cube. Ces pyramides ont la moitié de la hauteur du cube. Le géomètre : Cela est vrai. Mais où voyez-vous cela ? La demoiselle : Dans ma tête, comme vous !

Même si certains le jugent un peu cuistre, le discours du géomètre reste compréhensible. Nous partageons avec la monteuse, la demoiselle, La notion d’espace géométrique s’articule sur le continuum mathématique et la notion de coupure due à Dedekind. 26

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Godard et le géomètre, une certaine vulgate mécanico-géométrique, fortement ancrée dans notre culture et, jusqu’à un certain point, un langage de description d’objets volumiques. La figure, qui n’est pas une image, prend un sens bien différent pour ceux qui sont familiers de la manipulation mécanisée des représentations de solides. Le passage du discours de Godard à celui du géomètre, sous tendu par deux graphes 27 , représentations topologiques des deux objets géométriques, permet seul d’envisager la mécanisation de la procédure décrite. Coïncidence ou volonté délibérée, le discours de Godard se referme. Au cœur de l’hexagramme, il y a le contour apparent de la projection isométrique 28 du cube (un hexagone) ou, inversement, on peut construire l’hexagramme en s’appuyant sur ce contour. Signalons que le contour apparent appartient peu à notre perception de l’espace mais joue un rôle fondamental dans la lecture de toute image.

La projection plane

Notre familiarité avec la projection plane est un fait de civilisation. La surface plane, lisse joue un rôle fondamental. Elle n’est plus l’accident du miroir de l’eau tranquille mais bien une culture du transfert de choses sur la toile du peintre, sur le calque du dessinateur industriel, sur l’écran ou la page de tous. Le plan de la feuille et la propagation rectiligne sont le fondement de l’intervention massive de l’appareil projectif. Le plan horizontal de la surface libre des liquides au repos et notre perception de la verticalité sont à la base du privilège donné à l’orthogonalité. Le tracé, souvent ignoré par les analystes de l’art, est essentiellement une technique tangible de description d’objets tangibles. Le tracé se fait sur 27 Un graphe topologique est un discours graphique. Sa lecture n’a rien de celle d’une image, il n’est pas une forme. Le graphe, tracé pour le cube, représente en fait tous les objets ayant 8 sommets, 12 arêtes et 6 faces. 28 La projection isométrique est une axonométrie souvent utilisée par les ingénieurs et architectes.

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une feuille de dimension finie 29 avec des instruments réels donc encombrants et imparfaits. Il entretient par là même une certaine complicité avec les objets qu’il vise à décrire. La forme ne se laisse jamais réduire à sa fonction, le tracé, le dessin (donc un mode de projection) est l’indispensable articulation entre la fonction et la forme qui la réalise. Il fait donc partie de l’art des constructeurs. Le dessin intervient comme support de la création elle-même mais aussi comme contrat entre le concepteur et celui qui réalise un objet, il est de l’ordre du langage. Le dessin géométral entretient avec la géométrie euclidienne une relation complexe : une indéniable proximité (plan, droite, point), mais un écart conceptuel radical car droites et points y ont un sens qui n’est plus le même. Dans un solide, segments de droites et points ne sont que des réalités limites (intersection de deux, respectivement trois morceaux de plan). En dessin géométral, une droite qui n’est pas un simple auxiliaire de construction, est toujours trace d’un plan (plan contenant le morceau de plan ou plan tangent). Ce dessin ne saurait se comprendre sans les instruments qui servent d’une part à réaliser le tracé et d’autre part à réaliser et contrôler les objets décrits. Toute projection implique une réduction, une perte de consistance par rapport à l’univers projeté. Le choix du mode de projection est fonction de l’information que l’on veut préserver. Le constructeur fait de son dessin une spécification, la vraie grandeur doit donc demeurer accessible sur son plan. Il choisit des projections orthogonales. Celui qui recherche avant tout une vision confortable de la figure, choisira une représentation en perspective qui respecte les angles optiques, mais au détriment de la vraie grandeur des objets. Perspectives et projections orthogonales se rejoignent si l’observateur est à l’infini. La question des relations entre la géométrie projective de Desargues (issue des besoins pratiques du tracé) et la géométrie cartésienne mériterait d’être creusée. Il y a une opposition radicale entre les conceptions du monde traduites par la géométrie de Desargues (et Pascal) d’une part et la géométrie de Descartes et la topologie d’Euler d’autre part. Ces dernières, privilégiant le point (le sommet en topologie) ont un rapport étroit avec le cogito cartésien. Le rôle privilégié attribué au point a totalement marqué notre langage. L’espace quotidien n’est tridimensionnel que si on le considère comme un espace de points. L’étude des textes mathématiques originaux (ou plutôt de ce qui en reste) 29 Cette feuille est toujours trop petite. Ceux qui ont pratiqué les méthodes de projection sur une planche à dessin ont connu, surtout comme débutant le drame du rabattement qui ne veut pas entrer dans la feuille et impose de recommencer l’épure.

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de Descartes et Desargues serait déterminante de ce point vue. Malheureusement, par leur langage, ces textes, ceux de Desargues en particulier, ne sont, accessibles qu’à un nombre restreint de chercheurs médiocrement intéressés par la question de la technique. Il y a, en mathématique, une sorte de platonisme obligé (admettre la préexistence de ce que l’on cherche) qui masque le fond de ce débat.

Les philosophes n’auraient-t-ils pas de corps ?

L’irruption permanente de la culture et l’importance du corps dans la perception de l’espace ne me permettent pas d’en rester à la conception kantienne d’un espace et d’un temps formes a priori de la sensibilité. Je ne saisis pas comment on peut traiter de la perception de l’espace à partir des cinq sens, le plus souvent réduits à la vue, ou d’idéalisations fondées sur ces sens alors que l’on sait que nous percevons la verticalité et la posture de notre corps. Ce n’est qu’en restant la surface des choses que l’on peut admettre que nos quatre protagonistes « voient » la même chose et partagent une perception de l’espace. L’espace et le temps socialement et historiquement considérés sont aussi des produits et des œuvres (Lefebvre). Le dialogue de JLG/JLG et celui que je propose se situent à un point nodal de ce qui sépare les sciences cognitives des pensées platonicienne et kantienne. Même si le concept fait problème, le sens commun existe, mais il est historiquement variable. Il n’est guère possible d’éliminer ce que Bachelard désigne par les « intuitions matérialistes instruites » 30 . Piaget a tenté de le faire en travaillant sur de jeunes enfants 31 . Malgré quelques succès initiaux, il n’est pas parvenu à construire ainsi la théorie épistémologique de la connaissance qui était l’ambition de son œuvre. Des méthodes comme la règle (3, 4, 5) du triangle qui permet de tracer l'angle droit sont bien antérieures à Thalès et Pythagore. Le vrai génie des mathématiciens grecs a été de saisir l’importance de telles propriétés (par exemple, l’émergence d’une nouvelle classe de nombres, celle que nous nommons nombres irrationnels) et d’avoir développé le langage pour les décrire.

Bachelard Gaston, Le matérialisme rationnel. PUF, Paris, 1980. Un ami latino-américain, assistant de Piaget, lui avait proposé d’étendre les expériences à des enfants d’autres aires culturelles. Il est allé terminer sa thèse dans un autre laboratoire. 30 31

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En guise de conclusion provisoire Inscrit sur une surface matérielle le texte s’est vu, malgré son caractère séquentiel, spatialisation de la parole. L’inscription, qui a fonction de mémoire, implique toujours un codage (donc une grammatisation) qui date de 3000 ans pour la parole et de bientôt 1000 pour la musique. Toute écriture débouche d’une manière ou d’un autre sur la notion de programme qui n’a donc pas attendu la naissance des automates. Destiné à être mis en œuvre ou interprété par des humains le programme, véhiculé par la langue, n’a pas à être univoque. Les automates ne peuvent interpréter ou mettre en œuvre leur programme, ils ne peuvent que l’exécuter. La langue, trop riche donc ambiguë, n’est pas utilisable pour décrire un tel programme. C’est pourquoi on a développé des langages ayant un fondement formel. Tout langage formel peut être décrit par un métalangage ayant une dénivellation bien définie avec le langage qu’il définit (voir Tarski). Contrairement aux langages formels, la langue peut parler d’elle-même et n’a pas d’autre métalangue qu’elle même. Le métatexte d’un texte n’est qu’un texte à propos d’un texte. Godard, au début de JLG/JLG, rêve de rendre claires ses idées sur les relations entre la culture et l’art en les exprimant en latin, langue qu’il dit ignorer 32 . A la fin du film, la longue citation d’Ovide en latin, signifie surtout l’absence de communication. Il est vain d’espérer cadrer un texte écrit dans une langue naturelle par un métatexte plus formel qui ne soit pas réducteur. Cette conséquence des travaux de Gödel, Church et Turing et, selon moi, le plus grand acquis des mathématiques du 20e siècle. Depuis le milieu du 20e siècle, la technologie a évolué vers la surveillance, l’exploration du monde physique par l’intermédiaire de signaux captés ou provoqués. Le résultat de l’observation n’est plus un objet mais un processus temporel : le signal. Discrétisé, le signal a rejoint le monde des codes et des textes. Le régime de la temporalité devient central. Le texte (même si ce n’est pas ainsi que nous le lisons) est une séquence ordonnée de marques, donc, comme tous les codes, appartient à l’ordre des phénomènes temporels. L’industrie culturelle est entrée dans l’ère de l’indexation des œuvres dans des automates. Une indexation est indispensable à l’actualisation des œuvres virtuelles. Le corollaire est que tout contenu non indexé est

32 Considérer le latin comme une métalangue du français est un rêve qui a existé en linguistique, certains font mines de le penser du grec ancien en philosophie. C’est une position idéologique sur le « vulgaire ».

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condamné à perdre sa visibilité 33 . Dans le domaine des langages formels, la question de l’indicible ne se pose pas : ce qui ne peut s’exprimer n’existe tout simplement pas. Si l’esthétique a pu ignorer la « science cognitive » dans sa prétention à résoudre le vénérable problème corps / esprit, elle ne peut ignorer les technosciences cognitives à l’œuvre dans une multitude de systèmes techniques, dont en particulier les systèmes d’indexation. L’hégémonie croissante d’un monde des codes, accessible par des machines elle-même faites avant tout de codes devient centrale en esthétique. Pour saisir ce monde il faut regarder les techniques produites par les technosciences cognitives. Du point de vue philosophique cela signifie une relecture des empiristes anglais comme Hume ou Burke qui, même s’il est très chic d’y citer Derrida ou Deleuze, influencent profondément la réflexion du milieu anglo-saxon des technologies cognitives. La sélection des œuvres mises à disposition se fera sur des critères d’utilité marchande et je terminerai en citant les sinistres propos de Hume : Quand nous passons en revue des bibliothèques, quels ravages ne devons-nous pas faire ? Si nous prenons en main n’importe quel volume de théologie ou de métaphysique scolastique, par exemple, demandonsnous : contient-il aucun raisonnement abstrait concernant la qualité ou le nombre ? Non. Contient-il aucun raisonnement expérimental concernant la réalité pratique et l’existence ? Non. Livrez-le donc aux flammes, car il ne peut rien contenir que sophisme et qu’illusion. 34

33 34

La « googlesation » de la recherche documentaire est un syndrome bien identifié. Hume David, Enquête sur l'entendement humain, Aubier.

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Geste cinématographique et cinéma documentaire Philippe Roy J’établirai ici un concept de geste cinématographique que je spécifierai ensuite comme documentaire. Il sera essentiellement question de la modalité d’expression cinématographique et non de ce qui se présente avec le geste singulier de tel ou tel artiste-cinéaste. Je le ferai seulement un peu dans le cadre du cinéma documentaire. Ce sont quelques traits d’un mode d’approche gestuel du cinéma documentaire qu’il m’importe donc de dégager dans cet article. Avec ceci qu’en plus ces traits permettent de croiser désir et politique dans le champ même du cinéma et de sa technicité. 1. Le geste cinématographique

1. 1. Le geste de traçage

Faisons preuve de naïveté. Nous regardons un film, des ondes lumineuses et sonores nous traversent, nous sommes en elles mais elles ne nous heurtent pas, leurs masses sont nulles. La composition des ondes lumineuses dépend du cadrage (angle compris) et de son contenu, du réglage des couleurs aussi, telle est la vue corrélative d’un point de vue, celui du filmeur 1 . Ce point de vue peut être fixe ou mobile (mouvements d’appareil dont le zoom) et même absent dans les situations graphiques (monochromes, certains dessins, etc.) ou seulement sonores. Le point de vue est ce par rapport à quoi seront référés d’autres points de vue incarnés à l’image (par exemple point de vue d’où tel acteur regarde) ou d’autres vues possibles ou sons effectifs en dehors du cadre (hors champ). Le point de vue ordonne donc une multiplicité d’autres points de vue implicites. Mais, par projection de notre corps propre, au point de vue du filmeur est souvent couplée une deuxième référence où le filmeur est situé qui est le référentiel terrestre2 , le hors-champ le suppose. Ce pourquoi une ombre chinoise animée n’est pas cinématographique puisqu’elle se réfère à un point de vue extérieur à elle, celui du spectateur. 2 Par exemple si le point de vue est celui d’un filmeur placé dans une voiture, nous projetons notre corps en l’ancrant dans le référentiel terrestre si bien que nous imaginons bien que la voiture se déplace par rapport au paysage qui l’environne et non l’inverse, ce qui est pourtant le cas depuis le filmeur. Le référentiel terrestre exprime plus généralement l’idée d’un référentiel absolu, un repos absolu, ce pourquoi il peut aussi être sup-posé dans des scènes tournées dans l’espace interstellaire. Cela ne signifie pas que ce géocentrisme du cinéma est incontournable car peut être envisagé un cinéma plus galiléen où c’est le seul point de vue du filmeur qui ordonne la multiplicité (tout mouvement filmé lui devient relatif). 1

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J’appelle « traçage » d’un film le passage par les doublets points de vue/vues accompagnés ou pas par des sons, selon cette première acception le traçage est dit tel parce qu’il connecte des points de vue, plus profondément il est tel car il dirige la progression dans le temps. Si bien que cette progression peut très bien avoir lieu sans point de vue lorsque le traçage n’est que sonore ou/et pictural (le filmeur n’est plus que sonorisateur ou graphiste). Un plan est un traçage filmique continu formant un tracé, il lui appartient donc d’avoir une durée. Le plan dépend d’une ligne de connexion des points de vue, c’est une ligne de vues (lorsque le point de vue est fixe la ligne est réduite au point) ou d’une ligne sonore ou/et picturale. Le traçage est le geste du filmeur pour chaque plan. Je n’ai mis l’accent que sur une moitié de ma définition du traçage, ce geste n’est en effet pas seulement celui du corps agissant du filmeur mais bien aussi celui de son œil et de son oreille (comme je l’ai dit pour la ligne sonore). Écartons tout de suite plusieurs malentendus possibles, je ne comprends pas par « geste » les mouvements de caméra du filmeur, comptent aussi bien le choix du contenu et de son cadrage, le réglage des couleurs, le découpage et le réglage de la bande son et même le choix du matériel technique 3 . Bien plus le geste n’est pas cet ensemble technique. Les éléments de cet ensemble sont des opérations qui ont réalisé le geste alors que ce dernier est ce qui à la fois motive ces réalisations et s’enveloppe avec chaque plan. Mais surtout entendons bien qu’au geste appartiennent les intensités par lesquelles il s’exerce, les intensités lumineuses, sonores et leurs intensités impliquées : telles celles des mouvements correspondant aux variations du contenu et aux changements de point de vue, celles de profondeur, celles associées au contenu (poids, forces, chaleur par exemple) ou associées aux visages, aux voix (intensités d’affects). Le geste de traçage a donc lieu tout le long d’un plan, même quand celui-ci est fixe, puisqu’il compose les changements intérieurs à la vue et aux sons et le changement de points de vue, les premiers pouvant avoir lieu sans le deuxième ce pourquoi le geste de traçage peut coïncider avec un geste filmé (par exemple chaque plan du geste « Hulot » chez Jacques Tati). Les rapports variables de ces intensités deviennent répartition extensive variable (spatiale 4 et temporelle) par leur effectuation dans la matérialité de la pellicule puis par la projection de la suite des photogrammes sur l’écran (condition de notre synthèse temporelle) et enfin par leur Si bien que le filmeur est une équipe. Vont ainsi apparaître toutes les formes géométriques, les horizontales, les verticales, les lignes, qui partagent l’espace et créent sa tension propre.

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constitution en nous comme tracé. Le plan est donc à la fois le tracé résultant du traçage et la trace mobile du contenu filmé, c’est-à-dire d’un présent lors du filmage (présent du direct) ou d’un ancien présent. Ou pour le dire autrement le plan est pensé comme trace mobile en tant que réception d’un contenu en lequel s’exerce le traçage, c’est si l’on veut la face « photogrammes » du film et pensé comme tracé en tant qu’émission du traçage, c’est la face « écran » du film. Mais trace et tracé sont l’un dans l’autre, expression et contenu sont indiscernables, pilotés par le traçage. Le traçage n’existe pas hors d’eux. 5 Le plan est le diagramme 6 d’un geste de traçage en train de se faire. Un plan nous place dans son diagramme et sous son geste.

1. 2. Le geste de coupure

Je n’ai évidemment pas terminé ma présentation du geste cinématographique car les tracés doivent être raccordés et même composés dans le cas de tracés superposés (images/images ou images/sons) ou se partageant l’écran. Telle est la fonction du montage. Mais le terme de raccord est trompeur car il ne signifie pas ici le rétablissement d’une jonction. Au contraire chaque raccord réalise toujours une coupure. Nous retrouvons ici la distinction entre le geste et l’opération. Raccorder deux plans est l’opération qui réalise le geste de coupure, le raccord est la trace de la coupure. La coupure est l’entre-deux, le vide actif qui sépare et réunit deux plans, deux tracés. En même temps qu’elle fait passer un plan elle en fait advenir un nouveau, cette coupure répétée ordonne les plans 7 . Bien plus, le geste de coupure est une auto-affection du film car ces plans d’un nouveau présent et de l’ancien présent ne sont pas sans retentir l’un sur l’autre et même, d’une façon plus ou moins intense pour chacun, ce sont tous les anciens plans qui retentissent sur le nouveau plan et lui sur eux, ce retentissement se mesurant aux attentes qu’induisent les anciens plans confrontées à la nouveauté d’un autre, les attentes étant à chaque fois remaniées après chaque retentissement. Lorsqu’une attente est comblée le retentissement est peu intense c’est même la raison pour laquelle le geste de coupure se fait bien souvent oublier sous le raccord 8 . Ce n’est pas le cas par exemple avec un dessin. Le dessin tracé suggère son traçage mais ne le présente pas avec lui. 6 Nous suivons ici Deleuze et Guattari qui qualifient de diagrammatique l’indiscernabilité entre contenu et expression dans « Mille plateaux ». 7 Nous n’envisageons plus ici que le geste de coupure du raccord et non celui des compositions par superposition ou partage. 8 Ainsi quand le montage suit et forge l’établissement d’un lieu (par ses changements de points de vue discontinus), l’unité du lieu crée un fond d’attentes comblées. 5

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Enfin la suite des gestes de coupure détermine la temporalité du film (son rythme) incluant un certain traitement des temporalités des contenus filmés, de leurs histoires, d’où découleront des formes de narration. Où a lieu ce retentissement ? Ce ne peut être dans le champ du traçage puisque le geste de coupure réunit et sépare des tracés, il n’est pas dans le flux du passage mais sur le lieu du passage. En effet pas de passage sans un lieu de passage immobile qui ne passe pas, pas de passage de la douane sans une douane comme lieu fixe du passage. Le lieu du passage est ici notre mémoire car elle ne serait pas telle si elle passait avec ce qu’elle mémorise. Avec le geste de coupure la mémoire est mise à l’épreuve, prise entre attentes et nouveauté. C’est par là que le geste de coupure peut donner à penser. Notre mémoire est le lieu des retentissements fendue par les gestes de coupure. Le cinéma ne va pas vers le spectateur sans venir de lui.

1. 3. Niveau des gestes

Le geste cinématographique est donc une composition de gestes de traçage et de coupure 9 . Or la substance d’expression cinématographique est telle que le tracé vient avec son traçage et le raccord avec sa coupure. Le geste cinématographique affleure dans la substance en laquelle et par laquelle il s’enveloppe et s’exerce, il affleure dans ses ondes lumineuses et sonores. La masse nulle de cette substance la distingue du niveau matériel massique où les gestes s’effectuent, se réalisent et deviennent des actes. Le geste cinématographique se détache des actes et des opérations 10 de la réalisation du film et leur survit. Alors que le geste du peintre s’est réalisé, celui de la danse ou du théâtre se réalise, le geste du cinéma s’effectue de façon minimale, comme retenu dans sa matérialité sans épaisseur, fantomatique, épidermique, dans un suspens qui l’empêche de retomber dans le monde des corps. Contrairement à la danse, la peinture ou le théâtre, la réalisation du film précède l’expression du geste cinématographique 11 (alors que la réalisation du tableau succède au geste qu’il exprime et que les gestes de la danse ou du théâtre sont en simultanéité avec leurs réalisations). Le geste cinématographique peut se Évidemment dans le cas où le film est un unique plan-séquence il n’y a plus de geste de coupure. 10 Nous avons défini plus haut les opérations, elles sont les opérations techniques de l’appareillage cinématographique qui réalisent le geste, elles sont des actes, mais tout acte n’est pas une opération technique, l’acte peut être celui d’un filmé par exemple. 11 Même en direct, il y a un infime temps entre la réalisation et son enregistrement. Les ondes n’ont pas une vitesse infinie. 9

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maintenir au niveau du geste, réalisation arrêtée 12 . Il révèle le niveau des gestes en tant que gestes, niveau vers lequel les arts de réalisation remontent aussi, à leur façon, puisqu’ils nous invitent à extraire de leurs actes leur part gestuelle 13 , part spirituelle et affective. Par leur levée gestuelle les arts de réalisation pervertissent la réalisation ce pourquoi leurs actes décrochent du plan commun des actes, seuls les gestes de leurs actes frappent les spectateurs. Le geste cinématographique est lui d’emblée en levée, il virtualise l’acte 14 (alors que dans l’autre sens un acte réalise un geste). Si on convient de dire qu’une perception engage des rapports entre des corps massiques (ceux du percevant et du perçu) insérée dans le champ des actions, alors le cinéma relève moins de la perception, nous ne le rapportons peu à ce corps qu’est l’écran et encore moins aux photogrammes, il est surtout imaginaction 15 , imagino-moteur. Sans cela il ne pourrait pas venir brouiller la perception avec par exemple des spectres et des effets spéciaux ou nous présenter des images se présentant comme celles d’un passé. De même que la perception est au milieu des choses massives, l’imagination est au milieu des ondes de masses nulles. Perception et imagination ne sont pas les facultés d’un sujet, ce sont les corrélats subjectifs d’un accès à un certain niveau de la réalité 16 , c’est donc moins d’imagination qu’il faudrait parler mais d’images optiques et sonores actives-à-activer, avec Gilbert Simondon il faut concevoir « l’image comme réalité intermédiaire entre objet et sujet,

12 « Qu’est-ce qu’un geste ? un geste de menace, par exemple ? Ce n’est pas un coup qui s’interrompt. C’est bel et bien quelque chose qui est fait pour s’arrêter et se suspendre. […] en tant que geste de menace, il s’inscrit en arrière. Cette temporalité très particulière, que j’ai définie par le terme d’arrêt, et qui crée derrière elle sa signification, c’est elle qui fait la distinction du geste et de l’acte » Jacques Lacan, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Points Seuil, 1973, p. 132. 13 On peut rapporter au geste pur ce que Gilles Deleuze dit de l’opération pure (distincte de son incorporation-réalisation), il est continuellement dans un présent sans épaisseur qui est bien « le présent de l’acteur, du danseur ou du mime, pur “moment” pervers. C’est le présent de l’opération pure et non de l’incorporation », Logique du sens, Éditions de Minuit, 1969, p. 197. 14 « Virtualiser » ne signifie donc surtout pas le passage à un manque de réalité. Le virtuel est réel. Cf. Gilles Deleuze « Différence et répétition », « Le pli », « Cinéma 2 » ou encore « L’actuel et le virtuel » dans Dialogues. 15 J’emprunte ce terme à Joachim Dupuis. 16 Niveaux de la réalité qui s’incluent : l’imagination est impliquée dans la perception (ce que par exemple Kant a montré avec la synthèse d’appréhension et de reproduction même s’il maintient une doctrine des facultés) comme les ondes sont impliquées par les objets massiques.

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concret et abstrait, passé et avenir » 17 . Notre orientation philosophique est dans la filiation de la « Naturphilosophie » : la nature est en nous comme nous sommes en elle 18 , nous ne sommes pas devant elle (refus de s’en tenir au dualisme sujet/objet). Le cinéma est comme le rêve, il nous fait vivre les intensités et les enveloppements de ses gestes en les séparant de leur réalisation par notre corps, les effectuations ne sont plus seulement que naissantes en nous, tout en pénétrant dans le champ de nos mémoires avec des intensités variables de retentissement, autoaffections filmiques 19 . 2. Premières spécificités de gestes documentaires

2. 1. Mise en scène ?

Le geste cinématographique tel que je l’ai décrit jusque là concerne autant le documentaire que la fiction. Pensons à présent leurs lignes de séparation quitte à modérer la séparation quand cela sera nécessaire et même à penser plus tard leur ligne d’indiscernabilité. La première différence qui vient à l’esprit est évidemment en lien avec le contenu des films. Dans le cinéma de fiction ce qui est filmé existe pour le film, sa durée de vie est égale à la durée du tournage, dans le cinéma documentaire ce qui est filmé a déjà une vie avant que n’intervienne le filmeur, qui continuera après. Si bien que dans la fiction le geste cinématographique est indissociable d’une mise en scène du contenu alors que le documentaire se confronte à un contenu brut, imprévisible, le champ des intensités est donc plus préparé dans la fiction (on choisira tels éclairages, telle couleur pour le costume, etc.). Mais modérons de suite l’arbitrage du partage par la présence de la mise en scène, car il est des réalisateurs tel Robert Bresson qui contrarie tout jeu de mise en scène par l’apport d’acteurs non comédiens (qu’il appelle des modèles) qui ne jouent pas 20 , « ton imagination visera moins les événements que les sentiments, tout en voulant ces derniers aussi Imagination et invention, Les Éditions de la transparence, 2008, p. 7-18. Gilbert Simondon souligne bien aussi le rôle intra-perceptif de l’image. 18 Ceci rappelle la formule de Schelling « la nature est l’esprit visible et l’esprit la nature invisible » qui noue esprit, nature et image (le visible)… 19 « Le cinéma ramène les images dans la patrie du geste. Traum und Nacht, de Beckett, en propose implicitement une belle définition : il est le rêve d’un geste. Introduire en ce rêve l’élément du réveil, telle est la tâche du cinéaste » Giorgio Agamben « Notes sur le geste » dans Moyens sans fins, Rivages, 1995, p. 67. Marcel Jousse (1886-1961), répète plusieurs fois dans son Anthropologie du geste (Gallimard, 1974) que le cinéma deviendra de plus en plus essentiel à l’étude du geste. 20 « Il ne s’agit pas de jouer “simple”, ou de jouer “intérieur”, mais de ne pas jouer du tout » Robert Bresson, Notes sur le cinématographe, Folio, 1988, p. 99. 17

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documentaires que possible » 21 et inversement il est des réalisateurs de documentaires tel Johan Van der Keuken qui propose parfois une mise en scène aux gens qu’il filme ou tel Claudio Pazienza qui se met en scène avec ses parents 22 . De plus puisque le contenu peut être préparé, ne concluons pas trop vite à une plus grande adéquation entre le contenu et l’expression cinématographique dans le cinéma de fiction que dans le cinéma documentaire. Comme si le filmeur documentaire se contentait d’enregistrer le réel qui se présente là devant lui or il n’y a pas LE réel indépendant de tout point de vue. Le contenu est toujours celui d’un film, il est donné par le geste. Comme le dit Serge Daney un film implique toujours une certaine manière de montrer.

2. 2. Jauge du geste documentaire

Revenons en amont de l’argument de la mise en scène, le cinéma documentaire se fait sur fond d’une vie qui lui pré-existe. Or le statut de cette vie est identique aux nôtres, spectateurs. Nous pré-existons à tout film et nous sommes aussi, comme les personnages filmés, des sujets dont les paroles, les actes sont indissociables des vies de nos corps. Comme l’écrit Jean-louis Comolli : J’y verrai volontiers la principale ligne de partage entre cinéma de fiction et cinéma documentaire : dans un cas et dans l’autre, il ne s’agit pas de la même relation entre corps et personnage, inscription et narration. À l’adéquation documentaire du corps, de la parole, du sujet, du personnage répondent la dissociation et la recomposition fictionnelles de ces mêmes éléments, disjoints, divergents, que le travail du comédien (avec celui de la mise en scène) tente de rendre plus solidaires, plus articulés, plus cohérents. 23

À cause de cette identification de statut entre les personnages et les spectateurs, les intensités affectives du geste cinématographique seront évaluées, jugées, il y a un com-patir. Dans un documentaire de Sylvain George 24 nous est donné à voir le brouillage des empreintes digitales par des immigrants clandestins, ils râpent leurs bouts de doigts avec une vis chauffée. La scène dure longtemps, très longtemps, nous endurons ce que le geste cinématographique enveloppe (auquel appartient la durée du plan), pas question de se dire « ce n’est que du cinéma ! ». En donnant à voir, à entendre, le geste donne à évaluer. Mais en tant qu’il donne à évaluer de telle ou telle manière c’est le geste lui-même qui sera considéré comme plus ou moins bien jaugé par tel ou tel spectateur. Le geste du Ibid., p. 27. C’est Robert Bresson qui souligne. Par exemple dans L’argent, raconté aux enfants et à leurs parents. 23 Jean-Louis Comolli, Voir et pouvoir, Verdier, 2004, p. 532. 24 Sylvain George, Qu’ils reposent en révolte, vidéo, 2005-2009. 21 22

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plan du film de Sylvain Georges était-il bien jaugé ? Sa longue durée n’at-elle pas dépassé le cap de l’insistance de trop ?

2. 3. Geste documentaire d’intervention

Dans le cinéma documentaire le filmeur intervient dans son film. Ne serait-ce qu’à un premier niveau rudimentaire, la simple manière d’être du filmeur produit des effets sur le filmé ou inversement le filmé fait réagir le filmeur si bien qu’indirectement sa réaction est impliquée par son geste cinématographique. Cela est parfois très manifeste, par exemple dans la première séquence de Et la vie, Denis Gheerbrant, caméra en main, suscite une demande chez un habitant de la rue qu’il sillonne, celui-ci va l’inviter à venir filmer dans sa maison. Le corps, la parole du filmeur sont même souvent des composantes du film. Comme la main d’Agnès Varda dans Les glaneurs et la glaneuse mais aussi celle de Denis Gheerbrant placée devant l’objectif de sa caméra à la demande d’une femme qui a honte du lieu insalubre où elle loge 25 , sa main met en œuvre une réaction à l’effet que produit chez elle son arrivée. Pensons aussi au visage et la voix d’Avi Mograbi. Le filmeur peut même devenir implicitement le principal filmé du film. Dans un film au titre on ne peut plus explicite Le filmeur, Alain Cavalier filme le monde qui se rapporte à lui en montrant comment ce monde se rapporte à lui. Par exemple filmant sa mère qui dort, il la filme surprise par son intrusion invisible (donc comment elle se rapporte à son intrusion), même chose avec sa femme qui dort. Dans ce film le traçage fait signe vers son traceur et les raccords sont parfois autant les traces de ses gestes de coupure que celles des coupures de sa vie (des dix ans où ont été prélevées les traces). Ce lien circulaire entre filmeur et filmé que je viens sommairement d’exemplifier me porte à dire que le geste de traçage documentaire est un geste d’intervention. Bien plus, ce lien circulaire est celui de la rencontre entre filmeur et filmé, il suppose l’entre-deux, où s’insère véritablement l’intervention. Filmeur et filmé sont engagés dans un devenir inconnu d’eux. « La non-maîtrise du documentaire apparaît comme la condition de l’invention. C’est la puissance réelle de ce monde qui éclate à travers elle » 26 . Le geste de traçage saisit chaque événement qu’il suscite, il s’enveloppe et se développe dans et par son tracé. Les gestes de coupure viennent rythmer les développements en faisant retentir les événements, dans leurs entredeux. La suite des coupures donne du large à toutes les interventions, elle fait coexister leurs espaces-temps, tout en étant auto-affection du film 25 26

Denis Gheerbrant, Marseille dans ses replis, film, 2009. Jean-Louis Comolli, Voir et pouvoir p. 516.

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comme du filmeur, retentissant en nous. Par exemple le geste de Boris Lehman dans Babel. Lettre à mes amis restés en Belgique 27 , plaçant une coupure entre les événements qui précèdent son voyage au Mexique et les événements de son retour, fait coexister ces espaces-temps et retentir l’un sur l’autre les tracés de l’avant et de l’après, le retentissement donnant à penser : que s’est-il passé entre ? Est-il vraiment allé au Mexique ? Quels affects produit en nous cette coupure ?

2. 4. La résonance de la singularité au lieu du rapportage

On opposera reportage et cinéma documentaire si on convient d’appeler « geste cinématographique de reportage », le geste calibré, répondant à des normes de prescripteurs, selon des formats télévisuels par exemple et même des jauges affectives déterminées qui viennent confirmer des évaluations sociales pré-données (humanitaires ou sécuritaires par exemple). Si bien que cela implique que le filmeur s’efface derrière ces normes et que de plus il n’engage en rien un geste d’intervention. La fausse prétention à l’objectivité du reportage n’est telle que par l’effacement de la subjectivité du filmeur. Mais cette objectivité est de toute façon celle d’un geste, fut-il calibré et non intervenant ou du moins pour reprendre une distinction du Moyen Âge, c’est une geste (gesta) et non pas un gestus. En effet « dans la tradition antique qui peu à peu s’impose durant le Haut Moyen Âge, la notion de gestus suppose la possibilité d’une maîtrise et d’une responsabilité individuelle des gestes. Dans les gesta, dans la geste, au contraire, l’individu dépend entièrement du groupe, monastère ou lignage. Pas plus que le sens de l’histoire, celui de ses actions ne lui appartient vraiment. » 28 Si bien qu’il implique que nous visions le contenu filmique selon cette geste sociale, selon sa monstration. L’expression standardisée tend à devenir indifférente à son contenu, il y a comme une vitre entre l’expression et le contenu, ils ne sont plus indiscernables, le contenu est seulement rapporté à une forme d’expression. Tout reportage est donc un rapportage. Par sa répétition la geste forge la conduite cinématographique du spectateur si bien qu’à contrario on peut qualifier le gestus documentaire de contre-conduite. À la différence d’un reportage, un film documentaire a la capacité de faire résonner un monde. Et ceci est favorisé lorsqu’une personne filmée parle, les paroles de celle-ci faisant naître des images qui ne sont pas à l’écran. La parole filmée est alors le vecteur d’un autre film en nous. La parole et la visagéité du corps parlant font résonner la source de leur Boris Lehman, Babel. Lettre à mes amis restés en Belgique, film, 1991. Jean-Claude Schmitt, La raison des gestes dans l’occident médiéval, Paris, Gallimard, 1991, p. 133. 27 28

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épanchement : un monde. Il y a tout un art du voisinage dans le cinéma, on ne filme jamais aussi bien un monde ou quelqu’un que lorsqu’il est l’horizon-limite de la suite des filmages de ses entours. Dans sa grande fresque sur Marseille, Denis Gheerbrant fait revivre des mondes en recourant aux entours de personnes filmées. Ces filmés ne sont pas choisis au hasard, ils sont ceux qui sont capables de faire résonner ce monde d’où ils parlent et qu’ils font encore parler, ceux dont le grain de la voix est aussi la graine d’un monde. Les filmés sont des singularités qui comme telles font résonner leurs voisinages, leurs mondes. Et ces singularités résonnent en nous, nous renvoyant au monde qu’elles affirment et à sa perte, à la nécessité donc pour nous de ne plus perdre et donc de faire monde, de voisiner singulièrement avec d’autres. Quand il en est ainsi le cinéma documentaire est moins un rappel qu’un appel aux actes. 3. Gestes cinématographiques politiques

3. 1. Geste de résurrection d’un réel

Cela m’amène à parler de l’implication politique du geste cinématographique. Puisque le geste affleure dans sa substance ondulatoire, il ne va pas être sans induire des gestes dans notre corps imaginacteur. Et ces gestes peuvent être politiques. Le geste de coupure peut ainsi permettre le retentissement de tracés séparés spatialement même et surtout quand il n’y a plus de trace dans la réalité, de trace réalisée. Le geste du film Katyn d’Andrzej Wajda fait retentir les segments dissociés du massacre de masse par lesquels transitent les victimes polonaises, chaque segment étant une étape de ce massacre à la chaîne, aboutissant à un charnier enterré qui doit éliminer toute trace. Son geste nous montre cette réalité telle qu’elle n’a pu être vue par personne, pas même par un officier russe. Ce geste remédie à la disparition. Le dernier segment lorsque y arrivent directement certaines victimes est tel que celles-ci aperçoivent leurs compatriotes morts dans le charnier, en même temps qu’ils signent leur appartenance polonaise (par une prière par exemple), le geste d’Andrzej Wajda faisant ainsi retentir avec ce plan tous les plans précédents et conditionne notre attente de ceux qui viendront. Par là, et avec Wajda, c’est tout le peuple polonais que nous faisons vivre, nous spectateurs actuels, en notre mémoire, pour toujours. La fiction fait documentaire, faisant même coïncider en sa fin un fragment documentaire qu’est le cahier de notes ayant appartenu à une victime et la fin de l’écriture de ses impressions journalières que le film présentait avant sa mort. La fiction cinématographique ressuscite un réel et son geste de résurrection réactive un geste politique patriotique. De plus le 218

geste cinématographique en prélevant le traçage de l’écriture en isole le geste-se-faisant, qui devient ici le suivi d’une mémoire polonaise s’autoaffectant. De même que le geste cinématographique se détache de la réalisation, il détache pour cette raison même les autres gestes qu’il filme, de leur réalisation. Le geste cinématographique toujours en train de se faire et se présentant ainsi, fait monter en lui les gestes qu’il capte, saisis dans son vol(e).

3. 2. Geste et passage à l’acte : le désir

Ce pourquoi le cinéaste documentaire a ceci de singulier, lui, l’intervenant, qu’il peut à la fois faire des gestes et se les voler. Par exemple Henri-François Imbert dans Sur la plage de Belfast 29 filme un raccord entre une trace et son traceur qu’il est en train de faire. Il va en effet partir en quête de personnes filmées sur une pellicule qu’il a achetée à un brocanteur. Possédant la trace il cherche à remonter vers ceux qui ont souvenir de l’ancien présent où s’est réalisé le film, ancien présent du traçage de la trace. Nous, spectateurs, assistons au geste en train de se faire : enquête, réflexions en voix off, pérégrinations 30 . Le film est tout autant tracés et traces-raccords dans lesquels s’enveloppent les gestes de traçage et de coupure du cinéaste, que le tracé et le raccord du traçage aux traceur et filmés du film retrouvé, les intensités d’affect culminantes étant celles du moment de la retrouvaille du film par les filmés, intensités d’autant plus fortes que le filmeur est mort entre temps. Le geste de Sur la plage de Belfast s’est donc doublé de la réalisation d’un acte : rapporter le film trouvé. Or cet acte aurait-il été possible sans ce geste ? Le geste en train de se faire est bien celui de l’acte en tant qu’il s’en élève (il le virtualise), mais en quoi l’acte dépend-t-il du geste ? Pour son désir. Le geste cinématographique relance constamment l’acte et donc le film, il le provoque car le geste en train de se faire veut continuer, il persévère indéfiniment dans son être. Arrêtant toute réalisation il est par là même sans arrêt. Le passage à l’acte donne des mains au désir du geste et redessine à chaque fois un nouveau contenu disponible. Ce que je nommais « geste d’intervention » se précise maintenant un peu mieux, le geste est d’intervention car il est désir de l’acte 31 . Dans Babel. Lettre à mes amis restés en Belgique, Boris Lehman est confronté à ce désir, à cette Éditions Montparnasse, collection « Le geste cinématographique » dirigée par Patrick Leboutte, dvd comprenant les films de H.-F. Imbert de 1996 à 2003. 30 On retrouve ce genre de démarche enquêtrice chez Claudio Piazienza, Tableau avec chutes, 1996. 31 « filmer, c’est bien, quoiqu’il en soit et d’une manière ou d’une autre, faire, défaire ou refaire le monde. Parce que je ne peux pas vivre si je ne pense pas que mon désir peut changer un rien, juste un rien, qui est tout » (Denis Gheerbrant). 29

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puissance gestuelle filmique qui l’emporte, qu’il ne peut arrêter et qui n’aura pas d’arrêt. « Babel » est le nom propre d’un geste, comme la tour du même nom (elle, dont la réalisation est à la fois arrêtée et sans arrêt…). Le geste cinématographique incite au passage à l’acte mais il ne peut lui-même passer comme acte 32 . Alors s’il le faut c’est le cinéma luimême qui passera à l’acte, entraîné par le désir du geste cinématographique comme le ciné-train d’Alexandre Medvedkine raccordant les ouvriers de la Russie communiste, le geste cinématographique alimentant leur désir d’être communistes, en actes. Ces actes peuvent être de véritables individuations33 collectives. Les films des groupes ouvriers Medvedkine 34 (Besançon, Sochaux) ont été de véritables tremplins pour individuer les travailleurs, non pas seulement parce qu’ils ont pris la caméra mais parce que les films eux-mêmes ont eu les potentiels suffisant pour les transformer. Ainsi dans À bientôt j’espère (1967-1968) le premier film du groupe qui est à vrai dire celui de professionnels « Chris Marker et Mario Marret » nous voyons une jeune femme (Suzanne) qui vient de rentrer à l’usine. Assez effacée derrière son mari nous la retrouvons métamorphosée dans un film documentaire un peu plus tardif Classe de lutte (1968) où elle est maintenant une militante très active, elle a découvert l’art (Picasso, Prévert), elle s’est émancipée en tant que femme. Le geste documentaire n’a-t-il pas contribué à la faire passer à l’acte ? Les gestes filmiques du groupe n’ontils pas soulevé dans leur suspens des gestes politiques émancipateurs enveloppant des singularités, prêts pour des retombées individuelles et collectives ?

L’acte nécessite la réalisation massique. De même que Boris Lehman se confronte à la puissance du geste cinématographique et à son impuissance à être lui-même un acte et qu’il filme cette impossibilité, pensant la conjurer par le film des opérations qui lui donnent naissance (la recherche d’un producteur, les accords et désaccords des filmés etc.), or les opérations dans le film deviennent des gestes propres au film et non plus des actes… on ne s’étonnera pas qu’un autre de ses films pose le problème de la réalisation filmique, de sa masse qui, tout en permettant le film, ne « pèse » plus dans sa substance finale et qu’il veuille aussi conjurer cette impossibilité en la filmant… ou en étant présent lui-même lors de la projection de ses films avec son appareillage massique. Homme portant son film le plus lourd, 1994. Le cinéma de Boris Lehman est travaillé par l’impossibilité du cinéma, par le désir de cette impossibilité. 33 Par individuation nous entendons la transformation individuelle. Or une individuation peut avoir eu pour condition la constitution d’un collectif. On parlera alors d’individuation collective, tout autant individuation de chaque individu que du collectif lui-même (qui se constitue par là comme entité singulière). 34 Édités aux Éditions Montparnasse, collection « Le geste cinématographique ». 32

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4. La fiction documentaire individuante, le Tiers Car le cinéma documentaire a ceci de paradoxal : dégager une ligne du possible, une ligne de fiction. En s’engageant dans un réel, le cinéma documentaire dégage une ligne gestuelle qui déborde de ce réel. Car en premier lieu il y a une autonomie de cette ligne exactement comme la réalité intermédiaire des images (Simondon). Dès que le filmé est couplé au filmeur une part de ce qui est dit, fait, restera comme en suspens, passage qui ne passe pas, levée du geste, part immortalisée sur et par ce Tiers qu’est la pellicule et l’écran. La pellicule-écran (réception-émission) est le Tiers qui, parce qu’il n’appartient à personne, joint filmeur, filmé et spectateur. C’est le Tiers de l’« avec ». Ce pourquoi est insupportable que ce Tiers serve à conserver les traces d’enjeux privés ou à l’appropriation par et pour quelqu’un, le Tiers de l’« avec » devient alors le Tiers de l’« à moi ». Au Tiers il faut réserver la réception-émission des singularités impersonnelles enveloppées dans le geste du filmeur. Une singularité peut mettre en émoi une autre singularité que nous impliquons, elle peut faire proliférer son « autour ». Le Tiers est donc plus fondamentalement le site actif des singularités qui nous machinent dont se réclame la réalité intermédiaire des images. Ne nous étonnons pas alors en second lieu que la ligne gestuelle, puisqu’elle se manifeste à nous au niveau de notre corps imaginacteur et de notre mémoire, puisse inciter à donner libre cours à l’imagination fabulatrice 35 et déborder d’un réel. C’est cette incitation que Jean Rouch a exploité avec génie. Avec Jaguar 36 , son geste cinématographique va dégager d’un réel une ligne de fiction qui par le geste de coupure du montage (image/bande son) viendra en retour l’investir au point de rendre indiscernables réel et fiction, comme pour des enfants qui jouent. 35 Bergson tient à bien différencier « imagination » et « fabulation » si on entend par imagination le simple fait de se représenter quelque chose qui n’est ni un objet présent, ni une chose passée alors que la fabulation implique un récit, elle est la faculté « de créer des personnages dont nous nous racontons à nous-mêmes l’histoire », elle implique une véritable croyance, « elle prend une singulière intensité de vie chez les romanciers et les dramaturges. Il en est parmi eux qui sont véritablement obsédés par leur héros ; ils sont menés par lui plutôt qu’ils ne le mènent […] À vrai dire, on la trouve à quelque degré chez tout le monde. Elle est très vivante chez les enfants » Les deux sources de la morale et de la religion, PUF, 2008, p. 205-206. La fabulation ayant selon Bergson un sens supplémentaire puisqu’elle a une fonction sociale. « La fonction fabulatrice, innée à l’individu, a pour premier objet de consolider la société ; mais nous savons qu’elle est également destinée à soutenir l’individu lui-même, et que d’ailleurs l’intérêt de la société est là » ibid., p. 209. 36 Éditions Montparnasse, collection « Le geste cinématographique », films de 1956 à 1972.

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Jean Rouch a procédé pour cela à un décalage temporel entre l’enregistrement des images (1957) et l’enregistrement des paroles (1967) par les trois protagonistes du film qui vont fabuler, extraire à partir des images leur propre ligne de fiction. Ce sont des actes de paroles. En 1974 par Cocorico ! Monsieur Poulet le filmeur « Jean Rouch » passera à l’acte. Il nous embarquera comme il est embarqué sur la ligne réelle-fictive, créatrice d’actes et funambulesque, de son geste37 . Le geste documentaire traverse filmeur, filmé et spectateurs. Cette traversée peut être qualifiée de transindividuelle au sens de Gilbert Simondon. Selon lui la relation transindividuelle se déploie et s’accomplit lors d’une individuation psychique et collective. L’individuation psychique et collective implique une circulation émotionnelle (qui ici passe aussi par nous spectateurs) et une organisation active (significative), ici entre filmeur et filmés (mais nous aussi, indirectement, en tant que nous habitons les gestes du film). Exemplaire est à ce titre le documentaire Pour la suite du monde de Pierre Perrault. Il va filmer le geste qu’il réactive : celui de l’ancienne chasse au marsouin. Si bien que son geste cinématographique peut être vu à la fois comme celui qui par son intervention induit une véritable individuation psychique et collective des habitants de l’Ile-aux-Coudres (passage à l’acte) mais aussi comme celui du film de cette individuation (qui passe ainsi par nous). Des actes (physique et de paroles) se relaient et des émotions circulent. Il fallait trouver une action… et je ne voulais pas non plus une action pour le magnétophone ou la caméra… mais une action vivante, vivable, possible, voulue, désirée par les acteurs, en dépit de la caméra. Déclencher une telle action, faire en sorte que les événements se produisent devant moi – et non pour moi – mais entre eux ou entre nous, et j’obtenais non plus un récit mais l’acte… pas un témoignage mais la vie elle-même. C’est alors que j’ai songé au marsouin. Parce que je savais la place qu’il occupe dans les désirs des gens de l’Ile-auxCoudres. Je n’avais dès lors qu’à suivre les événements, à obéir à la réalité, et à regarder vivre l’homme à la poursuite de son exploit. 38 Au sujet de Cocorico ! Monsieur Poulet Jean Rouch raconte « Ce film a peut-être été le plus drôle à faire. Lam avant proposé un documentaire sur le commerce du poulet, nous décidons d’en faire un film de fiction réalisé par Dalarou, nouveau réalisateur multinational et tricéphale : Damouré Zika, Lam Ibrahima Dia, Jean Rouch. Nous avons été dépassés dans l’improvisation par les incidents : la voiture de Lam n’avait ni freins, ni phares, ni papiers. Ses pannes continuelles modifiaient sans cesse le scénario prévu […] Alors l’invention était continuelle et nous n’avions aucune autre raison de nous arrêter que le manque de pellicule ou le fou rire qui faisait trembler dangereusement micros et caméras » Cités dans le dvd édités par les Éditions Montparnasse, collection « Le geste cinématographique », 2007. 38 Pierre Perrault, Image et son, n° 183, avril 1965. 37

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Le geste-événement documentaire de Perrault déclenche, enveloppe et prolonge une individuation psychique et collective « l’homme à la poursuite de son exploit ». Et cela passe bien par la présence d’une dimension tierce, un Tiers événementiel, « les événements se produisent […] entre eux ou entre nous ». Ce Tiers, dont la place est aussi occupée par la caméra, amplifie la singularité qu’est la chasse au marsouin en même temps qu’elle résonne chez chacun des protagonistes. La présence technique cinématographique est l’opérateur im-personnel (il n’est là pour personne) de l’organisation active du collectif (les filmés se prennent au jeu et font le jeu) de même que ce collectif par son individuation propre réagit sur le filmeur. Perrault est au carrefour de l’individuation technique filmique qu’il module et de l’individuation psychique et collective dans laquelle il baigne. Les deux individuations puisent dans la même source transindividuelle, comme l’appareillage du montage dont les gestes de coupure font retentir les plans dans nos mémoires vibrantes et celles qui vibreront encore, pour la suite du monde… Gilbert Simondon, auteur de Du mode d’existence des objets techniques, n’a-t-il pas insisté sur le fait, que la relation à l’objet technique ne peut devenir adéquate que “dans la mesure où elle arrivera à faire exister cette réalité interindividuelle collective, que nous nommons transindividuelle, parce qu’elle crée un couplage entre les capacités inventives et organisatrices de plusieurs sujets. Il y a relation de causalité et de conditionnement réciproque entre l’existence d’objets techniques nets, non aliénés, utilisés selon un statut qui n’aliène pas, et la constitution d’une telle relation transindividuelle 39 ”. 40

Concluons alors avec Deleuze et Guattari que l’appareillage cinématographique du Tiers connectif de l’« avec » est une véritable machine désirante car le geste dont il est l’opération est désir de l’acte et non fantasme : « le tiers, la machine désirante en personne » 41 .

Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets technique, Aubier, 1989, p. 245. Muriel Combes, Simondon. Individu et collectivité, PUF, 1999, p. 126. 41 Gilles Deleuze, Félix Guattari, Capitalisme et schizophrénie, L’anti-Oedipe, t. 1, Éditions de Minuit, 1972/1973, p. 65. 39 40

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Discours du figural Eminé Sarikartal Ce travail propose une relecture de la partie prologue, intitulée Une fable contrariée de La fable cinématographique de J. Rancière. Cette relecture nous servira à faire ressortir la conception de l’art de Rancière, se prenant comme indice la place qu’il accorde particulièrement au cinéma. Par la suite, on va essayer de mettre en relation Rancière et Lyotard, à partir de la problématique exposée par Lyotard dans Discours, Figure. Mais d’abord, celui qui voudrait faire une lecture de ce prologue, sera obligé de passer par La Poétique d’Aristote et les Écrits sur le cinéma de J. Epstein, que Rancière considère comme les représentants de deux visions antagonistes sur l’art, du point de vue de sa propre théorie. C’est pour quoi nous avons choisi de consacrer, dans ce travail de lecture, quelques passages à l’exposition de ces deux visions d’ailleurs très connues. D’autre part, nous allons essayer de mettre en lumière le fil de réflexion suivi par Rancière dans ce prologue. Dans cette lecture, nous faisons face avant tout à deux expressions que nous pouvons problématiser : La fable cinématographique et Une fable contrariée. Quel est le rapport qui se trouve entre le genre cinématographique et la fable et pourquoi après tout, ceci est une fable contrariée ? C’est à travers ces questions que l’on va essayer de situer la conception rancièrienne du cinéma, qui s’insère évidemment dans sa conception générale de l’art. D’ailleurs, juste au début de son texte, Rancière va nous avertir que selon sa propre conception de l’art, le cinéma ne peut pas être conçu comme une faille dans l’histoire de l’art par le simple fait de sa technicité. Mais par contre, il faut le considérer comme faisant partie d’un certain régime déjà développé au sein de l’histoire de l’art occidental. À examiner de plus près le texte de Rancière, on verra que l’art en général, peut être pensé sous le règne de certains régimes bien précis selon les époques. D’après lui, ce sont justement ces régimes dans l’art qui vont changer le mode du discours artistique et non pas les techniques, par exemple cinématographique, toutes seules, puisque celles-ci feraient partie dès leur émergence d’un tel régime qui est déjà en cours. En suivant ce chemin, on va essayer d’insérer l’art cinématographique dans ce panorama morcelé en régimes de l’art ; et une étude détaillée de cet emplacement pourra nous indiquer à la fois la raison de la nature

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contrariée du cinéma et la raison de sa relation avec la fable dans cette nature. Le texte de Rancière nous offre trois axes d’études : Le premier sera celui d’une idée traditionnelle occidentale de l’art qui prend comme point de départ la fable au sens de la poétique aristotélicienne. Le second sera la contrepartie de la première idée, celle défendue par J. Epstein, en renversant la hiérarchie esthétique d’Aristote et arrivant à une idée de la révolution artistique à travers la technique cinématographique. Et le dernier sera celui que suit Rancière lui-même pour concilier les deux premiers, en refusant tout d’abord la possibilité d’une révolution artistique basée sur la technique, mais aussi en trouvant une place appropriée à cette nouvelle technique tout en gardant certains traits de la conception aristotélicienne. On va commencer par un rappel rapide de la poétique aristotélicienne. La fable aristotélicienne, comme la définit Rancière, c’est « l’agencement d’actions nécessaires ou vraisemblables qui, par la construction ordonnée du nœud et du dénouement, fait passer les personnages du bonheur au malheur ou du malheur au bonheur » 1 . Au centre de cette organisation, se trouve le concept de mimésis. Il faut comprendre la mimésis à la fois comme imitation et comme représentation. La poétique au sens aristotélicienne est due à deux causes naturelles, l’une concernant la création poétique et l’autre le goût du public pour la poésie : « La poésie semble bien devoir en général son origine à deux causes, et deux causes naturelles. Imiter est naturel aux hommes et se manifeste dès leur enfance (l’homme diffère des autres animaux en ce qu’il est très apte à l’imitation et c’est au moyen de celle-ci qu’il acquiert ses premières connaissances) et en second lieu, tous les hommes prennent plaisir aux imitations » 2 . Dans son œuvre La Poétique, Aristote fait une distinction entre la poésie et son propre domaine d’étude. Il dit que ; le nom de poète/poésie doit être attribué non pas par le fait d’utiliser les vers mais par le fait de créer une œuvre d’imitation, de mimésis 3 . Et ceux qui imitent représentent des hommes en action 4 . « Le propos central de la Poétique, n’est pas toute la

J. Rancière, La fable cinématographique, p. 8. Aristote, La Poétique, Paris, Société d’édition « Les Belles Lettres », 1985, 1448/b. Cette édition sera la référence principale, sauf mention expresse, de cette œuvre tout au long de ce travail. 3 Ibid., 1447/b. 4 Ibid., 1448/a. 1 2

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poésie, mais la mimésis poétique, c’est-à-dire la représentation d’actions humaines par le langage » 5 . Donc on a la représentation c’est-à-dire la mimésis, l’action humaine et le langage comme trois éléments constitutifs de ce genre. La poétique peut se montrer sous trois formes : la tragédie, l’épopée et la comédie. La tragédie est supérieure aux autres, car elle est la forme la plus appropriée à la poétique par son étendue et son contenu. « La tragédie est l’imitation d’une action de caractère élevé et complète, d’une certaine étendue, dans un langage relevé d’assaisonnements [mètre, chant, mélodie selon les parties] d’une espèce particulière suivant les diverses parties, imitation qui est faite par des personnages en action et non au moyen d’un récit, et qui, suscitant pitié et crainte, opère la purgation propre [catharsis] à pareilles émotions » 6 .

La tragédie comporte six parties : La fable (muthos), les caractères, l’élocution (lexis), la pensée (dianoia), le spectacle (opsis) et le chant. « La pensée (dianoia) consiste à trouver le langage [legein] qu’implique la situation, le langage approprié ». Elle est donc semblable à la rhétorique. « L’élocution (lexis) c’est la traduction de la pensée par les mots. » « Le spectacle (opsis), bien que de nature à séduire le public, est tout ce qu’il y a d’étranger à l’art et de moins propre à la poétique […] » 7 . Selon Aristote, la plus importante de ces parties c’est la fable, l’assemblage des actions accomplies selon le principe de nécessité ou de vraisemblance, « car la tragédie imite non pas les hommes mais une action et la vie, le bonheur et l’infortune ; or le bonheur et l’infortune sont dans l’action et la fin de la vie est une certaine manière d’agir, non une manière d’être ; et c’est en raison de leur caractère que les hommes sont tels ou tels, mais c’est en raison de leur actions qu’ils sont heureux ou le contraire » 8 . Les actes et la fable sont la fin de la tragédie. Les personnages n’agissent pas selon leur caractère « mais ils reçoivent leur caractère par surcroît et en raison de leurs actions ». « La fable est donc le principe et comme l’âme de la tragédie ». « La tragédie est l’imitation d’une action et c’est avant tout en raison de l’action qu’elle imite les hommes agissant » 9 . En affirmant qu’il va « traiter de l’art poétique en lui-même, de ses espèces, considérées chacune dans sa finalité propre […] » 10 , et en Introduction à Aristote, La Poétique, traductions et notes de lecture de Dupont-Roc, Roselyne, Lallot, Jean, Paris : éditions du Seuil, 1980, p. 22. 6 Aristote, La Poétique, 1449/b. 7 Ibid., 1450/b. 8 Aristote, op.cit., 1450/a. 9 Ibid., 1450/b. 10 Aristote, La Poétique, Les éditions du Seuil, 47a8. 5

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mettant au premier rang la fable, c’est-à-dire l’agencement des actions, dans ce traitement, Aristote nous conduit par deux chemins vers l’idée de dunamis, finalité destinée à se réaliser en acte. Premièrement, traitant la poétique comme genre et y distinguant des espèces, il considère l’art comme une activité orientée ayant sa propre dunamis, sa finalité 11 . Deuxièmement, par le fait que l’action soit au cœur de l’œuvre artistique, que la fable (le muthos), c’est-à-dire l’agencement logique des actions, soit au premier plan comme principe de construction, il renforce cette idée et affirme que la fin de l’art, comme toute autre chose, est d’activer son dunamis. En outre, l’œuvre poétique se donne la tâche de « mimer » les hommes en action, parce que « l’acte est la fin vers laquelle tend la puissance ; c’est dans l’activité que l’homme se réalise ce qu’il n’est, en dehors de l’activité, que virtuellement »12 . Pour revenir au texte de Rancière, on verra qu’une idée de l’art hiérarchisé de manière aristotélicienne constitue le point de départ de son débat. Rancière commence son texte par des passages qu’il cite de l’article intitulé Bonjour Cinéma de J. Epstein 13 . Le propos d’Epstein c’est que le cinéma est le porteur d’une certaine révolution artistique, ce qui constitue le second axe dont nous avons mentionné tout à l’heure. Rancière va interroger ce propos tout au long de son texte, prenant comme point de départ sa propre théorie des régimes de l’art. En fait, on peut dire que son interrogation joue surtout sur l’idée aristotélicienne de la supériorité du muthos à l’opsis selon le principe de nécessité ou de vraisemblance, qui se trouve réfutée par J. Epstein. Cette définition aristotélicienne est tellement forte qu’elle doit s’étendre sur toute une idée de l’art. Or, cette organisation qui ne laisse pas beaucoup de place à la contingence, n’est pas celle de la vie réelle. Comme précise Rancière dans un autre ouvrage, Le Partage du Sensible, selon Aristote, la fiction rationnelle est bien supérieure à l’histoire qui se déroulerait dans un désordre empirique 14 . Epstein prétend que le cinéma a donné fin à cette conception aristotélicienne de l’art. D’après Epstein, avec le cinéma, « [l]a vérité de la vie a enfin trouvé l’art capable de l’exprimer : l’art où l’intelligence qui invente des changements de fortune et des conflits de volontés se soumet à une autre intelligence, l’intelligence de la machine qui ne veut rien et ne construit pas d’histoires Ibid., p. 143, note 1. Aristote, La Poétique, Les Belles Lettres, p. 14. 13 Article qui se trouve dans J. Epstein, Écrits sur le cinéma. 14 J. Rancière, Le partage du sensible, pp. 55-56. 11 12

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mais enregistre cette infinité de mouvements » 15 . Alors que la fable aristotélicienne privilégie le muthos, le cinéma pourrait renverser cette hiérarchie au profit de l’opsis, grâce à son automatisme. La logique aristotélicienne des actions serait en fait illogique, selon Epstein, car « elle contredit la vie qu’elle prétend imiter » 16 . Or, le cinéma, en tant qu’ouverture à une vérité intérieure du sensible, aurait le pouvoir de trouver une solution à la querelle de l’intelligible et du sensible. « Ce que l’œil mécanique voit et transcrit, nous dit Epstein, c’est une matière égale à l’esprit, une matière sensible et immatérielle, faite d’ondes et de corpuscules » 17 . Si on examine le texte d’Epstein, on verra qu’il met en valeur la particularité du cinéma à travers sa technique. Ses concepts clés sont le gros plan (des plans enregistrés à une proximité extrême) et la photogénie (la qualité ou la propriété de l’image). Selon lui, ces deux éléments sont indispensables pour que le cinéma réalise son essence. Il s’agit d’apporter un sentiment au monde et de rendre sensible une réalité à travers des « sensibilités immatérielles ». Dans cet objectif, le gros plan et la photogénie (les éléments de l’opsis correspondant à la structure ornementale et secondaire de la mimesis selon Aristote) sont considérés parmi les meilleurs moyens techniques pour se rapprocher le plus possible du « réel ». Selon la logique de J. Epstein ; on peut dire que si « le cinéma est le mouvement », « la photogénie est la logarithme de la mobilité » et « le gros plan exprime au maximum cette photogénie du mouvement » 18 ; alors ces deux sont les éléments les plus convenables au cinéma pour être l’art du réel, le réel n’étant jamais figé, ni lointain. En rapport avec cette idée du cinéma, Epstein dit dans un autre article intitulé Réalisation de détail que : « commercialement, une histoire est indispensable, et un argument, même dans le film idéal, nécessaire pour enduire l’image du sentiment. La décomposition d’un fait en ses éléments photogéniques est la première loi du film, sa grammaire, son algèbre, son ordre. […] Le sentiment ne peut jaillir, vulgairement, que d’une situation, d’une anecdote. Ainsi, l’anecdote doit être ; mais comme l’objectif bégaye dès qu’il y touche, elle doit être invisible, sous-entendue, exprimée ni par un texte, ni par une image : entre » 19 . J. Rancière, La fable cinématographique, p. 8. Ibid. 17 Ibid., p. 9. 18 J. Epstein, Écrits sur le cinéma, p. 94. 19 Ibid., p. 105. 15 16

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On peut voir clairement la différence entre ces phrases et la conception poétique – aristotélicienne de l’art. Le cinéma induit une mesure non métrique où il n’est plus question de vers. La parole laisse sa place à l’image, mais celle-ci est très différente de l’image ancienne, on dirait même qu’elle est une image invisible. Elle est plus connotative que dénotative. Et dans ce cadre, le cinéma serait l’exemple par excellence de la rupture qui s’opère au sein de l’art selon Epstein. Pourtant, selon Rancière, aujourd’hui cette idée que l’on a faite du cinéma n’est plus valable. Il y a une distance entre cette vision du cinéma et celle du notre temps. Cette distance peut être abordée de deux manières : Tout d’abord, d’une manière nostalgique, en désignant l’industrie hollywoodienne et les premiers films qui sont plutôt narratifs, Rancière dit que « le jeune art du cinéma n’a pas seulement renoué avec le vieil art des histoires. Il en est devenu le gardien le plus fidèle ». Il a contribué à la restauration de l’ordre représentatif, car « il a restauré les intrigues et les personnages typiques, les codes expressifs et les vieux ressorts du pathos, et jusqu’à la stricte division des genres » 20 . Dans un second temps, il aborde la distance entre cette approche du cinéma qu’est celle d’Epstein et la vision d’aujourd’hui d’une manière condescendante et dit que « sans doute, sommes-nous aujourd’hui loin de ce rêve. Mais simplement parce qu’il n’était qu’une utopie inconsistante ». Selon Rancière, définir l’essence d’un art à partir de son dispositif technique était le rêve de l’époque d’Epstein. Avec ses définitions, il n’a fait qu’appliquer ce rêve au cinéma. Mais, dit-il, « il aurait salué un art qui n’existe plus pour la simple raison qu’il n’a jamais existé. Ce n’est pas le nôtre, mais ce n’était pas le sien non plus. […] Il a salué un art qui n’existait que dans sa tête, un cinéma qui était seulement une idée dans les têtes » 21 . Cette distance qu’il aperçoit entre deux différentes versions du cinéma pousse Rancière à poser une question qui va construire le point central du reste de son investigation : « Qu’est-ce au juste cette simple réalité de l’art cinématographique qu’elle nous renvoie ? Comment le lien s’y fait-il entre un dispositif technique de production d’images visibles et une manière de raconter des histoires » 22 ? Pour commencer à répondre à cette question, Rancière dit que « c’est seulement au nom d’une idée de l’art que l’on peut poser le rapport d’un J. Rancière, La fable cinématographique, pp. 9-10. J. Rancière, La fable cinématographique, p. 10. 22 Ibid., pp. 10-11. 20 21

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dispositif technique à tel ou tel type de fable ». Avec ses mots, Epstein oppose la vieille « action dramatique » à la « véritable tragédie », à la « tragédie en suspens ». « Or ce thème de la tragédie en suspens ne se réduit pas à l’idée de la machine automatique inscrivant sur la pellicule le visage intime des choses. Il identifie au pouvoir de l’automatisme machinique tout autre chose : une dialectique active où une tragédie se gagne sur une autre » 23 .

Le pouvoir du cinéma selon Rancière n’est pas réductible à son dispositif technique. Il est vrai que le cinéma est capable d’incarner la tragédie en suspens, mais ce n’est pas par le fait de son automatisme machinique, ce n’est pas grâce à la machine cinématographique. Le véritable pouvoir du cinéma vient du fait qu’il soit un art capable faire une fable par des prélèvements sur une autre. Ceci est une nouvelle façon de faire de l’art qui crée une continuité contrariée avec l’ancien régime de l’art, à savoir le régime représentatif. Epstein dans son article en question, Deleuze dans ses deux volumes du Cinéma et Godard dans ses épisodes des Histoire(s) du cinéma 24 ont également examiné ces questions. Tous ces exemples ont le point commun selon Rancière, d’avoir conçu « une ontologie du cinéma » pour exprimer le pouvoir du cinéma et la révolution artistique et technique qu’il apporte. Ils font « une ontologie du cinéma argumentée par des prélèvements sur l’ensemble du corpus de l’art cinématographique », « par prélèvements sur les données de la fiction »25 . Or, nous dit Rancière, si on regarde les choses de plus près, on verra que ce pouvoir n’est pas celui de la simple machine cinématographique mais de tout un régime de l’art dans lequel s’inscrit aussi le cinéma. Selon lui, il y a un régime de l’art qui, s’opposant à « la vieille action dramatique », donne naissance à « la tragédie en suspens » et dont l’opération principale est de construire sa propre fable par « prélèvements sur une autre ». C’est-à-dire qu’il y a un certain régime de l’art qui serait capable de prélever des points de vue originels dans le passé et de les projeter vers le présent pour créer l’œuvre d’art. C’est le régime esthétique des arts. « Si la dramaturgie greffée par Jean Epstein sur la machine cinématographique est venue jusqu’à nous, c’est qu’elle est une dramaturgie de l’art en général autant que du cinéma en particulier, qu’elle est propre au moment esthétique du cinéma plus qu’à la spécificité

Ibid., p. 11. J. Rancière, La fable cinématographique, p. 12. 25 Ibid., p. 12. 23 24

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de ses moyens techniques ». « Le cinéma comme idée de l’art a préexisté au cinéma comme moyen technique et art particulier » 26 .

Alors, on va se poser la question de savoir ce qu’est ce régime esthétique de l’art et quels sont ses principes. D’après les définitions que nous donne Rancière dans Le partage du sensible, le « régime esthétique » de l’art est en opposition avec le « régime représentatif » qui est construit sur la base du couple poiesis/mimésis, et qui est fondé par excellence dans l’idée aristotélicienne de la poétique. Dans ce régime, c’est la notion de mimésis qui organise les manières de faire, de voir et de juger 27 . Le principe de poiesis est ce qui donne une certaine spécificité à l’art parmi les autres manières de faire. Donc c’est ce qui nous a donné aussi l’idée qui est en vigueur aujourd’hui dans les beaux-arts. Dans ce régime, il y a une certaine autonomie de l’art (poiesis), mais aussi une certaine liaison avec les occupations politiques et sociales au sein de la communauté28 dans un ordre hiérarchique (praxis). Donc le régime esthétique de l’art apparaît en opposition avec ce régime représentatif. Le régime esthétique nous donne plutôt une idée de l’art défini à partir du mode d’être de ses objets. C’est pour quoi Rancière l’appelle « esthétique ». Ce qui est en question c’est le mode d’être du sensible mais non pas la séparation des genres ou des manières de faire. C’est un régime spécifique du sensible au cœur de l’art. Ce régime a une puissance sensible hétérogène basée sur l’identité des contraires comme par exemple une pensée étrangère à elle-même, l’identité du savoir et du non-savoir, du logos et du pathos 29 . Cette puissance du sensible en tant qu’identité des contraires nous conduit vers une double conséquence : D’une part, l’art est identifié au singulier et de l’autre il est exempt de toute définition de genre. Donc, l’art qui atteint une véritable autonomie perd en même temps tous ses critères et les formes de l’art deviennent indiscernables en quelque sorte « des formes par lesquelles la vie se forme elle-même » 30 . Dans La fable cinématographique, Rancière nous explique le régime esthétique à partir d’un travail de dé-figuration qui consiste à faire des prélèvements sur une fable de manière à construire une autre fable et de donner lieu à cette puissance du sensible au sein de l’identité des contraires. Ce travail « fait apparaître le geste de la peinture et l’aventure de la matière sous les sujets de la figuration […]. (Il) suspend ou Ibid., p. 13. J. Rancière, Le partage du sensible, pp. 27-28. 28 Ibid. 29 J. Rancière, Le partage du sensible, p. 31. 30 Ibid. 26 27

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surcharge les significations » 31 . Donc le travail de dé-figuration, étant le propre du régime esthétique de l’art, incarne une puissance originaire de l’art, qui vient de la pure activité de la création (sans modèles, ni règles) et de la pure passivité d’une puissance expressive (indépendante de la signification et de l’œuvre). Dans cette identité des contraires, le pouvoir de l’idée serait identique à l’impouvoir de la présence sensible et à l’écriture muette des choses ; et ceci contredirait le principe de la forme qui travaille la matière 32 , que l’on trouve dans le régime représentatif. Selon Rancière, l’un des plus forts exemples que l’on puisse donner à l’art du régime esthétique, c’est les romans de Flaubert. Flaubert faisait un certain travail de style pour « affecter de la passivité du regard vide des choses sans raison l’exposé de ces actions ordinaires. Et il n’atteignait ce but qu’à se rendre lui-même passif, invisible » 33 . Il réalisait un effacement du style pour créer un art du pur style, fait du style. C’est ce qu’on voit dans son Madame Bovary. Selon Rancière, ceci est l’art de l’âge esthétique, que J. Epstein attribue improprement au cinéma. C’est l’identité de l’actif et du passif qui résulte d’un travail de dé-figuration. Pour revenir à la place qu’occupe le cinéma dans cette nouvelle conception de l’art, on pourrait dire que Rancière y voit un problème profond. Tout d’abord, comme on l’a dit, il critique l’idée que le cinéma réalise lui seul cette révolution esthétique par sa simple nature technique. Mais ce n’est pas tout. Il dit en outre que, « le cinéma semble accomplir naturellement cette écriture de l’opsis qui renverse le privilège aristotélicien du muthos. La conclusion pourtant est fausse pour une simple raison : en étant par nature ce que les arts de l’âge esthétique s’efforçaient d’être, le cinéma inverse leur mouvement. » : « Le peintre ou le romancier se faisaient les instruments de leurs devenirpassif. Le dispositif machinique, [du cinéma] lui, supprime le travail actif de ce devenir passif [le travail de dé-figuration]. La caméra ne peut pas se faire passive. Elle l’est de toute façon. Elle est nécessairement au service de l’intelligence qui la manipule » 34 .

C’est en cela que réside la contrariété du cinéma. Et cette contrariété du cinéma ne vient pas de « l’opposition entre le principe de l’art et celui du divertissement populaire » (industrialisation, marché, etc.). Car, l’art du régime esthétique fait de l’art de toute chose. « Venir après, greffer son art sur un art déjà existant, rendre son opération quasi indiscernable de la prose des histoires et des images J. Rancière, La fable cinématographique, p. 15. Ibid. 33 Ibid., p. 16. 34 J. Rancière, La fable cinématographique, p. 17. 31 32

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communes, c’est une loi du régime esthétique de l’art, à laquelle l’industrie cinématographique donne seulement sa forme la plus radicale » 35 .

La raison de cette contrariété est plutôt une indécidabilité dans la nature artistique du cinéma. « Le cinéma est à la fois la littéralisation d’une idée séculaire de l’art et sa réfutation en acte ». Il y a un écart entre le principe qui règne (sur ?) le dispositif cinématographique et la nature artistique du cinéma. D’une part, c’est un art de l’après-coup, de la dé-figuration (créant une fable par prélèvement sur une autre). De l’autre, il ramène cette dé-figuration à l’imitation classique 36 . « Ses procédures d’art [sa vocation artistique] doivent construire des dramaturgies qui contrarient ses pouvoirs naturels [sa vocation technique, la machine] » 37 . Pour le dire plus simplement, il y a une indécidabilité dans la nature artistique du cinéma qui nous permet de le considérer à la fois dans le cadre du régime représentatif de l’art et dans celui du régime esthétique. Donc la fable cinématographique serait une fable contrariée. « Sa continuité avec la révolution esthétique qui l’a rendu possible est nécessairement paradoxale », nous dit Rancière 38 . Et donc, il faut douter aussi de la « thèse d’une continuité entre la nature technique de la machine de vision et les formes de l’art cinématographique » 39 . « Qui peut tout faire est en général voué à servir. La “passivité” de la machine, censée accomplir le programme du régime esthétique de l’art, se prête aussi bien à restaurer la vieille puissance représentative de la forme active commandant à la matière passive qu’un siècle de peinture et de littérature s’était employé à subvertir. Et, avec elle, de proche en proche, c’est toute la logique de l’art représentatif qui se trouve restaurée ».40

Le cinéma est donc capable de réaliser cette essence esthétique de l’art. Mais déjà dans cet objectif, il suit le chemin de la littérature et la peinture moderne qui ont commencé cette révolution avec Flaubert, Joyce ou Malevitch. L’automatisme de la technique cinématographique, le fait qu’il soit une machine à l’œuvre dans cet art, peut contribuer à l’installation de ce régime. Les films de Rossellini ou de Bresson, ainsi que le corps burlesque de Charlot en constituent des exemples 41 . Pourtant, ce qui parait être ici un avantage est en fait également un inconvénient. En Ibid. p. 18. Ibid. 37 J. Rancière, La fable cinématographique, p. 19. 38 Ibid., p. 18. 39 Ibid., p. 19. 40 Ibid., p. 17. 41 Ibid., pp. 17-23. 35 36

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portant dans sa nature cet automatisme que cherchaient à atteindre les premiers exemples de l’art du régime esthétique, le cinéma est sujet à une contrariété, à une indécidabilité. À cause de son automatisme naturel, il porte le risque d’éliminer le travail de dé-figuration et de ranimer l’ancien ordre représentatif des arts. Donc en fait, pour devenir un art du régime esthétique, le cinéma doit contrarier sa nature. C’est d’ailleurs ce qu’ont fait les réalisateurs comme Rossellini ou Bresson et c’est pourquoi ils œuvrent de façon « esthétique ». En comparant surtout la littérature et le cinéma, Rancière dit que tout comme la littérature, qui est principalement un art de la parole, se sert de la passivité du visible pour mettre en œuvre une contrariété et une absence du sens, le cinéma à son compte doit renverser le jeu et trouver un moyen de creuser le visible (par exemple par la parole). Il lui faut des échanges et des inversions avec la littérature, les arts plastiques ou le théâtre 42 . On voit que dans son texte, Rancière signale une certaine prise de position par rapport à ce que doit être le cinéma « esthétique » à part l’hypothèse qu’il soit une fable contrariée. À la base de cette hypothèse, il y a l’idée que la particularité du cinéma ne vient pas de sa technicité mais qu’il ne réalise une révolution artistique qu’au sein du régime esthétique des arts qui se trouve déjà établi avant la technique cinématographique. La preuve en est que, par sa nature (technique et artistique), le cinéma fait partie de deux régimes à la fois, et donc il ne peut pas être « naturellement » le porteur d’une révolution au sein des régimes de l’art. En plus, cette idée n’est pas seulement limitée par l’art du cinéma ; elle nous signale un point de vue général sur l’art. Ainsi, Rancière nous ouvre un champ de discussion sur les paradigmes de l’art. Rancière n’est pas d’accord avec l’idée que le cinéma soit un appareil qui va faire époque. D’ailleurs, comme il le dit explicitement dans son texte, de manière à inclure aussi le cinéma, « cette manière de faire une fable avec une autre est tout autre chose qu’une idée d’époque. Elle est une donnée constitutive du cinéma comme expérience, comme art et comme idée de l’art » 43 . On peut dire qu’il ne voit pas de distinction apparente entre appareil et dispositif au sujet du cinéma. Le cinéma comme technique est un dispositif et en ce sens et il ne peut pas faire époque. Ce qui va faire époque (de l’art) selon lui, c’est l’inauguration d’un certain régime de l’art.

42 43

J. Rancière, La fable cinématographique, p. 23. Ibid., p. 12

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Dans ce cadre, par exemple, Rancière trouve donc douteuse la thèse benjaminienne de « la déduction des propriétés esthétiques et politiques d’un art à partir de ses propriétés techniques ». 44 Selon Benjamin, « les arts mécaniques induiraient en tant qu’art mécanique un changement de paradigme artistique et un rapport nouveau de l’art à ses sujets » 45 . Et ainsi, les arts comme la photographie ou le cinéma seraient capables de donner visibilité aux masses. Or, nous dit Rancière dans Le partage du sensible, « pour que les arts mécaniques puissent donner visibilité aux masses, ou plutôt à l’individu anonyme, ils doivent d’abord être reconnus comme arts. Ils doivent d’abord être pratiqués et reconnus comme autre chose que des techniques de reproduction ou de diffusion ». Ou inversement, « c’est parce que l’anonyme est devenu un sujet d’art que son enregistrement peut être un art » 46 . Selon Rancière, ce devenir est dû aux caractéristiques du régime esthétique de l’art qui a rendu possibles les arts de la reproduction mécanique. Ce n’est pas l’émergence d’une nouvelle technique qui change le paradigme de l’art, mais c’est plutôt le passage en acte d’un certain principe, d’un certain régime (de penser, de faire et de voir). C’est parce qu’on était sous le régime esthétique des arts que des techniques de reproduction comme la photographie et le cinéma ont été considérées comme arts. Par contre, le fait que la singularité quelconque soit devenue un sujet d’art est la conséquence de la mise en œuvre d’un certain regard vers cet anonymat, c’est-à-dire, c’est l’effet d’un certain appareillage. Pourtant Rancière refuse cette notion d’appareillage en excluant la technique comme élément déterminant du paradigme de l’art. D’après lui, l’investissement d’un certain type de point de vue, par exemple par rapport à l’individu anonyme, ne se réalisera que dans les limites du discours valable, du régime établi, de l’époque. Ceci nous incite dans un double problématique, l’un concernant la conception même de l’art et ses paradigmes ; et l’autre la spécificité du régime esthétique dans celle-ci. Dans un premier temps, si un certain appareillage tout comme le changement d’appareillage, c’est-à-dire un certain alignement du regard et du visible, de faire, de voir, et de juger ainsi que la modification de cet alignement, n’est possible que dans les limites du discours établi, alors, la question du passage entre deux époques devient inévitable. J. Rancière, Le partage du sensible, p. 46. J. Rancière, Le partage du sensible, p. 46 46 Ibid., pp. 47-48. 44 45

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Qu’est-ce que le motif du passage entre les régimes de l’art ? Pourquoi y a-t-il des changements de régime si ce n’est par la technique, sachant que le dispositif technique et l’appareil sont deux choses distinctes ? Pourquoi un tel régime à la place d’un autre si les inventions techniques n’entrent dans le domaine de l’art qu’une fois que le régime convenant soit établi ? Après tout, qu’est-ce qui garantit alors la légitimité du nouveau discours ? Selon Rancière, « pour qu’une manière de faire technique soit qualifiée comme appartenant à l’art, il faut d’abord que son sujet le soit » 47 . On voit que la technique peut déterminer (appareiller) son sujet. Mais, il faut une autre chose pour que tous les deux appartiennent à l’art. Il faut l’établissement d’un régime approprié à les considérer comme faisant partie de l’art. Qu’est-ce que cette chose qui soit capable de commencer le règne d’un certain régime ? Deuxièmement, dans cette conception de l’art, le régime esthétique, dont le noyau consiste en un travail de dé-figuration qui va activer la puissance du sensible et lui donner la capacité d’établir l’identité des contraires, nous pose un autre problème. Pour aborder ce problème, on va s’appuyer sur les idées avancées par Lyotard dans Discours, Figure sur les régimes de l’art. Une telle lecture parallèle entre deux auteurs nous est permise par ce concept même du travail de dé-figuration qui est commun à eux. On peut dire que Lyotard considère dans Discours, Figure, le problème de l’œuvre d’art dans son apparition sensible par rapport aux régimes artistiques. Son investigation s’étend sur deux pistes par lesquelles il considère l’œuvre d’art : la première c’est le langage ou le bloc d’écriture comme il le dit, qui permet la mise en place d’un certain discours ou régime. Et la deuxième c’est le sensible qui rend possible l’apparition d’une puissance figurale. En simplifiant les choses, on peut dire que ce que Lyotard désigne par le langage, c’est un système cohérent des signes qui nous fait voir et comprendre les choses selon sa logique interne. Le langage exerce un certain effet d’appareillage en insérant les choses dans son réseau de significations. C’est le point de vue approprié d’une époque, c’est le discours valable pour considérer les choses. Par contre le figural c’est l’aspect sensible qui se trouve exclu des choses par ce discours, ce système langagier. Une fois que la chose sera considérée par un système selon le propre point de vue de celui-ci, elle sera traitée comme un élément de ce système et ces propriétés incompatibles avec ce dernier 47

J. Rancière, Op.cit., pp. 47-48.

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passeront pour inaperçues. On peut dire, en caricaturant les termes, que ces propriétés inaperçues des choses par un discours constituent ce qui reste sensible dans celles-ci et font l’objet de l’espace figural. Mais, cette distinction n’est pas assignable dans les limites d’une simple opposition entre le discours et le sensible. Le sensible est soumis au langage par le fait qu’il est considéré comme un texte, ce qui fait fondre son caractère visible dans une transparence « signifiante ». Dans cet effacement du visible, il est question d’une violence réciproque entre le langage et le sensible. Cette violence est constitutive pour le langage. Dans le langage, « […] l’objet doit être constitué-perdu pour devoir être signifié […]. Une telle violence appartient au fond du langage » 48 . La cohérence interne du langage, le fait qu’il soit un système cohérent des références, c’est ce qui nous fait voir les choses comme nous les voyons. Ceci est l’insertion de la chose dans le langage, son inclusion par celui-ci. Il y a une profondeur, même physique, acquise par la chose visible, par le fait qu’il comporte un sens langagier. Ce sens nous donne le lieu et la fonction de la chose en question. C’est parce que le sens est langagier et qu’une telle profondeur est fournie à la chose par le sens, que la chose trouve sa profondeur dans le langage. Avec un vocabulaire rancièrien, on peut appliquer cette idée au cinéma et dire que ce dernier ne trouve sa profondeur que dans le régime esthétique des arts. D’autre part, cette profondeur que le sens langagier est capable de donner à la chose (visible), nous indique une distinction absolue entre le langage, le discours d’une part et la chose, son objet de l’autre. Pour pouvoir doter la chose d’une telle profondeur, le langage doit être arbitraire. Il doit fonctionner selon ses propres règles, et rien d’autre, pour que le sens accordé à une chose dans un certain système langagier ne soit pas discutable dans les frontières de ce même système. Ceci est le principe de cohérence que doit posséder chaque système fermé pour pouvoir subsister. C’est pourquoi, l’accès d’une chose à une telle profondeur langagière serait en un sens, sa soumission au langage, son effacement en tant que chose visible et opaque. « La bouche voit : […] il y a la référence langagière qui renvoie à la profondeur du visible. Et d’autre part, cette profondeur elle-même qui constitue les choses en épaisseur, selon l’endroit et l’envers, comment serait-elle possible, s’il n’y avait dans le langage humain, un principe d’arbitraire, l’auto-suffisance d’un système entièrement appuyé sur ses

48

J-F. Lyotard, Discours, Figure, p. 14.

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écarts internes, donc capable de provoquer et de soutenir le divorce du discours et de son objet ? Est-ce qu’on verrait si l’on ne parlait pas » 49 ?

Cependant, c’est cette violence même qui constituera le point de départ pour Lyotard, qui essaie de résoudre le problème de la perte du sensible par le langage : « […] cette violence fait de l’objet un signe, mais elle fait symétriquement du discours une chose » 50 . Comme le sensible qui perd son poids lorsqu’il est devenu un élément langagier, de même, le langage a un coté indépendant, indéductible du sensible. Ceci est la part de l’arbitraire qui se trouve dans le langage. Ainsi que le sensible qui s’efface dans le langage, ce dernier puise dans l’ordre du sensible. « [O]n observe que dans la certitude sensible le langage rencontre un ordre qu’il ne peut pas épuiser, mais où lui-même puise, ne cesse de puiser sa dimension de profondeur » 51 . Cette sorte d’« injustice » que le sensible et le langage s’exercent mutuellement, ne peut être tranchée ni par l’un ni par l’autre de ces deux régimes. Dans ce sens, on se trouve devant un cas de différend. Et c’est à partir de ce moment là que va apparaître l’espace du figural. Un cas de différend nécessite de considérer ensemble les opposés. En enfermant le langage dans le seul principe de signifier, ce qui nous emmène à la perte du sensible, on se trouve, comme on l’a dit, face à un différend, indécidable par les lois du langage, ni par celles du visible. C’est pourquoi Lyotard insiste sur la nécessité d’une contamination entre l’espace du discours et celui du figural. Selon lui, il y a un passage perpétuel entre ces deux ordres et ce passage devient perceptible dans les cas du changement de régime de l’art. On peut voir ce passage sous forme de failles dans les blocs d’écritures. Le figural apparaît comme une faille dans le discours et il rend visible certains aspects sous-estimés des choses par ce dernier. Lyotard se sert de l’exemple du travail du rêve (au sens freudien) pour illustrer ce passage entre le discours et la figure. Dans le travail du rêve, il y a l’introduction dans le langage, du figural qui opère comme une transgression de la loi. C’est de cette manière qu’on se rend compte que la langue sans issue contient en soi son autre, justement parce qu’elle est sans issue et qu’elle est étendue partout. Ainsi, on a devant les yeux le principe qui permet les changements de paradigme, car cet effet de

J-F. Lyotard, Op.cit., p. 27. Ibid., p. 14. 51 Ibid., p. 36. 49 50

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rupture au sein du discours va finir par devenir lui-même le discours approprié de l’époque 52 . « Au moment même où nous décrivons les transgressions de l’ordre de la langue, nous les disons, nous les signifions, nous les communiquons, et par conséquent nous les incorporons à l’ordre transgressé. C’est la force infinie du système de pouvoir dire encore ce qui le réduit au silence et de permettre le commentaire de cela même, travail de condensation, de déplacement, de figuration, qui le défie. […] C’est sur ce pouvoir sans limite que s’appuie le commentaire d’art, que chez Freud s’appuyait l’interprétation, et que nous nous appuierons » 53 .

Le travail de dé-figuration, dont nous parle Rancière comme étant le propre du régime esthétique, est aussi destiné à creuser cette part inaperçue des choses. Le régime esthétique qui est la ruine des systèmes des représentations, va déconstruire les définitions établies d’un régime en effectuant le travail de dé-figuration. Par exemple, en mettant en œuvre de nouveaux rapports à l’ancien, ce régime va ébranler les discours des genres et apporter de nouvelles interprétations pour des œuvres qui, à l’époque n’étaient considérées que par rapport aux genres dont elles faisaient partie. Jusque là, on peut voir le parallèle qui existe entre les idées de deux penseurs. Pourtant, il y a un écart qui reste à considérer. Rancière insiste sur l’idée que tous ces exercices qu’on a mentionnés toute à l’heure, dans le cadre du travail de dé-figuration, n’existeraient pas dans le domaine de l’art, si le régime esthétique des arts n’était pas établi. Alors que selon Lyotard, chaque changement de régime nous signale ce travail de défiguration, c’est-à-dire un passage entre l’espace du discours et l’espace figural. La raison en est que le travail de dé-figuration est une certaine façon de traiter le différend, qui ne peut être compris entièrement par aucun régime. Avec sa théorie du régime esthétique de l’art, dont le propre est d’effectuer un travail de dé-figuration, Rancière n’admet pas ce passage et continue à rester dans l’espace du discours. Dans ces conditions, on peut dire qu’il est dans un discours du figural, et que ainsi il réalise la négation du figural. Le figural étant par définition ce qui échappe aux limites du discours, se trouve domestiqué par le régime esthétique, un régime qui prend comme base l’idée du figural. Cela serait la domination absolue du discours. 52 Pour cette réflexion, voir E. Sarikartal, « Une esthétique de réception entre le discours et la figure : Une lecture du Discours, Figure de Lyotard », mémoire de DEA, université Paris VIII, 2005. 53 J-F. Lyotard. Op.cit., p. 57.

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Donc, selon une perspective lyotardienne, qui est appelée dans celle de Rancière par l’idée du travail de dé-figuration, un changement de discours serait impossible à partir du régime esthétique des arts, puisque ce régime comprend en son sein l’élément de base du changement. Dans cette conception, rien ne pourra échapper au discours. D’ailleurs, on peut conclure que toute la théorie des régimes de l’art est dépourvue de ce principe de changement, parce qu’il n’y aurait rien à considérer si ce n’est dans les frontières d’un certain régime. Dans un premier temps, la théorie rancièrienne des régimes de l’art est bien compatible avec les idées qu’expose Lyotard dans Discours, Figure. Tout d’abord, ils s’appuient tous les deux sur l’exercice d’un travail de dé-figuration dans le domaine de l’art. Ensuite, on a vu que selon Lyotard, le passage vers l’espace figural ne peut se faire qu’à l’intérieur d’un discours, d’où la nécessité de considérer les régimes de Rancière. Le figural n’apparaît que comme la transgression de l’ordre établi, donc il faut bien un ordre établi pour commencer. Pourtant, arrivant à la deuxième partie de la réflexion lyotardienne, où le figural apparu comme une faille dans un bloc d’écriture commence à contribuer à la constitution du nouveau bloc, on s’aperçoit que les deux penseurs sont dans un désaccord considérable. Qui plus est, la théorie de Rancière présente une impasse dans le chemin de Lyotard. En acceptant l’apparition du figural comme le propre d’un certain espace du discours, Rancière abolit toute possibilité de transgresser ce régime, qu’est le régime esthétique de l’art. Rien ne pourrait échapper au discours, car cette échappatoire fait partie du système avec le régime esthétique. Comment faut-il penser alors l’arrivée de l’évènement ? Peut-il y avoir d’autres régimes de l’art ? Bibliographie Aristote, La Poétique, traductions et notes de lecture de Dupont-Roc, Roselyne, Lallot, Jean, Paris, éditions du Seuil, 1980, p. 466 Aristote, La Poétique, Paris, Société d’édition « Les Belles Lettres », 1985, p. 99. Epstein Jean, « Bonjour Cinéma », in Écrits sur le cinéma Vol. 1, Paris, Éditions Seghers, 1974, p. 436. Lyotard Jean-François, Discours, Figure, Paris, Klincksieck, 1985, 4e édition, p. 428. Lyotard Jean-François, Le Différend, Paris, Les Éditions du Minuit, 1986, p. 279. Ranciere Jacques, La fable cinématographique, Paris, éditions du Seuil, 2001, p. 243. Ranciere Jacques, Le destin des images, Paris, La Fabrique, 2003, p.157. Ranciere Jacques, Le partage du sensible, Paris, La Fabrique, 2000, p. 74.

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Les spectres de Raúl Ruiz. La maison Nucingen (2009) Adolfo Vera P. Toute l’œuvre cinématographique (plus d’une centaine de films) de Raúl Ruiz (Chili, 1941) est traversée par la question de la spectralité. Peu de cinéastes ont exploré, comme lui, les possibilités techniques propres à l’image cinématographique pour créer et représenter ce qu’on pourrait appeler la « réalité des spectres ». Cette réalité, dans l’œuvre de Ruiz – depuis la Vocation suspendue jusqu’à La maison Nucingen – est puissamment déterminée par l’usage inouï qu’il fait des possibilités techniques propres à l’appareil cinématographique. Il s’agit, pour Ruiz, d’une exploration systématique de ce que nous appellerons les « possibilités spectrales » de l’image cinématographique. Tenant compte de sa célèbre thèse contre « l’idéologie du conflit central » – c’est-à-dire, contre l’idée qu’un film doit raconter une histoire qui tourne autour d’un sujet, à la manière aristotélicienne, avec des personnages qui persistent dans la trame narrative et en permettent le développement, tout en déterminant aussi les autres aspects techniques et discursifs du film –, le cinéaste travaille avant tout à partir de l’usage particulier qu’il fait de moments techniques essentiels à la réalité du film comme à celle du montage, de la bande son et du scénario (qui va perdre son importance par rapport aux deux premiers éléments). L’œuvre de Ruiz a insisté sur la configuration de la réalité du film comme une totalité ouverte et toujours en expansion (dans ce sens-là presque une anti-totalité), totalité dans laquelle aucun moment n’est plus important qu’un autre, chacun d’entre eux tendant à une dislocation constante de l’unité du film. Tout ceci donnera lieu à la considération de l’œuvre filmique comme une totalité non-homogène et non unitaire (anti-totalité) : Ruiz s’appuie pour cela sur des théories de la physique quantique – on pourrait dire que l’un de ses apports le plus importants est justement d’avoir installé un « principe d’incertitude » dans le récit cinématographique – et sur celles de la neuroscience, dans le sens de la définition de la pensée par « structures émergentes » chez Francisco Varela : la création de la réalité par la pensée se constitue à partir de noyaux de sens qu’aucune objectivité ne donne à l’avance. En même temps, cela va permettre (et des films comme L’hypothèse du tableau volé et Les trois couronnes du matelot, Días de campo (Les jours dans la campagne) et Trois vies et une seule mort sont essentiels dans ce sens-là) l’élaboration d’une réalité (la réalité du film) qui possède ses propres lois, autonomes par rapport à la réalité objective, et qui se développe à partir d’une spatio-temporalité qui ne cherche pas à se connecter avec le « monde » 243

extérieur au cinéma. Bien que de nombreux critiques l’aient taxé d’« esthétisme » – péché majeur pour un cinéaste latino-américain –, Ruiz semble nous dire (et en fait c’est l’un des sujets importants de son livre La poétique du cinéma 1 ) que toute critique sociale et politique – on verra plus tard comment la relier à la question de la spectralité – apparaîtra comme inhérente au langage cinématographique, strictement particulière à l’univers du film, univers toujours régi par les lois de l’appareil cinématographique. Qu’est-ce qu’un spectre ? On peut répondre de diverses manières. Dès la réponse proprement « spiritiste » – celle que l’on méprise d’habitude, mais qui plonge ses racines dans les profondeurs des croyances humaines, et qui a été, par exemple, la position défendue par Schopenhauer dans son Essai sur les fantômes 2 – une certaine définition s’ébauche qui se distingue de celles de la philosophie et de la science : elle est fondée sur la croyance dans des esprits, des entités déambulant entre la vie et la mort et qui « reviennent » pour nous hanter 3 ; Freud rattache une telle mythologie à la notion de l’inquiétante étrangeté 4 . D’autre part, la philosophie et la science essaient de prouver l’existence de ces « esprits » en les soumettant à l’épreuve d’une objectivation empirique et technologique, notamment celle de l’appareil photographique. En vérité, chacun de ces « regards » – puisque il s’agit là d’apparitions et de disparitions – cherche à fusionner avec celui de la mythologie ésotérique des esprits. De la même manière, les expérimentations « scientifiques » que faisaient Bergson et Marey, au début du siècle dernier, pour démontrer que l’appareil photographique pouvait capturer les « spectres » – c’est-à-dire, les émanations d’« éther » des êtres vivants – ont des rapports évidents avec ces conceptions dites « mythologiques » 5 . Dans le contexte de ce genre de pratiques, la culture européenne a reliée dans son approche de la question des spectres, les modalités de production de l’appareil photographique et cinématographique, à un régime « spectral » de leurs images. Nadar, dans ses mémoires intitulées 1 Ruiz Raúl, Poétique du cinéma 1, Dis Voir, Paris, 1995 ; Poétique du cinéma 2, Dis Voir, Paris, 2006. 2 Schopenhauer Arthur, Essai sur les fantômes, Criterion, Paris, 1992. 3 Fabry Jacques, Visions de l’au-delà et tables tournantes, Presses universitaires de Vincennes, Paris, 2009. 4 Freud Sigmund, L’inquiétante étrangeté et autres essais, Gallimard, Paris, 1985. 5 Marta Braun, « Fantasmes de vivants et des morts », Études photographiques, 1, Novembre 1996, [En ligne], mise en ligne le 18 novembre 2002. URL: http://etudesphotographiques.revues.org/index100html. Consulté le 24 septembre 2009.

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Quand j’étais photographe 6 , raconte comment Balzac, dans la décennie suivant la découverte de la procédure photographique par Niepce, avait élaboré une théorie qu’il appelait « Théorie des spectres » 7 . Selon Balzac, la photographie pourra capturer les « spectres », et il en ressort toute une série de questions qui empruntent à différentes sources philosophiques, « scientifiques » et littéraires, comme celle du « magnétisme animal », noyau dur du texte de Schopenhauer déjà mentionné. D’après ces sources, on en arrive à la conclusion qu’il y a des énergies que l’œil ne peut pas voir, même si elles font partie de la « vie animale » et que, peutêtre, la photographie pourra « capturer ». Ces énergies seront appelées « spectrales », et Balzac osera même postuler que chaque photo prise d’un être vivant impliquera la saisie d’une couche de cette énergie, et son affaiblissement progressif ; une extension de cette théorie – développée par quelques physiologues de l’époque 8 , aboutit à ce que la vie d’un être humain se résume à la correspondance avec une quantité déterminée et finie d’énergie. Plus cet être dépense son énergie, moins il vivra ; ce thème sera aussi au cœur de son fameux roman, La peau de chagrin, où l’on voit le protagoniste recevoir d’un vieil antiquaire un talisman (un morceau de la peau de chagrin) qui pourrait accomplir tous les desseins du jeune homme, sauf que chaque dessein accompli impliquera la réduction du morceau de peau, et, par suite, de la vie du jeune homme. Ce n’est pas seulement une coïncidence si La maison Nucingen, le dernier film de Raúl Ruiz que nous allons commenter, est basé sur une nouvelle éponyme de Balzac. Depuis lors, et jusqu’à Anton Bragaglia, photographe futuriste italien qui pratiquait systématiquement la « photographie de fantômes », la photographie, l’art et le monde des spectres ont scellé un pacte étroit, pacte qui s’étend aussi aux usages dits sociaux de la photographie, usages qui indiquent la croyance profonde – propre à chacun d’entre nous – que ces pigments ou pixels se réfèrent à une existence « réelle et concrète ». À partir de Derrida, on pourra dire que la question de la référence, et donc du nom, apparaît inséparable de la question de la spectralité9 . Ces images possèderaient la réalité au même 6 Nadar, « Quand j’étais photographe », in Dessins et écrits, Tome 2, Arthur Hubschmid, Paris, 1979. 7 Cf. aussi Rosalind Krauss, Le photographique. Pour une théorie des écarts, Macula, Paris, 2000. 8 Cf. l’Introduction à La peau de chagrin, Garnier Flammarion, Paris, 1971, par Pierre Citron, où sont cités les noms de Hyacinthe Azaïs et de Ballanche, auteur d’une Palingénésie sociale. 9 Cf. Derrida Jacques, Sauf le nom, Galilée, Paris, 1993 ; Spectres de Marx, Galilée, Paris, 1993.

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niveau que ce qui a été photographié, ce que la « stricte rationalité » oblige à nier. En attribuant à ces images (dès lors transformées en « simulacres », en « fantasmes ») une vie propre, dès lors qu’il s’agit de celles de nos chers défunts, on se prépare à les associer à un rite mortuaire. C’est dans ce sens que Benjamin parlait de la « valeur cultuelle » de la photographie ; chaque photo, en plus du moment technique lui aussi essentiel qui définit sa reproductibilité, renvoie aux conceptions les plus archaïques de l’image, le portrait photographique étant, selon Benjamin, le dernier endroit où se réfugie cette « valeur cultuelle ». Il est évident que, dans ce sens, les considérations de Benjamin permettent d’observer comment dans « l’image technique » s’infiltrent des croyances qui, dans un premier abord, paraissaient complètement étrangères à de pareilles productions de la technologie. C’est de cette manière que la croyance aux spectres, plus précisément dans la possibilité d’observer directement ces êtres normalement imperceptibles, pouvait s’originer dans les possibilités techniques de l’appareil photographique, appareil dont Flusser établit que l’approche la plus « normale » – même pour le photographe – est l’approche « magique » 10 . Or, l’idée centrale, dans ce sens, est celle selon laquelle l’appareil photographique pourrait capturer des réalités que l’œil humain ne peut pas voir. C’est justement cela que Benjamin appelait « l’inconscient optique ». Après « l’image technique » propre à la photographie, l’image cinématographique acquerra la même possibilité d’accéder à la matérialité imaginale des spectres. Dans un contexte plus complexe, pas seulement en ce qui concerne les conditions techniques particulières au cinéma – notamment celles de la constitution de l’image-mouvement, de la possibilité de la bande son et de la conformation globale de ces éléments grâce au montage –, mais aussi en terme de production et d’industrialisation, le cinéma se transformera en une véritable usine de spectres : tout cela (il faudra ajouter la télévision et la vidéo) permettra à Jacques Derrida d’affirmer que « l’avenir appartient aux fantômes », puisque l’avenir est ce que, lui, appelle le « techno-télé-pouvoir » 11 . Toutes ces questions peuvent se retrouver dans les films de Raúl Ruiz, en particulier dans le tout dernier, La maison Nucingen. Cf. Flusser Vilèm, Pour une philosophie de la photographie, Circé, Paris, 2004. Cf. Spectres de Marx, ed. cit. Derrida affirme – mais on ne peut pas insister là-dessous ici – que tout événement, en étant toujours déterminé par ce qu’on ne pouvait pas prévoir, et alors par l’ouverture absolue de la possibilité de l’arrivée de l’imprévisible, est essentiellement spectral. Pour une critique de cette conception, à partir de la question de la disparition politique, cf. Déotte, L’époque des appareils, Lignes, 2003. 10 11

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Comme dans la plupart de films de Ruiz – et ici on peut songer aux Trois couronnes du matelot (France - Chili, 1983), ou aux Trois vies et une seule mort (France - Portugal, 1995), mais aussi à Días de campo (Les jours dans la campagne, France-Chili, 2004) ou à la série réalisée pour la télévision publique chilienne La recta provincia (La province droite, Chili, 2007), dans La maison Nucingen (Roumanie-France-Chili, 2009), la question de la réalité des spectres est centrale. Dans chacun de ces films, il s’agit d’indiquer l’impossibilité – à l’intérieur du monde autonome du film – de différencier les « spectres » des « êtres vivants » (devenus des spectres cinématographiques, au moins aussi vivants que les vivants). On pourrait dire que, à proprement parler, chaque objet filmé apparaît, dans la projection, comme un fantasme (et ici le rapport étymologique entre « fantasme », « fantôme » et « simulacre » est très instructif12 ) puisque finalement il ne s’agit que d’illusions ; en tant qu’image, un tel objet ne possède pas une réalité semblable à celle qu’on trouve dans la « réalité » ; comme chez Platon, l’image est la « copie d’une copie » (l’objet réel étant lui-même la copie de l’Idée), c’est-à-dire, un simulacre, un fantasme. Cela étant correct, il ne faut pas oublier que la « bataille » de Ruiz se mène justement contre ce qu’il appelle « l’idéologie du conflit central », qu’on peut résumer comme le postulat (aristotélicien) selon lequel l’œuvre cinématographique (comme celles du théâtre et de la littérature classiques) doit « donner l’illusion » (mimesis) que ce que le spectateur observe est une version formalisée par les « règles de l’art » de la « réalité objective » – la souffrance d’une femme qui a appris la mort par suicide de son fils est la souffrance d’une « femme réelle » et non celle d’une comédienne entourée de caméras, d’appareils divers, et de dizaines d’opérateurs – justement pour y produire le pathos. Cette conception 12 L’entrée pour « Fantasme » du Dictionnaire étymologique de la langue française Le Robert, Paris, 1992, indique : « n. m. est emprunté au latin impérial phantasma « fantôme, spectre », en bas latin « image, représentation par l’imagination », transcription du grec phantasma « apparition, vision, fantôme », de la famille de phainein « apparaître » (fantaisie) […] ». Pour l’entrée « Fantôme », nous est indiqué: « …Fantôme est introduit en français avec le sens d’“illusion trompeuse”, qui existe déjà en latin, et désigne (1165) l’apparition surnaturelle d’une personne morte ; par extension, le mot s’emploie pour “idée, être imaginaire” (1586) et à propos d’une personne ou d’un animal squelettique (1690) […] ». Op. cit., Tome I, 778-779. L’entrée pour « Simulacre » indique : « n. m. réfection graphique de simulacre (v. 1170), est un emprunt au latin simulacrum “représentation figurée (de qqch.)” d’où “image, portrait, effigie, statue” et par figure “fantôme, ombre”, “apparence”. Le mot signifie spécialement dans la langue philosophique “image, simulacre des objets”, par traduction du grec eidolon (->idole). Simulacrum dérive de simulacre “rendre semblable”, d’où “feindre” (simuler) ». Op. cit., Tome II, p. 1948.

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« rétrograde » de l’art – par rapport au théâtre et à la littérature qui, depuis Flaubert et Brecht au moins, avaient déjà abandonné Aristote – s’est imposée très vite dans l’industrie américaine, même si le cinéma européen tendait vers le contraire. En fin de compte, la révolte contre cette vision du cinéma est caractéristique de la plupart des œuvres des cinéastes qui ont influencé Raúl Ruiz : Godard, Antonioni, Buñuel, Duras, Glauber Rocha, Pasolini ou Bergman. Chez Ruiz, il s’agit donc de montrer (comme on l’a déjà dit, grâce aux possibilités techniques de l’appareil cinématographique) comment, dans l’univers du film, il est impossible de distinguer entre « êtres vivants » et « revenants » ou « fantômes ». Or, dans Les trois couronnes du matelot, l’image diffuse et floue, avec des plans en contre-plongée trop marquée et complètement anti-naturels, renforce la conscience de l’artifice à un montage aléatoire et non déterminé par la progression d’un « récit », permettant l’élaboration d’une atmosphère spectrale. Dans le cas de Días de campo, il s’agissait notamment de la photographie des intérieurs d’une ancienne maison de la campagne chilienne, des espaces sombres et comme au-delà du temps ; dans La maison Nucingen – comme aussi dans L’hypothèse du tableau volé, Klimt ou dans Trois vies et une seule mort – « l’effet de spectralité » (Derrida) apparaît à partir de l’élaboration d’un phénomène particulier au récit (une « fable », pourrait-on dire avec Rancière) que nous identifierons avec la « rumeur » et non pas avec le « discours » et ceci grâce à l’utilisation singulière que fait Ruiz des possibilités de la bande-son – voix off, musique, bruits, « discours » des personnages – qui y introduisent une atmosphère de confusion et d’irréalité par rapport à l’attente d’une histoire linéaire et univoque : il se trouve que dans les films de Ruiz – notamment dans le tout dernier, La maison Nucingen – on ne s’installe pas dans le registre de la « communication » mais on évolue dans celui de la « rumeur », un monde composé d’une intrication de phrases, de fragments de discours, de voix, de bruits qui, en vérité, traduisent un éclatement de la temporalité et un anachronisme qui, selon Derrida, constitue le noyau de ce que lui-même appelle « l’effet de spectralité » 13 . Il signifie la confusion et la dissolution de l’ordre des catégories logiques qui déterminent habituellement la progression d’une histoire et génèrent la confusion entre les êtres de fiction cinématographiques et les êtres vivants de chair et de sang. L’essence de l’image filmique étant la production de spectres, le cinéaste, en soulignant ce principe, montre la puissance manipulatrice de cette fonction de spectralité qui relève du fonctionnement intrinsèque de l’appareil cinématographique. 13

Derrida, Spectres de Marx, ed. cit.

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Le récit (pour ne pas dire « l’argument » puisqu’il est possible au cinéma de parler d’un récit sans « argument ») de La maison Nucingen est simple, et concerne le genre, déjà classique, des histoires de vampires, dont le référent le plus important, en ce qui concerne la littérature, comme on sait, est le roman Dracula (1897) de Bram Stoker, et au cinéma le Nosferatu (1922) de Murnau, l’un des chef-d’œuvres de l’expressionnisme allemand. En fait, le film de Ruiz est basé sur la nouvelle éponyme de Balzac et sur un récit de Mircea Eliade, le célèbre historien des religions roumain. Évidemment, le film de Ruiz s’inspire plutôt du récit de vampires du mythologue que de la nouvelle réaliste de Balzac, et fait surgir le récit du film d’un mélange entre les deux : un aristocrate obtient une vielle maison en jouant au poker, et il part ensuite avec son épouse pour y habiter. La maison – là, bien entendu, c’est Ruiz qui ajoute – est située au Chili, et le couple s’embarque pour un long voyage. Quand ils arrivent, ils sont reçus par les proches de l’ancien propriétaire qui habitent là-bas. Tout de suite, le couple note qu’il y a « des esprits » dans la maison, et à la question : « combien de personnes habitent ici ? », posée par le mari, l’homme qui les reçoit répond : « Je ne sais pas vraiment, peut-être dix, cinquante, cent… » ; les habitants de la maison semblent donc bien habitués à ces présences inquiétantes. La maison apparaîtra alors comme un univers autonome, comparable à celui du cinéma, dont les lois sont les lois de l’appareil cinématographique, et non pas celles de la « réalité ». Ces lois, comme on l’a déjà dit, sont foncièrement spectrales. Le récit va donc se fonder sur les options techniques de Ruiz, depuis la plus simple comme l’est celle de filmer en DV (format qui oblige à la perception de se concentrer dans des tonalités froides, par lesquelles le film apparaît surchargé d’une atmosphère glaciale, cadavérique) jusqu’à l’utilisation de la voix off se référant à des faits sans rapport avec ce qui se passe dans l’action ; de plus, la bande-son (ceci est une constante du travail de Ruiz) est hantée par les chants d’une autre époque, par des voix d’enfants, et aussi par des bruits d’objets hors champ : tout cela en ayant pour but la propagation des « effets de spectralité », c’est-à-dire des « effets d’anachronisme », soulignant la « non-contemporanéité du présent avec lui-même ». L’anachronisme majeur, bien sûr, est celui d’avoir choisi une vieille maison du Chili pour scénographie, maison qui – en considérant tous les indices du « récit » – devrait être une maison de la fin du XIXe ou du début du XXe, mais qui nous apparaît comme une vieille maison « aujourd’hui » – dans ce présent écrasé et ouvert à toutes les temporalités – habitée par des sujets habillés selon une autre époque. Ces aspects, en fait, ont été fortement critiqués par certains critiques qui ont considéré que ces « manques de coordination » – entre le son et 249

l’image, entre l’attitude des comédiens et le « sens » du discours qu’ils profèrent, etc. – obéissaient à des « erreurs » – même si Ruiz parle depuis longtemps d’une « poétique de l’erreur » –, quand tout cela est là justement en tant qu’« effet de spectralité ». Effet, aussi, politique de la spectralité comme puissance anachronique : le Chili n’est-il pas un pays où, justement, après tout le sang versé dans les rues, après tant de disparus devenus aujourd’hui nos véritables spectres revenant nous hanter, après tout cela, le Chili n’est-il pas un pays qui, comme La maison Nucingen, est toujours hanté quotidiennement par l’absence de communication, l’impossibilité de vivre au présent et d’identifier le temps qui lui est propre ? Un pays de fantômes et de vampires ?

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Table des matières Introduction Jean-Louis Déotte -----------------------------------------------------------------D’un sublime post-apocalyptique “28 Days Later” et les figures du présentisme Richard Bégin ----------------------------------------------------------------------Le Procès Paradine comme paradigme Alain Brossat -----------------------------------------------------------------------Le mystère de la chambre noire. Je t’aime je t’aime d’Alain Resnais Martine Bubb ----------------------------------------------------------------------La fragmentation, ce monstrueux. Étude sur le décloisonnement disciplinaire dans l’œuvre de Lynch Marion Delage de Luget ---------------------------------------------------------L’acinéma de Jean-François Lyotard Jean-Louis Déotte -----------------------------------------------------------------Le cinéma, un appareil de déviance : N. Philibert Jean-Louis Déotte -----------------------------------------------------------------Le Japon selon Chris Marker. Lieu du dépaysement temporel, entre le sommeil et le réveil Emi Koide --------------------------------------------------------------------------Badiou, l’art et le cinéma Denis Lévy --------------------------------------------------------------------------Des métamorphoses de l’aura Le cinéma, de Walter Benjamin à Pier Paolo Pasolini Alain Naze --------------------------------------------------------------------------D’un détournement mineur du discours médical sur le sexe (Glen or Glenda, 1953) Alain Naze --------------------------------------------------------------------------A propos de JLG/JLG, Autoportrait de décembre Pourquoi Godard déteste-t-il les images de synthèse ? ou un long détour vers les formes de la sensibilité ! Michel Porchet ---------------------------------------------------------------------Geste cinématographique et cinéma documentaire Philippe Roy ------------------------------------------------------------------------Discours du figural Eminé Sarikartal -------------------------------------------------------------------Les spectres de Raúl Ruiz. La maison Nucingen (2009) Adolfo Vera P. ----------------------------------------------------------------------

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5 13 35 43 87 111 119 125 137 145 181

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