Petits moments d'histoire de la psychiatrie en France
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Petits moments d’histoire de la psychiatrie en France

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Petits moments d’histoire de la psychiatrie en France

Patrick Clervoy Maurice Corcos

Illustration de couverture : L’Apparition, vers 1876, Gustave Moreau (18261898). Paris, musée Gustave Moreau (© Photo RMN - © René-Gabriel Ojéda).

Éditions EDK 10, villa d’Orléans 75014 Paris Tél. : 01 53 91 06 06 [email protected] www.edk.fr © Éditions EDK, Paris, 2005 ISBN: 2-84254-102-2 Il est interdit de reproduite intégralement ou partiellement le présent ouvrage – loi du 11 mars 1957 – sans autorisation de l’éditeur ou du Centre Français du Copyright, 20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris.

SOMMAIRE PRÉFACE ................................................................................................ VII 1 ÉGARÉS ET POSSÉDÉS .......................................................................

1

Faux dauphins et folles princesses ..................................................

2

Les « convulsionnaires » du cimetière de Saint-Médard ................

10

Berbiguier du Thym et les farfadets ...............................................

18

Spiritisme et délire spirite ...............................................................

27

Extases et stigmates : jouir pour qui ? Souffrir pour quoi ? ...........

35

2 ESSAIS ET ENGOUEMENTS .................................................................

41

Mesmer et le magnétisme animal ...................................................

42

Moreau de Tours et la tentation du haschich ..................................

53

Charcot et les thaumaturges ............................................................

62

La petite histoire du LSD ................................................................

75

3 PHILOSOPHIE ET DÉVOUEMENT .........................................................

83

Itard et l’enfant sauvage ..................................................................

84

Philippe Pinel et le traitement moral ..............................................

91

Lasègue et le vitalisme ....................................................................

98

Cabanis, une philosophie politique ................................................. 108 La dernière Bonaparte ..................................................................... 114 Henri Baruk, « l’inclassable » ......................................................... 122

VI

PETITS MOMENTS D’HISTOIRE DE LA PSYCHIATRIE EN FRANCE

Franz Fanon (1925-1961) : « On ne raconte pas sa vie : on en témoigne » .................................................................................. 135 4 PLUMES ET POLÉMIQUES .................................................................. 147 Émile littré (1801-1881), les premiers mots de la psychiatrie .......... 148 Le surréalisme, aiguillon de la psychiatrie dynamique .................. 157 Albert Londres, choses vues de l’univers psychiatrique ................ 170 Histoires de bonnes ......................................................................... 179 Michel Foucault (1926-1984), un renard dans le poulailler de la psychiatrie .............................................................................. 189

5 AVEUGLEMENTS ................................................................................ 199 Édouard Toulouse et la biocratie ..................................................... 200 Morel et la dégénérescence ............................................................. 210 Résistances à Freud ......................................................................... 217 Les beaux jours de la lobotomie ..................................................... 226

6 L’ÂGE MODERNE ............................................................................... 235 Paul Guiraud et les léthargiques ..................................................... 236 La découverte des neuroleptiques ................................................... 245 Henri Laborit, apôtre de l’ère pharmacologique ............................. 257 Jean Delay entre l’écriture et la psychiatrie .................................... 267

Préface

LES PSYCHIATRES, LES MALADES ET L’AIR DU TEMPS

I

l y a dans l’histoire de la psychiatrie, comme ailleurs, des vogues. Il suffit pour le remarquer d’aller dans une bibliothèque et parcourir les tables des matières des volumes réunissant les revues de référence. Au fil des lustres surgissent des thèmes qui ont suscité des engouements divers et variés. Certains ont été éphémères et ont disparu, d’autres ont duré plus longtemps et, même s’ils paraissent aujourd’hui oubliés, continuent à influencer nos réflexions et nos pratiques.

Premier exemple : au fil des époques, les psychiatres ont toujours manifesté un intérêt pour le domaine religieux. Il y a le phénomène mystique proprement dit, vieux comme le monde, et il y a son développement dans le champ de la psychologie collective. On remarque qu’à chaque fois les médecins se penchent sur un phénomène qui leur semble nouveau et produisent un discours savant. Pourtant, avec le recul du temps, ils ont le plus souvent loupé leur sujet. Prenons l’exemple de Lourdes : une jeune fille parle d’une apparition à l’entrée d’une grotte. Les pèlerins affluent en masse, les malades guérissent. Zola va sur place observer cette cour des miracles et à Paris Charcot fait valoir son explication scientifique. Chacun y va de sa description d’une pathologie dite pithiatique parce qu’une habile suggestion suffit à la faire disparaître. Mais cette réflexion est-elle suffisante ? Ces explications « le-nez-collé-au-cas » n’éclairent pas grand chose du contexte qui a favorisé cette « épidémie » de miracles sur un lieu où la jeune bergère, le clergé, les malades et les médecins sont les acteurs d’une même pièce. Cela c’était déjà produit avec les convulsionnaires du cimetière de Saint Médard comme autour des baquets de Messmer, et cela s’est renouvelé avec les spirites et les stigmatisés. Autres épisodes : les psychiatres ont eu à faire face aux intellectuels - au sens noble de cette expression - qui ont contesté leur savoir et leurs pratiques. D’abord les surréalistes, qui ont invité les malades mentaux à assassiner leurs médecins. Cette provocation a scandalisé par sa forme, le pamphlet déclamatoire d’André Breton, sans avoir véritablement suscité de

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débat de fond. Il y avait cependant un intérêt à écouter ces sirènes de l’inconscient, ce qu’ont séparément démontré Henri Ey et Jacques Lacan. À peu près au même moment Albert Londres trempait comme il dit « sa plume dans la plaie » et son témoignage a probablement eu une influence directe sur l’amélioration des conditions asilaires. Plus tard l’œuvre de Michel Foucault a inspiré une réflexion de fond bien plus fructueuse que les éphémères polémiques que ses travaux ont suscitées. Les faits divers aussi ont eu leur influence. L’affaire Dreyfus a révélé le mauvais théâtre de l’antisémitisme national que l’on retrouve dans l’attitude des psychiatres vis-à-vis de l’œuvre de Freud. L’assassinat par deux bonnes de leurs maîtresses, la très médiatique affaire des sœurs Papin, a déclenché des mouvements passionnels où chacun a voulu, profitant de l’aubaine d’une tribune publique, se montrer dans les colonnes de la presse engagée. Au milieu de cette galerie fragmentaire qui présente des hommes et des idées en psychiatrie, on découvre des personnages remarquables par leur compassion et leur dévouement. Pinel, Cabanis, Lasègue ont légué une œuvre écrite pleine d’humanisme. Itard nous émeut de ses observations auprès de Victor, l’enfant sauvage de l’Aveyron. Franz Fanon n’a manifestement pas la reconnaissance qu’il mérite parmi ceux-là. On découvre aussi des figures insolites, comme la princesse Marie Bonaparte ou Henri Baruk, qui ont occupé en leurs temps une place incontournable. La naissance des médicaments relève parfois de l’épopée avec le succès inattendu des neuroleptiques et l’échec du LSD. C’est aussi l’aventure des thérapeutiques intracérébrales, les lobotomies. Ailleurs, ce sont les idées politiques ou idéologiques qui n’ont pas toujours été bonnes pour les malades. Voici donc, au hasard des bibliothèques, des petits moments de l’histoire de la psychiatrie en France, animés par des personnages divers qui nous ont chacun montré quelque chose. Patrick Clervoy

À Jean Moreau À Roger Misès

Avec la participation de Françoise Tardat Remerciements à Joseph Bieder, Jacques Postel et Mme Renée Ey

1 ÉGARÉS ET POSSÉDÉS

FAUX DAUPHINS ET FOLLES PRINCESSES

A

oût 1792, Louis XVI en fuite est reconnu et arrêté à Varennes. Les membres de la famille royale sont emprisonnés aux Tuileries puis à la prison du Temple. Le Dauphin est incarcéré avec son père : Louis-Charles Duc de Normandie est devenu le premier héritier du Roi après la mort de son frère aîné Louis Joseph Xavier, Duc de Bourgogne. À l’ouverture du procès du Roi le 2 décembre, il est déplacé auprès de la Duchesse d’Angoulême sa sœur et de la Reine Marie Antoinette. À la mort de Louis XVI, il devient Louis XVII héritier légitime du trône aux yeux des royalistes.

Le 3 juillet 1793, au procès de sa mère, il est confié au Citoyen Antoine Simon, cordonnier de son état, nommé « précepteur du fils Capet » et qui ne fait que lui enseigner ses grossièretés et ses mauvaises manières. LouisCharles a huit ans et il est contraint de signer une déclaration odieuse contre sa mère ; la tête de Marie Antoinette roule sous l’échafaud dix jours plus tard. Le 5 janvier 1794, Simon abandonne sa charge et le Dauphin est confié à la garde de commissaires renouvelés tous les soirs. Au lendemain du 9 thermidor, l’enfant que l’on présente à Barras est méconnaissable : il est totalement rasé et paraît vieilli, amaigri et mutique, rongé par la tuberculose. Il est confié un temps à la garde de la famille d’un créole originaire de la Martinique, Jean-Jacques Laurent, mais sa santé continue de décliner. De plus, les conditions de son incarcération sont de plus en plus sévères, on craint une substitution de l’héritier. On le maintient séparé de sa sœur et il est enfermé dans un appartement mieux défendu de la tour de la prison du Temple. Emmuré et isolé, l’enfant meurt le 8 juin 1795. Les médecins convoqués pour constater le décès notent dans leur rapport « un garçon dont les commissaires disent qu’il est le fils de Louis XVI ». Après une autopsie sommaire, sa dépouille est enterrée au cimetière Sainte Marguerite à Paris ; le docteur Pelletan, chirurgien chargé de cet examen, subtilise à la hâte le cœur du défunt pour en faire une relique.

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NAUNDORFF, RICHEMONT ET HERVAGAULT Un doute s’installe rapidement. On n’est pas sûr que le corps enterré ait été formellement identifié comme celui du Dauphin. On traque dans les témoignages des indices qui attesteraient l’hypothèse d’une évasion de Louis-Charles vers les pays d’Europe du Nord ou vers les Antilles. La rumeur se développe : il y a eu substitution. L’enfant mort au Temple et enterré au cimetière Sainte Marguerite serait plus âgé et plus grand que le Dauphin. L’héritier de la Maison Royale serait donc encore vivant, et des prédictions annoncent son retour prochain sur le trône de France. Surgissent alors plusieurs personnages pittoresques qui affirment être le Dauphin. Le plus célèbre des prétendus dauphins fut Karl Wilhem Naundorff, un horloger prussien qui prétend qu’on lui a fait absorber une forte dose d’opium pour le rendre amnésique. Il vécut à Berlin, à Spandau puis à Brandebourg où il fut poursuivi pour émission… de fausse monnaie. Il s’est dit victime d’une infâme machination et qu’un ordre avait été donné de le flétrir et de le faire passer pour un faussaire. Il dit qu’on le fait surveiller dans sa prison par un homme déguisé en femme ; s’il est gracié : c’est pour encore l’humilier. Sorti de quatre années de prison, il publie en 1824 les Mémoires du duc de Normandie. Il tente en vain de se faire recevoir à Prague par la Duchesse d’Angoulême, sa prétendue sœur, puis intente une action en justice contre elle afin de se faire restituer les biens qui reviennent à Louis XVII. Il se rend à Paris pour un autre procès contre le Comte de Richemont, un autre faux dauphin. Il prétend qu’il s’agit d’un personnage gardé en réserve par ses persécuteurs puis mis en avant dès que lui-même réclame d’être reconnu dans ses titres et ses droits. Il est expulsé de France par la police de Louis-Philippe, oncle du Dauphin et Roi de France pendant la courte période de la Restauration. Il s’enfuit d’abord à Londres où il fonde une église dans l’esprit de Swedenborg ; il déclare posséder une puissance magnétique qui lui permet de guérir les malades par l’imposition des mains. Il fait la critique des textes sacrés et soutient que l’enfer n’existe pas. Le Pape Grégoire XVI intervient alors et condamne la dangereuse doctrine de cet homme perdu qui se vante faussement d’être le duc de Normandie. Les partisans qui lui restent le menacent de lui retirer leurs subsides s’il n’abandonne pas son hérésie, mais Naundorff préfère la pauvreté à l’abjuration. Il s’établit ensuite à Delft aux Pays-Bas. Il invente des armes nouvelles : un fusil sans recul et une grenade explosive qu’il nomme « la bombe Bourbon ». Il vent ses brevets au ministère de la Guerre des Pays-Bas qui le reconnaît comme vrai Dauphin. Il meurt en 1847 et il est inhumé sous le nom de Louis XVII. Ses descendants ont tenté à plusieurs reprises de faire valoir leur légitimité devant la justice française, en 1851, 1874 et 1910, en vain. Les descendants de la Duchesse d’Angoulême assignent à leur tour les descendants de Naundorff devant le tribunal civil de

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la Seine pour faire annuler l’acte de décès qui mentionne le nom de Louis XVII. À chaque fois, le tribunal ne peut que constater les incertitudes et se refuse à trancher sur le fond. Autre personnage célèbre, Richemont se dit Baron, puis Comte. Il fut aussi Henri Hubert, Colonel Gustave et Baron Picquet. De son vrai nom Claude Perrin, il parvint à mystifier un temps des proches du Duc de Bordeaux. Il reçoit le soutien d’aristocrates, de gouverneurs et de prélats royalistes. Il se constitue une fortune à partir des dons qui lui sont accordés. Il fut incarcéré à la suite de son procès. À sa sortie, il obtint encore le soutien d’une aristocrate, la Comtesse d’Apchier, qui le recueille dans son château de Vaurenard où il meurt le 10 août 1835 sans laisser de descendance. Troisième faux-dauphin célèbre, Jean-Marie Hervagault est né à Saint-Lô. Fils d’un tailleur qui le reconnaît comme tel, il parvient cependant à mystifier son entourage au point d’attirer l’attention des autorités locales. Le citoyen Batelier, commissaire à Vitry-le-François, le signale à Napoléon dans une correspondance du 6 octobre 1801. Ce dernier renvoie le courrier à Foucher, son ministre de la Police, qui le fait incorporer de force sous le matricule n°739 au 4e bataillon colonial à Belle-Île. Il déserta, fut traqué. Repris, il fut interné à Bicêtre où il mourut en 1815.

« JE CROIS DE MON DEVOIR, MONSEIGNEUR, DE VOUS ANNONCER QUE J’EXISTE » Durant tout le XIXe siècle, de nombreuses personnes se font connaître par de telles déclarations sur de prestigieuses ascendances qu’ils voudraient faire valoir. Ces personnes tombent dans le champ de la psychiatrie et une catégorie diagnostique leur est tout spécialement dévolue : les interprétateurs filiaux ou interprétateurs familiaux selon la dénomination choisie par Gilbert Ballet. L’article princeps sur ce sujet est celui de Paul Sérieux et Joseph Capgras. Ils en font une variété originale du délire d’interprétation dont elle possède les cinq points classiques : la multiplicité et l’organisation des interprétations, l’absence ou la rareté des hallucinations, la persistance de l’activité mentale, le rayonnement progressif du délire et l’incurabilité sans affaiblissement intellectuel terminal. Esquirol les avait présentés déjà comme des individus doués d’une imagination exaltée avec un esprit tourné de façon morbide vers leur amourpropre, emportés par leur vanité, leur orgueil et leur ambition. Il observe ce point remarquable que presque toujours ces individus se flattaient d’un

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avenir heureux lorsque, frappés de quelques revers et trompés dans leurs espérances, ils deviennent malades. Foville ajoute l’hypothèse que la naissance illégitime ferait souvent le lit de ces états délirants : « Les conditions de secret, d’incertitude, de souffrance morale auxquelles ces enfants sont souvent soumis exercent leur intelligence à des recherches relatives à leur naissance et peuvent préparer le terrain sur lequel se développe ultérieurement la mégalomanie ».

LES INTERPRÉTATEURS FILIAUX Sérieux et Capgras fondent l’explication de tels délires sur la notion en vogue de dégénérescence qui voulait tout justifier sans expliquer rien : « Si les interprétateurs filiaux présentent les stigmates physiques et psychiques de la dégénérescence, cependant leur physionomie est marquée de certains traits particuliers. La qualité de leur dégénérescence est, en effet, assez originale ; elle se manifeste le plus souvent de très bonne heure par des anomalies caractéristiques, par un état constitutionnel morbide, dont le délire semble n’être que l’hypertrophie, la conséquence naturelle ». Ils ajoutent cependant une caractéristique morbide originale qui distingue l’interprétateur filial des paranoïaques communs : la rêverie morbide : « La rêverie morbide joue dans l’éclosion du délire d’interprétation filial un rôle que nous croyons considérable. […] Au cours de la rêverie normale, automatique, l’imagination demeurant plus ou moins soustraite au contrôle du sens critique, les conceptions les plus fantaisistes (idées de grandeur, idées amoureuses) peuvent éclore, avec la complicité du sujet, pour s’évanouir ensuite. Chez les prédisposés, enfants, adolescents, adultes, la rêverie morbide revêt des caractères particuliers. Souvent intelligents, toujours fiers, susceptibles, vaniteux, sensibles à l’excès et romanesques, les futurs interprétateurs filiaux s’adonnent avec passion à ce vagabondage de l’imagination ; ils se complaisent dans l’échafaudage de fictions ambitieuses qui les consolent de l’incompatibilité qu’ils voient entre leur entourage et leur personnalité. Se sentant doués de talents peu communs, d’aspiration vers quelque chose de grand et de rare, froissés dans leur sensibilité par le contact avec des êtres vulgaires, ils se réfugient dans le rêve et s’isolent pour vivre avec la chimère qui les fascinent.[…] Quoi qu’il en soit, ces créations morbides de l’imagination – qui émanent des tendances constitutionnelles anormales du déséquilibré – déterminent un retentissement profond et durable sur la sphère affective. Elles s’implantent, elles se fixent, elles deviennent prévalentes. Aux rêveries de grandeur succèdent des ébauches de roman, puis

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des doutes délirants : ses tendances vaniteuses, ses goûts aristocratiques, mille impressions du jeune âge, le mystère de sa naissance, le manque d’affection – réel ou supposé – de ses parents, tout oriente le prédisposé vers la fiction d’une filiation princière. Par l’explication qu’elle apporte à des faits énigmatiques, par le ton affectif intense qui l’accompagne, cette conviction délirante révélatrice satisfait à la fois l’intelligence et la sensibilité ». Il s’agit là plus d’un commentaire explicatif que d’une véritable réflexion sur la genèse d’une telle orientation délirante. « On a beau me renier, on ne peut me méconnaître » clamait un malade d’Esquirol ; la fonction protectrice du délire est évidente, même si reste obscur ce qui met le sujet en danger dans son identité. Mais il existe un autre niveau d’interrogation. On ne peut manquer de faire un parallèle entre les grandes convulsions de l’histoire et l’émergence du thème de filiations magnifiques. Pourquoi dès lors est-ce surtout à certaines époques de l’histoire que de telles constructions délirantes se développent, et que leur ajoute la société qui y fait écho ?

RAISON ET SENS DES INTERPRÉTATEURS FILIAUX : RÉPONSE À LA FOLIE RÉVOLUTIONNAIRE ? Il y a un probable lien entre le surgissement de telles fables délirantes et le contexte historique traversé par ces faux dauphins. À la singularité explicative individuelle, on peut associer une interrogation sur le sens collectif de ce phénomène. Qu’est-ce qui soutient un peuple à s’entretenir de l’idée folle que l’un d’entre eux serait l’enfant perdu puis retrouvé. S’agit-il du désir de ne pas voir s’éteindre une lignée familiale, s’agit-il de maintenir la continuité d’un ordre social qui régissait le destin du pays depuis plusieurs siècles ? On peut remarquer qu’ici plus qu’ailleurs, le sujet délirant n’est pas seul et que son délire anime aussi l’entourage au sens large qui trouve dans ce délire d’un seul l’évocation de questions qui les animent tous… On peut remarquer que ces fables ne relèvent pas toutes de la catégorie des interprétateurs filiaux isolée par Sérieux et Capgras, et qu’elles se situent parfois dans un contexte immédiatement politique. C’est le cas de la pseudolégitimité de Bonaparte telle que la rapporte Chateaubriand, lorsque LouisNapoléon, neveu de l’Empereur, voulait démontrer que sa famille descendait en ligne directe du masque de fer. Voici la fable : le gouverneur des îles

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Sainte Marguerite se dénommait Bonpart ; il avait une fille. Le masque de fer, jumeau légendaire de Louis XIV, devint amoureux de la fille de son geôlier ; il l’épousa secrètement de l’aveu même de la cour. Les enfants qui naquirent de cette union furent clandestinement portés en Corse, sous le nom de leur mère. Les Bonpart se transformèrent en Buonaparte sous l’influence de la langue du pays. Ainsi le masque de fer serait le mystérieux aïeul de l’Empereur, apportant à Bonaparte la divinité de naissance qui lui manquait. Chateaubriand ajoute que l’Empereur souriait d’un air d’incrédulité au récit de cette généalogie fantaisiste, mais qu’il se garda toujours de la démentir. Ces fables, délirantes où non, peuvent être situées dans les suites des grandes convulsions historiques, comme la tentative de remettre un ordre là où il avait disparu. C’est de cette manière qu’on a vu se développer le surgissement de fausses princesses après la révolution russe ; Anna Anderson connue sous le nom de Grande Duchesse Anastasia en fut le cas le plus connu. Pour autant, quelque chose se maintient aujourd’hui qui ne permet pas de se contenter de cette seule explication historique.

TOUT REBONDIT À l’aube du XXIe siècle, la génétique promet de dénouer l’énigme de l’enfant mort dans la prison du temple. Le débat reprend avec les mêmes passions. Si le corps du Dauphin a été abandonné à la fosse commune, on a dit que le cœur avait été prélevé par le docteur Pelletan. Le précieux viscère a été mis à conserver dans un vase rempli d’alcool éthylique. Il connaît ensuite un parcours incroyable. Pelletan a essayé d’abord de le confier à la sœur du Dauphin qui ne doute à aucun moment de la mort de son frère ; mais le médecin est contrarié par des intrigues de cour puis par le retour de Napoléon. Entre-temps, l’alcool s’est évaporé et Pelletan range le cœur desséché parmi d’autres pièces anatomiques. Vers 1810, un élève du médecin, Jean Henri Tillos, dérobe la relique. Mais le voleur, atteint de tuberculose, demande sur son lit de mort que sa femme restitue l’objet volé. Pelletan confie alors la relique à Monseigneur de Quelen, archevêque de Paris. En 1830, durant l’insurrection des Trois Glorieuses, l’archevéché est pillé. Lescroart, un ouvrier imprimeur qui participe au saccage, s’empare de l’urne contenant le cœur. Il se dispute avec un autre pilleur ; l’urne est brisée et son contenu dispersé. Le cœur disparaît dans les décombres, seuls les documents sont sauvés. Une semaine plus tard, l’imprimeur et le fils du docteur Pelletan reviennent fouiller la cour de l’archevêché et retrouvent le

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cœur au milieu des débris du vase. Pelletan fils conserve la relique jusqu’en 1895. Lors de la cérémonie du centenaire de la mort du Dauphin, elle est remise solennellement à Don Carlos, Duc de Madrid, prétendant légitime au trône de France. La relique passe ensuite clandestinement en Italie d’où elle est acheminée vers l’Autriche, plus précisément dans la chapelle du château de Frohsdorf. En 1942, Béatrice la fille de Don Carlos dépose le vase reliquaire à Rome. En 1975, les quatre filles de Béatrice confient le cœur au Duc de Bauffremont, Président du mémorial de France à Saint Denis. À l’initiative d’un collectif d’historiens et de scientifiques, le viscère aussi sec qu’un morceau de bois est soumis à un examen génétique. L’ADN mitochondrial est extrait de la pièce anatomique puis comparé à l’ADN retrouvé sur une mèche de cheveux de Marie Antoinette. Parallèlement, on soumet aux mêmes comparaisons un prélèvement effectué sur un fragment d’humérus prélevé dans la tombe de Naundorff enterré à Delft sous le nom de Louis XVII. Les résultats confirment que le cœur a bien appartenu à un garçon apparenté à la lignée des Habsbourg, et qu’il n’existe aucune parenté génétique entre cette lignée et la personne de Naundorff. Cette enquête n’est pas isolée puisqu’une entreprise identique a été menée, presque de façon contemporaine, au sujet de la prétendue princesse qui se disait descendante du Tsar Nicolas II, dont la famille fut fusillée à Ekaterinbourg au lendemain de la révolution d’octobre en Russie. La découverte de la fosse commune où la famille a été enterrée a conduit, là encore, à des recherches génétiques dont le but était rétrospectivement de démasquer la fausse princesse Anastasia décédée depuis de nombreuses années dans un asile en Allemagne.

QUEL SENS AUJOURD’HUI À DES TELLES ENQUÊTES ? Il est évident que des enjeux se maintiennent à l’aube du XXIe siècle autour de ces questions que l’on pensait reléguées au passé. La démarche n’est plus celle d’une personne illuminée par sa folie, mais celle de scientifiques et d’historiens en quête de faire valoir une vérité ; reste à savoir quelle vérité, et pour qui ? La démarche prend le sens de maintenir le mythe de l’enfant perdu et de confirmer le rejet de l’enfant retrouvé. Ce nouvel épisode pourrait s’intituler « ADN mitochondrial contre secrets de famille ». Observons les élans de nos contemporains. On s’étonne de cet acharnement à affirmer avec autant de force que la relique qui a été examinée en 2000 est celle de l’enfant du

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Temple malgré les incroyables péripéties de cet objet, morceau de chair auquel est conféré une dimension sacrée. Qu’est que l’on cherche toujours à croire ? Qu’est-ce qui fait encore doute ? Manifestement, on veut faire parler la science pour qu’elle nous dise que ce viscère est le bon… On nous explique qu’il faut croire la science puisqu’elle dit la vérité. Mais l’histoire, même servie par la science, n’est pas de l’ordre d’une vérité : elle a toujours été et reste du registre de l’interprétation. Voici le constat : d’un côté, il y eu la folie des interprétateurs filiaux dans une dimension délirante et passionnelle indiscutable, de l’autre il existe aujourd’hui encore, à interpréter des archives et à faire parler les reliques, une passion interprétative qui prolonge celle des faux dauphins et des folles princesses.

À partir de l’article Clervoy P. Faux dauphins et folles princesses : folies d’hier et d’aujourd’hui. Perspectives Psy 2002 ; 41 (4) : 306-310.

Références bibliographiques - Ballet G. Les persécuteurs familiaux. Bulletin médical, 1er février 1893. Cité par Sérieux et Capgras. In : Une variété de délire d’interprétation : les interprétateurs filiaux. L’Encéphale 1910 ; 2 : 114. - Chateaubriand FR. Mémoires d’outre-tombe, 3e partie, livre 1er. Paris : Éditions Garnier, 1947. - Delorme P. L’énigme de Louis XVII ne fait plus recette. Historia Magazine juin 2001, 654. - Foville A. Notes sur la mégalomanie. Annales Médico-Psychologiques 1882 ; 7 : 37. - Régis. Observation non publiée. Reprise par Sérieux et Capgras. In : Une variété de délire d’interprétation : les interprétateurs filiaux. L’Encéphale 1910 ; 2 : 117. - Sérieux P, Capgras J. Une variété de délire d’interprétation : les interprétateurs filiaux. L’Encéphale 1910 ; 2 : 113-130. - Sérieux P, Capgras J. Une variété de délire d’interprétation : les interprétateurs filiaux. (suite et fin). L’Encéphale 1910 ; 4 : 403-429.

LES « CONVULSIONNAIRES » DU CIMETIÈRE DE SAINT-MÉDARD « Dieu existe, tout est permis » (St-Paul) « Dieu n’existe pas, tout est permis » (Ivan Karamazov) Dostoievski. Les Frères Karamazov « Je cherche la région cruciale de l’âme où le mal absolu s’oppose à la fraternité » André Malraux. Lazare « Enfin la débauche est sans doute au corps ce que sont à l’âme les plaisirs mystiques » Honoré de Balzac. La peau de chagrin

L

e XVIIIe siècle - dit des Lumières - aussi éclairé fut-il, n’en comporta pas moins quelques illuminés qui firent, à leur manière, réfléchir leurs contemporains sur la nourriture affective de toute pensée, en deçà ou au-delà de la raison raisonnante.

Le 29 février 1732, à quatre heure du matin, une cavalcade de chevaux réveille les habitants du quartier Saint-Marcel. Une forte troupe des armées de Louis XV est conduite par le lieutenant de police Hernault, sabre au clair, qui avance vers le cimetière de Saint-Médard vide à cette heure. Par « ordre du Roy », il doit en clore la porte. La scène paraît dérisoire : les militaires se déplacent en nombre pour affronter un lieu désert. Mais l’affaire est d’importance car dans ce cimetière repose la dépouille mortelle d’un humble diacre, François de Pâris, en qui la rumeur publique veut voir un saint. Il s’agit de soustraire les fidèles à l’influence de cette tombe ; le maintien de l’ordre passe par cette mesure. Le roi eut raison, il n’y eut plus de manifestations étranges dans le cimetière puisque personne ne pouvait plus y accéder. Seulement le phénomène s’amplifia et se déplaça, gagna toute la capitale puis une partie de la province où, pendant près de dix ans, des manifestations extravagantes et singulières continuèrent à défrayer la chronique. Des dizaines, des centaines de personnes étaient prises dans ce qui fut une des plus importantes « épidémies » psychologiques. Partout des malades, des fidèles, des curieux, des incrédules, des passionnés se pressent en différents lieux de réunion mis sous l’invocation du diacre Pâris ; des scènes hallucinantes s’y déroulent et

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il se dit même à demi-mot que les spectacles donnés par les possédés n’étaient pas sans quelque inconvenance et qu’on pouvait s’y rincer l’œil…

LE DIACRE PÂRIS François de Pâris est né dans la capitale en juin 1690. Il fut, de ses contemporains, celui dont la tragique destinée devint l’objet des commémorations les plus singulières. Dès l’âge de sept ans, il entreprit des études chez les chanoines réguliers de Saint Augustin à Nanterre. À huit ans, il met le feu à un tas de paille dans une cheminée, enflammant « symboliquement » l’établissement, mouvement d’excitation et de contestation qu’il n’aura de cesse de vouloir expier. À 10 ans, retournant dans la maison paternelle, il y subit la brutalité physique de son précepteur dont il gardera des séquelles orthopédiques mais aussi peut-être les traces d’un goût prononcé pour le masochisme. Il fit des études qualifiées d’assez bonnes, mais fut surtout d’emblée remarqué pour son extravagante charité et humilité. On le destine à succéder à son père, conseiller au Parlement, et on lui fait apprendre le droit. Malgré ses demandes, on lui refuse la possibilité d’entrer dans le clergé, jusqu’à ce qu’en août 1713, à 23 ans, bravant l’interdit, il parvienne à enseigner le catéchisme à Saint Magloire. Dès 1717, à la mort de son père, il entame des retraites successives dans diverses institutions religieuses et commence à se livrer à de savantes mortifications.

UN ANACHORÈTE EN EXTASE Il reçoit le diaconat en 1720, mais refuse la prêtrise, se sentant indigne d’aller « au-delà ». Ne trouvant de Couvent où se retirer, il s’exile au cœur de Paris au faubourg Saint-Marcel. Il y vit dans une pauvreté et une frugalité qui rapidement confinent à l’ascétisme et au jeûne total. Préoccupé par la grâce, il ne craint pas de blasphémer et d’offenser Dieu dans cette destruction de soi pourtant condamnée par Saint-Thomas d’Aquin. En 1724, quatre ou cinq solitaires viennent partager sa retraite sans qu’aucune confession ne transpire de ce colloque.

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Parîs traverse une phase dépressive, s’isole de plus en plus, distribue les quelques reliquats de la richesse paternelle ; il offre à son frère la majeure partie de son héritage. Il se prive de tout, y compris de l’eucharistie et du devoir pascal. Le besoin d’une mortification psychique va plus loin que celle du corps puisqu’il en appelle, pour son salut, à la mort de l’âme, ne croyant plus à la rémission des péchés et encore moins à une possible miséricorde divine. Il meurt cachectique le 1er mai 1727, à l’âge de 37 ans. Il est enterré au petit cimetière de Saint-Médard. Parîs est mort et la légende s’empare de lui. Une foule se presse sur sa dépouille, lui baise les pieds, lui caresse les cheveux. Des mèches en sont coupées, sa chemise est déchirée, les planches de son grabat sont mis en pièces pour en faire autant de reliques. Il est enterré sommairement au cimetière attenant à l’église Saint-Médard, au pied de la montagne Sainte-Geneviève, au cœur de la capitale. Le jour même de son enterrement, une femme venue à la procession s’est déclarée guérie. Ce miracle en appelle d’autres et les pèlerins défilent. Un an plus tard, on lui fait édifier une sépulture : une petite table de marbre faiblement surélevée, supportée par quatre dais de pierre ; il existe entre le marbre et le sol un espace étroit permettant à une personne de passer en dessous, exercice auquel se livreront beaucoup des futurs convulsionnaires.

LE PÉCHEUR HAGIOGRAPHE Carré de Montgeron est l’ombre de François de Pâris. Il se fait l’hagiographe du « Saint Homme » ; il est l’auteur du journal apologétique « De la Vérité des miracles opérés par l’intercession de M. de Pâris ». Né en 1686, fils d’un maître des requêtes et orphelin de mère dès l’âge de quatre ans, il dit lui-même avoir été un enfant trop gâté et avoir eu une jeunesse débauchée : « J’avais fait de mon corps une idole, j’aurais tout sacrifié aux plaisirs des sens. J’avais arrangé dans ma tête que je continuerai cette vie jusqu’à 40 ans [sa propre biographie est de fait parsemée de nombreux scandales] et qu’ensuite je me convertirais ». Cette perspective casuiste s’opposait en tout point à celle du diacre Pâris ; et pourtant les deux hommes égarés dans des voies divergentes paraissent se rejoindre, tels deux jumeaux qui se fusionnent « tête-bêche » dans une unité symbolique. La mémoire du diacre de Pâris commençait à être l’objet d’un sacerdoce pour tous les persécutés, en particulier les jansénistes avec qui François de Pâris partageait « certaines opinions et beaucoup de maux ». Aux mois de juillet et août 1731, écrit Carré de Montgeron: « J’entendis parler

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de plusieurs miracles éclatants opérés sur le tombeau de Monsieur I’Abbé de Pâris ; je prétendis d’abord que tout ce qu’on m’en racontait était faux, et qu’il pouvait seulement être assuré que I’imagination augmentant l’action des esprits animaux, eût procuré quelques soulagements passagers à quelques malades ». Ce scepticisme immédiat s’estompe avec la survenue d’un miracle chez un proche. L’écrivain se rend sur place pour vérifier l’authenticité de cette étrange affaire. Le 7 novembre 1731, il se présente au cimetière Saint Médard où il vit une véritable conversion : « Je restais, immobile, à genoux, pendant quatre heures ». Dès 1737, il paie son tribut à son passé sulfureux en écrivant le premier volume de son journal apologétique et fait une harangue à Louis XV en faveur des jansénistes, ce qui lui vaut un séjour à la Bastille, puis un exil à Valence. Ces deux épreuves n’altérèrent pas sa nouvelle conviction et il fait paraître un deuxième puis un troisième volume de son journal qui font le récit des miracles tant décriés.

DES MIRACLES PARTOUT La première personne ayant bénéficié « des miracles » opérés par l’intercession de Monsieur Pâris fut sans doute Mme Beigne, guérie d’un bras paralysé lors de l’enterrement du diacre. Suivent des guérisons d’œil atrophié, de véroles, d’hémiplégies, d’hydropisies, d’escarres, de tumeurs de l’hypocondre, de rhumatismes, la plupart authentifiées par des médecins assermentés, notifiées et enregistrées par des notaires sous l’incrédulité scandalisée de Monseigneur Vintimille, l’archevêque de Paris. L’affaire déborde rapidement les quartiers limitrophes de la capitale, et des candidats au miracle accoururent de leur province. Deux ans après le début de l’histoire, on recense plus de 800 personnes saisies de convulsions à l’approche du tombeau du saint homme. Face aux badauds, les convulsionnaires dressent les tréteaux d’un festival de l’éphémère irrespect, miroir contestataire, gardien de la mémoire pulsionnelle et théâtre de sabbat pour acteurs dissociés. L’infusion divine se traduit par des « convulsions guérissantes », véritables extases dont une ainsi décrite par Carré de Montgeron : « Dès qu’elle entrait en convulsion, ses yeux devenaient fixes et se renversaient, elle ne connaissait ni n’entendait rien pendant tout le temps qu’elle durait… elle courait, allant et revenant le long de la chambre avec une vitesse surprenante, et très longtemps sans être étourdie… elle trébuchait par terre et se relevait très promptement, se représentait souvent la tombe du Saint Diacre et se prosternait… les convulsions exigeaient qu’on la traînât par les pieds, ayant la tête nue et se roulant sur le carreau,

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elle tournait parfois sa tête avec une vitesse extraordinaire comme sur un pivot… ».

LA POLICE EST ENVOYÉE ET LE PHÉNOMÈNE SE DIVERSIFIE… Le 27 janvier 1732, par ordonnance gouvernementale, les grilles du cimetière sont fermées et le lieu est protégé de la foule par des gardes qui n’hésitent pas à emprisonner les récalcitrants. Un graffiti anonyme à la rime ironique est apposé sur un muret du cimetière : « De par le Roi, défense à Dieu de faire miracle en ce lieu ».

Rien n’y fait cependant, et débute alors la période « des convulsions à domicile ». Les convulsions devinrent moins hermétiques quant à leur fonction, mais non quant à leur sens. Il s’agit pour l’affidé de participer aux souffrances de la vie du Christ et à celles du diacre dans une espèce d’équivalence hérétique. Les convulsionnaires représentent par leur corps « une passion », édifient leur public, lui parlent de multiples langages inconnus, revisitant à travers l’inconscient le mythe de Babel, sans présager du destin funeste et pourtant annoncé d’une telle entreprise. Le 17 février 1738, après un an de tolérance, la prohibition des convulsions à domicile fut promulguée. La majeure partie des convulsionnaires était constituée, selon l’expression du célèbre aphoriste Chamfort, de « la populace janséniste », essentiellement des jeunes femmes du peuple. Certaines avaient cependant une instruction religieuse. Si le but des convulsions était clairement notifié par tous : « Guérir soi-même ou aider à la guérison des autres », plusieurs groupes sectaires se constituèrent, développant une idéologie, des apparats et des rituels singuliers. Les Vaillantistes, du nom de leur maître Vaillant, prêtre du diocèse de Troyes, considéraient que « le prophète Elie était ressuscité et qu’il reparaissait sur la terre pour convertir les Juifs et la cour de Rome ». Les Augustiniens, marginaux regroupés autour de frère Augustin, militaient en procession nocturne, une corde au cou, jusqu’à la place de grève dans l’espoir d’être exécutés sur cette terre de souffrance, certes, mais bénite.

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Suivaient les Mélangistes, les Discernants et les Figuristes, groupes disparates assaillis par l’anarchie, le doute et la spéculation, la variété étant surtout dans la réalisation de leurs pulsions. Enfin, des Secouristes, bénévoles attentionnés, s’attachaient à mettre de l’ordre : ranger les vêtements des convulsionnaires, prévenir les accidents causés par les chutes ou les assauts de la foule. Autour de ces étranges cortèges, on relevait comme aujourd’hui dans d’autres manifestations apparentées, le nom d’un mécène, sponsor qui finançait et « entretenait » quelques convulsionnaires. Ce fut le cas du Comte Daverne qui fut emprisonné à la Bastille. À ses côtés, beaucoup improvisent des commerces anonymes et lucratifs, expédiant à l’étranger de la terre bénite du cimetière. Quelques convulsionnaires sont demeurés célèbres pour la hardiesse et la prouesse de leurs manœuvres. Au-delà des sauteuses, aboyeuses et autres miaulantes, dont le qualificatif laisse facilement deviner le classicisme de leur registre d’expression, notons l’une d’elles, surnommée la Salamandre, qui aimait à être placée au-dessus du feu, entre deux tabourets, des pommes à cuire sur le cou, la cuisson de ces dernières authentifiant l’absence de supercherie. Elle faisait également une manœuvre appelée « sucre d’orge » où elle était placée en arc renversée sur un bâton pointu. Une autre encore dénommée « biscuit-biscuit » sur qui on laissait tomber avec une poulie une pierre de 50 livres sur l’estomac. Une autre enfin surnommée « la suceuse » qui pouvait sucer jusqu’à plus soif le pus émanant des abcès des malades rendus à la procession. À l’origine du scandale qui provoqua l’interdit définitif, on trouve - en dehors de quelques apostats s’attribuant des dons de prophète, voire de confesseur - la très grande promiscuité lors de manœuvres dites de « sainte correction » entre les convulsionnaires, essentiellement des jeunes femmes, et les spectateurs surtout de sexe masculin. C’est qu’en effet des postures indécentes excitèrent l’attention charitable de quelques spectateurs exsecouristes, devenus tortionnaires puisque les convulsionnaires les invitaient avidement à les frapper. On trouve décrit ainsi quelques ébats violents, corps laminés à coups de pieds et coups de poings, corps piétinés puis plus cruels encore avec des pratiques manifestement sadomasochistes. Les débordements se font de plus en plus violents, et de moins en moins masqués, à tel point que le 13 avril 1759 une fille prénommée Françoise est crucifiée.

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LE PHÉNOMÈNE COLLECTIF INTERROGÉ Si ces descriptions rappellent souvent l’hystérie, l’affaire du cimetière de Saint-Médard pouvait aussi se comprendre comme un phénomène de revendication d’une piété populaire, hors institution, échappant au contrôle de l’État ; la persécution de celui-ci ne faisant qu’entretenir le feu de l’épidémie. Jacques-Antoine Dulaure reste partisan des feux dévorants de l’amour : « C’est de l’amour qui chez elles a pris une fausse direction : c’est de l’amour coulé dans le moule de la dévotion ». Mais s’est-on suffisamment interrogé sur ce paradoxe qu’une cristallisation collective sur un « saint homme » dont l’abnégation et l’oblation lui confèrent une allure christique, trouve un aboutissement singulier dans des phénomènes de transe où il s’agit clairement d’exorciser le diable tapi dans l’ombre, la bête dans la jungle, en punissant un corps qui trahit en le figurant un désir encombrant. L’hystérie ne se laisse donc pas abuser par la religion privée du diacre de Pâris. Elle le poursuit jusqu’en sa dernière demeure pour lui signifier, en une étrange procession théâtrale, ce qu’il a, sa vie durant, tenté de refouler ou de dénier, pour faire comprendre au monde ce qui alimentait son sentiment d’humilité et ses actes autopunitifs. C’est à croire qu’il n’y a pas de sainteté sans tentation et que les vrais damnés ne se recrutent qu’au cœur des plus saintes églises. François de Pâris, par ses actes, délivra le corps des femmes. Il les autorisa à jouir secrètement, en figurant sur le mode de la pantomime les « lambeaux de scènes érotiques », au grand ravissement des spectateurs.

En hommage au Professeur Yves Pélicier (1926-1996)

À partir de l’article Corcos M. Les « convulsionnaires » du cimetière Saint-Médard ou un anachorète en extase. Perspectives Psy 1998 ; 37 (4) : 300-303.

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Références bibliographiques - Corcos M. Compte rendu de Conférence-Histoire de la médecine. Les convulsionnaires du cimetière de Saint-Médard par le Pr Y. Pelicier. Sous la direction des Prs Rulliere et Imbault-Huart. Chaire et Institut d’histoire de la médecine. In : Médecine pratique. Paris : Masson, 1988 : 70. - Dulaure J. Histoire de Paris : guide du Paris mystérieux. Paris : Tchou-Princesse, 1985. - Freud S. Totem et tabou. Traduction de S. Jankélevitch. Petite bibliothèque, n° 77. Paris : Payot, 1988. - Freud S. Considérations générales sur l’attaque hystérique. Paris : PUF, 1909. - Huysmans JK. À rebours. Folio. Paris : Gallimard, 1997.

BERBIGUIER DU THYM ET LES FARFADETS « Ce sont tes yeux qui, passant par mes yeux, ont pénétré jusqu’au fond de mon cœur. Ils ont allumé une flamme qui me brûle. Aie pitié ». Ovide, Métamorphoses, X, 3

B

erbiguier de Terre Neuve du Thym est l’auteur étrange d’un livre unique, résolument autobiographique, dont il a assuré personnellement la composition, l’édition et la distribution. « Chaque jour que Dieu a bien voulu lui accorder », il amenait au typographe les pages rédigées la veille. Il a offert gracieusement son ouvrage aux somptueuses reliures en veau rehaussées d’or aux « souverains, ministres et journalistes », et il en a finalement assuré la destruction par crainte des représailles que ses « révélations » lui auraient sûrement occasionnées.

BERBIGUIER « L’ANTIFARFADET » Alexis-Charles Vincent Berbiguier est né à Carpentras le 3 juillet 1764. Il y vécu jusqu’en 1792, puis séjourna vingt ans en Avignon. Il est venu à Paris pour défendre son oncle âgé de 83 ans que des héritiers trop pressés voulaient faire interdire comme dément. Il lui fit obtenir gain de cause. L’oncle était chanoine de Sainte Opportune, mourut bientôt et fit de Berbiguier son légataire universel. Berbiguier qui était crédule fut victime de persécutions réelles sous forme de procès que lui firent les héritiers déçus ; par ailleurs, la veuve de son oncle fit disparaître tout l’argent liquide de la maison. Berbiguier transigea afin d’avoir la paix et fit des concessions qui surprirent les hommes de loi. Il se voua à une seule et unique tâche : lutter contre les farfadets et en porter témoignage dans son journal : « Les farfadets, ou Tous les démons ne sont pas de l’autre monde ». Il modifie son nom : « J’ai ajouté à mon nom de Berbiguier celui de TerreNeuve du Thym parce que je ne veux pas que l’on me confonde avec les autres Berbiguier qui ont plaidé contre mon oncle. Je sais que je ne puis pas

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prendre cette qualité dans les actes publics : j’obéirai à la loi, mais je vais me pourvoir auprès de Monseigneur le Garde des Sceaux pour pouvoir en toute circonstance ajouter mon nom à celui de Terre-Neuve du Thym. J’achèterai pour cela une petite terre où je cultiverai toujours cette plante aromatique ». Désargenté, il ne put acheter le moindre terrain, aussi très consciencieusement fit-il remplir plusieurs caisses de terre neuve et y planta du thym. Il offre au roi Charles X un exemplaire de son livre richement relié en marocain rouge. Sur le plat de la couverture, une couronne royale et des fleurs de lys, au dos « Berbiguier l’antifarfadet » et à la fin de chacun des trois tomes un morceau de vélin où est écrit en lettres d’or « Celui qui effacera mon nom n’effacera pas mon caractère ». Il mourût vieux et isolé. Il se promenait dans Carpentras où il s’était retiré, le dos voûté, le cou dévié, la tête branlante inclinée de côté. À une connaissance qu’il avait rencontrée par hasard alors qu’il errait, il fit la confidence suivante : – « Depuis que je suis dans le pays, toute l’armée des farfadets est sur pied. Imaginez-vous que ce matin encore j’en ai tué près de trois mille ; cela m’a beaucoup fatigué ; ils s’acharnent après moi nuit et jour, voyez, ils m’ont tordu le cou ».

« PERSÉCUTEZ-MOI » Le début de son délire semble dater de 1796, peu après une séance de sorcellerie à laquelle il a été invité par une femme travaillant à son service, mal intentionnée, qui avait mesuré la crédulité et la naïveté du personnage. Avec une amie, elle se met en devoir de prédire son avenir, de lui révéler qu’il était menacé de sortilèges divers et de lui promettre les protections nécessaires moyennant de fortes sommes d’argent. Le soir même, il ne put dormir, tant une série de bruits avaient mystérieusement envahi sa maison. Les hallucinations suivent, les unes merveilleuses : des anges, des femmes d’une blancheur éblouissante, une musique exquise, les autres parfois épouvantables et il se sent tiré par les habits pour être jeté dans le fleuve. Il se confie à un médecin qui lui fait un traitement magnétique selon les méthodes de Messmer. Il vomit « extraordinairement » selon son journal, mais la persécution se poursuivit. Il se confie aux colocataires de son hôtel, les frères Prieurs, lesquels, mauvais plaisantins, lui adressent des lettres de

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menace signées de « l’ambassadeur de tous les esprits malins, Rhotomago », « du comité infernal et invisible Farfaderico paroparopines », de « Thesaurochrysonicochrysosides » ; malgré l’énormité du canular, Berbiguier le gobe sans discernement et raconte son malheur à qui veut l’entendre. Il trouve une pièce de cinq francs égarée qu’il rend à son propriétaire : « nul doute que c’étaient les farfadets qui m’avaient tendu ce piège, croyant que je m’approprierais un bien qui ne m’appartenait pas ». En se mettant au lit, il écrase par maladresse son fidèle écureuil glissé sous les draps : c’est là l’œuvre du mal : « un farfadet me prit par les épaules et me bouscula avec vigueur ». Un jeune homme demande à Berbiguier une prise de tabac : « c’est évidemment un farfadet qui veut s’habituer au tabac ». Le vent de la Révolution passe ; en tant que royaliste fervent, il déclare que les révolutionnaires sont des farfadets. Mais il ne se sent pas concerné et déclare : « Je me moque de la politique, j’ai bien assez de soucis sans m’en créer d’autres ». En voilà un que son délire a bien protégé de la Terreur ! Il passe son temps à construire un monde envahi de farfadets, commente la Bible, les mythes, l’histoire… Le serpent qui tenta Eve était un farfadet, de même les tentateurs de Job, de Saint Antoine ou de Jésus. Il se voue et se dévoue tout entier à son travail : « Farfadets, persécutez-moi, versez mon sang, le sang des martyrs est la semence de la foi ».

PERSÉCUTÉ PERSÉCUTEUR Il a pour les femmes toutes les indulgences : qu’une femme ait un enfant hors mariage, qu’une épouse soit infidèle : ce sont les Farfadets ! « Ils s’introduisent dans l’appartement d’une belle dame dont le mari voyage loin de sa chaste moitié ; à son retour, ce digne est tout surpris après une absence de deux ans de se retrouver père de deux enfants. Elle était innocente, j’en atteste le ciel ». Il protège les récoltes : « Voyez cette plaine, toutes les moissons étaient condamnées, à mon arrivée, je les ai sauvées ; ils ne me le pardonnent pas et ils savent que je suis au monde pour les combattre et pour délivrer mon pays des incendies, des inondations, des pestes, des famines, aussi s’acharnent-ils contre moi nuit et jour ». Tout est envahi. La nature est sous l’emprise des montres : « c’est aux farfadets qu’on doit les orages, les tempêtes, la destruction des récoltes, les

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épidémies, la prostitution, la syphilis… ». La société de même, mais dans une moindre mesure. Certaines corporations plus que d’autres et Berbiguier se défie des médecins et des hommes de loi. Son corps n’est pas épargné : une crampe, une mauvaise odeur, ce sont encore les farfadets. Ils sont surtout dans son lit et les nuits sont d’épuisants combats qui doivent être répétés le lendemain. Mais avec quel plaisir caché ! Berbiguier martyrise les farfadets, les fait prisonniers. Ils les enferme dans des bouteilles cachetées, leur donnant pour nourriture du tabac, pour boisson du vinaigre, et comme distraction, il leur offre le spectacle de ses luttes antifarfadéennes et la lecture des épreuves de son livre. « Je piquai de mon poinçon tous ceux qui s’étaient approchés. Quand ils furent pris, ils voulurent remuer, je m’assurai alors de leur captivité par des épingles noires, dont je les lardais bien vivement ; ce qui me divertit beaucoup. Pour augmenter ma jouissance, j’imaginai de piquer avec des épingles le dessous de mes couvertures, afin qu’ils fussent pris dessus et dessous. Le nombre de mes ennemis vaincus était de vingt-cinq ; ma couverture en était chargée et tellement pesante que le matin, avant de me lever, je me sentis accablé sous le poids de ces misérables qui, tous piqués de diverses manières, faisaient des grimaces effrayantes. La nuit, je veille pour protéger le sommeil des victimes des farfadets. Je conjure par mon remède la foudre, la grêle, la neige ».

En fond délirant, une idée mégalomaniaque le soutient : « Je suis peut-être destiné à détruire les ennemis du Très-Haut ».

LES ALIÉNISTES INTÉRESSÉS Berbiguier est célèbre, même si son ouvrage est peu diffusé. Les aliénistes le commentent et y cherchent les arguments de leurs leçons cliniques. Brierre de Boismont lui consacre quelques lignes dans son Traité des hallucinations, déclinant les perceptions visuelles, auditives et cénesthésiques. Baillarger lui consacre un long article, trouvant que l’observation à elle seule justifie le terme de monomanie : « L’auteur des farfadets n’était ni un maniaque, ni un dément, ni un mélancolique, mais un homme actif et intelligent et dont les idées étaient parfaitement suivies, malgré ses convictions délirantes. Nous pensons que dans ce cas et en présence d’une série d’idées aussi exclusives, on doit sans tenir compte du nombre des idées fausses secondaires qui se rattachent au point principal,

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conserver à cet état le nom de monomanie devenu synonyme de délire partiel ». Legrand du Saulle évoque longuement la folie de Berbiguier dans son ouvrage sur Les délires de persécution ; mais surtout le cas de Berbiguier colle parfaitement à la description de Sérieux et Capgras sur le délire d’interprétation : « S’agit-il vraiment d’un phénomène psychomoteur, ou bien l’habitude des longues méditations, des oraisons silencieuses n’aboutit-elle pas à une sorte d’hypertrophie ou d’automatisme du langage intérieur ? Souvent le mystique sent la présence d’un être surnaturel sans le voir ni l’entendre, d’après les modifications de sa cénesthésie, un frémissement, une chaleur intense lui donnent l’illusion d’un souffle divin. Une illusion de l’odeur peut révéler l’approche du diable. Ces troubles sensoriels se combinent maintes fois en une scène de durée plus ou moins longue, sorte de rêve éveillé auquel Régis a donné le nom d’hallucinations oniriques ». Lévy-Valensi raconte qu’il a découvert le texte par hasard dans la bibliothèque de l’internat de la Salpêtrière. Pour lui Berbiguier n’est pas un délirant chronique du type de Magnan ; des quatre périodes évolutives classiques : incubation, hallucinations, mégalomanie, démence, il manque la première et la dernière. Il doute même d’un tel délire : « On peut se demander si le bon Berbiguier n’a pas un peu brodé ; si, avec sa mentalité de Méridional imaginatif, il n’a pas pris ses désirs pour des réalités, ou du moins ses rêves ». Mais il devine assez bien la psychologie de son personnage. Les hallucinations visuelles de Berbiguier se bornent à des visions mystiques : nulle part, il ne décrit les farfadets, sinon par des descriptions pauvres. Il est réduit à parler de ses farfadets comme des chats, des souris, des puces. Berbiguier n’a ses hallucinations que la nuit. Il passe sa journée à rechercher autour de lui les motifs de son délire et à combattre les farfadets, et il va attendre le soir chez lui sa persécution qu’il appelle et attend comme châtiment par lequel il paye ses victoires sur le mal. Et sa persécution, lui apportant la preuve de l’efficacité de son combat, le rassure.

LA QUEUE DE L’ÉCUREUIL Le fait est que ce natif de Carpentras, en avance d’une folie sur son époque à début de dérive scientiste et positiviste, révéla à ses rares lecteurs ce qui pourrait bien être la première « conception structurée » animiste française. Reprenant la tradition provençale des farfadets, des gentils et débonnaires anges-démons familiers, mi-animaux, mi-humains, lutins certes espiègles mais au grand cœur, esprits follets à l’agressivité le plus souvent ludique, il

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alerte la population sur le caractère sournois et vicieux de ces mauvais génies, ayant lui-même beaucoup souffert de leurs taquineries déstabilisantes. En Provence, s’arrêter de penser fait percevoir le bruit assourdissant de la nature, dont les criquets sont les plus véhéments porte-parole. Ces agressions permanentes venant du monde visible renvoient rapidement, dans un aller-retour incessant, aux menaces internes et à leurs vérités originelles. Ainsi, telle la légende de Narcisse et de la nymphe Echo qui ne s’exprime jamais la première, mais qui ne sait se taire quand on lui parle, Charles Berbiguier, seul de tant d’orgueil, voit ses moindres pensées guettées par les criquets pèlerins de sa conscience et quand il s’écrie : « Y a t-il quelqu’un près de moi » s’entend répondre, plein de stupeur « moi » … et quand il reprend en fuyant « Retire ces mains qui m’enlacent … plutôt mourir que de m’abandonner à toi » … se voit rétorquer : « m’abandonner à toi! ». L’énonciation qui imprime l’ensemble de l’œuvre de cet homme que l’aliénation libère, place très haut un « Je » qui se révèle et s’auto-justifie. Comme dans la Bible, une voix forte avertit : « je n’écris pas pour vous plaire, j’écris pour vous instruire et vous garantir ». Il rapporte ainsi que « sous le nom d’incubes, ces farfadets jouissent nuitamment des femmes, sans qu’elles puissent s’y opposer ; sous celui de succubes, ils commettent envers les hommes le crime de Sodome et Gomorrhe ». Ils se nichent dans les poils des uns et dans les plumes des autres, se métamorphosant en puces ou en poux. Ils sont partout dans le chapeau, sur le corps, dans la manche de l’habit, dans le poil des vêtements, dans les souliers des malheureux qu’ils persécutent. Ils ont même l’adresse de se placer entre la jarretière et la culotte. Ils contribuent souvent, par des « attouchements qui n’appartiennent qu’à l’époux légitime », à porter les femmes à des actions qui les rendent coupables envers leurs maris…

CALEÇONNADE MÉTAPHYSIQUE Ce délire chronique, pendant tragi-comique de l’œuvre schreberienne, pantalonnade, est, comme on dit dans le Midi, une « caleçonnade » métaphysique : « lorsque je les sens pendant la nuit marcher et sauter sur mes couvertures, je les désoriente en leur jetant du tabac dans les yeux… Ils tombent comme des mouches… Je les mets ensuite dans des bouteilles avec du vinaigre et du poivre, je cachette la bouteille avec de la cire d’Espagne… et l’envoie au cabinet d’histoire naturelle pour placer dans la ménagerie ces animaux d’une nouvelle espèce ».

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Le patient justifie la persécution par un délire de valorisation mégalomaniaque : « faire échec à l’influence de Satan, de Belzébuth et de sa troupe infernale… comme Bossuet, Massillon et Flechier qui ont donné leurs œuvres au public pour prouver que les hommes qui ont véritablement de l’esprit ne se sont jamais laissés diriger que par le génie du bien ». Il y a ensuite la phase de démence terminale où l’invasion progressive du délire entraîne une inefficience intellectuelle marquée. Le poète Jules de la Madeleine le croisa parmi les pensionnaires de l’hospice de Carpentras vers 1841 et le décrivit en ces termes : « un vieillard très sale, cassé, le dos voûté, le cou dévié, la tête branlante, inclinée de côté, le menton grattant le sein, de telle façon qu’il était impossible de voir ses yeux ». Ce détournement du regard, ce regard latéral ne cachait pas des yeux mourants, mais le regard de celui qui a vu au-delà du visible, le génie du microbe et élève cette faiblesse au rang d’idéal. En même temps, Charles Berbiguier, qui fut élevé dans une famille fortement attachée à la tradition catholique, n’aura pu bénéficier ni du secours de l’église, ni de celui de la science. Cette obole versée par l’écrivain provençal à la compréhension de la passion du Christ se heurtera à la perspicacité pragmatique de la seconde, et à l’intransigeance de la première qui, si elle accepte toutes les velléités messianiques, ne supporte pas l’actualisation du Chemin de Croix. Berbiguier va consulter le grand pénitencier de Notre Dame, le prêtre n’accorde aucun crédit à sa mission divine et le renvoie auprès de Pinel qui « l’écoutant avec la plus grande attention » et l’assurant que « la sorte de maladie dont il souffrait était de sa connaissance » lui prescrit la prise de huit bains par mois. Ce traitement n’est autre que celui que Pinel préconisait aux mélancoliques : « le bain de surprise ajoute aux effets de l’impression brusque de l’eau froide, les avantages d’un saisissement, ou plutôt d’un bouleversement général ». Cette douche froide n’apaisera pas les douloureuses représentations, n’ayant aucun effet sur les ardeurs de la pulsion.

LES PHI ET LES RAB Le diagnostic porté par le célèbre aliéniste sera celui de monomanie, il sera nuancé plus tard par d’autres psychiatres de moindre notoriété : panphobie délirante, paranoïa avec délire d’interprétation sans hallucinations, grand délire hallucinatoire avec hallucinations cœnesthésiques - « la main du diable serrée sur ma cuisse, mon sang transformé en un flot d’eau glacée … » - et surtout paraphrénie.

BERBIGUIER DU THYM ET LES FARFADETS

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Si le mécanisme du délire reste difficile à préciser, interrogatif, intuitif, imaginatif ou hallucinatoire, les thèmes délirants mégalomaniaques et cosmogoniques, riches en surnaturel et en fictions polythéistes, semblent rattacher l’affection à l’actuellement très exceptionnelle paraphrénie fantastique faute de conditions socio-culturelles pouvant favoriser son émergence. Qu’importe, la vie du malheureux persécuté ne fut pas sans avanies si l’on en croit les « lettres de menace » émanant des farfadets qui n’ont pu supporter qu’on lève leur anonymat : « Tremble Berbiguier, tremble infatigable persécuteur de nos infernales orgies, perturbateur éternel de nos moindres plaisirs ! C’est nous qui t’écrivons, nous que tu as dénoncé au curé. Et tu ne crains pas, vil mortel d’exciter le courroux de notre puissance infinie ! Tu as cassé la troisième côte gauche de notre tendre et chère nièce Féliciadoïsca, en la serrant contre un mur… Tu te plais aussi à révéler au premier venu les mystères sacrés de l’opoteosonicomi-gamenaco. Tremble totis omnibus membrituis ! Tu as fait un vacarme infernal, prétendant que nous avions tué ton écureuil… Eh bien nous nions le fait : nous lui avions seulement coupé la queue… C’est pour la tienne que Féliciadoïsca aussitôt guérie, doit partir, pour nous l’apporter dans une assiette ». Sans vouloir accroître le tourment de Charles Berbiguier, qui a bien mérité de l’éternité (il inspira une complainte populaire : « le fléau des farfadets » très en vogue à l’époque), ne faut-il pas penser qu’autant d’époque, il s’est aussi trompé de lieu. L’Asie du Sud-Est ou l’Afrique, à l’instar de la Provence, aurait pu offrir un contenant bien plus structurant à ces divagations cosmogoniques. En Thaïlande, les esprits font autant partie de la vie spirituelle que de la vie économique du pays. Ils bénéficient de maisons, savamment construites dans tous les jardins à leur intention en fonction d’hermétiques calculs astrologiques. L’un des plus célèbres d’entre eux, un pHi femelle pernicieux, réside dans une variété particulière de banane et sollicite les pulsions inavouables des jeunes hommes qui s’en emparent. Pour s’en convaincre, il n’est qu’à observer l’immuable menu réservé aux esprits, déposé près d’un autel disposé à l’entrée des restaurants thaïlandais parisiens, qu’il ne faut pas confondre avec de « vulgaires » cantines chinoises et qui oblige à plus de vigilance dans les choix alimentaires. En Afrique, à l’origine de toute famille, il existe un Rab, esprit des ancêtres qui a signé un pacte d’allégeance et de non agression avec les descendants, promettant de les protéger moyennant quelques sacrifices et qu’il ne vaut mieux pas irriter si l’on ne veut pas que « ça tiraille » et que le corps du malheureux profanateur ne succombe à d’intenses accès de « frénésie ». Le Rab est un esprit qui dépossède de soi plus qu’il ne vous possède. Lors du Ndoep, cérémonie rituelle d’alliance avec l’esprit qui dure sept jours et sept nuits, le Ndœpkat, guérisseur, familier du monde des Rab, assisté de griots

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frappeurs, sorte de musiciens troubadours, est chargé de nommer l’esprit importun et de lui trouver un hôte moins susceptible en la personne d’un animal promis au sacrifice. Enfin, plus proche de la métropole, on peut évoquer les mauvais sorts, les quimboi que le guérisseur, Gadezafe ou quimboiseur, doit annuler en extirpant le Dorlis, mauvais génie qui parfois saisit les femmes guadeloupéennes ou martiniquaises, leur imposant de faire l’amour à moins qu’une culotte noire portée à l’envers et qu’un aimant agrémenté d’une paire de ciseaux ouverte en croix ne bloque le passage. Dans le débat qui anime le courant ethno-psychiatrique, Charles Berbiguier, on le parie, pourrait venir nous hanter malicieusement pour témoigner d’une fraternité désespérée des êtres humains à qui il manque une côte ou une queue, mais certes pas des yeux où vacille une lueur effrayée de tant de solitude morale ; une fraternité des larmes.

À partir de l’article Corcos M. Charles Berbiguier : au bonheur des âmes. Perspectives Psy 1998 : 37 (2) : 134-136.

Références bibliographiques - Berbiguier de Terre Neuve du Thym C. Les farfadets ou tous les démons ne sont pas de l’autre monde. Préface de Claude Louis Combet. Grenoble : Éditions Jérôme Millan, 1990: 668 p. - Lévy-Valensy J. Une forme littéraire du délire d’interprétation. L’Encéphale 1911 ; 9 : 193-213. - Pinel P. Traité médico-philosophique sur l’aliénation mentale. Paris : Éditions ELPE Productions, 1975. - Ovide. Les métamorphoses. Traduction de G. Lafaye. Paris : Le Club Français du Livre, 1980. - Ludovico Maria Sinistrari (1632-1701). De la démonialité et des animaux incubes et succubes. Traduction du latin par Isidore Liseux, revue par I. Hersant. Ombres. Paris, 1998, 110 p.

SPIRITISME ET DÉLIRE SPIRITE « Quand on ne croit plus au paradis, on commence à croire au spiritisme » Mircea Eliade Fragmentarium

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lusieurs personnes se réunissent chez Madame A., médium. La séance de spiritisme commence. Tout à coup, la dame prend des allures toutes masculines. Sa voix change. Elle s’écrit : « Ah ! Mon cher ami, que je suis content de te voir ! ». Les assistants sont perplexes. La dame reprend : « Comment ! mon cher, tu ne me reconnais pas ? Ah, c’est vrai ; je suis tout couvert de boue ! Je suis Charles Z… ». À ce nom, les assistants se rappellent un monsieur mort quelques mois auparavant, brutalement décédé d’une attaque d’apoplexie au bord d’une route ; il était tombé dans la boue du fossé. L’esprit raconte qu’il a profité du moment de transe médiumnique où l’esprit de Madame A. s’était éloigné de son corps pour lui-même y entrer. Madame A. en effet prend des poses masculines, se renverse sur le dos du fauteuil, croise les jambes, se frise les moustaches, passe ses doigts dans les cheveux, de telle manière que, sauf le corps, les assistants croient être en présence de Charles Z. On lui demande : « Que fait pendant ce temps l’esprit de Madame A ? » « Il est à côté, qui me regarde et qui rit de me voir dans ce costume ! »

LES SŒURS FOX En 1847, un pasteur de l’Église épiscopale méthodiste s’installe à Hydesville, un petit village de l’État de New York. Dans une vielle maison, John Fox installe sa femme et ses deux dernières filles Margaret et Kate âgées de 14 et 11 ans. À peine installés, la maison retentit de coups mystérieux. Au début, ce sont de légers coups comme si quelqu’un frappait le plancher d’une des chambres à coucher. Une nuit où le pasteur s’est absenté, le phénomène est tel que la mère et ses deux filles se réfugient dans la même pièce. Les coups se font à nouveau entendre et les filles, par défi, accompagnent ces coups par des claquements de doigts. À leur grand étonnement, les coups répondent aux claquements. L’échange prend et à

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chaque salve de coups lancé par une fille, une salve homologue répond du plancher. La mère prend l’initiative de demander à l’auteur des coups : « êtes-vous un homme ? », aucune réponse ne se fit entendre. Elle pose alors la question « êtes-vous un esprit ? », un coup bref suit aussitôt, interprété comme une réponse positive à sa demande. Prises au jeu de leur désir, les femmes questionnent leur invisible interlocuteur sur des nombres qui les concernent. Par une série de coups sonores, « l’esprit » répond aux interrogations avec une précision troublante. Le voisinage proche est alerté et se précipite pour assister au phénomène surnaturel qui se répète chaque nuit. Incrédules et curieux se pressent, tentent de démasquer une tromperie, posent chacun leur question espérant mettre l’esprit en échec. Mais une surveillance étroite des lieux ne peut prendre personne en défaut d’avoir monté un trucage, pas plus qu’elle ne réussit à donner une explication rationnelle au phénomène. Un curieux propose d’égrener les lettres de l’alphabet en demandant à l’esprit de frapper un coup après celle qui énonce un mot qu’il voudrait exprimer. L’alphabet spirite est né, et la première conversation avec l’esprit se déroule : il frappe des coups qui traduisent son histoire. Il se nommait Charles Rosma, âgé de trente et un an. Colporteur de profession, il habitait la maison plusieurs années auparavant. Il y fut assassiné et enterré dans la cave. Par la suite, on creusa au lieu indiqué et des ossements furent retrouvés. C’étaient les preuves qu’attendait le public pour se livrer avec engouement aux jeux du spiritisme. Les jeunes filles font sortir le spectacle de leur maison et donnent des conférences. Plusieurs commissions sont chargées d’enquêter et de mettre à jour la supercherie, en vain. L’histoire des sœurs Fox se répand rapidement, en même temps que le procédé de communication avec les esprit se perfectionne : tables tournantes, damiers alphabétiques et même écriture automatique. Différentes autorités judiciaires et universitaires font des rapports, constatent les manifestations sans pouvoir leur donner une explication. En 1852, un premier congrès spirite se tient à Cleveland et, dès 1853, le spiritisme débarque en Europe.

ALLAN KARDEC ET LE DÉVELOPPEMENT DU SPIRITISME EN FRANCE Né à Lyon le 3 octobre 1804, Léon Rivail est un instituteur prosélyte formé à la méthode suisse de Pestalozzi. Il est l’auteur de nombreux ouvrages sur l’éducation et la morale, dont un plan pour améliorer l’instruction publique.

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Il est l’inventeur d’une série de techniques visant à améliorer l’apprentissage scolaire en développant les méthodes mnémotechniques. Il est initié au spiritisme en 1854 par un ami. Au cours d’une séance, le médium lui révèle qu’il avait été druide dans une vie antérieure. Il prend alors comme pseudonyme Allan Kardec, le nom de ce druide, et il élabore une vulgarisation de la doctrine spirite qui se complète d’une croyance en la réincarnation. Il publie un ouvrage majeur, Le livre des Esprits, et fonde la Revue spirite. D’autres ouvrages suivent : Qu’est-ce que le spiritisme, Instruction pratique sur les manifestations spirites, Le livre des médiums, L’Évangile selon le spiritisme. L’ancien instituteur enseigne et diffuse la nouvelle religion dont le nombre d’adepte ne cesse de croître. À la fin du XIXe siècle, on compte en Amérique et en Europe plusieurs millions d’adeptes et des milliers de médiums déclarés. Aux États-Unis, Abraham Lincoln y est convié par sa femme. En Angleterre, Conan Doyle, le père de Sherlock Holmes, devient un partisan convaincu du spiritisme. En France, Victor Hugo y est initié à Jersey par Madame de Girardin qui convoque devant l’exilé les grandes figures du théâtre : Shakespeare, Molière. Le célèbre astronome Camille Flammarion rédige un ouvrage, Les maisons hantées, où il réunit des centaines de témoignages, publie des articles sur « Les forces naturelles inconnues ». Le corps médical n’est pas indifférent et Lombroso lui-même se dit impressionné. Les personnages célèbres sont remis au goût du jour. Plusieurs écrits médiumniques les font revivre à travers des témoignages transcrits par l’écriture automatique ; l’écrit le plus connu est « Jeanne d’Arc par ellemême » transcrit par Ermance Dufaux, une jeune médium de 15 ans qui reçut d’autres confessions, dont celle de Louis XI. On dit aussi qu’elle fut secrètement consultée par Napoléon III…

SPIRITISME ET FOLIE Les travaux psychiatriques sur le thème du voisinage entre le spiritisme et les désordres mentaux se multiplient. Benjamin Ball publie La folie religieuse en 1887. Vigouroux écrit Spiritisme et folie en 1899. Duhem rédige sa Contribution à l’étude de la folie chez les spirites en 1906 ; enfin, Violet fait paraître Le spiritisme dans ses rapports avec la folie en 1908. Mais les travaux majeurs sont ceux de Pierre Janet et de Joseph LévyValensi.

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Pierre Janet a une conception de l’activité psychique organisée en niveau de conscience. Familier des différents états de conscience chez l’hystérique, il définit la transe médiumnique comme une baisse de la tension psychologique. La transe est un phénomène lié à la désagrégation mentale. Il décrit les médiums comme des hystériques présentant deux personnalités qui se développent indépendamment l’une de l’autre. La médiumnité est un état transitoire d’automatisme psychologique, équivalent du sommeil hypnotique et du somnambulisme. Il a cette formule : « Le médium n’est malade qu’au moment de sa transe ». Cependant, s’il propose un modèle théorique intéressant pour aborder les rapports entre les troubles psychiatriques et le spiritisme, celui des niveaux de tension psychologique, il est moins convaincant dans sa démonstration. Il présente le cas d’une femme dont la vie est entièrement occupée à communiquer avec les esprits de mondes invisibles. Elle les écoute lorsqu’ils lui parlent doucement, elle les observe la nuit sous la forme de globes lumineux, d’étincelles électriques ou de lueurs. Mais surtout elle écrit. Elle couvre un nombre impressionnant de feuillets d’une écriture disparate qui varie selon l’esprit qui dicte. Elle se présente à l’hôpital avec la demande d’être hypnotisée pour apprendre à faire des consultations en état de transe médiumnique. Quand elle est seule avec son médecin et qu’elle explique ses histoires sur les fluides médiumniques, elle éclate de rire expliquant qu’elle comprend bien que l’on trouve bizarre ce qu’elle dit. Dans sa présentation, Janet pose la question de la frontière entre la croyance spirite et le délire spirite. Sans trancher, il parle de « délire incomplet ». Opposant cette patiente aux tableaux classiques des états seconds hystériques, comme il n’observe pas d’anesthésie du bras pendant la transe, il déclare la formule diagnostique « délire de médiumnité chez une femme qui n’est pas médium du tout », se réservant finalement le droit d’affirmer qui est médium et qui ne l’est pas. Dans la discussion qui suit cette communication devant la Société de l’Encéphale, Jules Séglas présente les médiums comme des hallucinés. Il donne le statut d’hallucinations psychiques aux voix intérieures. Il les présente comme issues d’une pensée ordinaire spontanée et incoercible, qui ne s’extériorise pas, un automatisme mental que le sujet attribue à une voix étrangère. Séglas énonce : « ces malades sont des persécutés », à quoi Janet ajoute « oui, mais des persécutés plutôt contents de leur sort ».

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COMMENT LE SPIRITE DEVIENT-IL FOU ? Jospeh Lévy-Valensi n’a pas la même froideur d’observateur que Janet. Il est d’emblée saisi par la dimension mystique et religieuse du spiritisme qui n’est pas sans lui inspirer en même temps du respect et de la compassion. « Le spirite n’est plus un homme religieux, au sens précis du mot ; c’est un mécontent, un évadé de la religion ». C’est plus en hygiéniste mental qu’il écrit : « le spiritisme ne solutionne-t-il pas au mieux du désir des hommes le problème angoissant de l’audelà ? […] C’est à la cohorte des hommes honnêtes et convaincus qui constituent la clientèle des salons spirites, que le médecin a le devoir de s’adresser et de dire : “Gardez-vous de faire germer la folie en croyant semer l’espérance” ». Il postule qu’il existe un décalage important entre le nombre supposé de délires spirites et ceux observés par les médecins. Il explique que beaucoup de malades sont inoffensifs et circulent librement, offerts à la curiosité et à l’admiration de leurs adeptes, et que peu d’entre eux sont finalement livrés aux soins psychiatriques. Comment le spirite devient-il fou ? Lévy-Valensi ne cherche pas à élaborer de théorie nouvelle et il utilise les dogmes forts de l’époque : le rôle de l’automatisme psychologique, le dédoublement de la personnalité, le syndrome psychasthénique, pour surtout retenir le délire de persécution à forme psychomotrice de Séglas. Il suggère mollement qu’une pratique continue du spiritisme verserait les gens vers la folie. En même temps rien n’est dit de la particularité du spiritisme : dire que les médiums sont hallucinés ne résout pas la question de l’origine des bruits perçus et du phénomène collectif que cela produit. Progressivement, on s’aperçoit que la question du spiritisme tel qu’il est apparu, limité aux seules communications avec les esprits, s’élargit et englobe d’autres manifestations. Il est question par exemple des phénomènes de déplacement du corps. C’est le cas de ce patient présenté par Gilbert Ballet et Monier-Vinard devant la Société médico-psychologique le 7 avril 1903. Il est transporté par les esprits persécuteurs qui l’entraînent avec eux sur de grandes distances. Il parcourt les planètes, visitant le plus souvent Saturne. Cela lui arrive vers le milieu de la nuit. Par la pensée, il traverse d’immense espaces. Les esprits veulent le tuer à coup de fluide. Arrivé sur Saturne, il se « matérialise », reprend son aspect et sa forme ordinaire. Il fait le récit de son voyage : « J’ai vu une chaîne de montagnes au bord de la mer Saturnine ; elles sont couvertes de rochers et d’herbages, peuplées d’animaux de toutes espèces. Au pied des montagnes, une plaine des plus grandes, des plus fertiles. Les habitants de ces pays sont comme nous. J’étais obligé de demander [ma route] à un esprit que je ne

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connaissais pas. Il me montra le château de Saturne et me renseigna sur tout […] là, je reconnus que c’était un esprit de ma famille qui est ma mère ». Lévy-Valensi, dans son étude d’ensemble des rapports entre la folie et le spiritisme, conclut: « Le spiritisme est-il une vérité ? Peut-être. Est-il un danger ? Certainement ». Il termine : « Quelle loi pourrait discipliner la tendance invincible de l’esprit humain vers le merveilleux. Que l’on interdise le spiritisme et il renaîtra semblable à lui-même ou sous une forme nouvelle. Tous les efforts seront vains ; la foule s’empressera toujours autour des baquets magiques et des tables tournantes ». Le spiritisme n’est donc qu’un avatar des baquets de Messmer, et le fluide spirite n’est qu’une autre dénomination du fluide animal. Après 1910, le spiritisme ne suscite plus le même engouement parmi le grand public et, parallèlement, se fait plus rare dans les publications scientifiques et médicales ; sauf l’observation qui suit, faite dix ans plus tard par Lévy-Valensi et Henri Ey.

LA « JEANNE D’ARC » DES ASILES DE LA SEINE Madame M. passe son temps à communiquer avec les esprits qui l’informent de ce qui se trame dans le monde ; elle les capte surtout le soir, à la tombée du jour, au moyen de verres de lampes. Connue de la préfecture, elle était surveillée ; mais elle n’avait jusque-là jamais été internée compte tenu de la bénignité de son délire. Elle est venue dans le service « pour avertir le professeur Claude et tous les savants du combat qu’il fallait mener contre les forces du mal, en particulier les esprits et les âmes du Sacre AustroAllemand qui envahissent la France ». Elle vient de rédiger un petit ouvrage intitulé Révélations, imprimé à ses frais, qui contient l’ensemble des communications qui lui ont été faites. Les esprits qui lui parlent ainsi sont décrits avec force détails anatomiques : « l’esprit est un petit diptère ; il est haut sur patte, mince, le corps très plat, il a une petite trompe » ; elle en décrit huit variétés : l’esprit français, allemand, autrichien, italien, et les esprits fakirs. « L’esprit du fakir est un esprit suggestionneur, il endort les esprits pour les voler ensuite avec son âme, il a toujours avec lui ses trois esprits fakirs, ils ont de longs dards, ils sont terriblement méchants, ils sont longs et le double de l’esprit allemand ».

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« Les fils que l’on voit en dessous des âmes représentent des nappes de gaz, qui sont à une très grande hauteur dans le ciel, on voit dans ces nappes de petits traits, ce sont des âmes qui sont couchées à plat, on les trouve de place en place ; ces malheureuses ont perdu leurs esprits, elles vivent là avec leur peine, leurs esprits se sont échappés de leurs âmes, et tel un petit ballon dont le fil s’est cassé, lesté de son esprit, elle n’a pu se refermer et redescendre ». « Pour qu’une âme se garde et ne se perde plus dans le ciel, il faut qu’elle se fasse faire par ses esprits deux perles de fluide épais, de la grosseur d’une double tête d’épingle dans le fond de l’âme ; puis elle fermera bien le bout de son âme sur la première perle, ce fluide en séchant deviendra très dur et lui assurera de ne plus jamais se perdre dans le ciel ; elle a de quoi se tenir, se rouler pour mieux dire, et même sans esprit, elle peut vivre sur terre et circuler partout sans craindre de se perdre jamais ».

Madame M. attribue à ces esprits les manifestations morbides cérébrales et hystériques. Elle en est elle-même la victime pour avoir voulu témoigner de leur présence : « Le ravage causé dans ma cervelle est dû à ce que j’ai fait paraître “Médiumnité”, cet article leur causant un préjudice énorme (question politique et autres…). En tout cas j’ai la cervelle attaquée, mangée pour mieux dire par les Allemands, les Autrichiens et les Hongrois, ces races d’âmes vivent par millions dans les Français, et d’après leur dire je suis condamnée pour avoir fait paraître un article donnant l’idée à l’homme de chercher à entendre son âme ». Elle, « simple femme de France » comme elle se définit, vient révéler aux hommes « les secrets du sacre des Empereurs, des Sacres allemands et autrichiens ». La Jeanne d’Arc des asiles, attendrissante de poésie et de candeur, avertissait ses médecins des horreurs qui se tramaient dans l’autre monde. Elle y croyait et pensait naïvement sauver l’humanité en diffusant ce qui lui était révélé par les esprits. Mais le spiritisme n’est plus le phénomène de mode qu’il était trente ans plus tôt et les médecins ne la regardent plus que comme une douce hallucinée. C’était aussi l’époque de la montée du nazisme qui fera disparaître Lévy-Valensi en 1943 dans la Shoah. À lire cette observation après-coup, la révélation prophétique était là.

À partir de l’article Clervoy P. Esprit es-tu là ? Perspectives Psy 2002 ; 41 (3) : 237-240.

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Références bibliographiques - Janet P. Délire systématique à la suite de pratiques du spiritisme. L’Encéphale 1909 ; 4 (1) : 363-368. - Lévy-Valensi J. Spiritisme et folie. L’Encéphale 1910 ; 5 (1) : 696-716. - Lévy-Valensi J, Ey H. Délire spirite. Écriture automatique. Annales MédicoPsychologiques juillet 1931 ; n°2 : 126-140.

EXTASES ET STIGMATES JOUIR POUR QUI ? SOUFFRIR POUR QUOI ? « Nous avons remarqué que les rêveries en dehors de la réalité donnent le plus souvent naissance à des pensées idéalistes et s’accordent plus facilement avec les idées de divinités et d’anges de forme spirituelle : les plus belles extases prennent presque nécessairement la forme religieuse » Pierre Janet. De l’angoisse à l’extase « Toute hystérique présente une sorte de délire à deux : d’une part l’être raisonnable ; de l’autre, le délirant. L’un vient au secours de l’autre ; mais le plus souvent aussi le dernier domine le premier. […] Les hystériques qui parviennent ainsi à se dédoubler, à créer des histoires ayant des portions de vérité et de déraison, ne rentrent plus dans le cadre des aliénés. […] les mensonges, les inventions des hystériques ne sont que le résultat d’un mode de combinaison entre un fait faux d’une part, et d’autre part une sorte de sagacité qui donne à ce fait inventé un certain caractère de vraisemblance » Charles Lasègue. Les hystériques, leur perversité, leurs mensonges « Stigmates : du latin stigma marque. Nom donné aux marques semblables aux cinq plaies de Jésus crucifié dont Saint François d’Assise et une cinquantaine d’autres contemplatifs furent gratifiés à la suite d’extases » Dictionnaire Larousse.

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es stigmates sont des marques d’apparition spontanée prenant parfois la présentation de plaies hémorragiques. La localisation est référée à la passion du Christ : le flanc gauche, les mains et les pieds, en couronne au niveau de la tête. Les témoins, parfois médecins, observent que ces plaies sont sensibles et accompagnent des états prolongés de prières et de jeûnes. Elles ne cicatrisent pas et résistent aux soins locaux. Elles ne suppurent pas. Des phénomènes associés ont été décrits : larmes de sang, sueurs de sang.

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LOUISE LATEAU À la frontière avec les Flandres, dans la province belge du Hainaut, une jeune fille crée l’événement. Son père, mineur dans les charbonnages, meurt de la variole alors que Louise est âgée de seulement quelques mois. Ellemême ne survit que d’extrême justesse à la maladie. Elle est placée chez une vieille femme impotente et elle ne commence sa scolarité que vers l’âge de onze ans. Elle soutient sa famille avec les maigres revenus de petits travaux de couture. À seize ans, une épidémie de choléra survient et Louise se fait remarquer par un grand dévouement aux malades. À dix-sept ans, elle est décrite comme languissante. Une anorexie débute avec une anémie. À plusieurs reprises, elle rejette du sang par la bouche. Le 15 avril de cette même année, elle paraît mourir et les derniers sacrements lui sont apportés. Elle se remet promptement et le dimanche des Rameaux qui précède les fêtes de Pâques, elle parvient à se rendre à pied à une messe célébrée à distance de là. Le vendredi suivant, « Vendredi saint » célébrant la passion du Christ, les stigmates apparaissent. Les phénomènes extatiques se produisent quelques mois plus tard. Chaque jour, la transe débute dès le matin et se prolonge jusqu’au soir. L’adolescente exprime par son attitude diverses émotions qui se succèdent avec un certain désordre : terreur ou pitié, elle prie, elle pleure. Elle s’élève sur la pointe des pieds comme si elle allait prendre son envol, puis tombe à genoux et plonge dans une longue et silencieuse contemplation. Brutalement, elle se jette face contre terre, les bras en croix, les jambes jointes, le pied gauche sur le pied droit. Vers 17h, elle se relève d’un bond, s’assied et reprend une attitude de prière. L’extase se termine avec une scène impressionnante : les bras tombent le long du corps, la tête s’incline sur la poitrine, les yeux se ferment, la face est pâle et se couvre de sueurs froides. Le pouls est imperceptible. Elle râle. Enfin, Louise se réveille, retrouve sa fraîcheur et paraît n’avoir pas souffert. Elle se souvient parfaitement de ce qui se passe en elle durant ses extases : elle a assisté aux différentes scènes de la passion et elle a mimé le dernier épisode, la crucifixion, l’agonie et la mort du Christ.

AU CHEVET DE LA STIGMATISÉE : D’ABORD LES PRÊTRES… Le bouche à oreille diffuse et le phénomène attire du monde. Le voisinage vient se presser aux portes de la modeste maison. La réaction spontanée de

EXTASES ET STIGMATES : JOUIR POUR QUI ? SOUFFRIR POUR QUOI ?

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la foule est la crédulité. Les curieux sont pris par l’ambiance de piété et de dévotion. Toute une foule vient prier. Les blessures saignent aux dates anniversaires du Vendredi saint. Les témoins parlent d’une odeur douce et parfumée venant des blessures. La presse fait écho des phénomènes miraculeux. Le diocèse est alerté et cherche à contenir l’événement. On dépêche un prêtre auprès de la jeune fille, pour la surveiller et lui ordonner de résister aux extases. En vain. Une enquête religieuse est menée, des commissions diocésaines sont mandatées pour étudier l’affaire. Tout un vocabulaire est diffusé pour donner un nom savant aux phénomènes inexpliqués. Elle, la fille pauvre et peu cultivée, parle avec un vocabulaire élaboré des choses saintes, du bien et du mal, du sacerdoce et de la pauvreté, de l’amour du Christ et de la charité : on parle d’illuminisme. Les stigmates reproduisent les marques des cordes aux poignets et aux chevilles : on dit stigmates épigraphiques. Elle ne s’alimente que de l’hostie, le pain eucharistique de la communion : on dit inédie ou abstinence miraculeuse. Louise a la capacité de reconnaître un objet béni d’un objet profane, de réciter des prières dans des langues inconnues : on parle de hiérognose. La richesse du vocabulaire valide la réalité des phénomènes et masque l’ignorance de chacun.

… ENSUITE LES MÉDECINS Une jeune fille est illuminée et son corps est l’objet de phénomènes miraculeux. La nouvelle se répand et voilà d’autres jeunes femmes qui présentent des phénomènes identiques. Qu’est-ce que cela veut dire ? Comment comprendre que ces jeunes filles donnent à voir ce que la foule veut observer et leur suggère ? Qui est le plus dépendant de l’autre : celle qui donne à voir son extase ou ceux qui attendent l’apparition des manifestations ? Mais ces questions ne sont pas alors d’actualité et c’est la science qui va tenter de répondre. Le Docteur Désiré-Magloire Bourneville, élève de Charcot, « haut comme une botte, rouge comme une tomate, vindicatif et passionné » selon la description de Léon Daudet, fait un mémoire sur Louise Lateau. Il fait des prélèvements et soumet le sang de « la stigmatisée belge » à l’examen microscopique ; il observe des sérosités sanglantes et parle « d’œdème congestif douloureux aboutissant à une hémorragie sans effraction apparente de la peau ». Magnuss Huss décrit chez les stigmatisées des ecchymoses spontanées ; il parle d’hémophilie hystérique. Il nomme hématidrose les sueurs de sang qu’il attribue à une anomalie de la

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perméabilité capillaire. Parrot dit « hémorragies névropathiques ». Gilles de la Tourette - grand fidèle de Charcot, « Gardien du dogme de la Salpêtrière dont il continue à réciter le catéchisme » - nomme sugillations les hématomes, les phlyctènes séro-sanglantes, les suffusions hémorragiques dites sueurs de sang. Pour lui, les rougeurs, les œdèmes et les ulcères sont les signes d’une hypersensibilité cutanée entretenue par l’autosuggestion, il dit « diathèse vasomotrice ». Bref, la physiologie explique l’inexplicable et la science n’a aucun vertige devant la multiplication des cas. Elle invente, elle aussi, des mots pour parer son ignorance, lorsqu’elle ne vise pas, plus simplement, à démontrer la falsification. Charles Lasègue ne s’encombre pas de scrupules cliniques, il dit « perversion et mensonges des hystériques ».

ENTRE MIRACLE ET SUPERCHERIE « Il n’est bruit à Dieppe et dans ses environs que d’un miracle… ». Une jeune fille sage de la campagne est connue pour sa dévotion et ses pratiques pieuses. Toutes les semaines dans la nuit du jeudi au vendredi, elle présente cinq plaies caractéristiques : deux aux mains, deux aux pieds et une au côté. Elle s’enveloppe les mains et les pieds dans des linges qui sont ensuite exposés, souillés de sang, aux curieux qui viennent la visiter. La jeune fille est couturière, comme Louise Lateau. Les médecins viennent assister au miracle, mais il ne passe rien lors des nuits qu’ils passent au chevet de la jeune fille. Elle se montre à eux, transfigurée par d’angéliques visions et elle leur fait des prophéties : des malheurs attendent la France qui sortira grandie de l’expérience et connaîtra ensuite une longue période de prospérité. Le Professeur Benjamin Ball, éminent psychiatre parisien et fondateur de la revue L’Encéphale, est averti par son confrère et se rend à son tour dans la chaumière normande, accompagné de son chef de laboratoire. Il a pris le soin d’amener avec lui un certains nombre d’appareils scientifiques pour faire des prélèvements et pratiquer quelques expériences sur la jeune femme. À son arrivée, le tableau s’est complété des stigmates de la couronne d’épine et des marques sur le dos rapportées à la flagellation du Christ. Il découvre dans sa chambre, allongée sur son lit, une jeune et jolie jeune fille, blonde, âgée de dix-neuf ans. Son visage reposé laisse deviner qu’elle dort d’un calme sommeil, mais des gémissements sourds témoignent de grandes douleurs ressenties. Sur son front, trois lignes parallèles de taches

EXTASES ET STIGMATES : JOUIR POUR QUI ? SOUFFRIR POUR QUOI ?

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sanglantes : Ball se dit immédiatement refroidi par ce luxe inattendu de taches sanglantes. Il examine la jeune femme et défait les linges qui enveloppent ses mains et ses pieds. Elle se tord de douleur sans résister vraiment et il découvre quelques croûtes sanguinolentes et des caillots qui lui paraissent avoir été détrempés avec un petit peu de salive. À une heure du matin, il ne s’est toujours rien produit. La jeune femme paraît profondément endormie. Il décide de prendre quelques photographies ; elle n’est pas réveillée par la lumière du magnésium et prend ostensiblement une attitude de crucifiement, tournant la paume des mains à l’objectif du technicien. Ball est alors convaincu de la supercherie et entreprend de la démasquer. Au matin, elle est réveillée et les médecins lui lavent les stigmates du front qui s’effacent sous le linge humide, la peau étant indemne de toute lésion. La jeune fille s’effondre en larmes en même temps que triomphe facilement le scepticisme de ses médecins et elle laisse échapper cette plainte : « Je vais donc souffrir pour rien ! ». Ball n’a pas entendu le sens de ce cri. Il est passé à côté de la question, car le véritable intérêt du mystère n’est peut-être pas de le résoudre, mais d’en comprendre le sens.

JOUIR POUR QUI ? SOUFFRIR POUR QUOI ? Le cri est émouvant. La formule « Je vais donc souffrir pour rien ! » indique que bien au-delà de la question du vrai ou du faux des stigmates, la jeune fille offrait son corps pour recevoir une douleur, et qu’elle offrait cette douleur aux autres. Elle se donnait, avec naïveté, toute entière, se laissant « prendre » à la question du désir de tous ceux qui couraient à elle, pour la soutenir ou la démasquer. Pour l’hystérique, souffrir n’est pas moins vain que pour un médecin vouloir faire triompher le résultat d’une démonstration scientifique. Le numineux ne se réduit pas sous un microscope ou dans une expression savante. La meilleure réponse est celle de Madeleine, la très célèbre patiente de Janet, elle-même stigmatisée, qui disait à son docteur « Les hommes demandent souvent : à quoi sert la piété ? S’ils savaient comment elle apprend à souffrir, comment elle fait trouver le bonheur là où la nature ne trouverait que l’angoisse et le désespoir… ».

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À partir de l’article Clervoy P. Extases et stigmates. Perspectives Psy 2003 ; 42 (4) : 319-322.

Références bibliographiques - Ball B. La stigmatisée de S… L’Encéphale 1881 ; 1re année : 361-368. - Bourneville. Louise Lateau, la stigmatisée belge. Paris, 1875. - Gilles de la Tourette. Traité clinique et thérapeutique de l’hystérie paroxystique. Paris : Plon-Nourril et Cie, 1892. - Huss M. Cas de maladies rares observées et documentées. Arch Gen Med 1857 ; 25 (X) : 165. - Janet P. De l’angoisse à l’extase. Paris : Éditions Société Pierre Janet, 1975. - Lasègue C. Les hystériques, leur perversité, leurs mensonges. Société médicopsychologique, séance du 28 mars 1881. In : De la folie à deux à l’hystérie et autres états. Paris : L’Harmattan, 1998. - Morel P. Dictionnaire biographique de la psychiatrie. Les Empêcheurs de penser en rond. Paris : Institut Synthélabo, 1996. - Parrot M. Étude sur les sueurs de sang et les hémorragies névropathiques. Gaz Med Hebd Paris 1859.

2 ESSAIS ET ENGOUEMENTS

MESMER ET LE MAGNÉTISME ANIMAL « Il commença le lendemain même un ouvrage qu’il intitula “Traité de la volonté” ; ses réflexions en modifièrent souvent le plan et la méthode ; mais l’événement de cette journée solennelle en fut certes le germe, comme la sensation électrique toujours ressentie par Mesmer à l’approche d’un valet fut à l’origine de ses découvertes en magnétisme, science jadis cachée au fond des mystères d’Isis, de Delphes, dans l’antre de Trophonius et retrouvée par cet homme prodigieux à deux pas de Lavater le précurseur de Gall. » Honoré de Balzac, Louis Lambert. La Pléiade. Paris : Gallimard « Les magnétiseurs provoquent les levers de soleil. Les hypnotiseurs vous font descendre au caveau » Luis Buñuel. Belle de jour (d’après le roman de J. Kessel)

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ranz Anton Mesmer (1734-1815), fils du grand veneur de l’archevêque de Constance, accompagnait souvent son père lors des chasses organisées par cet étrange ecclésiastique. Enfant prodige, il y faisait déjà merveille par ses talents de sourcier. Son charme et ses dons lui firent bénéficier très tôt de l’affection et de la protection de l’archevêque qui lui fit apprendre la musique et l’enrôla chez les Jésuites à l’université d’Ingolstadt d’où il sortit docteur emeritus studiosus en philosophie. La passion de savoir de ce fils de domestique le promet à un changement de classe et il devient docteur en théologie avant d’entamer à Vienne des études de droit et de médecine. Il s’intéressera rapidement à l’alchimie au sein de sociétés ésotériques et s’engagera très tôt et résolument aux côtés des Francs-maçons.

DE LA PETITE PHYSIQUE AMUSANTE… L’époque était marquée par les balbutiements séduisants des découvertes en physique et physiologie humaine, en particulier celle de l’électricité. Ainsi, beaucoup de notables trouvaient de bon ton de posséder, dans un recoin secret de leur appartement bourgeois, un cabinet de physique où ils se livraient aux expériences les plus farfelues.

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En 1766, à l’âge de 32 ans, Mesmer passa sa thèse - De planetarum inflexu devant Van Sviten et Von Stork. Proposant une réflexion sur l’influence des planètes sur les maladies humaines, il commença ainsi son exposé : « Il y aura des gens qui fronceront les sourcils et dont j’encourrai les reproches quand ils verront cette thèse […]. Mon objet est uniquement de démontrer que les corps célestes agissent sur notre terre et que toutes les choses qui s’y trouvent agissent sur ces corps ». À l’origine de ce travail doctoral, on retrouve si l’on en croit la légende, l’épisode biographique suivant, trop beau pour ne pas être un souvenir imaginaire : alors que Mesmer assistait dans ses consultations un médecin célèbre de l’époque, il remarqua que quand il tenait la palette des saignées, le sang coulait abondamment, alors que lorsqu’il s’absentait pour changer de palette, le flux sanguin s’arrêtait. Il ne lui fallut pas plus que cette révélation du pouvoir de sa présence physique sur les fluides pour susciter une vocation qui n’allait pas se démentir. En épousant Mme veuve baronne Von Bosh et ses 30 000 florins de rente, il assoit les conditions financières de son ambition, élevant son niveau de vie en organisant des soirées festives dans les jardins de sa maison de la Landstrasse, le fameux château du Belvédère à Vienne. Celles-ci brassaient la haute société de la ville qui venait assister aux concerts de musiciens célèbres : Haydn, Puccini, Mozart. Mesmer y fit la connaissance d’un premier mentor, le père jésuite Hell, qui joua un rôle considérable dans son apprentissage en lui suggérant que l’influence des corps célestes pouvait s’apparenter au magnétisme observé avec les aimants. Quelques mois plus tard survint l’épisode inaugural qui renforcera la réputation des deux compères : au cours d’un séjour à Vienne, Lady Wilcox, jeune anglaise proche de Marie-Thérèse d’Autriche, tomba malade, se plaignant de violentes douleurs épigastriques et de vomissements. Apprenant que son médecin anglais soulageait ces manifestations par l’apposition d’un aimant sur l’estomac, on rechercha donc un aimant auprès du père Hell qui invita Mesmer à aller l’apposer lui-même. Le succès thérapeutique fut immédiat et la nouvelle fit rapidement le tour de Vienne. Mesmer s’aperçut qu’en définitive l’aimant n’était d’aucune utilité, ayant renouvelé l’expérience avec autant de succès sans aimant chez une autre patiente. L’idée d’un fluide naturel du corps, qui pourrait être transmis d’un sujet à un autre commença à faire son chemin. Derrière l’idée naissante, Mesmer pressentait le corps à l’œuvre.

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… À LA GUÉRISON MAGNÉTIQUE L’aura du médecin, sa persuasion, son ambition d’accéder à la notoriété, la subtilité de la mise en scène du contact corporel médecin-malade, la suggestibilité des patientes étaient autant d’éléments indispensables à la guérison d’une somatisation anxieuse dans un contexte qu’on supposera probablement hystérique. Mesmer s’approchait lui-même sensiblement de cette explication en opposant, au magnétisme minéral de l’aimant du père Hell, son propre magnétisme animal, même s’il se fait confectionner une chemise spéciale de couleur violette, décorée d’étoiles et munie de pochettes pouvant accueillir des aimants afin que son fluide magnétique ne s’épuise pas. On n’est jamais trop prudent ! Si le succès public est immédiat, emplissant ses cabinets de consultations, la reconnaissance scientifique lui fit cruellement défaut. Mesmer entreprendra dès lors de multiples voyages en Europe, guérissant de nombreux patients parmi lesquels figurent des célébrités de l’époque. Afin de satisfaire sa clientèle viennoise, dont la guérison était moins bonne en l’absence du maître, Mesmer s’attela à la réalisation de son fameux baquet. Un de ses baquets est visible au Musée d’histoire de la médecine de la Faculté de médecine de Lyon : pseudo-machine électrostatique, ce récipient - muni de câbles en fer recourbés dont les tiges-extrémités étaient placées sur les régions malades du patient - était empli de sidérite, fer pilé, limaille de fer, sable, et surtout de vingt bouteilles d’eau magnétisée. Ce baquet permettait à Mesmer de signifier une concrétisation physique de son pouvoir thérapeutique et surtout de se mettre à l’abri de toute accusation d’exorcisme. Il commença à théoriser les expériences singulières qu’il provoquait et observait, évoquant en vrac « la périodicité ancestrale des crises, l’importance de l’eau ferrugineuse pour provoquer une marée artificielle », mais surtout la possibilité de suggérer la réapparition d’un symptôme chez une patiente traitée. La suggestibilité des patientes hystériques, ainsi mise en évidence, participait à renvoyer aux limbes les conceptions antérieures de possession démoniaque.

ESSAIS ET ENGOUEMENTS Incontestablement, Mesmer ne saisira pas l’importance des « accès de somnambulisme » pourtant visibles chez ces patients autour du baquet. C’est

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Puységur puis Charcot qui développeront l’étude de ces phénomènes hypnotiques. Mesmer ne voyant en l’état somnambulique qu’une « fuite de la convulsion guérissante ». Très rapidement, les consultations du maître vont devenir de véritables spectacles auxquels seront conviés de nombreuses personnalités, et vont s’agrémenter d’authentiques séances d’hypnose, comme celles qui permirent à Mesmer de guérir le fils d’un tailleur d’une paraplégie, tout ceci bien avant Charcot et ses non moins célèbres consultations du mardi. Mesmer soignera de la même façon le pâtissier le plus renommé de Vienne d’une amaurose hystérique. Celle-ci était apparue lors du rituel d’initiation accompagnant l’entrée dans une Loge maçonnique de ce pâtissier visiblement trop en phase avec d’obscures notions inconscientes. On lui avait bandé les yeux, déchiré sa chemise et on l’avait présenté aux sommités maçonniques de la Loge qui l’avaient accueilli les épées brandies dans la lumière aveuglante de candélabres scintillants. Il n’en fallait certes pas plus pour impressionner la rétine (ou la chambre aveugle) d’un sujet prédisposé. Mesmer eut l’intuition géniale de répéter cette accablante scène d’intronisation sous hypnose. Levant l’amnésie et faisant revivre la scène traumatique, il rétablit la lumière par son pouvoir de persuasion, au grand soulagement des Francs-maçons viennois, quelque peu effrayés du retentissement de cette douloureuse histoire sur leur réputation. Il eut beaucoup moins de chance avec une autre cécité, celle qui frappait depuis l’âge de trois ans Madame Paradis dont la marraine n’était autre que Marie-Thérèse d’Autriche. Non seulement, il ne parvint pas à améliorer la vue de Mme Paradis, patiente difficile et tenace, dont on dit qu’elle avait subi sans effet plus de trois mille décharges électriques, mais une rumeur portant sur la nature amoureuse des relations entre le médecin et sa patiente lui fit quitter Vienne pour probablement méditer sur le transfert, ses déplacements, la réaction thérapeutique négative, le sadisme et le masochisme… Suit le texte écrit par le père de cette patiente lors d’un succès temporaire du traitement, qui affectera la patiente d’une bien triste guérison. Sa saveur résiste à tous les regards interprétatifs. Mais il convient d’insister sur le besoin, dans toute lecture d’un texte qui donne trop à voir, d’une oreille attentive cherchant les mots que l’auteur a évité en rappelant que la synopsie est une forme symptomatique de synesthésie dans laquelle le patient perçoit un son comme étant affecté d’une couleur précise.

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RAPPORT DU PÈRE DE MADAME PARADIS « Après un bref et énergétique traitement magnétique de Monsieur le Docteur Mesmer, ma fille commença à distinguer les contours des corps et figures qu’on lui présentait. Mais le nouveau sens était si susceptible qu’elle ne pouvait reconnaître ces objets que dans une pièce très obscure, aux rideaux baissés et aux volets bien fermés. Rien que de passer rapidement devant ses yeux, protégés par un quintuple bandeau, une bougie allumée, elle tombait à terre, comme foudroyée. La première forme humaine qu’elle aperçut fut M. le Docteur Mesmer. Elle le regarda très attentivement et suivit les différents mouvements du corps qu’il faisait devant elle pour examiner ses yeux. Elle en fut en quelque sorte effrayée et dit : “C’est terrible à voir ! Est-ce donc cela l’image de l’homme ?” Sur sa demande, on lui amena un grand chien de la maison, très doux, qui avait toujours été son préféré ; elle le regarda avec la même attention. “Ce chien me plaît bien plus que l’homme ; sa vue m’est infiniment plus supportable” déclara-t-elle. Les nez surtout des personnes qu’elle voyait la choquaient très fort. Elle ne pouvait s’empêcher d’en rire. “Il me semble, dit-elle, qu’ils me menacent et veulent me crever les yeux”. Après avoir vu plusieurs visages, elle s’y habitue mieux. Ce qui lui donne le plus de peine, c’est d’apprendre à connaître les couleurs et les distances, car en ce qui concerne le sens de la vue elle est aussi inexpérimentée et peu exercée qu’un nouveau-né. Elle ne se trompe cependant jamais quand il s’agit de différencier les couleurs ; par contre, elle confond leurs dénominations, surtout si on ne la met pas sur la voie en les lui faisant comparer avec celles qu’elle a déjà appris à connaître. Devant le noir, elle déclare que c’est là l’image de son ancienne cécité. Cette couleur provoque toujours chez elle un certain penchant à la mélancolie, à laquelle elle s’abandonnait souvent durant la cure. En ce temps là, il lui arrivait bien des fois de fondre subitement en larmes. Un jour, elle eut une crise si violente qu’elle se jeta sur un sofa en se tordant les mains, arracha ses bandeaux, repoussant tous ceux qui voulaient la calmer et se livra, au milieu de gémissements et de sanglots, à un tel désespoir que Madame Sacco ou toute autre comédienne célèbre n’eût pu trouver de meilleur modèle pour représenter une personne en proie au chagrin le plus extrême. Au bout de quelques instants, cette triste humeur passa et ma fille reprit son attitude plaisante et rieuse, pour retomber peu de temps après dans le même accès. Dès que se propagea la nouvelle qu’elle avait recouvré la vue, il accourut un si grand nombre de parents, d’amis et de hauts personnages qu’elle s’en montra mécontente. Un jour elle m’exprima ainsi son mécontentement : “D’où vient que je me sente moins heureuse à présent que jadis ? Tout ce que je vois me cause un trouble désagréable. Ah ! j’étais bien plus tranquille durant ma cécité !”. Je la consolais en lui faisant comprendre

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que son trouble présent provenait uniquement de la sensation qu’elle avait de voguer dans une sphère étrangère et qu’elle se sentirait aussi calme et contente que les autres dès qu’elle serait un peu plus habituée à voir. “Fort bien, répondit-elle, car si, à la vue de nouveaux objets, je devais toujours éprouver une inquiétude semblable, je préférerais sur le champ redevenir aveugle”. Ce sens nouvellement acquis en ayant fait une espèce d’être primitif, elle est libre de tout préjugé et ne classe les choses que d’après l’impression qu’elle en reçoit. Elle porte de très bons jugements sur les traits du visage humain et en tire des conclusions quant aux qualités de l’âme. La vue d’un miroir lui causa un grand étonnement, elle n’arrivait point à comprendre comment la surface de la glace pouvait saisir les objets et les refléter. On la conduisit dans une pièce magnifique où se trouvait une grande glace murale. Elle ne se lassait pas de s’y regarder et prenait les poses les plus étranges ; elle ne pouvait surtout s’empêcher de rire en voyant l’image de la glace s’avancer à sa rencontre dès qu’elle s’approchait et se retirer dès qu’elle-même s’éloignait. Tous les objets qu’elle aperçoit à une certaine distance lui paraissent petits et s’agrandissent, d’après ses notions, dans la mesure où elle s’en rapproche. Lorsque, ayant retrouvé la vue, elle porta à sa bouche un morceau de pain grillé, il lui parut si grand qu’elle ne crut point pouvoir l’y faire entrer. On la mena ensuite un soir au bassin qu’elle appela “une grande soupière”. Les allées du jardin lui parurent marcher avec elle ; en rentrant à la maison, elle crut que l’édifice venait au-devant d’elle et éprouva un grand contentement en voyant les fenêtres éclairées. Le lendemain, pour la satisfaire, il fallut l’emmener dans le jardin à la lumière du jour. Elle regarda attentivement tous les objets, mais avec moins de plaisir que la veille au soir. Elle nomma le Danube un grand et large ruban blanc, elle indiqua exactement les endroits où elle croyait voir le commencement et la fin du fleuve. Elle s’imaginait pouvoir en tendant la main toucher les arbres situés à mille pas environ sur la rive opposée du fleuve. Comme c’était par une journée très claire, elle ne put supporter longtemps la lumière crue du jardin. Elle demanda qu’on lui bandât de nouveau les yeux, parce que la sensation du jour était encore trop forte pour sa faible vue et lui occasionnait des vertiges. Mais une fois les yeux voilés, elle n’osa plus faire un pas sans être guidée, bien qu’avant, pendant sa cécité, elle se fût promenée seule dans le salon qui lui était familier. L’éparpillement nouveau de ses sens l’oblige à se montrer plus attentive quand elle est au piano ; alors que naguère elle jouait de grands concertos avec la plus rigoureuse exactitude, tout en s’entretenant avec ceux qui l’entouraient, à présent il lui est difficile de jouer un morceau les yeux ouverts, car elle se met aussitôt à observer le jeu de ses doigts sur le clavier et manque la plupart des touches.

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DÉMONSTRATIONS PARISIENNES Mesmer arriva à Paris en 1778 ; il y loua l’hôtel de Bouillon près de la place Vendôme. Il prit soin de faire précéder son arrivée d’une annonce médiatique, ayant demandé à son coursier d’inonder la capitale de prospectus vantant ses exploits antérieurs en y taisant quelques avanies. Le Paris pré-révolutionnaire du comte de Saint-germain et de Joseph Balsamo, prêt à tout écouter et à tout accepter, emplit les cabinets de consultations de Mesmer. S’y précipitent, entre autres, Mme de Malmaison, la Du Barry et beaucoup de jeunes médecins enthousiastes. L’hôtel de Boullion fonctionna comme un véritable hôpital avec des salles pour les gens aisés et d’autres pour les indigents. Mesmer y fit ses consultations, paré d’un splendide habit de soie lilas, une baguette d’or à la main, au son des musiques dispensées par un orchestre. Il déclenchait ainsi autour de lui des crises hystériques qu’il soulageait tout aussitôt. Mesmer n’hésitait pas à toucher les patients à l’aide d’une baguette, ce qui induisait des crises pseudo-convulsives qu’un de ses assistants « accompagnait » en portant le patient dans un petit boudoir capitonné prévu à cet effet. Le succès aidant, l’explosion médiatique et son corollaire de contamination épidémique ne tarda pas à survenir. Pour faire face à la clientèle, Mesmer multiplie les baquets, puis développe les baquets de groupe (des cordes de transmission du flux reliaient les patientes entre elles et avec les bouteilles d’eau magnétique). Il magnétise un arbre, rue Bondy, qui faisait office de baquet public pour les indigents. Cet arbre vit quelques convulsionnaires le vénérer en lui jouant en état de transe la passion du Christ. En 1779, il écrivit un traité sur la découverte du magnétisme animal qui n’eut aucun succès : « Le magnétisme animal n’est pas ce que les médecins appellent un remède secret. C’est une science qui a ses bases, ses déductions et ses principes. Tout cela, je l’admets, est resté inconnu jusqu’à ce jour. Mais justement pour cette raison, il serait contradictoire de vouloir me donner pour juges des gens qui ne comprendraient rien de ce qu’ils auraient à examiner. Il ne me faut point des juges, mais des élèves. Mon désir est donc d’obtenir d’un gouvernement une maison où je pourrais prendre des malades en traitement, et où l’on pourrait aisément et sûrement prouver les effets du magnétisme animal sans avoir à recourir aux hypothèses. Je me chargerais alors d’instruire un certain nombre de médecins, et je laisserais à ce même gouvernement le soin de répandre ma découverte d’une façon lente ou rapide, générale ou limitée. Si mes propositions étaient rejetées en France, je la quitterais, à contrecœur, il est vrai, mais cela arriverait certainement. Si elles sont rejetées de partout, j’espère cependant trouver un

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refuge pour moi-même. Armé de ma probité, sûr de n’avoir à subir aucun reproche de ma conscience, je réunirai autour de moi une petite partie de l’humanité à laquelle j’aurais tant voulu être utile dans des proportions plus vastes ; alors il sera temps de ne consulter nul autre que moi-même sur ce que j’aurai à faire. Si j’agissais autrement, le magnétisme animal serait considéré comme une mode ; chacun chercherait à en profiter et à y trouver plus ou moins ce qu’il y a réellement en lui. On en abuserait, et la question de son utilité deviendrait un problème dont on n’aurait peut-être la solution qu’au bout de plusieurs siècles ».

ÉCHECS ET REFUS Malgré l’aide de Charles Dellon, médecin régent du comte d’Artois, frère du Roi, décidé à faire reconnaître Mesmer par la communauté scientifique parisienne, et l’apport de subventions importantes obtenues par l’intercession de Marie Antoinette auprès de la Cour de Louis XVI, la faculté de médecine rejeta toutes les publications scientifiques des deux compagnons. Il se sépara alors de Charles Dellon qui, désormais, exerça le magnétisme pour son propre compte, et fonda, avec l’avocat Bergasse et le banquier Corman, la société de l’harmonie universelle. Celle-ci était chargée de recueillir des fonds auprès d’une centaine d’actionnaires parmi lesquels La Fayette. Il s’agira, en tout état de cause, d’une véritable secte avec d’authentiques adeptes très entreprenants. La notoriété de Mesmer grandissant, la communauté scientifique décida de diligenter deux commissions royales pour juger « sur pièces » des pouvoirs thérapeutiques du grand magnétiseur. Dans ces commissions, on relève les noms des sommités scientifiques du XVIIIe siècle : Benjamin Franklin, Lavoisier, l’astronome Bailly, Guillotin, De Jussieu, Maupuis, Caille, Poissonier. Les résultats de ces investigations entérinèrent une condamnation sans appel du magnétisme : « les effets observés appartiennent à l’attouchement, à l’imagination mise en action ». On rapporte que c’est Berthollet, savant célèbre de l’époque qui, ayant acheté une action de 100 louis à la société par actions au capital de 350 000 louis d’or, fondée par Mesmer pour promouvoir son école, et qui se sentant grugé, dénonça la fraude et incita le roi à créer une commission d’enquête. Dellon est destitué. Mesmer entreprend un périple en Europe : Allemagne, Suisse, Autriche, au cours duquel il rencontre un personnage important, dont le nom resta dans l’histoire comme le « mentor de l’hypnose » : le marquis de Puységur. Celui-ci reconnaîtra tout ce qu’il devait à Mesmer, lorsqu’il

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établira sa théorie du somnambulisme artificiel, prolégomènes au futur hypnotisme. Dans son recueil sur la théorie du monde rédigé vers la fin de sa vie, à Constance où il s’est retiré, Mesmer écrit ces quelques lignes qui montrent sa peur qu’on ne déduise une origine satanique de ses pouvoirs, et son intuition que ceux-ci étaient essentiellement imputables à sa puissance de suggestion et de persuasion sur ses patients : « J’ai peut-être eu tort de traiter toutes les maladies par le magnétisme, les maladies nerveuses étant celles qui me donnaient le plus de résultat […] la thérapeutique magnétique ne s’apprend pas, elle est inspirée, elle s’applique à des malades pour lesquels les remèdes sont impuissants ou funestes, mais chez qui l’imagination travaille favorablement ».

MESMER EST MORT, VIVE LE MAGNÉTISME ! En 1815, à Meersburg, confirmant les prédictions d’une bohémienne qui lui avait prédit qu’il mourrait « lorsqu’il n’entendrait plus les oiseaux et sa chère musique », il décida, le 5 mars, après que sa servante lui ait annoncé le décès de ses canaris, de s’allonger sur son lit et de se laisser mourir au son de la musique dispensée par un séminariste qu’il avait fait appeler. L’origine des études sur le magnétisme minéral semble remonter à la haute antiquité, à Thalès et ses recherches sur l’ambre appelé elektron. En France, on se souvient des utilisations thérapeutiques, par Trousseau et Pidoux au XIXe siècle, des colliers d’ambre, pour « guérir » les crises d’asthme et d’épilepsie et les crampes. Mais c’est surtout Charcot en 1876 qui relance la « métalloscopie » (application des métaux sur une partie du corps), la légitimant de son aura scientifique. Comme le soulignent Marcel Gauchet et Gladys Swain : « de l’idée que la métalloscopie agit par l’induction de courants faibles, on va passer à l’examen de l’action directe de l’électricité, puis de l’action des aimants, puis de l’action du magnétisme physiologique ; anciennement dit animal ; puis des effets de l’hypnotisme avec l’intuition de la production artificielle des symptômes hystériques ». Pierre Janet dira : « l’hypnotisme est sorti de l’ancien magnétisme animal de Mesmer, qui n’était pas autre chose que la production artificielle de somnambulisme ». Sigmund Freud avoua, quant à lui, en 1911 : « Je suis en droit de dire que la psychanalyse ne date que du jour où l’on a renoncé d’avoir recours à l’hypnose […] c’est la psychanalyse qui gère maintenant

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l’héritage de l’hypnotisme ». Cette gestion, c’est à la fois le recul de la vision de possession démoniaque dans la transe, et l’introduction d’une modalité thérapeutique qui fait la place à la mentalisation et à l’élaboration au détriment de la catharsis et de l’abréaction, ces dernières n’empêchant pas les rechutes puisque produites sans la participation active du patient. Oraisons funèbres reconnaissantes, bien tardives, pour cet inguérissable « fils de personne » ayant attendri, puis magnétisé quatre mentors en mal de paternité, avant que de se construire tel qu’en lui-même enfin. Que dire en effet de cette sensation électrique ressentie par Mesmer à l’approche d’un valet qui selon Balzac fut le « germe » des théorisations ultérieures ? Peutêtre la matérialisation, toute subjective, d’une fascination-répulsion chez un jeune adolescent attiré comme par un « aimant » par le référent - père improbable d’une classe sociale d’où il est issu et dont on l’a extrait, peutêtre « à son corps défendant » – et qui théorise cet objet refoulé rendu électriquement présent comme Louis Lambert (Balzac adolescent) en une douloureuse seconde naissance. Sa vie durant, il chercha le regard reconnaissant de ses pairs mais ne suscita que « froncements de sourcils » réprobateurs qui lui firent apparaître l’inutilité de son insolence. Éternelle confusion des langues pour qui fut enfant-ange, certes montreur et un peu faiseur, voire même charlatan, mais qui ne s’amputera pas à qualifier son ignorance de démoniaque. Fils de personne, père de toute l’humanité en lui, ce monstre de névrose rêvait à un retour à la case d’avant le départ. Il n’y a pas de repère dans l’exil.

À partir de l’article Corcos M, Clervoy P. Mesmer : métaux précieux et femmes électriques. Perspectives Psy 1998 ; 37 (3) : 215-220.

Références bibliographiques - Gouchet M, Swain G. Le vrai Charcot. Les chemins imprévus de l’inconscient. Collection Liberté de l’esprit. Paris: Calmann Lévy, 1998. - Corcos M. Mesmer et l’extase magnétique. Compte rendu. Conférence des Prs Rullière et Imbault-Huart. Chaire et Institut d’histoire de la médecine. In : Médecine pratique. Paris : Masson, octobre 1988 ; n°68. - Vigée-Lebrun E. Souvenirs, tome 11. Paris : Charpentier, 1869 : 295-296.

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- Lettre du père de Marie-Thérèse Paradis. Ce texte est extrait des Mémoires pour servir à l’histoire et l’établissement du magnétisme animal de Armand MarieJacques de Chastenet, marquis de Puységur. Présentation G. Lapassade et P. Pedelahore. Collection Rhadamanthe. Toulouse : Privat, 1986. Un commentaire de ce texte : Mesmer « La guérison par l’esprit » par S. Zweig existe dans les œuvres complètes de l’auteur viennois.

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I

l y a toujours eu, en psychiatrie, deux tendances opposées dans le regard porté sur la folie. D’un côté celle qui l’aborde par le côté somatique : anatomique, biologique, pharmacologique, et, de l’autre, celle qui l’approche par son versant psychique : moral, psychologique ou psychanalytique. L’opposition des somatistes et des psychiques peut être illustrée, pour 1840, par la rivalité entre Leuret et Moreau. Le premier était l’élève de Royer-Collard, l’autre d’Esquirol ; lui était de Charenton, l’autre de Bicêtre. La Révolution française avait appliqué ses réformes jusque dans les asiles sous l’influence de personnages comme Pinel et Cabanis, et cette rénovation avait ranimé la vieille querelle des somatistes et des psychiques et, au moment où le traitement moral paraissait s’épuiser et connaissait quelques dérives, il y eut tout un engouement somatique autour du haschich…

LA QUERELLE DES SOMATISTES ET DES PSYCHIQUES Leuret poussait à l’extrême les perspectives du traitement moral défini par Pinel. Il concevait la folie réduite à la seule dimension d’une erreur : erreur des sens, erreur du jugement. Il fixait donc comme objectif thérapeutique de parvenir à ce que le malade renonce à son délire comme tel. Il raille Moreau et ses prescriptions soi-disant aveugles - les saignées, les purgatifs et autres exutoires - qui lui paraissent d’un emploi beaucoup plus facile que la recette morale et pouvant être appliquées, sans beaucoup de fatigue, à un grand nombre d’aliénés à la fois. Lui préconise des méthodes, « morales » mais « fermes », susceptibles de contraindre le malade à dénoncer par lui-même son erreur. C’est ainsi que Leuret recourt à l’emploi de la douche froide. Il s’agit d’une variante du bain de surprise ou bain de terreur dont l’usage était très ancien et largement répandu : la surprise et l’asphyxie en moins, il restait l’effet de saisissement par le froid. Leuret définit avec soin les modalités d’application du traitement : l’eau, glacée, doit tomber d’une hauteur de deux mètres. Lui-

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même, voulant faire la démonstration à ses élèves, l’avait supportée trente secondes. Il soumet ses malades à cette torture jusqu’à ce que les malheureux passent à l’aveu de la fausseté de leur délire, quitte à faire durer et à répéter le supplice autant de fois que nécessaire. Le spectacle était cruel, les bénéfices éphémères, et les malades écrivaient au Ministre de l’Intérieur, se plaignant de « ce médecin à caprice, à manie et méchant ». Moreau de Tours s’appuyait sur une pratique médicale traditionnelle. Il s’affirme très tôt somatiste et dénonce ainsi les pratiques de Leuret : « le médecin, le médecin seul, est apte à juger des désordres de l’intelligence, et […] pour les guérir, il n’a pas à chercher ailleurs que dans la médecine ordinaire les armes dont il a besoin ».

JACQUES-JOSEPH MOREAU DE TOURS Jacques-Joseph Moreau est natif d’Indre-et-Loire. Son nom se complètera de l’attribut « de Tours » pour le différencier d’un autre Moreau, contemporain, de la Sarthe celui-là, lorsque, à la Société Médicopsychologique ou à l’Académie de Médecine, il conviendra de distinguer les travaux respectifs des deux auteurs homonymes. Il effectue des études classiques à Chinon, puis s’oriente vers la médecine. Après avoir bénéficié de l’enseignement de Bretonneau à l’hôpital général de Tours, il entre à la Maison de Charenton comme interne d’Esquirol. Ce dernier, lorsqu’il ne parvenait pas à trouver de place pour ses internes à la fin de leur formation, prescrivait à ses patients fortunés de longs et lointains voyages et il confiait la surveillance du convalescent à l’un de ses élèves. Après avoir ainsi pu visiter la Suisse et l’Italie, Moreau partit pour un voyage en Orient qui devait durer trois ans, parcourant l’Égypte, la Nubie, la Palestine, la Syrie et une partie de l’Asie mineure. C’est à l’occasion de ces voyages qu’il découvre le haschich, rencontre capitale pour lui puisqu’il appuiera l’ensemble de sa réflexion sur la folie à partir des effets produits par cette herbe. Il est emballé par l’expérience vécue sur laquelle il témoigne avec une certaine véhémence dont il ne se départira jamais tout au long de ses écrits : « … Je conteste à quiconque le droit de parler des effets du haschich, s’il ne

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parle en son nom propre, et s’il n’a été à même de les apprécier par un usage suffisamment répété. Que l’on ne s’étonne pas de m’entendre parler ainsi. Depuis mon voyage en Orient, les effets du haschich ont été pour moi l’objet d’une étude sérieuse, persévérante. Autant que j’ai pu, et de toutes manières, je me suis efforcé d’en répandre la connaissance dans le public médical. Mes paroles ont souvent été accueillies avec incrédulité ; mais cette incrédulité a cessé toutes les fois que, surmontant certaines craintes, bien naturelles du reste, on a suivi mon exemple, et qu’on a eu le courage de voir par soi-même ».

MANGER LA CONFITURE ET ATTENDRE L’HALLUCINATION La substance se présente sous la forme d’un extrait gras appelé dawamesc : les feuilles et l’inflorescence sont mises à bouillir dans de l’eau, accompagnées de beurre frais. Il ne reste après évaporation qu’un liquide épais qui restitue après essorage le beurre chargé des principes actifs du cannabis. D’un goût vireux et nauséabond, l’extrait est enrichi d’un nougat parfumé au jasmin ou à la rose. De retour en France, Moreau organise des réunions auxquelles il convie des médecins dont Esquirol, des pharmaciens, des avocats, un officier général et aussi des artistes pour leur faire découvrir les effets de la « merveilleuse » substance. Le milieu poétique parisien est alors dominé par la quête parnassienne : une soumission autant à l’esthétique de l’émotion qu’à la discipline de la forme. Boissard organise chez lui à l’hôtel Pimodan les fantasias de haschich, fondant ainsi en plein Paris le Club des Haschichins. C’est ainsi qu’il invite son ami Théophile Gautier en novembre 1845 : « Mon cher Théophile, il se prend du hachysch chez moi lundi prochain sous les hospices de Moreau […] Veux-tu en être ? […] Tu prendras ta part d’un modeste repas et tu attendras l’hallucination […] Il se dépensera entre 3 et 5 fr par tête. Réponds oui ou non ».

Théophile Gautier devient un assidu de ces réunions dont il nous donne ce reportage : « Le docteur était debout près d’un buffet sur lequel se trouvait un plateau chargé de petites soucoupes de porcelaine du Japon. Un morceau de pâte ou de confiture verdâtre, gros à peu près comme le pouce, était tiré par lui au moyen d’une spatule d’un vase de cristal et posé à côté d’une cuillère de

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vermeil sur chaque soucoupe. La figure du docteur rayonnait d’enthousiasme, ses yeux étincelaient, ses pommettes se pourpraient de rougeurs, les veines de ses tempes se dessinaient en saillies, ses narines dilatées aspiraient l’air avec force. Cela vous sera défalqué sur votre part de paradis, me dit-il en me tendant la dose qui me revenait ».

UNE FANTASIA SELON THÉOPHILE GAUTIER Au bout de quelques minutes, un engourdissement général m’envahit ! Il me sembla que mon corps se dissolvait et devenait transparent. Je voyais très nettement dans ma poitrine le haschich que j’avais mangé, sous la forme d’une émeraude d’où s’échappaient des millions de petites étincelles. Les cils de mes yeux s’allongeaient indéfiniment, s’enroulant comme des fils d’or sur de petits rouets d’ivoire qui tournaient tout seuls avec une éblouissante rapidité. Autour de moi, c’étaient des ruissellements et des écroulements de pierreries de toutes les couleurs, des ramages sans cesse renouvelés, que je ne saurais mieux comparer qu’aux jeux du kaléidoscope ; je voyais encore mes camarades à certains instants, mais défigurés, moitiés hommes, moitié plantes, avec des airs pensifs d’ibis, debout sur une patte d’autruche, battant des ailes, si étranges que je me tordais de rire dans un coin, et que, pour m’associer à la bouffonnerie du spectacle, je me mis à lancer mes coussins en l’air, les rattrapant et les faisant tourner avec la rapidité d’un jongleur indien. L’un de ces messieurs m’adressa en italien un discours que le haschich, par sa toutepuissance me transposa en espagnol. Les demandes et les réponses étaient presque raisonnables, et coulaient sur des choses indifférentes, des nouvelles de théâtre ou de littérature. Le premier accès touchait à sa fin. Après quelques minutes, je me retrouvais avec tout mon sang froid, sans mal de tête, sans aucun des symptômes qui accompagnent l’ivresse du vin, et fort étonné de ce qui venait de se passer. – Une demi-heure s’était à peine écoulée que je retombais sous l’empire du haschich. Cette fois, la vision fut plus compliquée et plus extraordinaire. Dans un air confusément lumineux voltigeaient, avec un fourmillement perpétuel, des milliards de papillons dont les ailes bruissaient comme des éventails. De gigantesques fleurs au calice de cristal, d’énormes passeroses, des lits d’or et d’argent montaient et s’épanouissaient autour de moi, avec une crépitation pareille à celle des bouquets de feux d’artifice. Mon ouïe s’était prodigieusement développée : j’entendais le bruit des couleurs. Des sons verts, rouges, bleus, jaunes, m’arrivaient par ondes parfaitement distinctes. Un verre renversé, un craquement de fauteuil, un mot prononcé bas, vibraient et retentissaient en moi comme des roulements de tonnerre ; ma propre voix me semblait si forte que je n’osais parler, de peur de renverser les murailles ou de me faire éclater comme une bombe. Plus de cinq cent pendules me chantaient l’heure de leurs voix flûtées, cuivrées, argentines. Chaque objet

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effleuré rendait une note d’harmonica ou de harpe éolienne. Je nageais dans un océan de sonorité, où flottaient, comme des îlots de lumière, quelques motifs de Lucia et du Barbier. Jamais béatitude pareille ne m’inonda de ses effluves ; j’étais si fondu dans le vague, si absent de moi-même, si débarrassé du moi, cet odieux témoin qui vous accompagne partout, que j’ai compris pour la première fois quelle pouvait être l’existence des esprits élémentaires, des anges et des âmes séparés du corps. J’étais comme une éponge au milieu de la mer : à chaque minute, des flots de bonheur me traversaient, entrant et sortant par mes pores ; car j’étais devenu perméable, et jusqu’au moindre vaisseau capillaire, tout mon être s’injectait de la couleur du milieu fantastique où j’étais plongé. Les sons, les parfums, la lumière, m’arrivaient par des multitudes de tuyaux minces comme des cheveux, dans lesquels j’entendais siffler des courants magnétiques. – À mon calcul, cet état dura environ trois cent ans, car les sensations s’y succédaient tellement nombreuses et pressées que l’appréciation réelle du temps était impossible. – L’accès passé, je vis qu’il avait duré un quart d’heure. Ce qu’il y a de particulier dans l’ivresse du haschich, c’est qu’elle n’est pas continue ; elle vous prend et vous quitte, vous monte au ciel et vous remet sur terre, sans transition. - Comme dans la folie, on a des moments lucides. - Un troisième accès, le dernier et le plus bizarre termina ma soirée orientale : dans celui-ci ma vue se dédoubla. - Deux images de chaque objet se réfléchissaient sur ma rétine et produisaient une symétrie complète ; mais bientôt la pâte magique, tout à fait digérée, agissant avec plus de force sur mon cerveau, je devins complètement fou pendant une heure. Tous les songes pantagruéliques me passèrent par la fantaisie : caprimulges, coquecigrues, oysons bridés, licornes, griffons, cochemards, toute la ménagerie des rêves monstrueux trottait, sautillait, voletait, glapissait par la chambre… Les visions devinrent si baroques que le désir de les dessiner me prit, et que je fis en moins de cinq minutes le portrait du docteur, tel qu’il m’apparaissait, assis au piano, habillé en Turc, un soleil dans le dos de sa veste ? Les notes sont représentées s’échappant du clavier, sous forme de fusées et de spirales capricieusement tirebouchonnées. Un autre croquis portant cette légende, - un animal de l’avenir - représente une locomotive vivante avec un cou de cygne terminé par une gueule de serpent, d’où jaillissent des flots de fumée avec des pattes monstrueuses, composées de roues et de poulies ; chaque paire de pattes est accompagnée d’une paire d’ailes, et, sur la queue de l’animal, on voit le Mercure antique qui s’avoue vaincu malgré ses talonnières. Grâce au haschich, j’ai pu faire d’après nature le portrait d’un farfadet. Jusqu’à présent, je les entendais seulement geindre et remuer la nuit, dans mon vieux buffet. Mais voilà bien assez de folies. Pour raconter tout entière une hallucination du haschich, il faudrait un gros volume, et un simple feuilletoniste ne peut se permettre de recommencer l’Apocalypse.

En décembre de la même année, le prosélytisme et l’engouement conduisent à la multiplication de ces événements mondains où il convient de se montrer pour toute personnalité en vogue. Sont invités à ces fantasias Henri Monnier,

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Honoré Daumier, Gérard de Nerval comme bien d’autres… Honoré de Balzac qui y participe à son tour donne un compte rendu bien à sa manière dans sa correspondance à Madame Hanska : « J’ai résisté au haschich et je n’ai pas éprouvé tous les phénomènes ; mon cerveau est si fort qu’il fallait une dose plus forte que celle que j’ai prise. Néanmoins, j’ai entendu des voix célestes et j’ai vu des peintures divines. J’ai descendu pendant vingt ans l’escalier de Lauzun, j’ai vu les dorures et les peintures du salon dans une splendeur inouïe ; mais ce matin, depuis mon réveil, je dors toujours, et je suis sans volonté ». Baudelaire n’y vint qu’en simple observateur. Il avait déjà goûté de la confiture verte chez son ami Louis Ménard. En 1851, s’il soulignait que le haschich, comme le vin, exaspérait la personnalité en créant en l’homme une sorte de divinité, il indiquait déjà que, là où le vin socialisait, le haschich isolait. Sa position se radicalise dix ans plus tard, lorsque sa rupture avec Jeanne Duval le plonge dans un profond désarroi. Il essaye différents paradis artificiels : le vin bien sûr, mais aussi l’opium et à nouveau le haschich. Il évoque dans son journal « l’exaspération des sensations », comment il « s’extrait de la médiocrité quotidienne », plongé « dans une expérience unique de l’infini », sa personnalité « tendant à se fondre dans un grand tout ». Il est toujours resté très lié à Gautier auquel il dédie ses « maladives » Fleurs du mal. Moreau a assisté à la plupart de ces salons où se consommait le haschich. Il compare les expériences rapportées par ses célèbres cobayes et les états présentés par les malades qu’il reçoit maintenant à Bicêtre. Il conclut à partir de là que ces deux phénomènes sont identiques. Il pose un postulat lapidaire qui va faire le succès du renouveau somatique : « la folie est le rêve de l’homme éveillé ».

LE DOGME SOMATIQUE En effet, au fil de ces expériences et de leur diffusion dans l’intelligentsia parisienne, Moreau a acquis une notoriété certaine. Il s’appuie sur les observations qu’il a recueillies pour argumenter ce qui devient le fil conducteur de toute son œuvre théorique : le fait primordial. Il s’agit pour lui de démontrer qu’il existe, dans tout le champ de la pathologie psychiatrique, une symptomatologie centrée sur des signes somatiques, discrets mais précis, qui anticipent les grands désordres psychiques et qui signent l’organicité du trouble. Il présente un mémoire à l’Académie de médecine sur « les prodromes de la

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folie ». Il décrit des phénomènes précurseurs, infimes et éphémères, qui lui paraissent comme autant de manifestations physiques annonciatrices de la folie, venant révéler un état de souffrance du système nerveux central et prouvant secondairement l’existence d’une lésion nerveuse dynamique. Il s’agit, selon sa description, de sensations électriques, d’excitabilité neurovégétative, de céphalées, de perturbations mineures de l’ouie, de la vue ou de la sensibilité générale. Avec une certaine véhémence, il dit s’avancer « preuves en main », apporter « la démonstration directe » qui doit convaincre de « l’importance radicale » des phénomènes qu’il décrit, apportant la lumière « sur une lacune considérable » des études de ses précurseurs, y compris Pinel et Esquirol dont il reprend les propres observations pour les commenter selon ses vues. Il leur reproche leurs idées préconçues et leur point de vue philosophique qui leur fait négliger et laisser de côté ces phénomènes minimes qu’ils ont eux-même rapportés. Il a même ce mot péjoratif vis-à-vis de ses aînés : « Leurs idées ne diffèrent absolument en rien de la manière de voir du public non médical. S’ils tiennent compte de quelques phénomènes physiques, c’est toujours secondairement et je dirais presque tout simplement parce qu’étant médecins, il faut bien qu’ils fassent de la médecine, pour si peu qu’ils en fassent ». Il y a donc selon l’auteur un événement pathologique générateur initial : le fait primordial, phénomène nécessaire à toutes ces anomalies, unique dans sa nature et divers dans ses manifestations. D’une manière réductrice, sur le modèle des désordres observés avec le haschich, Moreau postule qu’il n’existe qu’un seul état de folie, les formes seules étant diverses. Il veut faire du fait primordial « la pierre angulaire de l’édifice des sciences psychiatriques », la base de sa conception somatique de la folie. Cette perspective vient limiter les dérives de Leuret : la folie est réduite à une affection nerveuse pure et simple dont le traitement médical relève des techniques ordinaires de la médecine ; le traitement moral incombe aux ministres de la religion ou aux membres de l’Académie des sciences morales, mais pas aux médecins. Bien sûr, cela laisse en suspens la question pathogénique en elle-même. Le fait primordial n’est que descriptif, en rien explicatif. Moreau s’appuie alors sur le rêve et cherche à démontrer l’identité du rêve et de la folie ; il affirme que la folie n’est chez l’aliéné que la continuation d’un rêve ordinaire, sous prétexte que dans un cas comme dans l’autre, le sujet est soumis à son expérience à laquelle il est contraint d’adhérer. Le délire ne serait donc qu’un rêve plus fort que les autres qui aurait la propriété de ce pas céder au réveil : « … l’erreur n’est que le songe de l’homme éveillé ; à un certain degré, elle devient le délire ». Ce n’est en fait que l’application au délire de la théorie de Condillac, de la

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même manière que l’hallucination sensorielle était conçue comme une stimulation excessive des centres sensoriels, comme un « excès de fluide nerveux » ; ce n’est que secondairement, sous l’effet de l’intensité et de la continuité de ces phénomènes, que la personnalité s’aliène. Pour pousser à peine l’explication d’un mot : le bruit fait halluciner et le rêve fait délirer… C’est l’explication de la cause par l’effet.

LA TENTATION PSYCHOPHARMACOLOGIQUE La démarche de Moreau de Tours a-t-elle fait école ? Pour ne parler que de la période contemporaine, Baruk a construit le même système, moins monolithique et plus désordonné, à partir des expériences réalisées à la Salpêtrière sur les animaux avec la bulbocapnine, un alcaloïde extrait d’un végétal bulbeux le corydalis cava. En même temps, à Sainte-Anne, Henri Ey et ses camarades faisaient sur eux-mêmes l’expérience de la mescaline extraite du peyotl, un cactus mexicain. Henri Ey devait cependant dénoncer l’amalgame des expériences dysleptiques avec la folie, distinguant le delirium des manifestations confusionnelles du délire des psychoses chroniques, rappelant que les auteurs allemands avaient déjà établi cette opposition structurale entre le délire du rêve, le delirium, et l’idée délirante, le wahn. Il est tout à fait licite, aujourd’hui, de rester attentif aux différentes perspectives offertes par les avancées pharmacologiques, qui proposent des modèles pathogéniques fondés sur différentes anomalies des récepteurs synaptiques. Les limites du somatisme restent la confusion des phénomènes pathologiques et l’amalgame des genres. Que retenir de Moreau de Tours ? Un engouement pour le haschich qui n’a pas été que scientifique et une analyse très fine des phénomènes psychotiques inauguraux. René Semelaigne, dans son témoignage sur les pionniers de la psychiatrie, nous rapporte qu’à la fin de sa vie le vieil aliéniste parlait surtout de sa jeunesse, se contentant de dire, évoquant son maître : « on déjeunait fort bien chez Monsieur Esquirol ».

À partir de l’article Clervoy P, Corcos M. Jacques-Joseph Moreau dit « Moreau de Tours » ou la tentation du Haschich. Perspectives Psy 1999 ; 38 (5) : 395-399.

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Références bibliographiques - Bollotte G. Moreau de Tours, 1804-1884. Confrontations Psychiatriques 1973 ; n°11 : 9-26. - Moreau JJ (de Tours). Du haschich et de l’aliénation mentale. Études psychologiques. Paris : Librairie Fortin, Masson et Cie, 1848. - Moreau JJ (de Tours). Mémoire sur les prodromes de la folie. Mémoire lu à l’Académie de Médecine, 1851. - Moreau JJ (de Tours). De l’identité de l’état de rêve et de la folie. Les Annales Médico-Psychologiques 1855. - Pichois C, Ziegler J. Baudelaire, biographie. Paris : Julliard, 1987. - Semelaigne R. Quelques pionniers de la psychiatrie française. Paris : Éditions Baillères et fils, 1930.

CHARCOT ET LES THAUMATURGES « Sœur Dorothée se leva un matin avec une jambe engourdie ; et à partir de ce moment, elle perdit la jambe, qui devint froide et pesante comme une pierre. Avec ça, elle avait très mal dans le dos. Les médecins n’y comprenaient rien. Elle en voyait une demi-douzaine, qui lui enfonçaient des épingles et lui brûlaient la peau avec un tas de drogues. Mais c’était comme s’ils chantaient… Sœur Dorothée avait compris que, seule, la Sainte Vierge trouverait le remède ; et la voilà qui part pour Lourdes. D’abord, elle crut bien en mourir, tant c’était froid. Puis, l’eau devint si douce, qu’elle lui sembla tiède, délicieuse comme du lait. Jamais elle n’avait trouvé quelque chose de si bon ; ses veines s’ouvraient et l’eau y entrait. […] la vie lui revenait dans le corps, du moment que la Sainte Vierge s’en était mêlée… Elle n’avait plus le moindre mal, elle se promena, mangea tout un pigeon le soir, dormit toute la nuit comme une bienheureuse » Emile Zola. Lourdes « À ceux qui me reprocheraient de toujours parler d’hystérie, et avant même de m’expliquer plus complètement à ce sujet, je répondrais par ce mot de Molière : “je dis toujours la même chose, parce que c’est toujours la même chose” ; je constate et rien de plus » J.M. Charcot. La foi qui guérit « L’harmonie invisible est plus belle que l’harmonie visible » Héraclite

L

’œuvre de Charcot s’est close, au soir de sa vie, sur un intérêt qui dérouta plus d’un de ses élèves. Prestigieux personnage de la Salpêtrière, bâtisseur d’une école de neurologie, fondateur d’une clinique pragmatique qui attirait les médecins de toute l’Europe, il voua ses derniers travaux à l’étude des exorcismes et des phénomènes miraculeux. Il se prit sur le tard à scruter les témoignages des manifestations démoniaques, explorant le patrimoine iconographique religieux de la France et de l’Italie ; comme il voulut aussi démonter la supercherie - volontaire ou non - des guérisons miraculeuses. Faut-il se contenter de dire qu’il cherchait dans ces représentations naïves et populaires les attestations de ses vues sur l’hystérie qui n’avaient alors nul besoin de cette caution ? À bien la regarder aujourd’hui, sa quête prend une

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dimension supplémentaire, presque émouvante. On le voit insister sur les moindres éléments des enluminures saintes, traquer avec une obstination qui confine au ridicule la succession des petits détails qui lui permettraient d’articuler un obscur phénomène mystique à un désordre médical qu’il pensait connaître si bien. Devant les récits des miracles dont il paraît à ce point friand, il faut bien dire que le maître se montre pathétique à vouloir tout expliquer. Sa démarche, vaine, se perd à vouloir réduire à un tableau clinique vulgaire un phénomène religieux dont le sens, par sa nature même, est d’une dimension qui transcende l’explication scientifique. Le véritable intérêt du miracle n’est pas la réalité ou non du phénomène qui le représente, mais plutôt ce qui apparaît comme la nécessité impérieuse de son surgissement à des temps précis pour le commun des mortels qui s’en saisissent pour soulager leur économie psychique défaillante. D’où, pour comprendre ce qui motiva l’attention de Charcot, la nécessité de revenir sur cette époque « fin de siècle » et cerner la pertinence que ces questions posaient alors.

LE TRIOMPHE DU POSITIVISME La deuxième partie du XIXe siècle avait vu triompher la science et les techniques qu’elle avait permis de faire progresser. Fondant ses certitudes sur la systématisation des connaissances et le refus des modèles empiriques, la civilisation se bâtissait dans l’euphorie scientifique. Les machines ouvraient à l’homme la perspective de conquêtes sans limites, et le savoir médical s’élaborait solidement, soutenu par la physiologie et la démarche anatomo-clinique. Jules Vernes rêvait de nouveaux espaces et des engins qui pouvaient y conduire, Gustave Eiffel était l’architecte qui les dotait de ses monuments modernes ; Claude Bernard fonde la médecine expérimentale et, en psychiatrie, la « maladie de Bayle » généralise sur le modèle de l’arachnitis chronique et la paralysie générale la notion d’une lésion organique à l’origine de la maladie mentale. Auguste Comte avait construit le positivisme comme une religion. Le dogme de cette doctrine est que seul ce qui est vérifiable mérite de devenir un objet d’étude. Seul ce qui est du registre du concret et du quantifiable peut avoir un sens, et tout ce qui est métaphysique ou mystique est jugé absurde et doit être soigneusement écarté du champ de la réflexion. Les comportements humains sont saisis comme des objets et analysés comme tels. C’est aussi à cette époque que la sociologie comme nouvelle science humaine prend son essor avec Emile Durkheim.

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Auguste Comte choisi donc de faire l’impasse sur toute une dimension métaphysique de l’homme, renonçant à discourir les causes primordiales des choses. Il écrit : « les études sont strictement circonscrites à l’analyse des phénomènes et ne peuvent nullement concerner leur nature intime ». Ainsi, la causalité, c’est-à-dire la recherche précisément de cette nature intime des phénomènes, est laissée de côté au profit d’une analyse et d’une description strictement limitées à la mesure et à la classification. Peu de temps en fait : Auguste Comte meurt en 1857 et l’année suivante les hallucinations mystiques d’une fillette nerveuse et analphabète viennent bousculer la tranquille certitude positiviste.

UNE « IRRÉGULIÈRE DE L’HYSTÉRIE » Marie-Bernarde Soubirous était une petite paysanne chétive et asthmatique de 14 ans. Elle était impubère, et les médecins qui devaient l’examiner plus tard mirent ce défaut de développement sur le compte d’une dégénérescence, notion en vogue à l’époque et qui valait comme une explication suffisante des manifestations dont elle fut l’objet. La scolarité de la jeune fille avait été interrompue très tôt en raison de son état de santé. Elle ne s’exprimait que dans le patois béarnais et son éducation s’était limitée aux histoires fantastiques dont on lui faisait récit. Les hagiographes rapportent qu’elle était issue d’une famille vivant dans une grande précarité. Le père était un ancien meunier réduit aux emplois d’ouvrier journalier. Le couple et les sept enfants vivaient dans un logis minable que la ville avait mis à leur disposition. Les soirs d’hivers, la famille trouvait abri dans les églises qui restaient éclairées, ce qui autorisait les femmes à filer et à coudre jusque tard dans la nuit. Les veillées paroissiales étaient rythmées par la lecture des évangiles parfois mêlée à celle des légendes terrifiantes et des histoires prodigieuses des saints patrons du bourg. Comme les enfants de son âge, Bernadette s’est probablement laissée impressionner par la richesse des tableaux de facture naïve, fauve ou barbare, qui ornaient les murs de chaux de l’église. À 12 ans, elle est confiée à une « mère nourrice » qui, ayant perdu un nouveauné, avait rendu aux Soubirous le service de nourrir et de garder cette enfant. Cette nourrice avait un frère prêtre qui faisait le soir à la maison des lectures dans des livres figurant Dieu en bon père aimable, le Christ en prêcheur et surtout la Sainte Vierge rayonnante de lumière et de beauté. Le jour Bernadette payait sa nourriture en gardant les moutons. Elle restait ainsi seule dans les champs durant des saisons entières, l’imagination toute habitée des récits entendus la veille.

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À 14 ans, elle revient chez les Soubirous. C’est le jeudi 11 février 1858 qu’eût lieu la première apparition. Bernadette et deux de ses sœurs vont à la corvée de bois. Au bord du Gave, à proximité d’une grotte, elle est troublée par la vision d’une grande lumière. Les deux sœurs n’ont rien remarqué. L’apparition est pour la petite seule. Bernadette leur raconte son aventure, et la rumeur partit de là pour ne plus s’arrêter. Les parents informés se fâchent des enfantillages de leur fille et veulent l’empêcher de retourner au rocher. Mais déjà le voisinage est au courant et interroge l’enfant. Le dimanche qui suit, Bernadette retourne à la grotte où se renouvelle l’apparition, les curieux la suivent. Jusqu’en juillet, on rapporte dix-huit apparitions. Une fois, Bernadette obéissante à ses voix découvre une source ; une autre fois, elle nomme la Dame « Immaculée Conception ». C’est la stupeur dans le clergé qui avait montré jusque-là beaucoup de défiance : comment la fillette connaissait-elle ce dogme promulgué en Cour de Rome trois ans plus tôt par le pape Pie IX ? L’Église se laisse convaincre et l’apparition est officiellement reconnue. Puis la petite est habilement retirée des lieux et, comme Bernadette est cloîtrée, le phénomène religieux va s’amplifier progressivement. Plus rien ne se produira d’autre à Lourdes qu’un phénomène de masse. Il s’ensuivra bien une épidémie de visionnaires, mais qui ne suscitera point d’autre engouement. Les foules accourent à Lourdes gagnées par l’émotion et les premières guérisons miraculeuses sont observées. Rapidement, le lieu est voué aux malades et aux infirmes. Les trottoirs de la ville sont envahis par les tréteaux des échoppes où s’étalent les gadgets colorés. Dans les rues se côtoient les estropiés, les handicapés, tout un petit peuple ambulant de souffrance et de prière. À partir de 1866, les guérisons sont publiées dans les Annales de Lourdes. En 1882, le Docteur de Saint Maclou fonde le bureau des constatations médicales…

ZOLA DANS LA FOULE DES PÈLERINS Dans les milieux intellectuels et scientifiques, la curiosité pour le phénomène de masse l’emporte sur le scepticisme. Zola qui n’a pas achevé encore son grand cycle romanesque des Rougon-Macquart se rend à Lourdes à deux reprises. Il est enthousiaste et entrevoit un livre qu’il veut écrire sur cette ville, brûlant de confronter à son matérialisme athée la frénésie mystique qui se dégage des lieux. Il observe, il se documente, il étudie les archives. Il veut tuer « le serpent » de la foi, ce dernier sursaut d’une religion moribonde. Il parle de Bernadette comme d’une retardée, d’une dégénérée, d’une « irrégulière de l’hystérie ».

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Il ne veut voir à Lourdes qu’un dernier sursaut de mysticité, une révolte contre la science, un besoin persistant de surnaturel et un énorme mouvement d’humanité. Mais il est manifestement touché à son tour par ce drame mystique moderne. Il est séduit par l’opposition entre la névrose d’une frêle gamine déséquilibrée et l’énorme force qu’elle a déclenché avec ses visions. Il se dit « pris », « empoigné », par la vue « de ces malades, de ces marmiteux, de ces enfants mourants » apportés devant la statue, touché devant le tableau des grandes foules, des processions descendant à la grotte, des malades défilant par cinquantaine avec « leur laideur navrante », « tous les types abominables de la souffrance transfigurés par l’espoir ». Revenu à Paris, il se documente sur l’aspect médical de son sujet. Il rencontre Gilles de la Tourette qui lui fait découvrir un article de Charcot paru un an plus tôt dans la Revue hebdomadaire intitulé La foi qui guérit. Zola va alors plus loin et décide de faire de Charcot un personnage du roman qu’il compte écrire : il sera le Docteur Beauclair qui conseille vivement à ses patientes de se rendre à Lourdes. Charcot à son tour répond à l’enquête de la New Review qui lui demande son avis sur la description de Lourdes par Zola ; il admet que la guérison par la foi est un idéal à atteindre puisqu’elle opère où tous les autres remèdes ont échoué.

JEAN-MARTIN CHARCOT ET L’ÉNIGME DE L’HYSTÉRIE Jean-Martin Charcot est un personnage qui sort de l’ordinaire, et tous ceux qui l’ont croisé ont témoigné de la forte impression ressentie à sa rencontre. Ils décrivent « sa belle tête de César », la « moue dédaigneuse » de sa bouche, « sa grimace ». Ses élèves le nomment « Charcot Imperator ». Les frères Goncourt dépeignent, dans leur journal, un regard marqué par des « grands yeux noirs à la pensée triste, abrités par d’immenses cils » ; Henri Colin parle de « ses grands yeux noirs, aux orbites enfoncées et bistrées, au regard profond qui impressionnaient tous ceux qui l’approchaient », Léon Daudet évoque « un œil d’un feu extraordinaire ». Freud, dans sa correspondance, le décrit à sa fiancée : « il a des yeux sombres étrangement doux (disons l’un des deux, car l’autre est inexpressif, dévié par un strabisme convergent) ». Il le décrit comme un « visuel », insistant sur sa capacité d’envoûtement, de capture par le regard, qui saisissait autant les patients qu’il examinait que les élèves qui assistaient à ses leçons. Freud confie : « aucun homme n’a jamais eu autant d’influence sur moi ». Charcot est né le 29 novembre 1825 d’une famille fort modeste, le père était carrossier au Faubourg Poissonnière. On sait qu’il fut élève de Rayer qui

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était le médecin personnel de Napoléon III. C’est probablement par ce biais qu’il rencontre le Ministre des Finances Achille Fould dont il devient un temps le médecin personnel, et de bénéficier plus tard de ses appuis bonapartistes pour devenir médecin à la Salpêtrière. Achille Fould peut être considéré comme un politique progressiste ; il apporta par ailleurs son soutien à Charles Baudelaire lorsqu’une action en justice avait été entreprise contre le poète pour interdire la publication des Fleurs du mal. L’absence de spécialisation médicale en ce milieu du XIXe siècle explique que Charcot est tour à tour rhumatologue, gériatre, interniste, pathologiste, ou neurologue. Il s’intéresse particulièrement à la gériatrie et contribue activement à la création de cette discipline en tant que spécialité médicale. Avec ses 5 000 malades, « véritable musée pathologique vivant » selon son expression, « l’hospice vieillesse » de la Salpêtrière est le creuset de grandes découvertes médicales. Durant cette première période, Charcot fait progresser le savoir médical sur les cirrhoses du foie, l’hyperthyroïdie, les rhumatismes et l’artérite des membres inférieurs. Son intérêt novateur pour les maladies cérébrales débute par une approche classique liant clinique et lésion histologique. S’il reprend là l’héritage de la méthode anatomo-clinique qui fit la gloire de la médecine française au tout début du XIXe siècle, il sait aussi reconnaître l’apport essentiel de la médecine allemande et de la biologie qui se développe sous l’influence de Claude Bernard et de Rayer, premier président de la société de Biologie. Dans le service de Charcot, on utilise le thermomètre, le marteau à réflexe, le microscope et on dose l’albumine dans les urines. La médecine y est moderne. Sur le modèle des changements déjà opérés à Bicêtre, l’hôpital de la Salpêtrière est alors en plein réaménagement. Le service vétuste des « convulsionnaires » où se trouvaient mêlés les déments, les hystériques et les épileptiques, est enfin rénové à la demande du chef de service. Depuis plusieurs années déjà, Delasiauve se plaignait de cette proximité qui conduisait à des « contaminations » cliniques, mélangeant les variétés nosologiques chez les malades. Un quartier des « épileptiques simples » est confié à Charcot. Sous ce vocable, Delasiauve isolait une « épilepsie » essentielle ou idiopathique qui ne se manifestait que par des déviations fonctionnelles, sans lésion, constituant finalement une véritable névrose au sens où ce mot était entendu à l’époque. Charcot rompt avec les habitudes de ses prédécesseurs. Il examine les malades isolément. Il ne se rend plus dans la salle commune à observer le malade au milieu des autres, mais il le fait venir dans son bureau. Sa méthode d’observation est invariablement la même : il s’assoit près d’une table, fait venir le malade et le fait déshabiller complètement. Le premier

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regard est anatomique, à la recherche de la moindre imperfection de trait, d’attitude ou de conformation. Il demande ensuite à l’interne de lire l’observation et l’interrompt rarement pour obtenir quelques précisions. Suit un long silence durant lequel il observe le patient auquel il commande sobrement de réaliser quelques gestes simples ; il lui demande enfin de sortir et observe tout aussi minutieusement sa démarche alors qu’il s’éloigne. Il fait ensuite venir le malade suivant, puis le troisième et ainsi de suite. Sa réflexion clinique est avant tout symptomatique et descriptive. Cela le conduit à reconstruire des catégories syndromiques et ainsi à isoler de nouvelles entités pathologiques : les arthropathies tabétiques, la sclérose en plaques, la sclérose latérale amyotrophique qui prend son nom, etc. Il conduit sa réflexion sur une clinique du regard : « Il faut penser anatomiquement » répète-t-il à ses élèves. À propos des amyotrophies, il s’étonne : « Comment se fait-il qu’on puisse découvrir une affection qui existe probablement depuis Hippocrate et qu’un beau matin on s’aperçoive qu’il y a des gens qui ont des muscles atrophiés. C’est une chose bien singulière. Il y a une étude psychologique particulière à faire sur la façon dont on voit en médecine. Pourquoi voit-on si tard, si mal, si difficilement ? Pourquoi faut-il répéter vingt fois la même chose pour que la découverte soit comprise ? Pourquoi la première mention d’un fait qu’on croit nouveau jette-t-elle toujours un froid ? C’est qu’il faut se mettre dans la tête quelque chose qui dérange les idées anciennes. Nous sommes tous plus ou moins atteints de misonéisme ». Charcot est pour l’époque un médecin résolument moderne, dans un milieu médical resté encore très classique dans son approche et sa réflexion sur les maladies. Il devient rapidement un maître et ses élèves sont Babinski, Gilles de la Tourette, Pierre Marie… Ceux-ci le nomment « le patron », surnom qui s’étendra et se généralisera par la suite dans l’univers hospitalier pour désigner les chefs de service. Le service de la Salpêtrière devient le foyer de toute une génération de cliniciens qui se forment dans la division Pariset, dirigée par la vénérable Mademoiselle Bottard, surveillante chef âgée de 70 ans, décorée de la Légion d’Honneur, qui avait débuté dans ce même service à l’âge de seize ans et qui avait vu Charcot y passer comme externe. Le service est pour Charcot un outil de recherche : « quant à moi messieurs, je n’ai jamais douté que l’hospice de la Salpêtrière ne put devenir, et pour les maladies des vieillards, et pour beaucoup de maladies chroniques, un foyer d’instruction incomparable ». Les fameuses leçons du mardi ont un succès considérable. En fait, Charcot semble-t-il ne provoquait pas luimême les états de transe hystérique, celle-ci était l’œuvre de ses étudiants affidés qui « préparaient » le malade avec parfois le concours du Marquis de Puy Fontaine, le célèbre magnétiseur de foire. La question se pose encore aujourd’hui de savoir qui de ces jeunes patientes fascinées par le maître, ou

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de ces jeunes étudiants tout autant captés par le profil napoléonien du célèbre neurologue, l’ont aidé dans sa tâche. Peut-être même faut-il envisager une étroite complicité entre les patientes dont certaines étaient payées et les étudiants pour parvenir à répondre aux attentes du maître et de son public choisi, comptant des médecins, des journalistes, des acteurs et des écrivains. Cela lui vaut autant d’admiration que d’inimitiés, parfois de la part de la même personne, comme Léon Daudet qui le compare à un faiseur de tour et l’insulte dans son livre, Les morticoles, pamphlet dans lequel il dénonce le discours médical contemporain dont il caricature la bêtise. Ailleurs, le polémiste insiste : « l’hystérie et les localisations cérébrales font partie du programme républicain ». Mais, au-delà de la polémique, les fait sont là. L’œuvre de Charcot, outre une dimension considérable dans son apport à la neurologie, a profondément marqué l’évolution des idées sur l’hystérie, maladie qu’il a élevé au rang d’entité pathologique, fort de son autorité clinique à démontrer l’authenticité et l’objectivité des phénomènes morbides.

AU SEUIL DES MIRACLES Au moment même où, par une clinique unifiée, il réhabilite le concept d’hystérie, Charcot veut rechercher dans les documents les plus anciens les traits et les attitudes des symptômes de la « grande névrose ». Il entend démontrer qu’il n’a en rien « inventé » une nouvelle maladie, mais qu’il est celui qui en a modernisé la description. Il cherche donc à entériner le concept nouveau à travers l’étude les tableaux anciens d’exorcismes. Il publie Les démoniaques dans l’art, dans lequel il commente une importante série de représentations religieuses de scènes d’exorcismes qui se ressemblent à peu près toutes : un religieux porte la main vers un homme pris de convulsion, à ce contact des petits démons ailés s’enfuient par la bouche du possédé et celui-ci s’apaise immédiatement devant la foule admirative. Ce n’est pas tant le catalogue qui retient notre intérêt, que la démarche de Charcot qui se résume dans une de ses phrases : « Au démoniaque hystérique, au possédé convulsionnaire pour lequel le médecin ne soupçonnait nul remède, et dont le prêtre ou le juge s’emparait, convaincus qu’ils opéraient sur une âme hantée par le démon, a succédé un malade dont le crayon, le pinceau et la photographie notent toutes les attitudes, toutes les nuances de physionomie, venant ainsi au secours de la plume, qui ne peut tout décrire dans les effets extérieurs de cette étrange et cruelle maladie ».

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L’hystérie est donc une « maladie comme une autre ». Soit ! Mais quelle explication en propose Charcot ? Certes il a validé, et avec quel brio, le nouveau concept de névrose hystérique, certes il a cerné dans l’essentiel les formes d’expression de ce trouble, mais il bute sur la question du sens. Comme il le reconnaît lui-même au soir de sa vie, sa théorie de la « lésion dynamique » est caduque : il n’y a pas de centre nerveux de l’hystérie qui tienne ! Après l’étude des exorcismes, il se tourne vers l’étude des miracles. Il rédige La foi qui guérit, son ultime publication, éditée dans une revue américaine (The Faith Healing). Un de ses élèves, Bourneville, avait constitué La bibliothèque diabolique, collection commencée par la réédition des écrits de Jean Wier, dans le but de réunir des textes chargés de montrer aux contemporains que de nombreux malades et criminels relevaient de la science et des médecins et non de la justice et des bourreaux. Ce bref travail recense différentes guérisons miraculeuses, certaines spectaculaires, qu’il veut réduire à autant de manifestations hystériques. Dans son texte, Charcot confie que le but essentiel étant la guérison des malades, la foi qui guérit lui paraissait « l’idéal à atteindre » puisqu’elle opérait souvent là où les autres remèdes avaient échoué. L’imaginaire, si riche de ses malades, ne l’intéresse en rien. Charcot reste fasciné par les guérisons dites miraculeuses qu’il constate sans plus. Il commente à défaut d’expliquer. Il observe que la présence du médecin influe peu sur ces phénomènes, ajoutant ce curieux raisonnement : « la contradiction dans la circonstance n’aurait, du reste, d’autre effet que d’exalter la croyance à la possibilité d’une guérison miraculeuse ». « Nous ne pouvons rien contre les lois naturelles » concède-t-il avant de conclure sur un mot de Shakespeare : « Il y a plus de choses dans le ciel et sur la terre qu’il n’y a de rêves dans votre philosophie »…

LA FOI QUI GUÉRIT (EXTRAIT) D’une façon générale, la foi qui guérit ne se développe pas spontanément dans toute son intensité curatrice. Un malade entend dire que dans un tel sanctuaire il se produit des guérisons miraculeuses : il est bien rare qu’il s’y rende immédiatement. Mille difficultés matérielles mettent un obstacle au moins temporaire à son déplacement : il n’est pas commode à un paralytique ou à un aveugle, quelque fortune qu’il possède, de s’embarquer pour un long voyage. Il interroge son entourage, demande des renseignements circonstanciés sur les cures merveilleuses dont le bruit lui est parvenu. Il n’entend que des paroles encourageantes non seulement émaner de

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son entourage direct, mais souvent encore de son médecin. Celui-ci ne veut pas enlever à son malade un dernier espoir, surtout s’il juge que la maladie de son client est justiciable de La foi qui guérit qu’il n’a pas su lui-même inspirer. La contradiction dans la circonstance n’aurait, du reste, d’autre effet que d’exalter la croyance à la possibilité d’une guérison miraculeuse. La foi qui guérit commence à naître, elle se développe de plus en plus, l’incubation la prépare, le pèlerinage à accomplir devient une idée fixe. Les déshérités de la fortune se mortifient en sollicitant des aumônes qui leur permettront de gagner le lieu saint ; les riches deviennent généreux vis-à-vis des pauvres afin de se rendre la divinité propice : tous prient avec ferveur et implorent leur guérison. Dans ces conditions, l’état mental ne tarde pas à dominer l’état physique. Le corps rompu par une route fatigante, les malades arrivent au sanctuaire l’esprit éminemment suggestionné. « L’esprit de la malade, à dit Barwel, étant dominé par la ferme conviction qu’elle doit guérir, elle guérira immanquablement ». Un dernier effort : une ablution dans la piscine, une dernière prière plus fervente, aidée par les entraînements du culte extérieur, et la foi qui guérit produit l’effet désiré ; la guérison miraculeuse devient une réalité. […] je crois que, pour qu’elle trouve à s’exercer, il faut à la foi qui guérit des sujets spéciaux et des maladies spéciales, de celles qui sont justiciables de l’influence que l’esprit possède sur le corps. Les hystériques présentent un état mental éminemment favorable au développement de la foi qui guérit, car ils sont suggestibles au premier chef, soit que la suggestion s’exerce par des influences extérieures, soit surtout qu’ils puisent en eux-mêmes les éléments si puissants de l’autosuggestion. Chez ces individus, hommes ou femmes, l’influence de l’esprit sur le corps est assez efficace pour produire la guérison de maladies que l’ignorance, où on était il n’y a pas si longtemps encore, de leur nature véritable faisait considérer comme incurables. […] Est-ce à dire que, dès à présent, nous connaissions tout dans ce domaine du surnaturel tributaire au premier chef de la foi qui guérit et qui voit tous les jours ses frontières se rétrécir sous l’influence des acquisitions scientifiques ? Certainement non. Il faut, en cherchant toujours, savoir attendre. Je suis le premier à le reconnaître aujourd’hui.

« FAIRE ET DÉFAIRE » LES PATHOLOGIES HYSTÉRIQUES L’hystérie, toute déployée dans ses variétés cliniques et évolutive, restait opaque au regard du Maître, probablement du fait de sa propre construction névrotique qui le fit le compagnon idéal des hystériques dans le processus de refoulement de « la chose sexuelle ». Charcot n’avait-il pas lui-même noté que « le Saint guérisseur était lui-même atteint de la maladie dont on va chercher la guérison sur les reliques ». Ce qui allait ensuite donner un

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élan nouveau à l’étude de cette maladie, c’est le mouvement par lequel la clinique du regard fut abandonnée au profit d’une clinique de l’écoute. Un stagiaire était venu de Vienne pour étudier au microscope dans le laboratoire de pathologie de Charcot des cerveaux d’enfants paralytiques ; Freud repart quatre mois plus tard fortement marqué par ce qu’il a saisi de son enseignement : « Il eut l’idée géniale de reproduire ces symptômes d’une façon expérimentale chez les malades en les mettant par l’hypnose en état de somnambulisme »… Charcot peut « faire et défaire » les pathologies hystériques. Il démontre que les paralysies sont le résultat de représentations qui dominent l’esprit des malades. Il décrit les souvenirs traumatiques, il a l’intuition de fantasmes érotiques dans les attitudes passionnelles. Il s’attache à décrire les différentes manifestations de l’hystérie, avec l’illusion et peut-être l’ambition d’en circonscrire les limites, démarche qui peut se comparer à l’attitude quelque peu agacée que peut avoir un sujet face à un trompe-l’œil dont il ne percevrait pas la profondeur. Cette compulsion à la systématisation, à la mesure du refoulement de l’investigateur n’est en rien éclairante de la réalité psychique et de la dynamique évolutive telles que Freud a pu le démontrer. Plus le regard est vissé sur une clinique parodique, qui ne cesse de se mouvoir, moins il voit que c’est dans le vrai faux-semblant que se cache l’essence même de la maladie. Il y a de quoi perdre la foi en la science et se tourner vers les manifestations de sorcellerie, les diableries et les miracles. On peut se demander ce que ces décharges, évidemment riches de signification symbolique, pouvaient bien représenter. En effet, la nature dialectique du comportement et la variété des intervenants et des interlocuteurs sont telles qu’elles ne peuvent être qu’un langage polysémique témoignant à la fois, du côté de la patiente, d’une régression infantile profonde, permettant l’expression de fantasmes liés à des réminiscences, du côté des élèves de Charcot, des provocations de jeunes carabins suscitant du sexuel pour effrayer ou séduire le maître, du côté du public, venu ainsi qu’a pu le dire Freud « rassasier son esprit de fantasmes polymorphe » d’un appétit pulsionnel à voir « la chose sexuelle ». Au total n’assistait-on pas à la naissance du cinéma, tel que l’a suggéré Godard, c’est-à-dire à la représentation corporelle du fantastique social, encore trop imprégné de religieux pour accéder au réalisme poétique.

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L’HYSTÉRIQUE SE DONNE L’hystérique, touchant l’obole qui lui était allouée pour chaque représentation, après avoir pu libérer transitoirement ses représentants refoulés dans des attitudes passionnelles, narguait ces éminents scientifiques venus fouiller dans son psychisme des images qu’ils ne sauraient voir ailleurs et a fortiori s’attribuer. Elle se moquait douloureusement mais sans rien dissimuler de sa gaieté lors des phases de clownisme, et après s’être ainsi donnée ou damnée aux autres, se permettait de revenir à elle et de parler sans grand risque d’être entendue lors des phases de résolution. Ne simulant pas puisque ne dissimulant rien, elle promeut la jouissance de cet autre dont elle ne pouvait pas ne pas comprendre la demande au vu et à la mesure de l’intérêt porté. Complaisante à cette médecine, intéressée tout en restant son plus velléitaire polémiste et caricaturiste, indéfectiblement meilleure mère qu’amante, elle nargue et éduque le maître en lui montrant ce qu’il ne pouvait entrevoir : le saut mystérieux du psychique dans le somatique. Le désir nourrit toute croyance, et voilà la réponse du corps pour ceux qui s’accordent une certaine proximité avec leurs patients. De ces postures grimaçantes où l’érotisme est toujours tempéré par la tristesse morbide du savoir et de la représentation, se dégage en un mode archaïque de figuration dans une transe diabolique ou dans une contracture miraculeuse, une demande suppliciée d’amour. Si l’hystérique consent à s’hypnotiser devant le moindre interlocuteur, si elle semble regarder sans voir, parler plus qu’aucun langage verbal ne pourrait le faire, c’est qu’elle a l’intuition de répondre au Maître faisant son cours par un « c’est comme il vous plaira ».

À partir de l’article Clervoy P, Corcos M, Minvielle S. Jean-Martin Charcot : le thaumaturge et l’hystérique. Perspectives Psy 2000 ; 39 (3) : 238-244. Références bibliographiques - Bolzinger A. La réception de Freud en France. Paris : L’Harmattan, 1999. - Charcot JM, Dechambre A. De quelques marbres antiques concernant des détails anatomiques. Gazette Hebdomadaire de Médecine et de Chirurgie juillet 1857. - Charcot JM, Richer P. Les démoniaques dans l’art. Paris : Adrien Delahaye et Émile Lecrosnier Éditeurs, 1887. - Charcot JM. La foi qui guérit. Paris : Alcan, 1897.

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- Charcot JM. L’hystérie. Textes choisis et introduction par E. Trillat. Paris : L’Harmattan, 1998. - Colin H. Charcot. Annales Médico-Psychologiques 1925 ; 1 : 385-434. - Daudet L. Charcot ou le césarisme de la faculté. In : Les œuvres dans les hommes. Paris : Nouvelle Librairie Nationale, 1922. - Freud S. Charcot. In : Résultats, idées problèmes, tome 1. Paris : PUF, 1972. - Gay P. Freud, une vie. Paris : Hachette, 1991. - Godard JL. Histoires du cinéma. Paris : Gallimard, 1998. - Postel J. Du traitement moral de Pinel à « la foi qui guérit » de Charcot. Psychiatries 1986 ; 4 (n° 73) : 21-32. - Zola E. Lourdes. Paris : Gallimard, 1995.

LA PETITE HISTOIRE DU LSD « Branche-toi - accorde-toi - laisse tomber » Timothy Leary « J’espère seulement que le LSD inventé un jour comme un médicament sera un jour utilisé vraiment comme un médicament » Albert Hofmann

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endant tout le Moyen-Âge et jusqu’au XVIIe siècle, des observations ont été rapportées sur des phénomènes collectifs d’empoisonnement. On distinguait alors deux types de manifestations chez les personnes atteintes : l’une gangréneuse - secondaire à des phénomènes vasoconstrictifs -, l’autre convulsive qui se traduisait par des manifestations hallucinatoires et des grands états d’agitation.

LE « MAL DES ARDENTS » La maladie est nommé « feu sacré », « feu de Saint Antoine » ou « mal des ardents ». Une moisissure se développant sur les céréales est mise en cause. Cette maladie du végétal produit un champignon en forme de griffe qui occupe la place du grain dans son épi. Elle est nommée « corne du blé » ou « ergot de seigle ». Par la suite, la vigilance portée à cette moisissure et l’amélioration des techniques agricoles ont entraîné la disparition progressive de ces phénomènes. Les dernières observations avérées datent de 1927. L’ergot de seigle était connu depuis l’Antiquité pour ses propriétés médicales mais son usage était restreint aux sages-femmes qui l’employaient pour améliorer la délivrance des parturientes et stopper les hémorragies du post-partum. Ce n’est qu’au début du XXe siècle que l’industrie s’est intéressée à ce produit en développant des programmes de recherche. Dans un premier temps, une solution où se mélangeaient les différents constituants de l’ergot de seigle fut préparée par un chimiste britannique ; elle fut nommée ergotoxine en raison de sa grande nocivité et ne connut pas d’usage médical. En 1930, un chimiste suisse, le Professeur Arthur Stoll, isola l’un des alcaloïdes qui entrait dans la composition de cette solution :

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l’ergotamine, qui fut ensuite commercialisée sous le nom de Gynergène® avec, comme indications essentielles, les hémorragies obstétricales et les migraines.

ALBERT HOFMANN En 1928, Albert Hofmann achève des études de chimie à l’université de Zurich. Il obtient avec les meilleures distinctions son diplôme de docteur après avoir soutenu un travail sur l’enzyme de dégradation de la chitine contenue dans le suc gastrique de l’escargot des vignes. Son modèle est Louis Pasteur et il aime citer sa formule : « Dans le domaine de l’observation scientifique, la chance surgit chez ceux qui y sont préparés ». Il rejoint le laboratoire de recherche de la compagnie pharmaceutique Sandoz à Bâle, unité dirigée par le Professeur Stoll. Dans un premier temps, il a la charge d’isoler le principe actif de la digitale pour en extraire et purifier l’élément glucosidique et en développer une forme stable et quantifiable. Stoll avait donc travaillé sur l’ergot de seigle dès 1917 et Hofmann désirait poursuivre ces travaux. Son intérêt était porté vers les alcaloïdes dérivés, dont l’ergotonine qui lui semblait être une substance intéressante. Cet intérêt était d’autant plus vif que d’autres laboratoires étaient entrés en compétition avec les chimistes suisses. En effet, dès le début des années 1930, les chercheurs de l’Institut Rockefeller de New York avaient isolé le noyau commun de ces alcaloïdes auquel ils avaient donné le nom d’acide lysergique. Accédant favorablement à la requête de son collaborateur, Stoll l’avertit que ces substances sont très difficiles à étudier : elles sont particulièrement labiles et se dégradent rapidement. Qui plus est le coût du produit de base est prohibitif. Compte tenu de ces inconvénients, Hofmann choisit de s’orienter vers des techniques de microanalyse. Il parvient à stabiliser l’acide lysergique qu’il combine avec des amines. Il synthétise un premier alcaloïde de l’ergot de seigle qu’il nomme ergobasine et ce succès technique ouvre la voie à l’isolement des autres principes actifs de l’ergot de seigle. La première molécule dérivée est la méthergine qui connaît rapidement un développement médical et offre à la firme Sandoz un succès commercial. Hofmann poursuit ses synthèses et produit ainsi 25 dérivés de l’acide lysergique numérotés de 1 à 25, le dernier étant l’acide diéthylamide lysergique : Lyserg-Saure (acide en allemand) -Diethylamid, soit le LSD 25.

LA PETITE HISTOIRE DU LSD

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Hofmann prévoit une action stimulante respiratoire par analogie structurale de cette molécule avec l’acide diéthylamide nicotinique connu sous le nom de Coramine. En fait, les premiers essais ne montrent qu’une activité sur la fibre utérine et qui représente seulement 70% de celle de l’ergobasine. Il a été aussi signalé durant l’expérimentation que les animaux s’étaient montrés très agités. Ces deux constatations conjuguées amènent les chercheurs à juger le produit inintéressant et à le mettre de côté. Pendant cinq années, le LSD 25 reste silencieusement rangé dans les archives du laboratoire.

L’« ACCIDENT » Hofmann poursuit son travail sur les autres alcaloïdes de l’ergot de seigle qui confirme être un filon pharmaceutique plein de promesses. Il isole la dihydroergocristine, la dihydroergokriptine, la dihydroergocornine. À partir de ces trois molécules est synthétisée l’Hydergine® qui fut employée avec succès dans les pathologies circulatoires cérébrales. Il y eut aussi la dihydroergotamine commercialisée, là encore avec succès, dans les troubles vasculaires périphériques. Chercheur heureux dans ses entreprises, Hofmann reprend le LSD 25 dont il soupçonne qu’il n’a pas tout évalué de ses possibilités pharmacologiques. C’est là une initiative tout à fait personnelle hors de son activité normalement programmée. Il ressort le produit et cherche à obtenir une forme cristalline sous forme d’acide tartrique plus facile à manipuler. Il n’est pas comme chaque fois protégé contre toute absorption de ce produit issu de l’ergot de seigle dont il connaît les dangers et il manipule son produit à main nue. Il éprouve alors un malaise tout à fait inhabituel. Il suppose rétrospectivement qu’une portion infime de produit a pu pénétrer par voie transcutanée. Il fait un rapport de cet accident au professeur Stoll : « Vendredi dernier 16 avril 1943, j’ai été contraint d’interrompre mon travail au laboratoire en milieu d’aprèsmidi, étant affecté par une agitation et un sentiment d’ébriété. Rentré à la maison, j’ai plongé dans un état d’intoxication plutôt agréable caractérisé par une production imaginaire particulièrement développée. Un état semblable à celui du rêve ; je trouvais la lumière du jour désagréablement lumineuse. Je percevais un flot ininterrompu d’images fantastiques, des formes kaléidoscopiques avec des jeux de couleur intenses. Après environ deux heures cet état disparut. » Son rapport ne mentionne pas qu’il a manipulé du LSD 25…

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REPRODUIRE LA SENSATION MERVEILLEUSE Hofmann décide ensuite - chose très inhabituelle dans les procédures d’expérimentation de laboratoire - de reproduire volontairement sur luimême cet accident, 48 heures après seulement. La curiosité et le souvenir des sensations agréables a probablement beaucoup joué dans cette transgression des procédures. Il choisit d’absorber une dose de 0,25 mg de produit et demande à son assistant de rester à ses côtés et noter ses commentaires. Les images merveilleuses se reproduisent, avec l’observation de phénomènes tout à fait nouveaux, inattendus et prolongés comme les synesthésies : les perceptions auditives produisent des couleurs vives et kaléidoscopiques, les bruits environnants sont « illustrés » par une perception colorée immédiate, les sons produisent de merveilleux halos de couleurs. Sans avertir d’autres personnes du laboratoire, son assistant le raccompagne chez lui alors qu’il est en pleine expérience psychédélique. Le lendemain, Hofmann retrouve la totalité de ses moyens. Il éprouve au lever une sensation de bien-être, l’impression d’avoir tous les sens en éveil, le sentiment agréable de retrouver un monde environnant comme neuf, et la capacité de se souvenir dans ses moindres détails de l’expérience de la veille. Il envoie alors un rapport au Professeur Stoll et au directeur du département de pharmacologie, le Professeur Rothlin. Son commentaire enthousiaste a dû être communicatif et piquer leur curiosité puisque, une fois de plus à l’encontre de toutes les procédures habituelles, les deux patrons, dans la foulée, essaient sur eux-mêmes la substance aux effets merveilleux. Le laboratoire se lance alors officiellement dans le développement de la molécule et commence réglementairement - après une expérimentation irrégulière sur « chimiste sain » - une expérimentation animale.

SANDOZ ET LES PROMESSES DU DELYSID® Les essais thérapeutiques psychiatriques suivent et la première publication est celle du Dr Werner Stoll, psychiatre et… fils du Professeur Arthur Stoll. Il publie « le LSD, un fantasticum des dérivés de l’ergot de seigle » dans les Archives Suisses de Neurologie et de Psychiatrie en 1947. Fantasticum se réfère à la classification de Lewin qui désignait sous ce terme l’ensemble des substances hallucinogènes dont la mescaline était le chef de file. Stoll fils présente les résultats sur volontaires sains et sur les patients schizophrènes

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mais l’article comporte surtout l’auto-observations du psychiatre qui comme ses prédécesseurs - a expérimenté sur lui-même la molécule nouvelle. « Euphorie », « sensation de voyage », « immersion dans un monde fascinant impossible à décrire tellement sa beauté ne peut être transcrite avec les mots communs », « profusions d’images fabuleuses défilant à une vitesse kaléidoscopique »… à être lu, l’article se rapproche d’un commentaire prosélyte propre à susciter chez chaque lecteur l’envie de faire à son tour cette expérience extraordinaire. Les effets du LSD sont rapprochés de ceux de l’intoxication mescalinique, mais le LSD est remarquable parce qu’il produit ces mêmes effets avec des doses 10 000 fois moindres. Sandoz développe très rapidement la production de ce produit qui est ensuite commercialisé sous le nom de Delysid®, acronyme de D-Lysergsaure-diethylamide. Le Delysid® est commercialisé avec deux principales indications. La première, dans les psychothérapies analytiques où le LSD est proposé pour induire des états de relaxation, réduire l’anxiété, favoriser le travail psychique d’association d’idées et de remémoration des souvenirs infantiles. Dans cette indication, et pour citer la contribution française, Jean Delay décrit l’expérience lysergique dans un article de L’Encéphale de 1958 où il précise que le produit induit une reviviscence plus qu’une réminiscence. La seconde indication est l’étude expérimentale des états psychotiques. Les seules contre-indications mentionnées sont les tendances suicidaires et les états prépsychotiques. Mais de nombreux travaux font part de l’emploi du LSD dans la prise en charge des patients psychotiques : du Delysid® est administré à ces patients qui sont ensuite amenés à critiquer leur expérience dans des groupes de parole. Le LSD est aussi prescrit pour stimuler un travail ergothérapique. On parle de « thérapie psycholytique » puis de « thérapie psychédélique », psychédélique désignant « ouverture psychique ». D’autres initiatives portent une indication du Delysid® dans le traitement des troubles post-traumatiques et une large série d’expérimentations porte sur les vétérans de la Deuxième Guerre mondiale et l’armée commence à s’intéresser à la « fabuleuse » molécule.

VOL AU-DESSUS D’UN NID DE COUCOU Une telle molécule, dotée d’un pouvoir aussi puissant contenu dans des doses aussi infimes, ne pouvait manquer d’intéresser les militaires. Dans une Amérique en pleine guerre froide, la crainte se développe rapidement que les Soviétiques utilisent ce produit pour « inactiver » une caserne, une base

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aérienne ou un bâtiment de la marine en l’introduisant dans les circuits de distribution de l’eau potable. Un kilo de LSD est susceptible de pouvoir intoxiquer 10 millions d’individus… L’armée étudie de son côté les effets de cette nouvelle arme et pour cela fait appel à des volontaires sains. Le plus célèbre d’entre eux fut Ken Kesey. Né en 1935 au Colorado, Kesey vécut à Springfield en Oregon puis fréquenta l’université de Stanford. Au sortir de ses études, il songe un moment à devenir acteur puis s’oriente vers l’écriture et s’installe en Californie à Perry Lane, l’enclave bohème qui à cette époque devient un des tout premiers lieux d’expérimentation des drogues. Désargenté, Kesey s’inscrit dans ce programme médical et militaire de recherche sur les drogues hallucinogènes et il gagne 75 dollars par session en s’offrant comme volontaire sain dans ces essais réalisés au sein d’un hôpital psychiatrique dévolu aux vétérans. Il trouve ensuite dans ce même hôpital un emploi de veilleur de nuit qu’il occupe pendant plus d’un an. C’est à cette époque et pendant ces veilles qu’il rédige Vol au-dessus d’un nid de coucou, publié en 1962, qui deviendra un best seller de littérature avant de connaître un succès cinématographique mondial en 1974 avec un film qui remportera cinq Oscars. Ken Kesey fait le lien entre la beat-generation et les hippies. Il sillonne les États-Unis avec un bus multicolore et une bande d’hallucinés qu’il nomme « Les Joyeux Lurons ». Au volant du bus se tient Neal Cassady, le héros du livre Sur la route de Jack Kerouac. Les Hells-Angels les précèdent ou les suivent, en horde de motards qui mélangent le Delysid® à leur limonade. Toute la beat-generation se tourne vers le LSD. C’est la révolution hallucinée, et il faut à cette révolution un leader. Ce sera Timothy Leary.

LE PAPE DU LSD « Timothy Leary est l’homme le plus dangereux des USA ». La phrase est de Richard Nixon, Président des États-Unis d’Amérique. La jeunesse est dans la rue à manifester contre la guerre du Vietnam, ou dans les grands rassemblements musicaux et pacifistes. Leurs aînés leur offrent la conquête spatiale, ils tournent le dos au progrès technologique et veulent explorer leur monde intérieur, ouvrir les portes de la perception selon le mot du poète français Michaux qui fut lui-même un grand consommateur de mescaline. Toute une génération d’artistes se regroupe autour de Timothy Leary et vient se faire reconnaître du Maître pour partout chanter les louanges du « Pape du LSD ».

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Leary est né en 1920 dans un famille à forte tradition religieuse du Massachusetts. Le père est un ancien militaire et la mère est institutrice. Après une scolarité dans une école catholique, il intègre l’Académie militaire de West Point d’où il est renvoyé en raison de ses conduites de consommation d’alcool. Il s’oriente ensuite vers des études de psychologie puis enseigne dans la prestigieuse université d’Harvard. Il y fait sa première expérience psychédélique en 1960 avec de la psilocybine ramenée du Mexique et résume d’une formule : « en quatre heures j’avais plus appris sur le fonctionnement de l’esprit qu’en 15 ans de pratique psychothérapique ». Avec le Delysid®, Leary développe ce qu’il nomme des « psychothérapies interpersonnelles » dans lesquelles le patient et le thérapeute trouvent « une osmose hallucinatoire et rédemptrice ». Il initie les étudiants au LSD - près de quatre cents - ce qui conduit les autorités de l’Université à l’en chasser en 1963. Mais Timothy Leary est encore plus libre hors du campus et le LSD est encore en vente libre. Une intense activité artistique et créatrice se regroupe autour de lui. Le mouvement psychédélique connaît à ce moment un extraordinaire essor. Leary fonde un centre de recherche psychédélique dans les environs de Mexico, mais ces recherches sont surtout des LSD parties où il se présente comme le messie d’une ère nouvelle centrée sur l’exploration des mondes intérieurs cachés, avant de se présenter comme le martyr des autorités publiques occidentales. Devant l’ampleur du phénomène de consommation de rue, les industriels et les autorités publiques prennent des mesures radicales : en 1964, Sandoz arrête la fabrication du Delysid® au grand dam d’Hofmann qui crie que Timothy Leary est responsable de la « mort » médicale et commerciale de sa découverte. En 1969, l’ONU interdit tout usage du LSD dans sa convention sur les psychotropes. Le LSD n’est plus un médicament, mais un stupéfiant dont la production, la détention et l’usage tombent sous le coup de la loi. Timothy Leary s’enfuit en Europe, en Algérie puis en Afghanistan où il est arrêté en 1973 à sa descente d’avion à l’aéroport de Kaboul par les agents américains de la Drug Enforcement Administration qui le conduisent aux États-Unis où il est condamné pour détention de marijuana. Quant il sort de prison en 1976, le mouvement psychédélique n’est plus le fait que de quelques fidèles. D’autres toxiques sont apparus, opiacés, entraînant des délabrements psychologiques et somatiques chez leurs consommateurs. Comme médicament et comme drogue d’usage libre, le LSD a disparu pour ne plus exister que dans l’obscurité des productions et des consommations clandestines.

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DIALOGUE ENTRE LE « PÈRE » ET L’« APÔTRE » DU LSD Entre temps, Hofmann et Timothy Leary se sont rencontrés. Cela survint en 1971, le premier accueillant le second à Lausanne lors d’un voyage préparé à l’initiative du chimiste suisse qui avait contacté le psychologue en exil par l’intermédiaire de son avocat. Hofmann, courtois, formule à Leary le reproche d’avoir dévoyé l’usage de son médicament et de ne pas avoir eu conscience des risques auxquels il exposait ses jeunes adeptes. À quoi Leary lui répond que les expériences au LSD aident ces jeunes en difficulté à se découvrir psychologiquement, à s’initier à leur monde intérieur, à mûrir. Mais ni l’un ni l’autre ne semblent s’écouter. Leary est indifférent aux propos du chimiste. Hofmann lui est aigri. Il a découvert une substance merveilleuse, promue au rang de drogue sacrée, et il n’a pas été à la hauteur de sa découverte, laissant au charismatique américain le rôle d’en être le prophète.

À partir de l’article Clervoy P. La petite histoire du LSD. Perspectives Psy 2003 ; 42 (2) : 154-158.

Références bibliographiques - Delay J, Benda P. L’expérience lysergique (1). L’Encéphale 1958 ; XLVII (3) : 169209. - Delay J, Benda P. L’expérience lysergique (2). L’Encéphale 1958 ; XLVII (4) : 309344. - Hofmann A. LSD, my problem child. Fondation Hofmannn: http://www. flashback.se/archive/my_problem_child/

3 PHILOSOPHIE ET DÉVOUEMENT

ITARD ET L’ENFANT SAUVAGE « Combien le fait de ne pas avoir de fierté, d’ambition, d’avarice, de rancœur, de malice, de passion irrépressibles, de désirs illimités, le rend plus heureux que des millions de ses semblables mieux informés et éduqués, des brutes ayant forme humaine, rageant de désir, rongeant leur propre chair de ne pas être riche, travaillant à supplanter, supprimer, remplacer et exposer ceux qui se trouvent plus haut placés, et même de les menacer, les accuser, les tuer et les détruire afin de prendre leurs places : si la nature avait été bienfaisante avec lui, en lui accordant quelque chose de plus de ce qu’il est, et néanmoins gardé son esprit fermé à ces choses, comme il aurait été le plus heureux de toute la race des êtres rationnels du monde » W. Defoe : Mother nature delinented à propos de Peter de Hammeln, l’enfant sauvage de la Hesse qui préférait la vie des loups à celle des hommes « Allons viens pauvre enfant ; puisse quelque génie puissant dresser milan et corbeaux à te servir de nourrice ! On a vu des loups et des ours, dit-on, se dépouiller de leur sauvagerie pour répondre à semblable devoir de compassion » W. Shakespeare. Conte d’hiver

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e nom et l’apport conceptuel à la psychiatrie de Jean-Marc Gaspard Itard se confond avec Victor, l’énigmatique enfant sauvage de l’Aveyron. Durant de longues années, avec une étonnante patience faite d’identification avec ce que cela comprend de bienveillance, d’ambivalence et d’obstination - il rapporta dans ses notes l’essai d’adaptation à la vie sociale du jeune « sauvage », cherchant dans son regard ou dans ses cris la voix muette de son humanité.

« L’HOMME N’EST QUE CE QU’ON LE FAIT ÊTRE » Itard s’écarte des biographies descriptives de ses prédécesseurs : Camerarius et l’enfant loup de la Hesse, l’historien Connor et les deux enfants de Lituanie, la Condamine et Racine (fils) et la fille de Champagne, Wagner et les enfants de Kronstadt et de Hongrie, qui sont restés de simples observateurs d’enfants

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sauvages. Sa perspective humaniste n’aura pas vraiment de continuateurs, et il s’opposa à son maître Pinel qui voyait en Victor un idiot. Au même moment, Linné, le naturaliste, scandalisait en classant l’homme parmi les primates. Itard se situe à une époque charnière qui s’écarte des croyances folkloriques antérieures qui faisaient de l’enfant sauvage une créature imaginaire, un monstre loup-garou, vampire et anthropophage, une victime du châtiment de Dieu ou des fourberies du diable, issu de grossesses fantaisistes ou de métamorphoses fantastiques. Il participe avec une vocation de pédagogue militant au long débat scientifique du moment centré sur la question suivante : quel peut être le développement d’un enfant en l’état de nature et privé de contact humain ? Ce débat est celui de l’innéïsme avec la question posée par les idiots congénitaux fugitifs ou abandonnés. Itard prend part avec son étude à la critique de la société jugée « pervertisseuse » d’un état de nature rêvé comme un paradis perdu ; tout en se démarquant de l’idéalisme nostalgique de Rousseau attaché à la description d’une Nature bienveillante et qui défendait la fraternité des espèces. C’est ainsi qu’Itard écrit avec solennité : « Jeté sur ce globe sans forces physiques et sans idées innées, hors d’état d’obéir par lui-même aux lois constitutionnelles de son organisation qui l’appellent au premier rang des êtres, l’homme ne peut trouver qu’au sein de sa société la place éminente qui lui fut marquée dans la nature, et serait, sans la civilisation, un des plus faibles et des moins intelligents des animaux […] Dans la horde sauvage la plus vagabonde comme dans la nation d’Europe la plus civilisée, l’homme n’est que ce qu’on le fait être ; nécessairement élevé par ses semblables, il en a contracté les habitudes et les besoins ; ses idées ne sont plus à lui ; il a joui de la plus belle prérogative de son espèce, la susceptibilité de développer son entendement par la force de l’imitation et l’influence de la société ». Bien évidemment, cette affirmation prête à réserves aujourd’hui. L’enfant n’est pas une disquette vierge ou pré-formatée où se déposeraient les affects, les peurs et les différentes formes du savoir qui seraient incorporées passivement ou, si besoin est, par la force de l’éducation.

DE LA CHIRURGIE AUX SOURDS-MUETS À l’époque se fonde la médecine occidentale moderne, autour de l’École de Paris, animée par Philippe Pinel, initiateur du traitement moral dont s’inspirera Itard. Cette nouvelle école de pensée inspirée par Condillac oppose à une doctrine mécaniciste peu évolutive des considérations

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philosophiques modernes propres à donner des orientations thérapeutiques originales pour l’époque. Au départ, rien ne prédestinait ce jeune provençal à la médecine. Après des études à Marseille chez les Oratoriens puis un échec dans l’exercice de la fonction bancaire où son père souhaitait le voir lui succéder, Itard fut pris dans la tourmente révolutionnaire. Il se retrouve à l’hôpital militaire de Soliers et fait la rencontre de Dominique Larrey qui l’appelle auprès de lui au Val-de-Grâce où il est ensuite nommé chirurgien. Il n’y reste que trois ans avant de prendre, quelques rues plus loin - de la rue Saint Jacques à la rue l’Abbé de l’Épée - la direction de l’Institution Impériale des Sourds-muets. Il y développe avec application une méthode d’éducation des enfants handicapés fondée sur la démutisation : alors que tout le monde prêche le geste et la mimique, Itard tente d’imposer la lecture sur les lèvres et l’expression orale. Il pose aussi les principes de la prise en charge éducative des enfants handicapés à partir de l’observation psychologique.

CAPTURÉ PAR LES CHASSEURS Fin mars 1797, dans les bois de la Caune, fut capturé l’enfant sauvage de l’Aveyron âgé d’environ 8 ans… Confié une première fois à la garde d’une veuve dans un hameau du voisinage, il s’échappa. Quinze mois plus tard, à la mi-juillet 1799, des chasseurs le capturent à nouveau ; il fugue encore, rebuté par les mauvais traitements qui semblent lui avoir été infligés. À l’aube du 8 janvier 1800, il entre dans la maison d’un teinturier. Arrivé rapidement sur les lieux, le représentant du gouvernement décide de le transférer le 10 janvier à l’hospice civil de Saint-Affrique pour éviter une nouvelle fugue. À son arrivée, hagard, exténué, il mord quiconque tente de l’approcher, refuse de porter chaussures et vêtements, se balance interminablement. Il court à quatre pattes, refuse de dormir dans un lit. Enfin, sans aucune pudeur, il satisfait ses besoins instinctuels où qu’il se trouve. Mais il manifeste aussi une profonde émotion quand on le prend dans les bras et qu’on lui exprime quelques témoignages physiques d’affection. À la fin de janvier 1800, le père Donatair, professeur d’histoire naturelle à l’École Centrale de Rodez, s’offre pour l’accueillir, lui évitant un internement à l’hospice où il aurait probablement trouvé la mort dans l’anonymat comme la plupart des vagabonds et autres enfants abandonnés de cette époque. L’enfant sauvage est ainsi protégé comme une plante rare par un des plus célèbres botanistes français.

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Au moment de l’arrivée de l’enfant à Rodez, le ministre de l’Intérieur, Lucien Bonaparte, fait savoir qu’il réclamerait « le sauvage » si ses parents n’étaient pas retrouvés. De même, la Société des Observateurs de l’Homme annonce qu’il serait fondamental pour le progrès des connaissances humaines d’établir si la condition de l’homme laissé à lui-même entrave inéluctablement le développement de l’intelligence et de la vie affective. Cette société fait valoir que ces recherches fondamentales devraient se faire à Paris, sous l’autorité de l’abbé Sicard, alors directeur de l’Institut des Sourds-muets. Elle désigne une commission présidée par De Gérandeau, Cuvier et Pinel. Le 29 novembre 1800, Philippe Pinel lit son rapport devant une salle comble : beaucoup de traits et de nombreuses conduites instinctuelles rapprochent l’enfant des animaux domestiques et des bêtes sauvages… De nombreux autres caractères cliniques le rapprochent des idiots de Bicêtre et de la Salpêtrière. Présent dans la salle, récemment installé dans les fonctions d’officier de santé de l’Institut des Sourds-muets, Itard est très impressionné. Il se propose de soumettre l’enfant au traitement moral prôné par Pinel.

UN MASTURBATEUR SANS DÉSIR Pendant les six premiers mois à Paris, l’état de l’enfant s’est détérioré : il passe ses journées à manger compulsivement, refusant tout contact, et la plupart du temps recroquevillé. Cet état d’apathie s’accompagne d’un surpoids évident, et toujours de « cette sorte de manie », une masturbation frénétique. Le jeune officier de santé espérait rendre l’enfant à la société de ses semblables par une direction psychothérapique et éducative nouvelle qui lui ferait suivre des exercices et des jeux d’éveil sensoriel par l’intermédiaire d’une gouvernante qui resterait en permanence avec lui. Itard fait donc embaucher une brave femme fruste mais douée d’une grande « intelligence du sensible » : Mme Guérin, une gouvernante qui s’opposera à la frustration pédagogique préconisée par Itard. Celui-ci voulait priver l’enfant de lait jusqu’à ce qu’il puisse prononcer le mot de son besoin-désir (« lait »). Et quand, épuisé d’attendre et charitable, n’ayant rien entendu venir, il lui donnait l’objet convoité, et que Victor prononçait enfin le mot clé, il concluait : « Le mot prononcé, au lieu d’être le signe du besoin, n’était qu’une vaine exclamation de joie. Si ce mot fut sorti de sa bouche avant la concession de la chose désirée c’en était fait ; le véritable usage de la parole était saisi par Victor ; un point de communication s’établissait entre lui et moi. Au lieu de tout cela, je ne venais que d’obtenir une expression insignifiante pour lui, et inutile pour nous, du plaisir qu’il ressentait ».

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PLACEMENTS ET DÉPLACEMENTS Le 12 mai 1801, l’Administration des sourds-muets invite le ministre à prolonger l’expérience. Fin mai 1801, Pinel expose un second rapport : « Tout laisse supposer que l’enfant sauvage n’est rien d’autre qu’un idiot ». En réponse, Itard écrit son Mémoire sur les premiers développements physiques et moraux du jeune sauvage de l’Aveyron. Il a choisi le nom de Victor en raison, dit-il, de la joie que l’enfant exprime chaque fois qu’il entend un mot contenant la voyelle O. L’origine de ce nom viendrait aussi de celui du héros d’un roman de Ducret-Dumesnil (Victor ou l’enfant de la forêt) qui vient d’être mis en scène, avec un certain succès, par le célèbre Guibert de Pixericourt. Le rapport d’Itard connaît une audience importante qui oblige Chaptal à accorder un délai au transfert à Charenton. Mais au printemps 1804, le ministre de l’Intérieur ne tergiverse plus, ordonnant l’internement de Victor à Charenton où l’État pourvoira à ses besoins. Seule la brutale démission de Chaptal en juillet évite à nouveau cette issue. Champagny, son remplaçant, ami de Gérandeau lui-même proche d’Itard, permet à l’expérience de se poursuivre. Le quatrième rapport d’Itard dresse le bilan de celle-ci, sous la forme d’un constat d’échec. L’enfant sauvage passe désormais ses journées seul à se balancer, ou recroquevillé dans une « hébétude sensorielle », uniquement occupé par une masturbation frénétique qu’on pourrait comprendre comme un auto-érotisme d’étayage et de remembrement, une activité compulsive, possible lien substitutif à un objet qui fut là - mais quand ? Et dans quelle circonstance il abandonna l’enfant ?… - et qui ne revint jamais malgré l’énorme publicité que l’on donna à cette affaire.

MALTRAITANCE MÉDICALE La réponse médicale à la sexualité explosive de Victor, plus archaïque que génitale, fut la saignée. Elle échoua, mais le geste paraît aujourd’hui bien cruel. Début juillet 1811, Mme Guérin et l’enfant s’installent au numéro 4 de l’impasse des Feuillantines. Au numéro 12 de cette même rue, un autre Victor très célèbre : Hugo. Son fils, Eugène Hugo souffrira de schizophrénie et sera interné à Charenton le lendemain du mariage du poète. Deux destins se croisent.

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Victor de l’Aveyron meurt au début de 1828, n’ayant jamais parlé. Personne ne sait où il est enterré. On considère habituellement la tentative de traitement de l’enfant sauvage par Itard comme l’illustration des théories sensualistes sur le développement de l’intelligence et de l’affectivité. Victor trompera les espérances du sensualisme. Kant affirmera quelques années plus tard que l’évolution est à l’espèce ce que la mémoire est à l’individu… Laissé à l’abandon, l’enfant carencé ne pouvait se soutenir d’expériences précoces satisfaisantes. À moins que Victor, comme la majorité des enfants sauvages, ne fut abandonné du fait d’un idiotisme congénital, comme le pense Lévy Strauss. Victor était attachant pour avoir suscité autant de dévouement de la part de son médecin maladroit mais qui reconnaissait ses maladresses. Itard a deviné l’humanité que recelait son « sauvageon », en même temps que les événements contemporains lui inspiraient la plus grande réserve sur ses frères en civilisation, ainsi qu’il l’écrit dans son Traité des maladies mentales (1802) : « Les accès de fureur, symptôme cardinal de la folie qui ont embrasé l’esprit d’hommes ordinaires [les hommes de la Terreur dont Robespierre] m’ont convaincu que les limites qui séparent la raison de la folie, le bien et le mal de notre existence morale, sont placés très au hasard, et sujettes à varier… Il y a moins loin qu’on ne le croit entre la raison et la folie… L’homme est tout entier dans l’aliéné ». L’humanité était toute entière dans Victor.

Remerciements à Anne Pauline Graf pour la documentation.

À partir de l’article Corcos M, Clervoy P. Jean-Marc Gaspard Itard (1774-1838). « J’attendais chaque jour ». Perspectives Psy 1999 ; 38 (2) : 139-143.

Références bibliographiques - Corcos M. L’enfant sauvage de l’Aveyron. La première psychothérapie. Enseignement de la chaire et de l’Institut d’histoire de la médecine. Prs Rullière et Imbault-Huart. Conférence du Dr D. Gineste, lundi 9 juillet 1990. In : Médecine pratique. Paris : Masson, 1990, n°181.

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- Gineste D. Victor de l’Aveyron, dernier enfant sauvage, premier enfant fou. Paris : Le Sycomore, 1981. - Herzog W. L’énigme de Gaspard Hauser. D’après le livre de Jakob Wassermann. Film, 1974. - Itard JMG. Mémoire et rapport sur Victor de l’Aveyron, 1806. In : Lucien Malson. Les enfants sauvages. Bibliothèque 10/18. Paris : Éditions 10/18, 1972.

PHILIPPE PINEL ET LE TRAITEMENT MORAL

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a profondeur et la densité de l’homme Philippe Pinel disparaissent derrière le monument hagiographique érigé à la gloire de son personnage, escamotant son œuvre d’un excès d’encensoir. Bien audelà du mythe de la libération des malades enchaînés de Bicêtre aux élans épiques finalement réducteurs, son œuvre écrite installe historiquement la psychiatrie comme une discipline médicale éclairée de la philosophie des lumières.

La fable du geste - de la geste plus que du style - paraît bien pauvre devant l’ampleur du regard et de l’intuition clinique, et le véritable espace découvert n’est pas celui du périmètre de déambulation des malades dans la cour de l’hospice, mais celui du champ médical restitué à la folie.

PINEL, UN PARCOURS RÉVOLUTIONNAIRE Philippe Pinel est né le 20 avril 1745 à En-Roques près de Jonquières dans le Tarn. La tradition médicale est présente dans sa famille depuis plusieurs générations, puisque son grand-père, son père sont médecins, et comme lui deux de ses frères. Il reçoit une éducation d’abord classique puis religieuse avec l’étude de la théologie et de la philosophie. Il s’oriente ensuite vers la médecine et les mathématiques, d’abord à la faculté de Toulouse puis à celle de Montpellier. Il n’exerce cependant pas la médecine et gagne sa vie sans éclat, en rédigeant des thèses au profit d’étudiants fortunés. En 1778, il monte à Paris. Pendant dix ans, il vit en donnant des leçons particulières de mathématiques et en rédigeant des articles médicaux sur l’hygiène, la technicité médicale et la nosologie qu’il publie dans la Gazette de Santé dont il prend la direction en 1784. C’est à cette époque qu’il traduit différents ouvrages dont les Institutions de médecine pratique du médecin écossais William Cullen. Il postule vainement à différentes charges comme celle de médecin des tantes du roi Louis XVI mais il s’oppose à un dénommé Chirac, médecin du Roi, qu’il qualifie de « législateur médical ». Il assiste

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en 1793 à l’exécution du Roi en tant que membre de la garde nationale. Il en éprouve un dégoût profond comme l’atteste une lettre à son frère. Il présente tout aussi vainement ses travaux comme « Déterminer quelle est la meilleure manière d’enseigner la médecine pratique » devant la faculté de médecine pour obtenir un prix qui lui est refusé à trois reprises ; et c’est très tardivement dans sa carrière - il a plus de quarante ans -, à l’occasion du suicide d’un ami avocat, qu’il se voue à traiter pendant cinq ans quelques malades mentaux dans la maison de santé Belhomme qui, semble-t-il, s’est établie dans la spécialité de soustraire les aristocrates aux cachots en les faisant passer pour fous : encore et déjà sauver les hommes de la terreur !…

NOMMÉ À BICÊTRE Et le vent de l’histoire passe par Paris, parachevant son éducation morale comme le disait Gustave Flaubert de Frédéric Moreau. L’enthousiasme révolutionnaire de Pinel le conduit à assister aux travaux de l’Assemblée Législative et ceux de la Convention. « La révolution ayant surexcité toutes les passions et tous les instincts avait démesurément développé la manie de la persécution […], la folie des grandeurs, la rage du sang […]. Il n’y avait pas d’époque plus favorable pour étudier les diverses formes d’aliénation ». S’il est inquiété par le mouvement de la Terreur, il parvient cependant à se faire nommer à Bicêtre par son protecteur Thouret, ancien membre fondateur de la Société royale de médecine et inspecteur général des hôpitaux du royaume, dont les charges avaient été maintenues malgré les changements du régime. C’est donc un homme habile, mais peu expérimenté des affaires des hospices civils qui prend la direction du vieil établissement, en tant que « médecin des infirmeries ». Mais s’il n’a encore qu’une pratique médicale et administrative limitée, celui qui prend cette fonction est cependant un homme mûr (48 ans), « éclairé » par ses lectures et ses rencontres, on cite Chaptal et Benjamin Franklin. Il a beaucoup lu, et a participé aux grands débats intellectuels qui ont accompagné la Révolution Française ; à quoi on peut ajouter qu’il était peut-être au courant des travaux de Willis Hasland, Tukes, Chiarigi et Daquin qui prônaient l’humanisation des asiles psychiatriques.

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PINEL LIBÉRATEUR DES ENCHAÎNÉS : UNE FABLE HAGIOGRAPHIQUE Bicêtre est alors régi depuis dix ans par un surveillant nommé Pussin. Garçon tanneur originaire du Jura, Jean-Baptiste Pussin avait été admis à Bicêtre dix ans plus tôt comme malade. Passées ces dix années, remis de son affection, Pussin était ensuite resté dans l’hôpital pour y exercer progressivement différentes fonctions administratives jusqu’à celle de surveillant. Celui qui accueille Pinel a déjà passé près de 22 ans dans cette institution dont il connaît tous les rouages ; il s’y est même marié et Madame Pussin l’assiste dans son dévouement auprès des malades. Pinel ne publie rien durant la période de Bicêtre : il se contente de rendre compte dans ses rapports du travail accompli par l’admirable surveillant, documents qui lui donneront l’essentiel de la matière de ses ouvrages ultérieurs. Bien avant l’arrivée de Pinel, et sans aucune publicité, Pussin avait déjà pris le parti de déposer les liens qui entravaient les fous, et d’y substituer parfois des camisoles de toile. Pinel a bien rendu hommage à son surveillant, véritable précurseur du traitement moral, mais la volonté hagiographique de ses successeurs, et surtout son fils Scipion Pinel, effacèrent progressivement la vérité historique pour livrer un mythe qui va rapidement devenir universel. Ce mythe est devenu une image d’Épinal reprise par deux tableaux célèbres montrant « Philippe Pinel libérant de leurs chaînes les aliénés de Bicêtre en l’an III de la République » tel qu’on peut le voir à deux endroits : celui de Muller réalisé en 1849, visible à l’Académie nationale de médecine, salle des Pas Perdus, et celui réalisé par Fleury en 1876 et qui est visible à la Bibliothèque Charcot de la Salpêtrière.

PINEL ALIÉNISTE : HISTOIRE DE L’ŒUVRE À cinquante ans, le personnage de Pinel a changé. La terreur est passée avec la chute de Robespierre et l’aliéniste resurgit à cette occasion. En quelques années, son ascension atteint des sommets inespérés pour lui : il est nommé professeur à l’École de Santé de Paris, médecin-chef à l’hôpital de la Salpêtrière, membre de l’Institut. Il traverse les régimes sans que son prestige ne diminue, bien au contraire : il devient même Médecin-consultant de l’Empereur qui le décore de la Légion d’Honneur. Plus que par son action clinique, sa célébrité s’est établie sur la publication

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de deux ouvrages majeurs : une Nosographie philosophique inspirée des travaux de Boissier de Sauvage, appliquant à la nosologie psychiatrique les principes classificatoires du botaniste Linné ; et surtout le Traité Médicophilosophique sur l’aliénation mentale (première édition du Traité des manies) qui fera l’objet de plusieurs éditions sur quelques années. À revisiter le mythe de la libération du malade mental, on s’aperçoit qu’il a surtout accompagné la diffusion de ces ouvrages. Il n’y aurait jamais eu ce mythe si Pinel n’avait rien écrit ; et l’image d’Épinal de Pinel libérant les aliénés de leurs chaînes est en fait l’illustration du succès du Traité Médicophilosophique : l’année même de sa parution, l’ouvrage est traduit en Allemand, puis en Anglais.

… DU TRAITÉ MÉDICO-PHILOSOPHIQUE… « L’Allemagne, l’Angleterre, la France ont vu s’élever des hommes qui, étrangers aux principes de la médecine et seulement guidés par un jugement sain ou quelque tradition obscure, se sont consacrés au traitement des aliénés, et ils ont opéré la guérison d’un grand nombre, soit en temporisant, soit en les asservissant à un travail régulier, ou en prenant à propos les voies de la douceur ou d’une répression énergique. On peut citer entre autres […] Pussin, surveillant de l’hospice des aliénés de Bicêtre […] L’habitude de vivre constamment au milieu des aliénés, celle d’étudier leurs mœurs, les caractères divers, les objets de leurs plaisirs ou de leurs répugnances, l’avantage de suivre le cours de leurs égarements le jour, la nuit, les diverses saisons de l’année, l’art de les diriger sans effort et de leur épargner des emportements et des murmures, le talent de prendre à propos avec eux le ton de la bienveillance ou un air imposant, et de les subjuguer par la force lorsque les voies de la douceur ne peuvent suffire ; enfin, le spectacle continuel de tous les phénomènes de l’aliénation mentale, et les fonctions de la surveillance, doivent nécessairement communiquer à des hommes intelligents et zélés, des connaissances multipliées et des vues de détail qui manquent au médecin, borné le plus souvent, à moins d’un goût dominant, à des visites passagères ».

C’est donc moins en ouvrant des cadenas que Pinel a fait avancer la psychiatrie, qu’en livrant le malade mental à la médecine. Par son œuvre écrite, il a consacré le caractère pathologique de la maladie mentale, répondant autant à ce qui peut paraître comme une évidence clinique aujourd’hui, qu’à un besoin éthique, philosophique et social directement issu des Lumières et des grands mouvements de la Révolution Française.

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UNE ŒUVRE ? UNE FONDATION ! « Peut-on concevoir une passion quelconque sans l’idée d’un obstacle opposé à l’accomplissement d’un désir ? […] Inévitablement donc, les passions d’où viennent ces tendances naturelles sont les mobiles les plus puissants de nos actions et vont poser problèmes ». […] « Ces tendances naturelles sont une source de puissance pour le dynamisme de l’individu. […] Le triple objet des passions est la conservation de notre existence, la reproduction et la protection de notre race dans l’âge tendre […] quand ces tendances sont contrariées, des sensations pénibles nous avertissent telles la faim, l’anxiété du renouvellement de l’air […] la loi du plaisir nous rappelle à conserver notre existence et à propager notre être… ».

Pinel a bien avant Freud conféré aux tendances naturelles une place importante dans le déterminisme et la mobilité du monde des passions. On doit à Pinel cette conception particulière des passions humaines rapportées à des phénomènes simples de l’économie animale, sans aucune idée de moralité ou d’immoralité. « Il est vrai qu’en dehors des tendances naturelles, d’autres naissent de la vie sociale, qu’une imagination ardente va étendre presque sans borne la sphère des besoins […] ; on y fera entrer les honneurs, les dignités, les richesses, la célébrité : et ce sont ces désirs factices qui, toujours irrités et si rarement satisfaits, donnent lieu au renversement de la raison, d’après le relevé exact du registre des hospices ».

Dans une approche pathogénique radicalement nouvelle, on osera dire révolutionnaire, Pinel souligne l’importance de la sociogenèse dans les désordres psychopathologiques. Cette conception fera florès, du plus brillants de ses élèves Étienne Esquirol à Yves Pélicier.

L’INFLUENCE DE CONDILLAC Dans ce déterminisme sociogénétique, on repère l’ombre tutélaire de Condillac auquel Pinel n’a pas manqué de rendre hommage. Comme beaucoup d’autres, il fut influencé par le philosophe et sa méthode analytique. Dans son cours d’étude de 1773, Condillac définissait ainsi sa méthode : « il faut rendre successives les idées et les opérations qui sont simultanées, mais il faut aussi étudier la génération des idées ». Il montrait qu’à côté de la nécessaire décomposition des éléments pour décomplexifier

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les ensembles, il fallait aussi s’attacher à rechercher leur enchaînement plus que leur causalité. Pinel puis Esquirol vont suivre ces préceptes, s’attachant plus à décrire qu’à expliquer, dans un effort de mettre en évidence l’enchaînement des idées en évitant de s’encombrer de justifications théoriques. Cabanis avait apporté à la dimension psychophysiologique de Condillac une réflexion sur l’homme que Pinel fit sienne. Celle-ci s’opposait au dualisme cartésien soma-psyché et s’inscrivait dans une perspective anthropologique qui allait bien au-delà du sensualisme. Pour Cabanis, l’homme est sous l’emprise du physique comme l’homme d’Hippocrate. Cette vision est schématisée par Destut de Tracy qui écrit : « les facultés de l’âme naissent de la sensation, elles ne sont que la sensation qui se transforme pour devenir chacune d’elles ». Ainsi les impulsions du corps sont mises en exergue comme origine des représentations psychiques, annonçant toutes les théorisations ultérieures sur le soi, le moi-corps indivisible, concept fondamental dans l’approche psychosomatique. Dans l’influence de Cabanis et de Destut de Tracy, Pinel introduit en médecine le renoncement à une attitude moralisatrice vis-à-vis de la maladie mentale. La leçon de son traité est qu’il n’y a pas lieu d’émettre des jugements moraux sur les troubles de la pensée, comme sur les troubles des conduites humaines qui en résultent. Mais toute médaille à un envers, et l’ambivalence de cette réforme a été démontrée bien plus tard. En étant à l’origine d’un mouvement historique de prise en charge et de traitement de la maladie mentale, Philippe Pinel a aussi rendu service à d’autres gens que les insensés. Comme le montre Michel Foucault, si Pinel définit un dedans acceptable et possible pour les aliénés, il soulève par-là même la conscience du dehors, délimitant un territoire et démontrant aux autres que, d’une certaine manière, ils se situent ailleurs. Dans la création d’une spécialisation d’une médecine des insensés, il officialise ce clivage, ce que certains écrits comme sa notion de « folie temporaire » ne corrigent pas suffisamment. Les élèves et continuateurs de Pinel, auteurs de la loi du 30 juin 1838, vont poursuivre cette délimitation du champ de la folie pour entériner, finalement, une autre forme de ségrégation.

À partir de l’article Corcos M, Clervoy P. Philippe Pinel (1745-1826) : une éducation morale. Perspectives Psy 1999 ; 38 (3) : 224-227.

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Références bibliographiques - Foucault M. Histoire de la folie à l’âge classique. Paris : Gallimard, 1972. - Goldstein J. Consoler et classifier : l’essor de la psychiatrie française. Les Empêcheurs de penser en rond. Paris : Institut Synthélabo, 1998 : 502 p. - Juchet J. Jean-Baptiste Pussin, « médecin des folles ». Soins Psychiatriques 1992 ; 142-143 : 46-54. - Postel J. Genèse de la psychiatrie. Les premiers écrits de Philippe Pinel. Les Empêcheurs de penser en rond. Paris : Institut Synthélabo, 1998 : 298 p. - Swain G. Pinel et la naissance de la psychiatrie. Un geste et un livre. L’Information Psychiatrique 1976, 52 (10) : 1217-1228. - Swain G. La nouveauté du Traité Médico-philosophique et ses racines historiques. L’Information Psychiatrique 1977 ; 53 (4) : 463-476.

LASÈGUE ET LE VITALISME « Remonter dans le passé n’est rien moins qu’une œuvre de curiosité érudite ; c’est chercher, c’est trouver la clef des doctrines contemporaines » Charles Lasègue « Jamais vous n’atteindrez l’âme d’un homme à travers la lentille d’un microscope » F. Kafka. Journal

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ès ses premiers pas, attirée par le modèle bactériologique, la psychiatrie moderne est tombée sur une « maladie ».

LE MODÈLE ANATOMO-CLINIQUE Survoltés par l’élan social qu’avait impulsé la Révolution Française, les héritiers de Pinel ont cherché à fonder leur discipline comme une science médicale à part entière. Cela a commencé par la description et la classification des différentes entités morbides qui constituaient le champ psychiatrique de leurs observations, et cela s’est tout naturellement poursuivi par la recherche des causes toujours obscures de ces troubles. Avec une obstination renouvelée, ils se sont voués à trouver l’articulation somato-psychique, ce lieu méconnu, pour ainsi dire mystérieux, où se nouent et s’éclairent mutuellement les rapports du corps et de l’esprit. Sur le modèle de l’étude de la tuberculose, un ancien élève de Laënnec, Antoine Bayle, soutient en 1852 une thèse effectuée dans le service de Royer-Collard à Charenton : Recherches sur les maladies mentales. Il décrit l’association d’un état de démence à un trouble paralytique et à une lésion anatomopathologique des enveloppes du cerveau. Quelques années plus tard, la mise en évidence dans ces mêmes enveloppes de l’agent infectieux spécifique de la syphilis signait l’avènement de l’entité anatomo-clinique de la paralysie générale : un germe comme agent causal, une lésion tissulaire caractéristique, une expression clinique avec ses variétés sémiologiques. Dans le même temps que cette découverte ouvrait la voie à un abord

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thérapeutique étiologique - enfin -, elle faisait passer au second plan l’homme malade dans sa nature, c’est-à-dire dans ses modalités d’être malade qui se pense, vit et réagit comme tel.

LES PASSIONS DE L’ÂME La médecine a toujours oscillé entre deux perspectives. Le vitalisme, opposé au mécanicisme, privilégie dans l’étude des phénomènes morbides la place occupée par l’élan qui donne la vie, cette cause unique qui anime le corps humain. Ce principe vital est placé à l’origine de tous les phénomènes, et la maladie est moins l’agression de l’organisme par un agent extérieur que la réponse de cet organisme à cette agression : c’est-à-dire les effets liés à la mise en tension de cet élan vital dans la lutte contre l’agent extérieur. C’est, du point de vue de la pathologie, un principe qui va dans le sens du célèbre aphorisme de Bichat : « la vie est l’ensemble des fonctions vitales qui résistent à la mort ». Ce principe vital échappe à toute observation directe, à toute mesure comme à tout calcul, n’apparaissant ni sous la lame du chirurgien anatomiste, ni sous la lentille du biologiste, ni dans l’instrument du physiologue. Ainsi cette lutte, la maladie, est-elle décrite en termes d’énergie, d’influence, de tensions, de passions, de souffle, d’élan, de fluide. Cette perspective se poursuivra avec le mouvement qui à conduit à la découverte de l’inconscient freudien, des fluides de Mesmer en passant par la « tension psychologique » de Janet. Le vitalisme a surtout prévalu dans l’École psychiatrique allemande, avec une place centrale attribuée à l’étude de l’âme et de ses passions. L’activité de l’âme comprend tous les phénomènes somatiques qu’elle dépasse largement ; elle résulte d’un principe vital unique et porteur par lui-même du projet qu’il réalise. On saisit ici la proximité de cette théorie avec la métaphysique (certains la répudieront même comme une nouvelle forme d’animisme), ce qui explique les influences religieuses vers lesquelles elle a dérivé avec la théorie de l’incorruptibilité de l’âme et celle de la maladie mentale comme expression du pêché. Leibniz estimait que la matière ne contenait pas en elle la « raison suffisante » de son activité. Il fallait considérer le corps comme un ensemble de « monades » ou « d’unités substantielles » infiltrées de l’esprit (et pour lui c’était celui de Dieu) qui les agissait en leur imprimant une forme singulière. Cette perspective est aussi celle qui a conduit Henri Ey à sa théorie organo-dynamique, apparemment plus laïque, avec la « conscience » comme entité suprême qui gouverne à l’ensemble des dispositions organiques de l’être humain. Enfin, on peut considérer le vitalisme comme

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le maintien d’une approche philosophique de la maladie mentale ; Kant n’écrivait-il pas d’ailleurs que la psychiatrie devait rester une branche de la philosophie, parce que ses méthodes relevaient plus de ce domaine que de celui de la médecine… On pourrait ici décliner toutes les critiques de Sartre influencé par Kant. Insistons pour dire qu’elle rejoint en amont la tradition philosophique aristotélicienne de l’âme, et s’écarte de celle de Descartes avec sa théorisation de l’homme machine.

LA TENTATION MÉCANICISTE Avec la perspective tracée par le modèle anatomo-clinique de la paralysie générale, la maladie mentale n’est plus psychique du tout, n’ayant plus d’origine que mécanique. C’est là que ce modèle pêche par défaut : quels que soient les succès et les progrès - réels - apportés par ces développements, force est toujours de constater que le germe ne résume pas à lui seul le phénomène pathologique et la seule action de détruire ce germe ne suffit pas au plan thérapeutique. La dérive de cette psychiatrie « neurologique » est de penser que chaque variété de maladie mentale se constitue comme maladie « particulière », isolément, comme une entité clinique spécifique qui se résume à son agent causal, et on assiste alors à un découpage à l’infini du malade qui fait passer au second plan, sinon disparaître, la dimension psycho-dynamique singulière du sujet pris dans ces phénomènes. On peut situer deux étapes de cette pensée dans l’évolution de notre discipline. Une première, ancienne, est celle de l’hérédo-dégénérescence. La notion d’hérédo-syphilis s’est constituée comme cause exclusive de toutes les arriérations, perversions et autres déséquilibres ; ce qui se transformera lorsqu’elle fera faillite au début du XXe siècle en théorie de la dégénérescence, lorsque l’avènement de la sérologie permettra d’infirmer la présence du tréponème dans de nombreux tableaux pathologiques. Une autre étape plus récente est celle du développement pharmacologique qui a conduit à une description des différentes pathologies organisées en fonction du récepteur synaptique incriminé dans le processus pathogène. Cette étape n’est que la reviviscence d’une approche mécaniciste qui au XVIIIe siècle privilégiait la physiologie, dans un système matérialiste, ne voyant dans les organes que des vecteurs (le poumon comme un soufflet, l’estomac comme une cornue) oubliant l’avertissement de Hartsoeker : « il est absurde d’étudier les êtres vivants avec l’opinion que tout se fait presque par les seules lois de la mécanique sans l’aide d’une âme et d’une intelligence ».

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LE RENOUVEAU DU VITALISME Il fallait donc, dans une perspective hippocratique qui privilégie la dimension de l’homme malade (être malade) à celle de la maladie (avoir une maladie), rétablir une approche vitaliste qui se préoccupe du terrain sur lequel éclôt le phénomène pathogène, tout en évitant de retomber dans les impasses qui avaient précédé la découverte de Bayle, lorsque la psychiatrie classique vitaliste négligeait les facteurs pathogènes faute de les avoir identifiés ou d’y avoir accès au plan thérapeutique, ce que précisément dénonce Lasègue dans la première partie du texte qui est proposé ici. Charles Lasègue est né en 1916. Sa première orientation va vers les lettres, et il débute comme répétiteur en philosophie au Lycée Louis-le-Grand où il compte Baudelaire parmi ses élèves. On repère donc ici, comme on la retrouve chez de nombreux psychiatres français et étrangers, une formation philosophique préalable avec cette disposition singulière du regard dans l’observation et l’analyse de l’homme. Lasègue est initié à l’univers médical par son ami Claude Bernard qui l’entraîne à la Salpêtrière où il est interne. Lasègue y rencontre Falret dont l’enseignement clinique inspiré des vitalistes allemands Georg Stahl et Heinroth connaît déjà un certain succès et qui postule l’existence d’une « âme » immatérielle qui préside et dirige l’ensemble des mécanismes humains. Lasègue découvre un maître et aussi une vocation, et il s’engage dans des études médicales. Il effecue en 1848 un voyage en Russie pour y étudier l’épidémie de choléra qui y sévit. Rentré en France, il devient chargé de cours de clinique sur les maladies mentales à la Faculté. Il prend ensuite la direction du dépôt spécial de la Préfecture de Police de Paris d’où il y puise un certain nombre d’observations d’intérêt médico-légal sur les exhibitionnistes, les vols aux étalages, la folie à deux. L’œuvre qu’il laisse est un important recueil de leçons cliniques qui reprennent l’ensemble de ses écrits. C’est au début de sa carrière qu’il publie avec Morel une série d’articles sur l’École psychiatrique allemande dans lesquels il reprend la perspective vitaliste pour en souligner la pertinence malgré les défaillances que les découvertes biologiques récentes avaient mises en évidence. L’intérêt de la lecture qui suit réside dans l’actualité de ce texte qui conserve sa même jeunesse et sa même pertinence lorsqu’il s’agit de faire la promotion de la seule démarche médicale possible, celle qui prend l’homme dans sa totalité. Elle vise à intégrer une perspective qui explique les troubles - le pourquoi du phénomène pathologique -, à une perspective qui comprend ce qui s’en dégage,

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qui lui donne du sens. C’est associer et distinguer dans une même réflexion autour du malade ce qui désigne le phénomène pathogène dont il est atteint et les réponses qui sont propres au sujet à travers les manifestations qu’il exprime : ce que le malade montre et ce qu’il en dit. On trouvera un exemple clinique fameux de cette démarche heuristique avec l’étude médicale par Lasègue de l’anorexie hystérique qui inclut dans son investigation la maladie, le malade et le médecin et qui trouve alors une clé à la fois diagnostique et thérapeutique (la carence affective à l’origine de la tentation régressive) qu’il formulera magnifiquement « l’excès d’insistance appelle un excès de résistance » et il avertit les mécanicistes « Malheur au médecin qui méconnaissant le péril, traite de fantaisie sans portée, comme sans durée, cette obstination dont il espère avoir raison par des médicaments. Avec les hystériques, une première faute médicale n’est jamais réparable… Considérant qu’on a commencé les hostilités, elles s’attribuent le droit de les continuer avec une ténacité implacable ».

DU VITALISME… Voici un extrait du Livre de Lasègue, probablement les pages les plus inspirées de la psychiatrie en France… […] À l’époque où la philosophie absorbait toutes les connaissances humaines, où la curiosité n’avait pas d’autres limites que celles de la pensée elle-même, l’instinct portait les meilleurs esprits à la recherche insatiable du pourquoi des choses : pourquoi le monde était-il ce qu’il est, pourquoi l’homme accomplissait-il tels ou tels actes, quelle était la destination finale des phénomènes multiples dont nous sommes acteurs ou témoins. Le problème était posé sans souci d’une solution possible, ou, comme il arrive toujours en pareil cas, la solution était donnée d’avance, et la recherche consistait à y faire rentrer un plus grand nombre d’éléments. La médecine, qui n’a pas à inventer de méthode philosophique, mais qui obéit aux idées régnantes, suivit forcément l’impulsion. Vouée à l’étude de l’homme et conséquente à son insu avec la philosophie, elle se demanda quelle était, dans la sphère de son intervention, le terme final auquel tout doit aboutir. Elle avait en regard la santé et la maladie : l’une, objet légitime de nos aspirations, l’autre repoussée avec terreur ; […] d’un côté la vie, et de l’autre la mort : c’est entre ces deux termes que se renfermait sa mission. […] Si la vie se résume ainsi dans un effort incessant (et quel médecin aux prises avec la maladie peut le nier ?), il faut qu’une puissance supérieure à elle-même l’entretienne, la préserve, la ranime dans ses défaillances, l’encourage dans sa

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résistance à tous les obstacles. Cette puissance mal définie, mais adoptée parce qu’elle semblait indispensable, ce fut la Nature. […] La nature ainsi conçue, comme la force suprême, devait avoir des attributs définis. Ou elle représentait la somme des forces inhérentes à la matière, ou elle se résumait dans des forces d’un autre ordre, plus analogues à celles du monde moral qu’à celles du monde physique. Il était interdit à l’Antiquité, ignorante de la physique, de la chimie, des sciences naturelles elles-mêmes, de prendre son point d’appui sur des phénomènes dont elle ne savait pas les lois élémentaires ; elle se replia sur les côtés qui lui étaient plus accessibles, et la nature fut instituée par elle à l’image de la vie, dont l’homme lui fournissait le type. […] C’était ouvrir à la théorie une large voie, où se précipita la médecine, qui, sans cesse en présence de l’inconnu, en lutte avec des puissances indéfinies, était trop heureuse d’acheter, même au prix d’une hypothèse, ce fil qui, au dire des métaphores anciennes, empêche de se perdre dans un labyrinthe. Pour les médecins, la nature fut une puissance supérieure, douée de prévision, d’intelligence ; surveillante attentive, elle eut pour mandat de défendre l’économie contre toutes les agressions du dehors. L’homme, placé dans un milieu destructeur, fut garanti par elle. Chacun des actes de la vie fut une des manifestations de cette force essentiellement vitale, et la maladie elle-même, au lieu d’être une défaite, témoigna de l’effort de la nature pour rétablir la santé. […] L’antagonisme entre la nature conservatrice et médicatrice, et l’autre puissance assez vague, qui porte avec elle la destruction et la mort, est tout près de la lutte entre le bien et le mal ; la nature n’est responsable que dans la mesure de ses moyens, mais à une seule condition, c’est qu’elle ne se rebute jamais. Où la nature renonce, la médecine n’a plus raison d’être, car elle n’a plus de ressource. L’Antiquité, mettant ainsi en regard deux agents hostiles, n’en confiait qu’un aux mains des médecins. Ils pouvaient bien, par une hygiène préventive, éloigner l’homme des foyers d’infection, le soustraire aux fâcheuses influences de l’air, du climat ou des eaux, le dérober à la contagion ; mais une fois le germe ou le ferment morbifique introduit, ils n’avaient qu’à surveiller, pour l’exciter ou le modérer, l’effort naturel de l’élimination et de la réaction. La médecine, ainsi comprise, était vitaliste non seulement en théorie, mais en pratique ; elle l’était jusque dans le moindre détail de ses indications thérapeutiques, conséquente à son principe, et pouvait-il en être autrement ? […] Je me suis toujours appliqué à montrer comment la médecine diffère des autres sciences en ce qu’elle n’a pas le droit d’attendre, et que le malade d’aujourd’hui ne s’ajourne pas au lendemain. […] Pour nous, l’action devance le savoir ; nous n’avons pas à spéculer sur l’indulgence des indifférents : notre juge c’est le malade qui souffre et qui ne veut pas qu’on en ignore.

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Les anciens, par une étrange exception, avaient en médecine un sens éminemment pratique dont ils étaient dépourvus par tant d’autres côtés. Pour eux la valeur d’un système médical se mesurait à l’utile, et d’instinct ils avaient la conviction erronée qu’il fallait aller droit au but. Leur vitalisme fut à la fois un mélange d’ignorance et de bon vouloir. Du jour où l’insuffisance des connaissances fut démontrée, cette bonne volonté stérile cessa d’être un mérite, et l’édifice s’écroula ; mais combien de temps il avait duré ! […] Cependant, même en succombant sous le coup de la rénovation scientifique, chassée de toutes les sciences qui s’organisaient sur un principe nouveau, la doctrine des anciens garda sa part d’autorité dans les sciences morales et déposa aussi dans la médecine le germe d’une idée vivace. Pour elle, la nature n’opérait pas suivant des règles fatales : tantôt maîtresse et tantôt dominée, apte à se modifier suivant les événements, multipliant au besoin ses procédés, elle devait son unité d’action non pas à l’uniformité de ses moyens, mais à l’identité du but qu’elles s’efforçait d’atteindre ; à savoir : la conservation de la vie. Une puissance ainsi constituée, une autocratie raisonnante et volontaire ne convenait ni aux physiciens ni aux chimistes, dont elle troublait, dont elle infirmait les conclusions encore indécises ; elle semblait inventée pour la commodité des médecins, qui ne consentirent pas à s’en dessaisir. Par un compromis exceptionnel, ils s’associèrent avec ardeur au mouvement où leur science avait tant à gagner ; mais ils réservèrent, pour la gouverne de l’art, l’idée d’une force spéciale, s’appliquant à maintenir la vie, assez vague pour servir d’explication à des phénomènes inconnus dans leur essence et représentant, pour ainsi dire, sous une forme allégorique, la médecine, moins le médecin. Le vitalisme, tel que le concevaient les anciens, disparut quand éclata la révolution qui devait anéantir l’esprit antique pour lui substituer l’esprit moderne ; et cependant, tant il répond aux nécessités de la médecine, il ne tarde pas à renaître. […] La vie a dans l’homme son expression la plus élevée ; l’organisation humaine est au moins aussi complexe qu’aucune autre, et, de plus, l’homme concentre en lui des propriétés qui lui sont réservées exclusivement, ou qu’on retrouve tout au plus à l’état rudimentaire dans les autres espèces vivantes. Son unité, sa personnalité, se composent d’un élément physique et d’un élément moral, non pas rapprochés, mais soudés intimement par un lien mystérieux, solidaires l’un de l’autre, vivant de la même vie, et qu’on ne peut disjoindre que par une abstraction en contradiction avec la réalité. […] Pour se rendre compte de la vie, pour en saisir la notion vraie, il est nécessaire de l’embrasser tout entière, et de ne pas scinder son unité. S’il est démontré (et qui le nie ?) que les puissances morales commandent aux agents physiques, si la volonté fait mouvoir les muscles, si la frayeur trouble la circulation, si le chagrin entrave la nutrition, comment comprendre la vie des organes sans faire la part de cette

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influence ? Si le trouble de la circulation retentit sur la pensée, si la volonté faiblit dans un corps débile, si la digestion modifie les penchants et les caractères, comment être au courant de la vie morale sans faire acception de ces éléments actifs ? La vie est une, comme l’homme est un, ou plutôt l’homme est un parce que la vie est une. La force vitale ne peut se partager ni se dédoubler, à moins de rompre l’unité de l’individu, c’est-à-dire abdiquer la seule mission qui lui soit dévolue. […] Voici donc d’idée suprême et probablement le terme extrême des hardiesses du vitalisme. Une force unique préside à tous les phénomènes de la vie, et à quelque point de vue qu’on l’envisage ; elle est, parce qu’elle est nécessaire, et que, sans elle, vivre devient impossible. […] Mais la vie n’est pas éternelle, elle a ses défaillances ; il y a plus, elle a sa négation dans la mort. La force vitale, même quand elle se nomme l’âme, ne peut rendre raison de tous les phénomènes qui s’accomplissent chez l’être vivant, c’est par une sorte d’ingénieux subterfuge qu’on la fait servir d’explication à la maladie ; mais aucune habileté ne saurait la faire intervenir pour aider à l’explication de la mort. Ou la mort est le néant, absurdité inacceptable, ou la matière, dépouillée de la vie, obéit encore à des forces et reconnaît des lois. […] La vie réelle, celle qui n’est pas inventée pour les usages des philosophes contemplatifs, mais qui tombe sous l’expérience du médecin, n’est donc pas l’expression unique de la force vitale. Quelques attributs qu’on accumule, quelque sagacité qu’on dépense à échafauder des hypothèses, la force vitale, destinée par essence à conserver l’être vivant, ne peut être invoquée lorsque la vie qu’elle doit entretenir ou s’affaisse ou s’anéantit. […] Le vitalisme est […] contraint de scinder l’unité à laquelle il a fait tant de sacrifices, et de lui substituer la dualité de l’être vivant. […] La vie est la résultante de deux actions s’exécutant en sens contraire, s’équilibrant plus ou moins, mais de telle sorte que l’équilibre finit toujours par être rompu, au détriment de la vitalité et au profit des agents antagonistes. Le vitalisme a toujours tâché de réduire au plus bas chiffre l’énergie de ces influences extra-vitales qu’il n’était pas libre de repousser. On a vu les anciens accueillir la maladie comme un libérateur, […] essayant de démontrer plus timidement que la maladie est l’expression rare, que la majorité des gens se porte à peu près bien, et évitant de s’arrêter au brutal démenti que la mort inflige à leurs tendances optimistes. Cependant, par la force même de cette dualité, tout système vitaliste est double : la première moitié appartient à la théorie de la force vivante ; la seconde, à l’étude des éléments qui interviennent dans l’organisme concurremment avec elle. Or toutes les fois que des forces supposées contradictoires sont ainsi mises en présence, quand une infinité est opposée à une autre infinité, si sévère que soit la science, elle incline à emprunter ses dénominations au monde moral. Les deux agents, au lieu d’être simplement divers, deviennent hostiles, l’un triomphe, et

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l’autre est vaincu, et le savant, spectateur indifférent par principe, devient en fait l’historien d’une lutte dont il raconte les incidents en termes empruntés au vocabulaire des passions humaines. Comment s’étonner que le vitalisme, plaçant l’homme physique et moral en face de la matière inanimée, ait usé et abusé au besoin de semblables métaphores ; la vie est non seulement pour lui une lutte incessante, mais il prend parti contre un des antagonistes, il applaudit au succès et dissimule les défaillances ; il a les convictions, et par suite les entraînements auxquelles succombent instinctivement tous ceux qui croient soutenir une bonne cause. Aussi les doctrines vitalistes ont-elles des mouvement qui sentent la passion, elles entraînent ou les convictions ardentes ou les attaques sans pitié, et ne retiennent rien ou presque rien du calme impassible de la science. Ce défaut, inexcusable partout ailleurs, n’est pas, pour le médecin, sans quelques mérites qui l’absolvent. La pratique y gagne un zèle que ne refroidissent pas les obstacles ; la foi du médecin communique au malade une confiance parfois salutaire ; la vie, qui a pour elle tous les droits, qui s’ingénie à réparer tous les désastres, qui n’a d’autre souci que de préserver le patient, lui apparaît comme un mystérieux auxiliaire, sur lequel on lui a appris à compter. Lequel de nous, même parmi les plus antivitalistes, n’aime, à l’heure attristée où la maladie domine, à se laisser bercer de l’idée qu’il porte en soi une force d’infatigable résistance, et qu’il n’est pas sans appui dans la lutte. Je reconnais que tout cela ne s’appelle pas la science ; mais nous n’en sommes pas à apprendre que le médecin a des obligations morales, et que toute illusion qui donne la force d’accomplir un devoir mérite d’être respectée. […] Il y a là un curieux enseignement qu’on ne saurait trop méditer, dont les vitalistes eux-mêmes n’ont pas saisi toute la portée et dont les adversaires n’ont pas tenu compte. De part et d’autre, on a cru qu’il suffisait de discuter le principe, et on s’est maintenu sur ce terrain, parce qu’il semblait à la fois plus commode à la défense et plus favorable à l’attaque. C’est au contraire dans le détail des expressions partielles de la vie que doit se juger le système. […] Le corps vivant, agrégat matériel, se compose de parties soumises aux lois de la matière. […] Si la force vitale est une par son but, elle est multiple par ses effets. […] Mon but a été d’indiquer […] comment, à mesure que le cercle des connaissances scientifiques s’agrandissait, [le vitalisme] a vu son autorité décliner, la place que venaient occuper les sciences physico-chimiques étant soustraites à sa domination. […] En ajournant comme inopportune la recherche du primum movens, l’étude des relations de l’âme et du corps, les phénomènes de la vie intellectuelle ou morale dans leurs rapports avec les actes physiques et tant d’autres inconnus, […] certains physiologistes en sont venus à réduire la vie à des proportions si élémentaires, qu’ils ont pu, en toute conscience, mépriser leurs devanciers, sans même s’apercevoir que, s’ils résolvaient si aisément les questions où se perdaient les vitalistes, c’est qu’ils avaient eu la sagesse de ne pas se les proposer.

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À partir de l’article Clervoy P, Corcos M. Ernest Charles Lasègue (1816-1883) : le renouveau du vitalisme. Perspectives Psy 2000 ; 39 (1) : 64-69. Références bibliographiques - Corraze J. Introduction à Charles Lasègue De la folie à deux à l’hystérie et autres états. Paris : L’Harmattan, 1998. - Imbault-Huart MJ. Des machines et des hommes. Pratique Médicale Quotidienne mardi 26 février 1985, n°107. - Ey H. Études psychiatriques, tome 1. Paris : Desclée de Brouwers, 1952. - Lasègue C. De l’anorexie hystérique. In : Études médicales du Pr Charles Lasègue, tome I. Paris : Asselin et Cie Éditeurs - Librairies de la faculté de médecine, 1884. - Lasègue C. Du vitalisme. Études médicales. Paris : Asselin Éditeurs, 1884. - Pichot P. Un siècle de psychiatrie. Paris : Éditons R. Dacosta-Roche SA, 1983.

CABANIS, UNE PHILOSOPHIE POLITIQUE « C’est une belle partie de la médecine que l’histoire et le traitement de la folie… des faits bien choisis sur cette matière éclaireraient singulièrement les sciences de l’homme » P.J.G. Cabanis Je savais comme tout le monde que Bicêtre était à la fois un hôpital et une prison ; mais j’ignorais que l’hôpital eût été construit pour engendrer des maladies, la prison pour engendrer des crimes » Mirabeau. Souvenirs d’un voyageur anglais

Q

uoique relativement distant de la clinique psychiatrique - parce qu’il n’était pas psychiatre - Cabanis eut une influence considérable sur l’essor de la psychiatrie telle qu’elle s’est élaborée au lendemain de la Révolution Française. Il a le premier pensé la psychiatrie dans une perspective politique, c’est-à-dire dans une double dimension philosophique et institutionnelle, ce dont témoignent aujourd’hui ses écrits qui ont eu une portée fondatrice décisive pour la psychiatrie moderne.

DE LA RÉFLEXION… Fils d’avocat, Cabanis est né à Cosnac près de Brive. Il s’accommodait mal des rigueurs éducatives de l’enseignement religieux dans lequel l’avait placé son père et sa scolarité fut difficile. Il est décrit comme taciturne voire mélancolique. Finalement, il abandonne ses études à 16 ans pour suivre un aristocrate et prélat polonais, le Prince Marsalski, évêque de Wilna dont il devient le secrétaire. Il voyage avec lui pendant deux ans et parcourt ainsi les grands états de l’Europe du nord. De retour à Paris, il s’essaye à la poésie, y trouve peu d’encouragements, et il s’oriente finalement vers la médecine. Il maintient cependant sa fréquentation des salons de Madame Veuve Helvetius où il se lie à Condillac et à Benjamin Franklin ; il rencontre aussi Diderot et d’Alembert chez Turgot qui fut l’ami de son père.

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Il adhère avec élan aux idées novatrices de la Révolution Française et il en fréquente de très près les grands acteurs. Il devient le médecin particulier de Mirabeau et de Condorcet dont il épouse la belle-sœur. Il est nommé administrateur des hôpitaux de Paris, puis professeur à l’école de médecine. Sa double fonction, intellectuelle comme membre de l’Institut et législative comme membre du Sénat illustre parfaitement son engagement politique. La portée de sa réflexion est toute entière tournée vers une révision des fondements de la médecine à la lumière des grandes idées philosophiques de l’époque. Fidèle aux principes hippocratiques, il prône la « philosophie médicale en action ». Il se défie des traditions médicales scolastiques qui lui paraissent surtout fondées sur des préjugés. Le modèle de Syndenham était pour lui un exemple. Ce médecin anglais, ami de Locke, avait une solide formation philosophique et une médiocre formation médicale, et c’est parce qu’il connaissait mal les théories qui régnaient alors qu’il fondait sa pratique sur l’observation et l’expérience, ce qui selon Cabanis lui valut sa célébrité. Dans un court traité intitulé Du degré de certitude dans la médecine, Cabanis écrit : « Oui, j’ose le prédire : avec le véritable esprit d’observation, l’esprit philosophique qui doit y présider va renaître dans la médecine ; la science va prendre une face nouvelle »… L’Autre modèle de Cabanis est celui de Condillac qui écrivait : « Il faut rendre successives les idées et les opérations qui sont simultanées, mais il faut aussi étudier la génération des idées ». À cette psychophysiologie, Cabanis ajoute une réflexion philosophique sur l’homme qui s’inscrit dans une perspective anthropologique qui va bien au-delà du sensualisme. Certes les facultés de l’âme naissent de la sensation, des impulsions du corps, mais l’homme est aussi et surtout cet animal qui donne du sens à ce qu’il éprouve. L’interaction du physique et du moral devient avec Cabanis un champ d’exploration dont les médecins philosophes et psychologues vont ensuite poursuivre l’investigation (Pinel, Charcot, Th. Ribot).

… À LA PHILOSOPHIE MÉDICALE EN ACTION À ces considérations philosophiques, Cabanis ajoute l’action. C’est l’homme politiquement engagé qui rédige plusieurs rapports pour la commission des hôpitaux de Paris dans lesquels il pose les principes de l’organisation de l’assistance à porter aux aliénés. Les énoncés lapidaires sont d’une étonnante modernité. Sur les établissements chargés de recevoir et traiter les aliénés, il écrit :

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« La charité […] est une vertu qu’il faut raisonner », « Les hôpitaux sont faits pour soulager la maladie [et non pour] créer ou entretenir la misère », « il ne faut pas confondre soins et assistance », « les grands hôpitaux sont vicieux par nature ».

Il institue le principe des certificats médicaux et du témoignage des tiers. Avec une grande justesse, il définit les limites légales de l’enfermement, les modalités de protection des biens, la notion de responsabilité pénale. Comme l’écrit Michel Foucault qui lui rend un hommage appuyé, « par l’influence de Cabanis la notion de folie n’est plus fondée sur l’expérience d’un affrontement absolu de la raison et de la déraison, mais à partir du jeu toujours relatif, toujours mobile, de la liberté et de ses limites ».

DE L’ASILE À L’ALIÉNISME Sur les modalités d’internement, Cabanis ajoute : « les lieux où les fous sont entretenus doivent être sans cesse soumis à l’inspection des différentes magistratures, et à la surveillance spéciale de la police ».

Il exige dans chaque établissement la tenue d’un « journal d’asile » : « il sera tenu un journal où le tableau de chaque maladie, les effets des remèdes, les ouvertures des cadavres se trouveront consignés avec une scrupuleuse exactitude », … « ce recueil offrant d’année en année de nouveaux faits, de nouvelles observations, des expériences nouvelles et vraies, deviendra pour la science physique et morale de l’homme, une immense source de richesse ».

… et la folie jusque-là réduite au silence prend véritablement une dimension clinique ouvrant ainsi l’ère de l’aliénisme. On le voit ici, Cabanis fut non seulement un médecin pétri de philosophie, mais aussi un homme engagé dans des réformes institutionnelles qui ont dessiné une nouvelle ère dans l’assistance aux malades. Il méritait bien une rue !…

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ARGUMENTS POUR UNE PSYCHOGENÈSE L’extrait : De l’influence du Moral sur le Physique qui suit, tiré du « Rapports du physique et du moral de l’homme » est livré comme une suite d’arguments présentés par Cabanis pour faire tomber le dogme médical stérile qui postulait qu’une affection était soit physique, soit morale. C’est un plaidoyer pour une médecine psychosomatique. Cet extrait illustre autant la rigueur de son cheminement intellectuel que sa volonté didactique. On y découvre la description de la conversion, de la névrose d’organe, des manifestations somatiques de l’angoisse, du phénomène placebo, accompagné de certaines formulations que n’aurait pas renié Freud : « Dans le système de l’univers, toutes les parties se rapportent les unes aux autres ; tous les mouvements sont coordonnés ; tous les phénomènes s’enchaînent, se balancent ou se nécessitent mutuellement. […] Si donc […] on pénètre plus avant, il est aisé de voir […] qu’un ordre quelconque est nécessaire, dans toute hypothèse d’une masse de matière en mouvement. En effet, quand on n’y supposerait que des parties incohérentes, ou sans rapports, et des mouvements désordonnés, ou même contraires les uns aux autres, le mouvement prédominant, ou celui qui devient tel par le concours de plusieurs, doit bientôt les asservir, les coordonner tous […]. […] La conservation du tout […] tient à l’accord exact des forces qui le meuvent ; cet accord est bien plus indispensable à la conservation de ses parties, considérées isolément […] que d’autres forces particulières paraissent soustraire momentanément à l’action mécanique du mouvement général. Ainsi quand plusieurs principes différents ou même contraires, auraient agi primitivement dans l’homme, ils auraient été bientôt ramenés à l’unité d’impulsion ; c’est-à-dire encore une fois, à cet état des mouvements qui les confond tous dans un seul […]. […] On ne doit donc pas s’étonner que les opérations dont l’ensemble porte le nom de moral se rapportent à ces autres opérations qu’on désigne plus particulièrement par celui de physique, et qu’elles agissent et réagissent les unes sur les autres, voulût-on d’ailleurs regarder les diverses fonctions organiques comme déterminées par deux ou plusieurs principes distincts. Mais il s’en faut de beaucoup que la différence des opérations prouve celle des causes qui les déterminent. […] les fonctions assignées au poumon, à l’estomac,

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aux organes de la génération, à ceux du mouvement progressif et volontaire, sont très différentes sans doute : est-ce un motif de chercher dans le corps vivant autant de causes actives que d’actes ou d’opérations ? D’y multiplier les principes avec les phénomènes ? […] Quoique différents organes puissent influer plus ou moins sur la production de la pensée et de la volonté ; quoique même dans certains cas, on semble penser et vouloir par certains viscères particuliers, éminemment sensibles, le centre de réaction est toujours ici le centre cérébral lui-même : et de-là partent toutes les déterminations postérieures qui doivent être regardées comme parfaitement analogues aux divers mouvements qu’exécute tout organe mis en action. […] Et si quelques fois les sympathies des viscères présentent diverses phénomènes entièrement nouveaux ; si ces organes agissent les uns sur les autres à des degrés très différents ; et même s’il s’établit entre eux des rapports rares et singuliers : quelquefois aussi leur influence sur l’organe pensant, et la sienne sur eux est totalement intervertie ; de sorte que tantôt le même viscère semble faire tous les frais de la pensée, et tantôt il n’y prend aucune part. […] La crainte abat et peut anéantir les forces musculaires et motrices : la joie, l’espérance, les sentiments courageux en décuplent les effets : la colère peut les accroître en quelque sorte indéfiniment. […] Les impressions sont en nous-mêmes et non dans les objets : ceux-ci ne peuvent en être que l’occasion. La manière de sentir leur présence et leur action tient surtout à celle dont on est disposé : la volonté peut même quelquefois dénaturer entièrement les effets qu’ils produisent sur l’organe sentant. […] Un grain d’opium, donné à propos, peut déterminer le sommeil le plus paisible et le plus doux : et quelquefois il produit ces effets salutaires sans avoir même été dissous par les sucs gastriques, comme on le voit évidemment, lorsqu’au réveil une légère nausée le fait rendre tout entier. »

À partir de l’article Clervoy P, Corcos M. Pierre-Jean-Georges Cabanis : une philosophie politique. Perspectives Psy 1999 ; 38 (4) : 314-316.

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Références bibliographiques - Bétron J. Le bon Cabanis (1757-1808), médecin philosophe. Nervure février 1998. - Cabanis PJG. Du degré de certitude en médecine. Paris : Firmin Didot, 1798. - Cabanis PJG. Coup d’œil sur les révolutions et sur la réforme de la médecine. Paris : Crapart, Caille et Ravier Libraires, 1804. - Cabanis PJG. Rapports du physique et du moral de l’homme. Paris : Crapart, Caille et Ravier libraires, 1805. - Chazaud J. Cabanis et la politique de santé mentale. L’Évolution Psychiatrique 1998 ; 63 (1-2) : 217-225. - Foucault M. Histoire de la folie à l’âge classique. Paris : Gallimard, 1972. - Goldstein J. Consoler et classifier. Traduction de Françoise Bouillot. Les Empêcheurs de penser en rond. Paris : Institut Synthélabo, 1997 : 502 p. - Postel J, Quetel C. Nouvelle histoire de la psychiatrie. Paris : Dunod, 1994 : 648 p.

LA DERNIÈRE BONAPARTE « Si jamais quelqu’un écrit ma vie qu’il l’intitule La dernière Bonaparte, car je le suis. Mes cousins de la branche impériale ne sont que Napoléon » Marie Bonaparte, Arrière petite-nièce de l’empereur Napoléon

S

on grand-père, Pierre Bonaparte, est le sixième enfant de Lucien, frère de l’empereur qui s’est exilé en Italie pour l’amour d’une femme. Pierre est un être sensible et passionné qui paraît en perpétuel manque d’amour. Il est belliqueux et par deux fois devient assassin. La première lors d’une conspiration contre le pape en Italie : il poignarde un officier de la garde pontificale et il est condamné à mort pour ce geste ; il est finalement gracié à condition de quitter le pays. La seconde fois, le 9 janvier 1870, il tue le journaliste Victor Noir venu lui demander réparation pour la parution d’un article insultant Henri Rochefort, fondateur de La Marseillaise. Plaidant la légitime défense, il est acquitté mais doit s’exiler à nouveau et gagne la Belgique.

PIERRE, L’AÏEUL ASSASSIN Pierre Bonaparte a vécu quatorze années avec Rose Hesnard dont il a eu deux fils. Au décès de celle-ci, il se marie secrètement avec Justice-Eléonore Ruflin qu’il surnomme Nina et avec laquelle il a deux enfants : Roland - père de Marie Bonaparte - né le 19 mai 1858, et Jeanne née en septembre 1861. Nina pourtant quittera avec ses enfants cet époux qui lui a donné ce qu’elle désirait, à savoir un nom et un fils. Roland et sa sœur Jeanne ne seront autorisés à porter ce nom de Bonaparte qu’en 1871. Pierre Bonaparte part vivre en Belgique puis à Paris avec pour compagne, jusqu’à la fin de sa vie, sa servante, Adèle Didriche, dont il eut un fils en 1873. Il meurt à Versailles le 8 avril 1881. Nina est décrite comme volontaire, autoritaire et dominatrice. Installée d’abord à Londres, ses affaires se révèlent infructueuses et elle emmène sa famille à Paris. Elle décide des études du Prince Roland et l’envoie à l’école militaire de Saint-Cyr. Elle décide pareillement de son mariage avec une riche héritière, Marie-Félix Blanc, dont le père, créateur du casino de Monte Carlo, avait assis sa fortune en spéculant à la bourse. Le mariage a lieu le 17

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novembre 1880. Le Prince Roland, avec la complicité de son demi-frère Pascal, dérobe son épouse à l’attente de ses invités pour l’emmener dans la maison de Saint-Cloud où Nina, dite la Princesse Pierre, règne.

UN ÉTAT DE MORT APPARENTE Marie-Félix enceinte est délaissée par son mari. Elle est dominée par sa belle-mère qui la force à faire un testament en faveur de son époux. Le 2 juillet 1882, un dimanche, elle met au monde une petite fille : Marie. Le professeur Pinard qui l’accouche a eu recours aux forceps ; le bébé est en état de mort apparente et l’enfant n’est sauvé qu’après une réanimation qui se prolonge trois quarts d’heure. Le 1er août 1882, Marie-Félix, atteinte de tuberculose, décède d’une embolie. Elle laisse Marie à l’éducation sans amour d’une grand-mère tyrannique et d’un père distant, passionné de géographie et d’anthropologie. Marie verra ses nourrices se succéder auprès d’elle : il y aura Rose Boulet renvoyée pour « impertinence » envers la Princesse Pierre, et Mimau qui lui donne le sentiment d’être aimée et protégée et qui deviendra par la suite sa confidente. De ses ascendants, des circonstances de sa naissance ainsi que du décès de sa mère un mois après, Marie gardera toujours deux fascinations : la première à l’égard des meurtriers et la seconde à l’égard de la mort. C’est ainsi, pour en citer l’exemple, qu’elle rédige un article en 1927 dans la Revue Française de Psychanalyse sur le cas de Madame Lefebvre, et que plus tard elle militera contre la condamnation à la peine de mort et qu’elle ira rencontrer et défendre Caryl Chessman. Il sera cependant exécuté le 2 mai 1960 et Marie réagit avec indignation par la rédaction d’un article contre la peine de mort.

« BÊTISES » C’est à sept ans qu’elle rédige Les Petits Cahiers intitulés chacun Bêtises, et qui serviront de matériau à sa cure analytique avec Freud. À la lecture d’un petit conte intitulé Le crayon de bouche, Freud fait une interprétation sauvage et affirme à Marie qu’elle avait dû assister à diverses scènes de coït. Marie tout d’abord ne peut y croire mais elle va vérifier cette interprétation

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auprès de Pascal, le demi-frère de son père et piqueur attaché à la famille. Elle obtient de cet homme de quatre-vingt deux ans l’aveu d’une liaison avec Rose Boulet - la nounou renvoyée - trouvant dans les confessions du vieillard la confirmation des intuitions de son analyste. Marie, dite Mimi, grandit dans la tristesse et la solitude, à l’ombre d’un père qu’elle admire et dont elle attend en vain des manifestations d’amour. Elle écrit donc et ne cessera jamais d’écrire sa vie durant… Instruite par des préceptrices françaises, allemandes ou anglaises, elle est cultivée malgré une instruction étriquée. Elle se voit cependant refuser le droit de passer le Brevet élémentaire par sa grand-mère qui craignait la vengeance des Républicains envers « le nom maudit des Bonaparte ». À seize ans, Marie devient amoureuse du secrétaire de son père nommé Léandri. Cette idylle en reste au stade de flirt. Cependant, avec la complicité de son épouse, l’homme soumet la jeune Marie à un chantage et lui soutire de fortes sommes d’argent en échange de ses lettres d’amour. Au bout de quatre ans de silence et de tourment, Marie se confie enfin à son oncle puis à son père. À l’issue d’un procès, et moyennant une compensation financière au couple Léandri, le secrétaire indélicat est renvoyé laissant Marie Bonaparte clore sur cet épisode une adolescence amère.

LA MAL MARIÉE Le Prince Roland choisit à Marie un fiancé. Il donne sa fille au Prince Georges de Grèce et du Danemark (1869-1957), fils de Georges 1er roi des Grecs. Le mariage a lieu à Athènes, le 12 décembre 1907, dans un faste royal et orthodoxe. Une désillusion attend Marie au soir de ses noces : son époux sans chaleur est uraniste, elle l’apprendra peu à peu. Le Prince Georges est l’homme d’un seul amour tourné vers son oncle Valdemar. Marie écrit : « il fallut la chaleur de sa voix, de sa main et sa permission, pour t’enhardir à venir vers la vierge … Tu m’as prise, ce soir-là, d’un geste court, brutal, comme t’y forçant toi-même et t’excusant: “Je hais cela autant que toi. Mais il faut bien, si l’on veut des enfants” ». Deux enfants vont naître : Pierre en 1908 et Eugénie en 1910. Marie découvre alors ce qui restera malgré son analyse avec Freud son obsession durant toute sa vie : sa frigidité. Des liaisons souvent passionnées vont se succéder mais aucune ne portera Marie à l’achèvement du plaisir sexuel. Dans ses amours, elle est toujours à la recherche d’une figure de père : en 1910,

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ce sera Gustave le Bon, l’auteur de Psychologie des foules, puis une passion avec le ministre Aristide Briand pendant près de neuf ans, et une liaison longue, dévorante et secrète avec « X », brillant chirurgien et mari d’une de ses amies.

VERS FREUD En 1923 apparaît un nouveau nom dans ses carnets, René Laforgue qui sera son premier lien avec Freud. À ce moment-là, Marie Bonaparte est au bord du suicide, obsédée par sa frigidité. Elle vient de publier un article sous le pseudonyme de Narjani où elle émet la théorie d’une intervention chirurgicale consistant à rapprocher le clitoris de l’orifice vaginal afin de lier les deux orgasmes. Puis, dans un véritable délire hypocondriaque, elle n’hésite pas à expérimenter sur elle-même la folle opération. Tout au long de sa vie, elle manifestera ainsi une appétence à la science, et plus particulièrement au geste chirurgical, que son analyse ne parviendra pas à atténuer. Le Prince Roland meurt le 14 avril 1924 et, durant l’agonie de son père, Marie lit l’Introduction à la psychanalyse de Freud. En 1925, elle va à Vienne et y rencontre Freud avec qui elle entreprend une première tranche de quatre mois, à un rythme quotidien puis bi-quotidien, d’une analyse interminable qui durera jusqu’à la mort de l’analyste. Elle y met toute son âme, tout son être, s’y jette, dépose sa vie, sa fidélité et son ardeur aux pieds du maître. Il est ce père qu’elle a cherché. Elle a trouvé « Sa grande cause » écrit-elle à ses proches ; et Freud ébloui par la « Prinzessin » a trouvé celle qui imposera ses idées à Paris. Entre eux s’installe une affection rare et se tisse un lien que rien n’entamera. Freud est subjugué par Marie Bonaparte qui aura parfois envers lui des comportements ou des propos débordants, provocants. Malgré cela et la séduction qui s’opère entre eux, Freud parviendra à garder sa réserve : « Personne mieux que moi ne vous comprend. Mais dans ma vie privée, je suis un petit bourgeois… Je n’aimerais pas que l’un de mes fils divorce ou qu’une de mes filles ait une liaison » lui fera-t-il un jour l’aveu dans une tentative de mise à distance d’une relation transférentielle intense.

FONDATRICE, TRADUCTRICE ET MÉCÈNE Un an plus tard, le 4 novembre 1926, Marie fait partie des fondateurs de la

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Société psychanalytique de Paris avec Laforgue, Lœwenstein, Allendy, Pichon, Hesnard, Borel, Parcheminey et Eugénie Sokolnicka ; elle est le seul membre participant à être non médecin. En 1930, elle traduit l’ouvrage de Freud Ma vie et la psychanalyse, puis d’autres travaux comme Le mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient. Dans ces traductions, certains de ses choix de mot sont presque poétiques, comme lorsqu’elle choisit de traduire Vergänglichkeit en « fugitivité », bien plus heureux que le terme « éphémère destinée ». En 1934, c’est l’inauguration de l’Institut psychanalytique de Paris où elle enseigne « la théorie des instincts », la « frigidité féminine » - elle en sait quelque chose ! - et « l’interprétation des rêves » ; son fils Pierre, analysé par Lœwenstein devenu entre-temps l’amant de Marie - y fera en 1935 des conférences sur l’ethnographie. Elle finance le local du boulevard Saint-Germain. ainsi que la création de la Revue Française de Psychanalyse. Elle lutte en faveur de l’analyse profane aux côtés de Lœwenstein, avec qui elle défend les points essentiels de la théorie psychanalytique. En 1937, elle achète la correspondance que Freud écrivit entre 1897 et 1902 à son ami et confrère berlinois Wilheim Fliess. Lorsque le nazisme terrifie l’Europe, elle adopte une attitude sans ambiguïté et sans compromis. Lorsque la Gestapo menace Freud, elle avance la rançon exigée par le gouvernement national-socialiste pour laisser partir Freud et sa famille vers exil. Freud quitte Vienne pour Londres via Paris où il trouve un repos de quelques jours dans les appartements de Marie Bonaparte. Les psychanalystes parisiens viennent alors l’y rencontrer sauf Jacques Lacan qui s’agace des avantages que la princesse tire de cette situation qui renforce son influence - pour ne pas dire son pouvoir - au sein de la Société psychanalytique de Paris. Par son aide matérielle et personnelle, elle sauve aussi la Psycho-analytischer Verlag, la maison d’édition viennoise du mouvement freudien. Avril 1939, autour de Marie tout s’écroule. Georges, son mari, dont l’ami est mort, est déprimé. Pierre est prêt à prendre les armes contre l’Axe BerlinRome, Eugénie est toujours souffrante. Mais surtout Freud va de plus en plus mal, et elle le voit endurer courageusement les douleurs que lui inflige sa maladie. Freud s’est installé à Londres, veillé par Jones. À plusieurs reprises, Marie se rend à son chevet de fin avril à début juin, puis y retourne en juillet. Lorsqu’elle s’y rend le 6 août avec Georges, elle sait que c’est la dernière fois. Freud, conscient, va mourir et elle voit avec tristesse partir le Grand Homme qu’elle a tant vénéré. Cette même année, elle est grand-mère de Tatiana, la fille d’Eugénie.

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LA FIN D’UNE ÉPOQUE Le 23 septembre 1939, à trois heures du matin, Freud s’éteint. Marie l’apprend par la radio : « Je n’oublierai jamais les accents émus du speaker de la BBC quand, avant même de lire les nouvelles de la guerre, il annonça que Sigmund Freud n’était plus » et elle part le lendemain pour Londres assister aux obsèques. Le 1er juin 1940. les Allemands sont dans Paris, l’Institut de psychanalyse a interrompu ses cours et Marie Bonaparte interdit toute publication. Elle choisit l’exil. Entre 1940 et 1945, elle vit en Afrique du Sud avec le reste de la famille royale : « Et je rêve la nuit des amis absents, plus proches parents de mon cœur, de mon esprit, que la famille étrangère qui m’entoure ici ». Elle continue à travailler et écrit des articles dont « Mythes de guerre », « Notes sur l’excision » et « L’essentielle ambivalence d’Eros » qui seront publiés après la guerre entre 1946 et 1948. Le 6 juin 1944, c’est le débarquement des Alliés en Normandie. Marie reste proche des Français et veut créer un fonds de secours pour les Français libérés. Le 25 août, les Allemands capitulent à Paris. Le 13 octobre, Athènes et Riga sont libérés ; ce même mois, Marie apprend que ses manuscrits, documents ainsi que les lettres de Freud à Fliess sont sauvés. Elle quitte le Cap et, avant de rejoindre Paris, passe à Londres où elle retrouve son amie Anna Freud et son fils Pierre. Elle écrit à Lœwenstein qu’elle s’attend à des rivalités parmi le milieu psychanalytique français.

CHEF D’ÉCOLE Marie Bonaparte revient, elle a soixante-trois ans. Elle est diabétique mais n’a rien perdu de sa ténacité et de sa combativité. Elle est un chef d’école. Elle devient tyrannique. Elle qui a défendu l’analyse profane va tomber dans le piège de sa tendance organiciste. Elle devient plus médecin que les médecins. Elle exerce des contrôles, forme des analystes et durcit ses positions à l’égard de Lacan : « Quand à Lacan, il est par trop teinté de paranoïa et fait des choses d’un narcissisme discutable, se permettant trop d’interventions personnelles ». Lorsque la pratique de Lacan est mise en cause sur la question des séances courtes, elle se range aux côtés de Sacha Nacht. C’est la scission de la Société psychanalytique de Paris. À ce même moment, en 1953, Marie Bonaparte s’oppose à toute initiative des jeunes.

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Elle qui avait lutté pour l’analyse profane et avait défendu Madame Williams et Elsa Breuer, accusées d’exercice illégal de la médecine, elle change de camp, suit Nacht et se fédère au courant médical, s’opposant ainsi au mouvement libéral où s’étaient regroupés Dolto, Lagache et Lacan. Les élèves et les partisans de Lacan ressentent bien évidemment la volte-face et l’action de Marie comme une trahison. Au soir de sa vie, c’est le pouvoir qui intéresse Marie Bonaparte ; mais elle perd de son influence. Elle continue cependant d’écrire et de se battre. Elle communique au XVIIIe Congrès international d’Amsterdam : « Réflexions biopsychiques sur le sadomasochisme ». Elle finance en partie l’installation du nouvel Institut de psychanalyse et offre à la bibliothèque de l’Institut livres et meubles.

PÉNITENCE POUR QUELQUES ERREURS C’est aussi pour elle le moment des bilans. Voici comment elle le présente : 1. Lœwenstein s’est trompé. Il a cru une fois de plus, dans sa vie peuplée de tant de femmes, que moi, la mère, comblerait mieux que toute autre ses désirs. Mais d’autres femmes passaient. Il a grandi et j’ai vieilli. Alors la nature implacable. 2. X. s’est trompé. Il a cru me garder en me faisant souffrir. Il avait besoin de se pardonner à lui-même son infidélité à sa femme. Mais en m’appelant, en m’humiliant sous ses mépris, ses sarcasmes… il m’a lassée. Je l’ai quitté. Ce qu’il ne me donnait pas, je l’ai cherché auprès d’autres. Sans le trouver. 3. Je me suis trompée. Avec l’aveuglement de l’instinct, j’ai pris le désir pour l’amour. En moi en d’autres. Alors l’assouvissement de l’instinct passé, je me suis retrouvée pauvre et nue. J’ai cherché moi-même à me guérir. 4. Et, plus grosse erreur, c’est Freud qui s’est trompé. Il a surestimé sa puissance, la puissance de la thérapie. La puissance des événements de l’enfance… C’est dans les profondeurs de la chair maternelle… que la nature fit de moi, par le sexe, une femme ratée - mais en revanche, par le cerveau, presque un homme.

LA DERNIÈRE BONAPARTE

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FIN DE PARCOURS Le 25 novembre 1957, le prince Georges, « le vieux compagnon », meurt après une douloureuse agonie, veillé par son épouse. Marie Bonaparte est atteinte d’une leucémie d’évolution rapide. Elle sait son mal. Elle affronte la mort avec un courage qui s’inscrit peut-être dans la fascination et la longue fréquentation qu’elle a toujours entretenue avec la mort. Quand sa fille Eugénie vient lui rendre visite à la clinique, elle trouve sa mère lisant Jacques le fataliste de Diderot. Marie Bonaparte lui annonce : « j’ai une leucémie ». Une semaine plus tard, le 21 septembre 1962, la princesse meurt. Le corps est incinéré à Marseille, les cendres sont déposées à Tatoï dans la tombe où repose déjà le prince Georges. Ni croix, ni prières, ni service religieux : ce sont ses vœux. Simplement ces vers de Leconte de Lisle (Dies Irae) : « Et toi, divine Mort, où tout rentre et s’efface, Accueille tes enfants dans ton sein étoilé, Affranchis-nous du temps, du nombre et de l’espace Et rends-nous le repos que la vie a troublé ».

À partir de l’article Tardat-Trémolières F. Marie Bonaparte (1882-1962), sa vie, son œuvre. Perspectives Psy 1998 ; 37 (4) : 304-307.

Références bibliographiques

- Bertin C. Marie Bonaparte, Marie Bonaparte. Paris : Plon, 1993.

HENRI BARUK, « L’INCLASSABLE »

L

a psychiatrie francaise au début des années 1950 était dominée par quatre figures tutélaires : un maître hospitalo-universitaire, Jean Delay, professeur titulaire de la chaire à Sainte-Anne et futur membre de l’Académie de Médecine ; le maître de la nouvelle École de psychanalyse, Jacques Lacan, président démissionnaire de la Société Psychanalytique de Paris et fondateur de la Société Française de Psychanalyse ; le maître de Bonneval, Henri Ey, qui incarne le renouveau de la pensée clinique et organise la réforme des institutions asilaires ; et, enfin, un homme, reconnu et respecté, mais inclassable, restant farouchement en marge des mouvements contemporains de la discipline : Henri Baruk.

Henri Baruk est l’aîné de ces hommes qui ont modelé la psychiatrie dans l’après-guerre…, il leur survivra. Il aura donc très longtemps irrité ses contemporains par des positions originales mais doctrinales, fréquemment opposées au discours universitaire classique ; et c’est le plus souvent seul et longtemps qu’il aura eu à présenter et à défendre des points de vue et des jugements engagés en matière de soins en psychiatrie. Il est né le 15 août 1897 dans le Morbihan, à Saint-Avé, près de Vannes, dans l’enceinte asilaire de Lesvellec dont son père était le médecin-directeur. Jacques Baruk était médecin des hôpitaux psychiatriques, et c’est donc assez « naturellement » que le fils fut très tôt baigné dans l’univers psychiatrique, assistant aux tâches médicales de son père, humaniste imprégné des traditions philosophiques juives, tout en entretenant de longues conversations avec les malades mentaux qui l’entouraient. Jacques Baruk dirigea ensuite l’asile de Sainte-Gemmes-sur-Loire, près d’Angers, où Henri poursuivit ses études. Le jeune homme est attiré par les lettres, la philosophie, le grec et le latin. Mais la guerre va en partie infléchir son orientation et il entre finalement à l’école de médecine d’Angers.

DE L’INTERNAT AU CHAMP DE BATAILLE Il est mobilisé en 1917 alors qu’il est interne à l’hôpital de la ville. Il sera nommé médecin-auxiliaire au 12e Régiment d’Infanterie, un régiment

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disciplinaire où il aura à gérer l’instabilité d’une troupe constituée en partie de Basques « bondissants ». Ces hommes étaient en fait victimes d’un mal méconnu bien que déjà observé chez d’autres montagnards, la nostalgie, le « mal du retour » ou « mal du pays ». Ces Basques ne pouvaient s’empêcher de parcourir les quelques kilomètres absurdes qui les séparaient de la frontière avec l’Espagne. Ils regagnaient bien leur unité, mais ils étaient immanquablement sanctionnés pour l’avoir quittée sans autorisation… Ce régiment enchaîne avec la folie de la grande guerre quand il prend part aux opérations en Lorraine. Lors de l’attaque de la ligne Hindenburg devant Saint-Quentin, le régiment est décimé ; la plupart des gradés sont hors de combat et Henri Baruk, seul officier valide, prend la tête d’une compagnie pour achever l’offensive. Il reçoit la Croix de guerre avec trois citations.

DE LA CONFUSION MENTALE À L’AMUSIE DE RAVEL Après la victoire, il reprend ses études de médecine. Il est nommé interne des hôpitaux de Paris en 1921. Son parcours est alors essentiellement médical : médecine générale, dermatologie, pédiatrie, neurologie et enfin psychiatrie. Il effectue l’essentiel de son parcours à Bicêtre puis à Tenon et enfin à la Salpêtrière. Il a pour maîtres les plus illustres neurologues de l’époque : Klippel, Vurpas et surtout Achille Souques, élève de Charcot. Il présente sa thèse sur les troubles mentaux dans les tumeurs cérébrales. Il s’initie à la neurochirurgie auprès de son fondateur De Martel, puis auprès de Clovis Vincent qui tint la première chaire de neurochirurgie de la Faculté de médecine de Paris. C’est ainsi qu’Henri Baruk, associé à l’anatomopathologiste Ivan Bertrand, poursuit les travaux d’Etoc-Demazy sur l’œdème cérébral responsable des états confusionnels. Il démontre que « la volonté est barrée », que la personnalité est conservée mais gênée par un processus extérieur à elle. Il étudie aussi les aphasies ; notamment les amusies, c’est-à-dire la perte du sens musical. Sur les qualités nécessaires pour observer de tels troubles, Baruk disait qu’il fallait pour un musicien malade des médecins également mélomanes. Ce qu’il était lui-même. Un pianiste de talent, qui jouait souvent à sa mère les variations de la Suite n°7 de Haendel, et en particulier « La Passacaille ». Celle-ci est une danse datant du XVIIe-XVIIIe siècle, vive et licencieuse, d’origine espagnole, « consistant en la répétition indéfinie d’un même motif, type farandole ». Elle en a gardé deux caractères, la répétition et la basse obstinée. On ne saurait mieux définir une partie du caractère de Baruk.

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Il eut ainsi l’occasion de soigner une femme, professeur de piano renommée, qui préparait les élèves au Conservatoire. Secondairement à une lésion très localisée de l’encéphale, elle souffrait d’une forme d’aphasie « de Wernicke », qui se traduisait par le fait qu’elle ne pouvait ni trouver ni comprendre les mots. Elle s’était mise à prononcer des paroles incompréhensibles, disant un mot pour un autre, employant des formules qui n’avaient apparemment aucun rapport avec ce qu’elle voulait exprimer. Il y avait un piano dans la salle de garde de la Salpêtrière, Baruk l’y conduit et l’installe devant l’instrument. Priée de jouer, elle commence par un air de danse, dans un jeu saccadé, ponctué de quelques fausses notes. Elle ne sait plus jouer que cet air de danse. Baruk à son tour joue « La Marseillaise » puis « Au clair de la lune » (sic). Elle demeure inerte, paraissant méconnaître ces mélodies. Baruk poursuit : il monte la gamme en introduisant volontairement des fausses notes. À sa grande surprise, elle lui tape sur les doigts comme elle devait le faire à ses élèves en disant : « Allons, il faut travailler mieux ! ». Elle parvenait donc à reconnaître les fausses notes. Son ouïe musicale était conservée et, alors qu’elle ne reconnaissait pas une voyelle d’une consonne, elle pouvait entendre une partition, ayant par ailleurs conservé le souvenir du solfège et de l’écriture musicale. Baruk eût aussi à s’occuper d’un des plus célèbres musiciens du siècle, Maurice Ravel. Le compositeur de la « Rhapsodie espagnole » et du succès populaire le « Boléro », celui-là même qui avait composé le Concerto pour main gauche pour répondre à la commande d’une pianiste ayant perdu l’usage de sa main droite, présentait une amusie typique, isolée, sans aucun autre trouble neurologique. Maurice Ravel rédigeait un concerto lorsque sa main ne parvint plus à écrire les notes : celles-ci perdirent toute signification pour son esprit altéré. La phrase de Paul Valéry sur M. Ravel prend dès lors un autre sens sans abolir l’esprit visionnaire du poète : « un artiste qui réussit à surmonter ses refus » et plus encore peut-être celle de M. Ravel sur luimême à la fin de sa vie « j’avais encore tellement de choses à faire ». Le virtuose est orienté vers le professeur Alajouanine qui l’adresse secondairement à Baruk. Comme pour sa précédente malade, le jeune psychiatre conduit son prestigieux patient au désormais non moins célèbre piano de la salle de garde de la Salpêtrière. Ravel ne parvient pas à jouer le moindre morceau de musique, tandis qu’il réagit à chaque fausse note de son médecin : s’il avait perdu la faculté d’utiliser l’instrument, il avait cependant lui aussi conservé son oreille musicale. Malheureusement pour Ravel et pour les mélomanes, devant l’impuissance d’Alajouanine et de Baruk, il partit consulter un célèbre neurochirurgien qui lui proposa une intervention. Ravel mourut peu après, des suites de l’opération.

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RIVALITÉS UNIVERSITAIRES Henri Baruk quitte ensuite la Salpêtrière pour l’Hôpital Sainte-Anne où il est nommé chef de clinique chez Henri Claude, trois ans avant qu’Henri Ey ne lui succède à ce poste. Mais la collaboration entre l’ancien interne de la Salpêtrière et le patron du plus prestigieux service de Sainte-Anne fut cahotique. Le hiatus était tel que le séjour de Baruk à Sainte-Anne s’interrompit après un épisode narcissico-scientifique qui opposa Claude à Babinski. Claude était un neuropsychiatre voué à la psychiatrie, introduisant les idées de Jackson et le freudisme dans son service. Babinski était un neuropsychiatre attaché à la neurologie, expert dans l’examen clinique qu’il effectuait avec une grande minutie. Il pouvait ainsi dit-on localiser une tumeur de la moelle « au millimètre près ». Un jour arriva dans le service de Claude une jeune fille présentant d’étranges crises marquées par la contraction du corps en arc de cercle, seul l’occiput et les talons touchant le sol. Dans cette position, elle parvenait à faire des bonds impressionnants, retombant ensuite sur son lit toujours en arc de cercle. Le diagnostic de « grande crise d’hystérie » est posé, sur le modèle décrit par Charcot un demi-siècle plus tôt. Pour Claude, il s’agit d’une atteinte fonctionnelle de niveau mésencéphalique, et il invite son équipe, dont Baruk, a présenter le cas devant la Société Médicale des Hôpitaux. Les jeunes intervenants, Tinel en tête, sont très impressionnés par Babinski, géant de près de deux mètres à la voix basse très caverneuse, qui avait déclaré son total désaccord avec Claude bien avant que le cas ne soit exposé. Les joutes oratoires interminables sur ce sujet sont davantage prétexte à opposer les deux patrons qu’à défendre un véritable point de vue clinique ou théorique. Babinski demande alors à Claude l’autorisation de pouvoir examiner la malade dans son service, ce que ce dernier, réticent, ne peut refuser. Babinski se rendit alors au chevet de la malade, procéda à un examen neurologique minutieux avant de déclarer, péremptoire : « je n’aperçois aucune perturbation du mésencéphale ». Claude se montra ulcéré qu’un maître de la neurologie vienne faire la démonstration de sa supériorité chez lui. Mais, dans l’assemblée, Baruk, séduit, ne manque pas d’exprimer son estime au grand maître de la Salpêtrière ; et à défaut d’avoir été un jour son interne, ce qu’il regrettera toujours, il se fait remarquer en approuvant les constatations du contradicteur et en se désolidarisant de l’équipe de Sainte-Anne. Babinski, ravi, invite alors le jeune chef de clinique chez lui, boulevard Haussmann, puis ensuite dans son service. Baruk, qui venait pourtant de passer le concours probatoire pour l’agrégation et qui se destinait à prendre la succession de Claude, renonce alors à ces honneurs pour se faire assidu dans le service de Babinski, tout en négligeant le sien à Sainte-Anne qu’il abandonne finalement.

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LES PIGEONS DE SAINTE-ANNE À mi-chemin entre la neurologie et la psychiatrie, le premier sujet de curiosité de Baruk fut la catatonie. Le catatonique est un malade inerte, en état de catalepsie, aux attitudes figées parfois rigides, paraissant comme stupéfait et ne répondant à aucune sollicitation. Il est absent en même temps qu’il présente des désordres organiques impressionnants, comme une salivation surabondante qui dépose à leurs pieds immobiles des mares liquides, ou un rythme cardiaque ralenti, ou encore une peau qui peut être livide comme écarlate. Pour Baruk, l’étude de ces troubles psychiques, mêlés à des troubles somatiques, doit donner la clé explicative des maladies mentales dont il combat les hypothèses génésiques de l’automatisme mental. Il n’y a pour lui qu’une différence de degré entre la catatonie du schizophrène et celle de l’hystérique. Baruk rencontre alors par hasard à la Société de neurologie un Hollandais, De Jong, qui travaillait à Amsterdam sur la catatonie expérimentale. Ils étudient ensemble les catatonies induites par un alcaloïde extrait du végétal bulbeux corydalis cava - la bulbocapnine - et ils présentent ensuite leurs travaux à la Société de neurologie en septembre 1928 devant un Babinski très intéressé. Ils contribuent ainsi à ouvrir la voie de la neuropharmacologie dans le traitement des affections mentales. On peut penser que Baruk fut influencé par Maimonide et son traité des poisons. Baruk obtient ensuite de la fondation Rockefeller des subventions importantes qui lui permettent de développer un laboratoire expérimental à partir duquel il pourrait tester la bulbocapnine chez les oiseaux et les mammifères. Il parvient ainsi à démontrer que la catatonie est une « paralysie » de l’initiative d’origine toxique. Il injecte à un pigeon de la bulbocapnine et installe ensuite l’animal en catalepsie sur sa tête. Des prestigieux visiteurs venant dans son service l’observaient lui et son pigeon leur faire la démonstration de sa théorie. De temps en temps, il donnait un petit coup derrière le pigeon l’obligeant à voleter pour se poser au plus près, par conservation des mouvements automatiques ; mais l’oiseau toujours privé d’initiative se laissait reprendre sans un mouvement. Il restait à Henri Baruk de pouvoir observer une catatonie dans son service. Et c’est l’épouse d’un gros industriel parisien qui lui en donna en premier l’occasion. Après avoir épuisé les ressources médicales et la patience d’un grand nombre de spécialistes, cette femme est conduite chez Baruk à Charenton. Arc-boutée sur son lit, le regard vide, elle semble paralysée, opposant une résistance farouche à tout mouvement. Par moment, elle se réveille en sursaut en poussant le même cri : « c’est les Bolcheviks », avant de replonger dans le vide. Elle avait présenté une pyélonéphrite les jours

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précédant sa catalepsie. Depuis longtemps, Baruk soupçonne une neurotoxine sécrétée par le colibacille d’être responsable de ces troubles, et il obtient la « confirmation » de sa théorie auprès d’un biologiste militaire, Professeur au Val-de-Grâce et au Collège de France, Hyacinthe Vincent, qui connu son heure de gloire grâce à sa découverte et au développement du vaccin contre la typhoïde. Baruk, qui était parvenu à extraire cette toxine et à l’injecter à un certain nombre d’animaux, reptiles, oiseaux, singes et chats, avait reproduit à chaque fois un état catatonique. Il s’adresse alors au professeur Hyacinthe Vincent, obtient de lui un sérum expérimental contre la colibacillose qu’il injecte à la malade qui guérit en trois semaines. La patiente rédige alors à la demande de son psychiatre le récit de sa catatonie dans lequel elle livre son délire, « le miroir » qui la force à se voir agir au ralenti en une succession d’actes décomposés. Elle est l’objet passif de phénomènes étranges ; au plan perceptif, la forme des objets s’étire et l’ouïe devient extrêmement sensible. Des cauchemars venaient envahir alors son sommeil léthargique contre lesquels elle n’avait plus de force pour lutter. Baruk utilisera ce texte pour une communication scientifique dans laquelle il analyse le témoignage de cette femme sensible, et finalement bien docile, voire complaisante, à ses médecins et à leur désir ou croyance. Un deuxième malade, venant de Palestine et accompagné par sa sœur, lui permet de confirmer définitivement son point de vue. Lorsque Baruk le reçoit, il est en catatonie, semblant terrifié, ce que son médecin explique par la succession d’électrochocs qu’il vient de subir. Baruk décide de ne pas le prendre dans son service, craignant que le choc de l’internement ne le tue, comme d’autres malades catatoniques qu’il a vu mourir d’une émotion brusque. Il vient le visiter régulièrement dans son appartement où il passe de longs moments à lui parler en hébreu. Il apprend comment la catalepsie a frappé son patient : il suivait une procession à la synagogue le jour de Simhat Torah (fête célébrant la joie de la Torah) et brusquement, devant les livres de la Loi, il est tombé. Ce malade ressemble étrangement à celui de Mesmer, le maître du magnétisme, qui devint « aveugle » quand on lui présenta les insignes le jour de son intronisation dans une grande loge maçonnique. Le malade refuse tous les médicaments prescrits par Baruk qui se résout finalement à lui adresser un infirmier israélien, en stage dans son service. Comme ce dernier parle en hébreu au léthargique, le malade se réveille comme par enchantement, vomissant de la bile. Baruk attribue alors la catatonie de son malade à une toxine biliaire… mais déjà le religieux, tapi dans l’ombre de ce malade, inspire Baruk. Les conceptions psychiatriques défendues par Baruk prennent alors leur orientation définitive selon un triple postulat : les psychoses ont toutes un substratum organique, qui, s’il n’est pas lésionnel, est d’origine toxique (infectieuse, endocrinienne ou métabolique) ; la plupart des troubles psychiques ont une nature évolutive périodique avec une tendance à la

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rémission spontanée ; associé au traitement étiologique, s’il y en a un, seul le traitement moral peut permettre la guérison. L’articulation de la morale et de l’organique était alors peu argumentée.

DU TRAITEMENT MORAL AU TSEDEK Henri Baruk dénonce le diagnostic « destructeur » de démence précoce, ou de schizophrénie, qui est systématiquement associé à l’enfermement du malade, sans espoir de traitement et de rémission, affirmant pouvoir guérir toutes ces affections qui relèvent d’une intoxication par des substances catatogènes. Il s’instaure ensuite comme « l’Abraham » et le « Salomon » de la psychiatrie, faisant valoir la sagesse talmudique pour rendre les jugements médicaux, promouvant ce qu’il nomme « le traitement moral ». Il se base sur la seule recherche de la justice et de la charité dans les rapports humains pour soigner les maladies mentales. Il nomme sa méthode la « chitamnie », terme de racine hébraïque signifiant la confiance et la foi, et il développe luimême un test, « le test du Tsedek » : le test du juste. En fait, Baruk s’inspire probablement du programme de l’Abrahamisme dans l’histoire, c’est-à-dire de faire émerger l’idée de fraternité… de passer du quoi (pensée des objets) au qui (pensée des sujets). En d’autres termes de s’accorder une certaine proximité avec ses patients… et ce comme Abraham au risque de la folie. Il poursuit là encore l’œuvre de Maimonide pour qui la médecine était une branche de la morale, qui préconisait le réconfort avant le soin et conciliait religion et philosophie, foi et raison, judaïsme et aristotélisme, comme Baruk tentera d’allier religion et psychiatrie. Baruk dénonce la cupidité des familles « ralliées aux complicités médicales », dans les histoires d’internement abusifs ; tout en réclamant que la loi de 1838 ne fût point changée. Il combat les diagnostics de paranoïa et de schizophrénie, selon lui « injustes », et valant une terrible et définitive condamnation sociale ; pour lui, le délire de la persécution résulte d’un trouble profond de la « conscience morale », et « le traitement moral » consisterait à faire redécouvrir au malade le sens du juste et de l’injuste, du bien et du mal. Il condamne avec force les traitements de choc, dénonçant leur empirisme, comme il se refuse aussi à admettre les résultats thérapeutiques évidents avancés par ses collègues qui les pratiquent. Seraitil alors favorable aux psychothérapies ? Pas plus, et il critique encore plus vivement le traitement psychanalytique qui selon lui traite le malade « comme s’il s’agissait d’un composé chimique ». Henri Baruk avance l’idée d’une double nature de l’homme : l’une animale

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marquée par les instincts, l’autre humaine, spécifique, comprenant le sens du bien et du mal, du juste et de l’injuste. Cette nature supérieure, d’origine divine, se manifesterait par la « conscience morale », perceptible par tout croyant de bonne foi. Devançant ses éventuels détracteurs, il admet qu’une spiritualisation excessive peut par trop réprimer les instincts et mutiler l’homme, mais craint plus, visiblement, la conception inverse qui donnerait tout pouvoir sans contrôle aux pulsions réduisant l’homme à l’animal, c’est-à-dire à un être ignorant du bien et du mal. En récusant « la visite de Dieu dans l’inconscient humain » et en ne voulant pas y introduire les notions de moralité et de spiritualité, Freud aurait ainsi, selon Baruk, enlevé son caractère humain à l’homme. Pour lui, la psychanalyse vise à « effacer » le sentiment de culpabilité, faisant la promotion des instincts et des pulsions contre l’ordre moral : « Dans la psychanalyse, l’instinct seul a raison et les lois morales doivent disparaître, sacrifiées à la loi souveraine du délire ».

DÉTERMINISME DIVIN Selon lui, l’œuvre de Freud devait être étudiée dans son contexte historique : elle ne serait qu’une réaction excessive contre l’emprise du christianisme sur le monde d’alors. Pour Henri Baruk, Freud n’a vu que la personnalité d’en bas, celle des désirs, des instincts, des impulsions issues de la nature animale de l’homme : il n’a vu que « l’inconscient inférieur » et a rejeté résolument « l’inconscient supérieur », celui que la Torah (loi hébraïque) souligne comme venant du ciel et qui a dicté à Abraham la mission d’apporter et de réaliser sur terre la justice, la charité et le droit. Cette dénomination topographique est classique dans la pensée talmudique qui évoque le monde d’en haut, c’est-à-dire celui du divin, et le monde d’en bas (Freud lui-même évoque les rêves d’en haut, point de vue collectif), et les rêves d’en bas (point de vue de l’observateur). Pour lui, la libération des forces inférieures maintenues ou refoulées va mettre en jeu des forces aveugles déchaînées, égoïstes, qui installeront le patient dans une nouvelle dictature opprimante. En exhumant et en divinisant ces tendances inconscientes inférieures, il pense qu’on dévalorise et déprime le patient et surtout que, replié sur lui-même, le malade perd sa forme et son élan qui auraient dû se porter vers des buts sociaux ou moraux.

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Toujours selon Baruk, Freud ne cesserait de suivre l’égoïsme individuel, celui des revendications individuelles contre les exigences sociales. Il ne supporterait pas les exigences, que ce soit celles de la conscience morale (dont il nie l’existence la confondant avec un sur-moi social). Voulant libérer l’homme de deux barrières, morale et sociale, Freud remet en cause tous les principes de l’éducation qu’il accuse d’induire des névroses chez l’enfant, ainsi que toute la tradition morale et la religion qu’il assimile souvent à l’obsession, et à la ritualisation de pratiques qui aliéneraient l’homme et l’empêcheraient de se libérer. Henri Baruk estime que la psychanalyse, en repliant l’homme sur lui-même et sur ses désirs, affaiblit beaucoup sa force morale, le rendant indifférent aux autres, cultivant la stratégie du bouc émissaire. Cette tendance perpétuelle à la projection et l’accusation désorganiserait alors la cellule familiale, entraînant le manque de respect et parfois la haine des parents, en particulier du père ; jointe au développement concomitant de l’égocentrisme, elle préparerait à des attitudes paranoïaques. Baruk reproche par ailleurs à Freud de ne s’être jamais véritablement préoccupé des psychotiques par manque d’humanisme et d’élan moral mais aussi par peur, et d’avoir réussi à les enfermer dans une sorte de ghetto. Cette distinction entre névrotiques et psychotiques est jugée inhumaine et fausse car elle supposerait le psychotique incurable, ce qu’infirment les succès actuels des nouvelles chimiothérapies psychotropes, en particulier dans les psychoses maniacodépressives. Le traitement psychanalytique des obsessions est, lui aussi, contesté quant à son efficacité. Baruk qui estime que libérer les idées obsessionnelles pour qu’elles parviennent à la conscience ne soulage pas les malades et qu’il faut, au contraire, arriver par une « psychothérapie humaniste » à faire « mépriser » au patient son obsession, à le persuader « qu’elle n’est qu’un corps étranger lié à sa nature animale, qu’elle n’a surtout aucune valeur et qu’elle représente en fait le contraire de sa pensée réelle ». Baruk introduit, lui, le concept de morale dans la psychiatrie. Il croit à son existence dans l’inconscient humain (inconscient supérieur) et il ne cesse de vouloir démontrer que, par ailleurs, la morale constitue une thérapeutique importante et souvent efficace. Il oppose de même la signification freudienne de l’homme dans le monde, jugée matérialiste et pessimiste, à la signification hébraïque de la place de l’homme considéré comme humanitaire. Si Baruk reconnaît à Freud d’avoir rétabli le sens de l’affectivité, il lui reproche de n’avoir songé qu’à une affectivité réduite au désir et en grande partie déshumanisée. De même, Baruk note la similitude entre la technique talmudique d’interprétation des rêves et la Traumdeutung… mais réprouve qu’on ait ôté toute référence au divin.

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Baruk, comme auparavant Pinel, se veut le combattant des « doctrinaires qui recherchent une explication générale aux maladies mentales » ; il considère qu’il faut « éviter la logique sèche et sans amour d’une théorie préconçue » ; que l’écoute et l’observation de chaque maladie sont la seule garantie d’un succès thérapeutique. Cette tradition humaniste issue chez Henri Baruk de la psychiatrie française de Pinel à Esquirol et au couple Minkowski, mais aussi plus en amont de Maïmonide qui écrivait avec plusieurs siècles d’avance le principe fondamental de l’art médical : « Mon Dieu, remplis mon âme d’amour pour l’art et pour toutes les créatures… fais que je ne voie que l’homme dans celui qui souffre, attention à la vanité qui fait échouer les meilleures intentions de l’art et conduit souvent les créatures à la mort… éloigne de moi l’idée que je peux tout… ».

EXPÉRIMENTALEMENT VÔTRE Le combat le plus vigoureux de Baruk l’oppose aux promoteurs des expérimentations humaines. L’expérience de la guerre avait laissé des marques profondes chez lui, avec le souvenir du dogme officiel de l’antisémitisme, de l’obligation de porter l’étoile jaune, seulement protégé de la déportation par ses décorations militaires et les appuis de quelques autorités administratives dont il avait l’estime pour avoir soigné un jour un membre de leur famille. Il rappelle ce que fut cette période en évoquant, avec la force morale qui le caractérise, la mémoire de Lévy Valensi « Nous vous rappelons cette séance, où on lui signifia, comme à nous-mêmes, que nous étions mis à part de tous les travaux scientifiques et que toute publication nous était interdite en tant que juifs. Ce jour là, nous avons vu subitement s’allumer en lui un sentiment douloureux en même temps que le réveil éclatant et fier d’appartenir au peuple, qui à l’aube même de l’histoire de l’humanité, a donné au monde le décalogue et les principes éternels de toute société humaine ». Parlant des expérimentations nazies, aussi inutiles que cruelles et meurtrières, Baruk rappelait à ses élèves que si les Allemands avaient dû payer l’être humain - sur lequel ils effectuaient leurs expérimentations - seulement le prix d’un cobaye, ils auraient été plus minutieux dans leurs expérimentations et ils auraient obtenu bien des résultats qu’ils n’ont même pas eus (sic)… La question des expérimentations médicales se pose en 1954, à l’occasion d’un projet de règlement préparé par le conseil de l’Ordre des Médecins. La recherche pharmacologique connaissait un développement sans précédent, et des médicaments nouveaux surgissaient sur le marché sans que les essais

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soient harmonisés à un niveau national. Un projet de loi est en préparation, et les sociétés scientifiques médicales s’animent autour de cette question. Baruk adopte d’emblée des positions extrêmement tranchées, dénonçant toute expérimentation humaine, sous-entendu chez des sujets sains volontaires ou non, qu’il oppose aux essais thérapeutiques chez des sujets malades. Pour lui seul compte le bénéfice thérapeutique. Il dénonce par exemple les expérimentations chez des détenus volontaires dans les prisons… Il engage un bras-de-fer contre Gabriel Deshaies, jeune psychiatre élève de Jean Delay et de Pierre Deniker à Sainte-Anne, dont l’intention à peine voilée est de torpiller, à la Société Médico-Chirurgicale puis dans les colonnes des gazettes médicales, « le Juif » qui empêchait les psychiatres biologistes d’expérimenter tranquillement leurs nouvelles molécules. Deshaies, qui n’ignore en rien les crimes nazis et la trace douloureuse qu’ils ont laissé dans les consciences, pousse l’argument jusqu’à l’insulte, écrivant qu’il n’est pas plus honteux de prendre l’homme comme terrain d’expérimentation que « des malheureux singes » qu’il reproche à Baruk de mépriser comme ses « frères inférieurs ». La lecture des échanges vigoureux qui se succèdent dans les colonnes de l’hebdomadaire médical confond l’un et l’autre des protagonistes qui poussent à l’excès les arguments moralistes religieux de l’un et les réponses haineuses de l’autre où sont à peine voilés les sentiments antisémites… Déjà l’année précédente, lorsque Baruk avait exposé devant la société de L’Évolution Psychiatrique l’essentiel de son traitement moral, Deshaies s’était exclamé : « Après le Tsedek, voilà la chitamnie ! On pourrait cependant craindre que la langue hébraïque devînt une langue magique en psychiatrie », qualifiant ensuite l’exposé de Baruk de « pittoresque ». Devant les assauts dont il est l’objet, Baruk ne montre aucune réaction hostile, se contentant de répondre à chaque critique, servant à ses contradicteurs un discours invariable où il maintient de manière rigide une à une ses positions, ce qui contribue à donner à ces réunions savantes l’allure d’une arène babelienne, dans laquelle dominent alors la cacophonie et le dialogue de sourd. Henri Baruk ne désarme pas de sa croisade. Il sait désormais qu’il est isolé, ce qui semble renforcer sa détermination à faire valoir le traitement moral et la chitamnie. Il publie, en 1959, un volumineux Traité de psychiatrie en deux volumes dont le contenu est en rupture totale avec le consensus national qui s’était dégagé de L’Encyclopédie Médico-Chirurgicale. Les différents chapitres se succèdent sans qu’une vision d’ensemble ne guide leur ordre d’exposition, et leur contenu semble parfois des plus hétéroclites. À l’exemple d’un paragraphe traitant du « problème de l’existence et son néant » où il convie le lecteur à prendre connaissance du cas clinique de Mme El… B… qui présente un syndrome de dépersonnalisation ; Baruk pose

HENRI BARUK, « L’INCLASSABLE »

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ensuite la question de l’origine psychologique ou encéphalitique de ce trouble, et en faveur de l’hypothèse somatique il retient simplement des antécédents syphilitiques héréditaires, les allergies anciennes et les troubles circulatoires de la patiente… Le bref chapitre se clôt sans discussion sur ces pauvres arguments, et le lecteur alléché par le titre du paragraphe et qui espérait y trouver la substance phénoménologique de la folie restait déconcerté et déçu par son attente. Le traité de Baruk est emprunt des mêmes principes moralistes que ceux qu’il développe depuis la fin de la guerre, accompagnés d’une critique réglée de l’orientation prise par la psychiatrie contemporaine. Ce travail ne peut être lu sans laisser supposer que Baruk pense être le seul psychiatre moral de sa génération, et qu’il est le seul à conduire avec intelligence une réflexion sur la maladie mentale, ce qui, dans l’un et l’autre cas, ne manque pas d’agacer les confrères tenant un autre discours.

QUE RESTE-T-IL AUJOURD’HUI DE CETTE ŒUVRE ? De la croyance (du thérapeute, en sa théorisation et sa pratique) dans l’efficacité du traitement des patients. De ce point de vue, on ne peut que lui être redevable. Mais que d’oppositions à la psychanalyse pour un adepte de la morale qui a succombé à la tentation toxique de la moralité. L’inconscient n’est pas d’essence divine, même si beaucoup de patients le délirent… Pour reprendre Jean Gillibert : « il n’est qu’un premier renfermement de l’homme sur lui-même d’où aliénation et libération deviennent indécidables ».

À partir de l’article Clervoy P, Corcos M. Henri Baruk (1897-1999), « l’inclassable ». Perspectives Psy 2000 ; 39 (2) : 150-156.

Références bibliographiques - Baruk H. Traité de psychiatrie. Paris : Éditions Masson, 1960.

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- Baruk H. La morale de l’histoire… de la neuro-psychiatrie moderne. Discours d’ouverture du Congrès de psychiatrie et de neurologie de langue française, LVIIIe session. Comptes rendus. Paris : Éditions Masson, 1960. - Baruk H. Des hommes comme nous, mémoires d’un neuropsychiatre. Paris : Éditions Robert Laffont, 1976. - Baruk H. La psychiatrie et la crise morale du monde d’aujourd’hui. Humanisme psychiatrique et histoire de la neuro-psychiatrie. Paris : Librairie Colbo, 1983. - Baruk H. Humanisme psychiatrique et histoire de la neuropsychiatrie. Paris : Librairie Colbo, 1992. - Baruk H. Lévy Valensi. L’Encéphale 1950 ; 39 : 4. - Corcos M. Interview d’H. Baruk. Plaidoyer pour un humanisme psychiatrique. La Pratique Médicale Quotidienne jeudi 28 mars 1985, n° 129. - Corcos M. Interview d’H. Baruk. Psychanalyse et religion, l’impossible arrangement. La Pratique Médicale Quotidienne jeudi 28 février 1985, n° 109. - Deshaies G. L’expérimentation humaine. Sem Hôp Paris 15 mars 1955 : 912. - Deshaies G. Commentaires sur la chitamnie. L’Évolution Psychiatrique 1954 : 228. - Drai R. Entretien. Synapse octobre 1993 ; n° 100 : 18-29. - Gillibert J. Folie et création, « l’or d’atalante ». Paris : Champ Vallon, 1990. - Maïmonide. Le livre de la connaissance. Collection Quadrige. Paris : PUF, 1994. - Massin B, Massin J. Histoire de la musique occidentale. Paris : Fayard, 1983 : 110.

FRANZ FANON (1925-1961) « ON NE RACONTE PAS SA VIE : ON EN TÉMOIGNE » « Mon nom : offensé ; mon prénom : humilié ; mon état : révolté […] ma race : la race tombée… » Aimé Césaire. Et les chiens se taisaient « Chaque fois qu’un homme a fait triompher la dignité de l’esprit, chaque fois qu’un homme a dit non à une tentative d’asservissement de son semblable, je me suis senti solidaire de son acte » Franz Fanon. Peau noire, masques blancs « Il n’y a pas si longtemps, la terre comptait deux milliards d’habitants, soit cinq cent millions d’hommes et un milliard cinq cent millions d’indigènes. Les premiers disposaient du verbe, les autres l’empruntaient. L’élite européenne entreprit de fabriquer un indigénat d’élite ; on sélectionnait des adolescents, on leur marquait sur le front, au fer rouge, les principes de la culture occidentale, on leur fourrait dans la bouche des baillons sonores, grands mots pâteux qui collaient aux dents ; après un bref séjour en métropole, on les renvoyaient chez eux, truqués. Ces mensonges vivants n’avaient plus rien à dire à leurs frères ; il résonnaient […] C’était l’âge d’or. Il prit fin : les bouches s’ouvrirent seules… » Jean-Paul Sartre, Préface de l’ouvrage de Franz Fanon. Les damnés de la terre

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n psychiatre français contemporain est connu et étudié dans plus de cinquante pays. Ses principaux ouvrages sont traduits dans toutes les langues. Sa vie a fait l’objet en l’an 2000 de deux biographies (l’une en français par Alice Cherki et l’autre en anglais par David Macey), d’un documentaire (Cheik Djemaï) et même d’un film (Isaac Julien). Et pourtant son pays est avare en hommages… Qu’a-t-il montré de si gênant ?

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LA FRANCE DES COLONIES Dix ans après la Grande Guerre, la France s’était relevée. Elle constituait une grande puissance et même si son régime était républicain, elle nommait une partie d’elle-même l’« Empire colonial ». Rien que le vocable laissait deviner que là-bas, hors de la métropole, l’égalité républicaine ne valait pour tout le monde… Le mythe d’une nation de cent millions d’habitants masquait la douleur d’un pays qui venait de compter quatre millions de morts. Les enfants apprenaient la géographie du monde sur une planisphère qui montrait sous une même couleur rose un vaste ensemble de territoires dispersés aux quatre coins du globe : le quart nord-ouest de l’Afrique, des territoires en Amérique du sud et en Asie, des îles dans tous les océans, et l’énumération exotique des comptoirs indiens dont ils devaient réciter par cœur les noms : Pondichéry, Chandernagor, Yanaon, Karikal et Mahé… Cent ans après la conquête d’Alger, le Bois de Vincennes est occupé de mars à septembre 1931 par l’Exposition coloniale dont le but est de montrer la grandeur de la nation à travers l’œuvre entreprise dans le développement de ses colonies. L’indigène était présenté comme un être dont l’éducation était à faire, un enfant qu’il fallait civiliser. Pouvait-il avoir une sensibilité et une culture ? Un an plus tôt à Tunis, lors d’un triomphal congrès catholique, des enfants musulmans avaient été contraints de se déguiser en Croisés pour ensuite défiler et chanter la victoire de la chrétienté sur l’islam… Nul ne s’était averti du nationalisme tunisien naissant qui dénonçait la maladresse. L’administration coloniale était restée silencieuse lorsque André Gide, au retour d’un voyage au Congo, s’était indigné des mauvais traitements et des atrocités commises à l’encontre des populations autochtones. Sur les pas d’André Gide, Albert Londres partit enquêter et découvre le sort des Africains qui meurent sous la charge de travail dans les grandes concessions coloniales. Le nègre remplace la grue et le camion et Londres estime à 17 000 morts le nombre d’entre eux tombés sur le chantier du chemin de fer Congo-Océan. Le récit de son voyage - pudiquement intitulé Terre d’Ebène - déclencha une furieuse polémique contre son auteur. La presse coloniale se déchaîna avec une virulence ordurière contre le reporter parce qu’il avait osé écrire une vérité qui dérangeait. À ses détracteurs, le journaliste harcelé se contentait de répliquer : … « Ce n’est pas en cachant ses plaies qu’on les guérit ». Manifestement, les éclats d’André Gide et d’Albert Londres ne font pas bouger grand chose. L’indigène fait partie d’un ordre social dont personne ne veut remettre en cause l’infériorité y compris le discours médical qui apporte sa caution scientifique.

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LE REGARD DES PSYCHIATRES SUR L’INDIGÈNE Le regard des médecins sur les indigènes est le reflet de celui de l’ensemble des métropolitains. Il suffit de lire les articles du Manuel alphabétique de psychiatrie rédigé sous la direction d’Antoine Porot dans sa première édition en 1952 : - « Noirs : Les indigènes de l’Afrique noire se rapprochent dans une large mesure de la mentalité primitive. Chez eux les besoins physiques (nutrition, sexualité) prennent une place de tout premier plan ; la vivacité de leurs émotions et leur courte durée, l’indigence de leur activité intellectuelle, leur font vivre surtout le présent comme des enfants ».

L’auteur de ces articles, lui-même élève de Porot, Henri Aubin, évoque leur « comportement explosif et chaotique », les « fragiles liens logiques » de leur idéation, le faible travail du « psychisme supérieur »… - Indigènes Nord-Africains : […] Par manque de curiosité intellectuelle, la crédulité et la suggestibilité atteignent un degré très élevé […]. » Après avoir souligné leur potentiel meurtrier, Aubin ajoute « Le même fatalisme aggrave l’inappétence native des non-civilisés pour le travail, leur aboulie, leurs caprices, leur impulsivité », soulignant là encore « le manque de soin et de logique dans les activités professionnelles, la tendance au mensonge, à l’insolence […] ». - Le Primitivisme est rapporté aux « peuplades inférieures », s’opposant à la « mentalité civilisée ». On lit encore sous la plume d’Aubin « la mentalité du primitif est surtout le reflet de son diencéphale alors que la civilisation se mesure à l’affranchissement de ce domaine et à l’utilisation croissante du cerveau antérieur ».

À FORT DE FRANCE Franz Fanon est né le 20 juillet 1925. Son père est inspecteur des douanes. Il est le cinquième de huit enfants. Ceux qui l’ont connu à cette époque décrivent un garçon intrépide et meneur. Il a dix ans lorsqu’il est conduit, avec les enfants de sa classe, à une cérémonie devant le monument dédié à Victor Schœlcher, le héros célébré pour avoir libéré les esclaves de leurs chaînes ; Fanon dira plus tard le bouleversement qui l’a saisi lorsque lui fut révélé l’histoire de l’esclavage et la déshumanisation dans laquelle la France avait à peine deux siècles plus tôt jeté ses aïeux.

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C’est aussi l’époque où Fanon est indirectement influencé par Aimé Césaire. Il est trop jeune pour avoir suivi ses cours, mais l’influence du jeune agrégé de philosophie était déjà très importante sur la jeunesse antillaise. Césaire avait fondé à Paris avec d’autres étudiants antillais et africains, dont son aîné à l’École Normale Léopold Sédar Senghor, un journal nommé L’Etudiant Noir dans lequel apparaît pour la première fois le terme de négritude. De retour à la Martinique, il avait fondé la revue Tropique dont le projet était la ré-appropriation par les Martiniquais de leur patrimoine culturel.

« JE ME SUIS TROMPÉ ! » En 1940, L’Europe est en guerre et la France sous le régime de Vichy. Les Antilles accueillent l’Amiral Robert parti de Brest avec une partie de la flotte de guerre française. À la fierté des martiniquais à cette prestigieuse visite succède vite le désenchantement. L’Amiral Robert est dévoué à Pétain, les enfants apprennent à l’école le salut hitlérien et la censure fait interdire la revue Tropique. En 1943, Fanon fait son « entrée en dissidence », ce qui dans la culture créole signifie s’opposer à l’ordre instauré par l’Amiral Robert. Il fait sien le non gaullien et s’engage pour rejoindre les Forces Françaises Libres. Le fils d’esclave engage sa fougue pour libérer les fils de ceux qui avaient fait enchaîner ses aïeux. Lorsque autour de lui ses amis disaient que cette guerre n’était pas la leur, que c’était les Blancs contre les Blancs et que les Nègres n’avaient rien à y faire, Franz Fanon répondait : - « Chaque fois que la dignité et la liberté de l’homme sont en question, nous sommes concernés, Blancs, Noirs ou Jaunes, et chaque fois qu’elles seront menacées en quelque lieu que ce soit, je m’engagerai sans retour. »

Il le fit ; mais la déception lui parut bien vite. Faisant escale aux États-Unis, il fait l’expérience insolite de pénétrer dans des bars interdits aux Noirs… mais pas aux soldats français. Par la suite, sur le théâtre de guerre métropolitain, il constate l’indifférence des français à l’engagement des siens. Il est Nègre et considéré comme tel. Il en reçoit une profonde blessure, ce qui lui fait pousser ce cri : « Je me suis trompé ». Le ton des lettres à sa famille laisse même penser qu’à un moment il a souhaité ne pas survivre aux combats auxquels il a participé : - « Un an que j’ai laissé Fort-de-France. Pourquoi ? Pour défendre un idéal obsolète. […] Si je ne retournais pas, si vous appreniez un jour ma mort face à l’ennemi, consolez-vous, mais ne dites jamais : il est mort pour la belle cause […] Rien ici, rien qui justifie cette subite décision de me faire défenseur

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des intérêts du fermier quand lui-même s’en fout […] Je pars demain volontaire pour une mission périlleuse, je sais que j’y resterai. »

PEAU NOIRE, MASQUES BLANCS Fanon survit aux épreuves de la guerre ; il sera même décoré. Démobilisé, il retourne aux Antilles, passe son bac puis revient en métropole pour s’inscrire en Faculté de médecine à Lyon. C’est une période féconde de lectures et de rencontres. Ce n’est pas sur les bords de Saône qu’il trouve un maître en psychiatrie, pour autant qu’on puisse écrire qu’il en ait eu un ; on retiendra un long séjour à Saint-Alban, la rencontre avec Tosquelles et la découverte de la thérapie institutionnelle. Au terme de ses études, il rédige sa thèse et choisit comme sujet : « Essai pour la désaliénation du Noir ». Ce n’est pas sans rapport avec ses propres interrogations : quel peut être pour le Nègre un destin qui ne soit pas celui du Blanc ? Son travail se construit comme un essai anthropologique et psychologique, développant la perspective phénoménologique d’un « exister » du Nègre qui peut être autonome et distinct des valeurs posées comme universelles par les Blancs. La thèse est refusée, autant pour des raisons de fond que pour des raisons de forme. Franz Fanon change alors de sujet et s’acquitte de cet exercice universitaire en rédigeant une thèse insipide sur « Un cas de dégénérescence spino-cérébelleuse ou maladie de Friedrich ». Il reprend ensuite le texte initial de sa thèse, change son titre qui devient Peau noire, masques blancs et fait publier l’essai aux Éditions du Seuil grâce au soutien de Francis Jeanson. C’est un texte dense, lapidaire, fait de courts énoncés dont chacun mériterait un long développement. Dois-je sur cette terre, qui déjà tente de se dérober, me poser le problème de la vérité noire ? Dois-je me confiner dans la justification d’un angle facial ? Je n’ai pas le droit, moi homme de couleur, de rechercher en quoi ma race est supérieure ou inférieure à une autre race. Je n’ai pas le droit, moi homme de couleur, de me souhaiter la cristallisation chez le Blanc d’une culpabilité envers le passé de ma race. Je n’ai pas le droit, moi homme de couleur, de me préoccuper des moyens qui me permettraient de piétiner la fierté de l’ancien maître. Je n’ai pas le droit ni le devoir d’exiger réparation pour mes ancêtres domestiques.

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Il n’y a pas de mission nègre ; il n’y a pas de fardeau blanc. Je me découvre un jour dans un monde où les choses font mal ; un monde où l’on me réclame de me battre; un monde où il est toujours question d’anéantissement ou de victoire. Je me découvre, moi homme, dans un monde où l’autre, interminablement, se durcit. Non, je n’ai pas le droit de venir et de crier ma haine au Blanc. Je n’ai pas le devoir de murmurer ma reconnaissance au Blanc. Il y a ma vie prise au lasso de l’existence. Il y a ma liberté qui me renvoie à moi-même. Non, je n’ai pas le droit d’être un Noir. Un seul devoir. celui de ne pas renier ma liberté au travers de mes choix ».

Dans la conclusion on lit une profession de foi : « Moi, l’homme de couleur, je ne veux qu’une chose : Que jamais l’instrument ne domine l’homme. Que cesse l’asservissement de l’homme par l’homme. C’est-à-dire de moi par un autre. Qu’il me soit permis de découvrir et de vouloir l’homme, où qu’il se trouve. […] Mon ultime prière : mon corps, fais de moi toujours un homme qui interroge ! ».

LA SOUFFRANCE DU COLONISÉ EN MÉTROPOLE En 1951, en même temps qu’il finit ses études de médecine, Fanon fait publier dans la revue Esprit un court essai de psychiatrie autant que de sociologie intitulé Le syndrome Nord-Africain. Il avait validé un diplôme de médecine légale et cet essai aurait pu en être le mémoire. Ce texte est finalement publié dans une revue à orientation communiste, intellectuelle et militante dont le rédacteur en chef était le beau-frère du professeur Marcel Colin qui enseignait à Lyon la psychiatrie légale. Fanon a probablement eu à rédiger des expertises sur des situations qui mettaient au premier plan l’expression somatique du mal-être de l’immigré maghrébin et les problèmes posés par sa sexualité. De cette expérience, il livre le constat d’une relation de soin où le médecin métropolitain reçoit le consultant maghrébin avec un préjugé racial. Il indique que le comportement du NordAfricain - par son inadaptation au monde dans lequel il vit - provoque souvent de la part du personnel médical une attitude de défiance quant à la réalité de sa maladie, que celui-ci est perçu avec un a priori de « race feignante », qu’il triche sur ses symptômes pour n’en chercher que des bénéfices et que l’attitude préalable des soignants est avant tout de le pousser hors de l’hôpital où il est soupçonné de vouloir trouver refuge pour ne pas travailler.

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Fanon propose une démarche diagnostique qui débute par un bilan de situation : quelles sont les relations avec son entourage, quelles sont ses occupations et ses préoccupations, quel est son sentiment de sécurité ou d’insécurité, quels sont les dangers qui le menacent, quelle est l’évolution de sa vie. Il prend l’exemple de la sexualité : une thèse soutenue à Lyon en 1951 par le docteur Léon Mugniery présente les Nord-Africains comme des personnes au comportement social primitif qui ont un appétit anormal pour les prostituées ; Fanon réplique, cinglant : « Peut-être faut-il rappeler au docteur Mugniery que si les Nord-Africains en France se contentent de prostituées, c’est parce que, premièrement, ils y trouvent des prostituées, et qu’ensuite ils n’y trouvent pas de femmes arabes (qui pourraient envahir la nation) ».

EN ALGÉRIE Fanon est nommé médecin du cadre des hôpitaux psychiatriques en juin 1953. Il retourne un temps aux Antilles où il ne s’installe pas. Un poste est crée à Blida-Joinville, il postule et sa candidature est acceptée ; il prend ses fonctions en novembre 1953. À son arrivée, l’hôpital est à l’image de ce qu’était la psychiatrie d’avant guerre, alourdi d’une organisation qui séparait radicalement les malades mentaux indigènes des malades mentaux métropolitains. La conception dominante qui prévalait dans la psychiatrie algérienne alors était que le malade mental métropolitain était accessible à la guérison et que l’indigène était incurable, voué à la maladie, sous le prétexte que ses structures diencéphaliques écrasaient toute possibilité d’une activité corticale développée. En dépit de l’hostilité qu’on imagine, Fanon se lance dans la rénovation institutionnelle des services dont il a la charge. Sous son impulsion socio-thérapique, le pavillon des femmes européennes se métamorphose rapidement. Fanon se hâte ensuite d’apporter ces mêmes orientations dans le pavillon des hommes indigènes. C’est un échec. Il analyse cet échec au-delà de la réticence des personnels soignants et il reprend les perspectives analytiques qu’il avait développé dans son livre Peau noire, masques blancs. Il comprend que les indigènes ne peuvent répondre à une approche socio-thérapique qui se fonderait sur un modèle occidental : si la chorale ne marche pas, c’est parce que les chanteurs au Maghreb sont des professionnels itinérants qui n’appartiennent pas au groupe ; si l’atelier de vannerie est déserté, c’est parce que c’est une activité réservée aux femmes ; si l’organisation d’une crèche à Noël n’attire personne, c’est parce que c’est une fête chrétienne et non musulmane. Il organise le pavillon autour du modèle culturel indigène et installe dans le

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service un café maure, les décorations font référence au patrimoine et à la culture locale et non plus aux paysages et aux monuments de France. Parallèlement, Fanon donne une impulsion à la psychiatrie en milieu ouvert et met en place une unité qui prend en charge en un même lieu les patients d’origine métropolitaine et les patients maghrébins. Il organise la formation des personnels infirmiers ainsi que des rencontres universitaires. C’est aussi au même moment qu’il noue des contacts avec le mouvement politique indépendantiste.

L’ENGAGEMENT DANS LE FLN À Blida, Fanon a donc amorcé un vaste mouvement qui vise à repenser la psychopathologie en fonction des repères culturels indigènes. Il publie un article avec un interne sur L’attitude du musulman devant la folie. Il commence un travail pour modifier les planches du Thematic Aperception Test (TAT) qui sont inadaptées aux populations non occidentales. Mais les premiers mouvements de rébellion prennent de l’ampleur et la vie de l’hôpital en est profondément perturbée. Fanon reçoit un nombre important de patients dont la pathologie est directement en rapport avec la guerre de libération nationale. « … la colonisation, dans son essence, se [présente] déjà comme une grande pourvoyeuse des hôpitaux psychiatriques […] Il y a donc dans [la] période de calme de colonisation réussie une régulière et importante pathologie mentale produite directement par l’oppression. Aujourd’hui la guerre de libération nationale que mène le peuple algérien depuis sept ans, […] est devenue un terrain favorable à l’éclosion des troubles mentaux ».

Dans ce passage de l’ouvrage Les damnés de la terre, Franz Fanon ajoute : « Nous [signalons] que toute une génération d’Algériens, baignés dans l’homicide gratuit et collectif avec les conséquences psychoaffectives que cela entraîne, sera l’héritage de la France en Algérie ». Fanon va progressivement s’engager totalement dans le FLN. Bien qu’il conserve une importante activité clinique, la précipitation des événements le tourne de plus en plus vers un nouvel engagement pour défendre, comme il l’avait fait savoir à ses amis en 1943 « la liberté et la dignité de l’homme ».

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LA RUPTURE Précipité par la menace d’une répression, son hôpital étant considéré comme un lieu de refuge des combattants du FLN, Fanon présente sa démission. Le courrier adressé à l’autorité administrative de tutelle est un bilan : « Sur ma demande et par arrêté en date du 22 octobre 1953, Monsieur le Ministre de la Santé Publique et de la population a bien voulu me mettre à la disposition de Monsieur le Gouverneur Général de l’Algérie pour être affecté à un Hôpital Psychiatrique de l’Algérie. Installé à l’Hôpital Psychiatrique de Blida-Joinville le 23 novembre 1953, j’y exerce depuis cette date les fonctions de Médecin-chef de service. Bien que les conditions objectives de la pratique psychiatrique en Algérie fussent déjà un défi au bon sens, il m’était apparu que des efforts devaient être entrepris pour rendre moins vicieux un système dont les bases doctrinales s’opposaient quotidiennement à une perspective humaine authentique. Pendant près de trois ans je me suis mis totalement au service de ce pays et des hommes qui l’habitent. Je n’ai ménagé ni mes efforts, ni mon enthousiasme. Pas un morceau de mon action qui n’ait exigé comme l’horizon l’émergence unanimement souhaitée d’un monde valable. Mais que sont l’enthousiasme et le souci de l’homme si journellement la réalité est tissée de mensonges, de lâchetés, du mépris de l’homme ? Que sont les intentions si leur incarnation est rendue impossible par l’indigence du cœur, la stérilité de l’esprit, la haine des autochtones de ce pays ? La Folie est l’un des moyens qu’a l’homme de perdre sa liberté. Et je puis dire que, placé à cette intersection, j’ai mesuré avec effroi l’ampleur de l’aliénation des habitants de ce pays. Si la psychiatrie est la technique médicale qui se propose de permettre à l’homme de ne plus être étranger à son environnement, je me dois d’affirmer que l’Arabe, aliéné permanent dans son pays, vit dans un état de dépersonnalisation absolue. Le statut de l’Algérie ? Une déshumanisation systématisée. Or, le pari absurde était de vouloir coûte que coûte faire exister quelques valeurs alors que le non-droit, l’inégalité, le meurtre multi-quotidien de l’homme étaient érigés en principes législatifs.

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La structure sociale existant en Algérie s’opposait à toute tentative de remettre l’individu à sa place. Monsieur le Ministre, il arrive un moment où la ténacité devient persévération morbide. L’espoir n’est plus alors la porte ouverte sur l’avenir mais le maintien illogique d’une attitude subjective en rupture organisée avec le réel. Monsieur le Ministre, les événements actuels qui ensanglantent l’Algérie ne constituent pas aux yeux de l’observateur un scandale. Ce n’est ni un accident, ni une panne du mécanisme. Les événements d’Algérie sont la conséquence logique d’une tentative avortée de décérébraliser un peuple. Il n’était point exigé d’être psychologue pour deviner sous la bonhomie apparente de l’Algérien, derrière son humilité dépouillée, une exigence fondamentale de dignité. Et rien ne sert à l’occasion de manifestations non simplifiables, de faire appel à un quelconque civisme. La fonction d’une structure sociale est de mettre en place des institutions traversées par le souci de l’homme. Une société qui accule ses membres à des solutions de désespoir est une société non viable, une société à remplacer. Le devoir du citoyen est de le dire. Aucune morale professionnelle, aucune solidarité de classe, aucun désir de laver le linge en famille ne prévaut ici. Nulle mystification pseudo-nationale ne trouve grâce devant l’exigence de la pensée. […] Le travailleur dans la cité doit collaborer à la manifestation sociale. Mais il faut qu’il soit convaincu de cette société vécue. Il arrive un moment où le silence devient mensonge. Les intentions maîtresses de l’existence personnelle s’accommodent mal des atteintes permanentes aux valeurs les plus banales. Depuis de longs mois ma conscience est le siège de débats impardonnables. Et leur conclusion est la volonté de ne pas désespérer de l’homme, c’est-à-dire de moi-même. Ma décision est de ne pas assurer une responsabilité coûte que coûte, sous le fallacieux prétexte qu’il n’y a rien d’autre à faire. Pour toutes ces raisons, j’ai l’honneur, Monsieur le Ministre, de vous demander de bien vouloir accepter ma démission et de mettre fin à ma mission en Algérie, avec l’assurance de ma considération distinguée.

« ON NE RACONTE PAS SA VIE : ON EN TÉMOIGNE »

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L’ENGAGEMENT RÉVOLUTIONNAIRE Sa lettre de démission reste sans réponse et Fanon quitte Blida pour rejoindre Paris où il trouve asile chez son ami Jean Ayme à l’hôpital Clermont de l’Oise. Il apprend peu après qu’un arrêté d’expulsion a été émis à son encontre. Il ne reste en France que trois mois et part ensuite à Tunis pour mener une double activité, psychiatrique et politique. Il fonde un centre neuro-psychiatrique de jour à l’hôpital de La Manouba où il poursuit son travail de rénovation des pratiques de soin. Parallèlement, il est intégré dans le service de presse du FLN et rédige régulièrement des articles pour le journal El Moudjahid. Il voit au-delà du conflit algérien et envisage la question de la décolonisation pour l’ensemble de l’Afrique. En 1959, il est nommé ambassadeur itinérant du Gouvernement provisoire de la République algérienne et prend ses quartiers à Accra. De là, il multiplie les voyages et les conférences dans lesquelles il milite pour une solidarité entre les différents pays d’Afrique. Il rêve des États-Unis d’Afrique. Il court de capitales en capitales, rencontre les dirigeants, fait des conférences, projette d’écrire un livre sur l’unité négro-africaine qui s’intitulerait « Alger-Le Cap »… En décembre 1960, il revient à Tunis pour les fêtes de fin d’année. Il est épuisé et fait pratiquer des examens de santé de routine. Le diagnostic tombe : leucémie myéloïde. Le pronostic est fatal et il le sait. Il part se faire soigner à Moscou où il revient au bout de quelques semaines, la maladie paraissant se stabiliser. Il dicte dans la hâte le livre qu’il avait en projet qui s’intitulera Les damnés de la terre. Il y inclut un long chapitre sur les troubles mentaux liés aux guerres coloniales qui associent des observations de troubles mentaux chez les victimes de torture de la part des forces coloniales, comme des observations de troubles mentaux chez les personnels des forces de police qui commettent ces actes de barbarie. Comme dans les autres ouvrages écrits, le rythme est celui de la hâte, les phrases sont courtes, alternant entre le ton froid du constat et la puissance verbale du militant. Les chapitres ont peu de liens entre eux, mais Fanon est plus attentif au contenu qu’à la forme. Il a encore beaucoup à dire et le temps lui est compté. Son état de santé s’aggrave et il part se faire soigner aux États-Unis. Il fait une courte escale à Rome où il a la visite de Jean-Paul Sartre qui rédige une préface pour son livre dont il reçoit les premiers exemplaires trois jours avant sa mort. Il écrit peu avant une longue lettre à un ami : « … Nous ne sommes rien sur terre si nous ne sommes d’abord les esclaves d’une cause, de la cause des peuples, la cause de la justice et de la liberté. Je veux que vous sachiez que même au moment où les médecins avaient désespéré je pensais encore, oh dans le brouillard, je pensais au peuple algérien, aux peuples du Tiers Monde et si j’ai tenu, c’est à cause d’eux. » Il est enterré en terre algérienne, l’hôpital de Blida porte son nom.

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À partir de l’article Clervoy P. Franz Fanon. Perspectives Psy 2004 ; 43 (2) : 152-157.

Références bibliographiques - Aubin H. Indigènes nord-africains, primitivisme, Noirs (psychopathologie des). In : Porot A, ed. Manuel alphabétique de psychiatrie. Paris : PUF, 1952. - Cherki A. Franz Fanon, portrait. Paris : Seuil, 2000. - Fanon F. Peau noire, masques blancs. Paris : Seuil, 1952. - Fanon F. Le « syndrome nord-africain ». Esprit février 1952. Réédité dans Pour la révolution africaine. Petite collection. Paris : Maspero, 1979. - Fanon F, Géronimi C. Le TAT chez la femme musulmane. Sociologie de la perception et de l’imagination. Congrès des médecins aliénistes et neurologistes de langue française, Bordeaux, 30 août-4 septembre 1956. - Fanon F. La minorité européenne d’Algérie en l’an V de la Révolution. Les Temps Modernes mai-juin 1959 ; 159-160 : 1841-1865. - Fanon F. Les damnés de la terre. Paris : Éditions La Découverte, 2002. - Londres A. Terre d’Ébène. Paris : Albin Michel, 1929.

4 PLUMES ET POLÉMIQUES

ÉMILE LITTRÉ (1801-1881) LES PREMIERS MOTS DE LA PSYCHIATRIE « Il y a dans la petitesse de l’homme, dans la petitesse de sa terre, dans la brièveté de sa vie, quelque chose qui contraste singulièrement avec les énormes distances qu’il soupçonne et les vastes intervalles de temps qu’il suppute et qu’il retrouve dans les ombres du passé » Émile Littré « C’est une contemplation profonde que celle qui s’arrête sur l’activité incessamment productive de la vie. Ces fourmilières d’êtres de toute forme et de toute taille, ce murmure perpétuel des générations qui arrivent et des générations qui s’en vont, cette flamme qu’on appelle la vie et que l’esprit voit errer, pâlir ou grandir sur la croûte du globe, est-il rien qui puisse étonner davantage ? » Émile Littré « Une certaine lueur a commencé à poindre. La science est le flambeau qui vient éclairer un lieu obscur » Émile Littré

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aris, à la fin du XIXe siècle, fut le lieu de deux décès presque contemporains : la mort de Victor Hugo et celle d’Émile Littré. L’un comme l’autre, par leur œuvre, annonçaient l’aube d’un siècle nouveau. Au premier, figure majestueuse de grand-père, fut dévolue une cérémonie républicaine d’une ampleur populaire exceptionnelle avec un cénotaphe géant qui reposa, voilé de noir, sous l’Arc de triomphe qui le contenait à peine. À l’autre, figure effacée connue des seuls caricaturistes qui en accentuaient la laideur, furent consacrés quelques commentaires fugitifs dans la presse. Littré fit entrer la médecine dans le positivisme qui annonçait son développement scientifique. Voilà pourquoi, dérobant au moment de sa mort la vedette à Victor Hugo, Émile Littré se vit attribuer par Zola le titre d’« Homme du siècle » et par Louis Pasteur celui de « Saint laïque » ; il était selon les mots d’Ernest Renan l’« Une des consciences les plus complètes de l’univers ». Littré, qui n’avait pu mener ses études de médecine à leur achèvement, fut

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presque malgré lui membre de l’Académie de médecine puis membre de l’Académie française, député puis sénateur, et il aurait pu être ministre s’il en avait accepté la charge lorsqu’elle lui fut proposée. Il fut surtout l’homme du « dictionnaire », travail considérable, entreprise d’une vie, dans laquelle on peut aujourd’hui trouver les premiers mots de la psychiatrie.

UN ÉLÈVE SURDOUÉ MAIS TIMIDE Émile Littré avait l’ambition de tout connaître : la médecine, l’histoire, la littérature, les langues modernes et anciennes, la philosophie, les sciences. Ce fut un homme à la vie solitaire, « peu voyageuse » selon l’expression de Jean Hamburger et s’il quitta un jour Paris, ce n’est jamais que pour ne s’en éloigner que de quelques kilomètres. Le père est un ancien sergent d’infanterie de marine, révolutionnaire instruit des ouvrages de Voltaire et des Encyclopédistes, qui sur le tard voulut apprendre et faire apprendre à son fils le grec et le latin, l’arabe et le sanscrit. La mère était elle-même une ardente républicaine. Le prénom Émile fut sans doute choisi par référence au titre du roman pédagogique de Jean-Jacques Rousseau. Il est décrit petit, le visage disgracieux et sévère. Il est rejeté de ses camarades et trouve une consolation dans les livres. Il ne connaît que de rares amis dont Louis Hachette, futur fondateur de la célèbre maison d’édition éponyme. Il est brillant et se distingue par des facultés littéraires précoces dont la capacité à maîtriser plusieurs langues. À quatorze ans, il écrit ces mots : « L’étude rend savant. La réflexion rend sage ». Sorti de Louis le Grand, il trouve dans une douleur à l’épaule un prétexte pour ne pas se présenter au concours de l’École polytechnique qui exigeait une épreuve physique. Il s’engage un temps comme secrétaire particulier du Comte Pierre Daru, Pair de France et académicien, lequel finalement, peut-être effrayé de la liberté de pensée de son jeune secrétaire, choisit de le renvoyer vers d’autres études et Littré s’orienta vers la faculté de médecine.

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L’INTERNE AU CHEVET DE SES MALADES Ceux qui l’ont côtoyé alors témoignent de deux observations le concernant : en premier, une profonde compassion pour les malades, Littré montrant une extrême sensibilité envers la souffrance humaine ; ensuite, une pensée animée par la modernité en médecine : la lutte contre les superstitions et les empirismes, et une clinique fondée sur l’observation et le raisonnement scientifique. On devine cette orientation à travers cette déclaration très innovante pour l’époque : « … La pathologie n’est pas autre chose que la physiologie dérangée », vision de la maladie qui annonce la médecine expérimentale et les recherches de Claude Bernard. Mais sa sensibilité est excessive et il est tourmenté devant ses patients : « J’ai éprouvé pour ma part combien […] l’incertitude du diagnostic ou du traitement et la crainte de s’être trompé suscitent de cuisants regrets qui ressemblent à des remords » ; et finalement le brillant interne renonce à passer sa thèse et refuse de devenir médecin. À la même époque, le décès de son père le plonge dans un profond état d’abattement dont il ne sort qu’à travers des activités d’écriture et il va prendre une place croissante au sein de l’équipe rédactionnelle du Journal Hebdomadaire de Médecine. Il y trouve l’occasion de disserter sur de nombreux sujets médicaux et d’y faire valoir les progrès apportés par les sciences. Il occupe l’emploi de traducteur au National puis, passées trois années de ce travail obscur, il accède au rang de journaliste. Survient l’épidémie de choléra qui tue dix-huit mille parisiens en quelques semaines. Littré, parfaitement informé des développements de la médecine, indique au fil de ses articles que le meilleur moyen de lutter contre l’épidémie est de s’attaquer aux moyens de propagation du mal et que le meilleur traitement est de rendre à l’organisme les sels qu’il a perdu. Il émet l’hypothèse, bien avant Pasteur, d’un agent pathogène comparable à un virus et il s’intéresse particulièrement aux conditions qui favorisent l’épidémie et son article se construit avant l’heure comme une véritable étude épidémiologique. Le « médecin-qui-écrit » se fait ainsi connaître et apprécier du grand public ; c’est aussi au même moment qu’il est approché par l’éditeur Baillière qui conçoit le projet de publier une traduction nouvelle des œuvres complètes d’Hippocrate.

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LA TRADUCTION D’HIPPOCRATE ET LA RENCONTRE AVEC AUGUSTE COMTE Si le « médecin-journaliste-traducteur » Littré s’intéresse à Hippocrate ce n’est pas seulement pour restaurer un monument antique alors seulement accessible par fragments déformés et qu’il fallait réordonner pour lui donner son ampleur et sa cohérence. Littré fait valoir l’étonnante modernité du Maître de Cos pour lequel la médecine se fonde sur l’expérience (l’observation) et non sur les hypothèses (le dogme). C’est la démonstration que la maladie n’est pas une succession de phénomènes bizarres et désordonnés, sans loi, mais un enchaînement de phénomènes : la maladie est réglée, elle suit un ordre de progression. Quel que soit l’organe atteint, la maladie suit une marche déterminée avec son développement et sa terminaison. Son décours est prédictible en fonction du passé (les antécédents) et du présent (la clinique). En conséquence de quoi, ce qui doit être désigné et étudié sous un terme générique de maladie est la forme générale de la maladie. La première phrase du volume intitulé « Les lieux dans l’homme » pourrait être entendue comme le leitmotiv de la pensée hippocratique dont Littré fait la promotion : « La nature du corps est le commencement du raisonnement médical ». C’est aussi au même moment qu’Émile Littré fait la rencontre d’Auguste Comte, ancien élève et répétiteur à l’École polytechnique. Plusieurs fois hospitalisé à Charenton où il était soigné par Esquirol, Comte s’était fait une réputation en fondant, dans la fièvre de son isolement paranoïaque, ce qu’il avait nommé la philosophie positive dans laquelle il se vouait à démontrer que son système de pensée donnait la cohérence qui manquait à la pensée des autres. Il proposait une nouvelle vision du monde fondée sur la seule logique apportée par le raisonnement scientifique. Comte se voulait grand prêtre de ce catéchisme scientifique, accordait sa bénédiction aux uns et excommuniait les autres, et il voyait en Littré celui qui pouvait donner un retentissement national à son œuvre. Assez curieusement, Littré se plia pendant de très longues années, avec un aveuglement, une modestie et un dévouement inlassable, à la tyrannie de Comte avec lequel il finit bien tardivement par rompre. Au final, la rencontre avec Auguste Comte ne fait que mettre un nom sur une perspective qui était déjà la sienne : le « positivisme » en médecine, à savoir que les maladies ne sont que les effets de causes - connues ou à connaître - et que seule l’étude de ces causes peut conduire à faire progresser cette discipline.

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LE POSITIVISME EN PSYCHIATRIE Concernant la psychiatrie, le positivisme donne sous la plume de Littré les déclarations qui suivent : - « … tous les faits de conscience se passent dans le cerveau » ; « … les phénomènes intellectuels et moraux [appartiennent] au tissu nerveux ». - « [Je veux] inculquer que la description des phénomènes psychiques, avec leur subordination et leur enchaînement, est de la pure physiologie et l’étude d’une fonction et de ses effets. Plus la psychologie […] a fait des progrès, rompant avec les idées innées, plus elle s’est rapprochée de la physiologie. Plus la physiologie s’est rendu compte de l’étendue de son domaine, moins elle s’est effrayée des anathèmes de la psychologie, qui lui interdisait les plus hautes spéculations. Et aujourd’hui il n’est plus douteux que les phénomènes intellectuels et moraux sont des phénomènes appartenant au tissu nerveux […]. Je ne conçois plus une physiologie où la théorie des sentiments et des idées, en ce qu’elle a de plus élevé, n’occuperait pas une grande place ». - « En fait d’études psychiques, je suis du côté des physiologistes et non du côté des psychologistes. Je ferai toutes les concessions qu’on voudra sur les ténèbres qui enveloppent encore certains phénomènes psychiques ; mais il n’en est pas moins certain que tous les fais de conscience se passent dans le cerveau, qu’ils sont abolis lorsque le cerveau éprouve une lésion destructive, et que le cerveau appartient à la physiologie. Séparer l’organe et la fonction est aujourd’hui une impossibilité doctrinale ».

L’ensemble de ses écrits sur la médecine et la traduction d’Hippocrate lui vaut, en 1858, alors qu’il n’avait jamais passé sa thèse, d’être élu à l’Académie de médecine à une triomphale majorité des voix.

L’AMBITION DU DICTIONNAIRE Louis Hachette avait commandé à Littré un dictionnaire étymologique de la langue française. Ils s’étaient entendus sur un dictionnaire « total » avec les définitions, les acceptions, les règles de prononciation, les exemples présents et passés, l’étymologie et l’historique du mot. Littré n’avait pu refuser à son ami d’enfance cette commande. Qui d’autre que lui pouvait s’engager dans une telle entreprise ? Il maîtrisait plusieurs langues : le latin, le grec et le

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sanscrit, l’allemand, l’anglais, l’espagnol et l’italien, et il maîtrisait aussi l’ancien français et différents patois français régionaux. Il exprima pour la forme quelques réticences compte tenu de la quantité considérable de travail dans laquelle il s’était déjà engagé, mais l’orgueil qu’il contenait derrière son excessive modestie le poussait à en accepter l’entreprise. Depuis longtemps, l’étude de la langue le passionne. Il veut comprendre comment les mots s’usent, comment et pourquoi leur usage change, comment leur signification se modifie. Il se donne comme objectif de réaliser un dictionnaire qui « embrasse et combine l’usage présent de la langue et son usage passé, afin de donner à l’usage présent toute la plénitude et la sûreté qu’il comporte ». Le sens des mots varie avec le temps, mais les mots racontent aussi l’histoire à travers les variations de leur usage, ce que Littré nomme l’usure de mots anciens. La langue est vivante, les mots naissent (les néologismes), leur sens évolue et puis ils se figent dans une acception parfois bien loin de leur signification première, avant de disparaître du langage courant et de se figer comme mot ancien et précieux : ce qu’il décrit d’une métaphore physiologique toute médicale : « le mouvement intestin qui travaille une langue et fait que la fixité n’en est jamais définitive ». Littré avait déjà travaillé à la refonte du dictionnaire de médecine Nysten, le seul qui existât au temps de ses études. Le Nysten devenait obsolète avec des définitions comme celles-ci : - « Âme. Principe interne de toutes les opérations des corps vivants ; plus particulièrement du principe de vie dans le végétal et dans l’animal. L’âme est simplement végétative dans les plantes et sensible dans les bêtes ; mais elle est simple et active, raisonnable et immortelle dans l’homme ». Littré et Robin, chargés de réviser la 11e édition proposent le texte suivant : - « Âme. Terme qui, en biologie, exprime, considéré anatomiquement, l’ensemble des fonctions du cerveau et de la moelle épinière, et, considéré physiologiquement, l’ensemble des fonctions de la sensibilité, c’est-à-dire la perception tant des objets extérieurs que des sensations intérieures ». Le positivisme était passé par là…

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AVANT LITTRÉ… Pour saisir l’ampleur du travail de Littré, il faut au départ constater la pauvreté du vocabulaire psychiatrique au XIXe siècle. Pour s’en donner la mesure, voici les termes que donne en 1830 le dictionnaire « De Boiste » sous la rubrique « psy » : - La Psychagogie, un psychagogue, ou psychagogique : ces trois termes se réfèrent aux pratiques de l’Antiquité où les prêtres et les magiciens invoquaient les esprits des défunts et tentaient d’apaiser l’âme des morts en les appelant trois fois par leur noms. Ces termes ont aussi désigné ceux qui rappellent à la vie les états désespérés. - Le Psychiatre et la psychiatrie désignent déjà la discipline médicale qui s’occupe des maladies mentales - Le Psychisme désigne un fluide formant l’âme, d’où le mot psychique qui renvoie à l’état de fluide. - La Psychologie, psychologique, le psychologiste ou psychologue : renvoient à ceux qui écrivent sur l’âme. - La Psychomancie, et le psychomancien sont ceux qui pratiquent la divination par l’évocation des ombres. - Le Psychomètre est le moyen employé pour mesurer la valeur de l’intelligence. - Un Psychopompe est celui qui mène les âmes dans l’autre monde. - Hystérie en 1830 définissait les « fêtes de l’amour physique »…

NAISSANCE DU VOCABULAIRE PSYCHIATRIQUE Avec Littré, le vocabulaire « psy » se médicalise et fait le plus possible référence aux avancées de la science : - Le terme Psychisme désigne tout ce qui se rapporte aux facultés intellectuelles ou morales.

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- Le mot Folie englobe toute une gamme de désordres, de la déraison aux emportements sexuels. Littré recentre le terme de folie autour d’une acception médicale : la folie est un « dérangement de l’esprit » dû à une lésion plus ou moins complète et ordinairement de longue durée des facultés intellectuelles et affectives. Littré relie le mot Folie au mot Aliénation qui est un état morbide caractérisé par un délire général avec agitation, irascibilité. - L’Humeur reste définie en rapport avec ses origines hippocratiques et se rapporte à toute espèce de liquide qui se trouve dans un organisme. Mais ce terme gagne en précision concernant la psychiatrie en désignant une disposition du tempérament ou de l’esprit, qui était certes attribuée à la qualité des humeurs qui sont dans le corps, mais qui aujourd’hui désigne davantage une disposition de l’âme, un caprice, un penchant, une disposition de gaieté ou de satisfaction, ou inversement une disposition chagrine. C’est dans ce sens que ce mot reste employé aujourd’hui. - Le mot Hystérie est totalement rattaché au vocabulaire médical pour y désigner une « maladie nerveuse » caractérisée par la production de convulsions et son évolution par accès. C’est là une définition qui reprend totalement et exclusivement les positions de Charcot. - Le mot Manie désigne un égarement de l’esprit. Dans l’article de son dictionnaire qu’il consacre à ce mot, Littré produit une citation poétique d’André Chénier aux accents positivistes puisqu’il tend à mettre de côté toute explication surnaturelle pour insister sur l’aspect morbide des origines du trouble : « Délires insensés ! fantômes monstrueux, / Et d’un cerveau malsain rêves tumultueux ! / Ces transports déréglés, vagabonde manie, / Sont l’accès de la fièvre, et non pas du génie ». - Sur le mot Mélancolie, Littré propose une longue dissertation. Il part de l’historique du mot qui est un terme d’ancienne médecine où il désignait la bile noire, humeur hypothétique, un des quatre éléments qui, suivant les anciens, constituaient le corps humain, et dont ils avaient placé le siège dans la rate. On regardait la mélancolie comme capable de produire les affections hypocondriaques. Il définit ensuite le spleen inspirant le poète : cette tristesse vague qui n’est pas sans douceur, à laquelle certains esprits et surtout les jeunes gens sont assez sujets, et qui n’a pas été sans action sur la poésie moderne de l’Europe. Ensuite, il donne une véritable définition médicale en libellant ainsi la définition moderne du mot : « lésion des facultés intellectuelles caractérisée par un délire roulant exclusivement sur une série d’idées tristes ; c’est la variété de monomanie qu’Esquirol a nommé lypémanie ». Avec ces nouvelles définitions, Littré donne au vocabulaire psychiatrique une forme résolument clinique. C’est pour une part de cet élan

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lexicographique, germé de la philosophie positive, labeur d’un médecin trop sensible qui n’acheva pas ses études, qu’est née la psychiatrie comme discipline médicale.

À partir de l’article Clervoy P. Émile Littré : les premiers mots de la psychiatrie. Perspectives Psy 2004 ; 43 (1) : 72-76.

Références bibliographiques - Boiste PCV. Dictionnaire universel. Paris : Verdière, 1829. - Hamburger J. Monsieur Littré. Paris : Flammarion, 1988. - Littré E. Le dictionnaire de la langue française. Paris : Hachette, 1881.

LE SURRÉALISME, AIGUILLON DE LA PSYCHIATRIE DYNAMIQUE « … Transfiguration astrale … Le squelette carbonisé des arbres. La vieille avec sa cape noire et son abat-jour. Les mains avec leur carapace d’angelures. L’étang sous l’agonie des chênes ; l’église pénombreuse aux dalles de cristal. L’aurore fait sur la nappe d’eau des nappes de cristal » Henri Barbusse. Carnet de guerre « Il y a dans le ciel six saucisses et la nuit venant on dirait des asticots dont naîtraient les étoiles » Guillaume Apollinaire. Obus couleur de lune

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915-1916. La boue des tranchées colle les hommes à une terre mille fois labourée par des obus qui, dans de grands éclats de lumière, ensevelissent les vivants et déterrent les morts. Sous leurs yeux hallucinés, la fusillade déchire, blesse et tue à nouveau les cadavres. La Grande Guerre est un cauchemar éveillé et permanent, une réalité au-delà de la réalité. Pour l’écrire, il faudrait inventer une autre écriture. Écrire quoi ? Que les hommes sont fous ! L’énoncé tombe comme une évidence devant le spectacle du grand massacre. Mais quelle est cette folie ?

Est-elle plus celle de ces poilus qui, en nombre, tremblent et se plient dans des contractions étiquetées hystériques et lâches ? Les lits des services de neurologie sont saturés par des soldats présentant des manifestations conversives. Les professeurs Dumas et Delmas écrivent que les hystériques de guerre constituent « la plaie des services de neuropsychiatrie ». Dans un rapport de 1915, Babinski, qui pense qu’un hystérique est un « simulateur de bonne foi », demande à ce que les services soient désencombrés « de sujets pareils ». La folie est-elle du côté de la réponse médicale qui préconise l’usage massif et systématique du torpillage faradique des blessés psychiques ? Clovis Vincent à Tours, dans son service, codifie l’emploi répressif de l’électricité pour vaincre les récalcitrants. En Autriche, Wagner Von Jauregg en fait autant. Cette folie n’est-elle pas celle d’une civilisation convaincue de son effort vers le progrès par ses succès industriels ?

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Mais le monde médical dans son importante majorité refuse de regarder la guerre comme une folie et préfère discuter à longueur de congrès des classifications diagnostiques propres à étiqueter chacune des manifestations pathologiques observées au front. Mais ce n’est pas le cas de tous les médecins. C’est ici qu’apparaît le mouvement surréaliste animé par des poètes-médecins qui, de leur plume, tranchent dans le vif, célèbrent la beauté des cadavres, crachent sur les valeurs sacrées, et s’éveillent aux sons discordants et énigmatiques de l’écriture automatique, en quête d’un énoncé oraculaire susceptible d’éclairer l’obscurité des temps modernes.

UN POÈTE-MÉDECIN AU FRONT Féru de littérature, André Breton fréquente Paul Valéry et Guillaume Apollinaire. Il a déjà le goût de la révolte. « Transformer le monde » scandait Marx ; « changer la vie dans la vérité d’être à la fois âme et corps » écrivait Rimbaud : « Ces deux mots d’ordre n’en font qu’un » clame le jeune poète. Il a commencé des études de médecine lorsque la guerre éclate. Dans un premier temps, il est affecté à l’hôpital de Nantes, « peut-être avec Paris la seule ville de France où j’ai l’impression qu’il peut m’arriver quelque chose qui en vaut la peine ». Il y découvre la cour des miracles, un peuple de misère, des soldats mutilés et terrifiés, avec leurs paralysies, leurs tremblements hystériques et leurs cauchemars. Les affectations vont se succéder : il est l’assistant du Dr Leroy au centre psychiatrique de la IIe armée à Saint-Dizier, puis il se retrouve ensuite au front. Devant le carnage, il confie : « Comment, dans ces conditions, n’aurais-je pas été tenté de demander secours aux poètes ? ». En 1917, Breton exerce les fonctions provisoires d’interne à l’hôpital de la Pitié dans le service de Babinski, puis il est affecté au Val-de-Grâce au 4e fiévreux, ancien service de tuberculeux reconverti en service central de psychiatrie, où il rencontre Aragon qui partagera un temps l’aventure du groupe surréaliste. Breton s’est initié à l’œuvre de Freud dans le Précis de psychiatrie de Régis. Dans sa correspondance du 15 août 1916 à Apollinaire, il confie : « Rien ne me frappe tant que les interprétations de ces fous ». Parmi ses malades, un cas est singulier : un homme est hospitalisé pour des troubles du comportement. Le jeune soldat s’était fait remarquer sur la ligne de front par une témérité hors du commun. Il est convaincu que la guerre n’est qu’un simulacre, un spectacle mis en scène devant lui avec des acteurs dont les

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blessures ne sont que de subtils maquillages. Il affirme que ses propres blessures sont fictives, que les obus sont inoffensifs et sur le front il s’amusait à les pointer du doigt sans s’inquiéter. La situation est baroque : alors que le discours médical réduit le trouble conversif à une pathologie d’imitation, à une pathologie pithiatique selon le terme introduit par Babinski, le délire du jeune soldat pose le simulacre du côté de la guerre et non plus du côté de la pathologie mentale. Humour noir, délirant certes, mais quel extraordinaire moyen de résistance à la guerre ! Pour le coup, avec cet effet de retournement et de surprise, le tableau est surréaliste.

DU DÉGOÛT DADAÏSTE À L’ÉCRITURE AUTOMATIQUE SELON JANET Nihiliste et esthétique, le mouvement Dada est fondé à Zurich en 1916 par Tristan Tzara. Dans le n°3 de la revue, il écrit : « Dégoût dadaïste (…) abolition des prophètes, abolition du futur (…) Respecter toutes les individualités dans leur folie du moment ». Ce dégoût se construit comme un refus de la guerre et de la civilisation qui l’a engendrée, un refus de donner une valeur sacrée au massacre collectif, un combat contre le discours lénifiant qui l’a accompagné. « La désorganisation, la désorientation, la démoralisation de toutes les valeurs sont pour nous tous d’indiscutables directives » continue Tzara, « Que chaque homme crie : il y a un grand travail destructif, négatif à accomplir. Balayer, nettoyer. La propreté de l’individu s’affirme après l’état de folie, de folie agressive, complète, d’un monde laissé entre les mains des bandits, qui se déchirent et détruisent les siècles ». Très tôt André Breton collabore au mouvement Dada puis il fonde sa propre revue. Il se lance à l’écoute des « voix intérieures » et de leur émotion esthétique. La théorie de Janet sur les états de demi-sommeil lui inspire différents exercices d’écriture automatique, et il publie en 1919 avec Philippe Soupault les Champs magnétiques : « Au cours de nos recherches nous avons constaté en effet que l’esprit, dégagé de toutes les pressions critiques et des habitudes scolaires, offrait des images et non des propositions logiques ; et que si nous acceptions d’adopter ce que le psychiatre Pierre Janet appelait l’écriture automatique, nous notions des textes où nous décrivions un “univers” inexploré jusqu’alors. Nous décidâmes donc de nous donner quinze jours pour écrire en collaboration un ouvrage où nous interdisions de corriger et de raturer nos “élucubrations”. Nous n’eûmes aucune peine à respecter ce délai et c’est avec une joie croissante que nous prîmes connaissance des textes ».

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PETITS MOMENTS D’HISTOIRE DE LA PSYCHIATRIE EN FRANCE

INSPIRATIONS PSYCHANALYTIQUES Dès ses premières références, le surréalisme se développe sur le terrain de la psychiatrie pour s’émerveiller des productions de l’inconscient. La démarche surréaliste est très inspirée par la psychiatrie dynamique à travers les travaux de Janet, mais surtout par la psychanalyse à travers la théorie freudienne. Mais elle est diversement accueillie par les psychanalystes. Carl Gustav Jung écrit, à propos des productions dadaïstes : « c’est trop idiot pour être schizophrénique ». Angelo Hesnard, cofondateur de la Société Psychanalytique de Paris et de la Société de l’Évolution Psychiatrique écrit : « Il est une école d’art français (…) dont on a noté certains traits communs avec l’École scientifique de la Psychanalyse : le Surréalisme. Mais elle [représente] précisément, dans l’art novateur, ce qu’il y [a] de moins français et de plus résolument anarchique. Plus orgueilleux que constructif, ce mouvement [frappe] par le mépris souverain [qu’affichent] ses adeptes à l’égard de toutes les idées reçues : dogmes, traditions et patrimoine. Il [fait] quelque peu exception pour la doctrine psychanalytique. Celle-ci [trouve] grâce auprès de lui du fait qu’elle [semble] avoir, avec la théorie surréaliste (…) de profondes affinités ». En 1921, Breton se rend à Vienne pour visiter Freud. Il est vite déçu. Il attend au milieu des patients, puis lorsqu’il est reçu, il décrit son hôte comme un « petit vieillard sans allure qui reçoit dans son pauvre cabinet de médecin de quartier ». Il en rend compte dans son ouvrage Les pas perdus : « Aux jeunes gens et aux esprits romanesques, qui, parce que la mode est cet hiver à la psycho-analyse, ont besoin de se figurer une des agences les plus prospères du rastaquouérisme moderne, le cabinet du docteur Freud, avec ses appareils à transformer les lapins en chapeaux et le déterminisme bleu pour tout buvard, je ne suis pas fâché d’apprendre que le plus grand psychologue habite une maison de médiocre apparence dans un quartier perdu de Vienne ». Le groupe surréaliste s’étoffe avec l’arrivée de personnages comme Paul Eluard et Robert Desnos. À l’écriture automatique succède d’autres techniques comme le dessin automatique ou le rêve éveillé, et Desnos se révèle être un grand rêveur et produit un nombre considérable de poèmes dictés au cours de rêves éveillés. Ils se donnent sans limite à ces activités au point que plusieurs d’entre eux présentent des troubles psychiques et Breton abandonne progressivement ces procédés pour s’intéresser de façon privilégiée aux productions des aliénés, aux arts primitifs et aux travaux autodidactes.

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Antonin Artaud les rejoint et partage un temps l’aventure surréaliste. Le poète se déclare « retranché, séparé, envoûté », victime d’un « effondrement central de l’âme ». Il a déjà été hospitalisé en maison de repos pour des troubles nerveux qu’il définit ainsi : « Quelque chose de furtif qui m’enlève les mots que j’ai trouvés, qui diminue ma tension mentale, qui détruit au fur et à mesure dans sa substance la masse de ma pensée ». La première contribution d’Antonin Artaud au sein du groupe surréaliste semble être d’avoir inspiré à Robert Desnos un violent pamphlet antipsychiatrique publié en 1925 dans le n°3 de La Révolution surréaliste.

LETTRE OUVERTE AUX MÉDECINS DES ASILES « Messieurs, Les lois de la coutume vous concèdent le droit de mesurer l’esprit. Cette juridiction souveraine, redoutable, c’est avec votre entendement que vous l’exercez. Laissez-nous rire. La crédulité des peuples civilisés, des savants, des gouvernants pare la psychiatrie d’on ne sait quelles lumières surnaturelles. Le procès de votre profession est jugé d’avance. Nous n’entendons pas discuter ici la valeur de votre science, ni l’existence douteuse des maladies mentales. Mais pour cent pathogénies prétentieuses où se déchaîne la confusion de la matière et de l’esprit, pour cent classifications dont les plus vagues sont encore les seules utilisables, combien de tentatives nobles pour approcher le monde cérébral où vivent tant de vos prisonniers? Combien êtes-vous, par exemple, pour qui le rêve du dément précoce, les images dont il est la proie sont autre chose qu’une salade de mots ? Nous ne nous étonnons pas de vous trouver inférieurs à une tâche pour laquelle il n’y a que peu de prédestinés. Mais nous nous élevons contre le droit attribué à des hommes, bornés ou non, de sanctionner par l’incarcération perpétuelle leurs investigations dans le domaine de l’esprit. Et quelle incarcération ! On sait - on ne sait pas assez - que les asiles, loin d’être des asiles, sont d’effroyables geôles, où les détenus fournissent une maind’œuvre gratuite et commode, où les sévices sont la règle, et cela est toléré par vous. L’asile d’aliénés, sous le couvert de la science et de la justice, est comparable à la caserne, à la prison, au bagne. Nous ne soulèverons pas ici la question des internements arbitraires, pour éviter la peine de dénégations faciles. Nous affirmons qu’un grand nombre de vos pensionnaires, parfaitement fous suivant la définition officielle, sont, eux aussi, arbitrairement internés. Nous n’admettons pas qu’on entrave le libre développement d’un délire, aussi légitime, aussi logique que tout autre succession d’idées ou d’actes humains. La répression des réactions antisociales est aussi chimérique qu’inacceptable en son principe. Tous les

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actes individuels sont antisociaux. Les fous sont les victimes individuelles par excellence de la dictature sociale ; au nom de cette individualité qui est le propre de l’homme, nous réclamons qu’on libère ces forçats de la sensibilité, puisqu’aussi bien il n’est pas au pouvoir des lois d’enfermer les hommes qui pensent et agissent. Sans insister sur le caractère parfaitement génial des manifestations de certains fous, dans la mesure où nous sommes aptes à les apprécier, nous affirmons la légitimité absolue de leur conception de la réalité, et de tous les actes qui en découlent. Puissiez-vous vous en souvenir demain matin à l’heure de la visite, quand vous tenterez sans lexique de converser avec ces hommes sur lesquels, reconnaissezle, vous n’avez d’avantage que celui de la force ».

LA FOLIE ÉCLAIRANTE DE NADJA Le 4 octobre 1926, Breton qui se promène désœuvré rue Lafayette fait la rencontre d’une inconnue au sourire mystérieux et aux « yeux de fougère ». Sans hésiter, il lui adresse la parole : « - Qui êtes-vous ? - Je suis l’âme errante ».

En sa présence, il entre dans un monde enchanté d’intuitions fulgurantes, de prémonitions énigmatiques et de correspondances troublantes. Nadja est un « génie libre », un personnage riche de pouvoirs insolites, mais si vulnérable et démunie, à la fois messagère du merveilleux et vouée au chaos psychotique. Breton est subjugué et se met en quête de tout ce que la jeune femme exprime telle une pythie qui « couche la réalité à ses pieds ». Nadja lui offre des dessins qui figurent les hallucinations dont elle est l’objet et qui présentent surtout une main de feu. « D’où vient que projetés ensemble, une fois pour toutes, si loin de la terre, dans les courts intervalles que nous laissaient notre merveilleuse stupeur, nous ayons pu échanger quelques vues incroyablement concordantes pardessus les décombres fumeux de la vielle pensée et de la sempiternelle vie ? » Nadja ouvre à Breton les perspectives kaléidoscopiques de l’inconscient qu’il n’avait pu encore toucher avec l’écriture automatique ; en même temps, ce dernier la voit progressivement chavirer vers le désastre irréparable d’elle-même et leur relation s’interrompt progressivement.

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Quelques mois plus tard, Breton apprend que Nadja était internée à l’asile, la « plus haïssable des prisons » selon ses mots. Sans même aller la voir, Breton a déjà fait son jugement sur les méthodes policières d’internement, le jugement qu’il estime arbitraire et borné des aliénistes et sur les conditions scandaleuses dans lesquelles les malheureux sujets étaient voués à se chroniciser. Le premier épinglé est le maître de Sainte-Anne : « comme le professeur Claude à Sainte-Anne, avec ce front ignare et cet air buté qui le caractérisent ». Il faut rappeler que Henri Claude avait déjà attiré sur lui la colère des surréalistes en écrivant que Violette Nozière était exempte de toute folie et donc responsable de ses actes, cependant qu’elle continuait à inventer des histoires sur elle-même et que les surréalistes l’avaient élevée au statut d’héroïne. Manifestement Breton suit depuis longtemps les présentations de malades et les congrès scientifiques. Breton connaît aussi un jeune interne du Professeur Claude, Jacques Lacan, qui lui a été présenté par Adrienne Monnier. Dans son livre, Breton reprend, pour le critiquer, un extrait d’un entretien entre Claude et un patient : - « On vous veut du mal, n’est-ce pas ? - Non, monsieur. - Il ment, la semaine dernière il m’a dit qu’on lui voulait du mal » ou encore : - « Vous entendez des voix, eh bien, est-ce que ce sont des voix comme la mienne ? - Non, monsieur. - Bon, il a des hallucinations auditives »…

Breton évoque ensuite le dernier congrès international de psychiatrie où les intervenants se sont mutuellement encouragés à limiter les sorties des patients pour ne prendre aucun risque et maintenir l’ordre et la sécurité publique. « Il ne faut jamais avoir pénétré dans un asile pour ne pas savoir qu’on y fait les fous tout comme dans les maisons de correction on fait les bandits ». Breton clame la liberté de délirer, le droit à chacun de voir le monde et d’y être selon son choix ! Enfin, il lâche une phrase provocatrice comme les surréalistes savent les écrire : « selon moi, tous les internements sont arbitraires, Je continue à ne pas voir pourquoi on priverait un être humain de liberté. Ils ont enfermé Sade; ils ont enfermé Nietzsche; ils ont enfermé Baudelaire. […] Je sais que si j’étais fou, et depuis quelques jours interné, je profiterais d’une rémission que me laisserait mon délire pour assassiner avec froideur un de ceux, le médecin de préférence, qui me tomberaient sous la main. J’y gagnerais au moins de prendre place, comme les agités, dans un compartiment seul. On me ficherait peut-être la paix ». Nadja avait fait promettre à Breton d’écrire un roman sur leur rencontre.

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Breton a conservé son ultime message « Merci André, j’ai tout reçu […]. Je ne veux pas te faire perdre le temps nécessaire à des choses supérieures Tout ce que tu feras sera bien fait - Que rien ne t’arrête - Il y a assez de gens qui ont mission d’éteindre le feu - Chaque jour la pensée se renouvelle - Il est sage de ne pas s’appesantir sur l’impossible ».

LES ALIÉNISTES SCANDALISÉS Dans le monde médical, certains sont outrés par cet appel au meurtre. Ils ont parfaitement saisi la dimension provocatrice du texte, mais ils estiment que Breton a dépassé les limites tolérables. Leur crainte est surtout que les aliénés se retournent contre eux à partir de l’appel lancé dans le roman. À la Société Médico-psychologique, Abely se plaint : « Un de nos malades, maniaque revendicateur, persécuté et spécialement dangereux, me proposait, avec une douce ironie, la lecture d’un livre qui circulait librement dans les mains d’un autre aliéné. […] Les malheureux psychiatres y étaient copieusement injuriés et un passage (marqué d’un trait de crayon bleu par le malade qui nous avait si aimablement offert le livre) attira plus particulièrement notre attention », suit le passage incitant le fou au meurtre de son médecin. Abely demande qu’une protestation collective fut adressée à l’éditeur, voire qu’une procédure judiciaire fut engagée contre l’incitateur psychiatricide. Dans les commentaires qui suivent, Pierre Janet compare les productions littéraires des surréalistes à « des confessions d’obsédés et de douteurs ». De Clérambault alors au faîte de son autorité médicale stigmatise la « paresse orgueilleuse » de ces gens qu’il qualifie d’artistes « excessivistes » et « procédistes ». Quant à Henri Claude, nommé et insulté dans l’ouvrage, il n’a pas donné de réponse officielle. André Breton suit toujours attentivement l’activité du monde psychiatrique et répond aussitôt dans un autre texte intitulé « La médecine mentale devant le surréalisme » : « Il est clair que les psychiatres habitués à traiter les aliénés comme des chiens, s’étonnent de ne pas être autorisés, même en dehors de leur service, à les abattre »… « Nous tenons ici à l’honneur d’être les premiers à signaler ce péril et à nous élever contre l’insupportable, contre le croissant abus de pouvoir de gens en qui nous sommes prêts à voir moins des médecins que des geôliers et surtout que des pourvoyeurs de bagnes et d’échafauds. Parce que médecins, nous les tenons pour moins excusables encore que les autres d’assumer indirectement ces basses besognes exécutrices. Tout surréalistes ou “procédistes” qu’à leurs yeux nous sommes, nous ne saurions trop leur recommander, même si certains

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d’entre eux tombent par accident sous les coups de ceux qu’ils cherchent arbitrairement à réduire, d’avoir la décence de se taire. » On le voit, les coups pleuvent et la hargne de la jeunesse répond à la suffisance des générations antérieures. Mais cette hostilité surréaliste ne répond-elle pas plus au silence qui leur est renvoyé par leurs aînés. L’écart est cependant trop grand entre ceux qui s’accorderont une véritable proximité avec les « fous » et ceux qui les consignaient dans d’élégants certificats. Le même écart existe avec l’École de la Salpêtrière et les grandes leçon sur l’hystérie développées par Charcot un demi-siècle plus tôt. Voici le manifeste pour l’hystérie qui apparaît aujourd’hui moins ridicule que bon nombre d’observations cliniques de l’époque.

L’ÉLOGE DES FOUS : LE CINQUANTENAIRE DE L’HYSTÉRIE (1878-1928) « Nous, surréalistes, tenons à célébrer ici le cinquantenaire de l’hystérie, la plus grande découverte poétique de la fin du XIXe siècle et cela au moment même où le démembrement du concept de l’hystérie paraît chose consommée. Nous qui n’aimons rien tant que ces jeunes hystériques, dont le type parfait nous est fourni par l’observation relative à la délicieuse X. L. (Augustine) entrée à la Salpêtrière dans le service du Dr Charcot le 21 octobre 1875, à l’âge de 15 ans et demi, comment serions-nous touchés par la laborieuse réfutation des troubles organiques, dont le procès ne sera jamais qu’aux yeux des seuls médecins celui de l’hystérie? Quelle pitié! M. Babinski, l’homme le plus intelligent qui se soit attaqué à cette question, osait publier en 1913: “Quand une émotion est sincère, profonde, secoue l’âme humaine, il n’y a plus de place pour l’hystérie.” Et voilà encore ce qu’on nous a donné à apprendre de mieux. Freud, qui doit tant à Charcot, se souvient-il du temps où, au témoignage des survivants, les internes de la Salpêtrière confondaient leur devoir professionnel et leur goût de l’amour, où, à la nuit tombante, les malades les rejoignaient au dehors ou les recevaient dans leur lit? Ils énuméraient ensuite patiemment, pour les besoins de la cause médicale qui ne se défend pas, les attitudes passionnelles soi-disant pathologiques qui leur étaient, et nous sont encore humainement, si précieuses. Après cinquante ans, l’école de Nancy est-elle morte? S’il vit toujours, le Docteur Luys a-t-il oublié? Mais où sont les observations de Néri sur le tremblement de terre de Messine? Où sont les zouaves torpillés par le Raymond Roussel de la science, Clovis Vincent ? Aux diverses définitions de l’hystérie qui ont été données jusqu’à ce jour, de l’hystérie, divine dans l’Antiquité, infernale au Moyen-Âge, des possédés de Loudun aux flagellants de N.-D. des Pleurs (vive Madame Chantelouve !), définitions mythiques, érotiques ou simplement lyriques, définitions sociales,

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définitions savantes, il est trop facile d’opposer cette “maladie complexe et protéiforme appelée hystérie qui échappe à toute définition” (Bernheim). Les spectateurs du très beau film “La Sorcellerie à travers les âges” se rappellent certainement avoir trouvé sur l’écran ou dans la salle des enseignements plus vifs que ceux des livres d’Hippocrate, de Platon, où l’utérus bondit comme une petite chèvre, de Galien qui immobilise la chèvre, de Fernel qui la remet en marche au XVIe siècle et la sent sous sa main remonter jusqu’à l’estomac ; ils ont vu grandir, grandir les cornes de la bête jusqu’à devenir celles du diable. À son tour le diable fait défaut. Les hypothèses positivistes se partagent sa succession. La crise d’hystérie prend forme aux dépens de l’hystérie même, avec son aura superbe, ses quatre périodes dont la troisième nous retient à l’égal des tableaux vivants les plus expressifs et les plus purs, sa résolution toute simple dans la vie normale. L’hystérie classique en 1906 perd ses traits : “L’hystérie est un état pathologique se manifestant par des troubles qu’il est possible de reproduire par suggestion, chez certains sujets, avec une exactitude parfaite et qui sont susceptibles de disparaître sous l’influence de la persuasion (contre-suggestion) seule”. (Babinski). Nous ne voyons dans cette définition qu’un moment du devenir de l’hystérie. Le mouvement dialectique qui l’a fait naître suit son cours. Dix ans plus tard, sous le déguisement du pithiatisme, l’hystérie tend à reprendre ses droits. Le médecin s’étonne. Il veut nier ce qui ne lui appartient pas. Nous proposons donc, en 1928, une définition nouvelle de l’hystérie : l’hystérie est un état mental plus ou moins irréductible se caractérisant par la subversion des rapports qui s’établissent entre le sujet et le monde moral duquel il croit pratiquement relever, en dehors de tout système délirant. Cet état mental est fondé sur le besoin d’une séduction réciproque, qui explique les miracles hâtivement acceptés de la suggestion (ou contre-suggestion) médicale. L’hystérie n’est pas un phénomène pathologique et peut, à tous égards, être considérée comme un moyen suprême d’expression ». Aragon, Breton. La Révolution surréaliste, 15 mars 1928, n°11.

FREUD ET LES SURRÉALISTES Si les surréalistes font leurs têtes de Turc des médecins des asiles, ils ont une véritable admiration pour la psychanalyse, avec un rapport très ambigu au regard de Freud, objet à la fois de leur mépris et de leur admiration. En 1927, puis en 1929, deux articles de Freud - un premier sur l’analyse par les nonmédecins et un extrait sur le mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient sont traduits en français puis publiés dans la revue La Révolution surréaliste.

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Certains membres du groupe, comme Antonin Artaud et Anaïs Nin, sont pris en analyse très brièvement par Allendy. Le ton de leur publication ne s’atténue pas pour autant, comme dans ce qu’écrit Aragon en 1928 : « C’est alors que l’idée de moucher Freud et de s’abreuver de son coryza vint simultanément à plusieurs dondons de la librairie qui attendirent de cette opération magique la guérison de leurs varices périanales. […] Il ne manque plus au psychiatre de l’Autriche que la consécration papale ». Janet n’est pas d’avantage épargné : « que le gâtisme le conserve dans sa petite voiture ! ». En 1932, Breton adresse à Freud un exemplaire des Vases communicants, ouvrage qui débute par quelques impertinences contre l’auteur de la Science des rêves auquel le poète reproche une bibliographie erronée dans la version française de la Traumdeutung. Avec une modestie prudente, Freud coupe court à l’échange et à l’admiration irrespectueuse que lui vouent les surréalistes, et répond ainsi à Breton : « Et maintenant un aveu que vous devez accueillir avec tolérance ! Bien que je reçoive tant de témoignages de l’intérêt que vous et vos amis portez à mes recherches, moi-même je ne suis pas en état de me rendre clair ce qu’est et ce que veut le surréalisme. Peut-être ne suis-je en rien fait pour le comprendre, moi qui suis si éloigné de l’art ». En 1937, Breton prend à nouveau contact avec Freud. Il lui propose de s’associer à la publication d’un recueil intitulé Trajectoires du rêve. Freud refuse avec une fermeté et un ton plus tranché que dans les échanges précédents : « Un recueil de rêves sans les associations qui lui sont ajoutées, sans la connaissance des circonstances dans lesquelles un rêve a eu lieu - un tel recueil pour moi ne veut rien dire et je ne peux guère imaginer ce qu’il peut vouloir dire pour d’autres ». Une fois de plus, les jeunes gens en mal de paternité se verront rejetés, peutêtre parce qu’ils cherchent avant tout un maître à dominer et non un père dont la sévérité viendrait brider leurs élans iconoclastes. Starobinski évoquant cette rencontre manquée souligne les points de convergence d’une même quête chez ceux qui voulaient aborder leur art avec une approche expérimentale - les surréalistes - et celui qui voulait entourer son œuvre poétique d’une garantie scientifique - Freud « et sa merveilleuse sensibilité toujours en éveil » comme le disait Breton. Freud pointait chez les surréalistes une perversion fétichiste, et leur faisait le reproche de laisser l’« inconscient-Roi » dominer la raison. Non pas, comme Breton déçu s’empresse de le taxer, par morale bourgeoise, mais par un engagement dans une perspective économique où « le léger voile de la raison » selon la formule de Kleist, navigant entre le sensible et l’intelligible, les fait entendre les deux à la fois…

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« Infatigable désillusionniste », comme l’écrivait Stefan Zweig, Freud ne croît pas au rêve prophétique des surréalistes. Il leur enseigne que le désir modifie le passé jusqu’à faire croire aux prémonitions rétrospectives et aux rencontres prédestinées, à quoi il oppose la moins glorieuse compulsion de répétition et quelques ratés bien sentis. Pour Freud, le rêve prophétise le passé, pas le futur.

AVEC LE TEMPS… Un an plus tard, en juillet 1938, Freud reçoit Salvador Dali. Il écrit ensuite à Stefan Zweig qui avait recommandé le jeune peintre auprès du vieux maître viennois : « Jusqu’alors, semble-t-il, j’étais tenté de tenir les surréalistes, qui apparemment m’ont choisi comme saint patron, pour des fous intégraux (disons à quatre-vingt-quinze pour cent […]). Le jeune espagnol avec ses candides yeux de fanatique et son indéniable maîtrise technique, m’a incité à reconsidérer mon opinion ». Mais il n’y aura plus d’échange entre Freud et André Breton. Leur quête a peu de territoires communs, à l’image de leur bureau. Les deux aimaient les objets anciens et avaient constitué de belles collections d’antiquités, mais Freud aimait à s’entourer de figures égyptiennes, grecques et romaines, alors que Breton s’était entouré d’une collection d’arts primitifs. Freud interrogeait le sens des mythes et les fondements de la culture, Breton était à la recherche de l’âme primitive figurant les angoisses primordiales, là où l’art des fous rejoignait l’art primitif. Le temps aidant, les psychiatres eux-mêmes vont reconsidérer l’aventure surréaliste, à mesure que son influence s’atténue, que les vieux maîtres comme de Clérambault disparaissent, et que la psychanalyse et la phénoménologie dominent un mouvement d’ouverture incarné par les fondateurs du groupe de l’Évolution Psychiatrique dont Angelo Hesnard et Eugène Minkowski. En 1948, Henri Ey fait une conférence intitulée « La psychiatrie devant le surréalisme », insistant sur le fait que, plus que dans les facéties des surréalistes, le danger est davantage dans la psychiatrie ellemême si elle ne se mobilisait pas pour réformer ses principes et ses pratiques. Vingt-cinq ans plus tard, dans son ouvrage À la découverte de l’inconscient, Ellenberger rend un hommage posthume au maître surréaliste : « Si Breton avait terminé ses études médicales et s’était spécialisé en psychiatrie, il aurait bien pu, avec ces nouvelles méthodes, devenir le fondateur d’une nouvelle école de la psychiatrie dynamique ».

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À partir de l’article Clervoy P, Corcos M. Le surréalisme, aiguillon de la psychiatrie dynamique. Perspectives Psy 2001 ; 40 (1): 50-57.

Références bibliographiques - Abély P. Légitime défense. Annales Médico-Psychologiques 1929 ; 12 (2) : 290292. - Apollinaire. Œuvre poétique. Paris : Gallimard, 1965. - Aragon L. Traité du style. Paris : Gallimard, 1980. - Barbusse H. Le feu. Paris : Flammarion, 1965. - Breton A. Les pas perdus. Collection Idées. Paris : Gallimard, 1969. - Breton A. La médecine mentale devant le surréalisme. In : Point du jour. Collection Idées. Paris : Gallimard, 1970. - Breton A. Les vases communicants. Collection Idées. Paris : Gallimard, 1977. - Bretons A, Soupeault P. Les Champs magnétiques. Collection Poésie. Paris : Gallimard, 1976. - Dumas G, Delmas A. Les troubles mentaux de guerre. Science et Dévouement. Ouvrage collectif. Paris : Éditions Aristide Quillet, 1918. - Ellenberger HF. À la découverte de l’inconscient. Villeurbanne : SIMEP Éditions, 1974. - Ey H. La psychiatrie devant le surréalisme. L’Évolution Psychiatrique 1948 ; XIII (4) : 3-52. - Hesnard A. Freud dans la société d’après guerre. Genève : Éditions Mont-Blanc, 1946. - Desnos R (attribué à). Lettre ouverte aux médecins-chefs des asiles des fous. La Révolution Surréaliste 1925 ; n° 3. - Lafont B, Briole G, Lebigot F. Du Val-de-Grâce à l’Immaculée Conception. Quelques moments de l’aventure surréaliste. Médecine et Armées 1996 ; 14 (4) : 333336. - Raspail JL. Les surréalistes : une génération entre le rêve et l’action. Collection Découvertes. Paris : Gallimard, 1991. - Roudinesco E. La bataille de cent ans. Histoire de la psychanalyse en France, vol 2. Paris : Seuil, 1986.

ALBERT LONDRES, CHOSES VUES DE L’UNIVERS PSYCHIATRIQUE « […] ce n’est pas d’une institution que vient le mal ; il vient de plus profond : de l’éternelle méchanceté humaine » Albert Londres

« LA VIE EST BELLE ! »

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ourquoi Albert Londres disait-il cela ? La vie avait commencé par lui prendre très tôt la femme qu’il aimait, et il n’en trouva jamais d’autre. Elle lui laissait une fille qui n’avait pas un an dont il se préoccupa toujours et ne s’occupa jamais vraiment. Définitivement, il choisissait la solitude du monde à parcourir avec pour seul bagage une valise et comme seule ligne à suivre celle du chemin de fer ainsi qu’il le disait d’un ton amusé.

À vingt ans, comme beaucoup d’autres, il monte à Paris avec l’ambition d’écrire des vers. Il s’autoproclame « poète effréné » et publie quatre recueils de poèmes au succès confidentiel. Mais la poésie ne nourrit pas facilement son homme et, le ventre creux, il offre ses services de plume à un quotidien. Il rencontre Élie-Joseph Bois, directeur de la rédaction du journal Le Salut Public. Il ne sait pas qu’il va courir le monde sous la direction de ce grand capitaine. Albert Londres ne peut être l’homme d’un seul journal, il est trop instable pour cela et il y aura toute une série de ruptures chaque fois qu’il se sentira contraint dans son vagabondage journalistique. Mais Bois reste un peu comme la statue du Commandeur, celui à qui il revient toujours et auquel il dédicace ses plus grands reportages. Albert Londres disait « La vie est belle ! » par boutade pour ne pas succomber au scandale des scènes dramatiques qu’il décrivait. Il avait une âme immédiatement disponible pour le plus désespéré des hommes et il passa son malheur à courir après celui des autres, surtout les plus opprimés, dénonçant l’injustice avec un tranchant de plume jamais égalé.

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LA VOLONTÉ DU GRAND REPORTAGE En entrant dans le journalisme, Albert Londres surprend son entourage. Le poète fantasque et mélancolique se métamorphose. Il montre une inlassable volonté de servir, une capacité d’action jamais épuisée, une quête enivrante de l’insécurité associée à une vraie gourmandise pour les portraits. En deux mots, il fixe un personnage et la trajectoire de sa destinée. Il parcourt le monde en quête de ses héros tragiques et dénonce la cruauté implacable de leur histoire. Sophocle eût-il été son contemporain qu’il n’aurait pas mieux dégagé la logique dramatique de la condition humaine lorsqu’elle est singularisée sur un seul homme. Londres commence comme chroniqueur à la Chambre des Députés pour le journal Le Matin. Il a une carte de presse mais ne s’est pas encore fait un nom. Le 31 juillet 1914, il s’entretient avec Jaurès dans la salle des pas perdus, il note nerveusement les déclarations du leader politique qui oppose aux bruits de bottes partout en Europe le pacifisme de l’Internationale Socialiste. Ils se séparent à 19 h. À 22 h, alerté par la rumeur publique qui vient de saisir Paris, Londres le retrouve assassiné à la table du restaurant où il avait ses habitudes. Le lendemain, c’est la mobilisation générale. Branlebas de combat à la rédaction du Matin. Albert Londres n’a qu’une seule hantise, rater l’événement. Il insiste auprès de sa direction et il est nommé correspondant de guerre : c’est à l’occasion de l’incendie de la cathédrale de Reims qu’il trouve l’opportunité de son premier grand reportage. Il obtient la une du journal, sur deux colonnes : « Ils ont bombardé Reims et nous avons vu cela ! Nous venions d’Epernay. Reims nous apparut à quinze kilomètres. La cathédrale profilait la majesté de ses lignes et chantait dans le fond de la plaine son poème de pierre. Nous ne la quittâmes plus des yeux. Nous avancions. Notre ami nous frappa brusquement du coude : – Regardez, dit-il. Ça fume. Nous étions cinq hommes qui ne parlaient plus. […] […] C’était le 19 septembre 1914, à 7 h 25 du matin ».

LE PREMIER GLOBE-TROTTEUR Le récit est d’une telle densité qu’il touche immédiatement le lecteur. Avec ce premier reportage signé de son nom, Albert Londres a trouvé le ton de ses

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articles. La fièvre du journalisme ne le quitte plus, il parcourt Arras, Hazebrouck, la Somme, se retrouve sur le pont d’un torpilleur en Méditerranée. Chaque fois le journal lui réserve la première page. En 1915, il veut aller aux Dardanelles, parce qu’il a l’idée que c’est là que va se jouer la bataille décisive pour l’avenir de l’Europe. Sa direction lui refuse ce projet de reportage et lui formule le reproche d’avoir introduit au journal « le microbe de la littérature. » La réponse de Londres est immédiate. Il quitte Le Matin et passe au Petit Parisien qui accepte son projet et il embarque pour la Grèce. Sur le quai de Salonique, il rencontre de Clérambault qui a été évacué de Serbie après avoir reçu un éclat d’obus à la jambe. L’aliéniste doit achever sa convalescence à Nice puis à Paris avant d’être muté vers le Maroc. Londres dit avoir échangé avec le docteur « des pensées presque définitives » ; on ne saura jamais lesquelles… Ils se reverront dix ans plus tard à Paris, à l’Infirmerie Principale de la Préfecture de Police, au 3 quai de l’Horloge cette fois. Il parcourt méthodiquement la région en fonction des événements qui s’y déroulent. D’une formule visionnaire, il décrit la situation : « Les Balkans ne sont pas en feu, mais les bûchers sont dressés ». C’est aussi une période trouble où Albert Londres a du mal à trouver la bonne distance dans ses reportages. La censure militaire le contraint au silence. Comme d’autres journalistes, il découvre son texte défiguré, amputé, déformé, avec parfois sous sa signature l’opposé de ce qu’il avait écrit. Ce caviardage le met hors de lui. Il dérape lorsqu’il envisage avec ses confrères de provoquer l’événement et de préparer l’exécution d’un général britannique qui soutenait le Roi Constantin. Heureusement, la destitution du monarque et son départ en exil interrompt leur projet criminel. On ne saura jamais à quel point ils avaient été ou non manipulés par Paris. En effet, pour un temps, Londres choisit ses missions non plus en fonction des impératifs de l’information journalistique, mais selon les demandes du service de renseignement du Quai d’Orsay. C’est sous cette double étiquette qu’il retrouve un personnage qui le fascine, poète et guerrier, le prince Gabriele D’Annunzio et sa folie patriotique. « Ecce homo, D’Annunzio » écrit Londres, mais une fois le lyrisme épique épuisé, il constate avec réalisme « c’est du bolchevisme de droite ». Il poursuit sa route au Moyen-Orient, visite Beyrouth, Damas puis Jérusalem. Rien de ce qu’il voit ne l’enthousiasme vraiment et il part pour visiter la Russie des Soviets. Londres traîne avec lui son désenchantement. Il parcourt à nouveau l’Europe, s’embarque pour le Japon, traverse la Chine, l’Inde, l’Indochine. Le constat est le même partout : derrière l’exotisme des coutumes, il observe une misère inchangée, des grandes figures prisonnières de leur destin historique. Le monde de l’après-guerre s’est figé et Albert Londres s’ennuie. Il lui faut une cause.

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LE BAGNE, BIRIBI, LE PARCOURS D’UN REDRESSEUR DE TORTS Le voyage à Cayenne est financé par Élie-Joseph Bois. Après un nomadisme professionnel qui l’a conduit à travailler pour l’Eclair, l’Excelsior puis au Quotidien, Albert Londres a renoué avec son premier patron et il a obtenu le statut d’envoyé spécial pour le Petit Parisien. Il veut visiter l’univers du crime ; il va découvrir le petit peuple du bagne, un monde hallucinant de misère et de souffrance. Derrière la banalité du crime et l’énoncé laconique de la condamnation, se découvrent les destins émouvants de ces hommes terriblement humains, qui marchent à quatre pattes, pleurent, se désespèrent, luttent farouchement pour survivre malgré la férocité de geôliers encore plus bandits que leurs détenus. Au fil des vingt-six reportages publiés par le journal, le public s’émeut de ce qu’il lit. On semble découvrir que la France entretient un enfer où elle fait croupir ses gueux, lesquels sur place sont soumis à une parodie de justice et un paroxysme d’injustice. La signature d’Albert Londres fait considérablement augmenter les ventes du journal. Le reporter est une notoriété et les bagnards, incrédules d’avoir pu intéresser un jour quelqu’un, lui envoient une masse considérable de courrier. Le journaliste est sollicité pour faire bouger davantage encore les consciences. Le reportage ne suffit pas, et Londres doit aller plus loin pour les opprimés qui lui avaient confié les détails tragiques de leur condition. À son retour de Guyane, il écrit une lettre ouverte au ministre des colonies. Il l’interpelle : « Monsieur le ministre. J’ai fini. Au gouvernement de commencer. […] » Un an plus tard, dans l’élan de l’émotion populaire soulevée par le grand reportage, le Président du Conseil décidait de fermer le bagne et de ramener tous les forçats de Cayenne sur la métropole. Londres est devenu un redresseur de torts. Il exprime ainsi ce qui l’anime : « J’ai voulu descendre dans les fosses où la société se débarrasse de ce qui la menace ou de ce qu’elle ne peut nourrir. Regarder ce que personne ne veut plus regarder. Juger la chose jugée… » « Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie ». Il reste d’autres bagnes. Albert Londres part pour Biribi en Afrique du Nord, trouver les forçats militaires cette fois. Sa réputation l’a précédé, et par crainte du scandale qu’il peut soulever de sa plume, beaucoup de portes se ferment. Londres s’entête, cherche seul le mal qu’on lui cache et qu’il n’a pas encore trouvé. Comme en Guyane, ce qu’il découvre dépasse en horreur ce qu’il avait imaginé. Encore, il dénonce là où elle se cache la « grande honte de la France ». Il y met une ironie qui fait mouche tout de suite : à côté de Biribi, écrit-il, Cayenne « c’est du sirop de grenadine ». L’effet de

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scandale est le même chez ses lecteurs, la surprise en moins. De retour en métropole, Londres écrit une lettre ouverte au ministre de la Guerre et dans les mois qui suivent, Biribi ferme ses abominables bagnes.

CHEZ LES FOUS - « Si je faisais les fous ? - Faites. »

Encouragé par Élie-Joseph Bois, Londres part en quête de la misère humaine de Paris. Il veut visiter les asiles. Il sollicite du ministère d’être introduit dans les établissements pour aliénés. On marchande son reportage contre un droit de censure. Il refuse. Il va voir le préfet de la Seine qui le reçoit fort courtoisement mais pour le détourner de son entreprise. Il décide donc de se présenter comme fou. Il commence par l’infirmerie spéciale du dépôt. Il retrouve de Clérambault qui fait semblant ne pas le reconnaître et lui propose une cellule capitonnée. Albert Londres recule devant le taudis. De Clérambault le raccompagne à la porte et lui tend son chapeau d’un : « allez vous faire enfermer ailleurs ». Londres recense les différents établissements sur Paris et sa région. Il saisit d’emblée ce qui fait la différence : la fortune de chacun. « […] quand une personne tombe malade de la mystérieuse maladie, si cette personne n’a pas le sou, elle est folle. Possède-t-elle un honnête avoir ? C’est une malade. Mais si elle a de quoi s’offrir le sanatorium, ce n’est plus qu’une anxieuse ». Londres va visiter le service ouvert d’Edouard Toulouse. Quelques patients sont arrivés avant lui, il les examine de son regard curieux. Il observe les lieux, remarque le chauffage central et les infirmières qu’il juge « fraîches et bien nourries ». Mais quand à son tour il est examiné, on lui dit « vous êtes fou de vous croire fou » et on le met une nouvelle fois dehors. Une maison est tenue par les religieuses. La mère supérieure lui fait visiter le quartier des femmes. Il assiste au repas des furies et comprend pourquoi on lui a proposé de mettre une blouse sur son costume : ce jour là on servait des macaronis. Le tableau est dantesque mais il n’a pas vu le pire. On lui fait visiter la Salle de Pitié. « Au fond est la Salle de Pitié. C’était inattendu et incompréhensible. Juchées sur une estrade, onze chaises étaient accrochées au mur. Onze femmes ficelées sur onze chaises. Pour quel entrepreneur d’épouvante étaient-elles “en

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montre” ? Cela pleurait ! Cela hurlait ! Leur buste se balançait de droite à gauche, et, métronome en mouvement, semblait battre une mesure funèbre. […] Les cheveux ne tenaient plus. Les nez coulaient… La bave huilait des mentons. Des “étangs” se formaient sous les sièges. Dans quel musée préhistorique et animé étais-je tombé ? L’odeur, la vue, les cris vous mettaient du fiel aux lèvres. Ce sont les grandes gâteuses qui ne savent plus se conduire. Qu’on les laisse au lit ! On les attache parce que les asiles manquent de personnel. Tout de même ! »

Il visite les asiles de France. Dans une ville du sud qu’il se garde bien de nommer, à la faveur de la nuit et du sommeil du personnel de garde, il parvient aux chambres des folles. Devant cette humanité en camisole et en cheveux, Londres a froid dans le dos. Il ne sait s’il doit rire ou pleurer des scènes carnavalesques des femmes agitées qui dansent dans leurs excréments en ânonnant des chiffres comme comptines. Il se sauve épouvanté. Dans un couloir, une jeune fille l’interpelle, « Monsieur le doqueteur ! ». La veille le médecin lui a dit qu’elle n’était pas folle mais qu’elle devait être seulement tenue de près. Il se ronge de ne pas avoir la clé pour ouvrir la porte de sa prison asilaire. Il visite l’asile de Braqueville en Haute-Garonne et il y rencontre Maurice Dide : enfin une figure d’humanité et de soin, parce que chez lui les châtiments sont interdits. Londres trouve encore une formule qui touche : « on ne punit pas un homme parce que cet homme, ayant attrapé une bronchite, ajoute à sa maladie la malice de vous tousser au nez ». La différence avec les asiles précédents, c’est que Dide applique son idée : faire travailler les malades, et pour les soigner il les fait participer à la vie de la communauté. Dide lui montre l’électricien, c’est un malade ; il lui montre un couvreur sur un toit, c’est encore un malade. La visite s’achève au milieu de ce petit monde calme et Londres demande à visiter le quartier des agités : Dide lui répond qu’ils viennent d’y passer deux heures. Avant de partir, Dide lui offre le déjeuner qu’ils partagent avec un invité charmant qui passe au piano après le repas. Votre médecin adjoint ? demande Londres ; un de mes fous répond Dide au reporter éberlué.

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« ON S’EST MOQUÉ DE PINEL » Londres a fait son idée. Il a vu ce qu’il fallait dénoncer et, après avoir visité les services de Toulouse et de Dide, il sait ce qui doit être fait pour améliorer le sort des fous. À bas l’aliénisme, vive la psychiatrie. Il était resté sur l’image de Pinel enlevant les chaînes aux aliénés. Il n’avait pu imaginer les tourments auxquels étaient encore condamnés les fous. C’est Cayenne et Biribi au cœur de la campagne française. Il décrit les coffres où les malades sont enfermés pour des bains interminables, les camisoles, le drap mouillé, les coups répétés. Il voit bien que les malades ont leur folie, il observe aussi que les méthodes barbares de contention y ajoutent la rage. « Ces créatures sont retournées à la bête » observe-t-il désolé. Et pourtant, le reporter est touché par la pitié qui se dégage de ces corps martyrisés. Derrière la déchéance affichée de ce petit peuple d’insensés, il note la rapidité de leur pensée, leur endurance au mal, la cohérence interne de leur délire qui apparaît aussitôt qu’on prend le temps de les écouter. Il déchiffre les formules hermétiques des litanies délirantes. Le paranoïaque l’émeut, plus que les autres. Peut-être n’est-ce pas sans raison chez un homme pour qui la vie cessait « d’être belle » dès qu’elle n’était plus menacée. Comme le forçat de Cayenne ou le malheureux des Bataillons d’Afrique, le paranoïaque est un héros tragique. « Ils sont des rois solitaires » observe-t-il, présageant que le paranoïaque ne peut se lier avec l’objet que dans la crainte ou dans la haine. Avec un sens psychologique assez fin, il constate : « Les persécutés ont une consolation, pour qu’“on” les persécute, il faut qu’ils soient quelqu’un ». « L’idée de persécution fait beaucoup de malheurs. Elle fait surtout le malheur de ceux qui l’ont ».

« PORTER LA PLUME DANS LA PLAIE » Les articles paraissent en mai 1925. En juin se tient à Paris un congrès sur l’aliénisme qui est aussi l’occasion du centenaire de Charcot. Il y a une réaction hostile des psychiatres qui se sentent injuriés par le ton du reportage,

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pendant que d’autres travaillent à poursuivre les réformes. Londres reprend ses articles pour les enrichir de reportages supplémentaires et en faire un livre. Comme les précédentes publications sur le bagne et Biribi, l’ouvrage est édité par Albin Michel qui depuis longtemps verse de généreux à-valoir au reporter. Le temps est propice aux changements. Un projet de loi est déposé au Parlement pour la généralisation des services libres sur le modèle du service d’Edouard Toulouse. Ceux qui veulent s’informer du problème se réfèrent au reportage d’Albert Londres qui s’est conclu ainsi : « La loi de 38 n’a pas pour base l’idée de soigner et de guérir des hommes atteints d’une maladie mentale, mais la crainte que ces hommes inspirent à la société. C’est une loi de débarras. Ce monsieur est-il encore digne de demeurer parmi les vivants ou doit-il être rejeté chez les morts ? Dans une portée de petits chats, on choisit le plus joli et on noie les autres… Les Spartiates saisissaient les enfants mal faits et les précipitaient du haut d’un rocher. C’est quelque chose dans ce genre que nous faisons avec nos fous. Peut-être même est-ce un peu plus raffiné. On leur ôte la vie sans leur donner la mort. On devrait les aider à sortir de leur malheur, on les punit d’y être tombés. Cela sans méchanceté, mais par commodité. Les fous sont livrés à eux-mêmes. On les garde, on ne les soigne pas. Quand ils guérissent, c’est que le hasard les a pris en amitié. […] Des internements qui, au début, sont légitimes, cessent de l’être par suite de l’évolution de la maladie. Comment savoir qu’un fou n’est plus fou puisqu’on ne le soigne pas ? […] Les trois quarts des asiles sont préhistoriques, les infirmiers sont d’une rusticité alarmante, le passage à tabac est quotidien. […] Camisoles, ceintures de forces, cordes coûtant moins cher que des baignoires, on ligote au lieu de baigner. […] Le régime des asiles est condamné. Un fou ne doit pas être brimé, mais soigné. De plus, l’asile doit être l’étape dernière. Aujourd’hui, c’est l’étape première. Il ne faut interner que les incurables. Les autres relèvent de l’hôpital. […] Bref ! Nous vivons sous le préjugé que les maladies mentales sont incurables. Alors, on jette dans un précipice les gens que l’on en déclare atteints. On ne fait rien pour les sortir du puits. S’ils guérissent seuls et que cela se voit trop, on les laisse s’échapper après mille efforts de leur part. S’ils gesticulent, on ne les calme pas, on les immobilise. Pour se mettre en règle avec sa conscience, la société de 1838 a bâti une loi. Elle tient en ces mots: « Ce citoyen nous gêne, enfermons-le. S’il veut sortir, ouvrons l’œil ».

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Notre devoir n’est pas de nous débarrasser du fou, mais de débarrasser le fou de sa folie. Si nous commencions ? »

AILLEURS, PLUS LOIN… Comme d’habitude, Albert Londres n’assiste pas aux réformes. Il est déjà parti ailleurs. Une fois encore, il a démissionné du journal. Il est parti pour le Djebel Druze. Ce « poète de l’histoire immédiate » comme le nomme son biographe a quelque chose de rimbaldien. Sa trajectoire le dessine à la fois fantasque et obstiné. Insupportable, il avait un talent d’écriture éblouissant pour dénoncer l’injustice. Il portait suffisamment de révolte en lui pour que, après ses reportages les choses en fussent changées ; et il avait une exceptionnelle qualité d’âme pour ne jamais être indifférent aux désespérés. Il n’a pas été le seul à dénoncer la situation asilaire, il n’a rien assumé des réformes qu’il demandait, mais on lui doit probablement que les changements aient été accélérés.

À partir de l’article Clervoy P, Minvielle S, Corcos M. Albert Londres (1884-1932) : choses vues de l’univers psychiatrique… Perspectives Psy 2000 ; 39 (5) : 403-407.

Références bibliographiques - Assouline P. Albert Londres. Vie et mort d’un grand reporter, 1884-1932. Collection Folio. Paris : Balland, 1989. - Londres A. Œuvres complètes. Paris : Arlée, 1992. - Mangin-Lazarus C. Maurice Dide, Paris 1873-Buchenwald, 1944. Un psychiatre et la guerre. Ramonville Sainte Agne : Érès, 1994. - Rubens A. Le maître des insensés : Gaëtan Gatian de Clérambault (1872-1934). Les Empêcheurs de penser en rond. Paris : Institut Synthélabo, 1998.

HISTOIRES DE BONNES « J’ai eu moi-même à examiner une jeune servante tchèque, Anna V., qui avait elle aussi “sauvagement frappé Mme L. de vingt quatre coups de couperet de cuisine, frappant tantôt avec le côté tranchant, tantôt avec le dos, occasionnant dix fractures”. Sa maîtresse était parée de nombreuses vertus et actes de bienfaisance. Cependant, un soir où Anna était rentrée quelques instants après l’heure convenue, elle la contraignit à passer la nuit sur les marches. J’ai fait de mon mieux. Elle a été condamnée à mort » Dr Louis Le Guillant

L

e crime des sœurs Papin est resté célèbre, non pas tant par la barbarie du geste mais parce qu’il a divisé le pays entre ceux qui se rangèrent du côté des victimes et ceux qui prononcèrent la plaidoirie voire même l’éloge des sœurs assassines. Les premiers prenaient le parti de l’ordre bourgeois et s’indignaient du crime. Les seconds défendaient la cause prolétarienne et légitimaient l’acte sanglant des deux bonnes.

Rappelons les faits : un soir deux domestiques exemplaires dans leur service devinrent, sur une simple réflexion verbale, les sauvages meurtrières de la maîtresse de maison et de sa fille. Il restera toujours sur ce crime un point d’énigme que les conjectures policières ou psychiatriques ne parviendront pas à éclaircir totalement, ce qui explique l’intérêt suscité par ce fait divers. Comme à chaque occasion extraordinaire, le petit peuple des gens de la rue se presse dans les couloirs du tribunal pour espérer voir quelque chose dans le regard des condamnées. En vain ! Les sœurs sont murées dans leur silence siamois. Alors, d’un engouement synchrone, des gens de lettre, des philosophes engagés, des psychiatres politisés et des psychanalystes avertis n’hésitèrent pas à franchir les limites de leur compétence pour à leur tour entrer dans l’arène du crime, chacun faisant valoir son idée sur l’acte meurtrier et son théâtre secret.

ENTRE L’HORREUR ET LA BANALITÉ Le fait divers n’est pas plus atroce qu’un autre, mais une succession de détails en monte l’intrigue. Il n’y a pas de mobile, il n’y a pas eu

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préméditation et le geste a été aussi soudain que sa réalisation en a épuisé la tension. L’acharnement s’est marqué de la pratique d’énucléation et de scarifications sur les victimes. Leur crime commis, sans rien toucher des deux femmes à terre, les deux sœurs sont ensuite calmement remontées dans leur chambre se laver du sang de leur victime ; la police les a retrouvées blotties l’une contre l’autre, vêtues d’un peignoir, dans leur lit. Leur seule explication était que la maîtresse avait eu un geste menaçant envers elles et qu’elles avaient fait « ça » pour se protéger. On sait après coup que l’aînée des deux sœurs, Christine, était psychotique. La nosographie actuelle en ferait une schizophrène. On repère dans ses antécédents un moment paranoïde. Elle avait fait un an plus tôt la démarche d’aller chez le commissaire de police demander l’émancipation de sa sœur cadette qu’elle prétendait menacée par sa mère ; le fonctionnaire a déclaré bien après avoir eu devant lui une femme manifestement « dérangée », persécutée et passionnée. Par la suite, en prison, Christine répète des moments de fureur, appelle désespérément sa sœur. Elle agit ensuite des conduites auto-agressives et cherche à reproduire sur elle les mutilations infligées à ses victimes. Au terme évolutif de sa maladie, elle meurt quatre ans après le crime de « cachexie vésanique », à l’asile et en camisole. Léa, la jeune sœur, était c’est sûr sous l’influence de son aînée. Elle paraissait son double et, au tribunal, ses déclarations répétaient à l’identique celles de Christine. Le néologisme « enciselure » qu’elle utilise pour nommer les scarifications qu’elle a opérées sur sa victime pourrait être le sien et évoquer pour elle aussi la rubrique de psychose. Mais on sait aujourd’hui que séparée de sa sœur elle n’a jamais présenté le moindre trouble, qu’elle a quitté la prison au lendemain de la guerre et qu’elle a rejoint ensuite sa mère et repris un travail domestique pendant quarante ans à la plus grande satisfaction de ses employeurs.

LA TRAGÉDIE DE LA RUE BRUYÈRE 2 février 1933, Le Mans, deux gardiens de la paix constatent un crime au 6 de la rue Bruyère. Ils se nomment - et c’est authentique - Ragot et Vérité ! Ils ont été appelés par Monsieur Lancelin, avoué honoraire qui ne pouvait rentrer chez lui, la porte étant fermée de l’intérieur. Sur le palier, deux femmes sont mortes et affreusement mutilées : les yeux ont été arrachés, les corps dénudés parcourus de longues entailles faites au couteau. Les autres armes du crime sont à côté : un marteau et un pichet d’étain. Deux étages plus haut, les deux sœurs sont blotties dans leur chambre. Elles avouent tout

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de suite leur crime, sans aucune manifestation de désarroi. Christine déclare : « Je ne suis pas folle ! Je sais ce que j’ai fait. Voilà assez longtemps que l’on est domestique, nous avons montré notre force ». Le discours de Léa répète celui de Christine. Si l’assassinat sous la forme qu’il a pris n’a pas été prémédité, manifestement la haine était très ancienne : les deux sœurs ont tué d’un même mouvement impulsif, se passant alternativement les instruments du crime. La fureur barbare passée, l’une a dit « c’est du propre ! » puis elles sont aller se laver, se changer puis se blottir avant d’attendre les gendarmes. L’instruction est rapidement menée. La biographie des criminelles souligne les carences affectives maternelles, les séparations répétées, le placement de Christine à l’âge de 7 ans à l’orphelinat du Bon Pasteur d’où elle est sortie pour entrer comme « bonne » dans différentes maisons jusqu’à ce que sa sœur la rejoigne. Elles étaient depuis sept ans chez les Lancelin. Elles assumaient ensemble le service domestique de la maison, ne sortaient quasiment jamais et passaient leur congé à des travaux de couture dans la chambre qui leur était réservée au dernier étage. Il n’y avait aucun échange verbal avec Monsieur ou Mademoiselle, seule Madame Lancelin leur adressait la parole, elle seule les gouvernait. Les gages étaient ce qu’ils devaient être, fixés au taux du jour. La nourriture était la même que celle des maîtres, le logement plutôt confortable. Un seul incident a été mentionné dans le rapport des experts : en 1930, Léa venait de faire le ménage et avait laissé sur le tapis un morceau de papier tombé de la corbeille ; Madame Lancelin l’appela, la prit par l’épaule gauche en la pinçant fortement et la fit tomber à genoux en lui disant de ramasser ce bout de papier puis la laissa repartir. Léa a été très étonnée de cette façon de faire qui était très inhabituelle de la part de leur maîtresse, en parla le soir même à sa sœur et reconnut avoir dit à Christine : « la prochaine fois je me défendrai ». L’examen mental est pratiqué par trois experts reconnus : les Docteurs Schutzemberger du Mans, Baruk de la Charité sur Loire, et Truelle de Paris. Ils déclarent les prévenues « saines de corps et d’esprit, pleinement responsables de leurs actes ». Pourtant, avant le procès, Christine avait présenté un état d’agitation qui a été ainsi décrit : lors de son séjour à la prison du Vert-Galant, elle se dénude, appelle sa sœur : « Léa ! Léa ! Viens ! Viens ! » puis elle dit : « Je suis le mari de ma sœur ». Elle demande alors pardon et fait le geste de s’arracher les yeux. Lorsque le tribunal l’interroge sur cet épisode et lui demande si elle a joué la comédie, Christine répond « Oui, mais je n’ai pas fait la comédie des fous ». L’incident est rapporté à une crise d’hystérie, ce qui aggrave la prévention du jury vis-à-vis d’elle. Interrogée, Christine n’exprime aucun sentiment de regret. Le Procureur est terrible dans son réquisitoire : « Les chiennes enragées mordent par besoin morbide ; les chiens hargneux, capables quelquefois d’affection, mordent

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d’aventure. Les filles Papin ne sont pas des chiens enragés, mais simplement des chiennes hargneuses qui mordent la main qui ne les caresse plus ». Il conclut : « Pas de pitié. En ont-elles eu ces filles là pour les malheureuses victimes qui ne leur voulaient que du bien ? ». Christine reçoit à genoux l’énoncé de la sentence : elle est condamnée à mort. Pour Léa, la condamnation est moindre : dix ans de réclusion et vingt ans d’interdiction de séjour dans le département. Les deux sœurs ne font pas appel de la décision du tribunal, Christine refuse de demander un recours en grâce. Le Président de la République, Albert Lebrun, commue la peine de Christine en condamnation aux travaux forcés à perpétuité. Léa est transférée à la prison de Rennes, tandis que Christine est placée à l’asile peu après. Si certains ont été satisfaits des peines prononcées, le sentiment est que le procès est passé à côté de son sujet et que rien n’a été dit des conditions dans lesquelles les bonnes travaillaient ni de l’influence de ces conditions sur le crime commis. La chose est jugée, mais l’affaire continue.

FASCINATION ET COMPASSION Les médias s’opposent entre une presse populaire qui titre « les brebis enragées », « Les arracheuses d’yeux » et la presse engagée qui titre « A-t-on condamné deux folles ? ». On commente l’indifférence hautaine des condamnées d’un côté ; on critique l’aveuglement des experts de l’autre. Certains journalistes comme André Lang dans Gringoire s’élèvent contre les interprétations psychiatriques proposées et dénoncent cette tendance à vouloir trouver dans la psychologie des assassins l’excuse de leur crime. On dénonce la vogue judiciaire de la folie criminelle. Cela prend même le nom de papinisme : « L’âme humaine est un gouffre et tous les malfaiteurs ont leurs excuses. Mais si l’on veut introduire cette conception dans l’appareil judiciaire il vaut mieux ne plus s’en servir ». Dans Candide, Georges Iman écrit : « La catéchisme définit les péchés capitaux, ceux qui sont la source d’autres péchés et il cite ces sept principaux ennemis de nos âmes, parmi lesquels l’orgueil, l’envie, la colère. Voici pour les Papin. […] La place des sœurs Papin, après le jugement, ne doit donc pas être à l’asile où l’on soigne, mais à la prison où l’on châtie. Elle serait plus marquée encore, si une sensibilité mal avisée n’en éloignait pas chez nous les femmes criminelles, sur la bascule où l’on tue ». Jérome et Jean Tharaud assurent le reportage sur l’affaire Papin dans ParisSoir. Leur témoignage est empreint d’une grande sensibilité psychologique ; les deux frères ont-ils compris quelque chose de plus des deux sœurs ? Ils sont touchés par ce tableau des filles adossées au mur au tribunal, raides et

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immobiles, l’une les yeux fixes et grand ouverts, l’autre les paupières fermées : « Les sœurs Papin n’ont pas trouvé, à la minute où, peut-être, si elles n’étaient pas démentes, tout pouvait être changé, le souvenir d’un mot, d’un geste, d’un regard, qui aurait détourné le destin. Dans ces rapports délicats de maître à serviteur, il n’y a qu’une chose qui puisse rétablir l’équilibre : une simple, une gentille humanité. Mais cela est difficile de savoir se tenir à une égale distance d’une indifférence inhumaine et d’une familiarité qui blesse autant un cœur sensible que l’inhumanité elle-même… Jamais, dans leur sombre vie, les malheureuses créatures n’ont rencontré chez leurs patrons, ni même chez leur mère, cette juste mesure ». Gaston Chérau reconnaît dans le crime la dimension de révolte de domestiques contre la tyrannie de leurs maîtres : « Vivant en commun, la grêle des menues remarques ne cesse pas ; des deux côtés de la barrière, on arrive à se détester cordialement et à se supporter avec la même application, jusqu’au jour où une observation tombe à faux. À ce moment, ivre de justice, le serviteur se dresse ». Il emploie la métaphore du dompteur entouré de lions… « les fauves sautaient, se couchaient, se dressaient et le dompteur n’avait pas besoin d’abuser de son autorité en les fouaillant pour leur faire exécuter des tours. À un moment, par accident, il perd pied. En un clin d’œil les fauves sont sur lui. Le drame était mûr depuis longtemps ; il éclata ce soir-là à propos du plus banal incident ».

LES GENS DE LETTRE ENTRENT EN SCÈNE Dans le n°5 de la revue Le surréalisme au service de la révolution, Paul Eluard et Benjamin Peret commentent le crime comme un tableau sorti tout droit des Chants de Maldoror : la forte image de l’orbite vide et de l’œil arraché, le fer à repasser devenu instrument sacré, les coupures sur les corps. Ils les interprètent comme une métaphore de la fécondité et la maternité. Ils font une interprétation militante du crime : « Les sœurs Papin furent élevées au couvent du Mans. Puis leur mère les plaça dans une maison “bourgeoise” de cette ville. Six ans, elles endurèrent avec la plus parfaite soumission observations, exigences, injures. La crainte, la fatigue, l’humiliation enfantaient lentement en elles la haine, cet alcool très doux qui console en secret car il promet à la violence de lui adjoindre, tôt ou tard, la force physique. Le jour venu, Léa et Christine Papin rendirent sa monnaie au mal, une monnaie de fer rouge. Elles massacrèrent littéralement leurs patronnes, leur arrachant leurs yeux, leur écrasant la tête. Puis elles se couchèrent… ». Dans Le Mur, Jean-Paul Sartre interprète les rides sur le visage des

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condamnées comme les marques devenues visibles des griffes de leur patronnes, auxquelles les « enciselures » n’auraient été que les justes réponses expiatoires. « Avant, leurs visages se balançaient comme des fleurs sages au-dessus de cols de piqué. Elles respiraient l’hygiène et l’honnêteté appétissante. Un fer discret avait ondulé pareillement leurs cheveux frisés… Après, leurs faces resplendissaient comme des incendies. Elles avaient le cou nu des futures décapitées. Des rides partout, d’horribles rides de peur et de haine, des plis, des trous dans la chair comme si une bête avec des griffes avait tourné en rond sur leurs visages ». Dans Abysses, Simone de Beauvoir dénonce l’attitude des patronnes vis-à-vis des employées qui n’ont plus que la haine comme réponse possible : « Seule la violence de leur crime […] nous fait mesurer l’atrocité du crime invisible [dont sont victimes des domestiques] ». Dans La force de l’âge, elle ajoute : « […] la tragédie des sœurs Papin nous fut tout de suite intelligible. À Rouen comme au Mans et peut-être même parmi les mères de mes élèves, il y avait certainement de ces femmes qui retiennent sur les gages de leur bonne le prix d’une assiette cassée, qui enfilent des gants blancs pour déceler sur les meubles les grains de poussière oubliés : à nos yeux, elles méritaient cent fois la mort. Avec leurs cheveux ondulés et leurs collerettes blanches, que Christine et Léa semblaient sages, sur l’ancienne photo que publièrent certains journaux ! Comment étaient-elles devenues ces furies hagardes qu’offraient à la vindicte publique les clichés pris après le drame ? Il fallait en rendre responsable l’orphelinat de leur enfance, leur servage, tout cet affreux système à fabriquer des fous, des assassins, des monstres… ». Mais le morceau le plus fort de la littérature inspirée par ce crime est la pièce de Jean Genet publiée en 1947 sous le titre : « Les bonnes ». « Madame est bonne » dit justement une des servantes parlant de sa maîtresse. Cette pièce est pirandellienne, c’est-à-dire montée sur l’ambiguïté des mots et des rôles. En l’absence de leurs maîtres, les deux bonnes jouent une pièce dans la pièce où l’une tient le rôle de madame et se lâche contre l’autre. Elle humilie à loisir sa sœur qui joue la servante dévouée et victime. Dans cet espace en miroir, Jean Genet met en scène un jeu furtif où les personnages de maison détestent à petits mots répétés les maîtres qu’elles servent et les objets domestiques dont elles ont le soin. Derrière l’univers de propreté, il décrit un cloaque transparent. Les bonnes sont les vraies maîtresses de la maison, et comme des araignées qui tendent leur toile, les bonnes astiquent, crachent sur l’argenterie et le cuir pour les faire briller. Du bout de leur doigt, elles ramènent le sacré, le luxe, le déchet et la crasse à une même substance liées par le voile de leur salive. L’univers de la maison est tissé d’intentions hostiles invisibles mais palpables. Elles haïssent la propreté autant que les remarques auxquelles elles se soumettent. La docilité et l’humilité sont chez elles un paroxysme d’obstination et de fierté. « Ces deux bonnes ne sont pas des garces : elles ont vieilli, elles ont maigri dans la douceur de Madame.

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[…] Leur teint est pâle, plein de charme. Elles sont donc fanées, mais avec élégance ! Elles n’ont pas pourri. Pourtant, il faudra bien que de la pourriture apparaisse : moins quand elles crachent leur rage que dans leurs accès de tendresse. […] Sacrées ou non, ces bonnes sont des monstres… ».

LES MÉDECINS À LA BARRE Du côté des médecins, l’avis des experts a été fortement contesté parce qu’il n’a pas tenu compte des conditions sociales des sœurs Papin. Pourtant, un certain nombre de travaux antérieurs avaient insisté sur le cas particulier des bonnes. Au début du siècle, Ryckere avait publié un ouvrage intitulé « La servante criminelle ». Il analysait, à travers une centaine de cas, le dénominateur commun de ces crimes : l’esprit de vengeance. Il y décrit comment une servante, pour le motif le plus futile, se venge de ses maîtres ou de leurs enfants de la manière la plus insidieuse souvent, la plus atroce parfois. Il parle de servantes criminaloïdes chez lesquelles le meurtre existe toujours en puissance. Il évoque ces femmes travailleuses et vertueuses, capables de tromper leur entourage par leur docilité et usant du poison avec beaucoup d’habileté. Ryckere avait même repris la description par un médecin allemand d’une nouvelle maladie professionnelle : la rage des cuisinières, qu’il attribuait à la chaleur des fourneaux. Mais cette approche fantasque était heureusement restée confidentielle et peu de psychiatres avaient suivi ces travaux qui n’ont pas été utilisés lors du procès des sœurs Papin. Au moment du procès, la défense avait fait appel à Benjamin-Joseph Logres qui se présenta à la barre et produisit une contre-expertise à la demande des avocats, alors qu’il n’avait pas pu examiner les inculpées. Il propose le diagnostic désuet d’hystéro-épilepsie ; mais surtout il fait valoir l’autorité de son nom pour demander une nouvelle expertise : « je ne dis pas que les sœurs Papin sont irresponsables, je dis que le rapport n’établit pas leur responsabilité, je dis qu’il faut un autre examen pour le savoir ». Il parle de « couple pathologique », de « binôme moral », constatant qu’à « lire leur déposition, on croit lire double ». Mais le procès tirait vers sa fin, et les jurés qui n’ont jamais paru douter de la responsabilité des deux sœurs n’ont pas tenu compte de l’avis de l’éminent aliéniste. La réaction qui suit est celle de Jacques Lacan qui avait longuement abordé le thème du crime paranoïaque dans sa thèse centrée sur le cas Aimée. Lui non plus n’a jamais eu le moindre entretien avec les deux sœurs. En 1933, sa perspective est réellement novatrice, directement inspirée de la psychanalyse et des travaux de Freud. Il choisit de publier son article non

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pas dans une revue de psychiatrie, mais dans la revue des surréalistes, Le Minotaure. Il avait publié quelques mois plus tôt dans le premier numéro de la même revue un article qui rendait compte du travail de sa thèse. C’est ce même travail qu’il reprend pour analyser le crime des sœurs Papin. Lacan parle de paranoïa d’autopunition, tournant l’idée de vengeance vers celle d’expiation. Il y souligne aussi cette dimension clinique singulière qui fait que le délire s’évanouit avec la réalisation des buts de l’acte, comme cela avait été le cas avec Aimée. Il fait valoir la dimension homosexuelle latente qui régit le couple : « Vraies âmes siamoises, elles forment un monde à jamais clos […] Avec les seuls moyens de leur îlot, elles doivent résoudre leur énigme, l’énigme humaine du sexe ». […] Au sujet de Christine, il conclut : « Quel long chemin de torture elle a dû parcourir avant que l’expérience désespérée du crime la déchire de son autre soi-même, et qu’elle puisse, après sa première crise de délire hallucinatoire où elle croit voir sa sœur morte, morte sans doute de ce coup, crier devant le juge qui les confronte, les mots de la passion dessillée : “Oui, dis oui”. Au soir fatidique, dans l’anxiété d’une punition imminente, les sœurs mêlent à l’image de leurs maîtresses le mirage de leur mal. C’est leur détresse qu’elles détestent dans le couple qu’elles entraînent dans un atroce quadrille. Elles arrachent les yeux comme châtraient les Bacchantes. La curiosité sacrilège qui fait l’angoisse de l’homme depuis le fond des âges, c’est elle qui les anime quand elles désirent leurs victimes, quand elles traquent dans leurs blessures béantes ce que Christine plus tard devant le juge, devait appeler dans son innocence, “le mystère de la vie” ».

HUMILIÉS ET OFFENSÉS Louis Le Guillant est un psychiatre engagé. Communiste à la réflexion psychiatrique très inspirée des théories marxistes, il milite pour une psychiatrie sociale. C’est l’homme d’une seule et opiniâtre lutte, se battant courageusement après la guerre pour rénover la psychiatrie et ses institutions, d’abord à la Charité sur Loire où il fut Médecin-Directeur, puis à Villejuif où il fut nommé Médecin Chef de Service. Il s’attacha aux soins des indigents, des pauvres déclassés, des enfants perdus et bien sûr… des « bonnes à tout faire ». En 1956, il avait par exemple publié un travail sur « la névrose des téléphonistes » où il dénonçait les nouvelles formes de travail et les affections nerveuses qui en ressortent. C’est dans cette même perspective qu’il étudie les conditions de travail des bonnes. Il publie en 1963 un travail qui reprend l’affaire des sœurs Papin éclairée de cette perspective de psychiatrie sociale. Il est publié dans Les temps

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modernes, une revue à fort engagement politique dirigée par Jean-Paul Sartre. Le Guillant ne s’intéresse pas au diagnostic qui pourrait être porté sur l’une ou l’autre des sœurs Papin. Pour lui tout réside dans la condition sociale des bonnes qui recèle par elle-même les conditions pathogènes qui ont fait le crime. Il sort les statistiques : les bonnes sont sur-représentées dans les asiles où elles sont deux fois plus nombreuses que dans la population générale. Il tire les chiffres : plus de 85% des tentatives de suicide chez des femmes concernent « des bonnes, des femmes de chambre ou des petites vendeuses ». Il constate que 40% des malades de son service ont commencé par travailler comme bonnes. Le Guillant dénonce leur servitude et leur condition sociale. Il compare les bonnes, placées par des « négriers », aux « populations colonisées », aux « populations opprimées ». Elles sont pour lui socialement aliénées et donc vouées aux actes de violence : « Plus que les membres d’aucun autre groupe socioprofessionnel, les bonnes demeurent impuissantes, isolées, incapables d’investir leur ressentiment dans une action organisée. Les syndicats des gens de maison sont quasi virtuels. […] De son côté, la bonne à la fois s’oppose et s’identifie à Madame, au décor et aux autres personnages du milieu où, tout au long des journées, elle est présente et étrangère […] Cette contradiction est au cœur de la condition des domestiques, elle les lie étroitement, les marque presque toujours et souvent les trouble. Elle ne leur laisse parfois qu’une seule issue : la violence ». Dans le cas des sœurs Papin, Le Guillant ne discute ni le crime, ni la folie, il dénonce l’oppression sociale. « L’on voit bien, en effet, chez Christine au moins, la lucidité, la conscience, le courage, et même le sacrifice des opprimés ». Le Guillant fait de Christine une héroïne sociale, insurgée et sacrifiée, deux fois perdue parce que la justice l’a condamnée et que la folie l’a faite enfermer. Le Guillant ose le dire, Christine était une révolutionnaire ; sa furie avait séduit les surréalistes, sa lutte avait ému le psychiatre militant.

DU CÔTÉ DE LÉA Christine avait toujours paru dominer sa sœur. Quel a été ensuite le parcours de Léa ? Soixante-sept ans plus tard, à l’occasion de la sortie du film de Jean Pierre Denis Les blessures assassines qui reprend l’histoire des événements de 1933, sort de manière croisée un documentaire En quête des sœurs Papin de Claude Ventura. Au long de l’enquête, lentement, le nœud du drame se défait. D’abord la question des relations homosexuelles et incestueuses est rapidement écartée. Les arguments avancés par la presse populaire qui prétendait que les

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servantes avaient été surprises au lit par leur patronne tombent rapidement pour peu que les faits soient examinés avec un peu de méthode. Ensuite, il dévoile une famille Lancelin prise dans le double scandale manceau d’une affaire de bilans financiers truqués aux Comptoirs de la Sarthe et aux Mutuelles générales françaises. Il n’en a jamais été fait mention au procès des sœurs Papin pour décrire l’ambiance délétère de la maison de la rue Bruyère ; inversement, quelques mois plus tard au procès de l’avocat, le drame qui venait de le faire veuf lui valut une large clémence du tribunal. Enfin, où est la tombe de Léa que l’on dit morte après s’être retirée au couvent du Bon Pasteur. Le registre d’État civil qui mentionne la naissance de Léa a été gratté. Puis vient l’ultime rebondissement : on rencontre Léa à l’hôpital général. Une attaque cérébrale l’a rendue mutique voilà un an déjà. Mais elle est bien vivante dans le souvenir de ses voisins de palier qui la connaissent depuis vingt-cinq ans et qui se souviennent que la vieille dame aimait par dessus tout regarder les feuilletons télévisés à l’eau de rose… Voilà la surprise : les sœurs Papin étaient deux. Quelles différences entre elles ! Alors que le crime les avaient confondues dans un geste commun, que les journalistes les avaient faites complices, que les psychiatres les avaient vues siamoises, elles n’étaient de l’une à l’autre pas les mêmes. L’aînée avait considérablement effacé la cadette jusqu’à ce que l’épreuve de la prison les séparent. Léa a pu vieillir, comme tant de monde, dans une vie à l’ordonnance tranquille et soigneusement rangée. Les passions retombées, elle avait pris une place de gouvernante dans une maison du côté de Nantes, et elle est restée au service d’une famille qui ignorait tout d’un drame que le temps avait effacé. Une question reste : avec quels souvenirs Léa vit-elle encore ?

À partir de l’article Clervoy P. Histoires de bonnes : engouements autour du crime des sœurs Papin. Perspectives Psy 2002 ; 41 (5) : 400-405.

Références bibliographiques - Genet J. Les bonnes. In : Barbezat Marc, ed. Paris : L’Arbalette, 1947. - Lacan J. Motifs du crime paranoïaque : le crime des sœurs Papin. Le Minotaure 1933 ; n°3. - Le Guillant L. La névrose des téléphonistes. Presse Med 15 février 1956 ; 64 (13) : 274-277. - Le Guillant L. L’affaire des sœurs Papin. Les Temps Modernes novembre 1963 ; 19 (210) : 868-913.

MICHEL FOUCAULT (1926-1984) UN RENARD DANS LE POULAILLER DE LA PSYCHIATRIE « C’est entre les murs de l’internement que Pinel et la psychiatrie du XIXe siècle rencontreront les fous ; c’est là - ne l’oublions pas - qu’ils les laisseront, non sans se faire gloire de les avoir délivrés » Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique. « Pourquoi disons-nous, avec tant de passion, tant de rancœur contre notre passé le plus proche, contre notre présent et contre nous-mêmes, que nous sommes réprimés ? » Michel Foucault, Histoire de la sexualité : la volonté de savoir « En un sens, j’ai toujours souhaité que mes livres fussent des fragments d’autobiographie. Mes livres ont toujours été mes problèmes personnels avec la folie, avec les prisons, avec la sexualité » Michel Foucault, L’intellectuel et les pouvoirs

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ichel Foucault est probablement le philosophe français qui a le plus influencé la psychiatrie de l’après-guerre. Élève de Louis Althusser et de Maurice Merleau-Ponty, se posant contre Jean-Paul Sartre, il a été associé aux grandes figures du mouvement structuraliste français : Claude Lévi-Strauss, Jacques Lacan et Roland Barthes.

INSAISISSABLE « Plus d’un, comme moi sans doute, écrivent pour n’avoir plus de visage ». Homme secret, il disait que chacun de ses livres représentait une partie de son histoire. En même temps, son histoire est difficile à lier tellement il se plaisait à se masquer et à feindre de se démasquer auprès des rares personnes qui l’approchaient.

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On a dit que Foucault aurait pu être attaché culturel à Rome, directeur de la Bibliothèque nationale, patron de la radio française, mais il ne prit aucune de ces orientations : il n’aimait ni les places en vue, ni les institutions, il les fuyait même. Il cultivait en permanence un décalage. C’est ainsi qu’il fut absent des événements de mai 68 quand on l’attendait au cœur des débats, et qu’il surgit à Toronto au milieu de la Gay Pride alors qu’on le pensait chez lui à Paris. Il était toujours en avance d’un combat, toujours prêt à soutenir un autre discours si le sien était repris… À l’interlocuteur qui lui reprochait de ne pas se trouver là où on le cherchait et de toujours surgir où il n’était pas attendu, il répondait avec un sourire sarcastique : « … je ne suis pas là où vous me guettez, mais ici d’où je vous regarde en riant ».

FILIATION ET OPPOSITION Fils, petit-fils et arrière-petit-fils de médecin, qui tous se prénommaient Paul, Paul-Michel Foucault était voué à prendre rang dans cette lignée : succéder à son père installé comme chirurgien à Poitiers et prolonger ainsi une tradition familiale à orientation bourgeoise et catholique. C’est sur l’insistance de sa mère que le prénom Michel fut accolé à celui de Paul qui lui fut donné selon l’usage familial qui voulait que l’aîné des garçons fut appelé du prénom des pères. L’enfant est décrit comme solitaire et taciturne. Il très attaché à Francine sa sœur aînée au point qu’il refusa d’être séparé d’elle lorsqu’elle commença sa scolarité, c’est ainsi qu’il entra à l’école à l’âge de quatre ans. À la fin des études secondaires, il s’oriente vers les lettres et la philosophie, se détournant de la voie médicale à laquelle il était destiné. Les discussions familiales furent orageuses, et il évoqua plus tard le sentiment de haine qu’il voua alors à son père. C’est au même moment qu’il choisit de se présenter sous le seul prénom de Michel, rejetant son premier prénom Paul et décidant là une rupture avec sa filiation. Il prépare le concours de l’École Normale Supérieure à Poitiers puis à Paris. Lors de la seconde tentative, il rencontre Georges Canguilhem qui est membre du jury.

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LE RENARD DE NORMALE SUP’ La personnalité qui dominait alors l’École Normale Supérieure était Louis Althusser. L’aîné influença le cadet sur au moins deux points : Foucault s’inscrivit un temps au Parti Communiste où il fut un militant lointain et peu assidu à ses devoirs ; c’est aussi sur les conseils d’Althusser qu’il refusa de se faire hospitaliser lorsqu’il traversa des moments de dépression dont l’un fut marqué par une tentative de suicide. De nombreuses raisons ont été suggérées pour expliquer cette dépression : son homosexualité qu’il appelait son « désir-tracas », sa conviction d’être laid, sa peur de l’échec… Son père à Poitiers eut vent de ces difficultés et l’adressa à la grande figure médicale et universitaire de la psychiatrie du moment : Jean Delay à SainteAnne. Il n’y eut pas vraiment de relation de patient à médecin entre les deux, mais il y eut une estime réciproque durable entre le psychiatre et le philosophe qui se reconnaissaient sur au moins deux points de leur histoire personnelle : une orientation vers la littérature et une opposition à des pères chirurgiens qui voulaient les voir leur succéder. Foucault entama par ailleurs une psychanalyse qu’il interrompit au bout du quelques mois, se déclarant « totalement ennuyé » par la démarche. À l’École Normale Supérieure, la vivacité de son intelligence, son agressivité réservée et son sourire éclatant lui valurent le surnom de Fusch : « le renard » en allemand. Il se mêla peu à ses camarades, et il céda une seul fois au sport traditionnel - qu’il devait regretter ensuite - le vol de livre à la librairie Gibert du Boulevard Saint-Michel ; l’ouvrage était un recueil de poèmes de Saint-John Perse. En fin de scolarité, Foucault s’orienta vers la psychologie et suivit les cours de Lagache, membre de la promotion de Normale Sup’ à laquelle appartenait aussi George Canguilhem et Jean-Paul Sartre. Aux cours de Lagache, il rencontre Georges Daumézon qui enseigne la psychothérapie institutionnelle. Daumézon encourage les étudiants à fréquenter SainteAnne, et Foucault est invité à assister aux conférences et aux présentations de malade de Henri Ey, Jean Delay et Jacques Lacan. Pendant un temps, ses proches sont convaincus qu’il va s’orienter vers la médecine et la psychiatrie, comme Georges Canguilhem et Jean Laplanche avant lui.

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LA TENTATION PSYCHIATRIQUE Foucault se présenta une première fois au concours d’agrégation ; il échoua. Il fut reçu l’année suivante et, comme lors de son admission à l’École Normale Supérieure, il y eut Canguilhem dans son jury. L’un des sujet qu’il eut à présenter à l’oral était « la sexualité » : c’était Canguilhem qui l’avait proposé. Ce dernier - qui ne se souvint avoir connu Foucault qu’au moment des épreuves de l’agrégation et n’avait pas mémoire de l’avoir connu plus tôt - fit valoir que les travaux de Freud étaient maintenant vulgarisés bien audelà du seul domaine médical et que les philosophes avaient sur ces sujets des choses à dire. Sortant de Normale Sup’, le jeune agrégé fut nommé à Lille où il organisa sa vie de manière à ne passer que deux jours dans les Flandres pour y faire ses cours et retourner ensuite sur Paris pour revenir à ses travaux. Il s’attela à une thèse sur la philosophie de la psychologie qu’il ne soutint jamais et en même temps, pendant trois ans, prit une fonction de psychologue dans le service de Jean Delay. Comme d’habitude, il s’explique d’une ellipse : « Après avoir étudié la philosophie, j’ai voulu savoir ce qu’était la folie : j’avais été assez fou pour étudier la raison, j’ai été assez raisonnable pour étudier la folie ». À cette époque, le statut professionnel des psychologues dans les hôpitaux n’était pas clairement défini. Il y trouva une totale liberté d’action et il déclara ensuite qu’il occupait en fait une position intermédiaire entre le personnel et les patients. Il ne recevait pas de salaire, mais il était plus qu’un simple spectateur. Il fut surtout impliqué dans l’unité d’électroencéphalographie de Georges et Jacqueline Verdeaux pour travailler sur la neurophysiologie et l’émotivité, et c’est ainsi qu’il participa à des travaux sur les détecteurs de mensonge. Il y apprit aussi la pratique des tests projectifs et il soumit nombre de ses amis au tests de Rorschach. Au même moment, comme l’administration pénitentiaire venait de créer à Fresnes un Centre National d’Orientation chargé de l’examen médicopsychologique des détenus, Michel Foucault y travailla au profit du centre d’électroencéphalographie chargé de dépister les pathologies épileptiques. C’est ainsi qu’il approcha les deux expériences de la folie et de l’enfermement.

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LE CARNAVAL DE MÜSTERLINGEN En 1952, le couple Georges et Jacqueline Verdeaux rendirent visite à Roland Kuhn dans son service à l’hôpital psychiatrique de Müsterlingen dans le projet de lui proposer de traduire en français son livre sur la phénoménologie du masque. Foucault s’est joint au voyage ; ses amis lui avaient demandé de rédiger une préface à l’ouvrage de Binswanger Traum und Existenz qu’ils avaient traduit et qui devait paraître chez le même éditeur. Ils y arrivèrent le jour de Mardi-gras et furent témoin d’une tradition insolite : la coutume voulait que les internés de l’asile passassent une grande partie de l’hiver à confectionner de grands masques pour joindre le cortège qui déambulait ce jour là, dans le désordre voulu de carnaval, le long des rives du lac de Constance. Médecins et malades étaient ainsi mêlés à la foule et personne ne savait les distinguer. Foucault fut impressionné : « c’était abominable car le seul jour où ils étaient autorisés à sortir en masse était le jour où ils devaient se déguiser et littéralement feindre la folie ». Le fou surgit comme Foucault le regarde : brimé, pris dans sa solitude, sa pénitence et ses privations. Désigné comme fou, happé par une procession qui mime une folie collective, il est contraint derrière son masque à s’en tenir à la règle sociale et à jouer le fou comme tout le monde. À la fin de la parade, l’énoncé psychiatrique qui le désigne fou est prononcé à nouveau et il est ré-interné, exclu. Il y a dans cette séquence tout un jeu d’image comme Foucault sait les décortiquer. Le fou porte un masque et celui qui le soigne - médecin ou infirmier - porte aussi un masque. Chacun fait le fou, carnaval oblige. Dans la rue, le spectateur ne voit qu’une seule et même frénésie. Tant que le fou porte son masque il n’est pas plus fou que son voisin dans la foule. Puis lorsque les masques sont enlevés, l’ordre social revient, distribuant aux uns la place de fou à enfermer, aux autres la place de soignant, le rôle des seconds légitimant rétrospectivement la folie des premiers. Quelle est l’oppression dévoilée dans cette mascarade ? Qui a donné aux psychiatres le pouvoir de dire ce qui est raison et ce qui est déraison ? Comment les psychiatres ont-ils progressivement inventé un savoir qui fige en maladie la déraison puis la classe en entités nosologiques ? Le philosophe met en chantier une réflexion qui va mûrir pendant près de 10 ans.

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L’HISTOIRE DE LA FOLIE Le parcours professionnel de Foucault l’amena à prendre en charge le centre culturel français d’Uppsala en Suède. « C’est en Suède, au cours des longues nuits suédoises, que je contractais cette manie, cette sale habitude d’écrire cinq à six heures par jour ». Foucault prit donc l’habitude de travailler à la bibliothèque du centre français et se faisait envoyer de France une importante documentation. Au départ, il voulait écrire sur l’expérience de la déraison dans l’espace ouvert par la réflexion grecque, puis une histoire de la psychiatrie qu’il abandonna pour rédiger une histoire de la folie. Après Uppsala, il fut muté en Pologne puis en Allemagne. C’est à Hambourg en 1960 qu’il achève « L’histoire de la folie à l’âge classique » : « une histoire de ces gestes obscurs nécessairement oubliés dès qu’accomplis, par lesquels une culture rejette quelque chose qui sera pour elle l’extérieur ». Le livre est d’une lecture difficile. Foucault saute d’une source à une autre, riche d’une foison de références disparates glanées plus souvent dans les textes anciens et les archives administratives que dans les ouvrages médicaux. « À la fin du Moyen-Âge, la lèpre disparaissait du monde occidental », ainsi commence le livre, plus précisément le récit. Foucault raconte comment, la lèpre disparaissant, les peurs que la maladie inspirait se sont déplacées sur la folie ; les léproseries devinrent des asiles où se mêlaient ceux que la société voulait exclure. Ainsi se réalisa le « grand renfermement » du XVIIe siècle où fut créé l’hôpital général chargé de recevoir les pauvres et les indigents, les fous et les malades incurables, les vagabonds et les mendiants, et - Foucault ne manqua pas de les citer - les libertins et les invertis. Pour ne pas en subir la contagion, la société les exclut avec la même étiquette : « Bon à interner ». Un siècle plus tard, avec les premières classifications médicales, un nom sera mis sur ces désordres qui deviendront alors des maladies. Le geste de Pinel libérant les aliénés est dénoncé dans sa dimension répressive : « Le fou délivré par Pinel et, après lui, le fou de l’internement moderne, sont des personnages en procès ; s’ils ont le privilège de n’être plus mêlés ou assimilés à des condamnés, ils sont condamnés à être, à chaque instant, sous le coup d’un acte d’accusation dont le texte n’est jamais donné, car c’est toute leur vie asilaire qui le formule. L’asile de l’âge positiviste […] n’est pas un libre domaine d’observation, de diagnostic et de thérapeutique ; c’est un espace judiciaire où on est accusé, jugé, condamné, et dont on ne se libère que par la version de ce procès dans la profondeur psychologique, c’est-à-dire par le repentir. La folie sera punie à l’asile, même si elle est

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innocentée au dehors. Elle est pour longtemps, et jusqu’à nos jours au moins, emprisonnée dans un monde moral ». Foucault voulait que ce travail lui servit de thèse pour obtenir le doctorat ès lettres. Ce fut Georges Canguilhem qui se chargea de la présenter au jury de la Sorbonne. Il soutint sa thèse en mai 1961 devant un jury où il retrouve Canguilhem et Lagache. Foucault se mit ensuite en quête d’un éditeur. Le livre fut refusé par Gallimard sollicité en premier. Foucault rejeta ensuite l’offre que lui fit Jean Delay de le faire éditer dans la collection qu’il dirigeait aux Presses Universitaires de France. Il fut donc édité chez Plon. La parution du livre eut peu d’éclat et, bien qu’élogieuses, les réactions de la communauté philosophique et de la communauté politique furent rares alors qu’il attendait le soutien des intellectuels de gauche. « Je n’eus droit qu’à l’indifférence et au silence » dit-il plus tard, amer. En 1962, lors de sa sortie, l’Histoire de la folie fut reçue comme une étude universitaire qui relevait de la tradition épistémologique française ; il fallut attendre les bouleversements de mai 1968 pour qu’elle devint un manifeste anti-répressif.

AGITATIONS PSYCHIATRIQUES Foucault ne fut pas à Paris en mai 1968. Il avait été nommé en Tunisie où il fut malgré lui impliqué dans les événements qui secouèrent cette même année les pays du Maghreb. Lorsqu’il rentra à Paris, en octobre 1968, il avait été contacté par Didier Anzieu pour être nommé professeur de psychologie à Nanterre, mais il se décida finalement pour la chaire de philosophie à Vincennes. L’Histoire de la folie était devenue entre-temps le livre phare de la contestation de tous les enfermements. Il devint l’un des textes clés du mouvement anti-psychiatrique, surtout après le succès que connut un résumé publié en anglais avec une préface de David Cooper. Foucault qui ne connaissait rien jusque-là du mouvement anti-psychiatrique anglais fut étonné d’être ainsi récupéré, surtout que ce mouvement était inspiré de la phénoménologie sartrienne qu’il avait prit le parti de rejeter. Tardivement, l’univers psychiatrique français prit la mesure de l’influence de la pensée de Foucault. Un colloque de L’Évolution Psychiatrique lui fut consacré à Toulouse en 1969. Foucault y fut invité mais déclina poliment l’invitation. Il faut dire qu’il ne s’était pas trompé sur les états d’âme des

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psychiatres qui allaient le recevoir, plus particulièrement de Henri Ey qui a pu - au titre d’historien de la psychiatrie - être vivement agacé par ce passage du livre : « Quant à ceux qui professent que la folie n’est tombée sous le regard enfin sereinement scientifique du psychiatre, qu’une fois libérée des vieilles participations religieuses et éthiques dans lesquelles le Moyen-Âge l’avait prise, il ne faut pas cesser de les ramener à ce moment décisif où la déraison a pris ses mesures d’objet, en partant pour cet exil où pendant des siècles elle est demeurée muette ; il ne faut pas cesser de leur remettre sous les yeux cette faute originelle, et faire revivre pour eux l’obscure condamnation qui seule leur a permis de tenir sur la déraison, enfin réduite au silence, des discours dont la neutralité est à la mesure de leur puissance d’oubli ».

C’est Henri Ey qui prend la parole. Il souligne d’abord que Foucault est animé d’une évidente mauvaise humeur à l’endroit de la psychiatrie. Il renouvelle ensuite son opposition aux idées du philosophe en répétant que la psychiatrie est née du souffle libertaire de la Révolution française. Son exposé, qui constitue la principale intervention de cette réunion, développe la naissance de la psychiatrie telle qu’il l’avait déjà retracée dans son premier tome des études psychiatriques et dans son introduction à la collection de l’Encyclopédie Médico-chirurgicale de psychiatrie. Dans les discussions qui suivent, chacun y va de son anecdote pour souligner les ravages causés parmi les étudiants par la pensée de Michel Foucault, à Clermont-Ferrand et à Strasbourg. Théophile Kammerer le traite de « luciférien ». Henri Sztulman dénonce « la pensée désincarnée » de Michel Foucault qui s’étale « sur des milliers de page » et où il n’entend « nul cri humain ». Georges Daumézon ne reconnaît pas dans le livre de Foucault ce qu’il avait pu enseigner vingt ans plus tôt à l’École normale supérieure ; il reproche à l’ancien élève de confondre constamment la « folie » - comme le mot est entendu dans le langage quotidien - et les « troubles mentaux » - qui justifient un traitement. Mais au-delà de ces réactions plus épidermiques que constructives, ce congrès qui mobilisait les forces vives de la psychiatrie de l’Après-guerre ne produisit pas grand-chose. Pareillement, il n’y eut pas de réaction de Michel Foucault ; ce n’est qu’en 1978, dans un entretien au journal L’Express, qu’il évoqua le congrès qui lui fut consacré pour le désigner comme un « tribunal psychiatrique » chargé de l’excommunier.

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LE DÉCLIN DE LA PSYCHIATRIE DYNAMIQUE Il n’y eut donc pas de rencontre entre Foucault et les psychiatres, il n’y eut pas de débat. Y eut-il seulement un jour rencontre entre Michel Foucault et les psychiatres ? Jeune, étudiant déprimé, il avait évité toute rencontre médicale et fui la psychanalyse. Le livre sur l’histoire de la psychiatrie visait surtout à dénoncer un ordre moral qui le brimait. Comme il le confia plus tard, c’était sa réponse, intellectuelle et brillante, à ses problèmes personnels avec la folie et avec la sexualité. D’un autre côté, on peut se demander ce que les psychiatres avaient à démontrer en 1970. L’Après-guerre avait amené son lot de réformes : le fonctionnement asilaire était abandonné au profit de structures de soins ouvertes, la vie dans les services était animée par la psychothérapie institutionnelle, la sectorisation ouvrait au malade une place hors de l’hôpital, l’arrivée des psychotropes avait considérablement modifié la clinique évolutive des maladies les plus sévères. Et pourtant, c’est bien la fin d’une époque. Après 1970, les internes s’orientent vers la psychanalyse, de préférence lacanienne, en lisant le livre de Foucault, et la psychiatrie dynamique incarnée par L’Évolution Psychiatrique commence son lent déclin au profit d’une psychiatrie pharmacologique aujourd’hui dominante.

À partir de l’article Clervoy P. Michel Foucault (1926-1984) un renard dans le poulailler de la psychiatrie. Perspectives Psy 2003 ; 42 (1) : 63-67.

Références bibliographiques - Ey H. Commentaires critiques sur L’histoire de la folie de Michel Foucault. L’Évolution Psychiatrique 1971 ; 2 : 243-258. - Foucault M. Histoire de la folie à l’âge classique. Paris : Gallimard, 1972. - Foucault M. L’Archéologie du savoir. Paris : Gallimard, 1969. - Macey D. Michel Foucault. Biographies. Paris : Gallimard, 1994.

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5 AVEUGLEMENTS

ÉDOUARD TOULOUSE ET LA BIOCRATIE … « Sans doute serait-il désirable de faire une race supérieure ; la chose est possible et ce sera l’œuvre de demain. En attendant, faisons une race saine. C’est là un devoir certain : il faut défendre notre sang contre les malades et surtout contre les aliénés. Car la déficience ou les déséquilibre du système nerveux, qui met en péril la civilisation, est héréditaire » L’Invasion par le sang. La Dépêche, 11 juin 1938 Dr Toulouse « Si l’on a fait de moi un bûcher ; c’était pour me guérir d’être au monde. Et le monde m’a tout enlevé » Antonin Artaud

I

… ls avaient placé l’homme comme idéal. Ils avaient voulu pour lui la liberté de conduire son destin, la fraternité comme mode de rapport social et la maîtrise des connaissances pour assurer son développement et finalement son bonheur. Héritiers du siècle des lumières, les idéologues qui ont pensé la société à construire après la grande convulsion révolutionnaire nous ont légué les droits de l’homme, la démocratie et les profits de la science.

C’est dans cet élan que les aliénistes, de Pinel à Cabanis, ont défini le mandat social du psychiatre ; et la loi de 1838 peut être considérée comme la pierre angulaire d’une nouvelle conception du soin apporté au malade mental. Cette loi avait le mérite d’être la première de cet ordre à ce moment là en Europe. Si elle a été contestée, il faut dire que les législateurs qui avaient voulu cette disposition légale étaient d’abord soucieux d’offrir aux malades mentaux des structures susceptibles de les accueillir et de les soigner : enlever à l’aliéné les chaînes qui le maintenaient encore, porter sur son état un regard médical moderne et organiser l’assistance psychiatrique que la nouvelle société lui devait. Il s’agissait non seulement de poursuivre, en les accélérant, les développements que connaissaient déjà la médecine, mais aussi d’y associer de nouvelles stratégies incluant l’éducation du peuple et contrôler, pour l’améliorer, le milieu dans lequel chacun évoluait. Plus que les maladies

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proprement dites, les causes morbides devenaient l’objet des recherches scientifiques. L’assistance aux nécessiteux se complétait alors d’un élan nouveau : l’hygiénisme, qui promettait à l’humanité le meilleur de ce que le monde pouvait lui apporter.

À L’AUBE DU NOUVEAU SIÈCLE Pour la France, le XIXe siècle s’était achevé sur une cuisante défaite. À Sedan, les forces vives de la Nation avaient cédé devant l’ennemi germain. Les deux provinces de l’Alsace et de la Lorraine étaient confisquées et tous les petits français apprenaient dans leurs écoles à regarder vers la ligne bleue des Vosges et à promettre de reprendre aux envahisseurs les territoires perdus dont la patrie était douloureusement mutilée. À l’Assemblée nationale, les gouvernants gesticulaient pour dénoncer les causes de cette défaite. L’armée n’était pas assez nombreuse en effectif et il fallait commencer par faire plus d’enfant pour faire plus de soldats. Il fallait aussi soustraire les militaires à deux fléaux sociaux qui sévissaient dans les casernes : l’alcool et la vérole. Dans le rapport qu’il présente devant les députés, le ministre de la santé publique Justin Godard dénonce les établissements louches où les soldats « s’alcoolisent devant le comptoir et se syphilisent derrière ». L’hérédité, voilà l’ennemi de l’intérieur, celui qu’il faut combattre. La défaite n’est pas définitive et le combat est à poursuivre sur d’autres terrains. L’idée de nation est étroitement liée à l’idée de la race, et les hygiénistes crient la race en péril. Le concept de dégénérescence leur permet de désigner certains sujets non seulement comme improductifs mais aussi comme dangereux car pouvant pervertir, par la transmissibilité des tares dont ils sont porteurs, l’avenir de la population. Les ligues d’hygiène sont très actives, soutenues par les médecins qui y collaborent, puisant dans ce concept de dégénérescence la justification des actions qu’elles développent. Le Traité des dégénérescences physiques, intellectuelles et morales de l’espèce humaine rédigé par Morel constitue le vade mecum de toute la pensée médicale. Cette théorie de la dégénérescence, à l’opposé de l’évolutionnisme darwinien, postule que la race modelée à l’origine selon un idéal normatif se dégénère ensuite sous l’effet cumulatif des vices. L’idée va plus loin encore avec la formulation que les malades guéris transmettent toujours leur tare, même si le germe n’est plus présent, à l’exemple du concept d’hérédosyphilis développé par Fournier.

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LES NOUVELLES ORIENTATIONS DE LA SCIENCE Dans tous les pays industrialisés, les scientifiques se passionnent pour la génétique. En 1900, les allemands Hugo de Vries et Karl Erich redécouvrent la transmission des caractères héréditaires que Mendel avait démontré dans la plus grande indifférence cinquante ans plus tôt. Thomas Hunt Morgan s’impose avec ses travaux sur les drosophiles. Darwin avait déjà bousculé pas mal d’idées reçues en substituant à un ordre divin celui d’un processus adaptatif naturel, c’est-à-dire spontané, pour chaque espèce. Son neveu Francis Galton ajoute à cette idée celle de l’intervention humaine pour orienter l’évolution de ces espèces. Il crée le néologisme d’« eugénique » pour qualifier la nouvelle démarche dont le but est d’intervenir sur l’évolution pour élever les qualités raciales des générations futures. Il s’agit donc d’une « science de la race », et dans le champ médical se développe l’idée d’une « médecine de la race ». Très vite, la société exploite ces découvertes et en stimule les développements. Avec un rythme étonnamment synchrone et parallèle, les politiques captent ces recherches et s’en inspirent pour fonder leurs dogmes ; à quoi les scientifiques répondent avec un zèle renouvelé dans leurs travaux. En 1925, Hitler publie Mein Kampf où il dénonce « les races odieuses » en même temps qu’aux États-Unis d’Amérique le Ku Klux Klan vomit, dans des mises en scènes barbares, sa haine contre la première génération des Noirs libérés de l’esclavage. En 1930, Karl Landsteiner reçoit le prix Nobel de médecine pour la découverte des groupes Rhésus. En 1933, le Reich décide de purifier la race allemande avec la loi sur la stérilisation, et la même année le prix Nobel est attribué à Morgan et Hunt pour leur travaux sur l’hérédité. En 1935 paraissent les lois allemandes pour la « sauvegarde du sang », sans que le démenti cinglant opposé un an plus tard par Jesse Owens avec 4 médailles d’or aux JO de Berlin ne remette en cause une loi que personne ou presque ne conteste et à laquelle le discours scientifique apporte sa caution. En France, les Parisiens se passionnent encore pour la revue Nègre… L’engouement pour l’exotisme est au comble devant la danse frénétique de Joséphine Baker habillée de quelques fruits. Presque aucune critique des actions commises dans les colonies où le Noir est assimilé à un enfant qu’il faut éduquer ; et toutes les attitudes, même les plus violentes, sont permises pour combattre ses « mauvaises manières » et l’élever au rang du « civilisé ». Les Africains crèvent sous la tâche, et Albert Londres scandalise lorsqu’il écrit qu’il faut « remplacer le moteur à banane par le moteur à

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pétrole »… Mais la presse ne reconnaît qu’à peine le talent du reporter et offre ses colonnes à d’autres personnages.

MÉDECIN ET JOURNALISTE Édouard Toulouse est né à Marseille en 1865. Il est donc de ces enfants auxquels on enseigne de sauver la patrie mise en péril par les défauts en nombre et en qualité des citoyens sensés la défendre. Sa première orientation professionnelle a été le journalisme. Voici comment il présente sa vocation à travers ses notes biographiques : « Si j’ai réussi en cette voie inattendue dans ma carrière de médecin aliéniste, c’est que j’avais dans les doigts le métier de journaliste, appris à Marseille au cours de mes années de jeunesse […] Entré dans la science par curiosité littéraire, je me suis laissé prendre par le charme et la grandeur de recherches où la vérité est le seul but. J’ai incliné vers la médecine mentale et la psychologie, parce que ces connaissances m’ont paru bien plus importantes pour la conduite de l’homme. Bien des années après, ayant abandonné les idées de ma première jeunesse, j’ai éprouvé le besoin d’appliquer la psychologie, la psychiatrie et les études physiologiques à l’explication des faits sociaux ».

Il a 30 ans lorsque Gustave Lebon publie Psychologie des foules, et on peut supposer que la lecture de cet ouvrage au grand succès populaire ne lui a pas échappé. L’hérédité et les caractères du milieu y sont décrits comme les déterminants des conduites collectives comme des conduites individuelles. Il a aussi probablement lu, même s’il ne s’y réfère pas, les écrits d’Arthur Gobineau qui s’était fait connaître par un Essai sur l’inégalité des races humaines ; Ce pseudo-aristocrate - il avait usurpé le titre de comte soutenait qu’à l’origine du monde les races étaient pures, et que le mélange des sangs avait ravalé les meilleures au rang des pires. Selon Gobineau, les aryens qui constituaient la plus noble des races avaient, par métissages successifs, perdu leurs qualités.

BONNES IDÉES ET MAUVAISES INTENTIONS Classiquement, de l’œuvre d’Édouard Toulouse, on ne retient que la création

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du premier service ouvert de psychiatrie : le « service départemental de prophylaxie mentale » au sein de l’hôpital Sainte-Anne, devenu ensuite l’hôpital « Henri Rousselle » du nom de l’ancien Conseiller général de Paris qui avait soutenu cette création. On lui doit, ce qu’il faut lui reconnaître, un ardent travail pour promouvoir la médicalisation des soins aux aliénés selon les progrès les plus actuels de la médecine, et notamment l’idée d’une prophylaxie des maladies mentales. Il veut offrir aux patients présentant une pathologie aiguë les soins les plus actifs pour leur permettre un retour aussi précoce que possible dans le tissu social et éviter la lente dégradation secondaire à un séjour asilaire prolongé. C’est sous son impulsion que la vieille dénomination d’« asile » est abandonnée au profit de celle d’« hôpital psychiatrique ». Mais cette création ne présage pas que du bien pour les malades mentaux qu’il désigne comme « de pauvres êtres mal conçus » (La Dépêche, 16 août 1912), des « débris inutilisables » (La Dépêche, 24 juillet 1910), des « déchets » ou de « lamentables produits humains » (Le Journal, 29 septembre 1928). S’il veut le bien de populations à venir, la formulation de sa pensée concernant les malades mentaux est inquiétante.

PÊLE-MÊLE Toulouse écrit beaucoup, sur tout : le pangermanisme, la dépendance tabagique, les missions d’exploration polaire, la politique monétaire de Léon Blum. Il est pour une économie dirigée et contre le dirigisme. Il est pour la libre entreprise et contre le capitalisme. Il peut dire une chose et défendre son contraire. Il trouve que Mussolini a réussi à faire travailler un peuple artiste et que les yankees s’abandonnent à l’instinct sexuel du mâle à orienter toute leur activité vers le travail ! Il milite dans toutes les directions : la création d’un certificat d’aptitude au mariage dans lequel entrerait en compte les antécédents familiaux de psychopathie, la restriction procréatrice des alcooliques. Voici un florilège de quelques-unes de ses déclarations : … « Il est singulier qu’un aliéné - souvent débris inutilisable - qui n’a ni famille ni domicile de secours soit assisté par l’État et qu’un enfant - germe de valeur sociale - puisse être abandonné à une mère indigente et inapte à l’élever ». La paternité, La Dépêche 24 juillet 1910 … « Les imprudents, les ignorants ou les cyniques qui continuent de fabriquer

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des enfants pour leur plaisir, en trouvant que c’est leur droit, leur plus certaine liberté, se trompent. Liberté de s’unir ? Non pas même, car pour cela il faut un conjoint, et le droit de ce dernier à rester sain est supérieur au droit du premier à satisfaire son sentiment. Liberté de procréer ? Non, certes, en aucune manière, car le droit de l’enfant à n’être pas un déchet, souvent conscient de mille douleurs, est encore supérieur au droit d’être père. Ne faisait-il pas abus de son droit naturel d’engendrer, cet ivrogne qui colloquait à sa malheureuse femme, stupide et résignée, une demi-douzaine de rejetons convulsifs, dont j’ai soigné plusieurs dans mon quartier d’épileptique ? Et ne méritait-il pas d’être amené devant le juge, sermonné et au besoin isolé pour être mis hors d’état de nuire ? Les Américains […] vont infiniment plus loin dans les États où certaines classes de malfaiteurs sont soumis à une opération radicale qui leur enlève le moyen d’exercer ce droit naturel ». … « Serait-ce trop demander à l’État que, utilisant les renseignements qu’il tend à faire recueillir sur la santé des écoliers, il se préoccupe aussi de la santé des parents quand, coup sur coup, les enfants qu’on lui apporte à élever sont des déchets lamentables au-dessous de la moyenne tolérable ». … « Il y a pense-t-on, la défense du pays, la nécessité de l’industrie ? Mais ces intérêts sont en accord avec une race saine et non avec une proportion élevée d’inutilisables qu’il faut traîner dans le travail ou à la guerre. Améliorez la race et vous augmenterez vos forces réelles, qui ne croissent pas à proportion du nombre. Les mauvais rejetons sont un trompe-l’œil pour la défense comme pour le travail ; mais ils comptent réellement pour les charges communes et pour la douleur des mères. » Le droit de donner la vie. La Dépêche, 16 août 1912.

« L’homme n’est pas fait actuellement pour la liberté » … « Le seul fait de supporter l’esclavage sans réagir violemment contre le maître, ni chercher à le tuer par ruse ou par violence en risquant même sa propre vie ; au contraire, le fait de s’adapter à cette soumission et d’y trouver les conditions d’une existence supportable, et par certains côtés agréable, prouve tout au moins que l’esclavage n’est pas essentiellement contraire à la nature humaine ». … « Les femmes […] dans la société antique et de nos jours encore dans les pays musulmans (…) restent docilement parquées dans des gynécées comme d’aimables animaux domestiques à l’usage d’un seul homme. […] Ce destin, […] les jeunes femmes le connaissaient de bonne heure, le désiraient et l’acceptaient passivement. Les veuves hindoues, il y a moins d’un siècle, se laissaient docilement, et même avec joie, brûler sur le bûcher qui consumait le cadavre de leur époux ». … « […] la formation préparait les nègres à bien servir leur maîtres, à les aimer, et à les défendre […] de telles tendances étaient en puissance chez les nègres et chez les femmes pour qu’elles se manifestent aussi aisément ».

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… « Dans les époques où les femmes s’affranchissent, c’est d’abord pour satisfaire des tendances de coquetterie et pour prendre les vices de l’homme, le tabac, l’alcool, la débauche, simples manifestations instinctives en dehors du contrôle rationnel ». L’homme veut-il être libre ? La Dépêche, 8 novembre 1930. « … Le progrès est pour beaucoup lié aux inégalités biologiques fortes ». L’idéal politique. L’œuvre, 22 août 1931.

« J’entrais dernièrement dans un magasin des boulevards. La jeune vendeuse qui s’occupa de moi représentait bien la midinette parisienne, charmante d’allure, et dont le sourire jetait à tout moment un clair reflet de lumière sur des traits affinés. Mais l’observateur que j’étais, toujours en éveil chez le médecin, ne se détachait pas des trop grands yeux, au blanc fortement bleuté des anémiques, au cou frêle pliant sous le faible poids de la petite tête, du corps aminci des longilignes aux épaules déjà voûtées et que la tuberculose avait déjà tâté dès avant la naissance. Et comme, ayant fini mon emplette, je fis un tour de promenade, l’esprit orienté vers la misère physique, je m’arrêtais à considérer le flot des passants qui, cette veille de fête, déambulaient dans la large coulée du soleil. Je reconnaissais à chaque pas quelque pauvre diable que mon coup d’œil professionnel analysait impitoyablement. Cet homme de large carrure prêt d’éclater sous sa peau tendue, luisante et rouge, trop bien nourri et arrosé, n’est-ce pas un « congestif-né », doué d’un trop riche appétit pour des organes portés aux fâcheuses réserves ? Ce gamin, poids plume du faubourg, pétulant et drôlet, avec son nez en lorgnette sur son corps d’oiseau sans muscle, n’étaitil pas la fleur chétive d’une famille avariée ? Cet homme marchant à petits pas, comme un sénile lacunaire, quoique paraissant âgé de cinquante ans à peine, n’avait-il pas une trogne marquée du sceau de l’alcool, ce grand ennemi des artères ? Et quelle carence glandulaire maintenait cet adolescent aux formes grasses dans un sexe indécis ? Parmi la foule qui se pressait, que de pseudo nains, que de gens au-dessous du poids de leur taille et fragiles, et que de vieux au-dessus du poids et médiocrement défendus, que d’imperfections, mentons ratés ou prognathes, oreilles décollées en anses, regards déviés par le strabisme, faces cyanosées, cyphoses et scolioses à leur début, obèses et ptosiques, rachitiques, déhanchés et choréiques, jambes atrophiées ou de type éléphantiasique sortant d’une jupe trop courte, pieds plats, nævi en taches de vin, dentures vicieuses dénaturant un jeune sourire, et tous les suspects, ceux qui parlent tout seuls, tiqueurs, déprimés, agités, inquiets, excentriques par l’allure ou le costume ! » … « Mais que fait-on pour améliorer la graine ? »

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… « Jamais nous n’avons eu autant besoin d’une race nombreuse et solide pour perfectionner et même défendre le patrimoine commun d’une des populations les mieux douées mentalement de l’Europe. Laissera-t-on se répéter chaque années ces 500 000 interruptions de grossesses, qui privent la nation de 500 000 enfants, tuent des milliers de femmes, en dégradent d’autres pour les maternités futures ? » … « Et lorsque on sera persuadé que tout l’effort des encouragements et au besoin des coercitions doit tendre à provoquer chez les plus riches de santé et de ressources l’accomplissement du devoir qu’on abandonne égoïstement aux plus malheureux, aux plus tarés, il y aura quelque chose de changé dans notre peuple dont le rayonnement ne sera plus entravé par ce million d’anormaux que la population saine traîne après elle comme un boulet… » Que valonsnous ? La Dépêche, 15 juin 1933.

… « Il nous a fallu des millénaires pour épurer notre comportement physique, depuis le temps où nos ancêtres vivaient la vie des singes, qui mangent sans dégoût leurs excréments. Sous des dehors compliqués, notre vie morale est moins évoluée et les rechutes sont imminentes » (La Dépêche, 15 mai 1934). … « Il faudrait plutôt soigner les anormaux dans les établissements psychiatriques - si l’on ne peut encore les empêcher de naître […] » La protection de la personne. La Dépêche, 18 février 1935. … « Une femme qui de plein gré contracte une maladie chronique, laquelle diminue son rendement biologique et social, commet une faute. » « Ainsi la femme n’est pas maîtresse de son corps » Mon corps est-il à moi ? La Dépêche, 16 avril 1935.

« Un peuple peut être envahi de plusieurs manières : par les armes, par l’or, par le sang. L’invasion par le sang menace aujourd’hui la France. […] » « La France est devenue la terre d’asile pour les étrangers, Russes, Polonais, Autrichiens, Espagnols, Italiens, Arméniens, et les Israélites en grand nombre »… … « […] beaucoup pratiquent à l’égard de nos ouvriers et de nos artisans, et aussi dans les professions libérales, notamment dans la médecine, une concurrence, parfois irrégulière, qui pèse lourdement sur nos concitoyens dans les conditions économiques actuelles ». … « Ils gardent leurs mœurs, se marient entre eux, ont leurs prêtres, leurs commerçants, leurs journaux ».

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… « […] il nous faut aussi sauvegarder la population française, pour qu’elle puisse tenir son rôle dans la civilisation. L’alternative a quelque chose d’angoissant. C’est pourquoi il faut s’efforcer de rester le plus possible sur le terrain biologique, où les idées qui, dans l’ordre international, divisent les hommes ont peu de forces ». … « Et la race - ou plus simplement la population française - reçoit, par suite des mariages et des unions libres, des doses de sang étranger qui changent chaque fois l’équilibre du support biologique de notre société ». … « Sans doute serait-il désirable de faire une race supérieure ; la chose est possible et ce sera l’œuvre de demain. En attendant, faisons une race saine. C’est là un devoir certain : il faut défendre notre sang contre les malades et surtout contre les aliénés. Car la déficience ou les déséquilibre du système nerveux, qui met en péril la civilisation, est héréditaire. » L’Invasion par le sang. La Dépêche, 11 juin 1938.

SUR LES TRACES DE TOULOUSE, LES EUGÉNISTES Dans ses conférences et ses rapports, Édouard Toulouse argumente sans cesse le bien-fondé de l’hygiénisme par le coût financier que chaque malade fait peser à la société. Cela ne manque pas de donner des idées à d’autres qui voudraient aller plus loin dans les économies avec des solutions plus radicales encore : la stérilisation et l’extermination. Charles Richet milite pour une sélection humaine radicale. En 1919, en France, voilà quelqu’un qui prône ouvertement une sélection en deux temps : l’élimination de la race inférieure puis l’élimination des anormaux. Alexis Carrel, distingué en 1912 par un prix Nobel pour ses travaux sur la suture des vaisseaux et les transplantations d’organe, milite trente ans plus tard pour l’élimination des criminels et des fous au moyen des chambres à gaz. La loi de stérilisation obligatoire est promulguée en Allemagne, déterminant de nombreuses résistances silencieuses. Repond écrit que la résistance opposée à la loi allemande provient d’un complexe de castration non surmonté. Seule voix à dénoncer les dérives au nom de l’hygiénisme, Minkowski oppose une courageuse critique en dénonçant les tendances sadiques inassouvies des zélateurs de cette mutilation. Il tente de préciser les limites entre abstention et excès d’activité en matière de prévention, insiste sur le potentiel créateur de chacun, les richesses de la « force humaine » que tout être détient. Il défend la seule valeur sacrée, « inébranlable », celle de

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toute vie humaine qui impose le respect de la dignité de chacun. Mais l’Europe de 1938 est au seuil d’une nouvelle guerre. Qui écoute Minkowski ? Les bruits de bottes couvrent l’Europe et l’histoire porte aujourd’hui témoignage que l’élan eugénique, porté au paroxysme, a conduit au pire.

À partir de l’article Clervoy P, Corcos M. Édouard Toulouse (1865-1947). L’idéal hygiéniste : pour le bien de qui ? Perspectives Psy 2000 ; 39 (4) : 321-326. Références bibliographiques - Minkowski E. À propos de l’hygiène mentale. Ann Med Psychol 1938 ; XV (1) : 467-485. - Repond A. Quelques réflexions sur les bases scientifiques de l’hygiène mentale et ses applications. L’Évolution Psychiatrique 1935 ; 1. - Richet C. La sélection humaine. Cité dans Pichot A. L’eugénisme ou les généticiens saisis par la philanthropie. Paris : Hatier, 1995. - Simonnot AL. Hygiénisme et eugénisme au XXe siècle à travers la psychiatrie française. Paris : Éditions Seli Arslan, 1999.

MOREL ET LA DÉGÉNÉRESCENCE « … Quatrième loi : Tout ce qui a été acquis, tracé ou changé, dans l’organisation des individus, pendant le cours de leur vie, est conservé par la génération, et transmis aux nouveaux individus qui proviennent de ceux qui ont éprouvé ces changements. » Lamarck Lois régissant l’organisation des individus (1816) « Ne cherchez pas pourquoi ce peuple va baissant, s’affaiblissant. N’expliquez pas sa décadence par des causes extérieures ; qu’il n’accuse ni le ciel, ni la terre ; le mal est en lui » Michelet Histoire de la Révolution française (1850)

«L

’imbécillité congénitale ou acquise, l’idiotie, et d’autres arrêts de développement plus ou moins complet du corps et des facultés intellectuelles, inaugurent, dans des proportions effroyables, l’existence d’individus qui puisent, jusque dans les conditions de la vie fœtale, le principe de leur dégénérescence ». […] « Si les imbéciles, les idiots, les paralysés, déments et autres ne doivent pas être considérés comme des aliénés, nous demandons à quel titre ils sont isolés dans nos asiles ? Ces êtres dégradés sont devenus aujourd’hui, j’en conviens, une charge énorme pour la société, et les administrations s’ingénient à ne pas leur appliquer le bénéfice de la loi de 1838 à propos des aliénés. On ne les admet à ce bénéfice que lorsqu’ils sont devenus un danger public par la nature de leurs tendances et par celle de leurs actes délirants. Sous ce dernier rapport il n’existe aucune différence entre eux et les aliénés proprement dits, que l’on isole aussi pour les mêmes causes. Cette similitude dans les actes de tous les êtres également privés de raison doit nous amener à la donnée scientifique que nous cherchons à faire ressortir dans cet ouvrage sur les dégénérescences. Tous les individus appartenant à ces variétés pathologiques ne peuvent plus propager dans des conditions normales la grande famille du genre humain, et leurs descendants présentent plus ou moins les caractères qui constituent une déviation maladive du type normal de l’humanité ». Extrait du Traité des dégénérescences physiques, intellectuelles et morales de l’espèce humaine de Bénédict Augustin Morel.

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QUEL AVENIR POUR L’ESPÈCE HUMAINE ? 1789, 1830 puis 1848. Par trois fois la foule dans la rue fait l’histoire. Ceux qui observent, tel Michelet, s’interrogent : quelle est cette force et qui ou qu’est-ce qui la dirige ? Les mots de fraternité et de liberté sont sur toutes les bouches d’un peuple en fête, mais l’ivresse révolutionnaire est-elle une raison ou une déraison ? Comment penser le nouvel ordre qui s’instaure et quelles sont ses valeurs ? Pour autant le discours philosophique n’est pas radicalement modifié. Si le dogme religieux n’est plus le seul à véhiculer l’enseignement, l’ordre divin n’est pas contesté et les idées qu’il inspire depuis des siècles se continuent dans les nouvelles sciences en pleine expansion que sont, selon la pyramide de l’évolution, la botanique, la zoologie et l’anthropologie. Deux concepts émergent et sont appliqués aux observations menées avec zèle par les différents scientifiques : l’évolution et l’hérédité.

LES DÉBATS SUR L’ÉVOLUTION… Les découvertes de fossiles d’espèces disparues ont conduit Georges Cuvier à démolir la théorie dite « fixisme », inspirée du récit biblique de La Genèse et qui prônait un ordre végétal et animal immuable depuis les origines du monde. Les vestiges animaux minéralisés prouvaient que des espèces pouvaient apparaître et disparaître. C’est l’origine des diverses théories de l’évolution. Avant Buffon, Lamarck et Darwin, l’évolution désignait encore les phases successives par lesquelles passait l’être vivant avant d’atteindre sa forme parfaite. Pour Lamarck, l’évolution est cette notion dynamique qui explique que l’organisme élabore de lui-même les réponses adaptatives aux modifications de son environnement et que ces réponses adaptatives se perpétuent ensuite aux générations suivantes. Darwin décrit un mécanisme passif, la sélection naturelle, selon laquelle l’organisme ne peut rien pour son devenir ; il subit, et seules les variations favorables liées au hasard évolutif sont susceptibles de se perpétuer en raison de la compétition permanente qui existe entre les espèces.

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… ET LES AVATARS DE L’HÉRÉDITÉ Les caractères des individus ne doivent rien au hasard. Certains caractères sont acquis sous l’influence du milieu, mais ne sont pas transmissibles ; d’autres sont héréditaires et se transmettent indépendamment du milieu. S’il existe un ordre divin qui régit le monde, il existe parallèlement un certain nombre de lois contingentes à la biologie. Professeur de sciences à l’université, botaniste amateur et « Frère Gregor » dans son ordre monacal augustin, Johan Mendel étudie l’hybridation des pois. Il est amusant de constater que l’hybridation des plantes avait été jusqu’au XVIIIe siècle le moyen essentiel de prouver l’existence d’une sexualité chez les végétaux ! Mendel manipule ses pois et observe les modalités de transmission des caractères avec cette découverte : un caractère (qu’il nomme récessif) qui disparaît à la génération hybride immédiatement suivante peut réapparaître ensuite si les facteurs de croisement sont favorables. Il existe donc une hérédité cachée qui peut ne réapparaître que dans les générations suivantes, un « héritage occulte » en somme. C’est ici que la question de la dégénérescence se substitue au dogme du pêché originel.

MOREL, ANTHROPOLOGUE ET ALIÉNISTE Bénédict Augustin Morel est né le 20 novembre 1809 à Vienne en Autriche. Il est fils d’un fournisseur aux armées napoléoniennes. La mort précoce du père le laisse sans ressources, et il est élevé au Luxembourg dans un établissement religieux ; c’est assez naturellement qu’il est orienté vers le séminaire où il ne reste finalement pas en raison de ses idées « libertaires ». Il vient à Paris où il exerce une série de petits emplois : précepteur, journaliste. Il suit les cours du naturaliste Blainville, puis commence des études médicales. Il rencontre et noue une amitié qui se maintiendra longtemps avec Claude Bernard qui ouvrira l’ère de la médecine expérimentale. Les deux étudiants avaient très peu de moyens, et l’anecdote veut qu’ils aient partagé la même chambre et aussi le même costume. C’est grâce à cet ami alors interne chez Falret qu’il rencontre le maître et accède à la clinique asilaire. Morel va observer le « fou » avec le regard d’un anthropologue, comme avant lui les religieux ont regardé les races indigènes. On constate que la philosophie qui l’inspire est très influencée par la religion : il conçoit

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l’homme comme une fonction crée par Dieu afin de coopérer à l’œuvre de la création. Le postulat d’où il part est celui d’un type humain primitif qui serait « le chef d’œuvre » et le « résumé » de la création. Une formule s’en déduit : il existe des déviations secondaires de ce type humain originel et parfait, ce qui force à admettre l’idée d’une dégradation de la nature humaine originelle et que l’hérédité est le véhicule unique de cette dégradation.

« L’ABÂTARDISSEMENT DE LA RACE » Au fil de l’élaboration de son œuvre, notamment dans le monumental Traité des dégénérescences, il ne cesse de rappeler qu’il n’a d’autre ambition que de soutenir le but assigné par « la sagesse éternelle » : combattre « l’abâtardissement de la race », c’est-à-dire la menace qui selon lui - et ses contemporains - pèse sur l’avenir des générations futures. Il déclare « merveilleuse » cette disposition qui fait que les générations de dégénérés aboutissent à une stérilité de leurs individus et qui les rend donc incapable de transmettre leurs stigmates. Mais pour salutaire que lui paraisse cette stérilité terminale, il lui apparaît urgent de prendre des mesures sanitaires immédiates en raison du nombre croissant de sujet atteints par la paralysie générale et l’épilepsie. Animé de la ferveur de son idéal anthropologique, il se persuade qu’il y a une œuvre de santé publique à entreprendre. Pour cela, il va exploiter la masse de documents amassés par les naturalistes qui ont fait le tour du globe, en extraire une théorie biologique de l’évolution : la dégénérescence, pour l’appliquer ensuite à l’aliéné.

LE DÉGÉNÉRÉ, C’EST « L’HOMME TOMBÉ DANS LE VICE » L’idée de dégénérescence est toute entière déjà développée dans l’œuvre de Buffon. Le célèbre naturaliste écrivait que le climat, la nourriture et la domesticité sont susceptibles de provoquer la dégradation d’une race animale. Morel transpose sans mesure cette formule chez l’homme en remplaçant le mot « domesticité » par celui de « mœurs ». Il insiste sur le rôle de l’éducation et celui des « mauvaises habitudes ». S’appuyant sur les études de Magnus

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Huss, en Suède, à propos des ravages de l’alcoolisme à l’échelle d’une population, il s’alarme : « la digue morale » est envahie « par la contagion de l’exemple ». Plus les conduites humaines se rapprochent de certains instincts animaux, plus la race est dégénérée. Il cite encore Buffon : les peuples de l’Europe font les hommes « les plus beaux, les plus blancs et les mieux faits de la terre » ; les Lapons, les Samoyèdes… les Groenlandais et les Pygmées sont « des tartares dégénérés ». Morel reprend la formule du médecin portugais Martius : le dégénéré, c’est « l’homme tombé dans le vice en s’abandonnant aux penchants que la tache originelle a laissée dans son cœur ». Sous l’effet des vices et des révoltes, la race humaine dégénère en s’émancipant de son modèle divin. La dégénérescence est bien l’avatar du pêché originel dans la pensée chrétienne. Pour Morel, les infractions à la loi morale et l’absence de culture intellectuelle altèrent l’évolution normale de l’homme physique. Il ne fait aucune distinction quant aux facteurs responsables de cette dégénérescence, l’adultère et l’alcoolisme sont mis au même niveau que les carences alimentaires ou l’insalubrité de l’habitat. La dégénérescence explique tout, autant le crime que le génie. Elle devient l’explication universelle de l’état du monde du XIXe siècle.

LE FOU, « HIDEUX » DÉGÉNÉRÉ « Un seul moyen me restait pour démontrer la vérité de ces principes, c’était de déplacer le point de vue de mon observation, et d’étudier sur le terrain de leur véritable origine ces variétés maladives reléguées dans les asiles pour soustraire la société à un danger, et d’où les administrations et les familles s’étonnent ensuite de ne pas les voir améliorées ou guéries. La seule connaissance des causes les plus ordinaires de l’aliénation suffisait pour me guider dans mes recherches, et le résultat de mes investigations m’a amené à la conception des dégénérescences dans l’espèce. Je savais que les excès des boissons alcooliques produisent une véritable intoxication, et déterminent dans la sphère du système nerveux des lésions qui se transmettent chez les descendants. J’étudiais alors l’influence des excès dans les milieux où leur fréquence est endémique, et je retrouvai les types dégénérés de nos asiles.

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L’étiolement de la race, le développement des affections paralytiques et convulsives, les conformations vicieuses de la tête, l’abaissement général des forces intellectuelles, la manifestation des tendances les plus mauvaises, l’immoralité, l’accroissement de la population dans les asiles et dans les prisons, étaient des faits déplorables que je retrouvais partout et toujours avec une constante uniformité. La ressemblance intellectuelle, physique et morale entre les variétés maladives issues de cette cause était frappante, malgré la diversité des conditions climatériques, et les éléments de dégénérescence dans l’espèce se trouvaient toujours en rapport avec l’intensité du mal et la complexité des causes qui aidaient à sa propagation. Je ne tardai pas en effet à m’apercevoir que mes investigations ne devaient pas se limiter à l’étude d’une cause isolée, et qu’étant donné un élément dégénérateur, il fallait faire la part d’une foule d’influences, soit de l’ordre physique, soit de l’ordre moral, qui impriment à la cause principale une activité dégénératrice plus considérable. Cette loi ne souffrait aucune exception, et je la retrouvai même en étudiant les causes qui paraissent agir avec une indépendance complète sur les fonctions de l’économie humaine ».

Morel reprend les variétés maladives de l’aliénation mentale, observant qu’elles se commandent et s’engendrent les unes les autres. Incapable de distinguer l’effet de la cause, il ne prend en compte que l’aspect évolutif terminal de toutes ces affections, le tronc commun démentiel des différentes aliénations. Dès lors, sans écouter le délire du malade, il ne le regarde plus que comme un individu en marge de l’espèce, menaçant l’humanité par la corruption qu’il engendre. Morel écrit des aliénés : « ils sont non seulement incapables de former dans l’humanité la chaîne de transmissibilité d’un progrès, mais ils sont encore l’obstacle le plus grand à ce progrès par leur contact avec la partie saine de la population ». Ils sont « hideux ». Morel préconise la moralisation des masses. Il est l’un des premiers médecins à parler de « prophylaxie » appliquée à la pathologie mentale. … « ma foi en l’amélioration des destinées futures n’a pas faibli, et je crois de toutes les forces de mon âme à l’intervention heureuse, et je dirai même nécessaire, que les médecins sont appelés à exercer sur ces mêmes destinées »… « mes vœux seront atteints du jour où je verrai grossir le nombre des médecins dont les efforts auront pour but l’amélioration intellectuelle, physique et morale de l’espèce humaine ».

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ET APRÈS… LE PIRE ! L’œuvre de Morel connaît un retentissement considérable. Tout ou presque n’est plus examiné que sous le prisme de sa théorie explicative de la folie. La recherche des stigmates résume la démarche diagnostique et, à défaut de thérapeutiques symptomatiques adaptées, le fou est isolé à titre prophylactique. Pensée pour protéger le malade, la loi de 1838 devient une loi protégeant l’espèce de la contamination. Peu nombreuses seront les critiques de cette théorie. Quelques décennies plus tard, avec le développement du concept de dégénérescence, plusieurs médecins vont suivre à la lettre ces prescriptions en les conduisant à leur formule la plus radicale, éliminant les aliénés et les races jugées impures.

À partir de l’article Clervoy P, Corcos M. Bénédict Augustin Morel. Perspectives Psy 2001 ; 40 (3) : 225-228.

Références bibliographiques Toutes les citations sont extraites de la référence suivante : - Morel BA. Traité des dégénérescences physiques, intellectuelles et morales de l’espèce humaine. Paris : Baillière, 1857.

RÉSISTANCES À FREUD « La psycho-analyse qui a la prétention d’être une science médicale, confond en réalité la médecine et la métaphysique… Plus tard, on oubliera les généralisations outrées et les symbolismes aventureux [de Freud…] et on se souviendra que la psycho-analyse a rendu de grands services à l’analyse psychologique » Pierre Janet L’Encéphale, 1911 « … Oui, il est effroyable de ne pouvoir se souvenir d’une caresse de sa mère sans songer à Œdipe, de son père sans songer à l’homosexualité ; pareillement vis-à-vis de son fils ou de sa fille. Toute affection est salie ainsi que toute amitié ! Aussi est-ce faire œuvre pie que guérir quelqu’un du freudisme. Mesurez combien un individu est soulagé quand il possède des arguments contre le poison freudien, car poison n’est pas trop dire. C’est la délivrance, la paix, la vie, la lumière, qui entre, enfin, dans son âme » Ameline Annales Médico-Psychologiques, 1929

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oison freudien », le mot est fort. Ce sont les termes virulents avec lesquels une partie du milieu psychiatrique français a accueilli la psychanalyse. Si l’expression surprend aujourd’hui, elle est à replacer dans le contexte de la fin du siècle dernier qui s’est prolongé jusqu’à la veille du Deuxième Conflit mondial.

« JE N’AI PAS TOUJOURS ÉTÉ PSYCHOTHÉRAPEUTE »… Voilà comment Freud parle de lui dans un autoportrait de 1895. Sous la direction de Brücke puis de Meynert, il s’était intéressé à l’histologie et à la physiologie du système nerveux. Il s’était spécialisé ensuite dans la pathologie cérébrale infantile, plus précisément le groupe des diplégies et la maladie de Little qui associe une atteinte de la voie pyramidale et des troubles oculaires. Il était prévu qu’il occupe un poste de consultant en neurologie pédiatrique au Kinderkranken Institut de Kassowitz lorsqu’il obtint une bourse pour un voyage d’étude. Il choisit alors de compléter sa

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formation à Paris et à Berlin, passant quelques mois chez Charcot et chez Mendel. Freud arrive à Paris en octobre 1885. Il visite ébloui le département des antiquités égyptiennes du Louvre et va perfectionner son français au théâtre en assistant aux représentations des pièces de Molière. Lorsqu’il rencontre le maître de la Salpêtrière, il est fasciné par la personnalité de Jean-Martin Charcot. Le grand clinicien au faîte de sa célébrité exécute ses grandes leçons du mardi devant un aréopage d’élèves totalement dévoués qui lui préparaient des malades dociles à sa démonstration. Devant son public, il induit des paralysies hystériques qu’il guérit ensuite par simple suggestion hypnotique. « Aucun homme n’a jamais eu autant d’influence sur moi » confie Freud. « Charcot, qui est l’un des plus grands médecins qui soient, et dont la raison confine au génie, est tout simplement en train de démolir mes conceptions et mes desseins… ». C’est en effet à partir de cette rencontre que Freud délaisse le microscope et s’oriente vers la psychologie. Ses premiers travaux neurologiques avaient été remarqués et présentés à Lyon par Raphaël Lépine qu’il avait rencontré chez Charcot. Mais la France ne fera pas le même accueil à ses travaux psychanalytiques ultérieurs… En arrivant à Paris, il avait écrit à sa fiancée que les Français sont « le peuple des grandes épidémies psychologiques et des convulsions hystériques de masse ». Il ne se doutait pas qu’un événement de cet ordre fera le terrain de l’opposition que rencontrera par la suite son œuvre en France.

« L’AFFAIRE » La France s’est mal relevée de l’humiliation de la défaite de 1870 et de la perte de ses deux provinces de l’Est. Un jeune officier, polytechnicien, Alsacien et Juif, est accusé à tort d’avoir livré à l’ennemi des documents confidentiels. Il est condamné au bagne à perpétuité. Deux ans plus tard, dans le jeu normal des mutations, le bureau du renseignement et du contreespionnage militaire a un nouveau chef ; il est alsacien. Le LieutenantColonel Picard rouvre le dossier et fait apparaître un autre coupable possible, de médiocre moralité et en grand besoin d’argent. Il alerte ses supérieurs hiérarchiques qui choisissent de ne pas toucher à la chose jugée. Le Lieutenant-Colonel gêneur est affecté en Tunisie ; « Je n’emporterai pas un pareil secret dans la tombe » aurait-il alors confié. Il alerte le vice-président du Sénat, un alsacien républicain modéré qui relance l’affaire et rencontre immédiatement des oppositions politiques. À la Chambre des députés, le 4 décembre 1896, le Président du Conseil déclare : « Il n’y a pas, il ne peut pas y avoir d’affaire Dreyfus ». En fait, elle vient seulement de commencer.

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Pris dans ses vieilles habitudes, le pays se coupe en deux. D’un côté les révisionnistes veulent faire reprendre le procès pour que triomphent la justice et le droit. De l’autre, il y a ceux qui proclament que la France, pour sa sécurité, doit se tenir au-delà du doute et de la faiblesse que lui infligerait la mise en cause de sa justice et de son armée. « L’individu ne doit pas primer sur l’État » écrit Charles Maurras. L’attachement aux institutions de la République joue contre l’innocent condamné. La coterie militaire qui avait dans la hâte jeté Dreyfus au bagne sort indemne du second procès : Esterhazy l’officier félon est acquitté. Zola publie alors son fameux « J’accuse » dans le journal L’Aurore. Dans un premier temps, la clarté des arguments et le ton vigoureusement polémique se tournent contre l’écrivain qui est condamné au maximum des peines possibles et doit s’exiler à Londres. La partialité de ce jugement élève l’affaire au rang de débat public. Tout le monde en parle, discute et argumente au gré des péripéties du procès. Il y aura les dreyfusards épris de liberté et des droits de l’homme (la ligue des droits de l’homme naît au même moment), et il y aura les anti-dreyfusards, patriotes quel qu’en soit le prix. Qu’importe l’issue du procès, les positions sont prises et pour longtemps. Loin de s’apaiser, l’affaire s’amplifie. Le ministre de la Défense produit un nouveau document qui selon lui accable « ce canaille de Dreyfus », c’est un faux, produit par le Colonel Henry lequel - démasqué - se suicide en prison ; mais la moitié de la France fait un héros de cet officier qui a su mettre sa Patrie au-dessus de la vérité. L’espace public est le lieu de toutes les manifestations, des rumeurs de coup d’État circulent, en même temps que les ministres démissionnent au fur et à mesure de la progression du scandale… Le procès de Dreyfus suit son cours, marqué par les hésitations et les reculades. La procédure de révision est ouverte et conclut avec une faiblesse déconcertante : « coupable avec circonstances atténuantes » ! La vérité fait peur. Pour échapper au ridicule, le président de la République gracie Dreyfus dans la précipitation. L’officier ne sera complètement réhabilité que bien après. Pour clore, une loi d’amnistie exempte de toute poursuite les militaires coupables de faux témoignages lors du premier procès…

RENDRE À CHARCOT CE QUI APPARTIENT À CHARCOT Vaincu sur le terrain judiciaire, le mouvement traditionaliste et nationaliste né de l’affaire Dreyfus n’est pas entamé dans son combat, au contraire. L’Action

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Française attire de nombreux intellectuels et de nombreux médecins. L’affaire Stavisky et le scandale de la Société du canal de Panama avaient alourdi les soupçons contre les milieux politiques et financiers, plus particulièrement les Juifs présentés comme des non-citoyens menaçant les valeurs morales du pays. L’anti-judaïsme fait recette comme l’indique le succès du livre outrancier de Drumont La France juive… Très actifs, chaque célébration publique ou populaire donne l’occasion aux Camelots du Roi de manifester bruyamment leur activisme contre-révolutionnaire. En 1908, ils s’opposent au transfert des cendres de Zola au Panthéon : il est Juif, il est de gauche et il a outragé la justice dans l’affaire Dreyfus… Freud est Juif, la psychanalyse apparaît donc d’abord comme une théorie juive. Freud est Autrichien, sa théorie est donc considérée comme germanique aussi. La France de Maurras n’est pas disposée à lui faire le meilleur accueil. Les premières critiques de la psychanalyse ne portent pas encore sur les origines juives ou germaniques de son inventeur, sinon de façon voilée, et se déplacent sur le terrain des arguments scientifiques qui la fondent. L’hérédité reste en France le modèle de référence des troubles psychiques, et ce modèle est remis en cause par la place pré-éminente donnée à la sexualité dans la théorie freudienne. Les opposants à Freud sont surtout les élèves de Charcot. Leur maître reste pour eux le véritable initiateur dans le domaine de la pathogénie des névroses. Il maintenait l’hérédité comme cause prédisposante des états névrotiques, le reste n’étant que du registre des « agents provocateurs » que sont toutes les causes banales, isolées ou combinées entre elles, agissant brusquement ou s’associant progressivement jusqu’au jour où elles font éclater la névrose sur le terrain héréditairement prédisposé. L’étiologie sexuelle des névroses fait l’objet de nombreux débats. On critique le « pansexualisme » qui ramène tous les troubles psychiques : névrose, psychopathie, démence précoce et folie maniaco-dépressive, à un traumatisme sexuel. Les railleries fusent : « Une fille est hystérique, son frère souffre de névrose d’angoisse. Soyez sûr qu’ils ont commis ensemble, ou avec d’autres petits camarades, dans leur tendre enfance, des “cochonneries” sexuelles »… « […]on n’arrive pas à l’âme par des moyens gynécologiques, […]ce n’est pas par voie vaginale qu’on guérit les troubles psychiques ! », « on ne peut accepter bénévolement ces exagérations ».

« FAIRE DES EFFORTS POUR NE PAS DÉCOUVRIR CE QUI N’EXISTE PAS » Pierre Janet, ancien élève de Charcot et défenseur d’une psychologie à la

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française, père de « l’analyse psychologique », résume la psychanalyse à ceci : tout ce qui est valable dans la théorie de Freud est ce qui revient aux observations de Charcot. Il laisse entendre, sans le dire vraiment, que l’œuvre de Freud n’est ensuite qu’un plagiat de son travail : « la psychoanalyse n’est que l’analyse psychologique à quelques mots près »; « La psycho-analyse, qui [m]’a emprunté la notion du souvenir traumatique, l’a singulièrement transformée ». Sur l’importance du souvenir traumatique dans les névroses, Janet oppose sa théorie à celle de Freud sur le fondement même de la névrose : pour Janet, il s’agit d’un terrain mental pathologique marqué par la faiblesse psychologique là où Freud donne un rôle essentiel à l’événement traumatique indépendamment du terrain initial. Dans un rapport de 1911, Janet s’exprime ainsi, parlant de lui à la troisième personne : « M. Janet ne méconnaît pas le rôle des souvenirs traumatiques ; il croit qu’il faut les chercher avec soin, ce qui est le plus souvent fort difficile, mais il faut également faire tous ses efforts pour ne pas les découvrir lorsqu’ils n’existent pas ». Janet ne réalise pas que cette formule contournée, dénégative, dessert plus sa position qu’elle ne critique l’hypothèse de Freud ! Le ton devient plus polémique, proche de l’injure, lorsque Janet écrit en 1913 que la psychanalyse n’aurait pu être découverte ailleurs qu’à Vienne, compte tenu de l’immoralité qui avait cours dans cette ville. Freud, froissé, ne lui répondra que plus tard sur le même ton dans « Contribution à l’histoire du mouvement psychanalytique » : « Nous avons tous entendu parler de la théorie qui cherchait à expliquer la psychanalyse par les conditions particulières du milieu viennois. Théorie intéressante, dont Janet n’a pas dédaigné de se servir encore en 1913, bien qu’il soit certainement fier d’être parisien et que Paris n’ait guère le droit de se considérer comme supérieur à Vienne, au point de vue de la pureté des mœurs. […] j’ai toujours trouvé cette théorie parfaitement absurde […]. Les Viennois ne sont ni plus abstinents ni plus névrosés que les habitants d’une autre grande ville ».

« SIGISMUND LE JUDÉO-MORAVE » Dans le premier cercle des disciples français de Freud, Édouard Pichon occupe une place singulière. Il n’est pas à un paradoxe près : membre de L’Action Française, il est séduit par l’innovation apportée par la psychanalyse mais en même temps il rejette le freudisme qu’il qualifie de

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biologie vide et amorale. Gendre de Janet, il participe à la création du premier cercle psychanalytique en France tout en maintenant la promotion des travaux de son beau-père. Il veut une psychanalyse débarrassée du pansexualisme et de ses influences germaniques. Dans les ouvrages de vulgarisation, il veut rassurer les lecteurs français et affirme que la psychanalyse ne touche en rien le dogme religieux. Il n’est pas loin de la caricature lorsqu’il oppose au livre de Freud Das Unbehagen in der Kultur - dont le titre fut initialement traduit « Malaise dans la civilisation » - une série de conférences qu’il intitule « À l’aise dans la civilisation ». À la veille de la Seconde Guerre mondiale, Janet avait décidé de clore la querelle et de profiter d’un voyage en Autriche pour visiter Freud chez lui ; mais ce dernier le laissa devant une porte close. Voici comment Pichon fit le récit de cette rencontre manquée dans une correspondance à Henri Ey : « … Il est bien vrai que la nécessité d’une synthèse entre le janétisme et le freudisme s’impose ; mais vous savez ce que sont de sots malentendus personnels entre les deux hommes qui ont empêché l’alliance des doctrines : tant les mesquineries humaines ont d’effet déplorables ! Mon beau-père avait attaqué violemment les doctrines de Freud ; mais journellement il contredit ainsi, avec sa verve naïve, des gens qui sont et restent ses amis. Freud, aigri par les barrières dressées contre lui en pays de langue allemande, et ne comprenant pas l’atmosphère des discussions à la française, s’est formalisé ! Quand, peu de temps avant l’annexion de l’Autriche à l’État hitlérien, mon beau-père est allé à Vienne, il a jugé très gentiment qu’il devait une visite à Freud, le maître de la psychopathologie de l’endroit ; or la Princesse (Marie Bonaparte, ndla) m’a fait savoir que Freud ne le recevrait pas ; quand Pierre Janet est allé chez lui, il était, a-t-on dit, absent, et il nous a fallu de la diplomatie pour que mon beaupère, toujours naïvement bon, n’apprît point qu’il s’agissait là, non pas d’un hasard, mais d’une volonté de fermeture de porte. Je ne trouve pas qu’au soir de leurs vies, ce geste soit très à l’honneur de Sigismund le Judéo-morave ». L’antisémitisme d’Édouard Pichon se déploie aussi lorsque, dans une autre correspondance en 1939, il parle ainsi d’un autre psychanalyste juif, membre du premier cercle freudien en France : Sacha Nacht. « … Ainsi il est à Compiègne ! Pourtant, il appartient à cette catégorie de citoyens français à qui il semblerait tout indiqué de procurer au plus vite une mort glorieuse, selon le plan ingénieux de Louis-Ferdinand Céline… » ajoutant une consigne à son sujet : « à mépriser avec volupté ! ».

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« DIALOGUE FAMILIER SUR LE FREUDISME » Pendant toute l’entre-deux-guerres, une opposition critique s’est maintenue, retardant l’introduction de la psychanalyse en France. Une de ses manifestations les plus surprenantes est la publication dans les Annales Médico-psychologiques d’une pièce de théâtre d’une cinquantaine de pages intitulée « Dialogue familier sur le freudisme ». Elle se compose de deux actes : « Inconscient ou Science ? soyons seulement médecins » et « Inconscient et ignoré : Œdipe, de Secundus à Freud ». Ameline, l’auteur, est un psychiatre de la colonie familiale d’Ainay-leChâteau. Sa pièce se bâtit autour de la conversation imaginaire entre deux personnages qui discutent de la psychanalyse, Néo et Ali. Néo est le néophyte plein d’enthousiasme qui applique la théorie freudienne à tout ce qu’il observe. Ali est le psychiatre de la maturité, sceptique envers tout ce qui ne répond pas à une démonstration scientifique : c’est Ameline lui-même qui ne jure que par les théories physiques et qui s’est déjà fait remarquer pour avoir voulu introduire en psychiatrie les modèles de Fermat et de Poincaré. Certes, le contenu de l’article reflète d’abord les positions de l’auteur, mais il engage aussi toute la revue, et une telle entorse au « sérieux » de la plus ancienne revue de psychiatrie française n’a pu s’opérer sans l’accord du comité de rédaction qui réunissait les psychiatres les plus reconnus à cette époque…

« LA PSYCHIATRIE DU DOIGT DANS L’ŒIL » Au fil du dialogue, Ali démolit une à une les convictions de son jeune collègue. La psychanalyse est réduite à une mode suspecte de clientélisme. Elle se veut une science mais n’en a aucun fondement. « Bâtir sur l’hystérie, c’est bâtir sur sable » clame Ali. « L’hystérique est le plus rusé des fourbes ». La théorie Freud est caduque parce qu’avec l’hystérique on est jamais sûr de qui influence le plus l’autre… Mais Ameline ne se contente pas de suspecter Freud de s’être seulement trompé : il accuse Freud d’être un trompeur. « … son système est faux ; c’est un mysticisme […] un combiné d’érotisme ». Il défend l’automatisme de Janet et dénonce le germanisme de Freud : « Je viens de lire dans un journal - dit Ali - qu’un homme d’État très distingué, très cultivé (Maurras ?) pense que le freudisme achèvera, pour l’Allemagne, l’œuvre de dissolution

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commencée par la guerre ». C’est lâché : Freud est boche ! Il est une menace pour la Patrie et son œuvre vise à corrompre la pensée française ! Freud est dénoncé comme théoricien mystique, un truqueur, un prestidigitateur qui use de ficelles trop grosses. « Médiocrité », « Pataphysique », la psychanalyse, « c’est la blagologie et la psychiatrie du doigt dans l’œil ». À la fin du deuxième acte, Néo ne parle plus, écrasé par la démonstration de son ami. Ce n’est plus un dialogue mais un pamphlet inépuisable et virulent. Freud est diabolique. C’est Méphistophélès : faut-il une preuve ? Le suicide des psychanalystes. L’analyse n’est qu’une pratique païenne de la confession des catholiques. Sauver Néo de la psychanalyse vaut sauver son âme menacée d’être perdue, dévoyée par le poison freudien. À la fin de la pièce, Ali s’énonce satisfait d’avoir remis Néo dans le droit chemin. Cette charge contre la psychanalyse, sans équivalent dans une revue médicale, s’achève sans débat.

LA FIN D’UNE ÉPOQUE Après la guerre, les valeurs à défendre ne seront plus les mêmes. La France des vainqueurs s’oppose à la France de la collaboration qu’incarnait une droite nationaliste et antisémite. Freud est mort le 23 septembre 1939, à Londres en exil. Pichon s’éteint en 1940 miné par une cardiopathie rhumatismale et Janet disparaît en 1947. Les élèves de Freud prennent en France une place croissante sur la scène psychiatrique. La querelle entre les partisans et les opposants à la psychanalyse n’est pas éteinte pour autant, mais elle a pris des proportions plus raisonnables dès la fin de la Seconde Guerre mondiale parce qu’elle n’en fait plus un objet juif et germanique.

À partir de l’article Clervoy P. Résistances à Freud. Perspectives Psy 2002 ; 41 (2) : 142-146.

Références bibliographiques - Aghulon M. La République, 1880 à nos jours. Histoire de France. Paris : Hachette, 1990. - Ameline. Dialogue familier sur le freudisme (1). Inconscient ou science ? Soyons seulement médecins. Annales Médico-Psychologiques 1929 ; 1 : 5-29.

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- Ameline (pseudonyme). Dialogue familier sur le freudisme (2). Inconscient et ignoré : Œdipe, de Secundus à Freud. Annales Médico-Psychologiques 1929 ; 1 : 289-314. - Bolzinger A. La réception de Freud en France avant 1900. Paris : L’Harmattan, 1999. - Breuer J, Freud S. Études sur l’hystérie. Le cas Elizabeth von R. Paris : PUF, 1967. - Freud S. Contribution à l’histoire du mouvement psychanalytique. In : Cinq leçons sur la psychanalyse. Paris : Payot, 1978. - Gay P. Freud, une vie. Paris : Hachette, 1991. - Ladame PL. Névroses et sexualité. L’Encéphale 1913 ; 8 (1) : 51-72. - Pichon E. Correspondance à Henri Ey du 14 juin 1939. Banyuls-dels-Aspres : Archives Henri Ey. In : Clervoy P, ed. Henry Ey : cinquante ans de psychiatrie en France. Le Plessis-Robinson : Les Empêcheurs de Penser en Rond, 1997. - Pichon E. Correspondance à Henri Ey du 15 novembre 1939. Banyuls-delsAspres : Archives Henri Ey. In : Clervoy P, ed. Henry Ey : cinquante ans de psychiatrie en France. Le Plessis-Robinson : Les Empêcheurs de Penser en Rond, 1997. - Roudinesco E. Histoire de la psychanalyse en France (tome 1 : 1885-1939). Paris : Seuil, 1986.

LES BEAUX JOURS DE LA LOBOTOMIE « Si l’intelligence n’est pas revenue, elle n’est pas notablement diminuée » Gottlieb Burckhardt (… après excision du lobe pariétal droit chez une délirante hallucinée) « Quelles seront les limites de cette frénésie chirurgicale ? Parce qu’un malade donne des coups de pied, ira-t-on lui enlever les centres moteurs des membres inférieurs ? » René Semelaigne

C

omment le cerveau sécrète-t-il de la pensée ? De l’extérieur rien ne se voit de son activité et tout est à deviner. La curiosité de l’homme pour explorer la boîte crânienne et y effectuer différentes observations s’est toujours maintenue très vive.

LA PIERRE DE FOLIE Les crânes extraits des fouilles archéologiques montrent que les trépanations se pratiquaient déjà dans l’antiquité avec la surprise de constater que les opérés avaient survécu à cette exploration. Ailleurs, sur les places publiques du Moyen-Âge, l’« excision de la pierre de folie » était un tour de prestidigitation qui faisait le succès des escamoteurs. Il fallait bien qu’un jour les médecins s’y mettent. Aliéniste sans formation chirurgicale, le Suisse Gottlieb Burckhardt est repéré comme le véritable fondateur de la psychochirurgie. Fort de la théorie des localisations cérébrales, il entreprend de traiter les aliénés en réalisant l’excision de la partie du cerveau estimée défaillante. Il fait enlever chez une hallucinée une partie du lobe temporal droit et, à défaut d’observer le moindre succès thérapeutique, il constate satisfait que la patiente n’a pas notablement diminué au plan des fonctions intellectuelles. Ses observations sont présentées lors du Congrès international de Berlin en 1890, mais sa pratique ne diffuse pas dans le monde psychiatrique, encore réticent devant l’absence de référence scientifique rigoureuse.

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PHINEAS GAGE 1848, Cavendish, Nouvelle-Angleterre dans le nord-est des États-Unis. Le Boston Post relate un accident spectaculaire survenu le 13 septembre sur le chantier de construction de la voie de chemin de fer. Le chef des travaux a été gravement blessé alors qu’il employait une lourde barre de fer pour tasser, dans un trou fait dans la roche, le mélange explosif destiné à la faire éclater. L’ouvrier qui l’assiste n’a pas versé le sable protecteur et la barre heurtant la roche a produit une étincelle entraînant la mise à feu du dispositif. Comme dans un canon la barre de fer a été projetée en hauteur avant de retomber trente mètres plus loin, recouverte de sang et de matière cérébrale. Au moment de l’explosion, Phineas Gage avait la tête penchée sur son ouvrage et la barre a pénétré sous la joue gauche, juste au-dessus de l’arc dentaire supérieur, traversant l’encéphale du bas vers le haut, pour sortir par le sommet du crâne au niveau des sutures pariétales. C’est une formidable surprise pour les ouvriers venus lui porter secours : Phineas Gage se remet de sa commotion et leur parle normalement. Il se relève tout seul de la charrette qui le conduit au médecin de Cavendish, le Docteur John Martyn Harlow, qui va le prendre en charge.

LE MIRACULÉ BLASPHÉMATEUR Dix semaines plus tard, le blessé rentrait chez lui dans le New Hampshire et pouvait reprendre le travail. Mais il ne tarda pas à se faire renvoyer du chantier. Phineas Gage a beaucoup changé dans son comportement. Avant, c’était une personne sérieuse, appréciée pour son calme et son intelligence. Maintenant, sans que son intelligence paraisse affectée, il est devenu capricieux et multiplie les grossièretés. Il est devenu très désagréable dans sa relation avec les autres. Il se montre impatient, instable et obstiné. Ses camarades le surnomment No Longer Gage. Beaucoup de choses ont été ensuite écrites sur lui sans qu’elles puissent être sérieusement vérifiées : on raconte qu’il a gagné sa vie en s’exhibant dans les cirques, qu’il est devenu alcoolique, qu’il a multiplié les délits, qu’il s’est clochardisé… Ce qui paraît sûr, c’est que Phineas Gage a travaillé un temps dans un service de diligence et qu’il partit travailler quelques années au Chili toujours pour y conduire des voitures tractées par des chevaux. Il est ensuite retourné vivre chez sa mère sur la côte ouest des États-Unis où il est mort en 1860, douze ans après son accident. On sait aussi qu’il a souffert d’épilepsie dans les dernières années de sa vie. Après la mort de son patient, Harlow se fit adresser le crâne de Gage ainsi

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que la fameuse barre de fer et fit un rapport sur ce cas où il décrivit les changements psychologiques intervenus dans les suites de l’accident : « L’équilibre, ou pour ainsi dire la balance, entre ses facultés intellectuelles et ses instincts animaux semble être rompu. Il est agité, irrespectueux et profère les pires blasphèmes, ce qui n’était en rien ses habitudes auparavant ; il n’accorde plus aucune attention aux autres et agit ses désirs sans plus réfléchir aux conséquences de ses actes ». Ces documents et ces objets sont aujourd’hui exposés au musée médical de l’université de Harvard. Cette histoire n’aurait jamais dépassé le cadre de l’anecdote si par la suite d’autres médecins ne s’en étaient faussement inspirés pour justifier les lobotomies.

UN CONGRÈS À LONDRES Londres 1935, 2e Congrès mondial de neurologie. Carlyle Jacobsen, neuropsychologue, et John Fulton, neurochirurgien, présentent leurs travaux sur les effets de l’ablation des lobes frontaux chez deux chimpanzés. Deux femelles ont été opérées, Becky et Lucy - rétrospectivement il serait intéressant de savoir pourquoi ce sont des chimpanzés femelles qui ont été choisies. L’expérience animale vise à démontrer l’importance du lobe frontal dans les phénomènes de mémoire puisque les deux opérées ne savaient plus choisir laquelle des deux coupelles présentées cachait une friandise dissimulée pourtant sous leurs yeux quelques minutes auparavant. Jacobsen et Fulton font aussi l’observation annexe suivante : Lucy qui était calme et tempérée était devenue coléreuse et violente après l’intervention chirurgicale, et Becky qui était irascible avant semblait ensuite d’une indéfectible bonne humeur. Cette observation corrobore des travaux plus anciens du neurophysiologue allemand Friedrich Leopold Goltz qui avait réalisé l’ablation du néo-cortex chez des chiens et qui avait remarqué que le cortex temporal supprimé, les chiens semblaient plus « domptés » et plus calmes que les animaux qui n’avaient pas subi l’intervention. Un neurologue portugais est à Londres, assidu à la communication sur les deux chimpanzés.

EGAZ MONIZ Antonio Caetano de Abreu Freire est né à Avanca au Portugal le 29 no-

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vembre 1874. Il est élevé par un oncle paternel, abbé, qui lui donne une éducation classique et religieuse. Il poursuit des études à la faculté de médecine de Coimbra, mais son véritable engagement est politique. Il participe aux mouvements antimonarchistes et le jeune étudiant publie des pamphlets sous le pseudonyme d’Egaz Moniz, patronyme du héros portugais qui libéra Lisbonne de la tutelle maure en 1147. Son diplôme obtenu, il se rend en France pour suivre l’enseignement d’Albert Pitres à Bordeaux puis celui de Joseph Babinski, Pierre Marie et Jules Déjerine à Paris. De ses séjours en France, il résume son expérience par une déclaration assertive : « seule une orientation organique peut permettre à la psychiatrie de réels progrès ». De retour au Portugal, il est nommé professeur à la Faculté de Coimbra et il est nommé titulaire de la chaire de neurologie de la faculté de médecine de Lisbonne en 1911, poste qu’il occupera jusqu’à sa retraite en 1945 ; il occupe occasionnellement un poste de clinicien à l’hôpital Santa-Maria de Lisbonne. Entre-temps la monarchie portugaise est renversée. Il revient à la politique sous son nom d’emprunt et se présente aux élections législatives. Il est élu au Parlement dès 1903 et conserve son poste de député jusqu’en 1917, date à laquelle il est nommé ambassadeur en Espagne. Par la suite, il sera nommé Ministre des Affaires étrangères et il présidera à ce titre la délégation portugaise à la Conférence de la paix à Paris en 1918. Il est contraint d’abandonner sa carrière politique lorsque la dictature met fin à la République portugaise. On dit aussi qu’il s’est retiré après qu’il ait été impliqué dans une querelle qui s’est vidée dans un duel. Avant la Première Guerre mondiale, il avait écrit un livre sur la physiologie et la pathologie sexuelle. Après le conflit, il rédige un ouvrage sur la neurologie de guerre. Il retourne à ses travaux universitaires après qu’il ait abandonné la politique et s’intéresse à l’artériographie cérébrale. Les explorations radiologiques du cerveau étaient alors limitées à deux techniques : la ventriculographie gazeuse développé par le neurochirurgien américain Walter Edward Dandy, et surtout l’exploration de la moelle épinière par injection d’un produit de contraste mise au point par le Français Sicard. Moniz commence par essayer l’injection artérielle de produits opaques sur les cadavres et il publie un ouvrage sur l’anatomie vasculaire du cerveau. Dès 1927, il développe l’artériographie cérébrale chez les malades et sa technique connaît ensuite un développement considérable, permettant le repérage et le diagnostic des tumeurs cérébrales et constituant pour les neurochirurgiens une référence préopératoire de première valeur. Il publie plus de deux cents articles et gagne un respect scientifique qui lui vaut de retrouver - après l’interruption de sa vie politique - une place de premier plan dans son pays et dans les congrès internationaux.

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LE LEUCOTOME En 1935, Moniz assiste donc au deuxième congrès international de neurologie à Londres. La communication sur les modifications psychiques induites chez les animaux après un geste chirurgical le ramène au temps de ses études chez Pitres à Bordeaux. Il émet l’idée d’intervenir sur les connexions cortico-thalamiques frontales pour réduire les pathologies psychotiques. Associé à un neuro-chirurgien, Almeida Lima, il réalise la première lobotomie, une leucotomie préfrontale, le 12 novembre 1935, sur une patiente - toujours une femme - internée en asile depuis plusieurs années. Après avoir réalisé plusieurs orifices à travers le crâne, ils injectent de la novocaïne, de l’adrénaline puis de l’alcool. Lorsque la malade se réveille, elle est moins agitée. Deux mois plus tard, elle est examinée à nouveau par un jeune psychiatre qui confirme l’amélioration clinique de son état. Les opérateurs estiment avoir ainsi réduit la symptomatologie paranoïde et l’intervention est présentée comme un succès. Il souhaitent alors opérer d’autres malades mais ils se heurtent à l’opposition du directeur de l’asile qui met en cause les aspects scientifiques et éthiques de telles pratiques. Moniz se lance alors dans une série de communiqués pour promouvoir le traitement chirurgical des troubles psychotiques. Il contourne les résistances qui lui sont opposées et il obtient de pouvoir opérer une série de vingt patients. Moniz admet que ses patients sont comme « éteints » après l’intervention, parfois complètement léthargiques, mais il met cette apathie au rang de succès thérapeutique. Il perfectionne sa technique en inventant un couteau long et fin, légèrement incurvé, le leucotome, et il publie ses résultats simultanément dans six pays.

THE WHITE CUT La psycho-chirurgie devient alors un terrain d’expérimentation extraordinaire : lobotomie pré-frontale, ablations corticales, topectomie, gyrectomie, sections sous-corticales, thalamotomie et lobectomie, tout cela montrant un ensemble singulier d’initiatives à donner du couteau intracérébral dans tous les sens. Parmi les enthousiastes du leucotome, deux Américains se distinguent. Walter Freeman et James Watts, respectivement chefs des services de neurologie et de chirurgie de l’Université Georges Washington. Ils inventent

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une technique de lobotomie qu’ils nomment « leucotomie » surnommée the white cut, - la coupe blanche - dont la procédure est extrêmement simple et susceptible d’être reproduite sur un grand nombre de malades. Après réalisation d’un coma par deux crises convulsives successives réalisées par électrochocs, l’opérateur introduit une longue aiguille sous la paupière supérieure jusqu’au plafond de l’orbite qui est perforé d’un petit coup de maillet donné sur le manche de l’aiguille, qui est ensuite plongée dans la substance blanche cérébrale. Un mouvement de balancier est alors imprimé au manche de l’instrument et l’aiguille se promène latéralement en cisaillant les connexions thalamo-corticales d’abord dans un rayon de 4,5 centimètres au niveau des aires 11 et 12 de Brodman, puis dans un rayon de 7 centimètres pour cisailler les connexions au niveau des aires 9 et 10. Une nouvelle crise convulsive est réalisée puis l’intervention est reproduite de l’autre côté. Dans un ouvrage qu’ils publient en 1942, Freeman et Watts mentionnent le cas fameux de Phineas Gage qui pourtant illustre l’opposé de leur position puisque c’est la destruction des connexions fronto-thalamiques qui est à l’origine des troubles du comportement chez ce blessé. Cela n’empêche pas Freeman d’opérer 2 400 patients entre 1948 et 1957.

ARGUMENTS ÉCONOMIQUES ET INTENTIONS POLITIQUES Freeman parcourt les États-Unis tel un évangéliste assurant la diffusion de ses bonnes pratiques. Il avance des arguments convaincants à une période où seules les thérapeutiques de choc donnent quelques résultats dans les phases aiguës des processus psychotiques : l’hospitalisation n’excède pas deux à quatre jours, l’acte opératoire ne dure que quelques minutes et plusieurs patients peuvent être opérés à la suite : 15 patients en 1 heure et demie pour Moore qui présente cette technique aux psychiatres français. « Les frais pour les malades sont minimes » indique-t-il comme pour souligner que c’est d’abord le bénéfice pour le malade qui est recherché. Moore ajoute : « La caractéristique la plus remarquable de cette technique est qu’elle ne fait pas apparaître d’éléments indésirables dans la personnalité, qu’elle n’aggrave pas ceux qui peuvent exister, que les capacités intellectuelles ne sont pas changées ». Pourquoi opère-t-il dès lors ? De fait, les enquêtes rétrospectives réalisées aux États-Unis montrent que les patients qui ont « bénéficié » de la lobotomie sont les malades qui appartiennent surtout au groupe ethnique afro-américain et que la mesure vise aussi les malades aux antécédents de délinquance sociale auxquels est offerte

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une réhabilitation sociale après avoir réduit certains d’entre eux à un état quasiment végétatif lorsque le geste du chirurgien a été un peu trop large.

LE DÉCLIN Plusieurs voix montent pour dénoncer une chirurgie qui se pratique à l’aveugle et dont les indications restes discutées tellement elles ont été élargies. En même temps, et sans que cela ne soit le fait de cette seule contestation, le nombre des lobotomies réalisées diminue. Deux autres raisons expliquent le déclin de cette frénésie chirurgicale. Au lendemain de la guerre, et plus particulièrement du procès de Nuremberg où les médecins des camps nazis avaient été jugés, il est déclaré que nul patient ne peut recevoir de soins au résultat aléatoire ou à caractère mutilant, et que toute intervention doit avoir recueilli le consentement du malade. Ensuite et surtout, l’essor de la pharmacologie en psychiatrie avec la découverte des premiers neuroleptiques, la chlorpromazine et la réserpine, va entraîner l’abandon de la chirurgie au profit des psychotropes. Egaz Moniz a eu cependant le temps de connaître une grande célébrité qui se concrétise par l’attribution du Prix Nobel de médecine en 1949 pour « la découverte de l’intérêt thérapeutique de la leucotomie dans certaines psychoses ». Il partage le prix avec le suisse Walter Rudolf Hess de l’université de Zurich qui a travaillé sur la neurophysiologie du corps calleux. Egaz Moniz entend poursuivre sa fructueuse carrière, mais il est victime d’une agression par un de ses patients qui lui tire dessus avec un pistolet. Il est paraplégique et il est contraint d’abandonner son activité médicale. Il meurt dix ans plus tard dans la ferme familiale après avoir publié un dernier ouvrage sur l’histoire des cartes à jouer.

LE RETOUR ? Depuis 1960, les lobotomies à visée psychiatrique ont donc été en grande partie abandonnées, même s’il est resté quelques psychiatres pour en formuler l’indication et quelques neuro-chirurgiens pour les appliquer. Pour autant, l’idée de « commander » la pensée en agissant sur le cerveau n’a pas été

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abandonnée. En effet, depuis quelques années maintenant sont apparues les techniques de stimulation cérébrale à haute fréquence qui miment les effets de la neurochirurgie fonctionnelle classique. Il s’agit d’implanter des électrodes au niveau de cibles intracérébrales précisément définies grâce aux progrès de l’imagerie fonctionnelle et de réaliser une électro-psycho-stimulation des aires impliquées. La recherche s’oriente vers certains troubles comme les troubles obsessionnels compulsifs. Les résultats obtenus dans d’autres pathologies comme la maladie de Parkinson ont donné des améliorations spectaculaires en même temps que ces techniques se sont avérées parfaitement réversibles comme cela a été confirmé par le retour de la symptomatologie aussitôt que la stimulation était interrompue. Alors l’idée revient de traiter un désordre psychiatrique par une action sur une zone localisée du cerveau, d’implanter des électrodes sur ces cibles et de pouvoir agir de façon réversible sur un comportement. On se limite aujourd’hui à proposer que ce soit le patient lui-même qui gère sa neurostimulation, mais il y aura bien un moment où quelqu’un se proposera pour la faire à sa place.

À partir de l’article Clervoy P. Les beaux jours de la lobotomie. Perspectives Psy 2003 ; 42 (3) : 232-236.

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6 L’ÂGE MODERNE

PAUL GUIRAUD ET LES LÉTHARGIQUES « … Le cerveau produit la pensée ». P.J.G. Cabanis « Les activités psychologiques… sont des phénomènes produits par le système nerveux que nous pouvons analyser et interpréter en tant que tels » F. Lhermitte

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n dit qu’elle fit plus de morts que la Grande Guerre. Ce fut la plus grave pandémie de l’histoire. Près de la moitié de la population mondiale fut affectée, 22 millions de personnes succombèrent en quelques mois seulement.

La maladie serait apparue d’abord en Asie au début de l’année 1918, puis aurait été introduite aux États-Unis par des émigrés chinois. Avec l’entrée en guerre des États-Unis, les soldats américains l’introduisirent sur le théâtre européen. La pandémie évolua en deux phases : la première à l’été 1918, se propageant en Italie puis en Espagne où les autorités sanitaires prirent la dimension de la gravité inhabituelle de l’épidémie, d’où le nom qui lui fut donnée de « grippe espagnole ». De là, elle s’étendit à l’Europe entière, puis dans les colonies. Entre l’automne 1918 et le printemps 1919, la deuxième vague fut encore plus meurtrière, touchant plus particulièrement les jeunes et les adultes. Il y avait tellement de morts à enterrer qu’il y eut des trêves sur le front de guerre uniquement pour permettre les tâches d’ensevelissement. La vie sociale a été considérablement perturbée lors des pics épidémiques. Les fosses se remplissaient de cadavres anonymes. Blaise Cendrars et Fernand Léger ne purent rendre hommage à Guillaume Apollinaire : « On ne nous dit pas le nom des morts que nous descendons dans le trou. Il y en a trop… » leur aurait expliqué un fossoyeur du cimetière du Père-Lachaise. Mais il n’y eut pas que des morts, et les services de neuropsychiatrie reçurent en grand nombre des malades qui présentaient des troubles en rapport avec les manifestations encéphalitiques de l’atteinte virale. Un tiers mourait en phase aiguë, un autre tiers présentait à distance des séquelles neurologiques à type de maladie de Parkinson, les autres guérissaient sans séquelles. L’atteinte cérébrale prit le nom d’encéphalite léthargique de Von-Economo-

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Cruchet. Comme les troubles survenaient dans la majorité des cas après un épisode grippal avéré, on a toujours suspecté son origine virale sans jamais la prouver vraiment. En psychiatrie, le courant neurologique connut un fort regain. Cent ans après Bayle et la description de l’inflammation des méninges - l’arachnitis - comme cause des troubles mentaux de la paralysie générale, nombre d’aliénistes virent dans cette épidémie de léthargie la confirmation du modèle anatomo-clinique de la maladie mentale. De façon aussi inattendue qu’elle survint, la maladie disparut en 1926.

CHAQUE NUIT, À LA MÊME HEURE… Quelques semaines auparavant, Madame de M. aurait présenté une grippe ; depuis, elle présente une angine avec un enrouement dont elle ne peut se défaire. En réalité, elle présente une paralysie d’une corde vocale. Un traitement électrique est jugé nécessaire. Dans la nuit qui suit la première séance de traitement, elle se réveille brusquement au milieu d’un cauchemar qui continue à se dérouler devant elle. L’onirisme fait surgir des personnages habillés de noir qui se mêlent à l’entourage sans que la malade réveillée pût distinguer les uns des autres. On lui fait donner du sirop de chloral qui l’apaise d’un sommeil profond de plusieurs heures. Aucun incident ne fut noté dans la journée du lendemain. La nuit suivante, les mêmes hallucinations se reproduisent. Les traits de Madame de M. sont figés, la voix est rauque, la parole saccadée. Le sirop de chloral ramène le sommeil. Le lendemain, Madame de M. se souvient de ses terreurs nocturnes et en reconnaît l’inanité. Dans la soirée qui suit, Madame de M. se montre tout à coup effrayée. Les hommes en noir sont revenus. « Voyez-les, crie-t-elle, ils viennent pour m’emporter ». Ils veulent la torturer, elle, son mari et ses enfants. « Qu’on me tue ; mais qu’on laisse la vie aux miens. Sauvez-vous, sauvez-vous ! ». On l’empêche de se précipiter par la fenêtre. Chaque nuit, ainsi, les mêmes frayeurs se reproduisent, avec plus d’intensité chaque fois. Le médecin venu la consulter observe, au côté gauche du visage, une paupière un peu tombante. La pupille est immobile, des contractures musculaires secouent ses épaules. Le diagnostic d’encéphalite léthargique est posé. Sur quelques heures, les terreurs hallucinatoires se rapprochent, durent de plus en plus longtemps avec des intervalles de lucidité de plus en plus courts. Toujours les hommes en noir ; et la patiente a des réactions de défense de plus en plus violentes, tente de se suicider en se cognant la tête contre les murs. Les mains sont maintenant agitées

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de mouvements choréiques, elle ne s’alimente plus en raison de troubles de la déglutition. Elle fait un arrêt cardiaque puis est ranimée. Elle regrette qu’on l’eût ramenée à la vie, cela eût peut-être protégé son mari et ses enfants de ces hommes en noir qui veulent la torturer. Le délire ne cesse plus, l’agitation anxieuse s’accroît. Un deuxième arrêt cardiaque survient trente six heures après le premier, définitif.

L’ENCÉPHALITE LÉTHARGIQUE Selon la description classique, les troubles s’installent dans les heures qui suivent un épisode grippal. Au début, les patients se plaignent d’avoir sommeil, se disent fatigués sans que ces manifestations les inquiètent ou inquiètent leur entourage. Deux signes neurologiques discrets annoncent l’atteinte encéphalitique : des troubles oculaires à type de diplopie transitoire avec de façon plus constante l’une ou les deux paupières presque closes, et des secousses musculaires localisées. Progressivement, la tendance à la somnolence augmente et le sujet présente des attitudes figées, une catalepsie spontanée et provoquée, intense et durable, se traduisant par un mélange de docilité et d’opposition. Sur cet état clinique de fond paraissent des crises toniques, des contractures en arc sur les épaules et les talons, la tête dressée qui ne repose pas sur l’oreiller, et des manifestations confusionnelles caractérisées par une production hallucinatoire oniroïde particulièrement riche. Les troubles de la conscience et les troubles oculo-moteurs ont fait donner le nom de « psycho-encéphalite aiguë épidémique », d’encéphalite « léthargique » ou de « syndrome psycho-ophtalmoplégo-narcoleptique » à la maladie. Le somnambulisme reste l’une des manifestations les plus spectaculaire, tel un patient du Val-de-Grâce : ce militaire se lève au milieu de la nuit, erre dans l’hôpital, revêt des vêtements d’infirmière accrochés à un portemanteau et se promène dans les jardins. Un sous-officier de ronde, étonné de rencontrer une infirmière à pareille heure, l’interpelle et s’aperçoit à sa grande surprise qu’il se trouve en présence d’un homme aux propos décousus. Le lendemain, le patient se souvient très vaguement de cet épisode qu’il rapporte comme un rêve. Le rythme vespéral caractéristique de ces manifestations confusionnelles, oniriques et somnambuliques donne un aspect des plus étrange aux services de neuropsychiatrie : durant la journée, les patients sont inertes, hagards et,

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le jour finissant, ils s’animent d’une agitation synchrone. Ils paraissent soumis à la même influence et, sous la plume de Briand et LaignelLavastine, on trouve une rubrique diagnostique « d’encéphalitepithiatique ». La richesse clinique est telle que, comme cela avait été décrit pour la paralysie générale avec la notion « d’hérédosyphilis », on recherche systématiquement chez tout patient psychiatrique un antécédent d’encéphalite léthargique, avec bien sûr une très forte probabilité de le trouver puisque plus de la moitié de la population mondiale fut touchée par la pandémie, et qu’il est exceptionnel de ne pas trouver chez quiconque un épisode grippal sur les dix années qui ont précédé. Les conduites pathologiques et les troubles les plus divers lui sont rapportés, et on explique la variété de symptômes par des théories constitutionnelles et la détermination d’un terrain dégénératif qui favoriserait la survenue de l’un ou l’autre de ces troubles. Une difficulté reste, à distinguer certains d’entre eux, et plus particulièrement la catatonie de la léthargie. Depuis que Kraepelin a inclus la catatonie de Kahlbaum dans le registre de la démence précoce, et que Bleuler a proposé de regrouper ces manifestations sous la rubrique des schizophrénies, la grande discussion est : faut-il ou pas confondre le processus schizophrénique d’une catatonie avec des troubles moteurs secondaires à l’encéphalite ? L’évolution spontanée des troubles n’est pas en elle-même un argument définitif. Pour l’encéphalite, la fièvre n’est pas constante, et dans un tiers des cas la guérison spontanée se fait en quelques semaines, avec ou sans séquelle : une lenteur gestuelle, une fatigue résiduelle et des troubles de l’équilibre. En même temps, la nature des lésions de l’encéphalite renouvelle une réflexion sur l’hypothèse organiciste de la maladie mentale. C’est l’une des orientations de l’œuvre de Paul Guiraud.

UNE « FUREUR DE SAVOIR » Paul, Louis, Émile Guiraud est né le 4 août 1882 à Cessenon dans l’Hérault. Fils unique d’un viticulteur, il fit ses études à la faculté de médecine de Montpellier où il fut ensuite interne puis chef de clinique. Il a accompli un cursus asilaire classique pour l’époque : d’abord à Tours, à Braqueville près de Toulouse où il retrouve Maurice Dide, et à Saint-Dizier. C’est avec Maurice Dide qu’il publie en 1922 La psychiatrie du médecin praticien qui fut l’ouvrage de psychiatrie de référence jusqu’en 1960, date de la parution du Manuel de psychiatrie de Henri Ey.

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Après son succès au concours des Asiles de la Seine en 1922, Paul Guiraud prend ses fonctions à Ville-Évrard, puis à Villejuif de 1927 à 1934 et, enfin, Sainte-Anne où il assuma pendant près de vingt ans la direction de la « première section femmes ». On l’a décrit comme un passionné, animé d’une « fureur de savoir ». Il ne prenait aucun congé, consacrant son temps entre ses malades et le laboratoire qu’il avait installé à proximité de son bureau, scrutant sous le microscope l’encéphale des patients décédés qu’il avait autopsié. Les études anatomopathologiques ont constitué la part la plus importante de ses recherches ; l’histopathologie de l’encéphalite épidémique en fut le début. Elle le conduit à donner une place centrale aux lésions sous-corticales diencéphaliques dans la pathogénie des maladies mentales.

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« PSYCHO-NEUROLOGIE »

Henri Ey lui parle un jour d’une patiente, Paul Guiraud lui répond d’une remarque : « En somme vous dites qu’elle est malade, moi je vous répond qu’elle a une maladie ». Dire d’un malade qu’il a une maladie, pour Paul Guiraud, c’est légitimer le substratum organique du trouble psychologique. Érudit, au fait des développements psychiatriques, psychologiques et psychanalytiques qui ont marqué la première moitié du XXe siècle, il cherche a établir les corrélations entre ces différentes disciplines. Il s’appuie sur différentes expériences qu’il mène lui-même. Il définit le lobe temporosphénoïdal comme « réceptacle des souvenirs de l’enfance ». Il fait procéder à une stimulation électrique expérimentale du lobe temporal chez une patiente. Elle dit au médecin au moment où il va provoquer la stimulation : « Attendez, je vous dirai ce que j’éprouve ». Au cours de la stimulation, elle ne dit rien. Celle-ci terminée, elle déclare : « J’étais chez ma mère, ma mère et mes sœurs étaient là, tout le monde parlait ». Paul Guiraud analyse : ce n’est pas là l’évocation d’un souvenir du passé, c’est une reviviscence éprouvée comme un état actuel, une ecmnésie. Cette reviviscence n’est pas nécessairement une situation réelle d’autrefois, elle peut être une scène vécue possible. Il fait remarquer : « Le délire onirique n’est pas autre chose… ». C’est exactement la position de Moreau de Tours qui s’appuyait sur l’expérience de l’intoxication au haschich pour définir le fait psychopathologique primordial du délire comme la conséquence directe d’une atteinte neurologique. On devine chez Paul Guiraud la perspective « organo-dynamique » qui sera ensuite développée par Henri Ey. De

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18 ans son cadet, Henri Ey se situe dans la même lignée, même s’il se sont ensuite disputés d’une admiration réciproque et de divergences minimes dans leurs théories. Paul Guiraud, le premier a insisté sur le rôle fondamental des structures cérébrales dans les origines de la pensée. « La réalité ne se donne pas, elle se prend » disait Henri Ey, Paul Guiraud aurait ajouté qu’elle se saisit par les structures nerveuses elles-mêmes, les structures mésencéphaliques et plus particulièrement la réticulée activatrice. Mais l’effort de Paul Guiraud pour articuler la psychiatrie à la neurologie, comme ensuite celui de Henri Ey, n’eut pas le succès attendu. Pour autant, les traités de psychiatrie qu’il rédigea connurent un vrai succès, par l’effort qu’il y mit de rendre sa cohérence à une discipline en plein bouleversement.

DE LA NOSOGRAPHIE COMME D’UNE MODE Une des critiques les plus intéressantes porte sur la nosographie qu’il convenait de remanier au vu des divergences théoriques entre les acquis récents en neurologie, phénoménologie et psychanalyse. « La nosographie est presque aussi inconstante que la mode », Paul Guiraud fait ce constat au début de son ouvrage de Psychiatrie générale. « Une fois on décrit des centaines de maladies, quelques années après il n’y en a plus qu’une qui s’appelle dégénérescence ou schizophrénie ». Il dénonce l’incohérence des efforts classificatoires de l’époque où les méthodes de classification cliniques, anatomiques et étiologiques se mélangent et se confondent : les classifications étiologiques (la dégénérescence de Morel), les classifications selon l’évolution et l’état terminal (Kraepelin), des classifications selon la cause toxi-infectieuse (l’alcoolisme), d’autres selon l’aspect clinique (la confusion). […] « entre le diagnostic de manie et celui de paralysie générale, il y a le même décalage qu’entre le diagnostic d’arthralgie et celui de rhumatisme ». « En quoi est-il utile d’établir des groupes morbides en psychiatrie ? Une hypothèse vient naturellement à l’esprit : il est probable que des ensembles cliniques identiques sont l’expression d’un même mécanisme pathogénique, de lésions du même type, et dérivent d’une même cause. Cette heureuse coïncidence a été vérifiée souvent en médecine générale surtout pour les maladies infectieuses. Mais dès qu’il est question de maladies mentales la question devient plus délicate. Voulant rester seulement cliniciens, repoussant toute tentative d’explication théorique, les créateurs de la psychiatrie se sont comportés comme s’ils étudiaient de véritables maladies de l’esprit. Le

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critérium de leurs subdivisions de la folie est exclusivement mental ; il donne l’impression de s’appuyer sur des caractères distinctifs artificiels et ne tient aucun compte de l’évolution générale de la maladie. Les quatre critères de Pinel sont : délire général, délire partiel, affaiblissement de l’intelligence, affaiblissement profond souvent originel. Il s’agit là de simples groupements de symptômes mentaux dont la cause et l’évolution peuvent être très diverses. Dès le début, ce principe de classification a été mis à une rude épreuve par Bayle qui, sans convaincre ni ses contemporains ni ses successeurs immédiats, démontra la réalité d’une maladie spéciale caractérisée anatomiquement par la méningite chronique et pouvant revêtir des aspects cliniques variés (monomanie, manie, démence). C’est ce que nous appelons encore la paralysie générale. Mais après ce départ foudroyant le principe de classification par l’anatomie pathologique n’a pas donné d’aussi brillants résultats qu’on pouvait l’espérer ».

RENCONTRES DANS LES PROFONDEURS Peut-il ou non exister une maladie purement psychique ? La psychiatrie ne serait-elle que l’expression d’une désorganisation du système nerveux qui en serait alors le préalable indispensable, ou bien peut-il exister une pathologie psychique autonome, sans relation avec l’organe qui la supporte ? Paul Guiraud n’a aucune hésitation, la pensée naît de l’activité nerveuse, elle n’est que le reflet de cette activité. Il a particulièrement développé avec Dide la notion d’athymhormie. Ce néologisme est forgé à partir du grec thumos, le « sentiment » et hormao, l’« excitation ». Il désigne une absence d’excitation psychique, associant une perception de soi-même et des mouvements affectifs, qui définit le préalable à toute activité psychique construite. Ce concept repose sur une perspective à la fois physiologique et psychologique. L’atteinte neuro-végétative des centres di-encéphaliques est susceptible d’entraîner un trouble de l’association des idées et des affects qui est le phénomène de base des grandes pathologies mentales. À la fin de sa vie, en 1975, il préparait un ouvrage de synthèse auquel il pensait donner le titre de « système nerveux et activité psychique ». La clé de voûte de son édifice théorique est un concept auquel il donne le nom « d’éprouvé psychique global ». Il cherche rien de moins qu’à articuler l’esprit à la matière et à démonter que la pensée est une « sécrétion » de l’organe cerveau. L’unité substantielle de l’homme fait qu’il est un, tout entier dans un corps, et que son activité psychique ne peut se générer d’ellemême : c’est le dogme du « monisme à double aspect » qu’il défend, à savoir qu’une émotion, une perception, une sensation restent les mêmes

PAUL GUIRAUD ET LES LÉTHARGIQUES

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phénomènes, qu’ils soit étudiés d’un point de vue psychologique ou neurologique. Sa conception est très inspirée de Darwin et de Spencer. Si l’homme a une conscience, l’animal qui le précède dans la généalogie des espèces en dispose d’une aussi. Simplement la conscience animale est moins performante car l’animal ne peut pas, au contraire de l’homme, constater qu’il pense. Ce qui intéresse Paul Guiraud, c’est démontrer que la conscience animale est bien un phénomène nerveux : il le nomme « éprouvé animal primordial », et que l’éprouvé psychique global n’est que sa transposition chez l’homme. Pour séduisant et argumenté que soit son exposé, il reste sans lendemain. Son effort est celui d’un solitaire, et Henri Ey qui lui était le plus proche n’a pas eu plus de succès dans sa construction d’une théorie générale de la maladie mentale à partir d’un substratum organique. Pour autant, sur le modèle de l’épidémie de grippe espagnole et de l’encéphalite de Von-Economo, comme avant avec la paralysie générale, d’autres maladies neurologiques peuvent surgir demain et donner des pathologies psychiatriques multiformes. Probablement qu’alors, de nouveaux efforts intellectuels porteront à articuler une fois de plus l’esprit à la matière. S’obstiner à chercher les liens qui unissent le psychisme au somatique, comme s’obstiner à démonter l’inverse, est une entreprise stérile ; c’est ce que l’on peut constater des expériences précédentes. La psychiatrie s’est elle enrichie de ces débats ? Un quart de siècle après, on peut encore en douter.

À partir de l’article Clervoy P. Paul Guiraud (1882-1974), « Dans les profondeurs… ». Perspectives Psy 2002 ; 41 (1) : 62-66.

Références bibliographiques - Briand M. Les troubles mentaux dans l’encéphalite léthargique. L’Encéphale 1920 ; 481-485. - Ey H. Paul Guiraud (1882-1974). L’Évolution Psychiatrique 1975 ; 1 : 37-40. - Ey H. La psychose et les psychotiques (essai d’analyse logique et structurale). L’Évolution Psychiatrique 1975 ; 1 : 103-116.

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- Follin S. Discours sur Paul Guiraud. L’Évolution Psychiatrique 1993 ; 58 (4) : 651658. - Guiraud P. Psychiatrie générale. Paris : Librairie Le François, 1950. - Guiraud P. Rencontres dans les profondeurs. Conférence faite à L’Évolution Psychiatrique, 31 mai 1955. - Guiraud P. L’éprouvé psychique global. L’Évolution Psychiatrique 1975 ; 40 (1) : 41-100. - Hesnard A. La psycho-encéphalite aiguë épidémique et les troubles psychiques de l’encéphalité aiguë dite léthargique. L’Encéphale 1920 ; 443-453. - Logre JB. Deux cas d’encéphalite avec syndrome psychique ressemblant au syndrome hébéphréno-catatonique. L’Encéphale 1920 ; 476-481.

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’introduction du premier neuroleptique en psychiatrie a marqué une rupture radicale entre deux époques. Avant, il y avait les thérapeutiques de choc et la psychochirurgie à laquelle s’opposait une réflexion dynamique inspirée de la phénoménologie et de la psychanalyse. C’était d’un côté le coma insulinique de Manfred Sakel et le choc au cardiazol de Joseph Von Méduna pour traiter le schizophrène, l’impaludation de Wagner Von Jauregg pour traiter la paralysie générale, l’électro-choc de Ugo Cerletti pour traiter le maniaque agité. D’un autre côté, pour comprendre la maladie mentale, le psychiatre se soutenait d’une réflexion sur le vécu du malade tel que Eugène Minkowski la développait, ou d’une approche psychanalytique dans le prolongement et de l’étude du cas Schreber par Sigmund Freud.

Depuis la chlorpromazine, la psychiatrie a complètement repensé la maladie mentale dans sa pathogénie et son traitement. Une révolution pasteurienne s’est opérée, avec le dysfonctionnement du neurone comme modèle expérimental de la maladie. Les psychotropes sont venus dessiner de nouvelles trajectoires pour les malades mentaux, bousculer les classifications nosologiques, modifier radicalement les pratiques psychiatriques, et soutenir l’espoir de les réinsérer au plus tôt dans leur environnement familial et social. Comme chaque fois, la découverte est le produit combiné du hasard et de l’obstination de quelques-uns. Voici la préhistoire des neuroleptiques.

LA QUÊTE D’UN NEUROPLÉGIQUE « J’ai essayé de protéger mes malades contre ma propre agression chirurgicale ». Voilà comment Henri Laborit expliquait, quarante ans après, ce qui l’avait amené à développer ses travaux sur la chlorpromazine et, presque fortuitement, à en proposer l’usage à des psychiatres venus lui demander conseil.

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Fils d’un médecin des troupes coloniales, Henri Laborit avait suivi les traces de son père pour entrer à Santé Navale, c’est-à-dire l’École principale du service de santé de la marine de Bordeaux. Spécialisé d’abord en chirurgie, il s’est très rapidement intéressé à la physiologie du choc et aux protocoles anesthésiques susceptibles de protéger le blessé ou le futur opéré des agressions subies ou à subir. Sa démarche est radicalement innovante, fondée sur les conceptions physiopathologiques du stress développé par l’endocrinologue canadien Hans Selye qui avait décrit le syndrome général d’adaptation. Le stress est la réponse de l’organisme à une agression avec une réaction en deux temps : une phase d’adaptation puis une phase de décompensation dans laquelle l’organisme, indépendamment de l’agent agresseur, produit lui-même les réactions qui vont engendrer la faillite du système cardio-vasculaire et secondairement entraîner la mort. Les moyens de défense de l’organisme face à une agression pouvant donc devenir, directement ou indirectement, la cause de la mort du sujet, l’attitude nouvelle consiste non plus à favoriser ces moyens de défense, contrairement aux attitudes soutenues par le discours médical d’alors, mais à lutter contre eux. Il s’agit d’ajouter à l’agression une nouvelle agression, contrôlée, qui inhibe les réactions physiologiques d’adaptation au premier traumatisme. L’idée paradoxale et géniale prônée par Laborit est qu’il faut lutter contre les réactions naturellement mises en place par un organisme en situation d’agression ; pour cela, il faut trouver un procédé neuroplégique qui paralyse le système neurovégétatif. La participation de l’histamine avait été démontrée par James Reilly qui avait mis en évidence le rôle prépondérant de ce neurotransmetteur dans les différents phénomènes tissulaires du choc. Des analogies ayant été constatées entre le choc opératoire et le choc anaphylactique, les anesthésistes se sont intéressés à tout ce qui pourrait bloquer ces réactions en chaîne. La recherche pharmacologique s’est donc orientée vers la quête de la nouvelle panacée, une substance susceptible d’inhiber les médiateurs chimiques du syndrome d’irritation : une molécule antihistaminique. La genèse des neuroleptiques commence ici.

LA RECHERCHE DES ANTIHISTAMINIQUES Où trouver une molécule antihistaminique ? Le début du siècle avait été marqué par le développement de l’industrie chimique et une grande quantité

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de produits avaient été synthétisés puis laissés de côté en prévision de développements ultérieurs. En 1910, Ernest Fourneau avait élaboré une série de colorants dérivés de l’aniline, désignés sous la forme d’un chiffre suivi de l’initiale de son nom. En 1937, Daniel Bovet, un médecin suisse du département de chimie thérapeutique de l’Institut Pasteur, passe en revue ces produits et constate l’activité nettement antihistaminique du 929 F. Malheureusement, le produit est toxique et inutilisable en clinique, tout comme ses dérivés. Daniel Bovet part ensuite chez Rhône-Poulenc où il continue son travail de recherche. Le 2325 RP est très semblable aux molécules de Fourneau, avec la même activité antihistaminique mais aussi la même toxicité. Avec le 2339 RP les chimistes approchent du but : le produit est bien toléré et le premier médicament antihistaminique, la phébenzamine, est mise sur le marché sous le nom commercial d’Antergan®, rapidement suivi d’un dérivé le NéoAntergan®. Ces produits ont un effet secondaire marqué, ils sont puissamment sédatifs. L’idée diffuse ainsi d’utiliser cet effet secondaire sédatif à des fins thérapeutiques hypnotiques. Daumezon, sur la base du constat d’une intrication entre la psychose maniaco-dépressive et l’asthme, évalue l’action d’un antihistaminique dans la réduction des accès maniaco-dépressifs ; selon lui, une molécule « désensibilisante » pourrait enrayer le développement de ces accès. Dans la psychose maniaco-dépressive, le traitement de première intention reste l’électrochoc ; mais les chocs ont tendance à favoriser les rechutes lesquelles imposent de renouveler ces séances. C’est ce cercle vicieux que Daumézon cherche à éviter, aussi est-ce dans la perspective de réduire la survenue de ces récidives qu’il emploie l’Antergan®. Les résultats sont mitigés : le produit est efficace dans les affections aiguës, inefficace dans les affections chroniques ou rémittentes. Si le produit raccourcit les périodes maniaques, il semble augmenter le taux de récidives. Faisant le constat de cette différence entre des résultats favorables obtenus dans les phases précoces de la maladie et l’absence de résultat dans les syndromes constitués, Daumézon reste sceptique. « Nous savons que les premiers essais d’un traitement sont presque toujours favorables » conclutil à la fin de son exposé, invitant ses confrères de la Société MédicoPsychologique à beaucoup de prudence dans l’analyse des quelques résultats favorables qu’il a cependant obtenus. Après ces commentaires mitigés, l’expérience ne se généralise pas. La première tentative d’introduire à titre thérapeutique un antihistaminique en psychiatrie échoue.

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LES BALBUTIEMENTS : LE PHÉNERGAN® Un autre produit dérivé du bleu de méthylène paraît prometteur : la phénothiazine synthétisée en Allemagne en 1883 par August Bernthsen dans les laboratoires de chimie des teintures Baden Fabrik à Heidelberg. En 1934, la phénothiazine a été utilisée comme insecticide, puis comme vermifuge en médecine vétérinaire. En 1940, la molécule avait été reprise par les médecins de l’armée américaine comme antipaludéen au profit des militaires combattant sur les théâtres du sud-est asiatique, puis elle avait été abandonnée faute d’une efficacité suffisante. Les chimistes de Rhône-Poulenc reprennent cette molécule avec l’idée au départ de renforcer l’activité antipaludéenne. Dérivée de la phénothiazine, la diéthazine a une action végétative intéressante mais c’est dans une indication neurologique qu’elle est ensuite développée puis commercialisée sous le nom de Diparcol®, premier médicament antiparkinsonien mis sur le marché. Le chimiste Paul Charpentier poursuit les développements de la phénothiazine. En 1947, il synthétise le 3277 RP, la prométhazine commercialisée ensuite sous le nom de Phénergan®. Ce produit se fait là encore remarquer par ses forts effets secondaires hypnotiques. Avec le Phénergan® les accidents narcoleptiques se sont multipliés : plusieurs automobilistes qui avaient pris ce médicament pour traiter une allergie comme le rhume des foins sont tombés dans un état de torpeur et d’inattention avant de se faire arrêter pour ne pas avoir respecté la signalisation ou avoir provoqué des accidents.

PAUL GUIRAUD En 1949, Paul Guiraud à Villejuif essaye le produit chez 24 malades. « Sans doute, nous disposons déjà en psychiatrie d’une gamme variée d’hypnotiques : les dérivés barbituriques, l’opium et ses alcaloïdes, la scopolamine. Il était cependant très tentant d’essayer les antihistaminiques récents avec l’espoir que leur structure chimique étant différente, leur activité hypnotique pourrait présenter des particularités utilisables. Notre désir de les expérimenter a été également renforcé par cette idée que beaucoup d’auteurs ont insisté sur la parenté entre les manifestations de la psychose maniaco-

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dépressive et certains syndromes pouvant être considérés comme des réactions allergiques, telles que l’asthme ou la migraine. […] Mais d’autre part, un souvenir nous a poussés à la prudence. Il y a quelques années, ayant constaté chez une maniaque une éruption ressemblant à de l’urticaire, nous lui avions injecté une ampoule de 2786 RP (NéoAntergan®), après absorption de sirop de glucose. Un quart d’heure après, la malade était dans le coma, avec résolution musculaire et stertor, donnant l’impression d’une hémorragie cérébrale. Cette malade avait été heureusement complètement réveillée et remise à l’état normal par 20 cm3 de sérum glucosé hypertonique intraveineux. C’est pourquoi nous avons toujours commencé nos essais par des doses très modérées : trois comprimés par jour à huit heures d’intervalle, une demiampoule au début pour arriver à deux ampoules par jour. On sait que les comprimés de 3277 RP (Phénergan®) sont dosés à 25 milligrammes et les ampoules à 5 centigrammes. Jamais nous n’avons observé d’incident notable. Nous n’avons pas prolongé le traitement au-delà de douze jours. Chez des malades particulièrement amaigries, nous avons fait plusieurs pourcentages leucocytaires sans jamais trouver de tendance à l’agranulocyose. De même, après reprise prudente de traitement après intervalle d’une ou de plusieurs semaines, nous n’avons pas observé de réactions paradoxales à type hyperhistaminique signalées par quelques auteurs ».

Paul Guiraud analyse et résume ainsi les résultats obtenus : - Le Phénergan® agit aussi bien et même mieux que les calmants ordinaires dans les états d’agitation banale avec cris et insomnie. Ce résultat lui paraît remarquable dans les tableaux de paralysie générale avec une longue période de rémission faisant suite à six jours de traitement. - Dans la psychose maniaco-dépressive, et lorsque l’accès dure déjà depuis plusieurs mois, un traitement plus prolongé est nécessaire ; l’accès n’est pas en lui-même réduit, mais l’agitation est fortement atténuée. Le Phénergan® est peu efficace sur l’hypomanie. - Dans deux observations de malades agitées qu’il fait entrer dans le cadre d’une hystérie ancienne avec « théâtralisme » et « une grande véhémence érotique », à part quelques heures de somnolence, le Phénergan® n’a pas eu d’action particulière. - Le Phénergan® abrège de façon remarquable la durée des accès maniacodépressifs : chez des patientes dont les accès duraient habituellement plusieurs mois, parfois presque un an, les accès étaient guéris en trois mois après une cure de Phénergan® de seulement douze jours. - L’action la plus remarquable est l’efficacité du Phénergan® sur les accès

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traités tout à fait à leur début, le calme venant après seulement deux ou trois jours de traitement. - Le Phénergan® a une efficacité remarquable sur les grands états anxieux. Parfois, une seule injection suffit. - Enfin, il constate un phénomène jusque-là jamais décrit, l’état intérieur des patients fait : « d’une gêne cœnestopathique et d’une sensation d’obstacle intérieur que les mouvements semblent tendre à écarter ». Il met ce phénomène sur le compte du processus morbide maniaque lui-même, et révélé par le traitement. Probablement est-ce là la première description d’un effet secondaire extrapyramidal induit par un neuroleptique. Paul Guiraud souhaite prolonger ses travaux avec du Phénergan® par voie injectable. Il expose ses travaux dans une communication faite en 1950 au XXXXVIIIe Congrès des aliénistes et des neurologistes de langue française. L’accueil est plutôt froid. Hyvert et Letailleur de Clermont de l’Oise lui opposent les importantes disparités dans les résultats obtenus, parfois trop rapides pour être admis sans être discutés, parfois totalement nuls, ce qui ne plaide pas en la faveur d’une action centrale du produit. La deuxième tentative d’introduire un antihistaminique en psychiatrie s’arrête là.

LES AVATARS DE LA CHLORPROMAZINE Après le succès du Diparcol®, Charpentier poursuit ses recherches sur les dérivés de la phénothiazine. Il s’intéresse au 3276 RP, la prométhazine, dépourvue d’effet antihistaminique mais qui conserve une forte action sédative. Il adjoint à la molécule un radical chlore et synthétise le chlorhydrate de diméthyl-amino-propyl-N-chlorophénothiazine, codé 4560 RP et baptisée plus tard chlorpromazine. Sur l’animal, la molécule montre une activité potentialisatrice des anesthésiques. Jean Schneider, psychiatre à l’hôpital Broussais, évalue le nouveau produit et le juge peu intéressant, le qualifiant de « Phénergan bis ». Pour la troisième fois, un produit est présenté aux psychiatres sans être retenu. Mais c’est ici que la chlorpromazine croise le chemin de Laborit en quête d’un produit utilisable en anesthésie pour lutter contre le choc opératoire. Au sein de la section technique des Services de santé des armées, il cherche à développer une technique anesthésique d’avant garde : l’hibernation artificielle. La première partie de cette démarche consiste à s’opposer aux lésions liées au syndrome d’irritation nerveuse isolé par Reilly, en inhibant

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les médiateurs chimiques libérés par l’influx nerveux. Il développe différents « cocktails lytiques » permettant ce blocage, une association potentialisatrice de l’action des anesthésiques généraux et qui autoriserait des interventions chirurgicales majeures, notamment la chirurgie cardiaque. Il propose d’adjoindre à ces procédés pharmacologiques la réfrigération généralisée du patient en vue d’obtenir un ralentissement de la vie tissulaire, ce qui permettrait de prolonger d’autant la durée de l’intervention. Le froid constitue cependant lui-même une agression de l’organisme, lequel réagit en luttant contre la chute thermique par une augmentation de son métabolisme. Mais si ces moyens de défense neurovégétatifs sont bloqués par le « cocktail lytique », le froid permet alors de diminuer le métabolisme oxydatif tissulaire, et l’organisme peut supporter sans dommage des agressions qui seraient sinon mortelles. Au début des années 1950, avec son collègue Huguenard et sous la direction du médecin en chef Jaulmes directeur du laboratoire de physiologie du Service de santé, il compile plusieurs observations recueillies de différents essais réalisés dans plusieurs services de chirurgie parisiens : dans le service du professeur Sénèque à l’hôpital de Vaugirard, dans le service du professeur Dubau à l’hôpital du Val-de-grâce, dans celui du professeur Gosset à Antoine-Chantin, et dans celui du professeur Mondor avec le professeur Lucien Léger. Laborit prend l’initiative d’introduire la chlorpromazine comme potentialisateur de l’action analgésique et anesthésique du Phénergan® et du Diparcol®. C’est aussi un potentialisateur des curares, des barbituriques comme le Dolosal®, et de la péthidine. Il note que ce cocktail favorise la survenue d’un état de somnolence et de « désintéressement » tout à fait particulier : « un “désintéressement” du malade pour tout ce qui se passe autour de lui ». C’est le premier à insister sur cet effet qu’il distingue de l’effet hypnotique. Il oppose ainsi la tendance au sommeil classiquement induite par les antihistaminiques développés jusque-là comme l’Antergan® et le Phénergan®, à une action bien spécifique propre à la chlorpromazine d’induire une indifférence à l’environnement. C’est ici, très précisément dans cette nuance, que germe la découverte du premier tranquillisant. « Ces faits laissent prévoir certaines indications de l’emploi du produit en psychiatrie, son action potentialisatrice permettant, par ailleurs, une cure de sommeil avec limitation posologique heureuse dans l’emploi des barbituriques ».

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HAMON, PARAIRE ET VELLUZ Dans une aile voisine du service de chirurgie de l’hôpital du Val-de-Grâce se trouve le service de psychiatrie. Laborit raconte qu’il a mis un an pour convaincre ses confrères psychiatres d’essayer ses produits. Un jour se trouve dans le service de psychiatrie un jeune homme en état maniaque pour lequel aucune méthode de choc ne parvient à faire céder l’agitation. Le psychiatre qui en a la charge, Jean Paraire, descend le voir pour lui demander s’il n’y a pas en anesthésie un produit susceptible de calmer l’agitation de son patient. Laborit lui confie au départ deux ampoules de chlorpromazine. Il pense qu’associé au Dolosal®, ce traitement pourrait induire cet état de somnolence et de désintéressement que veulent obtenir les psychiatres. Voici jour après jour, presque heure par heure, le compte rendu de cette observation, avec le style télégraphique employé par les auteurs : « Lh… Jacques, âgé de 21 ans, a été suivi pour la première fois dans le service en 1949, pour un accès manique, traité du 9 septembre au 10 octobre par 15 électrochocs, dont 4 sous narcose au pentothal. Sur un fond d’hypomanie, nouvel accès en 1951 : traité par 9 électrochocs du 6 février au 1er mars et par 15 comas insuliniques jusqu’au 6 avril. Nouvel état maniaque en janvier 1952. Agitation extrêmement importante. Hospitalisation le 17 janvier. Mis en traitement au 4560 RP le 19. Le 19 janvier à 10 heures, injection intramusculaire d’une ampoule de Dolosal® de 0,10, suivie d’une injection par voie veineuse de 50 mg de 4560 RP. Par erreur, le produit (sclérosant pour les veines) a été injecté pur. Il est en effet nécessaire de le diluer dans du sérum glucosé. Le malade est calme dès la fin de l’injection. Il reste détendu sans bouger, les yeux clos, répond quand on lui parle, en gardant une attitude maniaque : cligne de l’œil, tire la langue. Puis sommeil. À 17 heures, désentravé (ce malade déchirait draps et couvertures, crevait les matelas, etc…), fait quelques mouvements pour se « décourbaturer ». Puis s’étend, ferme les yeux, reste calme. La calme complet persiste jusqu’à 4 heures du matin. Les injections ont provoqué une période de calme de 18 heures. Le 20 janvier à 10 heures, 1 Dolosal® + 10 mg de potentialisateur ; dose trop faible, pratiquement aucun résultat. Agitation extrême. Dans la nuit, le médecin de garde fait une injection de somnifène puis de Gardénal® sodique en pure perte.

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Le 21 janvier, à 16h30, le Dolosal® + 50 mg de potentialisateur ; calme dès la fin de l’injection. Deux heures après s’alimente. Reprend son attitude somnolente jusqu’à 2 heures, soit 7 heures de calme complet. Le 22 janvier, à 17 heures, 1 Dolosal® + 50 mg de potentialisateur : 3 heures de calme. Reprise de l’agitation vers 20 heures. Le 23 janvier, à 17 heures, pentothal 0,50 g + 50 mg de potentialisateur. Sommeil jusqu’à 22 heures. Il s’agit avec le pentothal de sommeil (5 heures de calme). Le 24 janvier, à 17 heures, doses plus fortes : 2 Dolosal® + 75 mg de 4560 RP. Calme jusqu’à 1 heure du matin (calme 8 heures). Le 25 janvier, à 17 heures, même dose que la veille. Calme jusqu’à 22 heures (sédation 5 heures). Le 26 janvier, à 17 heures, 2 dolosal + 100 mg de potentialisateur. Calme jusqu’à 22 heures (sédation de 5 heures). Le 27 janvier, électrochoc sous pentothal à 10 heures. Reprise de la grande agitation à 12 heures (2 heures de calme). Le 28 janvier, à 17 heures, 2 Dolosal® + 75 mg de 4560 RP. Calme jusqu’à 5 heures (sédation 12 heures). Le 29 janvier, agitation toujours très importante. Veines indurées : œdème périveineux. Pas d’injection. À 16 heures, électronarcose de 5 minutes. Reprise de l’agitation 25 minutes plus tard. Le 30 janvier, à 16 heures, 2 Dolosal® + 80 mg de potentialisateur. Calme jusqu’à 5 heures (sédation de 13 heures) Le 31 janvier, à 17 heures, 2 Dolosal® + 80 mg. Reprise de l’agitation à 22 heures (5 heures de sédation). Le 1er février, à 17 heures, électrochoc. Calme jusqu’à 22 heures (sédation de 3 heures) Le 2 février, à 10 heures, 2 Dolosal® + 80 mg (sédation de 4 heures) ; à 17 heures, électrochoc (sédation de 4 heures). Le 3 février, à 10 heures, électrochoc (sédation de 4 heures). Le 4 février, à 17 heures, 2 Dolosal®+ 80 mg. Calme toute la nuit. Le 5 février, agitation moins intense, moins bruyante ; à 17 heures, 2 dolosal

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+ 50 mg de potentialisateur. Calme. Prend son repas deux heures après. Nuit entièrement calme. Le 6 février, hypomaniaque. Prend contact avec ses voisins, fait une partie de bridge, déclenche une dispute : à 17 heures, 1 Dolosal® + 50 mg de potentialisateur. Nuit calme. Le 7 février, reste hypomaniaque mais adaptable à une vie normale. Arrêt de tout traitement. Cet état maniaque a duré vingt jours. »

Les psychiatres du Val-de-Grâce sont enthousiastes : « Il est probable que nous allons nous trouver en présence d’une gamme de produits pharmacodynamiques susceptibles d’enrichir la thérapeutique psychiatrique ». Pour la quatrième fois, un produit dérivé des antihistaminiques est proposé aux psychiatres : cette fois est la bonne et à partir de là les essais et les publications vont s’enchaîner à l’hôpital Sainte Anne et à Bonneval. Laborit avait qualifié la chlorpromazine de « ganglioplégique » en raison de son action sur les noyaux diencéphaliques. Jean Delay propose ensuite le terme de « neuroplégique », puis celui de « neurolytique », et finalement, se souvenant du mot de psycholepsie crée par son maître Pierre Janet pour indiquer la chute de la tension psychologique, il propose par analogie le terme de « neurolepsie », étymologiquement « qui saisit le nerf », pour désigner la chute de la tension nerveuse et neurovégétative qui correspond à l’action clinique du médicament. La chlorpromazine devient le chef de file d’une nouvelle classe pharmacologique : les neuroleptiques. Le produit est commercialisé sous le nom de Largactil® pour rappeler son large spectre d’action.

L’ESSOR PHARMACOLOGIQUE L’introduction du Largactil® en psychiatrie constitue une véritable révolution dans cette discipline. Cette découverte a une ampleur telle qu’elle justifie l’organisation à Paris d’un congrès international de psychopharmacologie en 1955 sur l’initiative de Jean Delay. Sur deux journées et demi, les 147 communications présentées témoignent de l’intérêt majeur porté vers cette nouvelle thérapeutique qui annonce une révolution des pratiques institutionnelles et ouvre un espoir considérable dans le traitement des maladies mentales alors de sombre pronostic. Quelques voix s’élèvent pour

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pondérer l’enthousiasme de l’ensemble de la collectivité médicale et dénoncer « les aspirines psychiatriques », mais le ton général est à l’optimisme. De l’avènement du premier psychotrope qui permet de modifier et de faire varier de manière prévisible et contrôlée l’activité mentale et le comportement, Delay prédit l’entrée dans l’ère de la psychopharmacologie. Dès lors, la psychiatrie va massivement revenir au modèle neuroanatomique, à l’échelle microscopique, avec le fonctionnement synaptique comme modèle de la maladie mentale. Les classifications nosologiques vont être remaniées. Toute la psychiatrie est appelée à changer, autant dans la conception de la maladie mentale que dans les protocoles thérapeutiques. Mais l’élixir de tranquillité ne peut être accepté comme la panacée de la souffrance psychique, et à l’ampleur de la révolution pharmacologique va répondre l’ampleur des mouvements psychanalytiques et antipsychiatriques.

À partir de l’article Clervoy P, Payen A, Corcos M. D’où sont venus les premiers neuroleptiques ? Perspectives Psy 2001 ; 40 (2) : 133-138.

Références bibliographiques - Delay J, Deniker P, Harl JM. Utilisation en thérapeutique psychiatrique d’une phénothiazine d’action centrale élective (4560 RP). Ann Med Psychol juin 1952 ; 110 (11): 112-117. - Delay J, Deniker P. Le traitement des psychoses par une méthode neurolytique dérivée de l’hibernothérapie (le 4560 RP utilisé seul en cure prolongée et continue). Compte rendu de la Le session du Congrès des aliénistes et des neurologistes de langue française (Luxembourg, 21-27 juillet 1952). Paris : Masson, 1952 : 497-502. - Daumezon G, Cassan L. Essai de thérapeutique abortive d’accès maniacodépressifs par le 2339 RP. Ann Med Psychol 1943 ; 101 (2) : 432-435. - Ey H, Bérard E. Les nouvelles techniques de cures de sommeil dans la pratique psychiatrique. L’Évolution Psychiatrique 1952 ; 4 : 661-682. - Guiraud P, David C. Traitement de l’agitation motrice par un antihistaminique (3277 RP). Compte rendu du XXXXVIIIe Congrès des aliénistes et des neurologistes de langue française (Besançon-Neuchatel, 1950). Paris : Masson, 1950 : 599-602. - Hamon J, Paraire J, Velluz J. Remarques sur l’action du 4560 RP sur l’agitation maniaque. Ann Med Psychol séance du 25 février 1952 ; 331-335. - Jean-Baptiste P. L’étrange découverte du premier « tranquillisant ». Les Cahiers de la Science février 1997 ; hors série (n°37) : 34-43.

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- Laborit H, Huguenard P. L’hibernation artificielle par moyens pharmacodynamiques et physiques. Presse Med 13 octobre 1951 ; 59 (64) : 1329. - Laborit H, Huguenard P, Alluaume R. Un nouveau stabilisateur végétatif (le 4560 RP). Presse Med 13 février 1952; 60 (10) : 206-208. - Laborit H. De la neuroplégie à l’hibernation artificielle. Gaz Med France 2 décembre 1952 ; 59 (23) : 1423-1428. - Laborit H, Laborit G. Entretien. Synapse 1989 ; 54 : 18-31.

HENRI LABORIT, APÔTRE DE L’ÈRE PHARMACOLOGIQUE « Qu’est-ce qu’on appelle Dieu ? Pour moi il peut y avoir une conscience cosmique et je le crois, c’est-à-dire que nous sommes un tout petit sous-niveau d’organisation. Il y a sans doute un ensemble pour lequel l’espace et le temps n’existent pas ; parce que nous, nous sommes dans une flèche de temps irréversible. Il n’a pas besoin de se déplacer pour aller dans un endroit. Il est dedans parce que c’est lui et finalement, on peut appeler ça Dieu, si vous voulez. Je pense aussi que ma cellule hépatique ne sait pas ce que je dis. Elle doit avoir une conscience, mais elle ne participe pas à mon discours » Henri Laborit « Tant que l’on aura pas diffusé très largement à travers les hommes de cette planète la façon dont fonctionne leur cerveau, la façon dont ils l’utilisent, et tant qu’on aura pas dit que, jusqu’ici, ça a toujours été pour dominer l’autre, il y a peu de chances qu’il y ait quelque chose qui change » Henri Laborit Mon oncle d’Amérique

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enri Laborit laisse l’image d’un « touche-à-tout » de génie. Il s’est rendu célèbre par ses travaux en anesthésie sur l’hibernation artificielle, la mise au point des « cocktails lytiques » et son impulsion décisive dans la première utilisation de la chlorpromazine en psychiatrie. Il aurait pu être plus célèbre encore par la découverte d’autres psychotropes aujourd’hui tombés en désuétude ; il a été aussi l’initiateur de plusieurs expériences dont toutes n’ont pas été heureuses. Il a été malmené par la communauté scientifique française cependant que son génie était reconnu dans de nombreuses universités étrangères. C’est par le message ambigu du film d’Alain Resnais qu’il reçoit en France un hommage tardif. Il avait prédit l’entrée dans l’ère de la psychopharmacologie. A-t-il été prophète ?

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SUR LES TRACES DU PÈRE Fils d’un médecin des troupes coloniales, Henri Léon Marie Laborit est né à Hanoi en 1914. Par tradition familiale, il porte le prénom de son père. La mère est issue d’une famille aristocratique que la faillite des emprunts russes achève de ruiner. Peu après la naissance de son fils, le père est mobilisé dans les armées d’Orient et part quatre ans faire la guerre en Serbie. À son retour, il est envoyé en Guyane. Henri Laborit rapporte trois souvenirs de cette première enfance aux parfums de tropiques. Ce sont de longues promenades en forêt sur les épaules d’un solide serviteur, ex-forçat du bagne, dévoué à ses caprices et qui le protège de chaque danger ; c’est son père qui lui présente les lambeaux de chairs tombés des jambes des lépreux de l’Acarouani pour lui apprendre à ne pas se plaindre des parasites qui lui rongent les pieds, et c’est le souvenir d’être à côté de sa mère en pleurs, dans une pirogue qui le ramène vers Cayenne, assis sur le cercueil de son père brutalement décédé du tétanos. À sept ans, il est placé en pension et fait l’expérience d’un internat marqué par les rivalités et les bagarres. Il lui paraît tout naturel de suivre les traces de son père et après une année de préparation à Rochefort, il entre à « Santé Navale », l’École principale du service de santé de la marine à Bordeaux Il est brillant, mais très atypique dans ce milieu à forte tradition marine. On le surnomme « le Marquis » en raison de l’élégance de ses manières. Il ne travaille que dans son lit et remplace les longs texte de ses cours par quelques schémas complexes que lui seul peut décrypter. Lorsque les autres élèves-médecins passent leurs heures d’étude à apprendre par cœur les manuels de physiologie, lui écrit quelques poèmes (dont certains seront publiés), peint des toiles figuratives ou écoute Bach, Mozart ou Haendel. Il passe cependant avec succès les différents examens et il porte sur la manche de son uniforme les deux ancres qui distinguent les meilleurs élèves de chaque promotion. Il réussit le concours de l’internat et s’oriente vers la chirurgie. Au sortir de Santé Navale, il effectue une année d’école d’application à Toulon. Son anticonformisme lui vaut des jours d’arrêt. La crise couve entre quelques enseignants rigides et le jeune médecin entêté, elle aurait pu s’aggraver si la guerre n’avait pas entre temps séparé les protagonistes. Laborit est envoyé en mai 1940 sur un torpilleur, le Sirocco, qui participe à l’évacuation de la poche de Dunkerque. Une nuit de pleine lune, le bateau est torpillé et bombardé. Le navire désarticulé s’enfonce en quelques minutes. Jeté à l’eau, Laborit passe la nuit à lutter contre la noyade. Lorsqu’il est recueilli le lendemain sur une

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embarcation britannique, il apprend qu’il n’y a eu que quelques dizaines de rescapés sur l’ensemble de l’équipage et des soldats embarqués. Il aurait pu, comme son père, disparaître prématurément. Il confie : « Après avoir, pendant ce mois de mai, accepté difficilement mais progressivement, l’idée de la mort, je me trouvais assez désemparé par cette vie qui me restait importunément sur les bras ». Il sort de cette expérience emprunt d’un humanisme lucide et désintéressé. Sur son uniforme, il arbore une croix de guerre avec palme en même temps qu’il doit faire sortir de prison sa mère qui avait soutenu le régime de Vichy.

L’ORIENTATION VERS LA RECHERCHE Il effectue un parcours de chirurgien en Afrique du Nord pendant quatre ans puis à Lorient, assidu au chevet de ses malades et fuyant les obligations militaires auxquelles il a du mal à se plier. Il est rebelle à la hiérarchie tant militaire qu’hospitalière. Il refuse les principes d’un système fondé sur la progression à l’ancienneté. Il ne veut pas monter en grade « par le vieillissement progressif et la soumission aux automatismes du clan ». A de nombreuses occasions il s’oppose à ses chefs qui demandent de façon itératives des sanctions disciplinaires contre le jeune officier récalcitrant. Il est partiellement protégé par la qualité de son travail et la réussite qu’il connaît dans les innovations qu’il apporte aux techniques chirurgicales, mais il ne trouve pas dans son travail l’autonomie qu’il demande et la reconnaissance qu’il attend : « n’étant pas prématurément chauve, je ne faisais pas sérieux » dit-il avec l’humour caustique qui le caractérise. Il se soutient de sa volonté d’innovation. Il lit beaucoup la littérature médicale étrangère, se tient informé des progrès récents en matière de physiologie et de physiopathologie. Henri Laborit avait été affecté un temps à l’hôpital maritime à Toulon. Il y avait rencontré Pierre Morand un pharmacien du service de santé de la marine avec lequel il s’initie à la biochimie et à la pharmacologie. Plus qu’une simple collaboration, une profonde amitié se noue entre les deux hommes. Il s’intéresse au choc opératoire qui emporte parfois ses patients malgré la réussite du geste chirurgical. Il étudie la nature de ce phénomène paradoxal et il émet l’hypothèse - à contre-courant de ce qui s’enseignait alors - selon laquelle l’organisme met en œuvre une réaction d’adaptation à l’agression qui dépasse son but et, secondairement, provoque la faillite cardiocirculatoire puis la mort. Il déclare qu’il ne faut pas soutenir la lutte de

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l’organisme face à l’agression, et qu’il faut même empêcher cette réaction adaptative de se développer. Si le chirurgien doit réparer la lésion, l’anesthésiste doit bloquer la réponse du système nerveux végétatif. Dès 1950, il prend définitivement une orientation vers la recherche expérimentale en anesthésie. Ses premiers travaux portent sur le dosage de la cholinestérase sérique, puis il innove avec l’emploi du curare en obstétrique. Il développe différents protocoles sur l’hibernation artificielle et les synergies médicamenteuses associant des analgésiques et des substances susceptibles de bloquer la transmission synaptique au niveau des ganglions périphériques de la moelle comme le Diparcol® ou la chlopromazine. Il présente ses travaux à la Société de médecine militaire et propose son cocktail lytique pour les blessés de la guerre d’Indochine. Il entrevoit de prévenir le choc en induisant « une stabilisation végétative et une neuroplégie complète », ce qui revient à mettre chaque blessé en hibernation artificielle en attendant que les secours viennent le ramasser ; l’idée a de quoi séduire. Chaque combattant est doté d’une trousse médicale dans laquelle est incluse une syrette contenant le cocktail Largactil® et Dolosal®. Malheureusement, les résultats obtenus sont l’inverse de ceux attendus. Les soldats qui se sont injectés le produit sont plongés dans un état de somnolence tel qu’ils ne se signalent pas lorsque les secours passent. Ils restent indifférent aux appels des camarades qui ratissent le terrain pour les repérer dans les hautes herbes et ils meurent sur place faute d’avoir pu manifester leur présence. L’expérience si prometteuse se révèle un désastre et la controverse éclate. Laborit est vivement critiqué par ses confrères chirurgiens militaires. En même temps le développement de l’usage de la chlorpromazine an psychiatrie lui vaut une reconnaissance éphémère du milieu scientifique avec l’obtention du prix Lasker décerné par l’American Health Association. Rejeté par ses confrères chirurgiens et attiré par ce qui deviendra les neurosciences, il démissionne de l’académie de chirurgie et s’oriente dans l’étude de nouveaux produits anesthésiques.

LE « SYNTHÉTICIEN » Progressivement Henri Laborit se sent à l’étroit dans son laboratoire de recherche du Val-de-Grâce où on lui reproche son anticonformisme et son indépendance d’esprit. Avec le succès de ses travaux, des rivalités naissent au sein de son équipe. Il se met en congé de l’armée et s’installe à l’hôpital Boucicaut où il crée le laboratoire d’Eutonologie. Il aurait voulu le terme « d’agressologie » pour le nom de son laboratoire, mais les puristes lui

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opposent que ce néologisme construit à partir d’une racine latine et d’une racine grecque ne peut être validé. L’avis est demandé à Canguilhem qui propose eutonologie (tonus normal) qui est finalement retenu. L’essentiel de son activité est la recherche et le développement de nouveaux psychotropes étudiés sur des modèles animaux. Il travaille sur différentes molécules psychotropes ; le gamma OH, la tyrosine, l’aspartate de magnésium et de potassium ; il met en évidence l’activité toxique des radicaux libres. Le gamma OH est particulièrement original, aux propriétés euphorisantes et aphrodisiaques. « J’en prends une fois par semaine », avoue-t-il, « pas comme aphrodisiaque, mais parce qu’on est bien ». Manifestement, ça le stimule et il est très fécond dans son activité intellectuelle. Il reprend les discussions philosophiques sur la biologie avec Pierre Morand à travers une correspondance qui est ensuite réunie et éditée sous le titre « Les destins de la vie de l’homme. Controverses par lettres sur des thèmes biologiques ». Toute les constructions intellectuelles de Laborit sont déjà dans cette correspondance et nombre de ses ouvrages ultérieurs ne seront que le développement des thèmes qu’il aborde dans cette correspondance avec son ami. Il se montre obsédé par la volonté de transposer le biologique dans le champ sociologique, de forcer les concepts scientifiques validés au niveau individuel vers un niveau collectif. Il ne vise rien de moins que de parvenir à faire la synthèse entre toutes les sciences de l’homme : anatomie, physiologie, biochimie, psychologie, éthologie, sociologie. Il s’invente la rubrique de synthéticien : « Je crois indispensable que des synthéticiens d’un nouveau genre soient capables de réunir les faits particuliers découverts dans des disciplines différentes. La recherche personnelle de ce synthétitien serait l’intégration et l’application à la clinique humaine des découvertes réalisées dans des champs d’activité souvent fort éloignés ». Laborit est curieux de tout, fait des amalgames entre des phénomènes fort différents, saute hardiment d’un niveau à un autre : du moléculaire au cellulaire, de l’individu au social, sans s’effrayer par exemple de trouver des analogies entre le modèle énergétique cellulaire oxydatif et les théories marxistes, comme s’il inventait la neuropsychologie politique avec l’illusion que le physico-chimique serait déterminant dans le conformisme à la « cause du peuple ».

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LA PSYCHOPHARMACOLOGIE COMME AVENIR DE L’HOMME Largactil®, Gamma OH… Cette sédation, ce bien être, qui peut donc aussi passer par une action pharmacologique sur le cerveau, Laborit voudrait le diffuser à l’ensemble de l’humanité, et il a une idée très précise sur cet objectif. Il reprend à son compte les théories de Mac Lean sur le développement phylogénétique du cerveau. L’un des principes de cette théorie est que l’évolution est « conservatrice », qu’elle ne modifie pas foncièrement les structures cérébrales, mais qu’elle les complète en y ajoutant d’autres structures. Aussi le cerveau de l’homme est-il la réunion de trois structures : le cerveau reptilien qui déclenche des comportements de survie immédiate, boire et manger, fuir ou combattre, et des comportement de survie de l’espèce, la copulation. Cette première structure, la plus archaïque est désignée sous le terme de paléoencéphale, anatomiquement réduite à la zone de l’hypothalamus L’étage intermédiaire, commun aux mammifères, est le cerveau affectif qui est capable d’une forme de mémoire immédiate. Le troisième et dernier étage dans l’évolution actuelle est le cortex cérébral, le néoencéphale, centre de liaison entre les différentes structures, qui associe les voies nerveuses sous-jacentes et qui est capable de garder la trace des expériences passées y compris par la transmission inter-générationnelle. Pour Laborit le cerveau primitif est à la source de l’ensemble des pulsions. Il attribue à cette « bête dans la jungle » la responsabilité de tous les maux de l’humanité : les guerres, les comportement de compétition sociale, l’inégalité entre les populations, le « fric » comme il dit avec dédain. Il a la conviction, quasi messianique, que si chacun pouvait connaître le fonctionnement de son cerveau, il saurait anticiper ses réactions et changer son comportement. Il prophétise « l’âge d’or » de l’être humain, libéré de son paléoencéphale. La psychopharmacologie devient son credo, pour libérer et développer les facultés proprement humaines : « L’objectif primordial de la science au service de l’homme doit être, à notre sens, de trouver les moyens de dégager dans chaque individu l’homme qu’il contient, du marais de ses conditionnements paléocéphaliques où il s’enlise encore, ce qui ne consiste peutêtre pas en autre chose que de traduire en langage moderne la parole de celui qui vint, il y a deux mille ans, demander aux hommes d’être vraiment des hommes ».

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LE PROSÉLYTE ET LE PAMPHLÉTAIRE Laborit vit de ses droits d’auteur et des brevets qu’il dépose sur des psychotropes dont il fait la promotion. De ces médicaments, celui qui a connu la meilleure carrière commerciale est le Cantor®. A bien regarder, cette molécule originale à la fois sérotoninergique et inhibitrice de la recapture de la noradrénaline peut être considérée comme l’ancêtre des antidépresseurs de la nouvelle génération. Mais au même moment, aux États-Unis, une autre molécule antidépressive révolutionne les habitudes de prescription ; et le développement fabuleux du Prozac® vient étouffer la carrière américaine du Cantor® qui n’aura connu qu’un bref succès au Japon. Le Gamma OH, dont il faisait un usage personnel régulier, est mis en cause dans le développement d’un marché noir au profit des toxicomanes, et la molécule fabuleuse disparaît aussi du marché. Laborit est confronté à une série d’échec qui accentuent son isolement au sein de la communauté scientifique. Il reçoit de nombreuses décorations, est l’invité de nombreuses universités, mais il n’a pas la reconnaissance de ses pairs. Le ton de ses écrits changent. Beaucoup moins optimistes à promettre le bonheur, ils deviennent des pamphlets non dénués de fondement mais caricaturaux contre la société occidentale dont il dénonce les arrogantes certitudes, l’oppression policière, l’instinct de propriété, poussant jusqu’au prosélytisme toxicomaniaque comme l’illustre un extrait de L’homme imaginant publié en 1970 : « En ne plaçant ses espoirs, que dans la transformation, par ailleurs indispensable, de son environnement socio-économique, il ne résoudra qu’imparfaitement le problème de son aliénation. Seule la connaissance de ses déterminismes biologiques et de leur organisation hiérarchisée, lui permettra la transformation de sa structure mentale, sans laquelle toutes les révolutions risquent d’être vaines. » « Ainsi il apparaît que le but immédiat pour qui espère en l’évolution humaine est de hâter l’automation. Mais cela ne servira à rien en ce qui concerne l’aliénation humaine et ses contraintes, si parallèlement on ne donne pas à tous ces hommes “énergétiques”, devenus inutiles, les moyens de devenir créateurs. Sinon on risque d’aboutir rapidement à un monde de Hippies, entièrement abandonnés à leurs motivations inconscientes, et se comportant de façon semblable aux sociétés d’anthropoïdes auxquels la forêt équatoriale fournit sans gros effort l’essentiel de leurs besoins. Je dois pourtant avouer que ces Hippies me sont, tout compte faits, plus sympathiques dans leur fuite de certaines contraintes et leur empressement à

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s’en trouver de plus abrutissantes encore, que les justes de tous les pays, sûrs de leur bon droit, de leurs morales, de leur propriété privée, de leurs religions et de leurs lois, de leurs immortels principes de 89, jamais indécis jamais tourmentés, sûrs de détenir la vérité et prêts toujours à l’imposer, au besoin par la guerre, la bouche pleine d’une liberté qu’ils imposent et qu’ils s’imposent à coups de bottes ou de dollars, nourris au lait de la publicité et des dogmes. Oui je crois préférer encore la destruction des images due à la LSD aux images sclérosées qui peuplent ce monde incohérent par la multitude de ses certitudes admirables, ce monde libre pour qui a suffisamment d’argent pour se croire libéré, ce monde qui remplace la notion de structure dynamique par celle de charpente sociale cimentée par les armées, ce monde qui confond l’individu et le compte en banque, la créativité et le commerce, les évangiles et le droit civil, ce monde qui a bonne conscience parce qu’il n’a plus de conscience du tout, ce monde on l’on ne peut plus rien chercher car l’enfant y trouve dès sa naissance sa destinée définitivement écrite sur sa fiche d’état civil, ce monde qui momifie l’homme dans ce qu’il appelle l’humanisme, qui parle de l’individu comme si celui-ci pouvait exister isolément, confond société et classe sociale, justice et défense de la propriété privée, ce monde qui ne cherche rien parce qu’il a déjà tout trouvé. Non, il n’est pas possible de ne pas éprouver une certaine sympathie pour les drogués. Eux au moins, à un moment ou à un autre, ont peut-être, dans un éclair de conscience, réalisé l’immensité et la tristesse de leur déterminisme, ce qu’ignorent les imbéciles qui, on le sait, sont généralement heureux ».

Quant aux immortels principes de 89, c’est l’âme révoltée du vendéen qui s’exprime.

MON ONCLE D’AMÉRIQUE En 1980, Henri Laborit revient au devant de la scène d’une façon totalement inattendue. Il a inspiré au cinéaste Alain Resnais un film qui connaît un grand succès. Sélectionné et présenté à Cannes, Mon oncle d’Amérique reçoit le Grand Prix spécial du Jury. C’est un film déroutant, à l’atmosphère étrange, qui raconte le destin étriqué de trois personnages sur le mode d’un montage-collage avec des séquences répétées, des insertion de films rétro, des séquences réinterprétées par les mêmes personnages mais cette fois pourvus de têtes de rat de laboratoire, puis des séquences avec des vrais rat en cage soumis à des impulsions électriques imprévisibles auxquelles ils ne peuvent se soustraire. Laborit assène son commentaire d’une voix neutre : « la seule raison d’être c’est d’être ».

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« Toute structure n’a de finalité, n’a de raison d’être, que de maintenir cette structure » « Un cerveau, cela ne sert pas à penser mais à agir »

En écho, une voix off présente le scientifique sur un ton aussi neutre qu’elle a déjà présenté les protagonistes fictifs de l’histoire : « Professeur Henri Laborit. Né le 21 novembre 1914 à Hanoï, Indochine. Père médecin des troupes coloniales. Lycée Carnot à Paris. Ecole principale du service de santé de la Marine et Faculté de Médecine de Bordeaux. Docteur en médecine, interne des hôpitaux, chirurgien des hôpitaux, maître de recherche du service de santé de l’Armée. Introduit en thérapeutique l’hibernation artificielle, la chlopromazine, le premier tranquillisant, ainsi que d’autres drogues à actions psychotropes. Travaux sur la réaction de l’organisme aux agressions qui ont apporté des solution nouvelles à l’anesthésie et à la réanimation. Dirige à Paris, le laboratoire d’Eutonologie. Auteur de nombreux ouvrages sur la biologie du comportement. Marié, cinq enfants. Prix Albert Lasker de l’American Health Association. Sports: équitation, voile. Légion d’honneur. Croix de guerre 39-45. Palmes académiques ».

Voilà qu’Alain Resnais se dévoile et comme c’est souvent le cas chez lui, à la dernière image. La vie d’Henri Laborit est en effet déclinée par la voix pastiche d’un expérimentateur rédigeant une observation. L’objet d’étude d’Alain Resnais est bien… Henri Laborit ! Mais ce dernier qui veut résister à ce faux emballement ajoute, de sa propre voix et se nommant à la troisième personne du singulier : « Il faut dire aussi qu’il est d’origine vendéenne. La Vendée est ce pays auquel on a imposé la liberté, l’égalité, la fraternité. La fraternité surtout, en y faisant 500 000 morts. Il est cependant abonné au Gaz et à l’Electricité de France, ce qui montre ses sentiments nationalistes, et, d’autre part, il est parfaitement adapté à une socio-culture dont il a largement profité ». Ironie qui serait salvatrice si elle n’était parasitée par un patriotisme militant et un cynisme non dénué de mépris.

La suite du film est une litanie de considérations biologico-éthiques qui sont un condensé de ce qu’il a développé depuis près de dix ans. Comme à dessein, Resnais laisse Laborit s’engluer dans ses explications. Le film est bâti comme un jeu de miroir. Laborit regarde avec ironie les rats soumis à leurs pulsions, compare les personnages tourmentés par leur névrose d’échec à ces animaux de laboratoire, parle de l’hypothalamus, de

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système sympathique, d’inhibition de l’action, de stress, et Resnais filme le tout avec une distance qui apparaît progressivement flagrante au fur et à mesure que le malaise apparaît. Curiosité de la petite histoire, les médias se sont empressés d’attribuer à Laborit le génie du film et la récompense reçue sur la Croisette, sans saisir l’ironie distante du metteur en scène qui filme selon nous non pas trois personnages, mais un chercheur captif de son propre système de pensée… le personnage central du film est bien évidemment Henri Laborit filmé à l’automne de sa vie, aliéné par un syncrétisme théorique plus stérile que fécond.

À partir de l’article Clervoy P, Corcos M. Henri Laborit (1914-1995), prophète ou aventurier ? Perspectives Psy 2001 ; 40 (5) : 395-400.

Références bibliographiques - Jean-Baptiste P. L’étrange découverte du premier « tranquillisant ». Les Cahiers de la Science février 1997 ; hors série (n°37) : 34-43. - Laborit H, Morand P. Les destins de la vie et de l’homme. Paris : Masson, 1959. - Laborit H. La psychopharmacologie aurait-elle un rôle à remplir dans l’évolution humaine ? Conférence faite à L’Évolution Psychiatrique le 20 décembre 1966. - Laborit H. L’homme imaginant. Collection 10/18. Paris : Union Générale d’Édition, 1970. - Laborit H. L’agressivité détournée. Collection 10/18. Paris : Union Générale d’Édition, 1970. - Laborit H, Laborit G. Entretien. Synapse 1989 ; 54 : 18-31. - Laborit H. La vie antérieure. Paris : Grasset, 1989.

JEAN DELAY ENTRE L’ÉCRITURE ET LA PSYCHIATRIE « Notre art est de savoir faire de notre maladie un charme » Ernest Renan « La névrose est un essai dont un homme de génie est la réussite » Steckel « Cette vie est un hôpital où chaque malade est possédé du désir de changer de lit. Celui-ci voudrait souffrir en face du poêle, et celui-là croit qu’il guérirait à côté de la fenêtre » Charles Baudelaire

«V

ous êtes un homme heureux. Vous menez la course de la vie à vive allure, et toujours en tête. Tout vous réussit. Je ne vois dans votre existence aucun échec ». Cette formule introductive par laquelle Pasteur Valléry-Radot accueille à l’Académie Française son ancien élève saurait-elle refléter la profondeur du personnage de Jean Delay.

ITINÉRAIRE D’UN MÉDECIN DOUÉ Doué Jean Delay l’était, précoce aussi. Bachelier à 15 ans, il l’aurait été à 14 si la dispense nécessaire lui avait été accordée. Il est nommé externe à 18 ans, interne à 20 et médecin des hôpitaux à 30 ans. Un an plus tard il est nommé agrégé et il obtient à 39 ans la Chaire des maladies mentales et de l’encéphale. À 48 ans il est nommé membre de l’Académie de médecine, et l’Académie française lui ouvre ses portes quatre ans plus tard. Deux ans après sa mort, Jacques-Yves Cousteau, qui succède à son fauteuil à l’Académie française, le décrit comme « un phénomène à la Léonard de Vinci ». Né à Bayonne, Jean Delay est le fils du célèbre chirurgien et maire de la ville. Le père veut que le fils soit chirurgien, et les premiers pas du jeune

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externe ont été effectués chez le célèbre Professeur Hartman à la clinique chirurgicale de l’Hôtel-Dieu. Mais l’élève a peu de goût pour cette discipline, et malgré la volonté paternelle, Jean Delay s’oriente pendant son internat vers la médecine qu’il découvre dans le service du Professeur Fernand Widal. Un dimanche matin, peu après avoir été reçu au concours de l’internat, il se rend à Sainte-Anne et assiste à une conférence de Georges Dumas sur la psychologie. Il est séduit et choisit alors de s’orienter vers la neuropsychiatrie. Il a été l’élève de Georges Guillain à la clinique des maladies nerveuses de la Salpêtrière où il fut chef de clinique, puis il s’oriente vers la psychiatrie chez Henri Claude à l’Hôpital Sainte-Anne. Il prend la chaire pour succéder à Lévy-Valensy quatre ans après que ce dernier fut exclu de l’université par les lois antisémites de Vichy. Il n’y a pas un domaine qu’il n’ait abordé sans finaliser son approche par un ouvrage qui devient immédiatement la référence en la matière. Il suffit pour s’en convaincre d’en parcourir la liste. Sa thèse Les astéréognosies (1935) est publiée chez Masson. Il publie ensuite et presque sans interruption L’électroencéphalogramme normal et pathologique (1939), Les dissolutions de la mémoire (1942) à partir de sa thèse de doctorat es-lettres puis Les maladies de la mémoire (1943), La psychophysiologie humaine (1945), L’électrochoc et la psychophysiologie (1946), Les dérèglements de l’humeur (1947), Méthodes biologiques en clinique psychiatrique (1950), Etudes de psychologie médicale (1955), Méthodes psychométriques en clinique : tests mentaux et interprétation avec Pichot et Perse (1955), Le test de Rorschach et la personnalité épileptique avec Pichot, Lempérière et Perse (1955), Introduction à la médecine psychosomatique (1961), Méthodes chimiothérapiques en clinique : Les médicaments psychotropes avec Deniker (1961), avec Brion Les démences tardives (1962) et Le syndrome de Korsakoff (1963), L’électroencéphalographie clinique avec Verdeaux (1966), Abrégé de psychologie avec Pichot (1967). Chacune de ses intuitions cliniques s’est avérée féconde : le syndrome diencéphalique et les thérapeutiques de choc, l’utilisation des tests psychométriques, la nature biologique de la régulation de l’humeur et surtout le développement de la psychopharmacologie dont il est le véritable initiateur. On sait qu’on lui doit le développement du premier neuroleptique en psychiatrie ; il est aussi celui qui a mis en place en France les principes et les moyens d’étudier les différents psychotropes. Il disait de la psychopharmacologie qu’elle « oblige le psychiatre à penser physiologiquement », affirmant que « les drogues psychotropes sont des drogues encéphalotropes » et retrouvant l’intuition de Moreau de Tours qui faisait l’analogie entre l’aliénation mentale et les phénomènes nerveux provoqués par l’intoxication cannabique.

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UN PERSONNAGE ÉCLECTIQUE À la libération, il est désigné expert au Tribunal de Nuremberg où il examine, entre autres, Julius Streicher. Il est ouvert à la psychologie et noue des liens durables avec Pierre Janet qui fréquenta son service jusqu’à sa mort. On dit qu’il a bénéficié d’une analyse didactique auprès d’Édouard Pichon. Mais on peut douter qu’il ait vraiment réalisé un parcours analytique, surtout lorsqu’on découvre, plusieurs années après et dans d’autres circonstances, ce qu’il pense de la psychanalyse. Il cite souvent l’apostrophe de Gide : « Freud, imbécile de génie ». Dans une réponse adressée à Ionesco, reprenant la pièce Victime du devoir : il parle des psychologues « inquisiteurs », « spécialistes de l’inconscient, de ses pompes et de ses purges », évoque le complexe d’Œdipe « tarte à la crème des nouveaux Diafoirus », et de rappeler que dans la pièce le personnage du psychologue tombe sous les coups de couteau du poète avec le commentaire lapidaire suivant : « la confrontation est exemplaire et le dénouement instructif ». Aux psychanalystes, il adresse cette formule : « on connaît depuis belle lurette des esprits subversifs qui s’avancent masqués ». Il accueille le séminaire de Jacques Lacan un temps puis lui ferme les portes de son service, c’est à ce moment que Lacan a poursuivi son enseignement à l’École normale supérieure, chez son ami Louis Althusser. Entre 1949 et 1957, il publie de courtes chroniques dans le journal Le Figaro où il tient la rubrique « Le Miroir du caducée ». Il y critique, selon l’opportunité du moment, les aveux artificiels par l’usage du Penthotal, la lobotomie qu’il nomme « chirurgie de la personnalité » ; il critique « la maladie du journal intime » (que fait-il du sien ?), les tâches d’encre (que faitil de son ouvrage sur le test de Rorschach ?), et rédige des chroniques littéraires à orientation psychologique sur Gérard de Nerval, Freud ou Nietzsche. Lorsqu’il préside le Congrès des neurologistes et psychiatres de Langue française, à Liège en 1954, il prononce une allocution présidentielle Névrose et création dans laquelle il analyse les rapports entre une personnalité et son oeuvre, prenant l’exemple de Gide, de Flaubert, de Nietzsche et de Dostoïevski.

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LA PASSION LITTÉRAIRE La littérature a toujours été, chez Jean Delay, plus qu’une seconde nature ; l’écriture a toujours orienté sa vie, avec une vocation qui s’est dévoilé très tôt, dès l’adolescence avec un goût prononcé pour la poésie. Alors qu’il était interne en neurologie à la Salpêtrière, il rédige à la manière de Maupassant, de courtes nouvelles qui mettent en scène le monde hospitalier et surtout les malheureux patients et leur misères autant physiologiques que psychologiques. Se dévoilent chez l’auteur une sensibilité et une profonde humanité. « Il me semble - écrit-il - que le médecin devrait avoir tout senti, tout compris, avoir aimé beaucoup avec son corps et avec son âme, avoir gardé au fond du cœur une piété infinie. » Il publie ainsi trois volumes : Les Reposantes, La Cité Grise et Les Hommes sans nom. Jean Delay qui tient à tenir à distance l’une de l’autre sa passion littéraire et son travail de clinicien choisit de signer sous le pseudonyme de Jean Faurel. Il dévoile publiquement sa dimension littéraire avec la rédaction entre 1957 et 1958 la psychobiographie d’André Gide qu’il avait déjà abordé dans son allocution sur Névrose et création. Gide disait que son écriture lui permettait un équilibre hors du temps, une santé artificielle. Gide avait quinze ans quand il commença à tenir un journal intime avec un double romanesque, André Walter, dont il ne sait plus par moment lequel guide l’autre. Delay souligne l’influence du héros sur celui qui le fait vivre, et la dépendance qui s’installe entre la personne réelle de l’écrivain, tourmenté des contingences de son existence, et la personnalité romanesque du héros de fiction. Et le fin psychologue d’analyser cette relation au double finalement libératrice par l’acte créateur. « Il a compris que son originalité serait de rester fidèle au génie de l’ambiguïté qui avait fait sa faiblesse et qui serait sa force, s’il parvenait à manifester dans l’œuvre d’art toutes ses contradictions, sans autre but que de les exprimer avec ordre et beauté. » Mais, dans une certaine mesure, Gide n’a-t-il pas servi de double à Jean Delay ? N’y a-t-il pas dans leur jeunesse, même inversés, des traits de ressemblance.

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CHAGRINS D’ENFANT ET PASSIONS ADOLESCENTES « Je suis né des amours légitimes mais contre nature de Monsieur Homais et de Madame Bovary » disait Jean Delay. Si Gide enfant adorait son père et craignait sa mère, ces affinités étaient inversées chez Jean Delay. La mère est décrite sensible, douce et mystique, tôt disparue et laissant seul son fils trop jeune en face d’une figure paternelle autoritaire. Il a longtemps redouté ce père, chirurgien réputé et maire de Bayonne, décrit matérialiste et rigide. Jean Delay garde le souvenir douloureux du jour où, âgé de 13 ans et comme il se promenait en récitant des poèmes, son père lui confisque ses chers livres pour ne les lui rendre jamais. Le père qui craint que son fils ne soit trop sensible le conduit aux arènes de Bayonne pour l’aguerrir d’un spectacle viril qui ne lui procure en définitive que du dégoût. Inquiet de son inaptitude déconcertante pour le travail manuel, le père l’envoie comme apprenti chez différents artisans de Bayonne : un tourneur sur bois, un électricien puis un relieur, en vain. « J’avais moins de dispositions à confectionner des couvertures pour livres qu’à dévorer nuit et jour leur contenu » plaisante Jean Delay, bien plus tard, lors de sa leçon inaugurale. On a dit que le père ambitionnait pour son fils une carrière de chirurgien, et c’est Pasteur Vallery-Radot qui se déplace à Bayonne pour convaincre le père que le fils ne sera jamais chirurgien et qu’une carrière médicale prometteuse se profile pour lui. Cela n’empêche pas le jeune homme d’être continuellement tiraillé entre des études médicales et des études littéraires, et le carabin est plus d’une fois tenté de quitter les couloirs de l’hôpital pour rejoindre les bancs de la Sorbonne. Il a vingt et un an lorsqu’il passe devant le théâtre du Châtelet où se donnent les ballets russes de Diaghilev. Il écrit dans son journal intime « Suis parti, blême d’orgueil. Je comprends ce qui me donne le courage d’affronter la vie odieuse. Maintenant la grande voie est tracée, psychiatrie et littérature. Courage. J’ai foi en moi. Je crois en une beauté suprême. » Plus loin « Etrange dilemme. D’un côté, la folle exaltation qui me rend heureux, m’enivre mais m’enlève le calme, la pondération nécessaire au travail médical. De l’autre, l’affaissement complet, l’inertie dont je souffre jusqu’à ce que je sois parvenu à recréer l’exaltation. Etrange dilemme. Il n’est qu’une solution - je la connais -, le travail acharné et passionné. Tu le sais, tu ne peux travailler qu’avec passion. » En juillet 1929, le journal poursuit : « Instant de plénitude. À ces instants-là je sens ma vraie vocation : la littérature [souligné trois fois]… profiter des dix-huit mois de service militaire pour éprouver ma vocation : ne faire que

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de la littérature. La vie d’homme de lettre est la seule dans laquelle je puisse me réaliser (…) Quelle bienheureuse appréhension instinctive me fit rejeter la chirurgie ! Mon internat médical fournit à mon père un alibi à la faveur duquel je pourrai cultiver mon jardin. » Plus loin encore : « Courage. Le secret des forts est de se contraindre sans répit. »… Enfin : « En pleine possession de moi, je déclare : - Ma vraie vie : littérature, - Mon métier : psychiatrie. Tout le reste est lâcheté. Non conforme. » « La psychiatrie n’est pas un biais pour venir à la littérature, c’est la littérature même. » Il n’est encore que Jean Faurel et attend de pouvoir signer de son vrai nom.

« NÉVROSE ET CRÉATION » Attentif à la production littéraire des auteurs qu’il admirait et pris dans ses propres élans d’écriture vis à vis desquels il paraît inattentif sinon distant, Jean Delay s’exprime ainsi à Liège en 1954, l’occasion de l’adresse présidentielle au LIIe Congrès des neurologistes et psychiatres de langue française : … « En l’absence de tout déficit intellectuel, le déséquilibre des forces affectives, même s’il représente une régression par rapport à l’évolution normale des instincts, peut devenir le point de départ d’une progression. Tout se passe comme si l’énergie refoulée, ne trouvant pas à se satisfaire par les voies habituelles, se frayait d’autres itinéraires qui, s’ils aboutissent dans l’immense majorité des cas à une impasse, parviennent parfois à trouver une issue donnant accès à un monde de valeurs. C’est là, comme on dit, une sublimation, en d’autres termes, un refoulement qui réussit. […] Sous un certain angle, toute philosophie de la vie n’est que la projection du caractère d’un philosophe qui propose d’appliquer à l’échelle humaine la solution qui lui a paru convenir à ses problèmes personnels. Si des facteurs morbides ont pu contribuer à faire de ces créateurs des hommes représentatifs d’une certaine façon de concevoir les rapports du moi et du monde, ce ne sont certes pas des anomalies aussi étrangères à l’humanité commune qu’une maladie cérébrale, mais des névroses qui ne sont que l’exagération psychologique d’un caractère où de nombreux lecteurs se

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reconnaissent. Des problèmes qui se posent à beaucoup d’autres se sont posés à eux avec une particulière exigence. Il n’y a rien d’exceptionnel dans les conflits qu’ils ont vécus, mais ils les ont vécus si intensément qu’ils les ont portés jusqu’au point de crise. L’admirable est qu’ils aient su faire bon usage de la maladie et trouvé une solution à des difficultés intérieures qui eussent mené un autre à l’échec. Les mêmes organisations névrotiques que nous voyons habituellement en pathologie aboutir à la faillite peuvent en effet aboutir chez des hommes suffisamment doués pour transformer leurs nécessités originelles en finalités originales et convertir leurs faiblesses en forces. […] La fonction libératrice du double fut une méthode d’action sur soi-même à laquelle Gide demeura constamment fidèle. Il disait qu’un livre lui paraissait manqué s’il laissait intact son lecteur, mais il pensait, je crois, qu’un livre était manqué s’il laissait intact son auteur. Ses personnages principaux, si différents qu’ils soient entre eux, furent ses doubles, les incarnations monovalentes de sa nature ambivalente. En exagérant dans chacun d’eux l’une de ses tendances, il tirait parti des contradictions internes qui l’empêchaient de choisir, tant il était écartelé entre des virtualités opposées. […] « Que de bourgeons nous portons en nous, écrivait l’auteur de L’Immoraliste, qui n’écloront jamais que dans nos livres. (…) Mais si, par volonté, on les supprime tous, sauf un, comme il croît aussitôt, comme il grandit, comme aussitôt il s’empare de la sève ! Pour créer un héros, ma recette est bien simple : prendre un de ces bourgeons, le mettre en pot, tout seul, on arrive bientôt à un individu admirable. Conseil : choisir de préférence (s’il est vrai qu’on puisse choisir) le bourgeon qui vous gène le plus : on s’en défait du même coup. C’est là ce qu’Aristote appelait : la purgation des passions. » Le botaniste qui était en Gide cultiva son jardin intérieur en y appliquant au figuré les méthodes toutes naturalistes ddu bourgeonnement, de la transplantation et de la greffe ; il en résulta un parterre de fleurs souvent maladives, mais qui permirent au jardinier de retrouver la santé ».

LA RUPTURE DE MAI 68 En mai 68 les étudiants envahissent son service au cri de « Des patrons on n’en veut plus ». L’amphithéâtre est occupé, son bureau et ses objets personnels sont vandalisés. Il n’en récupèrera qu’une partie parce que quelques fidèles vont au parvis de la faculté de Censier racheter ses diplômes de docteur honoris causa des différentes universités qu’il avait visitées et qui sont maintenant bradés dans la rue comme les dépouilles opimes des révolutionnaires du printemps.

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Jean Delay démissionne peu après pour trouver, enfin, le temps de se consacrer pleinement à la littérature. « Je suis le plus heureux des hommes » confie-t-il à ses proches. Dans le même veine que le Gide, il prépare une étude psychobiographique sur Nietzsche, fils d’un pasteur qui disait de lui « Je suis un être humain né dans un presbytère. » Analysant les relations entre le génie d’un auteur et sa maladie, il considère la personnalité de Nietzsche comme toute entière érigée en protestation virile contre sa faiblesse. « La folie de Nietzsche, due à une syphilis nerveuse, était un processus extrinsèque à sa personnalité, aussi étranger à la genèse de son œuvre que sa névrose lui était indissolublement liée. » Finalement, les difficultés de traduction sont telles qu’il renonce à ce travail. Mais ce qui anime Jean Delay devant Nietzsche, Kafka, Flaubert ou Dostoïevski, c’est ce qu’il reconnaît de lui même dans la sensibilité de ces hommes de lettres. Il aurait probablement lui aussi écrit cette Lettre au père que Kafka n’adressa jamais. Il comprenait tellement Flaubert qui avait la réalité en dégoût parce qu’elle empêchait son rêve de poète de se développer. Et le personnage de Dostoïevski lui était si proche « humilié et offensé » dès l’enfance par la brutalité de son docteur de père qui mourut assassiné par un paysan en révolte. Delay en disait - comme pour lui-même - « Un trouble ressentiment contre le despotisme paternel, une attitude ambivalente vis-àvis de toutes les formes d’autorité qui lui en apparurent la réincarnation, un culpabilisme qui est moins la hantise d’une faute réelle que d’une faute possible, la perpétuelle méditation du crime et du châtiment… » Il entreprend alors un immense chantier d’historien qui va prendre plus de dix années de recherche, quatre tomes des Avant mémoire qui font revivre la généalogie de ses ancêtres maternels, de 1555 à 1856. Il y fait revivre le peuple de ses aïeux, hommes et femmes d’autrefois dans leur maison et dans leur rue, chacun à son activité : libraire, marchand d’estampe ou lingère. La quête de la mère perdue trop tôt devait se prolonger avec le tome à suivre, Pays natal, et qui aurait repris la saga familiale à partir des grands parents. Delay préparait-il aussi, pour clore l’ampleur de son parcours, d’écrire ses propres mémoires ? Mais il disparaît avant d’avoir pu mener à terme ce travail dont on peut se demander si un jour il aurait pu le conclure. Jacques Yves Cousteau, amené par la nécessité de son discours de réception à l’Académie française à se plonger dans les lacis de l’enfance de Delay, et auquel la famille a confié les précieux extraits du journal intime, trouve une formule émouvante pour terminer l’évocation du brillant psychiatre et de l’homme de lettre en quête du rêve de son enfance : « Jean, viens avec moi, je t’enseignerai la mer ». Il avait deviné !

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À partir de l’article Clervoy P. Jean Delay. Perspectives Psy 2001 ; 40 (4) : 322-326.

Références bibliographiques - Cousteau JY. Discours de réception. Académie française, Institut de France, séance du 22 juin 1989. - Delay J. Névrose et création. LIIe Congrès des neurologistes et des psychiatres de langue française, Liège, 25 juillet 1954. - Delay J. Adresse au Congrès international de neuropsychopharmacologie. Washington, 28 mars 1966. - Delay J. Réponse au discours de M. Eugène Ionesco. Académie française, Institut de France, 25 février 1971. - Deniker P. Hommage à Jean Delay (1907-1987). Confrontations Psychiatriques 1987 ; n°29 : 9-18. - Vallery-Radot P. Réponse au discours de M. Jean Delay. Académie française, Institut de France, séance du 21 janvier 1960.