Perséphone reine des Enfers: Suivi par Un essai sur la mort 9782343059754, 2343059756

L'auteur, en voulant approfondir l'idée de la mort, ne pouvait ignorer les mythes de Déméter et Perséphone. La

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Perséphone reine des Enfers: Suivi par Un essai sur la mort
 9782343059754, 2343059756

Table of contents :
ELLE M’ATTEND
DÉMÉTER : DÉESSE DE LA TERRE CULTIVÉE
L’ENLÈVEMENT DE PERSÉPHONE PAR HADÈS
UN ROYAUME BIEN GARDÉ
AIMÉE PAR UN SERPENT
ORPHÉE, THÉSÉE, PIRITHOOS, HÉRACLÈS
ULYSSE ET TIRÉSIAS
MORT ET RÉINCARNATION
UNE AUTRE IDÉE DE LA MORT
BIBLIOGRAPHIE
TABLE DES MATIÈRES

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Gilbert Andrieu

Perséphone reine des Enfers suivi par

Un essai sur la mort

Perséphone Reine des Enfers

suivi par

Un essai sur la mort

Gilbert ANDRIEU

Perséphone Reine des Enfers suivi par

Un essai sur la mort

DU MÊME AUTEUR Aux éditions ACTİO L’homme et la force. 1988. L’éducation physique au XXe siècle. 1990. Enjeux et débats en E.P. 1992. À propos des finalités de l’éducation physique et sportive. 1994. La gymnastique au XIXe siècle. 1997. Du sport aristocratique au sport démocratique. 2002.

Aux PRESSES UNİVERSİTAİRES DE BORDEAUX Force et beauté. Histoire de l’esthétique en éducation physique aux 19ème et 20ème siècles. 1992

Aux éditions L’HARMATTAN Les Jeux Olympiques un mythe moderne. 2004. Sport et spiritualité. 2009. Sport et conquête de soi. 2009. L’enseignement caché de la mythologie. 2012. Au-delà des mots. 2012. Les demi-dieux. 2013. Au-delà de la pensée 2013. Œdipe sans complexe 2013. Le choix d’Ulysse : mortel ou immortel ? 2013. À la rencontre de Dionysos. 2014. Être, paraître, disparaître. 2014. La preuve par Zeus. 2014. Jason le guérisseur au service d’Héra. 2014.

© L’Harmattan, 2015 5-7, rue de l’École-Polytechnique, 75005 Paris www. harmattan.com [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-343-05975-4 EAN : 9782343059754

ELLE M’ATTEND

Ordinairement, cela peut paraître prétentieux, mais il faut situer cette formule dans le droit fil des livres que j’écris sur la mythologie. Je sais bien que Perséphone n’existe pas au point d’attendre la visite d’un simple mortel, même si ce dernier se sent plus près d’Orphée que de Pirithoos. Mais avançons ! J’écrivais à une amie pour lui faire connaître mes réflexions, mes sensations, mes sentiments sur les mille et une façons de se connaître et de pouvoir donner du sens à la vie. Le nom de Perséphone est apparu dans une phrase comme un lapin peut sortir du chapeau d’un magicien. Permettez-moi de penser qu’il n’y a pas là seulement l’effet du hasard. Depuis que je traite de l’enseignement caché de la mythologie, j’ai abordé de nombreux personnages de la mythologie grecque, le dernier étant celui d’Héra. Bien entendu, j’ai parlé d’elle dans presque tous mes livres, mais sans jamais lui donner l’importance qui était la sienne et qui échappe habituellement au commun des mortels. Perséphone n’est pas seulement la fille de Déméter et c’est probablement là que se tient la faible connaissance que nous avons d’elle. Son statut de reine des Enfers ne lui procure pas une notoriété au moins semblable à celle de sa mère. Je ne connais pas beaucoup d’amis qui aimeraient parler des Enfers sans éprouver quelque retenue ! J’ai compris aussi que les personnages mythiques qui me venaient à l’esprit correspondaient assez bien aux problèmes que je me posais et venaient éclairer mes démarches personnelles à la fois conscientes et inconscientes. Comme il arrive qu’un livre vous tombe dans les mains en balayant du regard un rayon de bibliothèque, les grands personnages de la mythologie sont venus depuis plusieurs

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années m’apporter des réponses à ce que je cherchais inconsciemment. Je crois bien que Perséphone surgit dans ma pensée aujourd’hui parce qu’elle répond à cette curiosité qui anime les hommes, mais aussi parce qu’elle sait que l’heure est venue pour moi de m’intéresser davantage à son royaume. Il faut le regretter : la mythologie ne la sert pas beaucoup et il n’y a pas grand-chose sur elle en tant que personnalité indépendante ou par rapport aux Olympiens. Ne serait-elle pas aussi mal aimée chez les dieux que chez les mortels ? Bien entendu, il s’agit là d’une boutade puisque j’ai pris l’habitude de penser que les dieux étaient des inventions des hommes et non l’inverse. Les hommes ayant engendré les dieux à partir de leurs propres besoins, il est clair que Perséphone a la place qui correspond le mieux aux préoccupations de ces derniers. Demandez au passant qui est Perséphone. Vous apprendrez probablement qu’elle est la reine des Enfers, moins souvent qu’elle est la fille de Déméter et de Zeus, encore moins souvent qu’elle est la mère de Zagreus. Essayez de savoir comment s’est déterminé le mariage de Perséphone et d’Hadès, par quel compromis il s’est soldé ! Cela vous permettra de savoir que la déesse vit une partie de son temps avec les morts l’autre avec les dieux, que Déméter, sa mère, a parcouru la Grèce avant que Zeus et Hadès ne puissent aboutir à une sorte d’accord, rarement que Zeus était de mèche avec Hadès pour que sa propre fille, mariée à son frère devienne reine des Enfers. Est-il possible de saisir le symbolisme qui se cache dans la totalité du personnage si l’on ne tient pas compte d’une cosmogonie mythique qui place les Enfers sous la surface de la Terre, tandis que l’Olympe se trouve au-dessus de l’espace dans lequel le Soleil dirige son char chaque jour ? Je reviendrai sur la verticalité de cette cosmogonie, mais nous avons souvent retenu la descente de Perséphone aux Enfers, plus que sa remontée vers sa mère, autrement dit jusqu’à l’Olympe. Or, nous avons fait des Enfers des lieux maudits, des lieux indésirables, dont on

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préfère ne pas parler de peur d’y aller plus vite que ne le prévoit notre destin. N’oublions pas, chez nos anciens, cette sorte de précaution vis-à-vis de la parole : on ne parlera pas des Érinyes, mais des Bienveillantes pour ne pas attirer leur attention ! Perséphone est un personnage de légende, comme les autres divinités, mais nous la pensons comme une femme de notre temps, comme une sorte de princesse, grande et belle, puisqu’elle est une reine ou bien alors, puisqu’elle règne sur les morts, nous lui donnons des allures de sorcière, laide et désagréable, acariâtre, violente, détestée de tout le monde ! Il est toujours possible de jouer avec les images lorsque nous pénétrons dans la mythologie, mais au-delà de cette parenthèse qui la vulgarise, il faut éviter d’enfermer la reine des Enfers dans l’idée que nous nous ferions de ces lieux que nous opposerions trop vite à un Paradis qui n’existe pas davantage. Pour connaître cette déesse, il faut tenir compte de tous les paramètres qui lui permettent d’exister, mais aussi d’obtenir une telle autorité. Finalement, nous pourrions dire qu’elle n’existe que par association à d’autres divinités, sa mère en particulier ! J’y reviendrai de façon plus explicite, mais je crois, de plus en plus, que Perséphone n’existe qu’à travers sa mère, qu’à partir des fonctions de sa mère ce qui expliquerait que les légendes sont le plus souvent articulées autour de son enlèvement. Il faut, plus que jamais, éviter de penser à elle en bon chrétien ! Je dis plus que jamais parce que nous avons facilement tendance à écraser le temps et à réfléchir comme si nos ancêtres les plus lointains avaient à leur disposition les mêmes connaissances que les nôtres, les mêmes options mystiques. Lorsque nous constatons que d’une génération à l’autre les repères intellectuels ne sont plus les mêmes, comment ne le seraient-ils pas d’un siècle à l’autre, d’un millénaire à l’autre ? Perséphone n’était certainement pas perçue comme nous pouvons la percevoir aujourd’hui. Si, pour nous, elle est une figue mythique avant tout, autrement dit un personnage de légende avec tout ce que cela possède de négatif, de secondaire, d’imaginaire, elle ne l’était pas du temps des Grecs anciens. Il suffit de lire Hésiode pour s’apercevoir que les

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dieux et les hommes ne vivent pas dans des mondes isolés, pour comprendre qu’ils font partie d’un vaste habitât dans lequel les morts, les vivants mortels et immortels forment un tout. Les dieux ne sont pas devant les hommes, au-dessus ou en dessous, ils sont dans l’homme tout simplement parce qu’ils représentent cet idéal que les hommes ont déifié tout en mesurant que pour l’atteindre il faudrait le conquérir. Ils étaient probablement plus près d’une totalité que notre psychologie, à peine vieille d’un long siècle, s’efforce de comprendre. Il faudrait éviter de refaire à son propos ce qu’Apulée a fait vis-à-vis de Psyché, même si le mythe est merveilleusement construit et explicite, mais dans un autre contexte que celui des contemporains d’Homère. À vrai dire, le temps importe peu. Perséphone est une femme et, depuis des siècles, Hésiode nous le montre, une femme n’a d’autorité que sous la tutelle d’un homme. Zeus et Hadès sont les vrais seigneurs des Enfers, mais Perséphone a certainement une place d’honneur parce que ses frères en ont besoin ! Il nous reste à imaginer ce que ces deux frères lui confient comme responsabilités puisque les différents mythes ne nous le disent pas. Je voudrais rappeler que le problème est identique pour Héra, la troisième épouse de Zeus. Elle n’était pas seulement une épouse jalouse, elle était aussi celle qui organisait la conquête de l’immortalité pour les héros. Sans elle, Zeus n’aurait pas pu imaginer la transcendance, il n’aurait jamais conduit le moindre mortel vers un quelconque dépassement de soi ! La mythologie, bien mieux qu’un traité de philosophie ou d’histoire politique, nous apprend à ne pas nous laisser endoctriner, à ne pas prendre pour des vérités ce qui n’est finalement qu’un souci permanent des hommes à un moment où ils prennent le pouvoir sur les femmes, je devrais dire les Mères, ce qui correspondrait mieux à l’histoire des religions. Sans entrer dans les détails, remarquons que les dieux, en prenant ce pouvoir, Zeus tout particulièrement, ont besoin des déesses pour faire le travail dont ils n’ont que l’idée. L’homme pense, la femme agit ! Nous le voyons clairement avec Héra dont nous ne pouvons pas ignorer qu’elle était honorée bien avant Zeus. Il en va de même avec Perséphone qui

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était honorée en Crète avant d’être imaginée comme la reine des Enfers par des Grecs qui ne dépendent plus de la civilisation minoenne. Ce qui domine ici la légende reste certainement le rapport qu’elle entretient avec la mort. Elle en parle peu toutefois et il faut travailler dans la marge pour comprendre que Perséphone n’est pas une simple reine des ombres. Parce qu’elle revient à la lumière du jour, son statut de reine des Enfers doit être envisagé en contrepoint de celui d’une reine de la germination. En ce sens, elle est la digne fille de sa mère, déesse de la terre cultivée et pour comprendre le compromis trouvé par Zeus et Hadès, il faut tenir compte du statut de Déméter, du moins de ses missions dans un contexte plus large qui englobe les dieux de première et de seconde génération. Mieux certainement que dans de nombreux mythes, nous voyons dans celui de Perséphone tout l’effort de représentation que les hommes recherchent. Les hommes de la cinquième race - en réalité, il n’y a jamais eu que celle-là connaissent les difficultés si bien racontées par Hésiode dans son second poème Les travaux et les jours. Nous nous trouvons au moment où les mortels rassemblés pour mieux vivre ont remplacé la cueillette et la chasse par l’agriculture. Ce passage de la vie nomade à la vie sédentaire est à mettre en relation avec un autre passage : celui des Grandes Mères, comme Cybèle, à celui des divinités mâles, Zeus devenant son principal représentant. La dernière déesse, en rapport avec ce pouvoir féminin de la fécondité-fertilité, reste Déméter. Le fait qu’elle soit la seule divinité à manger le corps de Pélops, son épaule dit la légende, lorsque Tantale offre son fils aux dieux, qui ne se laissent pas prendre au piège d’ailleurs, ne saurait passer pour une faim particulière. Il n’est pas nécessaire d’aller très loin dans l’analyse symbolique du mythe pour comprendre pourquoi Déméter est celle qui dévore la vie encore au stade de l’enfance. Là encore, sans aller trop loin dans l’interprétation, notons que l’acte de Déméter est comparable à celui des Titans qui dévorent Zagreus, le fils de Perséphone et de Zeus. Il ne s’agit pas ici d’anthropophagie, mais de nourriture particulière ingérée divinement ou du moins symboliquement. Déméter est

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la déesse de la Terre cultivée, elle est une déesse de seconde génération, sœur d’Héra et d’Hestia, mais aussi de Zeus, de Poséidon et d’Hadès. Elle n’avale pas Pélops comme Cronos l’avait avalée elle-même, elle le mange, comme les Titans mangent Zagreus, mais cette mastication divine, crue ou cuite, peu importe, ne peut être que liée au devenir de celui qui est dévoré. En le mangeant, Déméter lui donne une dimension que Tantale n’avait pu lui donner en le mettant au monde, elle fait de lui un élu, un mortel aimé des dieux. Il sera aimé par Poséidon qui en fera son échanson dans l’Olympe avant d’être obligé de le renvoyer et de lui permettre d’épouser Hippodamie grâce à des chevaux divins. Par contre, Pélops ne sera pas totalement chéri par les dieux. Il volait le nectar et l’ambroisie à la demande de son père pour le donner aux mortels ! Pouvonsnous parler d’une conséquence en disant que Chrysippos, le fils de Pélops sera enlevé par Laïos, le père d’Œdipe ? Si je m’attarde un peu sur cette légende, c’est pour montrer que Déméter précède Perséphone dans la relation entre la mort et la renaissance. Certes ce sont les dieux qui font revenir Pélops à la vie, mais nous pouvons penser que sans l’intervention de Déméter ils n’auraient pas pu le faire correctement. Déméter offre à Pélops non pas la mort, mais la transformation indispensable pour renaître. Il devient en quelque sorte de la terre cultivée, un mortel instruit. En avançant sur cette piste symbolique, je mesure mieux les efforts des mortels pour donner du sens à la mort et pour lui enlever cette dimension angoissante qui n’est pas le propre de nos générations actuelles. Puisque ce sont les hommes qui inventent les mythes, pour donner une explication à la vie qu’ils observent quotidiennement, il est permis d’honorer leurs efforts que nous mesurons à l’aide de notre logique. C’est cet effort que nous allons mieux comprendre en étudiant les légendes qui traitent de Perséphone. Perséphone est avant tout la fille de Déméter et il est probable que Zeus n’a pas donné le jour à cette future reine sans penser à l’ensemble de sa politique de mise en ordre du monde. Perséphone, nous le verrons, seconde sa mère tout en devenant la reine des Enfers, elle ne fait que préciser ses responsabilités

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et même y ajoute une nuance importante en articulant un temps de germination dans l’obscurité de la terre et un temps d’éclosion, de croissance au soleil. Comme le Soleil revient régulièrement vers le Levant en traversant sous terre les dangers de la nuit, et doit renouveler sa tâche au-dessus de la terre, Perséphone doit assurer un temps mal compris qui se passe sous terre et qui n’est compris que des sages. Nous pouvons alors imaginer que le mystère qui accompagne son séjour sous terre ait eu plus d’importance que son séjour chez les dieux. Nous concevons mieux que cette partie de la vie de la déesse ait pu donner naissance à des Mystères, les hommes n’ayant pas voulu donner à ce séjour invisible la même importance que le séjour près de sa mère, largement connu par l’intermédiaire des légendes propres à Déméter. Je crois que nous pourrions faire de nombreuses comparaisons entre la terre cultivée et la Terre Mère, pour ne pas dire les mères mortelles en ce qui concerne cette sorte de stérilité apparente pendant le temps de germination. Tout ce qui se passe dans le ventre des femmes restait alors un mystère pour les hommes et toute venue au monde restait inexpliquée. Comment ne pas relier à ce mystère le besoin pour Zeus de prendre leur place et de faire naître lui aussi de nouveaux dieux ? Comment ne pas être attentif au fait que si Hadès est le dieu qui interdit la sortie des Enfers, grâce à Cerbère, sa femme, Perséphone, en sort régulièrement pour le bonheur des hommes et le sien propre puisqu’elle peut rejoindre les autres dieux dans l’Olympe, banqueter avec eux et surtout apprécier le nectar et l’ambroisie ? Ne pouvons-nous pas parler ici d’un statut particulier qui semble associer mort et renaissance ? Après tout, Zeus avait une tombe en Crète et Dionysos en avait une à Delphes ! Zeus lui-même a commencé à exister en revenant régulièrement à la vie ! La liaison entre mort et renaissance n’est pas une découverte des temps nouveaux, elle est une reformulation si l’on veut, mais le problème de sens qu’elle traite remonte au plus lointain passé. Hésiode nous parle souvent de relations de bonne entente entre les dieux, mais si les hommes ont alors la part belle dans cette opération qui prend de l’importance chez les

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mortels en tant que réalité visible, ce sont les femmes qui gardent le contrôle de la fertilité, de la fécondation, de la venue au monde et de la première éducation, celle qui précède chez un homme l’âge adulte ou celui de faire la guerre. On connaît l’importance que revêt le lait d’une déesse et comment Héraclès put en boire ! En parlant de fertilité/fécondation, il faut considérer la dimension proprement matérielle et la dimension spirituelle. La mythologie, dans son ensemble, traite essentiellement de fécondation spirituelle. Elle se compose de récits plus ou moins poétiques qui peuvent être considérés comme un enseignement destiné aux plus humbles, à ceux qui, comme le souligne Hésiode dans Les travaux et les jours, sont dominés par le travail de la terre. Il est rare que ces paysans durs à la tâche, liés à leur labeur par la nécessité, soient aussi des gens instruits, des penseurs, comme nous aurions tendance à le dire aujourd’hui. Soucieux du lendemain et des problèmes liés au maigre rendement agraire, la nature du labour changera avec l’apparition du fer, ils ne sont pas tournés vers une meilleure compréhension de la mort qui pour eux reste une épreuve redoutable, encore moins vers la renaissance. Je crois, très sincèrement, que pour philosopher sur la mort il faut pouvoir d’abord philosopher sur la vie ! En étant plus trivial, même si cela peut surprendre, je dirais qu’il faut avoir le ventre plein ou ne plus se préoccuper du lendemain ! Celui qui engage toute son énergie pour vivre n’en a plus pour s’interroger sur la mort et ce qui pourrait la prolonger. Comment pourrait-il s’intéresser à Perséphone ? Elle ne semble pas en mesure de l’aider à assurer ses jours, à le guider vers une vie meilleure et même les héros de la quatrième race ne l’interrogent pas avant la bataille. Ce qui intéresse les Olympiens, c’est ce qui se passe avant la mort. D’ailleurs, ne l’oublions pas, elle est prévue par le destin. Les Moires ont depuis longtemps décidé du moment et Homère nous le rappelle magistralement, que ce soit dans les propos d’Hector ou ceux d’Achille. C’est dans un contexte qui n’est plus le nôtre qu’il faut commencer par observer cette déesse qui ne semble pas obligée

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de rivaliser en beauté ni avec Héra, ni avec Athéna, ni surtout avec Aphrodite, même si elle doit partager avec elle le bel Adonis. Ce que nous pouvons retenir c’est qu’elle est une femme, très belle dans toutes les légendes, et qu’elle peut aimer et même désirer. Il est certainement plus difficile d’imaginer le stratagème de Zeus qui vient faire l’amour avec Perséphone en se transformant en serpent afin de donner naissance à Zagreus. Le cœur de cet enfant suffira pour engendrer Dionysos, mais cet enchaînement symbolique nous imposera une analyse plus détaillée. À sa façon, Dionysos reprend l’alternative vécue par Perséphone. N’oublions pas que Zeus prévoyait de donner son pouvoir à ce fils qui ne sort pas de sa tête, mais de sa cuisse ! Avec la naissance de Zagreus, nous découvrons au moins la moitié du statut de Perséphone et c’est cette partie qui est rarement étudiée en dehors du mystère qui s’efforce de lui donner du sens en le cachant. Pour connaître Perséphone, il faut d’abord s’informer auprès de ceux qui en parlent, mais ils ne sont pas nombreux. On peut aussi chercher à la joindre en descendant aux Enfers, ce que quelques héros tenteront de faire avec plus ou moins de bonheur. On peut enfin penser à elle et la chercher au plus profond de soi ce que devaient faire les sages anciens ou ceux qui méditent sur la mort, comme ils ont pu le faire de génération en génération. Oui Perséphone m’attend, surtout si je considère qu’elle est la reine des ombres, autrement dit la manifestation de la mort. Depuis que je m’intéresse à la mythologie, je la rencontre ici ou là, je la sens présente alors qu’elle est plus ou moins cachée derrière d’autres personnages qui finissent par me la faire oublier. Je crois que Perséphone à le triste privilège d’être d’abord la reine des Enfers et, en tant que telle, d’être mal aimée, mal connue, négligée plus que refoulée. La mort n’est pas un sujet qui passionne et le seul fait d’aimer la vie nous fait haïr la mort. Comment serait-il possible d’aimer Perséphone ou simplement d’avoir une pensée pour elle quand

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on passe le plus clair de son temps à survivre comme le laisse supposer le second poème d’Hésiode : Les travaux et les jours ? Les mortels du temps d’Homère en avaient-ils une vision différente de la nôtre aujourd’hui ? L’hymne à Déméter peut nous aider à répondre à cette question. Plus, probablement, que pour les autres divinités de la mythologie, Perséphone est tributaire des mots. Nous pouvons essayer de lui donner un visage, un corps, des bras et des jambes, en faire une femme aimante et désirée, lui trouver de bonnes manières et du jugement plus qu’il n’en faut, elle reste prisonnière d’un seul mot : la mort. Il faudrait s’attarder sur l’impérialisme des mots et je voudrais m’efforcer de montrer que tout change lorsque nous donnons aux mots des sens différents. Les mots ne sont pas premiers. Ils ne font que remplacer des objets ou des réalités observables en permettant aux hommes de partager des impressions, de mieux penser leurs actions. Le mot est un intermédiaire et c’est là toute sa fragilité. Ordinairement, l’homme n’a pas besoin de mots pour vivre, encore moins pour mourir. Il est capable de sentir le monde et d’agir pour y vivre uniquement à partir de la matière qui le compose et se manifeste à travers une forme. Si, aujourd’hui, nous avons l’impression que notre cerveau est indispensable, que la pensée décide de tout, c’est parce que nous avons mis à côté de l’homme pensant un homme agissant et que le second est une machine mise au service du premier. Cela dit, toute pensée, toute action sur le monde ne peut être que postérieure à une approche sensitive de la vie. L’homme perçoit le monde avant de le traduire en mot et avant de penser toute nouvelle intervention sur lui. Il en est de même pour la mort. Le problème réside dans le fait que le vécu n’est plus traduisible en mots et que l’homme n’a à sa disposition que des mots pour essayer d’étudier ce phénomène toujours rempli de mystère. Il ne peut donc pas aller très loin avec sa seule intelligence, avec tous les assemblages des quelques mots qu’il possède. Perséphone, comme la mort, est un mot, un nom. Elle remplace une réalité

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difficile à connaître puisque rares sont les morts qui reviennent à la vie. Le plus important reste qu’en lui donnant une personnalité propre, en la faisant vivre, en relation avec des immortels comme des mortels, les hommes qui se sont efforcés de nous la présenter ont tout fait pour nous traduire l’invisible, pour donner de la chair à des mots qui sèment l’angoisse plus souvent qu’ils ne réjouissent le cœur. En étudiant la mort, je m’efforcerai de dépasser l’enchaînement de la pensée par d’autres mots et je tenterai de soulever le voile du mystère. Depuis longtemps, je m’efforce de passer derrière les mots, de briser les chaînes avec lesquelles ils me conduisent dans une direction qui n’est plus la mienne. Je crois que Perséphone a compris que je ne serai plus longtemps loin d’elle, non parce que, l’âge aidant, moire ou pas, j’arrive à la fin d’un bail, mais parce que j’entrevois la mort autrement et que j’éprouve le désir de la rencontrer pour dialoguer, pour m’instruire et non la séduire. Parce qu’elle est au-delà de la pensée même, de cette opposition stérile entre la vie et la mort, elle perçoit mes dernières hésitations et sait que je ne tarderai pas à prendre le chemin qui me conduira vers elle, vers son palais merveilleux où brille une lumière qui n’a pas besoin de soleil pour exister. Bien entendu, je serais le plus heureux des mortels si Hermès pouvait me conduire vers elle, ne serait-ce que pour lui présenter mes civilités et lui demander ce qu’elle pense de mes élucubrations. Croyez bien que je ne m’illusionne pas au point de lui donner un palais digne des mille et une nuits ! Tout est symbolique dans les mythes et plus particulièrement ceux qui la concernent. Si je dois la rencontrer, ce ne sera pas physiquement, et je n’imagine pas qu’il me sera possible de la prendre dans mes bras. Mais je crois qu’il viendra un moment où j’aurais l’intime conviction que je suis en relation avec elle et qu’elle veut bien me livrer quelques secrets.

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Je voudrais revenir sur un moment de ma vie qui aurait très bien pu me permettre de la rencontrer. J’effectuais un nouveau voyage en Inde avec un ami indien qui nous faisait connaître son pays en le pénétrant le plus possible physiquement culturellement et même religieusement. Le yoga était associé aux visites les plus traditionnelles et nos réflexions allaient bon train compte tenu de la culture de mon ami. Il avait grandi et préparé son métier de kinésithérapeute à l’Ashram de Sri Aurobindo à Pondichéry. Nous devions passer quelques jours au Népal et lors de ce petit détour il était prévu que nous assisterions à des sacrifices d’animaux qui étaient offerts à la déesse Kali. Nous avions pris des taxis pour nous rendre assez loin de Katmandou et nous avions passé une partie de la matinée à regarder pour essayer de comprendre. Progressivement, le groupe s’était morcelé et nous avions rendez-vous non loin d’un grand parking qui était bordé par une petite rivière que traversait un petit pont que ne prenaient pas les voitures. Je crois que l’on s’approchait de la mi-journée et je me souviens qu’il faisait un grand soleil dans ce lieu désert, sans un seul arbre pour faire de l’ombre. J’avais regardé les sacrifices sans essayer de les juger, juste les voir pour en garder une image précise et réelle. Je me tenais à quelques mètres du pont et dialoguais avec d’autres membres du groupe qui s’étaient plus ou moins assis en attendant. Je ne sais pas ce qui domina ma pensée lorsque je vis arriver une voiture un peu folle, traversant le parking sous le soleil et venant droit sur moi sans que je puisse avoir le temps de faire un pas de côté ou esquivé le moindre mouvement de défense. Je sais que j’ai juste posé les mains sur le capot de la voiture et je me suis trouvé projeté en l’air comme un pantin avant de retomber lourdement, le crane contre une borne en ciment qui était juste là pour me recevoir ! Je crois que j’ai un peu perdu connaissance, mais j’ai vite été relevé par mes amis ou peut-être même par des Népalais, le cuir chevelu un peu fendu, mais sans rien d’autre à déclarer. Par contre, je crois me souvenir qu’il y avait un peu plus haut sur le parking un policier et qu’il avait échappé de justesse à la voiture et c’est probablement lui qui intercepta le chauffeur tandis que mon groupe se reformait. Raconter les suites pour se faire soigner

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importe peu et relève davantage du folklore. Ce que je peux ajouter, c’est que la nouvelle étant parvenue à Katmandou, j’ai retrouvé ma chambre remplie de fleurs comme pour me faire oublier ma mésaventure. En riant, j’ai toujours pensé que Kali m’avait donné un avertissement et que, pour cette fois, elle me laissait la vie. C’était dans les années 70, l’année où mon père et ma mère devaient décéder. Elle allait prendre les deux êtres que j’aimais par-dessus tout, quant à moi elle me laissait la possibilité de poursuivre mes recherches en soulignant que la mort était toujours une donnée importante dans les explications de la vie. Comment ne pas imaginer que la mort s’était présentée à moi, juste pour me faire un clin d’œil ? Cette histoire pourrait être un récit mythique et nous pourrions en rechercher la dimension symbolique. Mais il est difficile de travailler sur des expériences personnelles, à moins que d’autres s’en saisissent. J’avais connu, bien longtemps avant, une longue syncope dans des conditions difficiles et qui avait fortement fait peur à mes parents. C’était pendant la guerre. Mon père avait eu un changement professionnel et nous voyagions par train de Montpellier à Troyes en traversant la ligne de démarcation ce qui suffit à dater le voyage. Il était interdit d’éclairer et la seule chose qu’avaient pu faire mes parents était d’ouvrir la fenêtre du compartiment. J’allais avoir six ans. Que s’était-il passé ? J’ai véritablement repris mes esprits le lendemain matin après quelques heures de sommeil dans une chambre d’hôtel parisien. Je n’irai pas jusqu’à dire qu’il existe dans la vie des moments particuliers pendant lesquels une porte ou une fenêtre s’entrouvre plus ou moins pour apercevoir ce qu’il y a de l’autre côté, mais j’ai longtemps pensé que la mort ne voulait pas encore de moi. Le moment n’était pas venu de voir ce que nous prenons pour de la nuit noire tout simplement, pour voir ce que notre imagination n’arrive pas à conceptualiser.

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J’ai aimé l’approche de Jean Cocteau sur la mort et suis resté longtemps confronté à son miroir, n’osant pas le traverser pour aller à la rencontre non plus de la mort, mais d’une reine. Alors, si Perséphone est cette reine qui accueille les morts ou les vivants qui peuvent la visiter, j’avoue très humblement qu’une invitation de sa part serait pour moi un merveilleux cadeau. La seule réserve à cette pensée folle est que je ne crois pas avoir fait ce qu’il fallait pour mériter une telle invitation de mon vivant. Lorsque je fais ce voyage avec Ulysse, j’avoue que j’aurais aimé l’accompagner, être à sa place, mais je ne suis pas inquiet ni curieux vis-à-vis de mon destin. Je n’ai pas envie de savoir ce que sera ma vie future, mais, comme un explorateur, un curieux des mondes inconnus, j’aimerais bien, ne serait-ce qu’un instant, être admis, ou conseillé à le faire, comme si Circé pouvait me guider à mon tour. Il est plus vraisemblable que, l’âge aidant, je sois amené à lui rendre visite en devenant une ombre. Je crois que je serai un peu déçu de ne pas avoir pu faire, ne serait-ce que dans un temps éclair, le voyage qui me permettrait de finir ma vie autrement qu’en cultivant l’espoir. Enseignant, je l’ai été toute ma vie, et là aussi j’aimerais bien dire aux autres ce qui se passe dans cet autre monde. Mais, en y réfléchissant bien, le voyage n’est qu’une image, un symbole et il n’est pas nécessaire de l’entreprendre, de faire ses valises pour rejoindre une reine qui est non pas loin de ce que je suis, mais au cœur de cette entité que je ne voudrais plus appeler moi ou je. J’y reviendrai dans mon essai, mais c’est cette triste habitude de tout faire converger vers le moi, ou de tout faire diverger ensuite, qui cause toutes nos méprises, nos faux calculs. Nous construisons nos théories ou nos désirs sur des fondations qui ne sont pas solides, pour ne pas dire qu’elles n’existent que dans notre mental. Elles sont des mots elles aussi et, à tout moment, nous risquons de nous écrouler sous un immense tas d’idées inutiles.

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J’ai compris depuis longtemps que pour avancer sur ce que d’autres ont appelé depuis longtemps le sentier caché, il vaudrait mieux se taire, se plonger dans le silence et apprendre à écouter ce qu’il nous dit. En tant que musicien, je peux en parler très concrètement. Je n’ai pas obtenu un premier prix du conservatoire de Marseille sans apprendre à interpréter des mélodies et à distinguer l’importance des notes autant que des silences. Les silences sont en quelque sorte le liant qui permet à la mélodie d’exister, de pénétrer en nous. Sans eux, les notes perdraient de leur valeur. J’ai souvent joué les lamentations d’Orphée de Gluck et peux dire que ce sont les silences de la mélodie qui permettent de sublimer l’émotion attendue par le musicien. N’oublions pas que pour un instrument à vent le silence correspond souvent à la respiration. Cela dit en passant, Richard Wagner nous a donné une autre interprétation de l’émotion, de la sortie de soi, en étirant le son, autrement dit en nous interdisant de respirer en quelque sorte. Cet étirement du son que l’on retrouve dans les ralentis nous place devant des réalités qui ne sont plus objectives, mais subjectives, des phénomènes que l’on vit profondément sans pouvoir les contrôler ou les expliquer. J’ai aussi envie de communiquer ce qui pourrait être considéré comme un conseil à un ami, comme un encouragement à essayer ailleurs et autrement ce que j’ai tenté moi-même. Longtemps, mes étudiants à l’université, souhaitaient que je leur donne des recettes, que je leur rédige le texte type qui leur permettrait de réussir leur agrégation ou leur thèse, je ne l’ai jamais fait, je les ai toujours encouragés à le faire eux-mêmes. En écrivant des livres sur la mythologie, plus exactement l’enseignement caché de la mythologie, j’espère convaincre certains lecteurs qu’il ne faut pas s’arrêter aux mots, qu’il faut prendre en compte leur sens symbolique. En rédigeant un essai sur la mort en guise de conclusion, je voudrais seulement faire part de ma propre synthèse qui ne sera peut-être plus la même demain.

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DÉMÉTER : DÉESSE DE LA TERRE CULTIVÉE

Jamais sans sa fille ! Disons que la légende associe la mère et la fille au point qu’il est souvent difficile de les isoler l’une de l’autre. Mais, cet attachement légendaire n’est pas que de l’amour. Pour connaître Perséphone, il faut d’abord connaître Déméter. Elle est une Olympienne, autrement dit l’un des enfants de Cronos et de Rhéa. Peu importe le rang de naissance, c’est-àdire à quel moment elle est avalée par son père, ou bien de renaissance, c’est-à-dire au moment où Cronos sous l’effet d’une drogue administrée par Zeus doit cracher un à un ses enfants. Elle est sœur d’Hestia et d’Héra, mais aussi de Zeus, de Poséidon et d’Hadès. Dans un contexte politique réel qui accorde le pouvoir aux hommes, il était normal que les mythes retrouvent la même attribution et que des tâches de commandement soient réservées aux mâles. Mais commander est une chose, gérer la vie des mortels en est une autre et, dans ce cas, les femelles, comme le dit Hésiode, retrouvent toute leur importance. Zeus, Poséidon et Hadès se sont partagé le monde, mais Déméter, Hestia et Héra assurent l’essentiel d’un mode de vie dont les dieux n’ont que faire puisqu’ils se contentent de nectar et d’ambroisie. Sans aller plus loin, nous voyons nettement que les mortels qui ont pensé les dieux n’ont pas fait, à leur égard, la confusion que nous aurions tendance à faire dans notre monde contemporain. Je l’ai étudié avec Héra, nous avons en permanence deux discours édifiants. Dans le premier, Héra est

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une femme jalouse qui fait tout pour briser les relations amoureuses et illégitimes de son mari, ou faire disparaître les enfants de ses concubines, c’est le discours qui plait et correspond le mieux à ses fonctions divines. C’est l’explication la plus superficielle, la moins mystique. Dans le second, elle est essentiellement la divinité qui œuvre dans l’ombre pour assurer aux héros, choisis par son époux, le dépassement qu’ils méritent, la renaissance qu’ils doivent conquérir. Deux discours, deux attitudes, mais qui restent dépendants de la lecture des faits à partir d’une conception des rôles dans la société. Si les dieux font régner l’ordre, les déesses assurent toutes les autres tâches et ce sont elles qui nous permettent de nous construire une image du Grec ancien, de sa façon de vivre, de travailler et d’aimer, de désirer un monde moins cruel, moins difficile où règne la justice. Si Hésiode nous en parle avec tant de précision c’est parce que ce monde existe, qu’il est celui de la cinquième race, la race de Fer, une race qui s’est donnée pour base de réflexion l’expérience des quatre premières races, la dernière étant celle des demi-dieux. Cette race est consciente qu’elle est mortelle et Hésiode parle de tempes grises pour illustrer la différence entre les hommes et les dieux. Autant dire que pour connaître Déméter, il faut aussi connaître les autres déesses et leurs attributions, en dépassant très nettement le cadre étroit des enfants de Cronos et en commençant par Gaia qui serait la première manifestation du Chaos, avec Éros bien entendu. Déméter est la divinité de la terre cultivée, la déesse du blé. Certes, le blé est à l’origine de la nourriture des mortels, avec sa transformation en farine et en pain. Il faut attendre Dionysos pour lui ajouter la vigne et le vin. Nous pouvons aussi rapporter l’introduction de l’olivier en Attique par Athéna et la production de l’huile d’olive. On dit bien que c’était le présent qu’elle avait fait aux habitants de l’Attique pour mériter d’en être considérée comme la suzeraine alors que Poséidon avait fait jaillir un lac salé sur l’Acropole. Chaque denrée, ou chaque culture était placée sous la responsabilité d’un dieu ou d’une

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déesse et nous comprenons mieux que la décision de ne plus assurer sa protection à la culture du blé ait pu engendrer une réelle inquiétude dans l’esprit de Zeus. En fait il faudrait aller beaucoup plus loin et comprendre que Déméter, fille de la Grande Mère, correspond à une époque, celle où les hommes se sont sédentarisés, ont abandonné la cueillette et la chasse pour cultiver la terre. Le temps des mythes nous fait oublier le temps politique et nous fait négliger les réalités qui servirent de fondations aux légendes poétiques et à l’existence des dieux. S’il nous arrive de trouver ensemble des dieux de plusieurs générations, ce n’est pas tant parce qu’ils descendent les uns des autres, comme les mortels, mais parce que les mortels n’ont pas jugé bon d’éliminer les anciens dieux au profit des nouveaux, en particulier les déesses au profit des dieux. À Olympie, par exemple, le temple d’Héra, antérieur de plusieurs siècles à celui de Zeus, ne sera pas pour autant négligé, Comme le dit très bien François Rosso qui traduit et annote les Hymnes homériques1, seule compte la puissance des dieux et non leurs vertus. Les dieux imposent leurs lois et n’ont à répondre devant personne, excepté Zeus dans certaines situations. Comme les mythes, les hymnes utilisent des connaissances plus archaïques de la religion, parlent d’une autre époque, une époque révolue, où les influences préhelléniques se font sentir sans que cela puisse être dérangeant pour l’auditeur du moment. Nous sommes souvent en présence de données en provenance d’un monde égéen ou minoen et,en même temps, d’un monde sous influence Indo-européenne. A ce propos François Rosso nous dit : « Les populations égéennes avaient, bien sûr, leur religion. Elles honoraient essentiellement des déivinités chtoniennes (terrestres), les forces souterraines de la TerreMère. Ces divinités étaient pour la plupart féminines, fréquemment associées à de jeunes parèdres mâles, amants ou fils, plus rarement à des parèdres féminines. 1

ROSSO F. Homère. Des héros et des dieux. (Hymnes). Paris, Arléa, 1993.

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Les Hellènes, pour leur part, arrivèrent avec leurs propres croyances religieuses, de nature radicalement différente. Comme tous les Indo-européens, ils vénéraient avant tout des divinités ouraniennes ‘célestes), en particulier ce dieu du ciel lumineux ou orageux appelé Zeus en Grèce, Jupiter à Rome. » (p.26) Symboliquement, le blé, le vin, rappellent aux hommes que tout ne se passe pas au grand jour et que sous terre existe une partie non négligeable de la vie. Le vin était le symbole de la vie cachée ! Il était en relation, peut-être plus grande que le blé, avec une origine ouranienne, et nous pourrions presque comprendre pourquoi il est attribué à Dionysos et non pas à Déméter. Nous pouvons penser que la stérilité de la terre n’était pas qu’une préoccupation des dieux. Il est probable que les mortels avaient de la fertilité du sol une conception très prosaïque, et que dans les cas extrêmes ils aient pu envisager la question sous l’angle d’un rapport conflictuel entre les hommes et les dieux, ici entre les dieux eux-mêmes. Pierre Grimal nous dit : « Cependant, l’exil volontaire de Déméter rendait la terre stérile, et l’ordre du monde s’en trouvait bouleversé. 2» Nous pouvons imaginer que ce sont d’abord les hommes qui se sont inquiétés, ont cru voir la fin de leur vie arriver. Quand on vit de la production du blé, de la farine et du pain, on peut être angoissé et le retour à une vie antérieure, celle des nomades, n’est pas une solution de rechange facile à remettre en service. Le poème d’Hésiode est en grande partie réservé à ce style de vie nouveau qui dépend bien de la fertilité de la terre. Il est clair que, symboliquement, le danger que fait courir Déméter est surtout le retour à l’état chtonien, à celui qui précède la castration d’Ouranos, ferait vivre de nouveau de chair crue, et ne permettrait plus avoir l’usage du feu divin ! La déesse est ici l’intermédiaire de Zeus vis-à-vis des mortels, mais ce retour à l’état antérieur pourrait bien justifier le contrat qui 2

GRIMAL P. Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, Paris, PUF, 1969, p.120.

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sera imposé à Perséphone ! Pour recevoir le feu divin, il faut d’abord le mériter, revenir dans l’obscurité de la Nuit, mourir pour renaître. Si Zeus prévoyait tout, pourquoi n’aurait-il pas demandé à sa sœur de faire comprendre aux hommes que la Nuit et le Jour étaient liés, dépendants l’un de l’autre ? Nous voyons au passage que combattre et donner des ordres ne permet pas de tout maîtriser et, sans aller trop loin dans l’analyse, nous pourrions dire aussi que la politique de Zeus, un peu trop guidée par la ruse et la force, restait fragile et dépendait du bon vouloir des déesses. Sans elles l’ordre opposé au chaos ne serait qu’un vœu pieux. En fait, frères et sœurs agissent de concert. Dans d’autres légendes, Déméter passe pour avoir enseigné l’usage du moulin aux habitants de Sicyone. On dit aussi qu’elle aurait développé la culture des légumes, en particulier de la fève. Une légende un peu plus détaillée lui attribue la culture de la figue. Cela se passait pendant qu’elle recherchait sa fille et traversait l’Attique. Phytalos, un héros qui vivait sur les bords de l’Ilissos, aurait accueilli la déesse. Pour le récompenser, elle lui aurait donné des plans de figuier. On dit que pendant longtemps ses descendants auraient gardé le privilège de cette culture. Les Phytalides sont aussi connus pour avoir reçu Thésée à la suite de ses meurtres lorsqu’il avait pris la route pour retrouver son père en égalant son idole, autrement dit Héraclès. Ne soyons pas surpris si un dieu ou un demi-dieu, une déesse voyagent et portent ici ou là les effets de leur pouvoir. En cherchant sa fille, Déméter ne se contente pas de la chercher, comme Diogène avec une lanterne. Elle rencontre des mortels, souvent des monarques et leur accorde ses faveurs lorsqu’ils lui sont agréables. D’une certaine façon, nous pourrions dire qu’elle n’a pas totalement abdiqué. Disons qu’elle ne s’occupe plus du blé ! Il faut souligner ici que le blé, comme les autres céréales, semble être un don des dieux, son origine restant inconnue. Le Dictionnaire des symboles nous dit :

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« Le blé symbolise le don de la vie qui ne peut être qu’un don des dieux, la nourriture essentielle et primordiale. » (p.129) C’est à Argos que Chrysanthis, la femme de Mysios, aurait révélé à la déesse comment et où s’était déroulé l’enlèvement. Pour cette femme d’Argos, il n’avait pas eu lieu en Sicile, mais dans le Péloponnèse, non loin de Lerne. Lorsque nous lisons les mythes et leurs différentes formulations, nous voyons rapidement que les hommes qui les composent s’évertuent à les relier à leur propre territoire. Il faut éviter de tomber dans le piège qui consisterait à les opposer en oubliant qu’il y a là une sorte d’appropriation de poète. On trouve aussi de nombreux descendants d’Héraclès, par exemple, mais lorsque nous centrons la recherche sur la dimension symbolique des mythes cela devient compréhensible sans qu’une réelle filiation puisse être établie. Le plus important n’est pas la localisation d’un fait, mais son existence et son déroulement. Lorsque nous regardons de plus près la vie sentimentale de Déméter, nous voyons qu’elle n’a pas eu qu’un seul amant en la personne de Zeus. Il faut retenir au moins deux autres rencontres : une avec Poséidon et une avec un dénommé Iasion. Avec Poséidon, la légende dit qu’elle ne voulait pas se donner à lui et qu’elle s’était transformée en jument pour lui échapper. Mais Poséidon s’était alors transformé en cheval et de leur union était né Aréion ainsi qu’une fille. Aréion était le cheval d’Adraste dans la première guerre contre Thèbes. C’est à lui qu’Adraste devait la vie tandis que tous les héros devaient trouver la mort devant les murs de Thèbes. Après la défaite de son armée, son cheval l’avait entraîné loin du théâtre des opérations et l’avait sauvé de la mort. Il l’aurait alors déposé non loin de Colone. Inutile d’entrer dans les méandres des guerres contre Thèbes, ne serait-ce que pour mieux connaître Adraste. Retenons surtout qu’Aréion, qui possédait une crinière noire, ne pouvait être qu’un cheval extrêmement rapide. Poséidon donnera également des chevaux rapides à Pélops, son protégé, ce qui lui permettra de concourir contre Oenomaos pour épouser sa fille Hippodamie. Comme les amoureux avaient aussi soudoyé le cocher d’Oenomaos qui était mort dans la

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course, Pélops avait organisé des Jeux probablement les premières courses de chars.

olympiques,

Il faut peut-être rappeler le symbolisme du cheval. À peu près de façon générale, le cheval est associé aux ténèbres chtoniennes, il peut jaillir des entrailles de la terre ou de celles de la mer. Il est fils de la nuit et porteur de vie et de mort. Il est également associé à la Mère autrement dit à la Terre. Il l’est aussi à la végétation. Le Dictionnaire des symboles nous dit à ce propos : « La végétation est tout naturellement le symbole du développement, des possibilités qui s’actualiseront à partir de la graine, du germe ; à partir aussi de la matière indifférenciée que représente la terre. » (p.996) Il nous dit aussi : « Déméter d’Arcadie, souvent représentée avec une tête de cheval, est identifiée à l’une des Érinyes, ces terribles exécutrices de la justice infernale. 3» Nous retrouvons bien la naissance d’Aréion. La rencontre avec Iasion est différente. Iasion était le fils de Zeus et d’Électre et descendait d’Atlas par sa mère. Électre était une Pléiade. Ce que la légende a surtout retenu c’est le symbole qui lui est associé. En effet il est dit que pour donner naissance à Ploutos, autrement dit la richesse, Déméter et lui se seraient unis « sur une jachère trois fois retournée ». Il faut donc pour comprendre cet amour particulier traduire le symbole et voir ce qu’il apporte à l’image de la déesse. Il est clair que cela n’a aucun sens sur le plan strictement matériel et qu’il faut surtout tenir compte de cette façon de s’aimer à même une terre trois fois retournée. C’est bien le chiffre trois qui a le plus d’importance ici. Le chiffre trois est un nombre fondamental. Afin de demeurer aussi près que possible des mythes anciens, il vaut mieux éviter de christianiser sa dimension symbolique. 3

CHEVALIER J., GHEERBRANT A. Dictionnaire des symboles. Paris, Robert Laffont/Jupiter, 1982, p.224.

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Toutefois, notons déjà que les dieux qui dominent le monde d’Hésiode sont trois : Zeus, le Ciel et la Terre, Poséidon, les Océans et Hadès les Enfers. Il faudrait souligner également que les déesses sont trois : Hestia, la déesse du foyer, Déméter, la déesse du blé et Héra, la déesse des amours légitimes ! Retenons davantage que le trois exprime les différents niveaux de vie humaine : matériel, rationnel et spirituel ou divin. « Ce nombre exprime aussi la totalité de l’ordre social, et notamment la composition tripartite des sociétés indoeuropéennes… Cette tripartition des fonctions ou des ordres est nette, si l’origine en demeure inconnue. Elle s’exprime en diverses triades, qui se recoupent aisément : le sacré, la guerre, le travail ; souveraineté, force guerrière, fécondité ; sacerdoce, puissance, production … Une interaction s’est produite entre l’organisation sociopolitique et l’organisation mythologique… Le ternaire traduit aussi bien la dialectique dans l’exercice logique de la pensée que le mouvement en physique et la vie en biologie. La raison fondamentale de ce phénomène ternaire universel est sans doute à chercher dans une métaphysique de l’être composite et contingent, dans une vue globale de l’unité-complexité de tout être dans la nature, qui se résume dans les trois phases de l’existence : apparition, évolution, destruction (ou transformation) ; ou naissance, croissance et mort ; ou encore, selon la tradition et l’astrologie : évolution, culmination, involution. » (p.976) C’est avec G. Dumézil qu’il faudrait étudier plus longuement ce qui prend un sens véritable avec les invasions doriennes. Pour comprendre cet amour mythique de Déméter, il faut, bien entendu, lui associer le labour qui joue un rôle primordial. Il est alors considéré comme un acte sacré, un acte de fécondation de la terre. Il s’agit de la fécondation par l’homme de la terre vierge et dans ce cas d’un effort de transcendance. Le soc de la charrue doit être envisagé à partir de sa dimension phallique et c’est bien un don du Ciel que la Terre reçoit. Peut-être pouvons-nous aller jusqu’à rappeler l’idée des taoïstes qui pensent que le fruit de la pénétration de la Terre par le Ciel est l’embryon de l’Immortel ?

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Comment ne pas se souvenir de la simulation de Dionysos à sa sortie des Enfers à l’aide d’une branche de figuier taillée en forme de phallos ? Comment ne pas rappeler ici l’amour manqué d’Héphaïstos avec Athéna et la naissance d’Erichthonios ? La déesse avait évité d’être violée, mais le sperme du dieu forgeron avait atteint sa cuisse. Elle avait pris de la laine pour l’essuyer avant de la jeter par terre et c’est ainsi que le sperme aurait donné naissance à l’un des premiers rois d’Athènes ! Le lit des amours entre Déméter et Iasion est bien une jachère, autrement dit de la terre vierge. Or elle est trois fois labourée, autrement dit elle est déjà une couche divine, elle a reçu le don du Ciel et c’est Iasion qui maintenant va le recevoir par l’intermédiaire de Déméter. Il était déjà le fils de Zeus, mais gardait en lui des traces de mortalité puisque sa mère Électre, une fille d’Atlas, ne sera divinisée qu’en devenant une Pléiade. En faisant l’amour avec Déméter, Iasion devient immortel et c’est Déméter qui peut donner alors naissance à Ploutos, la Richesse. On le retrouvera sous la forme d’un jeune homme portant une corne d’abondance dans le cortège de Déméter ou celui de Perséphone. Il n’est pas difficile de voir que les amours de Déméter ont un sens caché, comme l’ensemble des amours divins, et qu’il faut dépasser la simple rencontre, le désir amoureux qui rompt les membres selon Hésiode. Chacun de ses amours renforce sa fonction, démontre l’importance de son culte et c’est surtout ce qu’il faut retenir. Il est certain que, là encore, il faut dépasser le premier degré qui est la culture du blé. C’est avec ses enfants que nous pouvons le faire plus facilement. Toujours dans le cadre de l’enseignement caché de la mythologie, il faut s’attarder quelque peu sur les attributs de la déesse : le narcisse et le pavot en plus de l’épi. Une fois encore le Dictionnaire des symboles nous donne des justifications qui sont en relation avec le mythe et les mystères d’Éleusis. Commençons par l’épi.

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« Dans les civilisations agraires, l’épi (de blé dans les mystères d’Éleusis) est le fils issu de la hiérogamie fondamentale Ciel Terre… En général, symbole de la croissance et de la fertilité ; à la fois nourriture et semence. Il indique l’arrivée à la maturité, tant dans la vie végétale et animale que dans le développement psychique : c’est l’épanouissement de toutes les possibilités de l’être, l’image de l’éjaculation. » (p.409) Nous verrons que dans les mystères d’Éleusis, les mystes mangent du blé. En fait, ils vivent à travers l’épi une hiérogamie ou une initiation fondamentale qui leur permet de comprendre les rapports secrets entre la Terre et le Ciel. L’épi, ne l’oublions pas, contient en même temps le grain qui naît et le grain qui meurt, après les semailles, celui qui va germer avant de renaître. Dans ces mystères, l’épi est associé au pavot et nous lisons à son sujet : « Dans le symbolisme éleusinien, le pavot que l’on offre à Déméter symbolise la terre, mais représente aussi la force de sommeil et d’oubli qui s’empare des hommes après la mort et avant la renaissance. La terre est, en effet, le lieu où s’opèrent les transmutations : naissance, mort et oubli, résurgence. » (p.735) Le sommeil intervient souvent pour passer d’un monde à l’autre, dans un sens ou dans un autre. Le cas d’Ulysse montre clairement que le sommeil lui permet de revenir au monde des mortels en oubliant le monde divin qu’il a fréquenté pendant près de dix ans, ne serait-ce que chez Calypso. C’est aussi le sommeil qu’utilise Héra pour tromper Zeus sur les sommets de l’Ida après lui avoir fait faire l’amour en plein jour. Le sommeil que dispense le pavot permet aux mystes de passer, du moins momentanément, du monde mortel au monde divin, le temps nécessaire à l’explication de l’enchaînement mort renaissance. Déméter est donc une déesse qui donne la nourriture aux hommes, mais une nourriture à la fois mortelle et immortelle. Nous le comprenons avec Iasion, nous le comprenons ici autrement. Il y a bien ensemencement chez le myste, germination et renaissance et nous pouvons penser que

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les mystes font alors l’amour, sur le plan spirituel avec Déméter, dans un lieu qui peut représenter une jachère trois fois retournée. Ne faut-il pas souligner que si la charrue permet à l’homme de faire l’amour avec la Terre, de creuser le sillon, c’est bien la femme, ou une déesse qui dépose la graine qui connaîtra la germination avant d’apparaître au grand jour ? Nous retrouvons dans cet acte l’association entre les divinités mâles et femelles qu’il ne faudrait jamais perdre de vue. Autre attribut de Déméter : le narcisse. C’est la fleur qui endort Perséphone dans le mythe et que nous retrouvons dans l’Hymne à Déméter. La logique voudrait que Narcisse se soit préalablement transformé en fleur. Perséphone cueillant des fleurs aurait pu alors respirer son parfum et connaître un engourdissement suffisant pour devenir la proie de son oncle. Toujours est-il que le narcisse est étroitement lié au sommeil et à la mort. Mais, lorsque nous lisons l’Hymne à Déméter, nous pouvons nous demander si Déméter n’a pas réellement participé à l’enlèvement de sa fille et à l’organisation de sa vie à la fois sous terre à la fois au ciel. Lorsqu’elle retrouve sa mère, avec la permission d’Hadès qui lui a préalablement fait manger un grain de grenade, Déméter semble connaître le compromis que la légende attribue ordinairement à Zeus. « Parle, je t’en prie, mon enfant, éclaire-moi, car si jamais, d’un coup d’aile, il te fallait retourner dans le sein de la Terre, tu serais contrainte d’y demeurer un tiers d’ l’année et de passer les deux autres auprès de moi et des Immortels qui habitent les vastes palais de l’Olympe neigeux. » (p.72) Étant donné l’âge des Hymnes, nettement postérieurs à l’Iliade et à l’Odyssée, nous pouvons penser que l’auteur a reformulé l’ensemble selon ses goûts ou l’humeur du moment Gaston Bachelard a remarquablement étudié le mythe de Narcisse et nous pouvons noter qu’à la différence de la psychanalyse il retient pour cette fleur un rôle idéalisant, dépassant le caractère névrosant du narcissisme et lui accordant un caractère nettement plus positif. Il devient un aide dans la sublimation qu’il ne faut pas limiter à la négation du désir, mais

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au contraire la recherche d’un idéal. Bachelard accorde aussi au mythe de Narcisse une dimension cosmique qui nous permet de retrouver la relation entre notre héros et le monde, entre l’homme et l’univers. Mais, pourquoi le narcisse fait-il partie des attributs de Déméter ? Pourquoi certaines légendes jugent bon d’ajouter qu’Hadès aurait fait respirer un narcisse à Perséphone ? Ne faut-il pas chercher une autre explication, à travers la fleur, entre la mère et la fille ? Le mythe de Narcisse nous y engage peut-être plus particulièrement la version de Pausanias qui donne à Narcisse une sœur jumelle qui lui ressemblait grandement et excitait son amour au point qu’il finit par se noyer en cherchant à la retrouver après sa mort. Or, les jumeaux, symboliquement, mettent en lumière la dualité de l’être, ses tendances matérielles et spirituelles. Certes, il s’agit ici de deux déesses, mais nous sentons bien que la dualité se rapporte ici au Ciel et à la Terre. Il ne s’agit pas d’opposer ces deux tendances, mais de les unir, de les lier l’une à l’autre et, en respirant un narcisse, Perséphone ne fait que suivre les conseils ou la demande de sa mère ce qui contredirait certaines interprétations du mythe. Nous pourrions dire alors que Déméter et Perséphone étaient d’accord pour concrétiser leur dualité, leur capacité à gérer le monde d’en haut et le monde d’en bas. Le narcisse est la fleur qui symbolise le moment où l’homme n’étant plus sous la domination de sa pensée retrouve le monde de la Nuit, le monde originel. Le sommeil permet ce retour aux origines de la vie, à la Terre, dont Zeus semble vouloir se démarquer, mais dont il ne peut absolument pas se passer. Il faut aussi se demander pourquoi son oiseau est la grue et pourquoi l’animal qui ne trouve jamais grâce à ses yeux est la truie. Sur ce second point, la légende est limpide. Au moment où Hadès enlevait Perséphone, c’est-à-dire au moment où la terre s’entrouvrait pour leur laisser le passage, Euboulée gardait un troupeau de pourceaux qui furent eux aussi en partie entraînés dans les entrailles de la terre. Lors des Thesmophories, dans une salle souterraine, on immolait de jeunes porcs en souvenir d’Hadès et de Perséphone.

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Mais la grue ! La seule association dans la mythologie grecque peut se faire avec la danse inventée par Thésée à son retour de Crète et après avoir abandonné Ariane sur l’île de Naxos. Thésée avait-il abandonné Ariane de lui-même ou bien sur l’ordre d’Athéna ou d’Hermès, ou encore à la demande de Dionysos ? Les légendes varient et cherchent en fait une explication difficile à trouver. Toujours est-il qu’en poursuivant son voyage il s’était arrêté à Délos pour y consacrer une statue d’Aphrodite qu’Ariane lui avait donnée. C’est alors qu’il aurait inventé une danse circulaire qu’il aurait effectuée pour honorer Aphrodite. On dit que cette danse représentait les sinuosités du labyrinthe ! On parle alors de la « danse des grues » en l’associant à la circulation circulaire à l’intérieur du labyrinthe. Tous les pays ne donnent pas la même valeur à l’oiseau. Mais, il est facile de faire référence à sa migration. La grue, comme Dionysos, mais comme le fera également Perséphone, part et revient tous les ans ! La migration peut être le symbole naturel de la réincarnation, de la liaison entre la mort et la renaissance. Les anciens Grecs étaient sensibles à cette qualité de l’animal et la danse de Thésée montre bien que le héros, après un voyage en Enfer, autrement dit le labyrinthe, revient à la lumière du jour comme le fera Perséphone. Je crois que nous pouvons aussi retenir l’idée que la grue est liée à l’immortalité, grâce à sa longévité. Elle passe pour vivre mille ans ! Si les Chinois rapportent cette longévité à sa façon de respirer, je ne pense pas qu’il soit possible d’en tenir compte ici. La couleur blanche qui orne son cou pourrait montrer sa pureté tandis que sa tête rouge cinabre révélerait sa puissance vitale. Pour que la grue devienne l’oiseau de Déméter, il fallait bien que les hommes aient établi une relation entre la déesse, ou du moins ses fonctions, et la nature de l’oiseau. Une fois encore nous retrouvons la double tendance de Déméter qui justifie, dans la majorité des légendes, l’association entre la mère et la fille. La grue, par sa beauté, son cri, sa danse nuptiale, est associée au Ciel et à la Terre, à l’immortalité et à la mort, et c’est bien pourquoi nous pouvons penser que Perséphone était consentante et préparée à ses nouvelles fonctions de reine des Enfers. La grue représenterait mieux Perséphone puisque c’est

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elle qui migre, qui part et revient, ce que ne fait pas sa mère d’où la nécessaire complémentarité des deux déesses. Déjà, nous pouvons comprendre que le mythe de Perséphone puisse être confondu avec celui de sa mère et que celui de sa mère soit presque entièrement centré sur l’enlèvement de sa fille. J’en arrive à me demander si Perséphone et Déméter ne sont pas la même déesse sous deux aspects différents ou pour deux fonctions complémentaires ! Enfin, nous pouvons nous demander pourquoi Déméter était souvent représentée assise avec des flambeaux ou avec un serpent. Les flambeaux peuvent se comprendre pour permettre la recherche de sa fille de nuit puisqu’elle la cherche neuf jours et neuf nuits. D’ailleurs, la légende la présente un flambeau dans chaque main. Symboliquement, le flambeau, ou la flamme représente l’illumination, l’amour spirituel, la purification et la transcendance. Déméter n’a pas seulement besoin de lumière pour rechercher sa fille la nuit, elle offre l’immortalité à qui veut la conquérir, et permet à l’homme de monter au Ciel comme le fera sa fille. Perséphone n’est que la personnification d’une fonction de Déméter, la plus importante certainement. On dit aussi que la flamme s’oppose à la grenade qui pervertit, et là encore nous comprenons que si Perséphone a mangé un grain de grenade c’est pour mieux symboliser la liaison entre la perversion de la Terre et la résurrection céleste. Le neuf n’est pas aussi une précision gratuite. Le neuf à une valeur rituelle et nous le retrouvons souvent, ne serait-ce que pour mesurer la distance qui sépare le Ciel de la Terre, ou lorsque Léto doit mettre au monde Artémis et Apollon. Dernier de la série des chiffres, le neuf annonce la fin et le recommencement d’un cycle, un changement de plan, l’idée d’une transposition, d’une nouvelle naissance en même temps que celle de la mort. C’est bien ce qui sera enseigné lors des Mystères d’Eleusis, conçus par Déméter. En ce qui concerne le serpent, nous retrouvons l’être le plus chtonien qui soit et qui pourrait bien montrer que Déméter n’est pas seulement en rapport avec ce qui se trouve au-dessus

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de la terre, mais aussi en dessous, là où sa fille est appelée à régner. En prenant en compte ses attributs, il apparaît bien que Déméter n’est pas que la déesse du blé, de la terre cultivée. Comme Cybèle, qui personnifie la puissance de la végétation, à laquelle elle est souvent associée, Déméter doit être liée étroitement à Gaia par l’intermédiaire de Rhéa, Cybèle étant souvent considérée comme la déesse Rhéa, mère de Zeus, adorée sur le mont Cybélè en Phrygie. Nous sommes donc toujours dans le contexte des Grandes Mères, des déesses qui naissent de la Terre et qui en représentent les pouvoirs de fécondation. Perséphone n’est pas seulement la fille de Déméter, elle est aussi un prolongement des pouvoirs qui lui sont attribués. L’autre face de la médaille, l’autre visage de sa mère.

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L’ENLÈVEMENT DE PERSÉPHONE PAR HADÈS

Hadès a-t-il agi seul, de façon délibérée et parce qu’il était devenu amoureux de sa nièce ? La légende le dit trop rapidement. Mais Hadès est un personnage qui compte peu dans les aventures des Olympiens et s’il passe pour un maître impitoyable qui interdit le retour au monde des vivants, il est surtout celui qui aurait enlevé la fille de Déméter. Pierre Grimal nous dit qu’Hadès aurait enlevé Perséphone dans la plaine d’Enna en Sicile alors qu’elle jouait avec des nymphes en cueillant des fleurs4. Cela reste vague, mais faut-il aller plus loin en cherchant un lieu précis comme certains ont pu le faire à propos du voyage d’Ulysse ou de celui des Argonautes, sans oublier celui d’Héraclès ? De la même façon, il est dit qu’Hadès était tombé amoureux de la fille de Zeus. Pierre Grimal ajoute tout de même une précision qui peut nous laisser songeurs : « Cet enlèvement se fit avec la complicité de Zeus et en l’absence de Déméter. » (p.363) Les deux frères se seraient entendus sans alerter Déméter, la mère de Perséphone, mais aussi la concubine de Zeus puisqu’il est le père de Perséphone ! À l’article consacré à Déméter, Pierre Grimal nous fait connaître des variantes en grand nombre qui ne font que changer de lieux, ce qui n’est pas important, sauf si cela nous oblige à situer l’histoire dans des périodes très différentes. Perséphone était une déesse crétoise et, dans ce cas, il ne serait pas possible de la confondre avec la déesse grecque. À vrai dire, 4

GRIMAL P. Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine. Paris, PUF, 1969.

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étant donné que le mythe de Perséphone s’articule en deux temps bien distincts : le compromis entre Zeus et Hadès et la naissance de Zagreus d’une part, la naissance de Dionysos d’autre part, il n’est pas impossible de penser que le mythe se rapporte à des périodes différentes, l’une pouvant être liée à la civilisation crétoise, l’autre à la civilisation mycénienne, du moins l’interprétation du mythe et la poursuite des mystères d’Éleusis. Mais le plus important, sur le plan symbolique est ceci : « C’est au moment où la jeune fille cueillait un narcisse (ou un lis), que la terre s’ouvrit, qu’Hadès apparut et entraîna sa fiancée dans le monde des Enfers. » (p.120) Ces deux dernières remarques sont importantes sur le plan symbolique. Déjà le narcisse n’est pas une fleur quelconque. Elle est le fruit ou mieux la métamorphose d’un amour divin en fleur, une fleur à deux couleurs qui représentent bien le passage vécu par Narcisse. Or le narcisse est une fleur qui a la capacité d’endormir ! Est-ce bien par hasard que le narcisse était dans les mains de Perséphone ? Rappelons cependant que le narcisse, avec l’épi et le pavot font partie des attributs de Déméter. Pourquoi Perséphone serait-elle liée au narcisse et au sommeil ? Resterait à écarter la contradiction apparente entre l’endormissement de la fille de Déméter et le cri que sa mère avait entendu avant qu’elle ne disparaisse. Si l’enlèvement s’est fait avec la complicité de Zeus, est-ce parce que Zeus aimait bien son frère et voulait lui faire plaisir, est-ce parce qu’Hadès avait en quelque sorte demandé la main de celle qu’il aimait à son père, autrement dit son frère, pensant que sa mère s’y opposerait ? Je crois que ces justifications sont un peu trop simplistes. En étudiant le personnage de Zeus, j’ai fini par conclure que tout était organisé pour que l’ordre qu’il voulait imposer puisse régner partout, aussi bien chez les dieux que chez les mortels et même les morts. J’en suis arrivé à cette suite logique de faits :

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• •

Zeus aime Déméter, alors qu’il est marié avec Héra, Zeus lui donne une fille : Perséphone, et non un fils, ce qui permettra de la marier avec son frère, • Il organise l’enlèvement pour que sa fille règne en Enfer et fait en sorte qu’elle rompe le jeûne, • Le compromis était prévu aussi pour préciser le rôle de Déméter et expliquer symboliquement ou préciser l’alternance de la vie et de la mort, en prenant l’agriculture pour référence, • Une fois reine des Enfers, il peut mettre au monde Zagreus. J’irai même plus loin en disant qu’il avait dû prévoir : • Le démembrement de Zagreus dont il ne fallait garder que le cœur, • La naissance de Dionysos en deux temps pour en faire une divinité étroitement liée à sa personne. Le passage du pouvoir entre Zeus et Dionysos ne sera pas officialisé ! Mais là nous entrerions dans une autre étude à la fois mythique et symbolique. Il m’apparaît, de plus en plus clairement, que Zeus est responsable de tout. Du moins serait-il préférable de dire qu’Hésiode, cherchant à ordonner le monde des hommes et celui des dieux, donne à Zeus les pleins pouvoirs et surtout les idées nécessaires à sa mise en place. Zeus est le personnage central d’une tragédie antique qui met en lumière sa ruse bien mieux que son intelligence, son pouvoir illimité qui passe souvent par des naissances qui ne sont que des attributions particulières de pouvoir, ce dernier restant entre ses mains pour la totalité. Nous pourrions dire qu’Hésiode donne une réponse à toutes les questions en organisant le monde divin à sa façon ! Certes, les temps ont changé et il est toujours surprenant de voir frères et sœurs s’unir pour donner des enfants, d’assister à des marchandages ou des duperies entre membres d’une même famille, mais il est probable que la société divine n’était guère différente de la société humaine de la même époque. J’ai souvent écrit que les hommes avaient

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inventé les dieux, ceux de première et de seconde génération. Ce sont les hommes qui ont donné les caractéristiques avec lesquelles nous les classons, mais il faut ajouter qu’ils n’ont pas voulu décrire une société idéale, ils ont surtout voulu montrer à leurs semblables comment ils devaient se comporter. Les intrigues de palais existent toujours, dans des contextes différents, mais le contexte importe peu. Avec Hadès nous assistons à un mariage arrangé qui permet à Zeus d’avoir les pleins pouvoirs dans tous les royaumes5. Combien de fois menacera-t-il Poséidon en arguant de sa puissance physique ? Il est le monarque absolu, celui qui domine, par la force autant que par la ruse, le Ciel, la Terre et les Enfers, autrement dit l’Enfer et le Tartare. N’oublions pas que Zeus c’est d’abord la ruse, une ruse qui lui permettra d’avaler Métis, la Prudence. Nous retrouvons cette ruse chez Athéna qui se différencie militairement d’Arès à cause d’elle, nous la retrouvons chez Ulysse, un mortel, et chaque fois elle est grandement valorisée. Zeus a-t-il rusé une fois de plus ? Personnellement, j’ai envie de dire oui. Ce qui semble évident, c’est que Perséphone n’était pas consentante encore que certaines légendes vont jusqu’à prétendre que Perséphone souhaitait s’éloigner de sa mère. Restons dans le sillage des légendes les plus connues. Perséphone se souciait peu du mariage et ce fut bien un enlèvement. D’ailleurs, le Soleil qui voit tout put informer Déméter, ce qui, sans faire du mauvais esprit, indiquerait que l’enlèvement s’est fait le jour et non la nuit puisque la nuit le Soleil ne voit rien ! Certaines légendes prétendent que ce seraient les gens d’Hermione, en Argolide, qui auraient informé Déméter, ayant été témoins de la scène. Le plus important n’est pas l’information reçue par Déméter, mais sa réaction qui va conduire Zeus à un compromis. Comment ne pas sortir des idées reçues ou des allusions un peu trop marquées par les aèdes ? Comme pour Héra qui passe trop souvent pour une femme jalouse, Perséphone subirait la loi des deux frères ! Il n’en est rien. Le narcisse providentiel 5

J’invite le lecteur à lire le livre que j’ai intitulé La preuve par Zeus.

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sert à illustrer ce qu’il y a de plus superficiel dans le mythe. Perséphone s’endort, et pourtant elle crie ! Que choisir ? Hypnos et Thanatos sont frères, ne l’oublions pas et sont fils de la Nuit. Si Zeus domine le monde divin en imposant l’idée et la ruse, son pouvoir ne peut que s’exercer sur des mortels et des immortels dont l’existence dépend toujours de la matière, des Grandes Déesses, des Déesses Mères, de Gaia. Déméter et Perséphone seront chargées de concrétiser le passage entre la matière et l’esprit, entre la Nuit et le Jour, entre la mort et la vie. Zeus a voulu que les hommes et les dieux soient différents et le sacrifice de Prométhée a servi à les définir, à les identifier. Mais Zeus ne pouvait assurer lui-même le lien qu’il fallait établir, ou manifester. Mieux encore, en dédoublant Déméter, en lui donnant une fille, il assure ce lien avec l’ensemble des mortels : vivants et morts. Non seulement il prend le pouvoir sur les ombres, mais il fait en sorte que les mortels prennent conscience de la possibilité d’un retour vers le monde divin. Mais revenons vers la légende. Déméter qui est sœur d’Héra et d’Hestia, de Zeus, de Poséidon et d’Hadès, fait partie des nouveaux dieux, ceux qui feront la guerre aux anciens pour imposer leur nouvelle conception de l’ordre. En voyant ce qui se passe, nous pourrions nous interroger sur la nature de cet ordre. Si Hestia est la déesse du Foyer dont elle est la manifestation, si Héra est la déesse qui protège les épouses, Déméter passe pour être la déesse du blé, la déesse de la terre cultivée ce qui la distingue de Gaia sa grand-mère. C’est elle qui veille sur les récoltes et assure la survie des mortels. Son rôle est donc très important, il serait même possible de dire que sans elle il n’y aurait plus de mortels pouvant offrir aux dieux les odeurs des sacrifices. Lorsque nous survolons la légende en ce qui concerne Déméter, nous comprenons que sa réaction est due à la séparation qui lui est imposée. Il est difficile, sur le plan mythique et même symbolique, de séparer la mère et la fille. Qu’elle ait entendu le cri de sa fille, ou pas, Déméter a perçu la déchirure, l’éloignement et n’a plus qu’un souci : partir à sa recherche. L’enlèvement d’Hadès est pour elle une déchirure, une sorte d’amputation.

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Symboliquement, nous pouvons le comprendre, mais c’est le mythe de sa fille qui le signifie aux mortels. Déméter ne peut plus assurer sa fonction, sa fille représente la partie secrète d’elle-même, celle qui est plongée dans la Nuit, mais dont elle a besoin pour nourrir les hommes, pour leur donner les récoltes qui les feront vivre. En réalité, elle ne fait pas grève, elle devient inopérante. Il faut trouver un compromis pour rétablir la relation symbolisée par la mère et la fille. Pendant neuf jours et neuf nuits, elle parcourt le monde un flambeau dans chaque main, sans prendre le temps de manger ou de se laver. Le dixième jour elle aurait rencontré Hécate qui aurait, elle aussi, entendu le cri de Perséphone, mais n’aurait pas reconnu le ravisseur. Seul indice fourni : il avait la tête « environnée des ombres de la Nuit » (Grimal, p.120). Hécate est une déesse qui descendrait directement de la race des Titans, elle est indépendante des Olympiens. Avant de passer pour une magicienne, Hécate est considérée comme pouvant accorder ses privilèges dans tous les domaines, répandant sur tous les hommes sa bienveillance ou sa grâce. Elle accorde assez facilement la prospérité matérielle et pourrait ainsi renforcer les fonctions de Déméter. À noter que plus tard, en tant que magicienne, elle sera représentée une torche dans chaque main, comme Déméter pendant sa recherche de Perséphone. Comment ne pas imaginer que Déméter bénéficie alors de l’aide de la magicienne qui, on le dit souvent, préside aux carrefours où l’on dressait sa statue ? Pour contraindre le ravisseur, elle décide alors de rester sur terre, d’abdiquer de ses fonctions divines jusqu’à ce qu’on lui rende sa fille. D’une certaine façon, nous découvrons, grâce à Déméter que la distribution des tâches chez les dieux est importante et que tout l’édifice, toute l’organisation dont Zeus est responsable, peut s’écrouler en un instant. En remettant sa fonction en question, Déméter peut donc paralyser le monde, aussi bien divin que mortel. Elle s’exile donc en refusant de revenir à l’Olympe. D’ailleurs, P. Grimal le souligne : « L’exil volontaire de Déméter rendait la terre stérile et l’ordre du monde s’en trouvait bouleversé. » (p.120)

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La légende ajoute des détails qui sont surtout intéressants pour comprendre le mythe de Déméter, mais qui sont éloignés de celui de sa fille. Elle aurait pris l’aspect d’une vielle femme et se serait rendue à Éleusis. Ensuite, elle aurait rendu visite au roi du pays et aurait partagé les activités des autres vielles femmes. Elle se serait mise au service de la femme du monarque et serait devenue la nourrice de son fils. Comme pour Achille, la déesse aurait cherché à le rendre immortel en le plongeant dans le feu, mais aurait été dérangée par la mère auprès de qui elle se serait présentée sous son vrai visage. Nous aurons l’occasion d’en reparler, car son passage à Éleusis est en rapport avec les mystères de cette ville. Le plus important, on le comprend aisément, n’était pas l’exil en lui-même, mais son résultat. La terre devenait stérile et l’ordre du monde en était bouleversé. Pour une fois, Zeus ne pouvait faire prévaloir sa force, il se devait de trouver la bonne réponse à la requête formulée par sa sœur. Déméter voulait qu’on lui rende sa fille. Zeus ne pouvait que demander à Hadès de rendre Perséphone à sa mère. La légende dit que Zeus aurait ordonné à Hadès de rendre Perséphone, mais que cela n’était plus possible parce que la fille de Déméter avait rompu le jeûne en mangeant un ou sept grains de grenade. Elle se trouvait donc liée définitivement aux Enfers. Zeus avait-il tout prévu ? Si oui, nous devons reconnaître qu’il était véritablement le roi des rois en matière de ruse. Dans ce cas, ce serait lui qui aurait prévu la réponse à Déméter et aurait fait en sorte que Perséphone ait rompu le jeûne. Seul Zeus ne pouvait qu’imaginer le compromis et c’est pourquoi j’en suis arrivé à la conclusion que tout était prémédité. Le compromis était alors de partager l’année entre les deux royaumes, entre les Enfers et l’Olympe, entre une vie conjugale avec Hadès et une vie plus familiale avec Déméter. Chaque printemps, Perséphone monterait au ciel retrouver sa mère au moment où les premières pousses sortent des sillons puis reviendrait chez son époux au moment des semailles. Déméter reprendrait ses fonctions et retrouverait sa place au Ciel. Conséquence de ce compromis : la terre resterait stérile tant que Perséphone serait en Enfer.

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Nous pouvons penser que l’alternance n’existait pas de façon aussi tranchée avant que naisse une telle justification. Nous ne sommes plus à l’époque de la première race d’Hésiode pour qui le travail n’existait pas comme pour la cinquième, pour qui la terre donnait tout ce dont elle avait besoin. À partir du moment où nous considérons que ce sont les hommes qui ont inventé les mythes en même temps que les dieux, nous comprenons que cette alternance de saisons, entre l’hiver et l’été, ait été longuement observée par les mortels et finalement traduite de façon mystique ou mythique par les meilleurs d’entre eux. Comme il fallait trouver une explication divine à la stérilité hivernale du sol et à son exubérance estivale, nos ancêtres ont trouvé cette histoire, celle du couple formé par Déméter et Perséphone d’une part, par Perséphone et Hadès d’autre part. Ils ont imaginé que la meilleure façon de rendre stérile la terre pendant l’hiver était de priver l’été d’une partie de ses moyens, manifestés par Déméter. Si Perséphone était restée toute l’année en Enfer, il n’y aurait pas eu d’explication à la réalité, la terre serait restée stérile toute l’année. Si la légende reste imprécise sur la durée de chaque séjour c’est peut-être bien parce que ces durées varient d’une région à l’autre, d’une année sur l’autre. Ce qui compte c’est la montée de Perséphone en même temps que les premières pousses sortent des sillons. Son retour en Enfer dépend plus étroitement du moment où les mortels sèment le grain, l’enfouissent dans la terre. D’une certaine façon, Perséphone vient préciser l’enchaînement des saisons ce que Déméter ne faisait pas. Plus encore, Perséphone souligne l’existence nécessaire de deux états ou de deux moments qui sont liés entre eux, qui s’enchaînent, et qui se reproduisent de façon cyclique. Perséphone poursuit les fonctions de sa mère et les module. Elle correspond davantage à la réalité vécue par la cinquième race d’Hésiode. Cependant, symboliquement, en introduisant une alternance, elle apporte une explication à une autre liaison qui sera précisée par Dionysos : celle de la vie et de la mort. Elle symbolise surtout le retour vers l’Olympe, puisque c’est la condition acceptée par Déméter pour reprendre ses fonctions. En imageant la situation à l’extrême, nous pourrions penser que Déméter et Perséphone sont deux éléments d’un

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même ensemble et que le compromis ne fait que les imbriquer de nouveau, d’une façon plus visible, plus explicative. En retrouvant sa fille, Déméter retrouve sa force de fécondation divine. L’enlèvement de Perséphone s’inscrit dans une logique mortelle, essentiellement agraire, connue des hommes pour qui l’agriculture est un travail associé à la survie. Tout dépend de la façon de cultiver la terre, de semer et de récolter. Sur le plan essentiellement matériel, l’association mère-fille se justifie et précise ce que doivent faire les hommes. Sur ce point, n’oublions pas le symbolisme du labour. Toutefois, l’homme, sensé représenter le Ciel, a besoin de la femme qui est plus en rapport avec la terre. Ce sont bien les déesses qui assurent la fertilité et la fécondité. Il fallait donc que Déméter ait une fille et que cette fille précise les fonctions de sa mère en leur donnant un rythme, en divinisant la germination et la sortie de terre, en soulignant le retour à la lumière. Encore une fois, les dieux ne font qu’assister à l’action des déesses ! Il fallait que Zeus place une déesse au bon endroit pour que tout soit ordonné entièrement. Ce ne pouvait être qu’une émanation de Déméter et c’est pourquoi il a d’abord conçu Perséphone avant d’organiser son enlèvement par Hadès. En agissant ainsi, Zeus faisait coup double. Il illustrait une fois encore, avec une image particulièrement accessible au grand nombre, celle d’une renaissance et, plus encore, le passage de la matière à l’esprit. Alors qu’Hadès se trouve rarement au milieu des autres divinités de l’Olympe, un peu comme Héphaïstos , Perséphone va donc pouvoir vivre dans deux mondes ordinairement opposés : les Enfers et l’Olympe. Le sont-ils véritablement ? Ce que nous venons de dire à propos du couple DéméterPerséphone permet d’en douter. Si les mortels ordinaires conçoivent une opposition de nature, vivent la coupure de la mort comme une séparation incontournable il n’en est pas de même des plus éveillés. Ils sentent bien, ou ils espèrent qu’il existe un pont entre les deux mondes, un pont merveilleux

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comme peut l’être Iris qui symbolise l’arc-en-ciel, la liaison entre le Ciel et la Terre. Pour que les dieux interviennent chez les mortels, il faut qu’ils puissent venir sur Terre, qu’ils descendent de l’Olympe. Or les dieux ne sauraient être prisonniers en Enfer, en dehors de ceux que Zeus a placés dans le Tartare. Hadès a besoin de l’Olympe comme l’Olympe a besoin d’Hadès. C’est si vrai que lorsqu’Héraclès le blessera au cours d’une dispute, Hadès sera soigné dans l’Olympe. Qu’en est-il des mortels ? Toutes les légendes qui rassemblent les héros de la quatrième race d’Hésiode montrent comment ils combattent pour obtenir le droit de venir séjourner à côté des dieux ou de devenir des habitants des Champs Élysées. En dehors d’Héraclès qui épousera Hébé, la fille de Zeus, les autres semblent gagner uniquement le séjour dans l’Île des Bienheureux. Par contre, les mortels savent très bien qu’un jour ou l’autre ils seront enterrés, qu’ils seront enfouis comme les graines. Comment les meilleurs d’entre eux n’auraient-ils pas fait le lien entre la vie du blé et la leur ? Ont-ils imaginé la possibilité de renaître ? Cette idée de renaissance ne semble pourtant pas correspondre à la façon dont Zeus envisage le pouvoir. Lui seul peut distribuer les mérites, lui seul peut distribuer des parcelles d’immortalité. Il ne parle jamais de renaissance et lorsque le problème est soulevé par Asclépios, il le foudroie de peur qu’il ne bouleverse l’ordre du monde. Asclépios, instruit par Chiron, savait ressusciter les morts. Grâce au sang de la Gorgone, il faisait revenir à la vie nombre de mortels et cela ne pouvait pas plaire à Zeus. Rappelons que par vengeance Apollon, pour qui Asclépios était un fils, avait tué les Cyclopes ! Évitons de nous laisser distraire par les légendes qui s’enchaînent. Il est clair que nous avons là deux orientations d’une réflexion mystique autour d’un simple constat. L’homme qui meurt peut-il renaître comme le grain ? Mais alors, pourquoi donner cette possibilité à Perséphone ? Quel message apporte-t-elle ? Si l’on s’appuie essentiellement sur la personnalité de Zeus et ses motivations, nous devons penser que Perséphone idéalise le passage de la matière, la Terre, à l’esprit, le Ciel. Le grain, lorsqu’il sort de terre, se trouve baigné de soleil et

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s’élance vers le ciel. L’épi sera le fruit de cet effort de transformation. Le problème n’est pas ici celui de la renaissance, ni celui de la réincarnation, il est celui de la transcendance, du passage de la matière à l’esprit. Je crois qu’il ne faut pas trop vite parler de réincarnation. Ce n’est pas tant ce que souhaite vulgariser Zeus qui craint que les mortels envahissent le Ciel. Il n’a pas inventé Pandore pour rien et il suffit de voir que la quatrième race, celle des demi-dieux, celle qui sert de référence à Hésiode pour justifier tout progrès, a pour père Deucalion, fils de Prométhée, et Pyrrha, fille d’Épiméthée et de Pandore. On l’appelait aussi La Rousse ! Or la couleur rousse est une couleur qui se situe entre le rouge et l’ocre, elle est un rouge terreux. Nous lisons dans le Dictionnaire des symboles : « Mais, au lieu de représenter le feu limpide de l’amour céleste (le rouge), il caractérise le feu impur, qui brûle sous la terre, le feu de l’Enfer, c’est une couleur chtonienne… En somme le roux évoque le feu infernal, dévorant, les délices de la luxure la passion du désir, la chaleur d’en bas, qui consume l’être physique et spirituel. » (p.833) La mythologie ne cesse de nous montrer les dangers que représentent les femmes et le souci de Zeus ne saurait être l’illustration par Perséphone de la possibilité de renaître sans avoir fait l’effort correspondant à cette domination de la luxure, symbolisée aussi par la ceinture de la reine des Amazones dans le mythe d’Héraclès. Nous pouvons alors comprendre que cette notion de réincarnation chez l’homme, comparable à celle du blé, ne puisse être connue que des mystes après un enseignement particulier. Perséphone illustre ainsi un enseignement complémentaire, mais réservé à des initiés. Nous devons éviter d’aller trop vite vers une dimension symbolique qui serait le fruit de notre analyse aujourd’hui. La légende s’adresse à des mortels qui sont encore étroitement dépendants d’un mode de vie et pour qui la transcendance n’est qu’un sujet secondaire, réservé à quelques personnes. Par contre l’effort constant, répétitif des aèdes, d’Hésiode en particulier,

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consiste à illustrer ce passage qui doit permettre aux mortels de mieux vivre en recherchant l’immortalité. De la Terre au Ciel, là est le fondement du nouvel ordre voulu par Zeus.

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UN ROYAUME BIEN GARDÉ

Serait-elle en prison ? Parfois nous pourrions nous le demander. Il faut nuancer une telle vision du palais de Perséphone, palais qu’elle n’habite qu’une petite partie de l’année, quatre mois sur douze environ. En réalité, il ne s’agit ni d’un palais, ni une prison ! Comme pour le palais d’Éros découvert par Psyché, il s’agit d’un monde totalement imaginaire, un monde d’autant plus invisible qu’il est celui des morts dont les mortels ne savent rien. Lorsque les hommes ont inventé les dieux, les légendes les plaçant en relation avec les mortels, ils ne pouvaient qu’imaginer les Enfers, comme ils avaient imaginé le Ciel. Ils ne pouvaient qu’inventer une société divine dégustant nectar et ambroisie ou une société d’ombres gérée comme une société d’hommes et de femmes, avec un monarque, une reine, des juges, et un territoire obscur puisque la lumière était réservée au Ciel, les mortels ne pouvant qu’en bénéficier indirectement. Ce royaume est donc virtuel, mais il existe dans l’esprit des humains. Il est celui des ombres, et ce que nous pouvons dire c’est que les morts vivent dans un monde à trois dimensions alors que les mortels se traînent à la surface de la Terre, un monde à deux dimensions seulement. Il est clair que les mortels ont dû envisager avec la mort, mieux qu’avec l’immortalité, les profondeurs de l’abîme béant. Le Ciel, tel qu’il pouvait être observé spontanément, n’avait pas cette dimension mystérieuse que pouvaient avoir les Enfers. Il est probable, également, qu’ils ont vite compris qu’on ne ressortait pas de l’Enfer, qu’il n’était pas possible de revenir prendre sa place au milieu des vivants. Il aurait fallu qu’ils voient revenir des morts vers les vivants ! Précisons que Perséphone se trouve dans deux mondes invisibles : l’Enfer, où elle est la reine des

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ombres, et le Ciel, l’Olympe, où elle retrouve sa mère et les autres divinités. Si elle revient vers les dieux en suivant les jeunes pousses qui sortent de terre, rien n’est dit dans les légendes qu’elle séjourne à la surface de la Terre. Ne faut-il pas insister alors pour dire que les jeunes pousses, comparables à celles du blé, sont essentiellement en rapport avec un début d’initiation ? Ce que Perséphone illustre ne correspond pas au monde des mortels ordinaires, mais à celui des héros qui vivent leur montée vers le Ciel. Perséphone ne symbolise pas la réincarnation, mais le retour vers l’état d’immortel. Ces deux états ne peuvent être confondus. Asclépios fut foudroyé parce qu’il redonnait la vie. Il montrait que l’on peut renaître en tant que mortel et Zeus ne pouvait l’accepter. Perséphone montre seulement qu’après un temps de préparation, de germination, la matière transformée peut s’élancer vers le Ciel, faire comme Pégase en sortant du cou de Méduse. Elle connaît le chemin et n’a pas besoin de le vivre en tant que simple mortelle. Elle connaît immédiatement le statut du héros, celui qui sait que la mort glorieuse le conduira vers les dieux. Les légendes ne nous instruisent véritablement que si nous savons les interpréter, les relier entre elles, les associer symboliquement. Nous comprenons mieux alors que la légende attribuée à Perséphone puisse parler d’abord d’un possible enlèvement, d’un retour au monde des dieux après un séjour chez les morts. C’est la base du compromis entre Hadès et Déméter, voulu par Zeus et subi par Perséphone ! Comment aurait-il été possible d’associer la notion de réincarnation avec celle de mort, le remplacement de l’immortalisation par celui de renaissance sous une forme nouvelle ? Quelques individus ont peut-être franchi l’obstacle, mais la majorité des humains devait être loin de concevoir pareille hypothèse. Avant de considérer l’Enfer proprement dit, il faut comprendre que nous nous trouvons, dans le contexte mythique, devant une cosmogonie verticale. Hésiode nous la décrit parfois succinctement, mais les différents épisodes de l’opposition entre les Olympiens et les dieux de première génération

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permettent d’en avoir une image assez simplifiée. Cette structure verticale prend immédiatement la place d’un ensemble particulier formé par Gaia et Ouranos, mais aussi par cette vision d’une Terre plate entourée d’eau. Océan, le père de tous les fleuves et de toutes les rivières, est le fils aîné de Gaia et d’Ouranos. Encerclant la terre, il en montre les limites dans toutes les directions, mais pour notre logique, il serait préférable de donner au monde une forme cylindrique. En effet lorsque Cronos castre son père, il fait apparaître des zones superposées et particulières. Au-dessus de l’espace nouveau créé par la séparation de la Terre et du Ciel, nous trouvons donc le Ciel composé de deux parties puisqu’au-dessus du Ciel ordinaire se trouve un Ciel pur, un Ciel supérieur : l’Aether. Par contre, en dessous de l’espace où vivront les mortels, existent deux zones superposées : l’Enfer d’abord et plus bas le Tartare. L’Enfer sera le royaume des ombres tandis que le Tartare va devenir une prison pour divinités dérangeantes. Tous ces royaumes sont distants les uns des autres d’une même mesure, celle qu’une enclume mettrait en tombant neuf jours et neuf nuits pour passer de l’un à l’autre dit la légende. Autant dire que la distance est énorme en apparence ce qui n’interdit pas de passer de l’une à l’autre assez rapidement lorsque l’on est un dieu ou un enfant de divinité. Ce sera le cas de Typhon, enfant de Tartare et de Gaia, dernier obstacle à la mise en ordre de Zeus. Retenons surtout que si l’Enfer est le royaume des ombres, c’est-à-dire des hommes après leur mort, le Tartare est surtout une prison lugubre et aux portes infranchissables. Ouranos y avait enfermé les Cyclopes, Cronos les avait libérés puis enchaînés de nouveau, avant qu’ils ne donnent à Zeus le Tonnerre l’Éclair et la Foudre. Zeus à son tour y avait enfermé les Titans contre qui il avait dû mener la guerre et avait chargé les Hécatonchires de les garder ce qui, astucieusement, avait placé plus bas que l’Enfer des êtres monstrueux. Dans tous les cas, il s’agissait d’éloigner le plus possible ce qui était contraire au nouvel ordre. Lorsque nous prenons en compte cette structure verticale, nous voyons mieux comment les hommes se situent entre deux extrêmes : la monstruosité et la déité. Par les pieds,

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les hommes sont en contact avec la monstruosité, celle de la Terre et par la tête, ils sont en liaison avec le Ciel. Certes, ils représentent une étape importante dans le passage de la Terre au Ciel si on les compare aux Centaures, mais ils connaissent toujours le désir de monter jusqu’au domaine des dieux et le mythe d’Icare montre qu’ils sont conscients de la difficulté d’une telle entreprise. D’une certaine façon, nous pouvons penser que cette aspiration à une vie divine ou céleste a pour corollaire le passage par l’Enfer alors envisagé comme une prison qui retarde ou ruine l’effort d’élévation. Il ne semble pas qu’Hadès soit responsable de ce royaume qui n’est en fait qu’une prison, pour ne pas dire une véritable oubliette pour les mortels. Par contre, il semble bien que l’emprisonnement dans le Tartare soit une punition toujours possible pour les dieux qui ne suivraient pas l’autorité de Zeus. Cela avait failli arriver à Apollon lorsque de rage, après la mort de son fils Asclépios, foudroyé par Zeus, il avait tué les Cyclopes de ses flèches. Heureusement pour lui, sa mère Léto était intervenue et sa peine avait été transformée en esclavage chez un mortel. C’est alors qu’il avait gardé les troupeaux du mortel Admète, roi de Phères en Thessalie. C’est aussi à cette époque que se situe le larcin d’Hermès. Comme quoi, dans la mythologie, tout s’enchaîne et il est rare qu’un mythe ne vienne pas en compléter un autre. Si j’ai insisté sur cette structure verticale du monde mythique, c’est parce que j’aurais à la critiquer un peu plus loin. Si le Tartare est une prison aux portes de bronze, l’Enfer est-il si bien gardé ? Si nous nous interrogeons à partir d’une telle qualification, c’est surtout parce qu’il reste une prison pour les mortels, transformés en ombres par la mort. En fait, tout est pensé pour qu’ils ne ressortent pas. Les mauvais dieux, ceux que Zeus a condamnés, sont logés plus bas que l’Enfer. Le Tartare est encore plus sinistre et la comparaison semble nous inviter à ne pas plaindre les ombres, surtout lorsqu’elles bénéficient de la visite d’un voyageur qui vient les questionner

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comme Ulysse rendant visite à Tirésias. Les poètes nous font voir des ombres circulant librement et nous éprouvons quelques difficultés à comprendre comment s’opère le jugement des morts. C’est justement dans l’Odyssée que nous retrouvons la meilleure présentation de ce lieu plongé dans l’obscurité totale, au moment ou Circé envoie Ulysse interroger Tirésias pour qu’il lui révèle le reste de sa vie. Ce qu’il faut retenir c’est l’enchevêtrement des fleuves infernaux. Retenons le plus important peut-être : l’Achéron, sans oublier le Cocyte et le Pyriphlégéton. C’est l’Achéron qui sert de frontière entre le royaume des morts et celui des vivants. C’est sur ce fleuve, n’oublions pas que tous les fleuves sont des divinités, que Charon conduit sa barque et passe les vivants qui viennent de mourir. Ce génie qui seconde admirablement Hadès est un passeur. Il assure le transport des âmes moyennant une obole modique et la légende dit qu’au moment de la mort il était coutumier de placer cette obole dans la bouche du mort. Ce fleuve presque stagnant traversait des zones encombrées de roseaux et remplies de vase. Avant d’aller plus loin, je voudrais rappeler que cette traversée de rivière ou de fleuve est fréquente dans la mythologie. Jason doit traverser une rivière avant d’arriver à Iolcos et la rivière étant en crue, il doit le faire en portant une vieille femme sur son dos qui n’est autre qu’Héra. Lorsqu’Héraclès et sa femme Déjanire partent en exil, après la mort involontaire d’Eunomos, ils doivent traverser le fleuve Événos. Là c’est le centaure Nessos qui doit assurer le passage. Il passe Héraclès, mais lorsqu’il revient chercher Déjanire il veut lui faire violence et Héraclès le tue d’une flèche empoisonnée. On connaît la suite de l’Histoire. Nessos donne un philtre d’amour à Déjanire au cas où son mari viendrait à en préférer une autre et lorsque la belle Iolé devient la concubine du héros son sort est irrémédiablement scellé. La tunique enduite du sang du centaure et du venin de l’Hydre de Lerne le conduira sur le bûcher. N’oublions pas qu’avant d’épouser Déjanire, promesse faite à Méléagre, entrevu en Enfer, Héraclès avait dû lutter contre le fleuve Achéloos qui était aussi un

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prétendant. Le risque de noyade d’Achille dans le Scamandre au moment où il reprend le combat contre les Troyens est un peu de même nature, mais romancé autrement par Homère. Dans tous les cas il s’agit d’imager un passage entre deux états, ce peut-être aussi le passage de l’état de mortel à celui d’immortel et la rivière ou le fleuve prennent alors leur vrai sens symbolique. Peut-être pour mieux se faire comprendre, les poètes semblent avoir choisi de remplacer la structure verticale par une structure horizontale et symbolisée par un cours d’eau, un fleuve, une rivière. La mort apparaît ici non pas comme le passage lui-même, d’un monde à l’autre, mais comme le moment où il faut effectuer le changement de rive, la traversée d’un fleuve ou d’une rivière. Rappelons-nous que les fleuves et les rivières sont les enfants d’Océan et de Téthys, deux Titans, enfants de Gaia et d’Ouranos. Ils sont donc des divinités de première génération et sont des manifestations de la matière. Lorsqu’Héraclès demande à Alphée, un dieu-fleuve, de l’aider à nettoyer les écuries d’Augias, il fait bien appel, lui, le fils de Zeus, aux forces de la Terre. Ulysse traversera l’Océan plutôt qu’un fleuve, mais le problème reste entier. Par contre, il met fin au trajet d’ouest en est, qui aurait pu confirmer son accession à l’immortalité, en rejetant le voile d’Ino et en se faisant passer d’un monde divin à un monde mortel par les Phéaciens. Lorsque le Dictionnaire des symboles nous dit que la symbolique de l’eau peut se réduire à trois thèmes : source de vie, moyen de purification, centre de régénérescence, nous ne les trouvons pas dans l’image de l’Achéron qui se trouve à l’entrée des Enfers. Le mortel qui traverse l’Achéron vivrait-il en sens inverse les transformations qui le feraient redevenir matière ce qui lui permettrait alors de se purifier et de connaître une réincarnation qui serait une autre façon de concevoir la régénérescence ? Entre la vie et la mort se trouve donc un fleuve presque marécageux que les âmes doivent traverser avant de pénétrer en Enfer. Symboliquement, ils passent d’une rive à l’autre en prenant la barque de Charon. L’imagination des poètes ou des

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aèdes pouvait alors dépeindre le génie et P. Grimal nous rappelle son portrait en disant : « On représente Charon comme un vieillard très laid, avec une barbe hirsute et toute grise ; il a un manteau en haillons et un chapeau rond. Il dirige la barque funèbre, mais ne rame pas. Ce sont les âmes elles-mêmes qui font cet office. » (p.89) En fait, tout ce qui se rapporte aux Enfers est triste, laid, lugubre, angoissant, représente un monde que l’on ne veut pas connaître. Le plus important reste certainement qu’il est très difficile d’en ressortir. Hadès possédait aussi un terrible chien de garde nommé Cerbère. Citons encore P. Grimal : « L’image la plus courante que l’on en donnait était la suivante : trois têtes de chien, une queue formée par un serpent et, sur le dos, se dressaient une multitude de têtes de serpents. On dit aussi qu’il avait cinquante têtes, ou même cent. » (p.86) Il était enchaîné devant la porte de l’Enfer et terrifiait les âmes au moment de leur arrivée. Elles n’avaient pas envie de le revoir certainement ce qui leur faisait oublier le désir de ressortir de l’Enfer ! Il fallait bien être Héraclès pour capturer ce monstre et le ramener vivant à Eurysthée. Sans attendre, nous pouvons noter que c’est l’eau qui sépare les morts des vivants alors que le feu sépare le monde des dieux de celui des mortels ! Ajoutons à cela que Zeus possède la foudre pour combattre ses adversaires alors que Poséidon utilise le trident pour ébranler la Terre. Hadès ne possède pas d’arme pour sa part, mais peut-être bénéficie-t-il de la plus puissante qui est l’invisibilité ? Lorsque les âmes pénétraient dans l’Enfer, elles étaient soumises à un jugement qu’Hadès n’assurait pas lui-même, ni Perséphone. Cela pourrait nous paraître surprenant et nous interpeller sur la véritable nature des deux monarques. Quels drôles de geôliers que ces monarques ? Ils ne contrôlent ni l’entrée ni la sortie de leurs prisonniers ! Quel pouvoir avaientils ? Le fait que les âmes soient jugées par Minos ou Rhadamante, deux fils de Zeus et d’Europe, la belle mortelle qu’il avait enlevée et transportée en Crète, conduit à penser que

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là encore Zeus avait tout prévu, jusqu’au jugement des âmes. Lorsque nous parcourons la légende de Minos, nous nous demandons s’il n’aurait pas été préférable de choisir quelqu’un d’autre ! Enfin ! Tel fils tel père ! Avec eux il y avait aussi Éaque, un fils de Zeus et de la nymphe Égine, fille du fleuve Asopos. Sa place en Enfer, inconnue d’Homère, semble décidée par Platon ou du moins reprise par lui sans qu’il soit possible d’en trouver l’origine. Éaque était très croyant, très connu pour sa justice et sa piété ce qui pourrait justifier cette place en Enfer. Cela dit, ce sont bien des fils de Zeus qui jugent les âmes et ne peuvent le faire qu’à partir des critères paternels. Notons que ce sont des garçons et non des filles de Zeus qui assurent l’ordre jusque chez les morts ! D’ailleurs les jugements rendus le sont en proportion des désagréments imposés au monarque. Lorsque l’on prend le mythe de Tantale, on oublie souvent qu’il était un fils de Zeus et de Ploutô, une fille de Cronos ou d’Atlas. On oublie qu’il était le père de Pélops et de Niobé avec qui Zeus mettra au monde Argos, le constructeur de l’Argo, le navire des Argonautes. Les aventures de Tantale ne le montrent pas digne de sa lignée. Il accumule parjure, fanfaronnade, dissimulation et nous pouvons nous demander si le pire n’a pas été de subtiliser Ganymède, l’échanson de Zeus ! Dans un orgueil démesuré, il avait fait manger son fils aux dieux et il faut croire que Zeus en avait assez d’intervenir. Sa punition en Enfer, ce qui montre une fois de plus qu’il ne suffit pas d’être fils de Zeus pour échapper à la justice divine, est légendaire ou du moins les deux versions le sont. La première est constituée par une lourde pierre, placée au-dessus de sa tête, qui semble en déséquilibre et sur le point de tomber, mais ne tombe jamais ; la seconde nous le montre plongé dans l’eau jusqu’au cou et ne pouvant s’abreuver, le liquide fuyant régulièrement lorsqu’il voulait en absorber, ou sous une branche chargée de fruits au-dessus de sa tête et remontant loin de sa portée chaque fois qu’il voulait en saisir un. Faire l’inventaire des punitions n’est pas le plus important ici, mais le cas de Tantale, fils de Zeus, montre que

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tout le monde est logé à la même enseigne et qu’un certain nombre de valeurs est attendu par les juges qui reçoivent les âmes. Bien entendu, ces valeurs sont en rapport étroit avec le mode de vie des Grecs d’autrefois, leur façon de concevoir le crime ou seulement le mariage ! Il ne faudrait pas nous écarter de la justice d’Ulysse revenant à Ithaque, car elle est celle de cette époque où les mythes nous parlent de rapports humains difficilement compréhensibles aujourd’hui. Il ne faudrait pas associer Dante à cette recherche d’ambiance au royaume des morts. L’Enfer est donc présenté aux mortels comme un lieu peu fréquentable, où le pire peut subvenir si durant sa courte vie l’homme n’a pas honoré les dieux comme il le doit. À côté d’une vie difficile, le poème d’Hésiode adressé à son frère Persès nous le fait comprendre. Il fallait que les peines encourues soient suffisamment dissuasives. Retenons que les peines pouvaient être prononcées avant que le fil de la vie ne soit coupé. On le voit avec la condamnation de Pélias qui n’avait pas respecté le temple d’Héra. Disons qu’il pouvait y avoir des peines ordonnées par les dieux avant la mort et d’autres pouvant être ordonnées lorsque les mortels devenaient des ombres. Nous pourrions nous interroger, au passage, sur le destin, et nous demander comment il prenait en compte chacune d’elle. Pour les dieux aussi, l’Enfer est une source d’inquiétude et de prudence. Nombreux sont les fleuves qui coulent en Enfer. Le Styx en est un autre et non des moindres. Disons même qu’il jouit d’une reconnaissance suprême. De nombreux noms lui sont accolés et ce qui semble faire de lui un allié incontournable c’est qu’au moment de la guerre contre les Géants, Styx vint se mettre spontanément avec ses enfants du côté de Zeus. Ayant, au moins en partie, assuré la victoire de Zeus, il ne pouvait qu’en récolter les bénéfices. Or le plus grand ou le plus dérangeant fut que ses eaux servirent désormais pour rendre plus solennels les serments divins. P. Grimal, à ce sujet nous dit :

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« Lorsqu’un dieu voulait se lier par serment, Zeus envoyait Iris puiser une aiguière de l’eau du Styx et la rapportait dans l’Olympe, pour qu’elle fût " témoin " du serment. Si le dieu se parjurait ensuite, un châtiment terrible l’attendait. Il restait privé de souffle pendant une année entière et n’approchait de ses lèvres ni ambroisie ni nectar. Au bout de cette année, une autre épreuve lui était imposée. Pendant neuf ans, il était tenu à l’écart des dieux toujours vivants, et ne prenait part, ni à leurs conseils, ni à leurs festins. Il ne rentrait dans ses prérogatives qu’avec la dixième année. » (p.431) Comment les dieux n’auraient-ils pas redouté l’existence d’un tel témoignage et regretté l’existence d’un tel allié ? Styx était le plus âgé des enfants d’Océan et de Téthys. Il passe aussi pour être l’enfant de Nuit et d’Érèbe. Une autre vision de ce monde particulier peut nous permettre de dire que la présence de Perséphone dans ce lieu sinistre pondère la politique de Zeus et la surveillance d’Hadès ou plutôt de Cerbère ? N’oublions pas qu’Hadès est invisible, donc que seule Perséphone peut recevoir la visite d’un mortel comme ce sera le cas pour Orphée. Perséphone n’est pas une ombre et reste avant tout une divinité, même si elle fréquente l’Enfer une bonne partie de l’année. Elle vient et elle va, elle entre et elle sort ce qui est éminemment symbolique. Dionysos peut en faire de même, mais Dionysos est son fils si l’on veut ! Orphée ressort de l’Enfer, sans Eurydice c’est vrai, mais il ressort tout de même, Héraclès fait mieux puisqu’il capture Cerbère. Il semble donc possible de revenir dans le monde des vivants. Ce que les mythes ne disent pas c’est ce qu’il advient des individus qui ne sont pas sujets à condamnation. Ont-ils le droit de ressortir et comment ? Il me semble que le plus important, à cette époque, restait le non-retour des mortels au milieu des siens. Il n’était probablement pas désiré et la réflexion, ou l’imagination ne pouvait conduire à l’idée même d’un retour quel qu’il soit. Je crois que le problème était trop difficile à aborder, même en le traitant sous forme de légende. Comment aurait-il

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été possible d’encourager les vivants à revenir dans un monde hostile, juste pour honorer les dieux et en sachant, cette fois, que leurs sacrifices risquaient de ne pas être pris en compte ? Induire une sortie possible des Enfers, même dans le cas où aucune condamnation ne pouvait être prise, c’était aller à l’encontre d’une conception de l’ordre manifesté par les dieux, mais vécu concrètement par les hommes. Revenir risquait fort de remettre en question toute une logique, celle de l’effort avec en point de mire une possible immortalisation. Dans son second poème Hésiode ne semble pas imaginer une telle éventualité. Le mythe de Perséphone se limiterait-il à justifier la culture du blé, à encourager sa production et sa transformation en farine ? Ce serait bien loin d’une symbolisation de la mort et de la renaissance ! Il faut donc rester sur le plan mystique pour comprendre le rôle de Perséphone et sa sortie de l’Enfer. Elle symbolise essentiellement la montée vers l’Olympe après un temps de germination, après un enfouissement dans la matière plus ou moins long, mais inévitable. Il y a donc encore un fossé béant entre la vie des ombres qui parfois reçoivent des visites, car ce sont elles qui les reçoivent plus souvent que Perséphone, et la vie de la fille de Déméter qui symbolise davantage un changement chez les mortels qu’un passage à double sens entre les ombres et les mortels. Là se trouve probablement la raison qui fait des légendes un ensemble organisé mettant en scène la mère et la fille en les associant étroitement.

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AIMÉE PAR UN SERPENT

Avec les légendes, il faut s’attendre à tout ! En fait, il faut surtout comprendre ce que représente le serpent et pourquoi Zeus, qui a pu se transformer en taureau ou en cygne, choisit ici de prendre la forme d’un serpent. Le symbole est au premier plan de cette rencontre qui va donner naissance à Zagreus. Commençons par retenir ce que nous dit le Dictionnaire des symboles, au commencement d’un très long article sur le serpent. « Autant que l’homme, mais contrairement à lui, le serpent se distingue de toutes les espèces animales. Si l’homme se situe à l’aboutissement d’un long effort génétique, nous devons aussi, nécessairement placer cette créature froide, sans pattes, ni poils, ni plumes, au commencement du même effort. En ce sens, Homme et Serpent sont les opposés, les complémentaires, les Rivaux. En ce sens aussi, il y a du serpent dans l’homme et, singulièrement, dans la part de celui-ci que son entendement contrôle le moins. » (p.867) Laissons Jung associer le serpent et la psyché inférieure. Ce que nous pouvons commencer par ajouter c’est que les mortels qui ont imaginé le mythe de Zagreus n’avaient pas une réflexion aussi poussée sur notre psychisme ni probablement sur la comparaison de toutes les espèces vivantes permettant de situer le serpent à l’origine des manifestations de la vie. Nous pouvons penser, par contre, que le serpent qui vit souvent sous terre et n’en sort que pour chasser et se nourrir, qui fait peur aux hommes avec ses apparitions silencieuses et mystérieuses, qui intrigue par sa façon de se déplacer et par sa forme même a pu, dès l’origine de la confrontation entre

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l’homme et lui, passer pour un démon, un produit de la terre, un être venu d’un temps plus ancien et inimaginable. Dire que le serpent se situe à l’opposé de l’homme dans la chaîne de l’évolution relève de notre entendement scientifique ce qui ne pouvait pas être une vérité mythique. La suite de l’article est plus compréhensible. « Le serpent visible est une hiérophanie du sacré naturel, non point spirituel, mais matériel. Dans le monde diurne, il surgit comme un phantasme palpable, mais qui glisse entre les doigts, comme il glisse à travers le temps comptable. L’espace arpentable et les règles du raisonnable, pour se réfugier dans le monde du dessous, dont il provient, et où on l’imagine, intemporel, permanent et immobile dans sa complétude. Rapide comme l’éclair, le serpent visible jaillit toujours d’une bouche d’ombre, faille ou crevasse, pour cracher la mort ou la vie, avant de retourner à l’invisible… Il est énigmatique, secret, on ne peut prévoir ses décisions, soudaines comme ses métamorphoses. Il joue des sexes comme de tous les contraires, il est femelle et mâle aussi, jumeau en lui-même, comme tous les grands dieux créateurs qui sont toujours, dans leur représentation première, des serpents cosmiques. » (p.867) En prenant en compte les légendes mythiques, nous pouvons noter pour commencer, que l’Océan est un serpent qui fait neuf fois le tour de la Terre, sa dixième spire donnant naissance au Styx. Cette présentation cosmogonique d’Hésiode semble préciser que la Terre et l’Océan, l’eau en tant que matière première et enfant de Gaia, ne forment qu’un tout originel, une substance primordiale étroitement apparentée au serpent. Il est alors possible d’évoquer l’image du serpent qui se mord la queue et qui symbolise la première roue tournant autour de son centre. Tourner n’est peut-être pas le bon mot, mais le serpent qui se mord la queue, comme le dit le Dictionnaire des symboles est « perpétuelle transmutation de mort en vie, puisque les crochets injectent son venin dans son propre corps, ou selon les termes de Bachelard, il est la dialectique matérielle

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de la vie et de la mort, la mort qui sort de la vie et de la vie qui sort de la mort. » (p.868) Le serpent tiendrait la Terre dans ses anneaux, il serait le créateur du monde, mais assurerait la transformation permanente de la matière. En se transformant en serpent, Zeus prend la forme la plus originelle de la matière, mais il se veut aussi l’origine du monde, sa cause première en quelque sorte, il devient le monarque de tous les mondes, et lorsqu’il envisage de laisser le pouvoir à son fils, qui n’est pas encore né, a-t-il prévu qu’il serait initié par Cybèle ? Faut-il rappeler qu’Héraclès, à son retour des Enfers et avant d’épouser Déjanire, doit combattre contre le dieu-fleuve Achéloos qui était aussi un prétendant ? Dans le combat qui les opposa, Achéloos se transforma aussi en taureau, cet autre animal sorti tout droit de la Terre ou de l’Océan. C’est parce qu’Héraclès arracha une corne à Achéloos, que la divinité accepta sa défaite et que le fils de Zeus put épouser Déjanire. Lorsqu’il faut défendre un trésor, le serpent devient souvent un dragon. C’est en montant sur le dragon endormi qui gardait la Toison d’or que Jason peut la décrocher de l’arbre où Aeétès l’avait suspendue. C’est sous la forme d’un dragon qu’il garde les pommes d’or du jardin des Hespérides. Autant dire que le serpent ou le dragon figurent en bonne place dans les légendes. C’est bien pour représenter une force divine que les héros doivent le combattre pour montrer leur vaillance et leur qualité d’homme supérieur avant d’être considérés comme des immortels. En évitant de combattre le dragon qui garde la Toison d’Or, Jason ne se comporte pas en héros, mais le plus important n’était pas l’immortalité de Jason, Héra voulant avant tout faire venir Médée à Iolcos. Le serpent est au cœur de toutes les initiations, de toutes les transformations et nous pourrions simplifier en disant que l’homme doit combattre et terrasser le serpent qui est en lui pour avoir quelque chance d’accéder au royaume des Bienheureux. Le serpent est en lui, il est cette force qui sommeille, lové à la base de la colonne vertébrale pour les Indiens, cette force qu’Apollon terrasse avant de lui redonner

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vie par l’intermédiaire de la Pythie. N’oublions pas que la Pythie est le nom qu’Apollon avait donné à sa prêtresse, en souvenir de la mort du serpent Python qui gardait le sanctuaire de Delphes qui était consacré à Thémis. En tuant Python avec ses flèches, Apollon ne fait que l’associer à l’esprit, regrouper les forces de la matière et celles que Zeus s’efforce d’imposer. Rappelons ce que nous dit Pierre Grimal en parlant de Thémis dans son Dictionnaire de la mythologie : « Parmi les divinités de la première génération, Thémis est l’une des rares qui soient associées aux Olympiens et partage avec eux leur vie sur l’Olympe. Elle devait ces honneurs, non seulement à ses relations avec Zeus, mais aux services qu’elle avait rendus aux dieux en inventant les oracles, les rites et les lois. C’est elle qui enseigna à Apollon les procédés de la divination. Et, avant le dieu, elle possédait le sanctuaire pythique, à Delphes. » (p.448) Apollon est fort des pouvoirs que Thémis a pu lui donner, autrement dit des pouvoirs en liaison avec les forces originelles de la Terre. Il n’est pas question de supprimer ces pouvoirs, mais de les régénérer, de les amener à la lumière du jour, de les vivifier. Le Dictionnaire des symboles dit à ce propos : « Plus qu’une volonté d’Hégémonie de l’esprit au détriment des forces naturelles, il faut voir là un souci d’équilibrer ces deux forces fondamentales de l’être, en empêchant que l’une – celle qui n’est pas contrôlable – ne tente de prévaloir sur l’autre. Le même souci se retrouve dans la mythologie grecque, avec l’épisode de la lutte de Zeus contre Typhon. » (p.872) Un peu plus loin il est possible de lire cette autre précision concernant l’association des forces que représentent Apollon et Dionysos. « Apollon, le plus solaire, le plus olympien des Olympiens, inaugure, pourrait-on dire, sa carrière, en libérant l’oracle de Delphes de cette autre hypertrophie des forces naturelles qu’est le serpent Python. Ce n’est pas nier qu’il y ait de l’âme et de l’intelligence dans la nature, comme le soulignera Aristote. C’est au contraire libérer cette âme et cette intelligence profonde et inspirante, qui doivent féconder l’esprit

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et assurer ainsi l’ordre qu’il propose d’établir. Apollon, en ce sens, est loin de s’opposer à Dionysos… Il provient seulement du pôle opposé de l’être, et il sait que la complémentarité des deux pôles est indispensable à la réalisation de l’harmonie qui est un but suprême. Ainsi, la transe et l’extase, si dionysiaques qu’elles soient, ne sont pas exclues du monde apollinien : la Pythie, qui ne prophétie qu’en transes, en est l’exemple. » (p.872) Une fois de plus, nous voyons que les mythes s’enchaînent, s’expliquent, se renforcent, qu’il y a bien au-delà des mots qu’ils utilisent des images, des symboles qui ont la force d’un enseignement caché, d’une initiation, ce qui les rattache souvent à des Mystères. Tout ce qui se rapporte au serpent illustre magnifiquement ce double discours contenu dans les légendes : celui du plaisir, de la distraction, de la poésie et celui qui révèle aux meilleurs des connaissances ésotériques dont l’appropriation n’est jamais facile quand elle n’est pas dangereuse. N’oublions pas que le héros est un être qui pour accéder au monde des immortels doit accepter de perdre son enracinement dans le monde mortel. Sur un plan purement physique, il meurt, mais sur un plan mystique il renaît ! Toujours, dans le Dictionnaire des symboles notons cette façon de comprendre la personnalité de Dionysos : « Les extases collectives, les transes, les possessions – insurrections du serpent de l’être – apparaissent dès lors comme une revanche de la nature sur la Loi, fille de la seule raison, qui tend à l’opprimer. C’est, somme toute, un retour à l’harmonie par l’excès, à l’équilibre par une folie transitoire ; c’est une thérapeutique du serpent. » (p.873) On peut être surpris de voir que P. Grimal ne parle pas de Zagreus en présentant Perséphone ! Existerait-il une raison essentielle qui pourrait provenir d’une étude plus complexe du mythe ? Toujours est-il que Zagreus sera conçu par Perséphone et par Zeus dans des conditions qui restent plutôt mystérieuses. D’ailleurs, P. Grimal, utilise le conditionnel pour parler de cette

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naissance ! Notons que l’enfant conçu en Enfer, serait alors confié à Apollon et aux Curètes qui avaient si bien protégé Zeus contre la voracité de Cronos. Ces derniers l’élevaient secrètement dans la forêt du Parnasse, une montagne consacrée à Apollon. Mais Héra, toujours jalouse, sut le découvrir et demanda aux Titans de l’enlever. Pour leur échapper, Zagreus se métamorphosa et c’est lorsqu’il devint un taureau qu’il fut attrapé, mis en pièces puis mangé cru et cuit. Pallas aurait pu recueillir son cœur, Apollon quelques débris qu’il devait enterrer à Delphes. Il est difficile de s’y retrouver dans cette aventure, car, une fois encore, l’immortalité des dieux, autrement dit l’impossibilité d’établir une sorte de chronologie historique, nous embrouille : Héra, Apollon sont bien de la nouvelle génération divine, les Titans de l’ancienne, la première, des enfants de Gaia et d’Ouranos, comme Cronos et Rhéa. Quant à Pallas, nom que l’on ajoute habituellement et poétiquement à celui d’Athéna, ce serait une déesse indépendante de la fille de Zeus. Elle serait, pour Apollodore, la fille du dieu Triton, celui qui aide les Argonautes lorsqu’ils arrivent dans le lac Tritonis. Elle aurait élevé Athéna, mais Athéna l’aurait tuée accidentellement et fabriqué en souvenir le fameux Palladion représentant la déesse debout dans une attitude plutôt archaïque. Nous sentons alors que les périodes se chevauchent, qu’il ne s’agit peut-être pas de la même Héra, de la même Perséphone et du même Zeus, que nous traversons un peu trop vite la civilisation minoenne pour arriver au cœur de la civilisation mycénienne. Entre les deux passèrent des siècles ! Le Dictionnaire des symboles nous laisse comprendre que les efforts de la nature humaine pour s’affranchir de la dictature de la raison, efforts qui engendreront toutes sortes d’hérésies aux yeux de l’Église Romaine, sont mis en images par le mythe de Dionysos et ajoute : « Sous les noms de Zagreus ou Sabazios, il naît selon les traditions crétoise, phrygienne et finalement orphique, de l’union de Zeus et de Perséphone, c’est-à-dire de l’âme et de l’esprit, du ciel et de la terre. Pour réaliser cette union, la

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tradition dit que Zeus se transforme en serpent. C’est dire que l’Esprit, tout divinisé qu’il soit, reconnaît l’antériorité de l’incréé primordial, dont il est lui-même issu, et où il lui faut replonger pour se régénérer et porter fruit. » (p.874) Retenons simplement que les mythes ont une durée de vie que nous ne pouvons pas évaluer. Ils nous situent dans des temps historiques très différents et cependant liés les uns aux autres par des croyances. Entre Zagreus et Dionysos, il y a probablement des siècles d’évolution en ce qui concerne l’intelligence humaine. Non seulement Dionysos ressuscite Zagreus, mais lui donne une nouvelle vie, une nouvelle force, une nouvelle fonction. D’ailleurs, il revient de l’Inde après avoir été initié par Cybèle ! Il faut donc revenir sur les nuances des mythes qui s’enchaînent et sur un symbolisme qui, une fois encore, nous livre des précisions qui sont également dispersées sur l’échelle du temps. Les Titans, qui associent le cru et le cuit, ne réalisent pas un simple meurtre ! Ils ne sont pas n’importe qui et ne sont pas conduits à pourchasser Dionysos par n’importe quelle déesse. Encore une fois, Héra est jalouse, ce qui ne veut rien dire ou nous oblige à demeurer dans le récit légendaire. Par contre, lorsque nous disons qu’Héra met en pratique les désirs de Zeus, organise les détails non seulement du crime, mais de l’ensemble de la renaissance du fils destiné à prendre le pouvoir, nous comprenons mieux que tout discours mythique a son sens caché et nous conduit à travers un ensemble méticuleusement structuré. Il serait possible de revoir les légendes concernant Typhon pour s’apercevoir qu’Héra est aussi étroitement associée à l’existence de ce monstre et pour en comprendre les raisons cachées. Il faut, bien entendu, comprendre pourquoi Zeus peut le mettre au monde en devenant un serpent, un être particulièrement chtonien et pourquoi c’est sous la forme d’un taureau que Zagreus est pris avant d’être mangé. Ce que nous pouvons souligner, sans attendre, c’est le fait que, pour la première fois, un enfant divin, né d’un dieu et d’une déesse, est conçu dans le royaume des morts et sort dans

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le royaume des vivants pour y grandir avant d’être persécuté, dévoré. Là aussi le récit cache l’essentiel du message et il faudra lui trouver une traduction dans un langage moins symbolique. Il semble bien, en effet, que Perséphone soit fécondée dans le royaume des morts, alors qu’elle est déjà reine, sinon elle ne s’y trouverait pas. Hadès a été placé là par Zeus et nous pouvons comprendre que les dieux allant par deux, Zeus et Héra, Poséidon et Amphitrite, il fallait bien qu’Hadès ait sa partenaire, pour ne pas dire sa parèdre. Mais Zeus, qui fait l’amour pour préciser son pouvoir, a compris que l’idée et la ruse ne peuvent rien sans utiliser les forces brutes de la nature, de Gaia. Il le sait d’autant mieux qu’il en est le petit-fils, qu’il est un fils de Titan ! La seule façon de récupérer cette force sans avoir besoin de la combattre consiste finalement à redevenir cette force et c’est pourquoi il se transforme en serpent, sa manifestation la plus importante, la plus originelle. C’est manifesté sous la forme d’un serpent qu’il va donner naissance à un futur roi du ciel en faisant l’amour avec Perséphone qui, préalablement, est devenue la reine des Enfers. Perséphone, avant Zeus, a donc vécu ce retour aux origines. Née d’un accouplement divin, ayant rompu le jeûne ce qui montre qu’elle fait bien partie du royaume des ombres, elle peut recevoir Zeus dans un même contexte chtonien. Or, pour que le projet de Zeus arrive à son terme, il faut que Zagreus soit remplacé par Dionysos, un enfant né de lui seul, donc manifestant l’idée et la ruse et non plus la matière. Par opposition à Athéna qui naît de sa tête, Dionysos naît de sa cuisse qui représente davantage la force que l’intelligence. La cuisse est aussi souvent comparée à une colonne et rappelle le passage de la terre au ciel comme le mythe de Prométhée l’évoquait lors de sa condamnation. Alors que Prométhée était fortement lié à une colonne, Dionysos en sort triomphant, incorruptible et immortel. Il suffira alors à Héra de préciser sa fonction divine et c’est pourquoi il sera dirigé vers Cybèle avant de retrouver Thétis dans son palais au fond de la mer. Pour que Zagreus disparaisse et que la liaison soit assurée entre les deux enfants, le mythe a tout prévu. Si Zagreus se transforme en taureau, symbole chtonien par excellence,

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symbole de puissance et de fougue, de force créatrice, de virilité féconde, il faut qu’il soit dévoré, mais qu’une partie essentielle subsiste et ce sera son cœur. Le cœur est considéré comme le centre vital de l’individu et, dans le cas de Zagreus, il est bien un principe de vie et de personnalité. Si la mythologie grecque fait rarement mention de cet organe, il reste permis de penser qu’il est la seule partie de Zagreus qui puisse être réutilisée en la préservant des influences néfastes de la matière, autrement dit du corps. Nous découvrons que les Titans ont mangé le jeune dieu en partie cru en partie cuit. Cela peut surprendre de la part des Titans, ces dieux de première génération pour lesquels le cuit ne devrait pas être une tradition très ancienne. Nous pouvons voir dans cette allusion le fait que les Titans, eux aussi sont, comme les Centaures, sur le chemin d’une transformation favorable à l’esprit. Nous pouvons également penser que nous retrouvons le mythe de Prométhée et que Zagreus est offert en sacrifice afin de renaître définitivement délivré de tout ce qu’il y aurait encore de mortel en lui. Dionysos semble un dieu offert aux mortels sous la forme de Zagreus, mais ce dieu possède à la fois l’esprit qui lui a donné naissance et la force fécondante qu’il a gardée de son origine chtonienne. Dans le symbole, qui diffère du symbole chrétien en ce qui concerne Jésus, le nouveau dieu est appelé à succéder à son père et s’il est dévoré, sacrifié, c’est pour que l’esprit récupère la force de la matière, qu’il y ait entre les deux puissances, en apparence opposées, une harmonie indispensable à l’évolution de l’espèce humaine, disons de la cinquième race de mortels. Pour bien comprendre l’enchaînement des situations, il est utile d’associer le mythe de Zagreus et celui de Dionysos. Si le père est commun, les mères ne le sont pas. Sémélé est la fille de Cadmos et d’Harmonie. La rencontre se passe donc à Thèbes et après le mariage de Cadmos avec la fille d’Arès et d’Aphrodite. L’action se passe avant les deux guerres contre Thèbes où les demi-dieux vont s’affronter sous le regard de Zeus qui n’en attend que du plaisir. Tout se joue avant qu’Œdipe n’épouse sa mère et lui donne quatre enfants, soit exilé et accueilli par les Érinyes à Colone, près d’Athènes.

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Autrement dit, nous baignons dans une période relativement archaïque, celle aussi de Créon et de l’importance accordée à l’ensevelissement des morts comme en témoigne la condamnation d’Antigone. Une fois encore nous sentons que les mythes, sans le dire, survolent des époques très différentes, à la fois sur le plan politique, ce qui est compréhensible, mais aussi et surtout sur le plan religieux. Entre un Zeus enfant et crétois associé à sa mère Rhéa, un Zeus enfant qui arrive à Olympie alors que sa future femme Héra y est honorée plus de deux siècles avant, un Zeus manifesté à Dodone dans le bruissement des feuilles d’un chêne, un Zeus adulte qui fait revenir au monde ses frères et ses sœurs, un Zeus mature qui accepte la couronne non sans se targuer d’être le plus fort de tous, il y a des siècles voire des millénaires à prendre en considération. Le Zeus qui donne naissance à Zagreus n’est certainement pas celui qui donne naissance à Dionysos ! Il n’y a pas que les mères qui sont différentes. Comment se fait la liaison entre les deux naissances, la légende ne le dit pas. Nous passons de l’une à l’autre. Seul le cœur de Zagreus sert de trait d’union et encore ! On peut penser que Sémélé l’aurait avalé, cela se pratique assez bien dans les mythes, et qu’elle aurait donné naissance à un enfant conçu autour de son cœur ! Ce que retient la légende c’est la mort de Sémélé, la vengeance d’Héra, qui fait disparaître la mère, mais ne peut atteindre le fils. Comment Sémélé peut-elle trouver la mort alors que le futur Dionysos est dans son ventre ? Comment peut-elle connaître les foudres de Zeus sans que l’enfant qu’elle porte ne les subisse ? Avouons que la légende est plutôt discrète sur ce point et qu’il faut bien admettre que l’image poétique cache mal une réalité mythique plus complexe. En conseillant à Sémélé de demander à Zeus de lui apparaître dans sa toutepuissance, elle savait qu’elle serait immédiatement calcinée. Mais Zeus eut le temps de prendre l’enfant et de le placer dans sa cuisse pour lui permettre d’achever son temps de gestation, car il n’en était qu’au sixième mois ! Cette fois, Zeus le confia à Hermès qui le confia à Athamas, roi d’Orchomène et sa femme Ino en leur conseillant d’habiller l’enfant comme une fille. Mais

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Héra ne fut pas dupe, une fois encore et frappa de folie la nourrice de Dionysos de même que ses parents adoptifs. Zeus sauva l’enfant et le conduisit à Nyssa en le transformant en chevreau. Cela permit à Dionysos de devenir adulte et de découvrir la vigne et le vin avant qu’Héra ne le rende fou à son tour. Rappelons brièvement que le six symbolise l’ambivalence entre le bien et le mal, entre l’accession au divin ou son rejet. En plaçant Dionysos dans sa cuisse, Zeus lui impose en quelque sorte l’accession au divin. Toutes les folies mythiques doivent être considérées comme des passages entre deux mondes. La folie peut être considérée comme un fleuve ou une rivière. Il peut en exister plusieurs sur le chemin de l’initiation ou de la transcendance. La folie comme le sommeil, sont des obstacles envoyés ou décidés par les dieux qui veillent sur l’évolution des héros ou même des dieux, lorsqu’ils viennent de naître. Pour Dionysos, après avoir découvert la vigne et le vin, autrement dit l’alternance entre le monde de la terre et celui de la lumière, la folie le conduit chez Cybèle qui le purifie. Mais de quoi ? Dionysos n’a pas commis de crime ! Cybèle ne fait que lui enseigner au contraire l’art des excès, les orgies et l’extase orgiastique. Il y a bien ici passage d’un monde encore replié sur les idées, celui de la cuisse de Zeus, et un monde plus équilibré, plus harmonieux, qui associe l’amour et la violence, la raison et les débordements de la passion, tout ce qui fait obstacle à l’initiation d’Héraclès et que le héros ne semble découvrir qu’en devenant esclave chez Omphale. Comme j’ai pu l’écrire en cernant le personnage d’Héra, sa jalousie est surtout une sorte de masque, de détournement de l’attention. Les actions d’Héra sont profondément associées à celles de son époux. Zeus décide, imagine les grandes lignes des projets qui répondent à ses besoins, Héra leur donne de la matière, elle les anime, les fait aboutir. Ce qui est vrai en particulier pour Héraclès l’est pour tous les héros qu’elle guide vers une maîtrise de la matière comme Zeus le souhaite.

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Si Perséphone est aimée par un serpent, alors que Léda l’est par un cygne, Danaé par une pluie d’or, qu’Europe est enlevée par un taureau, cela doit bien avoir une raison. Chaque fois, quel que soit l’obstacle, Zeus arrive à ses fins, autrement dit à aimer celle qui doit lui donner l’enfant, fille ou garçon, dont il a besoin pour préciser le mode de vie qui doit régner dans son royaume. Parler d’obstacle c’est rester à la superficie du texte, de la légende, c’est oublier que chaque transformation de Zeus a un sens. Le Dictionnaire des symboles nous donne une explication en ce qui concerne la transformation de Zeus en cygne. « Le mythe de Léda semble, à première vue, reprendre la même interprétation, mâle et diurne du symbole du cygne. À l’examiner de plus près, on remarque, cependant, que, si Zeus se change en cygne pour approcher Léda, c’est, nous précise le mythe grec, après que celle-ci s’est métamorphosée en oie pour lui échapper. Or, nous avons vu que l’oie est un avatar du cygne dans son acception lunaire et femelle. Les amours de Zeus-Cygne et de Léda-Oie représentent donc la bipolarisation du symbole, ce qui conduit à penser que les Grecs, rapprochant volontairement ses deux acceptions, diurne et nocturne, ont fait de cet oiseau un symbole hermaphrodite où Léda et son divin amant ne font qu’un. » (p.333) La transformation en serpent s’imposait donc pour des raisons symboliques plus que pour des raisons purement matérielles, le serpent pouvant seul pénétrer dans la terre. On comprend que Zeus n’aura pas besoin de Dédale pour arriver à féconder Perséphone et qu’il n’y a pas plus de Perséphone divinité des Enfers que de Zeus métamorphosé, si ce n’est dans le mythe avec un sens qu’il fallait trouver. Le royaume de Zeus s’avérera très vite sans limites puisqu’il englobe tous les étages de la cosmogonie telle que l’imagine Hésiode. Il est aussi permis de se demander si Dionysos est le dernier de ses enfants ou bien le premier ! Étant donné qu’il

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n’est pas possible d’établir de chronologie précise entre les dieux, en dehors de l’ordre retenu par Hésiode et qui n’en est pas un, il est difficile de situer chacun à sa place. La seule suite logique à retenir reste que le cœur de Zagreus est celui de Dionysos. Par contre, à partir du moment où nous traitons de Dionysos, il n’est plus question de Perséphone. N’oublions pas que Sémélé est la fille de Cadmos et d’Harmonie et donc que la naissance d’Héraclès est nettement postérieure à celle de Dionysos en tenant compte des rois qui ont pris le pouvoir à Thèbes après Cadmos. Dionysos se trouve à Thèbes lorsque Penthée prend le pouvoir après Cadmos alors qu’Héraclès se marie avec la fille de Créon qui succède à Laios, lui-même à Labdacos, fils de Polydoros. Si je distingue ici une série de rois c’est pour dire que dans les mythes, ce qui importe le plus n’est pas un possible enchaînement de nature historique. Il ne faut surtout pas faire d’histoire au sens où nous l’entendons ordinairement. Par contre, les mythes s’enchaînent souvent à partir des symboles qu’ils véhiculent, à partir des enseignements qu’ils cherchent à donner aux mortels. Zagreus nous aide à comprendre Dionysos, comme Perséphone nous aide à comprendre Déméter. N’oublions pas que le monde des morts est un monde invisible, comme celui des dieux et que toutes les images données dans les mythes ne peuvent être que succinctes. Si l’on ne parle plus de Perséphone en parlant de Dionysos, nous ne pouvons pas oublier que le cœur de Dionysos est celui de Zagreux, son fils. Perséphone a donné à Dionysos l’essentiel, la force fécondante, et nous pouvons dire que Sémélé ne compte pas dans l’aventure. Ce sont bien Perséphone et Zeus qui sont les parents de Dionysos !

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ORPHÉE, THÉSÉE, PIRITHOOS, HÉRACLÈS

Perséphone n’est pas seulement l’épouse d’Hadès. Les légendes nous apprennent qu’elle reçoit des visites. Certains héros ont acquis une notoriété suffisante même si, dans leur légende, leur voyage en Enfer n’est pas toujours la partie la plus importante. Toutefois, il faut nous attarder sur ces rencontres symboliques et parfois difficiles à comprendre. Elles révèlent souvent un degré d’initiation, souvent en fin de parcours, juste avant de pouvoir guider les autres ou prendre en charge des âmes qui n’ont pas encore choisi le dieu qu’ils pourraient honorer. Le voyage en Enfer n’est pas une simple visite de courtoisie, il est une épreuve que le héros doit mener à bien, mais le récit cache très souvent l’essentiel de cette descente dangereuse parce que le plus difficile reste la remontée. Celui qui n’est pas encore un ombre véritable, ne peut l’entreprendre sans être initié, à moins de bénéficier d’un guide, comme Héraclès avec Hermès. Orphée peut être considéré comme un initié, par contre Pirithoos qui manque totalement de prudence ne pourra pas revenir à la lumière du jour. Inutile de reprendre la notion de voyage. La descente en Enfer en est un ou, plus exactement, il est une partie du voyage, celui que le héros a entrepris en affrontant les obstacles que représentent les différents éléments de son corps. C’est bien en lui-même que le héros voyage et découvre les difficultés qu’il doit surmonter pour devenir immortel, du moins vis-à-vis de ses semblables, comme le deviennent, par exemple, les vainqueurs olympiques6.

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Maurice Genevoix a très bien illustré cette immortalité particulière dans son roman Vaincre à Olympie.

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Cette partie du voyage représente, pour le héros antique, l’occasion d’anticiper sur son destin, de voir le monde des ombres dans lequel il se trouvera bientôt, lorsque sa moire en aura décidé. Ce voyage qui n’a rien de comparable avec celui des Argonautes, qui se fait à la surface de la mer et de la terre, est souvent justifié par un projet. La légende dit rarement que le but est de vaincre la mort, de la dominer physiquement et spirituellement. Les projets, en apparence du moins, sont relatifs à la vie ordinaire. Orphée veut faire renaître sa femme, Pirithoos veut enlever Perséphone, Thésée ne faisant que l’accompagner, Héraclès doit ramener Cerbère à Eurysthée. En fait, chaque voyage met en lumière la difficulté qui reste la plus grande avant la transformation et c’est symboliquement qu’il faut évaluer chaque voyage. Cependant, il existe un point commun qui reste la sortie des Enfers, ou le retour à la vie antérieure. Il semble bien que les héros n’éprouvent qu’un peu d’inquiétude en se retrouvant en Enfer, mais les légendes nous montrent que le plus difficile est de remonter à la lumière du jour, de sortir du monde des ombres, de revenir à la réalité quotidienne. Le voyage le plus simple, en apparence, est celui d’Orphée. Le mythe d’Orphée a donné lieu à de nombreuses interprétations, mais restons le plus possible dans la phase initiale du mythe. Il est certainement chargé de symboles et j’oserai rappeler que chacun de nous peut les ressentir à sa façon. Les légendes concernant Orphée entourent son voyage en Enfer et nous avons tendance à rechercher une relation de cause à effet entre les récits et son voyage. Pour essayer de mieux comprendre la descente d’Orphée en Enfer, il semble bon de survoler l’ensemble, chaque légende apportant au personnage une partie de sa véritable nature. Étant musicien moi-même et ayant plus d’une fois interprété avec ma flûte les lamentations d’Orphée, j’aurais tendance à privilégier le musicien. Mais je crois aussi que c’est surtout le musicien qui est connu de par le monde, aujourd’hui encore, et c’est bien le

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musicien qui est descendu en Enfer chercher sa femme Eurydice. Orphée serait le fils d’Oeagre, roi de Thrace. Selon les légendes, sa mère serait Calliope, Polhymnie ou Clio. Cela dit, elle serait une des neuf muses et descendrait ainsi de Zeus puisqu’elles sont ses filles. C’est un chanteur que l’on transforme aussi en roi, mais retenons qu’il est un excellent musicien, joueur de lyre et de cithare dont il serait l’inventeur, à moins qu’il ne soit seulement celui qui mit neuf cordes à l’instrument alors qu’il n’en possédait que sept. On dit que ses chants étaient appréciés des hommes, mais aussi des bêtes fauves, des arbres et des plantes. Lors de l’expédition des Argonautes, il donne la cadence pour les rameurs, apaise l’équipage alors que gronde la tempête, apaise les flots par son chant, séduit les marins qui n’écouteront pas le chant des Sirènes, remportant ainsi la joute musicale qui sauve l’équipage. C’est encore lui qui invite les amis de Jason à connaître l’initiation aux mystères de Samothrace en suppliant les Cabires. Ordinairement, les mortels évitent de les nommer. Les Cabires seraient des Grands Dieux. Ils auraient assisté à la naissance de Zeus et passeraient pour des démons intégrés au cortège de Rhéa qu’ils servaient. On pouvait les confondre avec les Corybantes ou les Curètes. Ils avaient pour réputation de protéger les marins. On disait aussi qu’Héphaïstos était leur père ou leur ascendant divin ! Orphée était donc un initié. Orphée était marié avec Eurydice. Eurydice se promenait lorsqu’elle fut piquée par un serpent. Lorsqu’elle fut morte, Orphée la pleura et n’hésita pas à descendre en Enfer pour la ramener à la vie. C’est là que se passe la rencontre avec Perséphone et qu’Orphée obtient l’autorisation de faire sortir Eurydice de l’Enfer. Il y avait seulement une petite clause qui allait tout changer et qu’Orphée, tout initié qu’il était, ne put respecter. Il marcherait devant, Eurydice le suivrait, mais il ne devrait pas se retourner avant d’avoir quitté le royaume des morts.

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Bien entendu, Orphée ne résista pas, se retourna juste avant de sortir de l’Enfer et Eurydice fut entraînée définitivement dans le monde des morts. Les mythographes ne manquent pas d’imagination pour montrer les vertus des chants d’Orphée, mais ils n’expliquent pas la défaillance du musicien. Il est évident que cette sortie de l’Enfer est hautement symbolique. Revenu dans le monde des vivants, la vie d’Orphée bascule et semble le diriger vers sa propre mort, déchiré probablement par les femmes qu’il refusait de prendre en considération, surtout maintenant qu’Eurydice était morte. Il semble avoir institué des mystères qui étaient réservés aux hommes, et l’on dit aussi que Zeus excédé par certaines de ses révélations l’aurait foudroyé. Dans la version la plus connue, les femmes thraces mirent son cadavre en pièces et les jetèrent dans un fleuve qui les emporta à la mer. Sa tête et sa lyre arrivèrent à Lesbos où les habitants lui firent un tombeau en lui rendant les honneurs funèbres. On dit enfin que son âme fut reçue aux Champs Élysées, revêtue à la mode Thrace d’une longue robe blanche. Personnellement, j’ai ressenti assez longtemps et vis-àvis d’Orphée une sorte d’excuse pour ce retournement déconseillé. Peu à peu j’ai changé d’avis et pénétré plus profondément dans la logique divine, si l’on peut dire. Aimer c’est bien, mais cela ne suffit pas pour plaire aux dieux. Cet amour doit être dépassé et Orphée est incapable, devant son amour mortel, de faire preuve d’un amour divin. Il est un croyant qui respecte les dieux, qui les aime intellectuellement, mais finalement ne leur fait pas confiance. Il ne peut pas honorer leur demande, pourtant très simple. Son amour le piège et au lieu d’aider Eurydice à retrouver la lumière du jour, il la perd. C’est lui qui la tue et non plus le serpent. Encore une fois, nous retrouvons l’opposition entre le serpent et l’intelligence mortelle, celle qui tente parfois de rivaliser avec celle des dieux. Le serpent a tué ce qu’il y avait de matériel en Eurydice, Orphée ne peut venir à bout de ce qu’il y avait de passionnel en lui. Héraclès n’a jamais pu venir à bout de ses passions

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symbolisées par les têtes de serpent de l’Hydre de Lerne. Orphée non plus. Ses chants sont impuissants pour le guider vers le royaume de l’esprit. Ils l’enlisent dans ce que nous appelons l’affectif et lui voilent la vérité telle que Perséphone veut la lui montrer. Il ne comprendra pas. Il pleurera encore, mais à quoi bon ! Ses mystères ne sont que des mots. Orphée passe pour un initié, mais l’épreuve que lui impose Perséphone suffit à montrer qu’il n’a pas encore atteint le degré nécessaire pour prendre en charge d’autres âmes que la sienne. Ce qu’il sait, il ne peut pas le mettre en pratique. Il bute sur la dernière marche de l’immortalité. En se retournant, il montre ses limites, il montre que tout ce qu’il sait ne tient que dans des mots, qu’il ne les a pas encore dépassés pour être pleinement ce qu’il voudrait être. Sa musique, aussi mélodieuse soit-elle n’est pas une preuve de transcendance, elle est juste une preuve d’excellence, ce qui n’est pas la même chose. Lorsque Jason implore Apollon alors que l’Argo est en pleine obscurité, il est plus près des dieux qu’il ne voit pas qu’Orphée chantant devant Perséphone. Je dirai qu’Orphée n’a pas encore intériorisé sa croyance, elle est tout entière dans sa musique et c’est largement insuffisant. Son amour pour Eurydice n’est pas blâmable en soi, mais il est tout simplement mortel, il ne permet pas de traverser la vraie rivière, celle qui le sépare de l’immortalité. Nous avons là un premier exemple de la difficulté à finir le voyage des initiés. Orphée n’est pas mort à sa vie d’homme et c’est pourquoi il revient seul à la lumière du jour. Sa mort surviendra ensuite, conséquence de ses difficultés à basculer dans le monde divin. Il se situe sur le même plan que le serpent qui tue Eurydice et montre alors sa nature mortelle, juste bonne à exprimer un idéal de beauté dans sa musique. Pour devenir l’égal d’un dieu, il lui manque de dépasser cet idéal qui a pourtant séduit Perséphone. La légende montre bien qu’il y a opposition entre les deux et Perséphone ne fait que lui dicter la dernière épreuve initiatique. Lorsque j’ai étudié le personnage d’Ulysse, j’ai ressenti la même émotion lorsqu’Ino lui demande de jeter le voile qu’elle lui donne pour le sauver des flots et surtout de ne plus

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regarder ce qu’il cachait. Il revient d’un long voyage pendant lequel il a pu voir le royaume des dieux, pendant lequel il a refusé inlassablement l’immortalité qui lui était offerte. Maintenant, il doit tourner la tête, regarder le monde des mortels, oublier ce qu’il a vu. Orphée lui aussi tourne la tête, mais pour regarder le monde des mortels, plus encore le monde des morts dont il ressort tout seul. Dans les deux cas, il y a abandon d’un véritable changement. Pourquoi ne pas dire qu’Orphée, en vérifiant qu’Eurydice le suit, montre qu’il est resté dépendant d’un amour mortel et lié à la mort la plus banale ? Ses chants sont sans force devant la mort. Perséphone demandait peu de choses, juste oublier la mort, la dépasser, comprendre qu’elle est l’antichambre de la renaissance. Eurydice ne revenait pas à la vie, telle quelle était avant d’être piquée, elle revenait changée et c’est probablement ce qu’Orphée ne pouvait pas saisir, ne pouvait pas apprécier enfermé dans sa passion. Le mythe est muet quant aux apparences. On ne sait pas ce qu’est alors Eurydice. Est-elle devenue une ombre comme cela est habituel dans les mythes et, dans ce cas, comment retrouverait-elle le sang qui lui permettrait de revivre normalement ? Orphée aurait-il trouvé une réponse à son malheur en sortant entièrement du royaume des morts comme le lui demandait Perséphone ? Le plus important dans cette légende n’est-il pas la demande de ne pas se retourner ? Or, se retourner en sortant de l’Enfer, c’est retrouver l’image d’Eurydice, confondre l’ombre et la réalité, ne rien comprendre à la transformation que lui propose Perséphone. Si Eurydice était sortie de l’Enfer, elle n’aurait plus été l’Eurydice qu’Orphée ne cessait de pleurer. N’oublions pas la liaison : mort et renaissance. Orphée reste englué dans la mort et ne voit pas que Perséphone lui propose un autre type d’amour qui aurait pu dépasser sa dimension mortelle ordinaire. Nous sommes bien devant deux sortes d’amour : un amour avec désir et un amour sans désir, originel, sans appropriation, sans objet. Parce que la musique d’Orphée était une monnaie d’échange, elle ne pouvait réussir à surmonter l’épreuve.

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Pierre Grimal dit simplement dans son Dictionnaire de mythologie : « Hadès et Perséphone consentent à rendre Eurydice à un mari qui donne une telle preuve d’amour. Mais ils y mettent une condition… » (p.332) Cette marque d’amour est la partie faible du personnage. Orphée aime d’un amour mortel, donc périssable, celui que Zeus a envoyé aux mortels en fabriquant Pandore. Il ne descend pas en Enfer pour devenir immortel, il descend pour ramener sa femme à la vie et poursuivre cet amour, comme si c’était lui qui devait le devenir. Ce qu’Orphée ne comprend pas c’est que la mort, qui est une réalité incontournable, et la vie, plus encore, sont des manifestations qui ne dépendent pas d’un amour mortel. Hadès et Perséphone lui donnent la possibilité de l’apprendre, mais il doit alors abandonner son amour pour Eurydice. Il doit oublier son ego en même temps, dépasser sa propre existence pour devenir réellement divin. Sa musique l’est, mais pas lui ! Si Orphée s’est fait initier aux mystères des Cabires, il lui manque de l’être à ceux d’Éleusis. C’est bien cet amour mortel qu’Orphée semble avoir reporté sur les hommes en refusant de n’aimer aucune autre femme qui cause sa mort. Soulignons qu’elle ressemble à celle que donnent les femmes mises en transe par Dionysos. Le cas de Pirithoos est plus surprenant et semble relever de la pure fantaisie. Pirithoos est-il, comme Homère le dit dans l’Iliade, un fils de Zeus ? D’autres légendes en font plus souvent un fils d’Ixion, un roi thessalien qui règne sur les Lapithes. Lorsque l’on connaît les différentes actions d’Ixion, on a envie de pencher pour cette naissance qui donne à Pirithoos un air de famille, du moins dans l’absurde. Nous pourrions dire alors à son propos : tel père tel fils ! Déjà, Ixion, lors de son mariage avec Dia, la fille du roi Déionée, avait fait de grandes promesses, mais le moment venu, ou après le mariage, plutôt que de lui donner les cadeaux envisagés, il avait traîtreusement précipité son beau-père dans

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une fosse remplie de charbons ardents. Devant l’horreur d’un tel crime, double puisqu’il s’agissait d’un membre de la même famille, personne ne voulait le purifier et c’est Zeus qui avait eu pitié de lui. Au lieu d’être reconnaissant envers Zeus, Ixion fit preuve d’ingratitude, c’est le moins que l’on puisse dire. Il devint amoureux d’Héra et alla jusqu’à tenter de lui faire violence. Devant ce mortel incorrigible, Zeus ou Héra façonnèrent une nuée qui ressemblait à la déesse et Ixion s’unit à un fantôme. Il donna alors naissance à Centauros, le père des Centaures. Ixion venait de dépasser tout ce que le monarque divin pouvait endurer, Zeus l’attacha à une roue enflammée tournant en permanence et le lança dans les airs. Il est même dit que Zeus lui ayant fait goûter à l’ambroisie, le supplice d’Ixion se trouvait aggravé par un don prématuré d’immortalité. Notons, au passage, que l’amour d’Ixion pour Héra conduit à la naissance des Centaures, qui sont des êtres encore prisonniers de leur corps tout en éprouvant le désir du vin de Dionysos. Il y a donc comme une suite, bien qu’Ixion soit sanctionné pour avoir voulu aimer Héra, mais nous sommes dans un mythe et il faut toujours penser que la recherche de l’immortalité, qui est à la racine de tout, reste un chemin difficile. On ne sait rien de la jeunesse de ce fils qui peu à peu se serait rapproché de Thésée dont il admirait les exploits. Il avait même essayé de provoquer une confrontation en lui volant une partie de ses troupeaux, mais lorsque les deux hommes s’étaient rencontrés, non loin de Marathon, ils avaient été séduits mutuellement par leur beauté. Pirithoos avait alors demandé à Thésée de le prendre pour esclave en compensation du mal qu’il lui avait fait. Thésée avait déclaré qu’il oubliait le passé, ils se jurèrent fidélité, du moins on peut le penser et, désormais, ils agirent ensemble dans toutes sortes d’exploits. On retrouve les deux amis aux côtés de Méléagre dans la chasse mythique au sanglier de Calydon, on les retrouve au cours du mariage que Pirithoos devait contracter avec Hippodamie et qui devait se terminer par un combat entre les Centaures et les Lapithes, on les retrouve dans l’opération insensée consistant à enlever Hélène, opération qui devait être suivie par l’enlèvement de Perséphone elle-même.

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Ces deux dernières actions communes sont liées par un serment passé entre les deux hommes, ce qui ne fait pas de Thésée un héros particulièrement recommandable. Les deux amis s’étaient juré d’épouser chacun d’eux une fille de Zeus : Thésée devait enlever Hélène et Pirithoos Perséphone. Cela se passait avant l’enlèvement organisé par Pâris et, bien entendu, avant la guerre de Troie. Les deux amis se considéraient comme les fils des deux plus grands dieux : Thésée étant fils de Poséidon et Pirithoos de Zeus ! Comme les deux aventures sont étroitement liées, il faut commencer par le rapt d’Hélène. Écoutons P. Grimal : « Thésée et Pirithoos allèrent ensemble à Sparte et ils enlevèrent Hélène alors qu’elle exécutait une danse rituelle dans le temple d’Artémis Orthia. Puis, ils s’enfuirent. On les poursuivit, mais les poursuivants s’arrêtèrent à Tégée. Les deux compagnons, une fois en sûreté, décidèrent de tirer Hélène au sort et celui qui serait favorisé promettait d’aider l’autre à conquérir Perséphone. On tira au sort et Thésée obtint Hélène. Mais comme elle n’était pas encore en âge de se marier, il l’emmena à Aphidna, en grand secret et la laissa sous la garde de sa mère, Aethra. Puis il partit conquérir Perséphone. » (p.454) Pendant qu’il était parti pour les Enfers, les frères d’Hélène, Castor et Pollux envahirent l’Attique et délivrèrent leur sœur. Ils emmenèrent Hélène et aussi Aethra. Ils mirent sur le trône d’Athènes Ménesthée qui regroupa autour de lui les nobles mécontents et irrités par les réformes de Thésée. En revenant des Enfers, Thésée choisit alors de s’exiler, ne pouvant reconquérir son trône. La suite ne saurait nous surprendre. « Aux Enfers, cependant, Thésée et Pirithoos étaient victimes de leur témérité. Ils furent apparemment bien accueillis par Hadès qui les invita à s’asseoir à sa table, pour prendre part à un banquet. Mais, rivés à leur siège, ils ne purent plus se lever et furent retenus prisonniers. Lorsqu’Héraclès descendit aux Enfers, il voulut les délivrer ; mais seul, Thésée reçut des dieux l’autorisation de remonter sur

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terre. Pirithoos demeura éternellement assis sur la Chaise d’Oubli. » (p.454) Pouvons-nous nous contenter de la qualification de téméraire ? De tels événements ne peuvent être que symboliques et la difficulté consiste à prendre en compte le sens caché des images. Sans que cela soit péjoratif dans ma bouche, je crois bien que la rencontre entre Thésée et Pirithoos est une rencontre d’amoureux qui ne pourront plus se quitter. Pélops fut aimé par Poséidon, Ganymède par Zeus et nous pourrions trouver d’autres exemples qui montrent que si les mythes déifient ce type d’amour, il devait exister réellement et de façon très acceptable. Il suffirait de lire Henri Irénée Marrou pour retrouver l’existence d’un système d’éducation antique qui s’appelait pédérastie. À vrai dire, cela permettrait de comprendre autrement qu’il ait abandonné Ariane après avoir tué le Minotaure et qu’elle soit devenue l’épouse de Dionysos. Nous avons là une rencontre qui met en scène deux héros et nous comprenons vite qu’il ne s’agit pas d’un simple enlèvement. Déjà en enlevant Hélène qui n’était pas encore nubile, ils ont montré qu’ils n’étaient pas aptes à le faire. Ils croient avoir réussi l’enlèvement d’Hélène alors qu’ils ont échoué. Échoué tout simplement parce qu’Hélène est une fille de Zeus, un appât divin réservé aux demi dieux qui vont faire la guerre contre Troie. Ils ne pouvaient pas le savoir, mais leur attitude, leur suffisance, montre qu’ils ne la méritent pas. Dès qu’ils seront partis, elle retrouvera sa liberté. Je constate que Thésée, aimé par Ariane, sort du labyrinthe puis l’abandonne à Naxos et ici enlève Hélène et la laisse à la garde de sa mère. Thésée, dans les deux cas, se trouve en relation avec une représentation de l’immortalité qu’il ne peut vivre entièrement. Il abandonne ! Sa mort confirmera cet abandon qui montre que Thésée n’est pas un adepte du nouvel ordre, mais de l’ancien !

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En poursuivant leur voyage et en descendant dans l’Enfer, ils font preuve d’une totale inconscience. Aucun héros, aucun demi-dieu n’affrontent la mort aussi légèrement. Ils descendent trouver Hadès comme s’ils étaient en territoire conquis et demandent simplement d’enlever sa femme comme s’il n’y avait rien de plus naturel. Hadès les invite à dîner et ils restent collés à leur siège ce qui les rend totalement inoffensifs. La différence entre les deux hommes se rapporte à l’époque qui a précédé leur rencontre. Thésée, au tout début de sa vie, s’est comparé à Héraclès et a tout fait pour l’égaler. Jusqu’au voyage en Crète il est possible de voir en lui un demidieu et sa rencontre avec Ariane ne change rien à son statut. Tout change après lorsqu’il abandonne Ariane et oublie de changer les voiles de son navire. Il ne sera plus qu’un roi, il a perdu toute chance d’accéder à l’immortalité. Sa guerre contre les Amazones le confirme et plus encore la condamnation de son fils Hippolyte qui sera mis à mort injustement par Poséidon. Thésée reste cependant un homme soucieux du bien de son peuple et c’est ce que la légende retient en oubliant de juger le reste de sa vie. Pour Pirithoos, rien ne sera acquis, ni royauté, ni immortalité. Pirithoos vit un rêve d’adolescent qui finit mal parce qu’il reste dans le rêve et ne prend pas la réalité en compte. Le seul combat livré par Pirithoos reste le combat qu’il ne pouvait empêcher contre les Centaures le jour de son mariage avec Hippodamie. Enivrés par le vin, ils voulaient faire violence à Hippodamie et la lutte ne pouvait que s’engager, comme elle le fut entre Héraclès et les Centaures dans la grotte de Pholos. Si Pirithoos reste collé à sa chaise ou à son banc, c’est parce qu’il ne mérite pas de ressortir. Il devient une ombre avant l’heure et c’est ce qui se passe chaque fois qu’un mortel inconscient veut entreprendre le voyage qu’il ne mérite pas. Toute initiation demande une préparation et nous voyons ici le résultat d’une absence totale de préparation, même si nos deux compères figurent dans la liste des héros qui participent à la chasse au sanglier de Calydon.

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Si l’enlèvement d’Hélène peut avoir un sens, celui de Perséphone doit en avoir un également. Ce n’est pas l’épouse d’Hadès que les deux hommes veulent enlever, mais ce qu’elle représente. Or ils n’en ont pas la moindre idée. Ce qu’ils veulent, selon les légendes, c’est épouser des filles de Zeus. La raison fait état de leur orgueil et de leur faiblesse d’esprit. Thésée et Pirithoos sont en réalité deux mortels, animés par les forces inférieures, les forces chtoniennes qu’ils ne peuvent plus maîtriser à partir du moment où ils amorcent la descente en Enfer. Ils n’ont pas la plus petite idée de leur acte insensé. Ils ne méritent même pas l’aide d’Héra, ou d’une autre déesse pour dépasser leur matérialité et ne peuvent que devenir des ombres sans conquérir la moindre parcelle d’immortalité. Encore moins qu’Orphée, ils sont capables de vivre utilement la descente en Enfer. Nous pourrions ajouter que les mythes nous font comprendre ici le danger de tenter une telle aventure sans s’y être correctement préparé. S’il est possible de descendre chez les morts et de revenir vivre au royaume des mortels, il faut le mériter et le couple royal ne s’y oppose pas. Il met des conditions, autrement dit, il s’assure que les voyageurs ont bien préparé leur remontée, la partie la plus importante. Mourir est une chose, renaître en est une autre, et il se trouve que la renaissance n’est pas qu’une idée, fut-elle de Zeus en personne. Une autre visite fut probablement moins désagréable pour Perséphone, si tant est qu’elle ait été présente au moment où Héraclès venait accomplir le travail que lui avait demandé Eurysthée. En fait, elle intervint pour éviter que le fils de Zeus ne tue son bouvier, Ménoetès qui gardait le troupeau d’Hadès. La tâche d’Héraclès était sans équivoque, mais le fils de Zeus devait demander la permission à Hadès d’enlever Cerbère pour remplir sa mission. La légende dit que Perséphone aurait seulement donné la permission de faire sortir Thésée de son royaume. Par contre, Hadès avait imposé certaines conditions pour l’enlèvement de son chien. Héraclès devait maîtriser l’animal sans utiliser ses armes habituelles, simplement revêtu de sa cuirasse et de sa peau de lion.

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La mission consistait à enlever Cerbère uniquement et nous pouvons penser qu’en apercevant Thésée et Pirithoos assis sur un banc, prisonniers, Héraclès ait éprouvé le désir de les ramener à la lumière du jour. Nous avons là une illustration de ce que les mortels doivent penser du retour. Ce retour est difficile, dangereux, éprouvant physiquement, et ne peut se faire autrement qu’en utilisant son propre corps. Une fois de plus, le héros doit dominer la matière, il ne la tue pas il la maîtrise. Il doit montrer qu’elle est sans effet sur lui. Héraclès réussit l’épreuve, mais elle n’est pas la dernière ! P. Grimal commence la présentation de ce travail en disant : « Jamais Héraclès n’aurait pu en venir à bout, malgré toute sa valeur, s’il n’avait été aidé, sur l’ordre de Zeus par les dieux Hermès et Athéna. Auparavant, il se fit initier aux mystères d’Éleusis, qui, précisément, enseignaient aux fidèles les moyens de parvenir en toute sécurité dans l’autre monde, après la mort.» (p.195) Une telle initiation n’était donc pas suffisante. Héraclès était bien vivant et il lui fallait des guides éclairés pour trouver son chemin et revenir chez les mortels. Disons que c’est surtout Hermès qui pouvait lui être utile, à la fois pour le conduire, à la fois pour le présenter aux souverains des lieux. Le combat ne fut pas très long semble-t-il. Et c’est certainement en repartant qu’il se saisit de l’animal. « En fait, le héros attaque Cerbère, saisit son cou entre ses mains et, bien que la queue du chien, qui se terminait par un dard pareil à celui du scorpion, lui ait infligé plusieurs piqûres, il ne lâcha pas prise avant que Cerbère ne fût maîtrisé. Il remonta ensuite avec sa prise, passant par la bouche d’Enfer située à Trézène. » (p.195) Que sont devenus Hermès et Athéna ? Cela n’est peutêtre pas très important. Nous savons qu’Hermès peut apparaître ou disparaître instantanément et Homère nous le fait savoir aussi bien dans l’Iliade que dans l’Odyssée. Il est dit qu’en même temps que Thésée, Héraclès devait libérer Ascalaphos qui était, lui aussi prisonnier. Sa faute

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est directement liée au séjour de Perséphone en Enfer. Fils de l’Achéron, il se trouvait dans le jardin d’Hadès quand Perséphone avait mangé un grain de grenade et rompu le jeûne, ce qui lui interdisait de revenir chez les dieux comme sa mère le souhaitait. Ascalaphos avait alors dénoncé la déesse d’où sa punition réclamée par Déméter. Les légendes sont imprécises et, concernant Héraclès, on dit aussi que Déméter avait placé Ascalaphos sous une grosse pierre et que c’est le héros qui la déplaça, délivrant ainsi ce témoin gênant. Quelle que soit la nature de la délivrance, ce qui pourrait nous instruire c’est qu’Ascalaphos fut transformé en chouette par Déméter. Toujours en rapport avec les voyages en Enfer, nous pouvons noter une autre descente du héros, seul cette fois, pour faire remonter Alceste. Alceste était une des filles de Pélias. Lorsque Médée avait invité ses filles à le jeter dans un chaudron pour le faire rajeunir, elle n’avait pas participé à cette mascarade qui causait la mort de son père. Par la suite, Admète, le roi de Phères, en Thessalie, demanda sa main. Il n’est pas utile de reprendre toute la légende pour comprendre la nouvelle visite d’Héraclès à Perséphone. Admète était protégé par Apollon et le dieu avait obtenu des Destinées qu’Admète ne meure pas le jour prévu par son destin si une personne acceptait de mourir à sa place. Le jour venu, personne ne voulait mourir à sa place. Seule sa femme consentit à se sacrifier pour lui. Héraclès qui avait connu Admète en voyageant sur l’Argo pour accompagner Jason et qui passait à Phères à ce moment s’informa pour connaître la cause des lamentations qu’il entendait. Lorsqu’il apprit que la reine était morte, il se précipita en Enfer pour implorer Perséphone qui touché par tant d’amour aurait accepté. Perséphone auraitelle renvoyé Alceste d’elle-même et sans l’intervention d’Héraclès ? D’autres légendes le disent aussi ! Déjà, nous voyons que le voyage d’Héraclès était préparé. Il était initié aux mystères d’Éleusis ! Autrement dit, il connaissait l’enseignement connu des mystes et qui traitait de la mort et de la renaissance. Il savait donc que la mort pouvait être suivie d’une renaissance. Est-il possible d’aller jusqu’à penser

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que cette partie de la légende d’Héraclès précise que le fils de Zeus vit réellement ce que les mystes apprennent rituellement ? Héraclès meurt-il avant de renaître et de poursuivre son voyage initiatique ? Tout ce qui se passe après sa descente en Enfer perdrait de son importance ! Disons qu’Héraclès vit ce que les mystes vivent dans leur transe hypnotique à Éleusis. La légende complète l’enseignement reçu et le met en image comme pour mieux nous faire savoir ce que l’initiation apporte à ceux qui peuvent la vivre intensément. Reprenons les précisions apportées par Pierre Grimal : « En le voyant arriver dans leur royaume, les Morts eurent peur d’Héraclès et s’enfuirent. Deux seulement restèrent à l’attendre : la Gorgone Méduse et le Héros Méléagre. Héraclès tira son épée contre Méduse, mais Hermès qui le conduisait, l’avertit que ce n’était qu’une ombre vaine. Contre Méléagre, il bandait son arc, lorsque celui-ci s’approcha et lui conta sa fin en des termes si émouvants qu’Héraclès fut ému jusqu’aux larmes… Plus loin il rencontra Thésée et Pirithoos qui eux, étaient bien vivants, mais qu’Hadès avait enchaînés, parce qu’ils étaient venus pour enlever Perséphone… Pour donner du sang aux Morts, qui peuvent, grâce à des libations sanglantes, retrouver un peu de vie, Héraclès imagina de tuer quelques animaux prélevés sur les troupeaux d’Hadès. Ce que voyant, leur berger Ménoetès voulut s’y opposer. Mais Héraclès le saisit à bras le corps et lui brisa plusieurs côtes. Il l’aurait tué si Perséphone n’avait demandé sa grâce. » (p.195) Héraclès vit-il réellement tout cela ? Probablement pas et c’est plus certainement dans une sorte de sommeil initiatique qu’il vit toutes ces rencontres. Le voyage en Enfer, même pour Héraclès est un voyage qui se fait en esprit seulement. Il n’a pas besoin de se déplacer pour voir les Morts et dialoguer avec eux. Le seul fait de vouloir sacrifier quelques bêtes du troupeau de l’enfer, montre qu’Héraclès ne fait pas partie de ce troupeau qui regroupe les âmes des Morts. Le héros n’appartient plus au troupeau et c’est bien en solitaire que le fils de Zeus aborde les Morts en présence d’Hermès ou de Perséphone.

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Les troupeaux d’Hadès, qui paissent non loin de ceux de Géryon, sont peu différents de ceux que gardait Apollon et qu’Hermès déroba en partie. Les légendes nous laissent penser qu’il s’agit de bœufs ou de génisses, quand il ne s’agit pas de moutons, de chevaux et autres animaux, mais elles cachent mal la dimension symbolique qui se rattache à ces bêtes surveillées ou guidées, comme le fera Hermès, transportées comme le fera Héraclès, d’ouest en est ! La vache c’est aussi la fertilité, le renouveau, la Mère et nous comprenons qu’un troupeau de vaches ou de génisses est un troupeau qui manifeste la matière, matière que le héros est chargé de guider vers sa transformation en esprit. La vache meurt, est sacrifiée pour donner naissance à l’âme libérée qui peut rejoindre le Ciel. Elle symbolise ce qui en l’homme peut devenir divin. En descendant aux Enfers, par la pensée, Héraclès poursuit son voyage initiatique et découvre non seulement que les ombres peuvent être écoutées, aidées, guidées, qu’il est devenu un solitaire capable d’intervenir en leur faveur. C’est ainsi qu’il promettra à Méléagre d’épouser Déjanire. Or, s’il avait pu rencontrer Tirésias, ce dernier aurait pu lui dire que Déjanire allait être la femme qui allait le conduire jusqu’au terme de ses efforts d’immortalisation. Une fois encore, nous comprenons que les différents royaumes ne sont pas isolés, qu’il existe des passerelles multiples entre eux. Descendre chez les morts c’est aussi apprendre ce qui doit advenir, le futur, le destin ou du moins une certaine partie. Tout dépend de la vue pénétrante dont dispose le héros, des rencontres qu’il peut faire durant son voyage chez Perséphone et Hadès. Il est permis d’associer Dionysos à ces héros. Certes, le dieu est chez lui, mais au moment où il descend chercher sa mère il ne connaît pas vraiment le chemin. Dionysos était descendu par le lac de Lerne, un lac sans fond qui communiquait avec le monde infernal disait-on. C’est à Hadès qu’il aurait demandé la permission de relâcher sa mère

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et Hadès y aurait consenti à condition que Dionysos lui donne en échange un objet auquel il tenait beaucoup. Le jeune dieu aurait alors donné le myrte, sa plante préférée. De ce qui précède, nous pouvons déduire qu’Hadès ne laissait pas repartir facilement les ombres qu’il gardait jalousement sur son territoire. Même un dieu comme Dionysos doit demander une autorisation au monarque. Hadès et Perséphone dominent les ombres et les mortels qui s’aventurent dans leur royaume peuvent perdre le droit de revenir à la vie normale. Bien entendu, cette vie normale, raisonnable, peut être perturbée et la folie qui s’empare des héros, à certains moments de leur voyage, montre que tout progrès dans leur initiation est parfois chèrement payé. Pour faire peau neuve, ils doivent souvent sacrifier de plus en plus de leurs vieilles croyances, de leurs anciennes certitudes et cela ne se fait pas sans provoquer en eux des bouleversements qui ressemblent parfois à de la folie. Les mythes montrent clairement, dès que nous passons sous les mots ou les images, que tout changement n’est pas qu’un changement d’idées et que tout est métamorphosé au fur et à mesure de l’évolution. Le héros n’est pas une simple idée, il est une transformation progressive de chaque parcelle de sa personnalité physique mentale, sentimentale, morale… Aujourd’hui, nous pourrions dire qu’il change sur le plan inconscient aussi bien que conscient, sur chacun des plans de sa conscience aurait dit Jean Lerède.

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ULYSSE ET TIRÉSIAS

Le voyage d’Ulysse en Enfer est probablement le mieux romancé de tous. Disons qu’il bénéficie de la plume d’Homère et que la descente chez Perséphone, dont Homère ne parle pas, pas plus que d’Hadès d’ailleurs, bénéficie de l’ensemble du poème qui est un enseignement initiatique à peine voilé. Lorsque Circé conseille à Ulysse d’aller s’informer auprès de l’ombre de Tirésias sur le reste de sa vie, sur les épreuves qui l’attendent, elle lui fait entreprendre cette partie du voyage que tout héros doit mener à bien pour dépasser la mort et espérer devenir immortel. Or, Ulysse pendant son long séjour chez Calypso n’a cessé de refuser cette immortalité que lui offrait la belle déesse et nous pouvons considérer que la descente aux Enfers d’Ulysse n’est pas vraiment ce que nous apprend la tradition. Ulysse ne semble pas chercher un progrès quelconque sur le chemin de la déité, il semble descendre pour connaître la fin de sa vie, mais cette connaissance est en principe un cadeau que les dieux n’offrent pas facilement. Circé, qui est elle aussi une déesse peut encore offrir l’immortalité à Ulysse et il est également possible de penser qu’elle le conduit au plus près de sa métamorphose en lui faisant faire ce voyage périlleux. Elle veut l’instruire alors qu’elle vit avec lui et ne va pas tarder à lui donner deux enfants, au moins un : Télégonos qui, plus tard, deviendra le meurtrier de son père en toute innocence. Lorsqu’Ulysse entreprend le voyage aux Enfers, il est encore un héros qui peut prétendre à l’immortalité. Circé le sait et depuis le jour où, grâce à Hermès et son herbe de vie, il a résisté à ses enchantements, elle a compris qu’il était aimé des dieux. Aimant ce mortel à son tour, après Calypso, elle ne pouvait que lui proposer de descendre aux Enfers pour parfaire

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son initiation. Mais nous pouvons penser aussi que Circé le lui conseille pour mieux connaître sa destinée, ce qui déjà est en soi un cadeau divin. En interrogeant Tirésias, il pourra mieux juger de sa vie future, faire un choix. A-t-elle envie de le garder près de lui ? Cela pourrait se comprendre. Calypso le souhaitait déjà ! Pierre Grimal ne peut s’empêcher de dire qu’il passe chez Circé : « un mois de délices » et d’ajouter : « D’autres disent un an » (Dictionnaire de mythologie, p.94). Jusqu’à la fin de son voyage retour vers Ithaque, Ulysse flotte entre deux mers, entre deux eaux, entre une vie d’homme, de monarque, et une vie de héros appelé à devenir immortel. Zeus ne ferait aucune difficulté d’autant plus qu’Ulysse est son double mortel sur le plan de la ruse. N’oublions pas qu’il a déjà effectué un premier choix en se retirant de la compétition pour la main d’Hélène. Toutefois, en épousant sa cousine Pénélope, il nous permet de percevoir une sorte d’hésitation, de prudence de sa part, de la remise à plus tard d’un choix qui ne pourrait être que définitif. Ulysse n’est pas à la recherche d’une mort glorieuse. Si nous prenons l’ensemble du récit, nous comprenons qu’Ulysse est suivi de près par Athéna et même par Zeus. Il le sera probablement parce qu’il est le mortel le plus rusé de tous, celui qui sur terre lui ressemble le mieux et parce que Zeus a certainement voulu que son héros soit un modèle de monarque, rendant la justice comme il l’entend. La fin du poème montre bien que Zeus l’accompagne jusqu’à la fin de l’extermination de tous les prétendants et même au-delà. Une fois encore Zeus ne décide-t-il pas du type d’homme qu’il veut voir à la tête des cités ? Le récit d’Homère ne s’attarde pas sur la suite d’une vie qui n’est pas tout à fait conforme à ce que Tirésias lui a prédit. Si Ulysse repart de chez lui à pied, sa rame sur l’épaule, il le fait après avoir sacrifié aux dieux comme il a appris à le faire, en respectant les fonctions de chacun. Pour expier les meurtres commis dans son palais, il sacrifie à Hadès et Perséphone, leur associe Tirésias et offre enfin le sacrifice tant attendu à Poséidon pour l’aveuglement de son fils Polyphème.

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Nous pourrions dire qu’Ulysse est un homme nouveau, mais le poème d’Homère nous fait comprendre qu’il est apte à tous les travaux, aussi bien ceux des marins que ceux des paysans, qu’il n’est pas un simple monarque centré sur sa fortune. Or, en poursuivant sa route, il va connaître un nouvel amour avec la reine Callidicé qui lui offre de régner avec elle et il aura d’elle un fils qu’Ulysse mettra sur le trône lorsque sa mère mourra. Ce fils s’appelait Polypoetès et après lui avoir transmis le pouvoir il regagna Ithaque où selon la légende il devait retrouver un second fils de Pénélope : Poliporthès. Nous pouvons penser que ce fils fut conçu la nuit même où Ulysse retrouva son lit et la confiance de Pénélope, car Ulysse n’était pas homme à traîner en besogne. Il devait faire de la route, l’avait fait comprendre à sa femme. Lorsque Télégonos était venu dans l’espoir de rencontrer son père, les deux hommes avaient dû combattre, sans avoir le temps de se reconnaître et Ulysse était mort. La légende semble dire que Télégonos s’était lamenté et avait emporté le corps de son père chez Circé, en même temps que Pénélope. Cette fin d’aventure peut surprendre, mais elle est essentiellement symbolique. Pierre Grimal nous dit dans son Dictionnaire : « Télégonos reconnut alors quelle était sa victime, et il pleura amèrement sur son crime. Il rapporta le cadavre d’Ulysse, que voulut accompagner Pénélope, jusque chez Circé. Là, il épousa Pénélope, et Circé les envoya tous deux dans les Îles Fortunées. » (p.440) N’oublions pas que le monde divin est un monde virtuel, que si les dieux peuvent visiter les mortels, il est rare que l’inverse se produise en dehors de la descente en Enfer, qui plus est de la part d’une femme. Pénélope n’est pas n’importe quelle femme. Certes, elle est la fille d’Icarios, le frère de Tyndare, le père d’Hélène, mais il est aussi possible de penser que Zeus qui est le père spirituel d’Hélène l’est aussi de Pénélope. On peut également penser que le mariage entre le fils d’Ulysse et Pénélope n’est qu’une image pour montrer que Pénélope, unie à Ulysse et mère de Télémaque, n’est que la femme d’un mortel alors qu’elle devient la femme d’un héros élu des dieux après sa mort. Son fils Télégonos ne serait ici que

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la dimension immortelle d’Ulysse celle que le héros ne peut plus refuser. Il est clair que ce retour chez Circé est à lire symboliquement et qu’il s’agit d’un retour dans le monde divin, cette fois après la mort. C’est en luttant contre son propre fils qu’Ulysse devient donc immortel, ce qui pourrait signifier qu’il avait mis au monde avec Circé, non pas un enfant, comme le font tous les mortels, mais une nature d’immortel qu’il ne pouvait endosser qu’après sa mort. Ulysse ne combat pas pour devenir un dieu, il le devient parce qu’il a lutté comme un mortel qui se contente de faire bien ce qu’il doit faire à tout instant. Mais, revenons au récit d’Homère ! Homère, comme Hésiode plus tard, reprend à son compte les légendes qu’il connaît et regroupe sous forme de long poèmes ce que permet l’écriture. Cette dernière lui permet d’organiser son propre récit et, tout en conservant des formules plus utiles aux aèdes prisonniers de l’oralité, il peut utiliser les mythes et leur donner un semblant d’ordre. Lorsqu’il fait descendre Ulysse en Enfer, c’est une façon d’utiliser un savoir ancestral en rappelant que tout héros doit effectuer ce voyage loin du Soleil. Cette fois, il n’y a plus à chercher l’entrée du royaume des morts Circé l’indique à Ulysse et Homère le situe, par son intermédiaire à la confluence de tous les fleuves de l’Enfer. Préalablement, ils sont poussés par un vent commandé par Circé et atteignent non pas l’Océan, tel que nous l’imaginons aujourd’hui, au-delà du détroit de Gibraltar, mais au pays des Cimmériens qui habitaient non loin de la Mer Noire. À cette époque, les Cimmériens passaient pour un peuple nordique qui effectuait de temps en temps des incursions en Asie Mineure, ils appartenaient à un peuple venu du Nord, donc de la Nuit que l’on mettait aisément en rapport avec les grottes et les galeries permettant d’accéder au royaume des morts. C’et le glaive en main qu’il interdira aux morts de boire du sans du sacrifice avant que n’arrive Tirésias. Notons alors que le devin a conservé ses capacités de visionnaire parce que Perséphone et Hadès l’ont bien voulu.

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Tirésias ne cache pas à Ulysse que Poséidon lui en veut toujours et fera tout pour lui nuire, mais il ajoute : « Tu rentreras à temps pour punir leurs excès à la pointe du bronze. Mais lorsqu’en ton manoir, tu les aurais tués, par a ruse ou par la force, il faudrait repartir avec ta bonne rame sur l’épaule et marcher, tant et tant qu’à la fin tu rencontres des gens qui ignorent la mer et, ne mêlant jamais le sel aux mets qu’ils mangent, ignorent les vaisseaux aux joues vermillon et les rames polies, ces ailes des navires…7 » Inutile de poursuivre le récit de Tirésias. Ce qui compte Alors est cette information qui permet à Ulysse de savoir ce que tout mortel ignore en principe. Toutefois, il est permis de se demander si Tirésias dit à Ulysse toute la vérité sur la fin de sa vie : « Puis la mer t’enverrait la plus douce des morts ; tu ne succomberais qu’à l’heureuse vieillesse, ayant autour de toi des peuples fortunés… » (p234) Il est toujours possible de jouer avec les mots, mais être tué par son propre fils, fut-il l’enfant de Circé, reste à la fois cruel et énigmatique. Il semble bien, comme pour Jason qu’Ulysse, aimé de Zeus pour ses qualités presque divines soit, malgré lui, immortalisé et rendu divin par son propre fils qui serait alors un intermédiaire entre Circé et lui. N’oublions pas que Circé est fille du Soleil ! Nous ne verrons pas Hadès ou Perséphone dans ce voyage éclair, mais la description d’Homère sert surtout à nous montrer l’envers du décor, ce que les hommes imaginent en pensant à ceux qui sont morts. Nous ne pouvons pas imaginer alors un territoire quelconque et il semble bien qu’Ulysse ne soit pas allé jusqu’au palais des souverains comme l’aurait fait Héraclès. Il reste en bordure du royaume ce qui ne lui interdit pas de voir sa mère ou Achille, et il semble bien qu’Homère veuille ici marquer la différence entre les morts et les vivants. Avec sa mère nous apprenons que les ombres n’ont plus de consistance, mais qu’elles peuvent voir des choses que la 7

HOMÈRE Odyssée. Préface de Paul Claudel, traduction Victor Bérard, Paris, Gallimard, 1955, p.233.

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mort ne leur interdit pas de voir comme la souffrance de son père, la fidélité de sa femme, l’importance que commence à avoir Télémaque auprès du peuple Il re contre Mégaré, la fille de Créon, Léda la femme de Tyndaire, Phèdre la femme de Thésée et même Ariane. Devant l’étonnement de son fils sa mère lui dit : « Non ! La fille de Zeus, Perséphone n’a pas voulu te décevoir ! Mais, pour tous, quand la mort nous prend, voici la loi : les nerfs ne tiennent plus ni la chair ni les os ; tout cède à l’énergie de la brûlante flamme ; dès que l’âme a quitté les ossements blanchis, l’ombre prend sa volée et s’enfuit comme un songe. » (p236) En fait, Homère profite de la descente aux Enfers d’Ulysse pour nous parler de ce qu’il sait de ce royaume qui est loin d’attirer les mortels. Ulysse ne rencontreras pas Perséphone, d’ailleurs il n’a rien à lui demander. Il n’est pas venu pour lui rendre visite ou l’implorer, il est venu voir Tirésias. Ce qu’il veut connaître, c’est le reste de sa vie, son destin si l’on veut. Il ne s’intéresse pas à la mort en tant que telle, mais à la vie. Ulysse ne se soucie pas de ce qui peut advenir après la mort, c’est le présent qui le préoccupe et son retour à Irhaque. Comme tout mortel, il se fait une idée de l’Enfer, mais c’est pour plus tard, et l’on sent bien, même en enfer, qu’il est un homme tourné vers les problèmes qu’il rencontre au jour le jour et non vers des problèmes hypothétiques sur lesquels il n’a aucune prise. Comme tout héros mythique, Ulysse est descendu en Enfer, autrement dit a amorcé ce voyage au cœur de lui-même, mais il n’en a gardé que des souvenirs qu’il peut faire partager aux Phéaciens.

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MORT ET RÉINCARNATION

Avant de poursuivre par un essai plus personnel, il n’est pas inutile de préciser la symbolique de la mort pour les Grecs qui ont pu entendre les récits mythiques avant qu’Homère ou Hésiode ne les rassemblent en bénéficiant de l’écriture. Thanatos est un génie ailé masculin qui personnifie la mort. Selon Hésiode, il aurait Hypnos, le Sommeil, pour frère et seraient tous les deux les enfants de la Nuit. La Nuit est fille du Chaos et mère de la Terre ce qui la place en amont de toutes les manifestations. Elle est donc à l’origine de tout ce qui manifeste la vie et nous devons considérer qu’Héméra, autrement dit le Jour, en est issue. En fait, Héméra est la fille d’Érèbe, les Ténèbres Infernales, fils du Chaos et de Nyx, la Nuit. Cela peut sembler complexe, mais indique surtout que la lumière a la Nuit pour origine et que la vie provient du Chaos en traversant la Nuit. Comme l’indique le Dictionnaire des symboles : « La nuit symbolise le temps des gestations, des germinations, des conspirations, qui vont éclater au grand jour en manifestation de vie. Elle est riche de toutes les virtualités de l’existence. » (p.682) Or, la mort représente symboliquement « l’aspect périssable et destructible de l’existence. Elle indique ce qui disparaît dans l’inéluctable évolution des choses » (p.650). Devant la mort réelle plus que symbolique, l’homme est plus souvent conduit à regretter la vie qui s’achève, à oublier que la nuit qui l’accompagne est aussi un temps de renouveau. La mort fait oublier la vie, elle détruit ce que l’homme voulait rendre immortel.

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Les dieux semblent avoir sur les mortels un droit de vie et de mort et, il suffit de rappeler tous ceux qui peuvent gérer la mort pour saisir l’importance du terme : Zeus, Athéna, Apollon, Artémis, Arès, Hadès, Hécate, Perséphone. Lorsque l’on tient compte des fonctions de chaque dieu, on doit pourtant souligner l’ambivalence du terme puisque la mort peut être une simple fin de vie ou une métamorphose traduisant une immortalité accordée par ces mêmes divinités. Elle peut donc détruire, mais aussi métamorphoser ! Il est plus rare que les mortels acceptent l’idée qu’elle permet de pénétrer dans des mondes inconnus, comme les Enfers, qu’elle est alors révélation et introduction ce qui lui fait jouer un rôle important dans les rites de passage, dans les initiations. Le myste traverse souvent la mort pour découvrir une vérité qui était plongée dans la Nuit, qu’il ne voyait pas, qu’il n’imaginait pas. Pour aller plus loin, il faut associer la mort et la notion de résurrection, la notion de retour. On sait qu’Asclépios fut foudroyé par Zeus parce qu’il rendait la vie aux morts. Il possédait alors une science interdite ! Or il possédait cette science grâce à Chiron, ce Centaure qui devait instruire de nombreux héros avant de donner son immortalité à Prométhée. Nous pourrions dire ici que Zeus ne pouvait pas supporter que d’autres que lui puissent décider de la vie et de la mort, que la Terre puisse posséder cet art comme celui de prédire l’avenir. La notion de résurrection qui s’enracine dans la simple observation de la nature : alternance du jour et de la nuit alternance de l’hiver et de l’été, alternance de l’inspiration et de l’expiration, est à mettre en rapport avec celle de retour. Le Dictionnaire des symboles dit à ce propos : « Seule une conception linéaire d’un temps limité pour chaque être, après quoi l’être s’anéantit totalement, se représente la mort comme un voyage sans retour, celui dont on ne revient jamais, et qui n’aboutit à rien. C’est placer le centre de la vie, du cosmos et de la création uniquement sur cette terre et uniquement en l’être particulier qui s’efface. Il n’en va pas de même dans les conceptions qui admettent une transcendance

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et pour lesquelles la mort n’est qu’une des portes par où passe de cycle de la vie. » (p.809) Or, toute la mythologie illustre avec des variantes infinies ce qui pourrait être considéré comme un retour et montre comment les dieux le gèrent ou du moins comment ils contrôlent ce retour qui ne peut exister que chez les mortels, bien entendu ! Les hommes ont inventé les dieux et leur ont donné une supériorité qui les place au sommet d’une verticale, autrement dit au bout d’un chemin sans retour. L’homme est condamné à monter le long de cette verticale et lorsqu’il meurt, il se trouve entre Terre et Ciel. Rares sont ceux qui atteignent le Ciel ! Rechercher l’immortalité c’est mettre fin à tout ce qui est encore monstrueux dans l’homme et Héraclès nous montre les différents combats nécessaires à cette transformation. Il est clair que la mythologie, conçue pour guider les hommes vers une domination de la matière par l’esprit, ne pouvait enseigner le retour aux origines de la vie c’est-à-dire au Chaos. Le voyage d’Ulysse pour revenir à Ithaque est une autre représentation de ce retour. Nous voyons que les Olympiens contrôlent sérieusement ce voyage et lui donnent un sens particulier. Il est vrai qu’en se transformant en serpent Zeus s’est attribué en quelque sorte une nature de centre du monde, d’origine du monde. Si le monarque divin accepte l’idée d’un retour, il ne peut s’agir que d’un retour vers toute puissance ! En rappelant les différents voyages aux Enfers, nous n’avons fait que donner quelques-unes de ces images symboliques qui sont contraires au retour. La mythologie montre des héros en pleine action, en quête d’immortalité, mais elle laisse l’auditeur ou le lecteur s’enfermer dans ce qui est poétique ou épique, ce qui le prive d’une prise en compte symbolique du retour aux origines de la vie. À sa façon, le mythe du Minotaure et du labyrinthe en est une approche que nous pourrions considérer comme manquée ! Le Minotaure dévore la fine fleur de la jeunesse athénienne depuis longtemps lorsque Thésée décide d’affronter le monstre. Or, il tue le Minotaure et ressort du labyrinthe,

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grâce à Ariane. Cette victoire aurait pu le conduire vers l’immortalité promise par Zeus, mais cette immortalité risque d’être un piège, une ruse de Zeus qui veut que l’homme se comporte comme un dieu, sans toutefois en avoir toutes les qualités. Thésée, en évitant la mort, évite, malgré lui, d’aller au bout du chemin que propose la mort, autrement dit de redevenir matière et même non-matière c’est-à-dire rien ou mieux encore l’équivalent de la Nuit. Il ne reviendra pas à l’origine des manifestations, disons jusqu’au Chaos. Thésée, comme Œdipe, revient à la Terre au moment de sa mort. Il n’est même pas enseveli, il disparaît dans la montagne ce qui signifie qu’il est absorbé par Gaia qui avale ses enfants avant de leur donner une autre forme. Il ne revient pas à l’indistinction primordiale, il s’arrête en chemin en redevenant matière. Après une telle analyse, il devient évident qu’Héraclès n’est pas un héros qui revient à la source de la vie, mais un mortel qui se vassalise entièrement et reconnaît la royauté de Zeus, autrement dit celle de l’esprit sur la matière. Lorsqu’Hésiode nous présente les races d’hommes, en particulier la quatrième qui devait mourir devant Thèbes ou devant Troie, il semble moins enthousiaste vis-à-vis de l’immortalité. Il voit la vie telle que la cinquième race, la sienne, l’observe et la subit. Il défend encore la relation entre les hommes et les dieux, mais il n’apparaît plus comme un simple vassal de Zeus. Alors qu’Homère chante les exploits des guerriers dans l’Iliade, avant de montrer les limites du combat dans l’Odyssée, à en juger par les propos d’Achille, Hésiode en écrivant Les travaux et les jours est plus terre-à-terre et voudrait que les hommes se comportent humainement plus que divinement. Aucun des deux ne traite d’un quelconque retour au sens symbolique. Celui d’Ulysse vers Ithaque n’est qu’un retour au sens politique du terme, une reprise du pouvoir qui lui permet de faire justice. Mais, il est bon de revenir vers Déméter et les mystères d’Éleusis qui lui sont attribués pour dépasser cette impression

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de manque. Le mythe de Déméter aborde-t-il la notion de retour ? Lorsque Déméter décide de ne plus assumer ses fonctions, lorsqu’elle part à la recherche de sa fille, elle ne fait pas que la chercher nuit et jour. Pierre Grimal nous écrit dans son Dictionnaire de mythologie : « Elle prit l’aspect d’une vieille femme et vint à Eleusis. D’abord elle s’assit sur une pierre qui porta, depuis, le nom de « pierre sans joie », puis elle se rendit auprès du roi Céléos, qui régnait alors sur le pays. Là se tenaient les vieilles qui l’invitèrent à prendre place parmi elles, et l’une, Iambé la fit sourire par ses plaisanteries. La déesse se mit ensuite au service de Métanira, la femme de Céléos, et fut engagée comme nourrice. L’enfant qui lui fut confié était le petit Démophon, ou, dans certaines versions, le petit Triptolème. La déesse tenta de le rendre immortel, mais elle n’y réussit pas à cause de l’intervention inopportune de Métanira, et, se faisant reconnaître, elle donna à Triptolème la mission de répandre à travers le monde la culture du blé. » (p.120) Il semble que d’autres légendes font remplir les mêmes fonctions dans d’autres villes, mais c’est sans importance. Si la Néréide Thétis n’avait pas la même fonction, elle était la mère d’Achille, par contre elle avait, elle aussi, tenté d’immortaliser l’enfant en le trempant dans le feu. Dans les deux cas, les déesses n’avaient pas pu aller au bout de leurs tentatives. Alors qu’Achille devait trouver la gloire sur le champ de bataille, Triptolème devait quant à lui répandre la culture du blé. Cette mission, aux dires des légendes, reste bien dans le contexte mythique par sa nature propre. Déméter aurait alors donné à Triptolème un char tiré par des dragons ailés afin qu’il puisse parcourir le monde en semant des grains de blé. Un détail du mythe de ce héros éleusinien nous apprend qu’il était devenu juge des morts aux Enfers, à côté de Minos, Rhadamante et Éaque. En ce qui concerne Céléos, il serait le premier roi du pays, le fils d’Éleusis, né du sol nous dit la légende. Une légère variante nous dit que Déméter était arrivée au moment où les filles de Céléos se trouvaient à la fontaine pour y puiser de l’eau et que ce seraient elles qui auraient conduit Déméter à leur père.

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Avant de regagner l’Olympe, Déméter aurait enseigné son culte à Céléos et l’aurait aidé à construire son temple. Il semble que de nombreuses villes honoraient la déesse qui aimait bien les hommes et préférait, dit-on, vivre près d’eux et de leur travail plutôt que près des dieux dans l’Olympe. Une fois encore, nous sommes confrontés à l’influence du temps. Le culte de Déméter pourrait bien être associé à des cultes plus anciens et pourrait correspondre à la fertilité et à la fécondation de la terre. Si Déméter est une Olympienne, elle est aussi la fille de Cronos ce qui permet une transition entre les forces chtoniennes et les dieux de première génération d’une part, les forces nouvelles qui tentent de s’émanciper de la matière et les dieux de seconde génération d’autre part. Il est même possible de penser que Perséphone manifeste encore mieux que sa mère le passage de la Terre au Ciel, de la fertilité de la Terre à sa domination par l’esprit. Nous entrevoyons clairement le symbole qui se trouve dans le compromis de Zeus. Si les mystères d’Éleusis sont à la gloire de Déméter et de sa fille, Perséphone, ils sont bien également en rapport avec la décision de Zeus qui met en lumière le passage d’un ordre ancien à un ordre nouveau. Comme Apollon avait été envoyé à Delphes pour modifier la nature des oracles, Perséphone est associée au culte de Déméter pour montrer, cette fois, la liaison qui existe entre les deux mondes divins, celui de Gaia et celui de Zeus. Pierre Grimal, parlant des deux déesses dit qu’elles sont étroitement associées, aussi bien dans le culte que dans le mythe et qu’elles forment un couple appelé « Les déesses ». Il ajoute que les mystères d’Éleusis consistaient à révéler la signification de leurs aventures. Ces mystères étaient composés de deux parties : les Petits mystères et les Grands mystères. Les premiers avaient lieu au printemps, les seconds à la fin de l’été, en septembre avant l’automne. Ceux-là duraient neuf jours. À la fin des cérémonies le myste était initié, c’est-à-dire recevait l’explication que l’histoire de l’enlèvement de Perséphone et de la recherche de Déméter ne précisait pas. Sans aller plus loin, nous voyons qu’ils correspondaient au séjour de Perséphone en Enfer, du moins à son retour près de sa mère en sortant des Enfers et à son retour en fin d’été vers son mari Hadès.

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Lorsque les mystes revenaient d’Athènes en procession vers Éleusis en appelant Iacchos tout au long du chemin ou plutôt en poussant le cri : « Iacche », on peut se demander quelle pouvait être l’association entre ce dieu conduisant la procession et la signification du mystère. En effet, la légende la plus fréquente nous dit qu’Iacchos était le fils de Perséphone ou la réincarnation de Zagreus. Pierre Grimal ne semble pas très assuré dans sa présentation et laisse entendre que : « Très généralement, Iacchos, dont le nom rappelle l’un de ceux que porte Dionysos, peut être considéré comme l’intermédiaire entre les déesses éleusiniennes et Dionysos. » (p.221) Retenons que les trois personnages sont étroitement liés et que l’explication qui peut être donnée pour les déesses vaut pour Dionysos. Il s’agit essentiellement du processus de mort et de renaissance, ou plus exactement de réincarnation. En associant étroitement la culture du blé, avec ses différentes étapes, allant des semailles à la récolte du grain, et la vie des humains, il était possible de faire comprendre aux mystes qu’ils pouvaient eux aussi, comme le blé, connaître une nouvelle vie après la mort. Nous comprenons aisément l’association du mythe des « Déesses » avec celui de Dionysos, mais il est permis d’être surpris et de s’interroger sur la volonté de Zeus qui, par d’autres côtés, ne semble pas favorable à ce retour à la vie. En fait, nous trouvons ici une distinction qu’il ne faut pas sous-estimer. Asclépios redonnait la vie. Il ressuscitait les morts. C’est probablement cela que Zeus ne voulait pas, ou du moins qu’il était difficile d’admettre à partir du moment où la vie devait être un combat permanent pour atteindre l’état d’immortalité. Il ne devait pas être possible d’avoir une seconde chance. La réincarnation est une autre façon de revenir à la vie. Ce n’est pas le même individu qui recommence à vivre. Il se réincarne et nous pouvons admettre qu’il commence une nouvelle vie, au mieux qu’il continue son initiation. C’est ce que j’ai cru percevoir dans la vie d’Héraclès. Le Dictionnaire critique de l’ésotérisme nous permet d’aller plus loin dans l’interprétation de ces mystères. Pour ce qui est de leur existence il nous apprend qu’ils étaient « le centre d’un culte agraire rendu à Déméter dès l’époque créto-

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mycénienne (XVe s. av. J. C.), puis de cérémonies mystériques dont nous ignorons le moment où elles furent pour la première fois célébrées, le territoire fut annexé à Athènes vers la fin du VIIe s. avant notre ère. » (p.457) Les Mystères d’Eleusis étaient supérieurs à tous les autres mystères, mais il semble bien qu’ils aient été en relation directe avec l’évolution des hommes et les débuts de l’agriculture. Ce n’est que plus tard qu’ils engloberont la félicité au-delà de la vie. Il semble également que ces mystères, avant de rayonner sur tout le Grèce, ne concernaient que quelques familles princières. « C’est sur le fond agraire/funéraire propre à Déméter que se développeront pour s’en distinguer, les mystères, ces cérémonies d’initiation instituées, selon le mythe, par l’Olympienne elle-même quant elle révéla les rites aux " rois justiciers " d’Eleusis.. En unissant à Déméter la figure de sa fille Koré-Perséphone (retenue du grain/souveraine des absents), le mythe éleusinien installe " les déesses "au rang éminent de maîtresses de l vie et de la mort. » (p.458) Le mythe dit bien en effet que Déméter aurait enseigné son culte au roi qui l’aurait reçue à Éleusis alors qu’elle cherchait sa fille. L’hymne à Déméter est certainement plus tardif que ne le sont les poèmes d’Homère, mais il montre comment se sont associés les deux cultes : celui de Déméter et celui de Perséphone. Les mythes n’avaient pas de rapport avec le bon fonctionnement de la cité et se rapportaient à la croyance toute personnelle d’une mort moins dramatique, d’une félicité de l’âme dans l’au-delà. Très différents des mystères d’Orphée, ils n’étaient pas un enseignement proprement dit, mais une sorte de prise de conscience au cours d’une situation émotionnelle, en particulier les Grands Mystères. Comme le rappelle ce Dictionnaire : « Né des amours mystiques de Déméter et de Iasion dans le sillons trois fois labouré d’un champ crétois, Ploutos signifie la richesse de la terre. Par la suite, le discours autorisé sur les mystères n’évoquera plus un bénéfice matériel, mais exclusivement la caution de béatitude après la mort. » (p.459) Ploutos avait été associé de plus en plus largement à Hadès et ce qui était le plus important restait cette prise de

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conscience, cette initiation qui permettait au mortel, comme ce fut le cas d’Héraclès, de connaître les jouissances de la vie audelà de la mort. Déméter et sa fille Perséphone enseignent l’espoir que Pandore n’a pas donné aux hommes. « Déméter fonde la vie civilisée, déroulée à a lumière du jour et au rythme des travaux des travaux des champs. L’autre don, cette fois octroyé à la lueur des torches, recèle la promesse d’espérances meilleures pour l’au-delà : une mort symbolique (rapt) inaugure le mythe qui se poursuit sur le constat d’une immortalisation ratée (Démophon8) et s’achève sur une félicité retrouvée (l’union des déesses/le contact avec la divinité). » (p.459) Les torches pouvaient servir à voir la nuit, mais elle les brandissait aussi le jour ce qui montre leur dimension symbolique. Déméter, en parcourant le monde, offrait aux mortels le feu divin plus que la lumière. Ce feu purificateur est à mettre en relation avec le voyage en Enfer, il est celui qui permet de traverser la mort sans devenir un ombre ! En revenant sur le cas d’Orphée, nous pouvons imaginer que le musicien prévoyait qu’il allait reprendre sa vie antérieure avec la même femme. En se retournant, pour voir si elle était toujours derrière lui, il devait espérer la reconnaître. Pierre Grimal nous encourage à le penser lorsqu’il écrit : « Déjà, il était presque revenu à la lumière du jour quand un doute terrible lui vint à l’esprit : Perséphone ne s’estelle pas joué de lui ? Eurydice est-elle réellement derrière lui ? Aussitôt, il se retourne. Mais Eurydice s’évanouit et meurt une seconde fois. » (p.332) Comprenons que Perséphone ne s’est pas jouée d’Orphée, mais qu’Orphée aurait dû vivre l’initiation aux mystères d’Éleusis avant de descendre aux Enfers. Peut-être, d’ailleurs, n’aurait-il pas fait le voyage ? Orphée était amoureux d’Eurydice, pas d’une autre femme ! Je profite de cet exemple pour rappeler la différence fondamentale qui peut exister entre 8

Rappelons que Démophon était l’enfant royal que gardait Déméter et qu’elle tentait de rendre immortel en le mettant dans le feu.

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un amour porté sur un objet et un amour que je qualifierai de sans objet. Le premier est mortel, le second est divin ! Le mythe de Perséphone nous parle de réincarnation. Si les grains de blé récoltés peuvent être semés pour une nouvelle récolte, leur séjour sous terre, leur germination, et leur croissance à la lumière du jour ne donneront pas le même blé ni la même farine. La comparaison s’arrête au niveau de l’espèce et, comme on le dit souvent, les chats ne font pas des chiens. Il reste qu’Eurydice n’est pas Hélène ou Pénélope ! L’amour d’Orphée est unique dans son attribution. C’est en cela qu’il n’est pas divin et provoque son retournement. Comment ne pas sentir que le mythe des Déesses est plus qu’une légende, qu’il offre aux mortels une vision nouvelle du monde et surtout de l’existence ? Si l’homme peut se comparer au blé, s’il peut penser qu’il reviendra à la lumière du jour après avoir vécu un certain temps comme une ombre, comment ne serait-il pas amené à considérer la mort autrement ? Comment ne pas imaginer que l’enlèvement de Cerbère par Héraclès pourrait coïncider avec une sortie possible de l’Enfer ? Perséphone enseigne cette possibilité et les mystères ne font qu’instruire les mystes en ce sens. En allant plus loin, le mythe ne nous enseigne-t-il pas que mort et vie forment un tout articulé, que l’un dépend de l’autre : la vie de la mort ou la mort de la vie ? Le royaume des morts ne semble plus être une prison et nous admettons mieux qu’il puisse être aussi un jardin dans lequel Perséphone peut se promener. Une mention particulière peut être donnée à la descente aux Enfers de Dionysos, au moment où il va chercher sa mère pour la faire monter sur l’Olympe. Cette descente se situe au moment où Dionysos a atteint toute sa puissance divine et répandu son culte. Nous pouvons donc considérer que le dieu manifeste désormais la fonction pour laquelle il a été conçu par Zeus. Il a sa place parmi les autres dieux, même s’il ne semble pas les fréquenter souvent, préférant la proximité des hommes, comme Déméter.

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La légende dit qu’il voulait redonner vie à sa mère et la faire sortir des Enfers pour la conduire jusqu’à l’Olympe. La légende dit aussi qu’il ne connaissait pas le chemin et qu’il lui fallut demander sa route à un paysan du nom de Polymnos ou Prosymnos. Une fois encore le mythe parle de façon symbolique. Avant même de considérer la façon dont Dionysos récompensera le paysan pour son service, notons que Dionysos ne connaît pas le chemin qui conduit aux Enfers, ce qui semble montrer qu’il est un être différent de Zagreus. Il ne doit pas connaître non plus Perséphone qu’il n’a jamais rencontrée et avec qui il ne peut imaginer la moindre relation. Par contre, c’est bien un paysan qui lui indique le chemin, un de ces hommes qui ont l’habitude de féconder la terre après l’avoir labourée. Prosymnos ne connaît pas le chemin en tant qu’individu, mais en tant que laboureur. Or ce laboureur lui aurait dit de passer par le Lac de Lerne, un lac sans fond, donc en communication avec l’Enfer. N’oublions pas qu’un lac est symboliquement considéré comme un œil de la terre permettant aux habitants du monde souterrain de regarder les habitants du monde terrestre, autrement dit aux ombres de regarder les mortels en plein travaux. Le lac est donc un passage. Il semble permis de penser que le paysan est un individu qui laboure symboliquement la terre en profondeur, jusqu’en Enfer et connaît, de ce fait, le passage permettant de passer d’un monde à l’autre. Il est en rapport avec les forces de la nature et, sans être descendu lui-même en Enfer, sait que la terre et l’Enfer communiquent. Pourquoi demande-t-il à Dionysos une récompense ? La légende nous précise de quoi il s’agit lorsque Dionysos s’acquitte de sa dette. Pierre Grimal semble pudique lorsqu’il dit une certaine récompense, mais nous comprenons un peu mieux lorsqu’il précise que le dieu taille alors une branche de figuier de forme appropriée et le plante dans la tombe. Le figuier symbolise la connaissance religieuse et revêt un sens initiatique. Peut-être, pourrait-on percevoir un rapprochement avec l’arbre de la Bodhi puisque Dionysos est allé en Inde ? Le figuier est ici en relation avec l’immortalité et nous ne devons pas oublier que des cultes primitifs et agraires

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donnaient à la figue une grande importance en rapport avec la fécondité. Les sycophantes, dit le Dictionnaire des symboles étaient chargés de « révéler la figue » (p.440), autrement dit la vérité que cachait le fruit avec toutes ses graines, comme la grenade d’ailleurs. Il est bien évident que Dionysos n’a pas taillé la branche de figuier en forme de croix, mais en forme de phallos et que l’initiation que le jeune dieu avait promis de donner au paysan, il la lui transmet physiquement, post mortem, en faisant l’amour avec son ombre et avec la terre puisqu’il est enterré. Nous retrouvons la relation terre-ciel, le ciel fécondant une nouvelle fois la terre et en même temps les Enfers par l’intermédiaire d’une ombre. En mettant en scène un simple paysan et non un héros, pour ne pas dire un monarque, le mythe montre que l’initiation est à la portée de tout le monde, du plus simple en esprit au plus instruit en spiritualité. Prosymnos ne demande qu’à être instruit en échange de ce qu’il sait. Ce qu’il connaît c’est le chemin des Enfers, des entrailles de la Terre, ce qu’il veut en échange c’est le chemin du Ciel. Le mythe ne dit pas comment Dionysos est sorti de l’Enfer en conduisant sa mère, mais on sait qu’il dut offrir à Hadès un objet qu’il aimait particulièrement et cet objet fut le myrte, une plante qu’il affectionnait beaucoup. Le plus important reste que Dionysos est descendu en Enfer, en est ressorti avec sa mère et passe pour un dieu à part entière. Sa première action fécondante est symbolique, mais il s’agit bien de la terre et d’un simple mortel qui n’a même pas connu de transe orgiastique. Dionysos peut imposer son culte et il ne lui reste plus qu’à se trouver une épouse digne de sa puissance. Ce sera Ariane et pour qu’elle devienne sa parèdre, il demandera à Artémis de lui envoyer sa flèche d’immortalité. Ariane, fille de Minos, était probablement vierge comme Artémis, mais pour pouvoir monter sur l’Olympe elle devait perdre ce qu’elle avait de mortel en elle, d’où la demande de Dionysos à Artémis qui, loin d’être une condamnation à mort était au contraire une demande de déification. C’est Dionysos qui choisit sa femme et en fait une déesse digne de son culte.

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Dionysos propose-t-il le chemin du retour ? Il propose peut-être une plus grande harmonie entre la matière et l’esprit, entre les dieux de première génération et les Olympiens, mais il ne parle pas de retour aux origines de la vie. La mythologie limite donc la notion de retour à l’idée d’abandonner la Terre pour rejoindre le Ciel qui serait à l’origine de la vie. La première race d’Hésiode, conçue par Cronos vivait comme les dieux ! Les légendes de Déméter et de Perséphone ne pouvaient pas contredire cette image du progrès qui était encore celle des hommes huit siècles avant notre ère. En donnant plus d’importance à la mort, en l’associant à la vie comme sous la forme d’un cycle qui se renouvelle chaque année, qui met en lumière le besoin de mourir pour renaître et s’élancer vers le Ciel, comme Pégase, le mythe enseigne non pas la renaissance après la mort, mais la nécessité de mourir à une forme de vie pour en connaître une autre, une vie pleine de lumière et plus proche de celle des dieux. L’utilisation du mot retour n’est donc pas correcte si ce n’est que l’homme pour mieux vivre doit revenir vers la Terre, doit mourir pour mieux assurer sa germination divine. Parler de fécondité ou de fertilité consiste surtout à parler de ce qui se passe non plus sur le plan de la matière, mais sur celui de l’esprit. Les mythes ne nous parlent donc pas de la mort matérielle dans sa réalité observable, mais des différentes étapes de la mort que réclame l’esprit pour rejoindre l’Olympe. C’est ce nous voyons en étudiant le mythe d’Héraclès, mais aussi tous les mythes dans lesquels un héros tente de monter jusqu’au séjour des Dieux. En quelque sorte, la mythologie contourne l’obstacle de la mort, l’associe à celui de la transcendance. Il suffit de relire Hésiode pour voir qu’il ne s’agit pas d’un retour vers la Nuit ou le Chaos, les véritables origines de la vie. En structurant l’action de Déméter et celle de Perséphone à partir d’une idéologie nouvelle qui place l’esprit et la justice au-dessus de tout, la mythologie amorce une distanciation vis-à-vis du religieux et en faveur du rationnel. Elle utilise ce qui se voit pour expliquer ce qui reste invisible et devient seulement intelligible.

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UNE AUTRE IDÉE DE LA MORT

Si nous baignons encore aujourd’hui dans la culture antique, du moins certaines de ses valeurs et de ces symboles, il faut bien revenir à ce que nous vivons quotidiennement, peutêtre même à ce que nous pourrions vivre un jour prochain. Je ne tiens pas à faire ici une approche historique ou sociologique de la mort, cela fut rédigé de magistrale façon par des penseurs que je respecte et je voudrais dire, à la suite de cette courte présentation de quelques mythes antiques s’y rapportant, aussi simplement que possible, ce que je retiens de mes propres acquis et ce que je pense de la mort. Il ne me viendrait pas à l’esprit de vouloir la définir ou l’expliquer. Je veux juste essayer d’échapper à quelques idées reçues qui n’ont pas réussi à dissiper nos principales angoisses existentielles. Je voudrais, à la suite de mes réflexions sur l’enseignement caché de la mythologie, montrer qu’il existe des chemins qui n’ont pas été explorés et qui pourraient nous en donner une image moins triste. Celui que j’ai pris fait de la matière l’origine de la vie, mais aussi de la mort. Il pourrait nous permettre de rencontrer une mort moins destructrice, moins frustrante, moins effrayante aussi. Il arrive un moment où les mots manquent de force pour décrire ce que nous vivons, de force, mais surtout de précision. J’ai écrit deux livres pour m’expliquer davantage : Au-delà des mots et Au-delà de la pensée. Je ne reviendrai donc pas sur ces sujets qui restent pour moi une base de travail. Je voudrais juste dire que le mot lui-même : la mort, est un mot vide ou bien un mot qui n’a aucun sens par lui-même puisque nous devons lui ajouter d’innombrables précisions à l’aide d’autres mots. Un chat est un chat, la mort n’est pas la mort !

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C’est bien là que nous découvrons les limites de notre intelligence, de nos savoirs, de nos croyances, de notre capacité à tout expliquer, à tout distinguer, à tout maîtriser. Devant la mort, l’homme a placé un mot qui ne signifie rien et c’est pourquoi il est permis d’en parler souvent sans être obligé d’associer l’acte et la pensée. La mort est d’abord un fait troublant qui a conduit l’homme à s’interroger de génération en génération, probablement depuis qu’il existe. Elle est un fait sur lequel nous n’avons pas beaucoup d’informations, tous ceux qui meurent les emportent avec eux en principe. Je sais qu’un petit nombre d’individus a réussi à vivre l’instant de la mort avec assez de précisions pour lui donner une autre dimension, à l’expérimenter pourrions-nous dire, mais comparativement c’est peu par rapport au reste du monde. Puis-je ajouter que j’ai donné raison, pendant longtemps, à la majorité, au nombre, aux idées les plus courantes et rarement analysées par ceux qui s’en servent. Je préfère fouiller dans les témoignages difficilement transmissibles en leur apportant, si c’est possible, des compléments d’informations à partir d’expériences personnelles. Juste une précision. La mort peut être considérée comme une expérience personnelle, mais rares sont ceux qui ont enregistré leurs observations pour les communiquer. En dehors de la mort, d’autres expériences peuvent lui être associées et peuvent nous aider à mieux connaître la mort. Il me semble que l’extase ou le satori des moines zen en font partie. Le plus important, pour moi aujourd’hui, reste certainement les expériences qui m’ont fait basculer dans une autre vision des réalités quotidiennes et m’ont amené à douter des idées reçues, des dogmes de toutes natures, des vérités démontrées, disons d’une certaine culture qui semble indispensable alors qu’elle est essentiellement déformante ou trompeuse. La mort n’échappe pas à la règle et l’idée que je m’en fais reste tributaire d’un manque de réflexion autonome ou, si l’on préfère, d’un surplus d’idées reçues que j’ai souvent du mal

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à héberger dans ma tête. Pendant plus de dix ans je me suis efforcé d’être une sorte de bibliothèque à moi seul afin de pouvoir rédiger une thèse, je me suis efforcé de dépasser mes lectures en les croisant avec d’autres lectures, jamais avec ce que je ressentais profondément. J’ai surpris de grands professeurs en avouant que je préférais commencer par adopter un discours avant de le passer au crible de l’analyse, un discours ou des actes car je travaillais alors sur la force. Je voyais bien que l’on m’attendait sur les idées alors que j’avais envie de musarder au milieu des pratiques. Parler d’un objet est une chose, vivre cet objet en est une autre. Je crois que les savants ont pris l’habitude de ne vivre qu’au dedans de leur tête, du moins de leur cerveau pensant et ils ne veulent plus, ou ne peuvent plus tenir compte de leur corps, l’interroger sur ce qu’il pense lui-même. Il est vrai que pour cela il faudrait qu’ils lui demandent de le faire et c’est justement ce qu’ils font rarement ! Une anecdote s’impose ici. Je me trouvais dans la salle des catalogues de la Bibliothèque Nationale lorsque je surpris une conversation entre « savants » : « Alors ! Vous êtes revenu de l’Enfer ? » Je ne pouvais que tendre l’oreille. Il s’agissait de chercheurs qui retrouvaient un ami qui semblait revenir de très loin : l’Enfer, autrement dit le bout du monde ! Il s’agissait bien d’un autre monde, celui du Japon, de Tsukuba où se tenait un colloque international sur l’énergie. C’est en lisant les actes du colloque un peu plus tard que j’ai compris que l’Enfer c’était les autres, du moins une façon de penser différente et si repliée sur elle-même que tout échange devient impossible. Si nos penseurs voulaient définir l’énergie, les adeptes du zen s’en servaient ! Je crois que nous vivons la même opposition devant la mort ! Je vais essayer de formuler mes idées qui sont, à proprement parler, un début de synthèse entre des connaissances acquises et des expériences inattendues, mais suffisamment fortes pour qu’elles ne soient jamais oubliées. Je donne peut-être l’impression d’insister lourdement, mais lorsque vous sortez de votre corps et le regardez bêtement d’en haut, en plein jour, en écoutant le second concerto de Chopin,

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cela ne fait pas que surprendre. J’aurais bien d’autres expériences à rapporter, mais là n’est pas l’objet de cet essai. Nous avons tendance à considérer la pensée comme ce qu’il y a d’essentiel chez l’homme et à négliger, de plus en plus, ce corps que nous appelions autrefois une guenille. J’attire tout de suite l’attention sur le fait qu’avec cette politique d’autruche nous négligeons le moteur dont nous avons encore besoin, peutêtre pas pour vaquer à nos occupations les plus ordinaires, mais pour vivre harmonieusement. L’homme pense, mais il ne pense pas assez que sa pensée le rend malade et le conduit vers une décrépitude accélérée. Il suffit d’enlever le costume d’un homme pour voir que le corps est maltraité et tous les paraîtres du monde ne cacheront pas l’anémie ou l’obésité qui se multiplient dangereusement. Il me semble inutile de dire que la santé coûte cher, elle rapporte aussi à tous les vendeurs d’espoir, disons les fabricants de médicaments. Le langage populaire disait autrefois que l’on creuse sa tombe avec ses dents, je voudrais ajouter que nous la creusons avec notre soif maladive de communication. Pour être sincère et clair, je peux dire qu’en tant que nageur de compétition, professeur d’éducation physique, entraîneur national d’athlétisme, maçon, charpentier, couvreur, carreleur, jardinier et tant d’autres activités apprises les outils dans les mains, j’ai instruit mon corps autant que mon esprit et ne peux supporter des discours qui ne dépassent pas le cadre des idées, quand ils dépassent celui des mots ! À force de considérer l’individu comme un moteur, Étienne Jules Marey parlait au XIXe siècle de machine animale, nous le comparons à un moteur et l’amenons chez le garagiste lorsqu’il tombe en panne. J’ajoute que la règle consiste à traiter un symptôme et non un individu. Le malade n’existe plus en tant que tel, il est un cas que l’on compare à des milliers d’autres et je me demande pourquoi on parle encore d’Hippocrate alors que sa façon de soigner était tout à fait différente et surtout respectueuse de l’individu et de son

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environnement. J’ai eu le bonheur de le lire et regrette que les traductions de Daremberg ne soient pas accessibles au commun des mortels. Je crois que le dernier à vouloir soigner de cette façon était le docteur Paul Carton, médecin naturiste du début du XXe siècle. Je ne tiens pas à faire le procès de la médecine, mais je pourrais en parler à travers ma propre expérience de « cardiaque » ! Les médecins ne sont pas plus à critiquer que l’ensemble des savants qui se croient détenteurs de certaines vérités démontrées, vérités qui ne le sont que dans un cadre strict, celui que l’homme a construit petit à petit à l’aide d’outils de plus en plus performants, onéreux et souvent réservés à une minorité. Inutile de parler d’une médecine à deux vitesses, l’ensemble des activités humaines en arrive là progressivement sous l’influence de l’argent et du pouvoir. Si j’ai parlé de la médecine spontanément, c’est parce que les médecins ont pour tâche essentielle de nous maintenir en bonne santé ! Ce sont eux qui ont le monopole de décréter la mort ! Peut-on parler de santé lorsque l’on est gavé de médicaments ? Or, pour le commun des mortels, tant que la santé est là, la mort reste un mot qu’on préfère ne pas prononcer. On parle parfois de santé insolente ! Depuis un bon siècle, on a commencé à s’intéresser à la santé mentale ce qui semblait permettre de dire que le mental était devenu de la matière. Si cela avait été j’en aurais été le premier ravi. En fait, on traite le mental comme on traite les reins, les poumons ou le cœur, comme on traite le squelette ou le cerveau, car il faut dissocier l’organe de la façon de s’en servir. En règle générale, on isole l’anatomie de la physiologie et de la pathologie en réservant au cerveau une observation un peu moins objective pour traiter des idées et non des localisations cérébrales. Dans ce contexte brossé à grands traits, la mort n’a pas sa place, ou seulement sous forme d’accident. L’opération a parfaitement réussi, mais le malade est mort ! J’exagère à peine et je comprends que le médecin n’est pas celui qui, par excellence, est désigné pour lutter contre la mort. Il lutte surtout contre la maladie et la souffrance. Ayant passé ma vie à

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m’occuper de sport et d’éducation physique, j’ai pu me rendre compte que, par principe, les médecins ont longtemps été considérés comme les spécialistes de la bonne éducation et de l’efficience motrice alors qu’ils n’en connaissaient rien. Ils ne connaissaient que les accidents par excès ou insuffisance d’activité. Lancer le disque à un niveau national ou international demande des compétences autres que celles d’un médecin. Cela dit je ne crois pas qu’il soit possible d’expliquer la mort même en parlant d’athlétisme au sens antique du terme. Encore que ! Lorsque le combat est livré en vue d’une performance, il est possible que l’apprenti sorcier, qui rêve d’exploit, maltraite la machine. Par contre, si nous considérons le combat comme une préparation à un comportement d’immortel, d’homme supérieur si vous préférez, alors tout change et l’homme, pris en charge par le divin, du moins tel était l’idée dans l’Antiquité, réveille le héros qui sommeillait en lui et ce dernier peut jouir de sa victoire au-delà de sa mort. Un livre merveilleux, écrit par Maurice Genevoix : Vaincre à Olympie, nous fait revivre une telle atmosphère. Il faudrait le rééditer pour que la jeunesse trouve aujourd’hui des repères de qualité et favorables à l’amour de l’effort, au dépassement de soi. Je ne suis pas aveugle au point de ne pas prendre en compte tous les changements qui ont permis à l’homme de devenir ce qu’il est aujourd’hui. Mais dans sa course vers une surhumanité, l’homme a oublié que pour mieux construire il faut souvent détruire pour que le nouveau remplace l’ancien. Il devient souvent impossible de revenir à ce qui n’était pas si mauvais que cela. Rares sont les études qui tentent d’évaluer le progrès en mettant en balance les acquis et les pertes. Sortons des certitudes scientifiques pour nous aventurer dans une réflexion qui, aux dires de certains, n’a rien de philosophique. Si philosopher c’est reformuler Platon ou Kant, alors je ne fais pas de la philosophie. Toutefois, il faudrait que le Petit Larousse change sa définition. J’aimerais que l’on revienne plus souvent à ce merveilleux poème que représente Ainsi parlait Zarathoustra de Frédéric Nietzche.

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Pour moi, l’homme est d’abord et exclusivement de la matière. Peu importe comment il l’utilise pour vivre ou survivre, pour battre des records ou refuser la mort. Il est un ensemble de matière et pour donner une image plus vivante, je dirai qu’il est un tourbillon de matière. Cette image me permet de prendre en considération la matière elle-même et plus encore sa mobilité permanente. À deux instants successifs, on pourrait dire que l’homme n’est pas le même ! Les Chinois parlent de l’intervalle de deux respirations ! Il est clair que si les hommes sont des tourbillons distincts, toutes les formes humaines, animales, végétales et minérales sont aussi des tourbillons tout comme l’air, le feu et l’eau. Il est vrai qu’il ne faut pas se fier aux apparences et que la solidité d’une table ne signifie rien d’autre qu’une agglomération particulière. Chaque être, chaque objet est un tourbillon qui manifeste la vie et c’est probablement là qu’il faut avoir le courage de rompre avec les idées traditionnelles. Je ne suis pas ébéniste, mais je peux constater chez moi que de vieux meubles vivent encore cent ans après leur fabrication ! Ce tourbillon qui change avec l’âge, qui peut changer avec la maladie ou avec un entraînement spécifique peut aussi changer avec la mort. J’en arrive à dire que la mort est d’abord un changement dynamique au sein du tourbillon, un changement qui entraîne une absence plus ou moins forte d’agglomération. Le tourbillon perd de sa mobilité, il perd la nature qui permettait de l’identifier. La mort est un changement d’état : le corps se rigidifie ce qui montre que le tourbillon a changé de nature, qu’il s’est apparemment immobilisé. Je dis le tourbillon parce qu’il ne faudrait pas confondre l’homme vivant ou mort avec la matière elle-même. C’est bien le dynamisme qui maintient la forme qui se trouve changée en premier. Ce changement énergétique entraîne un changement d’état et pour en avoir une vision assez claire, je crois qu’il serait bon de revenir à l’étude des bardos telle que nous la donne Sogyal Rimpoché dans son livre : Le livre tibétain de la vie et de la mort.

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Restons encore avec l’homme vivant pour mieux cerner ses capacités. Grâce à diverses observations, je suis arrivé à la conclusion que notre mental effaçait un grand nombre d’informations et nous rendait dépendants de tout ce qui ne dépendait pas de nous, pour reprendre la formule stoïcienne. En donnant à notre néocortex le contrôle quasi absolu de notre vie nous avons fini par oublier que nous ne dépendions pas de lui en dehors de sa contribution pour tout ce qui est relationnel ou tout ce qui rentre dans le cadre du rapport de cause à effet et encore si l’on adhère à la notion de karma. Notre corps nous donne des informations qui ne sont pas toujours repérables par notre cerveau, probablement parce que nous avons pris l’habitude de les considérer comme inutiles ou secondaires. L’évolution les espèces a probablement permis l’évolution d’un style de vie et simultanément un style d’analyse de la vie. Notre cerveau reptilien n’est plus la partie la plus importante de notre système nerveux, mais notre néocortex ne nous dit pas tout ! Nous parlons aisément du silence des organes pour dire que tout va bien ! Est-ce si vrai ? Il est certain que lorsqu’un muscle se tétanise, le seul fait de se contracter sans raison nous surprend et nous dérange. Nous cherchons une explication ainsi que le remède le plus approprié. Lorsque notre intestin n’assimile pas normalement ce que nous avons ingéré, il le fait savoir et cela peut devenir gênant, surtout en public. Toute la médecine intervient essentiellement à partir d’un bon fonctionnement type de nos organes. Ils ont livré leur secret in situ et in vitro, mais est-ce suffisant pour dire que nous connaissons l’homme et pouvons le rendre heureux ? Lorsque je fais une séance de relaxation, du training autogène de Schulz par exemple, j’établis avec mon corps un dialogue qui reste très intériorisé, je lui suggère de vivre mieux, avec moins de crispation, moins de dépenses énergétiques, d’inquiétudes de toutes sortes, je l’aide à passer en dessous d’une vigilance exagérée et il m’écoute puisqu’il agit en conséquence. Je ne dirai pas que je lui donne des ordres, je dialogue avec lui et dans ce dialogue chacun a sa liberté d’expression. Avec ma pensée, je m’efforce de l’aider à mieux vivre. En réagissant, il me fait savoir qu’il adhère à ma

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proposition. Puis-je rappeler que Schulz a voyagé en Inde et rendu accessible aux Occidentaux ce qui se pratiquait en Extrême-Orient ? Si je peux conseiller mon corps utilement, il peut en faire autant et me conseiller ou corriger certaines de mes erreurs avant même que j’ai pu déceler le moindre problème. Lorsque je préparais ma thèse d’état et que je restais longtemps immobile à ma table de travail, j’avais pris l’habitude de faire dix minutes de zazen avant d’aller dormir. Il m’arrivait aussi de dialoguer avec mon corps en lui demandant parfois de m’aider à régler certains problèmes. Un jour que j’avais mal au dos, j’étais sujet à des sciatiques invalidantes qui pouvaient durer plus d’un mois, j’ai demandé à mon corps de se prendre en charge et pour l’aider j’ai visualisé calmement et assez longtemps ma colonne vertébrale dans une posture admirablement droite, puis je me suis couché. Le lendemain, j’étais à l’ouverture de la bibliothèque nationale, l’ancienne, et je venais d’ouvrir les premiers livres que j’avais commandés la veille. J’étais plongé dans ma lecture lorsqu’à ma grande surprise, j’ai senti ma colonne vertébrale se remettre en place, toute seule, vertèbre après vertèbre. Mon corps avait enregistré ma demande et réglé le problème sans que je n’intervienne d’une façon ou d’une autre. Cela arrive plus souvent qu’on ne le pense, car de telles interventions sont noyées dans les préoccupations quotidiennes et ne sont pas toujours perçues. Que dire de tout ce qui se passe pendant une séance de hathayoga ? Si notre mental est utile pour prendre les postures, il n’intervient plus lorsque nous nous immobilisons. On laisse alors le corps entièrement libre et il travaille à sa façon aussi bien sur le plan musculaire qu’articulaire et peu à peu tous les organes bénéficient de la posture en quelque sorte. Dans le cas où l’on travaille en respirant et non en bloquant la respiration, on perçoit de mieux en mieux comment le corps respire, pas seulement par les poumons ou la cage thoracique. En approfondissant l’écoute du corps, nous pouvons dire que chaque posture agit sur l’ensemble de nos cellules et nous comprenons mieux que le hathayoga soit une purification permettant d’aborder la méditation.

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Nous avons trop l’habitude de tout découper en zones, en fonctions comme si l’isolement était la règle. En réalité, le corps est un tout qui fonctionne en synergie. Si l’une de ses parties est plus responsable que d’autres dans une action précise, cela n’empêche pas l’ensemble de suivre l’opération, d’y participer à sa façon, d’aider au bon déroulement de l’acte. Le contraire poserait problème et c’est souvent ce qui nous arrive lorsque nous sommes obligés de tout contrôler mentalement. En dessous des actes entièrement volontaires, il y a les automatismes acquis. Il y a aussi les réflexes que nous avons souvent rendus inefficaces à force de les refouler. Plus profondément encore, si l’on veut, disons moins conscientes, il y a toutes les actions que la matière de notre corps ne cesse de faire pour s’adapter à la demande ou, tout simplement, pour continuer à vivre. Encore un exemple. Lorsque l’on veut se retrouver en équilibre inversé sur les barres parallèles, en gymnastique aux agrées, de façon dynamique, puisque le travail en force n’est plus la règle comme il ya cent ans, il faut faire appel à des automatismes ou des réflexes acquis et il faut comprendre que tout effort intellectuel nécessitant un trajet nerveux long, serait inefficace pour corriger la moindre erreur. L’individu est un tout, chaque cellule a enregistré sa part de travail en vue d’une réussite finale, des myriades d’informations diraient les mythes, ce qui n’interdit pas notre système nerveux d’être parfois la cause de certains troubles. Le gymnaste, comme l’artiste, peut douter et le doute est bien, à l’origine une intervention cellulaire ! Nous n’imaginons pas la quantité d’actions qui ne transitent pas par le cerveau et qui se déroulent au seul niveau de nos cellules. Nous avons pris l’habitude de ne considérer que ce dont nous étions conscients. Lorsque l’on dit « je pense donc je suis », nous sommes dans une profonde erreur d’estimation, car l’homme « est », bien plus souvent qu’il ne pense et s’il devait penser tout ce qu’il vit sans le savoir, il serait mort de fatigue depuis longtemps ! Il faudrait s’attarder plus longuement sur le fonctionnement particulier de notre corps. En règle générale,

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l’homme a besoin de vivre au sein d’un milieu favorable et constant. Or, tout est inconstant, à commencer par la respiration, ou l’alimentation. On n’imagine pas l’ingéniosité de cette machine qui, sans le moindre effort de notre volonté, transforme l’alternatif en continu. Je ne crois pas utile de rappeler comment l’oxygène pénètre dans le corps et comment le gaz carbonique en sort, comment au niveau des alvéoles pulmonaires le sang se charge de l’aliment indispensable à la vie et se décharge des produits nocifs. Le plus important reste que tout cela se fait naturellement, que la matière a si bien organisé les choses que l’on s’est empressé d’y voir l’œuvre d’une divinité, l’homme ne paraissant pas capable d’inventer un tel mécanisme. Nous imaginons mal Dédale capable de le créer ! C’est à partir de cette méprise que l’homme s’est interrogé sur la mort, autrement dit la fin de toute réflexion, de toute pensée. Il s’est rarement demandé si le mort pensait encore ou autrement et, puisqu’il ne parlait plus, il ne devait plus penser ! CQFD ! Solidement enchaîné à ce qu’il voit, l’homme a négligé ce qu’il ne voyait pas et comme il n’est pas toujours situé devant une glace pour voir cet autre qu’il prend pour lui, il n’a pas fait l’effort de fermer les yeux pour entendre ses cellules ou fermer ses oreilles pour voir l’invisible. Les organes des sens sont importants, mais nous les avons trop souvent trahis, ils ne transmettent que ce que nous avons prévu de voir ou d’entendre. Tout ce qui n’est pas traduisible en mot doit être ignoré et la mort est probablement le dernier mot de la série que nous mettons en bout d’instruction, là où notre pensée s’arrête, faute de pouvoir se faire entendre ! En utilisant des images qui peuvent paraître ridicules, mais n’en sont pas moins précises en dehors de la raison, je veux seulement montrer que cette dernière est aussi capable de déraisonner et que la déraison est peut-être plus raisonnable que la raison, sans avoir besoin de faire appel au discours de la méthode de notre brave Descartes. Pourquoi l’absence de parole signifierait-elle absence de pensée ? La pensée semble être une sécrétion de notre

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cerveau comme la salive est une sécrétion de nos glandes salivaires. En réalité, elle dépend de l’ensemble de nos cellules et non de notre cerveau ou de notre volonté. Il n’est pas nécessaire de vouloir pour penser. Tous nos organes pensent et parfois nous pensons ensemble, mais le plus souvent ils pensent seuls, vu que nous ne les écoutons pas, ou trop rarement. Au moment de la mort, il est dit que notre cerveau n’a plus assez d’oxygène pour reste actif. Mais il n’y a pas que les cellules du cerveau qui pensent ! Je ne cherche pas à corriger les manuels de pathologie, je voudrais seulement que l’on cesse d’être catégorique lorsque l’on dit savoir doctement, lorsque ce qui est dit semble démontré depuis des lustres, lorsque l’on refuse de poser des questions qui dérangent. Pour moi le vrai savant n’est pas celui qui pose une question pour vérifier une idée préconçue, mais celui qui ose interroger la vie sans faire référence à ce qu’il a appris, ce qu’il veut contrôler, ce qu’il veut approfondir, ce qu’il veut dépasser. Il faudrait qu’il soit un peu plus explorateur et curieux pour luimême et pour les autres. « Et pourtant elle tourne ! » Si nous voulons avoir le courage de regarder la mort en face, non comme Cyrano de Bergerac, l’épée à la main, mais comme quelqu’un qui va bientôt recevoir un ami, il faut passer au-delà des mots et des idées ainsi que des images fabriquées par tous ceux qui, avant nous, se sont voilé la face. En partant de l’a priori que la mort est quelque chose de seulement morbide, il n’est pas possible d’éviter de tourner en rond. La mort restera affreuse et angoissante. Considérer qu’elle est au contraire une délivrance, un changement positif, une possibilité de connaître la vie autrement, d’aller dans un monde inconnu et de le visiter et tant d’autres choses encore, c’est observer la mort sans être pétrifié d’avance, sans se croire possédé ou animé par un démon. L’homme qui se trouve soudainement dans un état extatique est ravi par ce qu’il ne pouvait pas imaginer, concevoir, théoriser. Il n’est pas pétrifié, il est ravi ! Ne pourrait-il pas en être de même au moment de la mort ? L’individu qui ne communique plus semble pétrifié en effet, mais le tourbillon qui assurait la vie de sa forme ne l’est pas.

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Une partie de lui perçoit un autre monde qu’il ne connaît pas et qui le subjugue. Ce monde lumineux, éclatant, pourrait bien être le même que celui dans lequel est plongé l’homme sorti de la caverne par Platon ! Il pourrait être aussi celui de la claire lumière ! Il n’est pas possible de réfléchir sur la mort à partir d’une fausse idée de l’homme. Si nous ne connaissons pas l’homme ou si nous nous en faisons une idée rassurante et élogieuse, nous ne pouvons voir dans la mort qu’une agression, un obstacle incontournable, la fin de l’idée qui est une spécificité merveilleuse qui nous domine. Si l’homme n’est qu’une idée, alors quelle importance, on peut en changer, il suffit de penser ! Le problème existentiel se trouve en fait tout entier dans la mort, dans cette impossibilité d’être ce que l’on croit être ou que l’on s’efforce d’être. Je voudrais seulement montrer l’ineptie de certains raisonnements et souligner que l’on ne peut pas, quand cela nous arrange, changer son fusil d’épaule. On ne peut pas accorder à la pensée une royauté et quelques minutes après faire un coup d’État pour lui ravir le trône. Cela dit, j’espère que vous m’aurez suivi : tant que « je » et « nous » sont de la partie, il n’y a pas grand danger de révolution ! Lorsque le « moi », que nous aimons tant, joue aux échecs avec la mort, il ne peut que se trouver échec et mat. Mais l’homme n’est pas un « moi » ! De la naissance à la mort, l’homme apprend à utiliser des mots pour communiquer avec les autres individus de son espèce. Comme le vocabulaire est exclusivement réservé aux hommes, il devient difficile, sauf pour quelques personnes d’exception, de communiquer avec des animaux ou des plantes. Comment pourrions-nous communiquer avec les morts ? Non seulement nous ne comprenons pas leur langage, mais nous avons même réglé le problème de communication en décrétant qu’ils ne parlaient plus, qu’ils ne pensaient plus. À vrai dire, ce n’est pas l’avis de tout le monde. J’en suis arrivé à dire que l’homme s’était enfermé dans un costume de mots, dans une véritable armure ou mieux encore

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dans une sorte de scaphandre. Peut-être faudrait-il aller jusqu’à imaginer une série de costumes qui se recouvriraient les uns les autres, un peu comme les poupées russes. Le langage de tous les jours formerait le plus superficiel, viendraient ensuite des langages plus spécifiques, plus ou moins ésotériques et que les savants utilisent entre eux comme des initiés. Le langage du corps, dans son acception académique, ne serait qu’un langage aussi ésotérique que les autres et surtout pas celui dont j’ai entrevu l’existence un peu plus haut dans ce texte. Tout individu possède, parfois sans le savoir une gestuelle propre qui le caractérise. Je me souviens des mains de Malraux lorsqu’il parlait. Ne parlons pas des pieds, ils disent clairement ce que sera la suite du trajet ! Que nous sommes loin du jeu du miroir ! Que voulez-vous, j’en suis resté à la relation qui peut exister entre les yeux et le cœur, une relation sans mots, sans traduction, une relation que je retrouve encore plus profonde lorsque deux Tibétains se retrouvent front contre front pour laisser l’échange se faire naturellement. Nous pourrions parler aussi de la transmission de pensée. Dernièrement j’ai pu déguster une image inhabituelle. C’était un ostéopathe qui soignait un cheval, une patte, avant je crois. Il la tenait dans ses mains et le cheval avait tout simplement posé sa tête sur l’épaule de l’ostéopathe et semblait dormir. Une atmosphère de confiance et de compréhension se dégageait de l’ensemble et, une fois de plus, je comprenais que les mots étaient inutiles. En tant que musicien, je voudrais apporter une nuance qui peut être due à une sensibilité très personnelle. Il me semble que les yeux vont chercher l’information, le beau par exemple, avant de connaître l’extase et de passer pour mort. Les oreilles ne font que recevoir les sons, ce sont eux qui viennent nous envahir et le beau sonore qui induit l’extase est un beau qui pénètre l’individu en même temps que le son. Il me semble que la musique nous envahit plus vite et plus profondément que l’image. Certes, nous pouvons jouer sur les mots entendre et écouter comme voir et regarder ! Mais le ravissement est là !

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Si je parle ici de l’extase, c’est parce qu’elle est la limite extrême de la communication. Le ravissement met fin à toute forme d’échange. L’individu semble ne plus appartenir au monde des vivants. J’ai connu là aussi des expériences suffisamment intenses pour pouvoir en parler longuement. À ce moment particulier, l’individu ne fait aucun effort pour ne plus communiquer avec ses semblables. Il ne veut rien, il est possédé au bon sens du terme. Quelque chose le prend, le transporte ailleurs, lui fait voir ce qu’il n’avait jamais vu, le remplit de bonheur, de félicité, d’amour, mais d’un amour qu’il n’avait jamais ressenti. Pendant ce temps d’extase, il vit des choses sans bouger, sans le cacher à ceux qui l’entourent, sans pouvoir dire un mot ni faire un signe. Il n’est pas mort, loin de là, et pourtant il a perdu l’usage de la parole, l’usage du mouvement, l’usage de la conscience ordinaire, l’usage du temps. La mort serait-elle une forme d’extase ? L’homme est un ensemble de mots et à la question « Qui suis-je ? » il a souvent du mal à répondre sans égrener un grand nombre de banalités. Comment pourrait-il parler avec des mots de tout ce qui n’est pas déjà traduit, catalogué, transformé en académisme ? Les mots sont le produit de notre esprit, notre traducteur officiel, et tout ce qui ne figure pas dans le dictionnaire de l’homme vivant n’existe pas. Autant dire que toute expérience propre à chacun d’entre-nous, et c’est bien le cas de l’extase, qui ne trouve pas de mot pour être communiquée, qui n’a pas d’existence en soi repérable par d’autres, ne peut pas être prise au sérieux et marginalise celui qui veut en dévoiler la nature. On pourrait être surpris de voir que depuis les années 70, des livres sont écrits et des études sont faites sur les approches de mort imminente. Des chercheurs rigoureux tentent de soulever le voile de ce genre d’expérience et de lui donner du sens, mais devant les positivistes acharnés, ils ne font pas véritablement le poids. À mon avis, ils devraient s’appuyer davantage sur une histoire beaucoup plus ancienne de ce type d’expérience, que ce soit en Égypte ou en Inde, pourquoi pas en

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Grèce. Nous ne sommes pas les premiers à classer sous le nom de mystères des faits inexplicables ou réservés à une élite. L’homme aurait-il peur du mystère au point de refuser d’en comprendre la nature, de soulever les voiles qui cachent une réalité que son intelligence rationnelle ne peut observer à moins que le mystère ne soit un mot qui cache une volonté de puissance, un désir d’être seul à posséder une vérité ? Pour que le mystère s’estompe et cesse de nous cacher une vérité que notre intelligence ne pouvait pas observer, je crois qu’il faut commencer par supprimer la volonté de posséder la vérité, d’associer la vérité et cette construction de l’homme que nous appelons « moi ». Je reste tout particulièrement convaincu que pour approcher la mort il faut d’abord approcher la vie. La mort, je l’ai écrit, n’est pas le contraire de la vie, mais de la naissance, et j’ai pris plaisir à retrouver dans la mythologie grecque une explication de la vie qui me permet d’accéder à la mort par son intermédiaire. Si je m’attarde aujourd’hui sur Perséphone, ce n’est pas uniquement parce qu’elle est la reine des Enfers, mais parce qu’elle sort régulièrement du monde des morts pour traverser le monde des vivants et séjourner chez les dieux. Pourquoi les mythes ne nous offriraient-ils pas des informations aussi valables que nos données scientifiques ? Nous n’irons pas concrètement avec elles sur la Lune ou sur Mars, mais nous pénétrerons peut-être en nous jusqu’à cette partie secrète qui nous fera passer d’un monde à l’autre. L’homme n’a pas changé au point que ce qu’il disait, il y a seulement quelques milliers d’années, ne serait plus valable. Je sais que la raison a pris le contre-pied de certains discours, mais il n’est pas interdit, que je sache, de prendre à notre tour le contre-pied de la raison, pour être plus clair, ne pas accepter tout ce qu’a pu dire Platon et ceux qui lui ont emboîté le pas. Les mythes fourmillent d’informations sur l’homme et ses comportements. Ils sont des inventions humaines et probablement des récits construits à partir d’observations ou

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d’expériences personnelles. Si nous pouvons les lire pour nous distraire, nous pouvons aussi ressentir en les lisant une sorte de réaction qui provient d’une incorporation inconsciente des héros en pleine action. En vivant les mythes, plus qu’en les lisant, nous pouvons apprendre qui nous sommes mieux qu’en allant chez un médecin du corps ou de l’âme. Les mythes nous informent et peuvent nous aider à comprendre ce que d’autres ont compris avant nous et reste valable au fil du temps. Je crois que l’étude, même sommaire, du mythe de Perséphone est un exemple de ce type d’approche de l’homme, qui plus est l’étude symbolique du mythe ! Pendant longtemps, nous avons considéré que la vie était une force qui entrait et sortait de nous. Ce fut le moment où les vitalistes dominaient les connaissances médicales et avant que les positivistes ne leur ravissent le pouvoir, sur un plan intellectuel s’entend. C’est dire que la vie était considérée comme ajoutée à l’homme entre sa naissance et sa mort. Il s’en suivait que cette force quittait l’homme au moment de sa dernière respiration, qu’elle en fut chassée ou qu’elle le quitte volontairement en abandonnant la guenille charnelle. Dans un contexte dualiste et scientifique, isolé du contexte religieux, rien d’anormal en apparence. Il était alors possible de justifier l’état de mort en isolant intellectuellement le corps de cette force. Mais alors ! Que devenait l’esprit ou l’âme ? Une entité introuvable sous le scalpel, tout juste bonne à conduire les croyants vers un idéal sans preuve. Je crois que le morcellement de l’homme et celui de la vie sont en grande partie responsables de notre incapacité à poser autrement notre rapport à la mort. Lorsque la religion nous dit que le haut est comme le bas, je dirai par boutade que le haut et le bas n’existent pas en dehors de notre volonté de les distinguer. Permettez-moi de revenir à la mythologie. C’est peut-être là qu’Hésiode nous aide en nous proposant sa Théogonie. À l’origine était le Chaos. Il n’est pas allé plus loin, car l’essentiel de sa démonstration venait après. Pourquoi Gaia fabrique un double de sexe masculin pour la

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couvrir intégralement, il ne le dit pas non plus. Disons qu’il ne pouvait pas proposer une naissance même divine totalement différente de celle des hommes. Pour adhérer aux mythes, il fallait qu’ils soient crédibles dans une certaine mesure, extraordinaires, mais pas trop. Seul Chaos était un objet inconnu et toute sa démonstration consiste à mettre de l’ordre à la place du désordre qu’il représente. Et si le Chaos, au lieu d’être le désordre était la totalité des ordres possibles et que Zeus, finalement ne soit qu’un tyran imposant son ordre personnel et refusant d’en concevoir un autre ? Cronos a castré son père, mais n’a-t-il fait que cela ? Je dirai qu’il est à l’origine de tous nos malheurs parce qu’il est le premier à faire un choix, à répondre favorablement à sa mère alors que tous ses frères refusent d’intervenir. Il fait nuit, on ne voit rien, on peut donc tout imaginer. Hésiode nous raconte la scène et ne dit pas l’essentiel. Cronos en séparant la terre du ciel, Gaia d’Ouranos, crée un espace entre les deux et les hommes qui vont vivre dans cet espace sont, dès l’origine, confrontés à un haut et un bas qui prennent du sens immédiatement. Cronos nous l’impose, mais à la demande de Gaia ! En réalité, notre manie de partir d’un point pour aller vers un autre nous fait oublier qu’Hésiode organise l’enchaînement des faits pour qu’ils concrétisent sa démonstration. L’homme est confronté à un haut et un bas, et le poème Les travaux et les jours montre que ce bas n’est pas merveilleux. Par opposition, il construit un haut idéal, et c’est celui des nouveaux dieux. L’homme se sait mortel, et toute la démonstration consiste à montrer que la mort peut permettre d’accéder au monde d’en haut. La vie prend alors du sens : elle est un voyage qui doit être maîtrisé pour monter au Ciel et ne pas descendre en Enfer, encore moins redevenir de la Terre. Il est certain que le haut devient visible puisqu’il est éclairé par le Soleil, mais a-t-on réfléchi sur le fait que dès le début cette séparation est pensée verticalement. Ouranos recouvre Gaia, les gouttes de sang du sexe tranché tombent sur la Terre… Comment les hommes auraient-ils pu penser le

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monde différemment de ce qu’il était observé ? Or ils ont aussi pensé deux ciels et deux Enfers ! Avant la séparation, il n’y avait pas d’hommes puisque Cronos les crée. Cronos crée aussi le temps, le présent, le passé et le futur, d’abord pour lui-même puisqu’il avale ses enfants de peur qu’un jour prochain ils ne le détrônent. Autrement dit, il rend possible l’opposition entre mortels et immortels, opposition qui sera totale le jour où Zeus demandera à Prométhée de faire le fameux sacrifice qui crée la distance entre les hommes et les dieux. Si la Théogonie parle essentiellement des dieux, elle permet de situer les hommes et nous pouvons comprendre que leur seule raison de vivre sera celle de devenir immortel ! Nous avons donc tout simplement oublié le Chaos, en faisant naître Gaia, la Terre et Éros, l’Amour. Ne serait-il pas possible d’imaginer que le Chaos possédait d’autres conceptions de l’ordre, peut-être même des conceptions de vie sans ordre ? Ne voit-on pas que les mythes, comme les religions sont des créations des hommes et que, dans le cas de la mythologie grecque, nous ne sommes pas très éloignés des politiques qui existent à la même époque ? Comment ne pas sentir que la monarchie de Zeus est une monarchie mycénienne avant tout, et qu’Hésiode nous parle indirectement des premières cités placées sous la domination des aristocrates ? C’est bien l’homme qui a décidé de la marche à suivre et non les dieux. Les dieux ne demandent pas la mort des hommes, ils ne l’expliquent pas non plus. Ils sont une projection des hommes qui les ont inventés pour tenter de dominer la mort. Or si les dieux n’expliquent rien, les hommes non plus ! C’est pour triompher de la mort que les hommes ont inventé l’immortalité, mais celle-ci ne peut être atteinte par les procédés envisagés et Héraclès est bien le héros qui montre l’impossibilité d’y arriver. C’est Zeus qui, au dernier moment, le sort d’une fin atroce et le ramène vers Hébé qui n’est qu’une éternelle jeunesse ! Les héros, dans leur majorité, ne deviennent pas des dieux, mais des Bienheureux, dans l’esprit des mortels ce qui est très différent.

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Pourquoi faudrait-il combattre toute une vie pour voir la mort l’emporter sans effort, juste parce que c’est le moment ? Toutes les morts ne sont pas accidentelles ou causées par la maladie, elles ressemblent aussi à des bougies qui s’éteignent ! Lorsque nous parlons aujourd’hui d’espérance de vie en gonflant le torse pour avoir progressé en nombre d’années, nous oublions que dans des pays reculés de l’Himalaya, il est possible de vivre plus de cent trente ans et de garder une grande virilité jusqu’à la fin de la vie ! De plus, nos progrès qui sortent des statistiques ne tiennent pas compte des individus qui sont maintenus dans ce qui ressemble à du formol. Vieillir en étant grabataire est sans intérêt, si ce n’est celui de permettre à d’autres d’entonner le chant du coq. Il faudrait se demander pourquoi le peuple Hunza vit si bien et si vieux ? Cela dit, de tels efforts publicitaires, plus qu’humanitaires, ne disent rien de ce qu’est la mort. Ils nous situent en amont, lorsqu’il est encore possible de reculer l’échéance, jamais en aval, car alors l’individu est sans intérêt pour ceux qui comptabilisent les années de vieillissement. Le grand avantage des mythes c’est qu’ils nous transportent de part et d’autre de cet instant qui fait couler tant d’encre. Le héros affronte la mort pour se couvrir de gloire et fléchir les dieux en sa faveur, mais il lui arrive aussi de rendre visite aux morts avant de mourir lui-même et de devenir une ombre, c’est-à-dire un corps vidé de sang. Le sang serait-il cette force dont nous parlions précédemment ? Ce n’est pas possible compte tenu de sa nature. Mais, symboliquement, c’est une autre affaire. Que l’on soit simple citoyen ou monarque tout puissant, la mort fait de nous des ombres, c’est-à-dire que plus personne ne peut nous voir tels que nous étions, sauf si l’on absorbe un peu de sang et pour un temps très court. Ulysse allant voir Tirésias en Enfer nous fait connaître cette situation. Lorsqu’il veut embrasser sa mère, il ne peut le faire parce qu’elle n’a plus de chair, qu’elle n’est qu’une ombre. J’aimerais souligner au passage que les ombres, bien que privées de sang pour retrouver une certaine corpulence, sont capables de dialoguer et même de savoir ce qui se passe là où, en principe, elles ne vivent plus, du

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moins mortellement. Ulysse apprend ainsi des choses sur sa famille par la bouche de sa mère. Comment pouvait-elle les connaître ? Que penser des ombres qui s’aiment et s’embrassent ? Tout se passe comme si les ombres avaient la capacité de ne plus dépendre ni du temps ni de l’espace, comme si elles pouvaient aller partout, observer sans être vues, avoir de la mémoire, vivre en quelque sorte une autre forme de vie. Nous comprenons mieux qu’Achille puisse vivre sur l’Île des Bienheureux et se retrouver devant Ulysse. L’ombre garde une apparence qui permet au héros de la reconnaître. Mais, cette présentation des faits reste une interprétation de héros et rien ne dit que les morts entre eux ont la même. Suis-je descendu en Enfer lorsque j’ai vu ma mère plusieurs jours de suite en fin de séance de hathayoga et de méditation ? Oh j’étais loin de vouloir la prendre dans mes bras, l’entrevue n’était pas volontaire, je n’avais rien décidé, rien demandé, je m’appliquais seulement à bien méditer. C’est elle qui est venue me voir, peut-être pour se rendre compte par ellemême de mes efforts en faveur d’une connaissance ésotérique. Je la voyais à la fois proche et lointaine, proche parce que je la percevais non loin de mon épaule droite, lointaine parce qu’elle était de la taille d’un livre. Par contre elle était bien expressive et j’avais l’impression qu’elle était heureuse en me regardant. Je remarque, en écrivant ces lignes, que je devais être immobile et que je n’ai fait aucun effort pour la regarder, je n’ai pas tourné la tête et pourtant j’ai vu son regard. J’en déduis que pendant ces quelques instants merveilleux, j’étais capable de voir sans regarder, d’entendre sans écouter, de parler avec elle un langage qui n’avait pas besoin de mots. Elle est revenue me voir plusieurs fois, je ne les ai pas comptées. Elle paraissait plus jeune qu’au moment de sa mort et son regard me remplissait de joie. Un jour, elle est venue comme quelqu’un qui vient dire adieu. Elle m’a fait comprendre qu’elle ne reviendrait pas et je l’ai vu s’éloigner lentement comme si elle montait vers le plafond. C’est beaucoup plus tard, en revoyant cette scène dans le film The Gost que j’ai ressenti la tristesse qui avait dû être la mienne ce jour-là.

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Je suis incapable, aujourd’hui, d’ordonner ces différents moments et je le regrette. Ma mère était morte peu avant, le jour du printemps 1977. Allait-elle, comme Perséphone, monter au Ciel ? C’est la seule date précise dans cette portion de vie que je puisse donner. Ce que je peux ajouter c’est que j’ai vécu cette mort comme si j’étais frappé violemment à la poitrine. En lisant le mythe d’Héraclès je crois que je pourrais associer cette sensation et le geste d’Athéna rapporté par Pierre Grimal dans son Dictionnaire de la mythologie : « Il alla même jusqu’à attaquer son père Amphitrion et était sur le point de le tuer lorsqu’Athéna lui frappa la poitrine avec une pierre et le plongea ainsi dans un profond sommeil. » (p.190) Ma mère avait été retrouvée inanimée, allongée sur le carrelage de sa cuisine, par des voisins que j’avais alertés. Il me fallait cinq heures de route pour rejoindre Draguignan où elle avait été transportée. Lorsqu’au petit matin, j’avais rejoint l’hôpital, je l’avais vue allongée dans un petit lit où elle semblait respirer tout en étant plongée dans une sorte de coma. Nous n’avons pu échanger aucun mot aucun regard, aucun contact, car je restais interdit au pied de son lit. Vint alors un moment d’espoir. Elle venait de prendre une plus grande inspiration comme si elle allait sortir de son silence pour me saluer. Et puis, brutalement, comme si elle m’envoyait tout l’air dont elle disposait, elle a expiré pour la dernière fois. C’est à ce moment que j’ai reçu la pierre d’Athéna en pleine poitrine, me plongeant non pas dans le sommeil, mais dans un autre monde, un monde où plus rien n’existe vraiment. En recoupant différents détails de sa vie, je suis définitivement persuadé qu’elle m’attendait pour me donner ce gage d’amour extrême, pour me faire vivre ce dernier échange. Je crois qu’il serait possible de trouver d’autres exemples de ce type de manifestation, de volonté qu’a l’individu à l’approche de la mort et qui se traduit devant elle comme par un dialogue, une entente réciproque. Il ne s’agit pas de remettre la mort en question, mais d’obtenir qu’elle intervienne à un moment précis à un moment que nous pourrions considérer comme symbolique. Il m’arrive souvent de

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penser que celui qui meurt veut faire un dernier cadeau aux vivants ou à un vivant en particulier, comme s’il y avait transmission de témoin. Je sais que ma mère tenait absolument à me communiquer ses connaissances ésotériques et sur tous les livres qu’elle avait lus, elle avait noté qu’ils m’étaient destinés. J’étais loin de penser à Perséphone à cette époque ! Suis-je en train de penser amoureusement à elle ? Il est clair qu’en m’éloignant d’une vision horrible de la mort, je ne peux que concevoir une reine fort belle, ce qu’elle était aux dires de toutes les légendes, mais je crois qu’il serait plus juste de parler ici d’amour courtois comme au bon vieux temps des preux chevaliers. J’ai envie de lui chanter des vers, mais ma musique n’est pas portée par un intérêt personnel, comme chez Orphée, elle veut seulement chanter sa gloire, sa beauté, sa féminité, sa puissance en tant que reine. Bien entendu, tout ce que j’ai à dire pour la louer prend racine dans l’idée que je me fais aujourd’hui de la mort. Je peux traiter de la mort après avoir étudié son personnage mythique, mais la relation s’impose d’elle-même. Je voudrais rappeler que les mythes sont hors du temps, que les Enfers du passé peuvent être visités aujourd’hui, et que les êtres aimés qui sont devenus des ombres croisent peut-être Achille ou Hector pour ne citer qu’eux. Pour l’instant, je souhaite échapper à l’image d’une cosmogonie verticale. Pour moi, il n’y a pas les Enfers en bas, en dessous de la surface de la Terre et les deux Ciels au-dessus de nos têtes. La mythologie sépare chaque étage de cette cosmogonie en faisant tomber une enclume et nous découvrons au passage qu’il en existait au Ciel et pas seulement sous terre, là où Héphaïstos construit ses pièges ainsi que les nouvelles armes d’Achille. Cette séparation des mondes est en nous. C’est nous qui concevons un monde pour les dieux, un monde pour les morts et un monde pour les humains. Le premier serait resplendissant de lumière, le second serait plongé dans la nuit noire, le nôtre connaîtrait l’alternance du jour et de la nuit. Quand on sait, d’après Hésiode, tout ce que la Nuit est capable de produire,

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nous comprenons que le royaume des morts ne soit pas connu comme très agréable. Tous ces mondes sont en nous et dépendent de notre aptitude à les regarder, à nous y déplacer, à y séjourner pourquoi pas. J’en suis même arrivé à penser que nous vivions ensemble avec les morts et que, puisque les ombres n’ont pas de consistance, il nous arrivait de les traverser sans même nous en apercevoir dans certaines situations. Je me demande même si cela ne les amuse pas un peu. En tout cas, je voudrais leur dire que je ne le fais pas exprès ! Je crois que l’homme, délivré de l’impérialisme de la raison, peut vivre autrement que par l’intermédiaire d’une pensée rationnelle. Dans ce cas, il n’y a plus de cosmogonie verticale, il n’y a même plus de moi ou de soi à l’intérieur de ce monde unique dans lequel cohabiteraient tous les personnages, morts ou vivants. Pas plus qu’il n’existe de haut et de bas, il n’existe de dedans et de dehors. En redevenant matière, l’homme perd son identité pour en trouver une autre. Une telle idée ne pouvait germer qu’en considérant que tout était matière et que notre forme étant exclusivement de la matière elle pouvait tout devenir, tout percevoir, tout connaître, sans même envisager un quelconque voyage dans l’espace ou dans le temps. J’ai connu cette sensation de ne plus être différent du monde dans lequel j’étais et cela laisse une impression de paix, de plénitude, de liberté, qui ne s’efface pas. Découvrir que l’on n’est plus dépendant du moi ou du surmoi, que la vie continue sans être pensée ou voulue, que l’on se trouve dans le même monde, mais autrement, que l’on n’est plus distinct de tout ce qui nous environne, mais chaque détail de ce monde lui-même que l’on perçoit de l’intérieur et de l’extérieur simultanément, du moins que nous sommes ce détail en même temps que nous le regardons, tout cela surprend et émerveille. Car tout semble être vécu sans effort, sans inquiétude, loin de tout effort d’analyse. Un tel regard sur le monde nous est donné !

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Perséphone peut-elle exister dans ce monde là ? Est-il possible de la rencontrer ? Certainement ! Mais ce monde est en nous, c’est en nous qu’elle règne et c’est en pénétrant au plus profond de nous-mêmes que nous pouvons lui rendre visite. Je parle de Perséphone, mais vous aurez compris qu’en réalité je parle de la mort. Je n’ai fait que confondre les deux noms et, plutôt que de l’appeler la « faucheuse », je préfère lui donner un nom de déesse. Perséphone et la mort ne font qu’un. Cela me permet aussi de voir la mort comme une autre personne, en l’occurrence une jolie femme qui aurait pu participer au concours de beauté jugé par Pâris. Mais Pâris n’est pas un héros qui combat pour une victoire glorieuse et immortelle. La matière est une et multiple à la fois, elle est partout et c’est elle qui porte nos idées plus ou moins loin. Je sais que c’est elle qui m’invite à penser comme je le fais en ce moment. Pourquoi me direz-vous ? Peut-être parce qu’elle veut m’éprouver, voir si je suis capable de l’écouter vraiment, d’en finir avec l’art de penser, voir jusqu’où je peux aller dans ce nouveau comportement. Peut-être aussi a-t-elle compris que depuis un certain temps j’écarte tout ce qui dépend des autres, j’écarte toutes les idées reçues en essayant d’ouvrir une brèche dans ma cuirasse afin de me faufiler loin d’un être fait de mots. Lentement, mais sûrement, je cherche la nuit en plein jour, je cherche une mort faite de lumière et remplie de vie. Un tel discours ne peut que surprendre, mais il a ses fondations dans le primat de la matière. C’est la matière qui donne la vie, car elle la possède et la possédera éternellement puisqu’elle ne meurt pas ! La matière est fille du Chaos et peut se transformer un nombre infini de fois sans que la vie ne soit remise en cause. Ce qui est remis en cause, par contre, c’est la forme que nous habitons, la forme à laquelle on peut éventuellement attribuer un nom ou lui faire dire je. Il est clair que tous mes efforts aujourd’hui consistent à sortir de la forme pour me situer au cœur de la matière. En fait, sortir de la forme est une image, car la forme, telle que nous l’envisageons, est essentiellement une façon particulière de manifester la matière,

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de se l’approprier, de croire que nous en sommes responsables. La forme est de la matière enchaînée par des mots ou des noms. Petite parenthèse. Lorsque Cronos a castré son père, le Ciel, à la demande de sa mère, la Terre, il n’a fait que la délivrer des souffrances que lui imposait Ouranos. On pourrait dire qu’elle l’avait bien cherché puisque c’est elle qui avait donné naissance à Ouranos tout en lui demandant de lui faire des enfants. Cronos n’était alors qu’une parcelle de matière : matière plus matière ne peut donner que de la matière ! Or Cronos découvre en même temps le pouvoir. Il devient roi et craint d’être détrôné. Autrement dit, la matière, à la lumière du jour, comprend qu’il faut penser au futur pour rester l’ordonnateur du temps qui vient. Ce n’est pas Cronos devenu roi qui pense, mais la matière qui se trouve livrée à elle-même, délivrée à la fois de ses origines maternelles et de l’autorité paternelle. La castration d’Ouranos est bien la coupure la plus importante de toute la mythologie. Elle fait apparaître une matière qui pense et qui commence à échafauder des stratégies de pouvoir. Cela permet aussi de comprendre pourquoi Zeus cherche à imposer sa propre conception du pouvoir. Je ne crois pas que le pouvoir soit une entité qui puisse venir d’ailleurs. À l’origine, il y aurait la matière et rien d’autre ! Non, il y a aussi le Chaos, qui est plus que de la matière, qui est de la matière inorganisée, en totale liberté, et qui ne se soucie pas de faire des choix. À partir du moment où Gaia, la matière, veut avoir des enfants, elle n’est plus de la matière en liberté. Elle va s’associer avec Éros pour enfanter le premier ordre du monde. Sa fille Rhéa donnera naissance à Zeus qui sera à l’origine d’un deuxième ordre. Peu importe à quel chiffre nous en sommes arrivés. Disons pour simplifier que Cronos était de la matière ordonnée et que son pouvoir en découlait. Cette façon de voir les choses induit une origine de l’ordre qui ne commence pas avec Zeus, mais avec Gaia secondée par Éros. En suivant le fil d’Ariane pour ressortir du labyrinthe, il est permis de dire que l’homme n’est pas responsable de son besoin de pouvoir, qu’il n’a fait que suivre

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les penchants d’une matière ordonnée et que pour revenir à de la matière sans ordre, il faut revenir au Chaos. Je comprends que ce retour puisse être mal perçu et que de nombreux humains puissent être hostiles à une telle fin de vie. Sans entrer dans les détails, il me semble que cela correspondrait assez bien à l’idée que se font les bouddhistes du rien que nous pourrions associer au vide d’Hésiode. Ainsi, la matière posséderait, comme potentialité, un besoin d’ordre et j’ai envie de traduire ce besoin par l’amour d’Éros, le premier, celui qui émerge du Chaos. Il est possible alors de noter que le pouvoir tel que Cronos le met en place, avant Zeus, se trouve en potentialité dans le couple GaiaOuranos et qu’il est la contrepartie de la mise au monde des premiers dieux. La matière, en se démultipliant, semble avoir besoin d’un peu d’ordre et d’un minimum de contrôle. En se manifestant, elle perd sa liberté, elle fait naître égale à ellemême l’ordre dont elle a besoin. Nous pouvons percevoir cette transformation dans le mythe de Gaia lui-même et dans l’autorité d’Ouranos qui veut laisser ses enfants enfermés dans le ventre de Gaia. La séparation et la lumière succédant à l’obscurité vont permettre à ce besoin d’ordre de se manifester. Hésiode nous donne deux entités sortant du Chaos. Elles représentent la matière qui sera à l’origine de toutes les manifestations et l’amour qui est une force de cohésion, une force qui permet à la matière de se manifester à travers des formes. Nous pouvons alors considérer que l’amour est l’équivalent d’un besoin d’ordre en ce sens que c’est grâce à lui, une sorte de bonne entente entre des éléments de matière, qu’une forme peut voir le jour, l’homme, mais aussi les plantes, les espèces animales ou minérales, et tout ce qui fait que le monde est en soi une forme géante et complexe. L’amour, en unissant deux parcelles de matière, impose un certain ordre et il n’est pas difficile de comprendre que notre forme puisse être le résultat d’une myriade d’unions de bonne entente. La vie, celle que nous observons, n’est finalement que le fonctionnement plus ou moins harmonieux d’un tel ensemble et la mort n’est que la fin de ce fonctionnement, la fin d’une harmonie qui

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permettait à la forme de subsister et de s’adapter au monde environnant. La mythologie a bien fait les choses, du moins les légendes thébaines. En effet, elles font d’Harmonie la fille d’Arès et d’Aphrodite, la guerre et l’amour. Son mariage avec Cadmos, le créateur de Thèbes importe moins pour mon raisonnement. Ce qu’il faut retenir c’est justement cette association entre l’amour et la guerre. L’homme depuis qu’il existe est une forme qui ne peut survivre qu’en faisant l’amour et en faisant la guerre à toutes sortes d’agresseurs. Cette survie représente en soi le fruit de l’harmonie. Que l’amour ne soit plus suffisant pour rassembler les parcelles de matière, tout simplement Arès et Aphrodite, ou que la guerre soit perdue au profit d’une autre forme et l’homme disparaît, l’individu d’abord et peut-être l’espèce. Je crois que nous pourrions aller plus loin encore en disant que l’amour est un combat, du moins celui qui se trouve porté par un besoin d’ordre. Si Hésiode parle de bonne entente, la mythologie parle souvent de rapports violents. Il n’y a pas que celui de Nessos et de Déjanire au moment de passer d’un monde à l’autre. Seul l’amour sans désir ou sans objet serait sans violence. L’union d’Arès et d’Aphrodite montre clairement que l’amour est une façon de faire la guerre, et que toute association possède à sa base ces deux forces opposées et complémentaires qui détruisent et construisent en même temps. Lorsque je lis, par exemple, Konrad Lorenz, je doute qu’un amour sans désir puisse exister. Toutes les formes d’agression ne montrent-elles pas que la vie n’est que l’association de l’amour avec désir et de la guerre ? Juste une digression. Il me semble qu’aujourd’hui nous nous trouvons dans une sorte de déséquilibre entre la guerre et l’amour. Nous faisons trop la guerre et nous n’aimons pas suffisamment. Plus grave encore, nous avons dissocié l’amour et la guerre ! Il y a danger de rupture d’harmonie. Certes, cela ne peut se voir en une ou plusieurs générations, mais si nous poursuivons dans cette direction, il se pourrait que nous rencontrions des problèmes insolubles d’existence. Oh, cela est sans importance pour la matière ! Elle imaginera d’autres

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associations et construira d’autres formes en essayant de retrouver une nouvelle harmonie ! La matière porte donc en elle une force d’union, l’amour, et peut la perdre ou la voir faiblir. La mort devient donc le résultat d’une désunion, d’une sorte de divorce entre les parcelles de matière et le tourbillon de matière que j’évoquais précédemment cesse de s’agiter, de tourbillonner ! Nous pouvons ajouter que dans chaque parcelle de matière se trouvent à la fois l’amour qui leur permettra de s’unir plus ou moins longtemps et la possibilité de faire la guerre à toute entité qui serait hostile à cette union. La vie ne peut être qu’un précieux mélange d’amour et de guerre. Que l’un vienne à diminuer ou disparaître et l’union est aussitôt remise en cause. Inutile de perdre son temps en procès, les parcelles de matière n’ont que faire de nos plaidoiries, elles savent quitter le navire lorsqu’il prend l’eau. Ce que nous appelons maladie n’est qu’un processus plus ou moins rapide de désunion. Le processus est entamé bien avant que notre intelligence le conceptualise, le détecte ou le soigne artificiellement. Je crois que notre façon de vivre engendre plus de dangers pour nos unions de matière que de conditions favorables. Parce que nous avons oublié d’écouter notre corps, cet ensemble d’unions harmonieuses, nous ne savons pas reconnaître à quel moment il faudrait suivre ses recommandations, parfois répondre à ses doléances ou bien lui laisser l’entière responsabilité du devenir ! Nous voulons le gérer à partir de nos certitudes livresques, à partir de nos statistiques, à partir de notre pseudo objectivité. Nous ne savons pas que souvent nous lui enlevons la possibilité de régler luimême de petites anomalies, de petits conflits qui ne demandent qu’à faire intervenir plus d’amour entre les parcelles de matière, disons entre nos cellules pour plus de compréhension. Nous pourrions relire Molière pour illustrer cette réflexion. Le temps importe peu dans ce genre d’autorégulation. Il serait bon d’apprendre à laisser notre corps se gérer lui-même, mais est-ce encore possible ?

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Il devient plus compréhensible que la mort n’est pas une force indépendante qui s’opposerait à la vie. La mort et la vie sont embarquées sur le même bateau. Non seulement elles naviguent ensemble, mais elles s’harmonisent l’une l’autre, comme l’amour et la guerre. Elles ne cessent d’intervenir tout au long de notre existence, mais nous ne le voyons pas, nous ne le sentons pas, ou alors si rarement. Pendant notre temps de passage sur terre au sein d’une forme, nous changeons constamment sous l’effet de ces deux forces qui s’équilibrent. Si la mort l’emporte définitivement au bout d’un certain temps, parfois très court, elle intervient tout au long de la vie pour nous délivrer de tout ce qui pourrait être contraire à l’amour de nos parcelles de matière. Il est facile de retrouver, dans la mythologie, une multitude d’unions, de bonne entente selon Hésiode, qui mettent en lumière diverses façons d’associer l’amour et la guerre. Le cas d’Hélène est éloquent, mais on peut y ajouter celui de Pénélope ou d’Ariane, de Médée ou de Phèdre… Il suffirait de relire les mythes en étudiant les préoccupations de chaque partenaire. J’en arrive à penser qu’il n’est pas du tout impossible de rendre visite à Perséphone et de faire ce fameux voyage en Enfer qui n’est qu’une expression pour dire que notre être a su voyager dans sa matière pour aller jusqu’à la rencontrer. Il est probable qu’elle n’a pas de palais et que pour lui rendre visite nous n’aurons pas à demander une autorisation à Hadès. N’oublions pas que les symboles mythiques sont là pour nous faire vivre ce qui est caché dans les images poétiques. Si je reviens souvent vers Perséphone, c’est bien parce qu’elle peut nous aider à mieux imaginer ce qui resterait abstrait. Perséphone est la mère de Zagreus et Zagreus est la dimension chtonienne de Dionysos. Si Dionysos manifeste un amour extrême, Perséphone manifeste une mort qui est étroitement liée à la vie par l’intermédiaire d’un retour à la vie. L’amour de Dionysos entraîne jusqu’à la mort celui qui l’honore jusqu’à la démence, la renaissance de Perséphone montre que la mort n’est qu’un passage vers la vie, que les deux

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sont liés et s’enchaînent. Lorsque Dionysos ressort de l’Enfer avec sa mère mortelle Sémélé, c’est pour la conduire jusqu’à l’Olympe où elle devient une divinité. La mythologie nous enseigne cette liaison, mais nous ne savons pas la lire ou notre raison s’y refuse. Dionysos est bien la divinité qui, par excellence, utilise la mort pour engendrer la vie. Il est le digne descendant de sa mère et je reste persuadé que Zeus en a voulu ainsi. Si la mort et la vie sont étroitement liées, nous ne pouvons pas observer l’une sans l’autre puisqu’elles se confondent dans leur volonté de maintenir aussi longtemps que possible une union purement matérielle. Par boutade il serait possible de dire que la mort aime la vie et que la vie aime la mort. Finalement, c’est nous, en tant qu’individu pensant, qui avons faussé la réalité en cherchant à en donner une explication rationnelle et en effectuant un choix. Il est vrai que Cronos a choisi avant nous ! Lorsque je disais : « Elle m’attend ! », je voulais d’abord suggérer que Perséphone n’était pas quelqu’un qui envoie des invitations. Si nous ne faisons pas l’effort de lui demander une entrevue, il ne se passera rien. Bien entendu, je continue à me situer dans un cadre mythique, mais je suis persuadé qu’il en est de même pour la mort. Si nous voulons la connaître, il faut aller vers elle avec toute la courtoisie que nous devons avoir à son égard. Le voyage aux Enfers des héros n’est rien d’autre qu’une rencontre souhaitée et réalisée par le héros lui-même, ou l’individu tout simplement. Il ne s’agit pas de mourir au sens ordinaire, mais de trouver le chemin qui conduit vers elle en espérant que nous pourrons le reprendre après notre entretien. Le fameux fil d’Ariane pourrait bien être le symbole de cette capacité à ressortir des Enfers, à revenir à notre point de départ. Le labyrinthe et le fil d’Ariane ont été surtout mis en rapport avec l’inconscient, mais ils peuvent aussi montrer qu’après avoir visité Perséphone, elle ne sera pas obligée de nous raccompagner. Le chemin des Enfers n’est pas facile à trouver, et l’image d’un lac sans fond où Héraclès a combattu l’Hydre,

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sans venir à bout de son venin puisque c’est ce dernier qui le tue physiquement, montre que nous devons prendre certaines précautions, comme tout explorateur le ferait d’ailleurs. Vouloir apprendre la vérité comporte toujours des risques ! Il est clair que l’on ne décide pas un tel voyage vers un monde inconnu sans avoir quelques idées sur ce que l’on va trouver. L’homme qui n’est pas enfermé dans son moi, qui perçoit de temps en temps des informations surprenantes et encourageantes et qui porte en lui une curiosité grandissante, sent naître en lui un projet de voyage. Comme pour aller vers un pays lointain, il s’informe, il étudie, il se prépare, je pourrais ajouter qu’il s’initie à tous les sens du terme. Il ne se contente pas de croire, il cherche des repères, il expérimente des solutions, il fait des essais. N’oublions pas qu’il ne s’agit pas d’un voyage organisé et qu’il se fait seul. Si la préparation du voyage peut se penser avec méthode, il peut aussi être éclairé par des informations inattendues, parfois incompréhensibles et qui restent à décrypter. Aussi est-il bon de ne pas s’enfermer dans une recherche de type objective ! On ne va pas vers la mort comme on peut aller vers une planète inconnue ou un territoire encore inexploré. Je crois que le voyage des Argonautes illustre bien ce qu’il faut envisager ici. Il suffirait de mettre la mort à la place de la Toison d’Or. La seule différence porterait sur le nombre de rameurs qui accompagnent Jason. Mais la préparation et les péripéties du voyage peuvent nous aider à préparer le nôtre. On ne part pas sur n’importe quel bateau et si nous devons être seuls à ramer, il doit y avoir avec nous des forces immortelles, pour ne pas dire divines. Ces forces immortelles sont pour moi les forces contenues dans la matière, des forces que nous n’utilisons pas souvent, peut-être même que nous ne savons pas reconnaître. Elles se manifestent parfois, de façon plus lumineuse, lorsque nous ne sommes plus dépendants de la pensée ordinaire, lorsque nos parcelles de matière retrouvent la possibilité de s’exprimer et de nous communiquer leur sagesse.

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C’est souvent lorsque le corps est fatigué et l’esprit en vacance que la matière nous parle. C’est souvent à de tels moments que je sens une possible bascule dans le monde de l’extase. Je crois qu’il serait possible de reprendre aussi l’image de l’homme qui descend au fond d’un puits pour mieux voir les étoiles en plein jour. Ce n’est donc pas en toute insouciance que l’on part à la recherche de Perséphone, non pour l’enlever, ce n’est ni permis ni possible, mais pour la contempler si elle le permet, lui avouer que nous aimerions mieux l’adorer plutôt que de la détester. Parce que nous doutons qu’elle soit une méchante reine, nous souhaiterions qu’elle nous rassure elle-même et nous fasse oublier les idées qui circulent parmi les mortels. Bien entendu, nous aimerions, si cela était possible, rencontrer quelques ombres : celles qui ont marqué notre vie et que nous n’avons pas oubliées. Cela nous rassurerait et c’est peut-être ce que cherchent les héros dans la mythologie. En écrivant ces lignes, j’ai l’impression d’écrire un nouveau mythe, une nouvelle descente aux Enfers. Mais, cette impression ne fait que souligner la similitude des comportements. Je suis bien au XXIe siècle et je ne diffère pas d’Ulysse. Ce n’est pas Circé qui me conseille ce voyage, mais qui sait ? Il ne m’est pas possible de dire quelle est la force qui me pousse à entreprendre le voyage, mais je sais qu’elle m’y engage et je suis presque certain qu’elle va m’accompagner. Je suis de plus en plus persuadé que nous faisons plusieurs fois ce voyage durant notre existence, mais aussi que nous ne le vivons pas assez intensément pour nous en souvenir. C’est lorsque le voyage nous laisse une trace indélébile et merveilleuse à la fois que nous comprenons que nous sommes revenus d’un ailleurs dont le mystère s’est estompé. Certains font ce voyage à l’aide de drogues, d’autres choisissent des méthodes moins rapides, mais peut-être aussi moins dangereuses. Dans tous les cas, ce qu’il faut c’est partir ou du

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moins quitter pour un certain temps le cadre de référence à l’intérieur duquel rien n’est possible. L’individu est enchaîné. Toutefois, il faut comprendre que notre premier geôlier n’est autre que Platon. Le mythe de la caverne est bien connu. Les hommes sont enchaînés et regardent des ombres qui défilent sur le mur qui se trouve opposé à la lumière. N’ayant jamais rien vu d’autre, les ombres sont pour eux la vérité. En sortant un prisonnier de la caverne et en le plaçant à la lumière du soleil, il est possible de lui faire comprendre son erreur. Les images projetées par la lumière sur le mur qui lui est opposé apparaissent différentes des objets eux-mêmes. Je n’irai pas jusqu’à parler de l’intelligible qui domine une démarche en faveur d’une connaissance purement intellectuelle. Par contre, je dirai que depuis que nous faisons référence à cette lumière dispensatrice de vérité, nous avons oublié que dans l’obscurité totale existaient d’autres vérités que des ombres. Si Cronos a fait un choix en castrant son père, Platon en a fait un aussi en refusant d’entendre ce que la matière pouvait bien lui dire. Il nous a castrés physiquement pour donner libre cours à la pensée. Lorsqu’il s’est agi de mettre en place sa République, il n’a pas castré les gardiens chargés de la protéger ! Je pense que c’est cet enchaînement aux idées qui nous empêche d’entendre les forces qui nous invitent à un voyage plus personnel. C’est cet enchaînement qu’il faut remettre en question. Il est dit que lors des mystères d’Éleusis, les mystes commençaient par jeûner avant d’absorber, le dernier jour une nourriture à base de blé. L’initiation pouvait alors avoir lieu. Des chercheurs ont pensé que les mystes absorbaient un produit fermenté grâce à l’ergot de seigle et préparé par les prêtres. Ils auraient donc absorbé l’équivalent du LSD si l’on veut. Refuser cette possibilité ne servirait à rien et je pense que dans ce genre d’aventure, il y a lieu d’associer le corps et l’esprit, d’associer des démarches purement physiques, comme la marche et le jeûne, et pourquoi pas des drogues capables d’accentuer le décrochage, une sorte de libération, surtout lorsque le myste n’a pas eu le temps suffisant pour se préparer à

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recevoir l’initiation. D’ailleurs, cette initiation consistait à lui faire comprendre que la vie et la mort ne faisaient qu’un ! Le myste apprenait qu’après la mort il y avait une autre vie. Il n’en était pas conscient au sens ordinaire du mot, mais il le vivait dans un état second, dans les profondeurs mystérieuses de son être. Notre rationalité supporte mal ce genre de situation, quel que soit le pays où elle peut se produire dans le monde. Il n’en demeure pas moins vrai que cela existe, peu importe l’absence d’analyse objective. Descendre en Enfer c’est finalement descendre au fond de soi même. Nous pourrions y rencontrer tous les monstres que nous n’avons pas réussi à domestiquer ou du moins que nous avons refoulés, les faisant disparaître de la surface de notre être. Ils ne sont pas morts ! Mais existent-ils vraiment ? Je crois que là encore il faut nous placer dans le contexte de la tradition qui navigue entre conscient et inconscient, imaginant que tout est pris en compte lorsque l’on associe les deux. Si les qualités humaines sont des choix de société, les défauts le sont aussi. Lorsque Zeus combat les monstres, n’oublions pas qu’ils sont aussi des dieux et qu’ils appartiennent à la même famille. Autrement dit, ici et maintenant, les monstres auxquels nous pensons sont des idées et si nous les abandonnons dans leur ensemble, il n’y a pas de raison d’en rencontrer en voyageant. Loin de tout ce qui a été construit par notre intelligence, il ne reste que les préoccupations de notre matière, elle-même enfermée dans une forme. Aussi est-il nécessaire, pour réussir notre voyage, de descendre non pas en Enfer, mais dans la matière elle-même en oubliant la forme à laquelle nous avons donné trop d’importance. Quitter l’esprit, quitter la forme, voyager dans la matière, telle est la façon d’agir qui peut nous offrir quelques chances de rencontrer Perséphone pour nous instruire sur la mort. Je doute que Thésée et Pirithoos aient fait l’effort de préparer leur voyage. Ils étaient trop sûrs d’eux-mêmes, de leur naissance et ils étaient emportés par un projet fou.

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Aujourd’hui, il me semble que la méditation, que je n’assimile pas au zen commercial que l’on voudrait nous imposer comme une nouvelle vérité démontrable, est plus qu’une méthode d’intériorisation. Elle est un chemin caché comme le disait Paul Brunton il y a plus de cinquante ans, un chemin qui peut nous conduire là où nous aimerions aller. Je disais que des forces me poussaient à entreprendre le voyage, d’autres forces, peut-être les mêmes, m’ont poussé à méditer, aujourd’hui elles m’invitent à pénétrer dans l’obscurité où se tient Perséphone dans sa propre clarté. Je suis seulement en chemin, mais déjà je suis convaincu par tout ce que j’ai pu vivre avant de prendre le bateau et traverser la rivière. Si je vous racontais un voyage réussi et un retour sans difficulté, vous comprendriez aisément que j’ai basculé dans une folie mystique, que j’ai construit une légende. Or il n’en est rien. Le voyage est commencé, l’Argo a quitté Iolcos, j’ignore quand je verrai les côtes de la Colchide. Par contre, ce qui est vrai, c’est que j’ai fait ce que j’ai dit et pense que d’autres peuvent le faire aussi. Peut-on résumer ? Le seul fait d’écrire impose le je et le moi qui n’est pas loin, mais j’aimerais qu’il ne soit plus qu’une obligation d’écriture. La mort n’est pas ce que l’on croit à partir de vérités démontrables. Notre cerveau peut cesser de penser et la vie se poursuivre. Il y a plus de cinquante ans, les frères Gasteau enregistraient à Marseille un électrocardiogramme et un électroencéphalogramme entièrement plats sur la personne d’un yogi. Surpris, on le comprend ! Convaincu que l’homme est essentiellement de la matière manifestant la vie, et que sa forme n’est qu’une particularité dynamique de cette forme, la mort ne peut que se rapporter à la forme, non à la matière. Or, l’homme n’est pas qu’une forme et la disparition de la forme ne signifie pas la disparition de la vie qui se trouve dans la matière. Ce qui pourrait nous faire hésiter entre la forme et la matière est probablement la mémoire. Que deviennent les expériences vécues par la forme ? Je répondrai simplement que la forme n’est pas dépositaire de la mémoire là encore. La

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mémoire n’est pas enregistrée uniquement dans notre cerveau, comme dans une bibliothèque, elle l’est dans l’ensemble de nos cellules fort heureusement et je préférerais dire dans la matière. Lorsque le mythe évoque la réincarnation, cela peut se concevoir comme la création d’une nouvelle forme à partir de la matière qui a été libérée. Or, comment expliquer certains phénomènes observables aujourd’hui comme hier de personnes, des enfants surtout ou lorsque l’individu n’est pas encore totalement sous l’influence de la pensée d’autrui, pouvant revivre des événements connus dans une vie antérieure ? Il faut bien que la matière ait enregistré certains faits pour qu’ils ressurgissent dans une forme nouvelle. Cela n’implique pas que tout un chacun doive connaître ce genre d’événement. Comme je l’ai dit, toutes nos expériences ne sont pas conscientes et cela ne signifie pas qu’elles n’existent pas ! Cela ne les rend pas illisibles à tout jamais ! Je crois que ce qui précède peut justifier qu’il est à la fois permis de connaître la mort avant de la vivre et de connaître des expériences de vie antérieure lorsque nous sommes enfermés dans une forme. Parce que la matière domine l’ensemble et que la matière se charge continuellement de toutes nos expériences, nous pouvons considérer que la mort n’est qu’un passage d’une forme à une autre et que ce que nous pleurons n’est que la disparition d’une forme. Si nous pensons que l’individu que nous aimons est plus que cette forme, alors nous pouvons le retrouver entre deux réincarnations ou dans une autre forme. Il n’est pas dit qu’en le figeant dans sa forme ancienne, nous lui fassions réellement plaisir ! Je suis persuadé, lorsque j’ai vu ma mère au cours de certaines de mes méditations, que c’est parce que j’avais suffisamment oublié ma forme et que mon esprit était au repos. J’ai fait, à ce moment-là, une partie du voyage et je peux admettre que nous voyageons plus souvent que nous le pensons. Lorsqu’elle m’a visité pour la dernière fois, je crois qu’elle était sur le point de ne plus être dépendante de sa forme ancienne, ou

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bien s’agissait-il, en moi-même, d’un changement qui m’imposait de la gommer en tant qu’image du passé ! Je voudrais revenir sur un dernier point ; l’absence de réincarnation ou du moins la possibilité de revenir au vide le plus total ou, pour rester dans la mythologie, au Chaos. Revenir vers les dieux, comme le fait Perséphone, est une façon de renaître que la mythologie exploite merveilleusement. Elle donne quelques exemples seulement de retour à la matière ou à la Terre en tant que Grande Mère. Mais ce retour ne semble pas la voie royale. Je crois pourtant qu’il faudrait s’y intéresser plus profondément et s’interroger sur une mort qui ne serait pas liée à une quelconque renaissance. Parce que l’homme refuse la mort en tant que fin de vie, et en tant que disparition totale de l’être, il refuse d’imaginer que la mort puisse avoir une autre finalité que de mettre en lumière un éternel retour. L’homme ne veut pas envisager qu’il existe une possibilité de sortir du cycle infernal dans lequel il s’est inclus, qu’il peut concevoir sa vie comme distincte de la manifestation d’un tout originel vers lequel la mort le ramènerait. Ou bien l’homme accepte l’idée que la vie se déroule sous la forme d’un cycle et que ce dernier se renouvelle inlassablement, la mort ne serait alors que la fin d’un cycle et le début d’un nouveau, ou bien il imagine que la mort est la fin d’une trajectoire et que la mort permet seulement de revenir au point de départ. Ce point peut être la Grande Mère, la Terre, ou bien le Dieu des chrétiens, cela ne change pas l’idée d’un retour à la source, celle que donne l’idée qu’il se fait de la vie. Nous voyons aussitôt que ces deux formules sont liées à une conception de l’existence qui serait une réalité étrangère à la matière. Quelle serait cette entité qui recommencerait un nouveau cycle ou qui retrouverait une origine, qu’il faudrait préalablement définir ? Si nous observons correctement la nature, puisqu’elle sert de base à nos réflexions, nous ne pouvons pas ignorer qu’il

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n’y a pas de retour à l’origine en ce qui concerne le blé. Le grain mis en terre pour qu’il germe et donne la moisson future n’est pas le blé qui a été semé et dont il est issu. Nous ne devons pas confondre le grain de blé, élément matériel de base, et l’espèce désignée par le mot blé. Si l’homme sème du blé, il ne sème pas le blé qu’il a semé la fois précédente. Il n’y a pas fin de cycle ou recommencement de cycle, il y a continuité, passage d’un cycle à l’autre, à la limite nous pourrions parler de spirale évolutive. Tout retour à la Mère, à la Terre, ou tout retour vers un dieu créateur du monde et des hommes est une image qui ne peut être prise que sur le plan de l’espèce et non de l’individu. L’homme a choisi, depuis longtemps, de déformer les lois de la nature, de les interpréter parce qu’il ne pouvait pas accepter d’autres solutions que ce retour à une origine dont, paradoxalement, il ne pouvait pas indiquer la nature. Je crois qu’il faut considérer, au départ du raisonnement, la volonté de guider les hommes, la masse, le troupeau au sens symbolique, vers un idéal et ce point origine n’est rien d’autre que cet idéal. Qu’il s’agisse de politique au sens large, de morale ou de religion, les hommes ont alors pour objectif de progresser sur un axe qui conduit vers le mieux, ou vers la perfection. La mort représente alors le moment où l’homme bascule dans un autre monde, un monde qu’il n’a pas pu prévoir puisqu’il ne l’a pas fabriqué. Son idée de retour est liée à tout ce qu’il a prévu, imaginé ou plus ou moins raisonné. Il n’y a pas réellement retour, mais disparition dans ce qu’il a cherché toute sa vie comme si un idéal existait réellement. Certes, le mort ne revient pas dire s’il a réussi cette fusion, mais nous comprenons que les vivants sont avant tout des croyants ! Jusqu’à la fin de leur vie, ils croient que tout est fini ou que la mort leur ouvre la porte du monde qu’ils cherchaient. En acceptant l’idée d’un retour à l’origine de ce qu’ils étaient, du moins de ce qu’ils croient qu’ils étaient, les hommes passent au-dessus la mort comme si elle n’existait pas ! L’éternel retour n’existe que dans notre imagination, notre culture si l’on veut, il est le produit de notre réflexion bien

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plus que de nos observations. Si nous pensons que Dieu nous a créés, alors nous pensons que nous pouvons revenir jusqu’à lui en fin de vie, mais tout cela n’est qu’une construction purement intellectuelle. Il en va de même pour le retour à la Terre. Hésiode ne pouvait pas s’éterniser sur le Chaos, il laisse entendre, cependant, qu’il existerait quelque chose en amont de la Nuit et de Gaia. L’ensemble des mythes nous encourage à penser que l’idéal serait de tout entreprendre pour faciliter le retour jusqu’à l’Olympe. On s’aperçoit que c’est tout de même impossible et en dehors d’Héraclès, il n’y a aucun exemple de retour réussi. La mythologie nous présente assez timidement l’autre formule qui consisterait à être enseveli, ou mieux de pénétrer dans la Terre, comme le fait Œdipe à Colone ou Thésée en pleine montagne à Scyros. On voit déjà dans la légende d’Antigone qu’il n’est pas conseillé de poursuivre ce retour à la Grande Mère. Mais nous avons là un enseignement qui prend position en faveur de l’Olympe, ou de l’idée et de la ruse, et qui rejette la Terre en tant qu’objectif de vie, en tant que lieu de retour. Je voudrais dire, sans attendre, que, pour moi, revenir à la Terre me paraît nettement plus réaliste que revenir vers l’Olympe qui est un pur produit de l’imagination. La Terre est bien une réalité et ce qui dérange les tenants de l’esprit c’est qu’ils considèrent que la Terre en est dépourvue ! Or c’est bien la Terre qui a imploré ses enfants pour la séparer d’Ouranos, c’est bien la Terre qui a eu l’idée du changement que la castration allait entraîner dans l’organisation du Ciel et dans le monde des dieux ! Allons plus loin. La Terre est à l’origine des manifestations de la vie, de l’ensemble des formes au sein desquelles l’homme prétend représenter la plus évoluée. Or la Terre, c’est aussi la matière, et lorsque la mort nous surprend, c’est bien sur la matière qu’elle intervient et plus encore sur son organisation. Elle met un terme au tourbillon qui manifestait notre existence. L’homme étant de la matière avant tout, qu’elle pense ou ne pense pas, la mort doit être considérée comme un changement, non pas dans la matière elle-même, mais dans

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l’organisation de cette matière, dans le fameux tourbillon que nous prenons pour l’essentiel et pour la vie elle-même. Il n’est pas possible de dire, en comparant l’homme avec le blé, que la mort permet à la matière de revenir à l’origine de la vie, à une renaissance ou une réincarnation. Il est possible de penser que les parcelles élémentaires de matière redonneront des formes et manifesteront la vie, mais le tourbillon qui permettait d’identifier un individu ne sera pas le même. Nous retrouvons alors la distinction entre l’individu et l’espèce. C’est à ce stade de la réflexion qu’il faut envisager une autre forme de retour. La matière est issue du Chaos. Le Chaos est imaginé par opposition à l’ordre et si nous nous efforçons de comprendre Hésiode c’est bien l’ordre qui est imaginé après le Chaos. Le Chaos, n’a pas besoin d’exister puisqu’il est essentiellement une absence d’ordre. Or, c’est peut-être là que l’homme n’a pas osé poursuivre sa réflexion. Cette absence d’ordre, ou cette prolifération d’ordres est bien en rapport étroit avec la mort. La mort n’entraîne pas une fin quelconque, elle permet au Chaos de proposer un ordre différent, meilleur ou moins bon n’est pas sa préoccupation. Le Chaos c’est l’amour permettant toutes sortes d’unions, la mort étant la force permettant de les détruire et de reconstruire de nouvelles unions. Arès et Aphrodite ! J’en arrive à penser, aujourd’hui, que la mort nous fait revenir, non pas à une source de vie qui serait une divinité ou la matière elle-même, mais au Chaos qui représente un fourmillement de sources, ce fourmillement étant dominé non pas par une nécessité quelconque, mais par la fantaisie d’un instant. Des parcelles de matière s’aiment assez pour s’organiser spontanément et se lancer dans l’aventure de la vie, sur terre ou ailleurs. Elles n’ont pas besoin de notre bon vouloir ! Parce que l’homme est centré sur sa personne ou son espèce, il ne peut pas imaginer qu’il existe d’autres mondes, différents du sien, et d’autres espèces différentes de la sienne ou

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de celles qu’il peut observer. Il vit dans un monde dont les limites sont celles qui lui sont données par ses organes des sens. Comment pourrait-il imaginer la mort autrement qu’en la construisant à partir de ses observations ou de son imagination ? Parce qu’il imagine la mort à partir de ce qu’il sait ou croit savoir de façon certaine, son raisonnement fait obstacle à toute idée contraire et se trouve enfermé par la culture, les croyances ou les obligations mondaines dans des limites infranchissables que seules quelques expériences personnelles font oublier. La notion de retour est une notion qui traduit la pensée des hommes. Elle reste en rapport étroit avec le refus de la mort et celui de se laisser emporter par le hasard dans le monde de tous les possibles. En affirmant une forme quelconque de retour, l’homme ne fait que donner des limites à la mort, lui imposer un au-delà qui n’existe que dans sa pensée, dans son désir de contrôler le présent qui lui échappe. La mort est un instant qui, comme tous les instants, n’est pas une construction de notre intelligence, de notre raison. L’instant échappe à notre soif de tout maîtriser, à notre capacité à dominer le temps et la mort est l’instant par excellence qui met en déroute toutes nos stratégies de pouvoir. En inventant le retour, peu importe vers quoi, l’homme a inventé une continuité qui enchaîne une suite de vies et de morts et son souci est bien de justifier cet enchaînement, de l’expliquer, et même de faire des choix dans un délire purement intellectuel. L’homme a peur du néant, du vide, de l’abîme, de l’obscurité, et bien entendu de la mort qui rassemble toutes ses craintes. C’est bien parce qu’il a fait de la vie une analyse partielle et rassurante qu’il refuse la mort et tente de l’asservir à son tour. L’idée de retour est peut-être plus pernicieuse que celle d’immortalité. Elle ne remet pas en question celle de l’immortalité qui pourtant n’est, visiblement, qu’une chimère. Elle maintient l’homme dans ses croyances et ne l’invite surtout pas à voir ce qu’elles cachent en déguisant la mort. Elle fait de

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lui un être irresponsable qui devant le mot lui-même reste pétrifié d’angoisse. Certes, ma façon de comprendre la mort peut surprendre et ne trouve pas dans l’explication que j’en donne toute la force qu’elle mériterait de posséder. Si l’homme est d’abord de la matière et si la matière est détentrice de vie et de mort, car les deux vont ensemble, il faut raisonner non plus sur l’homme en tant qu’individu ou même en tant qu’espèce, mais sur la matière dont il est composé. Si cette matière est entièrement libre de ses choix, comme les hommes le sont dans leurs amours, elle peut se manifester à travers une multitude de formes qui échappent totalement à notre volonté. Ces formes sont sans importance, si ce n’est que nous en habitons une et passons un certain temps à lui donner des ordres. C’est certainement là que l’homme commet une grande erreur. Il veut imposer ses idées à une forme qui a déjà les siennes et il ne s’aperçoit jamais qu’elles peuvent s’opposer entre elles. En ignorant la vie de la matière, l’homme peut imposer l’image qu’il se fait de la vie de la forme qu’il habite, mais il ne s’agit pas du même objet. La matière est une réalité négligée, la vie de la forme est une idée tout au plus, une impression trompeuse qui n’a de valeur qu’à travers les ordres que notre raison lui donne. L’homme est surtout prisonnier de sa volonté de puissance, de son désir de tout décider, de sa volonté qui se croit tout permis. Comment ne serait-il pas effrayé devant l’idée de la mort, la seule à résister à son esprit de tyran ? En se forgeant des idées, les unes aussi trompeuses que les autres, l’homme ignore la seule façon de ne plus redouter la mort qui consiste à ne plus sacraliser la vie. La mort est le complément de la vie. Soyons heureux de vivre la vie que nous avons, ce qui n’interdit pas de la conduire là où elle voudrait nous mener. Encore faudrait-il prêter l’oreille à ce qu’elle s’efforce de nous dire. Tous les jours elle nous parle, mais nous avons décidé de vivre selon nos désirs, nos besoins, ce qui est plus autoritaire, et nous remettons à plus tard de l’entendre. La mort

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est certainement la seule autorité que nous ne pouvons pas dominer et qui nous fait savoir que nous ne l’avons pas écoutée au bon moment !

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TABLE DES MATIÈRES

Elle m’attend Déméter, déesse de la terre cultivée L’enlèvement de Perséphone par Hadès Un royaume bien gardé Aimée par un serpent Orphée, Thésée, Pirithoos, Héraclès Ulysse et Tirésias Mort et réincarnation Une autre idée de la mort Bibliographie

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p. 5 p. 21 p. 37 p. 49 p. 61 p. 75 p. 93 p. 99 p. 113 p. 157

L’HARMATTAN ITALIA Via Degli Artisti 15; 10124 Torino L’HARMATTAN HONGRIE Könyvesbolt ; Kossuth L. u. 14-16 1053 Budapest L’HARMATTAN KINSHASA 185, avenue Nyangwe Commune de Lingwala Kinshasa, R.D. Congo (00243) 998697603 ou (00243) 999229662

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Perséphone reine des Enfers suivi par

Un essai sur la mort Il n’existe pas beaucoup de légendes à son sujet, mais n’est-ce pas parce que Déméter et Perséphone sont le même personnage ? La mère et la fille représentent un enseignement qui a donné naissance aux Mystères d’Éleusis et qui symbolisent la nécessaire mort de la matière pour accéder au ciel. Perséphone manifeste la possibilité, pour l’homme, de dominer la mort de la matière pour accéder à l’intelligence divine, au royaume des Olympiens. Mère de Zagreus et du cœur de Dionysos, elle donne un sens particulier à la mort qu’il faudrait néanmoins dépasser si l’on veut comprendre l’existence de l’éternel retour. L’auteur en voulant approfondir l’idée de la mort ne pouvait ignorer les mythes de Déméter et de Perséphone. Arrivé à un moment de sa vie où il voudrait bien faire le même voyage qu’Ulysse, il comprend que les mots ne suffisent pas, Orphée le montre en perdant Eurydice une seconde fois, et cherche, dans une approche particulière de la mort, le moyen d’interroger la reine des Enfers.

Professeur des Universités à la retraite, Gilbert Andrieu, à la recherche d’une meilleure connaissance de soi et séduit par la richesse de la mythologie s’efforce de faire partager son approche symbolique des légendes. Entraîneur d’athlétisme, adepte du yoga et de la méditation, musicien, il associe cette lecture au second degré avec ses propres expériences à la fois sportives et musicales et spirituelles.

Illustration : Bronze de Sarandis Karavousis (1938-2011)

ISBN : 978-2-343-05975-4 16,50 €