Origines Du Christianisme. Recherche Et Enseignement a la Section Des Sciences Religieuses de l'Ecole Pratique Des Hautes Etudes, 1991-2017 (Judaisme ... Origines Du Christianisme) (French Edition) 9782503579481, 2503579485

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Origines Du Christianisme. Recherche Et Enseignement a la Section Des Sciences Religieuses de l'Ecole Pratique Des Hautes Etudes, 1991-2017 (Judaisme ... Origines Du Christianisme) (French Edition)
 9782503579481, 2503579485

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ORIGINES DU CHRISTIANISME

Judaïsme ancien et origines du christianisme Collection dirigée par Simon Claude Mimouni (EPHE, Paris) Équipe éditoriale: José Costa (Université de Paris-III) David Hamidovic (Université de Lausanne) Pierluigi Piovanelli (Université d’Ottawa)

ORIGINES DU CHRISTIANISME Recherche et enseignement à la Section des sciences religieuses de l’École pratique des Hautes études 1991-2017

Simon Claude Mimouni

Préface de Paul-Hubert Poirier Membre de l’Institut

2018

© 2018, Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise without the prior permission of the publisher. D/2018/0095/150 ISBN 978-2-503-57948-1 10.1484/M.JAOC-EB.5.114970 Printed on acid-free paper

« Une vie d’analyse pour un moment de synthèse » Selon Fustel de Coulanges

TABLE DES MATIÈRES Préface Paul-Hubert Poirier, Membre de l’Institut. . . . . . . . . . . 13 I ntroduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17 Comptes rendus parus dans l’Annuaire de la Section des sciences religieuses de l’École pratique des Hautes études 1991-1992 Introduction au judéo-christianisme ancien. . . . . . . . . . . 25 1992-1993 Le judéo-christianisme elkasaïte . . . . . . . . . . . . . . . . 28 1993-1994 Les judéo-chrétiens elkasaïtes dans la tradition manichéenne. . . 32 1994-1995 L’enfance de Jésus dans la littérature chrétienne des premiers siècles. 39 1995-1996 I. Les traditions chrétiennes anciennes : l ’enfance de Jésus dans la    littérature chrétienne des premiers siècles (suite/II) . . . . . 44 II. Le judéo-christianisme ancien : recherche sur les communau    tés nazoréennes de Palestine. . . . . . . . . . . . . . . . 46 1996-1997 I. Le judéo-christianisme ancien : recherche sur les communautés    nazoréennes de Palestine (suite/II). . . . . . . . . . . . . 50 II. Les traditions chrétiennes anciennes : l ’enfance de Jésus dans    la littérature chrétienne des premiers siècles (suite/III). . . . 59 1997-1998 I. Le judéo-christianisme ancien : recherche sur les communautés    nazoréennes de Palestine (suite/III) . . . . . . . . . . . . 60 II. Les traditions chrétiennes anciennes : l ’enfance de Jésus dans    la littérature chrétienne des premiers siècles (suite/IV). . . . 65 1998-1999 I. La communauté nazoréenne/chrétienne de Jérusalem aux Ier   IIe siècles . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 68 II. Le rite du baptême aux Ier-IIe siècles. . . . . . . . . . . . . 73

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TABLE DES MATIÈRES

1999-2000 I. La communauté nazoréenne/chrétienne de Jérusalem aux Ier   IIe siècles (suite/II) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 77 II. Le rite du baptême aux Ier-IIe siècles (suite/II). . . . . . . . 82 2000-2001 I. La communauté nazoréenne/chrétienne   IIe siècles (suite/III) . . . . . . . . II. Les juifs à l ’époque de l ’émergence du   nouvelles perspectives . . . . . . . .

de Jérusalem aux Ier . . . . . . . . . . . 88 mouvement chrétien : . . . . . . . . . . . 93

2001-2002 I. Les juifs à l ’époque de l ’émergence du mouvement chrétien :    nouvelles perspectives (suite/II) . . . . . . . . . . . . . . 101 II. Les prophétismes et messianismes aux Ier et IIe siècles de notre    ère. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 106 2002-2003 I. Les juifs à l ’époque de l ’émergence du mouvement chrétien :    nouvelles perspectives (suite/III) . . . . . . . . . . . . . . 111 II. Les prophétismes et messianismes aux Ier et IIe siècles de notre   ère (suite/II). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 114 III. Cours d’introduction : Jésus de Nazareth, de la tradition à   l ’histoire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 118 2003-2004 I. Les juifs à l ’époque de l ’émergence du mouvement chrétien :    nouvelles perspectives (suite/IV). . . . . . . . . . . . . . 122 II. Les prophétismes et messianismes aux Ier et IIe siècles de notre   ère (suite/III). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 126 III. Cours d’introduction (avec Madame Isabelle Ullern-Weité) :    Les représentations modernes et contemporaines de Jésus et   Paul . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 132 2004-2005 I. Les juifs à l ’époque de l ’émergence du mouvement chrétien :    nouvelles perspectives (suite/V) . . . . . . . . . . . . . . 135 II. Les prophétismes et messianismes aux Ier et IIe siècles de notre   ère (suite/IV) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 135 2005-2006 I. L’histoire de la communauté chrétienne/nazoréenne de Jérusa    lem des origines à 135 . . . . . . . . . . . . . . . . . . 144 II. Les prophétismes et messianismes aux Ier et IIe siècles de notre   ère (suite/V). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 153

TABLE DES MATIÈRES

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2006-2007 L’histoire de la communauté chrétienne/nazoréenne de Jérusa   lem des origines à 135 (suite/II) . . . . . . . . . . . . . . . 158 2007-2008 L’histoire de la communauté chrétienne/nazoréenne de Jérusa   lem des origines à 135 (suite/III) . . . . . . . . . . . . . . 169 2008-2009 L’histoire de la communauté chrétienne/nazoréenne de Jérusa   lem des origines à 135 (suite/IV). . . . . . . . . . . . . . . 177 2009-2010 L’histoire de la communauté chrétienne/nazoréenne de Jérusa   lem des origines à 135 (suite/V) . . . . . . . . . . . . . . . 189 2010-2011 L’histoire de la communauté chrétienne/nazoréenne de Jérusa   lem des origines à 135 (suite/VI). . . . . . . . . . . . . . . 197 2011-2012 L’histoire de la communauté chrétienne/nazoréenne de Jérusa   lem des origines à 135 (suite/VII). . . . . . . . . . . . . . 208 2012-2013 I. Recherche historique sur Jésus de Nazareth : éléments histo    riographiques et épistémologiques. . . . . . . . . . . . . 226 II. Paroles de Jésus dans le judaïsme de son temps. . . . . . . . 228 2013-2014 I. Recherche historique sur Jésus de Nazareth : éléments histo    riographiques et épistémologiques (suite/II) . . . . . . . . 248 II. Actions de Jésus dans le judaïsme de son temps . . . . . . . . 252 2014-2015 Recherches sur des mouvements prophétiques du renouveau dans   l ’Antiquité tardive : les baptistes elkasaïtes dans la Vita Mani   du Corpus manichéen de Cologne. . . . . . . . . . . . . . 256 2015-2016 I. Les mouvements baptistes (johannites, ébionites, elkasaïtes et   mandéens) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 265 II. Le prosélytisme dans le judaïsme et le christianisme de   l ’Antiquité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 273 2016-2017 I. Les mouvements baptistes (johannites, ébionites, elkasaïtes et   mandéens) (suite/II) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 277

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TABLE DES MATIÈRES

II. Le prosélytisme dans le judaïsme et le christianisme de   l ’Antiquité (suite/II) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 289 Conférences 1995 Conférence introductive . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 291 2017 Conférence conclusive . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 307 Bibliographie

scientifique .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . 325

P RÉFACE Paul-Hubert Poirier Membre de l ’Institut

En mai 1995, Simon Claude Mimouni a été élu titulaire de la direction d’étude « Origines du christianisme » de la Section des sciences religieuses de l’École pratique des Hautes études et il a inauguré son enseignement en novembre de la même année par une conférence d’ouverture dans laquelle il abordait les principaux aspects épistémologiques et historiographiques qui touchent la recherche sur les débuts du christianisme. Le 15 juin 2017, à la veille de son accession à l’éméritat, il prononçait, en guise de leçon d’adieu, une « conférence conclusive » consacrée non pas spécifiquement aux origines chrétiennes mais à une question plus ample, qui n’a cessé, depuis l’apparition du terme au XVIIe siècle, de susciter discussions et controverses chez les théologiens, les historiens des religions et les philosophes, celle du monothéisme, que S.C. Mimouni n’hésite pas à caractériser comme «une forme de totalitarisme». Ainsi se sont closes vingt-deux années d’enseignement, de recherche, de direction d’étudiants et de participation active à la vie de l’École pratique des Hautes études. Ces années, pour fructueuses et intenses qu’elles furent, ne sont toutefois pas un isolat dans la carrière de S.C. Mimouni. Elles avaient été précédées, en amont, de 1991 à 1995, par la présentation de conférences et de séminaires dans le cadre de la direction d’études du regretté Pierre Geoltrain, et surtout par l’élaboration et la mise en œuvre d’un programme de recherche qui devait conduire, entre autres, à la soutenance, en 1992, d’une thèse de doctorat consacrée aux traditions anciennes relatives à la Dormition et à l’Assomption de Marie. En aval, si l’éméritat permettra à S.C. Mimouni de découvrir de nouveaux horizons, il ne marquera pas pour autant, nous l’espérons, la fin de son activité scientifique. Plusieurs thématiques relevant des origines chrétiennes, du judéo-christianisme, du baptisme ou du manichéisme continueront à le solliciter et aboutiront à autant de publications. En accédant à la direction d’étude « Origines du christianisme », S.C. Mimouni recueillait un riche et lourd héritage. Créée en 1886, la conférence – comme on désignait alors la direction d’étude ‒ « Histoire des origines chrétiennes », qui recevra, en 1943, l’appellation qu’elle garde encore maintenant, fut successivement occupée, jusqu’en 1889, par Ernest Havet, puis, à partir de 1927, par Maurice Goguel, Oscar Culmann et

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PRÉFACE

Pierre Geoltrain, qui ont tous, à des titres divers, marqué la recherche dans le domaine du christianisme dit primitif en abordant, année après année, selon la règle d’or de l’École pratique des Hautes études, des sujets neufs dont l’examen reposait sur des travaux inédits, souvent même sur l’exploitation de documents nouvellement découverts, et cela, au sein d’une communauté de chercheurs, d’étudiants et d’auditeurs désireux de s’instruire aux meilleures sources. Prenant le relais de ces maîtres, S.C. Mimouni a poursuivi l’exploration du vaste territoire des origines du christianisme, en abordant, parfois sur plusieurs années, des sujets qui constituaient autant de pièces d’un puzzle dont l’assemblage est loin d’être achevé si jamais il devait l’être : les traditions chrétiennes anciennes relatives à l’enfance de Jésus ; les communautés nazoréennes de Palestine et de Jérusalem ; les Juifs à l’époque de l’émergence du mouvement chrétien ; les prophétismes et les messianismes aux deux premiers siècles de notre ère ; la communauté chrétienne (nazoréenne) de Jérusalem, des origines à 135 ; les dimensions historiographiques et épistémologiques de la recherche sur Jésus de Nazareth ; les paroles et les actions de Jésus ; le rite du baptême et les mouvements baptistes ; les baptistes elkasaïtes de la Vie de Mani du codex manichéen de Cologne ; le prosélytisme dans le judaïsme et le christianisme de l’Antiquité. Tout en menant ces enquêtes, S.C. Mimouni a toujours manifesté le souci de les accompagner d’une réflexion théorique sur les conditions de la pratique historienne dans le domaine des origines chrétiennes. Un point sur lequel il revient constamment est l’exigence de la « contextualisation », temporelle et spatiale, qui seule permet d’éviter les « anachronismes flagrants » (p. 206) et de transformer le « texte » en « document » (p. 230). Une telle perspective commande une triple démarche sur le plan méthodologique : « Si l’approche des textes nécessite les apports de la philologie et celle des lieux les acquis de l’archéologie, l’étude des rites mobilise, quant à elle, les données de l’anthropologie » (p. 210). Pour S.C. Mimouni, il existe donc une différence fondamentale entre la démarche de l’historien et celle du philologue, du littéraire et du théologien, car seul l’historien « érige le texte en document pour servir à la reconstruction du passé » (p. 230). Il s’agit là d’un rappel salutaire même si l’on pourrait trouver à redire à cette appropriation historienne du document. On reconnaîtra toutefois à S.C. Mimouni une volonté constante de clarification des enjeux, doublée de la conviction que « toute méthodologie doit reposer sur une épistémologie bien définie et bien déclarée » (p. 145). Ce qu’il résume pour une affirmation aux allures d’aphorisme : « En histoire, ce qui compte c’est d’abord le discours sur la méthode et ensuite la pratique de la méthode – l’exercice pratique devant toujours venir après l’exercice théorique » (p. 230). Si les textes rassemblés dans cet ouvrage sont le résultat de plus de vingt-cinq années de recherche et d’enseignement, ils sont loin de rendre compte adéquatement de la productivité scientifique de S.C. Mimouni.

PRÉFACE

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La bibliographie de ses travaux – monographies, contributions à des collectifs, articles – laisse en effet entrevoir l’ampleur d’une œuvre toute entière vouée à la recherche sur les origines chrétiennes et à leur illustration. En mettant à la disposition des collègues, des étudiants et du lecteur curieux les conférences présentées à l’École pratique, S.C. Mimouni nous permet de découvrir des perspectives nouvelles sur les premières traditions chrétiennes situées dans le contexte religieux, culturel et social qui les a vu naître. Nous lui en sommes d’autant plus reconnaissants.

I NTRODUCTION 1 « Force et moral ! » Deux principes nécessaires à toute recherche

Sont reproduits ici en intégralité les comptes rendus des séminaires que j’ai publiés régulièrement de 1992 à 2018 dans l’Annuaire de l ’École pratique des Hautes études, Section des sciences religieuses. Ils ont été parfois réécrits et complétés, mais c’est volontairement qu’ils n’ont pas été actualisés ou complétés. Ils représentent les étapes du développement de mes recherches durant vingt-cinq ans, permettant de comprendre leur « déroulé » au fil des ans. Ils sont évidemment lacunaires par rapport au travail effectivement mené lors des séminaires du jeudi matin : seuls ceux qui y ont régulièrement assisté, auditeurs et étudiants, le savent. On y retrouve cependant un long cheminement intellectuel et scientifique souvent sinueux, qui pourrait apparaître comme parcellaire ou paradoxal. Ces comptes rendus permettent en effet de constater que les recherches qui ont été conduites sur l’histoire des origines du christianisme ont toujours eu le souci de leur insertion dans le judaïsme des premiers siècles de notre ère, de la contextualisation de la documentation. Ils donnent une idée du réseau de recherches constitué par un entrecroisement d’axes distincts, mais jamais exclusifs les uns des autres. Comme on pourra le constater, il est arrivé que certains sujets de recherche, restés inachevés, soient repris quelques années plus tard selon de nouvelles perspectives ou problématiques, mais les résumés réunis ici sont presque toujours différents – certaines répétitions ou reprises sont restées cependant inévitables. C’est le cas, par exemple, pour la communauté nazoréenne / chrétienne de Jérusalem aux Ier-IIe siècles, un sujet traité de 1998 à 2001, mais aussi de 2005 à 2012 – une recherche aussi tentaculaire que fondamentale, car touchant aux fondations même du christianisme, qui se trouvent centrées sur la Ville Sainte du judaïsme, ayant ensuite débouché sur un certain nombre d’articles et sur un ouvrage 2 , peut-être même encore 1.  Je dois l’idée de ce livre à J.-R. A rmogathe , Histoire des idées religieuses et scientifiques dans l ’Europe moderne. Quarante ans d ’enseignement à l ’École Pratique des Hautes Études, Turnhout, 2012, publié dans la Bibliothèque de l ’École des Hautes Études, Sciences religieuses. Malheureusement, pour des raisons indépendantes de ma volonté, il n’a pas pu être publié dans cette collection. 2.  S.C. M imouni, Jacques le Juste, frère de Jésus de Nazareth. Histoire de la communauté nazoréenne / chrétienne de Jérusalem du Ier au IVe siècle, Paris, 2015.

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INTRODUCTION

prochainement sur un second 3. C’est le cas, autre exemple, pour les mouvements baptistes, un sujet traité de 1998 à 2000, mais repris de 2015 à 2017 – une recherche toujours inachevée qui demandera à être approfondie avant de déboucher sur un ouvrage en cours d’élaboration 4 . Plusieurs sujets de recherche élaborés et développés lors des séminaires, arrivés plus ou moins à maturation, ont servi de support à des ouvrages, d’autres sont encore inédits et risquent de le rester. Pour ces derniers, les résumés figurant ici pourraient être d’une grande utilité, car ils représentent des seules traces existantes du suivi d’une pensée, apparemment fragmentaire mais toujours conséquente, avec ses cohérences et ses incohérences, sans aucun doute nombreuses. Je voudrais remercier Paul-Hubert Poirier, Membre de l’Institut, pour avoir accepté de rédiger la préface à ce livre. *** ** À partir de novembre 1991, durant quatre ans, après avoir été élu chargé de conférence puis directeur d’études associé ou invité dans la chaire de Pierre Geoltrain ou dans la chaire de Jean-Daniel Dubois, j’ai eu le bonheur et la chance de donner des conférences et des séminaires. En mars 1992, j’ai soutenu une thèse de doctorat [intitulée : Genèse et évolution des traditions anciennes sur le sort final de Marie (la Dormition et l ’Assomption)] sous la direction de Pierre Geoltrain 5. À partir de novembre 1995, durant vingt-deux ans, après avoir été élu en mai 1995 dans la direction d’études intitulée « Origines du christianisme », j’ai assuré régulièrement des séminaires. En mai 1998, j’ai soutenu, à l’Université de Provence, une habilitation à diriger des recherches [intitulée : Recherches sur le judéo-christianisme ancien] sous la direction de Gilles Dorival 6. J’ai donné un certain nombre de séminaires dits « didactiques » au « Centro di Alti Studi in Scienze Religiose » de la « Fondazione di Piacenza e Vigevano » (Italie) (de 2000 à 2005). J’ai été professeur invité à l’Université de Vilnius en Lituanie (19981999), à l’École biblique et archéologique française de Jérusalem (19993.  S.C. M imouni, La communauté nazoréenne / chrétienne de Jérusalem aux Ier et IIe siècles. Éléments historiques (en préparation). 4.  S.C. M imouni, Les mouvements baptistes dans le judaïsme et le christianisme de l ’Antiquité (en préparation). 5.  Elle a été publiée : voir S.C. M imouni, Dormition et Assomption de Marie. Histoire des traditions anciennes, Paris, 1995. 6.  Elle a été publiée : voir S.C. M imouni, Le judéo-christianisme ancien. Essais historiques, Paris, 1998.

INTRODUCTION

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2000, 2000-2001, 2007-2008, 2014-2015), à l’Université hébraïque de Jérusalem (2000-2001), à la Scuola Internazionale di Alti Studi Scienze della Cultura de la Fondazione Collegio San Carlo de Modène (20012002), à l’Université de Bologne (2008-2009), à l’Université Laval à Québec (2009-2010, 2013-2014), à la Facoltà Valdese di Teologia de Rome (2011-2012) et à l’Université de Lausanne (2016-2017). Dans ces cours, ces séminaires ou ces conférences, les sujets traités ont été la plupart du temps relativement différents de ceux des séminaires que j’ai délivrés à l’École pratique des Hautes études. Avec Isabelle Ullern-Weité, docteur, durant six ans, j’ai organisé à la Section des sciences religieuses de l’École pratique des Hautes études des Séminaires inter-doctoraux, réunissant mes étudiants en Diplôme, en DEA ou Master et en Doctorat : - 2002-2003 : « Lancement du Répertoire des sources sur le christianisme des Ier-IIe siècles » - 2003-2004 : « Interactions entre histoire et théologie » - 2004-2005 : « Conflit et identité (autorité et légitimité) » - 2005-2006 : « Conscience politique de l’histoire » - 2006-2007 : « Doctrines chrétiennes anciennes » - 2007-2008 : « Sources chrétiennes anciennes » Avec Arnaud Sérandour, maître de conférence, durant deux ans, dans le cadre du Centre d’études des religions du Livre (CERL), j’ai organisé des journées d’étude doctorales : - 2006-2007 : « La Torah de Moïse et le Messie Jésus » - 2007- 2008 : « La littérature apocalyptique : entre prophétisme/messianisme et millénarisme ? » 7 En outre, toujours à la Section des sciences religieuses de l’École pratique des Hautes études, durant plusieurs années (1995-1996 ; 1996-1997 ; 19971998 ; 1998-1999 ; 2011-2012 ; 2012-2013 ; 2015-2016 ; 2016-2017) j’ai donné des cours d’introduction à l’histoire des origines du christianisme. *** ** Il n’est peut-être sans intérêt de donner la liste des directeurs d’études étrangers et les chargés de conférences qui ont été invités dans le cadre 7. Les actes ont été publiés, voir S.C. M imouni – A. Sérandour (Éd.), La littérature apocalyptique : entre prophétisme, messianisme et millénarisme ? ParisLouvain, 2010 (Revue des études juives 169/1-2).

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de la chaire, ni la liste des étudiants qui y ont soutenu une habilitation à diriger des recherches, un doctorat nouveau régime, un diplôme, un certificat ou un post-doc. Leur énumération montre l’importance scientifique de cette chaire, qui présente aussi la particularité d’être unique en France, du moins dans le cadre de l’Université. Directeurs d’études invités 1996-1997 Guy G. Stroumsa (Université hébraïque de Jérusalem, Israël) Sever J. Voicu (Bibliothèque du Vatican, Rome) 1997-1998 J. Stanley Jones (Université de Long Beach, Californie, USA) Justin Taylor (École biblique et archéologique française de Jérusalem, Israël) 1998-1999 Moshé Bar-Asher (Université hébraïque de Jérusalem, Israël) Sever J. Voicu (Bibliothèque du Vatican, Rome) 2000-2001 Giovanni Filoramo (Université de Turin, Italie) Moshé Bar-Asher (Université hébraïque de Jérusalem, Israël) 2001-2002 Justin Taylor (École biblique et archéologique française de Jérusalem, Israël) 2002-2003 Daniel Marguerat (Université de Lausanne, Suisse) 2003-2004 Claudio Gianotto (Université de Turin, Italie) 2006-2007 Mauro Pesce (Université de Bologne, Italie) 2010-2011 Paul-Hubert Poirier (Université Laval, Québec, Canada) 2012-2013 Pierluigi Piovanelli (Université d’Ottawa, Canada) 2013-2014 Louis Painchaud (Université Laval, Québec, Canada)

INTRODUCTION

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2014-2015 Edmondo Lupieri (Loyola University, Chicago, USA) 2015-2016 Emmanuel Friedheim (Université de Bar Ilan, Israël) 2016-2017 André Gagné (Université Concordia, Montréal, Canada) Chargés de conférences 2001-2002 / 2002-2003 - Liliane Vana (Institut catholique de Paris) 2007-2008 / 2008-2009 - Régis Burnet (Université catholique de Louvain-la-Neuve) 2012-2013 - Pierluigi Lanfranchi (Université d’Aix-Marseille) 2012-2013 / 2013-2014 / 2014-2015 - Ron Naiweld (CNRS) Direction de mémoires d’habilitations à diriger des recherches (HDR) - José Costa (Études sur la littérature rabbinique ancienne dans son environnement helléniste et romain : aspect identitaire, Paris, 2011) - Régis Burnet (en « collaboration » avec l’Université François Rabelais de Tours) (Les douze disciples. Histoire de la réception des figures apostoliques dans le christianisme ancien, Tours, 2013) Direction de thèses en doctorat (NR) - Isabelle Ullern-Weité (L’exégèse ou l ’ambiguïté de l ’anthropologie. Questions contemporaines et pensées anciennes. La question socioculturelle entre sciences religieuses, histoire et critique littéraire, I-III, Paris, 1999) - Christelle Jullien (Apôtres des Confins. Processus missionnaires chrétiens dans l ’Empire iranien. Traditions et Réalités, I-V, Paris, 2000) - Florence Julien (Apôtres des Confins. Processus missionnaires chrétiens dans l ’Empire iranien. Traditions et Réalités, I-V, Paris, 2000) - Emmanuelle Main (en cotutelle avec l’Université hébraïque de Jérusalem) (Les sadducéens et l ’origine des partis juifs de la période du Second Temple, Jérusalem-Paris, 2004)

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- Didier Lafleur (Enquête sur le stemma du groupe Ferrar dans l ’Évangile de Marc : les nouvelles données de la recherche, Paris, I-V, 2005) - Rodica Chelcea (L’historiographie contemporaine sur les origines de la liturgie eucharistique (Ier et IIe siècles). Entre histoire et théologie, Paris, 2006) - Rocco Bernasconi (en cotutelle avec l’Université de Bologne) (‘Amei ha-‘aretz e kutim nel discorso della Mishna e della Tosefta : tra inclusione e marginalizzazione - ‘Amei ha-‘aretz et kutim dans le discours de la Mishnah et de la Tosephta, Bologne-Paris, 2006) - Hélène Cillières (La place et le statut des femmes dans les communautés chrétiennes des deux premiers siècles en milieux judéen et gréco-romain. Approche historique comparative des sources antiques, Paris, 2008) - Jean-Pierre Boutinon (La venue en puissance de l ’Esprit, Ac 1, 8 et les débats pneumatologiques actuels, Paris, 2011) - Steeve Bélanger (en cotutelle avec l’Université Laval à Québec) (La construction de discours d’appartenance identitaire dans la littérature judéenne et chrétienne aux Ier-IIe siècles, I-II, Québec-Paris, 2015) - Pierre de Salis (en cotutelle avec l’Université catholique de Louvain-laNeuve) (Autorité et mémoire. Pragmatique et réception de l ’autorité épistolaire de Paul de Tarse, Louvain-la-Neuve-Paris, 2017) Direction de mémoires en diplôme - Rodica Chelcea (Les origines de la pratique du rite de l ’eucharistie aux Ier et IIe siècles, Paris, 1999) - Jeanne Reynaud-Teychenne (Traditions des représentations de Judas. Du personnage narratif à la figure emblématique, Paris, 2000) - Didier Lafleur (Le groupe Ferrar (f13) et l ’Évangile de Marc au sein de la critique textuelle : histoire et modernité, I-II, Paris, 2001) Direction de mémoires en capacité - Danielle Levin (Réputation des Juifs qui ne confessent pas le Messie Jésus à partir des lettres pauliniennes, Paris, 2009) Direction de thèses en post-doc - Emanuela Timotin (Le Rêve de la Vierge. Origines de l ’apocryphe et histoire de la tradition roumaine, Paris, 2018)

Comptes rendus parus dans l’Annuaire de la Section des sciences religieuses de l’École pratique des Hautes études

1991-1992 Introduction au judéo-christianisme ancien L’étude du judéo-christianisme ancien ne peut être abordée que prudemment et par touches successives. Le moment des grandes synthèses n’est pas encore arrivé, aussi est-il nécessaire d’approcher progressivement et rationnellement les divers aspects du judéo-christianisme ancien. C’est pourquoi, on a intitulé cette série de conférences « Introduction au judéochristianisme ancien ». Afin d’éviter toute confusion, il n’est peut-être pas inutile de redonner la définition du judéo-christianisme ancien qu’on propose : « Le judéo-christianisme ancien est une formulation récente désignant des juifs qui ont reconnu la messianité de Jésus, qui ont reconnu ou qui n’ont pas reconnu la divinité du Christ, mais qui tous continuent à observer la Torah » 1. L’objet de ces conférences a été singulièrement restreint par rapport à l’immensité du domaine abordé. En effet, l’objectif a été de donner simplement des éléments d’approche sur les différents problèmes que l’on rencontre dans ce domaine si particulier de la recherche. On a laissé de côté les sources non-littéraires (archéologiques et épigraphiques), pour se consacrer aux sources littéraires. Le judéo-christianisme ancien est un champ de recherche terriblement « piégé ». On refuse bien souvent de reconnaître l’historicité du phénomène judéo-chrétien. On préfère considérer que ce phénomène relève plus du mythe que de l’histoire. On estime ainsi qu’il est une création issue de l’imagination de certains savants, surtout quand il s’agit de ce judéochristianisme qui aurait, dit-on, survécu aux révoltes juives de 66-74 et de 132-135. Inutile de dire qu’il n’en est vraiment rien : le judéo-christianisme a survécu à toutes ces grandes catastrophes. Soutenir l’existence d’un judéo-christianisme implique d’admettre l’existence d’un pagano-christianisme. Est-ce à dire que le christianisme ancien a été bipolaire ? Certainement pas, la situation historique du christianisme ancien telle que l’impose l’ensemble de la documentation n’autorise pas à parler d’une Église ou de deux Églises, mais de communautés chrétiennes aussi multiples que diverses. On sait que les communautés chrétiennes des Ier et IIe siècles, voire jusqu’au début du IVe siècle, sont plus ou moins éloignées les unes des autres. Cet éloignement se mesure, et se mesurera durant longtemps, en 1. Voir S.C. M imouni, « Pour une définition nouvelle du judéo-christianisme ancien », dans New Testament Studies 38 (1992), p. 161-186, spécialement p. 184.

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fonction de leur distance vis-à-vis du judaïsme et du paganisme dont ses membres sont issus culturellement et donc religieusement. Les unes seront plus ou moins proches du judaïsme, ce seront les communautés judéo-chrétiennes, les autres seront plus ou moins proches du paganisme, ce seront les communautés pagano-chrétiennes. N’oublions pas aussi ce que l’on appelle les « judaïsants », à savoir des chrétiens d’origine païenne tentés par les croyances et pratiques juives, mais n’étant pas devenus juifs. Le christianisme dit de la « Grande-Église » se formera au fur et à mesure de son éloignement à l’égard des éléments issus du judaïsme et de son rapprochement avec les éléments issus du paganisme. Un état des communautés chrétiennes au Ier siècle s’impose. Celui-ci va être forcément schématique, il permet néanmoins de fixer certaines idées. L’an 70 est une date clef dans l’histoire du judaïsme ancien, elle l’est également dans l’histoire du christianisme ancien. Avant 70, le christianisme se situe tout entier dans le judaïsme. Après 70, le christianisme va sortir progressivement du judaïsme. D’un point de vue historique, avant cette date fatidique, il est difficile de considérer le christianisme comme une « religion », ou plutôt un « culte », à part entière. Aux alentours de l’an 100, émergent déjà les éléments d’une « Grande-Église », c’est celle des païens, et d’une « Petite-Église », c’est celle des juifs. Si la « GrandeÉglise » est loin d’être monolithique, comme elle aime à le prétendre, la « Petite-Église » ne l’est pas moins. Certaines communautés chrétiennes d’origine juive sont proches de la Grande-Église, d’autres en sont fort éloignées. Ce sont les unes et les autres qui constituent le judéo-christianisme tel qu’on peut le concevoir. On rejoint, du moins en partie, la perspective proposée par Raymond E. Brown, pour qui, avant 70, le christianisme est dans le judaïsme 2 . De ce fait il ne peut être qualifié ni de judéo-chrétien, ni de pagano-chrétien. Il y a des juifs chrétiens, comme il y a des juifs pharisiens, des juifs esséniens, et autres. Autour de ces juifs chrétiens gravitent des prosélytes et des sympathisants (ou « craignant-dieu »), qui eux sont d’origine païenne. Entre 70 et 100, les juifs chrétiens sont marginalisés de l’intérieur et de l’extérieur. De l’intérieur, c’est-à-dire dans le judaïsme, ils se font progressivement marginaliser et exclure de la Synagogue. De l’extérieur, c’est-à-dire dans le christianisme, ils se font marginaliser et exclure de l’Église. Cette double marginalisation semble avoir provoqué l’éclatement des communautés chrétiennes d’origine juive en plusieurs courants. Les uns restent plus attachés à la Synagogue, ce seront les ébionites et les elkasaïtes. Les autres demeurent en relation avec l’Église, ce seront les nazoréens. Les nazoréens se voudront, à juste titre d’ailleurs, les descendants de la communauté 2.  R.A. Brown, « Not Jewish Christianity and Gentile Christianity but Types of Jewish/Gentile Christianity », dans Catholic Biblical Quarterly 45 (1983), p. 74-79. Les éléments de cet article sont repris dans R.E. Brown – J.P. M eier , Antioche et Rome. Berceaux du christianisme, Paris, 1988, p. 19-28.

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chrétienne primitive de Jérusalem et ils se rattacheront au premier évêque de la Ville Sainte, Jacques le Juste, connu aussi sous le titre de « Frère du Seigneur ». Les ébionites et les elkasaïtes, qui se voudront eux aussi les descendants de cette première communauté chrétienne, seront issus d’un courant anti-paulinien qui prendra naissance bien avant la dernière destruction du Temple de Jérusalem, mais qui ne se concrétisera qu’après 70. Soulignons combien les rituels pharisiens et esséniens marqueront les mouvements ébionite et elkasaïte, notamment ceux découlant de leur opposition au Temple et aux sacrifices, ainsi par exemple leurs rites d’eau. Dans le même esprit, mais avec des critères empruntés à la littérature néotestamentaire, jusqu’à la fin du Ier siècle, on peut parler d’un judéochristianisme pétrinien (issu de Pierre) et d’un judéo-christianisme jacobien (issu de Jacques). Leur différence est essentiellement fonction de leur rapport au christianisme paulinien. Les pétriniens sont plus proches des pauliniens que les jacobiens. Au début du IIe siècle, les pétriniens et certains jacobiens constitueront ce que l’on peut appeler le judéo-christianisme nazoréen. De fait, ils conserveront le nom qu’ils avaient avant et après 70. Certains jacobiens s’éloigneront à la fois des pétriniens et des pauliniens, ce seront d’une part les ébionites et d’autre part les elkasaïtes. Ils se rejoignent tous dans un certain anti-paulinisme, mais constituent de fait des mouvances chrétiennes que la Grande-Église qualifiera, plus tard, de « sectes » ou « hérésies ». Deux traditions sont importantes pour comprendre la formation du judéo-christianisme. La première, c’est la mort de Jacques le Juste. La seconde, c’est la migration à Pella. La première tradition est attestée aussi bien dans des documents d’origine judéo-chrétienne que d’origine paganochrétienne. La seconde tradition n’est transmise que dans des documents d’origine pagano-chrétienne. En résumé on peut dire qu’entre la première et la seconde révolte juive contre Rome, soit donc entre 66-74 et 132-135, divers courants apparaissent dans les communautés judéo-chrétiennes : - un courant dit « orthodoxe », que l’on connaît sous le nom de « nazoréen », en fait des jacobiens pro-pauliniens ; - des courants dits « hétérodoxes », que l’on identifie sous les noms d’« ébionite » et d’« elkasaïte », en fait des jacobiens anti-pauliniens – doctrinalement et liturgiquement, ils sont apparemment proches des juifs esséniens de Qumrân.

Le courant nazoréen a vraisemblablement disparu vers la fin du IVe siècle ou le début du Ve siècle, peut-être en se fondant dans la GrandeÉglise. Les courants ébionite et elkasaïte ont subsisté bien après la naissance de l’islam. Ils se sont probablement fondus dans la nouvelle religion qu’ils semblent avoir tellement influencée au point qu’on est en droit de se demander s’ils ne lui ont pas donné naissance.

1992-1993 Le judéo-christianisme elkasaïte Le judéo-christianisme elkasaïte est attesté du IIe au Xe siècle. Il s’agit d’un mouvement interstitiel de chrétiens d’origine juive, qui a existé essentiellement dans l’Empire iranien, notamment en Babylonie. La définition du judéo-christianisme elkasaïte, envisagée dans cette recherche, considère trois aspects : le premier, relève du judaïsme ; le deuxième, du christianisme ; le troisième, à la fois du judaïsme et du christianisme, il s’agit du baptisme. Définir le judéo-christianisme elkasaïte est un exercice difficile et périlleux, du fait même des multiples facettes que l’on rencontre dans ce mouvement religieux. Voici donc la définition du judéochristianisme elkasaïte proposée au point de départ de cette recherche : « le judéo-christianisme elkasaïte est une formulation récente désignant un mouvement religieux dont les traits caractéristiques de la doctrine et de la pratique sont originaires de certains groupes baptistes relevant du judaïsme et du christianisme, et dont les membres reconnaissent en Elkasaï le fondateur ». Cette définition, toute provisoire, présente l’avantage d’éviter de se prononcer sur la question fort délicate de la christologie de l’elkasaïsme. Elle dispense également de se prononcer plus précisément sur les relations entre elkasaïsme d’une part et judaïsme-christianisme d’autre part, comme d’ailleurs sur la réalité ou la fiction du personnage d’Elkasaï. Elle insiste uniquement sur le caractère éminemment baptiste de l’elkasaïsme. Le judéo-christianisme elkasaïte est une question relevant aussi bien du judaïsme que du christianisme, voire du mazdéisme. Cette question touche donc directement ou indirectement de très nombreux dossiers. Le dossier historiographique est relativement imposant, malgré la rareté des monographies sur l’elkasaïsme. En effet, outre le fameux ouvrage de Wilhelm Brandt (Elchasai, ein Religionsstifter und sein Werk) paru à Leipzig en 1912, on ne peut relever que les études de Luigi Cirillo (Elchasai e gli elchasaiti. Un contributo alla storia delle communità giudeo-cristiane) parue à Cosenza en 1984 et de Gerard P. Luttikhuizen (The Revelation of Elchasai. Investigations into the Evidence for a Mesopotamian Jewish Apocalypse of the Second Century and its Reception by Judeo-Christian Propagandists) parue à Tübingen en 1985. En revanche, d’assez nombreuses contributions, sous forme d’articles, ont paru. La première contribution, pour ne citer que celle-là, date de 1694, elle est l’œuvre de Sébastien Le Nain de Tillemont. La documentation sur le judéo-christianisme elkasaïte est uniquement indirecte. Elle relève surtout de la tradition chrétienne, il s’agit princi-

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palement des notices contenues dans l’Elenchos d’Hippolyte de Rome et dans le Panarion d’Épiphane de Salamine. Elle relève aussi de la tradition manichéenne avec le Vie de Mani, retrouvée dans le minuscule Codex Manichéen de Cologne. La tradition islamique transmet encore des informations sur les elkasaïtes à partir des notices hérésiologiques de Ibn alNadim et de Abd al-Jabbar (il est possible que les notices de ce dernier auteur documentent le dossier de l’ébionisme et non pas le dossier de l’elkasaïsme). On trouve encore de parcimonieuses mentions concernant les elkasaïtes dans d’autres traditions religieuses, notamment dans la tradition mazdéenne, mais apparemment rien dans la tradition rabbinique. Un autre dossier est tout aussi important et essentiel pour le judéochristianisme elkasaïte, à savoir celui de l’Apocalypse d’Elkasaï (ou Livre d’Elkasaï), dont la transmission fragmentaire est bien évidemment indirecte. Au sujet de cette œuvre, une question fondamentale se pose : s’agitil d’une fiction littéraire ou d’une réalité historique de l’historiographie ancienne et moderne ? Autrement dit : l’Apocalypse d’Elkasaï a-t-elle réellement existé ? L’approche doctrinale de l’elkasaïsme est capitale. Il serait vain de tenter une synthèse que la documentation actuellement disponible ne permet pas. Seule l’étude de quelques thématiques est envisageable, notamment la thématique du « couple de l’ange et de l’esprit », la thématique du « sceau des prophètes » (il est possible qu’elle relève du dossier du manichéisme), la thématique du « vrai prophète » (il est possible qu’elle relève du dossier de l’ébionisme) et la thématique de la rémission des péchés. L’approche rituelle de l’elkasaïsme est également possible à partir de l’étude des rites baptistes juifs et des rites baptistes chrétiens, voire des rites lustraux mazdéens ; et peut-être aussi par une comparaison de ces rites avec les rites baptistes mandéens qui présentent à la fois des similitudes et des différences. Bien d’autres dossiers intéressent de près et de loin le judéo-christianisme elkasaïte. Mentionnons au passage le dossier des villes de Harran et de Hira qui auraient servi de refuges aux judéo-chrétiens d’avant et d’après l’islam (tout comme elles le furent pour les derniers tenants des philosophies et théosophies néoplatoniciennes issues du paganisme ; et pour toutes les minorités religieuses dites « hétérodoxes » en rupture avec leurs autorités se qualifiant d’orthodoxes). En relation indirecte avec une telle recherche, on doit citer aussi les dossiers relatifs à la documentation chrétienne sur le manichéisme et à la documentation islamique sur le christianisme. Les dossiers concernant le christianisme nestorien (celui de la Babylonie à partir du Ve siècle) ainsi que le manichéisme et le mandéisme touchent également, d’une certaine façon, les travaux sur le judéo-christianisme elkasaïte. Soulignons enfin l’étendue des dossiers relevant de près ou de loin du judéo-christianisme elkasaïte, mouvement religieux dont l’importance

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démographique a été somme toute, vraisemblablement, assez réduite. Il n’en demeure pas moins que l’importance idéologique (philosophique et théosophique) de ce mouvement religieux paraît avoir été fondamentale surtout quand l’on songe que le manichéisme et le mandéisme, sans parler de l’islam (en ce qui concerne l’islam, il s’agit d’une hypothèse contestée et contestable ; il semble que ce soit plutôt l’ébionisme qui ait exercé une certaine influence en la matière), en sont issus ou ont subi partiellement son influence directe ou indirecte. Il est évident que tous les chercheurs ont la fâcheuse habitude de magnifier, d’amplifier, voire d’idéaliser, d’une certaine manière, leur projet ou sujet de recherche. Il faut reconnaître qu’il est difficile d’échapper à cette tentation. On n’essaiera d’ailleurs pas d’y échapper, car cette fâcheuse habitude, à condition de s’en rendre compte et donc de la relativiser, constitue une petite part de la motivation du chercheur. L’elkasaïsme est un mouvement religieux important pour l’historien des religions. À cela au moins deux causes ou raisons majeures : - 1ère raison : l’elkasaïsme est à la fois le produit du judaïsme et du christianisme, même s’il s’agit d’un judaïsme et d’un christianisme fort particuliers (pour ne pas dire marginaux ou hétérodoxes) ; - 2e raison : l’elkasaïsme a donné naissance, en milieu de parcours, au manichéisme d’une part et, en fin de parcours, au mandéisme d’autre part. En ce qui concerne le manichéisme, il s’agit maintenant d’une évidence qui ne suscite plus de problèmes majeurs. En ce qui concerne le mandéisme, en revanche, il n’en est pas de même, il s’agit toujours d’une hypothèse.

L’elkasaïsme a-t-il donné naissance au mandéisme ? Autrement dit, le mandéisme est-il un développement de l’elkasaïsme ? C’est une hypothèse au sujet de laquelle, il faut bien le souligner, il n’y a aucune convergence parmi les chercheurs. Ce sera à partir de ce postulat qu’on conduira, tout de même, une partie de cette recherche, notamment dans son stade ultime. L’approche du judéo-christianisme elkasaïte, à cause de son aspect multiforme, a demandé de nombreuses et fastidieuses introductions historiques et religieuses. Une introduction historique sur le monde iranien du Ier au VIIe siècle portant sur les Parthes arsacides et les Perses sassanides est apparue de ce fait souhaitable, du moins si l’on veut comprendre le cadre historique dans lequel le judéo-christianisme elkasaïte s’est vraisemblablement constitué et développé. Plusieurs introductions religieuses ont également été nécessaires pour retrouver le cadre religieux du judéochristianisme elkasaïte du Ier au VIIe siècle sous les Parthes et les Perses. Une première introduction a porté sur le mazdéisme, qui a fourni certains concepts à l’elkasaïsme. Une deuxième et une troisième introduction ont concerné le judaïsme babylonien ainsi que le christianisme babylonien ; l’une et l’autre étant justifiées par le fait que l’elkasaïsme a existé dans les marges de ces deux grandes religions. Une dernière introduction a examiné

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les mouvements baptistes juifs et chrétiens de Palestine et de Babylonie (notamment une étude de l’essénisme et du johannitisme), à partir desquels le judéo-christianisme elkasaïte a élaboré son répertoire doctrinal et ses pratiques rituelles. Outre les indispensables éléments historiographiques, ces introductions historiques et religieuses ont été l’objet principal des conférences de cette année.

1993-1994 Les judéo-chrétiens elkasaïtes dans la tradition manichéenne Avant de devenir un fondateur de religion, Mani a passé toute son enfance et sa jeunesse dans une communauté judéo-chrétienne elkasaïte, attestée sous des noms très divers. C’est pourquoi, la tradition manichéenne est devenue, au cours de ces dernières décennies, une des sources privilégiées pour la connaissance du judéo-christianisme elkasaïte. La tradition manichéenne directe fournit, en effet, un certain nombre de témoignages sur les elkasaïtes désignés par les termes de baptisés, de purifiés et d’observants. Il en est de même pour la tradition manichéenne indirecte qui informe sur les elkasaïtes alors appelés soit mnaqqde (ou ceux qui se purifient) ou halle heware (ou vêtements blancs) [en syriaque] soit mughtasila (ou ceux qui se lavent) [en arabe]. Bien que les conférences aient été entièrement consacrées aux passages de la Vita Mani du Codex Manichéen de Cologne (CMC) concernant les elkasaïtes, la présentation purement signalétique des divers témoignages, subsistant en copte, en parthe, en syriaque et en arabe, a paru nécessaire.

Les témoignages dans la tradition manichéenne directe Outre la Vita Mani, dont il sera question dans la dernière partie de ce résumé, la tradition manichéenne directe, en copte et en parthe, fournit un certain nombre de témoignages sur les elkasaïtes. Dans les textes coptes dits du « Fayoum », publiés, on rencontre trois ou quatre allusions concernant les elkasaïtes. Dans le Kephalaion VI (p. 30,12-34, 12, de l’Édition A. Böhlig), intitulé « Sur les cinq poches (ou chambres), qui ont [jailli] du pays des ténèbres depuis les [origines], sur les cinq archontes, les cinq esprits, les cinq corps, les cinq goûts », on trouve la mention les communautés [religions] de l ’erreur) (p. 33, l. 30). Plus loin, dans le même passage, il est précisé que ces communautés [religions] de l ’erreur sont celles « qui baptisent dans le baptême d’eau » (p. 33, l. 31) et « qui fondent leur espoir et leur confiance dans le baptême d’eau » (p. 33, l. 31-32). À noter qu’auparavant, il est question de l ’esprit du roi des archontes de l ’eau (p. 33, l. 29). Il est également question du roi du monde de l ’eau (p. 33, l. 25). On peut considérer que l’expression les communautés [religions] de l ’erreur vise des com-

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munautés elkasaïtes et que les expressions roi du monde de l ’eau et esprit du roi des archontes de l ’eau renvoient à Elkasaï. Dans le Kephalaion XII (p. 44, 20-45, 15, de l’Édition Alexander Böhlig), intitulé « Sur l’interprétation des cinq mots, qui sont prononcés... dans le monde... », on rencontre une mention concernant la communauté [religion] des baptistes (p. 44, l. 25), dont les membres sont appelés par la suite les purifiés (p. 44, l. 27). L’état très mutilé de ce Kephalaion permet seulement de constater qu’il est question d’une controverse avec la communauté des baptistes, dont les membres sont aussi appelés les purifiés. Cette communauté des baptistes s’identifie facilement avec la communauté des elkasaïtes. L’appellation de purifiés confirme une telle identification. Dans le Kephalaion LXXXIX (p. 221, 18-223, 16, de l’Édition Alexander Böhlig), intitulé « Chapitre du nazoréen qui questionne le Maître », il est question à plusieurs reprises d’un nazoréen (p. 221, l. 19-20, l. 31 et p. 222, l. 1-2 ; voir aussi p. 221- l. 28). Il ne paraît pas impossible que l’on puisse identifier ce nazoréen avec un elkasaïte 1. Dans l’Homélie IV, publiée en 1934 par Hans Jakob Polotsky, on rencontre une mention sur la communauté [religion] des baptistes (p. 87, l. 13). Malheureusement, l’état très fragmentaire de la pièce ne permet pas de rendre compte du contexte, en dehors du fait qu’il s’agit d’un récit de l’enfance de Mani. Dans les textes parthes dits du « Tourfan », publiés, deux allusions concernant les elkasaïtes ont été identifiées avec plus ou moins de certitude. Dans un minuscule fragment parthe (M 1344 et M 5910) d’un texte manichéen publié par Werner Sundermann en 1974, on trouverait une référence à Elkasaï. Sur le recto (M 1344), l’éditeur a lu une référence à l’année 539 de l’ère séleucide, ce qui équivaut à l’année 228 de notre ère, année de la première révélation de Mani à l’âge de 12 ans. Sur le verso (M 5910), l’éditeur a lu le mot ‘ lxs’, qui serait la forme parthe du nom d’Elkasaï que l’on pourrait lire Alxasa. La forme parthe Alxasa paraît assez proche de la forme grecque Alkasaï que l’on rencontre dans la Vita Mani. On pourrait même ajouter que la forme parthe ‘ lxs’ est assez proche de la forme arabe al-Hasîh, telle qu’elle apparaît dans le Fihrist de Ibn an-Nadim. Dans un autre fragment parthe (M 4575) publié aussi par Werner Sundermann mais en 1977, on trouverait une référence aux baptistes. À la ligne 12 du fragment M 4575, l’éditeur a lu le mot ‘ b](s)wdg’n, qu’il traduit par l’expression ceux qui se lavent ou ceux qui se purifient . Selon lui, ces ‘ b](s)wdg’n seraient à identifier avec les baptistes, et donc avec les elkasaïtes. Pour Werner Sundermann, le parthe absodagan correspondrait 1.  Cette appellation se retrouve dans une des inscriptions de Kartir, le Grand Mobed (KKZ 10). Là encore, selon toute vraisemblance, il conviendrait d’identifier les nazoréens de l’inscription iranienne avec les elkasaïtes.

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au pehlevi mktky, que l’on rencontre dans une des inscriptions de Kartir (KKZ 10), pour désigner ces mêmes baptistes ou elkasaïtes ; ainsi, cette appellation serait une simplification du terme syriaque mnaqqde relevé chez Théodore bar Konai : mnaqqde devenu *mnaqqda, puis *mmaqqdag et *mkdag, qu’un iranien peut alors prononcer sans peine. Il paraît difficile de penser que le terme mktky de l’inscription de Kartir puisse renvoyer aux baptistes ou elkasaïtes.

Les témoignages dans la tradition manichéenne indirecte La tradition manichéenne indirecte fournit deux attestations sur les elkasaïtes : la première, en syriaque, par Théodore bar Konai ; la seconde, en arabe, par Ibn an-Nadim. Dans le Livre des Scolies de Théodore bar Konai, les elkasaïtes sont désignés par le terme de mnaqqde (ou purs), et aussi par l’expression de halle heware (ou vêtements blancs). Dans le Fihrist de Ibn an-Nadim, les elkasaïtes sont désignés par le terme de mughtasila (ou ceux qui se lavent). Les données sur les elkasaïtes de Théodore bar Konai et de Ibn anNadim sont fournies dans le cadre de l’exposé sur Mani et le manichéisme. C’est pourquoi, il serait nécessaire de les étudier en les confrontant aux données sur les elkasaïtes dans la Vita Mani du Codex Manichéen de Cologne. Ces attestations paraissent encore témoigner, du moins si on les accepte au premier degré, de la vitalité de l’elkasaïsme au VIIIe siècle avec Théodore bar Konai et au Xe siècle avec Ibn an-Nadim.

Les elkasaïtes dans la Vita Mani du Codex Manichéen de Cologne L’écrit, conservé, en grec, dans ce que l’on appelle communément le Codex Manichéen de Cologne, qui a été transmis sous le titre de Sur la naissance de son corps, est une compilation se présentant essentiellement comme une biographie de Mani. Ce document est une biographie assez particulière, relevant plus du genre hagiographique que du genre historique. Dans ce texte, qui est donc apparemment une Vita Mani, les elkasaïtes sont toujours désignés par le terme de « baptistes ». À de rares exceptions près, l’identification entre baptistes et elkasaïtes est généralement acceptée par les critiques. La Vita Mani témoigne d’une controverse qui se serait déroulée entre Mani et une communauté elkasaïte de Babylonie, dans laquelle le fondateur du manichéisme aurait vécu de sa quatrième à sa vingt-quatrième année. Cette controverse est rapportée dans trois extraits, qui figurent sous la garantie de trois traditionnistes manichéens : Baraies (CMC 79, 13-93, 23), Zachéas (CMC 94, 1-99, 9) et Timothée (CMC 99, 10-100, 1). Il est

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également question des judéo-chrétiens elkasaïtes dans bien d’autres passages de la Vita Mani comme, par exemple, la dispute entre Mani et les elkasaïtes de Pharat en Mésène, consignée sous la garantie d’un « maître » dont le nom a disparu et de « Ana, le frère de Zabed, le disciple » (CMC 140, 8-143, 18). La controverse entre Mani et les elkasaïtes peut être structurée de la manière suivante : une introduction ; une première réaction des baptistes ; un premier discours de Mani ; une seconde réaction des baptistes ; un second discours de Mani et une conclusion. Il s’agit d’une construction littéraire fort bien charpentée : chaque réaction des baptistes est suivie d’un discours de Mani 2 . 1. Dans l’introduction (CMC 79, 14-80, 5), Mani énumère les points de discussion qu’il a avec les baptistes, ils sont au nombre de cinq : a. au sujet de la voie de Dieu ; b. au sujet des préceptes du Sauveur (= Jésus) ; c. au sujet du baptême du corps ; d. au sujet du baptême des légumes ; e. au sujet de chaque règlement et de chaque prescription. Ces points de discussion seront repris dans les deux discours de Mani qui respectivement suivront les deux réactions des baptistes. 2. La première réaction des baptistes est rapportée par Mani (CMC 80, 6-80, 17). Mani souligne que son argumentation détruit et accuse les paroles et les mystères des baptistes. Il décrit à son auditoire la réaction des baptistes, qui se partagent entre ceux qui sont étonnés et ceux qui sont irrités. 3. Dans le premier discours, le sens du baptême et de la pureté est réfuté (CMC 80, 18-85, 12). Mani critique d’abord la purification des aliments qui est inutile pour trois raisons : a. il ne sert à rien d’introduire un aliment pur dans un corps qui, de par son origine, est impur ; b. l’aliment ingurgité par l’homme se transforme toujours en impureté ; c. l’aliment qu’il soit purifié ou non, ne change pas la beauté et la force du corps. Mani critique ensuite la purification du corps qui est dépourvue de valeur pour deux raisons : a. le corps est impur et source d’impureté, il n’y a pas d’eau qui puisse le purifier ; b. la répétition du rite baptismal démontre que celui-ci n’a pas d’efficacité ; en outre, elle démontre aussi que le premier baptême (le baptême d’initiation de la tradition chrétienne) n’a pas d’efficacité.

2. Certains éléments de cette mise en structure proviennent de M. Tardieu, Études manichéennes. Bibliographie critique 1977-1986, Téhéran-Paris, 1988, p. 28, n° 55.

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Dans la conclusion de ce premier discours, Mani oppose la pureté de la Lumière à la pureté des Ténèbres. 4. La seconde réaction des baptistes est rapportée par Mani (CMC 85, 13-91, 18). On peut distinguer deux étapes dans cette réaction : la première est d’ordre théorique ou narratif, la seconde est d’ordre pratique ou juridique. Dans la première étape (CMC 85, 13-88, 14), Mani expose comment ses propos ont partagé les baptistes en trois tendances et en deux factions. Les trois tendances sont : les partisans, les sceptiques et les opposants. Les deux factions sont : les partisans et les opposants. Dans la seconde étape (CMC 88, 15-91, 18), Mani raconte comment ses propos ont provoqué la convocation d’un synode à son sujet. Mani est accusé de rejeter : a) la Loi ; b) le baptême ; c) les préceptes du Sauveur ; d) les interdits alimentaires ; e) le travail agricole. À la fin de cette partie, un sommaire, probablement l’œuvre du traditionniste Baraies, résume la position de Mani : « Il est convenable de consommer une boisson, du froment, des légumes et des fruits, que nos pères et maîtres nous avaient enjoints de ne pas prendre. De plus, le baptême par lequel nous nous baptisons, il le détruit, et lui-même ne se baptise plus comme nous, et il ne baptise plus sa nourriture comme nous le faisons ». Le contexte de ce sommaire est apparemment elkasaïte. Il est en tout cas destiné à un public pratiquant des rites baptistes. 5. Dans le second discours, Mani expose sa défense face aux attaques dont il est l’objet (CMC 91, 19-99, 9). Dans une première partie (CMC 91, 19-93, 23), Mani réfute les accusations c, d, e, en s’appuyant sur la tradition chrétienne. Dans une seconde partie (CMC 94, 2-99, 9), Mani réfute l’accusation b, en s’appuyant sur la tradition elkasaïte. Six anecdotes exemplaires, censées émaner d’autorités de la tradition elkasaïte – Elkasaï (4), Sabbaios (1) et Aianos (1) –, sont rapportées par Mani. On peut considérer ce discours comme un récit de réfutation, mais aussi comme un récit de fondation. Dans la première partie de sa réfutation, tissée à partir des écrits de Baraies, Mani oppose la tradition originaire de Jésus à la tradition provenant d’Elkasaï. Dans la seconde partie de sa réfutation, tissée à partir des écrits de Zachéas et de Timothée, Mani illustre les motivations manichéennes du refus de la Loi des elkasaïtes par des emprunts à des épisodes censés être elkasaïtes. 6. Dans la conclusion (CMC 99, 11-100, 1), Mani résume les six histoires exemplaires pour en tirer des dispositions doctrinales. La suite de cette controverse est racontée dans les extraits transmis par Timothée (CMC 100, 2-114, 5) et par Koustaios (CMC 114, 6-116, 2). Mani se sépare de sa communauté baptiste d’appartenance et, peu après, quitte définitivement la religion elkasaïte.

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Au terme de cette controverse à une gamme, car il faut bien reconnaître que l’on n’a que la partition des manichéens, force est de constater que les prescriptions elkasaïtes deviennent des proscriptions manichéennes. Une question fondamentale est à poser : quels sont les éléments que l’historien de l’elksaïsme peut retenir de ce document manichéen ? La Vita Mani, texte à la fois difficile et ambiguë, dans lequel on ne sait jamais quels sont les destinataires, transmet à l’évidence sur les elkasaïtes des informations souvent contrastées. Les extraits sur la controverse fournissent des renseignements sur le mode de vie des communautés elkasaïtes en Babylonie. Ce mode de vie, apparemment communautaire, est centré sur la campagne, dans une oasis où règnent les jardins et les palmiers. Mani, lorsqu’il quitte sa communauté, se rend à la ville, à Séleucie-Ctésiphon, l’une des capitales de l’Empire iranien. Ce mode de vie repose sur le travail agricole, sur un certain nombre d’interdits alimentaires, et donc sur le contrôle et l’autonomie alimentaires. D’ailleurs, Mani, dèsormais fondateur de religion, interdira, pour les Élus, le travail agricole, ce qui impliquera leur dépendance alimentaire. Cet écrit fournit des informations sur l’existence d’une communauté elkasaïte, au IIIe siècle, plus précisément aux environs de l’an 240, en Mésène dans le sud de la Babylonie. On est également informé que cette communauté est dirigée plus ou moins directement par un nommé Sitaios ou Sitan (voire Sitan bar Gara), un Ancien du Sanhédrin elkasaïte. Outre Sitaios, on apprend le nom de deux maîtres elkasaïtes, Sabbaios le Baptiste et Aianos le Baptiste. Les elkasaïtes respectent la Loi : ils vivent selon la Loi (CMC 7, 34) et plus précisément selon la Loi des Pères (CMC 91, 6-9). Ils observent le sabbat, selon l’expression repos des mains (CMC 102, 12-16). Ils pratiquent les ablutions rituelles de façon régulière, sous forme du baptême d’eau, tous les jours (CMC 82, 23-83, 13). Ils purifient leurs aliments, et suivent des règles alimentaires excluant certains légumes et certains fruits. Ils ne mangent pas le pain de froment. Ils cultivent la terre et ne consomment que les produits de leur travail agricole. Point important, les elkasaïtes, ceux dont il est question dans la Vita Mani, croient en la résurrection du corps qu’ils conçoivent comme un repos du vêtement/corps (CMC 87, 5-6). En ce qui concerne l’extrait de Zachéas (CMC 94, 1-99,9), les seules informations dignes de foi paraissent être les noms propres, à savoir Elkasaï, Sabbaios et Aianos. Il n’est évidemment pas possible de mettre en doute le caractère elkasaïte de ces personnages, surtout pour Elkasaï. D’autre part, de ce long extrait, du strict point de vue des elkasaïtes, on ne peut conserver apparemment que la qualification un homme observant pour Elkasaï et l’expression la voix de l ’eau, que l’on retrouve aussi dans

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le Livre de la Révélation d’Elkasaï, du moins si l’on en croit les auteurs de l’Elenchos (IX, 13, 1) et du Panarion (XIX, 3, 7). Les elkasaïtes, tels qu’ils apparaissent à partir des éléments d’information fournis par la Vita Mani, semblent se situer entre les esséniens en aval et les mandéens en amont. Peut-être, est-ce seulement parce que les uns et les autres font partie de ce grand mouvement baptiste auquel Joseph Thomas 3 a consacré une thèse qui a fait date ?

3.  J. Thomas , Le mouvement baptiste en Palestine et en Syrie (150 av. J.-C.-300 ap. J.-C.), Gembloud, 1935.

1994-1995 L’enfance de Jésus dans la littérature chrétienne des premiers siècles Les traditions littéraires sur l’enfance de Jésus se sont développées à partir des récits d’enfance dans le judaïsme ancien et dans le cadre d’une réflexion doctrinale sur l’incarnation – c’est-à-dire sur la conception et la naissance de Jésus. Soulignons déjà qu’il est difficile de séparer les traditions de l’enfance de Jésus de celles de Marie, même si les premières sont antérieures aux secondes. Le développement des unes et des autres s’est fait de concert, l’intérêt à l’enfance de Jésus impliquant celui à l’enfance de Marie, surtout lorsqu’il s’est agi de définir doctrinalement la conception et la naissance de Jésus. En effet, la définition doctrinale de la conception et de la naissance du fils a obligé à en faire autant pour la mère – les privilèges pensés pour Jésus l’ont été aussi, par la suite, pour Marie ; plus tard d’ailleurs, on a même tenté de remonter jusqu’à Anne. Le Protévangile de Jacques, par exemple, un écrit des environs du milieu du IIe siècle, apporte des informations d’ordre doctrinal sur la conception et la naissance de Marie afin d’assurer une certaine conception divine et naissance humaine de Jésus. Il y a un phénomène de cause à effet qui permet de comprendre nombre d’enchaînements doctrinaux sur lesquels repose la pensée chrétienne quant aux origines caractérisant son fondateur. Dans le christianisme ancien des premiers siècles, les récits de l’enfance sont généralement issus de milieux s’opposant aux diverses contestations du mystère de Jésus-Christ quant à son humanité (= Jésus) d’une part et quant à sa divinité (= Christ) d’autre part. Il convient de donner au mot mystère le sens de secret, c’est-à-dire le secret de l’incarnation selon la perspective paulinienne de Rm 16, 25. La question doctrinale apparaît donc comme fondamentale pour apprécier le développement des traditions de l’enfance. Pour faire court, disons en une phrase très ramassée, sous forme d’argument à démontrer, que les traditions de l’enfance de Jésus recueillies dans le Nouveau Testament ont été progressivement élaborées afin de s’opposer d’une part aux stagnations adoptianistes et d’autre part aux déviations docétistes – elles sont par conséquent les témoins d’une conciliation entre des tendances seulement humanisantes et des tendances seulement divinisantes, elles proposent une tendance à la fois humanisante et divinisante. Les adoptianistes, notamment judéo-chrétiens – cherchant à protéger Jésus de toute promiscuité avec la divinité – contestent sa conception virginale, alors que les docétistes,

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notamment pagano-chrétiens – cherchant en revanche à protéger le Christ de toute promiscuité avec l’humanité - refusent son incarnation humaine. Les adoptianistes sont ceux qui ont refusé le passage de l’humanité à la divinité, autrement dit, ils représentent la tendance s’opposant à considérer Jésus comme un être divin – pour eux l’aberration est de vouloir prendre Jésus pour un être divin. Les docétistes, en revanche, sont ceux qui ont refusé le passage de la divinité à l’humanité, autrement dit, ils représentent la tendance s’opposant à considérer Christ comme un être humain – pour eux l’aberration est de vouloir prendre Christ pour un être humain. De ces deux positions, qui sont extrêmes les unes par rapport aux autres, vont naître des positions intermédiaires conciliant les unes et les autres. C’est l’unique façon, semble-t-il d’un point de vue historique, de rendre compte de toutes les divergences que l’on rencontre dans les textes. Une telle complexité se laisse approcher, par exemple, dans le Protévangile de Jacques où la conception divine de Jésus est décrite en des formules docétisantes alors que sa naissance humaine l’est en des formules antidocétisantes. L’adoptianisme dont il est question ici est celui de la fin du Ier siècle provenant d’un milieu judéo-chrétien et non pas celui de la fin du IIe siècle provenant d’un milieu pagano-chrétien. On ne saurait omettre que la notion même d’adoptianisme était connue des païens, et ne l’était pas des juifs. C’est pourquoi, pour l’adoptianisme du Ier siècle, on devrait plutôt parler de filiationisme : Jésus est le Fils de Dieu – il s’agit d’une filiation divine, justement réservée à l’homme, à un homme exceptionnel (le roi, le messie, le messie royal). Selon la conceptualisation juive, la filiation divine n’est pas la divinisation de l’homme, elle est plutôt – selon des concepts de modernes – une adoption divine. Raison pour laquelle il paraît peutêtre encore opportun de conserver le terme adoptianisme, afin de ne pas charger le vocabulaire doctrinal d’un mot nouveau, à savoir filiationisme – un concept que les hérésiologues chrétiens anciens n’ont pas eu le bonheur de créer et qu’on ne saurait suppléer, du moins dans l’état actuel de la recherche ! À l’origine de cette conception adoptianiste ou filiationiste, tant dans le judaïsme que dans le christianisme, il y a le Ps 2, 7 : « Le Seigneur m’a dit : “Tu es mon fils, moi aujourd’hui, je t’ai engendré” ». Une telle conception se trouve aussi dans le Nouveau Testament en Ac 13, 33 et en He 1, 5 ; 5, 5 – dans ces trois passages, il s’agit d’une interprétation messianique : Jésus, après la résurrection, est intronisé messie, d’où le titre de Fils de Dieu. En fait, on peut se demander, si plutôt que d’utiliser un terme équivoque comme adoptianisme ou nouveau comme filiationisme, il ne vaudrait pas mieux revenir à celui de messianisme, qui, selon les concepts juifs, exprime fort bien la notion de filiation contenue dans le titre de Fils de Dieu, appliqué à Jésus après la résurrection en se fondant sur le Ps 2, 7. Il s’agit là d’une proposition toute provisoire, si elle devait être retenue, il conviendrait alors d’orienter les recherches vers l’étude du messianisme

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d’abord dans le judaïsme et ensuite dans le christianisme pour la période des deux premiers siècles de notre ère. Il en est de même pour le docétisme qui n’est sans doute pas à confondre avec celui que l’on rencontre dans les milieux gnosticisants du IIe siècle qui, lui, paraît être une réaction aux conceptions conciliantes, à la fois humanisantes et divinisantes. Afin de mieux comprendre la problématique – en ses diverses formes – opposant, vers la fin du Ier siècle et le début du IIe siècle, les adoptianistes aux docétistes, il suffit de rappeler la fameuse opposition entre la « christologie d’en bas » et la « christologie d’en haut » – c’est-à-dire la mort et la résurrection de Jésus dans le premier cas, son incarnation et sa naissance dans le second. Ajoutons que l’on est passé progressivement d’une christologie de type résurrectionnel à une christologie de type incarnationnel. La réflexion autour de la résurrection de Jésus implique progressivement celle autour de l’incarnation. C’est au cours de ce passage, qui dura au moins deux siècles, si ce n’est plus, que les récits sur l’enfance de Jésus ont été produits dans divers milieux – ou écoles – qui tentent d’approcher ce que l’on appellera par la suite le mystère de Jésus-Christ. En d’autres termes, les récits sur l’enfance de Jésus répondent à la question : qui est Jésus, est-ce un être humain, est-ce un être divin, estce conjointement un être humain et un être divin (autrement dit, un être divin incarné en un être humain) ? Deux grands types de réponses ont été élaborés par les tendances qui constitueront ensuite la Grande-Église : 1. À ceux qui ne considèrent Jésus que dans son humanité, ces récits justifient son caractère divin – de par son incarnation humaine. 2. À ceux qui ne considèrent Jésus que dans sa divinité, ces récits justifient son caractère humain – de par sa conception virginale.

Les récits sur l’enfance de Jésus reposent donc sur un jeu dialectique d’une rhétorique surprenante : afin de défendre à la fois l’humanité et la divinité de Jésus face aux uns, on a utilisé les arguments des adoptianistes contre les docétistes, et réciproquement face aux autres les arguments des docétistes contre les adoptianistes. Enfin, et cela est important pour la datation de ces récits, il convient de préciser que de telles problématiques ne sont pas antérieures à la fin du Ier siècle. Époque, à laquelle on a commencé à considérer Jésus non seulement dans son caractère humain ou dans son caractère divin mais aussi dans son caractère à la fois humain et divin. Ces questions, en effet, ne se sont posées en ces termes que relativement tard : c’est pourquoi, par exemple, l’enfance de Jésus n’a retenue en aucune façon l’attention de Paul : elles ne font probablement pas problème en son temps dans les communautés créées par lui.

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Les recherches récentes tendent à montrer que l’on est passé d’une croyance en une humanité seule à une croyance en une divinité seule avant de revenir à une croyance en une humanité et en une divinité conjointes 1. De ce fait, il faudrait dorénavant considérer les récits d’enfance transmis dans l’Évangile selon Matthieu et dans l’Évangile selon Luc comme une ultime étape répondant à une opposition prenant diverses formes adoptianisantes et docétisantes. Une des diverses formes adoptianisantes contre lesquelles réagirait l’Évangile selon Matthieu se retrouverait dans l’Ascension d’Isaïe. En tout état de cause, il faut bien reconnaître qu’à époque ancienne les lignes de partage ne sont pas encore très claires. On trouve des judéo-chrétiens comme des pagano-chrétiens dans toutes les tendances, même si les unes sont plutôt d’origine juive et les autres d’origine païenne. Pour les Ier-IIe siècles, en histoire des doctrines, la recherche – dégagée de toute opinion confessionnelle – n’en est encore qu’à ses premiers balbutiements. Il est de ce fait, à peu près certain qu’il faudra aménager les arguments exposés ici. En effet, il est difficile et délicat, voire très conjectural, à partir d’un texte opposant – celui donné - de remonter au texte opposé – celui perdu. De plus, il faut prendre en considération toutes les pièces du dossier, y compris des auteurs écrivant à époque plus tardive, comme Origène par exemple, qui ont connu des traditions dans un état aujourd’hui disparues. Après une présentation des traditions littéraires sur l’enfance de Jésus et de Marie dans les littératures dites canoniques, apocryphes et patristiques, il a été essentiellement question de l’enfance de Jésus à partir d’abord de la question du Jésus historique et ensuite de celle du Jésus traditionnel – une distinction bien connue. On a été amené à constater que les récits d’enfance relèvent du Jésus traditionnel et non pas du Jésus historique – c’est-à-dire que la documentation existante ne permet pas de remonter au Jésus de l’histoire mais seulement au Jésus de la tradition. Par Jésus de la tradition, il convient de comprendre les représentations que les premières générations se sont données du personnage qu’elles ont considéré comme étant à l’origine de leur foi (croyance ou religion). Il en a été convenu que l’enfance de Jésus ne peut donc être abordée que du point de vue de la tradition et non pas du point de vue de l’histoire, autrement dit qu’on peut faire l’histoire des traditions sur l’enfance de Jésus mais non pas l’histoire de l’enfance de Jésus – laquelle n’a certainement jamais intéressée les toutes premières communautés chrétiennes, celles antérieures à l’an 70. Des états de la recherche ont été ensuite dressés sur les traditions de la naissance de Jésus (à partir du dossier de l’Évangile de l ’Enfance du 1.  Voir par exemple E. Norelli, « Avant le canonique et l’apocryphe : aux origines des récits de la naissance de Jésus », dans Revue de Théologie et de Philosophie 126 (1994), p. 305-324.

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Pseudo-Matthieu) et sur les traditions de la jeunesse de Jésus (à partir du dossier de l’Évangile de l ’Enfance du Pseudo-Thomas) – des textes considérés comme apocryphes. Les dernières séances du séminaire ont été consacrées aux questions concernant le nom de Jésus, son lieu et sa date de naissance. En ce qui concerne ces deux dernières questions, force a été de constater que la documentation conservée ne permet aucunement de les résoudre d’un point de vue historique. La recherche en séminaire peut maintenant aborder les récits d’enfance de l’Évangile selon Matthieu et de l’Évangile selon Luc du point de vue de leur fonction dans les enjeux doctrinaux du tournant des Ier-IIe siècles. Elle aura aussi à les confronter aux données développées dans le Protévangile de Jacques, qui se trouve probablement dans la même ligne de pensée que les textes canonisés, avant d’examiner en détail les conceptions doctrinales qui y sont véhiculées.

1995-1996 I. Les traditions chrétiennes anciennes : l’enfance de Jésus dans la littérature chrétienne des premiers siècles (suite/II) L’année a été consacrée à l’analyse des récits de conception et de naissance de Jésus dans l’Évangile selon Matthieu (1-2) et dans l’Évangile selon Luc (1-2) ainsi que dans le Protévangile de Jacques (XI, XVII, XVIII et XIX, 1-2). De longs excursus ont été consacrés à l’examen des traditions des mages (à partir de l’Évangile selon Matthieu) et des bergers (à partir de l’Évangile selon Luc) aux époques antique et médiévale. Il a été question aussi des récits sur les origines de Jésus dans l’Apocalypse d’Adam – un texte gnostique. Par rapport aux récits d’enfance de Jésus intégrés dans les Évangiles canoniques selon Matthieu et selon Luc, ceux conservés dans les textes apocryphes sont bien plus riches et variés. Les plus anciens de ces récits apocryphes sur la conception et la naissance de Jésus se trouvent dans le Protévangile de Jacques, l’Ascension d’Isaïe et l’Apocalypse d’Adam. D’autres récits sont aussi rapportés dans les Odes de Salomon, les Actes de Pierre et l’Épître aux Apôtres. D’un point de vue historique, il convient de ne surtout pas prendre les récits canoniques comme supérieurs aux récits apocryphes. À l’époque de leur rédaction – vers la fin du Ier siècle et durant tout le IIe siècle – les uns et les autres ont fort certainement le même statut théologique. C’est pourquoi, même s’ils n’ont pas été retenus dans le Canon, les récits apocryphes doivent être considérés comme les témoins des représentations de la conception et de la naissance de Jésus, qui ont cours de leur temps. C’est, en effet, au sein d’une diversité doctrinale foisonnante – en partie gommée par la canonisation – que les récits apocryphes de l’enfance ont fleuri soit pour s’opposer à certaines tendances marginales (qui deviendront hétérodoxes), soit pour défendre certaines tendances majoritaires (qui deviendront orthodoxes). Le Protévangile de Jacques Dans le Protévangile de Jacques, un texte du milieu du IIe siècle, deux récits sont rapportés : l’un concerne la conception (XI), l’autre la naissance (XVII, XVIII et XIX, 1-2). Ils ne sont pas à considérer comme des interprétations des récits de l’Évangile selon Luc. Les uns et les autres répondent plutôt à certaines des problématiques doctrinales de leurs époques res-

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pectives. D’un point de vue doctrinal, les récits de la conception et de la naissance de Jésus du Protévangile de Jacques sont à placer dans le cadre des conflits autour du docétisme – c’est-à-dire s’opposant à certains chrétiens qui prennent l’humanité de Jésus comme une virtualité que non pas comme une réalité. Pour la conception, par rapport au récit canonique, le récit apocryphe apporte un développement. Dans le premier, il n’est question que de conception, sans plus de précision. Dans le second, la conception est décrite comme le produit de la « parole ». Cette dernière ne paraît toutefois pas être un indice suffisant pour considérer comme docétisant ce récit de la conception de Jésus. Il n’empêche que le motif de la conception par la parole a donné lieu à des motifs proprement docétisants, comme par exemple la conception par l’oreille. D’une manière générale, les docètes se sont intéressés de manière prioritaire aux questions touchant à la naissance de Jésus et non pas à sa conception. L’important selon eux est que sa naissance soit sans tache – c’est-à-dire sans souillure –, allant jusqu’à rendre une telle naissance comme virtuelle et non pas réelle. Pour la naissance, par rapport au récit canonique, le récit apocryphe apporte aussi un très important développement. Dans le premier, il n’est question que de naissance, également sans plus de précision. Dans le second, la naissance est décrite avec des expressions bibliques utilisées par ailleurs lors de manifestations théophaniques. Ces dernières ne sont pourtant pas des indices permettant de considérer comme docétisant le récit de la naissance de Jésus du Protévangile de Jacques. Il est évident cependant que l’auteur de ce récit se débat entre la nécessité de montrer que la naissance de Jésus est à la fois réelle – non pas virtuelle – et merveilleuse. Il doit, en effet, montrer que Jésus est né comme tous les hommes, mais qu’il est né aussi de façon merveilleuse – seule manière de témoigner son caractère divin. Le Protévangile de Jacques – en XIX, 3-XX – fait intervenir une sagefemme, témoin du prodige de l’apparition de l’enfant qui surgit d’une nuée lumineuse enveloppant la grotte. Cette sage-femme raconte à une certaine Salomé qu’une vierge vient d’enfanter de manière miraculeuse, cette dernière veut vérifier le prodige par sa main, qui est brûlée puis guérie. Selon toute vraisemblance, le Protévangile de Jacques s’oppose à des chrétiens professant des tendances docétisantes. À cette fin, il emploie surtout des motifs bibliques – venant de l’Ancien Testament –, faisant une large part au merveilleux. L’Apocalypse d’Adam Dans l’Apocalypse d’Adam – un texte gnostique du début du IIe siècle, retrouvé en Égypte à Nag Hammadi – on trouve un relevé des diverses façons de décrire les origines de Jésus.

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Ces représentations prennent la forme de quatorze notices sur les conceptions et naissances de Jésus : les treize premières – d’origine juive ou païenne – sont considérées comme aberrantes par l’auteur (77, 26-82, 19) ; la dernière correspondant à son opinion (82, 19-28) – elle est censée se dispenser de témoignages prophétiques. Les adversaires visés dans les treize premières notices ne sont pas précisés, sauf de manière très impersonnelle. La quatorzième strophe est l’antithèse des treize précédentes. Selon elle, il ne peut en aucun cas y avoir de promiscuité entre l’humain et le divin. Autrement dit, Jésus « est issu d’un Air étranger » (82, 26) : il est un être divin et non pas un être humain, encore moins un être à la fois divin et humain ; il n’est qu’une émanation divine totalement étrangère au monde des humains. Force est de relever, dans la littérature apocryphe, l’extrême efflorescence de la pensée chrétienne quant à l’origine de Jésus : était-il un être humain ou était-il un être divin ? La multiplicité et la divergence des réponses apportées par ce relevé montrent combien ces questions devaient être débattues avant que l’orthodoxie ne vienne unifier ces traditions par le phénomène de la canonisation. La diversité des quatorze notices de l’Apocalypse d’Adam, démontre s’il le fallait encore, qu’on ne sait rien de très précis sur les origines de Jésus. Une telle diversité dans la représentation de la conception et de la naissance de Jésus ne peut s’expliquer autrement ! Si l’on possédait des traditions historiques sur les origines de Jésus, on les aurait, sans nul doute, opposées à toutes ces explications. Les récits de Mt 1-2 et de Lc 1-2, ne semblent pas avoir été reconnus comme authentiques par tous... II. Le judéo-christianisme ancien : recherche sur les communautés nazoréennes de Palestine Après une présentation succincte du judéo-christianisme ancien au regard tant du judaïsme que du christianisme, l’année a été principalement consacrée à une recherche étymologique et historique du terme « nazoréen » ou « nazaréen ». Cette recherche est née d’une constatation : à savoir que les études lexicographiques ou terminologiques ne sont pas suffisamment abondantes en christianologie ancienne, surtout quand il s’agit du judéo-christianisme. Pour désigner les chrétiens d’origine juive de l’Antiquité classique ou tardive (Ier-IVe siècles), on utilise, de manière habituelle le terme judéochrétien. Une appellation refusée – d’ailleurs à juste raison, mais comment faire autrement sinon au risque de ne plus savoir de quoi on parle – par certains critiques, ayant tendance à la considérer comme reposant sur un concept phénoménologique, donc par conséquent trop marquée d’un point

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de vue théologique et trop éloignée des réalités historiques. Or le terme judéo-chrétien est un néologisme, remontant au XIXe siècle et au très célèbre Ferdinand Christian Bauer qui l’a utilisé pour la première fois dans ses nombreux travaux sur la question – il se pourrait toutefois qu’il ait été forgé, sous une forme sensiblement différente, au tout début du Ve siècle, par Jérôme. Dans les sources anciennes, on rencontre évidemment une tout autre terminologie, assez variée d’ailleurs. Parmi les divers vocables, le terme nazoréen paraît avoir été le plus fréquemment utilisé pour désigner les chrétiens d’origine juive, mais il n’a pas été le seul. Les disciples de Jésus ont, selon toute vraisemblance, été tout d’abord désignés par le terme nazoréen. Celui-ci représente donc la première appellation ou désignation sous laquelle apparaissent les chrétiens dans la documentation la plus ancienne conservée. Il a servi à nommer les premiers chrétiens – ceux d’origine juive – au moins au Ier siècle, et certainement par la suite jusqu’au tout début du Ve siècle. Une telle thèse a été soutenue tout au cours de cette recherche dont l’objectif principal a été par ailleurs de dresser un status quaestionis sur les terminologies anciennes utilisée pour désigner les judéo-chrétiens, du moins une partie d’entre eux – sans négliger pour autant celles concernant les pagano-chrétiens. On distingue habituellement trois groupes de judéo-chrétiens, à savoir : les nazoréens, les ébionites et les elkasaïtes – qui sont répartis en deux branches principales par les Pères de l’Église : l’une plus ou moins orthodoxe et l’autre totalement hétérodoxe. Il a été, durant cette année, uniquement question des nazoréens, habituellement considérés par les hérésiologues chrétiens comme plus ou moins orthodoxes. Toutes les occurrences du terme nazoréen ont été examinées quelle que soit la tradition religieuse – linguistique et culturelle – dans laquelle on les trouve. Précisons que dans certains cas le terme nazoréen ne désigne nullement des judéo-chrétiens, en tout cas pas ceux qui ont été visés dans cette recherche. C’est ainsi que l’enquête a été menée aussi bien dans la littérature appartenant au christianisme que dans les littératures relevant du judaïsme et du manichéisme, à l’exclusion des littératures mandéenne et islamique. De plus, l’attention s’est portée tout particulièrement sur une attestation des nazoréens dans une des inscriptions en moyen-perse, remontant à la fin du IIIe siècle, et qui est attribuée à Kartir. L’enquête a été conduite en fonction de préoccupations historiques que non pas doctrinales. Autrement dit, paradoxalement, elle a eu pour objectif de répondre à la question qui sont les nazoréens ? et non pas à la question que croient les nazoréens ? – même si ces deux questions sont, au moins en partie, de toute évidence liées. En ce qui concerne le strict point de vue étymologique, il en a été question à chaque étape de l’enquête. Il est évident que des limites se sont imposées à une telle démarche dont le but a été la reconstitution de l’ascendance du terme nazoréen, du fait

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même qu’il est tout aussi difficile de trouver à la recherche un point d’arrivée qu’un point de départ. Les résultats auxquels on est parvenu peuvent être résumés en quatre points principaux : 1. À l’Ouest, dans l’Empire romain, le terme nazoréen renvoie à une réalité judéo-chrétienne sans qu’il soit possible de distinguer entre d’une part, nazoréens considérant Jésus dans sa dimension humaine et divine et d’autre part, ébionites considérant Jésus dans sa seule dimension humaine. Tels sont les résultats des enquêtes dans les littératures chrétienne et juive. 2. À l’Est, dans l’Empire iranien, le terme nazoréen renvoie uniquement à une réalité judéo-chrétienne de type elkasaïte. C’est ce que l’on peut en déduire de l’enquête dans la littérature manichéenne et de l’étude de l’inscription en moyen-perse de Kartir. 3. Cette situation, tant à l’Ouest qu’à l’Est, prévaut jusqu’à la moitié du IIIe siècle, voire jusqu’au début du IVe siècle. Après, la situation semble changer : le terme nazoréen, du moins dans l’aire linguistique araméenne, étant utilisé par les chrétiens issus du paganisme afin de se désigner. C’est par cette voie que le terme passera dans la littérature islamique, où il est fréquemment employé quand il est question de chrétien. 4. Le terme se maintiendra aussi chez les mandéens pour désigner une catégorie d’entre eux. En effet, actuellement encore, le terme nazoréen est employé comme un titre honorifique dont l’application se limite à l’élite de la communauté – en particulier les prêtres. Il est possible qu’ils le tiennent des elkasaïtes, dont ils pourraient être les descendants plus ou moins lointains. Par ailleurs, force a été de constater que le terme nazoréen est toujours utilisé par les chrétiens d’Orient pour se désigner, notamment en syriaque sous la forme nasorayo. Les musulmans emploient aussi la forme arabe – nasrani – de ce mot pour appeler ces mêmes chrétiens. À noter encore que les chrétiens du Kérala – Inde du Sud – de langue malayalam se désignent par le mot nazrani. Nul doute que ce nom leur vient du syriaque nasorayo, mais en passant probablement par l’arabe nasrani. Ont été abordées également les représentations de Jacques le Majeur et de Jacques le Mineur du Ier au Ve siècle environ. L’attention a porté en particulier sur le dossier du martyre de Jacques le Mineur et sur le dossier de l’Invention de la relique de Jacques le Mineur. Cette étude a permis de préciser quelques points de méthodologie, et notamment de se demander comment aborder la figure d’un personnage religieux. D’une manière générale, on peut dire qu’il doit s’agir toujours d’une recherche historique qui se fonde sur les traditions se rapportant au personnage. Autrement dit, d’une histoire de la tradition – ce que la

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tradition transmet sur le personnage. En aucun cas, il ne peut être question d’envisager une histoire du personnage (une biographie), exercice voué d’avance à l’échec à cause des sources religieuses dont les caractéristiques sont tellement spécifiques. Une telle approche a pour intérêt de compenser de la sorte les frustrations qu’éprouve l’historien quand il désire se pencher sur les origines du christianisme et sur les grandes figures qui en jalonnent le parcours – du fait même que la documentation laisse dans l’ombre bien des points et n’en éclaire d’autres qu’à travers le miroir déformant d’un passé plus ou moins lointain et d’un regard plus ou moins partial. Ainsi, le champ d’investigation concerne autant le personnage dans l’histoire que dans la tradition. Il impose par conséquent une mise en lumière de l’évolution de la figure – de son image ou plutôt de ses images. Observons d’un point de vue méthodologique que pour l’étude des figures d’apôtres, il convient de partir des listes d’apôtres fournies par les écrits canonisés. Il faut ensuite examiner en détail les passages où sont mentionnés tel ou tel apôtre dans ces mêmes écrits canonisés. Ce n’est qu’ensuite qu’on doit répéter la même opération dans les écrits apocryphisés – s’il y a lieu. Après ces trois étapes préliminaires, on peut se pencher sur les récits apostoliques (Actes et Passions). L’ultime étape est alors une analyse des Listes d’apôtres dans les diverses traditions littéraires et linguistiques.

1996-1997 I. Le judéo-christianisme ancien : recherche sur les communautés nazoréennes de Palestine (suite/II) L’année a été principalement consacrée à l’examen du conflit d’Antioche et de la réunion de Jérusalem, ainsi qu’à la présentation des traditions de la fuite de la communauté de Jérusalem à Pella et de la succession de Jésus.

Le conflit d’Antioche et de la réunion de Jérusalem La question du conflit d’Antioche et de la réunion de Jérusalem est rapportée exclusivement dans deux documents qui ont été retenus dans le canon du Nouveau Testament, à savoir l’Épître aux Galates et les Actes des Apôtres. L’Épître aux Galates de Paul rapporte d’abord la réunion de Jérusalem en 2, 1-10 et ensuite le conflit de Antioche en 2, 11-21 alors que les Actes des Apôtres de Luc ne concernent que la réunion de Jérusalem en 15, 1-35. À partir du moment où la mission chrétienne a cessé de viser exclusivement les juifs pour atteindre aussi les païens, s’est posé le problème des relations entre les uns et les autres sur le plan de la convivialité d’un point de vue rituel. Les questions importantes qui se posent alors peuvent être résumées en ces termes : peut-on faire partie de la communauté chrétienne sans adhérer au peuple juif ? ou plutôt peut-on croire en Jésus sans faire partie du peuple juif ? Autrement exprimé : aux païens qui acceptent de croire en Jésus comme Messie ne faut-il pas demander qu’ils se fassent circoncire et qu’ils se soumettent à toutes les autres observances de la Loi de Moïse ? Il s’est sans doute aussi posé une autre question tout aussi fondamentale : ne faut-il pas observer toutes les prescriptions la Torah pour bénéficier du salut ? La crise qui en a résulté a été sans nul doute profonde. Elle s’est prolongée pendant de longues années, et s’est étendue de Jérusalem aux communautés fondées par Paul. Le point culminant de la crise a été atteint à Jérusalem avec la réunion des apôtres qui paraissent avoir décidé que, pour être chrétien, il n’est pas nécessaire d’être juif. Sur cet événement capital de la réunion de Jérusalem on possède donc deux relations : le témoignage direct de Paul dans Ga 2, 1-10 et le témoignage indirect de Luc dans Ac 15, 1-35. Entre ces deux relations les divergences sont nombreuses et profondes, au point que bon nombre de critiques ont pensé pouvoir les rapporter à deux événements distincts.

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Le conflit d’Antioche n’est rapporté, en revanche, que par Paul en Ga 2, 11-21. Pour certains critiques, il est à l’origine de la réunion de Jérusalem ; pour d’autres, il en est la conséquence. Les deux têtes de file de ces importants événements sont d’une part, Pierre comme représentant des judéo-chrétiens et d’autre part, Paul comme représentant des pagano-chrétiens. Leur opposition est essentiellement d’ordre rituel et non pas d’ordre doctrinal : elle porte sur la circoncision à imposer ou non aux chrétiens issus du paganisme. C’est donc une question légaliste qui les oppose : faut-il oui ou non imposer les observances des prescriptions de la Loi de Moïse – la Torah – aux pagano-chrétiens ? En fait, Pierre et Paul sont deux chrétiens d’origine juive qui paraissent diverger quant à savoir si la Torah s’applique ou non aux chrétiens d’origine païenne. Autrement exprimé : le salut vient-il de la croyance au Messie ou vient-il de l’observance à la Torah ? Tels sont les enjeux paramétriques, si l’on peut dire. On a analysé successivement et séparément le récit du conflit d’Antioche à partir de Ga 2, 11-21 ainsi que le récit de la réunion de Jérusalem à partir de Ga 2, 1-10 et de Ac 15, 1-35, sans présumer pour autant de l’antériorité du premier épisode par rapport au second. L’analyse a été d’ordre littéraire non sans ignorer pour autant les niveaux doctrinaux et historiques. Ont été abordés, dans deux excursus, d’une part, la question des règles de pureté alimentaire, en relation avec le dossier du conflit d’Antioche, et d’autre part, la question de la circoncision, en relation avec le dossier de la réunion de Jérusalem. Dans l’introduction, a été présenté le conflit entre chrétiens d’origine juive et chrétiens d’origine païenne à l’époque de Paul de Tarse alors que dans la conclusion, a été développée la question de l’antériorité ou de la postériorité du conflit d’Antioche et de la réunion de Jérusalem. Les problèmes soulevés par ces récits ont exigé une mise en relation avec la question des prosélytes et des sympathisants dans le judaïsme ancien, qui a été à considérer ici, du fait que le conflit d’Antioche et la réunion de Jérusalem sont à examiner dans le cadre du judaïsme à une époque où le christianisme n’en est pas encore sorti. Le dossier de la question des judaïsants dans le christianisme, qui sont, encore à cette époque, des païens convertis à la forme chrétienne du judaïsme, mais qui n’ont nécessairement pas été circoncis, a été aussi réexaminé. Enfin, il a été question des opposants de Paul dans l’Épître aux Galates. Mais l’examen de ces dossiers polymorphes a nécessité trois préliminaires : les deux premiers ont concerné un survol introductif de l’Épître aux Galates et des Actes des Apôtres ; le dernier a porté sur un aperçu exploratoire du délicat problème du rapport de Paul avec la Loi.

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On ne peut manquer de se demander, si face à l’abondance de la littérature secondaire sur la question, il a été encore nécessaire de revenir sur un sujet qui a fait couler tellement d’encre. Certes le conflit d’Antioche et la réunion de Jérusalem méritent d’être réexaminés en fonction de paramètres historiques et dégagés de contingences théologiques, mais est-il possible, au regard de la pauvreté documentaire et de son orientation forcément partiale, de faire de l’histoire sans risquer, d’une manière ou d’une autre, de faire de la théologie ? Il est apparu néanmoins évident qu’on ne peut faire des recherches sur l’histoire des communautés chrétiennes d’avant 70 sans traiter des conflits qui les ont traversés. Comment comprendre, en effet, l’exclusion de ces communautés à partir des années 100, si l’on ne se penche pas sur les raisons profondes et anciennes qui ont conduit à cette situation. C’est donc vers quoi on s’est toutefois engagé, même si l’opération pourra s’avérer – aux yeux d’aucuns – délicate, voire inutile... On a choisi de donner ici quelques éléments sur le conflit entre chrétiens d’origine juive et chrétiens d’origine païenne à l’époque de Paul de Tarse. Le conflit d’Antioche et la réunion de Jérusalem – qui datent des années 48-49 – ne sont que deux épisodes de la longue saga qu’a été, au tout début du développement du christianisme, encore dans le judaïsme, le conflit entre la tendance judéo-chrétienne maximalisant la portée de l’observance de la Torah et la tendance pagano-chrétienne maximalisant la valeur de la croyance au Messie dont d’autres péripéties ont été conservées entre autre dans les lettres pauliniennes, notamment en Ph 3 et en 2 Co 10-13. Le conflit d’Antioche et la réunion de Jérusalem sont, en effet, les premières traces d’une lutte d’interprétation de la Torah en fonction de la reconnaissance du Messie, qui ne va cesser de se développer durant plus d’une décennie, entre Paul et ses opposants. Il n’est, par conséquent, pas inutile de retracer à grands traits les étapes de cette lutte. C’est, sans doute, à Éphèse – de 52/53 à 54/55 – que s’est produite la première tentative des judéo-chrétiens pour combattre Paul dans les communautés fondées par lui. Par la suite, le mouvement de judaïsation de ces communautés se serait étendu d’une part à la Grèce – en 54 – et d’autre part à la Galatie – en 56. L’Épître aux Philippiens permet d’apercevoir les traces de cette tentative (Ph 1, 12-18). Malheureusement, les informations sont trop sommaires pour que l’on puisse savoir si le mouvement, qui s’est produit à Éphèse, a été ou non provoqué par des personnalités venues du dehors et qui pourraient avoir été les mêmes que celles, qui, dans la suite, ont été à l’œuvre en Grèce et en Galatie, ou au moins, ont appartenu au même groupe. Ce que dit Paul, en 2 Co 16, 9, des « adversaires nom-

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breux » auxquels il se heurte à Éphèse, est un argument en faveur d’une telle éventualité, car il se pourrait bien que ces adversaires n’aient pas été seulement des ennemis du dehors. Il y a eu cependant à Éphèse, tout au plus, qu’une première escarmouche assez confuse puisque Paul semble avoir été surpris, du moins le dit-il, par la campagne plus systématique entreprise par les judéo-chrétiens pour détacher de lui les communautés de Grèce et de Galatie. Il convient de souligner que la tactique des judéo-chrétiens ne paraît pas avoir été la même dans les deux cas. Insinuante et enveloppée en Grèce, elle a été plus directe en Galatie. Il y a suffisamment d’analogies entre les deux campagnes pour qu’on puisse y reconnaître le déroulement d’un plan destiné à judaïser les communautés pauliniennes. Mais en revanche, il est très difficile de reconnaître quel rôle ont joué d’une part, Jacques et d’autre part, Pierre. Une chose cependant paraît certaine, c’est qu’entre 49 et 58, date où Paul s’est rendu pour la dernière fois dans la Ville Sainte, les dispositions de la communauté de Jérusalem à son égard ont évolué : elle est devenue de plus en plus défiante et hostile à son égard. Cette attitude de la communauté de Jérusalem en 58 autorise à supposer qu’elle n’a pas été entièrement étrangère aux campagnes anti-pauliniennes de Grèce et de Galatie. Quoi qu’il en soit de leur issue – dont on ne sait pratiquement rien –, les deux crises de Grèce et de Galatie montrent que les divergences de vue qui ont éclaté au cours du conflit d’Antioche n’ont pas été surmontées par la réunion de Jérusalem et n’ont fait que s’aggraver dans les années qui ont suivi. Certains historiens pensent que le conflit d’Antioche, la réunion de Jérusalem, l’incident d’Éphèse ainsi que les crises en Grèce et en Galatie ont été les étapes d’un développement organique, c’est-à-dire d’une campagne systématique de judaïsation inspirée et organisée par Jacques et dirigée par Pierre. Le principal argument à cette thèse serait le voyage de Pierre à Corinthe et en Galatie – voyage ne reposant en fait sur aucun élément réellement fondé. En revanche, il convient de souligner l’importance que le conflit d’Antioche et la réunion de Jérusalem ont eu sur les futurs rapports entre les judéo-chrétiens et les pagano-chrétiens, non seulement parce qu’ils révèlent que, malgré les concessions faites par quelques-uns de ses dirigeants, la communauté de Jérusalem n’a pas renoncé à l’idée que l’observance de la Torah est nécessaire au salut des fidèles reconnaissant en Jésus le Messie, mais aussi parce que l’attitude cassante prise par Paul a dû fournir, à ceux que l’accord de 49 n’a pas satisfait, une raison de le considérer comme rompu par lui. L’Épître aux Romains doit être considérée comme un document, au moins indirect, des relations entre Paul et ses opposants judéo-chrétiens. En l’écrivant à la communauté de Rome – dans ses composantes d’origine juive comme païenne – on a l’impression que Paul a voulu, d’une certaine

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manière, prévenir l’influence que pourraient avoir ceux qui l’ont combattu en Grèce et en Galatie. En exposant sa doctrine de la justification par la seule fidélité au Messie, prêchée aux païens, Paul paraît s’être attaché à écarter des interprétations erronées et tendancieuses qui en ont été données par ses détracteurs. La rédaction de l’Épître aux Romains prouve, en tout cas, qu’au moment où Paul l’a écrite, il ne considère pas la lutte comme terminée. Il convient cependant de remarquer que c’est précisément dans cette lettre que Paul manifeste son attachement le plus profond et le plus passionné à la nation juive. Dans le tableau de la destinée d’Israël, tracée à grands traits aux chapitres 9 à 11, on peut relever d’abord une protestation au sujet de l’attachement de Paul pour son peuple – réponse évidente à la grave accusation portée contre lui de n’être qu’un apostat et un renégat. On peut déceler ensuite une explication sur ce que Paul désigne comme l’incrédulité d’Israël, cherchant dans l’idée d’un vaste plan divin, d’après lequel elle doit rendre possible la vocation des païens, et qu’à la fin, c’està-dire à l’avènement d’un nouveau monde, Israël, à son tour, se convertira. En tout cas, il s’agit là d’une réponse à une accusation, qui cherche à atteindre tout particulièrement Paul, celle d’être l’ennemi de la nation juive et de méconnaître l’élection particulière dont elle est l’objet de la part de Dieu. Une telle accusation ne paraît avoir été portée contre lui ni en Grèce, ni en Galatie. Il faut y voir, sans doute, le contrecoup, au sein de la communauté de Jérusalem, des accusations portées contre Paul par ses opposants judéo-chrétiens. On peut se demander si Paul a eu ou non gain de cause dans ce conflit. En 58, lorsque Paul monte à Jérusalem pour rapporter la collecte, il est certes accueilli par Jacques et par les anciens, mais non pas par la communauté. Jacques, en effet, n’ose pas le mettre en présence de la communauté avant qu’il n’ait donné une marque publique de son attachement au judaïsme – ce à quoi il aurait consenti en s’associant à quelques frères, qui ont à s’acquitter d’un vœu et doivent, pour cela, se soumettre à une purification et offrir un sacrifice. Paul se trouve dans le Temple, quand, spontanément ou non, un mouvement populaire se produit, au cours duquel il aurait été sans doute massacré si le tribun, qui, de la citadelle Antonia, surveille ce qui se passe à l’intérieur du Temple, n’était pas intervenu à temps avec ses soldats pour s’emparer de sa personne. Un long procès s’engage alors, qui ne se terminera qu’à Rome, cinq ans plus tard au minimum. Il demeure prisonnier à Césarée deux ans durant, au cours desquels la communauté de Jérusalem n’a entrepris aucune démarche pour lui venir en aide d’une quelconque manière. Il arrive alors prisonnier à Rome en 60, trois ans après avoir écrit l’Épître aux Romains. Il semble y avoir été accueilli avec une indifférence marquée. Il y a vécu dans un grand isolement, en ne recevant de la communauté ni assistance ni réconfort pendant

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sa captivité et son procès, dont les chrétiens de la ville ne semblent pas s’être préoccupés d’assurer sa défense (Ac 28, 16-31). Ainsi, depuis l’incident d’Antioche et l’assemblée de Jérusalem, la position de Paul dans les communautés chrétiennes paraît s’être sensiblement détériorée. Il s’est trouvé de plus en plus isolé, mal compris, et cela, même dans les communautés fondées par lui : partout, en effet, il s’est heurté à une opposition fomentée de l’extérieur. Après une longue captivité, durant laquelle les communautés de Jérusalem et de Rome se désintéressent de lui, il meurt apparemment dans la solitude la plus totale. On peut donc dire que de son vivant, Paul n’a pas été compris à cause essentiellement du fait qu’il professe que le salut aux païens n’est plus fondé sur la Torah et le Messie, mais plutôt sur le Messie seul. Force est de dire qu’il n’en a pas été de même par la suite, car la doctrine paulinienne de la justification par la croyance au Messie sera largement reprise et amplifiée entre 70 et 135 par des communautés chrétiennes se trouvant plus ou moins en rupture ou en difficulté avec le courant majoritaire du judaïsme. Ces dernières, ayant besoin de justifier cette séparation – qui leur est imposée par un judaïsme qui ne se veut plus pluriel comme précédemment – reprendront, en effet, la doctrine élaborée jadis en son temps par Paul. C’est pourquoi, il convient de ne pas confondre les idées de Paul et leur interprétation – cette dernière ne pouvant être appréciée que dans le cadre des rapports du christianisme avec le judaïsme, et du problème théologique posé désormais par la coexistence des deux alliances. Autrement dit, les problèmes posés à l’époque de Paul relèvent de la pratique légaliste et ritualiste, ceux posés par ses interprètes relèvent de la théologie. Le conflit entre chrétiens d’origine juive et chrétiens d’origine païenne peut se comprendre si on le réduit à une opposition entre la communauté de Jérusalem d’une part, et les communautés fondées par Paul, d’autre part. Au-delà des implications halakhiques, on peut penser qu’il s’agit d’un classique conflit de pouvoir entre la communauté de Jérusalem défendant sa primauté et les communautés de fondation paulinienne. Dans la même perspective, il a pu s’agir d’un conflit entre la Palestine et la Diaspora, voire entre le cercle de la famille et des disciples de Jésus et Paul. Les possibilités d’explication sont abondantes, elles ne s’excluent pas nécessairement. Ce combat, Paul le perdra – du moins de son vivant. Cependant, il reviendra, à sa postérité religieuse de vaincre, aidé – il est vrai – par les circonstances historiques très particulières, notamment celles qui provoqueront la ruine d’un judaïsme pluriel au profit d’un judaïsme monolithique.

La tradition de la fuite de la communauté de Jérusalem à Pella Selon une tradition, consignée uniquement dans les sources chrétiennes, à la suite d’un avertissement céleste, la communauté judéo-chrétienne de Jérusalem quitte la Ville Sainte, au moment de l’insurrection juive de 66, pour s’installer dans la cité transjordanienne de Pella.

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La question de la tradition de la fuite – ou de la migration – de la communauté de Jérusalem à Pella pose essentiellement le problème de la continuité ou de la discontinuité de la présence judéo-chrétienne dans la Ville Sainte après 70. L’histoire des premiers développements du christianisme à Jérusalem se présente, en effet, sous un jour différent selon qu’on accepte ou non la réalité historique des faits rapportés par cette tradition. Cette question de la tradition de la fuite à Pella est donc un dossier important de l’histoire de la communauté judéo-chrétienne de Jérusalem. Il s’agit d’une tradition judéo-chrétienne nazoréenne rattachée à Jérusalem et non pas d’une tradition judéo-chrétienne ébionite rattachée à Pella, comme certains auteurs l’ont soutenu, en en faisant une tradition étiologique de la communauté ébionite de Pella. Une telle opinion repose sur le principe suivant : s’il y a continuité entre la communauté de Pella et la communauté judéo-chrétienne de Jérusalem antérieure à 70 ou à 135 et si la communauté de Pella peut légitimement être définie comme ébionite – donc comme hérétique – alors la communauté judéo-chrétienne de Jérusalem a été ébionite... Comme pour certains, la vérité est antérieure à l’erreur, la tradition relative à une migration à Pella est donc purement légendaire. Il est impossible de séparer les textes qui rapportent la tradition et les faits à laquelle ils font plus ou moins directement référence. Autrement dit : il convient d’éviter toute interprétation historique et se demander si les documents ne sont pas une justification post eventum. S’il en avait été ainsi, se poserait alors la question : qui a eu intérêt – et à quel moment – à valoriser la mise en scène d’une migration de la communauté de Jérusalem vers Pella ? Autre hypothèse de travail : n’y aurait-il pas lieu de prendre les témoins au sérieux et de voir dans quelle mesure cette tradition correspond effectivement à un moment de l’histoire d’un des courants des origines du christianisme ? Après les inévitables histoires des sources et histoire de la recherche, on a donné une évaluation critique de la question. Force a été, au terme de cette enquête, de reconnaître l’historicité de la tradition de la fuite de la communauté chrétienne de Jérusalem à Pella. À un moment qu’il est impossible de fixer avec une parfaite précision mais se situant entre 62 et 70, la communauté chrétienne de la Ville Sainte quitte Jérusalem pour se retrouver à Pella – ce lieu de résidence ou de refuge lui a certainement été imposé par les autorités romaines après la sortie de la cité. Toutefois, il est nécessaire de relever que si Épiphane de Salamine met en rapport l’épisode de la fuite avec le siège de Jérusalem par Titus, Eusèbe de Césarée, quant à lui, établit une relation avec les persécutions dont les juifs se sont rendus coupables envers la communauté chrétienne, à savoir, les martyres d’Étienne et de Jacques frère de Jean et surtout celui de Jacques frère de Jésus. Pour Marcel Simon, la date du départ

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pour Pella ne doit pas être située durant la révolte juive, mais quelques années auparavant, dans la période d’insécurité qui a suivi le martyre de Jacques le Juste en 62 1. Pour François Blanchetière et Ray A. Pritz, elle est antérieure soit au début de la révolte juive contre Rome en 66, soit à la fin en 68, en 69, voire en 70 2 . Quoi qu’il en soit de la datation exacte de la fuite, après la fin des hostilités, une partie de la communauté est sans doute revenu à Jérusalem et s’est réorganisée autour d’une synagogue située sur le Mont Sion et sous l’autorité de son « évêque » Siméon bar Clopas, qui a succédé à Jacques le Juste, non sans difficulté (à cause de l’affaire de Thèbouthis, rapportée par Eusèbe de Césarée en Histoire ecclésiastique IV, 22, 5). En tout cas, il ne semble pas qu’on puisse reléguer au rang des traditions légendaires l’épisode de la fuite à Pella. De plus, s’il faut en croire Épiphane de Salamine, au sein de la communauté chrétienne de Pella s’est produit une scission par suite d’interprétations divergentes relatives à la naissance de Jésus. Ainsi, à une date qu’il est impossible à préciser mais qui semble postérieure au retour d’une partie de la communauté à Jérusalem, à côté de la communauté nazoréenne de Pella se serait constitué le courant ébionite, peut-être sous l’influence d’un certain Ébion. On peut comprendre alors que dans ces conditions, la communauté nazoréenne et la communauté ébionite de Transjordanie aient pu à bon droit revendiquer une origine hiérosolymitaine. On peut aussi en déduire une explication du silence des sources judéo-chrétiennes quant à cette fuite, sauf en ce qui concerne l’attestation de Reconnaissance I, 37, 2, selon le syriaque, dont l’origine ébionite ne fait pas de doute. En quittant Jérusalem pour Pella, les chrétiens ne se sont pas comportés autrement que de nombreux autres juifs fuyant la ville assiégée – tout mouvement confondu – dont le plus illustre est sans nul doute Yohanan ben Zakkaï qui, lui, appartient à la tendance pharisienne. Cette tradition a été utilisée à partir du IVe siècle par les pagano-chrétiens – nouveaux défenseurs de la romanité – pour montrer que les chrétiens se sont tenus à l’écart des grandes révoltes juives contre Rome, qu’ils n’ont nullement été son ennemi. La critique d’Eusèbe doit donc dorénavant porter sur l’utilisation – la manipulation – qu’il fait de cette tradition et non pas sur une mise en cause de son historicité.

La tradition de la succession de Jésus C’est la thèse dite du califat chrétien que l’on a souhaité essentiellement traiter en abordant la tradition de la succession de Jésus à la tête de la communauté de Jérusalem. 1.  M. Simon, « La migration à Pella. Légende ou réalité ? », dans Recherches de science religieuse 60 (1972), p. 37-54. 2.  F. Blanchetière – R.A. Pritz , « La migration des “nazaréens” à Pella », dans F. Blanchetière – M.D. H err (Éd.), Aux origines juives du christianisme, Jérusalem, 1993, p. 93-110.

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Cette thèse a été proposée, pour la première fois, en 1910 par Adolf von Harnack, et reprise en 1923 par Edward Meyer. Elle repose sur une conception dynastique du christianisme, du moins en ce qui concerne la communauté judéo-chrétienne de Jérusalem jusqu’en 135. La thèse du califat est fondée principalement sur un certain nombre de passages rapportés par Eusèbe de Césarée dans l’Histoire ecclésiastique, provenant ou non d’Hégésippe. Richard Bauckham considère que la thèse du califat ne peut nullement être maintenue, mais que l’on doit admettre toutefois que la famille de Jésus a joué un rôle des plus prédominants dans la direction des communautés chrétiennes d’origine juive en Palestine, tout au moins un certain nombre de ses membres 3. Sept arguments principaux sont repris à l’appui de cette position relativement nuancée : 1. Jamais Jacques ni Siméon ne paraissent avoir été considérés comme les successeurs de Jésus au sens strict. On peut toutefois admettre que le terme desposynoi ait eu une connotation messianique (un messianisme de type royal), dans le sens dynastique – comme cela est apparemment le cas pour la famille de Judas de Gamala ou pour Hillel le Grand. 2. L’autorité des frères de Jésus n’est pas fondée, selon toute apparence, uniquement sur leur relation familiale avec Jésus. Jacques certainement et les autres frères de Jésus probablement, ont reçu, comme les apôtres, une fonction de la part de Jésus lui-même : c’est pourquoi leur autorité n’a pas été dynastique, mais apostolique. 3. Le titre de « Frère du Seigneur » comme le terme plus large de desposynoi sont, par conséquent, attachés néanmoins à leur relation familiale avec Jésus. 4. Les frères de Jésus paraissent être à l’origine de la terminologie qui leur a été appliquée : c’est le cas pour Jacques (Jc 1, 1) et pour Jude (Jd 1). 5. Les difficultés de Jésus dans ses relations familiales trouvent largement leurs racines dans la tradition évangélique. 6. De ce fait, il est possible de conclure qu’il n’y a pas eu explicitement un principe dynastique en faveur des desposynoi. 7. Les traditions sur les desposynoi ne se rapportent pas à des individus particuliers de la famille, mais au groupe familial dans son ensemble. Même si certains points de l’argumentation n’emportent pas l’adhésion (les points 2, 3 et 4 notamment), il convient de reconnaître l’intérêt de ces propositions pour comprendre cette tradition.

3.  R. Bauckham, Jude and the Relative of Jesus in the Early Church, Édimbourg, 1990, p. 125-130.

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Bien qu’il faille user d’une certaine prudence dans l’appréciation de la tradition de la succession de Jésus, il semble qu’elle peut toutefois aider à caractériser l’esprit du christianisme palestinien entre 70 et 135, et, dans une certaine mesure, aussi avant cette période. II. Les traditions chrétiennes anciennes : l’enfance de Jésus dans la littérature chrétienne des premiers siècles (suite/III) L’année a été consacrée à l’analyse des récits de conception et de naissance dans l’Ascension d’Isaïe. Ces récits ont pour fonction de montrer que le prophète Isaïe a vu au septième ciel auprès de Dieu, le personnage céleste, appelé Seigneur ou le Bien-Aimé, qui est descendu dans ce monde, et qui s’est déguisé en homme sous l’apparence de Jésus, selon une interprétation christologique, niant l’incarnation réelle, que l’on appelle docétisante. L’Ascension d’Isaïe, en XI, 2-14, se fonde essentiellement sur trois types de textes, qui sont : 1. Une tradition narrative sur la conception et la naissance de Jésus, qui fait autorité dans certains milieux, et que l’Évangile selon Matthieu a aussi reprise. 2. Un passage biblique – Is 53, 2 – que l’auteur de l’Ascension d’Isaïe considère, en accord avec l’ensemble de la tradition chrétienne, comme une prophétie christologique. 3. Un florilège de testimonia bibliques, dont certains sont à l’évidence apocryphes. Ces divers matériaux ont été transformés en récit, selon un procédé midrashique, qui est souvent utilisé dans les écrits judéo-chrétiens. En résumé, les récits de l’Ascension d’Isaïe interprètent des textes sur Jésus que le milieu dont ils sont issus considère comme inspirés, ou en tout cas comme faisant autorité. On peut donc interpréter l’ensemble de l’Ascension d’Isaïe VI-XI dans le sens suivant : Isaïe est monté au septième ciel pour apprendre que la conception virginale et la naissance apparente de Jésus doivent être comprises dans le cadre d’une doctrine de salut centré sur la descente d’un être céleste, qui a lieu à l’insu des puissances angéliques et des hommes.

1997-1998 I. Le judéo-christianisme ancien : recherche sur les communautés nazoréennes de Palestine (suite/III) On a recentré les recherches, et on continuera à le faire dans les prochaines années, sur la communauté judéo-chrétienne de Jérusalem jusqu’en 135, dont des éléments ont déjà été abordés l’année dernière. Faire l’histoire de la communauté de Jérusalem au Ier siècle, c’est en fin de compte faire aussi l’histoire du mouvement des disciples de Jésus à une époque où il se confond encore avec l’unique communauté palestinienne qui apparemment le constitue – c’est au moins le cas pour les années qui vont de la mort de Jésus à la mort d’Étienne, voire, dans une moindre mesure, à la mort de Jacques le Juste en 62. De fait, on est assez mal renseigné sur les développements de la communauté chrétienne de Jérusalem à ses débuts, et l’on éprouve quelque peine à dégager des premiers chapitres des Actes des Apôtres – la source d’informations la plus ancienne en la matière – ce qui est de l’ordre des réalités historiques de ce qui est de l’ordre des représentations historiques. Autrement dit, il n’est pas évident de faire de l’histoire à partir de la manière dont Luc, dans les années 80 ou dans les années 60 (selon que l’on adopte une datation haute ou basse), se représente l’histoire de la communauté chrétienne de Jérusalem, raconte cette histoire aux partisans dans leurs diverses composantes et aussi sans doute aux opposants du mouvement des disciples de Jésus. Ce n’est cependant pas une raison suffisante pour tenir comme légendaires les traditions rapportées par Luc dans les Actes des Apôtres, même si leur présentation littéraire le laisse parfois à penser. Aborder l’étude d’une communauté religieuse dans sa genèse et son évolution pose de multiples problèmes quant au plan méthodologique. Plusieurs approches sont envisageables : toutes relèvent de perspectives aussi nombreuses que variées. Outre l’approche doctrinale fort exploitée jusqu’à présent par les exégètes, il convient d’envisager de faire appel aux approches institutionnelle et sociologique. L’une et l’autre présentent, en effet, l’avantage de mettre en œuvre des données historiques assez précises, qui paraissent dégagées des contingences théologiques imposées postérieurement par les différentes instances ecclésiastiques – après l’œuvre de Luc, il paraît évident qu’à plusieurs époques, on a cherché à reconstruire l’histoire des origines du christianisme : l’exemple le plus connu est sans aucun doute la tentative d’Eusèbe de Césarée, mais il est certain que d’autres l’ont précédé dans cette voie, notamment Hégésippe. C’est par consé-

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quent ainsi que les sources chrétiennes sur la communauté de Jérusalem dans les premières décennies peuvent être confrontées aux éléments mis en évidence à partir de la documentation juive comme de la documentation païenne. En l’occurrence, les facteurs culturels d’ordre rituel permettent, par exemple, l’examen critique des sources chrétiennes – les Actes des Apôtres notamment –, qui sont invérifiables par ailleurs. C’est, semble-til, la seule manière, de repasser de l’ordre des représentations historiques à celui des réalités historiques – en essayant de débrouiller quelque peu l’écheveau du télescopage des nombreuses traditions. D’autre part, l’approche anthropologique ne doit nullement être ignorée. Quand on aborde, en effet, l’histoire d’une communauté religieuse, les questions qu’il convient tout d’abord de se poser touchent à sa formation et à son fondateur. Or, seules des méthodes de type anthropologique permettent de répondre à de semblables questionnements même si elles se fondent pour l’essentiel sur des documents littéraires. À ce sujet d’ailleurs, il apparaît nécessaire d’établir une distinction entre la figure fondatrice de la communauté et les éléments formateurs de cette même communauté. La figure fondatrice de la communauté a nécessairement été réinterprétée au cours des temps, c’est pourquoi elle relève de la tradition. Les éléments formateurs de la communauté, en revanche, sont des matériaux objectifs, qui n’ont nullement été réinterprétés au cours des temps, c’est pourquoi ils relèvent de l’histoire. Il y a lieu de ne pas trop formaliser une telle distinction dont l’un et l’autre terme se recoupent parfois de manière transversale. Après des prolégomènes et des préliminaires, la recherche s’est focalisée principalement sur les traditions relatives à l’entrée et au séjour de Jésus à Jérusalem. Dans les prolégomènes, on a dressé un état de la situation du judaïsme à Jérusalem durant la domination romaine – au cours des années 6 à 66 de notre ère – dans ses multiples composantes sociales et politico-religieuses. Il a été aussi question de la halakhah dans le judaïsme ancien, car ce sont principalement à ces traditions rituelles multiples qu’ont été confrontés les premiers disciples de Jésus. Même s’il dépasse le cadre chronologique défini, on a dressé un status quaestionis sur la question du Fiscus Iudaicus, impôt qui semble avoir joué un rôle non négligeable dans la redéfinition du statut de l’appartenance au judaïsme vers la fin du Ier siècle. La question des sources relatives à la communauté chrétienne de Jérusalem, posant de nombreux et épineux problèmes, a demandé, dans les préliminaires, des appréciations critiques en fonction de points de vue très spécifiques. Les Actes des Apôtres, qui représentent la principale source d’informations et le plus souvent l’unique, ont fait donc l’objet d’une évaluation critique sur le plan de leur valeur historique. Il en a été de même pour l’œuvre d’Hégésippe et pour celle de Jules l’Africain dont les apports

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ne sont guère à négliger – même si, au fond, elles n’apportent rien de plus pour la période antérieure à Jacques le Juste. Dans une première partie, la seule abordée cette année, il a été question des traditions relatives à l’entrée et au séjour de Jésus à Jérusalem à partir des sources évangéliques d’ordre canonique, qui, apparemment, sont les plus anciennes. Elles ont été examinées autant du point de vue littéraire que du point de vue topologique, c’est-à-dire sur le plan de leur localisation dans Jérusalem et ses environs. On a donné aussi un status quaestionis sur la tradition du dernier repas de Jésus avec ses disciples, qui paraît être l’action fondatrice primordiale de la communauté de Jérusalem. Lorsqu’on étudie les traditions relatives à l’entrée et au séjour de Jésus à Jérusalem, on aborde essentiellement les problèmes relatifs à ce que l’on appelle le « Jésus de l’histoire » et le « Jésus de la tradition ». La plupart de ces traditions sont plutôt d’ordre historique que d’ordre traditionnel, même si elles ont subi les aléas de la transmission notamment sur le plan de leurs transformations successives au gré des nécessités spatiales et temporelles auxquelles ont été confrontées les communautés chrétiennes – du moins dans leurs grandes lignes. Il n’empêche cependant que d’une certaine façon, difficile à déterminer avec précision, ces traditions sont aussi le produit d’une historicisation. De ce point de vue, il demeurera toujours délicat pour distinguer en elles ce qui est réellement historique. La présentation de ces traditions est évidemment d’ordre littéraire : il paraît délicat de passer à l’histoire. Même si ces traditions permettent dans une certaine mesure d’atteindre le Jésus de l’histoire, il demeurera toujours difficile d’évaluer la part du niveau littéraire et de la distinguer des événements historiques. Ont été exclues de la perspective envisagée ici les traditions qui se rapportent à la crucifixion et à la résurrection de Jésus, qui pourtant sont situées à Jérusalem. Cette exclusion peut se justifier par des raisons méthodologiques, du fait que ces traditions constituent à elles seules un ensemble qui demanderait une étude spécifique et que, de plus, elles relèvent surtout du « Jésus de la tradition », même si elles contiennent cependant nombre d’éléments historiques, eux aussi parfois difficiles à distinguer des éléments issus de l’historicisation lors de la mise par écrit des traditions. La tradition de la présentation de Jésus au Temple et celle de l’enseignement de Jésus au Temple, rapportées exclusivement par Luc, n’ont également pas été traitées. D’une part, parce qu’elles relèvent de l’ensemble se rapportant à l’enfance de Jésus. D’autre part, parce qu’elles ne présentent aucun caractère historique. À l’évidence, elles sont des créations tardives de la fin du Ier siècle dans le meilleur des cas, ce sont des motifs littéraires sans fondements historiques aucun. En revanche, a été examinée la question de la tradition du dernier repas de Jésus avec ses disciples qui consti-

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tue, semble-t-il, l’acte fondateur de la communauté de Jérusalem, avant l’arrestation et l’exécution de Jésus. Avant d’entrer dans le vif du sujet qui a porté sur l’examen des quatre sources par lesquelles sont transmises les traditions sur l’entrée et le séjour de Jésus à Jérusalem, ont été donnés quelques éléments de réflexion et de recherche sur les diverses approches possibles du Jésus de l’histoire. Ainsi, on s’est penché, par la même occasion, sur la controverse engagée par les scribes et les sages avec Jésus, pour en donner quelques pistes de réflexion et de recherche. L’intérêt de cette approche a été essentiellement de comprendre la perception de Jésus dans les milieux religieux juifs qui n’ont pas admis ce que ses disciples ont dit de lui, voir même de remonter aux oppositions auxquelles leur maître a été confronté de son vivant. Les Évangiles synoptiques ont regroupé à la fin de la vie de Jésus tout ce qu’ils ont retenu de son ministère à Jérusalem : ils ne mentionnent donc qu’une seule entrée et un seul séjour dans la Ville Sainte. Au contraire, l’Évangile selon Jean organise la vie de Jésus dans le cadre d’une organisation plus complexe, qui comporte plusieurs séjours à Jérusalem. Par conséquent, on a examiné successivement les récits sur l’entrée et le séjour de Jésus à Jérusalem d’abord dans les Évangiles synoptiques et ensuite dans l’Évangile selon Jean. Contrairement à la tradition de l’entrée qui est assez homogène, tout ce qui a trait au séjour est assez hétéroclite et varie selon les évangélistes. Rappelons brièvement que Marc, Matthieu et Luc présentent leurs évangiles en deux parties distinctes : la première traite de l’activité de Jésus en Galilée ; la seconde de son conflit fatal à Jérusalem. L’Évangile selon Jean est disposé de telle manière que Jérusalem prend une place fondamentale : il mentionne, comme on l’a déjà précisé, plusieurs voyages de Jésus qui le mènent de Galilée à Jérusalem – pas moins de trois en tout dont le premier pourrait remonter à l’an 28, au moment de la fête de Sukkot (Jn 2, 13) et le dernier à l’an 30, lors de la fête de Pâque (Jn 11, 55), décrivant ainsi Jésus se rendant à Jérusalem en pèlerinage à l’occasion d’une fête, comme la plupart des juifs de son temps. Ainsi, le séjour de Jésus à Jérusalem pose des problèmes particulièrement délicats, car on se trouve en présence de deux traditions qui sont impossibles à harmoniser, et dont aucune ne peut être comprise comme dérivant de l’autre. Il apparaît d’autant impossible d’harmoniser les deux conceptions – synoptique et johannique – du ministère de Jésus à Jérusalem, qu’elles sont le produit, l’une et l’autre, d’une lecture historicisante appartenant à deux, voire sans doute plus, communautés éloignées dans le temps et dans l’espace. La tradition du dernier repas de Jésus avec ses disciples se trouve à l’origine d’une des institutions majeures du christianisme, à savoir l’eucharistie. Il convient cependant de ne pas confondre la tradition du dernier

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repas avec l’institution eucharistique, même si la tradition du dernier repas est à l’origine de l’institution eucharistique – d’un point de vue méthodologique, la première relève de l’exégèse, la seconde de la liturgie. La tradition du dernier repas que l’on trouve dans les Évangiles synoptiques et dans la 1ère Épître aux Corinthiens de Paul est rapportée apparemment comme un repas pascal – ces écrits transmettent l’institution eucharistique, sous une forme liturgique ou rituelle et non pas littéraire ou narrative. En revanche, la tradition du dernier repas que l’on trouve seulement dans l’Évangile selon Jean, est rapportée apparemment comme un repas communautaire – cet écrit ne transmettant nullement l’institution eucharistique, si ce n’est pas des allusions d’ordre littéraire ou narrative. La tradition du dernier repas soulève de nombreuses questions, qui ne sont guère faciles à résoudre, compliquant ainsi son approche et son évaluation. Les obscurités demeurent et les désaccords entre les spécialistes subsistent. Les récits « canoniques » du dernier repas – la Cène – transmettent un rituel que l’on peut réduire et décrire de la manière suivante : au cours d’un repas réunissant Jésus et les Douze est prononcée par Jésus une bénédiction – préexistante – dont les éléments, le pain et le vin, reçoivent une interprétation messianique et eschatologique dans une perspective mémoriale, aux alentours de la fête de Pâque, mais commémorée selon un calendrier ignorant la manducation de l’agneau pascal. Autrement dit, il s’agit d’un calendrier différent de celui en usage au Temple de Jérusalem – ce qui n’empêche pas ces récits de placer unanimement le dernier repas au jeudi soir, alors que d’autres textes, plus tardifs, le mettent au mardi soir. Quelques éclairages d’ordre méthodologique et historiographique ont été proposés, afin de mieux comprendre les documents les plus anciens dans leur fonctionnement textuel et dans leur environnement culturel. Si l’on fait un inventaire des questions à aborder, outre une approche exégétique, la tradition du dernier repas nécessite aussi une approche liturgique qui ne peut se limiter aux témoins « canoniques », mais oblige à aborder les témoins « canonico-liturgiques » – demandant une prise en considération du temps et de l’espace dans lesquels sont immergés les divers témoins. Il conviendrait d’ouvrir aussi une étude sur les calendriers en usage dans le judaïsme au Ier siècle, étude qui déboucherait essentiellement sur celle des repas communautaires et de ses bénédictions – elle demanderait à l’évidence une connaissance des traditions liturgiques juives au Ier siècle tant en Palestine qu’en Diaspora. Toute progression dans ce dossier devrait procéder en plusieurs étapes dont la première pourrait être consacrée à une histoire de la recherche, plutôt sélective, du fait que la bibliographie est fort abondante, reposant,

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par conséquent, sur une présentation de la thèse de Joachim Jeremias 1 et sur une évaluation de la thèse d’Annie Jaubert 2 ainsi que de la thèse d’Étienne Nodet et de Justin Taylor 3. Il conviendrait de dresser ensuite un tableau des repas communautaires dans le judaïsme au Ier siècle, tant chez les pharisiens que chez les esséniens. À cette occasion, il faudrait s’intéresser aussi, à la birkat ha-zimmun (= bénédiction d’invitation) et à la birkat ha-mazon (bénédiction de la nourriture), actions de grâces qui suivent le repas. Ce n’est qu’après ces préliminaires qu’il serait possible d’envisager l’examen des récits « canoniques » rapportant la tradition du dernier repas de Jésus, ainsi que l’institution eucharistique qui en découle, en commençant par le plus ancien témoignage, à savoir 1 Co 11. Examen dans lequel il serait nécessaire de tenir compte aussi des récits de la « multiplication des pains » et de la « fraction du pain », dont il est question dans le Nouveau Testament. Le status quaestionis sur les calendriers en usage dans le judaïsme du Ier siècle serait des plus utiles, si l’on veut aborder la tradition non pas du jeudi saint mais du mardi saint. On le constate, le dossier est immense et demande des compétences en liturgie juive et en liturgie chrétienne. Il est évident que la liturgie chrétienne vient de la liturgie juive, mais le problème est de savoir de quelle liturgie juive elle provient, celle de Palestine ou bien celle de Diaspora, et dans ce dernier cas de quelle Diaspora, celle de l’Empire romain ou bien celle de l’Empire iranien. Ces questions sont complexes et demeurent relativement peu étudiées, d’autant que si l’on admet que le judaïsme est plurivoque, il faut bien convenir que la liturgie l’est également. Dans ces conditions, l’approche de la liturgie chrétienne fait également difficulté. Elle s’est constituée progressivement d’apports divers, qui ne sont pas faciles à discerner dans les documents qui se veulent unificateurs au possible. On peut accepter, par exemple, un apport essénien, mais ce dernier ne saurait être considéré comme premier. Il serait donc postérieur à 70 : des esséniens auraient rejoint les rangs du mouvement des disciples de Jésus, apportant avec eux leurs usages liturgiques sans pour autant les imposer à l’ensemble du mouvement. II. Les traditions chrétiennes anciennes : l’enfance de Jésus dans la littérature chrétienne des premiers siècles (suite/IV) Quelques séances du Séminaire ont été consacrées à l’analyse du récit des mages dans l’Opus imperfectum in Matthaeum. 1.  J. Jeremias , La dernière Cène. Les paroles de Jésus, Paris, 1972. 2.  A. Jaubert, La date de la Cène. Calendrier biblique et liturgie chrétienne, Paris, 1957. 3.  É. Nodet – J. Taylor , Essai sur les origines du christianisme. Une secte éclatée, Paris, 1998, p. 82-115.

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Cet écrit est un commentaire sur l’Évangile selon Matthieu, conservé en latin. Il s’agit d’un ouvrage qui, parmi les commentaires de l’Antiquité tardive, a bénéficié d’une influence appréciable au Moyen Âge, notamment parce qu’il a été attribué au célèbre Jean Chrysostome. On lui a donné le titre d’Opus imperfectum in Matthaeum à cause de son caractère incomplet, et aussi pour le distinguer, d’une certaine manière, des homélies authentiques du grand docteur d’Antioche. L’Opus imperfectum in Matthaeum est généralement considéré comme un commentaire arien de l’Évangile selon Matthieu. Autrement dit, il proviendrait d’un milieu hétérodoxe, et non pas d’un milieu orthodoxe. Ce serait même une des sources les plus riches pour la connaissance de l’ecclésiologie et la spiritualité de l’arianisme tardif occidental. Il suppose la traduction latine du Commentaire sur Matthieu d’Origène et du Commentaire sur Matthieu de Jérôme ainsi que de la connaissance du Tractatus in Mattheaum de Chromace d’Aquilée, dont l’auteur est sans doute un écrivain d’origine occidentale de langue latine, professant l’arianisme occidental, qui a vécu en Italie du Nord ou en Illyrie aux Ve-VIe siècles – il est préférable, d’un point de vue méthodologique, de ne pas l’identifier à Maximin l’Arien, même s’il n’est pas exclu qu’il ait vécu à la même époque et dans la même région. On rencontre dans l’Opus imperfectum in Matthaeum deux citations littérales du Protévangile de Jacques, qui ont été considérées durant longtemps comme les dernières attestations indirectes de cette œuvre dans le monde occidental. Il semble que ce ne soit guère plus le cas depuis que de très longs fragments du Protévangile de Jacques en latin ont été exhumés des manuscrits. Ces citations sont la preuve de l’utilisation du Protévangile de Jacques en latin aux Ve-VIe siècles par des chrétiens, considérés comme hérétiques à cause de divergences doctrinales. D’ailleurs, vers la même époque, dans le Décret dit de Gélase, le Protévangile de Jacques, sans doute en latin, est déclaré apocryphe et, comme tel, condamné à disparaître ou à ne survivre qu’en se camouflant dans les manuscrits sous le nom d’Évangile de l ’Enfance du Pseudo-Matthieu. Il se pourrait que l’utilisation du Protévangile de Jacques en latin par les ariens soit une des raisons de sa disparition dans la tradition manuscrite, du moins sous une forme qui ne soit ni fragmentaire ni accidentelle. L’Homélie II de l’Opus imperfectum in Matthaeum renferme une longue digression sur les Mages, qui les présente comme les premiers confesseurs du Christ, les premiers prédicateurs et assesseurs de l’apôtre Thomas dans la christianisation de leur province. De plus, pour l’auteur de l’Opus imperfectum in Matthaeum, les Mages ne sont pas des sorciers, mais des hommes sages venus de Perse : autrement dit, ils sont issus du paganisme et non pas du judaïsme, préfigurant ainsi les chrétiens à la recherche de la vérité.

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Dans cette Homélie II, l’auteur de l’Opus imperfectum in Matthaeum donne quelques indications sur ses sources, c’est-à-dire sur ses lectures. Il prétend notamment tirer ses informations d’un traité transmis sous le nom de Seth, précisant qu’il ne le connaît que par ce que « certains... rapportaient » à son propos – autrement dit, sa connaissance de cet ouvrage semble indirecte, voire orale. Les critiques se sont demandés si ce Livre de Seth est réel ou fictif : Albertus F.J. Klijn, un spécialiste de la figure de Seth, est hésitant 4 ; Joseph Bidez et Franz Cumont ont songé à un livre syriaque perdu 5 ; Gilles Dorival a pensé à un livre grec peut-être connu par Eusèbe de Césarée et Ambroise de Milan 6. Quoi qu’il en soit de ces hypothèses, ce traité ne doit nullement être mis en relation avec la littérature gnostique chrétienne – celle formée autour de la figure de Seth. Il relève, en revanche clairement de la littérature apocryphe non canonique, c’est-àdire « qui n’est pas assurée, mais qui est plaisante » – comme le rapporte d’ailleurs l’auteur de l’Opus imperfectum in Matthaeum. Le Livre de Seth raconte, selon l’auteur de l’Opus imperfectum in Matthaeum, l’histoire d’un collège de douze mages, dont le chiffre répond évidemment à celui des douze tribus et des douze apôtres, qui s’est perpétué à travers le temps par cooptation et dont l’objectif est d’attendre l’étoile prophétisée par Balaam. C’est ainsi que chaque année, après la moisson, les douze montent sur le mont Victorieux, où ils prient en silence. Une année, l’étoile leur apparaît, sous la forme d’un petit enfant portant sur elle une croix, et leur ordonne de la suivre en Judée. Ils se mettent alors en route, sans doute tous les douze (et non pas trois, comme l’affirme la tradition la plus commune, qui se fonde pour ce chiffre sur Mt 2, 11), et, est-il précisé, ils n’ont jamais manqué d’aliment et de boisson durant tout le voyage. À partir du cas de l’Homélie II de l’Opus imperfectum in Matthaeum, on voit comment des traditions orientales, dont l’origine est des plus délicates, sont véhiculées sur d’innombrables supports en Occident, en se fondant sur la seule notoriété d’une attribution à Jean Chrysostome. Une telle attribution a permis évidemment d’ignorer la teneur hérétique de ces traditions qui, par le truchement de ce commentaire, sont inséparables de la piété populaire chrétienne occidentale. Ce cas invite à méditer sur les étranges cheminements des représentations qui figurent parfois dans certains écrits religieux.

4.  A.F.J. K lijn, Seth in Jewish, Christian and Gnostic Literatures, Leyde, 1977, p. 57-60. 5.  J. Bidez – F. Cumont, Les mages hellénisés. Ostanès et Hystape d ’après la tradition grecque, Paris, 1938, I, p. 46-47, II, p. 118-120. 6.  G. Dorival , « “Un astre se lèvera de Jacob”. L’interprétation ancienne de Nombres 24, 17 », dans Annali di storia dell ’esegesi 13 (1996), p. 326.

1998-1999 On a développé les programmes de recherche, toujours en direction du judéo-christianisme ancien, mais en focalisant l’attention sur la communauté nazoréenne/chrétienne de Jérusalem aux Ier-IIe siècles, comme on a déjà commencé à le faire l’an dernier. Par ailleurs, on a ouvert un nouveau programme, celui du rite du baptême aux Ier-IIe siècles. I. La communauté nazoréenne/chrétienne de Jérusalem aux Ier-IIe siècles Les Actes des Apôtres sont la source d’informations la plus ancienne sur les débuts de la communauté chrétienne de Jérusalem après la mort de Jésus – ils représentent également l’unique source d’informations. Ce document propose, en effet, une présentation des origines de la communauté chrétienne de Jérusalem à partir des récits de l’ascension de Jésus et de la descente de l’Esprit (voir Ac 1, 4-11 et 2, 1-13), ainsi qu’une présentation de son évolution à partir des sommaires qui sont au nombre de trois (voir Ac 2, 42-47 ; 4, 32-35 ; 5, 12-16). De plus, il contient des informations sur son développement notamment avec le récit emblématique de l’affaire d’Ananias et de Saphira rapporté en Ac 5, 1-11. On trouve également dans les Actes des Apôtres des indications relatives (1) aux institutions de la communauté, notamment sur les ministères (les apôtres, les prophètes, les docteurs, les presbytres, les diacres, les épiscopes), (2) à son organisation avec le récit sur les apôtres et les parents de Jésus, rapportées en Ac 1, 12-26 et (3) à sa composition, notamment les Hébreux et les Hellénistes dont il est question en Ac 6, 1-7. C’est dire combien les Actes des Apôtres tiennent une place importante pour la connaissance de cette période de l’histoire de la communauté chrétienne de Jérusalem qui couvre les années 30 à 40 environ. Sans cet ouvrage, on ne saurait rien des débuts de la communauté chrétienne de Jérusalem à cette époque. Cependant, il convient expressément de se rappeler que les Actes des Apôtres rapportent des traditions mémoriales sur cette communauté – traditions à partir desquelles il faut essayer de faire de l’histoire. De ce fait, il est des plus difficiles de remonter de la tradition à l’histoire – c’est pourquoi, il convient de se garder des dangers de l’historicisme ou du fondamentalisme qui guettent d’ailleurs tout autant le chercheur que le croyant. Aux côtés des Actes des Apôtres, il ne faut pas omettre de citer aussi la littérature canonico-liturgique ancienne qui fournit souvent d’importantes données sur les institutions de la communauté de Jérusalem dont certaines

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remontent au moins à la fin du Ier siècle, et pourraient même renvoyer à l’époque antérieure à 70. C’est pourquoi, dans cette recherche il est prévu de commencer par examiner les institutions, l’organisation et la composition de la communauté de Jérusalem, puis les informations relativement succinctes sur cette communauté à partir des Actes des Apôtres, ainsi que sur son développement, mais sans ignorer les apports de la littérature canonico-liturgique fort précieux pour certaines questions. Cette année, dans le cadre d’une introduction, il a paru nécessaire de donner en avant-propos quelques éléments de recherche et de réflexion sur la littérature canonico-liturgique ancienne, qui ont permis de préciser leur éventuelle utilisation comme source d’informations pour faire l’histoire des débuts de la communauté chrétienne de Jérusalem. On s’est penché aussi, par la même occasion, sur la question de l’apostolicité dans cette littérature canonico-liturgique ancienne. On a donné enfin quelques réflexions plus générales sur le concept de communauté dans le christianisme ancien. Par ailleurs, seules les institutions de la communauté, ainsi que son organisation ont pu être abordées. Dans le cadre de la partie consacrée aux institutions de la communauté, ont été données dans un premier temps, une étude sémantique des termes κοινωνία et ἐκκλησία et dans un second temps, une étude des ministères au Ier siècle. Dans le cadre de la partie consacrée à l’organisation de la communauté il n’a été question que des apôtres et des parents de Jésus à partir de Ac 1, 12-26. On va se permettre de reprendre ici de manière succincte quelques réflexions sur le concept de communauté dans le christianisme, qui reposent essentiellement sur les excellentes remarques d’Alexandre Faivre dans son ouvrage Ordonner la Fraternité 1. Le terme de « communauté », comme le terme grec de κοινωνία ou le terme latin de fraternitas, peut évoquer – selon Alexandre Faivre – plusieurs représentations et plusieurs problématiques. Les principales peuvent être regroupées autour des trois points suivants : (1) la communauté peut renvoyer à un petit groupe chaleureux et convivial – c’est l’aspect intime ; (2) la communauté peut évoquer aussi ce qui est communicable, c’est-à-dire la communication, la communion – c’est l’aspect théorique ; (3) la communauté peut évoquer encore l’organisation, et la structure qui permettent de situer, d’identifier et de nommer le groupe, elle permet de même d’en délimiter les frontières – c’est l’aspect juridique et institutionnel. 1.  A. Faivre , Ordonner la Fraternité. Pouvoir d ’innover et retour à l ’ordre dans l ’Église ancienne, Paris, 1992, p. 23-54.

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Comme le dit fort à propos, Alexandre Faivre, « L’historien des premiers siècles sait hélas que l’aspect intime de la vie communautaire est difficilement saisissable et que, lorsque les textes y font allusion, c’est déjà pour décrire un passé idéalisé ou un type de relation à restaurer. Il sait surtout que toute tentative de reconstitution ne peut que contenir une part énorme de projection et d’idéalisation. Il se contentera modestement de mettre en valeur certaines facettes qui brillent encore à travers les deux autres aspects de l’image communautaire : le dire et le faire » 2 . Pour comprendre une situation institutionnelle à une époque donnée, il convient donc parfois de regarder non pas seulement en aval, mais aussi en amont. C’est ce qu’il convient de faire maintenant de manière succincte, toujours en suivant la démarche d’Alexandre Faivre qui part du plus connu au moins connu. Le IIIe siècle, on le sait, a été une période de croissance décisive pour les communautés chrétiennes de l’Empire romain. Cette période a été marquée par l’éloignement des origines et par l’augmentation du nombre de chrétiens. Selon la formule de Alexandre Faivre, « “Conquérir l’espace, comme pour dominer le temps”, tel va être le double enjeu de cette expansion » 3. Ainsi, de Clément de Rome (96) à Irénée de Lyon (180), on a tendance à identifier l’assemblée des chrétiens par la formule suivante : « L’Église de Dieu qui séjourne (παροικεῖν) à ... ». Cette formule implique l’idée de séjour provisoire dans ce monde, de même que l’hétérogénéité des communautés chrétiennes par rapport aux autres groupes humains – d’autant que les chrétiens ont tendance à considérer dès cette époque qu’ils constituent une troisième race, τρίτος γένος ou tertium genus, comme le diront les écrivains du IIe siècle 4 . À partir du IIIe siècle, la notion même de παροικία va perdre quelque peu sa connotation primitive de séjour transitoire et passer dans le langage administratif pour désigner la communauté chrétienne de tel ou tel endroit. Il est intéressant de brosser rapidement un tableau de la vie communautaire au tournant des IIe-IIIe siècles. Il semble que la vie communautaire des 2.  A. Faivre , Ordonner la Fraternité. Pouvoir d ’innover et retour à l ’ordre dans l ’Église ancienne, Paris, 1992, p. 24. 3.  A. Faivre , Ordonner la Fraternité. Pouvoir d ’innover et retour à l ’ordre dans l ’Église ancienne, Paris, 1992, p. 26. 4.  Cette expression apparaît pour la première fois dans la Prédication de Pierre (Fragment 5 [Clément d’Alexandrie, Stromates VI, 5, 41, 4-6] : « C’est une alliance nouvelle qu’il a établi pour vous, car les des Grecs et des Juifs sont périmées; c’est vous qui le vénérez d’une manière nouvelle, selon un troisième type (γένος), les chrétiens »), qui remonterait, selon M. Cambe , « La Prédication de Pierre (ou le Kérygme de Pierre) », dans Apocrypha 4 (1993), p. 178, aux années 110-120, ou bien aux années 135-150 – ce qui conviendrait bien mieux à une telle forme de pensée.

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chrétiens est à mettre en relation avec deux des diverses dimensions communautaires qui existent à cette époque : la première est « idéale », elle est invariable – on la retrouve dans les Actes des Apôtres et dans les apologies chrétiennes jusqu’à Tertullien ; la seconde est « réelle », elle est variable tant dans son extension que dans son organisation suivant les lieux et les époques. La vie communautaire, de fait, est un compromis entre ces deux dimensions, « idéale » et « réelle ». Ceci explique que chacun, suivant soit son tempérament, soit sa situation (intellectuelle ou institutionnelle, voire de simple fidèle), soit même l’interlocuteur à qui il s’adresse à l’époque où il écrit, aura tendance à la présenter et à la décrire différemment. À titre d’exemple, comment ne pas citer Tertullien, intellectuel de la communauté chrétienne de Carthage, qui donne, vers 197, une description bien connue de la vie communautaire, dans une apologie destinée aux autorités romaines : « Nous sommes – dit-il – un corps par le sentiment commun d’une même croyance, par l’unité de la discipline, par le lien d’une même espérance. Nous formons une ligue et une congrégation pour assiéger Dieu dans nos prières... Nous nous assemblons pour la lecture des saintes Écritures... C’est dans ces réunions encore que se font les exhortations, les corrections, les censures au nom de Dieu... Ce sont des presbytres éprouvés qui président ; ils obtiennent cet honneur non pas à prix d’argent, mais par le témoignage de leur vertu, car aucune chose de Dieu ne coûte de l’argent. Et même s’il existe chez nous une sorte de caisse commune, elle n’est pas formée par une “somme honoraire”, versée par les élus comme si la religion était mise aux enchères. Chacun paie une cotisation modique... On verse librement sa contribution. C’est là comme un dépôt de piété... [on y puise] pour nourrir et inhumer les pauvres, pour secourir les garçons et les filles qui n’ont ni fortune, ni parent et puis les serviteurs devenus vieux, comme aussi les naufragés » (Apologétique 39).

Le célèbre avocat carthaginois ajoute par ailleurs que ceux qui sont prisonniers ou condamnés aux mines, à cause de leur croyance, sont également pris en charge par la communauté, et il conclut : « C’est surtout cette pratique de la charité qui, aux yeux de beaucoup, nous imprime une marque infamante : “Voyez, disent-ils, comme ils s’aiment les uns les autres...” » (Apologétique 39).

Dans cette description quelque peu « idéalisée », destinée aux autorités romaines, on retrouve les principales constantes de la dimension communautaire « idéale », à savoir : une unité de croyance et d’espérance, une annonce et une écoute de la parole, une mise en œuvre de la discipline et de la charité entre membres. D’autre part, on peut y détecter quelques éléments nouveaux, ce sont : l’unité de la discipline de la communauté, la définition du président de la communauté et le mode de gestion des biens temporels de cette dernière. À l’évidence, ces divers éléments montrent

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les variations qui se sont opérées depuis le Ier siècle dans l’organisation de la communauté, d’autant qu’elles ont produit nécessairement, à partir du tournant des IIe-IIIe siècles, des changements dans le sentiment d’appartenance des fidèles à la communauté et, par contrecoup, dans la façon dont ils ont eu tendance à définir cette communauté. Alexandre Faivre a raison de relever que « les années 180-260 vont constituer, pour l’histoire du christianisme, une période de mutation déterminante », et de préciser que « c’est à cette période que l’on se réfère souvent lorsqu’on parle de “retour aux sources” » 5. À l’aube du IIIe siècle, commencent à se mettre en place, en effet, dans toutes les communautés, un certain nombre de structures communautaires qui sont relativement identiques. Il n’en demeure pas moins certain cependant que la pratique institutionnelle se développe avant la théorie institutionnelle, et qu’il y a donc toujours une distance entre les réalités communautaires et les visions plus ou moins idéales de la communauté. Ainsi, sans pousser plus avant l’analyse sur ce point, il est possible d’avancer qu’à partir d’Irénée de Lyon, la question fondamentale à laquelle chacun cherchera à répondre sera de savoir où est ce que l’on appelle dorénavant l’Église et jusqu’où doit-on identifier Église institutionnelle et l’Église spirituelle ? Cette question – Alexandre Faivre le souligne avec propos – préoccupe déjà Irénée de Lyon et Clément d’Alexandrie « qui tentent de distinguer entre bons et mauvais ministres, entre vrais et faux presbytres », ce qui lui permet de préciser (1) qu’« elle sera posée en termes conflictuels par Tertullien, qui affirmera que “là où sont trois [fidèles], là est l’Église, même si ce sont des laïcs » et qui, dans sa période montaniste, oppose l’Église à l’Esprit, qui est représentée par l’homme spirituel, à l’Église, qu’il décrit comme une « collection d’évêques » (La pudicité 21, 16-17), (2) qu’« elle sera reprise, en termes nostalgiques, par Origène qui tentera de distinguer entre l’Église concrète qu’il a sous les yeux et l’Église pure et “sans tâche ni ride” », (3) qu’« elle sera tranchée abruptement par Cyprien, l’évêque de Carthage qui, prenant le contre-pied de Tertullien et s’inscrivant dans la ligne de pensée [d’Ignace d’Antioche disant] “Là où paraît l’évêque que soit la communauté, de même que là où est le Messie Jésus, là est l’Église universelle” (Lettre aux Smyrniotes VIII, 2), décrètera : “Là où est l’évêque, là est l’Église” », qui, en s’exprimant ainsi, ne fera d’ailleurs que systématiser la pratique qui s’est mise en place au tournant du IIe et du IIIe siècle, faisant de l’évêque le point central et unique – pyramidal – de la communauté 6. Au début du IIIe siècle, force est de constater toujours avec Alexandre Faivre que le clergé de la communauté est exclusivement formé de l’évêque, 5.  A. Faivre , Ordonner la Fraternité. Pouvoir d ’innover et retour à l ’ordre dans l ’Église ancienne, Paris, 1992, p. 30. 6.  A. Faivre , Ordonner la Fraternité. Pouvoir d ’innover et retour à l ’ordre dans l ’Église ancienne, Paris, 1992, p. 31-32.

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des presbytres et des diacres. Les autres fonctions (docteur, lecteur, catéchiste) et les autres charismes (martyr, confesseur, thaumaturge) ainsi que les états de vie (vierge, veuve), qui peuvent exister dans la communauté, ne sont pas définis par un statut commun et appartiennent encore à l’assemblée des fidèles. C’est l’époque où apparaissent les premiers textes normatifs cherchant à réguler de manière stricte le culte et la vie communautaire. Cette littérature canonico-liturgique focalisera l’attention sur le rituel. La manifestation de l’Esprit, que l’on voit encore au IIe siècle se disperser dans les signes et les prodiges ainsi que la diversité des charismes, est désormais principalement perçue à travers le théâtre des cérémonies liturgiques. En conclusion, du Ier siècle au milieu du IIIe siècle, on peut soutenir, avec Alexandre Faivre, que « trois types de variations se sont produits dans la dimension communautaire concrète : une variation dimensionnelle au sens strict dans les effectifs des communautés locales ; une variation organisationnelle dans les structures internes et la définition des communautés ; enfin le passage de la dimension locale à la dimension universelle ». Ces étapes ont toutes entraîné « des variations dans le sentiment d’appartenance à la communauté », de plus « il est évident que ce sentiment ne peut être le même dans des communautés qui comptent une cinquantaine ou une centaine de membres [comme sans doute certaines communautés du début du IIe siècle] et les communautés du début du IIIe siècle qui comptent certainement plusieurs milliers, voire plusieurs dizaines de milliers de membres dans les grandes villes » 7. Par ailleurs, à partir du moment où il est devenu impossible au chrétien de connaître tous les membres de sa communauté, il est évident que les relations entre membres ont dû changer et que la dimension communautaire n’a plus pu être pensée directement en fonction de ces relations – dimension qui ne pourra être définie dorénavant que par rapport à un centre de cohésion stable, qui sera l’épiscopat monarchique, c’est-à-dire un évêque unique, d’ou la qualification de « monoépiscopat ». À l’évidence, on le constate, seule l’étude des ministères et des fonctions aux différentes étapes du développement du mouvement chrétien permet d’apprécier les divers changements auxquels se sont vues confronter les communautés chrétiennes. II. Le rite du baptême aux Ier-IIe siècles À l’instar des autres religions antiques, le christianisme s’est doté, plus ou moins dès ses débuts, d’un processus d’initiation comportant, après la reconnaissance de la messianité de Jésus, des cérémonies d’intégration, 7.  A. Faivre , Ordonner la Fraternité. Pouvoir d ’innover et retour à l ’ordre dans l ’Église ancienne, Paris, 1992, p. 40.

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à savoir, d’une part, le rite purificateur et sanctificateur du baptême et d’autre part, le repas « communiel » de l’eucharistie. L’élément principal de ce processus est évidemment le baptême, qui scelle l’engagement du converti et l’habilite à faire partie de la communauté des chrétiens – c’est lui qui intéresse en premier lieu cette recherche. Quelles que soient les analogies proposées par les historiens des religions 8, il ne saurait faire de doute que le baptême chrétien tire ses origines du judaïsme. Ceci étant, il reste à préciser de quel milieu du judaïsme du Ier siècle est issu ce rite qui est à la fois un rite d’entrée et un rite de pardon. On considère généralement, le plus souvent à titre d’hypothèse, que le baptême chrétien entretiendrait des liens plus ou moins étroits avec le baptême de Jean le Baptiste – tout en ignorant cependant les conditions précises dans lesquelles les disciples de Jésus auraient adopté et adapté la pratique du baptême d’eau en usage chez les disciples de Jean. Si cette éventualité s’avérait, elle daterait alors des toutes premières années des communautés naissantes, comme en témoignent notamment Paul de Tarse dans ses écrits lorsqu’il parle de son propre baptême, et cela quelques années seulement après la mort de Jésus, c’est-à-dire plus ou moins autour de l’an 35. L’ordre de baptiser qui figure à la fin de l’Évangile selon Matthieu est attribué au Jésus de la tradition (Mt 28, 19) – sa forme trinitaire (« les baptisant au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit » 9) reflète, selon toute apparence, la pratique ultérieure des communautés chrétiennes. En fait, la tradition synoptique ne rapporte aucun propos du Jésus de l’histoire prescrivant le baptême dans sa prédication : les recommandations du discours aux disciples (Mc 6, 7-13 ; Mt 9, 35 ; 10, 1.5-14 ; Lc 8, 1-6) n’en disent strictement rien. Cette absence d’une institution du baptême par Jésus semble avoir créée quelques difficultés à ses disciples, notamment lorsque l’essor des groupes baptistes, sans doute au lendemain de la destruction du Temple de Jérusalem en 70, a suscité des controverses entre eux et les disciples de Jean. Les écrits incorporés dans le Nouveau Testament n’offrent nulle part de description d’un rituel d’une initiation chrétienne ; c’est à peine si l’on peut glaner çà et là quelques indications sur son déroulement. 8. En effet, R. R eitzenstein, Die hellenistische Mysterienreligion. Ihre Grundgedanken und Wirkungen, Leipzig-Berlin, 19101, p. 77, 19202 , p. 85-86, 19273, p. 207, a cru trouver hors du judaïsme et du christianisme le verbe βαπτίζειν au sens rituel de « baptiser ». Mais le texte utilisé, une lettre sur papyrus des années 152-151 avant notre ère, laisse entendre une tout autre perspective : il s’agit d’un personnage qui, placé dans une situation désespérée, envisage une issue tragique qu’il compare à une noyade. Par-là, l’auteur de la lettre s’aligne, comme on va le voir, sur le sens le plus courant de βαπτίζειν (= se plonger) dans la langue grecque classique, en dehors des écrits juifs et chrétiens. 9.  Cette formule trinitaire est attestée en 1 Co 12, 3-5 et en 2 Co 13, 13. On la rencontre également dans la Didachè.

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Dans cette recherche qui durera plusieurs années, il sera postulé que le baptême chrétien est un rite d’eau d’entrée dans la communauté, qui a été plus ou moins semblable dans la forme – mais non pas dans le sens – aux rites d’eau d’entrée dans les autres communautés qui ont foisonné dans le judaïsme du Ier siècle. Autrement dit, on tentera de montrer que le baptême chrétien est semblable aux baptêmes qu’ont pratiqués, par exemple, les communautés pharisiennes et esséniennes. Si pour les esséniens, le rite d’entrée est largement attesté, il n’en va pas de même pour les pharisiens. On constatera cependant que des traces d’un tel rite sont conservées encore probablement dans la littérature rabbinique. On verra ainsi que le baptême chrétien n’entretient pas nécessairement un lien ancien avec le baptême de Jean le Baptiste, et que les traditions johannites présentes dans les textes chrétiens proviennent d’une élaboration-récupération (interprétation théologique, pourrait-on dire aussi !) plus tardive – une élaborationrécupération qui a été sans doute le fruit d’une entente entre les disciples de Jésus et ceux de Jean, considérant que ce dernier n’est que le précurseur du premier. De manière générale, il convient de souligner que la nouveauté proposée par une religion est toujours relative, il en va évidemment du christianisme comme des autres religions. C’est le cas en particulier des rites : il est banal, en effet, de dire que les premières pratiques cultuelles du christianisme s’enracinent dans les pratiques cultuelles du judaïsme, qui lui sont antérieures. Comme, on va pouvoir le constater tout au long de cette recherche, il en est aussi ainsi d’une des plus anciennes pratiques cultuelles chrétiennes, à savoir, le baptême, considéré notamment comme un rite d’entrée dans la communauté des disciples de Jésus. Tout logiquement, cette recherche partira d’un examen des rites d’eau dans le judaïsme ancien tant en Palestine qu’en Diaspora, elle explorera ensuite dans un premier temps, les groupes baptistes dans le judaïsme ancien aux Ier-IIe siècles (ceux des johannites et des nasaréens) et dans un dernier temps, les groupes baptistes dans le christianisme ancien aux IerIIe siècles (ceux des ébionites et des elkasaïtes). Entre ces deux temps, sera longuement présenté le rituel du baptême dans le mouvement des disciples de Jésus aux Ier-IIe siècles en ses diverses dispositions. Dans une conclusion plus ou moins développée sera donné un aperçu de la question des mandéens, d’autant que certains chercheurs, sans céder à « la fièvre mandéenne » qui s’est déchaînée au début de ce XXe siècle, pensent qu’ils sont originaires des anciens groupes baptistes tant juifs que chrétiens 10. 10.  Voir par exemple, E.M. Yamauchi, Gnostic Ethics and Mandaean Origins, Cambridge, 1970, qui considère que le mandéisme est un « rejeton des gnostiques mésopotamiens, puisant ses origines dans les anciens groupes baptistes jordaniens ».

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On verra par la suite dans quel sens il y aurait lieu de focaliser tout spécialement la recherche, peut-être sur les notions plus générales du pur et de l’impur ou du permis et du non-permis. Outre les éléments d’introduction, l’année a été consacrée aux rites d’eau dans le judaïsme en Palestine et en Diaspora ainsi qu’aux groupes baptistes dans le judaïsme ancien aux Ier-IIe siècles. Dans l’introduction, on s’est s’intéressé dans un premier temps essentiellement à la question de la terminologie, puis dans un second temps à la question du symbolisme ; dans un troisième temps enfin, on a examiné les rites d’eau ou les rites lustraux aussi bien en Orient (Inde, Iran, AssyrieBabylonie et Égypte) qu’en Grèce 11. On a examiné ensuite dans une première partie les rites d’eau dans le judaïsme en général, puis dans le judaïsme pharisien et dans le judaïsme essénien. On s’est étendu très longuement aussi sur la délicate et difficile question du « baptême » des prosélytes. De la deuxième partie de cette recherche, il n’a pu être question au cours de cette année que des johannites, c’est-à-dire Jean le Baptiste et ses disciples.

11.  Par l’expression « rite lustral », il convient de comprendre « rite d’eau » : il permet de changer d’état, par exemple le passage d’un état d’impureté à un état de pureté.

1999-2000 On a développé les programmes de recherche, toujours en direction du judéo-christianisme ancien, et toujours en focalisant l’attention sur la communauté nazoréenne/chrétienne de Jérusalem aux Ier-IIe siècles. Par ailleurs, on a poursuivi un autre programme, celui du rite du baptême aux Ier-IIe siècles. I. La communauté nazoréenne/chrétienne de Jérusalem aux Ier-IIe siècles (suite/II) Au cours de cette année, on a continué à examiner les débuts de la communauté chrétienne de Jérusalem dans le cadre d’une recherche plus large sur l’histoire de la communauté nazoréenne/chrétienne de la Ville Sainte aux Ier-IIe siècles qui, elle, a été démarrée en 1997-1998 et 1998-1999, voire déjà en 1995-1996 et 1996-1997. Précisons qu’en 1997-1998, il a été question dans un premier temps d’éléments d’introduction, de prolégomènes et de préliminaires, puis des traditions relatives à l’entrée et au séjour de Jésus à Jérusalem 1 et qu’en 1998-1999, il a été question dans un deuxième temps, outre d’éléments d’introduction relatifs à la littérature canonico-liturgique ancienne, des institutions et de l’organisation de la communauté 2 . Rappelons encore qu’en 1996-1997, la tradition de la fuite de la communauté de Jérusalem à Pella et la tradition de la succession de Jésus ont été l’objet d’analyses 3, tandis qu’en 1995-1996, il a été notamment question des traditions relatives à la figure de Jacques, le frère de Jésus4 . 1.  S.C. M imouni, « Origines du christianisme » [Résumé de la conférence intitulée : « Recherche sur les communautés nazoréennes de Palestine (III) »], dans École Pratique des Hautes Études. Section des Sciences Religieuses, Annuaire. Résumés des conférences et travaux, t. CVI, 1997-1998, Paris, 1999, p. 311-316 (voir ici p. 60-65). 2.  S.C. M imouni, « Origines du christianisme » [Résumé de la conférence intitulée : « La communauté nazoréenne/chrétienne de Jérusalem aux Ier-IIe siècles (I) »], dans École Pratique des Hautes Études. Section des Sciences Religieuses, Annuaire. Résumés des conférences et travaux, t. CVII, 1998-1999, Paris, 2000, p. 281-286 (voir ici p. 68-73). 3.  S.C. M imouni, « Origines du christianisme » [Résumé de la conférence intitulée : « Recherche sur les communautés nazoréennes de Palestine (II) »], dans École Pratique des Hautes Études. Section des Sciences Religieuses, Annuaire. Résumés des conférences et travaux, t. CV, 1996-1997, Paris, 1998, p. 328-331 (voir ici p. 50-58).

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Au cours de cette recherche, on est parti du niveau de la tradition pour essayer d’atteindre celui de l’histoire. Il n’est pas du tout certain que l’on y soit parvenu, du moins dans la plupart des cas. À cela principalement une raison : la documentation dans laquelle il est question de la communauté chrétienne de Jérusalem, pour l’époque considérée, est d’ordre religieux, autrement dit elle a pour charge de transmettre des faits mémoriaux et non pas nécessairement des faits historiques. Cela est le cas de l’unique document qui est à la disposition de l’historien, à savoir les Actes des Apôtres, dont le but est de proposer à son lecteur une présentation des « origines » chrétiennes avec un message théologique – en se fondant sur une argumentation rhétorique qui repose sur une narration comprenant des récits et des discours. Pour comprendre l’originalité théologique des Actes des Apôtres, il convient de se rappeler que cette œuvre a été composée par l’auteur de l’Évangile selon Luc, dont elle se trouve dans la continuité théologique : en effet, l’Évangile selon Luc trouve son dénouement dans les Actes des Apôtres. L’unité théologique entre les deux livres peut se vérifier principalement au niveau du mandat confié aux disciples de Jésus à la fin et au début de chaque pièce. Ainsi, en Lc 24, 48-49, lors de l’apparition de Jésus aux disciples, ces derniers sont avisés qu’ils seront dorénavant ses témoins, donc prophètes et dotés d’une puissance divine ; en Ac 2, 1-4, l’Esprit est alors répandu sur eux, et en Ac 2, 14-36, cette diffusion est interprétée comme une investiture prophétique. En fait, dans les Actes des Apôtres, l’auteur cherche à donner l’impression que l’Esprit est l’acteur principal. Sa présence est tellement importante dans l’œuvre que les disciples sont présentés comme ses collaborateurs (Ac 5, 32 ; 15, 28). L’auteur laisse même penser qu’il est possible de mentir à l’Esprit (Ac 5, 3), de le mettre à l’épreuve (Ac 5, 9) ou de s’y opposer (Ac 7, 51). Il le rendra même responsable de l’expansion du mouvement chrétien : à Jérusalem d’abord (Ac 2, 41), puis en Samarie (Ac 8, 14-17 ; voir aussi Ac 9, 31). Il importe cependant de souligner que pour l’auteur des Actes des Apôtres, l’Esprit qui est à l’œuvre est celui de Jésus (Ac 2, 33). L’Esprit devient ainsi, pour lui, une sorte d’agent qui relie les disciples au Messie, leur permettant d’accomplir les mêmes œuvres que Jésus a accomplies de son vivant, alors qu’il a été lui-même sous la motion de l’Esprit. On comprend par conséquent l’importance de l’Esprit dans la théologie de l’auteur lucanien, qui est l’axe de son double ouvrage, constituant ainsi « le garant » de la continuité entre Jésus et ses disciples puisque ces derniers sont à leur tour animés de l’Esprit de Messie. D’une certaine manière, on a l’impression que pour l’auteur de l’œuvre lucanienne, Jésus prophète est 4.  S.C. M imouni, « Origines du christianisme » [Résumé de la conférence intitulée : « Recherche sur les communautés nazoréennes de Palestine »], dans École Pratique des Hautes Études. Section des Sciences Religieuses, Annuaire. Résumés des conférences et travaux, t. CIV, 1995-1996, Paris, 1997, p. 329-330 (voir ici p. 46-49).

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devenu messie pour que ses disciples deviennent prophètes à leur tour. De plus, ces diverses transformations sont attribuées à l’Esprit à partir d’une interprétation des passages bibliques considérés comme messianiques. La question cruciale qui se pose est comment faire de l’histoire avec un document dont le propos est entièrement théologique. En d’autres termes comment peut-on remonter aux réalités historiques à partir de traditions mémoriales, qui de plus sont interprétées dans une perspective prophétique ? Toute la difficulté est dans cette question dont aucune réponse ne paraît pouvoir réellement satisfaire l’historien qui se sent mal à l’aise quand il n’est pas en mesure de confronter un document à une critique externe (c’est-à-dire à d’autres documents plus ou moins similaires). Quoi qu’il en soit, l’ensemble des passages sur les débuts de la communauté chrétienne de Jérusalem après la mort de Jésus donnent l’impression que l’on a affaire à un petit groupe de juifs pieux, fidèles à Jésus et croyant qu’il est le Messie, qui sont essentiellement préoccupés de leur propre vie communautaire afin de se préparer à l’avènement imminent du Règne de Dieu et qui ne cherchent nullement à s’attacher de nouveaux membres, du moins pas en nombre significatif. Par ailleurs, précision importante, ces pieux n’ont encore aucun souci de « mission », pas même auprès des juifs, encore moins des païens.

La composition de la communauté On n’est informé sur la composition de la communauté de Jérusalem jusqu’en 135 que par un seul texte très bref qui se trouve être rapporté dans les Actes des Apôtres à propos d’un conflit communautaire : il s’agit de Ac 6, 1-7, où il est question des Hébreux et des Hellénistes. Le récit de Ac 6, 1-7 contient l’épisode suivant : à une époque indéterminée, il y a eu au sein de la communauté de Jérusalem une dispute entre deux groupes, les Hellénistes et les Hébreux, au sujet des veuves des premiers qui estiment qu’elles sont négligées dans le service quotidien; les Douze rassemblent alors la communauté, et l’on décide de choisir sept frères qui seront attachés plus spécialement au service des tables, de façon à ce que les apôtres puissent se consacrer au service de la parole; la proposition étant adoptée, on procède au choix des Sept, dont les noms sont donnés, et à leur ordination. Par bien des aspects, ce récit marque un tournant dans les Actes des Apôtres, notamment par le fait qu’il introduit les deux principaux personnages des trois chapitres suivants, à savoir Étienne et Philippe, dont l’un sera le premier martyr chrétien et l’autre le premier missionnaire chrétien. Mais il est également lié aux chapitres précédents, dans le sens où il ouvre une nouvelle fenêtre sur la vie de la communauté de Jérusalem, et tout particulièrement sur la distribution de ses ressources, qui ont d’ailleurs déjà fait l’objet précédemment de plusieurs sommaires et de plusieurs narrations.

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Dans le fond, Ac 6, 1-7 relate un différend survenu, dans la communauté de Jérusalem, entre chrétiens – différend mettant en cause l’unité du groupe des disciples de Jésus à ses débuts. À travers un risque d’éclatement de la communauté, on assiste ainsi à la mise en place d’une légitimité, celle d’une fraction, représentée par les Sept, par une autre fraction, représentée par les Douze. L’unité semble certes sauvegardée, mais on n’entend plus parler, dans la suite des Actes des Apôtres, des Hébreux – cela à peu près au profit des seuls Hellénistes. On peut alors se demander, si dans la perspective de l’auteur de ce document, il n’y a pas une volonté de présenter une certaine légitimité transmise par les Douze aux Sept, transmise par les Hébreux aux Hellénistes – de la sorte que cette transmission achevée, les premiers doivent disparaître au profit des seconds. Au-delà de ces hypothèses, soulignons que par la suite, les chrétiens, les Pères de l’Église, ont interprété Ac 6, 1-7, en considérant que les Hellénistes sont des chrétiens d’origine païenne qui se sont émancipés des Hébreux, c’est-à-dire des chrétiens d’origine juive. Ils ont vu dans Ac 6, 1-7 une certaine légitimité de leur tradition, la faisant ainsi remonter aux apôtres.

Le développement de la communauté Le seul texte concernant le développement de la communauté de Jérusalem est Ac 5, 1-11, dans lequel il est question de l’affaire d’Ananias et Saphira relative à un conflit communautaire. L’affaire d’Ananias et Saphira est l’épisode le plus tragique à être rapporté dans les Actes des Apôtres. Il s’agit d’une histoire sur le jugement exercé par Dieu sur le couple Ananias et Saphira, qui est destinée à provoquer la crainte des auditeurs. D’ailleurs, l’effet pragmatique recherché par le narrateur s’inscrit dans le texte même : « un grand effroi saisit ceux qui l’entendaient » (Ac 5, 5.11). Soulignons que la punition du mage Élymas (Ac 13, 6-12), qui constitue l’analogue de l’affaire d’Ananias et Saphira dans le contexte de la modélisation de Paul sur Pierre, se conclut moins tragiquement par son aveuglement. Si l’on examine l’affaire d’Ananias et Saphira à la lumière de la littérature juive ancienne, et notamment de certains passages des textes esséniens retrouvés dans des grottes proches du Khirbet Qumrân, il apparaît comme certain que les institutions de la communauté chrétienne de Jérusalem et de la communauté essénienne de Qumrân ont été apparentées, mais cela ne signifie nullement qu’elles aient procédé l’une de l’autre, encore moins que l’essénisme ait influencé le mouvement des disciples de Jésus à ses débuts. Les institutions chrétienne et essénienne semblent plutôt, en réalité, deux formes différemment évoluées du courant communautaire qui a affecté très largement, et avec une acuité égale, les diverses élites religieuses

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juives, tant celles de Palestine que de Diaspora. On explique ce fait essentiellement par l’éclosion de l’idéal égalitaire, notamment en Palestine mais aussi en Diaspora, ainsi que par un puissant élan collectif de générosité et de solidarité qui se fait jour à partir du Ier siècle avant notre ère : en un mot, de philanthropie. Selon les milieux toutefois, cet élan semble avoir été favorisé par des influences diverses et plus ou moins mêlées. Ainsi, dans les groupes piétistes et d’une façon plus particulière dans les cercles prophétiques ou messianiques, on assiste à une certaine résurgence de l’ancien idéal des « Pauvres de Yahwé » – une conception plus religieuse des biens terrestres, reposant avant tout sur le souci d’une justice supérieure moyennant l’aumône et les œuvres pieuses à l’égard des pauvres (Mt 19, 21). Idéal que l’on trouve chez les esséniens et chez les chrétiens, mais qui est aussi particulièrement développé dans les confréries pharisiennes. Il convient donc de voir dans les expériences communautaires vécues par les chrétiens et les esséniens la représentation de deux expressions connexes qui sont en partie identiques et en partie parallèles. Soulignons encore que dans le milieu chrétien, la mise en commun des biens paraît être d’une inspiration essentiellement scripturaire et théologique, alors que dans le milieu essénien, la communauté « du savoir, du travail et des avoirs » est déjà une institution évoluée rigoureusement définie – ce qui explique que la règle disciplinaire communautaire de ce dernier groupe, aux dispositions d’abord rudimentaires, se trouve, elle aussi, profondément modifiée – la Confrérie de l’Alliance connaît, certes l’idée biblique du « retranchement du pécheur » (1 QM 17, 2-3), mais elle l’identifie au thème du jugement eschatologique (1 QS 2, 4-18 ; 4, 11-14 ; 5, 19). Le récit d’Ananias et Saphira est certes le fruit de l’application des prescriptions du Lévitique et du Deutéronome, mais il est aussi le produit de l’interprétation de Jos 7, 1, comme l’indique le verbe νοσφίξοθαι que l’on trouve dans ce texte ainsi qu’en Ac 5, 2. De plus, la reprise du thème du « retranchement du pécheur » en Ac 5, 1-11 et surtout son interprétation chrétienne, au niveau de la tradition ou de la rédaction, ne peut se comprendre qu’en fonction de Jos 7, 1, sur la violation de l’anathème par Akan. D’un point de vue historique, pas moins de deux lectures de Ac 5, 1-11 s’imposent : la première est d’ordre institutionnel ; la seconde d’ordre typologique. L’une est l’autre reposent sur des modèles interprétatifs bibliques issus du Lévitique, du Deutéronome et de Josué. Malgré leurs divergences de caractère et de structure, la communauté essénienne de Qumrân et la communauté chrétienne de Jérusalem offrent de larges ressemblances, voire des affinités réelles dans le domaine des règles communautaires. De part et d’autre, les mêmes mesures fondamentales du retranchement et de l’intimidation du pécheur apparaissent puisées à la tradition communautaire d’Israël et commandées dans leur application par le même idéal de pureté. De plus, du moins dans certaines

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communautés chrétiennes palestiniennes, elles sont caractérisées par les mêmes formes et en parties par les mêmes clauses que dans la Confrérie de l’Alliance nouvelle. Les chrétiens et les esséniens puisent au même fond commun de la tradition juive, les influences qu’ils subissent sont donc verticales et non pas horizontales. Toute démarche comparative ne doit pas perdre de vue l’axiome que ressemblance ne signifie pas nécessairement dépendance, au risque de se lancer dans une entreprise ô combien hasardeuse ! II. Le rite du baptême aux Ier-IIe siècles (suite/II) Il a été question dans un premier temps du dossier des johannites, c’està-dire de Jean le Baptiste et de ses disciples, puis de celui des nasaréens, dont l’examen n’a pas été terminé l’an dernier. Dans un second temps, on s’est penché sur le dossier du rituel du baptême dans le mouvement des disciples de Jésus aux Ier-IIe siècles, notamment les questions du baptême de Jésus et du baptême des chrétiens.

Les johannites Les « johannites » sont des baptistes juifs qui considèrent Jean le Baptiste comme leur maître fondateur – ils sont ainsi désignés essentiellement par les critiques modernes. On peut admettre comme certaine l’existence des johannites non seulement durant tout le Ier siècle, mais aussi sans doute durant les IIe et IIIe siècles. Toute problématique en la matière doit faire une distinction fondamentale entre Jean le Baptiste et les johannites, du fait même qu’il semble avoir existé un écart certain, d’un point de vue doctrinal surtout, entre les disciples et leur maître. Les johannites, en effet, paraissent avoir considéré leur maître, après sa mort, non plus comme un prophète, mais comme un messie. On doit de connaître plus ou moins bien le personnage de Jean, appelé le Baptiste ou encore le Baptiseur, à la place privilégiée qu’il a occupée dans le christianisme ancien, notamment par l’importance que les écrits incorporés dans le Nouveau Testament lui ont accordée. Jean est, en effet, mentionné quatre-vingt-dix fois dans le Nouveau Testament (Jésus, Pierre et Paul sont les seuls à être mentionnés plus souvent), et en des termes qui ne s’appliquent à aucun autre. Mis à part les six passages des Actes des Apôtres qui concernent plutôt les johannites que Jean le Baptiste, tous les autres, ou la plupart d’entre eux, se trouvent dans les Évangiles : ce qui souligne une volonté d’établir des rapports étroits de Jean avec la vie, le ministère et la mort de Jésus. C’est dire, par conséquent, combien la question du baptême de Jean et des johannites est fondamentale pour com-

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prendre celle du baptême de Jésus et des chrétiens, même si ce dernier a été plutôt influencé par les rites d’entrée dans les confréries en usage chez les pharisiens ou chez les esséniens. On a l’impression que les chrétiens ont cherché à récupérer les johannites, en intégrant par le procédé littéraire du parallélisme la vie de Jean à celle de Jésus, mais en dénotant de manière plus ou moins négative le baptême donné au nom de Jésus du baptême donné au nom de Jean. À l’exception d’une brève notice de Flavius Josèphe, la documentation sur Jean le Baptiste et sur les johannites est originaire des milieux chrétiens – ce qui explique d’une certaine façon leur extrême partialité. On ne dispose donc d’aucune documentation directe sur Jean le Baptiste et sur les johannites. Quoi qu’en aient dit dans le passé certains critiques, il est difficile, en effet, en se fondant sur les traditions johannites conservées dans le Nouveau Testament, de remonter à un quelconque document johannite, dont il n’est par ailleurs jamais fait mention de manière explicite. Il n’empêche que les informations sur Jean le Baptiste et sur les johannites rapportées dans le Nouveau Testament pourraient remonter à une source écrite si ce n’est à une source orale, mais qu’il est impossible d’en définir le contour de manière précise, tellement les traditions johannites ont été réinterprétées dans un sens chrétien lors de leur rédaction. À partir des sources chrétiennes dites « canoniques », les plus anciennes même si elles sont des plus partiales, on peut avancer que les deux principales caractéristiques de ce groupe ont été les suivantes : 1ère caractéristique : le baptême de Jean Ce n’est aucunement un rite d’entrée dans le groupe. Jean lui a attribué seulement une valeur de conversion pour la rémission des péchés, préparant à l’avènement du jugement dernier. Il y a donc dans ce baptême une notion de conversion qui constitue son point fort. Cette dernière repose sur un changement de mentalité tel qu’il ressort du sens de l’hébreu ‫שוב‬ correspondant au grec μετάνοια – en français, ces termes ne sont nullement à traduire par ceux de pénitence ou de repentance, mais par celui de conversion 5. 2e caractéristique : l’opposition entre les disciples de Jean et les disciples de Jésus Il est à peu près certain que Jean et Jésus ont entretenu de leur vivant des relations plus ou moins pacifiques. Il est même possible que Jean ait ignoré Jésus en tant que tel (c’est-à-dire en tant que prophète), l’inverse étant difficile. 5.  Pour l’hébreu ‫שוב‬, voir Jr 18, 8 ; 24, 7 ; Ez 33, 9.11 ; Am 4, 6-12.

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Des relations que leurs disciples immédiats ont apparemment poursuivies après la disparition de leurs maîtres respectifs. Ces mêmes relations ont été maintenues durant un certain temps, autrement on ne comprendrait pas comment les disciples de Jésus auraient pu récupérer des traditions johannites à des fins de transmission. En effet, les disciples de Jésus n’auraient certainement pas exalté Jean, si leurs relations avec ses disciples avaient été déjà tendues ou sur un point de non-retour. Dès la seconde moitié du Ier siècle, devant le succès de la diffusion du mouvement chrétien, les relations entre les disciples de Jean et de Jésus semblent s’être durcies. À cela, il est envisageable d’émettre une hypothèse explicative : le jugement dernier que les disciples de Jean attendent tardant à se manifester, ils ont commencé à considérer leur maître comme ayant reçu des prérogatives messianiques afin de gérer le temps présent. Ainsi désormais, les johannites ne seront plus ceux qui ont reçu le baptême de Jean, mais plutôt ceux qui regardent Jean comme un messie. Quoi qu’on en pense, les disciples de Jésus en feront tout autant. Il est possible d’envisager, en effet, que de leur vivant, Jean et Jésus n’ont été considérés que comme des prophètes annonciateurs de la manifestation du « Jugement de Dieu » ou du « Royaume de Dieu » – il est même probable qu’ils ont annoncé, dans les mêmes termes, la venue du « Jugement de Dieu » ou du « Royaume de Dieu », qui dans le temps interviendrait après leur mort salvifique. Mais, devant l’attente et l’absence de telles manifestations, les disciples de Jean et de Jésus ont transporté sur Jean et sur Jésus des prérogatives messianiques qui ont été alors définies grâce à l’interprétation des textes bibliques prophétiques. La polémique s’est alors installée entre les partisans du messie Jean et ceux du messie Jésus, entre ceux recevant le baptême au nom de Jean et ceux le recevant au nom de Jésus. Cet état de la situation ne saurait être postérieur à la moitié du Ier siècle. Elle transparait en particulier dans l’Évangile selon Jean, on la retrouvera plus tard encore dans la littérature chrétienne dont il a été question. Une dernière question se pose : qu’est devenu chez les johannites le baptême de Jean ? Cette question en amène une autre : les johannites ontils commencé à réitérer leur baptême, au point de le rendre quotidien, et même de le répéter plusieurs fois par jour ? On ne possède aucun élément permettant de donner des réponses claires : tout indice positif manque, à moins que l’on puisse faire état d’un passage conservé dans la littérature pseudo-clémentine, où il est fait mention de « Jean l’Hémérobaptiste » – c’est-à-dire « Jean le Baptiste journalier » (Homélie II, 23, 1-4 [= Reconnaissance II, 8, 1-2]). Il aurait été normal, en effet, de transporter sur le fondateur du groupe, les pratiques actuelles du groupe : il n’est pas impossible que Jean ait reçu cette épithète

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d’« Hémérobaptiste » parce que l’écrivain dont le passage a été repris dans la littérature pseudo-clémentine connaît les pratiques lustrales quotidiennes des johannites – mais en saura-t-on jamais plus sur un groupe, au demeurant sans doute fort peu nombreux ! Cette question est importante si l’on veut établir un rapport entre les johannites et les mandéens qui eux pratiquent des ablutions journalières.

Le rituel du baptême dans le mouvement des disciples de Jésus aux Ier-IIe siècles À l’instar des autres mouvements du judaïsme, le christianisme s’est doté, dès le début de son développement, d’un processus d’initiation – c’est-à-dire un processus d’adhésion – comportant, après la communication de ses vérités fondamentales, des rituels d’intégration : notamment, un rite sanctificateur et un repas communiel. Il convient de souligner que l’élément principal de ce processus a d’abord été un rite sanctificateur, qui est en l’occurrence un rite d’immersion, dont le but est de sceller l’engagement de l’adhérant et de l’habiliter à faire partie de la communauté chrétienne. Le rituel du baptême chrétien est évidemment né dans un contexte religieux où existent déjà des bains. Sa spécificité est fortement marquée dans les Actes des Apôtres où il est toujours célébré « au nom de Jésus ». En milieu chrétien dans le rite d’immersion, comme en milieu johannite, il ne s’agit jamais de se baigner soi-même, à la manière des bains rituels en usage dans le judaïsme général : il y a, en effet, toujours une personne qui donne le baptême à une autre ou à d’autres. D’autre part, toujours dans les Actes des Apôtres, le rite du baptême chrétien se présente à la fois comme un baptême au nom de Jésus (dans l’eau et dans l’esprit) et comme un don de l’Esprit saint plus d’une fois rattaché à une imposition des mains de la part des apôtres. Au Ier siècle, le baptême chrétien semble être accordé sans une longue préparation, parfois même assez rapidement comme dans le cas de l’eunuque de la reine Candace baptisé par Philippe (Ac 8, 26-38). Il suit cependant toujours une annonce de la Parole et suppose l’acceptation, sous forme de confession, de la messianité de Jésus (Ac 2, 38.41 ; 8, 12 ; 16, 14-15 ; 16, 31-33). Quand on aborde le rituel du baptême dans le mouvement des disciples de Jésus aux Ier-IIe siècles, il convient de distinguer dans un premier temps, la tradition du baptême des chrétiens et dans un second temps, la tradition du baptême de Jésus : cette dernière sera formulée et interprétée dans la perspective de la première – de ce fait, il faut bien voir qu’elle lui est donc forcément postérieure. Ces deux traditions méritent la plus ample attention, même si leur approche est quelque peu difficile du fait que leurs origines demeurent sujettes à caution à cause même des interprétations qui se sont recouvertes successivement et réciproquement au cours du temps.

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On considère généralement que les premiers chrétiens ont adopté et adapté le rite d’immersion en usage chez les johannites où chez les autres baptistes du judaïsme de l’époque – cela aux dépens des difficultés que soulèvent une telle thèse, du fait même que les disciples de Jean et ceux de Jésus ont été en opposition. Dans cette recherche, une hypothèse, qui va à l’encontre de cette idée fort répandue, a été posée, à savoir : le rite chrétien d’initiation ou d’adhésion est un emprunt au rite pharisien d’initiation ou d’adhésion, et non pas au rite johannite de rémission des péchés. C’est pourquoi, on a examiné d’abord la tradition du baptême des chrétiens et ensuite la tradition du baptême de Jésus – cela à l’inverse de la plupart des recherches. En ce qui concerne la tradition du baptême de Jésus, on doit souligner que la plupart des témoignages évangéliques affirment que Jésus est venu au Jourdain et qu’il y a été baptisé par Jean le Baptiste. Pour un grand nombre d’exégètes, le fait est historiquement quasi certain. Pour ce faire, ils considèrent que le fait a trop gêné les premières générations chrétiennes pour avoir été « inventé » par les évangélistes. Ils estiment que le passage propre à Mt 3, 14-15 est même une tentative pour sortir de cette gêne : en donnant à Jean l’ordre de baptiser, Jésus reste le maître de la situation alors que, vue de l’extérieur, la scène pourrait passer, de la part de Jésus, pour une reconnaissance de son infériorité par rapport à Jean. Ils estiment aussi que c’est dans la même logique, que l’auteur du quatrième évangile ne rapporte pas le baptême de Jésus mais le remplace par une sorte de confession de Jean le Baptiste s’émerveillant au moment précis où Jésus arrive au Jourdain : « J’ai vu l’Esprit, telle une colombe, descendre du ciel et demeurer sur lui... J’ai vu et j’atteste qu’il est, lui, le Fils de Dieu » (Jn 1, 32-34). Il n’en demeure pas moins que si l’on considère que les disciples de Jésus et les disciples de Jean ont été en concurrence après la mort de leurs Maîtres respectifs et que les traditions johannites ont été récupérées dans les textes chrétiens à des fin de récupération des disciples de Jean par les disciples de Jésus, les récits du baptême de Jésus où Jean intervient sont suspects et pourraient bien remonter au niveau de la tradition plutôt qu’à celui de l’histoire. Il existe un rapport entre le baptême de Jésus et le baptême des chrétiens. Le rôle du baptême de Jésus par Jean comme fondement du sacrement chrétien est une donnée très ancienne dans le christianisme puisqu’elle se trouve attestée dès le début du IIe siècle chez Ignace d’Antioche. Elle ne se rencontre cependant pas dans des documents chrétiens du Ier siècle. On doit se demander si en instaurant la pratique baptismale comme rite d’accès à la communauté, les chrétiens ont fait référence au baptême de Jésus. Autrement dit : le baptême de Jésus a-t-il joué un rôle dans la naissance du baptême chrétien ?

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Pour Simon Légasse, il n’y aurait aucun indice d’un rapprochement au Ier siècle entre le baptême de Jésus par Jean et le rite de l’initiation pratiquée dans les communautés chrétiennes. Pour Étienne Nodet, une telle conclusion est peu satisfaisante, car elle fait du baptême de Jésus par Jean un simple accident sans signification définie. Ainsi, selon lui, par le baptême, Jésus est devenu un disciple de Jean, la théophanie, qui suit, indiquant une transformation de cette condition de disciple. Les exégètes sont fort divisés au sujet de l’appréciation du récit du baptême de Jésus par Jean : ils ne savent pas s’ils doivent le considérer comme historique ou traditionnel. Pour certains, il est possible que cette tradition ait eu pour motivation de réduire la polémique entre disciples de Jean et disciples de Jésus, montrant aux premiers que leur maître n’a pas hésité à recevoir le rite de Jean et qu’eux doivent, à leur tour, accepter de recevoir le rite de Jésus. Pour d’autres, il est envisageable que nombres de chrétiens, dans les premières décennies, n’aient connu que le baptême au nom de Jean, sans se soucier de la nécessité du baptême au nom de Jésus : le cas d’Apollos d’Alexandrie et celui des disciples d’Éphèse constituent des exemples remarquables (Ac 19, 24-25). On pourrait même considérer que le rite de Jean ait été combiné avec le rite de Jésus : le premier étant un rite de purification et le second un rite d’adhésion ou d’initiation. Une solution a été proposée par Max-Alain Chevallier qui a mis en évidence que les Évangiles synoptiques ont tous introduit des aspects étiologiques dans leur récit du baptême de Jésus, ou ce qui, dans l’Évangile selon Jean, en est l’équivalent : en effet, tous manifestent le souci de justifier l’utilisation chrétienne du rite d’eau. Pour ce critique, la raison principale se trouve dans la controverse qui a opposé les disciples de Jésus aux disciples de Jean, d’autant que ces derniers, après la destruction du Temple de Jérusalem se sont sans doute trouvés confrontés à une certaine expansion, plus ou moins importante – l’offre d’un rite substitutif dans une perspective eschatologique rencontrant alors l’attente des foules. Pour ce critique, le besoin de justifier le rite d’eau vers la fin du Ier siècle a ainsi conduit à la formation des récits du baptême de Jésus par Jean.

2000-2001 On a poursuivi les programmes de recherche, toujours en direction du judéo-christianisme ancien, et toujours en focalisant l’attention sur la communauté nazoréenne/chrétienne de Jérusalem aux Ier-IIe siècles. Par ailleurs, on a ouvert un autre programme de recherche, intitulé « Les juifs à l’époque de l’émergence du mouvement chrétien : nouvelles perspectives ». I. La communauté nazoréenne/chrétienne de Jérusalem aux Ier-IIe siècles (suite/III) Au cours de cette année, on a donc continué à examiner les débuts de la communauté chrétienne de Jérusalem dans la ligne des deux années précédentes. Après avoir présenté, durant les deux années précédentes, l’organisation, la composition et le développement de la communauté, on s’est ainsi plus particulièrement intéressé aux informations qui ont été transmises à son propos.

Les informations sur la communauté Les informations sur la communauté de Jérusalem selon les Actes des Apôtres se rapportent à deux présentations qui sont très originales de par leur signification et leur caractère symboliques : une première relative à l’origine de la communauté à partir des récits de l’ascension de Jésus (Ac 1, 6-11) et de la descente de l’Esprit (Ac 2, 1-13) ; une seconde relative à l’évolution de la communauté à partir des récits que l’on désigne habituellement sous le nom de « sommaires » (Ac 2, 42-47 ; 4, 32-35 ; 5, 12-16). Il est évident que, dans un cas comme dans l’autre, ces présentations relèvent plutôt de la tradition que de l’histoire, même si elles remontent sans doute à une époque très ancienne – c’est-à-dire assez proche de la disparition de Jésus (les années 30-40). Cependant, il convient d’observer que, dans l’esprit de l’auteur des Actes des Apôtres, ces présentations ont pour objectif premier d’établir une continuité entre Jésus et ses disciples, et de montrer ainsi qu’il n’y a pas eu de rupture dans la chaîne de la tradition entre le Maître et ses disciples. 1. Présentation de l’origine de la communauté à partir des récits de l’ascension de Jésus (Ac 1, 6-11) et de la descente de l’Esprit (Ac 2, 1-13) La présentation de l’origine de la communauté de Jérusalem que l’on trouve dans les Actes des Apôtres repose sur deux récits dont l’aspect théo-

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logique est remarquable : le premier concerne l’ascension de Jésus (Ac 1, 6-11) et le second la descente de l’Esprit (Ac 2, 1-13). Le but de ces deux récits est de montrer que Jésus est le Messie, et qu’il est vivant au ciel d’où il intervient auprès de ses disciples – ils ont donc un but de légitimation du caractère messianique de Jésus, et donc de ses disciples qui se considèrent dorénavant comme les intercesseurs auprès du peuple entre eux et leur Maître. On a examiné séparément et successivement ces deux récits même s’il se pourrait qu’ils relèvent d’une seule et même tradition. Quoi qu’il en soit, ils se trouvent séparés par un autre récit qui, lui, est relatif à l’organisation de la communauté et porte sur les apôtres et les parents de Jésus (Ac 1, 12-26) – passage qui a été étudié il y a deux années. Remarques conclusives sur la tradition relative à l’Ascension de Jésus En guise de conclusion, on s’est demandé, à partir d’une étude ancienne, mais remarquable de Pierre Benoit, qu’elle a été l’étiologie première de la tradition de l’ascension de Jésus dans la doctrine messianique chrétienne au Ier siècle 1. Deux observations préliminaires sont nécessaires pour donner une tentative de réponse à cette question. (1) Dans un premier temps, les disciples de Jésus ont cru que l’esprit de leur Maître a été exalté dans la gloire divine, ayant l’assurance que l’esprit de leur Maître vit toujours, vainqueur de la mort – cette exaltation céleste a dû s’opérer, selon eux, dès l’instant de la mort. Cette conception a été supplantée par des conceptions plus développées, c’est pourquoi elle a presque disparu des textes chrétiens les plus anciens – on en trouve cependant des traces dans Lc 23, 43 et dans Lc 24, 26, où l’entrée dans la gloire est placée juste après la mort ; on en trouve aussi des traces en Ph 2, 9-10 ; Hb 1, 3, où sont juxtaposées mort et vie, croix et gloire – sans mention d’une résurrection intermédiaire, voir aussi l’Évangile selon Pierre 19. Ces mêmes disciples ont associé le corps de Jésus à l’exaltation de son esprit, sans doute sur le mode spirituel – selon 1 Co 15, 50. Pour ce faire, ils ont recouru aux précédents d’Hénoch et d’Élie, concevant ainsi leur Maître transporté au ciel après un bref séjour dans la tombe – à vrai dire, Hénoch et Élie, eux, n’ont même pas connu la mort. Quoi qu’il en soit, les premiers disciples ont renoncé à rencontrer encore sur la terre le « corps glorifié » de leur Maître, ne le fréquentant plus qu’en esprit. (2) Dans un autre temps, sans doute sous la pression d’une polémique avec leurs opposants, les disciples ont commencé à penser que le corps de Jésus, 1.  P. Benoit, « L’Ascension », dans Revue biblique 56 (1949), p. 161-203 (= Exégèse et théologie, I, Paris, 1961, p. 363-411).

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après être mort durant trois jours, est réellement revenu à la vie, d’une façon sensible et palpable – ils ont alors multiplié les preuves, notamment les apparitions « réelles » où le corps du Maître a été vu. Mais cette conception physique de l’exaltation de Jésus a posé un nouveau problème : qu’est devenu ce corps qui a consenti à rester encore quelque temps sur terre pour se manifester aux disciples, surtout après la cessation de ses apparitions ? Autrement dit, à partir du moment où l’on a matérialisé l’exaltation de Jésus, il a été nécessaire d’introduire des étapes : d’abord le retour à la vie du corps et sa sortie du tombeau (= la résurrection), ensuite sa montée à travers les espaces célestes (= l’ascension). La résurrection et l’ascension sont devenues ainsi deux événements vérifiables par des témoins et distincts dans le temps. Le délai entre la résurrection et l’ascension a d’abord été d’un jour (Lc 24, 51 ; Jn 20, 17 ; Mc 16, 19), mais il est allé en s’allongeant à cause des apparitions de plus en plus nombreuses et des enseignements importants que l’on a voulu prêter à Jésus avant son départ définitif. La tradition de l’ascension est ainsi une nécessité qui se fonde sur la logique de la résurrection matérielle de Jésus, sur ses apparitions et ses enseignements d’après la résurrection. Relevons toutefois que cette tradition repose sur des précédents issus autant de la culture juive que de la culture païenne : Moïse, Élie, Hénoch, Xisouthros, Mithra, les Dioscures, Hercule, Bellérophon, Romulus, etc. Il faut cependant souligner qu’elle se fonde plus sur un modèle juif – notamment Élie ou Hénoch – que sur un modèle païen. On s’est demandé ensuite si la tradition de l’ascension pouvait remonter à la première communauté chrétienne de Jérusalem où si elle ne lui avait pas été rattachée à une date plus tardive afin de lui donner une certaine légitimité. On sait par le témoignage d’Eusèbe de Césarée qu’une grotte a été vénérée sur le Mont des Oliviers pour commémorer l’ascension de Jésus. Or, il est possible que cette grotte remonte à l’époque des judéochrétiens – au moins jusqu’en 135 et peut-être après 313 ce jusqu’à que le site ait été récupéré, à partir de 324, par les pagano-chrétiens pour y construire l’église de l’Éléona. De ce fait, il est envisageable de considérer que la tradition de l’ascension soit originaire de la première communauté chrétienne de Jérusalem, en tout cas le cadre et la logique de son développement, typiquement juif et non pas nécessairement païen, autorisent largement cette hypothèse. Toujours est-il que, du point de vue liturgique, la tradition de l’ascension n’a refait surface à Jérusalem que vers la fin du IVe siècle : vers 378, en effet, la pèlerine Égérie parle d’un sanctuaire de l’ascension qu’elle désigne sous le nom de « Inbomon » ou « Imbomon », vocable qui s’accompagne toujours d’une glose explicative, à savoir : « c’est le lieu d’où le Seigneur monta au ciel ». Il ne s’agirait pas encore cepen-

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dant de l’église de l’Ascension : d’après Pierre l’Ibère, en effet, c’est à la riche et dévote matrone Poemenia ou Pomnia que l’on doit la construction, entre 392 et 395, d’une église sur le lieu traditionnel de l’ascension. On peut penser toutefois que ce dernier site ait été auparavant la possession de la communauté judéo-chrétienne de Jérusalem, après que celle-ci ait été chassée de la grotte dite de « l’Éléona » lors de la construction de la basilique constantinienne à partir de 324 : s’il faut en croire Eusèbe de Césarée, Démonstration évangélique VI, 18, sur ce site ont été commémorées non seulement la tradition des enseignements de Jésus mais aussi celle de l’ascension de Jésus. Revenons maintenant à la question initiale en relevant que pour un certain nombre de théologiens, il demeure qu’une conception évolutive des croyances est impossible, considérant alors que la résurrection corporelle et matérielle de Jésus est à l’origine du christianisme, ne ressemblant en rien aux représentations de l’époque (ni juive, ni païenne) – c’est le cas par exemple de Pierre Benoit qui se refuse à suivre les partisans de cette conception représentés notamment par Maurice Goguel 2 . Pour ce faire, Pierre Benoit se fonde sur les témoignages de la tradition paulinienne (voir par exemple 1 Co 15, 3-8) et de la tradition johannique (voir par exemple Jn 20, 27). Le débat est éminemment théologique et dépasse par conséquent le cadre d’un développement historique : voir par exemple les remarques conclusives à l’article de Pierre Benoit, où il est déclaré que « les écrits de la tradition canonique [sont] les seuls qui aient le droit de commander notre foi » et que « l’enseignement essentiel de l’Écriture, celui que doit retenir notre foi, c’est que le Christ, par le triomphe de sa Résurrection et de son Ascension, est sorti de ce monde présent, corrompu par le péché et voué à la destruction, pour entrer dans le monde nouveau où Dieu règne en maître et où l’Esprit pénètre souverainement la matière transformée » 3. En bref et en clair, le thème de l’ascension entre dans le dispositif de divinisation de Jésus en relation avec les thèmes de l’exaltation (esprit) et de la résurrection (corps). À l’époque antique, tous les êtres considérés comme quasi divins ont été élevés au ciel vivant – du moins dans le monde juif, car dans le monde païen il en a été autrement. Jésus qui est mort sur le bois de la croix a été ressuscité pour pouvoir être élevé vivant : il s’agit là d’une logique qui s’inscrit dans les représentations juives ou païennes de l’époque. Il n’y a aucune raison de penser que les juifs ou païens chrétiens 2.  P. Benoit, « L’Ascension », dans Revue biblique 56 (1949), p. 161-203 (= Exégèse et théologie, I, Paris, 1961, p. 363-411) contre M. Goguel , La foi à la résurrection de Jésus dans le christianisme primitif, Paris, 1933. 3.  P. Benoit, « L’Ascension », dans Revue biblique 56 (1949), p. 200-203, spécialement p. 201 et 202-203 (= Exégèse et théologie, I, Paris, 1961, p. 408-411, spécialement p. 409 et 410).

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ont réfléchi de manière différente par rapport à leurs contemporains juifs ou païens non chrétiens. Pour être considéré comme un être exceptionnel, il fallait que Jésus ait été élevé au ciel, or à cette fin il fallait qu’il soit vivant, comme il était de notoriété publique qu’il avait subi le supplice du bois de la croix on a déclaré qu’il avait été ressuscité avant d’être enlevé au ciel. C’est pourquoi le thème de l’ascension est fondamental au regard des mentalités du Ier siècle de notre ère. De plus, il est inséparable de celui de la résurrection : l’un et l’autre concourant à rendre le caractère exceptionnel de Jésus perçu dorénavant comme messie et non plus comme prophète – la différence est importante : un messie est un dirigeant alors qu’un prophète est un médiateur ; or, à partir du moment où Jésus est quasiment divinisé, il est considéré comme un dirigeant, autrement dit comme un messie. 2. Présentation de l’évolution de la communauté à partir des récits que l’on désigne habituellement sous le nom de « sommaires » (Ac 2, 42-47 ; 4, 32-35 ; 5, 12-16) Les sommaires dont il est question en Ac 2, 42-47 ; en Ac 4, 32-35 et en Ac 5, 12-16, relèvent d’une entité textuelle qui concerne la vie de la communauté de Jérusalem, et spécialement la pratique de la mise en commun des biens. Ils présentent des éléments communs qui invitent à les considérer ensemble. Cependant, comme on va le voir, chacun d’eux met l’accent sur un thème en rapport avec le contexte où il est rapporté. La mise en commun des biens dans le christianisme est un thème qui a suscité nombre de commentaires – on ne peut ici que signaler cette abondance d’interprétations. Ces trois sommaires sont certes à mettre en relation avec la pratique de la mise en commun des biens, mais il n’est pas nécessaire d’admettre que tous concernent une seule et même pratique – pour s’en convaincre, il suffit de mentionner deux exemples. Premier exemple : Ac 2, 44 décrit une stricte mise en commun des biens, qui est pratiquée par les disciples immédiats de Jésus et quelques-uns, au moins, de ceux qui se sont joints à eux : ils sont « ensemble » et ont « toutes choses en commun » ; Ac 2, 45 précise cependant que cette mise en commun des biens signifie deux faits : (1) ceux qui ont des biens ou des possessions les vendent, implicitement lors de leur entrée dans la communauté à laquelle il en apportent les gains ; (2) les biens mis en commun ont été distribués à ceux qui sont dans le besoin. Ces deux versets sont cohérents dans leur description d’une stricte communauté de vie et de biens, telle qu’elle a été pratiquée dans nombre de groupes religieux très motivés : le récit d’Ananias et de Saphira se comprend très bien dans un tel contexte (Ac 5, 1-11).

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Second exemple : Ac 4, 32 montre qu’il y a eu une façon moins stricte de pratiquer la mise en commun des biens – en effet, il n’y est pas dit que tous les croyants ont été « ensemble », mais que leur groupe n’a eu « qu’un cœur et qu’une âme » et que personne n’a appelé sien ce qui lui a appartenu, tout étant commun. En d’autres termes, les membres de la communauté ont été prêts à mettre leurs biens en commun, mais ils en sont restés possesseurs selon le droit strict. Il convient de reconnaître que Ac 4, 34-35 ne s’accorde pas parfaitement avec Ac 4, 32 – comme l’ont noté nombre d’exégètes. Il est avancé d’abord qu’il n’y a aucun nécessiteux dans la communauté, puis sont décrites les institutions concrètes qui assurent l’aide à cette catégorie sociale. Quoi qu’il en soit de cette incohérence narrative, elle n’implique pas nécessairement que les réalités représentées soient à placer dans un ordre chronologique, comme si d’une pratique stricte de la mise en commun des biens on en était venu les années passant à une pratique moins stricte. Bien au contraire, les deux formes ont été probablement pratiquée très tôt, comme cela a été le cas, par exemple, chez les esséniens où l’on repère aussi une telle coexistence de différentes formes de mise en commun des biens en fonction du statut de chacun. Avant de passer à l’examen détaillé des sommaires, on s’est penché sur Ac 2, 37-41 où est présentée la naissance de la communauté. Cette recherche, non achevée, ne sera pas reprise dans les deux prochaines années pour des raisons d’« opportunités » scientifiques. Autrement dit, la recherche sur « la communauté nazoréenne/chrétienne de Jérusalem aux Ier-IIe siècles » sera provisoirement suspendue afin d’ouvrir une nouvelle recherche sur « les prophétismes et messianismes aux Ier et IIe siècles de notre ère ». II. Les juifs à l’époque de l’émergence du mouvement chrétien : nouvelles perspectives Hermann L. Strack et Paul Billerbeck, dans les premières phrases de la préface à leur important et célèbre ouvrage, datée du 26 juillet 1922, se sont exprimées de la manière suivante : « Le Seigneur de par sa naissance charnelle a appartenu au peuple juif [...]. De même que Marc, Matthieu, Jean, Paul et Pierre ainsi que les autres auteurs des écrits néotestamentaires (à l’exception de Luc) ont été juifs. Aussi, pour une exacte compréhension de leurs déclarations, on se doit de connaître le judaïsme de ce temps dans ses manières de vivre et ses façons de penser [nach Leben und Denken] » 4 . Il faut savoir qu’à leur époque, la démarche de ces deux illustres savants 4. H.L. Strack – P. Billerbeck , Kommentar zum Neuen Testament aus Talmud und Midrash, I-II, 19221, 19695 – et tout spécialement, vol. I, p. V.

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allemands ne va pas nécessairement de soi : la comparaison du Nouveau Testament avec les écrits du Talmud et du Midrash s’inscrit en effet dans un courant profondément novateur, dont un des premiers historiens à avoir posé cette problématique sous une telle forme a été, dès 1874, Emil Schürer qui a avancé, de manière hardie en ce temps, que « c’est au sein du judaïsme qu’est née la religion chrétienne » 5 – problématique qui sera quelque peu reprise bien plus tard, notamment par des auteurs comme George Foot Moore 6, Marie-Joseph Lagrange 7 et Joseph Bonsirven 8. La perspective christianocentrique de tous ces travaux n’est évidemment que trop certaine : elle a en effet pour objectif de replacer le mouvement des premiers disciples de Jésus dans son Sitz im Leben und Denken, si l’on peut dire – ce qui n’est pas du tout négligeable à une époque où l’on préfère encore essayer d’ignorer que le fondateur du christianisme ainsi que ses disciples immédiats (Paul de Tarse compris) sont d’origine juive. À preuve que cette démarche n’a pas été si évidente à l’époque d’Hermann L. Strack et Paul Billerbeck : dans une note de leur ouvrage, ces deux critiques se croient obligés de mentionner comme « entièrement inconsistants » les travaux de certains de leurs contemporains qui veulent faire accroire que Jésus est d’origine aryenne. S’il semble important aujourd’hui de revenir sur la question des juifs à l’époque de l’émergence du mouvement chrétien, c’est évidemment pour de tout autres raisons – même si un auteur comme André Paul, il n’y a pas si longtemps encore, a eu tendance à reprendre l’opinion d’un « Jésus aryen » sous une forme, il est vrai, quelque peu sensiblement différente : préférant parler d’un « Jésus méditerranéen ». Dans cette nouvelle recherche sur la « manière de vivre et la façon de penser » des juifs à l’époque de l’émergence de Jésus et du mouvement chrétien seront traitées essentiellement les questions d’épistémologie et de méthodologie, qui devraient se poser lors de toute approche de l’histoire de la nation juive ou du peuple juif à l’époque du Second Temple, et non pas, comme on le dit souvent, de l’histoire du judaïsme – un concept sans doute anachronique pour la période considérée, même s’il se trouve être attesté, assez rarement d’ailleurs, en grec –, du moins si on veut l’utiliser pour désigner l’ensemble du monde juif ancien et non pas seulement une partie. 5.  E. Schürer , Lehrbuch der Neutestamentlichen Zeitgeschichte, I-II, Leipzig, 1874. 6.  G.F. Moore , Judaism in the First Centuries of the Christian Era, I-II, Cambridge/Massachusetts, 1927. 7.  M.-J. L agrange , Le judaïsme avant Jésus-Christ, Paris, 1931. 8.  J. Bonsirven, Le judaïsme palestinien au temps de Jésus-Christ, I-II, Paris, 1935. Voir aussi J. Bonsirven, Textes rabbiniques des deux premiers siècles chrétiens pour servir à l ’intelligence du Nouveau Testament, Rome 1955.

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L’idée de cette recherche, qui va s’étendre sur plusieurs années, est née d’une constatation : les nombreuses études publiées récemment, en langue anglaise pour la plupart, qui mettent en évidence ce que l’on appelle la « sectarisation du judaïsme », conduisent à penser qu’une « révision » de l’histoire de la nation juive ou du peuple juif, dans les sens anciens et non pas récents de ces expressions, avec ses nombreux «courants de pensée», est devenue absolument nécessaire, afin de mieux connaître et de mieux comprendre, entre autres, le milieu où se sont développées les premières communautés chrétiennes de Palestine et de Diaspora. Il n’est en effet pas possible de faire l’histoire de ces communautés chrétiennes au Ier siècle si l’on ne connaît pas les milieux juifs desquels elles sont issues et dans lesquels elles se sont développées avant de s’en détacher tout au long du IIe siècle. Autrement exprimé, seule une compréhension précise et exacte du « Leben » et du « Denken » de la nation juive à l’époque de Jésus et de ses premiers disciples permet de saisir l’émergence des communautés chrétiennes dans un milieu social extrêmement complexe tant du point de vue politique que du point de vue religieux – l’un et l’autre, bien entendu, étant dans l’Antiquité inséparable. Ces communautés chrétiennes, comme d’ailleurs les communautés esséniennes et pharisiennes à la même époque, sont fondées sur une notion de communauté d’élection et non pas sur une notion de communauté de filiation – cette dernière étant celle des institutions juives centrées sur le Temple de Jérusalem 9. Par ailleurs, il est déjà possible de souligner qu’il est préférable de parler plutôt d’« éclatement » que de « sectarisation », pour des raisons sur lesquelles on s’exprime plus avant. On le sait, une des caractéristiques essentielles de la nation juive ou du peuple juif à l’époque du Second Temple – c’est-à-dire d’après la chute de la monarchie judéenne et la séparation du peuple entre ceux qui ont été déportés en Babylonie et ceux qui sont demeurés en Palestine – est l’ouverture d’un conflit « infini » à propos de l’identité du « Verus Israel ». En effet, le retour des déportés de Babylonie a déclenché une discussion très dure sur la question de savoir qui, de ceux qui ont été en Babylonie ou de ceux qui sont restés en Palestine, représentent dorénavant les bené hagolah, c’est-à-dire littéralement les fils de l ’exil – en d’autres termes, il s’est agi de savoir qui sont les descendants de l’Israël d’avant la destruction du Premier Temple, ceux qui sont restés en Terre d’Israël, ou ceux qui ont été déportés en « dehors » de la Terre d’Israël (question qui sera d’ailleurs à l’origine du schisme des shomronim, les samaritains). Ce débat autour de l’héritage et de la légitimité va se cristalliser essentiellement dans la réception et l’interprétation de la Torah. Ainsi, la fixation progressive du canon biblique – incorporant non seulement le Pentateuque, mais aussi 9. Ces deux notions s’expliquent par la différence entre communautés marginales et communautés institutionnelles.

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les Prophètes et les Hagiographes – résultera d’âpres luttes entre les différents courants politico-religieux qui traversent la nation juive ou qui vont en découler. Cette tendance à l’« éclatement » semble s’être intensifiée à partir de l’époque grecque, notamment avec l’insurrection macchabéenne. Elle ira en s’élargissant, comme une pluralité arborescente où chaque courant s’auto-définit par une interprétation spécifique de la Torah. Comme le souligne avec propos Joseph Blenkinsopp, cette interprétation « n’était pas simplement l’une des formes d’activité littéraire et intellectuelle que l’on pratiquait à cette époque, elle était décisive au contraire pour la façon dont la communauté se comprenait elle-même, pour savoir qui en faisait partie et comment il fallait la considérer ». L’exégèse de la Torah représente cette activité où se retrouve et se rassemble la pluralité de la nation juive, mais en même temps, cette exégèse scripturaire est le lieu où se divisent et se séparent les différents courants, chacun revendiquant pour soi l’authentique lecture qu’il refuse évidemment et résolument aux autres. La Torah a fonctionné par conséquent comme « le medium identitaire », selon une expression de Daniel Marguerat, de la nation juive au Ier siècle, lieu à la fois d’identification et de séparation. Ainsi jusqu’en l’an 135, et non pas nécessairement l’an 70 comme on le pense trop souvent mais à tort, les croyances et pratiques juives connaissent une incroyable diversité que l’on a peine à imaginer aujourd’hui après le durcissement à des fins rassembleurs et unificateurs qu’elles ont subi sous la « houlette » pharisienne ou rabbanite – le passage s’est opéré ainsi, mais de manière progressive, d’une « religion éclatée » à une « religion normative ». Il n’est d’ailleurs possible de parler de « religion normative », à propos des communautés pharisiennes, ou juives, qu’à partir du IVe siècle, même si cette dernière tend à se mettre en place tout au long des IIe et IIIe siècles – mutatis mutandis, la situation est la même pour les communautés chrétiennes de cette époque. Ce qui caractérise les courants politico-religieux juifs au Ier siècle de notre ère, c’est leur surenchère perfectionniste à l’égard des observances 10. Il est évident que tous les courants ont rivalisé sur le terrain de la Torah et ont défini leur identité propre au travers d’une darashah (= exégèse) et d’une halakhah (= pratique) – la seconde se fondant sur la première – dont le but est de leur garantir une pureté rigoureuse. Entre les courants, la concurrence s’opère non pas par une opposition des valeurs, mais par une surenchère sur l’observance à la Torah. Les esséniens forgeront leur 10.  Précisons qu’il vaut mieux ne pas employer le terme « secte », mais utiliser plutôt le terme « courant » ou « groupe », en le définissant par sa revendication à réaliser plus pleinement les valeurs mêmes sur lesquelles les autre courants ou groupes majoritaires ou minoritaires prétendent se fonder – ainsi, le courant ou le groupe apparaît comme un mouvement plus ou moins déviationniste ou séparatiste, en tout cas différent, à l’intérieur d’une culture dominante homogène et défini du point de vue religieux.

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propre identité à partir d’une darashah et d’une halakhah, desquelles ils dégageront une pureté qu’ils dénieront au sacerdoce et aux sacrifices du Temple de Jérusalem. Les pharisiens, en se fondant eux-aussi sur la Torah écrite, oblitéreront tout développement prophétique ou messianique, mettant tout leur espoir dans l’observance de règles consignées dans la Torah orale. Les chrétiens déplaceront le débat, le situant non pas sur le plan de la Torah mais sur celui du Messie – ce déplacement ne sera réalisable qu’à partir d’une darashah, qui permettra aussi de relativiser la halakhah. Chaque groupe revendique ainsi pour lui-même l’appartenance aux bené hagolah, ces derniers représentant indéniablement l’« Israël authentique », et rejette les autres groupes du côté de la transgression. Il faut savoir toutefois que le débat autour de la légitimité à se revendiquer comme le « Verus Israel » a commencé dès l’époque perse et s’est poursuivi tout au long des époques grecque et romaine. On peut dire par conséquent qu’il trouve son origine lointaine dans le schisme qui a divisé le peuple hébreu entre un Royaume du Nord, Israël, et un Royaume du Sud, Juda. La démarche mise en avant dans cette recherche consistera, dans un premier temps, à faire le point, sur les questions d’historiographie, en se fondant notamment sur un certain nombre de travaux de réflexion, et en essayant de pointer les approches soit judaicocentriques soit christianocentriques, afin de dégager des perspectives plus ou moins nouvelles, mais surtout hors de tout engagement confessionnel. Dans un deuxième temps, on traitera les questions de terminologie concernant les mots clefs que sont « Israël », « Judée », « juif » et « judaïsme », qui sont relativement importantes car elles conditionnent les approches et la compréhension des documents. Ce n’est qu’après ces deux démarches préliminaires que les questions d’épistémologie et de méthodologie seront abordées. Ainsi, on essaiera de voir, par exemple, la pertinence des propositions assez originales qui ont été avancées ces dernières années par Gabriele Boccaccini 11. Partant de là, il s’agira ensuite, dans un troisième temps, de mettre au point des paradigmes nouveaux qui permettront d’élaborer une pertinence nouvelle et de faciliter un accès plus précis et plus exact à l’histoire de la nation juive ou du peuple juif – en bref des juifs, peu importe la tendance, au Ier siècle de notre ère. Parmi ces paradigmes, on peut déjà mentionner, à 11.  G. Boccaccini, Middle Judaism. Jewish Thought, 300 B.C.E. to 200 C.E., Minneapolis/Minnesota, 1991 ; G. Boccaccini, « Middle Judaism and Its Contemporary Interpreters (1986-1992): Methodological Foundations for the Study of Judaisms, 300 BCE to 200 CE », dans Henoch 15 (1993), p. 207-234 ; G. Boccaccini, « History of Judaism: its Periods in Antiquity », dans J. Neusner (Éd.), Judaism in Late Antiquity, Part Two. Historical Syntheses, Leyde, 1995, p. 285-308.

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titre d’exemple, ceux du particularisme et de l’universalisme dont les idéologies ont traversé plus ou moins l’ensemble de l’intelligentsia juive à cette époque, mais avec des différences et des divergences assez frappantes. Il y en a bien d’autres, relevant par exemple de la darashah ou de la halakhah. Dans une étape ultérieure de la recherche, il conviendra de distinguer les pratiques et croyances juives générales ou communes des pratiques et croyances juives groupusculaires, à la manière, par exemple, d’Ed Parish Sanders 12 . De ce point de vue, tentons d’ailleurs de poser déjà un paradigme préliminaire : les pratiques et croyances juives, dans toutes leurs applications, ne paraissent se développer qu’au travers des crises et face à une adversité plutôt interne qu’externe, ou bien d’abord interne et ensuite externe. Il s’agit là d’un paradigme fondamental pour comprendre l’éclosion, au Ier siècle de notre ère, des nombreux courants qui, pour survivre, auront besoin de polémiquer sans cesse entre eux : le vainqueur emportant, en quelque sorte, la partie auprès de la nation qui assiste en spectateur à ces oppositions la plupart du temps virulentes, et sous les yeux de dirigeants étrangers qui assistent eux-aussi en spectateurs à la lutte en se faisant ou se laissant parfois manipuler par les uns ou par les autres quand ce n’est pas par les uns et par les autres. Bref, en paraphrasant Peter Schäfer et Mark R. Cohen, on peut avancer que ce n’est qu’en prenant en considération la diversité et la variété des croyances et pratiques juives aux Ier-IIe siècles de notre ère que les développements ultérieurs, au sein du judaïsme et des religions qui en dérivent, ont des chances de devenir compréhensibles 13. Bien plus tard, il s’agira aussi de brosser un tableau général des juifs en Palestine et en Diaspora au Ier siècle de notre ère, en distinguant entre la tradition babylonienne et la tradition palestinienne, c’est-à-dire entre celle de l’Empire iranien et celle de l’Empire romain, notamment en se fondant sur le travail de Johann Maier 14 . Mais, dans cette recherche, en tout premier lieu, et après les inévitables questions d’historiographie, de terminologie, d’épistémologie et de méthodologie, il sera envisagé de traiter un certain nombre de questions particulières : celle de la circoncision, ainsi que celles des prosélytes et des sympathisants – entre elles ces trois questions entretiennent en réalité des rapports assez étroits. Il conviendra encore de différencier le point de vue des juifs de la Palestine et celui des juifs de la Diaspora (en distinguant celle dans l’Empire romain de celle dans l’Empire iranien). 12.  E.P. Sanders , Judaism. Pratice and Belief. 63 BCE-66CE, LondresPhiladelphie/Pennsylvanie, 1992. 13.  P. Schäfer – M. Cohen (Éd.), Toward the Millenium. Messianic. Expectations from the Bible to Waco, Leyde, 1998, p. 3. 14.  J. M aier , La tradizione  : forme et modi. XVIII Incontro di studiosi dell ’antichità cristiana, Roma 7-9 maggio 1989, Rome, 1990, p. 73-92.

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Par la même occasion, il sera utile de reprendre la question de l’identité juive, qui de fait englobe les questions de la circoncision, des prosélytes et des sympathisants, en considérant également ces mêmes distinctions. Cette question de l’identité juive demandera sans doute à être abordée aussi à partir de la question du mariage, et tout spécialement de la question du mariage mixte – sans compter la question de la pureté des juifs et de l’impureté des païens, et notamment les « dix-huit mesures » édictées avec l’intention de séparer les juifs des païens. Toutes ces questions ont été plus ou moins abordées par les travaux de Shaye J.D. Cohen, dont il faudra tenir compte de manière critique 15. Relevons déjà que l’identité juive se laisse aborder à partir d’une figure marquante, celle d’Abraham et qu’à travers cette figure, l’homme juif vit une mutation d’identité, ou un passage d’une condition à une autre, en ce sens qu’il est Abram, et ensuite devient Abraham. Les juifs, on aura l’occasion de le voir fréquemment, portent en eux les deux dimensions de l’identité « abrahamique » : la particulière et l’universelle. Au cours de l’histoire, ils ont mis tantôt l’accent sur une dimension, tantôt sur l’autre, au point de provoquer parfois des dévoiements irréparables. Savoir tenir les deux bouts de la corde identitaire, passer de l’une à l’autre, voilà l’exigeante actualité de l’enseignement de la culture juive : Abram, c’est Abraham. Il convient d’être conscient que les dossiers ouverts et abordés dans cette recherche sont tout aussi conséquents que fondamentaux, du moins si l’on souhaite comprendre la diversité et la richesse de la pensée juive du Second Temple, et y compris dans ses contradictions, ses oppositions et ses compromis. D’autant que la nation juive s’est trouvée, à cette époque, écartelée entre deux tentations, celle de l’ouverture et celle de la fermeture au monde environnant. Il apparaît comme certain que toutes les options tendant vers l’ouverture se sont avérées vaines, vouées à l’échec, du fait des dangers de l’assimilation, de l’acculturation et de l’intégration – toutes les options sauf une, celle représentée par ce qui deviendra le christianisme. Disons enfin que toutes les questions seront abordées à partir de la documentation première, qu’elle soit d’ordre littéraire ou d’ordre non-littéraire, et non pas à partir de la documentation secondaire – il s’agit là d’une pétition de principe, d’autant qu’il est actuellement impossible de prendre en compte cette dernière face à l’abondance des publications. Au cours de cette année, ont été traitées essentiellement les questions relatives à la terminologie. La principale conclusion de cette recherche a été que l’emploi du terme « Judéen », avec un sens ethnique et géographique, est préférable à celui du terme « juif », avec un sens religieux et culturel – le problème est de déterminer de manière extrêmement précise 15.  S.J.D. Cohen, The Beginning of Jewishness. Boundaries, Varieties, Uncertainties, Berlekey/Californie, 1999.

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à quel moment a eu lieu ce changement sémantique : quoi qu’il en soit, il n’est pas antérieur au milieu du IIe siècle, voire sans doute bien postérieur. Par conséquent, il serait plus approprié de traduire l’hébreu Yehoudi ou le grec Ioudaios par le français Judéen 16.

16.  Une raison pour laquelle, on emploie dorénavant dans nos travaux le terme « Judéen » et non pas le terme « juif ».

2001-2002 On a poursuivi un programme de recherche commencé l’an dernier sur « Les juifs à l’époque de l’émergence du mouvement chrétien : nouvelles perspectives ». Par ailleurs, on a ouvert un nouveau programme de recherche, intitulé « Les Prophétismes et messianismes aux Ier et IIe siècles de notre ère ». I. Les juifs à l’époque de l’émergence du mouvement chrétien : nouvelles perspectives (suite/II) Le rite de la circoncision, comme chacun sait, consiste dans l’ablation rituelle du prépuce. Dans le judaïsme, où sa signification est sociologico-religieuse ou ethnico-religieuse, la circoncision doit être pratiquée le huitième jour à la suite de la naissance d’après Lv 12, 3 et Gn 17, 12, en se servant de couteaux de silex d’après Ex 4, 25 et Jos 5, 2-3 – ce qui est considéré comme un indice d’ancienneté de la coutume –, ces derniers ont été remplacés par la suite par des instruments en métal. La circoncision est pratiquée par le père, d’après Gn 21, 4, ou éventuellement par la mère dans le cas particulier de Ex 4, 25, plus tard, d’après 1 M 1, 61, par un médecin ou un spécialiste. Dans la société judéenne, on ne doit pas seulement faire circoncire les enfants, mais aussi les serviteurs qu’ils soient d’origine judéenne ou d’origine étrangère – du moins d’après Gn 17, 12-13. C’est en tout cas une condition requise pour que les étrangers, serviteurs ou résidants, puissent participer à la fête de Pâque, d’après Ex 12, 43-49. La circoncision, à l’origine uniquement fondée sur les textes bibliques dont il vient d’être question, s’est vue codifiée et commentée dans le judaïsme rabbinique par la tradition orale puis écrite (TB Shabbat 10a, TB Yebamot 47b et TB Qiddushin 29a). Dans l’univers du judaïsme rabbinique, rythmé par les 613 commandements, qui découlent de la Torah et dirigent toute la vie de la société judéenne, l’obligation de la circoncision vient en deuxième position après celle de se multiplier. En bref, il convient de savoir que, dans le judaïsme, la circoncision est le signe somatique de l’alliance d’un peuple avec sa divinité. La documentation judéenne ancienne concernant la circoncision est relativement très importante, outre les textes bibliques et talmudiques, il faut tenir compte des apports d’écrivains comme Philon d’Alexandrie, Flavius Josèphe ou Paul de Tarse, sans compter les textes esséniens retrouvés dans les grottes proches du Khirbet Qumrân et les textes chrétiens incorporés

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par la suite dans le Nouveau Testament, mais aussi le Livre des Jubilés. Il est aussi souvent question de la circoncision dans les textes midrashiques, notamment dans Genèse Rabbah (46 et 47). D’après les récits bibliques, il semble que la coutume de la circoncision a commencé à être pratiquée par le clan d’Abraham après son entrée en Canaan, où elle a été prescrite par la divinité comme un signe de son alliance avec le patriarche – voir Gn 17, 9-14 ; 23-27. La coutume a continué à être observée par Jacob et ses fils – voir Gn 34, 13-24 – et elle l’a été aussi en Égypte – voir Jos 5, 4-5. Il se peut cependant que Moïse ait été incirconcis et le soit resté, du moins d’après Ex 4, 24-26. Quoi qu’il en soit, apparemment oubliée lors du séjour au désert par toute une génération, la circoncision a été reprise à l’entrée en Terre Promise – voir Jos 5, 4-9. Telle est la présentation de la coutume de la circoncision que l’on trouve dans les récits bibliques, selon lesquels elle est considérée comme un commandement d’origine divine et comme le signe charnel de l’alliance perpétuelle passée entre la divinité et la descendance d’Abraham – voir Gn 17, 9-13. À l’époque du Premier Temple, il semble que dans le royaume d’Israël, sous le règne de Jézabel, la circoncision ait été abandonnée, ce qui aurait provoqué l’intervention d’Élie pour la rétablir – voir 1 R 19, 14, où il est précisé « ont abandonné ton alliance », c’est-à-dire la circoncision (voir aussi Rm 11, 3, qui cite ce passage). Outre la circoncision charnelle, les récits bibliques évoquent à plusieurs reprises une circoncision spirituelle : la circoncision du cœur – voir Dt 10, 16 et 30, 6 ; Jr 4, 4 et 9, 25. Poser la question de la circoncision, c’est en réalité poser la question de l’identité judéenne, même si la circoncision par elle-même ne confère pas nécessairement l’identité judéenne 1. Le rite de la circoncision a été investi, tout au long de l’histoire du judaïsme, d’une puissante valeur symbolique et psychologique. De ce fait, il peut paraître curieux de s’intéresser à la question de la circoncision, du moins dans le cadre d’une problématique concernant de nouvelles perspectives relatives aux Judéens à l’époque du Second Temple. On pourrait penser, en effet, que la circoncision est un rite à propos duquel, dans le peuple judéen à époque ancienne, tous les courants de pensée ont été d’accord. En réalité, il semble que rien n’ait été moins sûr, d’autant que l’histoire de la circoncision dans le judaïsme ancien à l’époque du Second Temple reste encore à écrire au regard des sources qui n’ont été examinées la plupart du temps qu’en fonction d’a priori apologétiques ou théologiques, et non pas en fonction de leur histoire respective dans le temps et dans l’espace. Comme rite d’alliance et 1.  Sans doute à partir de l’époque perse, la circoncision est à mettre en connexion avec la pureté : en clair et en bref, le circoncis est pur et l’incirconcis est impur – évidemment le circoncis doit être d’origine judéenne.

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comme rite d’initiation, la circoncision pourrait ne s’être imposée que progressivement dans la nation judéenne et avec des variations fort diverses selon les régions, c’est-à-dire selon que ses membres vivent en Palestine ou en Diaspora : c’est l’hypothèse qui va être soutenue dans cette recherche et que l’on va tenter de démontrer au regard notamment des textes bibliques, mais aussi de toutes les attestations disponibles. Un point est d’ores et déjà acquis : la circoncision au Ier siècle de notre ère n’a pas toujours été imposée aux prosélytes – les gerim – d’origine païenne, et cela jusque dans les milieux pharisiens puis rabbiniques (TB Yebamot 46a). Par ailleurs, tout au moins à titre d’hypothèse, il faut souligner un fait : la circoncision a posé problème, elle n’est pas allée de soi comme on pourrait le penser – on ne le sait évidemment que par des indices extrêmement ténus et surtout par le fait qu’à l’époque du Second Temple il a sans doute fallu reprendre un texte comme Gn 17 pour imposer le rite de la circoncision en le présentant comme le signe de l’alliance avec la divinité protectrice du peuple et de la terre. Il convient de savoir, en effet, que c’est seulement après la destruction du Premier Temple que la circoncision semble être devenue la marque distinctive de l’appartenance à Israël et à Yahweh : on explique cette situation par le fait que les Judéens, à partir du VIe siècle avant notre ère, vivent de plus en plus au milieu de peuples qui ne pratiquent plus ce rite – il apparaît, comme on l’a déjà laissé entendre, qu’aux époques perse et grecque, cette coutume ait été progressivement abandonnée par les voisins immédiats des Judéens de la Palestine, ainsi que le montre les témoignages de Ez 32, 21-30 au sujet des Sidonniens, de Jdt 14, 10 au sujet des Ammonites – les uns et les autres présentés comme incirconcis – et de Flavius Josèphe qui dit qu’en son temps, c’est-à-dire au Ier siècle de notre ère, les Judéens sont les seuls habitants de la Palestine à pratiquer la circoncision. D’une manière générale, il faut bien dire que l’étendue de la pratique de la circoncision dans l’Orient ancien est difficile à préciser, à cause de l’incertitude et de la contradiction des témoignages. On ne connaît pas l’origine de cette coutume, mais l’on sait qu’elle n’a pas été exclusive au peuple judéen. En Égypte, où la circoncision est attestée sur les bas-reliefs dès le IIIe millénaire avant notre ère, il semble au moins qu’elle ait été obligatoire pour les prêtres. En Canaan toutefois, il semble que les habitants à époque ancienne (c’est-à-dire au IIe millénaire avant notre ère) – y compris les Philistins – n’aient pas été circoncis, sinon sous l’influence des Hébreux, à condition d’historiciser Gn 34 comme un récit de conquête de l’époque de Josué (ce qui est loin d’être certain). En revanche, au VIe siècle avant notre ère, les Judéens sont nommés avec les Égyptiens, les Édomites, les Ammonites, les Moabites et les Arabes comme étant circoncis de chair, mais incirconcis de cœur (Jr 9, 24-25). Flavius Josèphe avance que

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les Iduméens (= Édomites), vers la fin du IIe siècle avant notre ère, ont été contraints à la circoncision par Jean Ier Hyrcan, alors qu’au VIe siècle avant notre ère, ils sont considérés comme pratiquant la circoncision (Ez 32, 29 ; Jr 9, 25) – à une certaine époque, il semble donc qu’ils aient abandonné cette coutume. Hérodote rapporte que tous les Phéniciens et les Syriens sont circoncis – Aristophane affirme la même chose, mais seulement au sujet des Phéniciens. De plus, selon Hérodote, les Égyptiens de son temps expliquent la circoncision comme une mesure d’hygiène et de propreté – ce qui n’est nullement le sens qu’elle a dans les récits bibliques. D’après les poètes préislamiques, les Arabes d’avant le VIIe siècle de notre ère sont circoncis 2 . D’une manière globale, il apparaît qu’à partir du VIe siècle avant notre ère, la pratique de la circoncision a été de moins en moins en usage parmi les peuples de l’Orient – sans doute sous l’influence grandissante de la culture grecque, mais aussi de la culture iranienne 3. Quant aux Judéens, il ne serait pas impossible qu’ils aient été divisés à ce sujet : partagés entre ceux qui ont souhaité poursuivre cette coutume et ceux qui ont voulu y mettre un terme, comme le montrent les passages de Jubilés 15, 33, de 1 M 1, 13-15 et de 1 Co 7, 18 – ces deux derniers passages concernent, il est vrai, seulement ceux qui cherchent à camoufler la marque de leur circoncision par une intervention chirurgicale appelée « épispasme ». Il convient de rappeler que cette coutume de la circoncision a suscité les moqueries des païens (voir des auteurs comme Martial, Perse ou Horace), sans oublier Antiochos IV Épiphane qui semble l’avoir interdite en Judée (1 M 1, 48), punissant cruellement les récalcitrants (1 M 1, 60-61; 2 M 6, 10). Au Ier siècle de notre ère, les Judéens paraissent divisés sur le fait d’obliger ou non les prosélytes à la circoncision lors de leur adhésion aux croyances et pratiques judéennes – relevons que les premières mentions de païens se faisant circoncire se trouvent en Jdt 14, 10 et Est 8, 17/Grec. La signification de la circoncision est tout aussi obscure que son origine, d’autant que bien des peuples l’ont pratiquée sans l’expliquer. Les ethnologues proposent diverses interprétations de la circoncision : opéra2.  Voir aussi Gn 17, 25, où il est rapporté que le premier circoncis après Abraham a été Ismaël, à l’âge de treize ans – or ce dernier est considéré comme l’ancêtre des tribus arabes. Il faudrait mettre en relation Gn 17, 25 et Ex 4, 24-26, un texte obscur où Séphora, l’épouse madianite de Moïse, pour apaiser la divinité, a circoncis son fils et avec le prépuce a touché les pieds de son mari – or, d’après Gn 25, 2, les Madianites, un clan nomade du désert, sont rattachés à Abraham. Au sujet de la circoncision dans le monde arabe avant et après l’émergence de l’islam, voir A.J. Wensinck , « Khitan », dans Encyclopédie de l ’Islam 5 (1986), p. 20-23. 3.  Les Grecs comme les Perses ne pratiquent pas l’ablation du prépuce, une coutume ignorée de la plupart des peuples indo-européens.

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tion chirurgicale destinée à remédier au phimosis et à favoriser la fécondité ; rite religieux en rapport avec la fécondité ou la réception dans une communauté ; rite de passage. Le judaïsme rabbinique a donné à la circoncision une herméneutique relativement obscure, qui peut cependant être résumée de la manière suivante : on ne s’inscrit dans l’ordre généalogique que par une référence à autre chose que la généalogie, parce que la filiation ne consiste pas seulement à occuper une place dans la chaîne biologique. Pour se rendre compte des difficultés de la question de la circoncision dans le judaïsme, il convient de savoir, par exemple, que depuis le XIXe siècle, le judaïsme réformé « allemand » puis « américain » a eu tendance à ne plus pratiquer le rite de la circoncision pour les motifs suivants : (1) elle a été donnée comme commandement à Abraham et non pas à Moïse ; (2) elle est mentionnée une fois dans le Lévitique et n’est pas reprise dans le Deutéronome ; (3) Moïse n’a pas été circoncis et n’a pas circoncis son fils ; (4) la génération du désert n’a pas été circoncise ; (5) il n’existe aucun rituel d’initiation pour les filles. En dehors bien entendu du dernier motif, tous les autres relèvent d’une argumentation qui est fort ancienne et que l’on retrouve ici ou là, sous une forme différente, dans des textes provenant de la Diaspora gréco-romaine 4 . Le dossier de la circoncision, comme on vient de le constater, est assez vaste, c’est pourquoi on s’est limité cette année à la question telle qu’elle semble avoir été posée dans le monde judéen aux époques grecque et romaine – non sans analyser auparavant le texte principal, fondateur du rituel de la circoncision, à savoir le récit de Gn 17, texte par lequel est censée avoir été scellée l’alliance de la divinité avec Abraham – les autres récits bibliques relevant de ce dossier sont : Ex 4, 24-25 ; Gn 34, 14 ; Jos 5, 2. Auparavant, on s’est cependant penché, plus ou moins longuement, sur les traditions autour de la figure d’Abraham, desquelles le récit de Gn 17 est censé relever – ce qui a permis d’emblée de rendre compte de la complexité extrême de ce récit, du moins quand on souhaite le situer, d’un point de vue historique, dans le temps et dans l’espace. Avec l’arrivée des Grecs en Orient, l’attitude à l’égard du rituel de la circoncision change de manière considérable. Les Grecs, qui acceptent la nudité en public, refusent la circoncision, car leur sensibilité considère comme répugnant le fait de montrer non pas le pénis mais découvrir le gland. Les Romains, à l’égal des Grecs, manifestent cette même répugnance à l’égard de la circoncision qui, pour eux, est tout aussi horrible que ridicule. Par conséquent, des pressions culturelles diverses se manifestent aux époques grecque et romaine à l’égard de la circoncision qui est considérée de manière extrêmement négative dans la civilisation hellé4. À ce sujet, on peut se référer à l’ouvrage de L.A. Hoffman, Convenant of Blood. Circumcision and Gender in Rabbinic Judaism, Chicago/Illinois-Londres, 1996.

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nistique. Les Judéens à cause de leur circoncision, qui sont apparemment les seuls parmi les Orientaux à résister aux pressions sociales du milieu ambiant, se voient exclus des nombreuses manifestations publiques : ainsi ils sont fréquemment ridiculisés et ostracisés des lieux publics d’un certain nombre d’institutions municipales comme le gymnase grec ou le bain romain. Par ailleurs, après l’échec de la première révolte judénne contre Rome (66-74), un impôt spécial est imposé à tous les Judéens circoncis – il s’agit du Fiscus Iudaicus. Il convient de souligner que deux personnages historiques importants se sont fait remarquer à cause de leur opposition, qualifiée de virulente dans la tradition judéenne, à l’égard de la circoncision : le premier est Antiochos IV Épiphane, qui a tenté d’interdire la circoncision en Judée – ce qui a provoqué l’insurrection macchabéenne ; le second est Hadrien, qui a ordonné que la circoncision soit considérée à l’égal de la castration et condamnée comme telle – ce qui a provoqué la seconde révolte judéenne contre Rome (à moins que cette mesure ne soit que la conséquence de la révolte). Les Judéens, à partir du IIe siècle avant notre ère, ont apporté un certain nombre de réponses, une certaine défense, à l’attitude des Grecs et des Romains concernant la circoncision. Certains, n’ayant pas reçu une éducation grecque ou romaine, ont défendu le rite de la circoncision, au point qu’elle est devenue progressivement la plus importante, voire la plus fondamentale des croyances et pratiques judéennes. D’autres, ayant reçu une éducation grecque ou romaine, ont défendu le rite de la circoncision, en essayant d’apporter une explication qui puisse être acceptable par la sensibilité du monde ambiant. D’autres encore, ayant reçu aussi une éducation grecque ou romaine, ont abandonné la circoncision, en essayant d’apporter une interprétation allégorisante, mais sans pour autant abandonner les autres croyances et pratiques judéennes. D’autres enfin, ont abandonné la circoncision ainsi que les autres croyances et pratiques judéennes. Au cours de cette année, ont été analysées plusieurs de ces attitudes, mais la recherche n’a pas été achevée et se poursuivra l’an prochain. II. Les prophétismes et messianismes aux Ier et IIe siècles de notre ère Les croyances de type prophétique ou de type messianique connaissent actuellement un grand réveil à travers des idées fort anciennes telles que des « représentations catastrophiques » de la fin du monde ou des « révolutions illuminées » comme celles qu’invoquent les « millénarismes » dans certaines sectes des sociétés surdéveloppées occidentales ou des sociétés sous-développées non occidentales – en un mot, il s’agit du retour en force d’un discours de type « eschatologique » et de type « apocalyptique » hors de toute religion institutionnalisée, reconnue et acceptée comme telle

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depuis longtemps. Ce retour a sans doute pour cause la disparition de la croyance en un progrès linéaire, continu et irréversible, qui se développe selon le même modèle dans toutes les sociétés. C’est pourquoi, ce thème de recherche intitulé « Prophétismes et messianismes dans le judaïsme et le christianisme » s’est imposé comme essentiel pour essayer de produire des clefs de compréhension du présent à partir de celles du passé. Par rapport à une tradition du passé, toute génération, dans toute société, doit résoudre un triple problème : (1) celui de sa réception, (2) celui de sa transmission et surtout (3) celui de son adaptation à ses difficultés actuelles notamment en la réinterprétant au présent, et en l’ouvrant à l’inattendu pour s’inventer librement un futur. On appelle prophétisme ou messianisme, au singulier ou au pluriel, cette activité lorsqu’elle s’exerce dans son troisième aspect – l’adaptation. De fait et au fond, tout prophétisme ou messianisme représente l’activité « imaginante » par laquelle une génération se construit dans la différence par rapport à celles qui l’ont précédée, souhaitant mieux vivre, et le voulant déjà pour les temps présents. Le prophétisme et le messianisme héritent d’abord du passé, critiquent ensuite le présent proche, et dessinent un futur meilleur et habitable. Ainsi, le prophétisme et le messianisme rompent, mais vraiment comme des « traîtres », en assumant une bifurcation neuve. Leurs voix sont donc inéluctablement recouvertes et sans cesse redécouvertes « comme une aurore revenue et cependant singulière ». Les trois grandes religions dites « monothéistes » reposent sur trois prophétismes ou messianismes, autrement dit sur trois personnages exceptionnels – Moïse, Jésus et Mahomet – que leurs disciples ont considérés comme des prophètes (dans le cas de Moïse et de Mahomet) ou comme un messie (dans le cas de Jésus). Il y a certes des différences entre un prophète et un messie, mais ils sont l’un et l’autre des médiateurs entre le monde divin et le monde des hommes. Il est évident que les phénomènes prophétiques ou messianiques n’ont pas touché uniquement le judaïsme, le christianisme ou l’islam, mais se repèrent également dans bien d’autres religions – comme par exemple le paganisme ou l’animisme. Ces phénomènes sont par ailleurs permanents et persistants : ils sont de toutes les époques, prenant des formes extrêmement variées selon les périodes et en fonction des régions et des cultures. Dans cette recherche va être posée également la question de la place de la « théologie politique » dans la civilisation dite « judéo-chrétienne », c’est-à-dire dans les mondes où le judaïsme et le christianisme tiennent une place importante pour ne pas dire prépondérante. Car la théologie politique est une catégorie opératoire sur le plan politique et non pas nécessai-

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rement sur le plan théologique. Si l’on veut définir de manière tout aussi brève que claire la théologie politique, on peut dire que c’est l’intervention forcée du divin dans le politique – autrement dit, la conception du divin dans le monde politique. Or si cette conception du divin est certes originaire de la théologie, en politique elle est reprise de manière opportune, de manière forcée. La théologie politique est un procédé de légitimation du pouvoir politique, dans lequel la conception théologique est censée « formater » la conception politique. Le « monothéisme », par exemple, est une théologie politique plus nécessaire en politique qu’en théologie. Toutes les religions dites « monothéistes » proclament l’unicité divine. Mais il convient d’observer qu’elles le font pour leurs propres croyants, rarement pour tous les croyants. En effet, elles le font, chacune, à des fins apologétiques : en clair, à des fins de prosélytisme – de ce fait, elles n’ont aucun respect les unes pour les autres. Il n’y a qu’un seul Dieu, dit-on en utilisant un « D » majuscule, mais ceux qui disent cela n’osent pas préciser « c’est le mien » 5 ! De fait, soulignons que cette idée même de monothéisme, qui est la croyance en une divinité unique s’imposant à tous, n’apparaît pas avant l’émergence de l’islam dans le temps et dans l’espace. Autrement dit, cette idée de monothéisme n’est pas antérieure aux VIIIe-Xe siècles pour l’islam et le christianisme, et pas antérieure aux XIIe-XIIIe siècles pour le judaïsme. Or cette idée est utile non pas tellement en religion mais en politique, car elle repose sur l’axiome suivant : un seul dieu, une seule terre, un seul peuple, un seul chef. Elle suppose par conséquent que ce seul dieu, cette seule terre, ce seul peuple et ce seul chef s’opposent à une autre conception de ce genre. Il est assez vraisemblable que l’idée de monothéisme ne soit née ni de l’opposition judaïsme/christianisme ni de l’opposition christianisme/islam, mais d’une opposition à l’intérieur même de l’islam – opposition qui s’est développée progressivement à partir de 750 lors de la formation du califat abbasside à Bagdad à la suite de la destruction du califat omeyade de Damas « reproclamé » à Cordoue au Xe siècle. Dans cette recherche, il sera question de prophétismes, de messianismes, mais aussi de millénarismes et de théologies politiques – tous au pluriel ! Les prophétismes et les messianismes représentent des concepts abstraits dont les manifestations prophétiques ou messianiques sont concrètes. Les prophétismes et les messianismes développent la plupart du temps des religions dont la tendance est de s’institutionnaliser, non sans passer par ce que l’on appelle les millénarismes – dans leurs aspects les plus utopiques. Les prophétismes et les messianismes débouchent aussi par la suite sur des théologies politiques – dans leurs aspects les plus réalistes. 5.  Ces propos sont à considérer d’un point de vue historique, sans aucune portée dans la contemporanéité.

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Mais il y a un phénomène important qui est au fondement de tout prophétismes et de tout messianismes : il s’agit des charismes – sans charismes, il est évident qu’il ne peut y avoir ni prophètes ni messies. Cette recherche sur les prophétismes et les messianismes dans le judaïsme et le christianisme, qui ne tiendra compte d’aucun cadre chronologique, passant des époques antiques aux époques modernes, portera en introduction sur le phénomène des charismes dans les manifestations prophétiques et messianiques. On abordera ensuite, en deux moments successifs, le prophétisme et le messianisme dans le judaïsme ancien. Ce n’est que par la suite que l’on analysera, dans un troisième moment, la question du messianisme et du prophétisme dans le christianisme ancien. Dans un quatrième moment, on examinera le charisme prophétique ou messianique dans le judaïsme rabbinique afin de mettre en évidence le conflit entre autorité et légitimité. Dans un cinquième moment, le dernier, on présentera le prophétisme et le messianisme comme théologie politique dans les mondes occidentaux aux époques moderne et contemporaine. Enfin, en conclusion, on se penchera sur Jésus de Nazareth en se demandant s’il a été un personnage prophétique ou messianique. Avant d’entrer dans le vif du sujet, quelques réflexions générales sur les prophétismes et messianismes ont été nécessaires. Les prophétismes et les messianismes ont été au cœur de la pensée occidentale tout au long des XIXe et XXe siècles. Ils se sont cachés au sein même des pensées qui se sont voulues scientifiques et progressistes comme par exemple la pensée marxiste, notamment dans leurs perspectives millénaristes. À cela une raison : la distinction entre le passé et le présent pour un futur meilleur – ce qui a impliqué : (1) la hantise du passé ; (2) l’histoire au présent ; (3) la fascination de l’avenir. Avec la Bible, l’histoire judéenne est d’une part, fascinée par ses origines sacrée (création puis alliance de Yahweh avec son peuple sur sa terre) et d’autre part, tendue vers un avenir également sacré : la venue du Messie et de la Jérusalem céleste. Le christianisme va s’efforcer entre les origines et la fin des temps de focaliser l’attention sur le présent. L’Église chrétienne tâchera de concentrer l’esprit des chrétiens sur un présent qui, avec l’incarnation du Christ, point central de l’histoire (de son histoire), est le début de la fin des temps. Le christianisme est religion d’intercession – c’est la religion du présent, raison pour laquelle elle se situe dans l’histoire. Marc Augé, anthropologue, dans un livre qui a fait date 6, a longuement constaté l’aspect répressif de la mémoire ou de l’histoire, du rappel à l’ordre du passé ou de l’avenir : c’est « le passé comme contrainte ». Quant au futur, il a souligné : « Les messianismes et les prophétismes conjuguent 6.  M. Augé , Symbole, fonction, histoire. Les interrogations de l ’anthropologie, Paris, 1979.

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aux-aussi la contrainte du futur antérieur [= l’antériorité par rapport à un autre moment de l’avenir], différant ainsi l’apparition des signes qui exprimeront, le moment venu, une nécessité ancrée dans le passé » (p. 149). Et il a ajouté « que l’histoire ait un sens, c’est l’exigence de toute société actuelle… dans tous les cas l’exigence des sens passe par une pensée du passé » (p. 151-152). Dans cette perspective, en registre prophétique ou messianique, il faut donc une fonction du présent, des relectures constantes du passé qui doit pouvoir être constamment remis en cause. Rien d’étonnant par conséquent que, dans ces conditions, le futur, en même temps que le passé, attire les hommes d’aujourd’hui en quête de leurs racines et de leur identité, les fascine plus que jamais. Ainsi, les vieux millénarismes renaissent en permanence de leurs cendres, tel le phénix de la mythologie, et une nouvelle nourriture, la science-fiction les alimente. La futurologie, on le sait, trouve paradoxalement sa matière première dans le passé. Tout prophète, tout messie se débat dans une tension selon laquelle « le temps » tient une place essentielle – ce dernier est fondé sur l’espérance et fonde l’espérance. On peut dire que l’espérance en l’avenir est fondée sur l’espérance présente qui, elle-même, se fonde sur l’espérance en un passé. Il y a donc tension entre avenir, présent et passé. Comme on le dit en hébreu, le « jour du messie, c’est le « be-atid-havo » (= dans le futur qui vient). Toute conception prophétique ou messianique repose sur la conception de l’histoire retenue. Il y a en effet un rapport dialectique étroit entre les conceptions de l’histoire et les développements prophétiques ou messianiques – rapport qu’il conviendra de ne jamais oublier au cours de cette recherche. Durant cette année, outre l’introduction consacrée au phénomène des charismes dans les prophétismes et les messianismes, ont été abordés le prophétisme et le messianisme dans le judaïsme ancien – ce dernier point n’a d’ailleurs pas été achevé et le sera l’an prochain.

2002-2003 On a poursuivi les programmes de recherche commencés les années précédentes sur « Les juifs à l’époque de l’émergence du mouvement chrétien : nouvelles perspectives » et « Les prophétismes et messianismes aux Ier et IIe siècles de notre ère ». Dans un cours d’introduction, il a été question de Jésus de Nazareth, de la tradition à l’histoire. I. Les juifs à l’époque de l’émergence du mouvement chrétien : nouvelles perspectives (suite/III) On a continué une recherche sur la question de la circoncision dans le monde judéen aux époques grecque et romaine (IIe siècle avant notre èreIIe siècle de notre ère) en complétant l’analyse des trois attitudes possibles à l’égard de la circoncision, dont la première se rencontre essentiellement en Palestine et en Diaspora babylonienne, et les deux autres en Palestine et en Diaspora romaine.

1. Le renforcement de la circoncision Les premiers renforcements de la circoncision se rencontrent dans le Livre des Jubilés, écrit aux alentours de l’insurrection macchabéenne ou au cours du règne de Jean Ier Hyrcan ( Jubilés XV, 1-34 ; XXX, 7-14 ; XXV, 1-3 ; I, 23-25) La communauté essénienne, dont quelques copies du Livre des Jubilés ont été retrouvées dans les grottes proches du Khirbet Qumrân, semble avoir élaboré une doctrine de la circoncision fondée sur ce document et adaptée en fonction de ses propres nécessités (CD XVI, 4b-6a ; 1QS V, 5b-7a ; 1QH XVIII, 20 ; 1QH II, 7 et 18 ; Testament de Lévi VI, 3). Vers la même époque, la Septante et le Targum ont interprété la circoncision du fils de Moïse par Séphora comme un sacrifice (Ex 4, 24-26 [LXX] et Ex 4, 24-26 [Tg Onq-Tg Neof/Tg PsJon]). En TJ Nedarim III, 38b, toutes les traditions pharisiennes/rabbiniques relatives à Ex 4, 24-26 sont récapitulées. Dans le Livre des Antiquités Bibliques du PseudoPhilon, il est mentionné que Moïse est né circoncis, ce qui permet de justifier que le récit de sa circoncision ne figure pas dans le Livre d’Exode (LAB IX, 13). D’autre dossiers ont été abordés : (1) celui de la prohibition des mariages entre femmes judéennes et hommes incirconcis à partir de la recension grecque du Livre d’Esther où il est souligné que l’héroïne abhorre le lit

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de l’incirconcis (Est C, 26 [LXX]) et de Flavius Josèphe où il est rapporté que les femmes judéennes ne doivent se marier qu’avec des hommes circoncis (Antiquités judéennes XX, § 139 ; § 145) ; (2) celui de la nécessité de la circoncision pour les prosélytes à partir des ouvrages comme Judith et Esther où est pointée cette nécessité (Jdt 14, 10 ; Est 8, 17 [LXX]) ; (3) celui de la nécessité de la circoncision pour les conquis comme l’ont édictée les Hasmonéens qui ont autorisé les habitants des territoires conquis à rester seulement s’ils se soumettent à la circoncision (1 M 2, 45-46 ; Antiquités judéennes XIII, § 257-258 ; § 318-319 ; § 397). À partir du IIe siècle avant notre ère, on assiste à une certaine « diabolisation » de l’incirconcis qui, par la suite, à partir du Ier siècle de notre ère, sera considéré de plus en plus comme « impur » par ceux qui sont circoncis.

2. L’explication de la circoncision Il n’existe pas tant d’explications de la circoncision, destinées à l’externe, qui aient été proposés par les Judéens, si ce n’est des interprétations destinées à l’interne. Les Judéens, qui ont reçu une culture grecque et romaine, ont proposé, pour leur part, une explication de la circoncision qui soit acceptable aux yeux des Grecs. Philon d’Alexandrie (De specialibus legibus 1-11) et Flavius Josèphe (Antiquités judéennes I, § 192 ; Antiquités judéennes I, § 214 ; Contre Apion II, § 141-144) au Ier siècle de notre ère relèvent de cette catégorie. Il en est sans doute de même d’Artapan (Eusèbe de Césarée, Préparation évangélique IX, 27, 10), qui, est, lui, bien plus ancien que Philon d’Alexandrie et Flavius Josèphe. Dans la Mishnah et le Talmud, on trouve élaborée une interprétation de la circoncision comme un sacrifice et on parle du sang qui ratifie l’alliance divine : M Nedarim III, 11 ; TB Shabbat 135a ; TB Shabbat 137b – ces passages, sans doute relativement tardifs, se rencontrent souvent en relation avec la question des prosélytes. D’une manière générale, à partir du IIe siècle de notre ère, la consolidation de la circoncision se réalise à partir d’une interprétation tendant à la considérer comme un sacrifice à la divinité.

3. L’abandon de la circoncision Sous la pression sociale contre la circoncision, aux époques grecque et romaine, des Judéens, plus ou moins nombreux, ont cessé la pratique de la circoncision. Une théologie s’est ainsi créée afin de justifier l’abandon de la circoncision. Un conflit très dur a opposé ceux qui ont continué à pratiquer la circoncision et ceux qui l’ont abandonnée, au point que les partisans de la pratique ont été jusqu’à considérer qu’un Judéen qui y renonce est un apostat à la nation judéenne. Ainsi, le terme « Judéen »

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s’est vu réclamé par tous ceux qui vivent comme des Judéens – « vivre à la judéenne » devenant alors une question d’interprétation. Dès le IIe siècle avant notre ère, des témoignages affirment que des Judéens, afin de camoufler leur circoncision, se font refaire leurs prépuces 1 : 1 M 1, 15 ; Antiquités judéennes XII, § 241 ; Testament de Moïse VIII, 3 ; 1 Co 7, 18 ; Midrash Genèse Rabba 46, 13 ; TJ Yebamot VIII, 1 ; TJ Shabbat XIX, 2, 17a ; Jubilés XV, 33. Il est aussi question du camouflage de la circoncision chez les Pères de l’Église (Épiphane de Salamine, Sur les poids et les mesures 16). Des auteurs grecs et romains attestent que des Judéens cachent leur circoncision par une opération : Martial, Épigrammes VII, 35, 82 ; Celse, De medicina VII, 25, 1 (où l’on trouve décrite l’opération de l’épispasme) ; Suétone, Vie des Douze Césars, Domitien, 12, 2. Observons que dans le Livre des Jubilés, en XV, 33, sont mentionnées les deux voies par lesquelles Israël transgresse la circoncision : ils circonciront leurs fils de manière incomplète, en laissant de la chair ; ils laisseront leurs fils incirconcis, comme ils sont nés. On a abordé également le dossier de la nécessité de la circoncision pour les Judéens. Dans le cadre de ces conflits autour de la circoncision, on connaît deux cas de circoncision forcée : (1) Mattathias, au début de l’insurrection macchabéenne, circoncira les jeunes garçons judéens incirconcis (1 M 2, 45-46) ; (2) Simon ben Kosbah, lors de la seconde révolte judéenne contre Rome, semble avoir mené une action similaire (T Shabbat 15, 9 ; TJ Shabbat XIX, 2, 17a ; TB Yebamot 72a). D’après II Baruch 66, 5, il semble que sous le règne de Josias, on ait mené une action de circoncision forcée – ce qui montre que le problème de l’incirconcision des Judéens a toujours été présent (sans compter qu’à l’époque du Premier Temple, il est possible que tous les habitants des royaumes d’Israël et de Juda n’aient pas été circoncis, mais seulement les prêtres et les lévites). Par ailleurs, en TB Shabbat 137a-b, il est à plusieurs reprises stipulé que la circoncision, pour être valide, doit être entière (voir aussi en TB Yebamot 72a-b). Une ligne de pensée judéenne considère que les prosélytes ne sont pas obligés de se faire circoncire : Oracles sibyllins IV, 163-170 ; Antiquités judéennes XX, § 38-48. Philon d’Alexandrie estime que les prosélytes doivent être soumis à la circoncision (De migratione Abrahami 92), mais affirme que le prosélyte circoncis n’est pas incirconcis de ses passions (Quaestiones et solutiones in Exodum 2, 2). On peut penser d’autre part que Philon a probablement aussi justifié les prosélytes qui restent incirconcis. Quoi qu’il en soit, il est certain que Philon a critiqué les Judéens qui allégorisent la Loi dont ils détournent sa compréhension littérale : répudiant ainsi les sabbats et les fêtes, le temple et ses sacrifices ainsi que la circoncision (De migratione Abrahami 89-93). D’ailleurs, selon un témoignage pharisien/rabbanite, des personnes incirconcises sont présentes au sein de 1. Voir R.G. H all , « Epispasm and the Dating of Ancient Jewish Writings », dans Journal for the Study of the Pseudepigraphs 2 (1988), p. 71-86.

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la nation judéenne : M Nedarim III, 11. En M Abot III, 11, il est dénié toute part au monde à venir à ceux qui ne pratiquent pas la circoncision — de même en TB Yoma 85b. Ignace d’Antioche prévient les chrétiens de Philadelphie contre ceux qui prêchent le « judaïsme », et précise qu’« il est meilleur d’entendre le christianisme de la part d’un homme circoncis que le judaïsme de la part d’un incirconcis » (Lettre aux Philadephiens VI, 1). Ce qui prouve que dans le « judaïsme », pour reprendre la terminologie d’Ignace d’Antioche, on trouve des incirconcis et dans le « christianisme » des circoncis. La plupart de ces témoignages impliquent que des Judéens ont défendu l’abandon de la circoncision essentiellement à partir d’une interprétation allégorique. Ils représentent une théologie judéenne selon laquelle la circoncision n’est pas nécessaire pour avoir accès au salut 2 .

4. Conclusion provisoire Disons, en guise de conclusion toute provisoire que dans le mouvement chrétien, on retrouve à la fois les défenseurs de la circoncision et ses opposants. Par rapport à la circoncision, les chrétiens ont manifesté pas moins de cinq positions divergentes et contradictoires : (1) la circoncision est nécessaire (selon Jacques) ; (2) la circoncision n’est pas nécessaire (selon Paul) ; (3) la circoncision est nécessaire pour les Judéens mais pas pour ceux qui sont originaires des autres nations (selon Luc) ; (4) la circoncision est abolie (Ep 2, 11-22; Épître de Barnabé 9, 1-3.9; 10, 12; Évangile selon Thomas 53) ; (5) la circoncision est positive (Odes de Salomon 11; Évangile selon Philippe 82, 26-29). L’usage et le sens de la circoncision dans le « judaïsme » ancien sont extrêmement divers selon les écrits. On y trouve en effet une grande diversité d’opinions en faveur de la circoncision, mais aussi en opposition avec cette pratique, du moins dès la pénétration réelle de l’hellénisme en Orient. La recherche n’est pas achevée et on la poursuivra l’an prochain en développant de manière plus précise la question de la circoncision et le mouvement chrétien aux Ier-IIe siècles. II. Les prophétismes et messianismes aux Ier et IIe siècles de notre ère (suite/II) Au cours de la deuxième année de ce programme de recherche, a été approché le messianisme dans le judaïsme ancien qui était resté inachevé l’année dernière. 2. Voir J.J. Collins , « A Symbol of Otherness: Circumcision and the Early Christian Mission », dans Seers, Sibyls and Sages in Hellenistic-Roman Judaism, Leyde, 1997, p. 211-235 (= dans J. Neusner – E.S. Frerichs (Éd.), “To See Ourselves as Others see Us”. Christians, Jews, “Others” in Late Antiquity, Chico/Californie, 1985, p. 163-186).

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Auparavant, il est apparu nécessaire de traiter, en introduction, la question des origines de la pluralité dans le judaïsme. Pour aborder cette question on s’est demandé sur quoi repose la théologie dans le judaïsme. Pour ce faire, on est parti d’un article de Gershom Scholem que l’on a complété par les remarques de David Biale 3. En un mot, disons déjà que la pluralité dans le judaïsme repose sur une notion de révélation qui est infinie : « une fontaine jamais interrompue » selon l’expression de Meier Ibn Gabbai, un théologien juif du XVIe siècle. Toute personne qui s’intéresse au judaïsme ne peut être que surprise par la multitude des points de vue contradictoires. Mais il n’y a qu’un point qui n’ait jamais été contesté ou discuté : c’est la croyance en l’existence d’un Dieu unique – en effet, il n’y a jamais eu aucun doute à ce sujet à aucune des étapes du développement du judaïsme. Pour Gershom Scholem, la théologie juive doit être abordée en fonction des quatre questions suivantes : 1. La question des sources normatives de cette théologie, c’est-à-dire la question de la légitimité de la révélation et de la tradition comme catégories religieuses pouvant fonder une théologie juive. 2. La question des valeurs fondamentales, ou des idées sous-jacentes à ces valeurs, qui procèdent de ces sources et de la croyance en l’existence d’un Dieu unique même si cette dernière n’est jamais posée sous une quelconque forme. 3. La question de la situation du judaïsme et de sa tradition dans un monde sécularisé et technique aux XIXe et XXe siècles. 4. La question du sens des évènements importants de l’histoire juive du XXe siècle, c’est-à-dire la Shoah et Israël. On a laissé de côté les deux dernières questions qui ne relèvent pas à proprement parler de la problématique envisagée, et on s’est limité aux deux premières qui se sont avérées très instructives pour la compréhension du phénomène de pluralité dans le judaïsme ancien comme moderne. Pour bien comprendre la problématique des origines de la pluralité dans le judaïsme, il faut prendre en considération les sources sur lesquelles elle se fonde à chaque époque : autrement dit, la Bible, le Talmud et la Kabbale. Par ailleurs, il faut prendre conscience que l’interprétation est source de diversité, mais aussi qu’elle est source d’autorité et de tradition. Sans compter que l’interprétation repose sur des textes et sur des règles – ces dernières fondant par retour l’autorité et la tradition.

3.  G. Scholem, « Considérations sur la théologie juive », dans Fidélité et utopie. Essais sur le judaïsme contemporain, Paris, 1978, p. 229-266 et D. Biale , Gershom Scholem. Cabale et contre-histoire, Paris, 2001, p. 201-204.

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L’idée de la rédemption a tout d’abord été un concept historique, qui a été maintenu dans un équilibre précaire au plan politique entre ses aspects nationaux et ses aspects universalistes. Mais par la suite, cette idée a pris l’aspect d’une espérance de renouvellement de toute la création, perçu comme la restauration d’un univers perdu qui s’est brisé – cet état paradisiaque de l’univers a été rêvé comme une réalité passée, même si elle n’a bien-entendu jamais existé. C’est dans cette perspective qu’a émergé l’idée messianique, laquelle est très liée aux idées de création et de rédemption – le Messie est alors l’adjuvant nécessaire, obligatoire, permettant la transformation, la restauration du monde passé, forcément idyllique, et la disparition du monde présent, forcément mauvais. Le messianisme a toujours comporté la vision d’une humanité renouvelée, libérée et pacifiée, laquelle a toujours été étroitement liée à l’idée du « Royaume de Dieu » où doit se rencontrer le véritable humanisme. L’alliance, qui relie la divinité et l’homme non seulement dans la révélation mais encore dans la rédemption, confirme que révélation et rédemption sont deux aspects du même phénomène que l’on retrouve dans l’idée du Royaume de Dieu – une utopie religieuse qui a été, à partir du XVIIIe siècle, sérieusement sécularisée. Utopie sécularisée qui a abouti à l’élaboration d’un « messianisme révolutionnaire » mis en œuvre par des intellectuels idéologues allemands comme Ernst Bloch, Walter Benjamin, Theodor Adordo et Herbert Marcuse, dont les liens avec leur héritage juif, qu’ils le reconnaissent ou non, sont évidents. L’article de Gershom Scholem, ici sollicité, est un véritable manifeste théologique, dans lequel est défendue l’idée originale d’une théologie juive qui serait à la fois humaniste et fondamentaliste – c’est-à-dire une théologie dont les aspects humanistes tiendraient compte des aspects fondamentalistes, notamment en replaçant ces derniers dans leurs dimensions temporelles et spatiales. Pour Gershom Scholem, l’idée d’un judaïsme vivant, quelle que soit sa conception de la divinité, doit s’opposer résolument au naturalisme. Pour lui, le judaïsme doit insister sur le fait que la notion si répandue d’un monde en progrès, qui serait lui-même source d’une libre production du sens, ne peut pas être sérieusement soutenue – Gershom Scholem rejoint sur ce point Walter Benjamin pour qui le progrès est le leurre des temps modernes. Ainsi, pour Gershom Scholem, de toutes les assertions « dogmatiques » de la théologie juive, celui qui lui paraît la moins acceptable est la thèse de la providence divine, selon laquelle la divinité, dans sa sagesse infinie, qui contient tout, est supposée avoir prévu non seulement le but de la création, mais aussi son déroulement, dans chacun de ses détails et à chacune de ses étapes. Il convient de souligner que toutes les tentatives religieuses de marginaliser les tendances mystiques sont nécessairement vouées à l’échec,

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car comment exprimer autrement des concepts comme révélation (tradition) et création (rédemption) d’un point de vue religieux. D’ailleurs tous les auteurs juifs allemands de la première moitié du XXe siècle, comme Hermann Cohen, Franz Rosenzweig ou Martin Buber, qui ont polémiqué contre la mystique, lui ont cependant emprunté ses métaphores au gré de leurs besoins – les exposés de Franz Rosenzweig et de Marin Buber sur ce point, qui se déploient dans le cadre d’une philosophie du dialogue entre l’homme et la divinité, ne reconnaissent au fond qu’une catégorie de révélation, la révélation mystique, même s’ils refusent de l’appeler de ce nom. Le judaïsme est une religion qui est fondée sur une révélation, laquelle n’est pas un événement qui a lieu une seule fois, mais qui est une « fontaine jamais interrompue… [qui] si elle s’interrompait, ne fût-ce qu’un moment, toutes les créatures replongerait dans leur non-être » – selon Meier Ibn Gabbaï dans son ouvrage Abodat ha-Kodesh écrit en 1531 en Turquie : il s’agit d’un kabbaliste d’origine espagnole qui s’est réfugié en Turquie, et a vécu entre les environs de 1484 et de 1543. Autrement dit, la révélation est certes continuellement nécessaire pour soutenir le monde, mais sans une tradition de commentaire et d’interprétation pour traduire la parole divine dans la réalité humaine, elle serait sans relation avec le monde et la « fontaine » s’interromprait. Ainsi, contre une conception monolithique ou dogmatique du judaïsme, Meier Ibn Gabbaï, qui s’inscrit dans une longue tradition, plaide en faveur d’un marché ouvert des interprétations – lesquelles sont évidemment source de diversité et de pluralité. De manière fort réaliste et encore actuelle, Meier Ibn Gabbaï considère que les divergences d’opinion sur la révélation sont des aspects de cette révélation : « Cette fontaine abondante, dit-il, a deux faces, une devant et une derrière. De là, poursuit-il, viennent les divergences, les conflits et les conceptions diverses sur le pur et l’impur, sur l’interdit et le permis, sur ce qui convient et sur ce qui ne convient pas… ». Le droit d’interpréter la révélation de différentes façons contradictoires, potentiellement à l’infini, est par conséquent issu de la révélation ellemême. C’est ce qui ressort en tout cas de TB Menahot 29b, où il est rapporté que Moïse entend R. Aqiba expliquer les interprétations de la Torah que lui-même, Moïse, ne comprend pas mais qu’Aqiba appelle la « Torah donnée à Moïse sur le Sinaï » – il faut alors comprendre par là que Moïse a reçu sur le Sinaï une Torah qu’il n’a pas lui-même comprise et qui ne devra être éclaircie que par les générations de sages à venir. Autrement dit, ce n’est pas seulement la Torah qui a été révélée sur le Sinaï, mais également le droit, et même l’obligation, d’interpréter et de réinterpréter la révélation. Cette perception potentiellement anarchique est tout aussi modérée que régulée par l’idée de tradition. En ce sens que la révélation garantit certes la sainteté de n’importe quelle interprétation, mais seulement pour qui se soumet à toute la tradition historique de l’interprétation

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– la reconnaissance de l’autorité de la tradition garantit aussi la liberté de la réinterpréter sous des formes nouvelles et radicales. Pour en revenir à la question initialement posée, il ressort des éléments mis en avant dans cet exposé que la pluralité dans la judaïsme a ses racines non seulement dans le concept même de « révélation infinie » mais aussi dans la notion d’« interprétation infinie » qui est la source de la « diversité infinie ». La tradition est certes la mise en place d’une autorité, mais comme elle ne se donne pas comme définitive, elle est elle-même à son tour infinie. Le problème restant toujours celui de la pluralité des traditions, car il est des plus difficiles de parler au singulier en la matière – pluralité oblige… On s’est replongé ensuite dans le dossier du messianisme dans le judaïsme ancien que l’on a examiné en distinguant les deux grands moments suivants : (1) le messianisme dans le mouvement essénien ; (2) le messianisme dans le mouvement pharisien – l’approche proposée étant tout aussi bien d’ordre historiographique que d’ordre heuristique. On s’est intéressé aussi aux figures messianiques du fils de Joseph et du fils de David dont la première n’est pas antérieure à 135, ainsi qu’aux figures messianiques d’Ezéchias, de Salomon et de Menahem. Il a été aussi question du cas de la messianité de Simon ben Kosbah dont la caractéristique messianique a été décrétée par les sages rabbanites à une époque qui est discutée par les chercheurs. En guise de conclusion, une réflexion d’André Caquot paraît pouvoir être reprise, en tout cas de manière paraphrastique. Il ne faut pas inclure sous le titre messianisme toutes les représentations religieuses comportant un élément d’espoir en un tournant plus ou moins miraculeux de l’histoire ou en une fin de l’histoire. D’une part, il n’y a pas de messianisme sans messie, sans un personnage royal, dont l’avènement est le signe du salut national à la suite d’une crise insurmontable à vues humaines. D’autre part, il ne convient pas de confondre messianisme et idéologie royale, quoique celle-ci ait directement fourni les traits et les attributions du souverain à venir. Bref, l’idéologie messianique se fonde sur l’idéologie royale, d’autant que dans l’une ou dans l’autre tous les espoirs sont placés en « l’oint ». III. Cours d’introduction : Jésus de Nazareth, de la tradition à l’histoire En 1899, devant plus de 600 étudiants et auditeurs de l’Université de Berlin, Adolf von Harnack a prononcé seize conférences sur la nature du christianisme, qui seront publiées en 1901 sous le titre L’essence du christianisme. Pour Adolf von Harnack, l’essence du christianisme se situe en dehors du judaïsme, dans la relation intime, personnelle, au Dieu Père – en un mot dans le « Jésus de la Foi » ! Le moins que l’on puisse dire est qu’Adolf von Harnack, dans ces conférences, donne une présentation

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du judaïsme qui est très tendancieuse, le présentant comme à l’opposé du christianisme – dans la ligne de pensée de Marcion. Ces conférences vont connaître un retentissement considérable et susciter des répliques passionnées comme celles notamment d’Alfred Loisy et de Leo Baeck qui sont les plus célèbres. Alfred Loisy, le premier, en 1902, dans un ouvrage intitulé L’Évangile et l ’Église, répond directement à Adolf von Harnack, en insistant essentiellement sur le message de Jésus, à savoir la proclamation de l’imminence du Règne de Dieu, et le caractère collectif de cet avènement. Leo Baeck, ensuite, en 1905, dans un ouvrage intitulé L’essence du judaïsme, répond lui aussi directement à Adolf von Harnack, en montrant déjà que le judaïsme de l’époque de Jésus de Nazareth est indispensable pour la compréhension historique de l’émergence du christianisme. Par ailleurs, Alfred Loisy, dans son petit livre, a souligné que plusieurs christologies sont à l’œuvre dans les écrits qui composeront plus tard le Nouveau Testament, affirmant : « En réduisant le christianisme en un seul point, à une seule vérité que la conscience de Jésus aurait perçue et révélée, on protège bien moins qu’on ne croit la religion ». Observons que la fameuse petite phrase « Jésus annonçait le Royaume et c’est l’Église qui est venue » ne signifie pas, dans son contexte que l’Église ait été infidèle à l’espérance du Royaume mais manifeste au contraire la continuité de la croyance dans l’histoire qu’il convient de penser, d’étudier. Alfred Loisy a vite été débordé par ses intentions premières, provoquant des remous dans son propre camp. Ses détracteurs et censeurs, principalement issus des milieux catholiques français et romains feront même l’amalgame entre ses propres thèses et celles qu’il dénonce – c’est-à-dire celles d’Adolf von Harnack. Il convient de rappeler qu’à l’époque, au sein du catholicisme français, la science historique commence à peine à s’appliquer à l’histoire du christianisme des origines et au Nouveau Testament : l’enjeu est considérable, car il soutient le mouvement général d’émancipation de la culture à l’égard de l’Église qui a commencé au XVIIIe siècle avec les Lumières. D’une manière générale, les travaux d’Afred Loisy reposent sur une profonde conviction théologique : la révélation chrétienne doit affronter le feu de sa propre historicité, ce n’est qu’ainsi qu’elle est authentiquement chrétienne. En réalité, Alfred Loisy ne fait que proposer une première approche théologique du Jésus de l’histoire et cherche à faire un inventaire honnête des questions critiques que la recherche historique poserait au théologien – considérant, sans doute avec naïveté, un accord possible entre foi, dogme et science. On le sait, l’Église catholique, en 1907, condamnera massivement ce « modernisme » par le décret Lamentabili et l’encyclique Pascendi – Alfred Loisy sera même excommunié le 7 mars 1908 par le pape Pie X. Depuis exactement un siècle, puisque le petit livre rouge a paru en novembre 1902, bien des choses ont évolué, mais certaines questions fondamentales, à l’origine de cette crise, n’ont toujours pas reçu de

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réponses. En effet, aboutir à la distinction féconde et nécessaire entre le Jésus de l’histoire et le Jésus de la tradition ne résout pas pour autant l’aporie littéraire des textes évangéliques donnant accès au personnage fondateur du mouvement chrétien – et cela que l’on se situe dans un registre historien ou dans un registre théologien. Comment en effet, à partir du Jésus de la tradition, remonter au Jésus de l’histoire – est-ce réellement possible ? Les quêtes successives du Jésus de l’histoire, ces dernières années, montrent à la fois la richesse de ces recherches mais aussi leurs limites : elles sont, selon l’expression de Frédéric Boyer, « Comme un horizon qui s’éloigne à mesure qu’on croit l’atteindre ». De fait, pour éviter les nombreux écueils qui guettent le chercheur historien en ce domaine, il convient de ne pas trop demander aux sources disponibles, au risque sinon de leur faire dire tout et rien à la fois… L’historien lorsqu’il aborde Jésus de Nazareth sait qu’il n’est nullement en mesure de révéler ce qui a vraiment été dit ou ce qui a vraiment été fait par ce personnage. L’historien sait qu’il ne peut pas être porteur de révélations ultimes sur Jésus de Nazareth. Personne d’ailleurs ne peut prétendre à être le détenteur de Jésus de Nazareth, ou de pouvoir retracer sa biographie. La première différence entre l’historien des origines du christianisme et un auteur à succès tient précisément dans cette conscience de la précarité des connaissances historiques, et singulièrement des connaissances du Jésus de l’histoire. On appelle « Jésus de l’histoire » ou « Jésus historique » la figure de Jésus telle qu’elle peut être reconstituée à partir de données historiques neutres, c’est-à-dire non marquées par la mémoire chrétienne. On appelle « Jésus de la tradition » ou « Jésus traditionnel » les figures de Jésus telles qu’elles se sont constituées et transmises au cours du temps dans la mémoire chrétienne. Ces catégories ont été fondées en théologie et sont toujours plus ou moins utilisées en théologie. Leur emploi paraît nécessaire en histoire également, mais en leur ôtant tout le contenu idéologique qu’elle renferme. Il a été question dans ce cours d’introduction tout autant du Jésus de l’histoire que du Jésus de la tradition. De toute façon, l’un est inséparable de l’autre, car le Jésus de la tradition se fonde sur le Jésus de l’histoire : les diverses figures traditionnelles de Jésus ne sont que des interprétations de la figure historique de Jésus. Depuis un certain temps, on parle de la « quête du Jésus de l’histoire » qui n’est autre que l’effort historien de reconstruire la vie de Jésus sur des bases documentaires vérifiées. Cette quête, dont on reconnaît l’initiateur en la personne d’Hermann Samuel Reimarus (1694-1768), se donne pour tâche de rassembler la documentation ancienne à disposition sur Jésus et de procéder à son examen critique. Pourtant, paradoxalement – mais est-

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ce vraiment un paradoxe ? –, il est plus facile de faire l’histoire du Jésus de la tradition que l’histoire du Jésus de l’histoire. Depuis une quarantaine d’années, on a progressivement redécouvert la « judaïcité » de Jésus de Nazareth. Car Jésus a été « juif » à cent pour cent. Pas une pensée en lui n’a pas été « juive ». Toutes ses actions et toutes ses paroles ont été « juives ». C’est pourquoi, pour comprendre Jésus de Nazareth, il est indispensable de le considérer en fonction de la société, de la culture, de la croyance et de la politique qui ont été celles de son temps. On ne peut comprendre Jésus si l’on considère, comme auparavant, qu’il a entretenu avec ses contemporains une sorte d’antagonisme : d’un côté, un judaïsme légaliste, rigide, tortueux et déicide ; d’un autre côté, Jésus en héros d’une religion du cœur. Certes, les actions et les paroles de Jésus ont été si insupportables pour ses contemporains qu’il leur est apparu nécessaire de l’éliminer physiquement. Ses prises de positions, en revanche, le rapprochent d’autres figures prophétiques ou messianiques qui ont habité la Palestine en même temps que lui, ou avant, ou peu après. Comment saisir par conséquent à la fois cette différence et cette proximité ? Ce n’est qu’à partir d’une réévaluation de la société « juive », de ses attentes, de ses pratiques, de ses croyances et de ses traditions qu’il est dorénavant possible de comprendre Jésus dans ses actions et dans ses paroles, en un mot dans son « projet » – selon une expression chère à Daniel Marguerat. Cette « rejudaïsation » des origines du christianisme, et surtout de Jésus, a permis de redonner à la religion chrétienne une certaine légitimité, perdue durant les événements survenus entre 1939 et 1945 pour s’être compromis avec un antijudaïsme qui a fait de l’antisémitisme une tradition européenne et occidentale.

2003-2004 Les programmes de recherche commencés les années précédentes sur « Les juifs à l’époque de l’émergence du mouvement chrétien : nouvelles perspectives » et « Les prophétismes et messianismes aux Ier et IIe siècles de notre ère » ont été poursuivis. Un cours d’introduction, en collaboration avec Madame Isabelle UllernWeité, a été donné. Il a porté sur les représentations modernes et contemporaines de Jésus et Paul. I. Les juifs à l’époque de l’émergence du mouvement chrétien : nouvelles perspectives (suite/IV) Dans le cadre de ce programme, on a continué et achevé une recherche sur la question de la circoncision dans le monde judéen aux époques grecque et romaine (IIe siècle avant notre ère-IIe siècle de notre ère), commencée en 2001-2002, en examinant, en la matière, la position du mouvement chrétien aux Ier-IIe siècles, ainsi que la perception de ce même problème dans le monde gréco-romain entre réalité et fiction.

1. Le mouvement chrétien du Ier siècle et la question de la circoncision Jésus de Nazareth et Jean le Baptiste, des Judéens de Palestine, sont circoncis selon le précepte de la Torah de Moïse (Lc 2, 21 pour le premier et Lc 1, 59 pour le second). Jésus ne parle jamais de la circoncision, si ce n’est en Jn 7, 22-23 pour dire qu’un acte de guérison est possible le sabbat tout comme la circoncision. Dans le discours d’Étienne, il est fait allusion à la circoncision en relation avec l’Alliance d’Abraham et à l’incirconcision de cœur et d’oreilles pour qualifier ceux qui résistent à l’Esprit Saint – c’està-dire ceux, parmi les Judéens, qui refusent de reconnaître la messianité de Jésus (Ac 7, 8 ; Ac 7, 51-52). Le débat entre chrétiens à propos de la circoncision s’ouvre concrètement à la suite de la conversion par Pierre de Corneille, un sympathisant aux croyances et pratiques judéennes (Ac 10, 1-11, 18). Il en est à nouveau question lors du conflit d’Antioche et de la réunion de Jérusalem (Ga 2, 1-20 et Ac 15, 1-35). Le cas de la circoncision de Timothée par Paul constitue aussi une des pièces de ce dossier (Ac 15, 41-16, 1-3). Mais les attestations les plus importantes du conflit entre les tendances chrétiennes à propos de la circoncision viennent des Épîtres de Paul de Tarse.

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Après une présentation de la conversion de Corneille par Pierre, du conflit d’Antioche et de la réunion de Jérusalem, de la circoncision de Timothée par Paul, il a été question des attestations pauliniennes de l’opposition circoncision/incirconcision, et tout particulièrement des passages de Rm 2, 25-29 où les circoncis de chair sont considérés comme les incirconcis de cœur et les incirconcis de chair sont considérés comme les circoncis de chair ainsi que de Ep 2, 11-22 où les Judéens et les Grecs sont présentés comme unis dans leur croyance au Messie Jésus, mais aussi de 1 Co 7, 19, Ga 5, 1-6, Ga 6, 12, 16, Col 2, 11-13, Rm 3, 1-2 et de l’interprétation paulinienne de Gn 17 en Rm 4. Les résultats de l’enquête ont conduit à préciser qu’au Ier siècle, les chrétiens ont adopté une attitude double à l’égard de la circoncision : (1) pour ceux qui sont d’origine judéenne, il n’y a pas lieu de la supprimer ; (2) pour ceux qui sont d’origine grecque, il n’y a pas lieu de l’imposer. Il est évident que certains chrétiens d’origine judéenne se sont opposés à cette dernière attitude, considérant que tous doivent observer la circoncision ainsi que l’ensemble de la Loi judéenne. Pour les partisans de l’attitude double, il n’y a pas contradiction avec la tradition de la circoncision de Jésus qui est rapportée par Luc, vers la fin du Ier siècle mais qui doit être très ancienne, au même titre que la circoncision de Jean le Baptiste. La question posée ensuite a été la suivante : comment est-on passé d’une attitude double à une attitude unique considérant que la circoncision n’est nullement nécessaire à l’économie chrétienne ? De fait, l’enquête a permis de faire ressortir une réponse qui est assez simple : la marginalisation des chrétiens d’origine judéenne tout au long du IIe siècle a conduit à la disparition de la première attitude – celle les concernant en propre. Les opposants chrétiens d’origine judéenne à l’attitude double ont été remplacés par les pharisiens/rabbiniques qui ont estimé qu’il n’est pas possible d’être sauvé sans l’observance de la Loi, et par conséquent sans la circoncision : le conflit interchrétien est devenu un conflit entre chrétiens et pharisiens/rabbiniques. Le paradoxe suscité par la disparition de la première attitude est que les chrétiens abolissant la circoncision se sont trouvés en difficulté, pour ne pas dire en rupture, à l’égard de Jésus qui, lui-même circoncis, n’a jamais aboli la circoncision. Pour réduire cette situation, ils utiliseront, au cours du IIe siècle, toutes sortes de procédés exégétiques allant de l’attribution de cette abolition à Jésus lui-même en passant par la symbolisation utilisant l’allégorie et ce jusqu’à la polémique pure et dure considérant la circoncision comme une mutilation charnelle sans aucun objet théologique.

2. Le mouvement chrétien du IIe siècle et la question de la circoncision On s’est limité à quelques textes, qui présentent cependant l’avantage d’être significatifs de l’état d’esprit régnant parmi les chrétiens du IIe

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siècle. On est passé de deux attestations relevant de la littérature gnostique (Évangile selon Thomas 53 et Évangile selon Philippe 84, 26-30), les seules connues, à quelques attestations relevant de la littérature patristique (Justin de Néapolis, Dialogue avec Tryphon 16, 1-4 ; 19, 2-5 ; 23, 1-24, 2 ; 41, 4 ; 113, 6-7 et 114, 4). On a examiné aussi trois témoignages plus particuliers : les deux premiers relèvent d’un milieu plutôt judéo-chrétien (Odes de Salomon 11, 1-5 et Épître de Barnabé 9, 1-9) ; le dernier d’un milieu plutôt pagano-chrétien (Ptolémée, Lettre à Flora 5, 11). On a présenté enfin un témoignage originaire d’un milieu chrétien très antijudaïque et caractéristique de la polémique qui s’installe dès lors entre christianisme et judaïsme (Épître à Diognète 4, 1.4). En effet, de ce dernier point de vue, on doit observer que, dans le cadre du mouvement chrétien à cette époque, la circoncision a été l’objet d’une polémique entre ceux qui continuent à observer cette prescription et ceux qui veulent non pas l’abolir, comme on le pense souvent, mais l’interpréter autrement : raison pour laquelle un excursus a été consacré au conflit sur la circoncision entre judaïsme et christianisme et plus globalement au conflit sur les observances qui a contribué pour une grande part à leur séparation. De fait, ce n’est que progressivement, tout au long du IIe siècle, que les chrétiens ont pris conscience de la nécessité d’interpréter différemment la circoncision, au même titre d’ailleurs que les autres rites de la Loi judéenne. L’auteur de l’Épître de Barnabè est le premier à considérer que la circoncision dont il doit être question ne peut être que celle qui est spirituelle et non pas celle qui est charnelle – il est en tout cas le premier à être si clair en la matière. Sur cette voie, il sera suivi notamment par Justin de Néapolis, et par bien d’autres ensuite. Ignace d’Antioche, dans certaines de ses Lettres, on l’a vu aussi, a déjà visé cette question du changement de l’interprétation de la Loi judéenne, mais sans aucune référence explicite à la circoncision. Pour sa part, l’auteur de l’Épître à Diognète, en 1, 1, ira jusqu’à qualifier les rites de la Loi judéenne de « superstitions judéennes », sans plus de précision. De manière générale, tous les Pères de l’Église de cette époque se sont référés aux décisions de l’Assemblée de Jérusalem qui ont été comprises dans un sens étendu et non pas limité : observons toutefois qu’en réalité, elles n’ont nullement concerné la circoncision. Autrement dit, contrairement à la portée qu’elles ont eue dans les années 49-50, les décisions prises ont été alors étendues à l’ensemble des chrétiens sans distinction de leur origine. À partir de la seconde moitié du IIe siècle, la question devient fondamentale et se pose dans les termes suivants : si les observances judaïsantes sont nécessaires au salut, c’est que par conséquence la grâce du Christ est insuffisante. Ce principe n’a été explicité que peu à peu : il s’est précisé aussi dans le rapport entre les deux alliances. On peut dire cependant que certains chrétiens ont eu une perception positive de la circoncision : l’au-

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teur de l’Évangile de Philippe en est un témoin majeur, mais aussi l’auteur des Odes de Salomon. Ce qui permet de postuler que, tout au long du IIe siècle, deux attitudes à l’égard de la circoncision ont prévalu dans les milieux chrétiens : une première a consisté à jeter un regard négatif ; une seconde à jeter un regard positif. La première a sans doute été majoritaire chez des chrétiens d’origine grecque, la seconde chez des chrétiens d’origine judéenne – une règle qui ne doit pas être systématisée surtout au regard d’un contre-exemple comme celui de l’auteur de l’Épître de Barnabé : un chrétien d’origine judéenne qui « allégorise » totalement la circoncision ainsi que toutes les autres observances. Les chrétiens d’origine judéenne, quant à eux, ont maintenu, pour la plupart, les observances de la Loi de Moïse et notamment la circoncision : il en a été ainsi des ébionites et des elkasaïtes, mais aussi des nazoréens. Pour les ébionites, par exemple, les témoignages sont relativement abondants : Irénée affirme qu’ils se font circoncire (Contre les hérésies I, 26, 2) ; Hippolyte fait mention de leurs mœurs judéennes et dit qu’ils maintiennent la justification selon la Loi, ce qui implique peut-être la circoncision (Elenchos VII, 34) ; Origène rapporte que, parmi ceux qui prétendent être chrétiens, quelques-uns pensent qu’il faut garder la circoncision de la chair (Homélies sur la Genèse III, 5) ; Épiphane considère que la pratique de la circoncision est l’un des traits les plus caractéristiques de ce groupe (Panarion XXX, 26, 1), et il observe qu’ils allèguent l’exemple du Christ qui a été circoncis au huitième jour (Panarion XXX, 33, 3) – une remarque intéressante qui renvoie à Lc 2, 21 et qui montre que ce verset est objet de débat, encore dans la seconde moitié du IVe siècle. Cette question a certes opposé les chrétiens d’origine judéenne aux chrétiens d’origine grecque, de même que les chrétiens en général aux pharisiens/ rabbiniques, mais elle doit être appréciée aussi au regard de la législation romaine à l’égard de la circoncision sous Hadrien et Antonin qui a forcé dans leurs positions respectives les uns et les autres.

3. La perception de la circoncision dans le monde gréco-romain entre réalité et fiction De manière générale, il est acquis que les Grecs comme les Romains ont eu une attitude négative à l’égard de la pratique de la circoncision observée par certains peuples orientaux, et en particulier par les Judéens – à un point tel qu’on parle à leur sujet de judéophobie, voire d’antijudaïsme ou d’antisémitisme (le premier terme est le plus adéquat, contrairement aux deux autres). Les auteurs gréco-romains, qui se sont intéressés à la circoncision, sont relativement nombreux. Dans leurs œuvres, ils en ont rendu compte de façons diverses et l’ont fait globalement de deux points de vue : le premier étant d’ordre ethnographique ; le second d’ordre idéolo-

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gique. Outre ces deux questions, qui ont été largement présentées, dans un autre moment, on a examiné la législation romaine à l’égard de la pratique de la circoncision que les autorités impériales ont mise en place dans des circonstances particulières et à une époque relativement tardive. Dans un dernier moment, on a traité rapidement, étant donné le cadre chronologique retenu ici, du rapport, toujours dans le monde romain, entre l’interdiction de la circoncision et la prohibition du prosélytisme. Les résultats de l’enquête ont conduit à conclure que, contrairement à ce que l’on pense souvent, il semble qu’on doive établir, pour la période antique, une différence essentielle entre la judéophobie et l’antijudaïsme : la première est issue du paganisme, le second du christianisme. Deux remarques, qui ont un rapport à la circoncision mais qui pourraient être étendues à toutes les autres observances de la Loi judéenne, sont encore nécessaires : (1) les païens judéophobes considèrent que la circoncision est une pratique d’origine étrangère sans aucun intérêt et contraire à leurs coutumes à l’égard du corps ; (2) les chrétiens antijudaïques estiment que la circoncision doit être interprétée, autrement dit : la circoncision est à comprendre comme une circoncision spirituelle et non plus comme une circoncision charnelle – certains vont même à penser qu’elle a été abrogée par Jésus lui-même, ce qui est évidemment inexact. II. Les prophétismes et messianismes aux Ier et IIe siècles de notre ère (suite/III) Au cours de la troisième année de ce programme de recherche, ont été principalement approchés le messianisme et le prophétisme dans le christianisme ancien. Auparavant, il est apparu nécessaire de traiter, en introduction, la question du rapport entre le monothéisme et le messianisme à partir de quelques remarques et réflexions significatives : pour l’aborder, on s’est fondé en grande partie sur un ouvrage passé quelque peu inaperçu de Gérard Haddad 1. Il convient d’observer que pour résumer le judaïsme par un nombre minimal de formules, on considère de manière habituelle que deux termes s’imposent : monothéisme et messianisme. Le concept de monothéisme, pour sa part, condense un essaim de termes : il implique la reconnaissance de l’assujettissement de l’être humain à la structure du langage, explicitant en dix commandements la latence qui supporte toute société, c’est-à-dire l’existence d’une Loi interdisant notamment l’inceste et le meurtre. Le concept de messianisme, quant à lui, a influencé l’imaginaire juif : il lui a soufflé l’espoir de lendemains meilleurs lui permettant de se maintenir 1.  G. H addad, Les folies millénaristes. Les biblioclastes, Paris, 19901, 20022 (la première édition a paru sous le titre Les biblioclastes).

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dans le malheur collectif, et il lui a fourni une clef de lecture du passé, du présent et du futur – en un mot ce que l’on appelle le temps pour ne pas dire l’histoire. Dans cette démarche, a été laissé de côté, provisoirement, le concept de monothéisme qui est plutôt d’essence politique que d’essence religieuse, même si, en l’occurrence, le politique se donne comme conditionné par le religieux : il y a là un renversement, une inversion, des valeurs auquel il faut être attentif. Observons toutefois avec Arnaud Sérandour que « le mot monothéisme désigne un système de pensée reconnaissant la qualité divine à un seul dieu, à l’exclusion de tout autre » – « une notion divine distingue le monothéisme de l’hénothéisme qui consiste, pour un groupe humain, à ne reconnaître l’autorité que d’un dieu parmi d’autres, ou de la monolâtrie, qui caractérise le fait de ne rendre culte qu’à un dieu parmi d’autres » 2 . Le messianisme, quant à lui, habite si intensément le judaïsme qu’il en est devenu le judaïsme lui-même, du moins depuis que tous ceux qui s’en réclament s’estiment vivre en exil – une situation exceptionnelle qui demande une délivrance par des mesures exceptionnelles. Ainsi, on peut dire avec Gérard Haddad, que « tout événement historique d’importance s’interprétera, hic et nunc, parfois non sans comique, sur la toile de fond de l’aspiration messianique » : la Révolution française de 1789 comme celle de 1848, pour ne reprendre que ces exemples, ont été perçues comme des événements messianiques fondamentaux. Par ailleurs, les branches dissidentes, réformées ou laïques, qui se sont détachées et opposées au judaïsme dit « orthodoxe » ont emporté avec elles, au XIXe siècle, la référence au messianisme, et ce même sous une forme indélébile qu’elle soit camouflée ou acceptée. De même, l’adhésion, au XIXe siècle, de nombreux juifs à l’idéologie scientiste de la Haskalah a comporté cette référence messianique, avec sa réalisation, l’Âge d’Or promis par les Prophètes, désormais confiée à la science et au progrès. Gérard Haddad a raison de souligner que l’activité du fantasme messianique s’est révélée particulièrement transparente chez ceux, si nombreux, qui ont adhéré, s’ils ne les ont pas eux-mêmes élaborées, aux thèses révolutionnaires dont le XIXe siècle a été si riche : essentiellement le nihilisme, l’anarchisme et le socialisme, mais aussi le marxisme – cette dernière idéologie, il est vrai, est celle qui a offert le meilleur substitut au messianisme, celui permettant d’apaiser l’intense nostalgie des juifs détachés par la science du tronc de leur culture. Une telle observation provoque bien sûr chez les intéressés, voire chez l’observateur de « bon sens », cette protestation : comment peut-on interpréter un engagement social et athée par 2.  A. Sérandour , « De l’apparition d’un monothéisme dans la religion d’Israël (IIIe siècle av. J.-C. ou plus tard ?) », dans Diogène 205 (2004), p. 36-51, spécialement p. 36.

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une aspiration religieuse précisément rejetée avec violence par ces sujets ? Pourtant comment comprendre autrement la fréquence du passage du judaïsme orthodoxe à la Révolution avec sous les yeux tant d’exemples de « retours » au point de départ ? De fait, un messianiste est une personne qui espère le retour à l’Âge d’Or et au paradis perdu : la manière de réaliser ce retour importe somme toute assez peu. La croyance qui anime cette personne lui fait rechercher les moyens de parvenir à la réalisation qu’ils soient mystiques ou politiques : on a même parlé d’athéisme religieux qui est aussi une forme de messianisme. D’ailleurs, les fondateurs du socialisme moderne, Marx et Engels, ont manifesté plus de lucidité que leurs épigones en reconnaissant la filiation de leur programme et celui du messianisme révolutionnaire de Thomas Müntzer qui remonte au XVIe siècle. Enfin et surtout le messianisme a produit – en les opposant à la souche mère – les deux grandes religions dites monothéistes filles du judaïsme : le christianisme et l’islam. Toutes deux affirment que leur fondateur, Jésus ou Mahomet, a réalisé le vertigineux appel juif à l’ère universelle messianique. Le christianisme et l’islam se donnent comme des religions dont le messianisme a été réalisé : ce qui n’empêche pas, en leur sein, des manifestations de types messianiques (à travers le millénarisme et le mahdisme), toujours à des fins de transformation. Le judaïsme, pour sa part, ne persiste pas moins à projeter dans un futur indéterminé cet espoir d’un événement toujours imminent, toujours contemporain et toujours repoussé. Si le judaïsme s’organise autour du monothéisme et du messianisme, comme on le pense bien souvent, on doit se demander quelle est la nature du lien qui les réunit ? La pensée rabbinique affirme depuis des siècles une parfaite harmonie entre les deux concepts : le monothéisme appellerait le messianisme comme son expression aboutie, son triomphe définitif. Or, un examen attentif des manifestations messianiques semble devoir conduire à la thèse inverse, à savoir que monothéisme et messianisme sont antagonistes : la supposée parfaite harmonie n’étant qu’une « embrouille millénaire » refoulée, camouflant mal un conflit mortel. Autrement dit, à l’« amour de Dieu » véhiculé par le premier concept s’opposerait la « haine de Dieu » portée par le second concept : ce dernier visant à l’abolition de la Loi et à proclamer la fin de son règne. En d’autres termes, si le monothéisme repose sur la Torah, le messianisme, quant à lui, réclame l’abolition de la Torah : éternel rapport dialectique entre Torah et Messie. De fait, comme tant d’idées fortes, le messianisme est une idée floue captant dans son imprécision des significations multiples jusqu’à la contradiction et l’antagonisme, mais qui fascine toujours l’imaginaire par la promesse de lendemains meilleurs. On peut néanmoins distinguer deux grandes conceptions du messianisme qui s’échelonnent dans le temps.

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La première conception du messianisme, la plus ancienne, est de type nationaliste ou patriotique : elle se déduit de l’étymologie hébraïque du mot « messie » dont la racine signifie « enduire » d’un corps gras, « oindre ». Dans l’Antiquité, le couronnement des rois ou la consécration des grands prêtres a consisté à épandre sur leur tête une huile « sainte » : cérémonie solennelle qui fait du roi ou du grand prêtre des « messies », c’est-à-dire des « oints », dont les pouvoirs sont supposés être délégués par la divinité qu’ils représentent. Quand la nation judéenne a perdu entièrement son indépendance, cette cérémonie a été interdite par l’occupant, et elle est devenue la métaphore nostalgique de la liberté et de la dignité abolies. Le messianisme a été aussi la promesse faite par les prophètes qu’un jour les exilés reviendraient sur la terre ancestrale/promise et que la nation judéenne renaissante retrouverait avec son indépendance sa reconnaissance dans la famille des Nations. La réalisation de ce programme, essentiellement politique et culturel, implique le désir pratique du peuple originaire de Judée de s’émanciper que ce soit par la force des armes ou en exploitant la conjoncture internationale sur fond supposé de volonté divine : elle implique également un dirigeant, c’est-à-dire le Messie envoyé par le « Dieu d’Israël » pour conduire son peuple. Il convient d’ajouter que cette conception du messianisme qui repose sur la quasi-totalité des références bibliques et talmudiques ne prévaut plus dans l’imaginaire juif depuis près de deux millénaires. La seconde conception du messianisme, la plus récente, est de type mystique ou spirituel : elle inclut la précédente conception mais ne voit en elle que les prolégomènes d’un phénomène de tout autre nature : c’est-à-dire de type apocalyptique, voire cosmique, où les bouleversements sociaux et naturels se mêleraient. Cette conception repose sur un mythe, qui court dans de nombreuses cultures : celui du retour à l’Âge d’Or et au paradis perdu. Ainsi, selon cette conception, l’Histoire, déclenchée par le péché originel, trouverait sa conclusion dans l’avènement d’un Âge d’Or, qui serait le retour à la perfection perdue d’un état premier. Par un montage de versets bibliques selon lesquels le dieu judéen a créé le monde en six jours et s’est reposé le septième et que mille ans pour l’homme ne sont qu’un jour pour la divinité, on en a déduit la nécessité d’une ère messianique qui sera le sabbat de l’homme : elle durera mille ans – d’où le nom de millénarisme donné souvent à certaines idéologies messianiques. Parallèlement, se produiront des prodiges naturels où déserts fertilisés, montagnes aplanies et mers comblées offriront les immenses surfaces nécessaires pour nourrir une humanité infinie : à l’ère messianique, en effet, la mort disparaîtra et ceux qu’elle a déjà frappés ressusciteront – les maladies mêmes n’existeront plus. Toujours selon cette conception, de telles transformations radicales ne peuvent se concevoir comme un lent processus, mais exclusivement à travers d’épouvantables convulsions, des guerres d’une violence inégalée :

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le monde nouveau ne peut naître que d’un bain de sang planétaire et purificateur, les « douleurs de l’enfantement messianique ». Telle est, en tout cas, dans ses grandes lignes, la vision, se voulant exaltante, qui subjugue l’imaginaire juif selon cette conception du messianisme : laquelle semble naître au moment de l’oppression par l’Empire romain, époque où se développe une foisonnante littérature dite apocalyptique, produite dans la détresse des défaites sanglantes et la menace d’une croyance et d’une pratique devenues l’ultime raison de vivre d’un peuple. Il est vrai que la perte de son indépendance rend tout peuple perméable à la pénétration massive des idéologies étrangères, souvent d’ailleurs à son insu. La lutte confuse et violente qu’il engage ainsi pour sa survie l’empêche d’établir ce commerce réciproque par lesquels les peuples s’enrichissent mutuellement : ainsi, croyant rejeter en bloc la culture de l’oppresseur, il lui arrive de l’incorporer massivement et aveuglément. C’est ce qui semble s’être produit dans l’élaboration de cette conception du messianisme mystique qui a intégré maints apports en provenance du monde iranien et du monde gréco-latin. Autrement dit, il y a eu métamorphose du messianisme nationaliste en messianisme mystique, sous l’influence profonde d’idéologies étrangères – et ce, sans doute, à partir du IIe siècle avant notre ère avec l’insurrection macchabéenne. La littérature kabbalistique, qui s’est développée tout au long de la période médiévale, mais qui remonte indéniablement à la période antique, représente le développement essentiel de la conception mystique du messianisme : elle a trouvé son achèvement, au XVIe siècle, dans les idées d’Isaac Louria et de son école. Les grands mouvements messianiques des XVIIe et XVIIIe siècles, en effet, ne sont que les émanations des doctrines mystiques lourianiques, qui dominent toujours jusqu’à nos jours, de façon quasi unanime, la théologie juive. En un mot, l’idée de ce messianisme a pour projet l’abolition de la Loi, et le renversement des commandements : ce qui est interdit devient permis ! Ce n’est que de cette manière qu’il est possible de hâter le retour de l’Âge d’Or, et les bouleversements humains et naturels qui doivent le précéder. Dans son acception aujourd’hui dominante, il est possible de considérer que le messianisme corresponde à une déviation du sens premier d’un terme hébraïque, investi ultérieurement par des significations d’origine étrangère. Il est devenu par ailleurs un fantasme universel d’abolition de la Loi que l’on retrouve dans des cultures très éloignées du judaïsme : en Afrique, en Amérique ou en Océanie. De ce fait, le messianisme appartient sans conteste au trésor général des mythes humains qui deviennent actifs dans les époques de détresse économique, d’oppression politique, de désarroi social et moral, de sentiment aigu d’infériorité de sa propre culture : s’ouvre alors l’hallucination abyssale d’une retrouvaille avec cette

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part perdue de l’être qui le propulse du désir humain – plus de privation, plus de castration, plus de paternité, plus de filiation, en un mot plus de Loi ! Il convient de souligner le paradoxe qu’un seul et même peuple ait pu énoncer le plus clairement le concept de la Loi et donné le lustre le plus vif au mythe messianiste qui en promet l’abolition totale lors du retour aux origines. En fin de compte, le messianisme est une utopie proposant un monde idéal, un Âge d’Or à restaurer, et la fin du temps présent. Il convient d’observer que l’hitlérisme comme le stalinisme reposent sur des idéologies messianisantes à l’égal de tous les grands autres systèmes totalitaires du XXe siècle : ce sont des vraies « folies millénaristes » selon l’expression de Gérard Haddad. Ce rapprochement entre hitlérisme et stalinisme, promu par la philosophe Hanna Arendt, a fait grincer bien des dents. Elles grinceront plus encore si l’on étend ce rapprochement à d’autres mouvements politiques, aux messianismes ou intégrismes actuels issus tant du judaïsme, du christianisme que de l’islam… Toute promesse d’un monde meilleur qui repose sur une destruction et une reconstruction du monde précédent est une utopie : il vaut mieux lui préférer d’autres modes de changement, même s’ils sont nécessairement plus longs et moins perceptibles. Toute utopie a une perspective totalitaire qui la rend nécessairement inacceptable, car dangereuse aussi bien pour l’homme que pour la nature. Partant de ces éléments, on s’est plongé ensuite dans le dossier du messianisme et prophétisme dans le christianisme ancien que l’on a examiné en distinguant les moments suivants : (1) le messianisme dans le christianisme : le messie ; (2) le prophétisme dans le christianisme : les prophètes. En christianisme, il convient en principe de distinguer le messianisme et le prophétisme d’autant que dans le premier est proclamé un messie tandis que dans le second sont reconnus des prophètes : unicité dans le premier cas ; multiplicité dans le second cas. De fait, le messianisme et le prophétisme ont reçu dans le christianisme des développements originaux par rapport à leurs équivalents dans le judaïsme. À cela une raison : le christianisme repose sur le Messie qui est arrivé et dont on attend le retour alors que le judaïsme reste toujours en attente du Messie. Le messianisme comme le prophétisme tiennent par conséquent une place différente selon que l’on est dans le registre du christianisme ou dans le registre du judaïsme. Tous les développements dont il s’est agi dans cette recherche sont d’ordre idéologique : en ce sens qu’ils ont nécessairement émergé et évolué dans des contextes sociaux précis. Parmi les conflits posés par le prophétisme dans le christianisme ancien, on est parti de la question des faux prophètes qui a été fondamentale tout au long du IIe siècle, puis on a examiné le cas du mouvement prophétique

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duquel est issue l’Ascension d’Isaïe (fin du Ier siècle) et le cas de Montan et du montanisme (fin du IIe siècle). On s’est aussi étendu sur quelques aspects prophétiques des développements mariologiques au IIe siècle et de leurs trajectoires au IVe siècle, en particulier en revenant sur le groupe des collyridiennes ou philomarianistes – dévotes de Marie, connues surtout dans la Provincia Arabia qui, à certains jours de l’année, préparent une table, la recouvrent de lin fin, offrent des petits pains ou gâteaux (collyrides) en sacrifice au nom de Marie et se les partagent lors d’un repas « concélébré » de type eucharistique – d’où le nom de « collyridiennes ». Par ailleurs, il convient de relever, dans une dernière remarque, que Jésus, de son vivant, à été considéré par ses disciples comme prophète et non pas comme messie – c’est la thèse qui a été déployée dans ce parcours 3. III. Cours d’introduction (avec Madame Isabelle Ullern-Weité) : Les représentations modernes et contemporaines de Jésus et Paul Ce cours d’introduction a été consacré aux représentations modernes et contemporaines de Jésus et de Paul, c’est-à-dire aux différentes « représentations » ou « interprétations » de Jésus et de Paul du XVIIIe au XXe siècle. La différence entre « représentations » et « interprétations » n’est pas évidente, même si le premier terme paraît moins marqué idéologiquement que le second. Il va de soi, en effet, que ces termes sont quelque peu chargés par leur emploi divers et varié de la part d’auteurs qui, eux-mêmes, véhiculent une orientation idéologique qui leur est propre : surtout si l’on part du principe qu’on ne s’intéresse pas à Jésus et à Paul en toute innocence ! De toute façon, dans le domaine religieux, en dernier ressort toute représentation n’est qu’interprétation : on ne dispose que de représentations qui sont le produit d’interprétations – les écrits chrétiens sur Jésus et sur Paul, canonisés comme apocryphisés, ne fournissent que des interprétations de ces personnages qui transmettent des représentations sur ces personnages : lesquelles renvoient à leurs époques respectives. Ce cours s’est déroulé en collaboration avec Madame Isabelle UllernWeité de l’Institut protestant de Paris et docteure de l’EPHE. D’une manière générale, la matière étudiée a été répartie de la manière suivante : j’ai assuré le cours pour Jésus tandis qu’Isabelle Ullern-Weité en a fait de même pour Paul. Mais cette répartition n’a pas été toujours respectée : il m’est arrivé de parler de Paul et il en a été de même pour Isabelle UllernWeité en ce qui concerne Jésus. Par ailleurs, d’une manière générale, l’approche proposée par chacun d’entre nous n’a pas été identique : la mienne a été plus historique que philosophique tandis que celle d’Isabelle Ullern3.  À ce propos, voir S.C. M imouni, « Jésus de Nazareth : personnage prophétique ou messianique ? », dans G. Dorival – D. Pralon (Éd.), Nier les dieux, nier Dieu, Aix-en-Provence, 2002, p. 225-252.

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Weité a été plus philosophique qu’historique. Là encore, ces orientations disciplinaires n’ont pas été toujours nécessairement observées : il m’est arrivé d’être plus philosophique qu’historique et à Isabelle Ullern-Weité d’être plus historique que philosophique. Les ouvrages sur Jésus et Paul ont été extrêmement nombreux au cours de ces deux derniers siècles : une inflation telle qu’il est déjà définitivement impossible de rendre compte de toute la production, et ce malgré les travaux historiographiques qui existent sur ces deux personnages. Tous ces ouvrages, qu’on le veuille ou non, sont marqués par des orientations théologiques ou idéologiques qui peuvent être plus ou moins faibles ou plus ou moins fortes. Par conséquent, ils posent tous de nombreux et épineux problèmes, alors même qu’ils sont écrits pour en résoudre et pour donner du personnage, auquel ils sont consacrés, une image plus claire, en tout cas moins brouillée. Mais, le problème le plus fondamental qu’ils posent est que tous ont construit et transmis des représentations de Jésus et de Paul qui sont souvent, pour ne pas dire toujours, marquées et gauchies par les tendances confessionnelles de leurs auteurs : un « Jésus » ou un « Paul » écrit par un catholique est fatalement très différent de celui écrit par un protestant, encore plus s’il est écrit par un juif ou un athée. C’est pourquoi, il faut toujours regarder en premier lieu le positionnement confessionnel de l’auteur d’un « Jésus » ou d’un « Paul », même et surtout s’il se dit ne pas en avoir : c’est inévitablement source d’informations préliminaires sur l’ouvrage. Les critiques spécialisés sur Jésus ou Paul ne parviennent jamais à des consensus, même minima. Ils divergent sur beaucoup plus de points qu’ils ne convergent : ce qui donne à leurs travaux, quand on les compare entre eux, un aspect extrêmement dissonant qui s’expliquent au regard de certains paramètres idéologiques dont la relevance est d’ordre temporel et spatial. Bref, ils offrent tous de nombreuses représentations ou interprétations de Jésus et de Paul, parfois très différentes les unes des autres. Au point qu’on peut parfois se demander, plus d’ailleurs pour Paul que pour Jésus, s’ils ont eu pour sujet le même personnage et les mêmes documents. De ce fait, les ouvrages qui ont été présentés dans ce cours d’introduction ne sont que ceux qui ont été lus par nous. Autrement dit, il ne s’est agi que de quelques livres choisis non pas nécessairement pris au hasard, mais en fonction de leur orientation et de leur importance dans l’histoire de la recherche sur Jésus et sur Paul. Ces livres ont été écrits soit par des théologiens, soit par des philosophes, soit par les deux à la fois : mais, ils ont été rarement l’œuvre d’historiens, même si pour la plupart ils veulent se donner comme des travaux historiques. Il a été question dans un premier temps d’une présentation de « La ‘troisième quête’ du Jésus de l’histoire », autrement dit par les attendus les plus récents de la recherche tant d’un point de vue historique que d’un point

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de vue théologique. Ce qui a permis ensuite de dresser un rapide bilan des « Vies de Jésus » du XVIIIe au XXe siècle, en essayant de retrouver les origines de ce genre littéraire si particulier aux accents plus littéraires qu’historiques, plus théologiques que philosophiques, même si ceux qui s’y sont adonnés ont été tout à la fois aussi bien des littérateurs, des historiens, des théologiens et des philosophes – sans compter certains illustres amateurs aux relents parfois plus polémiques que scientifiques. Observons que tous les livres écrits sur Jésus ont voulu donner une réponse à la question de ce personnage à ses disciples : « Pour vous, qui suis-je ? ». La réponse que fait Pierre, au dire des évangélistes, aurait dû sceller une fois pour toutes les implications de cette question si, depuis vingt siècles, elle n’avait sollicité de nouveaux disciples, des adversaires ou simplement des curieux. Aujourd’hui, on tente toujours de répondre à cette question tant du point de vue historique que du point de vue théologique. Aux réponses que chacun a tenté de donner à la question toujours posée de savoir qui est exactement ce personnage, considéré tour à tour comme « historique » ou comme « mythique », ne cesse de s’opposer l’insuffisance de l’acquis, du déjà dit, des « évidences » négatives et positives, souvent affirmées et parfois assénées par les camps opposés. Il est un fait que le Jésus de l’histoire gêne les uns et fait peur aux autres : du fait même que l’historien dérange parfois ou souvent le théologien. Pourtant, les documents traitant des origines du christianisme ne sont, dans leur matérialité comme dans leur spécificité, ni plus ni moins authentiques ou crédibles que les documents de l’histoire antique, grecque ou romaine. C’est là d’ailleurs que le travail de l’historien des origines du christianisme puise sa force et trouve aussi sa limite. Il convient de relever que Jésus et Paul ne sont pas des objets d’étude anodins : ces personnages sont extrêmement marqués sur le plan idéologique – autrement exprimé, ce sont des personnages du passé qui continuent à jouer un rôle fondamental pour le présent et surtout pour le futur. D’autant qu’on les considère comme les fondateurs du christianisme : une des religions vivantes les plus importantes dans le monde. De ce fait, les enjeux qui reposent sur Jésus et sur Paul sont considérables, car il existe toujours des croyants qui mettent toute leur espérance en ces personnages dont le premier est tenu pour divin et le second pour saint.

2004-2005 En hommage à Pierre Geoltrain (1929-2004)

Les programmes de recherche commencés les années précédentes sur « Les juifs à l’époque de l’émergence du mouvement chrétien : nouvelles perspectives » et « Les prophétismes et messianismes aux Ier et IIe siècles de notre ère » ont été poursuivis, où en tout cas auraient dû l’être. I. Les juifs à l’époque de l’émergence du mouvement chrétien : nouvelles perspectives (suite/V) La recherche sur « la circoncision dans le monde judéen aux époques grecque et romaine du IIe siècle avant notre ère au IIe siècle de notre ère » dont il a été question durant trois ans étant achevée, on a envisagé d’aborder cette année une nouvelle recherche portant sur « le prosélytisme dans le monde judéen aux époques grecque et romaine du IIe siècle avant notre ère au IIe siècle de notre ère ». Pour des raisons indépendantes de notre volonté, cela n’a pas été possible et l’on s’est consacré uniquement au second programme de recherche. II. Les prophétismes et messianismes aux Ier et IIe siècles de notre ère (suite/IV) Au cours de la quatrième année de ce programme de recherche, ont été principalement approchés les thèmes du « charisme prophétique ou messianique dans le judaïsme rabbinique : autorité et légitimité en conflit » et du « millénarisme dans le judaïsme et le christianisme anciens ». Auparavant, dans le cadre d’une introduction, a été abordée « l’eschatologie dans le monde judéen entre le IIe siècle avant notre ère et le Ier siècle de notre ère » : une question qui mérite la plus grande attention lors d’une étude sur les prophétismes et les messianismes dans le judaïsme et le christianisme anciens. Ces deux dernières religions, avec également l’islam, développent en effet des doctrines sur le jugement dernier ainsi que sur les fins dernières, et ce à la différence des religions de la nature qui déploient sous une forme ou sous une autre « le mythe de l’éternel retour ».

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Dans le langage théologique moderne du christianisme, le mot « eschatologie », du grec eschatologia, désigne la « doctrine (logia) sur les réalités dernières (ta eschata) » ou la « science (logia) de ce qui est dernier (ta eschata) ». En christianisme, la forme eschatologia n’est pas attestée dans le Nouveau Testament, elle n’apparaît pas non plus chez les Pères de l’Église. De fait, cette forme est relativement récente : elle a été créée de toute pièce par Karl Gottlieb Bretschneider dans un ouvrage de 1804, pour désigner ce que l’on appelle traditionnellement les novissimi ou les res novissimae, c’est-à-dire les « réalités dernières ». Son domaine conceptuel s’est ensuite étendu et amplifié, surtout à partir de la fin du XIXe siècle, jusqu’à se confondre dangereusement avec des concepts dont il faudrait rigoureusement le distinguer, comme prophétisme, messianisme, apocalyptique, Règne de Dieu. Son usage n’est donc pas exempt de méprises : ce qui a conduit bon nombre de spécialistes à en déconseiller de manière radicale l’usage, comme par exemple Jean Carmignac 1. C’est la raison pour laquelle, on a commencé cette étude par quelques éclaircissements complémentaires et par quelques justificatifs. D’autant que chez les auteurs modernes, il n’existe pas toujours une convergence sur les contenus du concept « eschatologie » : on oscille, en effet, entre des positions qui limitent le contenu à trois eschata comme la parousie, la résurrection, le jugement et des définitions plus souples qui comprennent des thèmes tels que la mort, le paradis, l’enfer, la damnation, le purgatoire, la fin du monde. L’acception retenue dans cette étude a été l’acception traditionnelle : le mot a donc désigné un ensemble d’événements concernant la fin de l’homme (soit seul : eschatologie individuelle ; soit en tant qu’humanité : eschatologie collective) et la fin du monde (eschatologie cosmique). D’une manière générale, en christianisme, si l’on suit les observations de Gottlieb Greshake 2 , « l’eschatologie porte sur l’objectif et l’accomplissement de la création et de l’histoire (individuelle et universelle) du salut ». Ainsi, « l’accomplissement, ici, ne signifie pas un achèvement (dans le temps) et un aboutissement (dans l’espace), il thématise l’espérance chrétienne : tout ce que Dieu a créé pour l’appeler à une « plénitude de vie » non seulement ne retourne pas au néant, mais accède dans sa totalité et dans chacune de ses parties à la plénitude intérieure et durable de son essence, en étant admis de participer à la paix éternelle de Dieu ». Cependant, « cela suppose toutefois que le monde… ait fini d’exister dans le temps et l’espace, mieux : que (le) monde actuel soit libéré de sa fragilité dans l’ordre spatial et temporel », car, « il est impossible de penser l’accomplissement, c’est1.  J. Carmignac , Le mirage de l ’eschatologie, Paris, 1979, spécialement p. 136137. 2.  G. Greshake , « Eschatologie », dans J.-Y. L acoste (Éd.), Dictionnaire critique de théologie, Paris, 1998, p. 396-400, spécialement p. 396.

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à-dire la plénitude intérieure et durable d’un tout avec la totalité de ses composantes, sous les conditions de l’espace et du temps ». Les divers aspects de l’eschatologie s’enracinent au cœur même du message et de la croyance des premiers chrétiens portant sur la rédemption de l’homme par l’œuvre de Jésus le Christ, incarné, mort, ressuscité. Les Pères de l’Église n’ont pas fourni d’exposés systématiques au sujet des doctrines eschatologiques, et ce même dans le cas de penseurs comme Origène et Augustin. Cependant, en règle générale, ils ont été pleinement conscients de la logique interne devant conduire de la croyance dans le Christ rédempteur à l’espérance du temps à venir. Par ailleurs, cette croyance commune s’est historiquement traduite en une pluralité d’attitudes et de pensées qui a produit un spectre doctrinal très large, où, « entre l’ultraviolet d’une conception à caractère spirituel poussée à son extrême, et l’infrarouge des croyances populaires, toutes les couleurs et les nuances intermédiaires sont présentes », comme le souligne fort bien A.J. Visser 3. De fait, pareille diversité ne dépend pas seulement de la pluralité des situations historicogéographiques et des traditions locales, elle provient aussi des différences sociales et des inégalités culturelles qui ont conditionné d’une manière ou d’une autre l’interprétation et la perception du contenu du message eschatologique. Comme Oscar Cullmann l’a fait remarquer dans plusieurs de ses études, dans toute conception eschatologique, intervient une certaine conception du temps : ainsi, la mort et la résurrection du Christ se sont imposées assez tôt comme la ligne de partage décisive dans le déroulement du temps 4 . Les chrétiens des premières générations semblent avoir eu les yeux fixés avec confiance sur la seconde parousie : pour eux, une tension fondamentale s’est de la sorte établie entre le « déjà » et le « pas encore », et c’est à partir de là que se grefferont les diverses croyances eschatologiques. On prépare ainsi la disparition d’une conception cyclique du temps, telle qu’on la rencontre chez les Grecs, et sur laquelle s’appuie la conception métaphysique de l’Être. Ce changement va de pair avec une doctrine correspondante de la création. Au cours du IIe siècle, Irénée de Lyon précise les lignes directrices d’une histoire du salut dont l’acte créateur de Dieu est, selon lui, indéniablement le point de départ. Le retard de la parousie et son report successif ne semblent pas avoir produit, surtout au cours du IIe siècle, des effets désastreux. Il est exact cependant que durant cette période, de Papias à Justin et à Irénée, les espoirs millénaristes occupent une place très importante. Mais il ne faut pas oublier que ces orientations sont compensées par des tendances de 3.  A.J. Visser , « A Bird’s-Eye. Views of Ancient Christian Eschatology », dans Numen 14 (1967), p. 4-22, spécialement p. 22. 4.  O. Cullmann, Christ et Temps, Neuchâtel-Paris, 1947 ; Le salut comme histoire, Neuchâtel-Paris, 1966.

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signe opposé : le mouvement chrétien est alors un corps en croissance et en cours de formation. Une coexistence commence à s’établir entre ceux qui ouvrent le christianisme sur le monde extérieur, en dehors du judaïsme, et ceux qui restent repliés sur eux en attendant toujours la rédemption. À partir de cette situation de bipolarité, un processus complexe conduira à la théorie augustinienne des « deux cités ». Cette évolution est liée à l’intervention de facteurs multiples, aussi bien internes qu’externes à la vie de l’Église – parmi ces derniers, il y a la confrontation des apologistes avec le monde païen, et la lutte d’une part contre les judaïsants et d’autre part contre les gnosticisants. Il convient d’observer que si actuellement, le terme « eschatologie » est d’un usage tellement fréquent, c’est qu’il a été de plus en plus imposé par le développement de la théologie biblique, dont il exprime un aspect essentiel, ainsi que par le développement de la théologie de l’histoire, dans laquelle il constitue également une catégorie fondamentale comme le montre un ouvrage de Rudolf Bultmann 5. Les premiers mots de Jésus dans sa prédication annoncent que les promesses de l’eschatologie vont se réaliser : « Le Règne de Dieu est proche » (Mc 1, 15). Cette expression, courante au Ier siècle de notre ère, représente un des thèmes les plus anciens de l’eschatologie au dernier terme de leur évolution religieuse qui les a spiritualisés et marqués plus exclusivement de transcendance divine. Le rôle de Jésus vis-à-vis de ce royaume eschatologique est double, il pourrait s’exprimer par le verbe « remplir » envisagé sous ses deux aspects : Jésus remplit les promesses eschatologiques d’une part en portant à sa perfection la nature du Règne de Dieu, d’autre part en inaugurant la réalisation de ce Règne de Dieu – en d’autres termes aux résonances plus littéraires, il parfait et il accomplit.

Le charisme prophétique ou messianique dans le judaïsme rabbinique : autorité et légitimité en conflit On peut se demander pourquoi un spécialiste du judaïsme et du christianisme anciens se lance dans une étude du messianisme à l’époque du judaïsme moderne dont les écueils sont sans nombre. La raison est relativement simple : étudier les prophétismes et les messianismes antiques dans le judaïsme est insatisfaisant que ce soit dans ses formes pharisienne, essénienne ou chrétienne. Pour sortir de cette insatisfaction, qui est aussi bien d’ordre épistémologique que d’ordre méthodologique, le regard que l’on porte en aval peut être éclairant surtout s’il permet de mieux appréhender les implications idéologiques des croyances messianiques dont les contours sont tout aussi diversifiés que complexes, et de ce fait ne se laissent pas

5.  R. Bultmann, Histoire et eschatologie, Neuchâtel-Paris, 1959.

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facilement saisir dans le clair-obscur qui les caractérisent autant à travers les siècles. Tout est dans cette question : qu’est-ce qu’un mouvement messianique dans le judaïsme qu’il relève de l’époque antique ou de l’époque moderne, sans compter l’époque médiévale ? Autrement exprimé : en quoi, dans le judaïsme, est-on fondé pour qualifier un mouvement religieux de « messianique » ? Les manifestations messianiques dans le judaïsme de l’époque moderne aident à mieux saisir, semble-t-il, les manifestations messianiques dans le judaïsme de l’époque antique, notamment au travers des influences de la littérature apocalyptique d’entre le IIe siècle avant notre ère et le IIe siècle de notre ère, ainsi que des divergences et des convergences caractérisant chaque cas. Ces quelques réflexions préliminaires à une étude du messianisme dans le judaïsme moderne ont été l’occasion de préciser un certain nombre de points essentiels et remarquables. Au regard de ses expériences politiques malheureuses qu’il attribue au messianisme, et qu’il qualifie d’aventures messianiques pour ne pas dire de catastrophes messianiques, le judaïsme, c’est-à-dire ses autorités rabbiniques, a toujours pris une position ambiguë à son égard. Pourtant, le judaïsme, sans bien sûr encourager les attentes imminentes de la venue du Messie, a toujours maintenu un article de croyance, aux périodes médiévale et moderne, relative à l’espérance constante de son arrivée. Le douzième principe de la formulation la plus connue des doctrines religieuses juives, les « Treize principes de la croyance juive » de Maimonide, est ainsi rédigé : « Je crois de croyance parfaite à la venue du Messie et, même s’il doit tarder, j’attendrai sa venue chaque jour ». L’affirmation de cette croyance a été un thème récurrent des prières juives : dans un certain nombre de bénédictions quotidiennes, dans les actions de grâces d’après le repas, lors de la cérémonie de mariage, les jours de fête et de jeûne. De plus, dans la prière du Shemoneh-´esreh, une des plus importantes de la liturgie quotidienne juive, plusieurs bénédictions présentent des caractéristiques messianiques certaines. Par ailleurs, les lettres privées et d’affaires, les vœux exprimés à l’occasion des fêtes et les formules de félicitation s’achèvent souvent par le souhait que les correspondants seraient témoins de l’arrivée du Messie et du rassemblement messianique. On peut donc présenter les croyances en la venue du Messie et en un salut collectif des juifs dans un monde futur, terrestre et parfait, comme normatives dans le judaïsme rabbinique traditionnel. Pourtant, cela n’a jamais empêché les autorités rabbiniques des communautés juives de « neutraliser » la croyance messianique en la renvoyant de diverses manières au cataclysme des temps derniers. Par conséquent, il est possible d’observer

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qu’il existe une contradiction apparente entre le fait de proclamer l’arrivée du Messie et le fait de la neutraliser par tout un dispositif subtil qui joue sur la peur que peut provoquer toute catastrophe annoncée. Il y a aussi un autre problème que l’on a essayé d’énoncer en distinguant plusieurs paramètres qui ont été plus longuement discutés : 1. Le premier vrai messianisme antique paraît être celui qui a émergé dans le mouvement chrétien du Ier siècle, du moins si, dans le christianisme, l’on distingue le messianisme et le millénarisme. 2. Les autres messianismes antiques qui ont précédé le messianisme chrétien sont alors à considérer de manière très différente, et ils devraient être intitulés d’après une autre formulation, comme par exemple celle de « millénarisme » ainsi que tentent de le faire certains critiques. 3. De ce fait, les messianismes qui se développent par la suite, dans le judaïsme médiéval et moderne sont plus proches du messianisme chrétien que des « messianismes » ou « millénarismes » qui lui sont antérieurs. Sans entrer dans la discussion de la distinction entre mouvements millénaristes et mouvements messianiques telle qu’elle est proposée dans le deuxième paramètre, il convient toutefois de faire simplement remarquer que le terme « Messie » ne renvoie pas nécessairement à une idéologie de type messianique. Les manifestations prophétiques et messianiques dans le judaïsme rabbinique ont engendré des conflits d’autorité et de légitimité qui sont à l’origine d’un certain nombre de problèmes de l’époque moderne ou de la « modernité », et notamment le surgissement de ce que l’on appelle la « haine de soi » et de la « haine des siens ». Il s’est agi dans cette étude de mettre en évidence non pas ces phénomènes de la « haine de soi » et la « haine des siens », mais plutôt les prémisses qui ont conduit à leur surgissement à partir du XVIIIe siècle, en même temps que le phénomène de tolérance et d’intolérance qui a touché le monde occidental. Face à l’immensité du sujet, il est évident qu’on s’est limité à quelques éléments éclairants quelque peu la question du prophétisme ou du messianisme dans le judaïsme à l’époque moderne. Ainsi, après (1) une introduction générale, on a donné quelques (2) réflexions sur l’histoire du messianisme au regard de l’histoire juive et quelques éléments (3) d’introduction historique et (4) d’introduction méthodologique. On est passé ensuite à (5) une présentation de l’autorité de la tradition dans le judaïsme rabbinique et à (6) une présentation de la crise de la tradition dans le judaïsme rabbinique ainsi que (7) du rôle du « péché » et du « secret » dans les manifestations messianiques à partir du cas du sabbatéisme. On a terminé enfin, dans (8) une conclusion générale, par quelques réflexions conclusives sur le messianisme à l’époque moderne et de son impact sur le judaïsme contemporain avec des aperçus sur « mes-

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sianisme et marranisme » ainsi que sur « messianisme et judaïsme ». De plus, (9) un excursus a été consacré au « devenir du messianisme sabbatéen et de ses avatars en Europe et ailleurs du XVIIIe au XXe siècle ». En dépit de certaines mises en garde des rabbins condamnant les pronostiqueurs et conviant à la patience (TB Sanhédrin 97b), il convient d’observer que les penseurs juifs ont été régulièrement soumis à deux tentations : d’une part, celle de calculer la date de la fin à partir de l’exégèse sophistiquée et inlassablement reprise de certains textes scripturaires ; d’autre part, celle de se demander s’il n’est pas de moyens d’en hâter la venue. Par ailleurs, le sionisme lui-même comme messianisme moderne et sécularisé et comme mise en œuvre d’un programme humain de Rédemption nationale, a à la fois canalisé tout un potentiel d’espérance accumulé au cours des siècles et clairement rompu avec l’antique attitude d’attente d’Israël.

Le millénarisme dans le judaïsme et le christianisme anciens Le millénarisme est considéré comme une des formes les plus importantes des croyances et des mouvements eschatologiques qui se sont développés au sein ou en marge de la plupart des religions, et notamment du judaïsme et du christianisme. Le concept de millénarisme est voisin du concept de messianisme : l’un et l’autre sont employés de manière interchangeable dans la production contemporaine, spécialement en sciences sociales. Cet usage se justifie dans la mesure où, dans les deux cas, on se trouve en face d’un message de salut collectif, terrestre, imminent, absolu et surnaturel. Toutefois, le millénarisme se différencie du messianisme en ce que, dans le premier, le sauveur s’est déjà manifesté et que l’attente se concentre sur l’espérance de son retour. C’est ainsi que le millénarisme peut se définir comme la forme prise par un messianisme non réalisé, en dépit de l’apparition du sauveur, lorsque le groupe qui s’est formé autour de ce dernier tente de réactiver l’urgence messianique pour maîtriser ainsi les effets de l’échec essuyé par le messie. Le terme « millénarisme » ou « chiliasme » vient du latin millennium ou du grec chilia étê : une terminologie qui renvoie à une création de l’eschatologie chrétienne – laquelle se fonde essentiellement sur Ap 20, 1-6. Au sens strict, le terme « millénarisme » désigne, notamment dans la tradition chrétienne, la croyance selon laquelle le Christ reviendra sur terre pour y régner glorieusement pendant mille ans avec les justes ressuscités : à ce millénaire doivent succéder la résurrection et le jugement universels, puis la fin de ce monde et l’établissement d’un autre monde, celui du Règne de Dieu. Cette croyance affirme qu’il y aura une première résurrection des justes qui, pendant un millénaire, vivront dans le bonheur avec le Christ,

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et jouiront ensuite d’une grande abondance de biens dans la Jérusalem céleste descendue sur terre. Elle s’appuie tout particulièrement sur un passage de l’Apocalypse de Jean, 20, 1-6, compris de manière littérale. De fait, ce passage de l’Apocalypse de Jean ne constitue qu’une reprise interprétée d’un thème déjà présent dans la littérature apocalyptique judéenne qui, dès le IIe siècle avant notre ère, spécule sur les durées, en vue de fixer l’échéance de la venue du Messie (Livre de Daniel, Livre d’Hénoch et Livre des Jubilés). Dans le judaïsme, l’apparition de cette croyance s’appuie habituellement sur Ps 90, 4 où il est annoncé : « Car mille ans sont à tes yeux comme un jour » et dans la littérature rabbinique, le règne messianique se voit assigner des durées diverses : de quarante ans selon R. Aqiba à mille ans selon R. Éliézer ben José – voir aussi IV Esdras 7, 28 qui parle de quatre cents ans. Dans le christianisme, c’est essentiellement par l’intermédiaire de l’Apocalypse de Jean que l’idée millénariste va se généraliser chez les auteurs chrétiens du IIe siècle. À l’exception notable des courants gnostiques, toutes les tendances chrétiennes ont adopté la croyance millénariste sous une forme ou sous une autre. Cependant, ce serait en Anatolie qu’il faudrait en fixer l’éclosion : c’est de cette région, en effet, que proviennent, au début du IIe siècle, deux doctrinaires millénaristes importants comme Cérinthe (Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique III, 28, 2) et Papias (Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique III, 39, 12). C’est encore d’Anatolie que provient, un autre doctrinaire millénariste encore plus important comme Montan, initiateur, dans la seconde moitié du IIe siècle, de la « nouvelle prophétie » qui porte son nom. Pour Justin de Néapolis et Théophile d’Antioche, cette croyance est considérée comme un élément normal de la doctrine chrétienne – il pourrait en être de même pour l’auteur de l’Épître de Barnabé : il s’agit là d’une question discutée et contestée par les critiques. Dans l’Occident chrétien, le millénarisme, après avoir connu une grande vitalité aux trois premiers siècles, qui ont été fortement dominés par les perspectives eschatologiques, est devenu, depuis Augustin, suspect aux autorités ecclésiastiques. Mais le millénarisme est cependant demeuré le moteur de nombreux mouvements « hérétiques » au Moyen Âge et de certains courants de la Réforme. Pour le XVIe siècle, il convient d’évoquer le mouvement anabaptiste avec notamment la figure de Jean de Leyde qui s’est retranché à Münster en Westphalie (1534-1535) pour y établir le Règne de Dieu : on sait la réaction très vive de Luther contre les partisans de cette poussée, les Schwärmer (= les enthousiastes), et le combat impitoyable mené par les troupes de l’évêque de Münster contre les exaltés. Toujours pour le XVIe siècle, mais dix ans plus tôt, il convient d’évoquer encore, une autre grande figure du mouvement anabaptiste, Thomas Müntzer qui

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s’est séparé de Luther pour créer une « Nouvelle Jérusalem », société sans classe et sans pouvoir qui serait le Règne de Dieu et la guerre des paysans qui s’en est suivie (1523-1525). Plus ou moins confiné aux XVIIe et XVIIIe siècles dans certaines « sectes », le millénarisme a connu aux XIXe et XXe siècles un rebondissement spectaculaire dans divers mouvements révolutionnaires des pays colonisés et des contrées du Tiers Monde. Son importance historique vient de la conjonction de croyances religieuses et d’aspirations sociales que le millénarisme a fréquemment contribué à réaliser : il a joué un rôle toujours contestataire et souvent révolutionnaire. C’est ainsi qu’on peut déceler des éléments millénaristes dans la plupart des révolutions, notamment dans la révolution anglaise du XVIIe siècle avec les Levellers (= les Niveleurs) qui identifient la révolution sociale en cours avec le millénium, mais même et surtout dans celles qui ont été areligieuses ou antireligieuses comme la révolution française de 1789 et la révolution russe de 1917. Bref, les rêveries eschatologiques, alimentées par les spéculations sur le règne terrestre de mille ans, n’ont pas toujours provoqué des attitudes iréniques, c’est même souvent l’inverse qui s’est produit avec une violence d’une rare intensité comme le montrent le livre de Norman Cohn qui en brosse un tableau éloquent (Les Fanatiques de l ’Apocalypse, Paris, 19621, 19832) et l’article de H.-C. Chéry qui en donne un inventaire rapide (« Le millénarisme du Moyen Âge à nos jours », dans Le Monde de la Bible 3 (1978), p. 50-51). Après des réflexions et remarques relatives aux (1) contenus et potentiels du millénarisme ainsi qu’à (2) une explication des phénomènes millénaristes, ont été abordés dans un premier temps (3) le millénarisme dans le judaïsme ancien (IIe siècle avant notre ère-IIe siècle de notre ère) et dans un second temps (4) le millénarisme dans le christianisme ancien (Ier-IIe siècles de notre ère). Cette recherche n’a pas été achevée et le sera l’année prochaine au cours du premier semestre.

2005-2006 Cette année, a été entrepris un nouveau programme de recherche sur « l’histoire de la communauté chrétienne/nazoréenne de Jérusalem des origines à 135 », a été poursuivi et achevé le programme de recherche sur « les prophétismes et messianismes aux Ier et IIe siècles de notre ère » commencé il y a plusieurs années. I. L’histoire de la communauté chrétienne/nazoréenne de Jérusalem des origines à 135 Un programme de recherche plus ou moins similaire a déjà été entrepris dans le cadre de cette chaire en 1995-1996, 1996-1997 et 1997-1998 (sous le titre « Le judéo-christianisme ancien : recherche sur les communautés nazoréennes de Palestine » 1) et en 1998-1999, 1999-2000, 20002001 (sous le titre « La communauté nazoréenne/chrétienne de Jérusalem aux Ier-IIe siècles » 2). Ayant été provisoirement suspendu pour des raisons d’« opportunités » scientifiques, il a paru nécessaire de le reprendre sur des fondements sensiblement différents afin, cette fois, de le conduire à son terme. L’histoire, qu’elle soit considérée comme cyclique ou linéaire, est avant tout un enchaînement d’évènements. Ces derniers sont certes réels, mais ils ont souvent été reconstruits au gré des nombreuses interprétations historiographiques – c’est-à-dire par les historiens qui ne sont que les produits, pour ne pas dire les victimes, de leur époque. L’historien, muni de concepts et de modèles qui changent en gré de l’évolution des sciences humaines, enquête évidemment dans les sources, y cherchant des indices, y suivant des pistes, y repérant des passages – le tout afin d’essayer de dénouer le fameux « nœud gordien » de leur transmission. Mais force est de constater que les chemins empruntés par l’historien – et son compagnon, le mémorialiste, par ailleurs plus infidèle que fidèle – ressemblent à ces sentiers de campagne ou de montagne que le promeneur éprouve parfois de la peine à repérer. Le relais est jonché d’imprévus, d’erreurs, de méprises : en bref, il est à l’image de l’homme qui le reconstruit. De plus, l’historien ne travaille qu’à partir des sources, littéraires et non littéraires, qui ont été conservées, sans pouvoir aucunement présumer de celles qui ont été détruites de manière volontaire ou non. Bref, il ne saura jamais les 1.  Voir ici p. 46-49, p. 50-59 et p. 60-65. 2.  Voir ici p. 68-73, p. 77-82 et p. 88-93.

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pièces du puzzle qui lui manquent et il ne saura jamais ce qui s’est réellement passé en totalité : en un mot, il demeurera sur sa faim... Faire l’histoire de la communauté chrétienne/nazoréenne, « judéochrétienne », de Jérusalem, tout au moins pour le Ier siècle, c’est en fin de compte faire aussi l’histoire du mouvement des disciples de Jésus à une époque où il se confond avec l’unique communauté qui, apparemment, le constitue – c’est du moins le cas pour les années qui vont de la mort de Jésus vers 30 à la mort d’Étienne vers 33, voire, mais dans une moindre mesure, à la mort de Jacques le Juste en 62. Ce qui ne présume aucunement de l’existence ou non de semblables communautés en Galilée ou ailleurs dès cette époque. En revanche, il n’en va pas de même pour l’histoire de cette même communauté après son départ pour Pella en 68 et son retour en 74, et ce jusqu’à sa disparition dans la documentation en 135 : une période au cours de laquelle elle se trouvera de plus en plus marginalisée à l’intérieur du mouvement chrétien et aussi du judaïsme de plus en plus pharisien/rabbinique. Il ne semble pas inutile de reprendre ici les quelques données essentielles qui permettent de comprendre l’émergence du mouvement chrétien à ses débuts (dans les années 30), à l’intérieur même des structures politico-religieuses du judaïsme de la Palestine centré autour de Jérusalem et de son Temple. L’exécution de Jésus, à la suite de son arrestation et de son jugement, sur ordre des autorités politiques romaines mais à la demande des autorités religieuses judéennes, a sans nul doute jeté d’abord un désarroi parmi les disciples qu’il s’est attachés et qui l’ont accompagné, de Galilée à Jérusalem, dans l’espoir de le voir instaurer sa royauté messianique sur Israël, c’est-à-dire ce que l’on appelle à cette époque le « Royaume de Dieu » ou le « Règne de Dieu ». Les propos apparemment désabusés que l’auteur de l’Évangile selon Luc prête aux disciples d’Emmaüs paraissent traduire de manière assez exacte, au lendemain de la mort de Jésus, l’état d’esprit qui a dû prévaloir parmi ses disciples : « Jésus de Nazareth, qui fut un prophète puissant en œuvres et en paroles devant Dieu et tout le peuple... nos grands prêtres et nos chefs l’ont livré pour être condamné à mort et l’ont crucifié. Quant à nous, nous espérions que ce serait lui qui délivrerait Israël. Mais voici que nous en sommes déjà au troisième jour depuis que tout cela s’est passé » (Lc 24, 19).

De manière habituelle, les exégètes engagés d’un point de vue confessionnel ont tendance à considérer que les choses en seraient restées sans aucun doute là, et que Jésus n’aurait été qu’un épisode sans lendemain, un échec de plus, entre beaucoup d’autres, dans l’histoire des mouvements prophétiques ou messianiques de l’époque, si, dans l’esprit de ses disciples, un événement exceptionnel ne se serait pas produit, à savoir : la résurrec-

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tion et l’exaltation de leur Maître. La résurrection de Jésus est considérée effectivement, d’un point de vue théologique, comme l’événement fondateur du christianisme – autrement exprimé, l’événement de la résurrection est le point de départ du christianisme dans l’économie du salut. Selon cette perspective, il convient de préciser que les premiers disciples ont cru que Jésus, leur Maître, est ressuscité : c’est, pense-t-on d’après une interprétation traditionnelle, la croyance fondatrice de ce qui deviendra par la suite – mais pas avant le milieu du IIe siècle – la religiosité chrétienne. Un esprit quelque peu rationnel et critique – c’est-à-dire libre de tout engagement confessionnel – pourrait évidemment penser que, toute religion devant avoir son « génie », connu ou inconnu, les disciples de Jésus, pour se consoler de la disparition de leur Maître, ont cru devoir penser, d’après les concepts de leur monde et de leur temps (c’est-à-dire le judaïsme palestinien du Ier siècle), qu’il s’est trouvé ressuscité et exalté, assumant ainsi une destinée semblable à celle des prophètes souffrants et persécutés. En l’occurrence, si tel eut été le cas, toujours pour ce même esprit critique, le génie du christianisme serait alors un inconnu : car on ne sait pas, en effet, qui aurait eu, le premier, l’idée de donner à croire que Jésus est redevenu vivant, a été revivifié pour employer le langage de l’époque. Pourtant, si tel eut été le cas, il se pourrait que ce personnage soit évidemment à chercher dans l’entourage de Jésus, parmi le cercle des disciples. Dans une logique d’ordre confessionnel, il va de soi qu’on ne sache pas qui est à l’origine de cette idée, sinon ce serait probablement au détriment de la « foi » – car l’élément déterminant ne peut être d’ordre humain mais plutôt d’ordre divin. Quoi qu’il en soit, du fait même de son caractère négativiste, c’est une façon peu ou mal commode de poser les questions car elle ne tient aucun compte des réalités religieuses qui, elles, sont positives, se voient considérer de manière positive. L’historien n’a pas à apporter une caution quelconque à toute perspective, qu’elle soit négativiste ou positiviste. C’est pourquoi, il paraît possible de poser tout autrement la problématique du lien qui s’établit entre Jésus et ses disciples après sa crucifixion. Mais cela à la condition qui consiste à considérer que le véritable fondateur de la communauté de Jérusalem est Jésus de Nazareth : ainsi, à sa mort, les apôtres n’auraient fait que continuer l’œuvre fondatrice de leur Maître. Pour contrôler la validité de cette hypothèse de travail, il suffit de reprendre tous les documents chrétiens se rapportant à « Jésus dans Jérusalem », afin de les analyser en fonction de la problématique avancée. D’ores et déjà, il est important de souligner que si du vivant de Jésus, il n’existait pas un embryon de communauté, il deviendrait difficile de comprendre la prise en charge de son corps au moment de sa mort, la dispersion des fidèles et surtout leur retour à Jérusalem par la suite. C’est donc inévitablement la communauté, ainsi fondée au préalable, qui se trouve

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être à l’origine de l’application à Jésus des représentations traditionnelles de la résurrection et de l’exaltation, car elle a refusé d’accepter la disparition définitive de son Maître en qui a été fondé tant d’espoir de son vivant. De la sorte, on doit alors estimer que la tradition du tombeau trouvé vide par des femmes (une tradition qui est attestée dans Marc, mais aussi dans Matthieu, Luc et Jean) et la tradition des apparitions de Jésus à ses disciples (une tradition qui n’est pas attestée dans Marc mais se trouve sous trois formes différentes et divergentes dans Matthieu, Luc et Jean, sans compter les Actes des Apôtres [1, 3-11]) qui présentent leur propre version) sont manifestement postérieures aux représentations de la résurrection et de l’exaltation et au retour des disciples à Jérusalem, du fait même de leur rôle étiologique (c’est-à-dire justificatif). Il en va sans doute de même pour les traditions rapportées par l’auteur des Actes des Apôtres qui, pour sa part, donne des récits divergents de l’apparition de Jésus ressuscité et exalté à Saul/Paul de Tarse (en Ac 9, 1-19 ; 22, 6-16 ; 26, 12-18), lequel dans ses lettres, ne mentionne jamais l’apparition dont il a bénéficié si ce n’est par quelques brèves allusions (en Ga 1, 15-17 et en 1 Co 9, 1 ; 15, 8), mais raconte comment il est apparu à Pierre, à Jacques, aux Douze et même devant toute une assemblée (en 1 Co 15, 7-8). Au sujet de ces représentations, et de la formation de ces traditions, l’historien n’a évidemment pas à se prononcer sur leur « véracité » ou « historicité ». Il doit simplement constater qu’elles sont de l’ordre de la « foi », autrement dit que des personnes ont cru que Jésus est apparu à ses disciples les plus proches et que son tombeau a été trouvé vide au troisième jour après sa mort. Il doit faire l’histoire de la formation de ces traditions, de leur genèse et de leur évolution – sans apporter un quelconque jugement de valeur quant à la réalité des événements rapportés. À partir de cette perspective, il faudrait reporter sur Jésus ce que certains critiques ont tendance à attribuer à Paul de Tarse et à d’autres comme Jacques ou Pierre – lesquels ont tendance à considérer que le Messie « n’a pas organisé grand-chose de son vivant ». Par conséquent, il convient de réintroduire dans une dimension historique les « traditions mémoriales » concernant Jésus, celles qui ont permis la continuation de la communauté et ont empêché sa disparition en la cimentant par la mise en place de certaines croyances – ces dernières, il n’est pas inutile de le dire encore, ne sont d’ailleurs nullement étrangères au judaïsme de l’époque. En considérant Jésus comme le fondateur de la première communauté chrétienne, celle de Jérusalem, on le réintroduit dans une dimension historique que certains exégètes ont eu tendance d’ignorer. Ainsi, on peut espérer parvenir à réduire la distance entre Jésus et ses apôtres, contrairement à la présentation lucanienne de l’histoire des premiers développements du christianisme, qui cherche à établir une distance certaine entre le Jésus de l’histoire (d’avant la résurrection) et le Jésus de la tradition (d’après la résurrection), entre le temps de Jésus et le temps des apôtres. Il s’avére-

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rait alors que la communauté chrétienne de Jérusalem n’a pas été fondée à la Pentecôte avec la descente de l’Esprit Saint comme voudrait le faire accroire l’auteur des Actes des Apôtres. Il est évident que l’historien doit se démarquer des présentations théologiques, les plus anciennes comme les plus récentes, en se fondant sur des problématiques différentes qui correspondent aux réalités sociales et religieuses de l’époque étudiée. À titre d’exemple, comment ne pas mentionner la présentation lucanienne de l’histoire, qui veut offrir un ensemble cohérent des origines du mouvement chrétien en distinguant entre le temps de Jésus et le temps des apôtres (surtout Pierre et Paul), entre le temps ascendant et le temps descendant : l’ascension de Jésus au ciel permettant la descente de l’Esprit Saint sur terre. Il s’agit là d’une perspective éminemment théologique tout à fait cohérente, à condition de reconnaître en Jésus un messie de type prophétique et non pas de type royal. En d’autres termes, le message théologique que Luc propose est le suivant : Jésus est un messie prophétique aux propriétés divines d’ordre ascendant, ce n’est pas un messie royal aux propriétés humaines d’ordre descendant. Pour Luc, Jésus n’est en aucun cas un libérateur politique aux dimensions territoriales, son Royaume n’est pas de ce monde il est d’ailleurs. La pensée de Luc n’est certes pas représentative des courants politico-religieux attachés à la Terre d’Israël mais rien ne permet de penser que Luc n’ait pas été un Judéen de la Diaspora romaine ayant vécu et écrit à Antioche, voire à tout le moins un sympathisant au judaïsme d’origine grecque. C’est pourquoi, il convient peut-être de faire commencer l’histoire de la communauté de Jérusalem non pas lors de la résurrection et de l’exaltation de Jésus – qui sont des représentations théologiques permettant d’affirmer que le fondateur est vivant –, mais plutôt au moment de son entrée et de son séjour dans la Ville Sainte. En effet, c’est en entrant à Jérusalem que Jésus peut être reconnu dans sa messianité, c’est à Jérusalem qu’il peut fonder sa communauté et qu’il la fondera. Cette perspective permet de prendre en considération les traditions de la Passion qui constituent à elles seules un dossier à part, plus d’ailleurs doctrinal qu’historique – une perspective qui ne revient nullement à mettre en doute l’historicité de ces traditions. Même s’il s’agit de faire l’histoire de la communauté dans ses premiers développements et non pas l’histoire de Jésus, ni l’histoire des doctrines chrétiennes à leur début car il convient de ne pas oublier que l’approche envisagée veut être historique et non pas doctrinale. Comme on l’a déjà laissé entendre, les premiers disciples de Jésus ont affirmé à l’aide principalement de deux expressions que leur Maître est redevenu vivant après sa mort : le langage de la résurrection et celui de l’exaltation, qui sont des formes de représentation de l’imaginaire religieux, ont une longue histoire dans la théologie chrétienne mais proviennent toutes deux du judaïsme de l’époque du Second Temple.

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Le langage de la résurrection est issu du judaïsme, où il se trouve exprimé dès le IIe siècle avant notre ère (notamment en Dn 12, 1-3, qui s’inspire de Is 4, 2-3, en Is 26, 19 et en Is 66, 24). On le rencontre déjà en Ez 37, dans la fameuse vision des ossements desséchés qu’il faut comprendre au sens figuré et collectif : c’est le peuple du Dieu d’Israël qui reprend vie. Ainsi, on est passé d’une notion de résurrection collective du peuple telle qu’elle se trouve attestée en Ez 37 – au VIe ou Ve siècle avant notre ère – à une notion de résurrection individuelle du juste qui se rencontre en Dn 12, 1-3 – au IIe siècle avant notre ère. Cette notion pourrait être un emprunt à la culture iranienne des communautés judéennes déportées en Babylonie par les Chaldéens. Le langage de l’exaltation s’inscrit aussi dans une tradition du judaïsme selon laquelle Dieu élève celui qui a été abaissé et préserve le juste de la mort (c’est-à-dire de la descente aux enfers) en l’enlevant au ciel. Cela a été principalement le cas pour Hénoch, pour Elie et aussi pour le Serviteur souffrant dont il est question dans le Livre d’Isaïe. Ce langage suppose une cosmologie à trois étages : le ciel (où siège le Très-Haut) ; la terre (où vivent les vivants) et les enfers (où reposent les morts). Certains disciples se sont représenté l’exaltation de Jésus en considérant qu’il a été élevé, enlevé, emporté au ciel où Dieu l’a fait siéger à sa droite : ainsi, pour eux, il est au-dessus de tout, devenant de la sorte le Seigneur de l’Univers. D’autres disciples n’ont pas retenu l’image de la montée : Jésus est entré dans le ciel (He 9, 24), il s’en est allé de la terre (Ac 1, 10-11 ; 1 P 3, 19.22). Dans l’Évangile selon Jean, par exemple, on a retenu le langage traditionnel, mais on s’est aussi inspiré du langage de la descente du ciel/remontée au ciel (en 3, 31), si bien que l’élévation en croix inaugure l’exaltation au ciel dans la gloire (en 3, 14 ; 8, 28 et 12, 32.34). C’est par des confessions de foi que les premiers disciples ont proclamé que Jésus est vivant d’entre les morts, voyant dans sa résurrection les prémices de la résurrection générale et des assurances d’espérance. En tout cas, ce que l’historien – engagé ou pas – peut et doit affirmer, c’est qu’aux yeux des disciples de Jésus quelque chose est censé s’être passé au lendemain de la mort de leur Maître, sans quoi tout le développement ultérieur du christianisme devient proprement impensable. Que ce quelque chose ait une réalité objective ou au contraire soit d’ordre purement subjectif, n’est pas pour l’historien – contrairement que pour le théologien – d’importance capitale. Ce qui est fondamental pour l’historien, c’est que les disciples de Jésus aient proclamé la résurrection de leur Maître, comme cela est le cas dans la formule de croyance messianique reprise par Paul quelques décennies plus tard : « Il a été enseveli et il est ressuscité le troisième jour, conformément aux Écritures, et il est apparu à Céphas, puis aux Douze. Après cela, il est apparu en une seule fois à plus de cinq cents frères, dont la plupart sont encore vivants, et quelques-uns se sont endor-

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mis ; ensuite, il est apparu à Jacques, puis à tous les apôtres ; et enfin, il m’est apparu aussi à moi, comme à l’avorton » (1 Co 15, 4-8). Pour l’historien, il s’agit là, selon toute apparence, du témoignage le plus ancien de la croyance des disciples à l’égard de leur Maître. On peut souligner que dans cette formule, très dépouillée, il n’est fait mention uniquement que de la résurrection – à l’exclusion de tout autre élément, comme le tombeau ou l’ascension – et des apparitions, éléments fondant pourtant véritablement la croyance des disciples à l’égard de Jésus comme Messie. On peut ajouter que l’historien n’a pas à juger d’une quelconque manière des réalités, il doit seulement considérer que des hommes ont pensé de telle ou telle manière à une époque donnée et en un lieu précis. Son travail consiste à organiser la matière en fonction de la documentation disponible, à présenter les faits, les actes et les idées en fonction d’un développement chronologique s’ordonnant dans l’espace. Par ailleurs, force est de constater que les textes observent, pour la plupart, une réserve assez discrète sur les défaillances des disciples, qui ont, elles, toute chance d’être historiques, et que, par conséquent, il n’est pas toujours facile de rétablir la réalité des événements à travers les remaniements successifs et des interprétations multiples que la tradition leur a imposés. On pense généralement que les disciples, du moins pour la plupart, se sont dispersés hors de Jérusalem avant même l’issue du procès de Jésus, regagnant la Galilée, leur région d’origine, afin d’échapper ainsi aux poursuites des autorités romaines – n’oublions pas aussi que Jérusalem et la Galilée ne relèvent pas, à l’intérieur de l’Empire romain, de la même juridiction politique et administrative. On peut tout au moins tenir pour assurer que si les premières apparitions de Jésus sont censées avoir eu lieu en Galilée (Mc 16, 7), c’est afin d’avoir pour effet de ramener les disciples à Jérusalem, le lieu saint par excellence des Judéens, pour y attendre, avec la seconde venue de leur Maître – la parousie – l’instauration du « Royaume de Dieu » ou du « Règne de Dieu ». Il ne peut faire de doute qu’entre la mort de Jésus et le retour de ses disciples à Jérusalem, la Galilée a joué un rôle non négligeable dont il reste cependant peu de traces dans la documentation, si ce n’est des traditions localisant certaines des apparitions de Jésus en cette région. C’est alors que les disciples ont été amenés à proclamer le message messianique de Jésus tel qu’on le trouve, plus ou moins exprimé, dans les discours que les Actes des Apôtres prêtent à Pierre : « Jésus le Nazoréen, cet homme que Dieu a accrédité auprès de vous par des miracles, des prodiges et des signes... que vous avez fait mourir en le crucifiant par la main des impies, Dieu l’a ressuscité... que toute la Maison d’Israël sache donc avec certitude que Dieu l’a fait Seigneur et Messie, ce Jésus que vous avez cru-

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cifié... » (2, 22-23.36) et « Repentez-vous donc et convertissez-vous, pour que vos péchés soient effacés, de façon que des temps de rafraîchissement viennent d’auprès du Seigneur, et qu’il envoie le Messie qui vous a été destiné : Jésus, que le ciel doit recevoir jusqu’aux temps du rétablissement de toutes choses... » (3, 19-21). Malgré leur caractère rédactionnel, ces paroles ont toutes les chances de traduire assez fidèlement la pensée de la communauté chrétienne de Jérusalem dans les premières années après la mort de Jésus – ce qui ne signifie nullement qu’elles sont authentiques quant à leur attribution à Pierre. D’un point de vue doctrinal, la mort de Jésus a posé un double et grave problème à ses disciples, qui sont, faut-il le souligner, des Judéens pensant comme les Judéens de leur époque. À savoir : Jésus étant sans aucun doute, pour eux, le Messie, comment les autorités judéennes ont-elles pu le mettre à mort et pourquoi le Dieu d’Israël n’a-t-il rien fait pour le sauver ? C’est encore dans un discours attribué à Pierre que l’on trouve les éléments de réponses apportés par la communauté de Jérusalem à ce double questionnement, que l’on trouve élaborés dans les Actes des Apôtres : « Et maintenant, frères, je sais que vous avez agi par ignorance, ainsi que vos chefs. Dieu a accompli ainsi ce qu’il avait prédit par la bouche de tous les prophètes, à savoir que son Messie souffrirait » (3, 17-18). Ainsi, pour devenir Messie glorieux, il fallait que Jésus fût d’abord un Messie souffrant – c’est du moins ce qu’ont pensé les premiers disciples, et c’est l’interprétation avancée afin d’expliquer les événements entourant la disparition de leur Maître. Il est à peu près certain que les disciples de Jésus, de son vivant, l’ont considéré unanimement comme un prophète, à la limite comme un libérateur, en tout cas comme celui qui doit apporter le « Royaume de Dieu » sur le plan terrestre et non pas sur le plan céleste. On comprend dès lors qu’ils aient éprouvé certaines difficultés à penser que le Messie doit d’abord souffrir avant d’être glorieux. Sans entrer en matière plus avant, soulignons toutefois que l’idée d’un messie souffrant n’a pas été acceptée sans quelque peine par les premiers disciples de Jésus, même si on la trouve déjà chez les fidèles de la « Nouvelle Alliance » dont nombre de manuscrits ont été découverts à partir de 1947 dans des grottes proches du Khirbet Qumrân, en Palestine. Observons seulement que le « Maître de Justice », personnage aussi énigmatique qu’important dans le mouvement essénien, a été en butte aux sévices des grands prêtres de Jérusalem, et que mis à mort, dans des circonstances qui restent obscures, il a été, ont pensé ses disciples, enlevé au ciel : c’est ainsi qu’ils ont escompté fermement son retour, pour une éclatante revanche, à la fin des temps, et ont fait de la croyance en leur « Maître de Justice », la condition du salut et de l’accès au Royaume à venir. Il n’est pas inutile de rappeler encore s’il le fallait que les premiers disciples de Jésus n’ont eu ni le sentiment, ni la volonté de sortir du judaïsme, et ce durant plusieurs décennies pour ne pas dire plusieurs siècles.

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On est assez mal renseigné sur les développements de la communauté chrétienne de Jérusalem à ses débuts, et l’on éprouve quelque peine à dégager des premiers chapitres des Actes des Apôtres – la source d’informations la plus ancienne en la matière – ce qui est de l’ordre des réalités historiques par rapport à ce qui est de l’ordre des représentations historiques – autrement dit, la manière dont Luc, dans les années 80 ou dans les années 60, décrit l’histoire de la communauté chrétienne de Jérusalem, présente cette histoire à ses partisans et aussi sans doute aux opposants du mouvement des disciples de Jésus. Ce n’est cependant pas une raison suffisante pour tenir comme légendaires les traditions rapportées par Luc dans les Actes des Apôtres, même si leur exposition littéraire le laisse parfois à penser. Par ailleurs, il convient d’observer que la datation haute (autour des années 80) ou basse (autour des années 60) des Actes des Apôtres n’est pas déterminante du point de vue historique, mais qu’elle l’est en revanche pour la première partie de l’œuvre de Luc, c’est-à-dire l’Evangile selon Luc. Aborder l’étude d’une communauté religieuse dans sa genèse et son évolution pose de multiples problèmes quant au plan méthodologique. Plusieurs approches sont envisageables : elles relèvent toutes de perspectives aussi nombreuses que variées. Outre l’approche doctrinale fort exploitée jusqu’à présent par les exégètes engagés, on doit envisager de faire appel aux approches juridique et sociologique. L’une et l’autre présentent, en effet, l’avantage de mettre en œuvre des données historiques assez précises, qui paraissent dégagées des contingences théologiques imposées postérieurement par les différentes instances ecclésiastiques. Après le corpus lucanien, il paraît évident qu’à plusieurs époques on a cherché à reconstruire l’« histoire » des origines du christianisme – l’exemple le plus connu est la tentative d’Eusèbe de Césarée, mais il est certain que d’autres, dans une ligne plus mémorialiste qu’historiographique, l’ont précédé dans cette voie, notamment le célèbre auteur chrétien d’origine judéenne : Hégésippe. C’est ainsi que les sources chrétiennes sur la communauté de Jérusalem dans ses premières décennies pourront être confrontées aux éléments mis en évidence à partir de la documentation judéenne comme de la documentation grecque. En l’occurrence, les facteurs culturels d’ordre rituel permettront, par exemple, l’examen critique des sources chrétiennes – les Actes des Apôtres notamment – invérifiables par ailleurs. C’est la seule manière, semble-t-il, de repasser de l’ordre des représentations du passé à celui des réalités historiques – en essayant de débrouiller quelque peu l’écheveau du télescopage des nombreuses traditions. D’autre part, l’approche anthropologique ne doit nullement être ignorée. Quand on aborde, en effet, l’histoire d’une communauté religieuse, les questions qu’il convient tout d’abord de se poser touchent à sa formation et à son fondateur. Or, seules des méthodes de type anthropolo-

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gique permettent de répondre à de semblables questions même si elles se fondent essentiellement sur des documents littéraires. À ce sujet d’ailleurs, il apparaît nécessaire d’établir une distinction entre la figure fondatrice de la communauté et les éléments formateurs de cette même communauté. La figure fondatrice de la communauté a nécessairement été réinterprétée au cours des temps, c’est pourquoi elle relève de la tradition. Les éléments formateurs de la communauté, en revanche, sont des matériaux objectifs, qui n’ont nullement été réinterprétés au cours des temps, c’est pourquoi ils relèvent de l’histoire. Il y a lieu de ne pas trop formaliser une telle distinction dont l’un et l’autre terme se recoupent parfois de manière transversale, mais il convient de l’avoir à l’esprit tout au long d’une recherche, et notamment quand il s’agit de l’histoire de la communauté chrétienne/ nazoréenne de Jérusalem. Au cours de cette année, dans des introductions, il a été traité de la géographie et de l’histoire de Jérusalem dans le monde judéen des deux premiers siècles de notre ère. C’est ainsi qu’il a été question d’un certain nombre de paramètres du judaïsme à Jérusalem au Ier siècle et notamment la halakhah, car ce sont principalement à des traditions rituelles multiples que seront confrontés les premiers disciples de Jésus. On a brossé aussi un état de la situation du judaïsme à Jérusalem et en Palestine durant la domination romaine – au cours des années 6 à 66 et 74 à 132 – dans ses multiples composantes socio-religieuses et politico-religieuses. II. Les prophétismes et messianismes aux Ier et IIe siècles de notre ère (suite/V) Au cours de la cinquième année de ce programme de recherche, ont été principalement approchés les thèmes du « millénarisme dans le judaïsme et le christianisme anciens » et du « prophétisme et messianisme comme théologie politique dans les mondes occidentaux aux époques moderne et contemporaine ». Auparavant, dans le cadre d’une introduction, ont été présentées quelques remarques et réflexions générale sur la théologie politique.

Le millénarisme dans le judaïsme et le christianisme anciens On a poursuivi ce thème de recherche initié déjà l’année dernière, non achevé à cause de certaines circonstances indépendantes de notre volonté.

Le prophétisme et le messianisme comme théologie politique dans les mondes occidentaux aux époques moderne et contemporaine La matière étant immense, on s’est limité à quelques présentations succinctes : ainsi après un aperçu relatif au messianisme et à l’eschatologie dans la conscience politique des premiers chrétiens et à la théologie poli-

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tique de l’Empire byzantin, on a traité en profondeur le symbole biblique de l’« Arbre de Jessé » pour terminer par la question du rôle des prophétismes et des messianismes judéo-chrétiens dans les idéologies modernes. Auparavant, on s’est intéressé aux idéologies prophétiques ou messianiques politico-religieuses d’un point de vue sociologique et anthropologique dont on va donner maintenant quelques éléments théoriques. Pour les sociologues et anthropologues, le prophétisme ou le messianisme est une des ripostes « contre-acculturatives » d’une société, menacée dans ses fondements, qui traverse une crise de son identité et qui cherche à se restructurer d’elle-même autour d’une option monothéiste et universelle en transformant son désespoir en espérance. Partant de là, ces spécialistes formulent une loi opératoire en sociologie et en anthropologie : lorsqu’une société entière ou un groupe ethnique donné (1) se trouve brutalement désintégré dans les aspects les plus quotidiens de son existence, (2) ressent ce déséquilibre comme une frustration, (3) dispose d’une mythologie appropriée lui permettant de retrouver son identité perdue, (4) cristallise son attention sur une personnalité charismatique qui canalise le désarroi sociale vers une issue fastueuse, il y a de grandes chances pour qu’un mouvement prophétique ou messianique surgisse. Historiquement, ces mouvements religieux sont aussi des mouvements de résistance dont l’acte de naissance se situe soit immédiatement après la colonisation réalisée, soit après un certain temps de décalage correspondant à la traversée d’une véritable « phase de latence ». Ce qui leur donne des contenus différents, ce sont les multiples variables composant une situation historique déterminée : il s’agit soit de la nature des groupes antagonistes en contact, soit de la nature des religions antagonistes en contact, soit du niveau de modernisation économique et sociétale auquel la société est parvenue. L’explosion paroxystique de ces mouvements et la radicalité de leurs messages sont à la fois des révélateurs et des indicateurs d’un malaise social lié à une situation d’acculturation et des réponses apportant, ou croyant apporter, la solution à cette situation. Ainsi, quelle que soit la forme revêtue par ces véritables ripostes culturelles, il existe une structure de la réponse-solution prophétique-messianique qui peut aussi, semble-t-il, être lue indépendamment de tel ou tel contenu possible. Un mouvement dans cette situation trouve sa force d’inspiration dans les temps forts de la domination auxquels succèdent généralement le temps de la résistance et de l’épreuve, puis de l’effervescence prophétique ou messianique animée par une logique de l’attente et le projet grandiose de l’avènement du « Royaume » sur terre (millénarisme ou communisme). C’est l’enver­gure du « message » ou la force de radicale « nouveauté » de la « mission » qui permet au groupe concerné de dépasser les anciennes querelles ethniques ou les dissensions locales et de fonder un consensus d’un autre

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type : une « alliance » de caractère « pan-tribal », voire universel, alors que leurs regards convergent vers la personnalité indiscutable du prophète. Il n’a évidemment pas été possible d’étudier les différents dénouements possibles d’un scénario, à bien des égards toujours et partout fondamentalement identique mais on a observé que tout mouvement prophétique ou messianique est guetté par deux tendances inverses : (1) le projet est en voie d’échec, il se déplace alors de la terre vers le ciel ; (2) le projet est en voie de réussite, il est alors menacé de l’intérieur ou de l’extérieur. Cependant, en termes politiques, dans le premier cas, la révolution est introuvable et elle est sans cesse différée, dans le deuxième cas, la révolution se clôt et se fige en éternel présent – ce qui peut amener à la métamorphose paradoxale du prophétisme ou du messianisme en ce qui est leur contraire : l’utopie. Au XXe siècle, le continent noir africain a été le terreau de nombreuses manifestations prophétiques ou messianiques : on ne peut en la matière que renvoyer aux importants travaux de Georges Balandier en 1953, de R. Bureau en 1967, de Roger Bastide en 1972. Il convient d’envisager maintenant les rapports spécifiques que paraît entretenir toute communauté prophétique ou messianique d’une part avec la temporalité et d’autre part avec la politique. On l’a fait à partir de deux réflexions dont la seconde débouche sur trois positions qui sont des réactions. 1. Une des idées focales des religions pouvant être reconnues comme prophétiques ou messianiques est certainement de promouvoir une conception résolument linéaire du temps. Le revers de ce qui est visé par le groupe religieux apparemment braqué sur le point « oméga » du temps passé, c’est aussi à bien des égards le point « alpha » de la société ou de l’humanité telle qu’on se la représente au commencement sortant des mains divines sous forme de perfection originelle, ce moment du temps en dehors du temps où le groupe a été uni et où la nature n’a pas été outragée. C’est pourquoi le temps linéaire dissimule une conception inverse, c’est-à-dire cyclique, réalisant la coïncidence parfaite entre l’ère nouvelle et le retour du héros, mythique ou non. C’est pourquoi aussi le prophétisme ou le messianisme suppose toujours un point d’appui rétrospectif et un appel à la mémoire mythique du groupe – lequel se réfère au temps d’avant la domination, d’avant la division en classes ou races antagonistes ou d’avant la chute. Tout prophétisme ou tout messianisme tend ainsi à travailler à l’avènement de la perfection finale qui est aussi l’état supposé de l’humanité à son origine. 2. On retrouve ce même paradoxe d’une temporalité hybride formée d’un temps linéaire et d’un temps cyclique dès que l’on envisage les rapports eux aussi ambigus qu’entretiennent les espérances prophétiques ou messianiques et les mouvements politiques « révolutionnaires ».

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On considère d’un point de vue sociologique et anthropologique que le prophétisme ou le messianisme a toujours suscité trois types de réactions : - Première position : l’espérance prophétique ou messianique est épousée sur le mode épique de la croyance. Par exemple, c’est la confiance dans la figure du prolétariat rédempteur-rédempté, sanctifié par la souffrance et incarnant dans sa condition et son combat la perspective d’une humanité régénérée : il s’agit là d’une forme possible du bakounisme – et non pas du marxisme comme on le pense souvent – qui s’inscrit dans la plus pure tradition prophétique ou messianique. - Deuxième position : le prophétisme ou le messianisme est congédié soit parce qu’il se réfère à la mémoire collective d’un événement considéré dialectiquement comme dépassé (Sartre), soit parce que l’on juge qu’il manque de fondement scientifique (Althusser), soit parce que le groupe ne se contente plus d’attendre l’avènement du « Royaume » mais désire le réaliser immédiatement en cherchant à échapper à l’histoire des conduites de célébration ou d’exaltation (comme par exemple les cultes de possession). Une variante de cette position est celle de l’organisation ecclésiale qui cherche à relier ou à articuler, dans certains cas de manière polémique, l’inspiration prophétique ou messianique qui est à son origine et qui participe d’une logique d’attente et la nécessité de l’institution religieuse. - Troisième position : c’est celle que l’on rencontre chez des auteurs aussi différents qu’Ernst Bloch, Georges Balandier et Maria Pereira de Queiroz (Réforme et révolution dans les sociétés traditionnelles, Paris, 1968). Leurs analyses convergent pratiquement vers l’attitude suivante : le prophétisme ou le messianisme est l’une des formes de révolte possible pour des sociétés ou des groupes humains qui ne sont pas encore mûrs pour transporter leurs aspirations au niveau politique. En quelque sorte, les mouvements que l’on peut qualifier de prophétiques ou de messianiques attesteraient d’un désir de révolte contre l’ordre social jugé oppresseur, mais indiqueraient simultanément que le groupe en question n’aurait pas encore réussi à refuser son passé qu’il continuerait à s’inscrire dans le cadre imaginaire de la religion. Derrière ce qui est exprimé par l’engagement religieux, Georges Balandier, pour sa part, perçoit en filigrane des demandes authentiquement politiques mais qui, faute de pouvoir se traduire directement, sont obligées de se dissimuler sous des vêtements d’emprunt : ainsi ces mythologies militantes d’ordre prophétique ou messianique sont qualifiées de « moment négatif devant être dépassé ». Ce qui apparaît de ces phénomènes prophétiques ou messianiques peut être ordonné autour des réflexions suivantes : (1) s’il semble exister une structure sociale et sacrale universellement repérable que l’on peut qualifier de prophétisme ou de messianisme, on doit chaque fois tenir compte

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de la situation temporelle occupée par les mouvements en question dans le contexte qui leur est propre : ils apparaîtront tantôt comme des freins sociologiques et des réactions en retour aux anciens axes d’équilibre, tantôt au contraire comme révolutionnaires ; (2) l’inspiration de ces mouvements, la texture de leurs discours, le fait surtout que certains continuent à exister plusieurs siècles après leurs fondations, confrontés aujourd’hui à l’épreuve de mentalités différentes, interdisent cependant d’y voir une aliénation pure et simple et une exaspération de la souffrance des hommes aussi bien qu’un moment temporel appelant son dépassement. En final, le projet prophétique et messianique, considéré dans sa spécificité, apparaît difficilement résorbable aux seules catégories psychologiques du désir nostalgique de l’absolu et sociologique des utopies politiques : il répète, au contraire, par la voix de ses différents prophètes ou messies qu’il y a un « au-delà » de la politique que les révolutions matérielles et culturelles n’épuisent pas.

2006-2007 Cette année, a été poursuivi uniquement le programme de recherche sur « l’histoire de la communautés chrétienne/nazoréenne de Jérusalem des origines à 135 », commencé en 2005-2006. L’histoire de la communauté chrétienne/nazoréenne de Jérusalem des origines à 135 (suite/II) De cette recherche, il n’a été question jusqu’à présent que d’introductions : ainsi, outre l’introduction générale, il a été traité l’année passée d’une introduction géographique ainsi que d’une introduction historique. Cette année, on a commencé par se pencher, dans des prolégomènes, sur l’image de Jérusalem dans les consciences judéennes (y compris les mouvances chrétiennes) aux Ier-IIe siècles de notre ère à partir d’éléments qui ont déjà été publiés dans un article mais qui ont été complétés et remaniés 1. On a essayé ensuite d’épuiser la matière de trois préliminaires consacrés (1) à l’examen des documents, (2) à l’examen des recherches et (3) à la présentation de la figure de Pierre entre Jérusalem et la Galilée. La question des documents relatifs à la communauté chrétienne de Jérusalem posant de nombreux et épineux problèmes, ils ont demandé, par conséquent, dans des présentations générales, des appréciations critiques en fonction de points de vue très spécifiques. Les Actes des Apôtres, qui représentent la principale source d’informations et le plus souvent l’unique, ont fait donc l’objet d’une évaluation critique sur le plan de leur valeur historique. Il en a été de même pour l’œuvre d’Hégésippe et pour celle de Jules l’Africain dont les apports ne sont guère à négliger – même si, au fond, elles n’apportent rien de plus pour la période antérieure à Jacques le Juste. Il a été aussi question de l’Épître de Jacques et de l’Épître de Jude qui, si l’authenticité de leurs auteurs respectifs était reconnue, seraient originaires de Jérusalem. Il a été encore question de la littérature canonico-liturgique, des littératures pseudo-clémentine et pseudo-jacobienne ainsi que des littératures arménienne et géorgienne, moins connues mais dont l’intérêt n’est pas moindre. 1.  À ce sujet, voir déjà S.C. M imouni, « Jérusalem dans les consciences juives (y compris les mouvances chrétiennes) aux Ier-IIe siècles de notre ère », dans A. L e Boulluec (Éd.), À la recherche des villes saintes. Actes du Colloque franco-néerlandais Les villes saintes, Collège de France, 10-11 mai 2001, Turnhout, 2004, p. 63-81.

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La question des recherches relatives à la communauté chrétienne de Jérusalem a demandé l’établissement d’une distinction entre approches historiques et approches théologiques : une distinction difficile, car peu de critiques, dans leurs travaux, se sont strictement limités aux unes ou aux autres. Toujours dans ces préliminaires, la figure de Pierre entre Jérusalem et la Galilée a été présentée non pas pour la maintenir dans la recherche, mais pour l’éliminer – par manque de temps, il n’a cependant pas été possible de traiter de cette question au cours de l’année. Outre des introductions, des prolégomènes et des préliminaires, cette recherche sur la communauté nazoréenne/chrétienne de Jérusalem aux IerIIe siècles a été répartie en treize parties et non pas en douze comme cela a été initialement prévu. Il ne paraît pas inutile de donner, dans ses grandes lignes, un aperçu global du parcours de la recherche qui sera conduite au cours des deux prochaines années. Dans une première partie, il s’agira d’examiner les traditions relatives à l’entrée et au séjour de Jésus à Jérusalem à partir des sources évangéliques d’ordre canonique, qui sont, apparemment, les plus anciennes. Elles seront analysées autant du point de vue littéraire que du point de vue topologique, c’est-à-dire sur le plan de leur localisation dans Jérusalem et ses environs. On donnera aussi un status quaestionis sur la tradition du dernier repas de Jésus avec ses disciples qui paraît être l’action fondatrice primordiale de la communauté de Jérusalem. Dans une deuxième partie, il s’agira d’aborder les traditions relatives à la mort de Jésus à Jérusalem à partir des sources évangéliques d’ordre canonique, sans doute les plus anciennes, et d’ordre apocryphe. L’examen, là encore, sera mené tant du point de vue littéraire que du point de vue topologique avec la localisation du Prétoire de Pilate, du Golgotha et du Calvaire. Dans une troisième partie, on présentera les traditions relatives à la famille de Jésus à travers (1) la question des parents de Jésus, (2) la question des frères et sœurs de Jésus, (3) la question de Judas Thomas l’hypothétique frère jumeau de Jésus et (4) la question de Jésus premier-né de Marie. Dans une quatrième partie, on analysera la tradition de la succession de Jésus, notamment le cas de la tradition sur Conan le Martyr – à partir d’un article déjà publié 2 . On se demandera comment les apôtres de Jésus – à travers Pierre – ont abandonné leur primauté aux parents de Jésus – à 2.  S.C. M imouni, « La tradition de la succession ‘dynastique’ de Jésus », dans B. Caseau – J.-C. Cheynet – V. Déroche (Éd.), Pèlerinages et lieux saints dans l ’Antiquité et le Moyen Âge. Mélanges offerts à Pierre Maraval, Paris, 2006, p. 291304 (= Jacques le Juste, frère de Jésus de Nazareth. Histoire de la communauté nazoréenne / chrétienne de Jérusalem du Ier au IVe siècle, Paris, 2015, p. 501-524).

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travers Jacques. En d’autres termes : comment et pourquoi le pouvoir de la communauté est-il passé, comme le montre les sources en dehors des Actes des Apôtres, à Jacques le frère du Seigneur et non pas à Pierre l’apôtre du Seigneur ? Dans une cinquième partie, on examinera la tradition des évêques judéo-chrétiens de Jérusalem – à partir d’un article déjà publié 3. Dans une sixième et septième partie, on abordera les traditions sur Jacques le frère de Jésus (avec le Martyre) et sur Siméon le cousin de Jacques (avec le Martyre) – dans le cadre de la septième partie, il sera question, à titre d’hypothèse, du cas de l’énigmatique Théboutis de Jérusalem qui serait à l’origine de la formation du groupe des ébionites issu d’une scission d’avec le groupe des nazoréens. Dans une huitième partie consacrée aux débuts de la communauté de Jérusalem, l’attention portera sur son organisation (les apôtres et les parents de Jésus), sur sa composition (les Hébreux et les Hellénistes) et sur son développement (notamment avec une étude de l’affaire d’Ananias et de Saphira). On jettera aussi un éclairage sur les institutions de la communauté telles qu’elles se font jour dans les Actes des Apôtres, mais aussi dans la littérature canonico-liturgique : principalement sur le ministère des apôtres, des prophètes, des docteurs, des presbytres, des diacres et des épiscopes. On abordera également les informations sur la communauté toujours selon les Actes des Apôtres avec une présentation de son origine (l’ascension) et une présentation de son évolution (les sommaires). Dans une neuvième et dixième partie, on examinera les conflits – externes et internes – auxquels a été confrontée la communauté de Jérusalem principalement entre les années 30 et 50. Parmi les conflits externes, on distinguera entre d’une part, les arrestations de Pierre et Jean, puis des apôtres et d’autre part, la persécution des Hellénistes à travers l’exécution d’Étienne ainsi que la persécution des Hébreux à travers l’exécution de Jacques et la fuite de Pierre. Parmi les conflits internes, on procèdera entre d’une part, la mission de Pierre en Palestine et les suites de la conversion de Corneille et d’autre part, le conflit d’Antioche et l’assemblée de Jérusalem qui lui a fait suite. Une onzième partie sera consacrée à la tradition de la fuite de la communauté de Jérusalem à Pella – à partir d’un article alors en cours de publication et maintenant paru 4 . 3.  S.C. M imouni, « La tradition des évêques chrétiens d’origine juive de Jérusalem », dans Studia Patristica XL, Fourteenth International Conference on Patristic Studies held in Oxford 2003, Louvain, 2006, p. 447-446 (= Jacques le Juste, frère de Jésus de Nazareth. Histoire de la communauté nazoréenne / chrétienne de Jérusalem du Ier au IVe siècle, Paris, 2015, p. 441-474). 4.  S.C. M imouni, « La tradition de la migration de la communauté chrétienne d’origine juive de Jérusalem à Pella », dans C. A rnould -Béhar – A. L emaire (Éd.), Jérusalem antique et médiévale. Mélanges en l ’honneur d ’Ernest-Marie Laperrousaz,

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Une douzième partie sera consacrée à certaines doctrines de la communauté de Jérusalem dans ses réactions face à des scissions qui se sont produites après son retour de Pella, notamment à partir des épîtres canoniques de Jacques et de Jude. La doctrine des « Deux Voies » sera notamment présentée, car elle est caractéristique des doctrines chrétiennes d’origine judéenne originaires de la Ville Sainte. Dans une treizième et dernière partie, on se penchera sur certaines traditions de Jérusalem au IVe siècle et sur leur caractère éventuellement judéo-chrétien, notamment sur l’Invention des Reliques d’Étienne, l’Invention des Reliques de Jacques et l’Invention des Reliques de la Croix. Dans la conclusion générale, il sera question des évêques pagano-chrétiens de Jérusalem au IIe siècle dont la liste, transmise par Eusèbe de Césarée, n’est pas sans soulever des problèmes insolubles. On peut discuter de l’ordre des parties qui n’est pas nécessairement chronologique : il se peut d’ailleurs qu’il change au cours de la recherche. Dans l’ensemble, les problématiques seront plutôt posées et pensées, la plupart du temps, d’un point de vue historique, mais sans négliger pour autant le point de vue doctrinal, même si ce dernier est somme toute secondaire dans l’approche envisagée. Le sujet n’a jamais fait l’objet d’une recherche systématique et synthétique d’un point de vue historique. Le livre récemment publié par Jacques Vermeylen montre assez quelles sont les limites proposées par un point de vue théologique – lequel doit déboucher forcément sur une herméneutique 5. Dans ce travail intitulé « Jérusalem, centre du monde. Développements et contestations d’une tradition biblique », l’auteur, professeur à la faculté de théologie de l’Université catholique de Lille, propose un parcours dans les textes bibliques, Ancien et Nouveau Testaments, qui appuient cette tradition à travers ses partisans et ses opposants. Dans une première partie, sont examinés le monde du Temple et la pratique des pèlerinages, le motif littéraire de l’assaut de tous les peuples contre Sion et celui, symétrique, de la montée pacifique des mêmes peuples au même lieu – apparaît aussi la figure antagoniste de Babylone, centre d’un monde hostile, et la question de la réforme centralisatrice du roi Josias. Dans une seconde partie, sont présentés les prophètes qui dénoncent les illusions liées à l’idéologie du Temple – illusions qui occultent les exigences de la justice sociale et d’une croyance qui doit s’incarner dans le politique et non pas dans le divin. Pour l’auteur, la Bible apparaît comme le livre d’un débat qui porte sur les questions des Paris-Louvain-Walpole/Massachussetts, 2011, p. 109-130 (= Jacques le Juste, frère de Jésus de Nazareth. Histoire de la communauté nazoréenne / chrétienne de Jérusalem du Ier au IVe siècle, Paris, 2015, p. 475-500). 5. J. Vermeylen, Jérusalem centre du monde. Développements et contestations d ’une tradition biblique, Paris, 2007.

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plus fondamentales : l’image du Dieu d’Israël, le rapport au pouvoir, les relations entre nations ou entre groupes religieux. C’est une étude d’exégèse qui est ici posée sur la table de travail : aussi excellent soit-elle, elle demeure nécessairement celle d’un théologien et non pas celle d’un historien. Jacques Vermeylen rappelle que Jérusalem est le point focal du conflit israélo-palestinien et, plus largement, du contentieux proche-oriental, et il souligne que, consciemment ou non, les partis en présence mettent en œuvre un imaginaire traditionnel, qui s’exprime déjà dans bon nombre de textes bibliques. Jérusalem et son sanctuaire forment le centre d’un immense système symbolique qui donne sens à des pratiques cultuelles, légitime la hiérarchie sociale et correspond à un désir de pouvoir et de puissance. Jacques Vermeylen espère en un message d’espoir pour tous les hommes de Jérusalem et de Terre Sainte, Palestiniens comme Israéliens, qui aspirent à la paix. Il est évident que l’objectif de l’historien est tout autre, même s’il peut être d’accord avec ce message : mais cela relève, pour lui, d’un registre totalement différent ! L’historien fait l’histoire de la mémoire sur Jérusalem, il ne doit surtout pas poursuivre le tracé et ajouter une pierre… L’historien doit au contraire déconstruire les échafaudages qui reposent nécessairement sur des présupposés idéologiques : il doit dire ce qui a été et non pas présenter ce qui a servi tel ou tel engagement, lequel ne peut être qu’orienté de manière subjective. Dans l’introduction à la recherche de cette année, on a proposé un panorama des communautés chrétiennes d’origine judéenne en Palestine afin de résumer un certain nombre de points qui la conditionnent que l’on reprend ici.

Les communautés chrétiennes d’origine judéenne en Palestine au cours des deux premiers siècles de notre ère Dresser l’histoire des communautés chrétiennes d’origine judéenne en Palestine, c’est toucher à la naissance du christianisme : ce qui n’est pas chose aisée, étant donné l’état parcellaire de la documentation : de ce fait, on est obligé de procéder par touches successives, ne permettant pas une réelle synthèse. Jésus n’est pas le fondateur du christianisme en tant que religiosité indépendante. Il est tout au plus le fondateur de la communauté chrétienne de Jérusalem dans le cadre du judaïsme de son temps, lequel apparaît comme relativement éclaté étant donné les divers groupes de pensée et de pression qui le traversent (esséniens, pharisiens, sadducéens et autres). C’est pourquoi, parler des communautés chrétiennes d’origine judéenne en Palestine

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implique de se pencher sur les disciples de Jésus, les grandes figures comme Jacques le Juste, Pierre et Paul, qui ont diffusé progressivement son message à travers les milieux judéens comme à travers les milieux grecs. En 30 de notre ère, à Jérusalem, Jésus de Nazareth, qui est depuis deux ans prédicateur itinérant originaire de Galilée prophétisant l’annonce de l’imminence du Règne de Dieu, est arrêté, jugé et exécuté pour des raisons politico-religieuses – Ponce Pilate étant préfet de la province romaine de Judée. Au lendemain de la mort de leur maître, ses disciples, dans un premier moment, paraissent s’être dispersés à travers toute la Palestine. Toutefois, on les retrouve, dans un second moment, à Jérusalem, proclamant qu’a été ressuscité « celui » qui a été crucifié. Ils annoncent un temps nouveau et l’imminence, lors du retour de Jésus, de la réalisation de l’antique promesse de salut faite par le Dieu d’Israël aux ancêtres de son peuple. Un mouvement religieux aux origines prophétiques et aux tendances de plus en plus messianiques est en train de naître. Il est constitué par des Judéens qui, disciples de Jésus, vivent de son Esprit, dont ils héritent la puissance créatrice, guérissant les malades et expulsant les démons comme leur maître l’a fait avant eux. On est à Jérusalem, la ville sainte du judaïsme, alors sous domination romaine depuis près d’un siècle. La nouvelle communauté des disciples de Jésus est relativement peu homogène puisque constituée par des Judéens venus d’horizons extrêmement divers dont certains sont de culture et de langue hébraïques (les Hébreux) et d’autres de culture et de langue grecques (les Hellénistes). Elle subsiste grâce à la mise en commun des biens vendus pour satisfaire aux besoins de tous, et semble avoir comme centre une « synagogue » située sur le Mont Sion, dans le lieu même où Jésus a pris son dernier repas avec ses disciples les plus proches (désignés par le terme technique d’apôtres). Les nouveaux adeptes sont admis dans le groupe des « saints », appellation qu’ils se donnent, par une initiation sous forme d’une ablution lustrale – un baptême au nom de Jésus le Messie. Ses membres fréquentent le Temple avec assiduité, comme c’est le cas, par exemple, pour son premier responsable, Jacques le Juste, le frère de Jésus. Cette communauté est parfois persécutée par les autorités religieuses judéennes : ce qui obligera certains de ses membres à la dispersion, laquelle conduira à la diffusion du message du Règne de Dieu parmi les communautés judéennes de la Diaspora. Un chrétien d’origine judéenne de langue grecque, Étienne, est condamné, en 33, par lapidation pour blasphème contre le Temple. Sans doute la même année, Paul de Tarse, un Judéen de culture et de langue grecques originaire de Diaspora, devient membre du mouvement des disciples de Jésus : il sera un des plus grands missionnaires chrétiens connus. Ces mêmes chrétiens répandent alors ce qu’ils considèrent comme la

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« bonne nouvelle » (c’est-à-dire l’Évangile de Jésus le Messie) : c’est ainsi, par exemple, que Philippe, en 33, un des Sept choisis par les Hellénistes pour le « service des tables » (= l’intendance de leur communauté), la propage en Samarie ; c’est ainsi, autre exemple, que des chrétiens d’origine judéenne de culture et de langue grecques sont amenés, en 34, à créer une communauté à Antioche où les croyants recevront pour la première fois le nom de « chrétiens », c’est-à-dire « messianistes ». Des chrétiens d’origine judéenne de langue hébraïque comme Pierre et Jacques, le frère de Jean et non pas de Jésus, sont également persécutés en 43-44 : le second est exécuté par décapitation sur ordre d’Hérode Agrippa Ier, tandis que le premier est contraint à la fuite dans des conditions présentées comme miraculeuses. Pierre est alors amené à propager cette même « bonne nouvelle » de la croyance messianique en Jésus jusqu’à Rome, la capitale impériale. Jacques le Juste est aussi exécuté par lapidation, en 62, sur ordre du grand prêtre alors en exercice (Anan), pour violation de la Loi de Moïse – lors d’une vacance de la procuratèle romaine (entre Festus qui vient de partir et Albinus qui n’est pas encore arrivé). La communauté de Jérusalem paraît alors désorganisée et contrainte, quelques années plus tard, à se réfugier à Pella (Transjordanie), en 68, durant le siège de la ville par les légions romaines : elle n’y reviendra partiellement qu’après 70. La diffusion du message chrétien a été réalisée dans un premier temps en milieu judéen, puis dans un second temps en milieu grec. Mais il convient de préciser que la plupart des non Judéens touchés par ce message ont été en réalité des Grecs déjà sympathisants au judaïsme, relativement nombreux à cette époque dans les communautés judéennes de l’Empire romain, et non pas de Grecs méconnaissant le judaïsme et adhérant directement au christianisme – comme on le dit souvent. Des années 30 à 135, l’entrée des Grecs dans les communautés sera cause de difficultés puis d’affrontements entre les différentes tendances traversant le mouvement chrétien. Jacques, Pierre et Paul se trouvent au centre des conflits dont les enjeux peuvent se résumer en ces termes : la nouvelle croyance messianique doit-elle imposer les observances judéennes aux Grecs, et notamment la circoncision ? Les réponses semblent avoir été diverses et graduées : les observances demeurent pour les Judéens mais ne sont pas nécessairement à imposer aux Grecs – les uns et les autres devant toutefois partager la même table, au moins durant l’eucharistie. Toute réponse doit tenir compte du fait qu’être judéen dans l’Antiquité, c’est être membre ethniquement du peuple judéen, nonobstant la question religieuse qui n’est pas première mais seconde. Avant le conflit d’Antioche et la réunion de Jérusalem, en 49-50, où Jacques et Pierre d’une part et Paul d’autre part se sont affrontés sur cette

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question, à Césarée, Pierre a fait entrer parmi les « saints » un incirconcis et toute sa maison, ce qui l’a obligé à fournir une explication auprès de la communauté de Jérusalem : il s’agit de Corneille, un centurion déjà sympathisant au judaïsme 6. La répartition des champs de mission entre Pierre et Paul est une idée qui apparaît tardivement dans la littérature chrétienne : de fait, entre ces deux grandes figures, il y concurrence dans la propagation du message chrétien – on peut le constater en Anatolie et en Grèce, mais aussi à Rome. Sans compter que des envoyés de Jacques le Juste ont joué un rôle non négligeable dans cette concurrence. Dans la réalité, il y a conflit des interprétations entre les uns et les autres : certains considérant que la croyance seule au Messie suffit au salut (c’est le cas pour Paul, en ce qui concerne uniquement les chrétiens d’origine grecque) ; d’autres estimant, au contraire, que l’observance et la croyance conjointes à la Loi et au Messie sont nécessaires (c’est le cas pour Jacques et dans une mesure apparemment moindre pour Pierre). Quoi qu’il en soit, dans les années 60 de notre ère, on trouve partout des chrétiens dans le monde de l’Orient romain, mais aussi dans la ville de Rome et sans doute ailleurs en Occident. Ils ne sont probablement pas nombreux et pratiquent le secret pour se protéger de toute part. Mais s’ils constituent des communautés dispersées, ils partagent essentiellement d’une manière ou d’une autre la croyance que Jésus est le Messie ou Christ envoyé par le Dieu d’Israël et que nonobstant sa mise à mort il a été arraché aux puissances des ténèbres pour siéger à la droite de son Père, envoyant son Esprit capable de transformer les cœurs et de pardonner les péchés dans l’attente de son retour prochain. Ces communautés sont encore dans le judaïsme, et ce malgré la présence en leur sein de chrétiens d’origine grecque – ce qui est source de nombreux conflits de cohabitation avec les Judéens chrétiens ou non. Durant une période difficile à déterminer avec précision, elles resteront dans le giron du judaïsme, malgré les conséquences des révoltes judéennes contre Rome de 66-74, de 115-117 et de 132-135. De fait, il devient de plus en plus difficile de parler de christianisme, en tant que religiosité constituée et plus ou moins acceptée si ce n’est reconnue, avant la seconde moitié du IIe siècle – et ce dans le meilleur des cas. Auparavant, le christianisme est soit dans le judaïsme, soit hors du judaïsme, mais sans constituer pour autant une religiosité déliée de ses racines judéennes. Au milieu du IIe siècle, le christianisme acquiert son autonomie relative du judaïsme, sans même avoir à couper les ponts : cette religiosité n’a pas vraiment de date de naissance, car son édification a duré plus d’un siècle, 6.  Pour une autre perspective, moins classique, voir S.C. M imouni, La circoncision dans le monde judéen aux époques grecque et romaine. Histoire d ’un conflit interne au judaïsme, Paris-Louvain, 2007, p. 161-174.

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jusqu’à cet essai d’émancipation – un divorce qui ne sera jamais prononcé, malgré les excommunications réciproques. La séparation ou la rupture (?) d’avec le judaïsme sera le résultat d’un parcours semé de conflits qui prendront d’abord une forme inter-judéenne (entre Judéens chrétiens et Judéens non chrétiens) avant de revêtir ensuite une forme anti-judéenne (entre « chrétiens » de toutes origines et Judéens non chrétiens). Au cours du IIe siècle, on assiste à la marginalisation des communautés chrétiennes d’origine judéenne (formant ce que l’on appelle le judéo-christianisme) au profit des communautés chrétiennes d’origine grecque (formant ce que l’on appelle le pagano-christianisme) : ce seront ces dernières qui s’érigeront progressivement en « Grande-Église ». Durant les années 30-150/180, les chrétiens n’ont pas encore réalisé l’utopie de l’unité, même si les sources transmises par ceux qui se déclarent appartenant à la « Grande-Église » affirment évidemment le contraire. De fait, le christianisme de la « Grande-Église » s’est construit, tout au long des IIe et IIIe siècles, en élaborant des concepts nouveaux protectionnistes et unificateurs, comme ceux de l’hérésie et du dogme. Ces derniers lui ont permis de se construire aux dépens des autres tendances renvoyées alors dans l’ombre de la marginalité, aussi bien judaïsantes (nazoréens, ébionites, elkasaïtes…) que gnosticisantes (basilidiens, valentiniens…) ou marcionites (Marcion), montanistes (Montan) qu’encratites (Tatien). C’est dans ce cadre, dont on n’a fait que brosser un panorama substantiel, mais des plus rapides qu’il convient de placer l’histoire de la communauté nazoréenne/chrétienne de Jérusalem. En particulier c’est par rapport aux groupes des nazoréens et des ébionites que doit être située cette première communauté. En effet, il est assez vraisemblable que c’est à Jérusalem que se sont constitués ces deux groupes alors qu’ils sont encore unis sous l’étiquette de « croyants », ma’aminim en hébreu et pistoi en grec, et sous la houlette de Jacques le Juste. Une rupture est cependant intervenue dans ce groupe lors des événements qui ont entouré la destruction du Temple de Jérusalem, et une partie d’entre elle est entrée en sécession, prenant ou recevant alors l’étiquette d’« ébionites », ce qui signifie les « pauvres ». C’est pourquoi, il convient de situer les orientations doctrinales de cette communauté de Jérusalem non loin de celles qui ont été attribuées postérieurement aux nazoréens et aux ébionites. Il est certain que ces deux groupes ont par la suite évolué de manière divergente. Il y a cependant de fortes chances pour que le groupe ébionite ait conservé des formes doctrinales plus anciennes que celles qu’on retrouve dans le groupe nazoréen : ces dernières paraissent en effet avoir fortement évolué, notamment sur la manière de se représenter la messianité de Jésus puisqu’elle n’est pas tellement différente de celle que l’on rencontre dans

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l’Évangile selon les Hébreux ou dans l’Évangile selon Matthieu – des textes qui proviennent plus ou moins de ce groupe, à la différence près que le premier est une composition des nazoréens de Palestine (Jérusalem) et le second une composition des nazoréens de Diaspora (Antioche) – du moins si l’on suit les acquis les plus récents de la recherche. Autrement dit, lors de la scission d’avec les nazoréens, ce qu’il convient maintenant d’appeler les ébionites ont emmené et conservé les orientations doctrinales qu’ils ont précédemment partagé avec le groupe d’où ils sont issus. On peut évidemment douter que les ébionites aient conservé intactes les orientations doctrinales de l’époque de leur scission avec les nazoréens, mais rien ne permet réellement de le penser. Quoi qu’il en soit, afin d’éclaircir ces points qui sont fondamentaux pour comprendre l’insertion de la communauté chrétienne de Jérusalem dans le mouvement des disciples de Jésus en pleine évolution, il conviendra de se pencher de manière succincte sur l’Évangiles selon les Hébreux et sur l’Évangile selon les Ébionites, qui semblent représenter, contrairement à ce qui est souvent avancé par les exégètes, des formes du message chrétien qui sont au moins contemporaines des formes transmises par les Évangiles synoptiques, si ce n’est antérieures 7. Ce panorama montre un certain nombre d’avancées par rapport aux recherches engagées dans ce séminaire depuis des années. On pourrait pointer ces avancées qui sont autant de différences par rapport à des publications personnelles dont certaines sont récentes. Les chrétiens d’origine judéenne ont profondément marqué la pensée chrétienne, y compris celle qui se donne comme opposée au judaïsme. Il est de plus en plus clair que les chrétiens de la tendance gnosticisante, qu’ils aient été d’origine judéenne ou grecque, ont été assez proches des pharisiens/tannaïtes mystiques aux opinions plus ou moins antinomistes de la même époque – l’Évangile de Judas, récemment mis au jour, le montre assez. Par-delà les difficultés que cela suscite, c’est le signe d’une vitalité dans un domaine qui a peu bougé durant longtemps. De ce fait, un principe a été mis au jour récemment : toute tradition ou toute doctrine, qu’on retrouve dans les textes, doit être contextualisée dans l’espace et dans le temps : et ce, de manière précise – autant que faire se peut. Il ne sert à rien, pour l’historien, d’étudier un texte d’un point de vue littéraire et d’un point de vue doctrinal s’il n’est pas possible de le situer dans l’espace et dans le temps, de le contextualiser, car ses motivations ne relèvent d’aucune herméneutique. 7. Voir S.C. M imouni, Les fragments évangéliques judéo-chrétiens « apocryphisés ». Recherches et perspectives, Paris, 2006.

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C’est ainsi, par exemple, qu’il faut se prononcer de manière précise sur des textes comme l’Épître de Jacques ou l’Épître de Jude que l’on situe de plus en plus à Jérusalem et peu avant, pour le premier, ou peu après, pour le second, l’an 70, et dont l’attribution à Jacques ou à Jude, des membres de la famille de Jésus, ou de leur entourage, est de moins en moins contestée, du moins par les historiens, mais pas nécessairement par les exégètes. En matière d’histoire des textes et des idées, il faut sortir des sentiers battus balisés par les a priori d’ordre théologique. Les textes canonisés ne sont sans doute pas les plus anciens de la littérature chrétienne, même s’ils sont les mieux transmis. Ils sont devenus normatifs pour de tout autres raisons, notamment la détermination d’une orthodoxie face à des hétérodoxies.

2007-2008 Cette année, a été poursuivi le programme de recherche sur « l’histoire de la communautés chrétienne/nazoréenne de Jérusalem des origines à 135 », commencé en 2005-2006. L’histoire de la communauté chrétienne/nazoréenne de Jérusalem des origines à 135 (suite/III) En introduction à la recherche de cette année, on a proposé quelques réflexions et remarques sur l’usage des sources en histoire des religions, en faisant observer déjà qu’il s’agit d’une « science » qui ne cherche à trouver ou à prouver aucune vérité, tout au plus quelques réalités des réalités du temps passé, sachant bien que seules en sortiront des bribes éparses. Dans la préface au premier volume de son commentaire sur les Actes des Apôtres 1, un document fondamental pour brosser l’histoire de la communauté de Jérusalem dans les premières décennies après la mort de Jésus, Daniel Marguerat se demande de manière tout aussi intelligente que provocatrice : « À quoi sert un commentaire ? ». Une vaste question à laquelle il est difficile de répondre de manière univoque : d’autant que toute réponse varie selon le point de vue où l’on se place et surtout selon les méthodes d’analyse utilisées. Pour sa part, il considère : « C’est trop peu de dire qu’il explique le texte biblique, car c’est imaginer que le commentateur ne ferait qu’équiper le texte de données techniques objectives ». Et il affirme : « Or, le commentaire est une œuvre par laquelle l’exégète offre à lire le texte suivant une hypothèse de lecture, dont il estime qu’elle prend en compte et valorise l’intention de l’auteur telle qu’il l’aperçoit ». Et il ajoute : « La traversée est donc subjective, même si le commentateur est assigné à l’objectiver autant que possible à l’aide d’arguments philologiques, sémantiques, littéraires et historiques ». Évidemment, Daniel Marguerat souscrit de manière particulièrement honnête à cette subjectivité qui se traduit, comme il le dit lui-même, « par l’émergence explicite de mon je lorsqu’un nœud interprétatif se présente ». Pour ma part, je dois affirmer que je ne suis qu’un historien et non pas un exégète, encore moins un exégète-historien ou un exégète-théologien : c’est-à-dire que j’étudie le texte « biblique » comme un historien et 1. D. M arguerat, Les Actes des Apôtres (1-12), Genève, 2007 (Commentaire du Nouveau Testament Va).

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non comme un exégète que ce dernier soit historien ou théologien. Ainsi, pour moi, le texte biblique, devenu canonique à telle ou telle époque à la suite d’une décision d’autorité, légitime ou pas, est un document comme un autre qui rapporte des informations comme n’importe quel autre document qu’il soit classé dans les catégories apocryphes, patristiques ou hagiographiques. Avec ces informations, j’essaie, comme tout historien, de faire de l’histoire : une histoire qui repose sur un concept de réalités au pluriel et non pas sur un concept de vérité au singulier. La différence n’est pas seulement terminologique, elle est fondamentale car les réalités peuvent être multiples, en fonction des sources, des méthodes, des concepts et des questions auxquels il est fait appel : elles peuvent notamment varier selon l’appréciation de chaque historien, tandis que ce n’est guère le cas pour la vérité qui, en principe, est « une », comme chacun le sait bien. Contrairement à l’exégète, ce qui intéresse l’historien dans un événement c’est la mise au jour de sa situation temporelle et spatiale : son apport pour aujourd’hui ne le concerne pas, alors qu’il concerne, ou devrait concerner, l’exégète. Autrement exprimé, l’historien est intéressé par la mise en contexte d’un événement, laquelle va lui permettre de l’expliquer et de le comprendre pour l’époque considérée : cependant, pour ce faire, il doit connaître les conditions de composition et de transmission des documents qui rapportent l’événement. C’est pourquoi, l’historien a deux obligations et il ne peut nullement ignorer l’une pour l’autre : (1) il doit se mettre au niveau de la composition et de la transmission du document rapportant l’événement ; (2) il doit se mettre au niveau de l’événement décrit ou relaté dans le document. Il sait que cette traversée n’est pas facile, car remonter le temps à partir d’un document, qui est nécessairement et fatalement distant de l’événement, n’est pas évident : pourtant, il ne peut pas rester au niveau de la composition et de la transmission et il doit décrire/relater, à son tour, l’événement en essayant de l’expliquer et non pas de l’interpréter – là encore une différence importante qui repose notamment sur un philosophe comme Wilhelm Dilthey (1833-1911) qu’on ne peut ici que signaler. Par ailleurs, l’historien sait qu’il ne peut comprendre l’événement que de manière toute relative, car il ne dispose pas de toutes les pièces du puzzle, c’est-à-dire de tous les documents, qui lui permettraient de le faire. À toutes les étapes de son travail, l’historien doit être critique vis-à-vis du document et de la manière dont l’événement y est décrit ou relaté : il doit déconstruire les données du document pour construire les réalités de l’événement – une opération qui doit être conduite avec prudence et en s’entourant de nombreuses précautions. En bonne méthode, il doit aussi tenir compte de ses prédécesseurs même si ceux-ci ont été évidemment plus des exégètes que des historiens, car leur travail est plus qu’estimable, il est même fondamental, et ce même s’il a été gauchi de diverses manières

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– notamment par des idéologies ou des théologies en « pour » ou en « contre ». Il est certain que la validité de la recherche d’un historien doit être relativisée en permanence car le renouvellement des recherches historiques est constant : sans relâche des hypothèses nouvelles apparaissent à partir cependant des mêmes sources car seules les questions changent et conduisent à de nouveaux résultats qui, à leur tour, seront sans doute dépassés à plus ou moins longue échéance. Malgré ces évidentes différences dans les méthodes et les objectifs, l’historien a une dette immense à l’égard des exégètes qui l’ont précédé car sans leur travail il ne pourrait pas aujourd’hui se mouvoir dans le maquis des textes qu’ils soient canoniques, apocryphes ou autres : il convient non seulement de le mentionner mais aussi de le saluer. Toujours dans le cadre de cette introduction, il paraît substantiel de faire encore deux remarques générales d’ordre méthodologique qui sont à méditer pour bien réaliser ce qu’est le travail de l’historien, voire aussi celui de l’exégète, dans le domaine de recherche qui est le mien.

1ère remarque : Au sujet de l’usage du procédé amphibologique dans la littérature religieuse L’amphibologie est une figure rhétorique qui consiste à s’exprimer par un procédé de double signification. Ce procédé n’indique pas uniquement que l’écrivain qui l’utilise renonce à imposer un sens : l’amphibologie doit être considérée, aussi et surtout, comme le support littéraire de la polysémie. Ainsi, recourir à l’amphibologie indique seulement qu’il s’agit d’un calcul délibéré de la part d’un auteur qui est décidé à suggérer une double signification à une action ou à une parole, bref à un événement. L’ambivalence de l’amphibologie est due au fait qu’elle n’impose pas nécessairement un sens mais plutôt qu’elle interpelle et intrigue, notamment car elle propose et surprend par défaut de limiter le sens. Par conséquent, l’amphibologie impose au lecteur de trancher, ou alors de poursuivre la lecture d’un texte en gardant à l’esprit la pluralité des significations ainsi suggérées : elle devient productrice d’interprétations infinies. L’amphibologie est une figure rhétorique utilisée couramment dans la littérature du judaïsme, tant chez les pharisiens ou les esséniens que chez les chrétiens 2 . En TB Megillah 14b ou en TB Shabbat 28b, par exemple, l’expression tartey mashma est donnée à l’usage volontaire de la double signification : c’est-à-dire qu’un texte peut être interprété de deux manières différentes et donc qu’on peut en déduire deux enseignements différents et 2. Voir M. Dumais , Le langage de l ’évangélisation, Tournai-Montréal, 1976, p. 94 et p. 335-338.

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même contradictoires. On la trouve déjà présente dans les textes esséniens retrouvés dans les grottes proches du Khirbet Qumrân : dans le Pesher d’Isaïe, par exemple, le commentateur appuie son interprétation sur une amphibologie qui utilise les divers sens d’une même racine hébraïque (4Q Pesher Isaïe d, 4-6) 3. Il convient enfin de signaler que ce procédé de la double signification semble abondamment employé par Luc dans les Actes des Apôtres, notamment dans le discours de Paul à Athènes rapporté en Ac 17, 16-34 qui s’offre aussi bien à une lecture philosophique de la culture grecque qu’à une lecture spirituelle de la culture judéenne. En effet, selon Daniel Marguerat, la dualité sémantique de ce passage est construite autour d’une dimension judéenne fondée sur la culture biblique (en l’occurrence la LXX) et une dimension grecque fondée sur la culture philosophique – ainsi, toujours d’après ce critique, la dualité de sens créée par l’auteur pointerait systématiquement la pensée vers Jérusalem (pour la culture biblique) et vers Rome (pour la culture philosophique) 4 . Évidemment, on peut diverger sur l’hypothèse avancée par Daniel Marguerat et, tout en y voyant deux lectures, considérer qu’elles sont orientées vers deux dimensions exclusivement judéennes, l’une en direction de la Palestine (pour la culture biblique) et l’autre en direction de la Diaspora (pour la culture philosophique). Cela n’empêcherait cependant pas de considérer que le texte des Actes des Apôtres est fortement amphibologique, comme d’ailleurs tout écrit religieux. Ce qui se comprend quand on sait que la littérature chrétienne des trois premiers siècles relève d’une religiosité plus cachée que publique, et qu’elle utilise la typologie de la transcription cachée et de la transcription publique des peuples dominés telle qu’elle a été abondamment présentée et analysée par l’anthropologue James C. Scott dans un ouvrage remarquable 5. Les religiosités dominées utilisent, cela est bien connu, le camouflage, la dissimulation, la tromperie et un discours oblique tout en donnant à l’extérieur l’impression, dans des situations où le pouvoir est trop envahissant, d’être consentantes, voire enthousiastes – c’est la fonction politique du double sens, le « double entendre » : le tartey mashma si fréquent dans la littérature rabbinique. C’est en tout cas la seule manière de survivre dans un environnement défavorable. Les textes de ces premiers siècles, qu’ils soient d’obédience chrétienne ou d’obédience pharisienne/rabbanite, renferment, parfois avec élégance, 3. Voir J. Carmignac – E. Cothenet – H. LIgnée , Les textes de Qumrân traduits et annotés, II, Paris, 1963, p. 47 et p. 74-76. 4.  D. M arguerat, « Luc-Actes entre Jérusalem et Rome, un procédé lucanien de double signification », dans New Testament Studies 45 (1999), p. 79. 5.  J.C. Scott, Domination and Art of Resistance: Hidden Transcripts, New Haven/New Jersey, 1990.

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les transcriptions cachées et publiques en une seule énonciation linguistique ambiguë – ce qui ne les empêche nullement d’avoir une dimension théologique à destination d’un lectorat interne et souvent imperméable à tout lectorat externe.

2e remarque : Au sujet de la sortie réelle ou virtuelle d’un texte religieux aux caractéristiques littéraires On doit se demander si l’on peut vraiment sortir d’un texte religieux. Autrement dit : peut-on passer, à partir d’un document religieux, d’un univers littéraire et spirituel, à son référent historique ? Michel Foucault, dans L’archéologie du savoir 6, a avancé une hypothèse tout aussi originale que puissante. Il s’agirait d’une nouvelle histoire qui mettrait en cause, de manière radicale, le document. Il l’a fait en déployant essentiellement deux idées : (1) en refusant de lire dans les documents la « trace fragile » du passé, de « reconstituer, à partir de ce que disent ces documents – et parfois à demi-mots –, le passé dont ils émanent et qui s’est évanoui maintenant loin derrière eux » ; (2) en se contentant de visiter ces documents comme des monuments, d’en faire simplement une description intrinsèque, à la manière de la démarche archéologique, « comme discipline des monuments muets ». Michel Foucault propose, si on le comprend bien, d’être le plus descriptif possible et le moins imaginatif possible car de toute façon il est impossible de faire revivre le passé, tout au plus de le reconstruire en passant auparavant par une phase de déconstruction historiographique. Sans être passées par Michel Foucault il faut bien reconnaître que certaines méthodes synchroniques de l’exégèse contemporaine, attentives aux « théories du texte », comme par exemple la sémiologie ou la narratologie, ont été souvent plus que sceptiques face à la démarche historienne, veillant soigneusement en tout cas à se préserver de toute « illusion référentielle ». Ajoutons toutefois que s’il faut certes se garder d’une certaine naïveté, il reste pourtant légitime de chercher dans un document ce qui trahit l’époque et le milieu qui l’a vu naître. Car il ne faut pas oublier que sans document il n’y a pas d’histoire, et il n’y a pas non plus d’exégèse historique ou théologique. Autrement dit, si l’on veut faire de l’histoire, il faut reconnaître au document utilisé une certaine valeur et une faculté à y retrouver des traces, inévitablement fragiles, de son temps et de son espace. Pour ce faire, il faut « déconstruire pour comprendre » non seulement ce que son auteur a voulu transmettre mais aussi « déconstruire pour reconstruire » ce que les interprètes successifs du document ont voulu, à leur tour, transmettre. On doit donc, c’est le rôle de l’historien, procéder à une double déconstruction : ce n’est qu’à ce prix qu’on pourra essayer de faire de l’histoire. 6.  M. Foucault, L’archéologie du savoir, Paris, 1969, p. 13-15.

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On a traité essentiellement cette année des traditions relatives à l’entrée et au séjour de Jésus à Jérusalem. De même, il a été question de la tradition de la succession de Jésus et de celle des évêques judéo-chrétiens de Jérusalem – l’examen de cette dernière n’ayant pas été achevée, il sera repris l’année prochaine. I. Traditions relatives à l’entrée et au séjour de Jésus à Jérusalem Comme on le sait, vers l’an 30, Jésus et ses disciples, venant de Galilée, arrivent à Jérusalem pour célébrer la fête de Pâques ou pour d’autres raisons qui sont inconnues. Les informations sont fournies uniquement par les évangiles canoniques – c’est dire leurs caractères partiels et partiales. De fait, quand on aborde les traditions de l’entrée et du séjour de Jésus à Jérusalem, on peut éprouver, avec Charles Guignebert, une « impression de vide extrême », et cela malgré le « bourrage » opéré par les discours 7. Quoi qu’il en soit, étudier les traditions relatives à l’entrée et au séjour de Jésus à Jérusalem, c’est toucher essentiellement à ce que l’on appelle le « Jésus de l’histoire ». En ce sens que la plupart de ces traditions sont plutôt d’ordre historique, même si elles ont subi au cours du temps les aléas de la transmission, notamment sur le plan de leurs transformations successives au gré des nécessités spatiales et temporelles auxquelles ont été confrontées les communautés chrétiennes. Il n’empêche cependant que d’une façon ou d’une autre, difficile à déterminer précisément, ces traditions ont été le produit d’une certaine historicisation. C’est pourquoi, de ce point de vue, il demeurera toujours délicat de distinguer entre ce qui relève de l’historique et ce qui relève du traditionnel : entre ce qui s’est réellement passé et ce qu’on a imaginé qu’il s’est passé. La transmission de ces traditions est d’ordre littéraire : raison pour laquelle, dans l’analyse comme dans la synthèse, il a paru délicat, la plupart du temps, de passer à l’ordre historique. Autrement dit, même si ces traditions permettent dans une certaine mesure d’atteindre le Jésus de l’histoire, il demeurera toujours difficile d’évaluer la part de la narration littéraire et de la distinguer clairement des événements historiques. La tradition de la présentation de Jésus au Temple et celle de l’enseignement de Jésus toujours au Temple, rapportées exclusivement par Luc, n’ont pas été considérées dans le cadre de cette étude. D’une part, parce qu’elles relèvent de l’ensemble se rapportant à l’enfance de Jésus. D’autre part, parce qu’elles ne présentent aucun caractère historique – à l’évidence, la plupart des exégètes conviennent qu’elles ne sont, dans le meilleur des cas, que des créations tardives de la fin du Ier siècle : en bref, ce sont des motifs littéraires à des fins théologiques mais sans fondement historique aucun. 7.  C. Guignebert, Jésus, Paris, 1933, p. 522.

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En revanche, on a évalué la question de la tradition du dernier repas de Jésus avec ses disciples qui constitue, semble-t-il, l’acte fondateur de la communauté de Jérusalem, précédant l’arrestation et l’exécution de Jésus. On a traité aussi des enseignements d’ordre apocalyptique et eschatologique de Jésus à Jérusalem autour de son annonce de la destruction du Temple à partir de la tradition marcienne qui est « avant-événement » et non pas des traditions matthéenne ou lucanienne qui sont, vraisemblablement, « après-événement ». On a dressé encore l’état des recherches et des questions sur les questions « archéologiques » de la localisation de la « maison haute » et de la « porte essénienne ». Les traditions de l’entrée et le séjour de Jésus à Jérusalem posent des problèmes particulièrement délicats car elles sont rapportées dans deux ensembles documentaires impossibles à harmoniser et dont aucun ne peut être compris comme dérivant de l’autre. Dans le premier, représenté par les Évangiles synoptiques, on a regroupé à la fin de la vie de Jésus tout ce qui a été retenu de son ministère à Jérusalem : on n’y mentionne donc qu’une seule entrée et un seul séjour dans la Ville Sainte qui sont présentés comme ayant été de courte durée, et il n’y est rapporté aucun miracle. Dans le second, représenté par l’Évangile selon Jean, au contraire, on a organisé la vie de Jésus dans le cadre d’une organisation plus complexe, qui comporte plusieurs séjours à Jérusalem. Par conséquent, il est impossible d’harmoniser les deux présentations, la synoptique et la johannique, du ministère de Jésus à Jérusalem. C’est la raison pour laquelle on a dû examiner successivement les récits sur l’entrée et le séjour de Jésus à Jérusalem d’abord dans les Évangiles synoptiques, notamment à partir du récit rapporté dans l’Évangile selon Marc mais sans ignorer les autres récits (celui de l’Évangile selon Matthieu et celui de l’Évangile selon Luc), et ensuite dans l’Évangile selon Jean. Contrairement à la tradition de l’entrée qui est assez homogène, tout ce qui a trait au séjour est assez hétéroclite et diffère selon les auteurs des évangiles canoniques. Rappelons brièvement que Marc, Matthieu et Luc présentent leurs évangiles en deux parties distinctes : la première traitant de l’activité de Jésus en Galilée, la seconde de son conflit à Jérusalem. Pour sa part, l’Évangile selon Jean est disposé de telle manière que Jérusalem prend une place fondamentale. À cette fin, son auteur mentionne, comme on l’a déjà précisé, plusieurs voyages de Jésus qui le mènent de la Galilée à Jérusalem, pas moins de trois en tout dont le premier pourrait remonter à l’an 28 au moment de la fête de Pâque (Jn 2, 13), le deuxième à l’an 29 au moment de la fête de Sukkot (Jn 7, 10) et le dernier à l’an 30 encore lors de la fête de Pâque (Jn 11, 55). Jean décrit ainsi Jésus se rendant à Jérusalem en pèlerinage à l’occasion d’une fête, comme la plupart des Judéens de son temps : Jésus est, pour ainsi dire, un étranger à Jérusalem, il ne s’y déplace que pour les fêtes. De ce point de vue, l’auteur de l’Évangile selon

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Jean insiste sur un point important : Jésus est un Judéen de la Galilée, et non pas de la Judée. On a relevé avec attention deux traditions qui sont transmises par le récit lucanien : (1) d’après Lc 9, 51-53, Jésus et ses disciples, pour rejoindre Jérusalem, auraient emprunté une route passant par la Samarie où il aurait été mal accueilli ; (2) d’après Lc 13, 31-32, sur les conseils de pharisiens, Jésus aurait quitté la Galilée parce qu’Hérode Antipas veut le faire exécuter. Les informations rapportées par ces deux traditions sont, selon toute apparence, d’ordre historique. Ainsi, l’opposition d’Hérode Antipas à Jésus et la menace qu’il fait peser sur sa personne ne sont nullement à négliger car c’est lui qui est à l’origine de l’arrestation et de la mise à mort de Jean le Baptiste (Lc 3, 19-20 + 9, 9) et ce même s’il n’a pas voulu être mêlé à l’arrestation et à l’exécution de Jésus, alors qu’il est aussi présent à Jérusalem pour célébrer la fête de Pâque (Lc 23, 6-12) – du moins d’après les évangiles canoniques car d’après un évangile apocryphe, l’Évangile selon Pierre, c’est lui qui aurait condamné Jésus avec « ses juges » et « ses soldats » (1-2). Pour Hérode Antipas, Jésus, tout comme d’ailleurs Jean le Baptiste, sont des fauteurs de troubles de l’ordre public, qui doivent être éliminés s’ils deviennent gênants. On a traité aussi de deux traditions dont l’authenticité des évènements rapportés ne peut pas être refusée même si la gangue littéraire de la composition et de la transmission donne l’impression de les rendre obscur au regard de l’historien : il s’agit de la tradition de la succession de Jésus et de la tradition des évêques judéo-chrétiens de Jérusalem. II. La tradition de la succession de Jésus Voir les éléments déjà publiés dans S.C. M imouni, « La tradition de la succession ‘dynastique’ de Jésus », dans B. Caseau – J.-C. Cheynet – V. Déroche (Éd.), Pèlerinages et lieux saints dans l ’Antiquité et le Moyen Âge. Mélanges offerts à Pierre Maraval, Paris, 2006, p. 291-304 (= Jacques le Juste, frère de Jésus de Nazareth. Histoire de la communauté nazoréenne / chrétienne de Jérusalem du Ier au IVe siècle, Paris, 2015, p. 501-524). III. La tradition des évêques judéo-chrétiens de Jérusalem Voir les éléments déjà publiés dans S.C. M imouni, « La tradition des évêques chrétiens d’origine juive de Jérusalem », dans Studia Patristica XL, Fourteenth International Conference on Patristic Studies held in Oxford 2003, Louvain, 2006, p. 447-464 (= Jacques le Juste, frère de Jésus de Nazareth. Histoire de la communauté nazoréenne / chrétienne de Jérusalem du Ier au IVe siècle, Paris, 2015, p. 441-474).

2008-2009 Cette année, a été poursuivi le programme de recherche sur « l’histoire de la communauté chrétienne/nazoréenne de Jérusalem des origines à 135 », commencé en 2005-2006. L’histoire de la communauté chrétienne/nazoréenne de Jérusalem des origines à 135 (suite/IV) Quelques rappels paraissent nécessaires. En 2005-2006, une nouvelle recherche sur la communauté nazoréenne/chrétienne de Jérusalem aux Ier-IIe siècles a été entreprise (voir p. 241-249 de l’Annuaire CXIV, ici p. 144-153). En 2006-2007, on a traité l’ensemble des divers prolégomènes et préliminaires, à l’exception du troisième de ces derniers (voir p. 199208 de l’Annuaire CXV, ici p. 158-168). En 2007-2008, on a considéré ce troisième préliminaire, de la partie I, sur les traditions relatives à l’entrée et au séjour de Jésus à Jérusalem, de la partie IV, relative à la tradition de la succession de Jésus, et sur la partie V, relative à la tradition des évêques judéo-chrétiens de Jérusalem – cette dernière n’ayant pas été achevée (voir p. 179-186 de l’Annuaire CXVI, ici p. 169-176). Au cours de cette année, on a terminé l’étude de cette partie V, puis on a abordé la partie II, sur les traditions relatives à la mort de Jésus à Jérusalem et la partie III, sur la tradition de la famille de Jésus.

I. Les traditions relatives à la mort de Jésus à Jérusalem Durant son activité de prédicateur itinérant, s’il faut en croire l’Évangile selon Jean, Jésus est monté plusieurs fois à Jérusalem, mais c’est au cours de son dernier voyage que surviennent les événements qui vont le conduire, à la suite d’une infraction, à son arrestation, à ses jugements et à son exécution : en 30 selon toute vraisemblance – une date que l’on considère comme approximative et qui n’a pas été discutée ici. Il n’a pas été considéré comme important de savoir si c’est lors de sa troisième montée ou lors de sa première montée, comme l’affirment les Évangiles synoptiques, que Jésus a été crucifié. Observons que pour l’historien, la reconstruction de ces événements est périlleuse, tant les récits sont surchargés d’interprétations confessantes du fait de leur composition et leur utilisation pour et dans la liturgie des premières communautés chrétiennes. En effet, l’abondance des mentions géographiques ou topologiques présentes dans les récits de la Passion a per-

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mis de supposer qu’ils ont eu une visée liturgique, notamment dans le but d’accompagner une célébration ou un pèlerinage sur les lieux du martyre 1. Les travaux sur la mort de Jésus à Jérusalem sont très nombreux, mais l’essai le plus important, voire le plus monumental, est celui de Raymond E. Brown paru en anglais en 1993-1994 et en français en 2005 2 . On peut aussi signaler l’ouvrage, plus accessible car plus concis, de Geza Vermes paru en anglais en 2005 et en français en 2007 3. Parmi la masse des travaux, il convient encore d’attirer l’attention sur un article original d’Elias J. Bickerman, paru en 1935 que l’on trouve rarement mentionné dans les bibliographies 4 . La question du procès de Jésus a longuement occupé les chercheurs qui ont focalisé leur énergie sur la recherche des responsabilités des autorités, judéennes ou romaines, en la matière. Parmi les nombreuses thèses avancées, deux sont à relever car les plus récentes. La première, celle de Paul Winter 5, est la suivante : étant admis que le Sanhédrin a le pouvoir d’exécuter les condamnés, Jésus s’il avait été jugé et condamné par ce tribunal judéen, aurait dû être lapidé, or il a enduré la crucifixion, peine romaine, de ce fait ce ne sont pas les Judéens qui l’ont condamné mais les Romains qui ont organisé et conduit le procès, en se servant des hiérarques sadducéens, et qui ont exécuté Jésus comme agitateur politique. La seconde, celle de Joseph Blinzler 6, considère que tout est historique dans les Évangiles canoniques et si, d’un témoignage à l’autre, des incompatibilités se fond jour, un peu de bonne volonté doit suffire à les supprimer – autrement dit, ce sont les Judéens et les Romains qui sont responsables. Quand on aborde la question du procès de Jésus, quelques pièges sont à éviter : le premier consiste à reléguer les récits évangéliques de la Passion dans le seul domaine de la légende pieuse sans consistance historique ;

1.  Voir par exemple É. Trocmé , The Passion as Liturgy. A Study in the Origin of the Passion Narratives in the Four Gospels, Londres, 1983. 2.  R.E. Brown, The Death of the Messiah. From Gethsemane to the Grave. A Commentary on the Passion Narratives in the Four Gospels, I-II, New York, 19931994 (= La mort du Messie. Encyclopédie de la Passion du Christ, de Gethsémani au Tombeau. Un commentaire des récits de la Passion dans les quatre évangiles, Paris, 2005). 3. G. Vermes , The Passion, Londres, 2005 (= Les énigmes de la Passion. Une histoire qui a changé l ’histoire du monde, Paris, 2007). 4.  E.J. Bickerman, « Utilitas crucis. Observations sur les récits du procès de Jésus dans les Évangiles canoniques », dans Revue d ’histoire des religions 112 (1935), p. 169-241 (= E. Bickerman, Studies in Jewish and Christian History, III, Leyde, 1986, p. 82-138). 5.  P. Winter , On the Trial of Jesus, Berlin, 1961. 6.  J. Blinzler , Der Prozess Jesu. Das jüdische und das römische Gerichtsverfahren gegen Jesus Christus auf Grund der ältesten Zeugnisse dargestellt und beurteilt, Ratisbonne, 1951 (= Le Procès de Jésus, Paris, 1962).

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le second consiste à majorer l’apport du droit, judéen ou romain, dans la connaissance de ce procès. Outre des études sur les sources et les méthodes, les événements relatifs à la mort de Jésus ont été examinés à partir d’un découpage en sept moments : (1) l’infraction avec un excursus sur le dernier repas de Jésus au Mont Sion et un excursus sur la prière de Jésus à Gethsémani ; (2) l’arrestation par les autorités religieuses judéennes avec un excursus sur la figure de Judas ; (3) le jugement par les autorités religieuses judéennes avec un excursus sur l’institution du Sanhédrin ; (4 et 5) la condamnation et l’exécution avec deux excursus sur la figure de Pilate et sur la tradition de la crucifixion ; (6 et 7) l’ensevelissement et la résurrection. Ont été aussi traitées plusieurs questions « archéologiques » sur la localisation du Palais de Caïphe, sur la localisation du Prétoire de Pilate, sur le crucifié de Giv’at ha-Mivtar et sur la localisation du Golgotha et du Tombeau. Dans le cadre de la conclusion, on a traité, dans un excursus, du caractère historique des récits sur les traditions de la Passion de Jésus et dans celui de l’introduction, on s’est penché, toujours dans un excursus, sur la tradition de l’annonce par Jésus de sa mort et de sa résurrection. Enfin dans un excursus en propre, on s’est arrêté sur la Passion de Jésus d’après l’Évangile selon Pierre. Il est sans doute intéressant de revenir sur la question suivante : qui est responsable de la mort de Jésus ? Le point est des plus délicats : la réponse actuelle des historiens comme des exégètes est des plus nuancées, mais il faut bien reconnaître que cela n’a pas toujours été le cas. D’un côté, la responsabilité des autorités romaines est évidente. Cependant, en même temps, on constate le silence relatif des premières traditions chrétiennes à ce propos. On l’explique par le fait que les chrétiens d’origine judéenne et les chrétiens d’origine grecque n’ont pas cherché à se présenter comme des rebelles devant les autorités romaines. D’un autre côté, la responsabilité judéenne n’en est pas moins éclatante. La tendance des premières traditions chrétiennes a même été d’en accentuer les contours. Cette tendance s’exprime chez Marc et Matthieu, en donnant l’impression d’officialiser l’intervention des grands prêtres dans le cadre d’un procès judéen en bonne et due forme. Marc parle même de « tout le Sanhédrin » qui se serait alors réuni avec ses « soixante et onze membres » (Mc 14, 55 ; 15, 1), mais Luc évite une telle généralisation d’allure polémique (Lc 22, 66). De là vient, chez Marc et Matthieu seulement, cette étrange apparence de deux procès qui se succèdent. Il est nécessaire de préciser les responsabilités des autorités judéennes en question, car le monde judéen est alors des plus divers, sinon éclaté. Il ne faut pas oublier que ce sont des chrétiens d’origine judéenne qui ont porté des accusations contre les autorités religieuses judéennes. La querelle est donc entre Judéens, entre ceux qui reconnaissent la messianité de Jésus et

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ceux qui ne la reconnaissent pas, et non pas entre la Synagogue et l’Église comme on le dit parfois. Plus encore, au regard même des textes évangéliques, les Judéens en général ne sont pas accusés, mais plutôt les chefs religieux en particulier, « les grands prêtres, les anciens et les scribes » (Mc 14, 43.53 ; 15, 1). Cela dit, il faut reconnaître que, très tôt, la tradition chrétienne, notamment celle représentée dans l’Évangile selon Jean, a élargi sensiblement, de manière polémique, les responsabilités de la mort de Jésus à tous les Judéens qui ne le reconnaissent pas dans sa messianité – ce qui ne signifie pas que cette œuvre soit d’origine non judéenne, bien au contraire. Ce conflit « interjuif » a débouché sur un conflit « antijuif » avec les dérives injustifiables de l’antijudaïsme et de l’antisémitisme qui sont bien plus tardives – à partir du IVe siècle pour le premier et à partir du XVIIIe siècle pour le second. Les récits rapportant les traditions de la Passion de Jésus présentent des détails qui n’ont certainement pas été inventés de toute pièce pour quelque cause que ce soit. Sans parler de la flagellation et de la crucifixion, on trouve dans ces récits des traits qui portent le label de la réalité : ainsi des personnages secondaires comme ce Simon de Cyrène, le porte-croix de Jésus, avec ses deux fils, Alexandre et Rufus (Mc 15, 21) ou comme ce Joseph d’Arimathie qui ensevelit Jésus dans son propre tombeau (Mc 15, 43) ; ainsi des toponymes comme le jardin de Gethsémani (Mc 14, 32), comme la place dite Gabbatha en hébreu ou Lithostrotos en grec (Jn 19, 13), comme la place dite Prétoire (Mc 15, 16 ; Jn 18, 28) ou comme le piton dit Golgotha (Mc 15, 22). On peut considérer comme réaliste le fait que Jésus ait été inclus dans une exécution collective et enfin et surtout le grief « Roi des Judéens » inscrit sur la pancarte (ou titulus) du condamné, qui est un titre dérisoire, non chrétien, mais que la population de Jérusalem connaît car il a été public. Ces détails, qui remontent sans doute à la première communauté chrétienne de Jérusalem, montrent que les récits sur les traditions de la Passion de Jésus sont une source utile pour leur connaissance et que s’abstenir de les utiliser serait une grave erreur de méthode pour l’historien. Mais l’historien doit se garder de l’erreur inverse et ne pas prendre ces récits comme la simple transcription des événements alors qu’ils sont la relation mise en scène à des fins de l’édification des croyants dans une perspective liturgique. Tous ces récits ne se recoupent pas et contiennent des détails qu’on ne trouve pas dans les autres, sans compter que la chronologie des Évangiles synoptiques est inconciliable avec celle de l’Évangile johannique. Il convient de ne pas considérer ces variantes comme le produit de conteurs fantaisistes car on ne peut pas ignorer que les auteurs de ces récits rédigent avec une optique et un dessein qui sont soit partagés avec d’autres, soit poursuivis en propre : en tout cas dans une autre perspective

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que celui qui se proposerait de rapporter simplement les événements. Mais il ne faut pas oublier que ces récits ont été rédigés avant tout pour les chrétiens, qu’ils sont une instruction qui leur est destinée afin de comprendre, à la lumière de la résurrection, la mort de leur Messie. Enfin, il convient de ne pas oublier que les traditions de la Passion de Jésus sont sans doute les premières traditions chrétiennes à avoir été rédigées, car elles ont été essentielles pour la compréhension du discours chrétien des premières décennies, avec notamment le point d’orgue que représente la résurrection du maître. Elles sont au fondement de la christologie résurrectionnelle dont les développements ont émergé dès le Ier siècle. Les premières manifestations se rencontrent dans les lettres de Paul de Tarse avec le langage de la croix : c’est elle, la croix, qui fonde la Seigneurie du Messie 7. Ces traditions de la Passion de Jésus sont originaires de la communauté chrétienne de Jérusalem, même si les attestations littéraires connues proviennent sans doute d’autres centres chrétiens. Les auteurs, qui transmettent un récit de la Passion, livrent des interprétations personnelles, dépendantes probablement de leurs personnalités respectives et des orientations de leurs communautés, mais aussi de leurs genres d’expression utilisés, sans compter des besoins de leurs destinataires. Tous les récits de la Passion s’imposent comme des interprétations de l’Écriture Sainte : c’est ce qui importe à leurs auteurs, et non pas un quelconque souci d’historicité. Autrement exprimé, la ligne pour eux, c’est la tradition scripturaire et non pas la réalité historique : ceci étant, ces auteurs doivent rester crédibles à leurs auditeurs, destinataires de leurs écrits, et il est improbable que les grandes lignes qu’ils tracent soient totalement faux ou totalement vrais – au-delà des détails qui ont souvent un souci de vraisemblance, « faire vrai ». II. La tradition de la famille de Jésus Les traditions sur la famille de Jésus enveloppent toutes une série de questions qui ne posent pas vraiment de problème d’un point de vue historique, mais qui en causent d’un point de vue théologique. Que Jésus de Nazareth, en tant qu’être humain, ait eu une famille, cela paraît tout à fait normal. Ce qui l’est moins, c’est à partir du moment où l’on considère qu’il a été aussi un être divin. À ce sujet, il convient de relever que dans les mentalités antiques, tout contact avec la divinité nécessite la pureté ou l’absence totale de souillure : ce qui en l’occurrence revient au même. Ainsi, à partir du moment où l’on estime que Jésus est un être 7. À ce sujet, voir C. R eynier , « Le langage de la Croix dans le corpus paulinien », dans J. Schlosser (Éd.), Paul de Tarse. Congrès de l ’ACFEB (Strasbourg, 1995), Paris, 1996, p. 361-373.

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divin, et peu importe le caractère spécifique de sa divinité, se pose alors ce problème. Il est à craindre que ces problèmes ne se soient posés qu’au cours des discussions doctrinales autour du caractère ontologique de Jésus : être humain, être divin, être à la fois humain et divin – ce n’est là qu’un résumé des diverses possibilités qui ont été proposées. Auparavant, il va de soi cependant que Jésus, en tant qu’être humain, ait eu une famille, avec un père et une mère, avec des frères et des sœurs. Sans compter que la tradition va même jusqu’à affirmer qu’il a été le premier-né de sa mère Marie, issu du premier mariage de son père Joseph. Toutes ces questions ont été examinées pour la période des deux premiers siècles : on a donc laissé de côté les développements doctrinaux postérieurs, ceux ayant donné naissance à ce que les théologiens appellent la christologie mais qui ne sont pas pour autant négligeables. L’approche a concerné des aspects essentiellement historiques comme par exemple « la question des frères et des sœurs de Jésus » mais aussi des aspects essentiellement doctrinaux comme par exemple « la question de Judas Thomas, le frère jumeau de Jésus ». Il est évident que si les premiers sont originaires de la communauté chrétienne de Jérusalem, les seconds ne le sont pas nécessairement – il importe cependant de tous les examiner ici. Observons que, d’un point de vue méthodologique, le propos n’a été pas seulement de découvrir ce que l’on peut connaître d’historique sur la famille de Jésus, mais aussi d’essayer de savoir ce que l’on a raconté sur elle dans les premières communautés chrétiennes, et notamment dans la communauté de Jérusalem. La démarche a été plutôt de l’ordre du traditionnel et non pas de l’ordre de l’historique, et ce même si le traditionnel relève de l’historique, car on fait aussi l’histoire de la tradition dont les résultats peuvent parfois déranger les théologiens postérieurs. La bibliographie sur le sujet est relativement importante. Toutefois, la plupart des recherches ont été renouvelées avec l’ouvrage original de Richard Bauckham sur la parenté de Jésus et sur l’Épître de Jude, publié en 1990, qui repose sur de nombreuses hypothèses parfois ingénieuses même si elles ne sont pas toujours convaincantes, auquel il sera souvent fait appel dans cette étude 8.

La question de l’opposition à Jésus de sa famille Cette question concerne deux traditions qui permettent de l’aborder : la première est celle de « la vraie parenté de Jésus » ; la seconde est celle de « la visite de Jésus à Nazareth ». On les retrouve toutes les deux dans 8.  R. Bauckham, Jude and the Relatives of Jesus in the Early Church, Édimbourg, 1990. Voir aussi H. H ellerman, The Ancient Church as Family, Minneapolis/ Minnesota, 2001.

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les Évangiles synoptiques. De plus, la question de l’opposition à Jésus de sa famille dans l’Évangile selon Jean est très particulière et demande un examen à part. Tout le problème de cette question est de savoir si la famille a manifesté ou pas une attitude différente à l’égard de Jésus de son vivant et après sa mort : continuité ou discontinuité tels sont les enjeux sur lesquels les exégètes se divisent. Récemment, cette question a été traitée par les chercheurs du Jésus historique qui privilégient plutôt l’approche sociologique, les uns considérant que Jésus n’a pas eu une attitude antifamiliale et les autres estimant qu’il a manifesté une telle attitude 9. On comprendra, dans le récapitulatif à cette présentation, pourquoi cette question est traitée dans l’introduction et non pas dans une section propre. On a observé que dans le texte le plus ancien que l’on peut atteindre sur Jésus, sa famille n’apparaît pas nécessairement sous un jour favorable : il s’agit de l’Évangile selon Marc. C’est aussi d’ailleurs le cas dans l’Évangile selon Jean qui n’est peut-être pas aussi récent qu’on le dit habituellement.

La tradition de « la vraie parenté de Jésus » L’Évangile selon Marc, seul, a conservé l’affirmation selon laquelle, suite aux premiers succès de Jésus comme exorciste, « ceux de chez lui (= les siens) sortirent pour aller se saisir de lui, car ils disaient qu’il était hors de sens (= de lui) » (Mc 3, 21). Lorsqu’on annonce à Jésus que sa mère et ses frères sont hors de la maison où il est en train d’enseigner (Mc 3, 32) – quelques manuscrits ajoutent la variante « et ses sœurs » –, sa réponse, « Quiconque fait la volonté de Dieu, celui-ci est mon frère, ma sœur et ma mère » (Mc 3, 35), a pour objectif de souligner son émancipation des liens familiaux ainsi que le conflit inévitable qui éclate avec sa famille (Mc 3, 31-35) 10. En reprenant cet épisode, Lc 8, 19-21 en a d’ailleurs atténué la dureté, transformant de manière irénique les paroles de Jésus de manière à leur faire affirmer que sa mère et ses frères sont les modèles de ceux et celles qui écoutent la parole divine et la mettent en pratique. De fait cette opposition de la famille dans l’Évangile selon Marc doit être appréciée au regard de l’ensemble de Mc 3, 20-35 qui est un bien 9.  Voir notamment S. Guijarro, Fidelidades en conflicto. La ruptura con la familia por causa del discipulado y de la misión en la tradición sinóptica, Salamanque, 1998. Voir aussi S. Guijarro, « Kingdom and Family in Conflict. A Contribution to the Study of the Historical Jesus », dans J.J. P ilch (Éd.), Social Scientific Models for Interpreting the Bible. Essays by the Context Group in Honor of Bruce J. Malina, Leyde, 2001, p. 210-238 ; S. Guijarro, « The Family in the Jesus Movement », dans Biblical Theology Bulletin 34 (2004), p. 114-121. 10.  À ce sujet, voir B. R igoux, « Sens et portée de Mc 3, 31-35 dans la mariologie néo-testamentaire », dans Maria in Sacra Scriptura, IV, Rome, 1967, p. 529-549.

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propre de cet écrit : cet ensemble est en forme de chiasme, ayant au centre la question des scribes du verset 22 et la réponse de Jésus des versets 23-30, ainsi que la mention de la famille des versets 21 et 31, incluse à son tour dans celle de la foule du verset 20 et des versets 32-35 11. Toutefois, deux observations sont nécessaires : (1) pour les versets 22-27, les parallèles de Lc 11, 14-23 et de Mt 12, 22-30 ont plusieurs éléments en commun – ce qui permet aux partisans du document Q de conclure qu’ils y ont figuré ; (2) pour les versets 20-21, il est difficile d’établir que leur contenu soit une invention de Marc, car le contraste entre Jésus et sa famille crée plutôt des difficultés aux croyants dans les décennies suivant sa mort, à tel point que Matthieu et Luc l’ont éliminé. Il ne paraît pas inutile de revenir sur le chiasme qui structure le passage de Mc 3, 20-35 car il met clairement en évidence une chaîne de correspondances autour d’une objection faite à Jésus par sa mère et ses frères : « il s’écarte » : - au verset 20 correspondent les versets 34-35 : il s’agit d’identifier la maison de Jésus ; - au verset 21 correspondent les versets 31-32 : la famille de Jésus selon la chair est distinguée de la famille de Jésus selon l’esprit ; - au verset 22 correspondent les versets 28-30 : l’accusation des scribes exige le discernement entre esprit souillé et esprit sanctifié ; - au verset 23 correspond le verset 27 : la question « Comment Satan peut-il chasser Satan ? » reçoit comme réponse « Seul plus fort que Satan peut le chasser » ; - au centre, les versets 24-26 composent un ensemble de brèves paraboles mettant en scène un « royaume », une « maison » et bien sûr le Satan. Comme tous les exégètes l’ont souligné, l’axe vertical du chiasme est construit par un « écart » entre la famille de Jésus selon le sang et la famille de Jésus selon l’esprit tandis que l’axe horizontal est construit sur l’opposition entre Jésus (guidé par un esprit de sang) et les scribes (possédés par un esprit souillé) : ainsi, grâce au jeu des paraboles, les deux axes ont un même centre, une famille divisée contre elle-même. C’est pourquoi le ἐξέοτη du verset 21 peut être traduit par « il s’était écarté » et non pas par « il était hors de sens » : car ce que veut dire probablement Marc est que la famille de Jésus selon le sang perçoit un écart entre elle-même et le fils et frère aîné, c’est pourquoi elle veut le saisir, κρατησαι, terme qui exprime la volonté de dominer, afin de le ramener à elle. En insérant la polémique avec les scribes au milieu du désaccord avec la famille, Marc établit entre les deux accusations une sorte de proportion 11.  À ce sujet, voir R. Pesch, Markusevangelium, I, Fribourg-Bâle-Vienne, 1976, p. 212-213. Voir aussi C. Focant, L’Évangile selon Marc, Paris, 2004, p. 146-155.

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qui met en vis-à-vis la faute contre l’esprit et la prétention dominatrice de la famille qui contredit la volonté divine. Certains exégètes ont essayé de réduire les difficultés de Mc 3, 20-35, en insistant sur le caractère rédactionnel entre Jésus et sa famille dans l’Évangile selon Marc et en estimant que Marc polémiquerait contre Jacques par le biais peu flatteur de l’attitude de la famille de Jésus – voir par exemple Étienne Trocmé 12 ou John D. Crossan 13. Observons que dans l’Évangile selon Jean, on conserve aussi l’idée que les frères de Jésus « ne croyaient pas en lui » (Jn 7, 5) : ce témoignage confirme en tout cas l’ancienneté de cette opposition de la famille à Jésus qui paraît difficilement avoir pris corps après sa mort, d’autant que Jacques, un de ses frères, est devenu un chef à l’autorité reconnue (Ga 2, 9) et que ses autres frères, non nommés, sont devenus des missionnaires célèbres (1 Co 9, 5). Toutefois, dans l’Évangile selon Jean, on distingue l’attitude négative des frères de celle de l’attitude positive de la mère qui suivra Jésus jusqu’à la crucifixion à laquelle elle assiste (Jn 19, 25-27) : il n’y a donc pas opposition de la famille en tant que telle – c’est une opposition qui porte surtout sur les frères. Revenons à l’Évangile selon Marc, et posons deux questions : (1) comment expliquer cette tradition de l’opposition de la famille à Jésus ? (2) comment expliquer « l’écart » entre Jésus et sa famille ? Il convient de rappeler que les Évangiles synoptiques se réclament de l’autorité des Douze qu’ils présentent comme des personnes ayant adopté un style de vie analogue à celui de Jésus, consistant en un détachement de la famille et du lieu d’origine, ainsi qu’en une existence d’errance fondée sur la confiance totale en Dieu. On peut comprendre alors que dans ces traditions, les rapports avec la famille d’origine apparaissent comme problématiques. On peut comprendre aussi que la continuité entre le mode de vie des porteurs de ces traditions et celle de Jésus, de même que la tendance évidente des écrits chrétiens postérieurs à atténuer, voire à éliminer, cette tension, conduit à leur reconnaître un fondement historique réel audelà d’une simple projection sur Jésus du point de vue du groupe des disciples opposés à celui des membres de la famille de Jésus dans les premières communautés – une opposition qui a cependant été réelle. Quoi qu’il en soit, la famille de Jésus ne paraît pas avoir partagé la ferveur de ses disciples à son égard où alors elle a eu une autre ferveur. De fait, cette opposition familiale à Jésus n’est manifeste que chez Marc qui ne parle jamais de Joseph mais uniquement de Marie et qu’il ne présente 12. É. Trocmé , La formation de l ’Évangile de Marc, Paris, 1963, p. 104-109. 13.  J.D. Crossan, « Mark and the Relatives of Jésus », dans Novum Testamentum 15 (1973), p. 81-113.

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lors de la mort de Jésus que comme la mère de Jacques et de Joset – sans compter qu’il n’invoque jamais la filiation davidique de Jésus. Pour bien comprendre le point de vue de Marc, il faut savoir que pour lui, sans doute représentant la position de Pierre, Jésus est prophète et non pas « roi » : ainsi il n’y a pas, d’après lui, de secret messianique car cela impliquerait que Jésus se veut messie et que, par stratégie, il le dissimule jusqu’au moment favorable – il semble y avoir même chez cet évangéliste une volonté explicite de tenir à distance toute doctrine messianique de type royal et d’en rester à une doctrine prophétique (Mc 1, 23-28 ; 1, 40-45 ; 3, 7-12 ; 7, 31-37 ; 8, 27-38 ; 9, 2-10 ; 10, 30-31 ; 10, 32-45 ; 14, 1-16, 8). Le rapprochement opéré entre la « maison-famille » et le « royaume » dans le collier des paraboles, de Mc 3, 23-27, semble l’insinuer. L’Évangile selon Marc atteste donc d’un prophétisme mystique qui cherche à dépasser un messianisme de type royal : son témoignage est capital pour saisir la césure, la rupture, entre la tradition de Jacques (= messianisme de type royal) et la tradition de Pierre (= prophétisme de type mystique) dont il est le représentant. Le messianisme de type royal dont il est question ici fait appel, en principe, à la figure du Fils de David : il représente la doctrine d’un Jésus en révolte contre les autorités religieuses et politiques de son époque. Les atténuations de Matthieu et Luc de cette opposition familiale à Jésus, postérieures, peuvent s’expliquer de la manière suivante : (1) Matthieu chercherait à concilier les courants de Pierre et de Jacques, les disciples de Jésus et les frères de Jésus ; (2) Luc chercherait à amener le lecteur jusqu’à Paul en passant par Pierre auquel il donne provisoirement préséance sur Jacques, et en passant par les Hellénistes Étienne et Philippe. Autrement dit, il y aurait chez Matthieu et Luc une volonté de refaire une certaine unité après 70 et l’affaiblissement de la communauté de Jérusalem : Matthieu sous l’autorité de la tradition de Pierre incluant Jacques ; Luc en reliant Pierre et Paul. Peut-on affirmer que l’opposition à Jésus de sa famille est une mise en scène de Marc ? Autrement dit, s’agirait-il d’une projection du temps de Marc sur le temps de Jésus. Observons qu’on est certainement passé d’une doctrine politique, d’avant la mort de Jésus, à une doctrine mystique, d’après la mort de Jésus. La doctrine politique a été récupérée par la famille de Jésus après sa mort, non sans l’adapter et notamment en la dépouillant de tout caractère révolutionnaire. La doctrine mystique a été développée par les disciples de Jésus après sa mort et notamment en lui attribuant une perspective messianique aux formes diverses et en fonction de leurs opinions respectives dans les conflits qui partagent la société judéenne de leur temps. Cette question de l’opposition à Jésus de sa famille montre qu’il y a eu de nombreuses manières de comprendre Jésus. Si on laisse de côté la

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manière dont il a été compris de son vivant, on peut dire qu’après sa mort, il a été perçu comme un messie de type royal par ses parents (autour de Jacques) et comme un messie de type mystique par ses disciples (autour de Pierre). Par la suite, les perceptions se sont complexifiées, voire inversées. Il est possible qu’après la mort de Jésus, deux groupes distincts de chrétiens ont coexisté à Jérusalem : l’un autour de Jacques et l’autre autour de Pierre – les deux s’étant ensuite réunis, après la fuite de Pierre et la mort de Jacques le fils de Zébédée, sous la direction de Jacques le frère de Jésus. Autrement dit, il faudrait alors penser que la communauté a été scindée en deux avec deux dirigeants avant de se réunir, ou bien qu’y aurait existé une mouvance majoritaire dirigée par Jacques et une mouvance marginale coordonnée par Pierre. C’est en tout cas ce que l’on peut tirer du témoignage de l’Évangile selon Marc, ou du moins ce qu’il cherche à faire croire.

Éléments de conclusion Il ne fait pas de doute que les traditions sur la famille de Jésus ont été très importantes pour la communauté chrétienne de Jérusalem. Il est donc possible de considérer que dans les milieux proches de cette communauté on ait élaboré assez tôt des traditions visant à mettre en valeur la famille de Jésus. Mais si cela est certain pour Jacques et d’autres figures masculines, cela ne l’a pas été nécessairement pour Marie, la mère de Jésus car aucune des traditions la concernant ne paraît antérieure au IIe siècle. Dans les narrations les plus anciennes qui la concernent rien ne permet en effet de leur attribuer une valeur historique : Mt 1-2 et Lc 1-2 relèvent en effet du genre littéraire des légendes et ne sont attestés que tardivement, d’autant qu’ils restent en tension avec les traditions anciennes relatives aux conflits entre Jésus et sa famille. On manque de témoignages permettant d’établir une possible relation entre les récits conservés sur les parents de Jésus et les milieux qu’on pourrait mettre en rapport avec sa famille. Richard Bauckham a développé une argumentation intéressante pour montrer que la généalogie de Jésus conservée en Lc 3, 23-38 aurait pu avoir été élaborée dans la première génération de la famille de Jésus après la mort de ce dernier et utilisée dans l’activité missionnaire déployée par ce groupe : une hypothèse qui a été considérée comme pas vraiment convaincante. Rien n’est simple dans le traitement de la documentation disponible sur la famille de Jésus, surtout quand on constate que le témoignage d’Hégésippe sur Jacques le frère du Seigneur fait de lui un prêtre ou du moins un lévite naziréen alors qu’il rattache Siméon son cousin et Jude son frère à la descendance de David. Ce qui est une contradiction, car la famille de David n’est pas d’origine sacerdotale. Quelle valeur doit-on alors accorder à ces informations ?

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On reviendra sur cette question lorsqu’on traitera en propre de Jacques le Juste. Mais on peut exclure pour le moment une quelconque origine davidique et simplement retenir que cette famille a été pieuse, relevant éventuellement plus des lévites que des prêtres (qu’elle est d’ailleurs la différence à cette époque ?), comme paraît l’indiquer l’auteur de l’Épître aux Hébreux. Pour clore ces quelques éléments, on s’est demandé, à titre d’hypothèse, si la survivance du mouvement après la mort de Jésus ne serait pas due, dans un premier temps, non pas à ses disciples mais à ses parents – ce qui impose de leur accorder une certaine primauté. Les sources canoniques ne l’impliquent pas mais, si l’on se fonde, sur d’autres types de documents, surtout ceux relatifs à Jacques le Juste, le frère de Jésus, qui a été sans doute le premier dirigeant de la communauté de Jérusalem, elle n’est pas à exclure. On peut comparer le mouvement de Jésus à celui de Judas de Galilée ou de Gamala qui a émergé en 4 avant notre ère et a survécu jusqu’en 74 de notre ère grâce à la descendance familiale de son fondateur qui se sont succédés à sa tête – l’un d’entre eux, Menahem en 66, a cherché d’ailleurs à se faire reconnaître comme messie 14 . Une comparaison qui renseignerait sur l’éventuel caractère « révolutionnaire » de Jésus – hypothèse qui n’a pas été traitée ici. La famille de Jésus aurait donc été à l’origine du maintien de la croyance messianique en Palestine et les disciples à l’origine de sa diffusion en Diaspora.

14.  À ce sujet, voir par exemple R.A. Horsley, « Menahem in Jerusalem. A Brief Episode among the Sicarii – Not ‘Zealot Messianism’ », dans Novum Testamentum 27 (1985), p. 334-348.

2009-2010 Cette année, a été poursuivi le programme de recherche sur « l’histoire de la communautés chrétienne/nazoréenne de Jérusalem des origines à 135 », commencé en 2005-2006. L’histoire de la communauté chrétienne/nazoréenne de Jérusalem des origines à 135 (suite/V) Les conflits internes à la communauté chrétienne de Jérusalem ont dû être, au Ier siècle, relativement nombreux et violents, du moins si l’on en juge à partir du cas de deux d’entre eux sur lesquels on est relativement bien informé grâce aux Actes des Apôtres. Il s’agit : (1) de la mission de Pierre en Palestine et des suites de la « conversion » de Corneille rapportées en Ac 10, 1-48 et 11, 1-18 ; (2) du conflit d’Antioche et de la réunion de Jérusalem mentionnés respectivement en Ga 2, 11-21 et en Ga 2, 1-10/ Ac 15, 1-35. Le premier de ces conflits met en opposition Pierre et la communauté de Jérusalem sans doute dirigée par Jacques. Le second met en opposition Pierre et Jacques, apparemment d’accords entre eux, et Paul. Ces conflits, dont la dureté et les enjeux transparaissent dans les textes, se sont terminés par des compromis que la tradition chrétienne, durant des siècles, va exploiter en les transformant en symboles : (1) celui de la conversion du premier païen dans le christianisme pour le premier ; (2) celui de l’ouverture du christianisme aux païens pour le second. Dans les deux cas, l’accueil aux non Judéens est largement facilité. Les documents retenus dans cette recherche sont considérés dans leur état actuel et il ne sera jamais question, selon des méthodes parfois propres aux exégètes, de la notion de source : c’est-à-dire qu’on ne découpera pas avec des ciseaux les textes – une pratique que la narratologie a rendue obsolète mais qui semble vouloir revenir, sans aucun positionnement méthodologique, dans des travaux récents 1. On peut évidemment se demander qu’est-ce qui devrait prévaloir entre une lecture candide et harmonisante

1. Voir par exemple, A. Bunine , « Paul : ‘Apôtre des Gentils’ ou… ‘des Juifs d’abord, puis des Grecs’ ? », dans Ephemerides theologicae Lovanienses 82 (2006), p. 35-68 ; « La réception des premiers païens dans l’Église : le témoignage des Actes », dans Bulletin de littérature ecclésiastique 108 (2007), p. 259-288 ; « Où, quand et comment les premiers païens sont-ils entrés dans l’Église ? Essai de reconstitution historique », dans Bulletin de littérature ecclésiastique 108 (2007), p. 455-482. 

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qui tient compte du texte tel quel et une lecture critique et hypothétique qui fait intervenir des paramètres généralement invérifiables ! Quoi qu’il en soit de ces interrogations, au demeurant sans réponse et sans doute oiseuses, globalement on peut dire que les conflits en question ici ont opposé diverses perspectives idéologiques à propos des orientations halakhiques du mouvement des disciples de Jésus, du moins dans les conséquences de la croyance en sa messianité – concernant essentiellement les chrétiens qui sont d’origine grecque, mais sans doute aussi ceux qui sont d’origine judéenne. Au regard de ces conflits, il est possible de penser que l’on est en présence de trois positions principales : celle représentée par la figure de Pierre, celle par la figure de Jacques et celle par la figure de Paul. Chacune de ces positions deviendront emblématiques et conduiront à des oppositions plus ou moins radicales sur la conduite rituelle à adopter à l’égard des chrétiens d’origine grecque. Les positions de Pierre, de Jacques et de Paul paraissent relever de trois cultures relativement différentes : celle de Pierre renvoie à la Palestine et notamment à la Galilée, celle de Jacques à Jérusalem et celle de Paul à la Diaspora et notamment à celle de l’Empire romain. Sans vouloir forcer les rattachements culturels de ces grandes figures, qui ne sont pas si évidents à distinguer, il y a lieu cependant d’en tenir compte dans l’appréciation des conflits internes à la communauté de Jérusalem. En la matière, il apparaît nécessaire de s’interroger sur l’opposition entre Pierre et Jacques qui appartiennent en principe au même monde culturel, celui de la Galilée. Pourtant Jacques, qui est membre de la famille de Jésus, semble plus attaché au Temple et à une stricte observance de la halakhah que Pierre. Derrière la position de Jacques, on doit se demander quel a été le rôle des chrétiens originaires de la tendance politico-religieuse des pharisiens, lesquels paraissent avoir joué un rôle important et déterminant dans le déroulement de ces conflits : car, c’est apparemment leur halakhah qu’on retrouve dans leurs causes comme dans leurs résolutions. Ce type de conflits « halakhiques » a dû exister parmi les autres tendances judéennes de cette époque, et ce même si l’on est moins documenté sur ce qui se passe de ce point de vue chez les esséniens, les sadducéens ou autres : on connaît toutefois, par exemple, le cas d’une discussion halakhique entre les esséniens et les sadducéens, grâce notamment à certains fragments retrouvés dans les grottes du Khirbet Qumrân, connus sous le sigle de 4QMMT. De fait, les conflits entre chrétiens tournent souvent, au Ier comme au e II siècle, autour d’une question tout aussi centrale qu’essentielle dans le monde judéen : comment peut-on intégrer dans la communauté les Grecs, ou plus généralement les non Judéens, qui sont attirés par les croyances et

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pratiques judéennes, en un mot, ce que l’on appelle la judéïté ? Cette question, à cette époque, est fondamentale car elle conditionne l’appartenance des personnes tant sur le plan ethnique que sur le plan statutaire. Ainsi, un Grec qui souhaite observer de manière stricte les pratiques judéennes et être dispensé des pratiques gréco-romaines est obligé d’adhérer au peuple judéen, qui bénéficie de cette dispense, et par conséquent de renoncer à son appartenance ethnique d’origine : il devient alors judéen et en quelque sorte « orphelin de père et de mère », selon une expression rabbinique, puisque que ces derniers relèvent d’une autre ethnie que lui. Il n’est pas sûr que cette attitude radicale ait été appliquée par tous les groupes judéens, mais il convient de la connaître pour comprendre ce que représente à l’époque antique une adhésion à la religiosité judéenne dont la spécificité ethnique est tout aussi fondamentale que la spécificité religieuse. Quoi qu’il en soit, la « conversion au judaïsme » n’est pas seulement d’ordre spirituel, elle est aussi d’ordre rituel et engage le postulant à abandonner son peuple d’origine pour un autre peuple, celui du dieu d’Israël. Les réponses à ce type de situation ont été multiples et elles ont été sans aucun doute sources de conflits parmi les chrétiens, mais aussi parmi les autres groupes judéens. D’autant que toute « rigidité » excessive en la matière devient nécessairement un frein pour les adhésions aux croyances et pratiques judéennes : c’est pourquoi certaines figures du mouvement chrétien (Paul dans une large mesure, Pierre dans une moindre mesure) vont considérer que les croyances, surtout celle en la messianité de Jésus, sont plus importantes que les pratiques, c’est pourquoi aussi ils auront tendance à relativiser ces dernières, notamment en les symbolisant, par la technique littéraire (intellectuelle) de l’allégorie, et non pas en les abolissant comme on le pense parfois (ce sera d’ailleurs ainsi le cas pour la circoncision) : n’oublions pas que Jésus est présenté comme venant accomplir la Loi et non pas comme venant l’abolir. D’ailleurs, il n’est pas du tout certain que Jésus ait été si libéral en matière halakhique et surtout vis-à-vis du Temple de Jérusalem. En effet, son attitude en la matière n’a pas été nécessairement ambigüe ou laxiste comme on le dit fréquemment : il se peut, d’après une idée que je dois à mon ami le professeur Edmondo Lupieri, de l’Université Loyola de Chicago, que Jésus ait agi contre les vendeurs et les changeurs, exerçant aux abords du Temple, dans un esprit de radicalité pour la pureté du sanctuaire qu’il a considéré comme souillé par un sacerdoce corrompu et peu en rapport avec sa proclamation du « Règne de Dieu ». Cette perspective, qui demande à être encore développée, fait de Jésus un prophète radical et non pas un prophète ouvert à la tolérance : on retrouve d’ailleurs cette radicalité chez Jacques le Juste, chez Paul de Tarse et aussi chez l’auteur de l’Épître aux Hébreux.

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La réussite du mouvement des disciples de Jésus, toute relative pour les deux premiers siècles, résidera dans la prise en considération de la question de l’intégration facilitée des Grecs ou autres non Judéens. D’ailleurs, afin de se distinguer des chrétiens, les successeurs des pharisiens, à savoir les rabbins tannaïtes, seront conduits, tout au long du IIe siècle, à renforcer les règles halakhiques, surtout en les durcissant et en considérant que leurs observances sont dorénavant absolument nécessaires à l’adhésion à leur propre mouvement : cette radicalisation aura pour conséquence, contrairement à ce qui se passe dans d’autres groupes, d’en éloigner de plus en plus les Grecs et autres non Judéens. Une attitude qui ne se retrouve pas, par exemple, chez les chrétiens, ni chez les Judéens non tannaïtes – comme par exemple ceux qui appartiennent simplement au judaïsme commun ou synagogal.

La halakhah des chrétiens « pharisiens » de Jérusalem 2 La tendance religieuse la mieux représentée dans la documentation parmi les chrétiens de Jérusalem paraît avoir été au Ier siècle celle des pharisiens. Il n’est pas sûr qu’elle ait été la seule. La présence des pharisiens parmi les premiers chrétiens de Jérusalem peut paraître surprenante au regard de la présentation tendancieuse dont ils sont l’objet dans les Évangiles synoptiques. Mais elle n’est nullement contradictoire, du moins si l’on considère que cette présentation n’est que le reflet de l’antagonisme grandissant entre les communautés chrétiennes et les communautés non chrétiennes dans le cadre du judaïsme à partir de la fin du Ier siècle. Le cas de Nicodème montre, en effet, que les pharisiens ont été séduits par les paroles et les actions de Jésus de Nazareth (Jn 3, 1-2). On connaît aussi le cas d’un certain Simon chez qui Jésus est invité à manger et qui est sans doute aussi un pharisien (Mc 14, 3-9 // Mt 26, 6). Par ailleurs, des questions posées à Jésus ou à ses disciples témoignent d’un étonnement pas nécessairement négatif de la part des pharisiens qui les ont formulées (Mc 2, 18 ; Lc 11, 37-38). Sans compter que ce sont des pharisiens qui ont averti Jésus de la volonté d’Hérode Antipas de le faire assassiner (Lc 13, 31). Dans les Évangiles synoptiques, on trouve cependant des traces de polémiques concernant les usages que les disciples de Jésus pratiquent en commun avec les pharisiens, avec toutefois plus de souplesse (Mt 23, 25-26 // Lc 11, 39-42) 3. Ce qui a conduit certains critiques à être séduits par l’hypo2. À ce sujet, voir X. L evieils , « Identité juive et foi chrétienne : la place de l’étranger dans le peuple de Dieu (Ier-IVe siècle) », dans J. R iaud (É d.), L’étranger dans la Bible et ses lectures, Paris, 2007, p. 205-245, spécialement p. 210-212. 3.  À ce sujet, voir R.A. Wild, « The Encounter Between Pharisaic and Christian Judaism : Some Early Gospel Evidence », dans Novum Testamentum 27 (1985), p. 114-123.

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thèse d’un Jésus venant de la tradition pharisienne, même si aucune preuve probante ne permet réellement d’affirmer une telle filiation de pensée 4 . Quoi qu’il en soit, l’hostilité des pharisiens n’a jamais été unanime envers Jésus ou envers ses disciples (1) comme le montre l’attitude de Gamaliel l’Ancien, un de leurs sages, dont l’intervention au moment de la comparution des apôtres devant le Sanhédrin exprime une bienveillante neutralité à l’égard du mouvement de ses disciples (Ac 5, 34-39) et (2) comme le montre aussi l’indulgence dont bénéficie Paul lors de son procès toujours devant le Sanhédrin (Ac 23, 9). Pour sa part, l’historiographe Flavius Josèphe indique que l’exécution de Jacques ordonnée en 62 par le grand-prêtre sadducéen Hanan, lors de la vacance du pouvoir romain à Césarée, a provoqué la plainte des habitants de Jérusalem dans lesquels il convient de reconnaître, avec la plupart des critiques, des pharisiens dont la réputation d’indulgence en matière judiciaire tranche avec la sévérité coutumière des sadducéens (Antiquités judéennes XX, § 201) – seule note dissonante parmi les critiques, celle de J.S. MacLaren qui préfère y voir un groupe indistinct englobant l’ensemble des adversaires politiques de Hanan 5. On a remarqué depuis longtemps que de nombreux éléments de la prédication chrétienne n’ont pu que séduire les pharisiens : avec le peuple et la plupart des autres tendances religieuses du judaïsme du Ier siècle de notre ère, ils partagent, en effet, l’espérance, forgée à partir de l’interprétation des Écritures Saintes, de l’établissement plus ou moins prochaine du « Règne de Dieu » 6. Le caractère davidique du messianisme chrétien est aussi un des aspects par lequel les pharisiens ont pu être séduits, étant donné leur attachement à cette doctrine, comme le montrent les Psaumes de Salomon 17, 4.21-46 (où il est rapporté que le « Seigneur » va susciter pour le salut du peuple « un roi, Fils de David »), comme l’indique aussi Flavius Josèphe (Antiquités judéennes XVII, § 44-45, où il est fait mention de messianisme royal des pharisiens à l’époque hérodienne) et comme le précise encore TJ Berakhot II, 4 (où il est rapporté que « les sages disent : ‘Quant au roi messie, qu’il fasse partie des vivants ou des morts, il se nommera David’ » ) – il est même possible qu’ils soient à l’origine de l’introduction de cette thématique dans le mouvement des disciples de Jésus : d’ailleurs en Mt 22, 41-42 et en Jn 7, 42.45-52, ce sont notamment les pharisiens qui reconnaissent l’origine davidique du Messie. Il en va de même pour la 4.  Voir par exemple H. Falk , Jesus the Pharisee. A New Look at the Jewishness of Jesus, New York, 1985. 5.  J.S. M acL aren, «  Ananus, James, and Earliest Christianity. Josephus’ Account of the Death of James », dans Journal of Theological Studies 52 (2001), p. 6-14. 6.  À ce sujet, voir C. Grappe , Le Royaume de Dieu. Avant, avec et après Jésus, Genève, 2001, p. 85-135.

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résurrection de Jésus qui a dû impressionner nombre de pharisiens avant de devenir chrétiens car elle confirme pleinement une espérance à laquelle ils sont attachés : ainsi, Paul, pharisien devenu chrétien accorde une place centrale à la résurrection du Messie dans le plan divin du salut et voit en elle les prémices de la résurrection générale attendue par tous les Judéens (1 Co 6, 14 ; 15, 20-23 ; 2 Co 4, 14 ; Col 1, 18) – dans sa pensée, c’est la résurrection de Jésus qui détermine l’assurance de celle des croyants (1 Co 15, 12-18 ; 1 Th 4, 13-16). La sympathie des pharisiens non chrétiens à l’égard des chrétiens est encore à souligner. Elle est déterminée notamment par la croyance en la résurrection des morts : les apôtres l’évoquent devant le Sanhédrin (Ac 5, 30), tandis que Paul en fait de même toujours devant le Sanhédrin (Ac 23, 6). Flavius Josèphe, qui affirme son appartenance à la tendance pharisienne (Vita 12), ne se montre critique ni à l’égard de Jésus ni à l’égard de Jacques dans les passages des Antiquités judéennes qu’il leur consacre : des témoignages qui révèlent la persistance d’une certaine neutralité, voire bienveillance, envers les disciples de Jésus de Nazareth chez les pharisiens d’avant 70 comme d’après 70. Il n’est pas étonnant dans ces conditions que les chrétiens pharisiens de Jérusalem aient joué un rôle conséquent lors des conflits internes qui éclatent dans la communauté sur des sujets qui sont hautement halakhiques, comme l’accueil des étrangers et la manière de les recevoir étant donné la question des souillures que tout contact avec eux provoquent nécessairement. D’ailleurs, en Ac 15, 1, il est précisé que les chrétiens « descendus de Judée » sont « des croyants de la secte des pharisiens », ce qui est un décalque de Ac 15, 5, où il est question « des fidèles issus du pharisaïsme ». Cette situation évoluera ensuite entre 74 et 132 et surtout après 135, et l’on verra monter une opposition de plus en plus radicale entre d’une part, les pharisiens et leurs successeurs tannaïtes ou amoraïtes et d’autre part les chrétiens d’origine judéenne.

Quelques observations générales sur les conflits pauliniens Ainsi, depuis 49-50, avec l’incident d’Antioche et l’assemblée de Jérusalem qui en a résulté, la position de Paul dans les communautés chrétiennes paraît s’être sensiblement détériorée. Il s’est trouvé de plus en plus isolé, mal compris, et cela, même dans les communautés fondées par lui : partout, en effet, il s’est heurté à une opposition fomentée par les chrétiens d’origine judéenne se réclamant de Jacques et leurs partisans. Après une longue captivité, durant laquelle les communautés de Jérusalem et de Rome se désintéressent de lui, il est mort apparemment dans la solitude la plus totale. On peut donc dire que de son vivant, Paul n’a pas été compris, ce à cause essentiellement du fait qu’il professe que le salut aux Grecs n’est plus

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fondé sur la Torah et le Messie mais plutôt sur le Messie seul – c’est peutêtre là la grande nouveauté paulinienne. Force est de souligner qu’il n’en a pas été de même par la suite, car la doctrine paulinienne de la justification par la croyance au Messie sera largement reprise et amplifiée entre 70 et 135 par des communautés chrétiennes se trouvant maintenant plus ou moins en situation de séparation ou simplement en difficulté avec d’autres courants du judaïsme. Ces dernières, ayant besoin de justifier cette séparation – qui leur est imposée par certains courants du judaïsme qui ne se veulent plus pluriels comme précédemment –, reprendront, en effet, la doctrine élaborée jadis en son temps par Paul. C’est pourquoi, semble-t-il, il convient de ne pas confondre les idées de Paul et leur interprétation – cette dernière ne pouvant être appréciée que dans le cadre des rapports du christianisme avec le judaïsme, et du problème théologique posé désormais par la coexistence des deux alliances. Autrement dit, les problèmes posés à l’époque de Paul relèvent de la pratique légaliste et ritualiste, ceux posés par ses interprètes relèvent de la théologie. Au milieu du Ier siècle, le conflit entre chrétiens d’origine judéenne et chrétiens d’origine grecque, pour faire bref, peut se comprendre si on le réduit à une opposition entre la communauté de Jérusalem d’une part et les communautés fondées par Paul d’autre part. Au-delà des implications halakhiques, on peut penser qu’il s’agit d’un classique conflit de pouvoir entre la communauté de Jérusalem défendant une certaine primauté et les communautés de fondation paulinienne. Dans la même perspective, il a pu s’agir d’un conflit entre la Palestine et la Diaspora, voire entre le cercle de la famille et des disciples de Jésus et Paul. Les possibilités d’explication sont nombreuses, elles ne s’excluent pas nécessairement. Ce combat, Paul paraît l’avoir perdu – du moins de son vivant. Cependant, il reviendra à sa postérité religieuse de vaincre, aidée – il est vrai – par les circonstances historiques très particulières, notamment celles qui provoqueront en 70 et en 135 la ruine d’un judaïsme aux tendances plurielles au profit d’un judaïsme à tendance monolithique, qui dorénavant pratiquera la mise à l’écart plus ou moins systématique de ses opposants intérieurs, notamment en les qualifiant de « déviants ». Il y aura ensuite glissement dans la polémique : ainsi, la polémique entre les chrétiens attachés aux observances et les chrétiens qui les refusent deviendra la polémique entre les chrétiens et les rabbanites/tannaïtes, débouchant sur l’antijudaïsme bien connu et sur l’antichristianisme moins bien connu. L’histoire des relations entre chrétiens d’origine judéenne et chrétiens d’origine grecque, de laquelle relève le conflit d’Antioche et la réunion de Jérusalem, est à écrire, ou à réécrire, en la dégageant de la polémique entre judaïsme et christianisme et sur un plus ou moins long terme, les trois pre-

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miers siècles par exemple, car les sujets de discorde vont subsister durant un certain temps. Elle devra l’être par conséquent en prenant en considération toute la documentation disponible et non pas uniquement en s’en tenant au Nouveau Testament 7. Il a existé une mission chrétienne d’origine judéenne face à une mission chrétienne d’origine grecque, là encore sans doute sur le plus ou moins long terme. Ces deux missions sont entrées en opposition sur des questions de pratiques dans un premier temps mais aussi sur des questions de croyances dans un second temps (divergences sur les conceptions eschatologiques et sur les conceptions christologiques) 8. La nouvelle polémique, toujours « inter-judéenne », est déjà attestée, aux alentours de l’an 100, dans l’Évangile selon Jean, dans lequel il est dit : « Les Judéens avaient décidé que si quelqu’un confessait qu’il (Jésus) était le Messie, il serait exclu de la synagogue » (Jn 9, 22). Mais cela est une autre histoire qui dépasse celle du conflit d’Antioche et de la réunion de Jérusalem car on doit se demander avant tout qui sont ces Judéens qui chassent des Judéens de la synagogue : il se pourrait qu’il ne s’agisse pas de Judéens du mouvement rabbinique mais plutôt de Judéens d’un troisième groupe dont la langue et la culture sont aussi bien grecques qu’araméennes et qui ont comme lieu de culte des synagogues – du moins si l’on accepte de situer les témoignages de l’Évangile selon Jean aux alentours de la fin du Ier siècle.

7.  À ce sujet, voir J.T. Sanders , « The First Decades of Jewish-Relations : The Evidence of the New Testament (Gospels and Acts) », dans ANRW II, 26.3 (1996), p. 1937-1978. 8.  À ce sujet, voir M.D. Goulder , « The Jewish-Christian Mission, 30-130 », dans ANRW II, 26.3 (1996), p. 1979-2037.

2010-2011 Cette année, a été poursuivi le programme de recherche sur « l’histoire de la communautés chrétienne/nazoréenne de Jérusalem des origines à 135 », commencé en 2005-2006. L’histoire de la communauté chrétienne/nazoréenne de Jérusalem des origines à 135 (suite/VI) On s’est penché sur les débuts de la communauté de Jérusalem. Pour ce faire, on a traité de nombreux points touchant autant ses institutions ou son organisation et sa composition que ses informations ou son développement. Pour bien comprendre les débuts de la communauté chrétienne de Jérusalem, la première d’un mouvement religieux en pleine émergence, il faut prendre en considération la Palestine au Ier siècle de notre ère qui est en situation de crise sociétale endémique : une crise qui a pour cause d’une part, la fragilité relative des instances exerçant le pouvoir politique et religieux et d’autre part, l’apparition d’un nombre croissant de groupes charismatiques, plus ou moins messianiques ou prophétiques, qui proposent, chacun à sa façon, de promouvoir une société nouvelle conforme à la volonté divine telles qu’ils se la représentent. Par ailleurs, il convient de savoir que les nombreuses communautés ou associations, qui prolifèrent à cette époque dans le monde gréco-romain, sont d’une très grande complexité : complexité des structures, puisqu’interfèrent des solidarités traditionnelles et d’autres relevant du statut politicoreligieux des personnes ; complexité de l’existence associative, puisqu’elles sont organisées à plusieurs niveaux. Cette floraison de groupes plus ou moins marginaux ou radicaux se développe aussi parmi les Judéens, qui ne peuvent pas ou plus accepter le conformisme d’une situation où le risque de perdre leur identité apparaît relativement important face à la puissance assimilatrice d’une culture étrangère et impérialiste : la volonté de « démarcation interculturelle » (entre judaïsme et hellénisme) aboutit donc à des tendances à la « démarcation intraculturelle » (entre Judéens hébraïsants ou araméïsants et Judéens hellénisants) 1. Ces paramètres ne sont pas nouveaux puisqu’on 1.  À ce sujet, voir G. Theissen, Le christianisme de Jésus. Ses origines sociales en Palestine, Paris, 1978, p. 113-118.

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les rencontre déjà réunis lors de l’insurrection macchabéenne en 167 avant notre ère. Étienne Trocmé, dans une étude remarquable, a bien expliqué que « Tout mouvement à coloration religieuse qui se lance à l’intérieur d’une société plus vaste est obligé de se situer par rapport à cette société, à sa hiérarchie, à ses institutions, à ses coutumes. Il pourra le faire en s’intégrant plus ou moins complètement au milieu ambiant, afin d’y poursuivre ses fins propres (diffusion de son message, multiplication de ses membres, etc.). Dans ce cas, il aura tendance à se conformer au monde qui l’entoure. Ou bien, il s’en prendra plus ou moins énergiquement à la société où il est inséré, pour en contester les règles politiques, sociales, morales, etc. Cette critique radicale devrait normalement le conduire à sortir de cette société – comme l’ont par exemple fait les premiers moines – ou à imposer à celleci une transformation radicale – à la façon des Zélotes du Ier siècle et des Réformateurs du XVIe » 2 . L’usage de ces deux catégories permet de distinguer entre mouvements micromillénaristes et mouvements macromillénaristes, ainsi que le proposent habituellement les sociologues des religions. Le problème étant de savoir où situer le mouvement chrétien durant les deux ou trois premiers siècles de son développement. C’est là que les historiens divergent notablement : la majorité veut le situer du côté « macro », une minorité propose de le mettre du côté « micro ». La perspective micromillénariste paraît toutefois plus conforme aux réalités des sources et du monde ambiant. À ses débuts, la communauté de Jérusalem, qui constitue sans doute l’essentiel du mouvement chrétien, est confrontée à un dilemme : comment interpréter la mort de Jésus ? faut-il l’attribuer à un échec définitif de sa mission ou à un échec provisoire ? Au-delà des réponses qui ont été apportées à ces questions, il est certain que dans un premier temps les disciples de Jésus ont quitté Jérusalem pour la Galilée. Ce n’est qu’après s’être ravisés, pour des raisons non encore mises en évidence mais qui pourraient être trouvées dans le rôle joué par la famille de Jésus et en particulier son frère Jacques, qu’ils sont revenus à Jérusalem et s’y sont installés dans l’attente du retour de leur maître, la parousie. Les disciples ont justifié ce changement par des récits d’apparition de Jésus aux Douze (1 Co 15, 5) qui sont situés soit en Galilée (Mt 28, 16-20 ; Jn 21, 1-23), soit à Jérusalem (Lc 24, 36-49 ; Jn 20, 19-23). Ce sont en effet ces apparitions qui témoignent de la résurrection de Jésus et qui justifient le maintien de la communauté à Jérusalem et non sa disparition. De toute façon, ces récits d’apparition jouent un rôle important dans telle ou telle prise de décision ou de pouvoir : c’est le cas par exemple pour l’apparition 2. É. Trocmé , « Les premiers chrétiens : conformistes ou radicaux », dans M. M ichel (É d.), La théologie à l ’épreuve de la vérité, Paris, 1984, p. 163-181, spécialement p. 165-166.

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de Jésus à Jacques le Juste, son frère, qui est mentionnée en 1 Co 15, 7 et qui est décrite dans l’Évangile des Hébreux ou des Nazaréens (un passage transmis par Jérôme, De viris illustribus 2) – une apparition qui pourrait justifier la prise en main de la communauté par Jacques et aussi la succession dynastique de Jésus à sa tête. Toutes les tendances – celles de Marie de Magdala, de Pierre ou de Jacques – qui se sont réclamées d’une apparition ont revendiqué à des fins de légitimité le privilège de la protophanie. Les Actes des Apôtres représentent la source d’informations la plus ancienne sur les débuts de la communauté chrétienne de Jérusalem après la mort de Jésus – ils sont également l’unique source d’informations sur nombre de points. Ce document fournit, en effet, une présentation des origines de la communauté chrétienne de Jérusalem à partir des récits de l’ascension de Jésus et de la descente de l’Esprit (Ac 1, 4-11 et 2, 1-13), ainsi qu’une présentation de son évolution à partir des sommaires qui sont au nombre de trois (Ac 2, 42-47 ; 4, 32-35 ; 5, 12-16). De plus, il contient des informations sur son développement notamment avec le récit emblématique de l’affaire d’Ananias et de Saphira (Ac 5, 1-11). On trouve aussi dans les Actes des Apôtres des indications relatives (1) aux institutions de la communauté, notamment sur les ministères (les apôtres, les prophètes, les docteurs, les presbytres, les diacres, les épiscopes), (2) à son organisation avec le récit sur les apôtres et les parents de Jésus, rapporté en Ac 1, 12-26 et (3) à sa composition, notamment les Hébreux et les Hellénistes dont il est question en Ac 6, 1-7. C’est dire combien les Actes des Apôtres tiennent une place importante pour la connaissance de cette période de l’histoire de la communauté chrétienne de Jérusalem qui couvre les années 30 à 40 environ. Sans ce document, on ne saurait rien des débuts de cette communauté de Jérusalem après la disparition de son maître. Cependant, il convient expressément de rappeler que les Actes des Apôtres rapportent des traditions mémoriales sur cette communauté : traditions à partir desquelles il faut essayer de faire de l’histoire. On se rend compte d’ailleurs assez vite, à cet effet, qu’il est des plus difficiles de remonter de la tradition à l’histoire : c’est pourquoi, de manière générale il convient de se garder des dangers de l’historicisme ou du fondamentalisme qui guettent tout autant le chercheur dans le premier cas que le croyant dans le second cas et il convient chaque fois de rechercher une voie moyenne. Aux côtés des Actes des Apôtres, il ne faut pas omettre de citer aussi la littérature canonico-liturgique ancienne qui fournit d’importantes données sur les institutions de la communauté de Jérusalem dont certaines remontent au moins à la fin du Ier siècle, et renvoient peut-être à l’époque antérieure à 70. La pièce la plus ancienne de cette littérature est la Didachè (fin du Ier siècle) et la plus importante est les Constitutions apostoliques des

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apôtres (fin du IVe siècle) qui sont un réceptacle de nombreuses traditions anciennes, non sans oublier bien sûr la Didascalie des apôtres (début du IIIe siècle). I. Les institutions de la communauté Dans le cadre de cette partie consacrée aux institutions de la communauté, a été donnée dans un premier temps, une introduction sémantique consacrée à la naissance d’une communauté, sous la forme d’une étude sémantique des termes Koinonia et Ekklesia, dans un deuxième temps, une introduction sociologique consacrée aussi à la naissance d’une communauté et dans un troisième temps, une étude des ministères au Ier siècle. Auparavant, a été précisé, dans un aperçu général, le fonctionnement institutionnel des communautés chrétiennes aux deux premiers siècles et notamment du phénomène de la sacerdotalisation des ministères. II. L’organisation de la communauté On n’est informé sur l’organisation de la communauté de Jérusalem jusqu’en 135 que par un seul texte très laconique qui se trouve être rapporté dans les Actes des Apôtres à propos d’un certain nombre de problèmes qui se posent à l’intérieur du groupe chrétien de la Ville Sainte : il s’agit de Ac 1, 12-26, où on rencontre des traditions relativement hétéroclites mais cependant d’un grand intérêt. On sait comment les disciples reviennent à Jérusalem alors que, découragés par la mort de leur maître, ils sont sur le chemin du retour vers la Galilée, réorientés par un homme avec qui ils partagent le repas : sans aucun doute, pensent-ils, Jésus alors ressuscité qui entame un dialogue avec eux, leur demandant d’être ses « témoins à Jérusalem et aussi dans toute la Judée et la Samarie et jusqu’aux confins de la terre » (Ac 1, 4-8). Il s’agit évidemment d’une tradition qui donne une explication aux croyants de l’époque de l’auteur des Actes des Apôtres, reposant sans aucun doute sur une tradition plus ancienne, mais qui n’apporte rien à l’historien actuel si ce n’est de savoir comment certains chrétiens du temps de Luc ou du temps de la tradition qu’il reprend ont compris ce départ de Jérusalem et ce retour. Trois questions peuvent être soulevées par Ac 1, 12-26 : la première et la deuxième portent sur la fonction des apôtres et des parents de Jésus (versets 12-14) ; la troisième sur la mort de Judas et sur l’ajout de Matthias (versets 15-26). On a tenté de rapprocher l’organisation de la communauté chrétienne de Jérusalem de celle de la communauté essénienne de Qumrân en évoquant une influence de cette dernière sur la première. Qu’il y ait rappro-

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chement quant à l’organisation des deux communautés, cela est possible voire certain, mais cela n’implique pas nécessairement une influence entre elles, même si des esséniens de Jérusalem ont très bien pu rejoindre le mouvement chrétien. III. La composition de la communauté La population judéenne de Jérusalem dans la première moitié du Ier siècle est socialement et culturellement plurielle. Il n’y a aucune raison pour que cela n’ait pas été aussi le cas pour la communauté chrétienne qui a constitué un microcosme parmi d’autres dans la Ville Sainte du judaïsme 3. On n’est informé sur la composition de la communauté de Jérusalem jusqu’en 135 que par un seul texte très bref qui se trouve être rapporté dans les Actes des Apôtres à propos d’un conflit communautaire : il s’agit de Ac 6, 1-7, où il est question de deux groupes de chrétiens désignés comme des « Hébreux » et des « Hellénistes ». Le récit de Ac 6, 1-7 contient l’épisode suivant : à une époque indéterminée, il y a eu au sein de la communauté de Jérusalem une dispute entre deux groupes de chrétiens, les Hellénistes et les Hébreux, au sujet des veuves des premiers qui estiment qu’elles sont négligées dans le service quotidien ; les Douze rassemblent alors la communauté, et l’on décide de choisir sept frères qui seront attachés plus spécialement au service des tables, de façon à ce que les apôtres puissent se consacrer au service de la parole ; la proposition étant adoptée, on procède au choix des Sept, dont les noms sont donnés, et à leur ordination. Par bien des aspects, le récit dont il est question en Ac 6, 1-7 marque un tournant dans les Actes des Apôtres, notamment par le fait qu’il introduit les deux principaux personnages des trois chapitres suivants, à savoir Étienne et Philippe, dont l’un sera le premier martyr chrétien et l’autre le premier missionnaire chrétien. Mais le récit de Ac 6, 1-7 est également lié aux chapitres précédents, dans le sens où il ouvre une nouvelle fenêtre sur la vie de la communauté de Jérusalem, et tout particulièrement sur la distribution de ses ressources, qui ont d’ailleurs déjà fait l’objet précédemment de plusieurs sommaires et de plusieurs narrations. Les critiques ont souvent remarqué que le récit de Ac 6, 1-7, rapportant ce que l’on appelle l’« Institution des Sept », a essentiellement pour but d’introduire au récit du Martyre d’Étienne (Ac 6, 8-8, 2), qui contient le fameux Discours d’Étienne (Ac 7, 2.53). De fait, dans le récit de Ac 6, 1-7, il est rendu compte de l’existence, dans la communauté chrétienne de Jérusalem en ses tout débuts (c’est-à3. Voir D.A. Fiensy, « The Composition of the Jerusalem Church », dans R. Bauckham (É d.), The Books of Acts in Its First Century Setting, 4. The Book of Acts in Its Palestinian Setting, Grand Rapids/Michigan, 1995, p. 213-236.

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dire dans les années 30), de deux groupes, à savoir : celui des Hébreux et celui des Hellénistes. En outre, l’auteur des Actes des Apôtres raconte qu’une tension a traversé ces deux groupes, tension qui va être résolue par l’« Institution des Sept », parmi lesquels figurent Étienne et Philippe. Le récit de Ac 6, 1-7 rapporte donc un conflit d’ordre interne mais il débouche sur un conflit d’ordre externe qui est rapporté en Ac 6, 8-15. Un conflit qui oppose la communauté chrétienne aux autorités religieuses de Jérusalem et qui n’est pas nouveau puisqu’il en a été question en Ac 4, 1-22 où sont racontées les arrestations de Pierre et Jean, puis des apôtres Dans les Actes des Apôtres, le récit de Ac 6, 1-7, qui n’offre pourtant aucune difficulté littéraire, est l’un des plus laborieux à comprendre tant du point de vue de son explication historique que du point de vue de son interprétation théologique. Cette difficulté a déjà été ressentie à époque ancienne : les Pères de l’Église ont toujours éprouvé, en effet, quelques problèmes à l’interpréter. Elle se constate également dans le grand nombre de variantes textuelles qu’on rencontre dans les manuscrits pour ce récit, dont beaucoup sont importantes et concernent directement l’explication ou l’interprétation que l’on entend donner à l’ensemble. L’histoire de l’exégèse de Ac 6, 1-7 laisse apparaître, en effet, cette difficulté que l’on peut résumer en deux points : (1) les commentateurs anciens se sont efforcés de montrer comment les réalités décrites par Luc ont été analogues aux institutions familières du christianisme de leur temps ; (2) les commentateurs modernes, à leur tour, se sont efforcés de reconstituer l’événement qui a pu donner naissance au récit actuel, avançant des hypothèses d’ordre littéraire avec des implications d’ordre historique. Pour bien comprendre ce récit, il convient de le replacer dans le contexte des associations religieuses qui régulent le monde impérial romain et évidemment aussi la société judéenne 4 . La communauté chrétienne de Jérusalem est donc à percevoir dans ce cadre sociétal qui n’est surtout pas à négliger. On doit toutefois souligner que la présentation de l’événement rapporté par Luc en Ac 6, 1-7 est relativement facile à saisir d’un point de vue historique. On sait, par Ac 4, 32-35, que les chrétiens de la communauté de Jérusalem pratiquent la mise en commun des biens. On apprend, par Ac 6, 1-7, d’une part que dans la communauté de Jérusalem il y a deux groupes, les Hébreux et les Hellénistes et d’autre part que le service quotidien ne donne pas entière satisfaction : les Hellénistes s’estimant lésés dans la personne de leurs veuves. Pour régler ce conflit somme toute ordinaire dans l’existence des communautés, les apôtres, par conséquent, convoquent une assemblée générale afin de procéder à l’élection de sept hommes qui s’occuperont du service des tables, déchargeant ainsi les apôtres d’un service 4.  À ce sujet, voir P.A. H arland, Associations, Synagogues, and Congregations. Claiming a Place in Ancient Mediterranean Society, Minneapolis/Minnesota, 2003.

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accessoire par rapport à celui qui constitue leur tâche primordiale : le service de la parole divine. Ce qui permet de distinguer dans le récit de Ac 6, 1-7 plusieurs moments, pas moins de cinq : (1) une présentation de la situation dans la communauté de Jérusalem (verset 1) ; (2) la proposition des apôtres pour résoudre le conflit (versets 2-4) ; (3) l’élection par la communauté ou par les apôtres (verset 5) ; (4) l’ordination par la communauté ou par les apôtres (verset 6) ; (5) une présentation sommaire, complétant celles qui jalonnent les Actes des Apôtres (verset 7). La démarche narratologique, qui est d’ordre strictement littéraire, a souvent mis en évidence que ce récit adopte une structure élémentaire du type « résolution de conflit » : exposition de la crise (verset 1), proposition de résolution (versets 2-4), exécution de la résolution (versets 5 et 6) et constat de résolution (verset 7). À partir de la structure du récit de Ac 6, 1-7 dont il vient d’être question, on a procédé ensuite à une lecture critique (d’ordre textuel, littéraire et historique) 5. Il n’a cependant pas été possible de terminer cette partie de la recherche que l’on reprendra l’année prochaine. On peut tout de même déjà dire que les Hébreux sont à identifier avec les Judéens chrétiens de Palestine araméophone et les Hellénistes avec les Judéens chrétiens de Diaspora hellénophone. IV. Observations en guise de conclusion provisoire L’étude historique de la communauté chrétienne/nazoréenne de Jérusalem des origines à 135 nécessite, on n’a pu que le constater tout au long de ces dernières années, beaucoup de temps. De ce strict point de vue, il paraît permis de se demander si le sujet mérite la peine et le temps qui lui sont consacrés. La réponse est évidemment difficile, même si le champ étudié touche au cœur même de l’histoire des origines du christianisme et du personnage charismatique fondateur de ce mouvement. Dans toute recherche sur la première communauté chrétienne, celle de Jérusalem, une question essentielle sur le plan historique si ce n’est sur le plan théologique est à poser en termes clairs : qui a fondé le christianisme ? Il s’agit d’une question qui est des plus débattues parmi les critiques car, si d’un point de vue historien, les réponses ne soulèvent pas trop de problèmes fondamentaux, cela est le cas, pour diverses raisons, d’un point de 5.  À ce sujet, voir notamment M. Goguel , « Étienne et les Hellénistes de Jérusalem », dans Jésus et les origines du christianisme. La naissance du christianisme, Paris, 19552 , p. 190-199 (voir aussi p. 108-109) ; S. L égasse , Stéphanos. Histoire et discours d ’Étienne dans les Actes des Apôtres, Paris, 1992, p. 179-194. Voir aussi M. Bodinger , « Les Hébreux et les Hellénistes dans le livre des Actes des Apôtres », dans Henoch 19 (1997), p. 39-58.

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vue théologien. De fait, l’enjeu est dans les réponses qu’on apporte à la question, lesquelles ne sont pas parfois sans effet de déstabilisation. Pour l’exégète britannique Charles Harold Dodd, qui a publié un livre faisant date, le fondateur du christianisme est sans équivoque Jésus qui est à considérer comme le Fils de Dieu et le Messie des chrétiens – c’est évidemment une des réponses traditionnelles que l’on donne à la question 6. Il existe d’autres réponses qui sont plus subtiles et nécessairement moins traditionnelles : on va se limiter uniquement à quelques-unes produites en 2009 ou en 2010, tout en sachant qu’elles sont bien plus nombreuses et plus variées. En 2009, dans un essai quelque peu décapant et désabusé publié en italien, Giancarlo Gaeta montre que depuis deux-cent-cinquante ans les images de Jésus se sont multipliées sans jamais convaincre tout à fait : au point qu’il convient de se demander si la question n’a pas été mal posée depuis le début, c’est-à-dire selon lui depuis Reimarus, et si le moment n’est pas venu de la reformuler 7. Il constate que toutes les esquisses proposées ont laissé irrésolu un problème initial : à savoir, qu’on n’a aucun accès direct au personnage Jésus et que l’on est tributaire, pour le connaître, de témoignages, au premier rang desquels la littérature évangélique canonisée, qui sont eux-mêmes des interprétations multiples et diverses de son message. En 2009, Bart Ehrman, dans un ouvrage publié en anglais et traduit ensuite en français, en se fondant sur une lecture attentive de la littérature apocryphe, cherche à comprendre pourquoi l’information sur les débuts du christianisme est si lacunaire : pour ce faire, il repère et s’efforce d’éclairer ce qu’il appelle les antinomies du texte biblique 8. Dans l’avant-dernier chapitre, qui s’intitule « Qui a inventé le christianisme ? », il affirme « Ce que nous appelons le christianisme n’est pas tombé du ciel, tout constitué et développé, peu de temps après le ministère de Jésus. Il n’est pas né non plus directement et simplement de ses enseignements. Par beaucoup d’aspects, ce qui est devenu le christianisme s’écarte même de façon significative des enseignements de Jésus. Le christianisme, comme l’a admis depuis longtemps la critique historique, est une religion qui s’inspire de Jésus, pas la religion de Jésus ». La réponse à la question initiale dépend par conséquent de la conception que l’on a de Jésus et de son rôle dans la fondation du christianisme et non seulement de la première communauté chrétienne de Jérusalem. 6. C.H. Dodd, The Founder of Christianity, New York, 1970 (= Le fondateur du christianisme, Paris, 1972). 7.  G. Gaeta, Il Gesu moderno, Turin, 2009. 8.  B. Ehrman, Jesus, Interrupted. Revealing the Hidden Contradictions in the Bible (and Why we Dont’t Know About Them), New York, 2009 (= La construction de Jésus. Aux sources de la religion chrétienne, Béziers, 2010).

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Ces incertitudes sur le Jésus authentique induisent, par ricochet, des interrogations plus larges et sans doute plus essentielles sur la « nouvelle religion » chrétienne. En 2007 et en 2008, les livres de Paul Veyne et de Marie-Françoise Baslez ont entamé un débat qui a porté notamment sur le rôle de l’empereur Constantin dans l’affirmation du christianisme comme religion dominante, puis unique, de l’empire romain : pour Paul Veyne, c’est Constantin qui est à l’origine de tout ; pour Marie-Françoise Baslez, il n’est pas à l’origine de tout et il convient de remonter aux Ier-IIe siècles. L’un et l’autre ont raison, car il s’agit de savoir de quoi l’on parle : si c’est de la religion chrétienne, Paul Veyne a raison mais si c’est du mouvement chrétien, MarieFrançoise Baslez a raison. En 2010, Daniel Marguerat et Éric Junod, afin d’écarter l’anachronisme sous-jacent à la question – les premiers chrétiens ne savent pas qu’ils sont chrétiens au sens où on l’entend aujourd’hui –, s’en sont tenus à la restitution de la perception que les contemporains de Jésus et de ses disciples ont eue de l’émergence de la nouvelle croyance en la messianité de Jésus 9. Sur ce plan, Daniel Marguerat et Éric Junod se trouvent en parfait accord avec Giancarlo Gaeta, lequel estime que « bien avant de se jeter, armés chacun de sa méthode, dans la tentative d’écrire sur Jésus, il sera plus fructueux de s’intéresser à ce que nous connaissons le mieux, c’est-à-dire les réactions que son histoire a provoquées chez les témoins directs et à la manière dont ces réactions se sont transmises, modifiées et repensées, au sein du mouvement qui s’est inspiré de lui… ». Pour Daniel Marguerat et Éric Junod, Jésus est le « fondement » : « Il n’a pas institué une religion nouvelle au sein du judaïsme et moins encore à côté de lui. En revanche, il est bien à l’origine d’un mouvement religieux qui se développera au sein du judaïsme et s’en séparera peu à peu pour devenir une religion distincte qui porte son nom ». Ainsi, pour ces deux auteurs, le christianisme apparaît comme une religion sans fondateur au singulier : les « bâtisseurs » du christianisme sont bien plutôt ces hommes et ces femmes anonymes qui, au fil des décennies, voire des siècles qui ont suivi la mort de Jésus, ont forgé une religion nouvelle – et sur eux, on est peu ou mal informé. Toutes ces recherches proposent finalement de manière commune une mise à distance du personnage Jésus par rapport à ce qui deviendra le christianisme : il s’agit là d’un paramètre éminemment théologique ou idéologique, protégeant Jésus de tout ce qui se passera ensuite dans le mouvement puis la religion qui se réfère à lui, le mettant ainsi à l’abri de toutes les récriminations historiques que l’on peut porter à l’égard de l’Église et de son comportement durant des siècles. Une manière de dire que Jésus est

9.  D. M arguerat – É. Junod, Qui a fondé le christianisme ? Paris-Genève, 2010.

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au-dessus du temps passé et qu’il n’a pas participé aux dérèglements postérieurs qui sont l’œuvre des hommes et nullement du plan divin. Les travaux d’Adriana Destre et de Mauro Pesce, conjuguant un point de vue anthropologique et un point de vue historico-critique vont dans ce sens et débouchent sur la thèse que l’Église n’a pas été fondée par Jésus mais bien après lui – ce faisant, ils laissent de côté son rôle dans la constitution de la communauté de Jérusalem 10. Il est exact certes que dans ses nombreux aspects la recherche sur Jésus doit se départir des présupposés positifs ou négatifs qui l’ont conditionné durant longtemps : on ne doit pas porter de jugement de valeur sur lui, ni positif, ni négatif – ce n’est par le rôle de l’historien. Il est exact aussi que cette recherche sur Jésus doit être précédée ou suivie d’études sur la manière dont il a été perçu par ses contemporains juifs (qui ont été pour ou contre), païens (qui ont été pour ou contre) et chrétiens (qui ont été pour mais de manières diverses et variées). Il n’est pas sûr qu’une telle recherche débouche nécessairement sur une meilleure connaissance du personnage et il faudrait peut-être accepter cette impasse. Toute méthodologie doit reposer sur une épistémologie bien définie et bien déclarée, sinon c’est l’ouverture sur des égarements comme il y en a eu tant dans le passé proche ou lointain. En tout cas, l’étude du milieu de vie (le Sitz im Leben) de Jésus, antérieurement à lui (préalable à la figure) et postérieurement à lui (réception de la figure), sans compter celui de son temps propre, est une des manières possibles d’accéder quelque peu au personnage historique. La principale difficulté pour atteindre le personnage historique de Jésus est qu’il faut dépasser les interprétations qui accompagnent tous les textes le concernant, tout en sachant qu’on n’atteindra pas facilement sa réalité historique dans ses paroles et ses actions et qu’il faudra se contenter de ce que rapportent ses interprètes qui ne sont que des transmetteurs de traditions. Il faut créer une méthodologie historique qui permettra d’explorer la documentation, et ce sans aucun a priori théologique et au risque que les résultats de la recherche soient aux antipodes de toutes les représentations théologiques du personnage historique. Que Jésus ait fondé la première communauté chrétienne dans la dernière semaine qu’il a passé à Jérusalem avant son arrestation, sa condamnation et sa crucifixion, cela paraît assez évident au regard des approches anthropologiques et sociologiques de la constitution de ce type de structures, mais cela ne signifie pas pour autant qu’il ait fondé l’Église telle 10.  A. Destro – M. Pesce , L’Uomo Gesù. Giorni, luoghi, incontri di una vita, Milan, 2008 (= Encounters with Jesus. The Man in His Place and Time, Minneapolis/Minnesota, 2011).

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qu’elle se développera à partir du IVe siècle sur les fondements élaborés laborieusement au cours des IIe-IIIe siècles. Il s’agit là encore d’une question débattue, mais quand on dit que Jésus est à l’origine de la communauté chrétienne de Jérusalem, l’historien n’a rien à craindre, si ce n’est que de se tromper, alors que le théologien peut ressentir un malaise… Constatons combien l’étude de la communauté chrétienne de Jérusalem joue un rôle non négligeable dans la perception du personnage Jésus dans son contexte historique mais aussi dans son devenir théologique.

2011-2012 Cette année, a été poursuivi et achevé le programme de recherche sur « l’histoire de la communauté chrétienne/nazoréenne de Jérusalem des origines à 135 », commencé en 2005-2006. L’histoire de la communauté chrétienne/nazoréenne de Jérusalem des origines à 135 (suite/VII) En 2005-2006, une nouvelle recherche sur la communauté nazoréenne/ chrétienne de Jérusalem aux Ier-IIe siècles a été entreprise dans le cadre de ce séminaire sur les Origines du christianisme. En 2006-2007, il a été question de l’ensemble des divers prolégomènes et préliminaires, à l’exception du troisième de ces derniers. En 2007-2008, il a été question de ce troisième préliminaire, de la partie I, sur les traditions relatives à l’entrée et au séjour de Jésus à Jérusalem, de la partie IV, sur la tradition de la succession de Jésus, et de la partie V, sur la tradition des évêques judéo-chrétiens de Jérusalem – cette dernière n’ayant pas été achevée. En 2008-2009, il a été question de l’achèvement de cette partie V, puis on a abordé d’une part, la partie II, sur les traditions relatives à la mort de Jésus à Jérusalem et d’autre part, la partie III, sur les traditions relatives à la famille de Jésus. En 2009-2010, il a été spécifiquement question de la partie X, sur les conflits internes à la communauté de Jérusalem avec d’une part, une étude sur la mission de Pierre en Palestine et les suites de la « conversion » de Corneille (Ac 10, 1-48 et 11, 1-18) et d’autre part, une étude sur le conflit d’Antioche et la réunion de Jérusalem (Ga 2, 11-21 et Ga 2, 1-10/Ac 15, 1-35). En 2010-2011, on s’est penché sur la partie VIII, relative aux débuts de la communauté de Jérusalem, dans laquelle on a traité de nombreux points touchant autant ses institutions ou son organisation et sa composition que ses informations ou son développement. On n’a pas pu achever cette recherche sur les débuts et il a fallu le faire cette année, en 2011-2012, avant d’aborder la partie VI, relative aux traditions sur Jacques, le frère de Jésus. Il resterait pour l’année prochaine à traiter de la partie VII, relatives aux traditions sur Jude et sur Siméon, le frère et le cousin de Jacques, de la partie IX, sur les conflits externes à la communauté de Jérusalem, de la partie XI, sur la tradition de la fuite de la communauté de Jérusalem à

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Pella, de la partie XII 1, sur les doctrines de la communauté de Jérusalem entre 60 et 135, et la partie XIII, sur les traditions de Jérusalem au IVe siècle 2 . En principe, finir de traiter de cette recherche pourrait nécessiter encore au moins une année. Il a été décidé de ne pas la poursuivre pour le moment, car il s’agit de ne pas lasser le public qui la reçoit ou la subit depuis déjà près de sept ans. Dans le cadre de l’introduction au séminaire de cette année, il est apparu nécessaire de revenir sur la notion de communauté, surtout à Jérusalem à l’époque où le sanctuaire existe encore, dans lequel ont lieu des sacrifices et à l’égard duquel les chrétiens locaux ne manifestent aucune opposition. C’est pourquoi, on peut se demander s’il ne faudrait pas mieux parler d’école chrétienne à la tête de laquelle se trouverait Jacques le Juste, le frère de Jésus et du milieu cultuel que cela sous-entend. Au même titre que l’on parle d’écoles pharisiennes ou rabbiniques qui se rattachent à des fondateurs célèbres comme Hillel ou Shamaï. C’est une question de typologie, bien connue des sociologues des religions, qui déploient plusieurs concepts pour définir un groupe religieux, celui d’église, celui de culte ou celui de secte. Aucun n’est toutefois adéquat quand il s’agit du mouvement chrétien aux Ier-IIIe siècles et surtout aux Ier-IIe siècles. Le problème s’est notamment posé quand il s’est agi de qualifier le milieu d’où pourrait être issus les textes gnostiques de NagHammadi. C’est alors que l’on a proposé d’utiliser le concept – développé par le sociologue Colin Campbell 3 – d’un « cultic milieu » pour comprendre le milieu d’où sont issus ces textes 4 .

1.  À ce sujet, voir S.C. M imouni, « La tradition de la migration de la communauté chrétienne d’origine juive de Jérusalem à Pella », dans C. A rnould -Béhar – A. L emaire (Éd.), Jérusalem antique et médiévale. Mélanges en l ’honneur d ’ErnestMarie Laperrousaz, Paris-Louvain-Walpole/Massachussetts, 2011, p. 109-130 (= Jacques le Juste, frère de Jésus de Nazareth. Histoire de la communauté nazoréenne / chrétienne de Jérusalem du Ier au IVe siècle, Paris, 2015, p. 475-500). 2.  À ce sujet, voir S.C. M imouni, Jacques le Juste, frère de Jésus de Nazareth. Histoire de la communauté nazoréenne / chrétienne de Jérusalem du Ier au IVe siècle, Paris, 2015, p. 269-302 (sur la tradition de l’Invention des reliques de Jacques) et p. 361-396 (sur la tradition de l’Invention des reliques d’Étienne). Voir aussi S.C. M imouni, « Simon C. Mimouni, Jacques le Juste, frère de Jésus de Nazareth. Histoire de la communauté nazoréenne / chrétienne de Jérusalem du Ier au IVe siècle, Paris, Bayard, 2015. Débat avec Claudio Gianotto, Mauro Pesce et Markus Vinzent », dans Annali di storia dell ’esegesi [Bologne] 33 (2016), p. 259-288, spécialement p. 266-274 (sur la tradition de l’Invention de la Sainte Croix). 3.  C. Campbell , « The Cultic Milieu and Secularization », dans A Sociological Yearbook of Religion in Britain 5 (1972), p. 119-136. 4. Voir M. K aler , « The Cultic Milieu, Nag Hammadi Collector and Gnosticism », dans Studies in Religion / Sciences religieuses 38 (2009), p. 427-444.

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Pour cette question, on dépend exclusivement de documents littéraires et il faut distinguer ceux qui les ont composés de ceux qui les ont transmis, sans compter ceux qui les ont ramassés ou collectionnés. Les motivations des compositeurs et des transmetteurs ne sont pas identiques, d’autant qu’il est difficile de discerner entre les uns et les autres. Quand on observe la situation de ceux qui se réclament de la désignation chrétienne au IIe siècle, on a l’impression qu’il existe une multitude d’écoles avec à leurs têtes des chefs de file. La situation est beaucoup plus éclairante, grâce aux informations fournies par les hérésiologues (et ce malgré leur caractère partial), dans le gnosticisme que partout ailleurs : c’est là qu’on parle clairement d’écoles, celle de Basilide, celle de Valentin, celle de Carpocrate… Elle est aussi éclairante à Alexandrie avec l’école chrétienne fondée par Pantène, et continuée par Clément et Origène. Pour Rome, à la même époque, on connaît d’autres écoles que celles des gnostiques : celle de Justin comme celle de Marcion – lesquelles d’ailleurs semblent s’ignorer totalement. Il existe aussi l’école de Tatien. Pour Jérusalem, il faut l’imaginer également, du moins pour les Ier-IIe siècles. Mais comment penser que l’Épître de Jacques, la canonisée, puisse être attribuée au frère de Jésus sans supposer une école – la question se pose aussi de la même manière pour l’Épître de Jude, qui pourrait relever de la même école. En tout cas, considérer que ces deux lettres sont de Jacques ou de Jude, tous les deux étant de la famille de Jésus, ou de leur entourage, implique que la communauté dispose nécessairement d’un secrétariat (des scribes) et d’une bibliothèque (des rouleaux). On sait que vers la fin du IIe siècle, la communauté chrétienne de Jérusalem dispose d’une bibliothèque qui conserve d’importants documents, lesquels ont servi à Hégésippe, vers le milieu de ce même siècle, à composer ses Hypomnemata dont des passages ont été conservés dans l’Histoire ecclésiastique d’Eusèbe de Césarée 5. Les renseignements d’Hégésippe sur la communauté de Jérusalem antérieure à 135 proviennent certainement de documents qu’il a consultés dans sa bibliothèque – laquelle a survécu aux événements des années 132135. Toutefois, d’après Eusèbe de Césarée, 1a bibliothèque chrétienne de Jérusalem n’a été créée qu’au cours de la première moitié du IIIe siècle par l’évêque Alexandre. C’est ce qu’il rapporte en Histoire ecclésiastique VI, 20, 1 : « En ce temps florissaient beaucoup d’hommes diserts et ecclésiastiques, dont les lettres qu’ils s’écrivaient les uns aux autres ont été conservées jusqu’à présent et sont faciles à trouver. Elles ont été gardées jusqu’à nous dans la bibliothèque d’Aelia, formée par Alexandre, qui alors gouvernait

5. Voir R.M. Grant, Eusebius as Church Historian, Oxford, 1980, p. 67-68.

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l’Église de ce pays : c’est d’elle que nous même avons pu rassembler en un seul corps la matière du présent exposé ».

Les documents conservés dans la bibliothèque ont aidé Eusèbe de Césarée dans la composition de son histoire et sans doute d’autres œuvres de sa plume 6. Contrairement à ce témoignage, les chercheurs estiment généralement que la communauté de Jérusalem a disposé d’une bibliothèque très tôt, dès Jacques. La rédaction des lettres de Jacques et de Jude a nécessité vraisemblablement, comme on l’a déjà dit, l’existence d’un secrétariat et donc d’une bibliothèque. On sait aussi par exemple que Narcisse de Jérusalem a assisté Théophile de Césarée à composer une lettre synodale durant la controverse pascale vers 190 et que la communauté de Jérusalem en a conservé une copie, sans doute dans sa bibliothèque. Il faut en tout cas accepter de supposer que la communauté de Jérusalem ait possédé une bibliothèque, d’autant que dans la littérature postérieure il en est souvent question 7.

Le thème de la Bibliothèque de Jérusalem dans des écrits apocryphes chrétiens Le thème de la Bibliothèque des Apôtres dans la Ville Sainte se retrouve souvent dans bon nombre d’écrits apocryphes, afin de les authentifier tant dans leur attribution que dans leur justification. Cette Bibliothèque est généralement située sur le Mont Sion, elle est censée dépendre de Jacques le Juste qui en aurait été le fondateur. C’est ainsi que l’Histoire de Joseph le Charpentier viendrait, selon certaines versions, de la Bibliothèque de Jérusalem. C’est aussi de Jérusalem que Théodose d’Alexandrie, via la Bibliothèque de Saint-Marc d’Alexandrie, tiendrait son récit sur le sort final de Marie (CANT 135). Dans cette homélie, bien localisée et bien datée, on peut lire en effet le passage suivant : « ... nous l’avons trouvé d’après l’histoire, dans les recueils anciens, à Jérusalem, et qui sont venus en mes mains dans la bibliothèque de Saint-Marc à Alexandrie ».

Enfin, c’est encore de Jérusalem que viendrait le récit de Cyrille de Jérusalem sur la Vierge à Bartos (CANT 281), le récit de Jean Chrysostome sur Jean le Baptiste 8 et le récit de Timothée d’Alexandrie sur l’Ange 6. Voir A. Carriker , The Library of Eusebius of Caesarea, Leyde-Boston, 2003, p. 69-74. 7.  Voir aussi J. de Ghellinck , Patristique et Moyen Âge, Bruxelles-Paris, 1947, II, p. 259-261. 8. Voir E.A.W. Budge , Coptic Apocrypha in the Dialect of Upper Egypt, Londres, 1913, p. 137 (texte copte) et p. 343-344 (traduction anglaise).

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Abbatôn 9. Jean Chrysostome aurait découvert ce texte en fouillant dans les livres d’une bibliothèque d’église, alors qu’il participe aux fêtes de la Ville Sainte. Le récit de la découverte par Timothée d’Alexandrie dans l’église de Sainte-Marie dans la Vallée de Josaphat est haut en couleur, illustrant le logion « qui cherche, trouve ». Dans une homélie d’un Pseudo-Basile de Césarée, reprenant la Lettre apocryphe de Luc, le narrateur raconte comment il a découvert cet écrit parmi les livres de la Bibliothèque de Jérusalem qui se trouve dans la maison de Marie, mère de Jean-Marc, où il a vu aussi des ouvrages de Josippe (= Flavius Josèphe ?), de Gamaliel et de Nicodème 10. La plupart de ces textes présentent la particularité d’être originaires d’Égypte, mais ce thème existe aussi dans nombre de textes provenant de Syrie. Le thème de la Bibliothèque de Jérusalem dans ces écrits apocryphes semble être d’ordre littéraire, mais il pourrait cependant avoir une résonance historique. Rien n’empêche, en effet, de croire certains auteurs lorsqu’ils affirment avoir trouvé leurs récits dans une bibliothèque de telle ou telle église de la Ville Sainte, même si pour eux il pourrait s’agir d’une caractéristique leur permettant de légitimer leur découverte, de la rendre plus authentique.

Le problème de la mythologisation des origines du christianisme On sait combien l’étude des origines du christianisme est un terrain difficile car piégé de diverses manières. Les origines du christianisme, plus que n’importe quelle autre période de l’histoire de cette religion, sont menacées par le danger de mythologisation. Par ce terme, il convient de voir une attitude envers le passé qui n’est pas assez critique vis-à-vis d’elle-même, une attitude surtout qui ne tient pas suffisamment compte de la profondeur du temps, de la distance qui existe entre le présent et le passé, utilisant le passé pour justifier certains objectifs théologiques ou idéologiques. Ce phénomène de mythologisation du passé se rencontre plus ou moins chez tous les spécialistes des origines du christianisme, quelle que soit leurs convictions confessionnelles ou idéologiques. Il convient de prendre conscience de cette problématique et de mettre en question une certaine naïveté qu’on rencontre encore souvent parmi les théologiens et les historiens.

9. Voir E.A.W. Budge , Coptic Martyrdoms... in the Dialect of Upper Egypt, Londres, 1914, p. 228-229 (texte copte) et p. 477-478 (traduction anglaise). 10. Voir M. Chaine , « Catéchèse attribuée à saint Basile de Césarée. Une lettre apocryphe de saint Luc », dans Revue de l ’Orient chrétien 23 (1922-1923), p. 156 (texte copte) et p. 158-159 (traduction française).

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L’histoire de la liturgie donne d’excellents exemples sur cette question, notamment en ce qui concerne les ministères et l’eucharistie. En se fondant sur une étude remarquable de Gerard Rouwhorst 11, on ne donne ici que des remarques qui complètent d’une certaine manière ce qui a déjà été dit les années précédentes sur la tradition du dernier repas de Jésus avec ses disciples (Partie I) et sur l’étude des ministères au Ier siècle (Partie VIII). - L es m i n istères Les ministères et leur fonctionnement dans les premières communautés chrétiennes représentent un cas typique de la tendance à mythologiser le passé. Selon James Burtchaell, dans la littérature secondaire sur le sujet, on peut distinguer deux types de consensus 12 : (1) le premier insiste sur la continuité entre l’organisation des communautés au Ier siècle et les structures et institutions du IIe siècle, ainsi les ministères de l’épiscope, du presbytre et du diacre remontent à la période des origines et les personnes qui remplissent ces offices ont été nommées par les apôtres eux-mêmes, jouissant ainsi d’une grande autorité et présidant aux célébrations liturgiques, notamment l’eucharistie ; (2) le second insiste sur la rupture entre les structures ecclésiastiques des IIIe-IVe siècles et celles des Ier-IIe siècles, estimant qu’il n’a guère été question à époque ancienne d’organisation et de discipline, la direction des communautés se trouvant aux mains des personnes charismatiques, telles que les apôtres, les docteurs et les prophètes qui doivent leur charisme à l’intervention directe de l’Esprit Saint et que ce n’est que bien plus tard que les chefs locaux, les épiscopes, les presbytres et les diacres, entrent en scène pour prendre le relai des charismatiques. On rencontre le premier consensus uniquement chez des auteurs catholiques, orthodoxes ou anglicans et le second consensus chez des auteurs protestants. L’existence de ces deux camps confessionnels n’est évidemment pas le fait du hasard, dénotant des préoccupations théologiques et idéologiques. Par ailleurs, très typique est la façon dont sont souvent traités dans la littérature secondaire les parallèles entre les structures et les ministères des communautés chrétiennes et celles des communautés synagogales, institutions avec lesquelles les premiers chrétiens, issus du judaïsme, doivent avoir été familiers. En la consultant, on constate que les analogies qui existent entre les deux groupes sont souvent ou bien passées sous silence ou bien assignées à une judaïsation tardive, laquelle alors est attribuée à des causes 11.  G. Rouwhorst, « À la recherche du christianisme primitif », dans Bulletin ET 8 (1997), p. 181-195. 12.  J. Burtchaell , From Synagogue to Church. Public Services and Offices in the Earliest Christian Communities, Cambridge, 1992.

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différentes. Dans ce dernier cas, elle est mise au compte soit au compte de l’auteur des Épîtres pastorales, soit à celui des épitres de Clément de Rome et d’Ignace d’Antioche. Cette judaïsation – souvent identifiée avec ce qui est appelé « catholicisation » – n’est jamais vue comme un phénomène positif. On peut se demander avec Gerard Rouwhorst pourquoi la plupart des auteurs n’ont pas envisagé l’hypothèse que les structures et les ministères des premiers chrétiens proviennent des structures et des ministères des synagogues, bien sûr en les adaptant à la croyance chrétienne – une hypothèse qu’on rencontre cependant chez James Burtchaell. Sans doute est-ce parce qu’ils ont voulu à tout prix affirmer l’originalité du christianisme des origines et surtout parce qu’aux yeux de certains spécialistes, il existe une contradiction entre l’originalité du christianisme des origines et son éventuelle dépendance de traditions judaïques, d’autant plus qu’ils ont, toujours et encore, du judaïsme une idée fort négative. En tout cas, on s’aiderait en comparant les structures et les ministères du judaïsme commun ou synagogal (à distinguer du mouvement rabbinique) avec les structures et les ministères du mouvement chrétien qui en sont, selon toute vraisemblance, issus. - L’eucha r istie Cette tendance à mythologiser le passé est fournie aussi par les recherches sur l’eucharistie. Dans l’immense littérature secondaire consacrée à l’eucharistie, on peut distinguer deux types d’études : le premier est de caractère exégétique et s’occupe des témoignages issus du Nouveau Testament ; le second, pour sa part, est de caractère liturgique et porte sur le développement de la célébration eucharistique, en particulier de la prière eucharistique dite « anaphore » à une époque quelque peu tardive, notamment aux IIIe-IVe siècles. Il existe bien sûr des études couvrant les deux types, le meilleur exemple étant l’étude magistrale de Hans Lietzmann 13. Les auteurs du premier groupe sont protestants et ceux du second sont catholiques ou anglicans. La présence de préoccupations théologiques et confessionnelles devient plus manifeste quand on prend les différentes études séparément et qu’on examine de plus près les questions qu’elles posent et les méthodes dont elles se servent. Comme l’a mis en lumière Rupert Feneberg dans une étude consacrée en grande partie à la recherche sur les récits d’institution, un grand nombre d’études portant sur ce sujet sont dominées par la question de la double origine du dernier repas de Jésus 14 . 13.  H. Lietzmann, Messe und Herrenmahl, Berlin, 1926. 14.  R. Feneberg, Christliche Passafeier und Abendmahl. Eine biblisch-hermeneutische Untersuchung der neutestamentlichen Einsetzungsberichte, Munich, 1971.

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À première vue, on pourrait dire qu’il s’agit d’un débat purement historique concernant l’origine de l’eucharistie, car on se sert d’arguments historiques et littéraires. Pourtant la plupart des auteurs ont presque toujours des préoccupations théologiques qui parfois sont explicites et parfois restent plus ou moins cachées. On essaie de minimiser le caractère multiforme des traditions sur l’eucharistie, même si les documents reflètent une grande variété de pratiques rituelles. Bon nombre d’études passent trop vite sur les différences entre les traditions ou, en tout cas, n’en tiennent pas suffisamment compte, voulant suggérer une uniformité qui n’a probablement jamais existé. La recherche ne veut tenir compte généralement que des documents canoniques au détriment des documents apocryphes, chemin faisant elle ignore les grandes différences entre ceux qui seront tenus pour orthodoxes et ceux qui seront tenus pour hétérodoxes, même si ces catégories n’interviennent pas réellement avant le IVe siècle. Un des aspects les plus controversés de l’histoire de la prière eucharistique est celui du récit d’institution qui est présent dans certains documents et absents dans d’autres. On a durant longtemps refusé de penser que les documents sans récit d’institution sont aussi des témoignages de la prière eucharistique, mais sont plutôt des témoignages sur de simples repas cultuels, des agapes (comme dans le cas de la Didachè ou des Actes apocryphes des Apôtres). Il est évident que les célébrations eucharistiques dans les premiers siècles ont été variées et diverses, au même titre que les communautés chrétiennes de cette époque l’ont été, même si cela déplaît aux liturgistes modernes, habitués à la messe catholique ou à la cène protestante où le récit d’institution tient une place capitale. - Nécessité d ’u ne pr ise de conscience Avec Gerard Rouwhorst, on peut se demander s’il ne vaut pas mieux fonder la théologie catholique ou protestante sur une analyse de la modernité ou sur l’expérience religieuse de l’homme d’aujourd’hui que sur une analyse erronée des origines du christianisme. Il est vrai toutefois que la théologie chrétienne veut prendre au sérieux l’historicité de la révélation et le témoignage de la tradition, en particulier celui de l’Église ancienne. Or il s’avère de plus en plus qu’elle fait un mauvais usage de l’« histoire » qu’elle confond souvent avec la « mémoire » – une distinction qui est fondamentale aujourd’hui. L’histoire est devenue « une science » et comme toutes les sciences elle n’est pas exacte, subissant les évolutions intellectuelles des historiens. La mémoire ne repose pas nécessairement sur une construction de l’histoire mais sur une construction du passé, triant entre ce qui est à conserver et ce qui est à éliminer. On voit que les démarches de l’histoire et de la mémoire sont radicalement différentes, ou devraient l’être car on demande souvent

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aux historiens d’être des mémorialistes alors qu’ils ne peuvent que faire l’histoire de la mémoire. Il est très difficile de faire coïncider l’histoire des origines du christianisme avec la mémoire des origines du christianisme, c’est sur cette dernière que repose le christianisme à partir du IVe siècle, ce n’est pas sur la première – même si les Anciens n’ont pas toujours distingué entre histoire et mémoire, considérant que toute mémoire est histoire et vice versa. Il s’avère difficile de donner une image des origines du christianisme qui corresponde plus ou moins aux réalités historiques et ne trahisse pas trop nettement des préoccupations confessionnelles ou autrement idéologiques. Les historiens comme les théologiens doivent prendre conscience de cette difficulté qui ne peut être surmontée que s’ils acceptent les contraintes de leurs disciplines respectives et de leurs engagements historiens ou théologiens – lesquels ne sont nullement à confondre mais à distinguer fortement. Sans compter qu’ils doivent accepter, les uns et les autres, l’idée que le christianisme n’a été durant plusieurs siècles qu’une forme mineure de judaïsme synagogal au même titre que le rabbinisme et autres mouvements interstitiels. Ce qui implique de leur part une meilleure connaissance du judaïsme et une autre interprétation des textes et des sources en général. I. Les débuts de la communauté de Jérusalem

On a donc poursuivi cette partie commencée l’année dernière, en traitant d’une part, les informations sur la communauté et d’autre part, le développement de la communauté, en se fondant principalement sur les Actes des Apôtres. Les informations sur la communauté de Jérusalem selon les Actes des Apôtres Les informations sur la communauté de Jérusalem selon les Actes des Apôtres se rapportent à deux présentations qui sont très particulières de par leur signification et leur caractère symboliques : la première concerne l’origine de la communauté et la seconde l’évolution de la communauté. Il est évident que, dans un cas comme dans l’autre, ces présentations relèvent plutôt de la tradition que de l’histoire, même si elles remontent sans doute à une époque très ancienne – c’est-à-dire assez proche de la disparition de Jésus (les années 30-40). Ces présentations ont pour objectif premier, du moins dans l’esprit de Luc, d’établir une continuité entre Jésus et ses disciples, et de montrer ainsi qu’il n’y a pas eu de rupture dans la chaîne de la tradition entre le Maître et ses disciples. On a procédé en deux moments principaux : (1) une présentation de l’origine de la communauté à partir des récits de l’ascension de Jésus (Ac 1, 6-11) et de la descente de l’Esprit (Ac 2, 1-13) ; (2) une présentation de

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l’évolution de la communauté à partir des récits que l’on désigne habituellement sous le nom de « sommaires » (Ac 2, 42-47 ; 4, 32-35 ; 5, 12-16).

Le développement de la communauté de Jérusalem selon les Actes des Apôtres On n’est informé sur le développement de la communauté de Jérusalem jusqu’en 135 que par un seul texte très bref qui se trouve être rapporté dans les Actes des Apôtres à propos d’un conflit survenu dans la communauté sur la mise en commun des biens : il s’agit de Ac 5, 1-11, où il est question de l’affaire d’Ananias et Saphira. Un récit au caractère éthique qui a beaucoup intrigué les exégètes, mais qui, d’un point de vue historique, ne pose pas tant de problèmes au regard des coutumes associatives du monde judéen « sectaire ».

Récapitulatif Les débuts de la communauté de Jérusalem dont il a été question tout au long de cette étude sont difficiles à retracer si ce n’est sous la forme d’un puzzle dont il manque la plupart des pièces. On s’est fondé essentiellement sur les Actes des Apôtres, toutes les autres sources, quand il en existe, n’étant que des réécritures interprétatives postérieures – comme par exemple dans les Constitutions apostoliques qui sont de la fin du IVe siècle. Dans cette étude, outre les institutions de la communauté au travers de ses ministères et d’aspects sémantiques et sociologiques, il a été question de son organisation, de sa composition, de son développement et de quelques informations dont certaines sont de l’ordre de l’histoire et d’autres de l’ordre de la tradition. On peut caractériser cette communauté par le partage des biens de ses membres – une originalité qui est spécifique, mais qu’on retrouve ailleurs tant dans la société judéenne (dans certains groupes religieux, comme les esséniens) que dans la société grecque (dans certains groupes philosophiques, comme les pythagoriciens) 15. La mise en commun des biens n’est pas un phénomène qui paraît se retrouver en dehors de Jérusalem. Ce n’est pas une raison pour en faire une marque des mouvements interstitiels palestiniens, car on la retrouve aussi ailleurs dans le bassin méditerranéen, et même chez les Judéens d’Égypte avec les thérapeutes qui paraissent disposer de cette pratique.

15. À ce sujet, voir J. Taylor , Pythagoreans and Essenes. Structural Parallels, Paris-Louvain, 2004. Voir aussi J. Taylor , «  Pythagoriciens, esséniens et chrétiens », dans École Pratique des Hautes Études. Section des Sciences Religieuses, Annuaire. Résumés des conférences et travaux, CX, 2001-2002, Paris, 2002, p. 311314.

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Cette mise en commun des biens ne réapparaît ensuite, à partir du IIIe siècle, que dans les mouvements monastiques chrétiens, en Égypte et en Syrie. Cet aspect est de plus en plus mis en évidence par les chercheurs pour certains établissements du mouvement rabbinique, notamment en Babylonie au sens large – c’est-à-dire toute la Mésopotamie au-delà de l’Euphrate. Les membres des académies rabbiniques, des ascètes, semblent avoir aussi mis en commun leurs biens, afin de vivre en communauté avec leurs familles – le phénomène est attesté au IVe siècle. Les ascètes rabbiniques devraient pouvoir être mis en parallèle avec les ascètes chrétiens dont il est question dans les Exposés, notamment le sixième, d’Aphraate le sage persan, sous le nom de « membres de l’ordre » ou « fils du pacte » dont la ressemblance avec les « fils de l’alliance », comme se nomment les esséniens, est étonnante et ne saurait être le fruit du hasard 16. Dans les Exposés, il n’est pas avancé que les fils du pacte mettent en commun leurs biens, mais il est souligné qu’ils ne possèdent rien en propre. Il est intéressant de relever qu’Aphraate considère les membres de l’ordre comme des nazirs, à l’image de Samson mais aussi de Jacques le Juste. Pour en revenir à la communauté chrétienne de Jérusalem à ses débuts, une question essentielle se pose : peut-on reconstruire son histoire étant donné l’état parcellaire des sources la concernant ? La réponse ne peut être que positive car cette caractéristique fragmentaire des sources touche toutes les questions dès qu’on les aborde d’un point de vue historique : il est illusoire de penser le contraire. De ce point de vue, la communauté chrétienne de Jérusalem à ses débuts n’est nullement une exception à la règle et il est nécessaire de l’avoir à l’esprit. On peut même ajouter que le dossier documentaire de la communauté chrétienne de Jérusalem est loin d’être le moins abondant au regard des autres communautés chrétiennes à leurs débuts comme par exemple celles d’Alexandrie, sur laquelle on ne sait presque rien, ou d’Antioche, sur laquelle on sait peu… II. Les traditions sur Jacques, le frère de Jésus La figure de Jacques frère de Jésus – appelé aussi Jacques le Juste ou Jacques le Mineur – n’est pas facile à dégager si l’on essaie de prendre en considération toutes les traditions qui ont circulé autour de ce nom dans les écrits des premiers siècles du christianisme. Il convient évidemment de ne point confondre Jacques le Mineur avec Jacques le Majeur, ni avec Jacques d’Alphée, même si certaines traditions 16.  À ce sujet, voir M.-J. P ierre , Aphraate le Sage Persan. Les exposés, I, Paris, 1988, p. 98-107.

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linguistiques – la latine par exemple – ont parfois commis une telle confusion. Les notices de dictionnaires sur Jacques le Juste sont nombreuses mais il convient de se défier de certaines d’entre elles qui peuvent être erronées 17. Il en est ainsi, par exemple, de la notice de Elio Peretto dans le Dictionnaire encyclopédique du christianisme ancien, qui devient source de confusion à cause des nombreuses erreurs qui y ont été introduites : il est dit, par exemple, que la patristique grecque distingue Jacques le Mineur de Jacques le Frère du Seigneur, or dans Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique I, 12, 5, il est rapporté : « Il apparut à Jacques : celui-ci était un de ceux qu’on appelait les frères du Sauveur » 18. En tant que « frère » de Jésus, quelle que soit la manière exacte dont on conçoit cette parenté, le personnage de Jacques a, il est vrai, quelque chose d’intriguant. On voudrait mieux le connaître, et entrer ainsi quelque peu dans la famille et le milieu qui a vu grandir et mourir Jésus de Nazareth. Comme frère de Jésus, Jacques, on le sait, a joué un rôle de premier plan dans les premières décennies du christianisme, notamment parmi les chrétiens d’origine judéenne dont il est devenu la figure emblématique. En triomphant, le pagano-christianisme a éliminé bien des documents et a presque barré l’accès à un tel groupe de chrétiens qui a revendiqué, autant que d’autres, la fidélité à la parole et à l’esprit de Jésus. Pendant trois siècles au moins, une sorte de damnatio memoriae tacite a frappé, dans la plus grande partie du christianisme, celui dont l’auteur de l’Évangile selon Thomas, de son côté, a osé écrire que « le ciel et la terre ont été faits pour lui » (voir § 12). L’audace même d’une telle prétention, par contraste avec le peu que l’on sait de Jacques, montre combien la tradition chrétienne a éliminé le rameau judéo-chrétien et les documents qu’il a pu produire. La vénération pour Jacques a évidemment refleuri quand le temps a fait oublier qu’il a été le chef du parti opposé à Paul, et notamment dans les traditions géorgienne et arménienne qui ont repris sa figure à partir des IVe et Ve siècles – ignorant cet aspect anti-paulinien de son personnage.

17.  Pour une première approche, voir V. Ermoni, « Jacques (Saint) le Mineur », dans Dictionnaire de la Bible 3 (1903), col. 1084-1088 ; J. Cantinat, « Jacques, le “Frère” du Seigneur », dans Catholicisme 6 (1967), col. 255-257 ; E. Ruckstuhl , « Jakobus (Herrenbruder) », dans Theologische Realenzyklopädie 16 (1987), p. 485488 ; E. Peretto, « Jacques le Mineur », dans Dictionnaire encyclopédique du christianisme ancien II (1990), p. 1285-1286 ; F. Morgan Gillman, « James, Brother of Jesus », dans Anchor Bible Dictionary III (1992), p. 620-621. Pour une présentation du dossier iconographique, voir B. Böhm, « Jakobus Minor », dans Lexikon der christlichen Ikonographie 7 (1974), col. 49-51. 18.  E. Peretto, « Jacques le Mineur », dans Dictionnaire encyclopédique du christianisme ancien II (1990), p. 1285-1286.

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Observons que Jacques le Juste est un des rares personnages des premières décennies du mouvement chrétien dont l’on connaisse exactement la date de sa mort : 62 de notre ère, alors que Hanan est grand prêtre et que la procuratèle est vacante car Festus vient de mourir et Albinus, nommé, n’est pas encore arrivé en Judée, Après un état des recherches et des sources, on a présenté, dans ses très grandes lignes, la vie de Jacques à partir des littératures canonisée et apocryphisée (judaïsante et gnosticisante), et des littératures patristique et rabbinique. Ensuite, il a été question tout particulièrement (1) du Martyre de Jacques le Juste à partir des principales traditions tant littéraires que topologiques et (2) du Tombeau de Jacques le Juste à partir d’une tradition originale quoique tardive. Il a été question de la figure de Jacques le Juste dans les traditions arménienne et géorgienne. Enfin, dans un excursus, on a examiné l’ossuaire d’un certain Jacques le fils de Joseph et le frère de Jésus, découvert récemment. De nombreuses questions n’ont été que signalées mais pas traitées, comme par exemple la thèse du « Kalifat des Jakobus » – selon l’expression de son inventeur Ethelbert Stauffer 19.

19.  E. Stauffer , « Zum Kalifat des Jakobus », dans Zeitschrift für Religion und Geistesgeschichte 4 (1952), p. 193-214.

2012-2013 Cette année, a été inauguré un nouveau programme de recherche sur « Jésus de Nazareth » qui s’est déroulé en deux temps : le premier consacré à la « Recherche historique sur Jésus de Nazareth : éléments historiographiques et épistémologiques » ; le second aux « Paroles de Jésus dans le judaïsme de son temps ». L’historien des religions travaille sur l’imaginaire religieux ou plutôt à partir de l’imaginaire religieux : il s’agit là d’une évidence dont il faut prendre conscience, surtout lorsqu’on aborde un sujet de recherche comme Jésus de Nazareth. À ce propos, il convient de rappeler une réflexion que l’on doit au grand penseur Hermann Samuel Reimarus, l’auteur, au XVIIIe siècle, de la première recherche historique sur Jésus de Nazareth digne de ce nom, à cause notamment de son caractère tout aussi technique que critique : « Combien la crédibilité ne doit-elle pas diminuer en autant de siècles ! Quand quelqu’un qui, jadis, tenait pour vrai quelque chose de ce genre, racontait cela à ses enfants, les enfants à ses petits-enfants, les petits-enfants à ses arrières petits-enfants, et ainsi de suite, alors la plus grande crédibilité devient une probabilité, ensuite un conte et enfin un conte de fée » 1. Ce passage, dont le caractère polémique est tellement outrecuidant pour son époque qu’on peut le considérer comme avant-gardiste, illustre remarquablement un processus spécifique de fabrication des mythes, à savoir la manière dont certains événements évidents à la conscience contemporaine changent de statut épistémologique et par conséquent rhétorique à travers une triple médiation, qui est temporelle, communautaire et idéologique, et deviennent ainsi graduellement, à la mesure de l’impossibilité croissante de leur vérification empirique, une construction mythique, surtout dans un monde devenu chrétien de manière totalitaire entre le IVe et le XVIIe siècle, voire après. Pour Lucien Boia, auteur d’une histoire remarquable de l’imaginaire, il convient de concevoir « le mythe comme une construction imaginaire : récit, représentation ou idée, visant à saisir l’essence des phénomènes cosmiques et sociaux, en fonction des valeurs intrinsèques à la communauté et dans le but d’assurer la cohésion de celle-ci » 2 . Rappelons que le mythe est censé reproduire une histoire vraie, mais dont la vérité se veut plus essentielle que la vérité superficielle des choses. 1. Voir G.E. L essing, Lessings Werke VII, Munich, 1979, p. 348. 2.  L. Boia, Pour une histoire de l ’imaginaire, Paris, 1998, p. 40-41.

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Les théologiens chrétiens, pour des raisons spécifiques tenant pour l’essentiel à la rhétorique, ont longtemps travaillé à partir de la distinction entre histoire et légende, considérant que la religion chrétienne se situe du côté de l’histoire et non pas du côté de la légende. C’est ainsi que des distinctions ont été refusées par eux, notamment celles entre savoir et croyance ou entre raison et croyance. L’objectif étant alors, pour eux, de brouiller ces distinctions qui, en régime théologique, doivent nécessairement s’accorder entre elles et ce jusqu’à nos jours comme le montre le fameux discours de Benoît XVI donné à Paris le 12 septembre 2008 au Collège des Bernardins sur « Le monde et la culture ». Parmi ces raisons spécifiques, il y a celle qui a consisté à renvoyer les croyances traditionnelles de l’Empire romain du côté de la légende et du mensonge et la religion chrétienne du côté de l’histoire et de la vérité – surtout à partir des termes latins superstitio et religio et de leur renversement de sens (voir Tertullien dès le début du IIIe siècle). Quoi qu’il en soit de ces questions abondamment traitées et discutées, il est à craindre que de telles distinctions soient à rétablir, du moins si la théologie chrétienne, comme d’ailleurs toute théologie religieuse, veut survivre comme discours croyant. N’en déplaise à la plupart des théologiens chrétiens, catholiques et protestants, la foi ne peut pas reposer sur l’histoire : en tout cas pas sur l’histoire dite scientifique et agnostique comme ils tentent de se définir depuis plusieurs décennies. Les religions vivantes, d’un point de vue épistémologique, voire méthodologique, doivent être traitées de la même façon que les religions mortes : les enjeux des unes et des autres sont identiques sur le plan historique même si elles ne le sont nullement sur le plan théologique – on entend par là pour des théologiens engagés dans leur foi. Contrairement à ce que l’on affirme, l’intelligence de la foi aujourd’hui ne passe pas par la compréhension de l’histoire des faits rapportés dans des écrits vieux de 2 000 ans ! Ce n’est d’ailleurs pas inutilement que Rudolf Bultmann, un des plus grands théologiens protestants du XXe siècle, a développé ses recherches théologiques ou exégétiques résolument hors de tout intérêt historique, de tout objet historique comme tel. Certains théologiens se sont interrogés, et s’interrogent régulièrement, sur l’utilité pratique de la démarche historico-critique : voir par exemple, Hugues Garcia qui, dans un article, a cherché à réintégrer la mariologie dans la théologie protestante – l’illusion fait vivre, car le temps et ses fractures ne s’effacent pas d’un trait, même intellectuellement. Quoi qu’il en soit de cette observation, il s’agit là d’un travail intéressant à maints égards mais qui aurait demandé à être mieux cerné d’un point de vue épistémologique : les remarques de cet auteur, docteur de l’EPHE, n’en sont pas moins importantes même si leur validité n’est que théologique 3. 3.  H. Garcia, « Remarques critiques sur la promotion de la Mère de Jésus dans le christianisme ancien et sur son traitement œcuménique récent », dans Études théologiques et religieuses 77 (2002), p. 193-216.

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Quand on aborde la question de Jésus, quelques observations sur le rapport entre le mythe et l’histoire ne sont pas inutiles car la documentation qui permet de l’instruire est plus proche du mythe que de l’histoire. L’historien est l’héritier d’une longue tradition de défiance envers le mythe qu’il a longtemps réduit à une production de l’imagination et sans aucune valeur historique. Ainsi, déjà au IVe siècle avant notre ère, Thucydide a exclu le mythe du savoir historien parce qu’en lui confluent les rumeurs, les bruits confus, les idées toutes faites, les faits non contrôlés, le merveilleux porté par la crédulité. L’histoire écrite, soucieuse d’établir l’exactitude des événements par la confrontation des témoignages et la critique des sources, s’est alors démarquée du récit mythique. Pourtant, la séparation entre histoire et mythe ne paraît pas plus aussi tranchée aujourd’hui qu’il y a quelques décennies. C’est ainsi que la place reconnue au mythe dans la production historiographique n’est plus un obstacle à l’investigation historique. Les récits des hauts faits attribués aux ancêtres mythiques, chantés dans les traditions épiques, sont devenus un véritable gisement documentaire pour l’historien. En effet, dans toutes les cultures, la conscience de soi d’un peuple, d’une communauté de croyants ou d’une ascendance prestigieuse se nourrit de récits mettant en scène des événements et des personnages fondateurs. À ce titre, non seulement le mythe, comme le dit Jacques le Goff, « est objet d’histoire, mais allonge vers les origines les temps de l’histoire, enrichit les méthodes de l’historien et alimente un nouveau niveau d’histoire, l’histoire lente » 4 . Donner sa place au mythe dans l’historiographie implique cependant de le définir, en se souvenant qu’en grec ancien, le sens premier de muthos n’est pas fable, conte ou rumeur, mais bien parole ou récit. Dès qu’un événement ou une personne devient source de création littéraire et artistique, qu’il soit attesté historiquement ou non, il prend rang parmi les mythes. Ainsi, dans la culture chrétienne, Jésus a donné lieu à d’innombrables récits qui sont devenus des supports de croyances : en ce sens, ce personnage historique est devenu alors un héros au sens premier du terme, c’est-à-dire l’acteur exemplaire d’un récit littéraire à orientation mythologique. Il en a été de même pour les figures d’Abraham, de Moïse, d’Esdras ou de Mahomet. De telles figures, réelles (= historiques) ou virtuelles (= mythiques), et les récits amplifiés qui s’y rapportent, sont donc devenus pour l’historien des gisements documentaires de première importance 5. Le mythe historique (c’est-à-dire pouvant contenir des informations historiques) pose des modèles, soutient des prétentions de toutes natures. Il 4.  J. L e Goff, Histoire et mémoire, Paris, 1988, p. 230. 5.  À ce sujet, voir D. Fabre , « L’atelier des héros », dans P. Centlivres – D. Favre – F. Z onabend (É d.), La fabrique des héros, Paris, 1998, p. 237-318.

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contient, dans son symbolisme, des identités et des systèmes de représentations d’un peuple, tout en le nourrissant. Au cours des siècles, les figures mythiques se sont perpétuées, se sont réinterprétées, se sont renouvelées, et, à travers ce mouvement, les modèles et les valeurs se renforcent ou évoluent de manière continuelle ou infinie. Non sans paradoxes : la réinterprétation d’une grande figure peut servir à diffuser des valeurs nouvelles, tandis que l’apparition d’une figure nouvelle peut revivifier un modèle ancien 6. Étudier les émergences et les évolutions des mythes historiques est donc riche d’enseignement pour l’historien des religions ou des cultures en général. Dans une telle recherche, il n’est pas question de postuler un quelconque Jésus mythique à la manière du XIXe ou du XXe siècle, mais seulement de considérer que les récits sur Jésus ont un fonctionnement mythique, ce qui ne les empêche pas de pouvoir apporter des informations historiques, non sans les inévitables déformations dues à la transformation et à la conservation. Pour l’historien, Jésus a un statut ordinaire à l’égal de n’importe quel personnage historique de son temps (Auguste ou Tibère, par exemple). En revanche, pour le théologien chrétien, Jésus a un statut d’unicité et de transcendance, à l’inverse de n’importe quel personnage historique – la perception de Jésus, dans ce cas, engage ses fidèles d’un point de vue spirituel, car elle conditionne leur propre transformation spirituelle. Quoi qu’il fasse, quoi qu’il pense, il est à craindre que la perception du Jésus historique par le théologien chrétien soit conditionnée par sa foi – comment peut-il en être autrement au regard de l’engagement confessionnel ? Ce n’est pas là une question d’honnêteté intellectuelle ou scientifique : c’est tout simplement une question de foi – autrement dit, une question qui engage la personne même dans son for intérieur, dans son imaginaire au sens large de ses représentations réelles ou virtuelles. Il faut par conséquent éviter de poser ce genre de questions en termes d’honnêteté ou de malhonnêteté. Les historiens comme les théologiens sont, par définition ou par principe, des gens honnêtes… Ils sont, les uns et les autres compétents dans leur champ respectif, dans leur domaine respectif. Il ne s’agit pas là de dénigrement à des fins partisanes ou polémiques. L’historien, à l’inverse du théologien, n’est pas conditionné par une quelconque considération reposant sur sa foi : du moins en principe ! La réalité est parfois bien autre, mais que faire d’autre si ce n’est que poser des principes de type épistémologique… Le temps faisant, ou ne faisant pas, le reste… Travailler un objet de recherche comme Jésus de Nazareth n’est pas si évident : comment ne pas le constater ! Pourquoi alors doit-on entreprendre une telle recherche après tant d’autres ? La réponse à cette 6.  À ce sujet, voir P. Centlivres – D. Favre – F. Z onabend (É d.), La fabrique des héros, Paris, 1998.

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question est simple : il est théoriquement dans le cahier des charges de tout détenteur de la chaire sur les origines du christianisme dans cette institution de se lancer sur le dossier Jésus. C’est donc une affaire de devoir moral… En ces temps de resserrement des maillages intellectuels, même si l’opération est difficile, voire risquée, il paraît possible pour l’historien non engagé d’un quelconque point de vue confessionnel de revenir sur l’objet Jésus.

Jésus le pieux ou Jésus le saint : hypothèse de recherche La meilleure manière d’aborder Jésus du point de vue de l’historien, peut-être aussi du point de vue du théologien, est de tenter de le situer dans son contexte religieux, celui de la Palestine du tournant du Ier siècle de notre ère. Pour ce faire, il paraît inutile de vouloir rattacher Jésus à tel ou tel mouvement politico-religieux de son époque, comme ceux par exemple des esséniens ou des pharisiens, car la documentation le permettant est largement insuffisante et il y a fort à penser qu’il n’a relevé ni des uns ni des autres trop accommodant vis-à-vis de la Loi et de ses institutions établies dans le temps. Sans doute, suffit-il de considérer que Jésus a été simplement un pieux ou un saint de la Galilée, une région de la Palestine dominée par des conflits sociaux endémiques qui engendrent, à leur tour, de manière permanente, le banditisme ou la révolte. Pour un Judéen de l’époque de Jésus, être pieux ou saint c’est être lié à des obligations, à des restrictions. Toutefois, on doit estimer que Jésus a eu une autre notion de la sainteté que certains de ses coreligionnaires, comme par exemple les esséniens ou les pharisiens. Pour lui, en effet, être pieux ou saint c’est être libre vis-à-vis des contraintes politico-religieuses de son époque, notamment la sacralité centrale du Temple de Jérusalem qu’il considère comme souillé, et comme il se considère comme pieux ou saint, les contraintes qui pèsent sur les autres ne l’atteignent nullement. Le problème de la piété ou de la sainteté est essentiel au Ier siècle pour les Judéens de Palestine, il l’est donc aussi pour Jésus. Pour Jésus, la sainteté n’est pas le chemin des restrictions mais celui des libertés. Pour lui, être pieux et saint c’est être libre de toute contrainte issue de toute halakhah. Pour les Judéens, de manière générale, on peut dire que la piété ou la sainteté est une servitude par rapport à la Loi : plus on veut être pieux ou saint, plus on estime devoir demander des comptes. Pour Jésus, au contraire, c’est la piété ou la sainteté qui est une liberté par rapport à la Loi. Mais toute la question est de savoir si Jésus est le seul à pouvoir jouir de cette liberté : voilà pourquoi les disciples se sont divisés par la suite sur ce problème. Autrement exprimé : Jésus a été libre à cause de sa piété ou de sa sainteté, mais est-ce que les disciples doivent aussi se sentir libres ? Cette liberté n’a cependant pas conduit Jésus à un libertinage comme l’ont

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prétendu certains de ses détracteurs. C’est même le contraire qui s’est produit : il a été, en effet, très strict en matière de divorce et de serments à l’égard desquels il n’a permis aucune entorse – contrairement aux autres Judéens de son temps. C’est ainsi que Jésus a été pour l’accomplissement de la Loi et non pour son abolition et ce en aucune manière. La piété ou la sainteté, dans le monde judéen du Ier siècle, sont liées au zèle qui est manifesté par de nombreux personnages prophétiques ou messianiques : une catégorie de laquelle Jésus ne doit pas être exclu de manière systématique comme le font de nombreux théologiens chrétiens qui sont horrifiés par l’idée que leur Messie ait pu être un révolutionnaire de son temps. Cette perception du personnage historique de Jésus pose le problème des « boundary marking », du « marquage des limites » ou des « liens d’appartenance » : c’est-à-dire avec qui l’on peut prier, avec qui l’on peut manger, avec qui l’on peut se marier. Ce problème de convivialité est posé aux disciples immédiats de Jésus et aux communautés chrétiennes des premiers siècles, notamment au travers des rapports entre les chrétiens d’origine judéenne pour qui le marquage des limites est essentiel, si ce n’est que pour conserver leur statut ethnique, et les chrétiens d’origine grecque pour qui ce marquage est différent et demande à être dépassé, si ce n’est que pour avoir accès au salut. Pour comprendre le personnage historique de Jésus, il faut le dégager du conglomérat dans lequel les théologiens chrétiens des premiers siècles l’ont enveloppé en fonction de leurs époques et leurs cultures respectives. Il faut le rendre à son milieu et à celui de ses disciples immédiats, aussi à celui de sa famille proche. Car à force d’en avoir fait un être divin, on l’a désincarné… I. Recherche historique sur Jésus de Nazareth : éléments historiographiques et épistémologiques L’approche de Jésus de Nazareth repose la plupart du temps sur l’exégèse en tant que discipline théologique, que ce soit celle sur la documentation canonisée ou celle sur la documentation apocryphisée – les spécialistes de ces deux documentations sont presque tous des exégètes formés en théologie catholique ou protestante : une indication qui n’est pas à négliger. On peut aborder le même sujet à partir d’autres disciplines, notamment l’histoire. Laquelle met en œuvre des méthodes assez diverses : archéologique, épigraphique, sociologique, anthropologique… Si la foi est nécessaire à l’interprétation des données analysées par les exégètes, ce n’est pas le cas pour les historiens qui en principe peuvent s’en passer dans leur travail. Le domaine des recherches historiques ou théologiques sur Jésus de Nazareth est occupé par de nombreux spécialistes qui viennent d’horizons épistémologiques très diversifiés et très différents.

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Pour tous, les documents permettant d’y accéder sont essentiellement bibliques qu’ils soient canonisés ou apocryphisés. Le champ est donc notamment occupé par des exégètes dont l’engagement confessionnel est essentiel ou devrait l’être. Si l’objet d’étude de l’exégèse biblique est principalement la Bible, en ses langues originales et ses traductions anciennes, les approches n’en demeurent pas moins variées : historique, théologique, littéraire, linguistique, sociologique, anthropologique, juridique – pour ne citer que les principales. Les modèles de la recherche sont donc de divers ordres et de divers domaines. Le mot « modèle » désigne ici les structures de différents niveaux sous-jacentes aux ensembles représentés dans/par les documents. Il ne va pas être question ici des modèles empruntés aux sciences contemporaines (sociologie, anthropologie, linguistique, psychologie, psychanalyse, etc.), même si leurs catégories peuvent être pertinentes et nécessaires pour les chercheurs. Le repérage des modèles qui se dégagent surtout des documents littéraires, des plus anciens aux plus récents, est en revanche éminemment utile, car il permet de comprendre ce qu’on appelle « le monde d’un texte » et d’éviter les contresens grossiers. Quels sont les modèles qui se dégagent des documents littéraires ? Ils peuvent être principalement littéraires, historiques, sociologiques, anthropologiques, théologiques et /ou confessionnels. Il reste ensuite à voir comment les repérer et évaluer leur fonction dans les documents littéraires. Pour les sujets de recherches traités, il est nécessaire d’identifier quels sont les modèles utilisés dans le passé. Au cours des âges, des modèles explicatifs ou interprétatifs ont eu plus de fortune que d’autres et ont influencé plus ou moins la recherche sur un sujet ou dans un champ donné. On appelle « paradigme » un modèle dégagé qui s’impose à l’ensemble des chercheurs pendant un certain temps. Repérer les changements de paradigme et leurs raisons permet de comparer les modèles d’explication ou d’interprétation proposés et de voir comment et pourquoi ils se sont imposés à une époque donnée, de déterminer aussi s’ils sont encore pertinents et/ou pourquoi ils ne le sont plus. Pour l’historien, s’il veut bien apprécier la production en exégèse biblique, il est utile de connaître les grands changements de paradigmes qui sont repérables dans cette discipline éminemment théologique. Au hasard, on peut en relever un certain nombre qui sont significatifs sur tel ou tel plan : - Pour les catholiques, durant longtemps, l’approche des textes a surtout été confessionnelle avec une liberté de recherche limitée par l’autorité ecclésiale. Depuis quelques décennies, cette approche s’est partiellement dégagée de la mainmise magistérielle, mais il semble qu’un retour en arrière se fasse jour.

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- Pour les protestants, on ne peut donner la même valeur à tous les livres incorporés dans le Nouveau Testament, en d’autres termes il y a un canon dans le canon. On a ainsi eu tendance à privilégier les lettres de Paul de Tarse et aussi l’Évangile selon Marc. - Dans le passé, on a prêté une très grande attention à l’évolution temporelle de l’histoire des traditions et de l’histoire de la rédaction des textes pour déterminer la progression des idées doctrinales. Aujourd’hui, on prête beaucoup plus d’attention au texte final tel qu’il a été transmis. Il faut bien reconnaître que l’exégèse biblique actuellement est en état d’éclatement, ce qui peut paraître dommageable aux yeux de certains. Il paraît important qu’en chacune des disciplines un état des lieux soit fait, notamment pour mettre en évidence l’évolution dans la continuité et/ ou dans la discontinuité, en soulignant aussi l’uniformité ou l’éclatement des spécialisations. La recherche ne peut se faire que si l’on sait d’où l’on vient et si l’on entrevoit les directions à prendre. Cela dit, la découverte d’un certain nombre de modèles régissant les divers niveaux textuels a permis à l’exégèse biblique de progresser et d’explorer de nouvelles voies et d’être d’une grande utilité aux recherches historiques. Dans un texte, il convient de toujours repérer les modèles innervant, les micro-unités comme les macro-unités, d’y repérer aussi les topoi. Après avoir identifiés les modèles socioculturels ou socioreligieux, il importe de voir comment ils se donnent à lire, selon quelles techniques narratives et rhétoriques. Il y a aussi les modèles théologiques, c’est-à-dire le plan des idées. Observons que la qualité des résultats d’une recherche passe nécessairement par la mise en évidence des modèles à partir d’analyses littéraire (narrative et rhétorique), historique (socioculturelle ou socioreligieuse) et doctrinale. L’utilité des modèles pour la recherche historique sur Jésus de Nazareth est qu’ils permettent de transcender les documents littéraires, qui pour la plupart relèvent à la fois de la culture grecque et de la culture judéenne. Ainsi, dans un texte du Nouveau Testament, on peut rencontrer à la fois des topoi grecs, des topoi judéens : les uns et les autres sont exprimés dans la langue grecque avec des modèles narratifs et rhétoriques en provenance de la culture grecque mais selon des schémas de pensée empruntés à la culture judéenne. C’est ce qui fait la difficulté de la documentation portant sur Jésus de Nazareth que l’on peut expliquer ou interpréter de diverses manières, parfois très opposées les unes aux autres selon que l’on part de l’une ou l’autre culture. II. Paroles de Jésus dans le judaïsme de son temps Les paroles de Jésus ont été conservées par oral et transmises par écrit après sa disparition. Toute la difficulté de cette question réside dans cet

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énoncé car comment remonter à l’oral à partir de l’écrit et comment distinguer les paroles qui sont authentiques de celles qui ne le sont pas. Elles se répartissent entre celles qui sont canoniques et celles qui sont extracanoniques. Mais qu’elles soient canoniques ou extra-canoniques, elles sont le produit des communautés chrétiennes aux Ier et IIe siècles et ne doivent nullement être distinguées en fonction de cette distinction qui est postérieure. Pour des raisons évidentes, les paroles canoniques ont reçu plus d’attention que les paroles extra-canoniques. Ce peu d’attention tient surtout à l’usage quasi exclusif du critère d’authenticité avancé par les chercheurs pour juger de leur valeur, lesquels ont eu tendance à considérer comme authentiques les paroles canoniques et comme non-authentiques les paroles extra-canoniques. Toutefois, il convient de souligner qu’il est rarement possible de faire la démonstration de l’authenticité ou de la non-authenticité des paroles de Jésus. De même qu’il est rare que les paroles extracanoniques, authentiques ou non-authentiques, apportent des informations vraiment nouvelles à la connaissance de la prédication de Jésus principalement connue par les paroles canoniques. Quoi qu’il en soit, l’utilisation du critère d’authenticité dans l’appréciation de la valeur des paroles de Jésus n’est nullement probante, et on peut se demander s’il est nécessaire de continuer à l’utiliser ou s’il ne vaudrait pas mieux poser autrement les questions et les problèmes. Les travaux effectués par la critique des formes, dans le champ des Évangiles synoptiques, ont largement démontré qu’on ne peut pas examiner la tradition des paroles de Jésus à partir du seul critère d’authenticité : il n’est pas légitime, en effet, de limiter le label « historiquement intéressant », mis au point par les chercheurs spécialisés dans la recherche sur les agrapha (notamment Alfred Resch, James Hardy Ropes et Joachim Jeremias), aux seules paroles de Jésus pouvant être considérées comme authentiques et canoniques car il peut s’appliquer à celles qui sont non-authentiques et extra-canoniques. Dans tous les cas, ce n’est pas nécessairement la voix du Jésus historique qui se fait entendre dans une parole, mais plutôt une voix créée, forgée, par une communauté chrétienne – laquelle voix sera ensuite décrétée comme authentique ou comme non-authentiques, pas avant la fin du IIe siècle. Ainsi, si l’on adopte ce point de vue pour examiner toutes les paroles de Jésus, canoniques ou extra-canoniques, authentiques ou non-authentiques, elles méritent toutes cependant le label « historiquement intéressant ». Puisque ces paroles témoignent toutes de la recherche spirituelle conduite par les communautés chrétiennes sur ce que Jésus a dit, elles représentent des témoignages sur la perception de la pensée de leur Maître. Chaque parole, qu’elle soit canonique ou extra-canonique, authentique ou non-authentique, doit être replacée dans son contexte d’origine, celui

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d’où elle tient son Sitz im Leben, que ce soit celui du Jésus historique ou celui des communautés chrétiennes (ou Jésus traditionnel). C’est seulement quand elles sont replacées dans leur véritable Sitz im Leben que ces paroles recouvrent leur valeur historique et échappent ainsi à l’étiquette de « faux », et ce même si elles relèvent des communautés chrétiennes (ou Jésus traditionnel) et non du Jésus historique. Si l’on admet l’importance du Sitz im Leben, que ce soit pour les paroles canoniques ou pour les paroles extra-canoniques, on ne doit plus faire alors de différences qualitatives arbitraires entre ces deux types de paroles. Pour l’historien, un « faux » logion extra-canonique aura donc foncièrement la même valeur qu’un « faux » logion canonique, et à l’inverse des logia extra-canoniques « authentiques » auront la même valeur que des logia canoniques « authentiques ». Évidemment, pour l’historien, dans les deux premiers siècles du mouvement chrétien, paroles canoniques et paroles extra-canoniques ne sont pas encore différenciées : l’élimination progressive de ces dernières n’a commencé que vers la fin du IIe siècle. Ce qui a conduit à faire que les paroles canoniques sont bien mieux attestées que les paroles extra-canoniques : ces dernières ayant été pourchassées et abandonnées, donc brûlées. Les conflits entre les communautés chrétiennes ont conduit à la formulation ou à la création de paroles de Jésus qui s’appuient généralement sur des paroles déjà existantes et plus anciennes. Les transformations des paroles de Jésus au cours des conflits ont pris des formes diverses. Un exemple permet de prendre conscience de la liberté que manifestent les communautés qui ont fabriqué, transformé et recréé des paroles de Jésus. Dans le traité des Pirqé Avot (un texte tardif de la littérature rabbinique), en III, 2, il est annoncé : « Mais si deux hommes sont assis ensemble et qu’ils échangent des paroles de la Torah alors la shekhinah vient se loger entre eux » – ce qui signifie que la divinité est présente partout où la Torah est étudiée. Dans l’Évangile selon Matthieu (un texte des années 80), en 18, 20, une parole de Jésus est annoncée : « Car là où deux ou trois se trouvent réunis en mon nom, je suis au milieu d’eux », ce qui signifie que la présence de Jésus est garantie dans la communauté grâce à l’invocation de son nom. Dans le papyrus Oxyrhynchus 1 (un passage de datation incertaine mais peut-être du IIe siècle), au verset 5, cette parole de Jésus est transformée de la manière suivante : « Partout où ils sont deux, ils ne sont pas sans Dieu, et là où quelqu’un est seul, je dis ‘Je suis auprès de lui’. Soulève la pierre, et tu me trouveras. Fends le bois et je suis là » – ce qui ajoute une perspective mystique en précisant que Jésus est partout. Pour apprécier la production des paroles de Jésus au cours des deux premiers siècles, il convient donc, en résumé, de relever les deux points suivants :

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(1) Limiter l’histoire des paroles de Jésus seulement aux canoniques ne présente plus aucun sens. Cependant limiter l’examen des paroles de Jésus seulement à ceux d’entre eux pouvant être considérés comme compatibles avec les canoniques n’est guère plus acceptable : cette méthode ne permet pas non plus d’estimer à leur juste valeur une grande partie des paroles extra-canoniques. Les rares paroles de Jésus que le chercheur retient alors se trouvent arbitrairement intégrées dans une analyse qui, pour les comprendre, se trouve contraint de les replacer, bon gré, mal gré, dans le contexte du Jésus historique, et de rejeter toutes les autres en les considérant comme tendancieuses. Il ne faut pas oublier que l’importance effective des paroles extra-canoniques de Jésus ne se mesure pas en fonction de la pauvreté des matériaux qui ont été préservés. Au début du mouvement chrétien, toutes les paroles de Jésus ont eu la même valeur, ce n’est que plus tard qu’elles ont été jugées soit « orthodoxes » soit « hétérodoxes ». (2) Seuls quelques fragments des paroles de Jésus extra-canoniques ont été conservés. C’est pourquoi, la méthode qui consiste à aller chercher parmi elles les quelques paroles qui semblent pouvoir correspondre aux idées, déjà toutes faites, de ce qu’auraient été le Jésus historique et la première communauté, ne permet pas de faire progresser la recherche. Comment le mouvement chrétien des deux premiers siècles s’est-il compris ? Quelle a été la place du Jésus considéré comme ressuscité dans cette auto-compréhension des premières communautés ? Comment le Jésus considéré comme vivant par les premières communautés s’est-il manifesté dans ces premières communautés ? Autant de questions auxquelles l’historien doit répondre, sans nécessairement entrer dans la croyance des premiers chrétiens mais en essayant de la comprendre, notamment en se fondant à la fois sur les paroles canoniques que sur les paroles extra-canoniques, sur les paroles authentiques que sur les paroles non-authentiques. Il faut donc accepter de laisser entrer dans le dossier des paroles de Jésus autant les traditions extra-canoniques que les traditions canoniques, et ne pas valoriser les unes aux dépens des autres. La question de la transmission des paroles de Jésus, qui est considérée comme importante, va être abordée à partir de la sociologie de la littérature religieuse. Une approche qui, associée à la méthode de l’histoire des formes (la Formgeschichte), est, dans le cas présent, relativement performante. Il a été question dans un premier temps du comportement typique des porteurs de traditions des paroles de Jésus et dans un second temps du comportement conditionné des porteurs de traditions des paroles de Jésus. Il s’agit de comprendre dans quel milieu de vie, Sitz im Leben, les paroles de Jésus ont été rédigées et transmises. Auparavant, on a donné quelques éléments épistémologiques et méthodologiques sur la sociologie de la littérature religieuse.

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Éléments épistémologiques et méthodologiques sur la sociologie de la littérature religieuse La sociologie de la littérature en général examine les relations entre des textes et des comportements humains. Elle envisage le comportement interhumain de ceux qui créent, transmettent, interprètent et reçoivent des textes. Elle analyse ce comportement selon deux aspects : (1) en tant que comportement typique ; (2) en tant que comportement conditionné. En ce qui concerne la littérature biblique, le premier aspect a été développé par la méthode de l’histoire des formes (laquelle, partant des traits spécifiques des textes, débouche sur les traits tout aussi typiques du comportement humain, à un Sitz im Leben, un milieu d’utilisation des textes qui présente à son tour des répercussions sur le texte par l’utilisation dans la mission ou le culte), contrairement au second aspect qui s’intéresse aux intentions des porteurs des traditions et de ses destinataires. Étudier la littérature chrétienne ancienne sur le plan de la sociologie signifie s’interroger sur les intentions et les conditions des comportements interhumains typiques des auteurs des textes chrétiens, de ceux qui ont transmis ces textes et de ceux à qui ils s’adressent. Le thème de cette approche sociologique n’est pas la genèse d’une tradition intellectuelle mais sa propagation, sa transmission et sa conservation. Les paroles de Jésus constituent un réel problème sociologique surtout car Jésus n’a pas fixé ses paroles par écrit, comme on le sait il n’a rien écrit. C’est pourquoi en la matière, on a recouru à la distinction entre tradition écrite et tradition orale. La tradition écrite peut se conserver pendant un certain temps, même si elle est sans importance pour le comportement humain ou si ses intentions vont à l’encontre de ce comportement. La tradition orale est, en revanche, livrée aux intérêts de ses créateurs, de ses porteurs et de ses destinataires car sa conservation est liée à des conditions sociales spécifiques, notamment parce que ses porteurs doivent s’identifier d’une manière ou d’une autre à une des communautés existantes. Autant l’écrit peut se distancer de la communauté de production, autant l’oral ne peut pas le faire et doit rester en relation étroite avec sa communauté de production, au risque sinon de disparaître. Les circonstances sociales de la transmission orale du matériau à propos de Jésus sont plus ou moins les suivantes : (1) un ancrage des traditions sur Jésus dans un comportement interhumain de ses porteurs, qui est répétitif, typique et relativement indépendant des contingences individuelles, en ce sens que pour perdurer, les orientations intellectuelles doivent être ancrées dans les nécessités permanentes de l’existence et dans les caractéristiques constantes d’un style de vie ; (2) un intérêt de la part des destinataires, des « gardiens passifs » des traditions, car la transmission des traditions se fait uniquement tant qu’il y a des gens prêts à écouter – les éléments qui s’opposent à l’intérêt et à l’opinion des porteurs sont éliminés ou modifiés et

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deviennent ainsi la proie de la « censure préventive de la communauté » ; (3) une continuité sociologique entre Jésus et les porteurs de ses paroles – il est évident que les tentatives de l’exégèse scandinave (Harald Riesenfeld, Birger Gerhardsson) qui a tenté de prouver une telle continuité afin de surmonter le scepticisme de l’histoire des formes à l’égard de l’authenticité des paroles de Jésus se sont soldées par un échec. En ce qui concerne les instructions éthiques données par Jésus, il convient de souligner que si personne ne les avait pris au sérieux et si personne n’avait entrepris de les mettre en pratique, il très probable qu’elles n’auraient pas été transmises. C’est pourquoi, mettre en question une parole comme celle de Lc 14, 26, « Si quelqu’un vient vers moi, et s’il ne hait pas son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses sœurs et même sa propre vie, il ne peut être mon disciple », n’est pas sérieux, même si son radicalisme paraît la rendre inapte à régler le comportement quotidien des chrétiens d’aujourd’hui. Le problème principal qui se pose est de savoir comment et pourquoi des paroles orales ont pu être conservées et transmises durant 30 ans et plus, jusqu’à leur mise par écrit. De fait, le comportement interhumain qui s’est jadis réalisé dans et avec ces textes ne peut être saisi directement de nulle part, mais il peut être reconstitué notamment avec la méthode exégétique de l’histoire des formes qui dispose de trois procédés déductifs : (1) la déduction analytique qui conclut de la forme et du contenu d’une tradition à son Sitz im Leben ; (2) la déduction constructive qui conclut à des énoncés directs concernant le Sitz im Leben supposé d’une tradition ancrée à cet endroit ; (3) la déduction analogique qui est conduite à partir de phénomènes parallèles de la même époque 7. En ce qui concerne la déduction analytique, les paroles de Jésus offrent un matériel particulièrement abondant car elle permet de nombreux exemples de comportements : on y réfléchit dans des sentences d’ordre général, et on les présente à travers des images dans des paraboles et dans des apophtegmes. Quoi qu’il en soit, il est certain que les paroles de Jésus ont dû être prises au sérieux et qu’elles ont dû être comprises littéralement. D’autant qu’elles correspondent fort bien aux exigences en vigueur dans des groupes interstitiels aux tendances mystiques. L’une de ces paroles de Jésus ne ditelle pas : « Et pourquoi m’appelez-vous ‘Seigneur, Seigneur’ et ne faitesvous pas ce que je dis ? » (Lc 6, 46).

7.  À ce sujet, voir R. Bultmann, L’histoire de la tradition synoptique, Paris, 1973, p. 19-22.

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Le comportement typique des porteurs de traditions des paroles de Jésus Cette première approche s’exprime dans la forme et le contenu des logia pour déduire le comportement qui est à leur fondement et dont le résultat doit être assuré par des procédés constructif et analogique. Les paroles de Jésus sont marquées par un radicalisme éthique qui apparaît surtout dans le renoncement au domicile, à la famille et à toute possession. Comme on va le voir, en analysant les instructions à ce sujet, il est possible de tirer des conclusions sur le style de vie caractéristique des porteurs de traditions et même de remonter à celui de Jésus. Des paroles de Jésus défendent un ethos qui veut que l’on n’ait pas de domicile. L’appel à la suivance signifie l’abandon du mode de vie sédentaire pour le mode de vie itinérant : ceux qui sont appelés doivent quitter bateau, champs, douane, maison. C’est ainsi que Jésus dit à ceux qui le suivent : « Les renards ont des terriers et les oiseaux du ciel des nids, le Fils de l’Homme, lui, n’a pas où poser la tête » (Mt 8, 20). Cette vie sans foyer dans la suivance de Jésus n’a pas été pratiquée uniquement de son vivant : on la retrouve dans la Didaché, par exemple, qui connaît des charismatiques itinérants chrétiens pratiquant le même mode de vie (11, 8). Des paroles de Jésus défendent aussi un ethos qui veut que l’on n’ait pas de famille. L’abandon de l’existence sédentaire implique la rupture des relations familiales. Outre Lc 14, 26, où il est demandé à ceux qui suivent Jésus de haïr leur père et leur mère, leur femme et leurs enfants, leur frère et leur sœur et Mc 10, 29, où il est affirmé que ceux qui suivent Jésus ont quitté des maisons, des champs et des familles, en Mt 8, 22, à un homme suivant Jésus qui veut enterrer son père qui vient de mourir il lui est dit : « Laisse les morts enterrer leurs morts ! ». Certaines paroles présentent la dislocation de la famille comme un phénomène nécessaire du temps de la fin (Lc 12, 52 ; 10, 21), actualisant ainsi une tradition prophético-apocalyptique bien connue (Mi 7, 6 ; Za 13, 3 ; I Hénoch 100, 2 ; Jubilés 23, 16 ; II Baruch 70, 6 ; IV Esdras 6, 24). D’autres paroles modifient la notion de famille : les frères, les sœurs et les parents véritables sont ceux qui font la volonté divine (Mc 3, 25). L’abandon des biens est une des conditions de la suivance de Jésus comme le montre le récit du jeune homme riche (Mc 10, 17-31). Il y a aussi l’obligation de vivre en pauvreté : on ne doit emporter ni argent ni sac, une seule tunique, ni chaussures ni bâton (Mt 10, 10). Toutes ces paroles de Jésus renvoient à un certain radicalisme éthique, qui est de l’ordre du radicalisme itinérant. Il peut être pratiqué et transmis uniquement dans des conditions de vie extrêmes. Ce radicalisme itinérant a été sans doute celui de Jésus, il a été aussi celui de ses disciples immédiats et des charismatiques itinérants que l’on voit à l’œuvre par exemple dans la Didachè. Le comportement ordonné par certaines paroles de Jésus a donc

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été pratiqué par ses disciples et d’autres qui ont été sans doute les porteurs des traditions de ces paroles. Dans le discours d’envoi en mission des apôtres dans Matthieu (Mt 10, 5-15), sont mentionnées expressément les « paroles » des charismatiques itinérants, mais cela ne signifie pas qu’elles sont de Jésus. La seule parole que Matthieu cite directement comme le contenu de la proclamation des charismatiques itinérants qui est probablement de Jésus est la suivante : « Le Règne des Cieux s’est approché » (Mt 10, 7 ; Lc 10, 9) – dans ce cas, leur parole est donc au moins partiellement identique à celle de Jésus. Dans le discours d’envoi en mission des apôtres dans Luc (Lc 10, 3-12), il est ajouté la parole suivante : « Qui vous écoute m’écoute et qui vous repousse me repousse » (Lc 10, 16 ; Mt 10, 40). Dans les paroles des charismatiques itinérants, c’est Jésus lui-même qui est présent : cette présence ne doit pas être comprise nécessairement comme une identité mystique, mais comme la voix de Jésus dont la parole est transmise par son messager. La forme des logia confirme cette hypothèse, notamment parce qu’elles sont formulées à la première personne du singulier et sont en partie caractérisées par l’expression amen qui renvoie à une vérité révélée. Deux remarques semblent devoir s’imposer de deux points de vue méthodologiques différents : (1) Une première remarque du point de vue de la déduction constructive : il paraît possible de reconstituer, à partir des règles pour les charismatiques itinérants que ceux-ci pratiquent un ethos correspondant aux paroles de Jésus dont ils en ont repris, dans leur proclamation, le propos eschatologique, qu’ils ont un comportement sociétal qui correspond au contenu des paroles de Jésus Ces charismatiques itinérants ont été vraisemblablement les porteurs des traditions des paroles de Jésus et ce encore au début du IIe siècle comme on le sait par Papias de Hiéropolis qui affirme recevoir des traditions sur Jésus de la part des disciples itinérants qui passent chez lui (Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique III, 39, 4). (2) Une seconde remarque du point de vue de la déduction analogique : aux Ier et IIe siècles, on connaît non seulement des charismatiques itinérants chrétiens mais un grand nombre de philosophes itinérants cyniques – les uns et les autres étant des prédicateurs itinérants vivant en marge de la société. L’ethos des charismatiques itinérants chrétiens et celui des philosophes itinérants cynique sont comparables dans leurs trois traits distinctifs : l’absence de domicile, de famille, de possession. Les porteurs des paroles de Jésus font partie d’un type sociologique comparable. Le cas de Pérégrinus, dont Lucien de Samosate s’est moqué au IIe siècle, est des plus instructifs : après avoir été un charismatique itinérant chrétien, il est devenu un philosophe itinérant cynique.

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Autant les charismatiques itinérants chrétiens que les philosophes itinérants cyniques sont en dehors de la vie normale poursuivant une vie itinérante, même si les raisons spirituelles sont différentes de part et d’autre. Si les paroles de Jésus ont été transmises par les charismatiques itinérants qu’en résulte-t-il quant à leur authenticité ? Autrement dit, peuventelles ou non, ces paroles, remonter à Jésus ? Le scepticisme de l’histoire des formes a reposé sur l’idée que les paroles de Jésus sont marquées par les institutions et les exigences des communautés chrétiennes qui les ont transmises peut-être en les adaptant à leur sédentarisation. De fait, il est possible de penser que la situation sociale de Jésus et celle des charismatiques itinérants sont comparables : Jésus ayant été le premier charismatique itinérant de son mouvement. Autrement exprimé, le radicalisme itinérant des disciples de Jésus remonte à leur Maître dont ils suivent le mode de vie. Beaucoup de paroles transmises par les charismatiques itinérants sont probablement authentiques. Les porteurs des paroles de Jésus ont pu reprendre ainsi les dits de leur Maître selon l’adage bien connu : « Le ciel et la terre passeront, mes paroles ne passeront pas » (Mc 13, 31).

Le comportement conditionné des porteurs de traditions des paroles de Jésus Les conditions dont il va être question peuvent être classées principalement en trois groupes. (1) Des facteurs socio-économiques tels la question du travail, du métier et de l’appartenance à une couche sociale. La question du gagne-pain est traitée de manière claire dans les paroles de Jésus. Le discours d’envoi contient une déclaration négative et une déclaration positive de Jésus portant sur la manière précise dont doivent se comporter les charismatiques itinérants. - La consigne négative concerne l’attitude sur les routes, elle est édictée en Lc 9, 3 et en Lc 10, 4 : « ‘Ne prenez rien pour la route, ni bâton, ni sac, ni pain, ni argent, N’ayez pas chacun deux tuniques’ » et « ‘N’emportez pas de bourse, pas de sac, pas de sandales, et n’échangez de salutations avec personne en chemin’ ». Le manteau, le sac et le bâton sont les caractéristiques des philosophes itinérants cyniques, des « moines mendiants de l’Antiquité » comme on les a appelés. L’interdiction d’avoir sac et bâton a probablement pour but d’éviter la moindre apparence qui classerait les charismatiques itinérants dans la catégorie des mendiants en tous genres. L’interdiction d’échanger des salutations en chemin signifie l’urgence du message à apporter, d’autant qu’elles peuvent être longues. - La consigne positive concerne l’attitude dans les maisons et dans les villes, elle est édictée en Lc 10, 5-7 et en Lc 10, 8-11. Pour les premières : « Dans quelque maison que vous entriez dites d’abord : ‘Paix à cette maison’. Et s’il s’y trouve un homme de paix, votre paix ira reposer sur lui ;

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sinon, elle reviendra sur vous. Demeurez dans cette maison, mangeant et buvant ce qu’on vous donnera, car le travailleur mérite son salaire. Ne passez pas de maison en maison ». Pour les secondes : « ‘Dans quelque ville que vous entriez et où l’on vous accueillera, mangez ce qu’on vous offrira […]’. ‘Mais dans quelque ville que vous entriez et où l’on ne vous accueillera pas, sortez sur les places et dites : ‘Même la poussière de votre ville qui s’est collée à nos pieds, nous l’essuyons pour vous la rendre […]’ ». (2) Des facteurs socio-écologiques qui peuvent renvoyer soit à des milieux ruraux, soit à des milieux urbains, soit aux deux. Les paroles de Jésus font référence plus à un monde rural qu’à un monde urbain. Les images évoquées dans les paraboles mentionnent des paysans, des fermiers, des bergers et des vignerons qui occupent le devant de la scène. On y parle aussi de semailles, de récoltes, de champs, de troupeaux et de pêche. Cette origine rurale des charismatiques itinérants doit être prise en compte si l’on veut comprendre leur revendication à l’entretien dont il est question dans certains textes. Les artisans sont sur ce point dans une autre situation, car les outils peuvent être emportés, contrairement aux champs et aux lacs. La Didachè considère par conséquent que le cas d’artisans itinérants qui veulent s’installer auprès d’une communauté pose peu de problèmes si ces derniers acceptent de travailler (12, 4). Paul, un artisan, peut ainsi renoncer à son droit à l’entretien, tandis que Pierre, le pêcheur, continue de revendiquer ce droit (1 Co 9, 5). Contrairement aux membres des communautés urbaines, qui nécessitent très tôt la création de formes d’organisation et de gouvernance, les charismatiques itinérants peuvent maintenir leur autorité uniquement aux endroits où ils ne se trouvent pas confrontés, dans ces communautés, à des gouvernances trop fortes. Ernst Käsemann a localisé des prophètes qu’il suppose être des porteurs des paroles de Jésus dans « les petites communautés palestino-syriennes où le nombre réduit des membres rendait impossible une autre forme d’organisation que la direction par un charismatique » 8. L’ancrage des paroles de Jésus dans le milieu rural est intéressant parce que le mouvement chrétien a été largement un phénomène urbain. Pline le Jeune, dans sa lettre à Trajan, rapporte que « l’épidémie de la nouvelle superstition » s’est répandue « non seulement dans les villes mais également dans les villages et le plat pays » (Lettre 10, 96). Clément de Rome, dans sa lettre aux Corinthiens, affirme que les apôtres ont proclamé la « Royauté de Dieu » dans les campagnes et dans les villes (Épître 42, 3) – une expression que l’on trouve dans les paroles de Jésus et les apôtres qui sont aussi des charismatiques itinérants. Les paroles de Jésus, celles du vivant du Maître, sont marquées par le milieu rural. Ce

8.  E. K äsemann, « Les débuts de la théologie chrétienne », dans Essais exégétiques, Neuchâtel, 1972, p. 174-198, spécialement p. 183.

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n’est sans doute pas nécessairement le cas ensuite alors que le mouvement chrétien se développe surtout en milieu urbain. (3) Des facteurs socio-culturels comme la langue que l’on parle dans les campagnes syro-palestiniennes, qui est l’araméen et non le grec comme dans les cités. Il n’empêche que les paroles de Jésus sont transmises en grec et non en araméen et qu’il n’est pas si évident de penser que les porteurs de traditions ont été plutôt araméophones qu’hellénophones – ils ont pu être aussi bilingues. (4) Les facteurs économiques, écologiques et culturels esquissés constituent les conditions sociales des paroles de Jésus. Sans eux, elles n’auraient pas été conservées et transmises dans la forme sous laquelle elles se présentent maintenant. Les trois facteurs ont pu jouer pour les charismatiques itinérants, mais pas nécessairement en ce qui concerne Jésus.

Conclusion On peut émettre quelques hypothèses concernant les paroles de Jésus : au moins trois. (1) On rencontre rarement des paroles de Jésus dans la littérature chrétienne du genre épistolaire. Il est possible de supposer que c’est à cause du caractère hellénistique de ces lettres qui sont originaires de milieux plutôt urbains que ruraux, à tout le moins pour la transmission si ce n’est pour la rédaction. (2) Les paroles de Jésus peuvent dépasser leur Sitz im Leben, notamment là où elles changent de caractère. Il est possible de supposer que leur radicalisme éthique se soit transformé en radicalisme gnostique. Autrement exprimé, un radicalisme de l’action se serait transformé en un radicalisme de la connaissance qui n’a pas dû forcément avoir des conséquences sur le comportement. L’Évangile selon Thomas, une collection des paroles de Jésus, a sans doute été une modification en ce sens. C’est peut-être aussi le cas des écrits, apocryphes et gnostiques, qui ont été attribués à la figure de Jacques le Juste (notamment l’Épître apocryphe de Jacques). (3) On doit une conservation des paroles de Jésus relativement fidèle à l’esprit l’ayant animé à leur fixation par écrit dans les Évangiles canoniques et non-canoniques. La question de l’authenticité ou de la non authenticité de ces paroles de Jésus se pose en permanence, sans qu’il soit possible de lui donner une réponse claire. Les paroles de Jésus ont été portées par le radicalisme itinérant des charismatiques qui ont choisi l’itinérance comme mode de vie, tout comme leur Maître. La contextualisation historique de ces paroles donne un éclairage plus contrasté de Jésus, que ce soit l’homme ou la figure. Il a été marqué par cette itinérance qui touche tous les prophètes charismatiques du monde judéen de son époque.

2013-2014 Cette année, a été poursuivi le nouveau programme de recherche, inauguré il y a un an, sur « Jésus de Nazareth », qui s’est également déroulé en deux temps : le premier consacré à la « Recherche historique sur Jésus de Nazareth : éléments historiographiques et épistémologiques » ; le second aux « Actions de Jésus dans le judaïsme de son temps ». De quelque manière que l’on travaille sur Jésus de Nazareth – d’un point de vue historique ou d’un point de vue théologique –, il apparaît nécessaire de s’interroger sur sa propre vision de cet homme qui a tant marqué le monde occidental et sa culture depuis 2000 ans. C’est ainsi qu’une question notamment se pose : le Jésus historique peut-il être séparé du Jésus traditionnel et du Jésus de la piété chrétienne ? La quête du Jésus historique a pour objectif premier le Jésus humanisé : elle présente la tendance à retenir le christianisme dans son penchant récurent pour la divinisation du Christ – une tendance qui remonte sans doute aux origines du mouvement chrétien et qui n’est pas nécessairement originaire du paganisme comme on le dit souvent, mais aussi et surtout du judaïsme, ce qui paraît plus logique étant donné que toute manifestation religieuse tend à la divinisation de son Maître. C’est dire le caractère théologien de cette quête du Jésus historique, qui diffère évidemment de la quête du Jésus traditionnel, laquelle est plus axée sur la dogmatique et en particulier sur la christologie. Peut-on, dans l’étude des sources du Nouveau Testament, qui ont façonné le Jésus de la théologie chrétienne, découvrir ou redécouvrir l’homme Jésus ou mieux encore l’homme Jésus dans son milieu judéen et dans sa judaïcité d’origine ? De fait, il faut bien dire que le Jésus que le monde occidental s’est construit, à savoir un personnage ayant vocation de résoudre les problèmes de l’univers en témoignant d’un attachement inconditionnel au divin et d’un amour sans limite pour l’autrui devenu chrétien et non pour l’autrui en général, ne correspond pas nécessairement au Jésus de l’histoire, celui que reconstruisent les historiens. En effet, une dichotomie presque infranchissable sépare le personnage quasi mythique élaboré au cours des siècles dans la culture occidentale et le personnage réel que l’on peut discerner avec peine à partir des sources utilisées et critiquées en histoire. Quoi qu’il en soit de ces épineuses et délicates questions, tout historien, spécialisé en ce domaine, doit s’interroger sur sa propre vision de Jésus et sur les perspectives qui conduisent ses recherches.

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On peut imaginer le caractère pharisien de Jésus, ou bien son caractère essénien. On peut aussi l’imaginer en fonction de son caractère prophétique, ou bien en fonction de son caractère messianique. On peut encore l’imaginer en pieux, ou bien en zélé, voire en révolté contre tous les pouvoirs établis (le Romain comme le Judéen). Car Jésus a suscité une variété d’opinions parmi les historiens confessionnellement engagés ou non, également parmi les théologiens de tout bord. Il est certain que les évangiles canonisés ou apocryphisés, les principales et premières sources, ont été écrits quelques décennies et même plus après l’époque de Jésus. Il est certain aussi qu’ils sont le produit de la méditation spirituelle des premières communautés chrétiennes. Sans compter que ces évangiles ne traitent pas de l’homme que les chercheurs essaient de discerner, mais plutôt de la carrière humaine de l’être plus ou moins divin – médiateur entre le divin et l’humain – portant le nom de Jésus et identifié au Logos selon le grec ou à la Memrah selon l’araméen. C’est pourquoi des recherches qui ne seraient axées que sur la quête du Jésus historique seraient en antagonisme avec les sources mêmes sur lesquelles elles s’appuient. On ne peut donc prétendre trouver Jésus, le Judéen de Galilée, dans des sources qui traitent de cet homme en en faisant un être quasi divin, différent en tout cas de celui qu’il a été de son vivant dans son milieu d’existence. On sait combien il est difficile de trier de manière indéniable les matériaux issus des évangiles, que ce soit les paroles ou les actions de Jésus. On sait aussi combien il est difficile de savoir de manière tranchée et précise à quelle tendance de son temps Jésus a appartenu, encore moins comment le ranger dans une catégorie spécifique. Comment se résoudre alors à accepter que les évangiles ne fournissent pas suffisamment d’éléments fiables sur l’homme Jésus ancré dans son temps. Le personnage de Jésus est lié à la culture occidentale : c’est une certitude – les représentations artistiques et littéraires en témoignent largement. La manière dont les hommes appartenant à cette culture occidentale reçoivent Jésus n’est d’ailleurs pas de l’ordre du conscient. Les vingt siècles du monde occidental, surtout à partir des IVe-Ve siècles, ont été tellement façonnés par la figure de Jésus qu’il est difficile de réaliser à quel point cela a été le cas. Or, selon toute vraisemblance, cette figure, fondée sur l’amour du prochain, du moins en théorie, ne correspond nullement au personnage authentique de Jésus, tout au plus et encore dans ses grands traits. Il est indéniable qu’on ne peut aujourd’hui libérer la prise en considération du personnage Jésus des schémas mentaux occidentaux et de leurs multiples mécanismes de réflexion. Chaque homme ancré dans son époque est peu ou prou le réceptacle de la culture qui l’a vu naître et lui confère ses modalités de réflexion intellectuelle. Dans cette perspective, la figure

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ahistorique de Jésus fait partie du bagage culturel de tout homme occidental, consciemment ou inconsciemment. Un théologien exégète comme Rudolph Bultmann est un cas exemplaire pour comprendre comment on a pu couper Jésus de ses racines humaines (pré-pascales) pour ne s’intéresser qu’à ses attaches divines (post-pascales). Après ces réflexions qui peuvent apparaître tout autant radicales que pessimistes, comment peut-on aborder alors la démarche historique, la fonder autrement ? Les théologiens, surtout les exégètes, réclament le droit épistémologique à la subjectivité du chercheur – un droit qui a été mis en avant pour se démarquer d’engagements idéologiques considérés ensuite comme vains ou erronés, pour ne pas dire, dans certains cas très spécifiques, honteux. Ce droit, qui implique le droit à l’erreur, peut pourtant difficilement être mis en avant par les théologiens, car il faudrait alors se demander s’ils peuvent vraiment se tromper sur une matière aussi délicate par ses conséquences que « la foi et les mœurs ». Les travaux théologiens peuvent-ils se réclamer des reconstructions historiographiques du passé, lesquelles reposent essentiellement sur des hypothèses qui peuvent être modulables en fonction des questions posées ? C’est une question à laquelle les théologiens répondent rarement, préférant les contourner en se fondant sur telle ou telle méthode littéraire (la sémiotique ou la narratologie) ou sur tel ou tel auteur de prou (Rudolph Bultmann ou Ernst Käsemann).

Jésus est une figure sui generis Jésus est une figure sui generis et il serait vain de vouloir le rattacher à tel ou tel groupe judéen de la Palestine de son temps. Selon la documentation chrétienne, Jésus ne se réfère effectivement jamais à une quelconque autorité qui lui servirait d’inspiration pour son interprétation de la Torah. On le considère dans cette documentation comme l’interprète du texte révélé, l’Écriture Sainte, et aucun maître n’est mentionné comme autorité de référence. Il est donc difficile de dire si Jésus a appartenu à une forme d’une quelconque tradition judéenne dont il aurait constitué un des maillons de la chaîne. De ce point de vue, Jésus est assez semblable aux hassidim de son époque qui ne s’inscrivent dans aucune lignée, même si les pharisiens puis les rabbins ont voulu les englober, notamment pour mieux les décrier, aussi pour mieux les contester. Jésus au ra it été u n pieu x , ma is aussi u n zélé C’est une caractéristique de la personnalité de Jésus qu’il convient peutêtre de développer, même si elle dérange les théologiens exégètes. Quoi qu’il en soit, observons pour l’instant que Jésus a été un « zélé » de son

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temps, dont les aspects religieux de ses paroles et de ses actions sont très liés aux aspects politiques – prendre en considération son éventuelle appartenance à la tribu des prêtres et des lévites pourrait renforcer de manière indéniable cette idée. Jésus au ra it été u n membre de la tr ibu ou de la cla sse des prêtres et des lé v ites C’est une hypothèse sur laquelle il faut travailler, car sans être vraiment nouvelle, elle a été peu retenue par les chercheurs 1. Pourtant, à la lecture de certains documents, comme l’Évangile selon Jean ou l’Épître aux Hébreux, mais pas seulement, cette caractéristique apparaît comme des plus évidentes. Il en va de même pour Jacques le Juste, le frère de Jésus, qui est souvent décrit comme un prêtre, voire symbolisé comme un grand prêtre 2 . Ainsi l’application à Jésus du Ps 110, 4, « Tu es prêtre pour l’éternité à la manière de Melkisédeq », par l’auteur de l’Épître aux Hébreux (He 5, 6), on peut déduire les trois remarques suivantes : (1) Jésus ne semble pas s’être arrogé le sacerdoce, comme tout prêtre, mais il l’a reçue d’une vocation divine (He 5, 6) ; (2) ce sacerdoce est bien supérieur à celui des fils de Lévi, il ne dépend pas de l’appartenance génétique, il provient d’un choix divin et a été confirmé par un serment (He 7, 21) ; (3) du fait que le sacerdoce de Jésus est sur le type de celui de Melkisédeq (Gn 14, 17-20), il est donc supérieur à celui de Lévi et il semble appelé à le remplacer dans son aspect unique et définitif, notamment avec une efficacité salutaire (He 7, 3.16-17.24). Jésus unit ainsi en sa personne une double prérogative : celle du sacerdoce et celle de la royauté – cette dernière n’étant pas présente dans l’Épître aux Hébreux. Pour décrire l’œuvre rédemptrice du grand prêtre de la nouvelle alliance, l’auteur de l’Épître aux Hébreux, grâce à l’argument de l’analogie et à celui de la typologie, exploite et transpose les rites de la fête du Jour des Expiations (Yom ha-kippourim) (He 4, 14 ; 6, 19). Jésus, en grand prêtre, intercède ainsi devant le Dieu d’Israël en faveur du peuple des chrétiens, comme les grands prêtres judéens en fonction au temple de Jérusalem, mais de manière différente car le sacrifice qui précède l’entrée dans le Saint des Saints est le sien et non celui d’un bouc ou d’un taurillon. 1.  À ce sujet, voir S.C. M imouni, « Jésus de Nazareth et sa famille ont-ils appartenus à la tribu des prêtres ? Quelques remarques et réflexions pour une recherche nouvelle », dans Studia Patristica XCI, Papers presented at the Seventeenth International Conference on Patristic Studies held in Oxford, 2015, 17, Leuven, 2017, p. 19-46. 2.  À ce sujet, voir S.C. M imouni, Jacques le Juste, frère de Jésus de Nazareth. Histoire de la communauté nazoréenne / chrétienne de Jérusalem aux Ier-IIe siècles, Paris, 2015, p. 256-259.

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Il est évident toutefois que Jésus n’a jamais été grand prêtre – il ne figure pas dans les listes connues –, mais dans certains milieux chrétiens il a été considéré comme tel, tout au moins de manière symbolique 3. Jésus a-t-il appartenu à la classe des prêtres ? La question peut se poser, ce qui ne signifie pas qu’il a été un desservant du temple de Jérusalem. Appartenir à la tribu de Lévi ne donne pas l’accès au service du sanctuaire, ni aux membres habitant la Palestine ni aux membres habitant la Diaspora. R écapit u lati f Jésus en prêtre et en zélé (ou en révolté contre sa classe et son monde) : l’hypothèse n’est pas à négliger, d’autant que le dossier de textes à l’appui est loin d’être insignifiant, même s’il n’a pas été suffisamment pris en considération par les historiens ou les théologiens, car ces réalités cadrent assez mal avec la figure fondée sur l’amour du prochain que certains chrétiens ont forgée de toutes pièces au cours des siècles. Pour répondre ou consoler ceux qui trouveraient cette perspective difficile à comprendre, voire non crédible, on peut dire, sans se placer évidemment du point de vue de la foi, qu’il est normal qu’une figure comme celle de Jésus puisse changer au cours des siècles. On ne trouve rien à redire que le monde ait changé en 2000 ans, alors pourquoi la figure de Jésus n’aurait-elle pas aussi changé : c’est cela qui est non crédible et non l’inverse. Dans le cadre de ces préliminaires, quelques réflexions et remarques sur l’Évangile selon Jean dont les recherches sont actuellement en cours de renouvellement ne paraissent pas inutiles à relever de manière substantielle.

L’Évangile selon Jean : Premières réflexions et remarques Tout évangile est une œuvre littéraire distincte et unique. Dire que l’Évangile selon Jean est à part signifie qu’il ne partage pas certaines caractéristiques communes aux évangiles synoptiques 4 . En fait, les récits johanniques et les récits synoptiques sont tellement différents, parfois même contradictoires, que les historiens n’ont accordé durant longtemps pratiquement aucune valeur historique à l’Évangile selon Jean, jusqu’à ce que Charles H. Dodd, en 1963, démontre l’ancienneté de ses traditions à défaut de sa ou ses rédactions 5. 3. Voir A. Vanhoye , Prêtres anciens, prêtre nouveau selon le Nouveau Testament, Paris, 1980. 4. Voir F. Neirynck , Jean et les Synoptiques, Leuven, 1979 ; B. de Solages , Jean et les Synoptiques, Leyde, 1979 ; S.M. Smith, Johannine Christianity. Essays on its Setting, Sources, and Theology, Columbia/Caroline du Sud, 1984 ; A. Denaux (Éd.), John and the Synoptics, Leuven, 1992. 5.  C.H. Dodd, Historical Tradition in the Fourth Gospel, Cambridge, 1963 (= La tradition historique du Quatrième Évangile, Paris, 1987).

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La différence la plus évidente est celle qui touche au cadre général du ministère de Jésus. Le schème synoptique présente un ministère public d’environ un an, qui se déroule principalement autour du lac de Galilée et qui s’achève lors de l’unique montée de Jésus à Jérusalem pour célébrer la fête de Pâque. Le schème johannique est totalement différent : Jésus fait constamment la navette entre la Galilée et la Judée, montant à Jérusalem à quatre ou cinq reprises à l’occasion des grandes fêtes de pèlerinage (Jn 2, 13 ; 5, 1 ; 7, 10 ; 10, 22 ; 12, 12). La portion galiléenne du ministère est moins développée que la portion judéenne. En fait, Jésus retourne en Galilée chaque fois que la tension monte entre lui et les Judéens de Judée (Jn 4, 1-3 ; 6, 1) : lors de l’une de ces fuites, il s’attarde même quelque temps en Samarie (les Synoptiques ne relatent quant à eux aucune intervention de Jésus ou de ses disciples en Samarie du vivant de Jésus). Ces nombreux déplacements s’insèrent d’ailleurs sans aucune difficulté dans une activité ministérielle qui dure entre deux et trois ans, soit le temps requis pour couvrir les trois fêtes de Pâque auxquelles participe Jésus (Jn 2, 13 ; 6, 4 ; 13, 1). Il n’y a pas que la durée et l’organisation générale du ministère qui varient, mais aussi et surtout les événements qui le constituent. Jean ne possède pas le récit du baptême de Jésus, ne connaît pas la transfiguration, ni les trois annonces de la passion, ni le procès devant le Sanhédrin. Il place la purification du Temple de Jérusalem au début du ministère de Jésus et, même s’il relate la confession de Pierre, l’épisode n’a plus chez lui la même fonction structurante. La plupart des événements racontés dans Jean n’ont aucun parallèle dans les Synoptiques (par exemple, les noces de cana, l’entretien avec Nicodème, la rencontre d’une Samaritaine, la guérison de l’aveugle-né, la résurrection de Lazare, etc.). En revanche, les récits johanniques et synoptiques de la passion offrent plusieurs éléments de comparaison : ce qui permet de supposer que cette partie de la tradition chrétienne s’est constituée très tôt et a marqué par la suite tous les développements du christianisme. Les divergences affectent aussi la personne et la mission de Jésus. En effet, le Jésus johannique contrairement au Jésus synoptique ne proclame pas le Règne de Dieu, ne parle pas en parabole, ne prononce pas d’enseignements éthiques, ne fait aucun exorcisme. Il n’est là que pour révéler les choses célestes, à savoir sa propre identité et son rôle de sauveur. Il en va de même pour les miracles de Jésus qui ne recoupent guère ceux des Synoptiques car ils sont d’ordre mystique (« christologique » dirait un théologien) : ce sont des signes qui attestent juridiquement son identité et anticipent le salut symboliquement – le salut que lui seul peut offrir. Contrairement à Rudolf Bultmann 6 et à Ernst Käsemann7, il n’est pas question de considérer que le Jésus de l’Évangile selon Jean puisse avoir 6.  R. Bultmann, Das Evangelium des Johannes, Göttingen, 19411, 197810.

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l’allure d’un dieu séjournant sur terre. En fait, c’est en « mystique » que Jésus a une connaissance surnaturelle des événements et des personnes (Jn 1, 48 ; 2, 25 ; 4, 18-19 ; 13, 1.3 ; 16, 30). En fait, dans l’Évangile selon Jean, Jésus est beaucoup plus qu’un messie ou un prophète, il est le Fils éternel de Dieu, la Parole divine créatrice du monde, le Fils de l’homme venu du ciel pour révéler les choses célestes, mais en tant qu’être mystique, à la manière d’Hénoch, et non en tant qu’être humain ordinaire – il est le Logos (selon le grec) et la Memrah (selon l’hébreu). Jean ne nie aucunement l’humanité de Jésus au profit d’une quelconque forme de divinité. On peut même penser que Jean affirme que Joseph est le père humain de Jésus (Jn 6, 42). Certes, son humanité et ses origines humaines ne permettent cependant pas de définir sa véritable identité qui est mystique – sans doute une raison pour laquelle Jean ne s’intéresse guère à l’humanité de Jésus.

L’Évangile selon Jean : le retour dans la recherche historique sur Jésus. Autres réflexions et remarques La tendance générale parmi les exégètes a presque toujours consisté à écarter l’Évangile selon Jean de la recherche sur le Jésus historique, le considérant comme un évangile spirituel, et ce même s’il est le seul à fournir des indications précises, à la fois sur le déroulement du ministère de Jésus et sur la topographie de la Jérusalem du temps de Jésus 8. Les avancées dans la compréhension de l’Évangile selon Jean se sont surtout impliquées dans des recherches sur l’élaboration des données christologiques 9. Depuis le XIXe siècle, on assiste à une « marginalisation » de l’Évangile selon Jean dans la recherche sur le contexte historique de Jésus : plusieurs publications, relativement récentes, ont retracé les étapes principales de ce processus 10. Aux États-Unis, des chercheurs ont entrepris d’étudier la dimension historique de la tradition johannique et son utilisation dans la recherche sur le Jésus historique. Paul N. Anderson, le promoteur principal de cette 7.  E. K äsemann, Jesus letzter Wille nach Johannes 17, Tübingen, 19661, 1980 4 (= The Testament of Jesus. A Study of the Gospel of John in the Light of Chapter 17, Philadelphie/Pennsylvanie, 19661, 19782). 8. Voir U.C. von Wahlde , « Archaeology and John’s Gospel », dans J.H. Charlesworth (Éd.), Jesus and Archaeology, Grand Rapids/Michigan, 2006, p. 523-586. 9. Voir M. Morgen, « Jésus de Nazareth selon le quatrième évangile. Réception de la tradition et créativité », dans De Jésus à Jésus-Christ, I. Le Jésus de l ’Histoire, Paris, 2010, p. 114-145. 10. Voir par exemple J. Verheyden, « The De-Johannification of Jesus : The Revisionist Contribution of Some Nineteenth-Century German Scholarship », dans P.N. A nderson – F. Just – T. Thatcher (Éd.), John, Jesus and History, I. Critical Appraisals of Critical Views, Atlanta/Georgie, 2007, p. 109-120.

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nouvelle orientation, estime qu’une « quatrième quête », différente de la « deuxième » et de la « troisième », est en cours de développement : dans laquelle l’Évangile selon Jean aurait une place au moins aussi importante que celle qu’on accorde souvent à l’Évangile selon Thomas 11. En effet, Paul N. Anderson avec d’autres a produit déjà en 2007 et en 2009 deux importants volumes collectifs qui ont pour titre commun : John, Jesus, and History 12 . Ces chercheurs contestent à la fois la « dé-historicisation » de l’Évangile selon Jean et la « dé-johannisation » du Jésus historique. On ne peut pas dire que les spécialistes du Jésus historique voient de manière positive l’arrivée en force de l’Évangile selon Jean dans le débat, car ils craignent le retour de la problématique entre histoire et foi, tellement ils pensent que cet écrit est décidément du côté de la foi. En fait, l’Évangile selon Jean est un écrit tout aussi mystique que spirituel et, de ce point de vue, il n’y a aucune raison pour qu’il n’intéresse pas l’historien, d’autant que les informations qu’il contient ne peuvent pas être négligées d’un point de vue strictement historique. Quoi qu’il en soit, il est certain qu’on a trop négligé le fait que l’auteur de l’Évangile selon Jean a été considéré, dès l’Antiquité, comme un « témoin oculaire » de qualité remarquable, celui qui témoigne de ce qu’il a vu – c’est le seul des évangélistes à affirmer ce rôle de « témoin oculaire ». Il transmet, en effet, un récit organisé des événements principaux de la vie de Jésus dans un livre de signes qui appelle à croire. Comme le dit Michèle Morgen, « en langage johannique, croire c’est voir les signes accomplis par le Jésus de l’histoire et y découvrir la gloire du Fils de Dieu (Jn 20, 30-31) ».

L’Évangile selon Jean  : quelques conclusions à des réflexions et remarques dispersées L’Évangile selon Jean ne doit en aucun cas être considéré comme une interprétation des évangiles synoptiques : toute son originalité est orientée contre cette proposition qui est souvent défendue par l’exégèse protestante. L’auteur de l’Évangile selon Jean est reconnu actuellement comme un chrétien d’origine judéenne, né ou ayant vécu en Palestine – consensus minimal qui ne va pas au-delà. Sans entrer réellement dans la question, observons seulement que d’après Jn 21, l’auteur de l’Évangile selon Jean est « le disciple que Jésus aimait », témoin (oculaire) dont l’attestation est véridique (Jn 19, 35 ; 21, 24). On 11.  P.N. A nderson, The Fourth Gospel and the Quest for Jesus. Modern Foundations Reconsidered, New York, 2006. 12. Voir P.N. A nderson – F. Just – T. Thatcher (Éd.), John, Jesus and History, I. Critical Appraisals of Critical Views, Atlanta/Georgie, 2007 et II. Aspects of Historicity in the Fourth Gospel, Atlanta/Georgie, 2009.

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se demande quelle valeur il faudrait accorder à cette affirmation, d’autant qu’il se pourrait que Jn 21 ait été écrit pour accréditer l’Évangile selon Jean dans la Grande-Église – le rédacteur, en désignant comme évangéliste un témoin oculaire du ministère et de la passion de Jésus, et qui plus est un disciple particulièrement proche et aimé de Jésus, a eu certainement une visée apologétique. La question est des plus discutées et n’est d’ailleurs pas simple. Quoi qu’il en soit, le texte de l’Évangile selon Jean laisse entendre que le disciple bien-aimé de Jésus désigne le même personnage que le disciple anonyme de Jn 1, 35-39, ce dernier étant également « l’autre disciple » qui accompagne Pierre dans la cour du grand prêtre en Jn 18, 15 – une expression que l’on trouve aussi en Jn 20, 2 sous la forme « l’autre disciple, (celui) que Jésus aimait ». La compilation des données permet d’esquisser une première ébauche du disciple bien-aimé : Judéen d’origine inconnue et disciple de Jean le Baptiste, il se joint à Jésus en même temps qu’André, le frère de SimonPierre (Jn 1, 35-40), appartenant probablement au groupe des Douze, il a toutefois des connaissances dans la maison du grand prêtre à Jérusalem – ce qui implique une certaine fréquentation de la classe sacerdotale. L’auteur maîtrise un grec qui contient des tournures sémitiques et il est de culture judéenne et biblique, connaissant le sud de la Palestine et notamment Jérusalem et ses environs (exactitudes topographiques). Si l’auteur de l’Évangile selon Jean était le disciple bien aimé, cela impliquerait qu’il aurait été rédigé non pas vers 90, mais vers 60 – ce que l’exégèse actuelle se refuse à accepter en aucune manière, à de rares exceptions près 13. On a même essayé de trouver le nom du disciple bien-aimé : ainsi on a envisagé les noms de Jean l’Apôtre, Jean l’Ancien, Jean-Marc et Lazare – aucune de ces propositions ne s’est vraiment imposée de manière convaincante. De fait, l’identification du disciple bien-aimé avec Jean l’Apôtre est l’hypothèse qui rencontre le moins d’obstacles : d’une part, elle s’accorde avec le témoignage externe ; d’autre part, on sait que Jean vient de Galilée, ce que le texte ne contredit pas, qu’il appartient au groupe des Douze et qu’il est souvent montré en compagnie de Pierre – données qui satisfont au portrait du disciple bien-aimé. La difficulté, si Jean était le disciple bien-aimé, consisterait à expliquer sa familiarité avec la maison du grand prêtre – c’est d’ailleurs une des raisons qui poussent certains exégètes à identifier le disciple bien-aimé avec Jean l’Ancien, un descendant de l’aristocratie sacerdotale. La « question johannique » n’est pas encore résolue. On a tendance maintenant à considérer que le personnage du disciple bien-aimé, un dis13.  Voir par exemple J. Genot-Bismuth, Un homme nommé Salut : genèse d ’une hérésie à Jérusalem, Paris, 19861, 19952 .

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ciple du temps de Jésus, s’il n’est pas l’auteur de l’Évangile selon Jean, pourrait être le porteur et le garant de la tradition qui sous-tend le texte – c’est l’hypothèse de Raymond E. Brown 14 . I. Recherche historique sur Jésus de Nazareth : éléments historiographiques et épistémologiques (suite/II) L’année dernière, dans le cadre des éléments historiographiques et épistémologiques relatifs à la recherche historique sur Jésus de Nazareth, ont été traitées, dans une partie II, les « Vies de Jésus » et, dans une partie III, les « Quêtes de Jésus ». Ces deux démarches trouvent leurs racines dans la théologie chrétienne, qu’elle soit catholique ou protestante. Cette année, ont été abordées des démarches relativement différentes. Il s’agit dans une partie IV, des études judaïques sur Jésus et dans une partie V, des études mythiques sur Jésus. Ces parcours ne s’inscrivent pas nécessairement en contre par rapport à celles de la théologie chrétienne, mais veulent être autres puisqu’elles ne sont pas nécessairement le produit de chercheurs de confession chrétienne. On a laissé provisoirement de côté, par manque de temps, une partie VI, sur les approches théologiques, une partie VII, sur les approches exégétiques et une partie VIII, sur les approches historiques – ces dernières étant consacrées essentiellement à un Jésus militant ou à un Jésus révolté. Si l’historien est obligé de connaître toutes ces démarches historiographiques, il n’est cependant pas obligé de s’inscrire dans l’une d’entre elles, même si les approches historiques le concernent en propre. Un problème demeure : comment profiter de toutes ces approches tout en s’en distinguant ? D’autant que ces dernières se multiplient dans tous les sens, y compris les plus incongrues pour ne pas dire les plus saugrenues. C’est le cas, par exemple, de la publication d’un collectif du Séminaire international de Copenhague portant sur la question de l’historicité de la figure de Jésus, paru récemment, qui réunit des contributions en pour (comme celles par exemple de Lester Grabbe ou de Mogens Müller) et en contre (comme celles par exemple de Roland Boer, d’Emmanuel Pfoh ou de Robert Price) 15. Dans ce volume dirigé par Thomas L. Thompson et Thomas S. Verenna sont publiées, en effet, treize contributions dont certaines apparaissent comme des plus paradoxales. En tout cas, sans entrer dans le détail, disons que les conclusions le sont quand les éditeurs du collectif affirment successivement : (1) il y a de bonnes raisons de penser qu’il y a eu un Jésus historique ; (2) on ne sait rien sur lui avec un haut degré de 14.  R.E. Brown, The Community of the Beloved Disciple, New York, 1979 (= La communauté du disciple bien-aimé, Paris, 1983). 15.  T.L. Thompson – T.S. Verenna (Éd.), « Is This Not the Carpenter? ». Historicity of the Figure of Jesus, Sheffield, 2012.

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certitude. Il y a toutefois dans cet ouvrage, un essai de résurgence de l’ancienne thèse du Jésus mythique, non sans renvoyer aux thèses de Rudolph Bultmann et de son école. De ce point de vue, certains des chercheurs, qui ont contribué à cet ouvrage, sont en opposition ouverte avec les thèses de Richard Bauckham et de ses témoignages oculaires (dont il va être question plus loin). Il n’est pas à craindre que le consensus, qui prévaut actuellement parmi les exégètes du Jésus historique, soit abattu ni même touché par un tel ouvrage, qui montre cependant les limites de cette démarche. Ce qui a conduit à présenter de manière succincte le livre de Richard Bauckham publié en 2006 et malheureusement non encore traduit en français 16. Dans cet ouvrage, Richard Bauckham, spécialiste du Nouveau Testament, professeur émérite à l’Université Saint Andrews en Écosse, remet en question le consensus exégétique selon lequel les évangiles canoniques ont été rédigés à partir de traditions anonymes, façonnées dans les communautés. La démarche de Richard Bauckham est à situer dans la ligne des travaux de Birger Gerhardsson qui, dans un livre remarqué à son époque, a posé la thèse selon laquelle il convient d’accorder toute leur place aux mécanismes de la tradition et de la transmission orale 17. Cette perspective a été déjà suivie récemment par un de ses élèves, Samuel Byrskog 18, qui a abordé la question sous un angle certes très différent, mais en dialoguant surtout avec des exégètes comme Werner H. Kelber et Dennis Nineham. Dans son ouvrage, Samuel Byrskog part du principe qu’il faut distinguer entre story (histoire racontée) et history (histoire proprement dite), et qu’il convient d’accorder une importance toute particulière au concept d’« autopsie » qu’il définit comme « un moyen visuel de collecter des informations relatives à un sujet donné » (p. 48), rappelant ainsi que les historiens antiques accordent plus de crédit aux témoins oculaires qu’aux témoins auditifs et constatant que, dans le développement de la tradition évangélique, de nombreux témoins oculaires ont pu jouer le rôle d’informateurs. Samuel Byrskog étudie le passage de l’autopsie à l’oralité et de l’oralité à l’écriture, insistant sur le fait que l’histoire orale s’élabore dans une tension entre passé et présent, la continuité résidant non pas dans un processus de mémoire passive mais dans un processus de mimesis (= imi16.  R. Bauckham, Jesus and the Eyewitnesses. The Gospels as Eyewitness Testimony, Grand Rapids/Michigan-Cambridge, 2006. 17. B. Gerhardsson, Memory and Manuscript. Oral Tradition and Written Transmission in Rabbinic Judaism and Early Christianity, Upsal, 19611, 1964 2 . Voir aussi B. Gerhardsson, Tradition and Transmission in Early Christianity, Lund, 1964 et B. Gerhardsson, Die Anfänge der Evangelien-Tradition, Wuppertal, 1977 (= Préhistoire des Évangiles, Paris, 1978). 18.  S. Byrskog, Story and History – History as Story. The Gospel Tradition in the Context of Ancient Oral History, Tübingen, 2000 (Voir recension de C. Grappe, dans Revue d ’histoire et de philosophie religieuses 82 (2002), p. 225-227).

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tation) qui englobe à la fois la tradition orale et comportementale (récits et discours). L’hypothèse que Richard Bauckham, qui n’est pas sans relation avec les résultats mis en évidence par Samuel Byrskog, défend dans son ouvrage, est la suivante : les évangiles canoniques se sont constitués à partir de témoignages personnels et originaux d’individus, eux-mêmes témoins directs du ministère de Jésus – ces témoignages permettent donc de remonter directement à l’époque de Jésus. Cela le conduit à réhabiliter le témoignage de Papias de Hiérapolis (début du IIe siècle), d’après lequel il existe un lien direct entre les évangiles canoniques et des témoins oculaires de l’activité de Jésus et à considérer que, durant toute la période de rédaction de ces évangiles, de tels témoins ont effectivement joué le rôle fondamental de garants et d’autorités. Ainsi, dans son ouvrage, Richard Bauckham développe la thèse selon laquelle, dans les passages où des personnages n’appartenant pas au cercle des Douze sont nommés, estimant qu’ils le sont parce qu’ils sont garants de la tradition, ajoutant qu’ils portent, pour l’immense majorité d’entre eux, des noms attestés dans la Palestine de l’époque, souvent caractéristiques, que ne sauraient avoir inventés des rédacteurs écrivant quant à eux dans la Diaspora et ne disposant pas d’informations historiques en provenance de la Palestine – de plus, pour l’auteur, les quelques cas où les personnages demeurent anonymes s’expliqueraient par le fait qu’il s’agissait de témoins qu’il convenait de protéger pour les mettre à l’abri d’éventuelles représailles de la part tant des autorités judéennes que des autorités romaines. Richard Bauckham fournit des arguments qui plaident en faveur de l’affirmation de Papias selon laquelle l’Évangile selon Marc se fonderait sur le témoignage de Pierre. Parmi ces arguments, il convient de relever le fait que Pierre est le premier et le dernier disciple à être nommé dans l’œuvre (Mc 1, 16 ; 16, 7), au même titre d’ailleurs que le « disciple bien aimé », que l’on doit, selon l’auteur, identifier avec Jean l’Ancien, dans l’Évangile selon Jean (Jn 1, 35 ; 21, 24). Au cours de son enquête, Richard Bauckham s’interroge sur les modes de transmission de la tradition orale en se fondant sur certains travaux anthropologiques en Afrique noire. Il estime notamment qu’une nette distinction doit être établie entre contes (fictifs) et récits (historiques), ces derniers étant habituellement conservés et préservés avec le plus grand soin. La différence très claire entre les modes de transmissions de ces deux genres invalide, toujours selon l’auteur, tous les essais qu’ont effectué les exégètes, depuis l’apparition de l’école de l’histoire des formes, pour affirmer que « les premiers chrétiens, dans la transmission des traditions relatives à Jésus, n’auraient pas fait de distinction entre le temps passé de l’histoire de Jésus et leur propre présent parce que les sociétés de l’oral et leurs

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traditions ne font pas de telles distinctions » (p. 273). Il est observé encore qu’on ne trouve pas, dans l’Antiquité, d’arguments en faveur de l’existence de formes de mémoire collective anonyme car toute tradition doit toujours être attachée au témoignage d’un individu ou d’un groupe. En bref, tout cela, pour Richard Bauckham, ne fait qu’étayer l’importance du phénomène de la mémoire du témoin oculaire. Dans le dernier chapitre de son ouvrage, Richard Bauckham précise en quoi consiste le témoignage – un témoignage qui est toujours lui-même aussi interprétation –, à savoir : une combinaison de ce que le témoin oculaire a observé et de la signification qu’il a accordée à ce qu’il a vécu. En conclusion, Richard Bauckham affirme défendre, sans nier pour autant le rôle des auteurs des Évangiles canoniques dans le façonnage de leurs sources, l’hypothèse selon laquelle dans beaucoup de péricopes évangéliques, on est plus proche de la forme que les témoins oculaires eux-mêmes ont donnée à leurs évangiles. Ce qui montre que l’auteur ne parvient pas à évacuer d’un revers de main la question des témoins (réellement ou prétendument) oculaires, d’autant que l’auteur de l’Évangile selon Jean se présente comme tel. Les témoins à partir desquels on reconstruit généralement l’histoire de l’existence de Jésus posent toujours autant de problèmes : la difficulté essentielle consiste à savoir si les documents permettent ou non de remonter au Jésus réel ou seulement à une figure, parmi d’autres, de Jésus. L’intérêt de l’hypothèse proposée dans cet ouvrage ne saurait être minoré. D’un point de vue historique, elle mérite toute attention, car après tout elle paraît déboucher sur plus de plausibilité que celle de l’histoire des formes, chère à Martin Dibelius et à Rudolf Bultmann. Cela revient aussi à mettre sur le même plan tous les témoignages, ceux canonisés et ceux apocryphisés, ce qui n’est pas le moindre de ses apports. Richard Bauckham historicise de manière concrète la transmission des documents évangéliques que l’on possède sur Jésus, les renvoyant à des témoins oculaires qui en seraient les transmetteurs. Il en fait vraiment ainsi des documents pour construire le passé de Jésus tel qu’il aurait été observé par ceux qui paraissent rapporter des témoignages sur lui. Évidemment, ces témoignages ne sauraient être bruts et sont déjà des interprétations : de toutes les façons, tout témoignage est interprétation – de ce point de vue, il n’y a aucune différence entre l’hypothèse de Richard Bauckham et celle des partisans de l’histoire des formes. Bref, cet ouvrage n’est nullement à renvoyer aux oubliettes comme certains exégètes ont eu tendance à vouloir le faire depuis. La démarche est sans doute à reprendre et à explorer plus avant, d’autant qu’elle remet sur la scène l’Évangile selon Jean, le seul où il est dit que son auteur a été en lien direct avec Jésus. Quoi qu’il en soit, il n’est pas question de nier la réalité de la tradition orale par rapport à la tradition écrite. Il est seulement question d’affirmer

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que le contenu de cette tradition orale est des plus hypothétiques pour que l’on puisse la cerner de manière concrète, même si l’on crée pour l’occasion une méthodologie adéquate comme l’ont fait Birger Gerhardsson et son école scandinave. On peut aussi se reporter maintenant à l’ouvrage de James D.G. Dunn où l’on trouve réuni un ensemble de quinze études publiées entre 1977 et 2011 19. L’auteur est convaincu depuis longtemps qu’il est possible de retrouver la figure du Jésus historique en tant qu’initiateur d’une tradition orale largement conservée dans la littérature évangélique, sans nécessairement passer par une analyse littéraire voulant éliminer les considérations dogmatiques postérieures. Il paraît alors supposer que l’enseignement du Jésus historique est le christianisme, ce qui relève d’une confusion télescopant le temps de Jésus et les temps du Nouveau Testament 20. II. Actions de Jésus dans le judaïsme de son temps Après les paroles de Jésus qui ont été traitées l’année dernière, il a été question cette année des actions de Jésus. L’ensemble, paroles et actions, constitue ce que l’on appelle le ministère de Jésus. Il est évident que cette distinction est des plus artificielles car on ne peut pas séparer les paroles et les actions d’un homme. D’autant que c’est par les paroles qu’on peut comprendre les actions d’un homme – les distinguer, c’est peut-être vouloir renvoyer les paroles du côté du divin et les actions du côté de l’humain, une distinction apparemment paradoxale. Ici, si l’on distingue les paroles des actions de Jésus, c’est surtout par souci pédagogique et aucunement par souci théologique. Les actions de Jésus peuvent être réparties d’un point de vue topographique entre la Galilée et Jérusalem. C’est pourquoi après (I) des introductions et (II) des prolégomènes, on a traité (III) des actions de Jésus en Galilée avec la question des miracles et (IV) des actions de Jésus à Jérusalem avec la question de son entrée et de son séjour. Auparavant, on a donné quelques indications générales sur les déplacements de Jésus en Palestine dont on reprend ici certains éléments.

Les déplacements de Jésus Un grand nombre d’historiens, racontant la vie de Jésus, adoptent le schéma qui ressort apparemment de Marc (suivi en gros par Matthieu et 19.  J.D.G. Dunn, The Oral Gospel Tradition, Grand Rapids/Michigan, 2013 (voir recension de É. Nodet, dans Revue biblique 121 (2014), p. 613-619). 20.  Voir aussi J.D.G. Dunn, Christianity in the Making, I. Jesus Remembered, Grand Rapids/Michigan, 2003 ; Christianity in the Making, II. Beginning from Jerusalem, Grand Rapids/Michigan, 2009 ; Christianity in the Making, III. Neither Jew nor Greek, Grand Rapids/Michigan, 2015.

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Luc), selon lequel trois temps scandent le ministère de Jésus : la Galilée, la montée et l’entrée à Jérusalem et le séjour et la mort à Jérusalem. Il est difficile d’accepter un tel schéma sans le confronter avec les renseignements fournis par Jean, pour lequel il existe plusieurs montées et séjours à Jérusalem, et donc plusieurs voyages de Jésus entre la Galilée et la Judée (pas moins de trois). Quoi qu’il en soit, l’historien doit se montrer assez réservé devant toute tentative visant à reconstruire de façon précise les déplacements de Jésus. Sans nécessairement refaire l’exercice dont le caractère vain n’est que trop évident, en la matière, trois points paraissent toutefois solidement acquis : (1) la plupart du temps les sources ne permettent pas de reconstituer exactement les déplacements de Jésus au cours de son ministère, mais permettent cependant de constater qu’il a été un prédicateur itinérant qui s’est beaucoup déplacé seul ou avec ses disciples ; (2) certaines consignes de Jésus à ses disciples, conservées dans les évangiles, concernant les provisions, les bagages, l’argent, les chaussures, rappellent d’ailleurs directement cet aspect important de son activité (Mt 7, 7-11 // Lc 11, 9-13) ; (3) d’autres consignes laissent entrevoir que Jésus a invité ses disciples à ne pas se soucier du lendemain : il s’est fondé pour cela sur l’exemple des oiseaux du ciel et des lis des champs aux besoins desquels Dieu pourvoit avec magnificence (Mt 6, 25-34 // Lc 12, 22, 31). Au cours de ses déplacements, Jésus semble avoir manifesté quelque solidarité à l’égard de certaines des marginalités sociales du monde judéen : ses repas avec les exclus et les femmes moralement ou physiquement réprouvées offrent le signe le plus cinglant de son refus « révolutionnaire » de tout particularisme relevant des règles de pureté qu’il tend à relativiser et non à supprimer. C’est aussi un indice du fait qu’il n’a été d’une relevance ni pharisienne ni essénienne. Contrairement à l’image figée des douze disciples groupés autour de leur maître, que montrent les évangiles synoptiques, l’entourage de Jésus semble avoir été composé de trois cercles concentriques : (1) le cercle des Douze, tous hommes originaires de la Galilée, dont la liste varie quelque peu mais qui comprend toujours Pierre, André, Jacques et Jean, Judas ; (2) le cercle des hommes et des femmes qui suivent Jésus : Marie de Magdala, Jeanne femme de Chouza l’intendant d’Hérode, Suzanne, Salomé et beaucoup d’autres ; (3) le cercle des sympathisants, comme Joseph d’Arimathie, Nicodème, Lazare, Marthe et Marie. Jésus s’est souvent déplacé. Jésus est un prédicateur itinérant, sans cesse en chemin. Il a parcouru non seulement la Galilée, mais aussi des territoires situés au Nord et à l’Est de cette région (dans des zones géogra-

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phiques réputées grecques) : il s’est rendu, par exemple, de l’autre côté du lac de Tibériade, au pays des Géraséniens (selon Mc 5, 1), des Gadaréniens (selon Mt 8, 28), dont la localisation n’est pas aisée à établir. On le trouve aussi sur les chemins de Transjordanie, en Décapole. S’il reste difficile de reconstituer de manière précise de tels voyages, on peut constater cependant que la tradition a gardé le souvenir de plusieurs voyages en Galilée et hors de la Galilée. Jésus s’est souvent retiré dans des lieux déserts. Dans l’Évangile selon Marc, il y a plusieurs allusions au fait que Jésus s’est retiré dans un lieu désert seul (Mc 1, 35-45) ou avec ses disciples (Mc 6, 31) à des fins de méditation spirituelle, et il est indiqué que parfois la foule les y a rejoints (Mc 6, 33-44). C’est au cours d’une de ses périodes au désert que Jésus est décrit comme tenté par Satan (Mc 1, 12). Ces sortes de retraites laissent toutefois entrevoir de fréquentes allées et venues de la part de Jésus. Jésus a fait plusieurs séjours en Judée et donc à Jérusalem. Contrairement à ce que laissent entendre les évangiles synoptiques selon lesquels Jésus n’est arrivé à Jérusalem que quelques jours avant sa mort, il paraît plus vraisemblable de penser que Jésus a fait plusieurs séjours en Judée et donc à Jérusalem – comme l’indique d’ailleurs l’Évangile selon Jean. Toutefois, à l’itinéraire géographique de Jésus décrit par Jean, qui comporte trois montées à Jérusalem lors de la fête de Pâque (Jn 2, 13 ; 6, 4 ; 11, 55), est préféré par la plupart des exégètes celui donné par Marc et les autres synoptiques qui ne rapportent qu’une seule montée dont le caractère liturgique plus que narratif est pourtant évident – sans doute pour des raisons de simplification. En résumé, on peut dire que Jésus, qui est né et a vécu à Nazareth, a voyagé dans toute la Galilée. D’après l’Évangile selon Marc, qui est le plus utile pour les déplacements de Jésus en Galilée et dans les régions alentours, Jésus aurait fait trois voyages : le premier en Mc 4, 35-5, 24 ; le deuxième en Mc 6, 31-8, 10 ; le troisième en Mc 8, 13-9, 3. Dans cet inventaire, on laisse à part le voyage de Jésus auprès de Jean le Baptiste qui le conduit de Nazareth au Jourdain (Mc 1, 9). La tradition estime que Jean baptise au bord d’un affluent du Jourdain, situé au nord-est du pays, dans la région de Bashan ou de Batanée. Est-il utile de détailler tous ses déplacements à la manière des guides et récits de pèlerinage ? Exercice difficile, car si on utilise tous les documents disponibles on est conduit à des éparpillements à défaut de pouvoir les rendre cohérents.

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Les actions de Jésus, les ipsissima facta, sont des gestes destinés à mettre en valeur un enseignement déterminé. Les évangiles qu’ils aient été canonisés ou apocryphisés ont conservé le souvenir de quelques actions significatives de Jésus. Certaines d’entre elles, par exemple l’action qui a été posée lors de son dernier repas avec ses proches disciples, ont pris une importance considérable pour ses fidèles qui ont continué à la faire en mémoire de leur maître. Il n’a pas été possible de donner un aperçu complet des actions de Jésus, aussi, on s’est limité à quelques traditions rapportées dans la documentation chrétienne, lesquelles sont importantes pour comprendre l’impact qu’a eu la démarche de Jésus auprès des populations de Galilée et des autorités de Jérusalem. C’est ainsi que parmi les premières actions de Jésus, on a traité des miracles qui ont ponctué ses déplacements tant en Galilée qu’en Judée. Parmi les autres actions de Jésus, il a été aussi question de son entrée et de son séjour à Jérusalem, notamment de son attitude envers le Temple. Auparavant, on s’est penché sur les aspects charismatiques des actions et des paroles de Jésus qui permettent de mieux les comprendre 21.

21. Voir S.C. M imouni, « L’aspect charismatique des actions et des paroles de Jésus », dans G. Filoramo (Éd.), Carisma profetico. Fattore di innovazione religiosa, Brescia, 2003, p. 65-85 (= Le judaïsme ancien et les origines du christianisme. Études épistémologiques et méthodologiques, Paris, 2017, p. 343-365).

2014-2015 Recherches sur des mouvements prophétiques du renouveau dans l’Antiquité tardive : les baptistes elkasaïtes dans la Vita Mani du Corpus manichéen de Cologne Cette année, il a été question des baptistes elkasaïtes dans la Vita Mani du Codex manichéen de Cologne. Ce thème de recherche est nouveau, même s’il a déjà été abordé il y a plus d’une vingtaine d’années 1. Le temps a été partagé en deux moments : le premier (de 9h. à 10h.), a été consacré à des introductions qui ont porté sur des expressions religieuses peu ou mal connues dans le champ disciplinaire abordé (le mazdéisme, le manichéisme, le mandéisme, le baptisme) ; le second (de 10h. à 12h.), à la lecture détaillée d’un texte grec, à savoir la Vita Mani du Corpus manichéen de Cologne.

Quelques éléments d’introductions à l’étude du manichéisme Ont été abordées dans cette recherche des questions extrêmement difficiles et discutées par les chercheurs. La plupart de ces questions ne sont souvent examinées que de diverses manières souvent « périphériques », notamment par les spécialistes du gnosticisme, à l’exemple d’HenriCharles Puech, qui, un temps, ont pensé que le manichéisme ou le mandéisme en ont été des émanations plus ou moins proches ou lointaines. C’est pourquoi, il convient de souligner que peu de chercheurs sont vraiment spécialisés, ou uniquement spécialisés, exclusivement, dans des cultes religieux comme le manichéisme ou le mandéisme dont les origines et les influences sont encore discutées, car ne faisant pas encore vraiment l’objet d’un consensus large ou étroit. Tous les cultes religieux évoqués dans cette recherche, en dehors du mazdéisme, du judaïsme et du christianisme sont, en effet, relativement peu connus, à savoir le manichéisme et le mandéisme, sans parler de l’elkasaïsme et du baptisme – ce dernier n’en constituant d’ailleurs pas vraiment un, mais seulement une forme rituelle, un phénomène, que l’on retrouve, de différentes manières, chez les trois autres. Raison pour laquelle, il est 1. Voir S.C. M imouni, « Origines du christianisme » (Résumé des conférences intitulées : « Les judéo-chrétiens elkasaïtes dans la tradition manichéenne » et « Les elkasaïtes dans la Vita Mani du CMC »), dans École Pratique des Hautes Études. Section des Sciences Religieuses, Annuaire. Résumés des conférences et travaux, CII, 1993-1994, Paris, 1995, p. 255-258 et p. 269-272 (voir ici, p. 32-38).

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apparu nécessaire ici d’en donner pour chacune une présentation synthétique. D’autant que ces cultes religieux ont joué, à certaines époques, un rôle plus ou moins important dans l’empire iranien, mais aussi en dehors de ses frontières, tant à l’est (le monde asiatique) qu’à l’ouest (le monde européen). C’est pourquoi, on a traité aussi dans cette recherche d’une présentation synthétique de l’histoire de l’empire iranien durant les règnes des dynasties arsacide et sassanide, qui a été le berceau de naissance et d’évolution de ces cultes religieux dont le caractère interstitiel est à souligner. Il est important de souligner que cette recherche concerne plus le judaïsme chrétien sur lequel je me sens plus à l’aise que ces champs disciplinaires, qui sont divers et variés, et pour lesquels je ne suis pas un spécialiste. Cette recherche montre que l’approche du judaïsme chrétien, dans toutes ses formes, n’est pas si évidente qu’il ne paraît à première vue, car elle nécessite de pouvoir s’aventurer dans des domaines fort éloignés du judaïsme et du christianisme « communs ». Les cultes religieux de l’Antiquité ne sont pas des formes religieuses fermées, ils s’inspirent et s’influencent mutuellement en permanence – et ce peu importe qu’ils soient « monothéistes » ou « polythéistes » pour utiliser des expressions rapides et simples dont l’anachronisme n’est que trop évident. Raison pour laquelle ils ne sont pas faciles à étudier pour les chercheurs modernes qui ont tendance à se cloisonner et à se spécialiser dans des disciplines qu’ils organisent et structurent de manière presque fermée – ce qui les conduit parfois, souvent, à des non-sens. Dans ces introductions, il a été essentiellement question du judaïsme chrétien pour lequel on a donné un bref état des questions et des recherches, d’autant que les chrétiens d’origine judéenne paraissent de plus en plus avoir été à l’épicentre d’un certain nombre de mouvements religieux dont le moindre n’est pas celui issu du prophète Mahomet, les autres étant le manichéisme et le mandéisme – une hypothèse de travail qui est sans doute à relativiser avec celle de la présence attestée dans la Péninsule arabique d’un judaïsme sacerdotal et synagogal. Il y a aussi été question du monde iranien, des environs du Ier au IVe siècle, à l’époque des Arsacides et des Sassanides, car tous les mouvements religieux qui vont être traités dans cette recherche en relèvent même si, parfois, ils sont originaires du monde romain qu’ils ont fui. Le temps a manqué pour introduire à des formes religieuses comme le manichéisme, le mandéisme et le baptisme. Il sera cependant question l’année prochaine et la suivante des deux dernières.

Quelques éléments d’introduction à la Vita Mani du Corpus manichéen de Cologne (CMC) La Vita Mani, intitulée ΠΕΡΙ ΤΗΣ ΓΕΝΝΗΣ ΤΟΥ ΣΩΜΑΤΟΣ ΑΥΤΟΥ, « Sur la naissance (ou la croissance) de son corps », est une bio-

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graphie de l’enfance et de la jeunesse, plus que de la naissance, du fondateur du manichéisme. Il s’agit d’un document, retrouvé dans ce que l’on appelle le Codex Manichaicus Coloniensis (CMC), qui est maintenant fondamental pour comprendre l’évolution spirituelle de Mani dans son milieu d’origine jusqu’à sa décision, à la suite d’un violent et douloureux conflit, de rompre avec son groupe religieux pour fonder une nouvelle religiosité. La Vita Mani n’est actuellement accessible que dans une traduction grecque, réalisée sans doute à partir d’un original araméen. Pourtant, l’analyse philologique a conduit Albert Henrichs et Ludwig Koenen à considérer que l’original a été vraisemblablement rédigé en syriaque 2 . On aurait cependant intérêt, en affinant l’analyse, notamment celle concernant les termes techniques, à s’orienter plutôt vers un original araméen, et même, de manière plus précise, vers un original en araméen oriental ou babylonien. Ce dialecte, il est vrai, est aussi mal que peu attesté dans les sources littéraires, mais il a dû être assez proche du judéo-araméen babylonien, en revanche bien attesté, notamment par le Talmud de Babylone. En tout cas, sans nul doute, l’araméen oriental a été la langue de Mani, ou du moins une des langues dans lesquelles il a dû s’exprimer. La Vita Mani est un document de première importance pour la connaissance du manichéisme à ses débuts, et surtout pour la connaissance du fondateur de cette nouvelle religiosité 3. Ce document est d’un intérêt tout particulier : la biographie de Mani, qui y est proposée, s’attache aux années de sa formation, de quatre à vingt-quatre ans. C’est évidemment une biographie idéalisée de l’enfance et de la jeunesse de Mani, ayant même parfois l’allure d’une autobiographie. En effet, souvent le compilateur et les traditionnistes donnent la parole à Mani pour lui faire raconter divers épisodes de sa vie et pour l’entendre dialoguer avec les baptistes elkasaïtes devenus ses adversaires et contradicteurs. Il n’est cependant pas une biographie authentique, car il ne donne aucunement une chronologie des gestes et des paroles de Mani dans leur totalité. Il éclaire toutefois son enfance, sa jeunesse, sa culture, sa pensée et les débuts de sa mission hors de son groupe d’origine. Il apporte notamment des informations sur une première et une seconde révélations qu’est censé avoir reçu Mani de son σύζυγος, « jumeau », à douze et à vingt-quatre ans. 2.  A. H enrichs – L. Koenen, « Ein griechischer Mani-Kodex (P. Colon. inv. nr. 4780) », dans Zeitschrift für Papyrologie und Epigraphik 5 (1970), p. 104-105. 3.  Au sujet de l’importance de la Vita Mani pour les études manichéennes, voir K. Rudolph, « Die Bedeutung des Kölner Mani-Codex für Manichäismusforschung », dans Mélanges d ’Histoire des Religions offerts à Henri-Charles Puech, Paris, 1974, p. 471-486 et A. Böhlig, « Die Bedeutung des CMC für den Manichäismus », dans L. Cirillo (Éd.), Codex Manichaicus Coloniensis. Atti del secondo simposio internazionale (Cosenza 27-28 maggio 1988), Cosenza, 1990, p. 35-56.

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La Vita Mani est sans doute plus un livre « bréviaire », comme le pensent Albert Henrichs et Ludwig Koenen, qu’un livre « amulette », comme le soutient Julien Ries. La découverte de la Vita Mani du CMC présente de l’intérêt pour la connaissance de Mani, pour la connaissance de l’elkasaïsme et pour la connaissance du judaïsme et du christianisme. Avec la découverte du CMC, la documentation sur le judaïsme chrétien baptiste, vraisemblablement elkasaïte, s’est enrichie d’une notice importante. La Vita Mani transmet, en effet, des traditions baptistes/elkasaïtes originales qui recoupent non seulement les traditions chrétiennes, mais aussi les traditions islamiques. Il convient cependant de souligner que cette œuvre ne contient aucune information sur l’histoire de l’elkasaïsme avant l’époque de Mani. La Vita Mani revêt également une certaine importance pour les études sur les littératures issues du judaïsme et du christianisme anciens. En effet, on y trouve des références à des textes judéens connus comme l’Apocalypse d’Adam, l’Apocalypse d’Hénoch et l’Apocalypse de Sem ou inconnus comme l’« Apocalypse de Seth » et l’« Apocalypse d’Énosh », mais aussi à des textes chrétiens relevant aussi bien du corpus évangélique que du corpus paulinien. Cela ne signifie pas pour autant que les apocalypses connues dont il est question dans le CMC soient nécessairement à identifier à celles que l’on a par ailleurs. Grâce à la Vita Mani du Codex manichéen de Cologne, on dispose désormais d’un document important qui permet un nouveau regard sur les origines du manichéisme et de son fondateur, laquelle fournit des indications chronologiques et géographiques qui ne sont nullement négligeables pour la connaissance historique de l’Antiquité 4 . La découverte de la Vita Mani confirme, ce qu’ont suggéré précédemment les sources indirectes, à savoir que le manichéisme n’est pas une religiosité iranienne, comme supposé auparavant par nombre de critiques, mais plutôt une religiosité issue du judaïsme chrétien – une position qui n’est pas encore unanimement acceptée par tous 5. Avec ce document, on sait maintenant avec certitude que Mani a passé toute son enfance et son adolescence, jusqu’à l’âge adulte, dans une communauté chrétienne elkasaïte. Dans cette communauté, il a entendu parler de baptêmes et d’ablutions et qu’il les a rejetés. Il y a entendu parler aussi de la Loi judéenne, qu’il a rejetée également. Mais c’est au milieu des baptistes/elksaïtes qu’il a appris aussi que Jésus est 4.  À ce sujet, voir M. Tardieu, « ‘Sur la naissance de son corps’. Chronologie et géographie dans le Codex manichéen de Cologne », dans Annuaire du Collège de France 43 (1993-1994), p. 587-590. 5. Voir A. de Jong, « A quodam Persa exstiterunt. Re-Orienting Manichaean Origins », dans A. Houtman – A. de Jong – M. M isset-van de Weg (Éd.), Emphychoi Logoi – Religious Innovations in Antiquity. Studies in Honour of Pieter Willem van der Horst, Leyde-Boston, 2008, p. 81-106.

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le véritable prophète, une manifestation de la gloire divine qui a pris corps en Adam pour être révélé ensuite aux patriarches avant de s’incarner finalement dans le Messie Jésus. Cela peut expliquer ainsi la place particulière de Jésus et de son disciple Paul dans le système doctrinal de Mani.

Les baptistes de la Vita Mani du Corpus Manichéen de Cologne sontils des elkasaïtes ? Cette question sous-entend en réalité plusieurs autres questions : (1) celle des baptistes et des elkasaïtes en général ; (2) celle des baptistes et des elkasaïtes qui figurent dans le CMC ; (3) celle des baptistes elksaïtes avec les manichéens qui ont produit le CMC – si tant est que les baptistes mentionnés dans ce document sont des elkasaïtes. La partie centrale de cette recherche, la plus importante aussi, est celle consacrée à une étude littéraire et historique des diverses notices (de la page 79, 13 à la page 107, 23) relatives aux « baptistes » dans la Vita Mani du CMC, qui sont traduites et annotées (IV). À la question posée dans cette recherche correspond une réponse qui présente toutes les chances d’être positive, mais qui demande à être démontrée et explicitée, car selon certains critiques elle n’est pas aussi évidente. Ainsi, pour Samuel N.C. Lieu, la présence du nom d’Elkasaï dans la Vita Mani du CMC n’implique pas que les baptistes en question dans ce texte soient des elkasaïtes, mais indique plutôt que ce nom a été réutilisé par les manichéens afin de consolider des origines judéo-chrétiennes, fictives, à leur mouvement dans des perspectives missionnaires en milieu chrétien 6. De même, pour Albert Henrichs, l’association d’Elkasaï à Mani pourrait être une interpolation insérée dans la Vita Mani du CMC par le traditionniste manichéen Zachéas 7. Quoi qu’il en soit de ces hypothèses, on sait depuis longtemps, grâce au Fihrist d’Ibn an-Nadim, une œuvre et un auteur musulman du Xe siècle, que Mani a passé ses vingt-quatre premières années dans une communauté de baptistes qui sont désignés avec le terme de mughtasila, c’est-à-dire « ceux qui se lavent » – une communauté dirigée par al-Khasayh ou al-Hasayh, autrement dit Elkasaï. La recherche actuelle, grâce aux apports de la Vita Mani du CMC, a tendance, majoritairement, à accepter l’identification « baptistes = elkasaïtes », mais celleci, quoi qu’en disent certains critiques qui lui sont favorables, ne va pas vraiment de soi au regard de la diversité du phénomène des mouvements baptistes qui apparaissent comme une véritable nébuleuse formée par de nombreux groupuscules vivant dans les marais du sud de la Babylonie, en Characène (ou Mésène), entre l’Euphrate et le Tigre. S’il peut apparaître 6.  S.N.C. Lieu, Manichaeism in the Later Roman Empire and Medieval China: A Historical Survey, Manchester, 19851, Tübingen, 19922 , p. 40. 7.  A. H enrichs , « The Cologne Mani Codex Reconsidered », dans Harvard Studies in Classical Philology 83 (1979), p. 355.

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certain maintenant que le manichéisme en est issu, son origine précise à l’intérieur de cette galaxie baptiste est loin d’être assurée, et nécessite une démonstration plus affinée qu’on ne le pense : c’est la raison essentielle de cette recherche. Le judaïsme chrétien et en particulier l’elkasaïsme qui en relève, le baptisme aussi dans une certaine mesure, sont constitués en domaines de recherche que l’on connaît de manière relativement élaborée grâce à une documentation assez bien identifiée et étudiée, on ne peut toutefois pas en dire autant du manichéisme et du mandéisme : d’autant que l’étude de ces deux derniers mouvements demandent des compétences particulières et multiples, surtout en ce qui concerne les langues ayant conservé leurs littératures ou leurs témoignages dont le relevé n’est pas encore totalement achevé et sont donc en cours d’exploitation pour ne pas dire d’exploration. Il n’a pas été question ici du judaïsme et du christianisme en Babylonie dont les origines sont mal connues et dont les caractéristiques ne sont pas toujours bien identifiées 8. L’un et l’autre ont constitué pourtant le cadre religieux de mouvements comme le manichéisme et le mandéisme, ainsi que d’un phénomène comme le baptisme. Dans les éléments d’annotation des extraits de la Vita Mani, portant sur la question des baptistes/elkasaïtes, qui ont été donnés en séminaire, on s’est limité généralement et exclusivement à une critique littéraire et à une critique historique, la seconde suivant toujours la première. Il est apparu souhaitable que cette annotation soit essentiellement explicative et non pas interprétative, d’autant, en effet, que l’explication relève du travail de l’historien alors que l’interprétation relève du travail du philosophe, pour ne pas dire du théologien. Autrement dit, il est à considérer que la démarche entreprise ici relève plus de l’annotation que du commentaire. Toujours dans le même esprit, il convient d’ajouter que, théoriquement, l’annotation pourrait bien relever de l’explicatif et le commentaire de l’interprétatif. Il est important de préciser un principe fondamental valable pour la compréhension de l’ensemble de cet écrit manichéen. Il s’agit d’une biographie hagiographique, d’une « histoire sainte », de Mani, rédigée bien après les événements relatés : on y trouve par conséquent déjà une interprétation des événements de la vie du fondateur de la religiosité manichéenne – de ce fait, il convient de distinguer entre les événements relatés et les interpré8.  En ce qui concerne le judaïsme babylonien, voir S.C. M imouni, Le judaïsme ancien du VIe siècle avant notre ère au IIIe siècle de notre ère. Des prêtres aux rabbins, Paris, 2012, p. 799-827. En ce qui concerne le christianisme babylonien, voir C. & F. Jullien, Apôtres des confins. Processus missionnaires chrétiens dans l ’Empire iranien, Bures-sur-Yvette, 2002, p. 121-258.

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tations avancées. Dans le cas présent, cette distinction n’est pas évidente : il peut même paraître parfois impossible de distinguer entre l’événement et l’interprétation. Comment peut-on alors espérer remonter à la période baptiste/elkasaïte de la vie de Mani afin d’en tirer des informations d’ordre historique ? C’est ce que l’on a essayé cependant de faire tout au long de cette annotation, avant de donner un élément de réponse à cette question dans les conclusions. Il est extrêmement difficile de savoir, par exemple, si les motifs de la rupture entre Mani et les baptistes/elkasaïtes sont authentiques ou pas – autrement dit, il est difficile de savoir s’ils remontent à l’époque de Mani ou seulement à celle de ses successeurs immédiats. Il est extrêmement difficile de savoir, autre exemple, si la critique des rites de purification baptiste/elkasaïte, en totalité ou en partie, se fonde soit sur une influence chrétienne, soit sur une influence bouddhique, soit même sur les deux. Par ailleurs, la controverse entre Mani et les baptistes/elkasaïtes semble correspondre à la controverse entre Jésus et les pharisiens (des années 30) qui d’ailleurs renvoie à la controverse entre les Judéens chrétiens et les Judéens non chrétiens (des années 80) – elle supposerait donc la connaissance d’un milieu chrétien de type orthodoxe, et non pas de type hétérodoxe, ce dernier ignorant ce genre de controverse qui est attestée dans les Évangiles synoptiques. Sans compter, comme l’a souligné Michel Tardieu, que la Vita Mani est un texte tout autant pour servir à l’édification qu’à la polémique, fournissant une chronologie symbolique et une toponymie archaïsante – autrement dit, pour ce critique, le texte relève de la « géo-ethnographie religieuse », expression qu’il convient cependant de ne pas trop maximaliser 9. Pour l’historien de l’elkasaïsme, la Vita Mani pose une difficulté majeure qui est de l’ordre de la critique : il faut être conscient, en effet, que la distinction entre éléments baptistes/elkasaïtes et éléments manichéens est source d’embarras. Celui-ci provient essentiellement du fait qu’on n’est vraiment pas au clair quant aux destinataires de cette œuvre : on a parfois l’impression que l’on est en présence à la fois d’un texte apologétique dans un but catéchétique et d’un texte de polémique dans un but de controverse. À titre d’exemple, il convient de rappeler que les baptistes/elkasaïtes, comme plus tard les manichéens, croient en la métempsycose – au sujet de la métempsycose dans l’elkasaïsme, voir Elenchos IX, 14, 1 et Panarion LIII, 1, 8 : l’un et l’autre au sujet de Jésus. Mais dans le manichéisme, à la différence de l’elkasaïsme, le « transvasement » est le sort qui attend ceux dont l’âme n’est pas montée au ciel. 9.  M. Tardieu, « Sur la naissance de son corps. Chronologie et géographie dans le Codex Manichéen de Cologne », dans Annuaire du Collège de France 94 (19931994), p. 587-590.

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Quoi qu’il en soit de ces problèmes, cette annotation a été tout particulièrement orientée en fonction d’une recherche d’informations sur les baptistes/elkasaïtes. De ce fait, la problématique manichéenne n’a été abordée que par nécessité, elle se limite donc, de ce point de vue, au plan strictement explicatif. En fin de parcours, autant que cela a été possible, on a dressé un tableau des informations réelles sur les baptistes/elkasaïtes, en faisant la part des détournements à des fins apologétiques et polémiques. Les extraits de la Vita Mani considérés dans cette annotation sont ceux transmis sous l’autorité de trois des traditionnistes manichéens qui y sont mentionnés : (1) Baraïes (pour CMC 79, 13-93, 23) ; (2) Zachéas (pour CMC 94, 1-99, 9) ; (3) Timothée (pour CMC 99, 10-107, 23). Il convient de savoir que c’est dans toute l’œuvre qu’il est aussi possible de glaner des informations sur les baptistes/elkasaïtes. Il s’agit donc dans tous les cas de récits portant sur une controverse entre Mani et sa communauté d’origine, c’est-à-dire une communauté « baptiste » qui pourrait relever du mouvement elkasaïte. En réalité, la controverse se poursuit encore tout au long de l’extrait transmis sous l’autorité de Timothée (en CMC 108, 1-114, 5) et plus ou moins dans l’extrait transmis sous l’autorité de Koustaïos (en CMC 114, 6-116, 2) – extraits qui n’ont pas vraiment été examinés en détail. De fait, l’opposition de Mani aux baptistes/elkasaïtes se manifeste tout au long de la Vita Mani, et non seulement dans les extraits transmis par Baraïes, Zachéas et Timothée. En effet, dès CMC 5, 3-13, Mani présente tout son programme de réformation qui consiste à se soustraire à la « Loi des Baptistes » (τῶι νύμωι τῶν βαπτιστν) : à cette fin il observe déjà le « sceau des mains » (κατέχων τὴν ἀνάπαυσιν). Observons que le sceau des mains, l’un des trois grands principes manichéens, consiste à respecter les cinq éléments (lumière, feu, eau, vent, air), à l’état mélangé dans les créatures animales et végétales et dans la nature elle-même. On a l’impression que le CMC s’adresse en premier lieu à des baptistes/ elkasaïtes, leur racontant la controverse qui a opposé Mani aux siens et justifiant son attitude. Ce qui n’est pas sans poser la question des destinataires de cet écrit, qui pourraient d’ailleurs être multiples. Quoi qu’il en soit, le conflit qui oppose Mani aux baptistes/elkasaïtes se retrouve aussi et notamment dans deux passages des Kephalaia : il s’agit du Kephalaion I, VI, p. 33, 29-32 et du Kephalaion I, XII, p. 44, 24-25 10. On le trouve aussi dans les Kephalaia non encore publiés dans lesquels la controverse serait plus christologique que baptismale, portant plus sur la doctrine que sur la pratique : voir notamment Kephalaion I, p. 308, 11 et 10.  À ce sujet, voir A. H enrichs , « Mani and the Babylonian Baptists : A Historical Confrontation », dans Harvard Studies in Classical Philology 77 (1973), p. 43-44, n. 74.

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14 où l’eau est opposée au feu – on doit cette information à Wolf Peter Funk que l’on remercie. On rencontre encore un écho de ce conflit entre Mani et les baptistes/ elkasaïtes dans la notice 58 du mimra 11 du Livre des Scolies (Recension de Séert) de Théodore bar Koni, auteur chrétien nestorien du VIIIe siècle, où il est rapporté : « Sur cet impie (il s’agit de Mani) on dit beaucoup d’histoires. Il en est qui ont dit qu’il s’appelait Qourqabios (Panarion LXVI, 1, Κούβρικος) et qu’il apprit d’abord l’hérésie des ‘purs’, car eux l’avaient acheté. Son village s’appelait Abroumia, et son père Patig. Les ‘purs’, qui s’appellent ‘vêtements blancs’, n’ayant pu le supporter, ils l’expulsèrent de chez eux et le dénommèrent ‘instrument’ (mana) du mal, d’où il fut appelé Mani (Panarion LXVI, 1) » 11. Les informations fournies par Théodore bar Koni recoupent, en abrégé, les données essentielles de la Vita Mani du CMC : Mani a vécu dans une communauté baptiste/elkasaïte (= « vêtements blancs ») de laquelle il a été exclu. Il convient de préciser que dans cette recherche, l’identification des baptistes de la Vita Mani aux elkasaïtes, que l’on connaît par diverses autres traditions, est non seulement postulée, mais qu’elle est aussi acceptée – il ne s’agit toutefois pas d’un a priori : l’avancée des recherches permet dorénavant d’accepter un tel postulat sur lequel une grande majorité de chercheurs sont d’accord 12 . On a donc utilisé indifféremment l’appellation « baptiste » ou l’appellation « elkasaïte ». Il convient encore de souligner que la Vita Mani est une œuvre entièrement rédigée en fonction de deux pensées religieuses, qui se donnent pour radicalement opposées : celle de Mani et celle d’Elkasaï. De ce fait, il est possible d’envisager, tout au moins à titre d’hypothèse, qu’à l’origine, elle a été rédigée à l’intention de la mission manichéenne à destination des milieux baptistes/elkasaïtes – une mission qui est d’ailleurs documentée dans la Vita Mani elle-même puisque que c’est d’abord dans des communautés elkasaïtes que Mani propage son message, ce qui est naturel étant donné que, selon la culture antique, lorsqu’on se déplace on trouve l’hospitalité d’abord chez les siens et ensuite chez les autres – le cas de Paul de Tarse est éclairant, car allant dans le même sens.

11.  À ce sujet, voir R. H espel – R. Draguet, Théodore bar Koni. Livre des Scolies (Recension de Séert), II. Mimre VI-XI, Louvain, 1982, p. 232 (CSCO 432). 12.  Voir par exemple M. Tardieu, Le manichéisme, Paris, 19811, 19972 , p. 15-18.

2015-2016 Cette année, les conférences ont été consacrées à deux programmes de recherche relativement nouveaux : (1) « Les mouvements baptistes (johannites, ébionites, elksaïtes et mandéens) dans l’Antiquité » ; (2) « Le prosélytisme dans le judaïsme et le christianisme de l’Antiquité ». Le programme de l’année dernière, sur les baptistes/elkasaïtes dans la Vita Mani du Corpus manichéen de Cologne, n’a pas pu être poursuivi, car, pour les deux dernières années d’enseignement, on a voulu aborder encore des sujets projetés de longue date. I. Les mouvements baptistes (johannites, ébionites, elksaïtes et mandéens) dans l’Antiquité La question des mouvements baptistes a déjà été abordée dans ce séminaire sous une forme relativement différente, en 1998-1999 1 et en 19992000 2 , dans une recherche restée inachevée. Cette recherche a été fondée au moins sur deux contributions publiées précédemment : l’une en 1995 3 et l’autre en 2000 4 , toutes deux rédigées en 1994 – il n’est pas certain qu’elles ne soient pas à revoir en tout ou en partie. Toujours dans ce séminaire, on a traité, en 2014-2015, des baptistes ou des elkasaïtes dans la Vita Mani du Corpus manichéen de Cologne – une recherche également restée inachevée, mais que l’on espère prochainement publier.

1. Voir S.C. M imouni, « Origines du christianisme » (Résumé des conférences intitulées : « La communauté nazoréenne/chrétienne de Jérusalem aux Ier-IIe siècles (I) » et « Le rite du baptême aux Ier-IIe siècles »), dans École Pratique des Hautes Études. Section des Sciences Religieuses, Annuaire. Résumés des conférences et travaux, t. CVII, 1998-1999, Paris, 2000, p. 281-290 (voir ici p. 73-76). 2. Voir S.C. M imouni, « Origines du christianisme » (Résumé des conférences intitulées : « La communauté nazoréenne/chrétienne de Jérusalem aux Ier-IIe siècles (II) » et « Le rite du baptême aux Ier-IIe siècles (II) »), dans École Pratique des Hautes Études. Section des Sciences Religieuses, Annuaire. Résumés des conférences et travaux, t. CVIII, 1999-2000, Paris, 2001, p. 289-300 (voir ici p. 82-87). 3. Voir S.C. M imouni, « Les communautés baptistes entre le Temple et le Désert », dans Sources. Travaux historiques 38-39 (1995), p. 61-75. 4. Voir S.C. M imouni, « Un rituel mystique chez les Baptistes judéo-chrétiens des premiers siècles de notre ère », dans P.B. Fenton – R. Goetschel (Éd.), Expérience et écritures mystiques dans les Religions du Livre. Actes d ’un colloque international tenu par le Centre d ’études juives. Université de Paris IV-Sorbonne 1994, Leyde, 2000, p. 55-74.

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On souhaite maintenant reprendre la question des mouvements baptistes en général, pour la développer en fonction d’une problématique plus amplifiée et pour la déployer sous un angle ne distinguant pas trop nettement entre judaïsme et christianisme, du moins pour les deux ou trois premiers siècles de notre ère. Selon toute apparence, on doit l’appellation de « mouvements baptistes » à Joseph Thomas : une appellation qui lui a permis de désigner ainsi un ensemble de groupes et courants divers dont le dénominateur commun est un recours fréquent à des bains ou à des lustrations les plus diverses, en leur donnant notamment une signification purificatrice extrêmement appuyée 5. Charles Perrot a proposé une définition des mouvements baptistes qu’il est possible de reprendre sous une forme légèrement retouchée : « le baptisme est un mouvement de réveil religieux, en milieu populaire surtout mais pas seulement, qui proclame l’imminence du jugement eschatologique et appelle déjà au salut par la conversion du pardon des péchés » 6. Il s’agit d’un phénomène important et non marginal à cause du rôle qu’ont joué les groupes baptistes dans le développement des rituels d’eau tant dans le christianisme que dans le rabbinisme, mais aussi dans le judaïsme sacerdotal et synagogal d’avant ou d’après 70 – une question qui n’est surtout pas à négliger comme elle l’a été et l’est encore parfois, d’autant que Jésus (pour les johannites) ainsi que Mahomet (pour les ébionites) pourraient avoir été en contact avec eux et avoir subi leur influence sous une forme ou sous une autre – il en est d’ailleurs question dans le Nouveau Testament (Lc 1) comme dans le Coran (Sourate II, 138). Les baptistes dont on parle ici n’ont bien sûr rien à voir avec les chrétiens d’obédience protestante qui portent actuellement ce nom, mais dont l’émergence n’est pas antérieure à 1609, date de la création de ce courant évangélique en Hollande sous la houlette de John Smyth un pasteur d’origine anglaise – une Église très répandue actuellement aux États-Unis et ailleurs dans le monde. Sous le titre « mouvements baptistes », on regroupe donc des « groupes baptistes judéens » en général, qu’ils soient d’obédience chrétienne ou non – la distinction pour l’époque envisagée ne paraissant pas déterminante, tout au moins vue de l’extérieur. Ainsi, par « mouvements baptistes », il faut comprendre des groupes religieux pour qui les bains, considérés comme sacrés de diverses manières, prennent une fonction remarquable et une importance capitale. En d’autres termes, le baptisme est un phénomène religieux qui reporte sur les bains ce qui, à une période antérieure, a correspondu à des sacrifices dans les sanc5.  J. Thomas , Le mouvement baptiste en Palestine et en Syrie (150 av. J.-C.-300 ap. J.-C.), Gembloud, 1935. 6.  C. P errot, Jésus et l ’histoire, Paris, 19932 , p. 98.

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tuaires : le salut par le bain et non plus par les sacrifices, ou si l’on préfère le salut par l’eau et non plus par le sang et le feu de l’autel – une définition qu’on a élaborée il y a une vingtaine d’années, et que l’on retrouve partout y compris sur Wikipédia. Notons que dans les groupes baptistes judéens de quelque obédience qu’ils soient, les bains sacrés revêtent la forme de rites de purification par l’eau. Une position qui repose essentiellement sur Za 13, 1 (« Ce jour-là, une source jaillira pour la maison de David et les habitants de Jérusalem en remède au péché et à la souillure ») et Ez 36, 25 (« Je ferai sur vous une aspersion d’eau pure et vous serez purs ; je vous purifierai de toutes vos impuretés et de toutes vos idoles »), où est annoncée une effusion du Salut fondée sur une irruption de l’Esprit, à partir d’un rite de purification et de revivification (voir aussi Ps 51, 9 : « Ôte mon péché avec l’hysope et je serai pur, lave moi, et je serai plus blanc que neige »). De nombreuses « religions » ont pris position vis-à-vis de la posture des mouvements baptistes. Notamment, le judaïsme et le christianisme qui, en devenant de plus en plus institutionnels et normatifs, ont progressivement marginalisé certains de leurs groupes baptistes, ces derniers ayant continué néanmoins à se réclamer de Moïse ou de Jésus, quand ce n’est pas des deux à la fois. D’autres mouvements religieux, comme le manichéisme et le mandéisme, ont aussi pris position contra ou pro le baptisme. Le manichéisme a pris naissance dans un de ces groupes baptistes chrétiens d’origine judéenne (les elkasaïtes) et il est le résultat d’une réaction contre les rites baptistes. Le mandéisme, quant à lui, se situe tout entier dans la lignée d’un de ces groupes baptistes chrétiens d’origine judéenne (les elkasaïtes). On le voit, le baptisme est un élément important des « religions » que l’on appelle judaïsme et christianisme au sens large, mais il l’est également dans de nombreuses autres « religions » qui en sont ou non issues. Il n’empêche que le judaïsme et le christianisme « normatifs » ont conservé, et conservent encore, certains rites d’eau, sans leur donner toutefois le sens restrictif que l’on a retenu ici. D’où la distinction entre rituels de purification et rituels d’initiation qui est absolument nécessaire 7. Il existe cependant une relation entre un rituel d’initiation qui permet l’entrée dans une communauté et un rituel de purification qui permet le maintien dans la dite communauté. Dans un cas comme dans l’autre, ce sont des rites de passage d’un état à un autre, mais qui reposent sur une abstraction ou une spiritualisation rituelle, voire mystique, sans aucune 7.  À ce sujet, voir A. K lostergaard Petersen, « Rituals of Purification, Rituals of Initiation. Phenomenological, Taxonomical and Culturally Evolutionary Reflection », dans D. H ellholm – T. Vegge – O. Norderval – C. H ellholm (Éd.), Ablution, Initiation, and Baptism – Waschungen, Initiation und Taufe. Late Antiquity, Early Judaism, and Early Christianity – Spätantike, Frühes Judentum und Frühes Christentum, I, Berlin-Boston, 2011, p. 3-40.

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concrétisation (comme la circoncision ou l’excision qui sont aussi des rites de passage d’un état à un autre) 8. Il y a un lien entre la pureté et le péché, comme entre les différentes formes d’impureté et la pureté 9. Il est difficile, sinon impossible de faire l’histoire des mouvements baptistes comme celle d’un vaste courant unifié : en dépit des traits récurrents d’un groupe à un autre, il n’y a guère d’unité entre eux, même si des influences mutuelles et des filiations éventuelles sont perceptibles, mais sans vraiment s’imposer. C’est pourquoi, on doit souvent se contenter d’un inventaire des particularités significatives et distinctives possédant entre elles un certain nombre d’affinités communes. Observons déjà que cette difficulté s’explique non seulement par l’éclatement de ces groupes, mais aussi par le caractère spécifique de la documentation qui les renseigne. Souvent pour ne pas dire toujours, la documentation est indirecte, provenant par exemple des hérésiologues chrétiens de la Grande-Église qui décrivent les groupes baptistes de manière polémique afin de les dénoncer comme des hérétiques. Il en va de même pour la littérature rabbinique et la littérature musulmane qui n’en parlent que fort rarement, mais quand elles le font c’est dans des perspectives tout aussi polémiques. Les mouvements baptistes apparaissent sur les marges du monde judéen au Ier siècle avant notre ère ou au Ier siècle de notre ère en Occident comme en Orient, dans l’Empire romain comme dans l’Empire iranien – ils sont sans doute antérieurs à ces époques, mais ne se laissent pas facilement percevoir dans la documentation. C’est ainsi que les mouvements baptistes sont attestés avant de disparaître jusqu’au IVe siècle et parfois jusqu’au Xe siècle, mais un seul groupe vraiment baptiste a apparemment persisté jusqu’aujourd’hui, c’est celui des mandéens. D’ores et déjà, il est possible d’émettre plusieurs observations générales. 1. Ils présentent pour la plupart des caractéristiques prophétiques, et que les prêtres y ont tenu un rôle non négligeable (c’est le cas, par exemple, chez les mandéens). 2. Certains groupes baptistes ont eu un fondateur ou un promoteur, éponyme ou historique, resté célèbre (Jean pour les johannites, Dosithée pour les dosithéens, Ébion pour les ébionites, Elkasaï pour les elkasaïtes, etc.). Pour d’autres groupes baptistes, on ne connaît pas la figure fondatrice (ainsi par exemple les mandéens). 8. Voir A. van Gennep, Rites de passage. Étude systématique…, Paris, 1909. Voir aussi M. Eliade , Initiation, rites, sociétés secrètes. Naissances mystiques, Paris, 1959. 9.  À ce sujet, voir J. K lawans , Impurety and Sin in Ancient Judaism, Oxford, 2000.

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3. Ils se caractérisent par une appartenance plus rurale qu’urbaine, mais ils ne sont pas exclusivement ruraux : cette caractéristique vient surtout de la nécessité de vivre auprès d’eaux vives, qui sont toujours nécessaires aux lustrations et ablutions de toutes sortes. Les baptistes johannites, ébionites, elkasaïtes, mandéens et sabéens, dont il va être principalement question dans cette recherche, relèvent d’une manière ou d’une autre, directement ou indirectement, à la fois du judaïsme et du christianisme : c’est pourquoi, ils méritent l’appellation de chrétiens d’origine judéenne, même si leurs caractéristiques chrétiennes ne sont pas toujours évidentes, notamment pour la place qu’ils accordent à Jésus, tantôt considéré comme prophète, tantôt comme messie – lequel est parfois accepté (par les ébionites et les elkasaïtes), parfois refusé (par les mandéens et les sabéens). À l’instar des autres religions antiques, le christianisme s’est doté, plus ou moins dès ses débuts, d’un processus d’initiation comportant, après la reconnaissance de Jésus comme prophète ou comme messie, des cérémonies d’intégration, à savoir, d’une part, le rite purificateur et sanctificateur du baptême et d’autre part, le repas « communiel » de l’eucharistie. L’élément principal de ce processus est évidemment le baptême, qui scelle l’engagement du converti et l’habilite à faire partie de la communauté des chrétiens – c’est lui qui intéresse en premier lieu cette recherche. Quelles que soit les analogies proposées jadis par certains historiens des religions, il ne saurait faire de doute que le baptême chrétien tire ses origines des rites d’eau dans le monde judéen. En effet, on ne saurait donner crédit à une hypothèse avancée par Richard Reitzenstein (1861-1931), qui a pensé pouvoir trouver hors du judaïsme et du christianisme le verbe βαπτίζειν au sens rituel de « baptiser », lui attribuant alors une origine grecque et non pas judéenne 10 – ce critique est ensuite revenu sur son interprétation 11. À ce sujet, il convient d’observer que le document utilisé par ce critique afin de déployer son hypothèse, une lettre sur papyrus des années 152-151 avant notre ère retrouvée en Égypte, laisse entendre une tout autre perspective : il y est question, dans cette lettre, d’un personnage qui, placé dans une situation désespérée, envisage une issue tragique qu’il compare à une noyade – par-là, l’auteur de la lettre s’aligne, comme on va le voir lorsqu’on va aborder la terminologie, sur le sens le plus courant de

10.  R. R eitzenstein, Die hellenistische Mysterienreligion. Ihre Grundgedanken und Wirkungen, Leipzig-Berlin 1910, p. 77. 11.  R. R eitzenstein, Die hellenistische Mysterienreligion. Ihre Grundgedanken und Wirkungen, Leipzig-Berlin, 19202 , p. 85-86 et Leipzig, 19273, p. 207.

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βαπτίζειν (= se plonger) dans la langue grecque classique, en dehors des écrits issus du judaïsme et du christianisme 12 . Ceci étant, il reste à préciser de quel milieu du monde judéen du Ier siècle de notre ère est issu ce rite, qui est à la fois un rite d’entrée et un rite de pardon. On considère généralement, le plus souvent à titre d’hypothèse, que le baptême chrétien entretiendrait des liens plus ou moins étroits avec le baptême de Jean le Baptiste – tout en ignorant cependant les conditions précises dans lesquelles les disciples de Jésus auraient adopté et adapté la pratique du baptême d’eau en usage chez les disciples de Jean. Si cette éventualité s’avérait, elle daterait alors des toutes premières années des communautés naissantes, comme en témoignent notamment Paul de Tarse dans ses écrits lorsqu’il parle de son propre baptême, et cela quelques années seulement après la mort de Jésus, c’est-à-dire plus ou moins autour de l’an 37. L’ordre de baptiser qui figure à la fin de l’Évangile selon Matthieu est attribué au Jésus de la tradition (Mt 28, 19) : sa forme trinitaire (« les baptisant au nom de Père et du Fils et du Saint Esprit ») reflète, selon toute apparence, la pratique ultérieure des communautés chrétiennes. Notons toutefois que cette formule trinitaire est attestée aussi en 1 Co 12, 3-5 ; 2 Co 13, 13 et qu’on la rencontre également dans la Didachè. En fait, la tradition synoptique ne rapporte aucun propos du Jésus de l’histoire prescrivant le baptême dans sa prédication : les recommandations du discours aux disciples n’en disant strictement rien (Mc 6, 7-13 ; Mt 9, 35 ; 10, 1.5-14 ; Lc 8, 1-6). Cette absence d’une institution du baptême par Jésus semble avoir créée quelques difficultés à ses disciples, notamment lorsque l’essor des groupes baptistes, sans doute au lendemain de la destruction du Temple de Jérusalem en 70 et la plus ou moins disparition des sacrifices, a suscité des controverses entre eux et les disciples de Jean. Les écrits incorporés dans le Nouveau Testament n’offrent nulle part de description d’un rituel d’une initiation chrétienne : c’est à peine si l’on peut glaner çà et là quelques indications sur son déroulement. Dans cette recherche, il est postulé que le baptême chrétien est un rite d’eau d’entrée dans le groupe chrétien, qui a été plus ou moins semblable dans la forme – mais non pas dans le sens – aux rites d’eau d’entrée dans les autres groupes (notamment ceux des esséniens ou des pharisiens) qui ont foisonné en Palestine et en Diaspora dans le monde judéen du Ier 12. Voir F.J. Dölger , « Die Beduntung von baptizesthai in einem Papyrustext des Jahres 152-151 v. Chr. », dans Antike und Christentum, II, Münster Westfalen, 1974 2 , p. 57-62 (19301).

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siècle 13. Autrement dit, on tente de montrer que le baptême chrétien est semblable aux baptêmes qu’ont pratiqués, par exemple, les groupes esséniens et pharisiens. Si pour les esséniens, le rite d’entrée est largement attesté, il n’en va pas de même pour les pharisiens. On constate cependant que des traces d’un tel rite sont conservées encore probablement dans la littérature essénienne comme dans la littérature rabbinique. On verra ainsi que le baptême chrétien n’entretient pas nécessairement un lien ancien avec le baptême de Jean le Baptiste, et que les traditions johannites présentes dans les textes chrétiens proviennent d’une élaboration-récupération (interprétation théologique, pourrait-on dire aussi !) plus tardive – une élaboration-récupération qui a été sans doute le fruit d’une entente entre les disciples de Jésus et certains disciples de Jean, considérant que ce dernier n’est que le précurseur du premier. De plus, on ne retient pas l’hypothèse qui veut voir en Jésus et toute sa famille, Jacques en particulier, des baptistes – notamment des disciples de Jean le Baptiste. Cela ne signifie pas qu’ils ne l’ont pas connu, mais de là à les compter parmi ses disciples, il y a un pas que les textes ne permettent pas de faire. Ce n’est pas parce Jésus et Jacques sont apparentés à Jean qu’ils ont nécessairement entretenus avec lui des liens étroits sur le plan idéologique. Jean appartient à une famille sacerdotale proche du temple, son père y officie. Même si l’on accepte l’hypothèse que Jésus et Jacques ont appartenu aussi à une famille sacerdotale, cette dernière n’est cependant pas proche du temple, leur père n’y officie pas – du moins selon la documentation disponible qui est totalement silencieuse en la matière. Pour comprendre ces problèmes entre Jésus et Jean, il faut accepter l’hypothèse de la christianisation posthume de ce dernier. Il faut savoir en effet que les premiers disciples de Jésus sont issus dans leur majorité du mouvement de Jean : ils entretiennent donc la conviction que leur ancien maître a été le précurseur de Jésus. Ce sont ensuite Mt et Jn, écrivant plusieurs décennies après les événements, qui ont donné à cette interprétation subjective une apparence de réalité objective, en racontant que Jean a délibérément et explicitement orienté ses disciples vers Jésus. Mais ce glissement s’explique aussi par la politique missionnaire qu’il sert : il permet aux disciples de Jean de rejoindre les disciples de Jésus. Comme le dit à sa manière Étienne Trocmé, l’auteur de l’Évangile selon 13. À ce sujet, voir déjà S.C. M imouni, « Le rituel d’adhésion (le baptême) dans les communautés chrétiennes du Ier siècle : recherche sur les origines », dans N. Belayche – S.C. M imouni (Éd.), Les communautés religieuses dans le monde gréco-romain. Essais de définition, Turnhout, 2003, p. 169-200 (= La circoncision dans le monde judéen aux époques grecque et romaine. Histoire d ’un conflit interne au judaïsme, Paris-Louvain, 2007, p. 325-358).

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Jean s’est efforcé « d’enrôler le Baptiste au service de l’Église chrétienne pour combattre le mouvement religieux qui se réclamait de celui-ci », et pour absorber le mouvement de Jean dans le mouvement de Jésus 14 . C’est ainsi qu’on assiste dans les milieux chrétiens à la manipulation de la figure de Jean durant une période qui s’étend du IIe au Ve siècle – moment où disparaissent les johannites, tout au moins dans la documentation. C’est à cause de cette concurrence entre disciples de Jean et disciples de Jésus qu’il semble difficile que ce dernier, ainsi que son frère, aient relevé de la mouvance baptiste. D’autant que Jésus et Jacques, mais apparemment plus Jacques que Jésus, sont attachés au temple, ce qui n’est pas le cas de Jean qui lui est fermement opposé et a remplacé les sacrifices par les ablutions. De manière générale, il convient de souligner que la nouveauté proposée par une religion – un culte selon le langage antique – est toujours relative, il en va évidemment du christianisme comme des autres religions. C’est surtout le cas en particulier des rites : il est banal, en effet, de dire que les premières pratiques cultuelles du christianisme s’enracinent dans les pratiques cultuelles du judaïsme, qui lui sont antérieures. Comme, on va pouvoir le constater tout au long de cette recherche, il en est aussi ainsi d’une des plus anciennes pratiques cultuelles chrétiennes, à savoir, le baptême, considéré notamment comme un rite d’entrée dans les communautés des disciples de Jésus.

Plan de la recherche Tout logiquement, la présente recherche part d’un examen des rites d’eau dans le judaïsme ancien tant en Palestine qu’en Diaspora (II), elle explore ensuite dans un premier temps, les groupes baptistes dans le judaïsme ancien aux Ier-IIe siècles (ceux des johannites, des nasaréens et des dosithéens) (III) et dans un dernier temps, les groupes baptistes dans le christianisme ancien aux Ier-IIe siècles (ceux des ébionites et des elkasaïtes) (V). Entre ces deux temps, sera longuement présenté le rituel du baptême dans le mouvement des disciples de Jésus aux Ier-IIe siècles en ses diverses dispositions (IV). Dans une première conclusion est donné un aperçu de la question des mandéens, d’autant que certains chercheurs, sans céder à « la fièvre mandéenne » qui s’est déchaînée au début de ce XXe siècle, pensent qu’ils sont originaires des anciens groupes baptistes tant judéens que chrétiens. C’est le cas par exemple d’Edwin M. Yamauchi qui considère que le mandéisme 14.  É. Trocmé , « Jean Baptiste et le Quatrième Évangile », dans Revue d ’histoire et de philosophie religieuses 60 (1980), p. 129-151, spécialement p. 129.

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est un « rejeton des gnostiques mésopotamiens, puisant ses origines dans les anciens groupes baptistes jordaniens » 15. Dans une seconde conclusion toujours est donné un autre aperçu de la question des sabéens, un nom que semblent porter deux groupes assez mystérieux qui sont attestés aux alentours de l’émergence de l’islam. Dans un excursus, on verra dans quel sens il y aurait lieu de focaliser tout spécialement la recherche : peut-être sur les notions plus générales de pureté et d’impureté. La question du baptisme est partiellement ou totalement à mettre en relation avec les notions de pureté et d’impureté. En effet, ces notions de pureté et d’impureté demandent une approche qui relève de la phénoménologie religieuse ou si l’on préfère de la philosophie religieuse : ces notions représentent une abstraction, qui se concrétise dans les rites lustraux. De ce point de vue, il convient de relever que l’eau n’est qu’un des moyens envisagés pour passer de l’état d’impureté à l’état de pureté, mais que ce n’est pas le seul. II. Le prosélytisme dans le judaïsme et le christianisme de l’Antiquité Cette recherche sur le prosélytisme n’est pas sans relation avec celle sur la circoncision dont il a été question il y a un certain nombre d’années et qui a débouché sur la publication d’un livre dont bien des parties seraient à revoir et à compléter 16. Le prosélytisme judéen a connu en théorie une longue et parfois brillante histoire. Les chrétiens vont de bien des façons prendre son relais et, ce faisant, en grande partie le neutraliser pour le remplacer progressivement à partir du IVe siècle tant en Orient qu’en Occident. Les rabbins s’en écarteront pour bien des raisons, parmi lesquelles une certaine conception de la pureté et de la halakhah fondée sur la notion de l’élection divine. Les musulmans lui porteront un coup mortel, surtout dans le ProcheOrient, qui a été longtemps sa terre d’élection. Parmi les succès sporadiques que le prosélytisme judéen a connu cependant encore, il faut mentionner comme très marquante la conversion des Khazars de Crimée au VIIIe siècle de notre ère par des Judéens venus vraisemblablement de Byzance. Il est sans doute possible de considérer que le prosélytisme judéen est à l’origine de la conversion massive de certaines populations de l’Europe de l’Est : il s’agit d’une hypothèse qui est controversée, notamment à cause de la carence documentaire et de la diligence idéologique. 15.  E.M. Yamauchi, Gnostic Ethics and Mandaean Origins, Cambridge, 1970. 16.  S.C. M imouni, La circoncision dans le monde judéen aux époques grecque et romaine. Histoire d ’un conflit interne au judaïsme, Paris-Louvain, 2007.

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La grande action du prosélytisme judéen est liée pour une bonne part au mouvement – particulièrement dynamique et productif dans la Diaspora – d’hellénisation, qui se prolongera jusque dans la période romaine, jusqu’à la mise en place d’une Église chrétienne puissante et impérieuse. Les rapports entre le prosélytisme judéen général et la première mission chrétienne sont réels et divers, ils déboucheront sur des controverses qui se poursuivront jusqu’en plein Moyen Âge. À partir du IVe siècle, l’expansion du christianisme a été cause de bouleversements pour le judaïsme, qui voit une nouvelle mission supplanter la sienne avec un extraordinaire dynamisme accompagné, il est vrai, par la violence et la persécution. Parler du prosélytisme de manière aussi générale que l’on vient de le faire ne va pas de soi. En effet, si pour certains critiques, le prosélytisme judéen a existé, ce n’est pas le cas pour d’autres critiques. L’ambiguïté vient essentiellement du vocabulaire selon que l’on adopte le point de vue du christianisme ou le point de vue du judaïsme : dans le premier cas, on parle de « prosélytisme » dans un sens actif du point de vue idéologique ; alors que, dans le second cas, on parle de « conversion » dans un sens passif du point de vue idéologique. Le prosélytisme judéen n’a rien à voir avec la conversion chrétienne : le premier suppose l’adhésion ethnique à un peuple ; le second l’adhérence spirituelle à une croyance. On ne peut que le constater déjà, la question du prosélytisme est âprement débattue pour des raisons idéologiques évidentes sur lesquelles on reviendra lorsqu’on traitera de l’historiographie. Pour le moment, citons seulement l’historien américain A. Thomas Kraabel : « Avec une mission juive, il ne serait pas nécessaire de chercher une autre explication pour l’ancienne, l’énergique et la persuasive mission de la nouvelle religion. C’est une des nouveautés [la mission] du christianisme qui dérive du message de Jésus lui-même » 17. On le constate, vouloir renier toute réalité historique à une activité missionnaire judéenne à époque antique, c’est l’octroyer comme nouveauté au christianisme… Aborder la question des prosélytes c’est également aborder la question des sympathisants : ces deux questions entretiennent effectivement des rapports assez étroits et doivent être traitées dans le même ensemble. Pour ce faire, il conviendra de différencier le point de vue des Judéens de la Palestine et celui des Judéens de la Diaspora (en distinguant celle dans l’Empire romain de celle dans l’Empire iranien). Il conviendra aussi

17. Voir A.T. K raabel , « Immigrants, Exiles, Expatriates, and Missionaries », dans K. del Tredici – A. Standhartinger (Éd.), Religious Propagnada and Mission Competition in the New Testament World. Essays Honoring Dieter Georgi, Leyde, 1994, p. 71-88, spécialement p. 85.

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de distinguer les Judéens synagogaux des Judéens rabbiniques, sans compter les Judéens chrétiens. Par la même occasion, il sera utile de reprendre la question de l’appartenance judéenne, qui, de fait, englobe les questions des prosélytes et des sympathisants, en considérant également ces mêmes distinctions. La question du prosélytisme est délicate, car diversement appréciée par les critiques : on vient d’en dire un mot et il conviendra d’y revenir fréquemment à cause des nombreuses implications idéologiques que cela engendre. C’est qu’elle se heurte à une définition du judaïsme historique considérant ses descendants contemporains comme constituant un peuple particulier et spécifique, et ne pouvant en aucun cas être comparé aux autres. Une définition qui permet d’inculquer l’image d’un peuple exilé au Ier siècle de notre ère par les Romains : un événement qui n’a pourtant jamais eu lieu. Ce mythe de l’expulsion par les Romains à la suite de la destruction du Second Temple est évidemment relié à celui de la déportation par les Babyloniens après la destruction du Premier temple – on le retrouve aussi dans la littérature chrétienne, où il est fondé sur la prophétie punitive attribuée à Jésus (Lc 21, 23-24). Ainsi, pour établir la diffusion et le maintien de ce mythe historique fondateur, il a fallu développer une argumentation en quatre points principaux : 1. passer sous silence le dynamisme prosélyte des Judéens, du IIe siècle avant notre ère au Ve (pour l’Occident) et au VIIIe siècle de notre ère (pour l’Orient) ; 2. ignorer la multiplicité des royaumes judaïsés apparus en diverses zones géographiques périphériques ; 3. effacer de la mémoire collective les grandes masses humaines devenues judéennes sous ces royaumes et qui ont constitué le berceau de la plupart des communautés « juives » actuelles dans le monde ; 4. se faire discret sur les déclarations des dirigeants sionistes, à commencer par David Ben Gourion (1886-1973) et Ben-Zion Dinur (1884-1973), bien au courant de l’inanité de la thèse de l’expulsion massive. Parmi les grands royaumes judaïsés, citons le royaume d’Arbèle en Adiabène (Assyrie) ; le royaume d’Himyar, dans la péninsule arabique (Yémen) ; le royaume de Dahya al-Kahina en Afrique du Nord (Maghreb) ; le royaume de Semien en Afrique de l’Est (Éthiopie) ; le royaume de Kodungallur en Inde du Sud (Kerala) et le royaume des Khazars en Russie du sud (Crimée). Certains de ces royaumes sont entourés de mythes et de légendes, mais le caractère historique de la plupart d’entre eux ne saurait faire de doute.

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Observons, avec Shlomo Sand que l’inexistence de la moindre recherche comparative concernant le phénomène que sont ces royaumes judaïsés, ainsi que les destinées de ses habitants, est curieux et pourrait ne rien devoir au hasard. L’existence d’un prosélytisme judéen florissant et prospère dans l’Antiquité classique et tardive peut apporter la preuve de l’inexistence d’un peuple juif, d’origine unique, errant, en provenance de la Terre d’Israël. Ce qui serait évidemment gênant d’un point de vue politique, mais nullement d’un point de vue culturel ou spirituel, car c’est le sort de toute religion que d’être composée d’apports diversifiés et multiples.

Plan de la recherche Après un examen historiographique et terminologique, dans une première grande partie il est question des prosélytes et dans une deuxième grande partie des sympathisants. Une troisième partie est consacrée à la question de la circoncision aux IIe-IVe siècles, non abordée dans notre ouvrage sur le sujet. Dans trois excursus sont abordés des questions qui dépassent notre champ de spécialisation : (1) la judaïsation des Berbères avant l’arrivée des musulmans ; (2) la judaïsation des Arabes avant l’émergence des musulmans ; (3) la conversion des Khazars de Crimée au judaïsme. La problématique de cette recherche va être envisagée en considérant que le prosélytisme est dirigé vers l’intérieur et non uniquement vers l’extérieur, du moins jusqu’au IVe siècle. La notion même de prosélytisme vers l’extérieur n’existe pas dans l’Antiquité, du moins jusqu’à l’émergence du christianisme qui repose sur la notion de conversion spirituelle – empruntée à la philosophie gréco-romaine qu’il détourne et comprend autrement. Il faudra donc étudier ces concepts de prosélytisme et de conversion dans la profondeur historique (temps et espace). De fait, tout cela dépend de la manière dont on comprend les appartenances ethniques (culte, culture et politique) dans l’Antiquité et leurs transformations à partir du IVe siècle.

2016-2017 Cette année, ont été poursuivis deux programmes de recherche commencés en 2015-2016 : (1) « Les mouvements baptistes (johannites, ébionites, elksaïtes et mandéens) dans l’Antiquité » ; (2) « Le prosélytisme dans le judaïsme et le christianisme de l’Antiquité ». I. Les mouvements baptistes (johannites, ébionites, elksaïtes et mandéens) dans l’Antiquité (suite) L’année dernière, outre une introduction générale, a été traitée « Les rites d’eau dans le judaïsme en Palestine et en Diaspora ». Cette année, on a étudié « Les groupes baptistes dans le judaïsme ancien aux Ier-IIe siècles ».

Les groupes baptistes dans le judaïsme ancien aux Ier-IIe siècles Les histoires du judaïsme ancien ne traitent généralement pas des groupes baptistes judéens, ou ne leur consacrent, dans le meilleur des cas, que de trop brèves mentions. Bien des spécialistes du judaïsme ancien comme d’ailleurs du christianisme ancien, de nos jours encore, font comme si les groupes baptistes judéens n’ont pas vraiment existé, ou vraiment compté – allant même parfois jusqu’à les considérer comme issus de l’imagination des hérésiologues chrétiens ou autres. De fait, ces groupes ont existé en nombre et ont joué un rôle non négligeable dans le développement du rabbinisme comme du christianisme, notamment de leurs différents rituels d’adhésion ou d’initiation. Sans doute, la figure de Jean le Baptiste est-elle toujours mise en lumière par les christianisants, mais elle leur apparaît alors comme étrange, isolée et quelque peu météorique – notamment à cause de sa qualification de « précurseur » de Jésus de Nazareth. De plus, paradoxalement, ce personnage est souvent étudié uniquement par les christianisants et non par les judaïsants, alors qu’il s’agit d’un Judéen non chrétien et nullement d’un Judéen chrétien. Pourtant les groupes baptistes sont relativement documentés, et cela aussi bien dans la littérature judéenne que dans la littérature chrétienne. L’analyse des documents et certains recoupements, que fournissent des indications recueillies de-ci et de-là, autorisent, par conséquent, à distinguer clairement, dans le judaïsme ancien, de véritables groupes d’une nature toute particulière, à la fois prophétiques et eschatologiques, des groupes que l’on appelle « baptistes » et qui sont à distinguer des autres

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groupes plus connus, comme par exemple celui des pharisiens ou des chrétiens. La question des baptistes judéens relève en réalité de celle que l’on appelle, à tort d’ailleurs, les « sectes judéennes » du Ier siècle de notre ère en Palestine 1. En effet, dans la documentation ancienne, surtout chrétienne mais pas seulement, les baptistes sont comptés au nombre des « sectes judéennes », au même titre que les sadducéens, les pharisiens ou les esséniens. Il est évidemment plus souhaitable de parler de « groupes » ou de « courants » que de « sectes ». D’un point de vue documentaire, il convient de reconnaître que les documents sur les groupes baptistes judéens, même s’ils existent, ne sont guère très nombreux ni très évidents. À l’exception de Jean le Baptiste et des johannites qui sont relativement plus documentés et encore, on ne dispose sur la plupart de ces groupes que de rares mentions conservées surtout dans la littérature judéenne de type rabbinique et dans la littérature chrétienne de type patristique – toutes les deux, dans ce cas précis, relevant du genre hérésiologique, car ne leur étant guère favorables. Étant donné l’enracinement essentiellement populaire des différents groupes baptistes, on ne doit pas s’étonner de la pauvreté et de la dispersion des sources. Il en a été de même pour la littérature pharisienne comme pour la littérature essénienne, qui n’ont pas été conservées et transmises par le judaïsme, mais plutôt par le christianisme ou qui ont été mises au jour par le hasard des découvertes. D’un point de vue historiographique, outre les travaux classiques de Wilhelm Brandt 2 et de Joseph Thomas 3, maintenant anciens, mais toujours utiles, ainsi que de ceux de Charles Perrot, bien plus récents 4 , on ne dispose pas sur les groupes baptistes judéens d’études qui aient réellement renouvelé la question, en ne partant pas, par exemple, d’une problématique christianocentrique – comme c’est le cas des trois auteurs qui viennent d’être mentionnés. Il faudrait, en effet, reprendre l’étude des groupes baptistes dans le cadre du judaïsme de la Palestine au Ier siècle, en considérant les chrétiens au même titre que les pharisiens, ni plus ni moins – lesquels ne doivent cependant pas être comptés parmi ces groupes, car ils ne sont pas baptistes, même s’ils pratiquent des bains d’initiation ou de pureté. En ce qui concerne le vocabulaire, on doit simplement rappeler que les groupes baptistes semblent être marqués plutôt par le radical verbal ‫צבע‬ 1. Voir M. Simon, Les sectes juives au temps de Jésus, Paris, 1960. 2.  W. Brandt, Die jüdischen Baptisten oder das religiöse Waschen und Baden im Judentum mit Einschluss des Judenchristentums, Giessen, 1910. 3.  J. Thomas , Le mouvement baptiste en Palestine et en Syrie (150 av. J.-C.-300 ap. J.-C.), Gembloud, 1935, p. 2-60. 4.  C. P errot, Le mouvement baptiste, Paris, 1981 (Polycopié de l’Institut Catholique de Paris). Voir aussi C. P errot, « Le mouvement baptiste en Palestine », dans Bible et Terre Sainte 180 (1976), p. 8-9.

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(ṣb’a) qui signifie « plonger » ou « immerger », d’où le sens de « baptiser ». À noter aussi que les christo-araméens de Palestine, comme les mandéens d’ailleurs, désignent le baptême par le terme ‫( מצבעתא‬maṣbu’ta). Après une présentation des divers catalogues des « sectes » judéennes, parmi lesquelles figurent les baptistes sous diverses appellations, conservés par la littérature chrétienne et d’un certain Bannous le Baptiste que Flavius Josèphe aurait fréquenté en Palestine durant sa jeunesse, outre quelques éléments de recherche sur l’origine des groupes baptistes judéens, on s’est limité à l’étude du cas des esséniens et de trois groupes de baptistes judéens : d’abord les johannites, ensuite les nasaréens et enfin les dosithéens – des plus connus aux moins connus. Or ig i ne des g roupes baptistes judéens En ce qui concerne l’origine des groupes baptistes judéens, on se perd généralement en conjectures multiples. S. Abramsky a proposé de ne voir en ces groupes que des développements plus ou moins tardifs du mouvement réchabite, dont la première attestation remonte, semble-t-il, à l’époque de Jérémie (avant les déportations des Judéens en Babylonie), voire bien avant 5. Il est possible, en effet, que ces groupes relèvent, de manière plus large, du mouvement de l’opposition au Temple et aux sacrifices, auquel a d’ailleurs participé aussi le groupe réchabite 6. Le baptême de Jean le Baptiste, par exemple, s’est voulu « un sauve-quipeut » avant le jugement implacable par lequel le dieu d’Israël est appelé à inaugurer son « Règne ». D’autres baptistes contemporains vibraient-ils de la même fièvre eschatologique ? De fait, il semble que les meneurs aux caractères prophétologiques et aux prétentions eschatologiques n’ont agité les Judéens de la Palestine qu’à partir des années 40 : voir, par exemple, le cas de Theuddas ou celui de l’Égyptien. Donc, ni à l’époque de Jean et de Jésus qui est d’une décennie antérieure. En outre, les johannites, comme on l’a vu par la suite, ne semblent avoir survécu à leur maître qu’au prix d’un certain abandon du caractère eschatologique de leur mouvement. Au demeurant, c’est le rite baptismal même qui donne à ces groupes leur nom, et même à Jean, sans doute à d’autres baptistes aussi, son surnom. En matière religieuse, il convient de souligner que c’est souvent le rite qui l’emporte sur l’interprétation qu’on en fait : l’un demeure, l’autre change. Ainsi, le rite d’eau passera-t-il presque intact du judaïsme au christianisme, mais non point nécessairement son sens qui se diversifiera en fonction des doctrines de ces deux ensembles religieux. 5.  S. A bramsky, « The House of Rechab. Genealogy and Military League », dans Eretz Israel 8 (1967), p. 255-264 (E.L. Sukenik Memorial Volume) [en hébreu]. 6.  Au sujet des réchabites, voir F.S. Frick , « Rechab », dans The Anchor Bible Dictionary 5 (1992), p. 630-632.

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Pour cerner les origines des groupes baptistes, il convient donc de partir non pas du rite d’eau – lequel est souvent identique de l’un à l’autre –, mais d’un faisceau de phénomènes favorisant la pratique rituelle générale dans le judaïsme ancien, en laquelle les groupes baptistes ont insufflé leur propre perspective. De manière générale, les groupes baptistes contestent le régime des sacrifices, transposant au rite d’eau la confession et la rémission des péchés. Autrement exprimé, les baptistes mettent leur espoir de pardon non plus dans les sacrifices de sang, mais dans les baptêmes d’eau – ce dernier pouvant être réitérable ou non. Il est important de souligner que les groupes baptistes remettent en question, non pas seulement la légitimité du temple et de son sacerdoce officiel (comme les esséniens), mais aussi son existence même, en tant que lieu de sacrifices sanglants porteurs de salut (à la différence des esséniens). Une contestation qui peut provenir de la classe et de la tribu des prêtres, une contestation intérieure – Jean le Baptiste, fils du prêtre Zacharie, en étant un exemple significatif. Par ailleurs, si les rites d’eau des pharisiens et des esséniens, dont les motivations relèvent de la pureté rituelle, cloisonnent la société judéenne de l’époque, les groupes baptistes, en revanche, paraissent abolir les barrières sociales : on vient ensemble au baptême, de toutes conditions sociales (comme par exemple : publicains, prostituées, soldats) et religieuses (même les Gréco-Romains, selon Lc 3, 7-14), dans l’unité d’un même repentir et d’une même croyance au message du prophète dispensant le rituel. Ce qui caractérise le plus les groupes baptistes judéens est la conversion des cœurs et la rémission des péchés – sur lesquelles on va revenir plus tard. Jérôme, dans le Contre les pélagiens, en III, 2, cite un passage de l’Évangile selon les Nazaréens ou selon les Hébreux – un texte chrétien d’origine judéenne de la fin du Ier siècle et plus ou moins contemporains des Évangiles canoniques – où il est question de manière claire du lien entre le rite d’eau des baptistes et la rémission des péchés : « Voici que la Mère du Seigneur et ses frères lui disaient : ‘Jean le Baptiste baptise pour la rémission des péchés. Allons et faisons-nous baptiser par lui’. Mais il leur dit : ‘En quoi ai-je péché pour que j’aille me faire baptiser par lui’ » 7.

Enfin, il est possible que Jean le Baptiste ait joué un rôle important dans l’éclosion et la diffusion des groupes baptistes le long du Jourdain. Ce n’est sans doute pas un hasard si Flavius Josèphe, dans un passage de ses Antiquités judéennes, relève son nom et son surnom, rappelant aussi

7. Traduction d’après D.A. Bertrand, dans F. Bovon – P. Geoltrain (Éd.), Écrits apocryphes chrétiens, I, Paris, 1997, p. 439.

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comment les Judéens viennent auprès de lui pour la repentance des cœurs et des péchés. Il est difficile d’être plus explicite sur des mouvements populaires qui naissent spontanément autour d’une figure charismatique. Leur éclosion se comprend dans le cadre d’un judaïsme pluraliste, permettant de tels développements contre des autorités centrales.

Les johannites Il s’agit d’une question difficile et discutée à cause des sources tout aussi partielles que partiales qui la documentent. On l’a abordé en fonction du « conflit » entre Jean le Baptiste et Jésus de Nazareth comme du « conflit » entre les johannites et les chrétiens qui ne sont pas explicitement documentés, mais seulement de manière implicite. Ces conflits dépendent donc de la compréhension, de l’interprétation devrait-on dire, qu’on peut avoir de la documentation. Il peut paraître surprenant de parler de conflits entre ces groupes et leurs leaders, alors que la plupart des sources donnent une vision irénique de leurs relations. On a vu en fin de parcours que ces relations ont débouché sur la défaite des uns et la victoire des autres, malgré une présentation qui se veut plus conciliante. On n’a donné que quelques éléments sur des conflits qu’il convient, pour mieux les comprendre, de situer au cœur des milieux prophétiques du judaïsme palestinien des premières siècles de notre ère. Il est évident que les johannites comme les chrétiens proviennent de ces milieux, relativement bien connus pour certains mouvements, qui proposent des eschatologies diverses et variées, immédiates ou retardées. Une première remarque : les « johannites » sont des baptistes judéens de la Palestine qui considèrent Jean le Baptiste comme leur maître fondateur. Ils sont ainsi désignés essentiellement par les critiques modernes : il s’agit donc d’un néologisme, dont l’appellation antique semble avoir été simplement « disciples de Jean » (Reconnaissance I, 54, 8). Une seconde remarque : toute problématique pour traiter ce dossier doit faire une distinction fondamentale entre Jean le Baptiste et les johannites, du fait même qu’il semble avoir existé un écart certain, d’un point de vue doctrinal surtout, entre les disciples et leur maître. Une telle différence devrait être aussi établie entre Jésus et ses disciples. Pour Jean, comme pour Jésus, il y a en effet une grande différence entre la doctrine du maître et celle des disciples. En matière doctrinale, il faut admettre évidemment la notion d’évolution entre maître et disciples, sinon il est impossible de faire de l’histoire des religions : les johannites, en effet, paraissent avoir considéré leur maître, après sa mort, non plus comme un prophète, mais comme un messie. Par ailleurs, on doit connaître plus ou moins bien le personnage de Jean, appelé le Baptiste ou encore le Baptiseur, de la place privilégiée qu’il

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a occupée dans le christianisme ancien, notamment par l’importance que les écrits incorporés dans le Nouveau Testament lui ont accordée. Il est aussi question de Jean et des johannites dans la littérature apocryphe, notamment dans la littérature pseudo-clémentine. Pour s’en tenir au Nouveau Testament, Jean y est, en effet, mentionné quatre-vingt-dix fois (Jésus, Pierre et Paul sont les seuls à être mentionnés plus souvent), et en des termes remarquables et dithyrambiques qui ne s’appliquent à aucun autre personnage. Mis à part les six passages des Actes des Apôtres qui concernent plutôt les johannites que Jean le Baptiste, tous se trouvent dans les Évangiles : ce qui souligne une volonté d’établir des rapports étroits de Jean avec la vie, le ministère et la mort de Jésus. C’est dire, par conséquent, combien la question du baptême de Jean et des johannites est fondamentale pour comprendre celle du baptême de Jésus et des chrétiens, même si ce dernier a été plutôt influencé par les rites d’entrée dans les confréries en usage chez les pharisiens ou chez les esséniens. On a l’impression, en effet que les chrétiens ont cherché à récupérer les johannites, en intégrant par le procédé littéraire du parallélisme la vie de Jean à celle de Jésus, mais en dénotant de manière plus ou moins négative le baptême donné au nom de Jésus du baptême donné au nom de Jean. À l’exception d’une brève notice de Flavius Josèphe et de rares mentions dans les Toledot Yeshu, la documentation sur Jean le Baptiste et sur les johannites est originaire des milieux chrétiens – ce qui explique d’une certaine façon leur extrême partialité. On ne dispose donc d’aucune documentation directe sur Jean le Baptiste et les johannites. Quoi qu’en aient dit dans le passé certains critiques, il est difficile, en effet, en se fondant sur les traditions johannites conservées dans le Nouveau Testament, de remonter à un quelconque document johannite, dont il n’est par ailleurs jamais fait mention de manière explicite 8. Il n’empêche que les informations sur Jean le Baptiste et les johannites rapportées dans le Nouveau Testament pourraient remonter à une source écrite si ce n’est à une source orale, mais qu’il est impossible d’en définir le contour de manière précise, tellement les traditions johannites ont été réinterprétées dans un sens chrétien lors de leur rédaction, tellement elles ont été christianisées. Relevons un exemple relativement récent : Marie-Émile Boismard et Arnaud Lamouille ont proposé de voir, parmi les sources des 8. Voir par exemple, M. Goguel , Au seuil de l ’Évangile. Jean-Baptiste, Paris, 1928, p. 84-85, qui soutient qu’un des deux documents à l’origine du document Q serait un texte johannite : il est suivi en cela par certaines des hypothèses de W. Bussmann, Synoptische Studien, II, Halle, 1929, p. 137 et p. 155-156. Voir aussi M. Goguel , « Les sources des récits du quatrième évangile sur Jean-Baptiste », dans Revue de théologie et de questions religieuses 20 (1911), p. 12-44.

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Actes des Apôtres, un « document johannite », notamment dans la composition des discours attribués à Pierre (Ac 3, 19-26), à Étienne (Ac 7, 2-53) et à Paul (Ac 13, 17-41), qui seraient repris assez littéralement 9. Il est évident cependant qu’un tel document n’est nullement attesté, et ne peut se laisser reconstruire que par des procédés hasardeux d’analyse littéraire dont un historien ne peut se laisser convaincre. Il convient de souligner d’ores et déjà qu’aucun critique n’affirme aujourd’hui que les origines des mandéens remontent directement aux disciples de Jean le Baptiste 10. S’il est vrai que celui-ci, sous le nom de Yoḥana ou Yaḥia, figure comme prophète dans les textes mandéens, il s’agit là, de l’avis général des spécialistes dans ce domaine de recherche, d’une annexion tardive par un mouvement qui se veut sans fondateur. Il n’empêche cependant, comme on peut le voir à l’examen du mandéisme, que la question ne mérite pas d’être aussi rapidement évacuée 11. Le Jean des mandéens ressemble, en effet, sans conteste au Jean des chrétiens, connu en Mésopotamie probablement par le filtre d’écrits chrétiens marginaux 12 , « encore qu’il ait pris par rapport à eux une telle distance que le tableau en a perdu une bonne partie de ses couleurs », comme le dit fort justement Edmondo Lupieri 13 – une distance qui s’explique fort bien au regard du temps et de l’espace caractérisant les johannites et les mandéens. Beaucoup d’études modernes, antérieures ou postérieures aux découvertes des manuscrits de la Mer Morte, ont essayé de reconstituer les circonstances historiques de la vie de Jean le Baptiste ainsi que la psychologie religieuse de sa personnalité. Ces tentatives n’ont connu qu’un succès très relatif, car l’imagination de leurs auteurs y a souvent tenu une très grande place, suppléant largement à la carence des documents. Il est important de signaler que l’ouvrage fondamental de Joseph Thomas demeure toujours une excellente étude de départ tant sur Jean le Baptiste que sur les johannites – étude à laquelle il convient de se reporter pour une première approche 14 . On a examiné successivement et de manière succincte la question de Jean le Baptiste, puis celle des johannites. Auparavant, on a analysé la 9.  M.-É. Boismard – A. L amouille , Les Actes des deux apôtres, I-III, Paris, 1990. 10.  Voir en dernier lieu les conclusions de l’étude de E. Lupieri, Giovanni Battista fra storia e leggenda, Brescia, 1988, p. 195-395. 11. Voir K. Rudolph, Die Mandäer, I. Das Mandäerproblem, Göttingen, 1960, p. 66-80. 12.  Voir L. Tondelli, « S. Giovanni Battista ed enos nella letterature mandea », dans Biblica 9 (1928), p. 206-224. 13. Voir E. Lupieri, Giovanni Battista fra storia e leggenda, Brescia, 1988, p. 329. 14.  J. Thomas , Le mouvement baptiste en Palestine et en Syrie (150 av. J.-C.-300 ap. J.-C.), Gembloud, 1935, p. 61-139.

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notice de Flavius Josèphe sur Jean le Baptiste, ainsi que les mentions de ce personnage dans les Toledot Yeshu. On va se limiter à quelques éléments méthodologiques et à quelques éléments conclusifs. É léments mét hodolog iques Les Évangiles canoniques fournissent de nombreux documents sur Jean le Baptiste. Toutefois, pour les apprécier de manière précise, il faut les dégager de la gangue de la polémique entre johannites et chrétiens, qui est elle-même dissimulée dans une présentation positive faisant de Jean le précurseur de Jésus, mais ne reflétant sans doute pas la réalité historique. Sans cette polémique, que l’on peut comprendre de diverses manières, il est difficile d’expliquer la présence des documents johannites dans les Évangiles canoniques et dans bien d’autres écrits chrétiens. C’est la clef de lecture que l’on a proposé dans cette recherche. Elle est différente de celle de la plupart des exégètes qui ont tendance à accepter les informations des Évangiles canoniques, se concentrant plutôt sur une critique de leur authentification entre celles remontant au Jésus/Jean historique et celles remontant au Jésus/Jean traditionnel – ces mêmes exégètes acceptent volontiers de voir en Jean le précurseur de Jésus. É léments conclusi f s À partir des sources canoniques comme des sources apocryphes (notamment la littérature pseudo-clémentine), on peut admettre comme certain l’existence en Syrie-Palestine d’un groupe de johannites durant tout le Ier siècle, voire durant les IIe et IIIe siècles. Un groupe qui, apparemment n’est plus présent dans cette région à partir du IVe siècle, ayant pu se joindre à d’autres baptistes, comme par exemple les elkasaïtes, ou ayant pu émigrer en Babylonie.

Les nasaréens Les nasaréens sont des baptistes judéens peu connus qui sont originaires de Palestine. Les nasaréens ne sont pas à confondre avec les nazoréens : les premiers ne sont pas chrétiens ; les seconds le sont. On a procédé de manière didactique en distinguant l’état de la documentation, l’état de la recherche, l’origine et l’histoire. En guise de récapitulatif, il n’a pas paru inutile de revenir sur les quelques pages que Matthew Black a consacrées aux nasaréens dans son ouvrage sur Qumrân et les origines chrétiennes, dans lesquelles il a proposé une hypothèse nouvelle 15. Avant d’analyser le témoignage d’Épiphane sur ce groupe judéen, l’auteur commence par dresser l’état de la question et de la recherche le concernant. 15.  M. Black , The Scrolls and Christian Origins, Londres, 1961, p. 66-74.

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Il rappelle que pour des auteurs comme Alfred Schmidtke ou Hans Joachim Schoeps, les nasaréens sont une fabrication de l’imagination d’Épiphane, déniant par conséquent à sa notice une quelconque historicité alors que, pour des auteurs comme Paul Winter, les nasaréens d’Épiphane sont à mettre en connexion avec les nazoréens de Luc (ceux dont il est question en Ac 24, 5), voulant ainsi faire dériver les nazoréens des nasaréens 16. Pour Matthew Black, il est tout aussi difficile de retenir la position des premiers que celle des seconds. Il rappelle aussi que d’autres auteurs, comme par exemple Rudolf Macuch, ont mis en relation les nasaréens et les mandéens, à cause notamment du caractère baptiste des uns et des autres, allant jusqu’à considérer que les nasaréens sont à l’origine des mandéens 17. Pour Matthew Black, cette hypothèse est également difficilement recevable. On peut ajouter que le caractère baptiste des nasaréens n’étant apparemment prouvé que par celui des mandéens, il se pose alors problème du fait de la circularité de l’argumentation – il convient de toujours se méfier des hypothèses qui reposent sur d’autres hypothèses. Matthew Black signale que la connexion entre le terme ναζωραῖος/ ναζαρηνός, dans les Évangiles et les Actes, avec le toponyme Ναζαρήθ a été rejetée par Épiphane comme un « myth within a myth » ; de même que la connexion entre le terme ναζωραῖος/ναζαρηνός avec le désignatif ναζιραῖος : c’est-à-dire le naziréen, celui qui procède aux rites du naziréat (voir Panarion XXIX, 5, 6-6, 7). Il pose ensuite la question suivante : si l’on accepte le témoignage d’Épiphane sur les nasaréens, comment expliquer le caractère des Judéens « étranges » de Transjordanie ? Il analyse alors les différentes hypothèses proposées, notamment l’hypothèse samaritaine, dont l’argumentation s’appuie sur les éléments suivants : (1) une certaine similitude entre le Pentateuque samaritain et les Écritures acceptées par les nasaréens ; (2) un rapprochement étymologique intéressant proposé par Mark Lidszbarski, à savoir qu’en hébreu les samaritains se nomment ‫ שומרים‬shomerim, c’est-à-dire « gardiens » ou « observants », or en araméen, l’équivalent de ‫( שומרים‬shomerim) est ‫( נטרין‬natarin) ou ‫( נטרייא‬natarayya), avec un tet et non pas un tav, dont la prononciation est sifflante et par conséquence assez proche du « s » qui pourrait correspondre au « σ » qu’on trouve dans nasaréen. Matthew Black considère par ailleurs que l’hypothèse naziréenne, qui repose sur les perspectives de l’hérésiologue Philastre de Brescia, de la 16.  P. Winter , « Nazareth and Jerusalem in Lk Chs i and ii », dans New Testament Studies 3 (1957), p. 136-137. 17.  R. M acuch, « Alter und Heimat des Mandäismus nach neuerschlossenen Quellen », dans Theologische Lehrbücher 82 (1957), p. 401-408.

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fin du IVe siècle, est difficilement recevable car ce dernier utilise comme sources le Syntagma d’Hippolyte et le Panarion d’Épiphane, mais visiblement en les déformant. De ce fait, pour lui, il n’est nullement impossible que le grec νασαραῖοι (de même que le grec ναζωραῖοι) puisse dériver de l’hébreu ‫( נזירים‬nazirim) – comme argument, il relève que l’ancienne version latine de 1 M 3, 49 emploie nasaraei pour naziraei. Dans ses conclusions, Matthew Black affirme qu’il est prêt à recevoir le témoignage d’Épiphane sur les nasaréens, mais qu’il refuse les perspectives de Joseph Thomas les concernant notamment à cause de leur caractère « très fermé » (« very close »). Ce même Joseph Thomas considère en effet que les nasaréens sont des baptistes, mais il refuse toutefois de les mettre en connexion avec le rituel du naziréat. Pour Matthew Black, on peut estimer la question des nasaréens de la manière suivante : 1. Le témoignage d’Épiphane sur l’existence en Palestine avant 70 d’un mouvement judéen ou para-judéen non-conformiste, caractérisé par des tendances ascétiques et puritaines, des règles et des rites baptistes, acceptant des Écritures et des cultes différents de ceux de Jérusalem, est crédible – ce mouvement a été sectaire au sens propre du terme, ses « déviations » vis-à-vis du judaïsme normatif à cette époque semblent avoir relevé plus d’une hétéropraxie que d’une hétérodoxie. 2. Ce mouvement judéen sectaire peut avoir été le représentant tardif du « Old pre-Ezra type of Hebrew religion » avec ses éléments ascétiques. Ce qui permet à Matthew Black de conclure que les nasaréens pourraient trouver leurs origines lointaines dans le schisme samaritain (« fons et origo was the Samaritain Schism »). Ainsi, pour ce critique, le groupe des nasaréens décrit par Épiphane n’est pas une fiction, ce pourrait même être les représentants, sous une forme sectaire, de l’ancienne religion d’Israël, notamment à travers le naziréat. Il est possible d’être en accord avec Matthew Black en ce qui concerne le premier point de ses conclusions, bien qu’il semble difficile de comprendre pourquoi il tient les nasaréens pour des baptistes – comme Joseph Thomas avec lequel il dit cependant diverger –, car rien dans les témoignages que l’on a sur eux ne l’indique. En revanche, il est impossible d’être en accord avec ce qui est soutenu dans le second point. Il semble difficile, en effet, de penser que les nasaréens soient issus du schisme samaritain. Le premier argument de l’auteur est que le Pentateuque des nasaréens présente des affinités avec le Pentateuque des samaritains, mais que sait-on du Pentateuque des nasaréens ? Selon Épiphane, les nasaréens n’acceptent pas le Pentateuque de Moïse, car ils l’estiment tardif : mais est-ce suffisant pour faire un rapprochement entre le Pentateuque des nasaréens et le Pentateuque des samaritains ?

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Le second argument, celui proposé par Mark Lidzbarski, est plus intéressant même s’il est insuffisant malgré le fait qu’en araméen le ‫ ט‬peut très bien se confondre, d’un point de vue homophonique, avec le ‫ ס‬ou le ‫ש‬, d’où viendrait le σ de νασαραῖοι. Attribuer une origine samaritaine aux nasaréens soulève plus de problèmes que de conserver la question ouverte. De toute façon, pour répondre à la question « d’où viennent-ils ? », il faudrait d’abord répondre à la question « qui sont-ils ? ». On le constate, beaucoup de questions, peu de réponses, et donc peu de certitudes, même nuancées. Le dossier des nasaréens, dont l’historicité ne peut être mise en doute malgré la faiblesse de la documentation, mériterait d’être repris sur des bases nouvelles, en distinguant notamment entre deux formes de pensée dans le judaïsme ancien : la première est celle d’un courant extrêmement fermé, mais en rupture avec les autorités du temple ; la seconde est celle d’un courant extrêmement ouvert, mais également en rupture avec les autorités du Temple. Des caractéristiques qui touchent tous les groupes baptistes judéens, et pas uniquement les nasaréens. Quand on aborde le dossier des nasaréens, il apparaît qu’il convient de se poser plusieurs questions dans l’ordre suivant : 1. Qui sont-ils ? Pour cela, il convient de recourir aux notices et aux mentions d’Épiphane de Salamine et de Philastre de Brescia. Il s’agit là des seules sources transmises et seule leur analyse critique pourrait permettre de répondre à la question posée. 2. Que sont-ils devenus ? Pour cela, il convient de recourir à des documents choisis selon l’option prise lors de la réponse à la question précédente. Par exemple, si l’on tient les nasaréens pour des baptistes, on peut essayer de les comparer aux mandéens, eux aussi baptistes, et penser que ces derniers ont pour lointains ancêtres les premiers. Mais c’est là une hypothèse qui présente la faiblesse de dépendre d’une réponse à une autre question, car pour établir un rapprochement entre nasaréens et mandéens il faut nécessairement tenir les premiers pour baptistes. 3. D’où viennent-ils ? C’est la question la plus difficile qui renvoie à la première question, et qui elle aussi dépend de la réponse à cette première question. Rien dans les notices et les mentions d’Épiphane et de Philastre ne permet de répondre à cette question de manière affirmative, tout au plus de manière approximative. En effet, on peut par exemple dire que les nasaréens ont un vague rapport avec l’institution du naziréat, mais affirmer que les nasaréens trouvent leur origine dans l’institution du naziréat, est franchement impossible.

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Les dosithéens Par manque de temps, il n’a pas été possible de traiter des dosithéens, autre groupe baptiste. On va donner cependant quelques éléments d’une étude à développer et à compléter. Sous le nom de « dosithéens », on trouve réunis divers groupes dont l’identification n’est pas évidente, étant donné l’imprécision de la documentation les concernant. On connaît aussi un personnage qui porte le nom de Dosithée – correspondant à Nathanaël en hébreu ou à Théodose en grec – dont les variantes orthographiques sont assez nombreuses. Le caractère baptiste des groupes portant le nom de dosithéens ainsi que des personnages dont les noms sont apparentés est souvent discuté par les critiques qui se sont intéressés à eux. Un premier point est certain : c’est l’origine samaritaine des groupes et des personnages, ce qui ne signifie pas nécessairement qu’ils aient été samaritains – c’est une hypothèse. Un second point l’est aussi : leur présence en Babylonie, ce qui pourrait permettre de les identifier éventuellement aux mandéens – c’est aussi une hypothèse. Un dernier point : dans les sources, Dosithée est souvent associé à un autre personnage, il s’agit de Simon le Magicien qui, lui aussi, est localisé en Samarie. On est en droit de se poser la question : les dosithéens sont-ils des baptistes et dans ce cas sont-ils des mandéens ? La question a été posée par les spécialistes du baptisme : Brandt et Thomas. Dosithée est présenté dans certaines sources comme un successeur de Jean le Baptiste ou un prédécesseur de Simon le Magicien et dans d’autres, ainsi dans les sources syriaques, comme relevant des mandéens, qui eux sont assurément des baptistes. Il faut être prudent et ne pas trop vite accepter des présentations hérésiologiques voulant faire des généalogies d’hérétiques. De ce fait, on peut considérer qu’il y a un lien entre les dosithéens et les baptistes, mais cela n’est sans doute pas le cas pour tous les dosithéens. De là à établir un lien avec les mandéens, c’est bien plus délicat.

Conclusion Dans un article récemment paru, Gerhard van den Heever suggère qu’une étude comparative interculturelle des mouvements baptistes, selon une perspective anthropologique conjuguant, (1) la conjonction du discours millénariste comme commentaire social dissociatif et négatif et (2) l’intensification des pratiques de pureté peut apporter des résultats non négligeables. Une étude qui peut éclairer et expliquer l’existence de formations sociales contre-culturelles dans l’Antiquité, telles que les origines et les évolutions des groupes cultuels se référant à Jésus, notamment dans leurs contextes comme des formations millénaristes reçoivent une descrip-

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tion comparative et théorique 18. Ainsi, c’est la base pour une description de la théorisation des mouvements baptistes de l’Antiquité, dans la mesure où ceux-ci peuvent être identifiés comme un additif de mouillage pour certaines importantes trajectoires naissantes dans la formation des identités chrétiennes et des imaginations sociétales. Un article extrêmement bien documenté qu’il convient dorénavant de prendre en considération dans le cadre de ce dossier. II. Le prosélytisme dans le judaïsme et le christianisme de l’Antiquité (suite) Après les éléments d’introduction et d’historiographie qui ont été donnés l’année dernière, on a délivré cette année des éléments portant sur la terminologie. Tous les termes dont il a été question sont d’une grande ambiguïté et d’une grande confusion, tellement leur signification peut être variable et diverse. Les termes « adhésion », « conversion », « apologétique » et « mission » rendent, en effet, des concepts dont le champ sémantique relève de leur culture d’appartenance. Ainsi, les termes « adhésion » et « conversion » ont, par exemple, une signification assez proche lorsqu’on les exprime dans une langue comme le français, mais c’est loin d’être le cas lorsqu’on les exprime en hébreu (‫ )התגייר‬pour le premier et en grec pour le second (μετανοέω), car ils renvoient à des notions extrêmement différentes : adhésion ethnique pour le premier ; conversion spirituelle pour le second – il convient par conséquent de ne pas les confondre. On doit observer que la terminologie de ce dossier – « adhésion », « conversion », « apologétique », « mission » – est en quelque sorte des plus piégées. Elle ne correspond pas totalement à des notions antiques, mais plutôt à des notions qui ont été christianisées avec le temps. Elle correspond cependant à des phénomènes qui existent, mais qui gagneraient à être étudiés en fonction de notions plus adaptées aux réalités antiques – des notions qui varient selon que l’on soit en culture grecque ou en culture hébraïque, selon que l’on soit dans le monde chrétien ou dans le monde judéen. La contextualisation temporelle et spatiale s’avère importante, au risque sinon de faire des anachronismes flagrants. Si en hébreu, c’est assez facile, en grec, c’est plus compliqué, car les mêmes termes sont passés du paganisme, au judaïsme puis au christianisme – les différentes reprises conduisant à des transformations sémantiques conduisant parfois, souvent, à des confusions dont ont été victimes les critiques. Il ne faut jamais oublier que, dans l’Antiquité classique et tardive, l’on naît judéen ou qu’on le devient par adhésion plus ou moins volontaire, 18.  G. van den H eever , « The Spectre of a Jewish Baptism Movement. A Space for Jewish Christianity ? », dans Annali di storia dell ’esegesi 34 (2017), p. 43-69.

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alors que l’on ne naît pas chrétien et qu’on le devient par conversion – le témoignage de Tertullien est fondamental sur ce point. C’est une différence anthropologique qui doit être considérée comme importante, entre le judaïsme et le christianisme, entre le monde duquel relève le judaïsme et le monde duquel relève le christianisme. Cette mutation, le christianisme l’imposera à tous les peuples de la Méditerranée – elle gagnera d’ailleurs aussi l’islam à partir de la fin du VIIe siècle. En les convertissant, le christianisme en fera des peuples chrétiens, sans leur enlever pour autant leurs origines, mais en permettant des échanges ethniques difficiles ou impossibles auparavant – rendant possible une certaine sorte d’assimilation par la foi et non plus par le sang. Les Judéens, les Juifs si l’on préfère, seront les seuls, selon toute apparence, à résister à cette mutation – et ce jusqu’aujourd’hui, ou presque. C’est ce qui fera d’eux, partout, des étrangers non seulement sur le plan ethnique, mais aussi sur le plan religieux – rendant impossible une quelconque sorte d’assimilation ou d’osmose avec les populations environnantes. C’est ce qui va pousser les autorités ecclésiastiques des IVe-Ve siècles, désormais détentrices d’un pouvoir absolu, à mettre au ban les chrétiens d’origine judéenne qui refusent une telle mutation, ne souhaitant aucunement pour la plupart quitter le giron du judaïsme. Il faut bien dire que les attestations manquent pour soutenir une telle hypothèse, on n’en connaît en effet que le résultat : c’est-à-dire la disparition progressive de ce groupe ethnico-religieux qui diffère tout autant à l’égard du judaïsme que du christianisme – une différence tout aussi inadmissible par les uns que par les autres. Ces chrétiens d’origine judéenne (connus notamment sous les noms d’ébionites et d’elkasaïtes) ne survivront que sur les marges de l’Empire romain désormais chrétien et dans l’Empire iranien toujours mazdéen – tout au moins jusqu’à l’émergence des Arabes musulmans, à partir de quand ils disparaissent plus ou moins totalement. C’est aussi une des raisons pour laquelle, le pouvoir ecclésiastique en Espagne, par exemple, avec l’aide du pouvoir wisigothique prendra, au cours de certains conciles de Tolède – les XVIe et les XVIIe qui sont du VIIe siècle –, des mesures exceptionnelles pour séparer de manière brutale les Juifs (y compris ceux qui sont chrétiens) des chrétiens 19. Pour ce faire, on y introduira pour la première fois dans le monde chrétien la distinction par le sang, connue bien plus tard en espagnol par le concept de limpieza de sangre, la « pureté du sang ». On a été obligé de suspendre provisoirement cette recherche afin de se consacrer totalement aux mouvements baptistes. 19. Voir C. M artin – C. Nemo -Pekelman, « Les juifs et la cité. Pour une clarification du statut personnel des juifs depuis l’Antiquité tardive jusqu’à la fin du royaume de Tolède (IVe-VIIe siècles) », dans Antiquité tardive 16 (2008), p. 223246.

CONFÉRENCE INTRODUCTIVE A L’ÉCOLE PRATIQUE DES H AUTES ÉTUDES – SECTION DES SCIENCES RELIGIEUSES Prononcée en novembre 1995 Selon Diogène Laërce, à la question de savoir quelle différence il y a entre un homme instruit et un homme ignorant, Aristote aurait répondu : « la même qu’entre un vivant et un mort ».

Les théologiens chrétiens considèrent qu’on peut étudier la Bible en philologue, l’Église en historien, Dieu en philosophe, mais qu’on n’accède à la théologie proprement dite qu’à partir du moment où ces objets sont considérés à la lumière de la raison croyante, autrement dit à la lumière de la foi. Il est sans doute évident que la théologie chrétienne doit être perçue par ceux qui la pratiquent comme une réflexion dans et sur la foi, à la double lumière de la révélation et de la raison Je pense que ces théologiens ont raison, c’est pourquoi je placerai mon enseignement dans cette vénérable institution qu’est l’École pratique des Hautes études, sous le signe – si l’on peut s’exprimer ainsi – de l’histoire. Il ne devra en aucun cas être considéré comme étant contre la théologie, d’autant que cette dernière est en quelque sorte son principal objet d’étude. En ce qui concerne le christianisme, il existe un discours théologien aux côtés d’un discours historien – l’un et l’autre ne devraient, en principe, pas se rencontrer : car si le premier est à l’intérieur de la foi (il est dans), il est donc subjectif ; le second est à l’extérieur de la foi (il est sur), il est donc objectif. Quand on réalise que l’un comme l’autre sont des manifestations humaines, il faut bien sûr se rendre à la raison qu’on est là dans le virtuel – la réalité étant souvent, trop souvent, tout autre. En tout cas, le discours historique ne doit pas et ne peut pas se confondre avec le discours théologique, d’autant que le premier se fonde, en quelque sorte, sur le second – le discours théologique étant en réalité la matière première du discours historique. L’historien des religions, ne l’oublions pas, travaille à partir de la documentation religieuse – or, toute la documentation à prendre en considération relève, de près ou de loin,

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du discours théologique dans lequel on se doit d’inclure évidemment la spiritualité ou la mystique. Les auteurs des textes retenus dans le canon du Nouveau Testament sont des théologiens, au même titre que ceux que l’on appelle les Pères de l’Église. Laissons là ces propos bien théoriques, quoique parfois nécessaires, et arrivons au vif du sujet, à savoir les Origines du christianisme : une appellation marquée tant du point de vue théologique qu’historique. La question des Origines du christianisme est considérée comme un domaine de recherche saturé à cause de certaines orientations au demeurant trop souvent théologiques et pas assez scientifiques. De fait, la matière paraît pouvoir être amplement revisitée – à condition de la redéfinir dans ses caractéristiques épistémologiques et méthodologiques – à partir de la mise en place de nouvelles problématiques dont l’articulation prendrait en compte toute la documentation disponible et non pas seulement le Nouveau Testament. Il n’est plus possible, en effet, pour l’historien du christianisme ancien en ses débuts, de privilégier les textes dits canoniques et de négliger ainsi ceux qui seront plus tard qualifiés d’apocryphes. L’histoire des origines du mouvement chrétien – de son émergence dans le contexte spatial et temporel – est un champ de recherche difficile et délicat du fait même de la documentation et surtout de son caractère apparemment amphibologique. Par rapport aux précédentes orientations successives de la Direction d’études intitulée actuellement Origines du christianisme – dont la création remonte à 1886 et à la création de la Section des sciences religieuses – il convient de préciser que j’ai tendance à me situer plutôt du côté de l’orientation historique d’Ernest Havet (1886-1889), de Maurice Goguel (1927-1943) et de Pierre Geoltrain (1971-1997) que du côté de l’orientation exégétique d’Oscar Cullmann (1948-1971). Au regard des actuelles problématiques philosophiques autour de l’herméneutique, ce choix peut se justifier quand on sait que l’exégèse – il s’agit de l’exégèse biblique, confessionnellement engagée et non pas de l’exégèse philologique, littéraire, historique ou philosophique – n’est qu’une méthode interprétative, limitant, pour d’évidentes raisons d’ordre théologique, le champ des sources alors que l’histoire est une matière explicative obligeant, en revanche, à étendre ce même champ. D’ores et déjà, il convient de souligner un point important : comme l’a dit jadis le grand historien Arnaldo Momigliano, mais en de tout autres termes, le christianisme ancien est à considérer comme le résultat de la confrontation des pensées juives et païennes dans leurs multiples expressions araméophones et hellénophones. Après une définition de la recherche envisagée, les orientations du projet sont exposées à partir des trois coordonnées suivantes : les traditions chrétiennes anciennes ; le judéo-christianisme ancien ; les mouvements baptistes.

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En dernier lieu, la question proprement dite des Origines du christianisme est abordée à partir de la présentation d’un certain nombre de problématiques qui seront l’objet des recherches envisagées qui sous-tendront les enseignements. D é fi n i t ion

de l a r ech e rch e

Une approche épistémologique et méthodologique de l’histoire du christianisme ancien est proposée ici : à partir d’éléments élaborés et développés dans mes thèses de Diplôme et de Doctorat, elle envisage l’étude des traditions chrétiennes anciennes sur un plan historique. C’est ainsi qu’elle prend appui sur une des idées fortes de l’éminent historien néerlandais de la culture médiévale Johan Huizinga, à savoir : « Pour que l’analyse puisse commencer, il faut qu’une synthèse soit déjà présente à l’esprit du chercheur » 1. On ne s’étonnera donc pas que l’analyse parte en premier lieu de la synthèse pour y revenir en dernier lieu, en ce sens – la précision n’est pas inutile – qu’il faut avoir à l’esprit, sous une forme ou sous une autre, une vision synthétique pour que le travail de recherche puisse commencer dans les meilleures conditions possibles. En dehors de certains travaux produits par Raymond E. Brown et John P. Meier 2 et par François Vouga 3 – limités aux Ier-IIe siècles et orientés plutôt vers les courants devenus majoritaires que vers les courants devenus minoritaires – force est de constater que les traditions chrétiennes anciennes ont été relativement peu étudiées en leur globalité, c’est-à-dire dans leurs multiples aspects. De ce fait, il appert qu’elles devraient être reconsidérées par une prise en compte de tous les documents disponibles, à savoir les textes, mais aussi ceux concernant les lieux et les rites. On parle bien souvent – surtout dans les milieux scientifiques touchant à l’exégèse biblique – de traditions que l’on retrouverait çà et là, mais on ne les étudie jamais en fonction de l’ensemble de la documentation, ou très rarement et on ne les considère que dans le cadre de l’étude d’un texte, parfois d’un lieu ou d’un rite. C’est la méthode inverse qui est présentement envisagée, autrement dit : tenter de retrouver dans un ensemble de textes, de lieux et de rites, comment s’est construite une tradition donnée et précise. Les traditions chrétiennes anciennes, du moins la plupart d’entre elles, peuvent être examinées de deux points de vue : l’un littéraire ; l’autre topo1.  J. Huizinga, Wege der Kulturgeschichte, Munich, 1930, p. 16. 2.  R.E. Brown, The Chuches the Apostles Left Behind, New York, 1984 (= L’Église héritée des Apôtres, Paris, 1987) ; R.E. Brown – J.P. Meier , Antioch and Rome. New Testament Cradles of Catholic Christianity, New York, 1983 (= Antioche et Rome. Berceaux du christianisme, Paris, 1988). 3.  F. Vouga, Geschichte des frühen Christentums, Tübingen-Bâle, 1994.

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logique. Ces approches se distinguent en fonction de leurs supports respectifs : le support littéraire, c’est-à-dire le texte, pour le premier ; le support topologique, c’est-à-dire le lieu ou le rite, pour le second. On peut, de la sorte, cerner les traditions littéraires et topologiques dans leur fonctionnement les unes par rapport aux autres. Cette perspective a pour objet de montrer que bien souvent, si ce n’est dans tous les cas, les traditions littéraires et topologiques fonctionnent corrélativement sur un sujet précis. L’étude des unes ou des autres permet de mieux percevoir et connaître celles qui sont le moins accessibles, celles qui ont été conservées le moins parfaitement. Si cette méthode permet de mettre en évidence les convergences, elle doit également faire apparaître les divergences – ces dernières sont évidemment les plus intéressantes, car elles se trouvent souvent dissimulées, voire maquillées, dans les sources. Si l’on souhaite renouveler une matière aussi étudiée que le sont les Origines du christianisme, c’est par une démarche de ce type. En effet, elle permet de faire apparaître des schèmes, des formes, des modèles, qui sont à désigner, faute de mieux, par le terme générique de « tradition ». De plus, elle part du principe qu’une tradition particulière peut être à l’origine de développements littéraires et topologiques, c’est-à-dire qu’une tradition, éventuellement oculaire, peut donner naissance à des textes et s’inscrire dans des lieux ou dans des rites. Le rapport entre le texte d’une part et le lieu ou le rite d’autre part est d’importance : il permet de constater que le texte est bien souvent lié à un lieu ou à un rite. C’est le cas évidemment pour les nombreux textes chrétiens – canoniques, apocryphes, patristiques et hagiographiques, voire homilétiques et hymnographiques – qui sont liés aux communautés qui les produisent, les conservent et les transmettent – et donc à des lieux ou des rites, communautés d’ailleurs difficiles, la plupart du temps, à identifier. Cette méthode autorise à travailler non plus à partir des textes, des lieux ou des rites, mais des traditions littéraires et topologiques supposées être véhiculées dans des textes, des lieux ou des rites. Autrement dit, en se fondant sur une tradition – dont l’existence est donnée comme supposée – on essaie de retrouver son histoire (c’est-à-dire son Sitz im Leben), aussi bien dans ses coordonnées littéraires que topologiques. Il est cependant possible d’estimer que partir des textes, des lieux ou des rites pour remonter à une tradition est, d’une certaine manière, discutable, car c’est alors se soumettre non plus à une hypothèse, mais à un présupposé de départ postulant l’existence d’une telle tradition. Raison pour laquelle, il paraît plutôt préférable d’émettre d’abord une hypothèse problématisée et ensuite de la contrôler en se fondant sur toute la documentation disponible qu’il convient de passer au crible de la critique. La nouveauté toute relative de cette démarche, plutôt contextualiste que comparatiste, consiste en ce qu’elle porte sur des traditions que l’on pense pouvoir retrouver dans leurs diverses sources, tout particulièrement

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dans leurs dimensions doctrinales. Elle permet ainsi de remonter à l’origine des schèmes, des formes, des modèles, qui ont rendu possible la naissance d’une tradition qu’on est en mesure de retrouver en des textes, des lieux ou des rites. Ces catégories étant étroitement liées, elles donnent la possibilité de cerner au mieux cette étape du développement, plus difficile à percevoir autrement. Une telle méthode intéresse donc la relation texte-lieu-rite d’abord d’un point de vue historique (histoire des religions), ensuite d’un point de vue sociologique (sociologie des religions). Si l’approche des textes nécessite les apports de la philologie et celle des lieux les acquis de l’archéologie, l’étude des rites mobilise, quant à elle, les données de l’anthropologie. Les

t r a di t ions ch r ét i e n n e s a nci e n n e s

Les recherches autour de Jésus – non pas sur Jésus – ont fait des progrès considérables au cours de ces dernières décennies. Une série de découvertes littéraires et archéologiques permettent maintenant un jugement historique plus solide et mieux motivé qu’autrefois sur le monde juif du premier siècle de notre ère. L’étude des textes juifs dits « intertestamentaires » (notamment les Pseudépigraphes), celle des Targums et des Talmuds, sans parler de la documentation retrouvée dans les grottes des environs du Khirbet Qumrân (les manuscrits dits de la Mer Morte), ont largement renouvelé le regard de l’historien : Jésus est maintenant situé avec plus de précision au sein de son peuple et sur sa terre. Car cet ensemble documentaire permet de mieux établir les relations et les différences entre Jésus et ses disciples d’une part et le milieu ambiant tant juif que païen d’autre part. L’élément païen, en effet, est encore trop négligé : au Ier siècle de notre ère, la Palestine est certes peuplée de juifs, mais également de païens – les uns et les autres étant autant de langue et de culture hellénophones qu’araméophones. Toute recherche relative à l’histoire de Jésus – comme d’ailleurs à l’histoire des communautés chrétiennes des premières décennies ou des premiers siècles – est, en quelque sorte, une entreprise qui, à maints égards, peut apparaître comme vaine. D’un point de vue strictement historique, étant donné la documentation conservée, il est évident qu’on ne saura jamais quel a été l’impact de Jésus sur le judaïsme de son temps, et ce n’est d’ailleurs pas là l’important... Ce qui compte, en effet, est d’essayer de comprendre comment le christianisme s’est développé, diffusé et transmis au cours des siècles à partir des représentations qui ont été construites de Jésus et des premières communautés chrétiennes se réclamant de lui. En ce qui concerne l’histoire de Jésus, il est fondamental de distinguer entre le Jésus historique (ou le Jésus reconstruit pas les historiens) et le Jésus traditionnel (ou le Jésus reconstruit par les théologiens), l’un et l’autre n’étant

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pas à confondre avec le Jésus réel, apparemment difficile à atteindre. Il apparaît alors bien plus judicieux de travailler sur l’histoire du Jésus traditionnel que sur celle du Jésus historique. L’approche du Jésus de l’histoire est d’ailleurs peut-être plus le souci des théologiens que celui des historiens. Mais cela n’empêche nullement la mise en perspective historique des différentes phases d’élaboration d’une identité chrétienne. Outre les grandes figures emblématiques de Jésus et de Marie, parler des traditions chrétiennes anciennes permet d’aborder, d’une manière globale, les dossiers des autres figures et courants représentés comme fondateurs du christianisme des Ier-IIe siècles, à savoir Paul et le paulinisme, Pierre et le pétrinisme, Jean et le johannisme, voire Jacques et le jacobisme – pour ne citer que les plus importants. Une autre perspective complémentaire consiste à envisager les documents en fonction de leurs diverses provenances géographiques – certaines ou supposées. C’est ainsi que les grandes églises de cette époque peuvent être mises en rapport avec nombre de textes canoniques ou non-canoniques. À Jérusalem, Antioche, Alexandrie, Rome, Ephèse – pour ne citer que les principales métropoles de l’Empire romain où des communautés chrétiennes ont été fondées – ont émergé des églises se rattachant sans doute aux textes, mais aussi aux figures et aux courants. Tout en voulant ouvrir ultérieurement les importants dossiers des principaux courants, figures et églises fondateurs, la recherche portera, dans un premier temps, sur les figures de Jésus et de Marie, à l’aide de toute la documentation disponible : aussi bien les sources canoniques que les sources apocryphes, voire les sources patristiques – en se limitant toutefois, pour ces dernières, au IIe siècle. On le sait, la documentation canonique est abondamment étudiée, plus d’ailleurs sur le plan littéraire et théologique qu’historique. Mais les évangiles canoniques n’ont pas été suffisamment replacés dans leurs contextes de provenance et de transmission dont l’histoire reste à reprendre. En revanche, pour des raisons d’ordre théologique ou idéologique, la documentation apocryphe a été négligée tant du point de vue littéraire et exégétique qu’historique. Depuis moins de deux décennies, à l’initiative d’un certain nombre de chercheurs, on a progressivement redécouvert l’importance littéraire et historique de la littérature apocryphe, qui permet parfois d’accéder à des traditions chrétiennes très anciennes non reprises dans la littérature canonique. On s’est rendu compte ainsi que pour comprendre les origines du christianisme, il est nécessaire de réintroduire dans le débat les textes apocryphes au lieu de se limiter aux seuls canoniques. C’est ce qu’a fait, par exemple, Helmut Koester, dans son ouvrage intitulé Ancient Christian Gospels, paru en 1990. C’est pourquoi, je me propose d’étudier tout particulièrement cette littérature, poursuivant ainsi les travaux déjà engagés, en partie, par Pierre Geoltrain dans son séminaire depuis de nombreuses années. Mes multiples activités dans le cadre de l’Associa-

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tion internationale pour l’édition de la littérature apocryphe chrétienne (A.E.L.A.C.) me permettent de poursuivre l’étude de cette documentation originale dans les meilleures conditions possibles. Dans le cas, par exemple, des traditions sur la conception et la naissance de Jésus, il paraît absolument essentiel de ne plus se limiter aux récits canoniques de Matthieu 1-2 et de Luc 1-2, mais de faire appel aussi aux récits apocryphes comme ceux notamment de l’Ascension d’Isaïe ou du Protévangile de Jacques. Les traditions anciennes sur Jésus seront donc progressivement traitées dans leur totalité, aussi bien celles sur son enfance que celles sur son ministère et sur sa mort. Une telle approche sera conditionnée par l’étude systématique des opinions et des doctrines véhiculées dans les textes, sur les lieux ou à travers les rites. On n’oubliera pas que souvent, si ce n’est toujours, les doctrines conditionnent l’élaboration ou les remaniements des textes, la fixation dans des lieux et des rites – c’est du moins le cas en christianologie. Il en ira de même pour les traditions anciennes sur Marie, toutefois limitées à celles concernant son enfance – puisque les traditions concernant son sort final ont été déjà traitées par ailleurs. C’est ainsi que dans un premier temps, les traditions de l’enfance de Jésus et de Marie seront étudiées – commencées au cours de cette année universitaire – en se fondant sur la documentation littéraire et topologique et en insistant sur l’analyse de certains concepts doctrinaux comme le docétisme et l’adoptianisme (dans leurs formes araméophones et hellénophones). Dans un second temps, on passera aux traditions sur la mission de Jésus en reprenant l’examen des problèmes messianiques et christologiques. Ajoutons que les sources juives sur Jésus et Marie – comme, mais dans une moindre mesure, les sources islamiques – elles aussi d’un très grand intérêt, feront l’objet d’études particulières. En effet, les traditions chrétiennes – canoniques comme apocryphes – doivent être mises en relation avec certaines traditions juives véhiculées dans la littérature rabbinique. Les premières reflètent évidemment une image positive de Jésus, les secondes une image négative : leur mise en parallèle peut faire ressortir de curieuses relations d’ordre littéraire et historique, voire des influences mutuelles. Le

j u déo - ch r i s t i a n i sm e a nci e n

Les origines du christianisme sont enveloppées d’ombres, et de légendes. Elles sont d’autant plus difficiles à approcher que les renseignements permettant de les connaître et de les reconstituer sont presque exclusivement chrétiens, contenus dans des documents postérieurs aux événements de quelques décennies ou plus, et, de ce fait, marqués par des relectures interprétatives. Qui plus est, trop souvent, l’approche du christianisme des origines n’a pas su éviter l’anachronisme – ce trait capital des apocryphes

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et ce piège pour l’historien – et l’on s’est préoccupé plus de doxa que de praxis, recherchant à tout prix dans les textes les plus anciens le fondement et la justification de développements doctrinaux largement postérieurs. La question du judéo-christianisme ancien ne peut encore être abordée que par touches successives. Le moment des grandes synthèses n’est pas en effet arrivé, aussi est-il nécessaire d’étudier progressivement et rationnellement les divers aspects de cette question. Afin d’éviter toute confusion, il est utile de donner ici une définition du phénomène : « le judéo-christianisme ancien est une formulation plus ou moins récente désignant des chrétiens d’origine juive qui ont reconnu la messianité de Jésus, qui ont reconnu ou qui n’ont pas reconnu la divinité du Christ, mais qui tous continuent à observer la Torah ». Les sources sur le judéo-christianisme constituent un ensemble important, qu’elles soient littéraires (directes et indirectes [c’est-à-dire provenant des littératures chrétiennes, juives, islamiques et autres]) ou non-littéraires (c’est-à-dire archéologiques et épigraphiques). Le caractère judéo-chrétien de cette documentation n’est pas toujours assuré, et l’enquête s’ouvre souvent par un procès d’attribution. Le judéo-christianisme ancien est un champ de recherche très controversé dont les limites varient suivant les définitions qu’on en donne. Nombre d’historiens et de théologiens refusent, en effet, de reconnaître que les communautés judéo-chrétiennes de Syrie-Palestine ont survécu aux deux grandes révoltes juives contre Rome – celle de 70 et celle de 135. Ces critiques considèrent qu’à la suite de ces importants conflits, les communautés chrétiennes d’origine juive ont disparu dans la tourmente. Ils estiment ainsi que le judéo-christianisme ancien n’est qu’une invention relevant plus du mythe que de l’histoire. Faut-il dire qu’il n’en est rien ! Les communautés judéo-chrétiennes ont survécu bien longtemps – sous diverses formes, aussi riches que variées – aux deux grandes catastrophes historiques que subit le peuple juif. Preuve en est l’abondante documentation attestée dans l’hérésiologie chrétienne. Soutenir l’existence d’un judéo-christianisme implique l’existence d’un pagano-christianisme. Est-ce à dire que le christianisme des débuts était bipolaire ? Nullement, la situation historique du christianisme des origines, telle que l’impose l’ensemble de la documentation, n’autorise pas à parler d’une Église ou de deux Églises, mais de communautés chrétiennes aussi multiples que diverses, tant dans leurs croyances doctrinales que dans leurs pratiques rituelles. On dit, par exemple, que l’Évangile selon Matthieu proviendrait d’une communauté judéo-chrétienne et que l’Évangile selon Luc aurait pour destinataire une communauté pagano-chrétienne – et pourtant ces deux textes sont proches dans le temps et dans l’espace, à savoir les années 80-90 en Syrie romaine. À une époque donnée, la figure de Jésus, notamment son caractère messianique, n’est pas, en effet, perçue de la même façon par toutes les communautés. Afin de donner un

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cadre historique plus conforme à la diversité documentaire, il convient donc de parler des christianismes judéo-chrétiens comme des christianismes pagano-chrétiens – en précisant leurs contours dans le temps et dans l’espace. Les communautés chrétiennes du Ier siècle – et même, mais dans une moindre mesure, des IIe et IIIe siècles – sont plus ou moins éloignées les unes des autres. Cet éloignement se mesure souvent en fonction de leur distance culturelle vis-à-vis du judaïsme et du paganisme. Les unes sont plus ou moins proches du judaïsme, ce sont les communautés judéochrétiennes de langue et de culture araméophones, les autres sont plus ou moins proches du paganisme, ce sont les communautés pagano-chrétiennes de langue et de culture hellénophones – il y a aussi le cas des judéo-chrétiens de culture hellénophone et des pagano-chrétiens de culture araméophone. D’une manière générale, force est de constater que le christianisme dit de la « Grande-Église » s’est formé au fur et à mesure de son éloignement à l’égard de ses éléments issus du judaïsme et de son rapprochement avec ses éléments issus du paganisme. Face à la complexité du problème, il est utile d’esquisser un état des communautés chrétiennes au Ier siècle et au début du IIe siècle. Celui-ci, forcément schématique, permettra néanmoins de fixer certains points forts d’une histoire pour l’instant encore trop parcellaire. L’an 70 est une date clef aussi bien dans l’histoire du judaïsme ancien que dans celle du christianisme ancien : cette date marque, rappelons-le, la destruction du Temple de Jérusalem au cours du siège et de la prise de la ville par les légions romaines. En effet, comme le pense Raymond E. Brown, avant 70, le christianisme se situe tout entier dans le judaïsme ; après 70, le christianisme va sortir progressivement du judaïsme. D’un point de vue historique, voire théologique, avant cette date fatidique, il est donc difficile de considérer le christianisme comme une religion à part entière – il est une dissidence, parmi d’autres, au sein du judaïsme. Avant 70 – et dans une certaine mesure jusqu’aux environs de l’an 100 – il est donc possible de considérer qu’il y a – parmi d’autres – des juifs chrétiens, comme il y a des juifs sadducéens, des juifs pharisiens, des juifs esséniens. Autour de ces juifs chrétiens – comme d’ailleurs autour de la plupart des autres groupes juifs – gravitent des prosélytes et des sympathisants qui, eux, sont d’origine païenne. Entre 70 et 100, les juifs chrétiens sont marginalisés de l’intérieur et de l’extérieur. De l’intérieur, c’est-à-dire dans le judaïsme, ils se font progressivement marginaliser et exclure de la Synagogue. De l’extérieur, c’està-dire dans le christianisme, ils se font aussi marginaliser et exclure de l’Église. Cette double marginalisation et exclusion provoque l’éclatement des communautés chrétiennes d’origine juive en plusieurs groupes. Les uns demeurent en relation avec l’Église, ce sont les nazoréens. Les autres restent plus attachés à la Synagogue, ce sont les ébionites et les elkasaïtes.

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Les nazoréens se veulent, à juste titre d’ailleurs, les descendants de la communauté chrétienne primitive de Jérusalem ; ils se rattachent au premier évêque de la Ville Sainte, Jacques le Juste, connu aussi sous le titre de « Frère du Seigneur ». Les ébionites et les elkasaïtes, qui se veulent eux aussi les descendants de cette première communauté chrétienne, sont issus d’un courant anti-paulinien qui prend naissance bien avant la dernière destruction du Temple de Jérusalem, mais qui ne se concrétise qu’après 70. Aux alentours de l’an 100, émergent ainsi déjà, si l’on peut dire, les éléments d’une « Grande-Église », c’est celle des chrétiens d’origine païenne, et d’une « Petite-Église », c’est celle des chrétiens d’origine juive. Si la « Grande-Église » est loin d’être monolithique, comme elle aimera à le prétendre haut et fort, la « Petite-Église » ne l’est pas plus. Certaines communautés chrétiennes d’origine juive sont proches de la « Grande-Église », d’autres en sont fort éloignées. Mais les unes et les autres constituent le judéo-christianisme. Dans le même esprit, mais avec des critères empruntés à la littérature néotestamentaire, jusqu’à la fin du Ier siècle, on évoque généralement un courant judéo-chrétien pétrinien de langue araméenne et de langue grecque (c’est-à-dire se rattachant à la mission de Pierre, l’apôtre du Seigneur – originaire de Galilée) et un courant judéo-chrétien jacobite de langue araméenne (c’est-à-dire se rattachant à la mission de Jacques, le frère du Seigneur – originaire de Jérusalem). La différence essentielle entre ces deux courants, est fonction de leur rapport au courant paulinien (c’està-dire se rattachant à la mission de Paul) : les pétriniens sont représentés par la tradition comme plus proches des pauliniens que les jacobites. Au début du IIe siècle, peut-être même avant, les pétriniens et certains jacobites constituent ce qu’on peut appeler dorénavant le judéo-christianisme nazoréen ; de fait, ils conservent ainsi le nom qu’ils avaient avant et après 70. Certains jacobites s’éloignent à la fois des pétriniens et des pauliniens, ce sont d’une part les ébionites et d’autre part les elkasaïtes ; ces deux groupes se rejoignent dans leur anti-paulinisme, mais constituent de fait deux mouvances chrétiennes distinctes que la « Grande-Église » qualifie désormais de « sectes » ou « hérésies », afin de les discréditer. Entre la première et la seconde révolte juive contre Rome, soit donc entre 70 et 135, divers groupes apparaissent dans les communautés judéochrétiennes. En se fondant sur les caractéristiques établies ultérieurement par les Pères de l’Église, ils se répartissent en deux grandes branches : une première dite « orthodoxe », qu’on connaît sous le nom de « nazoréen », en fait des pétriniens et des jacobites pro-pauliniens ; une seconde dite « hétérodoxe », qu’on identifie sous les noms d’« ébionite » et d’« elkasaïte », en fait des jacobites anti-pauliniens. Le groupe nazoréen (de langue araméenne) a vraisemblablement disparu vers la fin du IVe siècle ou le début du Ve siècle, peut-être en se fondant dans la « Grande-Église ». Les

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groupes ébionite et elkasaïte (de langue araméenne) ont subsisté bien après la naissance de l’islam – au moins jusqu’au VIIIe siècle. L’un d’entre eux – celui des ébionites – s’est probablement fondu dans la nouvelle religion, qu’il a d’ailleurs tellement influencée, qu’on est en droit de se demander s’il n’a pas, dans une certaine mesure, participé à sa naissance. Le judéo-christianisme ancien dérange – il en est de même d’ailleurs pour les développements récents du phénomène – il a toujours posé problème au judaïsme comme au christianisme en tant que religions instituées ou officielles. Les raisons en sont multiples, elles peuvent être ramenées à la question générale de l’identité que tout groupe social ou religieux ne cesse de préciser et au refus du « mixte », du droit à la différence à l’intérieur d’une communauté. Un exemple suffira à comprendre toute l’ambiguïté et le drame des communautés judéo-chrétiennes nazoréennes. À la fin du Ier siècle, les judéo-chrétiens sont exclus d’un judaïsme qui s’institutionnalise. Au cours du IVe siècle, ces mêmes judéo-chrétiens sont marginalisés à l’intérieur même du christianisme qui s’officialise. Les raisons de cette double exclusion ou marginalisation sont évidentes. Le judaïsme ne pouvait reconnaître comme siens des juifs croyant à la messianité de Jésus et à la divinité du Christ. Quant au christianisme, dont les adeptes ne sont plus seulement d’origine juive mais aussi d’origine païenne, il ne pouvait admettre des fidèles qui pratiquent encore la Torah de Moïse – du fait même qu’il se proclame le Verus Israel. Le judéo-christianisme illustre les difficultés et les impossibilités de la « double appartenance », face à toute institution qui trace ses frontières. Témoins des origines juives du christianisme, les judéo-chrétiens ont été ainsi renvoyés en quelques siècles aux ténèbres de l’histoire. Les ébionites et les elkasaïtes étant traités dans le cadre des mouvements baptistes, cette recherche portera essentiellement sur les communautés nazoréennes en Palestine du Ier au IVe siècle en se fondant sur les sources littéraires directes (canoniques et apocryphes) ou indirectes (patristiques et rabbiniques) et sur les sources non-littéraires (archéologiques et épigraphiques). Les

mou v e m e n ts ba p t i s t e s

L’étude des mouvements baptistes des deux derniers siècles avant notre ère et des trois premiers siècles de notre ère – qui fut abordée jadis par Maurice Goguel à propos du personnage de Jean le Baptiste – mérite d’être reprise. En effet, depuis l’étude magistrale mais déjà ancienne de Joseph Thomas 4 , la question paraît devoir être reposée selon des perspec4.  J. Thomas , Le mouvement baptiste en Palestine et Syrie (150 av. J.-C.-300 ap. J.-C.), Gembloux, 1935.

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tives nouvelles, plus historiques que théologiques, dégagées des orientations chrétiennes anciennes et modernes. Il n’est plus possible, par exemple, d’étudier les mouvements baptistes en relation avec le baptême chrétien interprété comme un rite d’initiation (dans le sens d’agrégation). Les rites baptistes sont, en effet, d’abord et avant tout des rites de purification (dans le sens de pénitence). Une distinction s’impose entre les mouvements baptistes juifs, judéochrétiens et chrétiens, sans toutefois forcer outre mesure de tels clivages, qui sont, presque toujours, le fruit des informations fournies par les hérésiologues chrétiens – c’est-à-dire a priori suspectes. Aux premiers siècles de notre ère, en effet, de nombreux mouvements baptistes juifs, judéo-chrétiens et chrétiens fleurissaient en Palestine ainsi que dans tout le ProcheOrient alors sous domination romaine ou iranienne – ces mouvements étaient tous minoritaires et marginaux face à leurs institutions religieuses respectives, établies et reconnues. Il va de soi que certaines formes de ces mouvements devaient exister bien avant notre ère, tout particulièrement dans le judaïsme. Par « mouvements baptistes juifs, judéo-chrétiens et chrétiens », il faut comprendre des groupes religieux pour qui les rites baptistes prennent une importance capitale. En d’autres termes, le baptisme est une forme religieuse qui reporte sur les pratiques baptismales ce qui auparavant correspondait aux pratiques sacrificielles : le salut par les baptêmes et non plus par les sacrifices ; ou, si l’on préfère, le salut par la pénitence de l’eau des baptêmes et non plus par celle du feu des sacrifices. Les pratiques baptismales consistent en rites de purification par l’eau et reposent, à l’origine, sur un phénomène de substitution et, celui-ci, sur le sens qu’on lui accorde. Une précision est nécessaire : il convient de ne pas confondre les rites baptistes avec les rites lustraux que l’on retrouve dans de nombreuses religions, ces derniers ne revêtant jamais une importance sotériologique. Pour le judaïsme, on devrait rechercher l’origine des mouvements baptistes dans l’opposition au Temple et aux pratiques sacrificielles, qui n’a pas cessé de se manifester dès sa fondation à l’époque salomonienne, voire bien avant. D’un point de vue anthropologique, on peut dire que ces mouvements baptistes concrétisent, sous une forme religieuse, l’opposition entre la vie sédentaire et la vie nomade, entre le culte fixe et le culte mobile, peut-être même entre le culte centralisé et le culte décentralisé. À la limite, comme on l’a parfois proposé, le mouvement rékabite pourrait être considéré comme une des origines – sinon l’origine lointaine – du baptisme juif. La question des mouvements baptistes est essentielle à la compréhension des origines du christianisme. De nombreuses religions ont pris, en effet, position vis-à-vis du baptisme. Le judaïsme et le christianisme notamment, qui, en devenant normatifs, ont progressivement marginalisé certains mouvements baptistes, qui se réclamaient cependant de Moïse ou de Jésus, quand ce n’était pas des deux à la fois. D’autres groupes religieux, comme

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le manichéisme et le mandéisme, ont aussi pris position contre les pratiques baptistes ou en leur faveur : le manichéisme est né d’une réaction contre les rites baptistes alors que le mandéisme se situe tout entier dans la lignée des mouvements baptistes d’origine juive et chrétienne. Le baptisme est donc un point focal dans l’étude des religions juive et chrétienne au sens large, c’est-à-dire si l’on considère aussi bien les branches dites « orthodoxes » que celles dites « hétérodoxes », et même les émanations plus ou moins lointaines comme le manichéisme ou le mandéisme. Il l’est également dans de nombreuses autres religions où l’eau joue un rôle significatif, le mazdéisme par exemple. Le judaïsme et le christianisme « normatifs » (ou « orthodoxes ») ont conservé, et conservent encore, certains rites d’eau, sans leur donner toutefois un sens baptiste. Ce sont, en effet, des rites lustraux qui relèvent soit d’un rituel de purification (dans le judaïsme), soit d’un rituel d’initiation (dans le christianisme). La question du baptisme est certes à mettre en relation avec les notions de pur et d’impur. Mais la problématique du pur et de l’impur relève de la phénoménologie religieuse. Les concepts de pureté et d’impureté se concrétisent dans les rites baptistes et plus généralement dans les rites lustraux. Cependant, il convient de souligner que l’eau n’est qu’un des moyens envisagés pour passer de l’état d’impureté à l’état de pureté, mais qu’il n’est pas le seul. Dresser la liste des groupes baptistes est un exercice délicat. Parmi les groupes juifs baptistes, les principaux sont les esséniens et les nasaréens (à ne pas confondre avec les nazoréens ou nazaréens, qui sont des juifs baptistes aux tendances hétérodoxes). Parmi les groupes judéo-chrétiens baptistes, on doit citer les ébionites et les elkasaïtes. Enfin, parmi les groupes chrétiens baptistes, mentionnons les johannites – c’est-à-dire les disciples de Jean le Baptiste. Toutefois cette répartition traditionnelle et conventionnelle est artificielle. Les johannites, par exemple, paraissent attribuer à Jean ce que les chrétiens attribuent à Jésus ; autrement dit, les johannites devraient être considérés comme des baptistes juifs et non pas comme des baptistes chrétiens, où même des baptistes judéo-chrétiens. Il n’en demeure pas moins que les disciples de Jean et de Jésus, durant tout le Ier siècle de notre ère, paraissent avoir été relativement proches les uns des autres, non sans une certaine rivalité. Il est envisagé, dans un premier temps, d’entreprendre l’étude des traditions sur Jean le Baptiste dans le christianisme des premiers siècles – tant dans leurs dimensions littéraires que topologiques – en suivant la même méthode que celle évoquée plus haut, afin de retrouver leurs contextes diachroniques et synchroniques. Dans un second temps, elle sera complétée par une étude de la figure de Jean le Baptiste dans le mandéisme, en se fondant sur la documentation ancienne – au demeurant encore fort mal établie et peu exploitée – de ce mouvement religieux. Dans un troi-

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sième temps, il est projeté de poursuivre des recherches sur les elkasaïtes – déjà commencées au cours des charges de conférences durant les années 1992-1993 et 1993-1994 – et d’en entreprendre de nouvelles sur les ébionites. Enfin, au cours d’une dernière étape, à partir d’une enquête d’ordre anthropologique, le rite du baptême chrétien des deux premiers siècles sera abordé en prenant pour point de départ les représentations du baptême de Jésus par Jean ainsi que celles du baptême par ses disciples, et en faisant ressortir d’une part leurs origines et motivations premières (la purification), d’autre part leurs évolutions et motivations secondes (l’initiation). L e s O r igi n e s

du ch r i s t i a n i sm e

Les Origines du christianisme représentent une période historique au tracé flou tant du point temporel que spatial. Tout spécialiste des Origines du christianisme éprouve, en effet, maintes difficultés à produire un discours d’histoire, même avec toute la marge d’hypothèses inhérentes au travail historien. Au regard de la documentation conservée sur les Origines du christianisme, on peut se demander comment les premières communautés chrétiennes se sont peu à peu distinguées du monde juif qui d’abord les portait et comment elles se sont progressivement constituées en tant que corps autonomes. En d’autres termes : comment ont-elles pris corps en étant désormais davantage une tendance – voire à la rigueur un mouvement – parmi d’autres au sein du judaïsme du temps ? Et plus encore : comment ont-elles surgi, non point de quelque unité originelle dite « l’Église primitive », mais dans la diversité des premiers groupes chrétiens, même si une seule figure ou référence à Jésus les rassemble tous ? On peut évidemment se demander jusqu’à quel point il est possible de reconnaître ces groupes des origines ou ces diverses communautés, pour une part, largement issues de la diversité du judaïsme de l’époque. Ou encore, est-il possible de voir comment un certain brassage communautaire en arriva à constituer des unités « ecclésiales », tel un melting pot de tendances multiples, néanmoins susceptibles de se suffire désormais à ellesmêmes dans leur pensée comme dans leur croyance ? Pour la période des Origines du christianisme, il apparaît plus exact de parler de «  mouvements  » ou de «  communautés  », plutôt que d’« églises ». Les termes de « mouvements » ou de « communautés » désignent des groupes serrés autour de quelques leaders, des ensembles ayant chacun leurs caractéristiques propres, mais qui n’ont pourtant pas encore su parfaitement se distinguer ou se détacher de l’ensemble plus large qui les porte, en l’occurrence celui du monde juif ambiant. Comment s’est opéré le passage de ces premiers mouvements ou communautés aux églises constituées ? Autrement dit, comment est-on passé du

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judaïsme au christianisme ? C’est la question à laquelle se doit de répondre toute recherche sur les Origines du christianisme. De fait, il vaudrait mieux parler de réponses au pluriel, tellement les tentatives furent nombreuses. À partir des résultats de l’exégèse reposant essentiellement sur les textes retenus dans le Nouveau Testament, on a souvent tenté de brosser les grandes lignes de l’histoire de ce passage. Qu’il me soit permis de citer encore les noms de Gerd Theissen, de Helmut Koester, de William Meeks, de Raymond E. Brown, ou encore celui de François Vouga. La grande difficulté à laquelle ces travaux – au demeurant fort connus – se sont heurtés, c’est la prise en compte fort partielle de la documentation disponible. En effet, ces recherches ont tendance à privilégier presque toujours les sources dites canoniques aux dépens des autres sources, notamment celles dites apocryphes ; de plus, la critique littéraire est souvent conduite en fonction de la critique historique – sans que soient soulevées les questions épistémologiques et herméneutiques fondamentales, et surtout en ignorant une étape intermédiaire entre ces deux perspectives, à savoir la critique doctrinale – ou critique des doctrines – qu’il faudrait réintroduire et ne plus laisser aux spécialistes de la théologie systématique et dogmatique. Seule, une approche plurielle, mettant en œuvre toute la documentation disponible, tant littéraire que non-littéraire, permettra de refonder sur des bases neuves les multiples problématiques des Origines du christianisme. Lorsqu’on aborde donc ces problématiques, il est fondamental, par exemple, d’éviter de projeter, au départ de l’histoire du christianisme, ce qu’on appelle d’ordinaire « l’événement de la Pentecôte » – décrit dans les Actes canoniques des Apôtres, comme si d’emblée le christianisme était né dans sa distinction d’avec le judaïsme comme d’avec le paganisme. Certes, en construisant ce récit du don de l’Esprit saint rassemblant les premiers croyants, l’auteur des Actes des Apôtres reprend diverses traditions judéochrétiennes (sur les langues de feu d’un nouveau Sinaï ou sur le retour à la langue première défaisant la multiplicité de Babel), mais il n’en produit pas moins un récit archétypal – selon une expression chère aux exégètes. L’historien justement, contrairement à l’exégète, se doit donc d’oublier la présentation lucanienne et son insistance sur l’unité exemplaire de la communauté première. Il se doit aussi d’oublier la manière lucanienne de disposer les grands moments de l’histoire dans la linéarité d’une narration recouvrant les conflits de façon presque toujours irénique, selon une continuité sans failles, oblitérant ainsi les différences ou les tensions entre les hommes ou les premiers groupes chrétiens. En d’autres termes, le livre des Actes canoniques des Apôtres transmet plusieurs ensembles de traditions, dont certains sont parfois anciens, mais

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ayant déjà subi un processus de relecture – ce qui les rend, de ce fait, difficilement utilisables par l’historien. En revanche, cet ouvrage est du plus haut intérêt pour étudier les représentations de ces traditions vers la fin du Ier siècle. Sans reprendre les débats sur la fondation de la Section des Sciences Religieuses, si bien exposés par Émile Poulat, il n’est peut-être pas inutile de rappeler – en guise de conclusion provisoire – que toute recherche historique sur les Origines du christianisme doit impérativement se situer en dehors de toute polémique d’ordre confessionnel, reposant ainsi sur l’examen des textes que non pas sur la discussion des dogmes. C onclusion En résumé, l’orientation avancée dans ce projet de recherches et d’enseignement a une visée historique fondée sur une pratique exégétique critique. Il y a une complémentarité certaine entre les divers axes proposés : dans le cadre des traditions chrétiennes anciennes, il est en effet évident que le judéo-christianisme représente une des composantes principales pour les Ier et IIe siècles, une des composantes secondaires par la suite ; quant aux mouvements baptistes, ils offrent une possibilité d’approche transversale des origines du christianisme, à la fois un point de départ (au Ier siècle) et un point d’arrivée (au IVe siècle) – justement à une époque où le bain semble disparaître du rituel du baptême chrétien d’initiation. Enfin, si vous me permettez, en guise de conclusion tout aussi sommaire que réelle, je voudrais citer ces paroles du Président François Mitterrand, dans un entretien au journal Le Monde du 29 août 1995, à savoir : « Je considère que l’historien doit exercer dans notre société une sorte de magistère. Parce qu’il connaît le passé, il peut donc éclairer le présent mieux qu’un autre ». J’aurais tendance, non sans certaines réticences étant donné leur auteur, à faire miens ces propos, même si le terme de magistère – avec la notion qu’il recouvre – me paraît inapproprié. C’est en effet, vous l’avez compris, comme historien du passé pour le présent – historien des religions – que je souhaite délivrer mon enseignement en ces lieux au passé chargé 5.

5.  Ces lieux aujourd’hui (en 2018), en l’occurrence la célèbre et magnifique salle Mauss, n’existent plus. Ils ont été transformés, il y a plusieurs années déjà, afin de faire passer un escalier de sécurité…

CONFÉRENCE CONCLUSIVE A L’ÉCOLE PRATIQUE DES H AUTES ÉTUDES – SECTION DES SCIENCES RELIGIEUSES 1 Prononcée en juin 2017 Je dédie cette conférence à mes étudiants et auditeurs, avec qui j’ai développé au fil des ans une certaine complicité.

I n t roduct ion Cette conférence finale est peut-être conçue comme une leçon d’adieu – très en vogue dans certaines universités, mais pas dans la nôtre –, elle ne doit pas être perçue comme une « ultime tentative d’autojustification », encore moins comme « une tentative évidemment désespérée quand prévaut dans le monde académique la règle publish or perish » 2 . J’ai presque toujours utilisé le « on » scientifique dans mes séminaires comme dans mes publications, refusant de manière quasi permanente et imperturbable d’employer le « je » personnel. À cela au moins une raison : cela a été pour moi une certaine manière de refuser de mettre l’historien au cœur de son récit, afin de ne surtout pas afficher qu’il est le maître de l’intrigue puisque c’est lui qui est censé redonner voix au passé et habiller les morts d’un sursaut d’existence – une orientation historique, relativement récente, que je ne partage nullement. Dans cette conférence finale, je vais pourtant, contre toute attente, employer le « je », essayant pour une fois de me mettre au centre non pas d’une quelconque intrigue mais de mon propos. Pourquoi suis-je devenu historien et par ailleurs historien du christianisme antique, et accessoirement du judaïsme antique ? Et, une fois historien, pourquoi ai-je fait les choix de recherches qui ont été les miens ? Il n’est pas très difficile de répondre à ces questions, d’autant que la justifica1.  Une version italienne de cette conférence a été publiée, voir : S.C. M imouni, « Il Monoteismo: Una forma di totalitarismo attraverso i secoli », dans Annali di storia dell ’esegesi 37 (2018), p. 7-22. 2. Voir É. Junod, « Du danger d’écrire », dans Revue de théologie et de philosophie 141 (2009), p. 359-371, spécialement p. 359.

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tion, l’autojustification, est toujours facile, toutefois il faut garder à l’esprit que, comme toutes les explications historiques, ce sont des constructions rétrospectives, qui ne doivent être prises que comme telles. Je crois me souvenir que mon inclinaison à devenir historien remonte à l’année 1957-1958, j’avais alors neuf ans, quand un instituteur de l’école primaire de Souk-Ahras (l’antique Thagaste), un Algérien d’origine kabyle, dérogeant au programme officiel imposé par Paris ou Alger, nous a fait un cours d’histoire sur l’Algérie à l’époque des Numides et des Puniques ainsi que des guerres avec les Romains. Ces Numides et ces Puniques avec les occupants romains ont été pour moi une véritable découverte, un véritable enchantement : je pensais trouver, et j’ai trouvé ainsi, une vocation, ma vocation, alors que j’avais à peine moins de dix ans. Je n’ai jamais cessé dès lors d’être intéressé par l’histoire ancienne de l’Afrique du Nord, même si je l’ai peu étudiée durant ma carrière universitaire, ne la suivant que de très loin. J’ai compris bien plus tard qu’en nous parlant des Numides, des Puniques et des Romains, cet instituteur kabyle, dont le nom aujourd’hui m’échappe, qui était d’une grande sévérité et d’une grande exigence, voulait en réalité nous faire comprendre que les ancêtres de son pays, du mien aussi, n’étaient pas les Gaulois et que les Français en Algérie n’étaient pas les premiers envahisseurs, que comme les premiers ils partiraient à leur tour, ils disparaitraient du paysage local 3 – ce qui se produisit d’ailleurs, comme on le sait, quatre ans plus tard. Ma vocation d’historien me fut confirmée en classes de sixième, de cinquième et de quatrième grâce à des professeurs exceptionnels, elle ne devait plus me quitter. Après cette anecdote personnelle, comprendre pourquoi je suis devenu historien et historien de l’Antiquité n’est pas très difficile à expliquer. Mais justifier mon orientation vers l’étude du christianisme antique est tout autre chose, d’autant qu’elle relève d’un certain opportunisme matérialiste ou intellectuel. Étant d’origine juive, j’ai décidé d’une telle orientation après avoir constaté que si le judaïsme antique est souvent étudié par des chercheurs d’origine chrétienne, le christianisme antique, pour sa part, l’est rarement par des chercheurs d’origine juive – cela est exact pour la France, voire pour l’Europe, cela l’est moins pour les États-Unis où les cartes sont autrement distribuées. Quant au judaïsme antique, son étude s’est imposée à moi après avoir compris qu’il est inséparable du christianisme antique, ce dernier émanant du premier et les liens entre eux, conflictuels évidemment, ont été durables, même quand on les croit rompus. Comment comprendre en effet, d’un point de vue historique, les lettres de Paul de Tarse, notamment leur contenu doctrinal, si on 3.  Sur cette question délicate, voir le livre de l’« historien-oulipien » M. Bénabou, La résistance africaine à la romanisation, Paris, 19761, 20052 .

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ne les contextualise pas – or le contexte est judéen, il n’est évidemment pas chrétien ! Dans mes recherches, j’ai essayé de comprendre l’histoire du mouvement chrétien des deux premiers siècles par rapport au judaïsme de l’époque où il a émergé, et hors de tout compromis théologique ou confessionnel – lequel est d’ordre identitaire et donc simplificateur. Le grand problème, qui s’est posé à moi, a été de savoir quel est le judaïsme de cette époque, d’autant que les études, ne tenant pas toujours compte de la documentation, valorisaient, pour des motivations idéologiques, une présentation uniforme et non pas pluriforme. Confidentiellement, je dois vous avouer que je n’ai jamais éprouvé le moindre sentiment de ne pas être tout à fait légitime dans le monde universitaire français aux cursus généralement tout tracés depuis les classes préparatoires, le passage par l’École normale supérieure, le passage par l’École de Rome ou l’École d’Athènes, le passage dans une fondation distribuant des bourses d’étude, avant le retour dans une bonne université, parisienne, et la plus centrale possible dans Paris. Je ne me suis jamais posé les questions suivantes : quand et comment le Collège ? quand et comment l’Institut ? C’est que je n’avais jamais imaginé qu’il pouvait exister en France un « réservoir de l’excellence » : il n’était pas pour moi inaccessible, il était pour moi inexistant – je ne le connaissais pas et je ne l’ai découvert que fort tardivement, peut-être à trente ou trente-cinq ans, donc je n’ai pas été malheureux de ne pas en être. Fort heureusement ce système élitiste est poreux, tout au moins il l’était alors : il était ainsi permis à ceux qui n’en étaient pas de rejoindre la filière porteuse, d’arriver et même de monter assez haut, si ce n’est très haut. J’ai bénéficié d’une telle chance : après un cursus qui m’a conduit à soutenir un Diplôme, un DEA et un Doctorat à la Section des sciences religieuses de l’École pratique des Hautes études à qui je dois beaucoup, j’ai été élu directeur d’études dans cette prestigieuse institution. Avant, j’avais fait des études en histoire et en théologie, et bénéficié d’un séjour à l’École biblique et archéologique française de Jérusalem, j’ai été aussi chercheur au Fonds national suisse de la recherche scientifique. Après, j’ai soutenu une Habilitation à diriger des recherches. J’ai donc pu faire un parcours universitaire complet, non sans avoir eu auparavant des activités professionnelles de toutes sortes. Je ne vais pas continuer à décliner mon curriculum vitae d’autant que vous pouvez le trouver sur internet. Je vais donc passer maintenant au thème de cette conférence intitulée « le monothéisme : une forme de totalitarisme à travers les siècles », un titre qui pourrait choquer et qui devrait choquer. Il relève cependant d’une réalité que le XXe siècle a eu à connaître de manière pathétique et effroyable.

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Le

monot h é i sm e  :

u n e for m e de tota l i ta r i sm e à t r av e r s l e s si ècl e s

À une époque où, pour reprendre l’expression du philosophe Karl Popper (1902-1994), on semble passer d’une société heureusement ouverte à une société malheureusement fermée, il n’est pas inutile de revenir sur le rapport entre religion et politique, sur le conditionnement religieux du politique. On va le faire à partir du monothéisme – comme doctrine religieuse et comme concept politique – et en le contextualisant, mais non pas en le comparant, avec le totalitarisme 4 . D’emblée, une mise en garde : mon propos est à considérer comme celui d’un historien, d’un observateur non engagé, en aucun cas comme celui d’un philosophe, d’un théologien ou d’un politique, tous étant, selon moi, des observateurs engagés. Il ne sera pas question ici du monothéisme dit biblique, un terme qui est d’ailleurs absent de la Bible 5. Observons seulement à ce sujet, qu’il soit à craindre, contrairement à ce que pensent de nombreux critiques 6, que les Judéens de l’Antiquité n’aient pas été monothéistes et qu’à la rigueur ils auraient été partisans d’un certain monolatrisme unitariste ou binitariste. Les Judéens d’avant ou d’après la déportation en Babylonie ne vénèrent de manière exclusive que leur dieu dont l’universalité ne concerne que le peuple judéen. Il ne sera pas question ici de l’idée selon laquelle le monothéisme pourrait être depuis la modernité une échappée de la pensée religieuse, comme l’affirment certains philosophes 7. Comme la perception du monothéisme présentée ici va à l’encontre du consensus général, je vais avancer par touches successives, proposant

4.  Sur le totalitarisme, parmi une bibliographie exponentielle, voir E. Traverso, Le totalitarisme : le XXe siècle en débat, Paris, 2001. Voir aussi E. Traverso, « Le totalitarisme : histoire et apories d’un concept », dans L’homme et la société 129 (1998), p. 97-111. 5. À ce sujet, parmi une bibliographie abondante, voir A. Sérandour , « De l’apparition d’un monothéisme dans la religion d’Israël (IIIe siècle av. J.-C. ou plus tard ?) », dans Diogène 205 (2004), p. 36-51 ; A. Sérandour , « La question du monothéisme dans le judaïsme antique », dans Bulletin de la Société des amis des Sciences religieuses 7 (2006), p. 63-73 ; T. Römer , « Le problème du monothéisme biblique », dans Revue biblique 124 (2017), p. 12-25. 6.  Voir parmi bien d’autres A. L emaire , Naissance du monothéisme. Point de vue d ’un historien, Paris, 2003. Voir aussi E. Bons – T. L egrand (Éd.), Le monothéisme biblique. Évolution, contextes et perspectives, Paris, 2011. 7. Voir M. Gauchet, Le désenchantement du monde : une histoire politique de la religion, Paris, 1985. Voir aussi M. Gauchet, Un monde désenchanté ? Paris, 2004. Voir encore L. Ferry – M. Gauchet, Le religieux après la religion, Paris, 2007.

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des approches relativement diverses, mais sans en tirer des conclusions définitives. Contrairement au terme « polythéisme » qui est attesté au Ier siècle chez Philon d’Alexandrie, le terme « monothéisme », on le sait, est un néologisme relativement tardif. En effet, il n’apparaît qu’au XVIIe siècle, vraisemblablement sous la plume d’Henry More (1614-1687), un théologien platonisant de Cambridge, qui l’emploie dans la langue anglaise en 1660 8. On le rencontre ensuite plus chez les philosophes que chez les théologiens, et à peu près jamais comme expression de la piété des simples croyants, essentiellement dans un contexte politique et non pas tellement théologique. Soulignons que le terme « monothéisme » apparaît à une époque mouvementée de l’histoire de l’Angleterre, où le politique est emmêlé de religieux – l’État se veut unitaire, tout comme l’Église, pourtant la division règne tant dans l’État que dans l’Église, et engendre de multiples conflits d’essence théologico-politique dans lesquels il n’est pas question d’entrer ici mais seulement de les signaler. On considère généralement, comme par exemple l’historien Jan Assmann (1938-), que le monothéisme a été « un tournant qui a marqué, de façon plus décisive que toutes les transformations politiques, le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui », ajoutant qu’« il s’agit du passage des religions polythéistes aux religions monothéistes, des religions cultuelles aux religions du livre, des religions spécifiques à une culture aux religions universelles » 9. Face à cette perspective, j’estime que le monothéisme est un concept relativement tardif qui a engendré le totalitarisme, ce dernier pouvant déboucher sur des logiques génocidaires 10. Une religion exclusiviste, telle qu’elle soit, ne peut en effet qu’inventer et idéaliser un dieu exclusif, jaloux, manifestant sa haine ou son mépris pour tout ce qui ne lui ressemble pas, qu’il s’agisse des autres dieux et des autres cultes – en un mot, permettant toutes les barbaries du genre de celles qui ont eu lieu au XXe siècle en Europe et ailleurs, mais surtout en Europe. Il est évident que dans les totalitarismes du XXe siècle, le religieux a tenu en pratique une place mineure, mais il en a eu en théorie dans leur élaboration idéologique. C’est la thèse, sans doute paradoxale et contradictoire, que je vais essayer de développer ici en considérant que croire en un dieu unique ou en un chef unique est une forme d’intolérance, car c’est dénier à l’autre le droit de croire à d’autres dieux ou en d’autres chefs. C’est ce qui caractérise les sociétés occidentales dites judéo-chrétiennes, face à la société indienne, 8. Voir Oxford English Dictionary, s.v. « Monotheism ». 9.  J. A ssmann, Le prix du monothéisme, Paris, 2007, p. 8. 10. Voir T. Molnar – A. de Benoist, L’éclipse du sacré, Paris, 1986.

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chinoise, japonaise ou autre qui sont moins exclusives, du moins sur le plan religieux, mais qui le sont, en revanche, sur le plan politique. Pour ce faire, je vais renoncer provisoirement au champ biblique et à la matière théologique pour aborder le champ séculier et la matière politique. Ainsi, je vais essayer d’exploiter le concept de religion politique, ou religion séculaire, qui est une idée abordée principalement par certains auteurs, qualifiés à tort ou à raison de « libéraux », selon laquelle la politique sous ses différents aspects – idéologie, exercice de la communication, exercice de la gouvernance, etc… –, peut revêtir certaines propriétés généralement associées aux religions : croyances, pratiques, dogmes, autoritarisme, et devenir ainsi une source d’asservissement des individus au sein d’un système se disant démocratique – un concept à ne pas confondre avec celui de religion de la politique 11. Je vais principalement fonder cette recherche sur trois auteurs autrichiens ou allemands qui ont accepté d’être confrontés aussi d’une manière ou d’une autre au thème du monothéisme comme « religions totalitaires » : Eric Voegelin (1901-1985) 12 , Karl Jaspers (1883-1969) 13 et Jan Assmann 14 – le premier est à la fois un politologue et un sociologue, le second un philosophe, le dernier un historien. Cependant, il faut savoir que le premier auteur à avoir parlé de « religions totalitaires » semble avoir été l’Étatsunien d’origine russe Waldemar Gurian (1902-1954) en 1931 15, tandis que le Français Raymond Aron (1905-1983) en 1937 a préféré parler de « religions séculières » 16 – tous deux étant des politologues. La thèse repose sur l’idée que les différences entre religions et politiques peuvent être tellement minimes que dans ce cas il faut accepter de parler de religions politiques. Cela a été le cas pour des idéologies politiques comme le bolchévisme russe, le fascisme italien, le franquisme espagnol et 11. Voir D. Musiedlak , « Fascisme, religion politique et religion de la politique. Généalogie d’un concept et ses limites », dans Vingtième siècle. Revue d ’histoire 108 (2010), p. 71-84. 12.  E. Voegelin, Die politischen Religionen, Vienne, 1938, Stockholm, 1938 (= Les religions politiques, Paris, 1994). 13.  K. Jaspers , Vom Ursprung und Ziel der Geschichte. Munich-Zurich 1949 (= Origine et sens de l ’histoire, Paris, 1954). 14.  J. A ssmann, Die Mosaische Unterscheidung oder der Preis des Monotheismus, Munich, 2003 (= Le prix du monothéisme, Paris, 2007). 15.  W. Gurian, Der Bolschevismus : Einführung in Geschichte und Lehre, Fribourg-en-Brisgau, 1931, p. 180-202 (= Le bolchévisme. Introduction historique et doctrinale, Paris, 1932) ; W. Gurian, « Totalitarism as Political Religion », dans C.J. Friedrich (Éd.), Totalitarianism : Proceedings of a Conference Held at the American Academy of Arts and Sciences, Cambridge/Massachusetts, 1954, p. 199 et ss (= « Le totalitarisme en tant que religion politique », dans E. Traverzo (Éd.), Le totalitarisme. Le XXe siècle en débat, Paris, 2001, p. 448-460). 16.  R. A ron, Machiavel et les tyrannies modernes, Paris, 1937. Voir aussi R. A ron, L’homme contre les tyrans, Paris, 1946.

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le nazisme allemand, pour ne citer que les principales, qui sont les conséquences paradoxales de la sécularisation ayant conduit théoriquement à la séparation du religieux et du politique. Comme l’affirme le Canadien d’origine belge Marc Angenot (né en 1941), politologue, les religions politiques « immanentisent l’eschaton en prétendant que la fin des temps ne viendra pas du seul fait divin, mais de l’effort d’une minorité consciente, et qu’il y a ainsi, dans un futur proche et déterminé, une solution temporelle et concrète au problème du mal » 17. Une perspective, aux tendances messianiques très marquées, qui est consciente des manifestations historiques du discours des partis politiques extrémistes. Ce qui permet d’observer que tout messianisme est de nature politique, celui des chrétiens n’échappant pas à cette règle. Eric Voegelin a considéré que le noyau des idéologies défendues par le bolchévisme et le nazisme sont analogues à ce qu’il estime être la plus ancienne religion politique : à savoir, le culte du soleil inventé et imposé aux Égyptiens par le pharaon Akhenaton. Cette thèse mérite d’être rapprochée de celles de Karl Jaspers et de Jan Assmann, qui lui sont postérieures, sur le passage du polythéisme au monothéisme, qui s’accomplit lors de ce que le premier appelle la « période axiale » et que le second qualifie de « distinction mosaïque ». Par ailleurs, Eric Voegelin a souligné que la nouvelle religion politique n’a rien à voir avec l’ancienne religion, reléguée par la sécularisation dans le domaine de la croyance privée et n’assumant plus aucune fonction dans la structure sociale. La nouvelle religion politique est, pour reprendre une formule de Marcel Gauchet (né en 1946), une « anti-religion religieuse ». D’où la question : en quoi la religion politique est-elle une religion ou qu’est-ce qu’il y a de religieux dans la religion politique ? Pour répondre à cette question qui en réalité est double, Eric Voegelin introduit une analyse de l’institution de la religion d’Aton imposée par Akhenaton au XIVe siècle avant notre ère, car il pense trouver dans cette mutation religieuse la trace la plus ancienne de la religion politique. Observons au passage que si pour Akhenaton (1353-1337 avant notre ère), Aton est le seul dieu, il est le dieu de l’empire égyptien et il n’est pas un rédempteur d’homme. Le culte solaire d’Aton a été vraisemblablement une religion politique comme l’affirme Eric Voegelin 18, mais il ne relève pas du monothéisme, comme il est souvent dit 19. 17.  M. A ngenot, « Gnose et millénarisme. Deux concepts pour le XXe siècle », dans Le discours social 29 (2008), p. 25. 18.  E. Voegelin, Les religions politiques, Paris, 1994, p. 41-53, spécialement p. 49. 19.  À ce sujet, parmi une bibliographie abondante, voir J. A ssmann, Moses the Egyptian. The Memory of Egypt in Western Monotheism, Cambridge/Massachusetts, 1997 (= Moïse l ’Égyptien. Un essai d ’histoire de la mémoire, Paris, 2001) ; C. Cannuyer , « Questions sur la religion d’Akhénaton et son prétendu ‘monothéisme’ »,

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Il convient de souligner qu’Akhenaton, s’il est le premier à défendre la croyance en une divinité unique, n’est pas le seul dans l’Antiquité. On connaît en effet le cas de Nabonide (556-539 avant notre ère) qui, pour des raisons assez semblables, a voulu faire du dieu lunaire Sin la divinité principale de l’empire babylonien – son séjour mystérieux à Téma en Arabie pourrait bien avoir pour objectif la construction d’une nouvelle capitale vouée exclusivement à ce culte 20. Karl Jaspers a identifié une « période axiale » correspondant au tournant transcendantal et universaliste des religions de salut entre le IXe et le IVe siècle avant notre ère 21. Cette hypothèse est fondée sur des observations et des réflexions qui remontent au XVIIIe siècle, notamment avec l’iranologue Abraham-Hyacinthe Anquetil-Duperron (1731-1805) 22 . Jan Assmann a précisé d’une certaine manière les idées d’Eric Voegelin et de Karl Jaspers en affirmant une certaine évolution sous le nom de « distinction mosaïque », entendant ainsi désigner l’acte par lequel Moïse, recevant les Tables de la Loi sous la dictée de YHWH, institue un nouveau judaïsme, monothéiste, exclusif, intolérant et tyrannique 23. La « distinction mosaïque », selon la perspective de Jan Assmann, « ce n’est pas la distinction entre le Dieu unique et les dieux multiples », c’est « la distinction entre le vrai et le faux dans la religion, entre le vrai Dieu et les faux dieux, le vrai dogme et les dogmes erronés, entre le savoir et le défaut de savoir, la croyance et le défaut de croyance » 24 . Ainsi, selon ce même critique, la première occurrence historique de cette mutation – à savoir, la fondation du judaïsme mosaïque – aurait donc donné son nom à un paradigme nouveau : la « distinction mosaïque ». La caractéristique des religions dites secondaires, par rapport à des religions dites primaires, dont le judaïsme mosaïque, n’est pas fondamentalement d’être monothéiste, mais d’affirmer l’existence d’une divinité transcendante, unique et exclusive. Autrement exprimé, c’est l’affirmation de l’unicité divine plus que celle de son unité qui est caractéristique de la dans Revue de l ’Université catholique de Lille, 59/2, mai-juin 2002, p. 23-82 ; C. Zivie-Coche , « L’Égypte et la question du monothéisme », dans Bulletin de la Société des amis des Sciences religieuses 7 (2006), p. 43-61 ; C. Cannuyer , « La religion d’Akhénaton : monothéisme ou autre chose ? Histoire et actualité d’un débat égyptologique », dans R. L ebrun (Éd.), Deus Unicus, Turnhout, 2014, p. 77-117. 20. Voir P.-A. Beaulieu, The Reign of Nabonidus, King of Babylon 556-539 B.C., New Haven/Connecticut-Londres, 1989, p. 149-205. 21.  K. Jaspers , Vom Ursprung und Ziel der Geschichte, Munich-Zurich, 1949 (= Origine et sens de l ’histoire, Paris, 1954). 22. Voir D. M etzler , « A.H. Anquetil-Duperron (1731-1805) und das Konzept der Achsenzeit », dans Achaemenid History 7 (1991), p. 123-133. 23.  J. A ssmann, Le prix du monothéisme, Paris, 2003. 24.  J. A ssmann, Le prix du monothéisme, Paris, 2003, p. 9.

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révolution monothéiste, car cette affirmation revient à affirmer la juridiction universelle de la nouvelle divinité et à nier l’existence des autres divinités, disqualifiées comme autant d’idoles et de faux dieux. Jan Assmann a sans doute raison de nommer contre-religion toute religion nouvelle qui s’érige contre les autres dieux en les qualifiant de faux dieux et qui exige de ses fidèles la soumission craintive à la colère divine. Une contre-religion qui joue sur le ressort le plus explosif des passions humaines : la haine. Car quoi qu’il en soit, le judaïsme mosaïque est une religion de la haine dirigée contre tous ceux qui en sont étrangers, les hérétiques comme les idolâtres – pour reprendre une terminologie que l’on rencontre dans la littérature biblique et toutes celles qui en découlent. L’originalité de la thèse de Jan Assmann tient à la ligne verticale directe qu’il établit entre Akhenaton et Moïse, présentant le pharaon égyptien et le culte solaire comme la première contre-religion monothéiste, anticipant en quelques sortes les révolutions de l’âge axial et, plus particulièrement, la distinction mosaïque. Selon le célèbre égyptologue allemand, il y a une analogie entre le monothéisme exclusif des contre-religions, anticipé par la religion d’Aton, et la structure des idéologies totalitaires, elles aussi exclusives de toutes formes de croyances privées. Il faut savoir que l’idée défendue par Jan Assmann n’est aucunement nouvelle. Carl Gustav Jung (1875-1961) a écrit, en 1939 : « Nous ne savons pas si Hitler est sur le point de fonder un nouvel islam. Il est d’ores et déjà sur la voie et il ressemble à Mahomet. L’émotion en Allemagne est islamique, guerrière et islamique. Ils sont tous ivres d’un dieu farouche » 25. Le même Carl Gustav Jung a écrit encore, dès 1936 : « La religion d’Hitler est la plus proche qui soit de l’islamisme, réaliste, terrestre, promettant le maximum de récompense dans cette vie, mais avec ce Walhalla façon musulmane avec lequel les Allemands méritoires peuvent entrer et continuer à goûter le plaisir. Comme l’islamisme, elle prêche la vertu de l’épée » 26. Cette comparaison d’une idéologie totalitaire avec l’islam, considérée comme la religion monothéiste par excellence, se retrouve sous la plume de nombreux auteurs – l’islam est alors rapproché du communisme comme religion politique, envisagé par Jules Monnerot (1909-1995) dans un de ses livres 27. 25.  Cité par P. Burrin, La France à l ’heure allemande, 1940-1944, Paris, 1997, p. 346. 26. Cité par W. McGuire – R.F.C. Hull , C.G. Jung parle. Rencontres et interviews, Paris, 1985, p. 94. 27.  J. Monnerot, Sociologie du communisme. Échec d ’une tentative religieuse au XXe siècle, Paris, 19491, 19793 (cette dernière édition est en trois volumes dont le premier est consacré à L’islam du XXe siècle).

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André Malraux (1901-1976), par exemple, commentant, dans Valeurs actuelles, le livre de Jules Monnerot dont il vient d’être question, a écrit en 1956 : « L’islam nous lègue le modèle d’une société où la politique et le sacré sont confondus […]. Dans l’Union soviétique de Staline, pour la première fois depuis les grands califes, tous les pouvoirs sont réunis dans les mains d’un même homme ». Et il poursuit : « Les grands totalitarismes sont des religions séculières en ce sens qu’elles visent à construire un paradis sur terre. Elles remplacent le salut pas le bonheur, et l’au-delà par le futur, mais leur structure et leur rôle restent inchangés. Jusque dans sa prétention scientifique, le communisme raisonne sur des dogmes. Cependant, même appuyée par la science, une philosophie collectivement vécue ne peut pas rester philosophie, elle devient religion » 28. Malgré certaines simplifications qui lui sont propres et coutumières, André Malraux a sans doute raison sur bien des points dans son propos. Mettre sur le même plan le régime stalinien et le régime califal correspond à une réalité que l’on peut vraiment regrouper sous l’étiquette de totalitarisme. Il convient de signaler que l’ouvrage posthume de Sigmund Freud (1856-1939) sur Moïse et le monothéisme dont les implications sont plus psychologiques qu’historiques a marqué la pensée occidentale et constitué un tournant avec les exigences éthiques qui y sont défendues 29. Les hypothèses de Jan Assmann me paraissent trop marquées par la pensée freudienne sur cette question dont le caractère historique est des plus aléatoires 30. La thèse de l’interprétation du totalitarisme comme religion politique a été critiquée avec force par Hannah Arendt (1906-1975) qui, en 1953 dans un article de la revue Confluence, a récusé la notion de religion séculière appliquée aux phénomènes totalitaires 31. Pour la philosophe, qualifier de religion l’idéologie totalitaire, c’est perdre de vue le fait que les idéologies totalitaires n’appartiennent plus à la tradition commune du doute et de la sécularisation qui ont structuré au cours des siècles les relations entre religion et politique. Pour Hannah Arendt, dont la pensée en la matière est trop accaparée ou influencée par le présent qu’elle a vécu, le totalitarisme est une figure historique inédite, irréductible en raison de l’ampleur des conséquences des événements de la seconde guerre mondiale.

28.  A. M alraux, dans Valeurs actuelles, 3 juin 1956. 29.  S. Freud, L’homme Moïse et la religion monothéiste. Trois essais, Paris, 1986 (1939). 30.  J. A ssmann, Le prix du monothéisme, Paris, 2007, p. 139-168. 31.  H. A rendt, On the Nature of Totalitarianism: An Essay in Understanding, New York, 1953 (= La nature du totalitarisme, “Religion et politique”, Paris, 1990).

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Pour Hannah Arendt, contrairement à Eric Voegelin, le totalitarisme n’est pas l’aboutissement d’un processus religieux et spirituel (le gnosticisme et le millénarisme qui s’enracineraient non pas dans l’Antiquité, mais chez Joachim de Flore [1130-1202]) qui prendrait ses origines dans le monde médiéval et n’incarne aucunement la modernité. Outre la réponse d’Eric Voegelin aux critiques de Hannah Arendt et malgré certaines retractationes tardives du premier dont il ne semble pas nécessaire de prendre en considération car pas vraiment justifiées 32 , c’est Emilio Gentile (né en 1946) qui va confondre cette dernière. Hannah Arendt a soutenu que le fascisme n’est pas l’idéologie d’un régime totalitaire parce que le parti reste subordonné à l’état et parce que le fascisme italien n’a pas pratiqué la terreur de masse 33. Emilio Gentile a montré que la documentation de Hannah Arendt est insuffisante, et que rien ne permet de ne pas considérer le fascisme à la fois comme un totalitarisme et comme une religion politique  3 4 . Quoi qu’il en soit de ce débat qui pourrait être infini et qu’il l’a été avec parfois une critique dénigrante plus qu’argumentée, comment ne pas rappeler que Giovanni Gentile (1875-1944), philosophe et idéologue fasciste engagé auprès de Mussolini, a donné, dans l’Enciclopedia italiana, la définition la plus complète du fascisme : « Le fascisme est une conception religieuse dans laquelle l’homme est vu dans sa relation immanente avec une loi supérieure, avec une volonté objective qui transcende l’individu particulier et l’élève comme un membre conscient d’une société spirituelle. Qui, dans la politique religieuse du régime fasciste, s’est arrêté à des considérations de simple opportunité, n’a pas vu que le fascisme, en plus d’être un système de gouvernement, est aussi, et avant tout, un système de pensée » 35. Emilio Gentile, historien, considère que le concept de religion politique convient bien, tout au moins pour comprendre le fascisme italien 36. Pour lui, en effet, l’Italie, par un processus de sacralisation, a inventé une forme 32.  E. Voegelin, Autobiographical Reflections, Columbia/Missouri, 1989 (= Réflexions autobiographiques, Paris, 2003). 33.  H. A rendt, Les origines du totalitarisme. Eichmann à Jérusalem, Paris, 2002. 34.  E. Gentile , La religion fasciste. La sacralisation de la politique dans l ’Italie fasciste, Paris, 2002. 35. D’après une traduction sensiblement rectifiée de D. Musiedlak , « Fascisme, religion politique et religion de la politique. Généalogie d’un concept et ses limites », dans Vingtième siècle. Revue d ’histoire 108 (2010), p. 71-84, spécialement p. 75. 36.  E. Gentile , « The Sacralization of Politics : Definions, Interpretations, and Reflections on the Question of Secular Religion and Totalitarism », dans Totalitarian Movements and Political Religions 1 (2000), p. 18-55 ; E. Gentile , « Fascisme, totalitarisme et religion politique : définitions et réflexions critiques sur les critiques

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nouvelle de religion, inscrite dans la modernité et sans précédent : mettant ainsi en relation deux concepts consubstantiels au fascisme, celui de totalitarisme et celui de religion politique. Quoi qu’il en soit, dire qu’Eric Voegelin et Hannah Arendt sont des exilés politiques ainsi que des opposants idéologiques au monde d’où ils sont originaires et que leur débat en est fortement imprégné, est une critique infondée, car l’exil de ces chercheurs n’est pas nécessairement à l’origine de leur pensée, encore moins de leur distance par rapport aux événements ayant donné naissance aux idéologies totalitaires 37. Le monothéisme s’inscrit dans la perspective des totalitarismes et des grandes idéologies de la modernité en tant que « religions politiques » ou « religions séculières ». Cette analyse, à de rares exceptions près, s’est imposée avec force, en même temps que la sécularisation. En ce sens que l’interprétation de la modernité, au moyen du concept de « religion politique », est l’expression même du progrès de la sécularisation. Certes, elle a été contestée, et au concept de religion politique on a opposé parfois celui de concept de religion de la politique, considérant que ce dernier ne relève pas d’une vraie religion, mais d’un processus inédit de sacralisation qui atteint des objets politiques (état ou parti) – les espaces impartis à la religion pouvant très bien subsister de manière plus ou moins indépendante. Sans vouloir contester l’impact du concept de la religion de la politique, qui peut concerner par exemple le franquisme espagnol, voire bien d’autres idéologies totalitaires d’Amérique latine à une certaine époque, on peut considérer que le concept de la religion politique est celui qui permet de mieux comprendre le bolchévisme russe, le fascisme italien ou le nazisme allemand – lesquels ne sont pas à confondre dans leurs origines et leurs évolutions, même s’ils partagent des éléments communs. Quoi qu’il en soit, la religion politique est une vraie religion nouvelle qui tente de remplacer une religion ancienne. De ce point de vue le nazisme est une religion politique qui s’est attaquée d’abord au judaïsme en attendant de s’attaquer au christianisme afin de le suppléer. L’explication paraît pertinente, même si ce n’est qu’une hypothèse, car le nazisme s’il a tenté de détruire le judaïsme, il a ménagé le christianisme qui a pris une position de réserve, pour ne pas dire plus – la plupart des Églises allemandes, à de rares exceptions près, ayant soutenu Hitler et son parti.

d’une interprétation », dans Raisons politiques : études de pensée politique 22 (2006), p. 119-173. 37. Voir D. Musiedlak , « Fascisme, religion politique et religion de la politique. Généalogie d’un concept et ses limites », dans Vingtième siècle. Revue d ’histoire 108 (2010), p. 71-84, spécialement p. 76.

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Le phénomène de l’islamisme politique, connu sous les noms de djihadisme ou de salafisme, peut être analysé avec le concept de religion politique 38. Il est facile de dire que les mouvements islamistes, qualifiés de « terroristes » en Occident mais pas nécessairement auprès les populations musulmanes, relèvent du concept de religion politique. Le monothéisme religieux et politique en Orient comme en Occident est alors la forme la plus réactionnaire qui soit depuis son instauration par Constantin et la dynastie constantinienne au IVe siècle 39. Une forme d’idéologie qui s’enracine dans le culte solaire qui a été mis en place par Aurélien au IIIe siècle  4 0, bien connu sous le nom de Sol invictus 41, mais que l’on peut faire remonter très haut dans le temps et notamment au culte des souverains de l’époque des royaumes hellénistiques 42 – un culte qui n’accepte aucun partage du pouvoir. Un culte que l’on veut faire remonter à la religion de Moïse et même à la religion d’Akhenaton – oubliant peutêtre qu’il y a des différences entre monolâtrisme, ce qu’elles sont éventuellement, et monothéisme, ce qu’elles ne sont certainement pas. La politique religieuse d’Aurélien (270-275) et de Constantin (306-337) va être précédée par celle de Dèce (249-251), qui va lancer le concept de religion étatique et va engager le transfert des prérogatives religieuses de la Cité à l’État, proclamant l’indivisibilité du politique et du religieux pour toute l’étendue de l’empire romain 43. Elle repose sur la conviction intime que l’empereur est le représentant terrestre de la divinité, que ce soit le Soleil ou le Christ. Eusèbe de Césarée (265-340) est l’auteur d’une réécriture de l’histoire politique, sociale, intellectuelle et spirituelle de l’humanité romaine selon un schéma chrétien et il est surtout l’auteur d’une théologie politique pré-

38. Voir R. Fabbri, Eric Voegelin et l ’Orient : millénarisme et religions politiques de l ’Antiquité à Daech, Paris, 2015. Voir aussi B. Cooper , New Political Religions, or an Analysis of Modern Terrorism, Columbia/Missouri, 2005. 39. Voir A. Bouché-L eclerq, L’intolérance religieuse et la politique, Paris, 1911. 40. Voir E. Cizek , « Pouvoir et religions sous le règne d’Aurélien », dans A. Vigourt – X. L oriot – A. Bérenger – B. K lein (Éd.), Pouvoir et religion dans le monde romain (en hommage à Jean-Pierre Martin), Paris, 2006, p. 97-113. Voir aussi E. Cizek , L’Empereur Aurélien et son temps, Paris, 1994. 41.  Voir G.H. H alsberghe , The Cult of Sol Invictus, Leyde, 1972. Voir aussi G.H. H alsberghe , « Le culte du Deus Sol Invictus à Rome au IIIe siècle après J.-C. », dans ANRW II, 17.4 (1984), p. 2181-2201. 42. Voir L. Cerfaux – J.L. Tondriau, Un concurrent du christianisme. Le culte des souverains dans la civilisation gréco-romaine, Paris-Tournai, 1957 ; O. R everdin (Éd.), Le culte des souverains dans l ’Empire romain, Vandoeuvre-Genève, 1973. 43. Voir J.B. R ives , « The Decree of Decius and the Religion of Empire », dans Journal of Roman studies 89 (1999), p. 135-154.

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sentant l’empire terrestre comme le reflet de l’empire céleste et l’empereur comme le légat du Christ  4 4 . Ainsi, le christianisme s’est développé dans un monde devenant de plus en plus centralisé, c’est-à-dire vers le contrôle, à partir d’un pouvoir unique, des mécanismes régissant la vie publique et la vie privée. Un tel système a été soutenu par une idéologie théologico-politique totalisante dont le premier grand théoricien pour l’empire romain a été Eusèbe de Césarée. Dans cette centralisation du pouvoir politique, de Dèce à Constantin et de Constance à Julien, le religieux a joué un rôle crucial dans la construction d’un régime de plus en plus théocratique et il a pris appui sur une idéologie politico-religieuse d’inspiration païenne ou chrétienne. Une idéologie qui reconnaît à un empereur, élu de la divinité et détenteur de la foi unique, le droit de gérer les affaires de la cité céleste. C’est ce monothéisme politico-religieux qui va imprégner le régime byzantin de Constantinople ainsi que le régime pontifical de Rome. C’est ce monothéisme politico-religieux à partir duquel le régime du califat musulman va se développer sous la férule des omeyades de Damas puis des abbassides de Bagdad. C’est ce monothéisme politico-religieux qui va conduire, pour paraphraser le titre du livre de Polymnia Athanassiadi, vers une pensée unique et voir une montée sans retour de l’intolérance politique et religieuse dans l’Antiquité tardive 45. Ceci étant, il ne faudrait peut-être pas oublier que le monothéisme est un concept relativement tardif que l’on applique par simplification langagière à des périodes anciennes, et qu’en règle générale les concepts ne correspondent pas nécessairement aux réalités. C’est pourquoi employer le terme monothéisme pour désigner certaines formes du religieux dans l’Antiquité est un anachronisme dont l’historien, à moins de vouloir se compliquer la tâche, n’a que faire. C onclusion Qu’on le veuille ou non les religions se proclamant monothéistes ont développé, chacune à sa manière, une idéologie de la vérité absolue qui a pris les vêtements de la politique et de la théologie puis de la science. Le reflux contemporain du positivisme et la reconnaissance progressive de la pluralité des raisons et des cultures ont renouvelé les rapports entre poli44. Voir T.D. Barnes , Constantine and Eusebius, Cambridge/Massachusetts, 1981. Voir aussi A. Cameron, « Constantinus Christianus », dans Journal of Roman Studies 73 (1983), p. 184-190. 45.  P. Athanassiadi, Vers la pensée unique. La montée de l ’intolérance dans l ’Antiquité tardive, Paris, 2010.

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tique et théologie. C’est ainsi qu’on en est arrivé à une certaine coexistence des régimes de vérités apparemment différents et même parfois se reconnaissant mutuellement  4 6. Observons encore que Jan Assmann affirme : « le monothéisme est une affaire de conversion, conversion personnelle d’abord, puis conversion collective » 47. Je suis d’accord avec cette affirmation, mais, contrairement à son hypothèse fondamentale, elle ne concerne que le monothéisme chrétien et le monothéisme musulman, en aucun cas, du moins dans l’Antiquité, le judaïsme qui repose sur l’adhésion ethnique et non sur la conversion spirituelle. Je voudrais encore dire, avec Gilbert Dagron dans un livre éclairant tant le passé que le présent, que l’histoire ne donne raison à personne 48. Elle permet tout au plus comprendre le passé, ses légitimités, ses dissimulations et ses manipulations. En guise de conclusion si tant est qu’il soit possible de conclure une telle conférence, je voudrais terminer en apportant encore une remarque et une citation qui me paraissent des plus fondamentales et qui ont conduit d’une certaine manière mes recherches tout au long de ces nombreuses années d’enseignement passées à l’École pratique des Hautes études. La remarque L’historien, à la différence du philologue et du littéraire, érige le texte en document pour servir à la reconstruction du passé. La grande confusion vient du fait que le philologue et le littéraire veulent aussi faire de l’histoire, mais souvent sans ériger leur texte en document – en restant soit à l’analyse philologique, soit à l’analyse littéraire. Il en va de même pour le philosophe et le théologien, qui tout en voulant donner un sens à leurs textes, veulent aussi faire de l’histoire. Bref, tout le monde veut reconstruire le passé à partir des textes, mais, en dehors de l’historien, du moins en principe, sans les ériger en documents : ce qui conduit à des erreurs de méthode et à des résultats tout aussi statiques qu’incertains et ne permettant aucunement la nuance. Le document doit venir du texte, celui qui a été transmis par plusieurs canaux. Mais le texte, complet ou fragmentaire, direct ou indirect, doit nécessairement exister. Il ne peut pas être postulé à partir d’une analyse littéraire, comme cela est le cas pour ce que l’on appelle le « document

46. Voir S. E ncel , Histoire et religions : l ’impossible dialogue ? Essai d ’analyse comparative des grilles de lecture historique des monothéistes, Paris, 2006. 47.  J. A ssmann, Le prix du monothéisme, Paris, 2007, p. 191. 48.  G. Dagron, Empereur et prêtre. Étude sur le « césaropapisme » byzantin, Paris, 1996, p. 328-329.

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Q » ou la « source Q », pour ne citer que le cas le plus célèbre, tout au moins dans les milieux théologiques. Il faut évidemment faire de l’analyse philologique (ou critique textuelle), de l’analyse littéraire, mais il faut aussi faire de l’analyse historique. Ce dernier exercice demande une contextualisation du texte, et donc une transformation en document, car seule cette transformation permet la contextualisation. En histoire, il faut partir du texte et non de l’idée que l’on se fait des informations fournies par le texte. Il y a cependant un a priori, difficilement évitable, car on va souvent, pour ne pas dire toujours, chercher le texte dont l’on sait qu’il peut contenir des informations sur un thème précis. L’historien doit connaître la philologie et la littérature du domaine dont il est spécialiste, mais il n’est ni un philologue, ni un littéraire – la confusion pouvant entraîner parfois bien des singularités. Tout cela est théorique et la pratique conduit à bien des distorsions avec la méthode historique, cependant il faut essayer de s’y maintenir, au risque, sinon, de biaiser les résultats de son analyse historique. En histoire, ce qui compte c’est d’abord le discours sur la méthode et ensuite la pratique de la méthode – l’exercice pratique devant toujours venir après l’exercice théorique. La citation La recherche ne progresse que par la formulation constante d’hypothèses défendables et leurs réfutations successives, ainsi que le souligne d’une certaine manière le philosophe Karl Popper : « Des idées audacieuses, des anticipations injustifiées et des spéculations constituent notre seul moyen d’interpréter la nature, notre seul outil, notre seul instrument pour la saisir. Nous devons nous risquer à les utiliser pour remporter le prix. Ceux parmi nous qui refusent d’exposer leurs idées au risque de la réfutation ne prennent pas part au jeu scientifique » 49.

Tout au long de ma carrière, j’ai beaucoup publié et donc pris ce « risque de la réfutation »... « Toute idéologie obscurcit la réalité »

Post Scriptum Je regrette de ne pas avoir pu utiliser dans cette étude le livre de Jan Assmann paru en allemand en 2006 50 et traduit en français en 2018 51 – la 49.  K. Popper , La logique de la découverte scientifique, Paris, 1973 (1935), p. 286. 50. J. A ssmann, Monotheismus und die Sprache der Gewalt, Vienne, 2006. 51. J. A ssmann, Le monothéisme et le langage de la violence. Les débuts bibliques de la religion radicale, Paris, 2018.

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version française étant une nouvelle édition de la version allemande. On doit observer que la distinction qui est établie dans ce livre entre le religieux et le politique ne paraît pas résoudre la question de la religion et de la violence. Il est difficile, en effet, d’affirmer que le problème se pose de manière différente en registre polythéiste et en registre monothéiste, si tant est qu’une telle distinction est opératoire. À mon avis, « la violence est une question de pouvoir, pas de croyance et de vérité », pour reprendre une phrase de l’auteur, tant dans le polythéisme que dans le monothéisme. Autrement dit, il y a autant de violence dans le polythéisme que dans le monothéisme. Vouloir sauver le monothéisme de la violence est une démarche légitime, mais pas au prix de distorsions nullement en rapport avec les réalités historiques, car soutenues par des concepts (« monothéisme de la fidélité » [= « Tous les dieux sont un ! » ; « monothéisme exclusif » ], « monothéisme de la vérité » [= « Pas d’autres dieux que Dieu ! » ; « monothéisme inclusif » ]) trop théoriques et pas documentés ou contextualisés. Il est difficile de penser avec l’auteur que le monothéisme veut se libérer du politique et donc de la violence. Autre concept qu’avance Jan Assmann : celui de « religion totale » qu’il définit, en se fondant sur le programme de Carl Schmitt pour l’État total, comme « une religion qui prétend à une position hégémonique sur la culture et l’être humain ». Il est précisé que « religion totale […] ne désigne pas une religion particulière, mais un état d’agrégation ou un degré intensité de la religion que différentes religions peuvent connaître ».

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Leuven 2012 (Éditions Peeters, Interdisciplinary Studies in Ancient Culture and Religion, 13) », dans Annali di storia dell ’esegesi [Bologne] 30 (2013), p. 112-123. 22. « La mémoire des persécutions. Colloque international autour des Livres des Macchabées, Paris, 22 et 23 mai 2012, Organisé par MarieFrançoise Baslez – Anne Cavé – Olivier Munnich (Paris IV – Sorbonne). Quelques observations et remarques », dans Judaïsme ancien / Ancient Judaism [Turnhout] 1 (2013), p. 312-319. 23. « Simon C. Mimouni, Jacques le Juste, frère de Jésus de Nazareth. Histoire de la communauté nazoréenne / chrétienne de Jérusalem du Ier au IVe siècle, Paris, Bayard, 2015. Débat avec Claudio Gianotto, Mauro Pesce et Markus Vinzent », dans Annali di storia dell ’esegesi [Bologne] 33 (2016), p. 259-288. À cette liste de recensions, s’ajoutent plus d’une centaine de comptes rendus parus dans la Revue des études juives et dans d’autres revues scientifiques internationales VI. C on fé r e nce s 1. « What makes a Christian in the First and Second Centuries? Identity or Consciousness? » (SBL Boston, 2008, version longue). 2. « The Ethnical-Religious Origins of Mani? » (SBL New Orleans, 2010, version courte). 3. «  Les établissements nazoréens, ébionites et elkasaïtes d’après les hérésiologues de la Grande Église » (SBL Chicago, 2013, version courte). 4. « Jésus de Nazareth et sa famille ont-ils appartenu à la tribu des prêtres ? Quelques remarques et réflexions pour une recherche nouvelle » (Conference on Patristic Studies Oxford, 2015, version courte). 5. « Du Verus Propheta (ébionite ?) au Sceau des Prophètes musulman » (ASMEA Washington, 2015, version courte). 6. « Le conflit inter-judéen (halakhique) entre Paul, Jacques et Pierre dans la réception des Actes des Apôtres » (Seven Enoch Seminar Nangeroni Meeting, 2016, version courte). 7. « What makes a Christian in the First and Second Centuries? Identity or Consciousness? » (Loyola University Chicago, The 2016 Annual John Cardinal Cody Lecture). 8. « James The Righteous, ‘The Brother of Jesus’ » (Loyola University Chicago, The Fall 2016 John Cody Graduate Seminar Presented by the John Cardinal Cody Chair of Theology).

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9. « Présentation de Simon Claude Mimouni, Jacques le Juste, frère de Jésus de Nazareth. Histoire de la communauté nazoréenne / chrétienne de Jérusalem du Ier au IVe siècle, Paris, 2015 (Éditions Bayard) » (SBL San Antonio, 2016, version courte). Les conférences signalées ne représentent qu’une petite sélection parmi de nombreuses interventions scientifiques et grand public VII. E n t r et i e ns 1. « Jacques de Jérusalem », débat avec Madeleine Scopello, dans KTO TV, émission La foi prise au mot, animée par Régis Burnet, le 17 mai 2015. 2. « Une famille nombreuse : les frères et les sœurs de Jésus ont joué un rôle non négligeable », dans Le monde des religions [Paris] de novembredécembre 2015, par Virginie Larousse. 3. « L’entreprise Jésus & Frères », dans Le Vif / L’express [Bruxelles] de décembre 2015, par Olivier Rogeau. 4. « Jacques le Juste, Frère du Seigneur », dans dans Le Monde de la Bible [Paris], Montrouge, 2016 (Livre numérique), par Benoît de Sagazan. 5. « Dire que Jésus n’a jamais existé ne tient pas ! », dans Le monde des religions [Paris] de novembre-décembre 2016, par Virginie Larousse. Les entretiens mentionnés ne sont que les plus récents