Les Recits De La Destruction De Jerusalem 70 Ap. J.c.: Contextes, Representations Et Enjeux (Judaisme Ancien Et Origines Du Christianisme, 19) (French Edition) 9782503588308, 2503588301

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Les Recits De La Destruction De Jerusalem 70 Ap. J.c.: Contextes, Representations Et Enjeux (Judaisme Ancien Et Origines Du Christianisme, 19) (French Edition)
 9782503588308, 2503588301

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LES RÉCITS DE LA DESTRUCTION DE JÉRUSALEM (70 AP. J.-C.)

Judaïsme ancien et origines du christianisme Collection dirigée par Simon Claude Mimouni (EPHE, Paris) Équipe éditoriale: José Costa (Université de Paris-III) David Hamidović (Université de Lausanne) Pierluigi Piovanelli (Université d’Ottawa)

LES RÉCITS DE LA DESTRUCTION DE JÉRUSALEM (70 AP. J.-C.) : CONTEXTES, REPRÉSENTATIONS ET ENJEUX, ENTRE ANTIQUITÉ ET MOYEN ÂGE Édité par Frédéric Chapot avec Gabriella A ragione, Serge Bardet, Alain Chauvot, Rémi Gounelle, Hervé Huntzinger, Régine Hunziker-Rodewald, Agnès Molinier-A rbo, Matthias Morgenstern, Céline Urlacher-Becht, Jean-Luc Vix

F 2020

Photo de couverture : Mosaïque de Madaba ( Jordanie, fin VIe s.) représentant la Terre sainte : détail comportant la ville byzantine de Jérusalem, traversée par le cardo. Archäologisches Institut der Universität Göttingen, photo Stephan Eckardt.

© 2020, Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, recording, or otherwise, without the prior permission of the publisher. ISBN 978-2-503-58830-8 E-ISBN 978-2-503-58832-2 DOI 10.1484/M.JAOC-EB.5.119432 ISSN 2565-8492 E-ISSN 2565-960X Printed in the EU on acid-free paper. D/2020/0095/17

TABLE DES MATIÈRES Avant-propos par Frédéric Chapot . . . . . . . . . . . . 11 Première partie: Jérusalem et la destruction des villes dans l’Antiquité : réalités historiques et mises en œuvre littéraires Chapitre I: La « destruction » de villes dans l’Antiquité romaine,  par Alain Chauvot . . . . . . . . . . . . . . . . . 21    I. Grille de lecture . . . . . . . . . . . . . . . . . 23   II. Corpus . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 32   III. Conclusion générale . . . . . . . . . . . . . . 75 Chapitre II: Le motif littéraire de la destruction des villes,  par Frédéric Chapot et Jean-Luc Vix . . . . . . . . . . 83   I. L’écriture de l’histoire et la dramatisation . . . . . . . 84   II. Le thème de la prise et de la destruction des villes dans     l’art oratoire . . . . . . . . . . . . . . . . . 95   III. Le modèle troyen sous l’Empire : de la destruction à la     refondation . . . . . . . . . . . . . . . . . 103   IV. La méditation antique sur les villes détruites . . . . . 106   V. Destruction et intervention divine . . . . . . . . . . 113 Chapitre III: La ville-princesse en pleurs : l’art de la communica  tion de la souffrance en Lamentations 1, 1-6,   par Régine Hunziker-Rodewald . . . . . . . . . . . . 123   I. Le texte de Lm 1, 1-6 . . . . . . . . . . . . . . 124   II. La composante d’action interactive dans Lm 1, 1-6 . . . 126   III. La composante d’orientation temporelle dans Lm 1, 1-6 . 127   IV. La composante d’orientation spatiale dans Lm 1, 1-6 . . 128   V. La composante d’action argumentative dans Lm 1, 1-6 . . 130   Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 133   Appendice . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 135 Chapitre IV: Le siège de Jérusalem selon Flavius Josèphe,   par Serge Bardet . . . . . . . . . . . . . . . . . . 137    I. Résumé des phases du siège . . . . . . . . . . . . 138    II. Les forces en présence à l’intérieur . . . . . . . . . 145    III. Un monument littéraire . . . . . . . . . . . . . 149    IV. Les horreurs de la guerre . . . . . . . . . . . . . 153

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   V. La chute du temple, produit d’un     signe de la Providence . . . .    VI. Un siège à la dimension cosmique   Conclusion . . . . . . . . . .

«  enthousiasme  » et . . . . . . . . . 162 . . . . . . . . . 164 . . . . . . . . . 171

Deuxième partie: La destruction de Jérusalem : interprétations et réécritures Chapitre V: Eusèbe de Césarée et les ruines de Jérusalem,  par Hervé Huntzinger . . . . . . . . . . . . . . . . 175    I. Jérusalem, l’histoire du monde et l’observance de la Loi . . 177    II. La chute de Jérusalem . . . . . . . . . . . . . . 181    III. Le caractère définitif de la destruction de Jérusalem . . 194    IV. Les ruines de Jérusalem et l’argument prophétique . . . 200   Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 208 Chapitre VI: Reconstruire Jérusalem au iv e siècle : Constantin,   Julien et les aléas d’une ville-symbole, par Gabriella A ragione . 209    I. L’émergence de la Jérusalem chrétienne . . . . . . . . 210    II. La « nouvelle Jérusalem » . . . . . . . . . . . . . 222    III. Une menace redoutable et imprévue : le projet de recon    struction du Temple . . . . . . . . . . . . . . 226   Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 232 Chapitre VII: Une lecture romaine et chrétienne de la chute de   Jérusalem : l’adaptation latine de la Guerre des Juifs attribuée à  Hégésippe, par Agnès Molinier-A rbo . . . . . . . . . . 233    I. Le motif de la ruine des cités . . . . . . . . . . . . 235    II. Un projet historiographique chrétien . . . . . . . . 241    III. Un antijudaïsme virulent . . . . . . . . . . . . . 244    IV. De Jérusalem à Rome . . . . . . . . . . . . . . 248   Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 253   Appendice . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 254 Chapitre VIII: Réflexions sur l’image et l’histoire du Temple   de Jérusalem dans le Midrash Bereshit Rabba,   par Matthias Morgenstern . . . . . . . . . . . . . . 259    I. Le temple dans la littérature rabbinique . . . . . . . . 259    II. Les premières allusions au temple dans le Midrash . . . 263    III. L’importance cosmologique du temple dans le Midrash . 266    IV. Le temple comme sujet de discorde entre Jacob et Ésaü . 273    V. La profanation et la souillure du Temple par les Gentils . 277    VI. Une tentative de reconstruction du temple  ? . . . . . 282   Appendice . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 291

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Chapitre IX: Un développement littéraire médiéval : la « légende »   de la Vindicta Saluatoris (Vengeance du Sauveur),   par Céline Urlacher-Becht et Rémi Gounelle . . . . . . 293   I.  La Vindicta Salvatoris : un récit du siège de Jérusalem ? . . 297    II. Le siège de Jérusalem : une vengeance de la Passion . . . 316   Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 332     Appendice 1 ‒ Texte latin du récit du siège de Jérusalem    (§  11-17) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 335     Appendice 2 ‒ Texte et traduction de l’hymne Arue, poli    conditorem . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 338 Bibliographie générale . . . . . . . . . . . . . . . . . 343 Index scripturaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 373 Index des auteurs et textes anciens et médiévaux . . . . . . . 378 Index des noms propres (divinités, lieux, personnes, peuples) . . . 390 Thesaurus (notions, sujets, thèmes) . . . . . . . . . . . . 397

AVANT-PROPOS Frédéric Chapot Les années 70-135 ont marqué un tournant dans l’histoire d’Israël et du judaïsme. Les événements sont bien connus. Suite à l’insurrection juive, qui éclata en 66 de notre ère, Jérusalem fut assiégée à partir de mars 70. La ville, surpeuplée de réfugiés qui avaient fui la répression romaine en Judée, mais aussi de pèlerins venus à Jérusalem pour la Pâque, fut rapidement en proie à une effroyable famine, du fait du siège romain. Pendant l’été les assauts se succèdèrent, jusqu’à l’incendie du Temple et la destruction de la ville. Pourtant les revendications identitaires et le messianisme juifs n’étaient pas morts, puisque, dès 132, Bar Kochba fut pris pour le Messie et fomenta une nouvelle insurrection. Elle se termina à son tour par une catastrophe, en 135. Sur les ruines de Jérusalem fut alors élevée une ville païenne, Ælia Capitolina, interdite aux Juifs, et l’empereur Hadrien fit changer le nom de la province de Iudaea en Palaestina, avec l’intention d’effacer toute relation entre ce peuple et sa terre, même si, dans l’usage, le mot Iudaea subsista encore longtemps. Du point de vue historique cette période de soixante-cinq ans témoigne d’un processus unique, et c’est bien l’ensemble de ces années qui constitue un tournant pour le judaïsme et le christianisme. C’est seulement à partir de 135 qu’on assiste à une clarification des relations entre les deux communautés religieuses et qu’on discerne les perspectives d’avenir. Mais les hommes ont besoin de dates symboliques, qui ramassent, en un seul événement, des évolutions et des processus historiques plus complexes et plus longs. La destruction du Temple et de la ville de Jérusalem en 70, avec le triomphe de Titus qui s’en est suivi à Rome, dès l’année suivante, et l’érection, en l’honneur de l’empereur, d’un arc orné de sculptures représentant les objets cultuels du Temple, a assez naturellement joué ce rôle. Flavius Josèphe, dont le récit fut sans doute composé à la cour impériale à Rome, consacra les derniers livres de sa Guerre des Juifs à la chute de Jérusalem et son œuvre connut un vaste retentissement : elle contribua ainsi à installer la portée symbolique de la date de 70, en devenant le point de départ d’une longue tradition chrétienne, dont on perçoit les traces dès le ii e siècle. Dans cet ouvrage collectif nous nous proposons d’explorer les traditions littéraires, juives et chrétiennes, du récit de la destruction de Jérusalem dans l’Antiquité et jusqu’au Haut Moyen Âge. Notre approche s’interesse moins aux événements qu’à la perception et à la mise en récit qu’ils ont

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suscitées. La démarche retenue consiste donc essentiellement à partir des textes, pour cerner les intentions qui ont présidé à leur rédaction, définir leur interprétation de l’événement, évaluer la portée qu’ils leur accordent. Cet angle d’analyse exclut donc de considérer frontalement la réalité historique de l’événement ‑ ses étapes, ses modalités, les intentions de ses acteurs ‑, tout comme de traiter directement la question des conséquences historiques, sur la communauté juive et sur l’Église chrétienne, de la destruction du Temple. La construction d’une lecture chrétienne de l’événement doit en effet assez peu aux textes du Nouveau Testament, qui n’évoquent que de façon marginale et allusive la ruine de Jérusalem. Dans les évangiles synoptiques c’est Jésus qui annonce l’attaque contre Jérusalem, la dévastation que subira la ville et la destruction du Temple. Mais, alors que les formulations de Matthieu et de Marc sont essentiellement inspirées par le style apocalyptique, dans une perspective eschatologique, Luc est le seul à évoquer la ruine de la ville historique 1. Le principal support d’une réflexion chrétienne sur l’événement semble avoir été la Guerre des Juifs de Flavius Josèphe, composée immédiatement après les événements de 70. Le récit du siège, de la prise et de la destruction de Jérusalem et de son Temple a pris une ampleur considérable chez l’historien juif, en occupant la totalité des livres V et VI de son ouvrage, et allait marquer considérablement la réception de l’événement par les siècles postérieurs. Le premier volet de notre enquête se propose de situer ce récit aux dimensions apparemment extraordinaires dans l’histoire des « destructions » de ville dans l’Antiquité et dans l’histoire des récits de prise de ville. Dans le premier chapitre Alain Chauvot dresse un bilan méthodique et inédit des « destructions » de ville, liées à des guerres, dans l’Antiquité romaine (« Corpus », p. 32-75), fondé sur une typologie en quatre rubriques : 1) la destruction de villes effectuée par Rome dans le cadre de la conquête ; 2) la destruction effectuée par des armées romaines de villes relevant de l’imperium romanum suite à révoltes, trahisons ou guerres civiles ; 3) la destruction de villes romaines ou amies de Rome effectuées par des ennemis externes ; 4) Jérusalem, qui pourrait figurer aussi dans la deuxième catégorie mais qui est traitée ici de façon plus détaillée. Il ne s’agit toutefois pas d’une livraison brute d’événements rapportés par les sources : Alain Chauvot accompagne ce bilan d’une longue introduction qui cherche à préciser la notion de « destruction », en prenant en considération le contexte (notamment religieux avec les procédures de l’euocatio 1.  Comparer Lc 19, 43-44 et 21, 20-24 avec Mc 13, 2 et 14-19 et Mt 24, 2 et 15-21. Voir L. Gaston, No Stone on Another. Studies in the Significance of the Fall of Jerusalem in the Synoptic Gospels, Leyde, 1970 (Supplements to Novum Testamentum, 23).

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et de la deuotio), la prise de décision, le moment, la nature, la cause et la portée de ces opérations, et qui s’interroge sur les notions de « reconstruction » ou de « refondation ». L’étude permet alors d’inscrire la « destruction » de Jérusalem dans les pratiques antiques de la guerre, tout en faisant apparaître sa singularité, en particulier dans l’élaboration de la décision. Deux études viennent compléter cet arrière-plan historique en se penchant sur la relation littéraire des événements de destruction dans les traditions de l’Antiquité. Frédéric Chapot et Jean-Luc Vix explorent le patrimoine littéraire grec et latin pour caractériser les traits de l’écriture antique de la destruction : sa topique, les genres littéraires qui l’accueillent, sa fonction pédagogique. Il s’agit de constater la pratique des auteurs anciens mais aussi de considérer les essais de théorisation qu’ils ont proposés. On verra comment le motif de la prise et de la destruction des villes a été traité dans les débats sur l’écriture dramatique de l’histoire et dans l’histoire de la rhétorique. On découvrira la fonction du modèle troyen et le schème de la destruction et de la refondation. Les destructions de ville, par le désarroi qu’elles suscitaient, ont aussi nourri la réflexion sur le destin des cités et des hommes et sur le rôle des dieux, et il était assez naturel que cette thématique, sous une forme moins éthique que théologique, s’invitât dans les débats qui ont accompagné la diffusion et le triomphe du christianisme dans l’Empire. À partir de cet état des lieux, le récit de la destruction de Jérusalem, hypertrophié dans la narration de Flavius Josèphe, devrait trouver sa juste place. Cette narration d’un Juif converti à l’idéologie romaine était déjà à la recherche des manifestations de Dieu dans les événements historiques, et par là l’auteur continuait d’appartenir à la tradition hébraïque. La posture de prophète que le narrateur se réserve et qui le rapproche d’un Jérémie imposait de prendre aussi en considération le motif proche-oriental de la douleur devant la mort d’une ville tel qu’il apparaît dans la Bible hébraïque. Dans l’ensemble très riche des évocations de la prise de Jérusalem par Nabuchodonosor en 587/586 av. notre ère, Régine HunzikerRodewald a choisi de se pencher sur la stance qui ouvre les Lamentations et dont elle propose une analyse de la communication narrative. Le texte met en scène trois entités : la ville, c’est-à-dire Jérusalem qui ne sera toutefois nommée que dans les versets suivants, le royaume de Juda, envahi par les païens, et Sion, sans doute la partie la plus sacrée de la ville, désertée par les croyants. L’auteur décrit, sur un mode pathétique, la souffrance de la ville présentée sous les traits universels de la femme abandonnée : délaissée par Dieu, qui n’intervint pas pour détourner le pillage et la déportation, mais aussi désertée par les fidèles qui ont eux-mêmes abandonné Yhwh. Ainsi armé, le lecteur sera en mesure d’aborder le texte de Flavius Josèphe, notre principale source des événements et notre unique tableau

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des groupes religieux, sociologiques et stratégiques en présence lors du conflit. Ce document « à la fois irremplaçable et invérifiable » est présenté par Serge Bardet. Après un résumé des phases du siège et une description des forces en présence, le document est abordé comme un discours et comme un monument littéraire, qui témoigne d’une culture aussi bien grecque que juive, sensible par exemple dans l’émulation posthume que l’écrivain semble bien entretenir avec Strabon. Mais au-delà l’auteur juif cherche surtout à donner une lecture des événements : la description réaliste des horreurs de la guerre vise à accabler les factions à l’œuvre dans Jérusalem, et spécialement les zélotes, dont la prise de pouvoir transforme la ville en « une nef des fous » aux traits carnavalesques. Par là Josèphe condamne le messianisme juif, et ce qu’il jugea comme des impiétés répétées des insurgés déchaîna la colère de Dieu, dont les Romains ne furent finalement que les agents. Écrite sous un empereur romain et sans doute relue par lui, la Guerre des Juifs, au-delà des apparences, vise moins un lectorat romain qu’une élite juive cultivée. C’est précisément cette ambiguïté du discours de Josèphe (un Juif qui écrit contre des factions juives) qui rendit possible une lecture chrétienne de la chute de Jérusalem comme punition pour n’avoir pas reconnu le Messie. Cette interprétation chrétienne des événements occupe largement, mais pas exclusivement, le deuxième volet de cet ouvrage. Celui-ci se propose en effet d’explorer, de l’Antiquité aux premiers siècles du Moyen Âge, les lectures, interprétations et réécritures des événements et des sources qui les relatent. Il n’est pas question de reprendre à nouveaux frais l’ensemble des analyses des textes chrétiens sur le sujet, bien étudiés par ailleurs 2 . Hervé Huntzinger fait le choix de concentrer son attention sur Eusèbe de Césarée. Celui-ci joua en effet un rôle décisif dans la diffusion de l’œuvre de Josèphe, parce qu’elle constituait une pièce essentielle dans son projet de faire converger, sous le règne de Constantin, histoire de l’Empire et histoire de l’Église. Par là il christianisait la Guerre des Juifs et, en synthétisant les interprétations de l’événement proposées depuis le ii e siècle, il fixait la lecture chrétienne de la chute de Jérusalem. Le relevé des thèmes mis en œuvre à ce sujet dans différents textes d’Eusèbe – Histoire ecclésiastique, Démonstration évangélique, Commentaire sur Isaïe, Théophanie – révèle la permanence de l’interprétation proposée, qui aura un rôle décisif dans la suite de la littérature chrétienne : la destruction de Jérusalem est une punition infligée au peuple juif pour avoir tué le Christ et persécuté les Apôtres, et le caractère définitif de cet anéantissement est interprété comme une preuve de la fin du judaïsme. On y voit aussi que l’évêque de 2.  Voir par exemple, pour les trois premiers siècles, H.-M. Döpp, Die Deutung der Zerstörung Jerusalems und des zweiten Tempels im Jahre 70 in den ersten drei Jahrhunderten n. Chr., Tübingen, 1998.

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Césarée, engagé dans une forte tension avec l’évêque de Jérusalem, à la fois valorise les ruines de la ville et du Temple, comme témoignage de l’obsolescence du judaïsme, et conteste les entreprises qui pourraient conduire à une surévaluation du site, devenu chrétien, de Jérusalem. Au cours de ce iv e siècle, deux empereurs romains, à quelques décennies d’écart et avec des intentions opposées, ont cherché à ancrer très concrètement l’histoire de Jérusalem dans la politique et l’idéologie contemporaines : successivement Constantin, puis Julien ont en effet conçu des projets de reconstruction à Jérusalem. Le premier offrit au site un vaste complexe architectural chrétien, comme il le fit ailleurs dans l’Empire, tandis que le second lança une entreprise, jamais terminée, visant à restaurer l’identité juive de la ville. Gabriella A ragione étudie les sources littéraires de ces deux programmes et s’interroge sur la portée de ces entreprises. Le développement du christianisme s’était accompagné d’un détachement progressif par rapport à sa région d’origine, qui semblait susciter comme un embarras chez les chrétiens : il n’est pas impossible que les deux entreprises impériales témoignent d’une nouvelle étape, qui vit la réappropriation, consciente et volontaire, du territoire par les chrétiens, et donc aussi, parallèlement, de la part de l’apostat Julien, une contestation de ce mouvement. En d’autres termes les entreprises de Constantin et le projet de Julien répondent à la volonté de restituer la ville sainte à son légitime possesseur : les chrétiens pour Constantin, le peuple juif pour Julien dont la démarche visait à rétablir une répartition religieuse des espaces conforme à l’histoire traditionnelle des peuples et donc à écarter le christianisme. Le texte de Flavius Josèphe donna lieu dans l’Antiquité tardive à au moins deux versions latines. L’une, en sept livres, proche du grec, a été attribuée, assez tardivement et à tort, à Rufin d’Aquilée : elle remonte peut-être au iv e ou v e s. et, malgré la richesse de sa transmission manuscrite, elle n’a pas encore suscité beaucoup d’attention chez les chercheurs. L’autre, beaucoup plus libre par rapport au texte grec, se présente davantage comme une adaptation, composée à la fin du iv e siècle ou au début du v e siècle. Elle est l’œuvre d’un auteur qui n’est pas encore identifié et qu’on appelle généralement, en raison de l’histoire du texte, le Pseudo-Hégésippe. Son titre varie également selon les manuscrits, et on la désignera ici sous son intitulé le plus courant et le plus neutre, Historiae. Agnès MolinierA rbo se penche sur ce texte, qui n’a encore fait l’objet d’aucune traduction française moderne. Elle montre que l’Anonyme cherche à rivaliser, littérairement, avec Flavius Josèphe, et adopte son interprétation de la punition divine des Juifs en la christianisant. Mais il conteste parfois aussi son modèle et déplore ses insuffisances. Surtout, destinées à promouvoir une vision chrétienne de l’histoire à l’honneur depuis le règne de Constantin et les écrits d’Eusèbe, les Historiae témoignent de tous les traits littéraires et idéologiques caractéristiques de l’élite romaine de la fin de l’Empire.

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C’est en effet ce contexte qui permet d’éclairer les enjeux de cet ouvrage : peut-être répondre aux tentatives de reconstruction de Jérusalem mais principalement affirmer la place de Rome comme nouvelle ville sainte du christianisme. Quand on se tourne vers les œuvres juives, l’écart est saisissant. La littérature rabbinique, tout en insistant sur l’importance de Jérusalem et de son Temple et sur les règles halakhiques rattachées à ce site, eut peu à dire sur la destruction du Temple : la pratique rituelle et quotidienne l’emporte, dans la perspective adoptée, sur toute préoccupation historique ou théologique. Dans ce volume Matthias Morgenstern étudie les traces de l’événement de la destruction de Jérusalem dans le Midrash Bereshit Rabbah, texte important puisqu’il constitue le premier midrash de type exégétique. Des allusions à l’événement sont en effet perceptibles, notamment l’entrée de Titus dans le Saint des Saints et la punition qu’elle lui valut (le moustique qui pénétra dans ses narines), le projet de reconstruction du Temple, l’enracinement du désastre dans les structures, incomplètes ou imparfaites, de la création qui tend à disculper le peuple juif. Néanmoins elles sont enchevêtrées dans un discours aux multiples strates évoquant tout à la fois la création du monde, la Torah et le Temple, et le tableau peint par le midrash fait coexister les interprétations et les événements de plusieurs siècles. Au Haut Moyen Âge occidental et chrétien, on trouve également une grande liberté vis-à-vis de la chronologie, avec des intentions évidemment très différentes. À cette époque, la large diffusion de la Guerre des Juifs de Flavius Josèphe et de son adaptation latine par le Ps.-Hégésippe a alimenté toute une littérature légendaire sur la ruine de Jérusalem. Fondée sur les interprétations déjà anciennes, mais popularisées par les deux récits du i er et du iv e siècle, elle voit dans la chute de Jérusalem non seulement un châtiment divin, mais un acte de vengeance accompli au nom de Dieu par la main des Romains. La Vindicta Saluatoris en constitue le meilleur exemple. Composé à une date indéfinie, à situer vraisemblablement entre le vi e et le ix e siècle, ce texte polymorphe connut une grande fortune au Moyen Âge. Céline Urlacher-Becht et Rémi Gounelle en comparent deux recensions, à partir des manuscrits de Londres (BL, Royal, 8 E XVII) et de Saint-Omer (BM 202) et révèlent les liens étroits qui unissent ce texte avec l’œuvre de Josèphe par l’entremise de celle du Ps.-Hégésippe. S’affranchissant du cadre historique, le récit condense en un seul moment la mort de Jésus et la destruction de Jérusalem, pour mieux souligner, dans une approche théologique, le lien entre les deux événements ; les modalités du châtiment des personnages jugés responsables de la chute de la ville s’inspirent, en particulier dans la recension volusienne, peut-être plus tardive, des événements de la Passion du Christ et constituent une sorte de châtiment par le talion. Conjointement le récit, fortement focalisé sur le

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destin des assiégés, amène à l’effacement complet du sort du Temple et partiel de ce qui arrive à la ville de Jérusalem. Une démarche similaire apparaît dans un poème narratif à vocation didactique, l’hymne Arue, poli conditor, composé avant 760, dont Céline Urlacher-Becht propose ici une traduction complète. Parmi les conclusions qui pourraient être tirées de ce vaste panorama, nous voudrions en souligner ici deux. Notre approche, sans négliger les questions historiques et théologiques, s’est centrée sur l’étude des discours, et elle a permis de décrire une tradition littéraire. Flavius Josèphe compose son récit en suivant les modèles aussi bien gréco-romains que bibliques des récits de destruction de villes ; Eusèbe adopte l’héritage joséphien pour fonder, dans le sillage d’auteurs antérieurs, une interprétation chrétienne de l’événement ; le Ps.-Hégésippe offre, pour sa part, une adaptation latine et tardo-antique du récit de Flavius Josèphe en lui faisant exprimer les préoccupations politiques et religieuses de son temps et de son lieu de composition, la Rome tardive ; plus tard la Vindicta Saluatoris, en s’inspirant, du moins pour l’une de ses recensions, du Ps.-Hégésippe, puise à son tour dans cette tradition et la pousse à son terme, en insistant sur l’idée de vengeance, et elle connut une grande fortune tout au long du Moyen Âge. Les intentions, les méthodes, les modes d’écriture ont varié, mais ces productions littéraires s’enracinent dans un socle commun, finalement plus restreint qu’on pourrait le penser, et constituent, par les phénomènes d’imitation, d’adaptation, de réécriture ou de transfert dont ils témoignent, un bel exemple de ce qu’est précisément une tradition, non pas une réalité figée, mais une matière souple et plastique. Naturellement les textes peuvent appartenir de façon plus ou moins centrale à cette tradition. Ainsi l’étude du Midrash Bereshit Rabba révèle des points de contact surprenants et indéniables, qui montrent que la littérature rabbinique ne fut pas sans connaître, dans une certaine mesure, l’influence de la tradition grécoromaine et chrétienne ; mais, d’un autre côté, par ses modalités d’écriture, ses préoccupations, sa façon d’envisager le passé, elle occupe une position marginale dans la tradition littéraire que nous avons explorée : sans y être tout à fait étrangère, elle y est rattachée d’une façon singulière et indirecte. Sur un plan plus historique et idéologique, le panorama que brosse cet ouvrage révèle combien Jérusalem, des premiers siècles de notre ère jusqu’au Haut Moyen Âge (nos investigations n’allant pas au-delà), a pu être un enjeu central dans des débats et des conflits à la fois politiques et religieux. Les récits que nous avons parcourus mettent en effet Jérusalem au centre de discussions dont les implications dépassent bien souvent la ville ellemême : elle fut objet de rivalité, lors de la révolte juive, entre les factions en présence ; elle a été le théâtre ultime et décisif de la guerre entre Rome et les Juifs ; réduite à l’état de simple ville de province de l’Empire, sous le nom d’Ælia Capitolina, elle devint un enjeu idéologique fort entre Juifs,

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païens et chrétiens, chacun des groupes cherchant, sous une forme ou sous une autre, à s’approprier ce lieu symbolique ; elle fut même utilisée par les empereurs comme un instrument approprié à exprimer leur pouvoir et leur politique ; bien plus tard, elle restera le lieu de la mort du Christ et on jugera, dans une interprétation qui ne cessa de se durcir, qu’elle porte la trace de la vengeance du Sauveur. Sur ce plan historique également, on voit donc comment, dans l’Antiquité tardive et le Haut Moyen Âge, la ville de Jérusalem, tout en gardant des traits intangibles, ne cessa de se charger de significations toujours renouvelées, et on sait que le mouvement n’était pas près de s’arrêter. Cet ouvrage est le fruit d’un travail mené pendant plusieurs années à Strasbourg par un groupe constitué essentiellement de membres d’équipes de recherche de l’Université de Strasbourg  : Agnès Molinier-A rbo, Jean-Luc Vix et Frédéric Chapot, membres de l’EA 3094 CARRA, « Centre d’analyse des rhétoriques religieuses de l’Antiquité » ; Gabriella A ragione, Régine Hunziker-Rodewald et Rémi Gounelle, membres de l’EA 4378 « Théologie protestante » ; Céline Urlacher-Becht et Alain Chauvot, membres de l’UMR 7044 ARCHIMEDE, « Archéologie et histoire ancienne : Méditerranée – Europe ». Ce groupe, à l’origine du programme de recherche, s’est adjoint des collègues extérieurs choisis pour leurs compétences : Serge Bardet (Université d’Evry-Val d’Essonne, UMR 8210 ANHIMA, « Anthropologie et Histoire des Mondes Antiques »), Hervé Huntzinger (Université de Lorraine, EA 1132 Hiscant-MA, « Histoire et cultures de l’Antiquité et du Moyen Âge ») et Matthias Morgenstern (Université de Tübingen, titulaire de la Chaire Gutenberg de Strasbourg pour l’année 2017). De cette façon l’équipe avait une dimension pluridisciplinaire, en réunissant des historiens de l’Antiquité tardive, des philologues hellénistes et latinistes spécialistes de l’époque impériale, des patristiciens, des experts du Proche-Orient et du judaïsme. La démarche a d’emblée été conçue comme collective, et elle l’a été d’un bout à l’autre de la réalisation : l’architecture du livre a été élaborée conjointement, certains chapitres ont été rédigés à plusieurs mains, et chaque contribution a été présentée en séance de travail collectif et relue par les membres du groupe. Les chapitres sont signés, mais aucun d’entre nous n’ignore ce qu’il doit à la réflexion collective, y compris dans la rédaction de cet avant-propos. Tous les participants se sont pliés avec bonne volonté à cette règle, qui est peut-être l’une des originalités de notre entreprise et qui a permis, nous l’espérons, de faire progresser la qualité de l’ensemble.

Première partie Jérusalem et la destruction des villes dans l’A ntiquité : réalités historiques et mises en œuvre littéraires

Chapitre I

LA « DESTRUCTION » DE VILLES DANS L’ANTIQUITÉ ROMAINE Alain Chauvot La destruction de Jérusalem en 70 ap. J.-C. s’inscrit dans la longue série de destructions de villes survenues à l’époque romaine : villes ennemies de Rome ou rebelles à son autorité, mais aussi villes romaines détruites par des adversaires de Rome ou du fait de guerres civiles ; le problème est de savoir comment cette inscription s’opère. Dans quelle mesure une approche comparatiste permet-elle de mettre en évidence des analogies et des spécificités dans la destruction de Jérusalem ? Et dans quelle mesure l’analyse de la destruction de Jérusalem permet-elle de mieux définir la notion de « destruction » de ville ? Celle-ci étant indissociable des notions de « reconstruction », de « refondation » ou de « construction d’une nouvelle ville », on s’interrogera aussi sur la question de l’établissement de la colonia Ælia Capitolina par Hadrien. Ce tableau, assurément incomplet, et volontairement factuel, des « destructions » de villes dans l’Antiquité romaine (ainsi que des « reconstructions » et « refondations ») entend donc contribuer à la fois à l’analyse de la destruction de Jérusalem et à une réflexion sur la notion de « destruction ». Ce bilan ne prend en considération que des destructions liées à des guerres ; pour celles qui résultent de causes naturelles, on pourra se référer à la synthèse de Gérard Lucas 1. On cherchera à préciser la notion de « destruction », en prenant en considération le contexte, la prise de décision, le moment, la nature, la cause et la portée de ces opérations, tout en s’interrogeant sur les notions de « reconstruction » ou de « refondation ». Il n’existe pas, à ma connaissance, d’étude globale sur le sujet ; on peut toutefois, pour l’époque royale et la République, partir de l’article de Guillaume Flamerie de Lachapelle, qui recense, chez Tite Live, 28 destructions attestées (sur 255 villes prises, avec deux types de traitement, dureté : 103,

1. G. Lucas, « Les sociétés de l’Antiquité face aux séismes », dans Séismes et tsunamis dans l ’Antiquité, Table ronde, Maison de l’Orient et de la Méditerranée, Lyon, 25 avril 2007, Archéosismicité et tsunamis en Méditerranée, Approches croisées, I.  R ebé-M arichal, A. L aurenti, I. Boehm et J. Ph. Goiran (éd.), Perpignan, 2012, p. 187-222. Les récits de la destruction de Jérusalem (70 ap. J.-C.), édité par Frédéric Chapot (JAOC 19), Turnhout 2020, p. 21-81. DOI 10.1484/M.JAOC-EB.5.119482 © F  H  G

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douceur : 41, pas d’informations : 111) 2 . La notion de « destruction » sera utilisée dans un sens large, dès lors qu’une destruction est mentionnée par une source, même si la documentation, littéraire ou archéologique, fait voir la persistance d’une activité sur le site. L’utilisation de guillemets est fondée sur le constat que ce terme peut correspondre à des réalités diverses, présentant des différences de degré voire de nature, même s’il arrive que cette diversité se traduise par l’emploi d’un même verbe comme delere ou, surtout, diruere, notamment chez Tite Live, ou κατασκάπτειν qui signifie « détruire de fond en comble ». Les sources ne permettent pas toujours de distinguer entre destruction totale et destruction partielle, destruction par simple « fait de guerre » ou par décision délibérée, destruction de fond en comble ou mise à sac 3. La notion de « ville » pourrait dans certains cas être employée avec des guillemets ; c’est ainsi que Strabon prévient, en se fondant sur Posidonios, qui s’amuse de Polybe (XXV, 1, 1) à propos des « villes » détruites en Espagne par le père des Gracques, que les généraux et les historiens romains ont pu ainsi qualifier de simples camps fortifiés 4 . L’un des enjeux de cette étude est la prise en compte de la dualité villecité. La cité antique (ciuitas) est définie, dans un esprit cicéronien, comme une communauté s’administrant elle-même à partir d’un chef-lieu urbain (urbs), le sens des termes latins ayant pu toutefois évoluer 5. Elle possède 2. G. Flamerie de L achapelle, « Le sort des villes ennemies dans l’œuvre de Tite Live : aspects historiographiques », Revue de philologie, de littérature et d ’histoire anciennes, 81/1 (2007), p. 79-110. 3.  Voir en particulier les remarques méthodologiques de P. A ssenmaker, « Poids symbolique de la destruction et enjeux idéologiques de ses récits. Réflexion sur les sacs d’Athènes et d’Ilion durant la première guerre mithridatique », Destruction, Archeological, Philological, and Historical Perspectives, J. Driessen (éd.), Presses Universitaires de Louvain, 2013, p. 391-414. Cf. aussi St. H. Rutledge « The Roman Destruction of Sacred Sites », Historia, 56/2 (2007), p. 179-195 ; Sk. Neil, The Archeology of Destruction. A Roman Perspective, Dissertation, Ann Arbor, 2012, p. 179-195 ; A. Ziolkowski, « Urbs direpta, or How The Romans Sacked Cities », dans J. R ich et G. Shipley (éd.), War and Society in the Ancient World, Londres ‒ New York, 1991, p.  69-91. Sur la représentation des destructions, voir V.  Huet, « Images et imaginaires romains de la ville châtiée », dans P. Gilli et J.-P. Guilhembet (éd.), Le châtiment des villes dans les espaces méditerranéens (Antiquité, Moyen Âge, Époque Moderne), Turnhout, 2012, p. 48-65 (surtout à propos de Carthage et de Corinthe). Sur la question connexe des massacres, que je ne traite qu’indirectement, voir N. Barrandon « Les gouvernants de la République romaine et le massacre : de la tactique militaire au vice », dans La pathologie du pouvoir : vices, crimes et délits des gouvernants. Antiquité, Moyen Âge, Époque moderne, P. Gilli (dir.), Leyde  ‒ Boston, 2016, p.  13-41. 4.  Strabon, III, 4,  13 (καταλῦσαι). 5.  Cicéron, Pour Sestius, 91 ; La République, I, 26, 41 ; I, 32, 49 ; cf., entre autres, H. I nglebert, Histoire de la civilisation romaine, Paris, Nouvelle Clio, 2005, p. 63 ; toutefois, la problématique ne se réduit pas à l’opposition des termes

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son identité, institutionnelle et religieuse, et, dans le cas de Jérusalem, elle joue le rôle exceptionnel de capitale religieuse ; la ville est une agglomération disposant d’un habitat privé et de monuments publics et religieux. Dans le cas de Jérusalem le Temple est à la fois un élément essentiel de la topographie urbaine et la marque de la cité comme capitale religieuse. Dans quelle mesure les notions de « destruction de ville » et de « destruction de cité » se distinguent-elles et s’entrecroisent-elles ? Comment s’articulent-elles ? I. G r i l l e

de l ect u r e

A. La notion de « destruction » Les sources ne font connaître que dans une minorité de cas une décision formelle de destruction, émanant soit du Sénat (Carthage, Corinthe), soit du chef militaire en charge de la prise de la ville (Numance, Carystus, Illiturgi, Jérusalem). La décision peut être antérieure ou postérieure à cette prise. Or, dans la majorité des cas, les sources se contentent de mentionner la destruction, en la caractérisant parfois par des qualificatifs qui traduisent son caractère particulièrement violent ou en indiquant que la ville a été incendiée, sans que nous sachions toujours si cet incendie a accompagné la prise de la ville ou s’il lui a été postérieur. Il peut donc être difficile de se prononcer sur la nature de la destruction : est-elle liée à une décision formelle ou découle-t-elle de circonstances ? L’assaillant peut en effet employer dans l’assaut des moyens tels – essentiellement l’incendie – qu’une destruction puisse en résulter. Il est conscient de ce résultat possible mais cela ne suffit pas pour qu’on puisse assimiler cet ordre d’incendie qui accompagne l’assaut, de nature militaire, à une décision formelle de destruction « de fond en comble », qui est de nature politique (même si elle est le fait d’un imperator). Dans le premier cas, c’est une « ville », au sens d’agglomération, qui est détruite, dans le second, c’est aussi une « cité », définie au sens institutionnel et religieux, latins urbs et ciuitas, cf. sur l’évolution de la terminologie de la ville et de la cité, M.  Corbier, « Les mots de la ville et de la cité dans l’empire romain », Topoi, Supplément, 12. Villes et campagnes aux rives de la Méditerranée ancienne, Hommages à Georges Tate, textes réunis par V. Charpentier et V. P uech, 2013, p. 517-542 : le centre urbain peut être désigné comme oppidum, voire ciuitas dans le latin tardif, et la cité comme res publica. Différemment en grec πόλις, largement employé par Flavius Josèphe, est l’équivalent à la fois d’urbs, ciuitas et res publica, voir Pausanias, Description de la Grèce, X, 4, 1 ; cf. Corbier, « Les mots », p. 536, se référant à Éd. L évy, « La cité grecque, invention moderne ou réalité antique ? », dans Cl.  Nicolet (éd.), Cahiers du Centre Glotz, I. Du pouvoir dans l ’Antiquité : mots et réalités, Genève, 1990, p. 66.

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qui disparaît en même temps que la ville est rasée. Et une ville « détruite » par le seul effet d’un incendie ne présente pas non plus le même aspect qu’une cité anéantie, dont l’agglomération urbaine a été entièrement et délibérément rasée et dont l’identité a été abolie. Le cas complexe de Jérusalem permet précisément de comprendre la distinction entre un incendie résultant d’un ordre militaire, qui relève des actes de guerre, et une destruction de fond en comble résultant d’une décision politique. À en croire Flavius Josèphe, Titus voulait d’abord conserver la ville 6 ; devant le comportement des Juifs, qui refusent de jeter leurs armes et de se rendre, et tout en les traitant de « scélérats 7 », il a ordonné à ses soldats d’incendier et de piller, estimant dans ces conditions pouvoir s’appuyer sur la « loi de la guerre » (πολέμου νόμῳ) 8 ; relevons d’ailleurs que cet ordre est donné postérieurement à sa proclamation comme imperator par les soldats 9. Certes, s’il avait accepté l’offre des Juifs, il aurait pu techniquement prendre la ville, tout en acceptant que la population ne se rende pas 10, mais dans ce cas la notion même de victoire n’aurait pu s’appliquer à cette opération 11, ce qui était par définition impensable. L’incendie en cours d’assaut est donc à la fois un moyen de prendre la ville, une démonstration de la victoire romaine, qui ne peut être que totale, et un châtiment supplémentaire. Mais cet ordre militaire donné dans le cours de l’action et opéré par l’incendie (dont les effets sont sans limite précise, mais différents d’une opération de destruction de fond en comble) doit être bien distingué de l’ordre politique de destruction de la ville et du Temple « de fond en comble » donné par Titus postérieurement à la prise 12 . Celuici fait disparaître totalement la cité ; il est, pour le point de vue officiel romain, en conformité avec les praecepta et consilia donnés par l’Auguste Vespasien antérieurement à la prise, qui n’étaient pas toutefois, comme on le verra, des ordres formels, puisqu’ils laissaient sans doute une marge d’appréciation à Titus 13. On a donc, dans ce cas-ci, deux ordres, donnés dans des moments différents, avec des modalités et des finalités distinctes. On peut certes contester la version des faits donnée par Flavius Josèphe ; 6.  Flavius Josèphe, Guerre des Juifs, VI, 6, 2, 324. 7.  Flavius Josèphe, Guerre des Juifs, VI, 6, 2, 343 ; 347. 8.  Flavius Josèphe, Guerre des Juifs, VI, 6, 3, 353 : « Titus leur fit proclamer par héraut […] que désormais il ferait tout selon les lois de la guerre. Il donna alors licence à ses soldats d’incendier et de piller la ville » (ici et dans tout l’article, sauf mention contraire, trad. P. Savinel, Paris, 1977). Inversement, Titus dit aux Juifs qu’il avait bien voulu auparavant « oublier les lois de la guerre » (VI, 6, 2, 346). 9.  Flavius Josèphe, Guerre des Juifs, VI, 6, 1, 316. 10.  Flavius Josèphe, Guerre des Juifs, VI, 6, 3, 351. 11.  Flavius Josèphe, Guerre des Juifs, VI, 6, 3, 352 : Titus estime que les Juifs, en communiquant leurs décisions, se comportent comme s’ils étaient les vainqueurs. 12.  Flavius Josèphe, Guerre des Juifs, VII, 1,  1, 1 (κατασκάπτειν). 13.  CIL VI 944 = ILS 264 (arc de Titus) ; sur cette question, infra.

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il n’empêche que, au moins sur le plan conceptuel, son récit fait apparaître cette double notion, incendie sans limites d’une ville résultant de l’acte de guerre et démontrant la victoire totale, et anéantissement d’une cité décidée par le vainqueur. Dans la pratique, l’anéantissement prolonge certes les destructions opérées pendant l’affrontement mais relève d’une décision distincte et d’une procédure spécifique, l’arasement se distinguant de l’incendie. On constate donc que, sous ce même terme de « destruction », on peut avoir des processus différents ; cela pourrait expliquer que nombre de villes « détruites » soient seulement des villes fortement endommagées dans l’assaut, parce que celui-ci, même accompagné d’incendie, n’a pas été suivi d’une procédure formelle de destruction « de fond en comble ». On pourrait donc distinguer deux façons de prendre une ville : soit en manifestant une certaine retenue envers les personnes et les biens, soit en n’épargnant rien, ce qui pouvait entraîner sa destruction, notamment par incendie. Ainsi une « destruction » pouvait résulter de processus différents : une décision antérieure, ou postérieure (destruction intentionnelle), ou une violence sans retenue en prenant la ville et liée aux circonstances de celle-ci (destruction circonstancielle). Mais de toute façon, toute destruction, par quelque processus qu’elle soit menée, met en jeu le rapport aux « lois de la guerre ». Une telle référence est entendue chez Flavius Josèphe dans un sens extensif : c’est ce que permettent de telles lois, c’est-à-dire détruire sans limites. Différemment, chez Cicéron, l’expression iura belli reçoit un sens restrictif : c’est ce que ne permettent pas de tels iura ‑ ce qui peut mener, précisément, à ne pas détruire. Il faut, dit-il, observer ces lois au plus haut point (maxime conseruanda), de sorte qu’on laisse vivre des adversaires qui ne se sont pas montrés cruels ni inhumains ; a contrario, les destructions de Carthage et de Numance sont pour lui légitimes (avec une hésitation sur celle de Corinthe) 14 . Les exemples donnés sont ceux de cités détruites. Ce sont là deux angles d’approche différents d’un même concept. Et, dans la mesure où Cicéron cite ces iura à propos de décisions politiques mûrement délibérées, alors que Flavius Josèphe évoque la « loi de la guerre » à propos d’un ordre donné au moment de l’assaut, on voit que la référence à ces lois peut s’inscrire dans des processus différents : les « lois de la guerre » permettent la destruction, soit par traitement brutal pendant l’assaut (Jérusalem dans un premier temps), soit par suite d’une décision politique antérieure (Carthage) ou postérieure (Numance, Jérusalem dans un second temps), mais elles pourraient également éviter une destruction – une observation théorique sur laquelle les sources ne nous renseignent guère 15, si ce n’est, par exemple, implicitement, à propos d’une destruction effectuée par un général mais jugée ensuite illégitime par le Sénat (Carystus), le cas de 14.  Cicéron, Les Devoirs, I, 11, 34 – I, 13, 41. 15.  Malgré une envolée rhétorique de Cicéron, Les Devoirs, I, 11, 35.

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Corinthe témoignant d’une hésitation, voire d’une divergence de points de vue. Enfin, il faut bien distinguer entre une mise à sac, avec massacres des habitants, voire des destructions partielles opérées au moment de la prise, et un incendie délibérément et globalement organisé : c’est ainsi qu’en 86 av. J.-C. Sylla, tout cruel qu’ait été alors son comportement, interdit d’incendier Athènes mais autorise sa mise à sac 16, sans doute pour préserver son image auprès de la nobilitas 17. Mais la guerre et la destruction d’une cité ne relèvent pas seulement de domaines qui seraient strictement militaires ou politiques. Une des clefs de compréhension de la notion de destruction se trouve dans la relation entre la guerre et le monde divin. À Rome, la volonté d’anéantissement d’une cité peut se traduire par un appel aux divinités afin de priver celle-ci de la lumière du jour. C’est la question de la deuotio, et de son indispensable préalable, l’euocatio de la ou des divinité(s) tutélaire(s) de la cité, qui met en jeu, de façon différente, la volonté de ne pas faire la guerre aux dieux de l’ennemi. B. Euocatio et deuotio Il faut se référer aux définitions données, dans l’Antiquité tardive, par Macrobe, dans un passage des Saturnales qui évoque des débats et des recherches sur ces antiques notions 18. Le texte s’élève contre une idée reçue, selon laquelle euocatio et deuotio seraient contenues dans une même formule, alors qu’il s’agit de deux procédures différentes 19. Si l’on doit déduire du texte qu’une deuotio est nécessairement précédée par une euocatio 20, il ne s’ensuit pas que toute euocatio soit suivie d’une deuotio ; Macrobe présente d’ailleurs l’euocatio comme une coutume, qui paraissait habituelle en cas de prise de ville 21, alors que pour la deuotio il cite un cer16.  A ppien, Livre XII, La Guerre de Mithridate, XXXVIII, 149 ; Plutarque, Apophtegmes des rois et des généraux, 202 E (ordre d’épargner la ville) ; Lucullus, 19, 5 (une partie de la ville est incendiée). 17.  A ssenmaker, Poids symbolique, p. 401. 18.  M acrobe, Saturnales, III, 9. Études fondamentales : J. L e Gall, « Evocatio », Mélanges offerts à Jacques Heurgon, L’Italie préromaine et la Rome républicaine, Publications de l’École française de Rome, 27/1 (1976), p. 519-524 ; H. S. Versnel, « Two Types of Roman Devotio », Mnemosyne, 29/4 (1976), p. 365-410 (qui distingue bien en particulier la deuotio hostium de la consecratio, qui peut suivre, une fois la ville prise) ; Ch. Guittard, « La destruction des villes ‘dévouées’ dans le rituel guerrier de l’euocatio-deuotio : la représentation du conflit dans les formules de prières », La Pomme d ’Éris. Le conflit et sa représentation dans l ’Antiquité, coord. par H. M énard, P. Sauzeau et J. Fr. Thomas, Montpellier, 2012, p. 349-363. 19.  M acrobe, Saturnales, III, 9, 6. 20.  M acrobe, Saturnales, III, 9, 9. 21.  M acrobe, Saturnales, III, 9, 1-2.

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tain nombre d’exemples 22 , ce qui introduit ipso facto un caractère restrictif, même si le texte est pour partie allusif et laisse entendre un large emploi. Il y a néanmoins une forte articulation entre les deux procédures 23. Le terme ciuitas, employé dans la formule d’euocatio à propos de Carthage, renvoie à la notion d’entité politique 24 , tandis que celui d’urbs traduit plutôt celle de réalité urbaine 25, ce qu’on retrouve dans la formule de deuotio, qui englobe explicitement les urbes (centres urbains) et les agri (territoires ruraux) de l’ennemi 26 ; les exemples énumérés de deuotiones, qui ne viennent pas des antiques formules mais sont le fait de l’auteur tardif qu’est Macrobe, utilisent le terme d’oppidum 27, devenu dès lors courant pour désigner le chef-lieu urbain 28, sans doute parce que l’auteur a dans l’esprit l’arasement effectif des bâtiments de la ville et des remparts. Concrètement, c’était bien, après la prise de la ville, son arasement qui marquait la fin de la cité. L’euocatio, qui repose sur l’idée qu’il serait sacrilège de capturer un dieu, est un appel à la divinité tutélaire de la cité ennemie d’abandonner celle-ci et de venir à Rome ; à ce uotum la divinité fait connaître sa réponse dans les entrailles d’une victime sacrifiée. La réalisation du uotum s’effectue une fois la ville prise 29. D’après Pline l’Ancien, il appartient à des prêtres romains (sacerdotes romani) de mettre en œuvre l’euocatio, à la fois en évoquant le dieu tutélaire de la ville et en lui promettant un culte à Rome 30 ; un dictateur (ou un imperator) peut aussi jouer un rôle dans la procédure de l’euocatio, comme le montre le récit de Tite Live décrivant Camille à propos de Véies 31, et il semble aller de soi que c’est de toute façon à la demande d’un chef militaire que la procédure est lancée. Mais Macrobe ne mentionne pas un rôle de l’imperator dans la procédure, à la différence de la deuotio. L’exemple cité par Macrobe est celui de Carthage, avec réfé-

22.  M acrobe, Saturnales, III, 9, 13. 23.  Guittard, « La destruction », p. 350-352, étudie comme un tout le « rituel euocatio-deuotio », au point que, semble-t-il, celui-ci paraisse constituer un ensemble indissociable, dont il ne voit d’exemples historiques que pour Véies, Carthage et Corinthe (cités par Macrobe), auxquels il propose d’adjoindre Numance. Mais le texte de Macrobe n’implique nullement une telle caractéristique. 24.  M acrobe, Saturnales, III, 9, 7 (qui utilise d’ailleurs aussi ciuitas dans sa propre présentation de la formule, à propos du siège de la ville, oppugnatio). 25.  M acrobe, Saturnales, III, 9, 7. 26.  M acrobe, Saturnales, III, 9, 7. 10. Macrobe utilise toutefois en III, 9, 9 le terme urbs pour introduire à la formule de deuotio en omettant la référence aux agri qui figure dans la formule. 27.  M acrobe, Saturnales, III, 9, 13. 28.  Corbier , « Les mots », p. 533-536. 29.  M acrobe, Saturnales, III, 9, 1-9. 30.  Pline l’A ncien, Histoire naturelle, XXVIII, 4, 18. 31.  Tite Live, V, 21, 3.

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rence à un dieu qui doit être Baal Hammon, même s’il est possible que Tanit ait aussi été concernée par cette procédure (et peut-être d’autres). Le fondement de l’euocatio, à savoir le caractère sacrilège de la capture d’un dieu, implique qu’il s’agissait d’une procédure habituelle. C’est du reste ce que suggère son emploi en 75 av. J.-C. contre Isaura uetus en Asie Mineure, prise par l’imperator Servilius, cité comme tel dans une inscription ; il n’est donc pas surprenant qu’elle soit peu mentionnée par les sources, comme si elle devait souvent aller de soi 32 . D’ailleurs Macrobe précise qu’elle a été souvent utilisée 33. Pour Pline l’Ancien d’ailleurs, ce rituel était employé devant les villes assiégées ante omnia  3 4 « avant tout autre chose » ; en revanche, il serait possible, du moins théoriquement ‑ car un tel cas n’est jamais mentionné ‑ que l’examen des entrailles ait pu révéler un refus des divinités interrogées de rejoindre Rome. Le pillage « privé » des sanctuaires de la cité soumise à euocatio était sans doute interdit, car leurs divinités, « évoquées », sont désormais hôtes du peuple romain : Scipion Émilien punit ainsi des soldats pillards, à Carthage, du temple d’Apollon-Resheb pour manquement à la discipline militaire, et n’autorise pas le pillage des biens consacrés 35. La notion d’euocatio invite à considérer que toute entreprise de prise de ville dans de telles conditions était aussi une entreprise de destruction symbolique de son identité en tant que cité. Toutefois, on proposera, à titre hypothétique, qu’elle ne détermine pas nécessairement sa destruction matérielle, même si elle en crée les conditions. Rome pourrait choisir de ne pas détruire matériellement la ville. Celle-ci, toutefois, privée de son dieu propre, deviendrait autre qu’elle n’était auparavant, recevant un nouveau statut, ou laissant place à un simple habitat sans identité civique ni de nature religieuse. La deuotio est, nécessairement après euocatio 36 , une procédure de uotum de l’ennemi, de ses villes (urbes) et des champs (agri) aux dieux romains, qui doit les remplir d’épouvante, les mettre en déroute et « les priver de la lumière du ciel » (agris urbibusue abducatis lumine supero priuatis) 37, ce qui signifie l’anéantissement tant de la ville ‑ et de son terroir ‑ que de la 32.  Année épigraphique, 1977, 237, qui reprend une partie de la formule de Macrobe ; L e Gall, « Evocatio », p. 524 ; cf. Florus, I, 41, 5, qui indique que Servilius a détruit (euertit) la ville ; réserves et critiques de Guittard, « La destruction », p. 350. Il faut bien noter que l’inscription, gravée naturellement après la victoire, indique que Servilius a accompli le vœu (uotum soluit). 33.  M acrobe, Saturnales, III, 9, 5. 34.  Pline l’A ncien, Histoire naturelle, XXVIII, 4, 18. 35.  A ppien, Livre VIII, Le Livre carthaginois, CXXVII, 609 ; CXXXIII, 631. 36.  M acrobe, Saturnales, III, 9, 9. Comme le note Versnel , « Two Types », p. 381, il serait sacrilège de vouer aux puissances infernales des divinités désormais évoquées d’une cité « dévouée ». 37.  M acrobe, Saturnales, III, 9, 10-11.

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cité. Ce n’est pas, à proprement parler, une décision de destruction, mais un uotum 38 de destruction, qui a pour objet de faire disparaître la cité, le vainqueur faisant ainsi se manifester l’accord entre Rome et le monde des dieux 39. Ce rituel ne peut être formulé, d’après Macrobe, que par des détenteurs de l’imperium (dictateurs et imperatores), alors que nous avons vu que c’étaient des sacerdotes qui formulaient l’euocatio, de pair éventuellement avec le détenteur de l’imperium. Le texte de Macrobe, qui distingue bien les deux procédures et qui ne dit pas dans sa description de l’euocatio que la possession de l’imperium était nécessaire pour la pratiquer, est explicite à propos de la deuotio : « les villes et les armées sont dévouées de cette façon une fois les divinités évoquées, mais (sed) seuls les dictateurs et les imperatores peuvent dévouer avec les paroles que voici  4 0 ». Les exemples cités par Macrobe sont, outre Carthage, la ville des Stonii – non identifiée –, Frégelles, Gabies, Véies, Fidènes, Corinthe, des villes des Gaulois, des Espagnols, des Africains, des Maures et d’autres nations. Cette liste traduit sans doute une mémoire de deuotiones fameuses, tout en suggérant une certaine extension ; il ne nous paraît d’ailleurs pas justifié de rejeter certains de ces noms au motif qu’ils ne seraient pas attestés par ailleurs 41. Dans le cas de Carthage, Scipion a bien la qualité d’imperator ; dans celui d’Isaura uetus (en Asie Mineure), où il y a eu destruction (euertere), y a-t-il eu deuotio ? C’est possible : Servilius est mentionné dans l’inscription comme imperator, et il se peut qu’il ait procédé en tant que tel, et après l’euocatio, à la deuotio accompagnant la destruction matérielle. Macrobe ne cite d’exemples de ces procédures que pour l’époque républicaine, au point qu’on peut s’interroger sur leur existence ultérieure (le texte mentionne des recherches dans les sources anciennes). Or, Pline l’Ancien écrit que l’euocatio est restée dans la discipline des pontifes, ce qui pourrait laisser supposer qu’elle pouvait encore, théoriquement, être employée de son temps ; à première vue, il semblerait qu’il en parle comme se référant plutôt au passé 42 . Mais l’on peut aussi s’interroger sur sa persistance éventuelle ; le fait qu’elle ne soit pas explicitement mentionnée pourrait aussi signifier qu’elle continuerait à aller de soi. À propos de Jérusalem, nous retrouverons ces problèmes : celui de l’euocatio, que la recherche a bien identifiée, mais aussi celui de la deuotio, sur laquelle il faudrait également s’interroger. 38.  M acrobe, Saturnales, III, 9, 12. 39.  Guittard, « La destruction », p.  356. 40.  M acrobe, Saturnales, III, 9, 9 : urbes uero exercitusque sic deuouentur iam numinibus euocatis, sed dictatores imperatoresque soli possunt deuouere. 41.  Guittard, «  La destruction  », p. 350, ne retient, on l’a vu, comme « exemples historiques » que les cas de Véies, Carthage et Corinthe, auxquels il joint Numance. 42.  Pline l’A ncien, Histoire naturelle, XXVIII, 4, 18.

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C. La décision de destruction On distinguera l’époque républicaine et l’époque impériale. Dans le premier cas, il faut faire la part du rôle du Sénat et la part du rôle de l’imperator. Les sources montrent, notamment dans le cas de destructions de cité à forte charge symbolique et politique, comme pour Carthage et Corinthe, une volonté sénatoriale, la décision résultant de l’auctoritas du Sénat 43. En revanche, il semble qu’un imperator puisse être à lui seul à l’origine de l’action de destruction, qui relève donc de son imperium, comme on le voit dans le cas de Numance  4 4 . On peut formuler l’hypothèse que cette capacité doive être mise en rapport avec celle qui lui permet le uotum de deuotio (même si Numance n’est pas citée par Macrobe, mais « des villes des Espagnols », ce qui peut l’englober). Dans le cas de Véies, c’est en même temps que Camille proclame sa volonté de détruire la ville et appelle à l’euocatio de Junon 45. Mais pouvaient coexister une décision sénatoriale et un uotum de l’imperator, comme dans le cas de Carthage. Le Sénat paraît avoir un droit de regard a posteriori sur le bien-fondé de l’action du général, comme le montre le cas de Carystus  4 6, où il désavoue Popilius, dont ne savons d’ailleurs pas s’il a utilisé la procédure de deuotio. À l’époque impériale, c’est à l’imperator que revient la décision, comme le montre le cas de Titus ordonnant, après la prise de la ville, de détruire Jérusalem « de fond en comble » (non sans tergiversations antérieures) 47 ; le César Titus avait été salué imperator par les soldats au moment de l’ultime assaut 48. Certes, les praecepta et consilia de l’Auguste Vespasien, mentionnés sur l’inscription de l’arc de Titus 49, allaient sans doute dans ce sens, mais Titus avait pu envisager à un certain moment une prise de distance avec ceux-ci (infra). Les périodes de guerre civile peuvent perturber ce schéma, si un chef d’armée s’arroge le droit de détruire (infra, pour Sentinum, Pérouse et Crémone). D. Modalités, rituels et conséquences La description par Tite Live de la destruction d’Illiturgi fait voir qu’une telle opération peut reposer d’abord sur l’incendie (comme dans un sac très violent) puis sur une démolition systématique de ce que le feu a 43. Pour Carthage, A ppien, Livre VIII, Le Livre carthaginois, CXXXV, 639. Pour Corinthe, Cicéron, Sur les Pouvoirs de Pompée, 5, 1. 44.  A ppien, Livre VI, L’Ibérique, XCVIII, 424-426. 45.  Tite Live, V, 21, 1-3. 46.  Tite Live, XLII, 8, 3-7. 47.  Flavius Josèphe, Guerre des Juifs, VII, 1, 1, 1. Mais voir aussi les instructions de son père Vespasien : Flavius Josèphe, Guerre des Juifs, VI, 6, 2, 344. 48.  Flavius Josèphe, Guerre des Juifs, VI, 6, 1, 316 ; Suétone Titus, V, 3. Titus était César depuis décembre 69 : Dion Cassius, Histoire romaine, LVI, 1, 1. 49.  CIL VI 944 = ILS 264.

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épargné 50. L’accomplissement d’un rituel spécifique de destruction de fond en comble est bien établi : un passage du commentaire de Servius à l’Énéide indique en effet que la destruction était menée de façon analogue au rituel de fondation, par le passage d’un soc de charrue 51 ; le juriste Modestin (qui emploie d’ailleurs le terme ciuitas) précise que ce passage enlevait à la cité l’usus fructus, la laissant quasiment pour morte (quasi morte), comme cela a été le cas pour Carthage 52 ; mais, à part ce cas précis, les sources ne nous renseignent guère sur sa mise en œuvre, de sorte que nous ne savons pas dans quelle mesure ce rituel a effectivement été pratiqué. Peut-on enfin extrapoler à partir de Florus, qui mentionne que, dans le cas de Corinthe, la destruction se fit au son de la trompette 53 ? Y a-t-il eu des destructions totales hors des procédures antérieures de deuotio ? Peut-on observer, pour des villes dites « détruites », des traces ultérieures d’habitat ? Voire des mentions d’occupation dans des sources écrites ? Comment distinguer une destruction de fond en comble d’une destruction partielle ? On peut aussi s’interroger sur la préservation éventuelle, dans certains cas, de sanctuaires, même considérés comme désertés. On pourrait proposer qu’un critère simple qualifie une destruction de fond en comble : le fait qu’apparaisse ensuite, et parfois bien plus tard, un processus de reconstruction voire de refondation. Mais, même dans ce type de cas, la certitude absolue peut faire défaut : une reconstruction peut être effectuée, rapidement, sur une ville profondément ravagée, mais non à proprement parler « détruite » de fond en comble par une guerre civile. On est amené à se demander si le nombre de destructions de fond en comble, avec un caractère durable, ne devrait pas être singulièrement réduit (tout en admettant que parfois certains sites de ce type aient pu connaître une occupation résiduelle). E. La question de la reconstruction La notion de « reconstruction » se rattache à celle de destruction d’une ville ; la notion de refondation d’une cité se rattache à celle de destruc50.  Tite Live, XXVIII, 20, 7. 51.  Servius, Ad Aen., IV, 212 : arandum uidetur illud attingere moris antiqui, quod cum conderetur noua ciuitas, tauro et uacca, ita ut uacca esset interior, a magistratu muri designarentur. Nam ideo ad exaugurandas uel diruendas ciuitates aratrum adhibitum, ut eodem ritu, quo conditae, subuertantur (Servii commentarii qui feruntur in Vergilii carmina, vol. 1, Aeneidos librorum I-IV commentarii, éd. H.  H agen et G. Thilo, Leipzig, Teubner, 1881). Cf. Susan T. Stevens , « A Legend of the Destruction of Carthage », Classical Philology, 83/1 (1988), p. 39-41, ici p. 40, qui renvoie en outre à trois sources évoquant cette pratique : P roperce, Élégies, III, 9, 39-40 ; Horace, Odes, I, 16, 17-21 ; Sénèque De la Clémence, I, 26, 4. 52.  Modestin, Dig. VII, 4, 21 ; cf. Stevens, « A Legend ». 53.  Florus, I, 32, 5 : tuba praecinente deleta est.

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tion d’une cité. Il s’agit là d’une dialectique du même et de l’autre. Dans quelle mesure y-a-t-il rupture ou continuité ? Quel est laps de temps entre la destruction et la reconstruction ou refondation ? Comment définir la différence de contexte historique ? Doivent être pris en considération la dénomination, le statut, le tracé, la composition de la population (nouveaux arrivants/descendants des anciens habitants). S’agit-il d’une simple reconstruction de la ville opérée très rapidement, sans que cela entraîne une problématique particulière sur l’identité de la cité ni ne nécessite un rituel de (re)fondation – mais peut entraîner une différence d’aspect ? S’agit-il d’une refondation, dont le degré de parenté avec l’ancienne cité peut être variable ? S’agit-il de l’« établissement d’une nouvelle cité », radicalement différente de l’ancienne dans son identité ? II. C or pus On divisera ce bilan en quatre parties : la destruction de villes effectuée par Rome dans le cadre de la conquête ; la destruction effectuée par des armées romaines de villes relevant de l’imperium romanum suite à révoltes, trahisons ou guerres civiles ; la destruction de villes romaines ou amies de Rome effectuées par des ennemis externes ; le cas particulier de Jérusalem (qui pourrait aussi figurer dans la deuxième partie). Dans nombre de cas, la minceur des sources n’autorise qu’une brève mention, intéressante toutefois pour le vocabulaire employé. Dans la première catégorie, cinq cas retiennent plus particulièrement l’attention et sont traités à part : Albe (665 av. J.-C.), Véies (396 av. J.-C.), Carthage (mars 146 av. J.-C.), Corinthe (septembre 146 av. J.-C.), Numance (133 av. J.-C.). Dans la deuxième  catégorie : Illiturgi, suite à trahison (206 av. J.-C.), Frégelles, suite à révolte (125 av. J.-C.), Pérouse, en guerre civile (40 av. J.-C.), Crémone, en guerre civile (69 ap. J.-C.). On notera que deux villes figurent dans deux catégories à la fois : Frégelles, incendiée par les Samnites en 320 av. J.-C. 54 et, suite à une révolte, par les Romains en 125 av. J.-C. 55 ; IlionTroie, détruite par une armée romaine en 85 av. J.-C. dans un contexte de conflit interne, et par les Goths au iii e siècle ap. J.-C. A. La « destruction » de villes dans le cadre de la conquête

1. Destructions notables et documentées Albe (665 av. J.-C.). Il s’agit là d’un épisode légendaire dont la fabrication est tardive. Si l’on s’en tient à la légende, c’est la première destruc54.  Tite Live, IX, 12, 8. 55.  Tite Live, Per. 60 ; Velleius Paterculus, II, 6, 3 ; A mmien M arcellin, XXV, 9, 10.

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tion mentionnée, du fait de la décision d’absorption de la cité par Rome. Selon Tite Live, il n’y aurait qu’une seule ville (urbs), une seule entité politique (res publica) 56. La population aurait été transférée à Rome, tout ‑ ou presque ‑ aurait été détruit : habitations privées et édifices publics : « en une heure Albe devint un amas de ruines, les temples seuls – ainsi en avait décidé le roi – furent épargnés », publica priuataque omnia tecta adaequat solo … excidio ac ruinis dedit 57. Ce dernier point est important à propos de la notion de destruction : il suggère que celle-ci pourrait ne pas concerner des édifices religieux, même dans le cas d’anéantissement de la cité ; une partie de son apparence urbaine serait donc conservée. Si, dans le cas précis d’Albe, l’historien apporte cette exception, on peut se demander si elle n’a pas, dans certains cas, pu exister, sans que la documentation écrite en fasse mention ; ou bien faudrait-il au contraire déduire de cette mention qu’elle était rare ? La procédure d’euocatio/deuotio n’est pas mentionnée par Macrobe ni par aucune autre source. En réalité, comme l’a démontré Alexandre Grandazzi, la « ville » d’Albe n’a jamais existé. Alba Longa est le nom de la première fédération du nomen Latinum, son sanctuaire étant situé sur l’ager albanus. Peut-être l’exemple historique de Satricum, détruite en 346 av. J.-C. à l’exception du sanctuaire de Mater Matuta (infra), a-t-il pu contribuer à la fabrication de la légende 58. En revanche, même s’il s’agit d’une légende, son récit aura mis en jeu des notions essentielles. Véies (396 av. J.-C.). Cette destruction revêt une forte charge symbolique. Après un siège qui, comme celui de Troie, a duré dix ans, la population a été massacrée, la ville a été pillée et ruinée de fond en comble selon Tite Live et Florus 59. Le dictateur Camille a proclamé qu’il allait détruire Véies (delendam) tout en appelant à l’euocatio de Junon 60, mentionnée aussi par Valère Maxime 61, et Macrobe mentionne la procédure de deuotio 62 . Il s’agit donc d’une disparition de la cité. Sur son emplacement sera fondé, bien plus tard, par Auguste le municipium Augustum Veiens, dont la dénomination marque, après une très longue période de coupure, une continuité avec l’ancienne cité 63 : il y a donc une « refondation ». 56.  Tite Live, I, 28, 7. 57.  Tite Live, I, 29, 6. 58. A. Grandazzi, « La localisation d’Albe », Mélanges de l ’École Française de Rome, Antiquité, 98 (1988), p. 47-90. 59.  Tite Live, V, 21-22, en particulier 21, 17 : direptione urbis ; Florus, I, 6, 4 : direpti funditur deletique Veientes. 60.  Tite-Live, V, 21, 3. 61.  Valère M axime, I, 8, 3. 62.  M acrobe , Saturnales, III, 9, 13. 63. E. Cella et M. Jaia, « Municipium Augustum Veiens », dans H. H eynen et J. Gosseye (éd.), Proceedings of the 2 nd International Conference of the European Architectural History Network, Bruxelles, 2012, p. 346-351.

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Florus écrit toutefois, ce qui témoigne de la faible importance du municipe en regard du rôle passé de Véies : « Qu’en reste-t-il ? Quelles traces a-t-elle laissées ? L’autorité des Annales a peine à nous faire croire que Véies a existé  6 4 ».

Carthage et villes alliées (mars 146 av. J.-C.) 65. À strictement parler, du fait que Carthage s’était remise à Rome en deditio in fidem 66, on pourrait considérer que son cas pourrait entrer dans la catégorie des villes détruites suite à révolte ; cependant, on choisira de la laisser dans la catégorie des villes détruites dans le cadre de la conquête, qui correspond mieux à l’inscription de cet événement dans la longue durée. La destruction a été complète et délibérée, suite à une décision prise secrètement par le Sénat et antérieure à l’entrée en guerre, d’après Appien 67 : les consuls ont pour instruction secrète de ne pas cesser les opérations avant d’avoir détruit Carthage de fond en comble (κατασκάψαι) : la perspective est donc la destruction d’une cité. Le débat sur les raisons de la destruction (qui a divisé le Sénat) est résumé par Claude Nicolet, qui privilégie le sentiment que Carthage constituait un danger 68. Il y a eu euocatio préalable du « grand dieu », Baal Hammon, peut-être également de Tanit 69. Macrobe mentionne la deuotio de la cité 70, accomplie par Scipion Émilien avant l’assaut, et le site a été consacré une fois la ville prise 71. La ville avait été préalablement incendiée et détruite (deleta) par les défenseurs eux-mêmes mais surtout suite aux ordres de Scipion 72 . Elle a subi le rite de destruc64.  Florus, I, 6, 11 ; cf. aussi P roperce, Élégies, IV, 10, 27-30. 65.  Je limite au maximum l’étude de la destruction de Carthage, la plus connue de ce corpus. L’ensemble des sources a été recensé dans R. Th. R idley, « To be taken with a Pinch of Salt : the Destruction of Carthage », Classical Philology, 81 (1986), p. 140-146, à compléter par S. Stevens, « A Legend ». En dernier lieu : Huet, « Images et imaginaires », p. 49-54 ; Chr. Burgeon, La troisième guerre punique et la destruction de Carthage. Le verbe de Caton et les larmes de Scipion, Louvain-la-Neuve, 2015 ; E. Bertrand, « Les larmes de Scipion, la destruction des empires et la fin de Rome dans l’Antiquité » (texte aimablement communiqué par l’auteure à paraître dans P.-A. Claudel et F. L e Blay [dir.], Récits et représentations d ’Apocalypse, Atlantide 10, 2020). 66.  Polybe, XXXVI, 3. 67.  A ppien, Livre VIII, Le Livre carthaginois, LXXV, 348-349. 68.  Polybe, XXXVI, 2-6 (c’est dans ce passage que Polybe distingue les causes profondes, les opportunités et les prétextes) ; Velleius Paterculus, II, 4, 3 ; cf. Cl. Nicolet, Genèse d ’un Empire, Paris, 1978, p. 626. 69.  M acrobe, Saturnales, III, 9, 7. 70.  M acrobe, Saturnales, III, 9, 13. 71.  Cicéron, Sur la Loi agraire, I, 5 ; II, 51. Stevens , « A Legend ». 72.  Florus , I, 31, 17-18 (incendie par les Carthaginois) ; A ppien, Livre VIII, Le Livre carthaginois, CXXVIII-CXXIX, 610-614 (incendie allumé par les Romains) ; Polybe, XXXVIII, 21 (angoisse de Scipion Émilien devant le destin de Rome et citation d’Homère).

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tion par passage de charrue 73. L’image du jet de sel sur les ruines est une invention des Modernes 74 , mais il est erroné de se fonder sur Appien pour affirmer que le sol n’aurait pas été maudit 75 : Appien écrit seulement que la ville a été détruite de fond en comble (κατασκάψαι), sur les instructions de la commission sénatoriale envoyée pour agir de concert avec Scipion, que personne ne doit y vivre, qu’un châtiment punirait des tentatives de reconstruction à Byrsa et à Mégara, mais qu’il n’est pas interdit de fouler le sol de la cité, la destruction méticuleuse étant confirmée par Orose 76. Les villes alliées de Carthage ont également été détruites 77. Outre Carthage, Macrobe mentionne l’emploi de la procédure de deuotio contre des villes des Africains 78. Il y a donc eu pour Carthage une accumulation de procédures et d’actes : décision antérieure du Sénat, euocatio, deuotio accomplie par l’imperator, incendie au cours de la prise (du fait des Romains mais aussi des assiégés), instructions ultérieures de la commission sénatoriale, coopération entre les sénateurs et l’imperator, consécration du sol par l’imperator. C’est dans l’œuvre d’Appien, comme le montre Estelle Bertrand 79, qu’apparaît à cette occasion le thème de l’application possible à Rome de la théorie, déjà bien connue depuis Hérodote et la littérature biblique, de la succession des Empires, entendue comme thème du déclin et de la dégénérescence. Chez Polybe et Diodore de Sicile, référence était faite à l’instabilité de la Fortune 80. Carthage a connu trois tentatives de reconstruction 81. En vertu de la Lex Rubria de 123 av. J.-C., a été créée, sur l’initiative de Caius Gracchus, en 122 av. J.-C., une nouvelle cité, la Colonia Iunonia Carthago. Selon Appien, Caius n’avait tenu aucun compte du fait que le sol avait été condamné à ne servir que de pâturage ; des loups dispersèrent les bornes et de mauvais présages apparurent : le Sénat ordonna le démantèlement de la colonie 82 . En 45 av. J.-C., César décida de créer une colonie « tout près de l’ancienne Carthage » (Appien), au profit des pauvres et des vétérans, aux73.  Modestin, Dig., VII, 4, 21. Il n’y a pas lieu de contester la réalité de cet acte. 74.  R idley, « To be taken ». 75.  Comme le fait R idley, « To be taken ». 76.  Orose, IV, 23, 6 (diruta … omni murali lapide in puluerem conminuto) ; A ppien, Livre VIII, Le Livre carthaginois, CXXXV, 639. 77.  A ppien, loc. cit. 78.  M acrobe, III, 9, 13. 79.  Bertrand, « Les larmes de Scipion », p. 3-6 (pagination provisoire) ; A ppien, Livre VIII, Le Livre carthaginois, CXXXII, 628-629. 80.  Polybe, XXXVIII, 21, 1-3 ; Diodore, XXXII, Fr. 26 ; cf. Bertrand, « Les larmes de Scipion ». 81.  Sur ce sujet, sur lequel la bibliographie est immense, voir en dernier lieu l’excellente mise au point de S. Mokni, « Les premiers temps de la Carthage romaine et la titulature de la colonie », Cahiers du Centre Glotz, 19 (2008), p. 53-76. 82.  A ppien, Livre XIII, Guerres civiles, I, XXIV, 105 ; Livre VIII, Le Livre carthaginois, CXXXVI, 644-645 ; cf. aussi Plutarque, Caius Gracchus, 11, 1.

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quels se joignirent des descendants de la colonie gracchienne et des pérégrins des environs ; il prit garde à l’interdit 83. En 29/28 av. J.-C., Octave réalisa ce projet. Il créa la Colonia Iulia Concordia Carthago, en évitant, d’après Appien, le périmètre maudit et en construisant la nouvelle ville à proximité de celui-ci ; en 29 av. J.-C. la deductio de nouveaux colons vétérans, citoyens pauvres et affranchis se renforça des colons en place et de pérégrins du voisinage ; en 28 av. J.-C. Octave leva l’interdit et étendit la citoyenneté à tous les habitants de la cité refondée (restituta), qui reçut dès lors le surnom de Concordia 84 . Il faut préférer la version de Pline l’Ancien, confirmée par les fouilles, qui suggère que c’est bien ce périmètre qui a été inclus dans le territoire de la cité : « la colonie de Carthage sur les vestiges de la grande Carthage 85 » : selon Pierre Gros, on a alors habilement contourné l’interdit pesant sur le territoire maudit en bouleversant le relief naturel et « en créant de toutes pièces un espace qui ne correspondait plus aux niveaux puniques », la procédure de neutralisation de la consecratio de 146 av. J.-C. ayant été mise au point par le magister du collège sacerdotal des quindecemuiri sacris faciundis, Sentius Saturninus 86. Le choix du nom marque une forme de continuité avec la cité punique. Même si la nature de la nouvelle cité romaine diffère profondément de celle de la cité punique, l’emploi du terme « refondation » est légitime, les éléments nouveaux allant de pair avec l’incorporation de descendants des populations puniques et le tracé. L’Énéide de Virgile évoque une Carthage qui s’inspire de la colonie romaine en cours d’installation 87. Corinthe (septembre 146 av. J.-C.) 88 . D’après Cicéron 89, la ville a été détruite (exstinctum) par la volonté des sénateurs parce que les ambassadeurs du peuple romain avaient été insultés : prétexte ? Ou volonté de terroriser afin de l’empêcher de reprendre le conflit, comme l’écrit ail83.  Strabon, XVII, 3, 15  ; A ppien, Livre VIII, Le Livre carthaginois, CXXXVI,  645-648 ; Dion Cassius, XLIII, 50, 1-3 ; Plutarque, César, 57, 8 ; Mokni, « Les premiers temps », p. 57. 84.  A ppien, loc. cit ;  Mokni, « Les premiers temps », p. 61-76. 85.  Pline l’A ncien, Histoire naturelle V, 24 : colonia Carthago magnae in uestigiis Carthaginis. 86. P. Gros, « Le premier urbanisme de la Colonia Iulia Carthago. Mythes et réalités d’une fondation césaro-augustéenne », Publications de l ’École Française de Rome, 134/1 (1990), p. 547-573, ici p. 551-552. 87. J.-P. Brisson, « Une image romaine de Carthage. La Carthage de l’Énéide », Vita Latina, 160 (2000), p. 8. 88. En dernier lieu Huet, « Images et imaginaires », p. 55-56. Voir aussi X.  Bouteiller, Le territoire de Corinthe : transformations politiques et aménagements du paysage (440 av. J.-C. – 96), Université du Maine, 2006, http://cyberdoc.univ-lemans.fr/theses/2006/2006LEMA3007.pdf (consulté le 11/12/2019), p. 88-91 et J. R. Wiseman, Corinth and Rom I : 228 B.C.- A.D. 267, ANRW, 7, 1, 1979, p. 462, p. 491-493. 89.  Cicéron, Sur les Pouvoirs de Pompée, 5, 1.

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leurs le même Cicéron, tout en marquant une certaine hésitation sur le bien-fondé de la décision romaine 90 ? La procédure de deuotio est attestée par Macrobe (il y a donc eu euocatio préalable) 91. C’est bien de destruction de cité qu’il s’agit. Florus écrit : « Comme si le cours de ce siècle eut entraîné la destruction (euersionibus) des villes, à la ruine (ruinam) de Carthage succéda aussitôt celle de Corinthe, capitale de l’Achaïe, gloire de la Grèce 92 … » : un « forfait indigne » facinus indignum ; abandonnée par ses habitants, la ville fut d’abord pillée (direpta), ensuite détruite (deleta) au son de la trompette 93, passage qui donne, par la mention de l’accompagnement musical, une indication sur le rituel. La ville a été détruite de fond en comble d’après Strabon (κατέσκαπτο) 94 , les sources insistant sur les pillages opérés par le général Mummius 95. Une partie du territoire a été attribuée à Sicyone, l’autre transformée en ager publicus 96. Antipatros de Sidon a évoqué son destin, une disparition totale 97. Contre l’opinion traditionnelle qui a longtemps avancé que le site avait ensuite été totalement abandonné, on s’accorde aujourd’hui à penser que tel ne fut pas le cas 98. César opéra la fondation d’une nouvelle cité, une colonie romaine, en 44 av. J.-C., la Colonia Laus Iulia Corinthiensis, reconstruite, semble-t-il, sur l’emplacement de l’ancienne ville, sans qu’on puisse être davantage affirmatif  99. Les colons sont des vétérans et des affranchis, mais sans doute des descendants des anciens Corinthiens ont pu être attirés par la nouvelle cité 100. Là aussi, la dénomination choisie marque, dans cette refondation, une continuité partielle avec l’ancienne cité. Sans opérer une nouvelle « refondation », Auguste a peut-être envoyé 90.  Cicéron, Les Devoirs, I, 11, 35. 91.  M acrobe, Saturnales, III, 9, 13. 92.  Florus, I, 32, 1. 93.  Florus , I, 32, 5. 94.  Strabon, VIII, 6, 23. 95.  Pausanias, VII, 16,  1-9  (source la plus détaillée, 7 : incendie : ἔκαιε) ; Tite Live, Per., 52 ; Ps.-Aurelius Victor, Les Hommes illustres, 60, 3 ; Velleius Paterculus, I, 13, 3-5 (ville entièrement rasée, 3 : funditus eruit). 96.  Strabon, VIII, 6, 23 ; Cicéron, Sur la Loi agraire, I, 5 ; II, 51. Bouteiller, Le territoire de Corinthe, p. 89. 97.  A ntipater de Sidon, dans l’Anthologie palatine, Livre IX, 151. 98.  Wiseman, Corinth, p. 493, qui s’appuie en particulier sur Cicéron, Tusculanes, III, 22, 53, qui visita le site dans sa jeunesse et y rencontra des « Corinthiens » ; Bouteiller, Le territoire de Corinthe, p. 91. 99.  Strabon, VIII, 6, 23 ; Plutarque, César, 57, 8 ; Dion Cassius, XLIII, 50 ; voir Bouteiller, Le territoire de Corinthe, p. 133 ; Chr. Müller, « Les Romains et la Grèce égéenne du i er siècle av. J.-C. au i er siècle ap. J.-C. », Revue des études anciennes, 96 (2014), p. 193-216 ; M. P iérart, « Panthéon et hellénisation de la colonie romaine de Corinthe : la redécouverte du culte du Palaimon à l’Isthme », Kernos, 11 (1998), p. 85-109. 100.  Bouteiller, Le territoire de Corinthe, p. 134 et 140.

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de nouveaux colons, soutenu le développement de la ville et l’a élevée au rang de capitale de la province d’Achaïe 101. Numance (133 av. J.-C.). Sans doute la procédure de deuotio attestée contre des villes d’Espagne, fut-elle mise en œuvre (avec une euocatio préalable) 102 . La cité disparaît. Les récits de la destruction mettent l’accent sur la part d’autodestruction voire de suicide collectif effectuée par les habitants eux-mêmes 103 (sur le thème du suicide collectif, cf. aussi Astapa et Sagonte 104) et surtout sur le rôle de l’imperator, Scipion Émilien. Selon Appien 105, Scipion lui-même décida seul, après la prise, cette destruction de fond en comble (κατέσκαψε), alors que les Romains n’avaient encore pris aucune décision à son égard, à la différence de Carthage (où le rôle du Sénat avait été essentiel), soit parce qu’il estima que cela était profitable aux Romains, soit par colère, soit pour augmenter la gloire de sa famille. Velleius Paterculus évoque une destruction totale (ville rasée), excisamque aequauit solo, et en donne le motif : se venger des outrages infligés (en comparant avec Carthage, Rome s’étant là délivrée de ses craintes) 106. Florus : « […] Scipion, que l’incendie de Carthage avait rendu particulièrement apte à détruire les villes (ad excidia urbium) […] 107 » ; « ils se détruisirent (peremerunt) entre eux, leurs proches et leur pays, par le fer, le poison et le feu […] on ne triompha que d’un nom 108 ».

Valère Maxime : « Publius Cornelius Scipion, que la destruction de Carthage pourvut du surnom qu’il tenait déjà de ses ancêtres, a été envoyé pendant son consulat en Espagne pour briser l’extrême insolence de la ville de Numance, que la faute des chefs d’armée qui l’y avait précédé avait entretenue et, au moment même où il entra dans le camp, il décréta que tout ce qu’on y avait entassé pour satisfaire le plaisir en serait enlevé et expulsé. Car il est sûr qu’alors en sortit une énorme troupe de colporteurs et de vivandières accompagnée de deux mille prostituées. Une fois débarrassée de cette racaille qui l’avilissait et la déshonorait, notre armée que, peu auparavant, la peur de la mort avait fait souiller d’un affreux traité d’armistice, reprit et renouvela son courage, écrasa la vigueur et l’ardeur fameuses de Numance dans le feu qui la détruisit et sous les ruines qui la recouvrirent en 101.  Bouteiller, Le territoire de Corinthe, p. 154-156. 102.  M acrobe, Saturnales, III, 9, 13 (mais il est vrai que Numance n’est pas explicitement citée). 103.  A ppien, Livre VI, L’Ibérique, XCVII, 422 (autodestruction) ; Orose, V, 8, 1 et Florus, I, 34, 15 (suicide collectif). 104. P. Moret, « Colère romaine, fureur barbare. Sièges et suicides collectifs dans la troisième décade de Tite Live », Revue des études anciennes, 115/2 (2013), p. 477-496. 105.  A ppien, Livre VI, L’Ibérique, XCVIII, 424-426. 106.  Velleius Paterculus, II, 4, 2-3. 107.  Florus, I, 34, 8. 108.  Florus, I, 34, 15.

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la réduisant au niveau du sol (Numantiam incendiis exustans ruinisque prostratam solo aequauit). Ainsi l’abandon de la discipline militaire se manifesta dans la déplorable reddition de Mancinus et son rétablissement fut récompensé par le triomphe si brillant de Scipion 109 ».

L’histoire ultérieure du site est mal documentée par les sources écrites, davantage par l’archéologie ; si le site a pu connaître quelque occupation après 133 av. J.-C., Auguste a dû procéder à la construction d’une nouvelle ville des Numantini ou Numantia vers 19 av. J.-C., dont le tracé se superposerait à celui de l’ancienne cité 110, mais dont le destin reste obscur 111 ; la notion de « refondation » peut être employée avec prudence, la continuité avec l’ancienne cité étant sans doute faible.

2. Autres destructions • Péninsule italique, Ligurie, Gaule cisalpine

Stonii. Macrobe : deuotio avec euocatio préalable 112 . On ignore tout de cette ville. Gabies. Macrobe : deuotio 113. On ne sait rien, si ce n’est que Properce écrit qu’elle n’existe plus : (les Gabiens) qui nunc nulli 114 .

Époque royale Politorium (entre 616 et 540 av. J.-C.). Ville des prisci Latini. Tite Live : urbis diruendae ne hostium semper receptaculum esset 115. Le motif de la destruction est de l’empêcher de servir de repaire aux ennemis.

Le v e siècle av. J.-C. Suessa Pometia (502 av. J.-C.). Tite Live : oppidum dirutum, par colère et vengeance 116. Corbion (450 av. J.-C.). Tite Live : destruction pour avoir livré sa garnison : Corbionem diruit propter praesidium proditum 117. 109.  Valère M axime, II, 7, 1 (éd. et trad. R. Combès, Paris, 1995, CUF). 110. A. Schulten, Historia de Numancia, Barcelone, 1945, rééd. 2004, Pampelune, p. 167-173 ; M. Salinas de Frias, Conquista y romanizacion de Celtiberia, Universitad de Salamanca, 1986. 111.  Brèves mentions dans Pline l’A ncien, Histoire naturelle, III, 26 ; IV, 112. 112.  M acrobe, Saturnales, III, 9, 13. 113.  M acrobe, Saturnales, III, 9, 13. 114.  P roperce, Élégies, IV, 1, 34. 115.  Tite Live, I, 33, 3. 116.  Tite Live, II, 17, 6-7. 117.  Tite Live, III, 30, 8.

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Fidènes (425 av. J.-C.). Tite Live évoque le pillage : urbs castraque diripiuntur 118 ; Florus décrit une autodestruction de la ville par le feu : crematae suo igne Fidenae 119. Macrobe : attestation d’une procédure de deuotio 120 (après, donc, une euocatio préalable, supra). Artena (404 av. J.-C.). Tite Live : ville et citadelle détruites : diruta et arce et urbe Artena 121. Toutefois, Suessa Pometia et Corbion réapparaissent dans la suite du récit 122 ; il faut en déduire un usage assez peu rigoureux de la notion de destruction, et des interrogations sur l’ensemble des données fournies par Tite Live. Villes samnites. Florus fait état de destructions généralisées, sans qu’il soit possible de faire la part d’une rhétorique prompte à l’exagération : « (Le peuple romain) ruina à ce point les ruines mêmes de leurs villes (ruinas ipsas urbium diruit) qu’on recherche aujourd’hui le Samnium en plein Samnium 123 ».

Chez les Étrusques : Cortuosa (388 av. J.-C.). Tite Live : direptum oppidum atque incensum est 124 . Divers castella et uici en 298 av. J.-C. Tite Live : castellis etiam inlatus et ignis 125. Volsinies (264 av. J.-C.). Tite Live, Per. 16 (succès remportés contre les Volsiniens). Son dieu Vertumnus a été transféré à Rome par euocatio 126. Diverses sources mentionnent l’origine de l’intervention romaine (appel des nobles contre les affranchis qui avaient pris le pouvoir : Valère Maxime, Florus, Orose, Ps.-Aurelius Victor 127). C’est par Zonaras que l’on sait que sa population a été déportée vers un autre lieu (l’actuelle Bolsana),

118.  Tite Live, IV, 34, 3. 119.  Florus, I, 6, 4. 120.  M acrobe, Saturnales, III, 9, 13. 121.  Tite Live, IV, 61, 9. 122.  Tite Live, II, 22, 2 (Suessa Pometia) ; III, 66, 6 (Corbion). Cf. Flamerie de L achapelle, « Le sort des villes », n. 31. 123.  Florus, I, 11, 8. 124.  Tite Live, VI, 4, 9. 125.  Tite Live, X, 12, 8. 126.  P roperce, Élégies, IV, 2, 3-4. 127.  Valère M axime, IX, 1 ; Florus , I, 21 ; Orose, IV, 5, 3-4 ; Ps.-Aurelius Victor, Les Hommes illustres, 36, 1-2.

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la ville étant détruite 128 ; cf. le cas de Falerii Veteres (infra). On peut donc parler de la disparition de la cité. Chez les Volsques : Satricum (346 av. J.-C.). Tite Live : oppidum dirutum atque incensum, le sanctuaire de Mater Matuta étant épargné 129 ; comme d’autres villes (supra), elle réapparaît ensuite 130. Selon l’hypothèse d’Alexandre Grandazzi, cet épisode a pu contribuer à la fabrication de la légende de la destruction d’Albe (supra) 131. Chez les Èques : De nombreux oppida en 304 av. J.-C. Tite Live : pleraque diruta atque incensa 132 . Chez les Samnites : Des castella en 310 av. J.-C. Tite Live : multa alia castella uicique aut deleta hostiliter aut integra in potestatem uenere 133. Aquilona et Cominium (294 av. J.-C.). Tite Live : Aquilonia et Cominium deflagrauere (incendie après pillage) 134 . Il faut enfin mentionner l’extermination de la nation des Ausones en 314 av. J.-C., cf. Tite Live : deletaque Ausonum gens 135, sans que l’on puisse affirmer avec certitude une destruction de ville. Clastidium, en Gaule Cisalpine (197 av. J.-C) : incendiée, cf. Tite Live : incensum 136. En 185 av. J.-C., des castella ont été brûlés, cf. Tite Live : uastando agros urendoque uicos et castella 137. En 175 av. J.-C., Carystus, ville des Ligures, a été détruite par Popilius, qui a été blâmé par le Sénat, cf. Tite Live : oppidum diruit 138. Le Sénat 128.  Z onaras, Epitome historiarum, VIII, 7. 129.  Tite Live, VII, 27, 8. 130.  Tite Live, IX, 16, 2. Cf. Flamerie de L achapelle, « Le sort des villes », n. 31. 131.  Grandazzi, « La localisation », p. 81. 132.  Tite Live, IX, 45, 17. 133.  Tite Live, IX, 38, 1. 134.  Tite Live, X, 44, 1-2. 135.  Tite Live, IX, 25, 9. 136.  Tite Live, XXXII, 31, 4. 137.  Tite Live, XXXIX, 32, 1. 138.  Tite Live, XLII, 8, 3.

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a rendu leur liberté aux habitants et les a rétablis, autant que faire se pouvait, dans leurs biens 139. • Sicile En 211 av. J.-C., Marcellus a détruit Morgantina, où un sanctuaire fut ultérieurement reconstruit et romanisé 140. • Sardaigne Florus mentionne le ravage de villes de Sardaigne (saeuitum in urbes) et notamment de la première d’entre elles, Caralis (révolte de 177 av. J.-C.) 141. • Péninsule ibérique Macrobe : procédure de deuotio contre des villes des Espagnols 142 . L’urbs des Turdetani, alliés de Carthage, aurait été détruite en 214 av. J.-C., à en croire Tite Live : urbemque eorum deleuerunt 143. L’œuvre de Tite Live fait voir le contraste entre la dureté du traitement réservé à Illiturgi (ville révoltée, infra) et la clémence dont bénéficient en 207 av. J.-C. Orongis et Castulo dont les habitants n’ont pas fait preuve du même comportement aux yeux des Romains 144 : la destruction n’est donc pas inéluctable. Astapa. La ville a été prise par Scipion en 206 av. J.-C. Tite Live fait le récit d’un suicide collectif et d’une autodestruction de la ville dans un incendie tel qu’il emporte même des soldats romains avides de butin 145 (sur le thème du suicide collectif, cf. aussi Numance et Sagonte). La ville a été anéantie (absumpta) par le fer et le feu sans donner aucun butin au soldat 146.

139.  Tite Live, XLII, 8, 3 : oppidum diruit. 140.  Rutledge, « The Roman Destruction », p. 188. 141.  Florus, I, 22, 35. 142.  M acrobe, Saturnales, III, 9, 13. 143.  Tite Live, XXIV, 42, 11. Sur le texte de Tite Live, A. Pelletier, « Sagontins et Turdétans à la veille de la deuxième guerre punique », Revue des études anciennes, 88/1 (1986), p. 307-315. 144.  Tite Live, XXVIII, 3, 14-15 (Orongis) et 20, 9-12 (Castulo). Cf. Moret, « Colère romaine », p. 477-496, en particulier p. 485-488. 145.  Tite Live, XXVIII, 23, 2-5. Sur le sujet du suicide collectif, A. Pelletier, « Sagonte, Iliturgi, Astapa : trois destins tragiques vus de Rome », Mélanges de la Casa de Velazquez, 23/1 (1987), p. 107-125 et Moret, « Colère romaine », p. 481483 sur le motif littéraire du suicide collectif « à la phocidienne ». 146.  Tite Live, XXVIII, 3, 5.

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Trois cents « villes » des Celtibères détruites par Tiberius Gracchus père des Gracques ? Florus : destruction de cent cinquante villes (centum et quinquaginta urbium euersione multauit) 147 ; cf.  Strabon : « Posidonios s’amuse de Polybe (= XXV, 1, 1) chiffrant à trois cents le nombre de villes détruites (en Espagne) par Tiberius Gracchus […]. Sans doute a-t-il raison d’adopter cette attitude car les généraux et les historiens se laissent facilement aller à farder la vérité en embellissant les faits, et je suis d’autant plus porté à le croire que ceux qui prétendent compter plus de mille villes chez les Ibères me paraissent effectivement arriver à ce chiffre en donnant le nom de villes à de simples camps fortifiés 148 ».

• Monde grec Villes des Macédoniens Antipatreia (200 av. J.-C.). Tite Live : diruit muros atque urbem incendit 149. Phalarie (198 av. J.-C.) a été pillée et incendiée. Tite Live : incensa ac direpta 150. Samè dans l’île de Cephallonie (189 av. J.-C.) ; la ville a été pillée et tous ses habitants vendus. Tite Live : direpta urbe 151. Mutila et Faveria (177 av. J.-C.). Tite Live : Mutila et Faueria ui capta et deleta praeda 152 . Haliarte (171 av. J.-C.). Tite Live : urbs diruta a fundamentis 153. La ville a été « détruite de fond en comble », la mention a fundamentis suggérant qu’elle a été rasée. Pteleon (171 av. J.-C.). Tite Live : diruit a fundamentis 154 . Même remarque que supra. Abdère a été prise (détruite ?) à une date non précisée. Tite Live : oppidum expugnatum 155. 147.  Florus, I, 33, 9. 148.  Strabon, III, 4, 13 (éd. et trad. F. L asserre, modifiée, Paris, 1966, CUF). 149.  Tite Live, XXXI, 27, 4. 150.  Tite Live, XXXII, 15, 3. 151.  Tite Live, XXXVIII, 29, 11. 152.  Tite Live, XLI, 11, 7. 153.  Tite Live, XLII, 63, 11. Cf. Rutledge, « The Roman Destruction », p. 189 (confirmation par l’archéologie). Rien ne suggère une euocatio. 154.  Tite Live, XLII, 67, 9. 155.  Tite Live, XLIII, 4, 8-10.

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Antissa (167 av. J.-C.). Tite Live : ad Antissam dirundam sur décision du Sénat, avec transfert des habitants à Métymne 156. Il est possible que tel ait été aussi le sort de Nessatium 157. Quant à la « destruction » (delesse) de Scodra, capitale du royaume d’Illyrie en 168 av. J.-C., évoquée par Florus 158, il faut comprendre qu’il s’agit en fait, à travers la disparition du royaume d’Illyrie, d’un changement de fonction de la ville, désormais siège d’une garnison romaine. Cette mention invite à considérer avec prudence l’emploi du verbe delere lorsqu’il s’agit de « destruction ». Delminium (ou Dalmium). La capitale des Dalmates a été en grande partie incendiée en 155 av. J.-C. par les troupes de Scipion Nasica 159 ; Strabon décrit une ville « réduite au rang de petite ville (μικρὰν δ’ἐποίησε Νασικᾶς) 160 ». Chalcis ? Tite Live 161. La ville a été très largement incendiée au moment de sa prise en 146 av. J.-C. • Afrique Vaga. D’après Salluste : ciuitas magna et opulens cuncta poenae aut praedae fuit, elle a été « tout entière livrée à la vengeance et au pillage 162 », par les soldats de Metellus. Capsa. D’après Salluste, elle a été incendiée (incensum) par Marius 163, ainsi que d’autres oppida de Numidie, Jugurtha, 92, 3 164 . • Monde gaulois Macrobe mentionne la procédure de deuotio contre des villes des Gaulois, mais peut-être s’agit-il de Gaule cisalpine 165. Guerre des Gaules Genabum est pillée et brûlée par César en 52-51 av. J.-C. César : oppidum diripit atque incendit 166. 156.  Tite Live, XLV, 31, 14. 157.  Tite Live, XLI, 11, 1-6 (description de la prise de la ville). 158.  Florus , I, 29, 2. 159.  A ppien, Livre IX, Le livre illyrien, XI, 32. 160.  Strabon, VII, 5, 5 ; cf. aussi Florus, II, 25, 11. 161.  Tite Live, XXXI, 23, 4-12. 162.  Salluste, Jugurtha, 69, 3. 163.  Salluste, Jugurtha, 91, 4 : oppidum incensum. 164.  Salluste, Jugurtha, 92, 3 : igni corrumpit. 165.  M acrobe, III, 9, 13. 166.  César, Guerre des Gaules, VII, 11.

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Répression de la piraterie au

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siècle av. J.-C.

Villes des pirates 167 D’après Florus, Publius Servilius a détruit (euertit) les plus fortes des villes de pirates : Phasélis, Olympe, Isaure (= Isaura uetus, en 75 av. J.-C.) la forteresse de Cilicie 168. Conclusion Le cadre chronologique est, pour l’essentiel, l’époque républicaine. Les trois grandes destructions de cités opérées (Carthage, Corinthe, Numance) découlent de décisions bien identifiées (avec, dans le cas de Numance, une action des habitants par autodestruction, mais aussi une responsabilité des habitants dans l’incendie de Carthage, ces rappels dans les sources pouvant être de nature à renforcer une bonne conscience romaine). On peut y voir une réponse romaine à une impression de menace ou d’offense, la décision, sénatoriale, de destruction étant antérieure à la prise de la ville pour Carthage et Corinthe, alors que dans le cas de Numance, cité de moindre importance, la décision a été le fait de l’imperator, et, semble-t-il, une fois la ville prise (et déjà largement autodétruite) ; on a vu que Cicéron justifiait pleinement les actions entreprises contre Carthage et Numance. On peut adjoindre Antissa, puisque Tite Live mentionne, ce qui est rare, une décision du Sénat. Inversement, le même Tite Live indique que Carystus fut détruite par ordre d’un général sans l’accord du Sénat, qui condamna cette opération. La procédure de deuotio envers des cités est attestée pour Carthage et Corinthe, la ville des Stonii (non identifiée), Gabies, Véies, Fidènes, des villes des Gaulois, des Espagnols, des Africains, des Maures et d’autres nations et seulement très probable pour Numance. Nous ne savons pas s’il y a eu dans tous ces cas une décision politique sénatoriale de destruction ; en revanche il y eut un uotum d’anéantissement par le détenteur de l’imperium. Les cas de Corinthe et plus encore de Carthage montrent une accumulation de procédures et rituels de natures diverses. Pour un certain nombre de villes, nous sommes dans l’expectative, la destruction étant mentionnée comme un fait. Il est donc peu probable qu’on ait eu dans un certain nombre de cas volonté de détruire des cités. Il peut s’agir de destructions accompagnant l’assaut, et certaines de ces « destructions » peuvent n’avoir pas été totales. Il peut arriver que Tite Live mentionne une intensité particulière de la destruction, à propos de Pteleon, ce qui pourrait laisser penser que le seul emploi de diruere n’impliquerait pas nécessairement une destruction totale ; mais ce n’est qu’une 167.  On pourrait aussi classer ces « villes » dans la catégorie II. 168.  Florus, I, 41, 5. Pour Isaura uetus, Année épigraphique, 1977, 237 ; L e Gall, « Evocatio », p. 524.

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hypothèse. Ainsi, le fait que la source mentionne à propos de Suessa Pometia deux motifs particuliers, la colère et la vengeance, implique à la fois une intensité particulière au moment de la prise et un sentiment préexistant à celle-ci, mais cela ne démontre ni n’exclut une décision politique de destruction. En outre, des interrogations sur l’ampleur de la destruction de cette ville sont liées à sa réapparition dans le récit de Tite Live. Enfin, les reconstructions suite aux trois grandes destructions intentionnelles montrent, après un long laps de temps, et dans un contexte différent, des formes plus ou moins marquées de continuité avec l’ancienne cité, dans les cas de Corinthe et de Carthage, notamment par le tracé ou la dénomination (le cas de Numance est mal documenté) ; l’apport d’une population nouvelle est allé de pair avec un accueil au profit des descendants des anciens habitants. C’est pourquoi on peut parler de « refondation ». Si ces reconstructions témoignent de formes d’insertion de cités refondées dans le monde romain, dans le cas de Carthage le rappel de l’histoire du troyen Énée et de la reine Didon ancre fortement dans le passé la notion de refondation. Rappelons enfin que le cas de Volsinies montre, dans le cadre d’un châtiment immédiat, une non-reconstruction sur le lieu, avec un transfert de population dans une nouvelle cité. B. La « destruction » de villes relevant de l’ imperium romanum suite à trahisons, révoltes, guerre sociale, guerres civiles

1. Trahisons Mégara (213 av. J.-C.), en Sicile. La ville a été détruite par Marcellus. Tite Live : capta diruit ac diripuit ad reliquorum ac maxime Syracusanorum terrorem 169. Elle était passée aux Carthaginois et l’objectif était d’effrayer les autres villes et surtout les Syracusains. Illiturgi, en Espagne (206 av. J.-C.) 170. La ville, qui avait trahi au profit des Carthaginois, est détruite par l’armée de Scipion, qui a proclamé son châtiment avant l’assaut devant ses troupes : par vengeance, elle est brûlée, ruinée, totalement détruite, cf. le récit de Tite Live, montrant qu’une ruine systématique accompagne l’incendie et qu’il s’agit de détruire le souvenir même de la ville 171 : la cité disparaît. Y a-t-il eu deuotio ?

169.  Tite Live, XXIV, 35, 2. 170.  Sur ce sujet, cf. Pelletier, « Sagonte ». 171.  Tite Live, XXVIII, 19, 12, cremata et diruta urbe, et XXVIII, 20, 7 : ignem deinde tectis iniciunt ac diruunt quae incendio absumi nequeunt, adeo uestigia quoque urbis exstinguere ac delere memoriam hostium sedis est, « après quoi, ils mettent le feu aux maisons et démolissent celles que l’incendie ne peut pas consumer : tant ils ont à cœur d’effacer jusqu’aux traces de la ville et de détruire le souvenir de l’endroit où habitaient leurs ennemis » (éd. et trad. P. Jal, Paris, 1995, CUF).

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Mitylène (79 av. J.-C.). Tite Live : diruta 172 . La ville est détruite en raison de son alliance avec Mithridate. Nisibe (entre 260 et 266 ap. J.-C.). La ville, passée aux Perses, a été détruite par Odenath ; Zosime : « Odenath […] prit au premier assaut et détruisit de fond en comble (κατέσκαψεν) Nisibe, qui était tombée aux mains de Sapor et favorisait le parti perse 173 ».

2. Révoltes Falerii Veteres (241 av. J.-C.), la ville, qui s’était révoltée pendant la première guerre punique, est détruite et doit être abandonnée par ses habitants ; sa divinité Minerve est transférée à Rome par euocatio (Minerva capta), sans qu’une deuotio soit mentionnée (mais peut-être a-t-elle eu lieu ?) ; une ville romaine, Falerii Noui, est construite à quelques kilomètres 174 . Si le nom est en partie conservé, la notion de « refondation » paraît faible, c’est bien d’une nouvelle cité distincte qu’il s’agit, avec une forte rupture : certes la population est la même, mais c’est l’identité de la cité qui est frappée. Une telle « reconstruction » vaut « destruction » symbolique de la cité ancienne. Frégelles (125 av. J.-C.), colonie latine révoltée, a été détruite de façon délibérée par le préteur Opimius 175. Elle a fait l’objet de la procédure de deuotio décrite par Macrobe 176 et disparaît donc en tant que cité. L’archéologie témoigne d’un processus de destruction méticuleux 177. Julius Obsequens signale toutefois qu’en 93 av. J.-C., le temple de Neptune s’écroula 178 ; il aurait donc échappé à la destruction 179. À l’époque de Strabon, elle n’était plus qu’un village, qui pouvait toutefois servir de marché aux villageois voisins, qui y célébraient également en commun certains sacrifices 180. Il n’y a donc eu là aucun véritable processus de reconstruction,

172.  Tite Live, Per. 89. 173.  Z osime , I, 39, 1. 174.  Z onaras, Epitome historiarum, VIII, 18, évoque cette destruction (transfert de la population). Tite Live, Per. 20 (Falisci perdomiti) ; O vide, Fastes, III, 844 (perdomitis Faliscis) ; Valère M axime, VI, 5, 1 (modération du châtiment) ; Eutrope, II, 28 (qui n’évoque pas la destruction). G. Ferri, « Due divinità di Falerii Veteres, Giuone Curite e Minerva Capta », Mélanges de l ’École Française de Rome, Antiquité, 123/1 (2011), p. 145-156. 175.  Tite Live, Per. 60 (diruit) ; Velleius Paterculus, II, 6, 3 (exciderat) ; Julius Obsequens, Prodigiorum liber, 90 (dirutae) ; A mmien M arcellin, XXV, 9, 10 (qui ne parle pas de la destruction). 176.  M acrobe, III, 9, 13. 177.  Rutledge, « The Roman Destruction », p. 187. 178.  Julius Obsequens, Prodigiorum liber, 112. 179.  Rutledge, « The Roman Destruction », p. 187, n. 32. 180.  Strabon, V, 3, 10.

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encore moins de refondation, mais seulement une forme de survie dans une condition dégradée. Palmyre (273 ap. J.-C.) 181. L’Histoire Auguste évoque une « destruction » par Aurélien : « Il est rare, je dirais presque impossible, que les Syriens restent fidèles à leur parole. C’est ainsi que les Palmyréniens, qui avaient déjà été vaincus et écrasés, profitèrent de l’engagement d’Aurélien en Europe pour déclencher une révolte et non des moindres (non mediocriter rebellarunt) […] Mais Aurélien, qui était toujours sur ses gardes, revient du Rhodope, et, comme la ville méritait ce sort, il la détruisit (euertit) 182 ».

De même, Zosime : « Aurélien […] se dirigea vers Palmyre ; il s’empare sans combat de la ville, la détruit de fond en comble (κατασκάψας) […] 183 ».

En dépit des expressions employées par ces sources, Palmyre a conservé ses monuments civils et religieux, jusqu’aux destructions opérées par « Daech ». En fait, la ville ne subit que peu de déprédations 184 . Elle n’a pas eu à être véritablement « reconstruite » et devint une ville de garnison progressivement engourdie. Là encore, l’emploi du vocabulaire est trompeur, en laissant croire à une disparition de la ville alors qu’il n’y a que destructions partielles et changement de fonction.

3. Guerre sociale Asculum (89 av. J.-C.). D’après Florus, la ville a été « rasée » (euersio) par Pompeius Strabo lors de la guerre sociale 185.

4. Guerres civiles Stabies (89 av. J.-C.). Elle a été détruite par L. Sylla le 30 avril comme l’indique Pline l’Ancien (deleuit), qui signale aussi la destruction de Taurania (intercidit) et la déshérence de Casilinum (morientes reliquiae) 186. Sulmone (89 av. J.-C., s’il s’agit de la ville pélignienne, ou en 82 av. J.-C. s’il s’agit de la ville volsque 187). D’après Florus, ville condamnée (damna-

181.  Ce n’est pas sans hésitation que je place ici le cas de Palmyre ; l’Histoire Auguste utilise le verbe rebellare. 182.  SHA, Aurel., XXXI, 1-3 (éd. et trad. A. Chastagnol, Paris, 1994). 183.  Z osime, I, 61, 1. 184. M. Sartre D’Alexandre à Zénobie, Histoire du Levant antique, iv e siècle av.  J.-C.  ‒ iii e siècle ap. J.-C., Paris, 2001, p. 983-984. 185.  Florus, II, 6, 9. 186.  Pline l’A ncien, Histoire naturelle, III, 70. 187. P. Jal, éd. Florus, T. II, Paris, CUF, 1967, p. 83, n. 8.

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tam) puis détruite par Sylla sans assaut ni siège (deleri) 188 ; cf. Augustin (ville non nommée) 189. Ilion-Troie (85 av. J.-C.). La destruction d’Ilion-Troie est d’une nature particulière : si elle a été effectuée dans le contexte de la première guerre contre Mithridate, elle se comprend surtout dans le cadre d’un conflit entre deux chefs militaires romains, Fimbria, fidèle de Marius, et Sylla. D’autre part, la valeur symbolique de la ville était telle qu’elle a été lue à travers le souvenir de la destruction, autrefois, d’une Troie mère de Rome 190. Fimbria est dépeint par les sources comme le destructeur d’une ville qui avait pris le parti de Sylla : Ilion, incendiée, aurait été totalement anéantie, seule une statue d’Athéna subsistant 191 ; Augustin traite Fimbria de parricida Romanae rei publicae et expose que les dieux ont abandonné une ville « mère de Rome » et « alliée à sa cause légitime 192 ». Les fouilles ont montré que la ruine n’avait pas été totale et qu’en particulier le sanctuaire d’Athéna n’avait pas souffert ; sans doute faut-il imputer la description de la « destruction » d’une part au lien effectué avec l’ancienne destruction de Troie et d’autre part à la propagande syllanienne visant à déprécier son adversaire Fimbria et à présenter Sylla comme le protecteur d’Ilion 193. Préneste (82 av. J.-C.). La ville, qui avait pris le parti de Marius, est prise par Sylla, cf. Appien, sans qu’on puisse être assuré d’une « destruction » d’ailleurs sans confirmation archéologique 194 . Norba (82 av. J.-C.). La ville est prise par Sylla ; les habitants se suicident, ayant incendié la ville dont il ne reste rien 195. Lauron (en Espagne) ? (78 av. J.-C.). D’après Appien, Sertorius pille et détruit (κατέσκαψεν) la ville de fond en comble 196. Sentinum (41 av. J.-C.) est détruite dans le contexte de la guerre opposant Marc Antoine à Octavien par Salvidenius Rufus, partisan d’Octavien, cf.  Dion Cassius (κατέσκευσεν) 197 : les habitants de Nursia abandonnent 188.  Florus, II, 9, 28. 189.  Augustin, Cité de Dieu, III, 28. 190. Voir en dernier lieu A ssenmaker, Poids symbolique, et L. BallesterosPastor, « Troy, between Mithridates and Rome », dans J. M. Hojte (éd.), Mithridates VI and the Pontic Kingdom, Aarhus University Press, 2009, p. 217-231. 191.  A ppien, Livre XII, La Guerre de Mithridate, LIII, 211-214 (διωλώλει) ; Orose, VI, 2, 11 ( funditus caede incendioque deleuit) ; Augustin, Cité de Dieu, III, 7 ; Strabon, XIII, 27 évoque seulement la prise de la ville. 192.  Augustin loc. cit. 193.  A ssenmaker, Poids symbolique, p. 405-408 ; cf. Strabon, XIII, 27. Sur la destruction de la Troie homérique et sa fonction paradigmatique dans les récits de destruction, voir infra le chapitre de Frédéric Chapot et Jean-Luc Vix, p. 103-106. 194.  A ppien, Livre XIII, Guerres civiles, I, XCIV, 438 (ville pillée) ; Rutledge, « The Roman Destruction », p. 183. 195.  A ppien, Livre XIII, Guerres civiles, I, XCIV, 439. 196.  A ppien, op. cit., CIX, 510. 197.  Dion Cassius, XLVIII, 13, 2-5.

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leur ville (sans qu’on puisse parler de destruction à proprement parler), Sentinum est incendiée. Les bâtiments sacrés furent ultérieurement reconstruits et consacrés 198. Pérouse (40 av. J.-C.). La destruction de Pérouse s’inscrit dans le contexte de la guerre opposant Marc Antoine à Octavien. Le frère de Marc Antoine, le consul Lucius Antonius, assiégé dans Pérouse, est contraint à la reddition. S’il bénéficie, ainsi que ses troupes, de la clémence du vainqueur Octavien, la ville est châtiée. Dion Cassius rapporte que la plupart des habitants périrent, que la ville fut tout entière incendiée, à l’exception du temple de Vulcain et de la statue de Junon, qui fut transportée à Rome 199. La mention de cet incendie suit celle de l’exécution des notables, ce qui incite à l’interpréter comme un acte en soi postérieur à la prise de la ville en exécution d’une décision, qui elle-même était soit antérieure soit postérieure à la prise. Octavien autorisa toutefois l’installation de colons sur le site ; malgré l’extrême atteinte portée à la cité, on ne saurait donc sans doute parler d’une destruction totale. Auguste fit par la suite reconstruire la ville 200. On ne recourra pas ici à la notion de « refondation » de cité, mais on parlera d’une reconstruction de la ville dans une continuité assez rapide, l’identité de la cité étant restituée. Crémone (69 ap. J.-C.). La ville avait soutenu Vitellius et fut prise par Antonius, partisan de Vespasien. Tacite a laissé de son sac, des souffrances de ses habitants et de sa destruction par l’armée d’Antonius un récit célèbre qui fait voir que tous les bâtiments profanes et religieux ont été incendiés (omnia sacra profanaque in igne considerent) à l’exception du temple de Méfitis (déesse des odeurs pestilentielles), signe d’une destruction qui n’épargne rien, la mention de la destruction des bâtiments religieux pouvant signifier que tel n’était pas toujours le cas même si la destruction était générale et délibérée ; ce texte peut apparaître comme un message de l’auteur envers une population vivant désormais en paix, destiné à lui faire connaître ce que les horreurs de la guerre civile peuvent avoir de pire 201. Les survivants y revinrent bientôt et la ville fut reconstruite, grâce à la générosité des citoyens et au soutien de Vespasien 202 , sans qu’il soit nécessaire de recourir à la notion de refondation. Byzance ? (195 ou 196 ap. J.-C.). La ville, qui soutenait Pescennius Niger, est prise après un très long siège par l’armée de Septime Sévère. Hérodien écrit que celui-ci l’a détruite de fond en comble (κατεσκάφη), qu’elle a été donnée avec son territoire à Périnthe, « privée de ses théâtres, 198.  Rutledge, « The Roman Destruction », p. 187. 199.  Dion Cassius, XLVIII, 14, 5. 200.  CIL III 1924 ; 1929 ; 1930. 201.  Tacite, Histoires, III, 33, 1-3. Cf. Ziolkowski, « Urbs direpta », p. 69-91, en particulier p. 71-72. 202.  Tacite, Histoires, III, 34, 4.

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de ses bains et de ce qui lui donnait de l’éclat et de la valeur 203 » ; cette précision invite à s’interroger sur la portée effective de la « destruction ». Dion Cassius confirme la perte de la liberté et de ses droits politiques, le don de son territoire à Périnthe, « qui la traite dès lors comme une bourgade », et dit que les murailles de la ville ont été abattues 204 . Il faut donc comprendre qu’il y a disparition politique, destruction des murs et de bâtiments publics, affaiblissement à tous égards, mais que la notion de destruction totale est sans doute inappropriée, en dépit du vocabulaire employé : la ville deviendrait une bourgade, la cité antérieure disparaîtrait donc. Selon l’Histoire Auguste, Caracalla aurait redonné leurs droits aux Byzantins 205, la cité renaîtrait donc. La question de la « reconstruction » ultérieure de Byzance et du rôle en particulier de Septime Sévère est controversée 206. Byzance ? (263 ou 264 ap. J.-C.). La ville a été mise à sac (« détruite » ?) par l’armée de Gallien. Histoire Auguste : « Et pour qu’aucun désastre ne fût épargné à l’époque de Gallien, la ville de Byzance, célèbre par ses combats navals et verrou de la Mer Noire, fut si complètement mise à sac (uastata est) par les soldats de ce même Gallien qu’il n’y eût pas même un survivant 207 ».

Autun (269/270 ap. J.-C.), fidèle à l’empereur Claude le Gothique, a été dévastée par les troupes en partie bataves de l’« empereur gaulois » Victorin. Discours d’Eumène : « Ils ont voulu que cette cité, qui se glorifiait jadis du titre de sœur du peuple romain, et qui a été ruinée par la plus terrible dévastation (tunc demum grauissima clade perculsam), au moment où, assiégée par les bandes rebelles des Bataves, elle implorait le secours de l’empereur de Rome, fût relevée et rendue à la vie […] 208 ».

Conclusion Le cadre chronologique est pour l’essentiel l’époque républicaine, avec quelques occurrences d’époque impériale. Les destructions suite à trahison, révolte ou guerre civile font voir l’existence d’une violence intense, liée à des volontés de vengeance, de punition, ou à des explosions de haine ; elle peut signifier une volonté de faire disparaître la cité, et peut-être la procédure de deuotio a-t-elle été employée 203.  H érodien, III, 6, 9. 204.  Dion Cassius, LXXIV, 14, 4. 205.  SHA, Car., I, 7. 206. C. M ango, « Septime Sévère et Byzance », CR des séances de l ’Académie des Inscriptions et Belles lettres, 147/2 (2003), p. 593-608. 207.  SHA, Gallieni duo, VI, 8 (éd. et trad. A. Chastagnol, Paris, 1994). 208.  Pan. Lat., V, 4, 1 (éd. et trad. E. Galletier, Paris, 1949, CUF).

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davantage que ce que suggèrent les sources. Nous ne parvenons pas à discerner s’il s’agit toujours de la mise en œuvre d’une décision antérieure ou si la haine s’exprimant dans l’assaut suffit à rendre compte d’une destruction qui paraît dans la logique de la situation, avec parfois une explication : un châtiment (Illiturgi), ou la volonté de faire un exemple afin d’effrayer d’autres villes (Mégara). La description de la destruction d’Illiturgi insiste sur son caractère radical, puisqu’il s’agit d’effacer jusqu’au souvenir de la cité ; elle suggère a contrario que tel ne devait pas toujours être le cas. La volonté d’anéantir l’adversaire est forte, en particulier dans le cas de guerres civiles (Sentinum, Pérouse, Crémone) ; il peut alors, dans certains cas (guerres civiles par exemple), appartenir au « bon prince » d’opérer la réconciliation, la reconstruction de la ville et le rétablissement de la cité, ainsi Pérouse avec Auguste et Crémone avec Vespasien, sans qu’on puisse parler d’une « refondation » de la cité. Interrogation complémentaire sur la deuotio (cités des catégories A et B) Si toutes les villes ayant fait l’objet d’une deuotio ont assurément été détruites de fond en comble, on peut s’interroger sur le cas de villes totalement rasées pour lesquelles on ne peut affirmer qu’une telle procédure ait été employée (Illiturgi, Haliarte, Lauron, voire Numance, mais le texte de Macrobe a aussi une portée assez générale). En d’autres termes, on ne sait pas si la procédure de deuotio était nécessaire pour une destruction de fond en comble, même si cette hypothèse ne peut être écartée. C. La « destruction » de villes romaines ou amies de Rome par des ennemis externes ou révoltés

1. La République Sac de Rome (386 av. J.-C.) Tite Live : la ville est pillée et incendiée (diripi tecta, exhaustis inici ignes) 209 ; il n’y a peut-être pas de volonté initiale de tout détruire, et l’incendie est moins général et moins rapide que d’habitude dans une ville conquise 210 ; la ville est ruinée et dévastée (inter incendia ac ruinas captae urbis) 211. Discours de Camille : la ville est ravagée par l’incendie et ruinée (uastam incendiis ruinisque reliquere urbem) 212 ; le Capitole, la citadelle et les temples sont encore debout 213.

209.  Tite Live, V, 41, 10. 210.  Tite Live, V, 42, 1-2. 211.  Tite Live, V, 43, 1. 212.  Tite Live, V, 53, 1. 213.  Tite Live, V, 53, 9.

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Plutarque : la ville a été entièrement détruite (παντάπασι διεφθαμένην) 214 . Florus a amplifié ce thème : « (Les Gaulois) se mettent à détruire la ville jusqu’au sol (totam urbem exaequant) par le fer, le feu et leurs propres mains 215 » ; « que résulta-t-il de cet incendie, sinon qu’une cité (ciuitas) qui devait servir de domicile aux hommes et aux dieux fut non pas détruite ni ensevelie (non deleta nec obruta) mais livrée plutôt à un feu expiatoire et purificateur 216 ? »

Cette question a donné lieu à une abondante littérature. Je renvoie en dernier lieu au chapitre de Dominique Briquel, qui estime qu’il n’y a pas eu de véritable destruction 217, ainsi qu’à l’ouvrage d’Umberto Roberto 218, qui pense, en particulier, que ce désastre, bien réel, n’en a pas moins été amplifié 219. On ne saurait donc parler d’une destruction généralisée par incendie, mais de dommages partiels ; c’est la capacité de la cité à se relever que met en valeur l’historiographie, avec remise en état des temples et cérémonie expiatoire. Le récit du « sac de Rome » relève donc davantage de l’histoire des représentations que de celle des réalités. Le texte de Florus qui évoque une destruction de la ville (urbs) mais non une destruction de la ciuitas (cité), qui est « purifiée » par le feu, n’en est pas moins intéressant, dans la mesure où il insiste sur la régénération de la cité à travers les destructions infligées à la ville en mettant en avant une vision positive de l’incendie : celui-ci aurait été l’un des éléments permettant un développement ultérieur et vigoureux de la cité. Tite Live : Camille s’oppose au projet de transfert à Véies 220 ; il utilise comme argument le fait que la cité avait été fondée sur la foi des auspices et des augures et qu’on ne pouvait donc la délaisser 221 : cela montre bien qu’il ne s’agit pas de « refonder la cité », mais seulement de reconstruire immédiatement la ville ; il y a continuité de la cité, par son inscription dans un même espace. Toutefois, la notion de « refondation » n’est pas totalement absente : la reconstruction ou la remise en état des temples n’est pas seulement matérielle ; ils doivent être « retracés, reconstruits et purifiés par l’expiation 222 », ce qui contient la notion d’une « refonda214.  Plutarque, Camille, 31, 1. 215.  Florus, I, 7, 14. 216.  Florus, I, 7, 18 (éd. et trad. P. Jal, Paris, 1967, CUF). 217. D. Briquel, « Le tournant du iv e siècle », dans F. Hinard, Histoire romaine, T. I, Paris, 2000, p. 222. 218. U. Roberto, Rome face aux barbares, Paris, 2015, p. 15-38. 219.  Roberto, Rome, en particulier p. 27 avec la n. 28. 220.  Tite Live, V, 49, 8. 221.  Tite Live, V, 52, 2. 222.  Tite Live, V, 50, 2.

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tion » limitée à ces espaces sacrés qui avaient été occupés par l’ennemi ; mais cette opération, qui fait disparaître toute trace de l’« autre », vise à rendre la cité reconstruite totalement identique à l’ancienne. Elle est donc tout à fait différente des « refondations » qui incorporent une part d’une nouvelle identité. C’est bien d’une reconstruction opérée par sa population qu’il s’agit 223. Sur le plan de l’apparence, le texte de Tite Live insiste sur la différence d’aspect entre la ville ancienne et la nouvelle ville : du fait de la précipitation et de l’absence d’organisation générale, Rome paraît désormais bâtie plutôt au hasard, les égouts, par exemple, qui auparavant étaient sous les rues et les places publiques, passant désormais sous les maisons 224 . Même si la véracité historique de ce passage a pu être contestée 225, il est significatif sur le plan de l’histoire des représentations. Frégelles (320 av. J.-C.) est incendiée par les Samnites en 320, d’après Tite Live 226. Sagonte 227. Fidèle aux Romains, elle est détruite par Hannibal et ses propres habitants, d’après Florus (euertit) 228, Tite Live évoquant l’incendie allumé par ceux-ci, qui se suicident en masse 229, Polybe insistant sur le butin 230 et Appien sur les suicides collectifs 231. Sa reconstruction comme colonie de Carthage est mentionnée par Appien 232 . Guerre sociale Ocriculum, Grumentium, Fésules, Carséoles, Aesernia, Nucérie, Picence. D’après Florus (caedibus ferro et igne uastantur) : série de défaites romaines et de destructions 233. Ce passage très rhétorique doit être rapproché des indications d’Appien, notamment le ravage du territoire de Nucérie 234 .

223.  Tite Live, V, 55, 3-4. 224.  Tite Live, V, 55, 4-5. 225.  Briquel, « Le tournant », p. 222. 226.  Tite Live, IX, 12, 8. 227.  Sur ce sujet, cf. Pelletier, « Sagonte » et « Sagontins » ainsi que Moret, « Colère romaine ». 228.  Florus, I, 22. Cf. aussi Augustin, Cité de Dieu, III, 20. 229.  Tite Live, XXI, 14-15. 230.  Polybe, III, 17. 231.  A ppien, Livre VI, L’Ibérique, XII, 46 (suicide collectif des femmes) ; 45 (les hommes choisissent de mourir dans l’action). 232.  Ibid. 233.  Florus, II, 6, 11. 234.  A ppien, Livre XIII, Guerres civiles, I, XLII, 187.

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2. Le Principat Camulodunum, Londinium, Verulamium (61 ap. J.-C.). Elles sont ravagées par les Bretons révoltés d’après Tacite 235. Opitergium (Oderzo) (167 ap. J.-C.). Ammien Marcellin : destruction (excisum) par les Quades et les Marcomans sous Marc Aurèle 236.

3. iii e-v e siècles Généralités Des villes de Gaule sont ravagées, notamment vers 275/276 ? Discours d’Eumène : « […] quand il voit tout ce qui s’était écroulé dans les ruines du passé se redresser dans la félicité du siècle présent, tant de villes longtemps envahies par les forêts et habitées par des bêtes sauvages se relever avec leurs murailles et se peupler de nouveau 237 […] ».

Histoire Auguste : « Il combattit (en Gaule) avec tant d’acharnement et de succès qu’il reprit aux barbares soixante des cités les plus prestigieuses des Gaules ainsi que tout leur butin 238 […] »

Diverses villes ont été ravagées par les Perses. Chronique de Séert, Patrologia Orientalis, IV, 220 239 : « dans la onzième année de son règne, Sapor […] envahit le pays des Romains. Il y séjourna longtemps et détruisit plusieurs villes ». Res Gestae Diui Saporis, III 240 : liste de 37 villes « conquises », après avoir précisé : « Et la Syrie, et les campagnes de Syrie, nous avons tout incendié, dévasté et pillé ». Puis, au cours de la troisième campagne, liste de 36 villes avec reprise de la même expression. Hatra (240 ap. J.-C.). La ville a été prise par les Perses puis abandonnée 241. En 363, elle était, d’après Ammien Marcellin, à l’abandon : olimque desertum 242 . Antioche (253 ap. J.-C.). La ville a été détruite d’après Zosime :

235.  Tacite, Annales, XIV, 32, 2 : Camulodunm (cetera quidem impetu direpta aut incensa sunt) ; XIV, 33, 2 : Londinium et Verulamium (massacres). 236.  A mmien M arcellin, XXIX, 6, 1 (excisum). 237.  Pan. Lat., V, 18 (éd. et trad. E. Galletier, Paris, 1949, CUF). 238.  SHA, Probus, XIII, 6 (en 275/276 ?) (éd. et trad. A. Chastagnol, Paris, 1994). 239. J. Gagé, La montée des Sassanides, Paris, 1964, p. 315. 240.  Gagé, La montée, p. 296-297. 241.  Sartre, D’Alexandre à Zénobie, p. 964. 242.  A mmien M arcellin, XXV, 8, 5.

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« Quant aux Perses […] ils s’avancèrent en Syrie jusqu’à Antioche même ; finalement ils s’emparèrent aussi de cette ville, qui avait été la métropole de tout l’Orient, en égorgèrent une partie des habitants, emmenèrent les autres comme prisonniers de guerre et s’en retournèrent chez eux avec une quantité considérable de butin, après avoir détruit (διαφθείραντες) tous les bâtiments de la ville, aussi bien privés que publics, sans qu’absolument personne oppose de résistance 243 ».

Doura-Europos (256 ap. J.-C.). Elle a été prise et détruite par les Perses, avec ensuite une occupation sassanide 244 . En 363, le site était abandonné d’après Ammien Marcellin (desertum oppidum) 245. Zosime écrit : « Dura, qui conservait des vestiges prouvant qu’il y avait eu une fois une ville, mais qui était alors déserte 246 ».

Les Goths en Orient Généralités. On peut partir d’un texte de l’Histoire Auguste, relatif au règne de Gallien : « À ces difficultés s’était ajouté le fait que les Scythes avaient envahi la Bithynie et détruit des cités (ciuitatesque deleuerant) 247 ».

Trébizonte (255 ou 256 ap. J.-C.). La ville a été ravagée, d’après Zosime, notre unique source : « […] Après avoir détruit (διαφθείραντες) les temples, les édifices, ainsi que tout ce qui avait été créé pour suggérer une impression de beauté et de grandeur, et avoir fait en outre des incursions dans le reste du pays, (les Scythes) rentrèrent chez eux avec une grande quantité de navires 248 ».

Nicée et Nicomédie (258 ap. J.-C.). Les villes ont été incendiées par les Goths d’après Zosime 249 ; l’Histoire Auguste mentionne aussi l’incendie et la dévastation de Nicomédie, peut-être à dater de 268 (incensam grauiter uastauerunt) 250. Troie (263 ap. J.-C.). Jordanès écrit, de façon emphatique et erronée, en oubliant les événements de 85 av. J.-C., le saccage de Troie en 263 : « Les Goths […] traversent en sens inverse l’Hellespont, saccageant en chemin Troie et Ilion (sic). Ces dernières, qui se remettaient à peine un peu de leur fameuse guerre avec Agamemnon (sic), furent de nouveau détruites par un glaive ennemi 251 ». 243.  Z osime, I, 27, 2 (éd. et trad. Fr. Paschoud, Paris, 1971, CUF). 244.  Sartre, D’Alexandre à Zénobie, p. 969-971. 245.  A mmien M arcellin, XXIII, 3, 7. 246.  Z osime, III, 14, 2. 247.  SHA, Gallieni duo, IV, 7. 248.  Z osime, I, 33, 3 (éd. et trad. Fr. Paschoud, Paris, 1971, CUF). 249.  Z osime, I, 35, 2. 250.  SHA, Gallieni duo, IV, 8. 251.  Jordanès, Getica, XX, 108 (trad. O. Devillers, Paris, 1995, CUF).

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Les Francs dans la péninsule ibérique Tarragone (vers 258 ap. J.-C.). Aurelius Victor : « […] Les peuplades franques, après avoir pillé la Gaule, s’emparent de l’Espagne, ravagent et pillent presque entièrement la ville de Tarragone (uastato ac paene direpto Tarraconensium oppido) […] 252 ».

Les Alamans Avenches (vers 260 ap. J.-C.) ? Chronique du pseudo-Frédégaire, II, 40 : destruction par le roi alaman Wibilus. Ammien : « Avenches, ville abandonnée sans doute », desertam quidem ciuitatem 253. Villes de Gaule (au début du v e siècle ap. J.-C.) ? La source essentielle est la célèbre Lettre de Jérôme. Elle n’est pas le fait d’un témoin oculaire, mais d’un contemporain éloigné des lieux (Jérôme est à Bethléem) et n’a pas été confirmée par des indices archéologiques 254 : ravages de tout ce qui est « entre les Alpes et les Pyrénées » (uastauerunt) ; Mayence détruite (euersa) ; Worms ruinée (Vangiones finiti) ; Reims, Arras, Les Morins, Tournai, Nemetae, Strasbourg « déportées en Germanie » (translatae in Germaniam) ; les provinces d’Aquitaine, de Novempopulanie, la Lyonnaise et la Narbonnaise, à part quelques villes, dévastées (populata). Conclusion Les occurrences se répartissent sur l’ensemble de l’histoire romaine. Ce bilan confirme que le vocabulaire de la destruction, dès lors qu’il ne prend pas en compte les éléments institutionnels et religieux mais se cantonne à la mention de l’action militaire, est imprécis et ne permet pas de se prononcer, dans bien des cas, sur le caractère total ou durable de la destruction. Du fait des sources, le cas de la reconstruction ne peut être envisagé qu’à propos de Rome, le vocabulaire de la « refondation » n’étant appliqué qu’aux temples ; le refus de migrer à Véies apparaît comme un refus d’y refonder la cité. En revanche, au moins sur le plan de la représentation, l’apparence de la ville serait modifiée par la reconstruction : si la cité redevenait identique à elle-même, notamment par la purification des temples, l’aspect de la ville ne serait plus le même.

252.  Aurelius Victor, Livre des Césars, 33, 3. 253.  A mmien M arcellin, XV, 11, 12. 254.  Jérôme, Epist., 123, Ad Geruchiam, 15, éd. J. L abourt, T. VII (409). M.  Grünewald, « Die vermeintliche Völkerlawine des Neujahrsnacht 406/407 », dans N. K rohn  ‒ U.  Koch (éd.), Grosso modo. Festschrift für Gerhard Fingerlin zum 75 Gerbutstag, Forschungen zu Spätantike und Mittelalter 1, Weinstadt, 2012, p. 1-6.

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D. Le cas de Jérusalem Sa destruction s’inscrirait théoriquement dans la catégorie II.B.2), « la “destruction” de villes relevant de l’imperium romanum suite à révoltes ». Les multiples caractères de la guerre et en particulier sa dimension religieuse invitent toutefois, par hypothèse de travail, à l’étudier à la fois comme un cas à part et comme un cas significatif : un moment de l’histoire du judaïsme et un moment de l’histoire romaine. Son principal historien, Flavius Josèphe, doit être aussi considéré comme un historien de Rome 255 ; c’est une approche romaine qui sera ici privilégiée.

1. La destruction de Jérusalem en 70 ap. J.-C. La prise de Jérusalem par l’armée de Titus en septembre 70 ap. J.-C. s’est accompagnée de la destruction de fond en comble du Temple et de la ville : une disparition de la cité et de sa fonction comme capitale religieuse 256. Ceux qui résistèrent furent abattus sur ordre de Titus, ainsi que, à l’initiative des soldats, les vieillards et les faibles ; certains furent conservés pour le triomphe commun de Vespasien et de Titus en 71 ap. J.-C., d’autres envoyés en Égypte pour travaux, la plupart des adultes furent distribués à différentes cités afin d’être livrés aux bêtes ou d’être obligés de se combattre, les plus jeunes étant vendus comme esclaves 257. Dans une Judée qui dépendait de l’imperium romanum, Jérusalem occupait une place à part dans le monde des cités : disposant de défenses naturelles et fortifiées redoutables 258, la ville était dominée par le Temple, unique sanctuaire d’un Dieu unique et invisible 259. Elle était par certains aspects une cité du monde hellénistique, mais surtout une capitale religieuse, de surcroît en proie à une guerre civile en même temps qu’au soulèvement antiromain 260. S’il ne s’agit pas d’une guerre de conquête mais d’une opération de répression d’une révolte, les forces mises en œuvre par Rome étaient considérables et l’opération très difficile.

255. M. H adas-L ebel, « Flavius Josèphe, témoin des rites de victoire romains », MEFRA, 121/2 (2009), p. 473-479. 256.  Voir, dans ce volume, le chapitre de Serge Bardet, p. 137-172. 257.  Flavius Josèphe, Guerre des Juifs, VI, 9, 2, 417-419 ; cf. aussi VII, 2, 1, 24 ; VII, 3, 1, 27 ; VII, 5, 1, 96 ; VII, 7, 5, 5, 138. 258.  Longuement décrites dans Flavius Josèphe, Guerre des Juifs, V, 4, 1-4, 136183. 259.  Décrit par Flavius Josèphe, Guerre des Juifs, V, 5, 1-8, 184-247 ; en V, 5, 7, 287, Josèphe annonce qu’il évoquera ultérieurement la ville, le Temple, les coutumes et les lois qui le concernent, mais ces pages ne figurent pas dans son ouvrage. 260.  Sur ces points, voir P. Vidal-Naquet, Du bon usage de la trahison, dans La Guerre des Juifs, trad. P. Savinel, Paris, 1977, p. 9-115, en particulier p. 69-70 et 95-109, ainsi que Sartre, D’Alexandre à Zénobie, p. 558-559.

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Cette question a donné lieu à une abondante bibliographie, qu’on ne pourra reprendre ici, choisissant de se limiter aux travaux les plus récents qui renvoient à la bibliographie antérieure. Le point essentiel des discussions est la confrontation, à propos de la destruction du Temple, des textes de Flavius Josèphe et de Sulpice Sévère. Pour ceux qui adoptent la version de Flavius Josèphe dédouanant Titus d’avoir voulu détruire le Temple, Sulpice Sévère, qui l’accuse, aurait sciemment déformé la vérité 261. Ceux qui défendent la position inverse estiment que la version de Sulpice Sévère serait puisée à bonne source, un passage perdu des Histoires de Tacite, ce qui permettrait de rectifier les « mensonges » de Josèphe et d’affirmer la pleine et entière responsabilité de Titus 262 . On ne se limitera pas à ces deux sources, et l’on distinguera deux processus, destruction du Temple et destruction de la ville. Rappelons ce qu’étaient les titres et fonctions du père et du fils au moment de ces événements. Vespasien est proclamé imperator à Alexandrie par l’armée d’Égypte le 1er juillet 69 263, salué quelques jours plus tard par l’armée de Judée comme imperator, Caesar et Augustus 264 et reconnu par le Sénat en décembre 69 265. À ce moment-là, le Sénat nomme aussi Caesares ses fils Titus et Domitien, ainsi que Vespasien (en Égypte) et Titus (en Palestine) consuls 266. Au printemps 70, Vespasien part pour l’Occident

261.  De façon non exhaustive, travaux les plus récents : T. L eoni, « Tito e l’incendio del tempio di Gerusalemme : repressione o clemenza disubbidita », Ostraka, 9 (2000), p. 455-470 (très abondante bibliographie) ; id., « Against Casesar’s Wishes. Josephus as a Source for the Burning of the Temple », Journal of Jewish Studies, 58/1 (2007), p. 39-51 (très abondante bibliographie) ; St. M anson, A  History of the Jewish War. A.D. 66-74, New York, Cambridge University Press, 2016, p. 487-502 (avec la bibliographie antérieure). 262.  De façon non exhaustive, travaux les plus récents : P. Spilsbury, « Josephus on the Burning of the Temple, the Flavian Triumph and the Fall of Rome », Society of Biblical Literature, Seminar Papers 2002, p. 1-23 (https://www.preteristarchive. com/Books/pdf/2002_spilsbury_josephus-temple.pdf, consulté le 11/12/2019)  ; J. B. R ives, « Flavian Religious Policy and the Destruction of the Jerusalem Temple », dans J. Edmondson, S. M ason et J. B. R ives (éd.), Flavius Josephus and Flavian Rome, Oxford, 2005, p. 145-166 ; T. D. Barnes, « The Sack of the Temple in Josephus and Tacitus », Flavius Josephus, op. cit., p. 129-144 ; M. P.  Ben Zeev, « Between Fast and Fiction : Josephus’Account of the Destruction of the Temple », dans M. Mor, P. Stern, J. Pastor (éd.), Flavius Josephus, Interpretation and History, « Supplements to the Journal for the study of Judaism », 146, Leyde ‒ Boston, 2011, p. 53-64. Vidal-Naquet, Du bon usage, p. 109, estime que Josèphe disculpe Titus de façon non convaincante, sans toutefois développer son argumentation. 263.  Tacite, Histoires, II, 79 ; Suétone, Vespasien, VI, 6. 264.  Tacite, Histoires, II, 80 ; Suétone loc. cit. 265.  Tacite, Histoires, IV, 3. 266.  Dion Cassius, Histoire romaine, LXVI, 1, 1. Titus attesté comme César au printemps 70 ap. J.-C. : L’Année Épigraphique, 1915, 100.

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en laissant à Titus la charge « d’écraser Jérusalem 267 » : ces instructions sont qualifiées par Flavius Josèphe de « sinistres 268 ». En septembre 70, Titus, qui, au début de la guerre, n’était qu’un questorien commandant une légion 269, mais est désormais Caesar et consul, est proclamé imperator par ses troupes avant l’assaut final, alors que les soldats font des sacrifices à leurs enseignes dans la cour du Temple embrasé 270. L’arc de Titus Pour le point de vue officiel romain, les choses sont apparemment simples. Comme l’affirme l’inscription gravée début 81 ap. J.-C. sur l’ordre du Sénat et du peuple sur l’arc de triomphe de Titus au Circus Maximus, Titus a soumis (domuit) le peuple juif (gens Iudaeorum) et détruit (deleuit) la ville (urbs) de Jérusalem conformément aux praecepta et consilia de son père Vespasien 271 : l’épigraphie officielle – qui ne fait pas de distinction entre la ville et le Temple – n’a que faire de la complexité des processus de décision. Ignorant la destruction de Jérusalem par les Babyloniens en 586 av. J.-C., l’inscription affirme qu’aucun général ni aucun peuple n’a accompli un tel acte avant Titus 272 . Un bas-relief représente le transport des objets sacrés du Temple par les soldats romains. À prendre le texte au pied de la lettre, l’origine de la décision de destruction remonterait à Vespasien et serait donc antérieure au siège de la ville. Pourtant il n’est pas sûr que le texte réduise Titus au simple rôle d’exécutant : dans quelle mesure les praecepta et consilia de Vespasien avaient-ils valeur impérative ? Titus disposait-il d’une marge d’appréciation ? C’est bien lui en effet, et non Vespasien, qui est au cœur des textes de Flavius Josèphe et de Sulpice Sévère. L’inscription, rédigée après coup, expose en fait moins un programme à réaliser qu’une présentation globale, postérieure à l’acte, qui a pu être simplificatrice afin de montrer une parfaite identité de vues entre un Augustus et un Caesar, de surcroît placés dans des contextes spécifiques. Flavius Josèphe, la destruction du Temple et la destruction de la ville Flavius Josèphe, Juif passé aux Romains, écrit dans son autobiographie que son texte a été commandé, approuvé et rendu public par Titus lui267.  Flavius Josèphe, Guerre des Juifs, IV, 11, 5, 658. 268.  Flavius Josèphe, Guerre des Juifs, VI, 6, 2, 344. 269.  Suétone, Titus, IV, 3. 270.  Flavius Josèphe, Guerre des Juifs, VI, 6, 1, 316. 271.  CIL VI 944 = ILS 264 (Titus est encore vivant) ; voir F. M illar, « Last Year in Jerusalem : Monuments of the Jewish War in Rome », dans J.  Edmondson, S.  M ason et J. B. R ives (éd.), Flavius Josephus and Flavian Rome, Oxford, 2005, p. 120-127. L’arc a été dédié peu après la mort de Titus, CIL VI 945 = ILS 265 (p. 123). 272.  Tacite, Histoires, V, 9 écrit que les remparts furent détruits par Pompée mais que le sanctuaire demeura.

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même 273. S’il évoque l’ordre de destruction de fond en comble du Temple et de la ville donné par Titus après la prise de la ville 274 et décrit le triomphe à Rome, orné des tableaux représentant les dévastations et les incendies ayant frappé les villes conquises, sans accorder toutefois une importance particulière à la ville de Jérusalem 275, il exonère la responsabilité de Titus dans le processus qui a mené à la destruction du Temple, tout en étant beaucoup plus nuancé à propos de celui qui a mené à la destruction de la ville 276. L’examen de son texte montre qu’il faut bien distinguer deux processus successifs : celui de la destruction du Temple et celui de la destruction de la ville. Dans le premier cas, un premier pas avait été franchi lors de l’assaut sur la cour externe du Temple : en raison de la résistance des Juifs, Titus s’était résolu à ordonner l’incendie des portails, car « pour épargner un temple étranger, on faisait souffrir et massacrer les soldats romains 277 » : c’est un indice de ses priorités et de son pragmatisme. C’est ensuite que, après avoir fait éteindre cet incendie et avant l’assaut final, il réunit en consilium ses généraux et leur demande leur avis sur le sort du Temple. Trois options seraient apparues. Les uns auraient estimé qu’il fallait de toute façon le détruire, conformément à la « loi de la guerre », afin d’éviter qu’il ne devienne un lieu de rassemblement ; les autres auraient été d’avis de le conserver mais de l’incendier si les Juifs l’utilisaient comme forteresse ; seul Titus aurait été d’avis de le conserver, même dans cette dernière hypothèse, en raison de sa beauté, afin qu’il constitue un ornement de l’Empire, approuvé dès lors par ses généraux 278. Comment expliquer l’incendie ? L’origine de celui-ci incomberait aux Juifs : alors qu’ils avaient à nouveau attaqué les Romains, « un soldat, […] mû par une sorte d’impulsion surnaturelle, arracha un brandon aux boiseries en feu et le jeta aux habitations entourant le sanctuaire 279 ». L’acte du soldat romain est donc présenté comme étant à la fois isolé et accidentel, mais s’expliquerait par une action lancée par les Juifs. À ce stade, l’attitude de Titus est d’ordonner d’arrêter l’incendie 280 ; or il n’est ni écouté ni obéi par les soldats remplis de colère et de haine contre les Juifs 281 : il n’apparaît là guère à la hauteur de ses responsabilités 282 , une 273.  Flavius Josèphe, Autobiographie, 363. 274.  Flavius Josèphe, Guerre des Juifs, VII, 1, 1, 1. 275.  Flavius Josèphe, Guerre des Juifs, VII, 5, 5, 145-147. 276.  Sur le manque d’autorité de Titus sur ses troupes : Flavius Josèphe, Guerre des Juifs, VI, 4, 6, 258 ; VI, 4, 7, 260. 277.  Flavius Josèphe , Guerre des Juifs, VI, 4, 1, 228. 278.  Flavius Josèphe, Guerre des Juifs, VI, 4, 3, 236-242. 279.  Flavius Josèphe, Guerre des Juifs, VI, 4, 5, 251-252. 280.  Flavius Josèphe, Guerre des Juifs, VI, 4, 6, 256. 281.  Flavius Josèphe, Guerre des Juifs, VI, 4, 6, 258 ; VI, 4, 7, 260. 282.  M anson, A History, p. 499.

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notation qui plaide en défaveur d’un texte purement hagiographique. De même, ce sont les soldats romains qui mettent le feu au Temple : celui-ci est incendié « contre la volonté du César 283 ». Après la prise, Titus donne l’ordre de détruire de fond en comble le Temple ainsi que la ville 284 . Or le récit fait apparaître une interprétation qui se situe sur un autre plan : selon Josèphe, « Dieu, certes, avait depuis longtemps condamné le bâtiment à être brûlé 285 ». L’incendie ravage dès lors le Temple, et les soldats romains, désormais, amplifient eux-mêmes l’incendie en mettant le feu aux bâtiments adjacents, estimant qu’il était « vain » de les épargner 286. La destruction du Temple ne résulterait donc pas de la volonté de Titus, qui aurait volontiers préservé le Temple, mais du comportement des Juifs et de la volonté divine de les châtier, et, sans avoir été formellement décidée par Titus lors de l’assaut, elle aurait été mise en œuvre avec le concours des soldats romains. En ce qui concerne la ville, Titus avait affirmé devant les Juifs avoir voulu « au moins (la) conserver 287 ». Pourtant, la première fois que Titus avait évoqué la notion de destruction, c’était, avant même la prise du Temple, à propos de la ville (et non du Temple), lorsqu’il avait appris le cas de tecnophagie accompli par une femme réfugiée à Jérusalem ; horrifié, comme nombre de Romains, il avait déclaré qu’« il ensevelirait l’horreur de cette anthropophagie […] sous les ruines de leur patrie et qu’il ne laisserait pas contempler au soleil, sur la face de la terre, une ville dans laquelle les mères étaient nourries de cette manière 288 ». Ces deux passages permettent de formuler l’hypothèse que Titus a construit progressivement sa décision de destruction. Lorsque les Juifs eurent proposé d’évacuer la ville mais offert de pouvoir se réfugier dans le désert, Titus, désormais non seulement Caesar mais aussi salué imperator 289, donna à ses soldats licence d’incendier et de piller la ville 290 : on est là dans le processus classique d’une décision d’incendier, mais l’originalité est que l’ordre intervient au cours de l’affrontement, et non avant celui-ci. Ce n’est qu’après la bataille que le sort commun de la ville et du Temple est leur destruction totale : Titus donne en effet l’ordre de les détruire de fond en comble (κατασκάπτειν), sauf trois tours et une partie du rempart, cette exception étant destinée à montrer que c’est Dieu

283.  Flavius Josèphe, Guerre des Juifs, VI, 4, 7, 265-267. 284.  Flavius Josèphe, Guerre des Juifs, VII, 1, 1, 1. 285.  Flavius Josèphe, Guerre des Juifs, VI, 4, 5, 249. 286.  Flavius Josèphe, Guerre des Juifs, VI, 5, 2, 282. 287.  Flavius Josèphe, Guerre des Juifs, VI, 6, 2, 324. 288.  Flavius Josèphe, Guerre des Juifs, VI, 3, 5, 217. 289.  Flavius Josèphe, Guerre des Juifs, VI, 6, 1, 316. 290.  Flavius Josèphe, Guerre des Juifs, VI, 6, 3, 351-353.

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qui avait abandonné les Juifs, tant ces tours, qu’ils avaient quittées, étaient imprenables 291. En ordonnant cette destruction, Titus s’inscrirait selon Flavius Josèphe dans le plan divin. Dès lors, le récit définit la destruction comme un châtiment divin. Comme telle, celle-ci ne peut, logiquement, qu’être totale. En revanche, du côté des Juifs zélotes, l’incendie serait perçu, dans une perspective messianique, comme une destruction favorisant le renouvellement des ères et l’avènement des temps libérateurs 292 . De plus, nombre de Juifs ont choisi une mort volontaire, soit de leurs propres mains soit mutuellement donnée 293. Les sources chrétiennes Eusèbe de Césarée écrit qu’il s’inspire du récit de Flavius Josèphe, dont il cite de longs extraits 294 . Il considère qu’il s’agit d’une source digne de confiance 295, reproduit le passage dans lequel Josèphe dit que Titus avait ordonné la publication de son livre 296 , mais, occupé qu’il est à mettre au premier plan « le châtiment divin du crime commis contre le Christ de Dieu 297 » par les Juifs, n’aborde pas directement le processus de destruction. Le Pseudo-Hégésippe livre une adaptation latine de l’œuvre de Flavius Josèphe, composée peut-être entre 366 et 384 298. L’un des thèmes de l’œuvre est un réquisitoire contre les Juifs. L’auteur donne une très grande importance à la réaction de Titus à l’acte de tecnophagie, qui l’amène à annoncer sa volonté de détruire la ville, après avoir voulu la préserver 299. Rapportant ensuite très brièvement le consilium, il mentionne seulement deux positions : un consensus jusque-là partagé par tous (y compris par Titus) sur la destruction du Temple, et des doutes grandissants de Titus, soucieux de ne pas s’en prendre à des monuments dans l’intérêt même du vainqueur ; mais Titus, pour autant, n’aurait pas pris de décision, ce qui laisserait les soldats libres d’agir 300. L’auteur décrit enfin l’incendie qui 291.  Flavius Josèphe, Guerre des Juifs, VII, 1, 1, 1 ; VI, 9, 1, 409-413. 292.  Flavius Josèphe, Guerre des Juifs, VI, 7, 2, 364 et IV, 6, 4, 428 ; voir dans ce volume les observations de Serge Bardet, p. 162-169. 293.  Flavius Josèphe, Guerre des Juifs, VI, 9, 4, 430. 294.  Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, III, 5-10. 295.  Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, III, 9, 3. 296.  Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, III, 10, 11. 297.  Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, III, 5, 7. 298. Sur la position du Pseudo-Hégésippe, voir le chapitre d’Agnès MolinierA rbo dans ce volume, p. 233-257. 299.  Pseudo -H égésippe, Historiae, V, 41. 300.  Pseudo -H égésippe, Historiae, V, 42. M anson, A History, p. 498, propose l’hypothèse que le Pseudo-Hégésippe ait trouvé improbable l’affirmation selon laquelle les soldats auraient désobéi à Titus : sa solution est de montrer que l’action de destruction a été menée par des soldats qui n’ont pas reçu d’ordres contraires.

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détruit toute la ville 301. Il s’agit là d’une variante orientée du récit de Flavius Josèphe. Sulpice Sévère donne une tout autre version du consilium. Sans que le moment de la délibération apparaisse clairement, on retrouve le schéma de deux positions mais réparties différemment : certains pensent qu’il ne faut pas détruire un tel sanctuaire, œuvre d’un merveilleux travail, qui pourra aussi devenir une attestation de la modération des Romains ; d’autres, dont Titus, pensent qu’il doit être détruit, afin que soient extirpés le judaïsme et le christianisme ; en définitive le Temple est détruit – mais il faut noter que Sulpice Sévère ne mentionne pas explicitement un ordre de Titus, écrivant que les esprits s’étaient enflammés (animis incensis) et qu’il s’agissait de la volonté de Dieu (Dei nutu) 302 . Le texte ferait voir chez Titus un comportement de nature religieuse, à la fois antijuif et antichrétien. Orose n’évoque pas explicitement le consilium mais place une délibération après la prise du Temple : faut-il le brûler ou le préserver en testimonium de la victoire ? Titus, proclamé imperator par l’armée, choisirait alors de l’incendier et fait raser les murs de la ville 303. Il est intéressant de relever qu’Orose intègre la proclamation de Titus comme imperator dans la phrase mentionnant l’ordre de destruction de fond en comble ; faudraitil établir une relation entre ces deux points et formuler l’hypothèse d’une capacité désormais pleinement reconnue à Titus de donner un tel ordre, dès lors qu’il a été proclamé imperator ? Observations sur l ’origine de la destruction du Temple La véracité du texte de Flavius Josèphe a été soutenue avec de solides arguments (en dernier lieu, Leoni, Manson), alors que la thèse opposée, pour ingénieuse qu’elle soit, et qui a été longtemps dominante (en dernier lieu, Price, Barnes), est affectée de faiblesses : outre que le recours à une source perdue (Tacite) est par définition indémontrable, Sulpice Sévère, qui attribue à Titus une politique antichrétienne de façon anachronique, n’est pas un modèle en matière de fiabilité : son texte, déjà de ce point de vue, est falsificateur ; et l’on ne voit pas pourquoi Flavius Josèphe aurait déformé les débats d’un consilium dont les participants étaient très probablement encore tous en vie au moment de la publication de son œuvre et auraient pu infirmer son propos 304 . Un point toutefois peut étonner chez Flavius Josèphe : l’indiscipline des soldats qui auraient refusé d’obéir à Titus, ce qui a sans doute favorisé des déformations chez les auteurs 301.  Pseudo -H égésippe, Historiae, V, 49. 302.  Sulpice Sévère, Chron., II, 30, 6-8. 303.  Orose, VII, 9, 5-6. 304.  Voir déjà B. Lifshitz, « Jérusalem sous la domination romaine. Histoire de la ville depuis la conquête de Pompée jusqu’à Constantin (63 a.c.-325 p.c.) », ANRW, II. 8, Berlin, 1977, p. 467.

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chrétiens (infra). Mais, d’un autre côté, ce récit a été, on l’a vu, validé par Titus. Une confrontation entre ces deux textes est par nature déséquilibrée. Flavius Josèphe livre un texte détaillé sur la destruction du Temple et de la ville ; Sulpice Sévère ne traite, en quelques lignes, que de la destruction du Temple. On peut se demander si Sulpice Sévère, essentiellement attaché à développer une polémique antipaïenne, n’a pas contracté le déroulement du processus de décision en conservant l’épisode du consilium sur le sort du Temple mais en ne retenant que la décision finale de destruction du Temple après la prise (qui était ce qui lui importait). On peut d’ailleurs se demander si Flavius Josèphe était bien la source directe de Sulpice Sévère, ou si celui-ci a utilisé le texte (latin) du Pseudo-Hégésippe, dont l’accès devait lui être plus facile 305. Comme chez le Pseudo-Hégésippe, il n’y a que deux points de vue chez Sulpice-Sévère, et non trois, comme chez Flavius Josèphe ; aucun des deux textes ne mentionne un ordre formel de la part de Titus à l’issue du consilium, même s’ils diffèrent quant à la position de celui-ci. Un point commun entre les deux textes est qu’il n’y aurait pas eu d’acte d’indiscipline de la part des soldats, un comportement qui pouvait en effet étonner les écrivains chrétiens ; chez le Pseudo-Hégésippe, le problème est résolu par l’absence d’ordre formel, chez Sulpice-Sévère, par l’existence d’une communauté de points de vue supposée entre Titus et les soldats. Même si l’on ne peut déduire du caractère falsificateur du texte de Sulpice Sévère la véracité de celui de Flavius Josèphe, le texte de ce dernier mérite sans doute davantage de crédit que ce qui lui a été accordé par nombre d’érudits. Que Sulpice Sévère dérive de Flavius Josèphe (directement ou indirectement) ou de Tacite, la mention du consilium dans les deux textes est de toute façon la démonstration que la décision concernant le Temple n’était pas arrêtée au moment où ont commencé les opérations ; sinon la tenue du consilium n’avait pas de sens. Cela n’est pas incompatible avec les instructions données par Vespasien d’après Flavius Josèphe, « sinistres » certes (dans leur esprit), mais non définitives : elles devaient permettre une décision finale de destruction de fond en comble de la ville, Temple compris, sans clore complètement une autre option. Sans doute Titus, même sans avoir été proclamé imperator, était-il en droit de décider définitivement de l’option choisie, mais sa proclamation le fit apparaître aux yeux des soldats au cœur de la décision finale. D’autre part, l’absence de mention de la part de Flavius Josèphe de toute action des généraux pour empêcher les initiatives des soldats en aidant Titus est révélatrice : les chefs militaires 305. Sur l’utilisation du Pseudo-Hégésippe par Sulpice-Sévère, voir S. I setta, « La distruzione di tempio di Gerusalemme in Sulpicio Severo (Chron. II, 30) : studio delle fonti », Romanobarbarica, 14 (1996-1997), p. 60-64.

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sont restés dans la logique de leur comportement, selon Josèphe, lors du consilium, et Titus a été isolé. Euocatio et deuotio ? L’expression de la volonté divine est au cœur de l’argumentation de Josèphe. Celle-ci repose sur une affirmation répétée selon laquelle Dieu lui-même avait quitté le sanctuaire : c’est ce que Josèphe, dès lors dans le camp romain, affirme à deux reprises aux assiégés : Dieu réside désormais chez ceux qui font la guerre aux assiégés, en Italie 306 ; Titus lui-même affirme croire que la divinité qui a veillé autrefois sur le sanctuaire n’y est plus 307. En impliquant Titus lui-même dans son raisonnement, Josèphe semble faire adhérer Titus à sa propre conception. Et, après la destruction, les objets du culte juif ont été transférés à Rome dans le Temple de la Paix 308 et la Loi des Juifs au Palais 309. Un passage de Tacite soutiendrait cette hypothèse, évoquant l’ouverture des portes du sanctuaire et une voix surhumaine s’exclamant « les dieux s’en vont 310 ! ». Le récit de Josèphe et le passage de Tacite pourraient-il suggérer un rapprochement avec la procédure romaine d’euocatio ? Christiane Saulnier s’est demandé si cette procédure n’avait pas été employée 311 : à l’euocatio traditionnelle pourrait correspondre le transfert des objets du culte juif et de la Loi des Juifs. John S. Kloppenborg, suivi par Danuta Musial et Andrzej Gillmeister, a même proposé d’en placer le rituel au moment où Titus est proclamé imperator devant le sanctuaire embrasé 312 , en rapprochant ce passage du texte de Macrobe qui traite de l’euocatio 313. Mais on a contesté l’hypothèse d’une euocatio314 : il paraîtrait 306.  Flavius Josèphe, Guerre des Juifs, V, 9, 3, 367 ; V, 9, 4, 412. 307.  Flavius Josèphe, Guerre des Juifs, VI, 2, 4, 127. 308.  Flavius Josèphe, Guerre des Juifs, VII, 5, 7, 161. 309.  Flavius Josèphe, Guerre des Juifs, VII, 5, 7, 162. Sur la question des rapports entre le paganisme gréco-romain et le judaïsme et le rôle de Flavius Josèphe, on peut encore se reporter à M. Simon, « Jupiter-Yahvé », Numen, 23/1 (1976), p. 40-66. 310.  Tacite, Histoires, V, 13, 2-3. 311. Chr. Saulnier , « Flavius Josèphe et la propagande flavienne », Revue biblique, 96/4 (1989), p. 546-562, qui estime que Tacite, méconnaissant le monothéisme juif, aurait fait allusion à l’euocatio ; quant à Flavius Josèphe, il n’aurait pas mentionné explicitement l’euocatio parce qu’il n’aurait pas saisi l’importance de cette « pratique typiquement romaine » (p. 557). 312.  Flavius Josèphe, Guerre des Juifs, VI, 6, 1, 316. 313.  Voir J. S. K loppenborg « Evocatio Deorum and the Date of Mark », Journal of Biblical Literature, 124/3 (2005), p. 419-450, en particulier p. 442-444, qui, tout en estimant que le siège s’est déroulé sur la supposition que la divinité avait abandonné le Temple avant l’été 70, n’exclut pas non plus, p. 442, l’hypothèse d’une euocatio au début du siège (l’auteur propose que Marc, 13, 2bc, « il ne restera pas une pierre sur une autre, tout sera démoli », fasse allusion à la destruction de Jéru-

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difficilement envisageable que Titus ou Vespasien aient souhaité héberger à Rome un temple consacré au dieu des Juifs, car cela aurait été contre leur propre politique envers le culte juif 315. Récemment Mireille Hadas-Lebel a repris cette question. Le dépôt d’objets sacrés aurait eu lieu dans le Temple de la Paix parce que le Temple de Jupiter Capitolin, incendié sous Vitellius, n’avait pas pu être utilisé : le dieu des Juifs, déjà assimilé à Zeus par les apologistes alexandrins, l’aurait été à Jupiter ; s’il subsistait un doute sur une euocatio « en bonne et due forme », ce rite ancien aurait laissé des traces 316 ; dans l’hypothèse d’un rite effectif, Flavius Josèphe n’en aurait pas bien saisi le sens 317. Contrairement à ce qu’écrivent J. S. Kloppenborg, Danuta Musial et Andrzej Gillmeister, ce n’est pas à la procédure de l’euocatio que Macrobe lie la possession de la qualité d’imperator, mais bien à celle de la deuotio, et cela très explicitement 318. Toutefois, comme, dans la pratique, c’est bien un général qui devait être à l’origine de la mise en œuvre de l’euocatio, leur hypothèse n’est pas insoutenable, même si ce sont en principe des prêtres romains (sacerdotes romani) qui sont en charge de la formule d’euocatio, de concert éventuellement avec le général 319. On pourrait aussi proposer, avec Mireille Hadas-Lebel, que Titus ait officié en cette occasion plus comme prêtre que comme général 320. D’un autre côté, Titus a bien été proclamé imperator, dans le cadre d’une cérémonie de nature religieuse, juste avant l’assaut final et destructeur ; il serait en tant que tel habilité à formuler une deuotio. Orose paraît avoir associé cette proclamation et l’ordre de destruction de fond en comble, qui est dans la logique d’une deuotio. On peut se demander si la méconnaissance par Flavius Josèphe des rites romains ne l’a pas entraîné à ne pas comprendre non seulement une euocatio, comme salem) et D. Musial et A. Gillmeister, « Evocatio deorum as an Example of a Crisis Ritual in Roman Religion », Graeco-Latina Brunensia, 23/2 (2018), p. 95-107. 314.  R ives, « Flavian Religious Policy », p. 149. 315.  R ives, « Flavian Religious Policy », p. 163 : volonté de destruction d’un culte civique qui aurait été aussi destiné à une diaspora juive et aurait fait de Jérusalem une rivale de Rome. 316.  H adas-L ebel, « Flavius Josèphe », en particulier p. 478. 317.  H adas-L ebel, «  Flavius Josèphe  », p. 479, qui rejoint sur ce point Chr. Saulnier. 318.  Le texte de M acrobe distingue bien les deux procédures, voir en particulier Saturnales, III, 9, 9 : urbes uero exercitusque sic deuouentur iam numinibus euocatis, sed dictatores imperatoresque soli possunt deuouere. Il paraît restreindre aux seuls dictatores et imperatores (sed) la formulation d’une deuotio (même si un imperator ou un dictateur – ainsi Camille – a pu aussi formuler une euocatio). Rappelons que l’euocatio est nécessaire avant une deuotio, mais qu’elle n’implique pas nécessairement une deuotio. 319.  Pline l’A ncien, Histoire naturelle, XXVIII, 4, 18. D’après Tite Live, V, 21, 3, le dictateur Camille appelle à l’euocatio de Junon à Véies (supra). 320.  H adas-L ebel, « Flavius Josèphe », p. 479.

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on l’a déjà relevé, mais aussi une possible deuotio comme j’en proposerais l’hypothèse, même si l’on ne peut répondre avec certitude à la question de savoir si une deuotio était nécessaire avant l’anéantissement total d’une cité. Il serait impossible de dater avec certitude l’euocatio : peut-être dès le début des opérations, ce que traduiraient les passages de Flavius Josèphe cités supra, à moins que ceux-ci ne se réfèrent à la seule conception d’un départ volontaire du dieu des Juifs, sans procédure stricto sensu. On pourrait alors formuler l’hypothèse d’une procédure d’euocatio mise en route par un Titus Caesar mais non encore imperator, faisant agir les sacerdotes, ou agissant lui-même comme prêtre, devant le sanctuaire embrasé, voire antérieurement. On pourrait aussi faire l’hypothèse qu’aurait eu lieu devant le Temple une double cérémonie, comprise de façon restrictive par Flavius Josèphe comme des sacrifices aux enseignes : euocatio par des sacerdotes, voire par Titus comme prêtre 321, et deuotio par Titus imperator nouvellement proclamé, conformément au texte de Macrobe, donnant lieu à chaque fois à des uota. Il est possible que le texte des formules, tel qu’il est cité par Macrobe, n’ait pas été connu avec précision à l’époque de Titus, et qu’il n’y ait eu ainsi que des « traces » des antiques rituels dans d’effectifs processus cérémoniaux. Un autre passage de Flavius Josèphe semble attester de l’existence de ces rituels : une fois vainqueur, Titus, ayant rassemblé et récompensé les soldats, « acquitta les vœux au nom de toute l’armée, descendit de la tribune, au milieu d’innombrables acclamations, et célébra les sacrifices de la victoire. Après qu’une immense quantité de bœufs eut été conduite auprès des autels, il les immola tous, et les distribua à l’armée pour un banquet 322 ». Ne s’agirait-il pas là pour l’imperator victorieux de célébrer, dans sa fonction religieuse, l’accomplissement des vœux d’euocatio et de deuotio formulés avant l’anéantissement de la cité 323 ? Dans la conclusion de son étude, Mireille Hadas-Lebel s’interroge, de façon plus générale, sur la coexistence chez les Romains de deux concep321.  M acrobe, Saturnales, III, 9, 9, mentionne des sacrifices dans le cas de l’euocatio. 322.  Flavius Josèphe, Guerre des Juifs, VII, 1, 3, 16. Je reprends ici, comme ailleurs, la traduction de P. Savinel, en introduisant toutefois la proposition importante de J. Scheid, Quand faire c’est croire. Les rites sacrificiels des Romains, Paris, 2005, p.  236, n.  65, qui choisit délibérément de traduire ποιησάμενος εὐχὰς par « acquitta les vœux » (littéralement « fit les vœux », mais il est possible que Flavius Josèphe n’ait pas exactement saisi le sens d’un rituel postérieur à la victoire, puisqu’il n’est plus dès lors besoin de « faire des vœux ») ; différemment P. Savinel traduit par « récita des prières », p. 516 ; l’expression grecque doit être rapprochée du latin uotum soluit de l’inscription d’Isaura uetus, qui témoigne au moins d’une euocatio et peut-être aussi d’une deuotio (supra). 323.  Scheid, Quand faire c’est croire, loc. cit., voit dans ce sacrifice, lié à l’acclamation impératoriale, une anticipation sur les sacrifices et banquets qui seront offerts à Rome.

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tions de la victoire entre lesquelles ceux-ci n’auraient pas vraiment tranché : d’un côté, à travers la description du sacrifice aux enseignes devant le sanctuaire en feu, une expropriation de la divinité de l’ennemi par les numina des légions ; de l’autre, l’opération de transfert à l’amiable du Dieu des Juifs 324 . On peut se demander s’il n’y a pas eu à Jérusalem une complémentarité et même une cohérence dans ces deux attitudes, dont rendraient compte l’association, dans des rites effectifs, d’une euocatio et d’une deuotio. On comprendrait ainsi comment, de façon cohérente, ces deux rituels, transfert de divinité tout d’abord, puis anéantissement de la cité au nom des dieux de Rome, se seraient succédé. On comprendrait de même que, tant que la décision de destruction n’était pas prise, et même si l’euocatio avait déjà été effectuée (au début des opérations et selon un rituel préservé ?), la deuotio n’ait pas encore eu de raison d’être. Ni chez Flavius Josèphe ni chez le Pseudo-Hégésippe, l’hypothèse d’une préservation du Temple n’est apparue comme un respect de l’identité juive, ni, comme l’écrit très différemment Sulpice Sévère, comme une attestation de la « modération » des Romains (opinion attribuée à certains généraux), mais comme un souci de l’ornement de l’Empire (pour Titus) : le Temple ne valait plus pour Josèphe à ce moment-là que comme un monument dont la dimension religieuse avait disparu, puisqu’il pensait que le Dieu des Juifs s’en était retiré 325, et pour le Pseudo-Hégésippe que comme un testimonium de la victoire. Mais, une fois en ruine, il n’y avait plus aucune raison pour Titus de le préserver. Observations sur la destruction de la ville On a vu que, en cas de révolte, un traitement souvent appliqué était la destruction de la ville. Il faudrait une reddition pure et simple pour éviter une telle extrémité. Le cas de Jérusalem s’inscrivait d’abord dans ce cadre, même si Rome pouvait prendre en compte des circonstances particulières, comme l’appui donné par Agrippa II à Vespasien et la liaison entre Titus et Bérénice. Il faut tout d’abord s’interroger sur les intentions qui avaient pu être celles de Vespasien et sur les instructions qu’il avait laissées à son fils, évoquées dans l’inscription de l’arc 326. Selon les propos prêtés à Titus devant les représentants des Juifs assiégés, les ordres initialement donnés par Vespasien à celui-ci, à contre-cœur, étaient « sinistres 327 » : la formulation laisse entendre que, si Vespasien n’avait pas souhaité de bon cœur détruire la ville et le Temple, il n’avait pas écarté, bien au contraire, cette éventualité, sans que l’expression, volontairement vague, ne précise s’il s’agit seulement de la ville, ou du Temple, ou des deux ; mais un ordre 324.  H adas-L ebel, loc. cit. 325.  Flavius Josèphe, Guerre des Juifs, VI, 2, 4, 127. 326.  CIL VI 944 = ILS 264. 327.  Flavius Josèphe, Guerre des Juifs, VI, 6, 2, 344.

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formel de destruction ne doit pas avoir été alors transmis à Titus, d’autant plus qu’on ne voit pas en ce cas la nécessité du consilium réuni ensuite par celui-ci, du moins en ce qui concerne le Temple, ni pourquoi Titus luimême a exprimé aux Juifs son intention première de conserver au moins la ville 328. Il faut certes formuler l’hypothèse d’une différence de dispositions d’esprit entre le père et le fils. Vespasien agissait en pragmatique, soucieux avant tout de s’adapter aux réalités 329, comme sans doute nombre de ses généraux. Or son comportement antérieur tend à montrer qu’il a effectué dans cette guerre des destructions de villes, non par cruauté particulière, mais parce qu’il avait estimé que, contre de tels adversaires, cette solution était la plus réaliste, sans qu’il s’agisse pour autant d’une politique systématique. On pourrait évoquer une « terreur contrôlée », qui dans son esprit aurait pu suffire à éteindre l’extension de la révolte. Le bilan de ses actions s’établit comme suit : - Gabara : alors que la plupart des habitants avaient quitté la ville, Vespasien fait tuer ceux qui restent et fait incendier la ville, les bourgs et les petites villes des alentours 330. - Jotapata : Vespasien fait raser la cité et incendier les fortifications 331. - Japha : Flavius Josèphe n’écrit pas explicitement qu’il a fait détruire la ville, mais que tous les habitants mâles adultes ont été tués, les enfants et les femmes réduits en esclavage 332 ; la destruction est probable. - Gamala : la ville est prise par Vespasien et Titus et la population est presque totalement massacrée 333 ; la destruction est probable. - Gerasia : la ville est prise et incendiée par Lucius Annius, très certainement sur ordre de Vespasien 334 . Inversement, Vespasien, après avoir soumis Jamnia et Azotus 335 ainsi que Gadara 336, y installa des garnisons ; Titus agit de même après avoir

328.  Flavius Josèphe, Guerre des Juifs, VI, 6, 2, 324. 329.  M anson, A History, p. 367. 330.  Flavius Josèphe, Guerre des Juifs, III, 7, 1, 132-134. 331.  Flavius Josèphe, Guerre des Juifs, III, 7, 36, 338. 332.  Flavius Josèphe, Guerre des Juifs, III, 7, 31, 304. 333.  Flavius Josèphe, Guerre des Juifs, IV, 1, 10, 81. 334.  Flavius Josèphe, Guerre des Juifs, IV, 9, 1, 488. 335.  Flavius Josèphe, Guerre des Juifs, IV, 3, 2, 130. 336.  Flavius Josèphe, Guerre des Juifs, IV, 7, 3, 310.

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pris Gischmala 337, lorsqu’il eut symboliquement détruit une petite partie du rempart en signe de capture 338. Cet examen montre une pratique de destructions un peu plus fréquente que le contraire. Sans doute Vespasien, par pragmatisme pessimiste, s’attendait-il à une résistance de Jérusalem telle que les solutions les plus radicales devaient être envisagées : une destruction terrorisante destinée à éteindre toute velléité de résistance. Mais, en sens contraire, les chefs romains pouvaient ne pas souhaiter avoir à entreprendre un siège difficile et risquer de lourdes pertes ; Flavius Josèphe a amplement souligné la puissance des défenses de la ville. Si Titus a présenté aux Juifs son propre choix de tout faire pour sauver la ville, sans que cela soit un acte de désobéissance, c’est qu’il pensait, avec un pragmatisme plus optimiste, avoir une marge de manœuvre permettant de ne pas mettre en œuvre la destruction : ainsi, si la ville se rendait, cela aurait épargné aux Romains la perspective d’un siège très difficile. Comme le rapporte Dion Cassius, Titus, lorsqu’il fut chargé de la guerre contre les Juifs, « tâcha d’abord de les amener à composition avec des paroles et des promesses 339 ». Sans doute crut-il, au début du siège, pouvoir encore obtenir une reddition  3 40. Mais, si tel n’était pas le cas, Titus avait toute liberté pour incendier puis mettre en œuvre une destruction totale de la ville et du Temple, procédure normale en de telles circonstances et là aussi fruit du pragmatisme. On considérera en conséquence qu’au moment où Vespasien a transmis le commandement à Titus, existaient plusieurs options, dont l’une, celle de la destruction totale, paraît avoir été privilégiée par Vespasien, mais non encore définitivement choisie ni, donc, formellement prescrite. Il ne s’agit pas là d’une « bonté » particulière de l’Auguste ou du César (même si Flavius Josèphe évoque à plusieurs reprises la « bonté » de Titus 3 41), mais d’une prudente prise en compte des rapports de forces et des risques encourus. Quand Titus a-t-il pris cette décision ? Sa déclaration à propos de l’acte de tecnophagie laisse percer, au cours du siège, une intention assez précoce de destruction de fond en comble. Par la suite, ce serait, selon Titus, le refus des Juifs de jeter leurs armes et de se rendre, tout en se disant prêts à lui abandonner la ville, qui l’amènerait à décider d’appliquer les « lois de la guerre », alors qu’il était prêt à laisser la vie sauve aux assiégés 3 42 : « il donna alors à ses soldats licence de piller et incendier la ville 3 43 », et les Romains incendient celle-ci  3 44 , alors que les Juifs eux-mêmes étaient déjà 337.  Flavius Josèphe, Guerre des Juifs, IV, 2, 5, 120. 338.  Flavius Josèphe, Guerre des Juifs, IV, 2, 5, 117. 339.  Dion Cassius, Histoire romaine, LXVI, 4, 1. 340.  M anson, A History, p. 500-501. 341.  Flavius Josèphe, Guerre des Juifs, VI, 6, 2, 333 ; 340 ; 341. 342.  Flavius Josèphe, Guerre des Juifs, VI, 6, 2, 350. 343.  Flavius Josèphe, Guerre des Juifs, VI, 6, 3, 353. 344.  Flavius Josèphe, Guerre des Juifs, VI, 7, 2, 363.

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largement responsables des incendies 3 45, y compris celui du palais royal  3 46 et surpassent encore les Romains dans cette pratique 3 47. Techniquement, Titus aurait donc pu prendre la ville, mais en acceptant que la population se retire librement au désert, ce qui aurait signifié une non-reddition à ses yeux intolérable : il estime que les Juifs se comportent comme s’ils étaient les vainqueurs 3 48 ; c’est le refus des vaincus de reconnaître leur défaite qui est à l’origine de la mise en œuvre implacable des « lois de la guerre ». L’ordre d’incendier est donc pris pour bien marquer que la victoire lui appartient. Il est donné dans le cours des opérations, et non, comme c’est souvent le cas, préalablement. Il accompagne une autodestruction. Il donne aux soldats une possibilité d’action sans limite, puisqu’ils vont, à la fin, incendier les quartiers périphériques et même araser les remparts 3 49. En agissant ainsi, les soldats anticipent l’ordre formel de destruction de fond en comble. Flavius Josèphe écrit que « l’armée n’ayant plus personne à tuer ni rien à piller et du fait que tout faisait défaut à la rage des soldats », Titus a donné l’ordre de destruction de toute la ville et du Temple de fond en comble 350. L’ordre final de destruction porte donc autant sur les ruines de la ville et du Temple que sur la ville et le Temple. L’ordre est la mise en application des instructions laissées par Vespasien dans leur dimension la plus « sinistre », conformément au sort qui attend une ville révoltée qui a refusé la reddition. Le récit de Flavius Josèphe complète le texte de l’inscription de l’arc sans contradiction : l’ordre de destruction de fond en comble, qui vient couronner un processus, est conforme à l’esprit des praecepta et consilia de Vespasien. Il est donné par un Caesar, obéissant à son père Augustus, et désormais imperator, doublement habilité à agir ainsi. Il y a donc eu et un incendie du Temple lors de la bataille sans ordre de Titus et une destruction par incendie au moins partielle et délibérée de la ville liée à sa prise (mais décidée dans le cours du combat et non antérieurement) et une destruction de fond en comble ordonnée par Titus après la prise, qui fait disparaître la cité, ville et Temple. Toutefois, cette dernière décision épargne trois tours et une partie du rempart 351, pour des raisons qui sont au cœur de la notion de destruction et que Josèphe a expliquées en décrivant (antérieurement) l’entrée de Titus dans la ville : ces tours étaient apparues au vainqueur, émerveillé par leur aspect gigantesque et imprenable, comme le signe qu’il ne devait sa victoire qu’à Dieu, car les 345.  Flavius Josèphe, Guerre des Juifs, VI, 6, 3, 354. 346.  Flavius Josèphe, Guerre des Juifs, II, 17, 6, 427 ; V, 4, 4, 183. 347.  Flavius Josèphe, Guerre des Juifs, VI, 7, 3, 373. 348.  Flavius Josèphe, Guerre des Juifs, VI, 6, 3, 352. 349.  Flavius Josèphe, Guerre des Juifs, VI, 9, 4, 434. 350.  Flavius Josèphe, Guerre des Juifs, VII, 1, 1, 1. 351.  Ibid.

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Juifs avaient eu la folie de les abandonner ; elles montraient donc bien que Dieu était avec les Romains, puisqu’il avait fait descendre les Juifs de ces forteresses 352 . Leur caractère imprenable donne la clef de l’interprétation de la victoire. La cité est détruite alors que subsiste un élément architectural fondamental de la ville, en signe de sa défaite et de son abandon par la divinité : ce maintien apparemment paradoxal s’inscrit en fait dans le rituel de destruction. La destruction de l’ensemble constitué par la ville et le Temple (et en y comprenant le palais royal, déjà détruit en fait par les assiégés euxmêmes 353) est une destruction et de la cité de Jérusalem et de sa fonction comme capitale religieuse. Mais celle-ci n’entraîna pas une persécution générale des Juifs, notamment de la Diaspora, Titus se refusant par exemple à accepter la demande du Sénat et du peuple d’Antioche d’expulser les Juifs, en faisant remarquer que ceux-ci ne pourraient aller nulle part, leur patrie ayant été détruite 354 . En revanche, avec l’instauration du fiscus iudaicus, les Juifs durent payer le didrachme au profit de Jupiter Capitolin, une mesure assurément humiliante 355. Pour Flavius Josèphe, si, devant l’histoire, Titus est pleinement responsable de la destruction, il n’en est en rien coupable. Flavius Josèphe pourrait souscrire aux termes de l’inscription de l’arc. La construction d’Ælia Capitolina La question du sort de Jérusalem ultérieurement, et en particulier entre 130 et 135 ap. J.-C., est complexe 356. Le site n’a sans doute pas été totalement abandonné après 70 ap. J.-C. Il semble que, de façon ponctuelle, un culte desservi par quelques prêtres ait pu continuer d’exister 357. Vers 130 ap. J.-C., Hadrien a fait entreprendre des travaux. S’agit-il dès ce moment-là, sous forme d’une continuité, d’une refondation de Jérusalem (dans une perspective alors nullement hostile aux Juifs) ou, sous forme d’une rupture, de la construction d’une nouvelle cité romaine, la Colonia Ælia Capitolina ? C’est la seconde hypothèse qui est le plus souvent soutenue. Elle peut s’appuyer sur Dion Cassius (résumé par Xiphilin) : Hadrien lui donna le nom d’Ælia Capitolina et décida de construire un Capitole « à la place du Temple 358 », ce qui a été compris de deux façons : soit sur 352.  Flavius Josèphe , Guerre des Juifs, VI, 9, 1, 413. 353.  Flavius Josèphe , Guerre des Juifs, VI, 4, 4, 183. 354.  Flavius Josèphe, Guerre des Juifs, VII, 5, 2, 109. M. Sartre, L’Orient romain, Paris, 1991, p. 395. 355.  Sartre loc. cit. 356.  En dernier lieu, synthèse et état de la question dans S. Cl. M imouni, Le judaïsme ancien du vi e siècle avant notre ère au iii e siècle de notre ère : des prêtres aux rabbins, Paris, Nouvelle Clio, 2012, p. 514-523. 357.  M imouni, Le judaïsme ancien, p. 496-498. 358.  Dion Cassius, LXIX, 12, 1.

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l’emplacement soit en remplacement du Temple, cette seconde interprétation étant en général retenue aujourd’hui. Ce fut l’une des causes de la révolte de Bar Kochba, le gros des insurgés étant formé par des paysans de Judée 359. Jérusalem a-t-elle été reprise et occupée par les insurgés ? Deux sources évoquent une prise ultérieure de Jérusalem par l’armée romaine, ce qui pourrait laisser supposer que les insurgés s’en étaient antérieurement emparés : une brève mention d’Appien (qui ne traitait nullement des guerres juives) évoquant une « destruction » de fond en comble par Hadrien (κατέσκαψεν) 360 et un passage très allusif d’Eusèbe de Césarée, qui évoque un siège des Juifs sous Hadrien 361. La ville aurait pu être reprise en 132-133 ap. J.-C. par les insurgés et reprise par Hadrien en 134, et, à nouveau, « détruite » ; en ce sens pourrait aussi être compris un passage de Jérôme, qui écrit qu’Hadrien « détruisit Jérusalem et ses murailles », afin de construire Ælia 362 . Mais le texte de Dion Cassius soutient mal cette hypothèse : celui-ci rapporte que, dans la répression qui s’ensuivit, furent rasées par les armées romaines « cinquante de leurs meilleures forteresses, neuf cent quatre-vingt-cinq de leurs bourgades les plus importantes […] et que la Judée tout entière devint un désert 363 » ; mais il n’évoque pas de façon spécifique une prise de Jérusalem par l’armée romaine. Hadrien, fondateur d’une nouvelle cité, apparaîtrait comme celui qui aurait ainsi, symboliquement, achevé la destruction de l’ancienne Jérusalem. La question de la relation entre l’ancienne Jérusalem et Ælia Capitolina est débattue : le Mont du Temple fut-il intégré dans la colonie 364 ou non 365 ? À tout le moins a-t-on proposé que le Capitole n’ait pas été établi à l’emplacement du Temple, mais plutôt sur le Golgotha 366. Le nom de la 359.  Synthèse : Sartre, D’Alexandre à Zénobie, p. 601-607. 360.  A ppien, Livre XI, Le Livre syriaque, L, 252. On relèvera toutefois que l’information d’Appien dans ce passage n’est pas sûre, puisqu’il écrit que c’est Vespasien qui détruisit Jérusalem, et attribue aussi une première « destruction » à Pompée en 63 av. J.-C., alors que celui-ci, d’après Tacite, Histoires, V, 9, ne détruisit que les remparts (cf. aussi A ppien, Livre XII, La guerre de Mithridate, CVI, 498 : καθεῖλεν). À  le suivre à la lettre, il y aurait donc eu trois « destructions » de Jérusalem par les Romains. 361.  Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, IV, 5, 2. 362.  Jérôme , In Ioelem prophetam, I, 4 (Hierosalem murosque subuertit). 363.  Dion Cassius, LXIX, 14, 1. 364. C. A rnould -Béhar, « L’espace urbain d’Ælia Capitolina (Jérusalem) : rupture ou continuité ? », Histoire urbaine, 13/2 (2005), p. 85-100, qui estime que le Mont du Temple aurait été intégré dans la colonie. 365.  Y.  Z.  Eliav, « The Urban Layout of Ælia Capitolina : A New View from the Perspective of the Temple Mont », dans P. Schäfer (éd.), The Bar Kokhba War Reconsidered, Tübingen, 2003 (Texts and Studies in Ancient Judaism, 100), p. 241275. 366. N. Belayche, « Du Mont du Temple au Golgotha : le Capitole de la colonie d’Ælia Capitolina », Revue d ’histoire des religions, 214/4 (1997), p. 387-413.

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nouvelle ville ne comporte aucun rappel du nom ancien. D’après Eusèbe de Césarée, Hadrien interdit aux Juifs l’accès et même l’approche de la nouvelle cité romaine, qui se substituait ainsi à l’ancienne 367, alors même que l’ancienne province de Judée changeait de nom pour devenir la Syrie-Palestine. La colonie romaine est en rupture avec l’ancienne cité. On ne saurait donc parler de « refondation », mais bien d’établissement d’une nouvelle cité. On peut proposer qu’Hadrien, dont il n’est pas assuré qu’il ait été un « destructeur effectif » de Jérusalem, ait pu être considéré comme un « destructeur symbolique » de celle-ci, en tant que fondateur sur son emplacement d’une cité à l’identité radicalement nouvelle. III. C onclusion

gé n é r a l e

Il est difficile d’établir un bilan quantitatif des actions de destruction menées par les armées romaines. D’un côté, les sources donnent l’impression d’un grand nombre d’opérations de ce type, au point qu’il arrive que les noms des villes n’apparaissent même plus, au profit d’une vague généralisation (Florus, Macrobe). De l’autre, les récits font voir des contradictions, des incohérences, même lorsque des verbes apparemment explicites comme delere, diruere ou κατασκάπτειν sont employés. Telle ville « détruite » réapparaît, telle autre n’a fait que changer de fonction, réduite à un état plus modeste (Tite Live, Histoire Auguste). De tels relevés, même s’ils ne sont pas très nombreux, font peser une suspicion sur la qualification de « destruction » dans d’autres cas. Il est probable que l’application des « lois de la guerre », qui permettent non seulement le pillage mais aussi l’incendie, a amené les sources à employer de façon très large un vocabulaire suggérant une destruction de fond en comble là où il n’y avait qu’un incendie accompagnant l’assaut. Peut-être la destruction de monuments publics était-elle de nature à suggérer la « destruction » d’une ville, alors même que celle-ci n’était que partielle, et dans un certain nombre de cas les temples ont été épargnés. Apparaît toutefois une distinction fondamentale entre une destruction intentionnelle et totale de cités et une destruction qu’on pourrait qualifier de circonstancielle de villes dont l’ampleur n’est pas toujours aisée à mesurer et qui ne vise pas à anéantir l’identité de la cité, mais qui découle, en 367.  Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, IV, 6, 3-4. Je n’ai pu prendre connaissance de l’étude de D.-M. Cabaret, « Aelia Capitolina, ville reconstruite ? », dans E. Capet, C. Dogniez, P. Koch-P iettre, F. M assa, H. Rouillard -Bonraison (éd.), Reconstruire les villes. Modes, motifs et récits, Turnhout, 2019, (Semitica et Classica 1), p. 151-156, qui, contrairement à la communis opinio, propose que les architectes d’Hadrien aient conçu l’urbanisme de la nouvelle colonie romaine en tenant compte d’un urbanisme antérieur.

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général par l’incendie, à la fois des modalités de la prise et de la mise en évidence de la victoire. D’autre part, la portée effective des destructions de cités a pu laisser subsister des lambeaux de population survivante, accrochés aux anciens sites sans statut ni patrie ; parfois, eux ou leurs descendants ont été réintégrés ultérieurement dans l’univers civique, parfois ils sont restés engloutis dans une anonyme obscurité. Quant aux motifs de destruction de cités, ils peuvent être classés selon le rapport au temps. En rapport avec le passé, il s’agit d’exercer une vengeance (Corinthe, Numance, Vaga) voire une terrible punition suite à trahison (Mégara, ville des Turdetani). En rapport avec le futur, il s’agit d’éliminer un adversaire jugé dangereux et qui a déjà menacé Rome (Carthage), voire de terroriser des cités qui seraient susceptibles de se dresser contre Rome (Corinthe). Dans ces deux types de cas, aussi différents soient-ils, la destruction est le fruit d’une décision, souvent antérieure et parfois postérieure à la prise, mais dont les sources ne font pas voir une construction progressive au cours de l’action ; peut-être s’agit-il là d’une lacune documentaire, mais il semble qu’il y ait bien un moment précis de décision, antérieur ou postérieur à l’action. La destruction traduit un accord avec le monde divin, qu’il s’agisse des dieux des Romains (deuotio) ou de ceux de l’ennemi, qui changent de camp (euocatio), même si ces deux procédures ne sont sans doute pas toujours mises en œuvre. À l’époque républicaine, un partage des rôles apparaît, entre le Sénat et les généraux. Ceux-ci peuvent être les agents directs lors d’une destruction par assaut d’une ville accompagné d’incendie ; ils peuvent aussi être au cœur de la procédure de deuotio. Le partage des rôles met en évidence deux registres qui peuvent se compléter mais dont, du fait de la nature du corpus, on ne voit bien fonctionner la complexe articulation que dans le cas de Carthage, où sont associés le Sénat et l’imperator, alors que le rôle du Sénat paraît essentiel dans le cas de Corinthe et que la destruction de Numance est le fait de la décision de l’imperator. Dans le cas particulier des guerres civiles, la destruction des villes peut apparaître comme une manifestation de fureur incontrôlée, propre à ce genre de situation. Enfin est parfois noté le comportement des habitants eux-mêmes, décrits comme s’ils se faisaient les acteurs de la destruction de leur propre ville (Carthage, et, pour les suicides collectifs, Numance, Astapa – mais aussi Sagonte, alliée de Rome, et d’une certaine manière Jérusalem) ; en dehors du constat du fait, on peut aussi se demander si cette mention qui apparaît dans les sources romaines ne contribue pas à justifier davantage encore l’acte de destruction, puisque la responsabilité du vainqueur se trouve en partie exonérée et sa bonne conscience apaisée. Les reconstructions de cités ennemies détruites sont, dans une très large mesure, et après un long laps de temps, des opérations de « refondation » de nouvelles cités. La nouvelle cité ne reproduit pas à l’identique la nature de l’ancienne, mais incorpore une partie de son identité passée tout en

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adoptant une nouvelle identité romaine. Quant aux cités romaines révoltées, elles courent le risque d’une disparition pure et simple ou d’un effacement profond. Les cités romaines détruites en guerre civile sont plutôt reconstruites très rapidement, sans passer par un processus de refondation, et redeviennent elles-mêmes. Rome a été reconstruite, sans être refondée, à l’exception toutefois de ses temples, mais en changeant d’aspect. On voit les points communs et les différences qui caractérisent le cas de Jérusalem. La destruction de fond en comble de la ville et du Temple a eu lieu à l’issue d’un affrontement dont le caractère est à la fois militaire, politique et religieux, alors que, à la différence des grandes destructions antérieures (Carthage, Corinthe, Numance), le Sénat n’a plus son mot à dire, laissant seule place à l’Augustus et au Caesar, de surcroît imperatores. En outre, il s’agit d’une révolte interne à l’imperium romanum, même si les Flaviens ont voulu la colorer différemment par la mise en scène sans précédent d’un triomphe sur des populations provinciales 368. C’est le caractère radicalement différent du monothéisme par rapport au polythéisme grécoromain qui est ici singulier. Mais même cette remarque doit être nuancée, en raison de l’existence de points de contact entre le judaïsme et le monde gréco-romain : Flavius Josèphe en est le vivant exemple, tout en se faisant le chroniqueur des événements ; cette extraordinaire situation historique, à la fois interne au conflit et apparemment externe comme historien tout en se disant lié à Titus, rend d’autant plus complexes l’établissement et l’interprétation des faits, puisque l’essentiel de notre savoir repose sur une source à la fois précisément descriptive, ou du moins se donnant pour telle, et ne cachant pas qu’elle est aussi interprétative. De plus le problème est peut-être moins celui d’une partialité de Flavius Josèphe que celui d’une certaine méconnaissance de sa part des rituels romains. Un trait spécifique est qu’ici la destruction a un double objet : le Temple et la ville. Le Temple est d’une nature particulière par rapport aux sanctuaires d’un monde gréco-romain polythéiste ; il est, pour un Dieu sans image, le lieu du culte pour l’ensemble d’une communauté qui va bien audelà des frontières de la ville, et sa destruction revêt une signification différente de celle des sanctuaires païens, intentionnellement ou circonstanciellement « détruits ». Et, même s’il avait été épargné, comme cela avait été, selon Josèphe, envisagé, c’eût été pour des raisons esthétiques et de gloire politique, en tant que monument et non en tant qu’édifice religieux, un motif qui n’apparaît pas dans les sources pour des sanctuaires païens 368.  M illar, « Last Year », p.  101. Sur ce triomphe voir en dernier lieu St.  M anson, « Josephus Portrait of the Flavian Triumph in Historical and Literary Context », dans F. Goldbeck et J. Wienand (éd.), Der Römische Triumph in Prinzipat und Spätantike, Berlin, 2017, p. 125-175, qui estime que les Flaviens ont construit une imposture, transformant une victoire sur des provinciaux révoltés en un spectacle figurant une victoire sur des ennemis externes.

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qui, eux, ont été épargnés. La destruction de Jérusalem comme capitale religieuse est donc bien spécifique par rapport aux autres destructions de villes ; si elle n’entraîna pas de persécution générale des Juifs, elle a créé les conditions d’un fonctionnement différent de la religion juive. La vision d’une destruction par le feu comme positive opérée par au moins une partie des habitants (ici les zélotes) n’existe que dans le cas de Jérusalem. Le rapprochement qu’on pourrait être tenté de faire avec le cas de Rome en 386 av. J.-C. n’est en définitive guère fondé : il s’agit, pour Rome, d’une vision propre à Florus, qui veut voir dans l’incendie une purification lui assurant un nouvel essor, bien éloignée de la perspective messianique des zélotes. Néanmoins, l’existence de ces deux appréciations positives du feu méritait d’être signalée. Comme on l’a dit précédemment, sa destruction s’inscrirait théoriquement dans la catégorie II.B.2), « La “destruction” de villes relevant de l’imperium romanum suite à révoltes », à côté de Falerii ueteres, Frégelles et Palmyre, dont les situations étaient toutefois bien différentes. Falerii ueteres, qui subit une euocatio mais peut-être pas une deuotio, disparut au profit d’une nouvelle cité ; Frégelles, qui fut l’objet d’une euocatio et d’une deuotio, disparut en tant que cité au profit d’une simple bourgade, alors que Palmyre, théoriquement rasée, subsista mais changea complètement de fonction. Le processus de destruction de Jérusalem est, en apparence, l’un des mieux documentés. C’est une richesse et un handicap : d’un côté, nous sommes très bien informés des multiples facettes d’une destruction ; d’un autre côté, le déficit d’informations venant des autres cas perturbe l’élaboration de comparaisons. Seule la destruction de Carthage a fait l’objet de presque autant de précisions. Mais, si la destruction de Jérusalem est un moment crucial de l’histoire du peuple juif et de la religion juive, elle ne saurait occuper une place à ce point centrale dans l’histoire de Rome ; c’est le texte de Flavius Josèphe qui, par son ampleur, joue ce rôle de loupe, comme pour sa description sans aucun équivalent du triomphe. À la différence de Carthage, jamais Jérusalem n’a menacé l’existence de Rome, même s’il est possible que Rome ait considéré Jérusalem comme une rivale 369. Certes, il y a des points de ressemblance entre ces deux destructions : responsabilité des habitants dans l’incendie, incendie de la ville au moment de sa prise, destruction radicale de l’ensemble une fois la ville prise. Toutefois il y a des différences : à Carthage, la volonté politique de détruire a été permanente, dès avant l’assaut, impliquant tous les rouages de la res publica, alors que, pour Jérusalem, tel ne paraît pas avoir été le cas, du moins selon Flavius Josèphe qui entend mettre en évidence une élaboration progressive de la décision : 369. Cf. supra n. 315.

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- instructions de l’Auguste Vespasien (qui ouvraient la voie à la destruction mais ne l’impliquaient pas nécessairement), - rôle du César Titus, s’appuyant sur les « lois de la guerre », qui finit, après sa proclamation comme imperator par les soldats et après avoir envisagé de conserver la ville, par faire le choix de l’incendier, - rôle de ses généraux, - poids des enchaînements, - actes des Juifs comme ceux de soldats romains souvent incontrôlables, - décision finale par Titus de destruction totale. Cette décision n’est pas présentée par Titus, d’après Flavius Josèphe, comme la volonté d’éliminer un éventuel et dangereux futur adversaire, mais plutôt comme un châtiment infligé à un ennemi au comportement scandaleux, qui n’a pas su saisir la chance de la clémence offerte par le vainqueur, dont la « bonté » est soulignée : elle serait d’abord une sanction de la « démence des révolutionnaires 370 ». En réalité, c’est parce que la ville paraissait inexpugnable que les Romains ont pu envisager un certain temps le choix d’une négociation et d’une non-destruction, abandonné en raison de l’intransigeance adverse. La destruction finale de fond en comble est mentionnée par Flavius Josèphe de façon purement factuelle, comme si elle s’inscrivait logiquement dans l’ensemble du processus, puisqu’il n’y avait plus rien à épargner. Si l’on déplace la focalisation de Titus vers Vespasien, qui avait à coup sûr très tôt envisagé la destruction, on peut formuler l’hypothèse de la volonté de la part de celui-ci d’imposer aux Juifs un traitement exemplaire et terrorisant afin de mettre fin définitivement à toute velléité de révolte, sans exclure l’éventualité d’un renoncement à une opération difficile et coûteuse en vies, le choix définitif étant laissé au César. La destruction de Jérusalem fait donc voir, de façon extraordinaire, une double dimension, à la fois circonstancielle et intentionnelle, dans le cadre, pour Flavius Josèphe, d’un plan divin. L’anéantissement final est pour partie fruit du pragmatisme, à la différence de ce qu’affirme une épigraphie officielle qui la présente – mais après coup – comme résultant d’un programme, sans doute plus trompeuse encore à cet égard que l’historien juif rallié aux Romains, qui veut faire croire en la longue « bonté » du Caesar. Si l’incendie n’a été qu’en partie le fruit d’une décision du Caesar, donnée de plus au cours des combats et non antérieurement, la dimension intentionnelle d’une destruction totale a bien été présente dès le début des opérations, mais d’abord en tant qu’hypothèse forte avant de devenir un choix. L’incendie, épisode fréquent des prises de ville, est devenu un prélude à la décision finale de destruction de fond en comble. 370.  Flavius Josèphe, Guerre des Juifs, VII, 1, 1, 4.

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Le Dieu des Juifs est dit être en accord avec cette destruction, et la mise en œuvre de celle-ci ferait voir la responsabilité des Juifs. Certes, notre bilan a montré des cas où les habitants de la ville prise sont les acteurs de sa propre destruction, mais il s’agit là d’actes de désespoir alors que le récit de Josèphe entend démontrer, au-delà de leur implication dans la propagation de l’incendie, la notion d’un châtiment. Dès lors que Titus a décidé d’écarter tout compromis, la conception religieuse de la guerre à Rome est telle que si l’on ne fait pas celle-ci au dieu de l’ennemi, on appelle les divinités à anéantir l’adversaire. Sans doute faut-il voir un écho romain dans la probable référence à l’euocatio, qu’il y ait eu ou non rituel effectif. Cette désertion du sanctuaire peut être rapprochée des pratiques religieuses traditionnelles romaines, même si un tel transfert, s’agissant du dieu d’une religion monothéiste, ne paraît pas de même nature que des transferts opérés dans le cadre de conceptions polythéistes : pour Rome, c’est seulement un dieu supplémentaire qui la rejoint. Peut-être une procédure complémentaire de deuotio a-t-elle aussi été mise en place, dès lors que Titus, proclamé imperator, était habilité à la formuler. Si Titus lui-même, lorsqu’il s’adresse aux Juifs et alors que sa décision est déjà prise, ne manque pas d’évoquer le précédent de Carthage 371, la destruction de Jérusalem s’inscrit largement dans le cadre des procédures romaines, tout en faisant voir des spécificités, notamment dans l’élaboration complexe de la décision et dans la coexistence extraordinaire de l’anéantissement total en tant que cité et de l’inachèvement volontaire en tant que ville. Comment définir la construction opérée par Hadrien ? D’un côté, apparaît l’hypothèse d’une première reconstruction vers 130 ap. J.-C., qui aurait pu ne pas être en rupture complète avec l’ancienne ville juive. De l’autre, la reconstruction de 135 ap. J.-C. traduit une rupture et constitue comme un message confirmant la disparition de la ville et du Temple en 70 ap. J.-C. Ce type de construction, qui nie à ce point l’identité de l’ancienne cité, est exceptionnel (les cas de Volsinies et de Falerii Veteres font voir des destructions accompagnées de transfert immédiat de population sans reconstruction ultérieure sur le site) ; il est différent des procédures mises en œuvre à Carthage et à Corinthe. Si nous ne connaissons pas l’existence d’un rituel de destruction relatif à Jérusalem, le changement de nom opéré par Hadrien, sans la moindre reprise d’une référence à l’ancienne cité, et l’interdiction faite aux Juifs d’entrer dans la colonie marquent la volonté d’effacer jusqu’au souvenir de la cité juive : ce n’est pas une refondation, mais bien l’établissement d’une nouvelle cité. Hadrien apparaît ainsi, après Titus, comme le second destructeur (symbolique cette fois) de Jérusalem. Il est en définitive singulier 371.  Flavius Josèphe, Guerre des Juifs, VI, 6, 2, 332.

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qu’une ville dont la conservation avait été originellement envisagée par son destructeur effectif (Titus) ait été à ce point l’objet d’une volonté d’effacement mémoriel par l’action de celui qui a établi une nouvelle cité sur son site (Hadrien). Si la destruction d’une cité est une négation de l’autre, sa reconstruction ou sa refondation mettent en jeu une dialectique du même et de l’autre. Rome a pu juger bon de détruire ce qui lui était opposé, usant de procédures complexes ou expéditives, mais a aussi reconstruit ou refondé des cités portant à la fois les marques de leur spécificité traditionnelle et de leur nouvelle adéquation au modèle romain. Qu’il s’agisse de la destruction ou de la reconstruction, le cas de Jérusalem montre des éléments de convergence avec les autres cas attestés dans le monde romain, notamment en matière d’étapes (incendie puis destruction finale) et de procédure (dimension religieuse), mais aussi des spécificités, notamment dans l’élaboration de la décision, qui dépasse la traditionnelle opposition du circonstanciel et de l’intentionnel, la conservation partielle des défenses et la définition de l’identité de la nouvelle cité romaine.

Chapitre II

L E MOTIF LITTÉRAIRE DE LA DESTRUCTION DES VILLES Frédéric Chapot et Jean-Luc Vix Le bilan des destructions de villes dans l’Antiquité gréco-romaine révèle que, dans les guerres de l’Antiquité, la menace de l’anéantissement total n’était jamais complètement absente. Le degré de destruction de ces cités est sans doute variable et cela reste une réalité délicate à cerner et à apprécier : les expressions grecques et latines peuvent en effet désigner aussi bien la destruction, dans son sens absolu, que des destructions, de façon plus relative et limitée, voire constituer une affirmation plus rhétorique que réelle. Reste qu’en situation de conflit la perspective d’un tel destin ne devait jamais disparaître totalement 1. Le retentissement de tels événements devait être important et participait même de la stratégie d’intimidation du conquérant et du rayonnement du peuple victorieux. Ainsi Appien, à propos de la destruction de Numance, n’exclut pas que Scipion ait pris cette initiative parce que les grandes catastrophes de ce genre « répandent au loin la gloire du vainqueur 2 ». D’une façon générale les Romains ne rougissaient pas de la double destruction de Carthage et de Numance 3. La destruction des cités est en effet un des éléments emblématiques de la violence des conflits, et c’est précisément cette réalité que Florus retient pour caractériser le ii e siècle av. J.-C. de l’histoire romaine : l’historien donne en 1. Voir supra le premier chapitre, l’étude d’Alain Chauvot, « La destruction de villes dans l’Antiquité romaine ». Cette issue est présentée comme une évidence par les Anciens : par ex. Tertullien, Apologeticum, 25, 14 (éd. Waltzing, Paris, 1929, CUF) : Bella et uictoriae captis et euersis plurimum urbibus constant, « Les guerres et les victoires s’accompagnent le plus souvent de la prise et de la destruction des villes ». 2.  A ppien, Histoire romaine. Livre VI. L’Ibérique, 98, 425-426 (éd. et trad. P. Goukowsky, Paris, 2003, CUF) : «  la détruisit de sa propre initiative, soit qu’il estimât que c’était l’intérêt de Rome, soit qu’il fût prompt à la colère et acharné contre ses victimes, soit que, comme quelques-uns le croient, il eût pensé que les grandes catastrophes répandent au loin la gloire du vainqueur (τὴν δόξαν ἡγούμενος διώνυμον ἐπὶ τοῖς μεγάλοις γίγνεσθαι κακοῖς) ». 3.  Cicéron, De officiis, I, 11, 35 (éd. M. Testard, Paris, 1965, CUF), mentionne ces événements dans son développement sur la codification de la guerre, en justifiant la destruction des deux villes par le fait que ces ennemis avaient été dans la guerre « cruels et sauvages » (crudeles … immanes) ; cf.  Pro Murena, 28, 58. Les récits de la destruction de Jérusalem (70 ap. J.-C.), édité par Frédéric Chapot (JAOC 19), Turnhout 2020, p. 83-122. DOI 10.1484/M.JAOC-EB.5.119483 © F  H  G

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effet l’impression d’avoir consacré plusieurs chapitres de son ouvrage aux destructions de villes, dans lesquelles il semble voir le trait d’une époque 4 : « Comme si le cours de ce siècle eût entraîné la destruction des villes, à la ruine de Carthage succéda aussitôt celle de Corinthe, capitale de l’Achaïe, gloire de la Grèce 5 » ; « comme Carthage fut suivie de Corinthe, de même Corinthe le fut de Numance, et il n’y eut plus ensuite d’endroit au monde qui n’eût été touché par les armes 6 ». De même que la destruction de Jérusalem s’inscrit dans ce contexte des guerres de l’Antiquité, le récit de cet événement, hypertrophié dans la narration de Flavius Josèphe, dépend de la tradition littéraire 7. Les livres V et VI de la Guerre des Juifs sont un développement, aux dimensions exceptionnelles, d’un motif littéraire qui traverse toute la littérature de l’Antiquité. Dans ce chapitre nous nous proposons d’évaluer la forme et le poids accordés à ce motif dans la tradition littéraire. Il s’agit de constater la pratique des auteurs anciens mais aussi de considérer les essais de théorisation qu’ils ont proposés. On verra comment le motif de la prise et de la destruction des villes a été traité dans les débats sur l’écriture dramatique de l’histoire et dans l’histoire de la rhétorique. On prendra en compte la fonction du modèle troyen et le schème de la destruction et de la refondation. Les destructions de ville, par le désarroi qu’elles suscitaient, ont aussi nourri la réflexion sur le destin des cités et des hommes et sur le rôle des dieux, et il était assez naturel que cette thématique s’invitât dans les débats qui ont accompagné la diffusion et le triomphe du christianisme dans l’Empire. I. L’ écr i t u r e

de l’ h i s toi r e et l a dr a m at i sat ion

A. L’attention à la violence L’intérêt de l’historien antique pour les transformations et les ébranlements le portait naturellement à une prédilection pour les événements 4.  Voir P. Jal, Florus, Œuvres, I, Paris, 1967, CUF, p. xx. 5.  Florus, Epitome rerum populi Romani, I, 32 (II, 16), 1 (éd. et trad. Jal ) : Quasi saeculum illud euersionibus urbium curreret, ita Carthaginis ruinam statim Corinthos excepit, Achaiae caput, Graeciae decus. 6.  Florus, Epitome rerum populi Romani, I, 33 (II, 17), 1 : Vt Carthaginem Corinthos, ita Corinthon Numantia secuta est ; nec deinde orbe toto quidquam intactum armis fuit. Pour une analyse des textes évoquant la destruction de Carthage, voir V. K rings, « La destruction de Carthage. Problèmes d’historiographie ancienne et moderne », Studia Pharnicia X. Punic Wars. Proceedings of the Conference held in Antwerp from the 23th to the 26th of November 1988, ed. by H. Devijver and E.  Lipinski, Louvain, 1989, p. 329-344, ici p. 335-344. 7. Voir infra le chapitre de S. Bardet, p. 149-153.

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violents, qu’il s’agisse de guerres, de désastres, de conflits politiques ou de crimes 8. Dans l’historiographie antique, comme d’ailleurs dans l’épopée, les grands événements sont liés à des épisodes de violence, et ce sont eux qui retiennent en priorité l’attention de l’historien. Dans le prologue de ses Histoires, Tacite explique qu’il entreprend une œuvre riche en malheurs, terrible par les combats qu’elle relate, pleine de la discorde des séditions, marquée par l’horreur même dans les périodes de paix, avant d’énumérer toutes les calamités qui affectèrent les provinces, l’Italie et Rome 9. Et même les vertus qui se manifestèrent dans l’époque considérée et qui pouvaient être des modèles pour la postérité concernent des moments extrêmes : l’exil, la torture, les épreuves, la mort 10. Ainsi, en dehors des guerres proprement dites, qui furent bien souvent le sujet des ouvrages historiographiques de l’Antiquité (La Guerre du Péloponnèse, La Guerre des Gaules, La Guerre des Juifs, etc.), la violence et les malheurs sont une matière de prédilection des historiens antiques et aussi des lecteurs. On en trouve l’affirmation dans la lettre que Cicéron adressa en 56 av. J.-C. à Luccéius, qui avait abandonné la politique au profit de l’histoire, pour lui demander de consacrer un ouvrage au récit de son consulat et des événements qui ont suivi jusqu’à son retour d’exil. Après avoir achevé l’histoire de la guerre sociale (90-88 av. J.-C.) et de la guerre civile (88-82 av. J.-C.), Luccéius est sollicité pour réserver une monographie à la conjuration à laquelle dut faire face Cicéron, à l’imitation de beaucoup d’historiens grecs qui, comme Callisthène pour la guerre de Phocide, Timée pour celle de Pyrrhus, Polybe pour celle de Numance, ont raconté ces événements à part de leur histoire générale 11. Un tel récit devait avoir, selon Cicéron, l’avantage de susciter l’intérêt du lecteur : « Car rien n’est plus propre à procurer du plaisir au lecteur que la variété des circonstances et les vicissitudes de la fortune 12 ». Même dans la pitié qu’il éprouve, le lecteur trouve une source de joie : « Car quel est celui d’entre nous que le beau récit de la mort d’Épaminondas à Mantinée ne charme pas, tout en l’attristant ? 8. Voir V. D’Huys, « How to describe Violence in Historical Narrative », Ancient Society, 18 (1987), p. 209-250, spécialement ici p. 209-210. C’est le mot κίνησις qui exprime cette idée de bouleversement, par exemple dans le prologue de Thucydide, Guerre du Péloponnèse, I, 1, 2 (éd. et trad. J. de Romilly, Paris, 1953, CUF) : κίνησις γὰρ αὕτη δὴ μεγίστη τοῖς Ἕλλησιν ἐγένετο καὶ μέρει τινὶ τῶν βαρβάρων, ὡς δὲ εἰπεῖν καὶ ἐπὶ πλεῖστον ἀνθρώπων, « ce fut bien la plus grande crise qui émut la Grèce et une fraction du monde barbare : elle gagna, pour ainsi dire, la majeure partie de l’humanité ». L’historien Hégésias de Magnésie du Sipyle semble s’être fait du récit de la ruine des cités une spécialité : Photius, Bibliothèque, Codex 250, 446a 16-17. 9.  Tacite, Historiae, I, 2 (éd. H. Goelzer, Paris, 1921, CUF), notamment : Opus adgredior opimum casibus, atrox proeliis, discors seditionibus, ipsa etiam pace saeuom. 10.  Tacite, Historiae, I, 3. 11.  Cicéron, Epistula 112 (Ad Familiares, V, 12), 2. 12.  Cicéron, Epistula 112, 4 (éd. et trad. L.-A. Constans, Paris, 1941, CUF).

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[…] Qui ne se passionne à la lecture de l’exil de Thémistocle et de son retour 13 ? » Il était aussi naturel que les moments de crise fussent l’objet de l’attention des auteurs qui se penchaient sur le passé, pour expliquer les causes qui les provoquèrent, pour mettre en scène les acteurs qui y participèrent, pour décrire les conséquences qu’elles avaient eues, pour étudier les ressorts de la psychologie humaine plus faciles à observer en ces circonstances difficiles, pour tirer la leçon des épreuves du passé. Cette historia, magistra uitae, nuntia uetustatis 14 , a besoin d’un style pour retenir l’attention, et elle est donc aussi œuvre littéraire. Car il existe une poétique de l’histoire, même si elle n’est guère explicitée par les auteurs, ce qui différencie la conception antique de l’écriture de l’histoire et la façon dont la considèrent les historiens modernes 15. Ce souci du beau et de l’éloquent a inévitablement développé une tendance à la dramatisation. Dans le cas de la prise et de la destruction des villes les éléments de dramatisation sont récurrents : l’irruption de l’assaillant, le désordre qui s’en suit et qui est fait de cris, de souffrances et de pleurs, la situation des plus faibles – les femmes, les enfants, les vieillards –, puis le carnage, le pillage et l’incendie, et enfin la réduction à l’esclavage des survivants 16. 13.  Cicéron, Epistula 112, 5. Sur cette lettre voir A. J. Woodman, Rhetoric in classical Historiography. Four Studies, Londres – Sydney, 1988, p. 70-75 ; sur le rapprochement avec la préface aux Histoires de Tacite, ibid., p. 160-167. 14.  Cicéron, De oratore, II, 9, 35. L’idée de l’exemplarité de l’histoire est aussi présente chez Polybe, par ex. IX, 9, 10, à propos de la campagne d’Hannibal en Italie : « Évoquant ainsi le souvenir de ces opérations et songeant à ce qui s’est passé alors, s’inspireront de l’exemple de ces chefs » (trad. D. Roussel dans Fr. H artog éd., Polybe Histoire, Paris, 2003). 15.  Cette différence de conception est l’objet des études sur Thucydide, Cicéron, Salluste, Tite-Live et Tacite rassemblées dans Woodman, Rhetoric in classical Historiography, op. cit. 16.  En nous fondant sur un choix de textes relatant une prise de ville, nous illustrons ces différents éléments : irruption de l’assaillant : Tite-Live, I, 29, 1-2 (prétérition) ; V, 21, 6-7 et 10-12 ; A ppien, Livre africain, 610-612  ‒ désordre : Tite-Live, I, 29,  1-2 (prétérition)  ‒ effroi : Polybe, IV, 19,  6  ‒ cris : Tite-Live, I, 29, 4 ; V, 21, 11 ; A ppien, Livre africain, 612 ‒ souffrances physiques : A ppien, Livre africain 616-618 ‒ pleurs : Tite-Live, I, 29, 5 ; V, 21, 11 ; A ppien, Livre africain, 612 – femmes : TiteLive, I, 29, 5 ; V, 21, 11 ; A ppien, Livre africain, 615 ; Pausanias, VII, 16, 8 ; Florus, I, 31, 17 (femme d’Hasdrubal) ; Thucydide, V, 3, 4 ; V, 116, 4 ; Polybe, IV, 54, 2 ; XVI, 32-34 – enfants : Tite-Live, V, 21, 11 ; A ppien, Livre africain, 615 ; Pausanias, VII, 16, 8 ; Thucydide, V, 3 4 ; V, 116, 4 ; Polybe XVI, 32-34  ‒ vieillards : A ppien, Livre africain, 615  ‒ carnage : Pausanias, VII, 16, 8 ; Polybe XVI, 33  ‒ pillage : Tite-Live, V, 21, 14 ; A ppien, Livre africain, 621 et 630 ; Pausanias, VII, 16, 8 ; Florus, I, 32, 5-7 ; Polybe, IV, 19,  8 ; V, 13,  1  ‒ feu : Tite-Live, V, 21, 10 ; A ppien, Livre africain, 614-616 ; Pausanias, VII, 16, 7 ; Florus, I, 31, 17-18 ; Polybe IV, 54, 2 ; V, 9, 2-3 ‒ réduction en esclavage : Tite-Live, V, 22, 1 ; Pausanias, VII, 16, 8.

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B. Débats sur l’écriture dramatique de l’histoire Des techniques narratives façonnent en partie ces récits dramatiques. On sait par exemple que Tite-Live use toujours, dans sa narration, des mêmes méthodes pour décrire certaines scènes récurrentes ; en particulier on a repéré sa tendance à traiter de façon uniforme les scènes de siège, de bataille, de dialogue entre personnalités éminentes, de débats ainsi que les situations humaines dramatiques et pathétiques 17. Ce mode d’écriture dramatique, qui accorde une prédilection aux scènes de violence, est assez général dans l’historiographie antique. Il répond à la double exigence de rendre précisément la vérité et de susciter l’intérêt du lecteur. Une telle pratique pouvait toutefois interroger. Isocrate, déjà, jugeait préférable de ne pas s’attarder sur le fracas des batailles et plus généralement sur tout ce qui peut plaire aux yeux et aux oreilles 18. Éphore, qui fut peut-être son disciple et est par ailleurs le premier auteur d’une histoire universelle, développe une approche moralisante de l’histoire, qui dissuade de rapporter des détails violents en se concentrant davantage sur ce qui peut être exemplaire 19. La réflexion semble toutefois avoir été stimulée par le parti esthétique adverse. Les auteurs qu’on range commodément, mais sans doute inexactement, sous l’étiquette d’« historiens tragiques » – Douris de Samos (iv e-iii e siècles av. J.-C.), Phylarque (iii e siècle av. J.-C.), et Agatharchide de Cnide (ii e siècle av. J.-C.) – semblent avoir particulièrement contribué, par leur pratique et leur réflexion théorique, à s’interroger sur la façon de raconter les grands épisodes tragiques 20. Soucieux de rendre 17. P. G. Walsh, Livy. His Historian Aims and Methods, Cambridge, 1961, p. 191-218. Ainsi les chutes de Sagonte (XXI, 13-14), Astapa (XXVIII, 22-23) et Abydos (XXXI, 17-18) présentent-elles de grandes similitudes. 18.  I socrate, À Nicoclès I, 48-49 (éd. et trad. G. M athieu et E. Brémond, Paris, 1938, CUF), explique que faire voir les événements, comme un spectacle, plaît à la foule et relève de la poésie et de la tragédie (49 « faire de nous, non seulement des auditeurs, mais aussi des spectateurs ») ; Panégyrique, 97 (ibid.) : « Pour le tumulte de l’action, pour les cris et les exhortations, traits communs à toutes les batailles navales, je ne vois pas de raison pour perdre du temps à les raconter » ; Évagoras, 31 (ibid.) : « À quoi bon s’attarder à décrire les troubles survenus en ces circonstances, la frayeurs des gens, les exhortations de ce héros ? ». 19. Voir F. Jacoby (et al.), Die Fragmente der griechischen Historiker, Berlin, 1876-1959, 2A, 70 F 42 (= Strabon, Géographie, VII, 3, 9) : dans son livre sur l’Europe, et plus spécialement à propos des Scythes, Éphore aurait souligné que de nombreux auteurs se sont plu à rapporter « la cruauté de ces peuples (οἱ μὲν οὖν ἄλλοι, φησί, τὰ περὶ τῆς ὠμότητος αὐτῶν λέγουσιν) », « parce qu’ils savaient combien le terrible et l’étonnant frappent les esprits (εἰδότες τὸ δεινὸν [δὲ] καὶ τὸ θαυμαστὸν ἐκπληκτικὸν ὄν) », mais que lui-même tenait aussi à « donner des exemples d’attitudes inverses (δεῖν δὲ τἀναντία καὶ λέγειν καὶ παραδείγματα ποιεῖσθαι) » en racontant des épisodes liés à l’équité de leurs coutumes. Et voir D’Huys, « How to describe violence », p. 212-215. 20.  Sur ces auteurs, voir D’Huys, « How to describe violence », p. 217-221.

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la vérité la plus vivante et tangible possible, ces écrivains s’attachaient à une description exacte et crue de la violence, intention que Douris semble avoir désignée sous le terme de μίμησις 21. Agatharchide, pour sa part, menait une critique du style et des méthodes de l’historien et sophiste Hégésias de Magnésie, à qui il reprochait en particulier son maniérisme 22 . Il veut qu’on suscite l’émotion du lecteur, non pas par un style excessivement travaillé, comme le faisait Hégésias, mais en exposant les faits de façon vivante 23. Sa conclusion est qu’il convient d’être attentif à la dimension visuelle de la relation de l’événement, dont la suggestivité est la seule capable d’enseigner pleinement (ἡ διδασκούση τὸ πρᾶγμα ἐνάργεια), et il pense trouver un modèle de cette façon d’écrire chez Démosthène, à propos de la destruction de Thèbes 24 . Selon Agathar21. Voir Jacoby (et al.), Die Fragmente der griechischen Historiker, 2C, 76 F 1 (= Photius, Bibliothèque, Codex 176, p.  121 a 41-121 b 3) : Δοῦρις μὲν οὖν ὁ Σάμιος ἐν τῇ πρώτῃ τῶν αὑτοῦ ἱστοριῶν οὕτω φησίν· Ἔφορος δὲ καὶ Θεόπομπος τῶν γενομένων πλεῖστον ἀπελείφθησαν· οὔτε γὰρ μιμήσεως μετέλαβον οὐδεμιᾶς οὔτε ἡδονῆς ἐν τῷ φράσαι, αὐτοῦ δὲ τοῦ γράφειν μόνον ἐπεμελήθησαν, « Douris de Samos, dans le premier livre de ses histoires, dit ceci : “Éphore et Théopompe sont de beaucoup inférieurs aux autres écrivains ; ils ne possèdent, en effet, ni fidélité, ni agrément dans leur manière de s’exprimer et ils n’ont eux, que le simple souci d’écrire” » (éd. et trad. R. H enry, Paris, 1960, CUF). F. W. Walbank, « History and Tragedy », paru une première fois dans Historia, 9 (1960), p. 216-234, repris dans J. M arincola (éd.), Greek and Roman Historiography, Oxford, 2011 (Oxford Readings in Classical Studies), p. 389-412, ici p. 390-395, a montré qu’il ne fallait pas associer l’emploi du mot μίμησις à une influence aristotélicienne. 22.  Voir le développement d’Agatharchide rapporté par Photius, Bibliothèque, Codex 250, 445b39-447b3, où l’historien compare les façons de narrer les malheurs des cités. À propos d’Hégésias, Jacoby (et al.), Die Fragmente der griechischen Historiker, 2B, 142, T 3 = Bibliothèque, Codex 250, 446 a 17-21 (éd. et trad. H enry, trad. légèrement modifiée) : « Hégésias donc, qui a souvent raconté la ruine des cités (πολλάκις τῆς ἀπωλείας μεμνημένος τῶν πόλεων), a un style clinquant (εὐτελής ἐστιν). Celui, en effet, qui ne veut pas adopter un langage approprié aux circonstances et qui cherche à tout prix, dans un sujet grave, à faire étalage d’élégance (ζητῶν δὲ ἐξ ἀνάγκης ἐν αὐστηρῷ πράγματι κομψότητα διαφαίνειν), atteint son but personnel dans une certaine mesure, mais sans s’inquiéter de l’importance des faits, comme on surprend cet orateur à le faire dans ses discours ». Voir D. M arcotte, « Structure et caractère de l’œuvre historique d’Agatharchide », Historia, 50/4 (2001),p. 385-435, ici p. 389-390. 23.  Photius, Bibliothèque, Codex 250, 446 a 35-37 « Celui qui se plaint doit laisser les finesses (τοὺς ἀστεϊσμούς) de côté et mettre en relief l’objet de sa souffrance (τὸ πρᾶγμα σημαίνειν ᾧ οἰκείωται τὸ πάθος) s’il veut, non l’orner des élégances du style (τῇ λέξει διακοσμεῖν), mais s’attacher à la cause de l’infortune ». 24.  Photius, Bibliothèque, Codex 250, 447 a 35-36. La mention de Démosthène indique suffisamment que les analyses d’Agatharchide dans ce passage portent non seulement sur l’historiographie mais aussi sur l’exploitation rhétorique qui pouvait être faite de ces événements. Il sera à nouveau question de ce passage (infra, p. 97-98) dans la section consacrée précisément aux liens entre la thématique de la destruction des villes et l’art oratoire.

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chide il faut donc « déplorer le sort des cités (ὀλοφύρεσθαι τῶν πόλεων τὴν τύχην) » et « mettre de façon suggestive le malheur sous les yeux des auditeurs (τὸ πάθος ὑπὸ τὴν ὄψιν ἀγάγοι διὰ τῆς ἐναργείας) » 25. Agatharchide semble avoir été un des premiers à appliquer le concept d’ἐνάργεια (énargeia), issu de la critique littéraire, au domaine de l’histoire 26. Il s’agit en effet de peindre les événements pour les faire voir 27, et pour cette raison on a pu reconnaître en Agatharchide et son style un précurseur des théories du Ps.-Longin sur le sublime 28. C.  Énargeia et style historique Polybe, son contemporain, utilise également la notion d’énargeia pour caractériser les exigences du style historique, avec toutefois une crainte aiguë de l’écueil du sensationnalisme, dont il trouve une manifestation chez Phylarque. Il lui reproche en effet d’avoir privilégié les effets théâtraux au détriment de la vérité historique 29 : son tort fut d’avoir cherché à « provoquer la pitié de ses lecteurs et les faire compatir à son récit », en décrivant la détresse des Mantinéens lors la prise de la cité par Cléomène (223 av. J.-C.). Il montre « des femmes qui s’étreignent, avec leurs chevelures défaites et leurs seins dénudés, ou encore des groupes d’hommes et de femmes pleurant et gémissant, emmenés en esclavage avec leurs enfants et leurs vieux parents. […] Il cherche toutes les occasions d’étaler sous les yeux des scènes terribles 30 ». Pour Polybe, une telle façon d’écrire doit être réservée aux poètes et bannie par les historiens, car ces deux modes d’écri25.  Photius, Bibliothèque, Codex 250, 446 b 17-18 (trad. H enry modifiée). 26. G. Z anker, « Energeia in the Ancient Criticism of Poetry », Rheinisches Museum, 124 (1981), p. 297-311, p. 300 et note 12 (Agatharchide et Polybe) et p.  307. Sur la notion rhétorique d’ἐνάργεια, euidentia en latin, voir H. L ausberg, Handbuch der literarischen Rhetorik. Eine Grundlegung der Literaturwissenschaft, 3e Auflage, Stuttgart, 1990, §§ 810-819, qui rassemble toutes les définitions antiques. 27.  M arcotte, « Structure et caractère de l’œuvre », p. 426 s. 28.  C. M. M azzucchi, « Fozio (Bibliotheca, codd. 213, 250), Longino, e la critica ellenistica », Aevum Antiquum, 10 (1997), p. 247-266. 29.  Critique de la méthode de Phylarque dans Polybe, Histoires, II, 56-63. Voir D’Huys, « How to describe violence », p. 222-224, et G. M. Paul, « ‘Urbs Capta’ : Sketch of an Ancient Literary Motif », Phoenix, 36 (1982), p. 144-155, ici p. 145147. 30.  Polybe, Histoires, II, 56, 7-8 (éd. et trad. P. Pédech, Paris, 1970, CUF) : Σπουδάζων δ’εἰς ἔλεον ἐκκαλεῖσθαι τοὺς ἀναγινώσκοντας καὶ συμπαθεῖς ποιεῖν τοῖς λεγομένοις, εἰσάγει περιπλοκὰς γυναικῶν καὶ κόμας διερριμμένας καὶ μαστῶν ἐκβολάς, πρὸς δὲ τούτοις δάκρυα καὶ θρήνους ἀνδρῶν καὶ γυναικῶν ἀναμὶξ τέκνοις καὶ γονεῦσι γηραιοῖς ἀπαγομένων. Ποιεῖ δὲ τοῦτο παρ’ὅλην τὴν ἱστορίαν, πειρώμενος ἐν ἑκάστοις ἀεὶ πρὸ ὀφθαλμῶν τιθέναι τὰ δεινά. Cf.  Histoires, XXIX, 12, 3-4 et 7-8, où il critique les auteurs qui compensent la faiblesse de leur sujet en amplifiant les faits, par exemple en décrivant de façon trop détaillée le siège des villes, leur site, les opérations de prise des cités.

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ture ont des buts différents : là où le poète cherche à charmer et séduire avec le vraisemblable, l’historien doit instruire et convaincre avec des actes et des discours vrais ; en particulier il ne doit pas seulement décrire les événements, mais les expliquer, en remontant à ce qui conduit aux désastres 31. D’une façon générale Polybe craint que le souci du pathétique n’amène à introduire des détails fictifs, voire invraisemblables 32 . En revanche lui-même ne renonce pas, pour les événements les plus importants, à recourir aux détails propices à susciter l’intérêt des lecteurs, comme il l’explique dans les fragments du livre XII qui nous sont parvenus et qui en font essentiellement un livre de critique historique. Dans une analyse de la méthode de l’historien Timée (XII, 24 à 28), il offre un développement sur la méthode et les qualités du véritable historien. À ses yeux Timée n’avait pas la compétence nécessaire pour écrire l’histoire, faute de connaître l’art de la guerre et de l’avoir pratiqué 33. Ce manque d’expérience prive inévitablement son récit du réalisme dont il avait besoin. Polybe établit une comparaison avec le travail du peintre : s’il prend modèle sur des mannequins artificiels, « il manque [à son tableau] la crédibilité et la suggestivité des êtres réels (τὸ δὲ τῆς ἐμφάσεως καὶ τῆς ἐνεργείας τῶν ἀληθινῶν ζῴων ἄπεστιν)  3 4 ». De même le récit de l’histoire doit reposer sur l’expérience personnelle des historiens, sans quoi « il leur manque l’expression de la réalité […] ; c’est pourquoi l’on n’éveille pas le sentiment de la réalité chez les lecteurs, si l’on n’a pas passé par la vie publique (ἡ γὰρ ἔμφασις τῶν πραγμάτων αὐτοῖς ἄπεστι  […] ὅθεν οὐκ ἐντίκτουσιν ἀληθινοὺς ζήλους τοῖς ἀκούουσιν οἱ μὴ δι’ αὐτῶν πεπορευμένοι τῶν πραγμάτων) 35 ». On voit ici l’historien emprunter deux notions de la critique littéraire qui semblent assez proches dans son esprit : l’ἐνάργεια (énargeia) désigne l’expressivité, la qualité visuelle du récit qui met les événements sous les yeux du lecteur ; l’ἔμφασις (emphasis) exprime le caractère évocateur du récit ou du discours, qui se fonde sur des faits et des documents réels de façon à faire un tableau crédible et vraisem31.  Polybe, Histoires, II, 56, 10-16 (exposé des principes) et II, 57-58 (à propos du cas de Mantinée). 32.  Polybe, Histoires, II, 59-60 (à propos du supplice subi par Aristomachos d’Argos tel qu’il était rapporté par Phylarque) ; VII, 7, 4 (à propos de la férocité de Hiéronymos de Syracuse, évocation de la tendance des auteurs, en particulier dans les monographies, à la dramatisation et aux exagérations). D’Huys, « How to describe violence », p. 224-226. 33.  Polybe, Histoires, XII, 25 f.-g. 34.  Polybe, Histoires, XII, 25 h 3 (éd. et trad. Pédech, trad. légèrement modifiée). Flavius Josèphe semble tout autant marqué par la notion d’ἐνάργεια, qu’il convoque dans sa préface de la Guerre des Juifs, I, 14, en relevant la supériorité des historiens contemporains des événements qu’ils racontent, comme lui, car cette situation permet de « donner à leur récit toute la suggestivité voulue (τὴν ἀπαγγελίαν ἐναργῆ) » (éd. A.  Pelletier, Paris, 1975, CUF). 35.  Polybe, Histoires, XII, 25 h 4.

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blable de la réalité des événements 36. Polybe pratique lui-même cette forme d’expressivité, par exemple dans le récit de la prise d’Abydos par Philippe (Histoires, XVI, 29-35), en particulier dans la description détaillée de la fureur des défenseurs et de l’horreur des événements (XVI, 33, 1-3) et dans la narration du suicide des habitants de la ville (XVI, 34, 9-12) 37. D. La comparaison de la peinture ou de la sculpture L’expressivité est donc la valeur essentielle du récit historique, qui doit emporter le lecteur au milieu de l’action. Plutarque retient la même idée et utilise également la comparaison avec la peinture : le peintre, comme le poète ou l’historien, cherche à imiter la réalité, « ils se proposent le même but les uns et les autres et le meilleur historien est celui qui, grâce au pathétique et aux caractères, donne à son récit le relief d’un tableau (ὁ τὴν διήγησιν ὥσπερ γραφὴν πάθεσι καὶ προσώποις εἰδωλοποιήσας) 38 ». Il trouve chez Thucydide le modèle de cette suggestivité (ἐνάργεια, énargeia), « car il est animé du désir de transformer, pour ainsi dire, l’auditeur en spectateur (θεατὴν ποιῆσαι τὸν ἀκροατὴν) et d’inspirer aux lecteurs les sentiments de stupeur et de trouble éprouvés par les témoins oculaires 39 ». Après avoir cité un extrait du récit de la bataille de Pylos, en 425 av. J.-C. (Guerre du Péloponnèse, IV, 11-12) et de l’expédition de Sicile (VII, 71 s.), il peut conclure : « Voilà qui, par la présentation et la figuration des événements, relève de la suggestivité picturale  4 0 ». 36.  Occurrences d’ἐνάργεια et ses dérivés chez Polybe : III, 44, 6 ; 54, 2 ; 111, 2 ; IV, 17, 2 ; VI, 15, 8 ; XV, 36, 2 ; XVI, 23, 5 ; occurrences d’ἔμφασις : II, 47, 10 ; III, 1, 8 ; IV, 80, 10 ; V, 63, 2 ; 110, 6 ; VI, 5, 3 ; IX, 1, 6 ; 24, 3 ; X, 18, 13 ; XII, 13, 2 ; 25 g 2 ; 26 a 2 ; 27, 10 ; XI, 12, 1 ; XIV, 1, 10 ; XXIII, 5, 10 ; XXVI, 1, 4 ; XXVIII, 4, 8 ; XXX, 30, 4. Voir P. Pédech, La méthode historique de Polybe, Paris, 1964, p.  258. Sur la notion rhétorique d’ἔμφασις, voir L ausberg, Handbuch der literarischen Rhetorik, §§ 905-906. 37. Voir aussi, à propos de l’année 146 av. J.-C., la description détaillée du désarroi des habitants d’Achaïe devant les opérations violentes et impitoyables des Romains, sous la conduite de Métellus, Histoires, XXXVIII, 16, ou des événements dramatiques qui accompagnent la destruction de Carthage par Scipion, Histoires, XXXVIII, 19-22. 38.  Plutarque, De gloria Atheniensium, 3, 347 a (éd. et trad. Fr. Frazier et Chr.  Froidefond, Paris, 1990, CUF). Sur cette œuvre et la position de Plutarque, D’Huys, « How to describe violence », p. 242-245 ; Woodman, Rhetoric in classical Historiography, p. 25-26. 39.  Plutarque, De gloria Atheniensium, 3, 347 a. 40.  Plutarque, De gloria Atheniensium, 3,  347 b : τῇ διαθέσει καὶ τῇ διατυπώσει τῶν γινομένων γραφικῆς ἐναργείας. Le Traité du sublime, 38, 3-4, du Ps.-Longin prend également l’exemple de l’expédition de Sicile (Guerre du Péloponnèse, VII, 84, 5), pour illustrer le bon usage des hyperboles, et commente : « Boire du sang et de la fange, et cependant se battre pour en boire, c’est là un fait rendu

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Lucien, pour sa part, dans le seul traité conservé d’historiographie de l’Antiquité, recourt à la comparaison du sculpteur. Refusant le style violent et acéré, il prône une narration claire, susceptible de mettre en pleine lumière les faits 41. Le récit historique doit avoir certaines des qualités de la poésie, notamment la grandeur et l’élévation du langage, « surtout quand il en viendra aux armées rangées l’une contre l’autre, aux combats, aux batailles navales. Il faudra alors un souffle poétique pour gonfler ses voiles et emporter son bateau bien haut, sur la crête des vagues 42 ». Mais il faudra le faire avec modération, « en évitant l’impétuosité juvénile » (μηδὲ νεαρῶς) 43. À son tour il évoque comme modèle la bataille de Pylos chez Thucydide  4 4 , avant de proposer une comparaison avec la sculpture et de conclure : « Tel est aussi le travail de l’historien : disposer les événements en visant à la beauté, et les montrer de la façon la plus suggestive, en visant à la puissance (εἰς δύναμιν ἐναργέστατα ἐπιδεῖξαι αὐτά). Quand après cela le public, croyant avoir sous les yeux ce qui est raconté (καὶ ὅταν τις ἀκροώμενος οἴηται μετὰ ταῦτα ὁρᾶν τὰ λεγόμενα), applaudit, alors, oui, alors la perfection est atteinte, et l’ouvrage de notre Phidias historien reçoit la louange qu’il mérite 45 ». Raconter, c’est donc mettre sous les yeux, et on voit l’usage par Polybe, Plutarque et Lucien de la comparaison avec la peinture ou la sculpture. Le rapprochement entre les arts était ancien dans la tradition littéraire, en particulier à propos de la poésie. Plutarque attribue à Simonide de Kéos (v e-iv e siècles av. J.-C.) la formule rapprochant les deux modes d’expression : « la peinture est une poésie muette, et la poésie une peinture qui parle » et annonçant le ut pictura poeisis d’Horace  4 6. Dans sa Poétique, Aristote recourt régulièrement à la comparaison avec la peinture à propos de la poésie épique et la tragédie 47, et si cette analogie est quasi absente de croyable grâce à l’extrême intensité de la passion et au tragique de la situation (ἡ τοῦ πάθους ὑπεροχὴ καὶ περίστασις) » (éd. et trad. H.  L ebègue, Paris, 19522 , CUF). 41.  Lucien, Quomodo historia conscribenda sit, 43-44. 42.  Lucien, Quomodo historia conscribenda sit, 45 (éd. K. K ilburn, Lucian, vol. 6, Cambridge, Mass., 1959 ; les traductions de Lucien sont celles de A.-M. Ozanam, Lucien, Œuvres complètes, Paris, 2018). 43.  Lucien, Quomodo historia conscribenda sit, 49. 44.  Lucien, Quomodo historia conscribenda sit, 50. 45.  Lucien, Quomodo historia conscribenda sit, 51 (trad. légèrement revue). 46.  Plutarque De gloria Athenensium, 3,  346  f. : Πλὴν ὁ Σιμωνίδης τὴν μὲν ζωγραφίαν ποίησιν σιωπῶσαν προσαγορεύει, τὴν δὲ ποίησιν ζωγραφίαν λαλοῦσαν. (= Simonide, fgt 190 B Bergk) ; cf.  Rhetorica ad Herennium, IV, 28, 39 à propos de la figure de la commutatio ; Horace, Ars poetica, 361. Sur l’affirmation de Simonide et l’avancée qu’elle représente dans la compréhension de la parole poétique, voir M. Détienne, Les Maîtres de vérité dans la Grèce archaïque, Paris, 1967, p. 106-109. 47.  A ristote, Poétique, 1448 a 5-7 ; 1450 a 26-28 ; 1450 a 40-1450 b 3 ; 1454 b 11-14.

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la Rhétorique, cela s’explique par le point de vue adopté dans cet ouvrage 48. Car les théoriciens du discours ne se sont pas privés, par la suite, d’établir des comparaisons entre l’histoire de l’art et l’histoire littéraire, comme en témoignent un développement du Brutus de Cicéron et surtout un long développement de Quintilien sur les trois styles 49. Nos auteurs, Polybe, Plutarque et Lucien, attestent à leur tour l’extension de cet usage à la réflexion sur l’écriture historique. Il y avait donc une analyse esthétique qui puisait conjointement à l’histoire littéraire et à l’histoire des arts 50. À cela il faut sans doute ajouter la présence des œuvres elles-mêmes issues de la peinture, de la sculpture ou de la céramique, qui empruntaient au même réservoir thématique. Ainsi l’Ilioupersis, le récit de la guerre et la chute de Troie, a fait l’objet de nombreuses représentations, dont témoigne la peinture de Polygnote, déposée dans la Lesché des Cnidiens à Delphes et décrite minutieusement par Pausanias 51. La peinture triomphale, qui accompagnait les grandes victoires romaines et se manifestait dans les cérémonies de triomphe, pouvait aussi alimenter l’imagination des historiens 52 . Les échanges entre les arts étaient donc faciles et stimulaient la création. Si raconter, comme peindre, c’est mettre sous les yeux, il pouvait être tentant, pour les historiens et les poètes, de choisir comme matière première la violence des conflits, et parmi les événements violents la prise et la destruction des villes pouvaient facilement passer au premier plan. L’ampleur accordée à la relation de ce type d’événement peut toutefois être très variable, comme le remarquait déjà Denys d’Halicarnasse chez Thucydide : il reprochait en effet à l’historien de la guerre du Péloponnèse de traiter les batailles ou prises de villes tantôt de façon détaillée, tantôt de manière beaucoup trop expéditive : « Pour les prises de cités, leurs destructions, les réductions en esclavage et pour tous les malheurs analogues que Thucydide a bien été forcé de relater souvent, tantôt il montre ces épreuves sous un jour si cruel, si horrible, si pathétique qu’il 48. On relève des rapprochements en Rhétorique, 1371 b 6-7 (entre peinture, sculpture et poésie) et 1414 a 7-8 (entre les effets grossiers des discours d’assemblée et la « skiagraphie »). Cette rareté est expliquée par A. Rouveret, Histoire et imaginaire de la peinture ancienne (v e siècle av. J.-C. – i er siècle ap. J.-C.), École française de Rome, 1989 (BEFAR 274), p. 391. 49.  Cicéron, Brutus, 70 ; Quintilien Institutio oratoria, XII, 12 ; et voir Rouveret, Histoire et imaginaire, p. 424-436. 50.  Voir aussi infra, à propos de l’ekphrasis, p. 98 s. 51.  Pausanias, X, 25-31. 52.  À propos des peintures dans les triomphes, A ppien, Livre africain, 293 (à propos de Scipion l’Africain en 201 av. J.-C., où sont exhibés des maquettes de fortification des villes prises et des tableaux représentant les événements) ; Tite-Live, XXXVII, 59, 3 (L. Scipion en 188 av. J.-C., où sont montrés 134 tableaux de places fortes) ; P roperce, Elegiae, III, 4, v. 15-18 (tituli, pancartes ou tableaux, des villes prises), et voir Rouveret, Histoire et imaginaire, p. 101, note 75. On pourrait ajouter Flavius Josèphe, Bellum Iudaicum, VII, 145-147 (à propos des tableaux représentant les dévastations et incendies des villes conquises).

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ne laisse à personne, historien ou poète, la possibilité de le dépasser, tantôt il les fait paraître si minces et si triviales qu’aucun indice ne permet à son lecteur d’en même percevoir l’horreur 53 ».

Quoi qu’il en soit de Thucydide, l’observation pourrait être étendue à beaucoup d’historiens antiques. Dans de nombreux cas il s’agit d’une simple mention, sous la forme d’une formule indiquant la destruction et l’incendie de la ville. Nous en prendrons quelques exemples chez TiteLive : à propos d’Artena, en 404 av. J.-C., IV, 61, 9 : diruta et arce et urbe Artena ; de Cortuosa, en 388 av. J.-C., VI, 4, 9 : direptum oppidum atque incensum est ; de Satricum, en 346 av. J.-C., VII, 27, 8 : oppidum dirutum atque incensum ; de plusieurs villes des Èques, IX, 45, 17 : pleraque diruta atque incensa ; de Nucéria, en 216 av. J.-C., XXIII, 15, 6 : urbs direpta atque incensa ; de Mégara, en 213 av. J.-C., XXIV, 35, 2 : capta diruit ac diripuit ad reliquorum ac maxime Syracusanorum terrorem ; d’Antipatréia, en 200 av. J.-C., XXXI, 27, 4 : diruit muros atque urbem incendit ; de Phalarie, en 198 av. J.-C., XXXII, 15, 3 : incensa ac direpta ; de Samè, en 189 av. J.-C., XXXVIII, 29, 11 : direpta urbe ; d’Haliarte, en 171 av. J.-C., XLII, 63, 11 : urbs diruta a fundamentis ; de Ptéléon, en 171 av. J.-C., XLII, 67, 9 : diruit a fundamentis. Cet échantillon, emprunté à un seul auteur, révèle que les destructions de ville, quelle que soit l’ampleur qu’il faille reconnaître à l’action ainsi désignée, n’ont pas toutes fait l’objet de l’attention descriptive des historiens, et que beaucoup d’entre elles n’ont été que mentionnées. Les historiens de l’Antiquité, en fonction de l’intention sous-jacente au récit, pouvaient aussi mettre l’accent sur l’un ou l’autre des caractères de l’événement. Ainsi à propos de la fin de Numance, en 133 av. J.-C., deux types de récit sont en présence : d’un côté Appien insiste sur la famine du peuple assiégé et décrit, d’une façon à la fois pathétique et pittoresque, l’état dans lequel se trouvent les Numantins, tout comme Florus est sensible au courage des habitants, qui les pousse à mettre le feu à la ville et à ne rien laisser aux vainqueurs 54 ; de l’autre Velléius Paterculus et Valère Maxime cherchent surtout à louer l’action de Scipion Émilien, notamment par rapport à tous ses prédécesseurs, et à souligner l’éradication de la ville, entièrement brûlée et rasée 55. 53.  Denys d’H alicarnasse, De Thucydide, 15, 3 (éd. et trad. G. Aujac, Paris, 1991, CUF). Dans la partie suivante Denys d’H alicarnasse cite les prises de Platée (Thucydide, III, 52-68), Mytilène (Thucydide, III, 27-31 ; 35-50) et Mélos (Thucydide, V, 84-116) relatées par l’historien. G. Aujac, ibid. p. 151-152, fait remarquer que « si Thucydide relate longuement les événements qui ont précédé la chute » de Platée, Mytilène ou Mélos, il est beaucoup plus rapide sur la chute elle-même et ses conséquences (Platée, III, 68, 2-3 ; Mytilène, III, 50 ; Mélos, V, 116, 4). 54.  A ppien, L’Ibérique, 412-424 ; Florus, Epitome, I, 34. 55.  Velléius Paterculus, Historia romana, II, 4 ; Valère M axime, Facta et dicta memorabilia, II, 7, 1.

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II. L e

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t h è m e de l a pr i se et de l a de s t ruct ion de s v i l l e s da ns l’a rt or atoi r e

A. Les discours judiciaires et délibératifs Le retentissement des cas réels de prise et de destruction de ville et le rayonnement qu’en donnait, dans l’imaginaire collectif, le souvenir de la fin mythique d’une ville comme Troie ont fait de ce thème une arme rhétorique dans le combat judiciaire. Les orateurs en usaient pour impressionner et émouvoir leur public et influencer des décisions de justice 56. Cicéron en apporte un témoignage dans une lettre à Atticus du 13 février 61 av. J.-C. Évoquant le discours dans lequel Crassus exprimait devant le sénat sa reconnaissance à Cicéron, celui-ci précise : « En un mot, tout ce beau développement que dans mes discours, dont tu es l’Aristarque, tu me vois orner de couleurs variées, l’incendie, le carnage (tu connais ces phrases ronflantes), il l’a filé avec beaucoup de force 57 ».

On y voit Cicéron reconnaître le thème de la ville attaquée, massacrée et incendiée comme un topos rhétorique d’usage commun pour orner le discours et émouvoir le public. C’est ce procédé que Crassus avait employé devant les sénateurs à propos de Cicéron, comme celui-ci l’avait lui-même fait en d’autres circonstances. Plusieurs discours de Cicéron témoignent en effet de l’usage de cette thématique, par exemple lorsqu’il décrit les exactions de Verrès en Sicile, comparée à l’introduction du cheval dans la ville de Troie 58, ou lorsqu’il cherche à défendre son action lors de la conjuration de Catilina. L’orateur, ancien consul, se plaît alors à évoquer les périls qu’il a écartés de la ville : « Je songeais à la patrie, à vos périls, à notre ville, à ces sanctuaires et à ces temples, aux petits enfants, aux mères et aux jeunes filles, […] ces torches sinistres préparées pour notre ruine, l’incendie général de la ville, les armes, le massacre, le sang des citoyens, les cendres de la patrie se présentaient à mes yeux 59 […] ». 56.  Paul, « ‘Urbs Capta’ », p.  150-151. 57.  Cicéron, Epistulae, 20 (Ad Atticum, I, 14), 3 (éd. et trad. L.-A. Constans, Paris, 1940, CUF) : Quid multa ? totum hunc locum, quem ego uarie meis orationibus, quarum tu Aristarchus es, soleo pingere, de flamma, de ferro, (nosti illas ληκύθους) ualde grauiter pertexuit 58.  Cicéron, In C. Verrem actio secunda, lib. IV, 52 (éd. H. Bornecque, trad. G.  R abaud, Paris, 1964, CUF) : « Imaginez-vous l’agitation dans la ville, les cris et même les pleurs des femmes ? À voir ce spectacle, on aurait dit que le cheval de Troie avait été introduit dans la ville, qu’elle était conquise (Qui uideret, equum Troianum introductum, urbem captam diceret) : les vases sans leurs enveloppes étaient emportés ; d’autres arrachés des mains des femmes ; bien des portes étaient enfoncées ; des clôtures, brisées ». 59.  Cicéron, Pro Sulla, 19 (éd. et trad. A. Boulanger, Paris, 1943, CUF). Cf. In L. Catilinam oratio IV, 4. Lorsqu’il évoque la situation au moment où, en 58

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Il ne s’agit pas ici d’actes passés dont on veut faire revivre l’horreur, mais d’une projection de ce qui aurait pu se passer : c’est un témoignage de la force de ces représentations de ruines et de destructions dans l’imaginaire antique. Les orateurs grecs n’avaient pas procédé autrement. Le destin tragique de Thèbes en est peut-être un des exemples les plus frappants. Dans le Contre Ctésiphon, Eschine évoque à trois reprises (§ 133 ; 156-157 ; 240) le sort de la cité rasée par Alexandre (335 av. J.-C.), épisode qui avait fortement marqué les esprits des Grecs de l’époque et des siècles suivants 60. Si la première mention évoque le sort de « la cité voisine » (πόλις ἀστυγείτων) « en un seul jour, arrachée du sol de la Grèce (μεθ’ἡμέραν μίαν ἐκ μέσης τῆς Ἑλλάδος ἀνήρπασται) 61 », les rappels ultérieurs sont là pour accuser Démosthène d’être responsable de cette destruction par vénalité. À cette charge infâmante contre son adversaire, Eschine éprouve le besoin d’adjoindre la mise en scène du tableau de l’anéantissement de la cité, jouant ainsi sur le pathos à destination de son auditoire : « Représentez-vous leur cité conquise (νομίσαθ’ὁρᾶν ἁλισκομένην πόλιν), les murs abattus, les maisons en flammes, les femmes et les enfants emmenés en esclavage, les vieillards et les femmes âgées désapprenant tardivement la liberté, sanglotant, vous suppliant, pleins de colère 62 ».

Le besoin rhétorique de visualisation, caractéristique de l’ἐναργεία (énargeia), et clairement marqué ici par le verbe ὁρᾶν (« voir »), se fait immédiatement sentir pour associer, dans l’esprit des juges, la tragédie qu’on met sous leurs yeux et la culpabilité de Démosthène. Or celui-ci utilisait la même stratégie rhétorique, à propos de la destruction de Delphes, contre son adversaire qui n’était autre qu’Eschine. Il s’agissait en effet d’instiller dans l’esprit des juges l’idée que ce dernier était responsable de la récente destruction de Delphes par Philippe, lors de la 3e Guerre sacrée, et il invitait son public à visiter, en imagination, la cité rasée : av. J.-C., il fut envoyé en exil et que sa demeure lui a été confisquée et rasée, il assimile son sort à celui du vaincu dans une ville prise (De domo sua [éd. P. Wuilleumier, Paris, 1952, CUF], 98 : ea quae, capta urbe, accident uictis ; 143 tamquam urbe capta). 60.  Plutarque, Vie d ’Alexandre, XI, relate l’événement, mais ne s’attarde pas sur une description de la ruine, se contentant d’une formule lapidaire mais d’une force rhétorique particulière pour marquer la destruction totale de la cité : « leur cité fut prise, pillée et rasée », ἡ δὲ πόλις ἥλω καὶ διαρπασθεῖσα κατεσκάφη (trad. A.-M.  Ozanam, Paris, 2001). 61.  Trad. V. M artin et G. Budé, Paris, 1928, CUF. 62. Ces passages d’Eschine étaient bien connus et commentés ainsi qu’en témoigne Hérodien qui donne en exemples aussi bien la courte phrase du § 133 pour la répétition de l’exclamation qu’elle offre (Θῆβαι δέ, Θῆβαι) que celle du paragraphe 157 pour illustrer l’asyndète, C. Walz, Rhetores graeci, vol. VIII, Stutt­ gart  ‒ Tübingen, 1835, p.  603.

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« Spectacle effrayant, Athéniens, et lamentable (θέαμα δεινόν, ὦ ἄνδρες Ἀθηναῖοι, καὶ ἐλεινόν). Quand tout récemment, nous allions à Delphes, nous étions forcés de voir tout cela, maisons détruites, murailles abattues, terre vide d’hommes, quelques femmes, quelques enfants, de vieilles gens, une pitié 63 ».

La thématique de la destruction des cités, accompagnée de tableaux propres à émouvoir un auditoire, est donc une source d’inspiration oratoire, ainsi qu’un outil pour accuser ses adversaires. Dans la comparaison établie par Agatharchide entre le traitement de la thématique de la ruine des cités par Hégésias et Démosthène, ce dernier est loué pour sa mesure dans le récit de la destruction de Thèbes, comme on l’a vu dans la section précédente  6 4 . À propos du pillage et de la destruction d’Olynthe et de Thèbes par Philippe et Alexandre, Agatharchide remarque : « Le caractère effrayant de ce drame survenu contre toute attente a suscité chez beaucoup d’Hellènes une grande angoisse pour leur situation à tous et a fourni à plus d’un orateur un sujet de discours pour mettre ces faits en relief dans un langage adéquat à cette catastrophe (τῶν ῥητόρων οὐκ ὀλίγοις λόγου παρέσχεν ἀφορμὴν εἰς τὸ δηλῶσαι τὰ πεπραγμένα τοῦ πάθους οἰκείως) ». La mention des ῥητόρες semble indiquer sans ambiguïté que son analyse va porter sur le traitement rhétorique, plutôt qu’historiographique, de ces événements 65. Il va donc opposer deux manières de mettre en scène ces catastrophes par les orateurs et sophistes : d’un côté celle illustrée par Hégésias, allégorique et trop prolixe (ἀλληγορικῶς τῷ τρόπῳ καὶ ταῖς διαλέκτοις, ὡς δοκοῦσι, περιττῶς), de l’autre une relation plus grave (ἐμβριθέστερον) « sans s’écarter, dans le récit de ces malheurs, du langage usuel et des termes propres 66 » (τὰ συνήθη καὶ τὰς κυριολογίας ἐν τοῖς δεινοῖς οὐ πεφευγότες). L’emploi de termes aussi précis que τὰ συνήθη ou αἱ κυριολογίαι souligne l’empreinte 63.  Démosthène, Sur l ’ambassade, 65. Dans le paragraphe précédent Démosthène prépare l’auditoire à voir la scène, non seulement en soulignant que l’événement fut le plus terrible et le plus important en Grèce de tous les temps (δεινότερ’οὐ γέγονεν οὐδὲ μείζω πράγματα), mais en annonçant le tableau visuel, avec l’emploi de l’infinitif ἰδεῖν (« voir »), dernier mot avant le θέαμα δεινόν (« spectacle effrayant ») qui va se déployer. 64.  Voir ci-dessus p. 88 et note 24. Pour la louange de Démosthène, Photius, Bibliothèque, Codex 250, 447 a 35-36. La totalité de la comparaison est développée, Codex 250, 446 a 2-447 b 5a. 65. D’après une tradition bien établie chez les Grecs, Hégésias de Magnésie aurait été le premier à mettre au goût du jour l’asianisme, style resserré et clinquant privilégiant les traits d’esprit au détriment de la clarté. Les critiques d’Agatharchide reproduites par Photius portent sur cet aspect stylistique, comme le montrent plusieurs exemples célèbres de formules d’Hégésias citées par la suite (Photius Bibliothèque, Codex 250, 446 a 22-446 b 16). La critique de l’historien vise donc essentiellement, ici, l’utilisation rhétorique qui est faite des malheurs des cités, comme l’indique du reste la comparaison avec Démosthène. 66.  Photius, Bibliothèque, Codex 250, 446 a 4-12.

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de la critique littéraire et stylistique dans le domaine particulier de la destruction de cités, et témoigne de la lecture et de l’analyse de ces passages tout au long de l’Antiquité. B. Les discours chez les historiens À leur tour les historiens ont pu insérer cette thématique dans les discours fictifs qu’ils prêtent à leurs personnages. C’est le cas de Salluste à propos du projet de Catilina. Dans la discussion du sénat sur la peine à infliger aux complices de Catilina, l’historien prête à César, adversaire de la peine de mort, des propos qui suggèrent que les orateurs qui l’ont précédé ont recouru au motif de la ville prise : « La plupart de ceux qui ont donné leur avis avant moi ont eu des accents d’un art admirable pour déplorer les malheurs de la république. Ils ont énuméré les horreurs de la guerre, le triste sort des vaincus : rapt des jeunes filles, des jeunes garçons, enfants arrachés aux bras de leurs parents, mères de famille soumises au caprice des vainqueurs, temples et maisons pillés, meurtres, incendies, enfin partout des armes, des cadavres, du sang et des deuils 67 ».

Par la suite il attribue à Caton le recours au même thème dans une formule lapidaire : « La ville prise, rien n’est laissé aux vaincus 68 ». La déclinaison de cette thématique par les orateurs trouve sa source dans ces exemples illustres de grandes cités tombées et détruites, dont les récits habitaient depuis longtemps les esprits des Anciens, et il est normal que cette imprégnation ait eu pour conséquence l’apparition du thème dans les préconisations théoriques en direction de l’univers scolaire. C. L’enseignement rhétorique L’utilisation rhétorique du thème de l’urbs capta, fréquent au moins depuis le iv e siècle av. J.-C., fut mis à l’honneur dans l’enseignement, à travers les manuels des théoriciens et les progymnasmata, ces exercices préparatoires travaillés dans l’école du grammairien et du rhéteur, à partir des premiers siècles de notre ère. À l’intérieur de ces exercices, c’est particulièrement dans le cadre de l’ekphrasis qu’on en trouve une exploitation. Même si stricto sensu l’ekphrasis concernait la description d’œuvres figuratives, la notion telle qu’elle apparaît dans les recueils de progymnasmata 67.  Salluste, De coniuratione Catilinae, 51, 9 (éd. et trad. A. Ernout, Paris, 1962, CUF) : Plerique eorum, qui ante me sententias dixerunt conposite atque magnifice casum rei publicae miserati sunt. Quae belli saeuitia esset, quae uictis acciderent, enumerauere : rapi uirgines, pueros, diuelli liberos a parentum conplexu ; matres familiarum pati quae uictoribus conlibuissent ; fana atque domos spoliari ; caedem, incendia fieri ; postremo armis, cadaueribus, cruore atque luctu omnia conpleri. 68.  Salluste, De coniuratione Catilinae, 52, 4 : capta urbe nihil fit relicui uictis.

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accepte, dans les faits, une définition plus extensive, comme en témoigne celle d’Ælius Théon reprise presque mot pour mot dans les deux autres ouvrages en notre possession 69 : « La description est un discours qui présente en détail et met sous les yeux de façon évidente ce qu’il donne à connaître […]. Les vertus de la description sont les suivantes : avant tout la clarté et la suggestivité qui fait presque voir ce qu’on présente 70 ». La qualité mise en avant dans les deux phrases est l’ἐνάργεια (énargeia) – évidence, clarté, hypotypose, suggestivité –, qui permet à l’auditeur ou au lecteur d’avoir sous les yeux ce qui est décrit. Après avoir détaillé les descriptions de personnes, puis de « manières » (τρόπων ἐκφάσεις), le théoricien aborde les descriptions des « faits » (τὰ πράγματα) qu’il illustre par la guerre et la destruction 71. Apparaissent ainsi clairement, dans les théories en cours à l’époque impériale, les liens de la thématique de la violence guerrière, de la destruction des cités et de leurs conséquences tragiques, avec l’ἐνάργεια (énargeia) 72 . De la même façon, dans son Institution oratoire, VIII, 3, 62-69, Quintilien développe des conseils pour rendre les récits 69. Les Progymnasmata du Ps .-H ermogène (iii e siècle ap. J.-C. ?), et d’A ph(iv e siècle ?) sont très proches dans leurs formulations des écrits d’Ælius Théon (i er siècle ap. J.-C. ?), les trois œuvres étant vraisemblablement liées à une source commune. 70. L. Spengel, Rhetores graeci, II, Leipzig, 1854, p.  118,  7-8 : Ἔκφρασις ἐστὶ λόγος περιηγηματικὸς ἐναργῶς ὑπ’ὄψιν ἄγων τὸ δηλούμενον, et 119,  27-29 : ἀρεταὶ δὲ ἐκφράσεως αἵδε, σαφήνεια μὲν μάλιστα καὶ ἐνάργεια τοῦ σχεδὸν ὁρᾶσθαι τὰ ἀπαγγελλόμενα. (trad. M.  Patillon, Paris, 1997, CUF, légèrement modifiée). Pour l’ekphrasis chez le Ps .-H ermogène, voir H. R abe, Hermogenis opera, Leipzig 1913, Teubner, p. 22-23 et M. Patillon, Corpus Rhetoricum. Anonyme. Aphthonios. Pseudo-Hermogène, Paris, 2008, CUF, p. 202-203. La même édition avec traduction pour Aphthonios (Ekphrasis, p. 147-151). Également H. R abe, Aphthonii Progymnasmata. Accedunt Anonymi Aegyptiaci, Sopatri, aliorum fragmenta, Leipzig, 1926, Teubner, p. 36-41. 71.  Spengel, 119,  16-21 : οἷον ἐπὶ πολέμου διεξελευσόμεθα [πρῶτον μὲν τὰ πρὸ τοῦ πολέμου, τὰς στρατολογίας, τὰ ἀναλώματα, τοὺς φόβους,] τὴν χώραν δῃουμένην, τὰς πολιορκίας, ἔπειτα δὲ τὰ τραύματα καὶ τοὺς θανάτους καὶ τὰ πένθη, ἐφ’ ἅπασι δὲ τῶν μὲν τὴν ἅλωσιν καὶ τὴν δουλείαν, τῶν δὲ τὴν νίκην καὶ τὰ τρόπαια, « Pour une guerre, par exemple, nous exposerons  […] le pays ravagé, les sièges, ensuite les blessures, les morts, les deuils, enfin la capture et l’esclavage des uns, la victoire et les trophées des autres » (trad. M. Patillon, Paris, 1997, CUF). M. Patillon, ibid., p. xxxviii-lx, souligne la proximité, pour les Anciens, entre la description et la narration. Ainsi, Libanios, au iv e siècle, n’hésite pas à proposer comme ekphrasis la destruction de Troie (Τρῳάδος ἀπεστραμμένης), Libanius. Opera, R. Foerster éd., VIII, Leipzig, Teubner, 1915, p. 504-507, tandis que l’article concernant l’ekphrasis dans les Progymnasmata de Nicolaos de Myra insiste sur la différence entre narration et description, cette dernière étant caractérisée par l’énargeia (πρόσκειται δὲ ἐναργῶς, ὅτι κατὰ τοῦτο μάλιστα τῆς διηγήσεως διαφέρει), J.  Felten, Nicolai Progymnasmata, Leipzig, 1913, Teubner, 68, 8-10. 72.  Sur la mise en valeur de cette qualité littéraire à l’époque impériale, en particulier dans les exercices scolaires (progymnasmata), voir S. Dubel, « Ekphrasis » thonios

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visibles (ut cerni uideantur enuntiare), mettant en avant l’euidentia, l’équivalent latin de l’ἐνάργεια. Dans une deuxième partie de sa démonstration il évoque l’accroissement du « pathétique des scènes de prise de villes 73 », grâce à cette même qualité. Dire qu’une cité a été prise d’assaut (expugnatam esse ciuitatem) permet certes de donner une information laconique, mais il importe, pour toucher davantage les sentiments, de développer en décrivant longuement les flammes, les cris, la terreur, les lamentations des enfants et des femmes (infantium feminarumque ploratus), etc. Seules ces précisions permettront de mettre sous les yeux et d’émouvoir. Les mentions du théoricien latin indiquent sans ambiguïté que la thématique de l’urbs capta était devenue, au i er siècle, un lieu commun de l’ekphrasis. Son développement rappelle la prise de Troie dans le récit de Virgile, mais aussi, par exemple, l’assaut donné à la ville d’Albe chez Tite-Live 74 . Le pathos n’exige toutefois pas de descriptions détaillées de la part de l’orateur, et l’énumération des douleurs liées aux chutes des villes suffit parfois à provoquer les réactions souhaitées. À cet égard Homère apparaît comme le modèle à imiter. Le Pseudo-Hermogène, dans son traité sur « La méthode de l’habileté » (Περὶ μεθόδου δεινότατος), analysant le passage de Démosthène que nous avons cité plus haut (Sur l ’ambassade 64-65), affirme que l’orateur athénien a imité (ἐμιμήσατο) Homère dans la description qu’il offre de la ruine de Delphes, et il donne en exemple des vers qui semblent avoir particulièrement marqué les Anciens, Iliade IX, 591-594 75. Le poète archaïque y montre l’épouse de Méléagre, Cléopâtre, rappelant à son mari le sort des villes conquises pour l’inciter à reprendre le combat : « Tout au long elle lui rappela les douleurs qui sont le lot des mortels dont la ville est prise : les hommes qu’on tue, la cité que le feu dévore, les enfants et les femmes aux ceintures profondes qu’emmène l’étranger 76 ». Il n’y a pas ici, à proprement parler, de description, mais plutôt un outil rhétorique de persuasion qui sera mis en œuvre semblablement par Démosthène, ce que relève, pour le louer, précisément le Pseudo-Hermogène 77. Les éléments énumérés ont une valeur universelle qui contribue à et « enargeia » : la description antique comme parcours », dans C. L evy, L. Pernot (éd.), Dire l ’évidence : philosophie et rhétorique antiques, Paris, 1997, p. 249-264. 73.  Quintilien, Institutio oratoria, VIII, 3, 67 (éd. J. Cousin, Paris, 1978, CUF) : Sic et urbium captarum crescit miseratio. 74.  Tite-Live, I, 29. 75. Voir Paul, « ‘Urbs Capta’ », p. 147. Il s’agit d’un chapitre du traité intitulé Περὶ τοῦ τραγικῶς λέγειν. H.  R abe, Hermogenis opera, p. 450, 33, 5-10. Pour un exemple de cette dépendance homérique chez Flavius Josèphe, voir, dans ce volume, la contribution de S. Bardet, p. 152-153. 76.  Iliade, IX, 591-594 : καί οἱ κατέλεξεν ἅπαντα / κήδε’, ὅσ’ ἀνθρώποισι πέλει τῶν ἄστυ ἁλώῃ·  / ἄνδρας μὲν κτείνουσι, πόλιν δέ τε πῦρ ἀμαθύνει,  / τέκνα δέ τ’ ἄλλοι ἄγουσι βαθυζώνους τε γυναῖκας (éd. et trad. P.  M azon, Paris, 1937, CUF). 77.  Περὶ μεθόδου δεινότατος 33,  5-10 : Ἰλίου ἅλωσιν οὐκ εἶπε, τέχνῃ παραλιπών· οὐ γὰρ ἥρμοζεν αὐτοῦ τῇ τῆς ποιήσεως τραγῳδίᾳ ἑνὸς πολιχνίου πόρθησις

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leur force de persuasion. Ces vers étaient donc devenus une référence pour les rhétoriciens, comme l’indique d’ailleurs leur citation par Aristote 78. L’auteur de la Rhétorique à Hérennius développe également cette thématique à propos de la figure appelée descriptio, l’exposé, en égrenant les motifs qui sont devenus dans l’ensemble de la littérature antique des lieux communs – les meurtres, les incendies, l’esclavage, etc. –, pour mettre en évidence la force persuasive de ces tableaux, et en les illustrant 79. Parmi les exemples qu’il donne figure celui-ci : « Aucun de vous, Quirites, n’ignore en effet quels malheurs suivent ordinairement la prise d’une ville : ceux qui ont porté les armes contre les vainqueurs sont aussitôt égorgés avec la pire cruauté ; quant aux autres, ceux qui, en raison de leur âge ou de leur force, peuvent travailler sont emmenés en esclavage ; ceux qui ne le peuvent pas sont tués. Enfin en un seul et même instant les maisons sont incendiées par les ennemis et ceux que la naissance ou le libre choix ont unis par des liens de parenté ou d’amitié sont séparés. Les enfants sont arrachés aux bras de leurs parents, égorgés sur leur sein ou déshonorés à leurs pieds. Il n’est personne, juges, qui puisse trouver des mots à la mesure de ce drame et traduire par son discours l’immensité de ce malheur ».

Puis il commente : « Grâce à cette figure on peut exciter l’indignation ou la pitié (uel indignatio uel misericordia), en groupant toutes les conséquences et en les exprimant brièvement en un style clair ». Le motif de la ville détruite sert aussi à illustrer le style élevé dans un extrait de discours en relation avec la guerre sociale, où est décrit le plan des ennemis de la république : renverser les tombes des ancêtres, « jeter bas les murailles et se ruer, triomphants, dans la cité », tuer les notables, soumettre les autres à l’esclavage, soumettre au viol les mères de familles et les jeunes gens, embraser la ville dans un feu dévastateur et réduire la ville à l’état de cendres 80. On retrouve là tous les éléments traditionnellement attachés à la prise et à la destruction d’une ville 81. τί οὖν ποιεῖ ; πάσης πόλεως εἶπε πόρθησιν ἐν δυσὶν ἔπεσιν· ἄνδρας μὲν κτείνουσι, πόλιν δέ τε πῦρ ἀμαθύνει,  / τέκνα δέ τ’ ἄλλοι ἄγουσι βαθυζώνους τε γυναῖκας, « Il [Homère] n’a pas dit la prise d’Ilion et cette omission est un effet de l’art : car le sac d’une seule bourgade ne convenait pas au tragique de sa poésie. Alors que fait-il ? Il dit en deux vers le sac de toutes les villes : Hommes qu’on tue, cité en proie aux flammes, enfants que l’étranger / Emmène avec les femmes dont la robe est ceinte à pli profond ». (éd. et trad. M. Patillon, Corpus rhetoricum. T. V, Pseudo-Hermogène, La méthode de l ’Habileté. Maxime, Les objections irréfutables. Anonyme, Méthode des discours d ’adresse, Paris, 2014, CUF). 78.  A ristote, Rhétorique I, 1365a 12-14 : « Aussi, dit le poète, Méléagre fut-il tiré de son inaction par la peinture de “tous les maux qui frappent les hommes dont la ville a été prise” ». 79.  Rhetorica ad Herennium, IV, 51 (éd. et trad. G. Achard, Paris, 1989, CUF). 80.  Rhetorica ad Herennium, IV, 12. 81. Voir supra, p. 86.

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Dans l’éloquence épidictique qui fleurit dans les premiers siècles de notre ère, les cités tiennent une place à part entière, que ce soit pour l’éloge que les rhéteurs pouvaient en faire, ou pour les monodies dans le cadre de destructions. On en trouve le témoignage dans les deux traités Sur les discours épidictiques attribués à Ménandros le rhéteur 82 . Dans le premier traité, Ménandros procède à une subdivision en fonction des objets à louer. C’est dans ce cadre qu’il consacre un chapitre à l’éloge de la ville, qui, pour l’essentiel, suit les topiques préconisées pour l’homme, avec la dimension spatiale en plus 83. Ce chapitre n’intéresse pas spécialement notre sujet, si ce n’est qu’il met en valeur l’importance des cités dans cette éloquence. Dans le second traité, Pseudo-Ménandros adopte une autre méthode de classement, puisqu’il présente les différents types de discours qu’il est possible de prononcer : l’éloge de l’empereur, le discours pour l’arrivée d’un voyageur, etc. Dans le chapitre consacré au discours de consolation (Περὶ παραμυθητικοῦ), l’auteur aborde la destruction de cités (Πόλεις ἀπόλλυνται) comme thème de consolation. Un peu plus loin, dans le chapitre consacré au discours d’ambassade (Περὶ πρεσβευτικοῦ 84) au sujet d’une cité en souffrance, l’auteur engage l’orateur à utiliser deux topiques, d’abord l’évocation de Troie et de sa grandeur passée, puis la description frappante, ou oratoire (διατύπωσις), de sa chute à terre (ὅτι πέπτωκεν εἰς ἔδαφος). Le discours, qui s’adresse à l’empereur, se veut un appel à la reconstruction des bâtiments détruits (bains ou aqueducs). Dans le cadre d’une destruction partielle, souvent due, en Asie Mineure, aux séismes, le théoricien prône d’utiliser le modèle par excellence que fut Troie pour souligner la grandeur et la décadence des cités. On peut observer dans un discours d’Ælius Aristide, La Monodie sur Smyrne (or. 18), la mise en pratique de cet apprentissage par un rhéteur confirmé. Le discours fut prononcé en 177 ou 178 pour déplorer la destruction de la cité par un tremblement de terre. Comme le stipule l’éloge des cités dans le premier traité, l’orateur transpose à une cité les règles de l’éloge funèbre. La conséquence en est que, outre le contenu du discours, qui évoque la grandeur passée de la cité et sa beauté, exactement comme le Pseudo-Ménandros incite à présenter la grandeur de Troie, le style est constitué d’une succession d’interrogations oratoires et d’exclamations, conforme aux recommandations propres aux lamentations destinées aux défunts 85. 82.  Ces œuvres datées généralement du iii e siècle ne sont sans doute pas d’un seul et même auteur. Le premier est volontiers attribué à Ménandros de Laodicée, tandis qu’on suppose que le second est dû à une main anonyme, que nous nommerons Pseudo-Ménandros. 83.  M énandros I, 346, 26-351, 19 Spengel ; L.  Spengel, Rhetores Graeci. III, Leipzig, 1856, Teubner, p. 329-446. Voir aussi D. A. Russell et N. G. Wilson (éd. et trad.), Menander Rhetor, Oxford, 1981, p. 32-42. 84.  Ps .  M énandros II, Περὶ πρεσβευτικοῦ, 423,  6-424,  1 Spengel (Russell et Wilson, p. 180-181). 85.  Ps .  M énandros II, Περὶ ἐπιταφίου, 419,  25-28 Sp. (Russell et Wilson, p.  172-173) ; Ps .  M énandros II, Περὶ μονῳδίας, 435,  13-436,  21 Sp. (Russell et

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III. L e

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modè l e t roy e n sous l’E m pi r e  :

de l a de s t ruct ion à l a r e fon dat ion

Parmi les textes qui traitent du thème de la prise et de la destruction des villes, le destin de Troie constituait naturellement un modèle à la fois mythique et historique 86. Si Homère ne décrit pas la chute de la ville, on trouve dans le cycle troyen – cet ensemble de poèmes composés du début du vii e siècle au milieu du vi e siècle, à la suite de l’Iliade et de l’Odyssée – une Prise de Troie, Ἰλίου πέρσις, attribuée par Proclus à Arctinos de Milet, qui racontait les derniers événements de la guerre de Troie et la fin de la ville, et on sait que l’Ilias parua réservait une section importante aux derniers moments de la ville 87. Ce référent culturel gréco-romain constitua sans doute l’arrière-plan de beaucoup d’évocations de la destruction de villes. C’est encore le cas au v e siècle ap. J.-C. Lors de la prise de Rome par Alaric et son sac pendant trois jours, du 24 au 26 août 410, Jérôme rapproche l’événement de la fin de Troie : « Une rumeur effrayante est rapportée d’Occident : Rome est assiégée, on rachète le salut des citoyens à prix d’or, et ceux qui ont été dépouillés sont de nouveau assaillis, de sorte que, après leurs biens, ils perdent aussi la vie. Ma voix s’arrête, et des sanglots interrompent mes paroles au moment où je les dicte. Elle est prise, la Ville qui a pris tout l’univers ; mieux que cela, elle périt par la faim avant de périr par le glaive, et l’on a eu de la peine à trouver quelques prisonniers. Devenus enragés, ceux qui étaient affamés se sont jetés sur des nourritures criminelles et se sont déchiré mutuellement les membres ; une mère n’épargne pas ses nourrissons, et elle reprend dans ses entrailles celui qui vient d’en sortir 88 ». Wilson, p. 202-207). Même écriture de la déploration chez Flavius Josèphe, Guerre des Juifs, V, 19, où l’auteur apostrophe la cité de Jérusalem destinée à périr : « Quel traitement aussi épouvantable as-tu subi, ô malheureuse cité, de la part des Romains qui, à leur entrée, ont purifié par le feu les souillures que t’avaient infligées les tiens ? (τί τηλικοῦτον, ὦ τλημονεστάτη πόλις, πέπονθας ὑπὸ Ῥωμαίων, οἵ σου τὰ ἐμφύλια μύση πυρὶ καθαροῦντες εἰσῆλθον ;) » (trad. A.  Pelletier, Paris, CUF, 1982). 86.  Paul, « ‘Urbs Capta’ », p. 147-148. 87. Voir P. J. Finglass, « Iliou persis » dans M. Fantuzzi et Chr. Tsagalis (éd.), The Greek Epic Cycle and its Ancient Reception : a Companion, Cambridge, 2015, p. 344-354 ; A. K elly, « Ilias parva », p. 322-324, dans Fantuzzi et Tsagalis (éd.), The Greek Epic Cycle, p. 318-343. Traduction française dans G. Fry, Récits inédits sur la guerre de Troie, Paris, 1998, « La Roue à livres ». Sur le rayonnement de l’Ἰλίου πέρσις d’Arctinos, à travers la céramique et l’iconographie funéraire et à partir d’une vaste fresque composée par le peintre corinthien Cléanthe, voir T.  Tosi, « Studi archeologici e letterari sull’Iliou Persis », dans T. Tosi, Scritti di filologia e di archeologia, a cura di N. Terzaghi, Florence, 1957, « Pubbl. della Univ. degli Studi di Firenze, Fac. di Magistero », VII, p. 3-37. 88.  Jérôme, Epistulae, 127, 12 : (éd. L abourt, Paris, 1961, CUF ; trad. J.-Cl. Fredouille dans H. Z ehnacker – J.-Cl. Fredouille, Anthologie de la littérature latine,

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La description est rendue pathétique par la mise en scène d’éléments évocateurs, relevant de l’hypotypose : les citoyens réduits en esclavage, puis assassinés ; la famine que provoqua le siège ; les scènes d’anthropophagie ; la présence des mères et de leurs nourrissons. Pour renforcer l’évocation et faire saisir le cataclysme qu’a pu représenter cette prise de Rome, l’auteur enchaîne ensuite, sans commentaire, trois citations évoquant trois autres prises fameuses de l’histoire antique : celle du royaume des Moabites (Palestine) par les Assyriens, telle qu’elle est annoncée par le prophète Isaïe (15, 1) ; celle de Jérusalem par Nabuchodonosor en 587/586 av. J.-C. (Ps 78, 1-3) ; enfin celle de Troie par les Grecs. Il cite alors un extrait du livre II de l’Énéide : « Le désastre de cette nuit, les cadavres, quels mots pourront les décrire, qui pourra égaler ses larmes à la douleur ? Une ville antique s’écroule, qui fut maîtresse du monde pendant de longues années ; partout, dans les chemins et dans les maisons sont épars pêle-mêle les corps sans vie ; partout, l’image de la mort 89 ». Pour saisir la portée du passage de Jérôme, il faut tenir compte du contexte de sa rédaction. La lettre 127, postérieure de trois ans aux événements, est un éloge de Marcella, disciple chrétienne de Jérôme, décédée au début de 411. Le texte veut mettre en lumière le courage dont fit preuve Marcella durant ces journées dramatiques, et pour cela il était important, pour Jérôme, de décrire de façon suggestive la scène de la prise de Rome : il fallait élever le sac de la Ville au rang des grands événements dramatiques de l’histoire du monde et, parmi les modèles qui viennent à l’esprit de Jérôme, il y a très naturellement la prise et la destruction de Troie telles qu’elles sont racontées dans l’Énéide. Chez les Romains la destruction de Troie avait pris toutefois une place à part, car, en faisant de Troie la matrice de la Ville, ils associaient la destruction au renouvellement. Lorsque Ovide évoque, dans le dernier livre des Métamorphoses, l’universalité du changement (XV, 421-423), il mentionne Troie, autrefois puissante et maintenant en ruines (XV, 423-425), ainsi que Sparte, Mycènes, Thèbes et Athènes, qui connurent aussi des Paris, 1998, p. 405) : Terribilis de Occidente rumor adfertur, obsideri Romam, et auro salutem ciuium redimi, spoliatosque rursum circumdari, ut post substantiam, uitam quoque amitterent. Haeret uox, et singultus intercipiunt uerba dictantis. Capitur Vrbs, quae totum cepit orbem ; immo fame perit antequam gladio, et uix pauci, qui caperentur, inuenti sunt. Ad nefandos cibos erupit esurientium rabies, et sua inuicem membra laniarunt, dum mater non parcit lactanti infantiae, et recipit utero, quem paulo ante effuderat. – Sur le motif de la tecnophagie comme indice d’une famine particulièrement dure, voir dans ce volume les remarques de S. Bardet, p. 160-162. 89.  Virgile, Æneis, II, 361-365 et 369 (éd. et tr. J. Perret, Paris, 1977, CUF) : Quis cladem illius noctis, quis funera fando / explicet aut possit lacrimis aequare labores ?  / Vrbs antiqua ruit multos dominata per annos ; / plurima perque uias sternuntur [Jérôme : sparguntur] inertia passim / corpora perque domos […] et plurima mortis imago.

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décadences (XV, 426-430). Mais à ses yeux la puissance qui monte et se transforme en grandissant n’est autre que Rome, dont le destin est annoncé par les prophéties d’Hélénus à Énée (XV, 431-434) : ainsi Troie renaîtrat-elle dans une autre ville, Rome (XV, 435-452). La réflexion sur le destin de Rome, depuis au moins l’Énéide, unit destruction et fondation : la ville détruite et la ville future sont les deux pôles opposés de l’action épique 90. L’ambition des Troyens conduits par Énée est de bâtir une recidiua Pergama, « une Pergame renaissante 91 », et lorsqu’Évandre fait visiter à Énée son royaume, où s’élèvera la ville de Rome, le poète évoque, par anticipation, la richesse qui couvrira ce sol. Par un mouvement inverse à celui de la destruction, la nature sauvage précède la culture citadine : « Ensuite il le conduit sur le site de Tarpéia et au Capitole, d’or actuellement, autrefois hérissé de taillis sauvages. Déjà alors la sainteté redoutable du lieu inspirait la terreur aux paysans craintifs, déjà alors ils tremblaient devant la forêt et le rocher 92 ». C’est le même cycle que la destruction d’une ville, mais à l’envers, puisque la nature sauvage cède la place aux monuments fastueux de la ville. L’Ab urbe condita de Tite-Live s’ouvre par l’évocation de la prise de Troie, Troia capta, qui constitue le point de départ pour ainsi dire préhistorique de la ville de Rome 93. Lorsque l’historien, dans son livre V, décrit la prise de Véies par les Romains et le sac de Rome par les Gaulois (390

90. M. L abate, « Città morte, città future : un tema della poesia augustea », Maia, 43 (1991), p. 167-184, ici p. 179-184. 91.  Virgile, Æneis, IV, 344 ; VII, 322 ; X, 58. Cf. Sénèque, Troades, 472, où Andromaque confie à son fils la mission de reconstruire Troie : recidiva ponas Pergama et sparsos fuga ciues reducas, « Rétablis une Pergame renaissante et ramène les citoyens dispersés par la fuite » ; Lucain, Bellum ciuile, IX, 999 : Romanaque Pergama surgent, « Pergame renaîtra en Romaine ». 92.  Virgile, Æneis, VIII, 347-350 (éd. J. Perret, Paris, 1989, CUF ; tr. F. C.) : Hinc ad Tarpeiam sedem et Capitolia ducit, / aurea nunc, olim siluestribus horrida dumis. / Iam tum religio pauidos terrebat agrestis / dira loci, iam tum siluam saxumque tremebant. 93.  Sur ce lien entre une prise et une fondation, voir les remarques de M. Serres, Rome, le livre des fondations, Paris, 1983, p. 50-51 : « Le livre qui titre Ab urbe condita commence, une fois annoncée la première des choses, commence, dis-je, par Troia capta, la ville prise. […] Le livre de la fondation de la ville commence par la destruction de la ville. Rome première est fille de Troie rasée. […] Le court-circuit premier, d’où le livre découle, condita-capta, met en présence la fondation et la prise, l’origine de Rome et la fin de Troie, la condition et le concept. Le concept demande une condition, la condition demande un concept. La prise exige une fondation, la fondation exige une prise ». Nous devons à Chr. S. K raus, « ‘No Second Troy’ : Topoi and Refoundation in Livy, Book V », Transactions of the American Philological Association, 124 (1994), p. 267-289, ici p. 270, la suggestion d’utiliser la méditation de M. Serres sur le premier livre de Tite-Live.

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av. J.-C.), il s’inspire encore de l’archétype troyen 94 . Comme pour alerter le lecteur, il prête même à Appius Claudius Crassus, le consul qui conduisit le siège de Véies, lors du discours qu’il prononça devant l’assemblée du peuple pour emporter son adhésion, un parallèle explicite avec Troie : « Jadis un siège de dix ans a été fait pour une seule et unique femme, par tous les Grecs réunis, et à quelle distance de leurs foyers ! Par delà combien de terres et de mers ! Et nous, à moins de vingt milles, presque en vue de notre ville, une seule année de siège à soutenir nous rebute 95 ! ». Cette réécriture volontaire de l’événement sur le modèle de la fin de Troie s’inscrit en fait plus lointainement dans le cadre des rivalités qui opposèrent Étrusques et Romains au iv e siècle av. J.-C. : alors que les Romains se considéraient comme la nouvelle Troie, les Étrusques se voyaient comme les descendants des héros grecs de la prise de la ville et rêvaient d’accomplir le même exploit sur la nouvelle Troie. Lors de la prise de Rome par les Gaulois en 390 av. J.-C. certaines voix réclamèrent l’abandon du site de Rome au profit de la ville de Véies 96, et les vestiges archéologiques de Véies en témoignent : des sanctuaires comportent, en guise d’ex-voto, des statuettes représentant Énée portant Anchise, ce que l’on interprète comme une façon, pour les colons romains de la ville, de suggérer que les errances du Troyen devaient finalement trouver leur terme dans la ville de Véies 97. Même si l’intervention de Camille en faveur du maintien dans la ville de Rome l’emporta 98, on saisit le lien qui pouvait exister, dans l’esprit antique, entre la prise de la ville et sa refondation sur un autre site. On voit aussi que le principe en est bien antérieur à la période augustéenne. IV. L a

m é di tat ion a n t iqu e su r l e s v i l l e s dét ru i t e s

A. La méditation des généraux au combat Lors des derniers assauts portés par les Romains contre la ville de Jérusalem, en 70 de notre ère, Titus exprima très clairement, dans le récit de Josèphe, son intention de préserver le Temple, avec deux considérations : il 94.  Tite-Live, V, 1-23 et 32-50. Voir, après d’autres, K raus, « ‘No Second Troy’ », p. 270-278, qui récapitule les points de contact. Sur la notion de destruction appliquée à Véies, voir, supra, les remarques d’A. Chauvot, p. 33 et 53-54. 95.  Tite-Live, V, 4, 11-12 (éd. J. Bayet, trad. G. Baillet, Paris, 1954, CUF) : Decem quondam annos urbs oppugnata est ob unam mulierem ab universa Graecia, quam procul ab domo ! Quot terras, quot maria distans ! Nos intra uicesimum lapidem, in conspectu prope urbis nostrae, annuam oppugnationem perferre piget. 96.  Tite-Live, V, 50, 8. 97.  Voir D. Briquel, « Le tournant du iv e siècle », dans Fr. Hinard (dir.), Histoire romaine. Tome I. Des origines à Auguste, Paris, 2000, p. 203-243, ici p. 230. 98.  Discours de Camille dans Tite-Live, V, 51-54.

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se refusait à détruire, à cause de la faute des hommes, un si bel ouvrage, dont la destruction serait une perte pour les Romains ; il était aussi convaincu que la conservation du monument ajouterait à la gloire de son règne 99. Ce sont donc à la fois une considération culturelle et une précaution politique qui conduisirent Titus à exprimer cette position, même si les circonstances ne lui permirent finalement pas de s’en tenir là. Le politicien prépare l’avenir, mais Josèphe veut aussi faire du conquérant un homme sensible à la beauté des choses et des constructions humaines, peut-être doué d’une forme de conscience patrimoniale 100. L’attitude n’est pas sans rappeler celle d’autres grands généraux romains, dont les historiens antiques se plurent, à des fins idéologiques, à faire apparaître la sensibilité et le sentiment mêlé qu’ils éprouvaient au moment de la prise et, éventuellement, de la destruction des cités ennemies. On pense à la chute de Carthage, en 146 av. J.-C., et à l’attitude de Scipion Émilien, rapportée par Polybe 101. D’une certaine façon Josèphe pouvait s’identifier à l’historien grec qui s’était mis au service des Romains et qui rapportait leurs conquêtes 102 . Polybe avait assisté aux côtés de Scipion Émilien à la destruction de Carthage, et il rapporte l’attitude du général romain, qui, au moment de la victoire, dit au Grec à la fois sa joie et son inquiétude : « C’est un beau jour, Polybe, mais j’éprouve, je ne sais pourquoi, quelque inquiétude et j’appréhende le moment à venir où un autre pourrait nous adresser pareil avertissement au sujet de notre propre patrie 103 ». Polybe y vit un sens des responsabilités 99.  Flavius Josèphe, La Guerre des Juifs, VI, 4, 3, 241. Sur les conditions et les ressorts de la décision de Titus, voir supra les considérations d’A. Chauvot, p. 24-25 et 58-73. 100.  Sur le fait que l’Antiquité a connu les principaux aspects de ce qu’on appelle aujourd’hui le patrimoine, voir J.-M. L eniaud, « PATRIMOINE, art et culture », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 25 janvier 2019. URL : http://www. universalis-edu.com.acces-distant.bnu.fr/encyclopedie/patrimoine-art-et-culture/, même si ce sont surtout les valeurs marchande et symbolique qui intéressaient en priorité les Romains dans les dépouilles artistiques prises sur les vaincus : à ce sujet A.  Rouveret, « ‘Toute la mémoire du monde’. La notion de collection dans la NH de Pline », Helmantica, 38 (1987), p. 115-133. 101. Sur cette attitude, voir les témoignages de Polybe, XXXVIII, 21, 1-3 ; Diodore de Sicile, XXXII, 24 ; A ppien, Histoire romaine. VIII Le Livre carthaginois, 132, et l’analyse d’A. E. A stin, Scipio Aemilianus, Oxford, 1967, p. 282-287. Pour Astin, l’épisode s’est déroulé après la destruction complète de Carthage ; pour F. W. Walbank, A  Historical Commentary on Polybius III, Oxford, 1979, p. 722724, suivi par K rings, « La destruction de Carthage », p. 337, n. 42, ce fut plutôt après la chute du temple d’Asclépios-Eshmun, qui mit fin à toute résistance. 102.  Pour un parallèle entre Polybe et Josèphe, sans qu’on puisse évaluer précisément le degré de connaissance du premier par le second, voir M. H adas-L ebel, « Flavius Josèphe entre Polybe et Jérémie », p. 161-162, Ktèma, 24 (1999), p. 159165 ; et Flavius Josèphe, le Juif de Rome, Paris, 1989, p. 246. 103.  Polybe, XXXVIII, 21, 1 (trad. D. Roussel dans Fr. H artog [éd.], Polybe, Histoire, Paris, 2003).

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digne d’un homme d’État, et Appien précise que, devant la destruction de la ville, Scipion versa des larmes sur le sort de l’ennemi : « Il médita longuement en lui-même, ayant pris conscience qu’il faut qu’une puissance divine fasse traverser aux cités, aux peuples et aux royaumes, tous autant qu’ils sont, des mutations comparables à celles que connaissent les simples particuliers, et que tel fut le sort d’Ilion, ville jadis fortunée, tel aussi celui des Assyriens, des Mèdes et des Perses qui, après ceux-ci, furent une très grande puissance et tel celui des Macédoniens dont l’empire avait brillé naguère du plus vif éclat. Tournant les yeux vers l’historien Polybe, il dit, soit à dessein, soit que ces vers lui eussent échappé : “Un jour viendra où la sainte Ilion aura vécu, / et Priam, et les guerriers de Priam à la bonne lance de frêne 104” ».

Le moment de la destruction de Carthage est donc pour le conquérant l’occasion d’une méditation sur la fragilité des entreprises humaines et sur les retournements du sort, et c’est alors naturellement que des vers évoquant le destin de Troie lui viennent à l’esprit. Le Titus de Josèphe ne va pas si loin dans la réflexion, et il se contente d’exprimer son désir de préserver le magnifique monument que constituait le Temple de Jérusalem. Dans les deux cas il s’agit toutefois de manifester l’absence d’indifférence du conquérant pour la cité qu’il va faire détruire : c’est une façon d’humaniser le vainqueur, quelle que soit la rigueur du traitement qui sera finalement imposé aux vaincus. En 213 av. J.-C. Claudius Marcellus, lors de l’assaut final contre Syracuse, est également représenté en pleurs par Tite-Live : « Marcellus, entré dans Syracuse, et, d’une hauteur, contemplant à ses pieds cette ville, la plus belle peut-être qui fût alors, versa, dit-on, des larmes, moitié de joie d’avoir mis fin à une si grande entreprise, moitié ému par le souvenir de l’antique gloire de cette cité 105 ».

Une attitude comparable est peinte à propos de Paul-Émile, lorsqu’on lui annonce le roi de Macédoine, Persée, qu’il vient de vaincre à la bataille de Pydna de 168 av. J.-C. 106. La réaction de ces généraux contient en elle 104.  A ppien, Histoire romaine. VIII Le Livre carthaginois, 132, 629 (éd. et trad. P. Goukowsky, Paris, 2001, CUF). La citation est empruntée aux paroles d’Hector dans l’Iliade, VI, 448-449. 105.  Tite-Live, XXV, 24, 11 (éd. Nicolet-Croizat, Paris, 1992, CUF, tr. Fr.  C.) : Marcellus ut moenia ingressus ex superioribus locis urbem omnium ferme illa tempestate pulcherrimam subiectam oculis uidit, inlacrimasse dicitur partim gaudio tantae perpetratae rei, partim uetusta gloria urbis (et voir la suite, §§ 12-15). 106.  Plutarque, Paul Émile, 26, 5 s. (éd. et trad. R. Flacelière et É. Chambry, Paris, 1966, CUF) : Persée « demanda qu’on le conduisît à Paul-Émile ; celui-ci, qui s’attendait à voir un grand homme précipité dans le malheur par la jalousie des dieux, sortit de sa tente et, accompagné de ses amis, se porta au-devant de lui, les larmes aux yeux ». Au bout du compte la lâcheté de son prisonnier suscitera sa colère.

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une interprétation de l’événement dont ils ont été les acteurs principaux, elle témoigne aussi d’un effort, conféré par la tradition à ces chefs militaires, de replacer l’événement dans une histoire plus large, universelle même, étendue à toute l’humanité. Attribuer aux vainqueurs une manifestation d’émotion, c’est souligner l’ampleur du fait historique et suggérer une méditation sur le temps. B. Le destin des villes Au-delà des généraux, ce sont les auteurs qui méditent parfois sur le sort militaire des villes. La destruction de Carthage amena Polybe à considérer, de façon comparative, le destin de grandes cités grecques qui subirent des défaites et des destructions massives. Dans une vue accélérée de l’histoire, il évoque la destruction d’Athènes lors des invasions perses, le destin des Spartiates vainqueurs d’Athènes, puis eux-mêmes vaincus par Thèbes, le sort des Mantinéens, puis des Thébains. L’énumération vise à montrer les responsabilités successives des Grecs dans ces différents désastres, et, dans leurs malheurs, ils sont plus à plaindre que les Carthaginois, car ces derniers « ayant été exterminés dans leur catastrophe, la pensée des épreuves à venir a cessé de les tourmenter 107 ». Quelques épigrammes grecques de caractère épidictique cherchent également à dresser des parallèles, et même des classements, entre le sort de cités disparues ou largement détruites, propres à offrir une consolation. Parmi ces textes regroupés au livre IX de l’Anthologie Palatine, l’épigramme 28 montre Mycènes, réduite en poussière alors qu’elle fut vainqueur de Troie, se consoler de savoir que, grâce à Homère, son immortalité est consacrée 108. L’épigramme 62 adopte la même thématique mais, cette fois-ci, du point de vue de Troie 109. Dans notre perspective on retiendra tout particulièrement les épigrammes 103 et 104 du même livre. Elles mettent en effet en opposition la disparition définitive de Mycènes 110, qui n’est plus que « pâturage des brebis et des bœufs » (μηλόβοτος κεῖμαι καὶ βούνομος, 107.  Polybe XXXVIII, 1, 6 (trad. Roussel, Polybe, Histoire) : Καρχηδόνιοι μὲν ἅμα ταῖς περιπετείαις ἄρδην ἀφανισθέντες ἀνεπαίσθητοι τῶν σφετέρων εἰς τὸ μέλλον ἐγένοντο συμπτωμάτων. 108.  Les épigrammes 101 et 102 évoquent également la disparition de Mycènes mais uniquement dans une tonalité de déploration ; cf. aussi à propos de Troie, les épigrammes 152 à 155 ; à propos de Corinthe, l’épigramme 151. 109.  Les deux derniers vers illustrent la thématique de la disparition physique associée à l’immortalité prodiguée par la poésie : « Elles ne creuseront plus mon sol, les lances des Achéens destructrices de Troie, et je me trouverai sur les lèvres de tous les Héllènes », οὐκέτι με σκάψει Τρωοφθόρα δούρατ’ Ἀχαιῶν, / πάντων δ’ Ἑλλήνων κείσομαι ἐν στόμασιν (éd. P.  Waltz, trad. G. Soury, Paris, 1957, CUF). 110. On trouve, sans doute par erreur de transmission, Argos, à la place de Mycènes dans l’épigramme 104 (voir note 2, p. 42 de l’éd. Waltz et Soury, CUF).

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103,  5) ou « pâturages de longs troupeaux de bœufs » (εὐμύκων αὔλια βουκολίων, 104,  6), au sort bien plus enviable de sa rivale, Troie, qu’elle interpelle de ces mots : « Mycènes ayant disparu, tu es encore et tu es ville 111 ». Elle s’élève même, dans l’épigramme 104, « plus puissante encore » (ἡ μὲν κρείσσων ἐστὶν πόλις) alors que Mycènes n’est plus. Contrairement à Polybe qui pensait Carthage plus heureuse que les cités grecques, pour avoir définitivement disparu, les courts poèmes mettent en relief une autre dimension de la réflexion sur la ruine des cités, celle d’une possible renaissance, en l’occurrence celle de Troie qui fut reconstruite, alors que Mycènes resta définitivement livrée au néant. Dans cette thématique les villes militairement assaillies et détruites sont rejointes par toutes les villes qui, après une période de prospérité, ont connu le déclin et la ruine, que cette évolution soit le fait de l’action des hommes, l’effet d’un cataclysme naturel, comme les tremblements de terre qui affectèrent Smyrne ou Nicomédie, ou bien la conséquence d’un incendie. À la différence des hommes, les villes ont parfois le privilège de renaître, comme ce fut le cas de Troie 112 . Ælius Aristide développe ce thème de la renaissance dans plusieurs discours qui célèbrent la reconstruction et le renouveau de Smyrne après le séisme de 177-178 113. C. Le discours de consolation Dans tous les cas, qu’il s’agisse d’une destruction militaire ou naturelle, l’émotion est grande, et le désarroi des hommes, profond. Sénèque nous en donne un témoignage dans la lettre à Lucilius qu’il consacre à la tristesse et au désarroi (concussus est) d’un ami commun, Aebutius Libéralis, devant la destruction de Lyon, sa ville natale, suite à un incendie 114 . Son émotion est augmentée par la soudaineté de l’événement, et c’est pour le philosophe l’objet d’une méditation sur la surprise du malheur 115. Une heure, un seul instant suffisent à renverser des empires, et le philosophe 111.  103,  7-8 : εἴ γε Μυκήνης  / μηκέθ’ ὁρωομένης ἐσσὶ καὶ ἐσσὶ πόλις. 112.  Voir aussi Anthologie palatine, Livre IX, épigramme 155. 113.  Ælius A ristide, Or. XVII,  2 (Σμυρναϊκός I, Premier discours smyrniote) ; XX,  19 (Παλινῳδία ἐπὶ Σμύρνῃ, Palinodie pour Smyrne) ; XXI, 6 (Σμυρναϊκός II, Discours Smyrniote II), où il cite un proverbe selon lequel rien n’est immuable pour les hommes (ἀκίνητον δὲ οὐδὲν, φασὶ, τῶν ἐν ἀνθρώποις). 114.  L’incendie de Lyon, qui date sans doute de l’été 64, est également mentionné par Tacite, Annales, XVI, 13. Il n’a laissé aucune trace archéologique, et il se peut qu’il ait été amplifié par Sénèque dans un but d’édification morale : voir J.-Cl.  Decourt, G. Lucas, Lyon dans les textes grecs et latins. La géographie et l ’histoire de Lugdunum, de la fondation de la colonie (43 avant J.-C.) à l ’occupation burgonde (460 après J.-C.), Lyon, 1993 (Travaux de la Maison de l’Orient, 23), p. 43-44. 115.  Sénèque, Epistulae ad Lucilium, 91, 2-8.

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énumère les régions (Achaïe, Syrie, Macédoine, Chypre, Paphos) qui ont vu des villes abattues par un tremblement de terre 116. Même les villes les plus magnifiques et les plus glorieuses disparaissent et voient jusqu’à leurs vestiges effacés 117. Elles sont tributaires du même mouvement qui soumet toute réalité terrestre, y compris les sites naturels comme les montagnes et les promontoires, à l’usure du temps 118. Ainsi Sénèque cherche-t-il à consoler des destructions subies par la ville de Lyon en inscrivant l’événement dans le cadre de la fragilité universelle des choses humaines mais aussi des réalités naturelles. Bien souvent les textes proposent le mouvement inverse : consoler d’un malheur personnel en invoquant le sort malheureux de villes prestigieuses. C’est ainsi que le stoïcisme utilise le thème de la destruction des villes pour inviter à une attitude de résignation devant les coups du sort, en prenant la mesure des constructions humaines 119. Ainsi Épictète met en parallèle la destruction des villes avec celle des nids d’hirondelles ou de cigognes : « Quelle ressemblance pourtant entre les deux sortes de choses ? Une ressemblance complète. […] Ici de petites habitations d’hommes sont incendiées, là, des nids de cigognes. Qu’y a-t-il en cela de grand ou de terrible ? Ou montre-moi en quoi diffère, comme habitation, une maison d’homme et un nid d’oiseau, sauf que l’homme bâtit les maisons avec des poutres, des tuiles et des briques, tandis que la cigogne construit le nid avec des branches et de la terre 120 ».

Plotin reprend cette idée dans son traité Sur le bonheur, en restant fidèle au style de la diatribe stoïcienne, mais sans emprunter la comparaison avec le nid de cigogne 121. Ce destin des cités se prêtait alors bien à la thématique de la consolation, et, comme nous l’avons vu, Ménandros le Rhéteur cite le cas des villes détruites dans le cadre des comparaisons à établir au sein du logos paramuthêtikos, le discours de consolation 122 . Les villes en ruines ou du moins en déclin sont alors utilisées comme moyen pour amener la personne en deuil 116.  Sénèque, Epistulae ad Lucilium, 91, 9. 117.  Sénèque, Epistulae ad Lucilium, 91, 10. 118.  Sénèque, Epistulae ad Lucilium, 91, 11. 119.  Voir P. Courcelle, Histoire littéraire des grandes invasions germaniques, 3e éd., Paris, 1964, p. 277-282 à propos des réflexions des philosophes devant le spectacle des ruines, reprises par les auteurs chrétiens. 120.  Épictète, Entretiens, I, 28, 16-17 (éd. et trad. J. Souilhé, Paris, 1948, CUF). 121.  Plotin, Traité 46 (Enn. I, 4), 7, 14-26. Voir H. D. Saffrey, « Le thème du malheur des temps chez les derniers néoplatoniciens », Le néoplatonisme après Plotin, Paris, 2000 (Histoire des doctrines de l’Antiquité classique, 24), p. 207-217, ici p. 214-215. Il fut à son tour paraphrasé par A mbroise, De Iacob et uita beata, I, 8, 35-36, qui ne s’intéresse toutefois pas aux constructions humaines. 122. Ps.-M énandros II, Περὶ παραμυθητικοῦ, 414, 7 Sp. (Russell et Wilson, p. 162-163). Voir supra p. 102.

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à relativiser le malheur qui la frappe et permettent d’en faire apparaître le caractère universel. Ainsi Servius Sulpicius Rufus écrit-il à Cicéron, en mars 45 avant notre ère, à l’occasion de la mort de sa fille Tullia. Parmi divers arguments il lui fait part de la méditation qu’il eut dernièrement en revenant d’Asie : au cours de sa navigation il pouvait embrasser d’un seul regard les villes d’Égine, du Pirée, de Corinthe et de Mégare, villes « si florissantes à un moment donné » (oppida quodam tempore florentissima), qui, maintenant, gisaient « devant ses yeux écroulées et ruinées » (nunc prostrata et diruta ante oculos iacent) ; la présence, dans un même lieu (uno loco), de tant de cadavres de villes (tot oppidum cadauera) invitait à relativiser la précocité de la mort pour des êtres aussi chétifs que les hommes 123. Ambroise de Milan s’en est souvenu, vers 387, dans un contexte similaire : cherchant à consoler Faustinus de la mort de sa sœur, il mentionne les villes qui, de Bologne à Plaisance, suivent la uia Æmilia 124 . D. Fragilité des choses humaines et pérennité de la poésie Les ruines des cités détruites illustrent l’œuvre inexorable du temps, qui affecte toutes les réalités du monde 125, et elles témoignent aussi, souvent, de la victoire de la nature sur l’organisation humaine et la culture des champs 126. Elles sont toutefois particulièrement appropriées pour évo123.  Cicéron, Epistula 597 (Ad Familiares, IV, 5), 4. Le passage aggrave un peu la situation, mais c’est une réalité historique que ces villes avaient subi des sacs de la part de pirates ou d’armées ennemies : voir éd. J. Beaujeu, Paris, 1983, CUF, volume 8 de la Correspondance, p. 242, n. compl. 1. 124.  A mbroise de M ilan, Epistula 8 (M 39), 3 (éd. O. Faller, Vienne, 1968, CSEL 32), qui énumère les villes de Claterna, Bologne, Modène, Rhegium, Brixellum et Plaisance, et qui cite Servius Sulpicius : Tot igitur … urbium cadauera … prostrata ac diruta. Courcelle, Histoire littéraire, p. 277-278. 125.  Sénèque, Ad Polybium de consolatione, 1, 2 (éd. et tr. Waltz, Paris, 1923, CUF) : Carthaginis ac Numantiae Corinthique cinerem et si quid aliud altius cecidit lamentetur, cum etiam hoc quod non habet quo cadat sit interiturum, « Gémissons sur les cendres de Carthage, de Numance, de Corinthe ou de cités tombées de plus haut encore, quand l’univers lui-même, qui n’a pas où tomber, est appelé à disparaître ! » ; Ad Marciam de consolatione, 26, 5, dans la prosopopée de Crémutius Cordus, qui évoque en un même mouvement « les naissances et les chutes futures des empires, l’écroulement des villes les plus puissantes et les nouveaux envahissements des mers » (ibid.). 126. Voir Horace, qui annonce, avec inquiétude, dans l’Épode 16, la possible fin de Rome, en lien avec les guerres civiles : Epodes, 16, 10 (éd. F. Villeneuve, Paris, 1954, CUF) : ferisque rursus occupabitur solum, « et de nouveau les bêtes sauvages s’accapareront le territoire » ; avec l’évocation du destin de Phocée, 16, 19-20 : agros atque Lares patrios habitandaque fana / apris reliquit et rapacibus lupis, la cité « abandonna ses champs et ses Lares paternels, et laissa ses sanctuaires être habités par les sangliers et la rapacité des loups ». Voir M. L abate, « Città morte, città future », p. 174. Cf. Lucain, Bellum ciuile, IX, 966-969 (éd. A. Bourgery et

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quer la fragilité des entreprises humaines, notamment chez les poètes, qui aiment à confronter cette précarité des réalisations matérielles à la pérennité de l’entreprise poétique 127. Lorsque Lucain met en scène César visitant, après sa victoire à Pharsale, le site de Troie, il insiste sur l’ensevelissement de la ville détruite sous les ronces, et c’est l’occasion pour le poète de valoriser la commémoration poétique, seule susceptible de traverser les âges : Lucain se revendique alors comme un nouvel Homère, qui entretiendra le souvenir de la victoire de César de la même façon que le poète de Smyrne fait durer les hommages dus à Troie 128. V. D e s t ruct ion

et i n t e rv e n t ion di v i n e

Marcellus devant Syracuse, Scipion Émilien devant Carthage ou Paul Émile à Pydna sont sensibles à l’action de la Fortune dans la chute des villes et des rois 129, et à ces retournements de situation qui peuvent conduire de la grandeur à la ruine 130. Le thème du vieillissement inexorable du monde vient compléter cette lecture de l’histoire des empires et des villes. Dès M. Ponchont, Paris, 1930, CUF, trad. modifiée) à propos des ruines de Troie : Iam siluae steriles et putres robore trunci / Assaraci pressere domos et templa deorum / iam lassa radice tenent, ac tota teguntur / Pergama dumetis : etiam periere ruinae, « À présent des arbres sans fruit et des troncs de chêne pourris ont recouvert le palais d’Assaracus et n’occupent plus les temples des dieux que d’une racine fatiguée : Pergame tout entière est ensevelie sous les ronces : même les ruines ont disparu ». 127. Voir P roperce, Elegiae, II, 8, 7 s. (fragilité des choses terrestres à partir des exemples de Thèbes et de Troie) ; III, 2, 19-26 (précarité des constructions, alors que la poésie et la gloire qui l’accompagne sont immortelles) ; IV, 10, 27-31 (la puissante ville de Véies est désormais un lieu de pâturage). Un peu différemment chez O vide, Heroïdes, I, 51-56, le sol de Troie en ruine est désormais cultivé par les vainqueurs, et « l’herbe couvre les maisons ruinées » (v. 56 ruinosas occulit herba domos). 128.  Lucain, Bellum ciuile, IX, 964-989, notamment 983-986 : Nam, si quid Latiis fas est promittere Musis, / quantum Smyrnaei durabunt uatis honores, / uenturi me teque legent ; Pharsalia nostra / uiuet, et a nullo tenebris damnabimur aeuo, « Car, s’il est permis aux Muses latines de faire une promesse, aussi longtemps que dureront les hommages rendus au poète de Smyrne, la postérité nous lira, toi et moi ; notre Pharsale vivra et aucun siècle ne nous condamnera aux ténèbres ». La visite des ruines de Troie est attribuée à de nombreux chefs militaires (Xerxès, Alexandre le Grand, Germanicus, etc.) : voir Cl. Wich, M. Annaeus Lucanus, Bellum ciuile. Liber IX. Kommentar, Munich – Leipzig, 2004, p. 402. 129.  Pour Paul Émile, voir Tite-Live, 45, 8, 6. 130.  Après la croyance confiante dans la Tychè des villes et des rois, et le culte qui leur était attaché (J. Champeaux, Fortuna. Le culte de la Fortune dans le monde romain. II. Les transformations de Fortuna sous la République, École française de Rome, 1987 [Collection de l’École française de Rome, 64], p. 50-59), étendue ensuite au peuple romain (ibid., p. 59-86), au cours du ii e siècle av. J.-C. une défiance s’est installée à Rome, et la Fortune est devenue Hasard, plus imprévisible et irrationnel : ibid., p. 191-213.

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l’époque classique, certains philosophes sont sensibles à la dégradation des âges, inspirés, parfois, par un regard pessimiste, voire mélancolique, devant le monde de leur époque. Lucrèce évoque le processus mortel inhérent à tous les corps, Sénèque souligne la loi universelle de l’affaiblissement et de l’extinction, autant de visions intégrées dans les systèmes philosophiques des auteurs : la nature hasardeuse et périssable de l’épicurisme ; le cycle des mondes dans le stoïcisme 131. Chez Lucain, Rome, à force de se développer, ne peut plus se soutenir : le phénomène est quasi mécanique, mais ce terme inexorable assigné à tout ce qui prospère trouve aussi sa source dans la décision des dieux 132 . D’autres fois les sources attribuent cette action des dieux à un sentiment de vengeance devant le mépris ou l’infidélité des hommes. C’est ainsi la vengeance d’Héra/Junon qui explique largement, dans l’imaginaire antique, la chute et la destruction de Troie 133. A. Le thème du malheur des temps À l’époque impériale cette thématique prit une diffusion nouvelle dans le cadre de la discussion entre « païens » et chrétiens. Se développe en effet l’idée d’un malheur des temps, dont les deux camps se renvoient la responsabilité. Les chrétiens des premiers siècles se font ainsi les témoins de cette accusation des tenants de la religion romaine traditionnelle. Cyprien évoque ce sentiment général et cherche à y répondre dans l’Ad Demetrianum : « Étant donné le fait que, selon toi, on se plaint de tous côtés que les guerres surgissent plus fréquemment, que les épidémies, que les famines exercent davantage leurs ravages, que l’absence prolongée de tout nuage empêche orages et pluies, et qu’on nous impute tous ces maux, il ne faut pas rester silencieux plus longtemps 134 ».

De fait des écrivains attachés aux cultes traditionnels utilisent ce sentiment d’une dégradation, d’un malheur des temps, dans leur polémique contre les chrétiens. Ainsi Libanios, dans l’un de ses discours comprenant 131.  Lucrèce, De rerum natura, II, 1122-1174 ; Sénèque, Epistulae ad Lucilium, 71, 12-15. 132.  Lucain, Bellum ciuile, I, 70-72 et 81-82. 133.  Par exemple Horace, Odes, III, 3, 61-68 ; Virgile, Æneis, V, 785-789. Dans les Troyennes d’Euripide, v. 46-47 c’est Athéna qui porte, selon Poséidon, la responsabilité de la ruine d’Ilion : « Si Pallas, fille de Zeus, n’avait pas voulu ta ruine, tu serais encore debout sur tes fondements », εἴ σε μὴ διώλεσεν  / Παλλὰς Διὸς παῖς, ἦσθ’ ἂν ἐν βάθροις ἔτι (éd. et trad. L.  Parmentier et H. Grégoire, Paris, 1964, CUF). 134.  Cyprien de Carthage, Ad Demetrianum, 2, 1 (éd. et trad. J.-Cl. Fredouille, Paris, 2003 [Sources chrétiennes, 467]). Cf. A rnobe, Aduersus nationes, I, 1, 1-2.

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des traits manifestement antichrétiens, passe en revue tous les aspects de la vie publique contemporaine pour en montrer la dégradation (vie politique, vie militaire, situation de l’éloquence, etc.) 135. La même constatation est utilisée par les derniers philosophes néoplatoniciens, qui déplorent la décadence du monde depuis que les empereurs sont chrétiens 136. Parmi les historiens, Eunape, dans ce que nous pouvons reconstituer de son Histoire universelle, attribue tous les malheurs de Rome à son abandon des cultes traditionnels et il servit, à cet égard, de modèle à l’Histoire nouvelle de Zosime 137. Imitant Polybe qui décrivait l’expansion extraordinaire de la puissance romaine, celui-ci a voulu peindre la prompte décadence de Rome, en raison principalement de la conversion de l’Empire 138. L’affaiblissement de l’Empire, qui serait devenu une demeure de barbares, la crise démographique, la dégradation générale qui affectait les villes devenues méconnaissables, autant de maux qui s’expliquaient par l’imposition du christianisme par Théodose et son fils Honorius 139. Il semble bien que les premières flambées de violence contre les chrétiens aient été des réactions à des calamités naturelles. En particulier des séismes et les destructions qui les suivirent furent imputés à la présence des chrétiens et à leur renoncement à pratiquer les cultes traditionnels 140. 135.  Libanios, Orationes, 2 (Réponse à ceux qui l ’avaient appelé arrogant), 47 et 63-64 (datable de 380). 136.  P roclus, De prouidentia, VII, 20-22  ; Olympiodore, In Gorgiam, p. 238, 16-19 et In Alcibiadem, p. 149, 1-3 ; Damascius, Vita Isidorii, frgt 30 (éd. Zintzen, Hildesheim, 1967 ; frgt 238 chez Photius, Bibliothèque, codex 242) ; Simplicius, In Epicteti Enchiridion, p. 35, 22-46 Dübner : tous ces textes sont cités et analysés dans Saffrey, « Le thème du malheur des temps », p. 208-217. 137. Voir par exemple l’attribution de la régression de la civilisation au développement du christianisme et particulièrement du monachisme dans Eunape, Histoire, fr. 56 Blockley (Liverpool, 1983), et Vie de Philosophes et de Sophistes, VI, 107-116. Sur Eunape, R. C. Blockley, The Fragmentary Classicising Historians of the Later Roman Empire. Eunapius, Olympiodorus, Priscus and Malchus, Liverpool, 1981 (ARCA, 6), p. 1-26. Sur Eunape comme source de Zosime dans ces passages antichrétiens, voir Fr. Paschoud, Cinq études sur Zosime, Paris, 1975, p. 169-183 (Eunape utiliserait lui-même une Historia aduersus christianos, composée dans les mois qui suivirent la prise de Rome en août 410). 138. Pour le parallèle avec Polybe, Z osime, Histoire nouvelle, I, 1, 1 et 57, 1, et voir Fr. Paschoud, « Influence et échos des conceptions historiographiques de Polybe dans l’antiquité tardive », paru une première fois dans Entretiens de la Fondation Hardt, XX, Polybe, Vandœuvres  ‒ Genève, 1974, p.  303-344, à lire toutefois avec la retractatio de l’auteur dans Fr. Paschoud, Eunape, Olympiodore, Zosime. Scripta minora, Bari, 2006, p. 35-62, qui en analyse la portée et conteste une lecture directe de Polybe par Zosime : le rapprochement avec Polybe serait emprunté à Eunape. 139.  Z osime, Histoire nouvelle, IV, 59, 3-4 ; cf. II, 7, et voir Paschoud, Cinq études, p. 125-139 et 164-169. 140.  Indépendamment du débat entre païens et chrétiens, les séismes ont régulièrement été interprétés comme des manifestations divines : voir G. Lucas, « Les

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Une lettre de Firmilien, évêque de Césarée, en Cappadoce, à Cyprien de Carthage, écrite en 257 et relatant des événements de 235, évoque assez précisément l’enchaînement des événements : des tremblements de terre nombreux et répétés, la destruction d’édifices en Cappadoce et dans le Pont, la disparition même de villes, « englouties dans les crevasses du sol », suscitèrent un ébranlement moral, l’attribution des malheurs, par la foule, à l’abandon des cultes locaux, le développement, chez les chrétiens, d’une atmosphère apocalyptique, la vindicte populaire et l’intervention du gouverneur pour canaliser la violence populaire 141. B. La réaction chrétienne Devant ces accusations, deux stratégies étaient possibles parmi les chrétiens : contester l’existence de ces malheurs, en affichant un optimisme temporel 142 , ou bien les admettre et leur donner une autre explication, la colère de Dieu. Cette dernière attitude est représentée par Cyprien de Carthage. Dans l’Ad Demetrianum, adressé à un païen, l’auteur, reconnaissant les malheurs qui frappent l’Empire (guerres, famines, épidémies, intempéries), commence par disculper les chrétiens, en reprenant le thème ancien du vieillissement inéluctable du monde, comme tout organisme vivant 143. sociétés de l’Antiquité face aux séismes », dans I. R ebé-M arichal, A. L aurenti, I.  Boehm et J. Ph. Goiran (éd.), Séismes et tsunamis dans l ’Antiquité, Table ronde, Maison de l’Orient et de la Méditerranée, Lyon, 25 avril 2007, Archéosismicité et tsunamis en Méditerranée, Approches croisées, Perpignan, 2012, p. 187-222 (en particulier p. 202-213). 141. Lettre de Firmilien de Césarée, chez Cyprien de Carthage, Epistulae, 75, 10, 1-2 (éd. Diercks, Turnhout, 1996, CCSL 3C), notamment 1 : quaedam etiam ciuitates in profundum receptae dirupti soli hiatu deuorarentur. Cf. une situation similaire rapportée par Origène, Commentarii in Euangelium Matthaei, Commentariorum series, 39, à propos de Mt 24, 9-14, éd. E. K lostermann, GCS 38, p. 74, l. 32-p. 75, l. 12. Sur les chrétiens comme boucs émissaires lors des désastres naturels, Tertullien, Apologeticum, 40, 1-5. Voir X. L evieils, Contra Christianos. La critique sociale et religieuse du christianisme des origines au concile de Nicée (45325), Berlin  ‒ New York, 2007 (Beihefte zur Zeitschrift für die neutestamentliche Wissenschaft, 146), p. 368-391. 142.  Tertullien, Ad nationes, II, 16, 7 ; Apologeticum, 30, 4-5 ; 32, 1 ; 40, 13 ; De pallio, 2, 7 ; De anima (éd. J. H. Waszink, Turnhout, 1954, CCSL 2), 30, 3, notamment : Vbique domus, ubique populus, ubique respublica, ubique uita, « Partout des habitations, partout des peuples, partout des cités, partout la vie ! » Cf. A rnobe, Aduersus nationes, I, 6, 1-3, qui souligne ce que le christianisme apporte de positif dans le monde. 143.  Cyprien, Ad Demetrianum, 3-4 ; sur la réalité des malheurs des temps, lire aussi De mortalitate, 25. Sur le thème du vieillissement du monde, voir E. Z occa, « La senectus mundi. Significato, fonti e fortuna di un tema ciprianeo », Studi sul cristianesimo antico e moderno in onore di M. G. Mara (Augustinianum, 35), t. 2, Rome, 1995, p. 641-677 ; J.-Cl. Fredouille, Cyprien de Carthage, A Démétrien.

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Mais il complète cette interprétation en expliquant que, comme pour le Jour du jugement, les malheurs, les catastrophes, les cataclysmes sont le mode de punition des fautes humaines par Dieu (Ad Demetrianum, 5), conformément au témoignage de l’Ancien Testament, et spécialement des prophètes, qui annoncent la colère de Dieu contre ceux qui ne respectent pas ses préceptes (Ad Demetrianum, 6). Il dénonce alors l’incompréhension des païens, qui ne voient pas que ces malheurs sont le châtiment de Dieu et se refusent à rectifier leur comportement (Ad Demetrianum, 7-11). On saisit la position nuancée de Cyprien : il n’interprète pas les calamités comme des signes de l’imminence de la fin des temps, mais comme des avertissements de la colère de Dieu et donc une exhortation à redresser, tant qu’il en est encore temps, la conduite religieuse et morale 144 . C. La punition de Dieu Par la suite, dans la lignée de la tradition biblique, des auteurs chrétiens trouvèrent dans la culpabilité des hommes l’explication des malheurs du monde, et spécialement des destructions de cités : c’est le jugement de Dieu qui frappe et anéantit les villes qu’il punit 145. La destruction des villes est alors l’effet de la colère de Dieu, comme Jérôme l’explique à propos du Dies irae, dies illa de Sophonie I, 15. S’il reconnaît dans le Jour du Seigneur l’annonce de la fin des temps (ira consummationis et finis) 146, il commence par lui donner une interprétation historique, en évoquant les villes de Judée touchées par cette colère, dont le spectacle est encore visible 147. Il énumère alors Silo, Gabaa, Rama, Béthoron et toutes les villes construites par Salomon 148. Il évoque ensuite la destruction de Jérusalem qu’il met directement en relation avec la crucifixion du Christ : de même Introduction, texte critique, traduction et commentaire, Paris, 2003 (Sources chrétiennes, 467), p. 21-38. 144.  Sur la portée essentiellement pastorale du discours de Cyprien, C. Schuler, « Cyprian : der christliche Blick auf die Zeitgeschichte », dans M. Z immermann (éd.), Geschichtsschreibung und politischer Wandel im 3. Jh. n. Chr., Stuttgart, 1999, p. 183-202. 145.  Voir C. Garaud, « Remarques sur le thème des ruines dans la littérature latine chrétienne », Phoenix, 20 (1966), p. 148-158. Pour un exemple du retentissement d’une destruction de ville dans la tradition biblique, voir, dans ce volume, les analyses de Lm 1 par Régine Hunziker-Rodewald, p. 123-135. 146.  Jérôme, In Sophoniam 1, 15-16, l. 652-653 et l. 692-715 (éd. M. A driaen, 1970, CCSL 76 A, p. 673 et 674). 147.  Jérôme, In Sophoniam 1, 15-16, l. 658-663 (éd. M. A driaen, 1970, CCSL 76 A, p. 673) : De ciuitatibus autem munitis et excelsis angulis Iudaeae, qui ad solum usque sunt diruti, puto oculorum magis esse quam aurium iudicium, nobis praesertim qui nunc in ista sumus prouincia licet uidere, licet probare quae scripta sunt. Vix ruinarum parua uestigia in magnis quondam urbibus cernimus. 148.  Jérôme, In Sophoniam 1, 15-16, l. 663-667.

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CHAPITRE II

que les Juifs achetèrent la mort du Christ, ils doivent maintenant payer un péage pour venir pleurer sur les cendres de Jérusalem 149. Il met alors en parallèle les deux moments, celui de la fin de la ville, en 70, et celui où se rassemblent, pour pleurer le Temple, les Juifs de son époque : « Regarde, le jour où Jérusalem a été prise et renversée par les Romains, le peuple en deuil arriver, les pauvres femmes décrépites se rassembler, et les vieillards chargés de haillons et d’années (cf. Térence, Eunuques, 236), manifestant dans leur corps et leur tenue la colère du Seigneur. La foule des malheureux se réunit et, alors que brille le gibet du Seigneur, alors que rayonne son Anastasis, alors que l’étendard de la croix resplendit aussi depuis le mont des Oliviers, le peuple malheureux verse des larmes sur les ruines de son Temple, sans être digne toutefois de susciter la pitié ; maintenant les larmes coulent sur les joues, les bras sont livides, les cheveux épars, et le soldat réclame un péage, pour leur permettre de pleurer davantage 150 ».

Ainsi, chaque fois que les Juifs viennent pleurer devant les ruines du Temple, ils reproduisent la situation de 70, en l’aggravant encore du fait du péage dont ils doivent s’acquitter. C’est bien alors un dies tubae et clangoris, « jour de sonneries de cor et de cris de guerre », avec les tristes hurlements sur les cendres du sanctuaire, sur l’autel renversé et sur toutes les cités autrefois fortifiées et aujourd’hui détruites 151. D. La punition qui anéantit, la correction qui avertit Augustin, pour sa part, adopte une position plus nuancée, en introduisant une distinction entre la punition qui anéantit et la correction qui avertit. Alors qu’un Jérôme voyait dans la prise de Rome par le Goth Alaric, en 410, un cataclysme, Augustin relativise la portée de l’événement et explique que, dans une certaine mesure, Dieu a épargné Rome, en permettant à beaucoup de Romains de fuir la ville et à d’autres d’échapper, sur place, au désastre : « La cité fut donc corrigée de la main de Dieu, qui

149.  Jérôme, In Sophoniam 1, 15-16, l. 672-674 : et ut ruinam suae eis flere liceat ciuitatis, pretio redimunt, ut qui quondam emerant sanguinem christi, emant lacrimas suas, et ne fletus quidem eis gratuitus sit. 150.  Jérôme, In Sophoniam 1, 15-16, l. 674-683 : Videas in die quo capta est a Romanis et diruta Hierusalem, uenire populum lugubrem, confluere decrepitas mulierculas, et senes pannis annisque obsitos, in corporibus et in habitu suo iram domini demonstrantes. Congregatur turba miserorum, et patibulo domini coruscante, ac radiante ἀναστάσει eius, de Oliueti monte quoque crucis fulgente uexillo, plangere ruinas templi sui populum miserum, et tamen non esse miserabilem ; adhuc fletus in genis et liuida brachia, et sparsi crines, et miles mercedem postulat, ut illis flere plus liceat. 151.  Jérôme, In Sophoniam 1, 15-16, l. 686-691.

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l’amendait, bien plus qu’elle ne fut détruite 152 ». Sodome, en revanche, fut réduite à néant par un feu surgi du ciel, et il n’y eut aucune possibilité d’en réchapper : « Car la destruction de la ville ici n’est pas comparable à celle de Sodome. […] Il (sc. Dieu) n’a pas épargné Sodome, il a détruit Sodome, il a entièrement consumé Sodome par le feu. Il n’a pas différé le cas de Sodome au Jugement, mais il a exercé sur elle un châtiment qu’il a réservé pour le Jugement quand il s’agit d’autres méchants. Absolument aucune âme de Sodome ne réchappa. Rien ne subsista, ni animal, ni homme, ni maison : le feu dévora tout entièrement. Voilà comment Dieu a détruit la cité 153 ».

On voit qu’Augustin met sur le même plan la prise et la destruction d’une cité par un ennemi et l’anéantissement, sous un cataclysme naturel et surnaturel, d’une ville biblique. Les deux événements relèvent d’un seul et même plan divin, d’une « histoire sainte », dont tous les épisodes s’expliquent par l’action de Dieu. Nous sommes dans le cadre d’une lecture providentialiste de l’histoire, là où les païens étaient plus sensibles à l’action imprévisible et irrationnelle de la Fortune. D’autre part la description de la destruction de Sodome, inspirée d’ailleurs étroitement de celle du récit de la Genèse (19, 23-26) 154 , souligne la radicalité de l’événement : les adverbes penitus, prorsus et omnino, l’anaphore nihil … pecoris, nihil hominis, nihil domorum, l’antithèse nihil/cuncta insistent sur le caractère absolu

152.  Augustin, De excidio urbis Romae (Sermon 397), 7 (éd. M.-V. O’R eilly, 1969, CCSL 46), l. 294 : Manu ergo emendantis Dei correpta est potius ciuitas illa, quam perdita ; et 8, l. 279 s. : Quis dubitet misericordissimum patrem corrigere uoluisse terrendo potius, non punire, quando nihil hominum, nihil domorum, nihil moenium tanta impendens praesens calamitas laesit ? « Qui douterait que le plus miséricordieux des pères ait préféré corriger en effrayant, sans punir, puisque la si grande calamité qui menaçait alors n’a rien atteint, ni hommes, ni maisons, ni remparts ? ». La traduction est empruntée à J.-Cl. Fredouille, Saint Augustin, Sermons sur la chute de Rome. Introduction, traduction et notes, Paris, 2004 (Nouvelle bibliothèque augustinienne, 8). Sur l’ampleur réelle du sac de Rome, d’après le témoignage de l’archéologie, voir A. Di  Berardino A. (éd.), Roma e il sacco del 410, Rome, 2012 (Studia Ephemeridis Augustinianum, 131), qui laisse l’impression que l’effet sur la ville n’a pas été aussi important qu’on a pu le croire, en tout cas certainement moins catastrophique que les sacs de 455 par les Vandales de Genséric pendant 14 jours, et de juillet 472 par Ricimer. 153.  Augustin, De excidio urbis Romae (Sermon 397), 2, l. 73 s. : Perditio enim ciuitatis ibi facta non est sicut in Sodomis facta est. […] Sodomis non pepercit, Sodomam perdidit, Sodomam penitus igne consumpsit, quam ad iudicium non distulit, sed in ea exercuit quod aliis malis ad iudicium reseruauit. Prorsus nullus de Sodomis remansit. Nihil relictum est pecoris, nihil hominis, nihil domorum ; cuncta omnino ignis absorbuit. Ecce quomodo Deus perdidit ciuitatem. 154.  Une pluie de soufre et de feu (Gn 19, 24) « bouleversa ces villes, tout le District, tous les habitants des villes et la végétation du sol » (Gn 19, 25).

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et définitif de la punition divine et contribuent à relativiser l’événement de 410. La nature radicale et totale de l’événement semble assez universelle dans la peinture de la destruction de Sodome, conforme d’ailleurs à ce que suggère le récit vétéro-testamentaire 155. À titre d’exemple on peut citer la longue énumération de Prudence, dans l’Hamartigenia, qui recense tout ce qui brûle sous l’action du Christ juge 156 : « (Loth) ne se retourne pas pour regarder s’écrouler les remparts en cendre dans le haut bûcher, le peuple brûlé, en même temps que les coutumes de ce peuple, ses archives, ses tribunaux et son forum, ses bains, ses boutiques, ses auberges, ses temples, ses théâtres, son cirque avec sa foule et ses cabarets imbibés. L’incendie enveloppe dans de justes flammes toutes les activités des hommes de Sodome et il exécute la condamnation du Christ juge 157 ».

Le recensement de tout ce qui disparaît, résumé dans la dernière phrase par Quidquid agunt homines, doit suggérer le caractère radical et absolu de la destruction. Pour Augustin en tout cas, c’est ce qui différencie la punition de Dieu de l’avertissement ou de la correction, et il l’explique par le fait que la punition est une manifestation anticipée du Jugement : alors que l’avertissement est destiné à susciter la prise de conscience des hommes coupables, afin qu’ils se corrigent avant le Jugement dernier, la punition divine anticipe le Jugement, ce qui lui donne nécessairement un caractère définitif 158. 155.  Voir par exemple les Versus de Sodoma (éd. L. Morisi, Bologne, 1993 [Edizioni e Saggi universitari di Filologia classica, 52]), difficiles à dater et vraisemblablement pas antérieurs au v e siècle, v. 127-162, qui décrivent abondamment la stérilité du sol provoquée par la destruction de Sodome. 156.  Le poème est une réflexion sur l’origine du mal, et il est tourné contre le dualisme marcionite. 157.  P rudence, Hamartigenia, 758-764 (éd. Palla, Pise, 1981, tr. Fr. C.) : nec moenia respicit alto / in cinerem conlapsa rogo populumque perustum / et mores populi tabularia iura forumque / balnea propolas meritoria templa theatra / et circum cum plebe sua madidasque popinas. / Quidquid agunt homines Sodomorum incendia iustis  / ignibus inuoluunt et Christo iudice damnant. Sur l’intérêt des écrivains latins pour la description de la catastrophe de Sodome, qui ne s’est développée, d’un point de vue littéraire, qu’à partir de la fin du iv e siècle et le développement d’une poésie latine, Fr. Chapot, « La destruction de Sodome dans la littérature latine chrétienne : de l’exégèse à la poésie », Graphè. La destruction de Sodome, Arras, 2016, p. 39-51 (ici p. 44-50). 158. Cf. Orose, Historiae, I, 5 (éd. A rnaud -Lindet, Paris, 1990, CUF, tr. Fr. C.) qui voit dans la destruction de Sodome un témoignage du jugement à venir de Dieu : Itaque iratus Deus pluit super hanc terram ignem et sulphur totamque regionem cum populis atque urbibus exustam, testem iudicii sui futuram, aeterna perditione damnauit, « C’est pourquoi Dieu, en colère, répandit sur cette terre une pluie de feu et de soufre et il condamna toute la région, entièrement brûlée avec ses populations et ses villes, à une mort éternelle pour servir de témoin de son jugement ». Chez

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C’est la même radicalité de la mesure divine qui frappe Jérôme lorsqu’il considère le sort réservé à Babylone : la destruction de la ville sous le règne de Xerxès (486-465), dont il trouve l’annonce chez Isaïe, est décrite comme définitive, le territoire ne pouvant à l’avenir plus être habité 159. L’idée d’avertissement se retrouve chez Éphrem de Nisibe à propos de la destruction de la ville de Nicomédie. Cette catastrophe, qui vit, le 24 août 358, un violent tremblement de terre, accompagné d’un raz de marée et d’incendies, ravager la ville, est intéressante à considérer dans la mesure où elle a fait l’objet d’un récit d’Ammien Marcellin, d’un discours de lamentation de Libanios et d’une série de seize sermons en vers d’Éphrem de Nisibe 160. Alors qu’Ammien Marcellin donne une explication scientifique du phénomène sismique, non sans évoquer, mais seulement à titre de comparaison, l’action d’un dieu suprême 161, Libanios et Éphrem attribuent explicitement la catastrophe à la divinité, mais naturellement en des termes bien différents. Libanios porte une accusation contre Poséidon, jugé responsable de la catastrophe 162 , ce qui peut être une façon de répondre à l’une des lois du genre de la lamentation. Ménandros conseille en effet, dans les monodies, de mettre en cause les dieux : « Par conséquent, dans ces discours, il faut commencer par se plaindre des divinités et de l’injustice du destin, et de la destinée qui exerce une loi injuste 163 ». Sur un tout autre ton, Éphrem attribue aussi la catastrophe à l’action de Dieu. Il y voit un avertissement, qui doit inviter chacun à la pénitence et à la conversion. Le Memra 6 et surtout le seizième s’interrogent sur les raisons de l’action de Dieu, mais l’auteur se garde d’une explication précise : Prudence, Sodome doit disparaître comme si elle n’avait jamais existé (Hamartigenia, 735-737). 159.  Voir les descriptions dans Jérôme, Commentarii in Isaiam, V, XIII, 19-20, l. 11-14 (CCSL 73, éd. A driaen, 1963, p. 165) ; 21-22, l. 4-9 ; X, XXXIV, 8-17, l. 41-46 et 53-54. 160.  A mmien M arcellin, XVII, 7 ; Libanios, Monodie sur Nicomédie (or. 61) ; Éphrem de Nisibe, Memre sur Nicomédie : écrits en syriaque, ces sermons en vers ne nous sont parvenus qu’en fragments dans leur langue originale, alors que nous disposons d’une traduction arménienne quasi complète (éd. C. R enoux, Turnhout, 1975 [Patrologia orientalis, 37]). 161.  A mmien M arcellin, XVII, 7, 3 (éd. Sabbah, Paris, 1970, CUF, tr. Fr. C.) : Dein, uelut numine summo fatales contorquente manubias, uentosque ab ipsis excitante cardinibus, « Puis, comme si la divinité suprême eût elle-même lancé les traits mortels de sa foudre et déchaîné les vents des points cardinaux ». Pour l’explication scientifique, voir 7, 9-14. 162.  Libanios, Monodie sur Nicomédie (or. 61), 3-4. On remarquera que le modèle de Libanios, la Monodie sur Smyrne d’Ælius A ristide, composée dans des circonstances similaires (voir supra, p. 102), s’abstient de mettre en cause les dieux, peut-être à cause de l’esprit particulièrement religieux du rhéteur. 163.  Ps .-M énandros II, 435, l. 9-12, Sp. (éd. Russell et Wilson, p. 202-203) : χρὴ τοίνυν ἐν τούτοις τοῖς λόγοις εὐθὺς μὲν σχετλιάζειν ἐν ἀρχῇ πρὸς δαίμονας καὶ πρὸς μοῖραν ἄδικον, πρὸς πεπρωμένην νόμον ὁρίσασαν ἄδικον.

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CHAPITRE II

il exprime sa confiance en Dieu, formule plusieurs hypothèses (impiété des habitants, leurs péchés, etc.), mais il reconnaît surtout dans le désastre une façon pour Dieu de rétablir sa justice insondable et il invite à être attentif à cet avertissement : « La ville qui vient d’être renversée fut détruite, dit-on, pour son péché. Seul l’Unique sait quel est le motif de sa ruine. Dire que c’était un lieu impur, ses églises ne le permettent pas. Dire que c’était un lieu saint, sa destruction ne le permet pas. Qui se tient au milieu des flots est ballotté de tous côtés, aussi longtemps que viennent le frapper tous les flots de tous côtés. […] S’il les frappa parce qu’ils étaient plus impies que tous, cela doit nous inviter à être circonspects. Et s’il les frappa alors qu’ils nous ressemblaient, cela doit nous inviter à pleurer 164 ».

Les désastres, les destructions, plus généralement les malheurs sont une irruption de Dieu sur terre, le plus souvent pour avertir, parfois pour punir. Dans tous les cas ces événements sont porteurs d’un sens, qu’il revenait aux penseurs et écrivains d’interpréter. La prise et spécialement la destruction, qu’elle soit partielle ou totale, des villes devait être un événement traumatisant, et cela en faisait tout naturellement un objet d’interprétation. Les philosophes s’en sont emparés pour évoquer les aléas de la fortune et la nécessité, pour tous les hommes, de relativiser la portée des coups du sort : le thème invite à une réflexion éthique. Avec le christianisme l’interprétation prit une couleur moins morale que théologique, puisque la réalité et l’histoire sont lues à la lumière du dessein divin. On essaie alors de saisir derrière ces événements l’action de Dieu et ce qui la détermine. Quelques grands événements émergent parmi l’histoire plus générale des villes : les destructions de Sodome, Babylone, Jérusalem, Rome. C’est aussi dans cet ensemble qu’il faut situer l’interprétation tardo-antique de la destruction de Jérusalem.

164.  Ephrem de Nisibe, Memra 16, éd. C. R enoux, Turnhout, 1975 (Patrologia orientalis, 37), p. 340-341.

Chapitre III

LA VILLE-PRINCESSE EN PLEURS : L’ART DE LA COMMUNICATION DE LA SOUFFRANCE EN LAMENTATIONS 1, 1-6 Régine Hunziker-Rodewald Dans la première stance (v. 1-6) de Lamentations 1, le lecteur est emmené vers un monde d’images qui traduisent la souffrance d’une ville présentée comme une ancienne Première dame et Princesse qui a connu la plus grande déchéance 1. L’analyse littéraire de la syntaxe de cette stance fait ressortir une dynamique interne qui touche au v. 6 le point le plus bas d’une réalité atroce et dont les v. 7-22 n’offriront qu’une répétition rythmique. Dans cette contribution, nous analyserons les composantes de la « texture » de Lm 1, 1-6 pour faire apparaître la dynamique de communication produite dans ce texte, et cela dans le contexte des repères historiques qui y figurent, explicitement et implicitement. Le texte Lm 1, 1-6, qui évoque une ville anonyme 2 , est situé chronologiquement, par la majorité des chercheurs, à proximité des événements relatifs à la prise de Jérusalem en 587 avant notre ère 3. Dans cette étude, nous chercherons à savoir dans quelle mesure ce cadre historique et son réseau de références correspondent aux détails donnés dans le texte. Notre démarche visera à considérer, de façon méthodique : le support de communication (texte), la profondeur communicative de ce texte (message) et les conditions communes de production et de réception du texte comme supports de communication (utilisation textuelle de la langue). Nous abor1. Nous adressons nos remerciements à Frédéric Chapot et Claude Mourlam pour leur relecture et leurs commentaires sur ce texte. 2.  Les noms de Juda (v. 3) et de Sion (v. 4 ; 6) établissent une sorte de réseau d’identification pour la ville anonyme dont le nom, Jérusalem, n’apparaît la première fois qu’au v. 7. 3. U. Berges, Klagelieder, Herders Theologischer Kommentar zum Alten Testament, Freiburg, etc., 2002, p. 72 ; pour des publications récentes, y compris des commentaires, sur le Livre des Lamentations voir Berges, Klagelieder, p. 13-28 ; Ch.  Frevel et I. M eyer, « Die Klagelieder », dans E. Zenger , Ch.  Frevel et al. (éd.), Einleitung in das Alte Testament, Kohlhammer Studienbücher Theologie 1,1, Stuttgart, 9. aktualis. Aufl. 2015, p. 583-584 ; Ch. Uehlinger, « Lamentations », dans Th. Römer et al. (éd.), Introduction à l ’Ancien Testament, Le Monde de la Bible 49, Genève, 2009, p. 652-653. Les récits de la destruction de Jérusalem (70 ap. J.-C.), édité par Frédéric Chapot (JAOC 19), Turnhout 2020, p. 123-135. DOI 10.1484/M.JAOC-EB.5.119484 © F  H  G

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CHAPITRE III

derons le texte biblique, ici en traduction française, avec la plus grande prudence et en plusieurs étapes différenciées. Cette approche systématique, qui suit des règles précises, repose sur une herméneutique qui cherche à faire apparaître l’altérité et l’originalité propres au texte biblique. La méthode valorise en particulier l’information communicative présente dans l’organisation syntaxique de l’unité textuelle. Les différents éléments observés laissent alors apparaître leur construction selon une logique dynamique : une donnée succède à une autre jusqu’à ce que le texte soit perçu comme un ensemble cohérent. La compréhension de cet ensemble se manifeste dans une cartographie des signaux communicatifs – leur séquence, leur progression et leur cohérence –, qui rend visible l’organisation interne de la « texture » (du latin textus, « tissu », « trame ») d’un texte. C’est là que résident les informations nécessaires qui réalisent l’acte communicatif pour lequel le texte a été conçu. I. L e

t e x t e de

L m 1,  1-6

Nous proposons une traduction littérale, dont l’ordre des mots dans la phrase et la mise en page de la stance des v. 1-6 restent aussi proches que possible du texte hébreu 4 . Chaque verset est composé de trois stiques contenant deux hémistiches. La structure générale est celle du parallélisme des membres (parallelismus membrorum) par lequel une même idée est exprimée de deux manières différentes (analogues, opposées ou exprimant une progression). Dans la discussion du contenu de Lm 1, 1-6, les stiques sont indiqués par les chiffres romains I-III et les références aux hémistiches se feront par l’annotation I a, I b, etc. 1 I a-b II a-b III a-b 2 I a-b II a-b III a-b 3 I a-b II a-b III a-b 4 I a-b II a-b III a-b 5 I ab

Comment ! ? Elle est demeurée solitaire la ville grande en population, est devenue comme une veuve une Grande parmi les nations, une Princesse parmi les provinces est devenue un forçat. Elle pleure sans cesse dans la nuit et sa larme sur sa joue, pour elle, aucun consolateur parmi tous ses amants, tous ses amis l’ont trahie sont devenus pour elle des ennemis. Juda est allée en exil au sortir d’une misère et d’un dur esclavage, elle, elle a demeuré au sein des nations n’a pas trouvé de repos, tous ses assaillants l’ont attrapée entre des goulots d’étranglement. Les routes de Sion en deuil sans personne venant au Rendez-vous, toutes ses portes désertes ses prêtres gémissants, ses jeunes filles en proie à la douleur et, elle, de l’amertume pour elle. Ses assiégeants ont pris le dessus, ses ennemis ont été bien aise 5,

4.  On trouvera le texte hébreu en appendice à cette contribution, p. 135. 5.  Dans le stique 5 I, les accents de la récitation du texte hébreu n’offrent pas d’espace de respiration entre les deux phrases qui reflètent une horrible expérience d’essoufflement.

LA VILLE-PRINCESSE EN PLEURS II a-b III a-b 6 I a-b II a-b III a-b

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car Yhwh l’a plongée dans la douleur à cause de ses nombreux méfaits, ses enfants sont allés en captivité devant un assiégeant. Et de la Fille Sion est sortie toute sa splendeur, ses princes étaient devenus comme des cerfs ils n’avaient pas trouvé de pâturage, et ils ont marché sans force devant un assaillant 6.

Les premiers repérages en Lm 1, 1-6 se présentent de la façon suivante : une exclamation « comment ! ? » (v. 1 I a) focalise l’attention sur la tragédie qui a frappé la ville, Juda et Sion. La ville et Juda sont demeurées (v. 1 I a ; v. 3 II a) respectivement solitaire et exilée, alors que Sion n’est plus fréquentée (v. 4). La conjonction « car » (v. 5 II a) révèle une relation de causalité entre le triomphe des ennemis et la punition de la ville/Sion par Yhwh, punition qui se traduit par la capture des enfants et, ensuite, aussi des princes (v. 5 III ; v. 6 III). Le style du discours est marqué par des phrases dissociées, comme expulsées par quelqu’un qui est à bout de souffle. C’est seulement aux v. 5 II a et 6 I a. III a (v. 2 I b ; v. 4 III b) que des conjonctions établissent une liaison avec ce qui précède. Ces versets en composition poétique contiennent de nombreux signaux de communication qui, sans être vraiment imperceptibles, ne sont pas faciles à identifier. Pour rendre visible la logique interne communiquée dans ce texte, nous marquerons, sur la base de la théorie de la communication 7, les signaux pertinents des composantes 1) d’action interactive, qui renvoient à des actions des figures mises en scène, 2) d’orientation temporelle, qui renvoient aux aspects temporels de la communication, 3) d’orientation spatiale, qui renvoient aux indications de lieux et 4) d’action argumentative, qui mettent en évidence l’organisation du raisonnement. Chaque étape sera lue et expliquée séparément pour finalement, dans leur ensemble, aider à mieux comprendre la dynamique de la communication mise en œuvre dans Lm 1, 1-6.

6.  Notre traduction prend en compte l’organisation temporelle du texte, par le passé composé, le présent (v. 2 I a seulement) et le passé composé précédé par un « et » consécutif. La structure des phrases nominales est conservée dans la mesure du possible. Dans le v. 6 II, le contexte demande un passé antérieur. 7. Chr. H ardmeier, Textwelten der Bibel entdecken, 2 vol., Gütersloh, 2003, 2004 ; Id., Erzähldiskurs und Redepragmatik im Alten Testament, Forschungen zum Alten Testament 46, Tübingen, 2005 ; Id., « The Achilles Heel of Reader-Response Criticism and the Concept of Reading Hermeneutics of Caution », dans H. Liss et M. Oeming (éd.), Literary Construction of Identity in the Ancient World, Winona Lake IN, 2010, p. 121-133 ; Id. et R. Hunziker-Rodewald, « Texttheorie und Texterschliessung. Grundlagen einer empirisch-textpragmatischen Exegese », dans H.  Utzschneider et E. Blum (éd.), Lesarten der Bibel. Untersuchungen zu einer Theorie der Exegese des Alten Testaments, Stuttgart, 2006, p. 13-44 ; Id., « Literaturwissenschaft, biblisch », dans Religion in Geschichte und Gegenwart, vol. 5 L-M, 4., völlig neu bearb. Aufl., Tübingen, 2002, col. 425-429.

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CHAPITRE III

II. L a 1 I a-b II a-b III a-b 2 I a-b II a-b III a-b 3 I a-b II a-b III a-b 4 I a-b II a-b III a-b 5 I ab II a-b III a-b 6 I a-b II a-b III a-b

com posa n t e d ’act ion i n t e r act i v e da ns

L m 1,  1-6

Comment ! ? Elle est demeurée solitaire la ville grande en population, est devenue comme une veuve une Grande parmi les nations, une Princesse parmi les provinces est devenue un forçat. Elle pleure sans cesse dans la nuit et sa larme sur sa joue, pour elle, aucun consolateur parmi tous ses amants, tous ses amis l’ont trahie sont devenus pour elle des ennemis. Juda est allée en exil au sortir d’une misère et d’un dur esclavage, elle, elle a demeuré au sein des nations n’a pas trouvé de repos, tous ses assaillants l’ont attrapée entre des goulots d’étranglement. Les routes de Sion en deuil sans personne venant au Rendez-vous, toutes ses portes désertes ses prêtres gémissants, ses jeunes filles en proie à la douleur et, elle, de l’amertume pour elle. Ses assiégeants ont pris le dessus, ses ennemis ont été bien aise, car Yhwh l’a plongée dans la douleur à cause de ses nombreux méfaits, ses enfants sont allés en captivité devant un assiégeant. Et de la Fille Sion est sortie toute sa splendeur, ses princes étaient devenus comme des cerfs ils n’avaient pas trouvé de pâturage, et ils ont marché sans force devant un assaillant 8.

L’interjection « comment ! ? » (v. 1 I a) renvoie à l ’ état d ’esprit de celui qui parle et qui incite ses auditeurs à se remémorer les événements du passé. Les références de la 3e personne du féminin singulier – la ville (v. 1-2), Juda (v. 3) et Sion (v. 4) – sont en relation, sans être identiques. Le locuteur commence par la ville, puis élargit la vue sur la population autour de la ville (Juda) et ensuite se recentre sur Sion au sein de la ville. La 3e personne du singulier se réfère une fois à Yhwh et l’autre fois à la splendeur de la ville (v. 5 II a ; v. 6 I a). Les 3e personnes du pluriel font référence aux amis de la ville qui sont devenus ses ennemis (v. 2 III ; v. 5 I b) et à des assaillants/assiégeants (v. 3 III ; v. 5 I a) au détriment des enfants et des princes (v. 5 III ; v. 6 II.III). Les signaux marqués impliquent la lecture suivante : après un appel adressé à un auditoire non spécifié, la 3 e f.sg. (ville/Juda/Sion) est prédominante. Le pronom personnel « elle » accentue pour Juda une situation différente de celle de la ville : celle-ci est statique (v. 1 I a), alors que la situation de Juda est marquée par un mouvement forcé (v. 3), mouvement qui a rendu la ville solitaire. À l’intérieur de cette dernière, le regard tombe sur les routes endeuillées menant à Sion, ses portes, son personnel (m. et f. !) : seuls des gémissements résonnent dans le vide béant de Sion qui, ellemême (v. 4 III b), est submergée d’amertume. Enfin est expliqué pourquoi les ennemis ont la suprématie : Yhwh a puni la 3e f.sg. dont, d’abord, les jeunes enfants sont partis (v. 5 III) et ensuite, les princes (v. 6 III ; cf. le contraste établi en v. 1 I : « solitaire » – « grande en population »). Au niveau de l’interaction affichée dans Lm 1, 1-6, la figure de la ville/ Sion, privée de Juda (v. 3), prend la valeur d’un être animé, dont la souf8.  Les marquages sont normalement appliqués en couleur au texte en hébreu.

LA VILLE-PRINCESSE EN PLEURS

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france acquiert une dimension quasiment humaine, ainsi que la désignation « Fille Sion » (v. 6 I a) 9 qui renvoie implicitement à une relation avec un père qui n’est pas mentionné comme tel. III. L a

com posa n t e d ’or i e n tat ion t e m por e l l e da ns

L m 1,  1-6

1 I a-b II a-b III a-b 2 I a-b II a-b III a-b 3 I a-b II a-b III a-b 4 I a-b II a-b III a-b 5 I ab II a-b III a-b 6 I a-b II a-b III a-b

Comment ! ? Elle est demeurée solitaire la ville grande en population, est devenue comme une veuve une Grande parmi les nations, une Princesse parmi les provinces est devenue un forçat. Elle pleure sans cesse dans la nuit et sa larme sur sa joue, pour elle, aucun consolateur parmi tous ses amants, tous ses amis l’ont trahie sont devenus pour elle des ennemis. Juda est allée en exil au sortir d’une misère et d’un dur esclavage, elle, elle a demeuré au sein des nations n’a pas trouvé de repos, tous ses assaillants l’ont attrapée entre des goulots d’étranglement. Les routes de Sion en deuil sans personne venant au Rendez-vous, toutes ses portes désertes ses prêtres gémissants, ses jeunes filles en proie à la douleur et, elle, de l’amertume pour elle. Ses assiégeants ont pris le dessus, ses ennemis ont été bien aise, car Yhwh l’a plongée dans la douleur à cause de ses nombreux méfaits, ses enfants sont allés en captivité devant un assiégeant. Et de la Fille Sion est sortie toute sa splendeur, ses princes étaient devenus comme des cerfs ils n’avaient pas trouvé de pâturage, et ils ont marché sans force devant un assaillant.

Dans l’ensemble des v. 1-6, le passé composé est prédominant, sa valeur, en hébreu, d’aboutissement à un résultat qui perdure coïncide bien avec les prédicats nominaux au v. 2 I-II et, en une accumulation encore plus grande, dans le v. 4 : la situation présentée ici est la femme-ville inconsolable (v. 2) et, à Sion, le culte déserté (v. 4). Le présent au v. 2 I traduit, en lien avec la marque temporelle « dans la nuit », la seule action propre et persistante de la ville personnifiée. Le rythme qui s’affiche dans les v. 1-6 est le suivant : passé, présent, prédicats nominaux | passé, prédicats nominaux | passé, narratif | passé, narratif. Les formes au passé composé dans le v. 5 déclenchent des actions consécutives, en narratif, qui closent la section des v. 1-6 10. Néanmoins, avant le dernier narratif (v. 6 III a), il y a encore des informations au passé composé (v. 6 II) qui se réfèrent à un moment antérieur au v. 6 III 11. 9.  Le cumul relatif le plus élevé des occurrences du titre ‫ « ַּב ת־ ִצ יֹּון‬Fille Sion » (8/29) dans la Bible hébraïque se trouve dans le livre des Lamentations ; en Lm 2, 13, il est mis en parallèle au titre « Fille Jérusalem ». 10.  Les v. 1-6 constituent une strophe relativement autonome dans l’ensemble des v. 1-22, cf. ci-dessus au début de cette contribution. 11.  La différenciation entre les formes du passé composé, du présent et du narratif dans la traduction française se réfèrent aux aspects temporels du qatal (accompli), du yiqtol (inaccompli) et du wayyiqtol (narratif) en hébreu.

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CHAPITRE III

Les phrases nominales des v. 2 et 4 consécutives aux événements racontés respectivement dans les v. 1 et 3, mettent en relation deux situations : la femme-ville privée de sa population et la femme-Sion souffrant de l’absence de fréquentation. Dans chacune de ces images ce n’est pas le ravage des constructions architecturales qui constitue le malheur, mais la perte de la population régionale (v. 3) et urbaine, notamment des jeunes enfants (v. 5 III) et des princes (v. 6 II-III). Ce qui est mis en avant, c’est l’image d’une relation intime, peut-être conjugale 12 , perdue. Ainsi la femme-ville en pleurs, fragilisée et vulnérable comme une veuve, marque le présent du texte et constitue, semble-t-il, la grave préoccupation de l’auteur. La structure rythmique observée au niveau des phrases nominales entourées par des formes du passé indiquent le focus de ce texte sur deux faits accomplis, la femme-ville délaissée (par ses amants) et le Temple vidé (des croyants). Au v. 6, l’idée d’abandon est encore accentuée par le départ des princes affamés, ce qui est très probablement une allusion à l’assaut de la ville en 587 av. n. è. Cette dernière action exprimée en formes narratives met en relief la relation des événements dans Lm 1, 1-6 : le départ en narratif a eu lieu relativement plus tard que les événements exprimés par le passé composé. On est donc arrivé au présent de l’auteur du texte, qui inclut également la seule action au présent et l’état des faits exprimé en phrases nominales. Sur les plans à la fois syntaxique et sémantique, le v. 6 met le point final à la dynamique d’abandon dans les v. 1-6. IV. L a 1 I a-b II a-b III a-b 2 I a-b II a-b III a-b 3 I a-b II a-b III a-b 4 I a-b II a-b III a-b 5 I ab II a-b III a-b 6 I a-b II a-b III a-b

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L m 1,  1-6

Comment ! ? Elle est demeurée solitaire la ville grande en population, est devenue comme une veuve une Grande parmi les nations, une Princesse parmi les provinces est devenue un forçat. Elle pleure sans cesse dans la nuit et sa larme sur sa joue, pour elle, aucun consolateur parmi tous ses amants, tous ses amis l’ont trahie sont devenus pour elle des ennemis. Juda est allée en exil au sortir d’une misère et d’un dur esclavage, elle, elle a demeuré au sein des nations n’a pas trouvé de repos, tous ses assaillants l’ont attrapée entre des goulots d’étranglement. Les routes de Sion en deuil sans personne venant au Rendez-vous, toutes ses portes désertes ses prêtres gémissants, ses jeunes filles en proie à la douleur et, elle, de l’amertume pour elle. Ses assiégeants ont pris le dessus, ses ennemis ont été bien aise, car Yhwh l’a plongée dans la douleur à cause de ses nombreux méfaits, ses enfants sont allés en captivité devant un assiégeant. Et de la Fille Sion est sortie toute sa splendeur, ses princes étaient devenus comme des cerfs ils n’avaient pas trouvé de pâturage, et ils ont marché sans force devant un assaillant.

12.  L’image de la veuve renvoie-t-elle à l’idée d’une relation conjugale de la ville et du roi (exilé lors du premier siège de Jérusalem en 597 av. n. è.) ? Voir aussi cidessous la note 24.

LA VILLE-PRINCESSE EN PLEURS

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Fig. 1. Des captifs, trois femmes (faisant des gestes de deuil) et un jeune enfant, marchant devant un soldat (cf. Lm 1, 5 III ; 6 III) ; bas-relief du palais royal de Nimroud, c. 865 av. n. è. ; photo : © BibleLandPictures, 2005.

La localisation sur la joue de la femme-ville comme lieu de type corporel (v. 2 I b) inaugure une suite de quatre indications spatiales. Le lecteur s’approche donc en premier de très près de la femme-ville pour apercevoir ses larmes causées par la modification de sa situation (v. 1 ; v. 2 II-III). La deuxième indication spatiale, « au sein des nations » (v. 3 II a), met en relief, pour Juda, l’éloignement de la ville et le manque d’un lieu de « repos ». La troisième et la quatrième indications spatiales, aux v. 5 III b et 6 III b, rappellent le départ des plus jeunes 13 devant un assiégeant et, finalement, des princes devant un assaillant. La préposition « devant » implique l’idée d’être conduit en exil, comme on voit les captifs marchant devant un soldat néo-assyrien sur le bas-relief de Nimroud ci-dessus, conservé au British Museum B.M. 12.45.52 (Fig. 1) 14 . Les signaux de la composante spatiale décrits ci-dessus se réfèrent d’abord à la situation de la femme-ville dépeuplée (v. 1), ensuite à celle de Juda en tant qu’exilée (v. 3) et finalement aux positions des jeunes enfants 13.  Le terme hébraïque (‫ )ﬠוֹ ׇלל‬désigne expressément un jeune enfant. 14. J. M euszyński, Die Rekonstruktion der Reliefdarstellungen und ihrer Anordnung im Nordwestpalast von Kalḫu (Nimrūd), Baghdader Forschungen 2, Mayence, 1981, p. 20 Tf. 2.4 B – 5.

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CHAPITRE III

et des princes partis en captivité (v. 5 III ; v. 6 II-III). Dans chacun des cas, l’attention se porte donc sur la perte d’êtres vivants (et non pas de bâtiments). Mais l’élaboration va encore plus loin : la relation de la ville avec sa population ainsi que les affaires étrangères de la ville sont imaginées sur le modèle d’un lien familial, conjugal et amoureux. Ce procédé de personnification ou d’animation ne permet plus de distinguer entre la notion géographique et son abstraction métaphorique, cela vaut aussi bien pour la ville que pour Juda et Sion. Ainsi Juda est présentée à l’image d’un animal attrapé entre des goulots d’étranglements (v. 3 III) et les princes comme des cerfs affamés (v. 6 II). Les deux images évoquent des animaux chassés qui sont en fuite. De même, les routes de pèlerinage en direction de Sion sont en deuil (v. 4 I), elles aussi, présentées comme des êtres vivants. Les signaux communicatifs de la composante d’orientation spatiale et les éléments spatiaux dans Lm 1, 1-6 renvoient donc à un paysage animé, doté de personnifications qui concernent surtout des métaphores du relationnel et de l’émotionnel. La souffrance de la ville-épouse, -princesse, -mère et -bien-aimée se traduit d’abord par des liens personnels violemment affectés, ce qui implique la perte du mari, des enfants, des amants. V. L a 1 I a-b II a-b III a-b 2 I a-b II a-b III a-b 3 I a-b II a-b III a-b 4 I a-b II a-b III a-b 5 I ab II a-b III a-b 6 I a-b II a-b III a-b

com posa n t e d ’act ion a rgu m e n tat i v e da ns

L m 1,  1-6

Comment ! ? Elle est demeurée solitaire la ville grande en population, est devenue comme une veuve une Grande parmi les nations, une Princesse parmi les provinces est devenue un forçat. Elle pleure sans cesse dans la nuit et sa larme sur sa joue, pour elle, aucun consolateur parmi tous ses amants, tous ses amis l’ont trahie sont devenus pour elle des ennemis. Juda est allée en exil au sortir d’une misère et d’un dur esclavage, elle, elle a demeuré au sein des nations n’a pas trouvé de repos, tous ses assaillants l’ont attrapée entre des goulots d’étranglement. Les routes de Sion en deuil sans personne venant au Rendez-vous, toutes ses portes désertes ses prêtres gémissants, ses jeunes filles en proie à la douleur et, elle, de l’amertume pour elle. Ses assiégeants ont pris le dessus, ses ennemis ont été bien aise, car Yhwh l’a plongée dans la douleur à cause de ses nombreux méfaits, ses enfants sont allés en captivité devant un assiégeant. Et de la Fille Sion est sortie toute sa splendeur, ses princes étaient devenus comme des cerfs ils n’avaient pas trouvé de pâturage, et ils ont marché sans force devant un assaillant.

On distingue dans Lm 1, 1-6 des signaux d’argumentation qui n’apparaissent chacun qu’une seule fois (« Comment ! ? » v. 1 I a ; « car » v. 5 II a) et des signaux qui apparaissent au moins deux fois : les prédicats nominaux (v. 2 I-II ; v. 4), les pronoms personnels accentués elle (v. 3 II a ; v. 4 III b), les conjonctions de coordination (« et », v. 2 I b ; v. 4 III b) et les conjonctions qui indiquent une succession dans les narratifs (v. 6 I a. III a). Pour commencer, le poème s’ouvre par « Comment ! ? » (v. 1 I a),

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dont le sens se situe entre des indicateurs du genre littéraire de la lamentation (sur la destruction d’une ville, d’un temple, etc.), d’une interrogation rhétorique et d’une exclamation de stupéfaction et de souffrance. La forme verbale suivante « est demeurée » du v. 1 I a est répétée dans le v. 3 II a 15, ce qui crée un certain lien de contraste entre la femme-ville « sur place » et la femme-Juda loin au sein des nations (v. 1-3) 16. De même, la répétition du pronom personnel (« elle » v. 3 II a ; v. 4 III b) établit un lien analogue entre Juda, exilée, et Sion, désertée. Le deuxième signal unique dans Lm 1, 1-6 – la conjonction causale « car » – donne, comme raison du triomphe des ennemis, une punition de la ville/Sion par Yhwh (v. 5 I-II). Dans le contexte de la métaphore de la fille (v. 6 I), cette mesure fait penser à une figure paternelle qui sanctionne sa fille rebelle (v. 5 II b) 17 qui perd ainsi, d’abord, ses jeunes enfants et, ensuite, ses princes (v. 5 III ; v. 6 II-III). Le mouvement argumentatif débute par une exclamation au sujet de la ville déchue et rabaissée (v. 1 I) et aboutit à l’affirmation que la suprématie des ennemis (évident dans le siège de la ville) n’est rien d’autre qu’une punition que Yhwh a imposée à la ville (v. 5 II). Ce discours est nourri par deux images fortes, véhiculées par deux regroupements de phrases nominales : A) la princesse-ville en larmes, image complétée (« et ») par l’absence de toute consolation de la part de ses amants (v. 2 I-II), et B) le Temple déserté retentissant des gémissements de son personnel, image complétée (« et ») par l’amertume ressentie par la femme-Sion (v. 4 I-III). Mais l’imagination du locuteur ne s’arrête pas avec le constat de la raison du siège (v. 5 I-II), elle ajoute aux images précédentes une troisième et une quatrième, fortes également : C) les petits enfants partant captifs devant un assiégeant (v. 5 III) et D) les princes capturés par un assaillant lors de leur fuite (v. 6 III b) 18. Le mouvement argumentatif implique deux étapes : les jeunes enfants sont partis en premier (v. 5 III), c’est-à-dire avant que (narratif v. 6 III) 19 les princes évadés soient attrapés. Cette observation rappelle la remise d’otages de jeunes enfants, livrés aux soldats-ennemis par15.  En hébreu, contrairement au français, la forme verbale ici est identique. 16.  On ne peut déterminer ici avec certitude si l’auteur situe la figure du locuteur (plutôt) dans la ville ou à proximité d’elle, ou bien en exil. 17.  Notons encore que, dans le texte massorétique (TM), ce n’est qu’au v. 7 que l’identité de la ville sera révélée : Jérusalem. De son côté, la Septante (LXX) en donne une explication dès le préambule (v. 1 LXX) ! 18. La terminologie au sujet des ennemis de la ville/Juda/Sion est très variée dans Lm 1, 1-6, ce qui atteste bien probablement les différentes phases du siège et de la prise d’assaut de la ville. 19.  La sortie de ‫ « ָכּל־ֲה ָדָרהּ‬toute sa splendeur » fait très probablement allusion au pillage de la ville/du Temple à la suite de l’assaut final, lorsque l’image des cerfs (‫ )ַא יָּׅלים‬éveille l’idée que les princes en fuite ont été chassés et attrapés comme du gibier (2R 25 ; 2C 36 ; Jr 39 ; 52).

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CHAPITRE III

dessus le mur d’une ville assiégée, qu’on peut voir sur des reliefs de temples égyptiens représentant l’assaut de villes syro-palestiniennes (Fig. 2) 20. La stratégie littéraire d’une personnification de la ville/Juda/Sion va de pair avec une féminisation des images linguistiques qui sont chargées d’une grande émotion. Le fait que cette féminisation doive être comprise dans le contexte d’une évocation d’impuissance et de besoin de protection (l’image de la veuve !) est partiellement reflété par l’idée d’animaux chassés et affamés (v. 3 III ; v. 6 II). Le choix de ces images s’explique par leur forte charge émotionnelle : d’un côté, la mention des jeunes enfants enlevés qui confère à la ville/Sion une dimension de mère qui a tout perdu, et, de l’autre côté, la mention de princes chassés qui évoque l’absence complète d’avenir pour le royaume de Juda.

Fig. 2. Offrandes d’encens et remise d’enfants par-dessus le mur d’une ville assiégée (voir note 20). 20. O. K eel, « Kanaanäische Sühneriten auf ägyptischen Tempelreliefs », Vetus Testamentum 25 (1975), p. 413-469 ; V. A. Donohue, « A Gesture of Submission », dans A. B. Lloyd (éd.), Studies in Pharaonic Religion and Society in Honour of J. Gwyn Griffiths, Londres, 1992, p. 82-114, ici p. 101 et 109.

LA VILLE-PRINCESSE EN PLEURS

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C onclusion Il n’est possible ici de formuler qu’une conclusion provisoire des observations recueillies lors de l’analyse littéraire de Lm 1, 1-6. Pour cela, nous pouvons comparer les éléments structurants dans l’ensemble des quatre composantes afin d’établir le profil de la dynamique communicative de Lm 1, 1-6. Évidemment, ces six versets ne représentent qu’une partie du premier poème de 22 versets du Livre des Lamentations 21. Cependant, comme nous l’avons dit au début de cet article, sur le plan du contenu, ces versets résument les sujets qui seront détaillés dans la suite du poème. Cela justifie donc qu’on les examine ici séparément. En comparant les signaux communicatifs dans les quatre composantes de la « texture » de Lm 1, 1-6, apparaît une accumulation de correspondances transversales, surtout dans les v. 2, 4 et 6. La distribution la plus significative se dégage du synopsis des composantes d’organisation temporelle et d’action argumentative : le v. 2 expose un présent intransitif peu dynamique (« elle pleure »), le v. 4 est marqué de stagnation et d’intemporalité (« routes en deuil, portes désertes … »), tandis que le v. 6 affiche des actions successives d’une narration intégrée dans un passé relativement récent (« est sortie », « ont marché ») 22 . Tout au début, il semble que le monologue du poème s’ouvre vers un auditoire (v. 1 I a) qui pourtant, par la suite, s’efface complètement derrière la présentation des événements 23. Le point bas est atteint au moment du pillage de la Fille Sion (v. 6 I), de la capture des princes 24 évadés, affaiblis par la faim (v. 6 II), et de leur déportation (v. 6 III). Ainsi le v. 6 confirme la présentation de la ville humiliée du v. 1. Cependant, au niveau théologique, le point le plus bas a déjà été touché au moment où la satisfaction de l’ennemi 25 est mise en avant et où Yhwh est placé du côté des assiégeants dont l’un capture les jeunes enfants de la ville (v. 5 I-III). La dynamique et la logique de la communication dans les v. 1-6 se comprennent séquentiellement au fur et à mesure de la communication des détails, et la signification de ces derniers se révèle dans un processus 21.  Les 22 versets peuvent être divisés en quatre stances : v. 1-6, v. 7-11, v. 12-16, v. 17-22, comportant plusieurs sous-stances, voir Berges, Klagelieder, op. cit., p. 91-92. 22.  Les v. 3 et 5 renvoient à un passé vaguement plus éloigné. 23.  Le mode d’adresse directe est repris plus tard dans le poème, mais là, Jérusalem s’adresse à Yhwh, à des passants imaginaires et aux peuples (v. 9.11.12.18, etc.). 24.  Pour l’auteur de Lm 1, Sédécias, qui a été nommé roi par Nabuchodonosor en 597 av. n. è. (2R 24, 17 ; Éz 17, 13) pendant que le Roi Yoyakîn, déporté, était toujours en vie, n’est qu’un des « princes » ! 25.  Le terme hébreu ‫( רָצ‬v. 5 I a pl. III b sg.) désigne l’assiégeant, lorsque ‫רֹודֵ ֽף‬ (v. 3 III a pl. ; v. 6 III b sg.) indique l’assaillant au moment de l’attaque (v. 3 III) et de la chute de la ville (v. 6).



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CHAPITRE III

linéaire de séquences de mots et de phrases qui se déroule au rythme de l’audition ou de la lecture. Ainsi, le sens de ce texte, comme dans tout type de texte, se réalise dans le processus de réception, comme à chaque exécution d’une partition de musique. Toutefois, les actions et les événements ne doivent pas nécessairement être liés par des conjonctions ou des clauses subordonnées, la séquence communiquée seule crée déjà des connexions internes entre les détails présentés :   - Première sous-stance v. 1-3 :    La ville, autrefois si renommée parmi les nations, s’est retrouvée solitaire (1), submergée par le chagrin (2), car Juda, capturée, était sans abri parmi les nations (3).   - Seconde sous-stance v. 4-6 :    Sion n’était plus fréquentée (4) durant le siège ressenti comme punition de Yhwh qui, par conséquent, n’intervint ni contre la capture des jeunes enfants (5) ni contre le pillage et la déportation (6).

La première sous-stance explique la souffrance et l’abandon externe de la ville privée de Juda, situation qui, dans la seconde sous-stance, se prolonge à l’intérieur de la ville : à Sion, seuls le personnel, les prêtres et les jeunes femmes qui servaient comme musiciennes et danseuses dans les cortèges 26 s’accrochèrent toujours désespérément à Yhwh. Leur soupir ainsi que l’amertume de la femme-Sion tenaient au fait que plus personne ne vint au Temple, car la population de la ville assiégée interprétait le siège comme une punition de Yhwh (v. 5 I-II). L’abandon intérieur correspond donc à l’abandon de Yhwh de la part des croyants. Cette observation amène une question : la population de la ville assiégée s’était-elle déjà tournée vers le dieu des assiégeants ? En effet, sur des reliefs de temples égyptiens, qui ne sont apportés ici qu’à titre de comparaison, les représentations des villes syro-palestiniennes attaquées montrent des actes cultuels et des personnes offrant de l’encens sur l’enceinte comme un geste de soumission à l’adresse de la divinité des assaillants, voir ci-dessus Fig. 2) 27. À l’encontre d’un tel abandon de la relation avec Yhwh, l’auteur de Lm 1, 1-6 crée de nouvelles images loin des motifs stéréotypés et traditionnels. La présentation de la ville/Juda/Sion sous les traits d’une femme dans le langage de l’ordre familial permet de donner à la misère historique la valeur d’une souffrance de dimension humaine marquée de proximité émotionnelle et de responsabilité psycho-sociale (cf. les jeunes enfants, la comparaison avec une veuve). Dans une société patriarcale comme celle 26.  Ps 68, 25-26. 27.  Donohue, « Gesture », p. 82-114. Nous pourrions rapprocher cette démar­ che du rite romain de l’euocatio analysé précédemment dans ce volume par A. Chauvot, p. 26-29 et 66-69.

LA VILLE-PRINCESSE EN PLEURS

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de l’ancien Juda, le titre « Fille Sion » 28 fait dans son premier élément, « Fille », allusion à une relation d’appartenance à un père et dans son deuxième élément, « Sion », référence à la relation Sion-Temple (cf. v. 4 I a) et par conséquent aussi à la relation Sion-Yhwh. Dans ce réseau relationnel, le titre « Fille Sion », d’une part, permet de visualiser l’évolution des événements du passé et, d’autre part, en imaginant une relation d’appartenance, ouvre une certaine perspective implicite et subtile d’espérance. A ppe n dice Lm 1, 1-6 en hébreu, d’après l’édition critique de la Biblia Hebraica Stuttgartensia (BHS, editio quinta emendata, Stuttgart, 1997) dans laquelle est reproduit le Codex Leningradensis (L) de 1008 ap. J.-C. 29. ‫ָה ִע י ר֙ ַר בָּ֣ ִת י ָ֔ע ם‬ ‫ֵא י כָ֣ה׀ י ָׁשְ בָ֣ה ָב ָ֗ד ד‬ ‫ַּר ּבָ֣ ִת י ַב ּגֹו ִ֗י ם‬ ‫ ָה י ְתָ֖ה ְּכ ַא ְל ָמ נָ֑ה‬ø ‫ָה י ְתָ֖ה ָל ַמֽס׃ ס‬ ‫ׂשָ ָר֙ ִת י֙ ַּב ְּמ דִינ֔ ֹות‬ø ‫ ָּב כֹ֙ו ִת ְב ֶּ֜כ ה ַּב ַּ֗ל י ְ ָל ה וְ ִד ְמ ָע ָת ּ֙ה ַע֣ל ֶֽל ֱח ָ֔י ּה‬ø ‫ִמ ּכָל־א ֹ ֲה בֶ֑י ָה‬ ‫ ֵאֽין־ ָלּ֥ה ְמ נַ חֵ֖ם‬ø ‫ הָ֥יּו לָּ֖ה ְל א ֹי ְ ִֽב ים׃ ס‬ø ‫ ּכָל־ ֵר ֶע֙ י ָה֙ ּבָ֣ גְדּו ָ֔ב ּה‬ø ‫ ָּֽג ְל ָת֙ה י ְהּו ָד֤ה ֵמ ע ֹ֙ נִי֙ ּו ֵמ ֣ר ֹב ֲע ב ֹ ָ֔ד ה‬ø ‫ל ֹא ָמ ְצ אָ֖ה ָמ נ֑ ֹו ַח‬ø ֥ ‫ ֚ ִה יא י ָׁשְ בָ֣ה ַב ּגֹו ִ֔י ם‬ø ‫ ּכָל־ר ֹ ְד פֶ֥י ָה ִה ּׂשִ יג֖ ּו ָה בֵּ֥ין ַה ְּמ ָצ ִֽר ים׃ ס‬ø ‫ִמ ְּב ִל י֙ ָּב אֵ֣י מֹו ֵ֔ע ד‬ ‫ ַּד ְר ֵכ֙י ִצ ּי֜ ֹון ֲא ֵב ֗ל ֹות‬ø ‫ּכ ֹ ֲה נֶ֖י ָה נֶ ֱא נָ חִ֑ים‬ø ‫ ּכָל־ׁשְ ָע ֶר֙ י ָה֙ ׁשֽ ֹו ֵמ ִ֔מ ין‬ø ‫ ְּב תּול ֹ ֶת֥י ָה ּנּוג֖ ֹות וְהִ֥יא ַמ ר־ ָֽל ּה׃ ס‬ø ‫א ֹי ְבֶ֣י ָה ׁשָ ֔ל ּו‬ø ֙‫ ָה יּ֙ו ָצ רֶ֤י ָה לְר ֹא ׁש‬ø ‫ִּכֽי־ י ְה וָ֥ה ה וֹ גָ֖ הּ עַ֣ל ר ֹב־ ְּפ ׁשָ עֶ֑י ָה‬ ‫עֹו ָל ֶל֛י ָה ָה ל ְ֥כ ּו ׁשְ בִ֖י ִל ְפ נֵי־ ָֽצ ר׃ ס‬ø ‫וַּי ֵצֵ֥א ִמ ן־ ַּב ת־ ִצ ּי֖ ֹון ּכָל־ ֲה ָד רָּ֑ה‬ ‫ל ֹא־ ָמ ְצ ֣א ּו ִמ ְר ֶ֔ע ה‬ø ֙‫ ָה י֣ ּו ׂשָ ֶ֗ר י ָה ְּכ ַא ּי ָ ִל י ם‬ø ‫ִל ְפ נֵ֥י רֹו ֵדֽף׃ ס‬ ‫ֹא־כ ֹ ַח‬ ֖ ‫וַּי ֵל ְ֥כ ּו ְב ל‬

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28.  Sion est ici un génitif appositionnel ou explicatif, c’est-à-dire que « Fille » dénote une caractéristique de « Sion », C. M. M aier, Daughter Zion, Mother Zion. Gender, Space, and the Sacred in Ancient Israel, Minneapolis, 2008, p. 61-62. 29.  Chaque verset finit par une setumah (‫)ס‬, c’est-à-dire par une courte pause qui accentue le caractère rythmique du chant (en L, un espace précède chaque fois la lettre alphabétique suivante de l’acrostiche) ; les versets sont conçus en acro­ stiches abécédaires (‫)ֵא‬. Le symbole moderne ajouté, ø, indique les phrases asyndètes (dissociées).

Chapitre IV

L E SIÈGE DE JÉRUSALEM SELON F LAVIUS JOSÈPHE Serge Bardet Du siège de Jérusalem, nous n’avons qu’une seule source historique détaillée : le récit qu’en donne Flavius Josèphe, aux livres II, IV-VI 1 de sa Guerre des Juifs (Ἱστορία Ἰουδαϊκοῦ πολέμου πρὸς Ῥωμαίους 2). C’est donc ce récit qui nous servira de fil conducteur. Tacite, au livre V de ses Histoires, après un exposé ethnologique des plus fantaisiste (ch. 2-7) et un récapitulatif historique assez peu objectif (ch. 8-9), livre un assez drastique résumé du récit de Josèphe (ch. 1, 10-13), qui ne s’en éloigne que par quelques raccourcis abusifs et quelques confusions : c’est de Josèphe seulement que l’on peut tirer les données premières (à un ou deux détails près). De Suétone, Vie de Titus, 4-5, on ne tirera que deux anecdotes insignifiantes pour notre propos. On trouvera enfin dans Dion Cassius, LXVI, 1 et 4-7 (c’est-à-dire dans un des livres qui ne nous sont parvenus que sous forme d’épitomé, un abrégé d’époque byzantine) une brève allusion à l’oracle de Josèphe qui promettait l’Empire à Vespasien et un rapide aperçu des dernières semaines du siège, sans rien (ou presque) qu’on ne sache déjà par Josèphe. L’historien doit donc faire fond sur une relation unique, partisane (Josèphe est un acteur de la rébellion en Galilée, un acteur vaincu par Rome, mais largement contesté par ses propres troupes), pas toujours très claire, mais des plus détaillée. Il doit ainsi naviguer entre deux écueils : la vieille tradition sceptique selon laquelle testis unus, testis nullus ; la tentation de croire à l’inverse un propos que, en effet, personne ne viendra plus 1.  L’édition philologique de référence reste celle de B. Niese et J. von Destinon, Flavii Josephi Opera. 6. De Bello Judaico libros VII et 7. Index, Berlin, 1894-1895 (désormais BJ). Pour les traductions en français, on a le choix entre la traduction du P. A. Pelletier (bilingue, mais laissée incomplète par la mort du traducteur : Guerre des Juifs, I-V, Paris, 1975-1982) et celle de P. Savinel (en français seulement, mais complète : La Guerre des Juifs, Paris, 1977 ; c’est elle qui sera suivie pour l’essentiel des citations au cours de ce chapitre), surtout pour sa copieuse préface de Pierre Vidal-Naquet, qui – quoique totalement ignorée du monde anglo-saxon – reste fondamentale pour l’approche de notre sujet (Du bon usage de la trahison, p. 9-115). 2. C’est du moins le titre que donne le manuscrit Parisinus 1245 (x e ou xi e siècle) et que Niese juge « valde probabile » (præfatio, p. iii et v). Les récits de la destruction de Jérusalem (70 ap. J.-C.), édité par Frédéric Chapot (JAOC 19), Turnhout 2020, p. 137-172. DOI 10.1484/M.JAOC-EB.5.119485 © F  H  G

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CHAPITRE IV

démentir. L’historien doit naviguer dans une vaste zone de plausibilité sans autre attestation, intermédiaire entre des récits assurément romancés 3 et des notations d’une acuité encore saisissante 4 ou des informations facilement vérifiables (quelles légions étaient sur place, où elles étaient établies, quels administrateurs ou officiers supérieurs étaient impliqués …), mais qui n’ont pas grande importance pour l’objet qui nous occupe. Pour cela, il doit se fixer pour tâche d’étudier un discours sur le siège de Jérusalem, probablement assez souvent voisin de la réalité, mais dont l’écart ou la proximité avec cette réalité est précisément invérifiable la plupart du temps. I. R é su m é

de s ph a se s du si ège

A. Les circonstances qui amènent le siège En réalité, il y a eu une série de trois, voire quatre actions de siège successives, dans le cadre de la même longue révolte juive contre l’occupation romaine, qui éclate en 66 et se poursuivra, après la prise de Jérusalem en 70, jusque vers l’année 73. Mais, évidemment, le dernier siège a été le plus long, le plus terrible et le plus déterminant pour l’histoire du judaïsme ; c’est celui qu’on appelle « le » siège de Jérusalem. La grande révolte juive, qui a conduit – entre autres conséquences cata­ strophiques pour le judaïsme en général et la population en particulier –, à la destruction du Temple de Jérusalem, a éclaté quand, dans un double contexte de ce que l’on appellerait aujourd’hui « la montée de l’intégrisme » juif et des fortes tensions ethniques qui agitaient les provinces de Syrie et de Judée, le gouvernement inutilement dur et hostile du procurateur (ou peut-être du préfet 5) équestre Gessius Florus 6 a mis le feu aux 3.  Ainsi, en BJ V, 534-540, les paroles et les pensées de dix partisans de Simon prêts à déserter, qui ont auparavant éloigné tout témoin et vont mourir avant d’avoir pu contacter les Romains, avec lesquels se trouve pourtant Josèphe. Désormais, compte tenu de leur fréquence dans ce texte, les citations de la Guerre des Juifs feront l’objet de références sans précision de titre et seuls les autres ouvrages seront précisés. 4. Voir infra, p. 159, à propos des manifestations psychologiques consécutives à la famine et à la terreur totalitaire. 5.  Les gouverneurs de Judée de l’époque julio-claudienne sont tous désignés par le titre de procurateur chez Tacite comme, de manière plus floue, chez Josèphe (qui les appelle soit ἐπίτροπος, terme grec usuel pour traduire le latin procurator, soit ἡγεμών, ce qui pourrait aussi bien convenir à un præfectus). L’archéologie a pourtant montré que Pilate était præfectus sous Tibère et, depuis A. Degrassi, « Sull’iscrizione di Ponzio Pilato », Rendiconti della Classe di Scienze morali, storiche e filologiche dell ’Academia Nazionale dei Lincei, ser. 8, 19 (1964), p. 59-65, il est généralement admis qu’ils le sont jusqu’au règne de Claude, devenant ensuite procuratores. Mais, d’une part, Degrassi n’est pas aussi affirmatif qu’on fait mine de le com-

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poudres (II, 277-407). Les plus remontés des Juifs ont alors enlevé la forteresse de Massada « par la ruse, égorgé la garnison romaine et mis à la place des hommes à eux » (§ 408). Simultanément, au Temple de Jérusalem, les prêtres (non sans débats et réticences) cessent de procéder aux sacrifices offerts pour le compte de l’empereur Néron, acte symboliquement encore plus grave que la prise de Massada, puisqu’il revient à ne plus reconnaître son autorité ; c’est, écrit Josèphe, « le fondement de la guerre contre les Romains » (§ 409, répété au § 417). Il ne reste plus à Agrippa II, arrièrepetit-fils du roi Hérode, lui-même roi de Trachonitide, de Pérée, de Galilée et de quelques autres régions par la grâce de Claude, puis de Néron, qu’à dépêcher en hâte 2 000 cavaliers (§ 421) pour intimider les révoltés et soutenir les notables légitimistes et la garnison cantonnée dans la forteresse de l’Antonia, près du Temple 7 : il déclenche en réalité une véritable guerre et une succession de sièges. On est une semaine avant la xylophorie 8, ou fête de l’offrande du bois, le 15 du mois d’Av, que Josèphe fixe, cette année-là, au 14 du mois séleucide de Loüs, soit le 23 ou le 24 juillet 66 dans le calendrier grégorien, puisque, en l’occurrence, le 15 Av est un vendredi et le 14 Loüs un samedi 9 prendre ; d’autre part, vu ce que se permet Florus, il avait probablement les pouvoirs d’un préfet : comment expliquer, sinon, qu’il puisse, sans attendre d’ordres précis et sans encourir de sanction particulière, conduire deux cohortes et faire crucifier un Juif (qui, selon Josèphe, II, 308, s’avère en outre être un chevalier romain !) ? Néanmoins, on n’a aucune attestation épigraphique du titre porté par aucun successeur de Pilate et il est impossible, en réalité, de trancher. 6.  Ainsi, au lieu de secourir les Juifs qui fuient le pogrom de Césarée (à l’automne 66), les fait-il au contraire « arrêter et conduire enchaînés aux arsenaux » de la cité, ce qui contribue à embraser toute la région (II, 457-460). Dans les Antiquités juives (désormais AJ), XX, 252-257, le jugement de Josèphe sur Florus est toujours aussi sévère. 7. La forteresse de l’Antonia surplombait l’angle nord-ouest du Temple ; elle protégeait le palais d’Hérode auquel elle était adossée et surveillait donc les accès orientaux de la ville, par la vallée du Cédron, et le mont Scopus (au nord-ouest de la ville), où devaient s’installer les états-majors romains de Cestius Gallus, puis de Titus. 8.  Sur cette fête, cf. M. Delcor, « Réflexions sur la fête de Xylophorie dans le Rouleau du Temple et les textes parallèles », Revue de Qumran, 12, n° 48 (1987), p. 561-569 ; sur sa date, cf. A. P. Bloch, The Biblical and Historical Background of the Jewish Holy Days, New York, 1978, p. 217 sq. 9. Le calcul au jour près des dates anciennes d ’un calendrier à l ’autre est un véritable casse-tête pour lequel les chronologies livresques traditionnelles ne sont d’aucun secours en pratique. Seule exception : E. Greswell, Dissertations on the Principles and arrangement of an Harmony of the Gospels, Oxford, 18372 (18301) ; et Origines Kalendariae Italicae […], Oxford, 1854 (volume IV pour les événements qui nous occupent ; ironie du détail, la date portée sur le catalogue de la BNF [1864] est erronée). Ici, l’incertitude peut venir de ce que les fêtes juives commencent « la veille au soir » (selon la perspective des calendriers européens). Le mieux, en l’état actuel des choses (et sauf si on est un historien astronome mathématicien libre

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(II, 430). À l’époque où écrit Josèphe, ce n’est plus qu’une fête commémorée par les familles sacerdotales spécifiquement en charge de la fourniture du bois (et survivantes !) : je le répéterai plus d’une fois, mais il faut combattre les clichés, Josèphe n’écrit pas, au fond, au-delà des apparences les plus superficielles, pour un lectorat romain (à qui cette fête abolie importait peu), mais pour des happy few juifs et cultivés. B. Premier siège avorté (Cestius, 66) Un premier siège a failli avoir lieu quand le légat d’Auguste propréteur (on dit aujourd’hui communément le gouverneur) de Syrie, Cestius Gallus, part d’Antioche avec une des quatre légions stationnées, la leg. XII Fulminata, l’équivalent d’une seconde légion prélevée sur l’effectif des trois autres, et environ 15 000 hommes de plus 10 (§ 499-502). Dans son étatmajor, le roi Agrippa, qui s’engage sans restriction du côté romain. Ils parviennent sous les murs de Jérusalem le jour du sabbat qui clôt les sacrifices pour la fête des Tabernacles (§ 515, 517), le 27 du mois séleucide d’Hyperberetaios, selon Josèphe (§ 528) c’est-à-dire le 2 ou le 4 octobre 66 11. de son temps) est de se repérer grâce à trois sites internet « personnels » dont les résultats concordent globalement, mais qu’il faut combiner : https://pgj.pagespersoorange.fr/Calendrier_conversion.htm; www.nabkal.de/kalrech2.html#rechner; ou https://www.calj.net/convert, plus sommaire (les trois sites ont été reconsultés le 28 mai 2017). Les dates qui seront données par la suite dans ce chapitre émanent de ces convertisseurs en ligne : elles divergent notablement (environ trois semaines et demie) des dates qu’on répète depuis le xix e siècle et dont aucun historien ne nous explique comment il y est parvenu (à l’exception de Greswell, qui donne d’ailleurs pour l’essentiel des dates correspondant bien à ces convertisseurs en ligne, mais qui est totalement ignoré de la tradition savante). 10.  Je ne sais pas comment P. Savinel, ad n. (p. 283), trouve le total fantaisiste de 27 000 légionnaires : « la leg. XII [même] au complet et deux mille hommes prélevés sur chacune des autres légions », cela ne fait pas plus de 11/12 000 légionnaires. Même en admettant que les « six cohortes d’infanterie et quatre escadrons de cavalerie » viennent s’y ajouter (ce que je ne crois pas : je pense plutôt que Josèphe précise la répartition des 3 contingents prélevés), on ne dépasserait pas les 15/17 000 légionnaires. Il a pu confondre avec l’effectif total. Pour une estimation très comparable à la nôtre du nombre de légionnaires engagés et un total bien plus élevé (35 000-40 000 hommes), voir M. Gichon, « Cestius Gallus’ Campaign in Judaea », Palestine Exploration Quarterly, 113 (1981), p. 44 ; estimation lapidaire et plus basse de « au moins 25 000 hommes » dans M. Goodman, The Ruling Class of Judaea, Cambridge, 1987, p. 157. 11. Encore une approximation calendaire : le 27 Hyperberetaios 377 de l’ère séleucide tombe un lundi ; le sabbat était donc l’avant-veille, qui est aussi le 27 Tishri. Greswell, Origines, diss. xxi, sect. iii, ch. iv, p. 305, propose le 2 octobre (selon lui, le 24 Hyperberetaios), suivi sans autre explication par F. De Saulcy, Les Derniers jours de Jérusalem, Paris, 1866, p. 57 : selon Greswell (ibid., ch. iii, p. 295 sq.), Josèphe plaque mécaniquement le nom grec sur les mois juifs, en conservant le quantième du jour dans le mois juif et non le quantième réel dans le mois grec

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Mais l’indécision de Cestius Gallus et une retraite que rien ne justifiait tactiquement, sinon la corruption de son entourage (§ 531 sq.), se soldent par la perte d’environ 6 000 hommes et de nombreuses machines de siège qui deviendront, entre les mains des insurgés, des armes de contre-siège (§ 540-555). C. Bref siège de Jérusalem par les Iduméens : première prise de la ville À la fin de l’automne 67, arrive Jean de Gischala 12 (IV, 121), un leader messianiste venu de Galilée se réfugier après sa défaite contre les troupes de Titus, fils aîné de Vespasien, lui-même vieux consulaire et soldat expérimenté que Néron a dépêché pour succéder à Cestius Gallus et prendre le commandement des légions de Syrie et d’Égypte, ainsi que des troupes mises à sa disposition par divers dynastes et roitelets de la région. Le père par l’ouest et le fils par le nord reconquièrent la Judée soulevée et prennent la ville en tenaille, tout en restant à distance. Dans la ville pas encore assiégée par les légions romaines, les zélotes 13, minoritaires (selon Josèphe, du moins), se sentent menacés et se retranchent derrière les murs du Temple, puis appellent à leur secours les Iduméens 14 , lesquels viennent incontinent mettre le siège devant Jérusalem (§ 235 et 285). Les zélotes leur ouvrent sans tarder les portes et ils exterminent la faction qui, sous la direction politique et militaire des grandes familles sacerdotales, cherchait à les marginaliser, voire à les éliminer (§ 300-325 ; Josèphe évoque 8 500 morts, puis 12 000 au § 333). Selon Josèphe (§ 353), les Iduméens, assez mal à l’aise à l’idée d’endosser avec eux la responsabilité de massacres qui ne semblaient devoir trouver aucune limite, décident de libérer « deux mille citoyens » (on dirait aujourd’hui que c’est un geste de communication pour restaurer leur image dans l’opinion). Puis Jean de Gischala entreprend de constituer une faction 15 à sa dévotion et (d’où l’approximation, ainsi résorbée). Cette remarque est fondamentale pour comprendre la date de destruction du Temple qui sera proposée infra (note 23). Pour les détails du calcul, cf. également Greswell, Dissertations, vol. I, diss. xii, p. 422-429. 12.  Gischala était une petite bourgade du nord de la Galilée. C’est aujourd’hui Goush Ḥalav, où l’on peut encore voir deux petites koubbot, tombes supposées du binôme (zuga) de sages d’Israël et dirigeants du sanhédrin, Shemaya et Abtalion (i er siècle av. J.-C.). 13.  Sur ce groupe, voir infra, p. 147 s. 14. Les Iduméens, qui occupaient la région au sud de la Judée (à l’entrée du Néguev) et les premières hauteurs de la Transjordanie au sud de la mer Morte, avaient été convertis (de gré ? de force ? nos sources anciennes divergent) deux siècles auparavant par les souverains hasmonéens. Il apparaît que, à l’époque qui nous occupe, ils s’identifiaient pleinement à la foi et aux intérêts des Judéens insurgés. 15. En IV, 558, Josèphe évoque « le contingent des Galiléens ». Mais s’agit-il réellement de compatriotes de Jean (le noyau dur de cette faction serait ethnique), ou sont-ils appelés ainsi parce qu’ils sont les partisans du Galiléen (tout comme

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s’oppose au reste des zélotes, prenant la direction de la ville (§ 503) sans pour autant que l’une ou l’autre faction ne cesse de massacrer quiconque lui déplaisait (§ 389-396). Les insurgés s’étant entretués tout l’hiver et le premier semestre de l’année 68, Vespasien s’assure que Jérusalem ne recevra plus aucun soutien extérieur et nettoie méthodiquement la Transjordanie, puis les abords de la Judée. Au début de l’été, parvient la nouvelle du soulèvement … de Rome : au beau mois de mai 68, la ville s’est soulevée contre Néron (qui s’est alors suicidé) et, depuis, règne la confusion. Pour Vespasien, il est urgent d’attendre que les choses se décantent. D. Siège de Jérusalem par Simon bar Gioras : deuxième prise de la ville C’est à ce moment qu’apparaît Simon fils de Gioras : il pillait régulièrement l’Idumée à la tête d’une bande très nombreuse et gênait l’approvisionnement des zélotes, lesquels, malgré une tentative d’intervention militaire, n’y pouvaient pas grand-chose, ce qui nuisait à leur crédibilité (IV, 503-537). Il est probable, même si Josèphe n’en dit rien, que les Iduméens, qu’on va très vite revoir agir, ont poussé au conflit. En tout cas, les zélotes n’inventent rien de mieux que d’enlever sa femme pour l’intimider et le décourager. Au lieu de cela, furieux, il met sans hésiter le siège devant Jérusalem et massacre ou renvoie amputé de ses mains quiconque s’aventure hors des murs. Les zélotes lui restituent rapidement son épouse (§ 538-544). Trop tard : il y est, il y reste. Au printemps de 69, les Iduméens se soulèvent contre Jean de Gischala, font alliance avec ce qu’il subsiste d’autorités sacerdotales et d’opinion publique (« le peuple », dit Josèphe) et font entrer Simon bar Gioras dans la ville, qui est prise par les armes. Les zélotes et les partisans de Jean, bousculés, s’enferment de nouveau dans le Temple, où, apparemment, ils avaient entreposé une partie du matériel de siège pris à Cestius Gallus 16, puisqu’ils peuvent tenir leurs assiégeants à distance, grâce à « des catapultes et des balistes, ainsi que des archers et des frondeurs » (§ 583). Au début de l’été, les légions de Syrie, puis d’Égypte, proclament empereur leur général Vespasien. Il faut le temps que ses troupes rallient l’Italie par voie terrestre, prennent Rome (le 20 décembre 69) et le fassent investir par le sénat le surlendemain : Vespasien, qui attendait à Alexandrie, prépare son départ pour Rome et se décide enfin à envoyer son fils Titus

les Girondins de 1791 avaient une unité programmatique, voire sociologique, et n’étaient pas tous du Bordelais, loin de là) ? Je ne connais pas de réponse fondée à cette question. 16. Simon bar Gioras en a aussi une partie, puisqu’il s’en servira contre les légions (V, 267).

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mettre le siège devant la ville avec quatre légions 17 (IV, 596-658). On est à la sortie de l’hiver 70. Vespasien n’a jamais vu Jérusalem et c’est Titus qui mènera toutes les opérations 18. E. Siège de Jérusalem par Titus Mais une fraction des partisans assiégés fait sécession derrière Éléazar fils de Simon 19 (V, 2-10). Si la chronologie de Josèphe est parfaitement cohérente avec sa formulation (« Quand Titus était encore à Alexandrie, occupé avec son père à consolider l’Empire que Dieu venait de leur confier »), cette scission est postérieure, non seulement à la proclamation de Vespasien par ses troupes, mais même aux conférences avec Ti. Julius Alexander, préfet d’Égypte, pour préparer la prise de pouvoir, voire à la prise de Rome : elle éclaterait donc en décembre 69 au plus tôt, et forcément avant la Pâque 70, date à laquelle cette faction est vaincue. C’est alors à eux que Josèphe réserve l’appellation de zélotes et il semble bien que ce soit le noyau du mouvement, les zélotes proprement dits (V, 250). Ils s’emparent de la partie haute du Temple : la ville est partagée entre trois factions qui se livrent une guerre sans merci et, brûlant mutuellement leurs réserves de nourriture, préparent la famine qui va s’abattre inéluctablement sur la ville (V, 24-26). Dans Jérusalem, où la faction d’Éléazar, fils de Simon a été vaincue le jour même de la Pâque 20 (V, 98-105) et réincorporée à celle de Jean, la guerre 17.  Les légions V, X, XII étaient stationnées en Syrie ; la leg. XV vient d’Égypte. Tandis que la leg. X établit son camp sur le mont des Oliviers, à l’est (d’où l’on surplombe toute la ville et la route vers Jéricho et le Jourdain), les trois autres s’établissent d’abord au pied du mont Scopus, au nord ou au nord-est, avant de se déplacer face à l’angle nord-ouest de la muraille pour contrôler la route de la Samarie et à l’ouest (sur la route d’Emmaüs et de Césarée), face au massif défensif que constituent le palais hérodien et les trois tours appelées Hippicos, Phasaëlis et Mariamme. Tacite, Histoires, V, 1, 2 mentionne aussi des contingents pris en Égypte sur les leg. III et XXII, mais Josèphe, qui évoque 2000 hommes (V, 44), ne précise pas sur quelles légions. Si l’on additionne toutes les forces mentionnées par Tacite et Josèphe, on peut tabler sur 50 000 à 60 000 hommes du côté romain. 18.  En vertu de sa filiation impériale et en dehors de toute autre forme de légalité romaine, puisqu’il n’a encore jamais exercé de magistrature à imperium. 19.  À ce moment-là, ce n’est pas un inconnu : selon Josèphe (II, 564 sq.), il s’était illustré lors de la victoire contre Gallus, mais tous les dirigeants se méfiaient de lui et ne lui avaient confié aucune responsabilité. Il faut croire qu’il avait conservé un certain prestige dans la troupe. 20.  Le samedi 12 avril 70 (grégorien ; 14 avril julien), si l’on retient la date du 15 Nisan. Problème : il faut admettre que, à partir de ce moment-là, Josèphe adopte un autre comput calendaire grec que pour les événements précédents. En effet, à partir de la Pâque 70, la correspondance qu’on pouvait jusqu’alors établir tant bien que mal entre calendrier hébraïque (15 Nisan pour la Pâque) et calendrier séleucide de Syrie ne fonctionne plus (Josèphe indique le 14 Xanthikos, alors qu’on attendrait le

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intestine continue, interrompue seulement par les offensives romaines. Vingt-quatre jours plus tard 21, épuisés par les machines de l’assiégeant, les Juifs abandonnent le premier des trois remparts qui protégeaient la ville, livrant le quartier nord, de toute façon en ruines (§ 296-302). Cinq jours après (§ 331), le deuxième rempart s’effondre partiellement. Titus retient ses troupes et, utilisant les codes de l’évergétisme hellénistique, propose aux assiégés de εὐεργετεῖν (entrer dans une relation où il sera l’évergète), de se montrer bon en sauvegardant la ville et en les laissant sortir pour une bataille rangée (§  334-336). Mais, confondant le φιλανθῶπον (la « preuve d’amour » du genre humain que constitue le bienfait évergétique) et la faiblesse, les insurgés refusent son offre et résistent trois jours avant d’être débordés et de livrer la ville nouvelle (à l’ouest du Temple ; § 346-347). Les assiégés détruisant avec une énergie qui reste aujourd’hui stupéfiante tous les ouvrages entrepris par les Romains en vue de l’assaut final, Titus fait édifier à la hâte un rempart tout autour de Jérusalem (7,5 km de palissade et treize fortins, dressés en trois jours, selon Josèphe : § 508-509). Et, pendant que la famine fait son œuvre, les légionnaires au bord de l’épuisement physique et moral élèvent des terrasses qui les mettent à hauteur du dernier rempart (V, 522-523 ; VI, 9-11). Dans la nuit du 5 au 6 Panemos, un commando se rend maître d’une brèche. L’Antonia est prise dans la journée 22 (§ 68-80), rasée dans la semaine qui suit et remplacée par une rampe d’assaut (§ 149) : les Romains sont désormais en surplomb de la ville et du Temple. Le 10 de Loüs, après de nombreuses offensives meurtrières pour les deux camps, les baraquements adossés au Temple prennent feu 23 13 d’Artemisios). On verra infra (note 23) qu’il passe probablement à un calendrier séleucide babylonien. Trace d’un changement de source ? De Saulcy, Les Derniers jours, p. 249, n’explique pas comment il parvient à la date du 7 mars (mais on peut en avoir une idée : il part de la date séleucide, sans vérifier la concordance avec la date juive : cf. son « Journal du siège », p. 443 sqq. ; problème : on voit mal comment la Pâque pourrait tomber un 7 mars). 21.  Josèphe indique le 7 Artemisios. Si ses indications successives ont un sens, nous sommes donc 24 jours après la Pâque, c’est-à-dire autour du 7 mai (si on se cale sur la date du 14 Xanthikos = 15 Nisan = 12 avril). Je ne sais pas comment Savinel peut arriver au 25 mai (la Pâque juive ne peut pas être début mai !). De Saulcy, Les Derniers jours, p. 272, cohérent avec sa date pascale, indique le 31 mars. 22.  Le 2 juillet si l’on continue de se caler sur l’hypothèse exposée en note 20. Le 30 mai selon De Saulcy, ibid., p. 346, qui est cohérent avec sa datation (trop) haute de la Pâque. 23.  Le 2 août 70 (grégorien ; 4 août julien), c’est-à-dire à peu de chose près le 9 Av, date retenue par la tradition juive (mais invérifiable par elle-même). Les indications de durée restent cohérentes, rapportées aux dates dans le calendrier juif. C’est la concordance entre les deux calendriers juif et grec qui n’est pas cohérente aux livres V-VI. Je ne sais pas comment on parvient à la date du 30 août, qui circule d’un ouvrage à l’autre sans jamais être justifiée. De Saulcy, ibid., p. 383, propose de son côté le 8 juillet. Josèphe affirmant (§ 250) que l’incendie est advenu le jour anniversaire de la destruction du premier Temple, Greswell, Origines, p. 294, arrive

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(§ 252) ; les soldats, pris de frénésie, étendent l’incendie au Temple (§ 265266), puis – en plusieurs fois – à la ville (§ 272 ; 353-355 ; 363 ; 407). Le 7 Gorpaios 24 , enfin, les ultimes défenseurs abandonnent les trois tours occidentales où ils étaient retranchés et tentent de fuir par les carrières souterraines (§ 392-403). Les soldats se livrent dans la ville à un carnage qui ne cesse qu’à l’aube (§ 404-408). Les derniers prisonniers, dont Jean de Gischala et Simon bar Gioras, sont pris le surlendemain (§ 433-434). Le siège est terminé, sinon la guerre elle-même. Josèphe estime les pertes humaines à 1 100 000 morts, nombre sur lequel on débat en pure perte, parce qu’on n’en sait rien, ni dans un sens ni dans l’autre. II. L e s

force s e n pr é se nce à l’ i n t é r i eu r

À l’intérieur de la ville s’étaient mêlés bon gré mal gré tous ceux qui s’étaient trouvés pris au piège (les habitants non sympathisants et qui voulaient la paix, les pèlerins montés pour la fête des Tabernacles, puis celle de Pâque, la garnison de l’Antonia) et ceux qui étaient venus pour prendre part à l’insurrection. Une constante : les grands notables, « les principaux citoyens », « les chefs des prêtres », « les dirigeants » [s.e. légitimes] sont la voix de la raison (cf. II, 411). Ils luttent contre les extrémistes (« les factieux », « les brigands ») pour le pouvoir de conviction sur le peuple, lequel se laisserait volontiers ramener à la raison par les premiers si les seconds ne recouraient à toutes sortes de procédés oratoires ou de pression, morale et physique, pour entraîner au mal la foule plus partagée (§ 422) ou trompée dans ses calculs 25 (§ 449 sq.) que réellement versatile. La raison et la persuasion sont de leur côté : § 412, ils « expriment », ils « prouvent », ils « soulignent » ; § 417, « ils produisent des (prêtres) spécialistes qui expliquent ». au 2 août en se fondant sur 2 R 25, 8, qui parle du 7 Av.  Mais Josèphe indique en réalité le 10 de Loüs : cette date (en principe à cheval sur juin et juillet) pourrait venir de Jr 52, 12-13 : « le cinquième mois [Av], le 10 du mois, [Nebouzaradân] mit le feu au Temple » ; il faut pour cela admettre (avec Greswell) que Josèphe tient Loüs pour le cinquième mois de l’année, conformément à une relative équivalence avec le mois de Abu (= Av hébraïque) dans le calendrier babylonien d’époque séleucide ; cf. T. S. Ferda, « Jeremiah 7 and Flavius Josephus on the First Jewish War », Journal for the Study of Judaism, 44 (2013), p. 165, qui fournit le rapprochement scripturaire, mais ne va pas jusqu’à cette hypothèse. 24.  Le 31 août. 25.  Il s’agit bien entendu des calculs que lui prête Josèphe (en l’occurrence, aider Éléazar à renverser Menahem dans l’espoir bien chimérique que la peste éteindra le choléra) ; mais on peut le soupçonner de vouloir innocenter son peuple de véritables intentions séparatistes et faire croire que ses propres options, celles des notables de bon sens, étaient majoritaires.

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Mais la partie sacerdotale de l’opinion est très vite affaiblie par la mort du grand-prêtre Hanania (Ananias chez Josèphe, § 441). Alors qu’elle s’apprête à se débarrasser des zélotes, elle est devancée et physiquement éliminée après la prise de la ville par les Iduméens, fin 67 ou début 68 (§ 326-384). En face, ceux que Josèphe appelle collectivement les factieux 26 (ou « séditieux » : στασιασταί, verbe στασιάζω, passim) refusent d’écouter (§ 417) ; ils violent la protection due aux messagers et « refoulent à coups de pierres et de gourdins ceux qui, dans la foule, s’indignaient de ces procédés 27 » (§ 523-526), foule que, du reste, ils retiennent « prisonnière 28 » (§ 529) et qui est véritablement leur « proie » (V, 27) ; ils se rendent coupables d’exécutions sommaires et arbitraires (IV, 145 sq.). En revanche, on ne compte plus les passages dans lesquels Josèphe souligne leur courage et leur furia, qui les rendent capables de tenir tête aux légions surentraînées, disciplinées et extrêmement compétentes que leur envoie la première puissance militaire de ce temps. Plus on avance, et plus il s’agit d’ailleurs d’un courage animé par le désespoir : plutôt la mort en braves que le châtiment qui les attend (VI, 4. 39. 152). Les sicaires apparaissent dans cette affaire 29 en II, 425, aux premiers jours de la révolte. Elle est d’abord menée par Menahem ben Yehouda (c.-à-d. fils de Judas le Galiléen), un « enfant de la balle », en quelque sorte, puisque son père avait déjà mené en Galilée une révolte fiscale à

26.  Sur les différents groupes étudiés ci-après, commencer par lire le salutaire article de M. Smith, « Zealots and Sicarii, Their Origins and Relation », The Harvard Theological Review, 64/11 (1971), p. 1-19, contre les clichés confusionnistes, les spéculations et les extrapolations infondées qui nourrissent l’essentiel des études sur la question ; puis voir C. Mézange, Les Sicaires et les zélotes, Paris, 2003. 27.  En réalité, Agrippa envoie deux agents faire psychologiquement pression sur la population et la réaction des insurgés est logique. 28.  Mais (§ 556), après la défaite de Cestius, alors que les plus hardis des insurgés ont les mains libres, plusieurs membres de la famille hérodienne s’enfuient sans que Josèphe ne mentionne de dissimulation particulière pour y parvenir. Le récit évoque les fuyards (au péril de leur vie : plus on avance dans le temps, plus c’est dangereux) jusqu’à l’été 68. Quand Simon bar Gioras vient mettre le siège devant la ville, toute fuite est alors vouée à une mort certaine et affreuse. C’est seulement dans les quelques jours après la prise du deuxième rempart que, pour démoraliser les derniers défenseurs, les Romains laisseront passer les fuyards que les zélotes n’auront pas démasqués et égorgés (V, 423). Mais, rapidement, ce sont les plus cupides des auxiliaires et, parfois, des légionnaires romains qui éventrent un grand nombre des fuyards pour y chercher de l’or qu’ils auraient pu avaler pour assurer leur subsistance après la fuite (§ 548-561). Les désertions sont de nouveau favorisées après la prise de l’Antonia (VI, 115-118). 29. Josèphe (II, 256) fait remonter leur apparition dans l’espace judéen au meurtre du grand prêtre Jonathan, sous le gouvernement de Félix, dans les années 50 ap. J.-C.

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forte coloration religieuse, voire messianique, au moment où la Judée 30 avait été annexée à l’Empire (§ 118). C’est sa clique qui tiendra jusqu’au bout la forteresse de Massada sous le commandement de son neveu Éléazar ben Iaïr (fils de Jaïr, § 446 sq.). Mais son commandement à Jérusalem est de très courte durée : très vite, l’autoritarisme de Menahem fait se dresser contre lui une seconde faction, sous la conduite d’Éléazar ben Ḥanania, le chef de la police du Temple (§ 442 sq.), qui le supplante et le fait exécuter 31 (§ 448). Puis un second Éléazar, fils de Simon, se dresse en 69 contre la tyrannie de Jean de Gischala, qui durait depuis la fin 67. C’est à cette faction turbulente que s’agrègent ceux que Josèphe appelle les zélotes. Les zélotes sont un groupe plus local, mais qui, à l’intérieur de la ville, semble relativement subordonné aux sicaires, puis à Jean, ce qu’ils semblent aussi mal supporter. Josèphe ne les évoque qu’après l’échec de Cestius Gallus (II, 651) : ils étaient là et sont donc probablement des Judéens, mais pas au premier plan ; le grand-prêtre ‘Anan/Ananos ne désespère pas de les manipuler, malgré « leur folie furieuse ». Si l’appellation de « sicaires » est probablement externe (les termes sica, une dague, et sicarius, un assassin, sont des mots latins classiques), le terme zélote est probablement celui qu’ils se donnaient, par référence à Pinhas, fils d’Éléazar (nom visiblement fréquent dans ce milieu) et petit-fils d’Aaron, qui, « jaloux [ζηλωτής 32] pour son Dieu », avait tué Zimri et son épouse parce qu’elle était madianite, c’est-à-dire une Cananéenne (Nb 25, 6-18). Toutes ces indications convergent pour en faire un groupe étroitement lié au Temple et à des milieux sacerdotaux (mais, contrairement à ce qu’on perçoit des sicaires, on ne repère aucune attache particulière à une famille ou un groupe de 30. Il s’agit d’une appellation administrative romaine : la province de Judée, outre la Judée proprement dite (autour de Jérusalem), inclut au nord la Samarie (Césarée est le chef-lieu administratif) et au sud l’Idumée jusqu’à Massada (point stratégique, puisqu’il permet de surveiller tant l’accès à l’Égypte par la dépression du grand Rift africain et la côte orientale du Sinaï, que la route commerciale importante qui relie au port de Gaza les riches cités marchandes de la péninsule arabique, portes du grand commerce avec l’Orient : on connaît la splendeur de Pétra et de Hégra). 31. Selon AJ XX, 208-210, Éléazar avait déjà été victime du terrorisme des sicaires sous le gouvernement d’Albinus (le prédécesseur de Florus, en poste de 62 à 64) quand ils avaient enlevé son grammateus (terme qu’on traduit usuellement par secrétaire, mais qui pourrait tout aussi bien désigner un scribe ou n’importe quel légiste attaché à la police du Temple). Que devient ensuite Éléazar fils de Ḥanania ? Il n’en est plus jamais question, hormis une possible allusion à lui après la victoire contre Gallus (II, 566 : mais les manuscrits évoquent parmi les leaders un « Éléazar fils de Néos » inconnu par ailleurs et ce sont les corrections d’éditeurs qui font réapparaître le patronyme Ananias/Ḥanania). 32. Si l’on conserve l’hypothèse d’une appellation « interne », il faut tout de même admettre un effet de traduction de l’hébreu (‫קנאימ‬/kanna’im) vers le grec : Josèphe et les livres néotestamentaires sont les seuls à nous transmettre cette forme.

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familles sacerdotales) et, d’après ce que nous verrons plus loin, il est très possible qu’ils aient voulu réformer profondément l’organisation aristocratique des familles sacerdotales. Le reste n’est que suppositions plus ou moins gratuites. À ces deux groupes plus ou moins constitués sur des bases idéologiques aujourd’hui bien floues (mais qui semblent se reconnaître entre eux), s’opposent (ou s’allient, selon les circonstances) deux factions fondées, à lire Josèphe, sur une fidélité personnelle à deux leaders qu’il faut imaginer charismatiques. Mais il ne faut pas se méprendre : on devine les zélotes soudés autour d’Éléazar, et le fait que Josèphe ne donne aucune identité collective aux partisans de Jean de Gischala et de Simon bar Gioras ne prouve absolument pas qu’il y ait eu une quelconque différence de nature entre ces groupes. Jean de Gischala, arrivé à Jérusalem fin 67, est bien connu de Josèphe. Il en est même un ennemi personnel : quand Josèphe exerçait le commandement en Galilée, Jean, fils de Lévi, chargé de défendre la bourgade de Gischala (II, 575), n’avait jamais accepté l’autorité de cet aristocrate judéen « parachuté », dont on ne comprenait ni les buts réels, ni la logique (et dont le bilan a, de fait, été catastrophique) ; il avait tout fait pour le supprimer ou le faire démettre (II, 590-595, 614-627) ; il avait fait voler en éclat l’unité des insurgés (§ 629-646). Plus profondément, Jean est un représentant typique de ce courant messianiste galiléen qui, outre un prophète destiné à la célébrité, s’était fait connaître par un certain nombre de révoltes dont le détonateur était fiscal, mais dont l’arrière-plan religieux était patent. C’est à la mi-68 qu’apparaît dans Jérusalem Simon bar Gioras (IV, 508). Chef de bande, extérieur à la ville, semble-t-il, il s’était illustré, après l’assaut des insurgés contre la légion de Cestius Gallus en menant un raid meurtrier contre l’arrière-garde qui se repliait et avait rapporté un important butin. Après quoi, peu soucieux, probablement, d’être sous l’autorité de qui que ce soit, il s’était brièvement rallié aux sicaires de Massada, puis déplacé en bordure méridionale de l’Idumée où, sous couvert d’insurrection, il pillait tout ce qui était à sa portée. On le retrouve dans Jérusalem à la fin du printemps ou au début de l’été 68 : c’est probablement la campagne de nettoyage systématique menée par Vespasien en Idumée qui l’avait obligé à se réfugier dans Jérusalem, où on devait avoir conservé le souvenir de ses faits d’armes. Dans la ville, il est rapidement à la tête de la faction numériquement la plus importante et militairement la plus efficace 33. Il est 33.  En V, 248-250, Josèphe lui prête 10 000 hommes et le concours des 5 000 Iduméens, contre 6 000 à Jean de Gischala et 2 400 zélotes proprement dits. Il me semble impossible de dire si les chiffres valent bien pour la mi-69, c’est-à-dire à l’arrivée de Titus, à un moment où, on peut le supposer, les campagnes jumelles de Vespasien et de son fils ont fait affluer dans la ville tous les débris des affron-

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tenu en dehors du temple par les zélotes de Jean, et sa dimension religieuse est extrêmement discrète dans tout le récit de Josèphe. Il est néanmoins plus que probable que sa sortie des souterrains où il s’était réfugié, après la chute de la ville, sur le site du Temple détruit, en tunique blanche et cape pourpre, en provoquant la stupeur des témoins (VII, 29-30) est une tentative d’apparition messianique  3 4 . La résistance armée de Jérusalem n’est donc pas l’expression d’une cité, d’une puissance locale, mais celle d’une coalition idéologique, d’un agrégat de factions ayant en commun ce que nous appellerions aujourd’hui une vision intégriste et très probablement (nous y reviendrons in fine) le projet de faire advenir les temps messianiques. Josèphe multiplie indifféremment les accusations « d’aspirer à la tyrannie » contre Menahem (II, 442), contre Éléazar fils de Simon (§ 564), puis contre Simon bar Gioras (II, 652 et IV, 508) et Jean de Gischala (IV, 569). On peut y voir un parti pris hostile ; on peut aussi y voir la trace d’une adhésion réelle de ce milieu à un modèle de leader charismatique, taillé pour l’action, mais tenu à une certaine capacité de synthèse entre les « micro-factions ». III. U n

mon u m e n t l i t t é r a i r e

A. La description de la ville et du Temple par Josèphe, l’exemple le plus ancien d’une description de ville aussi détaillée – rivalité posthume avec Strabon ? L’ouvrage de Josèphe est, par ailleurs, un repère littéraire précieux : il n’existe aucune description de ville qui soit à la fois plus ancienne et plus fouillée. Strabon avait, dans les dernières années d’Auguste ou au début du règne de Tibère, décrit Alexandrie : il énumère les ports, commente leur situation et celle de la ville dans le cadre de considérations sur les routes commerciales ; il offre un développement, d’ailleurs très intéressant, sur la conception urbanistique et sanitaire qui a présidé au plan de la ville ; et il agrémente tout cela de force anecdotes. Il passe alors à la description proprement dite de la ville, de son plan, de son organisation en quartiers, de ses bâtiments. L’ensemble dépasse à peine 1 500 mots (8 000 signes, si l’on

tements précédents, ou s’ils ressortent d’un autre décompte (romain ? jérusalémite ? sérieux ou pas ?). 34.  Hypothèse lancée par P. Vidal-Naquet, Du bon usage, p. 93, à laquelle je me rallie sans réserve.

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préfère) pour décrire la plus grande ville de l’Orient romain 35 (bien avant Antioche), la deuxième de tout l’Empire, derrière Rome et, très probablement, avant Carthage. Car les ports sont, sous le haut Empire, les cités qui connaissent le plus brillant développement démographique, économique, urbanistique et architectural. Il avait aussi décrit Babylone 36 , encore plus brièvement (un peu plus de 400 mots, soit un peu plus de 2 000 signes), mais, de manière peut-être plus directement intéressante pour notre propos, largement au passé, comme le témoignage d’une grandeur morte. La description de Jérusalem par Josèphe (au livre V) est extérieurement de dimension comparable à celle d’Alexandrie par Strabon, certes : elle atteint tout de même largement le double (environ 3 500 mots, pour 18 000 signes). Mais surtout, si l’on excepte un excursus très clairement circonscrit sur la pureté rituelle des prêtres, des fidèles et des habitants (§ 227-237, soit environ 360 mots pour un peu moins de 2 000 signes), elle est beaucoup plus homogène, réellement concentrée sur la description visuelle, la précision topographique et toponymique, l’histoire des quartiers de la ville, non sans des considérations techniques sur les murailles ou les matériaux du Temple. Si l’on compare les propos strictement comparables, alors les deux descriptions sont sans commune mesure. On ne saurait assurer positivement que Josèphe a voulu rivaliser avec ce texte ; car Strabon n’est pratiquement jamais cité dans l’antiquité et ne semble pas avoir été un modèle pour qui que ce soit … sauf peut-être, précisément, dans les milieux qui intéressaient Josèphe : les chevaliers qui préparaient le voyage en Égypte, les services de la chancellerie impériale, les notables des autres cités d’Orient, qu’une telle description, avec un brin de chauvinisme, rendait jaloux ? C’est plausible, mais on n’en a pas trace. Néanmoins, il n’y a pas trois solutions : soit, indépendamment de Strabon, il a voulu élever à sa cité un monument, un tombeau littéraire et c’est presque un genre en soi qu’il a créé ; soit (ce que je pense) Josèphe a voulu rivaliser avec Strabon et faire ce tombeau mieux que lui. Il y a, en effet, de fortes similitudes entre la description de Babylone et celle de Jérusalem. Les deux commencent par une description des remparts. Elle est brève chez Strabon : les nombres parlent d’eux-mêmes et leurs dimensions suffisent à « les ranger au nombre des sept merveilles du monde » ; Josèphe, qui n’omet pas les données chiffrées, compense leur infériorité par une amplification importante du texte et des détails descriptifs ou chiffrés, dans le but de faire apparaître la complexité extraordinaire et, finalement, suggérer le caractère merveilleux de ces fortifications. Il peut 35.  Strabon, Géographie, XVII, 6-9. En l’occurrence, Strabon s’inspire directement d’une description faite deux ou trois générations plus tôt par Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, XVII, 52, 1-6, dont il reprend de nombreux termes, mais qu’il amplifie en la quintuplant (environ 1600 signes). 36.  Strabon, Géographie, XVI, 16, 5.

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même faire mine de « déclarer forfait » au moment de décrire le palais d’Hérode : « la variété des pierres décourage la description » (§ 177). Qu’à cela ne tienne, il va la remplacer par un déluge de qualificatifs : nombreux, admirables, splendides, en foule, par dizaines de milliers (ou par myriades), tous et la plupart se succèdent en seulement cinq lignes. Qu’on juge l’effet réussi ou pas, le recours aux adjectifs simule l’échec et l’impuissance de l’écrivain, pour abréger une description qui n’aurait peut-être pas été aussi passionnante que longue, ou pour laquelle Josèphe n’avait peut-être pas les connaissances détaillées qu’il montre en d’autres lieux. En tout cas, il préfère laisser rêver son lecteur. Puis vient la description du monument le plus caractéristique et le plus unique : les jardins suspendus de Babylone, le complexe du sanctuaire de Jérusalem. Multiplicité des niveaux et des périmètres, énormité des travaux entrepris, on retrouve chez Josèphe les éléments mis en valeur par Strabon ; mais, pareillement, la description itérative, détaillée, accumulant les chiffres en tous genres, les matières précieuses, les formes architecturales diverses, est chargée de convaincre le lecteur que le Temple valait pour le moins des jardins suspendus. Et si Babylone est aujourd’hui une ruine parce qu’Alexandre est mort trop tôt pour mettre en œuvre son « projet immense » de la relever, les murs de Jérusalem sont inférieurs seulement parce qu’Agrippa I n’a pas voulu blesser Claude (§ 152), alors que le complexe consacré « épuisa tous les trésors sacrés, alimentés pourtant par des tributs envoyés pour Dieu du monde entier » (§ 187) : Salomon, ses successeurs et la ville sainte sont parvenus à faire ce à quoi Alexandre et Babylone ont échoué (en partie parce que « de ses successeurs, pas un ne songea même à reprendre le projet », alors que le Temple est le projet de toute une dynastie et de tout un peuple). Et si Jérusalem est réduite en cendres comme Babylone est « un grand désert », la première avait pour elle seule une sainteté commune à ses lieux et à ses hommes 37, suffisante pour donner lieu au long excursus que nous avons évoqué brièvement : ici, la description se détache de celle de Babylone, parce que Jérusalem était unique ; unique et supérieure. Le plus frappant, aujourd’hui, c’est que ce texte (qu’on ne peut pas étudier ici dans son moindre détail) est suffisamment précis, complet, pratique pour que, au xix e siècle, les historiens aient pu, avant les archéologues, reconstituer les lieux d’après lui, lever des plans extrêmement précis, 37.  On pourrait d’ailleurs faire une lecture en miroir des considérations relatives à la pureté du lieu et des fidèles dans cette description avec le passage consacré (en particulier) au Temple dans le traité mishnaïque Kélim (Les Ustensiles), relatif à la pureté des contenants (récipients divers et lieux clos) : cf. mKel 1.7-9 et le chapitre de M. Morgenstern, infra p. 259. Le traité rabbinique généralise et rend abstraitement normatif ce dont le texte de Josèphe pourrait constituer non seulement une illustration, mais peut-être bien une forme historique préalable.

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et, pour simplifier un peu, le contester sur autant de points que l’archéologie, l’un après l’autre, est venue confirmer. La qualité de cette description est telle qu’il semble impossible que Josèphe l’ait faite de mémoire : à un titre ou à un autre (et je ne me prononcerai pas là-dessus), il a forcément eu accès à des plans, des registres qu’il avait encore en sa possession après l’incendie (ou auxquels il avait accès par ses relations 38). Mais il a eu surtout l’idée d’en faire, le premier, un matériau digne du genre historique (c’est-à-dire, à l’époque, d’un grand genre littéraire). B. Les références littéraires qui assoient la grandeur de l’événement : historiographie, épopée, tragédie et dérision Le récit du siège est, du reste, l’occasion pour Josèphe de convoquer les grands modèles littéraires, en particulier ceux qui font de ce siège un événement hors normes, par son ampleur ou par l’absence de précédent. Ainsi, l’appréciation de Josèphe selon laquelle « aucune autre cité n’a enduré de pareilles souffrances (πεπονθέναι, V, 442), aucune génération, depuis l’origine des temps, n’a été aussi féconde en crimes » fait très probablement écho à la formule de Thucydide dans la célèbre préface de son Histoire de la guerre du Péloponnèse : « il advint à la Grèce même une somme de malheurs (παθήματα, I,  23) telle qu’il n’y en pas d’autre exemple en un temps équivalent ». Mais si l’événement historique, par sa dimension même, n’a pas de précédent, les hommes en ont. Les 12 000 jeunes gens nobles qui (IV, 331332 et 381-383) vont répandre un peu de terre sur des cadavres à qui les zélotes interdisent toute sépulture sont autant d’Antigone, face à un Créon collectif. Plus d’un récit de combat semble imiter ceux de l’Iliade 39 : combattants qui « bondissent », « colère », « audace », « javelots lancés de loin », blessés qu’on emporte, grand nombre de morts de part et d’autre, exhortations à ceux qui faiblissent, autant de motifs qui structurent, par exemple, l’assaut du peuple et des notables contre les zélotes assiégés dans le Temple 38. Plutôt qu’à la chancellerie impériale, dont on ne voit pas bien pourquoi ni comment elle aurait conservé ces données, je pense à Agrippa ou aux derniers vestiges de la dynastie hérodienne séjournant à Rome : Josèphe dit (Autobiographie, § 363) entretenir une copieuse correspondance avec Agrippa II, qui fait précisément un voyage officiel à Rome c.  75 ; il pouvait aussi en fréquenter les deux sœurs, la fameuse Bérénice (présente à Rome entre 75 et 79) et Drusilla, qui avait épousé le chevalier Félix, procurateur de Judée dans les années 50 ; ou peut-être à son propre frère, dont Josèphe nous laisse entendre qu’il a pu s’enfuir au dernier moment (VI, 114). 39.  Sur la persistance du modèle troyen dans les récits de destruction de ville dans la tradition littéraire, voir le chapitre de Fr. Chapot et J.-L. Vix, supra, p. 103-113.

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(IV, 197-207) et qu’on trouve dans la bataille du chant IV (v. 422-544), puis dans la grande et terrible bataille au pied du rempart des Achéens (chants XII-XVI) et autour du corps de Patrocle (chant XVII) ; on trouve les jets de pierres au chant XI (v. 542). Il y a du Diomède dans le Titus isolé face à l’ennemi, qui voit ses officiers s’enfuir sans le voir comme Ulysse s’enfuit sans entendre l’Achéen et qui dirige ses chevaux dans une course à travers les traits, Dieu l’assistant comme (par simple inversion) Zeus arrête le char de Diomède parti à la rencontre d’Hector (comparer Iliade, VIII, 78-142 et BJ, V, 54-66) ; il y a de l’Hector, justement, dans le Titus qui stimule ses troupes au bord du ravin : « ainsi Hector, pressant ses compagnons, les pressait de franchir le fossé » (Il. XII, 37-50). D’ailleurs, plus on avance dans le temps et plus les assauts, des Juifs contre le rempart de bois des Romains, des Romains contre le rempart du Temple, ressemblent à la furieuse bataille des chants XII-XV contre le rempart des Achéens. Au reste, la chose ne va pas sans une part d’ironie amère, voire de parodie : la colère de Simon bar Gioras à qui l’on a volé sa femme, mélange de Briséis juive et de Patrocle au féminin, est une sorte de colère d’Achille burlesque (comparer IV, 540-544 et Il. XX, 377-415). Dérisoires et tragiques Achille encore, ces rebelles qui égorgent un prisonnier romain et le traînent derrière un char tout autour de la ville assiégée (VI, 359) sans imaginer que, peut-être, derrière l’apparente inversion, se cache un présage que la ville assiégée va tomber à son tour. IV. L e s

hor r eu r s de l a gu e r r e

L’action de ces Juifs prétendument poussés par leur zèle religieux et les conséquences de leur action sont (présentées par Josèphe, il faut toujours le garder à l’esprit) un long, permanent et vertigineux enfoncement dans l’impiété, la cruauté et, pour finir, la perte de toute humanité. Là où Achille se ressaisit, eux ne connaîtront pas de limites ; ou si peu. A. La guerre, révélateur d’une inhumanité latente et quasi universelle Le long enfoncement dans une inhumanité progressive est un cliché de la littérature de guerre : Homère et Thucydide en fournissaient deux exemples prestigieux parmi tant d’autres. Mais, chez Josèphe, la guerre est d’une manière générale le terreau, ou le révélateur immédiat d’une inhumanité latente qui ne demande qu’à s’exprimer : dès le début du récit, il n’en faut pas plus que les premiers troubles hiérosolymitains pour que, à Césarée, les habitants, majoritairement païens, égorgent « en moins d’une heure, vingt mille » Juifs résidents, sans égard pour le sabbat, provoquant en retour dans toute la Judée des représailles au terme desquelles

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les Juifs des autres lieux « massacrèrent un nombre infini de prisonniers » (II, 460), pratique que ne condamne encore aucune convention internationale, mais que Josèphe souligne évidemment pour réprouver cet abandon à la fureur indigne d’un bon Juif, tandis que « de leur côté, les Syriens ne tuaient pas moins de Juifs, [autant] par haine » que, préventivement, par peur de subir ce qu’ils commettaient (§ 461) : c’est alors le temps de la terreur, de la suspicion généralisée envers quiconque paraît judaïser tant soit peu, de la cupidité libérée ; on laisse par milliers des morts sans sépulture et sans soins ni respect (§ 462-465). Les Juifs de Scythopolis (l’actuelle Beith She’an, non loin du lac de Tibériade), ayant (au grand scandale de Josèphe) fait primer leur loyauté de concitoyens sur leur solidarité ethnique, sont cajolés par leurs concitoyens … dans le seul but d’endormir leur méfiance et sont traîtreusement massacrés. Dans cet épisode (§ 466-476), Josèphe condamne tout le monde, les Juifs traîtres à leurs coreligionnaires et qui n’ont eu que ce qu’ils méritaient, comme les citoyens de Scythopolis, instruments ignobles de cette justice du pire. Dans ce contexte, les rares cités qui résistent à cette contagion de l’avilissement, Sidon, Apamée, Gérasa, méritent d’être citées au tableau des justes, accessibles à la pitié ; mais ce sont trois cités très éloignées de l’épicentre des troubles. Leur mention, pour élogieuse qu’elle soit, sert aussi (et surtout ?) à faire comprendre au lecteur l’ampleur du déchaînement de haine : 17 500 morts pour les trois massacres les plus importants, probablement nettement plus de 20 000 au total, croit-on devoir comprendre, et la nécessité, pour échapper à cet enfer, de parcourir une centaine de kilomètres (au nord jusqu’à Sidon et Damas, à l’est jusqu’à Gérasa, l’actuelle Jerash). Et même, si Apamée a quelque mérite à avoir épargné ses Juifs, c’est donc qu’à 400 km de distance, on aurait pu se sentir solidaires des autres Syriens. On peut douter des chiffres donnés par Josèphe  4 0. Le plus important est à mon sens, ailleurs : à la fin de son ouvrage (VII, 362-369), il revient sur ces massacres, en ajoute d’autres, avec des nombres supérieurs et présente les Juifs scythopolitains en particulier, syriens en général comme victimes de la haine antisémite ambiante. Mais celui qui s’exprime alors, c’est Éléazar, le zélote commandant de Massada, pour exhorter les survivants au suicide. Discours admirable, discours admiré par Josèphe (et pour cause : aucun discours authentique ne se trouve dans aucun ouvrage historique de l’antiquité et Josèphe en est le véritable auteur). L’admiration est d’autant plus remarquable qu’Éléazar est un des personnages les plus honnis de Josèphe. La signification de cet épisode n’apparaît pleinement qu’à ce moment : cette explosion de violence a révélé aux Juifs, à toutes les factions juives, combien ils étaient haïs de ceux qui les entouraient, 40.  C’est ce que font, par exemple, G. Vermes, F. M illar et M. Black dans leur (importante) remise à jour de E. Schürer, The History of the Jewish People in the age of Jesus Christ, II, Londres  ‒ New York, 1979, p.  144 sans y insister, du reste.

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combien les Romains, absents des deux versions, sont restés indifférents à leur sort et combien, en déclenchant la guerre, ils ont déchaîné les forces du chaos destructeur non seulement des murs et des hommes, mais également de toutes les valeurs qui fondent l’humanité ; elle est un facteur unifiant de la mémoire juive, par le souvenir des horreurs subies, qu’elle symbolise tout autant que les épisodes qui vont suivre. Tous les Syriens (ou presque), comme un seul homme, ont commis des indignités majeures ; tous les Romains les ont laissés faire ; et tout ce que les Juifs ont entrepris « s’est révélé une source de plus grands malheurs. Tout a été pris, tout est tombé sous les coups de l’ennemi, comme si tout avait été mis en état pour lui procurer une victoire plus glorieuse, et non pour le salut de ceux qui avaient fait ces préparatifs » (§ 370 sq.). À vrai dire, les Juifs extrémistes ne sont pas les seuls responsables et Josèphe, qui tient là son « méchant parmi les bons » (si l’on ose le dire ainsi) est extrêmement sévère à l’égard du procurateur Gessius Florus. Injuste avec les Juifs, on l’a vu, celui-ci veut la guerre (II, 420) sans autre raison précise que de cacher les traces de sa propre malhonnêteté derrière le fracas d’un conflit médité dès les premières pétitions des Juifs (§ 282) ; et il n’hésite pas, selon Josèphe, à circonvenir son supérieur hiérarchique, le gouverneur Cestius Gallus, en corrompant le préfet de camp 41 Tyrannius Priscus et « la plupart des commandants de cavalerie » pour conduire leur chef à des atermoiements funestes, puisque, d’une part, la legio XII sera anéantie et que, par voie de conséquence, la guerre qui aurait pu être réglée en quelques jours durera, qu’elle sera sans merci et que le peuple juif, à son tour, boira le calice jusqu’à la lie. On notera que Tyrannius est, selon toute vraisemblance, membre de l’ordre équestre, tout comme Florus, et que c’est même très probablement le cas d’un bon nombre des officiers de cavalerie mis en cause par Josèphe. Sans vouloir se livrer à d’imprudentes spéculations, on peut tout de même dire que Josèphe suggère l’action délétère d’un « lobby équestre » qui, par une solidarité quelque peu « mafieuse », peut-être par l’appât du lucre, égare ceux qui sont légitimement chargés du commandement : l’ordo sénatorial et la famille régnante locale. Un écran entre la responsabilité éventuelle du commandement et les catastrophes auxquelles furent ainsi menés la légion romaine dans un premier temps, la 41.  Le préfet de camp est un officier de haut rang, souvent un ancien centurion primipile : c’est donc un soldat prestigieux, à la fois reconnu par les troupes (les primipiles étaient désignés par leurs pairs) et par la chancellerie impériale qui l’a promu à ce poste de fin de carrière ; sa solde le place au même niveau qu’un gouverneur équestre (procurateur) comme Florus. Il est en charge de « faire tourner » le camp : non seulement il est responsable de l’intendance, mais il est le supérieur hiérarchique des préfets et centurions de cavalerie et de tous les corps spécialisés (dont le génie) ; à ce titre, il dirige les opérations techniques du siège. Il a donc forcément l’oreille du gouverneur légat de la légion. Pour le dénoncer nommément, Josèphe devait être sûr de lui.

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totalité du peuple juif et son temple in fine ? Pas totalement : Cestius Gallus n’en est pas un meilleur chef et ne veut faire porter la responsabilité du désastre à Florus que pour détourner la colère de Néron ; chef incapable de décision, Gallus est mû par la veulerie plutôt que par une exigence de vérité (§ 556-558). À dire vrai, la guerre a ses raisons, qui, à la fin du siège, poussent le plus sage des princes à « ne pas empêcher » (sic !) ses soldats de crucifier chaque jour face aux assiégés jusqu’à cinq cents malheureux qui étaient sortis pour tenter de cueillir un peu de nourriture « et vu leur nombre, la place manquait pour les croix et les croix pour les corps » (V, 450-451). Mais la plus grande culpabilité est celle des insurgés jusqu’au-boutistes. B. Le déchaînement du sacrilège sous prétexte de piété Intimement modelés par leur perfidie, ils commencent par violer un serment en massacrant les soldats désarmés auxquels ils avaient pourtant juré la vie sauve (II, 450-454). Circonstance aggravante, ils commettent ce parjure un jour de sabbat (§ 456 42). Quand il les a rejoints, Jean de Gischala rivalise avec eux de « fourberie » et prête sans remords apparents un serment de fidélité aux défenseurs (selon Josèphe) de la pureté du temple, alors qu’il est un agent secret des zélotes qui s’en sont emparés. À partir du déchaînement de violence et de cruauté consécutif à la prise de Jérusalem par les Iduméens, apparaît le cliché du bonheur de ceux qui sont déjà morts, serait-ce dans les pires conditions (IV, 385 ; voir aussi V, 454, 517 ; VI, 213), et sa variante : la moindre impiété de ceux qui sont morts avant d’avoir pu ajouter les souillures aux souillures (V, 401). Car, forme d’horreur plus grave encore, ces factions qui prétendaient à une piété supérieure se sont distinguées par une impiété croissante. C’est ainsi que les sicaires de Menahem, éphémère premier chef de l’insurrection, assassinent le grand-prêtre en exercice, Ananias (Ḥanania, II,  441) ; bien que Josèphe évite de le souligner, il est probable que c’est ce qui provoque son renversement par Éléazar, qui était précisément le fils d’Ananias. Pourtant, les impiétés successives sont majoritairement commises par la faction d’Éléazar et de ses successeurs (Jean de Gischala, Éléazar ben Simon), point de ralliement de ceux qui voulaient combattre au nom d’un judaïsme en ébullition. Passons rapidement sur des impiétés dictées par des considérations pratiques : assiégée dans la cour intérieure du Temple, en conflit violent avec celle de Jean de Gischala, la faction d’Éléazar ben Simon se nourrit des aliments consacrés qu’elle y trouve (V, 8). Le fait même de se battre à l’intérieur du Temple est d’ailleurs en soi une profa42.  La violation du sabbat par ces pieux autoproclamés est un motif récurrent : cf. II, 460, 517.

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nation (soulignée au § 10). Jean finit par piller le trésor du Temple (§ 562). Mais, et c’est évidemment beaucoup plus grave, les zélotes profanent aussi les fêtes : l’assaut contre la faction dissidente d’Éléazar ben Simon se fait le jour de Pâque, dans la cour intérieure du Temple, devant le sanctuaire lui-même, au pied de l’autel, au moment même où ont lieu les sacrifices les plus importants, au mépris de la vie des fidèles et, pour que la coupe soit pleine, Josèphe précise que les assaillants, « pour la plupart, n’étaient [même] pas purifiés » (§ 100). C. L’inversion carnavalesque L’horreur du gouvernement des zélotes se résume en ceci qu’il est placé sous le signe de l ’inversion : même au plus fort de leurs discordes intestines, « ils ne s’accordent que pour assassiner ceux qui méritaient d’être sauvés » (V, 30). Josèphe a cette formule saisissante (§ 441) : entre Jean et Simon, « celui qui ne donnait pas à l’autre une part des malheurs d’autrui passait tout simplement pour un scélérat et celui qui ne recevait pas sa part souffrait d’être exclu de cette cruauté comme d’un bien 43 ». Dès la fin de l’automne 67, les insurgés s’arrogent le droit de nommer les chefs de prêtres par tirage au sort. Curieuse résurgence, ici, d’une vieille pratique démocratique dans un contexte où la tentation théocratique domine : on entre dans un temps carnavalesque, cette « régression du Cosmos dans le Chaos  4 4 ». Si l’affirmation de Josèphe est vraie, la pratique doit s’entendre comme une opposition frontale à la pratique oligarchique et aristocratique où convergeaient l’héritage des institutions mises en place à l’époque perse, au retour de l’Exil, et les conceptions romaines en matière d’autorités locales, bien plutôt que comme la trace d’un projet réellement démocratique. Josèphe s’en sert, de son côté, pour opérer un amalgame entre tout ce qui s’oppose à cette tradition : la pratique démocratique y est signe de « tyrannie 45 », la rupture avec la tradition y est 43.  Chez Jean (le Jean littéraire de la Guerre : nous n’en connaissons pas d’autre et surtout pas le « vrai » Jean de Gischala, qui n’est pas plus qu’un simple nom chez Tacite), c’est constitutif : dès les premières opérations en Galilée, « il tenait la fourberie pour une vertu et s’en servait contre ses meilleurs amis » (II, 586) ; mais à cette époque, il peut seulement « simuler la bonté tout en étant le plus sanguinaire des hommes » (§ 587). De la simulation à l’inversion, il y a un véritable épanouissement de sa nature. 44. M. Eliade, Le Sacré et le profane, Paris, 1987 (19651) [Das Heilige und das Profane, Hambourg, 1957], p. 72. On aurait également pu, dans une forme plus longue que ce chapitre, comparer efficacement le récit aux analyses de M. Bakhtine et à leur exégèse, p. ex. dans R. L achmann, « Bakhtin and Carnival : Culture as Counter-Culture », Cultural Critique, 11 (1988), p. 115-152 (p. 118 et 124-126 en particulier). 45.  Il ne semble pas que Josèphe confonde dans la même réprobation démocratie et tyrannie. Si, pour tous les intellectuels antiques depuis le iv e siècle, Josèphe y

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signe d’impiété et la prise de possession du temple pour y installer une sorte de quartier général des insurgés et s’y protéger du peuple en tient lieu de preuve (IV, 151, où voisinent les deux grands termes pour désigner le peuple : à la fois plèthos, la foule, et dèmos, le peuple institué). Il ne peut en ressortir qu’une parodie grotesque de cérémonie, une impiété caractérisée (ἀσέϐημα, §  157). C’est le moment que choisit Josèphe pour révéler l’appellation de « zélotes » (§ 160) que s’est donnée le groupe dirigeant l’insurrection : le contraste est évidemment soigneusement ménagé pour y prendre toute sa force polémique. Le temps d’une prise de pouvoir, Jérusalem devient une nef des fous  4 6, une saturnale sinistre et, à la parodie de culte succède une parodie de justice. Fatigués de massacres, ils décident de juger leurs derniers opposants, pour changer un peu : « aussi organisèrent-ils des tribunaux, des procès pour rire », avec de faux juges déguisés « comme pour une représentation théâtrale » ; non pas de leurs partisans, mais soixante-dix notables qu’il s’agissait ainsi d’humilier, qu’on fait présider une parodie de procès sans preuves, ni besoin de preuve, puisque les zélotes « avaient la conviction profonde qu’il en était ainsi et estimaient cela suffisant pour établir la réalité des faits » (une accusation de trahison inventée pour permettre l’exécution des derniers dirigeants qu’ils n’avaient pas massacrés). Mais un accusé, loin de jouer le jeu et de se défendre sans aucun espoir, se fait accusateur et les juges, prêts à le payer de leur vie (dit Josèphe), l’acquittent ! Alors nos zélotes, furieux que les juges aient gâché la farce, mêlant Guignol et Grand Guignol, tuent sommairement l’accusé et chassent les juges à coups de bâtons, ou plutôt « en les frappant pour les humilier, du plat de leurs glaives […] pour qu’ils annoncent à tous les habitants dans quel esclavage ils se trouvaient » : les notables sont asservis, donc objets d’une seconde et cruelle inversion (une contre-inversion, en quelque sorte) quand ils se trouvent habillés en magistrats (§ 334-344). L’inversion carnavalesque donne le signal d’une abolition de toutes ces barrières comportementales qu’il est aujourd’hui convenu d’appeler anthropologiques. Par goût de la farce, ils violent les barrières de genre : « ils precompris, la tyrannie est l’alpha et l’oméga du mal comme la démocratie est devenue pour notre époque « l’horizon évident du bien politique » (P. R osanvallon, Le Peuple introuvable : histoire de la représentation démocratique en France, Paris, 1998, p. 9), le même Josèphe fait quelques pages plus loin l’éloge funèbre d’un certain Gourion, « éminent par son mérite et sa naissance, et avec cela démocrate et tout épris de liberté, si jamais Juif le fut » (IV, 358). 46.  Josèphe, V, 424, énonce « la démence des factieux » (ἀπόνοια τῶν στασιαστῶν). Voir aussi II, 561 ; V, 436, 566 ; VI, 310, 328, 349, 398. Mais la démence aussi est contagieuse et s’étend, par exemple, aux Antiochéens après l’incendie de bâtiments publics, imputé aux Juifs par un notable apostat (VI, 57-58). C’est un des champs sémantiques les plus utilisés par Josèphe (avec celui du brigandage) pour qualifier toutes les conduites qui ressortissent aux aspirations messianistes … ou à l’antijudaïsme.

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naient sans vergogne les mœurs des femmes, arrangeaient leurs cheveux avec soin, portaient des vêtements féminins, s’inondaient de parfums et se faisaient les yeux pour rehausser leur beauté » (§ 561). Ils font plus généralement voler en éclat les règles de comportement social : « le viol des femmes était leur amusement » (§ 560). Ils détroussent les cadavres et en rient (V, 516). C’est encore par le même goût de la farce qu’ils commencent à se livrer à l’anthropophagie, une anthropophagie non seulement métaphorique (§ 344 : « ils pouvaient encore se nourrir des maux qu’ils causaient au peuple et boire le sang de la cité » ; § 440 : [Jean et Simon] « buvaient chacun à leur tour, à la santé l’un de l’autre, le sang de leurs concitoyens »), mais aussi réelle et quasi gastronomique, puisqu’« ils dévoraient leurs victimes arrosées de sang » (IV, 561). Progressivement, leur inhumanité gagne même les gens de bien, par contagion, ou plutôt par le poids des conditions de vie qu’ils imposent : les habitants victimes de la famine finissent par manger cru, ou mangent sans table à même le feu (V, 427-428) et les parents ôtent la nourriture de leurs parents, y compris la mère à son enfant en bas âge (§ 430). Le sommet (ou l’abysse) est atteint quand une mère (du nom de Marie fille d’Éléazar) dévore son propre nourrisson (VI, 201-208) : alors seulement, dépassés par ce qui n’était pourtant que leur contagion, les insurgés reculent et connaissent une limite à leurs surenchères (§ 212) 47. D. Tableau réaliste ou vision biblique ? L’historien est pris entre deux tentations : d’une part, ce qui semble montrer la qualité des sources d’informations de Josèphe, ses notations sur la déshumanisation des victimes rencontrent étonnamment celles de Primo Levi sur la déshumanisation des déportés dans l’univers concentrationnaire et totalitaire : « à l’égard des vivants, il n’y avait plus aucun respect de la part de leurs proches et, pour les morts, aucun souci de leur sépulture : la cause [en] était que chacun désespérait de lui-même ; car ceux qui se tenaient en dehors de la sédition n’avaient goût à rien, dans l’idée qu’ils mourraient certainement d’un moment à l’autre » (V, 33) ; ou (§ 515) cette saisissante notation qui, pour nous, pour un certain nombre d’entre nous en tout cas, ne peut pas ne pas faire surgir à la mémoire des images de notre monde : « au milieu des malheurs, pas un chant funèbre, pas une lamentation : la famine avait fait disparaître les émotions : ceux qui n’arrivaient pas à mourir regardaient, les yeux secs, la bouche contractée, ceux qui les avaient devancés dans le repos 48 ». 47.  Sur ce qu’est devenue cette scène dans les Historiae du Ps.-Hégésippe, voir le chapitre d’Agnès Molinier-A rbo, p. 238-241. 48.  Cf. P. L evi, Si c’est un homme, Paris, 1990 (19871) [Se questo è un uomo, Turin, 1957], en particulier ch. 9, p. 96-97 et ch. 13, p. 137. Voir aussi W. Szafran

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Pourtant, à l’inverse, certaines de ces anecdotes ou notations semblent bien être une projection pseudo-historique de l’imaginaire des textes bibliques sur l’événement. En l’occurrence, l’épisode de la mère dévorant son enfant semble bien articuler deux sources : les menaces de Moïse à l’adresse de ceux qui seraient tentés de « ne pas écouter la voix du Seigneur », en Dt 28, 53-57 ; et des échos de la quatrième des Lamentations de Jérémie 49, en particulier aux v. 5 (« ceux qui se nourrissent de mets délicats expirent dans les rues »), 9 (« les victimes de l’épée ont eu plus de chance que les victimes de la faim ») et 10 (« ces femmes, compatissantes, ont fait cuire leurs enfants ; ils leur servent d’aliment dans le désastre de la belle, de mon peuple »). Josèphe a, comme bien d’autres, interprété à travers ce texte une réalité qui, par des similitudes frappantes, s’y prêtait particulièrement bien. Il n’est pas le seul, en effet, puisque ces Lamentations sont encore (et probablement depuis lors) lues dans les synagogues à l’occasion des commémorations du 9 Av, en souvenir de la destruction du Temple. La version des Septante a d’ailleurs été « réactualisée » en grec assez tardivement (fin i er ou début ii e siècle), après cette destruction et très probablement à la lumière des récits qui en circulaient 50. Par la suite, Origène utilise expliet Y. Thannassekos, « Le deuil chez des rescapés d’Auschwitz : un processus interminable », 2006, publié en ligne : http://www.parole-sans-frontiere.org/spip.php? article124 (reconsulté le 28 novembre 2019). Les survivants rationalisent cette insensibilité psychologique en assurant que c’est nécessaire pour survivre ; à la vérité, c’est une conséquence psychologique intrinsèque au système concentrationnaire. 49.  La bible hébraïque parle seulement des Lamentations et le texte est une des megillot (l’un des cinq Rouleaux avec pour commencer Le Cantique des cantiques et Ruth, pour finir le Qohelet et Esther). C’est la tradition ultérieure qui, à partir des Septante, les attribue à Jérémie et les accole au livre prophétique. La tradition juive des targoums, du Talmud et Josèphe lui-même (cf. AJ X, 78, passage qu’on surinterprète peut-être : il fait surtout référence à 2 Ch 35, 25) s’inscrivent dans cette perspective désormais commune au judaïsme et au christianisme. La traduction ici utilisée est celle de la Nouvelle Bible Segond (2002). 50.  Cf. I. A ssan-Dhôte, « Lamentations – introduction », La Bible d ’Alexandrie, 25.2, Paris, 2005, p. 155 et 168-174 (c’est elle qui emploie le terme de « réactualisation »). Une telle démarche est d’ailleurs parfaitement conforme à la tradition juive du targoum telle que la définit (dès l’époque hellénistique et ultérieurement) R. L e Déaut, « La Septante : un targoum ? », R. K untzmann et J. S chlosser (éd.), Études sur le judaïsme hellénistique. Congrès de Strasbourg (1983), Paris, 1984, p. 147-195 (en particulier p. 153-157, 163, 172 sq. sur l’actualisation historique et 195). On pourra comparer la traduction, très littérale, de la Septante à celles de bibles fondées sur le texte massorétique et qui semblent plus en concordance avec le texte joséphien. Cf. Lm 4, 10, où le texte de la Septante emploie le verbe ἕψω, faire bouillir, quand Josèphe (VI, 208) utilise ὀπτῶ, faire rôtir (ou griller) : les deux versions représentent deux choix de traduction opposés à partir d’un verbe ‫ בשל‬qui signifie plus vaguement faire cuire (et aussi bien faire mûrir ; peut-être le sémantisme commun est-il de le faire par aoutage, ce qui correspondrait mieux à la version de Josèphe ?).

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citement le récit de Josèphe comme un moyen d’expliquer le propos plus allusif des Lamentations 51. Le motif de la tecnophagie (la dévoration d’un enfant par un de ses parents) renvoie aussi au second siège de Samarie et à l’épisode de la femme qui se plaint au roi Yoram que sa voisine, après avoir partagé le repas constitué par son fils, refuse maintenant de partager le sien propre 52 . Ce motif est donc un marqueur récurrent de la dureté extrême d’un siège et de la famine qui en découle. Bien sûr, Josèphe donne le nom, le patronyme et le lieu d’origine de sa contemporaine, et précise que tout le camp romain l’a su et en a parlé ; mais cela ne prouve rien en soi : il peut très bien s’agir d’un effet de réel dont il peut être aussi bien la victime que l’inventeur, et les rumeurs fonctionnent exactement ainsi 53. Il est donc probable que le texte de Josèphe procède à la fois de notations réelles et d’une vision des choses imprégnée du texte biblique. Mais comment, sans céder à l’arbitraire et à l’affirmation gratuite, faire la part entre les deux ? Encore une fois, l’historien ne peut plus approcher qu’un discours et en noter les échos et les intertextualités contradictoires. Du reste, la contradiction n’est peut-être qu’apparente : il est très plausible – et, somme toute, logique – que Josèphe, ayant recueilli des témoignages très concrets du délabrement physique et psychique de la population, en ayant très probablement constaté une partie par lui-même, ait fait partie d’un courant porté à interpréter ces manifestations concrètes à la lumière des « grilles de lecture » offertes par la tradition biblique. Dans ces conditions, il est impossible de se prononcer sur l’historicité effective des anecdotes comme celle de la mère tecnophage, qui peuvent aussi bien procéder de cette lecture que la justifier. Quoi qu’il en soit, ce carnaval est d’autant plus atroce que, entre deux farces, les zélotes s’enfoncent dans l’impiété comme l’avaient fait avant eux les partisans de Menahem. Ils assassinent le nouveau grand-prêtre (‘Anan/ Ananos), ainsi que les principaux chefs des familles sacerdotales, et non seulement ils les laissent sans sépulture (IV, 317), mais ils tuent (presque) sans compter ceux qui se risquent à recouvrir de terre les cadavres : Josèphe

51.  Origène, Origenes’ Klageliederkommentar (Fragmenta in Lamentationes), E.  K lostermann éd. [Leipzig, 1901], nouvelle éd. P. Nautin, Berlin, 1983, fragments CV, p. 273.10 (Lm 4, 10 et la tecnophagie de Marie fille d’Éléazar) ; CIX, p. 274.12 sqq. (Lm 4, 14 et la désertion du Sanctuaire par les êtres célestes, BJ VI § 299) ; CXV, p. 275.27 (Lm 4, 19). Remerciements à R. Hunziker-Rodewald et R. Gounelle pour le rapprochement qui précède. 52.  2 R 6, 28 sq. repris et développé par Josèphe dans les AJ IX, 64-67. 53.  C’est ce que suggère O. Montevecchi, « Opinione pubblica e rumores nei papiri greci », M. Sordi, Aspetti dell ’opinione pubblica nel mondo antico, Milan, 1978, p. 85-97 (repris dans O. Montevecchi, Scripta selecta, Milan, 1998, p. 239250).

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avance le nombre de 12 000 jeunes gens morts pour avoir voulu respecter ce fondement de la vie commune 54 ! Très ironiquement, Josèphe évoque cette régression comme une « révolution » (au sens exactement où des publicitaires cherchent à nous faire admettre qu’une voiture serait «  révolutionnaire  »), un chef d’œuvre d’inventivité (forcément pernicieuse dans les canons de la rhétorique ancienne) : ils « ouvrent des voies nouvelles à des vices que nous n’avions pas chez nous » (ξένας καινοτομεῖτε κακίας ὁδούς ; V § 402) et, plus que tout, « le lieu divin a été souillé par des mains de chez nous (έμφυλίοις) ». Toutes les circonstances convergent donc pour faire de la chute de Jérusalem le résultat d’une volonté divine, et non d’une décision pleinement romaine. V. L a

ch u t e du t e m pl e , produ i t d ’ u n et sig n e de l a

« e n t housi a sm e  » P rov i de nce

A. La colère divine Bien sûr, les victimes des zélotes ont pu avoir leur part dans la suite, en attirant par leurs imprécations et malédictions le courroux divin sur leurs bourreaux. Ainsi, Niger le Péréen 55, comprenant que, comme les autres victimes du coup d’État perpétré par les zélotes, il sera privé de sépulture, « appelle sur eux par ses imprécations la vengeance des Romains, la famine et la peste en plus de la guerre et, pour couronner le tout, leur destruction mutuelle ; or (commente Josèphe), tout cela fut réalisé par Dieu contre ces impies et, châtiment juste entre tous, ils étaient destinés à faire, avant peu, dans leur révolution, l’expérience de leur propre démence les uns à l’égard des autres » (IV, 361 sq.). Mais, de toute façon, les impiétés répétées des insurgés appelaient nécessairement et par elles-mêmes une punition divine, et les Romains n’ont été que son instrument. Le parjure de ce samedi de l’automne 66 où les 54.  Ou peut-être en incluant le nombre des victimes de tortures et d’exécution sommaires : la phrase (IV, 333) n’est pas claire sur ce point. 55.  Niger devait être le type même de personnage qui concentrait la haine des zélotes : son nom dit clairement qu’il venait d’un milieu déjà romanisé (même si un anthroponyme isolé ne peut pas nous renseigner sur le degré d’acculturation à l’œuvre) ; la Pérée était un district de Transjordanie, au nord de l’Idumée dont il était le « gouverneur » ou le « commandant » (II, 566 : ἄρχοντι, terme vague entre tous) : autant dire qu’il était à leurs yeux une créature du roi Agrippa, allié des Romains comme on l’a vu. De fait, il était probablement un transfuge, passé de l’entourage d’Agrippa au soulèvement, tout comme Silas le Babylonien, auquel il est associé dans le récit de Josèphe (II, 520 : combat victorieux contre Cestius Gallus ; III, 11-28 : désastreuse expédition d’Ashqelon et mort de Silas) et, proche des grands notables sacerdotaux, il devait prêter au soupçon de jouer double jeu.

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sbires d’Éléazar massacrèrent les soldats romains désarmés avait « souillé la ville d’une flétrissure telle qu’il fallait s’attendre à un châtiment, même si les Romains ne se vengeaient pas », parce que c’était un manquement au « respect de la divinité » (II, 455 sq.). Josèphe n’est pas toujours affirmatif et il laisse parfois la part du doute : ainsi, le jour même où est commis ce parjure, éclate un pogrom à Césarée, « comme par un effet de la Providence divine » (§ 457). Mais le doute s’estompe à mesure qu’il répète cette hypothèse : « je pense que Dieu, à cause des scélérats, s’était détourné même de son Tabernacle et qu’il empêcha la guerre de prendre fin ce jourlà », avance-t-il (II, 539) pour expliquer le renoncement de Cestius Gallus à prendre Jérusalem d’assaut, renoncement aux conséquences si funestes. Le refus de sépulture aux prêtres des grandes familles n’était même pas une raison de plus de craindre la vengeance divine, il en était le premier aménagement : « Je ne crois pas me tromper, commente Josèphe, en datant de la mort d’Ananos la prise de la ville. […] Dieu avait condamné la cité à être détruite à cause de ses souillures et, voulant purifier son sanctuaire par le feu, Il retrancha ceux qui Lui étaient attachés par une tendre affection » (IV, 318 et 323). Josèphe finit même par faire feu de tout bois pour affirmer la détermination divine : il n’en faut pas plus « qu’un terrible orage, accompagné de vents violents et de pluies torrentielles (les éclairs étaient ininterrompus, les coups de tonnerre épouvantables et la terre était ébranlée de mugissements extraordinaires) » à l’arrivée des Iduméens devant Jérusalem pour y voir « un bouleversement de l’ordre cosmique [qui] présageait clairement la ruine pour les hommes et ces prodiges faisaient conjecturer une formidable catastrophe » (§ 286 sq.). Hyperbole à prendre au second degré ? Il ne semble pas : la même nuit, un commando des zélotes peut faire entrer les Iduméens dans la ville et bénéficie d’un incroyable relâchement des sentinelles, « pour que [ces gardes et leur chef, ‘Anan, le grand-prêtre] meurent, conformément aux ordres de la Destinée (τῆς εἱμαρμένης) » (§  297). B. Les Romains, agents de la colère divine Dans ces conditions, l’incendie du Temple constitue « de la part des Romains, une purification par le feu » (V, 19) : très logiquement, le soldat qui incendie le Temple obéit à « l’impulsion d’un daimôn » (VI, 252), « contre la volonté de César [Titus] » (§ 266) : ce n’est pas tant, comme le pensait Renan, un trait de flagornerie qu’une vision religieuse présentée sous les dehors d’un enthousiasme à la grecque. Les Romains sont les agents, mais Dieu est la force agissante qui a dévasté sa ville 56. Et, pour 56. Même notation en VI, 110 et 249. Pour une analyse convergente, cf. J. McL aren, « The Jews in Rome during the Flavian period », Antichthon,

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mener les rebelles, les impies fous de Dieu, à leur destin, « Dieu aveuglait leur jugement à cause de leurs crimes 57 » (V, 343). Bien sûr, en pareil cas, seuls des regards extérieurs peuvent voir la providence divine à l’œuvre. C’est le cas de Vespasien qui, mieux que tous ses officiers (mais c’est pour cela qu’il est devenu l’empereur), comprend que « la divinité était meilleur général que lui : elle livrait les Juifs aux Romains sans effort de leur part et faisait cadeau au commandement romain d’une victoire exempte de dangers » (IV, 370). Assurément, la guerre, en réalité, « fut longue et massacrante », y compris pour les Romains, et Josèphe donne ici de la matière à ceux qui l’accusent de flagorner Vespasien ; mais il faut rapporter « sans effort » et « sans danger » à l’instant, et les peines au reste de l’éternité. Agrippa, dans un long discours au peuple de Jérusalem, avait déjà tout prévu, tant sont exactes les prophéties ex eventu et exemplairement clairvoyants les discours dont, par définition, rien n’avait été conservé et qu’il fallait donc, dans les ouvrages d’histoire, recomposer entièrement ou, au mieux, d’après des souvenirs lointains : « les observances par lesquelles vous espérez le plus vous concilier l’aide de Dieu, vous serez forcés de les transgresser et Dieu vous abandonnera [en particulier en combattant le jour du sabbat pour ne pas laisser les Romains profiter de ce jour de passivité]. Comment pourrez-vous invoquer l’aide de Dieu pour votre défense, vous qui aurez transgressé délibérément les règles du culte que vous lui rendez 58 ? »

Le sens profond et l’aboutissement de tout cela, Josèphe le livre aux habitants de Jérusalem quand, juste avant l’assaut contre le dernier rempart, Titus le dépêche pour une ultime tentative de conciliation : « Je pense que la Divinité a fui le sanctuaire et qu’elle réside chez ceux à qui vous faites actuellement la guerre » (V, 412) ; ce en quoi il ne fait que paraphraser Jr 12, 7 pour un auditoire qui était certainement capable de le remarquer. VI. U n

si ège à l a di m e nsion cosm iqu e

A. Un événement au cœur des oracles et des signes, témoignages incompris de la colère et des avertissements de Dieu On se doute qu’une foule d’oracles fut rapportée après coup à un événement comme celui-ci. Mais Josèphe attend (pour l’essentiel) la fin des événements avant de nous les rapporter : les présages sont bien utiles quand 47 (2013), p. 170 sq. Pour le point de vue romain, cf. la conclusion du chapitre d’A. Chauvot, p. 75-84. 57.  Même notation en conclusion du livre V, 572. 58.  II, 391 et 394. Même argument (et pour cause) dans la bouche de Josèphe, V, 403.

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on sait la fin de l’histoire. Ces années-là sont de fait marquées pour les anciens par un nombre inhabituel de manifestations célestes, et la destruction du Temple par un étonnant concours de prodiges et de dates 59. Au moment de la guerre, peut-être même avant 60, les prodiges visuels se multiplient : « Un astre assez semblable à une épée se tient au-dessus de la ville dans le même temps qu’une comète y était demeurée toute une année durant » ; [à Pâque, …] à la neuvième heure de la nuit, une telle lumière entoura l’autel et le sanctuaire qu’il semblait qu’il fît grand jour, et ce une demi-heure durant. […] Au cours de la même fête, une vache […] accoucha au beau milieu du sanctuaire d’un agneau ; et […] on s’aperçut à la sixième heure de la nuit que l’énorme porte orientale de la cour intérieure s’était ouverte d’elle-même. […]. De nouveau, peu de jours après la fête, […] on vit dans toute la région des chars célestes et des armées en phalanges qui s’élançaient à travers les nuages et entouraient les villes. Et pendant la fête dite de la Pentecôte, les prêtres entrés de nuit dans la cour intérieure du temple, comme c’est la coutume du fait de leurs fonctions, dirent qu’ils avaient d’abord eu leur attention retenue par un mouvement et par un grand bruit et ensuite comme la voix d’une foule : “Nous partons d’ici !” » (VI, 289-299).

Ajoutons, en marge de ces signes, qu’à la fête des Tabernacles (soukkot) de l’année 62, un campagnard illuminé, Jésus fils d’Ananias, se met à prophétiser le malheur de Jérusalem et le psalmodie quotidiennement pendant plus de sept ans malgré les mauvais traitements qu’on lui inflige (§ 300309). On se souvient que c’est à la fête des Tabernacles de 66 que la légion de Cestius Gallus est venue porter la guerre à Jérusalem. Pour les messianistes, l’épée céleste renvoyait à la prophétie d’Ésaïe 34, 5, qui annonce le siège de Jérusalem par les Assyriens et promet aux Hébreux en exil la reconstruction du Temple et le triomphe eschatologique de Sion 61. Ils n’écoutent pas ceux qui font valoir, au contraire, que 59. Toute cette partie de l’article résume S. Bardet, « Temps et messianisme selon Flavius Josèphe (La Guerre de Judée, VI § 220-315), ou le retour paradoxal du pire dans l’histoire juive », L. Dornel (dir.), Le retour (actes du colloque international Le retour : espaces, fractures, transitions, Pau, 27-29 mai 2015), Pau, 2016, p. 237-248. Plus précisément, la page qui suit doit beaucoup à F. Schmidt, « Signes et prodiges chez Flavius Josèphe et Tacite », S. Georgoudi et al., La raison des signes : présages, rites, destin dans les sociétés de la Méditerranée ancienne, Leyde, 2012, p. 253-290, lequel procède lui-même largement d’un article qu’il développe et améliore grandement, mais sans jamais le citer : C. M ézange, « Josèphe et la fin des temps », Chr.  Grappe et J.-Cl. I ngelaere, Le Temps et les Temps dans les littératures juives et chrétiennes au tournant de notre ère, Leyde  ‒ Boston, 2006, p.  212-230. 60.  Schmidt, « Signes et prodiges », p. 276-280 les rapporte tous, arbitrairement, à l’année 66. Josèphe ne les date pas et, sur les sept qu’il énumère, relie seulement entre eux les deux premiers et, par ailleurs, les trois prodiges de la période pascale. 61.  « Mon épée est ivre dans les cieux, dit le Seigneur. Voici qu’elle s’abat sur Édom ». À cette époque, le nom d’Édom est couramment interprété comme nom

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l’Éternel réglera « ses comptes dans le contentieux avec Sion » (34, 8). Ils veulent voir dans la lumière qui entoure l’autel l’épiphanie divine d’Ésaïe 60, 1 (ou, plus métaphoriquement, l’espoir né de l’ouverture des flots au passage de la mer Rouge : 9, 1-5) et dans la comète un signe de malheur pour les autres nations ; mais dans toutes les nations, une comète et une naissance monstrueuse annoncent des malheurs pour les spectateurs, pas pour leurs ennemis : la Sibylle juive (III, 334 sq.) en fait « pour les mortels un signe du glaive, de la famine et du trépas, de la destruction de chefs, d’hommes grands et illustres ». Quels grands ? Les plus grands, ceux de Rome ? Elle a pourtant précisé, peu auparavant (III, 326 sqq.) : « un jugement terrible surviendra encore […] pour avoir mis en pièces la Grande Maison de l’Immortel et l’avoir mâchée terriblement avec des dents de fer 62 » ! Les messianistes auraient dû comprendre de même que la vision des armées dans les cieux, qui faisait écho à la vision de la Sibylle juive (III, 805), et peut-être plus encore à celle de 2 R 6, 17, ne pouvait pas renvoyer à une situation de guerre eschatologique. « Il faudra que tous sacrifient au Grand Roi », prophétise la sibylle ; mais quel roi ? Le roi Messie, ou l’Empereur de Rome ? Le prodige de la porte ouverte et celui de la Pentecôte étaient tous les deux un rappel du livre d’Ézéchiel ; en 11, 1, le prophète insiste sur l’identité de la porte : c’est « la porte orientale de la Maison du Seigneur, qui est tournée vers l’orient » (sic pour la redondance 63). C’est le moment où l’Esprit saint va révéler au prophète la chute à venir de Jérusalem, juste avant l’oracle qui annonce la déportation « à Babylone, au pays des Chaldéens » (12, 1-20), que les Chérubins quittent la ville sainte (11, 22-25 ; cf. Jr 12, 7). B. Anticipations fallacieuses et retour cyclique des catastrophes Peu importent, à vrai dire, les significations contradictoires que leur donnent les uns et les autres ; ce qui compte ici, c’est que, comme l’indique F. Schmidt, ces signes relèvent du registre déjà connu des signes oraculaires et prophétiques ; mais aussi que ces signes sont constitués en série : ils ont leur équivalent chez les prophètes d’avant la chute du premier Temple  6 4 . cryptique de Rome, probablement en vertu d’une relative homographie en hébreu (voir M ézange, « Josèphe et la fin des temps », p. 212-214). Pour plus de détails, cf. le chapitre de M. Morgenstern, sections ii et iv, p. 264, 274 s. et 291. 62. Ici et infra, traduction de A. Dupont-Sommer (éd.), Écrits intertestamentaires, Paris, 1987, p. 1075-1095. 63.  Les traductions du texte biblique sont ici celles de la T.O.B. Sur la signification de l’orient, voir le verset Ez 43, 2 : « la Gloire du Dieu d’Israël arrivait depuis l’Orient ». 64.  Tout cela montre encore une fois à quel point, malgré le vieux cliché dont M ézange, « Josèphe et la fin des temps », se fait encore le relais, Josèphe écrit superficiellement pour des Romains hellénisés et en réalité pour des Juifs capables

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Ce qui aurait dû alerter les messianistes, véritables charlatans et faux docteurs de la Loi (VI, 288, 291, 294 sq.), c’est que ces signes, qu’ils croyaient favorables parce qu’ils les reconnaissaient, les inscrivaient tous en réalité dans du déjà vu, du déjà advenu, dans une histoire circulaire, sans que rien n’indique en eux une nouveauté qui inscrirait le temps juif dans une « flèche » linéaire. C’est ce qui fait que nous n’avons pas affaire à des événements qui seraient arrivés plusieurs fois (des occurrences multiples), mais bien à des récurrences cycliques 65. M. Eliade parle pour cela de temps sacré 66. Là où, tout occupés à l ’anticipation que constitue l’attente messianique 67, ils croyaient lire la promesse de l’accomplissement des temps, ils contemplaient, chaque fois, avec le même aveuglement renouvelé, la menace du retour de Nabuchodonosor, voire du chaos originel 68, dont Nabuchodonosor pourrait être une figure à peine affaiblie. Tacite, qui rapporte aussi une partie de ces prodiges 69, se scandalise que les Juifs n’aient même pas cherché à les conjurer. Mais il y a, entre la religiosité romaine qu’il exprime et celle du judaïsme, une différence inconciliable : Jahvé ne se laisse pas « conjurer par des vœux ou des victimes expiatoires ». Si les prodiges sont des signes (à peu près tout le monde dans l’antiquité 70, Josèphe comme les milieux messianistes, partage une commune conception du signe comme présage susceptible d’interprétation), si de lire au-delà des apparences et du sens obvie : cf. S. Bardet, Le Testimonium Flavianum. Examen historique, considérations historiographiques, Paris, 2002, p. 74. 152. 164. 175-180. 65.  Voir K. R. Jones, Jewish Reactions to the Destruction of Jerusalem in A. D. 70, Leyde, 2011, p. 188 sq. 66.  Eliade, Le Sacré et le profane, p. 63 : « le Temps sacré est […] à proprement parler un Temps mythique primordial rendu présent. [… Il] est par suite indéfiniment répétable ». Mais il serait illusoire de lier comme une règle un temps linéaire à la conscience historique et un temps circulaire, cyclique, au temps du mythe : voir Ph.  Talon, « Le temps linéaire comme temps du mythe », L. Couloubaritsis et J.‑J.  Wunenburger, Les Figures du temps, Strasbourg, 1997, p. 9-21. 67.  Sur ce point, voir S. Nordmann, Du singulier à l ’universel : essai sur la philosophie religieuse de Hermann Cohen, Paris, 2007, p. 120-124, qui a néanmoins le double inconvénient de ne pas distinguer entre messianisme et prophétisme et de ne pas prendre ses distances avec ceux qui prennent (apparemment) pour argent comptant l’opposition entre temps juif linéaire et temps grec cyclique. 68.  Voir M. Eliade, Le Mythe de l ’éternel retour. Archétypes et répétition, Paris, 1989 (19491), p. 82. 69.  Histoires, V, 13, 1. 70. Sur ce point précis, cf. Schmidt, « Signes et prodiges », p. 257 sq. : le judaïsme ancien n’est pas unanime et les cercles de Qumrān dénoncent encore cette idée. Mais elle finit par être associée communément dans la lecture biblique à l’annonce d’un Messie libérateur. Par la suite, les rédacteurs du corpus talmudique seront nettement plus réservés : M. Vārtejanu-Joubert, « Fonction épistémologique du signe chez les Tannaim et Amoraim », Georgoudi, La raison des signes, p. 501521.

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Dieu prévient ses fidèles qu’ils sont voués à l’écrasement, alors rien ne sert de multiplier les gestes conjuratoires, l’histoire courra quand même vers la catastrophe. Il n’y a pas d’autre alternative pour un Juif que d’obéir aux avertissements divins (pour ne pas commettre l’irréparable : il y a dans le judaïsme pharisien une part de libre action) ou de payer le prix de l’inconscience. Les chefs de la rébellion auraient dû les interpréter correctement 71, ils auraient dû renoncer à leur entreprise avant que l’histoire juive soit précipitée vers sa catastrophe. Le terme employé par Josèphe (§ 288) à propos de ces prodiges est sans équivoque : προσημαίνω signifie à la fois annoncer et ordonner (c’est la même polysémie que le verbe français signifier quelque chose à/pour quelqu’un). Les messianistes, en désobéissant à Dieu, ont provoqué le retour de la destruction et de l’exil, et non pas la promesse eschatologique. La fin du Temple entre également dans le cadre d’un concours de dates : la seconde destruction intervient à la date anniversaire de celle du premier (le 9 du mois d’Av, tish’a béav, selon la tradition rabbinique, « le dixième jour du mois de Loüs » selon Josèphe, § 250). Elle a été précédée et annoncée par trois séries de miracles qui coïncident avec Pessah, Shavouot et Soukkot, c’est-à-dire les trois grandes convocations de l’année liturgique (§ 268, 290, 299, 300-309), avec trois sacrifices qui sont des emblèmes de ce qui advient finalement au Temple et au judaïsme judéen : « autour de l’autel s’entassait une profusion de cadavres et, sur les marches du sanctuaire, coulait une grande quantité de sang et les corps de ceux qui avaient été tués en haut glissaient vers en bas » (§ 259). Ce ne sont pas de simples coïncidences : mot à mot, Josèphe écrit « et devint présent le jour fixé par le retour périodique des temps » (§ 250). Autrement dit, la destruction du second Temple réactualise celle du premier (la seconde destruction advient le jour anniversaire de la première destruction) tout en exaltant le cycle liturgique de l’année : il est dans la nature du rite de réactiver le temps sacré et circulaire 72 auquel le judaïsme (y compris le christianisme, bien sûr) tendait à substituer une conception linéaire et finaliste, en particulier sous l’influence des conceptions messianistes. Or, il est dans la nature du Temple d’être le lieu où s’actualise cette structure circulaire de l’histoire que le judaïsme rabbinique cherchera à faire de nouveau prévaloir. Josèphe lui-même souligne la symbolique cosmologique qui constitue le Temple : il est la représentation du cosmos. « En

71.  Mais la question messianique est caractérisée par la réversibilité foncière de ce qu’on croit (ou qu’on aurait dû) interpréter ou signifier : voir C. Batsch, « Bar Kochba et les signes du Messie dans la littérature rabbinique », Georgoudi, La raison des signes, p. 425-428 en particulier. 72.  Eliade, Le Sacré et le profane, p. 64.

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déposant douze pains sur la table, [notre législateur Moïse] signifie 73 l’année, partagée en douze mois ». De la même façon, les fêtes réactualisent la Création, réitèrent la libération de la Pâque, le miracle de l’huile ou celui, plus habituel, du retour des pluies, des moissons et des vendanges 74 . En d’autres termes, le temps prend figure circulaire dans l’année comme il le fait à l’échelle plus vaste des ères historiques 75. Mais les messianistes empêchent paradoxalement l’abolition du passé qu’assurent les rites destinés à traiter et apurer le temps cyclique. Ainsi le destin juif pourrait se trouver enfermé dans un cercle infernal : c’est l’entreprise du messianisme politique juif (censé provoquer l’avènement d’une ère radicalement nouvelle, une régénération du monde juif dans une histoire linéaire et finaliste) qui a abouti au retour des catastrophes, qui a provoqué pour le pire le retour au même des cycles historiques. Mais le paradoxe n’est pas dans le procès que fait Josèphe aux messianistes : il est, tel que nous le présente Josèphe, interne aux conceptions messianistes, vouées à l’échec par leurs contradictions. Étant donné l’intense circulation des idées stoïciennes dans tout le monde méditerranéen, l’idée d’un temps cyclique n’était étrangère ni à Josèphe, nourri de culture grecque autant que juive, ni probablement au courant apocalyptique. Dans ces conditions, l’idée que la nouvelle ère advienne par le feu peut tout à fait s’adapter par analogie à la situation, et l’incendie du Temple pourrait constituer une ekpyrosis miniature et symbolique, puisque, on l’a vu, le Temple symbolise le cosmos. On comprend mieux, alors, la joie que lisent les Romains effarés sur le visage des derniers combattants zélotes dans Jérusalem en flammes (VI, 364) : leur défaite n’est que militaire et ils ont sous les yeux l’assurance de leur victoire métaphysique. L’ère messianique s’ouvrira bientôt, ils en sont convaincus. C. Le récit joséphien, récit d’un prophète ? Le premier oracle dont parle Josèphe (IV, 388) est rapporté vaguement à « des hommes inspirés de Dieu » et annonçait la prise et l’incendie du 73.  AJ III, 182 : ἀποσημαίνει, au présent de répétition. Le sujet étant pourtant Moïse, mentionné pour la dernière fois … au § 108, rappelé seulement par la périphrase « notre législateur » au § 180 (fait de grammaire qu’occultent les traductions modernes), on ne saurait mieux dire qu’on se situe dans un temps sacré, périodique et indéfiniment réactivé par la répétition du rite. 74.  Voir S. A. Goldberg, La Clepsydre, Paris, 2000, p. 73 ; Eliade, Le Mythe, p. 36, 73-76. 75.  Sur le sentiment qu’ont eu les contemporains (et acteurs) des guerres de religion en France à la fin du xvi e siècle de revivre à leur tour les mêmes événements que les protagonistes du siège de Jérusalem, et en particulier la tecnophagie évoquée supra, cf. M. Bernard, « “Ton sang retournera où tu as pris le laict” : la figure de la mère cannibale, du siège de Jérusalem au siège de Paris », S. Dubel et A. Montandon (éd.), Mythes sacrificiels et ragoûts d ’enfants, Clermont-Ferrand, 2012, p. 423-437.

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CHAPITRE IV

Temple quand il « serait souillé par des mains autochtones : cette révélation (ajoute-t-il), les zélotes ne refusaient pas d’y croire, mais ils s’offrirent comme ministres de son accomplissement ». Autrement dit, les zélotes, assumant une logique messianiste, voulaient précipiter la fin des temps actuels par l’embrasement pour favoriser le renouvellement des ères et l’avènement des temps libérateurs, ce en quoi Josèphe ne pouvait voir qu’une folie, impie autant que funeste. Tout le récit de Josèphe nous donne à comprendre qu’il s’est réservé un autre rôle : laisser pour la seconde destruction ce que Jérémie a laissé pour la première. Nous avons, plus d’une fois, vu Josèphe pénétré de ses écrits. Mais on peut probablement aller plus loin et penser, après d’autres, qu’il a été frappé par un certain nombre de ressemblances entre le prophète et lui-même, voire qu’il se perçoit comme un second Jérémie, le prophète de la seconde destruction 76. Tout comme Jérémie, il est de famille sacerdotale (comparer Autobiographie § 1, BJ III, 352 et AJ X, 80), il a vu les signes de la catastrophe et a, impuissant, assisté à son accomplissement. Il a tenté d’avertir les esprits aveugles et se compare alors explicitement à son modèle (V, 392-393). À bien des égards, tout au long de son texte, il cherche à « coller » aux tournures du livre prophétique. Il est aussi celui qui, à l’instar de Jérémie, s’est caché dans une citerne (III, 341/Jr 37, 16), à qui le nouveau Nabuchodonosor a dépêché le tribun Nicanor comme un nouvel Eved-Melek (§ 346/Jr 38, 10), puis l’a pris sous son aile (IV, 622-629/Jr 39, 11-13) et il a été pris pour un traître (III, 439/37, 13-14). Même si les événements ne s’enchaînent pas tout à fait de la même manière, tout son récit vise à réduire l ’écart qui pouvait apparaître entre Jérémie et lui. Contrairement à ce que fait croire la traduction de P. Savinel (§ 361, p. 336), Josèphe n’écrit jamais qu’il « prophétise » ; mais l’expression « προδοσίαν εἶναι τῶν τοῦ θεοῦ προσταγμάτων, εἰ προαποθάνοι τῆς διαγγελίας » est peut-être encore plus forte et résonne avec les écrits religieux de son temps. Dans le terme διαγγελία, on reconnaît la même racine que dans le terme d’évangile. Josèphe le dit explicitement : il est celui à qui 76.  On peut probablement faire remonter cette hypothèse à D. Daube, « Typology in Josephus », Journal of Jewish Studies, 31/1 (1980), p. 18-36. En France, elle est reprise et amplifiée, avec une assurance peut-être un peu excessive et des citations de Jérémie qui peinent à trouver un équivalent probant chez Josèphe, par M. H adasL ebel, Flavius Josèphe. Le Juif de Rome, Paris, 1989, p. 202-206 (p. 205 : « depuis longtemps persuadé de son don prophétique, Josèphe était maintenant sûr d’être un nouveau Jérémie »). Elle développe ses vues dans « Prophétie et histoire chez Flavius Josèphe », N. Grimal et M. Baud (éd.), Événement, récit, histoire officielle : l ’écriture de l ’histoire dans les monarchies antiques, colloque du Collège de France, amphithéâtre Marguerite-de-Navarre, 24-25 juin 2002, Paris, 2003, p. 115-127. Plus récemment, voir T. S. Ferda, « Jeremiah 7 ». Voir enfin, M. K nowles, Jeremiah in Matthew’s Gospel. The Rejected Prophet Motif in Matthean Redaction, Londres et aliis locis, 2015, en particulier p. 251-254, ouvrage qui permet de remettre cette identification dans son contexte : c’est en réalité un cliché de l’époque.

LE SIÈGE DE JÉRUSALEM

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Dieu a ordonné (προσταγμάτων) de ne pas mourir dans le martyre et de répandre, non la « Bonne nouvelle », mais la nouvelle dont il est le messager (c’est le sens exact de διαγγελία) : il n’est pas seulement le vecteur, il est traversé (δια-) par la parole oraculaire, par la compréhension rétrospective et prospective de l’événement, par la mission sans espoir du prophète que son entourage n’écoute pas, mais qui sème les conditions obliques de l’histoire. Et la vraie trahison (προδοσία) serait de ne pas le faire, d’y résister. Car, en se faisant maître de l’oracle qui promettait le pouvoir sur le monde à un homme venu d’Orient, en lui donnant un sens et une incarnation (c’est du moins sa présentation des choses : § 400-407), en participant selon ses moyens à la défaite non seulement militaire, mais intellectuelle (espérait-il) des messianistes insurgés, il a redonné un sens à l’Histoire, il a posé un acte vraiment prophétique 77. Mais si tous ces rapprochements sont valides, si Josèphe en est bien conscient, alors on ne peut pas faire abstraction de Jr 25, 11-14 et 29, 10 : « Quand les 70 ans seront révolus, je sévirai contre le roi de Babylone. […] Je ferai fondre sur ce pays-là […] tout ce que Jérémie a prophétisé. […]. J’accomplirai pour vous mes promesses concernant votre retour en ce lieu ». L’empire de Rome ne sera pas éternel : Josèphe voit plus loin que les autres, plus loin même que ces Romains qui se vantent d’une Rome éternelle (qu’il se garde bien de récuser, bien sûr, ou seulement d’évoquer). Son lecteur juif, s’il a repéré les innombrables allusions à Jérémie, connaît aussi, forcément, cette prédiction (Dn 2, 31-35) : Nabuchodonosor ne sait pas qu’il a rêvé de la finitude historique de son empire. Josèphe, lui, sait que, avec la roue des temps, tourne la roue de la Fortune. Et alors, les temps venus 78 … C onclusion Le long récit du siège de Jérusalem par Flavius Josèphe est donc un très précieux et très embarrassant monument littéraire. Monumental, il l’est à bien des sens : par ses dimensions ; par son importance littéraire (si Josèphe n’est pas, loin de là, un grand styliste – mais combien l’ont été ou le seraient, écrivant dans une langue seconde ? – il fait preuve en bien des passages d’un souffle remarquable) ; et bien entendu par sa fonction mémorielle.

77.  Pour un peu plus de détails sur ce point, voir Bardet, « Temps et messianisme », p. 148. 78.  Nouveau Jérémie, Josèphe est ainsi à l’opposé d’autres traditions vétérotestamentaires qui, tout comme ensuite Eusèbe de Césarée (cf. chapitre d’H. Huntzinger, p. 194-208, insistent sur le caractère définitif et irréversible de la destruction.

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CHAPITRE IV

Il est notre seule source chronologique ; notre seul et unique tableau des groupes religieux, sociologiques et stratégiques en présence lors du conflit. Il est, de ce fait, à la fois irremplaçable et invérifiable ; très détaillé et, parfois, curieusement imprécis ; apparemment réaliste et constamment suspect de déformations idéologiques. Nous avons vu dans ce texte non seulement les traces d’une culture et grecque, et juive, vivante, à l’œuvre, mais aussi originale, avec une probable inventivité littéraire que – à notre connaissance – personne n’avait encore mise en lumière. Piètre styliste, Josèphe n’en développe pas moins une vision des événements assez puissante pour nous donner, à deux mille ans de distance, l’illusion d’un reportage (sa description des populations à l’agonie télescope les images de la libération des camps en 1945 et, pour ma génération, celles de la famine au Biafra, en 1968-1970), mais aussi assez cohérente avec les représentations scripturaires et philosophiques pour faire naître le soupçon que nous avons affaire à un esprit profondément religieux et – pour paraphraser une formule célèbre – à « du biblique plaqué sur du vivant ». Et dans cet « essai sur la signification du religieux » qui affleure constamment sous le récit politique et militaire, la question messianique est, en fin de compte, au cœur de la « machine infernale » de l’histoire. Mais, dans le texte joséphien, elle est masquée par des artifices de dénomination bien connus : maquiller les enjeux eschatologiques de la révolte sous des épithètes insultantes, disqualifiantes (séditieux, brigands …) ; ne jamais traduire les « étiquettes » techniques (que pouvait comprendre un lecteur romain à la catégorie de « zélote », sinon, superficiellement, une sorte de « zélée radicalité » ? À celle de « sicaires », sinon que c’étaient des tueurs au couteau ?) ; abreuver le même lecteur, par moments seulement, de noms de personnes (que pouvait-il en faire ? Beaucoup ne réapparaissent pas et ne semblent pas avoir d’autre effet que la couleur locale), sans jamais expliquer à quels enjeux, à quelles querelles religieuses ils se rattachent. Et on comprend bien que l’auteur Josèphe, qui ne voulait pas encourir l’incompréhension de son lecteur romain en l’entretenant de concepts pour lesquels il aurait fallu d’infinies explications, n’y avait pas plus intérêt que le Juif Josèphe, qui écrivait plus profondément et plus discrètement pour convaincre ceux qui savaient lire entre les lignes, comprendre les implicites : ses coreligionnaires versés en matière de bréviaire. Mais c’est ce maquillage imparfait qui – parce que maquillage, parce qu’imparfait – permettra une lecture chrétienne de la chute de Jérusalem comme punition pour n’avoir pas reconnu le Messie : les attaques antimessianiques ne sont bientôt pas lues comme telles ; elles sont lues comme une confirmation des prédictions du Christ sur la chute du Temple et une attestation de la géographie sacrée 79. 79. Voir infra chapitre VII, p. 241-245.

Deuxième partie La destruction de Jérusalem : interprétations et réécritures

Chapitre V

EUSÈBE DE CÉSARÉE ET LES RUINES DE JÉRUSALEM Hervé Huntzinger La tradition chrétienne de la chute de Jérusalem a fait l’objet de plusieurs études d’ensemble faisant apparaître les grands traits de celle-ci dans le cadre de la polémique antijuive des premiers siècles 1. En tant qu’héritier d’Origène, mais aussi de Justin de Naplouse ou de Clément d’Alexandrie, Eusèbe représente un maillon essentiel de cette tradition, dans la mesure où une partie de l’argumentation eusébienne est dirigée contre les rabbins de l’importante école talmudique de Césarée 2 . On ne peut affirmer qu’à l’instar d’Origène, Eusèbe débattait directement avec eux, mais son œuvre

1.  Voir en premier lieu H.-M. Döpp, Die Deutung der Zerstörung Jerusalems und des Zweiten Tempels im Jahre 70 in den ersten drei Jahrhunderten nach Christus, Tübingen, 1998 et A. Gregerman, Building on the Ruins of the Temple : Apologetics and Polemics in Early Christianity and Rabbinic Judaism, Tübingen, 2016 (que je n’ai pu consulter que partiellement). Pour un survol plus synthétique voir E.  Fascher, « Jerusalems Untergang in der urchristlichen und altkirchlichen Überlieferung », Theologische Literaturzeitung, 89 (1964), p. 81-98, ou P. W. L. Walker, Holy city, holy places ? Christian attitudes to Jerusalem and the Holy Land in the fourth century, Oxford, 1990. Voir aussi S. I nowlocki, « L’argument de la chute de Jérusalem et sa réappropriation dans la propagande chrétienne des premiers siècles », Le figuier. Annales du Centre interdisciplinaire d ’Étude des Religions et de la Laïcité de l ’Université libre de Bruxelles, 2006/2007, 1, p. 15-38. Les aspects liés à Flavius Josèphe sont traités par H. Schreckenberg dans plusieurs publications : Die Flavius-Josephus-Tradition in Antike und Mittelalter, Leyde, 1972 ; « Josephus und die christliche Wirkungsgeschichte seines ‘Bellum Judaicum’ », dans W. H aase et H. Temporini (dir.), Aufstieg und Niedergang der römischen Welt : Geschichte und Kultur Roms im Spiegel der neueren Forschung, II. 21. 2, Berlin, 1984, p. 1106-1217 ; et « The Works of Josephus and the Early Christian Church », dans L. H. Feldman et G. H ata (dir.), Josephus, Judaism, and Christianity, Leyde, 1987, p. 315-324. 2.  Celle-ci est notamment marquée par R. Abbahu (250-320) et les « rabbins de Césarée » mentionnés dans le Talmud de Jérusalem (J. Dem. II, 1, 22, c). On peut citer comme exemple d’implication dans cette controverse le Commentaire sur Isaïe dans lequel M. J. Hollerich, Eusebius of Caesarea’s Commentary on Isaiah, Oxford, 1999, p. 160, perçoit de nombreux éléments de réponse aux rabbins. Les récits de la destruction de Jérusalem (70 ap. J.-C.), édité par Frédéric Chapot (JAOC 19), Turnhout 2020, p. 175-208. DOI 10.1484/M.JAOC-EB.5.119482 © F  H  G

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répond manifestement à leurs arguments, notamment sur la question de la destruction de Jérusalem et du Temple 3. Toutefois, plus qu’une synthèse de la tradition chrétienne, Eusèbe intègre les événements de 70 dans une histoire générale du monde et leur confère ainsi une signification théologique. De fait, la destruction de Jérusalem consacre, pour Eusèbe, le commencement de l’époque chrétienne dans un cadre théologique destiné prioritairement aux chrétiens eux-mêmes, bien au-delà de la tradition antijuive dont il hérite 4 . À cela s’ajoute un troisième niveau de lecture, plus local. Eusèbe, évêque de Césarée et, par conséquent, métropolitain d’Ælia/Jérusalem, est pris dans des tensions politiques avec l’évêque de celle-ci, en particulier autour de l’année 325 durant laquelle se tient le concile de Nicée, sachant que Macaire de Jérusalem est un fervent opposant aux ariens, qui ont la faveur d’Eusèbe 5. Ce contexte explique que ce dernier ait cherché à minorer le rôle d’Ælia/Jérusalem. D’ailleurs, contre toute attente, après la découverte du Saint-Sépulcre et les premiers projets menés par Macaire de construire un édifice, Eusèbe, loin d’amender ses positions dans un sens plus conforme aux projets constantiniens 6, ne cherche qu’à démontrer avec plus de force l’obsolescence de la ville. L’explication réside dans le fait que, pour Eusèbe, les ruines de Jérusalem sont la preuve de la fin irrémédiable de « la métropole royale des Juifs ». Il s’applique dès lors à charger ces ruines de significations historiques et prophétiques, de façon à en faire un symbole visible, non seulement de l’erreur des Juifs, mais aussi de l’interprétation spirituelle du royaume et, plus encore, du peu d’importance de la cité contemporaine, qu’il appelle de préférence Ælia. Les éléments de ce dossier sont éparpillés dans une grande partie des œuvres d’Eusèbe, mais plus particulièrement dans quatre d’entre elles. La Démonstration évangélique est une partie d’un ensemble apologétique composé de la Préparation évangélique et de la Démonstration évangélique. Le premier volet, rédigé entre 312 et 318, dans les années suivant les persécutions tétrarchiques, répond surtout aux arguments des païens et cherche à montrer l’antiquité du christianisme par sa filiation au judaïsme. 3. Sur le fondement d’Orig. Epist. ad Afric. 5, la réalité de débats tenus à l’époque d’Origène est défendue par H. Bietenhard, Caesarea, Origenes und die Juden, Stuttgart, 1974, p. 48-51. Leur existence sous Eusèbe est probable selon J.  Ulrich, Euseb von Caesarea und die Juden. Studien zur Rolle der Juden in der Theologie des Eusebius von Caesarea, Berlin, 1999, p. 19-27. 4. S. Morlet, La Démonstration évangélique d ’Eusèbe de Césarée, Paris, 2009, p. 61 a bien expliqué que la Démonstration évangélique en particulier n’est pas réductible à une œuvre antijuive ou antipaïenne, mais doit se comprendre comme un enseignement de la doctrine chrétienne. 5.  Gregerman, Building on the Ruins of the Templẹ, p. 99-100. 6.  Walker, Holy City, Holy Places ?, p. 307.

EUSÈBE DE CÉSARÉE

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Le second, rédigé entre 318 et 323, décale le propos en développant l’idée d’un remplacement du judaïsme, rendu obsolète, par le christianisme, d’où un intérêt particulier pour les événements de 70 et, contrairement à l’Histoire ecclésiastique, un traitement plus approfondi des conséquences théologiques de l’événement 7. L’Histoire ecclésiastique, quant à elle, a probablement été rédigée en 324, au moment où Constantin rend à Ælia son nom de Jérusalem 8. Le Commentaire sur Isaïe, écrit en 325 et 328, poursuit, à une époque plus tardive de sa vie, son œuvre d’interprétation polémique des Écritures : la question de la destruction de Jérusalem y tient une place importante 9. La Théophanie, enfin, dont nous ne possédons plus qu’une version syriaque, est probablement une adaptation de la Démonstration évangélique. Sa date est aussi problématique, bien qu’elle soit certainement postérieure à 325 10. I.  J é rusa l e m , l’ h i s toi r e

du mon de et l’ob se rva nce de l a

L oi

L’ensemble de l’argumentation d’Eusèbe s’appuie sur un schéma historique élaboré dans la Démonstration évangélique, mais auquel font échos aussi bien l’Histoire ecclésiastique, le Commentaire sur Isaïe que la Théophanie. À partir de l’idée d’une forme primitive de christianisme, Eusèbe applique un schéma chronologique organisé autour de trois périodes 11 : le 7.  Gregerman, Building on the Ruins of the Temple, p. 100-102. Ulrich, Euseb von Caesarea und die Juden, p. 35-36 relève toutefois des mentions de la destruction de Jérusalem dans la Préparation évangélique, notamment en 1, 3. 8.  La date de publication de l’Histoire ecclésiastique a fait l’objet de vifs débats. Elle se situe sans aucun doute entre 306 et 326, pour certains de façon échelonnée. L’hypothèse d’une publication unique en 324 est toutefois la plus probable. A. P. Johnson, Eusebius, Londres  ‒ New York, 2014, p.  20-21. 9. Contrairement au Commentaire sur les Psaumes, le Commentaire sur Isaïe bénéficie d’une édition de qualité par J. Ziegler dans les GCS : Eusebius, Der Jesajahkommentar, éd. J. Ziegler, Berlin, 1975 (désormais citée « éd. Ziegler »). Son intérêt historique a été démontré par M. J. Hollerich, Eusebius of Caesarea’s Commentary, notamment p. 1-12 pour la réévaluation historiographique et p. 19-26 pour la date. M. J. Hollerich, « Eusebius as a polemical interpreter of scripture », dans H. W. Attridge ‑ G. H ata (éd.), Eusebius, Christianity, and Judaism, Detroit, 1992, p. 585-615. Pour une présentation (très) synthétique des prophéties, voir A.  Kofsky, Eusebius of Caesarea against paganism, Leyde, 2002, p. 148-150. 10.  Walker, Holy City, Holy Places ?, p. 307. En faveur d’une publication de la Théophanie seulement en 337, voir J.-R. L aurin, Orientations maîtresses des apologistes chrétiens : de 270 à 361, Rome, 1954, p. 101, n. 41. 11.  Morlet, La Démonstration évangélique, p. 159-170 pour une présentation générale de l’argumentation. Une présentation avait déjà été faite par J. Sirinelli, Les vues historiques d ’Eusèbe de Césarée durant la période prénicéenne, Dakar, 1961, p. 134-163. Plus récemment Gregerman, Building on the Ruins of the Temple, p. 126.

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CHAPITRE V

temps des patriarches, le temps de la Loi de Moïse et le temps chrétien qui suit la mission de Jésus, sa crucifixion et la destruction de Jérusalem en 70. Par là il développe l’idée d’une religion originelle conforme aux préceptes du Christ, qui aurait été pervertie au contact des Égyptiens, puis restaurée par Jésus. Le premier temps de la chronologie tripartite eusébienne correspond en grande partie à la Genèse et couvre l’époque des patriarches avant Moïse. Dans la Démonstration évangélique Eusèbe pose la question de savoir comment il fallait caractériser ces premiers croyants, dans la mesure où ils ne pouvaient être Grecs, puisqu’ils ne suivaient pas la superstition polythéiste avec laquelle Abraham avait rompu, ni Juifs, puisqu’ils ne suivaient pas la loi de Moïse 12 . Pour cette raison Eusèbe les distingue des « Juifs » en utilisant le terme d’« Hébreux 13 ». La religion des Hébreux, avant la servitude en Égypte, n’étant ni grecque, ni juive, relevait d’une troisième forme de religion (τρίτον θεοσεβείας τρόπον) qui préfigure le christianisme. Ce dernier sera alors essentiellement une restauration de cette religion originelle 14 . Ainsi, avant Moïse, les patriarches respectaient déjà les commandements de Dieu 15. Même Melchisédech, qui n’était pas circoncis et ne respectait pas les interdits alimentaires ou le shabbat, était dit « vivant conformément à l’Évangile du Christ 16 ». L’Alliance d’Abraham elle-même est assimilée aux préceptes du Christ 17. 12.  Eus. DE I, 2, 3-5. Eusebius Werke. Sechster Band. Die Demonstratio Evangelica, éd. I. H eikel, GCS 23, Leipzig, 1913, p. 7-8 (désormais « éd. H eikel » ; sauf mention contraire, les traductions sont personnelles). Voir aussi Eus.  Theoph. IV, 3 (Eusebius Bishop of Caesarea on Theophania of Divine Manifestation of Our Lord and Saviour Jesus Christ, éd. S. L ee ), Londres, 1842. En l’absence de pagination dans l’édition syriaque nous donnerons par commodité les références dans la traduction anglaise : Eusebius Bishop of Caesarea on Theophania of Divine Manifestation of Our Lord and Saviour Jesus Christ, S. L ee (trad.), Cambridge, 1843, p. 213 (désormais « L ee »). 13.  Eus. DE I, 6, 29. Sur la distinction entre « Hébreux » et « Juifs », voir Ulrich, Euseb von Caesarea, p. 121-131, notamment le tableau de synthèse p. 123, qui replace ces termes dans un schéma chronologique général intégrant les païens. Voir aussi Morlet, La Démonstration évangélique, p. 170-177 et Eusèbe de Césarée, La préparation évangélique, Livre VII, G. Schroeder (intr. et trad.) et É.  des Places (éd.), Paris, 1975, « Sources chrétiennes », 215, p. 17-21. Le concept d’« Hébreux » permettait d’historiciser une catégorie philosophique et un schéma probablement repris aux néoplatoniciens. 14.  Eus. DE I, 2, 8-10. Il est ainsi possible de définir le christianisme comme une « troisième voie ». Morlet, La Démonstration évangélique, p. 152-154. 15.  Eus. DE I, 6, 3. Même Abraham avant la circoncision (mais aussi DE I, 6, 5 ; I, 6, 9) ou Joseph (DE I, 6, 11). 16.  Eus. DE I, 6,  2 : κατὰ τὸ Χριστοῦ εὐαγγέλιον βιοῦντα (éd. H eikel, p. 23). 17.  Eus. DE I, 6,  8 : νόμιμά τε ἄλλα καὶ ἐντολαὶ Χριστοῦ (éd. H eikel, p. 24). À noter que dans la Vie de Constantin (III, 51-53), Eusèbe ne manque pas de citer la lettre de Constantin à Macaire ordonnant la construction d’un monument au lieu

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Au contraire, l’instauration de la Loi de Moïse ouvre une seconde période, intermédiaire 18. La Loi permet de maintenir dans l’Alliance les « Juifs », qui avaient été pervertis par l’idolâtrie des Égyptiens 19. Cette distinction est le fondement de celle opérée systématiquement par Eusèbe entre les « Hébreux » d’avant la servitude en Égypte et les « Juifs », les premiers n’ayant pas besoin d’une loi, que la faiblesse des seconds rendait nécessaire 20. Contraint par cette imperfection, Moïse a bâti une première pierre par l’instauration d’un rituel fondé sur « des sacrifices et des cérémonies corporelles 21 ». Dans ce cadre, il trace un cercle en un lieu précis et leur interdit de célébrer le rite ailleurs. C’est le fondement de l’obligation de célébrer le rite dans le Temple de Jérusalem. L’argumentation d’Eusèbe est, en effet, marquée par une forte tendance à accentuer le particularisme du judaïsme antique, de façon à démontrer que la Loi était inapplicable en dehors de la Judée, voire en dehors de Jérusalem même 22 . Dans la Démonstration évangélique Eusèbe relève que le respect de la Loi de Moïse, notamment parce qu’elle impose de se rendre trois fois par an à Jérusalem, nécessite de résider près de la ville : « Donc ceux qui doivent se réunir trois fois par an à Jérusalem pour accomplir les rites ne pouvaient pas, sans doute, habiter loin de la Judée, mais à l’intérieur, autour de ses frontières 23 ». Un peu plus loin il indique que, dans le cadre de la loi mosaïque, seuls les habitants de la Judée peuvent espérer suivre difficilement ces règles et que cela était hors de question pour les autres 24 . Dès lors, Eusèbe met en place les outils pour démontrer le caractère transitoire de la Loi induit par le lien fondamental entre le Temple et l’observance. La destruction de la cité et du Temple aboutit nécessairement à

du chêne dit de Mambré, considéré déjà par Justin de Naplouse et Origène comme le lieu de la première manifestation du Verbe à Abraham (Gen 18 :1-33 ; Justin. Tryph. 56 ; Orig. Ioh. II, 23). 18.  Eus. DE I, 6,  31 : μεταξὺ χρόνον (éd. H eikel, p. 27). 19.  Eus. DE I, 6, 9. Sur la valeur symbolique de l’Égypte chez Eusèbe, voir Sirinelli, Les vues historiques d ’Eusèbe, p. 147. On retrouve d’ailleurs ici la reprise amplifiée d’arguments déjà développés par Justin. Voir D. Jaffé, « Aduersus Iudaeos : la loi et les observances dans le Dialogus cum Tryphone Iudaeo », dans S. Morlet, O.  Munnich et B. Pouderon (éd.), Les dialogues Aduersus Iudaeos. Permanences et mutations d ’une tradition polémique. Actes du colloque international organisé les 7 et 8 décembre 2011 à l ’Université de Paris-Sorbonne, Paris, 2013, p. 49-66. 20.  Eus. DE I, 6, 29. 21.  Eus. DE I, 6,  35 : θυσίαις καὶ τισι σωματικωτέροις (éd. H eikel, p. 28). 22.  Morlet, La Démonstration évangélique, p. 180 et Walker, Holy City, Holy Places ?, p. 40-50. 23.  Eus. DE I, 3, 3 : Οὐκοῦν τοὺς μέλλοντας ἀπαντᾶν τρὶς τοῦ ἔτους εἰς τὰ Ἱεροσόλυμα καὶ τὰ νόμινα πληροῦν οὐ πόρρω που τῆς Ἰουδαίας ἐχρῆν δήπου οἰκεῖν, ἀλλ’ εἴσω ἀμφὶ τοὺς ὅρους (éd. H eikel, p. 11). 24.  Eus. DE I, 3, 45.

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une impasse rituelle 25. Dans le Commentaire sur Isaïe Eusèbe relève que le prophète évoque un autel en Égypte. Or, selon la Loi mosaïque, le rite ne peut être réalisé ailleurs qu’à Jérusalem. Eusèbe interprète alors cette citation d’Isaïe comme le signe que le temps de la Nouvelle Alliance est arrivé. On lit ainsi : « L’expression “Son peuple” dans ces propos, personne ne serait assez sot pour penser qu’elle indiquait le peuple à qui il était dit : “Oui, c’est pour vos fautes que vous avez été vendus ; c’est pour vos crimes que j’ai répudié vos mères” (Is 50, 1), mais il pourrait s’agir du peuple d’aujourd’hui sauvé des nations par la grâce de Dieu […]. Car une nouvelle loi doit être donnée à un nouveau peuple qui s’élèvera des nations. Car celle donnée par Moïse était incompatible avec le gouvernement des nations, puisqu’elle limitait tout le culte charnel dans un seul endroit, à Jérusalem 26 ».

Une formulation plus explicite peut être trouvée dans la Démonstration évangélique, lorsqu’Eusèbe commente Jn 4, 23, notamment la phrase de Jésus 27 : « Crois-moi, femme, l’heure vient où ce n’est ni sur cette montagne ni à Jérusalem que vous adorerez le Père. […] Dieu est esprit et c’est pourquoi ceux qui l’adorent doivent adorer en esprit et en vérité ». Après Jésus – en fait après la destruction de Jérusalem, nous y reviendrons –, l’observance du rite dans le Temple de Jérusalem est impossible et s’ouvre la troisième période durant laquelle l’Alliance est transférée aux nations. Dans ce passage Eusèbe insiste bien sur l’erreur de ceux qui persistent à vouloir observer la Loi de Moïse dans ce troisième temps. De cette argumentation découle la position ambiguë d’Eusèbe vis-à-vis de Jérusalem. Certes, Jérusalem est encore liée au message de Jésus. Mais elle n’est que le point de départ de celui-ci. Une fois le message délivré, il a vocation à être diffusé aux nations et son ancrage hiérosolomytain est dissout. Eusèbe s’appuie sur un passage tronqué d’Isaïe : « Car de Sion se répandra une loi et la parole du Seigneur de Jérusalem. Et toutes les nations iront ; et tous les peuples se réuniront 28 ». Pour interpréter cette « loi » comme celle de Jésus, l’argument du commentaire s’appuie sur le fait que « c’est là que notre Sauveur et Seigneur a exercé la plupart de ses 25.  Eus. DE I, 6,  38 : τούτοις δὲ πᾶσι περιπεπτώκασιν (éd. H eikel, p. 28). 26.  Eus. CI II, 38 (Is. 50, 1 ; éd. Ziegler, p. 322, 28-31 et p. 233, 37-p. 323, 3) : λαòν δὲ αὐτοῦ ὲν τούτοις οὐχ οὕ́τω τις γέ́νοιτ’ ἂ̓̀ν ἠλίθιος ὡς νομίσαι δηλο͂ῦσθαι ἐκεῖνον πρὸς ὃν ἐλεγετο· « ἰδοὺ ταῖς ἁμαρτίαις ὑμῶν ἐπράθητε, καὶ ταῖς ἀνομίαις ὑμῶν ἐξαπέστειλα τὴν μητέρα ὑμῶν ». ἀλλ᾿ ὁ παρών λαὸς ἐξ ἐθνῶν « χάριτι θεοῦ σεσῳμένος » εἴη ἄν. […]  ἔδει γὰρ καινῷ λαῷ ἐξ ἐθνῶν συστησομένῳ καὶ νόμον δοθῆναι καινόν· ὁ γὰρ διὰ Μωσέως δοθεὶς ἀκατάλληλος ἦν τῇ τῶν ἐθνῶν πολιτείᾳ πᾶσαν περιγράφων τὴν σωματικὴν θρησκείαν εἰς ἕνα τόπον τὸν ἐν Ἱεροσολύμοις. 27.  Eus. DE I, 6, 40. 28.  Is 2, 3.

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activités et de ses enseignements 29 ». Il poursuit en rappelant la dispersion des apôtres et l’enseignement d’une « nouvelle loi 30 ». Dès lors, la proximité de la Loi de Moïse avec Jérusalem rend rétrospectivement suspecte toute proximité du christianisme avec la ville et explique en grande partie l’hostilité d’Eusèbe à l’égard de la réappropriation chrétienne des Lieux Saints. Ce cadre historique et théologique donne une grande importance aux événements qui ouvrent la troisième période historique, dans laquelle l’Alliance est transférée des Juifs aux nations. La Crucifixion et la destruction de Jérusalem et du Temple portent, en conséquence, une signification fondamentale, puisqu’elles déclenchent l’inutilité de la religion d’Israël et le retour de la piété originelle des patriarches sous la forme du christianisme. Il convient donc de s’intéresser à ces événements et à la chaîne de causalités qui les unit. II. L a

ch u t e de

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A. Le « crime » contre Jésus La seconde période se clôt par la caducité de la loi mosaïque. Si la cause de cette caducité est le transfert de l’Alliance aux nations, le mécanisme historique de sa réalisation passe par la nécessaire destruction de Jérusalem, elle-même justifiée par le « crime » commis contre Jésus, qui distingue les « Juifs » restés attachés à la loi de Moïse et ceux, chrétiens, qui sont revenus à la piété des patriarches et se sont détachés de l’observance 31. Dans cette argumentation la mort de Jésus, considérée comme un acte criminel et impie, est la cause de la destruction de Jérusalem et du Temple. Il s’agit, en réalité, d’un argument déjà bien installé dans la tradition chrétienne orientale depuis le ii e siècle, et même certainement depuis la répression de la seconde révolte juive en 135. L’idée apparaît pour la première fois dans la littérature chrétienne avec le Dialogue avec Tryphon de Justin de Naplouse 32 , puis à nouveau dans l’Évangile de Pierre 33. Après l’ensevelissement de Jésus, l’apocryphe donne, en effet, le texte suivant : 29.  Eus. DE I, 4, 8 : ἔνθα τὰς πλείστας διατριβάς τε καὶ διδασκαλίας ὁ σωτὴρ καὶ κύριος ἡμῶν πεποίητο (éd. H eikel, p. 20). 30.  Eus. DE I, 4,  9 : καινοῦ νόμου (éd. H eikel, p. 20). 31. Voir supra note 13. 32.  Justin. Tryph. 16, 1-5. 33.  L’œuvre est assurément antérieure à 200, mais on ne peut dire si elle est avec certitude postérieure à 135. Sur la date, voir Évangile de Pierre, éd. M. G. M ara, Paris, 2006, p. 17-18 et 214-215. Voir aussi C. Moreschini et E. Norelli, Histoire de la littérature chrétienne antique grecque et latine, Genève, 2000, p. 99-102

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« Alors les Juifs, les anciens et les prêtres, s’apercevant du mal qu’ils s’étaient fait à eux-mêmes, commencèrent à se frapper la poitrine et à dire : “Malheur à nos péchés ! Le jugement et la fin de Jérusalem approchent !”  3 4 ».

De même, vers les années 160-170, Méliton de Sardes, dans l’homélie Sur la Pâque, développe également le lien entre la responsabilité des Juifs dans la mort de Jésus-Christ et la chute de Jérusalem comme châtiment divin 35. Enfin, Origène affirme l’idée d’une causalité entre la mort de Jésus, qualifiée d’« impiété » et de « complot », et la destruction de Jérusalem avec une grande force : « Car ils ont commis le plus impie de tous les forfaits (ἄγος τὸ πάντων ἀνοσιώτατον) en tramant ce complot (ἐπιβουλεύσαντες) contre le Sauveur du genre humain dans la ville où ils offraient à Dieu des sacrifices traditionnels, symboles de profonds mystères. C’est pourquoi il a fallu que cette ville où Jésus a enduré ces souffrances fût détruite de fond en comble et que la nation juive fût chassée de son pays […] 36 ».

Par conséquent l’événement est devenu un argument important dans la polémique judéo-chrétienne en permettant aux chrétiens de justifier la caducité du judaïsme et son remplacement par l’Alliance avec les nations. Eusèbe de Césarée est loin d’innover sur ce point et le choix des termes qu’il emploie pour qualifier cet acte en atteste. L’œuvre d’Eusèbe oscille, en réalité, entre deux termes. Le plus fréquent est τόλμημα, qui renvoie à l’audace, voire à l’impudence. Présent dès l’Histoire ecclésiastique, le terme se retrouve dans le Commentaire sur Isaïe et même, avec un équivalent syriaque, dans la Théophanie 37. En d’autres endroits, y compris des et T. J. K raus et T. Nicklas (dir.), Das Evangelium nach Petrus : Text, Kontexte, Intertexte, Berlin, 2007. 34.  Évangile de Pierre, VII, 25 : Τότε οἱ Ἰουδαῖοι καὶ οἱ πρεσβύτεροι καὶ οἱ ἱερεῖς γνόντες οἷον κακὸν ἑαυτοῖς ἐποίησαν ἤρξαντο κόπτεσθαι καὶ λέγειν· « Οὐαὶ ταῖς ἁμαρτίαις ἡμῶν· ἤγγισεν ἡ κρίσις καὶ τὸ τέλος Ἰερουσαλήμ » (Évangile de Pierre. Introduction, texte critique, traduction, commentaire et index, éd. et trad. M. G. M ara, Paris, 1973, « Sources chrétiennes », 201, p. 52-53). 35.  Méliton, bien qu’il reconnaisse que la mort de Jésus devait arriver, accuse « Israël » d’en avoir été l’instrument, ce qui n’aurait pas dû arriver, Sur la Pâque, 75, v.  546 : Ἔδει αὐτὸν παθεῖν, ἀλλ’ οὐχ ὑπὸ σοῦ. Contrairement à l’Évangile de Pierre, l’auteur utilise le terme d’« Israël » : M éliton de Sardes, Sur la Pâque, 73, v. 534 ou 81, v. 596, par exemple. Sur la date, voir M éliton de Sardes, Sur la Pâque et Fragments, éd. O. Perler, Paris, 1966, p. 23-24. 36.  Orig. Contr. Cels. IV, 22 : Ἄγος γὰρ ἔπραξαν τὸ πάντων ἀνοσιώτατον, τῷ σωτῆρι τοῦ γένους τῶν ἀνθρώπων ἐπιβουλεύσαντες ἐν τῇ πόλει, ἔνθα τὰ νενομισμένα σύμβολα μεγάλων μυστηρίων ἐποίουν τῷ θεῷ. Ἐχρῆν οὖν ἐκείνην τὴν πόλιν, ὅπου ταῦτα πέπονθεν Ἰησοῦς, ἄρδην ἀπολωλέναι καὶ τὸ Ἰουδαίων ἔθνος ἀνάστατον γεγονέναι […]. (Origène, Contre Celse. Tome II. Livres III et IV, éd. et trad. M. Borret, Paris, 1968, « Sources Chrétiennes », 136, p. 236-237). 37.  Eus. HE III, 5,  2 : τολμήματι, qu’on peut traduire par « geste » ou « entreprise », porte une connotation morale, mais non criminelle. Gustave Bardy traduit,

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mêmes œuvres, Eusèbe utilise au contraire des termes se référant sans aucune ambiguïté à l’illégalité ou au crime, comme παρανομία 38. Dans la Démonstration évangélique la tendance est clairement à l’aggravation de l’acte, qualifié de « la plus grande impiété de toutes 39 ». Eusèbe y renvoie à la prophétie d’Isaïe : « Puis, immédiatement à la suite et peu de temps après leur audace contre le Christ, la destruction complète les suivit de peu, alors qu’ils étaient assiégés par les Romains ; cela [Isaïe] ne l’omet pas  4 0 ». Dans le Commentaire sur Isaïe le vocabulaire est aussi explicite, puisqu’on lit que le peuple juif « fut en effet retranché, dit Théodotion, de la terre des vivants et à cause de l’offense commise par le peuple 41 ». Lorsqu’il commente Is 63, 19 Eusèbe explique l’abandon du peuple par Dieu de la façon suivante : « Toutes ces choses semblent se rapporter aux temps qui suivent la venue de notre Sauveur, lorsqu’ils étaient totalement abandonnés à cause des crimes commis contre notre Sauveur 42 ». Bien plus, une allégorie développée dans le livre IV de la Théophanie donne une lecture sans ambiguïté de la mort de Jésus. Eusèbe commence par citer la parabole des vignerons assassins (Mt 21, 33-46) 43. Au cours de celle-ci Jésus rapporte comment les tenanciers d’une vigne renvoient les serviteurs de leur propriétaire avant d’assassiner son fils pour espérer récuen effet, ce terme de façon abusive par « manœuvre criminelle » (Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, Livres I-IV, G. Bardy éd. et trad., Paris, 1978, « Sources chrétiennes », 31, p. 102). Eus. HE II, 5,  7 : τὰ περὶ τὸν σωτῆρα τετόλμητο : « les actes entrepris contre le Sauveur » (éd. et trad. Bardy, p. 58). Dans la Théophanie IV, 13, le texte donne marâḥutâ, qui possède un sens proche du grec τολμήμα. 38.  Eus. HE III, 5,  7 : αὐτοὺς τῆς εἰς τὸν Χριστὸν τοῦ θεοῦ παρανομίας οὐκ εἰς μακρὸν ἡ ἐκ θεοῦ μετῆλθεν τιμωρία ; « [comment] les atteignit sans tarder le châtiment divin du crime commis contre le Christ fils de Dieu ». Eus. HE III, 5,  3 : ἡ ἐκ θεοῦ δίκη λοιπὸν αὐτοὺς ἅτε τοσαῦτα εἴς τε τὸν Χριστὸν καὶ τοὺς ἀποστόλους αὐτοῦ παρηνομηκότας μετῄει ; « La justice de Dieu poursuivit donc alors les Juifs parce qu’ils avaient accompli de tels crimes contre le Christ et ses apôtres » (éd. et trad. Bardy, respectivement p. 104 et 103). Eusèbe n’utilise cependant pas, à notre connaissance, ἀδίκημα, comme Méliton de Sardes (Sermon sur la Pâque, 73, v. 534). 39.  Eus. DE IX, 1,  9 : τὴν πάντων μεγίστην ἀσέβειαν (éd. H eikel, p. 405). Gregerman, Building on the Ruins of the Temple, p. 117 relève qu’Eusèbe situe ce crime dans une gradation par rapport aux crimes passés. 40. Eus. DE III, 2,  59 : Εἶτ̓’ ἐπεὶ παραχρῆμα καὶ οὐκ εἰς μακρὸν μετὰ τὴν κατὰ τοῦ Χριστοῦ τόλμαν ὁ παντελὴς αὐτοὺς μετῆλθεν ὄλεθρος πολιορκηθέντας ὑπὸ Ῥωμαίων, οὐδὲ τοῦτο παριδὼν […] (éd. H eikel, p. 105). Ce passage suit une citation d’Isaïe (53, 8) : « [Parmi ses contemporains qui s’est inquiété …] qu’il ait été frappé pour le crime de son peuple ? ». 41.  Eus. CI II, 42, 150 (Is 53, 8 ; éd. Ziegler, p. 337, 3-4) : ἀπετμήθη γάρ φησιν ἐκ γῆς ζώντων καὶ διὰ τὴν ἀδικίαν τοῦ λαοῦ μου πληγὴ αὐτοις, ὁ δὲ Θεοδοτίων. 42.  Eus. CI II, 54, 91 (Is 63, 19 ; éd. Ziegler, p. 391, 4-6) : ταῦτα πάντα ἔοικεν ἀναφέρεσθαι ἐπὶ τὸν καιρὸν τὸν μετὰ τὴν παρουσίαν τοῦ σωτῆρος ἡμῶν, ἐν ᾧ παντελῶς κατελείφθησαν διὰ τὰ κατὰ τοῦ σωτῆρος ἡμων τολμηθέντα αὐτοῖς. 43.  Eus.  Theoph. IV, 13.

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pérer la vigne en héritage. L’argument prophétique (cf. infra, p. 200) s’articule à une exégèse allégorique, puisqu’Eusèbe commente cette parabole en renvoyant au « chant de la vigne d’Isaïe » (Is 5, 1-7). À partir de là, il fait le parallèle entre la vigne et Jérusalem, la tour et le Temple, le pressoir et l’autel. Il poursuit en faisant l’analogie entre les vignerons assassins et son auditoire, c’est-à-dire « les chefs du peuple juif, les grands prêtres et les docteurs de la Loi  4 4 », ceux-ci ne comprenant que tardivement qu’ils sont visés par la parabole. Le « fils » du vigneron assassiné est dès lors interprété comme le « Fils de Dieu », qui sera tué par ces personnages et le leur annonce de façon prophétique. Cette parabole permet ainsi, en plus d’une claire assimilation de l’acte à un crime, de délimiter le périmètre de ceux qui l’ont commis : « les chefs du peuple juif, les grands prêtres et les docteurs de la Loi ». Dans un commentaire du Psaume 107 (Ps 107, 33-34), Eusèbe développe la même idée de crime en délimitant, cette fois, un périmètre plus géographique, puisque le sort de Jérusalem est associé à celui de l’ensemble de la Judée : « Et à la suite de cela il prophétise l’état de désolation de ceux qui ne l’ont pas accueilli lorsqu’Il est venu. Car il dit : “Il changea les fleuves en déserts, les cours d’eau en terre asséchée, une terre fertile en terre salinisée, à cause des crimes de ceux qui y sont installés”. On comprendra aussi cela si l’on remonte à la Jérusalem anciennement célèbre du peuple des Juifs, à sa gloire et sa fertilité en Dieu, et qui, dans le temps présent, est privée des hommes saints et pieux qui y résidaient. Car après la venue du Christ elle est devenue, en vérité, infertile, aride, totalement déserte et, comme le dit la prophétie, “une saumure à cause des méfaits de ceux qui l’habitaient” 45 ».

On peut relever en particulier l’expression « à cause des crimes de ceux qui y sont installés » (ἀπὸ κακίας τῶν κατοικούντων ἐν αὐτῇ), qui met clairement en relation des actes avec une punition. De plus, ce sort est promis à l’ensemble de la Judée (γῆν) et non à la seule Jérusalem. Enfin, on peut relever que ce passage désigne Jérusalem comme la ville « ancien44.  Eus.  Theoph. IV, 14 (trad. personnelle ; trad. L ee, p. 237). Eusèbe cite aussi le prophète Élie (1 R 19, 10-14). Il s’applique d’ailleurs, autant que possible, à relier les prophéties de Jésus à celles de l’Ancien Testament. 45.  Eus. DE VI, 7, 5-6 : Καὶ δὴ μετὰ ταῦτα ἀκολούθως προφητεύει τὴν εἰς ἔρημον κατάστασιν τῶν μὴ ἐλθόντα παραδεξαμένων αὐτόν· « ἔθετο », γάρ φησιν, « ποταμοὺς εἰς ἔρημον, καὶ διεξόδους ὑδάτων εἰς δίψος, γῆν καρποφόρον εἰς ἅλμην, ἀπὸ κακίας τῶν κατοικούντων ἐν αὐτῇ ». Ἃ καὶ νοήσεις ἀναδραμὼν τοῦ Ἰουδαίων ἔθνους ἐπὶ τὴν πάλαι βοωμένην Ἱερουσαλήμ, καὶ τὴν δόξαν αὐτῆς, καὶ τὴν ἐν θεῷ καρποφορίαν, τῶν ἐν αὐτῇ πολιτευομένων ἁγίων καὶ θεοφιλῶν ἀνδρῶν ἐπὶ τοῦ παρόντος ἐστερημένην. Μετὰ γὰρ τὴν τοῦ Χριστοῦ παρουσίαν γέγονεν ἀληθῶς ἄκαρπος καὶ ἄνυδρος καὶ παντελῶς ἔρημος καί, ὥς φησιν ἡ προφητεία, « εἰς ἅλμην ἀπὸ κακίας τῶν κατοικούντων αὐτήν » (éd. H eikel, p. 257-258).

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nement célèbre du peuple des Juifs », et la rattache irrémédiablement à son culte obsolète. Deux problèmes se posent néanmoins à ce point de l’argumentation. D’une part, pour asseoir l’idée d’une causalité entre la mort de Jésus et la destruction de Jérusalem, il faut expliquer l’intervalle de 40 ans entre les deux événements. D’autre part, Flavius Josèphe, principale source pour la destruction de Jérusalem, ne mentionne pas la Crucifixion comme cause de la destruction. Origène avait déjà identifié ces deux problèmes et proposé une solution unique qui consiste à inclure dans le « crime » la persécution des apôtres, dont fait mention Flavius Josèphe, de manière à la fois à justifier l’intervalle de temps et à utiliser l’auteur juif comme caution historique à l’idée d’une causalité. Origène admet explicitement en plusieurs points de son œuvre que Flavius Josèphe n’attribue pas à la mort de Jésus la destruction de Jérusalem. Mais il applique néanmoins un raisonnement qui permet de le déduire. Le raisonnement procède en deux temps. D’abord, il indique que Flavius Josèphe attribue la destruction de la ville au martyre de Jacques : « Tel fut l’éclat dont Jacques brilla, au milieu du peuple, par sa sainteté, que Flavius Josèphe, l’auteur des Antiquités Juives en vingt volumes, voulant établir la cause des épreuves que souffrit le peuple juif et qui aboutirent à la destruction du temple, disait que tout cela leur était arrivé parce que Dieu, dans sa colère, les punissait de ce qu’ils avaient osé faire subir à Jacques, le frère de Jésus qu’on appelle le Christ  4 6 ».

Il se réfère ainsi à Flavius Josèphe, mais sans citer de passage précis. Évoque-t-il le passage subséquent où l’historien indique que « les habitants de la cité les plus sensés et qui observaient la loi strictement furent offensés 47 » ? Ou se réfère-t-il plutôt au meurtre de Ieshua par son frère le 46. Orig. In Matth. 10,  17 : Ἐπὶ τοσοῦτον δὲ διέλαμψεν οὗτος ὁ Ἰάκωβος ἐν τῷ λαῷ ἐπὶ δικαιοσύνῃ ὡς Φλάβιον Ἰώσηπον ἀναγράψαντα ἐν εἴκοσι βιβλίοις τὴν Ἰουδαϊκὴν ἀρχαιολογίαν, τὴν αἰτίαν παραστῆσαι βουλόμενον τοῦ τὰ τοσαῦτα πεπονθέναι τὸν λαὸν ὡς καὶ τὸν ναὸν κατασκαφῆναι, εἰρηκέναι κατὰ μὴνιν θεοῦ ταῦτα αὐτοῖς ἀπηντηκέναι διὰ τὰ εἰς Ἰάκωβον τὸν ἀδελφὸν Ἰησοῦ τοῦ λεγομένου Χριστοῦ ὑπʹ αὐτῶν τετολμημένα (Origène, Commentaire sur l ’Évangile selon Matthieu, tome I [Livres X et XII], R. Girod [trad.], Paris, 1970, « Sources chrétiennes », 162, p. 216-219). 47.  Flav. Jos . AJ XX, 201 : ὅσοι δὲ ἐδόκουν ἐπιεικέστατοι τῶν κατὰ τὴν πόλιν εἶναι καὶ περὶ τοὺς νόμους ἀκριβεῖς βαρέως ἤνεγκαν ἐπὶ τούτῳ (Flavii Josephi Opera, vol. 4, éd. B. Niese, Berlin, 1890, p. 310 ; trad. personnelle). Origène se réfère sans doute à ce passage puisqu’on retrouve dans les deux une désignation similaire : « Ἰάκωβον τὸν ἀδελφὸν Ἰησοῦ τοῦ λεγομένου Χριστου » pour Origène, contre « τὸν ἀδελφὸν Ἰησοῦ τοῦ λεγομένου Χριστοῦ, Ἰάκωβος » pour Flavius Josèphe. Zvi Baras propose une influence des Hypomnemata d’Hégésippe de Jérusalem, où l’on peut lire, dans un passage conservé uniquement chez Eusèbe : « Après le martyre de Jacques et la destruction de Jérusalem » (Eus. HE III, 11). La succession

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grand prêtre Joannès, et qui aurait fourni l’armature logique du raisonnement d’Origène 48 ? Origène développe, ensuite, un second argument dans le Contre Celse 49 par le procédé, tout à fait rabbinique, du qal vahomer (« le lourd et le léger »), qui déduit l’important du trivial 50 : « Si donc Josèphe dit que les malheurs de la dévastation de Jérusalem sont arrivés aux Juifs à cause de Jacques, combien n’eût-il pas été plus raisonnable d’affirmer qu’ils survinrent à cause de Jésus-Christ 51 ».

Ainsi Origène, sans trahir ouvertement Flavius Josèphe, développe son idée d’un châtiment divin pour la mort de Jésus en se réclamant de l’autorité historique de Flavius Josèphe, alors même que ce dernier n’a jamais exprimé cette idée. C’est à cela qu’il fait référence lorsqu’il écrit dans le Contre Celse : « Ce fut, d’après ce qu’écrit Josèphe, à cause de Jacques le Juste, frère de Jésus nommé le Christ, mais, comme la vérité le montre, à cause de Jésus le Christ de Dieu 52 ».

Eusèbe, quant à lui, franchit un pas supplémentaire en attribuant sans aucune nuance ce lien de causalité entre la mort de Jésus et la destruction de Jérusalem à Flavius Josèphe. La formulation est explicite dans la Théophanie et gomme toutes les précautions prises par Origène : « Mais, de quelle manière ces assassins des Apôtres furent capturés dans la prise (de la ville) et subirent la punition qu’ils méritaient, il ne nous est pas nécessaire de le dire, puisque ce qu’il leur advint est rapporté dans les annales des Romains par Flavius Josèphe 53 ».

Il est vrai que ce passage ne mentionne pas explicitement Jésus. De fait, Eusèbe résout une autre difficulté de l’argumentation d’Origène : l’interchronologique chez Hégésippe aurait été interprétée par Origène comme une succession logique. Voir Z. Baras, « The Testimonium Flavianum and the martyrdom of James », dans L. H. Feldman et G. H ata (dir.), Josephus, Judaism, and Christianity, Leyde, 1987, p. 338-348. 48.  Flav. Jos . AJ XI, 297-305. Baras, The Testimonium Flavianum, p. 344. L’emploi du discours indirect permet à Origène de se réclamer de l’autorité de l’historien sans se référer à un passage précis. 49. Les deux œuvres ont été rédigées sous le règne de Philippe l’Arabe (244249). Voir Origène, Commentaire sur l ’Évanvile selon Matthieu, R. Girod trad., Paris, 1970, p. 7-9 et Origène, Contre Celse, I, éd. et trad. M. Borret, Paris, 1967, « Sources chrétiennes », 132, p. 15-21. 50. L. Jacobs, « The Qal Va-Ḥomer Argument in the Old Testament », Bulletin of the School of Oriental and African Studies, 35 (1972), p. 221-227. 51.  Orig. Cels. I, 47 : Εἴπερ οὖν διὰ Ἰάκωβον λέγει συμβεβηκέναι τοῖς Ἰουδαίοις τὰ κατὰ τὴν ἐρήμωσιν τῆς Ἱερουσαλήμ, πῶς οὐχὶ εὐλογώτερον διὰ Ἰησοῦν τὸν Χριστὸν τοῦτο φάσκειν γεγονέναι (éd. Borret, p. 201). 52.  Orig. Cels. II, 13. 53.  Eus.  Theoph. IV, 16.

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valle de 40 ans entre la mort de Jésus et la destruction de Jérusalem 54 . Eusèbe procède de deux manières. La première consiste, à l’instar d’Origène mais avec plus d’insistance, à étendre le « crime » à la persécution des apôtres en se fondant à la fois sur Flavius Josèphe et sur les Actes. Ensuite, toujours sur le modèle d’Origène 55, Eusèbe cherche systématiquement, dans ses formulations, à minimiser l’intervalle de temps, considérant la Crucifixion et la révolte juive comme une même époque. Ainsi dans la Démonstration évangélique use-t-il d’adverbes renvoyant à l’immédiateté pour désigner la succession chronologique entre le Christ et la destruction de Jérusalem, ainsi que l’abrogation de la Loi de Moïse : « Alors que Moïse avait prédit cela, au moment même où le Christ achevait sa vie et que l’enseignement de la Nouvelle Alliance se propageait à toutes les nations, aussitôt (παραχρῆμα), les Romains, après s’être emparés de la ville par un siège, la détruisirent ainsi que le Temple qui s’y trouvait. Et instantanément (αὐτίκα) l’ensemble de la loi de Moïse fut dissoute 56 ».

Dans l’Histoire ecclésiastique il n’hésite pas à qualifier la période de la destruction de Jérusalem par rapport à la mort du Christ par l’expression « en ces mêmes jours 57 ». Par ailleurs, Eusèbe intègre les persécutions subies par les Apôtres, notamment dans les Actes, comme éléments du « crime » conduisant à la destruction de Jérusalem 58, ce qui permet de créer une continuité temporelle et de justifier qu’il s’agit bien là d’une seule et même période. Ce point est particulièrement développé dans le commentaire de la parabole du festin nuptial tel qu’il apparaît dans la Théophanie 59. Le commentaire allégorique assimile l’époux à la Parole divine et l’épouse à l’âme rationnelle qui reçoit la semence de la Parole divine. Les serviteurs envoyés pour chercher les invités sont les Apôtres qui prêchèrent d’abord auprès de « ceux de la circoncision », puis les Septante, dont plusieurs furent tués – il mentionne Étienne, Jacques le frère de Jean et Jacques le frère de Jésus –, comme, écrit Eusèbe, on peut le lire dans les Actes des Apôtres. Citant à 54.  Voir, concernant ce point chez Origène, Gregerman, Building on the Ruins of the Temple, p. 73-74. 55.  Orig. Contr. Cels. IV, 22 : οὐδε μετὰ γενεὰν ὅλην μίαν (éd. Borret, p. 236). 56.  Eus. DE I, 6 (éd. H eikel, p.  18) : αὐτὸ δὴ οὖν τοῦτο Μωσέως προηγορευκότος ὁμοῦ τε ὁ Χριστὸς ἐπεδήμει τῷ βιῷ καὶ τῆς καινῆς διαθήκης προεβάλλετο πᾶσι τοῖς ἔθνεσι διδασκαλία, παραχρῆμά τε Ῥωμαῖοι τὴν πόλιν ἑλόντες πολιορκίᾳ καθεῖλον [τὰ Ἱεροσόλυμα] καὶ τὸν αὐτόθι νεών· λέλυτό τε αὐτίκα πᾶσα ἡ Μωσέως διάταξις. Voir aussi Eus. DE II, 3 (99b) : παραχρῆμα. 57.  Eus. HE III, 5,  6 : ἐν αἷς ἡμέραις … ταῖς αὐταῖς. 58.  Eus. HE III, 5,  3 : ἡ ἐκ θεοῦ δίκη λοιπὸν αὐτοῦς καὶ ἅτε τοσαῦτα εἴς τε τὸν Χριστὸν καὶ τοὺς ἀποστόλους αὐτοῦ παρηνομηκότας μετῄι, « La justice de Dieu poursuivit donc alors les Juifs parce qu’ils avaient accompli de telles iniquités contre le Christ et ses apôtres ». 59.  Eus.  Theoph. IV, 16. Le commentaire porte sur Mt 22, 10.

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CHAPITRE V

nouveau Mt 22, 7 (« Le roi fut pris de colère et envoya ses troupes, qui firent périr ces meurtriers et incendièrent leur ville »), il commente « le roi » par « lui, qui est le Roi de Tous » et renvoie à ce qui reste de Jérusalem et aux « annales des Romains par Flavius Josèphe », laissant entendre que les « troupes » sont les légions romaines de Titus. Eusèbe cite ensuite Mt 23, 33-39, où sont prophétisés les châtiments encourus par la ville qui tue et persécute les prophètes. D’où l’insistance à la fois sur le fait que les apôtres ont été persécutés à Jérusalem même et sur la concomitance chronologique 60. Il cite alors pour preuve de celle-ci les martyres d’Étienne, des deux Jacques et de Siméon, indiquant que la génération qui est responsable de leur mort est précisément celle qui a perdu la liberté et vu la destruction de Jérusalem. Il y a là un élément important. Pour Eusèbe le châtiment, sur la foi de Mt 23, 37, concerne à la fois la ville elle-même et les habitants, qu’il classe en quatre catégories : ceux tués par les « lois de la guerre 61 », ceux tués par la famine, ceux réduits en captivité et les autres persécutés. Une fois réaffirmés les arguments, déjà développés par ses prédécesseurs, d’une relation de cause à effet entre la mort de Jésus (et la persécution des apôtres), d’une part, et la destruction de Jérusalem et du Temple, d’autre part, il reste à décrire le déroulement de ce châtiment. Or Eusèbe en donne une image tout à fait intéressante, centrée sur le rôle de Dieu. B. La mise en scène de la punition divine La nécessité théologique de la punition de Jérusalem, qu’implique la tripartition chronologique de l’histoire, conduit Eusèbe à mettre en scène le caractère divin de la punition qui frappe la ville. Trois éléments participent à cette mise en scène : la fuite des chrétiens à Pella ; le rôle minoré des Romains dans la destruction de la ville ; et l’insistance sur la famine durant le siège de Jérusalem. L’épisode de la fuite des chrétiens à Pella avant le siège de 70 est relaté dans l’Histoire ecclésiastique : « De plus le peuple de l’Église de Jérusalem reçut, grâce à une prophétie transmise par révélation aux notables de l’endroit, l’ordre de quitter la ville avant la guerre et d’habiter une ville de Pérée, nommée Pella. Ce furent là que se transportèrent les fidèles du Christ, après être sortis de Jérusalem, de telle sorte que

60.  Eus. Theoph. IV, 17 : bezbano botarkhen bah b’ureshlem ; « à l’époque immédiatement suivante à Jérusalem même » (trad. personnelle ; L ee, p. 243). Cela n’est pas sans rappeler l’importance de la localisation de l’ancienne Alliance à Jérusalem. Voir supra, p. 179. 61.  Eus.  Theoph. IV, 18 : benamoso deqrobo (L ee, p. 245).

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les hommes saints abandonnèrent complètement la métropole royale des Juifs et toute la terre de Judée 62 ».

L’historicité de l’événement a été contestée, car Eusèbe est le premier à le relater et seul le Panarion d’Épiphane de Salamine en fait aussi mention 63. D’une certaine façon, le débat sur l’événement lui-même est subordonné, dans notre questionnement, au sens que lui donne Eusèbe  6 4 . Or celui-ci apparaît dans la phrase qui suit immédiatement le passage sur Pella : 62.  Eus. HE III, 5,  3 : οὐ μὴν ἀλλὰ καὶ τοῦ λαοῦ τῆς ἐν Ἱεροσολύμοις ἐκκλησίας κατά τινα χρησμὸν τοῖς αὐτόθι δοκίμοις δἰ ἀποκαλύψεως ἐκδοθέντα πρὸ τοῦ πολέμου μεταναστῆναι τῆς πόλεως καί τινα τῆς Περαίας πόλιν οἰκεῖν κεκελευσμένου, Πέλλαν αὐτὴν ὀνομάζουσιν, ἐν ᾗ τῶν εἰς Χριστὸν πεπιστευκότων ἀπὸ τῆς Ἱερουσαλὴμ μετῳκισμένων, ὡς ἂν παντελῶς ἐπιλελοιπότων ἁγίων ἀνδρῶν αὐτήν τε τὴν Ἰουδαίων βασιλικὴν μητρόπολιν καὶ σύμπασαν τὴν Ἰουδαίαν γῆν (éd. Bardy, p. 103). 63.  Epiph. Panar. XXIX, 7, 7-8 : « Cette hérésie des nazoréens existe à Bérée en Coelé-Syrie, dans la Décapole au voisinage du territoire de Pella et en Basanitide dans le village appelé Kokabè, en hébreu Kokhabè. C’est là qu’elle a pris naissance, après que tous les disciples eurent quitté Jérusalem et se furent installés à Pella, parce que le Christ avait dit de laisser Jérusalem et de trouver un endroit où se retirer à cause du siège que la ville devait supporter. Et ayant émigré pour cette raison en Pérée, ils s’y installèrent comme je l’ai dit. C’est ainsi qu’a pris naissance l’hérésie des nazoréens » (trad. S. C. M imouni, « Les établissements nazoréens, ébionites et elkasaïtes d’après les hérésiologues de la Grande Église », p. 25, Annali di storia dell ’esegesi, 31 [2014], p. 25-39). Épiphane de Salamine, puisqu’il cherche à condamner les Ébionites, ne peut que se réjouir d’une séparation précoce d’avec le judaïsme. 64.  L’hypothèse a été formulée que ce passage ne s’appuie pas sur Hégésippe de Jérusalem, qui insiste sur la succession des 15 premiers évêques de Jérusalem, mais plutôt sur Ariston de Pella (aussi utilisé par Eusèbe pour le récit de la révolte de Bar Kochba, Eus. HE IV, 6, 1-4), qui cherche à faire de la communauté de Pella la succession de celle de Jérusalem : F. Vouga, Les premiers pas du christianisme : les écrits, les acteurs, les débats, Genève, 1997, p. 183. En désaccord avec ceux qui affirment que l’épisode provient tout de même d’Hégésippe, comme D. M arguerat, « Juifs et chrétiens : la séparation », dans Histoire du christianisme, tome I, Le nouveau peuple (des origines à 250), Paris, 2000, p. 207. La première remise en cause a été argumentée par S. G. F. Brandon, The Fall of Jerusalem and the Christian Church : a Study of the Effects of the Jewish Overthrow of A.D. 70 on Christianity, Londres, 1951. L’auteur fait trois objections à l’historicité de l’événement. La disparition de la prééminence de l’évêque de Jérusalem après Jacques prouve la disparition des chrétiens de Jérusalem, morts dans le siège. La cité de Pella, majoritairement peuplée de non-juifs, ne pouvaient en aucun cas être un lieu de sécurité pour un groupe de Juifs, fussent-ils chrétiens. Enfin, il était impossible de sortir de Jérusalem durant le siège. Voir aussi plus récemment S. T. K atz, « Issues in the Separation of Judaism and Christianity after 70 C.E. : A Reconsideration », Journal of Biblical Literature, 103 (1984), p. 43, n. 1 et J. Verheyden, De vlucht van de christenen naar Pella. Onderzoek van het getuigenis van Eusebius en Epiphanius, Bruxelles, 1988, p. 243244. Au contraire R. A. P ritz, Nazarene Jewish christianity : from the end of the New Testament period until its disappearance in the fourth century, Jérusalem, 1988, p. 122-127, répond aux arguments de S. Brandon. Selon lui le déclin de l’autorité de l’évêque de Jérusalem s’explique par le fait que Jacques était « le frère de Jésus » et

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CHAPITRE V

« La Justice de Dieu poursuivit alors (λοιπὸν) les Juifs pour avoir accompli de tels crimes contre le Christ et ses apôtres, faisant complètement disparaître d’entre les hommes cette race impie 65 ».

Dans cette phrase la fuite des chrétiens à Pella est la condition qui débloque la possibilité du châtiment divin, comme le montre l’articulation logique (λοιπὸν). De la sorte Eusèbe met en scène, de façon dramatique, les conditions d’un châtiment des « Juifs » réunis dans la ville comme dans une prison, à la faveur de l’accomplissement du rite. Ce n’est pas un hasard si Eusèbe, quelques lignes plus loin dans son bref raccourci des livres V à VII de Flavius Josèphe, retient spécifiquement ce point : « Pourtant ce que rapporte cet historien, que la multitude des hommes rassemblés de toute la Judée aux jours de la fête de la Pâque fut, pour employer ses propres mots, enfermée à Jérusalem comme dans une prison, au nombre d’environ trois millions, il est nécessaire de le rappeler. Il fallait, en effet, qu’en ces jours où les Juifs avaient frappé de souffrances le Sauveur et bienfaiteur de tous, le Christ de Dieu, en ces mêmes jours, ils soient enfermés comme dans une prison pour recevoir la mort qui fondit sur eux de la part de la justice divine 66 ».

La fuite des chrétiens à Pella, qui abandonnent « la métropole royale des Juifs », et conjointement l’afflux des habitants de la Judée vers Jérusalem pour respecter l’observance caduque de la loi mosaïque créent les conditions d’une séparation physique des Juifs et des chrétiens 67 et donc celle d’un châtiment 68. que ses successeurs ne pouvaient plus revendiquer une telle proximité. L’hypothèse que les Grecs de Pella soient, pour certains, des chrétiens doit être considérée. Et une lecture attentive de Flavius Josèphe montre qu’il était, à plusieurs moments, possible de fuir le siège de Jérusalem. D’autres interprétations ont été données, soit dans la continuité de la rupture de Jésus avec les zélotes (P. E. Davies, « Early Christian Attitudes toward Judaism and the Jews », Journal of Bible and Religion, 13 [1945], p. 74) comme l’acte fondateur de la séparation avec le judaïsme (W. K inzig, « ‘Non-Separation’ : Closeness and Co-operation between Jews and Christians in the Fourth Century », Vigiliae christianae, 45 [1991], p. 31), soit comme l’origine des nazoréens, sur le fondement d’Épiphane de Salamine (M imouni, « Les établissements nazoréens », p. 25-26). 65.  Eus. HE III, 5,  3 : ἡ ἐκ θεοῦ δίκη λοιπὸν αὐτοὺς ἅτε τοσαῦτα εἴς τε τὸν Χριστὸν καὶ τοὺς ἀποστόλους αὐτοῦ παρηνομηκότας μετῄει, τῶν ἀσεβῶν ἄρδην τὴν γενεὰν αὐτὴν ἐκείνην ἐξ ἀνθρώπων ἀφανίζουσα (éd. Bardy, p. 103). 66.  Eus. HE III, 5, 5-6 (éd. Bardy, p. 103). 67.  Justin. Tryph. 16, 1-5. Justin considère que la circoncision a permis de séparer les Juifs des autres nations de façon à les punir par la destruction de leur pays : voir I nowlocki, La chute de Jérusalem, p. 23 ; Gregerman, Building on the Ruins of the Temple, p. 26-29. 68.  La fuite des chrétiens à Pella est à nouveau évoquée dans la Théophanie, IV, 21, comme argument explicite de l’idée d’un châtiment divin. D’ailleurs dans le même passage Eusèbe rappelle incidemment l’épisode de Marie, fille d’Éléazar, qui sert le même dessein.

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Eusèbe favorise aussi l’idée d’une punition divine en conférant aux Romains un rôle tout à fait ambigu dans la destruction de la ville 69. Certes il n’omet pas de créditer les Romains de la répression de la révolte dans les quatre œuvres considérées par notre étude. Le rôle des empereurs Romains est ainsi décrit de façon tout à fait historique 70. Le long passage sur la destruction de Jérusalem dans l’Histoire ecclésiastique commence par la désignation des empereurs comme acteur de la répression : « Vespasien, qui s’était illustré par ses combats contre les Juifs, fut désigné roi dans la Judée même et proclamé empereur par les armées qui y campaient. Aussitôt donc, il se mit en route pour Rome et chargea son fils Titus de la guerre contre les Juifs 71 ».

Dans la Démonstration évangélique aussi le rôle des empereurs est largement indiqué, accordant alternativement la responsabilité du siège à Néron, Vespasien et Titus conjointement, ou au seul Vespasien 72 . 69. Contrairement à l’idée, souvent attribuée à Eusèbe, de l’Empire romain comme véhicule du christianisme triomphant, celui-ci ne se confond pourtant pas avec le royaume de Dieu et reste sujet à la même fin que les autres empires. Eusèbe, dans le commentaire d’une vision de Nabuchodonosor du Livre de Daniel, développe l’idée de la succession des empires assimilés à l’or (Assyriens), à l’argent (Perses), au bronze (Macédoniens) et au fer (Romains). Cette vision est détruite par une pierre, représentant le royaume de Dieu (Eus. DE XV, fr. 1 ; Dn 2, 31-35 ; H eikel, p. 493494). Voir A. P. Johnson, Ethnicity and Argument in Eusebius’ « Praeparatio evangelica », Oxford, 2006, p. 183-184. 70.  Eus. DE X, 6, 7. 71.  Eus. HE III, 5, 1 (éd. Bardy, p. 102). 72.  Eus. DE II, 3. Eusèbe rappelle que Jérusalem subit un premier siège sous Vespasien, puis un second sous Hadrien avant d’être entièrement détruite. Eus. DE VI, 18 (286a) attribue le siège à Néron, Vespasien et Titus. Eus. DE VIII, 4 (411b) n’évoque plus que Vespasien et Titus. Il s’appuie, pour cela, très certainement sur Clément d’Alexandrie, qui commente les prophéties de Daniel en s’appuyant sur la chronologie de Flavius Josèphe. Clem. A lex . Strom. 1,  21,  147,  2 : Φλαύιος δὲ Ἰώσηπος ὁ Ἰουδαῖος ὁ τὰς Ἰουδαϊκὰς συντάξας ἱστορίας καταγαγὼν τοὺς χρόνους φησὶν ἀπὸ Μωυσέως ἕως Δαβὶδ ἔτη γίγνεσθαι φπε’, ἀπὸ δὲ Δαβὶδ ἕως Οὐεσπεσιανοῦ δευτέρου ἔτους αροθ. Εἶτα ἀπὸ τούτου μέχρι Ἀντωνίνου δεκάτου ἔτους ἔτη οζʹ, ὡς εἶναι ἀπὸ Μωυσέως ἐπὶ τὸ δέκατον ἔτος Ἀντωνίνου πάντα ἔτη ͵αωλγʹ : « Flavius Josèphe, le Juif, auteur des Recherches sur les Juifs, dit dans sa chronologique que de Moïse à David il y eut 585 ans, de David à Vespasien, an II du règne, 1179 ans ; puis jusqu’à Antonin, an X de son règne, 1883 » (Clément d’Alexandrie, Les Stromates, Stromate I, M. Caster trad., Paris, 1951, « Sources chrétiennes », 30, p. 151). Schreckenberg, Die Flavius-Josephus-Tradition, p. 71. Clément d’Alexandrie confère, toutefois, le rôle principal à l’empereur. Ainsi Néron « mit l’abomination (βδέλυγμα) dans la ville sainte de Jérusalem » (Clem. A lex . Strom. 1,  21,  4 : ἐν τῇ ἁγίᾳ πόλει Ἱερουσαλὴμ ἔστησεν τὸ « βδέλυγμα »). Clément d’Alexandrie évoque ici l’« abomination de la désolation » (τὸ βδέλυγμα τῆς ἐρημώσεως), qui figure chez Daniel (9,  27 ; 11,  31 ; 12,  11) et dans les synoptiques. Puis il ajoute que Vespasien, après son élection à l’empire, « prit Jérusalem et dévasta le Temple » (Clem. A lex . Strom. 1,  21,  4 : καθεῖλεν τὴν Ἱερουσαλὴμ

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CHAPITRE V

Pour autant, Eusèbe n’attribue aux empereurs que le rôle d’instrument de la punition divine. La mention de ceux-ci peut même se limiter à situer chronologiquement l’événement, laissant alors Dieu comme sujet de l’action : « Tous ces événements prédits à cause de leur audace superbe contre le Christ vinrent confirmer la prophétie d’une manière bien sensible après leur forfait contre notre Sauveur. Jamais donc auparavant, mais dès lors et jusqu’à cette époque, Dieu a changé leurs jours de fêtes en jours de deuil et leurs chants de joie en lamentations, quand il les a privés de leur métropole si vantée et qu’il a détruit son sanctuaire vénérable sous le règne de Titus et Vespasien 73 ».

Un dernier élément vient montrer que dans la punition des « Juifs » les Romains ne sont qu’un instrument parmi d’autres : son insistance sur la famine comme élément majeur de cette punition, par rapport aux événements guerriers. Lorsqu’Eusèbe rapporte la révolte juive et la destruction de Jérusalem dans l’Histoire ecclésiastique, il se réfère explicitement à Flavius Josèphe et en cite des extraits complets : « Pourtant ce que rapporte cet historien des hommes rassemblés de toute la Judée aux jours de la fête de Pâque et qui furent enfermés à Jérusalem comme dans une prison au nombre d’environ trois millions, il est nécessaire de le rappeler dans les termes mêmes (qu’il emploie) 74 ».

Il introduit et articule alors son texte avec des phrases telles que : « Reprenons donc entre les mains le cinquième livre des Histoires de Josèphe et lisons le tragique récit de ce qui arriva alors 75 ». Par plusieurs mentions, Eusèbe révèle qu’il sélectionne ses extraits en caviardant le texte de Flavius Josèphe 76, mais en même temps, par ce procédé, il prend les termes mêmes de Flavius Josèphe pour preuve de la réalisation des proκαὶ τὸ ἅγιον ἠρήμωσεν). Dans les deux cas, l’empereur est sujet actif du verbe, ne laissant aucun doute sur l’interprétation que Clément donne au rôle de Néron, puis de Vespasien, dans un cadre conforme à Flavius Josèphe, tout en précisant que les empereurs réalisent, de la sorte, la prophétie de Daniel et de Jésus (Clem. A lex . Strom. 1,  21,  4 : καὶ ὡς ταῦθ̓ οὕτως ἔχει, τῷ γε συνιέναι δυναμένῳ δῆλον καθ̓ ἃ καὶ ὁ προφήτης εἴρηκεν). 73.  Eus. DE X, 6,  7 : ἅπερ ἅπαντα διὰ τὴν ὑπερηφανίαν αὐτῶν τὴν κατὰ τοῦ Χριστοῦ γεγενημένην, ἔσεσθαι προφητευθέντα ἐναργῆ τὴν ἔκβασιν τῆς προρρήσεως ἀπειδείξατο μετὰ τὴν κατὰ τοῦ σωτῆρος ἡμῶν ἐπιβουλὴν αὐτῶν. οὐ πρότερον γοῦν ἀλλ᾿ ἐξ ἐκείνου καὶ εἰς δεῦρο μετέστρεψεν αὐτῶν ὁ θεὸς « τὰς ἑορτὰς εἰς πένθος καὶ τὰς ῷδὰς εἰς θρῆνον » τῆς περιβοήτου μητροπόλεως ἀποστερήσας αὐτούς, καὶ τὸ ἐν αὐτῇ σεμνὸν ἁγίασμα κατὰ τὴν ἐπὶ Τίτου καὶ Οὐεσπασιανοῦ Ῥωμαίων αὐτοκρατόρων ἡγεμονίαν καθελών (éd. H eikel, p. 468). 74.  Eus. HE III, 5, 4-5. 75.  Eus. HE III, 6, 1. 76.  Eus. HE III, 6, 11 : « À cela, Josèphe ajoute un peu plus loin » ou encore III, 6, 16 : « Après avoir parlé d’autre chose, Josèphe continue en disant » (éd. Bardy, respectivement p. 106 et 107).

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phéties. Dans ce cadre, il fait le choix singulier mais assumé de passer sous silence les épisodes guerriers pour ne citer finalement qu’un long extrait concernant la famine qui a régné dans la ville durant le siège. Il n’omet pas, surtout, l’épisode de Marie, fille d’Éléazar, qui mange son propre enfant 77. Sa fidélité à la source est ici très précise 78 et l’intention d’Eusèbe n’apparaît qu’à la lumière de l’absence de toute violence guerrière, de façon à donner l’image d’une ville qui se consume elle-même par l’impiété de son comportement. Le propos est explicite : « Mais laissant de côté le détail de ce qui leur arrive et tout ce qui fut entrepris contre eux par le moyen du glaive ou de quelque autre manière, je crois nécessaire d’exposer les seuls malheurs causés par la famine, de sorte que ceux qui liront cet écrit puissent savoir en partie comment les atteignit sans tarder le châtiment divin du crime commis contre le Christ fils de Dieu 79 ».

On peut formuler l’hypothèse que la raison de ce choix réside dans une tradition chrétienne déjà établie, puisque Méliton de Sardes mentionne un épisode similaire dans l’Homélie sur la Pâque : « Mais quelque chose de plus effrayant et de plus inouï fut trouvé : une mère touchait à la chair qu’elle avait mise au monde, touchait à ceux qu’elle avait nourris de ses seins ; et elle engloutissait dans ses entrailles le fruit de ses entrailles, et la malheureuse mère devint un effroyable tombeau, ayant dévoré l’enfant qu’elle avait porté en son sein 80 ».

L’hypothèse d’une référence à Flavius Josèphe ne fait que peu débat 81. L’épisode, rapporté à la façon d’une tragédie, a dû marquer les esprits et devenir un élément de l’argumentation chrétienne bénéficiant de l’autorité de Flavius Josèphe lui-même.

77.  L’épisode apparaît déjà chez Méliton de Sardes, voir infra. 78.  Eus. HE III, 6, 1 (éd. Bardy, p. 104). 79.  Eus. HE III, 5, 7. Eusèbe cite Flav. Jos. BI VI, 4, 201-213. 80.  M el. Pasch. 52, v. 382-386 : τὸ δὲ φοβερώτερον καὶ καινότερον ηὑρίσκετο. Μήτηρ τις ἥπτετο σαρκῶν ὦν ἐγέννησεν, προσήπτετο ὦν ἐξέθρεψεν μαστοῖς, καὶ τὸν καρπὸν τῆς κοιλίας εἰς κοιλίαν κατώρυσσεν, καὶ φοβερὸς τάφος ἐγένετο ἡ δυστυχὴς μήτηρ, ὃ ἐκύησεν καταπιοῦσα τέκνον. 81.  O. Perler (M éliton de Sardes, Sur la Pâque et fragments, éd. et trad. O. Perler, Paris, 1966, p. 164-165) mentionne toutefois d’autres possibilités, puisque la tecnophagie apparaît aussi dans Dt 28, 53-57 et Sg 12, 5 pour les pères, ainsi que 2 R 6, 28 pour les mères, qui fournirait ainsi un modèle alternatif à Flavius Josèphe. H. von Campenhausen, Die Entstehung der christlichen Bibel, Tübingen, 1968, p. 199 et H. Schreckenberg, Rezeptionsgeschichtliche und textkritische Untersuchungen zu Flavius Josephus, Leyde, 1977, p. 14, défendent toutefois le lien avec Flavius Josèphe. Sur l’épisode chez celui-ci, voir supra, dans le chapitre de S. Bardet, p. 159 s. et 161, note 51.

194 III. L e

CHAPITRE V ca r act è r e dé fi n i t i f de l a de s t ruct ion de

J é rusa l e m

Une fois établi que la cause de la destruction de Jérusalem est la Crucifixion (et la persécution des Apôtres) et que la destruction prend le caractère d’une punition, la démonstration de la signification historique et théologique de celle-ci nécessite, aux yeux d’Eusèbe, de rendre la destruction de Jérusalem définitive. En cela, il se distingue de façon plus radicale de la tradition chrétienne antérieure, dans la mesure où il assiste, de son vivant, à une réappropriation chrétienne de la ville. Comme celle-ci heurte un point constitutif de son argumentation, Eusèbe s’oppose largement à la démarche. C’est pourquoi, à côté du recours habituel à Flavius Josèphe pour décrire la dimension radicale de la destruction de Jérusalem, Eusèbe ajoute l’argument original du témoignage apporté par l’état contemporain de la ville. A. La destruction de Jérusalem chez Flavius Josèphe Le principal témoignage de la destruction de Jérusalem et du Temple est, pour Eusèbe, Flavius Josèphe : « À qui veut connaître tous les maux qui fondirent alors en tout lieu sur le peuple entier (κατὰ πάντα τόπον ὅλῳ τῷ ἔθνει) ; comment surtout les habitants de la Judée furent poussés aux derniers malheurs ; combien de milliers d’hommes à la fleur de l’âge, en même temps que des femmes et des enfants, tombèrent par le glaive, la famine et mille autres genres de mort ; combien de villes juives et lesquelles furent assiégées ; quels maux terribles et plus que terribles virent ceux qui s’étaient réfugiés à Jérusalem même, comme dans une métropole très fortifiée ; quel fut le caractère de toute la guerre, quels furent en détail tous les événements qui s’y produisirent ; comment à la fin l’abomination de la désolation annoncée par les prophètes fut installée dans le temple même de Dieu, autrefois célèbre, et comment il subit une ruine complète (παντελῆ φθορὰν), la totale destruction par le feu (ἀφανισμὸν ἔσχατον τὸν διὰ πυρὸς) : il est possible de le trouver avec exactitude dans l’histoire écrite par Josèphe 82 ».

À plusieurs reprises dans cet extrait de l’Histoire ecclésiastique Eusèbe insiste sur le caractère total de la destruction, à la fois en termes géographiques et ethniques (« en tout lieu sur le peuple entier ») et en termes matériels (« ruine complète » et « totale destruction par le feu »). La première preuve de la destruction de Jérusalem, pour Eusèbe, réside dans le témoignage de Flavius Josèphe.

82.  Eus. HE III, 5, 4 (éd. Bardy, p. 103).

EUSÈBE DE CÉSARÉE

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Pour étayer le caractère total de la destruction dans sa dimension ethnique, Eusèbe reprend les chiffres des victimes que Flavius Josèphe mentionne : « Lorsqu’il fait le compte du nombre des morts, l’historien dit qu’il périt par la faim et par le glaive onze cent mille personnes ; que les révoltés et les brigands qui restaient se dénoncèrent les uns les autres après la prise de la ville et furent tués ; que les plus nobles et les plus remarquables par leur beauté corporelle d’entre les jeunes gens furent réservés pour le triomphe. Quant au reste de la multitude, ceux qui avaient plus de dix-sept ans furent, les uns enchaînés et envoyés aux travaux d’Égypte, les autres, plus nombreux, distribués entre les provinces pour être mis à mort dans les théâtres par le fer et les bêtes ; ceux qui n’avaient pas dix-sept ans furent emmenés prisonniers pour être vendus ; rien que ces derniers représentaient environ quatre-vingt-dix mille hommes 83 ».

À cela il faut ajouter le nombre de « trois millions » de Judéens présents à Jérusalem pour la Pâque 84 , chiffre qu’Eusèbe attribue aussi à Flavius Josèphe et dont il laisse penser qu’il donne le nombre des Juifs victimes de la famine et du siège romain. Il faut d’emblée constater qu’Eusèbe reprend assez précisément les chiffres donnés par Flavius Josèphe : « Le nombre des prisonniers faits pendant toute la durée de la guerre atteignait quatre-vingt-dix-sept mille, celui des personnes ayant péri pendant le siège, un million cent mille. La plupart était de race juive, mais pas natifs de Jérusalem. Ils s’étaient rassemblés, venant de tous les coins du pays, pour la fête des Azymes, et ils avaient été brusquement cernés par la guerre, de sorte que leur entassement avait d’abord provoqué des ravages par la peste, puis accéléré les effets de la famine 85 ».

Le nombre de prisonniers est identique. Le nombre de Judéens présents diffère un peu, dans la mesure où Eusèbe semble simplifier un calcul réalisé par Flavius Josèphe. Ce dernier cite les chiffres du recensement opéré sous Néron, lorsque les prêtres comptèrent les victimes offertes lors de la Pâque, de façon à aboutir à un total de deux millions sept cent mille personnes, sans compter les malades et les impurs qui n’avaient pas sacrifié. C’est ce chiffre qu’Eusèbe simplifie en trois millions de personnes. La référence à Flavius Josèphe est d’autant plus claire que la Chronique de Jérôme, réalisée à partir des tables chronologiques du second volume perdu de la Chronique d’Eusèbe, indique : « Titus, après avoir pris la Judée et détruit Jérusalem, tua six cent mille hommes. Josèphe écrit qu’onze cent mille individus périrent par la faim et le glaive et 83.  Eus. HE III, 7, 2 (éd. Bardy, p. 110). 84.  Eus. HE III, 5, 5 (éd. Bardy, p. 103). 85.  Ios. BJ VI, 9, 3, 420-421 (Flavius Josèphe, La Guerre des Juifs, P. Savinel trad., Paris, 1977, p. 511-512).

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cent mille autres, parmi les captifs, furent vendus publiquement. Pour expliquer qu’on trouve une telle foule à Jérusalem, on rapporte que la raison en fut la fête des Azymes : à cette occasion les Juifs qui affluèrent de toute la contrée vers le Temple furent enfermés dans la ville comme dans une prison. Il fallut, de fait, qu’ils fussent tués en ces jours de Pâques, durant lesquels ils avaient crucifié le Sauveur 86 ».

Comme nous l’avons vu précédemment, la dernière phrase relève typiquement de l’argumentation eusébienne visant à confondre en une même époque la Crucifixion et la guerre juive, ce qui laisse penser que ce passage n’a pas été réécrit par Jérôme. De plus, le texte résume de façon assez proche le passage de Flavius Josèphe mentionné plus haut. Jérôme ajoute toutefois un chiffre de Tacite qui n’apparaît pas chez Eusèbe, celui de 600 000 tués 87. La vraisemblance historique de ces chiffres a été discutée 88. Dans tous les cas, le nombre élevé de victimes ne fait que peu de doute. Toutefois, Eusèbe cherche surtout à démontrer le caractère total de la destruction du monde juif du second Temple et, en cela, ces chiffres colossaux servent son propos. Bien plus, au-delà des chiffres eux-mêmes, deux points favorisent l’argumentation d’Eusèbe. D’une part, ces chiffres bénéficient de la crédibilité de l’historien juif. D’autre part, celui-ci donne des éléments permettant d’affirmer, à tort ou à raison, que l’ensemble du peuple juif était rassemblé à Jérusalem et a été tué ou capturé lors du siège et que, par conséquent, il n’existe plus en tant que peuple. B. L’état contemporain de Jérusalem Au-delà des preuves par l’histoire, Eusèbe étaye son argumentation par la situation de Jérusalem à son époque. Il peut, à nouveau, s’appuyer sur l’interprétation d’Origène, pour qui, déjà, il importait de démontrer qu’il « était parfaitement clair sur la base de l’histoire et de ce que nous voyons de nos jours, que, depuis l’époque de Jésus, les Juifs n’appellent plus personne roi et que toutes les institutions qui faisaient leur fierté, c’est-à-dire 86.  Jer. Chron. a. 70 (820) : Titus, Judaea capta et Hierosolymis subuersis, DC millia uirorum interficit. Iosephus uero scribit undecies centena millia fame et gladio periisse, et alia centum millia captiuorum publice uenundata. Vt autem tanta multitudo Hierosolymis reperiretur, causam azymorum fuisse refert : ob quae ex omni gente Iudaei ad templum confluentes, urbe quasi carcere sunt reclusi. Oportuit enim in his diebus Paschae eos interfici, in quibus Saluatorem crucifixerant (Eusebi Chronicon Canonum quae supersunt, éd. A. Schoene, Berlin, 1866, p. 159 ; trad. personnelle). 87.  Tac. Hist. V, 13, 6 : Multitudinem obsessorum omnis aetatis, uirile ac muliebre secus, sexcenta milia fuisse accepimus (éd. et trad. H. Goelzer, Paris, 1921, p. 303). On peut penser que l’ajout tacitéen relève plutôt de Jérôme, d’autant qu’Orose, Hist. VII, 9, 7, peu après Jérôme, mentionne Tacite comme source de ce chiffre. 88. Voir infra, dans le chapitre de S. Bardet, p. 145.

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celles liées au Temple et à l’autel des sacrifices et aux rites qu’ils célébraient et aux parures du Grand Prêtre, ont été détruites 89 ». La situation contemporaine de Jérusalem est d’ailleurs, aux yeux d’Eusèbe, ambivalente. Il suffit de considérer la façon dont il nomme la ville. Dans l’ensemble de son œuvre on trouve plus fréquemment des mentions d’Ælia Capitolina que de Jérusalem 90. De fait, il semble qu’Eusèbe préfère réserver Jérusalem aux contextes historiques et bibliques, mais utilise normalement Ælia pour désigner la ville contemporaine de Palestine 91. Lorsqu’il fait référence à la « nouvelle Jérusalem » dans la Vie de Constantin, il désigne simplement l’ensemble architectural autour du Saint Sépulcre et non toute la ville 92 . Malgré ce désintérêt d’Eusèbe pour la cité contemporaine d’Ælia, il porte de l’intérêt, certes relatif mais réel, aux pèlerinages chrétiens à Jérusalem. Nous savons, ainsi, qu’il a publié un plan de Jérusalem et du Temple, aujourd’hui perdu, qui servait d’outil pour les pèlerins 93. Eusèbe fournit, d’ailleurs, le témoignage du premier pèlerinage chrétien à Jérusalem, par Alexandre de Cappadoce, justement dans le but de collecter des informations 94 . Mais dans l’esprit d’Eusèbe, il semblerait que l’un des prin89.  Orig. Princ. IV, 1, 3. À noter que se développe à l’époque d’Origène une forme de pèlerinage des Juifs, auxquels il était interdit de résider à Jérusalem, mais s’y rendant pour se lamenter de la destruction de la ville : S. Safrai, « Pilgrimage to Jerusalem after the Destruction of the Second Temple », dans Jerusalem in the Second Temple Period, 1981, p. 376-393, cité par R. L. Wilken, The Land Called Holy. Palestine in Christian History and Thought, New Haven, 1992, p.  285, n.  36. Peut-être la qualification de Jérusalem comme « métropole royale » des Juifs (Eus. HE III, 5, 3) est-elle une façon de renvoyer la ville à un passé révolu. 90.  Walker, Holy city, Holy places ?, p. 5 compte 18 mentions de Jérusalem pour 38 d’Ælia Capitolina. L’auteur se fonde sur l’index des GCS, vol. III, 1, p. 193-194 et 197. Cela dit, l’index de l’Histoire ecclésiastique, bien plus complet, montre que ce décompte est insuffisant tout en confirmant l’idée qu’Eusèbe préfère réserver Jérusalem pour le passé et Ælia pour sa propre époque (Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, G. Bardy et P. Périchon [intr. et index], Paris, 1971, p. 137-138 et 183-184). Ainsi lorsqu’il évoque la prise de la ville par Pompée il utilise « Jérusalem » (HE I, 6, 6) ; de même lorsqu’il évoque la révolte sous Hadrien avant le changement de nom (HE IV, 6, 3). Mais il préfère Ælia lorsqu’il évoque sa bibliothèque au début du iv e siècle (HE VI, 20, 1). L’usage n’est pas systématique, puisqu’il évoque l’« Église de Jérusalem » représentée au concile d’Antioche en 268/269 (HE VII 28, 1). 91.  Walker, Holy city, Holy places ?, p. 5, n. 9. 92.  Eus.  V. Const. III, 33. Concernant l’application de l’expression au seul ensemble architectural du Saint Sépulcre, voir Eusebius’ Life of Constantine, A.  Cameron et S. H all (intr., trad. et comm.), Oxford, 1999, p. 284-285. 93. Jérôme le mentionne dans la préface à la traduction latine. Voir Eusebius Werke, III. 1, Das Onomastikon der biblischen Ortsnamen, éd. E. K lostermann, Leipzig, 1904, p. 3 : Ierusalem templique in ea cum breuissima expositione picturam (= éd. F. L arsow et G. Parthey, 1862, p. 2-4). 94. Eus. HE IX, 2. La qualification de ce voyage comme pèlerinage fait discussion (M. Diet, Wandering Monks, Virgins, and Pilgrims : Ascetic Travel in

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cipaux intérêts de ces pèlerinages soit de constater de visu la réalisation des prophéties annonçant la destruction du Temple. Il relève, en ce sens, un passage du Livre de Michée (3, 12) sur la ruine de Jérusalem : « C’est pourquoi, par votre faute Sion deviendra une terre de labour, Jérusalem un monceau de décombres, et la montagne du Temple une hauteur boisée ». Au regard de ce passage, il explique, dans la Démonstration Évangélique, avoir vu sur le Mont du Temple une ferme romaine, où l’on labourait un champ avec des bœufs, et avoir constaté que les pierres du Temple étaient remployées 95. Une telle argumentation est répétée à deux reprises dans la Théophanie. D’abord, après avoir rapporté que les Romains ont détruit Jérusalem comme cela était prophétisé : « Jusqu’à notre époque, en effet, les restes de la catastrophe qui s’abattit sur différents points de la cité sont évidents à la vue de ceux qui y voyagent 96 ».

Puis, après avoir rappelé que Jésus avait prophétisé qu’il ne resterait pas « pierre sur pierre qui ne soit détruite », il ajoute : « Et en réalité le résultat fut pareil à la prédiction : le Temple dans son ensemble, et ses murailles – aussi bien que les bâtiments beaux et ornés qui se trouvaient à l’intérieur et qui étaient au-delà de toute description – subirent la désolation depuis cette époque jusqu’à la nôtre ! Et le temps aussi accroît celle-ci. Car la puissance de la Parole fit une telle destruction que, dans de nombreux lieux, il n’y a plus désormais aucun vestige visible ! Celui qui le souhaite peut le constater de ses propres yeux  9 7 ».

Et d’ajouter que si d’aucuns objectaient qu’il restait quelques lieux, il suffit d’attendre leur destruction, puisque la ruine de ceux-ci progresse quotidiennement. Eusèbe répond, enfin, à ceux qui limitaient la prédiction de Jésus au Temple lui-même – peut-être pour expliquer que tous les the Mediterranean World, University Park, 2010, p. 34-35). Eusèbe n’évoque que quatre chrétiens venus en Palestine pour voir les traces de l’histoire chrétienne. Voir D. H. Windisch, « Die ältesten christlichen Palästinapilger », Zeitschrift des Deutschen Palästina-Vereins, 48/1 (1925), p. 145-158. À noter qu’il est probable qu’Origène lui-même soit venu visiter les Lieux Saints. Walker, Holy City, Holy Places, p. 12, n. 27 cite une visite qu’Origène aurait faite pour retrouver les traces de Béthanie-au-delà-du-Jourdain. 95.  Eus. DE VIII, 3, 10-11 et IV, 13, 16-17. D’après Morlet, La Démonstration évangélique, p. 625, Eusèbe est le premier à commenter ce passage. 96.  Eus.  Theoph. IV, 16. 97.  Eus. Theoph. IV, 18 : šaliṭ bekhul dneṣbo dbʿaynahu neḥzo (trad. personnelle ; trad. L ee, p. 247). On peut rapprocher ce passage du pèlerin de Bordeaux qui cite justement la parabole du vigneron homicide commentée par Eusèbe dans la Théophanie (Itineriarum Burdigalense, 590) : « Là se trouve la pierre angulaire dont il a été dit : “La pierre qu’ont rejetée les bâtisseurs est devenue la tête d’angle” (Ps. 118, 22 et Mt 21, 42) » (trad. P. M araval, Récits des premiers pèlerins chrétiens au Proche-Orient : iv e-vii e siècle, Paris, 1996, p. 30).

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vestiges n’aient pas disparu – par la conviction que la prédiction s’applique à l’ensemble du lieu, c’est-à-dire Jérusalem. Eusèbe n’est pas le premier à prendre l’état contemporain de Jérusalem pour preuve de la punition divine, puisque cette idée apparaît dans le Martyre de Pionios, rapportant le martyre d’un prêtre de Smyrne sous la persécution de Dèce : « Moi-même, ayant voyagé, ayant parcouru toute la Judée et ayant traversé le Jourdain, j’ai vu un pays qui atteste jusqu’à maintenant la colère qu’il a subie de la part de Dieu, à cause des péchés de ses habitants, qui tuaient les étrangers et les chassaient en usant de violence 98 ».

Si le passage du Martyre de Pionios concerne plus la Judée en général que Jérusalem en particulier, il n’en fait pas moins le parallèle avec Sodome et, surtout, recourt à l’expression de la « colère de Dieu »  (ἐκ τοῦ θεοῦ γενομένην αὑτῇ ὀργὴν) 99. Par conséquent, puisque Jérusalem est le lieu de l’abandon de l’ancienne Alliance, elle ne doit pas aux yeux d’Eusèbe être l’objet d’un intérêt particulier pour les chrétiens et il n’est pas question d’en faire un lieu de réappropriation 100. Dans la Démonstration Évangélique Jérusalem n’est plus le lieu de l’Alliance élargie aux nations : « et ils se prosterneront devant lui non pas dans la Jérusalem terrestre de Palestine, mais chacun dans son pays 101 ». Dans la Théophanie Eusèbe s’appuie sur l’Évangile selon Jean, notamment la réponse de Jésus à la Samaritaine qui l’interroge sur le lieu du rituel, Gézirim ou Jérusalem (Jn 4, 19-23) 102 : « Crois-moi, femme, l’heure vient où ce n’est ni sur cette montagne ni à Jérusalem que vous 98.  Mart. Pion. IV, 18 : Ἐγὼ μὲν καὶ ἀποδημήσας καὶ ἄπασαν τὴν Ἰουδαίαν περιελθὼν γῆν περάσας τε τὸν Ἰορδάνην ἐθεασάμην γῆν ἕως τοῦ νῦν μαρτυροῦσαν τὴν ἐκ τοῦ θεοῦ γενομένην αὑτῇ ὀργὴν δι’ ἃς ἐποίουν οἱ κατοικοῦντες αὐτὴν ἁμαρτίας, ξενοκτονοῦντες, ξεναλτοῦντες, βιαζόμενοι. Le martyre de Pionios, prêtre de Smyrne, éd., comm. et trad. L. Robert, G. W. Bowersock et C. P. Jones, Washington, 1994, p. 23 et 35. 99.  Robert, Le martyre de Pionios, p. 58. À noter aussi que ce document porte les traces d’une certaine hostilité à l’égard des Juifs, dont la présence à Smyrne était importante au iii e siècle, par rapport à la petite communauté chrétienne persécutée. Mart. Pion. IV, 8 mentionne les chrétiens comme « ceux dont les Juifs se gaussent ». 100. P. Walker considère même qu’Eusèbe est opposé à la christianisation de Jérusalem en cours à son époque. Walker, Holy city, Holy places ?, p. 347-401. Sa position est considérée comme trop tranchée par Hollerich, Eusebius of Caesarea’s Commentary on Isaiah, p. 160, n. 129. 101.  Eus. DE II, 3,  38 : καὶ προσκυνήσειν γε αὐτῷ, οὐκ ἐπὶ τῆς κάτω Ἱερουσαλὴμ τῆς κατὰ τὴν Παλαιστίνην, ἀλλ̓ ἕκαστον ἐκ τοῦ τόπου αὐτοῦ (éd. H eikel p. 67). Lactance, à la même époque qu’Eusèbe, dans La colère de Dieu, développe aussi l’idée que le sacrifice n’est plus dans le rituel du Temple, mais dans la Justice et que la demeure divine se trouve dans le cœur des hommes. Il convient, dès lors, d’abandonner le Temple. L act. Inst. IV, 13 et De Ira Dei 24. 102.  Eus.  Theoph. IV, 23 (trad. L ee, p. 257).

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adorerez le Père ». De fait, il introduit ainsi le verset célèbre sur l’interprétation spirituelle de la Loi : « Les véritables adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité ». Et il apporte, comme preuve de la réalisation de ces prophéties, que Gézirim et Jérusalem sont désormais le théâtre de rites païens, alors que sous Tibère, ce sont précisément les lieux où les Samaritains et les Juifs réalisaient le rituel. Il est finalement clair pour Eusèbe que Jérusalem n’est plus une ville d’importance, comme en témoigne encore l’anecdote rapportée dans les Martyrs de Palestine : à l’époque des persécutions, un magistrat romain demande, à Césarée, à un chrétien son lieu de résidence et, s’entendant répondre « Jérusalem », ne comprend pas qu’il s’agit d’une ville située à seulement une soixante de kilomètres 103. Ce dernier point doit toutefois être contextualisé dans le cadre de la rivalité entre le métropolitain de Césarée et le siège épiscopal de Jérusalem 104 . Le rôle de la destruction de Jérusalem dans la théologie d’Eusèbe le conduit, finalement et paradoxalement, à accorder une grande importance à Jérusalem, non pas en tant que ville à christianiser, mais en tant que ruine. D’une certaine façon, Eusèbe invite les pèlerins à s’étonner, non de la grandeur passée de Jérusalem, mais de l’ampleur de sa destruction. Or, pour donner encore plus de force à cette idée, Eusèbe charge ces ruines de signification par le moyen de l’argument prophétique. IV. L e s

ru i n e s de

J é rusa l e m

et l’a rgu m e n t proph ét iqu e

Pour étayer le caractère définitif de la destruction de Jérusalem, selon une méthode commune à la polémique antijuive, Eusèbe recourt à l’argument prophétique et à l’exégèse allégorique 105. Il s’agit de démontrer, par une multitude de citations, que la destruction de la cité est d’autant plus irrémédiable qu’elle a été annoncée. Si cette méthode caractérise, bien entendu, son travail d’exégèse biblique, comme le Commentaire sur Isaïe, la mise en relation d’éléments historiques ou géographiques avec les prophé103.  Eus.  Mart. 2, 9-13. 104. En faveur de causes essentiellement politiques à ce conflit : Z. Rubin, « The Church of the Holy Sepulchre and the Conflict between the Sees of Caesarea and Jerusalem », dans L. I. L evine (dir.), The Jerusalem Cathedra : Studies in the History, Archaeology, Geography and Ethnography of the Land of Israel, vol. 2, Jérusalem, 1982, p. 79-105. Au contraire, en faveur de causes liées au conflit entre ariens et nicéens : O. I rshai, « Fourth Century Christian Palestinian Politics : A Glimpse at Eusebius of Caesarea’s Local Political Career and its Nachleben in Christian Memory », dans S. I nowlocki et C. Z amagni (dir.), Reconsidering Eusebius. Collected Papers on Literary, Historical, and theological Issues, Leyde  ‒ Boston, 2011, p. 25-38. 105. M. Simon, Verus Israel. Étude sur les relations entre chrétiens et juifs dans l ’Empire romain (135-425), Paris, 1948, p. 177-178.

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ties est au fondement de l’argumentation aussi bien de la Démonstration évangélique et de la Théophanie que de l’Histoire ecclésiastique elle-même. L’argument central d’Eusèbe réside dans l’idée que la ruine de Jérusalem et la destruction du Temple en 70 témoignent de la réalisation des prophéties bibliques et que, dès lors, la destruction de la cité ne peut être remise en question, car la réalisation des prophéties, qu’on peut voir « de nos propres yeux 106 », est la preuve la plus éclatante de l’« incontestable vérité de nos croyances à son sujet 107 ». Dans un résumé très éclairant de l’ensemble de sa démarche, au premier livre de la Préparation évangélique, Eusèbe relie les prophéties de l’Ancien Testament et la chute de Jérusalem : « 13. Ajoutons à tout cela comme une non négligeable démonstration de la vérité de nos positions le témoignage des Écritures des Hébreux dans lesquelles, des milliers et des milliers d’années auparavant, les prophètes des Hébreux, après avoir fait connaître la promesse de bonheur pour toute l’espèce mortelle, ont fait expressément mention du nom du Christ, ont prophétisé sa venue parmi les hommes et ont prédit le tour nouveau pris par son enseignement qui a pénétré toutes les nations, en annonçant l’incrédulité dont il serait l’objet, l’opposition du peuple juif, sa conduite à l’égard du Christ, et les calamités qui s’ensuivirent pour eux sur l’heure et sans tarder : je veux dire l’ultime siège de leur métropole royale et la destruction complète de leur royaume, ainsi que leur dispersion entre les nations, leur servitude sous leurs ennemis intérieurs et extérieurs. Et l’on a pu voir ces malheurs les frapper conformément aux prédictions, après la parousie de notre Sauveur. 14. À cet égard, qui ne serait frappé d’admiration en écoutant les prophètes euxmêmes annoncer en termes lumineux et limpides, après la parousie du Christ et l’effondrement des Juifs, la vocation des Gentils, qui elle aussi, sur-le-champ, vint à se réaliser conformément aux prophéties, par l’entremise de l’enseignement de notre Sauveur 108 ».

A. Gregerman a relevé le fait qu’Eusèbe applique le schéma péché/ punition, tel qu’il apparaît fréquemment dans l’Ancien Testament, pour l’appliquer aux Juifs du i er siècle, qu’il s’agisse de prophéties concernant le passé ou même la fin des temps 109. Il les interprète systématiquement dans le sens d’une annonce de la Crucifixion et de sa punition par la destruction de Jérusalem et du Temple. Il est, en effet, frappant de constater que dans l’ensemble de l’articulation des faits, « l’ultime siège de leur métropole royale et la destruction complète de leur royaume, ainsi que leur dispersion entre les nations, leur servitude sous leurs ennemis intérieurs et 106.  Eus. CI I, 26 (Is. 2 :1-4 ; éd. Ziegler, p.  15,  10) : ὀφταλμοῖς ὁρῶμεν. 107.  Eus. PE I, 3,  12 : ἀναμφίλεκτον τῶν περὶ αὐτοῦ δοξαζομένων ἡμῖν τὴν ἀλήθειαν ἐπιδείκνυμεν (Eusèbe de Césarée, La préparation évangélique, éd. et trad. J.  Sirinelli et É. des Places, Paris, 1974, « Sources chrétiennes », 206, p. 114-115). 108.  Eus. PE I, 3, 13-14 (trad. Sirinelli et des Places, p. 117). 109.  Gregerman, Building on the Ruins of the Temple, p. 114-115.

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extérieurs » prennent une part non négligeable et représentent le cœur de l’argumentation en faveur de la réalisation des prophéties. Un autre passage, qui se trouve quelques pages avant dans la Démonstration évangélique, décrit la chute de Jérusalem en un résumé révélateur de ce qui importe à Eusèbe : « En plus de tout cela vous entendrez les plaintes et les lamentations de chacun des différents prophètes se lamentant et gémissant sur le nombre de maux par lesquels le peuple des Juifs a été destiné à être frappé à cause de leur impiété contre celui qui leur a été annoncé ; comment leur royaume, qui a duré depuis les temps reculés de leurs ancêtres jusqu’à leur époque, a été détruit de fond en comble après leur crime contre le Christ ; comment leurs lois ancestrales ont été dissoutes ; comment ils furent dépouillés de leurs rites antiques ; comment ils furent destitués de l’autonomie de leurs fondateurs ; comment, alors qu’ils étaient libres, ils sont devenus les esclaves de leurs ennemis ; comment leur métropole royale a été détruite par le feu ; comment leur temple vénérable et saint a souffert l’incendie et la destruction complète ; comment leur cité, à la place des anciens habitants, fut occupée par des peuples étrangers ; comment ils furent dispersés parmi tous les peuples et sur tout l’œcoumène ; à quel point leurs maux ne connaîtront pas de pause et leurs mésaventures de fin. Cela est désormais clair, comme on dit, même à un aveugle, et apparaît dans les faits mêmes, depuis le jour même où ils ont levé leurs mains athées sur le Christ, déclenchant ainsi la cause de leurs maux 110 ».

À côté de l’obsolescence de la loi, qui renvoie au schéma historique tripartite et aux maux subis par le « peuple des Juifs », qui s’inscrit dans l’idée d’une punition pour la mort de Jésus, ce sont les destructions matérielles qui importent le plus à Eusèbe. Cette insistance apparaît particulièrement lorsqu’Eusèbe utilise l’argument prophétique, révélant ainsi que le travail exégétique d’Eusèbe fonctionne à double sens et qu’il permet

110.  Eus. DE I, 1,  7 : Ἐπὶ πᾶσι τούτοις θρήνους ἀκούσῃ καὶ ὀλοφυρμοὺς ἑκάστου τῶν προφητῶν διαφόρως ὀλοφυρομένου καὶ ἀποκλαιομένου ὅσα τὸ Ἰουδαίων ἔθνος τῆς εἰς τὸν προκηρυχθέντα δυσσεβείας ἕνεκα μετελεύσεσθαι κακὰ ἔμελλεν, ὡς τὸ βασίλειον αὐτῶν, ἄνωθεν ἐκ πατέρων εὶς ἐκείνους διαρκέσαν τοὺς καιροὺς, παντελῆ καθαίρεσιν μετὰ τὴν κατὰ Χριστοῦ τόλμαν αὐτῶν ὑπομενεῖ, ὡς οἱ πάτριοι αὐτῶν νόμοι καταλυθήσονται, ὡς τῆς παλαιᾶς θσησκείας αὐτῶν ἀποστερήσονται, ὡς τῆς ἐκ προγόνων αὐτονομίας ἐκτεσοῦνται, ὡς ἀντ᾿ ἐλευθέρων δοῦλοι τῶν ἐχθρῶν καταστήσονται, ὡς ἡ βασιλικὴ μητρόπολις αὐτῶν πυρίκαυστος γενήσεται, ὡς τὸ σεμνὸν αὐτῶν καὶ ἁγνὸν ἱερὸν ἐμπρησμὸν καὶ ἐσχάτην ἐρημίαν ὑπομενεῖ, ὡς ἀντὶ τῶν πάλαι οἰκητόρων ὑπὸ ἀλλοφύλων ἐθνῶν ἡ πόλις αὐτῶν κατοικισθήσεται, ὡς εἰς πάντα τὰ ἔθνη καθ᾿ ὅλης οἰκουμένης διασπαρήσονται, ὡς οὐκέτ᾿̓ αὐτοῖς ἡ τῶν κακῶν παῦλα οὐδέ τις ἀνάνευσις τῶν συμφορῶν ἐλπισθήσεται, ἃ καὶ τυφλῷ, φασί, δῆλα εἰσέτι νῦν [τὴν τῶν λόγων ὄψιν] αὐτοῖς ἔργοις ἐνδείκνυται, ἐκ πρώτης αὐτῆς ἡμέρας, ἐξ ἧς ἀθέους ἤραντο κατὰ Χριστοῦ χεῖρας, τὴν τῶν κακῶν ἀρχὴν εἰς ἑαυτοῦς ἐπισπώμενοι (éd. H eikel, p. 4).

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surtout d’interpréter les ruines de Jérusalem par le moyen des prophéties et non l’inverse. L’intérêt d’Eusèbe pour les pèlerinages a été relevé précédemment. Celui-ci s’explique dès lors par le fait que les ruines ont une signification, à savoir la preuve du passage vers la troisième époque et de l’obsolescence de la loi mosaïque. En conséquence, on ne s’étonnera pas que l’argument exégétique s’appesantisse particulièrement sur la destruction physique de Jérusalem. A. Isaïe À ce titre l’exégèse d’Isaïe revêt une importance primordiale, déjà reconnue par les prédécesseurs d’Eusèbe. En effet, si le Commentaire sur Isaïe d’Eusèbe est le premier que nous possédions en entier, Origène s’est déjà consacré à l’exercice et, surtout, Isaïe revêt une importance particulière dès Justin de Naplouse. Celui-ci accorde une grande importance au livre d’Isaïe et considère, le premier, que l’interdiction faite en 135 aux « circoncis » de résider dans Jérusalem est la réalisation d’une prophétie d’Isaïe 111. Mais, contrairement à Eusèbe, Justin donnait une interprétation millénariste d’Ézechiel et d’Isaïe, c’est-à-dire une restauration terrestre du royaume et une reconstruction de Jérusalem 112 . Origène, dans son commentaire, et contrairement aux vues millénaristes de Justin ou d’Irénée, s’appuie sur Ga 4, 26 et Hb 12, 22 pour interpréter les prophéties sur Jérusalem dans le sens spirituel d’une cité céleste 113. D’ailleurs, dans le Contre Celse, Origène donne une interprétation nettement spirituelle du retour à Jérusalem et de sa restauration, de sorte qu’après la destruction de Jérusalem les lois du peuple juif « ne seront pas restaurées 114 ». Le commentaire est aujourd’hui perdu, laissant ouverte la question des emprunts qu’Eusèbe a pu en faire. 111.  Is 64, 9-10. Justin, I Apol. 47. Mais aussi Is 1, 7 dans Tryph. 16. Fascher, Jerusalems Untergang, p. 88. Justin avait d’ailleurs déjà développé l’idée de l’inutilité du Temple, qui n’avait de valeur que transitoire, d’après le même prophète (Is 66, 1). 112.  Just. Tryph. 80, 5. L’argument est repris par Tertullien (Tert. Adu. Iud. 3, 4 et Adu. Marc. III, 24) et, surtout, Irénée de Lyon, dans sa réfutation du gnosticisme Aduersus Haereses, qui insiste fortement sur le caractère terrestre du royaume et cite à l’appui les psaumes et, comme Justin, Ézechiel et Isaïe. I r .  Haer. IV, 16, 1 et V, 33, 1. Ez 37, 12 et 38, 15 ; Is 54, 11-14 et 65, 18. Il cite aussi les Psaumes : Ps 104, 30. Wilken, The Land Called Holy, p. 61-62 donne des arguments précis permettant d’interpréter la démonstration d’Irénée dans le sens d’une Jérusalem terrestre. 113.  Orig. Princ. IV, 3, 8. Il est possible qu’Origène réponde par là aux arguments de R.  Yohanan ben Nappaha. R.  K imelman, « Rabbi Yohanan and Origen on the Song of Songs : a Third Century Jewish-Christian Disputation », Havard Theological Review, 73 (1980), p. 567-595. 114.  Orig. Cels. 7, 28 et 4, 22.

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Étant donné qu’Eusèbe voit dans le livre d’Isaïe l’annonce du règne d’un empereur chrétien impensable à l’époque d’Origène, il est certain qu’il est allé au-delà du commentaire d’Origène. Toutefois, il suit celui-ci dans l’opposition au chiliasme, de sorte que les prophéties se rapportant à la restauration de Jérusalem sont interprétées comme étant réalisées par l’Église chrétienne et non une éventuelle restauration de la cité 115. Pour cette raison, Eusèbe affectionne particulièrement d’appliquer des prophéties du livre d’Isaïe portant sur des défaites militaires ou la chute de Jérusalem à la conquête de celle-ci par Vespasien et Titus 116. Selon Eusèbe, la fumée qu’Isaïe aurait vue lors de sa vision dans le Temple aurait symbolisé le feu qui a brûlé Jérusalem lors de la destruction du Temple 117. Par ailleurs, lorsque le prophète évoque « comme dans un rêve » la richesse de ceux qui ont attaqué Sion (Is 29, 7), Eusèbe interprète cela comme une preuve qu’il s’agit des Romains aimant le luxe 118. De fait, en de nombreux passages du Commentaire sur Isaïe, les Romains sont l’agent de Dieu dans la destruction de Jérusalem 119. Et c’est encore dans ce sens qu’il interprète Is 25, 9, qui prophétise que, lors de la destruction de Jérusalem, l’idolâtrie des Juifs ne sera remplacée que par celle des nations qui viendront habiter la terre, à savoir les soldats romains, qui étaient « les nations d’étrangers et d’idolâtres qui allaient habiter à Jérusalem elle-même et dans la terre de Judée 120 ». Dans la Démonstration évangélique Eusèbe cite aussi une prophétie d’Isaïe dans laquelle les Égyptiens dresseront un autel en Égypte et y reconnaîtront le Seigneur, épisode signifiant que la puissance

115. Ainsi Is 54, 12. Voir Eus. CI II, 43 (éd. Ziegler, p. 342, 11-343, 10), aussi interprété dans ce sens dans HE X, 4, 62. Sur l’interprétation d’Eusèbe voir Hollerich, Eusebius of Caesarea’s Commentary on Isaiah, p. 128-130. Ce passage, fondement de la réflexion juive sur la Jérusalem eschatologique, est interprété par Eusèbe dans un sens allégorique comme la description de la cité (politeuma) divine. 116. Cela ne l’empêche pas de se référer aussi à la première destruction du Temple par Nabuchodonosor en 587 avant J.-C. Hollerich, Eusebius of Caesarea’s Commentary on Isaiah, p. 38. 117.  Eus. CI I, 41 (Is 6, 3-4 ; éd. Ziegler, p. 40, 9-20). 118.  Eus. CI I, 95 (Is 29, 7-8 ; éd. Ziegler, p. 189, 17-26). 119.  Eus. CI I, 11 (Is 1, 5-6 ; éd. Ziegler, p. 6, 17) ; I, 18 (Is 1, 20 ; éd. Ziegler, p. 10, 15-18) ; I, 25 (Is 1, 31 ; éd. Z iegler, p. 14, 13-16) ; I, 27 (Is 2, 5-9 ; éd. Ziegler, p. 18, 25-28 ; et Is 2, 10-12 ; éd. Ziegler, p. 19, 1-4) ; I, 35 (Is 5, 11-17 ; éd. Ziegler, p. 31, 35-32, 4) ; I, 42 (Is 6, 1-13, éd. Ziegler, p. 42, 32-43, 2 et 43, 16-19) ; II, 8 (Is 34, 9-10 ; éd. Ziegler, p. 224, 24-26) ; II, 48 (Is 59, 14-18 ; éd. Ziegler, p. 366, 34-36). Voir Johnson, Ethnicity and Argument, p. 189. 120.  Eus. CI I, 27 (Is 2, 5-9 ; éd. Ziegler, p.  18,  22-23) : ἀλλοφύλων ἐθνῶν καὶ εἰδωλολατρῶν μελλόντων οἰκεῖν αὐτὴν τὴν Ἰερουσαλὴμ καὶ τὴν Ἰουδαίαν χώραν. L’image qu’Eusèbe donne des Romains est toutefois loin d’être flatteuse et le fait d’être l’instrument de la volonté divine ne les exempte pas du mal. Voir Johnson, Ethnicity and Argument, p. 192.

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du Seigneur s’étendra au-delà de la seule Judée et que, par conséquent, la troisième période historique a commencé 121. B. Michée A. Gregerman a relevé que, malgré sa brièveté, Eusèbe porte une affection particulière au Livre de Michée, dans la mesure où celui-ci insiste sur la colère de Dieu contre les lieux saints d’Israël dans le cadre d’une rhétorique de la dialectique du crime et du châtiment. Mais le livre de Michée permet surtout de mettre en relation les prophéties et l’état contemporain de Jérusalem. Eusèbe évoque ainsi dans la Démonstration évangélique la destruction de Jérusalem prophétisée par Michée : « Aussi, à cause de vous, Sion sera labourée comme un champ ; Jérusalem deviendra comme un monceau de pierres, et la montagne du temple deviendra forêt 122 ». Plus loin, dans le livre VI, il développe à nouveau son programme argumentatif en s’appuyant sur Mi (1, 2) : « La parole présente annonce donc précisément cela, qu’“il vient de son propre emplacement et qu’il descendra sur les hauteurs de la terre”. Quelles pourraient être ces dernières si ce n’est expressément les montagnes et les collines d’Israël, au sujet desquelles une multitude de prophéties a été annoncée, Jérusalem et le mont Sion, sur lequel notre Sauveur et Seigneur a exercé la plupart de son activité ? Il est prophétisé que leur ruine et leur destruction adviendront suite à la descente du Christ. Et il est clair qu’à la suite de la venue de notre Sauveur et des audaces à son encontre, tous ces lieux mentionnés précédemment furent assiégés et réduits à la plus extrême désolation. Mais les dirigeants du peuple des Juifs, la monarchie établie auparavant chez eux, le sacerdoce et le siège de leurs docteurs, ici appelé “montagne” au sens figuré, seront ébranlés, est-il dit, après que le Seigneur sera descendu des Cieux. Qui pourrait ne pas s’accorder à dire que cela fut accompli après les temps de notre Seigneur Jésus Christ en voyant tous ces lieux non seulement ébranlés, mais renversés ? Ces “vallées” qui fondent encore maintenant seraient leurs synagogues établies dans toutes les villes au lieu de Jérusalem et de la montagne de Sion. “Fondant comme de la cire en face du feu”, elles gémissent et déplorent la douleur et le chagrin extrêmes causés par la destruction de leurs demeures et leur longue et interminable servitude 123 ». 121.  Is 19, 19. Eus. DE II, 3, 38 : Καὶ κατὰ τὸν Ἡσαΐαν τοῦτ̓ αὐτὸ τὸ σωτήριον ἰδόντες πάντες ἄνθρωποι προσκυνήσειν λέγονται τῷ τῶν ὅλων θεῷ, τὸ σωτήριον αὐτοῦ τοῖς πᾶσιν ἀφθόνως κεχαρισμένῳ· καὶ προσκυνήσειν γε αὐτῷ, οὐκ ἐπὶ τῆς κάτω Ἱερουσαλὴμ τῆς κατὰ τὴν Παλαιστίνην, ἀλλ̓ ἕκαστον « Ἐκ τοῦ τόπου αὐτοῦ, καὶ πάντας τοὺς ἐν ταῖς νήσοις τῶν ἐθνῶν » (éd. H eikel, p. 67). 122.  Mi 3, 9. Eus. DE II, 3,  8 : Διὰ τοῦτο δἰ ὑμᾶς Σιὼν ὡς ἀγρὸς ἀροτριαθήσεται, καὶ Ἱερουσαλὴμ ὡς ὀπωροφυλάκιον ἔσται, καὶ τὸ ὄρος τοῦ οἴκου εἰς ἄλσος δρυμοῦ (éd. H eikel, p. 62). 123.  Eus. DE VI, 13,  3-5 : αὐτὸν δὴ οὖν τοῦτον ὁ παρὼν θεσπίζει λόγος « ἐκπορεύεσθαι ἐκ τοῦ τόπου αὐτοῦ, καταβήσεσθαί τε ἐπὶ τὰ ὕψη τῆ γῆς ».

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Et plus loin encore, après avoir cité plusieurs autres passages de Mi (1, 5) évoquant « le bruit des chars et des cavaliers », les « enfants traînés en captivité » et Mt (3, 12), « Sion sera labourée comme un champ, et Jérusalem ne sera qu’une cabane, et la montagne du temple deviendra une forêt », Eusèbe explique son propos de la façon suivante : « À cause des impiétés perpétrées à son encontre immédiatement et sans grand délai, à la fois les montagnes et ceux qui y habitaient furent assiégés, la montagne de Sion subit un incendie et une destruction complète, et “la montagne de la demeure de Dieu” devint “une forêt de chênes” (Mi 3, 12). Voici donc les faits accomplis depuis que le Seigneur est descendu des cieux parmi eux et montrés par la présente prophétie. Si notre histoire a quelque valeur, nous avons appris de nos propres yeux que l’antique Sion était labourée par un attelage de bœufs mené par des Romains et que Jérusalem était réduite, comme l’avait dit la prophétie, à une cabane de vignoble abandonnée, à un désert complet 124 ».

L’argument de la destruction de l’ensemble de la Judée était, d’ailleurs, déjà évoqué un peu précédemment dans le même livre de la Démonstration évangélique, en s’appuyant, cette fois, sur le Ps 107, 32-36 125. Ποῖα δ̓ ἂν εἴη ταῦτα ἢ ῥητῶς μὲν τὰ ὄρη τοῦ Ἰσραὴλ καὶ οἱ βουνοί, περὶ ὧν μυρίαι προφητεῖαι θεσπίζουσιν, αὐτή τε Ἱερουσαλήμ, καὶ τὸ Σιὼν ὄρος, ἐν ᾧ τὰς πλείστας ἐποιεῖτο διατριβὰς ὁ σωτὴρ καὶ κύριος ἡμῶν ; τούτων δὲ διαφθορὰν ἔσεσθαι καὶ ἀπώλειαν ἐπὶ τῇ τοῦ Χριστοῦ καθόδῳ θεσπίζει. Καὶ πρόδηλον ὡς μετὰ τὴν τοῦ σωτῆρος ἡμῶν παρουσίαν καὶ τὰ κατ’ αὐτοῦ τετολμημένα τὰ προειρημένα πάντα πεπολιόρκηται καὶ εἰς ἐσχάτην ἐρημίαν ἐλήλυθεν. Οὐ μὴν ἀλλὰ καὶ οἱ ἄρχοντες τοῦ Ἰουδαίων ἔθνους, ἥ τε παρ’ αὐτοῖς τὸ πρὶν συνεστῶσα βασιλεία, ἱερωσύνη τε καὶ διδασκάλων προεδρία « ὄρη » νῦν τροπικῶς ὀνομαζόμενα, « σαλευθήσεσθαι » λέγονται ἐπὶ τῇ τοῦ κυρίου ἐξ οὐρανῶν παρουσίᾳ. Καὶ τοῦτο δὲ ὅπως τέλους ἔτυχεν τίς οὐκ ἂν ὁμολογήσειεν, μετὰ τοὺς τοῦ σωτῆρος ἡμῶν Ἰησοῦ Χριστοῦ χρόνους πάντ̓ἐκεῖνα θεωρῶν οὐ μόνον σαλευθέντα ἀλλὰ καὶ ἐκποδὼν γεγενημένα ; « κοιλάδες » δὲ εἰσέτι νῦν τηκόμεναι εἶεν ἂν αἱ ἀντὶ τῆς Ἱερουσαλὴμ καὶ τοῦ Σιὼν ὄρους κατὰ πᾶσαν πόλιν συνεστῶσαι αὐτῶν συναγωγαί, ἀποθρηνοῦσαι καὶ ἀποκλαιόμεναι καὶ « ὡς κηρὸς ἀπὸ προσώπου πυρὸς » τηκόμεναι διὰ λύπην καὶ πένθους ὑπερβολήν, τῆς τε τῶν οἰκείων ἐρημίας καὶ τῆς μακρᾶς καὶ πολυετοῦς δουλείας ἕνεκεν (éd. H eikel, p. 262-263). 124.  Eus. DE VI, 13, 15-17 : Διὰ γὰρ τὰς δρασθείσας κατ’ αὐτοῦ δυσεβείας εὐθὺς καὶ οὐκ εἰς μαρκὸν καὶ τὰ ὂρη καὶ οἱ ἐν τούτοις οἰκοῦντες πεπολιόρκηντο, ἐμπρησμόν τε καὶ ἐσχάτην ἐρημίαν τὸ Ζιὼν ὄρος ὑπέμεινε, καὶ γέγονεν « τὸ ὄρος τοῦ οἴκου τοῦ θεοῦ εἰς ἄλσος δρυμοῦ ». Ταῦτα μὲν οὖν ἐπὶ τῇ τοῦ κυρίου ἐξ οὐρανῶν καθόδῳ περὶ ἐκείνους ἔσεσθαι καὶ ἡ παροῦσα προφητεία σημαίνει, ἃ καὶ ἐναργῆ τὴν ἔκβασιν εἴληφεν μετὰ τὴν τοῦ σωτῆρος ἡμῶν Ἰησοῦ Χριστοῦ παρουσίαν. Εἰ γοῦν τι δύναται καὶ ἡ ἡμετέρα ἱστορία, καθ’ ἡμᾶς αὐτοὺς τὴν πάλαι βοωμένην Σιὼν ζεύγεσι βοῶν ὑπὸ Ῥωμαίων ἀνδρῶν ἀρουμένην ὀφθαλμοῖς παρειλήφαμεν, καὶ τήν γε Ἱερουσαλήμ, ὡς αὐτό γέ φησι τὸ λόγιον, « ὀπωροφυλακίου » δίκην ἀπολειφθέντος, ἐν παντελεῖ καταστᾶσαν ἐρημίᾳ (éd. H eikel p. 264-265). 125. Voir Eus. DE VI, 7, 5-6, cité supra, note 45.

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C. Les Évangiles L’aspect très matériel des prophéties de destruction apparaît encore dans le commentaire des prophéties néo-testamentaires. Eusèbe indique, dans la Démonstration évangélique, que le Christ a explicitement prophétisé la destruction de Jérusalem : « Je démontrerai, avec une abondante série de preuves, qu’au moment de la venue du Christ et de l’appel des nations, les paroles divines prédirent la ruine complète et le rejet de tout le peuple des Juifs, prophétisant des bienfaits uniquement pour quelques-uns parmi eux aisément dénombrables et le fait que leur ville sera conquise avec leur temple et révélant que tous les objets de culte seront détruits. Et il se produisit que ceci fut démontré dans les faits 126 ».

Nous savons que l’usage par Eusèbe des prophéties néo-testamentaires a fait l’objet d’un travail préparatoire de longue haleine. De la même façon qu’il a collecté dans les Eclogae propheticae les prophéties de l’Ancien Testament, il rapporte dans la Préparation Évangélique avoir « rassemblé mille autres traits, mille autres prophéties venues de notre Sauveur dans une composition particulière, où, après avoir placé en regard ses prédictions divines et les réalisations qui s’y rapportent, nous montrons l’incontestable vérité de nos croyances à son sujet 127 ». L’usage de ces arguments fondés sur les prophéties de Jésus s’appuie donc sur un travail systématique, malheureusement perdu 128. On voit que cette documentation a servi notamment pour la Théophanie, comme en témoignent la parabole des vignerons assassins et celle du festin nuptial déjà mentionnées précédemment. Dans cet esprit, l’extrait de la Théophanie qui suit le commentaire de ces paraboles fait référence à la « lamentation sur Jérusalem » (Lc 19, 41) et renvoie explicitement le texte évangélique à la constatation contemporaine de la destruction de Jérusalem et au texte de Flavius Josèphe 129. D’ailleurs, à plusieurs reprises dans la Théophanie, Eusèbe met en parallèle les Évangiles et Flavius Josèphe. De fait, pour lui, ces prophéties de Jésus n’ont de sens que dans la mesure où elles sont confirmées par les faits historiques et l’état contemporain de Jérusalem. De plus, Eusèbe ne manque pas de mentionner le « chapitre apocalyptique » en se concentrant sur la 126.  Eus. DE II, 1,  2: ἐκ περιουσίας ἑξῆς ἐλέγξομεν, ὡς ἐπὶ τῇ τοῦ Χριστοῦ παρουσίᾳ καὶ τῇ τῶν ἐθνῶν κλήσει ἀπόπτωσιν παντελῆ καὶ ἀποβολὴν τοῦ παντὸς Ἰουδαίων ἒθνους τὰ θεῖα προαναφωνεῖ λόγια, βραχέσι μόνοις αὐτῶν καὶ ἀριθμῷ ληπτοἰς τὰ χρηστότερα θεσπίζοντα, καὶ ὡς ἀλώσεται αὐτῶν ἡ πόλις αὐτῷ ἱερῷ, πάντα τε τὰ σεμνὰ καθαιρεθήσεσθαι δηλοῦντα, ἃ καὶ ἔργοις πέφηνεν δεδηλωμένα (éd. H eikel, p. 53). Voir aussi des affirmations similaires en DE VII, 1, 1. 127.  Eus. PE 1, 3, 12 (trad. Sirinelli et des Places, p. 115). 128.  A. Kofsky postule une certaine ressemblance avec les Eclogae propheticae. Kofsky, Eusebius, p. 150-151. 129.  Eus.  Theoph. IV, 19.

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prise même de Jérusalem (Lc 21, 20-24). Le commentaire de ce dernier passage consiste essentiellement à argumenter dans le sens d’une destruction définitive de la ville, contrairement aux destructions passées, à partir de la phrase : « et Jérusalem sera foulée aux pieds par les Gentils ». Il explique ce point en rappelant que, depuis que Jérusalem a été remplacée par Ælia sous Hadrien, elle n’est plus habitée par « ses enfants », mais par des Gentils. C onclusion L’attitude d’Eusèbe face aux ruines de Jérusalem repose sur plusieurs éléments. Tout d’abord une théologie « supersessionniste » élaborée dans le cadre de la polémique antijuive, qui tend à rattacher le judaïsme au Temple de façon à en prouver l’obsolescence. Bien que cette théologie se soit largement détachée de la polémique pour former une doctrine en elle-même, la destruction de Jérusalem garde une importance fondamentale. Eusèbe est, ensuite, impliqué dans une tension forte entre son siège métropolitain de Césarée et le siège épiscopal de Jérusalem, qui le pousse à résister à la christianisation de celle-ci et à l’importance qu’elle prend dès lors que Constantin autorise la construction de la basilique du Saint-Sépulcre 130. Enfin, l’originalité de la méthode argumentative d’Eusèbe réside dans l’usage des ruines elles-mêmes comme preuve. Pour cela, il charge ces ruines de signification, et donc de légitimité, en leur conférant l’épaisseur historique de Flavius Josèphe et la profondeur de la tradition prophétique. Les ruines de la ville et, en particulier, du Temple sont la démonstration de l’ampleur de la destruction documentée par Flavius Josèphe et, en même temps, de la réalisation des prophéties. Paradoxalement, si Jérusalem ne peut plus exister en tant que telle pour Eusèbe, les ruines de Jérusalem sont indispensables.

130.  Ces éléments permettent de relativiser l’idée d’Eusèbe comme « l’un des artisans de la sanctification de Jérusalem » (G. Stroumsa, « ‘Vetus Israel’ : Les Juifs dans la littérature hiérosolymitaine d’époque byzantine », Revue d ’histoire des religions, 205/2 [1988], p. 115-131, p. 121).

Chapitre VI

R ECONSTRUIRE JÉRUSALEM AU IVe SIÈCLE : CONSTANTIN, JULIEN ET LES ALÉAS D’UNE VILLE-SYMBOLE Gabriella A ragione Au cours du iv e siècle de notre ère, la ville de Jérusalem est concernée par deux importants projets de construction. Le premier, voulu et réalisé par Constantin entre 325 et 335, aboutit à l’édification d’un ensemble architectural monumental, qui fait de Jérusalem une ville chrétienne avec une destination nouvelle. Le second, promu, mais jamais achevé, par l’empereur Julien en 363, visait la reconstruction du Temple et, par là, la restauration de l’identité juive de la ville, disparue depuis plus de deux siècles. Une trentaine d’années seulement séparent ces deux entreprises, qui, chacune à sa manière, peuvent être considérées comme novatrices et ont marqué un tournant dans la manière dont les intellectuels chrétiens contemporains des événements ont élaboré la signification religieuse de Jérusalem : aux yeux de ces derniers, Constantin, le premier empereur chrétien, et Julien, le prince renégat, l’anti-Constantin, sont les acteurs d’une histoire dont le véritable enjeu est l’humanité tout entière, et le théâtre de l’action est la ville que l’on peut désormais qualifier de sainte. En effet, comme nous essayerons de le montrer dans les pages qui suivent, alors que les réalisations architecturales constantiniennes sont regardées comme le signe visible du commencement d’une ère nouvelle, comme l’expression symbolique du triomphe du christianisme dans le lieu même où l’histoire de la rédemption avait trouvé son accomplissement, le programme édilitaire de l’empereur apostat est, quant à lui, vu comme un retour brusque et inopiné au passé, puisque la reconstruction du Temple restaurait de fait l’identité politico-religieuse d’Israël. Le champion de l’hellenismos, dénoncent les chrétiens, s’était servi des ambitions juives pour ruiner de manière inexorable et définitive les serviteurs du vrai Dieu. La manière dont les théologiens de l’Antiquité lisent ces événements est indicative d’une époque où les rapports de force entre chrétiens, Juifs et païens sont encore changeants et où le contrôle des espaces sacrés joue un rôle déterminant pour l’affirmation des uns ou des autres. En raison de la stratification religieuse qui la caractérise dès le iie siècle, la ville de Jérusalem constitue un lieu emblématique de ce processus de confrontation, au terme duquel elle sortira profondément transformée. Les récits de la destruction de Jérusalem (70 ap. J.-C.), édité par Frédéric Chapot (JAOC 19), Turnhout 2020, p. 209-232. DOI 10.1484/M.JAOC-EB.5.119487 © F  H  G

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CHAPITRE VI

I. L’ é m e rge nce

de l a

J é rusa l e m

ch r ét i e n n e

A. Quelques remarques préalables Établissons d’abord le cadre. Il n’est peut-être pas inutile de rappeler qu’après la seconde guerre juive (132-135), Jérusalem, de fait, n’existe plus : à sa place, s’élève Ælia Capitolina, une colonie romaine, dont l’édilité religieuse avait façonné un paysage urbanistique jusqu’alors inédit 1. Repeuplée par les colons et par les soldats de la legio X Fretensis 2 , Ælia est désormais la seule ville de l’Empire interdite aux Juifs 3. Dans les années 130 de notre ère, l’ancienne capitale de Judée perd ainsi d’un seul coup son identité première, son rang et même son nom 4 : supplantée par Césarée, siège du gou1. La date de la fondation de la colonie fait débat. Les sources sont en effet discordantes : d’après Dion Cassius, Histoire romaine, LXIX, 12, 1-2, elle est antérieure au déclenchement de la révolte menée par Bar Kokhba, alors que selon Eusèbe, Histoire ecclésiastique, IV, 6, elle en est postérieure et est l’une des mesures de la répression romaine. Pour un état de la question, cf. M. M enahem, The Second Jewish Revolt : the Bar Kokhba War, 132-136 CE, Leiden – Boston, 2016, p. 121129. Sur le plan urbanistique de la ville et la localisation des différents bâtiments, voir Y. Z. Eliav, « The Urban Layout of Ælia Capitolina : A New View from the Perspective of the Temple Mount », P. Schäfer, The Bar Kokhba War Reconsidered. New Perspectives on the Second Jewish Revolt against Rome, Tübingen, 2003, p. 241277, et C. A rnould -Béhar, « L’espace urbain d’Ælia Capitolina (Jérusalem) : rupture ou continuité ? », Histoire urbaine, 13 (2005), p. 85-100. Sur l’identification et l’emplacement des temples consacrés aux divinités païennes, cf. en particulier N.  Belayche, « Dimenticare … Gerusalemme. Les paganismes à Ælia Capitolina du ii e au iv e siècle de notre ère », Revue des études juives, 158 (1999), p. 287-348 ; E ad., Iudaea-Palaestina. The Pagan Cults in Roman Palestine, Tübingen, 2001, p. 108171. 2.  De 70 jusqu’à la fin du iii e siècle, Ælia abrite le camp légionnaire de la legio X Fretensis, protagoniste de la répression de la première guerre juive : cf. E. Dabrowa, « Legio X Fretensis », Y. L e Bohec et C. Wolff (éd.), Les légions de Rome sous le Haut-Empire, Actes du Congrès de Lyon, 17-19 septembre 1998, Paris, 2000, p. 317-325. 3.  Établie à l’issue de la première guerre juive, cette interdiction avait été ratifiée par Hadrien et avait donné une nouvelle impulsion au processus de déjudaïsation de la ville et de ses environs. Il semblerait néanmoins qu’une petite communauté juive se soit reconstituée dans le district de la colonie romaine déjà à l’époque antonine : voir S. Safrai, « The Holy Congregation of Jerusalem », Scripta Hierosolymitana, 23 (1972), p. 62-78 ; N. Belayche, « Déclin ou reconstruction ? La Palaestina romaine après la révolte de ‘Bar Kokhba’ », Revue des études juives, 163 (2004), p. 25-48 (ici p. 35-36). 4. Cf. Jean Chrysostome, Contre les Juifs, V, 11, selon lequel, encore de son vivant, l’ancienne Jérusalem s’appelle Ælia, du nom de son vainqueur et destructeur. Ælia est de fait le nom officiel de la ville jusqu’à la conquête arabe. Cf. Y. Tsafrir « Byzantine Jerusalem : The Configuration of a Christian City », L. I. L evine (éd.), Jerusalem. Its Sanctity and Centrality to Judaism, Christianity, and Islam, New York, 1999, p. 146, n. 11 ; J. W. Drijvers, « The Conversion of Ælia Capitolina

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verneur de la province romaine de Palestine, elle est désormais une ville aux dimensions modestes, qui ne joue plus aucun rôle ni politique ni, du moins jusqu’au iv e siècle, religieux. Avant l’intervention de Constantin en 325, les chrétiens ne marquent pas l’espace urbain de leur présence : ils s’y insèrent de manière discrète, sans aucune visibilité architecturale, comme dans la plupart des régions de l’Empire à cette époque 5. Les initiatives édilitaires soutenues par l’empereur changent sensiblement la situation : non seulement la communauté chrétienne de Jérusalem/Ælia bénéficie maintenant du soutien impérial, mais elle dispose aussi d’une architecture religieuse parmi les plus somptueuses d’Orient 6. En 325-326, Constantin ordonne en effet la construction d’un complexe religieux majestueux, constitué d’une basilique à cinq nefs, plus tard appelée Martyrium 7, érigée sur le lieu de la Passion, et d’une église ronde, dite ensuite Anastasis 8, élevée sur le tombeau attribué à Jésus 9. À l’extérieur de la ville, sur la pente du mont des Oliviers, il fait bâtir une autre église, moins grandiose que les précédentes, mais tout aussi imposante, l’Éléona, une basilique à trois nefs, précédée d’un atrium 10. to Christianity in the Fourth Century », A. Papaconstantinou, N. B. McLynn et D. L. Schwartz (éd.), Conversion in Late Antiquity : Christianity, Islam, and Beyond, London, 2016, p. 284. 5. Cf. O. I rshai, « From Oblivion to Fame : The History of the Palestinian Church (135-303 CE) », O. Limor et G. G. Stroumsa (éd.), Christians and Christianity in the Holy Land. From the Origins to the Latin Kingdoms, Turnhout, 2006, p. 91-139. 6.  Les sources attribuent les différentes initiatives édilitaires tantôt à Constantin tantôt à sa mère Hélène. Pour notre propos, il suffit de relever qu’elles sont, dans tous les cas, issues de la maison impériale. Sur cet aspect, voir L. P iétri, « Constantin et/ou Hélène, promoteurs des travaux entrepris sur le Golgotha : les comptes rendus des historiens ecclésiastiques grecs du v e siècle », B. Pouderon et Y.-M.  Duval (dir.), L’historiographie de l ’Église des premiers siècles, Paris, 2001, p. 371-380. 7. Cf. Égérie, Journal de voyage, 30, 1 (éd. et trad. P. M araval, Paris, 1982, SC 296, p. 272-273). 8. Cf. Égérie, Journal de voyage, 30, 1 (ibid.). 9.  Eusèbe, Vie de Constantin, III, 33-40. À vrai dire, Eusèbe ne parle pas de la construction de cette église, mais seulement de travaux d’ornementation de la grotte du tombeau. C’est la raison pour laquelle de nombreux historiens pensent que l’Anastasis aurait été bâtie à une date ultérieure : ainsi M. Biddle, The Tomb of Christ, Stroud, 1999, p. 22-28  et 70-73 ; St. Borgehammar, How the Holy Cross was Found. From Event to Medieval Legend, Stockholm, 1991, p. 98, n. 25. Cf. en revanche J.-M. Spieser, « En suivant Eusèbe au Saint-Sépulcre », Antiquité Tardive, 22 (2014), p. 95-103. Sur l’architecture de ces édifices, voir surtout V. C. Corbo, Il Santo Sepolcro di Gerusalemme, Jerusalem, 1981-1982 et M. Küchler, Jerusalem. Ein Handbuch und Studienreiseführer zur Heiligen Stadt, Göttingen, 2007, p. 409483. 10.  Selon Eusèbe, l’église sur le Mont des Oliviers avait été commanditée par Hélène : Vie de Constantin, III, 43 (éd. Fr. Winkelmann, trad. M.-J. Rondeau,

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Cette troisième maison de prière avait été érigée sur un lieu auquel, dès avant l’intervention constantinienne, les chrétiens attribuaient une valeur religieuse : comme le rapporte Eusèbe, sur le Mont des Oliviers, avaient régulièrement lieu des réunions cultuelles, auxquelles participaient les fidèles venus de partout 11. Même si les nouvelles constructions n’ont pas altéré l’aménagement urbanistique de la ville, elles ont joué un rôle majeur dans la reconfiguration de la topographie religieuse de Jérusalem/Ælia et, par là, dans la christianisation des espaces publics. Premièrement, leur réalisation a une portée symbolique énorme. Comme le souligne Pierre Maraval, le programme édilitaire voulu par Constantin ne doit rien au hasard. Il illustre en effet les affirmations fondamentales du symbole de foi : il est mort et ressuscité (ensemble du Golgotha-Martyrium-Anastasis), il est monté aux cieux (église au mont des Oliviers) 12 . Deuxièmement, l’ensemble Martyrium-Anastasis occupe un lieu clé de la colonie : selon la description d’Eusèbe, les propylées de la basilique constantinienne se trouvaient en fait ἐπὶ […] μέσης πλατείας 13. Or, le terme πλατεῖα signifie « avenue », plus précisément il indique un des axes principaux d’une ville, qui souvent relie une porte à l’agora ou au forum 14 . Il désignerait donc le cardo maximus d’Ælia, une rue à colonnade qui longeait le forum de la Jérusalem romaine, comme les recherches archéologiques semblent le confirmer 15. En outre, comme nous le verrons, la construction du complexe du Paris, 2013, SC 559, p. 404-405). L’auteur mentionne en réalité deux édifices différents : une « sainte maison pour l’assemblée » et un « oratoire » : cf. Küchler, Jerusalem, p. 852-873. Le nom d’Éléona est attestée chez Égérie, Journal de voyage 30, 3 (éd. et trad. M araval, cit., p. 272-273). 11.  Eusèbe, Démonstration évangélique, VI, 18, 23 (éd. I. A. H eikel, Leipzig, 1913, GCS 23, p. 278). 12. P. M araval, « Comment s’est constituée une ‘identité pèlerine’ chez les chrétiens des premiers siècles ? », C. Vincent (dir.), Identités pèlerines, Actes du colloque de Rouen, 15-16 mai 2002, Rouen, 2004, p. 23. Sur le programme édilitaire de Constantin en Palestine, qui incluait entre autres la basilique de la Nativité à Bethléem, voir plus loin. 13.  Eusèbe, Vie de Constantin, III, 39 (éd. Winkelmann, trad. Rondeau, cit., p. 400-441). 14.  Sur la signification du mot πλατεῖα, voir surtout J.  du Bouchet, Recherches sur les noms de la rue en grec ancien (thèse de doctorat, disponible sur le site https:// hal.archives-ouvertes.fr/tel-01327974, consulté le 25/07/2019). Cf. aussi I d., « Les noms de la rue en grec ancien », P. Ballet, N. Dieudonné-Glad et C. Saliou (éd.), La Rue dans l ’Antiquité. Définition, aménagement et devenir, de l ’Orient méditerranéen à la Gaule, Actes du colloque de Poitiers, 7-9 septembre 2006, Rennes, 2008, p. 57-61 (ici p. 58). 15. Cf. Spieser, « En suivant Eusèbe », p. 102. Signalons que, dans sa traduction d’Eusèbe, Vie de Constantin, III, 39, Rondeau traduit l’expression ἐπὶ […] μέσης πλατείας par « au centre d’une place » (SC 559, p. 401), mais, comme le signale du Bouchet, πλατεῖα ne désigne pas cet espace, pour lequel les Grecs utilisent plutôt le

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Saint-Sépulcre avait rendu nécessaire la destruction du ou des temples qui s’élevaient là où la tradition locale situait le lieu de la Passion du Christ. Dès lors, le regard chrétien sur Jérusalem/Ælia n’est plus le même. Les théologiens les plus avertis saisissent les enjeux de ce changement, qui concerne à la fois l’image de la ville et la place que celle-ci occupe au sein de la chrétienté. Lorsque quelques années plus tard, en 333, le pèlerin anonyme de Bordeaux se rend à Jérusalem/Ælia, celle-ci est jalonnée de lieux que le chrétien perçoit comme siens et comme faisant partie intégrante de son histoire 16 : Jérusalem/Ælia est désormais le centre d’une géographie sacrée destinée à avoir une longue histoire dans l’imaginaire chrétien. Pour appréhender ce phénomène, dont Constantin a favorisé l’essor et Eusèbe, témoin oculaire des événements, a posé les prémisses théologiques, il importe de tenir compte de deux questions préalables. La première concerne la conception chrétienne de la Jérusalem juive et d’Ælia Capitolina : toute réflexion sur les changements qui concernent la ville et qui amènent à l’émergence de la Jérusalem chrétienne se doit en effet de tenir compte non seulement de la ville du Temple, mais aussi de la ville des temples, c’est-à-dire du tissu culturel et religieux romain d’Ælia. La seconde porte sur l’existence, bien avant l’intervention constantinienne, de traditions sur les lieux associés à la figure de Jésus : malgré la rareté des sources, nous avons en effet de bonnes raisons de croire que, dès le milieu du iii e siècle, l’église hiérosolymite avait commencé à valoriser de plus en plus le passé chrétien de la ville, si bien que les édifices de culte constantiniens avaient été bâtis sur des lieux auxquels la communauté locale attribuait depuis longtemps déjà une valeur religieuse. Comme nous le verrons, mot ἀγορά : « Les noms de la rue », p.  58. Sur la valeur symbolique de cet emplacement, voir I. Jacobs, « Ecclesiastical Dominance and Urban Setting. Colonnaded Streets as Back-Drop for Christian Display », Antiquité tardive, 22 (2014), p. 263286 (en particulier, p. 268-269). 16.  L’auteur cite, entre autres, le pinacle de la tentation (cf. Mt 4, 7.10), la maison de Caïphe, la colonne à laquelle fut attaché Jésus, l’emplacement de la maison ou du prétoire de Pilate, le Golgotha, où le Seigneur fut crucifié : « À environ un jet de pierre », ajoute-t-il, « se trouve la grotte où fut déposé le corps du Seigneur et où il ressuscita le troisième jour. C’est là que récemment, sur l’ordre de l’empereur Constantin, a été faite une basilique, c’est-à-dire une église, d’une admirable beauté ; elle a sur le côté des citernes d’où l’on tire de l’eau, et à l’arrière un bain où les enfants sont baptisés » (Pèlerin de Bordeaux, 594, trad. P. M araval, Récits des premiers pèlerins chrétiens au Proche-Orient (iv e-vii e siècle), textes choisis, présentés, traduits et annotés, Paris, 1996, p. 32). Quant à l’Éléona, il la mentionne dans ces termes : « De là [Gethsémani], on fait l’Ascension du Mont des Oliviers, où le Seigneur enseigna les apôtres avant la Passion. Là a été faite une basilique sur l’ordre de Constantin » (Pèlerin de Bordeaux, 595, trad. fr. M araval, ibid., p. 33). Pour cette question, voir en particulier O. I rshai, « The Christian Appropriation of Jerusalem in the Fourth Century : The Case of the Bordeaux Pilgrim », The Jewish Quarterly Review, 99 (2009), p. 465-486.

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cet état de fait jouera un rôle important dans l’interprétation chrétienne des initiatives impériales, aussi bien de Constantin que de Julien, en matière d’édilité religieuse. B. Jérusalem/Ælia : de la ville du Temple à la ville des temples Tout au long de l’époque pré-constantinienne, Jérusalem est avant tout la ville du Temple absent 17. Comme cela est bien connu, dès le ii e siècle, les théologiens chrétiens interprètent les événements dramatiques qui ont frappé la Jérusalem juive entre 66 et 135 comme un châtiment divin, comme la preuve que Dieu a définitivement abandonné sa ville à cause des péchés de ses habitants et des crimes commis contre son Fils 18. La destruction du Temple ainsi que la disparition des institutions politiques et religieuses traditionnelles d’Israël sanctionnent la fin de l’ancienne alliance : elles signifient la cessation des prescriptions cultuelles de la Loi et le transfert de la nouvelle alliance au vrai Israël 19. Cette conception est affirmée même après l’émergence de la Jérusalem chrétienne : encore du vivant de Jérôme, il y a des chrétiens pour lesquels Jérusalem ne cesse d’être maudite à cause du sang du Christ et qui prônent l’abandon de la ville, y compris du Saint-Sépulcre 20. 17. Nous empruntons cette heureuse expression à V. L amire (dir.), Jérusalem. Histoire d ’une ville-monde des origines à nos jours, avec K. Berthelot, J. L oiseau et Y. Potin, Paris, 2016, p. 98 (« La présence du Temple absent »). 18.  La bibliographie sur ce sujet est très vaste. Cf. en particulier E. Fascher, « Jerusalems Untergang in der christlichen und altkirchlichen Überlieferung », Theologische Literaturzeitung, 89 (1964), p. 81-98 ; N. Brox, « Das „irdische Jerusalem” in der altchristlichen Theologie », Kairos, NF 28 (1986), p. 152-173 ; G.  Visonà, « Gerusalemme nelle comunità cristiane dei primi secoli », L. Vaccaro et C. A lzati (éd.), Una Città tra Terra e Cielo. Gerusalemme. Le religioni – le chiese, Città del Vaticano, 2014, p. 99-122. 19.  La lecture théologique de ces événements s’exprime surtout, mais pas exclusivement, dans le cadre de la polémique antijuive. Sur ce sujet, voir E. Norelli, « Fin d’un temple, fin d’un Dieu ? Le débat suscité par la destruction du Temple de Jérusalem chez les auteurs chrétiens du ii e siècle », Le temple lieu de conflit, Actes du colloque de Cartigny 1991, Leuven, 1995, p. 151-169 ; H.-M. Döpp, Die Deutung der Zerstörung Jerusalems und des Zweiten Tempels im Jahre 70 in den ersten drei Jahrhunderten nach Christus, Tübingen, 1998 ; A. Gregerman, Building on the Ruins of the Temple : Apologetics and Polemics in Early Christianity and Rabbinic Judaism, Tübingen, 2016. La Jérusalem terrestre peut, tout au plus, revêtir un rôle religieux dans un horizon eschatologique, comme cela est affirmé dans les courants millénaristes. Sur la dichotomie Jérusalem terrestre – Jérusalem céleste, cf. Chr. M arkschies, « Himmlisches und irdisches Jerusalem im antiken Christentum », M.  H engel , S. M ittmann et A. M. Schwemer (éd.), La cité de Dieu, Die Stadt Gottes, 3. Symposium Strasbourg, Tübingen, Uppsala, 19.-23. September 1998 in Tübingen, Tübingen, 2000, p. 303-350. 20.  Jérôme, Lettre 46, 4-8 (éd. et trad. J. L abourt, Paris, 1951, p. 103-109). Cf. P. M araval, « Jérusalem, cité sainte ? Les hésitations des Pères du iv e siècle », H engel , M ittmann et Schwemer (éd.), La cité de Dieu, p. 351-365.

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Ajoutons que, dans la perspective chrétienne, la destruction de Jérusalem et la construction, à sa place, d’Ælia Capitolina sont deux événements qui font sens ensemble : en effet, Jérusalem/Ælia n’est pas simplement une ville reconstruite après les dégâts subis durant les deux guerres contre Rome, elle est aussi et surtout une ville refondée, habitée par une « population étrangère », comme la définit Eusèbe 21, et qui, en témoignage de l’impiété des Juifs, conserve les ruines du Temple 22 . Dans la presque totalité des sources littéraires, les allusions à la colonie romaine sont donc faites principalement dans la perspective de la lecture théologique qui vient d’être résumée : les Romains ont en quelque sorte été les adjuvants du plan divin 23. Néanmoins, au fur et à mesure que les lieux liés à la mémoire de la mission terrestre du Christ sont valorisés, la fonction théologique d’Ælia subit, elle aussi, des changements. Les fondateurs et les habitants de la ville sont en effet présentés comme les antagonistes du projet salutaire de Dieu : manipulées par les démons, des populations idolâtres ont délibérément caché ou usurpé ces lieux, en les contaminant par leurs cultes impies, dans le but pervers de les soustraire aux chrétiens. C’est précisément dans ces termes que, de manière rétrospective, Eusèbe explique les circonstances qui avaient amené à l’ensevelissement du tombeau du Christ, demeuré caché sous les matériaux de remblai d’un temple bâti par les colons jusqu’au jour où, par l’initiative providentielle de Constantin, il fut ramené à la lumière 24 . Nous y reviendrons. 21.  Eusèbe, Histoire ecclésiastique, IV, 6, 4 : « Ainsi la ville fut réduite à être totalement désertée par le peuple juif et à perdre ceux qui l’avaient habitée autrefois. Elle reçut des habitants de race étrangère (ἐξ ἀλλοφύλου τε γένους συνοικισθείσης). La ville romaine, qui la remplaça, changea de nom et fut appelée Ælia en l’honneur de l’empereur Aelius Hadrien » (trad. G. Bardy, Paris, 1952, SC 31, p. 166). Cf. Démonstration évangélique VIII, 3, 10-12 : des peuples étrangers établis à Jérusalem se servent du Temple comme d’une carrière, d’où ils pillent les pierres au profit de leurs propres temples et lieux de spectacles (éd. H eikel, cit., p. 393) ; Théophanie, frg. 12 : ἀλλοφύλους δὲ καὶ ἀλλογενεῖς οἰκήτορας (éd. H.  Gressmann, Leipzig, 1904, GCS 11, 1, p. 31). 22.  Sur cet aspect, voir supra la contribution d’Hervé Huntzinger, p. 200-208. 23.  Rappelons que les auteurs chrétiens datent la fondation de la colonie d’après la répression de la révolte et la considèrent comme une mesure de rétorsion de la part d’Hadrien. De nos jours, la plupart des historiens considèrent que cette version des faits obéit en réalité à des exigences polémiques. Pour une mise au point récente, voir L emire, Jérusalem, p. 91-98. 24.  Eusèbe, Vie de Constantin, III, 26, 1-3 (éd. Winkelmann, trad. Rondeau, cit., p. 384-387). Le passage des Romains du statut d’adjuvants à celui d’ennemis s’explique aussi par le fait qu’Eusèbe hérite d’un motif apologétique vis-à-vis de Rome qui avait été élaboré deux siècles plus tôt et qui n’était plus justifié après les grandes vagues de persécution du début du iv e siècle. Cf. Jérôme, Lettre 58, 3 : « Les auteurs de la persécution s’imaginaient qu’ils nous ôteraient la foi en la résurrection et en la croix, parce qu’ils avaient souillé les lieux saints par leurs idoles » (trad. J. L abourt, Paris, 1953, p. 77). Les lieux « souillés » par les cultes païens

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Passons maintenant à la troisième Jérusalem. Nous sommes d’avis que la transformation païenne de la ville n’avait pas occulté la mémoire des lieux qui avaient été le théâtre de la mission terrestre du Christ. Plusieurs indices laissent même penser que, tout au long de la période antérieure à Constantin, des traditions sur les lieux marqués par son passage avaient subsisté 25. C. De la mémoire au monument De même que d’autres sites bibliques de la région syro-palestinienne, Jérusalem/Ælia est, dès la seconde moitié du ii e siècle, une destination de voyage pour les chrétiens souhaitant connaître les lieux où s’étaient déroulés les événements de l’histoire sainte 26. Du moins dans un premier temps, ces auxquels Jérôme fait allusion sont l’emplacement du tombeau de Jésus, le Golgotha et la grotte de la Nativité, c’est-à-dire les trois sites constituant le projet édilitaire de Constantin. Mêmes propos chez Socrate, Histoire ecclésiastique, I, 17, 2 (éd. G. C. H ansen, trad. P. Périchon et P. M araval, Paris, 2004, SC 477, p. 176-177) et Sozomène, Histoire ecclésiastique, II, 1, 3 (éd. J. Bidez, trad. A.-J. Festugière, Paris, 1983, SC 306, p. 228-229). 25.  La reconstruction de ce phénomène n’est pas une tâche aisée, en raison de l’état fragmentaire des sources. Comme cela est bien connu, l’histoire de la communauté chrétienne de Jérusalem se caractérise par des événements qui ont marqué une discontinuité au niveau de sa composition, voire de son identité. Nous nous référons à l’abandon de la ville en direction de la cité de Pella au moment du déclenchement de la première guerre juive et à l’interdiction faite aux Juifs de demeurer à Jérusalem/Ælia, qui aurait eu comme conséquence principale le remplacement de l’Église de la circoncision par l’Église de la gentilité. Sur ces questions, voir S. C. M imouni, « La tradition des évêques chrétiens d’origine juive de Jérusalem », Studia patristica XL, Leuven, 2006, p. 447-4664 ; Id., « La tradition de la migration de la communauté chrétienne d’origine juive de Jérusalem à Pella », C. A rnould -Béhar et A. L emaire (dir.), Jérusalem antique et médiévale, Mélanges en l’honneur d’E.M. Laperrousaz, Paris – Leuven – Walpole (MA), 2011, p. 109-130. 26. C’est l’opinion de la majorité des chercheurs. Cf.  M araval, « Comment s’est constituée », p. 19-29 ; Lieux saints et pèlerinages d ’Orient. Histoire et géographie. Des origines à la conquête arabe, Paris, 2011, p. 25-26. Selon E. D. Hunt, même s’il ne s’agit pas de pèlerinages au sens propre du mot, ces voyages avaient néanmoins une intention religieuse : « Were there Christian Pilgrims before Constantine ? », J.  Stopford (éd.), Pilgrimage Explored, Woodbridge, 1999, p. 25-40. En ce qui concerne Jérusalem, cf. L. Perrone, « “Sacramentum Iudaeae” (Gerolamo, Ep. 46) : Gerusalemme e la Terra Santa nel pensiero cristiano dei primi secoli. Continuità e trasformazione », A. M eloni et al. (éd.), Cristianesimo nella storia. Saggi in onore di Giuseppe Alberigo, Bologna, 1996, p. 447-478 ; M. C. Paczkowski, « Gerusalemme – “Ombelico del mondo” nella tradizione cristiana antica », Liber annuus, 55 (2005), p. 165-202 ; L. Perrone, « Jerusalem, a City of Prayer in the Byzantine Era », Proche-Orient chrétien, 64 (2014), p. 5-30. Avis réservé chez P. W. L. Walker, Holy City, Holy Places ? Christian Attitudes to Jerusalem and the Holy Land in the Fourth Century, Oxford, 1990, p. 3-15, pour qui, avant Constantin, les voyages en Palestine sont un phénomène tout à fait marginal.

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voyages d’instruction, ou « pèlerinages exégétiques », n’impliquent aucune intention cultuelle ou dévotionnelle : les visiteurs se rendent sur place pour voir de leurs propres yeux les lieux qui témoignent de l’historicité des événements bibliques ainsi que de l’accomplissement des prophéties 27. Ainsi, dans les années 160-170, Méliton de Sardes, en quête d’informations sur le nombre et l’ordre précis des livres de l’Ancien Testament, se rend-il en Orient « jusqu’à l’endroit où a été prêchée et accomplie (l’Écriture) 28 ». Il est probable qu’il soit allé à Jérusalem ou, du moins, qu’il ait connu la tradition sur l’emplacement du Golgotha : contrairement aux indications des évangiles, d’après lesquelles l’endroit de la crucifixion se trouvait à l’extérieur de Jérusalem 29, Méliton le situe « au milieu de la rue et de la ville (ἐπὶ μέσῃ πλατείας καὶ πόλεως) » 30. Il ne s’agit pas d’une erreur. Il donne en réalité une information topographique importante, puisque, de son temps, la colline dite du Calvaire était englobée dans la nouvelle configuration urbanistique de la colonie et, selon toute vraisemblance, était à proximité du forum. Un élément nous intéresse plus particulièrement : la précision que le lieu de la Passion se trouvait ἐπὶ μέσῃ πλατείας correspond à ce que dit Eusèbe, à savoir que l’entrée du Martyrium était ἐπὶ […] μέσης πλατείας 31. Ce détail est pour nous du plus haut intérêt, puisqu’il semble suggérer que, même si le site du Golgotha était occupé par de nouvelles infrastructures, la communauté locale avait gardé le souvenir du lieu de la crucifixion 32 . 27. Au milieu du iii e siècle, le prêtre de Smyrne Pionios énumère les lieux bibliques qu’il a vus lors de son voyage en Judée-Palestine et qui conservent les traces de la punition divine : dans le discours de défense que l’auteur de la Passion lui attribue, le futur martyr attire de cette façon l’attention de l’assistance juive sur l’imminence du jugement divin qui pèse sur elle : Martyre de Pionios, 4, 18-19 (trad. P. M araval, Actes et Passions des martyrs chrétiens des premiers siècles, Paris, 2010, p. 154). 28. Cf. Eusèbe, Histoire ecclésiastique, IV, 26, 14 (éd. et trad. G. Bardy, Paris, 1952, SC 31, p. 211). 29.  Cf. Mt 27, 32-33 ; Mc 15, 20-22 ; Lc 23, 33 ; Jn 19, 17. 30.  M éliton, Sur la Pâque, 94 (724) (éd. et trad. O. Perler, SC 123, Paris, 1966, p. 116-117). 31.  Eusèbe, Vie de Constantin, III, 39 (éd. Winkelmann, trad. Rondeau, cit., p. 400-401). 32.  Un autre aspect mérite notre attention. Dans le passage de Méliton, de même que plus tard dans celui d’Eusèbe, des indications de type topographique deviennent l’objet de réflexions théologiques, en l’occurrence de nature antijuive : « Écoutez, (vous) toutes les familles des nations, et voyez : un meurtre jamais entendu a été commis au milieu de Jérusalem, dans la ville de la Loi, dans la ville des Hébreux, dans la ville des Prophètes, dans la ville estimée juste […]. Si le meurtre avait eu lieu de nuit, ou le carnage s’était passé dans un endroit inhabité, il serait facile de garder le silence ; mais maintenant, c’est au milieu de la rue et de la ville, (oui), au milieu de la ville – tous ont regardé – que le meurtre injuste du Juste a été perpétré » (Sur la Pâque, 94 [711-726], éd. et trad. Perler, cit., p. 115-117).

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Mais c’est au cours du iii e siècle que Jérusalem/Ælia commence à acquérir un pouvoir d’attraction plus fort au sein de la chrétienté. Deux personnalités cappadociennes visitent la ville dans les années 210-230 : Firmilien, évêque de Césarée 33, et Alexandre, qui, écrit Eusèbe, avait fait le déplacement pour « prier et voir les lieux (εὐχῆς καὶ τῶν τόπων ἱστορίας ἕνεκεν)  3 4 ». Nommé d’abord collaborateur de l’évêque Narcisse et ensuite son successeur, Alexandre devient une figure de proue des églises de Palestine 35. Sous son épiscopat (env. 212-250), la communauté chrétienne locale commence à émerger et à montrer un certain dynamisme ecclésial et intellectuel, comme le montrent la création d’une bibliothèque 36 , la dense correspondance que l’évêque entretient avec ses homologues d’autres villes 37 et le séjour de deux alexandrins de renom : Clément et Origène 38. Du passage de ce dernier à Jérusalem/Ælia nous n’avons que très peu d’informations. À l’exception d’une rapide allusion aux statues d’Hadrien gisant sur le Mont du Temple 39, Origène ne donne aucune information sur la réalité matérielle de la ville. Mais, même s’il est peu intéressé par la Jérusalem terrestre  4 0, il est probable qu’il se soit enquis, ici comme ailleurs pour des raisons principalement exégétiques, des lieux qui avaient constitué le scénario de la vie, de la mort et de la résurrection de Jésus 41. Un passage nous 33. En rapportant la rencontre de Firmilien et Origène en Palestine, Jérôme précise : sub occasione sanctorum locorum Palaestinam ueniens (Les hommes illustres, 54, 5, éd. A. Ceresa-Gastaldo, Firenze, 1988, p. 154). 34.  Eusèbe, Histoire ecclésiastique, VI, 11, 2 (éd. et trad. G. Bardy, Paris, 1955, SC 41, p. 100). 35.  Sur Alexandre, cf. Chr. M arkschies, « Intellectuals and Church Fathers in the Third and Fourth Centuries », Limor et Stroumsa (éd.), Christians, p. 244245. 36.  La bibliothèque était peut-être déjà connue de Julius Africanus. Elle sera fréquentée par Eusèbe lors de la rédaction de son Histoire ecclésiastique. Cf. A. J. Carriker, The Library of Eusebius of Caesarea, Leiden – Boston, 2003, p. 70-72. 37.  Cf. P. Nautin, Lettres et écrivains chrétiens des ii e et iii e siècles, Paris, 1961, p. 105-137. 38. Clément aurait séjourné à Jérusalem au début de l’épiscopat d’Alexandre. Cf. A. L e  Boulluec, « Aux origines, encore, de l’‘École’ d’Alexandrie », Id., Alexandrie antique et chrétienne : Clément et Origène, Paris, 2006, p. 41. Sur Origène, cf. L. Perrone, « Origene e la ‘Terra santa’ », O. A ndrei (éd.), Caesarea maritima e la scuola origeniana. Multiculturalità, forme di competizione culturale e identità cristiana, Atti dell’xi Convegno del Gruppo di Ricerca su Origene e la Tradizione Alessandrina (22-23 settembre 2011), Brescia, 2013, p. 139-160. 39.  Origène, Fragments sur Matthieu, 469 IV (éd. E. Benz, GCS 41/1, Leipzig, 1941, p. 194). 40.  Cf. par exemple, Homélie sur Josué, XVII, 1, où il exhorte les Juifs qui se rendent à Jérusalem à ne pas pleurer la ciuitatem terrenam, réduite en cendre, mais à lever le regard en haut et y trouver la Hierusalem coelestem, qui est la mère de tous (éd. et trad. A. Jaubert, Paris, 1960, SC 71, p. 372). 41. Cf. par exemple ce qu’Origène affirme dans le Commentaire sur Jean, VI, 40, 204, composé au début de son séjour à Césarée : lors de sa recherche sur

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intéresse plus particulièrement. En commentant Mt 27, 33, il rapporte la tradition selon laquelle, conformément au plan divin, le corps d’Adam avait été enterré là où le Christ avait été crucifié, « afin que, de même que tous meurent en Adam, tous revivent en Christ 42 ». Du vivant d’Origène, donc, non seulement l’église hiérosolymite continue de garder la mémoire de l’emplacement de la crucifixion, mais elle l’a aussi enrichie d’une signification théologique, basée, d’après la tradition connue de l’Alexandrin, sur le principe paulinien énoncé dans 1 Co 15, 22 43. Il est par ailleurs fort probable que, même couvert par les nouvelles constructions, le lieu de la Passion était montré aux visiteurs, selon une pratique qui semble se répandre de plus en plus au cours du iii e siècle  4 4 et dont l’Onomasticon d’Eusèbe est un témoin précieux. Dans cet ouvrage d’érudition, composé le nom de la ville cité dans Jn 1, 28, il s’était rendu sur place « à la recherche des traces (ἑπὶ ἱστορίαν τῶν ἰχνῶν) de Jésus, de ses disciples et des prophètes » (éd. et trad. C. Blanc, Paris, 1970, SC 157, p. 286-287). Il avait ainsi pu constater que le nom rapporté dans les copies de l’évangile, à savoir Béthanie, était faux et que le vrai nom de la ville était Béthabara. Sur d’autres passages origéniens du même genre, voir Perrone, « Origene », p. 158-159. 42.  Origène, Commentaire sur Matthieu, 126 (éd. E. K lostermann, Leipzig, 1933, GCS 38, p. 265) : « On dit que le “Lieu du Crâne” ne répond pas à n’importe quel plan, pour que mourût là celui qui avait dû mourir pour les hommes, car la tradition suivante m’est parvenue : le corps d’Adam le premier homme est enterré là où le Christ fut crucifié, afin que, de même que tous meurent en Adam, tous revivent en Christ (1 Co 15, 22) ; afin qu’en ce lieu, qui se nomme “Lieu du Crâne”, ce qui signifie lieu de la tête, la tête du genre trouve la résurrection avec le peuple tout entier, par la résurrection du Seigneur Sauveur, qui a souffert et qui est ressuscité à cet endroit. Il ne convenait pas, en effet, quand ceux qui étaient nés de lui recevaient en foule la rémission des péchés et obtenaient le bienfait de la résurrection, que le père de tous les hommes n’obtînt pas lui-même cette grâce-là » (trad. tirée d’A. L e  Boulluec, « Regards antiques sur Adam au Golgotha », M. L oubet et D. P ralon [éd.], Eukarpa, Εὔκαρπα. Études sur la Bible et ses exégètes réunies en hommage à Gilles Dorival, Paris, 2011, p. 355-356). 43.  Sur l’origine de cette tradition, qui, selon toute vraisemblance, est antérieure à Origène, cf. L e  Boulluec, « Regards antiques », p. 355-357. 44.  La grotte de Bethléem semble être l’un des premiers sites que l’on « montrait » aux visiteurs. Cf.  Origène, Contre Celse, I, 51 : « Or, que Jésus soit né à Bethléem, si, après la prophétie de Michée et après le récit consigné dans les évangiles par les disciples de Jésus, on désire être convaincu par d’autres preuves, on montre (δείκνυται), sachons-le, conformément à l’histoire évangélique de sa naissance, à Bethléem la grotte où il est né, et dans la grotte la crèche où il fut enveloppé de langes. Et ce qu’on montre est célèbre dans la contrée, même parmi les étrangers à la foi, puisqu’en effet dans cette grotte est né ce Jésus que les chrétiens adorent et admirent » (trad. M. Borret, Paris, 1967, SC 132, p. 215). Selon Perrone, « Origene si colloca tra Alessandro ed Eusebio : senza fare di lui un “pellegrino” in senso proprio, egli costituisce comunque un testimone prezioso sul formarsi di quel circuito di Loca Sancta, ricondotti essenzialmente alle fonti bibliche ma debitori anche di tradizioni extracanoniche, verosimilmente già circolanti nella “Chiesa della Circoncisione” prima che il cristianesimo gentile della Palestina le facesse proprie e le arricchisse a sua volta di ulteriori sviluppi’ » : « Origene », p. 158.

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dans les années 290, l’évêque de Césarée inventorie un nombre important de sites où s’étaient déroulés les événements de l’Ancien et du Nouveau Testament et signale ceux qui étaient visibles de son temps 45. Il mentionne plusieurs lieux de la région hiérosolymitaine marqués par le passage de Jésus : la piscine de Bethsaida (Jn 5, 2)  4 6 ; Béthanie/Bethabara, où Jean baptisait (Jn 1, 28) et où, du vivant d’Eusèbe, de nombreux croyants allaient recevoir le baptême 47 ; le « “lieu du crâne” où le Christ fut crucifié, que l’on montre (δείκνυται) dans Ælia, au nord du Mont Sion 48 ». Dans la Démonstration évangélique, qui date des années 314-320, il cite la « grotte » où le Seigneur ressuscité révéla à ses disciples les mystères de la fin, avant de s’élever au ciel (Lc 24, 50-52 ; Ac 1, 12) et que l’on montre (πρὸς τῷ αὐτόθι δεικνυμένῳ σπηλαίῳ) sur le Mont des Oliviers 49. Même si, comme le soutient Eusèbe, le but du voyage était de s’enquérir de ses propres yeux (ἕνεκεν ἱστορίας) de la prise et de la ruine de Jérusalem et d’adorer Dieu, le Mont des Oliviers était tellement chargé de souvenirs évangéliques que, comme le remarque Lorenzo Perrone, le voyageur chrétien aurait dû « far violenza a se stesso per non rammentarle 50 ». En plus de cette liste de sites bibliques qui, aux yeux du chrétien, revêtent une importance à la fois historique et théologique 51, Eusèbe témoigne aussi d’un aspect nouveau, à savoir l’existence de manifestations cultuelles sur des lieux associés à la figure de Jésus : dans l’Onomasticon, il rappelle en fait les rassemblements de prière qui se tenaient dans le jardin de Gethsémani 52 , et, dans la Démonstration évangélique, il évoque celles qui avaient lieu auprès de la grotte sur le Mont des Oliviers53. 45.  Sur l’Onomasticon, cf. J. R. Stenger, « Eusebius and the Representation of the Holy Land », S. Bianchetti, M. R. Cataudella et H.-J. Gehrke (éd.), Brill ’s Companion to Ancient Geography. The Inhabited World in Greek and Roman Tradition, Leiden – Boston, 2015, p. 381-398. Cf. aussi P. A. K aswalder, Onomastica Biblica. Fonti scritte e ricerca archeologica, Jerusalem, 2002, p. 63-89. Sur l’usage du verbe δείκνυμι chez Eusèbe, voir J.  Wilkinson, « L’apport de saint Jérôme à la topographie », Revue biblique, 81 (1974), p. 245-257. 46.  Eusèbe, Onomasticon, p. 58, 22-24 (éd. E. K lostermann, 1904, GCS 11, 1, réimpr. 1966). 47.  Eusèbe, Onomasticon, p. 58, 18-20 (éd. K lostermann, cit.). 48.  Eusèbe, Onomasticon, p. 74, 19-21 (éd. K lostermann, cit.). 49.  Eusèbe, Démonstration évangélique, VI, 18, 23 (éd. H eikel, cit., p. 278). 50.  Perrone, « Origene », p. 157. Voir aussi R. Desjardins, « Les Vestiges du Seigneur au mont des Oliviers. Un courant mystique et iconographique », Bulletin de littérature ecclésiastique, 73 (1972), p. 51-72. 51.  Rappelons que, d’après ce qu’Eusèbe lui-même écrit dans son introduction, l’Onomasticon était complété d’une carte de Jérusalem, où étaient indiqués les lieux d’intérêt religieux : Onomasticon, p. 2, 9-12 (éd. K lostermann, cit.). 52.  Eusèbe, Onomasticon, p.  74,  16-18 : (Gethsémani) κεῖται δὲ καὶ πρὸς τῷ ὄρει τῶν ἐλαιῶν, ἐν ᾧ καὶ νῦν τὰς εὐχὰς οἱ πιστοὶ ποιεῖσθαι σπουδάζουσιν (éd. K lostermann, cit.). Dans la version mise à jour de Jérôme, on lit : est autem ad radices montis Oliueti nunc ecclesia desuper aedificata (ibid.).

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Les textes que nous venons de passer en revue, notamment les écrits eusébiens, montrent donc que, avant la construction des églises constantiniennes, Jérusalem/Ælia et ses faubourgs appartiennent à cet espace mémoriel de la mission terrestre du Christ qui, au tournant du iv e siècle, s’étend désormais à toute la région syro-palestinienne 54 . Or, la munificence et la sollicitude impériales transforment, pour ainsi dire, la mémoire en monument : les églises bâties par Constantin s’élèvent précisément à l’intérieur de cet espace, sur des lieux déjà connus et reconnus par les chrétiens comme porteurs de sens ; elles célèbrent et commémorent l’événement de l’histoire sainte qui s’y était produit 55. Le changement, pour les chrétiens, est majeur. D’une part, le choix de l’emplacement des églises impériales est à la fois la cause et la conséquence d’une conception nouvelle de l’espace sacré, qui amènera, en quelques années, à la naissance des loca sancta, à la transformation de la Palestine en Terre sainte chrétienne 56. D’autre part, pour ceux qui avaient encore en tête la période trouble des persécutions dioclétiennes, les initiatives de la maison impériale représentent le signe tangible de la victoire chrétienne contre l’œuvre des ennemis, ou, si l’on transpose cet événement sur le plan métaphysique, de la victoire de Dieu contre l’Ennemi. C’est dans ces termes qu’Eusèbe, alors âgé d’environ 70 ans, relit et présente les faits 53. Sur la question de l’existence de lieux de culte pré-constantiniens, cf. S. C. M imouni, Le judéo-christianisme ancien. Essai historique, Paris, 1998, p. 347-408. 54. L. Canetti, « Vestigia Christi. Le orme di Gesù fra Terrasanta e Occidente latino », A. Monaci Castagno (éd.), Sacre impronte e oggetti “non fatti da mano d ’uomo” nelle religioni, Atti del convegno internazionale, Torino, 18-20 maggio 2010, Alessandria, 2011, p. 153-179 ; D. Dainese, « La Palestina all’epoca di Costantino. Il resoconto di Eusebio », T. Canella (éd.), L’impero costantiniano e i luoghi sacri, Bologna, 2016, p. 431-459. 55. En plus des églises hiérosolymites, Constantin donne l’ordre de bâtir une basilique à cinq nefs à Bethléem, au-dessus de « la grotte de la première théophanie du Seigneur, là où celui-ci assuma sa venue dans la chair » (Eusèbe, Vie de Constantin, III,  41,  1 [éd. Winkelmann, trad. Rondeau, cit., p.  400-401]), et à Mambré, lieu de la théophanie du Logos à Abraham (d’après l’interprétation chrétienne traditionnelle de Gn 18, 1-33) : Vie de Constantin, III, 51, 1 (éd. Winkelmann, trad. Rondeau, cit., p. 416-417). Sur les constructions constantiniennes en Palestine, voir R.  K rautheimer, « The Ecclesiastical Building Policy of Constantine », G. Bonamente et F. Fusco (éd.), Costantino il Grande. Dall ’antichità all ’Umanesimo, Macerata, 1992, p. 509-552 ; R. Salvarani, « Costantino e la nascita dei santuari cristiani nei luoghi santi », Rivista liturgica, 100/2 (2013), p. 301-321. 56.  Cf., par exemple, la manière dont Eusèbe lui-même décrit le voyage d’Hélène au Mont des Oliviers, dans la Vie de Constantin, III, 42, 2 (éd. Winkelmann, trad. Rondeau, cit., p. 402-403) : « Lorsqu’elle se fut prosternée pour adorer comme il convenait les traces du passage du Seigneur (τοῖς βήμασι τοῖς σωτηρίοις), conformément à la parole du Prophète qui dit : Nous nous prosternons sur le lieu où sont passés ses pieds (Ps. 131, 7), elle laissa tout de suite à la postérité un fruit de sa propre piété (à savoir les dispositions pour la construction des deux églises) ».

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dont il a été le témoin oculaire, dans l’un de ses derniers ouvrages : la Vie de Constantin. II. L a « nou v e l l e J é rusa l e m  » Au lendemain de Nicée, après avoir ratifié les décisions du Concile et avoir ainsi rétabli la concorde au sein de la chrétienté, Constantin, écrit Eusèbe, se donne pour mission de soutenir personnellement la construction de majestueuses maisons de prière dans plusieurs villes orientales. Il décide aussi de mettre au jour « le lieu bienheureux de la résurrection salutaire à Jérusalem » et d’y édifier une église 57. Dans la Vie de Constantin, composée dans les années 335-337, l’évêque de Césarée décrit l’état dans lequel se trouvait le sépulcre du Christ, enfoui sous un lieu de culte consacré à Aphrodite 58, raconte les travaux de démolition des « édifices de l’er57.  Eusèbe, Vie de Constantin, III, 25 (éd. Winkelmann, trad. Rondeau, cit., p. 384-385). Les circonstances de la découverte du tombeau attribué à Jésus ne sont pas claires. La majorité des historiens estiment que l’empereur avait eu vent des lieux de la Passion par l’évêque de Jérusalem, Macaire, présent au concile de Nicée. Plusieurs questions demeurent néanmoins ouvertes : Constantin fouille-t-il à la recherche de la tombe ou veut-il simplement édifier une église et ce n’est qu’au cours des travaux qu’il découvre une « grotte » identifiée comme le tombeau du Christ ? A-t-il trouvé seulement le sépulcre, comme le déclare Eusèbe, ou aussi la croix (« la preuve de la Passion très sainte [τὸ γνώρισμα τοῦ ἁγιωτάτου ἐκείνου πάθους] »), comme le laisse entendre l’empereur lui-même dans la lettre qu’il envoie à Macaire (cf.  Eusèbe, Vie de Constantin, III, 30, 1) ? Sur cette dernière question, nous renvoyons à Borgehammar, How the Holy Cross, p. 85-142, et, pour la tradition qui attribue à Hélène la découverte du tombeau et l’invention de la croix, à J. W. Drijvers, Helena Augusta, the Mother of Constantine the Great and the Legend of Her Finding of the Cross, Leiden, 1992. 58.  Sur la divinité dédicataire du temple les avis des chercheurs sont partagés. Dans la lettre que Constantin adresse à Macaire, rapportée dans la Vie de Constantin, III, 30, 4, l’empereur n’appelle pas la divinité par son nom, mais fait allusion à l’ignoble idole qui avait été placée sur le « lieu saint » comme un fardeau (αἰσχίστης εἰδώλου προσθήκης ὥσπερ τινὸς ἐπικειμένου βάρους ἐκούφισα) et qu’il avait ôtée. Jérôme (Épître 58, 3) et Socrate (Histoire ecclésiastique, I, 17, 2) mentionnent eux aussi Aphrodite. Plusieurs chercheurs estiment néanmoins qu’il s’agissait du Capitole : cf. G. Stemberger, Juden und Christen im Heiligen Land. Palästina unter Konstantin und Theodosius, München, 1987, p. 53 (consulté dans la traduction anglaise, Jews and Christians in the Holy Land. Palestine in the Fourth Century, Edinburg, 2000, p. 51-55) ; N. Belayche, « Du Mont du Temple au Golgotha : le Capitole de la colonie d’Ælia Capitolina », Revue de l ’Histoire des Religions, 214 (1997), p. 387-413 ; J. Murphy  ‒ O’Connor, Jérusalem. Un guide de la cité biblique, antique et médiévale, Paris, 2014, p. 197-204. Cf. en revanche H. I. Newman, « The Temple Mount of Jerusalem and the Capitolium of Ælia Capitolina », G. Cl. Bottini, L. D. Chrupcala et J. Patrich (éd.), Knowledge and Wisdom. Archaeological and Historical Essays in Honour of Leah Di Segni, Milano, 2014, p. 35-42, selon lequel le Capitole avait été bâti sur le Mont du Temple.

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reur … avec leurs statues », les opérations de purification de tout l’endroit et la découverte du tombeau salutaire ; il rapporte enfin les instructions impériales adressées à l’évêque de la ville, Macaire, pour la construction d’une somptueuse basilique 59. Et Eusèbe de commenter : « Sitôt émis, les ordres furent exécutés et à l’endroit du martyrium salutaire était édifiée la nouvelle Jérusalem (καὶ δὴ κατ’  αὐτὸ τὸ σωτήριον μαρτύριον ἡ νέα κατεσκευάζετο Ἰερουσαλήμ), faisant face (ἀντιπρόσωπος) à l’ancienne qui fut jadis célèbre et qui, après le meurtre du Seigneur, fut précipitée dans la plus extrême dévastation, en châtiment pour l’impiété de ses habitants. En face de celle-ci, donc (ταύτης δ’  οὖν ἄντικρυς), l’empereur exalta, avec une somptueuse munificence, la victoire du Sauveur sur la mort : c’était peut-être là cette toute nouvelle Jérusalem annoncée par les oracles des Prophètes et mille fois chantée en de longues prédictions inspirées par l’Esprit divin (τάχα που ταύτην οὖσαν τὴν διὰ προφητικῶν θεσπισμάτων κεκηρυγμένην καινὴν καὶ νέαν Ἰερουσαλήμ, ἧς πέρι μακροὶ λόγοι μυρία δι’  ἐνθέου πνεύματος θεσπίζοντες ἀνυμνοῦσι) 60 ».

L’intention politico-religieuse de ce passage, ainsi que de tout le chapitre décrivant les mesures constantiniennes en Palestine, est évidente : l’empereur θεοφιλής 61 poursuit son offensive contre les cultes idolâtres, en restituant à la chrétienté la preuve de ce qui est au cœur de sa foi, la résurrection du Christ 62 . Loin d’être une simple mesure d’évergétisme, l’intervention impériale marque donc une étape décisive dans l’histoire du salut. Dans le récit eusébien, le prince divinement inspiré 63 fait ce que personne, avant lui, n’avait osé faire : démanteler l’ignominieux lieu de culte par lequel les ennemis de Dieu avaient délibérément occulté le monument de la résurrection  6 4 et magnifier le tombeau du Christ, nouvellement ramené 59.  Eusèbe, Vie de Constantin, III, 25-40 (éd. Winkelmann, trad. Rondeau, cit., p. 385-401). 60.  Eusèbe, Vie de Constantin, III, 33, 1-2 (éd. Winkelmann, trad. Rondeau, cit., p. 396-397). 61. Cf. Eusèbe, Vie de Constantin, III, 26, 5 (éd. Winkelmann, trad. Rondeau, cit., p. 386-387). 62.  Remarquons, au passage, que celle-ci est bel et bien la perspective d’Eusèbe. Constantin, quant à lui, semble plutôt mettre l’accent sur le motif (et la découverte ?) de la croix (cf. note 57). 63. Eusèbe insiste à plusieurs reprises sur le caractère inspiré de l’initiative constantinienne. Cf. Eusèbe, Vie de Constantin, III, 25 : « Loin qu’il se fût mis cette idée en tête hors de la volonté de Dieu, il y fut poussé en esprit par le Seigneur lui-même » (éd. Winkelmann, trad. Rondeau, cit., p. 384-385) ; III, 26, 6 : « sous une inspiration divine » (ibid., p. 386-387) ; III, 27 : « Toujours divinement inspiré, l’empereur fit creuser très profondément l’emplacement pour dégager le sol et ordonna qu’on l’emportât bien loin, avec la terre amoncelée, puisqu’il avait été contaminé par le sang des victimes offertes aux démons » (ibid., p. 388-389). 64.  Eusèbe, Vie de Constantin, III, 26, 2-3 : « Des athées impies avaient donc médité de faire disparaître de la vue des hommes cette grotte salutaire, s’imaginant, par un calcul insensé, cacher ainsi la vérité. Ayant à grand effort apporté de la terre

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à la lumière, par la construction d’une maison de prière digne de Dieu 65. C’est la nouvelle Jérusalem 66, exulte Eusèbe, peut-être (τάχα που) celle annoncée par les prophètes et qui se dresse face aux ruines de l’ancienne, c’est-à-dire face au Temple. L’évêque de Césarée met ainsi en opposition trois lieux de culte, dont chacun appartient à une réalité religieuse différente : le temple des païens, le Temple des Juifs et l’église des chrétiens. Nous avons là une représentation plastique d’espaces cultuels concurrents, qui est le résultat de la stratification religieuse propre à Jérusalem et qu’Eusèbe dessine et organise selon ses principes théologico-politiques. Vis-à-vis du premier espace, que plus haut nous avons appelé « la ville des temples », Eusèbe utilise des arguments polémiques traditionnels, en particulier celui de l’origine démoniaque des cultes idolâtriques. La responsabilité de leur présence à Jérusalem revient aux τύραννοι θεομάχοι, à savoir aux empereurs antérieurs à Constantin, sur lesquels pèse un facteur aggravant : avoir camouflé le sépulcre du Christ sous un lieu de culte ignominieux. C’est la raison pour laquelle, avant la construction du complexe du Saint-Sépulcre, deux opérations préalables s’étaient avérées nécessaires : la destruction du temple et de ses statues et la purification du terrain des souillures des sacrifices 67. Sans entrer dans les problèmes historiques que ce passage soulève, il importe de relever les implications idéologiques qu’il suggère, puisque la démolition d’un lieu de culte et son remplacement par un édifice cultuel appartenant à un autre groupe religieux trace la trajectoire de nouveaux rapports de forces 68. L’autre versant avec lequel Eusèbe va se mesurer est la « ville du Temple ». La basilique constantinienne, majestueusement dressée face d’ailleurs, ils couvrent tout l’endroit ; une couche de terre amoncelée là-dessus et un pavage de pierre achèvent de dissimuler la divine grotte sous une énorme masse. Puis, pour ne rien négliger, ils disposent sur ce tas de terre une sépulture vraiment horrible pour des âmes d’idoles mortes, édifiant au démon insatiable d’Aphrodite une ténébreuse caverne, où ils offraient des sacrifices abominables sur des autels souillés et maudits. Car ils estimaient qu’ils ne réaliseraient complètement ce qu’ils avaient entrepris avec tant de zèle qu’en recouvrant l’antre salutaire par ces abominables souillures » (éd. Winkelmann, trad. Rondeau, cit., p. 387). 65.  Eusèbe, Vie de Constantin, III, 29, 1 (éd. Winkelmann, trad. Rondeau, cit., p. 391). 66.  L’expression « nouvelle Jérusalem » s’inspire d’Ap 3, 12 ; 21, 2. 67.  Eusèbe, Vie de Constantin, III, 26, 6-7 (éd. Winkelmann, trad. Rondeau, cit., p. 386-389). 68. Sur la polémique antipaïenne de ce passage, voir D Dainese, « La Vita e le Laudes Constantini. Presentazione e analisi di testi problematici », A. M elloni (éd.), Enciclopedia costantiniana, vol. II, Roma, 2013, p. 91-115 ; S. M argutti, « Costantino e i templi », ibid., p. 303-308 ; N. Belayche, « Les discours chrétiens sur la ‘fin des cultes’ publics au Levant : l’argument des sanctuaires », Revue de l ’histoire des religions, 2 (2018), p. 209-232.

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(ἀντιπρόσωπος, ἄντικρυς) aux ruines du lieu saint d’Israël, signale à l’« Oikoumène » tout entière que le temps de la Jérusalem juive est définitivement révolu 69. Le moment est venu de la « nouvelle Jérusalem », celle annoncée par les prophètes et qui inaugure la pleine affirmation de l’ère chrétienne. La nouvelle Jérusalem n’est bien entendu pas une ville, au sens propre du mot, bâtie sur l’emplacement de l’ancienne cité juive. Le jeu d’opposition entre « nouvelle » et « ancienne » est en fait transposé sur le plan symbolique : la nouvelle Jérusalem est la « victoire du Sauveur sur la mort », représentée visuellement par l’église monumentale qui la célèbre et qui fait face aux ruines du lieu symbole de la ville responsable de cette mort 70. Nous pouvons donc conclure, avec L. Perrone, qu’Eusèbe « tende ora a presentare la Gerusalemme attuale entro un’aura escatologica assai pronunciata, che attua le attese dei profeti. In tal modo, storia e simbolo sono per la prima volta riconciliati fra loro, all’interno di una cornice cristiana, sia pure ancora in forma di abbozzo. Eusebio oppone la nuova Gerusalemme cristiana all’antica, che è andata distrutta a causa della sua responsabilità per la morte di Gesù. Il luogo dove Gesù era stato sepolto rappresenta l’inizio di una nuova epoca di salvezza, quella fondata sulla resurrezione di Cristo, la cui memoria perenne e dimostrazione trionfante è attestata da questa stessa grotta sacra » 71.

69. Cf. A. Cameron – St. G. H all, Eusebius. Life of Constantine, Introduction, translation, and commentary, Oxford, 1999, p. 284 : « “Facing” (antiprosopos) must refer to the location of the church complex, “facing” the Jewish Temple across the valley (it can hardly be said to “face” the city as such) ; Eusebius uses the term “Jerusalem of old” to stand for the site of the Jewish Temple, symbolically and actually destroyed ». Eusèbe réactualise une image qu’il avait déjà utilisée dans la Démonstration évangélique, où le jeu d’opposition voyait, d’une part, les fidèles rassemblés sur le Mont des Oliviers et, d’autre part, les ruines du Temple : Démonstration évangélique, VI, 18, 23 (éd. H eikel, cit., p. 278). 70.  L’église n’éclipse néanmoins pas le lieu qui intéresse réellement Eusèbe : le sépulcre, la grotte sacrée (τὸ ἱερὸν ἄντρον), qu’il appelle « mémoriel chargé d’une mémoire éternelle (μνῆμα δ’ ἦν αἰωνίου μνήμης γέμον), contenant les trophées remportés par le grand Sauveur sur la mort, un mémoriel divin (μνῆμα θεσπέσιον) auprès duquel jadis l’ange resplendissant de lumière avait annoncé à tous la bonne nouvelle de la régénération révélée par le Sauveur » : Eusèbe, Vie de Constantin, III, 33, 3 (éd. Winkelmann, trad. Rondeau, cit., p. 396-397). Il est intéressant de citer la réécriture que Socrate fait de ce récit : non seulement il attribue à la mère de Constantin, Hélène, l’initiative de la construction de l’église à l’emplacement du tombeau, mais en outre il affirme que « Nouvelle Jérusalem » est le nom que la reine donna à l’église (Ἰερουσαλήμ τε νέαν ἐπωνόμασεν) : Histoire ecclésiastique, I, 17, 7 (éd. et trad. Périchon et M araval, cit., p. 178-179). 71.  Perrone, « Sacramentum Iudaeae », p. 462. Cf. aussi R. L. Wilken, The Land Called Holy, New Haven (Conn.) – London, 1992, p. 81 : « More than any other early Christian thinker Eusebius was able to adapt his thinking to the new things that happened in his day. With the discovery of the tomb of Christ in Jerusalem, he began almost at once to integrate the new facts about Jerusalem into his religious and theological outlook ».

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CHAPITRE VI

III. U n e

m e nace r e dou ta bl e et i m pr év u e  :

l e proj et de r econs t ruct ion du

Te m pl e

Durant les années de l’épiscopat de Cyrille (350-387), la reconfiguration de la topographie religieuse de la colonia romaine mise en œuvre par Constantin est désormais un fait : la Jérusalem chrétienne est née 72 . L’évêque lui-même, pour des raisons entre autres de politique ecclésiastique 73, s’évertue à consolider la centralité, au sein de la chrétienté, de Jérusalem, la ville, déclare-t-il dans une de ses Catéchèses, où « tous les biens reçoivent leur valeur 74 ». Les bâtiments constantiniens, quant à eux, représentent une valeur ajoutée : « Car nous jouissons, nous, de prérogatives en tout domaine. Ici le Christ est descendu des cieux ; ici l’Esprit Saint est descendu des cieux. Nous faisons sur ce Golgotha l’exposé sur le Christ et le Golgotha 75 ». La croix, miraculeusement retrouvée et conservée dans la ville sainte, est présentée aux fidèles du monde entier comme la preuve de l’historicité des événements du salut 76. Dans une lettre de 351, adressée à l’empereur Constance, Cyrille rapporte un épisode qui n’est pas inintéressant pour le sujet qui nous occupe et sur

72.  Cf. en particulier J. W. Drijvers, « Transformation of a City. The Christianization of Jerusalem in the Fourth-Century », R. A lston, O. M. van Nijf et Chr. G. Williamson (éd.), Cults, Creeds and Identities in the Greek City after the Classical Age, Leuven – Paris – Walpole (MA), 2013, p. 309-329. 73. Notamment en raison de la rivalité toujours plus accrue avec Césarée : Z.  Rubin, « The Church of the Holy Sepulchre and the Conflict Between the Sees of Caesarea and Jerusalem », L. I. L evine (éd.), The Jerusalem Cathedra, Jerusalem – Detroit, vol. 2, 1982, p. 79-105. 74.  Cyrille de Jérusalem, Catéchèses baptismales, III, 7 (trad. J. Bouvet, revue et actualisée, Paris, 1993, p. 57 ; éd. W. C. R eischl et J. Rupp, Cyrilli Hierosolymarum archiepiscopi opera quae supersunt omnia, Hildesheim, 1967, vol. 1, p. 74). Sur le rôle de Cyrille, voir J. W. Drijvers, « Promoting Jerusalem : Cyril and the True Cross », J. W. Drijvers et J. W. Watt (éd.), Portraits of Spiritual Authority. Religious Power in Early Christianity, Byzantium and the Christian Orient, Leiden – Boston – Köln, 1999, p. 79-95 et Cyril of Jerusalem : Bishop and City, Leiden – Boston, 2004, p. 153-176. 75.  Cyrille de Jérusalem, Catéchèses baptismales, XVI, 4 (trad. Bouvet, cit., p. 257 ; éd. R eischl et Rupp, cit., vol. 2, p. 208-209). L’évêque souligne à plusieurs reprises que ces événements se sont réalisés « ici » (ἐνταῦθα), à Jérusalem : cf.  aussi XIII, 28 ; XVII, 13 ; XVIII, 33. 76.  Cyrille de Jérusalem, Catéchèses baptismales, IV, 10 : « Celui-ci a été crucifié pour nos fautes, réellement. Que si tu veux le nier, ce lieu illustre te confond, ce bienheureux Golgotha où justement nous voici rassemblés en raison de celui qui y fut crucifié. Ajoute que du bois de la croix divisé en fragments, toute la terre est désormais remplie » (trad. Bouvet, cit., p. 68 ; éd. R eischl et Rupp, cit., vol. 1, p. 100).

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lequel nous reviendrons : l’apparition extraordinaire de la croix dans le ciel de Jérusalem 77. C’est donc dans ce contexte qu’une initiative, certes inattendue, concerne la ville et pique au vif la communauté croyante. Entre janvier et mars 363, avant son départ pour la campagne militaire contre les Perses, Julien songe « à reconstruire à grands frais le Temple, jadis fastueux, de Jérusalem, qui avait été pris d’assaut avec difficulté, après bien des combats meurtriers, lors du siège de Vespasien que poursuivit Titus ». Ammien Marcellin, le seul auteur non chrétien à rapporter cette information, commente que l’empereur était poussé par un « ardent désir de perpétuer le souvenir de son règne par l’ampleur de ses constructions 78 ». Ayant confié l’affaire à l’un de ses proches, Alypius, et au gouverneur de Palestine, il finance les travaux, qui démarrent aussitôt. Mais, lors du creusement des fondations, des explosions suivies d’incendie provoquent des dégâts, si bien que les travaux sont suspendus 79. Les raisons de ce projet sont vraisemblablement multiples : s’assurer l’appui de la communauté juive orientale en vue de la campagne perse, restaurer les cultes traditionnels, y compris le judaïsme, défaire la politique religieuse de Constantin 80. La reconstitution précise des événements est malaisée, 77.  Cyrille de Jérusalem, Lettre à Constance (éd. E. Bihain, « L’Épître de Cyrille de Jérusalem à Constance sur la vision de la Croix [BHG 3  412] », Byzantion, 43 [1973], p.  264-296). 78.  A mmien M arcelin, Histoires, XXIII, 1, 2 (éd. et trad. J. Fontaine, Paris, 1977, p. 78). Pour une analyse de ce passage, cf. J. W. Drijvers, « Ammianus Marcellinus 23.1.2-3 : The Rebuilding of the Temple in Jerusalem », J. den Boeft, D.  den H engst et H. C. Teitler (éd.), Cognitio Gestorum : The Historiographic Art of Ammianus Marcellinus, Amsterdam – Oxford, 1992, p. 19-26. 79.  A mmien M arcelin, Histoires, XXIII, 1, 3 : « De terrifiantes boules de feu, jaillissant en assauts répétés auprès des fondations, rendirent cet emplacement inaccessible aux ouvriers qui furent parfois brûlés vifs : c’est ainsi que, devant l’acharnement que mettait cet élément à la repousser, l’entreprise fut suspendue » (éd. et trad. Fontaine, cit., p. 79). Selon la majorité des chercheurs, cet accident a pu être provoqué par un tremblement de terre (dont par ailleurs parlent les sources chrétiennes). Cf. D. B. L evenson, « The Report of the Palestinian Earthquake of May (Iyyar) 363 in the Syriac Chronicon Miscellaneum and the Letter attributed to Cyril on the Rebuilding of the Jerusalem Temple », Journal of Late Antiquity, 6  (2013), p. 60-83. 80. La bibliographie sur le projet de reconstruction du Temple par Julien est assez riche. Cf. en particulier M. A dler, « The Emperor Julian and the Jews », Jewish Quarterly Review, 5 (1893), p. 591-651 ; H. L ewy, « Emperor Julian and the Building of the Temple », Zion, 6 (1941), p. 1-32 (= « Julian the Apostate and the Building of the Temple », L. I. L evine [éd.], The Jerusalem Cathedra. Studies in the History, Archaeology, Geography of the Land of Israel, vol. 3, Jerusalem, 1983, p. 70-96) ; Cl. A ziza, « Julien et le Judaïsme », R. Braun et J. R icher (éd.), L’empereur Julien. De l ’histoire à la légende (331-1715), Paris, 1978, p. 141-158 ; Fr. Blanchetière, « Julien Philhellène, Philosémite, Antichrétien : L’affaire du Temple de Jérusalem (363) », Journal of Jewish Studies, 31 (1980), p. 61-81 ; R. J. Penella,

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d’autant plus que, dans les écrits de Julien, nous ne trouvons qu’une courte allusion à son intention de « relever le temple du Dieu Très Haut 81 ». La réaction des chrétiens est immédiate. Deux auteurs contemporains de cette opération, Grégoire de Nazianze et Éphrem de Nisibe, stigmatisent avec véhémence l’initiative de l’Apostat, qui, dénoncent-ils, n’avait d’autre objectif que de nuire aux chrétiens 82 . Quelques années plus tard, Jean Chrysostome fait plusieurs fois allusion à cet épisode, notamment dans le cadre de sa polémique antijuive 83. Rufin consacre un passage intéressant à cette entreprise sacrilège, qui, soutient-il, dévoile, d’une part, l’astuce insidieuse de Julien, et, de l’autre, l’orgueil et l’arrogance des Juifs 84 . Les historiens Socrate et Sozomène s’inscrivent dans la même ligne interprétative 85. Ce dernier insiste en particulier sur la coresponsabilité de tous les acteurs, païens et Juifs, animés par la volonté de « convaincre de mensonge « Emperor Julian, the Temple of Jerusalem and the God of the Jews », Koinonia, 23 (1999), p. 15-31 ; J. H ahn, « Kaiser Julian und ein dritter Tempel ? Idee, Wirklichkeit und Wirkung eines gescheiterten Projektes », Id. (éd.), Zerstörungen des Jerusalemer Tempels. Geschehen – Wahrnehmung – Bewältigung, Tübingen, 2002, p. 237-262 ; M. B. Simmons, « The Emperor Julian’s Order to Rebuild the Temple in Jerusalem : A Connection with Oracles ? », Ancient Near Eastern Studies, 43 (2006), p. 68-117. 81.  Julien, Lettres, 134 (Bidez ). Il s’agit d’un fragment d’une lettre adressée aux Juifs, rapportée par Jean le Lydien : Ἰουλιανὸς δὲ ὁ βασιλεύς, ὅτε πρὸς Πέρσας ἐστρατεύετο, γράφων Ἰουδαίοις οὕτω φησίν·   Ἀνεγείρω γὰρ μετὰ πάσης προθυμίας τὸν ναὸν τοῦ Ὑψίστου θεοῦ » (éd. J.  Bidez, L’Empereur Julien, Œuvres complètes, 1/2, Lettres et Fragments, Paris, 2004, 5e tirage, p. 197). Nous ne tenons pas compte ici de la Lettre 51 (éd. W. C. Wright, The Works of the Emperor Julian, Cambridge [Mass.], 1923, vol.  3, p.  176-180), dans laquelle Julien annonce explicitement aux Juifs son projet de reconstitution du Temple, puisque son inauthenticité est désormais acquise : P. Van Nuffelen, « Deux fausses lettres de Julien l’Apostat (la lettre aux Juifs, Ep. 51 [Wright] et la lettre à Arsacius, Ep. 84 [Bidez]) », Vigiliae christianae, 56 (2002), p. 131-150. La Lettre 89a (Bidez ) est en revanche intéressante, dans la mesure où elle témoigne que pour Julien il était naturel que les Juifs « restent fidèles à leurs lois » (éd. Bidez, cit. p. 154). 82.  Grégoire de Nazianze, Discours (Contre Julien), V, 3-7 (éd. et trad. J. Bernardi, Paris, 1983, SC 309, p. 296-307) ; É phrem de Nisibe, Hymnes contre Julien, IV, 18-26 (éd. Ed. Beck, trad. D. Cerbelaud, Paris, 2017, SC 590, p. 492-503). 83.  Cf., en particulier, Contre les Juifs, V, 11 (PG 48, 900-901). Pour la liste complète des passages de Chrysostome, voir L evenson « Julian’s Attempt », p. 416. 84.  Rufin, Histoire ecclésiastique, X, 38-40 (éd. Th. Mommsen, Leipzig, 1908, GCS 9, 2, p. 997-998). Comme l’écrit Françoise Thélamon, Rufin considère le projet de Julien comme « une mesure antichrétienne au second degré qui, plus que tout autre, manifeste la subtilitas ad decipiendum de Julien et sa calliditas » : Païens et chrétiens au iv e siècle. L’apport de l ’“Histoire ecclésiastique” de Rufin d ’Aquilée, Paris, 1981, p. 294. 85.  Socrate, Histoire ecclésiastique, III, 20 (éd. G. C. H ansen, trad. P. Périchon et P. M araval, Paris, 2005, SC 493, p. 322-327) ; S ozomène, Histoire ecclésiastique, V, 22 (éd. J. Bidez et G. C. H ansen, trad. A.-J. Festugière et B. Grillet, Paris, 2005, SC 495, p. 214-225).

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les prédictions du Christ 86 ». Tout au long de l’Antiquité tardive et du Moyen Âge, notamment en Orient et dans les régions de langue syriaque, l’histoire de la reconstruction du Temple ne cesse d’être répétée, avec des amplifications plus ou moins importantes sur la nature et la quantité des prodiges surnaturels survenus pour empêcher l’achèvement de l’œuvre 87. Le rôle des Juifs, soit dans la phase initiale du projet, soit durant les travaux de construction, varie d’une source à l’autre. La manière dont leur participation est présentée est indicative des rapports existants entre Juifs et chrétiens dans le milieu d’origine des auteurs. On ne peut pourtant que regretter le silence de Cyrille sur cette affaire, alors qu’il occupait la chaire épiscopale à l’époque des faits. En effet, rien dans les écrits conservés de l’évêque ne renvoie à cet épisode, exception faite d’une lettre, éditée en 1977 par Sebastian P. Brock, dont l’authenticité est néanmoins fort douteuse 88. D’après l’éditeur, ce document daterait du début du v e siècle et conserverait une tradition assez proche des événements. Ce texte est par ailleurs particulièrement intéressant, entre autres, parce qu’il contient une forme du récit très différente de ce qui est rapporté dans les autres sources. On peut le résumer comme suit. Les travaux de reconstruction du Temple, qui auraient dû démarrer le 18 mai 363, furent empêchés d’abord par une série de violentes intempéries et ensuite par un tremblement de terre. Les chrétiens, qui, lors de ces événements, étaient réunis dans l’église des Confesseurs (Martyrium ?), se rendirent sur le Mont des Oliviers pour prier Dieu d’intervenir contre l’outrecuidance des Juifs : ceux-ci, en effet, non seulement avaient été autrefois responsables de la destruction de Jérusalem, mais maintenant se faisaient aussi promoteurs 86.  Sozomène, Histoire ecclésiastique, V, 22, 6 (éd. Bidez et H ansen, trad. Feset Grillet, cit. p. 218-219). L’allusion ici est à la parole mise dans la bouche de Jésus annonçant la destruction du Temple : Mt 24, 2 ; Mc 13, 2 ; Lc 19, 44. 87. Pour une présentation exhaustive des sources, chrétiennes et juives, voir D. B. L evenson, « Julian’s Attempt to Rebuild the Temple : An Inventory of Ancient and Medieval Sources », H. W. Attridge , J. J. Collins et Th. H. Tobin (éd.), Of Scribes and Scrolls : Studies on the Hebrew Bible, Intertestamental Judaism and Christian Origins, Lanham  ‒ New York  ‒ London, 1990, p.  261-279 ; Id., « The Ancient and Medieval Sources for the Emperor Julian’s Attempt to Rebuild the Jerusalem Temple », Journal for the Study of Judaism, 35 (2004), p. 409-460. Cf. aussi R. A. Freund, « Which Christians, Pagans, and Jews ? Varying Responses to Julian’s Attempt to Rebuild the Temple in Jerusalem in the Fourth Century CE », Journal of Religious Studies, 18 (1992), p. 67-93. 88. La lettre, transmise en syriaque, porte le titre Sur les nombreux prodiges qui eurent lieu lorsque les Juifs reçurent l ’ordre de reconstruire le Temple et sur les signes qui se produisirent en Asie. Pour l’édition du texte et la traduction anglaise, voir S. P. Brock « A Letter Attributed to Cyril of Jerusalem on the Rebuilding of the Temple », Bulletin of the School of Oriental and African Studies, 40 (1977), p. 276-286. Ph. Wainwright, « The Authenticity of the Recently Discovered Letter Attributed to Cyril of Jerusalem », Vigiliae christianae, 40 (1986), p. 286-293, est en revanche favorable à l’authenticité. tugière

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d’un nouveau et dangereux sacrilège. Voulant imiter les chrétiens, les Juifs cherchèrent à leur tour un abri dans leur synagogue, mais ils trouvèrent les portes fermées. Tout à coup celles-ci s’ouvrirent et un feu, sorti à l’improviste, tua la majorité de l’assistance. Criant d’une seule voix qu’il n’y avait qu’un seul Dieu et un seul Christ vainqueur, Juifs et chrétiens renversèrent les statues et les autels des dieux, et chassèrent les démons de la ville. Tous, Juifs et païens, reçurent le signe du baptême, la marque de la croix vivante. Stupéfait par la puissance des événements, le peuple de Jérusalem se persuada que la parousie du Christ était imminente. Et ceux qui, dans leur for intérieur, étaient encore incrédules purent voir de leurs propres yeux le signe de la croix imprimé sur leurs vêtements. De ce texte extraordinaire, sur lequel nous ne pouvons pas nous arrêter ici, nous ne relèverons que quelques aspects. Premièrement, l’auteur met en scène une confrontation entre Juifs, païens et chrétiens, qui se termine par le triomphe de ces derniers grâce à l’intervention divine. Les trois groupes sont symboliquement représentés par leurs lieux de culte respectifs, qui constituent les marqueurs religieux de l’espace urbain et jouent un rôle majeur dans l’identification et l’affirmation de la vraie religion. La défaite du polythéisme est décrite selon les motifs traditionnels du renversement des statues et des autels et de l’expulsion des démons de la ville 89. Celle du judaïsme est, nous semble-t-il, plus originale. La narration des Juifs à la recherche d’un abri, se retrouvant devant les portes de la synagogue fermées, d’où sort un feu dévorateur, signifie que la religion juive n’est pas un lieu de salut. Les seuls espaces qui assurent symboliquement cette fonction sont les églises et les lieux auxquels les chrétiens attribuent une valeur religieuse, comme le Mont des Oliviers. Quant au Temple, son temps est définitivement révolu, conformément à ce qui avait été prophétisé (cf. Mt 24, 2). Nous rencontrons une conception analogue chez Grégoire de Nazianze, mais avec des spécificités qui sont susceptibles de nous donner un autre aperçu de cet épisode. Saisis d’enthousiasme pour la restauration de leurs traditions, ceux qui songeaient à relever le Temple, hommes et femmes, se mirent à l’œuvre, lorsque, « chassés soudain par une terrible tornade accompagnée d’un tremblement de terre, ils s’élancèrent vers l’un des ἱερά voisins, les uns pour y faire monter des supplications, d’autres, comme il arrive en pareille circonstance, pour se protéger en tirant parti de ce qui se présentait à eux, d’autres encore, entraînés par la confusion générale, s’y précipitaient avec ceux qui couraient. Il y a des gens qui disent que le ἱερὸν refusa même de leur donner asile, que ses portes étaient ouvertes quand ils s’y étaient présentés, mais qu’ils les trouvèrent fermées par une force invisible et cachée qui opère des prodiges de ce genre pour frapper d’épouvante les impies et protéger les hommes pieux » 90. 89.  On soulignera la participation des Juifs à l’œuvre de démolition des temples. 90.  Grégoire de Nazianze, Discours (Contre Julien), V, 4 (éd. et trad. Bernardi, cit., p. 300-301).

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Un feu venu du bâtiment sacré (ἱερόν) les arrête et en consume plusieurs ; d’autres, amputés de leurs membres, gisent « comme un vivant monument de la menace que les mouvements de Dieu font planer sur les pécheurs 91 ». Une lumière apparue dans le ciel trace une croix : « ce signe, ce nom, auparavant décrié sur la terre par les athées, est maintenant visible de tous partout dans le ciel, et il devient le trophée de la victoire contre les impies, trophée qui s’élève au-dessus de tous les autres trophées » 92 . Dans deux contributions de 1996 et de 1997, Leonardo Lugaresi a proposé une interprétation très suggestive de ce passage : Grégoire viserait ici moins les Juifs que des chrétiens judaïsants, qui, selon toute vraisemblance, ont regardé favorablement le projet de Julien 93. D’après le chrétien, l’empereur avait en fait promis non seulement la reconstruction du Temple, mais aussi la restauration d’Israël 94 . Une entreprise de ce genre pouvait en effet correspondre aux attentes de ceux que, dans le Discours contre Julien, Grégoire appelle les « admirateurs » des Juifs. Le ἱερόν dans lequel les ouvriers essaient de se réfugier ne serait donc pas un temple, mais un édifice de culte chrétien 95. Si cette interprétation est correcte, nous avons ici un exemple emblématique de définition des périmètres entre groupes religieux divers, qui se disputent la légitimité des espaces sacrés de la ville : pour Grégoire, le Temple a perdu son rôle salutaire, l’entrée dans l’église/ Église, la seule qui détient cette fonction, n’est permis qu’à ceux qui ont abandonné leur attachement au judaïsme 96. 91.  Grégoire de Nazianze, Discours (Contre Julien), V, 4 (éd. et trad. Bercit., p. 300-301). 92.  Grégoire de Nazianze, Discours (Contre Julien), V, 4 (éd. et trad. Bernardi, cit., p. 300-303). Le phénomène décrit par Grégoire rappelle celui de l’apparition de la croix lumineuse que Cyrille évoque dans sa lettre à Constance : cf. supra note 77. 93. L. Lugaresi, « ‘Non su questo monte, né in Gerusalemme’ : modelli di localizzazione del sacro nel IV secolo. Il tentativo di ricostruzione del Tempio nel 363 d. c. », Cassiodorus, 2  (1996), p. 245-265 ; Id., « Giuliano, gli ebrei e il tentativo di ricostruzione del Tempio. Di chi è Gerusalemme ? », Id. (éd.), Gregorio di Nazianzo. La morte di Guliano l ’Apostata. Oratio V, Fiesole, 1997, p. 27-51. Cf. déjà Freund, « Which Christians », p. 77-83. 94.  Grégoire de Nazianze, Discours 5, 3 : « Il attestait évidemment, en s’appuyant sur leurs livres et mystères, que le moment était venu pour eux de retourner dans leur patrie, de rebâtir le Temple, de redonner vie à leurs traditions, et il dissimulait ses intentions sous les apparences de la bienveillance » (éd. et trad. Bernardi, cit., p. 298-299). 95.  Dans sa traduction italienne de ce passage, Lugaresi traduit ἱερόν par « église ». La traduction française de Bernardi a, en revanche, le mot « temple ». 96. Grégoire rapporte aussi le prodige des croix imprimées sur les vêtements de toute l’assistance. Cf. Grégoire de Nazianze, Discours (Contre Julien), V, 7 : « Beaucoup, sans différer davantage, coururent aussitôt après ces événements auprès de nos prêtres et les accablèrent de supplications ; ils entrèrent dans l’Église, furent initiés aux mystères les plus sublimes après avoir été purifiés par le saint baptême et sauvés par la peur ». nardi,

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CHAPITRE VI

Aussi bien la lettre attribuée à Cyrille que ce passage du Discours contre Julien de Grégoire définissent, par le biais de la sémantique des espaces sacrés, la nouvelle configuration religieuse de Jérusalem. Les deux documents montrent que, dans la ville post-constantinienne, les trois communautés religieuses sont ou sont perçues comme les protagonistes d’événements susceptibles de changer le cours de l’histoire. Deux autres éléments méritent d’être soulignés. Dans tous les récits qui rapportent cet épisode, indépendamment des variantes qui distinguent un texte de l’autre, l’apparition de la croix clôt l’histoire : elle représente le sceau final qui scelle la destinée de la ville et de ses habitants, tous définitivement chrétiens. Il n’existe d’autre religion que le christianisme, d’autres lieux de culte que les églises. Ce dénouement confirme la prophétie du Christ sur le sort d’Israël et du Temple 97. C onclusion Constantin et Julien, chacun à sa manière et selon ses propres convictions, poursuivent un but analogue : restituer la ville sainte à son légitime possesseur. L’empereur chrétien intervient pour « orner par de belles constructions ce lieu sacré (τὸν ἱερὸν ἐκεῖνον τόπον) », un lieu, ajoute-t-il, qui « est devenu saint dès l’origine par le jugement de Dieu (ἅγιον μὲν ἐξ ἀρχῆς θεοῦ κρίσει γεγενημένον) » et qui est « bien plus saint encore depuis qu’il a fait voir en pleine lumière sur quoi se fonde la foi en la Passion salutaire 98 ». Les temples païens, qui ont usurpé un espace sacré qui n’était pas le leur, sont destinés à être détruits. Julien, quant à lui, suit le critère de la religion ethnique : Jérusalem est la ville du Temple et de la Loi ; il la rend à ceux à qui elle appartient, à savoir aux Juifs. Le projet de reconstruction du Temple et les réactions qu’il a suscitées chez les chrétiens révèlent deux façons de concevoir le caractère sacré de l’espace : celle de Julien, qui prône le retour à la répartition religieuse des espaces en fonction de l’histoire traditionnelle des peuples ; et celle de l’Église postconstantinienne, qui uniformise les espaces sacrés au nom de l’universalisme chrétien  99.

97.  L’allusion à la prophétie de Mt 24 ainsi que Dn 9, 26-27 se rencontre dans la majorité des sources chrétiennes. 98.  Eusèbe, Vie de Constantin, III, 30, 4 (éd. Winkelmann, trad. Rondeau, cit., p. 392-393). 99. Cf. Lugaresi, « ‘Non su questo monte’ ». Cf. aussi Ch. R. Phillips, « Julian’s Rebuilding of the Temple : A Sociological Study of Religious Competition », P. J. Achtemeier (éd.), Society of Biblical Literature Seminar Papers, vol. II, Missoula (Mont.), 1979, p. 167-172.

Chapitre VII

UNE LECTURE ROMAINE ET CHRÉTIENNE DE LA CHUTE DE JÉRUSALEM : L’ADAPTATION LATINE DE LA GUERRE DES JUIFS ATTRIBUÉE À H ÉGÉSIPPE Agnès Molinier-A rbo Le crédit dont jouissait la Guerre des Juifs de Flavius Josèphe dans les milieux chrétiens n’avait cessé de grandir au cours de l’Empire. Au début du ve siècle circulaient en Occident au moins deux versions latines de cette œuvre. Une première traduction, plutôt littérale, en sept livres a été associée tardivement au nom de Rufin, sur la base du témoignage de Cassiodore 1. Cette attribution n’est plus acceptée aujourd’hui, même si on continue à situer sa rédaction à la fin de l’Antiquité 2 , et rien ne permet de l’identifier avec certitude au texte évoqué par Cassiodore. Malgré sa bonne transmission manuscrite et la diffusion qu’il a connue au Moyen Âge 3, ce texte ne dispose pas encore d’une édition moderne solide 4 . La seconde 1. Cf. Cassiodore, Inst., I, 17 (éd. R. Mynors, Oxford, 1961) : qui etiam et alios septem libros Captiuitatis Iudaicae mirabili nitore conscripsit, quam translationem alii Hieronymo, alii Ambrosio, alii deputant Rufino ; quae dum talibus uiris ascribitur, omnino dictionis eximia merita declarantur. Jérôme (Ep., 71, 5) affirme pour sa part n’avoir jamais traduit Flavius Josèphe. 2.  Pour la contestation de l’attribution à Rufin d’Aquilée, voir Th. Mommsen, Eusebius Werke (éd. E. Schwartz), Leipzig, 1909, GCS 9, 3, p. cclii ; T.  Leoni, « Translations and Adaptations of Josephus’s Writings in Antiquity and the Middle Ages », Ostraka – Rivista di antichità, 16/2 (2007), p. 481-492, ici p. 481 ; D. B. Levenson et Th. R. Martin, « The Ancient Latin Translations of Josephus », dans H. H. Chapman et Z. Rodgers (éd.), A Companion to Josephus, Malden – Oxford ‑ Chichester, 2016, p. 322-344, ici p. 323-324, qui datent le texte du ive ou ve s. 3. Voir Leoni, « Translations and Adaptations », p. 481-482 ; Levenson, Martin, « The Ancient Latin Translations », p. 324 ; D. B. Levenson et Th. R. Martin, « The Place of the Early Printed Editions of Josephus’s Antiquities and War (1470-1534) in the Latin Textual Tradition », dans J. Baden, H. Najman et E.  Tigchelaar (éd.), Sibyls, Scriptures, and Scrolls. John Collins at Seventy, Leyde, 2017, p. 765-825. Sur l’influence de ce texte au Moyen Âge, voir infra dans ce volume, p. 310, la note 69 de Céline Urlacher-Becht. 4.  Édition de Ed. Cardwell, Oxford, 1837, qui reprend celle de Gelenius publiée chez Froben, à Bâle, en 1534 (voir le site qui héberge « The Latin Josephus Project » : https://sites.google.com/site/latinjosephus/ consulté le 17/12/2019). Une édition Les récits de la destruction de Jérusalem (70 ap. J.-C.), édité par Frédéric Chapot (JAOC 19), Turnhout 2020, p. 233-257. DOI 10.1484/M.JAOC-EB.5.119488 © F  H  G

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en était une libre adaptation, réduite à cinq livres et enrichie de développements originaux ; elle nous est parvenue sous le nom d’Hégésippe 5 et s’intitule, selon les manuscrits, Historiae ou De excidio Hierosolimorum 6. Ce texte est énigmatique à plus d’un point de vue. On peine d’abord à définir avec certitude l’époque de sa composition. Une allusion dans l’œuvre à la fondation de Constantinople 7 fait de 330 le terminus post quem, tandis que le terminus ante quem doit sans doute être placé dans les deux premières décennies du ve siècle 8. L’identité de son auteur reste égaleitalienne a été projetée au milieu du xxe s. (G. Ussani, « Studi preparatorii ad una edizione della traduzione latina in sette libri del Bellum Iudaicum », Bollettino del Comitato per la preparazione della edizione nazionale dei classici greci e latini n. s. 1 [1945], p. 85-102), mais le projet n’a manifestement pas abouti. Je remercie Céline Urlacher-Becht pour les informations qu’elle m’a communiquées sur le Ps.-Rufin. 5.  On a quelquefois émis l’hypothèse que cette attribution erronée découlerait d’une confusion entre les noms Iosippus et Egesippus. Mais, plus vraisemblablement, les lecteurs médiévaux ont pensé que ces cinq livres d’Historiae correspondaient aux cinq livres des Hypomnemata d’Hégésippe, perdue mais rendue fameuse par les écrits d’Eusèbe et de Jérôme ; sur ce point, consulter A. A. Bell, « Josephus and Pseudo-Hegesippus », dans L. H. Feldman et G. Hata (éd.), Josephus, Judaism and Christianity, Leyde, 1987, p. 349-361, ici p. 349 ; C. Lanéry, Ambroise de Milan hagiographe, Paris, 2008 (Collection des études augustiniennes, Série Antiquité, 183), p. 470-471 ; C. Somenzi, Egesippo-Ambrogio. Formazione scolastica e cristiana a Roma alla metà del IV secolo, Milan, 2009, p. 3-5. 6. On trouve aussi (et parfois combinés : cf. infra, note 17), les titres Historia, De Bello Iudaico, De clade et excidio urbis Hierosolimae, Iudaicae captiuitatis libri ; cf. la Préface de K. Mras à V. Ussani, Hegesippi qui dicitur Historiae libri V, Vienne, 1960 (CSEL 66), II p. vii-l, ici p.  xxiii-xxv ; Bell, « Josephus », p.  350 ; Lanéry, Ambroise de Milan hagiographe, p. 466, note 2. 7. Cf. Hist. III, 5, 2. 8.  On a longtemps fait de 430 le terminus ante quem des Historiae car l’ouvrage semblait être cité dans une lettre de l’évêque Eucher de Lyon (cf. De situ Hierosolimitanae urbis atque ipsius Iudaeae Epistula ad Faustum presbyterum : voir Bell, « Josephus », p. 360, note 12). Le problème est que ce texte n’est plus aujourd’hui attribué avec certitude à Eucher : cf. T. O’ Loughlin, « Dating the De situ Hierosolimae : the insular evidence », Revue bénédictine, 105 (1995), p. 9-19. Beaucoup ont plaidé en faveur de la deuxième moitié du ive siècle : cf. notamment J.-P. Callu, « Le De Bello Iudaico du Pseudo-Hégésippe : essai de datation », BHAC 1984-1985, Bonn, 1987, p. 117-142 qui, à partir des allusions à l’actualité qu’il croit déceler dans l’œuvre, situe celle-ci aux alentours de 352. D’autres refusent encore de rajeunir le texte au-delà de 378, parce qu’il n’y est fait aucune mention du désastre que subirent les armées romaines à Andrinople cette année-là : cf. entre autres Mras, Préface à Ussani, Hegesippi qui dicitur Historiae libri V, II, p. xxxi (avec bibliographie antérieure p. xxxi-xxxii) ; Bell, « Josephus », p.  350 ; F. Parente, « Sulla doppia trasmissione, filologica e ecclesiastica, del testo du Flavio Giuseppe : un contributo alla storia della ricezione della sua opera nel mondo cristiano », Rivista di storia e letteratura religiosa, 36 (2000), p. 43-44. Mais l’argument n’est pas, à notre sens, décisif : si l’événement a été un choc pour un Jérôme dont la Chronique s’achève à cette date, il n’est pas sûr que tous les contemporains aient eu une perception aussi dramatique de l’événement ; et le même raisonnement vaut pour le sac de

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ment incertaine : on a tour à tour voulu voir en lui Dexter, l’ami de Jérôme, Isaac le Juif, Évagre d’Antioche, l’Ambrosiaster et surtout Ambroise, mais sans qu’aucun argument vraiment décisif n’ait jamais été avancé 9. Certains objectifs du travail de réécriture auquel s’est livré celui que nous choisirons de continuer à considérer comme anonyme demandent enfin à être précisés. Ce chrétien inconnu, qui a considérablement condensé et remanié le texte de la Guerre des Juifs, a sans conteste voulu créer à partir du texte de Flavius Josèphe une œuvre nouvelle dont nous allons tenter de comprendre les enjeux. I. Le motif de la ruine des cités Les quatre premiers livres des Historiae correspondent grosso modo aux livres I-IV de la Guerre des Juifs : leur découpage est le même, mais le Pseudo-Hégésippe a parfois modifié l’ordre du récit 10 et sélectionné les passages les plus susceptibles d’intéresser ses contemporains, en résumant

Rome de 410. Bell (« Josephus », p. 350) avance enfin, de manière à notre sens plus convaincante, que la mention Brittania redacta (II, 9, 5 et 5, 15) place la composition de l’œuvre après 367 et l’expédition de Théodose l’Ancien en Bretagne. Si l’on poursuit le raisonnement, les Historiae seraient alors antérieures à 417-418 et à la perte définitive de la Bretagne : voir Somenzi, Egesippo-Ambrogio, p. 9 et les textes cités infra, note 88. Les Historiae auraient donc été composées entre 367 et 418. 9. Si beaucoup ont pensé qu’Ambroise était le candidat le plus vraisemblable (cf. entre autres W. F. Dwyer, The Vocabulary of Hegesippus. A Study in Latin Lexicography, Washington, 1931 ; V. Ussani, « Su le fortune medievali dell’Egesippo », RPARA 9 (1933), p. 107-118, ici p. 115-116 ; H. Dudden, St Ambrose : His Life and Times, Oxford, 1935, II, p. 703 ; A. Lump, « Zum Hegesippus-Problem », BF 3 (1968), p. 165-167 et, plus récemment, Somenzi, Egesippo-Ambrogio, passim ; pour une bibliographie exhaustive sur ce point, voir ibid., p. 5-7), cette paternité n’a cependant jamais encore été démontrée de manière irréfutable (voir en dernier lieu Lanéry, Ambroise de Milan, p. 471-477, qui, au terme d’une revue des arguments des différents partisans de l’attribution, conclut à son caractère peu vraisemblable). On a proposé d’autres candidats (Nummius Aemilianus Dexter [cf. G. Morin, « L’Opuscule perdu du soi-disant Hégésippe sur les Macchabées », Revue bénédictine, 31 [1914-1919], p. 83-91, ici p. 90-91], Isaac le Juif [cf. Mras, Préface à Ussani, Hegesippi qui dicitur Historiae libri V, II, p. xxxiii ; Callu, « Le De Bello Iudaico du Pseudo-Hégésippe », p. 136-137], un Juif anonyme [Parente, « Sulla doppia trasmissione », p.  45 ; Lanéry, Ambroise de Milan, p. 465-483] ou encore un Oriental qui pourrait être Évagre d’Antioche [A. A. Bell, dans « Classical and Christian Traditions in the Works of Pseudo-Hegesippus », ISSQ 33 [1980], p. 60-64 et « Josephus », p. 351]) mais sans jamais avancer d’argument vraiment décisif en leur faveur : la question reste donc ouverte. 10. Au début du livre III (3, 2-8), il a par exemple inséré, à l’intérieur de la trame de son modèle, suivi jusque-là fidèlement (BJ III, 1-9), un développement figurant originairement dans sa source au livre II (562-646).

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ou même omettant le détail des opérations militaires juives ou romaines 11 ou encore des notices parfois longues et intéressant trop strictement l’organisation politique, sociale ou religieuse de la Judée du ier siècle 12 . Il a en revanche amplifié d’autres passages 13 et intercalé des développements de son cru 14 ou empruntés à d’autres ouvrages 15, ainsi que de nombreuses citations bibliques 16. Le livre V, qui condense les livres V, VI et VII de la Guerre des Juifs, est de loin le plus original : dans ce volume centré autour du siège et de la chute de Jérusalem et de son temple 17, la trame événementielle a été épurée et resserrée autour des épisodes les plus dramatiques de l’événement et des paroles et des gestes de ses protagonistes 18. Pourquoi cette focalisation accrue sur la prise de Jérusalem et de son sanctuaire ? On soupçonne que les motivations de l’Anonyme étaient au moins en partie littéraires. En dépit du prestige que conférait à la fin de l’Antiquité une entreprise de traduction du grec en latin, il ne se considérait en aucun cas comme un traducteur mais comme un auteur à part entière 19. Certains passages de la Guerre des Juifs, et notamment ceux qui 11.  Ainsi, en III, 7, le Pseudo-Hégésippe saute les informations données par Flavius Josèphe (III, 59) sur les troupes envoyées par Vespasien au secours des habitants de Sepphoris ainsi que la stratégie adoptée par son commandant. 12. Voir par exemple BJ II, 119-167 : ces chapitres présentant les différentes sectes juives ne sont pas repris au livre II (3, 1-2) du Pseudo-Hégésippe. 13.  C’est notamment le cas de discours (cf. par exemple le discours d’Agrippa, II, 9) ou de descriptions géographiques comme celle de la Mer Morte en IV, 18, 1 qui doit beaucoup aux Histoires de Tacite : cf.  Bell, « Josephus », p.  356. 14.  Cf. entre autres II, 5, 1-5 (réquisitoire contre Ponce Pilate) ; III, 2 (digression à propos du martyre à Rome de Pierre et Paul), etc. Plusieurs de ces paragraphes seront étudiés infra. 15.  On pense ici à l’épisode de Pauline et Mundus (II, 4) tiré des Antiquités Judaïques, XVIII, 65-80. 16. V. Ussani a ainsi recensé plus de deux cents citations bibliques, empruntées à l’Ancien comme au Nouveau Testament : cf. l’index locorum dans Ussani, Hegesippi qui dicitur Historiae libri V, II, p. 425-427. 17. Deux manuscrits (Leiden B. P. L. 21 et Sankt Gallen 626) utilisés par Ussani dans son édition distinguent d’ailleurs le livre V des quatre autres en lui donnant un titre spécifique : de clade et excidio urbis Hierosolimae ; voir la Préface de Mras à Ussani, Hegesippi qui dicitur Historiae libri, II, p. xxiv ; Lanéry, Ambroise de Milan, p. 466, note 2. 18.  Le siège et la prise de Jérusalem occupent les livres V et VI de la Guerre des Juifs. Le livre V de l’adaptation du Pseudo-Hégésippe  ‒  le plus long, puisqu’il comporte cinquante-trois chapitres ‒ condense dans les chapitres 1 à 49 les livres V et VI de Flavius Josèphe, tandis que les chapitres 50 à 53 s’inspirent majoritairement des paragraphes 244 à 404 du livre VII de Flavius Josèphe (récit de l’épisode ultime de la grande révolte juive, le siège et la prise de la forteresse de Massada). 19.  C’est particulièrement sensible dans le Prologue (1-3), où il ne parle jamais de traduction, mais inscrit sa version latine de la Guerre des Juifs dans la continuité d’une adaptation historique (Pr., 1 : historiae in morem) des quatre livres des Rois : voir Bell, « Josephus », p. 352-353. Encore faut-il préciser que le traducteur antique

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décrivent les maux et les crimes qui accompagnèrent la chute de Jérusalem, possèdent une intensité indéniable et une force d’évocation qui ont certainement joué dans l’attrait que l’ouvrage exerça sur certains écrivains postérieurs 20. Le Pseudo-Hégésippe, dont l’œuvre porte de manière significative dans quelques manuscrits un titre qui la rattache à la topique de la ruine des cités (De excidio Hierosolimorum) 21, a manifestement voulu rivaliser avec son modèle 22 . Il a surenchéri sur celui-ci en un florilège de descriptions au « baroque funèbre 23 » débridé et de discours où l’accumulation des procédés rhétoriques et l’argumentation poussée quelquefois jusqu’à l’improbable contrastent avec la plus grande sobriété de Josèphe. On pense notamment à ses longs tableaux de la famine de Jérusalem 24 , où l’émulation avec sa source se traduit par une inflation dans l’horreur souvent alimentée par des réminiscences des grands poètes latins 25, à ses nombreux discours amplifiés 26, voire même inventés, comme les lamentations de Matthias 27 ou les supplications de la mère de Josèphe 28. Tous ces passages mériteraient d’être développés. Nous avons néanmoins choisi de nous concentrer sur la réécriture par l’Anonyme de la célèbre rendait rarement son modèle ad litteram et considérait la plupart du temps son adaptation comme une œuvre nouvelle ; lire G. Bardy, « Traducteurs et adaptateurs au quatrième siècle », Recherches de science religieuse, 30 (1940), p. 257-306. 20.  C’est le cas d’Eusèbe qui déclare dans l’Histoire Ecclésiastique (I, 8, 4) à propos des malheurs d’Hérode qu’« ils firent pâlir les tragédies », puis cite le passage correspondant de Flavius Josèphe. De même, son récit du siège et de la destruction de Jérusalem est essentiellement centré sur la citation in extenso de deux des trois descriptions proposées par Josèphe de la famine dont souffrirent les Juifs enfermés dans Jérusalem (III, 5, 7-7, 1, correspondant à BJ V, 512-519 et VI, 193-213). Sur l’attention portée par les historiens de l’Antiquité à la violence et à la dramatisation du récit et sur les goûts correspondants des lecteurs, voir supra le chapitre de Fr. Chapot et J.-L. Vix, p. 84-94. 21. Voir supra, note 17. 22.  Si l’on en croit le témoignage de Pline le Jeune (Ep., VII, 9, 2-3), un des exercices d’écriture les plus prisés par les orateurs désireux de garder une plume alerte et une invention aisée, était, outre la traduction du grec en latin et du latin en grec, l’imitatio-aemulatio de modèles particulièrement réussis. 23.  L’expression est employée par R. Barthes à propos de Tacite dans « Tacite et le baroque funèbre », Essais Critiques, Paris, 1964, p. 108-112. 24.  V, 18, 1-2 ; 21, 2-3 ; 39, 2-41, 2. 25.  Notamment virgiliennes : voir Somenzi, Egesippo-Ambrogio, p. 43-45. 26.  On pense par exemple à la version qu’il propose des différents discours que Josèphe est censé avoir adressés à ses coreligionnaires enfermés dans Jérusalem pour les supplier de se rendre (V, 15, 1-16, 1 ; 31, 1-2), et surtout au discours de Titus commentant le crime de Marie, fille d’Éléazar : là où Flavius Josèphe se contentait de quelques phrases rapportées au style indirect (BJ VI, 215-219), le Pseudo-Hégésippe invente un long discours qui occupe presque quatre pages de l’édition Ussani (V, 41, 2 : cf. Ussani, Hegesippi qui dicitur Historiae libri V, I, p. 384-388). 27.  V, 22, 1. 28.  V, 23.

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scène de tecnophagie impliquant Marie, fille d’Éléazar, déjà évoquée aux chapitres précédents 29. Voici le texte de Flavius Josèphe 30 : « Mais pourquoi citer à propos d’objets inanimés des comportements éhontés dus à la famine, puisque je vais rapporter un acte qui n’a d’équivalent ni dans les récits des Grecs ni dans ceux des Barbares, aussi épouvantable à raconter qu’incroyable à entendre. Et en ce qui me concerne, pour ne pas paraître forger des horreurs aux yeux de la postérité, j’aurais bien volontiers passé ce malheur sous silence, si je n’avais d’innombrables témoins parmi mes contemporains ; de plus, ce serait de ma part témoigner à ma patrie une bien froide reconnaissance que de négliger le récit des maux qu’elle a effectivement soufferts. Parmi les gens qui habitaient au-delà du Jourdain, il y avait une femme nommée Marie, dont le père s’appelait Éléazar. Elle était issue du bourg de Béthézuba (ce qui signifie : maison de l’hysope), issue d’une bonne famille et riche ; elle s’était réfugiée à Jérusalem avec le reste du peuple et s’était trouvée prise par le siège. Les tyrans avaient pillé tous les biens qu’elle avait rassemblés et amenés avec elle de Pérée dans la ville ; les objets précieux qui pouvaient lui rester et la nourriture qu’elle avait pu se procurer lui étaient ravis par leurs satellites au cours de leurs descentes quotidiennes. Cette pauvre femme en était profondément indignée et, injuriant et maudissant ces pillards, elle les excitait contre elle. Mais comme aucun d’eux, ni par colère ni par pitié, ne l’avait tuée, qu’elle était fatiguée de chercher de la nourriture pour d’autres, que de plus elle voyait qu’il était désormais impossible d’en trouver où que ce fût, que la faim lui vrillait les entrailles et les moelles, que la colère la brûlait encore plus que la faim, prenant pour conseillers sa rage en même temps que sa nécessité, elle en vint à un acte contre-nature et saisissant son enfant, qui était encore au sein : “Mon pauvre petit, lui dit-elle, au milieu de la guerre, de la famine et de la sédition, à quoi bon te conserver en vie ? Chez les Romains, c’est l’esclavage qui nous attend, même si nous vivons jusqu’à leur arrivée ; mais la famine prévient l’esclavage, et les rebelles sont pires que ces deux calamités réunies. Allons, sois ma nourriture, sois pour les rebelles une Érinye, et pour les hommes le sujet d’une histoire, la seule qui manquât encore aux calamités des Juifs !” Ce disant, elle tue son enfant, le fait rôtir, en mange une moitié et conserve l’autre bien enveloppée. Immédiatement, les rebelles étaient là, ayant humé le fumet criminel : ils la menaçaient de l’égorger sur-le-champ si elle ne leur montrait pas ce qu’elle avait préparé. Elle leur dit qu’elle avait mis de côté, pour eux aussi, une belle part, et elle découvrit les restes de son enfant. Un frisson subit d’épouvante s’empara d’eux et ils restèrent pétrifiés à cette vue. Alors elle : “Oui, c’est bien mon enfant, et c’est moi qui ai fait cela. Mangez, car moi aussi j’en ai mangé avidement ! Ne vous montrez pas plus faibles qu’une femme et plus compatissants qu’une mère ! Si vous avez des scrupules religieux qui vous détournent de ma victime, mettons que j’aie dévoré votre part, et que

29. Voir les chapitres d’A. Chauvot, p. 62, de S. Bardet, p. 159-161, et d’H. Huntzinger, p. 193. 30.  BJ VI, 199-212. Le texte grec figure dans l’Appendice à ce chapitre.

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le reste soit pour moi !” Alors ils sortirent en tremblant, lâches en cette seule occasion, et concédant à regret à la mère même une nourriture de ce genre 31 ».

Ce passage, riche en effets dramatiques, n’en apparaît pas moins comme un modèle de concision à côté de celui du Pseudo-Hégésippe, dont le récit occupe quatre pages de l’édition Ussani 32 . L’Anonyme, brodant autour du caractère monstrueux de l’infanticide et de la tecnophagie, amplifie les discours de la mère à son fils et aux chefs de faction 33 : « Dois-je vraiment entreprendre de raconter l’acte de Marie, qui remplirait d’horreur l’esprit de n’importe quel barbare et impie ? Elle faisait partie des femmes riches de la région de Pérée, qui se trouve au-delà du Jourdain. Après que la terreur de la guerre eut éclaté, elle s’était transférée à Jérusalem avec tous les autres pour y être plus en sûreté. Elle y avait également apporté ses biens, sur lesquels se jetèrent à qui mieux mieux les chefs de faction. Et même la nourriture qu’elle avait pu se procurer à prix d’or lui était arrachée des mains. Persécutée par ces criminels, elle lançait de lourdes imprécations, voulait mourir, mais ne trouvait personne qui consentît à la frapper. Ils préféraient l’insulter à loisir, lui infliger de terribles tortures plutôt que de la perdre trop vite. Ils pensaient faire du butin aussi longtemps qu’elle vivrait. Tout bien avait désormais disparu, et elle, qui était habituée aux raffinements, ne cherchait pas à attendrir l’âpreté de la paille ou la dureté du cuir. La faim cruelle se répandit au plus profond de ses moelles, exaspéra ses humeurs, tortura son esprit. Cette femme avait un nourrisson qu’elle avait enfanté. Attirée par ses vagissements, elle considéra l’extrême maigreur qui les frappait, elle et le bébé : vaincue par de si grandes horreurs et incapable de supporter une calamité aussi atroce, elle oublia son amour maternel, perdit de vue la pieuse affection liant les parents à leur progéniture pour se laisser envahir par la douleur et donner libre cours à sa rage. Ainsi, tournée vers son bébé, sans plus se souvenir de sa condition de mère et l’âme emplie de rage, elle lui dit : “Que faire de toi, mon bébé, que faire de toi ? Toutes les formes de cruauté te cernent, la guerre, la faim, les incendies, les brigands, les ruines. À qui te confier, moi qui suis promise à la mort, et à qui te laisser, toi qui es si petit ? J’avais espéré que, si tu parvenais à l’âge adulte, tu me nourrirais, moi ta mère, ou m’enterrerais si je disparaissais, ou que du moins, si tu me précédais dans la mort, je t’enfermerais, moi, de mes propres mains, dans un tombeau précieux. Que faire, malheureuse que je suis ? Nous n’avons plus, je le vois, ni toi ni moi aucune ressource pour vivre. Maintenant que tout nous a été arraché, pour qui te préserver ? Ou alors dans quel tombeau t’ensevelir pour t’empêcher d’être la proie des chiens, des oiseaux ou des bêtes sauvages ? Tout, dis-je, nous a été arraché. Mais tu peux, mon doux petit, même ainsi nourrir ta mère : tes mains sont propres à être mangées. Ô chair qui était douce, membres qui étaient plaisants avant que 31.  Traduction de P. Savinel, Flavius Josèphe. La Guerre des Juifs, Paris, 1977, p. 491-492. 32.  Hegesippi qui dicitur Historiae libri V, I, p. 381-384 ; c’est le texte de cette édition que nous suivons pour nos traductions. 33.  V, 40, 1-2 : voir l’Appendice, où est reproduit le texte latin.

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la faim ne vous consume entièrement, rendez à votre mère ce que vous avez reçu d’elle, retournez dans l’antre naturel que voici. Dans la demeure où tu as pris vie t’est préparé à ta mort un tombeau. Je serrerai moi-même dans les bras celui que j’ai enfanté, je le couvrirai moi-même de baisers, et les gestes qu’a l’impatience de l’amour, que les ait aussi la force du besoin : je dévorerai moi-même mes membres de morsures non pas simulées, mais réellement infligées. Sois donc nourriture pour moi, furie pour les brigands, et, pour les vivants, l’histoire qui seule manque à nos malheurs. Que ferais-tu, mon fils, si tu avais toi aussi un fils ? Nous avons fait ce qui était prescrit par la piété, faisons maintenant ce à quoi nous invite la faim. Ta cause est pourtant meilleure et a d’une certaine manière les traits de la piété, car il est plus tolérable que tu aies nourri ta mère de ta chair, que le fait que ta mère puisse te tuer et te dévorer”. En disant ces mots, le visage détourné, elle enfonça le glaive, découpa son fils en morceaux et le posa sur le feu. Elle en mangea une partie, cacha l’autre de peur que quelqu’un ne survînt. Mais l’odeur de chair rôtie parvint jusqu’aux chefs de la sédition, et, suivant jusqu’au bout le fumet, ils entrèrent dans le gîte de la femme et la menacèrent de mort pour avoir osé manger alors qu’eux-mêmes jeûnaient, en les privant de la nourriture qu’elle avait trouvée. Mais elle dit : “Je vous en ai gardé une part, je n’ai pas été avare ni inhumaine. Ne vous indignez pas, vous avez de quoi manger vous aussi. Je vous ai préparé de la nourriture à partir de ma propre chair. Asseyez-vous vite, je vais dresser la table. À vous d’admirer mon service et de juger que vous n’avez trouvé un tel zèle chez aucune femme, capable de vous accorder même la faveur de son fils chéri”. Tout en disant cela, elle découvrit les membres rôtis et les leur offrit en repas avec ces paroles d’exhortation : “Voici mon déjeuner, voici votre part, observez bien que je ne vous ai pas volé. Voici une main de l’enfant, voici son pied, voici la moitié du reste de son corps ; n’allez pas croire que c’est celui d’une autre, c’est mon fils, et ne vous mettez pas en tête que c’est l’œuvre d’un autre, c’est moi qui ai agi, moi qui ai divisé soigneusement ce que j’allais manger moi-même et ce que je vous garderai. Tu ne m’as jamais été aussi cher, mon fils. C’est à toi que je dois d’être encore en vie. Ton goût exquis a possédé mon âme ; c’est lui qui a différé le jour de la mort de ta malheureuse mère. Tu m’as secourue dans la faim, toi, présent de l’extrême vieillesse, toi, rempart contre les assassins. Ils étaient venus pour tuer, ils sont devenus compagnons de table. Ils auront eux aussi une dette envers toi, quand ils auront fini mon repas. Pourquoi reculezvous, et pourquoi votre âme est-elle en proie à l’effroi ? Pourquoi ne mangez-vous pas ce qu’une mère a préparé ? Les mets qui ont rassasié une mère peuvent aussi vous plaire. Je ne suis plus affamée, maintenant que mon fils m’a nourrie, je suis plus que rassasiée, je ne connais plus la faim. Goûtez et constatez comme mon fils est exquis. Ne soyez pas plus délicats qu’une mère, plus faibles qu’une femme. Mais si vous vous montrez compatissants au beau milieu d’un coup, n’acceptez pas ma victime et dédaignez mon holocauste, moi je consommerai mon sacrifice et mangerai ce qu’il en reste. Prenez garde que ne tourne à votre honte le fait qu’une femme, capable de consommer un repas d’hommes, se soit révélée plus courageuse que vous. C’est moi, je l’avoue, qui ai préparé un tel repas, mais c’est vous qui avez fait en sorte qu’une mère fasse un repas aussi horrible. La douleur me possédait, mais j’ai été vaincue par le besoin” ».

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On mesure ici jusqu’où peut aller l’écart entre le modèle et sa « traduction ». Le Pseudo-Hégésippe met en valeur le caractère contre-nature de l’acte commis par Marie en le transformant en une manifestation paradoxale de piété maternelle et filiale (la mère va réussir à donner une sépulture à son fils et celui-ci lui offrira à l’aube de la vie le secours qu’il aurait dû lui apporter dans sa vieillesse). Il ne recule devant aucun détail horrible : il décrit avec complaisance les souffrances endurées par l’infanticide incapable d’affronter l’adversité, ou encore les succulents morceaux de corps offerts par elle à ses tortionnaires, et lui fait prononcer des paroles où la tendresse le dispute à la gourmandise que lui inspire la chair de l’enfant qu’elle est en train de caresser. En outre, si la scène chez Flavius Josèphe comportait déjà des éléments indubitablement grecs  3 4 , elle s’inspirait quand même en premier lieu de l’Ancien Testament, où la figure de la mère dévorant son enfant est un topos des malédictions réservées à Israël ou des horreurs d’un siège 35. Celle du Pseudo-Hégésippe constitue pour sa part une synthèse plus poussée des cultures gréco-romaine et biblique : la métaphore – complaisamment filée – du ventre maternel devenu tombeau pour sa progéniture remonte sans doute en premier lieu au moins à l’Atrée d’Accius 36 , tandis que l’image de Marie en train de découper et de cuisiner son fils pour le servir à ses tortionnaires n’est pas sans rappeler certaines descriptions du Thyeste du Pseudo-Sénèque 37. II. Un projet historiographique chrétien Les hommes du Bas-Empire appréciaient la mythistoria, l’histoire romancée où le vrai et l’essentiel étaient volontiers mis de côté au profit du sensationnel, de l’horrible ou du merveilleux, et où l’action cédait sans cesse le pas à la parole 38. L’Anonyme n’en était sans doute pas à son coup d’essai puisqu’il explique dans le Prologue des Historiae qu’il a déjà écrit une sorte de paraphrase historique, une narratio historica, des quatre livres 34.  Flavius Josèphe évoque les « Grecs » ou encore l’« Érinye » ; et l’ὀργή et le θυμός violents qui animent Marie l’apparentent à la Médée de la mythologie grecque. 35.  Cf. notamment Dt 28, 15 ; 28, 53 ; 2 R 6, 26-30 ; Lamentations (dites de Jérémie) 4, 10 ; j’emprunte ces références à S. Bardet, qui les a développées lors d’une conférence tenue à Strasbourg le 13 octobre 2017 et que je remercie ici. 36.  Cicéron dans son De Officiis (I, 28, 97) cite ce vers de l’Atrée d’Accius : natis sepulchro ipse est parens ; voir Somenzi, Egesippo-Ambrogio, p. 48-49, qui évoque la possibilité que le Pseudo-Hégésippe ait connu Accius à travers Cicéron. 37. Cf. Th., 753-788. Marie sera d’ailleurs explicitement comparée à Thyeste dans le discours successif de Titus : cf. V, 41, 2. 38. L’expression mythistoria apparaît dans l’Histoire Auguste (Op. Macr., I, 5) ; le biographe y désigne par cette expression le contenu de l’œuvre d’historiens qui ont privilégié les détails piquants pour le plus grand plaisir de leurs lecteurs.

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des Rois 39. On peut supposer qu’il ne s’y était pas privé de remédier à la sobriété du texte et d’en combler les lacunes grâce aux trouvailles de son imagination, en faisant par exemple prononcer d’amples discours aux personnages bibliques. Néanmoins, il ne concevait pas plus ce texte que la nouvelle œuvre dans laquelle il se lançait comme une simple entreprise littéraire. Ces ouvrages constituaient les deux volets d’un ample projet historiographique consacré à l’ensemble de l’époque royale juive. Il explique dans le Prologue qu’après avoir conduit son adaptation des quatre livres des Rois jusqu’à « la captivité, la destruction du mur et les triomphes de Babylone » (586 av. J. C.)  4 0, et peut-être rédigé un sermo propheticus consacré aux exploits des Maccabées 41, il va pouvoir, grâce à Flavius Josèphe, poursuivre dans l’historia Iudaeorum jusqu’à son épisode final, la prise de Jérusalem et la destruction du Temple par le César Titus 42 . On soupçonne dès lors qu’il va proposer de la Guerre des Juifs une lecture semblable à celle mise en œuvre par l’historiographie chrétienne antérieure et développée par les écrits d’Eusèbe 43 : les souffrances des Juifs à partir du règne de Tibère et jusqu’à la chute de leur capitale furent une punition divine pour l’exécution de Jésus. L’étude de plusieurs développements ajoutés par lui à la trame de son modèle vient confirmer cette première intuition. Flavius Josèphe ne mentionnait nulle part la passion du Christ. Son adaptateur y fait quant à lui plusieurs fois allusion  4 4 , notam39. Sur la nature de ce texte perdu, lire les réflexions de Somenzi, EgesippoAmbrogio, p. 20 et 62-78. 40. Voir infra, note 42. 41.  Il est peut-être l’auteur du bref sermo propheticus qu’il évoque dans le Prologue des Historiae (cf. infra, note suivante) : lire notamment Morin, « L’opuscule perdu du soi-disant Hégésippe », p. 83-91. Mais, plus vraisemblablement, il s’agit en fait d’un des livres des Maccabées : voir la synthèse de Somenzi, Egesippo-Ambrogio, p. 165-182. 42.  Pr., 1 : Quattuor libros Regnorum quos scriptura complexa est sacra, etiam ipse stilo persecutus usque ad captiuitatem Iudaeorum murique excidium et Babylonis triumphos historiae in morem composui. Macchabaeorum quoque res gestas propheticus sermo paucis absoluit ; reliquorum usque ad incendium templi et manubias Titi Caesaris relator egregius historico stilo Iosephus […]. Vnde nobis curae fuit […] in historia Iudaeorum ultra scripturae seriem sacrae paulisper introrsum pergere, « Les quatre livres des Rois qu’a retenus l’Écriture sainte, je les ai moi-même entièrement parcourus de ma plume, jusqu’à la captivité des Juifs, la destruction du mur et les triomphes de Babylone et leur ai donné la forme d’une Histoire. Les hauts faits des Maccabées aussi, un discours prophétique les a exposés de manière succincte. Ceux de tous les autres, jusqu’à l’incendie du temple et le butin conquis par le César Titus, Josèphe l’a remarquablement décrit d’une plume d’historien […]. C’est pourquoi nous nous sommes occupé […] de poursuivre dans l’histoire des Juifs un peu au-delà de la chronologie de l’Écriture Sainte ». 43.  Voir, dans ce volume, le chapitre d’H. Huntzinger, en particulier p. 181-193. 44.  Cf. II, 5, 2 ; 12, 1 ; V, 2, 1 ; 9, 4 ; 32 ; 44.

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ment dans son récit des décennies qui suivirent la Crucifixion. Il précise alors que ces derniers « rachetaient par ces supplices leurs crimes, eux qui avaient crucifié Jésus 45 ». Il a également soin de souligner que Dieu ne voulait pas seulement punir les Juifs, mais, contrairement au précédent désastre de 586 (évoqué dans son premier opus), avait décidé leur excidium définitif et celui de leur ville à cause de leur impium parricidium  4 6. On lit ainsi que l’exécution de Jésus « signa la perte de la nation juive, hâta la fin (exitium) du peuple, la destruction (excidium) du Temple » 47. A. A. Bell a remarqué que le mot excidium, récurrent dans le texte à propos des Juifs, de Jérusalem et du Temple 48 , est également souvent couplé avec les adjectifs ultimum 49, extremum 50 ou supremum 51. Comme l’histoire juive était jalonnée de châtiments divins toujours suivis du pardon 52 , il était important pour l’écrivain chrétien de prouver que Dieu avait définitivement rompu son ancienne Alliance avec les Juifs à cause du déicide. Là encore, Flavius Josèphe constituait un précieux allié pour un lecteur chrétien capable de faire feu de tout bois. Par exemple, au début du livre II, quand, à la suite de Josèphe 53, il mentionne les troubles auxquels était déjà en proie la Judée dans les années précédant la Grande Révolte, l’Anonyme suggère que ceux-ci éclatèrent sous l’impulsion de Dieu qui s’était détourné des Juifs à cause de leurs sacrilèges impies et préparait leur ultime destruction 54 . Plus loin, au livre V, lorsque son modèle regrette que ses coreligionnaires enfermés dans Jérusalem soient demeurés sourds à ses prières, il donne aussitôt l’explication d’un tel entêtement suicidaire : « Dieu s’acharnait depuis longtemps contre leurs esprits incrédules qui les 45.  Hist., II, 12, 1 : Luebant enim scelerum suorum supplicia, qui […] Iesum cruci­f ixerant. 46.  Expression employée en V, 32. 47.  Cf. II, 5, 2 : ex illo itaque Iudaeorum res perditae, ex illo exitium genti, temploque maturatum excidium. 48.  I, 38, 1 ; 40, 10 ; II, 5, 2 ; 6, 2 ; 9, 1 ; 12, 1 ; 13, 8 ; 13, 9 ; 15, 5 ; III, 1, 1 ; 1, 3 ; 7, 1 ; 11, 3 ; 17, 1 ; 21, 1 ; IV, 1, 4 ; 3, 3 ; 4, 2 ; 6, 1 ; 9, 2 ; 14, 1 ; V, 2, 1 ; 4, 1 ; 13, 1 ; 14, 4 ; 14, 5 ; 15, 1 ; 16, 1 ; 18 ; 22, 1 ; 23, 1 ; 26, 1 ; 29, 1 ; 31, 1 et 2 ; 33, 2 ; 34, 2 ; 37, 2 ; 42, 6 ; 43, 2 ; 45, 1 ; 53, 1. 49.  II, 6, 2 (Iudaeis  […] ultimum excidium) ; III, 1, 1 (ultimae labis futura excidia). 50.  V, 29, 1 (extrema patriae excidia). 51.  II, 13, 9 (supremo templi et urbis excidio) ; III, 1, 3 (supremo gentis excidio) ; 7, 1 ; 21, 1 ; IV, 3, 3 (supremo excidio captae urbis) ; V, 13, 1 (periturae urbi […] supremo excidio) ; 22, 1 (supremo urbis excidio) ; 32, 1 (supremum excidium post quod inreparabile templum). 52. Sur ce point, lire entre autres A. Gregerman, Building on the Ruins of the Temple. Apologetics and Polemics in Early Christianity and Rabbinic Judaism, Tübingen, 2016, p. 137-156. 53.  BJ II, 250-253. 54.  II, 6, 2.

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incitèrent à se souiller d’un parricide impie, en crucifiant Jésus Christ 55 ». Il exploite enfin habilement les signes et les prophéties de destruction déjà présents dans la Guerre des Juifs 56, et leur adjoint ceux rapportés par les Évangiles 57 et les paroles mêmes de Jésus 58. La raison d’une telle intransigeance divine ne fait pour lui pas de doute : il n’y avait désormais plus aucune rédemption possible pour le peuple jadis élu, car il avait mis à mort « le maître de la paix 59 », « la source de vie 60 », « le garant de son salut 61 », le seul qui avait le pouvoir de plier le futur à son gré 62 . Pour la même raison, le Temple était désormais intrinsèquement irréparable. Selon l’Anonyme, le bâtiment ne pourrait jamais être reconstruit, car les Juifs avaient assassiné celui-là même qui était le seul capable d’empêcher sa destruction 63 et était le Temple  6 4 . Il développe l’argument au livre V : « la cité demeura longtemps intacte, même lorsqu’elle fut renversée par les Babyloniens après d’innombrables années, mais fut ensuite reconstruite. C’est là la destruction suprême, après laquelle le Temple ne pourra être restauré, parce qu’ils se sont aliéné le maître du Temple, celui dont dépendait sa restauration 65 ». III. Un antijudaïsme virulent Comme ses prédécesseurs, le Pseudo-Hégésippe exploite le récit proposé par Flavius Josèphe de la chute de Jérusalem pour démontrer que les chré55.  V, 32 : Urguebat deus iam dudum perfidas mentes, ex quo se impio parridio commacularunt Christum Iesum crucifigentes. 56.  V, 44, 1-3 = BJ VI, 289-315. 57.  Par exemple, si le Pseudo-Hégésippe reproduit dans le livre V (44, 1-3) toute l’énumération de prodiges et prophéties déjà présente chez Flavius Josèphe dans la Guerre des Juifs (VI, 289-315), il a soin d’enrichir le matériau prophétique fourni par son modèle de signes et de paroles empruntés au Nouveau Testament (Lc 21, 25 ; Mt 27, 51) ainsi que d’interprétations de son cru. 58. Cf. II, 12, 1 : excidium quoque templi futurum adnuntiauit, « il annonça aussi la destruction prochaine du Temple ». 59.  V, 2, 1 : praesul pacis. 60.  II, 12, 1 : auctor uitae ; cf. également V, 2, 1 : uitae arbiter, « l’arbitre de la vie ». 61.  II, 5, 2 : auctor salutis. 62. II, 12, 1 : hic in potestate habebat ut omnia quae fieri uellet imperaret, « celui-ci avait le pouvoir d’ordonner tout ce qu’il voulait voir advenir ». 63.  Ibid. 64.  Cf. V, 2, 1 : numquam urbs periit, nisi quando uere templum dei […] crucifixerunt, « La ville ne périt que lorsqu’ils crucifièrent vraiment le Temple de Dieu ». 65.  V, 32 : diu integra ciuitas mansit, etsi diruta a Babylonis post annos innumerabiles, sed reparata postea. Hoc est supremum excidium post quod inreparabile templum, quia auerterunt sceleribus suis praesulem templi, reparationis arbitrum. Voir aussi V, 2, 1.

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tiens ont remplacé, dans la faveur de Dieu, les Juifs coupables de déicide et voués à la destruction depuis la crucifixion. Le lecteur moderne reste en fait moins frappé par sa démonstration historique que par la violence du réquisitoire qu’il prononce contre le peuple jadis élu tout au long des Historiae : il n’a jamais de mots assez durs pour stigmatiser la perfidia, l’impietas et l’improbitas invétérées des Juifs. La première victime de son hostilité est Flavius Josèphe, pour qui l’écrivain n’éprouve manifestement pas la révérence de certains chrétiens contemporains 66. Il loue sa concision et le sérieux avec lequel il appréhende son rôle d’historien, mais déplore son incapacité à découvrir la cause profonde de la série des malheurs vécus par son peuple de son temps 67. L’origine d’une telle cécité ne fait aucun doute dans son esprit : Flavius Josèphe est pour lui un mécréant endurci, incapable de renoncer à son judaïsme et donc d’analyser correctement les événements qu’il relatait 68. La Guerre des Juifs n’est alors à son sens pas utilisable en l’état. Voilà pourquoi, là où un Eusèbe se contentait de citer des extraits de la Guerre des Juifs à l’appui de ses dires, il enrichit systématiquement le texte de commentaires et d’explications destinés à combler les insuffisances de sa source, à approfondir ses demi-intuitions, « pour, comme s’ cherchait une rose au milieu des épines, révéler, au milieu des cruels crimes des impies, qui ont payé le juste prix de leur impiété, 66.  Comme Eusèbe, qui n’insiste jamais sur le judaïsme de Flavius Josèphe et en vient presque à le considérer, au même titre que Philon, comme un « demi-chrétien » : cf.  M.  Verdoner, Narrated Reality. The Historia Ecclesiastica of Eusebius of Caesarea, Francfort sur le Main, 2011, p. 65. 67.  Pr., 1 : reliquorum [res gestas] usque ad incendium templi et manubias Titi Caesaris relator egregius historico stilo Iosephus, utinam tam religioni et ueritati attentus quam rerum indagini et sermonum sobrietati. Consortem se enim perfidiae Iudaeorum etiam in ipso sermone exhibuit, quem de eorum supplicio manifestauit, et quorum arma deseruit eorum tamen sacrilegia non dereliquit : deplorauit flebiliter aerumnam, sed ipsius causam aerumnae non intellexit, « les actes des autres, jusqu’à l’incendie du temple et le butin conquis par le César Titus, Josèphe l’a remarquablement décrit d’une plume d’historien, même si l’on déplore qu’il n’ait pas été aussi attentif à la piété et à la vérité qu’à l’exploration des faits et à la sobriété des discours. Car il a partagé l’incrédulité des Juifs, comme il l’a montré jusque dans son discours sur leur supplice ; il a déserté leurs armes sans pourtant renoncer à leurs sacrilèges ; il s’est lamenté, a pleuré sur leurs malheurs, mais n’a pas compris la cause de ceux-ci ». 68. Voir encore II, 12, 1 : hoc dixit Iosephus, quem ipsi maximum putant, et tamen ita in eo ipso quod uerum locutus est mente deuius fuit, ut nec sermonibus suis crederet. Sed locutus est propter historiae fidem, quia fallere nefas putabat, non credidit propter duritiam cordis et perfidiae intentionem, « Voilà ce qu’a déclaré Josèphe, dont ils font eux-mêmes [les Juifs] très grand cas ; et pourtant, alors même qu’il disait la vérité, son esprit était dans l’erreur, si bien qu’il ne croyait pas à ses propres paroles. Mais il l’a dite par respect des faits historiques, parce qu’il jugeait impie de les trahir, mais il ne crut pas à cause de sa dureté de cœur et de sa tenace incrédulité ».

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quelque fait inspiré par le respect de la Loi sacrée ou émanant du miracle du plan divin 69 ». La perfidia 70 qui est pour lui la marque distinctive de Josèphe et de ses coreligionnaires l’amène encore à imputer aux seuls Juifs la responsabilité de la crucifixion : Ponce Pilate, pourtant dans un premier temps accusé du meurtre du Messie 71, finit par en être jusqu’à un certain point exonéré, car la première coupable était la démence des Juifs 72 . Pire encore, ceuxci auraient commis le déicide en toute connaissance de cause : à en croire l’écrivain, les chefs de la synagogue avaient reconnu la divinité du Christ mais, furieux de se voir reprocher par lui leurs ignominies et leurs sacrilèges, n’auraient pas hésité à commettre sciemment un déicide pour couvrir leurs propres méfaits 73. L’origine d’une telle perfidia est selon lui à rechercher dans l’arrogance et la férocité ataviques des Iudaei. Par la bouche de Titus horrifié par l’infanticide commis par Marie, le Pseudo-Hégésippe se livre à une condamnation sans concession des mœurs et du passé juifs et va jusqu’à remettre en cause les actions de patriarches pourtant honorés par les chrétiens 74 : « J’avais entendu parler de l’insupportable arrogance de ce peuple que d’invraisemblables croyances poussent à toutes les insolences. Ils tirent leur race du ciel ; c’est là qu’ils ont pris pour la première fois une forme corporelle. Ils ont habité 69.  Prol., 2 : tamquam in spinis rosam quaerentes, inter saeua impiorum facinora, quae digno impietatis pretio soluta sunt, eruamus aliqua uel de reuerentia sacrae legis uel sanctae constitutionis miraculo. 70.  Il faut comprendre le terme dans sa double signification de perfidie et d’incrédulité. 71.  Cf. II, 5. Voir A.-C. Baudoin, Ponce Pilate : la construction d ’une figure dans la littérature patristique et apocryphe, Paris, 2020 (Collection des études augustiniennes. Série Antiquité, 209), sous presse. 72.  II, 12, 1 : [Iudaei] intulerunt itaque parricidales manus atque auctorem uitae interficiendum ad Pilatum deduxere, reluctantem coeperunt perurguere iudicem. In quo tamen non excusatur Pilatus sed Iudaeorum amentia coaceruatur, quia nec ille adiudicare debuit, quem reum minime deprehenderat, nec isti sacrilegium parricidio geminare, ut ab his qui ad redimendos et sanandos eos sese optulerat, obtruncaretur, « C’est pourquoi les Juifs portèrent contre lui leurs mains parricides et livrèrent à Pilate la source de la vie, pour qu’il le mît à mort ; ils se mirent à harceler le gouverneur qui s’y refusait. Ces circonstances n’excusent pourtant pas Pilate mais accroissent la démence des Juifs, car l’un n’aurait pas dû condamner celui dont il avait reconnu la totale innocence, tandis que les autres n’auraient pas dû joindre le sacrilège au parricide, en tuant celui qui s’était offert pour les racheter et les guérir ». 73.  Ibid. : etiam principes synagogae quem ad mortem comprehenderant deum fatebantur  […]. Sed quia in flagitiis ab eo et sacrilegiis corripiebantur, hinc ira exarsit ut interficerent eum, quem nulla habuissent tempora, « même les chefs de la synagogue qui l’avaient fait arrêter pour l’envoyer à la mort reconnaissaient sa divinité […]. Mais parce qu’il blâmait leurs turpitudes et leurs sacrilèges, ils s’enflammèrent de colère au point de tuer celui que n’avait contenu nul temps ». 74.  V, 41, 2. Le texte latin est cité dans l’Appendice.

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le ciel et en sont descendus pour cultiver la terre ; ils retournent de la terre au ciel, ils ont traversé les mers à pied sec. Les flots de la mer ont fui devant eux, les eaux du Jourdain ont renversé leur cours pour revenir à leur source, le soleil s’est arrêté pour permettre à ces gens-là de vaincre leurs ennemis sans l’obstacle de la nuit. Leurs soldats ont été enlevés au ciel sur des chars de feu, les puissances du ciel ont livré bataille à leur place et mis en déroute en leur absence l’ensemble des troupes ennemies, ils ont en dormant obtenu la victoire […]. Je reconnais donc que nous combattons des gens qui se croient invincibles, qui se vantent d’être des survivants du déluge, des héritiers des fleuves, des hôtes de la terre, de pouvoir marcher sur la mer, escalader l’éther, qui ont l’onde pour muraille, l’air pour route, le ciel pour demeure, font reculer les flammes et tomber les chaînes. Quand ils ont soif, la pierre se dissout et se liquéfie, quand ils ont faim, le ciel s’ouvre et leur envoie de la nourriture, leurs camps s’emplissent de la chair des oiseaux, l’homme mange le pain des anges. Les liquides se solidifient, l’amertume s’adoucit, le soleil s’arrête, les ténèbres s’illuminent. Enfin, que pourraient désirer de plus, quand pourraient perdre leur audace des gens qui, à ce qu’ils disent, une fois morts revivent et une fois enterrés ressuscitent ? On pense fréquemment que ces hommes ont été jusqu’à conspirer contre la divinité, et leur châtiment en est la preuve. La terre brûle encore aujourd’hui à cause de l’impiété de ses habitants, et un grand nombre d’entre eux ont été engloutis par un gouffre ouvert dans le sol. Combien de temps pouvons-nous encore demeurer en des lieux où même la terre est en ruine ? Nous avons vu que la mer aussi est morte, nous avons vu que mort est aussi ce que produit la terre, le sol est aride, les fruits verts ne sont que de vaines ombres, beauté à l’extérieur mais cendre à l’intérieur. Qui peut douter que nous nous trouvions aux Enfers, où meurent jusqu’aux éléments euxmêmes ? Bien mieux, ce qui d’ordinaire survit après la mort, la piété naturelle et le respect qui reste attaché aux défunts, est chez eux mort. Car qui ne chérirait ses parents, même morts ? Qui n’aimerait plus les fils qu’il a perdus et ne les garderait pas comme objets de tendresse ? L’affection demeure même quand son objet a péri, le nom demeure, le bienfait de la nature ne disparaît pas. Mais, chez eux, la mère ne reconnaît même pas son fils vivant, ne l’entend pas l’appeler, ne s’émeut pas de ses cris, et, pour une nourriture exécrable d’une seule heure, elle pose des mains parricides sur l’objet de son affection. Mais pourquoi dénoncer ce crime comme s’il était nouveau, alors qu’ils font commencer leur race avec le parricide d’un frère ? Et Abraham lui-même, qu’ils appellent Père, source de leur doctrine et initiateur de leur culte, ne célèbrent-ils pas sa foi surtout parce qu’il n’a pas songé à épargner son fils, l’a mené comme une victime aux autels et n’a pas hésité à l’offrir en holocauste ? Je ne condamne pas la dévotion mais déplore l’absence de tendresse paternelle. Un autre de leurs chefs, dit-on, fit vœu, s’il était vainqueur, d’immoler à son dieu tout ce qui se présenterait en premier à lui à son retour à la maison ; alors qu’il rentrait, il croisa sa fille et mit la main sur elle ; il y a beaucoup d’autres exemples de cette sorte. Quel est ce peuple, qui fait du meurtre d’un homme un acte religieux et pense qu’un parricide puisse être un sacrifice ? Quel dieu pourrait exiger une telle atrocité ? Quel prêtre pourrait la lui procurer ? Ils disent que le vieillard a été plus avisé de ne pas avoir accompli le sacrifice mais avoir accepté de le faire, tandis que le second a montré moins de

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réflexion dans sa persévérance. Laissons-leur leurs rites : durs sont néanmoins les hommes qui ont pour règle de tuer leurs fils, malheureuse la cité où existent une telle charge, un tel ministère. Qu’elle soit recouverte et dissimulée par ses propres ruines, afin que le soleil ne voie pas, que le globe des étoiles ne contemple pas la souillure s’étendre à l’univers lui-même. Pour que les souffles des airs ne soient pas contaminés, que le feu purificateur jaillisse aussi ! »

IV. De Jérusalem à Rome On a quelquefois interprété la violente polémique antijuive à l’œuvre dans les Historiae comme une réaction à la politique religieuse de l’empereur Julien 75. Celui que Grégoire de Nazianze accusait d’avoir pendant son court règne laissé les Juifs se déchaîner contre les chrétiens et exacerbé la haine inter-communautaire 76 avait choisi dans ses écrits de soutenir la plus grande légitimité du judaïsme et des revendications des Juifs par rapport à celles des « Galiléens » 77. Face à cette situation, les chrétiens ont ressenti pendant plusieurs générations l’urgence de voler au secours de leur religion. Il n’est pas impossible que le Pseudo-Hégésippe ait été l’un d’entre eux. Le prince avait eu notamment à l’encontre des chrétiens un geste particulièrement traumatisant : il avait formé le projet de relever le Temple 78. L’entreprise avait tourné court, mais avait durablement frappé les esprits des chrétiens qui l’évoquaient encore avec indignation plusieurs dizaines d’années plus tard 79. Voilà qui pourrait expliquer pourquoi le siège de Jérusalem et la destruction du Temple occupent une aussi grande place dans l’adaptation du Pseudo-Hégésippe et pourquoi l’écrivain insiste avec autant de force sur le caractère définitif de leur disparition. 75. Cf. Bell, « Josephus », p.  350 ; Somenzi, Egesippo-Ambrogio, p. 151-156. 76. Jul., V, 3, 14-20 ; voir P. Molac, « L’image de Julien l’Apostat chez saint Grégoire de Nazianze », Bulletin de littérature ecclésiastique, 102/1 (2001), p. 39-48. Si l’on en croit Ambroise (Ep., 40), cet antagonisme prit même parfois une forme violente puisque les Juifs auraient brûlé de nombreuses basiliques chrétiennes sous son règne : cf. F. Millar, « The Jews of Graeco-Roman Diaspora between paganism and christianity, ad  312-438 », dans J. Lieu, J. North et T. Rajak (éd.), The Jews among Pagans and Christians in the Roman Empire, Londres ‑ New York, 1992, p. 104. 77.  Notamment dans les trois livres de son Contra Galileos. Sur ce point, lire J.  Bouffartigue, L’empereur Julien et la culture de son temps, Paris, 1992 (Collection des études augustiniennes, Série Antiquité, 133), p. 392-396 ; Somenzi, Egesippo-Ambrogio, p. 151-156. 78. Voir supra, le chapitre de Gabriella Aragione, p. 226-232. 79. Cf. notamment Grégoire de Nazianze, Jul., V, 3, 14-20 ; Jean Chrysostome, Contra Iudaeos, 5, 11, etc. ; et voir M. Parmentier « No stone upon another ? Reactions of the Church Fathers against the Emperor Julian’s attempt to rebuild the temple », dans M. Poorthuis et C. Safrai (éd.), The Centrality of Jerusalem : Historical Perspectives, Kampen, 1996, p. 143-159.

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Nous ne sommes néanmoins pas complètement convaincue de la nécessité d’inscrire les Historiae en contrepoint de la politique religieuse de Julien pour en expliquer les particularités. L’invective avait toujours fait partie de la polémique antijuive 80. Le texte se fait plutôt l’écho d’un climat général d’hostilité accrue à l’encontre des Juifs à partir de la 2e moitié du IVe siècle. L’avènement de pieux empereurs désireux de promouvoir le christianisme au détriment des autres religions a favorisé un discours chrétien offensif et même particulièrement brutal à l’égard des Juifs, en Occident comme en Orient 81. Celui-ci s’accompagnait volontiers d’un désir de revanche sur un peuple coupable d’avoir torturé et tué le Christ. Le Pseudo-Hégésippe, soulignant l’arrogance et l’impiété criminelles des Juifs, déclarait ainsi que Jésus, « né de Marie, est celui dont la mort est la destruction des Juifs 82 ». Dans la même veine, une grande dame de l’aristocratie romaine contemporaine, la poétesse Proba, faisait dans son Centon adresser au Christ attaché sur la croix ces paroles extrêmement peu miséricordieuses pour les Juifs : « Pourquoi nouez-vous ces liens ? Avez-vous conservé une aussi grande confiance en votre race ? Plus tard, vous me rendrez compte par un châtiment tout différent du crime que vous avez commis 83 ». Cette soif de vengeance éprouvée par de zélés chrétiens a certainement donné naissance en Occident à la topique de la Vindicta Saluatoris 84 . 80. Dès l’époque de Justin, la polémique antijuive d’inspiration chrétienne pouvait prendre une tournure assez dure : cf. H. Schreckenberg, Die christlichen Adversus-Judaeos-Texte und ihr literarisches und historisches Umfeld (1.-11Jh.), Francfort sur le Main, 1982 ; O. Limor et G. G. Stroumsa (éd.), Contra Iudaeos. Ancient and Medieval Polemics between Christians and Jews, Tübingen, 1996 ; W.  Horbury, Jews and Christians. In Contact and Controversy, Edimbourg, 1998 ; T.  Rajak, « Talking at Trypho : Christian Apologetic as Anti-Judaism in Justin’s Dialogue with Trypho the Jew », dans M. Edwards, M. Goodman et S. Price (éd.), avec C. Rowland, Apologetics in the Roman Empire. Pagans, Jews, and Christians, Oxford, 1999, p. 59-80 ; O. Munnich, « Le judaïsme dans le Dialogue avec Tryphon : une fiction littéraire », dans S. Morlet, O. Munnich et B. Pouderon (éd.), Les dialogues Adversus Iudaeos. Permanences et mutations d ’une tradition polémique. Actes du colloque international organisé les 7 et 8 décembre 2011 à l ’Université de Paris-Sorbonne, Paris, 2013 (Collection des études augustiniennes, Série Antiquité, 196), p. 130-152 ; Gregerman, Building on the ruins, p. 23 et p. 70-71 (à propos d’Origène). 81.  Sur ce point, lire entre autres M. Simon, Verus Israël. Étude sur les relations entre chrétiens et Juifs dans l ’Empire romain (135-425), Paris, 1948, p. 155-174 ; M. H. Williams, Jews among the Greeks and Romans. A Diaspora Sourcebook, Londres, 1998, p. 156-159 ; D. Nirenberg, Anti-Judaism. The Western tradition, New York ‑ Londres, 2013, p. 112-134. 82.  V, 32 : Hic est ille, cuius mors Iudaeorum excidium est, natus ex Maria. 83.  C., 621-623 : « Quo uincula nectitis – inquit – / Tantaene uos generis tenuit fiducia uestri ?  / Post mihi non simili poena commissa luetis » ; trad. G. Aragione et A.  Molinier Arbo, à paraître dans la collection « Sources Chrétiennes ». 84.  Cette topique est traitée plus loin dans ce volume, dans le chapitre de Céline Urlacher-Becht et Rémi Gounelle, p. 293-341.

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Elle était en outre alimentée par le mépris que les Romains éprouvaient depuis toujours à l’égard d’un peuple oriental dont ils n’avaient jamais compris les rites 85. On a émis plusieurs hypothèses à propos du lieu de naissance du Pseudo-Hégésippe 86. Une seule chose est sûre : c’est un Romain, sinon de naissance, du moins de cœur, très attaché au mos maiorum, imbu de la supériorité de Rome et fier de son passé. L’une des raisons principales de son intérêt pour la Guerre des Juifs est certainement l’éloge des ennemis auquel ne cesse de se livrer Flavius Josèphe. Celui-ci dénonçait en particulier la folie de ses coreligionnaires qui se croyaient capables de vaincre un peuple qui avait triomphé de la terre entière 87. Le PseudoHégésippe renchérit encore sur l’invincibilité des Romains, en un discours parfois anachronique 88 qui rappelle que la fin de l’Empire fut paradoxalement marquée par un regain de foi en sa vocation à la domination universelle 89. De manière générale, il évoque toujours avec complaisance l’histoire de Rome : il renforce considérablement les développements que Josèphe consacrait déjà aux règnes des empereurs du ier siècle 90 et, surtout, multiplie les allusions à des moments glorieux de la République romaine qui n’avaient pas été forcément évoqués par sa source 91. Cet attachement à 85.  Ce mépris et cette incompréhension sont déjà perceptibles dans le développement consacré par Tacite dans les Histoires (V, 1-10) à la nation juive et à ses mœurs, décrites comme opposées à celles du reste du genre humain. Ces sentiments étaient bien vivaces à la fin de l’Empire, et pas seulement chez les chrétiens, comme en témoignent entre autres les dures paroles que Rutilius Namatianus (Red., I, 381-398) adresse à un querulus Iudaeus, avare et misanthrope. 86.  Si on a généralement fait de lui un Romain ou un Italien, on a aussi émis l’hypothèse que c’était un Juif apostat, originaire de Rome ou d’une autre région de l’Empire, ou encore qu’il était Oriental, et peut-être natif d’Antioche : sur cette question, se reporter supra, note 6. 87.  Le thème traverse l’ensemble de la Guerre des Juifs, et inspire notamment le discours qu’Agrippa est censé avoir adressé à ses coreligionnaires au début de la révolte (BJ II, 345-404). 88. Voir notamment V, 15, 1-16, 1, où, dans l’adaptation d’un des discours adressés par Josèphe à ses compatriotes assiégés pour les persuader de se rendre (BJ V, 362-419), sont mentionnées la Bretagne, la Saxonie et la Scottie (V, 15, 1) parmi les nations de l’orbis terrarum qui tremblent devant Rome. Ces anachronismes n’ont pas manqué d’attirer l’attention des commentateurs désireux de préciser la date de composition de l’œuvre ; cf. notamment Callu, « Le De Bello Iudaico », p. 128132 ; Bell, « Josephus », p. 350, etc. Voir supra, note 8. 89.  Nous nous permettons ici de renvoyer à notre article « L’utopie de l’Empire universel au miroir du christianisme. Réflexions autour du Contre Symmaque de Prudence », à paraître dans la Collection CERDAC de l’« L’Erma » de Breitschneider (publication des Actes de la dernière journée Utopie et cité idéale, éd. M. Coudry et M. T. Schettino), Rome, 2020. 90. Les péripéties qui entourèrent l’avènement de Vespasien sont ainsi assez minutieusement décrites : cf. IV, 29-33. 91.  Cf. par exemple III, 24, 1 (Hasdrubal, Pyrrhus, Brennus, Manlius Torquatus).

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une vision traditionnelle de la Ville l’amène encore à mentionner plus souvent que Flavius Josèphe le Sénat et le peuple romain en même temps que l’empereur 92 . Cette position trouve un écho intéressant dans l’historiographie aussi bien chrétienne que païenne composée dans la 2e moitié du ive siècle dans les cercles lettrés de l’Vrbs 93. Or si le Pseudo-Hégésippe proclame que la destruction de Jérusalem et de son Temple consacre l’avènement d’une religion qui n’est désormais plus liée à un lieu spécifique 94 , il la verrait pourtant volontiers graviter autour d’un nouveau centre, qui n’est autre que l’antique capitale de l’Empire. Prenant prétexte de la persécution des chrétiens romains à laquelle se serait livré Néron en représailles de la révolte juive 95, il n’a ainsi pas hésité à greffer dans le livre III 96 un long fragment combinant une traduction latine des Actes de Pierre 97 et la tradition romaine du 92.  Là où Flavius Josèphe (BJ V, 125) se contentait de rappeler par la bouche de Titus s’adressant à ses soldats que, chez les Romains, la discipline est telle que même une victoire remportée sans en avoir l’ordre était honteuse, le Ps.-Hégésippe (V, 7, 1) fait dire au César : « Apprenez que vous êtes des soldats de l’Empire romain, de la plèbe et du Sénat, qui tiennent pour criminelle même une victoire remportée sans l’autorité d’un ordre » (cognoscite uos milites esse Romani imperii plebis senatus, apud quos sine praecepti auctoritate et uicisse crimen est). Ailleurs, quand Flavius Josèphe (BJ IV, 595) notait que le Sénat et le peuple romain ne supporteraient pas longtemps les débauches de Vitellius, le Ps.-Hégésippe (IV, 26, 1) précise que les légions ont transféré le pouvoir à ce dernier senatu et populo Romano inconsulto. 93. H. Inglebert, Les Romains chrétiens face à l ’histoire de Rome. Histoire, christianisme et romanités en Occident dans l ’Antiquité tardive (iii e-v e siècles), Paris, 1996 (Collection des études augustiniennes, Série Antiquité, 145), p. 51-52, parle d’une historiographie « urbaine », opposée à un autre courant historiographique qui se serait développé dans l’Est de l’Empire. 94.  Voir par exemple III, 14, 1, qui contient une réminiscence de Jn 4, 20-24. 95.  Cf. III, 1. 96.  III, 2, 1. 97.  Il s’agit de la lutte de Pierre avec Simon le Magicien. Le dossier des Actes de Pierre et de leur transmission a suscité une abondante bibliographie, citée ici sans aucune exhaustivité : L. Vouaux, Les Actes de Pierre, Paris, 1922 ; A. Rimoldi, « L’apostolo S. Pietro nella letteratura apocrifa dei primi sei secoli », La Scuola Cattolica, 83 (1955), p. 196-224 ; G. N. Verrando, « Osservazioni sulla collocazione cronologica degli apocrifi Atti di Pietro dello Pseudo-Lino », Vetera Christianorum, 20 (1983), p. 391-426 ; G. Poupon, « Les ‘Actes de Pierre’ et leur remaniement », ANRW, II, 25, 6, Berlin ‑ New York, 1988, p. 4363-4383 ; A. A. Bell, « Early latin Versions of the Quo Vadis Story and the Ambrosian Authorship of the De Excidio Hierosolymitano », The Patristic and Byzantine Review, 9 (1990), p. 171-180 ; L.  Bremmer (éd.), The Apocryphal Acts of Peter : magic, miracles and gnosticism, Louvain, 1998 ; M. Starowieyski, « L’épisode Quo uadis (Acta Petri Martyrium 6) », Humanitas, 50 (1998), p. 257-262 ; C. M. Thomas, « Word and Deed : The Acts of Peter and Orality », Apocrypha, 3 (1992), p. 125-164 ; Id., The Acts of Peter, Gospel Literature, and the Ancient Novel. Rewriting the past, Oxford, 2003 ; Id., « L’épisode Quo uadis ? », dans B. Janssens et al. (éd.), Philomathestatos. Studies in Greek and Byzantine Texts Presented to Jacques Noret for his Sixty-Fifth Birthday,

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martyre commun de Pierre et Paul 98 ; la fameuse scène du « Quo uadis » y est notamment racontée. Une telle irruption dans le récit de la destruction de Jérusalem d’un épisode de l’histoire de l’Église romaine, ainsi que l’affirmation de la présence à Rome, à un moment donné de l’histoire, de Jésus et de ses deux grands apôtres, montrent que l’œuvre n’est pas simplement adressée aux Juifs. Elle reflète aussi la volonté d’une partie des chrétiens d’Occident de situer le cœur de la nouvelle religion à Rome. Cette primauté était loin d’aller de soi à la fin de l’Empire. La Ville se trouvait alors relativement marginalisée par rapport à d’autres cités devenues résidences impériales de préférence à elle, en particulier Constantinople, fondée en 330 par le premier empereur chrétien. Il est presque certain que, pour faire pièce à Constantin et à ses successeurs, qui prétendaient gouverner l’Église depuis l’Orient, la hiérarchie ecclésiastique romaine contemporaine ait ressenti la nécessité de recentrer le christianisme sur Rome, son histoire et ses institutions 99. Le Pseudo-Hégésippe se fait l’écho d’une telle politique. Il connaît par exemple l’existence de Constantinople et, sans nier son importance à son époque, ne semble pas particulièrement désireux de la célébrer et la place explicitement à un rang inférieur à celui de Rome 100. Il s’emploie à plusieurs reprises à réaffirmer la Louvain ‑ Paris, 2004 (Orientalia Loveniensia analecta, 137), p. 591-601 ; R. von Haehling, « Zwei Fremde in Rom : das Wunderduell des Petrus mit Simon Magus in den acta Petri », RQA 98/1-2 (2003), p. 47-71 ; A. Ferreiro, Simon Magus in patristic, medieval and early modern traditions, Leyde, 2005 ; M. C. Baldwin, Whose « Acts of Peter » ? : text and historical context of the « Actus Vercellenses », Tübingen, 2005 ; A.  d’Anna « The Relationship between the Greek and Latin Recensions of the Acta Petri et Pauli », Studia patristica, 39 (2006), p. 331-338 ; E. Norelli, « L’episodio del Quo uadis ? Tra discorso apocrifo e discorso agiografico », Sanctorum, 4 (2007), p. 15-45 ; Lanéry, Ambroise de Milan, p. 477-483 ; Somenzi, Egesippo-Ambrogio, p. 137-149 ; M. Döhler, « ‘Vom Tod zum Leben’ : Totenerweckungen in den Acta Petri (Actus Vercellenses) und ihrem antiken Umfeld », Altertum, 61/1 (2016), p. 51-62 ; Id., Acta Petri. Text, Übersetzung und Kommentar zu den Actus Vercellenses, Berlin ‑ Boston, 2018. 98.  Le dossier est là aussi très épais : nous nous contenterons de renvoyer aux articles contenus dans les Actes du colloque Pietro e Paolo. Il loro rapporto con Roma nelle testimonianze antiche, XXIX. incontro di studiosi dell ’Antichità cristiana, Roma, 2-6 mai 2000, Rome, 2001, parmi lesquels nous souhaitons signaler L. Cracco Ruggini, « Pietro e Paolo a Roma nel tardo antico e le tradizioni dell’urbs arcaica », ibid., p. 373-392 ; voir aussi, plus récemment, J.-P. Caillet, « Pierre et Paul à Rome : la visibilité des apôtres et la résistance de leurs devanciers », dans J.-P. Caillet, S. Destephen, B. Dumézil et al. (éd.), Des dieux civiques aux saints patrons (IVe-VIIe siècles), Paris, 2015, p. 219-233. 99.  Lire à ce sujet les réflexions d’Inglebert, Les Romains chrétiens face à l ’histoire de Rome, p. 193 et 197-198. 100.  III, 5, 2 : Vrbs [Antiochia] tertio loco ante ex omnibus, quae in orbe Romano sunt ciuitatibus aestimata, nunc quarto, postquam Constaninopolim excreuit ciuitas Byzantiorum, « Antioche occupait autrefois la troisième place de tous les lieux

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prééminence des Romains sur les Grecs 101, c’est-à-dire, peut-être, plus subtilement, sur la partie orientale hellénophone de l’Empire 102 . Tous ces éléments situent la composition des Historiae dans un contexte particulier, celui de la Rome de la deuxième moitié du ive siècle voire du début du ve. En ce sens, il est peut-être hasardeux de la situer plus précisément, comme le veut G. Zecchini, sous la papauté de Damase, entre 366 et 384 103. Il est en tout cas assuré que, face aux prétentions de l’Église d’Orient et de Constantinople, les Historiae, comme deux autres œuvres contemporaines, le Chronographe de 354 et la Chronique de Jérôme 104 , cherchent à promouvoir un christianisme « occidental », inséparable d’une vision traditionnelle de l’Empire et de la primauté de Rome, appelée à être à la tête de l’Église comme elle a toujours été à celle de l’orbis Romanus. Conclusion Faisons le point : l’adaptation de la Guerre des Juifs du Pseudo-Hégésippe est d’abord un hommage objectif à l’ouvrage de Flavius Josèphe, et notamment aux pages les plus fortes de son récit de la chute de Jérusalem. La réécriture latine que propose l’Anonyme de certaines d’entre elles témoigne du désir de rivaliser avec une source qui était sans doute considérée de son temps comme une illustration particulièrement réussie de la topique de la ruine des cités. L’écrivain ne voulait néanmoins pas uniquement faire de la littérature : comme les lecteurs chrétiens qui l’avaient considérés comme des cités dans l’Empire romain, et à présent la quatrième, depuis que Byzance s’est développée en devenant Constantinople ». 101.  Voir, par exemple II, 9, 1 (= BJ II, 358-360). 102.  On sait que les cités orientales se réclamaient de l’héritage d’Alexandre : or le Ps.-Hégésippe insère dans le célèbre discours tenu par Agrippa aux Juifs pour les détourner de la guerre (BJ II, 345-501) un intéressant ajout à propos d’Alexandre (II, 9, 1), qui aurait été appelé Grand pour avoir étendu son Empire jusqu’en Perse et en Inde « en fuyant les armes des Romains ». La comparaison entre la uirtus d’Alexandre et celle des généraux romains est un topos des écoles de rhétorique ; mais il constitue aussi un moyen de rappeler l’assujettissement séculaire de la partie orientale de l’Empire à Rome. 103.  Ricerche di Storiografia latina tardoantica, Rome, 1993, p. 21-22, d’après une idée déjà avancée par A. Momigliano, « Pagan and Christian Historiography in the Fourth Century AD », dans A. Momigliano (éd.), The Conflict between Paganism and Christianity in the Fourth Century, Oxford, 1963, p. 79-99 ; voir cependant les objections d’Inglebert, Les Romains chrétiens face à l ’histoire de Rome, p. 195-196 et 277. La célébration commune de Pierre et Paul, déjà présente dans le Chronographe de 354, remonte peut-être au troisième siècle : cf. Cracco Ruggini, « Pietro e Paolo a Roma … », p. 373-392. 104. Cf. Inglebert, Les Romains chrétiens face à l ’histoire de Rome, notamment p. 197-293.

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précédé, il trouvait dans le récit des tribulations des Juifs depuis le règne de Tibère jusqu’en 70 la confirmation que Dieu s’était définitivement détourné de ceux-ci depuis la crucifixion. Sa « traduction » n’en est pas moins une œuvre de circonstance, ancrée dans l’actualité contemporaine. Le violent antijudaïsme qui l’anime se fait ainsi peut-être l’écho de la polémique suscitée pendant plusieurs générations par l’éphémère tentative de Julien de restaurer le Temple. Mais, plus sûrement, il est l’expression de la ferveur offensive et avide de punir le peuple déicide qui imprègne d’autres écrits contemporains. Surtout, face aux prétentions de l’Église d’Orient, les Historiae reflètent la volonté affichée par certains chrétiens occidentaux, attachés à une vision traditionnelle de Rome et convaincus de sa mission universelle, de faire de l’Vrbs, après Jérusalem, la nouvelle ville sainte, séjour des Apôtres et centre naturel des chrétiens et du christianisme comme elle l’avait toujours été de l’Empire. Appendice Flavius Josèphe, La Guerre des Juifs, VI, 199-212 Καὶ τί δεῖ τὴν ἐπ’ ἀψύχοις ἀναίδειαν τοῦ λιμοῦ λέγειν ; εἶμι γὰρ αὐτοῦ δηλώσων ἔργον οἷον μήτε παρ’ Ἕλλησιν μήτε παρὰ βαρβάροις ἱστόρηται, φρικτὸν μὲν εἰπεῖν, ἄπιστον δὲ ἀκοῦσαι. [200] Καὶ ἔγωγε μὴ δόξαιμι τερατεύεσθαι τοῖς αὖθις ἀνθρώποις, κἂν παρέλειπον τὴν συμφορὰν ἡδέως, εἰ μὴ τῶν κατ’ ἐμαυτὸν εἶχον ἀπείρους μάρτυρας. ἄλλως τε καὶ ψυχρὰν ἂν καταθείμην τῇ πατρίδι χάριν καθυφέμενος τὸν λόγον ὧν πέπονθεν τὰ ἔργα. Γυνή τις τῶν ὑπὲρ τὸν Ἰορδάνην κατοικούντων, Μαρία τοὔνομα, πατρὸς Ἐλεαζάρου, κώμης Βηθεζουβᾶ, σημαίνει δὲ τοῦτο οἶκος ὑσσώπου, διὰ γένος καὶ πλοῦτον ἐπίσημος, μετὰ τοῦ λοιποῦ πλήθους εἰς τὰ Ἱεροσόλυμα καταφυγοῦσα συνεπολιορκεῖτο. Ταύτης τὴν μὲν ἄλλην κτῆσιν οἱ τύραννοι διήρπασαν, ὅσην ἐκ τῆς Περαίας ἀνασκευασαμένη μετήνεγκεν εἰς τὴν πόλιν, τὰ δὲ λείψανα τῶν κειμηλίων καὶ εἴ τι τροφῆς ἐπινοηθείη καθ’ ἡμέραν εἰσπηδῶντες ἥρπαζον οἱ δορυφόροι. Δεινὴ δὲ τὸ γύναιον ἀγανάκτησις εἰσῄει, καὶ πολλάκις λοιδοροῦσα καὶ καταρωμένη τοὺς ἅρπαγας ἐφ’ αὑτὴν ἠρέθιζεν. Ὡς δ’ οὔτε παροξυνόμενός τις οὔτ’ ἐλεῶν αὐτὴν ἀνῄρει, καὶ τὸ μὲν εὑρεῖν τι σιτίον ἄλλοις ἐκοπία, πανταχόθεν δὲ ἄπορον ἦν ἤδη καὶ τὸ εὑρεῖν, ὁ λιμὸς δὲ διὰ σπλάγχνων καὶ μυελῶν ἐχώρει καὶ τοῦ λιμοῦ μᾶλλον ἐξέκαιον οἱ θυμοί, σύμβουλον λαβοῦσα τὴν ὀργὴν μετὰ τῆς ἀνάγκης ἐπὶ τὴν φύσιν ἐχώρει,  καὶ τὸ τέκνον, ἦν δὲ αὐτῇ παῖς ὑπομάστιος, ἁρπασαμένη « βρέφος, εἶπεν, ἄθλιον, ἐν πολέμῳ καὶ λιμῷ καὶ στάσει τίνι σε τηρήσω ; Τὰ μὲν παρὰ Ῥωμαίοις δουλεία, κἂν ζήσωμεν ἐπ’ αὐτούς, φθάνει δὲ καὶ δουλείαν ὁ λιμός, οἱ στασιασταὶ δὲ ἀμφοτέρων χαλεπώτεροι.  ἴθι, γενοῦ μοι τροφὴ

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καὶ τοῖς στασιασταῖς ἐρινὺς καὶ τῷ βίῳ μῦθος ὁ μόνος ἐλλείπων  ταῖς Ἰουδαίων συμφοραῖς ». καὶ ταῦθ’ ἅμα λέγουσα κτείνει τὸν υἱόν, ἔπειτ’ ὀπτήσασα τὸ μὲν ἥμισυ κατεσθίει, τὸ δὲ λοιπὸν κατακαλύψασα ἐφύλαττεν. Εὐθέως δ’ οἱ στασιασταὶ παρῆσαν, καὶ τῆς ἀθεμίτου κνίσης σπάσαντες ἠπείλουν, εἰ μὴ δείξειεν τὸ παρασκευασθέν, ἀποσφάξειν αὐτὴν εὐθέως. ἡ δὲ καὶ μοῖραν αὐτοῖς εἰποῦσα καλὴν τετηρηκέναι τὰ λείψανα τοῦ τέκνου διεκάλυψεν. Τοὺς δ’ εὐθέως φρίκη καὶ παρέκστασις ᾕρει καὶ παρὰ τὴν ὄψιν ἐπεπήγεσαν. ἡ δ’ « ἐμόν, ἔφη, τοῦτο τέκνον γνήσιον καὶ τὸ ἔργον ἐμόν. Φάγετε, καὶ γὰρ ἐγὼ βέβρωκα. Μὴ γένησθε μήτε μαλακώτεροι γυναικὸς μήτε συμπαθέστεροι μητρός. Εἰ δ’ ὑμεῖς εὐσεβεῖς καὶ τὴν ἐμὴν ἀποστρέφεσθε θυσίαν, ἐγὼ μὲν ὑμῖν βέβρωκα, καὶ τὸ λοιπὸν δὲ ἐμοὶ μεινάτω ». μετὰ ταῦθ’ οἱ μὲν τρέμοντες ἐξῄεσαν, πρὸς ἓν τοῦτο δειλοὶ καὶ μόλις ταύτης τῆς τροφῆς τῇ μητρὶ παραχωρήσαντες. Pseudo-Hégésippe, Historiae, V, 40, 1-2 Quid adoriar dicere factum Mariae, quod cuiusuis barbari atque impii mens perhorrescat ? Ea erat de locupletibus feminis regionis Pereae, quae trans Iordanen iacet. Belli terrore oborto cum ceteris se in Hierosolymitanam urbem contulerat, quo esset tutior. Eo quoque suas deuexerat opes, quas principes factionum certatim inuasere. Alimentorum etiam si quid pretio quaesierat, de manibus eruebatur. Exagitabatur a perditis, dira inprecabatur, uolebat mori sed percussorem non inueniebat. Malebant insultare diutius, adfligere grauius quam cito perdere. Putabant quamdiu uiueret praedam fore. Defecerant iam omnia et deliciis adsueta asperiora palearum uel coriorum dura non emolliebat. Saeua fames intimis se infudit medullis, exasperauit umores, mentem exagitauit. Habebat mulier infantulum quem genuerat. Vagitu eius excita quae se et paruulum commacerari uideret, tantis uicta immanitatibus atque inpar tam atroci calamitati affectum amisit et pietatis genitalis usu oblitterato dolorem absorbuit, furorem adsumsit. Conuersa itaque ad paruulum iam matrem oblita et furens animi sic ait : « Quid tibi faciam, paruule, quid faciam tibi ? Saeua te circumstant omnia, bellum, fames, incendia, latrones, ruinae. Cui te moritura credam aut cui te tantillum relinquam ? Speraueram quod, si adoleuisses, me pasceres matrem aut sepelires defunctam, certe, si praeuenires obitu, quod ego te pretioso tumulo meis manibus includerem. Quid agam misera ? Viuendi tibi ac mihi nullum uideo subsidium. Omnia erepta nobis, cui te reseruabo ? Aut certe quo condam sepulchro ne canibus alitibus uel feris praeda sis ? Omnia, inquam, erepta nobis. Potes tamen, dulcis meus, et sic matrem pascere, idoneae ad cibum manus tuae. O suauia mihi uiscera tua, artus iucundi, priusquam uos penitus consumat fames, reddite matri quod accepistis, redite in illud naturale secretum. In quo domicilio sumsisti spiritum, in eo tibi tumulus defuncto paratur. Ipsa complectar quem genui, ipsa exosculabor, et quod inpatientia amoris habet, habeat

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CHAPITRE VII

uis necessitatis, ut ipsa deuorem meos artus non simulatis sed inpressis morsibus. Esto ergo cibus mihi, furor latronibus et uitae fabula, quae sola deest nostris calamitatibus. Quid faceres, fili, si et tu filium haberes ? Fecimus quod pietatis fuit, faciamus quod suadet fames. Tua tamen causa melior et quaedam pietatis species, quia tolerabilius est quod matri dederis cibum uisceribus tuis, quam quod te mater aut occidere potest aut deuorare ». Haec dicens auerso uultu gladium demersit et in frusta filium secans igni imposuit, partem comedit, partem operuit ne quis superueniret. [2] Sed nidor incensi peruenit ad principes seditionis continuoque odorem secuti introierunt mulieris hospitium minantes necem, quod ausa esset ipsis ieiunantibus edere atque eos exortes facere cibi quem repperisset. At illa : « Partem‚ inquit, uestram uobis seruaui, non fui auara nec inhumana. Nolite indignari, habetis quod et uos edatis. De meis uobis uisceribus cibum paraui. Considite ocius, mensam adponam, mirari habetis ministerium meum, iudicare quod talem nullius inueneritis mulieris affectum, quae uos nec dulcis filii fraudaret gratia ». Simul dicens redoperuit ambusta membra et epulanda obtulit cum adhortatione huiusmodi sermonis : « Hoc est prandium meum, haec uestra portio, uidete diligentius ne uos fraudauerim. Ecce pueri manus una, ecce pes eius, ecce dimidium reliqui corporis eius, et ne alienum putetis, filius est meus, ne alterius opus arbitremini, ego feci, ego diligenter diuisi, mihi quod manducarem, uobis quod reseruarem. Numquam mihi dulcior, fili, fuisti. Tibi debeo quod adhuc uiuo. Tua suauitas animam tenuit meam, produxit matri miserae diem mortis. Subuenisti in fame, tu munus supremae senectae, tu percussorum repressor. Venerunt necaturi, conuiuae facti sunt. Habebunt et ipsi quod tibi debeant, cum epulas meas sumserint. Sed quid refertis gradum, quid horrescitis animo ? Cur non epulamini quod mater feci ? Possunt et uos delectare quae matrem exsaturarunt. Non esurio iam, postquam me filius meus pauit, abunde exsatiata sum, famem nescio. Gustate et uidete quia suauis filius meus. Nolite fieri molliores matre, infirmiores muliere. Aut si uos in medio uulnere misericordes et non suscipitis hostiam meam atque auersamini holocaustum meum, ego consummabo sacrificium meum, manducabo quod reliquum est. Videte ne uobis opprobrio sit quod fortior uobis mulier reperta sit, quae absumeret epulas uirorum. Ego quidem tales paraui epulas, sed uos sic epulari matrem fecistis. Et me tenebat passio sed uicit necessitas ». Pseudo-Hégésippe, Historiae, V, 41, 2 « Audieram equidem intolerabilem huius esse populi ferocitatem, qui incredibilibus se opinionibus in omnem excitet insolentiam, de caelo se genus ducere, ibi primum induisse corporis formam, caeli se fuisse incolas, descendisse ad cultus terrarum, de terris ad caelum redire, transisse per maria sicco pede, fugisse ante se fluctus maris, conuersa Iordanis fluenta

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in suum fontem recurrisse, stetisse solem ut hi hostes suos uincerent ne nox impediret, raptos in caelum igneis curribus suos, caeli proeliatas pro se potestates, et absentibus his uniuersas hostium fusas copias, dormientibus partam uictoriam […]. Agnosco itaque cum his nobis esse proelium, qui se insuperabiles credant, qui se iactent diluuii superstites, heredes fluminum, terrarum hospites, uiatores aequoreos, ascensores aethereos, quibus unda murus est, aer uia, caelum habitatio, flammae cedunt nec uincula tenent. Sitientibus petra soluitur ac sese fundit in potus, esurientibus caelum aperitur, cibus mittitur, carne uolatilium castra implentur et panem angelorum manducat homo. Stringuntur liquentia, amara dulcescunt, sol statuitur, tenebrae inluminantur. Postremo quid amplius potest esse, quando his deesse audacia potest, qui, ut aiunt, mortui uiuunt et sepulti resuscitantur ? Aduersus diuina quoque conspirasse hos homines opinio frequens, et poena indicio est. Ardent hodie quoque terrae propter incolarum impietatem, plerosque etiam ex istis hiatus soli absorbuit. Quamdiu igitur in his locis moramur, ubi et terrarum ruina est ? Vidimus et mare mortuum, uidimus etiam mortua terrarum nascentia, humum aridam, uirentium fructuum umbras inanes, foris gratiam intus fauillam. Quis dubitare potest quod apud inferos uersemur, apud quos etiam elementa moriuntur ipsa ? Quin etiam, quae post mortem uiuere solet, apud hos naturae pietas mortua et superstes defunctis religio. Quis enim parentes non etiam mortuos diligat ? Quis etiam amissos filios non amet et loco pignorum teneat ? Manet affectus, etsi pignus obierit, perseuerat nomen, naturae gratia non intercidit. Apud hos uero nec uiuentem mater recognoscit filium, nec appellantem audit, nec uagientis miseretur et propter unius horae exsecrabilem cibum parricidales inicit pignori manus. Sed quid quasi nouum arguo, cum a parricidio fraterno generis sui numerent exordia, cum ipsius Abrahae, quem appellant patrem et disciplinae auctorem ac sui principem cultus, in eo maxime fidem praedicent, quod nec filio parcendum putauerit eumque sicut hostiam aris admouerit atque holocaustum offerre non dubitauerit ? Non condemno deuotionem sed quaero pietatem. Alium quoque e suis uouisse aiunt uictorem, ut quidquid sibi primum occurrisset domum reuertenti, immolaret deo suo, et, cum rediret, occurrisse filiam atque illum iniecisse filiae manus, multaque alia huiusmodi exempla. Qualis ista gens, quae religioni tribuat hominis necem et sacrificium putet esse parricidium ? Quis deus hoc possit exigere aut qualis sacerdos, qui hoc possit deferre ? Denique ueterem illum quasi prudentiorem non fecisse aiunt sed uoluisse, istum quasi inconsultiorem perseuerasse. Habeant suos ritus : duri tamen homines, apud quos disciplina est filios occidere, infelix ciuitas, in qua talis officina, tale ministerium est. Operiant eam ruinae suae atque abscondant, mundi ipsius contagionem ne sol uideat, ne stellarum globus spectet ; ne maculentur aurarum spiramina, purgatorius quoque ille exsurgat ignis ! »

Chapitre VIII

R ÉFLEXIONS SUR L’IMAGE ET L’HISTOIRE DU T EMPLE DE JÉRUSALEM DANS LE M IDRASH BERESHIT R ABBA Matthias Morgenstern I. L e

t e m pl e da ns l a l i t t é r at u r e r a bbi n iqu e

Dans l’ensemble de la littérature rabbinique, Jérusalem et le Temple – les deux étant souvent considérés comme les éléments interchangeables d’une même entité – ont une place unique et reviennent souvent 1. Les traditions midrashiques abondent en récits insistant sur l’importance de cette ville et de son lieu de culte dans la vie des Juifs, dans leur esprit et dans leurs espérances. De nombreux textes soulèvent la question des règles halakhiques rattachées à la ville  : un texte particulièrement éminent de la Mishna (mKel I, 7-9) reflète les niveaux de sainteté croissants le long des murs et des remparts de Jérusalem et dans les différentes cours du Temple, en passant par la cour des femmes, la cour des Israélites, la cour des prêtres jusqu’à l’autel et au Saint des Saints 2 . En outre, « Jérusalem et le temple sont mentionnés dans toutes les prières de la semaine, du shabbat et des fêtes et en diverses occasions, telles que la bénédiction après les repas et la bénédiction de ceux qui sont en deuil, la bénédiction dite “des pleureurs”. Il n’y a pour ainsi dire aucun événement dont la prière correspondante ne mentionne pas Jérusalem 3 ». Dans ces circonstances, il est étonnant que la littérature tannaïtique ancienne ait si peu à dire sur la fin du second Temple. La Mishna, document fondateur du judaïsme rabbinique, est un texte à caractère éminemment halakhique qui vise la pratique de la vie religieuse du peuple juif et non des réflexions théologiques. Ici, suivant une perspective soigneuse1.  Mes remerciements à mon collègue Serge Bardet pour son aide à améliorer mon style en français ainsi que pour plusieurs propositions terminologiques très concrètes et extrêmement utiles. 2.  I. W. Slotki (trad.), The Mishnahs. Translated into English with Notes, Glossary and Indices. Traité Kelim, Londres, 1948 ; voir aussi S. Safrai, « Jerusalem and the Temple », dans A. Houtman (éd.), Sanctity of Time and Space in Tradition and Modernity, Leyde, 1998, p. 132-152 (ici : p. 135-136). 3.  Safrai, Jerusalem and the Temple, p. 136. Les récits de la destruction de Jérusalem (70 ap. J.-C.), édité par Frédéric Chapot (JAOC 19), Turnhout 2020, p. 259-291. DOI 10.1484/M.JAOC-EB.5.119489 © F  H  G

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CHAPITRE VIII

ment anhistorique, les événements de la guerre juive menant à la destruction de Jérusalem par Titus sont à peine évoqués. Dans les ordres Moëd et Kodashim, on traite les ordonnances rabbiniques concernant les fêtes et les sacrifices effectués au Temple comme allant de soi, comme si le temple existait toujours. Le traité Middot comprend des descriptions du Temple écrites au présent 4 . La Tosefta nous renvoie une image similaire 5. Dans certains cas, l’omission de la destruction du Temple semble presque ostentatoire. Dans la littérature rabbinique ultérieure, ce sujet est également sousreprésenté – probablement en vue de réfréner toute tentative d’activisme pouvant mener à une autre révolte contre Rome (après les révoltes de 66-70 et de Bar Kochba). Les rabbins ne se sentent libres d’évoquer le problème du temple perdu que dans le Talmud palestinien et dans des textes du Midrash de la fin du iv e et du début du v e siècle, alors que la distance avec les événements était apparemment plus sensible. En même temps, dans le contexte du iv e siècle, avec la christianisation progressive de l’empire – un défi majeur pour l’image que le judaïsme se faisait de lui-même –, la question des raisons de ce désastre se faisait pressante. Mais, même alors, il ne s’agit pas du désir de reconstruire activement le sanctuaire perdu, et les lamentations sur la perte de ce qui a été détruit n’aboutissent à aucun projet de restauration. A priori, on attendrait des récits sur la destruction du Temple dans des textes de type narratif, donc de la aggada, plutôt que dans des traités halakhiques. Il est alors d’autant plus remarquable que les premières traces d’un compte rendu de ces événements se trouvent souvent dans un contexte de halakha 6. On voit ici, une fois de plus, que, dans le judaïsme rabbinique, la pratique rituelle et quotidienne revendique une position de priorité par rapport à toute autre préoccupation d’ordre historique ou théologique. En l’occurrence, il s’agit du traité Ta’aniyot, le neuvième de 4. G. Stemberger, « Reaktionen auf die Tempelzerstörung in der rabbinischen Literatur », dans J. H ahn et C. Ronning (éd.), Zerstörungen des Jerusalemer Tempels : Geschehen – Wahrnehmung – Bewältigung, Tübingen, 2002, p. 207-236 (ici : p. 207 et suiv.) ; on peut, cependant, découvrir des exceptions dans mRSh 4, 1-4  ; mNaz 5, 4 et mMaasSh 5, 2. Notamment la longue description du rituel du Temple lors du Yom Ha-Kippourim nous est donnée au passé (mYoma 1-7) ; sur les références à la destruction du Temple dans la Mishna voir aussi infra note 5. 5. Voir A. Houtman, «  T hey direct their heart to Jerusalem. References to Jerusalem and Temple in Mishnah and Tosefta Berakhot », dans Id. (éd.), Sanctity of Time and Space p. 153-166. Houtman (p. 154) comptabilise 149 mentions du nom de Jérusalem dans la Tosefta et seulement 119 dans la Mishna. Mais il faut prendre en compte que la Tosefta est quatre fois plus volumineuse que la Mishna. 6.  Voir dans la Mishna, traité Ta’aniyot (mTaan 4, 6), la liste des désastres qui sont advenus un 9 Av (y est incluse la destruction du Temple en 70) ; voir aussi mSot 9, 12-15  ; mMen 10, 5  ; mSuk 3, 12  ; mMK 3, 6  ; et surtout mTamid 7, 3, un texte qui finit avec un soupir d’espérance : «  Que [le Temple] soit [re]construit, dans nos jours, bientôt. Amen [‫» ]שיבנה במהרה בימנו אמן‬.

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l’ordre Moëd, qu’on date de la fin du ii e siècle et qui traite du jeûne dans des situations de précarité, et notamment des obligations rituelles ordonnées par les autorités rabbiniques pour les jours du 17 Tammuz 7 et du 9 Av 8, suivi d’un commentaire dans le Talmud de Jérusalem, qu’on date de la fin du iv e siècle 9. Ce n’est pas un hasard si un deuxième texte rabbinique, le Midrash Lamentations Rabba ou Eikah Rabba (à dater entre le v e et le vii e siècle, plus probablement au début du v e siècle 10), qui traite d’un texte biblique récité dans la liturgie du 9 Av, est également lié aux obligations liturgiques relatives à ces journées de deuil 11. Dans notre enquête, nous focaliserons notre attention sur un midrash, le Midrash Genèse Rabba (Bereshit Rabba [BerR]), qui remonte probablement quelque temps avant les Lamentations Rabba. À première vue, ce midrash (un recueil d’interprétations portant sur le livre de la Genèse et édité par des rabbins palestiniens un demi-siècle après que le gouvernement romain eut légalisé le christianisme et l’eut adopté comme religion d’État) ne laisse pas supposer une thématique reliée au Temple. Selon la chronologie biblique, après tout, le Temple de Jérusalem fut construit bien après les événements racontés vers la fin du premier livre de la Bible. En effet, et de manière surprenante, ce midrash contient toute une série d’informations et d’allusions relatives à l’objet de notre recherche, d’autant plus remarquables qu’il s’agit du tout premier midrash de type exégétique dans la littérature rabbinique, c’est-à-dire chronologiquement le premier livre de ce 7.  Selon la tradition rabbinique, dans cette journée on se souvient de la première brèche dans la muraille de la ville sainte au cours du siège romain de Jérusalem ; voir mTaan 8, 6. 8. Cette journée est dédiée à la commémoration de la destruction du second Temple, en l’an 70, suivie du deuxième exil ; voir mTaan 8, 6. 9. Voir la traduction allemande du traité Taaniyot par A. L ehnhardt, Übersetzung des Talmud Yerushalmi, tome II/9. Taaniyot. Fasten, Tübingen, 2008. Il est à noter que l’infortune de Jérusalem n’y est mentionnée qu’indirectement, et en plus avec une certaine prépondérance de la deuxième guerre, sous le règne de l’empereur Hadrien (132-135). Le Rabbin Yohanan ben Zakkai, figure centrale dans la narration de ces événements dans le Talmud de Babylone (voir bGit 56ab), n’y est mentionné qu’une fois (yTaan 67a,46). 10.  Voir G. Stemberger, Einleitung in Talmud und Midrasch, Munich, 1992 8, p. 281-282. 11.  Conformément au texte biblique « commenté », le livre des Lamentations, ce midrash contient de nombreuses traditions de type « théodicée », discutant les raisons du désastre et posant notamment la question de savoir pourquoi Dieu avait donné son consentement à la destruction du Temple ou l’avait même initiée. Voir A.  Gregerman, Building on the Ruins of the Temple, Tübingen, 2016 (Texts and Studies in Ancient Judaism, 165). Gregerman discerne dans le Midrash plusieurs paragraphes à caractère apologétique qui peuvent être compris comme une réponse implicite aux affirmations chrétiennes que le Temple avait été détruit par punition de Dieu, parce que les Juifs n’avaient pas accepté Jésus de Nazareth comme Messie. Ce motif de théodicée semble être absent dans le midrash Bereshit Rabba.

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CHAPITRE VIII

type, dans le corpus de la littérature rabbinique, à contenir une explication midrashique verset par verset d’un livre biblique (quel qu’il soit) 12 . Le fait que tout le livre de la Genèse soit ainsi « commenté » donne la possibilité au lecteur qui aura la Bible entre les mains, de suivre un fil conducteur de la pensée du midrash tout en faisant une comparaison avec les thèmes traités dans le livre de la Genèse même. Pour comprendre ces informations et allusions au Temple, qui ne sont pas du tout induites par le contenu du livre « commenté », il faut se souvenir que, dans les textes midrashiques, les sages rabbiniques ne s’intéressent pas à une exégèse telle que nous la comprenons aujourd’hui. Leur but était de lancer un débat entre la Bible et leur propre temps ; selon les mots de Jacob Neusner, « as an artist uses its colors on the palette, expressing ideas through and with Scripture as the artists paint with those colors and no others 13 ».

En ce qui concerne la Bible, d’un côté, le Midrash se présente sous la forme d’un « commentaire ». Il existe des lemmes (c’est-à-dire des versets bibliques) qui sont « commentés » par différents rabbins, lesquels peuvent d’ailleurs appartenir à différentes époques 14 . Mais, en se référant à ces versets, les maîtres du midrash entraînent le texte dans un environnement hors contexte. Cela veut dire que les rabbins ne lisaient pas ces textes dans 12.  Bien que la méthode midrashique ait existé bien avant le iv e siècle (on en trouve des exemples dans la littérature du deuxième Temple et notamment dans le Nouveau Testament), il semble que le midrash comme genre littéraire, c’est-àdire comme «  commentaire » d’un livre biblique entier, ne fut «  inventé » qu’à l’époque rabbinique tardive. Il faut distinguer d’une part les textes midrashiques halakhiques (en commençant avec la Mekhilta de Rabbi Yishmael sur le livre de l’Exode, le Midrash Sifra sur le Lévitique et le midrash Sifre sur les Nombres et le Deutéronome – la rédaction finale de chacun de ces midrashim intervenant probablement vers la seconde moitié du iii e siècle –, d’autre part la Mekhilta de Rabbi Shimon ben Yochai – dont la rédaction finale remonte peut-être au iv e siècle), les textes de midrash homilétiques qui suivent l’ordre de la lecture synagogale des textes du Pentateuque (Lévitique Rabba/Wayika Rabba – rédaction finale probablement au début du v e siècle) et troisièmement les textes midrashiques exégétiques (Genèse Rabba/Bereshit Rabba, et Lamentations Rabba/Eikha Rabba), qui contiennent de vastes matériaux de nature théologique et spéculative. 13.  Voir J. Neusner, « The Role of Scripture in the Torah – is Judaism a ‘Biblical Religion’ ? », dans H.  M erklein, K. Müller , et G. Stemberger (éd.), Bibel in jüdischer und christlicher Tradition. Festschrift für Johann Maier zum 60. Geburtstag, Francfort sur le Main, 1993, p. 192-211 (citation p. 196). J. Erzberger, Kain, Abel und Israel. Die Rezeption von Gen 4, 1-16 in rabbinischen Midraschim, Stuttgart, 2011, p. 17. 14. La compilation opérée par les rédacteurs de la forme finale du midrash donne donc parfois l’impression que le texte fait dialoguer des rabbins qui n’ont pas vécu à la même époque – un anachronisme voulu et fréquent dans la littérature rabbinique.

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leur contexte original. Ils divisent l’Écriture en des centaines d’entités, de « microécritures », tout en séparant les mots de leur plus proche contexte et en changeant la signification des mots. De ce côté-là, les midrashim apparaissent comme des collections anthologiques plutôt que comme des commentaires bibliques 15. D’un autre côté, dans ces cent chapitres de midrash portant sur les cinquante chapitres du livre de la Genèse, la forme du « commentaire » est conservée. Le lecteur qui suit le texte du midrash dans l’ordre linéaire des versets, « commentés » par des sages rabbiniques (ces sages appartiennent à différentes époques que le rédacteur final – tel un tisserand  de la composition midrashique, qui, assurément, ne craignait pas le reproche d’anachronisme – a choisi de composer dans un patchwork  unique), est toujours ramené au contexte scripturaire – dans une tension fructueuse et évidemment voulue par les rabbins avec le contenu du midrash 16. II. L e s

pr e m i è r e s a l lusions au t e m pl e da ns l e

M i dr ash

Dès le premier chapitre du Midrash Bereshit Rabba, sur la signification théologique de Gn 1, 1, on trouve les premières allusions, encore indirectes, au Temple de Jérusalem et à ses institutions. Dans une discussion concernant la finalité de la création du monde (BerR 1, 4), R. Huna se réfère aux sacrifices offerts au personnel du Temple pendant l’époque biblique en nous informant au nom de R. Matna (les deux sages ont vécu probablement vers la fin du iii e siècle 17) que le monde fut créé « en considération de trois choses : le prélèvement sur la pâte (challah), les dîmes et les premiers fruits (bikkurim, les prémices) 18 ». 15. D. Stern, Parables in Midrash. Narrative and Exegesis in Rabbinic Literature, Cambridge – Londres, 1991, p. 152. 16.  Pour faciliter la compréhension du lecteur peu accoutumé à la littérature rabbinique, nous présentons dans l’appendice une liste des citations tirées du Midrash Bereshit Rabba (qui font toutes référence au temple) dans l’ordre des chapitres et des versets du livre de la Genèse. 17. Selon l’approche retenue par la majorité des chercheurs, les textes midrashiques ne contiennent pas d’informations sur les rabbins «  historiques », mais reflètent la conception rabbinique au moment de la rédaction (au iv e ou au v e siècle). 18. Traduction française par B. Maruani et A. Cohen-A razi : Midrach Rabba, Genèse, tome 1, Lagrasse, 1987, p. 38 (nos ajouts sont entre crochets) ; si cela n’est pas indiqué autrement, nous suivons cette traduction ; chapitres 58-83 : traduction par R. levy et J. Honigmann, Midrach Rabba, Genèse, tome 2, Lagrasse, 2010. Pour cette recherche, l’édition critique de Bereshit Rabba par T heodor et A lbeck ainsi que les éditions en fac-similé du Codex Vatican 30 et 60 ont été systématiquement utilisées : Midrash Bereshit Rabba. Codex Vatican 30, éd. A. S okoloff, Jérusalem, 1971 ; Midrash Bereshit Rabba Codex Vatican 60. A limited facsimile edition of

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Le chapitre suivant, BerR 2, 3 (sur Gn 1, 3), fait mention du jour de pénitence (le Yom ha-Kippourim), donc d’un rite qui est, selon les préceptes bibliques ainsi que selon l’imaginaire de la Mishna, étroitement lié au sanctuaire de Jérusalem. Le midrash poursuit en employant une exégèse qui met en relation chaque phrase ou tournure du verset 5 avec un des deux frères jumeaux Jacob et Ésaü. Ainsi, le texte évoque une opposition, qui selon l’interprétation rabbinique – nous allons le voir dans les paragraphes qui suivent – donnera une structure à toute l’histoire universelle d’Israël : « Et Élohim appela la lumière : jour » (Gn 1, 5) renvoie à Jacob. « Et les ténèbres, Il les appela : nuit » (ibid.) renvoie à Ésaü. « Et ce fut soir » (ibid.) renvoie à Ésaü, « et ce fut matin » (ibid.) renvoie à Jacob. « Et ce fut soir », crépuscule d’Ésaü ; « et ce fut matin », aube de Jacob ; « jour Un » (ibid.), celui dont il est dit : « Et il y aura un jour Un, YHVH le connaît, plus de jour, plus de nuit [mais au temps du soir sera la lumière] » (Za 14, 7). Autre interprétation : « Jour Un (unique) dont le Saint béni soit-Il fit don [à Israël], et quel est-il ? Le jour du Kippour 19 ».

Dans ce qui suit (BerR 2, 4, sur Gn 1, 3), selon le même modèle de compréhension, le midrash trace une ligne entre les paroles « et la terre fut désolation et confusion » au « Royaume de la méchanceté » (‫מלכות‬ ‫)הרשעה‬, c’est-à-dire Édom – ou Rome –, comparé à « l’abîme », synonyme pour le nom biblique « tehom » [‫ ]תהום‬en jouant sur la ressemblance phonétique entre « Édom » et « tehom 20 ». Bien que le midrash s’abstienne de l’évoquer explicitement, il est clair qu’au niveau de la rédaction du Midrash comme texte entier, il s’agit, ici également, d’une allusion à la destruction du Temple, car ce terme, le « Royaume de la méchanceté » (‫)מלכות הרשעה‬, sera repris plus tard concernant les tentatives pour reconstruire le Temple à Jérusalem sous le règne de l’empereur Julien (voir le Midrash 64, 10 sur Gn 26, 28, infra section VI). Dès le début, le Midrash nous donne alors une expression de sa conception du Temple qui se joue entre ses considérations cosmologiques et ses allusions historiques avec le clair pressentiment que toute tentative de reconstruction du Temple initiée 160 copies, by special permission of the Bibliotheca Apostolica Vaticana, A. P. S herry (éd.), Jérusalem, 1972. La mention du « royaume du mal » (‫ )ממלכת הרשעה‬en BerR 2, 4 (sur Gn 1, 3) renvoie ici déjà aux actes néfastes de «  Titus le scélérat » (‫טיטוס‬ ‫ ;  )הרשע‬voir ci-dessous la section V sur la profanation et la souillure du Temple. 19.  BerR 2, 3 sur Gn 1, 5  ; Midrach Rabba (traduction Maruani, Cohen-Arazi), 52. Il est à remarquer que le traité talmudique traitant du jour du Kippour s’appelle Yoma, « Le Jour » (en araméen). 20.  Sur la thématique de Rome qui est évoquée dans le Midrash Bereshit Rabba sous le déguisement d’« Édom » (donc d’Ésaü), voir M. Morgenstern, « The Image of Edom in Midrash Bereshit Rabbah », Revue de l ’histoire des religions, 233/2 (2016), p. 193-222.

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par ce « Royaume de la méchanceté » (voir infra chapitre VI) ne pourra que mal finir. La première mention explicite du Temple accompagne immédiatement cette évocation de la méchanceté. Genèse Rabba (BerR) 2, 5 (sur Gn 1, 3) cite d’abord rabbi Abahou (un Amora palestinien de la troisième génération 21) avec une remarque concernant la « vision » de Dieu au commencement : « Dès le début de la création du monde, le Saint béni soit-Il vit [littéralement : épiait, guettait/‫ ]צפה‬les œuvres des justes [‫ ]מעשיהן של צדיקים‬et celles des scélérats [‫]מעשיהן של רשעים‬22 ».

Le texte poursuit avec les paroles de rabbi Hiyya Rabba (cinquième génération des Tannaïm, début du iii e siècle de notre ère) : « Dès le début de la création du monde, le Saint béni soit-Il vit [‫ ]צפה‬le Temple construit, détruit et construit 23 ».

Cette formule stéréotypée – la vision divine du « Temple construit, détruit, et construit (‫– » )המקדש בנוי וחרב ובנוי‬, que l’on retrouve maintes fois  2 4 dans des textes de ce Midrash, ne fait pas de distinction entre la première et la seconde construction du Temple (sous le règne de Salomon et après l’exil de Babylone), entre la première et la seconde destruction du Temple, et pas même entre sa première et sa seconde « reconstruction » à l’époque messianique. Ainsi, le texte évite toute spéculation profonde sur les raisons qui pourraient être liées aux péchés du peuple juif (raisons « hamartiologiques ») ; on n’y trouve notamment pas la moindre trace du motif de la destruction de Jérusalem comme punition divine. Le midrash reste dans la continuité de la perspective 21. Selon Stemberger, Einleitung, p. 96, R. Abahou est mort en 309 ap. J.-C. Sur R. Abahou voir M. Niehoff, « A Hybrid Self. Rabbi Abbahu in Legal Debates in Caesarea », dans M. Niehoff et J. L evinson (ed.), Self, Self-Fashioning, and Individuality in Late Antiquity, Tübingen 2019, p. 291-327. 22.  Midrach Rabba (traduction Maruani, Cohen-Arazi), p. 55. 23. La traduction française par Maruani et Cohen-Arazi (p. 56) donne « construit, détruit et reconstruit » ; voir aussi la traduction anglaise de H. Freed man et M. Simon, Midrash Rabbah, Genesis, Londres, 1939, basée sur l’édition critique de Theodor et A lbeck (qui suit British Library Ms. 27169), p. 19 («  built, destroyed, and rebuilt »). Il est à noter, toutefois, que le texte hébraïque, évidemment comme signe de l’absence de toute perspective eschatologique concrète, ne fait aucune distinction entre le premier et le deuxième «  construit ». 24. Voir aussi BerR 56, 10 sur Gn 22, 14 ; BerR 69, 7 sur Gn 28, 17  ; voir H.  Spurling, dans E. Grypeou et H. Spurling (éd.), The Book of Genesis in Late Antiquity. Encounters between Jewish and Christian Exegesis, Leyde, 2013, p. 290294. On peut figurer la même conception dans SifDev 352 (L. Finkelstein [éd.], H. S. Horovitz, Sifre al Sefer Devarim, Leipzig, 1939, p. 410) and TanB Wayese 9. Même formule dans SifDev 352 (éd. L. Finkelstein, H. S. Horovitz, p. 410) et TanB Wayese 9.

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CHAPITRE VIII

essentiellement anhistorique de la littérature rabbinique ancienne. De plus, le regard rétrospectif des rabbins brasse différents récits des différentes catastrophes dans l’histoire plus ancienne d’Israël. III. L’ i m porta nce

cosmologiqu e du t e m pl e da ns l e

M i dr ash

Au lieu d’explorer les circonstances historiques du désastre, les maîtres du midrash choisirent de se pencher sur sa signification théologique cachée tout en retraçant les éléments qui menèrent à la construction et à la destruction du Temple. Ainsi, à partir de la tradition mentionnée sous le nom de rabbi Hiyya Rabba, ils continuent à mettre les événements de la Création en relation avec le Temple. Tout cela se trouvait déjà dans le plan initial de Dieu et n’était donc pas concevable comme réaction divine contre les « transgressions » des Juifs, comme le voulait la théologie chrétienne contemporaine de ces rabbins. Mais, en même temps, la relation cosmologique ne nous est présentée que dans une certaine réfraction. La signification cosmologique du Temple n’est visible que dans une rétrospective lugubre, à la lumière – plutôt à l’ombre – de son anéantissement. Le dispositif de lecture attribué à Rabbi Hiyya Rabba (toujours BerR 2, 5 sur Gn 1, 3) interprète la séquence des trois premières « clauses voisines », pour reprendre l’expression d’Alexander Samely, dans Gn 1, 1-3 comme connectées plus intimement ou plus profondément que leur contexte biblique ne le suggère. Ainsi Gn 1, 1-3 est lu non seulement comme le récit de la création, mais comme l’illustration de la totalité historique du peuple d’Israël sous la direction de Dieu 25. Ainsi, le verset 1, « au commencement, Dieu créa le ciel et la terre », prend la forme d’une allusion à la construction initiale du Temple (‫)בנוי‬, tandis que le verset 2, « la terre fut désolation et confusion (‫» )תהו ובהו‬, évoque sa destruction (‫ )חרב‬26 et que le verset 3, « et Dieu dit : Que la lumière soit », annonce sa (re)construction (‫ )בנוי‬27. Dans son commentaire du même passage de la Bible, le Midrash développe une réflexion sur la relation entre le sanctuaire de Jérusalem et la première lumière cosmique 28. Dans un geste typique de ce genre de lit25.  Sur la stratégie de lecture des rabbins, voir A. Samely, Forms of Rabbinic Literature and Thought. An Introduction, Oxford, 2007, p. 91-93. L’outil littéraire et rhétorique utilisé est proche de la combinaison no 23 et 26 dans la liste des outils midrashiques chez Samely (p. 93). 26.  Répétons-le, il n’est pas dit s’il s’agit de la destruction en 587 avant notre ère ou de la destruction en 70 de notre ère. 27.  Ici, le midrash ajoute une formule eschatologique : « reconstruit et parachevé dans les temps à venir (‫» )בנוי ומשוכלל לעתיד לבא‬. 28.  Voir P. Schäfer, « Tempel und Schöpfung : Zur Interpretation einiger Heiligtumstraditionen in der rabbinischen Literatur », Kairos, 16 (1974), p. 144-153.

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térature, notre Midrash associe la lumière créatrice à la fois à la première construction du Temple et à sa réapparition eschatologique vers la fin du temps. Mais l’insertion de notre paragraphe midrashique dans un « commentaire » sur le premier chapitre de la Bible ainsi que l’intérêt constant des maîtres du midrash pour une approche théologique font que la perspective protologique reste prépondérante. En fait, R. Berekhiah au nom de R. Isaac affirme que la lumière a été créée depuis l’endroit du Temple : elle a jailli depuis l’emplacement du Temple [bet hamiqdash] (BerR 3, 4 sur Gn 1, 3), « et c’est d’après le verset : “Voici que la gloire du Dieu d’Israël venait du côté du levant (de l’est), Sa voix était comme la voix des grandes eaux et la terre s’illuminait de Sa gloire” (Ez 43, 2) ; parler de “gloire”, c’est en effet parler du Temple [bet hamiqdash], selon les mots : “Un Trône de gloire sublime dès le commencement, lieu de notre sainteté” (miqdashenu) (Jr 17, 12) 29 ».

Le midrash crée ici une sorte d’intertextualité très spécifique : il induit une allusion réciproque entre deux versets des deux livres bibliques, en l’occurrence les livres d’Ézéchiel et de la Genèse, et la conjonction de ces deux phrases crée une signification nouvelle. Ensuite, le verset de Jérémie est introduit dans le même contexte ! Cette information semble en fait sous-entendre que le Temple (ou au moins son emplacement sur la Terre) fut créé avant la lumière, une affirmation qui est, à vrai dire, difficile à déduire des écrits bibliques. La discussion sous-jacente, en revanche, peut être comprise à la lumière d’un débat ultérieur dans BerR 1, 5 (sur Gn 1, 1) entre l’école de Shammaï et l’école de Hillel, pour savoir si le ciel ou la terre fut créé en premier. Bien que cette question ne soit pas explicitement résolue – la majorité des Sages suivait plutôt l’enseignement de l’école de Hillel que la terre a été créée la première –, nous pouvons partir du principe que « bei der Rohschöpfung ging der Himmel voran, bei der Ausstattung die Erde 30 ».

R. Huna (il s’agit probablement du Tanna babylonien Rab Huna, vers la fin du ii e siècle 31) postula même au nom de R. Yose (probablement Rabbi

29.  Nous suivons la traduction de M aruani et Cohen-A razi, Midrach Rabba, p. 59. Il est à noter que les rabbins, pour contrebalancer cette exposition d’une théologie du Temple, ajoutent immédiatement que la répétition du terme «  lumière » à cinq reprises par le récit biblique de la création renvoie aux cinq livres du Pentateuque, donc à la Torah (BerR 3, 5 sur Gn 1, 3). 30.  Schäfer, «  Tempel und Schöpfung », p. 123. Voir C. Thoma et S. L auer, Die Gleichnisse der Rabbinen. Zweiter Teil. Von der Erschaffung der Welt bis zum Tod Abrahams. Bereschit Rabba 1-63 (Judaica et Christiana, 13), Berne, 1991, p. 55. 31.  Stemberger, Einleitung, p. 90.

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CHAPITRE VIII

Yose ben Halafta au ii e siècle 32) que la matière même du ciel et de la terre avait été puisée de la terre 33. Notons tout de même à ce propos que la littérature rabbinique ultérieure nous donne des informations « géographiques » plus précises. Selon le Talmud babylonien (bYom 54b, qui fait entre autres référence à Jb 38, 38 et à Ps 50, 1), l’univers tout entier fut créé à partir de Sion  3 4 . Pouvons-nous en conclure que notre Midrash dit également que la matière première du monde provient de l’emplacement du Temple ? Nous devrions cependant nous efforcer de ne pas projeter cette explication que l’on trouve dans des textes ultérieurs au Midrash dans des compositions datant du iv e et du v e siècle 35. Même si l’on peut supposer que, pour les rabbins, le Temple était le centre du monde, nous ne pouvons ignorer une certaine ambivalence et une hésitation sur ce sujet de la part de notre Midrash. La correspondance entre le Temple et le monde n’est-elle pas, de ce point de vue, plutôt un objectif à atteindre, une tâche à accomplir  ? Si les Sages de notre texte s’abstiennent de nous brosser, de façon claire et univoque, un tableau de la relation entre le cosmos et le Temple dans une perspective protologique, il est à remarquer qu’une vision en termes eschatologiques manque aussi. Nous pouvons déjà repérer ici la tendance générale de ce midrash à se rapprocher d’une théologie (rabbinique) de la Torah qui remplacerait la préoccupation antérieure (biblique) pour le Temple 36. Comment faut-il comprendre, dans cette perspective, que Bereshit Rabba commence son récit de la création du monde (BerR 1, 1 sur Gn 1, 1) avec un « mashal 37 », une comparaison avec « un roi mortel » qui construit un bâtiment 38 ? Un tel roi de chair et de sang, dit le Midrash, 32.  Stemberger, Einleitung, p. 85. 33.  BerR 12, 11 sur Gn 2, 4. Il s’agit ici probablement d’un dispositif théologique pour combattre toute tentative dualiste, liée à une surévaluation du ciel qui pourrait mettre en péril le principe monothéiste. 34.  Voir l’analyse chez V. A ptowitzer, «  L es Éléments juifs dans la légende du Golgotha », Revue des études juives, 79 (1924), p. 145-162 (ici : p. 153). 35. Voir Schäfer, «  Tempel und Schöpfung », p. 124. À côté de bYom 54b, Schäfer fait allusion aux textes suivants : Seder Eliyahu Rabba 5, 21  ; Midrash Tehillim 50, 2 (au début du chapitre) ; Yalqout Shir ha-Shirim § 986, 1072 (en bas de la page)  et Shir ha-Shirim Zuta 3, 10 (p. 27). 36. Voir infra, p. 290. 37.  Sur le genre du «  mashal » dans la littérature rabbinique, voir C. Thoma, « Theologische Tendenzen in rabbinischen Gleichnissen », dans G. Bodendorfer et M. M illard (éd.) avec la coopération de Bernhard K agerer, Bibel und Midrasch. Zur Bedeutung der rabbinischen Exegese für die Bibelwissenschaft, Tübingen, 1998, p.  65-74 ; Thoma et L auer, Die Gleichnisse der Rabbinen. Zweiter Teil. 38. Sur la signification de ce « bâtiment » (‫)פלטין‬, à traduire plutôt comme « palais » et non pas « temple », voir T homa et L auer, Die Gleichnisse der Rabbinen, Zweiter Teil, p. 34-38 et infra. Voir aussi les parallèles de ce mashal dans la littérature rabbinique : Yalqout Bereshit 2 et Seder Eliyahu Rabba 31. Cette allégorie fait penser à Platon (Timaios 28a-31b) et Philon d’Alexandrie (Op. 17-20)  ;

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« ne le fait pas en se fiant à son juger, mais à celui d’un artisan (‫אומן‬/ouman). Or l’artisan ne le bâtit pas non plus en se fiant à son juger, mais il a parchemins et tablettes pour savoir comment exécuter salles et petites portes. Il en fut ainsi du Saint béni soit-Il : Il consulta la Torah et créa le monde ».

Il est clair dès les premières lignes de notre midrash que la préoccupation principale de ce texte n’est pas le bâtiment, mais la Torah 39. Typiquement, la Torah est identifiée avec la sagesse qui était à l’œuvre comme artisan (‫אמון‬/ouman) et qui, depuis « le commencement (‫ראשית‬/reshit) » (Pr 8, 22), était « ses délices » (Pr 8, 30)  4 0. Selon deux jeux de mots associant La 4, 5 (« ceux qui étaient élevés dans la pourpre » (T.O.B.)/‫ ָה ֱא ֻמ נִים ֲע לֵי תֹו ָל ע‬/ha-emunin aley tola’) et Est 2, 7 (« Il élevait Hadassa »/‫ ֲה ַד ָּס ה‬-‫וַי ְ ִה י א ֹ ֵמ ן ֶא ת‬/wayehi omen et-hadassah) à Pr 8, 30 (« j’étais artisan auprès de lui »/‫וָ ֶא ְה י ֶה ֶא ְצ לֹו ָאמֹון‬/we-ehye etslo amon), le midrash déduit (toujours BerR 1, 1 sur Gn 1, 1) que la Torah était « couverte » (‫אמונים‬/emunim) et « cachée » (‫אומן‬/omen) à la vue ordinaire, mais en même temps clairement identifiable pour les initiés à la sagesse secrète de Dieu comme « tuteur » et « maître » du peuple juif 41. Le Midrash nous fait donc comprendre clairement que depuis le premier jour de la création, le discours sur le Temple était secondaire par rapport au discours sur la Torah qui, comme plan de construction du monde, était préexistante à la création 42. En d’autres termes, après avoir pris des disvoir P. S chäfer, Studien zur Geschichte und Theologie des rabbinischen Judentums, Leyde, 1978. 39.  La terminologie de ce mashal est frappante : les « parchemins » (‫)דיפתראות‬ ont leur origine dans le grec διφτέρα, les « tablettes » (‫ )פינקסאות‬laissent penser aux πινάκες. 40.  Le midrash fait ici une combinaison entre le « début » (‫ )ראשית‬dans Gn 1, 1 et Pr 8, 22. Selon la construction des rabbins, Gn 1, 1 est à traduire « Avec le début/le commencement (‫ )ראשית‬Dieu créa le ciel et la terre ». La préposition ‫ ב‬serait donc à comprendre comme ‫ ב‬instrumental (et non temporel). Sur les spéculations concernant l’usage du nombre ordinal « premier » (‫)ראשון‬, liées à cette explication, voir les remarques ci-dessous. 41. Le midrash (toujours BerR 1, 1 sur Gn 1, 1) poursuit en nous expliquant que « tuteur » signifie « pégagogue » (‫)אמון פדגוג‬. On peut se demander si l’utilisation par le midrash du mot grec «  pédagogue » (‫ )פדגוג‬pourrait être une allusion au Nouveau Testament (Gal 3, 24), où la «  loi » juive (nomos) est conçue comme « pédagogue (paidagogos) chargé de nous conduire au Christ » (nomos et paidagogos sont deux mots masculins en grec). Sur l’interprétation des mots gréco-latins dans notre midrash, voir infra, notes 43 et 44. 42.  Selon BerR 1, 2 (sur Gn 1, 1) ce verset rappelle Ps 111, 6 (« En lui livrant l’héritage des nations »), et le texte veut dire que le récit sur la création était une révélation aux Israélites afin d’empêcher les païens de les accuser d’avoir volé la terre (d’Israël). En affirmant que Dieu est propriétaire du monde, le midrash veut dire qu’il a le droit de donner cette terre à qui bon lui semble. Cette partie du texte reflète sans doute la situation après l’accession au trône de Constantin et la christianisation de la Palestine au iv e siècle, lorsque la Palestine a perdu son caractère juif.

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CHAPITRE VIII

positions pour peindre une grande toile qui refléterait la réciprocité entre le cosmos et le Temple, le midrash semble faire « marche arrière » pour privilégier le discours sur la Torah ! Une prise de distance supplémentaire par rapport au discours biblique traditionnel sur le Temple peut également être retrouvée dans le fait que le mot utilisé ici pour désigner ce bâtiment (‫פלטין‬/palatin) est manifestement emprunté au latin 43. Notre texte ne parle pas de la construction d’un temple, mais d’un palais. Comment faut-il interpréter ce choix lexical remarquable, étant donné que le vocabulaire hébraïque était évidemment assez riche pour permettre une expression puisée dans la langue biblique ? L’auteur (ou les rédacteurs) du midrash aurai(en)t aussi bien pu utiliser le mot ‫( ארמון‬armon) ou même ‫( בית‬bayit). Mais, pour une raison ou pour une autre, les rabbins semblent avoir voulu souligner un point commun avec le monde gréco-latin  4 4. Allons-nous trop loin en proposant d’y voir une allusion au Mont Palatin romain, au pied duquel se trouvaient le Lupercal et, selon la mythologie romaine, la grotte où Romulus et Rémus, les fondateurs de Rome, auraient été allaités par la louve légendaire ? On trouverait donc une réflexion sur l’impact de Rome – la puissance qui avait détruit le Temple – sur les toutes premières explications exégétiques Voir contra M. Goodman, « Palestinian Rabbis and the Conversion of Constantine to Christianity », dans P. Schäfer et C. H ezser (éd.), The Talmud Yerushalmi and Greek-Roman Culture 2, Tübingen, 2000, p. 1-9. Voir aussi BerR 83, 5 (sur Gn 36, 43) où les nations du monde sont citées : «  Pour nous le monde a été créé » et Israël répond : « Viendra l’heure à la fin des temps et vous verrez comment “Tu les vanneras, et le vent les emportera” (Es 41, 16), mais concernant Israël : “Mais toi, tu te réjouiras en l’Éternel, Tu mettras ta gloire dans le Saint d’Israël” (ibid) ». 43. Voir S. K rauss, Griechische und lateinische Lehnwörter im Talmud, Midrasch und Targum, tome II, Hildesheim, 1964, p. 457. Krauss se réfère au terme latin palatium et au grec παλάτιον. Dans notre midrash, le même mot pour « château » (‫ )פלטין‬se trouve encore une fois dans BerR 3, 1 sur Gn 1, 3 : la création de la lumière y est expliquée par la parabole d’un roi «  qui voulait édifier un palais » (trad. Maruani et Cohen-Arazi, p. 57). BerR 1, 13 (sur Gn 1, 1), en revanche, parle d’un être humain mortel qui construit un «  immeuble » (‫)בנין‬. Sur l’utilisation du terme « paltin » ou « palterin » (‫)פלטרין‬, voir aussi C. T homa et S. L auer, Die Gleichnisse der Rabbinen. Erster Teil. Pesiqta deRav Kahana, Berne, 1986, p. 124, n. 2. La comparaison avec un roi qui construit un château (‫ )פלטין‬se trouve aussi dans BerR 1, 5 (sur Gn 1, 1) : pour expliquer que le monde a été créé à partir de la désolation et de la confusion (‫)תהו ובהו‬, la création du monde y est comparée à la pratique d’un «  roi de chair et de sang » qui édifie son palais sur le site des égouts, de la décharge et des immondices ». Voir l’analyse de ce mashal chez T homa, Die Gleichnisse der Rabbinen, Erster Teil, p. 39-43. Concernant l’utilisation du terme «  paltin », voir aussi BerR 1, 15 (sur Gn 1, 1) ; BerR 12, 1 (sur Gn 2, 4) et BerR 12, 12 (sur Gn 2, 4). 44.  Voir D. Boyarin, Carnal Israel. Reading Sex in Talmudic Culture, Berkeley – Los Angeles – Londres, 1995, p. 43 : « As usual the use of the ‘alien’ word is not culturally innocent ».

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de notre Midrash, et la création du monde serait ainsi comparée à la genèse de l’Empire romain. Méthodologiquement, il est impossible de prouver une telle allusion. Dans la littérature rabbinique, on s’abstient de toute explication autoréflexive ; les auteurs ne donnent ni références, ni sources, ni explications sur leur propre approche. Étant donné l’importance du thème de Rome dans l’œuvre du Midrash Bereshit Rabba tout entier, l’hypothèse d’une allusion à la préhistoire de Rome ne nous semble pas être absurde 45. De même, notre texte trouve dès Gn 2, 1 (« ainsi furent achevés les cieux et la terre ») une information sur le conflit avec l’Empire romain qui a mené à la destruction du Temple  4 6. À la suite d’une discussion sur l’utilité dans la Création divine de certaines créatures telles que les puces, les moucherons et les mouches 47, le texte (BerR 10, 7) présente la fameuse histoire aggadique du général romain « Titus l’infâme » (‫ )הרשע‬qui « pénétra [‫ ]נכנס‬dans le Saint des Saints », « abaissa les voiles » et « blasphéma et insulta » Dieu 48, et « s’empara de deux prostituées qu’il posséda à même l’autel [‫ ]בעלן על גבי המזבח‬49 ». Quand il fut de retour à Rome, il entra aux bains et reçut à la sortie une coupe de vin. Après cela, un moustique [‫ ]יתוש‬50 pénétra [‫ ]נכנס‬dans le nez de l’empereur et commença à percer 45.  Notre proposition nous semble d’autant plus probable que le motif de Romulus et Remus est bien présent dans ce Midrash : voir BerR 49, 9 sur Gn 19, 25-27  ; il est à noter que le midrash parle de ces deux frères dans le contexte du récit de la destruction de Sodome et Gomorrhe ! Il y est rapporté que R. Yehouda bar Simon s’était adressé à Dieu en faisant une remarque concernant le jugement divin : « Quand Tu voulus juger Ton monde, Tu le remis entre les mains de deux personnes – Rémus et Romulus » (traduction Maruani et Cohen-Arazi, p. 523). Concernant une autre référence rabbinique à ces frères jumeaux romains, voir le Talmud de Jérusalem, traité Avoda Zara (yAZ 1, 2-39c et 41-42) : « Au jour où Jéroboam […] érigea les deux veaux d’or, Rémus [‫רומס‬/Romas] et Romulus [‫רומילס‬/Romilas] survinrent audit bois et construisirent deux faubourgs de Rome » (traduction : Moïse S chwab, Le Talmud de Jérusalem, tome X, Paris, 1888, p. 182) ; voir aussi la traduction allemande par G. A. Wewers, Übersetzung des Talmud Yerushalmi IV. Seder Neziqin. Traktat 7 : Avoda Zara, Tübingen, 1980, p. 13  ; et Goodman, Palestinian Rabbis, p. 5-6. 46. BerR 10, 1-7 sur Gn 2, 1 ; voir la traduction française de M aruani et Cohen-A razi, p. 124-131  ; voir aussi la traduction anglaise : Freedman et Simon, Midrash Rabbah, p. 76. 47.  Dans ce paragraphe, le textus receptus de l’édition de Vilna et le Codex Vatican 60 diffèrent sur l’ordre des animaux qui apparaissent ; voir Midrash Bereshit Rabba Codex Vatican 60, p. 29. 48. Il est hautement révélateur que les mêmes mots soient répétés en BerR 63, 13 (sur Gn 25, 32) à propos d’Ésaü (ici parfaitement transparent pour Rome) qui, avant de vendre son droit d’aînesse à Jacob, se met «  à blasphémer et insulter » (‫ )מחרף ומגדף‬Dieu. 49.  Voir la traduction de M aruani et Cohen-A razi, Midrach Rabba, p. 131(traduction modifiée). 50. G. H asan-Rokem, « Within Limits and Beyond. History and Body in Midrashic Texts », International Folklore Review, 9 (1993), p. 5-10, a proposé de

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CHAPITRE VIII

un trou dans son crâne afin que « Titus l’infâme » (‫[ טיטוס הרשע‬titus ha-rasha] meure 51. Dans le contexte de la discussion sur l’« achèvement » du ciel et de la terre selon Gn 2, 1, cette exposition exégétique nous mène à l’idée que, d’un côté, les créatures suivent le plan du créateur dans les détails les plus minutieux : dans la création et dans l’histoire de Dieu, même les moustiques ont une tâche à accomplir. D’un autre côté, l’évocation précoce de la destruction du Temple jette une ombre sur la création divine, qui semble dépeinte comme imparfaite dans une certaine mesure – les moustiques sont, après tout, des animaux qui peuvent nuire à tout le monde 52 . Dans le contexte du iv e ou du v e siècle (que nous supposons pour notre midrash), cette réflexion qui enracine déjà le désastre dans les structures de la création – pour ainsi dire à la lisière de la gnose ! – semble justifiée dans la mesure où elle sert à exonérer de ses péchés le peuple juif, qui, selon cette conception, n’est donc pas coupable de la destruction du sanctuaire.

voir dans le terme hébreu yatoush (le moustique) une allusion phonétique au nom de Titus, de la même manière que la guêpe (latin uespa) qui, dans certaines versions de la légende chrétienne de la Vindicta Salvatoris, aurait accablé Vespasien, serait une référence à cet empereur, père de Titus. Selon I. Yuval, Deux peuples en ton sein. Juifs et chrétiens au Moyen Âge, Paris, 2012, p. 75, le jeu de mots en latin serait plus convaincant et donc probablement antérieur à l’allusion hébraïque « yatoushTitus » ; la narration, dans le Talmud, serait donc en miroir de la construction chrétienne. Cette interprétation ne me semble pas impossible, à condition que cette partie narrative soit extraite de son contexte midrashique. Dans le contexte actuel du Midrash Bereshit Rabba, où tout est focalisé sur l’explication cosmologique des événements, tout cela ne semble jouer aucun rôle. Les explications d’Israël Yuval (Deux peuples, p. 72) portent plutôt sur des textes parallèles (surtout bGit 56b) et ne semblent pas être essentielles pour la compréhension de notre midrash. 51.  BerR 10, 7 (sur Gn 2, 1)  ; voir les parallèles avec ce texte dans la littérature rabbinique : LevR 22, 3 ; bGit 56b ; Avot de Rabbi Nathan B VII ; voir A. YisraeliTaran, Aggadot Ha-Hurban (Sifriat Hayyim ben-Hillel), Tel Aviv, 1997. Selon Yisraeli-Taran (p. 27), on trouve, dans la littérature rabbinique, deux options pour digérer la défaite : soit l’ennemi se convertit (ou cherche à se convertir) plus tard au judaïsme, soit il est éliminé physiquement. Le Talmud de Babylone préférerait la première option, alors que le Talmud de Palestine choisirait la seconde. Comparer les récits talmudiques sur Titus avec les récits de la tradition chrétienne de la Vindicta Salvatoris serait le sujet d’une étude à part entière (voir la contribution de C.  Urlacher-Becht et de R. Gounelle dans ce volume). Voir aussi infra, p. 277282 (V : « La profanation et la souillure du Temple par les Gentils ») la discussion sur les crimes de Titus. 52.  Cette image de l’animal le plus petit qui a provoqué la mort de Titus fait contraste avec la fable d’Ésope évoquée par R. Yéhoshua ben Hananiah (voir BerR 64, 10 sur Gn 26, 28, infra section VI), dans laquelle les Romains sont comparés à un lion.

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IV. L e

t e m pl e comm e su j et de di scor de e n t r e et

É saü (E dom)

273 J acob (I sr a ë l)

Cette imperfection ou cette incomplétude de la création est un motif récurrent que l’on trouve déjà dans BerR 3, 9. Dans son commentaire sur Gn 1, 5 (« Ainsi, il y eut un soir, et il y eut un matin : ce fut le premier jour »), R. Samuel b. Ammi indique que « dès le début de la création du monde, le Saint béni soit-Il désira s’associer à l’en-bas 53 », mais l’association divine au monde ne sera réalisée qu’avec la construction du Temple. Le sage rabbinique trouve une allusion à cette imperfection primordiale dans une incohérence du récit de la séquence des premiers jours de la création, quand le narrateur de la Bible commence l’énumération par un nombre cardinal (« un »), mais continue avec des ordinaux (deuxième, troisième) : « En effet, concernant le décompte des jours de la création, le texte devait somme toute porter soit “jour un … [jour] deux … [jour] trois, etc.”, soit “jour premier … deuxième … troisième, etc.”, mais en aucun cas “un …, deuxième…, troisième, etc.”. Et quand donc le Saint béni soit-Il restitua-t-il [le jour premier, c’est-à-dire avec un nombre ordinal] ? [Il le fit] ultérieurement, lors de l’érection du Tabernacle, comme l’exprime [ce verset] : “Celui qui apporta son sacrifice le premier jour (‫ביום הראשון‬/ba-yom ha-rishon)” (Nb 7, 12) – premier jour de la création du monde. Car, déclara le Saint béni-soit-Il, c’est comme si en ce jour (de l’inauguration du Tabernacle), J’avais créé mon monde 54 ».

La création du monde fut donc terminée quand le « premier jour », manquant en Genèse 1, fut ajouté ensuite après l’érection du Tabernacle qui, dans la perspective anhistorique du midrash, signifie la construction du Temple 55. L’importance du nombre cardinal « premier » (‫ראשון‬/rishon) est ensuite soulignée par l’affirmation suivante (toujours GenR 3, 9 sur Gn 1, 5), qui dit que ce jour en particulier « reçut dix couronnes » (‫)עטרות‬. Le décompte de ces dix couronnes, nous le verrons, révélera un message bien ambigu : 53.  Maruani et Cohen-A razi, Midrach Rabba, p. 64 ; l’expression «  s’associer à l’en-bas » ( ‫ נתאוה הקב˝ה לעשות שותפות בתחתונים‬/nit-awa ha-qadosh baruch hu la’asot shutafut ba-tachtonim ») semble exprimer une sorte d’alternative juive-rabbinique à l’idée chrétienne de l’incarnation. 54.  M aruani et Cohen-A razi, Midrach Rabba, p. 64 (ajouts entre crochets) ; le verset de référence donné par Maruani et Cohen (Ex 7, 12) est à corriger : il s’agit de Nb 7, 12. 55.  La formule du Coran (Sourate 33, 6) selon laquelle « le Prophète est le premier des croyants » ( َ‫ أَ ۡولَ ٰى ِب ۡٱلم ُۡؤ ِم ِنين‬/aula bi-lmuminin) pourrait être un écho lointain de cette discussion sur la signification de l’adjectif « premier ». Sur le Coran comme texte de l’antiquité tardive, voir A. Neuwirth, Der Koran als Text der Spätantike. Ein europäischer Zugang, Berlin, 2010.

274

CHAPITRE VIII

« [La première mention du mot] “premier” pour l’œuvre du commencement, [la deuxième mention du mot] “premier” (‫ראשון‬/rishon) pour les rois 56, [la troisième mention du mot] “premier” pour les princes (‫נשיאים‬/nesi’im) 57, [la quatrième mention du mot] “premier” pour la prêtrise, [la cinquième mention du mot] “premier” pour la présence [divine/Shekhina] – selon les mots “ils me feront un sanctuaire et Je serai présent parmi eux” (Ex 25, 8), [la sixième mention du mot] “premier” pour la bénédiction, [la septième mention du mot] “premier” pour le service sacrificiel 58, [la huitième mention du mot] “premier” pour l’interdiction des hauts lieux (‫הבמה‬/ha-bama) 59, [la neuvième mention du mot] “premier” pour l’abattage au nord de l’autel, [la dixième mention du mot] “premier” pour la descente du feu (céleste) selon les mots : “Un feu sortit de YHVH et dévora sur l’autel l’holocauste et les graisses” (Lv 9, 24) 60 ».

Cette liste de « premières choses » est loin d’être anodine. Tandis que l’évocation des « princes » rappelle le rabbin Judas le Prince (Yehouda haNasi), rédacteur de la Mishna, on devra se souvenir pour la deuxième « couronne » (concernant les « rois ») que, selon le récit de Gn 36, 31, le peuple d’Israël était historiquement bien postérieur ; Édom – le frère jumeau de Jacob était, répétons-le, l’équivalent de « Rome » – avait des gouverneurs royaux bien avant que la monarchie israélite ait été fondée. À cet égard, l’énumération des « couronnes » devait être bien douloureuse 61. 56.  Selon Ex 40, 2, le sanctuaire fut construit le premier nisan, le même jour avec lequel on commença à dater les années des rois (voir Ex 12, 2). Selon le Talmud (traité Rosh ha-Shana 10b-11a), R. Josué (Yehoshua) ben Hananiah affirmait que c’était la date de la création du monde. Conformément à l´opinion de R. Eliezer (et au détriment de R. Josué), c’est le premier tishri (en automne) qui fait l’objet d’une observance rituelle comme commencement de l’année et aussi comme date de la création du monde. 57.  Freedman, Midrash Rabbah, p. 25, n. 8 : « On that day they began bringing their dedication gifts ». 58.  Freedman, Midrash Rabbah, p. 26, n. 2 : « The priestly blessing (Nb 6, 22-27) was pronounced for the first time and the public sacrifical services were then inaugurated ». 59. Selon l’interprétation biblique, avant la construction du Temple, chaque Israélite avait le droit d’accomplir ses sacrifices sur les collines et sur les endroits élevés. Voir Dt 12, 2-3. 60.  Voir bShab 87b (Freedman, Midrash Rabbah, p. 26, n. 3). 61.  Voir BerR 83 sur Gn 36, 31-43 où le royaume d’Édom est assimilé à l’Empire romain.

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En face des rois du monde, de ces non-juifs, c’est-à-dire les empereurs de Rome, nous voyons les princes d’Israël, c’est-à-dire les rabbins 62 . Plus important encore : le « commentaire » midrashique porte ici sur le récit de la création du monde, plus précisément sur Gn 1, 5. Quand notre texte évoque dans ce contexte les prêtres et le besoin d’offrandes sacrificielles, les rabbins présupposent déjà ici un besoin d’expiation et de réconciliation. Ce n’est qu’en permettant à une blessure de cicatriser que la création sera enfin parfaite. Les rabbins pensent-ils au péché qui a provoqué la destruction du Temple  ? Ou bien évoquent-ils la destruction du Temple elle-même ? D’un autre côté, le Midrash fait allusion à la dispute sur l’autorisation à sacrifier, car au commencement les sacrifices incombaient aux premiers-nés 63. Or le fils aîné dans la famille de Isaac était précisément Édom ! – le même que notre Midrash, nous l’avons vu, a mis en relation avec « l’abîme » (tehom) du récit de la création « au commencement », le même qui était à l’origine du Royaume de la méchanceté (‫  )מלכות הרשעה‬6 4. Édom revendiquait-il, outre le droit d’aînesse, une priorité sur le sacrifice ? Un droit sur le Temple ? Dans un texte ultérieur du Midrash (BerR 63, 13 sur Gn 25, 33 : Jacob dit à son frère, lorsque celui-ci lui donne le droit d’aînesse : « jure-lemoi »), le sujet du nombre ordinal « premier » est directement associé au sujet controversé du droit d’aînesse des frères jumeaux Jacob et Ésaü, Israël et Édom. Il s’agit ici d’un mot-clé dans notre contexte qui dénote clairement l’antagonisme entre le peuple juif et Rome qui mena au désastre de l’année  70 : « Que vit [‫ ]ראה‬65 le juste Jacob pour risquer sa vie [littéralement : donner sa vie/ ‫ ]שנתן נפשו‬pour le droit d’aînesse  ? »

Pourquoi Jacob était-il donc si attaché à (re)gagner le droit de premier fils  ? Le texte poursuit avec une citation de la Mishna (Zevahim 14, 4), méditée – cet anachronisme fait partie du « jeu » midrashique – par le patriarche : « On dit : “Avant que le Tabernacle ne fût érigé, les autels étaient permis et le Service était assuré par les premiers-nés. Mais une fois qu’il fut érigé, les autels [hors de la Tente] furent interdits et le Service échut aux prêtres” ». 62.  Le texte commentant la troisième mention du mot « premier » (« la troisième couronne ») fait penser à «  R abbi », R. Yehouda ha-Nasi (‫)הנשיא‬, le rédacteur de la Mishna. 63. Voir Freedman, Midrash Rabbah, p. 25, n. 9. BerR 20, 12 (sur Gn 3, 21). Pour l’association de ce motif au premier fils de Rebecca (Ésaü), voir infra. 64. BerR 2 , 4 (aussi sur Gn 1, 3). Voir supra, n. 15. Édom est aussi appelé « méchant » (‫ )רשע‬en BerR 63, 12 (sur Gn 25, 30). 65.  Cette formule ressemble à la «  vision » divine dans BerR 2, 5 (sur Gn 1, 3), voir supra.

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CHAPITRE VIII

Se référant à ce texte mishnaïque, Jacob se dit : « Quoi, ce scélérat (‫ )רשע‬assurerait les sacrifices ! Aussi risqua-t-il sa vie [‫]נתן נפשו‬ pour le droit d’aînesse : si tu n’as pas haï le sang, le sang te poursuivra [Ez 35, 6] 66 ».

Dans un midrash sur le récit de la naissance des frères jumeaux dans la Bible (BerR 63, 8 sur Gn 25, 24), une série de « premiers » est ensuite à première vue directement associée au premier fils d’Isaac et Rébecca, Édom, celui qui « sortit entièrement roux ». L’ambivalence de la série de « premiers » semble faire partie intégrante de la ligne directrice du Midrash : le droit d’aînesse était déjà un sujet de discorde en termes bibliques. Nous trouvons ici de nouveau un jeu intertextuel, à effet domino, avec plusieurs textes bibliques qui sont juxtaposés. Le « premier » jour entraîne donc les prémices (« premiers » fruits), le premier fils, «  le premier » tout court (‫הראשון‬, donc Dieu lui-même), le « premier » bâtiment (le temple), et finalement le « premier roi » (donc le Messie) : « R. Haggai dit au nom de R. Isaac : Par le mérite de [votre obéissance au commandement] “Vous prendrez, le premier jour, du fruit des beaux arbres” (Lv 23, 40), Je me révélerai Premier (‫ראשון‬/rishon) à vous, Je me vengerai du Premier (‫ראשון‬/rishon), Je vous bâtirai le Premier (‫ראשון‬/rishon), et Je vous amènerai le Premier (‫ראשון‬/rishon). Je me révélerai Premier à vous (car il a été dit) : “Je suis le premier” (Es 44, 6). Je me vengerai du Premier [Ésaü] (car il a été dit) : “Le premier sortit entièrement roux” (Gn 25, 25). Je vous bâtirai le Premier, le Sanctuaire (car il a été dit) : “Il est un trône de gloire élevé dès le premier (jour), lieu de notre sanctuaire” (Jr 17, 12). Et Je vous amènerai le Premier, le Messie (car il a été dit) : “Moi, le premier, j’ai dit à Sion : les voici, les voici (Es 41, 27)” 67 ».

66.  BerR 63, 13 sur Gn 25, 33 (trad. L évy et Honigmann, p. 60). 67.  Dans une discussion sur l’ordre chronologique de la naissance de Jacob et d’Ésaü, le Midrash, toujours BerR 63, 8 sur Gn 25, 24, nous apprend que, certes, Ésaü naquit le premier, mais Jacob était issu de la première goutte (‫)טיפה ראשונה‬ du sperme de son père.

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V. L a

profa nat ion et l a sou i l lu r e du

Te m pl e

pa r l e s

Gentils

Le besoin de réconciliation ne vaut pas seulement pour Israël, mais pour tous les peuples  : enraciné dans la condition humaine dès les premiers chapitres de la Bible, ce besoin est d’une portée anthropologique majeure. Cela semble être le message de BerR 14, 8 (sur Gn 2, 7), qui raconte l’histoire de la création de l’homme « de la poussière de la terre » prise à l’emplacement du futur Temple à Jérusalem : « Rabbi Bérékhiah et Rabbi Helbo au nom de Rabbi Chemouel bar Nahman dirent : Adam fut créé à partir du lieu même de son pardon, selon les mots : “Tu Me feras un autel de terre [‫אדמה‬/adamah]” (Ex 20, 24). Voici, dit le Saint béni soit-Il, Je le crée à partir du lieu même de sa propitiation (‫ממקום כפרתו‬/mimqom qaparato), et puisse-t-il ainsi subsister 68 » !

Quel est l’enjeu historico-théologique de cette construction, quel est le message de cette interprétation midrashique de la création avancée par les maîtres du midrash en un temps où le service sacrificiel n’avait plus eu lieu depuis déjà environ trois siècles ? La matière première de l’homme consistait alors en une poussière prise à l’emplacement d’un non-sacrifice, en un lieu où la cérémonie de réconciliation était désormais devenue impossible ! De plus, le midrash semble être bien conscient du fait que cet endroit fut non seulement détruit, mais aussi souillé et profané par les Gentils, en premier lieu par Titus – un état de choses que les rabbins abordaient avec une expression de répugnance particulière. Faut-il ajouter la possibilité que le sanctuaire ait peut-être même subi des tentatives d’expropriation et ait été contaminé par des pratiques païennes 69 ? 68. Voir aussi yNaz 7 :2  ; SEZ 173 et MTeh 92, 6. Le récit de la création d’Adam sur le lieu du futur temple est répété plus tard dans le Midrash Pirqe de Rabbi Elieser (viii e-ix e siècle) ; voir Spurling, The Book of Genesis, p. 51. Voir aussi P. S. A lexander, « Jerusalem as the Omphalos of the World. On the History of a Geographical Concept », dans Y. L evin, Jerusalem : Its sanctity and centrality to Judaism, Christianity, and Islam, New York, 1999, p. 114 : « It was appropriate that Adam should be formed from the place where later atonement should be made for his sins ». Voir aussi sur la perspective chrétienne à propos de Jérusalem, P. Kochanek, Die Vorstellung vom Norden und der Eurozentrismus : eine Auswertung der patristischen und mittelalterlichen Literatur, Mayence, 2004, p. 168. 69.  Le fait que la taxe d’un demi-shekel fut transférée par les Romains au temple de Jupiter Capitolinus à Rome et devint le fiscus judaicus joue-t-il un rôle du point de vue rabbinique pour l’interprétation de la défaite  ? Sur le rôle des synagogues dans l’Empire romain pour rassembler de l’argent, d’abord pour l’envoyer une fois par an au trésor de Jérusalem, ensuite, après le décret de Vespasien, pour l’envoyer à Rome, voir M. H eemstra, The Fiscus Judaicus and the Parting of the Ways, Tübingen, 2010, p. 21-23. Shulamit Laderman et Yair Furstenberg ont souligné le fait que les pièces frappées par Bar Kochba représentent le Temple de Jérusalem avec des « motifs architecturaux typiques des temples païens de l’époque ». S. L aderman, Y. Furstenberg, « Jewish and Christian Imaging of the “House of God” : A Fourth

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CHAPITRE VIII

Dans quelle mesure ces considérations peuvent-elles faire partie du tableau de la conditio humana « au commencement » que le midrash a choisi de peindre ? La question de savoir si et dans quelle mesure l’enceinte du sanctuaire de Jérusalem avait parfois été transformée en lieu de culte païen pendant et après l’époque du second Temple a été le sujet de divers débats érudits. Ici, de nouveau, nous devons prendre en considération que les sages du midrash, dans leur perspective radicalement anhistorique, brassent les événements des différents siècles. Possiblement, il s’agit ici de quatre ou cinq événements historiques 70 qui, dans une certaine perspective midrashique, Century Reflection of Religious and Historical Polemics », dans M. Poorthuis, J.  Schwartz et J. Turner (éd.), Interaction between Judaism and Christianity in History, Religion, Art, and Literature, Leyde – Boston, 2009 (Jewish and Christian Perspectives Series, 17), p. 433-456. – On peut interpréter les images sur ces monnaies comme un « dessin géométrique grossier » symbolisant le Temple sans grande importance théologique (ibid.) ; ou on considère qu’il s’agit, du point de vue rabbinique «  orthodoxe », d’une «  construction hellénique » à condamner (L aderman et Furstenberg, « Jewish and Christian Imaging », p. 434). Voir Y. M eshorer, A  Treasury of Jewish Coins : From the Persian Period to Bar Kochba, Jérusalem, 2001, p. 143-145. Également frappants sont les motifs païens dans les mosaïques au sol de la synagogue de Hammath (une des deux synagogues trouvées dans la ville de Hammath-Tibériade). La date de la construction de cette synagogue est probablement la seconde moitié du iv e siècle (L aderman et Furstenberg, « Jewish and Christian Imaging », p. 452 avec littérature). Le sol recouvert de mosaïques de la synagogue de Hammath illustre le Temple au-dessus d’un cercle avec des symboles païens, entre autres une image du dieu-soleil Hélios, le zodiaque et la personnification des quatre saisons. Selon Laderman et Furstenberg, cette sélection des symboles représente une réponse juive au plan de l’empereur romain Julien de reconstruction du Temple à Jérusalem. Les auteurs arrivent à la conclusion (p. 453) : « The problematic pagan symbols appearing on the mosaic floor in the Hammath Tiberias synagogue can be seen as exposing the complexity of Jewish existence in the fourth century and the need to manifest the Jewish reaction to the historical events and theological ideas of the period. The image of the House of God so prominently displayed above the zodiac, the zodiac itself, the image of Helios in the center, and the personifications of the four seasons in the four corners give visual expression to the continued viability of Jewish observance within the Hellenistic culture of the fourth century ». En ce qui concerne la période de Bar Kochba, il faut souligner que, même si (comme la majorité des spécialistes) nous partons de l’hypothèse que l’on n’a pas essayé de reconstruire le Temple à cette époque, les événements de la seconde révolte juive étaient évidemment interprétés par les rabbins comme un autre élément qui pesait en faveur d’un scepticisme de leur part vis-à-vis de chaque tentative messianique prématurée et finalement contribuait à leur distanciation théologique par rapport au lieu et à la fonction que le Temple remplissait autrefois. 70. Selon l’Hypomnestikon Biblion Ioseppou (123-124), Jérusalem fut assiégée cinq fois, par Nabuchodonosor, Antiochos IV Épiphane, Pompée (qui conquit Jérusalem en 63 av. J.-C.), Caius Sossius (qui reprend la ville en 37 av. J.-C. ; voir Flavius Josèphe, Ant. XX, x, § 246) et Titus ; voir G. W. M enzies (éd.), Joseph’s Bible Notes (Hypomnestikon). Introduction, Translation, and Notes, Atlanta, 1996 (Society of Biblical Literature. Texts and Translations 41. Early Christian Series, 9),

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ont pu converger 71. Le point de départ qui a diffusé son influence sur toute considération postérieure sera la profanation des lieux sacrés à Jérusalem sous le roi séleucide Antiochos IV Épiphane. Ici, la question même de connaître la vraie nature de ces événements qui eurent lieu à Jérusalem pendant le règne de ce roi (215-164 av. J.-C.) est loin d’être résolue. L’évocation de l’«  abomination de la dévastation » (Da 11, 31 ; 12, 11) fait-elle référence à la profanation du Temple que constituait l’érection d’une statue de Zeus dans son enceinte sacrée par le souverain hellénistique et ses partisans à Jérusalem 72  ? Quelle était, selon l’interprétation rabbinique, la nature de la campagne de Pompée le Grand en Judée, en 63 avant notre ère, lorsqu’il pénétra dans le Saint des Saints tout en se gardant bien de toucher à rien à cause de sa « piété » (eusébeia), selon la narration de Flavius Josèphe 73 ? Le seul texte qui nous donne un point de repère « historique » concernant la conception rabbinique de la destruction et de la profanation du Temple est l’histoire du général romain Titus qui pénétra dans le Saint des Saints pour y commettre ses crimes 74 . Il semble clair que chaque interprétation de notre midrash doit prendre en compte cette perspective. Comp. 251-255 et K. Atkinson, I cried to the Lord. A Study of the Psalms of Solomon’s Historial Background and Social Setting, Leyde, 2004, p. 22. On trouve une perspective d’amalgame chronologique  aussi chez les Pères de l’Église, par exemple dans la Ve homélie de Jean Chrysostome contre les Juifs (voir J. Podro, The last Pharisee. The Life and Times of Rabbi Joshua ben Hananyah. A First-Century Idealist, Londres, 1959, p. 99). 71.  Voir V. Noam, « Megillat Ta’anit – The Scroll of Fasting », dans S. Safrai (éd.), The Literature of the Sages ; Midrash and Targum, Liturgy, Poetry, Mysticism, Contracts, Inscriptions, Ancient Science and the Languages of Rabbinic Literature, tome 2, Assen, 2006, p. 339-362 (ici, p. 347 : « The opinion held by many that the compiler combined well-known ancient dates with later ones fixed by him and his “faction” there seems reasonable »). 72.  Toutefois, ce qui compte dans notre perspective, ce n’est pas tant le débat sur l’interprétation de cette expression mystérieuse dans la bible juive (ainsi que dans 1 Macc 1, 57 et 6, 7) par des philologues et historiens modernes (voir I. Gafni, article « Antiochus IV Epiphanes », dans l’Encyclopedia Judaica, vol. 3, Jérusalem, 19711, col. 74  ; V. Tcherikover Hellenistic Civilization and the Jews, Philadelphia, 1959, p. 161 sq. sur la question de savoir comment les sages rabbiniques la comprenaient. Voir O. K eel, Die Geschichte Jerusalems und die Entstehung des Monotheismus. Teil II, Göttingen, 2007, p. 1193-1197). 73.  Flavius Josèphe, Ant XIV, iv, § 72 («  Pompée ne toucha à rien, par piété, en quoi aussi il agit d’une manière digne de sa vertu » [trad. Julien Weill, Antiquités judaïques, Paris, 1900]) ; voir aussi XX, x, § 244. 74.  Voir notre analyse de BerR 10, 7 (supra, p. 271 s.) et la traduction anglaise de ce midrash (Freedman, Midrash Rabbah, p. 75-76). Il faut souligner que, selon le récit (certes apologétique et pro-Romain) de Flavius Josèphe (Bellum, VI, § 241266), Titus avait donné l’ordre que le Temple ne soit pas touché. Après que le sanctuaire eut été atteint par les flammes, le général romain avait même essayé d’éteindre le feu, mais les soldats de deuxième classe, l’esprit brouillé par leur furia

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CHAPITRE VIII

ment faut-il donc comprendre cette peinture véritablement spectaculaire, telle que les rabbins nous l’ont laissée ? On peut se demander si (et dans quelle mesure) le destin du général et empereur romain est déterminé par la vengeance divine qui, selon les Psaumes de Salomon (Ps. Sal. 2, 24-33), frappe aussi Pompée, lequel, pendant le siège de Jérusalem en 63 av. J.-C., avait aussi pénétré dans le Saint des Saints 75. Le moustique qui pénétra dans le nez de l’empereur pourrait, dans cette perspective, être la caricature du « bélier » (Ps. Sal. 2, 1), dont se servait le général romain pour pénétrer dans la ville sainte, ou du « dragon », l’image qu’utilise le psalmiste pour décrire le chef d’armée ennemi, et le bain de Titus pourrait correspondre grotesquement aux vagues de la mer qui recouvraient le cadavre de Pompée (Ps. Sal. 2, 27) 76. Dans notre exposé midrashique, cependant, on ne trouve ni mention explicite de tout cela ni allusion implicite, et il est impossible de savoir dans quelle mesure les rabbins étaient au courant tant des grands contours que des détails des événements historiques. Les allusions, même lorsqu’elles sont perceptibles, sont au mieux extrêmement discrètes ; ce qui importe pour le midrash, c’est la perspective cosmologique, donc anhistorique 77.

militaire, auraient continué à nourrir le feu jusqu’à ce que le sauvetage du sanctuaire fût devenu impossible. Voir supra, dans le chapitre d’A. Chauvot, p. 61. 75. Voir Flavius Josèphe, Ant XIV, iv, § 72 ; Bellum I, § 152  ; Cicéron aussi affirme qu’il ne toucha rien du Temple (Pro Flacco,  XXVIII,  67 : Pompeius captis Hierosolymis victor ex illo fano nihil attigit)  ; voir aussi Atkinson, I cried to the Lord, p. 28. 76. Selon A mmien M arcellin (Res gestae, XIV, 11, 32), Pompée fut massacré par les plus vulgaires des créatures, un esclave et un eunuque, une déchéance qui est assurément surpassée par le destin de Titus, assassiné par un insecte ; sur la mort de Pompée qui fut tué comme un « des plus bas Égyptiens », voir aussi Dion Cassius, Histoire, II, 42, 5 (mes remerciements à mon collègue Michael Tilly pour avoir attiré mon attention sur ce texte). 77.  M aruani, Midrach Rabba, p. 131-132, note 25, dans son commentaire sur BerR 10, 7 (sur Gn 2, 1), propose une interprétation selon laquelle Titus, dans le midrash, est présenté comme une image caricaturale du bouc émissaire du rite sacrificiel de Yom Kippour. « Tout comme le grand prêtre, il se baigne et fait ce qui peut correspondre à une libation … Le grand-prêtre respirait l’encens, lui respire un moustique ». La traversée de la mer de l’empereur correspondrait aussi, selon Maruani, au rite de passage du bouc émissaire suivant la description de la Mishna. «  Enfin, il est, comme ce dernier, mis en pièces … La terrible catastrophe de la destruction du Temple serait donc comprise comme un rituel monstrueux dont Titus se serait fait à la fois le prêtre et la victime ». Ce décryptage, aussi instruit et érudit qu’il puisse apparaître (et qui n’est pas incompatible avec l’interprétation que nous proposons), montre à quelles difficultés se heurte toute explication du midrash qui, par principe de composition, résiste à chaque tentative d’établir une relation claire entre signifiant (image du midrash) et signifié (objet dans la réalité historique). Le seul contexte interprétatif qui est fourni par notre peintre midrashique est le récit de la création du monde, donc la cosmologie, donc Gn 2, 1.

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En ayant à l’esprit la rivalité entre Israël et l’Empire romain christianisé (donc « Édom »), Israël Yuval a avancé une proposition de lecture, une tentative audacieuse qui pourrait être compatible avec la perspective totalisante du midrash : selon cette analyse, le récit de Titus pénétrant dans le Saint des Saints pourrait être interprété comme une paraphrase inversée du récit de la mort de Jésus dans l’évangile. Comme le sauveur chrétien (voir Mc 15, 37-38 et aussi Hb 6, 19-20), le général romain lacéra le rideau. Mais, alors que Jésus pénétra symboliquement à l’intérieur du sanctuaire (selon l’interprétation chrétienne, bien sûr contestée par les rabbins) pour ouvrir «  une voie nouvelle et vivante qu’il a inaugurée à travers le voile » (Hb 10, 20), Titus fut le destructeur du Temple. Dans les deux cas, le sang joue un rôle : le sang de Jésus ouvrait l’accès désormais libre au sanctuaire (Hb 10, 19), alors que l’épée de Titus, après avoir fendu les rideaux 78, était « couverte de sang » (BerR 10, 7 sur Gn 2, 1) : « Ce qui, dans la symbolique chrétienne, est considéré comme le summum de la sanctification et de l’expiation – la mort de Jésus suivie de la déchirure du voile – devient, dans le Talmud, un horrible sacrilège. Mais cela n’empêche pas le Talmud d’adopter la même logique que la Vindicta Salvatoris : l’irruption de Titus dans le Saint des Saints reste la conséquence de la crucifixion, mais perd son caractère de châtiment pour devenir une atroce profanation. La destruction du Temple est imputée, du coup, au christianisme, et le péché d’avoir détruit le Sanctuaire passe du Titus historique, romain et païen, au Titus mystique, “chrétien”, celui de la Vindicta Salvatoris en somme 79 ».

Cette interprétation de Yuval, aussi séduisante qu’elle paraisse, soulève plusieurs problèmes : en premier lieu, on ne peut pas savoir avec certitude si les auteurs de notre midrash étaient conscients des détails du récit évan78. Selon Yuval (Deux peuples, p. 71-72), cette construction repose sur un malentendu à la lecture de Hb 10, 19-20 : le corps de Jésus serait alors représenté par le rideau – et pour cette raison le voile du sanctuaire se déchira précisément au moment de la mort du Sauveur. Par analogie, selon la construction midrashique, Titus aurait identifié le rideau du Temple avec la divinité même : son action de déchirement était alors une tentative de déicide. Il est à remarquer, cependant, que dans le midrash, la phrase « son épée [celle de Titus] était couverte de sang » est énoncée après l’affirmation que Titus « coucha avec les prostituées à même l’autel ». La terminologie du récit, ici, ne peut pas passer inaperçue : le général romain « pénètre (‫ » )נכנס‬dans le sanctuaire, il « possède » (‫ )בעלן‬les prostituées, il « sortit son épée » (‫)ויצא חרבו‬, et finit par son acte de destruction (‫ – חרבן‬le midrash utilise l’expression « le Temple fut ‫חרב‬, détruit ») du Temple. La discussion qui s’ensuit dans le Midrash (pourquoi « son épée » était « couverte de sang » ? : « sang des sacrifices les plus saints ? », « sang du taureau et du bouc de Kippour ? ») ne peut que couvrir superficiellement la connotation fortement sexuelle, qui pourrait aussi être alimentée par un verset comme Es 1, 21 : « Comment est-elle [Jérusalem] devenue une prostituée ? ». 79.  Yuval, Deux peuples, p. 72-73.

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gélique ni dans quelle mesure ces outils narratifs étaient à leur portée 80. En deuxième lieu, la compréhension de notre midrash comme réponse à la légende chrétienne de la Vindicta Salvatoris est difficile d’un point de vue chronologique 81. Enfin, le message déchiffré par Yuval ne coïncide pas vraiment avec la tendance générale de notre texte, lu dans son ensemble. Ce qui compte, selon le midrash, c’est la portée universelle, et même cosmologique, des événements. Dans le récit de l’empereur qui meurt à cause d’un moustique qui avait pénétré dans son nez (BerR 10, 7 sur Gn 2, 1), c’est la punition du méchant pour ses transgressions ineffables 82 . Mais de la plus haute importance, finalement, est l’horizon cosmologique des événements. Suivant un enchaînement de circonstances miraculeux (les rabbins du midrash, répétons-le, nous donnent leur commentaire à propos de Gn 2, 1, donc concernant « l’achèvement du ciel et de la terre »), le destin de l’empereur correspond à l’ordre cosmologique imposé par Dieu à partir de la création des choses. Selon une réciprocité cosmologique, l’un des animaux les plus détestés de la création, le moustique, est disponible pour accomplir le plan divin. VI. U n e

t e n tat i v e de r econs t ruct ion du t e m pl e  ?

Un autre sujet de débat concerne la possibilité que, dans les années suivant la destruction du Temple sous Titus, il y ait eu des tentatives de reconstruction. Des spéculations sur une telle tentative imminente auraient pu être propagées immédiatement après la défaite dans le contexte de rumeurs sur la naissance du Messie la nuit même de l’incendie du

80.  La chose n’est pas impossible  ; mais une lecture attentive de notre midrash ne fait pas apparaître d’autres traces d’une connaissance quelconque de textes néotestamentaires. 81. Il est à noter que Yuval développe son interprétation à partir des textes parallèles ultérieurs, notamment à partir du traité Guittin dans le Talmud de Babylone (bGit 56b), qui fut rédigé environ deux siècles après notre texte midrashique. Chez Yuval, le Midrash Bereshit Rabba ne joue aucun rôle. 82.  On pourrait interpréter ce récit comme la démonstration d’un ius talionis : la pénétration du Temple par Titus fut sanctionnée par la pénétration de l’insecte dans sa tête. La narration de ce crime est peut-être influencée par les récits des transgressions sexuelles dans les Psaumes de Salomon 2, 3-4, 6 et 11, où la population de Jérusalem est décrite comme une femme. Il est à noter, cependant, que dans l’imaginaire de ce psaume (qui date du milieu du i er siècle avant notre ère), ce sont probablement les prêtres de Jérusalem qui profanaient le sanctuaire – un crime pour lequel Dieu, en punition, laissa envahir en l’an 63 la cité sainte par Pompée le Grand, lequel, à l’indignation des Juifs, pénétra dans le Saint des Saints. Si ce psaume est à prendre comme arrière-plan de notre midrash, les motifs de la transgression sexuelle et de la profanation du Temple ont alors été amalgamés.

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sanctuaire 83. Dans les générations précédentes, plusieurs chercheurs ont essayé de trouver des traces d’une telle tentative dans les sources rabbiniques, soit reliée au règne de Trajan 84 , soit avant ou après la guerre de Bar Kochba, sous le règne d’Hadrien. Pouvons-nous seulement déduire des informations parvenues jusqu’à nous que les insurgés juifs eux-mêmes auraient essayé une telle reconstruction ? Ou bien y a-t-il eu une tentative de reconstruction et de récupération comme sanctuaire païen à l’emplacement de l’ancien Temple 85 ? Du point de vue de la recherche critique, toutes ces suppositions semblent assez douteuses 86. Toute considération de probabilité historique mise à part, ce qui nous intéresse ici, c’est encore la question de la perspective des rabbins dans notre Midrash. Et s’il est vrai que des plans hypothétiques de construction ou de reconstruction, dans leur réflexion midrashique (telle que nous nous sommes habitués à les percevoir dans la littérature rabbinique), peuvent avoir été rebrassés et amalgamés, nous avons bien du mal à les mettre au jour dans notre texte. Même les événements advenus sous le règne de l’empereur Julien (361-363) n’ont laissé qu’une trace ténue (et douteuse) dans le midrash. À en croire ces éléments narratifs, dans sa tentative de favoriser les religions autres que le christianisme, Julien aurait commandé la reconstruction du temple juif à Jéru83.  Sur ces spéculations, voir Podro, The Last Pharisee, p. 96-115. Méthodologiquement, la présentation de Podro, qui omet de soumettre ces textes à l’épreuve historico-critique, est désormais obsolète. 84. Sur le fameux jour de Trajan (‫יום טיריון‬/Yom Trayanus ou Yom Tiryon) dans le Talmud (yTaan 66a, lignes 10-12 ; bTaan 18b), qui tombait le 12 Adar, voir L ehnhardt, Taaniyot, p. 70. Il s’agit d’un jour, comme le suggéra M. J oel, qui célébrait la date où l’empereur avait donné la permission de reconstruire le Temple. Voir M. J oel, Blicke in die Religionsgeschichte zu Anfang des zweiten christlichen Jahrhunderts, Bd I, Breslau, 1890, p. 15 ; Bd II, Breslau, 1883, p. 187. Voir aussi P. S chäfer, Bar Kokhba-Aufstand. Studien zum zweiten jüdischen Krieg gegen Rom, Tübingen, 1981, p. 31 ; R. L oewe, «  R abbi Joshua ben Hananiah : Ll.D. or D. Litt ? », dans B. S. J ackson (éd.), Journal of Jewish Studies, 25 (1974), p. 137-154 (ici, p. 148) ; concernant ce jour, voir aussi Noa, Megillat Ta’anit, p. 347, qui met le jour de Trajan en relation avec une abrogation de décrets d’Hadrien. Sur les points de vue divergents concernant ce jour de Trajan, voir H. L ichtenstein, « Die Fastenrolle », HUCA, VIII-IX, 1931/1932, p. 257-351. Sur la relation de ces événements avec la mort de deux martyrs juifs, Papus et Lullianus, voir infra. 85. Voir R. Goldenberg, « The Destruction of the Jerusalem Temple : Its meaning and its consequences », dans S. T. K atz (éd.), The Cambridge History of Judaism, tome 4, The Late Roman-rabbinic period, Cambridge, 2006, p. 191-205 (ici p. 195). M. Küchler, Jerusalem. Ein Handbuch und Studienreiseführer zur Heiligen Stadt, Göttingen, 2007, p. 142-143. 86. Voir Schäfer, Bar Kokhba-Aufstand, p. 78-81 (Schäfer se réfère à E.  Schürer, The History of the Jewish People in the Age of Jesus Christ 175 B.C. – A.D. 135. A New English Version Revised and Edited by G. Vermes, F. M illar et M. Goodman, 4 vol., Édimbourg, 1973-1986, ici : History I, 1973, p. 545-546).

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salem 87 et l’échec de cette tentative a été attribué à un tremblement de terre et aux hésitations des Juifs à propos de ces plans 88. Le seul récit d’une tentative pour reconstruire le Temple (pas seulement dans notre midrash, mais à notre connaissance dans la littérature rabbinique tout entière !) se trouve dans BerR 64, 10 (sur Gn 26, 28) : « Au temps de Rabbi Yéhoshua b. Hananiah, L’Empire du mal (‫מלכות הרשעה‬/ malkhut ha-rich’a) ordonna (‫גזרה‬/gesera) de (re)construire le Temple (‫המקדש‬ ‫שיבנה בית‬/che-yibaneh bet ha-miqdach) 89 ».

Cette phrase, si laconique qu’elle soit, soulève de nombreuses questions et a suscité des interprétations contradictoires. Apparemment, les informations que nous obtenons se rapportent au rabbin Josué ben Hananiah, un important sage tannaïtique de la première moitié du siècle suivant la destruction du Temple. Littéralement, on peut donc comprendre ce texte comme un reflet du règne d’Hadrien. La Mishna nous dit que le rabbin Josué était d’ascendance lévitique (mMaasSh 9), et le Talmud de Babylone nous apprend qu’il servait au sanctuaire dans la classe des chantres (bArakhin 11b), ce qui pourrait expliquer son intérêt pour le Temple. Pendant le siège de Jérusalem par les légions romaines, son collègue Eliezer ben Hyrcanos et lui avaient porté le cercueil de leur maître, le rabbin Yohanan ben Zakkai, par-delà la ligne de front, afin de rencontrer le haut commandement romain, apparemment pour négocier 90. À l’époque du 87.  Voir K. Bringmann, Kaiser Julian, Darmstadt, 2004, p. 133-134 ; 151-152 ; 227 (n 272). A mmien M arcellin, Res Gestae, 23, 1, 2-3. Sur ce projet, voir, dans ce volume, le chapitre de G. A ragione, p. 226-232. 88.  Voir M. A dler, « The Emperor Julian and the Jews », The Jewish Quarterly Review, 5/4, juillet 1893, p. 591-651. 89.  Midrach Rabba, trad. L évy et Honigmann, p. 68 (modifiée). Voir un passage parallèle en Yalqut Shimoni, Genèse § 111 in fine (éd. J. S hiloni, Mossad Harav Kook, Jérusalem, 1973, Sefer Bereshit, tome II, p. 534). Les manuscrits Vatican 30 et 60 du Midrash Bereshit Rabba donnent ici simplement ‫( מלכות‬empire) en évitant le qualificatif méchant. Peut-on voir dans cette version manuscrite la trace d’une espérance messianique ou, au moins, les vestiges d’une époque où le sort de cette tentative n’était pas encore tranché ? Sur ce texte, voir J. Podro, The Last Pharisee, p. 113-114. Selon Podro, dans son approche précritique, ce petit texte se réfère au ii e siècle de notre ère. La recherche historico-critique, dès le début de la Wissenschaft des Judentums, a proposé de se pencher sur la période de la rédaction finale de notre Midrash. D’après L. Zunz (Die gottesdienstlichen Vorträge der Juden historisch entwickelt, Francfort sur le Main, 1892, p. 185-186), le texte porte les traces du règne de l’empereur Julien. 90.  Voir Talmud de Babylone, traité Guittin, 56a ; ARN 4, 5  ; voir aussi Podro, The Last Pharisee, 12 et 38, qui prend ce récit (de type historique) au pied de la lettre. Sur l’éducation grecque de Rabbi Josué (Yehoshua) ben Hananiah, voir S. Lieberman, Greek in Jewish Palestine, New York, 19652 , p. 16-19. Sur sa contribution à la Mishna, voir J. N. Epstein, Introduction to Tannaitic Literature : Mishna, Tosephta and Halakhic Midrashim (hébr.), éd. E. Z. M elamed, Jérusalem, 1957, p. 59-65. Voir aussi W. S. Green, « Redactional Techniques in the Legal Traditions

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règne de l’empereur Hadrien, Josué (Yéhoshua) semble avoir tenu un rôle dirigeant au sein du peuple juif  91. Cependant, tous ces détails biographiques sur Josué ben Hananiah sont hors du champ visuel de notre Midrash, et apporter ces informations ne contribue en rien à la compréhension du texte. Certes, dans notre midrash (toujours BerR 64, 10 sur Gn 26, 28-29), Josué ben Hananiah est présenté comme sage : il est « un certain homme sage » (‫) חד בר נש חכימא‬, appelé à apaiser la foule juive, qui était prête à se révolter contre les Romains après que l’autorisation de reconstruire le Temple eut été mystérieusement retirée. Dans ce contexte, il reçoit un titre tout à fait étrange : il est « scholasticus » de la loi, ‫( אסכולוסטקיא דאורייתא‬askolostiki de-oraitha) 92, une expression latino-araméenne étrangement hybride, qui nous renseigne à la fois sur l’étroite spécificité de son érudition rabbinique et sur la possibilité d’inscrire (ironiquement peut-être) la diffusion et l’enseignement de son savoir dans les catégories sociales d’un monde méditerranéen et procheoriental globalisé 93. En ce sens, il nous semble significatif que, au lieu du terme hébraïque Torah (‫)תורה‬, soit utilisé ici son équivalent araméen (‫)אורייתא‬, qui se réfère à la Torah au sens rabbinique, c’est-à-dire à la fois la loi écrite (le Pentateuque) et la loi orale, donc rabbinique (la Mishna et le of Joshua ben Hananiah », dans J. Neusner (éd.), Christianity, Judaism, and other Greco-Roman Cults. Studies for Morton Smith at Sixty, vol. IV : Judaism after 70, Leyde, 1975, p. 1-17 ; I. Konovitz, Rabbi Eliezer – Rabbi Joshua. Collected Sayings (hébr.), Jérusalem, 1965 ; L oewe, Joshua ben Hananiah, p. 137-154. Concernant l’attachement au Temple de R. Josué (Yéhoshua) ben Hananiah, voir Tosephta Edouyot 3, 13 et Talmud de Babylone, Zevachim 113 a : lorsqu’on trouva des ossements humains dans le sous-sol du Temple, le rabbi pesa pour que la déclaration d’impureté concernant le lieu de la sépulture ne concerne qu’une petite partie de l’aire consacrée, afin de permettre aux Juifs l’accès au Temple. Ces informations sur son trait de caractère auraient pu contribuer à forger le midrash de BerR 64, 10. 91.  L oewe, Joshua ben Hananiah, p. 148. 92. Le codex Vaticanus 30 de notre midrash donne ‫איסכוליסטיקה‬, alors que dans Vaticanus 60, nous lisons ‫איסקליסטיקא דאוריתא‬. Midrach Rabba, trad. L évy et Honigmann (p. 68) le rend par « grand défenseur de la Loi ». 93.  Voir l’analyse détaillée de ce titre (dont le plus proche parallèle se trouve en Exode Rabba 43, 4) chez L oewe, Joshua ben Hananiah, p. 151-154. Selon Loewe, ce titre pourrait désigner un defensor ciuitatis, c’est-à-dire un médiateur entre les autorités et la population juive, un leader juif reconnu par les autorités romaines ou simplement la traduction de l’hébreu ‫( אב בית דין‬av beth din), donc un président de la cour de justice juive. Le titre pourrait également être l’expression d’une politesse conventionnelle (L oewe, op. cit., p. 153 : « the Ph.D. that the Jewish synagogal minister in English-speaking countries so frequently regards as the necessary hall-mark of his ecclesiastical credibility »). En ce cas, on pourrait supposer une sorte d’ironie induite (L oewe, op. cit., p. 152 : «  the erudite gentleman who knows all about the Torah »). Il faut souligner, cependant, que notre information sur la désignation du rabbin ne provient pas d’un fonctionnaire romain de Césarée (L oewe, op. cit., p. 152), car notre source est une source juive.

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Talmud). De plus, souvenons-nous que, dans notre midrash (voir BerR 1, 1 sur Gn 1, 1), cette « loi », lors de la création du monde, peut être considérée comme le plan de construction du monde, ce qui inclut le kosmos (‫ )עולם‬dans la dimension spatiale aussi bien que dans la dimension temporelle. Selon cette interprétation, qui trouve dans la « Torah rabbinique » (‫ )אורייתא‬le guide et les instructions pour le chemin du peuple de Dieu à travers l’histoire, ce qui compte ici pour les rabbins, c’est la sagesse du rabbin qui s’exprime par sa prudence vis-à-vis des Romains. Nous lisons une longue citation de la bouche de Rabbi Josué (Yehoshua) ben Hananiah, qui convainc son peuple de renoncer à toute rébellion précipitée. Pour cette prédication, le rabbin ne se réfère nullement aux textes bibliques. Il utilise une fable d’Ésope, plus précisément la fable « Le Loup et le Héron », habilement modifiée, en en faisant un élément de son midrash (‫ )ודרש‬94 : Un lion avait dévoré une proie, mais un os lui resta en travers de la gorge. Il proclama : « Quiconque m’en délivrera sera récompensé ». Vint une grue d’Égypte munie d’un long bec qu’elle plongea dans la gorge du fauve pour en extirper l’os. « Remets-moi ma récompense », lui dit-elle. Le lion répliqua : « Va donc, tu peux te vanter d’être entrée dans la gueule du lion sans mal (‫ )בשלם‬et d’en être sortie indemne (‫)בשלם‬. Et nous, donc, soyons aises d’être entrés dans cette nation sans mal (‫)בשלם‬, et d’en sortir un jour indemnes (‫ » ! )בשלם‬95 

Il est à noter que des dizaines de paroles prophétiques de la Bible hébraïque auraient pu être à la disposition du rabbin pour faire passer son message pacifique – mais Rabbi Joshua ben Hananiah marque le point en se référant à une fable issue du monde hellénique. Au nom de sa Torah rabbinique, il fait la comparaison avec des événements dans le règne animal, probablement un miroir des récits autour de Titus mourant à cause d’un moustique qui avait pénétré dans son nez (voir supra). L’argumentation du rabbin nous est présentée sans aucune préoccupation d’ordre historique, sans aucun ancrage chronologique. De même que les circonstances dans lesquelles l’ordre de la reconstruction du Temple fut retiré restent complètement obscures, de même la justification de l’attitude quiétiste exigée par Josué est dépourvue de tout raisonnement lié aux faits historiques concrets. 94. Voir BerR 64, 10. L évy et Honigmann traduisent la forme verbale ‫ודרש‬ « il (c’est-à-dire Rabbi Yehoshua ben Hananiah) leur raconta cette fable ». Le lion représente, bien entendu, l’Empire romain, alors que la grue est le peuple d’Israël. Sur la fable « Le Loup et le Héron (Λύκος καὶ ἐρωδιός) »  chez Ésope, voir la traduction d’É. Chambry, Paris, 1926, p. 99  ; voir B. E. Perry (éd.), Aesopica. A Series of Texts Relating to Aesop and Ascribed to Him or Closely Connected with that Literary Tradition that Bears his Name, Urbana, 1952, p. 382 ; sur la littérature scientifique concernant l’utilisation d’Ésope dans les sources juives, voir L oewe, Joshua ben Hananiah, p. 148, note 58. Voir l’analyse de ce texte chez C. Thoma et H. Ernst, Die Gleichnisse der Rabbinen. Dritter Teil. Von Isaak bis zum Schilfmeer : BerR 63-100 ; ShemR 1-22, Berne, 1996, p. 38-40. 95.  Midrach Rabba, trad. L évy et Honigmann, p. 68. Les manuscrits du midrash Vatican 30 et 60 portent ‫בשלום‬.

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Ensuite (toujours BerR 64, 10) le midrash nous donne une courte allusion à deux personnages énigmatiques, martyrs de la résitance juive contre Rome, qui, après que l’ordre de la reconstruction du temple fut donné, auraient déjà commencé les préparatifs pour le retour des exilés : « Papus et Julianus installèrent des étals depuis Acre jusqu’à Antioche pour subvenir aux besoins des exilés de retour 96 ».

Pour contrecarrer ces efforts de restauration, nous lisons ensuite que les Samaritains seraient intervenus. Dans ce récit l’argumentaire des Samaritains [‫ כותאי‬/Kuta’i] contre la reconstruction du Temple nous est donné en araméen et, par un anachronisme éclatant, repris presque mot à mot, de l’exemple biblique d’Esd 4, 13 : « [Les Cuthéens] vinrent se plaindre : Que le roi sache qu’une fois que cette ville sera reconstruite et que ses murs seront relevés, ses habitants refuseront de s’acquitter des impôts, contributions et droits de passage  9 7 ».

Cet amalgame des sources et des perspectives ne signifie pas seulement une confusion chronologique voulue, découlant de la distance historique avec les événements qui a permis au dernier rédacteur du texte de fondre différents événements de différents siècles en une seule phrase 98. Le midrash nous montre au contraire, une fois de plus, qu’il s’oppose aux questions posées par la recherche moderne, tout en nous proposant ses propres réponses et perspectives. La méthode midrashique et son anachronisme délibéré rendent très délicat, voire impossible, d’identifier des évé96. Nous suivons la traduction de L évy et Honigmann, p. 68. – Le texte hébraïque donne ‫( לוליאנוס‬Lulluianus) ; le manuscrit Vatican 30 ne porte que « Papus ». Les « étals » (‫טרפיזין‬/trapézin du grec Τράπεζα) désignent les comptoirs de marchands. – Sur le fond, voir W. Horbury, «  Pappus and Lulianus in Jewish Resistance to Rome », dans J. Targarona Borrás, A. Sáenz-Badillos (éd.), Jewish studies at the turn of the twentieth century. Proceedings of the 6th EAJS Congress, Tolède, juillet 1998, Leyde – Boston – Cologne, 1999, p. 289-295 (ici, p. 290) : « The compiler of Ber.R. LXIV 10, probably in early fifth-century Galilee, thought they [Papus et Lullianus] could be placed in the days of R. Joshua b. Hananiah ». Sur cette tradition, voir aussi F. Avemarie, « Martyrdom and Noble Death in the Rabbinic Tradition », dans J. W. Van H enten, F. Avemarie (éd.), Martyrdom and noble death : Selected Texts from Graeco-Roman, Jewish, and Christian antiquity, Londres – New York, 2002, p. 132-176 (ici p. 144 sq.) ; voir aussi Podro, The Last Pharisee, p. 102. 97.  Midrach Rabba, trad. L évy et Honigmann, p. 68. Voir L oewe, Joshua ben Hananiah p. 147 : «  the term (i. e. les samaritains) may disguise others, e.g. Christians, and be due to considerations of censorship in text-transmission ». Le terme hébraïque “Cuthéens” a son origine dans 2 R 17, 24 : « Le roi d’Assyrie fit venir des gens de Babylone, de Koutha … ». 98.  Zunz, Die gottesdienstlichen Vorträge, p. 186 ; voir contra Stemberger, Einleitung, p. 275.

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nements précis de l’histoire, et nous pouvons ainsi laisser cette question ouverte. Ce qui intéressait les rabbins ne se trouvait pas dans des informations précises. Ils s’intéressaient plutôt à une espèce de synopsis des événements, dans une construction fusionnant les événements de différents siècles en un seul tableau. Pour comprendre la composition du « peintre » midrashique (pour reprendre la comparaison de Jacob Neusner), il importe de noter le contexte biblique immédiat de notre Midrash, que le rédacteur final a voulu associer au rabbin Josué ben Hananiah. On retrouve ce Midrash dans les remarques des rabbins sur Gn 26, le chapitre qui suit le récit de la naissance des deux jumeaux Jacob et Ésaü, et la vente par ce dernier de son droit d’aînesse à son frère Jacob (Gn 25). Tout de suite après, en Gn 27, nous lisons le récit des deux frères recevant chacun une bénédiction de leur père. Pour le premier-né (Ésaü), cette « bénédiction » sera, à vrai dire, ambiguë, parce que, d’après le Midrash (BerR 67, 5), elle signifie qu’« il lèvera un jour la main contre le Temple ». Toute la catastrophe d’Israël est donc dissimulée dans cette infortune que, selon le récit biblique, Édom a quand même reçu une bénédiction de son père Isaac, bien que la bénédiction principale, celle du premier-né, lui ait été ravie par Jacob ! Apparemment, la suite des événements racontée dans les chapitres successifs du livre de la Genèse a incité les rabbins à réexaminer soigneusement la relation entre Ésaü, le premier fils d’Isaac, et le temple de Jérusalem. Ils joignirent leurs réflexions à leurs remarques sur le chapitre 26 du livre de la Genèse en commençant par l’étrange histoire biblique du roi philistin Abimelech, qui surprend Isaac caressant sa femme Rébecca alors qu’il avait dit qu’elle était sa sœur. Ce que cette troisième histoire de la « mise en danger de la matriarche » (« Gefährdung der Ahnfrau » 99) a en commun avec les deux histoires précédentes (après l’épisode d’Abram et Saraï en Égypte : Gn 12, 10-20 ; et d’Abraham et Sara chez Abimelech : Gn 20, 1-18), c’est que le Midrash y voit une occasion de débattre de la généalogie des différentes branches des descendants d’Abraham. Après que le pharaon et, quelques chapitres plus loin, le roi philistin avaient fait entrer Sarah, la mère d’Isaac, dans leur harem, c’était bien la question de la légitimité de la naissance de sa postérité qui était en jeu ! Le Midrash, comme la Bible, donne une réponse claire (BerR 52, 13 sur Gn 20, 18) :

99. Voir C. A. K eller, « Die Gefährdung der Ahnfrau. Ein Beitrag zur gattungs- und motivgeschichtlichen Erforschung alttestamentlicher Erzählungen », dans Zeitschrift für Alttestamentliche Wissenschaft, 66 (1954), p. 181-19 ; C.  Westermann, Genesis. Kapitel 12-36 (Biblischer Kommentar Altes Testament, Bd I/2) Neukirchen, 1989, p. 185-196.

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« Rabbi Éléazar enseignait au nom de Rabbi Eliézer ben Yaaqov : Nous avons appris que Pharaon a été frappé de lèpre et Abimelech, de stérilité 100 ».

Au-delà de l’affirmation biblique que l’épouse d’Abraham ne fut pas touchée (Gn 20, 4), les rabbins parlent donc d’une protection supplémentaire. Mais quelle est pourtant la portée de ces histoires ? Dans quelle mesure les deux « princes » (le pharaon en Gn 12, 1-20, et Abimelech en Gn 20, 1-18 et Gn 26) contribuèrent-ils à influer sur le déroulement des événements dans l’histoire d’Israël ? Notre Midrash a choisi de répondre à cette question en attachant la courte remarque sur la permission de reconstruire le Temple par « l’Empire du Mal » à une réflexion sur le serment d’Abimelech (et de son ami Pikol) en Gn 26, 28. Dans la Bible, ce serment avait pour but de conclure une alliance entre les Philistins et Isaac ; mais, selon le midrash, ce serment n’était pas sincère ! Pour en donner une «  preuve », le Midrash ajoute l’histoire de la reconstruction inaboutie du Temple. Cette petite phrase « L’Empire du mal ordonna de reconstruire le Temple » n’est donc qu’un exemple de l’influence négative et toujours active d’Abimelech, celui qui avait mis en danger les familles d’Abraham et d’Isaac et qui, pourtant, ne devint le père ni de Jacob ni d’Ésaü (les deux jumeaux sont nés, rappelons-le, déjà au chapitre 25 de la Genèse, et notre midrash, en plus, insiste sur le fait que Rébecca, avant sa liaison avec Isaac, était bien vierge 101). Au iv e siècle, les bouleversements et le désordre au sein de la famille des Patriarches sont réinterprétés à la lumière de la montée du christianisme, perçu comme un candidat rival au droit d’aînesse. C’était la méchanceté du petit-fils d’Abraham, d’Ésaü, donc de Rome, qui était à l’origine de la destruction du Temple, mais, hélas, cette méchanceté était déjà préfigurée dans la Bible 102 ! Si les maîtres du midrash s’intéressent au Temple « construit et détruit et (re)construit », cette formulation typique peut se référer à diverses occurrences dans l’histoire du Temple, assurant seulement que la destruc100.  Les deux potentats étaient donc physiquement incapables soit de cohabiter avec Sarah, soit d’engendrer avec elle un enfant. Le commentateur médiéval Rashi (1040-1105) ajoute (sur Gn25, 19) que la ressemblance physique entre Isaac et son père était si forte que cela coupa court à toute question sur sa légitimité. 101.  Voir BerR 60, 4 (sur Gn 24, 16) : « R. Yohanan dit : Rébecca […] fut pénétrée par un homme circoncis le huitième jour [donc Isaac]. Rech Laqich : Chez les païens, les vierges se refusent [aux hommes] à l’endroit de l’hymen, mais elles s’offrent par la voie des autres orifices ; cette vierge-là [Rébecca] était vierge à l’endroit de l’hymen, aucun homme ne l’avait connue d’aucune façon » (trad. L évy et Honigmann, Midrach Rabba, 25.) 102.  Voir J. Neusner, Judaism and the Interpretation of Scripture. Introduction to the Rabbinic Midrash, Peabody, 2004, p. 30-45. Sur Amalek, le petit-fils d’Ésaü, voir M. Morgenstern, « Amalek, l’ennemi héréditaire dans le midrash rabbinique », Tsafon. Revue d ’études juives du Nord, 78 (hiver 2019), p. 85-108.

290

CHAPITRE VIII

tion du Temple est associée aux événements spécifiques de l’année 70. Le schématisme de cette formulation montre que la perspective d’espoir n’est plus historique, elle dépasse le temps. La tentative ratée sous le règne de Julien, lui aussi devenu l’empereur de « l’Empire du mal », semble avoir été une occasion et une impulsion de plus pour suivre le chemin que le judaïsme rabbinique avait pris à la suite des événements du i er siècle de notre ère. C’est pour cette raison que les maîtres du midrash, vers la fin de leur exposé, nous font savoir, de manière ostensible à propos du verset « messianique » de Gn 49, 10 (« le sceptre ne s’écartera pas de Juda, ni le bâton de commandement d’entre ses pieds jusqu’à ce que vienne Shilo 103 »), que, dans l’ère rabbinique, certes, le Temple ne fut pas oublié, mais qu’il était relégué au second plan. Il joue désormais le rôle d’un lieu de mémoire, un lieu qui fournit un motif de légitimation pour le mouvement rabbinique émergent : « Rabbi Lévi disait qu’on trouva à Jérusalem un inventaire généalogique indiquant que Hillel était de descendance davidique 104 ».

Cette information – peut-on supposer qu’elle fut découverte dans les archives du Temple ? – relative (selon la légende) à l’ancien président du Sanhédrin et au fondateur de l’interprétation rabbinique de la loi juive 105, est significative du changement qui entraînait la transformation du judaïsme d’une religion du sacrifice en religion de la Torah (et de l’étude de la Torah). Cette tendance, nous pouvons du moins l’imaginer, a en soi abouti à un élan d’éloignement et de détachement par rapport à la théologie du Temple 106.

103. Sur l’interprétation de ce verset comme «  témoignage » sur le Christ (Shilo) chez Justin, Origène et Irénée, voir M. H arl, La Bible d ’Alexandrie. La Genèse, Paris, 1986, p. 308. Il me semble probable que l’explication midrashique (voir infra) de ce verset peut être comprise comme réponse au défi de l’interprétation des Pères de l’Église. 104.  BerR 98, 10 sur Gn 49, 10 (traduction M. Morgenstern). 105.  Le texte parle de Hillel l’ancien (le vieux), qui fut, selon la légende, pendant quarante ans guide spirituel (nasi) des Juifs (jusqu’à sa mort vers 9 ap. J.-C.). 106.  Voir G. Stroumsa, La fin du sacrifice. Les mutations religieuses de l ’Antiquité tardive, Paris, 2005 ; sur le changement de l’identité juive après la destruction du Temple, voir aussi Goldenberg, The Destruction of the Jerusalem Temple, p. 202203.

LE MIDR ASH BERESHIT R ABBA

291

A ppe n dice Liste des citations midrashiques empruntées au Midrash Bereshit Rabba Section (dans cet article)

Lieu biblique (Genèse)

Lieu midrashique

Contenu du Midrash

3

Gn 1, 1

BerR 1, 1

Création du monde comparée à la construction d’un palais

2

Gn 1, 1

BerR 1, 4

Finalité de la création : les sacrifices au Temple

3

Gn 1, 1

BerR 1, 5

Dispute entre l’école de Hillel et celle de Shammaï pour savoir si le ciel ou la terre fut créé en premier

2

Gn 1, 3

BerR 2, 3

Jacob et Ésaü, Yom Kippour comme rite du Temple

2

Gn 1, 3

BerR 2, 4

Le Royaume de la méchanceté – le futur destructeur du Temple

3

Gn 1, 3

BerR 2, 5

Justes et scélérats ; le Temple construit, détruit et (re)construit

3

Gn 1, 3

BerR 3, 4

La lumière fut créée depuis le lieu du Temple

4

Gn 1, 5

BerR 3, 9

Incohérence dans le récit de la séquence des premiers jours de la création ; la création fut complétée avec les premiers sacrifices ; l’ambiguïté des « dix couronnes »

3

Gn 2, 1

BerR 10, 7

Titus pénètre dans le Temple

5

Gn 2, 7

BerR 14, 8

L’homme créé « de la poussière de la terre » prise à l’emplacement du futur Temple

6

Gn 20, 18

BerR 52, 13

Dieu protège Sara contre le Pharaon

4

Gn 25, 24

BerR 63, 8

Une série de « premiers »

4

Gn 25, 33

BerR 63, 13

Le droit d’aînesse contesté entre Jacob et Ésaü

6

Gn 26, 28

BerR 64, 10

« L’Empire du mal » ordonne de reconstruire le Temple ; la fable « Le Loup et le Héron »

4

Gn 36, 31-34

BerR 83

Le royaume d’Édom assimilé au « royaume » de Rome ; une liste des empereurs romains

6

Gn 49, 10

BerR 98, 10

Inventaire généalogique au Temple : Hillel est de descendance davidique

Chapitre IX

UN DÉVELOPPEMENT LITTÉRAIRE MÉDIÉVAL : LA « LÉGENDE » DE LA VINDICTA SALVATORIS (VENGEANCE DU SAUVEUR) Céline Urlacher-Becht et Rémi Gounelle Si la destruction de Jérusalem a retenu tardivement l’attention des Anciens et surtout intéressé un nombre limité d’historiens, il en va autrement dans la tradition médiévale, et ce, bien avant la période des croisades qui entraîna, pour des raisons qu’on conçoit aisément, un regain d’intérêt pour le sujet. Dès le Haut Moyen Âge, d’autres traditions se sont emparées du thème, et l’ont amplement développé suivant deux lignes d’évolution majeures. La première, de type homilétique, trouve sa source dans l’exégèse proposée par Grégoire le Grand, à la fin du vi e siècle, du fameux passage de Luc 19, 43-44 où « le Seigneur décri[t], en pleurant, la ruine de Jérusalem par les empereurs romains Vespasien et Titus 1 ». Dans l’homélie XXXIX, il propose en effet une lecture allégorique de la ruine de la cité, où il voit une « figure de l’âme en perdition 2 » : comme les assaillants de Jérusalem, « les esprits du mal investissent l’âme de toutes parts » et « l’accul[ent] à l’heure du châtiment final » ; à l’instar des murs dont « il ne reste pas pierre sur pierre quand la cité est détruite », « tout l’édifice de ses pensées s’écroule 3 ». Cette interprétation morale connut une grande 1.  Le texte et la traduction sont cités d’après l’édition des Homélies sur l ’Évangile de Grégoire le Grand due à R. Étaix, G. Blanc et B. Judic, Paris, 2008 (SC 522), ici § 1 … flente Domino illa Ierosolymorum subuersio describatur, quae a Vespasiano et Tito romanis principibus facta est. Voir, sur « La prédication selon Grégoire le Grand » et la part de « l’exhortation morale » dans ces homélies, op. cit., p. 26-41. – Le passage en question de Luc est également à la source du sermon de Walahfrid Strabon De subuersione Hierusalem (avec des références très précises au témoignage de Flavius Josèphe, par l’intermédiaire de la « traduction » du PseudoHégésippe), cf. H. K nittel, « Ein Frühwerk von Walahfrid Strabo : De subuersione Hierusalem », Mittellateinisches Jahrbuch, 41 (2006), p. 357-400. 2.  Cf. § 6 […] perditione ciuitatis, quam nos ad pereuntis animae similitudinem traximus. 3.  Cf. § 4 Maligni quippe spiritus undique animam angustant […] ad extremum de omnibus angustetur in retributione. […] Sed in destructa ciuitate super lapidem lapis non relinquitur, quia cum ad ultionem suam anima ducitur, omnis ab illa cogitationum suarum constructio dissipatur. Les récits de la destruction de Jérusalem (70 ap. J.-C.), édité par Frédéric Chapot (JAOC 19), Turnhout 2020, p. 293-341. DOI 10.1484/M.JAOC-EB.5.119490 © F  H  G

294

CHAPITRE IX

fortune durant le Haut Moyen Âge chez des auteurs aussi variés qu’Haymon d’Auxerre, Bède le Vénérable, Paul Diacre ou Raban Maur 4 . Si l’idée de « châtiment » y figure en bonne place 5, son fondement scripturaire et son orientation eschatologique limitent néanmoins son intérêt dans la perspective historique au centre de ce volume. Il en va autrement de la seconde tradition, de type littéraire, qui est née durant le Haut Moyen Âge de l’amalgame de faits historiques et légendaires. Centrée sur le thème de la uindicta 6, cette dernière marque une évolution notable dans l’interprétation née, à la fin du iv e siècle, de la chute de Jérusalem comme une punition divine : dans la continuité de l’évolution amorcée par le Pseudo-Hégésippe dans sa « traduction » latine de la Guerre des Juifs de Flavius Josèphe, la chute de Jérusalem n’y apparaît plus seulement comme un châtiment divin, mais comme un acte de « vengeance » perpétré, au nom de Dieu, par la main des Romains. Parmi les nombreuses déclinaisons possibles du thème (dont l’hymne Arue, poli conditor cité et traduit en appendice 7), notre attention se concentrera sur un apocryphe chrétien qui connut une fortune considérable durant tout le Moyen Âge 8, aussi bien en latin que dans les langues vernaculaires : la Vindicta Saluatoris ou « Vengeance du Sauveur 9 ». 4.  Voir les références citées par S. K. Wright dans sa courte présentation de cette tradition, The Vengeance of our Lord : Medieval Dramatizations of the Destruction of Jerusalem, Toronto, 1989 (Studies and Texts of the Pontifical Institute, 89), p. 26-28 (en part. p. 26, n. 63). 5.  Cf. les quatre occurrences de poena (§ 1, 2, 5) ou les quatre de ultio (§ 4, 5, 7). 6.  Outre le titre de la Vindicta Saluatoris (néanmoins sujet à caution, cf. infra), le terme apparaît à plusieurs reprises sous sa forme nominale ou verbale dans les différents textes évoqués (y compris dans l’hymne Arue, poli conditorem, où l’on trouve, en outre, diverses attestations d’ultio et d’ulciscor, cf. le relevé de H. Schre­ ck e ­ nberg, Rezeptionsgeschichtliche und Textkritische Untersuchungen zu Flavius Josephus, Leyde, 1977 p. 55. Sur les emplois tardo-antiques du terme, voir infra, n. 110. 7.  Cf. l’Appendice 2 à ce chapitre. 8.  Voir notamment, parmi l’abondante bibliographie consacrée à cette légende médiévale, l’étude fondamentale de E. von Dobschütz, Christusbilder. Untersuchungen zur christlichen Legende, Leipzig, 1899 et, plus récemment, J. K nape et K. Strobel, Zur Deutung von Geschichte in Antike und Mittelalter : Plinius d.J. « Panegyricus », « Historia apocrypha » der « Legenda aurea », Bamberg, 1985 où J.  K nape s’attache, dans le chapitre sur Die ‘Historia apocrypha’ der ‘Legenda aurea’ (p. 113-172), à l’étude des sources de la version relatée par J. de Voragine dans la Légende dorée, en particulier à sa dette affichée à l’égard d’une Historia apocrypha. On notera que cette version largement développée de la Vindicta, relatée dans la « Légende de saint Jacques le Mineur, apôtre », fait intervenir bien d’autres acteurs de la mort du Christ, en particulier Néron et Judas. 9. La date de composition de ce texte est douteuse, car le texte présente peu d’éléments de datation (cf. G. Besson, M. Brossard -Dandré et Z. I zydorczyk, « Vengeance du Sauveur », dans J.-M. Roessli et S. J. Voicu [éd.], Écrits apocryphes chrétiens, Paris, 2005, p. 377-378). La seule certitude est que la Vindicta est antérieure au ix e siècle, puisque c’est la date du plus ancien manuscrit conservé. Ce

UN DÉVELOPPEMENT LITTÉR AIRE MÉDIÉVAL

295

Ce récit légendaire s’est diffusé en latin et dans les langues vernaculaires sous d’autres titres où apparaît d’emblée visible le lien avec les événements de 70 ap. J.-C. : on trouve ainsi, en ancien français, Prise, Siège ou Destruction de Jérusalem 10. De fait, bien que leur contenu ne soit pas assuré, toutes les versions latines connues font la part belle au récit du siège de Jérusalem, qu’auraient singulièrement conduit Titus et Vespasien sous le règne de Tibère. En accord avec le titre latin communément utilisé 11, ce siège est présenté comme une « vengeance des ennemis du Christ 12 » suite à la guérison miraculeuse d’« un homme du nom de Tyrus/Titus 13, un officier de dernier présente des fautes de copie manifestes et suppose donc lui-même un texte source. Quant au terminus post quem, on considérait, jusqu’à la publication de ce manuscrit, qu’il s’agissait du vi e, voire du vii e siècle, car toutes les formes connues de la Vindicta évoquaient la libération de Joseph d’Arimathée de prison, qui trouve sa source dans l’Évangile de Nicodème. La publication du manuscrit de Saint-Omer a changé la donne, car il contient, à la place, un témoignage du même Joseph sur la descente de croix et la résurrection (cf. R. Gounelle, « Les origines littéraires de la légende de Véronique et de la Sainte Face : La Cura Sanitatis Tiberii et la Vindicta Saluatoris », dans A. Monaci Castagno (éd.), Sacre impronte e oggetti « non fatti da mano d ’uomo » nelle religioni. Atti del Convegno Internazionale di Torino, 18-20 maggio 2010, Turin, 2011, p. 231-251, ici p. 245). Si la dépendance de ce texte à l’égard de la Vita sancti Sylvestri pouvait être prouvée, elle permettrait de fixer un terminus a quo au vi e siècle. I. J. Yuval a tenté de remonter la datation de la Vindicta Saluatoris au iv e siècle et d’y voir une source des traditions juives sur Titus (Deux peuples en ton sein. Juifs et Chrétiens au Moyen Âge, Paris, 2012, p. 55-75 ; l’ouvrage a été traduit de l’hébreu par N. Weill, cf. dès 2006 la traduction anglaise de B. H arshaw et J. Chipman, sous le titre Two Nations in Your Womb. Perceptions of Jews and Christians in Late Antiquity and the Middle Ages, Berkeley) ; si elle a le mérite de rappeler des traditions rabbiniques peu connues sur Titus et sur la destruction du Temple, cette étude repose sur des éléments textuels peu précis : voir à ce sujet le chapitre de M. Morgenstern dans ce volume. Cf. également, sur les points de contact avec la tradition juive, l’article de G. H asan-Rokem, « Narratives in dialogue : a folk literary perspective on interreligious contacts in the Holy Land in rabbinic literature of late antiquity », dans A. Kofsky et G. G. Stroumsa (publ.), Sharing the Sacred ; Religious Contacts and Conflicts in the Holy Land, First-Fifteenth Centuries CE, Jérusalem, 1998, p. 109-127. – Certains savants estiment que la Vindicta contient des traditions remontant jusqu’à l’époque de l’empereur Claude, ce qui semble très peu vraisemblable (cf. p. ex. A. de Santos Otero, Los Evangelios Apócrifos, 6 e éd., Madrid, 1988, p. 506). 10.  Cf. S. Thiolier-M éjean, La prise de Jérusalem par Vespasien. Une légende médiévale entre Languedoc et Catalogne, Paris, 2012, p. 8. Les titres latins font l’objet d’un examen détaillé infra. 11.  Sur le titre original de l’œuvre, voir infra. 12. Sous-titre des § 11-17 dans Besson, Brossard -Dandré et I zydorczyk, « Vengeance du Sauveur », p. 387-389. 13.  Dans le manuscrit de Londres, British Library, Royal 8 E XVII, étudié infra, ainsi que dans le texte édité par C. von Tischendorf, Euangelia apocrypha, Leipzig, 1853 (18762), p. 471-486, Titus est d’emblée présenté comme tel. Dans le manuscrit de Saint-Omer (Bibliothèque municipale, 202), il ne prend le nom de Titus qu’après sa conversion, lors de son baptême.

296

CHAPITRE IX

Tibère pour le royaume d’Aquitaine 14 ». Au début du texte, Tyrus/Titus apparaît « malade, car il avait un chancre à la narine droite, et la face rongée jusqu’à l’œil ». Il guérit suite à sa rencontre avec Nathan, « fils de Naoum », qui avait été « envoyé auprès de Tibère à Rome pour lui porter le tribut que lui doit la Judée ». Conduit auprès de Tyrus/Titus par « un vent violent qui s’est déchaîné sur la mer », Nathan lui apprit l’existence de Jésus-Christ qui aurait pu le guérir avant sa passion : « C’est lui, en effet, qui sauvera son peuple de ses péchés, lui qui par sa parole purifiait les lépreux, rendait la vue aux aveugles, ressuscitait les morts, et faisait sous les yeux de ses disciples beaucoup d’autres prodiges et miracles ». Sitôt qu’il entendit ce récit, Tyrus/Titus « crut dans le Christ » et, comme il regretta de ne pas l’avoir connu de son vivant pour le « veng[er] en exerçant une terrible vengeance », « la plaie nommée chancre se détacha de sa face, et sa chair – qui avait été dévorée par ce chancre – redevint comme celle d’un nouveau-né ». Alors « Tyrus se prosterna sur le sol devant le Seigneur » et fit vœu « d’aller au pays où [il est] né pour qu’[il] puisse voir [s]es ennemis, effacer leur nom, détruire leur corps et tout ce qui fut à eux ». Il s’en acquitta après avoir reçu le baptême 15, d’où le récit du siège de Jérusalem qui sera au centre de notre attention. Ce récit même ainsi que la suite de la narration divergent suivant les versions de la Vindicta Saluatoris. Aussi convient-il d’en étudier d’abord la forme et la genèse, en examinant notamment la part des modèles historiques, en particulier du témoignage de Flavius Josèphe tel qu’il s’est imposé en Occident par l’entremise du Pseudo-Hégésippe 16. Puis, nous 14.  Cette citation, ainsi que toutes celles qui suivent, sont empruntées à la traduction proposée du plus ancien manuscrit conservé (Saint-Omer, Bibliothèque municipale, 202) par Besson, Brossard -Dandré et I zydorczyk, « Vengeance du Sauveur », p. 382-398. 15.  Et après avoir changé de nom dans la version transmise par le codex de SaintOmer, cf. supra. 16.  La réception des Historiae du Ps .-H égésippe à l’époque médiévale a été peu étudiée depuis l’ouvrage fondamental de H. Schreckenberg, Die Flavius-JosephusTradition in Antike und Mittelalter, Leyde, 1972, p. 68-171 : elle est au centre de la thèse inédite de K. K letter, The Uses of Josephus : Jewish History in Medieval Christian Tradition, University of North Carolina, 2005 ; nous n’y avons pas eu accès, mais ses conclusions ont été reprises par R. M. Pollard, « The De excidio of Hegesippus and the reception of Josephus in the Early Middle Ages », Viator, 46/2 (2015), p. 65-100, qui montre la grande popularité du Pseudo-Hégésippe (confondu avec Flavius Josèphe jusqu’au milieu du ix e siècle) durant tout le Haut Moyen Âge, en particulier à l’époque carolingienne. Dans le court paragraphe consacré à la Vindicta Saluatoris (p. 27-28), Pollard émet l’hypothèse que les Historiae (ou De excidio) du Ps.-Hégésippe ont probablement inspiré l’auteur de cette légende, mais il reconnaît ne pas avoir trouvé « a strong specific parallel ». Une hypothèse semblable avait été formulée par A. Graf, Roma nella memoria e nelle immagizioni del Medio Evo con un’appendice sulla leggenda di Gog e Magog, Turin, 1923, p. 307-312, mais sans recours aux textes latins.

UN DÉVELOPPEMENT LITTÉR AIRE MÉDIÉVAL

297

examinerons les orientations propres à ce récit, en étudiant les thèmes étroitement liés de la vengeance et de la Passion du Seigneur. I. L a Vi n dicta S a lvator is  :

u n r éci t du si ège de

J é rusa l e m  ?

L’étude de la Vindicta Saluatoris pose de sérieux problèmes. Le titre même de cet écrit n’est pas assuré. C. von Tischendorf a retenu celui de Vindicta Saluatoris, d’après le manuscrit de Milan, Ambrosianus O 35 17, sans s’apercevoir que cet intitulé y est secondaire 18. Or, ce titre, qui s’est imposé dans la recherche, est rare dans la tradition manuscrite. L’autre témoin latin auquel C. von Tischendorf a recouru (Venise, Marcianus II.45) intitule le texte De passione domini nostri Iesu Christi, comme quelques autres manuscrits, dont le plus ancien connu (St-Omer, Bibliothèque Municipale 202) 19 ; c’est également le cas du manuscrit de la British Library (Royal 8 E XVII) au centre de notre contribution, où le thème de la Passion se lie de manière notable à celui de la vengeance : Passio Domini quomodo uindicta facta fuit post mortem domini 20. D’autres intitulés mettent en valeur la figure de Titus et de Vespasien, faisant explicitement du récit une chronique historique : Istoria Titi et Vespasiani 21 ou De Tyto et Vespasiano 22 . D’autres insistent sur la destruction de Jérusalem : Destructio Hierusalem secundum Nicodemum 23 ou Relatio de destructione Ierusalem et Iudeorum propter mortem Christi 24 . D’autres encore mentionnent à la fois Titus, Vespasien et le thème de la vengeance ou de la destruction : Gesta Saluatoris, quomodo Titus et Vespasianus Ierusalem destruxerunt 25 ou De uindicta facta a Tyto et Vespasiano de morte et tradicione domini nostri Ihesu Christi 26 ou 17.  Tischendorf, Euangelia apocrypha, p. 471. Les manuscrits sont présentés à la fin de la notice très succincte que l’éditeur consacre à ce texte, p. lxxxiv. 18.  Cf. plus bas. 19.  J. E. Cross (éd.), Two Old English Apocrypha and their Manuscript Source. ‘The Gospel of Nichodemus’ and ‘The Avenging of the Saviour’, Cambridge, 1996, p.  248 : Passione domini nostri Iesu Christi Quomodo in Iudea passus fuit. Cf. aussi le manuscrit Oxford, Bodleian Library, Bodl. 90 (Z. I zydorczyk, Manuscripts of the Euangelium Nicodemi. A  Census, Toronto, 1993, p. 116). 20.  Cf. aussi l’explicit : Sermo uindicationis Christi. 21. Ce manuscrit est mentionné par A. Graf, Roma nella memoria, p. 305, n. 64, qui donne pour cote : Turin, Bibliothèque Nationale, K. V. 37. 22.  Ce titre est conservé dans le manuscrit Cambrige, St John’s College, 127, mentionné dans Cross, Two Old English Apocrypha, p. 59 n. 77. 23.  Belluno, Biblioteca Civica, 355 (I zydorczyk, Manuscripts, p. 17). 24. Alençon, Bibliothèque municipale, 17 (I zydorczyk, Manuscripts, p. 13). Cf. aussi Londres, British Library, Harley 495 De capcione Jerhusalem a Tito et Vespasiano. 25. Naples, Bibliothèque Nationale Vitt. Em. III, VIII.AA.32 (I zydorczyk, Manuscripts, p. 111). L’expression Gesta Saluatoris renvoie à l’Évangile de Nicodème. 26.  Paris, BnF, N.a. lat. 503 (I zydorczyk, Manuscripts, p. 147-148).

298

CHAPITRE IX

encore Quomodo Tytus et Vespasianus uindicauerunt dominum Ihesum 27. D’autres, plus rares semble-t-il, mettent l’accent sur la seule vengeance du Christ – Sermo de uindicta Domini 28 ou Vindicta Domini nostri Ihesu Christi 29 ou sur le sort des Juifs : De confusione Iudeorum 30. Il convient également de noter que, dans quelques manuscrits, le titre de l’œuvre a fait débat. Ainsi, dans le codex Peterhouse 232 de Cambridge (xii e-xiii e siècles), le copiste a-t-il intitulé le texte Passio Domini nostri Ihesu Christi qui in Iudea patitur, mais une main du xv e siècle a corrigé en Destruccio Ierusalem facta per Titum et Vespasianum 31. En outre, dans quelques manuscrits, le texte a été copié initialement sans titre, et c’est un copiste ultérieur qui a jugé bon d’introduire un intitulé spécifique 32 – mais, dans un nombre non négligeable de témoins, le récit est resté sans titre 33. Comme il n’existe à ce jour aucune étude d’ensemble de la tradition textuelle  3 4 , cette diversité des titres est difficile à interpréter. L’intitulé De passione domini nostri Iesu Christi est certes attesté depuis le ix e siècle 35, mais celui de Vindicta l’est depuis le x e siècle 36. La plus grande prudence reste donc de mise sur l’intitulé de cette œuvre. À la variété des intitulés s’ajoutent les nombreux ajouts et ajustements apportés par les copistes au fil du temps, et qui ont abouti à des formes du texte assez divergentes. Or, on ne dispose à l’heure actuelle que d’éditions de codices spécifiques ainsi que des collations inédites d’Ernst von Dobschütz, qui recouvrent une dizaine de manuscrits au total. Quand

27. Douai, Bibliothèque municipale, 59 (I zydorczyk, Manuscripts, p. 45) et Metz, Bibliothèque municipale, 479, dont le texte est de toute évidence apparenté à celui du manuscrit de Douai. 28.  Paris, BnF Lat 5327 (I zydorczyk, Manuscripts, p. 139). 29. Vatican, Bibliothèque Apostolique, Vat. Lat. 5094 (I zydorczyk, Manuscripts, p. 188-189). 30. Oxford, Bodleian Library, Rawlinson D.1236 (I zydorczyk, Manuscripts, p. 124). 31.  I zydorczyk, Manuscripts, p. 36. 32.  Ainsi Milan, Bibliothèque Ambrosienne, O35 sup., où a été ajouté Incipit Vindicta Saluatoris (I zydorczyk, Manuscripts, p. 95) ; Paris, BnF, Latin 2769, f. 24, où le titre De morte Pilati a été ajouté en haut de la page par une main tardive. 33. Cambridge, Corpus Christi College, 288 ; Munich, Bayerische Staatsbibliothek, Clm 11747 ; Oxford, Bodleian Library, Selden Supra 74 ; Paris, BnF, Lat. 1722, Lat. 5561, Lat. 11867, Lat. 18201 (dans lequel le texte est présenté comme un Liber secundus, le premier étant l’Évangile de Nicodème) ; Vatican, Bibliothèque Apostolique, Reg. Lat. 433 (I zydorczyk, Manuscripts, p. 32, 103, 124, 131, 142, 145, 147, 184). 34. Hans L ewy notait déjà ce manque en 1938 dans « Josephus the Physician. A Mediaeval Legend of the Destruction of Jerusalem », The Journal of the Warburg Institute, 1/3 (1938), p. 221-242, ici p. 225, note 4. 35.  Dans le manuscrit St-Omer, Bibliothèque Municipale 202. 36.  Dans le Paris, BnF Lat 5327.

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on sait que Zbigniew Izydorczyk en a recensé plus de soixante 37, on est donc loin d’avoir une vue complète des traditions latines. Si limitée soitelle, l’exploitation de ces ressources nous permet néanmoins de voir que le récit du siège de Jérusalem ne prend pas la même forme dans les versions connues à ce jour, et d’en dégager quelques évolutions significatives. A. Les recensions de la Vindicta : un état de la question Rémi Gounelle a proposé, dans son article sur « Les origines littéraires de la légende de Véronique et de la Sainte Face », une mise au point sur les deux états alors connus de la Vindicta Saluatoris, l’un par le biais des éditions isolées évoquées, l’autre par celui des collations inédites d’E. von Dobschütz 38. La différence la plus immédiatement visible tient à l’absence de la figure de Volusien dans les manuscrits non édités, d’où la désignation de cette famille de manuscrits par l’appellation « recension non volusienne », par opposition à la « recension volusienne 39 ».

1. La recension « volusienne » Ainsi qu’en témoigne la récente traduction de la « Vengeance du Sauveur » parue dans la Collection de la Pléiade  4 0, la Vindicta volusienne comprend deux volets qui se répondent, constituant une histoire unique. Nous ne revenons pas sur le premier, qui a pour protagoniste principal Tyrus/ Titus, et s’achève, selon nous, avec le récit du siège de Jérusalem (§ 1-17) 41. 37.  I zydorczyk, Manuscripts. Une trentaine des codices en question contiennent à la fois l’Euangelium Nicodemi et la Vindicta Saluatoris. 38.  Elles sont conservées dans le fonds « von Dobschütz » de l’Institut Romand des Sciences Bibliques de Lausanne. Nous n’avons retenu pour cette étude que celles du manuscrit de Londres, British Library, Royal 8 E XVII appelé, de fait, « manuscrit de Londres » : nous avons procédé à une nouvelle collation à partir d’une reproduction de l’original. Ce travail a constitué le point de départ d’une édition complète de la « recension non volusienne » à paraître dans la revue Apocrypha sur la base des trois manuscrits très proches mis au jour par E. Kölbing et M. Day, The Siege of Jerusalem. Edited from Ms. Laud Misc. 656 with Variants from all other extant Mss., Londres, 1932 (avec, en annexe, une édition du début du manuscrit d’Harley), ainsi que de cinq nouveaux témoins datant tous de la fin du xiii e ou du début du xiv e siècle : Douai, Bibliothèque municipale, 59 et Metz, Bibliothèque municipale, 479, manifestement apparentés ; Cambridge, St John’s College, G.16 ; Oxford, Bodleian Library, MS Selden Supra 74 ; Londres, Lambeth Palace Library, 527 (une copie très fidèle de Londres, British Library Royal 9 A XIV ou de leur modèle commun). 39.  L’absence de la figure de Volusien dans certains manuscrits fut relevée par Kölbing et Day, The Siege of Jerusalem, p. xvi-xvii. 40.  Besson, Brossard -Dandré et I zydorczyk, «  Vengeance du Sauveur  ». L’ensemble des passages cités sont empruntés à cette traduction. 41. Cf. T. N. H all « The Euangelium Nichodemi and Vindicta Salvatoris in Anglo-Saxon England », dans J. E. Cross (éd.), Two Old English Apocrypha and

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La transition est préparée, dès la fin du § 17, par l’évocation des recherches engagées par Titus et Vespasien pour « trouver un portrait du Seigneur » ; elle se poursuit dans les § 18-19, où les deux hommes trouvent « une femme du nom de Véronique » et, avec elle, le portrait recherché (§ 18) ; ils se saisissent de Pilate et le mettent en prison à Damas, et « envo[ient] des messagers à l’empereur Tibère à Rome pour qu’il fasse venir Volusien en Judée et qu’il essaie de savoir tout ce qui s’est passé en Judée au sujet de Jésus, parce que l’empereur n’en avait pas du tout entendu parler auparavant » (§ 19). Or, ainsi que l’a précisé l’auteur dès le début du récit, « Tibère César lui-même était malade, dévoré d’ulcères, couvert de fistules, ce qui est le neuvième stade de la lèpre » (§ 2). Quand Volusien lui fit son rapport à son retour, Tibère voulut garder le portrait de Véronique : « Alors Volusien déploya l’étoffe dans laquelle était le portrait du Seigneur. Tibère le vit et l’adora. Aussitôt sa lèpre se détacha de lui et sa chair devint pure comme celle d’un nouveau-né » (§ 33). Comme dans le cas de Titus, cette conversion et cette guérison spontanées sont suivies, ainsi que l’annonce l’image d’une seconde naissance, d’un baptême évoqué de manière très concise dans le plus ancien témoin manuscrit conservé (SaintOmer, Bibliothèque municipale, 202) 42 : « Il crut et fut baptisé, et tous ses gens avec lui, en notre Seigneur Jésus-Christ à qui sont l’honneur, la gloire, le pouvoir et la louange, dans les siècles des siècles. Amen » (§ 35). La fin est différente, et autrement plus développée dans le manuscrit de Paris, BNF, lat. 5327, dont la dernière partie a été publiée en annexe dans la collection de la Pléiade. Non seulement le baptême et l’action de grâces de Tibère font l’objet d’un plus ample développement, mais le châtiment infligé par Tibère à Pilate pour « [lui] a[voir] enlevé [s]on Seigneur » est évoqué (§ 35). Par ailleurs, il est question de la singulière retraite de Tibère après son baptême, rapidement suivie de sa mort : « Alors Tibère abandonna son royaume, monta dans un navire avec Volusien, son fidèle serviteur ; il se dirigea vers la Septimanie, et descendant dans une ville qui s’appelle Noire, ou que l’on nomme Agde, il suivit le cours de l’Hérault et parvint à la rivière appelée Tincta ; il donna la Septimanie à Volusien pour qu’il y règne et gouverne tout ce royaume ; il fit une grotte au nom de notre Seigneur Jésus-Christ, et dans l’année reposa en paix, avec l’aide de notre Seigneur Jésus-Christ qui vit et règne dans les siècles des siècles. Amen » (fin du § 35). Si cette fin divergente montre qu’il existe their Manuscript Source : the « Gospel of Nichodemus » and « The Avenging of the Saviour », Cambridge, 1996, p. 36-81, en particulier p. 74. Ce n’est pas la division proposée par Besson, Brossard -Dandré et I zydorczyk, « Vengeance du Sauveur », p. 371 (cf. Gounelle, « Les origines littéraires », p. 240). Selon eux, la première histoire combinée s’arrêterait au § 10, autrement dit au baptême de Tyrus devenu Titus. 42.  Ce manuscrit a déjà été évoqué dans la n. 9. Il présente une lacune au § 34, ce qui explique peut-être sa fin abrupte.

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des variantes au sein même de la version volusienne 43, elle donne surtout une bonne idée des tentatives de réappropriation dont a fait l’objet la légende de la Vindicta Saluatoris ; car ainsi que l’ont envisagé G. Besson, M. Brossard-Dandré et Z. Izydorczyk, cette variante constitue peut-être la légende étiologique de l’abbaye bénédictine fondée aux environs de 770, aux confluents de l’Hérault et de la Thongue : « D’après les documents les plus anciens, l’abbaye était dédiée à saint Tibère – qu’il s’agisse ou non originellement de l’empereur romain, le fait est que les anciens martyrologes ne connaissent pas ce saint. La dédicace de l’abbaye à Tibère peut avoir été suggérée par quelque tradition locale qui l’honorait comme un saint, peut-être même par une tradition littéraire antérieure à la Vengeance du Sauveur. Il semble que le texte du manuscrit de Paris, BNF, lat. 5327, avec ses indications géographiques précises qui correspondent à la localisation de l’abbaye dédiée à saint Tibère, a été écrit comme une histoire du patron de cette abbaye, peut-être à l’abbaye même, probablement dans les dernières décennies du viii e siècle  4 4 ».

2. La recension « non volusienne » Dans les formes non volusiennes, encore inédites, le récit est plus simple et homogène. Nous en rappelons, à partir du § 18, les principales étapes mises en évidence par R. Gounelle : « Titus et Vespasien 45 trouvent Véronique et la renvoient à Rome, avec l’image et les ennemis du Christ qu’ils avaient arrêtés (§ 27) ; après avoir fait son rapport à Tibère, le légat de Titus et de Vespasien lui montre le portrait, qui guérit l’empereur (§ 33) ; Tibère se retourne alors contre Pilate et le met à mort (§ 35)  4 6 ». Selon R. Gounelle, cette forme serait, pour plusieurs raisons, la plus ancienne. 1) La figure de Volusien peut avoir été ajoutée par un copiste à une version préexistante à partir d’une « annexe » de l’Évangile de Nicodème : la Cura sanitatis Tiberii (« Guérison de Tibère ») 47. Conformément au 43.  Parmi ces variantes, on signalera notamment celle, plus évoluée, publiée par Tischendorf, Euangelia apocrypha, p. 471-486. Comme notre propos porte plus sur la genèse de la légende de la Vindicta Saluatoris que sur ses développements (en particulier ceux d’une recension donnée), nous n’étudierons pas cette variante de la version volusienne en tant que telle, mais nous y renverrons ponctuellement. 44.  Besson, Brossard -Dandré et I zydorczyk, «  Vengeance du Sauveur  », p. 378. 45.  Les deux hommes sont présentés, dans cette version, comme des fratres. 46.  Gounelle, « Les origines littéraires », p. 241. 47.  Sur ce texte, cf. Z. I zydorczyk « The Euangelium Nicodemi in the Latin Middle Ages », dans Z. I zydorczyk (éd.), The Medieval Gospel of Nicodemus. Texts, Intertexts, and Contexts in Western Europe, Tempe (Arizona), 1997 (Mediaeval & Renaissance Texts and Studies), p. 43-101, ici p. 57-60. R. Gounelle a proposé, dans « Les traditions littéraires », p. 241-242, une mise au point sur les différentes relations envisagées par la recherche entre la Cura sanitatis Tiberii et la Vin-

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titre, la première partie de ce récit est consacrée à la maladie de Tibère 48. Or, comme dans la version volusienne de la Vindicta, c’est un dénommé Volusien 49 qui est envoyé par Tibère à Jérusalem à la recherche de Jésus : c’est lui qui découvre l’image de Jésus conservée jalousement par Véronique, et l’amène à Rome où elle permet la guérison de l’empereur ; celui-ci se convertit au christianisme, puis meurt dans son lit. 2) Les manuscrits connus de la recension volusienne présentent des redites ou des incohérences narratives qui attestent la thèse d’une combinaison d’un récit proche de la Vindicta non volusienne et de la Cura sanitatis Tiberii 50. 3) La recension volusienne accorde, enfin, « plus d’importance au portrait de Jésus, dont elle fait une véritable relique, que la recension non volusienne 51 » : elle résulte donc probablement de la révision d’un texte antérieur, plus court, auquel serait (plus) fidèle la tradition non volusienne.

On verra que cette thèse d’une antériorité relative de la version non volusienne semble corroborée par sa nette dépendance à l’égard des Historiae du Pseudo-Hégésippe, manifestement à la source du récit primitif. Mais il importe, avant de rouvrir le délicat dossier des sources, d’examiner dicta Saluatoris. L’édition de référence citée est celle de Dobschütz, Christusbilder, p. 157**-203**. Le texte de l’editio princeps de la Cura sanitatis Tiberii a été publié par A. M asser et M. Siller, Das Euangelium Nicodemi in spätmittelalterlicher deutscher Prosa, Heidelberg, 1987, p. 464-467, et la version du Parisinus lat. 3338, fol. 166-168, par E. Darley, Les Acta Saluatoris, un Évangile de la Passion et une mission apostolique en Aquitaine. Suivis d ’une traduction de la version anglosaxonne, Paris, 1913, p. 47-51 ; voir aussi E. Darley, Les Actes du Sauveur, la Lettre de Pilate, les Missions de Volusien, de Nathan, la Vindicte. Leurs origines et leurs transformations, Paris, 1919. 48.  Certains manuscrits se limitent à cette première section : peut-être s’agit-il de la version primitive du récit, qui fut augmentée ensuite par le récit des aventures de Pierre et de Paul sous le règne de Néron, jusqu’à la mort de ce dernier, ou d’une version abrégée de l’ensemble, qui aurait dès lors été conçue comme « une sorte de chronique historique », cf. Gounelle, « Les traditions littéraires », p. 234. 49.  Voir, sur cette figure qui n’apparaît guère avant le iiie siècle, Besson, BrossardDandré et I zydorczyk, « Vengeance du Sauveur », p. 376, n. 1. 50. Les incohérences relevées par Gounelle, «  Les traditions littéraires  », p. 242, sont les suivantes : « dans le texte édité par C. von Tischendorf, l’image est découverte deux fois ; dans le manuscrit de Saint-Omer, où ce doublet n’apparaît pas tel quel, l’action se déroule de façon surprenante : Titus et Vespasien cherchent le portrait de Jésus et trouvent Véronique (§ 18), puis Volusien arrive et Véronique se présente à lui comme la femme hémorroïsse (§ 22) ; Volusien lui réclame alors le portrait de Jésus, dont il n’est pourtant pas censé connaître l’existence (§ 24) ». On peut y ajouter le fait que Tibère ordonne à Volusien de châtier les coupables de la mort du Christ alors que le messager envoyé par Titus et Vespasien venait, précisément, lui rendre compte de l’issue de la prise de Jérusalem (cf. infra). On renverra aussi aux redites relevées par H all, « The Euangelium Nichodemi », p.  73-74. 51.  Gounelle, « Les origines littéraires », p. 243.

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la forme que prend le récit de la prise de Jérusalem dans les deux versions connues à ce jour de la Vindicta Saluatoris. B. Le récit du siège de Jérusalem dans les deux recensions de la Vindicta

1. Part et place du récit du siège Le récit du siège de Jérusalem, depuis l’arrivée de Vespasien et de ses hommes jusqu’à la reddition des assiégés, n’a pas la même place dans les deux recensions évoquées. Il occupe près du tiers de la version non volusienne, où il intervient à la fin de la première partie centrée sur Titus. Il vaut la peine d’en résumer brièvement les grandes étapes 52 , et de les confronter à celles de la seconde partie, construite autour de la figure de Tibère : la place de cet épisode dans la version la plus ancienne apparaîtra ainsi manifeste. Première partie (centrée sur Titus)

Seconde partie (centrée sur Tibère)

Nathan apprend à Titus l’existence du Christ

Le légat de Titus et de Vespasien apprend à Tibère l’existence du Christ

Titus croit, veut venger le Christ et guérit

Tibère voit le portrait du Christ et guérit

Il fait venir Vespasien et tous deux assiègent la ville de Jérusalem

Il condamne Pilate à un exil perpétuel en Gaule 53

La construction parallèle des deux parties est nette et tend à prouver que la Vindicta Saluatoris fut, au départ, conçue comme un récit de vengeance : la prise de Jérusalem en constitue l’un des actes majeurs, auquel fait pendant, dans la seconde partie, la description détaillée du sort infligé par Tibère à Pilate 54 . Ces deux étapes de la vengeance du Sauveur ne sont pas sans lien, car Pilate fait, dans la version non volusienne, partie des assiégés 55 : l’ensemble du récit présente donc une grande cohérence qui montre, quand bien même elle n’est pas centrale, l’importance du récit de la prise de Jérusalem dans le projet narratif initial. La place déterminante de cet épisode se traduit différemment dans la recension volusienne. Comme dans la version ancienne de la légende, le 52.  Pour le détail, cf. supra. 53. Cf. infra les problèmes d’interprétation posés par le sort de Pilate. 54.  Le traitement ainsi réservé à la figure de Pilate, coupable au même titre que les Juifs de la crucifixion de Jésus, est caractéristique de la tradition occidentale, qui n’a pas cherché à le disculper ; il en va autrement dans la tradition orientale, qui a « eu tendance à présenter le gouverneur romain sous un jour favorable et à reporter sur les Juifs toute la responsabilité de la crucifixion » (J.-D. Dubois, « Introduction aux textes relatifs à Pilate », Écrits apocryphes chrétiens, II, p. 245 sqq.). 55.  L’apparition soudaine de Pilate à la fin du récit du siège fait partie de ces anomalies.

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récit du siège est au centre de la première partie du texte, dont il occupe près de la moitié (soit le quart de l’ensemble 56). Les épisodes ajoutés au début de la seconde partie, avec l’introduction de la figure de Volusien et le plus grand rôle joué par Véronique, donnent en revanche une orientation sensiblement différente à cette dernière. Il n’y est plus seulement question de vengeance ; l’intérêt de l’auteur va aussi et surtout (sous l’influence de la Cura sanitatis Tiberii ?) à la guérison de Tibère. L’ordre dans lequel l’empereur présente les deux missions dont doit s’acquitter Volusien en Judée est significatif : « Volusien, va, prends ce dont tu as besoin sur la mer, descends en Judée et cherche un des disciples de Jésus pour qu’il vienne auprès de moi, au nom du Seigneur son Dieu, et guérisse mes plaies dont je souffre fort. Abats ton jugement sur mes rois comme ils l’ont fait eux-mêmes sur le Christ, et persécute-les à mort ». (§ 19). On voit que sa guérison lui importe plus que la vengeance des ennemis du Christ dont se sont, du reste, déjà acquittés Titus et Vespasien dans la première partie. Ce décentrement de l’attention se vérifie dans la suite du texte, à travers l’ample développement consacré à l’enquête conduite par Volusien pour trouver un portrait du Christ et les circonstances de son transport à Rome, avec Véronique à sa suite 57. Le thème de la vengeance n’est pas entièrement perdu de vue pour autant. On trouve, au contraire, dans la seconde partie de la recension volusienne, une référence au siège de Jérusalem bien plus circonstanciée que dans la version non volusienne. Le rapport de Volusien à son retour de Judée, qui se substitue à celui, très bref, du légat de Titus et de Vespasien dans la version non volusienne, retrace en effet en détails le combat contre les ennemis du Christ mené par les deux hommes à Jérusalem (§ 29-31). C’est ici ce jeu d’écho avec le premier récit du siège et l’ampleur de leur développement respectif qui révèlent l’importance de l’épisode, omniprésent.

2. Texte des versions « non volusienne » et « volusienne » Il convient d’examiner plus avant la forme que prend la narration du siège de Jérusalem dans l’une et l’autre recension. Notre confrontation se limitera au récit proprement dit du siège (§ 11-16), commun aux deux versions connues de la Vindicta 58.

56.  La seconde partie de la version volusienne est plus développée que celle de la version non volusienne. 57.  Sur la figure de Véronique dans la Vindicta Saluatoris, cf. R. Gounelle et C.  Urlacher-Becht, « Veronica in the Vindicta Saluatoris », dans The European Fortune of the Roman Veronica in the Middle Ages = Convivium. Exchanges and Interactions in the Arts of Medieval Europe, Byzantium and the Mediterranean, Supplementum, 2018, p. 51-57. 58.  Le texte latin figure dans l’Appendice 1.

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Version « non volusienne » Londres, BL, Royal 8 E XVII [= L] (trad. personnelle)

Version « volusienne » Saint-Omer, BM 202 [= O] (trad. G. Besson, M. Brossard -Dandré et Z.  I zydorczyk)

[§ 11] Peu de temps après, voilà que Vespasien arriva auprès de son frère avec 40 000 hommes armés prêts au combat. Quand Vespasien eut pénétré dans la cité de Burdigala, il interrogea Titus sur la raison de tout cela. Ce dernier l’en instruisit en disant : « Mon frère, un homme né d’une vierge fut envoyé par Dieu : il vint au monde pour sauver le genre humain. Il vint en terre de Judée et naquit à Bethléem. Il accomplissait des signes et des prodiges tels qu’il n’y en avait jamais eu auparavant. Il changea l’eau en vin, et nourrit 5 000 hommes avec deux poissons et cinq pains. Il rendit la vue aux aveugles, permit aux sourds d’entendre, aux boiteux de marcher, et avança à pieds secs sur les eaux de la mer. Il accomplit de nombreux miracles, qu’on ne peut compter. Or, quand ils virent cela, les princes des prêtres juifs brûlèrent de jalousie. Ils le firent arrêter et le tuèrent sur la croix. Mais il ressuscita des morts le troisième jour et se montra à ses disciples dans la chair même où il subit la Passion. Après quarante jours, il fut reçu aux cieux devant leurs yeux. Il y siège à la droite du Père. Quant à nous, frères, allons en Judée le venger de ses ennemis.

[§ 11] Alors Vespasien accourut pour le rejoindre avec sept mille hommes. Quand il fut arrivé dans la ville de Libie, il demanda à Titus quelle raison il avait pour le faire venir auprès de lui. Titus lui dit : « Pourquoi n’examines-tu pas dans ton cœur comment Jésus-Christ est né en Judée, à Bethléem de Judée, cité de David, pour sauver le genre humain, comment il est ressuscité des morts le troisième jour, comment ses disciples l’ont vu dans le même corps de chair qu’avant, et comment, après sa résurrection, il est apparu à ses disciples pendant quarante jours, comment ensuite, devant leurs yeux, il est monté aux yeux en grande puissance, vrai Dieu et vrai homme ? Ainsi, tu croiras au Dieu tout-puissant. Et nous, maintenant, nous voulons devenir ses disciples ; allons, tirons vengeance de ses ennemis, supprimons-les de la terre des vivants. Qu’ils sachent qu’il n’a pas son pareil sur la terre ».

[§ 12] Leur décision prise, ils quittèrent la cité et montèrent dans un navire. Ils descendirent le cours de la Garonne et gagnèrent la mer en priant Jésus-Christ de faire en sorte qu’ils parvinssent en Judée. Dieu entendit leurs prières et leur navire parvint là où leur cœur le désirait. Ils prirent tout le territoire des Juifs et menaient tous les Juifs à leur perte. Quand ils l’apprirent, les rois et les princes de cette terre furent troublés. L’intelligence et la sagesse leur firent défaut : leur cœur était trop épouvanté. Ils se demandaient entre eux : « Quel est donc ce peuple qui agit avec tant de force contre notre peuple ? » L’un d’eux s’avança et dit  : «  C’est le

[§ 12] Leur décision prise, ils quittèrent la ville de Libie que l’on appelle Burdigala, montèrent sur un navire et débarquèrent à Jérusalem ; ils assiégèrent ce royaume et entreprirent de mener les Juifs à leur perte. Quand les rois de ce pays eurent appris qu’il en était ainsi, ils furent emplis d’un grand trouble et éprouvèrent une crainte mortelle. Alors le roi Hérode fut empli de trouble, et avec lui Jérusalem tout entière, et il dit à son fils Archélaüs : « Mon cher fils, reçois notre royaume, disposes-en et concerte-toi avec les autres rois qui sont autour de toi afin que vous arriviez à vous libérer de vos ennemis qui veulent nous détruire, et notre royaume avec nous ».

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peuple romain qui demande que vengeance Hérode, pour sa part, brisa sa lance, la soit faite au sujet de Jésus que vous avez sus- ficha en terre, se jeta dessus et mourut. pendu à la croix et tué ». Dès lors, ils comprirent qu’il est le Christ et que la prophétie de Balaam s’est accomplie : une étoile est montée de Jacob. Comme l’a déclaré ce même prophète, un sceptre sortira d’Israël, et d’Italie 59 viendront ceux qui se tiendront devant lui : ils tueront les Hébreux et toute la terre sera en leur possession. Quand il l’apprit, Archélaüs, le fils d’Hérode, prit grande peur : il ficha sa lance en terre, se précipita sur son fer et se donna la mort. [§ 13] Pilate gagna Jérusalem avec toute la multitude des Juifs et se refugia dans la cité qui était un lieu sûr. Jérusalem avait été fortifiée par le prophète Esdras qui l’avait fait reconstruire 60 après que les Babyloniens l’eurent détruite, quand tout le peuple juif migra conformément à la prophétie de Jérémie.

[§ 13] Ainsi donc Archélaüs, son fils, se rendit auprès des autres rois ; ils s’invitèrent mutuellement à un banquet et s’enfermèrent dans Jérusalem avec tous les grands qui étaient avec eux, et il n’en eut aucun qui ne fût à l’intérieur de la cité ; ils y restèrent sept ans.

[§ 14] Alors Titus et Vespasien entourèrent la cité, et tous ceux qui furent trouvés hors de la cité furent tués. Le siège de la ville dura si longtemps que tous furent accablés par la faim et luttaient pour dérober leur nourriture aux autres.

[§ 14] Pour Titus et Vespasien, ils décidèrent d’établir un siège encore plus vigilant autour du royaume d’Archélaüs, ce qu’ils firent. Au bout de huit ans, la famine fit son apparition dans le pays, et, par manque de pain, les assiégés se mirent tous à manger de la terre.

[§ 15] Leur décision prise, ils se demandèrent s’il ne valait pas mieux pour eux qu’ils se tuassent eux-mêmes plutôt que de laisser un peuple étranger se glorifier de leur mort. Alors chacun planta son glaive dans celui qui était le plus proche : leurs coups firent 11 000 morts. Quant à ceux qui restèrent dans la cité avec Pilate, ils furent si longtemps consumés par la faim qu’ils mangèrent les vieilles peaux qu’ils avaient portées comme enveloppe et ce qui restait de leurs vieilles chaussures. Il en résulta un grand bruit au milieu d’eux et parmi ceux-là mêmes qui avaient été tués ainsi, car ceux qui avaient survécu ne pouvaient pas rester dans la cité en raison de la grande puanteur.

[§ 15] Ainsi donc les soldats, qui venaient de huit régions, prirent entre eux une funeste décision  ; ils disaient  : «  Nous sommes destinés à mourir  ; réfléchissez : qu’est-ce que Dieu va faire de nous ? Qu’avons-nous à faire de la vie, puisque les Romains sont venus prendre notre royaume, notre pays et notre peuple ? Il vaut mieux que nous nous donnions nousmêmes la mort, et que nous ne laissions pas les Romains dire qu’ils nous ont tués et vaincus ». Ils tirèrent alors leurs glaives et se tuèrent. Il en mourut environ onze mille, et la puanteur née de ce massacre envahit la cité.

59. Cf. infra sur cette interprétation possible de Nb 24, 17-18. 60.  Esdras a mené environ 5 000 exilés juifs de Babylone à Jérusalem en 459 av. J.-C.

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[§ 16] Tous les marais étaient pleins de cadavres et ils (sc. les Juifs) disaient entre eux : « Qu’allons-nous faire ? Nous sommes en effet livrés à la mort car nous avons mis à mort le Christ. À présent, donc, faisons tête basse et donnons-leur les clés de Jérusalem. Peut-être nous épargneront-ils  ». Ils gravirent alors les murs de la cité et crièrent en disant : « Titus et Vespasien, nous vous donnons les clés de Jérusalem, car nous avons vu que notre royaume vous a été donné ». C’est ce qu’ils firent.

[§ 16] Les rois conçurent une crainte mortelle et ils ne surent absolument que faire devant cette folie : ils ne pouvaient ni ensevelir les morts, ni les faire jeter hors des murs de la ville. Ils se dirent entre eux : «  Qu’allons-nous faire  ?  » et ils gémissaient et criaient en se lamentant qu’ils avaient livré le Christ à la mort, qu’ils méritaient la mort et qu’ils allaient mourir. « Soumettons-nous, et livrons les clés de la ville aux Romains, car maintenant nous sommes destinés à mourir ». Ils sortirent sous les murs en disant : « Nous devons livrer à notre seigneur Titus et à Vespasien les clés de cette cité que Dieu depuis en haut vous a données. Nous savions en effet auparavant que ce royaume n’était plus à nous mais vous avait été donné par le Messie parce que vous l’appelez Christ ».

[§ 17] Titus et Vespasien s’emparèrent de la ville et du peuple des Juifs, avec femmes et enfants. Et, tenant Pilate, ils l’interrogèrent en lui disant : « Toi qui étais le commandant et le gouverneur de Judée et qui connaissais la loi, pourquoi n’as-tu pas craint de tuer le fils de Dieu ? » Pilate répondit : « Je suis innocent de ce sang. Les Juifs l’ont jugé et les soldats l’ont crucifié. Moi, je n’ai pas osé le relâcher car je craignais César ». Ils lui demandèrent : « Tu l’as donc jugé selon la loi ? Et comment fut instruit le procès ? Fais-nous savoir ». Pilate répondit : « L’un de ses disciples l’a vendu, selon leurs coutumes, pour trente deniers d’argent. Puis il fut flagellé et mis en croix. Ils partagèrent ses vêtements en quatre parts ». Titus et Vespasien dirent : « Ce qu’ils ont fait au Christ, faisons-le lui subir semblablement ». De fait, ils tuèrent les uns en les flagellant, d’autres en les perçant d’une lance, d’autres encore en les pendant à une croix. Vespasien demanda 61 :

[§ 17] Ils passèrent alors sous le pouvoir de Titus et Vespasien et se livrèrent à eux en même temps que toute la Judée, et ils leur dirent : « Jugez comment nous devons mourir, car nous avons livré le Christ à la mort  ». Quand ils eurent prononcé ces mots, Titus et Vespasien s’emparèrent d’eux et les jetèrent dans les fers. Ils en firent lapider une partie ; d’autres, ils les firent pendre la tête en bas à un bois sec, ou transpercer à coups de lance, ou vendre ; d’autres, ils les firent partager en quatre comme ils avaient fait eux-mêmes pour la tunique de Jésus ; quant aux Juifs qui restaient, Titus et Vespasien se donnèrent l’un à l’autre un denier pour acheter trente Juifs, comme les Juifs eux-mêmes avaient donné trente deniers d’argent pour acheter le Christ. Puis, prenant possession de tout ce pays, ils firent des recherches pour savoir où ils pourraient trouver un portrait du Seigneur.

61.  Le jeu de questions/réponses qui rythme la fin du récit est notable (avec la récurrence de certains tours, comme Ego autem), car le récit apparaît ainsi nettement moins élaboré, d’un point de vue littéraire, que celui de la version volusienne. D’autres indices vont dans le même sens (et tendent, de fait, à confirmer l’ancienneté relative de la recension non volusienne), cf. la répétition de certaines expres-

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« Que ferons-nous de ceux qui restent ? ». Titus répondit  : «  Ils ont vendu JésusChrist pour trente deniers d’argent ; nous, nous devons vendre trente Juifs pour un denier ». Ainsi firent-ils. Alors Vespasien dit : « Que faut-il faire ensuite ? ». Titus dit : « Ils ont partagé ses vêtements en quatre ; nous, divisons-les, eux, en quatre parts. L’une sera à toi, l’autre à moi 62 ; tes esclaves auront la troisième et mes esclaves auront la quatrième. Ils firent ainsi. Ils cherchèrent un portrait du Seigneur et trouvèrent une femme qui l’avait avec elle.

3. Confrontation des deux versions et recherche des sources Ainsi qu’en témoignent les similitudes des passages mis en regard 63, les deux récits suivent la même progression, même si le détail diverge. On peut résumer cette dernière ainsi :   § 11 Titus fait venir Vespasien et lui explique la cause de sa venue : Jésus-Christ a été tué par les Juifs, avant de ressusciter des morts et de monter aux cieux ; tous deux vont le venger de ses ennemis.   § 12 Titus et Vespasien naviguent jusqu’en Judée (L) ou à Jérusalem (O) et entreprennent de mener les Juifs à leur perte. Les rois du pays prennent peur : Hérode (O) ou son fils Archélaüs (L) se suicide.   § 13 Le siège de Jérusalem s’organise sous la conduite de Pilate (L) ou d’Archélaüs (O).   § 14 Titus et Vespasien entourent Jérusalem ; une famine s’ensuit.   § 15 Pour conserver leur honneur, 11 000 assiégés se donnent la mort ; il en résulte une odeur pestilentielle.   § 16 L’amoncellement de cadavres alarme les assiégés qui livrent les clés de la ville aux Romains.   § 17 Titus et Vespasien prennent possession de la ville et tuent une partie des assiégés ; ceux qui restent sont vendus par trente pour un denier d’argent, puisqu’ils ont donné trente deniers pour acheter le Christ. Ils se mettent ensuite en quête d’un portrait du Christ.

Si l’on fait abstraction des acteurs en présence (de tous les personnages nommément cités, Titus est le seul à avoir effectivement pris part au sions (Consilio autem inito, « leur décision prise » et Quod ita factum est / Et ita fecerunt, « Ainsi firent-ils ») et la reprise (en des termes presque similaires) du motif de la faim dans les § 14 et 15. On notera de la même manière la répétition très orale de Et en tête de phrase. 62.  La première personne renvoie à Vespasien, alors que c’est Titus qui parle : le texte présente ici une incohérence manifeste. 63.  La division de la version non volusienne a été calquée, par souci de clarté, sur celle de la version volusienne.

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siège  6 4), la source de cette trame narrative apparaît nette : elle s’inscrit dans la continuité du récit de Flavius Josèphe dans la Guerre des Juifs 65. Dans les livres V et VI entièrement consacrés à la prise de Jérusalem, Flavius évoque la longueur du siège et les conséquences dramatiques de la famine qui s’ensuivit. De fait, il dépeint longuement l’amoncellement des cadavres et leur odeur pestilentielle présentée, dans les deux versions précitées de la Vindicta, comme la cause de la reddition. Sur la base de la recension volusienne, on n’est toutefois guère parvenu jusque-là à établir des parallèles textuels précis avec l’une des traductions latines, ni à identifier clairement la source du récit 66. La découverte de la version non volusienne permet de pallier cette difficulté. Alors que, dans la version volusienne, les parallèles avec l’œuvre de Flavius se limitent aux grands thèmes précités et que certaines affirmations, comme l’entente des rois (§ 13) 67 ou l’impossibilité de jeter les cadavres hors des murs (§ 16) 68, vont à l’encontre de son témoignage, la version non 64.  Vespasien fut chargé par Néron de réprimer, avec Titus, la révolte des Juifs (66-70), mais il n’a jamais débarqué à Jérusalem. Il est singulièrement présenté comme le frère de Titus dans le manuscrit de Londres. Son rôle sera encore plus important dans les versions médiévales, où il apparaît comme l’unique vainqueur du siège de Jérusalem. La raison en tient, selon S. Thioliet-M éjean, à l’assimilation des figures de Titus et de Vespasien, car Titus s’appelait aussi Vespasien (Titus Flavius Sabinus Vespasianus), et inversement (Titus Flavius Vespasianus), cf. La Prise de Jérusalem, en part. « Titus ou Vespasien ? », p. 36-38. – Nous reviendrons infra sur l’identité des « coupables » juifs dont la vie a été prolongée jusqu’au siège de Jérusalem. 65.  La dette de la Vindicta à l’égard de Flavius Josèphe a été soulignée (mais non analysée dans le détail) par Schreckenberg, Rezeptionsgeschichtliche und Textkritische Untersuchungen, p. 53 sqq. La bonne connaissance qu’avaient les clercs médiévaux de la Guerre des Juifs leur a permis d’introduire, dans certaines versions tardives de la légende (à l’instar des réécritures du xiv e et du xv e siècle étudiées par S. Thioliet-Méjean), d’autres souvenirs historiques que ceux qui sont repris incidemment dans les versions les plus anciennes, au centre de notre propos (par exemple l’obsession de l’eau, l’or mangé, la mère dévoreuse de son enfant …) : cf. ThiolietM éjean, La Prise de Jérusalem, p. 24 sqq. 66. S. K. Wright pense au Pseudo-Hégésippe en raison de l’interprétation théologique de la destruction de Jérusalem très proche de celle qu’on trouve dans la Vindicta Saluatoris, mais la thèse de cette filiation ne se fonde sur aucun parallèle précis (cf. The Vengeance of our Lord, p. 21-22). Quant à T. N. H all, il renvoie, sans argumenter sa position, au De bello Iudaico de Rufin (« The Euangelium Nichodemi », p. 60). 67. Cf. sur les factions antagonistes qui divisaient les assiégés, en particulier leurs multiples chefs qui se sont entretués dans une féroce guerre civile, le chapitre de S. Bardet dans ce volume. 68.  Cf., parmi d’autres références possibles, Ps .-H égésippe, Historiae, V, 21, § 3 (éd. V. Ussani, Vienne-Leipzig, 1932, CSEL 66) … tunc de muro defunctorum reliquias in profunda praecipitia deiciebant (chez Flavius Josèphe, Guerre des Juifs, V, 12, § 518).

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volusienne comporte des éléments narratifs bien plus précis, qui attestent une bonne connaissance de la Guerre des Juifs, ou du moins de l’une de ses traductions latines (probablement celle due au Pseudo-Hégésippe 69). L’influence des Historiae, particulièrement fameuses au cours du Haut Moyen Âge, est surtout manifeste dans les § 14 à 16, c’est-à-dire dans le récit du siège proprement dit. Dès le début du § 14, le verbe circumderunt fait référence à la contre-muraille construite par les Romains à l’initiative de Titus pour empêcher les Juifs d’aller se procurer de la nourriture à l’extérieur et les acculer à la famine 70 ; quant aux fugitifs, ils étaient effectivement punis de mort, mais non forcément par les Romains, comme on peut le comprendre en l’absence de toute précision : les chefs de la sédition faisaient eux-mêmes exécuter ceux qu’ils prenaient 71. Si la famine toucha d’abord le peuple, elle finit par accabler tous les assiégés qui, cédant à la fureur et à la folie, en vinrent à se dérober la nourriture les uns aux autres 72 . Dans le 69.  Cette hypothèse tient aux liens « idéologiques » très forts qu’entretient la Vindicta Saluatoris avec la « traduction » du Pseudo-Hégésippe, et non à la seule notoriété de ses Historiae au cours du Moyen Âge. De fait, l’influence de la traduction du Pseudo-Rufin nous semble avoir été minorée à tort à ce jour, car ce texte est largement tombé dans l’oubli : voir, à ce sujet, les remarques d’A. Molinier-Arbo dans ce volume, p. 233-234. L’auteur d’un sermon antijuif sur la destruction de Jérusalem connu sous le titre d’Historiae de excidio Hierosolymitanae urbis Anacephalaeosis en reproduit ainsi littéralement de longs passages : A. Linder, qui ne connaît manifestement guère la traduction du Pseudo-Rufin, les rattache à tort aux Historiae du Ps.-Hégésippe, cf. « Ps. Ambrose’s Anacephalaeosis : a Carolingian Treatise on the Destruction of Jerusalem », Revue d ’histoire des textes, 22 (1992), p. 145-158. On notera, à sa décharge, que l’Anacephalaeosis circula très tôt avec les Historiae du Ps.-Hégésippe, au point que le sermon fut parfois considéré, dans la tradition manuscrite, comme un authentique résumé de celles-ci. – Le sermon en question est aisément accessible dans la PL 15, col. 2205-2218. Nous signalerons infra quelques affinités ponctuelles avec la Vindicta, sans que nous ayons toutefois pu établir la moindre filiation entre les deux textes. 70.  La construction de cette ample muraille, destinée à contenir entièrement les assiégés au sein de la ville et ainsi les empêcher de se procurer clandestinement de la nourriture, est au centre du livre V, chap. 21, cf. cette phrase introductive (§ 1) : … muro claudendam urbem consultius arbitrabantur, ut conficeret fames defectos subsidiis alimentorum. 71.  Cf. par ex. Ps .-H égésippe, Historiae, V, 17 (à propos de ceux qui tentaient d’échapper aux chefs de la sédition en se rendant aux Romains) : Tenebantur itaque inuiti et si qui deprehensus foret, graues poenas dabat. Suspicio tenuis grauissimae causa mortis. Les Romains sont mis en cause incidemment (par ex. V, 18, 2 Plerique etiam beneficium putantes mori egrediebantur urbem […] quos inuenientes Romani necabant). 72.  Cf. la description de la famine touchant le peuple au centre du chap. 18 (par ex. § 2 Rapiebant filii parentibus, parentes filiis et de ipsis faucibus cibus proferebatur) et surtout du chap. 39, § 2, où tous les Juifs (y compris les instigateurs du siège, cf. V, 22 populante uniuersos fame) sont indifféremment touchés et se transforment en chiens enragés (rabidi canes) à l’affût de la moindre nourriture : Vbi alimenti suspicio, ibi bellum inter domesticos pugnabatur pro cibo. Necabantur carissimi,

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récit du siège proprement dit, Flavius ou son traducteur n’évoque guère un suicide collectif  73 comparable à celui qui est évoqué au début du § 15 (probablement en référence à l’épisode postérieur de Massada) 74 , mais l’allusion aux peaux et aux vieilles chaussures que mangèrent les assiégés trouve manifestement sa source dans l’une des traductions latines de Flavius (celle du Pseudo-Hégésippe ?), tant les termes employés pour décrire ces actes extrêmes sont proches 75 : Vindicta, § 16 : … tam diu fame consumpti sunt quousque coria uetera quibus porte fuerant inuoluta comederunt et reliquias de calciamentis ueteribus

Historiae, XXXIX, 2 : … cum alia famis solacia non reperirent, detrahebant coria scutis ut cibo essent sibi quae praesidio non essent. Mandebant calciamentum , nec pudor erat solutum pedibus ore suscipere et lingua lambere 76.

Le rapprochement est d’ailleurs très éclairant puisqu’on comprend, à la lecture de l’hypotexte, que les peaux en question étaient celles qui couvraient les boucliers. La confusion et la puanteur qui régnaient sont, elles aussi, évoquées à maintes reprises dans les Historiae 77 et conduisirent, dans discutiebantur defuncti, ne quis intra amictus eorum cibus lateret. Simulare aliqui mortuos aestimabantur, ne uiuentes habere aliquid alimenti suspectarentur. Sed ne uiuentes quidem aut uitae fungi munere aut mortem simulare poterant, uerum aperto ore sicut rabidi canes aurarum captantes spiramina huc atque illuc circumferebantur inopia duce. On notera que la référence aux peaux et aux chaussures mangées par les assiégés est empruntée au même paragraphe (cf. infra), mais que le(s) auteur(s) de la Vindicta non volusienne n’ont pas retenu l’épisode tragique de Marie, fille d’Éléazar (chap. 40). 73.  Il est cependant question chez le Pseudo-Hégésippe, au début du chap. 39 auquel sont empruntés plusieurs éléments narratifs, d’un Romain dénommé Longus qui, empêché lors de l’incendie du Temple de rejoindre ses troupes, a préféré se donner la mort plutôt que de se rendre aux Juifs, car il ne voulait pas ternir sa propre gloire : Longus tamen uir egregiae uirtutis cum prouocaretur a Iudaeis, ut sese his committeret, promissa salutis securitate, maluit se transfigere gladio quam maculare probro Romanae indolis fortitudinem (§ 1). 74. Voir infra, sur ce type d’entorses apparentes à la chronologie, p. 330. 75.  D’un point de vue purement textuel, le parallèle n’est pas moins net avec la traduction du Pseudo -Rufin, VI, 3 Denique nec cingulis nec calciamentis abstinuere, coriaque scutis detracta mandebant. – L’allusion aux coria se retrouve sous cette forme, si l’on accepte la correction apportée par Strecker au texte de l’unique témoin manuscrit (colla), dans l’hymne Arue, poli conditorem …, strophe 8 (cf. Appendice 2). 76. Cf. Flavius Josèphe, Guerre des Juifs, VI, 3, § 197 : « Finalement, ils ne purent se retenir de manger leur ceinture et leurs chaussures ; ils arrachaient le cuir des boucliers et le mâchaient ». (trad. P. Savinel, Paris, 1977, p. 491). 77.  Cf. par ex., dans le premier cas, Historiae, V, 21, 3 Personabant omnia gemitibus deplorantum miserabilis mortis supplicia. Repleta erant uniuersa seminecum et, si paululum expectares, cadauerum. Intra momentum deficiebant quos uiuentes reppereras ; dans le second, cette notation qui suit la précédente et est elle-même suivie de l’allusion aux cadavres jetés du haut des murailles (ce qui rend vraisemblable un emprunt global à ce passage) : Historiae, V, 21, 3 Nequaquam tamen ultio morituris

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l’un des passages en question (probablement à la source de la fin du § 15 et du début du § 16), les assiégés à précipiter de « nombreux cadavres » du haut des murs, dans les fossés (§ 16) qui les entouraient 78. Notons par ailleurs que l’explication de leurs malheurs qui est mise dans la bouche des assiégés prend une importance particulière dans la « traduction » du Ps.Hégésippe. De fait, la mise à mort du Christ y est explicitement présentée comme la cause des maux des assiégés au début du livre V 79, même si d’autres explications sont, dans la continuité du récit de Flavius, invoquées au cours du récit 80. Quant au constat que le royaume de Judée appartient désormais aux Romains, il revient à plusieurs reprises dans les discours qu’adresse notamment Flavius Josèphe aux assiégés pour les inciter à se rendre 81 ; il leur promet du reste, conformément aux espérances qu’ils nourrissent dans le § 16, la clémence des vainqueurs 82 . La dépendance à l’égard du Pseudo-Hégésippe est donc nette et explique peut-être d’autres choix narratifs propres à la version non volusienne, en particulier la multiplication des références vétérotestamentaires, qui rappellent l’importance des prophéties dans la Guerre des Juifs 83. De même, l’attention témoignée deerat, nam quod uiui non potuerant, uindicabant se mortui, ultorem sui faetorem creantes quo se de latronibus ulciscerentur. 78. Cf. Historiae, V, 21, 3-4 … tunc de muro defunctorum reliquias in profunda praecipitia deiciebant. Itaque aspiciens Titus praeruptos specus plenos cadauerum, saniem dilaceratis uisceribus innatantem, alte ingemuit … Dans l’hymne Arue, poli conditorem il est question de « marécages » (au début de la strophe 16 : Quod cum Titus inspexisset, de humana corpora / Valles plenas ac paludes, (iacebant cadauera / † Inrigarum). Cette précision est absente du Pseudo-Hégésippe comme de la Vindicta. Il s’agit peut-être d’une simple amplification poétique. 79.  Historiae, V, 2 Ideoque in te, Iudaea, arma tua uertuntur, orationes tuae nihil tibi prosunt, quia fides tua nihil operatur ; ideo aduersum te factus est populus tuus, quia in te conuersa est perfidia tua. Quod remedium quaeritur, ubi auctor remedii non reconciliatur ? Quid putabas futurum, cum tuis manibus salutare tuum crucifigeres, cum tuis manibus uitam tuam extingueres, cum tuis uocibus aduocatum tuum exterminares, tuis infestationibus auxiliatorem tuum interficeres, nisi ut in te quoque tuas iniceres manus ? On notera que le thème de la foi agissante ainsi que la métaphore médicale filée dans le passage ne sont pas sans évoquer la guérison miraculeuse de Titus et de Tibère après leur conversion dans la Vindicta. Sur le thème de la punition des Juifs dans la tradition chrétienne de la destruction de Jérusalem, voir, dans ce volume, le chapitre d’Hervé Huntzinger, p. 181 sqq. 80.  Cf. le très long discours mis dans la bouche de Flavius Josèphe dans le livre V, chap. 15-16, dans la continuité de La Guerre des Juifs, V, 362-419. 81.  Cf. par ex. Historiae, V, 15 Quis autem ignorat cum illis esse deum, qui sibi omnia subiecerunt nisi quae nimio aestu aut gelu inuia sunt, et ideo extra Romanum imperium quia eadem extra usum humanum ? 82. Cf. par ex. la question rhétorique suivante : Sed quomodo uobis non parceret qui pepercit Iosepho ? (V, 16). Voir, sur la clémence des Romains, le chapitre d’A. Chauvot, p. 79. 83. C’est particulièrement net dans le discours de Flavius évoqué dans la note 80 ; voir, sur l’importance des prophéties chez Flavius, le chapitre de S. Bardet

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à l’ensemble du peuple juif (là où la version volusienne se concentre sur les rois et les soldats 84) est conforme au témoignage de Flavius ; de fait, ce dernier se montre très attentif à la souffrance du peuple, victime des tyrans qui s’étaient emparés de la ville de Jérusalem et en malmenaient les habitants au gré de leurs querelles intestines 85. On verra que cette dépendance ne se limite pas au récit du siège 86, même si elle y est particulièrement nette. Elle pose, en tout cas, la question de la place de la version non volusienne dans l’histoire textuelle de la Vindicta Saluatoris. Sa dette notable à l’égard d’une source de type historique permet-elle d’accréditer la thèse de son ancienneté relative par rapport à la version volusienne ? Il est en tout cas fort probable que l’interprétation proposée de la prise de Jérusalem y trouve son point de départ, même si le Pseudo-Hégésippe ne parle jamais de « vengeance » à proprement parler – mais le thème du châtiment 87, comme celui de l’intervention divine par l’entremise de Vespasien et de Titus 88 sont bien présents dans les Historiae, ce qui en fait une source potentielle de premier ordre. Des considérations littéraires auraient, dès lors, éloigné les versions postérieures de sa source primitive, jusqu’à rendre son identification problématique dans la version volusienne 89. Elle pose aussi la question du rapport qu’entretient ce récit d’allure légendaire avec le genre historique, car il est peu probable (p. 164 sqq.) et infra, même si les prophéties invoquées sont propres à la Vindicta. 84. Cf. infra. 85.  Voir à ce sujet la mise au point de S. Bardet dans ce volume, p. 145 sqq. 86.  Certains éléments narratifs ont, par ailleurs, manifestement été détournés. On en a déjà eu un exemple supra avec l’épisode du suicide collectif évoqué dans le § 15. Le chiffre de 40 000 hommes amenés par Vespasien dans le § 11 est ainsi peutêtre lié aux 40 000 soldats réunis par Simon (IV, 23, 2) peu après que Vespasien eut lui-même entrepris de réunir des troupes en vue du siège de Jérusalem (IV, 20). Ce type de détournement est, en tout cas, manifeste à la fin du récit, dans le passage consacré à l’exil et à la mort de Pilate. 87. Voir supra, dans le chapitre d’A.  Molinier-A rbo, p. 243-244 et passim. 88.  Ainsi le Pseudo-Hégésippe commente-t-il en ces termes le fait que Titus et presque tous ses hommes aient réchappé à la mort au début du siège, alors qu’ils étaient en très mauvaise posture : Denique duo tantum ex Titi sociis interfecti, cum reliquis imperatoris filius ad suos reuertit. Neque sane dubitandum uidetur, quod intecto capite nudus cetera, utpote qui in excursu processerat non ad bellum paratus, nec galeam neque loricam induerat, eo nihil exceperit uulneris, cum maxime in ipsum tela iacerentur, quod ad excidium urbis illius uir tantus reseruaretur. Est [est] profecto cor regis in manu dei (Historiae, V, 4, § 1). 89. Cf. supra. Cela ne signifie pas que la version volusienne soit dénuée de tout fondement historique par rapport à la version non volusienne, cf. par ex. l’allusion aux sept ans passés par les assiégés au sein de la ville, qui fait écho au Pseudo-Hégésippe, Historiae, V, 2 Per septem itaque annos et quinque menses eadem uerborum series, idem uocis sonus mansit. Notons par ailleurs que certains emprunts historiques ont permis d’amplifier la narration dans les versions vernaculaires connues de la Vindicta (cf. note 65), mais ces emprunts postérieurs trouvent sans doute leur source directe dans la Guerre des Juifs de Flavius Josèphe.

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qu’un auteur qui connaissait aussi bien le texte du Pseudo-Hégésippe ait falsifié les données historiques par « ignorance 90 ». Quel était dès lors son dessein ? Avant d’en venir à l’examen de son projet à l’échelle de l’œuvre entière, il importe de voir comment il présente, par rapport au PseudoHégésippe, le récit de la prise de Jérusalem. Qu’a-t-il retenu et, inversement, omis ? Que traduisent ces choix ?

4. Une réécriture du Pseudo-Hégésippe Il est notable qu’on n’assiste guère, dans la Vindicta, à la destruction de Jérusalem. Ainsi qu’en témoigne l’emploi significatif de ciuitas plutôt que d’urbs pour désigner la ville, ce récit légendaire se focalise entièrement sur les acteurs du siège conduit par Titus et Vespasien, sans rien dire des querelles intestines qui ont déchiré les diverses factions en présence ; il s’agit, dans le cas de la version non volusienne, de l’ensemble du peuple juif  91, dans la version volusienne, des rois de Judée et des soldats retranchés au sein des fortifications 92 . Seule la version non volusienne évoque la ville en tant que telle au moment de la capitulation, mais l’allusion se limite à un mot et elle est, significativement, suivie d’une référence à la population juive massée en son sein (Tytus autem et Vespasianus possiderunt urbem et Iudeorum populum cum uxoribus et infantibus eorum, § 17). De fait, la ville de Jérusalem n’est jamais évoquée dans sa réalité matérielle, ne seraitce que pour en signifier la ruine ; quant à son « ornement » majeur, le Temple, dont on sait l’importance dans le récit de Flavius Josèphe, il n’y est singulièrement pas fait la moindre allusion. On peut même se demander dans quelle mesure la ville de Jérusalem a une valeur symbolique dans les versions latines de la Vindicta 93, car, ainsi qu’en témoigne l’expression terra Iudaea employée par l’auteur de la version volusienne au moment de la reddition (Ita uenerunt in manu Tito et 90.  Certaines entorses à la vérité historique n’en restent pas moins surprenantes, à l’exemple de la filiation erronée de Vespasien et de Titus indiquée dans le ms. Londres, BL, Royal 8 E XVII (Vespasianus uenit ad fratrem suum, § 11). 91. Cf. supra. 92.  On reviendra sur cette spécificité et sa signification infra. 93. Il en va autrement dans les versions vernaculaires étudiées par ThiolietM éjean, La Prise de Jérusalem, dont l’arrière-plan historique est très différent : « Diaspora des communautés juives entre les xiii e et xiv e siècles, échecs successifs des croisades d’Orient, fin du rêve d’un royaume chrétien de Jérusalem tombé en 1187, ravages, enfin, de la Peste noire en Europe, tous ces événements tragiques constituent la toile de fond de La prise de Jérusalem » (p. 9). Ces aspects ont été développés dans le chapitre consacré aux « éléments historiques médiévaux », p. 59 sqq. – Voir aussi, sur la réception de la Vindicta du xii e au xv e s., la synthèse de K. M. K letter intitulée « Popular Reception and Crusader. Use of Josephan Texts » dans son article « The Christian Reception of Josephus in Late Antiquity and the Middle Ages », dans H. H. Chapman et Z. Rodgers (éd.), A Companion to Josephus, Malden – Oxford – Chichester, 2016, p. 377-379.

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Vespasiano et tradiderunt se et omnis terra Iudaea), son évocation est fréquemment liée à celle de la Judée en général, si bien qu’il s’agit autant d’un récit de la guerre de Judée que du siège de Jérusalem. Cela expliquerait la mention singulière, d’un point de vue historique, d’Hérode et d’Archélaüs, ainsi que le rôle clé prêté à Vespasien : Hérode et son fils sont au centre des deux premiers livres de la Guerre des Juifs ; quant à Vespasien, il apparaît, dans les livres III et IV, comme l’un des acteurs majeurs de la seconde guerre juive 94 , même s’il ne prit pas part au siège de Jérusalem en raison de sa nomination à la tête de l’Empire. Cela éclairerait bien, par ailleurs, l’intégration d’éléments empruntés à la suite du récit de Flavius, en particulier l’allusion au suicide collectif de Massada que recouvre probablement l’évocation des 11 000 assiégés qui firent le choix d’une mort volontaire par le glaive (§ 15). Le souci de la gloire invoqué dans le manuscrit de Londres rappelle en effet l’argumentation au centre du discours d’Éléazar ben Yaïr, qui incite tous ceux qui s’étaient réfugiés à Massada à mourir pour leur patrie et à ne pas survivre à l’opprobre du très grand déshonneur qu’ils ont subi 95. 94. Il s’était du reste préparé à ce siège, cf. l’armement et les hommes réunis dans les Historiae du Ps .-H égésippe, V, 19-20. 95. Cf. Ps .-H égésippe, Historiae, V, 53 Commoriamur patriae nec superstites simus tanti dedecoris opprobrio. Non donabo Romanis quod uicerint, nec ipsi sibi hoc uindicant, qui sciunt, quod omnes fere nostris potius armis quam alienis perierimus. La suite du récit telle qu’elle est rapportée par le Pseudo-Hégésippe comprend plusieurs termes – certes usuels – qu’on retrouve dans la Vindicta non volusienne : Non donabo Romanis quod uicerint, nec ipsi sibi hoc uindicant, qui sciunt, quod omnes fere nostris potius armis quam alienis perierimus. […] Post haec unusquisque offerat se uulneri et moriturus patriam tegat supremoque amplexu ambiat. […] Tali accensi oratione ceteri gladios strictos tenebant …, cf. § 15 Consilio autem inito dixerunt quod melius est illis se ipsos interficere quam aliena gens sua morte gloriaretur. Tunc unusquisque proximum suum defixit gladio et factum est uulnus eorum XI. milia mortuorum. Il en va autrement du Pseudo-Rufin VII, 17 (cf. supra, note 69), plus concis, cf. VII, 17 Inuenti autem sunt ibi quoque plus quam duo millia, quorum alii manu sua, plures autem mutuis se uulneribus interfecerant, cum alios fames corrupisset. – Le chiffre de 11 000 morts (12 000 dans la version de la Vindicta éditée par Tischendorf, p. 477) n’a pas son équivalent dans les Historiae du Pseudo-Hégésippe, ni, du reste, chez le Pseudo-Rufin. Dans la Guerre des Juifs, il apparaît dans le livre VI, chap. 9 (§ 419) à propos du nombre de morts qui advinrent à l’issue du siège, pendant que Fronton répartissait les prisonniers entre les différentes provinces ; mais tous ne se sont pas suicidés, et cet épisode n’a pas été repris par le Pseudo H égésippe : « Dans les jours où Fronton procédait à cette répartition, onze mille prisonniers moururent de faim, les uns du fait de la haine de leurs gardiens qui ne leur donnaient pas à manger, les autres parce qu’ils refusaient la nourriture qu’on leur présentait. D’ailleurs, avec une telle multitude, même le blé manquait ». (trad. Savinel, p. 511). Le parallèle irait bien dans le sens d’une assimilation, dans le § 15, de divers éléments postérieurs au récit du siège de Jérusalem, mais il est peu vraisemblable qu’il trouve sa source directe dans le texte grec. La question des sources de la Vindicta achoppe ici sur une difficulté majeure.

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Cet élargissement du récit à la Judée tout entière apparaît particulièrement net dans cet autre passage de la version volusienne 96 qui intervient peu après le siège : « Ils envoyèrent des messagers à l’empereur Tibère à Rome pour qu’il fasse venir Volusien en Judée et pour qu’il essaie de savoir tout ce qui s’est passé en Judée au sujet de Jésus, parce que l’empereur n’en avait pas du tout entendu parler ». (§ 19). On notera dans la même perspective que Titus insiste, dans le discours qu’il adresse à Vespasien juste avant le siège, sur le lieu de naissance du Christ en Judée, et non sur sa mort à Jérusalem : « Jésus-Christ est né en Judée, à Bethléem de Judée, cité de David, pour sauver le genre humain » (§ 11). C’est très clairement la Judée, et non Jérusalem, qui est au centre de l’attention. C’est peutêtre l’indice que la ville et son temple n’avaient pas encore la signification symbolique qu’ils eurent ultérieurement, du moins qu’ils ne l’avaient pas encore aux yeux des chrétiens au moment de la rédaction de la Vindicta. Pourquoi, dès lors, cette légende historique accorde-t-elle une telle importance au récit du siège de Jérusalem ? II. L e

si ège de

J é rusa l e m  :

u n e v e nge a nce de l a

Pa s sion

La Vindicta Saluatoris est un apocryphe biblique entretenant un rapport ambigu avec les Évangiles. Comme l’ont fait observer G. Besson, M. Brossard-Dandré et Z. Izydorczyz : « À la différence de beaucoup d’autres apo­cryphes, la Vengeance du Sauveur n’est pas construite sur un personnage ou un épisode du Nouveau Testament ; elle insère des fragments de l’histoire romaine dans la fresque de la légende chrétienne 97 » et intègre, ce faisant, la geste chrétienne à l’histoire romaine 98. Ces rapprochements tiennent au lien établi de manière bien plus explicite que dans les traditions antérieures entre la crucifixion de Jésus et la chute de Jérusalem 99. 96.  Les allusions à la Judée ne sont pas moins nombreuses dans la version non volusienne du manuscrit de Londres. L’action est, dès le début du récit, située en Judée (Sed si antea in his fuisses temporibus in Iudea, ibi potuisses inuenire uirum prophetam nomine Ihesum Christum …) ; Titus et Vespasien implorent Dieu de les conduire en Judée (orantes Ihesum Christum ut eos faciat peruenire ad Iudeam). – Tous les exemples développés dans la suite sont empruntés au codex de Saint-Omer. 97.  Besson, Brossard -Dandré et I zydorczyk, « Vengeance du Sauveur », p. 371. 98.  Il est de toute façon clair que la Vindicta a été rédigée en un temps où l’assimilation de la culture antique ne posait plus de problème aux chrétiens. Sur ces questions, cf. en particulier H. I nglebert, Interpretatio christiana : les mutations des savoirs (cosmographie, géographie, ethnographie, histoire) dans l ’Antiquité chrétienne, 30-630 après J.-C., Paris, 2001 (Collection des études augustiniennes, Série Antiquité, 166). 99. Cf. Yuval, Deux peuples, p. 64. Selon l’auteur, il n’y aurait qu’une occurrence dans les évangiles, en Matthieu 23, mais le lien établi entre la crucifixion et la destruction de Jérusalem reste très implicite.

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Dans le Nouveau Testament, la ruine de Jérusalem fut certes prophétisée par Jésus, à en croire l’évangile de Luc où elle est présentée, en étroite consonance avec le thème central de la Vindicta, comme un châtiment divin : « Quand vous verrez Jérusalem encerclée par les armées, sachez alors que l’heure de sa dévastation est arrivée. Alors, ceux qui seront en Judée, qu’ils fuient dans les montagnes ; ceux qui seront à l’intérieur de la ville, qu’ils en sortent ; ceux qui seront dans les campagnes, qu’ils n’entrent pas dans la ville ! Car ce seront des jours de vengeance [dies ultionis hii sunt] où doit s’accomplir tout ce qui est écrit. Malheureuses celles qui seront enceintes et celles qui allaiteront en ces jours-là, car il y aura une grande misère dans le pays et colère contre ce peuple. Ils tomberont au fil de l’épée ; ils seront emmenés captifs dans toutes les nations, et Jérusalem sera foulée aux pieds par les nations jusqu’à ce que soit accompli le temps des nations 100 ». Assez vite la tradition chrétienne associe l’événement au sang versé des justes, qu’il s’agisse de prophètes, de Jacques, frère du Seigneur, ou de Jésus lui-même. Cette dernière interprétation qui lie la destruction de Jérusalem à la Passion de Jésus est ensuite devenue dominante, notamment avec Origène et Eusèbe. C’est aussi le cas, par la suite, avec le Ps.-Hégésippe, qui valorise ce lien au début du cinquième livre, même si l’ampleur très relative du passage et les autres explications données du malheur des Juifs ne lui donnent pas le même relief que le recentrement, dans la Vindicta, sur le thème de la vengeance 101. Dans le prolongement de ce dernier, la Vindicta fait explicitement ce lien qui serait, d’après I. J. Yuval, à la source de son grand succès 102 . Notre attention ira d’abord aux rappro100.  Lc 21, 20-24. 101. Voir supra le chapitre consacré par H. Huntzinger à la tradition chrétienne de la destruction de Jérusalem. Ce lien est également explicité dans l’exemple de la destruction de Jérusalem développé par Isidore de Séville dans le De fide catholica contra Iudaeos (II, 10, 2-4) pour attester la réalisation de la prophétie d’Isaïe 3, 1 Ruit Ierusalem, et Iudas concidit, quia lingua eorum et adinuentiones eorum contra Dominum, cf. en part. § 3 Hoc enim postea expletum est, quod fuerat ante praedictum ; factum est enim in hac ipsa urbe Ierusalem ; nam postquam Christum amaritudine potauerunt, et postquam clamauerunt aduersus Filium Dei, ut occideretur, successit deinde uindicta a Domino, debellata est ciuitas, expugnati Iudaei, multaque millia interfecta … On notera l’emploi du tour uindicta a Domino, qui n’a pas son équivalent dans la tradition historique évoquée, ainsi que la valorisation de l’action de Vespasien : § 4 [en référence à Daniel 9, 26] Et ciuitatem, et sanctuarium dissipabit populus cum duce uenturo, id est, Romanus exercitus cum Vespasiano, cf. infra. Les Pères s’étonnèrent aussi du silence de Flavius Josèphe, avec une explication qui diffère de celle qui est proposée dans la Vindicta Saluatoris : « elle revient à prêter à Josèphe l’opinion selon laquelle la destruction du Temple équivaudrait à un châtiment pour la crucifixion … du frère de Jésus, Jacques » (Yuval, Deux peuples, p. 74-75). Voir à ce sujet le chapitre d’H. Huntzinger, p. 185-186. 102. Voir Yuval, Deux peuples, p. 62. Son étude de la Vindicta, fondée sur des témoins différents (probablement postérieurs à ceux qui sont étudiés ici) est discutée dans ce volume par M. Morgenstern, p. 271-272, n. 50. Il est particulièrement signi-

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chements explicites entre les deux événements qui structurent le récit, puis aux réminiscences bibliques qui permettent de présenter implicitement le siège de Jérusalem comme une vengeance de la Passion du Seigneur. On verra ainsi que leur conjonction est constante, tout au long du récit, et qu’elle fut donc très probablement à la source du projet narratif de la Vindicta. A.  Vindicta Saluatoris ou Passio Domini (recension volusienne) L’importance du thème de la Passion est telle, dans la Vindicta Saluatoris, que plusieurs témoins manuscrits, dont celui de Saint-Omer, nous sont parvenus sous le titre, fort évocateur, de Passio Domini nostri Iesu Christi quomodo in Iudea passus fuit 103. Elle transparaît dès la première phrase du récit (peu ou prou similaire d’une version à l’autre), où est d’emblée évoquée la trahison des Juifs : « Au temps de Tibère César, sous le tétrarque Ponce Pilate, le Christ fut livré par les Juifs, à l’insu de Tibère 104 ». Dans la suite, et ce quelle que soit la recension considérée, les références explicites à la Passion sont nombreuses. Notre attention ira à la manière dont elles s’expriment dans la recension volusienne transmise par le manuscrit de Saint-Omer, car elles y font l’objet d’une subtile présentation, emblématique du caractère plus élaboré de cette version. Elles sont toutes placées dans la bouche des différents personnages du récit, et se répondent à divers niveaux. Dans la première partie, la mise à mort du Seigneur est dénoncée par Nathan : elle appelle directement le désir de vengeance exprimé par Tyrus/ Titus, dans un discours où le lien entre la crucifixion de Jésus et le châtiment de ses ennemis est clairement exprimé. Dans la seconde partie, on le retrouve dans le discours où Tibère enjoint à Volusien de venger les ennemis du Christ, puis dans le rapport que lui fait l’émissaire à son retour de Judée, pour lui rendre compte de l’issue du siège de Jérusalem.

ficatif que la Vindicta fut, dans ses versions tardives, souvent représentée sur scène et figure en bonne place dans le répertoire théâtral de la période pascale, cf. par ex. Eustache Marcadé qui a écrit, au début du xv e siècle, La vengeance de Nostre Seigneur Jhesu Crist ; Le Mystère de la vengeance de Notre Seigneur ; La Passion d ’Arras (≈  25  000 vers). 103.  Ce titre figure aussi en lieu et place de l’intitulé Vindicta Saluatoris dans le manuscrit de Venise, Biblioteca Marciana, II. 45 datant du xv e siècle. 104. Trad. du manuscrit de Saint-Omer due à Besson, Brossard -Dandré et I zydorczyk, « Vengeance du Sauveur », cf. la première phrase du manuscrit de Londres : In diebus imperii Tiberii Cesaris sub Poncio Pilato Iude traditus fuit dominus celatus a Tiberio.

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Nathan à Tyrus (§ 7) : « Tous ces miracles et bien d’autres encore, il les a accomplis avant sa passion ; poussés par la jalousie, les Juifs et les princes des prêtres l’ont fait arrêter, flageller, et ont demandé à Pilate de le tuer ; puis ils l’ont suspendu au bois de la croix, lui ont donné à boire du vin mêlé de fiel. Il a rendu son dernier soupir sur la croix … »

Tyrus/Titus : (avant sa guérison, § 8) « … si nous l’avions eu en face de nous et si nous l’avions connu, nous l’aurions vengé en exerçant une terrible vengeance ; nous aurions dû tuer ses ennemis et pendre leurs corps sur un bois sec, car ils ont fait disparaître notre Seigneur … » – (après celleci, § 9) « Seigneur Dieu tout-puissant, roi des rois, Seigneur des seigneurs, permetsmoi d’aller au pays où tu es né pour que je puisse voir tes ennemis, effacer leur nom, détruire leur corps et tout ce qui fut à eux, afin que je puisse venger ta mort de manière à ce qu’il ne reste rien d’eux qui ne soit passé par mes mains ».

Tibère à Volusien (§ 19) : « Volusien, va, prends ce dont tu as besoin sur la mer, descends en Judée […]. Abats ton jugement sur mes rois comme ils l’ont fait eux-mêmes sur le Christ et persécute-les à mort ».

Volusien à Tibère (§ 29) : « Parce que les Juifs ont causé la perte de Jésus-Christ avec torches, lampes et lances, tué notre lumière qui a illuminé et sauvé le genre humain, et ne lui ont pas laissé la possibilité de venir à nous, Titus et Vespasien, tes fidèles serviteurs, ont fait périr une très grande multitude de Juifs de la mort la plus infâme 105 ».

On notera l’effet de symétrie croisée entre, d’une part, les deux discours d’un émissaire à un « empereur » romain pour annoncer, dans le premier cas, la mort du Christ, dans le second, celle des Juifs ; d’autre part, entre les deux discours des « empereurs » en question, car tous deux expriment leur désir de vengeance, qui s’accomplira sur les lieux mêmes de la Passion 106. Le jeu d’écho n’est pas moins net dans le passage central dédié au siège de Jérusalem, où l’accusation formulée par Titus trouve sa confirmation dans l’aveu des rois de Judée retranchés au sein des remparts. La volonté de dramatisation est évidente, et bien plus nette que dans la version non volusienne transmise par le manuscrit de Londres, où les assiégés espèrent, au moment de leur reddition, qu’ils seront épargnés (Forte parcent nobis, § 16).

105.  Cf. aussi le § 31, qui détaille les modalités de mise à mort ; il fera l’objet d’une étude séparée infra. 106.  Dans le cas de Tibère, ce désir est en réalité déjà accompli au moment où il l’exprime, cf. supra.

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Titus à Vespasien (§ 11)  : « Pourquoi n’examines-tu pas dans ton cœur […] comment, par jalousie, les Juifs l’ont flagellé et tué … ? […] Et nous, maintenant, nous voulons devenir ses disciples ; allons, tirons vengeance de ses ennemis, supprimons-les de la terre des vivants. Qu’ils sachent qu’il n’a pas son pareil sur la terre ».

Rois de Judée (§ 16-17) : (Avant la reddition) « Ils gémissaient et criaient en se lamentant qu’ils avaient livré le Christ à la mort, qu’ils méritaient la mort et qu’ils allaient mourir ». […] (Après, s’adressant à Titus et à Vespasien) « Jugez comment nous devons mourir, car nous avons livré le Christ à la mort ».

Ces déclarations, qui ponctuent régulièrement la narration, sont dignes d’attention, car l’identité de leur(s) locuteur(s) montre que tous les personnages de la Vindicta 107 concourent, dans cette version, à la « vengeance du Sauveur », dans la ville même où s’est jouée sa passion. De fait, en dépit de l’ambiguïté du génitif dans l’expression uindicta Saluatoris (qu’on peut analyser comme un génitif objectif ou subjectif), c’est bien le Sauveur qui apparaît, dans le récit, comme l’auteur de cette vengeance (et non son seul bénéficiaire) : suivant les versions, c’est lui qui « ordonne » ou « permet » à Titus d’aller sur la terre de sa naissance afin qu’il y triomphe de ses ennemis et venge ainsi sa mort (§ 9) 108 ; dans la version volusienne, Titus et Vespasien sont présentés comme les instruments de la main de Dieu, qui « a envoyé son ange, et il est entré en Titus et Vespasien, parce que [les Romains] n’en ét[aient] pas dignes 109, et leur a donné l’ordre de descendre en Judée pour tirer vengeance de sa mort » (§ 30). De même, il est significatif que tous les assiégés présentent, dans le discours qu’ils adressent à Titus et à Vespasien lors de leur reddition, Dieu comme l’unique détenteur des clefs de la cité de Jérusalem, qu’il leur a données depuis les cieux (§ 17). Dans les deux cas, l’influence du Pseudo-Hégésippe est patente et montre combien son interprétation chrétienne de la destruction de Jérusalem a influencé l’orientation idéologique du texte quel que soit son titre (et non simplement fourni les éléments narratifs du passage consacré à cet épisode historique). À partir de ce point de départ, l’inventeur de cette légende médiévale s’est librement réapproprié les données de l’histoire en y greffant notam107. Seul Vespasien ne tient aucun discours qui tende explicitement dans ce sens, mais on sait le rôle de premier plan que lui attribuent toutes les versions de la Vindicta dans la prise de Jérusalem. 108. Cf., dans le codex de Londres : Iube me supra aquas peruenire in terram natiuitatis tue ut faciem tibi de inimicis tuis uictoriam … ; dans le codex de SaintOmer : Dominus Deus omnipotens, rex regum et dominantium dominus, permitte me ire in terram natiuitatis tue ut possim inimicis tuis uidere et nomina et corpora et omnia illorum delere … 109.  Besson, Brossard -Dandré et I zydorczyk, « Vengeance du Sauveur », rappellent, p. 372, que « Volusien reprend ici à son compte la parole du centurion, “je ne suis pas digne” (Mt 8, 8), pour parler de la “mission” dont l’ange a chargé Titus et Vespasien ».

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ment divers épisodes bibliques ou apocryphes qui permettent, effectivement, de présenter l’expédition punitive ainsi engagée contre Jérusalem comme une uindicta au sens étymologique du terme, autrement dit d’un châtiment par le talion 110, visant les responsables de la mort du Christ – d’où, selon nous, le fait que la ville en tant que telle ne soit pas évoquée 111. Comme y insiste l’auteur dans tous les passages qui lient explicitement la crucifixion à la prise de Jérusalem, l’objectif du siège conduit par Titus et Vespasien était de mettre à mort les ennemis du Christ, comme ils avaient eux-mêmes tué le Fils de Dieu. Ainsi, pour nous en tenir aux passages précités, il n’est pas fortuit que Titus envisage, avant même sa guérison et sa conversion, de « pendre leurs corps sur un bois sec » (§ 8) : l’allusion négative au « bois vert » de la croix est évidente 112 . On verra que, dans le récit du siège, Titus et Vespasien infligent aux coupables les mêmes peines que celles qu’ils avaient fait subir au Seigneur lors de sa Passion. Avant d’examiner les modalités de cette réécriture, il convient néanmoins de préciser l’identité des victimes de cette vengeance divine, car les libertés prises avec l’histoire attestent, de manière plus implicite, le dessein de lier la crucifixion et la prise de Jérusalem. B. Les coupables de la mort du Christ Dans la version volusienne du manuscrit de Saint-Omer, Nathan dénonce explicitement, dans le long discours où il rapporte à Tyrus les miracles de Jésus-Christ, les trois coupables de sa mort : « Poussés par la jalousie, les Juifs et les princes des prêtres l’ont fait arrêter, flageller, et ont demandé à Pilate de le tuer ; puis ils l’ont suspendu au bois de la croix, lui ont donné à boire du vin mêlé de fiel » (§ 7) 113. S’ils sont, tous trois, tenus pour responsables de la mort du Christ dans les diverses versions 110. Voir I sidore de Séville, Étymologies, V, 27, 24 talio est similitudo uindictae, ut taliter quis patiatur ut fecit (cf. F. Bougeard, « Les mots de la vengeance », dans D. Barthélémy, F. Bougeard et R. L e Jan [éd.], La vengeance 400-1200, Rome, 2006, p. 3). Cette signification étymologique s’était certes altérée lors de la disparation d’un système vindicatoire au profit d’un ordre juridique engageant la personne du prince (cf. l’évolution mise au jour par Y. R ivière dans « Pouvoir impérial et vengeance. De Mars Ultor à la Diuina uindicta (i er-iv e siècle ap. J.-C.) », ibid., p. 7-42), mais elle est particulièrement sensible dans la Vindicta Saluatoris où cette vengeance par le talion passe, précisément, par les figures « impériales » de Titus et de Vespasien. 111. Cf. supra. 112.  La référence à l’arbre sec trouve sa source dans Lc 23, 31. Le châtiment par le talion ainsi promis se réalisera ensuite (cf. § 17 et 31 évoqués infra). 113.  Le manuscrit de Londres n’est pas aussi explicite : Quod cum uidissent Iudei inuidia accensi sunt. Accusantes eum seuioribus populi et principibus sacerdotum et tradiderunt eum per inuidiam, et duxerunt eum ad mortem et crucifixerunt et occiderunt eum et deponentes de ligno deposuerunt eum in sepulchro.

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connues de la Vindicta, leur responsabilité n’y est pas mise en cause de la même manière. La différence la plus nette tient au traitement de la figure de Pilate. Ainsi que le suggère, dans l’extrait précité, le fait que « les Juifs et les princes des prêtres » soient les sujets grammaticaux de tous les verbes évoquant la Passion, Pilate reste une figure secondaire dans la version volusienne du manuscrit de Saint-Omer. Il fait l’objet de deux brèves mentions relatives à son emprisonnement : au § 18, on apprend qu’il fut saisi par Titus et Vespasien et mis en prison à Damas ; au § 23, Volusien l’interroge brièvement et lui annonce qu’il sera livré à la mort pour avoir « tué un homme parfait, qui n’avait commis aucune faute », avant de le « remettre dans sa cage en fer ». La mort ainsi promise n’est guère décrite ensuite, sans doute en raison de la lacune que présente ce codex au § 34 ; car dans le manuscrit de Paris, BNF, lat. 5327, le châtiment que lui a infligé Tibère fait l’objet d’une courte présentation dans le § 35. Volusien est chargé par l’empereur de faire disparaître « cet homme maudit qui [lui] a enlevé [s]on Seigneur » : « Emmène-le dans la prison de la géhenne et des supplices, emmène-le, en scellant la porte avec ton anneau, et que jamais plus on ne l’ouvre sur la terre 114 ». Il en va autrement dans la version non volusienne du manuscrit de Londres, où le rôle de premier plan joué par Pilate permet aisément de comprendre pourquoi la Vindicta Saluatoris fut souvent copiée avec l’Évangile de Nicodème (ou Actes de Pilate) 115. Le gouverneur de Judée y apparaît comme l’instigateur du siège de Jérusalem et fait l’objet, à son issue, d’un premier interrogatoire conduit par Titus et Vespasien pour déterminer sa part de responsabilité dans la crucifixion de Jésus (§ 17) 116. Pilate s’y défend en rejetant, conformément au témoignage de Matthieu, la faute sur les Juifs qui l’ont jugé et les soldats qui l’ont crucifié. Il déclare ainsi, dans

114.  Le texte latin est inédit, cf. Paris, BNF, lat. 5327, f. 60v-61v. 115. Cf. supra, note 47 et H all, « The Euangelium Nichodemi », p. 58 sqq. Il serait intéressant de vérifier quelle est, au juste, la place de Pilate dans les versions en question. 116. La responsabilité de Pilate dans la mort du Christ est au centre de plusieurs apocryphes qui ont tenté de suppléer à l’absence de tout écrit officiel sur la condamnation de Jésus, en se faisant passer pour des documents officiels de l’Empire romain. C’est notamment le cas du « Rapport de Pilate », de la « Réponse de Tibère à Pilate » et de la « Comparution de Pilate » édités dans le volume II des Écrits apocryphes chrétiens (Paris, 2005, p. 299-327). Un emprunt à la Cura sanitatis Tiberii est cependant plus probant, car ces textes ne sont pas connus en latin (cf. p. 306). – On consultera avec grand intérêt, sur « la mise en scène narrative du jugement de Pilate », l’article d’A.-C. Baudoin, « Le jugement de Pilate : Pilate juge et Pilate jugé dans les commentaires et les apocryphes occidentaux de l’Antiquité au Moyen Âge », dans C. Vincent (dir.), Le Débat de Justice et Miséricorde : discours et pratiques dans l ’Occident médiéval, Limoges, 2015, p. 27-55.

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le texte de Daniel 13, 46 à la source de Matthieu 27, 24 117 : Mundus ego sum a sanguine huius. L’interrogatoire plus développé que conduit Tibère lui-même à la fin de la version non volusienne prend un tour différent, qui n’est pas sans évoquer l’interrogatoire de Pilate par Volusien dans la Cura sanitatis Tiberii 118. Il pose la question du respect de la loi, et surtout de la souveraineté de l’empereur. De fait, Pilate y argue des tentatives de subversion et des prétentions de Jésus à être « le roi des Juifs » pour expliquer le fait qu’il l’ait livré au jugement des Juifs 119 : « “Quid inuenis in Christo et quare Deum occidisti ?” Pilatus respondit : “Gens tua et pontifices terre tradiderunt eum mihi. Ego autem interrogaui eos : ‘Quam accusationem defertis aduersus hominem hunc ?’ Illi autem responderunt : ‘Hunc inuenimus subuertentem gentem nostram et prohibentem tributa dari Cesari. Et dicentem se Christum regem esse. Omnis enim qui se regem facit contradicit Cesari.’ Ego autem querebam dimittere eum. Iudei ergo et principes clamitabant dicentes : ‘Si hunc dimittis, non es amicus Cesaris.’ Ego autem tradidi eum ad iudicium eorum. Iudei ergo iudicauerunt eum. Et milites eum crucifixerunt. Ergo mundus sum a sanguine huius.” Et ait Tyberius : “Quare non misisti eum ad me ?” Pilatus respondit : “In tantum culpabilis sum” 120 ». 117.  Innocens ego sum a sanguine iusti huius, cité littéralement dans la Cura sanitatis § 8, cf. cette déclaration de Pilate : « Iudaeorum insidias pertimui et tradidi eum illis, sed ut innocentiam meam ostenderem, laui manus meas coram omnibus dicens : “Innocens ego sum a sanguine iusti huius, uos uideritis” ». Elle est également reprise dans l’Anacephalaeosis, à la fin du chap. IX (cf. supra, note 69). 118. Dans ses Evangelia Apocrypha, p. lxxxiv, Tischendorf avait affirmé : « neque dubium est quin Cura sanitatis Tiberii […] aetate inferior sit quam Vindicta Saluatoris ». Cette opinion, non étayée, repose sur des matériaux critiques de faible qualité (éditions de la Cura antérieures aux recherches d’E. von Dobschütz ; édition d’une forme tardive de la Vindicta par Tischendorf, sur une base manuscrite très restreinte). Les liens entre la Cura et la version non volusienne de la Vindicta sont obscurs, et ne pourront être clarifiés qu’une fois que les traditions textuelles des textes auront été étudiées dans le détail. 119.  Cf., dans la Cura sanitatis (§ 5), cet échange entre Volusien et Pilate : Volusianus dixit ad Pilatum : « Tu, Pilate, sine consilio domini Caesaris piissimi Augusti Ihesum quem uulgus iustum adfirmant cur morte permisisti damnari ? » Respondens autem Pilatus [et] dixit : « Iudaeorum uoces pati non potui quia regem se dicebat. » 120.  « “Qu’as-tu trouvé de Dieu dans le Christ et pourquoi as-tu tué Dieu ?” Pilate répondit : “Ton peuple et les princes de cette terre me l’ont livré. Moi, je les ai interrogés : ‘Portez-vous une accusation contre cet homme ?’ Et ceux-ci ont répondu : ‘Nous avons trouvé cet homme en train de subvertir notre peuple, d’interdire que les tributs soient donnés à César et d’affirmer qu’il est le Christ roi. Quiconque se déclare roi s’oppose en effet à César.’ Moi, j’ai demandé qu’on le relâche. Aussi, les Juifs et les princes se récriaient, en disant : ‘Si tu le relâches, tu n’es pas l’ami de César.’ Moi, je le leur ai livré pour qu’ils le jugent. Les Juifs l’ont donc jugé. Et les soldats l’ont crucifié. Je suis donc innocent de ce sang.” Tibère : “Pourquoi ne me l’as-tu pas envoyé ?” Pilate répondit : “De cela seulement je suis coupable.” » (trad. pers.).

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La fin du passage fait écho au premier interrogatoire conduit par Titus et Vespasien. Pilate y minimise davantage encore sa culpabilité, en se reconnaissant uniquement coupable de ne pas avoir déféré le Christ devant Tibère 121. La peine que lui inflige Tibère est délicate à interpréter, d’autant plus qu’elle n’est pas motivée par l’auteur. Contrairement aux peines infligées aux autres responsables, elle ne se présente pas comme une réécriture de la Passion, mais semble résulter de l’amalgame de deux types de passages de la Guerre des Juifs de Flavius Josèphe : ceux qui évoquent, d’une part, la mort de deux autres acteurs de la Passion, Hérode et Archélaüs, de l’autre, les souffrances endurées par les Juifs durant le siège de Jérusalem (ce qui serait à mettre en rapport avec le fait que Pilate soit, dans la Vindicta non volusienne, présenté comme l’instigateur du siège : il subit, dès lors, le même sort que les assiégés morts de faim 122). Si tel est bien le cas, ces emprunts « historiques », qui sont le propre de la recension non volusienne, confirmeraient que cette dernière se situe probablement au début (ou du moins en amont) d’une tradition « littéraire » promise à une grande fortune à la fin du Haut Moyen Âge. Quel fut le châtiment infligé à Pilate selon la version non volusienne ? Ce dernier fut visiblement condamné à un exil perpétuel au cours duquel il se donna la mort. L’empereur ordonne en effet de le conduire en Gaule. Il est emprisonné dans une ville au bord du Rhône appelée Vigennina, en réalité Vigenna 123, autrement dit Vienne 124 . Là, il est soumis, durant de nombreux jours, à un régime alimentaire particulier : Tunc Tyberius iussit Pilatum in Vigenniam duci et in carcerem tradi et iussit ut nemo daret ei cibum coctum ad manducandum. Fuit autem cibus eius multis diebus 121.  Cf., dans la Cura sanitatis (§ 8), cette question de Volusien : « Et quomodo nunc innocentem te adseris ? ». 122. Cf. infra. 123.  Le texte des autres manuscrits de la version non volusienne ne laisse aucun doute à ce sujet (cf. la liste donnée dans la note 38). 124. Cf. l’étymologie fantaisiste invoquée dans la Mors Pilati, qui trouve sa source dans l’Historia apocrypha éditée par J. K nape (xi e-xii e siècles), laquelle utilise probablement la Vindicta, pour expliquer le choix du lieu où fut transporté le corps de Pilate. On apprend, au § 6, que le corps de Pilate fut d’abord plongé dans le Tibre. « Or, les esprits mauvais et impurs se réjouirent tous de la présence de ce corps mauvais et impur ; ils s’agitaient, dans les eaux et ils produisaient dans l’air des éclairs et des orages, du tonnerre et de la grêle, de manière si terrifiante que tous étaient saisis d’une crainte horrible. C’est pourquoi les Romains, après avoir retiré le corps du Tibre, le transportèrent jusqu’à Vienne, pour le tourner en dérision, et ils le plongèrent dans le Rhône. En effet, Vienne veut dire en quelque sorte “voie de la Géhenne”, parce que c’était alors un lieu de malédiction ». Au même titre que la mention du Rhône, cette malédiction liée au cadavre de Pilate se trouve déjà dans la version non volusienne de la Vindicta.

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arbusta et mel et caseus 125. L’interdiction de consommer des aliments cuits est à mettre en relation avec l’aqua et igni (ou aquae et ignis) interdictio qui servit historiquement, avant que ne s’impose le terme deportatio au début de l’époque sévérienne, à désigner le bannissement 126 – elle se retrouve dans la Cura sanitatis Tiberii 127. La précision apportée par la mention de « plantes, miel et fromage » n’est pas documentée ailleurs, et donc difficile à interpréter. On notera cependant que les termes de cette énumération rappellent singulièrement, pour le premier, les herbes dont durent se contenter les Juifs affamés lors du siège de Jérusalem 128, pour les deux autres, la nourriture « plus douce » qui leur a permis de se réhabituer à une nourriture normale à l’issue de ce dernier 129. Par ailleurs, comme dans le cas des assiégés, la privation de nourriture entraîne un noircissement de son corps, comme si ce dernier avait été consommé par le feu : Precatus est magistrum suum ut ad lucem permitteret eum ire. Cum autem esset ad lucem respiciens corpus suum et se ipsum, nigredine esse perfusum quasi ferrum ab igne estutatum 130. Pilate demande alors un fruit (ou une pomme) 125.  « Alors Tibère ordonna que Pilate fût conduit à Vienne et jeté en prison, et il ordonna que personne ne lui donnât de nourriture cuite à manger. Aussi sa nourriture se composa, de nombreux jours durant, d’arbrisseaux, de miel et de fromage ». (trad. pers.). 126.  Voir, sur cette tradition de l’exil, dont le souvenir s’est longtemps perpétué, la mise au point fort éclairante de Y. R ivière, « L’interdiction de l’eau, du feu … et du toit (sens et origine de la désignation du bannissement chez les Romains », Revue de philologie, de littérature et d ’histoire anciennes, 87 (2013), p. 125-155. Il s’agissait, suivant l’explication de L actance (Institutions, II, 9, 23-24), d’une alternative à la peine capitale, passant par la confiscation symbolique des deux éléments (l’eau et le feu) essentiels à la vie humaine. On notera que, sous le Principat, elle fut étroitement associée aux procès de lèse-majesté, ce qui est le cas ici (cf. Y. R ivière, op. cit., p. 126). 127.  Cf. la sentence suivante qu’y rend Tibère dans le § 11 : « coctum, ab igne et aqua non comedat ». L’unique autre attestation de l’interdiction de toucher à des nourritures cuites se trouve dans Ex 12, 9 : « N’en mangez rien de cru ni de bouilli dans l’eau mais seulement rôti au feu ». 128. Cf. par ex. Ps .-H égésippe, Historiae, V, 18, 2 Plerique etiam beneficium putantes mori egrediebantur urbem, ut herbas uellerent uel radices depascerentur aut cortices arborum detraherent, si quis in his uiriditas ad cibi solamina subministraret. 129.  Ps .-H égésippe, Historiae, V, 24, 2 … unde plerisque moris est ut sucum lactis infirmis uisceribus infundant, eo que cum melle permixto temperent umorum exasperatam ieiuniis intemperantiam, et defectionem corporis uelut infantiam quandam molliore cibo nutriant. 130.  « Il pria son maître de lui permettre d’aller à la lumière (du jour). Quand il fut à la lumière, il vit que son corps et lui-même étaient entièrement couverts de noir, tel le fer brûlé per le feu » (trad. pers.), cf. Historiae, V, 21, 3 (à propos des assiégés) Ipsi quoque qui adhuc spirabant macie confecti imaginem mortis gerebant exhausti fame et tabe luridi […] Si leuis motus uiuentem proderet, faetor redarguebat, exiles artus et color ita niger ut umbram putares. Le motif trouve peut-être sa source dans Lamentations 4, 8, dont le traducteur grec semble avoir réinterprété le

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et un couteau pour l’apprêter, et se sert de ce cultellus pour se donner la mort : Petiit magistrum suum ut daret ei pomum et fecit sic. Iterum petiit cultellum ad pomum parandum. Quod cum recepisset, percussit se in pectus suum et mortuus est 131. Son cadavre, maudit, est rejeté de lieu en lieu 132 . De fait, sa dépouille fut ensevelie à l’extérieur de la ville, dans un lieu isolé où il n’y avait pas d’autre sépulture humaine : or quiconque s’en approchait devenait fiévreux et mourait. On lesta donc son corps de pierres et on le jeta dans le Rhône. Mais tous les navires qui passaient à proximité étaient en danger (periclitabantur). On le récupéra donc et on le déposa sur un support en bois que la Providence conduisit à travers la pierre jusqu’à un mont (le mont Pilate 133 ?) dont les navires évitent depuis lors de s’approcher. Si des parallèles sont possibles avec d’autres écrits relatifs à Pilate et montrent que la version non volusienne de la Vindicta s’inscrit dans une longue tradition dont il est difficile de démêler les fils, les parallèles ne sont pas moins frappants avec la Guerre des Juifs de Flavius Josèphe, dont on a déjà vu l’importance dans le récit du siège de Jérusalem. Ces affinités ne se limitent pas au fait que Pilate soit condamné à endurer les mêmes souffrances que les assiégés durant le siège de Jérusalem dont il est justement présenté comme la cause : les circonstances mêmes de sa mort ne sont pas sans évoquer celles d’Hérode et de son fils Archélaüs telles qu’elles sont présentées par Flavius Josèphe. Le premier, alors qu’il était mourant, tenta en effet de devancer l’heure fixée par le destin au moyen du glaive qu’il avait demandé à son habitude pour couper une pomme en quartiers 134 ; quant au second, il fut justement exilé à Vienne en châtiment de texte hébreu à la lumière de la destruction du Second Temple : « Leur aspect est devenu plus sombre que le noir ; / on ne les reconnaît pas dans les rues ; / ils ont la peau collée sur les os, elle est devenue sèche comme du bois ». (trad. Nouvelle Bible Segond, 2002). 131. « Il demanda à son maître qu’il lui donne une pomme, ce qu’il fit. Il demanda encore un petit couteau pour apprêter sa pomme. Et quand il l’eut reçu, il se frappa le cœur et mourut » (trad. pers.). La tradition du suicide trouve sa source chez Eusèbe de Césarée, cf. la filiation retracée par Baudoin, « Le jugement de Pilate », p. 35-37. 132. Cf. Mors Pilati, § 6. 133.  Il est probable que l’aperta … petra évoquée à la fin du texte renvoie au mons fractus, autrement dit Fracmont/Frakmünd, qui est l’ancien nom du Mont Pilate, lui-même attesté seulement à partir du xiii e siècle, cf. Écrits apocryphes chrétiens, p. 413, fin de la n. 6. 134.  Ps .-H égésippe, Historiae, I, 45, 11 … distentus doloribus propriae diem mortis praeuenire desiderauerat. Poposcit itaque malum pariterque gladium, ut eo pomum solitus incidere refectionis aliquid assumeret, et paulisper se attollens cubituque adnixus leuauit dexteram cupiens sese ferire … Dans le récit historique, Pilate fut cependant empêché de se suicider par son cousin. – La mort de Pilate rappelle singulièrement celle que prête à Hérode (avec la même substitution d’un petit couteau au glaive) Chrétien de Stavelot à la fin du ix e siècle dans son Expositio in euan-

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sa cruauté 135. Il n’est donc pas exclu que ces épisodes, librement appliqués à Pilate, soient à l’origine de la tradition de l’exil à Vienne 136 qui fait partie des nombreuses « morts » prêtées à Pilate dans les apocryphes bibliques, et de sa conjonction avec la tradition du suicide historiquement attestée dès Eusèbe 137 : l’anecdote de la pomme permet d’en offrir une version plus dramatisée, là où Eusèbe constate simplement que ses difficultés personnelles ainsi que la justice divine conduisirent Pilate à devenir son propre meurtrier et bourreau. Dans tous les cas, l’identification d’une source aussi précise, que cautionne la dette notable à l’égard du Pseudo-Hégésippe dans le récit du siège de Jérusalem, tend à situer la version non volusienne en amont de ces traditions et à accréditer la thèse d’une datation relativement ancienne de la version non volusienne de la Vindicta, du moins antérieure à celle de la version volusienne. Les divergences entre les deux recensions de la Vindicta prises en considération ne s’arrêtent pas là. Comme nous l’avons déjà signalé, l’identité des ennemis retranchés n’est pas la même. Dans la version non volusienne, c’est tout le peuple juif qui s’est réfugié avec Pilate au sein de la ville (cum multitudine Iudorum, § 13) et qui se rend à l’issue du siège, avec femmes et enfants (Iudaorum populum cum uxoribus et infantibus eorum, § 17). La vengeance du Seigneur s’exerce donc contre l’ensemble du peuple juif, accusé à maintes reprises, conformément au témoignage de Matthieu 27, 18 et Marc 15, 10, d’avoir tué le Christ par jalousie (inuidia) 138. Cette gelium Matthaei, 27 : Postquam uero conualuerunt mala in eum, accepit ille cultellum quasi ad purgandum pomum et occidit se ipsum et sic obiit. 135.  Ps .-H égésippe, Historiae, II, 2, 3 Archelaus autem profectus in Iudaeam ob obscenitatem morum et insolentiam accusatus apud Caesarem cognita inter partes causa Viennam relegatur opesque eius thesauris Caesaris adsociatae. 136. J. K nape envisage, dans son étude de l’« Historia apocrypha der Legenda aurea », une explication similaire qui nous ramène à Hérode puisque c’est lui qui fut, dans l’Histoire ecclésiastique d’Eusèbe de Césarée, relégué en exil et condamné à habiter à Vienne : « Die Überführung der Leiche nach Vienne erklärt sich zum Teil aus Eusebius (I, 11), zum Teil aus der Etymologie uia gehennae, aber auch aus der seit dem 9. Jahrhundert bestehenden Tradition von Vienne als einem Verbannungsort des Pilatus » (p. 120-121). 137.  Voir, à ce sujet, l’article de Baudoin, « Le jugement de Pilate ». Selon cette dernière, les traditions de l’exil et du suicide furent rapprochées pour la première fois au ix e siècle par Adon, archevêque de Vienne, dans son Chronicon (PL 123, col. 77) : « Pilate, qui avait prononcé la sentence de condamnation contre le Christ, fut lui aussi enfermé dans un exil perpétuel à Vienne ; il fut étreint par de telles langueurs devant les injonctions de Caius qu’il rechercha dans une mort rapide l’abrègement de ses tourments en se transperçant de sa propre main » (le texte est cité dans la traduction d’A.-C. Baudoin). La Vindicta non volusienne offre peut-être un témoignage antérieur à celui de ce compilateur. 138. Cf., dans l’ordre du texte : … Iudei inuidia accensi sunt. Accusantes eum seuioribus populi et principibus sacerdotum et tradiderunt eum per inuidiam … ; Virtutes autem principes sacerdotum iudeorum, inuidia arrens sunt.

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présentation des faits va dans le sens non seulement du témoignage de Flavius 139, mais aussi des prophéties vétérotestamentaires évoquées dans les § 12-13. De fait, ces dernières concernent toutes le peuple juif dont elles lient, d’une manière ou d’une autre, le destin à celui de la ville de Jérusalem. C’est très net dans la prophétie de Jérémie 26 qui annonce la destruction de Jérusalem : « Tu leur diras : Ainsi parle le Seigneur : “Si vous n’êtes pas attentifs à suivre les directions que je vous propose, si vous n’écoutez pas les paroles de mes serviteurs les prophètes que je vous envoie inlassablement – et vous n’écoutez pas –, alors je traiterai cette maison comme j’ai traité Silo et je ferai de cette ville un exemple cité dans les malédictions chez toutes les nations de la terre.” […] “Cette maison deviendra comme Silo, et cette ville sera rasée, vidée de ses habitants !” » (4-9). La lecture typologique de la prophétie de Balaam (Nb 24, 17-18) est moins évidente, mais d’après certaines interprétations, les navires de Kittim évoqués au verset 24 pourraient venir d’Italie, et non de Chypre (« De Kittim, voici des navires … ») ; quant à Eber mentionné ensuite (« Ils opprimeront Ashour, opprimeront Eber »), s’il s’agit bien des « divers peuples mentionnés depuis le verset 18 », Israël en fait partie. Enfin, la référence à Esdras permet d’évoquer, en filigrane, le souvenir des cinq mille exilés juifs qu’a conduits ce prêtre et scribe juif de Babylone à Jérusalem en 459 av. J.-C. Il en va autrement dans la version volusienne transmise par le manuscrit de Saint-Omer. La responsabilité des Juifs (dont celle des grands prêtres) est, certes, rappelée à plusieurs reprises dans les passages évoquant la mort du Christ. Le récit du siège (§ 12-17) se concentre néanmoins sur les « rois de ce pays » qui, lorsqu’ils apprirent le projet de Titus et de Vespasien, « furent emplis d’un grand trouble et éprouvèrent une crainte mortelle » (§ 12). Hérode et son fils Archélaüs sont au centre des § 12-13, qui évoquent le legs du « royaume » du père au fils. Les rois en général sont également au centre du § 16, après deux paragraphes consacrés au durcissement des conditions du siège pour les soldats, qui visent surtout à expliquer la « crainte mortelle » des rois à la source de leur reddition. La manière dont est traduit le passage en question dans la collection de la Pléiade est ambigu, car l’expression « toute la Judée » semble renvoyer à l’ensemble du peuple juif que les rois auraient livré avec eux (« Ils passèrent alors sous le pouvoir de Titus et Vespasien et se livrèrent à eux en même temps que toute la Judée », § 17). Or le texte latin évoque la terre de Judée (omnem terram Iudaeae), autrement dit le « royaume » au centre du § 12 (vs regionem Iudeorum dans le codex de Londres) 140. Pour des rai139. Voir supra, le chapitre de S. Bardet, p. 162 sqq. 140.  Cette focalisation sur les rois de Judée se retrouve dans d’autres passages. Tibère ordonne ainsi à Volusien, au moment de son départ pour la Judée : « Abats ton jugement sur mes rois comme ils l’ont fait eux-mêmes sur le Christ » (§ 19). De même, Volusien lui déclare, à son retour : « J’ai trouvé Titus et Vespasien, tes fidèles

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sons difficiles à cerner, les enjeux de pouvoir sont donc bien plus nets dans cette version de la Vindicta 141. serviteurs, craignant Dieu. Pour ce qui concerne tes rois infâmes et pervers, j’ai trouvé l’empereur pendu, Caïphe lapidé, Archélaüs lapidé, Pilate chargé de chaînes et enfermé dans une cage de fer, dans la prison de Damas » (§ 29). 141.  La question du pouvoir (au sens large du terme) mériterait de faire l’objet d’une étude complète, tant elle apparaît centrale dans cette version de la Vindicta. De fait, les enjeux politico-religieux du texte y vont bien au-delà de la représentation des autorités romaines prenant la défense du christianisme, déjà présente dans la version non volusienne. Les figures impériales s’y opposent aux « rois » juifs (en référence à certains passages bibliques comme Isaïe 44, 23 où « tous les peuples sont invités à devenir les adorateurs du Seigneur » ?), dont ils conquièrent le « royaume » et s’approprient la « dignité ». De fait, alors que, dans la version non volusienne, Tibère restitue à Véronique son image du Christ après sa guérison (Imperator autem reddidit Veronice uultum Domini et dedit maximas diuitias et honores), dans la version volusienne la précieuse relique et, avec elle, son pouvoir salvateur, sont définitivement transférés à Rome ; on assiste, suivant l’expression de J.-P.  Bordier (« Rome contre Jérusalem : la légende de la Vengeance Jhesucrist », dans D. Poirion [éd.], Jérusalem, Rome, Constantinople : l ’image et le mythe de la ville au Moyen Âge, Paris, 1986, p. 96), à « une translation du salut de Palestine vers le monde romain ». Faut-il y voir un simple accomplissement de la promesse de Jésus dans l’épisode du centurion de Capharnaüm : « Chez personne en Israël, je n’ai trouvé une telle foi. Aussi, je vous le dis, beaucoup viendront du levant et du couchant prendre place au festin avec Abraham, Isaac et Jacob dans le royaume des cieux tandis que les héritiers du Royaume seront jetés dans les ténèbres du dehors » (Mt 8, 10-12, cité par Besson, Brossard -Dandré et I zydorczyk, « Vengeance du Sauveur », p. 372) ? Ou convient-il, suivant la thèse de J.-M. Sansterre, de considérer la version volusienne comme « l’œuvre de défenseurs des images à Rome au viii e siècle », et donc d’y voir la revendication, « face à une Constantinople iconoclaste, une identité iconodoule rattachée à la Terre sainte et aux premiers temps du christianisme » ? Cf.  J.-M.  Sansterre , « Variations d’une légende et genèse d’un culte entre la Jérusalem des origines, Rome et l’Occident. Quelques jalons de l’histoire de Véronique et de la Veronica jusqu’à la fin du xiii e siècle », dans J. Ducos et P. H enriet (éd.), Passages. Déplacements des hommes, circulation des textes et identités dans l ’Occident médiéval, Paris, 2013, p. 217-231, ici p. 220. En tout cas, la question du pouvoir spirituel, supérieur au pouvoir terrestre, est centrale dans cette version, ainsi qu’en témoignent les diverses références faites au seul « vrai » roi ou au Dieu tout-puissant : cf. les termes dans lesquels Tyrus/Titus maudit Tibère sitôt qu’il crut : « Malheur à toi, Tibère […] toi qui as placé tes rois dans le pays où est né mon Seigneur ; et ils ont tué le roi, le libérateur et le guide de tout le peuple » (§ 8), ainsi que ces déclarations de Tyrus/Titus juste après sa guérison : « Voici bien le Juge véritable, le grand roi, le Dieu juste […] Seigneur Dieu tout-puissant, roi des rois, Seigneur des seigneurs … » (§ 9) ; seule la première expression a, en moins fort, son équivalent dans la version non volusienne : Iudex meus et deus et rex meus. On comprend mieux, dès lors, la valorisation du royaume céleste, au profit duquel Tibère renonce à son propre royaume à la fin du manuscrit de Paris, BNF, lat. 5327, cf. ces prières répétées de l’empereur : « Dieu du ciel et de la terre, ne permets pas que je sois perdu, mais établis-moi dans ton royaume […] Délivre-moi, Seigneur, de l’homme mauvais, préserve-moi de l’homme violent, libère-moi, Seigneur, de ce royaume » (§ 34) ; « Délivre-moi de ce royaume, et donne-moi un endroit où

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Il reste que, quelle que soit la recension considérée, tous les coupables nommément cités étaient en réalité décédés à la date historique de la prise de Jérusalem : quand bien même on ignore la destinée de Pilate 142 , il est mort vers 36 ap. J.-C. ; Hérode le Grand est mort en 4 av. J.-C. ; son fils, qui lui avait succédé alors que Jésus était enfant, fut banni en Gaule en 7 ap. J.-C. ; quant à Caïphe, dont la mort par lapidation est évoquée au § 29 de la version volusienne, il s’est suicidé en 36, après avoir été démis de ses fonctions par Vitellius 143. De fait, il importait que tous ces acteurs de la mort du Christ soient vivants pour pouvoir être châtiés, d’où l’annihilation de tous les repères chronologiques opérée dès les premières lignes du texte, à travers la superposition du temps de la passion et celui des événements relatés ensuite. L’ensemble de ce récit de vengeance se déroule ainsi sous le règne de Tibère : « Au temps de Tibère César, sous le tétrarque Ponce Pilate, le Christ fut livré par les Juifs, à l’insu de Tibère. En ce temps-là, il y avait un homme du nom de Tyrus, un officier de Tibère pour le royaume d’Aquitaine, pour la ville de Libie que l’on appelle Burdigala … ». La nature du châtiment infligé aux différents responsables de la mort du Christ conforte cette lecture symbolique 144 . C. Un châtiment par le talion Comme nous l’avons noté à plusieurs reprises, le lien établi dans la Vindicta Saluatoris entre la prise de Jérusalem et la passion du Christ ne se limite pas au fait que les différents acteurs de la crucifixion soient eux-mêmes voués à la mort par les vengeurs du Seigneur : le châtiment par le talion qui leur est infligé passe, loin de toute réalité historique, par la répétition de plusieurs scènes bibliques. C’est particulièrement net dans la recension volusienne, qui a poussé plus loin que la recension non volusienne cette réécriture symbolique de la Passion : il n’est que de songer au châtiment bien plus suggestif qui y est infligé à Pilate 145. Nous aimerions montrer brièje pourrai te bénir » (§ 35). Et, de fait, on apprend dans les dernières lignes que « Tibère abandonna son royaume ». 142.  D’où les versions les plus contradictoires sur sa mort, cf. Écrits apocryphes chrétiens, II, p. 401. 143. Cf. Besson, Brossard -Dandré et I zydorczyk, « Vengeance du Sauveur », p. 376. 144.  Cf. les explications envisagées par Besson, Brossard -Dandré et I zydorczyk, « Vengeance du Sauveur », p. 373 : « La chronologie réelle et les circonstances historiques sont abandonnées ou redessinées, dans un pieux dessein, ou peut-être suivant la pratique narrative qui a donné naissance aux légendes germaniques ». 145.  Cf., outre les éléments mentionnés supra, le fait que le corps de Pilate ne soit pas retrouvé dans sa sépulture le troisième jour. Dans cette version, les assiégés se rendent d’ailleurs à l’issue du siège dans l’idée de mourir, et non d’être épargnés par Titus et Vespasien.

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vement que ce parallèle est au centre des différentes scènes de vengeance liées à la prise de Jérusalem, à commencer par celle sur laquelle s’achève, dans les deux versions étudiées, le récit de la prise de Jérusalem (§ 17). Dans le manuscrit de Londres, l’analogie est d’emblée exprimée, et permet de faire la transition entre l’interrogatoire de Pilate, centré sur les circonstances de la crucifixion, et le développement consacré ensuite au châtiment des Juifs : Titus et Vespasien entendent leur faire subir ce qu’ils ont eux-mêmes fait subir au Christ (« Similiter et quod illi Christo fecerunt sic faciamus et illis »). Suivant les grandes étapes de la Passion, les Juifs sont ainsi flagellés, couronnés d’épines ou pendus à un bois ; quant à ceux qui restent, ils sont vendus, en référence à Mt 26, 14-15 évoqué par Pilate lors de son interrogatoire, par trente pour un denier d’argent. Dans le manuscrit de Saint-Omer, le décalque de la Passion christique n’est pas d’emblée aussi net. On apprend d’abord que certains rois furent lapidés 146 ; d’autres furent, comme l’apôtre Pierre lors de sa propre passion, pendus la tête en bas ; d’autres encore, comme Jésus en Jn 19, 34 (mais il était alors déjà mort), transpercés à coups de lances ou vendus (cf. infra). Ensuite seulement est mentionné un châtiment qui rappelle directement la Passion, suivi de la vente symbolique des Juifs restant pour un denier d’argent ; la comparaison se fait alors explicite : « d’autres, ils les firent partager en quatre comme ils avaient fait eux-mêmes pour la tunique de Jésus ; quant aux Juifs qui restaient, Titus et Vespasien se donnèrent l’un à l’autre un denier pour acheter trente Juifs, comme les Juifs eux-mêmes avaient donné trente deniers d’argent pour acheter le Christ 147 ». Si le parallèle s’avère, contre toute attente, moins net que la version non volusienne, cela tient manifestement à l’élimination de la figure de Pilate, dont l’interrogatoire avait appelé le parallèle très net évoqué. De fait, on trouve, dans la seconde partie de la version volusienne, une autre évocation de la même scène de vengeance où le lien entre la Passion et le châtiment des coupables est patent. Elle prend place dans la bouche de Volusien, qui rapporte en ces termes à Tibère la manière dont Titus et Vespasien ont vengé le Seigneur : « Ils sont descendus en Judée, sont arrivés à Jérusalem, ont arrêté tes rois et les ont mis en jugement en disant : “Ce qu’ils ont fait pour Jésus-Christ, faisons-le leur. Ils ont pendu notre Seigneur au bois vert d’une croix, nous les pendrons nous aussi, sur un bois sec ; ils l’ont tué, lui qui n’avait commis aucune faute, tuons-les en leur infligeant la mort la plus infâme ; ils ont pris sa tunique et l’ont partagée en quatre ; 146.  Le § 29 cite nommément « Caïphe lapidé, Archélaüs lapidé », cf. la citation complète dans la note 140. Le seul passage évangélique où il est question d’une tentative de lapidation de Jésus pour avoir blasphémé est Jn 10, 31-33. 147. Le même renversement se trouve dans l’Anacephalaeosis évoquée dans la note 69, cf. le chap. VIII où est d’ailleurs employé le terme uindicta : Et qui triginta denariis Iesum comparauerant ad perdendum, iuste postea triginta capita suorum uiderunt uendi uno denario ad illudendum.

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coupons-les nous aussi en quatre morceaux et donnons leur chair aux bêtes sauvages et aux oiseaux du ciel ; ils ont vendu le Christ pour trente deniers d’argent, et nous, donnons trente Juifs pour un denier d’argent, et que leur nom soit effacé de la terre.” Et ils ont fait comme ils ont dit ». Dans ce passage, le lien établi avec la Passion est constant. Il est même renforcé par l’entremise de références bibliques qui rendent le châtiment encore plus cruel que l’acte qu’il vise à sanctionner : l’évocation du bois sec (et non vert) trouve en effet sa source chez Lc 23, 31, et la chair donnée en pâture aux bêtes sauvages et aux oiseaux du ciel dans 1 S 17, 44-46 où la victoire remportée par David sur le Philistin est présentée comme l’œuvre de l’Éternel 148. Il s’agit clairement d’un châtiment symbolique, de l’ordre de la vengeance, qui semble une réponse d’autant plus directe à la crucifixion du Christ qu’on a le sentiment, en lisant la Vindicta Saluatoris, que l’expédition punitive conduite par Titus et Vespasien s’est produite à l’époque même de la Passion. C onclusion À la différence de ce qu’on observe dans la tradition historique initiée par Flavius Josèphe dans la Guerre des Juifs, la tradition littéraire à laquelle se rattache la Vindicta Saluatoris accorde donc une place centrale au thème de la vengeance et en lie étroitement l’évocation à la Passion du Christ : la prise de Jérusalem apparaît ainsi comme le châtiment divin infligé aux Juifs pour avoir tué le fils de Dieu. Cette corrélation systématique explique largement les nombreuses entorses à la « vérité » historique, du moins au témoignage de Flavius tel qu’il s’est imposé durant le Haut Moyen Âge par l’entremise du Pseudo-Hégésippe. Il s’est manifestement agi de supprimer tous les repères temporels pour faire coïncider l’époque de la Passion avec celle du siège et rendre ainsi possible le châtiment de tous les acteurs de la Passion. Les peines qui leur sont infligées, toutes liées d’une manière ou d’une autre à la mort du Christ, en témoignent clairement, et font de cet écrit apocryphe, même son titre originel est douteux, un authentique récit de « vengeance ». La volonté manifeste de châtier tous les responsables 148.  On ne peut manquer d’être frappé par la proximité de l’arrière-plan idéologique des deux passages, même si, dans la Vindicta, l’Éternel livre les assiégés aux Romains et prive ainsi Israël de son Dieu, cf. les versets 43 à 46 : « Le Philistin dit à David : “Suis-je un chien, pour que tu viennes à moi avec des bâtons ?” Et, après l’avoir maudit par ses dieux, il ajouta : “Viens vers moi, et je donnerai ta chair aux oiseaux du ciel et aux bêtes des champs.” David dit au Philistin : “Tu marches contre moi avec l’épée, la lance et le javelot ; et moi, je marche contre toi au nom de l’Éternel des armées, du Dieu de l’armée d’Israël, que tu as insultée. Aujourd’hui l’Éternel te livrera entre mes mains, je t’abattrai et je te couperai la tête ; aujourd’hui je donnerai les cadavres du camp des Philistins aux oiseaux du ciel et aux animaux de la terre. Et toute la terre saura qu’Israël a un Dieu.” »

UN DÉVELOPPEMENT LITTÉR AIRE MÉDIÉVAL

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de la Passion explique par ailleurs la singulière focalisation qu’on observe, dans le récit de la prise de Jérusalem, sur les assiégés (le peuple ou ses rois) : la ville est à peine évoquée, et le Temple n’est jamais mentionné ; leur évocation matérielle sortait manifestement du cadre de ce projet narratif. On sait la grande fortune que connut la Vindicta Saluatoris durant tout le Moyen Âge, ainsi que son caractère polymorphe. La confrontation engagée entre l’une des recensions volusienne et non volusienne sur la base des manuscrits de Saint-Omer (BM 202) et de Londres (BL, Royal 8 E XVII) en a donné un aperçu, en montrant notamment la place bien plus importante de la figure de Pilate dans la version non volusienne. Elle a aussi permis de mettre au jour l’historicité plus grande de la version non volusienne, qui tend à confirmer son ancienneté relative. De fait, il est manifeste que la version transmise par le manuscrit de Londres emprunte largement sa matière aux Historiae du Pseudo-Hégésippe : elles sont directement à la source du récit du siège de Jérusalem où on en trouve une citation littérale ; dans l’épilogue consacré à la mort de Pilate, le Pseudo-Hégésippe est imité très librement, parallèlement à d’autres sources bibliques ou apocryphes, mais la filiation n’en est pas moins évidente. Le poème abécédaire en septénaires trochaïques rythmiques 149 dit Arue, poli conditorem d’après ses premiers mots ne connut pas le même succès 150. Seul le manuscrit VLQ 69 de Leyde en a conservé le texte qui présente bien des anomalies grammaticales (en particulier dans l’usage des temps verbaux 151) et plusieurs passages problématiques 152 . Nous l’avons néan149.  Voir, sur la fortune des poèmes abécédaires qui devinrent très populaires à partir de l’époque mérovingienne, R. H. Bremmer, « Leiden, Universiteitsbibliotheek, Vossianus Latinus Q. 69 (Part 2) : Schoolbook or Proto-Encyclopaedic Miscellany ? », dans R. H. Bremmer et K. Dekker (éd.), Practice in Learning : The Transfer of Encyclopaedic Knowledge in the Early Middle Ages, Paris, 2010, p. 19-54 ; sur la fortune du septénaire trochaïque, devenu « un instrument poétique dans tous les domaines de la vie culturelle » durant les « siècles de transition », A. Bastiaensen, « L’histoire d’un vers : le septénaire trochaïque de l’Antiquité au Moyen Âge », Humanitas, 50 (1998), p. 173-187, ici, p. 184. 150.  Il s’agit du poème XXXVIII édité par K. Strecker, dans son recueil de Rhythmi aeui Merouingici et Carolini, Poetae latini aeui Carolini, IV, fasc. II-III, Berlin, 1923, p. 542-545. Il y est intitulé, d’après l’unique témoin de Leyde, Haec est praefatio de Iesu Christo Domino inter Vespasianum et Titum quomodo uindicauerunt Christum. Ce poème ne fut guère étudié à ce jour. Seul Schreckenberg y a consacré quelques lignes dans Rezeptionsgeschichtliche und textkristische Untersuchungen, p. 55-56. 151.  Ces anomalies sont signalées par K. Strecker sous l’apparat critique. Elles concernent surtout l’emploi du futur (§ 6 [F], v. 2 dispicient ; § 18 [S], v. 2-3 trucidentur, reseruentur, diuidentur) là où l’on attendrait le présent. On notera par ailleurs le mélange constant des temps du discours et du récit : par souci d’harmonisation, nous avons traduit l’ensemble du récit aux temps du discours, par lesquels débute et s’achève le poème. 152.  Les difficultés se concentrent dans les § 17 [R] et 18 [S].

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CHAPITRE IX

moins cité et traduit dans l’Appendice 2, car ce poème narratif à vocation didactique 153, qui fut copié parmi d’autres dans les pages liminaires de deux glossaires compilés à Saint-Gall entre 760 et 790 154 , témoigne de la fécondité de la tradition littéraire dans laquelle s’inscrit la Vindicta Saluatoris. L’orientation antijuive y est certes plus marquée, et même martelée dans le vers repris en refrain à la fin de chaque strophe ; mais comme dans la Vindicta, le siège de Jérusalem y est présenté comme le « juste châtiment » infligé au peuple juif pour avoir crucifié le Christ (§ 5-6). Le thème de la vengeance divine exercée par l’entremise de Titus est ainsi omniprésent, et se traduit notamment par une famine telle qu’elle poussa les assiégés aux pires extrémités (avec la reprise, dans la strophe 12 [M], de l’épisode fameux de Marie fille d’Éléazar). De nombreux parallèles aussi bien thématiques que textuels avec la « traduction » du Pseudo-Hégésippe (confondu avec Flavius Josèphe dans la strophe conclusive 155) confirment la dette notable de cette tradition littéraire à l’égard des Historiae 156, tout en illustrant une autre déclinaison possible, dans le genre poétique, de ce point de départ particulièrement fécond durant le Haut Moyen Âge 157. 153. Voir, sur ce type de compositions dont le poème évoqué est un exemple caractéristique, P. Dronke, Forms and Imaginings : from Antiquity to the fifteenth Century, Rome, 2007, p. 179-189. D’après Bremmer, « Leiden », ce poème aurait d’ailleurs été copié à partir d’un exemplaire antérieur à des fins pédagogiques, cf. en part. cette observation conclusive : « The booklet with poetry […] was intended for teaching verse composition in the monastic school, instilling at the same time both a proper moral and a devotional attitude in the students » (p. 52). 154.  Nous reprenons la date avancée par R. McK itterick, « The Implication of QLV 69 (the “Leiden Glossary”) and its Possible Function », dans E. Kwakkel , R.  McK itterick et R. Thomson (éd.), Turning Over a New Leaf : Change and Development in the Medieval Book, Leyde, 2012, p. 57-68 (part. p. 67). R. H. Bremmer avait plaidé avant lui pour une date un peu plus tardive puisque la série de poèmes dont fait partie l’hymne Arue, poli conditorem serait, selon lui, légèrement postérieure à 800, cf. « Leiden », p. 22. 155.  La confusion est fréquente au début du Moyen Âge, cf. Pollard, « The De excidio », en part. p. 14-17. 156. Les parallèles signalés par K. Strecker dans son apparat critique sont les suivants : § 3 [C], v. 2 cf. Ps .-H égésippe V, 49 ; § 7 [G], v. 3 cf. Ps .-H égésippe V, 21 ; § 8 [H], v. 1 cf. Ps .-H égésippe V, 39 ; § 9 [I], v. 1 cf. Ps .-H égésippe V, 18 ; § 11 [L], v. 3 cf.  Ps .-H égésippe V, 41 ; § 12 [M], v. 1 cf.  Ps .-H égésippe V, 40 ; § 13 [N], v. 3 cf. Ps .-H égésippe V, 21 ; § 14 [O], v. 1 cf. Ps .-H égésippe V, 24 ; § 15 [P], v. 3 cf. Ps .H égésippe V, 21. Voir aussi Schreckenberg, Rezeptionsgeschichtliche und textkristische Untersuchungen, p. 55-56. 157.  Un autre exemple digne d’intérêt est fourni par le sermon de Walafrid Strabon De subuersione Hierusalem qui, partant de Luc 19, 41-47, résume la plupart des événements rapportés dans le dernier livre des Historiae (dont l’épisode de Marie, fille d’Éléazar), pour montrer que la destruction de Jérusalem ne fut pas seulement l’accomplissement des prédictions de Jésus : Dieu se vengea ainsi du reniement et de la mort du Christ. Ce texte a été édité et traduit par K nittel, « Ein Frühwerk » (cf. note 1).

UN DÉVELOPPEMENT LITTÉR AIRE MÉDIÉVAL

A ppe n dice 1 ‒ Te x t e l at i n du r éci t du si ège (Vindicta Saluatoris, § 11-17)

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de J é rusa l e m

Londres, BL, Royal 8 E XVII, 2nde moitié du xiii e s 158 .

Saint-Omer, BM 202, ix e siècle (éd. E. Cross, Two Old English Apocrypha, Cambridge, 1996)

[§ 11] Post breue tempus ecce Vespasianus [Vaspasianus L] uenit ad fratrem suum cum XL a milibus uirorum armatorum quasi ad proelium. Cum introisset Vespasianus [Vaspasianus L] Burdigalem ciuitatem, interrogauit Tytum qua causa hec esset. Ipse autem innotuit ei dicens : « Frater mi, fuit homo missus a Deo natus ex uirgine qui uenit in mundum ut saluum faceret genus humanum. Venit in terra Iuda [Iudaea corr. Dobschütz] et fuit natus in Betleem. Faciebat signa et prodigia qualia ante non fuerant. Ipse uinum fecit de aqua et de duobus piscibus et quinque panibus saturauit Vque milia hominum et cecos illuminauit et surdis prebuit auditum, claudis gressum, et super undas maris siccis pedibus ambulauit et multa alia mirabilia fecit quorum non est numerus. Videntes autem principes sacerdotum Iudeorum inuidia accensi sunt. Apprehendentes eum in ligno occiderunt. Ipse autem tertia die resurrexit a mortuis et manifestauit se diciplis [discipulis corr. Dobschütz] suis in ipsa carne in qua passus est et post XL a dies uidentibus illis in celum receptus est et sedet ad dexteram patris. Et nos fratres, eamus in Iudeam uindicare eum de inimicis suis ».

[§ 11] Tunc Vespassianus cum VII. milia uirorum occurrit ei in accursum eius. Cum uenisset autem in Libie ciuitatis interrogauit Titum quidnam esset sermo per quem fecerat ei uenire ad se. Ille autem dixit : « Quare non consideras in corde tuo ut credas in Deum patrem omnipotentem quomodo natus est Iesus Christus in Iudaea in Bethleem Iudae, ciuitatem Dauid, ad saluandum genus humanum, et quomodo flagellauerunt et occiderunt eum per inuidiam Iudaei, et quomodo tertia die resurrexit a mortuis, et uiderunt discipuli sui in ea carnem in quam antea fuerat, et post ressurectionem eius .XL. dies apparuit discipulis suis. Et postea, uidentibus illis, ad caelos cum potestate magna, ut Deus uerus et homo uerus, ascendit. Et nos modo eius discipulus uolumus fieri ; eamus et uindicemus et deleamus inimicos eius de terra uiuentium et cognoscant quia non est similis illi in terra ».

[§ 12] Consilio autem inito exierunt de ciuitate ascendentes in nauigio. Per Garrona descendentes ingressi sunt mare orantes Ihesum Christum ut eos faciat peruenire ad Iudeam. Exaudiuit Deus preces eorum et peruenit nauigium ut [ubi coni. Dobschütz] cor eorum desiderabat. Omnem regionem Iudeorum ceperunt et mittebant omnes Iudeos in perdicionem. Audientes autem reges et principes terre

[§ 12] Consilium autem initum, exierunt de ciuitate Libia, que dicitur Burdigala, ascenderuntque in nauem et descenderunt in Hierosolimam, circumdederunt enim regnum illius et ceperunt eos mittere in perdictione. Cum audissent ergo ita reges terre illius esse, turbati sunt ualde et timuerunt usque ad mortem. Tunc Herodes rex turbatus est, et omnis Hierosolima cum illo, et dixit ad Archalau

158. Le texte a été collationné directement à partir du manuscrit, mais nous avons signalé, entre crochets, les corrections et/ou les interprétations proposées par E. von Dobschütz dans sa collation manuscrite inédite (cf. n. 38). Quand le texte du manuscrit différait de tous les autres codices, nous l’avons corrigé ponctuellement.

336

CHAPITRE IX

turbati sunt. Fugit mens et consilium eorum ab eis : expauescit cor eorum nimis et dicebant intra se  : «  Quis enim est populus tam ualidus contra populum nostrum ? » Tunc exit unus qui dixit : « Hic est Romanus populus querens uindictam facere de Ihesu quem suspendistis in ligno et occidistis  ». Nunc uero cognouerunt quod ipse est Christus et impleta est prophetia Balaam  : orietur stella ex Iacob. Sicut ipse dixit et exiet uirga de Israel et uenient de Ytalia qui stabunt ante eum et interficient [alii codices : interfecerunt L] Hebreos et erit omnis terra possessio eorum. Audiens autem Archelaus filius Herodis timuit ualde. Hastam suam fixit in terram et irruit [iruit L] in ferrum et interfecit se ipsum.

filio suo : « Fili mi, accipe regnum nostrum, diiudica illum, et cum alios reges circa te sunt, accipe consilium ut possitis liberare de inimicis uestris quia uolunt nos delere et regno nostro ». Ipse uero Herodes amputauit lanceam suam et fixit in terram et iactauit se super et mortuus est.

[§ 13] Pilatus autem cum omni multitudine Iudeorum pergens Ierosolimam refugit in ciuitatem que tuta erat [Iherosolima] et clausa erat per Hesdram prophetam qui eam construxerat postquam Babilonii destruxerant eam, quando omnis populus Iudaeus migrauit sub Iheremia prophetia.

[§ 13] Archalaus ergo, filius eius, uenit ad alios reges feceruntque sibi inuicem conuiuium et concluserunt se in Hierosolimam cum omnibus optimatibus qui fuerant cum eis et non remansit ex eis quicquam nisi infra ciuitatem ibique steterunt septem annorum numero.

[§ 14] Tunc Tytus et Vespasianus [Vaspasianus L] circumderunt ciuitatem et omnes qui inuenti sunt extra ciuitatem occisi sunt. Et tam diu obsessa est urbs, donec omnes fame constricti certabant rapere omnes cibos unus ab altero.

[§ 14] Creuit autem Tyto et Vespassiano sapientia ut regnum illius cirdassent et ita fecerunt. Impletis autem octo annis ingressa est famis in terra illa et ceperunt omnes pro necessitate panis terram comedere.

[§ 15] Consilio autem inito dixerunt quod melius est illis se ipsos interficere quam aliena gens sua morte gloriaretur. Tunc unusquisque proximum suum defixit gladio et factum est uulnus eorum .XI. milia mortuorum. Reliqui uero qui remanserunt cum Pilato in ciuitate, tam diu fame consumpti sunt quousque coria uetera quibus porte fuerant inuoluta comederunt et reliquias de calciamentis ueteribus. Vnde inter eos magnum ortum est murmur et per ipsos qui fuerant occisi ita quod illi qui uixerant non potuerunt resistere in ciuitate pro magno fetore.

[§ 15] Milites ergo, qui fuerunt de octo regiones, fecerunt sibi consilium intra se malignum dicentes : « Nos enim morituri sumus  ; uidete, quid faciet nobis Deus. Quid prodest uita nostra qui uenerunt Romani et tulerunt regnum nostrum et locum et gentem ? Melius enim nobis est ut nosmetipsos interficiamus et non dicant hii quod illi nos occidissent et fecissent super nos uictoriam  ». Tunc exemerunt gladios suos, et interfecerunt se et mortui sunt quasi undecim milia, et inruit fetor illius in ciuitate illa.

[§ 16] Omnes paludes plenes [plene L] cadauerum erant et dicebant intra se  : « Quid faciemus ? Traditi enim sumus ad mortem quia mortificauimus Christum.

[§ 16] Et timuerunt reges usque ad mortem et non potuerunt ullomodo euadere a furore illius nec poterant eos sepelire neque foras eiecerunt, dixeruntque intra

UN DÉVELOPPEMENT LITTÉR AIRE MÉDIÉVAL

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Nunc ergo humiliemus capita nostra et tradamus eis claues Iherosolime. Forte parcent nobis ». Tunc ascenderunt muros ciuitatis et clamauerunt dicentes : « Tyte [Tyte] et Vespasiane [Vaspasiane L], trademus uobis claues Iherosolime quia uidimus quod datum est uobis regnum nostrum ». Quod ita factum est.

se : « Quid faciemus ? » intra se gementes et stridentes quod Christum tradidissent ad mortem et morte dignos morituros esse. « Declinemus capita nostra et tradamus claues istius ciuitatis ad Romanos quia iam morituri sumus ». Et exierunt in muris dicentes : « Tradamus domino nostro Tito et Vespassiano claues ipsius ciuitatis quas uobis Deus dedit desuper. Nobis enim notum fuit antea regnum istum amplius non esse nostrum sed uobis datum est per Messiam, quod uos dicitis Christum ».

[§ 17] Tytus autem et Vespasianus [Vaspasianus L] possiderunt urbem et Iudeorum populum cum uxoribus et infantibus eorum. Et tenentes Pilatum interrogauerunt eum dicentes : « Tu qui dux et praeses eras in Iudea et legem sciebas, quare non timuisti occidere filium Dei ? » Pilatus respondit : « Mundus ego sum a sanguine huius. Iudei iudicauerunt eum et milites eum crucifixerunt. Ego non ausus fui dimittere eum pro eo quod metuebam Cesarem  ». Interrogabant autem eum  : «  Ergo secundum legem iudicasti eum ? Aut quomodo fuit causa ? Innocesce nobis ». Respondit Pilatus : « Vnus ex discipulis [diciplis L] eius uendidit eum pro XXX argenteis in legitimis suis. Iam flagellatus fuit et in cruce positus. Vestimenta sua in quatuor partes diuiserunt ». Tytus et Vespasianus [Vaspasianus L] dixerunt : « Similiter et quod illi Christo fecerunt, sic faciamus et illis ». Alios enim flagellando occiderunt, alios lancea perforantes, alios in ligno pendentes. Dixit autem Vespasianus [Vaspasianus L] : « Quid faciemus de his [hiis L] qui remanserunt ? » Tytus ait : « Vendiderunt Ihesum Christum pro triginta argenteis, et nos debemus uendere triginta Iudeos pro uno argenteo ». Et ita fecerunt. Tunc dixit Vespasianus [Vaspasianus L] : « Quid est postea faciendum ? » Tytus ait : « Illi fecerunt IIIIor partes de uestimentis eius et nos diuidamus illos in IIIIor partes. Tibi [alii codices : Titi L] erit una et mihi erat altera. Serui tui habebunt tertiam et serui mei habebunt quartam ». Quod ita fecerunt. Et perquirentes uultum Domini feminam inuenerunt quae eum habebat …

[§ 17] Ita uenerunt in manu Tito et Vespassiano et tradiderunt se et omnis terra Iudaea et dixerunt eis : « Iudicate nobis quomodo mori debemus quia Christum ad morte tradidimus ». Et cum hoc dixissent, adprehenderunt eos et ligauerunt. Et ex parte lapidauerunt, et ex parte in lignum aridum suspenderunt capud uero deorsum, et ex parte lanceauerunt, et ex parte alios tradiderunt in uenditione, parteque ex eis diuiserunt in quattuor partes sicut et ille fecerunt de tonica Iesu. Et dederunt intra se Titus et Vespassianus de Iudeis qui remanserunt .XXX. pro uno denario sicut et illi dederunt pro Christo .XXX. argenteos, et, accipientes omnem terram illam, miserunt inquisitionem ubi uultum domini potuissent inuenire.

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CHAPITRE IX

A ppe n dice 2 – Te x t e et t r a duct ion A rv e , poli con di tor em

de l’ h y m n e

éd. K. Strecker dans Poetae latini aeui Carolini, IV, fasc. II-III, Berlin, 1923, p. 542-545 159.  

H aec

est pr aefatio de iesu christo domino

inter vespasianum et titum quomodo vindicaverunt christum

1

Arue, poli conditorem, Iudeorum gens adfixit Quem tandem Vespasianus Ad delendam seuam gentem

ponti, mundi, fluminum per crucis patibulum, ulciscitur per filium. conuenerunt principes.

Le créateur de la terre, du ciel, de la mer, du monde, des fleuves, le peuple juif l’a attaché à la traverse de la croix : Vespasien le venge enfin par son fils. Les princes se sont réunis pour la destruction de ce peuple cruel.

2

Belli Titus curam sumit Ulcionem exercere Velut leo frendens seuit Ad delendam seuam gentem

pergens Hierusolimam, de Iudeis properat ; contra gentem inprobam. conuenerunt principes.

Titus prend la direction de la guerre et, gagnant Jérusalem, se hâte d’exercer une vengeance sur les Juifs ; grondant tel un lion, il se montre cruel envers ce peuple méchant. Les princes se sont réunis pour la destruction de ce peuple cruel.

3

Castra ponit erga muros, Die pasche sic conclusit Dispersis per Palestinam Ad delendam seuam gentem

clangor urbem concutit, cunctis Hierusolimam ad depredandum cuneis. conuenerunt principes.

Il établit le camp devant les murs, le fracas ébranle la ville ; ainsi, le jour de Pâques, il enferme Jérusalem et disperse tous ses bataillons à travers la Palestine pour qu’ils la pillent. Les princes se sont réunis pour la destruction de ce peuple cruel.

4

Dena quater iam peracta Quod Iesus ad celos uectus Se dextra patris conlocauit, Ad delendam seuam gentem

annorum circula, angelorum umeris regebat celestia. conuenerunt principes.

Quarante cycles annuels se sont déjà écoulés depuis que Jésus, qui fut porté aux cieux sur les épaules des anges, s’est établi à la droite du Père et règne sur les cieux. Les princes se sont réunis pour la destruction de ce peuple cruel.

5

Ebreorum gentem nequam Digna pena iam percellit Carnis, crura cruentorum Ad delendam seuam gentem

digna quatit ultio ; reus tanti criminis, conterebat celitus. conuenerunt principes.

Une digne vengeance frappe le peuple néfaste des Hébreux ; un digne châtiment terrasse déjà les coupables d’un si grand crime : venant des cieux, il accable leur chair, leurs membres ensanglantés. Les princes se sont réunis pour la destruction de ce peuple cruel.

159.  Quelques corrections ponctuelles ont été apportées au texte de K. Strecker : § 6 sputa L : esputa Strecker ; § 8 scutorum coni. Strecker : portarium L, plantarum Strecker ; § 19 uinctis : Strecker uicti ; § 20 sedi corr. : † segi Strecker.

UN DÉVELOPPEMENT LITTÉR AIRE MÉDIÉVAL

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6

Facto iure fraudolento Qui sputa linientes Cuncti cede, simul fame Ad delendam seuam gentem

quondam super domino uultum Christi dispicient, iam consumpti pereunt. conuenerunt principes.

Ceux qui portèrent naguère un jugement inique sur le Seigneur et méprisent le visage du Christ en le souillant de leurs crachats, tous, déjà consumés la faim, périssent lors du carnage. Les princes se sont réunis pour la destruction de ce peuple cruel.

7

Gladiis se offerebant, Nemo dignus inpunitus Velut quedam simulacra Ad delendam seuam gentem

cursim cuncti properant, absque pena corporis : apparebant pallida. conuenerunt principes.

Ils s’offrent au glaive, tous se précipitent en courant ; aucun coupable n’est impuni ni son corps exempt de châtiment : ils ressemblent à des ombres pâles. Les princes se sont réunis pour la destruction de ce peuple cruel.

8

Hibant namque tabescentes Lora, frenum comedentes Huc illucque circumuoluentes Ad delendam seuam gentem

uelut canes rabidi, uel scutorum coria. efflabant passim animas. conuenerunt principes.

Ils vont en effet se décomposant et, tels des chiens enragés, mangent rênes, brides et peaux de boucliers. Ils errent çà et là, et rendent l’âme de toutes parts. Les princes se sont réunis pour la destruction de ce peuple cruel.

9

Inter fratres erant bella, Dum de manibus non solum, Rapere cibus certabant Ad delendam seuam gentem

parentes ac liberos, sed de ipsis faucibus alter ab alterutrum. conuenerunt principes.

Des affrontements opposent frères, parents et enfants, tandis que les uns luttent pour arracher aux autres la nourriture non seulement de leurs mains, mais de leur bouche même. Les princes se sont réunis pour la destruction de ce peuple cruel.

10

Kadebant passim uel certatim Crucifigi qui clamabant Participes Iscariotis Ad delendam seuam gentem

seniores populi, angelorum principem, adherebant tellori. conuenerunt principes.

Les plus âgés du peuple tombent en masse de toutes parts, proclamant que le chef des anges a été crucifié ; les partisans d’Iscarioth sont acculés à terre. Les princes se sont réunis pour la destruction de ce peuple cruel.

11

Linguis quondam uenenatis Iam silebant nec audebant Ad postremum comedebant, Ad delendam seuam gentem

increpantes dominum nec mutiri quispiam, quod reiectant bestie. conuenerunt principes.

Ceux qui invectivaient naguère le Seigneur de leurs langues empoisonnées se taisent désormais et plus personne n’ose gronder ; ils finissent par manger ce que les bêtes rejettent. Les princes se sont réunis pour la destruction de ce peuple cruel.

12

Maria namque inter omnes Prolim pungit, serra secat Partem edens, partem seruans Ad delendam seuam gentem

opulenta femina dulcis nati uiscera, tradidit predonibus. conuenerunt principes.

De fait, Marie, une femme riche entre toutes, transperce son fils, coupe au moyen d’une scie les entrailles de son doux enfant : elle en mange une partie et conserve l’autre, qu’elle remet aux pillards. Les princes se sont réunis pour la destruction de ce peuple cruel.

340

CHAPITRE IX

13

Nuper natus nullus uiuit, Omnis aetas, utrique sexus Nullus audet, nullus ualet Ad delendam seuam gentem

exsiccata ubera ; dira fame corruit ; sepelire proximum. conuenerunt principes.

Aucun nouveau-né ne survit, les seins sont asséchés ; tous les âges, les deux sexes sont frappés par une sinistre famine ; nul n’ose, nul ne peut ensevelir ses proches. Les princes se sont réunis pour la destruction de ce peuple cruel.

14

Oberrantes tunc predones † Sude sulcus, nullam passim Flagellis senes uerberabant, Ad delendam seuam gentem

per meatos corporum referentes gratiam ; trucidant iuuenes. conuenerunt principes.

Les pillards errent alors  ; au moyen d’un pieu, ils se fraient çà et là un passage au milieu des corps, sans aucun égard pour eux ; ils donnent des coups de fouet aux vieillards, massacrent les jeunes. Les princes se sont réunis pour la destruction de ce peuple cruel.

15

Plangi quidem nemo ualet Absque uoce palpitabant Redolet in castris Titi Ad delendam seuam gentem

propter flatum tenuem semiuiua pectora ; odor cunctis nequior. conuenerunt principes.

Le souffle se fait rare, plus personne ne peut se lamenter ; les cœurs à demi morts palpitent sans bruit. L’odeur, pire que tout, se répand dans le camp de Titus. Les princes se sont réunis pour la destruction de ce peuple cruel.

16

Quod cum Titus inspexisset, Valles plenas ac paludes, † Inrigarum), mox inmenso Ad delendam seuam gentem

de humana corpora (iacebant cadauera pauore concutitur ; conuenerunt principes.

Quand Titus a examiné les fossés et les marécages pleins de corps humains (les cadavres y gisent dans les eaux), il est bientôt saisi d’une crainte immense ; les princes se sont réunis pour la destruction de ce peuple cruel.

17

Regemiscens tandem ait † Obsede hic profundum, Nullam tamen se uidisse Ad delendam seuam gentem

ad priores hostium : quos cum raris habitis ; ultionem fieri. conuenerunt principes.

Il dit enfin en gémissant aux ennemis qui s’avançaient d’occuper la fosse avec leurs rares biens ; qu’ils ne verraient cependant aucune vengeance advenir. Les princes se sont réunis pour la destruction de ce peuple cruel.

18

Seruus, liber cuncti simul, Trucidentur seniores, Nexis membris diuidentur Ad delendam seuam gentem

pauci qui remanserant. reseruentur pueri, per metalla urbium. conuenerunt principes.

Tous furent aussitôt libérés et le petit nombre qui était resté fut fait esclave. Les plus âgés sont massacrés, les enfants gardés saufs ; les membres liés, ils sont répartis dans les mines des villes. Les princes se sont réunis pour la destruction de ce peuple cruel.

19

Turpis lucri mercatores Extorres ab arua patrum Serui fiunt Romanorum Ad delendam seuam gentem

uinctis terga manibus dissolutis edibus cunctarumque gentium. conuenerunt principes.

Les marchands de ce commerce honteux les éloignent, les mains attachées dans le dos, des champs de leurs pères et démolissent leurs demeures  ; ils deviennent les esclaves des Romains et de tous les peuples. Les princes se sont réunis pour la destruction de ce peuple cruel.

UN DÉVELOPPEMENT LITTÉR AIRE MÉDIÉVAL

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20

Vae clamantes toto orbi Omnes fines peragrantes More canum peruagabant Ad delendam seuam gentem

circuibant iugiter. regna mundi penetrant, sedi Christi uacui. conuenerunt principes.

Poussant des lamentations, ils font, sans interruption, le tour de la terre entière. Ils traversent tous les pays et pénètrent dans les royaumes du monde ; ils errent, à la manière de chiens, loin du siège du Christ. Les princes se sont réunis pour la destruction de ce peuple cruel.

21

Xristi magni fili dei Qui superbos sic contriuit, Abdicauit uenenatis, Ad delendam seuam gentem

fallanx laudes referat, alleuauit humiles, conlocauit placidis. conuenerunt principes.

Que les perfides célèbrent la grandeur du Christ, fils de Dieu, qui a accablé ainsi les orgueilleux, relevé les humbles, rejeté les êtres venimeux, rétabli les doux. Les princes se sont réunis pour la destruction de ce peuple cruel.

22

Ymnis cuncti sacerdotes De triumpho Romanorum Serui Christum uindicarunt Ad delendam seuam gentem

dignis laudes offerant tropheoque maximo ; de gente uiperia. conuenerunt principes.

Que tous les prêtres célèbrent par de dignes hymnes le triomphe des Romains et le plus grand des trophées ; ses serviteurs ont vengé le Christ du peuple vipérin. Les princes se sont réunis pour la destruction de ce peuple cruel.

23

Zosaphi istoriarum Et nefandum Iudeorum Ut nec ultra contra gentes Ad delendam seuam gentem

relegantur tituli, agnoscatur dedecus, se iactare audeant. conuenerunt principes.

Il faut relire les chapitres en question des histoires de Josèphe et reconnaître l’abominable ignominie des Juifs pour qu’ils n’osent pas s’en prendre davantage aux peuples. Les princes se sont réunis pour la destruction de ce peuple cruel.

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I NDEX

I n de x I n de x

scr i p t u r a i r e

de s au t eu r s et t e x t e s a nci e ns et m é di évau x

I n de x

de s noms propr e s

Th e sau rus

I n de x

scr i p t u r a i r e

1. Ancien Testament

23, 40 : 276

Genesis 1, 1 : 263, 267-269, 286, 291 1, 3 : 264-267, 270, 275, 291 1, 5 : 264, 273, 275, 291 2, 1 : 271-272, 280-282, 291 2, 4 : 268, 270 2, 7 : 277, 291 3, 21 : 275 12, 1-20 : 288-289 18, 1-33 : 179 19, 23-26 : 119 19, 25-27 : 271 20, 1-18 : 288-289 20, 4 : 289 20, 18 : 288, 291 22, 14 : 265 24, 16 : 289 25 : 288-289 25, 19 : 289 25, 24 : 275-276, 291 25, 25 : 276 25, 30 : 275 25, 32 : 271 25, 33 : 275-276, 291 26 : 288 26, 28 : 264, 272, 284-285, 289, 291 27 : 288 28, 17 : 265 36, 31-43 : 274 36, 31-34 : 291 36, 31 : 274 36, 43 : 270 49, 10 : 290-291

Numeri 7, 12 : 273 24, 17-18 : 328 25, 6-18 : 147

Exodus 7, 12 : 273 12, 2 : 274 12, 9 : 325 20, 24 : 277 25, 8 : 274 40, 2 : 274

Esther 2, 7 : 269

Leviticus 9, 24 : 274

Deuteronomium 12, 2-3 : 274 28, 15 : 241 28, 53-57 : 160, 193 28, 53 : 241 1 Samuel 17, 43-46 : 332 1 Reges 19, 10-14 : 184 2 Reges 6, 17 : 166 6, 26-30 : 241 6, 28-29 : 161 6, 28 : 193 17, 24 : 287 24, 17 : 133 25 : 131 25, 8 : 145 2 Paralipomena : 287 35, 25 : 160 36 : 131 1 Esdras 4, 13 : 287

Iob 38, 38 : 268 Psalmi 50, 1 : 268 68, 26 : 134 78, 1-3 : 104

374 104, 30 : 203 107, 32-36 : 206 107, 33-34 : 184 111, 6 : 269 118, 22 : 198 131, 7 : 221 Prouerbia 8, 22 : 269 8, 30 : 269 Sapientia 12, 5 : 193 Isaias 1, 5-6 : 204 1, 7 : 203 1, 20 : 204 1, 21 : 281 1, 31 : 204 2, 1-4 : 201 2, 3 : 180 2, 5-9 : 204 2, 10-12 : 204 3, 1 : 317 5, 1-7 : 184 5, 11-17 : 204 6, 1-13 : 204 6, 3-4 : 204 9, 1-5 : 166 15, 1 : 104 19, 19 : 205 25, 9 : 204 29, 7-8 : 204 34, 5-8 : 165-166 34, 9-10 : 204 41, 16 : 270 41, 27 : 276 44, 6 : 276 44, 23 : 329 50, 1 : 180 53, 8 : 183 54, 11-14 : 203 54, 12 : 204 59, 14-18 : 204 60, 1 : 166 63, 19 : 183 64, 9-10 : 203 65, 18 : 203 66, 1 : 203

INDEX SCRIPTUR AIRE

Ieremias 12, 7 : 164, 166 17, 12 : 267, 276 25, 11-14 : 171 26, 4-9 : 328 29, 10 : 171 37, 13-14 : 170 37, 16 : 170 38, 10 : 170 39 : 131 39, 11-13 : 170 52 : 131 52, 12-13 : 145 Ezechiel 11, 1 : 166 11, 22-25 : 166 12, 1-20 : 166 17, 13 : 133 35, 6 : 276 37, 12 : 203 38, 15 : 203 43, 2 : 166, 267 Lamentationes : 261 1, 1-6 : 13, 123-135 1, 7 : 131 2, 13 : 127 4, 5 : 160, 269 4, 8 : 325 4, 9-10 : 160 4, 10 : 161, 241 4, 14 : 161 4, 19 : 161 Daniel 2, 31-35 : 171, 191 9, 26 : 317 9, 27 : 191 11, 31 : 191, 279 12, 11 : 191, 279 13, 46 : 323 Michaea 1, 2 : 205 1, 5 : 206 3, 9 : 205 3, 12 : 198 Sophonia 1, 15 : 117

INDEX SCRIPTUR AIRE

Zaccharias 14, 7 : 264 1 Macchabei 1, 57 : 279 6, 7 : 279 2. Écrits intertestamentaires Oraculorum sibyllinorum liber III, 326-335 : 166 III, 805 : 166 Salomonis Psalmi 2, 1 : 280 2, 3-4 : 282 2, 6 : 282 2, 11 : 282 2, 24-32 : 280 2, 27 : 280 3. Nouveau Testament Mattheus 3, 12 : 206 4, 7 : 213 4, 10 : 213 8, 8 : 320 8, 10-12 : 329 21, 33-46 : 183 21, 42 : 198 22, 7 : 188 22, 10 : 187 23 : 316 23, 33-39 : 188 23, 37 : 188 24, 2 : 12, 229-230, 232 24, 15-21 : 12 26, 14-15 : 331 27, 18 : 327 27, 24 : 323 27, 32 : 217 27, 33 : 217, 219 27, 51 : 244 Marcus 13, 2 : 12, 66, 229 13, 14-15 : 12 15, 10 : 327 15, 20-22 : 217 15, 37-38 : 281

375

Lucas 19, 41-47 : 334 19, 41 : 207 19, 43-44 : 12, 293 19, 44 : 229 21, 20-24 : 12, 208, 317 21, 25 : 244 23, 31 : 321, 332 23, 33 : 217 24, 50-52 : 220 Iohannes 1, 28 : 219-220 4, 19-23 : 199 4, 20-24 : 251 4, 23 : 180 5, 2 : 220 10, 31-33 : 331 19, 17 : 217 19, 34 : 331 Actus Apostolorum : 187 1, 12 : 220 Ad Corinthios I 15, 22 : 219 Ad Galatas 3, 24 : 269 4, 26 : 203 Ad Hebraeos 6, 19-20 : 281 10, 19 : 281 10, 20 : 281 12, 22 : 203 Apocalypsis 3, 12 : 224 21, 2 : 224 4. Apocryphes du Nouveau Testament Acta Petri : 251-252 Cura sanitatis Tiberii : 301-302, 304, 322-323 5 : 323 8 : 324 11 : 325

376

INDEX SCRIPTUR AIRE

Euangelium Nicomedii : 295, 301, 322 Euangelium Petri : 181 7, 25 : 182 Historia apocrypha : 294, 324

Traités deutérocanoniques Avot de Rabbi Nathan (ARN) 4, 5 : 268 Avot de Rabbi Nathan (B) VII, 72 : 272

Mors Pilati 6 : 324, 326

Talmud de Babylone

Vindicta Saluatoris : 16-17, 272, 281282, 293-337

Gittin 56ab : 261, 284 56b : 272, 282

5. Littérature Rabbinique Mishna Kelim 1, 7-9 : 151, 259 Ma’aser Sheni 5, 2 : 260 9 : 284 Menuchot 10, 5 : 260 Mo’ed Qatan 3, 6 : 260 Nazir 5, 4 : 260 Rosh Ha-Shana 4, 1-4 : 260 Sot

9, 12-15 : 260

Soukka 3, 12 : 260 Ta’anit 4, 6 : 260 8, 6 : 261 Tamid 7, 3 : 260 Yoma 1-7 : 260 Zevahim 14, 4 : 275 Tosephta Eduyot 3, 13 : 285

Arakhin 11b : 284

Rosh ha-Shana 10b-11a : 274 Shabbat 87b : 274 Taanit 18b : 283 Yoma : 284 54b : 268 Zevahim 113a : 285 Talmud de Jérusalem Avoda Zara 1, 2-39c : 271 41-42 : 271 Demaï 2, 1, 22c : 175 Nazir 7, 2 : 277 Ta’aniyot 66a : 283 67a : 261 Midrash Exode Rabba 43, 4 : 285 Genèse Rabba 1, 1 : 268-269, 286, 291 1, 2 : 269 1, 4 : 269, 291 1, 5 : 267, 270, 291 1, 13 : 270 1, 15 : 270 2, 3 : 264, 291

INDEX SCRIPTUR AIRE

2, 4 : 264, 275, 291 2, 5 : 265-266, 275, 291 3, 1 : 270 3, 4 : 267, 291 3, 5 : 267 3, 9 : 273, 291 10, 1-7 : 271, 279, 291 10, 7 : 271-272, 280-282 12, 1 : 270 12, 11 : 268 12, 12 : 270 14, 8 : 277, 291 20, 12 : 275 49, 9 : 271 52, 13 : 288, 291 56, 10 : 265 60, 4 : 289 63, 8 : 276, 291 63, 12 : 275 63, 13 : 271, 275-276, 291 64, 10 : 264, 272, 284-287, 291 67, 5 : 288 69, 7 : 265 83 : 274, 291 83, 5 : 270 98, 10 : 290-291 Lévitique Rabba 22, 3 : 272

377

Midrash Tehilim (Midrash sur les Psau­ mes) 50, 2 : 268 92, 6 : 277 Sifre Deutéronome 352 : 265 Wayese 9 : 265 Seder Eliyahu Rabba 5 : 268 31 : 268 Shir ha-Shirim Zuta 3, 10 : 268 Yalqout Shimoni, Genèse (Bereshit) 111 : 284 Yalqout Genèse (Bereshit) 2 : 268 Yalkout Shir ha-Shirim 986 : 268 Seder Eliyahu Zuta (SEZ) 173 : 277 6. Coran Sourate 33, 6 : 273

I n de x

de s au t eu r s et t e x t e s a nci e ns et m é di évau x

Accius Astrée : 241 Adon de Vienne Chronicon (PL 123, col. 77) : 327 Ælius Aristide Orationes 17, 2 : 110 18 : 102, 121 20, 19 : 110 21, 6 : 110 Ælius Hérodien (grammairien) : 96 Ælius Théon Progymnasmata 118, 7-8 : 99 119, 16-21 : 99 Agatharchide de Cnide : 87-89, 97 Ambroise de Milan : 235 De Iacob et uita beata I, 8, 35-36 : 111 Epistulae 8 (M 39), 3 : 112 ; 40 (M 32) : 248 Ambrosiaster : 235 Ammien Marcellin Res gestae XIV, 11, 32 : 280 XV, 11, 12 : 57 XVII, 7 : 121 ; 7, 3 : 121 XXIII, 1, 2-3 : 284 ; 1, 2 : 227 ; 1, 3 : 227 ; 3, 7 : 56 XXV, 8, 5 : 55 ; 9, 10 : 32, 47 XXIX, 6, 1 : 55 Anacephalaeosis (Historiae de excidio Hierosolymitanae urbis Anacepha­ laeosis) : 310 VIII : 331

IX : 323 Anthologia Palatina IX, 28 : 109 ; 62 : 109 ; 101 : 109 ; 102 : 109 ; 103 : 109-110 ; 104 : 109110 ; 151 : 37 ; 152 : 109 ; 153 : 109 ; 154 : 109 ; 155 : 109-110 Aphthonios Progymnasmata : 99 Appien De bellis ciuilibus libri I, 105 : 35 ; 187 : 54 ; 438 : 49 ; 439 : 49 ; 510 : 49 De bellis Hispanicis liber 45 : 54 ; 46 : 54 ; 412-424 : 94 ; 422 : 38 ; 424-426 : 30, 38, 83 De bellis Illyricis liber 32 : 44 De bellis Mithridaticis liber 149 : 26 ; 211-214 : 49 ; 498 : 74 De bellis Punicis liber 132 : 107 ; 293 : 93 ; 348-349 : 34 ; 609 : 28 ; 610-614 : 34 ; 610-612 : 86 ; 614-616 : 86 ; 615 : 86 ; 616-618 : 86 ; 621 : 86 ; 628-629 : 35 ; 629 : 108 ; 630 : 86 ; 631 : 28 ; 639 : 30, 35 ; 644-645 : 35 ; 645-648 : 36 De bellis Syriacis liber 252 : 74 Arctinos de Milet Iliou Persis : 103 Ariston de Pella : 189 Aristote Poetica 1448 a 5-7 : 92 ; 1450 a 26-28 : 92 ; 1450 a 40 - 1450 b 3 : 92 ; 1454 b 11-14 : 92

INDEX DES AUTEURS ET TEXTES ANCIENS ET MÉDIÉVAUX

Rhetorica 1365a 12-14 : 101 ; 1371 b 6-7 : 93 ; 1414 a 7-8 : 93 Arnobe Aduersus nationes I, 1, 1-2 : 114 ; 6, 1-3 : 116 Arue, poli conditor (hymne anonyme éd. K. Strecker, Rhythmi aeui Me­rouingici et Carolini, in Poetae latini aeui Carolini, IV, fasc. II-III, Berlin, 1923, n° XXXVIII, p. 542-545) : 17, 294, 311-312, 333-334, 338-341 Augustin De ciuitate Dei III, 7 : 49 ; 20 : 54 ; 28 : 49 De excidio urbis Romae (Sermo 397) 2 : 119 ; 7 : 119 ; 8 : 119 Aurelius Victor De Caesaribus 33, 3 : 57 Bède le Vénérable : 294

De lege agraria 1, 5 : 34, 37 ; 2, 51 : 37 De officiis I, 11, 34 - 13, 41 : 25 ; 11, 35 : 25, 37, 83 ; 28, 97 : 241 De oratore II, 9, 35 : 86 De re publica I, 26, 41 : 22 ; 32, 49 : 22 Epistulae 112 (Ad Familiares, V, 12), 2 : 85 ; 112 (Ad Familiares, V, 12), 4 : 85 ; Epistulae 112 (Ad Familiares, V, 12), 5 : 86 ; 20 (Ad Atticum, I, 14), 3 : 95 ; 597 (Ad Familiares, IV, 5), 4 : 112 In C. Verrem actio secunda IV, 52 : 95 In L. Catilinam oratio IV, 4 : 95 Pro Flacco 28, 67 : 280 Pro lege Manilia de imperio Cn. Pompei imperio 5, 1 : 30, 36

Callisthène : 85

Pro Murena 28, 58 : 83

Cassiodore

Pro Sestio 91 : 22

Institutiones I, 17 : 233 César De bello Gallico VII, 11 : 44 Chrétien de Stavelot Expositio in euangelium Matthaei 27 : 326 Chronographus anni 354 : 253

379

Pro Sulla 19 : 95 Tusculanae disputationes III, 22, 53 : 37 Clément d’Alexandrie : 175, 218 Stromata I, 21, 4 : 191-192 ; 21, 147 : 191 Cyprien de Carthage

Cicéron

Ad Demetrianum 2, 1 : 114 ; 3-4 : 116 ; 5 : 117 ; 6 : 117 ; 7-11 : 117

Brutus 70 : 93

De mortalitate 25 : 116

De domo sua 98 : 96 ; 143 : 96

Epistulae 75, 10, 1-2 : 116

380

INDEX DES AUTEURS ET TEXTES ANCIENS ET MÉDIÉVAUX

Cyrille de Jérusalem : 229 Catecheses ad illuminandos III, 7 : 226 IV, 10 : 226 XIII, 28 : 226 XVI, 4 : 226 XVII, 13 : 226 XVIII, 33 : 226 Epistula ad Constantium imperatorem : 227, 231

Éphore de Kymè : 87 Ephrem de Nisibe Hymni contra Iulianum IV, 18-26 : 228 Memra 16 : 121-122 Épictète

Cyrille de Jérusalem (Ps.-)

Enchiridion I, 28, 16-17 : 111

Epistula : 229-230, 232

Épiphane de Salamine

Damascius

Panarion XXIX, 7, 7-8 : 189-190

Vita Isidorii fr. 30 : 115 Démosthène : 88, 96 De falsa legatione 64-65 : 100 ; 65 : 97 Denys d’Halicarnasse De Thucydide 15, 3 : 94 Diodore de Sicile Bibliotheca historica XVII, 52, 1-6 : 150  XXXII, 24 : 107 fr. 26 : 35, 107 Dion Cassius Historia Romana II, 42, 5 : 280 XLIII, 50, 1-3 : 36-37 XLVIII, 13, 2-5 : 49 ; 14, 5 : 50 LXVI, 1 : 137 ; 1, 1 : 30, 59 ; 1, 4-7 : 137 ; 4, 1 : 71 LXIX, 12, 1-2 : 210 ; 12, 1 : 73 ; 14, 1 : 74 LXXIV, 14, 4 : 51

Eschine In Ctesiphontem 133 : 96 ; 156-157 : 96 ; 240 : 96 Ésope : 272, 286 Eucher De situ Hierosolimitanae urbis atque ipsius Iudaeae Epistula ad Faustum presbyterum : 234 Eunape Historia fr. 56 Blockley : 115 Vitae philosophorum et sophistarum VI, 107-116 : 115 Euripide Troiades 46-47 : 114 Eusèbe : 17, 177, 245, 317, 326

Égérie

Commentarius in Isaiam : 14 I, 11 : 204 ; 18 : 204 ; 25 : 204 ; 26 : 201 ; 27 : 204 ; 35 : 204 ; 41 : 204 ; 42 : 204 ; 95 : 204 II, 8 : 204 ; 38 : 180 ; 42, 150 : 183 ; 43 : 204 ; 48 : 204 ; 54, 91 : 183

Itinerarium 30, 1 : 211 ; 30, 3 : 212

De martyribus Palestinae 2, 9-13 : 200

Douris de Samos : 87-88

INDEX DES AUTEURS ET TEXTES ANCIENS ET MÉDIÉVAUX

Demonstratio euangelica : 14, 176-177 I, 1, 7 : 202 ; 2, 3-5 : 178 ; 2, 8-10 : 178 ; 3, 3 : 179 ; 3, 45 : 179 ; 4, 8 : 181 ; 4, 9 : 181 ; 6 : 187 ; 6, 2 : 178 ; 6, 3 : 178 ; 6, 5 : 178 ; 6, 8 : 178 ; 6, 9 : 178-179 ; 6, 11 : 178 ; 6, 29 : 179 ; 6, 31 : 179 ; 6, 35 : 179 ; 6, 38 : 180 ; 6, 40 : 180 II, 1, 2 : 207 ; 3 : 187, 191 ; 3, 8 : 205 ; 3, 38 : 199, 205 III, 2, 59 : 183 VI, 7, 5-6 : 184, 206 ; 13, 3-5 : 205 ; 13, 15-17 : 206 ; 13, 16-17 : 198 ; 18 : 191 ; 18, 23 : 212, 220, 225 VII, 1, 1 : 207 VIII, 3, 10-12 : 215 ; 3, 10-11 : 198 ; 4 : 191 IX, 1, 9 : 183 X, 6, 7 : 191-192 XV, fr. 1 : 191 Historia ecclesiastica : 14, 177 I, 6, 6 : 197 ; 8, 4 : 237 ; 11 : 327 II, 5, 7 : 183 III, 5-10 : 63 ; 5, 1 : 191 ; 5, 2 : 182 ; 5, 3 : 183, 187, 189-190, 197 ; 5, 4-5 : 192 ; 5, 4 : 194 ; 5, 5-6 : 190 ; 5, 5 : 195 ; 5, 6 : 187 ; 5, 7-7, 1 : 237 ; 5, 7 : 63, 183, 193 ; 6, 1 : 192-193 ; 6, 11 : 185, 192 ; 6, 16 : 192 ; 7, 2 : 195 ; 9, 3 : 63 ; 10, 11 : 63 IV, 5, 2 : 74 ; 6 : 210 ; 6, 1-4 : 189 ; 6, 3-4 : 75 ; 6, 3 : 197 ; 6, 4 : 215 ; 26, 14 : 217 VI, 11, 2 : 218 ; 20, 1 : 197 VII, 28, 1 : 197 IX, 2 : 197 X, 4, 62 : 204 Onomasticon (éd. Klostermann, 1904, GCS) p. 2, 9-12 : 220 ; p. 58, 18-20 : 220 ; p. 58, 22-24 : 220 ; p. 74, 16-18 : 220 ; p. 74, 19-21 : 220 Praeparatio euangelica : 176  I, 3 : 177 ; 3, 12 : 201, 207 ; 3, 13-14 : 201 Theophania : 14, 177 IV, 3 : 178 ; 13 : 183 ; 14 : 184 ; 16 : 186-188 ; 17 : 188 ; 18 : 188, 198 ; 19 : 207 ; 21 : 190 ; 23 : 199 ; fr. 12 : 215

381

Vita Constantini III, 25-40 : 223 ; 25 : 222-223 ; 26, 1-3 : 215 ; 26, 2-3 : 223 ; 26, 5 : 223 ; 26, 6-7 : 224 ; 27 : 223 ; 29, 1 : 224 ; 30, 1 : 222 ; 30, 4 : 222, 232 ; 33-40 : 211 ; 33 : 197 ; 33, 1-2 : 223 ; 33, 3 : 225 ; 39 : 212, 217 ; 41, 1 : 221 ; 42, 2 : 221 ; 43 : 211 ; 51-53 : 178 ; 51, 1 : 221 Eutrope Breuiarium Historiae Romanae II, 28 : 47 Évagre d’Antioche : 235 Flavius Josèphe Antiquitates Iudaicae III, 108 : 169 ; 180 : 169 ; 182 : 169 IX, 64-67 : 161 X, 78 : 160 ; 80 : 170 XI, 297-305 : 186 XIV, 4, 72 : 279-280 XVIII, 65-80 : 236 XX, 201 : 185 ; 208-210 : 147 ; 244 : 279 ; 246 : 278 ; 252-257 : 139 Bellum Iudaicum : 293, 332 I, 14 : 90 ; 152 : 280 II, 118 : 147 ; 119-167 : 236 ; 250253 : 243 ; 256 : 146 ; 277-409 : 139 ; 282 : 155 ; 308 : 139 ; 326-384 : 146 ; 345-501 : 253 ; 345-404 : 250 ; 358360 : 253 ; 391 : 164 ; 394 : 164 ; 411-412 : 145 ; 417 : 145-146 ; 420 : 155 ; 421 : 139 ; 422 : 145 ; 425 : 146 ; 427 : 72 ; 430 : 140 ; 441 : 146, 156 ; 442-443 : 147 ; 442 : 147, 149 ; 446-448 : 147 ; 449-450 : 145 ; 450454 : 156 ; 455-457 : 163 ; 456 : 156 ; 457-460 : 139 ; 460-476 : 154 ; 460 : 156 ; 499-502 : 140 ; 515 : 140 ; 517 : 140, 156 ; 520 : 162 ; 523-526 : 146 ; 528 : 140 ; 529 : 146 ; 531-532 : 141 ; 539 : 163 ; 540-555 : 141 ; 556-558 : 156 ; 556 : 146 ; 561 : 158 ; 562-646 : 235 ; 564-565 : 143 ; 564 : 149 ; 566 : 147, 162 ; 575 : 148 ; 586 : 157 ; 587 : 157 ; 590-595 : 148 ; 614-627 : 148 ; 629-646 : 148 ; 651 : 147 ; 652 : 149

382

INDEX DES AUTEURS ET TEXTES ANCIENS ET MÉDIÉVAUX

III, 1-9 : 235 ; 11-28 : 162 ; 59 : 236 ; 132-134 : 70 ; 304 : 70 ; 338 : 70 ; 341 : 170 ; 346 : 170 ; 352 : 170 ; 361 : 170 ; 400-407 : 171 ; 439 : 170 IV, 81 : 70 ; 117 : 71 ; 120 : 71 ; 121 : 141 ; 130 : 70 ; 145-146 : 146 ; 151 : 158 ; 157 : 158 ; 160 : 158 ; 197-207 : 153 ; 235 : 141 ; 285 : 141 ; 286-287 : 163 ; 297 : 163 ; 300-325 : 141 ; 310 : 70 ; 317 : 161 ; 318 : 163 ; 323 : 163 ; 331-332 : 152 ; 333 : 141, 162 ; 334344 : 158 ; 353 : 141 ; 358 : 158 ; 361-362 : 162 ; 370 : 164 ; 381-383 : 152 ; 385 : 156 ; 388 : 169 ; 389-396 : 142 ; 428 : 63 ; 488 : 70 ; 503 : 142 ; 503-537 : 142 ; 508 : 148-149 ; 538544 : 142 ; 540-544 : 153 ; 558 : 141 ; 560-561 : 159 ; 569 : 149 ; 583 : 142 ; 595 : 251 ; 596-658 : 143 ; 622-629 : 170 ; 658 : 60 V, 2-10 : 143 ; 8 : 156 ; 9 : 312 ; 10 : 157 ; 19 : 103, 163 ; 24-26 : 143 ; 27 : 146 ; 30 : 157 ; 33 : 159 ; 44 : 143 ; 54-66 : 153 ; 98-105 : 143 ; 100 : 157 ; 125 : 251 ; 136-183 : 58 ; 152 : 151 ; 177 : 151 ; 183 : 72 ; 184-247 : 58 ; 187 : 151 ; 227-237 : 150 ; 248250 : 148 ; 250 : 143-144 ; 267 : 142 ; 287 : 58 ; 296-302 : 144 ; 331 : 144 ; 334-336 : 144 ; 343 : 164 ; 344 : 159 ; 346-347 : 144 ; 362-419 : 250, 312 ; 367 : 66 ; 392-393 : 170 ; 401 : 156 ; 402 : 161 ; 403 : 164 ; 412 : 66, 164 ; 423 : 146 ; 424 : 158 ; 427-428 : 159 ; 428 : 63 ; 430 : 159 ; 436 : 158 ; 440 : 159 ; 441 : 157 ; 442 : 152 ; 450-451 : 156 ; 454 : 156 ; 508-509 : 144 ; 512519 : 237 ; 515 : 159 ; 516 : 159 ; 517 : 156 ; 518 : 309 ; 522-523 : 144 ; 534540 : 138 ; 548-561 : 146 ; 561 : 159 ; 562 : 157 ; 566 : 158 ; 572 : 164 VI, 4 : 146 ; 9-11 : 144 ; 39 : 146 ; 57-58 : 158 ; 68-80 : 144 ; 110 : 163 ; 114 : 152 ; 115-118 : 146 ; 127 : 66, 69 ; 149 : 144 ; 152 : 146 ; 183 : 73 ; 193-213 : 237 ; 197 : 311 ; 199-212 : 238, 254-255 ; 201-208 : 159 ; 201213 : 193 ; 208 : 160 ; 212 : 159 ; 213 : 156 ; 215-219 : 237 ; 217 : 62 ; 228 : 61 ; 236-242 : 61 ; 241-266 : 279 ; 241 : 107 ; 249 : 62, 162 ; 250 : 168 ;

251-252 : 61 ; 252 : 145, 163 ; 256 : 61 ; 258 : 61 ; 259 : 168 ; 260 : 61 ; 265-267 : 62 ; 265-266 : 145 ; 266 : 163 ; 268 : 168 ; 272 : 145 ; 282 : 62 ; 288 : 167-168 ; 289-315 : 244 ; 289-299 : 165 ; 290 : 168 ; 291 : 167 ; 294-295 : 167 ; 299-309 : 168 ; 299 : 161 ; 300-309 : 165 ; 310 : 158 ; 316 : 24, 30, 60, 62, 66 ; 324 : 24, 62, 70 ; 328 : 158 ; 332 : 80 ; 333 : 71 ; 340 : 71 ; 341 : 71 ; 343 : 24 ; 344 : 30, 60, 69 ; 347 : 24 ; 349 : 158 ; 350 : 71 ; 351-353 : 62 ; 351 : 24 ; 352 : 24, 72 ; 353-355 : 145 ; 353 : 24, 71 ; 354 : 72 ; 359 : 153 ; 363 : 71, 145 ; 364 : 63, 169 ; 373 : 72 ; 392-408 : 145 ; 398 : 158 ; 407 : 145 ; 409-413 : 63 ; 413 : 73 ; 417-419 : 58 ; 419 : 315 ; 420-421 : 195 ; 430 : 63 ; 433-434 : 145 ; 434 : 72 VII, 1 : 24, 30, 61-63, 72 ; 4 : 79 ; 16 : 68 ; 24 : 58 ; 27 : 58 ; 29-30 : 149 ; 96 : 58 ; 109 : 73 ; 138 : 58 ; 145-147 : 61, 93 ; 161 : 66 ; 162 : 66 ; 362-371 : 154-155 Vita, 1 : 170 ; 363 : 61, 152 Florus Epitome de gestis Romanorum I, 6, 4 : 33, 40 ; 6, 11 : 34 ; 7, 14 : 53 ; 7, 18 : 53 ; 11, 8 : 40 ; 21 : 40 ; 22 : 54 ; 22, 35 : 42 ; 29, 2 : 44 ; 31, 17-18 : 34, 86 ; 31, 17 : 86 ; 32, 1 : 37, 84 ; 32, 5-7 : 86 ; 32, 5 : 31 ; 33 : 84 ; 33, 9 : 43 ; 34 : 94 ; 34, 8 : 38 ; 34, 15 : 38 ; 41, 5 : 28, 45 II, 6, 9 : 48 ; 6, 11 : 54 ; 9, 28 : 49 ; 25, 11 : 44 Grégoire de Nazianze Orationes (Contra Iulianum) 5, 3-7 : 228 ; 5, 3 : 231 ; 5, 3, 14-20 : 248 ; 5, 4 : 230-232 ; 5, 7 : 231 Grégoire le Grand Homeliae XXXIX : 293-294 Haymon d’Auxerre : 294

INDEX DES AUTEURS ET TEXTES ANCIENS ET MÉDIÉVAUX

Hégésias de Magnésie : 85, 88, 97

Progymnasmata : 99

Hégésippe de Jérusalem

Hérodien

Hypomnemata : 185, 189, 234

Ab excessu diui Marci libri octo III, 6, 9 : 51

Hégésippe (Ps.-) Historiae (uel De excidio Hie­ ro­ so­ limorum) : 15-17, 133-257, 293-294, 296, 309-310, 320, 332-334 Prologue, 1-3  : 236, 241-242  ; 1  : 245 ; 2 : 246 I, 38, 1 : 243 ; 40, 10 : 243 ; 45, 11 : 326 II, 2, 3 : 327 ; 3, 1-2 : 236 ; 4 : 236 ; 5, 1-5 : 236, 246 ; 5, 2 : 242-244 ; 6, 2 : 243 ; 7, 1 : 243 ; 9 : 236, 253 ; 9, 1 : 243, 253 ; 12, 1 : 242-246 ; 13, 8 : 243 ; 13, 9 : 243 ; 14, 1 : 243 ; 15, 5 : 243 III, 1, 1 : 243, 251 ; 1, 3 : 243 ; 2 : 236, 251 ; 3, 2-8 : 235 ; 5, 2 : 234, 252 ; 5, 7 - 7, 1 : 237 ; 7 : 236 ; 11, 3 : 243 ; 14, 1 : 251 ; 17, 1 : 243 ; 21, 1 : 243 ; 24, 1 : 250 IV, 1, 4 : 243 ; 3, 3 : 243 ; 4, 2 : 243 ; 6, 1 : 243 ; 9, 2 : 243 ; 20 : 313 ; 23, 2 : 313 ; 26, 1 : 251 ; 29-33 : 250 V : 236 ; 2 : 312-313 ; 2, 1 : 242-244 ; 4, 1 : 243, 313 ; 7, 1 : 251 ; 9, 4 : 242 ; 13, 1 : 243 ; 14, 4 : 243 ; 14, 5 : 243 ; 15-16 : 312 ; 15, 1-16, 1 : 237, 250 ; 15, 1 : 243, 250 ; 16, 1 : 243 ; 17 : 310 ; 18 : 243, 334 ; 18, 1-2 : 237 ; 18, 1 : 236 ; 18, 2 : 310, 325 ; 19-20 : 315 ; 21 : 334 ; 21, 2-3 : 237 ; 21, 3 : 309, 311, 325 ; 21, 3-4 : 312 ; 22, 1 : 237, 243 ; 23 : 237 ; 23, 1 : 243 ; 24 : 334 ; 24, 2 : 325 ; 26, 1 : 243 ; 29, 1 : 243 ; 31, 1-2 : 237, 243 ; 32 : 242244, 249 ; 33, 2 : 243 ; 34, 2 : 243 ; 37, 2 : 243 ; 39 : 334 ; 39, 1 : 311 ; 39, 2 : 311 ; 39, 2 - 41, 2 : 237 ; 40 : 311, 334 ; 40, 1-2 : 237-241, 255-256 ; 41 : 63 ; 41, 2 : 237, 241, 246-248, 256257 ; 42 : 63 ; 42, 6 : 243 ; 43, 2 : 243 ; 44 : 242 ; 44, 1-3 : 244 ; 45, 1 : 243 ; 49 : 64, 334 ; 53 : 315 ; 53, 1 : 243

383

Homère : 113 Ilias IV, 422-544 : 153 VI, 448-449 : 108 VIII, 78-142 : 153 IX, 591-594 : 100 XI, 542 : 153 XII-XVII : 153 XII, 37-50 : 153 XX, 377-415 : 153 Horace De arte poetica 361 : 92 Epodon liber 16 : 112 Odarum libri I, 16, 17-21 : 31 III, 3, 61-68 : 114 Ilias parua : 103 Inscriptiones Année épigraphique, 1915, 100  : 59  ; 1977, 237 : 28, 45 CIL III, 1924 : 50 ; 1929 : 50 ; 1930 : 50 ; VI 944 = ILS 264 : 24, 30, 60, 69 ; VI 945 = ILS 265 : 60 Irénée de Lyon Aduersus haereses IV, 16, 1 : 203 V, 33, 1 : 203 Isidore de Séville De fide catholica contra Iudaeos II, 10, 2-4 : 317 Etymologiae V, 27, 24 : 321

Hermogène (Ps.-)

Isocrate

De methodo sollertiae 33, 5-10 : 100-101

Ad Nicoclem (or. II) 48-49 : 87

384

INDEX DES AUTEURS ET TEXTES ANCIENS ET MÉDIÉVAUX

Evagoras 31 : 87 Panegyricus 97 : 87 Itineriarum Burdigalense 590 : 198 ; 594 : 213 ; 595 : 213 Jean Chrysostome Aduersus Iudaeos V : 279 ; 11 : 210, 228, 248 Jean le Lydien : 228 Jérôme de Stridon : 234 Chronicon : 253 a. 70 (820) : 196 Commentarii in Isaiam V, xiii, 19-20, l. 11-14 : 121 ; xiii, 21-22, l. 4-9 : 121 X, xxxiv, 8-17, l. 41-46 : 121 ; xxxiv, 8-17, l. 53-54 : 121 De uiris illustribus 54, 5 : 218

Julius Obsequens Prodigiorum liber 90 : 47 ; 112 : 47 Justin de Naplouse : 175, 249 Apologia Prima 47 : 203 Dialogus cum Tryphone 16, 1-5 : 181, 190, 203 ; 56 : 179 ; 80, 5 : 203 Lactance De ira dei 24 : 199 Institutiones diuinae II, 9, 23-24 : 325 IV, 13 : 199 Libanios : 99 Orationes 2, 47 : 115 ; 2, 63-64 : 115 ; 61 : 121 ; 61, 3-4 : 121 Longin (Ps.-) : 89

Epistulae 46, 4-8 : 214 ; 58, 3 : 215, 222 ; 71, 5 : 233 ; 123, 15 : 57 ; 127, 12 : 103104

De sublimitate 38, 3-4 : 91

In Ioelem prophetam 1, 4 : 74

De bello ciuili I, 70-72 : 114 ; 81-82 : 114 IX, 964-989 : 113 ; 966-969 : 112113 ; 999 : 105

In Sophoniam 1, 15-16 : 117-118 Jordanès Getica XX, 108 : 56 Julien Contra Galileos : 248 Epistulae 89a (Bidez) : 228 ; 134 : 228 Julien (Ps.-) Epistula 51 (Wright) : 228 Julius Africanus : 218

Lucain

Lucien Quomodo historia conscribenda sit 43-44 : 92 ; 45 : 92 ; 49 : 92 ; 50 : 92 ; 51 : 92 Lucrèce De rerum natura II, 1122-1174 : 114 Macrobe Saturnaliorum libri III, 9 : 26 ; 9, 1-9 : 27 ; 9, 1-2 : 26 ; 9, 5 : 28 ; 9, 6 : 26 ; 9, 7 : 27, 34 ; 9, 9 : 26-29, 67-68 ; 9, 10-11 : 28 ; 9,

INDEX DES AUTEURS ET TEXTES ANCIENS ET MÉDIÉVAUX

12 : 29 ; 9, 13 : 27, 33-35, 37-40, 42, 44, 47 Martyrium Pionii 4, 8 : 199 ; 4, 18-19 : 217 ; 4, 18 : 199 Méliton de Sardes Homilia de Pascha 52 (382-386) : 193 ; 73 (534) : 182183 ; 75 (546) : 182 ; 81 (596) : 182 ; 94 (711-726) : 217 ; 94 (724) : 217 Ménandros le Rhéteur I, 346, 26-351, 19 éd. Spengel : 102 Ménandros le Rhéteur (Ps.-) II, 414, 7 éd. Spengel : 111 ; 419, 25-28 : 102 ; 423, 6 - 424, 1 : 102 ; 435, 9-12 : 121 ; 435, 13 - 436, 21 : 102 Modestin Digesta Iustiniani VII, 4, 21 : 31, 35 Nicolaos de Myra

Fragm. in Lamentationes 105 : 161 ; 109 : 161 ; 115 : 161 In Iesu Naue homiliae 17, 1 : 218 In Mattheum 10, 17 : 185 ; 24, 9-14 : 116 ; 27, 33 : 219 ; fr. 469 iv (GCS 41/1, p. 194) : 218 Orose Historiarum aduersum paganos libri I, 5 : 120 IV, 5, 3-4 : 40 ; 23, 6 : 35 V, 8, 1 : 38 VI, 2, 11 : 49 VII, 9, 5-6 : 64 ; 9, 7 : 196 Ovide Fasti III, 844 : 47 Heroides I, 51-56 : 113 Metamorphoses XV, 421-452 : 104-105

Progymnasmata : 99

Panegyrici Latini V, 4, 1 : 51 ; 18 : 55

Olympiodore

Paul Diacre : 294

In Alcibiadem p. 149 éd. Westerink, 1-3 : 115

Pausanias

In Gorgiam p. 238 éd. Westerink, 16-19 : 115 Origène : 175, 198, 218, 317 Commentarii in Iohannem II, 23 : 179 VI, 40, 204 : 218 Contra Celsum I, 47 : 186 ; 51 : 219 II, 13 : 186 IV, 22 : 182, 187, 203 VII, 28 : 203 De principiis IV, 1, 3 : 197 ; 3, 8 : 203 Epistula ad Africanum 5 : 176

385

Periegesis VII, 16, 1-9 : 37 ; 16, 7 : 86 ; 16, 8 : 86 X, 4, 1 : 23 ; 25-31 : 93 Philon d’Alexandrie : 245 De opificio mundi 17-20 : 268 Photius Biblioteca, codex 176, 121 a 41 - 121 b 3 : 88 ; 242 : 115 ; 250, 445 b 39 - 447 b 3 : 88 ; 250, 446 a 2 - 447 b 5 : 97 ; 250, 446a 16-17 : 85 ; 250, 446 a 17-21 : 88 ; 250, 446 a 22 - 446 b 16 : 97 ; 250, 446 a 35-37 : 88 ; 250, 446 b 17-18 : 89 ; 250, 447 a 35-36 : 88, 97

386

INDEX DES AUTEURS ET TEXTES ANCIENS ET MÉDIÉVAUX

Phylarque (historien) : 87, 89-90 Platon Timaeus 28a-31b : 268 Pline l’Ancien Naturalis historia III, 26 : 39 ; 70 : 48 IV, 112 : 39 V, 24 : 36 XXVIII, 4, 18 : 27-29, 67 Pline le Jeune Epistulae VII, 9, 2-3 : 237 Plotin Tractatus 46 (Enn. I, 4), 7, 14-26 : 111 Plutarque Aemilius Paullus 26, 5-6 : 108 Alexander 11 : 96 Caesar 57, 8 : 36-37 Caius Gracchus 11, 1 : 35 Camillus 31, 1 : 53 Lucullus 19, 5 : 26 De gloria Athenensium 3, 346 f : 92 ; 347 a-b : 91 Regum et imperatorum apophtegmata 202 e : 26 Polybe : 85, 115 Historiae II, 47, 10 : 91 ; 56-63 : 89 ; 56, 7-8 : 89 ; 56, 10-16 : 90 ; 57-58 : 90 ; 5960 : 90 III, 1, 8 : 91 ; 17 : 54 ; 44, 6 : 91 ; 54, 2 : 91 ; 111, 2 : 91

IV, 17, 2 : 91 ; 19, 6 : 86 ; 19, 8 : 86 ; 54, 2 : 86 ; 80, 10 : 91 V, 9, 2-3 : 86 ; 13, 1 : 86 ; 63, 2 : 91 ; 110, 6 : 91 VI, 5, 3 : 91 ; 15, 8 : 91 VII, 7, 4 : 90 IX, 1, 6 : 91 ; 9, 10 : 86 ; 24, 3 : 91 X, 18, 13 : 91 XI, 12, 1 : 91 XII, 13, 2 : 91 ; 24-28 : 90 ; 25 f-g : 90 ; 25 g 2 : 91 ; 25 h 3-4 : 90 ; 26 a 2 : 91 ; 27, 10 : 91 XIV, 1, 10 : 91 XV, 36, 2 : 91 XVI, 23, 5 : 91 ; 29-35 : 91 ; 32-34 : 86 ; 33 : 86, 91 ; 34, 9-12 : 91 XXIII, 5, 10 : 91 XXV, 1, 1 : 22 XXVI, 1, 4 : 91 XXVIII, 4, 8 : 91 XXIX, 12, 3-4 : 89 ; 12, 7-8 : 89 XXX, 30, 4 : 91 XXXVI, 2-6 : 34 XXXVIII, 1, 6 : 91, 109 ; 16 : 91 ; 19-22 : 91 ; 21 : 34 ; 21, 1-3 : 35, 107 Proba Cento 621-623 : 249 Proclus : 103 De prouidentia VII, 20-22 : 115 Properce Elegiae II, 8, 7-10 : 113 III, 2, 19-26 : 113 ; 4, 15-18 : 93 ; 9, 39-40 : 31 IV, 1, 34 : 39 ; 2, 3-4 : 40 ; 10, 27-31 : 113 ; 10, 27-30 : 34 Prudence Hamartigenia 735-737 : 121 758-764 : 120 Aurelius Victor (Ps.-) De uiris illustribus 36, 1-2 : 40

INDEX DES AUTEURS ET TEXTES ANCIENS ET MÉDIÉVAUX

60, 3 : 37 Quintilien Institutio oratoria VIII, 3, 62-69 : 99 ; 3, 67 : 100 XII, 12 : 93 Raban Maur : 294 Rhetorica ad Herennium IV, 12 : 101 ; 39 : 92 ; 51 : 101 Rufin d’Aquilée : 15, 233 Historia ecclesiastica X, 38-40 : 228 Rufin (Ps.-) De excidio Hierosolymitanae urbis VI, 3 : 311 VII, 17 : 315 Rutilius Namatianus De reditu I, 381-398 : 250 Salluste De bello Jugurthino 69, 3 : 44 ; 91, 4 : 44 ; 92, 3 : 44 De coniuratione Catilinae 51, 9 : 98 ; 52, 4 : 98 Scriptores Historiae Augustae Aurelianus 31, 1-3 : 48 Carus 1, 7 : 51 Gallieni duo 4, 7 : 56 ; 4, 8 : 51, 56 ; 6, 8 : 51 Macrinus 1, 5 : 241 Probus 13, 6 : 55

387

Ad Polybium de consolatione 1, 2 : 112 De clementia I, 26, 4 : 31 Epistulae ad Lucilium 71, 12-15 : 114 ; 91, 2-8 : 110 ; 91, 9 : 111 ; 91, 10 : 111 ; 91, 11 : 111 Troades 472 : 105 (Ps.-Sénèque ?) Thyeste 753-788 : 241 Servius In Vergilii Aeneidos libros commentarii IV, 212 : 31 Simonide de Kéos fr. 190 B Berck : 92 Simplicius In Epicteti Enchiridion p. 35, 22-46 éd. Dübner : 115 Socrate Historia ecclesiastica I, 17, 2 : 216, 222 ; 17, 7 : 225 III, 20 : 228 Sozomène Historia ecclesiastica II, 1, 3 : 216 V, 22 : 228 ; 22, 6 : 229 Strabon : 13 Geographica III, 4, 13 : 22, 43 V, 3, 10 : 47 VII, 3, 9 : 87 ; 5, 5 : 44 VIII, 6, 23 : 37 XIII, 27 : 49 XVI, 16, 5 : 150 XVII, 3, 15 : 36 ; 6-9 : 150 Suétone

Sénèque

Titus 4-5 : 137 ; 4, 3 : 60 ; 5, 3 : 30

Ad Marciam de consolatione 26, 5 : 112

Vespasianus 6, 6 : 59

388

INDEX DES AUTEURS ET TEXTES ANCIENS ET MÉDIÉVAUX

Sulpice Sévère

Timée (historien) : 85, 90

Chronica II, 30, 6-8 : 64

Tite Live

Tacite Annales XIV, 32, 2 : 55 ; 33, 2 : 55 XVI, 13 : 110 Historiae I, 2 : 85 ; 3 : 85 II, 79 : 59 ; 80 : 59 III, 33, 1-3 : 50 ; 34, 4 : 50 IV, 3 : 59 V, 1-10 : 250 ; 1, 2 : 143 ; 2-13 : 137 ; 9 : 60, 74 ; 13, 1 : 167 ; 13, 2-3 : 66 ; 13, 6 : 196 Térence Eunuchus 236 : 118 Tertullien Ad nationes II, 16, 7 : 116 Aduersus Iudaeos 3, 4 : 203 Apologeticum 25, 14 : 83 ; 30, 4-5 : 116 ; 32, 1 : 116 ; 40, 1-5 : 116 ; 40, 13 : 116 Aduersus Marcionem III, 24 : 203 De anima 30, 3 : 116 De pallio 2, 7 : 116 Théopompe : 88 Thucydide : 93 Historiae I, 1, 2 : 85 ; 23 : 152 III, 27-31 : 94 ; 35-50 : 94 ; 50 : 94 ; 52-68 : 94 ; 68, 2-3 : 94 IV, 11-12 : 91 V, 3, 4 : 86 ; 84-116 : 94 ; 116, 4 : 86, 94 VII, 71-72 : 91 ; 84, 5 : 91

Ab urbe condita libri I, 28, 7 : 33 ; 29 : 100 ; 29, 1-2 : 86 ; 29, 4 : 86 ; 29, 5 : 86 ; 29, 6 : 33 ; 33, 3 : 39 II, 17, 6-7 : 39 ; 22, 2 : 40 III, 30, 8 : 39 ; 66, 6 : 40 IV, 34, 3 : 40 ; 61, 9 : 40, 94 V, 1-23 : 106 ; 4, 11-12 : 106 ; 21-22 : 33 ; 21, 1-3 : 30 ; 21, 3 : 27, 33, 67 ; 21, 6-7 : 86 ; 21, 10-12 : 86 ; 21, 10 : 86 ; 21, 11 : 86 ; 21, 14 : 86 ; 21, 17 : 33 ; 22, 1 : 86 ; 32-50 : 106 ; 41, 10 : 52 ; 42, 1-2 : 52 ; 43, 1 : 52 ; 49, 8 : 53 ; 50, 2 : 53 ; 50, 8 : 106 ; 51-54 : 106 ; 52, 2 : 53 ; 53, 1 : 52 ; 53, 9 : 52 ; 55, 3-4 : 54 ; 55, 4-5 : 54 VI, 4, 9 : 40, 94 VII, 27, 8 : 41, 94 IX, 12, 8 : 32, 54 ; 16, 2 : 41 ; 25, 9 : 41 ; 38, 1 : 41 ; 45, 17 : 41, 94 X, 12, 8 : 40 ; 44, 1-2 : 41 XXI, 13-14 : 87 ; 14-15 : 54 XXIII, 15, 6 : 94 XXIV, 35, 2 : 46, 94 ; 42, 11 : 42 XXV, 24, 11 : 108 XXVIII, 3, 5 : 42 ; 3, 14-15 : 42 ; 19, 12 : 46 ; 20, 7 : 31, 46 ; 20, 9-12 : 42 ; 22-23 : 87 ; 23, 2-5 : 42 XXXI, 17-18 : 87 ; 23, 4-12 : 44 ; 27, 4 : 43, 94 XXXII, 15, 3 : 43, 94 ; 31, 4 : 41 XXXVII, 59, 3 : 93 XXXVIII, 29, 11 : 43, 94 XXXIX, 32, 1 : 41 XLI, 11, 1-6 : 44 ; 11, 7 : 43 XLII, 8, 3-7 : 30 ; 8, 3 : 41-42 ; 63, 11 : 43, 94 ; 67, 9 : 43, 94 XLIII, 4, 8-10 : 43 XLV, 8, 6 : 113 ; 31, 14 : 44 Ab urbe condita libri, Periochae, 20 : 47 ; 52 : 37 ; 60 : 32, 47 ; 89 : 47 Valère Maxime Facta et dicta memorabilia I, 8, 3 : 33 II, 7, 1 : 39, 94 VI, 5, 1 : 47

INDEX DES AUTEURS ET TEXTES ANCIENS ET MÉDIÉVAUX

IX, 1 : 40

389

X, 58 : 105

Velleius Paterculus

Walahfrid Strabon

Historia Romana I, 13, 3-5 : 37 II, 4 : 94 ; 4, 2-3 : 38 ; 4, 3 : 34 ; 6, 3 : 32, 47

De subuersione Hierusalem : 293, 334

Versus de Sodoma 127-162 : 120 Virgile, Æneis II, 361-365 : 104 ; 369 : 104 IV, 344 : 105 V, 785-789 : 114 VII, 322 : 105 VIII, 347-350 : 105

Zonaras Epitome historiarum VIII, 7 : 41 ; 18 : 47 Zosime Historia noua I, 1, 1 : 115 ; 27, 2 : 56 ; 33, 3 : 56 ; 35, 2 : 56 ; 39, 1 : 47 ; 57, 1 : 115 ; 61, 1 : 48 II, 7 : 115 III, 14, 2 : 56 IV, 59, 3-4 : 115

I n de x

de s noms propr e s

(divinités, lieux, personnes, peuples) Abbahu (rabbi) : 25 Abdère : 43 Abimelech : 288-289 Abraham / Abram : 178, 221, 288-289 Abydos : 87, 91 Abtalion : 141 Achaïe : 111 Achille : 153 Acre : 287 Adam : 219, 277 Aebutius Libéralis : 110 Ælia Capitolina : 11, 17, 21, 73-75, 80, 176-177, 197, 208, 210 Aesernia : 54 Afrique : – villes des Africains : 29, 35, 45 Agrippa I : 151 Agrippa II : 69, 139-140, 146, 152, 162, 164, 250, 253 Alamans : 57 Alaric : 103, 118 Albinus (gouverneur) : 147 Albe : 32-33, 41, 100 Alexandre le Grand : 96-97, 113, 151, 253 Alexandre, évêque de Jérusalem : 197, 218 Alexandrie : 59, 142, 149 Alpes : 57 Alypius (magistrat sous Julien) : 227 Amalek : 289 Anchise : 106 Andrinople : 234 Ananos (grand prêtre) : 147, 161, 163 Antioche : 55-56, 76, 140, 150, 197 Antiochos IV Épiphane : 278-279 Antipatréia : 43, 94 Antissa : 44-45 Antonia (forteresse) : 139, 144-145 Antonius (Lucius, consul) : 50 Apamée : 154 Aphrodite : 222 Apollon-Resheb : 28 Aquilona : 41 Aquitaine : 57, 296 Archélaüs (fils d’Hérode) : 308, 315, 324, 326, 328-329, 331

Argos : 109 Aristomachos d’Argos : 90 Arras : 57 Arténa : 40, 94 Asculum : 48 Assyrie/Assyrien : 104, 108, 165, 191 Astapa : 38, 42, 76, 87 Athéna : 49, 114 Athènes : 26, 104, 109 Atticus (ami de Cicéron) : 95 Auguste, voir Octavien Aurélien : 48 Ausones : 41 Autun : 51 Avenches : 57 Azotus : 70 Baal Hammon : 28, 34 Babylone/Babylonien  : 60, 121-122, 150-151, 166, 242, 244, 265 Bar Kokhba : 11, 74, 189, 210, 260, 277, 283 Basanitide : 189 Bataves : 51 Bérée : 189 Bérénice : 69, 152 Béthanie/Bethabara : 219-220 Béthézuba : 238 Bethléem : 57, 219, 221 Béthoron : 117 Bethsaida : 220 Bithynie : 56 Bologne : 112 Bolsana : 40 Brennus : 250 Bretagne/Breton : 55, 235, 250 Briséis : 153 Brixellum : 112 Burdigala (Bordeaux) : 305, 330, 335 Byrsa : 35 Byzance : 50-51, 253 Caecilius Métellus Macedonicus (Quin­­tus) : 91 Caecilius Métellus Numidicus (Quin­ tus) : 44

INDEX DES NOMS PROPRES

Caïphe : 213, 329, 330-331 Calvaire, voir Golgotha Camille (général romain) : 27, 30, 33, 52-53, 67, 106 Camulodunum : 55 Capitole : 52, 73-74, 105, 222 Cappadoce : 116 Capsa : 44 Caracalla : 51 Caralis : 42 Carséoles : 54 Carthage : 22-23, 25, 27-32, 34-38, 42, 45, 54, 76-78, 80, 83-84, 91, 107110, 112-113, 150 – Colonia Iulia Concordia Carthago : 36 – Colonia Iunonia Carthago : 35 Carystus : 23, 25, 30, 41, 45-46 Casilinum : 48 Cassius Sossius : 278 Castulo : 42 Catilina : 95, 98 Caton d’Utique : 98 Cédron (vallée de Jérusalem) : 139 Celtibères : 43 – villes des Celtibères : 43 César (Julius) : 35, 44, 98, 113 Césarée : 14, 139, 143, 147, 153, 163, 208, 210, 218, 226 Cestius Gallus : 139-142, 146-148, 155156, 162-163, 165, 175 Chalchis : 44 Chypre : 111 Cilicie : 45 Circus Maximus : 60 Clastidium : 41 Claterna : 112 Claude (empereur) : 138-139, 151, 295 Claude le Gothique : 51 Claudius Crassus (Appius) : 106 Claudius Marcellus (Marcus) : 42, 46, 108, 113 Cléanthe (peintre) : 103 Cléomène : 89 Cléopâtre (épouse de Méléagre) : 100 Cominium : 41 Constance (empereur) : 226-227 Constantin : 14-15, 177-178, 209, 211216, 221-223, 226, 232, 252, 269 Constantinople : 234, 252-253, 329 Corbion : 39-40

391

Corinthe : 22-23, 25-27, 29-32, 36-38, 45-46, 76-77, 80, 84, 109, 112 – Colonia Laus Iulia Corinthiensis : 37 Cortuosa : 40, 94 Crassus : 95 Crémone : 30, 32, 50, 52 Crémutius Cordus : 112 Dalmium, voir Delminium Damas : 154, 300, 322 Damase (évêque de Rome) : 253 David : 332 Décapole : 189 Dèce : 199 Delminium (ou Dalmium) : 44 Delphes : 93, 96, 100 Dexter (Nummius Æmilianus, ami de Jérôme) : 235 Didon : 46 Diomède : 153 Domitien : 59 Doura-Europos : 56 Drusilla : 152 Édom : 165, 264, 273-276, 288 Égine : 112 Égypte/Égyptien  : 57, 141-143, 147, 150, 178-180, 204 Eléazar ben Hanania : 147, 156 Éléazar fils de Jaïr : 147, 315 Éléazar fils de Simon : 143, 145, 147149, 154, 156-157, 163 Emmaüs : 143 Énée : 46, 105-106 Enfers : 427 Épaminondas : 85 Èques : 41, 94 Érinye : 241 Ésaü : 264, 271, 273-276, 288-289 Esdras : 306, 328 Espagne/Espagnol : 22, 57 – villes des Espagnols : 29-30, 38, 42, 45 Étienne : 187-188 Étrusques : 106 Europe : 87 Évandre : 105 Eved-Melek : 170 Falerii Noui : 47 – Falerii Veteres : 41, 47, 78, 80 Faustinus : 112

392

INDEX DES NOMS PROPRES

Faveria : 43 Félix (gouverneur) : 146, 152 Fésules : 54 Fidènes : 29, 40, 45 Fimbria : 49 Firmilien de Césarée (évêque) : 116, 218 Florus (gouverneur) : 147, 155-156 Flavius Josèphe (homme politique)  : 137, 148-149 Fortuna/Tychè : 35, 113, 119, 171 Francs : 57 Frégelles : 29, 32, 47, 54, 78 Gabaa : 117 Gabara : 70 Gabies : 29, 39, 45 Gadara : 70 Galilée/Galiléen : 137, 139, 141, 146, 157, 248 Gallien : 51, 56 Gallus : 143, 147 Gamala : 70 Gaule/Gaulois  : 57, 324 – villes de Gaule : 29, 44-45, 55, 57 Gaza : 147 Genabum : 44 Genséric : 119 Gerasa (Jerash) : 154 Gerasia : 70 Germanicus : 113 Germanie : 57 Gessius Florus : 138-139, 155 Gethsémani : 220 Gézirim : 199-200 Gischala : 141, 148 Gischmala : 71 Golgotha : 74, 213, 216-217, 219-220, 226 Gomorrhe : 271 Goths : 32, 36 Gracchus (Caius) : 22, 35 Gracchus (Tibérius, père) : 43 Gracchus (Tibérius, fils) : 22 Grumentium : 54 Hadrien : 11, 21, 73-75, 80-81, 191, 208, 210, 215, 218, 261, 283-285 Haliarte : 43, 52, 94 Hammath-Tibériade : 278 Hananias : 146, 156 Hannibal : 54

Hasdrubal : 250 Hatra : 55 Hector : 108, 153 Hélène, mère de Constantin : 211, 221, 225 Hélénus : 105 Hépa : 147 Héra : 114 Hérode le Grand : 151, 237, 305-306, 308, 315, 324, 326-329 Hiéronymos de Syracuse : 90 Hillel l’Ancien (le Vieux) : 290 Honorius (empereur) : 115 Idumée/Iduméen  : 141-142, 146-148, 156, 163 Ilion, voir Troie Illiturgi : 23, 30, 32, 42, 46, 52 Isaac : 275, 288-289 Isaac le Juif : 235 Isaura uetus, Isaure : 28-29, 45, 68 Israël : 273-276 Jacob : 264, 271, 273-276, 288-289 Jacques, frère de Jean : 187-188 Jacques le Juste : 185-189, 317 Jamnia : 70 Japha : 70 Jean de Gischala : 141-143, 145, 147149, 156-157 Jérémie : 169-171 Jéricho : 143 Jéroboam : 271 Jérusalem : 58-77, 81, 84, 122, 137-172, 175-232, 259 Jésus fils d’Ananias : 165 Jésus Christ : 12, 14, 16, 18, 181-184, 186-188, 190, 213, 218-221, 242244, 246, 249, 281, 316-318, 321330 Joannès (grand prêtre) : 186 Jonathan (grand prêtre) : 146 Joseph (patriarche) : 178, 186 Joseph d’Arimathée : 295 Jotapata : 70 Jourdain : 143 Juda (royaume de) : 13, 123-135 Judas le Prince (Yehouda ha-Nasi) : 274 Judée/Judéen : 11, 74-75, 117, 138, 141142, 147, 179, 184, 189-190, 195,

INDEX DES NOMS PROPRES

199, 204-205, 210, 236, 243, 279, 304, 312, 316, 328 Julianus (Lullianus/Lulianus, martyr juif) : 283, 287 Julien (empereur) : 15, 209, 214, 227232, 248-249, 278, 283-284, 290 Julius Alexander (Tiberius) : 143 Junon : 30, 33, 50, 67, 114 Jupiter : 67, 73 Kokabè : 189 Lauron : 49, 52 Legio X Fretensis : 210 Les Morins : 57 Levi (Primo) : 159 Ligures : 41 Londinium : 54 Loth : 120 Luccéius : 85 Lucius Annius : 70 Lupercal : 270 Lyon : 110-111 – Lyonnaise (province) : 57 Macaire (évêque de Jérusalem) : 176, 178, 222-223 Maccabées : 242 Macédoine/Macédonien : 108, 111, 191 Mambré : 221 Mancinus : 39 Manlius Torquatus (Titus) : 250 Mantinée : 85, 89-90, 109 Marc Antoine : 49-50 Marc Aurèle (empereur) : 55 Marcella (chrétienne) : 104 Marcomans : 55 Marie (fille d’Éléazar) : 159, 161, 190, 193, 237-241, 246, 311, 334 Marius (Caius) : 44, 49 Massada : 139, 147-148, 154, 236, 311, 315 Mater matuta : 33, 41 Matthias : 237 Maures : – villes des Maures : 29, 45 Mayence : 57 Médée : 241 Mèdes : 108 Méfitis : 50 Mégara : 35, 46, 52, 76, 94 Mégare : 112

393

Melchisédech : 178 Méléagre : 100-101 Mélos : 94 Menahem fils de Judas le Galiléen : 145-147, 149, 156, 161 Mer Morte : 141, 236 Métymne : 44 Minerve : 47 Mithridate : 47, 49 Mitylène : 47 Moabites : 104 Modène : 112 Moïse : 160, 169, 178-179, 181, 187 Morgantina : 42 Mummius Achaicus (Lucius) : 37 Mundus (Décius) : 236 Mutila : 43 Mycènes : 104, 109-110 Mytilène : 47, 94 Nabuchodonosor II : 13, 133, 104, 167, 170-171, 191, 204, 278 Narbonnaise (province) : 57 Narcisse (évêque de Jérusalem) : 218 Nathan : 296, 303, 318, 321 Nemetae : 57 Neptune : 47 Néron : 139, 141-142, 156, 191, 195, 251, 309 Nessatium : 43 Nicanor : 170 Nicée : 56 Nicomédie : 56, 110, 121 Niger le Péréen : 162 Nisibe : 47 Norba : 49 Novempopulanie : 57 Nucéria : 54, 94 Numance : 23, 25, 27, 29-30, 32, 38-39, 42, 45-46, 52, 76-77, 83-85, 94, 112 Numidie : 44 Nursia : 49 Ocriculum : 54 Octavien/Octave/Auguste  : 33, 36-37, 39, 49-50, 52 Odenath : 47 Olympe : 45 Olynthe : 97 Opimius (Lucius, préteur) : 47 Opitergium : 54

394

INDEX DES NOMS PROPRES

Orongis : 42 Palais (Rome) : 66 Palatin (mont, voir ‫ )פלטין‬: 270 Palestine (Palaestina)  : 11, 211-212, 216, 218, 221, 223, 269 Palmyre/Palmyrénien : 48, 78 Paphos : 111 Papus (Pappus, martyr juif) : 283, 287 Patrocle : 153 Paul de Tarse (saint) : 252 Paul Émile : 108, 113 Pauline : 236 Pella : 188-190, 216 Pérée : 139 Pergame : 105 Périnthe : 50-51 Pérouse : 30, 32, 50, 52 Persée (roi de Macédoine) : 108 Perse/Perses : 47, 55-56, 108, 191, 227 Pescennius Niger : 50 Pétra : 147 Phalarie : 43, 94 Pharsale : 113 Phasélis : 45 Phidias : 92 Philippe l’Arabe : 186 Philippe (roi de Macédoine) : 91, 96-97 Phocée : 112 Phocide : 84 Picence : 54 Pierre (saint) : 251-252 Pikol (Pharaon) : 289 Pinhas, petit fils d’Aaron : 147 Pionios (martyr) : 217 Pirée : 112 Plaisance : 112 Platée : 94 Politorium : 39 Polygnote : 93 Pompée : 60, 64, 74, 197, 278-280, 282 Pompeius Strabo : 48 Ponce Pilate : 138-139, 213, 246, 300301, 303, 308, 313, 318, 321-327, 329-331 Pilate (mont) : 326 Pont : 116 Popilius : 30, 41 Poséidon : 114 Préneste : 49 Prisci Latini : 39

Ptéléon : 43, 45, 94 Pydna : 108, 113 Pylos : 91-92 Pyrénées : 57 Pyrrhus : 85, 250 Quades : 55 Qumrān : 167 Rabbi Abahou : 265 Rabbi Berekiah (Berekhiah) : 267, 277 Rabbi Chemouel bar Nahman : 277 Rabbi Éléazar : 289 Rabbi Eliezer ben Hyrcanos : 274, 284 Rabbi Eliézer ben Yaaqov : 289 Rabbi Helbo : 277 Rabbi Hiyya Rabbah : 265-266 Rabbi Huna : 263, 267 Rabbi Isaac : 267 Rabbi Josué ben Hananiah (Yehoshua ben Hanania) : 272, 274, 284-288 Rabbi Lévi : 290 Rabbi Matna : 263 Rabbi Samuel ben Ammi : 273 Rabbi Yehouda bar Simon : 271 Rabbi Yohanan ben Zakkai : 261, 284 Rabbi Yose [ben Halafta] : 267 Rama : 117 Rashi : 289 Rébecca : 288-289 Reims : 57 Rémus (voir ‫ )רומס‬: 270-271 Rhégium : 112 Ricimer : 119 Romains : 191 Rome : 11-12, 16-17, 21, 26-28, 52-54, 57, 76, 78, 103-106, 114-115, 118119, 122, 142, 150, 235, 250-254, 264, 270-271, 289, 329 Romulus (voir ‫ )רומילס‬: 270-271 Sagonte : 38, 42, 54, 76, 87 Saint des Saints (Temple de Jérusalem) : 16, 259, 271, 279-282 Salomon : 117, 151, 265 Salvidenius Rufus : 49 Samarie/Samaritain : 143, 147, 200 Samaritaine : 199 Samè : 43 Samnites  : 32, 41, 54 – villes des Samnites : 40

INDEX DES NOMS PROPRES

Samnium : 40 Sapor : 55 Sara (Saraï) : 288-289 Sardaigne : 42 Satricum : 33, 41, 94 Saxonie : 250 Scipio Africanus Maior : 42, 46, 93-94, 107-108, 113 Scipio Asiaticus (Lucius) : 93 Scipio Æmilianus : 28-29, 34-35, 38-39, 83, 91 Scipio Nasica : 44 Scodra : 44 Scopus (mont) : 139, 143 Scottie : 250 Scythe/Scythes : 56, 87 Scythopolis (Beth She’an) : 154 Sédécias : 133 Sentinum : 30, 49-50, 52 Sentius Saturninus : 36 Sepphoris : 236 Septime Sévère : 50-51 Sertorius : 49 Servilius : 28-29, 45 Servius Sulpicius Rufus : 112 Shammaï : 267 Sicile : 42, 46, 91, 95 Shaemaya : 141 Sicyone : 37 Sidon : 154 Silas le Babylonien : 162 Silo : 117, 328 Simon bar Gioras : 138, 142, 145-149, 153, 157 Simon le Magicien : 251 Siméon (martyr) : 188 Sion : 13, 123-135, 165, 268 Smyrne : 110, 113 Sodome : 119-122, 199, 271 Sparte : 104, 109 Stabies : 48 Stonii : 39, 45 – villes des Stonii : 29 Strasbourg : 57 Suessa Pometia : 39-40, 46 Sulmone : 48 Sylla : 26, 48-49 Syracuse : 108, 113 Syrie/Syrien  : 55, 111 – Syrie (pro­ vince)  : 140-142 – Syrie-Palestine (province) : 75 – Coelé-Syrie : 189 Tanit : 28, 34

395

Tarpéia : 105 Tarragone : 57 Taurania : 48 Temple (Jérusalem) : 77, 106-108, 118, 139, 142, 151, 157, 160, 165, 168171, 179-180, 204, 209, 214-215, 226-232, 244, 259-291, 314, 333 Temple de Jupiter Capitolinus : 67, 277 Temple de la Paix (Rome) : 66-67 Thèbes : 88, 96-97, 104, 109, 113 Thémistocle : 86 Théodose l’Ancien : 235 Théodose Ier : 115 Théodotion : 183 Thyeste : 241 Tibère : 138, 200, 242, 254, 295-296, 300-304, 312, 316, 318-319, 322324, 328-331 Titus : 11, 16, 24, 30, 58-75, 77-81, 106-108, 139, 141-144, 148, 153, 164, 188, 191-192, 204, 226, 242, 246, 264, 271-272, 277-282, 286, 293, 295-297, 299-301, 303-304, 308-310, 312-314, 318, 320-322, 324, 328-329, 331-332, 334 Tibère (Saint, abbaye) : 301 Tournai : 57 Trachonitide : 139 Trajan : 283 Transjordanie : 141-142 Trébizonte : 56 Troie (Ilion) : 32-33, 49, 56, 95, 100, 102-106, 108-110, 113-114 Tullia (fille de Cicéron) : 112 Turdetani : 42, 76 Tyrannius Priscus : 155 Ulysse : 153 Vaga : 44, 76 Vandales : 119 Véies : 27, 29-30, 32-34, 45, 53, 57, 67, 105-106, 113 Véronique (hémorroïsse)  : 300-302, 304, 329 Verrès : 95 Vertumnus : 40 Verulamium : 55 Vespasien : 24, 30, 50, 52, 58-60, 67, 69-72, 74, 79, 137, 141-143, 148, 164, 191-192, 204, 226, 236, 272,

396

INDEX DES NOMS PROPRES

277, 293, 295, 297, 300-301, 303304, 308-309, 313-317, 320-322, 324, 328, 331-332 Via Æmilia : 112 Victorin : 51 Vienne (Vigenna) : 324, 326-327 Vitellius : 50, 67, 337 Volsinies : 40-41, 46, 80 Volusien : 299-300, 302, 304, 316, 318, 323, 328, 331

Vulcain : 50 Worms : 57 Xerxès : 113, 121 Yeshua (frère du grand prêtre Joannès) : 185 Yoyakîn : 133

Th e sau rus

(notions, sujets, thèmes) Architecture : 15 patrimoine (notion) : 107 architecture religieuse chrétienne : 211213, 221, 224-225 Christianisme antiquité : 176 arianisme : 176, 200 chrétiens judaïsants : 231 christianisme occidental : 253-254 communauté chrétienne de Jérusalem : 218-220 concile de Nicée (325) : 176, 222 Croix : 231-232 Crucifixion du Christ : 117, 246, 321 demi-chrétien : 245 eschatologie : 12, 214, 294 fuite des chrétiens à Pella : 188-190 hébreu vs juif : 178-179 ἱερόν : 230-231 images (place des) : 329 légende étiologique de l’abbaye bé­ né­ dictine saint Tibère : 301 loca sancta : 221 martyre : 185, 188, 199, 236 millénarisme/chiliasme : 203-204 Passion du Christ : 242, 318-319, 330332 pèlerinage : 197-200, 203, 216-222 providence : 119 Quo uadis ? : 252 responsabilité de Pilate dans la cru­ cifixion de Jésus : 303, 322-327 Résurrection : 218-219, 222-223, 295, 305 tensions Césarée/Jérusalem : 176, 208 théologie de l’histoire : 177-181 Christianisme/Judaïsme : 11, 229-230 apologétique juive : 261 argument prophétique : 184, 200-208 caractère obsolète du judaïsme : 181182, 214 fin du judaïsme : 14 persécution des apôtres : 185-188

polémique antijuive : 175-176, 217, 228, 244-249, 254 réalité des débats : 175-176 séparation : 190 supersessionisme : 208 Christianisme/paganisme polémique : 176, 215, 221, 224, 230 polémique antichrétienne : 114-116 τύραννοι θεομάχοι : 224 Cité/ville (voir aussi Destruction) ager publicus : 37 cité (notion) : 22-24 ciuitas : 23, 27, 31, 53, 314 colonie, colons : 54, 210, 215 construction d’une nouvelle ville : 39 deductio : 36 δῆμος : 158 destruction définitive : 194-200, 208 espaces sacrés : 232 établissement d’une nouvelle cité : 47, 75 fondation : 37 oppidum : 23, 27 perte de population : 128 πλατεῖα : 212, 217 πλῆθος : 158 πόλις : 23 prospérité (des villes) : 110 radicalité de la destruction : 194-196 reconstruction  : 31, 35, 42, 46-47, 50-52, 54, 57, 73-77, 102, 215 refondation : 33, 36-37, 46-47, 53, 57, 73, 76-77, 215 renaissance (des villes) : 104-105, 110 res publica : 23, 33 rituel de fondation : 31 transfert de population : 40, 46-47, 133 urbs (ville) : 23, 27, 33, 53, 314 usus fructus : 31 vestiges : 36, 56, 106, 111, 152, 199 ville (notion) : 22-24 Courants philosophiques épicurisme : 114

398

THESAURUS

néoplatonisme : 115 stoïcisme : 111, 114 Cultes traditionnels conjuration : 167 consecratio : 36 cultes à Ælia Capitolina : 222 cultes idolâtres : 223-224 quindecemuiri sacris faciundis : 36 sacerdotes : 27, 29, 67-68 uotum : 27-30, 45, 68 Destruction/reconstruction (voir aussi Cité, Guerre, Malheurs, Vocabulaire de la destruction) abandon du site : 37, 55-57, 214 anéantissement : 83, 94 arasement : 25, 27 autodestruction : 38, 40, 42, 45, 72, 76 causes naturelles : 21 châtiment : 52, 79 colère : 38-39, 46 décision de destruction de ville : 76, 78-79 destruction (notion) : 12, 21-26, 33 destruction symbolique : 75 élimination d’un adversaire : 76 exemple (à titre d’‑) : 52, 79-80 feu purificateur : 78, 163 reconstruction (notion) : 13, 16, 31-32 refondation (notion) : 13, 16, 32, 36, 39 révolte (cause) : 47-48 rituel de destruction : 31, 34-35, 37, 73 rôle du chef militaire : 23-24, 27, 30, 38, 45, 62, 76-77 rôle du sénat : 23, 25, 30, 34-36, 44-45, 76-77 trahison (cause) : 46-47, 76 vengeance : 39, 46, 76 Divinité/hommes alliance : 178-181, 199, 214 ἀδίκημα : 183 ἀσέβημα : 158 avertissement de Dieu : 117-118, 120122, 168 bouc émissaire : 116, 280 châtiment divin : 14-15, 63, 294, 313, 317 colère de Dieu : 116-117, 162-164, 199, 205 correction : 118, 120

διαγγελία : 170-171 εὐσέβεια : 279 fin des temps : 117, 120, 170 guérison miraculeuse  : 295-296, 300, 302-304, 312 impietas : 245 impiété : 14, 156-158, 161, 182, 193, 215, 245 improbitas : 245 inspiration divine : 223 inuidia : 327 miracle : 321 offrande d’expiation : 275 παρανομία : 183 pardon : 243 parricidium impium : 243-244 perfidia : 245-246 poena : 294 prodige : 163, 165-168, 229-231, 244 prophéties  : 164, 169-171, 192, 200208, 244, 312, 328 προσημαίνειν : 168 providence : 162-164, 326 punition (par la divinité)  : 117-122, 125-126, 131, 134, 172, 265, 282 punition de la mise à mort de Jésus : 181-188, 190-193, 199, 202, 214, 242-244, 312, 317 Romains instruments de l’action de Dieu : 163-164, 192, 215, 294, 313, 320 sacrifice : 275 sacrilège : 28, 230, 243 schéma péché/punition : 201, 205 souillure : 277 τόλμημα : 182 ulcisci/ultio : 294 vengeance : 16, 114, 249, 280, 294-298, 303-304, 313, 317-324 uindicta : 294, 321 Écriture littéraire (voir aussi Rhé­ to­ rique) asianisme : 97 baroque funèbre : 237 clarté : 99 description : 98-102, 236-237 description de ville : 149-152 dramatisation : 84-94, 237, 319 écriture de l’histoire : 84-94, 241 écriture de la poésie : 90, 92, 312

THESAURUS

ἔκφρασις : 98-100 ἔμφασις : 90-91 ἐνάργεια : 88-91, 96, 99-100 épigramme : 109-110 euidentia : 100 historiens tragiques : 87-88 historiographie chrétienne : 242 horreur : 237, 241 imitatio/aemulatio : 237 indignatio : 101 maniérisme : 88 μιμεῖσθαι/μίμησις : 88, 100 misericordia : 101 modèle historique : 296 monodie (lamentation) : 102, 121 mythistoria : 241 narratio historica : 241 narration : 13, 84, 87, 91-92, 99, 133, 230, 261, 272, 279, 282, 296, 304, 313, 320 parallélisme des membres : 124 paraphrase : 241 pathétique : 13, 90-91, 94, 96, 100 peinture, sculpture (comparaison avec) : 91-94 personnification : 123-135 pitié : 85, 89 poème abécédaire : 333-334, 338-341 poésie : 90, 92 poétique : 86 réalisme : 90 réécriture : 235, 253, 314-316, 324 réminiscence littéraire : 237, 241 sensationnalisme : 89, 241 source littéraire : 286, 309-316, 320, 327, 333 style élevé : 101 sublime : 89 suggestivité/expressivité : 88-92, 99 συνήθες : 97 tombeau littéraire, hommage : 150, 253 tradition littéraire : 11-17, 149-153, 324, 333-334 traduction/adaptation  : 15, 233-234, 236-237, 241, 250 tragédie (genre) : 92, 193, 237 vraisemblance/vérité : 90 Écritures allégorie : 293 citations bibliques : 236

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exégèse : 16, 200-208 exégèse d’Isaïe : 203-205 exégèse de Michée : 205-206 exégèse des Évangiles : 206-207 exégèse typologique : 328 interprétation morale : 283-284 intertextualité : 267, 276 midrash exégétique : 261-263 midrash homilétique : 262 nombres cardinaux (dans l’exégèse jui­ ve) : 273-275 nombres ordinaux (dans l’exégèse jui­ ve) : 269, 273 parabole : 183-184, 187, 207 réécriture symbolique de la Passion : 330-332 Septante : 160 sermo propheticus : 242 Talmud de Jérusalem : 261 targoum : 160 Tosephta : 260 Guerre (voir aussi Destruction, Malheurs, Vocabulaire de la destruction) clémence : 79, 321 comportement des chefs militaires  : 155-156 consilia et praecepta : 24, 30, 60, 72 consilium (conseil des généraux) : 61, 63-64, 70, 75 deditio in fidem : 34 deuotio : 13, 26-29, 33-35, 37-40, 42, 44-47, 52, 61, 66-69, 76, 78 discipline : 251 εὐεργετεῖν : 144 euocatio : 12, 26-29, 33-35, 37-40, 47, 66-69, 76, 78, 134 guerre civile : 12, 21, 30-32, 46, 48, 50-52, 58, 76-77, 85, 112, 309 imperator : 29-30, 38, 59-60, 64, 68, 72 imperium (pouvoir) : 29 indiscipline (des soldats) : 61, 64-65 iura belli : 25 legio X Fretensis : 143, 210 lois de la guerre : 61, 71-72, 75, 188 πολέμου νόμος : 24 mise à sac : 22, 26, 51 nombre de victimes : 154, 195-196, 315 peinture triomphale : 93 pillage : 86 triomphe : 61 troupes en présence (estimation chif­ frée) : 148, 313

400

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Images, symboles amant : 128 cerf : 130 chasse : 130, 132 διφτέρα (voir ‫ )דיפתראות‬: 269 grue : 286 lion : 286 père : 131 πινάκες (voir ‫ )פינקסאות‬: 269 veuve : 128, 132, 134 Jérusalem (voir aussi Temple de Jéru­ sa­lem) Anastasis : 118, 211-212 bibliothèque : 218 cardo maximus : 212 découverte du tombeau de Jésus : 223 destruction de la ville : 62, 69-73, 77 Éléona : 211-213 enjeu idéologique : 17-18 état de la ville au iv e s. : 196-200 euocatio, deuotio : 80 femme-ville : 123-135 Gethsémani : 220 Golgotha : 74, 212-213, 216-217, 219220 ἱερόν : 230-231 interdiction du site aux Juifs : 210 Jérusalem céleste : 203, 214, 218 Nouvelle Jérusalem : 224-225 Martyrium : 211-212, 217, 223, 229 Mont des Oliviers : 143, 211-213, 218, 220-221, 225, 229-230 Mont du Temple : 74, 198, 218, 222 objets de culte : 66-67 péage : 118 phases du siège : 138-145 reconstruction : 80-81, 209-232 remparts : 58, 72 rôle des empereurs dans la destruction : 191, 320 Saint Sépulcre : 176, 197, 208, 213-214, 224 sièges de Jérusalem : 278 signification symbolique : 314, 316 stratification religieuse de la ville : 224, 230-232 valeur des ruines de la ville : 176, 208 Judaïsme 9. Av (jour de deuil/jeûne juif) : 160, 168, 260-261

17. Tammuz (jour de jeûne juive) : 261 aggada : 260 circoncision : 178, 187, 190, 216 diaspora : 67, 73, 214 docteurs (de la Loi) : 167, 184, 205 droit d’aînesse : 276 école de Hillel : 267, 291 école de Shammaï : 267, 291 école talmudique de Césarée : 175 eschatologie : 165-166, 168, 172, 265267 factions juives : 14, 141, 143, 146-149, 156, 172, 314 fêtes (juives) : 259 fiscus judaicus : 277 Genèse Rabba : 16-17, 261-262 Grand-prêtre : 146-147, 156, 161, 163, 186, 197, 280 Halakha, halakhique : 16, 259-260, 262 jour de Trajan (voir ‫ )טיריון יום‬: 283 littérature tannaïtique : 259 liturgie : 168-169 martyre : 171, 287 mashal (genre) : 268 messianisme juif : 14, 63, 148-149, 165167, 169, 172 Mishna : 259-260 Pessah (Pâque juive) : 168 pureté rituelle : 150 restauration d’Israël : 231 rituel (du Temple) : 199 royaume d’Édom : 274, 291 royaume de la méchanceté (voir ‫מלכות‬ ‫ )הרשעה‬: 264-265, 275, 284, 291 sages rabbiniques : 262 Sanhédrin : 290 shabbat : 164, 259 Shavouot (Pentecôte) : 168 sicaires : 146-148, 156, 172 Soukkot (fête des tabernacles)  : 140, 145, 165, 168 synagogue, synagogues : 277 Torah préexistante à la création : 269 Xylophorie (fête de l’offrande du bois) : 139 Yom ha-Kippourim (Yom Kippour)  : 260, 264 zélotes : 14, 63, 141-143, 146-149, 158, 170, 172 Malheurs (voir Guerre)

aussi

Destruction,

THESAURUS

anthropophagie : 159 aquae et ignis interdictio (ban­nis­se­ ment) : 325 βδέλυγμα τῆς ἐρημώσεως (abo­mi­na­ tion de la désolation) : 191, 279 captivité : 129-130, 188 carnage : 86, 95, 145, 217, 339 cataclysme naturel : 110, 119 crucifiement : 156 défaite : 54, 72-73, 109, 141, 146, 169, 171, 204, 230, 272, 277, 282 démence : 158 deportatio (bannissement) : 325 épidémie : 116 ἕψω : 160 esclavage : 70, 86, 89, 96, 101 exil : 85-86, 129, 325, 327 famine : 94, 103-104, 116, 143, 159, 188, 192-193, 237, 308-310, 325, 334 haine : 154 humiliations : 133, 158 incendie : 23-24, 35, 42, 44, 53-54, 56, 70, 145 infanticide : 239, 241, 246 intempéries : 116, 229 κίνησις : 85 maladie : 296, 300, 302 massacre : 153-154, 163 moustique : 271-272, 280, 282, 286 ὀπτῶ : 160 parjure : 156, 162 peste : 162, 195, 314 raz de marée : 121 séisme  : 102, 110-111, 115-116, 119, 121, 227, 229-230, 284 sort des cadavres : 159, 161, 308-309, 311-312, 324, 326 sort des enfants : 70, 86, 89, 100-101, 125-126, 131, 133, 206, 327 sort des femmes : 70, 86, 89, 96, 100101, 159, 327 sort des princes : 125-126, 128-131, 133 sort des vieillards : 58, 86, 89, 96, 118, 340 stérilité : 120, 289 suicide : 326-327 suicide collectif : 38, 42, 49, 54, 76, 311, 315 tecnophagie : 62-63, 71, 103-104, 159161, 193, 239, 241

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torture : 85 uespa (guêpe) : 272 violence des conflits : 84-87 Manuscrits Cambridge, Peterhouse 232 : 298 Leyde, B. P. L. 21 : 236 Leyde, Vossianus lat. Q 69 : 333 Londres, British Library, Royal 8 E XVII : 16, 295, 297, 309, 314-316, 319-322, 328, 331, 333, 335 Milan, Ambrosianus O 35 : 297-298 Paris, BNF lat. 5327 : 300-301, 322, 329 Parisinus 1245 : 137 Saint Gall 626 : 236 Saint Omer, Bibliothèque municipale, 202 : 16, 295-298, 300, 316, 318, 320-322, 328, 331, 333, 335 Vaticanus 30 : 263-287 Vaticanus 60 : 263, 271, 284-286 Venise, Marcianus II, 45 : 297 Mot arabe َ‫( أَ ۡولَ ٰى ِب ۡٱل ُم ۡؤ ِم ِن ين‬aula bi-l‘muminin) : 273 Mots hébreux et araméens ‫ אדמה‬: 772 ‫ אומן‬: 269 ‫ אורייתא‬: 285-286 ‫ אמון‬: 269 ‫ ארמון‬: 270 ‫דאורייתא‬ ‫ אסכולוסטקיא‬: 285 ‫ בית‬: 270, 284-285 ‫ בית המקדש‬: 284 ‫ במה‬: 274 ‫ בנין‬: 270 ‫( דיפתראות‬voir διφτέρα) : 269 ‫ חרבן‬: 281 ‫( יום טיריון‬Yom Trayanus ou Yom Tiryon) : 283 ‫ יתוש‬: 172 ‫הרשעה‬ ‫ מלכות‬: 264, 275, 285 ‫נשיאים‬, ‫ נשיא‬: 274-275 ‫ עולם‬: 286 ‫עטרות‬, ‫ עטרה‬: 273 ‫( פדגוג‬voir παιδαγωγὸς) : 269 ‫( פינקסאות‬voir πινάκες) : 269 ‫ פלטין‬: 268, 270 ‫ראשון‬, ‫ רשונה‬: 269, 273-274, 276 ‫ ראשית‬: 269

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‫( רומס‬voir Remus) : 271 ‫( רומילס‬voir Romulus) : 271 ‫ רשע‬: 264, 271-272, 275-276, 284 ‫ תהו ובהו‬: 270 ‫ תהום‬: 264 ‫ תורה‬: 285 Rhétorique (voir aussi Écriture lit­ té­ rai­re) argument qal vahomer : 186 art oratoire : 95-103 consolation : 102, 110-112 descriptio : 101 discours : 154, 236-237, 239, 242, 250, 312, 319 éloge : 102 διατύπωσις : 102 éloquence épidictique : 102 enseignement rhétorique : 98-102 exclamation : 96, 102, 125, 131 exercice scolaire (προγύμνασμα) : 98 hyperbole : 91 hypotypose : 99 interjection : 126 κυριολογία : 97 λόγος παραμυθητικὸς : 102, 111 interrogation oratoire : 103, 131, 312 procédés rhétoriques : 237 ῥήτωρ : 97 traduction (comme exercice littéraire) : 237 Rome arc de Titus : 60, 69 auctoritas du Sénat : 30 capitale du christianisme : 251-254 Constantinople (rivalités) : 252-253 décadence : 115 historiographie romaine tardive : 251 identification à Édom : 264, 274, 281 identification à Ésaü : 271, 289 imperium Romanum : 12, 32, 46, 58, 77-78 mont Palatin : 270 mos maiorum : 250 Rome éternelle : 171 Troie : 104-106 vocation à la domination universelle : 250-251

Temple de Jérusalem (voir aussi Jé­rusalem) absence d’allusion au Temple : 314, 333 archives du Temple : 152, 290 autel du Temple : 157, 166, 168 création du monde/Temple : 263, 266282, 291 culte déserté : 127 description du Temple : 151 destruction du Temple : 61-62, 64-66, 77-81, 107, 168, 224 inutilité du Temple : 203, 230, 244 peuple juif exonéré de la destruction du Temple : 272 profanation du Temple : 277, 279, 281 reconstruction du Temple  : 227-232, 244, 248, 260, 264, 278, 282-291 rideau du Temple : 281 Saint des Saints : 16, 259, 271, 279-282 Tabernacle : 163, 273, 275 Temple comme représentation du cosmos : 168-169, 270 Temple abandonné : 128, 131 trésor du Temple : 157 Temps anachronisme (dans l’interprétation)  : 250, 262-263 conception du temps : 167-169 concordance des calendriers : 139-140, 143-144 confusion chronologique : 287 ἐκπύρωσις : 169 périodisation historique : 177-181 perspective anhistorique  : 260, 266, 278, 280, 287 suppression des repères chronologiques : 330, 332 Thèmes, topiques bonheur de ceux qui sont morts prématurément : 156 chute de Troie : 93, 103-106, 152-153 décadence des cités : 102, 105 décadence du monde : 115 destin des villes : 109-110 fragilité des entreprises humaines : 108, 111-113 immortalité par la poésie  : 109-110, 112-113

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inhumanité progressive en temps de guerre : 153 inversion carnavalesque : 157-159 larmes : 108, 113, 118 malheur des temps : 114-116 méditation des généraux sur les villes détruites : 106-109 ruine des cités : 237, 253 succession des empires : 35, 191 vicissitude de la Fortune : 35, 85, 108, 113 vieillissement du monde : 113-114, 116 Vocabulaire de la destruction absumere : 42 clades : 51 corrumpere : 44 cremare : 40 deflagrare : 41 delere : 22, 33-34, 37, 41-42, 44, 46, 48-49, 56, 60, 75 διαφθείρειν : 53, 56

403

diripere/direptio : 33, 37, 40, 43-44, 46, 52, 55, 57 diruere : 22, 39-41, 43-47, 75 euertere/euersio : 37, 43, 45, 48, 54, 57 excidere/excidium : 38, 47, 55, 243 expugnare : 43, 100 exstinguere : 36, 46 extremus : 243 incendere/incendium : 39-41, 43, 46, 49, 52, 55-56 intercidere : 48 κατασκάπτειν/κατασκαφή : 22, 34-35, 37-38, 46, 48-50, 62, 74-75 perimere : 38 populare/populari : 57 ruina : 37, 52 saeuire : 42 supremus : 243 uastare : 41, 51, 54, 56-57 ultimus : 243 urere : 41

Judaïsme ancien et origines du christianisme 1. Régis Burnet, Les douze apôtres. Histoire de la réception des figures apostoliques dans le christianisme ancien (2014) 2. Thierry Murcia, Jésus dans le Talmud et la littérature rabbinique ancienne (2014) 3. Christian Julien Robin (éd.), Le judaïsme de l ’Arabie antique. Actes du Colloque de Jérusalem (février 2006) (2015) 4. Bernard Barc, Siméon le Juste: l ’auteur oublié de la Bible hébraïque (2015) 5. Claire Clivaz, Simon Mimouni & Bernard Pouderon (éds), Les judaïsmes dans tous leurs états aux Ier-IIIe siècles (les Judéens des synagogues, les chrétiens et les rabbins). Actes du colloque de Lausanne, 12-14 décembre 2012 (2015) 6. Simon Claude Mimouni & Madeleine Scopello (éds), La mystique théorétique et théurgique dans l ’Antiquité gréco-romaine (2016) 7. Pierluigi Piovanelli, Apocryphités. Études sur les textes et les traditions scripturaires du judaïsme et du christianisme anciens (2016) 8. Marie-Anne Vannier (éd.), Judaïsme et christianisme chez les Pères (2015) 9. Simon Claude Mimouni & Louis Painchaud (éds), La question de la « sacerdotalisation » dans le judaïsme synagogal, le christianisme et le rabbinisme (2018) 10. Adriana Destro & Mauro Pesce (éds), Texts, Practices, and Groups. Multi­ disciplinary approaches to the history of Jesus’ followers in the first two centuries. First Annual Meeting of Bertinoro (2-5 October 2014) (2017) 11. Eric Crégheur, Julio Cesar Dias Chaves & Steve Johnston (éds), Christianisme des origines. Mélanges en l ’honneur du Professeur Paul-Hubert Poirier (2018) 12. Alessandro Capone (éd.), Cristiani, ebrei e pagani: il dibattito sulla Sacra Scrittura tra III e VI secolo – Christians, Jews and Heathens: the debate on the Holy Scripture between the third and the sixth century (2017) 13. Francisco del Río Sánchez (éd.), Jewish Christianity and the Origins of Islam. Papers presented at the Colloquium held in Washington DC, October 29-31, 2015 (8th ASMEA Conference) (2018) 14. Simon Claude Mimouni, Origines du christianisme. Recherche et enseignement à la Section des sciences religieuses de l ’École Pratique des Hautes Études, 1991-2017 (2018) 15. Steve Johnston, Du créateur biblique au démiurge gnostique. Trajectoire et réception du motif du blasphème de l ’Archonte (2020) 16. Adriana Destro & Mauro Pesce (éds), From Jesus to Christian Origins. Second Annual Meeting of Bertinoro (1-4 October, 2015) (2019) 17. Marie-Anne Vannier (éd.), Judaïsme et christianisme au Moyen Âge (2019) 18. Pierre de Salis, Autorité et mémoire. Pragmatique et réception de l ’autorité épistolaire de Paul de Tarse du Ier au IIe siècle (2019) 19. Frédéric Chapot (éd.), Les récits de la destruction de Jérusalem (70 ap. J.-C.): contextes, représentations et enjeux, entre Antiquité et Moyen Âge (2020)