L'éthique et les pratiques d'intervention en organisation 9782763725536, 9782763725543

De plus en plus d'organisations font référence à l'éthique dans leurs activités et dans divers documents offic

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L'éthique et les pratiques d'intervention en organisation
 9782763725536, 9782763725543

Table of contents :
Table des matières
Introduction
À propos des auteurs par ordre d'apparition dans le livre
Partie 1 - Modélisation des pratiques d'intervention
Chapitre 1 - Réflexion sur l'intervention en éthique appliquée au contexte du service public?: de l'éthique publique à la synergie régulatoire, un modèle critique et pratique
Contexte général des services publics contemporains
Paradigmes disciplinaires et posture d'intervention
La synergie régulatoire?: cadre conceptuel de l'intervention en éthique dans le contexte du service public
Éléments d'intervention appliqués au contexte particulier du service public
Le processus d'une intervention
Quelques exemples d'intervention en éthique organisationnelle
Conclusion
Chapitre 2 - De l'analyse de l'activité à la prise en compte du contexte?: mener une intervention en ergonomie
Introduction
L'activité en situation réelle de travail, objet de l'intervention en ergonomie
L'intervention en ergonomie?: un processus pour transformer les situations de travail
Les aspects techniques
Les aspects socio-organisationnels
Un modèle pour penser la production de changements lors des interventions en SST
Les assises théoriques du modèle
Un modèle articulant plusieurs niveaux d'analyse
Analyser le contexte d'un milieu
De l'analyse du contexte aux gestes d'intervention
En guise de conclusion?: préoccupations et questions partagées autour de l'intervention en milieu de travail
Remerciements
Chapitre 3 - Praxis et pragmatique de l'intervention. Aider, accompagner et réfléchir plutôt que contrôler
Introduction
Les ambiguïtés du concept d'intervention
La praxis et l'intervention
Remarques générales sur le pragmatisme
Un cadre de référence pragmatiste?: la situation, l'acteur et l'institution
Une perspective de recherche actionnaliste
Une philosophie pratique engagée
Chapitre 4 - Trois finalités de l'intervention en éthique organisationnelle
Finalités et contextes d'intervention
Les trois finalités et le rôle des organisations
La capacitation éthique des acteurs
La capacitation éthique des collectifs 
Le traitement équitable des acteurs et des collectifs
Conclusion
Chapitre 5 - Subjectivation et participation. Pourquoi de nouveau une question du sujet??
Le néo pragmatisme, et après??
Un apport de la théorie relationnelle de Stephen A. Mitchell
La cure comme processus participatif
Les modes de relationalité
Le changement subjectif du point de vue relationnel
Le cas de Connie comme «?forme canonique?»
La recherche d'un «?espace potentiant?» à partir du dedans de l'interaction
Réflexivité déviée ou «?oblique?»?: le décalage du schéma relationnel
Une nouvelle «?économie d'action?»
Partie 2 - Lieux et théorisations de l'intervention en éthique
Chapitre 6 - Éthique, sociologie d'intervention et organisation réflexive
Essai d'explicitation terminologique
L'éthique et les sociologues
La notion de réflexivité
La sociologie d'intervention
Organisation réflexive et intervention éthique
Une discrimination tranquille
Consolidation du raisonnement
Pour conclure
Chapitre 7 - Le rôle de l'éthicien dans un comité d'éthique d'une entreprise privée
Introduction
Les éthiciens dans l'entreprise
L'éthique appliquée comme casuistique
Le rôle de l'expert dans un comité d'éthique
Conclusion
Chapitre 8 - L'intervention en éthique appliquée?: enjeux théoriques et pratiques
L'intervention en éthique appliquée
Quelle théorie éthique pour quelle intervention??
Gouvernance éthique?: déontologie ou éthique, hétérorégulation ou autorégulation
Trois modes généraux d'intervention en éthique et éthique appliquée
Apprentissages collectifs nécessaires à l'implantation de l'éthique dans les organisations
La reconnaissance de l'insuffisance des approches actuelles
La confiance dans les organisations
Le temps de la réflexion dans l'action
Conclusion
Chapitre 9 - L'accompagnement comme mode d'intervention et de formation en éthique
Ce qu'accompagner veut dire
L'accompagnement en communauté de pratique
Développement de la compétence éthique et identité morale et professionnelle
Accompagnement et identité professionnelle d'appartenance
Conclusion
Chapitre 10 - La bioéthique?: un laboratoire pour l'intervention dans les institutions de santé
Le champ de la bioéthique ou la remise en question d'une posture d'expertise
La recherche d'un cadre théorique à travers la pratique
Une veine de théorisation sémantique
Théorisation pragmatique, réflexivité et apprentissage?: l'héritage du pragmatisme américain
L'intervention éthique comme programme expérimental 
Le bilan de l'activité des groupes
La difficile construction du rôle de la «?CARE?»
L'intervention éthique ou le rôle de la «?structure d'appui universitaire?»
En conclusion?: comment articuler apprentissage et coordination institutionnelle??
Chapitre 11 - Construction ou destruction du sens lors de l'intervention en éthique?? Le cas d'un laboratoire pharmaceutique
Introduction
Présentation du cadre conceptuel?: la musique du hasard
Hasard et ambiguïté dans les organisations
Pour une approche narrative des organisations?: la transposition de l'univers de Paul Auster dans le contexte organisationnel
Le cas LABB
Présentation de LABB
La démarche éthique de LABB
Les ambiguïtés rencontrées
Quelles leçons tirer de l'intervention dans l'entreprise??
Épilogue - L'éthique organisationnelle : un chantier disciplinaire en définition au Québec
Introduction
L'éthique organisationnelle au Québec?: une science interdisciplinaire??
L'éthique organisationnelle?: discipline scientifique et pratique professionnelle par excellence
Les interventions à portée éthique
La position intervention
La position partenariale
L'éthique organisationnelle et la légitimité des savoirs
Conclusion

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L’éthique et les pratiques d’intervention en organisation

Sous la direction de

Luc Bégin Lyse Langlois Dany Rondeau

L’éthique et les pratiques d’intervention en organisation

L’éthique et les pratiques d’intervention en organisation Sous la direction de Luc Bégin Lyse Langlois Dany Rondeau

Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des Arts du Canada et de la Société de développement des entreprises culturelles du Québec une aide financière pour l’ensemble de leur programme de publication. Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada pour nos activités d’édition. Ce projet a été rendu possible grâce à une subvention du Conseil de recherche en sciences sociales.

Maquette de couverture : Laurie Patry Mise en pages : Diane Trottier

© Presses de l’Université Laval. Tous droits réservés. Dépôt légal 3e trimestre 2015 ISBN 978-2-7637-2553-6 PDF 9782763725543 Les Presses de l’Université Laval www.pulaval.com Toute reproduction ou diffusion en tout ou en partie de ce livre par quelque moyen que ce soit est interdite sans l'autorisation écrite des Presses de l­ 'Université Laval.

Table des matières

Introduction. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 À propos des auteurs par ordre d’apparition dans le livre. . . . . . . . . . . . . 3 PARTIE 1 

MODÉLISATION DES PRATIQUES D’INTERVENTION CHAPITRE 1

Réflexion sur l’intervention en éthique appliquée au contexte du service public : de l’éthique publique à la synergie régulatoire, un modèle critique et pratique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9 Magalie Jutras et Yves Boisvert Contexte général des services publics contemporains. . . . . . . . . . . . . . . . 10 Paradigmes disciplinaires et posture d’intervention. . . . . . . . . . . . . . . . . 12 La synergie régulatoire : cadre conceptuel de l’intervention en éthique dans le contexte du service public. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15 Éléments d’intervention appliqués au contexte particulier du service public. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 20 Le processus d’une intervention . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 22 Quelques exemples d’intervention en éthique organisationnelle. . 27 Conclusion. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 30 CHAPITRE 2

De l’analyse de l’activité à la prise en compte du contexte : mener une intervention en ergonomie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 37 Marie Bellemare Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 38 L’activité en situation réelle de travail, objet de l’intervention en ergonomie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 39

VII

VIII

L’ÉTHIQUE ET LES PRATIQUES D’INTERVENTION EN ORGANISATION

L’intervention en ergonomie : un processus pour transformer les situations de travail . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Les aspects techniques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Les aspects socio-organisationnels . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Un modèle pour penser la production de changements lors des interventions en SST . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Les assises théoriques du modèle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Un modèle articulant plusieurs niveaux d’analyse. . . . . . . . . . . . . Analyser le contexte d’un milieu. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . De l’analyse du contexte aux gestes d’intervention . . . . . . . . . . . . En guise de conclusion : préoccupations et questions partagées autour de l’intervention en milieu de travail. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Remerciements . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

42 42 44 45 46 47 48 52 54 56

CHAPITRE 3

Praxis et pragmatique de l’intervention. Aider, accompagner et réfléchir plutôt que contrôler. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . André Lacroix Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Les ambiguïtés du concept d’intervention. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La praxis et l’intervention. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Remarques générales sur le pragmatisme. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Un cadre de référence pragmatiste : la situation, l’acteur et l’institution. . Une perspective de recherche actionnaliste . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Une philosophie pratique engagée. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . CHAPITRE 4

Trois finalités de l’intervention en éthique organisationnelle. . . . Luc Bégin Finalités et contextes d’intervention. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Les trois finalités et le rôle des organisations . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La capacitation éthique des acteurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La capacitation éthique des collectifs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le traitement équitable des acteurs et des collectifs. . . . . . . . . . . . Conclusion. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

61 61 63 66 70 72 75 78

85 87 92 92 98 104 106

IX

TABLE DES MATIÈRES

CHAPITRE 5

Subjectivation et participation. Pourquoi de nouveau une question du sujet ? . . . . . . . . . . . . . . . . Marc Maesschalck Le néo pragmatisme, et après ?. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Un apport de la théorie relationnelle de Stephen A. Mitchell. . . . . . . . . . La cure comme processus participatif. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Les modes de relationalité. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le changement subjectif du point de vue relationnel. . . . . . . . . . . . . . . . Le cas de Connie comme « forme canonique ». . . . . . . . . . . . . . . . La recherche d’un « espace potentiant » à partir du dedans de l’interaction. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Réflexivité déviée ou « oblique » : le décalage du schéma relationnel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Une nouvelle « économie d’action ». . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

113 116 120 122 123 125 127 131 133 136

PARTIE 2

LIEUX ET THÉORISATIONS DE L’INTERVENTION EN ÉTHIQUE CHAPITRE 6

Éthique, sociologie d’intervention et organisation réflexive. . . . . Gilles Herreros Essai d’explicitation terminologique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . L’éthique et les sociologues. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La notion de réflexivité. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La sociologie d’intervention . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Organisation réflexive et intervention éthique. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Une discrimination tranquille. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Consolidation du raisonnement. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Pour conclure . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

143 143 144 145 148 151 152 154 157

CHAPITRE 7

Le rôle de l’éthicien dans un comité d’éthique d’une entreprise privée. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Geert Demuijnck Introduction. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Les éthiciens dans l’entreprise. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . L’éthique appliquée comme casuistique. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le rôle de l’expert dans un comité d’éthique. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Conclusion. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

161 161 162 163 167 174

X

L’ÉTHIQUE ET LES PRATIQUES D’INTERVENTION EN ORGANISATION

CHAPITRE 8

L’intervention en éthique appliquée : enjeux théoriques et pratiques. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Georges-Auguste Legault L’intervention en éthique appliquée. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Quelle théorie éthique pour quelle intervention ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . Gouvernance éthique : déontologie ou éthique, hétérorégulation ou autorégulation. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Trois modes généraux d’intervention en éthique et éthique appliquée. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Apprentissages collectifs nécessaires à l’implantation de l’éthique dans les organisations . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La reconnaissance de l’insuffisance des approches actuelles. . . . . . La confiance dans les organisations. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le temps de la réflexion dans l’action. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Conclusion. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

177 178 180 180 182 189 189 191 192 193

CHAPITRE 9

L’accompagnement comme mode d’intervention et de formation en éthique. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Dany Rondeau Ce qu’accompagner veut dire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . L’accompagnement en communauté de pratique. . . . . . . . . . . . . . . . . . . Développement de la compétence éthique et identité morale et professionnelle. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Accompagnement et identité professionnelle d’appartenance. . . . . . . . . . Conclusion. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

197 200 203 210 214 218

CHAPITRE 10

La bioéthique : un laboratoire pour l’intervention dans les institutions de santé. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Jean-Philippe Cobbaut Le champ de la bioéthique ou la remise en question d’une posture d’expertise. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La recherche d’un cadre théorique à travers la pratique. . . . . . . . . . . . . . Une veine de théorisation sémantique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Théorisation pragmatique, réflexivité et apprentissage : l’héritage du pragmatisme américain. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

225 226 228 229 231

TABLE DES MATIÈRES

L’intervention éthique comme programme expérimental  . . . . . . . . . . . . Le bilan de l’activité des groupes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La difficile construction du rôle de la « CARE ». . . . . . . . . . . . . . . L’intervention éthique ou le rôle de la « structure d’appui universitaire ». . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . En conclusion : comment articuler apprentissage et coordination institutionnelle ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

XI

232 234 234 235 238

CHAPITRE 11

Construction ou destruction du sens lors de l’intervention en éthique ? Le cas d’un laboratoire pharmaceutique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 245 Samuel Mercier Introduction. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 245 Présentation du cadre conceptuel : la musique du hasard. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 246 Hasard et ambiguïté dans les organisations. . . . . . . . . . . . . . . . . . 247 Pour une approche narrative des organisations : la transposition de l’univers de Paul Auster dans le contexte organisationnel . . . . . . . 250 Le cas LABB. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 251 Présentation de LABB. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 252 La démarche éthique de LABB. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 253 Les ambiguïtés rencontrées. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 255 Quelles leçons tirer de l’intervention dans l’entreprise ?. . . . . . . . . . . . . . 258 ÉPILOGUE

L’éthique organisationnelle : un chantier disciplinaire en définition au Québec. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Lyse Langlois Introduction. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . L’éthique organisationnelle au Québec : une science interdisciplinaire ?. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . L’éthique organisationnelle : discipline scientifique et pratique professionnelle par excellence . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Les interventions à portée éthique. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La position intervention. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La position partenariale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . L’éthique organisationnelle et la légitimité des savoirs. . . . . . . . . . Conclusion. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

263 263 264 268 269 269 271 273 274

Introduction

L

’éthique occupe une place de plus en plus importante dans les milieux de travail. Cela se constate notamment dans le fait qu’un nombre grandissant d’organisations – provenant tant des sphères privée que publique, incluant les institutions de santé et de services sociaux – font référence à l’éthique dans des documents officiels (chartes éthiques, énoncés de valeurs, politiques institutionnelles, etc.). Il n’est pas surprenant, alors, que se multiplient les demandes d’intervention en organisations autour de questions éthiques. Ces demandes sont toutefois très variées. Certaines visent essentiellement à garantir la conformité des acteurs de l’organisation à des règles de conduite de manière à limiter les déviances, alors que d’autres privilégient plutôt le développement de la capacitation des acteurs et des collectifs afin qu’ils puissent affronter les tensions et les problèmes éthiques au sein de leur organisation. Les pratiques d’intervention auxquelles donnent lieu ces demandes prennent elles aussi des formes multiples, en fonction des objectifs, des cadres théoriques et disciplinaires mobilisés et des contextes organisationnels dans lesquels ont lieu les interventions.

Pour plusieurs chercheurs (Boisvert, 2011, Bourgeault, 2004 ; Legault, 1999), l’éthique est devenue un dispositif organisationnel, au même titre que le droit, le contrat de travail ou les codes de déontologie tout en poursuivant des finalités qui lui sont propres. Ces dispositifs à orientation éthique sont souvent conçus en complémentarité des autres dispositifs de régulation qui existent au sein des organisations. Pour autant, leur implantation structurelle et organisationnelle n’est pas sans soulever certains défis. En effet, les attentes concernant ces dispositifs sont multiples, parfois peu compatibles entre elles. Ainsi, de nombreuses 1

2

L’ÉTHIQUE ET LES PRATIQUES D’INTERVENTION EN ORGANISATION

activités d’intervention à portée éthique ont vu le jour dans les organisations, tantôt pour répondre à des demandes exprimées par ces milieux, tantôt en réponse à une obligation faite par le législateur d’introduire une structure de régulation par l’éthique. Ces activités prennent des formes variées : conseils, accompagnement, aide à la décision, formation ou élaboration de lignes directrices (APEC, 2010). Ces interventions à portée éthique suscitent plusieurs questionnements que ce soit autour de la régulation, du rapport à la norme ou des formes d’engagement et de mobilisation des travailleurs. C’est donc dans le cadre d’un renouvellement des connaissances en éthique des organisations que s’inscrit le présent ouvrage. Son objectif est de faire le point sur les approches théoriques et pratiques que l’institutionnalisation de l’éthique ainsi que les demandes croissantes d’interventions à portée éthique dans les milieux de travail ont permis de consolider. Cet ouvrage s’inscrit dans le prolongement du colloque international Les interventions à portée éthique dans les organisations. Entretiens multidisciplinaires1, qui s’est tenu sous l’égide de l’Institut d’éthique appliquée (IDÉA) de l’Université Laval les 3 et 4 juin 2013. Ce colloque avait pour objectifs d’approfondir les modèles théoriques sur lesquels se fonde l’intervention en éthique, de s’interroger sur ce qui constitue l’intervention en éthique et sur les raisons de celle-ci, d’aborder d’autres cadres théoriques d’intervention en organisations qui ne sont pas spécifiquement dédiés à des questions d’éthique, mais qui peuvent remplir des fonctions analogues ou encore inspirer des pratiques d’éthique organisationnelle, de réfléchir sur la façon dont s’opère le transfert de connaissances en éthique, de même que sur la légitimité des savoirs dans ce domaine. Les échanges riches et fructueux qui s’y sont déroulés ont permis aux participants de réfléchir sur leurs pratiques et leurs cadres théoriques dans un contexte d’échanges résolument ouvert à la multidisciplinarité et aux expériences variées. Les contributions rassemblées dans cet ouvrage sont le fruit de ce dialogue. Originaires du Québec, de la France ou de la Belgique, les auteurs ont été amenés à approfondir entre eux leur démarche d’intervention qu’elle soit spécifiquement reliée au domaine de l’éthique ou qu’elle relève d’un autre domaine. 1. Ce colloque est organisé dans le cadre d’une subvention du Programme Soutien aux équipes de recherche du Fonds de recherche du Québec – Société et culture (anciennement Fonds de recherche Société et culture du Québec) et bénéficie également du soutien d’une subvention du Programme Connexion du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada.

INTRODUCTION

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Le livre est divisé en deux parties : la première partie est structurée autour des réflexions d’Yves Boisvert, Magalie Jutras, Marie Bellemare, André Lacroix, Luc Bégin et Marc Maesschalck. Une préoccupation commune se dégage de ces textes, soit la mise en évidence d’une démarche de modélisation des pratiques de l’intervention. La deuxième partie regroupe les textes de Gilles Herreros, Geert Demuijnck, Georges-A. Legault, Dany Rondeau, Jean-Philippe Cobbaut et Samuel Mercier. Ils sont surtout orientés vers une réflexion qui met en évidence des lieux et des théorisations de l’intervention en éthique. Enfin, le texte de Lyse Langlois propose une réflexion sur les interventions à portée éthique en tant qu’objet scientifique et méthodologique de même que sur les résultats qui en découlent et qui en sont une condition de scientificité. Nous pensons que l’ensemble de ces réflexions constitue une contribution théorique importante au domaine relativement nouveau de l’éthique organisationnelle. Ces réflexions permettront, nous osons le croire, de mieux soutenir les projets d’interventions en organisations, mais aussi de mieux comprendre les apports riches et divers au domaine de l’éthique organisationnelle des disciplines et des cadres théoriques mobilisés. Nous espérons que cette contribution théorique ouvrira à de nouvelles pratiques de changement, de transformation et de collaboration. À PROPOS DES AUTEURS PAR ORDRE D’APPARITION DANS LE LIVRE Yves Boisvert est professeur en sciences politiques à l’ÉNAPMontréal. Il est responsable du groupe de recherche en éthique publique du Centre de recherche sur la gouvernance (CERGO) et de l’axe enjeux éthiques et jeux de régulation au Laboratoire Santé, Éducation et Situations de Handicaps (Santésih) de l’Université Montpellier. Marie Bellemare est titulaire d’un doctorat en ergonomie du Conservatoire national des arts et métiers (France) et chercheure chevronnée dans le domaine de l’ergonomie du travail. Elle a travaillé huit ans comme chercheure à l’Institut de recherche Robert-Sauvé en santé et en sécurité du travail. Ses recherches portent sur l’intégration de la prévention dans les processus de conception des situations de travail dans l’industrie et dans les services. André Lacroix est professeur d’éthique et de philosophie. Il a été titulaire de la Chaire d’éthique appliquée de l’Université de Sherbrooke à Longueuil (Québec) de 2005 à 2014. Ses travaux de recherche et ses

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L’ÉTHIQUE ET LES PRATIQUES D’INTERVENTION EN ORGANISATION

publications portent sur l’intervention en éthique, l’organisation du travail dans une perspective d’éthique appliquée et l’élaboration d’une théorie pragmatique de l’intervention. Luc Bégin est professeur de philosophie et directeur de l’Institut d’éthique appliquée de l’Université Laval (IDÉA), Québec. Il est également le directeur de la revue Éthique publique – Revue internationale d’éthique sociétale et gouvernementale. Ses travaux de recherche et ses interventions se situent dans les domaines de l’éthique organisationnelle, l’éthique professionnelle et l’éthique publique. Marc Maesschalck  est professeur de philosophie à l’Université catholique de Louvain et directeur de la cellule philosophique du Centre de philosophie du droit de cette même université. Il est l’auteur de nombreuses publications autour d’un programme de recherche s’articulant à une théorie de la réflexivité et à une philosophie de la gouvernance. Il intervient aussi régulièrement en éthique dans les secteurs socio-éducatifs (syndicats et autres). Gilles Herreros est professeur de sociologie à l’Université Lyon 2 et membre de la Chaire d’économie sociale et solidaire de cette même université où il est responsable du groupe « formation continue ». Il a développé un modèle de sociologie de l’intervention qui s’appuie sur une longue pratique d’intervention auprès de différents milieux professionnels et non professionnels. Geert Demuijnck est philosophe et professeur en éthique à EDHEC Business School de Lille. Il est membre du comité d’éthique d’Auchan ainsi que de celui de la Caisse solidaire (Roubaix). Depuis 2007, il est responsable de la commission d’experts du Forum mondial de Lille pour une économie durable. Il est également consultant auprès d’Auchan, Trois Suisses et Orange. Georges Legault est professeur associé à la faculté de droit de l’Université de Sherbrooke depuis sa retraite en 2009. Il continue ses recherches en éthique appliquée, notamment dans le champ de l’accompagnement éthique du développement technologique. Consultant et formateur, il accompagne divers organismes dans leurs efforts d’intégrer l’éthique dans leur milieu. Dany Rondeau est professeure de philosophie et d’éthique au Département de lettres et humanités de l’Université du Québec à Rimouski (Québec) et directrice du Groupe de recherche Ethos de la même université. Elle est également chercheure à l’Institut d’éthique

INTRODUCTION

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appliquée (IDÉA) de l’Université Laval. Ses recherches en éthique appliquée se situent dans les domaines de l’éthique organisationnelle et de l’éthique professionnelle. Jean-Philippe Cobbaut est directeur du Centre d’éthique médicale de l’Université Catholique de Lille et coordonnateur du Département d’éthique de cette même université. Il a développé une expertise en intervention dans les milieux hospitaliers sur la base d’hypothèses de recherche faisant valoir les concepts d’action collective et d’apprentissage réflexif. Samuel Mercier, professeur de sciences de gestion à l’Université de Bourgogne, a développé une solide expertise sur l’approche des parties prenantes et ses liens avec l’éthique. Il poursuit plusieurs projets d’intervention dans différents pays, dont la Chine. Lyse Langlois est professeure en relations industrielles, section gestion des ressources humaines. Elle est chercheure associée au Centre de recherche interuniversitaire sur la mondialisation et le travail (CRIMT) et à l’Institut d’éthique appliquée. Son expertise en éthique se situe dans le domaine de l’évaluation de dimensions éthiques dans les pratiques de gestion. Luc Bégin, Lyse Langlois et Dany Rondeau

Références APEC (2010). L’éthique organisationnelle au Québec, Étude sur les pratiques et les praticiens des secteurs privé, public et de la santé, section québécoise de l’Association des praticiens en éthique du Canada, APEC Québec, mai 2010. BOISVERT, Yves (2011). L’institutionnalisation de l’éthique gouvernementale, Québec, Presses de l’Université du Québec. BOURGEAULT, G. (2004). Éthiques. Dit et non-dit, contredit, interdit, Québec, Presses de l’Université du Québec. LEGAULT, A. Georges (1999). Professionnalisme et délibération éthique, Québec, Presses de l’Université du Québec.

PARTIE 1  Modélisation des pratiques d’intervention

CHAPITRE 1

Réflexion sur l’intervention en éthique appliquée au contexte du service public : de l’éthique publique à la synergie régulatoire, un modèle critique et pratique Magalie Jutras M.A., professionnelle DSO-ENAP

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Yves Boisvert Ph. D., professeur titulaire ENAP1

’objectif de cet article est d’explorer l’intervention en éthique appliquée au contexte spécifique du service public. Nous voulons présenter ici, ce que certains de nos collègues seraient tentés de nommer, le modèle dit de l’ENAP. Notre texte veut démontrer comment notre approche s’aligne directement dans le sillon de la pensée critique, tout en restant respectueuse des principes et des valeurs qui caractérisent le régime politique à l’intérieur duquel se déploient les organisations publiques où l’on intervient. Nous allons donc préciser quelles sont les assises théoriques qui guident nos interventions et présenter notre vision de ce qu’est une intervention réussie dans le domaine de l’éthique appliquée au service public. Cette présentation se fera en quatre étapes. Dans un premier temps, nous examinerons le contexte des services publics contemporains. Dans un deuxième temps, nous exposerons le paradigme de l’éthique publique qui nous anime depuis le début de nos interventions et qui forge la posture critique et pragmatique qui nous habite. En troisième lieu, nous présenterons le concept de la synergie régulatoire qui nous semble aujourd’hui incontournable pour intervenir dans les organisations publiques. Ces trois étapes nous permettront de mieux saisir l’arrière-plan

1.

Nous remercions Maryse Tremblay pour sa collaboration. 9

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théorique qui guide nos interventions pratiques. Finalement, nous exposerons brièvement et sans prétention, certains éléments d’intervention appliqués au contexte du service public. CONTEXTE GÉNÉRAL DES SERVICES PUBLICS CONTEMPORAINS Les citoyens, les différents partenaires et clientèles des services publics, fédéraux, provinciaux et municipaux, ainsi que ceux des réseaux de l’éducation et de la santé, s’attendent, à juste titre, à une gestion juste et optimale des fonds publics (Desautels, 1995 ; Fraser, 2001 à 2011). Ils sont de plus en plus exigeants en matière de transparence, d’imputabilité et de responsabilité (Gomery, 2006 ; Villeneuve et Pasquier, 2011 ; Audria, 2008) de la part des institutions publiques et de ses agents. L’exigence de performance éthique et de reddition de comptes s’intensifie et exerce une importante pression sur ces derniers et les oblige à être plus vigilants et rigoureux en amont. Les citoyens fondent en bonne partie leur confiance à l’égard des institutions démocratiques en référence avec cette idée de la performance éthique (OCDE, 2000 ; Quéré, 2005 ; Roese, 2002). Dès lors, les organisations publiques doivent à tout prix éviter que leurs employés se retrouvent accusés de manquement éthique. C’est pourquoi elles sont de plus en plus interpellées par l’idée de faire des diagnostics de leurs risques éthiques pour bien construire leur démarche ou leur programme éthique et ainsi développer une culture de l’éthique. Tous les agents publics savent que l’industrie du scandale (Rayner, 2005 et 2007) s’active très rapidement et qu’elle s’emballe à vive allure, dès que des soupçons pèsent sur un fonctionnaire ou un gestionnaire public. Cette publicisation des inconduites des agents publics dans les médias a un impact direct sur la fragilisation du lien de confiance entre les citoyens et le service public. Les acteurs publics ne peuvent plus prendre cela à la légère, ils doivent se soucier de l’impact qu’ont leurs transgressions sur la légitimité de leurs décisions et actions. Sinon, ils courent le risque de voir poindre une crise de légitimité encore plus grande, c’est-à-dire une crise où les institutions publiques elles-mêmes seraient remises en question et, par le fait même, les fondements de notre régime démocratique (Lascoumes, P., 2011 ; Renaut, A., 2011 ; Boisvert, 2002). Dans ce contexte, les organisations publiques ont mis en place des mécanismes et des dispositifs pour assurer l’éthique et la transparence de leurs activités (codes de déontologie, guides d’éthique, déclarations de

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valeurs, lignes de signalement ou formations en éthique) (Boisvert et collab., 2011 (A)). Ces divers dispositifs se regroupent dans ce que l’on nomme « l’infrastructure de régulation » des agents publics. Par ailleurs, les organisations publiques vivent des changements rapides sur le plan du travail (Battilana, Leca et Boxebaum, 2009 ; Damanpour et Schneider, 2008 ; Bartoli et Chomienne, 2007). Les agents publics se heurtent à beaucoup de « zones grises » et évoluent dans un cadre normatif de plus en plus complexe et spécialisé. Ils font face à de nouvelles réalités et à de nouveaux enjeux : mobilité du personnel, renouvellement de la fonction publique, arrivée du télétravail et des horaires variables, multiplication des partenaires et sous-traitance (Mazouz, 2011 ; Jutras et Roy, 2013). Dans ce contexte, l’efficacité, la transparence, la saine gestion des fonds publics et l’éthique sont devenues des paramètres indissociables et incontournables pour les services publics modernes. Voilà autant de facteurs qui complexifient le rôle des acteurs publics dans un service public moderne et ouvrent la porte à de nouveaux risques éthiques (Boisvert, 2014 ; Boisvert, 2011 (B)), obligeant ainsi une transformation du leadership éthique (Shapiro et Gross, 2012 ; Langlois, 2008). Par ailleurs, les services publics modernes reposent, encore aujourd’hui, sur des principes démocratiques fondamentaux tels que la primauté du droit, la loyauté et l’obéissance hiérarchique (Tait, 1996 ; Bernier, 2011). Dès lors, les principes centraux et les valeurs démocratiques sont indissociables et sont manifestement mobilisés dans l’approche d’intervention en éthique que nous décrivons plus loin. Les intervenants qui agissent dans le contexte d’un système démocratique, basé sur la responsabilité (ministérielle et politique) (Gomery, 2006) et sur la compétence des agents publics, sont dans l’obligation de travailler dans le respect de la culture de leur « client » institutionnel. Ils doivent notamment s’assurer de travailler dans le respect le plus grand de l’intérêt public et de la loyauté. Il ne s’agit pourtant pas de se faire le défenseur d’une logique de conformité qui deviendrait aliénante et déresponsabilisante pour les membres de l’organisation. Au contraire, il s’agit plutôt de mettre en valeur la responsabilité des acteurs publics afin de faire en sorte que les actions publiques convergent justement vers l’intérêt public, eu égard aux orientations politiques légitimes soumises à l’exercice démocratique (Michaud et collab., 2011).

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PARADIGMES DISCIPLINAIRES ET POSTURE D’INTERVENTION Les regards disciplinaires insufflent des postures d’intervention qui teintent de manière très marquée l’ensemble de la pratique d’un intervenant. Ils motivent des choix de paradigme, de cadre conceptuel, de modèles d’action, de méthodes et d’outils que les intervenants en éthique appliquée utilisent. La philosophie, la psychologie du travail, la gestion, la science politique, le droit, les ressources humaines, les communications et la sociologie offrent des paradigmes singuliers et elles suscitent des postures d’interventions particulières. Lorsqu’on adopte un regard monodisciplinaire, on a habituellement une ou deux stratégies d’intervention très spécifiques, alors que si l’on adopte une approche pluridisciplinaire, on se réfère à un coffre à outils plus garni avec une pluralité de stratégies d’intervention. Pour notre part, nous nous inscrivons directement dans la perspective pluridisciplinaire et nous privilégions le paradigme de l’éthique publique pour cadrer de façon générale nos analyses et nos interventions (Boisvert, 2005 ; Véca, 1998). C’est aussi sur ce paradigme que nous alimentons la présente réflexion. Le paradigme de l’éthique publique se veut d’abord critique et pratique (Honneth, 2013 ; Putnan, 2005), c’est-à-dire qu’il nous amène d’abord à nous intéresser essentiellement à la « réalité sociale », en général, et aux « problèmes pratiques » en particulier, et ce, en prenant soin de les analyser en référence avec le contexte particulier qui les enserre. Puis, en respectant la complexité des dynamiques sociales d’où émergent les problèmes pratiques, cette pensée critique opte pour une analyse globale des facteurs sous-jacents aux problèmes publics. Elle cherche à proposer des pistes de résolution novatrices (Gusfield, 2009) ainsi que des stratégies de révision des contextes sociaux et de rectification des institutions sociales. Une intervention qui s’aligne sur l’esprit de l’éthique publique se développe donc en deux phases : la phase analytique, que l’on nomme souvent le diagnostic dans le jargon de l’intervention ; la phase recommandation où l’on tente de proposer des alternatives favorisant la bonification de l’action et l’amélioration des environnements institutionnels. Contrairement à la posture morale qui nous paraît de plus en plus déphasée dans le contexte des sociétés pluralistes contemporaines, l’éthique publique se veut plus adaptée pour aborder les problèmes pratiques d’aujourd’hui, car elle est très respectueuse des traits dominants

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de notre culture contemporaine, soit le pluralisme des valeurs et des styles de vie. Pour Véca (1998), l’éthique publique propose justement de s’adapter à un contexte social marqué par la cohabitation de fait d’une pluralité de morales ; ainsi, elle doit modérer les excès d’universalité de la morale (les travers du moralisme), afin d’ouvrir un dialogue social pour traiter des problèmes publics (Boisvert et Jeffrey, 2003) et orienter l’action publique du côté des voies médianes qui favorisent les compromis et les consensus en contexte pluraliste. L’éthique publique aborde l’analyse des phénomènes sociaux comme des événements qui influencent la façon dont les acteurs sociaux conçoivent la réalité sociale et lui donnent du sens. L’éthique publique rejette ainsi toute référence à la perspective naturaliste (la pratique sociale serait naturelle en soi) et se met en rupture avec l’horizon moraliste (la pratique sociale serait morale ou immorale en soi). Pour reprendre Becker, une action X ne deviendrait officiellement une déviance, que si le groupe ou sous-groupe qui doit évaluer la qualité de la conduite, la qualifie ainsi et décide de sanctionner l’acteur qui a eu un tel comportement. L’éthique publique défend donc l’idée que la pratique sociale reçoit sa qualification par le jugement collectif qu’on lui porte. Ainsi, l’éthique publique veut amener les acteurs sociaux et politiques à faire face à leurs responsabilités, car ceux-ci ont le pouvoir de qualifier les pratiques sociales et d’influencer l’orientation des actions publiques qui vont interpeller ces pratiques. Ce point a son importance, car cela va amener l’intervenant à ne jamais se limiter à comprendre la qualification de la conduite d’un acteur public uniquement en référence avec le profil de ce dernier ; il tentera plutôt de comprendre cette conduite à travers ses liens avec les différents facteurs (culturels, structurels, de gestion, etc.) de son environnement. Quand l’éthique publique se frotte au défi de la résolution des problèmes complexes, elle refuse les scénarios offrant des solutions simplistes qui se ferment trop souvent à la richesse des débats sociaux. Elle défend plutôt l’idée que ce sont ces derniers qui font émerger de nouvelles propositions d’atténuation des risques éthiques ou de résolution des problèmes sociaux. La richesse de ces débats, qui peuvent prendre toutes sortes de formes, c’est qu’ils favorisent l’émergence d’une pluralité d’idées qui peuvent être toutes très riches. Comme le dit Gusfield, on doit sortir de la facilité des solutions monolithiques et dogmatiques qui font vite consensus et qui adoptent passivement le paradigme dominant (Gusfield, 2009). L’éthique publique nous encourage plutôt à accepter de regarder chacun des problèmes publics dans sa globalité afin de les

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comprendre dans toutes leurs complexités et d’explorer les différents éléments sous-jacents. L’éthique publique a donc la volonté de faire émerger une décision qui favoriserait le maintien de la cohésion sociale et un juste équilibre entre les droits particuliers et l’intérêt public. En s’inspirant de l’esprit de Dewey, on peut dire qu’en tentant de trouver des solutions inclusives aux problèmes publics (Dewey, 1990 et 2010), l’éthique publique s’inspire directement de la culture démocratique. Ainsi, l’éthique publique s’inscrit dans une logique d’aide à la décision qui s’aligne directement sur les valeurs démocratiques : l’équité, la justice, la liberté et le bien commun. Le rôle de ceux et celles qui participent au débat relatif à un problème public est de fournir de l’information, des arguments et des propositions afin d’aider les acteurs qui occupent les espaces politiques à prendre les meilleures décisions. Ainsi, l’éthique publique fait donc la promotion des débats élargis qui éclairent la vie de nos sociétés, elle prend position contre les décisions politiques arbitraires qui se forgent hors des lieux de dialogue en affirmant qu’il s’agit là d’un détournement du sens même de ce que l’on doit considérer comme l’esprit de notre démocratie contemporaine. Il faut cependant faire attention et ne pas exiger que l’éthique publique se substitue au politique (lieu d’organisation, de structuration, d’institutionnalisation et de gestion du vivre ensemble social). L’éthique publique n’a pas la prétention de vouloir instituer de nouveaux espaces décisionnels en matière politique, elle doit se limiter à occuper un espace précis dans l’infrastructure démocratique, soit l’espace réflexif et dialogique qui se profile en amont de l’espace politique. De façon plus précise, l’éthique publique s’intéresse aux questions concernant la qualité des décisions et des conduites d’individus occupant des fonctions sociales particulières à l’intérieur d’institutions, d’organisations ou d’autres regroupements. Lorsque l’on se réfère à l’éthique publique pour intervenir dans un contexte organisationnel, on ne se limite donc pas à faire de la détection des inconduites individuelles ou de l’évaluation de la compétence éthique des individus. On s’intéresse plutôt à l’environnement producteur des facteurs qui atténuent ou empêchent le développement de cette compétence éthique des membres de l’organisation. Ces facteurs peuvent se situer autant du point de vue des décisions de gestion, de la culture de l’organisation (Schein, 1991), des sous-cultures des différents groupes professionnels qui se déploient en son sein (Becker, 1985), que des structures de gouvernance et de

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régulation. Les risques éthiques sont justement liés à ces facteurs négatifs et ils vont souvent se révéler à travers des transgressions, des enjeux éthiques mal évalués ou sous-estimés et des dilemmes mal résolus. De façon plus générale, le paradigme de l’éthique publique suggère que la finalité d’une intervention en éthique dans les affaires étatique est de maintenir, consolider, accroître, voire rétablir la confiance du public à l’égard des institutions démocratiques (OCDE, 2000). La posture que suggère l’éthique publique à l’intervenant vise donc le maintien des institutions démocratiques. Conséquemment, l’intervenant qui partage ce paradigme aura un souci fort important pour la transparence, la lutte à la corruption, la reddition de comptes, l’intégrité et la promotion du bien commun. Il sera aussi très sensible à la question de l’utilisation optimale des fonds publics et au sens du service public. LA SYNERGIE RÉGULATOIRE : CADRE CONCEPTUEL DE L’INTERVENTION EN ÉTHIQUE DANS LE CONTEXTE DU SERVICE PUBLIC Notre réflexion générale s’inscrit directement dans le cadre des travaux sur la régulation sociale (Reynaud, 2004) et nous inscrit de facto dans le courant de recherche qui fait le lien entre les actions sociales et les décisions des acteurs. Dans cette perspective, l’acteur ne prend jamais une décision de façon autarcique, il le fait toujours dans une dynamique transactionnelle. La littérature relève deux formes de régulation des comportements des personnes (ou des acteurs) dans le service public : la régulation basée sur le contrôle et la régulation basée sur les valeurs (Reynaud, 2004 ; Boisvert et collab., 2003, Maesschalck, 2004 ; OCDE, 2009). Les approches basées sur le contrôle se caractérisent par l’accent mis sur la nature extrinsèque des contrôles, ce qui signifie qu’elles « préfèrent des règles et procédures claires et détaillées » dans la régulation des comportements (OCDE, 2009 : 11-12). Reynaud précise qu’on « peut appeler « contrôle social » cette part de l’activité de la société qui consiste à assurer le maintien des règles et à lutter contre la déviance, que ce soit par le moyen des appareils institutionnels ou par la pression diffuse qu’exerce la réprobation ou les sanctions spontanées qu’elle provoque » (Reynaud, 2004 : 19). En ce qui a trait aux approches basées sur les valeurs, elles favorisent plutôt des contrôles de nature intrinsèque qui « stimulent la compré-

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hension et l’application quotidienne des valeurs [et] l’amélioration des compétences de prise de décision éthique à travers des sessions de formation interactives, ateliers, codes de valeurs ambitieux, accompagnement (coaching) individuel, etc. » (OCDE, 2009 : 11-12). Cette approche mise sur l’habilitation des individus (Bégin et Langlois, 2012) capable de faire face à leur autonomie, et ce, de façon responsable (Jouan et Laugier, 2009 ; Jouan, 2008) et fait la promotion de l’intégrité des personnes. D’un point de vue pratique, l’approche basée sur le contrôle s’aligne en quelque sorte sur le respect du cadre légal et réglementaire qui doit assurer la cohésion collective. De son côté, l’approche basée sur les valeurs promeut plutôt la motivation intrinsèque, elle est plus subjective, car elle favorise une régulation autonome du comportement. Par tradition, la gestion des conduites professionnelles et la régulation des inconduites professionnelles se sont toujours faites dans une perspective de contrôle (une régulation imposée de l’externe par le droit ou la déontologie). On pourrait dire, avec Schopenhauer, qu’il y a derrière cette interprétation une conception pessimiste, mais probablement réaliste, de l’humain : « chacun porte en soi, au point de vue moral, quelque chose d’absolument mauvais, et même le meilleur et le plus noble caractère nous surprendra parfois par des traits individuels de bassesse » (Schopenhauer, 1996). Une approche pratique dans le domaine de l’éthique du service public s’aligne donc sur une reconnaissance de facto de cette complémentarité régulatoire. Elle défend l’idée qu’un agent public ne peut pas agir en référence à une seule logique régulatoire. Il doit s’ajuster à la réalité conjoncturelle, et s’il peut agir régulièrement par conformité aux règles qui lui sont prescrites extérieurement, il peut aussi agir par respect pour toute la responsabilité qui lui incombe eu égard à l’autonomie qu’il a et par respect des principes, des valeurs et des attentes signifiés qui le guident dans ses fonctions. Dans le feu de l’action, un agent public régule son comportement de façon à la fois hétérorégulatoire et autorégulatoire : c’est le contexte d’action qui lui dicte son choix. Dans un contexte d’éthique organisationnelle, l’hétérorégulation représente une approche régulatoire où le contrôle du comportement d’un individu est extérieur à lui-même, c’est-à-dire que le comportement souhaitable lui est prescrit par des sources externes d’autorité (Boisvert, 2003 ; Reynaud, 2004). À l’inverse, l’autorégulation est une approche où la régulation du comportement est plutôt gérée par l’individu lui-même. C’est en fait l’individu qui se trouve libre de ses choix et actions, lesquels sont basés sur des valeurs personnelles et croyances, et la reconnaissance des impacts

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­ otentiels de ces décisions sur son environnement (Boisvert, 2003). En p somme, les deux approches sont essentiellement issues de deux logiques distinctes, mais sont généralement déployées de façon complémentaire (Boisvert, 2011). Relativement à cela, les organisations n’ont pas le choix de développer des infrastructures de régulation qui tiennent compte de ces deux logiques ; c’est ce qui nous amène à aborder la dynamique régulatoire sous l’angle de la synergie régulatoire. En effet, comme les individus régulent leur comportement de manière hétérorégulatoire et autorégulatoire, les organisations ont tout avantage à utiliser, à des degrés variables, les deux approches régulatoires. De ce fait, elles doivent concevoir des dispositifs qui réfèrent aux différents modes de régulation (éthique, déontologie, cadre légal, culture organisationnelle et morale). En ce sens, les organisations doivent faire appel à une infrastructure de contrôle des comportements qui intègre des éléments de type hétérorégulatoire (par exemple, un code de conduite ou une ligne de signalement) et autorégulatoire (par exemple, des activités de sensibilisation aux valeurs et des processus favorisant la responsabilisation des personnes). En effet, tel qu’il est souligné dans les approches de la gestion de l’intégrité (Maesschalck, 2004 ; OCDE 2009), l’existence d’une dynamique entre les deux pôles régulatoires qui soit adaptée à la réalité de l’organisation s’avère nécessaire afin d’assurer le bon contrôle des comportements de ses membres. Une organisation doit donc veiller à ce que cette dynamique s’implante entre les divers outils, instruments, méthodes et dispositifs éthiques, c’est-à-dire entre les différents modes de régulation des comportements. Rappelons aussi qu’aucun mode de régulation n’est d’une pureté régulatoire telle qu’il serait uniquement hétérorégulatoire ou autorégulatoire. Chacun des modes de régulation dispose d’une double nature régulatoire, c’est-à-dire que chacun dispose « à doses certes variables, des éléments autorégulateurs et des éléments hétérorégulateurs » (Boisvert, 2003 : 28-29). Ainsi, chaque agent public régule son comportement en fonction de diverses combinaisons des modes de régulation. Ces combinaisons varient selon les personnes, les situations, les mœurs et la culture organisationnelle ambiante, les sous-cultures organisationnelles, etc. Pour ainsi dire, chaque agent public fait appel à une « stratégie régulatoire » qui lui est propre, mais qui constitue une combinaison opérationnelle de modes de régulation en fonction de leur degré d’influence respective sur le contexte. Bref, cette variété de stratégies régulatoires rappelle et souligne

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l­’importance de la présence de chaque mode de régulation dans l’infrastructure de contrôle des comportements employée par l’organisation et, par conséquent, l’importance d’en tenir compte lors des interventions de nature éthique. Les interventions éthiques dans le service public doivent donc respecter l’esprit de la synergie régulatoire s’ils veulent créer une plus-value réelle dans les organisations publiques. Un intervenant en éthique qui ne respecte pas l’esprit du cadre normatif qui balise les comportements des agents publics pourrait difficilement faire sa place dans le service public, car on ne peut pas demander aux agents publics de se mettre dans des postures de transgression sans les mettre en situation de vulnérabilité. Le consultant en éthique doit éviter de mettre ses clients dans une telle posture de fragilité. Conséquemment, même s’il s’intéresse surtout aux stratégies d’atténuation des risques éthiques qui s’alignent sur la logique d’autorégulation, l’intervenant en éthique doit intégrer dans son cadre d’intervention toute la richesse de la complémentarité, de l’imbrication et de l’interdépendance des modes de régulation. De plus, l’intervenant en éthique appliquée est conscient que tous les acteurs de l’organisation ne se réfèrent pas aux mêmes modes de régulation pour réguler leurs comportements. Des études en psychologie morale ont démontré que les cadres de référence utilisés par des acteurs sociaux varient selon les environnements culturels qui furent à la base de la socialisation de ces derniers (Tostain, 1999). Dans notre contemporanéité marquée par le pluralisme des morales et des styles de vie, il faut donc faire attention avec les schémas d’interprétation universalistes : tous les membres de l’organisation n’ont pas les mêmes réflexes en matière de régulation, d’où l’importance d’avoir, en contexte organisationnel, une variété de dispositifs complémentaires. La synergie régulatoire ne peut se penser sans l’idée d’imbrication ou d’interpénétration des différents modes de régulation. Elle signifie que chaque mode et dispositif de régulation des comportements comporte des éléments inhérents aux autres modes de régulation et que ce n’est que dans une perspective systémique que l’infrastructure régulatoire fait sens et devient opérationnelle. Cela nous conduit directement à cette idée d’interdépendance entre les modes de régulation où l’on constate l’influence de chaque mode de régulation sur les autres, ainsi que la soumission de chacun d’eux à l’action produite par les autres modes de régulation. Il ne s’agit plus ici de complémentarité palliative ni de fusion, mais de l’impact que les modes de régulation ont les uns envers les autres,

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de même que l’idée que chacun d’eux participe à la construction de l’autre, qu’ils se nourrissent les uns des autres. Bref, les modes de régulation interagissent dans une relation réciproque et ont besoin des autres pour se développer et être opérant. En regroupant des éléments auto et hétérorégulatoires dans une infrastructure éthique, la synergie régulatoire crée un mouvement dynamique qui fait ressortir les relations entre ces différents éléments. Pris isolément, les modes de régulation ont un intérêt très minime. Ce n’est que dans leur interrelation tournée vers une finalité commune que chacun de ces modes augmente leur rôle et leur importance. Cette idée d’une collaboration ou d’une coopération vers un objectif unique souligne l’idée d’un travail collectif en vue de réaliser une finalité partagée et commune des modes de régulation. La synergie régulatoire engage donc la mise en place des instances hétérorégulatrices non pas uniquement dans le but de réguler les comportements dans une perspective de conformité, mais aussi dans l’optique de favoriser le développement de la prise de conscience qu’il y a des balises comportementales qui encadrent les pratiques des agents publics, ce qui devrait amener ces derniers à intégrer ces balises dans leurs bagages de connaissances et s’y référer lors des réflexions devant mener à l’action. Cette vision rejoint la thèse d’Eirick Prairat qui aborde la question de la sanction dans une perspective de pédagogie et de socialisation (Prairat, 2002), c’est-à-dire dans une perspective de développement graduel de la compétence éthique qui se fait à travers une meilleure compréhension de l’esprit du cadre normatif qui nous enserre. La synergie régulatoire, qui implique un travail visant le développement de l’autorégulation individuelle, reconnaît l’importance de la connaissance et du respect des règles et des normes en présence, mais aussi la primauté d’une appropriation positive et volontaire de celles-ci. Bref, l’idée de la synergie régulatoire rompt avec la logique dichotomique d’une conception bipolaire et renforce la réciprocité des modes de régulation : les instances de régulation externe favorisent l’autorégulation des individus et, à l’inverse, le mouvement autorégulatoire facilite le maintien de la cohésion collective.

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ÉLÉMENTS D’INTERVENTION APPLIQUÉS AU CONTEXTE PARTICULIER DU SERVICE PUBLIC

Tout d’abord, pour comprendre un modèle d’intervention, on doit se positionner sur le concept d’intervention. Louise Brabant (2006) et Alain Létourneau (2005) abordent le concept d’intervention dans les champs respectifs des sciences humaines et de l’éthique et ils adoptent une approche très inclusive, voire intrusive, car il y a, selon eux, une nécessité de pénétrer dans l’organisation et de s’y fondre le temps du diagnostic. Pour Michel Crunenberg (2004), il s’agit plutôt de choisir de faire quelque chose dans le but de provoquer un changement. Ainsi, l’intervenant entre dans un univers organisationnel en position X, afin de le faire cheminer vers une position Y. Bien que nous souscrivions à cette idée qu’intervenir c’est insuffler un changement, nous croyons que la compréhension objective du contexte d’intervention a une importance majeure sur le niveau d’implication que l’intervenant décidera d’adopter. Conséquemment, il est très important que l’intervenant fasse une lecture politique poussée de

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l­’environnement organisationnel dans lequel il se glissera afin de comprendre rapidement jusqu’où son intervention pourra aller en matière de changement. L’intervenant doit bien écouter et comprendre les attentes et les besoins énoncés par le représentant de l’organisation, car on ne peut pas imposer aux responsables d’une organisation, des changements qu’ils ne désirent pas. Ainsi, l’intervenant doit demeurer modeste, il doit éviter la posture de l’expert qui à lui seul pourrait maîtriser les solutions pour l’organisation-cliente. L’intervenant doit donc se positionner face au changement souhaité par les dirigeants, il doit décliner l’offre d’intervention s’il n’est pas à l’aise avec la demande ou, s’il accepte la commande, il doit fouiller dans sa boîte à outils afin de proposer une méthode adaptée aux besoins et attentes signifiées. Contrairement à la vision intrusive de Brabant et Létourneau, nous pensons, comme Crunenberg, qu’il est préférable pour un intervenant externe de se positionner en recul quant à l’organisation afin de garder l’indépendance nécessaire pour protéger le regard critique qui le guidera dans son diagnostic. L’intervenant doit reconnaître de facto que le changement appartient à l’organisation elle-même, à ses dirigeants et à ses membres et que son rôle se limite à accompagner et à soutenir l’organisation et ses membres dans ce processus et, souvent, il doit accepter le fait qu’il n’est qu’un facilitateur de changement. En ce sens, l’organisation et l’intervenant ont le devoir de bien s’entendre sur le changement souhaité. L’organisation a aussi la responsabilité de s’assurer que l’intervenant externe a les compétences requises pour les accompagner dans le processus permettant de faire ce changement et elle doit tout mettre en œuvre pour permettre à l’intervenant de faire son travail de soutien. Cela dit, l’intervenant doit rester lucide, il est toujours susceptible d’être instrumentalisé à des fins autres que le changement visé. De manière plus concrète, intervenir implique une délibération sur le choix des moyens les plus adaptés pour répondre aux objectifs fixés avec le client. La légitimité et la reconnaissance des compétences particulières d’un intervenant reposent notamment sur la maîtrise des approches et des méthodes reconnues pour leur efficacité. La posture de l’intervenant-expert est cependant de moins en moins prisée, et ce peu importe les domaines d’intervention, et l’intervention en éthique n’échappe pas à cette logique. Ainsi, l’intervenant en éthique doit s’inscrire davantage dans une posture d’accompagnement et de coaching. Son expertise est mise au service de l’organisation ou du professionnel qu’il

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accompagne. Dès lors, les solutions envisagées pour résoudre un dilemme éthique, pour développer une culture éthique dans l’organisation ou encore pour réduire les risques éthiques, seront portées par l’organisation grâce aux conseils et au soutien de l’intervenant. Le rôle de l’intervenant est donc d’aider celle-ci à les faire émerger, à les formuler et à les raffiner. Le processus d’une intervention À l’instar de Crunenberg, nous envisageons le déroulement d’une intervention, qu’elle soit dans le domaine de l’éthique ou dans un autre secteur d’activité, en cinq moments chronologiques : « avant », « début », « pendant », « fin » et « après ». La période « avant » l’intervention implique de se positionner sur le marché. Il s’agit d’un moment crucial pour l’intervenant qui doit, sur la base d’un cadre conceptuel, proposer son approche, déterminer ses méthodes et concevoir ses outils d’intervention. Cette première étape « avant » l’intervention nécessite donc un travail de réflexion fort exigeant, surtout au début d’une carrière ou à l’entrée d’une fonction de responsable de l’éthique dans une organisation. Cette étape devient beaucoup plus aisée au fil du temps puisqu’il ne s’agit plus de se positionner face au marché ou à son organisation, mais face à chaque client (interne ou externe), et ce pour chaque mandat. Il s’agit alors de s’assurer, très scrupuleusement, que la posture de l’intervenant est en concordance avec le contexte d’intervention spécifique où il évoluera. L’intervention « débute » avec une première rencontre. Celle-ci est un moment d’échange fondamental où le demandeur et l’intervenant ont la responsabilité partagée de bien formuler et cerner les attentes, les besoins, les principaux éléments de la culture organisationnelle, les enjeux contextuels, ainsi que les premières pistes d’intervention. Lors de cette rencontre, le demandeur, qu’il soit interne ou externe, qu’il soit individuel ou organisationnel, fait une première formulation de sa demande. Il expose sa vision d’une problématique particulière. À cette étape, le demandeur a parfois déjà une idée des pistes d’intervention possibles. Le rôle de l’intervenant est donc de raffiner l’expression de la demande et de détecter les véritables besoins derrière la demande exprimée. Il doit dès lors s’assurer qu’une corrélation positive prévaut entre les deux (Malherbe, 2007 ; Legault, 2007). En effet, il arrive qu’un client demande un produit ou un service sans avoir pour autant défini un besoin précis et sans avoir clairement formulé ses objectifs. La fonction de l’intervenant à ce moment du « début » est donc de cerner et reformuler

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la problématique derrière la demande et les attentes initiales, ainsi que de présenter des idées originales auxquelles le demandeur n’aurait peut-être pas encore songé. Par exemple, il nous est déjà arrivé une demande initiale toute simple qui consistait à réaliser une consultation en vue de produire un énoncé de valeurs organisationnelles. Or, en mettant en doute le contexte et en demandant au client de faire certaines recherches auprès de la « mémoire » institutionnelle, nous avons constaté que deux exercices de consultation sur les valeurs avaient déjà été réalisés au courant des deux dernières années sans toutefois avoir débouché sur un énoncé de valeurs. Nous avons donc proposé au client de partir des données existantes pour produire l’énoncé de valeurs organisationnelles. Ce petit exemple démontre qu’il arrive parfois que le client envisage un processus, alors qu’une autre solution, peut-être plus simple, permettra d’arriver au même résultat. Dans d’autres cas, la formulation de la problématique pourrait se conclure sur des livrables anticipés tout autres. Par exemple, un client peut viser le développement de la compétence éthique de ses employés et, pour ce faire, proposer des séances de sensibilisation à la prise de décision à partir d’une grille d’aide à la décision qui tient compte du contexte normatif. Or, les premiers échanges avec le client ont permis de constater que le Code de déontologie et les politiques internes de l’organisation en matière de gestion des comportements étaient largement désuets. Dans ce contexte, nous avons suggéré au client de procéder à la mise à jour de son cadre normatif afin d’avoir en main des règles et des normes opérationnelles dans le processus de délibération éthique. Cet exemple illustre comment une approche synergique de la régulation des comportements permet, dans le cadre d’un processus initial de socialisation, d’intervenir pour préciser les normes déontologiques, et ce, dans le but de développer la compétence éthique. Ces pistes d’intervention et ces idées nouvelles seront probablement plus ou moins bien reçues. L’intervenant doit, à ce stade, évaluer l’ouverture du demandeur face au recadrage proposé. Si le recadrage n’est pas bien reçu, l’intervenant peut, le cas échéant, proposer de nouvelles avenues ou encore, si les attentes organisationnelles heurtent son intégrité ou vont à l’encontre de sa philosophie d’intervention, se retirer de la démarche. Par contre, un accord trop rapide du demandeur peut être un signal que celui-ci est très détaché du projet. Dans ce cas, l’intervenant doit s’interroger davantage sur la volonté politique réelle du demandeur d’aller de l’avant : est-ce une commande qui avortera inévitablement ? Y

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a-t-il une réelle volonté de la haute direction d’aller de l’avant ? Est-ce que les ressources sont disponibles ? Est-ce que des suites seront données ? Est-ce que l’impact de l’intervention a été évalué ? Est-ce que l’intervenant sera instrumentalisé à des fins cachées ? Est-ce de l’éthique de vitrine ? Une ouverture trop rapide et une fermeture trop étanche cachent souvent un malaise. L’intervenant doit alors rester aux aguets et être sensible à ces malaises, qui peuvent surgir tant au début qu’en cours de mandat et qui en disent long sur les conditions de réussite de l’intervention. Selon nous, lorsque ces malaises se présentent, il ne s’agit pas toujours de se retirer du mandat, mais plutôt de rester modeste et de proposer des interventions à impacts limités. Par exemple, l’intervenant peut proposer une session de sensibilisation ou des capsules de sensibilisation à l’éthique en ligne plutôt qu’un diagnostic organisationnel sur le climat éthique qui pourrait susciter des attentes démesurées compte tenu de l’absence de volonté de susciter un véritable changement. La responsabilité de l’intervenant est donc très importante ici puisqu’il doit avoir un regard objectif du potentiel véritable de mener à terme le projet. Cela dit, peu importe le niveau d’ouverture, il faut considérer chaque intervention comme une occasion de développer l’éthique dans une organisation. Autrement dit, mieux vaut une intervention modeste réussie qu’une intervention d’envergure qui échoue ! Nonobstant ces réserves, dans bien des cas, l’organisation fait preuve d’une « bonne ouverture », c’est-à-dire une ouverture réaliste et calculée. Dans ce cas, l’intervention pourra être structurante. Lorsque l’organisation accepte la démarche, l’intervenant entre en action, à l’étape « pendant ». Cette étape demande, comme les autres étapes, beaucoup de vigilance, de rigueur, d’écoute, d’ouverture et d’adaptation, puisque la démarche sera fort possiblement modifiée en cours de route. À cette étape, l’intervenant doit trouver les meilleurs alliés dans l’organisation et favoriser la transversalité du dossier de l’éthique. À notre avis, il faut à tout prix éviter de traiter le dossier de l’éthique en vase clos. L’organisation a beaucoup de ressources internes, parfois insoupçonnées, qui peuvent faciliter une intervention en éthique. En se joignant à d’autres directions, à d’autres projets, à d’autres collègues, l’intervention en éthique sera bonifiée et gagnera en crédibilité auprès des membres de l’organisation et son efficacité en sera certainement fortifiée. Ainsi, une démarche en éthique organisationnelle qui vient s’inscrire dans un projet plus large visant un changement profond de la culture organisationnelle aura encore plus d’impact que si elle est développée de façon isolée.

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Les membres d’une organisation souhaitent voir une convergence entre les actions de l’organisation. Conséquemment, il est toujours souhaitable, mais pas toujours facile, de « s’attacher » avec les autres ! Par exemple, si l’on souhaite faire une consultation sur le climat éthique de l’organisation, il est important de vérifier s’il existe une expertise interne en matière de consultation organisationnelle ; on peut aussi vérifier si le service de développement organisationnel ne fait pas des consultations parallèles avec lesquelles on pourrait mailler la démarche éthique ; on doit vérifier si l’organisation, par son service des ressources humaines (RH) par exemple, a déjà mené une consultation dans le domaine de l’éthique ; il faut aussi demander au service des communications internes de suivre la démarche afin de pouvoir préparer le matériel de diffusion et de sensibilisation et, lorsque l’organisation a un service interne de formation, l’intégrer à la démarche afin de s’assurer que les résultats de la démarche puissent être intégrés dans le programme de formation. Plus la démarche d’intervention en éthique est intégrée au travail des différents services de l’organisation, plus il y a de chance de voir la démarche survivre au départ de l’intervenant externe. Une approche pluridisciplinaire de l’intervention permettra de développer une approche transversale dans l’organisation, ce qui contribuera notamment à mobiliser et à responsabiliser les acteurs de l’organisation relativement à l’éthique. L’intervenant externe doit aussi s’assurer qu’il a accès à un interlocuteur approprié et disponible au sein de l’organisation qu’il accompagne. Outre le travail de collaboration nécessaire à la logistique de la démarche et à la responsabilisation de l’organisation face au projet, ce contact interne permet de prendre le pouls de l’organisation tout au long du mandat. Idéalement, l’intervenant interne sera appelé à assumer le rôle de répondant en éthique et il sera libéré pendant la démarche afin de pouvoir être accompagné (coaché) par l’intervenant externe. Il sera alors prêt à porter le dossier une fois que la démarche aura bien cheminé et qu’il aura acquis une meilleure connaissance des enjeux propres à l’éthique organisationnelle. Cet acteur interne est souvent choisi parce qu’il occupe une fonction stratégique qui facilite l’intégration du dossier de l’éthique. Par exemple, dans les organisations policières, ce sont souvent les responsables des services de gestion des normes professionnelles ou des services de disciplines qui seront accompagnés pour jouer le rôle de répondant, alors que dans le milieu de la santé, on confie souvent le dossier aux responsables de l’éthique clinique afin qu’ils puissent élargir la portée de leurs interventions. Cette approche d’intervention de type accompagnement (coaching) se veut responsabilisante à la fois pour le porteur du

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dossier de l’éthique et pour l’organisation. En effet, l’objectif ultime de ce type de soutien externe est d’habiliter les personnes afin de rendre les organisations autonomes. Par ailleurs, comme le rappelle encore une fois Crunenberg, l’intervenant doit rester sensible aux jeux de pouvoir internes. Tout au long du mandat, l’intervenant ou l’intervention sont susceptibles d’être instrumentalisés à des fins stratégiques organisationnelles ou personnelles. L’intervenant découvrira des « nœuds » au fil de l’intervention. Devant ces situations délicates, il devra faire preuve de vigilance, d’ouverture et de diplomatie puisque, faut-il le souligner, tout dans l’univers des organisations est question de perception et de subjectivité. Il y a toujours au sein des organisations, des intentions plus ou moins cachées, des jeux de pouvoir, des joutes politiques, des manifestations d’ego, des enjeux de carrière, etc. Ces mouvements et ces tensions font vivre les organisations et les font évoluer. Toutefois, l’intervenant ne peut percevoir ces nœuds dès les premières rencontres. Il les découvre au fil de l’intervention. Le défi de l’intervenant est de bien gérer cette instrumentalisation quasi inévitable. En fait, il doit s’assurer que son instrumentalisation correspond à ses propres valeurs. En d’autres mots, il doit veiller à ce que son instrumentalisation ne dépasse pas les limites de ce qu’il considère comme étant acceptable. Il s’agit ici de l’intégrité professionnelle de l’intervenant. Parce que les organisations publiques avec qui nous travaillons sont soumises aux aléas de la politique, il est nécessaire de garder de la souplesse dans les démarches d’intervention, car un changement de ministre ou pire, de gouvernement, peut changer les règles du jeu en matière de structure de gouvernance ou de cadre normatif. L’intervenant externe doit alors travailler avec le répondant accompagné afin de s’assurer que la réforme demeure cohérente et respectueuse du nouveau cadre imposé par le gouvernement. L’intervention se termine lorsque les étapes de la proposition sont achevées et que l’on a le sentiment que le projet est entre bonnes mains avec le répondant accompagné. À la « fin » de l’intervention, il est souhaitable de proposer une rencontre entre l’intervenant, le répondant et le demandeur afin de faire un bilan de l’intervention. Ce bilan est l’occasion d’évaluer le processus et les outils empruntés, la qualité des interventions, le partage des responsabilités. C’est aussi le moment de cibler les points forts et les points faibles de l’intervention, ainsi que de donner des recommandations sur les suites à donner à la démarche. Ces recommandations auront été discutées avec le répondant et la démarche de communication

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de ces dernières au responsable de l’organisation vise à faciliter le travail à venir du répondant. Bref, il s’agit de faire une rétroaction sur l’intervention et de créer des ouvertures pour les étapes à venir, et ce, dans une perspective d’amélioration continue de l’organisation. « Après » l’intervention, il est toujours souhaitable de réaliser une évaluation des impacts à court, moyen et long termes. L’évaluation en matière d’éthique est toujours difficile à faire (Jutras, 2006). Toutefois, une évaluation, aussi subjective et imprécise soit-elle, nous apparaît tout de même fort pertinente et constructive. D’une part, elle permet à l’organisation de faire le point et d’envisager les pistes pour poursuivre ou réaligner la démarche et d’autre part, participe à l’amélioration de l’approche d’intervention de l’intervenant. Ce parcours d’intervention nous a permis de relever plusieurs défis de l’intervention en éthique et de faire ressortir certains enjeux fondamentaux auxquels l’intervenant en éthique doit être sensible. Avant de conclure sur l’éthique professionnelle de l’intervenant en éthique, nous allons nous pencher sur quelques exemples d’intervention en éthique menés par des intervenants externes. Quelques exemples d’intervention en éthique organisationnelle L’intervenant externe spécialisé en éthique fait face à des demandes et des situations très variables. Nous en explorons ici quelques-unes. Son rôle est parfois de soutenir les organisations publiques dans le développement de leur infrastructure éthique. Il s’agit alors de favoriser une utilisation synergique des modes de régulation, c’est-à-dire de recourir aux modes de régulation dans une perspective complémentaire, transversale et mutuellement inclusive. Par exemple, l’organisation, avec le soutien de l’intervenant, peut vouloir développer des stratégies et plans d’action en matière d’éthique. Ces stratégies peuvent recourir à des mécanismes et à des dispositifs de régulation divers et adaptés au contexte, à la culture et aux enjeux éthiques particuliers qui interpellent l’organisation. Pour alimenter la stratégie et le plan d’action en matière d’éthique, l’organisation et le consultant procéderont généralement à une analyse des besoins en matière d’éthique. La mise sur pied d’un comité de travail et l’utilisation d’une grille d’analyse des risques éthiques peuvent être des moyens privilégiés pour faire cette analyse.

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Afin d’assurer l’appropriation par l’organisation de la démarche éthique et pour assurer sa pérennité, l’intervenant peut accompagner l’organisation dans l’élaboration d’un cadre de gouvernance en matière d’éthique. Ce cadre de gouvernance où les rôles et responsabilités de chacun (sous-ministres, gestionnaires, employés, ressources humaines, responsables de l’éthique, etc.) sont bien définis, permettent de clarifier les attentes de l’organisation en matière d’éthique et favorisent une responsabilisation de ses membres. L’organisation et l’intervenant peuvent aussi choisir de mettre en place des formations et des outils de sensibilisation favorisant une culture éthique dans l’organisation. Par exemple, une activité de sensibilisation à l’éthique peut être utilisée en soutien avec le cadre de gouvernance en matière d’éthique en venant illustrer de manière concrète les attentes de l’organisation envers ses employés. Des séances de sensibilisation peuvent aussi être offertes lorsque l’organisation fait face à des enjeux éthiques difficiles à normer et à maîtriser. Les enjeux soulevés par l’utilisation des médias sociaux par les employés illustrent très bien le type de situation auquel font face les administrations publiques. Dans ce contexte, les activités de sensibilisation portant sur les enjeux éthiques liés aux médias sociaux peuvent être des outils forts intéressants pour réduire les risques de comportements déviants associés à cette thématique. Cela dit, les enjeux éthiques soulevés par l’utilisation des médias sociaux par les organisations publiques, par exemple pour surveiller leurs employés, soulèvent d’autres enjeux éthiques qui ne peuvent être traités par une activité de sensibilisation. Ce type de situation mérite plutôt une analyse approfondie et des balises claires permettant de bien encadrer ce type de pratique organisationnelle qui pourrait entraîner des dérives. Par ailleurs, lorsqu’il est question de développer la compétence éthique (Bégin, 2014) ou d’expliquer de nouvelles normes, la formation peut être privilégiée. L’intervenant et son client, en fonction des besoins de l’organisation et de la clientèle ciblée, pourront privilégier différentes formations. Par exemple, si un nouveau comité d’éthique organisationnelle est créé, il peut être intéressant d’offrir une formation à ces membres. Cette formation devrait minimalement porter sur une clarification conceptuelle de l’éthique et de ses principaux concepts, sur le cadre normatif de l’organisation, sur les enjeux éthiques récurrents dans les organisations publiques, sur la prise de décision en comité, etc. Sur ce dernier point, l’intervenant pourra proposer un processus et une grille de décision éthique adaptés au contexte particulier du comité. Par

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exemple, dans le cas d’un comité d’éthique d’une municipalité, le processus délibératif et la grille qui l’accompagne devront nécessairement tenir compte de la proximité citoyenne ainsi que des aspects politiques et administratifs des enjeux éthiques que le comité aura à traiter. Si la stratégie consiste à réaliser un vaste exercice de cartographie des risques éthiques, il peut être opportun d’offrir une formation sur les risques éthiques aux membres du groupe de travail sur la gestion de ces risques. Si l’organisation adopte un nouveau règlement sur l’éthique ou un guide de conduite, il peut alors être à propos d’offrir une formation aux gestionnaires qui seront les principaux porteurs de dossiers et qui devront mettre en place la nouvelle réglementation. L’intervention en éthique peut aussi s’appliquer à l’élaboration, à la révision et à la mise en place d’outils normatifs à degrés hétérogulatoires variables. Il peut s’agit de codes de déontologie, de politiques internes, de guides de conduite, d’énoncés de valeurs. Les outils normatifs permettront par ailleurs de clarifier les attentes organisationnelles en matière d’éthique. Ils pourraient même contribuer à l’intégration de l’éthique dans des profils de compétence pour les gestionnaires. Voilà autant d’exemples d’activités auxquels l’intervenant en éthique peut recourir dans sa pratique. L’expertise de l’intervenant en éthique peut aussi être sollicitée pour la rédaction d’avis éthique ou d’avis d’expertise en matière d’éthique. Nous effectuons une distinction entre ces deux types d’avis dans la mesure où l’avis éthique constitue une analyse d’une situation ou d’un dilemme éthique précis. Dès lors, des outils d’aide à la décision sont sollicités et une analyse rigoureuse de la situation s’impose. Ce type d’avis est souvent émis par un comité d’éthique ou un répondant en éthique et sa portée vise habituellement à soutenir une décision. La collaboration de l’intervenant dans ce type de situation est souvent de l’ordre de la gestion du processus délibératif ou de l’élaboration d’outils de prise de décision adaptés au comité et à son contexte. On peut aussi faire appel à l’intervenant externe lorsque aucun acteur organisationnel interne ne se sent compétent pour traiter le dossier ou lorsqu’il est nécessaire d’avoir un regard indépendant pour avoir un point de vue objectif. Sur ce dernier point, il est important de préciser que certains avis peuvent avoir une portée politique. Dans le cas de l’avis d’expertise en matière d’éthique, il s’agit plutôt de faire une étude sur des concepts ou des thèmes sans égard à une situation précise. Par exemple, un client peut demander un avis d’expertise

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en matière d’éthique sur le concept de conflit d’intérêts, de népotisme ou d’utilisation des médias sociaux. Il s’agit alors de produire une revue de littérature précise et de proposer au client une définition ou une approche qui convient à son contexte. Le client peut aussi demander de faire le bilan des meilleures pratiques organisationnelles dans son secteur d’activité : par exemple, les meilleures pratiques en matière de gestion des marchés publics ou de gestion des rapports entre les agents publics et les lobbyistes. Comme on l’a vu précédemment, dans bien des cas, l’intervenant externe en éthique agit en soutien auprès de la personne responsable de l’éthique, d’un comité d’éthique ou d’un dirigeant pour qui l’éthique organisationnelle est inhérente à son style de gestion. Cette approche de type accompagnement (coaching) fait partie intégrante, nous semble-t-il, d’une approche d’accompagnement où l’autonomie du client est visée. L’approche de type « coaching » privilégiée est alors intercommunicationnelle, intersubjective, pluridisciplinaire et coconstructive. Elle s’assure que les parties prenantes sortent « gagnantes-gagnantes » de la démarche puisque chacun aura appris de l’autre dans cette expérience partagée. Voilà très sommairement présentés, quelques exemples d’intervention dans le domaine de l’éthique organisationnelle appliquée au secteur public. Dans les différents contextes d’intervention, ces exemples sont utilisés de manière à encourager la synergie régulatoire au sein de l’organisation, c’est-à-dire de telle façon que les instances de régulation externe favorisent l’autorégulation des individus et, à l’inverse, que le mouvement autorégulatoire vise une intégration individuelle du cadre normatif collectif. Enfin, rappelons que dans notre contexte du service public, outre le souci de répondre à des besoins précis de la part du demandeur, chacune de ces interventions est aussi motivée par la volonté de maintenir et d’accroître l’intégrité des administrations et des agents publics. Par conséquent, elles visent la consolidation de la confiance du public à l’égard des institutions démocratiques. CONCLUSION On ne saurait conclure ce texte sans interpeller l’éthique professionnelle de l’intervenant en éthique. Elle est au cœur de la légitimité de l’intervenant en éthique et de ses interventions. L’éthique de l’intervenant en éthique se déploie tant dans la construction de sa posture d’intervenant qu’à chacune des étapes d’une intervention. Pour cette raison, le choix des approches et des méthodes d’intervention doit avoir fait l’objet d’une

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réflexion et d’une analyse rigoureuse et doit régulièrement être révisé et mis à jour. Il doit de plus faire l’objet d’une validation continue dans le cadre de chacun des mandats. Sans contredit, l’intervenant en éthique doit de plus veiller à ce que les impacts de ses interventions soient positifs. Bien que l’intervenant ne maîtrise pas l’ensemble des données du contexte, il doit s’assurer que ses propositions d’action, ses méthodes et ses interventions ne provoquent pas de crise ou d’effets pervers dans l’organisation. Son éthique d’intervention doit lui insuffler une certaine prudence. Il doit effectuer une analyse de risques liés à ses interventions avec le plus d’objectivité et de détachement possible. L’intervenant en éthique doit toujours se rappeler que l’organisation qui fait appel à ses services et à son expertise lui accorde une grande confiance pour l’aider à dénouer une impasse, à réaliser un projet, à insuffler un changement. Il a le devoir d’être à la hauteur de cette confiance et, par conséquent, sa responsabilité est de proposer une approche adaptée aux besoins de son client et à la capacité de ce dernier à recevoir un accompagnement. La communauté d’intervenants en éthique en est aux premières heures de sa professionnalisation. La légitimité de cette pratique est encore très fragile puisque les paradigmes disciplinaires sont divers et éclatés (psychologie, philosophie, gestion, science politique, droit, médecine, finance, etc.) et, par conséquent, les finalités d’intervention et les cadres conceptuels sont multiples et variés. Dès lors, la qualité de la posture de l’intervenant, la rigueur dans le processus d’intervention et l’éthique de l’intervenant, telles que présentées dans cet article, nous semblent, pour l’instant, la meilleure voie à suivre pour favoriser la professionnalisation et la reconnaissance des intervenants en éthique. Parce que nos attaches institutionnelles sont universitaires, nous croyons que nous avons le devoir de faire des retours de théorie à la fin de chacune de nos interventions afin de pouvoir intégrer les acquis de connaissance produits dans ces démarches. Comme enseignant, chercheur ou formateur, nous avons un devoir de produire de la connaissance de pointe et de la transférer à nos étudiants, nos collègues ou clientèles organisationnelles. Cette production de connaissance et le transfert qui suivra peuvent prendre différentes formes, l’important est de diffuser cette connaissance. Les intervenants universitaires ne peuvent pas faire comme les intervenants privés, c’est-à-dire travailler en vase clos en défendant la logique du brevet et du secret commercial.

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PARTIE 1 – MODÉLISATION DES PRATIQUES D’INTERVENTION

Le chercheur se fera un devoir de théoriser les résultats en faisant de l’analyse comparée, en faisant ressortir des éléments implicites de la démarche ou en tentant de produire de nouvelles catégories d’information. Il fera ainsi avancer la connaissance dans son champ d’expertise et il participera à des colloques ou les soumettra à des revues arbitrées afin de diffuser ses résultats et les soumettre au regard des pairs. Les organisations qui décident de travailler avec des universitaires doivent faire preuve d’ouverture et faciliter l’utilisation des résultats de l’intervention à des fins de publication. Ceci est encore plus important dans le domaine de l’intervention en éthique organisationnelle, parce que c’est un domaine qui n’est pas encore à pleine maturité. Il est donc essentiel que des connaissances pratiques soient diffusées le plus largement possible.

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CHAPITRE 1 – RÉFLEXION SUR L’INTERVENTION EN ÉTHIQUE APPLIQUÉE…

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CHAPITRE 1 – RÉFLEXION SUR L’INTERVENTION EN ÉTHIQUE APPLIQUÉE…

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CHAPITRE 2

De l’analyse de l’activité à la prise en compte du contexte : mener une intervention en ergonomie

L

Marie Bellemare Université Laval

a pratique de l’intervention en ergonomie s’appuie sur une modélisation de l’objet d’étude de la discipline, soit l’activité en situation réelle de travail. Ainsi, l’intervention a pour but de transformer les situations de travail afin de permettre le déploiement d’une activité dont le résultat est optimal, selon des critères de santé et ­d’efficacité. Une modélisation de l’intervention, dans sa dimension socio-organisationnelle est ici proposée en recourant notamment aux concepts de « capacités » et de « dispositions » à agir des acteurs. L’intervention y est décrite comme une trajectoire, dans un certain contexte, entre une situation de départ et une situation souhaitée au cours de laquelle le praticien se fixe des objectifs, met en place un dispositif de participation, mène certaines activités, de manière à faire émerger des propositions de changements. Cette modélisation permet de rendre compte des savoirs mobilisés par le praticien expérimenté qui sait adapter les gestes d’intervention au contexte dans lequel il œuvre en y décelant les obstacles qu’il comporte et en utilisant les leviers qu’il recèle. Bien que le modèle proposé ici ait été développé à partir de l’analyse d’interventions particulières, visant la prévention dans le champ de la santé au travail, il nous apparaît intéressant de le mettre en discussion dans la perspective d’éclairer certaines préoccupations partagées autour de l’intervention en milieu de travail.

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PARTIE 1 – MODÉLISATION DES PRATIQUES D’INTERVENTION

INTRODUCTION Mon intérêt pour l’intervention en milieu de travail vient à la fois de mon expérience de praticienne dans le domaine de la santé au travail et du fait que l’intervention elle-même est pour moi un objet d’étude (Bellemare et collab., 2002 ; Baril-Gingras, Bellemare et Brun, 2004 ; Baril-Gingras et collab., 2010). De plus, à titre d’enseignante, je cherche à former des intervenants qui seront en mesure d’exercer de manière efficace, ce qui m’a amenée à tenter, avec des collègues, de formaliser les compétences que doit détenir un ergonome (Bellemare, Viau-Guay et Vézina, 2012) et, plus largement, ce que j’aurais bien aimé savoir lorsque j’ai commencé à intervenir (St-Vincent et collab., 2011). Cette rencontre pluridisciplinaire nous permet de réaliser combien certaines préoccupations sont partagées. Pourvu qu’il y ait cet intérêt mutuel pour rendre compte des savoirs issus de la pratique professionnelle, pour ouvrir la « boîte noire » de l’intervention et en expliciter le processus. Il y a aussi un souci partagé de mener des interventions qui changent les choses, pour le mieux, et donc de comprendre ce qui fait qu’une intervention est efficace. Il ressort également un besoin commun d’articuler plusieurs niveaux d’analyse pour rendre compte de la complexité des contextes d’intervention, avec leurs acteurs collectifs. L’ergonomie est définie (IEA, 2014) comme « la discipline scientifique qui vise la compréhension fondamentale des interactions entre les humains et les autres composantes d’un système, et la profession qui applique des principes théoriques, données et méthodes en vue d’optimiser le bien-être des personnes et la performance globale des systèmes1 ». L’intervention en ergonomie, pour Guérin et collab. (2006) consiste à « comprendre le travail pour le transformer » comme le suggère le titre de leur ouvrage. Ceci suppose donc une modélisation du travail, que les ergonomes organisent autour de la notion de « situation de travail » et également une modélisation du processus qui mène à des transformations de ces situations. Le présent chapitre est le résultat d’une réflexion réalisée au sein d’un domaine, et elle est proposée ici aux praticiens et chercheurs en éthique, avec le souhait que les trajectoires de nos disciplines puissent se rencontrer et s’enrichir. Il sera d’abord question de la situation de travail, objet de

1.

Il s’agit de notre traduction, adaptée de celle de la Société d’ergonomie de langue française (SELF).

CHAPITRE 2 – DE L’ANALYSE DE L’ACTIVITÉ À LA PRISE EN COMPTE DU CONTEXTE…

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l’intervention en ergonomie, telle que nous la modélisons afin de situer les changements recherchés à travers les interventions. Puis nous aborderons le processus d’intervention en ergonomie dans sa dimension technique, il s’agit de poser un diagnostic en franchissant différentes étapes pour arriver à proposer puis à mettre en place des solutions. Nous traiterons ensuite de ce que nous appelons (Baril-Gingras, Bellemare et Brun, 2004) la dimension « socio-organisationnelle » de l’intervention en proposant une modélisation du processus menant à la production de changements dans le champ de la santé au travail. Après avoir présenté brièvement la démarche par laquelle le modèle a été élaboré, et les concepts théoriques à sa base, nous exposerons de quelle façon il rend compte de l’analyse du contexte menée par les praticiens pour faire progresser leur intervention et comment il permet de soutenir leur réflexion en cours d’action (Schön, 1995). Nous conclurons en tentant quelques rapprochements entre intervention en ergonomie et intervention en éthique. L’ACTIVITÉ EN SITUATION RÉELLE DE TRAVAIL, OBJET DE L’INTERVENTION EN ERGONOMIE La situation de travail (figure 1) est conceptualisée depuis les débuts de l’ergonomie2 en étant centrée sur l’activité de travail. Plusieurs chercheurs et praticiens ont contribué à une modélisation qui s’est avérée féconde, autant du point de vue théorique que du point de vue pratique. Pour Leplat et Cuny (1977), l’activité résulte du couplage entre un individu, doté de certaines caractéristiques, et une tâche, laquelle se réalise dans un cadre donné, fourni par une entreprise. Le résultat de l’activité se manifeste à la fois dans ce qui est produit pour l’organisation, soit la performance sur le plan de la quantité, de la qualité, et dans ce qui est produit pour l’individu, en matière de traces, positives ou négatives, sur sa santé, sur son expérience. L’activité, quelle qu’elle soit, suppose un engagement de la personne selon trois dimensions : physique, mentale et sociale. 

2. Il faut noter que les débuts de l’ergonomie remontent aux années 1950 et que dès lors, plusieurs courants s’affirmeront. Le concept de situation de travail est propre à « l’ergonomie de l’activité » qui se distingue d’autres courants autant par ses ascendants disciplinaires – issues de la psychologie du travail et de la physiologie du travail – que par son origine géographique, les pays de la francophonie.

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PARTIE 1 – MODÉLISATION DES PRATIQUES D’INTERVENTION

Figure 1 : La personne en activité dans une situation de travail (Source : St-Vincent et collab. 2011 : 39 d’après Vézina, 2001).

Comme le suggère la figure 1 (adaptée de Vézina, 2001), la dimension physique se traduit par des éléments observables tels des gestes, des postures, des mouvements. La dimension mentale est toujours présente, bien que plusieurs de ses aspects ne soient pas toujours dans un registre visible : émotions et préoccupations portées par la personne, recherche et prises d’information, analyses et décisions. Enfin, la dimension sociale de l’activité se manifeste à travers les communications explicites ou implicites. Les ergonomes ont d’ailleurs montré que même dans des activités de travail répétitives, toutes ces dimensions sont bien présentes (Teiger, Laville et Duraffourg, 1972). Par exemple, la travailleuse qui occupe un poste où elle doit pratiquer une incision du cou sur chacune des 35 volailles qui défilent à la minute sur un convoyeur aérien, est préoccupée par l’état de son couteau et doit accélérer ses mouvements pour arriver à en réaliser l’affilage entre deux volatiles. Elle est aussi préoccupée par le fait de ne pas empiéter sur l’espace de travail de sa voisine, et apprécie constamment l’état de la dinde pour conserver la précision de son geste et ainsi ne pas occasionner de perte de chair en aval. À cet engagement cognitif dans le travail s’ajoute une dimension

CHAPITRE 2 – DE L’ANALYSE DE L’ACTIVITÉ À LA PRISE EN COMPTE DU CONTEXTE…

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sociale : étant la première sur la chaîne d’éviscération, elle cherchera à aviser les collègues des postes en aval de l’état des volailles. Cet exemple nous permet d’apprécier deux idées fortes développées en ergonomie : 1) le travail réel diffère du travail prescrit puisque la tâche, travail prescrit, représente ce qui est à faire alors que l’activité, travail réel, est plutôt ce qui est fait (Leplat et Hoc, 1983) ; 2) le travailleur n’est pas un exécutant, il organise son activité, met en œuvre des stratégies pour faire face à la variabilité, à ce qui n’est pas prévu. La variabilité est un concept des plus importants en ergonomie. Elle s’exprime dans toutes les composantes de la situation de travail. On la retrouve dans la diversité des personnes, toutes différentes sur les plans de l’âge, l’expérience, les caractéristiques physiques et psychologiques, de même que dans les variations de l’état d’une même personne dans le temps – avec des variations de l’état physiologique au cours de la journée et aussi au cours de la vie. Ainsi, l’activité devient un compromis pour atteindre les objectifs compte tenu des facteurs internes (relatifs à la personne) et des moyens à sa disposition (facteurs externes). C’est ainsi que la tâche n’est pas réalisée de la même façon par deux travailleuses différentes et, pour une même travailleuse, à différents moments de la journée. Les conditions de réalisation du travail, le cadre dans lequel s’exerce l’activité, sont aussi l’objet de variations de toutes sortes : l’outil qui se dérègle, la matière première qui ne se travaille pas comme d’habitude, l’ordinateur qui ne répond pas, le manque d’effectifs qui modifie l’organisation du travail, le client qui est agressif. Le travailleur doit ainsi constamment ajuster son activité pour faire face à ces différentes variabilités, à tout ce qui n’a pas été prévu par l’organisation du travail, de manière à ce que son activité donne des résultats satisfaisants tant pour lui-même que pour l’entreprise. Par exemple, dans une unité de soins intensifs, la tâche prescrite de l’infirmière consiste à prendre soin de deux patients. Par une observation systématique de son travail, on peut constater qu’elle est en interaction avec huit patients au cours de sa journée, réorganisant sans cesse, avec ses collègues, les priorités en fonction de tout ce qui se passe dans le service, menant à l’occasion des activités administratives non prévues à sa tâche. C’est ce travail réel qui intéresse l’ergonome et les interventions qu’il mène viseront à augmenter les marges de manœuvre (Durand et collab., 2008) disponibles de manière à faciliter l’activité, afin qu’elle se traduise par des résultats satisfaisants (quantité, qualité et délais) sans porter atteinte à la santé, physique et mentale, de la personne. Dans une perspective développementale actualisée par l’ergonomie constructive (Falzon, 2012) on cherchera même à

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PARTIE 1 – MODÉLISATION DES PRATIQUES D’INTERVENTION

ce que l’activité de travail soit source de développement des individus et des collectifs par la mise en place d’environnements « capacitants ». L’INTERVENTION EN ERGONOMIE : UN PROCESSUS POUR TRANSFORMER LES SITUATIONS DE TRAVAIL Maintenant que nous avons défini l’objet de l’intervention, la situation de travail, voyons comment nous pouvons modéliser le processus d’intervention qui cherche à la transformer. Ce processus comporte des aspects techniques, d’une part, et socio-organisationnels, d’autre part, qui, bien qu’interreliés, sont abordés séparément dans les sections qui suivent. Les aspects techniques Selon St-Vincent et collab. (2011 : 64), l’intervention « […] est réalisée dans un contexte donné, à un moment donné, en vue de transformer les situations de travail, pour les améliorer selon des critères de santé et d’efficacité ». Elle suppose également « […] la mise en œuvre d’un système organisé d’actions menées en interaction avec des acteurs de l’entreprise ». Cette définition fait ainsi référence à un processus qui, pour la majorité des interventions, se traduit par une série d’étapes, composées de gestes d’intervention, qui marquent une trajectoire depuis un problème, une situation non satisfaisante existante jusqu’à une situation future souhaitée3.

3.

Depuis les années 1980, les interventions ergonomiques d’accompagnement de projet se sont multipliées. Dans ce cas, l’intervention consiste à anticiper les situations de travail futures et à infléchir le cours des projets en projetant l’activité future de travail possible et en anticipant les conséquences probables en matière d’effets sur la santé et sur l’efficacité. Dans ce chapitre, nous traitons plutôt des interventions qui visent à établir un diagnostic et à proposer des changements pour corriger une situation existante.

CHAPITRE 2 – DE L’ANALYSE DE L’ACTIVITÉ À LA PRISE EN COMPTE DU CONTEXTE…

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Figure 2 : L’intervention en ergonomie décrite selon ses aspects techniques, telle qu’elle peut être transmise dans un manuel destiné aux praticiens (Source : St-Vincent et collab., 2011 : 87).

Dans le cas de l’intervention en ergonomie, ces étapes sont énoncées (figure 2) de la manière suivante : le praticien reçoit une demande qu’il analyse (premier geste d’intervention), ce qui le conduit à formuler un mandat d’intervention. Cette « analyse de la demande » est un incontournable puisque la façon dont l’appel à l’intervention externe est formulé peut comporter des éléments implicites telle une demande de mise en application d’une solution, alors que le problème n’a pas vraiment été analysé, comme nous le montre Schön (1995) en s’intéressant à différentes pratiques professionnelles4. Par la suite, le praticien entreprend des investigations qui l’amènent à élaborer un prédiagnostic, qui constitue son interprétation de la situation qui pose problème, et à proposer des pistes qui pointent vers différentes familles de déterminants à cibler pour l’améliorer : organisation de la production et du travail ; formation ; dispositif technique. Ce prédiagnostic est soumis aux acteurs, et se transforme en diagnostic dans

4.

Cet auteur s’est intéressé à différentes pratiques professionnelles, notamment en architecture, en ingénierie, en psychothérapie, et distingue en effet « problem solving » et « problem setting ». Pour lui, la majorité des actions de la pratique professionnelle visent à bien poser un problème, à le « construire » (problem setting) de manière à pouvoir y trouver une solution. C’est lorsque le problème est bien posé qu’il peut être résolu.

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PARTIE 1 – MODÉLISATION DES PRATIQUES D’INTERVENTION

la mesure où il est accepté par le milieu. Un plan d’action est élaboré pour transformer la situation par l’implantation de différents changements, organisés en projets. Dans le cas où le milieu n’adhère pas complètement au diagnostic, il peut s’avérer nécessaire de procéder à des investigations approfondies pour concrétiser certaines pistes ou encore pour convaincre les acteurs quant aux causes du problème voire quant à la pertinence de traiter les problèmes soulevés. Ces gestes d’intervention s’appuient sur des outils, dont certains sont utilisés dans plusieurs disciplines et d’autres qui relèvent particulièrement de la pratique de l’ergonomie comme l’analyse de l’activité. Les investigations, qu’elles soient préliminaires ou approfondies, s’appuient sur des données existant dans l’entreprise et aussi sur de nouvelles données que l’ergonome génère grâce aux verbalisations qu’il recueille et aux observations qu’il mène. Ces données s’enrichissent mutuellement puisque avant d’observer une personne en activité professionnelle, il faut établir avec elle une relation de confiance (Vézina, Ouellet et Major, 2009) ; il en va de la qualité même des données qui seront recueillies par la suite. En retour, les observations sont utilisées pour pousser plus loin la compréhension du travail en recueillant des verbalisations soit simultanément ou postérieurement aux observations. Il devient alors possible d’obtenir un point de vue intrinsèque (Theureau, 2004 ; Viau-Guay, 2011) sur l’activité et d’accéder au sens qu’elle a pour le travailleur. Différentes techniques peuvent être utilisées comme celle de l’autoconfrontation (Theureau, 1992 ; Clot et collab., 2000) et de l’entretien d’explicitation (Vermersch, 1994). Le processus de l’intervention, ainsi décrit dans ses aspects techniques, peut être transmis au cours d’activités de formation théoriques et pratiques ou par des manuels destinés aux praticiens. Toutefois, la réussite des interventions nécessite d’autres savoirs, reliés à l’analyse du contexte d’intervention, qui relèvent davantage de l’expérience et qui s’en trouvent moins facilement transmissibles. C’est ce que nous appelons les « aspects socio-organisationnels » de l’intervention. Les aspects socio-organisationnels Nous constatons qu’une des caractéristiques qui distingue le praticien expérimenté du novice et qui confère une efficacité à son action, c’est la pleine prise en compte du contexte dans lequel son intervention se déroule. En effet, le praticien expérimenté, à travers les gestes techniques qu’il accomplit, est continuellement à la recherche d’informations lui permettant d’ajuster son action au contexte et d’assurer ainsi la

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« construction sociale » (Daniellou, 1995) de son intervention. Cette analyse du contexte, qui est le plus souvent implicite, consiste à examiner, de manière continue, les capacités et les dispositions à agir des acteurs vis-à-vis de l’objet de l’intervention, de même que les relations qui existent entre les acteurs autour de cet objet. Le praticien en vient ainsi à formuler des objectifs d’ordre stratégique qui visent notamment à mettre à profit les capacités et les dispositions des acteurs qu’il détermine comme étant favorables à son action, de même qu’à reconnaître et même à anticiper les facteurs qui pourraient constituer des obstacles à celle-ci. Il est intéressant de constater que les aspects socio-organisationnels ont été mentionnés comme étant ceux qui préoccupent le plus les ergonomes en apprentissage lorsqu’ils expérimentent leur première intervention (Vézina et Baril, 2009). Voyons plus précisément le modèle que nous proposons pour décrire cette composante de l’intervention. UN MODÈLE POUR PENSER LA PRODUCTION DE CHANGEMENTS LORS DES INTERVENTIONS EN SST C’est en analysant de manière approfondie sept interventions en santé et en sécurité du travail (SST) de natures diverses et menées dans des contextes variés par des praticiens appartenant à des organismes différents, que nous avons élaboré un premier modèle conceptuel (BarilGingras, Bellemare et Brun, 2004) permettant de rendre compte de la production de changements lors de telles interventions. Le modèle a été mis au point par une démarche à la fois inductive, mettant à contribution des données qualitatives issues des interventions, et déductive, puisant dans des théories existantes, comme le suggère Eisenhardt (1989). Puis, une seconde version du modèle a pu être élaborée et confrontée à une vingtaine d’autres interventions étudiées de manière longitudinale, avec la participation des douze praticiens (Baril-Gingras et collab. 2010) qui les menaient5. Avant de présenter ce modèle, nous traitons brièvement de ses assises théoriques.

5.

L’analyse de ces interventions a donné lieu à l’élaboration d’outils visant à soutenir la réflexion des intervenants : un journal de bord ; un outil d’analyse du contexte ; un outil de bilan et un référentiel. Voir Baril-Gingras et collab., 2010 a, b, c, d, e, f.

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Les assises théoriques du modèle Le modèle6, que nous décrivons ci-après, puise à plusieurs cadres conceptuels et s’appuie sur des concepts clés : 1) ceux de trajectoire et de trame (Strauss, 1992) qui permettent de distinguer le processus d’intervention (trajectoire) du contexte dans lequel il se déroule (trame) tout en situant l’un et l’autre en constante interaction ; 2) celui de la régulation sociale (Raynaud, 1988 ; 1997) selon lequel les acteurs d’une organisation élaborent de manière autonome des règles qui leur permettent de se constituer comme acteur collectif et de contribuer à une régulation effective, différente de la régulation de contrôle issue de la hiérarchie ; 3) les concepts de « capacités d’agir » et de « dispositions à agir » (Dawson et collab., 1988) des acteurs qui permettent de caractériser ceux-ci dans le rapport qu’ils ont avec l’objet d’intervention ou, plus largement, avec l’intervention elle-même. Les capacités des acteurs peuvent être politiques (avoir la capacité de mettre des ressources humaines, temporelles, financières à la disposition de l’intervention ou du changement) ou peuvent se traduire par des compétences vis-à-vis de l’objet de l’intervention (connaissances techniques sur les causes d’un problème, sur les moyens de le résoudre). Ainsi, plusieurs interventions externes visent à combler un déficit dans les capacités des acteurs d’un milieu : par exemple, on fait appel à un spécialiste des troubles musculo-squelettiques (TMS) parce que, à l’interne, personne ne possède les connaissances sur les facteurs de risques de TMS, ou le temps, pour poser un diagnostic. En ce qui concerne les dispositions, ce concept traduit le rapport de l’acteur à l’intervention au regard des enjeux qu’elle soulève pour lui. Ainsi, la tendance des acteurs à reconnaître le problème qui fait l’objet de l’intervention et leur volonté (willingness est d’ailleurs le mot choisi par Dawson et collab.) de le résoudre constituent des dispositions favorables, alors que la tendance inverse, témoigne de dispositions défavorables. Au cours d’une intervention, le praticien cherchera à reconnaître parmi les acteurs, ceux pour qui son action présente des enjeux, positifs ou négatifs. Il misera ainsi sur les dispositions favorables pour soutenir son action ou pour influencer d’autres acteurs, notamment ceux qui auraient des capacités, mais peu de dispositions à agir.

6.

Pour une description plus précise des assises théoriques du modèle, voir Baril-Gingras, Bellemare et Brun 2004 : 9-26.

CHAPITRE 2 – DE L’ANALYSE DE L’ACTIVITÉ À LA PRISE EN COMPTE DU CONTEXTE…

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Un modèle articulant plusieurs niveaux d’analyse Ces différents concepts soutiennent donc le modèle que nous avons élaboré pour tenter de mieux comprendre comment les interventions produisent des changements en articulant trois niveaux d’analyse : micro, à l’échelle du praticien mettant en œuvre le processus d’intervention portant sur un objet particulier ; méso, qui prend en compte les caractéristiques du milieu et celles des acteurs ; macro, le niveau des politiques publiques, du cadre juridique dans lequel l’intervention se déroule. Ces trois niveaux en interaction tentent de rendre compte de la complexité du contexte. Par exemple, le contexte macro influence le milieu et de là le processus d’intervention, qui à son tour modifie les contextes micro et méso, notamment par la survenue ou non de changements. R égime de s anté et s éc urité: c ontenu et mis e en oeuvre Intervenant et s on organis me

P roc es s us d’intervention Dis pos itif

Orientations

de partic ipation

R es s ourc es

OB J E T P roblème à rés oudre

Objec tifs

P ropos itions de c hangement

C hangements

C ontexte de l’établis s ement R elations entre les ac teurs

Dis pos itions des ac teurs (enjeux)

A c tivités

C apac ités des ac teurs

C arac téris tiques s truc turelles

Figure 3 : Les aspects socio-organisationnels de l’intervention externe en SST (adapté de Baril-Gingras et collab. 2010 : 14).

Comme le montre la figure 3, le processus d’intervention porte sur un objet particulier, défini dans des interactions, pour lequel l’intervenant : 1) se fixe des objectifs, plus ou moins formels ; 2) met en place un dispositif de participation dans le milieu ; 3) réalise certaines activités desquelles 4) émergent des propositions de changement (qui seront

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PARTIE 1 – MODÉLISATION DES PRATIQUES D’INTERVENTION

acceptées ou non, implantées ou non). Le processus d’intervention se situe dans un contexte macro caractérisé notamment par le cadre légal et réglementaire du champ de la santé au travail et son application7. Le praticien ajuste son action en continu par rapport au contexte, lequel dépend en partie de l’organisme dont il relève, avec ses orientations, ses ressources, et de celui du milieu dans lequel l’intervention se déroule. Le contexte du milieu est ici décrit selon cinq dimensions : 1) l’origine de l’intervention ; 2) les caractéristiques de l’établissement ; 3) les capacités des acteurs à agir ; 4) leurs dispositions à agir ; 5) les relations des acteurs autour de l’objet de l’intervention. Analyser le contexte d’un milieu En partant des cinq dimensions proposées pour explorer le contexte et en faire l’analyse en ce qui concerne les ressources pour l’action, examinons en quoi elles sont pertinentes pour orienter l’intervention. L’origine de l’intervention : demande, offre ou obligation Nous considérons que l’intervention peut s’amorcer à la suite d’une offre, d’une demande ou d’une obligation. Cette origine marque profondément l’orientation de l’intervention. En effet, une demande est le reflet d’une certaine disposition à agir8 de la part du demandeur alors que dans le cas d’une obligation, le demandeur est en quelque sorte forcé d’accueillir l’intervention. Par exemple, dans le cadre de la LSST (Loi sur la santé et la sécurité du travail), un inspecteur peut exiger d’une entreprise qu’elle fasse appel à un ergonome à cause de la présence de facteurs de risque pour la santé. S’il s’agit d’une offre faite par l’organisme d’attache de l’intervenant dans le cadre d’un programme ou d’une recherche, l’acceptation de l’offre est le reflet d’un certain intérêt, mais, comme dans les autres cas, une analyse des enjeux, des dispositions à agir des différents acteurs s’impose. En effet, plusieurs questions méritent d’être examinées : la demande portée par la personne est-elle partagée, le problème à l’origine de l’intervention représente-t-il un enjeu réel pour les acteurs ? Qu’est-ce

7. 8.

Il faut considérer ici que dans le champ de la SST, tous les établissements ne sont pas soumis aux mêmes règles puisque certaines dispositions de la Loi sur la santé et la sécurité du travail (LSST) ne s’appliquent que dans des secteurs dits prioritaires. Cette disposition à agir peut ne pas être réelle dans le cas où un demandeur instrumentalise un intervenant pour signifier qu’il agit alors qu’en réalité l’intervention constitue justement un alibi pour retarder une véritable action.

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qui fait qu’à ce moment-ci, le milieu est préoccupé par le problème ? Dans le cas d’une demande, il convient de cerner plus précisément les raisons qui motivent un acteur, ou une organisation, à formuler à ce moment précis une telle requête. Il faut également se poser la question de l’événement qui a déclenché cet appel à une ressource externe, ce qui peut amener l’intervenant à faire l’historique de la problématique soulevée : d’autres intervenants ont-ils déjà été appelés ? Des acteurs internes ont-ils déjà porté ce dossier ? Des changements ont-ils déjà été entrepris en réponse au problème ? Le recrutement des acteurs participant à l’intervention sera influencé par cette quête d’information : le praticien cherchera à rencontrer les acteurs susceptibles d’éclairer l’histoire du problème. Il s’intéressera à des acteurs clés, porteurs de logiques différentes dans le but de connaître leurs dispositions quant à l’objet de l’intervention. Selon l’origine de l’intervention, le praticien accomplira des gestes différents, mais dans tous les cas, ceux-ci sont orientés par la recherche des dispositions à agir des acteurs, par la compréhension des enjeux que représente pour eux l’intervention. Ainsi, même si des capacités sont présentes, elles constituent des ressources pour l’intervention que si les acteurs sont disposés à agir. Les échanges avec les différents acteurs amènent le praticien à constituer un dispositif de participation (par exemple, groupe de travail, comité de suivi, comité de pilotage). S’il s’agit d’une demande, le praticien cherchera à y inclure des acteurs qui ont les capacités et les dispositions pour faire avancer l’intervention. Dans le cas d’une obligation ou d’une offre, il orientera ses actions vers le recrutement d’acteurs pour lesquels le problème à résoudre constitue un enjeu important. Dans ces cas, il cherchera à faire émerger « une demande » afin que l’intervention ait un sens pour les acteurs avec lesquels il interagit. Ceci l’amènera à rechercher quels enjeux dans l’organisation trouvent un écho dans ce qu’il peut offrir. Il se peut par exemple qu’un cadre n’arrive pas à atteindre ses objectifs de production parce que les TMS sont source d’absences au travail de la part des salariés de son unité. On peut considérer ici que ses dispositions à agir en prévention sont favorables à l’intervention et qu’il s’agit d’un acteur à recruter dans le dispositif. Il a peut-être, en plus, des capacités politiques pour influencer d’autres acteurs qui pourraient débloquer les ressources nécessaires pour implanter des changements.

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PARTIE 1 – MODÉLISATION DES PRATIQUES D’INTERVENTION

Les caractéristiques du milieu de travail L’analyse des écrits sur les interventions en SST et l’expérience des praticiens (Baril-Gingras, Bellemare et Brun, 2004) suggèrent que les caractéristiques suivantes influencent globalement les capacités et dispositions à agir d’un établissement : les caractéristiques structurelles ; la situation économique ; les relations du travail ; le mode de gestion ; les événements en cours. Les caractéristiques structurelles concernent notamment la taille de l’organisation et le type de main-d’œuvre. Une organisation de grande taille suppose davantage de capacités pour soutenir les changements ; le fait que la production, du bien ou du service, nécessite une main-d’œuvre qualifiée, plus difficile à retenir et à recruter, dispose l’entreprise à maintenir de bonnes conditions de réalisation du travail. La situation économique constitue un autre élément à prendre en compte : une situation économique précaire limite les ressources qu’il est possible de consentir pour des changements. En ce qui concerne les relations du travail, il s’agit de vérifier comment se situent les rapports sociaux dans l’entreprise autour des questions de SST : par exemple, dans le cas où les lésions professionnelles font systématiquement l’objet de contestation de la part de l’employeur, on peut s’interroger sur les dispositions des différents acteurs à reconnaître le lien entre le travail et la santé ; par contre, le bon fonctionnement du comité de santé et de sécurité au travail peut constituer un levier intéressant pour la prévention. On s’intéressera également au mode de gestion, d’organisation du travail, puisque les relations très hiérarchisées et une culture participative n’offriront pas les mêmes perspectives pour une intervention où l’on souhaite la participation des travailleurs et des cadres de proximité. Enfin, certains événements en cours dans un milieu peuvent influencer une intervention dans un sens ou dans l’autre : un milieu qui vient de subir une restructuration peut présenter des blessures qui rendront difficile la participation. Par contre, d’autres événements en cours constituent des occasions à saisir pour faire avancer l’intervention comme c’est le cas de certains projets d’innovation qui peuvent représenter des possibilités de réaliser de la prévention en amont de la conception même des situations de travail (Lamonde, Richard et Beaufort, 2006).

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Les dispositions à agir des acteurs Le praticien peut évaluer que, globalement, un milieu est disposé à agir en prévention. Cependant, il est important de repérer quels sont les acteurs qui perçoivent d’une manière positive les enjeux de l’intervention. Le praticien tentera de cerner comment les acteurs perçoivent le problème qui fait l’objet de l’intervention : en reconnaissent-ils l’importance ? Considèrent-ils que ce problème de santé relève bien du travail ? Qu’il est possible de le régler ? Quel type de solution sont-ils prêts à envisager ? En fonction des logiques dont ils sont porteurs, les acteurs n’ont pas tous la même représentation du problème et des moyens pour le résoudre. Les problèmes de santé au travail nécessitent ainsi que l’on explore les dispositions à agir des travailleurs, des superviseurs et également de ceux qui ont les compétences pour concrétiser une éventuelle solution : il peut s’agir de ceux qui contrôlent et organisent le travail, de personnes ressources du domaine de la SST, des services techniques. Les capacités des acteurs pour agir Pour établir quelles sont les capacités d’un milieu à agir, les praticiens expérimentés s’intéressent aux structures et activités en place en matière de prévention dans un milieu et recherchent ce que le milieu a déjà tenté pour résoudre le problème : si des acteurs internes ou externes ont déjà fait des tentatives, quels en ont été les résultats ? En cherchant à comprendre les échecs de tentatives antérieures, il est possible d’anticiper des obstacles possibles pour l’intervention en cours. Est-ce que des structures en prévention sont en place ? Quelles sont les activités de prévention qui sont pratiquées dans le milieu ? Ces capacités peuvent-elles être mobilisées, développées dans l’intervention ? Les succès déjà survenus peuvent servir d’appui pour l’intervention actuelle en étant soulignés pour renforcer les dispositions à agir du milieu ou en mettant à contribution les protagonistes de ces changements réussis. Parmi ces acteurs agissants, peut-on repérer les capacités techniques, politiques qu’il sera possible de mobiliser dans le dispositif de participation ou à des moments particuliers de l’intervention, par exemple lorsqu’il sera question d’implanter des changements ? L’intervention peut-elle viser l’accroissement des capacités de certains acteurs en particulier ? La formation peut être envisagée comme une activité de l’intervention qui visera justement à augmenter les capacités de certains acteurs, à leur donner un pouvoir d’agir.

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PARTIE 1 – MODÉLISATION DES PRATIQUES D’INTERVENTION

Les relations entre les différents acteurs autour de l’objet de l’intervention L’intervention peut faire suite à des interactions multiples entre les acteurs internes. On cherchera ici à comprendre s’il y a convergence ou divergence des enjeux propres à chacun d’eux. C’est souvent au travers d’échanges entre les acteurs que les représentations de chacun concernant le problème à résoudre, ou le changement à implanter vont se révéler. En organisant des échanges entre ces acteurs, le praticien se donne les moyens de transformer les représentations des uns et des autres. L’histoire de la relation entre l’intervenant ou son organisme peut aussi influencer la perception que les acteurs ont de l’intervention en cours. Une telle situation peut amener le praticien à en référer à ses collègues pour partager sa lecture du contexte et ainsi mieux orienter son action. De l’analyse du contexte aux gestes d’intervention Mener une intervention en tenant compte du contexte suppose donc de faire au départ de l’intervention une sorte d’état des lieux en décrivant le contexte selon les cinq dimensions proposées. Cela nécessite aussi d’être à l’affût des changements qui pourraient modifier ce contexte et de mettre à jour en continu ces informations. Les caractéristiques structurelles du milieu de travail peuvent déjà éveiller l’intervenant externe à certaines ressources ou, au contraire, à l’absence de ressources pour l’intervention. Le fait que l’intervention émane d’une demande, d’une offre ou d’une obligation amènera le praticien à recruter parmi les demandeurs ceux et celles qui lui permettront de faire avancer le processus qu’il conduit. Il cherchera, dans l’histoire de la demande, les informations qui lui permettront de recruter des acteurs dont les dispositions sont favorables à l’intervention et de mettre en place des échanges afin de développer les capacités des acteurs (par la formation notamment) ou encore pour permettre que les dispositions des uns actualisent les capacités des autres. Au-delà des objectifs « finaux » qu’il poursuit (par exemple, diminuer les risques pour la santé dans une situation de travail), le praticien se fixera des objectifs intermédiaires qui concernent notamment les aspects sociaux et organisationnels de manière à tirer profit des ressources offertes par le contexte et à travailler les obstacles perçus. Examinons maintenant de manière plus concrète, comment les différentes dimensions du contexte peuvent être prises en compte au cours de l’intervention et ainsi orienter les gestes d’intervention dans la perspective de faire advenir des changements.

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Le modèle appliqué à un exemple L’intervention (Bellemare et collab., 2008) se déroule dans un milieu où des travailleuses se plaignent de problèmes de santé qu’elles associent à l’aménagement déficient de leur poste de travail, sans toutefois s’entendre sur la nature des changements à apporter à leur situation. L’intervenante, dont l’organisme d’attache a déjà réalisé certaines interventions dans d’autres services du même établissement, a été appelée par le conseiller en SST du milieu. À son arrivée, elle constate que les plaignantes font preuve du plus grand scepticisme quant à la possibilité que leurs postes de travail soient modifiés. Elle décide alors de leur montrer que, dans d’autres secteurs de l’établissement, des interventions avaient abouti à des réaménagements très appréciés. Par cette présentation, elle a pu modifier les dispositions à agir des travailleuses et mobiliser leurs capacités de diagnostic : elles se sont investies dans un groupe de travail et ont construit, avec l’intervenante, une représentation commune des causes du problème. Un plan d’action a pu être établi, comportant une demande formelle, signée par la responsable de l’unité, de création d’un nouveau prototype de poste de travail. Or, des mois s’écoulent et la demande de construction du prototype, présentée aux services techniques de l’établissement demeure lettre morte. En approfondissant son analyse du contexte, l’intervenante constate qu’il existe une histoire de relations tendues entre les deux services. Ainsi, pour le directeur des services techniques, l’unité a demandé des changements à plusieurs reprises dans le passé, mais ceux-ci suscitent toujours de l’insatisfaction et de nouvelles demandes pour modifier ce qui a été fait. Devant le grand nombre de demandes qu’il reçoit pour l’entretien et les réparations, le directeur n’a pas l’intention de donner priorité à cette demande. Face à cette situation, l’intervenante choisit d’organiser une rencontre entre les deux services où elle cherchera à modifier les représentations des uns et des autres. Il en ressortira une entente par laquelle les services techniques donneront dorénavant priorité aux demandes qui visent la prévention des problèmes de santé au travail. On constate ici que la praticienne a bien détecté les dispositions, les capacités, les relations des acteurs autour de l’objet de l’intervention pour construire une trajectoire vers des changements implantés de manière satisfaisante. C’est grâce à son analyse judicieuse des capacités et dispositions à agir en prévention des différents acteurs, sa connaissance de l’origine de l’intervention qu’elle a pu accomplir des gestes d’intervention tels : le recrutement des travailleuses à l’origine de la demande pour participer au diagnostic ; l’organisation d’échanges entre le service

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demandeur des changements et celui ayant les compétences pour les actualiser. Il faut noter que ses gestes ont aussi permis de modifier les dispositions à agir des travailleuses (de sceptiques à « mobilisées ») et des techniciens (de non agissants à agissants) en utilisant les capacités techniques du conseiller (ses connaissances sur des interventions réussies antérieurement). Elle a aussi pu mettre à contribution les capacités des acteurs à agir, chacun dans leur champ d’action, pour faire émerger des propositions de changement et les concrétiser. Cet exemple montre aussi que les aspects techniques et socio-organisationnels sont interreliés. En effet, les gestes techniques posés contribuent, en filigrane, à modifier le contexte. Par exemple, la formulation du diagnostic et sa diffusion peuvent amener les acteurs à modifier leurs représentations de la situation : plusieurs éléments de l’activité qui leur paraissaient irrationnels prennent tout à coup un sens et permettent d’ouvrir sur des solutions qui jusque-là n’auraient pu être envisagées. La reconnaissance des difficultés rencontrées dans l’exercice du travail par des acteurs qui ont les capacités pour changer les choses est un élément crucial de la réussite des interventions. En retour, chaque pas vers l’implantation de changements réels et bénéfiques vient augmenter les dispositions à agir du milieu, rendant le contexte plus favorable. EN GUISE DE CONCLUSION : PRÉOCCUPATIONS ET QUESTIONS PARTAGÉES AUTOUR DE L’INTERVENTION EN MILIEU DE TRAVAIL La modélisation proposée ici se veut une tentative de formaliser les savoirs des praticiens pour faire émerger les savoirs issus de l’intervention. La perspective n’est pas de prescrire des gestes d’intervention particuliers, mais plutôt d’offrir un cadre permettant une réflexion approfondie sur la pratique. Ainsi, l’intervention peut être conceptualisée comme une action autour des capacités (l’intervention externe, par exemple, vient combler un déficit de capacités) et des dispositions (l’intervenant cerne les enjeux favorables ou défavorables à l’évolution d’une situation de départ vers une situation souhaitée) des acteurs. Nous partageons aussi une préoccupation à l’égard de la formation. Comment former de bons praticiens ? Je crois que nos échanges pourraient se poursuivre notamment autour de cette question des parcours « professionnalisants » (Le Boterf, 2008). Il apparaît pertinent d’articuler plusieurs niveaux d’analyse pour parler de la pratique en milieu de travail : micro, celui des gestes d’intervention, méso, celui du milieu où l’intervention se déroule et macro,

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celui des politiques publiques encadrant le champ de pratique, les objets d’intervention. Cette articulation peut sans doute être modélisée autrement, mais toute intervention en milieu de travail prend place dans des trajectoires particulières relevant de différents niveaux qui sont en interaction. Le fait de situer les interventions relativement aux politiques publiques permet en outre de mieux comparer les interventions portant sur des objets semblables, mais se déroulant ailleurs, et ainsi de donner de meilleurs moyens d’en comparer les résultats. Pour ma part, je retiens des propos des collègues éthiciens que la santé, le bien-être des personnes au travail, but fondamental des interventions en ergonomie, passe par l’existence du sens du travail. Plusieurs écrits dans le champ de la santé au travail montrent que les mutations du travail altèrent le sens du travail par les demandes contradictoires qu’elles portent parfois. Les critères du « travail bien fait » sont en cause, alors que les lieux et temps pour en débattre sont souvent inexistants (Petit, Daniellou et Dugué, 2011). La création des espaces de discussion, des ponts entre des acteurs qui, hors de l’intervention ou jusqu’à elle, ne se tendent pas : voilà une belle mission pour les interventions en milieu de travail. Je retiens ainsi que les interventions en éthique visent justement à mettre en place les conditions pour assurer ce sens du travail ce qui montre bien l’existence d’un creuset « substantiel » partagé entre nos disciplines, de quoi nourrir des échanges futurs. L’intervention, par l’arène qu’elle crée, peut se transformer en environnement « capacitant » pour les acteurs d’un milieu et augmenter leur pouvoir d’agir. Les échanges que les praticiens organisent dans le cadre de leurs interventions constituent un moyen d’action privilégié en ce sens. Enfin, la réflexion sur l’intervention nous amène à des questions qui demeurent ouvertes. Qu’est-ce qu’une intervention ? L’arène que constitue le milieu de travail est traversée par des conflits. Comment y prendre sa place ? Comment maintenir une sorte d’équidistance avec les employeurs et avec les salariés ? Accompagner un milieu vers une situation « améliorée », mais, selon quels critères ? Jusqu’à quel point bien-être des personnes et bien-être de l’organisation sont-ils des objectifs conciliables ? Quelle est la place de la subjectivité du praticien, particulièrement lors d’un débat des valeurs  ? De quoi alimenter de belles discussions transdisciplinaires, dans la suite de celles amorcées dans cet ouvrage.

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PARTIE 1 – MODÉLISATION DES PRATIQUES D’INTERVENTION

REMERCIEMENTS Je tiens à exprimer ma reconnaissance aux organisateurs du colloque pour m’avoir invitée à participer à l’événement et à contribuer à cet ouvrage, en particulier Lyse Langlois et Luc Bégin. Je remercie également les collègues éthiciens qui ont alimenté ma réflexion notamment en soulevant des questions à l’issue de ma présentation, plus particulièrement Allison Marchildon, Marie-France Boudreau et André Lacroix.

Bibliographie BARIL-GINGRAS, G., BELLEMARE, M., et J.-P. BRUN (2004). Intervention externe en santé et en sécurité du travail : un modèle pour comprendre la production de transformations à partir de l’analyse d’interventions d’associations sectorielles paritaires. Études et recherches, Rapport R-367, Montréal, IRSST. 287 pages. [En ligne] https ://www.irsst.qc.ca/media/documents/ PubIRSST/R-367.pdf BARIL-GINGRAS, G., BELLEMARE, M., POULIN, P., et J. ROSS (2010). Conditions et processus de changement lors d’interventions externes en SST – Élaboration d’outils pour les praticiens. Études et recherches / Rapport R-647, Montréal, IRSST, 139 pages. [En ligne] http ://www.irsst.qc.ca/media/ documents/PubIRSST/R-647.pdf BARIL-GINGRAS, G., BELLEMARE, M., POULIN, P. et J. ROSS (2010a). Recueil d’outils sur les aspects sociaux et organisationnels des interventions externes en SST Partie 1 – Présentation des outils. Études et recherches / Annexe RA1-647, Montréal,IRSST, 61 pages. [En ligne] http ://www.irsst. qc.ca/media/documents/PubIRSST/RA1-647.pdf BARIL-GINGRAS, G., BELLEMARE, M., POULIN, P. et J. ROSS (2010b). Recueil d’outils sur les aspects sociaux et organisationnels des interventions externes en SST Partie 2 – Guide du journal de bord. Études et recherches / Annexe RA2-647, Montréal, IRSST [En ligne] http ://www.irsst.qc.ca/ media/documents/PubIRSST/RA2-647.pdf BARIL-GINGRAS, G., BELLEMARE, M., POULIN, P. et J. ROSS (2010c). Recueil d’outils sur les aspects sociaux et organisationnels des interventions externes en SST Partie 3 – Guide pour l’analyse du contexte. Études et recherches / Annexe RA3-647, Montréal,IRSST [En ligne] http ://www. irsst.qc.ca/media/documents/PubIRSST/RA3-647.pdf BARIL-GINGRAS, G., BELLEMARE, M., POULIN, P. et J. ROSS (2010d). Recueil d’outils sur les aspects sociaux et organisationnels des interventions externes en SST Partie 4 – Guide de la feuille de route. Études et recherches / Annexe RA4-647, Montréal, IRSST [En ligne] http ://www.irsst.qc.ca/ media/documents/PubIRSST/RA4-647.pdf

CHAPITRE 2 – DE L’ANALYSE DE L’ACTIVITÉ À LA PRISE EN COMPTE DU CONTEXTE…

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BARIL-GINGRAS, G., BELLEMARE, M., POULIN, P. et J. ROSS (2010e). Recueil d’outils sur les aspects sociaux et organisationnels des interventions externes en SST Partie 5 – Guide de l’outil de bilan. Études et recherches / Annexe RA5-647, Montréal, IRSST[En ligne] [http ://www.irsst.qc.ca/ media/documents/PubIRSST/RA5-647.pdf BARIL-GINGRAS, G., BELLEMARE, M., POULIN, P. et J. ROSS (2010f ). Recueil d’outils sur les aspects sociaux et organisationnels des interventions externes en SST Partie 6 – Référentiel. Études et recherches / Annexe RA6-647, Montréal, IRSST [En ligne] http ://www.irsst.qc.ca/media/ documents/PubIRSST/RA6-647.pdf BELLEMARE, M., VIAU-GUAY, A. et N. VÉZINA (2013). « Quelles compétences pour une prévention durable ? L’exemple du référentiel de compétences des ergonomes professionnels », Dans Montreuil, S., P.-S.. Fournier et G. Baril-Gingras (dir.) L’intervention en santé et en sécurité du travail – pour agir en prévention dans les milieux de travail. Québec, Presses de l’Université Laval, p. 223-250. BELLEMARE, M., DUVAL, L., BARIL-GINGRAS, G., ROSS, J. et P. POULIN (2008). « Des outils pour analyser les aspects socio-organisationnels de l’intervention », Dans Actes du 2e Congrès francophone sur les troubles musculo-squelettiques (TMS) : de la recherche à l’action. Montréal, 17 au 19 juin 2008 [Cédérom]. BELLEMARE, M., MARIER, M., MONTREUIL, S., ALLARD, D. et J. PRÉVOST (2002). La transformation des situations de travail par une approche participative en ergonomie : une recherche intervention pour la prévention des troubles musculo-squelettiques. Études et recherches, Rapport R-292. Montréal, IRSST. 126 pages. [En ligne] http ://www.irsst.qc.ca/ media/documents/PubIRSST/R-292.pdf CLOT, Y., FAÏTA, D., FERNANDEZ, G. et L. SCHELLER (2000). « Entretiens en autoconfrontation croisée : une méthode en clinique de l’activité », Perspectives interdisciplinaires sur le travail et la santé [En ligne], 2-1 | 2000, mis en ligne le 1 mai 2000, consulté le 30 avril 2014. URL : http ://pistes. revues.org/3833 DANIELLOU, F. (1995). « La construction sociale de et par l’analyse du travail », Performances humaines et techniques, Séminaire de Paris 1, Paris, no hors série, p. 25-29. DAWSON, S., WILLMAN, P., BAMFORD, M. et A. CLINTON (1988). Safety at Work : The Limits of Self-Regulation, Cambridge, Cambridge University Press, 310 pages. DURAND, M.-.J., VÉZINA, N., BARIL, R. LOISEL, P., RICHARD, M.-C. et S. NGOMO (2008). La marge de manœuvre de travailleurs pendant et après un programme de retour progressif au travail : définition et lien avec le retour à l’emploi, Rapport R-566, Montréal, IRSST, 58 pages. [En ligne] http ://www.irsst.qc.ca/-publication-irsst-la-marge-de-manoeuvre-de-

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CHAPITRE 2 – DE L’ANALYSE DE L’ACTIVITÉ À LA PRISE EN COMPTE DU CONTEXTE…

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CHAPITRE 3

Praxis et pragmatique de l’intervention. Aider, accompagner et réfléchir plutôt que contrôler André Lacroix Université de Sherbrooke

T

INTRODUCTION

oute intervention s’inscrit dans un contexte et renvoie à une praxis, c’est-à-dire à une manière de concevoir le geste d’intervention et la situation qui s’offre à l’intervenant. S’il y a consensus sur de tels paramètres généraux, ce dernier s’étiole dès le début de la discussion sur les a priori et paradigmes conceptuels de cette intervention. Qu’est-ce qu’une intervention ? À quoi renvoie exactement le terme d’intervention ? Quel modèle mobilise-t-on lors d’une intervention ? Et comment penset-on le geste d’intervention ? Comme celui d’un spécialiste qui « applique » son modèle à des situations particulières et singulières ? Comme le geste d’un artisan qui exerce patiemment son art et élabore une solution pour chaque commande ? Et enfin, jusqu’où peut et doit aller un intervenant ? Si, pour une bonne part de la communauté scientifique, Weber a définitivement réglé ces questions (1987 [1919]) en dissociant la recherche objective de l’intervention pratique d’une part, et en imposant le respect d’une stricte neutralité axiologique au chercheur d’autre part ; nous sommes nombreux à croire que l’évolution récente de nos sociétés et de nos représentations de l’être humain (Martuccelli, 2010), de même que les derniers développements entourant la recherche et l’intervention (Vennesson, 2011), nous obligent à revisiter ces questions (Vrancken et Kuty, 2001 ; Latour, 2005). Tout particulièrement lorsque ces questions portent sur l’intervention en éthique, puisque l’éthique est au cœur de ces changements sociaux, en même temps qu’elle en est le principal vecteur et un des plus importants symptômes. 61

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L’intervention en éthique est en effet d’autant plus complexe à cerner qu’elle revêt une indéniable dimension pratique et théorique tout à la fois en obligeant l’intervenant à mobiliser, implicitement ou explicitement, un ensemble de théories anthropologiques et sociologiques, entre autres, en même temps qu’elle contraint cet intervenant à se faire ethnologue et enquêteur pour bien comprendre la réalité afin de proposer une solution qui survit à la dure réalité du terrain. Elle est donc pratique en ce qu’on demande à l’intervenant d’être à l’écoute de la singularité des problèmes qu’on lui soumet et de proposer une intervention en phase avec la réalité du terrain. Elle est ensuite théorique parce qu’on attend de l’intervenant qu’il nous propose d’appliquer un modèle et une solution qui ont une valeur scientifique, c’est-à-dire qui s’appuient sur une littérature reconnue et une application éprouvée. Elle est enfin, lorsqu’il s’agit d’une intervention en éthique à tout le moins, au carrefour de l’observation des faits et des valeurs, là où la prescription wébérienne a toujours empêché le chercheur de se commettre. Cette double, voire triple réalité à laquelle ne peut échapper un intervenant en éthique, avec les tensions relatives à la légitimité de l’intervention que cela pose, je l’ai moi-même éprouvée à de nombreuses occasions alors que j’étais interpellé par les associations professionnelles, organisations publiques et parapubliques pour intervenir comme spécialiste en éthique sans que cela soit toujours très clair à quel titre on m’interpellait : comme chercheur, intervenant, spécialiste ou praticien, ou pour toutes ces raisons à la fois ? La réponse est pourtant importante puisque selon le chapeau sous lequel on vous interpelle, les attentes ne sont pas les mêmes et, de la même manière, selon le chapeau que vous revendiquez, vos précautions d’intervenants et de chercheurs ne seront pas les mêmes non plus, pour ne rien dire des situations où l’on vous convoque comme chercheur en ayant à votre égard des attentes d’intervenant. Le quiproquo et le malentendu ne seront alors jamais très loin (Lacroix, 2009). De telles demandes et les situations qui en ont découlé m’ont ainsi amené à m’interroger sur le développement d’un cadre conceptuel propre à la formation et à l’intervention en éthique professionnelle, organisationnelle et publique. C’est donc en partant tout à la fois d’un questionnement théorique, d’une interpellation pratique et de considérations professionnelles et intellectuelles qu’il m’est apparu intéressant de proposer une grille de lecture et d’interprétation de l’intervention en éthique dans la perspective du pragmatisme défendu entre autres par John Dewey (2014 [1920]) et Richard Rorty (1993), de la sociologie de l’intervention (Gaulejac et collab., 2013) et d’une compréhension du contexte sociologique (Crozier et Friedberg, 1977) de l’action en milieu de travail. Cette grille devrait me permettre de baliser le travail

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de l’intervenant et de défendre une posture méthodologique qui refuse les fausses oppositions de la pratique et de la théorie. LES AMBIGUÏTÉS DU CONCEPT D’INTERVENTION Même si c’est presque devenu un truisme de le mentionner, il nous faut bien commencer par là et souligner que le concept d’intervention, comme d’ailleurs la plupart des concepts discutés et analysés par les chercheurs, est polymorphe et polysémique. Ce qui soulève d’entrée de jeu la difficulté de dégager un consensus autour du sens et de la portée d’une intervention puisque ce concept a non seulement plusieurs sources, mais il se laisse surtout décliner de bien des manières, allant d’une entreprise de création d’une nouvelle légitimation de l’action à un système stratégique ou à une communauté de projets (Vrancken et Kutty, 2001). Au-delà de ces différentes déclinaisons possibles toutefois, il nous est néanmoins possible de reconnaître qu’il y a une opposition qui le traverse continuellement, au point de teinter le concept d’une perpétuelle tension et de la caractériser. Nous commencerons donc par là pour tenter de circonscrire la notion d’intervention. Cette tension qui traverse le concept d’intervention au point de le définir est celle qui oppose la pratique et la théorie, ce qui en amène plusieurs à concevoir tantôt l’intervention comme un geste technique qui consiste à appliquer une théorie à une situation particulière, tantôt comme un art en rupture avec toute considération théorique. Et indépendamment de l’angle retenu, celui de l’artisan ou celui du technicien en quête de reconnaissance scientifique, il semble bien que les divergences conceptuelles et applicatives existant entre la recherche et la pratique exacerbent le dilemme du praticien qui souhaite tout autant respecter la rigueur que la pertinence lorsque vient le moment d’élaborer sa proposition. Les intervenants vont alors assumer cette divergence en respectant cette rupture au nom du réalisme de la pratique ou, à l’inverse, chercher une légitimité scientifique à l’intervention en plaidant l’application de la science. Et c’est souvent cette dernière quête de respectabilité scientifique qui pousse le praticien à vouloir faire entrer le monde auquel il se heurte dans une idée préfabriquée de ce monde, celui des chercheurs et d’un modèle théorique, en assumant une fausse neutralité, celle habituellement attribuée au scientifique depuis Weber. Il se pourrait toutefois que notre travail consistant à définir le concept d’intervention puisse dépasser cette fameuse opposition pour se révéler être un très intéressant révélateur du travail de création indispensable

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tout à la fois à la science, à l’expérience et au conseil, plaçant alors l’intervenant au centre de la situation plutôt que de le situer en marge (Gaulejac et collab., 2013). Pour certains tenants de la sociologie clinique d’ailleurs, l’intervention consiste en une pratique qui conduit l’intervenant à venir se placer parmi les différents protagonistes d’une situation en y prenant part (Herreros, 2008), ce qui nous oblige à reconnaître qu’« intervenir » constitue un acte d’ingérence dans une situation, auprès d’un tiers ou au sein d’une organisation. En ce sens, et pour cette raison, toute intervention relève d’un geste volontaire qui a forcément une dimension « d’intrusion », laquelle ne peut jamais être entièrement neutre. S’ingérer dans une situation implique en effet une « perte de neutralité » qui ne peut être compensée que par une certaine « retenue » en matière d’intervention éthique et professionnelle comme je le mentionnerai plus loin. Cette retenue touche de facto le chercheur qui est aux prises avec le « dilemme de la rigueur et de la pertinence » évoqué plus haut, source de souffrance et d’angoisse pour beaucoup de gens formés dans une discipline scientifique académique rigoureuse comme le souligne à juste titre Schön (2004). Ce dernier ajoute également que ce dilemme, qui est aussi une angoisse, est tributaire de deux choses : la rationalité technique, ersatz de l’épistémologie de la pratique qui prédomine d’une part, et l’émergence de zones indéterminées de pratique qui sortent paradoxalement des catégories de la raison technique d’autre part. Ainsi, la première source du dilemme qui est celle de la rationalité technique « apparaît non seulement dans les manifestes et les descriptions de programmes de savoir professionnel, mais (elle) épouse aussi étroitement le contexte institutionnel de la vie professionnelle » (Schön, 2004, p. 203) présentement en pleine redéfinition (Lacroix, 2011). Et lorsqu’on se retrouve en plus devant des paradigmes de pratique professionnelle où fleurit le pluralisme, comme c’est le cas en éthique, il n’existe plus de contexte rigoureusement structuré pour l’utilisation d’une technique et d’une méthodologie unique (Schön, 2004 ; Rozier, 2011). De ce dilemme de la rigueur et de la pertinence découle la question relative à la place de l’intervenant dans l’intervention : est-elle la même que celle du chercheur ? Comme on le voit, si plusieurs commencent à admettre que l’intervention puisse se redéployer hors de l’opposition traditionnelle entre pratique et théorie, le statut de l’intervention n’en pose pas moins le problème du tiers (de l’intervenant) et de son rôle dans la situation. Elle pose aussi le problème de l’expertise, tout particulièrement en éthique où la « neutralité axiologique » wébérienne devrait nous empêcher d’orienter la décision.

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Pourtant, quiconque a déjà réalisé des interventions en éthique où l’intervenant, tout comme le consultant de manière générale, n’est jamais très loin de la relation d’aide, sait combien il est difficile, voire illusoire, de défendre une stricte neutralité de l’intervenant comme le mentionne d’ailleurs Vincent de Gaulejac (2004) qui renvoie lui-même aux travaux de l’École de Chicago dans les années 1950. C’est pourquoi l’idée d’une « retenue axiologique » est à la fois très parlante et très aidante pour qualifier le rôle de l’intervenant puisqu’elle fait voir la présence d’un préjugé axiologique tout en soulignant la nécessité de le réduire ou de l’encadrer, ne serait-ce qu’en le nommant. En m’inspirant assez librement de la recherche de Pascale Chavaz (2011), je propose donc de recourir à une telle qualification de l’acte d’intervention pour caractériser le rôle de l’intervenant, ce qui est assez proche de ce que défendent les tenants de la sociologie clinique et Herreros (2009) notamment, lorsqu’il appelle l’intervenant à pratiquer le hors-champ. J’ajouterai également à cette idée de « retenue axiologique » le qualificatif de « saine retenue axiologique » par lequel j’entends, toujours dans la perspective des tenants de la sociologie clinique, que l’intervenant participe de facto à la situation qu’il étudie, ce qui l’amène à contribuer à faire de cette situation ce qu’elle est, sans pour autant imposer ses propres vues à la détermination de cette situation puisque cette participation doit correspondre à un accompagnement plutôt qu’à une forme de relation dans laquelle l’intervenant dicterait la marche à suivre. Cette intrusion ne peut par conséquent être « compensée » que par une « saine » retenue axiologique, elle-même subsumée par le déplacement du lieu de réflexion, du sujet vers l’action, ce qui permet alors à l’intervenant de se présenter comme un accompagnateur plutôt que comme un technicien donnant ses instructions pour réaliser la transformation avec succès. Encore plus important à mon sens, ce « déplacement » du lieu de la réflexion agit aussi sur notre représentation de la réflexion qui ne peut plus être perçue comme un moment de passivité avant de passer à l’action – lorsqu’on intervient, pour plutôt faire un avec l’action qui s’incarne dans l’intervention. De la sorte, on dépasse les habituelles oppositions entre le subjectif et l’objectif, entre le pratique et le théorique pour plutôt privilégier une réflexion qui est aussi une intervention, laquelle prend sa source dans l’action, se construit également dans cet échange interactionnel et se conçoit comme une action. Mais concevoir l’intervention de la sorte, soit non pas comme l’application d’une théorie à une situation particulière et singulière, mais plutôt comme une construction à partir de cette situation, cela nous renvoie à la notion de praxis et nous oblige à surseoir

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à l’interdiction wébérienne qui refuse tout entremêlement de la pratique et de la théorie en renvoyant à une supposée capacité du chercheur de séparer faits et valeurs, croyances et faits pour y substituer la seule analyse théorique, la seule qui serait d’ailleurs acceptable parce que véritablement objective. En ce sens, l’intervention se laisse avantageusement définir comme une participation à une action en ayant l’intention d’influencer le déroulement de cette action, voire sa conclusion. Et lorsqu’on prend une telle définition au sérieux, on ne peut que conclure au fait que la recherche est une intervention. Elle est une enquête au même sens que l’est l’intervention. C’est pourquoi Frega a raison d’affirmer que la notion de praxis ne fait « qu’exprimer dans le langage de la philo l’idée que pour réaliser les idées, il faut des hommes qui emploient une force pratique » (Frega, 2006, p. 29). Présentée ainsi, on le voit bien, l’intervention n’est plus le geste d’un expert qui utilise son savoir et exporte ce savoir dans divers lieux pour prétendre prescrire savoir et comportement, avec une connaissance à la clé. Elle n’est pas non plus affaire du seul artisan qui imagine, organise et crée une pratique pour répondre à une commande sans se soucier de l’objectivité de celle-ci. Ce qui précède nous fait plutôt voir que l’intervention ne peut être comprise comme une manière d’imposer et de maîtriser un savoir ni comme une technique de résolution de problème. Même si cela semblera contre-intuitif aux yeux de plusieurs, l’intervention a bien plus à voir avec une enquête qui consiste à analyser, trouver, discuter et proposer une solution partielle et temporaire qu’avec une manière d’imposer une lecture théorique à un problème que cette théorie prétend pouvoir résoudre. Et dès lors, l’intervention ne suit pas le travail de théorisation ni ne le précède. Elle ne constitue pas non plus un geste « moins » intéressant, ou moins noble que le geste du chercheur. Elle est plutôt inhérente au travail de recherche, de réflexion et de transformation de notre réalité. C’est pour cette raison qu’elle se laisse si bien incarner par le concept de praxis au point de m’amener à dire qu’une intervention est d’abord une praxis, ce qui m’oblige maintenant à visiter ce concept. LA PRAXIS ET L’INTERVENTION En ramenant l’intervention sur le terrain de la praxis comme je viens de le suggérer, cela m’oblige à préciser ce qu’on entend par le concept de praxis qui aurait pour principale fonction de nous aider à penser le singulier. En me tournant d’abord vers les définitions usuelles, je peux établir que le Littré associe la praxis à une action visant un résultat, tandis

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que Le Petit Robert est encore plus explicite en ajoutant « opposée à la connaissance d’une part, à l’être d’autre part » (Le Petit Robert, 2013), ce qui a tôt fait d’assimiler praxis et pratique et de les opposer à la théorie. Alors même que je viens d’avancer le terme de praxis pour sortir la notion d’intervention de son ornière applicative qui se nourrit de l’opposition entre théorie et pratique, l’usage usuel décrit par nos dictionnaires semble vouloir nous ramener à cette opposition. Il me faut donc pousser plus loin le travail définitionnel afin de l’amener par-delà les lieux communs. D’autant plus que, dans les faits, pratique et praxis ne renvoient pas à la même réalité comme le rappelle Rozier qui souligne que « la pratique constitue un construit qui est donné en partie dans l’observation et plus pleinement dans la participation. La praxis, en revanche, est porteuse de valeurs qui ne sont pas directement perceptibles, réductibles à un fonctionnement analysable comme tel » (Rozier, 2011, p. 208-209). En réalité, la notion de praxis recouvre bien un rapport d’opposition entre théorie et pratique comme l’évoquent les dictionnaires usuels de la langue française, mais la praxis dialectise ces « rapports en introduisant une question de valeur attachée à l’activité qui devient du même coup objet privilégié de la pensée comme de l’effort humain. Le terme de praxis introduit aussi une dimension particulière pour penser la pratique tout en lui accordant une place spécifique dans l’effort pour théoriser sur elle » (Rozier, 2011, p. 209). Une telle notion de praxis a été conceptualisée par plusieurs auteurs qui ont cherché à développer une approche praxéologique (Lhotellier et Saint-Arnaud, 1994) qui est en fait une analyse de l’action humaine comme l’a mentionné en d’autres lieux von Mises (1948). Et sur ce plan, de nouveau, la praxis et l’épistémè se rejoignent. En effet, alors que pour Kant, la praxis est attachée à des valeurs morales, cette même praxis est associée au concept de production chez Marx qui soutient que la pensée dans l’activité (praxis) est la marque du travail humain (Marx, 1977). Ce qui amène Bénévent (2008) à affirmer : « Ce qui fait la valeur de la fabrication (poïesis), c’est la qualité de l’objet produit. Mais la valeur d’une action (praxis), c’est l’inflexion ou l’orientation de l’activité elle-même : vivre est une praxis […]. Ce qui en fait la valeur, c’est l’orientation interne du vivre : la vie bonne, la vie vertueuse. On est donc avec la praxis, dans le champ de l’éthique (décision d’habiter d’une manière sensée ce que l’on habite) » (Rozier, 2011, p. 213-214).

On le constate, la praxis recouvre de multiples réalités et doit composer avec une triple identité. Elle est en effet résolument ancrée dans le concret puisqu’elle incarne l’activité et le travail de l’être humain dans le monde, et elle est en même temps marquée d’une dimension

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éthique puisqu’elle oriente l’action, et aussi d’une dimension théorique puisqu’elle construit le réel à partir d’une lecture théorique. C’est d’ailleurs ce qui amène Schön à affirmer que, « quand quelqu’un réfléchit sur l’action, il devient un chercheur dans un contexte de pratique. Il ne dépend pas des catégories découlant d’une théorie ou d’une technique préétablie, mais il édifie une nouvelle théorie du cas particulier » (Schön, 2004, p. 210). Dans les faits, le chercheur est plutôt partie prenante du social comme le défend Adorno (2010) qui revendique la posture politique du chercheur. Il ne s’agit donc pas de nier la subjectivité à l’œuvre dans l’intervention, mais plutôt d’en tenir compte et de l’intégrer dans le discours pour comprendre son niveau d’implication. Autant d’éléments qui m’amènent à concevoir la praxis comme une analyse et une intervention sur le monde tout à la fois, dans la mesure où cette intervention est caractérisée par son sens critique. Selon cette manière d’envisager la praxis, non pas comme une pratique qui s’oppose à la théorie, mais bien comme une pratique qui synthétise la pratique et la théorie dans un même temps pour réfléchir et transformer le réel, un rapport entre la pratique et la théorie s’établit, rapport dans lequel la pratique influence le choix théorique de l’intervenant, de la même façon que ce choix théorique va agir sur la pratique. Et c’est bien dans ce contexte où théorie et pratique sont réunies, tout en s’opposant, que la praxis s’impose comme concept comme le mentionne Éric Weil (2014). De telles considérations relatives à la praxis m’amènent également à souligner que notre rapport à la théorie a fortement évolué depuis Platon, même si nous continuons souvent à considérer la théorie avec la même révérence que Platon et ses contemporains le faisaient. Dans les faits, notre rapport à la théorie s’est profondément modifié avec la nouvelle science, celle qui a émergé à la Renaissance et qui caractérise la modernité. Avec cette nouvelle science en effet, il n’est plus question de découvrir des objets fixes et de renvoyer à un univers clos, mais plutôt de construire notre compréhension du monde à partir de relations observables et mesurables, des relations qui peuvent être mathématisées afin de les objectiver et de permettre leur vérification par tous ceux qui le souhaitent. De cette manière, aux yeux des scientifiques et des tenants de cette science moderne, seule l’intervention de l’expérience méthodique, conçue pour répondre à la question précise que pose le physicien, peut donner les résultats cherchés. C’est pourquoi, dans cette nouvelle science, et contrairement à ce que l’on croit souvent, la pratique précède la théorie puisque la théorie vient consolider et unifier une démarche a posteriori pour permettre ensuite de répéter la démarche de manière plus mécanique et

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technique. La théorie fait plus que suivre en réalité. Elle nous permet de comprendre ce que nous venons de faire et nous aide à tirer de cette pratique de nouveaux modèles d’analyse et d’action. Si l’on pousse toutefois un peu plus loin notre lecture de cette science, on constate que pratique et théorie sont encore ici intimement liées, voire imbriquées, et entièrement mises au service de l’enquête relative à la connaissance contrairement à ce qu’en a dit Weber. De telles considérations sur la science et la praxis nous font par ailleurs bien voir que l’intervenant ne peut prétendre à une stricte neutralité lorsqu’il intervient, là où sa lecture théorique accompagne toujours sa pratique et subjective son travail. Il n’en reste pas moins que cette perte d’objectivité, ou plutôt la prise en compte de la dimension subjective et psychoaffective de la situation ne peut disqualifier à elle seule l’intervention de toute considération scientifique. Si nous considérons plutôt cette praxis comme une action qui ne s’oppose pas à la réflexion, mais incarne et « engendre » plutôt cette réflexion, il me semble possible de penser la réalité à partir d’un nouvel ancrage conceptuel. C’est pourquoi il faut penser l’intervention sur le mode d’une praxis qui se laisse associer à une maïeutique. À une autre époque, en effet, Socrate, dont la mère avait été sage-femme, prétendait accoucher les esprits en recourant à la maïeutique qui était tout d’abord l’art de l’accouchement pratiqué par les sages-femmes, avant de devenir le processus à l’aide duquel le philosophe interroge ses interlocuteurs pour les aider à « accoucher leurs esprits ». Et une telle pratique est bien plus que l’application d’une technique puisque « savoir nommer et reconstruire un problème crée les conditions adéquates pour exercer sa compétence technique » (Schön, 2004, p. 205) qui est le propre de l’intervention. S’il est vrai que la praxis s’est historiquement posée en opposition à la théorie, les considérations précédentes mettent bien en évidence que la question posée par la praxis est celle du sens, cette question que le pragmatisme associe aux fins qui sont poursuivies par l’enquête. Et la réponse ne peut alors venir que de la pratique associée à l’action qui découle des situations observées ou observables puisque celle-ci considère les choix comme des faits, comme des expériences. Malheureusement, très peu de travail théorique prend appui dans l’action pour réfléchir le réel. C’est même plutôt le contraire que nous a proposé la tradition philosophique qui s’est plu à « théoriser » la réalité plutôt que l’inverse. Une approche fait toutefois exception à cette règle, et il s’agit du pragmatisme, tantôt considéré comme une méthode de recherche, tantôt considéré comme une philosophie de la recherche (Cometti, 2010). C’est

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pourquoi je me tourne maintenant vers ce courant de pensée afin d’y ancrer notre représentation de l’intervention entendue au sens d’une praxis qui dépasse les oppositions traditionnelles. Cela devrait me permettre de faire voir comment on peut tout à la fois intervenir objectivement sans pour autant que le chercheur ne soit tenu à l’inimaginable neutralité axiologique à laquelle Weber, et la tradition scientifique, l’ont trop longtemps confiné. REMARQUES GÉNÉRALES SUR LE PRAGMATISME Nonobstant les hésitations de certains qui tergiversent sur le sens à donner au pragmatisme, le pragmatisme est bel et bien une philosophie au sens d’une méthode qui prétend connaître le monde à l’aide de la raison comme se plaît à la définir Le Petit Robert (2013). Elle en fait même son credo, ce qui fait dire à plusieurs qu’elle est davantage une méthode, au sens d’une méthode scientifique, qu’une philosophie prétendant approfondir une métaphysique, une ontologie, une épistémologie et une éthique. En fait, si ces différents domaines de la philosophie ne sont pas étrangers à une démarche pragmatiste, ils restent néanmoins périphériques aux propos des tenants du pragmatisme qui font porter leur travail sur l’identification d’une posture méthodologique pour comprendre le monde et chercher à l’expliquer. C’est pourquoi, dans une perspective pragmatiste, la question de la théorie et de la pratique ne se pose pas puisque ces deux univers ne sont pas distincts aux yeux des tenants de ce courant de pensée, tous deux étant nécessaires pour expliquer le monde ou, comme ils vont le soutenir, pour « expériencer » les situations auxquelles chacun doit faire face, tout autant le chercheur que le quidam de la rue. Et parce que cette « expérienciation », selon les termes de Dewey, est la même pour tous ceux qui souhaitent enquêter, afin de comprendre le monde dans lequel ils se trouvent, rien ne vient distinguer la science des autres démarches, qu’elles soient celles des intervenants professionnels, des chercheurs ou des citoyens. L’un des plus importants tenants du pragmatisme, le philosophe John Dewey, a d’ailleurs fait de l’expérience humaine l’objet même de ses recherches dans lesquelles il a défendu l’unité de la théorie et de la pratique. C’est pourquoi il m’apparaît maintenant tout indiqué d’utiliser le travail de Dewey, et plus largement les travaux des chercheurs issus du courant pragmatiste, pour proposer une lecture de l’intervention qui nous permettrait d’ancrer l’intervention tout à la fois dans l’expérience du terrain, dans la légitimité de la théorie et dans le continuum de l’action

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de l’intervenant. Dans ce qui précède, j’ai voulu préciser le concept même d’intervention afin de faire voir les paramètres qui caractérisent ce concept. Il m’importe maintenant de mettre ce concept en mouvement, c’est-à-dire d’imbriquer ses différents paramètres dans un cadre conceptuel, et le pragmatisme peut à cet égard être très utile. Comme je le mentionnais d’entrée de jeu, le pragmatisme a été présenté de nombreuses manières, tantôt comme un programme de recherche à part entière, tantôt comme une « philosophie », tantôt comme une méthode de recherche. Pour ma part, même si je reconnais sans ambages que le pragmatisme est une philosophie au sens plein du terme, j’y renverrai dans le présent texte d’abord comme à une méthode d’enquête, et à une tradition philosophique ensuite. Voici pourquoi. Outre son intérêt du fait qu’il s’incarne comme une enquête sur le monde et s’approche beaucoup de ce qu’est une intervention, le pragmatisme a aussi un riche passé et plusieurs visages (Peirce, James, Dewey, Rorty). Pour cette raison, le concept a beaucoup évolué au fil du temps. Pour éviter de polémiquer, je propose par conséquent de ramener le pragmatisme à sa plus simple expression en soutenant que, de manière générale, le pragmatisme doit d’abord être entendu comme une philosophie de la science, au sens où il propose de substituer la raison au doute cartésien pour étudier les problèmes concrets, tandis qu’il subordonne tout savoir à une enquête sur le monde qui s’articule selon une théorie expérimentale de la signification (Deledalle, 2006 ; 1998). Pour cette raison, le pragmatisme découle autant d’une posture méthodologique, que d’une théorie épistémologique et d’une attitude, que ce soit celle du chercheur ou de l’intervenant. En envisageant ainsi le pragmatisme, on comprend mieux la définition qu’en donne Dewey lorsqu’il affirme qu’il est « la fonction des conséquences servant d’épreuves nécessaires de la validité des propositions, pourvu que ces conséquences soient produites opérationnellement et soient telles qu’elles résolvent le problème spécifique qui provoque les opérations… » (Dewey, 2006, p. 52). En d’autres termes, Dewey avance l’idée que le pragmatisme est une méthode qui met au centre de toute démarche rationnelle, qu’il s’agisse d’un questionnement éthique ou d’un questionnement qualifié de scientifique par nos contemporains, la nécessité d’évaluer notre réponse en fonction des conséquences qu’elle génère lorsque nous l’appliquons, pourvu, d’une part, que ces conséquences soient bien des conséquences opératoires, c’est-à-dire réellement dues à l’expérience et non purement spéculatives, et qu’elles permettent d’autre part de résoudre le problème que nous avions posé à l’origine de notre questionnement. De la sorte, le pragmatisme se veut avant tout

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une « praxis » de la réflexion, d’où son intérêt pour notre propre questionnement relatif à l’intervention. UN CADRE DE RÉFÉRENCE PRAGMATISTE : LA SITUATION, L’ACTEUR ET L’INSTITUTION Fort de la définition du pragmatisme que je viens d’avancer, il faut reconnaître que la perspective pragmatiste implique un déplacement d’une philosophie du sujet et du concept vers une philosophie de l’action dans laquelle le sujet est partie prenante (avec les institutions, l’environnement, etc.) et le concept, un simple outil. Dès lors, le concept d’expérience va incarner un statut beaucoup plus qu’une démarche intellectuelle, celui du chercheur et de l’intervenant, mais aussi de l’objet qui n’est plus donné, mais construit. C’est de ce statut « expérientiel » que le chercheur va profiter, tout autant que l’intervenant d’ailleurs, pour déployer sa démarche qui sera alors une enquête au sens d’une quête de la vérité. Le concept d’enquête incarne ici une démarche plutôt qu’un résultat, soit la démarche du chercheur, ou de l’intervenant, qui cherche à reconstruire les conditions de l’expérience. Dans un tel contexte de quête de sens dans l’expérience, le concept de vérité renvoie bien sûr à une vérité construite plutôt que donnée, ce qui est bien le propre, encore une fois, de l’intervention telle que je l’ai décrite dans les premières sections de ce texte : forger sa propre vérité à partir de l’expérience vécue. Ou, pour le dire autrement, élaborer un modèle singulier qui réponde aux exigences singulières de chacune des interventions plutôt que de prétendre imposer un modèle (une vérité) unique qui s’appliquerait à toutes les situations, les contraignant à entrer dans le moule d’une représentation a priori de la réalité. C’est pourquoi la méthode et sa rigueur, par opposition à une théorie plus systémique et organisée, seront bien plus importantes pour le pragmatiste qui refusera l’a priori d’une théorie comme objet de lecture d’une situation et cadre d’intervention pour lui préférer la construction continuelle de son objet d’observation qui est aussi son objet d’intervention. La définition du pragmatisme que je viens d’avancer fait voir toute l’importance qu’il y a à considérer l’intervention comme une praxis qui refuse d’abord les oppositions duelles habituelles, soit celle qui oppose le chercheur à l’intervenant et celle qui oppose la pratique à la théorie pour ensuite penser l’intervention comme un tout où le travail se déploie à partir de la situation, laquelle recouvre l’acteur et l’institution plutôt que de les opposer. Ainsi, « soucieux d’établir avec les acteurs qui la

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composent une relation de connaissance (produire une analyse à propos de l’organisation) et d’usage (ladite connaissance est utile et utilisée par les membres de l’organisation) » (Herreros, 2008, p. 19), l’intervenant ne peut poser son intervention comme une action réflexive neutre voulant que le chercheur doive être entièrement neutre quant à son objet de recherche. Et c’est précisément ce que nous permet de saisir la posture pragmatique, l’unité qui doit être réalisée entre la réflexion et l’intervention, puisque, comme l’affirme Émilie Hache, notre pratique est une manière de participer « à la composition d’un monde en collaborant à la fabrication de nouveaux points de vue » (Émilie Hache, 2011, p. 50). Et c’est bien là l’objet même de la démarche pragmatiste comme le soutiennent Karsenti et Quéré lorsqu’ils affirment que « le pragmatisme a constamment cherché à montrer que l’idée d’un sujet isolé et désengagé était non seulement erronée, mais aussi qu’elle détruisait tout lien entre l’enquête considérée comme pensée réfléchie et l’enquête considérée comme méthode scientifique (Dewey, 1993, p. 92). Un tel sujet ne peut pas manifester le comportement intelligent dont il est censé faire preuve, car n’ayant ni situation, ni environnement auquel s’ajuster, il ne dispose pas de point de vue autre que celui fourni par sa constitution particulière, ses émotions et ses désirs pour déterminer son comportement, et il ne peut pas placer l’organisation de sa conduite sous l’éclairage d’une enquête contrôlée. Cette impossibilité est due au fait qu’il ne peut pas s’assurer de la validité des opérations par lesquelles il fait des inférences et parvient à des conclusions, car la validité est par nature intersubjective. C’est pourquoi le facteur social est intrinsèque à la logique et nécessite l’enquête : sans lui, il serait impossible de déterminer la preuve et sa force probatoire. » (Karsenti et Quéré, 2004, p. 11)

La situation devient ainsi le point de départ de l’intervention plutôt que d’être son point d’arrivée. C’est dans ce contexte que Schön affirme qu’« à partir de l’examen de son savoir et réflexion-en-action, manifestés dans un épisode particulier de sa pratique, le praticien peut formuler une description susceptible d’être appliquée à d’autres cas. Cette description peut prendre la forme d’une généralisation thématique » (Schön, 2004, p. 218), ce qu’il qualifiera de transfert réflexif. Cette idée de transfert réflexif est riche puisqu’elle nous permet de comprendre tout le sens que peut avoir une intervention modélisée, soit celui d’une intervention qui modélise une réalité, pour la transformer et devenir un nouvel objet de modélisation. La tâche de l’intervenant consistera donc à prendre appui sur ces moments réflexifs pour mettre « en œuvre les formes spécifiques de réflexivité et de critique qui ont accompagné les sciences sociales, depuis leur origine et les méthodes dans lesquelles elles se sont coulées

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(et) chercher à élever le niveau de réflexivité sociale » (Nachi, 2006, p. 12). Cette compréhension du travail de l’intervenant n’est pas sans conséquence puisque Boltanski affirmera à son tour qu’« insister sur l’incertitude dans laquelle sont plongés les acteurs, à des degrés divers selon les situations, était une condition pour redonner un sens plein au concept d’action car, dans un schéma théorique où tout l’accent est mis sur la détermination par les structures et sur les contraintes dispositionnelles, la notion même d’action tend à s’évanouir » (Nachi, 2006, p. 11). Une affirmation qui nous renvoie à l’importance qu’il y a d’accepter de se confronter à un monde d’incertitudes, pour lequel les réponses représentent, elles aussi, de véritables incertitudes (Callon et Lascoumes, 2001). En posant la situation comme point de départ et d’arrivée pour en faire l’objet de son enquête et concevoir l’intervention, un peu comme la réflexion, soit comme un processus, comme un continuum, la perspective pragmatiste permet de mieux saisir la nature de l’intervention éthique : comprendre les modes de fonctionnement des situations problématiques relatives aux conflits ou tensions de valeurs, de valeurs et de normes ou de normes. Ce que j’ai appelé en d’autres lieux, et en d’autres circonstances, les « enjeux éthiques » des situations. Dewey ne dit d’ailleurs rien d’autre lorsqu’il évoque la réaction d’un conducteur d’une automobile face à un feu clignotant. Tant que le conducteur ne fait que regarder le feu, la situation reste indéterminée puisque le conducteur ne fait que la subir. Mais dès qu’il « vit » cette situation, il va la modifier en la vivant comme une situation problématique qu’il réorganise et tant que le dénouement reste indéterminé, la situation est confuse pour Dewey. Et lorsque le conducteur commence à agir, que le dénouement se précise sans pour autant que les conséquences soient claires, la situation reste contradictoire ou conflictuelle. Enfin, si des solutions opposées apparaissent, la situation indéterminée devient problématique et pose un problème précis (Dewey, 2006) qui prend la forme de tensions et conflits de valeurs, de valeurs et de normes, et de normes, découlant du jeu de l’acteur et de l’institution. Telle qu’exposée par Dewey, la situation renvoie à l’incertitude et l’indétermination de sa solution. Elle recouvre aussi une indéniable dimension publique dans laquelle le pouvoir s’installe, lequel, pour pouvoir être compris, nous oblige à prendre en considération les contraintes à l’action et les systèmes dans lesquels ces contraintes s’exercent. Parvenu ici, il m’apparaît important de souligner les rapprochements conceptuels que j’ai cherché à réaliser avant d’aller plus loin. J’ai d’abord posé comme point de départ de mon propos mon expérience de

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chercheur, de professeur et d’intervenant en éthique. Mentionner cette triple identité comme point de départ était d’autant plus important à mes yeux que cela me permettait de bien situer le lieu d’émergence de mon questionnement : à l’intersection de la recherche théorique, de l’intervention et de l’enseignement pédagogique. Il associait aussi mon questionnement à une posture existentielle et expérientielle qui posait la notion d’intervention comme un lieu d’expérimentation qui mobilise à la fois l’effort de l’intervenant, l’identité de la situation, de même que le cadre de référence institutionnelle. Cela m’a ensuite permis de faire voir que l’intervention et le rôle de l’intervenant ne peuvent être pleinement compris qu’en renonçant à les concevoir à travers la tension habituelle entre pratique et théorie. Si ma compréhension est la bonne, l’adoption de cette posture non duale au profit d’une « unification de nos approches théorique et pratique » peut se réaliser en adoptant la méthodologie pragmatiste. J’aimerais maintenant m’attarder à la nature de cette approche pragmatiste pour expliquer pourquoi, au-delà de son aspect méthodologique, elle m’apparaît si intéressante et si pertinente, tant sur le plan philosophique qu’en ce qui concerne la représentation que nous nous faisons actuellement de nos sociétés. UNE PERSPECTIVE DE RECHERCHE ACTIONNALISTE Comme je l’ai mentionné dans les pages précédentes, le pragmatisme est pour plusieurs d’abord une méthode d’enquête. De cette manière de présenter le pragmatisme, je retiens deux choses : la méthode et l’enquête. Cela signifie que le pragmatisme se présente comme un processus et une démarche permettant de mieux comprendre le monde dans lequel nous vivons. Pour ce faire, il s’inspire de la méthode scientifique qu’il prétend étendre à tous les types d’enquête. En ce sens, il n’y a pas, pour le pragmatisme, d’un côté une méthode scientifique rigoureuse, objective et vérifiable, et de l’autre, une méthode spéculative propre à la philosophie et, d’une certaine manière à la plupart des sciences humaines et à l’éthique. Il n’y a au contraire qu’un ensemble de méthodes qui doivent toutes emprunter à un même canevas, celui de l’enquête. C’est pourquoi Dewey avance que « l’enquête est la transformation contrôlée ou dirigée d’une situation indéterminée en une situation si déterminée en ses distinctions et relations constitutives qu’elle convertit les éléments de la situation originelle en un tout unifié » (Dewey, 2006, p. 169). C’est en d’autres termes, une réflexion qui a pour fonction de transformer une situation d’abord obscure en une situation claire et cohérente (Dewey, 2004). En

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ce sens, le schéma de l’enquête est le même, que le problème se pose à l’homme de la rue, au philosophe ou au savant. La pensée laboratoire ou enquête doit s’exercer partout. Cette enquête part toujours d’une situation qui est un environnement privilégié parce qu’« expériencé ». L’environnement est biologique et culturel nous dit Dewey. Certes. Mais il est surtout le lieu des relations et relation lui-même des organismes et des esprits. C’est pourquoi la notion d’enquête est une démarche organique de l’être en quête de son équilibre, de la satisfaction de son besoin de nourriture par exemple […]. C’est la démarche organique et culturelle de l’être en quête de la solution, de l’obscurité de son environnement, de la situation, à un moment précis de son développement, si l’on veut, de son histoire (Dewey, Logique, p. 23) qui correspond en tous points à la réflexion, laquelle se conçoit en cinq étapes selon Dewey : « on trouve plus ou moins clairement cinq étapes logiquement distinctes : i) on se trouve en présence d’une difficulté à résoudre ; ii) on la localise, on la définit ; iii) une solution possible s’offre ; iv) grâce au raisonnement, on établit les bases de la suggestion ; v) en continuant à observer et à expérimenter, on est amené à adopter ou rejeter cette suggestion, c’est-à-dire à conclure pour ou contre » (Dewey, 2004, p. 99).

Mis en parallèle avec la notion de praxis, on voit bien que c’est le processus qui devient un objet de réflexion philosophique, le processus de l’activité humaine qui est en quête de vérité plutôt qu’un objet extérieur à l’être humain comme ce fut le cas tout au long de l’histoire de la philosophie. Et voilà bien tout l’intérêt de cette approche puisque, comme le souligne Émilie Hache, « la tâche du philosophe moral est d’expliquer les relations morales qui s’établissent entre les choses, non au sens d’apprendre ou d’imposer aux non-philosophes ce qui serait bien ou mal, mais (au sens) d’accompagner, de rendre compte des événements moraux. Ce changement auquel James appelle les philosophes moraux est en train d’avoir lieu dans les sciences sociales, en particulier au sein du courant de sociologie morale et politique pragmatique qui n’attribue pas au sociologue le rôle ou la fonction d’apprendre quelque chose aux acteurs, mais d’apprendre de ces derniers » (Hache, 2011, p. 34).

Autant d’éléments qui me permettent de mettre en relief le fait que le pragmatisme renvoie à une conception ouverte de la recherche, de la même manière que l’intervention en éthique qui porte sur les conflits et tensions de valeurs et de normes. L’intervention en éthique peut par

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conséquent s’inscrire dans deux cursus. Selon sa forme classique, elle est renvoyée à la sphère du contrôle des comportements – ce qui implique une conception normative et comportementaliste de l’éthique, découlant d’une conception a priori du sujet, du pouvoir et des institutions. À l’inverse, elle peut renvoyer à une analyse des conflits et tensions axiologiques et normatives – soit une analyse des enjeux éthiques, et à un accompagnement du sujet au sein d’une société et d’une institution en perpétuel changement, ce qui implique une intervention fondée sur la compréhension de l’action à laquelle prend part le sujet et dans laquelle s’inscrit l’institution et l’environnement de ce sujet, de même que le sujet lui-même. Dans le second cas de figure, la perspective pragmatiste permet de « reconstruire » une compréhension des situations et de proposer des pistes de solution « sur mesure » qui s’inscrivent dans la singularité des situations sans négliger le contexte propre à la situation, sans négliger non plus la première perspective qui est celle du contrôle des comportements, ce qui peut aussi être compris comme étant notre rapport à la norme dans nos nouvelles sociétés. Le cadre de référence utilisé pour effectuer ce type d’intervention devient alors un cadre pouvant être utilisé tout autant par l’intervenant que par le chercheur puisqu’on y trouve une épistémologie, une lecture du social et des outils conceptuels conçus à partir de l’action, ce qui implique qu’ils reflètent l’état actuel de nos sociétés et de nos représentations de l’être humain. Dès lors, la force d’une approche pragmatiste est bien exprimée par l’injonction de Peirce qui invitait ses semblables à considérer « quels sont les effets pratiques que nous pensons pouvoir être produits par l’objet de notre conception. La conception de tous ces effets est la conception complète de l’objet » (Deledalle, 2014), ou la représentation pragmatiste de notre rapport au monde. On voit bien que, dans ces circonstances, le pragmatisme concerne l’action (pragma), et qu’il constitue bien une méthode de pensée et d’appréhension des idées qui s’oppose au rationalisme classique des Modernes pour lui préférer un rationalisme d’enquête qui ne s’oppose pas à la logique, mais qui consiste plutôt à reconstruire l’idée à partir de l’action ou de l’objet. Voilà pourquoi le pragmatisme nous permet d’appréhender l’intervention à partir de la manière dont l’action se structure en fonction de certaines valeurs, ce qui suppose une approche de l’intervention qui n’est pas modélisée a priori, mais s’articule plutôt à partir de la réalité elle-même. Ainsi, plutôt que d’aborder le lieu d’intervention comme un « objet » déjà donné, qui autoriserait l’application d’un même modèle a priori à toutes les institutions et ordres professionnels par exemple,

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l’intervention se constitue comme une résultante de l’action (situation), comme le résultat plutôt qu’un a priori ou un donné, résultat de la conjonction de valeurs, d’une représentation de l’acteur et d’un contexte. Cela implique une conception « souple » de l’intervention. UNE PHILOSOPHIE PRATIQUE ENGAGÉE L’agir renferme la pensée et penser est une forme d’agir. Voilà un énoncé qui incarne bien le pragmatisme en même temps qu’il semble calquer le type de société qui est maintenant le nôtre. Parce qu’en s’incarnant ainsi dans cet énoncé, le pragmatisme nous dit bien ce qu’il assume, soit l’incertitude à laquelle nous oblige notre société actuelle, laquelle est dépeinte par Martuccelli (2010) comme une société singulariste par opposition aux sociétés communautaire et individualiste. Selon ce sociologue, il faut chercher à articuler un diagnostic d’époque, soit un diagnostic qui colle à la société actuelle, avec une démarche sociologique qui repose sur l’épreuve et un mode d’intervention fondé sur l’introspection, laquelle ne peut être réduite à une intériorisation de la réflexion, mais plutôt à une saisie du monde qui devient elle-même cette introspection puisque le sujet est désormais dissous dans l’action. Mais elle invite aussi à conserver une conception ouverte de la recherche puisque nous ne pouvons opposer à un monde en continuel devenir une méthode déjà faite qui prétendrait saisir le changement. La proposition que je fais d’ancrer la modélisation d’une intervention éthique dans une perspective pragmatiste réconcilie par conséquent l’action et la réflexion nécessaire au chercheur pour produire son analyse, tout autant lors d’une intervention que lors d’une recherche en éthique. Elle installe également le travail d’intervention dans une double perspective : une première perspective qui est celle de l’action, et une seconde perspective qui est celle de la recherche. Ces deux perspectives sont réconciliées dans l’enquête qui peut être associée à une approche clinique. Au vu de ce qui précède, il me semble devoir conclure par deux considérations. La première a trait à la notion d’intervention, bien sûr. La seconde découle de la première et la précède tout à la fois et porte sur notre représentation du travail philosophique, et de ce que peut être une philosophie pratique : ni sagesse ni pure réflexion, mais bien véritable enquête sur le monde. Parce que la proposition que je viens de formuler dans le présent texte n’est pas sans conséquence sur le travail du philosophe et des chercheurs en sciences humaines. Elle déplace en effet leur lieu d’enquête, qui est aussi leur lieu de réflexion. Ou, pour être plus précis,

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qui devrait aussi être leur lieu de réflexion puisqu’il n’est pas sûr qu’il l’est vraiment actuellement. Cette proposition déconstruit en effet leur cadre méthodologique usuel et « ouvre » le travail scientifique à plusieurs types d’approches et méthodes. Elle situe aussi ce travail au cœur d’une théorie critique proche de celle défendue par les émules de l’École de Francfort. Dans la perspective que je propose, l’intervention est à la fois univoque et plurielle. Univoque dans sa compréhension, transdisciplinaire et plurielle dans les modalités selon lesquelles elle peut se laisser décliner. Elle modifie aussi notre rapport à l’expérience et nous permet d’échapper ainsi au moralisme tant craint par les chercheurs en éthique. Comme le mentionne Hache, « c’est parce que l’on s’est engagé dans une expérience ou bien que l’on a pris en compte l’expérience d’autrui que l’on hésite ou que l’on relativise. L’expérience est à rapprocher de l’ancien sens du mot expertise : un savoir issu de l’expérience résultant d’un travail d’apprentissage comme d’un intérêt pour ce dont on parle » (Hache, 2011, p. 45).

Et cela nous oblige également à reconnaître que si l’activité théorique relève d’une activité cognitive, elle « est indissociablement liée aux différentes implications subjectives, sociales et culturelles du chercheur. La conséquence en est un renoncement au mythe de la neutralité au profit d’une prise en compte des implications du chercheur comme travail nécessaire. Il s’agit, pour ce dernier, non seulement d’être attentif à ses implications, mais de penser les objets qu’il se donne avec cette attention portée qui l’oblige à inscrire sa démarche dans cette tension potentiellement conflictuelle, entre subjectivité et objectivité » (Giust-Desprairies, 2013, p. 17). Ce qui nous oblige enfin à reconnaître que l’apport de l’intervenant est à la fois cognitif et psychoaffectif. Cette seconde constatation nous oblige enfin à reconnaître la spécificité de notre société puisque dans la société singulariste qui est la nôtre et que décrit Martuccelli, le singularisme ne s’affirme qu’à partir de la reconnaissance du commun. Dans cette perspective singulariste, « l’idéal n’est plus tant l’autonomie politique ou l’indépendance économique que la quête d’une forme sui generis de justesse personnelle » (Martuccelli, 2010, p. 51), ce que l’intervenant en éthique va associer à une quête de légitimité, ou plus prosaïquement à la reconnaissance des enjeux éthiques de son expérience. Et c’est cette justesse personnelle, qui renvoie à la légitimité des actions de chacun, que l’intervention éthique cherche à établir pour mieux recadrer les actions individuelles et collectives. Et qu’en est-il de notre première considération ayant trait à l’intervention ? Elle ne peut plus être dévalorisée et opposée aux cogitations théoriques de nos savants. Elle est

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plutôt propre à toute enquête sur le monde et il convient désormais de penser la méthode au sens large pour pouvoir modéliser l’intervention sans prétendre lui imposer le carcan d’une fausse objectivité, tout en évitant les affres d’une dérive subjectiviste

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CHAPITRE 4

Trois finalités de l’intervention en éthique organisationnelle

D

Luc Bégin Université Laval

ans quel but l’intervenant en éthique intervient-il au sein d’une organisation qui lui en fait la demande ? La question peut sembler triviale : après tout, s’il s’agit d’intervenir en éthique, c’est que l’intervention doit nécessairement viser une certaine « amélioration du bilan éthique » de l’organisation. Cette réponse ne manque pas, toutefois, de demeurer très générale et problématique. Quiconque intervient en éthique organisationnelle sait d’expérience que l’amélioration du bilan éthique de l’organisation peut signifier de multiples choses, pas toujours parfaitement compatibles entre elles. S’agit-il de garantir une plus grande conformité des acteurs organisationnels aux règles et normes énoncées dans les dispositifs éthiques de l’organisation ? S’agit-il plutôt de mieux gérer l’occurrence de risques ayant une portée éthique susceptibles de fragiliser une organisation ? Ou d’aider au développement d’une culture organisationnelle soucieuse d’éthique ? Ou d’autre chose encore ? L’« amélioration du bilan éthique » demeure une formule creuse, de peu d’intérêt, tant et aussi longtemps que sa signification ne se voit pas clairement précisée. On peut aborder la question sous un autre angle et soutenir prosaïquement que l’intervenant en éthique intervient dans l’unique but de satisfaire aux attentes de l’organisation faisant appel à ses services. La détermination de la finalité de l’intervention appartiendrait donc au demandeur de service, un peu à la façon dont un client ferait appel à l’expertise d’un professionnel afin qu’il réponde aux attentes et besoins qu’il aurait déjà clairement définis. On sait toutefois que cette image de la relation professionnel-client est loin de toujours correspondre à la réalité. Par exemple, le psychologue aura souvent comme première tâche 85

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d’aider le client à mieux prendre conscience du besoin de service et à lui proposer sur cette base un plan d’action qui soit réaliste et qui tienne compte de son expertise professionnelle et des caractéristiques des méthodes et objectifs d’intervention qu’il privilégie. Quelque chose d’analogue se produit avec l’intervenant en éthique. Sa première intervention consiste à viser une formulation mutuellement acceptable du besoin d’intervention de l’organisation, de sorte de pouvoir proposer sur cette base un plan d’action cherchant à y répondre (Legault, 2007). Or, cette formulation mutuellement acceptable n’est évidemment pas neutre. Elle doit de toute évidence tenir compte de certains intérêts du demandeur de service, à défaut de quoi on comprendrait mal qu’il la juge acceptable et qu’il ouvre l’organisation à une intervention prenant appui sur celle-ci. Qu’en est-il par ailleurs des intérêts de l’intervenant en tant qu’expert ? Peut-on croire qu’il lui soit possible de proposer une formulation mutuellement acceptable du besoin sans que cela mobilise certains de ses partis pris normatifs et méthodologiques ? Cela apparaît peu probable, tout comme il n’est guère probable que ces partis pris n’orientent pas le plan d’action que proposera l’intervenant, même s’il peut arriver que ce dernier en soit plus ou moins conscient ou qu’il assume plus ou moins les partis pris en question. Je n’avance évidemment pas que des intervenants en éthique pourraient œuvrer dans les milieux de pratique sans avoir aucune conscience des finalités qu’ils visent ni des théories d’arrière-plan qu’ils mobilisent. Toutefois, l’expérience d’intervention en éthique demeure relativement jeune – c’est le cas au Québec et, je crois, tout autant en Europe francophone – et il y a encore beaucoup de tâtonnements, tant dans les méthodes à utiliser que dans les modèles d’intervention à privilégier. Viser des fins générales comme l’« amélioration du bilan éthique » est une chose, c’en est une autre d’être en mesure d’assumer avec clarté une posture théorique cohérente permettant d’opérer des arbitrages entre les diverses options d’action qui se présentent à l’intervenant en éthique. Pourtant, par ses choix d’action l’intervenant engage inévitablement des préférences quant aux méthodes utilisées, mais aussi, plus fondamentalement, quant aux transformations visées par ses actions. On s’attend donc à bon droit à ce qu’il soit en mesure de faire état de ces préférences et d’en justifier le bien-fondé, autant que possible. Cela appelle à un travail réflexif de la part de l’intervenant sur sa pratique d’intervention et sur ce qui la guide. C’est le résultat, bien modeste, de l’amorce d’un tel travail de réflexion que je partage dans les pages qui suivent. Comme bien d’autres interve-

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nants, j’ai commencé à répondre à des demandes d’intervention en croyant avoir une idée suffisamment claire des finalités qui animaient mon engagement dans ces interventions. Au fil des expériences et des satisfactions et déceptions qui ont ponctué mon parcours, j’ai été appelé à remettre en question fréquemment mes motivations, les visées de transformations à la base de mes engagements, les raisons pour lesquelles certaines demandes et certains contextes organisationnels me paraissaient peu attrayants, etc. Dans l’état actuel de mes réflexions, trois finalités me paraissent devoir être particulièrement visées par l’intervention éthique dans les organisations. C’est du moins à partir d’elles que je balise maintenant mes interventions. Dans un premier temps, je verrai à énoncer succinctement ces finalités et à présenter ensuite le rôle des contextes à l’intérieur desquelles l’atteinte de ces finalités me paraît pouvoir être recherchée. C’est une chose, en effet, d’énoncer des finalités d’intervention sous la forme d’idéaux devant guider les actions et stratégies d’intervention ; c’en est une autre de confronter ces finalités aux contextes dans lesquels les interventions prendront place. Comme je chercherai à l’expliquer rapidement, l’intervenant a tout intérêt, au moment de la formulation des modalités devant permettre l’atteinte de ses finalités d’intervention, à prendre en compte un ensemble de considérations relatives aux contextes de l’intervention. Des modalités d’atteinte des finalités posées abstraitement, sans lien suffisant avec les contextes d’intervention, risquent fort de laisser les finalités inatteignables et d’orienter les actions dans des directions décevantes. Je m’attarderai ensuite un peu plus longuement, dans un deuxième temps, à chacune de ces trois finalités qui guident mes interventions et je présenterai certaines conséquences qu’elles entraînent quant aux types d’intervention à privilégier dans les organisations. Je porterai une attention particulière à ce que l’on devrait être en droit d’attendre comme implication de la part des organisations afin de faciliter l’atteinte de ces finalités. FINALITÉS ET CONTEXTES D’INTERVENTION Les trois finalités qui guident mes interventions en éthique sont, dans leur libellé général, à la fois très simples et, me semble-t-il, assez largement partagées et peu sujettes à controverse. C’est du moins le cas pour les deux premières. La première de ces finalités concerne la capacitation éthique des acteurs. La seconde finalité vise la capacitation éthique

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des collectifs1. Quant à la troisième, elle renvoie au traitement équitable des acteurs et des collectifs. On reconnaîtra sans peine que la capacitation éthique des acteurs est au cœur de bon nombre d’activités d’intervention en éthique dans les organisations. On en parlera généralement dans les termes suivants : développement de la compétence éthique des acteurs ; habilitation à la prise de décision responsable dans les situations problématiques au plan éthique ; développement d’une capacité de jugement en situation ; développement d’une autonomie responsable, etc. Évidemment, il n’est pas clair que toutes ces déclinaisons de la capacitation éthique des acteurs recouvrent des réalités tout à fait similaires, ni qu’elles conduisent à des modalités d’intervention identiques. On reconnaît néanmoins quelque chose comme un « air de famille » entre ces divers objectifs. Je verrai dans la prochaine section à préciser ce que j’entends par « capacitation éthique des acteurs ». Pour l’instant, il suffit de souligner que cette finalité telle que je la conçois marque une prédilection pour la dimension réflexive et critique de l’éthique ainsi que pour l’autonomie décisionnelle des acteurs. Cela exclut d’emblée toute finalité de moralisation des acteurs et toute intervention dont les objectifs ultimes consisteraient à garantir une conformité comportementale des acteurs à un ensemble de règles ou de normes. La capacitation éthique des collectifs emprunte une trajectoire similaire à la première finalité. Il s’agit là aussi de privilégier la dimension réflexive et critique de l’éthique ainsi que l’autonomie décisionnelle, mais cette fois des collectifs eux-mêmes. Dans une organisation, ce ne sont pas que des individus qui gèrent les incertitudes, décident et agissent. Ce sont aussi des collectifs : des gestionnaires partageant des responsabilités et pouvoirs analogues, des professionnels qui ont en commun une expertise technique, des travailleurs œuvrant dans un même service de l’organisation, etc. Bien entendu, ce sont des acteurs singuliers qui forment les collectifs, mais on aurait tort de réduire simplement ceux-ci à l’addition des acteurs qui les composent. La capacitation est à comprendre dans un contexte d’interactions où les acteurs s’inscrivent d’emblée au sein de collectifs. La capacitation de ces collectifs en tant que collectifs fait sens dès lors que l’on reconnaît que nombre d’enjeux éthiques s’adressent d’emblée aux collectifs eux-mêmes et qu’ils requièrent 1.

La notion de « capacitation » est assez largement utilisée dans plusieurs disciplines des sciences humaines et sociales. Le sens qui lui est donné est appelé à varier selon les contextes théoriques de son utilisation. Toujours, toutefois, il fera référence à l’importance de l’exigence d’autonomie des acteurs. On pourra lire M. Maesschalck (2014) pour une brève mais éclairante présentation de ce qu’il appelle la « topique capacitaire ».

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de la part de ces derniers une coordination des actions mobilisant des capacités réflexives. J’expliquerai plus en détail ce dont il est question dans la section suivante. Quant à la troisième finalité, le traitement équitable des acteurs et des collectifs, elle met l’accent non plus sur les acteurs et les collectifs, mais plutôt sur les responsabilités des organisations à leur endroit. Tant en ce qui concerne la capacitation des acteurs que celle des collectifs, l’organisation – en fait, ses dirigeants et cadres – a un rôle important à jouer afin de faciliter l’atteinte de ces finalités, ou du moins de ne pas y nuire. J’y insisterai dans la présentation détaillée de chacune de ces deux finalités. Au-delà de ce type de responsabilité, toutefois, il me paraît important d’être attentif à la question plus spécifique du traitement équitable des acteurs et collectifs de l’organisation. Comme je l’expliquerai plus loin, on peut difficilement escompter une prise en charge responsable des enjeux éthiques rencontrés par les acteurs et les collectifs si ceux-ci sont placés dans des contextes d’action où les attentes qui sont formulées sont manifestement inéquitables et les obligent à devoir supporter un fardeau moral déraisonnable. Telles que je les comprends, ces trois finalités accordent beaucoup d’importance à la question de l’accroissement de l’autonomie décisionnelle des acteurs et des collectifs. Cela va de soi dès lors que l’on envisage l’éthique dans une perspective réflexive et critique, où les acteurs et collectifs sont appelés à analyser d’un point de vue éthique les situations problématiques rencontrées et à remettre en questions, au besoin, les cadres normatifs qui guident les actions au sein de l’organisation2. On doit éviter, en même temps, de trop radicaliser cette visée d’accroissement de l’autonomie des acteurs et des collectifs. La capacitation éthique, tout comme la finalité de traitement équitable, s’inscrit et fait sens dans des contextes d’action qui en délimitent l’horizon d’effectuation : ces finalités – comme toute autre, d’ailleurs – ne peuvent advenir à la réalité que dans la mesure des possibilités potentiellement ouvertes par lesdits contextes. On pourra vouloir exploiter au maximum ce potentiel dans nos interventions, mais ne pas tenir compte du caractère forcément limitatif des contextes d’action peut parfois conduire à des interventions contreproductives, risquant de nous éloigner plutôt que de nous rapprocher de

2. On trouvera un exposé succinct et éclairant de cette perspective dans : A. Lacroix, 2014 : 15-64. Ce dernier présente ce modèle comme étant fondé sur la réflexion et l’accompagnement.

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l’atteinte des finalités visées3. Ces limitations peuvent provenir de plusieurs sources. Voici celles qui me semblent être les principales à considérer. Tout d’abord, les exigences propres à une coordination efficace des actions. Il me paraît illusoire de penser que les normes et règles assurant la coordination des actions au sein des organisations puissent être tout à fait disponibles pour des transformations par les acteurs et collectifs. À moins d’intervenir dans une association ou un regroupement prônant et pratiquant une gestion totalement participative et collaborative, le fait même de la nécessité d’une coordination efficace des actions au sein d’une organisation représente une limitation objective du champ d’exercice de l’autonomie décisionnelle et des pratiques réflexives des acteurs et des collectifs. Cette limitation peut vraisemblablement s’assouplir au gré des expériences probantes de reconnaissance d’une plus grande autonomie décisionnelle vécues au sein des organisations. Ce n’est toutefois pas quelque chose qui se décrète unilatéralement au début d’un plan d’intervention. En ce sens, les modalités de l’atteinte des finalités doivent reposer sur une identification aussi réaliste que possible des lieux et domaines d’activités de l’organisation les plus susceptibles d’accueillir ces nouvelles pratiques et d’en tirer les meilleurs bénéfices. La « mission » de l’organisation et le processus d’identification des besoins de l’organisation dans laquelle on intervient participent également à délimiter les domaines d’activités de l’organisation pouvant faire l’objet d’interventions capacitantes au plan éthique. Lorsque l’intervenant accepte un mandat d’une organisation, il accepte au moins implicitement de travailler à l’intérieur des balises qu’impose l’énoncé de mission de 3. Dans un texte de 2009, A. Lacroix donne une illustration des conséquences néfastes pouvant faire suite à une absence de prise en compte des contextes d’action : « Dans le cas des formations, par exemple, on aura peut-être sensibilisé les travailleurs, on leur aura suggéré des outils pour les aider à agir en fonction de certaines valeurs et selon les situations. Mais lorsqu’ils souhaiteront mettre en application ces outils qui supposent une compréhension ouverte de la vie en entreprise ou, pour reprendre les termes de Boltanski, une représentation de l’entreprise libérée, les travailleurs et les professionnels risquent fort de se heurter à l’incompréhension de leurs supérieurs, terrifiés à l’idée que la vie institutionnelle leur échappe. Les intervenants n’auront ainsi contribué qu’à accentuer le problème en faisant du salarié une véritable « machine à frustration ». Ils lui ont en effet fourni des outils, mais conçus d’après une fausse représentation de l’entreprise. […] Ces employés sensibilisés à l’éthique deviendront ainsi une part du problème puisqu’ils voudront plus d’autonomie alors même que l’entreprise s’attend à les voir respecter davantage le cadre institutionnel. Le paradoxe est explosif ! » (Lacroix, 2009 : 100).

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l’organisation. En ce sens, et à moins d’une entente explicite à cet effet, il ne saurait être question pour l’intervenant d’ouvrir au sein de l’organisation des « chantiers » de remise en question et de contestation de sa mission. Celle-ci délimite le champ des actions souhaitables et acceptables au sein de l’organisation : s’il est envisageable que certaines – voire plusieurs – de ces actions puissent faire l’objet d’un questionnement réflexif par les acteurs et les collectifs, il faut être en mesure de montrer en quoi cela se justifie dans les termes de la mission de l’organisation. De la même façon, l’intervenant devrait inscrire ses actions à l’intérieur du cadre dessiné par les besoins de l’organisation, tels qu’ils auront été définis et formulés de façon mutuellement acceptable lors d’un processus initial d’échange avec le demandeur de service. L’intégrité de l’intervention experte exige de baliser de la sorte les moyens mis en œuvre afin d’atteindre les finalités visées par l’intervenant. Ces limitations imposées aux modalités de l’atteinte de ces trois finalités de l’intervention en éthique ont leur contrepartie. Ces finalités, telles que je les conçois, exigent en effet un certain type d’ouverture de la part des organisations, à défaut de quoi on ne voit guère l’intérêt d’entreprendre une démarche éthique auprès d’elles. Il s’agit, en quelque sorte, de l’autre volet de l’identification « mutuellement acceptable » des besoins : si l’organisation doit y trouver son compte, l’intervenant doit aussi pouvoir s’y reconnaître. Les finalités de capacitation éthique et de traitement équitable des acteurs et des collectifs ne peuvent constituer l’arrière-plan des interventions que dans la mesure où l’organisation est prête à s’engager dans ce que nous avons appelé, ma collègue Lyse Langlois et moi, une « perspective de contrôle habilitant » plutôt que de contrôle contraignant (Bégin et Langlois, 2012)4. Suivant en cela Stansbury et Barry (2007), nous considérons les interventions et dispositifs éthiques au sein des organisations en tant que participants de systèmes de contrôle et de coordination des actions. Alors qu’une perspective de contrôle contraignant pense les initiatives et dispositifs éthiques comme devant contribuer à garantir que les actions des membres de l’organisation se conforment aux attentes de la direction – voyant dans la conformité (compliance) la finalité du modèle éthique privilégié –, une perspective de contrôle habilitant envisage les initiatives et dispositifs éthiques comme

4. Dans cet article de 2012, nous parlons de contrôle « coercitif » plutôt que « contraignant ». Je considère toutefois que le terme « coercitif » est porteur d’une charge trop lourdement négative. C’est pourquoi je préfère qualifier dorénavant ce type de contrôle de « contraignant ».

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devant viser « à aider et outiller les acteurs qui y œuvrent à déterminer ce qu’il est préférable de faire dans les diverses circonstances rencontrées, sur la base d’informations suffisantes et d’une compréhension adéquate des fins visées par l’organisation » (Bégin et Langlois, 2012 : 124). Le contrôle habilitant mise ainsi beaucoup sur l’autonomie de jugement et les capacités réflexives des acteurs et des collectifs. Si l’on ne peut attendre de toutes les organisations qu’elles inscrivent la totalité de leurs dispositifs éthiques dans une logique de contrôle habilitant5, une ouverture sérieuse à ce type de contrôle doit être manifeste en raison des trois finalités de l’intervention en éthique que j’ai brièvement énoncées6. Penser les interventions en éthique dans les organisations sur la base des finalités que j’ai rapidement esquissées implique ainsi à la fois une attention aux contextes d’action (ce qui inclut notamment la culture organisationnelle et l’approche managériale en vigueur) qui viennent limiter les possibilités d’effectuation de ces finalités et une ouverture de la part des organisations à une logique de contrôle habilitant qui rend possible des interventions dans une visée de capacitation éthique et de traitement équitable des acteurs et des collectifs. Voyons maintenant plus en détail ces finalités et ce que l’on devrait être en droit d’attendre comme implication de la part des organisations afin d’en faciliter l’atteinte. LES TROIS FINALITÉS ET LE RÔLE DES ORGANISATIONS La capacitation éthique des acteurs La capacitation éthique des acteurs peut se comprendre de multiples façons, tout comme l’amélioration du bilan éthique des organisations à laquelle je faisais allusion en introduction. Par « capacitation éthique des acteurs », j’entends le fait de favoriser le développement de la compétence éthique de ces derniers, comprise d’une façon bien particulière. Dans quelques textes antérieurs, j’ai cherché à clarifier la notion de compétence éthique et à en dégager certaines caractéristiques (Bégin, 2014a ; 2011a ;

5. 6.

En raison de cela, on est renvoyé à la question du type d’équilibre à rechercher entre ces deux types de contrôle, ce sur quoi se penche l’hypothèse d’une synergie régulatoire explorée par Jutras et Boisvert dans ce livre. Si l’intervention demandée consiste en un diagnostic éthique, la question de l’ouverture au contrôle habilitant interviendra plus tard, lors de la planification des suites à donner au diagnostic.

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2011b)7. Je ne présenterai pas ici le détail de ces caractéristiques ; je ne ferai qu’une présentation succincte des principales composantes de cette notion et je préciserai certaines implications qu’entraîne la finalité de capacitation éthique des acteurs quant aux interventions pouvant être faites dans les organisations. Inscrivant ma réflexion sur la compétence éthique dans le sillage du pragmatisme deweyen (Dewey, 2006 et 2014) et des travaux de P. Zarifian et de G. Le Boterf sur la notion de compétence (Zarifian, 2004 et 2009 ; Le Boterf, 2008), je conçois sommairement la compétence en tant qu’intelligence pratique des situations (Zarifian, 2004). Il s’agit d’une intelligence pratique en ceci (a) qu’elle procède d’une mobilisation de ressources ainsi que (b) d’une prise d’initiative en vue (c) de comprendre adéquatement la situation qui interpelle l’acteur et (d) de produire une réponse adaptée – au besoin, imaginative et inventive – à l’événement déclenchant le travail de cette intelligence pratique. La compétence se pense ainsi toujours en fonction des capacités mises en œuvre par la personne lorsqu’elle est en situation d’action. La compétence éthique suppose alors une capacité d’agir de manière autonome et volontaire – de prendre initiative – lors de situations porteuses d’enjeux éthiques par la mobilisation d’une variété de ressources appropriées. S’ajoute à cela le fait d’assumer la responsabilité des initiatives prises, de répondre de la portée de son action vis-à-vis de soi et des autres8. Il est donc question à la fois d’autonomie, de volonté et de responsabilité à l’endroit de ses choix. De façon plus précise, la compétence éthique se manifeste dans la mobilisation par l’acteur d’un ensemble de ressources internes qui se déclinent en termes de capacités qu’il me paraît utile de distinguer sommairement sous trois registres complémentaires. Le premier de ces registres concerne la saisie de la dimension éthique des situations. C’est la condition première du traitement d’une situation éthique. Être capable de cela n’est pas aussi simple et largement partagé qu’il y paraît de prime abord. La saisie de la dimension éthique des situations suppose d’être attentif à cette dimension, ce qui nécessite une sensibilité éthique dont tout indique qu’elle requiert d’être cultivée et développée chez les diffé7.

Une analyse plus approfondie de cette notion envisagée dans une perspective pragmatiste sera publiée dans la prochaine année dans un ouvrage rédigé conjointement avec mes collègues André Lacroix, Allison Marchildon et André Duhamel. 8. Zarifian insiste également sur cette nécessité d’assumer la responsabilité des prises d’initiative comme faisant partie de la compétence elle-même ; elle est le signe de la puissance et de l’initiative de l’acteur jusque dans ses ultimes conséquences (Zarifian, 2004 : 82).

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PARTIE 1 – MODÉLISATION DES PRATIQUES D’INTERVENTION

rents acteurs (Rest, 1986 ; Langlois, 2014). Cette capacité à « être en situation éthique » appelle ensuite un second registre qui est celui des capacités réflexives des acteurs qui déterminent le « savoir-agir » de ces derniers en situation éthique9. Le « savoir-agir en situation éthique » suppose que l’acteur soit capable de s’extraire de ses routines d’action, de ses manières trop souvent stéréotypées et non réfléchies de répondre aux situations, afin de comprendre et d’analyser ce qui se joue dans ces dernières au plan éthique et de proposer des lignes d’action qu’il saura justifier devant les autres. Cette réflexivité s’exerce tout autant sur l’acteur lui-même que sur les éléments de la situation : c’est en devenant conscient de ses propres pratiques et de ses manières d’assumer ses rôles (professionnel, personnel, social) que l’acteur se donne la possibilité de s’ouvrir à des transformations réfléchies de ses façons de répondre aux situations problématiques sur le plan éthique. Quant aux éléments de la situation, il s’agit de ressources externes à l’acteur qui font partie de l’environnement social dans lequel il agit. Seront particulièrement importantes les ressources qui ont des prétentions de validité dans les situations problématiques rencontrées (les règles, normes, obligations et attentes qui structurent l’environnement normatif des acteurs). L’acteur compétent au plan éthique saura reconnaître, comprendre, comparer et pondérer ces ressources externes de façon autonome et en en assumant la responsabilité 10. Le troisième et dernier registre est celui des capacités d’interaction des acteurs en situation éthique. Lors de situations où se manifestent des enjeux éthiques, la réussite des initiatives de résolution de problèmes dépend beaucoup de la capacité des acteurs de générer des ententes avec autrui. « Interagir en situation éthique » de manière compétente implique une capacité dialogique : par-là, on fait référence à la capacité d’imaginer des pistes de solution susceptibles de générer des ententes intersubjectives ainsi qu’à la capacité d’affronter des désaccords en acceptant de coopérer avec autrui en fonction d’une visée commune

9.

Dans mon texte de 2014 consacré à la compétence éthique (Bégin, 2014a), je présente les trois registres de capacités constituant les ressources internes des acteurs de la façon suivante : « être » en situation éthique, « savoir-agir » en situation éthique et « interagir » en situation éthique. On consultera ce texte ainsi que ceux de 2011 (Bégin, 2011a ; Bégin, 2011b) pour des détails additionnels sur chacun de ces registres. 10. Les capacités réflexives dont il est question supposent un ensemble d’aptitudes dont font partiellement état les travaux de Schön sur le praticien réflexif (Schön, 1993), de Kohlberg sur le raisonnement moral (Kohlberg, 1984), de Legault sur la délibération éthique (Legault, 2001) et de Werhane sur l’imagination morale (Werhane, 1999).

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d’élaboration conjointe du sens de l’action11. Cette visée commune suppose évidemment qu’autrui accepte de s’engager dans un processus d’entente intersubjective et qu’il ait également une conscience suffisante des enjeux éthiques, ce qui nécessite parfois d’être « provoqué » par l’acteur compétent. La capacité à générer des ententes avec autrui supposera ainsi une attention à la posture d’autrui, c’est-à-dire à sa lecture de la situation et à son intérêt à s’engager dans un dialogue. Ainsi comprise, la compétence éthique n’est ni statique, ni quelque chose qui s’apprend à coup d’injonctions ; elle ne se réduit pas davantage à un ensemble de comportements et d’attitudes affichées par les acteurs, comme trop de référentiels de compétence ont tendance à la présenter (Gouvernement du Canada, 2007 ; Ministère du Conseil exécutif, 2006). Le développement ainsi que le maintien de la compétence éthique passent inévitablement par l’expression de celle-ci : ce n’est pas un contenu cognitif, mais plutôt des capacités résultant des déstabilisations vécues en situation (on parlera aussi d’incertitudes), ce qui suppose que des actions suivent de ces déstabilisations et expriment l’état des capacités de l’acteur. On dira alors de la compétence éthique qu’il s’agit d’un construit qui s’atteste dans les situations que vit l’acteur et qui se remet constamment à l’épreuve des déstabilisations (incertitudes) produites par de nouvelles situations vécues. Même présentée aussi sommairement dans ses grandes articulations, la compétence éthique me paraît entraîner certaines implications quant aux interventions pouvant être faites en organisation. En considération de ce qui précède, le fait de se donner la capacitation éthique des acteurs comme finalité d’intervention empêche de confiner l’intervention à des activités de formation en marge des situations concrètes de travail. Non pas que de telles activités ne pourraient procurer aucun bénéfice pour les acteurs y participant : il y a certainement de nombreux bénéfices à en retirer ; c’est plutôt qu’on en mesure rapidement les insuffisances si les apprentissages qui y sont réalisés ne peuvent trouver à s’exprimer avec une certaine liberté dans les situations concrètes de travail. Il vaut le coup de le rappeler, l’expression des compétences est ce par quoi ces dernières existent ; c’est aussi ce qui en rend possible la poursuite du développement. Or, dès lors que des contraintes organisationnelles pèsent lourdement sur cette liberté, l’expression de la compétence éthique et les conditions

11. Sur la question du dialogue comme élément essentiel de la compétence éthique, voir Legault (2001), Patenaude (1998) et Maesschalck (2010 : 191-206).

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de la poursuite de cette capacitation se voient entravées, du moins en milieu de travail. Un parallèle peut être fait avec la distinction qu’introduit M. Nussbaum dans le domaine de la philosophie politique entre les capabilités internes et les capabilités combinées (Nussbaum, 2012). Nussbaum rappelle que selon A. Sen, les capabilités ne sont pas simplement des capacités dont une personne serait dotée ; il s’agirait aussi de libertés ou de possibilités créées à la fois par une combinaison de capacités personnelles et par un environnement politique, économique et social. Nussbaum suggère de désigner ces libertés comme étant des capabilités combinées, qu’elle distingue des capabilités internes. Ces dernières sont des caractéristiques, traits personnels et capacités des personnes (capacités intellectuelles et émotionnelles, capacités perceptives et motrices, etc.) qui sont « entraînés ou développés, le plus souvent en interaction avec l’environnement social, économique, familial et politique » (Nussbaum, 2012 : 40). Ces capabilités internes peuvent être favorisées jusqu’à un certain point lorsque, par exemple, une société fournit à ses citoyens une éducation leur permettant de développer une certaine capacité d’analyse critique. Si, toutefois, la libre expression publique de la parole critique est réprimée, notamment en matière politique, s’il n’est pas possible aux citoyens de faire usage de cette capacité, on dira que le fonctionnement correspondant aux capabilités internes ne pourra être choisi par ces citoyens, d’où une lacune importante en matière de capabilités combinées. On ne peut toutefois distinguer de façon tout à fait stricte les capabilités internes des capabilités combinées, tout comme on ne peut distinguer tout à fait la compétence éthique de son expression en situation : c’est que l’acquisition des capabilités internes passe, dans le langage de Nussbaum, par un certain type de fonctionnement, c’est-à-dire par « la réalisation active d’une ou plusieurs capabilités » (Nussbaum, 2012 : 45). Mais, et c’est ce qu’il importe de souligner, ce fonctionnement « peut [s]e perdre en l’absence de possibilité de l’utiliser » (Nussbaum, 2012 : 42). En ce sens, si l’on poursuit notre parallèle, on ne saurait s’engager dans des interventions de sensibilisation, ni même dans des formations visant la capacitation éthique des acteurs, sans se soucier aussi de la possibilité pour les acteurs de choisir des « fonctionnements » – des usages et pratiques – correspondant à cette compétence. Des conditions rendant possible l’actualisation de la compétence éthique dans les actions des acteurs au sein de l’organisation apparaissent essentielles à préserver – ou à aménager – dès lors que l’on fait de la capacitation éthique des acteurs

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une des finalités de l’intervention en éthique organisationnelle. La proposition peut paraître excessive, mais elle ne fait que rappeler le caractère dynamique et situé de la compétence éthique. Si le développement de cette compétence importe vraiment, une attention doit dès lors être portée aux éléments du contexte organisationnel qui génèrent les situations que sont appelés à affronter les acteurs de l’organisation. Certains de ces éléments contraignent l’expression de la compétence éthique, d’autres peuvent au contraire la faciliter. L’intervention se déplacera alors de l’acteur (visée de formation et de transformation) au design de l’organisation (visée de transformation), en se donnant comme objectif de faire en sorte que l’intelligence pratique des situations éthiques dont est capable de faire preuve un acteur soit sollicitée – ou à tout le moins aussi peu contrainte que possible – dans les pratiques et routines d’action ayant cours au sein de l’organisation. Que des contraintes organisationnelles nuisibles à l’actualisation de la compétence éthique existent dans de nombreux milieux de travail ne fait guère de doute. Une abondante littérature en psychologie et en sociologie des organisations en témoigne12. Quant au design des organisations susceptible de faciliter ou de solliciter l’actualisation de la compétence éthique, il peut s’avérer pertinent de s’inspirer des conditions mises en place dans les contextes de formation et d’apprentissage à la décision éthique : contexte de confiance et d’écoute respectueuse entre les acteurs, aplanissement des rapports hiérarchiques, possibilité de prise de parole libérée, etc. Il ne s’agit pas de chercher à reproduire telles quelles ces conditions dans l’ensemble des pratiques de l’organisation, mais bien plutôt de voir s’il est possible de mettre en place certains mécanismes ou certaines procédures s’en inspirant. Il pourra s’agir, par exemple, de la mise en place de structures de conseil et de consultation favorisant l’expression des préoccupations d’ordre éthique, de la valorisation de discussions entre groupes de pairs sur les questions éthiques liées à des situations vécues, de façon à soutenir la sensibilité éthique, les capacités réflexives et l’habilitation au dialogue éthique ou encore de l’intégration de la prise en compte de la dimension éthique dans les différentes étapes des processus décisionnels. Une organisation ouverte à une logique de contrôle habilitant saura intégrer de tels mécanismes et procédures 12. On pourra notamment consulter : Moose, 2008 ; Trevino et collab., 2006 ; Bazerman et Tenbrunsel, 2011. Dans une étude réalisée pour le compte de l’Ordre des ingénieurs du Québec, nous avons également déterminé un certain nombre de ces contraintes organisationnelles nuisant à l’exercice de la compétence éthique (Bégin, Rondeau et Marchand, 2009).

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favorables au développement et à l’actualisation de la compétence éthique des acteurs. Les contextes organisationnels ne font pas qu’influer sur les acteurs individuels dans leur possibilité de faire valoir leur compétence éthique ; ils concernent aussi les collectifs. Leur capacitation éthique en tant que collectifs est une finalité de l’intervention en éthique organisationnelle tout aussi importante que la capacitation éthique des acteurs. La capacitation éthique des collectifs  La capacitation éthique des acteurs est à comprendre dans un contexte d’interactions où l’acteur s’inscrit d’emblée au sein de collectifs, si bien que la résolution des problèmes vécus dans les situations porteuses d’enjeux éthiques devrait prendre acte de cette dimension collective. Non seulement en ce que les réponses apportées aux problèmes induisent des conséquences pour d’autres, mais également, et surtout (a) en ceci que l’acteur devrait être en mesure de situer le sens de ses initiatives en rapport aux significations partagées par les collectifs auxquels il appartient et (b) en ceci que nombre d’enjeux éthiques s’adressent d’emblée aux collectifs eux-mêmes. Une coordination des actions reposant sur des visées communes est dès lors requise afin de produire une action collective. Un point essentiel me paraît distinguer la capacitation éthique des acteurs de celle des collectifs. Alors que la première passe par le développement de la compétence éthique, entendue comme intelligence pratique des situations porteuses d’enjeux éthiques, la seconde prend forme à l’occasion d’un repositionnement identitaire des collectifs. Il s’agit prioritairement pour le groupe d’apprendre à aborder ce type de situations d’incertitude en tant que collectif, et qui plus est en tant que collectif réflexif, ce qui s’avère plus complexe qu’il ne semble au premier abord. En effet, la prise en charge collective et réflexive de la dimension éthique des pratiques qu’ont en commun les membres d’un collectif est une chose pour laquelle peu de groupes constitués ont d’emblée les habiletés nécessaires. Un travail du groupe sur certaines dimensions de son identité collective est requis, notamment en ce qui concerne son rôle, ses engagements ainsi que ses valeurs et visées communes. C’est du moins le constat que je dresse de mes expériences d’intervention. Dans ma pratique d’intervention, j’ai eu à m’adresser à des regroupements et associations de professionnels, de travailleurs, de bénévoles, de gens ayant un même métier ou une même profession (ingénieurs,

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magistrats, enseignants, etc.). Au sein d’organisations complexes, le tableau est davantage diversifié : de nombreux groupes se côtoient, tantôt constitués sur la base de responsabilités et de pouvoirs d’autorité similaires (ex. : les gestionnaires), sur la base d’expertises reconnues et sanctionnées par des ordres professionnels (les professionnels au sens de la loi des professions) ou sur la base de savoir-faire et de tâches à accomplir similaires (ex. : les enseignants et certains groupes de professionnels de la fonction publique dont le titre ne relève pas d’un ordre professionnel). En général, les acteurs constituant ces groupes partagent une forme ou l’autre de spécialisation se traduisant habituellement par des pratiques et orientations d’action globalement communes. Ils partagent aussi une forme d’identité professionnelle qui s’exprime dans la coordination de ces pratiques et orientations d’action13. Dans le cas des professions réglementées par la loi, l’identité professionnelle se dessine et se construit autour de l’expertise propre à chacune des professions, expertise qui commande des pratiques répondant à certains critères connus des professionnels. C’est puisqu’il possède cette expertise qu’un acteur est reconnu comme appartenant à la profession et que des clients ou ses patrons s’adresseront à lui pour obtenir certains types de services. Ces caractéristiques sont d’autant plus manifestes lorsqu’on parle de professionnels, au sens du Code des professions du Québec, mais elles ne leur sont pas exclusives. Cela vaut également, avec quelques légères adaptations, pour de nombreux métiers qui ne sont pas reconnus comme des professions par la loi québécoise (enseignants, etc.). Cette identité professionnelle paraît toutefois se limiter bien souvent à épouser les contours de l’expertise technique ou des savoir-faire partagés par les groupes14. Avec pour résultat que les acteurs concernés n’auront tendance à se rapporter à cette identité caractéristique de leur groupe d’appartenance que lorsque sont en jeu des attentes et des préoccupations relatives à cette expertise technique ou à ces savoir-faire. Cela fait sens dans la mesure précisément où la coordination des actions des uns et des autres – et donc ce qui participe à entretenir et à réaffirmer l’existence du groupe et son identité propre – suppose que les acteurs aient en 13. Il n’est pas excessif de parler d’« identité professionnelle » même en référence à des groupes qui ne détiennent pas ce statut au sens du Code des professions du Québec dès lors que l’on admet qu’il s’opère depuis un certain nombre d’années une professionnalisation du monde du travail (Champy, 2009 ; Legault, 2003 ; Lacroix, 2011). 14. On peut penser qu’il puisse en aller différemment des professions où les acteurs sont appelés à côtoyer au quotidien la souffrance de personnes auprès de qui ils interviennent (infirmières, travailleurs sociaux, etc.).

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commun certaines fins visées par leurs pratiques et certains critères d’évaluation de ces mêmes pratiques. L’expertise technique et les savoirfaire fournissent ce « commun » par rapport auquel les acteurs engagent leurs actions et assument les rôles professionnels qu’ils partagent avec les autres membres du groupe. Lorsque les défis rencontrés se rapportent à la dimension éthique de leurs pratiques, les ressources communes à mobiliser semblent toutefois se faire plus rares. Une partie des difficultés rencontrées par ces groupes lorsqu’ils sont en présence de questions éthiques controversées me paraît tenir à la tendance trop largement partagée par de nombreux acteurs à considérer que dès qu’il est question d’éthique, c’est uniquement à titre d’acteurs individuels qu’ils sont interpellés, comme si les enjeux ne relevaient que de préférences et de choix personnels et non pas de la collectivité à laquelle ils sont sensés appartenir15. Rien d’étonnant, dans ces conditions, qu’ils n’aient pas collectivement les ressources pour affronter ces questions dont ils ne voient de prime abord de pertinence que d’un point de vue individuel. Certes, des codes de déontologie existent pour de nombreux professionnels, tout comme des codes de conduite (trop souvent incorrectement appelés « codes d’éthique ») sont mis en place dans de nombreuses organisations. L’existence de ces cadres normatifs de régulation des conduites – aussi légitimes et bien conçus puissent-ils être – ne garantit toutefois aucunement que seront mobilisés l’engagement et l’action des acteurs concernés ni qu’il en résultera une coordination des actions permettant d’affronter la situation dans sa dimension éthique. Dans le cas des codes de conduite, on peut même se demander si ce n’est pas plutôt le contraire qui risque de se produire16. Un code de déontologie peut, quant à lui, certainement constituer une excellente base à partir de laquelle pourrait avoir lieu une prise en charge réflexive par le groupe de la dimension éthique de certaines de ses pratiques, mais cela suppose au moins deux conditions qui ne sont pas d’emblée présentes chez tous les 15. J’ai constaté cette tendance auprès de publics aussi variés que les suivants : ingénieurs, enseignants, avocats. 16. Certains travaux conduits en psychologie laissent entendre en effet que des instruments de conformité tels les codes de conduite ont pour effet de modifier la représentation que se font de nombreux acteurs de la situation dans laquelle ils se trouvent. Plutôt que de comprendre la situation à partir d’une question éthique (« quelle est la meilleure chose à faire dans les circonstances ? »), ils se demanderaient plutôt quelles sont les possibilités qu’ils soient attrapés s’ils déviaient de la règle et combien cela leur en coûterait. La dimension éthique de la décision à prendre dans la situation étudiée par les auteurs céderait donc la place à des décisions d’« affaire » où seuls sont pris en compte les coûts et bénéfices pour le décideur (Tenbrunsel et Messick, 1999).

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acteurs concernés. Tout d’abord, le code de déontologie ne doit pas être perçu uniquement ni même prioritairement comme un instrument de contrôle et de sanction s’inscrivant dans une logique d’attente de conformité. S’il est indéniable qu’un code de déontologie remplit une telle fonction de contrôle des déviances, il n’est pas que cela. Il doit pouvoir être considéré par les acteurs concernés comme étant un document dans lequel sont déposées des valeurs ayant la prétention de guider les pratiques professionnelles et de leur donner une signification et une légitimité sociales. Ensuite, les acteurs doivent être en mesure d’interroger le sens des valeurs qui y sont déposées de manière à préciser – sous le mode d’une construction collective – leur identité et leur rôle professionnels sous leurs dimensions non seulement technique, mais surtout éthique et sociale. À ces conditions, dont on peut penser qu’elles nécessitent elles-mêmes un apprentissage à réaliser pour de nombreux groupes, un code de déontologie peut devenir un outil d’habilitation vis-à-vis de la dimension éthique des pratiques de ces groupes en leur permettant de s’autoconstituer en tant que collectifs réflexifs. En l’absence d’un code de déontologie, un énoncé de valeurs peut remplir une fonction analogue d’instrument facilitant un repositionnement identitaire17. Il est également tout à fait possible d’envisager ce type de capacitation éthique même si l’on ne dispose pas de tels documents et dispositifs éthiques18. Dans tous les cas, la capacitation éthique des collectifs consistera, pour l’intervenant, à aider ces acteurs rassemblés par des expertises et savoir-faire à s’habiliter collectivement vis-à-vis de la dimension éthique de leur pratique comme ils le sont déjà à l’égard de sa dimension technique. Il s’agit de les accompagner dans un processus visant à pallier les incapacités – parfois ressenties, mais non thématisées par ces groupes – à prendre en charge la recherche de solutions dans les paramètres d’une réflexion éthique apte à produire les significations communes nécessaires à une orientation des pratiques qui soit sinon consensuelle, du moins largement partagée par les acteurs concernés. Cela passera notamment par l’identification puis l’examen, avec ces collectifs, de situations vécues qui génèrent des inconforts et des tensions. Cela se traduira aussi par un 17. L’initiative d’implantation d’un dispositif éthique dans une municipalité dont nous faisons état L. Langlois et moi dans notre article de 2012 était conçue de manière à pouvoir contribuer à un tel repositionnement identitaire, ce qui n’a malheureusement pas pu se réaliser à la suite des résistances de la part de la branche politique de la municipalité en question (Bégin et Langlois, 2012). 18. L’expérience d’accompagnement éthique relatée par D. Rondeau dans le présent ouvrage en est un bel exemple.

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travail d’habilitation à débattre de ces situations dans les paramètres d’un dialogue collectif axé sur les finalités et les significations éthique, sociale et professionnelle des pratiques que partagent les acteurs. La capacitation éthique des collectifs sera d’autant plus prononcée que l’apprentissage par les situations présentes ou passées sera parvenu à susciter « […] une mobilisation et un engagement des acteurs dans les processus de réflexion à propos de ces pratiques » (Boitte et Cobbaut, 2012 : 21). On voit aisément que la capacitation éthique des collectifs ne peut être une finalité de l’intervention conduite dans une organisation que dans la mesure où cette dernière s’engage dans une perspective de contrôle habilitant, plutôt que contraignant. Là aussi, comme pour la capacitation éthique des acteurs, il faudra être attentif aux contraintes organisationnelles nuisant à l’atteinte de cette finalité ainsi qu’au design organisationnel le plus susceptible de faciliter la capacitation des collectifs. À bien des égards, les conditions nuisibles et celles favorables à la compétence éthique des acteurs vaudront de manière semblable pour les collectifs, puisqu’il s’agit dans les deux cas de viser une capacitation éthique et que celle-ci mobilise à la fois autonomie décisionnelle et capacités réflexives et critiques. Certains aspects concernant spécifiquement la capacitation éthique des collectifs valent néanmoins d’être mentionnés. Par exemple, du côté des facteurs organisationnels susceptibles de nuire à l’atteinte de cette finalité, on portera une attention particulière à tout ce qui peut affecter l’identité professionnelle et conduire les acteurs à se distancier progressivement des ressources normatives qui structurent leur rôle professionnel. Sans entrer ici dans le détail de ce phénomène que certains qualifient de « déprofessionnalisation » (Solbrekke, 2007 ; Gunz et Gunz, 2007 ; Bégin, Rondeau et Marchand, 2009), soulignons simplement que certains contextes organisationnels facilitent un tel éloignement19. Or, s’il apparaît inévitable et souhaitable à certains égards qu’une transformation de cette identité s’opère en milieu de travail afin d’intégrer des exigences propres à l’atteinte de la mission de l’organisation, cela devient problématique lorsque l’usage potentiellement réflexif et critique de l’idéal professionnel de pratique se voit contraint par des exigences contraires de l’organisation ou – ce qui est vraisemblablement plus fréquent – dissous par la participation à des routines d’action ne faisant guère de place à quelque activité réflexive que ce soit sur les 19. Par exemple, lorsqu’un professionnel est appelé à consacrer plus de temps de travail à des activités ne relevant pas de ses compétences professionnelles qu’à des activités professionnelles (Gunz et Gunz, 2007).

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pratiques ayant cours dans le milieu de travail20. Plus positivement, l’intervention guidée par une finalité de capacitation éthique des collectifs cherchera à exploiter toutes les occasions de mettre en place des modalités et des lieux d’échanges pouvant contribuer à une prise en charge collective et réflexive de la dimension éthique des situations rencontrées ainsi qu’à une meilleure diffusion au sein de l’organisation des résultats de telles prises en charge21. J’ai déjà beaucoup insisté sur ce point : les organisations sont appelées à jouer un rôle crucial dans l’atteinte des finalités de l’intervention en éthique. Et ce rôle ne peut se limiter à ouvrir un espace pour des formations visant les acteurs organisationnels. L’engagement requis des organisations est nécessairement plus profond. Il concerne autant la levée des contraintes organisationnelles nuisant à la capacitation – et à l’actualisation des capacités – des acteurs et des collectifs que l’implantation de dispositifs les facilitant. Les formes prises peuvent varier considérablement selon les contextes organisationnels, tout comme l’importance de cet engagement des organisations. Il y a toujours néanmoins un seuil en deçà duquel on pourra considérer que l’organisation n’assume pas ses responsabilités relativement à l’atteinte des finalités de l’intervention. Dans une telle éventualité, il appartiendra à l’intervenant de rappeler au demandeur de service les termes de la formulation consensuelle du besoin d’intervention de l’organisation ainsi que le plan d’action initialement convenu.

20. Pour une réflexion plus approfondie sur cette question et appuyée par des illustrations très pertinentes, outre les quelques références mentionnées dans ce paragraphe, le lecteur est invité à consulter : Fortin et collab. (2011), ainsi que Rondeau (2014) et le texte de ce même auteur dans le présent collectif. 21. C’est ainsi que lors d’une récente intervention, ma collègue Lyse Langlois et moi avons proposé à une organisation la mise en place des structures et mécanismes d’échanges et de collaboration suivants : d’une part, structurer des lieux d’échanges spécifiques associant des gestionnaires de différents niveaux hiérarchiques ainsi que des représentants d’un groupe de professionnels dont le nombre est très important dans l’organisation et former, d’autre part, des comités ou groupes de soutien constitués de ces professionnels. Ces comités ou groupes de soutien seraient appelés à accomplir une triple tâche : permettre l’identification et une première prise en charge réflexive des problèmes rencontrés par les professionnels dans leurs pratiques, faire « remonter » ces problèmes vers la structure de gestion collaborative et réflexive afin d’en assurer une discussion ouverte à des points de vue multiples et, finalement, rendre possible la diffusion des résultats des échanges de cette dernière structure dans l’organisation.

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Le traitement équitable des acteurs et des collectifs La troisième et dernière finalité guidant mes interventions en éthique insiste également sur une responsabilité qui incombe aux responsables et dirigeants des organisations. Cette responsabilité, que j’aborderai très succinctement, vise à garantir un traitement équitable des acteurs et des collectifs qui y œuvrent. On peut considérer que cette finalité contribue d’une certaine façon à favoriser l’atteinte des deux finalités précédentes. Il est vraisemblable en effet – je l’expliquerai brièvement un peu plus loin – qu’un traitement équitable des acteurs et des collectifs participe à aménager pour ces derniers des conditions qui sont propices au développement et à l’actualisation de leurs capacités éthiques. En même temps, ces conditions favorables ne visent pas directement l’atteinte des deux premières finalités. La finalité qu’elles desservent vaut en elle-même, indépendamment des objectifs de capacitation éthique. Que faut-il entendre par « traitement équitable des acteurs et des collectifs » ? Peut-être encore davantage que pour les deux précédentes finalités, celle-ci est susceptible de donner lieu à une très grande variété de définitions, énoncées à partir d’une pluralité de perspectives normatives qui ne conduisent pas nécessairement aux mêmes conclusions quant aux mesures que devraient mettre en place les organisations et quant aux questions auxquelles elles devraient porter une attention particulière. Je ne chercherai donc pas à proposer une définition rigoureuse de cette finalité ; je me limiterai plutôt à suggérer qu’il peut s’avérer très pertinent de se préoccuper de cette question, même comprise de manière assez générale, lors d’interventions en éthique organisationnelle. Les questions d’équité au sein des organisations ont été abondamment traitées depuis déjà quelques décennies dans une imposante littérature regroupée sous le nom d’organizational justice (Colquitt et collab., 2001). On y aborde sous divers angles les rôles joués dans le fonctionnement des organisations par les perceptions qu’ont les acteurs organisationnels de la justice et de l’équité des décisions, politiques, procédures et actions qui ont cours dans leur milieu de travail. Ainsi, de nombreuses études ont porté sur la façon dont les employés évaluent l’équité des comportements des gestionnaires et sur l’impact de ces perceptions sur le bien-être et la performance des employés au travail (Cohen-Charash et Mueller, 2007). On y aborde des préoccupations de justice distributive, rétributive ou procédurale, tant à partir des outils de la psychologie des organisations que de ceux de la gestion des ressources humaines ou des théories du comportement organisationnel, pour n’en nommer que quelques-uns.

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Ce n’est toutefois que depuis une dizaine d’années que des travaux conduits dans les champs distincts de la justice organisationnelle et de l’éthique organisationnelle se sont mis à converger ou, du moins, que des chercheurs dans l’un ou l’autre de ces champs ont commencé à se préoccuper des liens possibles entre les objets des études conduites de part et d’autre (Cropanzano et Stein, 2009 ; Crawshaw et collab., 2013). Par exemple, on pourra chercher à savoir s’il y a une corrélation entre la perception qu’ont les employés du niveau de justice de leur organisation et la qualité de leur comportement ou leur détermination à s’engager positivement vis-à-vis des dispositifs éthiques de leur organisation. Certains travaux permettent d’établir ce type de corrélations (Trevino et Weaver, 2001), ce qui encourage à penser qu’un traitement équitable des acteurs et des collectifs participe d’une certaine façon à aménager des conditions propices au développement et à l’actualisation de leurs capacités éthiques. C’est toutefois sous un angle différent que j’en suis venu à m’intéresser à cette question de l’équité des façons de traiter les acteurs et collectifs et à en faire une finalité pour certaines de mes interventions en éthique organisationnelle. C’est qu’il y a des contextes de travail où, manifestement, certains acteurs et collectifs ont à supporter ce que j’ai appelé ailleurs un « fardeau moral » excessif, fardeau qu’il conviendrait soit de répartir de manière plus équitable entre les groupes d’acteurs, soit de veiller à diminuer par d’autres types de mesures pouvant être prises par l’organisation (Bégin, 2014b)22. L’idée générale en est la suivante : bien qu’il soit normal d’attendre des uns et des autres qu’ils ne transgressent pas les obligations légitimes qui leur sont imposées, il arrive que des acteurs et des collectifs soient soumis à des pressions fortes allant dans ce sens et qu’ils n’aient bien souvent d’autres recours afin d’y résister que leur propre courage moral, au risque d’en subir des conséquences fâcheuses23. Des zones plus à risque que d’autres existent dans toutes les organisations. Pour les organisations publiques, il peut s’agir des points d’interface où s’effectuent concrètement les transactions entre les agents 22. Je présente assez longuement dans ce texte un exemple de fardeau moral nécessitant une intervention de l’organisation. 23. La CEIC (mieux connue sous le nom de Commission Charbonneau) ainsi que des reportages autour de l’industrie de la construction nous ont fourni quelques illustrations de ce phénomène. On peut penser aux ingénieurs fortement « incités » par leurs employeurs à contribuer au financement des partis politiques de manière illégale, à des surveillants de chantiers appelés sous la menace et l’intimidation à fermer les yeux sur certaines pratiques condamnables, etc.

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publics et les agents privés : l’organisation a-t-elle pris soin de bien répertorier ces zones à risque ? De revoir les pratiques et les responsabilités des uns et des autres de manière à s’assurer que la garantie d’intégrité des marchés dont il est question ne repose pas que sur les épaules d’un acteur ? De mettre en place des dispositifs de soutien des acteurs et collectifs potentiellement aux prises avec des manœuvres de malversation ou de corruption ? Etc. Encore une fois, l’idée n’est pas de soustraire les différents acteurs à leurs responsabilités. Il s’agit plutôt de veiller à aménager les contextes de travail de telle sorte que l’intégrité des processus et fonctionnements de l’organisation ne repose pas trop lourdement sur la bonne volonté et la moralité d’acteurs et collectifs laissés à eux-mêmes, sans soutien suffisant. Tel que je l’envisage, le traitement équitable des acteurs et des collectifs rejoint à bien des égards l’objectif, largement partagé par les diverses organisations, d’une diminution des risques de transgression des règles. Cette convergence ne doit toutefois pas être considérée comme une équivalence : une organisation pourrait vouloir diminuer les risques de transgression des règles par des ajouts d’obligations imposées aux divers acteurs et collectifs, sans mettre en place les mécanismes de soutien suffisants et sans se préoccuper outre mesure d’assurer un partage équitable de ces nouvelles charges. La troisième finalité que j’énonce s’oppose à cette façon de procéder. En plus d’être fort probablement vouée à échouer à plus ou moins court terme, cette manière de faire affiche bien peu de considération pour ceux et celles qui ont à affronter les situations difficiles où des enjeux éthiques se posent. Une organisation véritablement soucieuse d’éthique – et non uniquement de conformité comportementale – saura faire preuve d’une telle considération. CONCLUSION Les trois finalités qui guident mes interventions en éthique organisationnelle génèrent des attentes à la fois pour l’organisation (ses responsables et dirigeants) et pour les acteurs et collectifs qui la composent. Il est attendu des organisations qu’elles soient attentives aux contextes et conditions dans lesquels les acteurs et collectifs sont appelés à faire des choix d’action et qu’elles voient à opérer les changements requis par l’atteinte de ces finalités. Du côté des acteurs, il est attendu un engagement à aborder de façon réflexive et collective la dimension éthique de leurs pratiques et à assumer – individuellement et collectivement – la responsabilité des initiatives prises. Cela implique, de leur part, de s’ouvrir

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à des processus d’apprentissage social qui vont bien au-delà de la simple transmission de savoirs et de valeurs24. Certains pourraient toutefois juger trop excessives les attentes que ces finalités créent aux organisations. Il est vrai – et j’ai insisté sur ce point tout au long de ces réflexions – que les organisations ont un rôle important à jouer afin de faciliter l’atteinte de ces trois finalités. En attendant d’elles une attention aux contextes dans lesquels ont lieu les choix d’action ainsi qu’une volonté d’opérer les changements requis par l’atteinte de ces finalités, il est clair que c’est l’ensemble de l’organisation qui se voit interpellé, et non seulement les acteurs et collectifs de qui les organisations attendent loyauté et intégrité. Ce point est important. Trop souvent, encore, les attentes formulées par les demandeurs de service sont à l’effet de moraliser les acteurs de manière à garantir une conformité comportementale ; en empruntant de la sorte une perspective de contrôle essentiellement contraignant qui se satisfait de dispositifs normatifs de régulation, on évite de devoir opérer des changements pouvant affecter la gestion et, plus globalement, la culture de l’organisation. On ne peut alors parler d’une véritable implication de l’ensemble de l’organisation. Il arrivera aussi que les représentants du demandeur de service avec qui interagit l’intervenant lors de la formulation du besoin et du plan d’action soient convaincus de la nécessité de soutenir les acteurs et collectifs dans leur prise en charge des situations porteuses d’enjeux éthiques et qu’ils soient dès lors attentifs aux éléments du contexte de travail qui affectent – tantôt positivement, tantôt négativement – l’atteinte des finalités que j’ai brièvement exposées. Les problèmes proviendront alors bien souvent des hautes instances (haute direction, élus) qui, n’ayant pas suivi le dossier de près, interviendront de manière à infléchir certaines des initiatives mises de l’avant25. Dans 24. « Le problème central de l’apprentissage social n’est pas une question d’acquisition individuelle de savoir-faire, il n’est pas plus un enjeu de structure conventionnelle de transmission des représentations et des valeurs ; il relève d’un mode coordonné d’engagement des libertés producteur d’une action collective. » (Maesschalck, 2010 : 245). 25. Un exemple de blocage organisationnel de ce type nous est donné par une intervention que j’ai conduite avec ma collègue Lyse Langlois et que nous avons relatée de façon détaillée dans : Bégin et Langlois, 2012. Nous avions amorcé un mandat d’élaboration d’un énoncé de valeurs pour une municipalité du Québec. Avec l’accord de la direction des ressources humaines de la municipalité, nous avions inscrit cette démarche d’éthique organisationnelle dans un modèle de valeurs partagées de type bottom up, ce qui nécessitait l’implication et l’engagement d’un comité de travail d’une vingtaine de personnes travaillant à la Ville et représentant différents corps d’emplois (politique et administratif ) provenant des divers arrondissements et services, ainsi que d’âges et

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PARTIE 1 – MODÉLISATION DES PRATIQUES D’INTERVENTION

de telles situations, également, l’ensemble de l’organisation n’aura pas été impliqué correctement dans la démarche éthique. Ce type de blocage organisationnel n’est pas banal, car il est susceptible de faire échouer un plan d’action convenant très bien au genre d’organisation concerné. En fait, les obstacles à l’éthique dans les organisations peuvent être nombreux, mais cela ne justifie pas l’abandon de l’une ou l’autre de ces trois finalités. Ces situations devraient plutôt inciter à poursuivre les recherches et interventions dans le domaine afin de progresser dans notre compréhension de ce qui peut le mieux contribuer à une présence incarnée de l’éthique dans les organisations26.

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CHAPITRE 5

Subjectivation et participation. Pourquoi de nouveau une question du  sujet ?

U

Marc Maesschalck Université catholique de Louvain

ne des thèses que nous défendons depuis plusieurs années dans nos recherches sur l’intervention éthique dans les organisations sociales est que la transformation des rôles est une clé importante du processus d’innovation sociale dans lequel sont engagés les sujets lorsqu’ils participent à une intervention. Cette thèse implique à la fois de parvenir à mettre en jeu une sortie de la routinisation des rôles fixés dans leur répétition, mais aussi de s’adresser aux sujets d’une manière telle qu’ils puissent s’autoriser un tel changement en expérimentant leur propre puissance de « relationalité », ceci tout en acceptant le régime d’incertitude créé par ce genre d’expérimentation. De fait, la répétition des rôles ne joue pas uniquement comme un stabilisateur d’identité dans un jeu organisationnel où interviennent différents joueurs. La répétition a également un effet d’occultation de la matrice relationnelle qu’elle contribue à fixer et, dès lors, indirectement, d’occultation aussi de la puissance relationnelle qui constitue cette matrice et la rend modifiable. Inévitablement, l’intervention éthique en milieu organisationnel s’implique dans les matrices relationnelles existantes et si elle se contente d’y jouer dans les conditions données, elle ne fera que renforcer à terme la répétition des rôles qui s’y déploie. Ou bien, l’intervention tente de prendre en charge dans son processus une levée de l’occultation de cette matrice pour interrompre la répétition et la renvoyer à l’indétermination fondamentale de sa puissance de constitution : relancer le sujet comme créateur de rôle en fonction de sa puissance de relationalité. La question est alors de savoir si une telle perspective peut être supportée par l’intervention éthique en milieu organisationnel, à quelles conditions et suivant quel ordre de progression dans l’interaction des sujets. 113

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Il est vrai qu’avec le tournant néo-pragmatiste des sciences sociales, les nombreuses méthodes expérimentaliste et participative axées sur la résolution de problèmes et la co-construction des politiques semblent naturellement répondre à ces questions. La force de ces méthodes consiste à concevoir l’implication du sujet dans l’action à la manière d’un processus où il agit sur lui-même soit par un effet direct, de nature cognitive, soit par un effet indirect, de nature structurelle, lié à la qualité des interactions dans lesquelles il est engagé. Tantôt, c’est à travers ses efforts d’autocorrection, de comparaison et d’évaluation qu’il augmente ses performances d’acteur, tantôt ce sont les processus institutionnels qui l’amènent à mettre de l’avant des qualités, à avérer des propriétés et compétences. Mais, dans les deux cas, qu’il s’agisse d’un mouvement du dedans ou du dehors, le sujet en action se fait et se redécouvre à la faveur de son action et ceci autant qu’il fait et découvre en même temps des choses par son action. De cette manière, il est mis en relation avec un soi profond, émotionnel et motivationnel, que des approches plus classiques, de type « command and control », laissaient de côté au profit des calculs et des actes représentationnels. Ce soi secret ou « intrinsèque » qu’ils découvrent à force de l’éprouver à travers leurs engagements constitue, pour les sujets concernés, une ressource motivationnelle déterminant leur capacité de transformation de leur mode d’action et de leurs rôles dans les interactions organisationnelles. Le praticien réflexif de Schön en est un excellent exemple1, de même que sa reprise étendue par des théoriciens comme Rein et Laws2, ou encore Redmond3 dans le domaine de la santé, voire dans le courant de la Deliberative Policy Analysis4.

1.

Voir D. A. Schön, The Reflective Practitioner, How Professionals Think in Action, Basic Books, New York, 1983. 2. Voir D. Laws et M. Rein, « Reframing Practice », dans M. Hajer et H. Wagenaar, Deliberative Policy Analysis, Understanding Governance in the Network Society, Cambridge University Press, Cambridge, 2003, p. 172-206. Pour une première critique de ce type d’approche, D. Thacher, « Research for the Front Line », dans M. Marks et D. Sklansky (dir.), Police Reform from the Bottom up, Officers and Their Unions as Agents of Change, Routledge, Abingdon/New York, 2012, p. 75-86. 3. Voir B. Redmond, Reflection in action, Developing Reflective Practice in Health and Social Services, Ashgate, Aldershot, 2006. 4. Voir M. Hajer et H. Wagenaar, Deliberative Policy Analysis, op. cit. On verra également D. Laws et M. Hajer, « Policy in Practice », dans M. Moran, M. Rein, R. E. Goodin (dir.), The Oxford Handbook of Public Policy, Oxford University Press, Oxford, 2006, p. 409-424.

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Ce jeu contemporain de la participation est décisif. Il crée un engagement de complicité et de partage en dehors des échelles de commandement et de salaire, par des effets de proximité et de confiance dans des processus hautement productifs. Les sujets adhèrent cognitivement à ce qu’ils perçoivent d’abord comme une transformation prometteuse d’eux-mêmes dont ils sont la véritable ressource et ils se reconnaissent mieux dans les processus institutionnels qui leur offrent cette occasion d’agir en sujets motivés, capables de partager la responsabilité du mécanisme de commandement. Ce qu’apprécient particulièrement les sujets, ce sont ces dispositifs qui mobilisent et sollicitent sans le dévoiler le socle identitaire de leur désir, qui acceptent une forme d’indétermination des préférences, prises dans le jeu en miroir du dedans et du dehors, car c’est justement l’implicite de leur vie engagée, leur intimité première et sa pudeur qui empêche les sujets de se livrer totalement. Toutefois, ce besoin d’assurance et de protection du quant-à-soi nous semble être actuellement un des éléments les plus efficaces de la répétition des habitudes qui bloquent la puissance créative des sujets, malgré l’inflation des processus de participation. L’invention des modes relationnels reste inhibée par ces processus sans discontinuité et sans interpellation, qui manquent le repli des sujets sur la conservation des rôles assignés par leurs contextes organisationnels, comme si ces rôles participaient fondamentalement de leur identité. C’est la raison pour laquelle nous pensons nécessaire de prendre en compte plus radicalement les conditions de subjectivation et de modification des rôles par les sujets engagés dans les contextes organisationnels. L’enjeu est de repenser, au-delà du cadre de capacitation imposé par le néo-pragmatisme, la transformation du rapport subjectif aux matrices relationnelles dans lesquelles se réalisent les différentes actions. Touraine exprimait déjà cet enjeu à sa manière – mais sans l’articuler au processus d’intervention comme nous allons tenter de le faire à l’aide de la perspective de Stephen Mitchell –, lorsqu’il exigeait la prise en compte d’un sujet qui ne s’exprime pas comme une donnée représentationnelle, mais comme une puissance, l’expression d’un désir de soi-même « qui implique à la fois une rupture avec les rôles et un effort constant de reconstruction d’un monde qui soit organisé autour d’un vide central où puisse s’exercer la liberté de tous5 ».

5.

A. Touraine, Critique de la modernité, Fayard, Paris, 1992, p. 340.

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LE NÉO PRAGMATISME, ET APRÈS ? Le pragmatisme est une référence incontournable dans les sciences sociales depuis de nombreuses années. Non seulement la sociologie et les sciences économiques en ont tiré parti, mais également la psychopédagogie et la théorie des organisations. C’est ainsi que Joas présente le pragmatisme comme le « moment d’une nouvelle forme de philosophie pratique ». Selon lui, « From the pragmatist perspective, the social sciences are to aid human communities precisely in the improvement of their possibilities of collective action, and, in a world of destitute of metaphysical certainty, they make a crucially important contribution to the solidarity of a community of human beings who collectively recognize and discuss their earthly problems and creatively solve them6 ».

L’impact du pragmatisme se retrouve aussi en psychanalyse, notamment chez un auteur comme Stephen Mitchell dont nous allons mobiliser plus loin la théorie de la relationalité. En théorie du droit et en sciences politiques, l’impact du pragmatisme ne s’est pas limité aux relations privilégiées qu’entretiennent ces disciplines avec la science économique7. C’est aussi la constitution pluridisciplinaire du domaine de théorie de la gouvernance qui a encore tiré parti de l’effet pragmatiste dans les théories sociales contemporaines8. Nos travaux dans ce domaine nous ont permis d’évaluer cet apport sous l’angle du rôle des processus d’apprentissage sociaux dans les théories néo-institutionnelles9. Ces travaux nous ont amenés à distinguer trois grands types de mobilisation des ressources de l’action collective dans les transformations institutionnelles en fonction de l’observation épistémologique d’un mouvement d’internalisation consistant à renforcer de plus en plus une approche procédant du « dedans » des processus : 6. H. Joas, Pragmatism and Social Theory, The University of Chicago Press, Chicago/ London, 1993, p. 257. 7. Voir E. L. Khalil (dir.), Dewey Pragmatism and Economic Methodology, Routledge, London/New York, 2004 ; A. Morales (dir.), Renascent Pragmatism, Ashgate, Aldershot, 2003 ; O. Swartz, K. Campbell et C. Pestana, Neo-pragmatism, Communication, and the Culture of Creative Democracy, Peter Lang, New York, 2009. 8. Voir, par exemple, C. F. Sabel, Learning by Monitoring, Harvard University Press, Cambridge (MA), 2006 ; ainsi que J. Lenoble et O. De Schutter (dir.), Reflexive Governance, Redefining the Public Interest in a Pluralistic World, Hart, Oxford/Portland, 2010. 9. Voir J. Lenoble et M. Maesschalck, Democracy, Law and Governance, Ashgate, Farnham, 2010 (pour les références qui suivent, nous renvoyons à la version française publiée aux Éditions de la Revue de Droit de l’Université de Sherbrooke).

CHAPITRE 5 – SUBJECTIVATION ET PARTICIPATION

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• Le premier type correspondant au néo-institutionnalisme en sciences économiques consiste à privilégier les mécanismes d’hybridation et de forumisation grâce auxquels des arbitrages naturels et des sélections s’effectuent au profit de nouveaux types de partenariats et d’intercompréhension des intérêts ; l’institution se maintient alors dans un rôle tiers de « guidance » à l’égard de processus qu’on pourrait appeler semi-directif (la co-régulation). Elle répond à une ignorance endémique des acteurs10 à l’égard des institutions optimales et fournit le cadre de référence externe garantissant l’aboutissement du processus dans une logique organisationnelle. • Le deuxième type correspondant aux théories relationnelles du droit est basé sur l’engagement des acteurs dans des « nœuds collaboratifs » dont la fonction est entièrement dédiée à l’innovation par l’effet de la mise en relation des capacités intrinsèques des acteurs11 ; dans ce cas, ce sont les acteurs eux-mêmes qui sont supposés adopter par culture contractuelle et solidarité conventionnelle les comportements d’agrégation face aux nœuds d’organisation de telle sorte que l’ensemble de leurs ressources ou capital symbolique et de leurs connaissances soit mis au service d’une perspective en réseau visant à accroître la puissance d’adaptation du système aux spécificités locales12. • Le troisième type correspondant aux théories politiques de la gouvernance correspond aux nombreux efforts de reprise de l’enquête pragmatiste dans des processus dits expérimentalistes13. La particularité de cette voie est de concevoir les mécanismes d’apprentissage comme des modes d’action sur l’action consistant d’abord à modifier les conditions d’engagement des acteurs en rapport à l’apprentissage lui-même comme processus social. L’idée de pragmatiser les mécanismes d’apprentissage en les rendant évaluables, révisables, réformables par les acteurs concernés, a surtout pour effet de déroutiniser les comportements et de les introduire dans une forme nouvelle d’attention à l’histoire/récit de leurs représentations de l’action de manière à transformer non seulement le sens de leur implication dans celle-ci, mais aussi leur 10. 11. 12. 13.

J. Lenoble et M. Maesschalck, Démocratie, Droit et Gouvernance, op. cit., p. 201. Ibid., p. 230. Ibid., p. 232. Ibid., p. 256.

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PARTIE 1 – MODÉLISATION DES PRATIQUES D’INTERVENTION

rôle et les capacités qui lui sont liées, ainsi que dès lors l’équilibre des rôles et des collaborations possibles dans la résolution des problèmes. Selon cette typologie proposée par Lenoble et Maesschalck en 2010, le processus pragmatiste est celui qui combine, de la manière la plus structurée et à partir du « dedans » des processus, le développement d’une « réflexivité située » des acteurs en fonction de plusieurs niveaux d’autotransformation de l’action en cours d’action : un niveau conceptuel concernant la signification et la représentation des enjeux ; un niveau institutionnel concernant l’heuristique des rôles en présence, leur combinaison et leur projection ; un niveau subjectif renvoyant aux identités engagées, à leurs attaches « naturelles et historiques » et à leurs garanties par rapport au « commun ». C’est en étudiant ce troisième type de processus privilégiant une perspective partant du « dedans » des processus d’action que nous avons abordé les travaux de Judith Innes et David Booher sur la rationalité collaborative, insistant depuis plusieurs années déjà sur les conditions pragmatiques d’émergence de « new shared meanings », « new heuristics » et « new stakeholders identities14 ». Or, la synthèse de leurs travaux publiée en 2010 « Planning with complexity15 » posait, nous semble-t-il, une question nouvelle dans l’ordre de la théorisation de formes d’intervention à partir du « dedans » des processus, celle du rapport entre l’autotransformation des sujets dans leur comportement d’apprenant et la construction d’un nouveau pouvoir d’action. Comment tenir compte, à partir du « dedans », d’un processus – que l’innovation réflexive et la coopération discursive structurent nécessairement – d’un nouveau mode de subjectivation lié à l’usage d’une nouvelle capacité d’engagement et de participation, et donc à la transformation de l’identité d’action ? Or, notre thèse est que le néopragmatisme est porteur d’un mécanisme qui affaiblit, voire neutralise intrinsèquement son usage de la participation des sujets dans les mécanismes de résolution de problèmes. Alors que ses effets en théorie sociale et politique se mesurent surtout à travers son orientation comme méthode, le néopragmatisme est indissociable d’une théorie de la vérité et d’une conception de la réalité. Il 14. J. E. Innes et D. E. Booher, « Collaborative Policymaking : Governance Through Dialogue », dans M. Hajer et H. Wagenaar, Deliberative Policy Analysis. Understanding Governance in the Network Society, op. cit., p. 33-59 et, en particulier, p. 47-48. 15. J.E. Innes et D.E. Booher, Planning with Complexity, An Introduction to Collaborative Rationality for Public Policy, Routledge, London, 2010.

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implique ainsi une certaine représentation de soi du sujet agissant qui le positionne en fonction d’un certain mode de relationalité avec les autres et le monde par lequel se joue la réalisation de cette représentation de soi. C’est ce plan qu’il faut interroger si l’on veut saisir les conséquences du tournant pragmatiste pour une théorie du sujet. Il nous semble en effet qu’il est possible de montrer qu’en abordant la subjectivation par le « dedans » des processus, le néopragmatisme tient compte d’une certaine identité d’usage résultant de la participation des sujets aux processus, mais qu’il manque totalement l’enjeu de l’usage de cette identité en construction en la considérant d’emblée comme limitée à son utilité pour la participation. Le changement subjectif est posé comme « reference dependent » et non comme « sense dependent » ; il est conçu comme implicite et non explicitement pris en compte comme élément de la construction de sens. C’est en faisant, en participant, en s’engageant, que le sujet se transforme à partir des gains cognitifs, critiques et pratiques apportés par le processus. L’apprentissage de soi résultant de la participation serait ainsi totalement réduit et annulé, dans sa vie nue, au seul profit des résultats poursuivis par le processus participatif. Notre thèse est qu’en insistant sur une approche à partir du « dedans » des processus participatifs le néopragmatisme manque la genèse d’un mode de relationalité qui suspend le rapport prédonné à l’identité d’usage sans pour autant garantir par avance les conditions d’une répétition à partir de l’usage de l’identité. C’est la raison pour laquelle notre thèse était que même si le néopragmatisme tient compte d’une certaine identité d’usage résultant de la participation des sujets aux processus d’enquête, il manque totalement l’enjeu de la signification de cette identité en construction en la considérant d’emblée comme limitée à son utilité pour la participation. Il en résulte que non seulement l’apprentissage de soi que pourrait produire une approche néopragmatiste est limité au seul profit des résultats poursuivis par le processus participatif, mais que même ces résultats ne sont en aucun cas prémunis à l’égard d’une répétition de comportements subjectifs qui conduiraient à en annuler les effets. Sur le plan subjectif, le lien de croyance entre les représentations et les états de faits n’ont pas été convoqués. Ils sont demeurés implicites (reference depend) dans le processus de la construction de sens. Dans un tel cadre, c’est tout le processus du devenir subjectif d’une identité de soi à partir du « dedans » d’un processus de participation qui s’avère problématique, le type de subjectivation qu’il est en mesure d’ouvrir au sein des pratiques institutionnelles. Il est possible que, pour un collectif apprenant, l’identité d’usage soit limitée par l’usage de l’identité, mais, il n’est pas nécessaire

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que cette identité d’usage soit limitée à l’usage de l’identité et épouse la même temporalité institutionnelle16. Ce sont ici les conditions de jugement sur le processus lui-même qui sont en cause et les capacités de dépassement de la répétition des échecs. Or, celles-ci dépendent précisément de la prise en compte de la transformation des identités d’usage des sujets en tant qu’elles ne se réduisent pas à des contraintes d’objets ou à des opérations idéelles de « reframing ». Ces conditions concernent la « suture identitaire » que met en cause le processus d’engagement participatif dans un collectif apprenant. Elles sont relatives à la genèse d’un nouveau rapport de croyance à l’action et aux rôles qui ne serait pas dépendant de la répétition d’une représentation d’un lieu de la vérité de soi, mais qui ouvrirait, au contraire, la mise en jeu d’un autre processus de subjectivation. C’est ce point précis que tente de construire ce que nous nommons une approche génétique de l’apprentissage social et c’est en déterminant de telles conditions de transformation des modes de subjectivation que cette approche entend dépasser le néo-pragmatisme17. Pour échapper à un isolement de la vie subjective engagée dans le « dedans » de la participation – tel que produit par une idéologie du respect et de la rencontre transcendantale des libertés dans un monde idéalisé –, il faut reconstruire la relation de participation non comme un processus de capacitation (laissant non vu le désir de pouvoir sur la vie subjective), mais comme une interpellation des subjectivités qui s’y mettent en jeu pour que résulte une connaissance d’action nouvelle face à l’environnement sociotechnique et à l’expertise. UN APPORT DE LA THÉORIE RELATIONNELLE DE STEPHEN A. MITCHELL La question du basculement de l’identité subjective dans le processus de l’interaction pragmatique a été mise en œuvre finement par le psycha16. Il ne suffit donc pas, sur le plan de l’action collective, de répéter la position internaliste selon laquelle « the identity of being is the being of identity », car il ne s’agit pas d’un processus statique et synchronique. Si l’identité s’arrête à sa manifestation dans l’usage, elle restera une forme de lieu transcendant de la représentation de soi pour les acteurs, alors qu’elle signale uniquement un point de passage non clôturable par un usage dont les conditions même sont génétiques et diachroniques. 17. Voir, à ce propos, le dernier chapitre de M. Maesschalck, Transformations de l’éthique, op. cit., p. 253-272 ; ainsi que J. Lenoble et M. Maesschalck, « Renewing the Theory of Public Interest », dans J. Lenoble et O. De Schutter (dir.), Reflexive Governance, Redefining Public Interest in a Pluralistic World, Hart, Oxford/Portland, 2010, p. 3-21 et, en particulier, p. 16-20.

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nalyste Stephen A. Mitchell. L’intérêt de Mitchell est d’avoir critiqué le processus de la cure analytique et, en particulier, ce qu’il nomme le « déni de l’interaction18 », en recourant au modèle pragmatique d’un processus participatif où des sujets sont engagés en vue de la transformation d’un blocage. Ce que tente de cerner Mitchell, c’est précisément le moment de changement ou de discontinuité subjective qui intervient dans la cure, à la faveur de la relation et de l’engagement participatif et qui permet un nouveau mode d’ajustement du sujet à son désir. Stephen A. Mitchell (1946-2000) est un psychanalyste et clinicien américain connu pour sa théorie relationnelle de l’intervention psychanalytique. Selon cette perspective, l’unité de base à partir de laquelle devrait se réfléchir l’intervention en psychanalyse ne peut être fournie que par une théorie sociale de l’esprit. Toutes les motivations de ce dernier s’explicitent d’abord fondamentalement par l’attachement au maintien d’une matrice relationnelle avec le monde environnant. Comme l’écrit Mitchell, dans son ouvrage de 1988, « there is no “self ”, in a psychologically meaningful sense, in isolation, outside a matrix of relations with others19 ». Un intérêt important de sa démarche ne réside pas uniquement dans la synthèse théorique des approches relationnelles qu’il tente de réaliser, mais aussi dans la transformation de la relation analytique elle-même qu’il s’efforce d’adapter en cohérence avec sa métapsychologie relationnelle. Il résulte de cet effort une tentative de reconstruction du processus analytique à partir du « dedans » de la matrice relationnelle qu’il constitue, matrice qui met en relation non seulement un soi, des autres et un espacement entre les deux, un interstice, mais également un environnement d’objets et des opérations de transaction avec cet environnement. Dans tous les cas, la matrice relationnelle est composée de pôles et d’espaces d’interstice. Pour l’approche relationnelle, ces espaces sont décisifs parce que deux opérations majeures s’y jouent : le maintien de soi comme puissance d’agence et le maintien de l’équilibre du champ opératoire comme milieu d’effectuation.

18. S. A. Mitchell, Influence and Autonomy in Psychoanalysis, The Analytic Press, Hillsdale, 1997, p. 13. 19. S. A. Mitchell, Relational Concepts in Psychoanalysis, An Integration, Harvard University Press, Harvard, 1988, p. 33.

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La cure comme processus participatif Pour Mitchell, sur le plan d’un processus thérapeutique, rien ne sert de revenir vers la source du blocage dans le passé, même si cette structure « symptomale » peut trouver une interprétation par son origine dans le passé familial et fonctionne sur le mode de la répétition dans les relations nouvelles au plan affectif et au plan professionnel. C’est ainsi que, lorsqu’un patient se trouve dans une situation inconsciemment figée et répétitive, il va tenter de stabiliser sa matrice relationnelle en constituant en objet de contrôle ce qui n’est plus ressenti que comme des conflits émotionnels causant de l’incertitude. Pour y parvenir, du point de vue de l’approche relationnelle, il faut travailler en même temps sur deux autres plans : restaurer une confiance de la personne dans les signaux donnés par ses émotions et reconstruire un accès à un espace relationnel ouvert, collaboratif, à l’opposé de l’espace de contrôle créé pour garantir illusoirement une protection contre l’incertitude des conflits émotionnels. Le point crucial d’une telle logique d’interaction est qu’elle doit assumer son passage par une répétition de rôle dans un contexte de mise en miroir propre à l’espace transférentiel de la cure pour parvenir à la déclosion d’un nouvel espace relationnel. Mais, pour que ce passage puisse avoir une chance de réussir ou d’opérer une sorte de réveil des capacités de confiance et de coopération, il faut que l’interaction thérapeutique parvienne à restaurer, dans le jeu en miroir de l’échange émotionnel, un désir de soi comme agent libre chez le patient et un sens de la transformabilité du jeu relationnel dans lequel il est engagé. La stratégie utilisée par Mitchell à cet égard réside, dès lors, pour l’essentiel, dans l’interpellation. L’enjeu pour l’analyste consiste à trouver une manière de participer à l’intérieur de la matrice relationnelle redéployée par la cure pour rejoindre son espace interstitiel et interférer avec la production de signification. En s’engageant dans son rôle de sujet de relation thérapeutique à part entière, Mitchell entend à la fois provoquer le désir de l’autre de se manifester comme sujet – par sa résistance à l’annulation de l’autre – et concrétiser ce désir par une modification de la donne relationnelle comprenant à la fois une prise de distance réflexive (ce n’est pas ce que je veux) et une critique de la position de l’autre (ce n’est pas ce que j’attends de vous).

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Mais l’espace de la cure est non seulement un lieu de tensions et de perturbations, mais il est aussi le milieu d’une « self-reflective experience20 ». L’analyste peut tenter d’y jouer un rôle à partir du dedans, comme participant, ou co-créateur, mais ce sera nécessairement en fonction d’une adaptation de son rôle. Il en résulte la nécessité de retravailler la posture analytique elle-même sur deux plans : d’une part, ce qui se livre dans les interactions du processus de la cure analytique ce ne sont pas de manière unilatérale des productions imaginaires fournies par une altérité à travers le cours d’un récit, ce sont en réalité des souhaits et des besoins « co-créés, négociés dans l’interaction entre un soi et un autre21 » ; d’autre part, cette interaction implique, certes, l’examen de la part prise par l’analyste dans cette co-création à partir de son propre soi, mais elle constitue surtout un espace spécifique d’engagement réciproque et de recherche d’équilibre dans lequel des espoirs différents ont à se confronter et à trouver un sens propre à chacun face à des épreuves communes de limitation22. Les modes de relationalité Chez Mitchell, le processus analytique prend la forme d’une rencontre incertaine où l’investissement complet de chacune des parties peut engager des crises, des impasses, mais surtout ouvrir un espace inévitable de renégociation des espoirs et des attentes portées à l’égard de la relation participative elle-même. Dans un tel processus, la séduction intellectuelle et l’effort de maîtrise du langage analytique jouent un rôle de premier plan relativement au mouvement interne conduisant au point de basculement. Le rôle des récits d’analyse proposés par Mitchell est d’aider à mieux séquentialiser ce processus de manière à en cerner la genèse subjective à partir de l’ordre symbolique qui la constitue avant même son énonciation. Mitchell distingue quatre temps23 qui correspondent à quatre modes relationnels. Le premier est celui de l’ajustement comportemental. C’est une phase d’observation où l’intervenant découvre à la fois une situation et une manière d’être. Il pourrait se contenter d’être l’analyste impartial de cet objet comportemental et se limiter – pour reprendre les termes

20. 21. 22. 23.

Ibid., p. 34. S. A. Mitchell, Hope and Dread in Psychoanalysis, Basic Books, New York, 1993, p. 10. Ibid., p. 214. Voir S. A. Mitchell, Relationality, op. cit., p. 59-66.

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d’Althusser24 – à ce premier niveau de généralité où se manifeste une existence déjà travaillée avec ses cadres et ses signifiés. Le deuxième mode relationnel engage un premier échange entre l’analyste et l’analysant. Il ouvre une forme nouvelle de communication par la reconnaissance mutuelle de deux subjectivités ressentantes engagées dans un processus commun. La clé d’un tel mode relationnel est sur le plan des affects. Il ne s’agit pas d’échange d’idées, mais d’émotions, de ressentis, qui permettent de partager des humeurs, simplement en fonction du plaisir, de l’immédiat, du contexte donné. Une telle attitude d’échange affectif rend possible la constitution d’un « espace potentiel25 », comme celui que peut ressentir un enfant dans une relation immédiate de confiance, voire de complicité avec sa mère. Dans les termes d’Althusser, c’est un nouveau niveau de généralité qui est mis en œuvre : un décalage avec la position d’observation est opéré ; on passe maintenant à une position de facilitation, ne supposant rien d’autre qu’une capacité d’autosatisfaction, une pulsion de plaisir. Le troisième mode introduit au stade de l’interaction construite. Il se manifeste par des processus d’imputation de rôle, par le retour des fantômes du passé26, par la répétition de blocages auxquels le nouveau processus relationnel est à son tour soumis. À ce stade, le jeu de relation en miroir se fixe et l’autre est configuré en fonction de processus transférentiels. Ses actions sont désormais recodées selon ces processus et rapportées aux schémas relationnels déjà vécus. C’est le moment où un malaise peut prendre place dans la relation analytique tant du côté de l’analysant (partagé entre soumission à l’idéal et contrôle de la relation) que du côté de l’analyste (partagé entre contre-résistance et neutralité professionnelle). Ce moment prolonge le deuxième stade de généralité, mais il mobilise une position de médiateur, plus que de facilitateur. Désormais, il s’agit bien de réussir le processus en cours tout en en garantissant la validité. Le quatrième mode est celui du dénouement de la pulsion d’attachement qui conduisait la cure à l’enlisement dans le stade du miroir. Alors que le troisième mode est miné par la peur de la nouveauté, figé sur la répétition et le besoin de tout contrôler, tout en confirmant l’échec inévitable de toute sortie vers un nouveau mode relationnel, le passage 24. Voir L. Althusser, Pour Marx, Maspero, Paris, 1965, p. 186 à 197, le chapitre intitulé « Processus de la pratique théorique ». 25. En référence à Winnicott (voir S. A. Mitchell, Relationality, op. cit., p. 138). 26. Voir S. A. Mitchell, Relationality, op. cit., p. 28.

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au quatrième mode est déclenché par une expérience inattendue qui révèle l’altérité commune de l’analyste, sa propre indétermination, son besoin de tester, de chercher des réactions pour co-élaborer 27, de se limiter aussi, de corriger ses erreurs. Le quatrième mode est celui de l’apprentissage de l’Autre comme co-acteur d’une relation qu’il ne contrôle pas plus que Moi. L’analyste n’est plus médiateur, mais partenaire d’un processus relationnel co-élaboré. On passe à un troisième stade de généralité rendant possible une connaissance spécifique de la situation et un déplacement des cadres habituels d’interprétation des rôles. En suivant le processus reconstruit par Mitchell, on se rend compte que le moment décisif du processus relationnel se joue dans un basculement où l’attachement mortifère à une image de l’autre que l’on a reproduite inconsciemment peut être remis en question par une déstabilisation de cette image et l’expérience d’un changement possible de schème relationnel. Nous pensons que ce point de basculement constitue à lui seul une étape que bien des récits thérapeutiques de Mitchell tentent de décrire sous la forme d’une réaction-intervention de l’analyste à des propos particuliers de l’analysant. En s’autorisant à rompre avec une image attendue portée par les propos de l’analysant, l’analyste relance une capacité réprimée par la pulsion d’attachement et qu’il tentait lui-même de contrecarrer par son action. LE CHANGEMENT SUBJECTIF DU POINT DE VUE RELATIONNEL Pour Mitchell, une telle attitude engagée à l’égard de la cure a de nombreuses implications pour l’analyste. Pour nous qui confrontons cette perspective analytique aux processus d’action collective, elle en a aussi dans la mesure où elle met en évidence la nécessité, pour engager un véritable mode de relationalité, de passer par une forme de co-limitation de deux processus de subjectivation : celui de l’analysant et celui de l’analyste. L’action de l’analyste qui s’autorise est en même temps limitation interne et limitation externe ; elle est en même temps limitée et limitante. Tout en s’effectuant clairement dans le cadre d’un rôle, elle doit pouvoir être reçue et traduite dans un autre rôle. C’est cette indécision ou cette indétermination qui marque l’intervention de l’analyste, qui la rend si novatrice. Cette intervention ne peut s’appuyer que 27. Voir S. A. Mitchell, Influence and Autonomy in Psychoanalysis, The Analytic Press, ­Hillsdale, 1997, p. 199.

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sur une forme de récursivité, laquelle ne pourra être confirmée que par l’engagement de l’autre, c’est-à-dire par le travail sur le quatrième mode, la construction d’une connaissance spécifique, liée à cette action. Si la spécificité de l’analyse va se jouer sur le plan de l’équilibre à trouver dans le jeu transférentiel et sur le plan du basculement qu’il rend possible par la position qu’il confère à l’analyste dans la relation thérapeutique, le pouvoir participatif qui s’y déploie ne se restreint pas en matière de potentialité à ce seul espace de l’analyse, mais renvoie bien au potentiel relationnel dont sont dotés les agents humains qui y sont engagés. C’est la raison pour laquelle l’usage des potentialités contenues dans le processus participatif (comportement, affects, rôles, agence) doit venir en appui au processus thérapeutique et provoquer progressivement une sorte de « enhancement » de ce potentiel relationnel chez l’analysant. Selon Mitchell, les ressources du « dedans » de la participation doivent inciter l’analyste à ne pas se cantonner dans une attitude de retenue face au potentiel relationnel contenu par le processus analytique. Mitchell choisit d’exemplifier le rôle de ce potentiel propre à la relationalité du processus intersubjectif à partir des hésitations d’une relation amoureuse. Il s’agit de la relation de Charles et de Sarah. Charles est bloqué dans le troisième un mode relationnel de type 3, celui des rôles et, en l’occurrence, son rôle de mari. Il considère aussi que les attentes de Sarah à son égard peuvent être épuisées par le mode affectif immédiat de type 2. Pourquoi dire à Sarah qu’il l’aime, alors qu’elle le sait et qu’il s’est déjà suffisamment engagé à ce sujet ? Pour Charles, le sentiment qu’il éprouve à l’égard de Sarah ne peut être l’objet d’un processus partagé. Il ne peut s’agir que d’un sentiment prédéfini qui le détermine comme personne indépendamment de l’autre sujet. L’amour que pense éprouver Charles est donc basé sur un rapport asymétrique non réversible. L’affect qu’il projette vers l’objet de son désir n’est pas récupérable, il ne peut être retourné, il échappe au pouvoir d’objectivation absolu de l’autre enfermé dans son rôle d’objet aimé. De ce fait, c’est le sentiment lui-même qui ne peut être construit, transformé, modifié par l’interaction avec l’autre. Ce qui est manqué par Charles, c’est la construction interactive des affects grâce au ressenti de l’autre, à ses réactions, à ses émotions. Les sentiments vivent et se développent uniquement dans le processus permanent de leur co-construction, quand ils sont mis en jeu dans des systèmes de référence indépendants et auto-organisés, retraduits et reformés. Un basculement de sa situation à partir du dedans de l’analyse devrait au moins introduire dans cette asymétrie un principe de réversi-

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bilité qui rendrait la relationalité fondamentalement variable, ouverte à sa propre événementialité transpersonnelle. Selon la séquence envisagée, la question cruciale que devait affronter Charles n’est pas celle d’exprimer ou non avec des mots ce qu’il ressent pour Sarah, mais de décider s’il est prêt à mettre en jeu ses sentiments. Pour Mitchell, cette question est aussi cruciale pour l’analyste et il doit la poser, c’est-à-dire trouver une manière de s’engager activement dans le processus de la cure, s’il ne veut pas demeurer dans une position illusoire de contrôle du processus thérapeutique auquel il participe. Le point d’arrêt propre à l’asymétrie n’est pas dans l’expression ou la non-expression des sentiments, mais dans la priorité donnée à l’intérêt de l’analysant par rapport au plaisir de l’analyste28. Dans la relation imaginaire à l’autre qui s’établit durant le processus thérapeutique, la parole permet à l’analysant de se produire comme un objet que l’analyste pourrait annuler s’il ne renvoyait pas à l’autre, du même coup, l’image inversée du sujet qu’il reconnaît comme réservant sa puissance d’affect ou suspendant son engagement relationnel29. C’est cette dialectique complexe autour de laquelle me semblent tourner les différents récits de Mitchell pour tenter d’identifier le fameux point de basculement induit du « dedans » par la pratique du psychanalyste. Le cas de Connie comme « forme canonique » Dans le récit de l’analyse de Connie, Mitchell explique de manière extensive cette dialectique encadrant le point de basculement que nous proposons de structurer en cinq temps. Mitchell explique d’abord comment Connie s’avère être une sorte de virtuose de l’auto-analyse, une observatrice géniale de sa propre expérience30. Elle exprime aussi des craintes par rapport à la dépendance que pourrait engendrer le processus thérapeutique lui-même et répète ses troubles émotionnels à l’égard de la relation parentale : ne pas attendre trop de l’autre pour survivre à la déception. Cette situation de départ entraîne rapidement la co-construction d’un « espace potentiel » où des ressentis peuvent s’échanger tout en étant 28. Voir S. A. Mitchell, Relationality, op. cit., p. 139. 29. Pour reprendre une expression de Lacan, il se voit alors « se voyant n’être pas vu » (Écrits I, p. 41). 30. S. A. Mitchell, Relationality, op.cit., p. 96.

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sources de tensions, voire de craintes ou de précautions face à la relation particulière qui se met en place dans l’analyse. Un ajustement progressif a lieu sur le plan de la stricte convivialité de la relation. La confirmation de cette situation est la progression des qualités d’auto-analyse perçues au départ. Dans cet espace potentiel survient l’occasion d’une interpellation décisive. Elle concerne le rapport au troisième mode de l’intersubjectivité, c’est-à-dire la manière dont les rôles sont fixés entre elle et son mari : Connie tente d’exprimer des désirs tout en évitant de se dévoiler trop pour éviter la déception ; elle en déduit, dès lors, un manque d’attention de son mari, un manque de disponibilité à son égard, sans pour autant oser aller plus loin dans sa demande d’attention. L’interpellation de Mitchell consiste à modifier l’angle par lequel Connie analyse la relation avec son mari de manière à partir plutôt de son besoin émotionnel. Il propose ainsi une « alternative imaginaire31 ». Ne fallait-il pas que Connie essaie de reconnaître non pas une stratégie infructueuse de transaction entre deux logiques hétérogènes par rapport à la vie en couple, mais plutôt un besoin de retrouver un espace de parole sur la relation elle-même ? Cette interpellation perturbe le jeu imaginaire et amène sur un terrain nouveau : se positionner comme un agent de la relation qui, au lieu de recourir à des ruses, doit se prononcer sur sa propre subjectivation dans cette relation, sur sa possible implication. Mais, chez Mitchell, l’interpellation vérifie sa pertinence si elle conduit au quatrième mode de l’intersubjectivité, c’est-à-dire l’incertitude de la relationalité et la possibilité de redéfinir les rôles qui se constituent à travers elle, plutôt que d’avoir des rôles fixes, socialement prédéfinis, déterminant les types de relation qui leur correspondent. Qu’en est-il dans le cas de Connie ? Celle-ci dépasse de fait le trouble imaginaire provoqué par l’interpellation et entrevoit de nouvelles possibilités relationnelles qu’elle avait refoulées depuis longtemps et qui lui semblaient pour cette raison « si éloignées du soi auquel elle s’était identifiée32 ». Elle pouvait maintenant entreprendre une réévaluation des relations figées dans son couple. Un nouveau « me-you pattern » était devenu accessible, parce qu’elle pouvait à la fois « se reconnaître elle-même comme sujet-agent à travers

31. Ibid., p. 100. 32. Ibidem.

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l­’expérience de soi dans l’esprit de l’autre et reconnaître l’autre comme sujet-agent dans son propre esprit33 ». La conclusion de Mitchell reconduit le récit à une reprise formelle du cheminement et à une métaréflexion sur le transfert et le contretransfert. À son habitude, l’épilogue est extrêmement court, mais il existe quand même, car on savait depuis le départ qu’une des attentes de Connie était d’éviter de s’éterniser dans le processus analytique. Débarrassée de sa peur de perdre l’autre qui découlait de son engagement émotionnel constamment refoulé dans son rapport à l’autre, elle devient capable de construire sa relation dans une forme d’indépendance mutuelle acceptée et revendiquée explicitement. Il semble ainsi que c’est en relançant, à partir du « dedans » d’un espace potentiel, le processus originel des modes relationnels encore indifférenciés, mêlant attachement et indépendance, sans claire séparation, qu’il est possible d’atteindre un point de basculement vers un nouveau mode de relationalité. Le résultat du passage au quatrième mode et sa confirmation met toutefois en évidence certaines conditions qui n’apparaissent qu’en bout de parcours. Le basculement dépend d’une part de l’acceptation d’une prise de risque émotionnel en adoptant la position sur soi à laquelle renvoie l’analyste par l’interpellation et dépend, d’autre part, de l’apprentissage d’un nouveau comportement subjectif consistant à se rapporter à la variabilité des modes relationnels, comme à des modèles reconfigurables en fonction même de leur partage permanent et indécis avec autrui34. Tout cela apparaît comme acquis uniquement dans un dernier temps, à partir de la réflexion et de la satisfaction de l’analyste, même si ces conditions sont supposées rétrospectivement présentes par le fait de la stabilisation du quatrième mode de relationalité. La réflexion et la satisfaction de l’analyste ne viennent en réalité que corroborer la réflexivité et la satisfaction de l’analysant. Le moment de basculement est ainsi précédé d’un processus d’ajustement relationnel rendant possible la co-construction d’un espace potentiel découlant de l’interaction thérapeutique. Cet espace est nécessaire pour la reconnaissance mutuelle d’un pouvoir d’interaction partagé. Une alternative, une solution de rechange, imaginaire peut alors être 33. Ibid., p. 101. 34. En fait, le basculement repose sur une forme d’appui pris par l’interpellation sur le deuxième mode pour engager le passage au quatrième mode.

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proposée. Ce moment particulier d’interpellation, puis de prise en compte et de réponse est ensuite l’objet d’un double processus de stabilisation. D’une part, du côté de l’analysant, la traduction sur le plan de l’engagement relationnel de ce qu’a provoqué l’interpellation : la capacité de modifier radicalement la croyance dans l’ordre relationnel en en devenant soi-même co-producteur et non uniquement l’objet conforme au désir de l’autre. Au lieu d’être prédéfinie par des pôles extérieurs à elle, la relation construit sa propre polarité par la participation. D’autre part, du côté de l’analyste, cette traduction demande confirmation du point de vue des effets qu’elle ne manque pas d’engendrer tant sur le plan du discours analysant que sur le plan des affects. Ce changement de croyance dans les modes de relationalité n’est pas uniquement « observable », il modifie aussi la donne relationnelle de la cure et libère une parole possible sur l’expérience curative, susceptible de donner sens au détachement comme pouvoir d’autres modes relationnels avec le passeur, désormais passé… Même si Mitchell souligne, du point de vue de l’analyste, les questions de contre-transfert et les affects liés à la remise en cause de ses capacités professionnelles dans les moments de crise exprimés par l’analysant35, l’intérêt des exemples qu’il sélectionne est de s’écarter de la seule exploitation d’un point de rupture. Dans tous ces moments, ce n’est pas la balance entre l’espoir et la colère qui est primordiale, mais plutôt la balance entre la confiance et la liberté qui permet d’oser une discontinuité dans le cours ordinaire de la relation thérapeutique et d’introduire de la sorte un acte avec lequel l’autre doit composer, se positionner et répondre à son tour comme agent de la relation, participer à un « arrangement ». Que fait l’interpellation ? Elle utilise les ressources du « dedans » d’un espace potentiel pour focaliser sa potentialité vers une demande de réponse à l’égard du jeu relationnel mis en scène par le récit analysant ou occupé à se jouer entre l’analyste et l’analysant, de manière à permettre de travailler, à travers l’acte posé, le pouvoir de se positionner comme agent co-constructeur d’un espace relationnel non prédéterminé et non prédéterminable par la répétition. La créativité se manifeste ainsi dans les interstices relationnels, dans les bifurcations inattendues accompagnant les interactions, comme autant de trous ou d’espaces blancs, permettant de construire des décalages et de nouvelles manières d’agir en usant du contrepoint d’autrui.

35. Ibid., p. 214.

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La recherche d’un « espace potentiant » à partir du dedans de l’interaction Chez Mitchell, le processus participatif de la cure est considéré comme une clé de réponse possible aux défaillances des structures relationnelles qui ont conduit le sujet à réprimer ses propres potentialités et à accepter les comportements qui le maintenaient dans cette situation de dépréciation de soi. Les patients dont ils rapportent les récits ont procédé à une forme de forclusion de leurs potentialités en préférant objectiver leurs supposées incapacités plutôt que de subir de nouveau l’annulation du jugement d’autrui. Le point crucial du processus d’interpellation envisagé par Mitchell est qu’il doit assumer son passage par une répétition de rôle dans un contexte de mise en miroir propre à l’espace transférentiel de la cure pour parvenir à la déclosion d’un nouvel « espace potentiant » susceptible d’engendrer de nouvelles relations. Mais, pour que ce passage puisse avoir une chance de réussir ou d’opérer une sorte de réveil des capacités de confiance et de coopération, il faut que l’interaction thérapeutique parvienne à restaurer, dans le jeu en miroir de l’échange émotionnel, d’une part, un désir de soi comme agent libre chez le patient et, d’autre part, un sens de la transformabilité du jeu relationnel dans lequel il est engagé. La stratégie utilisée par Mitchell à cet égard réside pour l’essentiel, comme nous l’avons montré, dans l’interpellation, comprise à la manière d’un déclencheur dans un processus de « confrontation collaborative36 ». En s’engageant dans son rôle de sujet de relation thérapeutique à part entière, Mitchell entend à la fois provoquer le désir de l’autre de se manifester comme sujet – par sa résistance à l’annulation de l’autre – et concrétiser ce désir par une modification de la donne relationnelle comprenant à la fois une prise de distance réflexive (ce n’est pas ce que je veux) et une critique provenant de la position de l’autre (ce n’est pas ce que j’attends de vous). Si une telle stratégie peut être envisagée par Mitchell, c’est parce qu’il considère que ces deux dispositions font partie des potentialités actuellement réprimées ou bloquées, mais intrinsèquement disponibles pour le sujet, à la condition de l’inciter à les reconnaître et à tenter d’en faire à nouveau usage. Mitchell entend ainsi dépasser une causalité pathologique déterminée en recourant à une causalité psychique plus générale, 36. Voir S. A. Mitchell, Hope and Dread, op. cit., p. 228 : « collaborative struggle ».

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à savoir la capacité de se réaliser comme « self reflective, agentic subject37 » dans un rapport co-élaboratif (de nature inférentielle)38. Pour sortir de la répétition d’une telle situation, le chemin tracé par le processus psychanalytique dépend essentiellement d’un construit intersubjectif qui rend possible l’expérience d’une co-construction du rapport aux potentialités. Pour y arriver, il faut autre chose qu’un processus permettant un ajustement cognitif réciproque, sans retour réflexif sur la nature même du processus d’échange. Pour que le processus puisse devenir en lui-même « potentiateur » d’un nouveau type de rapport aux potentialités réprimées, il faut tenter de construire un « espace potentiant interne à la relationalité » basé sur la possibilité d’échanger des affects, de laisser des impressions s’exprimer, de faire droit à un potentiel encore superficiel, immédiat, momentané, en résonance avec le ressentir. Il s’agit d’un agir sur le pathique, à partir du « dedans ». Cet espace forme un horizon pour le face à face symbolique où peuvent se déployer les processus de transfert et de contre-transfert. Le jeu en miroir des « je » peut alors prendre pied et permettre ensuite son dépassement effectif par un basculement dont le jeu fournira immanquablement l’occasion. Le basculement repose sur l’appel à la co-construction par le thérapeute, un appel qui devra sans doute être répété pour être entendu et qui demande pour être reçu la reconnaissance d’une véritable implication du côté de l’interpellant, de telle sorte que l’interpellé puisse partager une recherche d’agence ouverte par l’interpellant et se sentir co-agissant dans la recherche du modèle relationnel qui convient aux potentialités de chacun dans la relation. Dans Hope and Dread, Mitchell trouve, dans le rêve rapporté par une patiente, une métaphore particulièrement suggestive de sa conception du processus analytique. « Dans le rêve, elle et moi étions en entretien dans mon bureau. Deux des murs étaient intacts, parallèles l’un à l’autre, comme ils le sont en réalité. Ils semblaient propres et rapprochés l’un de l’autre. Mais, les extrémités de cette pièce rétrécie étaient ouvertes ; là, il n’y avait pas de murs, mais uniquement des espaces libres. Pour cette patiente qui se débattait avec des frontières et des transgressions, des emprisonnements et des libérations, la relation analytique apportait tout autant des limites agonisantes que des possibilités donnant le vertige. Et, pour tous les patients, il y a quelque

37. S. A. Mitchell, Relationality, op. cit., p. 58 et 101. 38. Ibid., p. 74-77 : « vital Possibilities »

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chose dans les limites elles-mêmes, gardées par l’analyste dans son rôle d’autorité, qui ouvre ces possibilités typiquement analytiques39. »

L’« espace potentiant » est ici particulièrement bien décrit. Le face à face étroit avec l’analyste s’échappe à lui-même malgré les frontières qu’il affronte. Des perspectives nouvelles et inattendues se forment à partir du dedans par l’effondrement de murs qui semblaient nécessaires. La pièce de la relation analytique se défait de l’intérieur et donne accès à d’autres possibilités relationnelles. Devenue trop étroite, elle se transforme et s’efface (les murs qui restent sont propres et rapprochés). L’ouverture de la pièce est à la fois suppression de limites et extension du champ vers la vie, passage autorisé vers un « supplément » de sens du processus en cours. Le moment de transformation exprimé par le rêve est lui-même le résultat d’un processus plus long qui procède par une action progressive de l’analyste à partir du dedans du construit participatif. Ce processus nous semble correspondre à la séquence suivante : constitution du processus comme espace d’ajustement ; mise en place de cet espace comme « potentié » à partir des affects immédiats ; pénétration dans cet « espace potentié » comme limité (relationnellement) par les rôles symboliques qui s’y distribuent et s’y reproduisent ; enfin, tentative de basculement du rapport à l’espace relationnel ainsi recréé en tant cette fois que « potentiant », c’est-à-dire en tant que doté d’une puissance de co-construction des relations et donc aussi de transformation du rapport des sujets à leur potentiel de création relationnelle (possibilité de devenir acteurs de schémas relationnels ouverts, participant à la réalisation des potentialités de chacun). RÉFLEXIVITÉ DÉVIÉE OU « OBLIQUE » : LE DÉCALAGE DU SCHÉMA RELATIONNEL Le point que voudrait mettre en évidence notre analyse est le suivant : d’une part, Mitchell pousse à l’extrême l’approche de la participation à partir du dedans de la matrice relationnelle qui la rend socialement opératoire. Il isole un moment particulier d’interaction où les sujets mettent en jeu leur univers relationnel commun en renégociant sa signification et sa performance pour chaque partie de manière à constituer un nouveau mode de relationalité. Mitchell montre qu’un tel moment ne surgit qu’à

39. S. A. Mitchell, Hope and Dread, op. cit., p. 229 (NDLR : nous traduisons).

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la faveur d’un espace transpersonnel capable d’ajuster déjà des comportements et des affects, pour se concentrer spécifiquement sur les rôles. Quel sens donner exactement à une telle construction à partir du dedans de la participation ? D’autre part, Mitchell insiste sur l’engagement de l’analyste et sur les conséquences de sa prise de position dans le processus analytique en tant que sujet à part entière de ce processus. Il apparaît donc mieux combien cet engagement répond à un risque d’atrophie de la subjectivité de l’analysant dans un processus incomplet, laissant un pôle de la relation dans un lieu infaillible, « hors sujet ». L’effet recherché par cette extension relationnelle du processus thérapeutique réside dans une sorte de décalage de la visée représentationnelle de l’analysant à partir du dedans du processus relationnel et donc sans la suspendre comme visée. Pourtant, ce processus s’accompagne aussi d’une accumulation de conditions secondes adressées à l’analyste, non seulement du point de vue d’une résistance possible à la proposition, mais aussi pour adopter de ce côté du jeu relationnel la même stratégie de décalage consistant à vivre le processus de la cure comme occasion de décalage, sans pour autant remettre en question la puissance de l’analyste qui s’y joue. C’est cette accumulation de conditions du côté de l’intervenantanalyste qui nous intéresse au plus haut point parce qu’elle nous renvoie à une tentative de neutralisation de l’envers d’une approche construite à partir du dedans, à savoir l’effort constant d’intériorisation d’un dehors par réduction de l’altérité et suspension du réel qui s’actualise ainsi. Chez Mitchell, on s’aperçoit d’ailleurs que la référence à la réflexivité n’est pas exempte d’un tel mouvement de neutralisation du dehors comme forme d’auto-activation de potentialités prédonnées, et en aucun cas comme processus de limitation inhérent à un travail de connaissance. L’intérêt de cette référence au « dehors » est qu’elle renvoie à un problème commun avec ce que manque le point de vue adopté sur le « dedans » : il s’agit à tous les coups de décaler la visée représentationnelle et non de la reconduire à la puissance qui se joue en elle et qui entraîne précisément aussi la répétition des échecs. L’effet fonctionnel du décalage n’a donc rien à voir avec un dévoilement de la puissance et avec la possible mise en cause d’un sens de sa limitation, qu’il s’agisse d’assujettissement ou de contrôle. Si l’on repense cette séquence à partir des propositions de Rorty sur le langage public et les vertus du pluralisme dans l’espace public40, on retrouvera de nouveau un pragmatisme en quatre temps très proche de 40. Voir R. Rorty, Contingence, ironie, solidarité, traduit par P.-E. Dauzat, Armand Colin, Paris, 1989, p. 130-131.

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celui suggéré par Mitchell dans ses quatre modes d’intersubjectivité. L’espace public est d’abord la rencontre strictement conversationnelle de mots qui signalent les différences d’expression des souffrances vécues dans le champ relationnel de la socialité. Ces mots nous renvoient à l’humus des potentialités proliférant dans les langages privés. Mais, cet humus se heurte, dans l’espace public, à la loi des langages finaux tentant de déterminer la vérité absolue des potentialités, leur sens et donc d’annuler aussi la prolifération du langage privé. Toutefois, pour échapper à l’effacement de toute expression des souffrances, l’espace public dépend d’un apprentissage du pâtir collectif, c’est-à-dire l’éducation par l’ouverture aux récits à la co-construction du sens dans des formes de paroles incomplètes, sans vérité définitive, mais livrée à l’échange et au retravail par les autres potentialités qu’elles éveillent en retour. Le construit participatif est mis au service de l’autodépassement et de l’extension d’un espace de signification partagée déterminant d’abord un ordre symbolique fermé. Cette extension et ce dépassement se réalisent au profit d’une co-construction du sens permettant de libérer les potentialités à partir du dedans de l’engagement participatif dans cet espace d’abord représenté comme fermé. L’élément clé de l’interpellation potentiante se trouve ainsi dans le décalage du schéma relationnel dans lequel se trouvent engagés initialement l’analysant et l’analyste. Ce n’est pas uniquement l’analyste qui introduit une bifurcation dans le cours de son rôle. Il y a aussi une possibilité inédite de réaction qui s’introduit à la faveur de cette bifurcation et qui demande à être testée, explorée, au-delà de cette donne imprévue forçant la réflexion. Mais, cette possibilité d’agir autrement dépend, du côté de l’analysant, d’une extension de sa compréhension habituelle de ses actions. Cette extension est une manière de répondre à la distorsion de la relation thérapeutique au profit d’un supplément d’influence et de « confrontation collaborative ». À travers cette interaction d’un genre particulier s’impose en quelque sorte une autre forme de présence persistante de l’analyste dans l’esprit de l’analysant qui autorise un procès de reconstruction indépendante des répétitions du moi. Le point de basculement correspond au moment où le supplément d’influence est accepté par le biais des interpellations et infère une extension de la compréhension des rôles qui aboutit, chez l’analysant, à la remise en question et à la transformation de la représentation de ce qui lui apparaissait comme prédonné dans son esprit.

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Ainsi, la confrontation collaborative infère la réflexivité en recourant à un déplacement du schéma binaire de la relation vers un schéma de type ternaire. L’effet de complémentarité du binôme analysant/analyste est brisé au profit d’un effet de supplémentarité à travers lequel l’analyste pénètre la sphère créative de l’analysant sous la forme d’une « présence autorisante41 » de la co-construction des rôles. C’est ce nouveau savoir de soi du sujet analysant qui s’autorise d’une mise à l’épreuve d’un autre mode relationnel. Poussée à l’extrême, l’approche par le « dedans » du processus aboutit ainsi à une forme d’internalisation totale de ce qui amène le sujet-patient à s’autoriser d’un changement de comportement, sans que la question d’une légitimation de ce processus de distorsion puisse encore trouver place, autrement que sous le mode de l’effacement de la médiation curative : ce qui est devenu unique et absolument décisif pour le patient n’est pour l’analyste qu’un moment parmi d’autres d’une pratique qui se poursuit et s’évalue en fonction de sa pluralité. L’extension recherchée des interprétations habituelles du patient dépend en dernier ressort de la transformation du mode relationnel de la cure par une forme d’interférence d’une figure autre, supplémentaire, de la présence autorisante de l’analyste. UNE NOUVELLE « ÉCONOMIE D’ACTION » Par rapport au néo-pragmatisme dont nous avions critiqué, au départ de cette contribution, le rapport aux processus participatifs, l’intérêt du travail réalisé par Stephen Mitchell dépasse le champ analytique. Il est d’insister sur la transformation de l’identité subjective au sein du processus participatif dans des termes qui résistent à toute réduction de la signification de l’identité à sa construction et à son usage dans le processus. De fait, Mitchell indique parfaitement la nécessité de distinguer une signification de l’identité subjective limitée par l’usage du processus et la limitation de cette même signification à l’usage du processus. Il y a extension des significations par un effet de supplémentarité qui autorise ce déplacement à partir du « dedans » de la participation par la genèse d’un autre mode de relationalité et donc, aussi, par un autre rapport à l’autorité.

41. S. A. Mitchell, Hope and Dread, op. cit., p. 229.

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Le point clé de ce dépassement réside, comme nous le soulignions à l’instant, dans la nouvelle économie d’action qu’il tente de mettre en évidence. En visant les écarts du processus participatif et le vide qui se maintient entre le désir de signification et le flux des signifiants, le dépassement renvoie à ce que présuppose et manque constamment l’action sur ou à travers la visée représentationnelle, autrement dit la puissance qui s’effectue en elle, mais en même temps s’efface en elle comme « puissance naturante » au profit de ses produits interprétables et comparables, les contenus représentationnels et les préférences. Cette puissance manquée du sujet est pourtant constamment à l’œuvre dans tous les moments de suspension, de bifurcation ou d’hésitation des processus ; elle est constamment sollicitée pour éviter la répétition et compenser grâce à de nouvelles corrélations les impasses engendrées par les habitudes interprétatives. En outre, lorsque cette puissance est manquée, la question de sa limitation ne peut jamais se poser qu’indirectement, comme un effet secondaire, résultant d’un alignement des préférences, par exemple, ou d’une manière de traduire dans des contraintes de milieu les intérêts comparatifs d’un comportement innovant. Ce qui est ainsi manqué, en l’occurrence, c’est à la fois la puissance subjective de transformation du désir de signification et la capacité d’autolimitation de ce désir pour le rendre signifiant. Ce qui se joue dans un processus participatif, ce n’est pas une manière de s’autoriser ou de se décaler par rapport à une situation donnée, mais c’est avant toute chose un type de rapport à la vérité de soi du sujet comme puissance et un rapport à la limitation de cette puissance comme condition de l’être-en-relation. C’est ce double rapport, constitutif d’une approche génétique de la participation, qui met en jeu une nouvelle économie de l’action. Nous la considérons, à la manière de l’herméneutique du sujet du dernier Foucault, comme une « eudémonique de l’action ». Elle consiste essentiellement à interpréter la fonction de sujet comme une structure d’agir à partir de l’exercice de soi dans la participation. Cet exercice de soi constitue à la fois un travail sur la puissance de soi qui permet de répondre à l’imprévu des circonstances et un état d’être qui comprend l’effet de limitation de soi apporté par la participation. Le travail participatif ne renvoie pas uniquement à la puissance de modification des habitudes interprétatives, il relie cette puissance avec sa dimension relationnelle de co-construction d’une autorité partagée. Si Foucault a estimé qu’il était nécessaire pour reconstruire une telle perspective sur l’action de partir de sources historiques lointaines qui nous relient à travers les héritiers chrétiens, puis romains, au stoïcisme

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et à l’épicurisme des écoles de sagesse de la Grèce antique, c’est sans aucun doute parce qu’au-delà des exigences généalogiques, il a perçu les blocages des régimes d’action que nous avons aussi tenté patiemment de désarticuler et d’éliminer. De la même manière, Giorgio Agamben a aussi mobilisé une trajectoire historique longue pour indiquer la perte, dès les premiers siècles chrétiens, d’une économie d’action qui s’est laissé progressivement oblitérer par une théorie sotériologique de l’histoire, entièrement captivée par la garantie d’un salut dont les êtres humains n’étaient pas en mesure de s’autoriser. L’apport particulier d’Agamben consiste peut-être à cet égard dans son insistance à dévoiler les errances d’une structure économique d’action construite fondamentalement sur l’oubli de l’être du sujet au profit d’une vérité de soi qui lui serait garantie à partir d’un lieu extérieur à soi. Les analyses d’Agamben explorent minutieusement la manière dont la tradition qui détache le sujet de soi pour l’isoler dans sa faiblesse pratique s’efforce de combiner les effets d’un processus « à partir du dedans » d’un gouvernement ordinaire des choses avec les effets d’un ordre « à partir du dehors » d’un gouvernement d’exception, usant d’un principe supplémentaire de souveraineté pour s’autoriser des mesures violentes et inhumaines. Le concept de « vie nue » intervient dans ce cadre comme un symptôme récurrent pour signaler l’envers du décor, l’enracinement oublié du sujet dans l’être, que l’ordre de l’action ne parvient totalement à oblitérer, en particulier quand subsiste cette existence en apparence résiduelle, dont il faut néanmoins décider, comme d’une altérité réfractaire dont ni l’ordre ordinaire sociotechnique, ni l’ordre souverain ne savent réellement quoi faire. Le vide de la réponse est alors indicatif d’un trou dans l’économie du pouvoir mise en place par la tradition, une béance qui renvoie en même temps à la perte recouverte d’une autre économie, d’une autre manière d’agir collectivement en rapport à la puissance de vie du sujet. Il nous semble qu’il y aurait donc un intérêt particulier à relire, à la lumière de notre propre parcours, l’approche généalogique de la vie nue proposée par Agamben, essentiellement en fonction de ce qu’elle indique en creux, c’est-à-dire en fonction de l’économie perdue de l’action dont elle est le symptôme et qui est vraisemblablement la clé d’une approche génétique de l’action des sujets. Il n’y a pas d’éveil possible de la puissance des sujets dans une économie d’action sans une prise en compte directe de leur enracinement dans l’être en tant que puissance de vie, d’une part, et, d’autre part, en tant que limitant de cette puissance à partir de la vie à construire collectivement.

CHAPITRE 5 – SUBJECTIVATION ET PARTICIPATION

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Notre thèse est ainsi désormais qu’un défi majeur des pratiques de transformation sociale réside dans la conception de l’être de sujet qui les sous-tend, c’est-à-dire dans leur capacité de répondre d’un être à transformer à partir de lui-même selon son bien propre. La recherche d’un « bien-vivre » au sens d’une eudémonique est, suivant cette thèse, une manière de se rapporter à un être qui se reconnaît dans une puissance d’effectuer une forme de vie satisfaisante avec d’autres. La causalité sociale de tout processus dépendrait de cet équilibre entre l’autoconfrontation avec une vérité de soi comme vivant et l’effet de supplémentarité d’une co-construction de la vie avec autrui. Viser l’éveil, l’éducation ou l’accompagnement d’un sujet social, c’est attendre une forme de processus de subjectivation à travers lequel l’agent moral parvient à s’engendrer et à s’orienter de manière spécifique et autonome dans des contextes ouverts à la pluralité des significations. L’apport d’un cadre institutionnel sera toujours relatif à l’effet qu’il peut induire sur un tel processus de subjectivation sans jamais pouvoir se substituer à lui. La seule manière de dépasser l’oblitération de l’être des sujets dans l’action est de prendre appui sur une économie d’action qui s’efforce de répondre de l’éveil de la subjectivation sans recourir à une vérité extérieure au sujet et à une autorité souveraine qui légitimerait cette illusion de garantie de soi par une économie salvifique. La transformation des rôles subjectifs dans un milieu organisationnel nous semble devoir passer inévitablement par cette voie étroite de la subjectivation si elle veut être innovante et donc prendre effectivement en charge l’interruption de la répétition des rôles pour créer de nouveaux modes relationnels. Il faut ainsi relier le processus d’intervention avec une véritable eudémonique de l’engagement subjectif : réaliser une forme de vie satisfaisante avec autrui dans l’espace contraint, mais perfectible, d’une organisation.

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PARTIE 1 – MODÉLISATION DES PRATIQUES D’INTERVENTION

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PARTIE 2 Lieux et théorisations de l’intervention en éthique

CHAPITRE 6

Éthique, sociologie d’intervention et organisation réflexive

L

Gilles Herreros Centre Max Weber – Université Lumière Lyon 2

e propos que je voudrais tenir lors de ce colloque organisé par l’Institut d’éthique appliquée (IDÉA) pourrait être livré en un très bref énoncé : la pratique de la sociologie d’intervention dans les organisations concoure à mettre en évidence la dimension réflexive de celle-ci et peut participer de ce fait au développement de l’éthique organisationnelle. Évidemment, une telle proposition, avancée aussi sèchement, ne peut que paraître péremptoire et énigmatique. Pour la rendre intelligible, il me faut donner quelques explications quant à la signification accordée à chacune des notions mobilisées par cette assertion. C’est ce à quoi je vais m’employer dans une première partie de ce texte. Je pourrai ensuite m’attacher à préciser la nature des articulations que je suggère entre les différents éléments de cet énoncé. ESSAI D’EXPLICITATION TERMINOLOGIQUE

Comme annoncé précédemment, les termes d’éthique, de réflexivité et de sociologie d’intervention méritent d’être circonscrits, au moins depuis l’usage personnel que je peux en avoir. C’est dans cet ordre chronologique que je vais avancer quelques clarifications, en investissant moins la notion d’éthique que les suivantes en raison non seulement de mon manque d’expérience de ce terme, mais aussi, comme je vais tenter de l’expliquer, parce que les sociologues (au moins français), dont je suis, font le plus souvent preuve d’une grande circonspection quant à ladite notion.  143

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PARTIE 2 – LIEUX ET THÉORISATIONS DE L’INTERVENTION EN ÉTHIQUE

L’éthique et les sociologues En France, parmi les sociologues, le terme d’éthique est manié avec précaution, voire carrément récusé. Ce phénomène est probablement une conséquence directe de l’usage immodéré qu’ont de ce terme les sciences de la gestion. À force d’en user et d’en abuser, elles l’ont rendu suspect. Comme le faisait remarquer A. Etchegoyen (philosophe qui fut aussi conseiller de L. Fabius au ministère de l’Industrie et commissaire au plan en 2003 à la demande de J.-P. Raffarin), les éthiques se sont mises à valser au cours des années 1980 (A. Etchegoyen, 1991) en lieu et place de la morale au point que chaque entreprise voulut se prévaloir d’une éthique spécifique. Toutes les écoles de gestion ou écoles de commerces, poursuivait Etchegoyen, se sont dotées de leurs cours d’éthique des affaires ; on peut sans doute en déduire, ajoutait-il, que cette adjonction pédagogique devait avoir quelques vertus pour les « affaires » ? Quant à savoir ce que ces enseignements pouvaient engendrer sur l’éthique, Etchegoyen affichait une certaine circonspection ; je la prends assez largement à mon compte. La seconde raison expliquant ma timidité quant à cette notion (timidité que je partage, je crois, avec l’essentiel de la communauté des sociologues français) a un rapport direct avec le raisonnement de P. Ricœur, lui-même, indiquant qu’il n’y a aucune raison étymologique ni historique permettant de distinguer les termes de « morale » et d’« éthique ». Ainsi, l’éthique comprise comme synonyme de la morale, laquelle peut être entendue comme un ensemble « de normes caractérisées à la fois par la prétention à l’universalité et par un effet de contrainte » (P. Ricœur, 1990, p. 200), finit par s’ériger en ensemble de principes normatifs supposés dire, sans controverse possible, ce qu’est « le juste ». Nul doute que, depuis une telle acception, les sciences de la gestion, affairées qu’elles sont à penser la rationalisation du travail et la normalisation du fonctionnement des organisations, ont trouvé un certain rendement à la notion. Bien sûr, cette méfiance des sociologues n’empêche pas certains auteurs comme E. Enriquez (Vrancken et Kuty, 2001) de considérer que le sociologue, confronté à l’organisation, ne peut faire « l’impasse sur l’éthique en se posant inlassablement la question du bien… ». Il ajoute « (le sociologue) fonde sa pratique sur une interrogation sur l’homme dans la cité et tente de valoriser autant que faire se peut « une vie bonne » pour tous » (Enriquez, 2001, p. 310). Avec ce propos, on retrouve des influences multiples dont celle de P. Ricœur (même si ce philosophe n’est pas la référence majeure d’Enriquez) qui, après avoir mis en garde contre les risques de glissements sémantiques entre morale et éthique, suggère de valider la notion d’éthique en la définissant simplement comme « la visée d’une vie accomplie »

CHAPITRE 6 – ÉTHIQUE, SOCIOLOGIE D’INTERVENTION ET ORGANISATION RÉFLEXIVE

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(P. Ricœur, 1990, p. 200). En appui sur cette précision et à l’instar d’Enriquez, on peut entrevoir, me semble-t-il, les conditions à partir desquelles la notion d’éthique pourrait devenir maniable pour le praticien des sciences sociales sans risque de dérapage normalisateur. Si l’éthique renvoie à une « visée » plus politique que morale ayant trait aux conditions du bien-vivre ensemble, alors elle devient, à mes yeux, totalement acceptable. R. Rorty, philosophe pragmatiste contemporain, le dira à sa manière en se référant à « l’éthique du lien » ainsi comprise : « minimiser les petites choses particulières qui nous séparent… Coudre ces groupes ensemble – noirs et blancs en Alabama, chrétiens et musulmans en Bosnie –… avec mille petits points… invoquer les mille petits traits communs qu’ont leurs membres… en spécifier un seul d’importance, leur commune humanité » (R. Rorty, 1995, p. 126). Expurgée de toute intention morale prescriptive (en dehors du rappel au nécessaire respect de la commune humanité) et déclinée sur un mode politique renvoyant à un processus permettant de définir les conditions d’un bien-vivre, l’éthique devient une notion opératoire pour le sociologue. La notion de réflexivité Si, comme la notion d’éthique, celle de réflexivité peut à son tour faire florès, c’est surtout dans le champ des sciences sociales que l’on rencontre son usage inflationniste. Comme toujours quand un « objet » se répand, il risque de se diluer, de se disperser. Pour l’utiliser avec un minimum de précision, il convient donc d’en circonscrire les interprétations possibles. Je laisse de côté l’emploi que les mathématiciens ont du terme, et pour qui une relation est dite réflexive ou irréflexive selon qu’elle mette ou non en lien (équivalence absolue ou partielle, inclusion…) plusieurs entités entre elles, pour me concentrer sur ce que je crois être les principales acceptions sociologiques. Trois directions peuvent être repérées. Elles sont contenues dans les travaux du français P. Bourdieu, de l’anglais A. Giddens et de l’américain D. Schön. Derrière leurs approches, en apparence sans grand rapport, se profile un « sens commun » visant la notion de réflexivité. Pour1 P. Bourdieu, la réflexivité se comprend comme une « disposition constitutive » de ce que devrait être l’habitus du scientifique (P. Bourdieu, 1. Ce paragraphe traitant de la réflexivité est emprunté, en partie, à un texte que j’ai rédigé pour le Dictionnaire des risques psychosociaux (P. Zawieja, F. Guarnieri, 2013, Paris, Seuil).

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2001, p. 174) qui, dans toute nouvelle recherche, devrait posséder le réflexe consistant à reconstituer le « géométral de toutes les perspectives » de la situation où il s’engage (p. 222). La réflexivité devient donc la quête de la vérité entendue comme l’analyse de « la relativité généralisée des points de vue, mis à part celui qui les constitue comme tels en constituant l’espace des points de vue » (idem). Pour Bourdieu, cette notion ne se confond donc pas avec la posture narcissique complaisante du chercheur qui consiste à analyser son expérience personnelle ; elle se rapproche plutôt d’une activité critique (« au sens de Kant » écrit-il, idem, p. 176) des « conditions sociales de possibilité et des limites des formes de pensée que le savant ignorant de ces conditions engage sans le savoir dans sa recherche et qui se réalisent à son insu… » (idem, p. 176). La réflexivité recouvre donc une activité critique qui, pour ne pas glisser vers une autocentration aussi déplaisante que complaisante, ne peut du coup se limiter à un travail individuel ; elle engage, nécessairement, en tant « qu’autosocioanalyse » une tâche collective d’objectivation (idem, p. 184). Pour A. Giddens, la réflexivité « s’ancre dans le contrôle continu de l’action qu’exerce chaque être humain, qui en retour attend des autres qu’ils exercent un contrôle semblable » (p. 51). Cette attitude qu’il nomme le « contrôle réflexif » est au fondement de « la continuité de la vie sociale de tous les jours » (A. Giddens, 1987, p. 92). Évidemment, ce contrôle réflexif qui borne le « je » et « l’autre » ne se confond pas avec une forme quelconque de toute puissance et ne liquide en rien les forces inconscientes qui, par-delà la conscience discursive que le « soi » peut exprimer, continuent d’être agissantes chez chacun. Ainsi, la réflexivité est également déposée dans un dehors du discours qu’il nomme la « conscience pratique » et qui s’exprime au travers de routines qui constituent un élément central de la structuration sociale (idem, p. 33). Si, chez Giddens, à la différence de P. Bourdieu, la réflexivité réside donc d’abord dans l’activité individuelle de l’agent ou de l’acteur, il la comprend aussi comme ayant une dimension collective puisqu’il l’assimile à « l’usage systématique et régularisé d’informations pour orienter et contrôler la reproduction des systèmes sociaux » (idem, p. 19). « La continuité des pratiques présuppose la réflexivité ; en retour, la réflexivité n’est possible que par la continuité des pratiques, qui rend ces dernières distinctement « identiques » dans les temps et dans l’espace. La réflexivité n’est donc pas qu’une conscience de soi, elle est la façon spécifiquement humaine de contrôler le flot continu de la vie sociale » (idem, p. 51). Ici, le réflexif renvoie à un processus collectif sur lequel, en outre, les sciences sociales ont un rôle à jouer. En effet, dans leur travail d’interprétation du social elles « s’insèrent

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de façon inextricable et irréductible… » (idem, p. 19) au cœur de sa production. En ce sens, si la sociologie, perçue comme véhiculant une « double herméneutique » (elle comprend et produit le réel en même temps qu’elle l’interprète – idem, p. 416), ne peut prétendre au statut de science neutre de l’observation, elle ne perd en rien de sa capacité à participer au travail réflexif collectif qui interroge les routines de la conscience pratique. Cela revient à dire qu’il est de sa responsabilité d’accompagner la (re)production de celles-ci d’une mise en question de ce qu’elles charrient. Chez Schön (1983), par rapport aux deux auteurs évoqués précédemment, le travail portant sur la réflexivité est à la fois plus ancien et plus central quant à ses préoccupations de recherche. Dès 1978, dans un ouvrage qu’il écrivait avec C. Argyris à propos des « organisations apprenantes », puis plus systématiquement, dans un livre consacré, en 1983, au « praticien réflexif », le sociologue exprime l’idée que la réflexivité est nécessairement associée à toute forme de pratique. Refusant une épistémologie hiérarchisant les savoirs selon une topique qui place en son sommet la science fondamentale, en son milieu la science appliquée et au dernier étage le savoir professionnel (supposé dépourvu de toute réflexion théorique), il propose de retrouver et de rétablir le savoir caché qui est enfoui dans tout « agir professionnel ». Ce qu’il nomme le savoir tacite, ou habiletés professionnelles, ne doit pas être ignoré des tenants de la connaissance savante. « Les avions ont volé avant le développement de l’aéronautique ! » rappelle-t-il (D. Schön, 1983, p. 76), en conséquence de quoi il invite les experts et autres scientifiques à entrer en conversation (idem, p. 295) avec les professionnels (et plus généralement les profanes que peuvent être les acheteurs, les vendeurs de productions techniques sophistiquées) qui, non seulement ont une réflexion en cours d’action, mais également une réflexion sur l’action (idem, p. 82). Pour rendre compte de ces organisations qui prévoiraient d’organiser la conversation entre les différentes formes de savoirs, il utilise la notion de « système d’apprentissage organisationnel* ». En d’autres termes, il appelle « conversation réflexive avec la situation » (p. 334) toute posture qui conduit les praticiens à dialoguer avec leurs pairs, leurs clients, leurs fournisseurs… En ce sens, la critique que lui adresse, par exemple, Y. Clot (2010), selon laquelle le praticien réflexif serait égocentré et autocentré sur son action, est sans doute un peu injuste. En effet, même si la notion d’« organisation apprenante » de Schön est sans doute critiquable en ce qu’elle personnifie l’organisation, en désintégrant au passage ceux qui la font, elle semble tout de même procéder beaucoup plus d’une conversation collective

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prenant pour base l’agir professionnel que d’une rumination individuelle autocentrée. Malgré les divergences de formulations utilisées par ces trois auteurs, on repère quelques inclinations convergentes quant à leur façon de définir la notion. Sous leurs plumes, la réflexivité est toujours une démarche à la fois cognitive, pratique et sensible, individuelle et collective. Elle prend pour objet d’analyse et de réflexion, sur un mode discursif ou non, l’activité que chacun déploie au cœur d’un espace (social, sociétal, organisationnel) donné. Du questionnement qui résulte de l’exercice réflexif ainsi compris dépendent les conditions de production et de reproduction dudit espace. Ainsi, l’organisation réflexive est-elle un lieu dont les membres ne renoncent jamais à interroger ce qu’il est, la place qu’ils y occupent et comment ils participent plus ou moins, et sous quelle forme, à sa (re)production. La sociologie d’intervention J’ai à maintes reprises (G. Herreros, 2001, 2002, 2008, 2009) essayé de définir la conception que je souhaitais promouvoir de la sociologie d’intervention. De façon ramassée et à nouveaux frais, je vais risquer une définition de cette notion qui, sans contredire celles que j’ai proposées jusque-là, viendra peut-être les compléter. Ce que désigne donc, selon moi, le vocable de sociologie d’intervention, et qu’il conviendrait plutôt de remplacer par la terminologie d’anthropologie d’intervention (tant la pratique de l’intervenant comme ses références puisent nécessairement bien au-delà de la sociologie pour renvoyer à l’ensemble des sciences de l’homme – soit littéralement l’anthropologie), correspond à un exercice qui conduit un tiers (spécialiste des sciences de l’homme et de la société) à venir se placer, sur la base d’une commande qui lui a été adressée par un « client » potentiel, parmi les différentes entités (humaines et non humaines2) qui composent une situation (dés)organisée, dans une perspective aidante. Cette perspective aidante, qui touche à la nature des relations entre les différents existants de la situation, ne peut être produite que par « une mise en travail » de ladite situation par une activité cognitive, psychique, affective, termes que la notion de réflexivité pourrait recouvrir. Tout du long de l’intervention, le tiers œuvrant à ladite « mise en travail »

2.

On verra ici une référence aux travaux de B. Latour (2012).

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de l’organisation participe également à l’activation d’un processus d’advènement du sujet3 (Herreros, 2007). Convenant de la lourdeur d’une pareille définition, je reformule mon propos sous une forme cette fois volontairement très ramassée : la pratique de l’intervention par le spécialiste de sciences sociales est un exercice de production de « collectifs » au moyen d’une activité « critique » et « clinique ». Trois notions qui, à leur tour, méritent quelques explications. La notion de collectif ne doit pas être ici comprise comme s’opposant à celle d’individu. Au sein d’une organisation, comme dans d’autres types d’espaces sociaux, le collectif, pour exister, passe par des individus, mais une somme d’individus peut ne donner qu’une « collection » et non un collectif. Ce qui caractérisera donc le collectif c’est l’existence d’un commun organisationnel qui relie entre eux les différents individus (et plus généralement l’ensemble des existants4). Précisons que ce commun ne peut se confondre avec le genre d’injonctions institutionnelles que l’on rencontre ordinairement en milieu organisationnel (que l’on soit dans le privé ou le public et quelle que soit la vocation de l’organisation) et dont les formulations qui suivent en donnent l’illustration : « Nous aimons notre client ! », « Le malade est au centre ! », « Notre priorité : la qualité du service ! », « Plaçons l’élève au cœur du système ! », etc. Ce genre de « communs » relève plus de l’incantation qu’il n’est attaché à l’analyse de ce qui, dans l’activité concrète de chacun, se dégage comme une entité commune possible. Cette activité, entendue comme l’ensemble des pratiques professionnelles mises en œuvre ou empêchées, fournit le cadre à partir duquel se définit la capacité d’agir des uns et des autres et donc l’espace à partir duquel peuvent s’identifier, ou pas, les communs qui sont la condition d’existence des collectifs. Comme l’activité n’est jamais donnée (ni par un texte, une procédure, un règlement, ni par un ordre quelconque), mais toujours construite (au travers de jeux d’acteurs), elle est continuellement marquée par le surgissement de possibles incertitudes sur les façons de faire. Ce sont ces incertitudes sur l’activité qui fournissent 3.

Il faut comprendre ici par le terme de sujet ce que B. Latour nomme des « quasi-sujets » et qu’il définit comme la somme des quasi-objets auxquels ils sont attachés et qui le constituent (B. Latour, 2012, p. 428). 4. Cette notion est une déclinaison de celle vue plus haut évoquant humains et non humains. Elle est empruntée à B. Latour qui la doit lui-même à P. Descola (2005). L’un et l’autre considèrent que les sociétés ne sont pas faites que de sujets, mais qu’elles comprennent aussi des objets, les deux se mêlant inextricablement : « un objet n’est que l’ensemble des quasi-sujets qui lui sont attachés, il n’est donc qu’un quasi-objet » et il en est de même pour les sujets qui ne sont que des quasi-sujets puisqu’ils ne sont jamais que l’ensemble des quasi-objets auxquels ils sont attachés (B. Latour, 2012, p. 428).

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aux individus les objets de discussions, de controverses, d’échanges, de coopérations qui feront, ou non, ces communs dont dépendent les collectifs. La question de la critique, quant à elle, était évoquée il y a plus de 40 ans par A.O. Hirschman (1972), avec son fameux « Exit, voice and loyalty ». Il suggérait que la prise de parole (voice) d’un consommateur ou d’un producteur, serait-elle critique, était encore la meilleure des choses qu’un produit ou une firme pouvait attendre de ses clients ou de ses salariés. Pour cet auteur, la prise de parole est non seulement le signe d’une fidélité exprimée (beaucoup plus en tous les cas que ne peuvent l’être la défection [exit] ou le suivisme [loyalty]), mais elle constitue aussi l’occasion d’expressions qui peuvent participer à l’amélioration du produit ou de la firme en question. En d’autres termes, la prise de parole critique est présentée comme une richesse et non comme une fragilisation. Même si le propos d’Hirschman a reçu un écho considérable dans la communauté scientifique des sociologues, force est de constater que dans les organisations contemporaines cette « leçon » n’a guère été entendue. En effet, bien plus que l’esprit critique, c’est la conformité qui semble aujourd’hui être louée par les gestionnaires et c’est elle qui paraît le meilleur gage d’une progression de carrière dans une organisation. Trop souvent, le moindre doute, la plus simple contestation, risquent de se trouver assimilés à une potentielle dissidence. Ainsi, sous couvert d’adhésion à des « valeurs partagées », d’appartenance à une « culture organisationnelle commune » ou encore d’une « gestion collaborative », ce sont toutes les occasions de débats critiques, toutes les scènes de controverses qui sont le plus souvent écartées. Des organisations syndicales qui, lorsqu’elles existent encore, sont invitées à ne pas nuire à l’unité organisationnelle par l’expression de leurs désaccords, aux cadres (qu’ils soient de direction ou en position intermédiaire) sommés de relayer docilement les orientations qui leur sont indiquées, en passant par les salariés que l’on enjoint à s’en tenir aux prescriptions de toute nature, c’est la docilité qui se trouve largement primée au sein des organisations contemporaines. Pourtant, quoi de plus utile que l’interrogation que fait naître l’expression critique ? La critique, c’est une « mise en crise », comme le suggérait G. Bataille, qui doit être comprise comme une mise en question rendant possible une mise en action. C’est elle qui permet de s’arracher de la routine. Sans dissonance exprimée, sans vérité officielle contestée, sans interrogation de ce qui ne souffre plus aucune question (les évidences, les habitudes…), c’est non seulement le pire qui peut

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perdurer, mais aussi toute forme d’innovation, d’invention que l’on prend le risque de condamner. Le dernier des trois termes qui aident à profiler la sociologie d’intervention est celui de « clinique ». Tel que les auteurs V. de Gaulejac, F. Hanique, P. Roche (2007) définissent cette notion, c’est à une appréhension des acteurs sociaux, individuels ou collectifs, comme autant de « sujets » (compris ici, dans le vocabulaire Latourien, de quasi-sujets) définis par leurs assujettissements (histoire personnelle, appartenances, trajectoire professionnelle, inconscient…, mais aussi contraintes techniques, dispositifs juridiques, procédures et modes opératoires – (quasi-objets en tout genre), mais aussi leurs désirs, leurs pulsions d’agir, leurs projets, leur volonté de maîtrise de leurs actes – autant d’éléments qui ne sont en rien effacés par les assujettissements – qu’ils nous renvoient. Selon eux, le sujet n’existe pas seulement par et pour lui-même, en lui-même, il est aussi dessiné par les interactions qui trament l’intersubjectivité dans laquelle et par laquelle il se trouve aussi défini. Depuis cette perspective, lorsque le chercheur clinicien approche des sujets, il s’intéresse non seulement à l’intersubjectivité qui tisse leurs relations, mais aussi à sa propre subjectivité, laquelle est elle-même partie prenante du jeu intersubjectif qu’il tente de comprendre. Pour le dire autrement, la posture clinique, parce qu’elle place en son centre des sujets pris dans des rapports intersubjectifs, est nécessairement synonyme d’un triple souci : le souci de soi, le souci de l’autre et le souci des relations entre les autres et soi-même. C’est cette préoccupation qui traverse le spécialiste de sciences sociales praticien de l’intervention. ORGANISATION RÉFLEXIVE ET INTERVENTION ÉTHIQUE À ce stade de mon développement, la proposition avec laquelle commençait cet article peut être reprise avec quelques chances de gagner en intelligibilité : la pratique de la sociologie d’intervention concoure à mettre en évidence la dimension réflexive des organisations et peut participer, de ce fait, au développement de l’éthique en leur sein. Ainsi, il me semble que les organisations modernes se consumant dans les modalités plurielles de la normalisation (discours conforme, refus de la critique, recours aux procédures et aux référentiels de toute nature, disparition du sens de l’activité au profit des normes qualité, évaluation individuelle plus destructrice que valorisante…), s’enfonçant dans le magma idéologique du « nouvel esprit du capitalisme » (pour le dire à la façon de Boltanski et Chiapello, 1999), se laissant gagnées par la maladie

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de la gestion (V. de Gaulejac, 2005), mériteraient grandement de s’engager dans des processus réflexifs leur permettant de gagner en éthique, fut-ce au prix d’interventions sociologiques. L’exemple suivant, donnant à voir une opération de discrimination dans une entreprise, permet d’illustrer et de consolider le raisonnement proposé. Une discrimination tranquille5 L’entreprise de l’économie sociale et solidaire (par souci d’anonymat, j’en tairai le nom tout en brouillant les pistes qui permettraient de l’identifier6) dans laquelle se déroulent les événements que je vais relater comprend, sur le plan national, plusieurs milliers de salariés. Au sein d’une de ses entités régionales, lors d’un passage de témoin entre deux cadres chargés de diriger une équipe d’une vingtaine de personnes, le gestionnaire arrivant établit, sur les indications de celui qu’il va remplacer, « un inventaire » des employés. En face de chacun des noms, il accole quelques qualificatifs que lui souffle son collègue : « proche des syndicats », « sournois », « individualiste », « déficient visuel », « nonchalant », « n’écoute pas », « décrédibilise les autres pour expliquer ses échecs », « susceptible », etc. Cette « liste » est si insignifiante aux yeux de ceux qui l’établissent qu’elle est laissée négligemment sur le bureau, largement ouvert à la fréquentation des membres de l’équipe du nouveau cadre. Inévitablement, le document sera aperçu, photocopié et transmis à une organisation syndicale. Celle-ci s’enquiert alors auprès de la direction de ce que signifie une pareille pratique. Les pièces du casse-tête sont en place. Plutôt que de dénoncer publiquement la méthode et de prendre des dispositions symboliquement significatives, la direction étouffe l’information. L’organisation syndicale pour sa part lui emboîte le pas ne sachant trop que faire de cet encombrant document qu’elle ne diffuse pas. Pourtant la rumeur se répand dans le service concerné et ailleurs : une « liste » aux qualificatifs infamants a été dressée par les cadres. Pendant des mois, les employés listés n’ayant pas eu accès au document (en dehors de celui qui 5. Le récit dont je vais livrer quelques éléments a été publié en entier dans Sciences Humaines 2012. 6. Les éléments que je vais livrer ont été recueillis à l’occasion des témoignages que m’ont fourni certains employés de cette entreprise lorsque je rédigeais mon ouvrage sur la violence ordinaire dans les organisations. J’ai aussi pris appui sur les propos qui furent livrés sur des forums de discussions après que l’affaire dont il va être question a été publicisée.

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en avait fait une copie) vont s’interroger sur ce qui aurait bien pu être écrit sur leur compte. Peu à peu, une ambiance délétère s’installe. Les bruits les plus insensés se mettent à circuler et, de façon lancinante, les mêmes questions reviennent : « Qu’est-ce qui a été dit sur moi ? Quel genre de discriminations cette liste contient-elle ? » Alors que le climat est détérioré, le cadre n+2 de l’équipe prend l’initiative de trouver qui a pu subtiliser la liste, présentée alors comme un document privé et en faire une photocopie. Ce cadre, proche du principal gestionnaire régional, laisse entendre que la duplication de la liste s’apparente à un « vol ». Ce même terme de « vol » est alors repris par la direction régionale. Désormais, les victimes de la discrimination sont en plus soupçonnées d’être des voleurs. Bien sûr, à ce stade aucune mise au point n’est engagée par la direction, aucune discussion collective n’est organisée ; l’équipe de gestion reste silencieuse sur la liste et soupçonneuse sur « le vol ». La mécanique de la violence déjà bien enclenchée va alors s’emballer. Devant la pression qu’exerce le n+2 sur l’équipe de travail pour retrouver « le voleur » et le spectre de sanctions qui pourraient s’abattre, de façon plus ou moins dissimulées, sur le ou les supposés coupables, quelques syndicalistes ayant eu connaissance de la liste prennent sur eux de révéler à la presse son existence. Cette pratique de direction révélée au grand public produit un électrochoc. La direction silencieuse depuis des mois s’émeut tout à coup et décide en urgence de rencontrer l’équipe victime du « fichage ». À l’issue de la rencontre, la direction obtient de l’équipe discriminée qu’elle rédige une pétition contre… les syndicalistes ayant révélé à la presse la pratique des cadres de ce service. La phase qui s’ouvre alors est symptomatique de ce que peut être le terreau sur lequel germent les violences les plus insensées dans les organisations. À la suite de la parution de cette affaire sur le Web un forum public s’ouvre. S’y expriment, à couvert, nombre de cadres de l’entreprise qui font part alors de leur stupéfaction devant tant de bruit pour si peu ! Certains y révèlent très naïvement leur étonnement affichant avec conviction que cette pratique qui consiste à « qualifier » les salariés n’a rien d’infamant et qu’ils la mettent eux-mêmes en œuvre depuis toujours. Tout au plus acceptent-ils de reconnaître un rien « maladroits » les termes utilisés par leurs collègues. Arrêtons là la description. Cette affaire (dont personne ne sortira indemne) n’a rien d’exceptionnel7. Que montre-t-elle ? Des gestionnaires 7. Une grande marque de la distribution d’articles de sport a été compromise dans ce genre de situation à l’automne 2011 et de nombreuses affaires similaires sont régulièrement révélées – notamment dans l’univers de la grande distribution.

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se lancent en toute tranquillité non seulement dans l’appréciation des savoir-faire de leurs subordonnés, mais aussi de leur « savoir-être ». Pour la chaîne de direction en son entier et jusque chez nombre de salariés de base, il devient normal d’être qualifiés et disqualifiés ; ce qui pose problème, c’est le « vol » de la liste. Que l’évaluation du savoir-être débouche sur une appréciation des situations conjugales, des engagements syndicaux ou politiques, des questions les plus intimes… ne choque pas ou presque pas. Que ces pratiques soient illégales et relèvent, sur le plan de la juridiction, de la « discrimination » n’effleure pas ceux qui les mettent en œuvre. Bien sûr, on peut toujours reconnaître là une trace de la « gestion par l’évaluation », une conséquence de la gestion prévisionnelle des emplois et des compétences qui conduit à examiner les fameux « savoir-faire » et « savoir-être ». Pour autant, cela ne dédouane à aucun moment les comportements des uns et des autres. Le plus terrifiant, c’est la parfaite bonne conscience (qui est aussi une totale inconscience) avec laquelle tout cela s’est agencé. Lorsque le cadre laisse traîner sur son bureau la liste discriminante, il est convaincu d’être dans l’exercice ordinaire de sa pratique ; s’il avait eu une once de mauvaise conscience, la liste eut été dissimulée. De même, lorsque la direction tait cette affaire des mois durant, ne prenant aucune position officielle visant à condamner cette pratique, elle ne peut qu’être nourrie de l’idée qu’après tout ceci n’est pas si grave. Lorsque les organisations syndicales ne dénoncent pas immédiatement la violence que recouvre cette pratique, elles aussi participent de l’idée qu’il vaut mieux taire l’insupportable plutôt que de l’énoncer. Enfin, lorsque les « listés » eux-mêmes dénoncent dans une pétition le fait que tout ceci ait été révélé médiatiquement, même s’ils ont été soumis à la pression d’une direction régionale, ils endossent le rôle de victimes consentantes. À tous les niveaux, à chaque moment la violence est distillée et tout se passe comme si, après tout, ce genre de situation était ordinaire, comme si cela relevait de la règle du jeu. Pour en finir avec ces configurations délétères, on peut se prendre à rêver du développement d’organisations réflexives entrant dans des processus éthiques qui épargneraient à chacun le côté dévastateur de ces situations. Consolidation du raisonnement L’entreprise dont il est question ici n’a pas sollicité d’intervention ni de notre part ni de quiconque. Par contre, l’occasion me fut donnée de rencontrer ses responsables régionaux (organisateurs de la pétition contre

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les syndicalistes dénonçant la liste) et quelques-uns des protagonistes de la situation. C’est à partir des informations recueillies à leur contact que je voudrais reprendre mon raisonnement pour mieux le déployer. Pour les dirigeants régionaux de cette organisation de l’économie sociale et solidaire (ESS), il ne fait pas de doute que leur entreprise revêt une particularité : « l’humain est au centre de ses préoccupations ! » répètent-ils avec force. Ils en veulent pour preuve leur investissement important dans la création d’une Chaire d’économie sociale et solidaire qui fut l’aboutissement d’une collaboration qu’ils avaient engagée avec l’université locale. À les entendre, et il n’y a aucune raison de mettre en doute leur discours, si les entreprises de l’ESS sont des entreprises comme les autres, elles doivent néanmoins cultiver une attention particulière à la prise en compte des conditions de travail de leurs salariés dont ils se plaisent à rappeler qu’ils sont satisfaits de la qualité de vie offerte par l’entreprise. Pour étayer leurs dires, ils prennent appui sur le résultat des baromètres internes concernant le climat social de l’entreprise ou encore sur la faible rotation du personnel8. Du côté des organisations syndicales, le propos est de même nature. Bien que l’une d’entre elles ait décidé de dénoncer l’existence de la liste à la presse, ses membres n’en restent pas moins attachés (comme les autres organisations syndicales) à la dimension sociale et solidaire de l’entreprise. Un rapide coup d’œil du côté des cadres ne laisse pas non plus entrevoir ni le goût, ni même une inclination particulière pour la discrimination. Enfin, du côté des salariés pétitionnaires s’opposant aux syndicalistes ayant révélé l’existence de la liste, on ne perçoit rien d’autre que du désarroi, de la crainte, du désappointement, en tous les cas, rien ne ressemblant à une quelconque vindicte vengeresse. De ce rapide constat surgit donc une question : comment peut-on en arriver à de telles pratiques, à une telle incompréhension, à une telle radicalisation avec des acteurs dont rien ne laisse présager qu’ils puissent être enclins à se laisser emporter dans la spirale décrite ? Cette situation traduisant la détérioration du bienvivre ensemble et l’absence de toute préoccupation éthique (selon la définition donnée plus haut) était-elle inéluctable ? Les lignes de rupture entre les différentes catégories d’employés étaient-elles inscrites dans

8. Évidemment, leur discours est typiquement institutionnel et un examen scrupuleux desdits baromètres internes (taux de non-réponse, formulation des questions…) ou de la rotation du personnel (segmentation par situation de travail, prise en compte des démarches individuelles faites auprès de la médecine du travail, etc.) permettrait sans doute de relativiser le propos de ces dirigeants, mais là n’est pas mon objectif.

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des dimensions irréductiblement indépassables ? À ces questions, nous répondons évidemment par la négative. Sans détenir « le » mode opératoire permettant la résolution de difficultés de ce genre, il n’est pas difficile d’imaginer que la situation eut été bien différente si un tiers intervenant (à défaut d’acteurs internes susceptibles de se livrer à cet exercice) avait pu problématiser la situation en la faisant dissoner, c’est-à-dire en introduisant une forme d’« intranquillité » chez les uns et chez les autres sur le contenu de leurs pratiques : « qu’est-ce que je fais – potentiellement – aux autres lorsque j’établis une telle liste (appartenances syndicales, handicap…). Direction régionale d’un établissement et organisation syndicale n’auraient-elles pas gagné à être interrogées sur les risques de voir la situation se gangréner à défaut d’être parlée avec tous les intéressés ? Bref, un tiers eut été bien utile pour réintroduire de la critique sans que celle-ci ne soit comprise comme une opération de déstabilisation. C’est par la critique et les dissonances qu’elle provoque que la redéfinition des collectifs eut pu s’engager. Là où les statuts et les fonctions peuvent dessiner des frontières, la discussion controversée sur ce à quoi les uns et les autres tiennent peut présenter certains traits d’une reconfiguration des types d’attachement des uns aux autres. Par exemple, parmi les cadres qu’un statut commun est supposé unifié, on peut imaginer qu’une mise en question de la situation aurait permis que des sensibilités différentes s’expriment et qu’ainsi se redessinent les collectifs par-delà les découpages statutaires. De même, parmi les salariés ou au sein des organisations syndicales une mise en discussion de ce qui se déroulait aurait sans doute évité que le silence et les fantasmes que celui-ci nourrissait ne viennent gangréner les lieux. Avec un minimum de souci de l’autre (qui pourrait être une déclinaison possible de la formule évoquer plus haut « l’homme au centre des préoccupations ! »), il est permis de croire que la tournure prise par les événements aurait sans doute pu être infléchie. Toutes ces impulsions (intervention d’un tiers, exercice critique, souci de l’autre…) sont les conditions nécessaires à l’établissement d’un processus réflexif. Évidemment, ce processus ne peut avoir comme support dynamique, à l’instar de ce qui était suggéré plus haut, une simple intention de discussion sur des valeurs communes ou sur la nécessité de produire un consensus (genre de propositions qui, le plus souvent, suffisent largement aux gestionnaires). De pareilles options n’ont rien à voir avec la réflexivité. Celle-ci a comme inclination première de prendre comme repère l’activité et dans des confrontations entre professionnels de tenter de dégager ce qui peut constituer les communs qui vont autoriser

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le bien-vivre ensemble des collectifs et au final participer au développement d’un processus éthique dans l’organisation. POUR CONCLURE C’est avec une circonspection toute « sociologique » que j’ai approché le terme d’éthique et la notion d’éthique organisationnelle. Au terme de ce texte, qui fait lui-même suite à un échange avec les collègues canadiens de l’Institut d’éthique appliquée (IDÉA) de l’Université Laval de Québec, je débouche sur une conclusion que l’on pourrait dire très durkheimienne : « La première démarche du sociologue doit (donc) être de définir les choses dont il traite, afin que l’on sache et qu’il sache bien de quoi il est question » (E. Durkheim, 1895, 1986, p. 34). Cette opération accomplie, et quoi qu’on puisse penser de l’esquisse de définition à laquelle je me suis rangé, j’en viens à conclure que l’organisation réflexive, telle que je la comprends, est nécessairement porteuse d’un processus éthique. Bien sûr, en regardant de près les organisations contemporaines (dotées ou non d’un comité d’éthique), on peut se prendre à douter de leur volonté de faire exister, en leur sein, les ressorts de la réflexivité (critique et dissonance, clinique et souci de l’autre, collectifs en controverses autour de l’activité…). L’organisation réflexive et donc éthique pourrait donc bien être une utopie ; cependant, cette utopie, selon la formule popularisée par J. Rawls, se présente comme une « utopie réaliste » (1971) valant au moins autant que l’utopie « déréalisante » des gestionnaires qui consiste à imaginer le travail dans des contextes normalisés où les individus seraient fondus dans des pratiques homogénéisées par des ciments culturels univoques. Sociologues d’intervention, éthiciens d’entreprise, spécialistes de sciences sociales marqués par le souci du bien-vivre ensemble et d’une « éthique » du lien : il y a du « pain sur la planche » !

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CHAPITRE 7

Le rôle de l’éthicien dans un comité d’éthique d’une entreprise privée Geert Demuijnck EDHEC Business School, Lille

L

INTRODUCTION

e fait que des éthiciens, qu’ils soient salariés de l’entreprise ou externes à l’entreprise, des consultants ou des membres « indépendants » d’un comité d’éthique, interviennent dans une entreprise privée (banque, commerce, groupe industriel, etc.) suscite spontanément questionnement et suspicion, en tout cas auprès des éthiciens universitaires. Déjà le cadre de ces interventions semble limiter d’emblée, idéologiquement, la portée des questions.

Dans cette contribution, je souhaite décrire et analyser le rôle d’un éthicien dans une entreprise privée. J’essaierai d’abord d’expliciter les ambiguïtés liées aux possibles rôles de l’éthicien. La finalité spécifique du type d’organisation que sont les entreprises privées (par rapport à celle des autres organisations dont il est question dans certains chapitres de ce livre) est forcément un élément crucial dans cette analyse. L’objectif – voire la contrainte – d’être rentable, la concurrence du marché et la structure de gouvernance sont des éléments radicalement distinctifs, qui ne sont pas neutres par rapport au rôle que peut et devrait jouer un éthicien. Ensuite, je défendrai l’idée que le rôle légitime de l’éthicien n’est pas avant tout celui d’un expert en philosophie morale, mais plutôt celui de garant de plusieurs éléments clés qui permettent à l’entreprise de réellement affronter les questions éthiques pertinentes. À partir de ces éléments, il est possible de caractériser les différents rôles de l’éthicien comme allant d’un extrême où l’éthicien joue un rôle de garde-fou, de moralisateur parfois malgré lui, à l’autre où l’éthicien, à l’inverse, joue quelque part le rôle du fou du roi. Par conséquent, je vais me concentrer non pas sur l’éthique de l’entreprise, mais plutôt sur un métaquestionnement : que 161

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fait au juste un éthicien dans une entreprise ou au sein d’un comité d’éthique d’une entreprise ? Et, d’un point de vue normatif, que devraitil ou devrait-elle y faire et quelles sont les limites de son action ? Je discuterai donc aussi brièvement de l’éthique de l’éthicien de l’entreprise. Mes réflexions s’appuient sur les textes de plusieurs philosophes qui ont écrit sur la nature de l’éthique appliquée et sur le rôle de l’éthicien, mais aussi sur une assez longue expérience en tant qu’éthicien dans les comités d’éthique de deux grandes entreprises : une multinationale dans le secteur de la grande distribution, présente dans 16 pays, et une autre dans le secteur bancaire (bancassurance), présente dans une dizaine de pays. Évidemment, cette expérience ne constitue jamais un quelconque argument. En revanche, elle permet d’apercevoir, sous un angle plus pragmatique, quelles sont les attentes des dirigeants d’entreprise par rapport aux éthiciens et, dès lors, les limites de leur champ d’intervention. LES ÉTHICIENS DANS L’ENTREPRISE Les entreprises privées sont souvent l’objet d’indignations morales : une campagne de marketing peut choquer, l’annonce d’un plan social fait monter le cours de l’action en bourse, des clients se sentes dupés, la liste est interminable. Si l’on peut se poser des questions d’éthique sur nombre d’aspects des pratiques des entreprises, il est plutôt rare que ces questions soient traitées par un professionnel de l’éthique. Durant les dernières années, nous avons pourtant vu apparaître des « éthiciens » au sein des entreprises. Dans le monde des grandes entreprises, il est possible de distinguer trois types d’éthiciens. D’abord, certaines entreprises ont créé une fonction d’éthicien, à l’interne. En anglais, ces personnes sont souvent appelées « Chief Ethics and compliance officers », et en français on trouve différents termes comme directeur de l’éthique (chez L’Oréal par exemple), déontologue, responsable du comité éthique, vice-président responsable de l’éthique (chez GDF Suez), etc. Ces personnes ont des formations assez diverses ; elles sont parfois juristes, parfois elles ont suivi une formation de gestion et amorcé leur carrière dans les ressources humaines. Exceptionnellement, on pourra tomber sur un philosophe de formation (chez EDF). Ces personnes sont cadres dirigeants et donc salariés de l’entreprise. La deuxième catégorie d’éthiciens qui interviennent dans les entreprises privées est celle des consultants. Ceux-ci peuvent réaliser des

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missions liées à l’éthique, comme une analyse du risque éthique, ou travailler à l’élaboration d’une politique anticorruption, à la lutte contre la discrimination ou à la rédaction d’un rapport sur la responsabilité sociale de l’entreprise. Ces consultants ne sont pas salariés de l’entreprise, mais ils sont payés pour leurs missions. La troisième catégorie d’éthiciens est constituée de personnes qui sont membres externes d’un comité d’éthique d’une entreprise. Ils ne sont ni salariés ni consultants et, en principe, afin de préserver un jugement indépendant, ils ne sont pas payés pour participer à un comité éthique qui se réunit sur une base régulière (plusieurs fois par an)1. Ces trois catégories d’éthiciens se situent dans des positions assez différentes du point de vue de l’indépendance qu’ils peuvent avoir par rapport aux intérêts de l’entreprise. Il est évident que le cadre dirigeant dépend plus de l’entreprise que le consultant qui a d’autres clients, et que ce dernier en est plus dépendant que l’éthicien externe du comité éthique. Un autre élément de différenciation concerne leur impact possible sur les décisions des dirigeants de l’entreprise. On a alors une classification inverse : moins d’impact des éthiciens externes, plus de l’éthicien-cadre dirigeant. Ils se distinguent finalement les uns des autres quant à leur accès à l’information. À première vue, les cadres de l’entreprise semblent disposer de beaucoup plus d’information de première main que les intervenants externes. Mais dans certains cas, cette proximité peut aussi créer des réserves auprès des interlocuteurs : les personnes concernées dévoilent parfois plus facilement le fond de leur pensée à un consultant extérieur qui est moins impliqué dans les jeux de pouvoir de l’entreprise. Dès lors, il est difficile de dire quel type d’éthicien est avantagé pour l’accès à l’information. L’ÉTHIQUE APPLIQUÉE COMME CASUISTIQUE Ces trois catégories de personnes ont tout de même ceci en commun qu’elles sont considérées comme des « experts » en éthique. Mais qu’est-ce qu’un expert en éthique dans cette situation particulière ? Quand on entend l’expression « expert en éthique », on pourrait spontanément penser à une personne avec une formation poussée en 1. Toutefois, s’il n’y a pas de compensation financière, elle peut être matérielle (un bon restaurant après le comité) ou surtout symbolique (la satisfaction de fréquenter le monde des « décideurs »).

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philosophie morale. Mais il est d’emblée évident que les dirigeants d’entreprise qui souhaitent avoir l’avis d’un éthicien ne demandent pas à ce dernier un exposé philosophique sur les fondements de l’éthique ou sur les subtilités du débat métaéthique. Nous nous situons plutôt dans le domaine qu’on appelle d’habitude « l’éthique appliquée », et une question qui se pose immédiatement est celle du lien entre éthique « fondamentale » et éthique appliquée : faut-il être un spécialiste en philosophie morale pour être un bon guide dans le domaine de l’éthique appliquée ? Certains auteurs ont réfléchi à cette question. Ainsi, Alasdair MacIntyre, dans les années 1980, a publié un article avec un titre un peu provocateur : « Does applied ethics rest on a mistake ? » MacIntyre pose la question de savoir ce qu’on fait exactement dans le domaine de l’éthique appliquée. Une première possibilité serait qu’on développe d’abord une théorie éthique générale qu’on applique ensuite à un domaine particulier. Or, si c’était le cas, l’éthique appliquée ne constituerait pas vraiment une discipline en tant que telle. On ne ferait qu’appliquer ce qui aurait été approfondi auparavant sur un plan théorique. Si, en revanche – deuxième possibilité – on pense que l’éthique appliquée est une discipline autonome dans laquelle on engage une réflexion éthique qui concerne une pratique spécifique, il serait erroné d’appeler cette discipline éthique appliquée, puisque alors elle n’applique rien au sens strict. MacIntyre suggère qu’il ne s’agit en effet pas tant d’appliquer une règle que d’évaluer la pertinence d’une ou de plusieurs règles, valeurs ou principes par rapport à une situation spécifique. Plus fondamentalement, la compréhension d’une règle éthique consiste à comprendre dans quel contexte cette règle est appropriée et dans quelles situations elle n’est pas vraiment pertinente. On pourrait reprocher à MacIntyre de jouer un peu sur les mots, mais le terme « éthique appliquée » est effectivement ambigu et se prête à des interprétations erronées. Toutefois, MacIntyre relève un autre point un peu plus troublant par rapport à l’éthique appliquée comme discipline. Il écrit que, sur des questions d’éthique appliquée (en bioéthique ou en éthique économique), les éthiciens sont souvent à peu près d’accord sur ce qui est inacceptable ou sur ce qu’il est préférable de faire par rapport à une situation donnée. MacIntyre admet qu’il y a des exceptions, par exemple le débat sur l’avortement, mais les éthiciens qui siègent dans des comités d’éthique médicale ou des comités qui se demandent si l’on devrait ou non censurer certaines images à la télévision arrivent très souvent à une recommandation consensuelle. En revanche, leur consensus peut cacher de sérieux

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désaccords à propos des raisons pour lesquelles ils défendent cette option consensuelle. En ce qui concerne les justifications, ils se trouvent dans un casse-tête théorique inextricable et conflictuel, alors que la décision pratique pose moins de problèmes. MacIntyre se réfère ici à Toulmin pour qui ce qui se passe dans ces cas, c’est que les éthiciens n’appliquent pas vraiment leur théorie favorite, mais s’engagent ensemble dans une casuistique, loin de l’application des principes fondamentaux (MacIntyre 1984 : 501). Leur rôle consiste à relever les aspects moralement pertinents, indépendamment du lien entre ces aspects et les grandes théories éthiques et métaéthiques, et de prendre en compte leur importance relative dans le jugement du cas2. Autrement dit, l’éthique appliquée ressemble concrètement plus au bon sens, ou à une forme de sagesse qui prend en compte différentes considérations raisonnables liées à des cadres théoriques divers, qu’à une argumentation philosophique rigoureuse. C’est précisément ce qu’on observe dans un comité éthique d’une entreprise. Autant les gestionnaires et les dirigeants d’entreprise déterminent très rapidement les points essentiels d’une question éthique, autant ils ne se soucient pas du tout du fait que ces points soient ancrés dans une seule théorie ou dans des théories opposées. Leur objectif est de trouver une réponse, éthiquement acceptable, à un problème précis. Le fait de se concentrer sur un cas singulier fait aussi en sorte qu’on n’explore pas ce que la réponse qu’on apporte impliquerait si on l’extrapolait à l’ensemble des activités de l’entreprise. Ailleurs, en référant à un article de James Sterba (2005), j’ai indiqué que le comité éthique d’une entreprise pratique une « peace-making philosophy » (Demuijnck, 2009). Selon Sterba, la démarche typique des philosophes consiste à explorer deux approches contradictoires (par exemple, conséquentialiste et déontologique) à propos d’une question, jusqu’à ce que ces approches pointent dans des directions opposées. Ils ne s’intéressent guère aux cas où les approches contradictoires pointent dans la même direction, car leur but est de départager les approches en montrant qu’une d’elles, celle que l’on critique, mène vers des conclusions qui heurtent nos intuitions. L’attitude des éthiciens de l’entreprise est à l’opposé. Si, dans un cas précis, les arguments déontologiques et les arguments utilitaristes nous 2. Pour une discussion succincte, voir Henry Richardson (2014) ainsi que Jonsen et Toulmin (1988).

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dirigent vers une même solution, les membres d’un comité ne se poseront absolument pas la question de savoir si, dans un autre cas hypothétique, par exemple sur une planète parallèle ou sur une île avec des ressources limitées – le genre d’hypothèses dont les philosophes analytiques raffolent – ces deux théories entreraient en conflit ou pas. Si un compromis raisonnable – raisonnable même à partir des approches opposées – se situe dans les limites de la faisabilité, nul besoin de compliquer les choses : que les raisons sous-jacentes des uns et des autres contiennent des contradictions profondes n’a pas la moindre importance. Typiquement, un comité éthique essaie de trouver une réponse ad hoc, par rapport à une question précise, et non pas d’extrapoler les arguments utilisés dans ce cas à d’autres situations. Prenons un exemple réel. J’ai participé à une réunion d’un comité éthique pendant laquelle nous essayions de recommander une position par rapport au marché des produits du commerce équitable (par exemple, le café labellisé Max Havelaar, Fairtrade, etc.). Le comité avait préparé cette réunion avec sérieux et y avait invité en personne le missionnaire Francisco Van der Hoff, à l’origine de ce commerce. Des collaborateurs de l’entreprise avaient évalué l’impact positif des exigences imposées par le label « commerce équitable » sur la qualité de vie des planteurs de café dans les pays producteurs, la façon dont les pratiques étaient vérifiées par l’organisation qui donne le label, le prix de ces produits par rapport au café « normal », c’est-à-dire non labellisé « équitable », etc. Tout le monde autour de la table était très positif par rapport à cette initiative, et on jugeait qu’il serait bien que la grande distribution l’appuie en intégrant le café équitable dans l’offre du distributeur. Les raisons étaient d’abord conséquentialistes : elles concernaient en premier lieu le bien-être des planteurs de café dans les pays producteurs. Dans la discussion qui suivait, le comité convenait que si le consommateur faisait un effort de solidarité en payant 20 % plus cher, le distributeur, de son côté, devrait forcément faire un effort similaire sur sa marge. La justification, ici, n’était pas formulée sur le plan des conséquences, alors que cela aurait été possible (une diminution de marge implique une baisse de prix de vente, ce qui implique plus de volume vendu, donc plus de bien-être), mais en matière d’honnêteté, d’image, de réciprocité, de « cohérence », bref en termes déontologiques3. De plus, n’étaient pas abordées les questions qui auraient pu élargir la discussion à partir de ces raisons avancées : Pourquoi ce type 3.

Je constate par ailleurs qu’on ne tient pas le même discours déontologique par rapport au client. On propose, mais on ne dit pas que le client devrait acheter du café équitable.

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de produit continue-t-il à occuper une place si marginale dans la gamme de produits ? Pourquoi ne pas progressivement arrêter de vendre du café non équitable ? Ne devrait-on pas faire des audits sociaux comme on le fait pour le textile, dans la chaîne d’approvisionnement du café non équitable, afin qu’il le soit moins ? La question était traitée sans se soucier de la cohérence de l’ensemble des raisons qui soutiennent la solution, mais aussi de façon isolée, alors que, dans un autre contexte, elle se serait probablement prêtée à une discussion plus large sur les rapports nord-sud sous un angle éthique. Notons ici en passant que cette approche casuistique de l’éthique dans les entreprises vient avec une exigence ou un présupposé important : que les éthiciens acceptent avec bienveillance le cadre général qui est celui d’une entreprise dont la finalité, entre autres, est de faire du profit, dans l’environnement compétitif de l’économie de marché. Les discussions éthiques se focalisent uniquement sur certains aspects des pratiques économiques dans un système d’économie de marché qu’on ne met pas en cause en tant que tel. LE RÔLE DE L’EXPERT DANS UN COMITÉ D’ÉTHIQUE Quel rôle exactement peut et doit jouer l’éthicien, c’est-à-dire l’expert éthique, dans ce contexte ? Tout d’abord, il faut dire qu’il y a des formes d’expertise mises en œuvre par un expert en éthique qui ne sont pas vraiment de l’expertise en éthique au sens strict. C’est-à-dire qui ne sont pas des prises de position par rapport à une question ni qui proposent des arguments normatifs à propos d’un sujet. C’est le cas de l’expertise en mise en œuvre de la conformité, ou même de la mise en œuvre d’une politique spécifique. Quelques exemples concrets peuvent clarifier de quoi il est question. Imaginons qu’une multinationale, très active sur des marchés publics, veuille à tout prix éviter d’être impliquée dans une affaire de corruption pour diverses raisons qu’on peut laisser de côté ici. Le responsable de l’éthique pourra être appelé à mettre en place des systèmes de vérification qui permettent d’évaluer le risque et d’éviter de mauvaises surprises dans des pays douteux4 ou à organiser des formations pour les gestionnaires qui sont susceptibles d’être confrontés au phénomène. Ou imaginons encore qu’une entreprise veuille combattre 4. La motivation d’une politique anticorruption peut avoir diverses raisons : préserver la réputation, mais aussi la crainte de l’US Foreign Corrupt Practices Act ou le UK Bribery Act, qui ont une validité extraterritoriale.

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des formes de discrimination et augmenter la diversité parmi les salariés. Elle développera des méthodes de recrutement et d’évaluation sans stéréotypes. Ce sont typiquement des sujets autour desquels l’éthicien de la maison ou le comité éthique seront mobilisés, en collaboration avec des personnes responsables des relations commerciales dans le premier cas, ou des personnes qui s’occupent des ressources humaines dans le deuxième. Si la volonté des dirigeants d’une entreprise de combattre la corruption ou la discrimination est louable, ces sujets en tant que tels ne nécessitent aucun débat normatif. La réponse éthique est d’emblée évidente, et les questions ne concernent que la mise en œuvre la plus efficace pour que cette réponse soit respectée. Une autre forme d’expertise, parfois liée à celle de la conformité, concerne la connaissance des bonnes pratiques en général ou, plus spécifiquement, les bonnes pratiques en matière d’éthique chez les concurrents du même secteur. Parfois l’expertise de l’éthicien – et ici il peut autant s’agir de l’éthicien de la maison, du consultant que du membre externe du comité éthique – consiste à pouvoir présenter un « benchmarking ». Par exemple, une entreprise qui vend des produits textiles est forcément confrontée à des questions éthiques concernant la chaîne d’approvisionnement. Les organisations non gouvernementales (ONG) ou les journalistes peuvent poser des questions sur les conditions de travail chez les sous-traitants en Asie. Afin de contrer des critiques, la plupart des entreprises ont une politique de contrôle basée sur des audits sociaux. En cas d’audit social très négatif, on veut savoir comment les concurrents gèrent la question (avertissement, accompagnement, déréférencement immédiat), non seulement en matière d’efficacité, mais aussi en matière de jugement normatif (quelles sont leurs limites de l’acceptable) et de sévérité de sanction en cas de non-respect d’un engagement. Un exemple un peu similaire : quand on vend des produits labellisés écologiques, ces produits ne sont jamais à 100 % écologiques : parfois ils sont transportés en avion, ou l’emballage n’est pas recyclable, etc. Là encore, il importe de savoir où les concurrents mettent la barre afin de savoir si on est plus ou moins crédible que la moyenne du marché. Aussi, dans le cas où une entreprise serait obligée de produire un rapport annuel sur la responsabilité sociétale de l’entreprise (RSE), l’expert peut avoir une meilleure connaissance des différents types et styles de rapports des autres entreprises, afin d’assister le service de communication dans la rédaction d’un rapport exemplaire. Ces connaissances factuelles – car il s’agit de connaissances purement factuelles, et non pas d’une expertise éthique – ne

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constituent jamais directement un argument ou une justification éthique, mais peuvent avoir une très grande importance dans une discussion sur une question éthique. Bernard Williams (1995) a questionné le statut de l’expert en éthique. Afin de clarifier un peu sa spécificité, Williams compare un expert en éthique avec un expert dans un autre domaine. Prenons un exemple. Vous devez changer la chaudière dans votre maison. Un jeune « expert » en systèmes de chauffage calculera la capacité minimale que doit avoir votre chaudière en fonction des volumes de votre maison, de l’isolation, etc. Vous ne connaissez pas le détail des formules qu’il utilise, sinon il ne serait pas un expert par rapport à vous, mais vous saisissez vaguement la logique derrière ses calculs et vous faites confiance à son expertise. Dans le domaine de l’éthique, ce serait différent selon Williams. Imaginons une discussion sur un cas d’euthanasie qui est un peu délicat. Devant ce dilemme, on décide de demander l’avis d’un éthicien, un jeune qui vient de soutenir son doctorat en éthique appliquée. Cet éthicien applique une série de formules, soupèse les aspects déontologiques et conséquentialistes de la question, et, à la suite de ça, il recommande qu’on peut tranquillement donner une injection létale. Est-ce qu’on lui ferait confiance ? Ce n’est pas certain. On ne serait pas impressionné par sa connaissance théorique et surtout pas par son diplôme. Pourquoi est-ce ainsi ? La raison en est, selon Williams, que la « connaissance éthique » ne fonctionne pas comme la connaissance technique dans d’autres domaines, la chimie par exemple. Ceci n’implique nullement qu’il n’y a pas de vérité en éthique et que tout soit relatif. Nous sommes très bien capables de distinguer des bonnes et des mauvaises raisons, mais notre jugement final – surtout quand la raison nous montre des (bonnes) raisons qui pointent dans des directions différentes – n’est pas une forme de « connaissance » au sens que nous donnons habituellement à ce mot. Quand nous avons besoin d’un avis éthique, nous ne cherchons pas quelqu’un qui maîtrise un corpus de textes, mais, comme Williams le dit, un conseiller. Pour expliquer ce qu’est un conseiller, Williams se réfère à un passage de L’éthique à Nicomaque d’Aristote : « les opinions indémontrées des gens d’expérience, des vieillards et des personnes douées de sagesse pratique sont tout aussi dignes d’attention que celles qui s’appuient sur des démonstrations, car l’expérience leur a donné une vue exercée qui leur permet de voir correctement les choses » (1143 b 11-14). Aristote suggère que nous devrions écouter ce que les personnes un peu plus âgées et sensées ont à dire. Williams souligne qu’Aristote ne dit nullement que nous devrions toujours suivre leur avis, mais seulement que nous devrions le prendre en considération. Un

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conseiller est « quelqu’un qui pourrait avoir une meilleure vue sur la façon dont les choses se passent et qui pourrait vous aider à les voir correctement. Un conseiller, avant tout, vous aide à comprendre » (1995 : 206). Dès lors, un conseiller doit être fiable, mais « plutôt en termes de certaines capacités, comme le jugement, la sensibilité, l’imagination, etc. » (1995 : 207). Si nous lui faisons confiance, cela est lié à ces capacités et à l’attitude de cette personne, qui impose le respect. Il se peut que le conseiller dispose également de plus de connaissance pratique ou même factuelle que la personne qui a besoin d’un conseil, mais ce n’est pas cette connaissancelà qui fait qu’il soit un conseiller éthique. Un élément essentiel dans la démarche du conseiller éthique est une façon empathique d’évaluer la situation. Le conseiller dit « si j’étais vous », remarque Williams, ce qui ne veut pas dire « si vous étiez moi ». Le raisonnement de Williams concerne l’éthique en général. Si ces qualités d’un bon conseiller en éthique sont nécessaires dans le domaine de l’éthique appliquée, elles ne sont pas suffisantes. Antonio Argandona (1995) a fait un inventaire des devoirs d’un bon conseiller en éthique des affaires. Dans sa discussion, il souligne l’importance d’avoir également une connaissance technique du secteur d’activité pour lequel on donne un avis éthique. Il est effectivement impossible de juger quand on ne connaît pas bien le fonctionnement et les pratiques d’un secteur d’activité économique. Cette exigence comprend plusieurs aspects. D’abord, il importe d’avoir un minimum de connaissances économiques, financières et comptables, afin de comprendre les enjeux financiers autour de certaines questions. Ensuite, il est important de savoir quelles sont les normes largement partagées dans le secteur d’activité. Il est très difficile de juger de l’extérieur quel comportement dépasse les limites de l’acceptable dans certaines relations commerciales, par exemple celle entre entreprise et fournisseurs. En discutant avec les gens d’un métier particulier, on apprend quelles sont les pratiques qui sont perçues négativement par l’ensemble de cette profession. Surtout, il est particulièrement difficile de juger quelles recommandations sont réalistes et économiquement faisables. En pratique, il est impossible de réunir toutes les compétences nécessaires dans une personne – d’où une des raisons d’avoir un comité éthique –, mais il est indispensable que l’éthicien lui-même ou elle-même ait aussi une connaissance élémentaire de l’activité économique. Jusqu’ici nous avons mis l’accent sur la spécificité de la « connaissance » éthique en la distinguant de la connaissance technique et de la connaissance des théories de la philosophie morale. Il existe néanmoins des moments où les connaissances philosophiques de l’éthicien apportent

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leurs fruits dans les discussions. De temps à autre, il importe de distinguer l’enjeu éthique des autres enjeux de la discussion. Il ne s’agit pas, avant tout, de la tension assez évidente entre les enjeux économiques et l’éthique : celle-ci est un peu la difficulté essentielle de l’éthique dans l’entreprise. En revanche, on observe parfois une confusion entre la question éthique, d’une part, et les difficultés liées à la communication externe de l’entreprise. Parfois, l’entreprise se comporte de façon responsable, mais ne sait pas comment gérer la communication autour d’une question. Quelques exemples peuvent à nouveau clarifier ce point. Il y a quelques années, un journaliste a fait un reportage sur la façon dont on récolte le coton en Ouzbékistan. Sans entrer dans les détails, il rapporte que, dans ce pays, on combine le travail forcé et le travail des enfants, en forçant les élèves à récolter le coton. Comme l’Ouzbékistan est le deuxième exportateur mondial de coton, cela signifie que nous sommes à peu près tous complices de ces violations des droits de l’homme. Le journaliste en question a demandé à interviewer des importateurs de textile. Certaines enseignes ont refusé d’être interviewées. D’autres ont répondu et rendu compte de leur politique de chaîne d’approvisionnement, en soulignant la difficile traçabilité du coton : il y a de multiples étapes entre la récolte du coton et la confection d’un jean. Le problème est que les entreprises qui répondaient au journaliste passaient pour des irresponsables, alors que l’image de celles qui avaient refusé d’être interviewées n’avait pas été affectée. Un autre exemple concerne une banque qui voulait créer un fonds d’investissement autour des « soft commodities » (blé, café, etc.). Dans ce cas, la vraie question éthique était : Est-ce que la spéculation sur des produits alimentaires crée de la famine ? Ou, plus techniquement : Est-ce que le prix des échanges à terme a une influence sur le prix « on the spot » et donc le prix du pain ? Après une étude très sérieuse de la littérature sur ce sujet, il est devenu clair que ce lien était difficile à établir. Donc, d’un point de vue éthique, il n’était pas évident de formuler une forte objection à ce projet. Toutefois, étant donné que quelques ONG avaient la certitude qu’un tel fonds spéculatif allait tuer des gens (sans avoir besoin de la moindre démonstration), il était clair que la banque ne pouvait pas lancer ce produit, non pas pour des raisons éthiques intrinsèques, mais pour une difficulté liée à la communication. Il importe dans ces cas de bien distinguer les deux questions : la question normative « Quelle est la position éthiquement défendable ? » et la question qui concerne la communication externe : « Quelle est la position vendable ou prudente en matière de communication ? » En

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principe, tout le monde peut faire cette distinction, mais en pratique, c’est extrêmement difficile pour les membres d’un comité éthique. La raison est que, dans ce domaine de l’éthique de l’entreprise, la motivation principale (mais pas unique) de prendre la dimension éthique en considération est précisément la réputation de l’entreprise5. Dès lors, ce qui est perçu comme éthique est souvent confondu avec ce que l’opinion publique va considérer comme éthique. Un éthicien-philosophe a plus facilement le réflexe de séparer les questions normatives des questions de direction et son rôle en tant que séparateur de questions est, dans ces cas, salutaire. Enfin, le rôle le plus important d’un éthicien dans l’entreprise n’est peut-être pas à définir en ce qui concerne l’expertise éthique. Un éthicien, dans la mesure où il a un niveau suffisant d’indépendance – je reviendrai sur ce point –, peut jouer un rôle essentiel de garde-fou par rapport au risque de cynisme rampant. Il est important, voire crucial pour l’éthique d’une organisation, qu’il existe, au sein de celle-ci, un espace où les questions éthiques peuvent être débattues librement. Librement veut dire qu’on aborde la question qui se pose dans un débat ouvert où seuls les arguments comptent et non pas la personne qui les prononce. Les positions hiérarchiques dans l’entreprise doivent donc être mises entre parenthèses. Pour cela, la présence de personnes qui se situent en dehors des jeux de pouvoir est très importante. Très concrètement, sans ces personnes, il serait possible pour un « poids lourd » dans l’organisation de balayer une question éthique du revers de la main en posant une question rhétorique telle que « Est-ce une priorité pour nous ? » ou « Croyez-vous qu’un seul de nos clients se préoccupe de ce sujet ? » Pour les personnes hiérarchiquement dépendantes de ce dirigeant, il est délicat de lever le doigt par la suite pour répondre : « oui, oui… ». La présence de personnes externes à l’organisation, en tant que témoins dérangeants, empêche ces stratégies de minimisation. Une fois la question posée, leur seule présence garantit qu’elle sera prise au sérieux. Le comité ne peut plus se dérober à une réponse sans perdre la face. Par sa simple présence, l’éthicien devient moralisateur malgré lui. Ce qui se passe c’est que le regard externe suspend les relations de pouvoir entre les membres du comité éthique qui sont internes à l’entreprise et rend ainsi la

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Certains lecteurs pourraient considérer que cet accent sur la réputation constitue une limite, voire une dénégation de la dimension éthique. Il n’est pas possible, dans cet article, de donner une réponse sérieuse à cette objection. Une réponse minimale pourrait être : Quid si l’entreprise se moquait de sa réputation ?

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discussion un peu plus rationnelle au sens de Habermas (1981). Selon Habermas, une discussion est rationnelle s’il est possible de remettre en question tous les sous-entendus et toutes les « conditions illocutoires » (les conditions transcendantales de toute communication) sans la moindre peur de représailles, et si, dès lors, le meilleur argument l’emporte. On n’atteindra peut-être jamais totalement l’idéal de la discussion rationnelle habermassienne, mais il est évident que la participation d’un éthicien qui n’a pas de représailles à craindre aide un comité à se rapprocher de cet idéal. Dans la même logique, il n’est pas rare que les membres « internes » du comité incitent, de façon informelle, l’éthicien externe à avancer un point qu’ils jugent important, mais dont ils jugent plus opportun que quelqu’un d’externe l’évoque. Sous cet angle, et en forçant un peu le trait, on peut comparer le rôle de l’éthicien avec celui du fou du roi au Moyen Âge. Ce dernier ne divertissait pas seulement le roi. Il disposait aussi de la liberté du fou dans la mesure où il était le seul à pouvoir dire la vérité en face du roi, sans risque d’être puni (Leccupre, 2005). La seule contrainte, qui ne s’applique heureusement pas à l’éthicien de l’entreprise, était qu’il la dise sur le ton de la plaisanterie. Cette condition absolument cruciale d’indépendance de l’éthicien de l’entreprise ne concerne pas seulement les éthiciens externes à l’entreprise. Elle concerne avant tout les éthiciens de l’entreprise (Ethics and Compliance Officers). L’association professionnelle des éthiciens de l’entreprise revendique qu’un éthicien responsable (Chief Ethics Officer), afin de garantir une indépendance minimale, relève du et se rapporte au conseil d’administration, et non pas au directeur-général de l’entreprise. Son salaire et des primes éventuelles devraient également dépendre du conseil d’administration. L’objectif est manifestement de protéger l’éthicien des pressions éventuelles de la direction (Ethics Resource Centre, 2007). Hoffman et collab. (2007) ont publié une étude empirique basée sur des entretiens avec des éthiciens d’entreprise et confirment la nécessité absolue de cette mesure de protection. Il s’avère que des éthiciens qui dépendent de la direction ne peuvent pas raisonnablement exécuter leur profession (2007 : 93). Toutefois, même si des précautions sont prises en ce qui concerne le modèle de gouvernance (en faisant dépendre le directeur de l’éthique du conseil d’administration, ou en intégrant des éthiciens externes dans le comité éthique), l’indépendance et donc l’impact de l’éthicien sur les pratiques de l’entreprise dépendent in fine de la volonté des actionnaires majoritaires et, dans une moindre mesure, de la conviction du directeur-

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général de gérer l’entreprise de façon responsable. À moins d’exprimer clairement le souci d’exemplarité au niveau le plus élevé de l’organisation (en anglais, on utilise l’expression « tone at the top »), l’influence et la position de l’éthicien resteront, étant donné la structure du pouvoir dans une entreprise privée, nécessairement fragiles. On écoutera gentiment les éthiciens pour ensuite passer à l’ordre du jour et, s’ils deviennent trop dérangeants, on s’en séparera6. En revanche, si le « tone at the top » est le bon, les éthiciens peuvent même jouer encore un rôle plus audacieux au sein de l’entreprise. À condition d’avoir gagné la confiance des dirigeants et des autres membres du comité éthique, ils ou elles peuvent, dans un esprit constructif, suggérer de nouvelles questions et ouvrir de nouveaux champs de réflexion (Argandona, 1995 : 101). L’éthicien devient alors celui qui appuie là où ça fait un peu mal, le « poil à gratter » ; ce qui, selon mon expérience limitée, est au fond apprécié dans une entreprise dont les dirigeants et actionnaires ont une vision de développement responsable à long terme. Comme nous l’avons déjà mentionné, la présence d’une telle vision est une condition nécessaire. CONCLUSION Comme dans les autres organisations, les éthiciens dans les entreprises privées jouent avant tout un rôle socratique. Leur principale utilité est de garantir que les bonnes questions puissent être posées et prises au sérieux. Une fois la question sur le tapis, sans possibilité de faire comme si elle n’existait pas, les responsables d’entreprise, comme tous les êtres rationnels, sont en mesure d’apprécier les aspects éthiques de la question. Si l’éthicien spécialisé peut effectivement contribuer à une clarification du débat ou apporter des éléments de comparaison, sans ce rôle de garde-fou contre le risque de cynisme, ou autrement dit, de cécité morale, ces connaissances particulières auraient peu de poids. Le contexte, c’est-à-dire le fait qu’une entreprise se situe dans un environnement compétitif et subisse différentes pressions de la part des parties prenantes – dont les actionnaires – rend le rôle de l’éthicien peut-être plus délicat, et plus confiné à une casuistique qu’ailleurs, dans la mesure où les discussions éthiques, au sein des entreprises, partent de

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Merci à Gilles Herreros qui m’a fait remarquer que ceci complète la comparaison avec le fou du roi.

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ce contexte comme d’un axiome qui ne peut être mis en question sans remettre en cause l’existence même de l’organisation en tant que telle.

Bibliographie ARGANDONA, Antonio (1995), « Occasional Ethical Consultancy », dans Heidi von Weltzien Hoivik et Andreas Follesdal (dir.) Ethics and Consultancy : European Perspectives. Dordrecht, Kluwer Academic Publishers, p. 93-108. ETHICS RESOURCE CENTER (2007), Leading Corporate Integrity : Defining the Role of the Chief Ethics & Compliance Officer (CECO). En ligne sur le site de l’Ethics Resource Center : http ://ethics.org/resource/ceco DEMUIJNCK, G. (2009), « From an implicit Christian corporate culture to a structured conception of corporate ethical responsibility in a retail company. A case-study in hermeneutic ethics », Journal of Business Ethics, 84, p. 387-404. HABERMAS (1981), Theorie des kommunikativen Handelns. Frankfurt am Main, Suhrkamp. HOFFMAN, M., J. NEILL et O. STOVALL (2008), « An Investigation of Ethics Officer Independence », Journal of Business Ethics, 78, p. 87-95. JONSEN, A. et S. Toulmin (1998), The Abuse of Casuistry, University of California Press. MACINTYRE, Alasdair (1984), « Does Applied Ethics Rest on a Mistake ? », The monist, 67(4), p. 498-513. LECUPPRE, Gilles (2005), L’imposture politique au Moyen-Age, Paris, Presses Universitaires de France. RICHARDSON, Henry S., « Moral Reasoning », The Stanford Encyclopedia of Philosophy (Winter 2014 Edition), Edward N. Zalta (dir.), [En ligne] http :// plato.stanford.edu/archives/win2014/entries/reasoning-moral/ WILLIAMS, Bernard (1995), « Who needs ethical knowledge ? », dans Making sense of humanity and other philosophical papers, Cambridge University Press, p. 203-212.

CHAPITRE 8

L’intervention en éthique appliquée : enjeux théoriques et pratiques

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Georges-Auguste Legault Université de Sherbrooke

epuis les premières réflexions en bioéthique au Hastings Center en 1969, la reconnaissance de la place de la philosophie et de la théologie pour accompagner les enjeux éthiques concrets de la pratique en soins de santé a fait son chemin. L’exigence qu’une personne versée en éthique soit membre d’un comité comme le comité d’éthique de la recherche, le comité d’éthique clinique, la Commission de l’éthique en science et en technologie du Québec et, tout récemment, dans le Projet de loi 52, la Commission sur les soins de fin de vie, est reconnue. Siégeant à côté de professionnels et de juristes, on attend de la personne versée en éthique – que nous nommerons « éthicien » – qu’elle mette son expertise au service des délibérations du comité. Au cours des vingt dernières années, il y a eu un foisonnement dans le domaine avec la création de programmes universitaires en éthique et en éthique appliquée, avec le financement public de recherches sans oublier l’élaboration de formations continues pour divers milieux professionnels et l’émergence d’intervenants et de consultants en éthique dans diverses organisations. Tout au long de ce développement professionnel, la question de la spécificité de l’intervention en éthique a été soulevée à maintes reprises, certains contestant que l’éthique puisse faire partie d’une expertise professionnelle, alors que d’autres revendiquaient la reconnaissance de l’éthicien au même titre que tout autre professionnel accompagnant des personnes ou intervenant dans des organisations. Au long de ces débats, plusieurs concepts en éthique appliquée ont été précisés ce qui permet aujourd’hui de mieux cerner différentes approches d’intervention. On ne peut pas demander aux éthiciens d’intervenir avec la même approche, tout comme on ne s’attend pas à ce que les psychologues 177

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interviennent de la même façon. Par contre, tout intervenant devrait être en mesure d’énoncer ce qui constitue son approche, au plan pratique bien sûr, mais aussi au plan théorique, car c’est souvent au plan théorique que se mesurent les écarts entre les pratiques. Afin de contribuer à la clarification des approches d’intervention en éthique, je propose, dans un premier temps, de situer ce qu’intervenir signifie lorsqu’on se réfère à l’intervention éthique ou l’accompagnement éthique. L’intervention en éthique appliquée doit d’abord se penser comme toute autre intervention, dans son rapport au contexte d’action qui suppose la possibilité de faire un diagnostic de la situation et d’élaborer un plan d’action en conséquence. Dans un second temps, nous explorerons les enjeux théoriques et leurs assises qui soutiennent des interventions en éthique appliquée. Enfin, à la lumière d’exemples de la pratique en comité d’aide à la décision au Centre de santé et de services sociaux (CSSS) Jeanne-Mance et comme chercheur visant l’accompagnement éthique du développement technologique, j’esquisserai les défis d’apprentissage collectif qu’il faut relever dans le processus d’intervention pour faire advenir des organisations responsables. L’INTERVENTION EN ÉTHIQUE APPLIQUÉE Si une personne recourt à un professionnel, c’est qu’elle a un besoin auquel elle ne peut pas répondre seule. Recourir à un professionnel, c’est demander à quelqu’un d’intervenir dans une situation concrète afin de répondre à son besoin. La sociologie des professions, à ses débuts, distinguait la profession d’un métier à partir d’un critère assez simple. Si le besoin était de nature technique comme la réparation d’une maison ou d’une voiture, réparation qu’une personne pouvait faire par elle-même sans connaissances spécialisées, alors nous étions en présence d’un métier, par contre si le besoin exigeait des connaissances spécifiques pour bien définir le problème en cause et aider à y remédier, alors nous étions devant une profession. Ce qui est intéressant dans cette distinction, élément qui sera repris pour reconnaître des ordres professionnels par la suite, c’est la nature des connaissances spécialisées nécessaires pour intervenir. Or, comme Yves St-Arnaud (St-Arnaud, 2003) nous l’a montré dans ses travaux en praxéologie dans la suite de l’approche d’Argyris et Schön (Argyris et Schön, 1974), l’intervention n’est pas une opération déductive par laquelle le praticien applique la théorie dans la situation. L’approche est circulaire au sens où en partant des faits de la situation, l’intervenant doit associer à ceux-ci différentes hypothèses pour établir le diagnostic.

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C’est la conversation entre les faits et les hypothèses issues de la théorie qui va permettre, d’abord, de circonscrire le diagnostic. Une fois celui-ci posé, il faut un dialogue avec la personne concernée afin d’établir une solution au problème qui tient compte de la réalité des acteurs. Poser un diagnostic est donc la première étape de l’intervention qui mobilise le savoir théorique qui le génère. De mémoire, c’est Bruno Bettelheim qui disait : « Les patients freudiens font des rêves freudiens et les patients jungiens font des rêves jungiens. » Cependant, tout praticien, surtout aujourd’hui avec la quantité d’informations qui circule, est aux prises avec un écart de diagnostics entre celui que fait le « client » sur sa situation et celui que fait le professionnel. C’est ce qui explique que la première étape d’une intervention ne consiste pas seulement, pour le professionnel, à poser son diagnostic, mais à entrer en dialogue afin que ce diagnostic de la situation soit partagé avec le client. Habituellement, lorsqu’un client fait une demande à un éthicien, c’est qu’il a déjà posé son propre diagnostic sur son besoin d’éthique. Mobilisant une théorie de l’éthique, il s’attend à ce que l’éthicien réponde à sa demande. L’écart entre la demande du client et l’offre professionnelle doit donc être élucidé dès le départ. Autrement dit, il faut que la demande d’éthique soit clarifiée et le besoin d’éthique interrogé si l’on veut assurer l’efficacité de l’intervention. De même, l’identification du plan d’action pour répondre au problème défini dans le diagnostic doit se faire en dialogue, car tout plan d’action repose sur la volonté des acteurs de le mettre en œuvre. Nous retrouvons donc, au cœur de toute intervention, l’appel à la théorie qui la rend possible et qui la légitime sur le plan du savoir. De plus, l’intervention est essentiellement axée sur la résolution de problème : définir le problème à résoudre et tracer le meilleur plan d’action en conséquence. En tant que solution à un problème, toute intervention exige de la part du client, d’une part, qu’il soit décentré puisque sa perception immédiate du problème va se transformer par le diagnostic professionnel et, d’autre part, de s’inscrire dans un processus de changement en modifiant ses pratiques afin d’atteindre le résultat souhaité. Plus une intervention concerne les personnes et leurs rapports aux autres, plus le processus même de l’intervention instaurera un changement, comme l’illustre la psychothérapie. Or, c’est dans ce processus de changement, incorporé à l’intervention que se font des apprentissages collectifs nouveaux desquels dépend la réussite de l’intervention. Partant de ce cadre général de l’intervention, nous analyserons dans la partie suivante la place de la théorie éthique dans les interventions en

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éthique appliquée tant sur le plan du diagnostic que sur celui de l’intervention. QUELLE THÉORIE ÉTHIQUE POUR QUELLE INTERVENTION ? Depuis plus de vingt ans, la communauté de recherche en éthique et en éthique appliquée a dû préciser ses approches d’intervention en éthique appliquée (Létourneau et Moreault, 2006). Il existe différentes façons de distinguer les approches québécoises et de cerner les différences fondamentales entre elles. Afin de mieux situer les différences théoriques, nous proposons en premier lieu de cerner les particularités en fonction du mode de gouvernance auquel participe le mode d’intervention. En effet, comme nous l’avons montré dans nos travaux sur l’éthique de la recherche, l’opposition entre déontologie et éthique, qui a fait couler beaucoup d’encre, doit se comprendre dans un contexte plus global de mode de gouvernance (Legault et Patenaude, 2007). De ce point de vue, l’éthique, l’éthique appliquée tout comme la morale et le droit sont des langages normatifs qui visent la gouvernance. Le défi constant de tout regroupement humain est de trouver des moyens d’assurer la coordination des actions des acteurs malgré les forces pouvant empêcher une telle coordination. Dans cette perspective, l’éthique de la recherche est un enjeu de coordination des acteurs sociaux que sont les chercheurs, les compagnies et l’État qui finance la recherche, les êtres humains qui y participent et la société. De même, l’éthique organisationnelle vise la coordination des acteurs internes afin d’assurer l’atteinte des objectifs de l’organisation et de garantir sa responsabilité sociale. En posant au départ l’intervention en éthique appliquée dans la gouvernance, cela permet de mieux saisir comment les approches font intervenir de façon différente les acteurs, les langages normatifs et les conditions existentielles de mobilisation des acteurs. Gouvernance éthique : déontologie ou éthique, hétérorégulation ou autorégulation De nombreux débats ont eu cours au Québec pour clarifier le statut de l’éthique et de l’éthique appliquée. Deux distinctions vont cristalliser les approches : celle de la déontologie et de l’éthique et celle de l’hétérorégulation et de l’autorégulation. Un des premiers débats lors de nos travaux sur les codes et comités d’éthique (Patenaude et Legault, 1996) soulevait trois perspectives différentes parmi les chercheurs sur l’éthique.

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L’éthique peut-elle faire partie du mode de régulation ou est-elle une dimension exclusivement personnelle ? Si l’éthique peut être une forme de régulation, comment peut-elle se distinguer de la déontologie ? Est-ce que le fait de faire un code d’éthique n’est pas l’imposition d’une déontologie ? De plus, s’il est possible de faire des codes d’éthique alors est-ce que l’éthique ne devient pas une hétérorégulation ? Il y a, comme le démontre la pluralité des publications au Québec, plusieurs réponses possibles à ces questions. Cependant, malgré les divergences entre nous, plusieurs convergent, selon moi, sur le fait que l’éthique ne peut pas être un mode de gouvernance axé sur la conformité des conduites aux ordres imposés par l’autorité supérieure. L’éthique apparaît comme une réponse à la critique de l’insuffisance des modes de gouvernance morale et juridique qui visent la coordination des acteurs par l’énonciation de la règle, de la mise en place de dispositif de contrôle et de surveillance pour en assurer le respect (Legault, 2011). En ce sens, les codes moraux et les codes juridiques, qui postulent que les règles de conduite énoncées sont fondées et qu’elles imposent la conformité sous peine de sanction, sont les cas de figure de l’hétérorégulation à laquelle l’éthique ne peut participer. L’éthique doit donc faire appel à une forme d’autorégulation que certains posent comme étant celle du groupe d’appartenance qui émet la règle, d’autres posant l’autorégulation comme acte du sujet, alors que d’autres posent que toute régulation éthique est à la fois hétéro/autorégulation (Legault, 2007). C’est essentiellement ce qu’on attend des acteurs dans la coordination des actions qui expliquera une partie des différences entre ces approches. Le langage normatif de la morale et du droit s’exprime par l’énoncé de devoirs comme l’illustrent bien les dix commandements de Dieu. La distance que certains éthiciens prendront par rapport à la morale et au droit va s’exprimer dans la distinction : déontologie/éthique. En effet, le langage du devoir est le propre de la déontologie, alors que celui de l’éthique sera celui des valeurs. Comme solution de remplacement au code de déontologie, on proposera des codes de valeurs partagées. Cependant, la polarisation entre déontologie et éthique a induit une confusion entre le type d’énoncé que véhicule la morale et le droit avec son mode de gouvernance spécifique axé sur le fait de commander, de surveiller et de punir. En effet, les modes de gouvernance morale et juridique proposent comme énoncé de la régulation celle du devoir : « tu dois ». Conformément à la logique du commandement, la justification qui fonde l’obligation d’agir en conformité repose sur l’autorité légitime qui commande (Dieu ou la volonté populaire), des dispositifs de contrôle

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et de surveillance (police/prêtres, tribunaux/confessionnal) s’assurent de la conformité et enfin, l’éducation devrait favoriser l’adhésion aux règles et le respect de l’autorité. Pour penser la gouvernance éthique autrement que la gouvernance morale et juridique, on doit en expliciter les composantes : les énoncés éthiques, les justifications qui motivent l’action des acteurs, les dispositifs d’accompagnement pour assurer l’implantation de l’éthique et le développement des compétences éthiques des acteurs. Trois modes généraux d’intervention en éthique et éthique appliquée On peut regrouper sous trois modes généraux les diverses interventions en éthique et éthique appliquée dans diverses organisations au Québec. Ces modes sont des idéaux types des approches, chacun renvoyant implicitement à une logique de la gouvernance des humains et permettant le diagnostic du problème éthique à résoudre par une démarche éthique dans les organisations. Favoriser l’émergence du sujet éthique en situation Dans les premiers travaux de recherche et d’intervention en éthique et en éthique appliquée, l’influence de la théologie et de la philosophie de la conscience s’est manifestée dans une approche néoaristotélicienne de la vertu. L’éthique en tant qu’intervention se loge au niveau du sujet. « L’éthicien, c’est celui ou celle qui questionne la morale, et la morale de son époque qui devient pour lui ou pour elle un problème : le problème de l’expression de la liberté, de la recherche du bonheur, du bien, du plaisir, de la justice, de l’amour, de la sagesse, de la survie de l’espèce, de la rencontre de l’autre, de la responsabilité, etc. » (Fortin, 1995 : 65). L’éthique s’inscrit dès lors dans la visée de l’accomplissement de soi, le projet d’atteindre, comme le posait Aristote, l’excellence de l’humain dans chacune de ses pratiques. Cette approche vise l’être même du sujet par une prise de conscience de l’univers moral qui l’entoure et qui lui impose des conduites spécifiques. Si au plan personnel, la réflexion critique favorise l’émergence de nouvelles habitudes de vie, au plan social, l’analyse éthicologique permet de comprendre l’univers symbolique et moral qui impose et justifie les conduites morales adressées aux acteurs dans leur vie personnelle, professionnelle et sociale.

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Au plan théorique, cette approche éthique est centrée sur l’être de la personne ce que jadis on qualifiait de savoir-être. Le but recherché est de favoriser l’épanouissement de la personne dans le contexte de vie et de travail et la prise en charge de ses responsabilités face aux autres. S’inspirant d’une approche de la vertu comme disposition acquise, la démarche éthique suppose que l’agir humain dépend du niveau de développement des habitudes de vivre. Ainsi, plus une personne aura intégré la démarche éthique dans sa vie personnelle, plus elle sera apte à répondre adéquatement dans les circonstances de la vie professionnelle et sociale. Comment cette approche peut-elle se concrétiser dans les organisations et quels sont les écarts potentiels entre les « besoins » d’éthique de l’organisation et l’offre de service ? Plusieurs organisations inscrivent dans leur démarche éthique une approche de la vertu. Par exemple, la Déclaration de valeurs de l’administration publique québécoise énonce les valeurs suivantes : la compétence, la loyauté, l’impartialité, le respect et l’intégrité. À chacune de ces valeurs est associé un comportement attendu de la part du membre de la fonction publique1. Dans les codes de ce genre, les valeurs sont plutôt des vertus, des manières d’être qui orienteraient les conduites. Du point de vue de l’organisation, si le membre de l’administration publique est compétent, est loyal, est impartial, est respectueux et est intègre, alors il pourra exercer sa fonction publique avec excellence. Le « besoin » d’éthique dans une telle organisation consiste principalement à assurer le savoir-être des membres. L’organisation fera donc appel à l’intervention éthique dans ce contexte uniquement si elle considère qu’il y a un écart entre la réalité des comportements des membres de la fonction publique et les conduites attendues par le code. Elle souhaitera que l’intervention éthique vienne ainsi rappeler les exigences éthiques de la fonction publique, guider les membres à mieux évaluer ce qui est attendu d’eux dans des contextes concrets. L’intervention éthique se fait alors par la formation des membres, et l’étude de cas est l’outil pédagogique le plus adéquat pour aider les personnes à mesurer et à comprendre l’écart entre leurs réponses spontanées à la situation et les conduites attendues dans ce cas précis à la lumière du code. Par ces exercices, le participant devrait pouvoir hiérarchiser ses valeurs personnelles et professionnelles en fonction des valeurs supérieures de sa fonction.

1. www.tresor.gouv.qc.ca/fileadmin/PDF/publications/d/declaration_valeurs.pdf

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Il y a donc un écart infranchissable entre le besoin d’éthique de la vertu des organisations et l’approche éthique axée sur le sujet que proposent certains intervenants en éthique. En effet, les deux approches partent d’un enjeu fondamental d’éthique dans les organisations qu’est le conflit vécu entre les valeurs personnelles, les valeurs professionnelles et les valeurs organisationnelles. Comment déterminer quelles valeurs ont la priorité sur les autres ? Pour plusieurs organisations, il va de soi que la priorité doit être accordée aux valeurs organisationnelles. Mais dans la réalité des acteurs, cette priorité ne va pas de soi. L’approche de l’éthique axée sur l’excellence de l’humain vise donc à outiller les acteurs afin qu’ils puissent agir au mieux dans le contexte par une analyse critique des valeurs personnelles, professionnelles et organisationnelles. Les interventions auprès des acteurs mobilisent des approches psychologiques et psychanalytiques permettant au sujet de se libérer de certaines contraintes morales pour mieux advenir comme sujet éthique. On ne peut nier que la force de ces approches consiste à permettre aux acteurs de nommer leurs conflits de valeurs dans une situation et de trouver des moyens pour le résoudre. Si cette approche peut répondre à des besoins de personnes aux prises avec des conflits de valeurs paralysants, elle ne peut pas répondre à des besoins d’éthique de l’organisation elle-même dans sa tâche de coordonner des acteurs en vue d’une réalisation commune. Favoriser la conformité par le sens et la responsabilité Il est difficile dans le contexte du développement de l’éthique appliquée au Québec de faire une place en éthique à une approche revendiquant la conformité des pratiques aux énoncés de politiques. Comme nous l’avons souligné, l’approche de la conformité aux règles est tellement apparentée à la gouvernance par contrôle et surveillance qu’il ne semble pas possible de reconnaître sa place en éthique. Évidemment, l’invocation de l’éthique tant au gouvernement fédéral qu’à la Commission Charbonneau au Québec ne favorise pas la perception d’une éthique de la conformité autre que celle des dispositifs de contrôle et de sanction. Pourtant, les travaux du philosophe Paul Ricœur en éthique appliquée illustrent bien une autre façon de voir l’éthique dans son rapport avec le devoir et la déontologie. L’approche d’éthique appliquée de Paul Ricœur se distingue de toute évidence de celle que je propose, justement parce qu’elle veut favoriser la conformité à la déontologie par la mobilisation des acteurs grâce à l’appel au sens de la pratique et à la responsabilité

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décisionnelle (Legault, 2011). En effet, Paul Ricœur cherche à faire une place à l’éthique comme visée de la vie bonne dans des institutions justes en conciliant Aristote et Kant, théories morales qui traditionnellement s’opposent. Pour Ricœur, l’insuffisance de la pensée kantienne réside dans le fait qu’elle postule que l’impératif moral en tant que commandement de la raison est autosuffisant pour motiver l’action humaine à agir en conformité au principe. Tout comme la loi de la volonté populaire devrait de soi justifier la conformité aux lois de la nation, la loi de la raison devrait faire de même pour les obligations morales selon Kant. Or, force est de constater que l’appel à l’autorité de la loi (humaine ou celle de la raison) n’est pas suffisant comme justification efficace pour assurer la conformité. Comme nous l’avons mentionné, pour répondre aux insuffisances des morales et du droit comme mode de gouvernance axé sur le commandement, l’éthique cherche, à la question : « Pourquoi obéir au droit ? », une autre réponse, que celle de l’autorité de la loi. Le besoin d’éthique correspondant à cette approche pourrait se définir par le manque de mobilisation des acteurs à agir conformément aux politiques organisationnelles. En ce sens, l’appel à une approche éthique vise essentiellement à pallier certaines insuffisances de l’approche « command and control ». En enracinant la règle déontologique de la politique dans une visée éthique, on fait alors appel au sens de la règle et non à son caractère obligatoire. Dans cette perspective, la règle n’est plus un impératif catégorique, car elle se transforme en moyen pour atteindre une fin : l’actualisation d’une valeur. Le Code de valeurs et d’éthique de la fonction publique provenant du Secrétariat du Conseil du Trésor du Canada2 illustre cette tendance à déterminer les valeurs et clarifier par la suite les conduites attendues. « Respect envers les personnes Notre relation avec la population canadienne doit être empreinte de respect, de dignité et d’équité, valeurs qui contribuent à un milieu de travail sûr et sain propice à l’engagement, à l’ouverture et à la transparence. Notre esprit d’innovation procède de la diversité de notre population et des idées qui en émanent. […] Les fonctionnaires respectent la dignité humaine et reconnaissent la valeur de chaque personne en adoptant les comportements suivants : 2.1  Ils traitent chaque personne avec respect et équité.

2. www.sct-tbs.gc.ca

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2.2  Ils valorisent la diversité et l’avantage que présentent les qualités uniques et les forces propres à une main-d’œuvre diversifiée. 2.3  Ils favorisent l’établissement et le maintien de milieux de travail sûrs et sains, exempts de harcèlement et de discrimination 2.4  Ils travaillent ensemble dans un esprit d’ouverture, d’honnêteté et de transparence qui favorise l’engagement, la collaboration et la communication respectueuse. »

Dans cette approche, le libellé des comportements attendus est très général. Qu’est-ce que traiter une personne avec respect et équité ? Nous sommes loin d’un code de conduite qui dicterait une action spécifique comme l’utilisation du vouvoiement ou l’absence de signe religieux ostentatoire. Plus les libellés s’éloignent des conduites spécifiques, plus ils sont susceptibles d’interprétations diverses. La nature des énoncés aura un impact majeur sur les acteurs et leur capacité de mobiliser les règles et les valeurs pour guider leur conduite. En principe, cette approche éthique exige des acteurs une capacité de raisonnement pratique qui leur permet d’interpréter le sens de la règle (la valeur) et l’énoncé de la règle relativement à une situation spécifique donnée afin de déterminer si tel ou tel comportement envisagé constitue ou non un manquement à la règle. La responsabilité de l’acteur se traduit par la réponse qu’il peut donner aux autres pour préciser en quoi son comportement respecte la règle. L’écart entre des interprétations différentes des acteurs relativement à une même situation devient dès lors le creuset pédagogique pour la formation continue. En effet, la logique du manquement à une règle est binaire : on se conforme ou l’on ne se conforme pas. Mais le critère de démarcation pour savoir si tel comportement se conforme ou pas repose essentiellement sur le seuil implicite d’actualisation de la valeur visée par la règle que les personnes considèrent comme suffisant pour assurer la coordination des acteurs. L’écart entre les interprétations de la règle au cas s’explique par la variabilité des seuils attribués. Pour reprendre l’exemple du vouvoiement, dire « tu » à une personne âgée peut être considéré par certains comme un manque de respect et pour d’autres non. C’est seulement en échangeant sur les raisons qui expliquent pourquoi dire « tu » dans tel contexte et avec telle personne qu’il est possible de comprendre le seuil d’actualisation de la valeur du respect que chaque interprétation mobilise. Le dialogue favorise une meilleure compréhension des exigences éthiques de la règle posée par chacun et au groupe de réfléchir sur un seuil partagé.

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Cette approche d’éthique organisationnelle vise la coordination des acteurs afin d’assurer une plus grande efficience dans l’atteinte des visées sociales. Elle cherche essentiellement à motiver les acteurs à travailler ensemble en se concentrant sur la mission, la vision et les valeurs de l’organisation. En ce sens, cette approche veut pallier les insuffisances du « command and control » qui limite les initiatives par crainte de représailles. Les difficultés de cette approche reposent essentiellement sur la frontière ténue entre favoriser la conformité aux règles par la sanction et favoriser la conformité aux règles par les valeurs. En ne distinguant pas nettement les deux approches, l’éthique normative peut apparaître comme une autre façon d’obtenir la conformité, sans interroger la justesse de la règle. Favoriser la décision responsable du sujet éthique L’approche de la délibération éthique que j’ai développée (Legault, 1999) suppose que le sujet éthique est capable de prendre des décisions responsables en délibérant sur les conséquences de sa décision et en répondant à tous ceux touchés par sa décision par le dialogue sur les raisons qui en démontrent la justesse. La liberté décisionnelle est ici au cœur de la démarche éthique (Jouhari, 2013). Contrairement à l’univers moral et juridique où la responsabilité de son action se mesure à la conformité aux règles, l’univers éthique ici est celui de la liberté responsable. Pour répondre de la justesse de sa décision, le sujet éthique doit être capable d’envisager l’ensemble des conséquences de son action projetée sur les parties qui seront touchées. Le propre de la liberté c’est ce pouvoir d’instaurer du nouveau dans le cours des choses. Qu’est-ce qu’on met en œuvre par son action ? Mais c’est aussi, qu’est-ce qu’on met en œuvre en n’agissant pas ? Étant la source d’impacts positifs et négatifs sur d’autres personnes, des institutions, voire l’environnement, le sujet éthique doit commencer par les reconnaître tout en tenant compte du degré d’incertitude rattaché à leur réalisation. Dans le modèle de la délibération éthique, il s’agit de la première étape visant à bien comprendre le problème d’action et ses conséquences appréhendées. C’est à la seconde étape qu’intervient la démarche éthique proprement dite. Le premier moment de la démarche éthique consiste à évaluer les conséquences répertoriées. Pour évaluer les conséquences, il faut d’abord définir les valeurs qui sont associées aux impacts positifs ou négatifs. En milieu clinique, par exemple, les décisions des professionnels peuvent avoir des impacts sur la qualité de la santé physique ou psychologique de la personne, sur le degré d’autonomie, sur sa conception de la vie

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bonne, etc. Une fois que la valeur est associée à l’impact positif ou négatif, il s’agit maintenant d’évaluer dans quelle mesure la décision actualisera ou diminuera l’atteinte de la valeur (degré d’actualisation). Toute décision doit trancher entre des jugements de valeur et accorder à certains d’entre eux la priorité sur d’autres. C’est ce qu’on nomme la pondération. Au plan éthique, c’est en accordant la priorité de certaines valeurs sur d’autres que l’on projette l’horizon de la vie bonne dans le vivre-ensemble. C’est en cette matière que s’énonce la légitimité ultime de la décision. Partant des jugements de valeur en conflit et de la priorité accordée à certains d’entre eux, il s’agit, dans un troisième temps, de choisir les modalités d’action qui seront à la fois efficaces, mais aussi les plus respectueuses de l’ensemble des jugements de valeur en conflit. Comme les autres approches en éthique, il s’agit avant tout de s’adresser aux acteurs qui sont au cœur des pratiques professionnelles et organisationnelles. Favoriser chez les acteurs une cohérence entre leurs valeurs personnelles, professionnelles et organisationnelles permet d’atteindre une plus grande qualité dans les pratiques et dans l’atteinte des missions organisationnelles, sans oublier une plus grande satisfaction personnelle. Cette approche peut se concrétiser de bien des façons au plan organisationnel, mais c’est souvent le comité d’éthique, conçu comme comité d’aide à la décision, qui est favorisé sur le plan de l’intervention institutionnel. Dans les milieux de santé et de services sociaux, un tel comité peut favoriser le développement des compétences éthiques de la délibération et du dialogue chez tous les acteurs. Dans d’autres milieux, le comité d’éthique offre une solution de rechange à la déontologie pour répondre aux problèmes de coordination des acteurs. Au Mouvement Desjardins, par exemple, il est possible d’adresser au Comité de déontologie et d’éthique un problème qui pourrait être traité soit par la voie déontologique de la sanction soit par la voie éthique de la résolution de problème en dialogue. Puisque cette approche remet aux acteurs l’autorégulation de leurs conduites professionnelles pour assurer une plus grande qualité de service, elle se heurtera à deux obstacles : l’absence de confiance des organisations par rapport à leurs employés et la nécessité de développer des compétences nouvelles d’intervention en équipe qui exige du temps.

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APPRENTISSAGES COLLECTIFS NÉCESSAIRES À L’IMPLANTATION DE L’ÉTHIQUE DANS LES ORGANISATIONS Régulièrement, les éthiciens se demandent pourquoi les milieux organisationnels sont réticents à investir en éthique et à l’intégrer dans les organisations. Autrement dit, comment expliquer le faible taux de pénétration de l’intervention en éthique dans les milieux ? À la lumière de mon expérience récente comme consultant au CSSS Jeanne-Mance pour la mise en place d’un comité d’aide à la décision et comme chercheur à l’Institut interdisciplinaire d’innovation technologique (3IT) de l’Université de Sherbrooke visant à élaborer des approches d’accompagnement du développement responsable en technologie, je considère qu’il existe trois défis majeurs d’apprentissage collectif auxquels nos interventions en éthique sont confrontées : la reconnaissance de l’insuffisance des approches actuelles, la confiance dans les acteurs et la nécessité de la place de la réflexion et de la discussion dans l’action. La reconnaissance de l’insuffisance des approches actuelles Pour faire appel à un éthicien, une organisation doit d’abord reconnaître qu’elle a un besoin d’éthique. Comment l’organisation formule-t-elle ce besoin ? À partir de quelle conception de l’éthique ? Pour plusieurs organisations, pour ne pas dire la quasi-totalité, l’approche éthique spontanée est celle de la déontologie et du droit qui vise à assurer la coordination des acteurs par la conformité aux règles et la crainte des sanctions. Pour certains, l’intervention en éthique vise à faire l’inventaire des règles éthiques afin de s’assurer que l’organisation possède toutes les politiques pertinentes dans le domaine. Autrement dit, une révision des règles pourrait s’imposer. Pour d’autres, le besoin d’éthique est centré sur la conformité. Ce n’est pas qu’il y a des problèmes sérieux de non-conformité, mais on aimerait prévenir. Comment faire pour s’assurer une meilleure conformité aux règles ? Il y a peu d’organisations qui sont prêtes à reconnaître les insuffisances du modèle « commander, surveiller, corriger et punir » comme mode de coordination des acteurs dans les organisations et dans la société. Il ne s’agit pas ici de dire que le mode est dépassé et qu’il doit faire place à autre chose, mais tout simplement d’admettre que ce mode de coordination des acteurs crée des impacts négatifs sur la productivité finale. Lorsqu’on regarde de plus près la pratique des différents acteurs dans ce mode d’organisation, on peut définir trois grandes causes d’insuffisance.

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La première est le formalisme des politiques qui se traduit par « à chaque problème, sa politique », comme si l’on pouvait trouver des solutions à toutes les situations complexes en énonçant une politique. Ce formalisme devient évident dans le libellé très général des politiques, comme celui du Code de valeurs et d’éthique cité ci-dessus. Penser qu’une personne saurait quoi faire dans une situation complexe en s’inspirant de la politique est illusoire. Pourtant cette illusion est opérante dans bien des milieux. La seconde relève du climat de surveillance et de punition. Il ne faut pas oublier que l’approche « commander, surveiller, corriger et punir » suppose que, sans surveillance constante, les employés travailleront le moins possible. La motivation au travail bien fait serait directement proportionnelle à la crainte de la punition. C’est la philosophie de la conformité. Croit-on réellement que la crainte des sanctions peut assurer la qualité d’une pratique et l’amélioration continue ? La troisième insuffisance est celle de la démotivation au travail. À l’époque de la décroissance, on veut faire plus avec moins, mais pour réaliser ceci, il faut de la motivation. Quand à chaque changement de cadre on change les politiques et à chaque changement de gouvernement on change d’approche et de visée sociale, peut-on s’étonner de la démobilisation de plusieurs ? Tant qu’une organisation n’aura pas fait le bilan pour savoir si son mode de gouvernance maximise la coordination des acteurs et la productivité, il sera impossible d’interroger le mode organisationnel bureaucratique et pyramidal. De plus, il sera impossible de voir comment une forme d’autorégulation des acteurs est nécessaire pour résoudre en partie les problèmes organisationnels. Comme nous l’avons vu, l’éthique vise les acteurs, leurs décisions responsables dans des organisations. Il ne faudrait pas penser que l’apprentissage collectif visant à recadrer le rôle des acteurs et de leurs décisions au plan professionnel dans les organisations soit uniquement réservé aux cadres. Le modèle de « command and control » est tellement dominant que la majorité des acteurs ont de la difficulté à penser autrement. Par exemple, dans des rencontres avec des équipes de soin sur le terrain, les questions dites éthiques seront formulées en termes de « droit ». Est-ce qu’on a le droit de faire ceci ou cela ? Or, ces personnes attendent du comité d’éthique une réponse claire pour savoir quoi faire pour éviter toute sanction. Dans le domaine du développement technologique, l’approche « command and control » guide tellement les discussions que toute approche autre que celle du contrôle gouvernemental semble exclue d’office. Inciter la mobilisation des acteurs pour assurer un développement

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technologique responsable est vu comme de l’angélisme par plusieurs collègues dans le milieu. La première condition de possibilité du changement, c’est la reconnaissance de l’insuffisance d’une pratique. Or, le premier apprentissage collectif que nous devons faire est celui de reconnaître les limites de l’approche « commander, surveiller, corriger et punir » pour assurer une meilleure coordination des acteurs dans les organisations. Sans ce diagnostic collectif des insuffisances, il sera impossible d’implanter d’autres avenues de gouvernance. La confiance dans les organisations La coordination des acteurs n’est pas possible sans une confiance relative des acteurs entre eux. L’efficacité du modèle du commandement, on oublie souvent, repose sur la confiance du commandé au commandant. C’est cette confiance qui motive l’obéissance aveugle à l’ordre donné. Dès l’instant que le commandé ne fait plus confiance au commandant, il mettra en doute la justesse du commandement. Yvon Deschamps a bien campé, dans « Les unions quossa donne3 ? » ce que l’abus de confiance peut engendrer. Le mouvement syndicaliste marxiste de la fin des années 1960 et du début 1970 a mis en doute la confiance des employés envers les employeurs et a posé les bases du respect des travailleurs par le rapport de force. Au moment le plus fort de syndicalisme marxiste, un employé ne pouvait pas faire confiance à son employeur, fût-il du domaine public. En contrepartie, l’absence de confiance entre les employeurs et les employés présents dans l’organisation du travail depuis toujours s’est concrétisée par les mesures de contrôle et de surveillance permettant, selon les règles de la convention collective, de civiliser le renvoi des travailleurs. Le climat des organisations n’est plus celui de ces années du syndicalisme marxisant, mais il n’en demeure pas moins que la tension entre patron et syndicat est présente dans le contexte du travail. L’employé peut-il faire confiance à son employeur pour être soutenu dans son travail et dans ses décisions ? L’employeur peut-il faire confiance à son employé et lui donner de l’autonomie ? Comme nous l’avons souligné, l’approche « commander, surveiller, corriger et punir » ne repose pas sur la confiance, car elle traite tous les employés comme pouvant être éventuellement 3.

www.youtube.com/watch ?v=RlCAWAucA0E.

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coupables de manquements aux politiques. En gérant la coordination des acteurs essentiellement par la conformité, on induit chez les employés le doute quant à sa conduite. Nous l’avons déjà souligné, plusieurs professionnels qui font appel au comité d’aide à la décision posent directement la question : « Est-ce que j’ai le droit de faire ceci ? » Doutant de leur pratique éventuelle, ces professionnels attendent de l’organisation la bonne réponse. Ainsi, le comité d’éthique, au lieu d’aider à la décision, devient le lieu duquel on attend la bonne réponse : la conduite à suivre. L’approche « commander, surveiller, corriger et punir » sous-tend l’existence d’une bonne réponse à ce qu’il faut faire dans tel contexte. Il y a donc des gens qui savent et qui peuvent dire quoi faire. Ainsi s’instaure la division entre ceux qui savent et qui peuvent conseiller ce qu’on doit faire et ceux qui, n’ayant pas cette capacité, doivent attendre des autres la réponse à leur question. L’intervention en éthique est une coconstruction avec les acteurs (des professionnels, des cadres, des employés, des acteurs sociaux, etc.) et vise à développer chez eux certaines compétences éthiques favorisant une prise en charge de leur pratique. Or, toute approche d’autorégulation exige un apprentissage collectif permettant aux personnes et à l’organisation d’intégrer l’autorégulation dans une organisation fortement hétérorégulée. Le temps de la réflexion dans l’action Toute coordination des acteurs repose sur la qualité de la communication entre eux. Chaque mode de gouvernance privilégie certaines approches communicationnelles. Dans l’univers bureaucratique de nos organisations, la circulation de l’information est surtout verticale, du haut vers la base et de la base vers le haut, et la communication horizontale est très peu facilitée. L’intervention en éthique privilégie la communication horizontale qui vise à habiliter les acteurs d’une pratique réflexive visant à assurer, grâce à la collégialité, une meilleure coordination des actions. Habiliter les acteurs exige un temps d’apprentissage collectif pour qu’une pratique réflexive s’intègre dans l’action. Mais a-t-on le temps dans nos organisations pour favoriser la pratique réflexive ? N’est-on pas trop débordé et ne doit-on pas uniquement solliciter des réflexes dans l’action ? Ici encore l’implantation de l’éthique fait face à une résistance importante puisque favoriser les communications horizontales exige de revoir l’ensemble des stratégies de communication verticale. A-t-on déjà calculé

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le temps requis pour le traitement de l’information dans nos institutions ? Combien de temps est requis pour informer sur ce qui se passe dans les pratiques ? Que l’on songe aux dossiers patients, aux bilans périodiques des activités, des rapports de tous genres, etc. Combien de temps est investi dans la lecture de ces informations et dans leur traitement ? Combien de temps pour que des comités utilisent cette information pour faire un retour par des politiques ou interventions directes des cadres dans l’organisation ? Or, ici encore, il faut se poser la question : « Quels sont les effets bénéfiques de cette approche communicationnelle pour la coordination des acteurs ? Quel est le ratio coût/bénéfice ? L’intervention en éthique présuppose que les acteurs, dont dépend la qualité des interventions dans une organisation, peuvent améliorer leur pratique collective en engageant un dialogue sur leur pratique et en favorisant la prise de décision collective sur des enjeux difficiles des pratiques. Cependant, une telle approche horizontale exige des transformations de la communication verticale dont les insuffisances sont peu reconnues. CONCLUSION L’intervention en éthique appliquée, comme toute intervention professionnelle, est possible parce qu’elle mobilise une approche théorique qui permet d’élaborer un diagnostic et de trouver une stratégie d’intervention pour résoudre le problème défini. Certaines approches en éthique appliquée visent en premier le sujet éthique et cherchent à outiller le sujet pour l’aider à se construire comme personne à travers les conflits entre ses valeurs personnelles, les valeurs professionnelles et les valeurs organisationnelles et sociales. D’autres approches orienteront leurs interventions pour résoudre ce problème de conflit de valeurs personnelles, professionnelles et organisationnelles, en cherchant une meilleure intégration de l’ensemble des valeurs dans la réalisation de la mission de l’organisation. Ces approches sont directement aux prises avec les insuffisances de l’approche bureaucratique (commander, surveiller, corriger et punir) pour assurer l’amélioration des pratiques professionnelles. C’est la capacité de la gouvernance par politiques d’atteindre les résultats escomptés, compte tenu des limites inhérentes aux énoncés des politiques, des difficultés de les appliquer aux situations concrètes et du déficit de motivation à les suivre qui est en jeu ici. Pour répondre à ces insuffisances, il faut se situer du point de vue des personnes qui, par leurs décisions et

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leurs actions, permettent à l’organisation d’atteindre ses finalités et de réaliser sa mission. Certaines approches essaient de suppléer aux insuffisances mentionnées, en favorisant la réflexion des acteurs sur leurs pratiques et sur la portée des politiques comme guide des meilleures pratiques. En favorisant une approche sur les valeurs partagées pour donner un sens aux règles et en faisant des analyses de cas permettant le développement de la compétence décisionnelle, ces approches permettent aux acteurs de reconnaître leur autonomie dans un système qui semble axé uniquement sur l’exécution. L’approche de la délibération et du dialogue en éthique appliquée va un pas plus loin, car il propose de reconnaître les limites inhérentes au mode de gouvernance par les politiques pour permettre un système hybride, limitant le système vertical de contrôle et surveillance pour favoriser un espace horizontal de délibération et de décision éthique. Ces trois approches d’intervention en éthique appliquée ont un même foyer de convergence : la nécessité de se concentrer sur les personnes qui, au quotidien, permettent aux organisations d’atteindre leurs finalités. Le système de santé a amorcé une révolution en mettant en son centre le patient et non le système adoptant ainsi une vision de la nécessité de la coordination de tous les acteurs pour assurer l’atteinte des objectifs. Or, aujourd’hui, les organisations doivent aussi réfléchir sur leur pratique de gouvernance par politiques (commander, surveiller, corriger, punir) afin de faire un bilan sur l’efficience de cette approche dans la coordination des acteurs et de comparer ce bilan à des approches plus centrées sur ceux et celles qui travaillent plutôt que sur les cadres qui les dirigent.

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CHAPITRE 8 – L’INTERVENTION EN ÉTHIQUE APPLIQUÉE : ENJEUX THÉORIQUES ET PRATIQUES

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CHAPITRE 9

L’accompagnement comme mode d’intervention et de formation en éthique

Q

Dany Rondeau Université du Québec à Rimouski

u’il s’agisse de formation, d’intervention, de consultation ou d’accompagnement, l’éthique appliquée a progressivement pris ses distances par rapport à une approche déductiviste qui consistait à se référer aux principales théories de la philosophie morale pour voir comment les principes qu’elles proposaient pouvaient s’appliquer aux cas singuliers rencontrés dans la vie courante, personnelle ou professionnelle. À sa place, on a développé des approches qui prennent en compte les contextes particuliers et qui en sont issues. C’est particulièrement vrai pour l’intervention et la formation en éthique professionnelle et organisationnelle. On y est, en effet, de plus en plus attentif aux facteurs qui favorisent le développement de la compétence éthique et l’exercice du jugement moral des personnes dans les organisations ou dans certains milieux de pratique professionnelle ou qui, au contraire, leur nuisent. On s’efforce davantage d’adapter les approches aux pratiques professionnelles en fonction d’enjeux éthiques qui peuvent varier selon les identités professionnelles et les rôles dans l’organisation. Bref, les interventions et les formations se veulent plus contextualisées de manière à satisfaire les besoins réels des personnes et des organisations. Cette perspective pragmatiste pose cependant des défis importants. J’en retiens deux : le premier a trait à l’impact réel des formations ponctuelles en éthique ; le second concerne le passage du contexte de formation au milieu de pratique.

Peu d’évaluations ont été à ce jour réalisées sur l’impact et les retombées des formations et des interventions en éthique dans les organisations et dans les milieux professionnels. Les quelques évaluations que j’ai moi-même effectuées à la suite de formations donnent à penser que les personnes retiennent à moyen et à long terme peu de choses des 197

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formations en éthique qu’elles ont suivies. Cela s’explique : les contenus de formation reposent sur des notions abstraites et complexes, enseignées en grand nombre et en peu de temps. Les nouvelles connaissances ne sont pas suffisamment maîtrisées pour éclairer efficacement la pratique. Les analyses de cas fictifs ne sont pas travaillées en contexte réel et les démarches décisionnelles enseignées se révèlent trop complexes pour être utiles dans le feu de l’action. En outre, les personnes possèdent rarement les ressources rhétoriques ou discursives pour réinvestir dans leurs milieux le raisonnement éthique sur la base des valeurs ou même le langage de l’éthique appliquée. Il est vrai que ces formations laissent cependant des sédiments qui, lors de certaines situations, provoqueront une réflexion personnelle et susciteront des questions particulières. Mais ce n’est pas les formations où le contenu est déterminé à l’avance par le formateur (même si c’est en partenariat avec le milieu) qui pourront apporter des réponses à ces questions ou permettre un partage de ces réflexions personnelles. D’où le second défi : pour poursuivre l’apprentissage de l’éthique appliquée, il faudra à un certain moment passer du contexte de formation au contexte réel d’application ; c’est-à-dire qu’il faut réfléchir, analyser et décider à partir des questions et des problèmes concrets rencontrés par les acteurs sur le terrain. En effet, même après avoir suivi une, deux ou plusieurs formations – parfois même après avoir obtenu un diplôme de 2e cycle en éthique appliquée – il arrive que les personnes éprouvent de la difficulté à traduire leurs nouvelles connaissances, leur savoir plus théorique, dans les situations réelles qu’elles rencontrent. Très souvent, elles ne réussissent pas à « problématiser » en situation, c’est-à-dire à clarifier ce qui fait problème et à en déterminer les causes – ce que, dans la littérature sur l’intervention, on appelle le « diagnostic ». Or, la problématisation s’expérimente dans la singularité des situations, dans le va-et-vient entre l’application et la réflexion. La problématisation en éthique s’apprend dans un contexte d’apprentissage souple qui permet ce va-et-vient. Elle ouvre en outre à une multitude de questions et de considérations qui ne sont pas nécessairement du ressort de l’expert en éthique (le formateur ou l’intervenant), mais par rapport auxquelles les expertises diverses des participants constituent des forces. Il faut, encore là, un contexte qui favorise une contribution et un échange multidirectionnels. La proposition que j’aimerais faire valoir dans ce texte est que l’accompagnement est un type de formation et d’intervention permettant de relever efficacement ces deux défis du transfert dans le milieu, soulevés par une approche pragmatiste de l’éthique appliquée. Mon intention n’est pas de suggérer que l’accompagnement doit remplacer les autres

CHAPITRE 9 – L’ACCOMPAGNEMENT COMME MODE D’INTERVENTION ET DE FORMATION EN ÉTHIQUE

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approches de formation ou d’intervention. Elle est plutôt de contribuer à la réflexion sur les conditions qui favorisent le développement de la compétence éthique dans les pratiques professionnelles et en contexte organisationnel. Jusqu’ici, j’ai parlé d’intervention et de formation comme si ces deux notions relevaient de catégories équivalentes. Ce n’est pas le cas. Je me réfère ici à la définition large que propose Georges A. Legault (2007 : 36) de la notion d’intervention comme l’action de quelqu’un sur quelque chose en vue d’introduire un changement. La notion d’intervention est donc plus générale que celle de formation qui en constitue un des moyens. Comme toute forme d’intervention, la formation est de nature stratégique et s’appuie sur un diagnostic à partir duquel le changement à réaliser est déterminé. Elle se distingue des autres formes d’intervention par le fait qu’elle procède par la transmission de connaissances, l’apprentissage d’habiletés ou le développement de compétences. Quant à la notion d’accompagnement, elle me semble pouvoir être comprise aussi bien comme un mode d’intervention que comme un mode de formation, ou les deux à la fois. C’est ce que la suite du texte tente de montrer. Dans la première partie, j’expose les grandes lignes qui définissent la compréhension de l’accompagnement à laquelle je me réfère – une compréhension, on le verra, en grande partie caractérisée par son ouverture et son indétermination. Dans la deuxième partie, je l’illustre à partir de situations d’accompagnement d’enseignants en communautés de pratique. Ces exemples ne concernent donc pas directement l’accompa­ gnement en éthique ; ils servent surtout à mettre en contexte le modèle d’accompagnement qui est le mien et à démontrer ses avantages et sa pertinence comme moyen de formation continue. Dans les troisième et quatrième parties, je veux montrer qu’en éthique l’accompagnement se prête bien aux situations où les acteurs s’interrogent sur le sens et les finalités de leur pratique, sur les normes, les valeurs et les idéaux qui la régissent, ainsi que sur leur identité professionnelle ; et que ce type de questionnement contribue aussi au développement de la compétence éthique. Je le fais d’abord en argumentant que la compétence éthique présuppose, en plus des aptitudes formelles qui la définissent, des contenus moraux préalables ancrés dans une identité morale ; et en explorant l’idée que la compétence éthique des professionnels dépend d’une identité professionnelle ainsi que d’une identité d’appartenance bien assumée, c’est-à-dire de l’ensemble des valeurs, normes et finalités qui définissent sur le plan moral le groupe auquel s’identifie subjecti-

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vement le professionnel. Enfin, pour mieux en rendre compte, je présente un cas de recherche-action impliquant des intervenants en déficience intellectuelle, qui me sert à montrer que l’accompagnement, justement en raison de son ouverture et de son indétermination, favorise la création d’espaces de dialogue qui contribuent à la reconstruction d’une identité professionnelle d’appartenance. CE QU’ACCOMPAGNER VEUT DIRE1 La littérature sur l’accompagnement analyse plusieurs types d’accompagnement des personnes2 : le counseling, le mentorat, le compagnonnage, le coaching, le tutorat, le sponsoring, le parrainage. Le plus souvent, ces notions sont associées à des objectifs de développement professionnel et correspondent à différentes stratégies pour mieux « conduire, guider ou escorter quelqu’un en concomitance à son cheminement de carrière afin de favoriser son développement » (Bergeron, 2008 : 4). S’ils présupposent tous un « accompagnant » détenant des savoirs et des attitudes experts, chacun de ces types possède ses contours propres qui le différencient des autres, et poursuit une ou des finalités précises : la croissance personnelle, l’apprentissage, un développement professionnel axé sur la performance, un développement global axé sur l’actualisation d’un potentiel et sur le développement de compétences, une meilleure connaissance de la pratique et du milieu de pratique, etc. Enfin, chaque type d’accompagnement présente des avantages et des forces par rapport aux autres, en fonction du contexte d’intervention et du but. L’accompagnement dont je rends compte dans ce texte n’est pas aussi bien clarifié quant à ses finalités et aux stratégies à déployer. Il ne correspond, a priori, à aucun des types énoncés plus haut, et il ne le peut, 1. 2.

J’emprunte textuellement ce titre à un article de M. Paul, 2003. Qu’il soit individuel ou collectif, l’accompagnement se fait habituellement auprès des personnes. On n’accompagne pas des organisations, sinon par métonymie ; ce sont alors les personnes au sein de l’organisation que l’on accompagne, en vue de répondre à un objectif de nature organisationnelle ou collective. Autrement, on peut parler d’accompagnement des organisations lorsqu’il s’agit de les aider dans la mise en place de nouveaux programmes, de nouveaux modes de gestion ou d’une nouvelle technologie. André Lacroix (2007) parle par exemple d’accompagnement institutionnel qu’il définit comme l’ensemble des moyens (formations, accompagnement clinique, modes d’intervention, rédaction d’avis-conseils, etc.) pour aider une institution à instaurer un changement. Pour sa part, Johane Patenaude (2014) présente cinq types d’accompagnement du développement technologique par les sciences humaines. Mais ce n’est pas à ce type d’accompagnement plus structurel que je m’intéresse ici.

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car il s’agit pour l’accompagnant de se laisser déterminer ou conduire par une demande. Il ne se définit donc pas autrement, pour l’instant, que par une indétermination et une ouverture à des demandes exprimées auxquelles il s’agit de s’ajuster et de répondre en temps réel. Dans cette conception3, l’accompagnant possède certes un savoir expert, ce savoir est disponible, mais il ne sera convoqué que si et lorsqu’il sera requis. Ce qui distingue l’accompagnement ainsi entendu des autres formes d’intervention et de formation, c’est la place laissée à la parole de l’accompagné, dans l’intention de faire émerger « les questions du sens des pratiques, des modes d’échanges, des relations interpersonnelles, des possibilités d’expression et de réalisation personnelle et collective » (Vial et Mencacci, 2005 : 6). Il s’agit de permettre aux personnes accompagnées d’effectuer, individuellement ou collectivement, un retour, une réflexion sur leur expérience professionnelle. D’où l’importance de distinguer l’accompagnement qui consiste à « conduire vers » – lorsque par exemple « j’accompagne mon fils à l’école » – de l’accompagnement qui donne lieu à une rencontre, au sens d’« être avec l’autre sur son chemin à lui ». Le premier cas correspond au modèle de l’expert qui exerce un contrôle ; alors que dans le second, « c’est l’autre qui décide du but de la promenade » (Vial et Mencacci, 2005 : 1). Comme le proposent Vial et Mencacci : « Accompagner, c’est être personne ressource pour que l’autre trace son chemin. Ce n’est ni montrer la bonne voie, ni une simple relation d’aide. » (2005 : 3) Ainsi, l’accompagnement établit certes une relation asymétrique entre deux parties, mais pas une relation hiérarchique (Guillemette et Simon, 2008 : 11-12). Dans cette conception où l’accompagnant est « avec » l’accompagné, son rôle est double. Il exerce d’abord une fonction procédurale qui consiste à « organiser un lieu de rencontre, présenter le contrat, faire un tour de table, accorder les droits de parole, clarifier à chaque fois la compréhension, résumer l’ensemble des interventions, valider le résumé auprès du groupe, relancer avec ‘‘ Qu’est-ce qu’on fait avec ça ? ’’ et répéter au besoin tout en exerçant les fonctions d’animation et en contrôlant le temps » (Baudreault, 2008 : 27). Son rôle consiste également à amener les personnes accompagnées à problématiser. Dans la plupart des formes d’intervention, de formation 3.

Dans ma pratique, cette conception s’est développée « sur le tas », sans cadre théorique préalable. Elle n’est pas pour autant originale – on le verra dans ce qui suit –, car elle emprunte, sans le savoir, plusieurs de ses caractéristiques à des conceptions plus structurées de l’accompagnement.

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ou d’accompagnement, la première étape consiste à poser un diagnostic : l’intervenant, le formateur, le consultant doivent bien poser le problème4. Ce n’est pas le cas de l’accompagnement dont il est question ici. Il ne s’agit pas d’établir a priori un diagnostic à partir duquel se déploierait l’intervention. Le diagnostic – mettre le doigt sur le problème auquel on souhaite apporter une solution – émerge en cours de route et se clarifie tout au long de l’accompagnement. On peut d’ailleurs parler de diagnostics au pluriel, car de nouveaux problèmes, lacunes, déficiences, besoins, projets, questions, préoccupations, etc., apparaissent au fur et à mesure que les personnes réfléchissent ensemble à leur pratique et y voient plus clair. C’est donc le rôle de l’accompagnant d’amener et d’aider les participants à cerner et poser le ou les problèmes qu’ils rencontrent dans leur pratique ; de « problématiser » avec eux en cours de route. L’accompagnant doit donc être capable de participer avec les personnes accompagnées « au dévoilement de sens » de ce qu’ils vivent et recherchent et de « cheminer à [leurs] côtés pour [les] confirmer dans le nouveau sens où [ils s’engagent]5 » (Le Bouëdec, 2001 ; cité dans Guillemette et Simon, 2008 : 11). Pour assumer ces deux fonctions, l’accompagnant doit être à l’écoute des personnes, sans être passif pour autant, car il doit susciter un travail de la part des personnes accompagnées. Il lui faut donc demeurer « à la fois présent et en retrait » (Guillemette et Simon, 2008 : 11-12). Pour ce faire, il peut préférer l’une ou l’autre des approches suivantes : soit adopter le mode présence-absence qui consiste à être directif sur le processus, en évitant d’intervenir sur le contenu ; soit demeurer en retrait tout en effectuant certains « encadrages ». Il peut arriver aussi que l’accompagnant

4.

Et son diagnostic doit être partagé par toutes les parties, comme le notent avec justesse Bellemare, Boisvert et Jutras, et Legault, chacun dans leurs contributions au présent ouvrage. 5. Il est intéressant de constater que ce faisant, l’accompagnant est amené lui aussi à problématiser sa propre intervention : « En effet, parce que chaque situation professionnelle est unique, elle lui demande de faire autrement (voire autre chose) que ce qu’il sait déjà faire, ce qui est schématiquement prédéfini. En d’autres termes, l’accompagnateur doit intervenir sur le cours de l’action alors qu’il n’existe aucun ensemble ordonné de prescriptions, de normes – aucun algorithme préétabli à appliquer mécaniquement – qui lui permettraient d’appliquer ce qu’il sait. Il est donc amené à problématiser chaque fois son intervention, de manière à élaborer une démarche toujours différente. » (Vial et Mencacci, 2005 : 6)

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doive accepter d’être moins en retrait, souvent en début d’intervention, et d’effectuer de la suppléance et du recadrage6. Le rôle de l’accompagnant est enfin de créer le climat de confiance nécessaire à un véritable échange entre les participants. En effet, « [a]u moment où le niveau de confiance s’élève, les conditions de la relation en dyade offrent l’opportunité d’un partage plus intime des valeurs et des croyances qui sous-tendent l’action » (Guillemette et Simon, 2008 : 13). L’exemple qui suit illustre ces caractéristiques de l’accompagnement à travers deux situations de communautés de pratique avec des enseignants. L’ACCOMPAGNEMENT EN COMMUNAUTÉ DE PRATIQUE Le modèle des communautés de pratique, qui s’appuie sur les concepts de pratique réflexive (Schön, 1994), d’apprentissage situé (Lave et Wenger, 1991) et de Community of Practice (Wenger, 2005), postule que la réflexion sur la pratique, surtout si elle s’effectue de manière dialogique par des échanges avec des pairs, permet d’améliorer l’agir professionnel de façon constructive et socialement ancrée (Wenger, 2005) ; qu’elle constitue donc un processus d’apprentissage. C’est avec ce modèle en tête que j’ai proposé, dans le cadre du plan national de formation continue des enseignants en éthique et culture religieuse (ECR) mis en place par le ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport du Québec (MELS)7, une démarche s’apparentant à de 6. Selon Fortin et collab. (2011 : 156), l’encadrage consiste « à souligner son support à l’interlocuteur en lui signifiant qu’il est en mode d’écoute. L’animateur résume l’information factuelle et les propos des interlocuteurs […] en [les] reformulant […] dans ses propres mots au besoin. Le recadrage, pour sa part, consiste à donner un sens à ce que dit l’interlocuteur, à orienter une décision par une directive, une suggestion, à proposer une façon d’agir, etc. ». Quant à la suppléance, elle consiste à fournir des réponses cognitives à des demandes qui se situent sur ce plan, en adoptant de manière ponctuelle la posture du formateur qui enseigne des connaissances. 7. Le programme d’éthique et culture religieuse fait partie du Programme de formation de l’école québécoise. Il s’agit d’une formation commune en éthique et en culture religieuse, obligatoire pour tous les élèves du Québec aux niveaux primaire et secondaire, qui a remplacé les cours optionnels d’enseignement moral et d’enseignement moral et religieux catholique et protestant. L’implantation du programme s’est faite en septembre 2008 simultanément à tous les cycles du primaire et du secondaire. Pour assurer la formation des enseignants, le MELS du Québec a mis en place un important plan national de formation continue dont la mise en œuvre, de 2006 à 2009, a été confiée à des équipes régionales composées de représentants des commissions scolaires, des

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l’accompagnement ; sans vraiment, à cette époque, associer cette démarche à un modèle d’accompagnement ; sans non plus avoir une idée bien définie de ce que j’allais faire d’autre que de répondre à des besoins individuels. Dans la région où je suis intervenue, la situation est la suivante : après une année et demie de formation de type andragogique assez classique (enseignement en grands groupes, échanges, ateliers) totalisant neuf journées de formation, le bilan est que les enseignants-formateurs8 ont le sentiment de connaître le programme, mais ne se sentent pas suffisamment outillés pour l’enseigner, sans toutefois arriver à déterminer ce qui leur fait défaut. Il a donc été décidé que j’irais rencontrer chaque équipe d’enseignants-formateurs (une journée entière chaque semestre) dans chacune des commissions scolaires de la région9 pour tenter de répondre à leurs besoins particuliers de formation. Cet accompagnement, je l’ai dit, ne découlait d’aucun modèle précis. Chaque équipe locale m’ayant au préalable fait parvenir ses questions et ses préoccupations, ce ne sont pas les mêmes contenus qui ont été abordés et discutés avec chacune des équipes. L’accompagnement s’est fait au cas par cas. Au dire des enseignants-formateurs et de l’équipe régionale, ces journées ont été un moment fort de la formation. Elles ont permis de répondre aux questions individuelles des enseignants-formateurs, de discuter de cas particuliers et concrets, de répondre à des préoccupations plus précises et d’approfondir des éléments moins bien maîtrisés. Elles ont ainsi favorisé une meilleure intégration des contenus et renforcé la maîtrise des apprentissages réalisés lors des formations antérieures. Même s’il s’agit d’une formule exigeante pour le formateur universitaire, elle possède les avantages d’un enseignement individualisé, permet de s’ajuster aux besoins exprimés et de demeurer près des attentes des personnes ; bref, elle offre une grande souplesse dans le choix des contenus à aborder (Rondeau, 2010 : 28-29). En 2009, au terme du plan national de formation continue en ECR, on craint, dans les milieux, de voir disparaître l’expertise régionale qui universités et du MELS. Pour un compte rendu et une analyse détaillés de ce plan de formation, voir Cherblanc et Rondeau, 2010. 8. Les enseignants-formateurs sont des agents multiplicateurs. Dans chaque région, un groupe restreint d’enseignants choisis par leur commission scolaire participent aux formations de premier niveau à raison de six journées par année. Par la suite, ces enseignants assurent la formation de leurs collègues dans leurs commissions scolaires respectives. 9. La région à couvrir étant le Bas-Saint-Laurent et la Gaspésie-Iles-de-la-Madeleine.

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s’est développée. En effet, rien n’est prévu pour la maintenir et les enseignants sont peu enclins à s’inscrire à des formations universitaires « classiques » et créditées, qu’ils trouvent déconnectées de la réalité de la classe et de l’enseignement. Leur charge de travail est importante ; ils n’ont ni le temps pour préparer des travaux universitaires, ni l’énergie pour suivre des cours en dehors de leur temps de travail. Ils souhaitent, si la formation continue doit se poursuivre, que cela se fasse sur leur temps de travail10. Avec des collègues, nous avons donc mis en œuvre un projet de recherche-action en formation continue calqué sur les communautés de pratique11. Ce projet (2010-2014) implique trois équipes d’enseignants, une à Montréal, une à Sept-Îles et une à Québec. Il veut expérimenter leur mise en réseau par les technologies de l’information et de la communication (TIC)12 et prévoit une rencontre en présentiel des trois groupes une fois par année13. Le groupe de Québec, auquel je m’intéresse dans ce texte, est composé de neuf enseignants – deux enseignent au primaire, sept au secondaire –, libérés sur leur temps de travail pour participer à des rencontres d’une journée, cinq fois par année. Deux chercheurs accompagnent le groupe. Ils assurent un accompagnement qui ne procède d’aucun modèle en particulier, mais qui cherche à s’adapter aux attentes et aux demandes des participants. Ces attentes sont clairement exprimées dès la première rencontre. Les enseignants qui ont accepté de participer à la communauté de pratique ont presque tous été enseignants-formateurs auprès de leurs collègues. Ils 10. Sur ce point, je pense que les enseignants ont raison. Dans le réseau de la santé et des services sociaux, l’organisation met en place les conditions favorables au développement professionnel. Les praticiens, les professionnels et les gestionnaires poursuivent des formations de perfectionnement ou de qualification sur leur temps de travail. Dans le réseau scolaire, il y a bien sûr des formations offertes par les commissions scolaires lors des journées pédagogiques, mais les enseignants considèrent qu’elles ne répondent pas à leurs besoins de formation. 11. Le projet portera plus précisément sur la formation continue des enseignants dans l’enseignement de la pratique du dialogue, une des trois compétences du programme ECR. 12. Sur le modèle de la communauté de pratique en réseau dont l’efficacité comme outil d’apprentissage et de développement professionnel a été défendue notamment par Fontaine et Millen (2004) et, auprès des enseignants, par Henri et Pudelko (2006), Benoît (2000) et Laferrière, Massicote et Jacques (2000). 13. Projet financé par le programme Chantier 7 du MELS, de 2010 à 2014. Les chercheurs sont : Jacques Cherblanc de l’Université du Québec à Chicoutimi (Sept-Îles), Pierre Lebuis de l’Université du Québec à Montréal (Montréal), Jean-Philippe Perreault de l’Université Laval et Dany Rondeau de l’Université du Québec à Rimouski (Québec).

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sont très critiques des formations qu’ils ont reçues dans le cadre du plan national de formation continue, les jugeant trop abstraites, sans lien avec la réalité de la classe et peu transférables14. Aussi, souhaitent-ils que ce projet de recherche les aide réellement et concrètement, et ne soit pas que du « pelletage de nuages » d’universitaires « déconnectés ».  Tenant compte de ces attentes, les chercheurs ont donc le plus possible transféré le leadership de la communauté de pratique aux enseignants eux-mêmes, les laissant déterminer le contenu des rencontres, en s’assurant que ce contenu demeure lié aux objectifs de la recherche. La première année et demie, le groupe travaillera à définir un « procédurier » portant sur les formes du dialogue. Les chercheurs y participent au même titre que les autres participants. Peu à peu, les divergences de compréhension amènent les enseignants à remettre en question leur propre compréhension des éléments du programme et à s’interroger sur l’enseignement qu’ils en font. Les chercheurs adoptent alors, ponctuellement, une posture plus magistrale pour répondre aux questions des participants. Aux prises avec des difficultés qui sont d’ordre conceptuel, les enseignants prennent goût à ces « capsules » qui, malgré leur teneur théorique, répondent directement à un besoin de mieux comprendre. Ils expriment même le souhait d’aller plus loin dans leur approfondissement des notions et des concepts et proposent que les rencontres suivantes prévoient des capsules de formation plus formelle, conceptuelle et théorique15. Aussi, pendant les deux années qui suivront, les rencontres seront structurées ainsi : tour de table, nouvelles et annonces, capsule de formation, présentation et échange d’outils ; chacun de ces moments donnant lieu à de nombreuses discussions autour de la pratique de l’enseignant en ECR. Entre-temps, l’aspect répétitif du travail sur le « procédurier » démotive certaines personnes qui suggèrent de le mettre de côté. On prend conscience qu’il a surtout servi à susciter des échanges et à déterminer des besoins. Il est vu comme un moyen d’apprentissage et non comme une fin en soi. Les enseignants conviennent que si l’outil peut leur être utile en classe, son intérêt premier réside dans la démarche qui

14. En réalité, leur insatisfaction venait plutôt du contexte dans lequel avaient eu lieu ces formations : controverse sociale autour du programme, insécurité reliée à un programme de formation dont la version finale a été publiée tardivement, inquiétudes entourant l’évaluation des compétences, attentes tournées vers l’acquisition d’outils applicables rapidement plutôt qu’un enseignement plus fondamental, etc. 15. La plupart du temps, ces « capsules » seront données par un des deux chercheurs. À trois occasions, nous avons sollicité une ressource externe.

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a mené à son élaboration. En ce sens, il est difficilement transférable dans une formation pour les pairs. Ce fonctionnement de la communauté de pratique – auxquels nous sommes arrivés par tâtonnements – favorise la réflexion en commun sur la pratique. Les enseignants ont l’impression d’apprendre beaucoup à chaque rencontre. Ce ne sont pas seulement des connaissances que les enseignants viennent y chercher. Pour eux, la communauté de pratique est devenue un lieu de partage d’une réalité commune et d’échange sur la pratique afin de mieux la comprendre et de mieux enseigner sa matière. Or, ce résultat ne s’acquiert pas par un enseignement formel. Un premier bilan du projet a permis de dégager trois constats : a) La pertinence et l’efficacité de la communauté de pratique se manifestent beaucoup plus fortement – dans le groupe de Québec – à l’échelle locale qu’à l’échelle nationale. Il n’y a eu qu’une seule rencontre des trois groupes, et les enseignants n’ont pas insisté pour qu’il y en ait d’autres. Ils considèrent que cette rencontre n’a rien apporté de plus que le travail qui se fait lors des rencontres à Québec. b) Le réseautage par les TIC n’a pas suscité d’intérêt. Les enseignants disent ne pas utiliser beaucoup les TIC, ne pas vouloir le faire et ne pas en voir l’intérêt. Surtout, ils manquent de temps pour les utiliser en dehors de leur temps de travail. Cet outil ne leur apparaît pas utile et augmente leur charge de travail. c) Ce ne sont pas les outils concrets développés en communauté de pratique qui leur sont apparus les plus utiles, mais les rencontres elles-mêmes. À travers l’élaboration des outils, les enseignants ont pu mettre le doigt sur leurs besoins de formation, c’est-à-dire leurs lacunes au niveau des connaissances disciplinaires ou des approches pédagogiques. Ils ont comblé ces lacunes par les ressources respectives des uns et des autres (autoformation) et ont demandé aux chercheurs qui accompagnent le groupe d’intervenir ponctuellement sur des sujets plus pointus. Ils ont également eu recours à des ressources externes (sur le conseil des chercheurs) sur des sujets bien précis, définis par eux. Ces constats contrastent avec les attentes de départ, d’autant plus que pendant les deux dernières années du projet, ce sont des enseignements plus fondamentaux, de nature conceptuelle et théorique, que les enseignants ont réclamés. Il y a lieu de penser que cela est dû en partie

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au fait qu’ils ne se sont pas fait imposer a priori des contenus de formation dont ils ne voyaient pas la pertinence, mais qu’ils ont été amenés, à travers leurs échanges et leur travail en commun, à voir précisément où se situaient leurs besoins. Peu à peu – et surtout au cours des deux dernières années –, ils nous ont dit : « Il nous manque des connaissances de base sur tel concept ou telle forme de dialogue. On aimerait que la prochaine rencontre aborde ces notions. » La communauté de pratique se prête bien à répondre à de telles demandes en temps réel. Quant au type d’intervention/formation requis par la communauté de pratique, il recoupe ce qui a été dit de l’accompagnement. Par rapport à leur rôle d’expert, les chercheurs sont demeurés en retrait, sauf quand on leur a explicitement demandé d’intervenir sur le contenu. Cependant, leur rôle procédural a été jugé indispensable : Ça prend quelqu’un qui contrôle l’agenda. Vous avez un plan à plus long terme, c’est vous qui prévoyez l’ordre du jour, vous avez en tête où vous voulez aller aussi. Ça prend quelqu’un qui fait cette tâche-là. Si tu fais juste t’asseoir puis qu’il n’y a pas de plan, qu’il n’y a rien d’établi, puis qu’à chaque fois où tu te rencontres, tu repars de : « Bon, qu’est-ce qu’on fait aujourd’hui ? », puis que tu te mets à jaser… Ça prend quelqu’un qui donne la direction16.

Cela dit, il serait faux de penser que l’accompagnant n’est là qu’au service du groupe, qu’il n’a pas lui aussi un but à travers le travail qu’il réalise. Il est mandaté pour une fin bien précise qui ne consiste pas uniquement à « animer » le groupe ou à assurer le respect d’une procédure. C’est là peut-être le plus grand défi de l’accompagnant : concilier ses propres objectifs professionnels, scientifiques ou pédagogiques comme intervenant ou formateur, tout en s’ajustant aux demandes et aux besoins des personnes accompagnées. Cela demande beaucoup d’écoute de sa part et une certaine maîtrise d’une technique classique, la maïeutique, pour amener les participants à prendre un peu de recul et à se questionner. Vous êtes des experts et vous avez une excellente écoute, puis vous nous éclairez aussi par vos réflexions, vos questions. Les questions, c’est un art. Je trouve que vous l’avez l’art de nous questionner donc de nous amener à réfléchir.

Dans la communauté de pratique, les chercheurs/experts/accompagnants réfléchissent eux aussi à leur pratique, que ce soit celle de la recherche ou de l’enseignement. Je l’ai dit, l’accompagnement est une 16. Les extraits qui suivent sont tirés du compte rendu intégral des rencontres de bilan.

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relation asymétrique (experts et non-experts), mais non hiérarchique. La réciprocité est une autre caractéristique importante de l’accompagnement parce qu’elle place tous les participants à égalité : « une des choses qu’on appréciait, c’est qu’on a l’impression, quand on parle, que ça vous allume vous aussi. Vous nous alimentez, mais on a l’impression, aussi, qu’on vous alimente dans votre pratique ». Un chercheur universitaire qui arriverait avec le sentiment ou l’attitude selon lequel c’est lui, l’expert, puis que les autres ont bien des choses à apprendre de lui, je pense qu’on perdrait tout de suite la dynamique. C’est une condition nécessaire qu’il y ait un chercheur, mais un chercheur avec telle posture… sinon, ça peut donner l’impression que tu as le chercheur en chef qui vient organiser le tout. Si tu veux maintenir l’espèce de collégialité, il faut qu’il y ait, justement, cette réciprocité-là.

Mais le rôle le plus important de l’accompagnant, celui qui lui permet de rejoindre à la fois ses propres objectifs et ceux des personnes accompagnées, réside dans sa capacité à problématiser et à faire problématiser. Pour ce faire, il doit être toujours un pas devant. C’est aussi l’avis des participants au projet : C’est l’fun d’avoir quelqu’un qui connaît ça sur le bout des doigts, le programme puis les enjeux théoriques aussi, puis qui est capable, justement, de faire une question fouillée. Des fois, on frappait des nœuds dans nos définitions. C’est bon d’avoir quelqu’un qui a une vraie vue d’ensemble, qui peut dire : « Moi, je pense que c’est là que ça accroche. » Même sur des trucs basic. Si c’est n’importe qui ou que c’est juste un animateur et que son expertise, c’est d’animer ; même s’il est bien bon là-dedans parce qu’il a fait des camps de vacances quand il était jeune, qu’il est capable de distribuer les droits de parole, moi, je pense que c’est nettement insuffisant. […] C’est sûr, on aurait fini par le dénouer entre nous autres, mais ça aurait pris quelqu’un pareil qui a une vision plus riche, quelqu’un qui est capable de dire : « Bien là, le nœud, il est là, il y a tel truc, avez-vous pensé à ça ? », même sous forme de questions socratiques, comme elle dit. Mais ça prend ça. Ce n’est pas de la stricte animation.

Cet exemple d’accompagnement d’enseignants en communauté de pratique permet d’apprécier l’intérêt de l’accompagnement par rapport à une formation plus formelle dans un contexte de formation continue. Cependant, cet avantage n’est obtenu que si les participants sont des praticiens expérimentés forts d’une pratique sur laquelle ils peuvent réfléchir. Il n’est pas certain que ce modèle convienne à tous les contextes, à la formation initiale par exemple. L’intérêt vient également de l’indé-

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termination qui caractérise l’accompagnement et qui favorise le développement de l’autonomie – le penser par soi-même – des personnes accompagnées. En ce sens, il convient bien aux situations qui visent le développement de certaines aptitudes comprises dans la définition de la compétence éthique et de la posture qu’elle requiert. C’est ce que je veux montrer dans la partie suivante. DÉVELOPPEMENT DE LA COMPÉTENCE ÉTHIQUE ET IDENTITÉ MORALE ET PROFESSIONNELLE Comme je l’ai déjà dit, l’intervenant qui choisit d’« accompagner » n’est pas qu’au service des personnes ou des organisations. Il a son propre « agenda », ses propres intentions. S’il s’agit d’accompagnement en éthique, au-delà de l’indétermination, de la diversité des demandes et des besoins exprimés, la finalité qu’il poursuit demeure le développement de la compétence éthique des personnes. La compétence éthique renvoie ici à la capacité de prendre, en toute autonomie, une décision qui met en jeu des valeurs et des normes, sans se soumettre à la pression ou à la contrainte qu’exerce la force prescriptive des normes de nature morale, juridique ou légale. En effet, dans son rapport aux normes, la compétence éthique exerce une fonction critique : elle met en question et dévoile le sens institutionnalisé des normes (les valeurs implicites à ces normes), établit leur validité dans une situation précise et évalue les conséquences des conduites recherchées par les normes. Autrement dit, elle consiste à mettre à distance les normes pour mieux les remettre en question et déterminer leur valeur respective en regard du problème à résoudre (Bégin, 1995 : 54 ; Rondeau, 2007). Dans son rapport aux valeurs, la compétence éthique consiste à déterminer « les valeurs auxquelles il faut donner préséance dans chaque situation qui requiert une décision », à « choisir entre deux ou plusieurs valeurs et ainsi déterminer la finalité de notre action » (Boisvert et collab., 2003 : 79) et à pouvoir en répondre. Ce choix s’effectue en évaluant l’impact de la décision potentielle sur soi, sur les autres et sur la société. La compétence éthique est donc une capacité de décider, « dans des situations plus difficiles, où l’hésitation est plus forte » (Boisvert et collab., 2003 : 78). Dans une perspective éthique, décider d’agir, c’est tenir compte de soi, de ses valeurs et de son désir (principale raison du passage de l’intention à l’action), en pondérant les valeurs et les désirs à la lumière de l’ensemble des conséquences que cette action aura sur soi et sur les autres, délibérant ainsi sur le meilleur comportement à adopter comme être humain au sein

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d’une société. Décider, en éthique, c’est aussi prendre en compte les intérêts, les valeurs et les besoins des autres afin que la mesure prise ne soit pas inéquitable pour l’un ou l’autre des individus mêlés à la situation. (Boisvert et collab., 2003 : 78)

Cependant, si exercer sa compétence éthique équivaut à décider, la capacité de décider suppose elle-même un ensemble de capacités préalables qui, selon Luc Bégin (2011), définissent avec plus de précision ce qu’est la compétence éthique. Ces capacités préalables renvoient à des aptitudes ou à des habiletés formelles plutôt qu’à la maîtrise de contenus moraux ou qu’à l’adoption d’attitudes ou de valeurs. Il s’agit d’abord de la capacité à résoudre des problèmes pratico-moraux qui suppose les capacités de se mettre à la place d’autrui (capacité de décentration), « d’identifier les enjeux éthiques présents dans les diverses situations » et « de formuler des raisons d’agir dans le cadre d’une délibération » ; ensuite, de la capacité de faire un retour de manière réfléchie « sur les composantes et les enjeux pratico-moraux des situations problématiques » ; enfin, de l’autonomie de jugement qui consiste à délibérer en soi et pour soi de la valeur ou de la règle qui aura préséance dans une situation17 (Bégin, 2011 : 111-112). Sans être totalement en désaccord avec Bégin, on peut néanmoins se demander si ces aptitudes formelles ne présupposent pas elles-mêmes certains contenus moraux ou une posture motivée par des contenus moraux. Autrement dit, n’ont-elles pas besoin d’être minimalement activées par le souci d’autrui, l’attachement à certaines valeurs et le désir d’agir en cohérence avec elles ? Par exemple, pour pouvoir se mettre à la place d’autrui (aptitude formelle), ne faut-il pas être capable d’empathie18 ? Autre exemple, l’exercice du jugement et de l’autonomie suppose un processus de subjectivation qui implique lui-même une prise de position, c’est-à-dire l’engagement et la responsabilité à l’égard de la décision. Fortin et collab. définissent ainsi le processus de subjectivation :

17. « Faire preuve d’autonomie de jugement, c’est être capable de déterminer par soi-même laquelle des règles, normes, attentes et obligations aura préséance dans la situation, cette détermination devant elle-même être le résultat de la mise en œuvre des capacités réflexives de la personne. Pour le dire autrement, l’autonomie de jugement est l’aboutissement d’un processus de prise en charge par la personne de ses décisions et de ses actions de nature éthique. » (Bégin, 2011 : 113) 18. C’est la thèse défendue par Susan Moller Okin, 1989. Ce texte a été reproduit en français dans P. Paperman et S. Laugier, 2011. Sur cette question, voir aussi Solange Chavel, 2011.

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Dans la pratique de l’intervenant surgissent des moments de bascule où est sollicitée, parfois de façon soudaine, une prise de position subjective ; par exemple, lorsque, dans des expériences précises, la référence au connu se révèle inadéquate et non avenue. Il lui faut alors prendre en compte l’inquiétude ou le malaise qui se crée en lui, s’il veut apporter une réponse « vraie » au réel qui le travaille. C’est de l’intérieur de lui-même, avec le support d’autrui au besoin, que peut provenir une réponse à ce qui, nouveau, inédit, sollicite une prise de position. Il lui faut faire appel à un savoir singulier, lié à son expérience de vie, sur lequel il pourrait appuyer sa pratique. (2011 : 26)

L’idée avancée ici est que la compétence éthique et les aptitudes formelles qui la définissent dépendent d’éléments plus substantiels, de contenus moraux (attitudes ou valeurs). Ils présupposent une « posture » morale liée à une identité morale. En effet, « l’identité se définit à partir d’un ensemble de critères, dont un idéal et des valeurs partagées, qui sont souvent considérés comme ce qui vient donner sens à la pratique, de même que d’interdits qui balisent l’application de cet idéal et la concrétisation des valeurs » (Fortin et collab., 2011 : 25). Autrement dit, on peut penser que le sujet moral sera d’autant plus compétent sur le plan de l’éthique que son identité morale sera bien assumée. Fortin et collab. distinguent trois niveaux d’identité qui entrent dans la démarche de subjectivation ou d’autonomie du jugement : l’identité personnelle, l’identité professionnelle et l’identité d’appartenance. L’identité personnelle, première, est « définie en partie par des représentations sociales et culturelles, des valeurs, des idéaux, de même que des interdits spécifiques de notre communauté d’appartenance » ; elle est donc intimement liée « à la conscience morale qui trouve son sens dans les représentations du bien, du mal, de ce qui est attendu, permis, autorisé, interdit » (24). L’identité professionnelle se construit sans doute à partir de l’identité première, mais aussi à partir « de la projection de soi dans un statut social » (Fortin et collab., 2011 : 24). Elle se constitue d’abord comme un idéal moral, c’est-à-dire une représentation « de ce que doit être la pratique professionnelle et des valeurs qui la définissent. C’est par rapport à cet idéal moral qu’une personne se projette dans un avenir et choisit une profession. C’est par cet idéal moral qu’elle se définit comme tel type de professionnel » (Rondeau, 2014 : 82). Or, « [la] mouvance des modèles sociaux contribue à fragiliser les assises de l’identité professionnelle. Et l’expérience de vie, où la personne est souvent confrontée à l’inexplicable, l’incontrôlable, l’inouï, l’insensé, le hors-sens, soulève des

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interrogations à propos de cette identité et, dans bien des cas, la remet en question. » (Fortin et collab., 2011 : 25) Cette situation se résoudra dans un troisième ordre d’identité « qui s’édifie, cette fois, à travers les conditions et le cadre même de la pratique professionnelle » (Fortin et collab., 2011 : 25) : l’identité d’appartenance. Celle-ci relève du sentiment d’appartenance à une organisation ou à un milieu de pratique en raison de l’adhésion aux valeurs, normes et finalités qu’il actualise ou poursuit. Prenant appui sur les thèses de Claude Dubar et sur celles de la sociologie des professions, Larouche et Legault élaborent eux aussi un modèle de construction de l’identité professionnelle qui associe identité et appartenance. D’après ce modèle, l’identité se façonne au gré des appartenances, familiales d’abord, puis sociales, associatives, professionnelles et organisationnelles. Le « soi » se situe donc à l’intersection de ces appartenances. Il est, pour reprendre l’expression de Larouche et Legault, le « Qui je suis dans le qui nous sommes ». L’identité est donc un construit à partir d’une dialectique dynamique entre un JE et un NOUS, et non l’individualité du JE s’opposant au NOUS. Au fur et à mesure du processus de socialisation, les appartenances s’ajoutent les unes aux autres, entraînant forcément des conflits entre les valeurs attachées aux diverses appartenances. « La construction de l’identité, écrivent Larouche et Legault, dépend du mouvement incessant entre l’héritage provenant d’une appartenance », c’est-à-dire les valeurs et conceptions du vivre ensemble, « et l’appropriation provenant de la médiation subjective de l’héritage dans la construction du « soi » », c’est-à-dire le processus par lequel l’individu procède soit à la confirmation des valeurs héritées, soit à leur rejet, soit à leur transformation (2003 : 22). Chaque appartenance constitue ainsi un lieu de valeurs, dans lequel la personne adopte un rôle et par rapport auxquelles sont créées des attentes de conformité aux valeurs du groupe d’appartenance. Autrement dit, on s’attend à ce que la personne agisse en actualisant les valeurs du lieu d’appartenance. Par conséquent, l’identité d’appartenance n’est pas un troisième niveau qui s’ajouterait aux deux précédents, mais plutôt celle qui détermine l’identité professionnelle. Autrement dit, l’identité d’appartenance détermine l’identité de travail ou l’identité dominante au travail, comme l’indiquent Gunz et Gunz (2007) : « [d]ans une situation où il y a conflit entre des éléments éthiques relevant de leur profession et des éléments éthiques relevant de leur organisation, les professionnels

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choisiront plus probablement l’action correspondant à l’identité qui est chez eux dominante » (cité dans Bégin, Rondeau et Marchand, 2009 : 20). Dans les contextes où le professionnel exerce au sein d’équipes multidisciplinaires ou au sein d’une organisation, peuvent surgir des conflits entre les valeurs et les normes de la profession et les valeurs et les normes du milieu de pratique et, donc, des conflits d’identités. Dans les organisations contemporaines, les logiques économiques, juridiques et technoscientifiques soumettent la pratique professionnelle à des impératifs qui la placent en décalage par rapport à l’idéal moral de la pratique professionnelle, entraînant « des tensions liées à la reconnaissance ou à la définition de leur identité professionnelle, et parfois même personnelle, en particulier à ce qui a trait à l’autonomie, au jugement porté sur la décision à prendre et à la responsabilité qui en découle » (Fortin et collab., 2011 : 23). Cela est encore plus vrai dans les pratiques professionnelles liées au care (soins de santé, éducation, petite enfance, intervention en déficience intellectuelle et physique, etc.) où les questionnements de nature éthico-morale surgissent davantage de la responsabilité à l’égard des personnes que de conflits de règles ou de droits (Rondeau, 2014). Il ne s’agit pas tant alors de savoir comment raisonner correctement, mais de s’interroger sur le sens et la finalité de sa pratique professionnelle : quel est mon rôle comme professionnel ? Quelles sont les valeurs qui m’animent ? À quoi, à quel rôle est-ce que je m’identifie ? À quel groupe est-ce que j’appartiens et avec lequel je partage les mêmes valeurs ? C’est la question de l’identité qui est posée ; une question importante puisque l’identité oriente le comportement. Le cas qui suit illustre cette problématique de l’identité professionnelle et l’intérêt d’une intervention ou d’une formation qui prend la forme de l’accompagnement. ACCOMPAGNEMENT ET IDENTITÉ PROFESSIONNELLE D’APPARTENANCE L’expérience de recherche que je vais maintenant relater confirme l’idée qu’un malaise est souvent à l’origine de la réflexion en éthique ; et que lorsque c’est le cas, un accompagnement dont les modalités sont souples constitue une forme d’intervention appropriée. Ce n’était pas l’objectif de la recherche de démontrer cela ; il était plutôt de valider l’hypothèse selon laquelle une démarche de type dialogique réalisée en groupe favorise la construction d’un savoir éthique

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concernant la pratique professionnelle. Une démarche de type dialogique est centrée sur la discussion et l’échange autour de situations vécues faisant l’objet de préoccupations éthiques. Ici, « savoir éthique » est entendu au sens d’un savoir sur l’éthique en cause dans les pratiques professionnelles d’intervention auprès de personnes ; il comprend aussi le rapport aux normativités d’ordres moral, déontologique et légal19. La recherche consistait à accompagner quatre groupes de professionnels pendant deux à trois ans (2004 à 2007), pour une quinzaine de rencontres au total. Chaque groupe était composé d’intervenants auprès d’une clientèle « vulnérable » (petite enfance, déficience intellectuelle, psychiatrie juvénile). Les rencontres étaient structurées autour de l’analyse rétrospective de situations vécues, relatées par une personne ; la discussion et l’échange qui suivaient visaient à en expliciter le caractère éthique. Deux ou trois chercheurs accompagnaient chacun des groupes, sur un mode présence/absence : directifs sur la procédure, ils n’intervenaient pas sur l’explicitation ou la problématisation du contenu. En raison du fait que les conditions du dialogue prévues étaient celles de l’éthique délibérative, je m’attendais à observer chez les participantes du groupe que j’accompagnais20, l’émergence d’un « savoir éthique » construit par consensus, où les points de vue de chacun, en permettant une décentration par rapport au récit, se transformeraient en un point de vue général, plus décontextualisé et universalisable. Je m’attendais à ce que la discussion sur les situations donne lieu à une certaine formalisation, par exemple à l’énonciation de règles ou de normes de pratiques. La réflexion sur ces règles ou normes de pratiques aurait par la suite permis de dévoiler les valeurs sous-jacentes ; ou l’inverse, la discussion aurait produit un consensus autour de valeurs guidant la pratique et servant de critères pour évaluer le sens des normes de la pratique. Ce n’est pas ce qui est arrivé. D’abord, il n’y a pas eu de formalisation à aucun moment des rencontres. Les récits de situation ont amené les participantes à réfléchir à ce qui motivait les actions et les décisions des 19. Pour une description de la recherche et une analyse de ses résultats, voir Fortin et collab., 2011. Pour une présentation plus succincte, voir Rondeau, 2014. 20. Le groupe que j’accompagnais avec le professeur Bruno Leclerc était composé de huit participantes provenant de différents points de service du Centre de réadaptation en déficience intellectuelle (CRDI) de la région du Bas-Saint-Laurent au Québec : une psychologue, une conseillère à la personne, à la famille et aux proches, deux éducatrices auprès d’adultes, une éducatrice à l’enfance, une conseillère clinique, une intervenante sociale et la mère d’une adolescente aux prises avec une déficience intellectuelle.

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acteurs, notamment la narratrice comme actrice principale de son récit (mais pas uniquement elle), aux raisons de ces actions et de ces décisions (valeurs), qu’elles ont discutées et justifiées à partir de la situation. À travers les récits, les narratrices ont exprimé et nommé des valeurs – des valeurs personnelles, mais également des valeurs qu’elles jugeaient fondamentales à leur pratique –, mais sans jamais les appeler des valeurs et sans non plus prendre conscience du rôle que jouent ces valeurs, soit comme source de sens, soit comme critères d’évaluation de l’action. De plus, il est apparu manifeste qu’à travers leur récit et la discussion qui suivait, les narratrices souhaitaient mieux comprendre la situation à partir du point de vue des autres, mais aussi répondre de leurs actes, rendre compte d’une responsabilité que les autres participantes étaient appelées à reconnaître. Dans leurs discussions, les participantes n’ont pas essayé de définir une éthique professionnelle à partir de principes abstraits ou de normes générales (contrairement à ce qui était attendu des chercheurs) ; elles ont plutôt discuté du sens de leur pratique, tant du point de vue de la narratrice que de l’expérience de chacune. Elles se sont découvertes solidaires autour de valeurs qui renforcent les liens entre les personnes et qui définissent, pour elles, le sens de leur pratique professionnelle. Les discussions sont donc demeurées très près des situations vécues, des personnes impliquées, des émotions ressenties et les participantes sont toujours restées préoccupées par les enjeux singuliers et les personnes concrètes impliquées par les situations discutées. En cherchant à comprendre pourquoi la formalisation attendue dans le sens d’une éthique de la délibération ne se produisait pas, nous nous sommes arrêtés à certaines caractéristiques du groupe de participantes21. D’abord, je l’ai dit, elles interviennent auprès de personnes vulnérables, soit en raison de leur jeune âge, soit en raison d’une déficience d’ordre cognitif, soit en raison de difficultés d’ordre intrapsychique ou interindividuel. Cet élément n’est pas anodin. En effet, toutes les participantes ont exprimé ou manifesté le sentiment d’une grande responsabilité à l’égard de ces personnes, d’une responsabilité singulière, c’est-à-dire tournée vers des personnes particulières rencontrées au quotidien. Or, ce n’est pas le lot de tous les professionnels ; plusieurs travaillent avec des clients adultes en pleine possession de leurs facultés mentales et intellectuelles, alors que d’autres exercent une responsabilité à l’égard d’une

21. Je reprends ici l’analyse faite dans Fortin et collab., 2011, aux chapitres 5 et 6.

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clientèle prise comme un tout collectif et abstrait (par exemple, le public en général). De plus, dans l’intervention auprès de personnes vulnérables, la responsabilité est immédiate, comme l’est celle d’un parent à l’égard de son enfant, totale et non partagée. Et même lorsqu’elle est partagée entre plusieurs intervenants, le sentiment de la responsabilité, lui, demeure total et constant. Ce n’est pas le cas des professionnels ou des travailleurs dont la responsabilité concerne certains actes en particulier, seulement ceux-là. La responsabilité se trouve alors limitée dans le temps et dans l’espace à la portée de cet acte. Finalement, les personnes auprès de qui interviennent les participantes au groupe de recherche sont très « proches » au quotidien, et dans une proximité très affective ; la causalité entre l’intervention et son effet, ainsi que la responsabilité apparaissent ainsi très manifestement22. La recherche a donc été, pour les participantes, un espace de dialogue, et les discussions leur ont permis de réfléchir à leur pratique, d’affirmer ou de réaffirmer leur adhésion à un ensemble de valeurs communes qu’elles ont fini par déterminer comme définissant leur identité d’intervenantes en déficience intellectuelle. Une des retombées importantes de la recherche pour les participantes – non prévue dans les hypothèses de départ – a été la création d’un sentiment d’appartenance autour du projet de recherche et, surtout, du groupe ; un sentiment d’appartenance qui contrait l’isolement vécu dans leur travail, parce qu’elles avaient un lieu où elles pouvaient échanger sur ce qui leur paraissait important, plutôt que sur les dimensions plus proprement cliniques ou administratives de leur travail. Comme en témoigne une participante : […] j’ai développé ici un sentiment d’appartenance à un groupe ; ce que je n’avais pas, ce que je n’avais plus. J’étais fière de faire partie de ce groupe-là, en tout cas. Ça fait longtemps que je cherche à appartenir à, je pense… Je vais parler pour moi, je vis pas mal d’isolement. Et ici, je sentais qu’il y avait un sentiment d’appartenance à un groupe, et que malgré notre type d’emploi, ou la présence de personnes qui sont extérieures [c.-à-d. les chercheurs], il n’y a pas de lutte de pouvoir. C’est pour ça, je pense, qu’on est plus à l’aise de présenter des situations éthiques. On n’a pas peur qu’il 22. J’ai déjà montré ailleurs en quoi ces éléments étaient liés au modèle d’une éthique du care (Rondeau, 2014). Dans Fortin et collab. (2011), nous avons émis l’hypothèse que c’est le type d’activités professionnelles (activités du care) et le type de clientèle (vulnérable) – et non le genre des intervenantes – qui expliquent le fait que ce que nous avons observé rejoint le modèle d’une éthique du care. Et qu’il faut peut-être attendre davantage de ce modèle dans certains contextes, que d’un modèle plus procédural.

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y ait un abus de pouvoir quelque part… je nous vois comme au même niveau… on échange, on veut juste aider. Moi je le sais que ça, ça m’a permis de développer vraiment un sentiment d’appartenance à ce groupe-là, ça a jamais été lourd de me lever le matin et de m’en venir ici. C’est un projet qu’on avait ensemble. Il y a comme un décloisonnement aussi – parce qu’on appartient à différents milieux, on n’est pas du même point de service –, il y a un décloisonnement d’établissement, aussi, qui est très riche, en tout cas en ce qui me concerne.

Il apparaît clair que ce qui a contribué à la création de ce sentiment d’appartenance, c’est l’approche narrative utilisée qui laisse la première place à la parole des personnes. Celle-ci a d’abord facilité l’expression d’un malaise suscité par l’écart entre l’idéal du rôle et de la pratique professionnels d’une part, et la réalité d’autre part. La narration sur les situations vécues a été l’occasion de réaffirmer l’attachement à cet idéal, d’adresser aux autres participantes une demande de reconnaissance quant à la justesse de l’attachement à cet idéal et d’échanger sur le sens de cet idéal, les valeurs qui le portent et les normes et les comportements qui s’y rattachent. Cet idéal, et le sens qu’il revêt, devient alors le critère d’évaluation des pratiques et le cœur de l’identité professionnelle qu’il incarne. On peut sans doute affirmer qu’une identité collective a émergé du travail dialogique des rencontres, une identité « construite autour d’une même conception de ce qui constitue le travail d’intervenants auprès de personnes vulnérables, de valeurs partagées, des difficultés rencontrées et de la prise de conscience d’une éthique partagée, même si le contenu de cette éthique partagée n’a pas été formalisé » (Fortin et collab., 2001 : 136). Une identité qui est une appartenance, comme l’exprime l’auteure de l’extrait cité plus haut. CONCLUSION Est-il exact de définir l’accompagnement comme une des formes que peuvent prendre la formation ou l’intervention auprès des personnes ? Ne serait-il pas plus juste de dire qu’il y a de la formation et de l’intervention, et que l’accompagnement constitue une troisième ou une ixième manière d’introduire un changement souhaité dans la pratique professionnelle ou dans les organisations, à côté des deux premières ? Cette manière serait caractérisée par un processus d’apprentissage de longue durée, tout à la fois ouvert (quant au contenu et aux moyens) et dirigé (du moins quant à la finalité), opérant horizontalement, mais aussi du bas vers le haut, dont le but serait la réflexion des personnes « en cours d’action et sur l’action » (Schön, 1994). Cette manière devrait s’articuler

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autour de l’expression de la parole des personnes qui souhaitent le changement, et du dialogue entre elles, dans une perspective de construction de sens, c’est-à-dire dans le but d’apporter des réponses cohérentes aux questions suivantes : À quoi sert ce que je fais ? À quelles finalités cela répond-il ? Quelle est la valeur de ces finalités pour moi, pour les autres, pour le vivre-ensemble ? Ces réponses ne peuvent pas être celles du formateur, de l’intervenant, de l’expert ou même de l’accompagnant. Elles doivent être celles des personnes. Il est vrai que si l’on aborde l’accompagnement (ou la formation ou l’intervention) sous cet angle, on est forcé de voir l’intervention, la formation ou l’accompagnement en éthique – comme l’écrit Legault (voir son texte dans le présent ouvrage) – comme devant permettre « au sujet de se libérer de certaines contraintes morales pour mieux advenir comme sujet éthique ». Legault convient d’ailleurs que « la force de [telles] approches consiste à permettre aux acteurs de nommer leurs conflits de valeurs dans une situation et de trouver des moyens pour le résoudre » et de « répondre à des besoins de personnes aux prises avec des conflits de valeurs paralysants ». C’est exactement dans de telles situations que se révèle la force de l’accompagnement. Si l’on peut lui reprocher de ne pas pouvoir « répondre à des besoins d’éthique de l’organisation elle-même dans sa tâche de coordonner des acteurs en vue d’une réalisation commune », c’est parce qu’on oublie qu’il peut y avoir des interventions en éthique dans les organisations qui ne ciblent pas des problèmes de gouvernance ; ou que ces problèmes ont une origine plus « subjective ». Dans ce texte, j’ai surtout voulu souligner l’intérêt et la richesse de l’accompagnement comme approche qui donne la parole aux personnes en misant sur le pouvoir constructif et reconstructif de cette parole – souvent narrative. Même si les situations que j’ai présentées sont différentes les unes des autres et semblent à première vue avoir peu de choses en commun, elles en illustrent chacune une dimension. La première situation fait surtout ressortir, il me semble, qu’un apprentissage à la fois formel, théorique, conceptuel, et situé, concret, appliqué et ancré dans la pratique professionnelle peut se réaliser dans une structure non hiérarchique ; même, peut-être que cette structure non hiérarchique et réciproque (plutôt que magistrale et verticale) facilite l’ancrage dans la pratique, c’est-à-dire le passage du contexte de formation au contexte d’application, le groupe créant un espace de transfert entre les deux. Cette situation amène également à considérer autrement non seulement le rôle de l’expert ou de l’accompagnant, mais ses qualifications.

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La parole experte n’est pas la sienne, mais celle des participants : « ce sont ceux qui vivent au quotidien dans une culture organisationnelle donnée qui sont les principaux porteurs du savoir particulier qui marque cette dernière », écrivent Boisvert, Jutras et Marchildon (2007 : 121). Le rôle de l’accompagnant, lui, est de « faciliter le dévoilement de ce savoir ‘‘ autochtone ’’ afin de l’organiser et de lui donner un sens accessible et ainsi de faciliter sa compréhension ». S’il doit avoir une certaine « expertise », ce ne doit pas forcément être la même que celle des participants ; ou, pour le dire autrement, il n’a pas à être lui-même un expert de l’enseignement au primaire ou au secondaire pour accomplir sa tâche. Comme en témoigne un des participants : « même si vous n’êtes pas dans nos classes, des fois vous amenez un questionnement qui nous permet de prendre du recul ». Quant au second cas, il illustre comment l’accompagnement met en place les conditions qui donnent lieu à la construction ou à la reconstruction d’une identité professionnelle ; comment il amène les participants à réfléchir et à agir sur leur pratique professionnelle à partir de l’écart qu’ils dénoncent entre l’idéal et le réel et du malaise qui en rend compte. Ici, le dialogue entre les participants a permis de prendre conscience collectivement des conflits de valeurs dont ce malaise était révélateur et qui interrogent les personnes jusque dans leur identité. Cette interrogation est souvent une interrogation sur soi qui suppose de s’exprimer sur quelque chose qui relève souvent de l’intime (ses croyances, ses valeurs, ses craintes). D’où l’importance d’un accompagnement qui crée un climat de confiance et d’ouverture. [Une] ouverture où l’authenticité occupe une place centrale entraîne des prises de conscience pouvant conduire à la transformation de la personne dans ses façons d’être, de penser et d’agir et, conséquemment, à la transformation de ses pratiques professionnelles. Ainsi, les acteurs s’offrent réciproquement l’opportunité de construire et de consolider, chacun à leur façon, une identité professionnelle signifiante [et] une autonomie plus affirmée […]. (Simon et Guillemette, 2008 : 13)

La communauté de pratique des enseignants en éthique et culture religieuse (ECR) a mis en lumière un malaise ou une insatisfaction similaire, relative à la définition d’une identité professionnelle. ECR est une petite matière dans le programme de formation de l’école québécoise. Peu d’heures y sont consacrées chaque semaine. Pour combler leur tâche, les enseignants du secondaire se retrouvent avec plusieurs groupes d’élèves. Par conséquent, il y a peu d’enseignants en ECR dans une même école. Parfois, il n’y en a qu’un seul. Cet isolement fait en sorte que les occasions

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d’échanger avec d’autres enseignants de la même matière sont rares. Les enseignants partagent une identité professionnelle d’enseignants avec tous les autres enseignants, mais pas celle d’enseignants en ECR. Or, l’implantation récente de ce programme dans les écoles québécoises (septembre 2008) ainsi que le débat social sur sa pertinence dans le contexte de déconfessionnalisation de l’école qui a accompagné sa mise en place marginalisent les enseignants de cette matière. Outre ces facteurs sociaux, les enseignants en ECR partagent au moins trois préoccupations communes, mais sur lesquelles ils ont peu d’occasions d’échanger depuis la fin du plan national de formation continue en ECR : a) La nouveauté de la matière : plusieurs des enseignants en place actuellement n’ont pas été formés pour enseigner ECR. b) La difficulté et la complexité des contenus : le programme ECR regroupe des contenus complexes qui relèvent de disciplines et de champs aussi variés que la philosophie, l’éthique, les sciences humaines des religions, la logique et l’argumentation, dont l’ensemble est difficile à couvrir dans la formation des maîtres et à maîtriser par les enseignants en exercice. c) La posture professionnelle : le rôle des enseignants d’ECR est d’accompagner et de guider les élèves dans leur réflexion, et non de transmettre des connaissances. Ils doivent également faire « preuve d’un jugement professionnel empreint d’objectivité et d’impartialité », éviter d’influencer les élèves et, donc, s’abstenir de donner leur point de vue (Programme de formation de l’école québécoise). Ce dernier élément surtout met en tension l’identité professionnelle des enseignants. Il oppose en effet leur rôle premier, qui est pensé par eux comme celui d’instruire et donc de transmettre des connaissances, à celui, nouveau, qui consiste à « accompagner et guider » l’élève dans sa réflexion. Cette confrontation est d’autant plus importante qu’un nombre impressionnant de notions du programme sont des connaissances que l’élève doit progressivement maîtriser et mobiliser pour mieux réfléchir sur des questions éthiques (Rondeau, 2010 : 17). Considérant l’acuité de la problématique de l’identité professionnelle, il n’est pas étonnant que l’accompagnement ait été une formule qui, malgré sa lenteur à produire quelque chose de constructif, a motivé les participants pendant quatre années. Elle leur a permis de réfléchir à leur

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pratique en dépassant la stricte analyse des faits et des constats pour prendre « aussi en compte les intentions, les motivations et les émotions » (Simon et Guillemette, 2008 : 13).

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PARTIE 2 – LIEUX ET THÉORISATIONS DE L’INTERVENTION EN ÉTHIQUE

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CHAPITRE 10

La bioéthique : un laboratoire pour l’intervention dans les institutions de santé

L

Jean-Philippe Cobbaut1 Université catholique de Lille

’évolution de la science et de la pratique biomédicales au cours des cinquante dernières années a entraîné une forte déstabilisation de la démarche bioéthique et une véritable mutation, toujours en cours, tant de ses référentiels théoriques que des modes d’intervention. Pour rendre compte de ces mutations et de leurs enjeux, nous procéderons en quatre temps.

Il y a lieu tout d’abord de décrire la transformation de la conception même du champ de la bioéthique et la remise en question de la posture d’experts dans laquelle ont été, et sont encore parfois, confinés les bioéthiciens (section 1). Cette transformation a suscité de multiples élaborations théoriques en éthique, sous-tendues de multiples manières par le souci de tenir compte des conditions dans lesquelles s’exerce la pratique du soin. On peut classer celles-ci dans deux grandes catégories : une veine sémantique et une veine pragmatique (section 2). Le souci de concrétisation sera ensuite illustré par le compte-rendu évaluatif de la mise en œuvre, dans une perspective pragmatiste, d’un programme expérimental de réflexion et d’intervention éthiques au sein d’une institution de soin (section 3). Enfin, sous l’intitulé révélateur « Apprentissage et coordination institutionnelle », nous caractériserons brièvement les pistes tracées par les avancées récentes de la démarche pragmatiste pour résoudre les problèmes soulevés par l’expérimentation présentée à la section précédente et les enseignements qu’elles impliquent pour ce type d’intervention (section 4).

1.

Directeur du Centre d’Éthique Médicale (CEM), Université catholique de Lille. 225

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PARTIE 2 – LIEUX ET THÉORISATIONS DE L’INTERVENTION EN ÉTHIQUE

Dans cette contribution, nous souhaitons montrer comment la question de l’application dans le champ de la bioéthique a transformé le rapport à l’intervention. En effet, le développement de l’éthique clinique a mis en question les formes traditionnelles de la démarche éthique – les comités d’éthique et la figure de l’expert en éthique – et a suscité tout à la fois des expérimentations et des travaux plus théoriques sur le statut, les modalités et les finalités de l’intervention éthique dans les organisations de soin. LE CHAMP DE LA BIOÉTHIQUE OU LA REMISE EN QUESTION D’UNE POSTURE D’EXPERTISE La bioéthique s’est développée et institutionnalisée comme une démarche intellectuelle d’étude des questions éthiques soulevées par l’évolution techno-scientifique de la médecine. Elle s’est constituée comme nouveau domaine d’expertise censé clarifier ces questions et fournir des voies et méthodes en vue de leur solution. Cependant, vu la complexité des problèmes et le renforcement des exigences démocratiques, notamment l’affirmation des droits des patients, cette posture d’expertise a fait rapidement l’objet, tant à l’interne qu’à l’externe, de nombreuses critiques considérant les approches proposées par les bioéthiciens comme soit trop générales, soit trop réductrices, trop centrées sur le point de vue de certains protagonistes, ou encore impraticables. On peut lire l’histoire de la bioéthique2 comme une remise en question progressive de cette posture d’expertise. Son évolution se marque d’emblée dans le débat entre la visée globale – progressivement remise en cause – d’un savoir surplomb qui envisage la bioéthique comme une entreprise concernant le devenir de l’humanité sur terre et une perspective plus clinique qui considère la bioéthique comme une démarche interdisciplinaire3 et contextuelle4. Cependant, dès le milieu des années 1970, l’orientation biomédicale prend le dessus : la bioéthique ne s’identifie pas à la morale médicale, mais traduit l’incapacité de cette morale « d’intégrer les développements de la science de la vie »5. L’objectif d’une meilleure compréhension de la médecine, mais également de nous-mêmes et de la société, coexiste avec une orientation qui s’intéresse plutôt à la rectitude 2. G. Hottois, Qu’est-ce que la bioéthique ?, Paris, Vrin, 2004. 3. G. Hottois, Nouvelle encyclopédie de bioéthique, Bruxelles, De Boeck, 2001, p. 124125. 4. B. Cadoré, L’éthique clinique comme philosophie contextuelle, Montréal, Fides, 1997. 5. H. Doucet, Au pays de la bioéthique, Genève, Labor et Fides, 1996, p. 40.

CHAPITRE 10 – LA BIOÉTHIQUE : UN LABORATOIRE POUR L’INTERVENTION…

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des comportements professionnels. Cette deuxième orientation s’impose d’abord à travers les problèmes posés par les abus en matière d’expérimentation. Ces scandales sont l’occasion des premières commissions nationales aux États-Unis, avec l’établissement des principes fondamentaux de l’éthique en recherche biomédicale dans le fameux Belmont Report6 et l’obligation de soumettre les protocoles à des comités d’éthique. Peu à peu, la bioéthique s’étend aux questions posées par la médecine de pointe : « on fait appel à l’éthique lorsque […] des conflits éclatent à propos des décisions à prendre »7. En même temps, la bioéthique tend à se constituer en discipline et se présente comme éthique appliquée8. Cette évolution vers la clinique est l’occasion d’un mouvement critique de la part des médecins et des professionnels de la santé à l’égard de la « bioéthique institutionnelle » développée par les théologiens, les philosophes et les juristes. Les promoteurs de ce mouvement dit de l’« éthique clinique » considèrent que « la bioéthique est insensible à la réalité clinique et ignore même ce qu’est le travail quotidien du médecin »9. La bioéthique va dès lors s’intéresser de plus près à la relation de soins et aux protagonistes de cette relation10. La question centrale devient celle des relations : intégration ? coopération ? entre approches éthiques et approches empiriques11. Il y a plusieurs manières d’envisager cette articulation12 ; il faut approfondir cette question de la coopération entre les éthiciens et les chercheurs en sciences sociales, entre les théories morales et les données empiriques. Sans nier l’importance des sciences sociales, ni remettre en cause l’intérêt de l’interdisciplinarité en éthique, il nous semble néanmoins que, d’un point de vue épistémologique, ces approches sont piégées par une démarche qui cherche à compléter par des données empiriques une 6.

National Commission for the Protection of Human Subjects of Biomedical and Behavioral Research. 7. H. Doucet, op.cit., p. 48. 8. J. F. Drane, Clinical Bioethics. Theory and Practice in Medical-Ethical Decision Making, Kansas City, Sheed & Ward, 1994, p. 38-39. 9. H. Doucet, op.cit., p. 174. 10. M. Siegler, E.D. Pellegrino et P. A. Singer, « Clinical Medical Ethics », The Journal of Clinical Ethics, 1/1 (Spring 1990, p. 5. 11. Voir. le dossier présenté par P. Borry, C. Dierickx et P. Schotsmans, « Editorial – Empirical Ethics : A Challenge to Bioethics », dans Medicine, Health Care and Philosophy, vol. 7, n° 1, avril 2004. 12. B. Molewijk, A. Stiggelbout, W. Otten, H. Dupuis et J. Kievit, « A Plea for Integrated Empirical Ethics », Medicine, Health Care and Philosophy, vol. 7, n° 1, avril 2004, p. 55-69.

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éthique qui serait trop théorétique. La recherche d’une telle complémentarité nous semble oblitérer la nécessité d’approfondir notre compréhension du développement de l’éthique et de ses enjeux dans un contexte déstabilisé comme celui de la médecine contemporaine. En effet, toujours d’un point de vue épistémologique, il nous semble que ces approches restent encore trop cantonnées à la dimension universitaire des choses et ne font pas suffisamment droit à l’expérience même du questionnement éthique et à la manière dont il se pose concrètement en contexte. En effet, si comme nous l’avons rappelé, la bioéthique s’est développée avant tout comme une démarche universitaire mettant en présence des représentants de multiples disciplines pour tenter de répondre aux préoccupations soulevées par l’évolution de la médecine contemporaine, il faut néanmoins souligner qu’une bonne partie de ces initiatives ont été organisées au sein des facultés de médecine, en lien avec d’autres écoles de formation des professionnels de la santé et avec les établissements de santé attachés à ces lieux de formation. C’est principalement à travers ce genre de lieux hybrides13, à cheval sur la recherche, la formation et l’intervention en milieu hospitalier où l’on se trouve confronté à la praxis, c’est-à-dire au besoin de ramener « la préoccupation humaine au centre de l’essor techno-scientifique14 et des lieux de production de la biomédecine15 que s’est développée la bioéthique comme une démarche collective, en réseau et inévitablement interdisciplinaire ». LA RECHERCHE D’UN CADRE THÉORIQUE À TRAVERS LA PRATIQUE Le développement de la bioéthique a été sous-tendu d’emblée par un enjeu pratique lié à la perplexité des acteurs face à des situations problématiques. Le double enjeu de la démarche a donc été de comprendre les ressorts de cette perplexité et de permettre aux acteurs d’y répondre au mieux. Dès le départ, cette exigence pratique a orienté les tentatives de théorisation. Cette section a pour objet de caractériser les principales d’entre elles.

13. M. Callon, P. Lascoumes et Y. Barthe, Agir dans un monde incertain, Essai sur la démocratie technique, Paris, Seuil, 2001, 358 pages. 14. M. Maesschalck, Jalons pour une nouvelle éthique, Louvain-la-Neuve, ISP, 1991, p. 295. 15. Pour une présentation des différentes fonctions d’un centre de bioéthique, voir la thèse de S. Zorrilla, Nécessité et limites du « jugement prudentiel » dans la problématique bioéthique, Thèse de doctorat, Santé Publique, UCL, 1992, Tome 2, p. 324-348.

CHAPITRE 10 – LA BIOÉTHIQUE : UN LABORATOIRE POUR L’INTERVENTION…

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Une veine de théorisation sémantique La déstabilisation évoquée plus haut s’est traduite par la mise en question de repères (la naissance, la mort…) et d’une série de représentations essentielles à l’existence des individus (le sujet humain, l’identité, le corps, la différence de sexe…) qui imprègnent les pratiques quotidiennes de soin. Elle a été au centre de la première veine de théorisation en bioéthique, que l’on peut qualifier de sémantique et qui, tout en prenant en compte le contexte de la relation de soin, s’est attachée en priorité à élaborer pour l’action sanitaire de nouveaux repères qu’il ne semblait pas possible de déduire des théories morales classiques. C’est à la faveur des scandales des années 1960 en matière d’expérimentation qu’a émergé ce qu’on a appelé le « principlism ». À partir des éthiques monistes qui prévalaient à la fin des années 1970 (déontologie, utilitarisme, communautarisme), on a ainsi pu dégager des principes (bienfaisance, autonomie, justice) qui, même dans nos sociétés pluralistes, reflètent une moralité commune à partir de laquelle on peut résoudre les problèmes posés par la bioéthique, non pas dans la perspective logicodéductive de la vision rationaliste des éthiques philosophiques, mais sur un mode hypothético-déductif, en se confrontant aux traits caractéristiques des situations problématiques. On peut considérer que cette première ouverture est la base des démarches phénoménologiques qui visent à découvrir l’essence de la médecine comme pratique spécifique orientée vers la guérison, finalité dont découlent les vertus, les obligations et les axiomes de l’éthique médicale. Si le développement d’une théorisation éthique par les vertus16 a signé la prise en considération de l’agent éthique, l’éthique narrative17 fut sans conteste une étape clé dans le développement de la bioéthique dans la mesure où, en introduisant l’idée que le sens de la relation de soins devait être recherché à travers les processus narratifs dont elle était l’occasion, elle met également en exergue les acteurs en présence et leur identité. Ce faisant, les approches narratives ont amorcé une prise en compte plus explicite de multiples aspects de la relation de soin et, en particulier, de l’implication des patients dans les processus décisionnels qui les concernent. Il est d’ailleurs significatif que cette approche narrative se soit subdivisée en privilégiant respectivement le point de vue de la 16. Voir E.D. Pellegrino et D.C. Thomasma, The Virtues in Medical Practice, New York, 1993, Oxford University Press. 17. G. Jobin, « Les approches narratives en éthique clinique : typologie et fondement critique », Ethica, vol. 14, n° 1, 2002, p. 11.

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communauté, des soignants ou des patients. En effet, en raison du caractère sémantique de son approche, elle n’a pu développer des outils pour faire face au pluralisme des interprétations ni articuler les différentes positions en présence. Dans le contexte européen, la reprise globale du paradigme herméneutique, sur la base notamment des travaux de H.G. Gadamer et de l’hypothèse de P. Ricœur envisageant l’action comme un texte18, a mis le pluralisme des interprétations sous le boisseau en se centrant plus globalement sur le soin ou l’action soignante. Cette inflexion a également permis de faire plus explicitement droit au contexte de l’action soignante et au caractère collectif, organisé et situé d’un point de vue culturel et social de l’agir médical. Parallèlement, une série d’approches ont cherché à contextualiser la démarche éthique s’ouvrant progressivement à la dimension pragmatique, notamment à travers l’expérience des dominés, où l’accent est mis sur les rôles et les rapports de force, comme c’est le cas de l’approche féministe19. Dans ce cadre, nous pointerons tout particulièrement les travaux de Bruno Cadoré20 qui ont largement inspiré le projet éthique mené au sein du Groupe Hospitalier de l’Institut Catholique de Lille (GHICL), que nous évoquerons plus loin. « Cette approche éthique, souligne G. Durand, n’est pas centrée sur des repères éthiques entendus de la façon habituelle – repères précis, bien délimités, immédiatement normatifs –, mais sur une vision éthique21 plus large, appelée éthique ou philosophie contextuelle22. » Ainsi, la vision éthique que l’on acquiert en ouvrant la réflexion sur des situations à des enjeux plus larges que ceux de la décision constitue l’opérateur critique de cette réflexion. Cette approche élaborée à la croisée de la philosophie herméneutique de l’action de P. Ricœur et de l’expérience de la responsabilité d’E. Levinas « ne s’épuise donc pas dans la résolution de problèmes difficiles, mais trouve sa validité dans la responsabilité d’avoir à toujours rendre compte du monde que l’on construit pour que l’homme y demeure23 ». Cette méthode, qui à son point de départ fait appel à l’expérience vécue et à la narrativité des soignants, est

18. Voir, par exemple : P. Ricœur, Du texte à l’action, Paris, Éd. du Seuil, 1993. 19. Pour une synthèse, voir R. Tong, « Feminist approaches to bioethics », dans G. Khushf, (dir.), Handbook of bioethics, Dordrecht, Kluwer Academic, p. 156 et suivantes. 20. B. Cadoré, L’expérience bioéthique de la responsabilité, Namur/Montréal, Artel/Fides (Catalyses), 1994, 205 pages. 21. Souligné par nous. 22. G. Durand, Introduction générale à la bioéthique, Histoire, concepts et outils, Montréal/ Paris, Fides/Cerf, 1999, p. 342 23. Ibid., p. 39

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centrée sur le passage d’une éthique implicite à une éthique explicite permettant à ces lecteurs et interprètes de mieux cerner leur responsabilité dans le processus d’institutionnalisation de la médecine et de la société auquel ils participent. L’originalité de cette démarche contextuelle est de souligner la nécessaire inscription de la démarche éthique dans la trame de l’action médicale. Cette démarche doit être portée par la réflexivité d’acteurs qui en viennent à s’inscrire de manière plus lucide et responsable dans la dynamique instituant la médecine contemporaine. Dans cette perspective, ce sont les significations portées par cette médecine plus que la dynamique à travers laquelle elle s’institue qui constituent le cœur et le pôle attracteur de cette démarche. Cette recherche d’articulation entre les ressorts normatifs de la démarche éthique et la volonté de mieux prendre en compte les dimensions empiriques des pratiques mises en exergue par les sciences humaines (y compris les sciences économiques et de gestion) a favorisé et, en retour, a été favorisée par l’intérêt grandissant à l’égard de la dimension organisationnelle des pratiques médicales et soignantes24 et l’émergence de la notion même d’éthique organisationnelle. À travers cette notion, il s’agissait de saisir la manière dont l’organisation peut être engagée du point de vue éthique. Dans un premier temps, cet impact a été envisagé à travers le prisme des théorisations disponibles. Cependant, il est difficile et même impossible, dans une perspective purement herméneutique, de rendre compte de la spécificité et de la complexité de l’agir organisationnel. On ne peut pas travailler uniquement sur les significations et les finalités de l’activité médicale. Dans une telle démarche, il est nécessaire de prendre en compte les acteurs, leurs rôles et leurs interactions, et aussi de développer les capacités d’individus en interaction (en particulier, langagière ou communicationnelle) de rationaliser leur expérience, leur forme de vie et leurs actions. Autrement dit, les questions soulevées dans le développement des approches narratives, contextuelles ou encore organisationnelles de l’éthique manifestent de toute évidence le besoin d’une approche pragmatique de l’éthique. Théorisation pragmatique, réflexivité et apprentissage : l’héritage du pragmatisme américain Le pragmatisme est une posture épistémologique qui entend établir de manière réflexive une articulation entre les intentions et les valeurs 24. D. F. Chambliss, Beyond Caring, Chicago, The University of Chicago Press, 1996.

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qui sous-tendent toute élaboration d’un contenu normatif et les possibilités effectives d’application de ces normes, compte tenu des occasions, mais aussi des contraintes spécifiques à un contexte donné d’action collective. Plusieurs voies sont proposées à cet égard par le pragmatisme classique américain. Rorty a mis l’accent sur la nécessité pour les personnes et les groupes concernés de s’exprimer et de communiquer. D’autres, comme Dewey, ont proposé l’enquête, conçue comme processus contextualisé construit à partir des problèmes rencontrés dans la pratique. E. Cooke a souhaité dépasser sa conception formaliste en élargissant le concept de l’enquête comme discussion argumentée à celui d’une enquête conçue comme une expérimentation démocratique dans laquelle les personnes concernées participent à la recherche coopérative et intelligente d’une réponse à un problème25. Par rapport à cette conception de l’enquête, Putnam26 met en garde contre le mentalisme dont font généralement preuve les approches fondées sur le langage. Celui-ci serait quelque chose de « purement intérieur à l’esprit et qui peut être considéré isolément de l’environnement social et non humain ». Enfin, les travaux de D. M. Hester27 sur la communauté pragmatique de soin nous semblent fournir une piste intéressante en vue de prolonger les interrogations de J. Moreno28 et d’E. Cooke. Cette communauté ne doit pas être comprise comme une unité de sens ou un simple groupe social – une juxtaposition d’individus –, mais comme un collectif qui se construit dans le cadre de l’expérience partagée d’une activité à travers laquelle les individus prennent conscience de leur rôle, de leurs buts respectifs ainsi que de leurs visées communes, la visée d’une communauté étant de pouvoir satisfaire au maximum et les fins communes et les fins de chacun. L’INTERVENTION ÉTHIQUE COMME PROGRAMME EXPÉRIMENTAL  Nous exposerons ici brièvement l’analyse que nous avons faite d’un programme expérimental d’éthique au sein d’ensemble hospitalier, en France. L’analyse de cette expérimentation a pu mettre en exergue la nécessité de revenir réflexivement sur la vie du programme et sur les 25. Cooke E.F., « On the Possibility of Pragmatic Discourse in Bioethics : Putnam, Habermas, and the Normative Logic of Bioethical Inquiry », Journal of Medicine and Philosophy, 2003, vol. 28, n° 5-6, p. 635-653. 26. Putnam H., Words and Life, J. Conant (dir.), Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1994. 27. Hester D. M., Community as Healing, Pragmatist Ethics in Medical Encounters, Rowman & Littlefield Publishers, New York, 2001, 105 pages. 28. Moreno J.D., Bioethics and Moral Consensus, Oxford University Press, 1995.

CHAPITRE 10 – LA BIOÉTHIQUE : UN LABORATOIRE POUR L’INTERVENTION…

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apprentissages qui ont pu se faire en son sein du point de vue de son insertion dans les pratiques et la vie de l’institution. Avant d’approfondir la réflexion sur la spécificité de la démarche éthique et les conditions de l’effectivité de l’intervention éthique, il semble utile de rendre compte brièvement de l’émergence et de la mise en place d’un programme d’éthique au sein d’une institution hospitalière, en l’occurrence du Groupe Hospitalier de l’Institut Catholique de Lille (GHICL) adossé à une institution universitaire (Institut Catholique de Lille, ICL) et à un centre de recherche spécialisé de celle-ci, le Centre d’Éthique Médicale (CEM). Une thèse de doctorat a procédé à l’évaluation minutieuse de ce programme sur la période 1999-200629. À l’origine du projet se trouve un groupe de réflexion dit groupe « Valeurs ». Créé initialement pour élaborer quelque chose comme une charte éthique ou un énoncé de valeurs, celui-ci conclut ses travaux par l’invitation à mettre en place un dispositif visant à stimuler la réflexion éthique au sein du groupe. Le dispositif mis en place a consisté en trois types d’activités : 1) les séminaires d’éthique clinique : réflexion collective au sein d’une équipe constituée sur une (ou des) situation(s) concrète(s) problématique(s) 2) les groupes thématiques – de composition hétérogène – de réflexion sur des thèmes transversaux (personnes âgées, fin de vie, rôle social de l’hôpital) 3) introduction dans le programme de formation permanente du GHICL d’une séquence « Éthique et soins infirmiers ». En outre, une Cellule d’animation de la réflexion éthique (CARE) fut créée en janvier 2000 pour prendre en charge le pilotage du programme, notamment en engageant la réflexion sur des thèmes transversaux à caractère institutionnel, comme les obligations légales de recueil du consentement du patient et de désignation de la personne de confiance, par la création en 2003 au sein du programme de groupes appelés groupes institutionnels pour travailler ces questions dites institutionnelles.

29. Cobbaut J.-P., Bioéthique et réflexivité – Analyse de la mise en œuvre d’un « programme d’éthique » au sein d’une institution de soin, thèse de doctorat, Université catholique de Louvain, 2008, doctorat en santé publique, orientation éthique, 320 pages.

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PARTIE 2 – LIEUX ET THÉORISATIONS DE L’INTERVENTION EN ÉTHIQUE

Le bilan de l’activité des groupes La réflexion des groupes d’éthique clinique a fait émerger une prise de conscience particulièrement nette des ressorts pragmatiques de leur domaine d’activités : ces collectifs de professionnels sont à même de reconsidérer leur modus operandi à l’égard des situations discutées. Néanmoins, ils parviennent difficilement à puiser dans leur expérience professionnelle de quoi mettre au jour le lien entre leurs pratiques et le contexte institutionnel dans lequel ils opèrent. Par contre, le caractère plus nettement volontaire de la participation aux groupes thématiques et institutionnels conduit à ce que les membres de ce type de groupes se perçoivent plus aisément comme des participants à une démarche dont ils découvrent les enjeux pragmatiques. Dans les groupes thématiques, on a pu constater que le croisement, à propos d’interpellations sociales nouvelles, d’interrogations professionnelles et de perspectives de changement du contexte institutionnel était à la base d’une mobilisation forte des participants et d’une volonté de transformation des pratiques. Néanmoins, ces groupes arrivent difficilement à reprendre, du point de vue de l’institution et des problèmes qui la traversent, les thématiques qui leur sont assignées. Ils proposent néanmoins de déléguer à des groupes institutionnels la perspective de mettre en place des actions plus pratiques. Ces derniers sont alors confrontés à la difficulté de trouver pour leur démarche des porte-paroles au sein de l’institution. Chargés d’élaborer des objectifs opérationnels (mise en place de procédures ou de dispositif ), ces groupes souffrent aussi de ne pouvoir s’appuyer sur une démarche réflexive des entités concernées. De l’expérience cumulée des apprentissages réalisés et de son analyse, on peut tirer la conclusion qu’une éthique du soin ou de l’action sanitaire demande que les groupes puissent construire un lien entre les trois logiques qui ont respectivement présidé à leur mise en place : professionnelle, sociale et institutionnelle. Il semble que, de la dynamique des groupes analysée, on peut inférer que la réflexivité de ces groupes, c’est-à-dire leur capacité de traiter une question ou un problème éthique, dépend de la capacité qu’ils ont de problématiser les différents ressorts pragmatiques de leur démarche, c’est-à-dire leur objet, sa méthode de traitement et les porte-paroles nécessaires. La difficile construction du rôle de la « CARE » Après une première période d’environ trois années, qui a vu le lancement du programme de formation et l’organisation de multiples groupes cliniques et thématiques, la CARE, après une phase de tâton-

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nement sur le traitement de l’obligation légale de recueil du consentement du malade, a pu, par la manière dont elle est intervenue à propos des suites à donner au groupe thématique sur la prise en charge des personnes âgées, renforcer sa prise de conscience de son rôle de gouvernance du programme et d’interface par rapport à l’institution de soin. En rendant son rapport en décembre 2003, ce groupe thématique, créé un an plus tôt, déclarait que sa composition ne lui avait pas permis de traiter adéquatement certaines dimensions majeures de cette problématique largement transversale et insistait sur la nécessité de poursuivre le travail en diversifiant les compétences mises en œuvre. La CARE saisit la balle au bond en créant et en assumant la coordination d’un groupe institutionnel et de trois groupes cliniques. Enfin, l’évaluation finale de 2007 soulignait que pour elle beaucoup restait à faire en termes de réflexivité pour dépasser le caractère sémantique des réflexions éthiques et d’assumer réellement son rôle d’interface par rapport à l’institution. L’intervention éthique ou le rôle de la « structure d’appui universitaire » Dans l’accompagnement des groupes, les chercheurs du Centre d’Éthique Médicale (CEM) se sont trouvés confrontés au besoin des participants d’expliciter le lien entre la démarche éthique et leur pratique quotidienne. Autrement dit, le défi semblait être pour eux de développer une réflexivité à propos de la réflexivité mise en œuvre dans les groupes. Pour développer cette réflexivité, les groupes d’éthique clinique semblaient ne pas percevoir suffisamment le lien entre leur démarche et leur pratique quotidienne. Les groupes thématiques, bien que rassemblés autour d’un thème commun, semblaient, pour parvenir à expliciter ce lien, être en demande d’une manière de puiser dans l’expérience professionnelle des participants pour mettre au jour le lien entre les pratiques concernées par leur thématique et la restructuration de ces pratiques au sein du Groupe hospitalier. Les groupes institutionnels ont plutôt manifesté ce besoin de lien en cherchant à reconstruire la finalité du dispositif à travers leur expérience pour rechercher ensuite les porte-paroles adéquats dans leur institution. Par rapport à l’objectif de contextualisation de l’éthique, c’est-à-dire de l’insertion de celle-ci et, en l’occurrence, d’une recherche quant aux conditions d’une meilleure insertion de la démarche éthique dans l’institution, l’apprentissage pour les membres du CEM participant à ces groupes a consisté à voir comment ce lien plus explicite entre la démarche

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et les pratiques au sein du Groupe hospitalier pouvait être établi par ces groupes. D’une manière générale, il semble que ce doive être par le biais d’une attention renforcée aux dimensions pragmatiques les plus oblitérées de la démarche : – la détermination d’un problème à traiter en commun pour les groupes d’éthique clinique ; – un mode de traitement de la thématique plus inscrit dans l’expérience professionnelle des participants ; – une recherche des porte-paroles institutionnels adéquats pour donner une place aux dispositifs envisagés au sein de l’institution. Pour ce qui est de la CARE, le défi majeur a été de permettre à ses membres de prendre plus explicitement conscience qu’ils étaient effectivement un dispositif d’interface au sein du groupe. Ces expériences ont également amené les intervenants du CEM à approfondir leur réflexion à propos de leur rôle comme centre de recherche et d’intervention. L’émergence du CEM est liée à celle de la bioéthique comme champ pratique et réflexif destiné à faire face à la déstabilisation de l’éthique provoquée par l’évolution de la médecine contemporaine. L’hypothèse théorique qu’il a adoptée est que les défis éthiques provoqués par l’évolution de la médecine contemporaine ne peuvent être abordés que de manière contextuelle, c’est-à-dire avec les acteurs et à travers l’expérience qu’ils ont de la pratique de cette médecine. Cette posture fondamentale l’a amené à développer dès l’origine une méthodologie éthique herméneutique s’appuyant sur la relecture par et avec les acteurs de leur pratique. Cette hypothèse et cette méthodologie sont à la base de la mise en place du programme conçu pour le GHICL. En effet, la visée de contextualisation de la démarche a été envisagée comme un dispositif expérimental permettant à la fois d’accompagner les acteurs dans leur questionnement, de les former à traiter ces questions et d’approfondir l’hypothèse d’une nécessaire contextualisation de l’éthique en permettant d’inscrire la démarche éthique dans une prise en compte du contexte institutionnel de la pratique médicale. L’analyse de la trajectoire des groupes au sein du programme a permis aux membres du CEM de se rendre compte que, la possibilité de renforcer cette insertion contextuelle de la démarche éthique demande sans doute une prise de conscience plus explicite des ressorts pragmatiques des questions éthiques soulevées par les participants aux groupes. Or, une méthodologie d’éthique clinique encore trop formalisée et procéduralisée ne semble

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pas permettre aux acteurs de s’approprier suffisamment cette démarche pour qu’elle s’inscrive réellement dans leur contexte d’action quotidienne. Du fait même de cette méthodologie herméneutique prédéfinie, la démarche éthique, bien qu’elle porte sur leur propre pratique, leur est apparue comme relativement extérieure à celle-ci. Dans le cadre des différents groupes, les chercheurs se sont rendu compte également que, pour permettre aux acteurs de faire le lien entre cette démarche et leur pratique, il fallait les rendre attentifs au fait qu’il s’agissait bien de traiter des problèmes dont ils considéraient qu’ils se posent dans leur pratique, qu’ils puissent traiter ces problèmes avec des outils forgés au départ de leur expérience, et que le produit de ces réflexions ou les nouveaux dispositifs envisagés puissent être expérimentés par des porte-paroles adéquats. Ils ont en outre pu constater que cette complémentarité pouvait être renforcée par une instance de gouvernance qui se rende attentive au dispositif d’ensemble dans son contexte, c’est-à-dire à la formation d’objets ou d’axes de travail commun (personnes âgées, qualité des soins et droit des patients, recherche clinique), au suivi et à la liaison entre les différentes actions menées (l’articulation entre les groupes thématiques, institutionnels et cliniques) et à la possibilité, par les aménagements et l’articulation entre ces différentes actions, de susciter de nouveaux porteparoles et de nouveaux lieux à partir desquels peut se construire une réflexion éthique mieux ancrée dans les contextes d’action et prenant mieux en compte les différents aspects du soin et donc du respect des personnes impliquées dans celui-ci. Pour les intervenants universitaires en éthique, cette expérience tend aussi à transformer la manière dont ils envisagent l’articulation des différentes modalités de leur activité. En effet, l’inspiration herméneutique de l’hypothèse contextuelle du CEM les conduisait à considérer que l’accompagnement des acteurs dans la réflexion sur leur pratique devait déboucher sur leur recherche propre visant à expliciter les nouveaux enjeux et les nouvelles significations de la pratique médicale, et que ceux-ci, une fois explicités, pourraient être traduits en contenus de formation. L’expérience du programme mené au GHICL appelle une transformation de cette séquence en mettant en lumière l’importance des processus d’apprentissage au sein des groupes et le fait que cet apprentissage porte également sur les modalités de cet apprentissage, laquelle devient un objet de recherche en soi. La séquence devrait donc devenir : réflexion, formation, recherche.

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Cette expérience invite donc l’équipe d’intervenants à faire évoluer : – son objet : en abordant les soins comme une action collective nécessitant une coopération entre professionnels permettant au patient d’être pris en charge comme un partenaire, le caractère collectif de la démarche éthique devenant une dimension intrinsèque de celle-ci demandant que l’on s’intéresse à la constitution des groupes, à la manière dont ceux-ci construisent les problèmes éthiques qui font l’objet de leur questionnement, à la manière dont ils conçoivent ce questionnement lui-même et le suivi de cette démarche collective ; – ses méthodes : le déplacement de l’objet de la démarche éthique, autrement dit la pragmatisation de cet objet, tend à modifier le statut et le rôle des intervenants dans les démarches éthiques. Ils ne sont plus là comme garants d’une méthode de réflexion prédéterminée. D’un point de vue pragmatique, ils sont coconstructeurs de la démarche et, à ce titre, doivent reconsidérer leur rôle qui consiste alors à déterminer les conditions auxquelles une démarche éthique contextualisée peut faire face à la complexité et à la diversité des dimensions et des points de vue, en faisant droit à la visée pratique qui la mobilise. – sa visée fondamentale comme recherche d’une contextualisation pragmatique de la démarche éthique au sein de l’institution hospitalière, mais aussi du système de santé dans son ensemble et, plus globalement encore, dans un espace social en mutation, de penser son évolution et son développement. Les évolutions du programme présentées ici constituent une série de points d’appui pour développer et affiner une hypothèse de recherche sur les conditions et les capacités nécessaires au développement d’une gouvernance plus réflexive de la pratique contemporaine du soin. EN CONCLUSION : COMMENT ARTICULER APPRENTISSAGE ET COORDINATION INSTITUTIONNELLE ? L’étude de cas présentée à grands traits dans la section précédente a mis en évidence les deux exigences fortes qui pèsent sur la démarche éthique dans un contexte organisationnel et institutionnel complexe, celle d’un apprentissage qui confère aux acteurs la capacité d’un comportement de recherche dans chaque situation et le besoin d’une coordination de leurs actions eu égard au caractère collectif de celles-ci. Procédant,

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dans une perspective pragmatiste, à une analyse reconstructive de l’évolution des théories de l’action collective en sciences sociales, Lenoble et Maesschalck30 ont fait clairement apparaître des conceptions successives de plus en plus extensives des conditions de réussite de l’apprentissage collectif. Ils montrent qu’il ne suffit pas, comme l’affirme la théorie « générative » de spécialistes de l’organisation comme Argyris et Schön31 d’attirer l’attention des acteurs sur la nécessité de réviser son cadre de référence (reframing) pour surmonter la « compulsion de répétition » ou d’autres sources de blocage cognitif : ce schéma sémantique de substitution d’une représentation à une autre est basé sur l’hypothèse implicite de l’existence de compétences qui sont « déjà là » dans l’esprit des acteurs. L’approche des deux auteurs montre la nécessité d’une approche « génétique ». En effet, pour eux, le développement de ces capacités nécessite un apprentissage et la réussite de cet apprentissage nécessite une opération pragmatique spécifique qui permet à l’acteur, individuel et collectif, de construire la représentation de l’identité adaptée à l’évolution du contexte. Cette adaptation ne se fait pas de manière spontanée ni a fortiori automatiquement. Il faut donc l’organiser, ce qui nécessite une double opération. La première de ces opérations concerne le rapport de l’acteur à son passé. Il s’agit pour lui de reconstruire au travers de ses actes passés la forme qui modèle son identité, ce qui lui permet d’en percevoir le caractère adaptatif en fonction des variations du contexte. Il s’agit donc d’une opération réflexive dans laquelle l’acteur construit ce que Maesschalck32 appelle son « faire pouvoir » (ce qui le fait pouvoir). Pour un acteur collectif, cela implique la capacité à s’organiser « … en tant que « représentant et agrégeant » en son sein divers(es catégories de) membres, mais aussi une dimension « fonctionnelle » relative à la possibilité de se doter d’une identité, dont la représentation peut varier et s’adapter en fonction des transformations des contextes d’action. Cette première dimension de l’institution d’une capacité d’être acteur consiste donc en une opération d’ »autocapacitation » qui vise à construire cette capacité de « se réfléchir » dans une image qui peut varier. On peut l’appeler une dimension de « réflectibilité », c’est-à-dire une capacité de prendre distance par rapport à soi-même, comme pourrait le faire une tierce

30. Lenoble J. et Maesschalck M., Democracy, Law and Governance, Ashgate Publ., Farnham, 2010. 31. Schön D., Reflexive Practitioner – How Professionals Think in Action, Aldershot, A ­ shgate, 1996. 32. Maesschalck M. (éd.), Éthique et gouvernance – Les enjeux actuels d’une philosophie des normes, Olms Verlag, Hildesheim, 2009.

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personne33. […] La seconde opération porte non plus sur le rapport au passé, mais sur le rapport au futur. La question qui guide cette seconde démarche est celle du « pouvoir faire ». Quelles transformations doit-on apporter à la manière dont l’acteur a donné sens à son identité ? De quels moyens – de tous ordres – doit-il se doter pour assurer, dans le contexte nouveau auquel il est confronté, la réalisation de cette forme identitaire « sans contenu fixe » qu’il définit comme son « faire pouvoir ». La situation présente est ainsi relue à la lumière de cette forme identitaire, mais dans la perspective des transformations qui s’imposent si l’on veut garantir la réalisation de cette forme dans le nouveau contexte d’application. Il s’agit donc ici de la seconde dimension de l’opération d’ »autocapacitation » des acteurs, qui porte sur la construction de cette capacité d’adapter son « image » en fonction des exigences requises pour réaliser cette « forme identitaire » que l’on se donne comme destin. On peut donc l’appeler une dimension de « destinabilité ». C’est pour manquer de percevoir la nécessité de cette double opération d’ »autocapacitation » que Schön, Argyris ou Rein développent une conception en définitive trop étroite de la réflexivité à l’œuvre dans tout apprentissage34 ».

Cette méthode « reconstructive » permet donc un gain décisif pour la conception de la gouvernance de l’intervention éthique, celui de définir un enjeu spécifique qui consiste à « démentaliser » l’approche de la réflexivité pour en isoler les caractéristiques génétiques et y reconnaître une forme d’opération sur les capacités individuelles et collectives, qui doit être organisée et même, le cas échéant, institutionnalisée d’une manière spécifique à chaque situation particulière et permettre d’articuler, dans la pratique, le retour sur les trajectoires d’action déjà réalisées avec la projection nécessaire de nouveaux positionnements. Il ne s’agit donc pas simplement de la substitution d’une nouvelle représentation à l’ancienne, comme c’est le cas dans le schéma sémantique du reframing à la Schön, mais d’une combinaison des deux dans laquelle la situation à laquelle on est confronté doit non seulement faire l’objet d’une anticipation de la manière dont elle est susceptible d’évoluer, mais également être relue et réappropriée dans un rapport inférentiel à l’expérience passée. C’est sans nul doute aujourd’hui un enjeu central pour un programme comme celui que nous avons présenté ici que pouvoir se donner une vision diachronique de son évolution et construire, en tenant compte du 33. C’est pourquoi ces chercheurs ont dénommé « tercéisation » ce travail tour à tour déconstructif et reconstructif qu’ont à réaliser les acteurs, aussi bien sur le plan individuel que collectif. 34. Lenoble et Maesschalck, op.cit., p. 219-220.

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parcours accompli et des enjeux auxquels il fait face, une structure de gouvernance adaptée. On peut ainsi passer de la vision ponctuelle d’un « moment décisionnel » à la vision diachronique d’un processus continu de réflexion collective. En matière de gouvernance, cela implique non seulement la mise en place d’une « structure d’organisation sur mesure » du processus de construction identitaire, mais aussi la nécessité d’un dispositif de veille destiné à évaluer dans quelle mesure les dispositifs institutionnels mis en place permettent effectivement d’opérer les réajustements et les effets d’apprentissage attendus35. Dans cette perspective, l’intervention doit être attentive à ce que cette gouvernance puisse capitaliser et interroger le parcours accompli et susciter l’analyse du rapport entre l’identité que l’on donne au programme et à la démarche éthique qui en émane et la situation de l’institution. L’intervention doit donc faire en sorte que l’on veille à l’adaptation de la gouvernance de la démarche aux enjeux rencontrés dans la confrontation de la vie du programme à la vie de l’institution. Ces avancées épistémologiques dessinent indéniablement des voies de solution des problèmes rencontrés dans la mise en place de programmes de réflexion et d’intervention éthiques dans les organisations contemporaines.

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CHAPITRE 11

Construction ou destruction du sens lors de l’intervention en éthique ? Le cas d’un laboratoire pharmaceutique Samuel Mercier Université de Bourgogne

C

INTRODUCTION

e chapitre porte sur le processus de construction du sens (sensemaking), voire de destruction, lors de la formalisation de l’éthique organisationnelle, dans un contexte ambigu. Il se base sur une intervention réalisée auprès d’une entreprise pharmaceutique. Il s’agissait d’accompagner l’entreprise dans l’écriture d’un document éthique. Nous avons été sollicités, après plusieurs mois d’hésitation, un an après la constitution du groupe de travail dédié à cette mission, pour aider à la finalisation du document. Le processus mis en place a engendré des doutes raisonnables sur la pertinence de la démarche de formalisation et, finalement, à son abandon. Comment peut-on expliquer cela, alors même que les acteurs impliqués semblaient mus par une volonté commune d’aboutir ? Qu’est-ce qui détermine positivement la fabrication du sens ou l’absence de sens ? Il s’agit également de s’interroger sur la responsabilité de l’intervenant en éthique : doit-il imposer sa vision ou s’adapter au contexte ? Pour analyser ce cas, nous mobilisons des matériaux empiriques variés : entretiens avec les responsables du groupe de travail, rapports annuels de l’entreprise, articles de presse, courriels de la responsable du développement durable (couvrant toute la période), comptes-rendus des réunions du groupe, mais aussi impressions ressenties durant les moments passés dans le laboratoire. 245

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L’objectif de ce travail est d’analyser la phase de formalisation, délicate et fragile, qui s’est poursuivie pendant plus de deux ans pour aboutir à la production du document éthique. Cela conduit à présenter les nombreuses ambiguïtés rencontrées lors de l’intervention. Les questions qui se sont posées témoignent bien des difficultés classiquement posées par la formalisation éthique. Cela renvoie ainsi au mode de fonctionnement du groupe de travail et au format qu’il convient de donner au document final (le contenu doit-il comprendre des principes de responsabilité ou des règles de conduite ?). Par ailleurs, le processus de formalisation incite à s’interroger sur le rôle et la légitimité des différentes parties prenantes (dont le dirigeant lui-même, mais également les responsables des départements responsabilité sociale de l’entreprise [RSE] et gestion des ressources humaines [GRH]). L’exercice est, enfin, redoutable pour l’intervenant en éthique lui-même qui doit se questionner sur son véritable rôle, sur la nature de la valeur ajoutée qu’il peut apporter. Notre réflexion vise à tempérer la surestimation de la rationalité dans la compréhension des organisations, en introduisant certaines dimensions trop souvent délaissées, ici l’ambiguïté, le hasard. Les acteurs organisationnels ne peuvent tout contrôler. C’est justement ce que nous souhaitons explorer. Dans une première partie, nous présentons le cadre conceptuel mobilisé permettant d’orchestrer l’importance du hasard, de l’ambiguïté en organisation, en combinant deux univers : celui de Weick (s’intéressant à l’organisant) et celui de l’écrivain Paul Auster (approche narrative postmoderne). Leurs travaux entrent en résonance (faisant le pont entre gestion et littérature) et forment une grille de lecture pertinente. Puis, nous décrivons le cas exploré (2), celui d’un laboratoire pharmaceutique confronté à de multiples ambiguïtés. Enfin, nous formulons quelques recommandations (3) pour renforcer la résilience organisationnelle et mieux positionner l’intervenant en éthique. PRÉSENTATION DU CADRE CONCEPTUEL : LA MUSIQUE DU HASARD Notre intuition de recherche est de mettre en exergue l’importance du hasard et de l’ambiguïté dans la vie de l’organisation. Il convient tout d’abord de se livrer à une revue de littérature sur cette question (1.1.). Puis, nous montrons tout l’intérêt de transposer l’univers narratif de Paul

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Auster dans le domaine organisationnel pour aboutir à une grille de lecture (1.2). Hasard et ambiguïté dans les organisations Les travaux de Cohen, Olsen et March (1972 : 1) montrent l’omniprésence de l’ambiguïté dans les organisations (voir également Rojot, 2005 : 189-190) : les intentions de l’organisation, notamment celles des acteurs, sont plus ou moins claires et formulées de manière cohérente ; la compréhension de l’environnement est délicate, et les liens entre l’action et ses conséquences difficiles à percevoir ; le passé est difficilement interprétable, il peut être déformé ou reconstruit ; par ailleurs, les acteurs organisationnels changent constamment dans le degré d’attention porté aux décisions, et leur participation est changeante, incertaine. Ces circonstances limitent fortement la prévisibilité des actions. Les décisions des acteurs ne sont donc pas le produit d’une réflexion rationnelle, confrontant objectifs, solutions possibles et conséquences. Elles ne sont pas non plus le simple produit d’une négociation politique entre des coalitions. March (1999) poursuit en pointant les différents mythes véhiculés par la gestion : – celui de la rationalité : une action est un choix qui entraîne des conséquences, cela réduit le rôle de l’identité, de la recherche de sens, de l’ambiguïté ou des contradictions ; – de la hiérarchie : qui génère des illusions sur les possibilités de contrôle et de responsabilité ; – du leader : le décideur présenté comme un héros, alors que l’ascension des leaders est souvent liée à une série de coups de chance ; – de l’efficience historique : compétition au cours de laquelle seuls les meilleurs survivent. Ces mythes empêchent d’admettre l’importance de l’ambiguïté, du hasard. Or, le monde peut être davantage expliqué par une suite de coïncidences, plutôt que par une suite d’actions volontaires et planifiées (Rojot, 2005 : 381). C’est aussi ce qui est mis en avant au sein du courant de l’écologie des populations d’organisations pour appréhender le changement. Les

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variations de l’environnement se produisent pour des causes dues au hasard (Rojot, 2005 : 377). Cela est dû à la complexité et à l’incertitude de l’environnement. Nous inscrivons nos développements dans ce paradigme. Par ailleurs, Weick (1979), avec son analyse de l’organisant (organizing), insiste lui aussi, sans doute plus encore que les auteurs précédents, sur l’incohérence et l’ambiguïté dans les processus de changement et d’adaptation. Selon lui, la construction de sens renvoie aux processus que les personnes mettent en œuvre pour comprendre les situations ambiguës et pour interpréter les données incertaines ou anormales. Elles cherchent à donner un sens aux événements déroutants auxquels elles doivent faire face. Pour cela, elles repèrent activement et sélectionnent des indices, les relient à des cadres de référence, afin de produire une explication plausible, signifiante et utile pour guider et justifier leurs actions. Weick (1995 : 62-63) explore également les sept propriétés de la fabrication de sens. 1. L’identité. Elle est faite d’une multiplicité de « soi » entre lesquels l’individu circule selon les interactions auxquelles il participe (Weick, 1995 : 20, cité par Kœnig, 2002 : 421). La construction identitaire est un processus de réflexion continu en perpétuelle redéfinition. « Ce que nous sommes (identité) en tant qu’acteurs organisationnels façonne ce que nous percevons et la manière dont nous interprétons, cela affecte ce que les extérieurs pensent que nous sommes (image) et la façon dont ils nous traitent, ce qui stabilise ou déstabilise notre identité. » (Weick et collab., 2005 : 416) 2. La rétrospection. Weick considère que les personnes détectent (noticing) et cadrent (bracketing) des événements issus du flux ininterrompu de données, d’informations. Cela donne du sens à leurs expériences passées. 3. La mise en scène, l’activation de l’environnement. Nous ne sommes ni les maîtres ni les esclaves de notre environnement. Les personnes agissent et, de ce fait, créent les matériaux qui deviennent les contraintes et possibilités auxquelles elles doivent faire face (Weick, 1995 : 31). 4. La socialité. L’organisation est un réseau de significations partagées de façon intersubjective qui se poursuivent à travers le dévelop-

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pement et l’utilisation d’un langage commun et d’une interaction sociale quotidienne. 5. La continuité. La construction de sens n’a ni début ni fin. Elle prête attention aux flux interrompus induisant une réponse de nature émotionnelle. Celle-ci à son tour influence la fabrication du sens. « L’émotion est ce qui apparaît dans l’intervalle entre l’interruption d’une séquence organisée et la suppression de cette interruption ou l’apparition d’une réponse de substitution qui permet de compléter la séquence. » (Weick, 1995 : 46) 6. L’information. La construction de sens est conduite par l’extraction d’indices (clues) et renvoie à des activités de recherche, de repérage, de filtrage. 7. La plausibilité est recherchée, davantage que la précision. Produire une bonne histoire est suffisant. La fabrication de sens implique le développement rétrospectif continu d’images plausibles, qui rationalisent ce que les personnes sont en train de faire (Weick et collab., 2005 : 409). Dans certains contextes, il arrive que le sens ne puisse émerger, voire qu’il se délite. L’échec dans la construction de sens est notamment fréquemment évoqué pour analyser les accidents ou les catastrophes (voir Weick, 1993, 2010, par exemple). La réalité dans l’univers « weickien » est présentée de façon incertaine et équivoque. « Du fait de la complexité des situations, les apparences auxquelles a à faire face un individu sont toujours ambiguës. » (Rojot, 2005 : 352) Il y a donc toujours plusieurs significations possibles d’un même événement pour les acteurs. La présomption de logique dans laquelle baigne notre monde conduit à une construction arbitraire de la réalité d’une manière beaucoup plus ordonnée qu’elle ne l’est réellement (Rojot, 2005 : 359). Le monde, selon Weick, est davantage dû au hasard que nous le croyons réellement (Rojot, 2005 : 369). Dans ce contexte, l’organisation est un système de réception, construction, traitement de l’information équivoque. La notion de construction de sens (sensemaking) écologique (Whiteman et Cooper, 2011) apporte un éclairage complémentaire. Elle montre l’imbrication de l’organisation dans son environnement et la nécessité d’en comprendre la complexité afin de réduire la vulnérabilité organisationnelle. L’environnement est en effet menaçant. Utilisant une méthodologie originale, Whiteman et Cooper s’inspirent d’un conte

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ethnographique (et mettent en évidence la sagesse ancestrale amérindienne permettant de survivre dans certains contextes hostiles) pour étayer leur apport. Cela illustre l’intérêt d’une approche narrative pour mieux comprendre les organisations, pour mieux appréhender la construction de la réalité par les acteurs organisationnels. Pour une approche narrative des organisations : la transposition de l’univers de Paul Auster dans le contexte organisationnel Renforcer le lien entre littérature et gestion dans les recherches futures nous semble une piste prometteuse, générant des approches innovantes (en réponse aux inquiétudes formulées par Alvesson et Sandberg, 2013, qui déplorent le manque d’originalité des recherches en gestion) et nous proposons de mobiliser l’œuvre de Paul Auster en écho à l’univers conçu par Weick. Les métaphores et analogies sont largement utilisées dans la construction des théories des organisations (voir Oswick et collab., 2011 ; Cornelissen, 2005 ; Cornelissen et Kafouros, 2008 ; Mantere et Ketokivi, 2013 ; Boxenbaum et Rouleau, 2011). Le recours à la métaphore est une pratique poétique courante (Thoenig, 2003 : 7). Les œuvres littéraires peuvent servir de stimuli pour analyser et comprendre les organisations et leur environnement. Jeter un pont entre littérature et gestion permet ainsi d’enrichir les connaissances. Par exemple, March et Weil (2003) proposent d’appréhender la difficile question du leadership à l’aide de grandes œuvres littéraires (Don Quichotte, Guerre et Paix, Othello). De même, Lodge (2002) décrit la rencontre entre un spécialiste des sciences cognitives et une romancière. À noter aussi le travail exceptionnel de Weick (1993) à partir de l’ouvrage de MacLean (1992), s’intéressant à l’incendie dramatique de Mann Gulch. Nous proposons ainsi de transposer l’univers de l’écrivain Paul Auster dans le domaine organisationnel. L’analyse des errances subies par les personnages de ses romans pourrait enrichir notre propre compréhension de l’ambiguïté dans les organisations. Auster est né à Newark (New Jersey) de parents nés aux États-Unis, mais originaires d’Europe centrale. Il vit à New York. Son livre favori est… Don Quichotte. À l’image de Cervantès, ses histoires sont imbriquées. Plusieurs thèmes centraux de l’œuvre de Paul Auster sont communs avec ceux abordés notamment par Weick. Nous en retenons cinq qui

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forment des jeux de miroirs entre ces deux auteurs et que nous mobiliserons pour notre étude de cas : – La quête identitaire. Auster est obsédé par l’identité. L’individu fait face à ses conflits intérieurs puis essaie de s’adapter à la société, mais aucune de ces tâches n’est achevée. – La recherche du sens bien évidemment. Il existe des signes cachés, des choses à découvrir. Les personnages sont aux prises avec des voiles qui leur dissimulent la vérité, ils doivent mettre en ordre ces indices et sont lancés dans une quête de cohérence. C’est par la construction de la réalité que nous sommes capables de percevoir, comprendre le monde dans lequel nous vivons. – L’importance du hasard. Pour Auster, la vie est vue comme une somme de faits aléatoires, une chronique d’intersections dues au hasard, de coups de chance, d’événements fortuits, qui ne révèlent que leur propre manque d’intentionnalité. C’est ce qu’il fait dire à l’un de ses personnages dans La chambre dérobée, un des romans de la trilogie new-yorkaise. De petites causes conduisent à de graves conséquences (par exemple, dans Cité de verre, des coups de téléphone adressés par erreur provoquent la folie du personnage et sa disparition) ; – L’ambivalence et l’ambiguïté. Le doute est omniprésent, la fin des romans est aussi fréquemment ambiguë. – Enfin, l’imbrication avec le recours fréquent à la mise en abyme, à l’histoire dans l’histoire. C’est le cas, par exemple, des jeux de miroirs (les reflets abondent) dans Cité de verre qui fait partie de la trilogie new-yorkaise, une fiction postmoderne qui se livre à une subversion des notions traditionnelles du genre polar. Les personnages ne sont pas capables de surmonter les problèmes qu’ils rencontrent et se heurtent à l’hésitation, à l’incertitude. L’ensemble est basé sur la déconstruction continue des faits. Ces deux univers ainsi mis en relation (celui de Weick et celui d’Auster) se combinent pour appréhender notre cas qu’il convient, à présent, d’explorer. Le cas LABB LABB est un laboratoire de biotechnologies créé par l’État français il y a une vingtaine d’années à la suite d’une crise majeure ayant touché

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le traitement du plasma. Nous présentons cette entreprise (2.1), sa démarche éthique (2.2), puis analysons les ambiguïtés décelées. Présentation de LABB LABB développe, produit et commercialise des médicaments pour des pathologies graves et rares. Son activité recouvre trois domaines thérapeutiques majeurs : l’immunologie, les soins intensifs et l’hémostase. LABB est leader en France et se situe au cinquième rang mondial. Le chiffre d’affaires avoisine les 500 millions d’euros et plus de 80 millions d’euros sont consacrés à la recherche. Environ 2000 collaborateurs travaillent pour cette entreprise. Il convient de noter que le laboratoire a vu son statut évoluer en 2006. De GIP (groupement d’intérêt public), il s’est transformé en SA (société anonyme). Cela provoque bien entendu un questionnement sur l’identité de l’organisation puisque le laboratoire est ainsi devenu une entreprise comme les autres, avec un objectif de rentabilité économique. L’État a donc vu son influence se réduire. Par ailleurs, ce changement va de pair avec une internationalisation croissante des activités, l’entreprise étant présente dans plus de vingt pays dans le monde. En 2009, LABB s’est livré à un bilan d’image auprès des médecins et pharmaciens. L’enquête montre que l’entreprise jouit d’une excellente image, tant en ce qui concerne son éthique (c’est un point fort par rapport aux concurrents) que la qualité de la production. De même, la qualité du partenariat médical (marqué par une grande proximité) le distingue de ses concurrents. Les délégués sont compétents et bien formés. LABB permet une communication transparente. Cependant, quelques critiques portent sur une moindre réactivité que la concurrence, une innovation à affirmer, et un certain manque d’agressivité commerciale (laboratoire aux moyens financiers limités, avec certaines gammes de produits limitées, voire vieillissantes). Concernant les évolutions stratégiques futures, il convient de noter que l’orientation croissante vers les biotechnologies donne accès à un domaine clé de la médecine du futur et aux sources de profit associées à leur développement. Cependant, les médecins attendent de l’entreprise qu’elle ne restreigne pas l’approvisionnement des hôpitaux français au profit de pays étrangers plus rentables. Ils souhaitent également que LABB continue à soutenir la recherche pour les maladies rares.

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En résumé, il s’agit d’une entreprise qui est en bonne santé financière, qui dispose d’une notoriété et d’une image positives (en dépit d’un lourd héritage à son origine puisque l’entreprise a été créée à la suite d’une crise sanitaire majeure), positionnée sur une activité extrêmement sensible. Depuis sa création, elle cherche à maintenir un niveau élevé d’éthique. La démarche éthique de LABB LABB arbore un slogan, imposé à la création de l’entreprise par l’État : l’engagement éthique. Ce slogan est fréquemment utilisé et apposé sur les documents de l’entreprise. L’éthique du laboratoire est demeurée informelle pendant de longues années, chacun se l’appropriant en y mettant un contenu personnel. Aussi, à partir de la fin des années 2000, l’entreprise a-t-elle ressenti la nécessité de formaliser un contenu commun. Par ailleurs, LABB élabore un rapport de responsabilité sociale d’entreprise (RSE) depuis 2009, ce qui correspond à l’embauche en 2010 d’une responsable du développement durable (c’est l’intitulé de son poste). L’entreprise a aussi créé un comité RSE qui définit et formule l’engagement de la direction, définit la politique de développement durable, sa gouvernance, les enjeux et les axes prioritaires à traiter… Le comité est présidé par le directeur général de l’entreprise, le secrétariat est assuré par la responsable du développement durable. En tout, ce comité comprend neuf personnes. Afin d’aboutir à la formalisation d’un document exprimant l’engagement éthique, un autre groupe de travail d’une quinzaine de personnes (représentant des métiers divers au sein de LABB) a été constitué quasi simultanément en mars 2010. Le groupe est présidé par la directrice des affaires médicales, pédiatre de métier. La responsable du développement durable est, là aussi, responsable du secrétariat. Sept réunions de travail (d’environ 4 heures) ont été organisées en 2010, ainsi qu’une minienquête impliquant 50 personnes (le taux de réponse au questionnaire adressé quant au contenu de l’éthique à formaliser est de 3 %, c’est assez faible). La première réunion du groupe de travail éthique suscite un très vif enthousiasme, mais la deuxième est annulée étant donné un nombre de participants trop restreint (il s’agit d’une contrainte liée à des emplois du temps déjà trop chargés, mais certaines personnes considèrent également que le rythme des réunions est bien trop élevé). L’objectif assigné au groupe est de définir le positionnement éthique qui différencie LABB de ses concurrents, d’en faire un engagement à

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partager, à respecter et à faire respecter par l’ensemble des collaborateurs. Il s’agit d’aboutir à une charte d’éthique prévue pour décembre 2010 (après quelques mois de réflexion). Cinq valeurs sont assez rapidement mises à l’avant-plan, émergeant des réflexions et ancrées sur la culture de l’entreprise : respect, solidarité, exigence, transparence, intégrité. Les différentes parties prenantes de LABB ont été également déterminées : collaborateurs, clients, groupes d’intérêt (associations de patients, donneurs, organisation non gouvernementale [ONG]), l’actionnaire, les fournisseurs, les organismes institutionnels, les communautés locales et les riverains, les organisations professionnelles. Tous les signaux sont positifs pour aboutir au plus vite à un document formalisant l’éthique de LABB. En octobre 2010, le groupe de travail n’est pourtant pas prêt à délivrer le document éthique, les débats internes liés à son contenu et à la démarche elle-même ne sont pas tranchés. La responsable du développement durable prend contact avec nous pour indiquer que l’entreprise souhaite un accompagnement par un expert extérieur. Après une présentation rapide de la démarche, la responsable mentionne sa dimension délicate. Elle évoque le fait que la notion de charte éthique implique souvent « manipulation » ou mimétisme (« document juste pour faire bien et comme tout le monde »), deux écueils que l’entreprise souhaite fortement éviter. En janvier 2011, elle nous indique qu’à la demande de certaines personnes en interne, il est préférable de poursuivre le cheminement effectué par le groupe de travail, sans appel à une aide extérieure. Deux semaines plus tard, en février, nouveau revirement. Nous sommes, cette fois, sollicités pour aider LABB à formaliser le document éthique. Notre intervention débute en mars 2011 par une rencontre de plusieurs heures avec la présidente du groupe de travail et la responsable du développement durable. Plusieurs rendez-vous sont ensuite organisés entre mars et juillet afin de nous permettre de nous approprier la démarche, de compiler les éléments déjà formalisés (une version zéro du document a été élaborée et plusieurs versions successives sont proposées, débattues). Nous avons même la possibilité de rencontrer le groupe de travail dans son ensemble en septembre 2011 pour un dernier travail en commun de rédaction et de finalisation de la charte. Durant l’année 2011, seulement trois réunions du groupe de travail ont été programmées, et le lancement de la charte a été repoussé en juillet 2011, puis janvier 2012.

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En mars 2012, l’entreprise décide d’adhérer au Pacte Mondial de l’ONU1. Elle s’engage de ce fait à : – placer la sécurité des patients au cœur des décisions de l’entreprise ; – établir des relations éthiques avec les parties prenantes, les professionnels de la santé, les salariés et les partenaires, et développer des projets avec les associations dont la raison d’être est le mieuxvivre des patients et de leurs familles ; – développer des programmes pour les maladies rares ; – mettre en place des politiques volontaristes visant à maîtriser les consommations d’énergie et d’eau et les déchets pour préserver l’environnement et les ressources non renouvelables. (Source : Rapport annuel 2012) Cependant, le processus de formalisation de l’éthique a mené à plus de deux ans de tâtonnements et de débats, avec un lancement de la charte repoussé à maintes reprises. À compter de l’automne 2012, le document est bel et bien finalisé (contenu validé et mise en forme graphique achevée), mais il reste dans les cartons de l’entreprise. L’entreprise décide de ne plus communiquer sur sa démarche éthique (« réduction de la voilure sur la communication RSE » pour reprendre les termes de la responsable du développement durable), mais les raisons évoquées ne sont pas très claires. Le document semble être en décalage avec le contexte interne. Pour quelles raisons ? Peut-on imaginer une relance du processus ? Ces questions illustrent les multiples ambiguïtés rencontrées. Les ambiguïtés rencontrées Dès le début du processus de formalisation et tout au long de la démarche, les ambiguïtés sont multiples et ne s’estompent pas au fil du temps. Elles semblent au contraire gagner du terrain. Le sens ne se créée pas. D’abord se pose la question du sens à donner à la démarche. Faut-il se centrer sur l’éthique, la déontologie, la RSE ou le développement durable ? La très grande confusion qui règne dans le contexte français entre ces différents concepts n’aide pas vraiment LABB. Il est bien difficile de mettre l’ensemble des membres du groupe de travail en harmonie. 1.

Quatre domaines sont couverts : droits de l’homme, droits du travail, environnement et lutte contre la corruption.

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Par ailleurs, l’existence au sein de l’entreprise du comité RSE, centré sur la dimension écologique parasite quelque peu la réflexion. Étonnamment, les deux groupes fonctionnent de façon totalement cloisonnée. Pourquoi ne pas avoir lié les deux démarches ? De plus, quel contenu donner à la formalisation ? Quelles sont les attentes de l’entreprise dans ce domaine ? Souhaite-t-elle formaliser des valeurs (réflexion axiologique), des responsabilités vis-à-vis de ses parties prenantes, des règles de conduite (dimension déontologique) pour reprendre la distinction proposée par Mercier (2014) ? La réponse n’est pas donnée clairement. Au contraire, au départ, l’idée est plutôt de combiner axiologie et déontologie. Deux orientations différentes avec deux modes d’animation différents se dessinent (voir à ce sujet Bégin et Langlois, 2012). L’accompagnement du groupe par un intervenant extérieur a justement pour intérêt de rassurer les acteurs. Cependant, les attentes demeurent contradictoires. Faut-il promouvoir la vision communautaire de l’entreprise ou au contraire focaliser sur une dimension disciplinaire, effectuer des rappels déontologiques pour limiter certaines dérives qui semblent apparaître ? Au fil des réflexions, toutefois, c’est de toute évidence la dimension axiologique qui est mise en avant. Les règles sont délaissées, car elles nécessitent un accompagnement coercitif pour être respectées. L’intervenant a tenté d’opérer une synthèse entre les visions contradictoires de certains membres du groupe. Il a pesé sur les discussions pour renforcer l’orientation axiologique. Par ailleurs, grâce à son intervention, de charte éthique, le document voit son intitulé évoluer et se nomme en phase de finalisation : notre engagement éthique. Les ambiguïtés sont également liées au positionnement du dirigeant lui-même. Quelle est la nature profonde de son engagement ? En dépit d’une réelle volonté de s’engager dans la démarche, de communiquer sur l’évolution des travaux auprès du comité de direction, il semble éprouver des difficultés à clarifier ses attentes. Ce qui entraîne un questionnement classique : est-il animé de convictions profondes ? Quel est le degré de sincérité de son engagement ? Ne souhaite-t-il qu’une éthique de façade (window-dressing) ? A-t-il pleinement conscience des enjeux de la démarche éthique, voire des conséquences en interne ? Autant de questions qui demeurent sans réponse.

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Le groupe de travail a souhaité solliciter le dirigeant à la suite de sa troisième réunion pour qu’il apporte un éclairage sur le positionnement éthique de l’entreprise et sur la définition de la philosophie de l’entreprise. Cela n’a pu se faire. Dans ces conditions, comment qualifier la démarche éthique de LABB ? Selon l’importance de l’engagement du dirigeant et de la communication mise en place, plusieurs types de démarches peuvent être définis : éthique contrainte (basée sur une logique de conformité), démagogique (logique d’exploitation), tacite (basée sur la réalisation) ou intégrée (basée sur l’inspiration). Dans quelle case positionner LABB ? Tout le monde au sein du laboratoire, reconnaît l’existence d’une certaine ambiguïté, alors même que l’engagement de la direction est réel. Il a cependant besoin d’être régulièrement réaffirmé, ce qui n’a sans doute pas été le cas. Bien évidemment, les ambiguïtés relèvent également du fonctionnement du groupe de travail. Il s’agit d’un processus très long et incertain. Pourtant, les premières réunions suscitent un très fort enthousiasme, sont programmées très fréquemment, puis progressivement, le groupe de travail s’essouffle. Les réunions sont déprogrammées, la participation est fluctuante (la composition du groupe évolue également au gré des arrivées et départs de ses membres). Au sein du groupe de travail, les débats font rage, notamment pour bien cerner le sens des concepts. La notion de responsabilité notamment est contestée. Il semble que des divergences de vues apparaissent entre la responsable du développement durable et le DRH, plutôt peu convaincu et craignant de voir le dialogue social traditionnel lui échapper pour un dialogue élargi vers un ensemble de parties prenantes. En janvier 2012, la directrice des affaires médicales (un cadre important de LABB, qui pilotait le groupe de travail) quitte brutalement l’entreprise, à la suite d’un conflit majeur avec le dirigeant. Cela déstabilise bien entendu l’ensemble des acteurs impliqués dans le processus. L’évolution pendant l’année 2012 conditionne à un rattachement de la responsable du développement durable auprès du directeur des ressources humaines (DRH). Faut-il parler de renaissance de la démarche éthique (comme l’indique la responsable du développement durable) ou d’enterrement ? La déprogrammation du lancement du document plaide plutôt pour la deuxième option. Bien évidemment, le document finalisé ne répond pas forcément aux attentes de tous. C’est une mission impossible. La nécessité de synthétiser, d’aller à l’essentiel, ne permet pas l’exhaustivité.

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Enfin, les ambiguïtés concernent la nature même de l’intervention en éthique. L’intervenant lui-même s’interroge. Doit-il imposer son point de vue au sein du groupe, imposer sa vision de l’éthique et des besoins de LABB ? Au contraire, doit-il tenter de s’adapter au groupe de travail, de faire émerger des idées cohérentes pour guider le contenu ? Dispose-t-il d’une liberté totale ? N’oublions pas qu’il doit répondre en premier lieu à la commande de la direction. Le groupe n’attend-il pas trop une éthique imposée ? Nous avons pris le parti d’adopter un positionnement souple. C’est bien en interne que les acteurs détiennent les clés pour aboutir à un consensus, pour trancher les débats. L’intervenant bien entendu formule son avis, peut même essayer de convaincre les réticents. Mais il est nécessaire que les acteurs eux-mêmes acceptent de faire évoluer leurs points de vue. Finalement, nous prenons conscience du pouvoir presque démesuré de l’intervenant dans certains contextes, du risque de manipulation qui survient. Plusieurs cadres importants nous assurent lors de notre venue dans l’entreprise qu’il y a une forte attente concernant ce projet. Dans ce cas, pourquoi une telle évolution entre 2010 et 2013 ? Nous proposons dans une dernière partie conclusive de prendre du recul par rapport à cette intervention en éthique. QUELLES LEÇONS TIRER DE L’INTERVENTION DANS L’ENTREPRISE ? Si l’on reprend les thèmes communs aux univers de Weick et d’Auster (quête identitaire, recherche du sens, importance du hasard, de l’ambivalence et de l’ambiguïté, imbrication), il est possible de mieux comprendre la nature des difficultés que l’entreprise n’a pu surmonter. Tout d’abord, la question de la quête identitaire est centrale. Tout comme les personnages d’Auster, LABB est à la recherche d’une identité, dans un contexte évolutif. La réflexion axiologique doit lui permettre de mieux se connaître, de se définir et de mieux comprendre comment il peut évoluer dans la société actuelle. Alors que le slogan de l’engagement éthique renvoie à une identité commune, chacun au sein du processus de formalisation a cherché à créer du sens, mais les interactions n’ont pas été suffisamment intenses et continues pour clarifier la notion d’éthique, la vision commune dans l’organisation (rétrospection, socialité, continuité n’ont pas fonctionné à plein régime). Ce qui a nui à la cohésion de l’ensemble, à la résilience.

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De même, le processus a été mené sans véritable leader porteur d’un cap indiquant la finalité à poursuivre. Plusieurs personnes (le dirigeant, la responsable des affaires médicales, la responsable du développement durable, voire l’intervenant extérieur lui-même) auraient pu fédérer le groupe et le diriger. Cela ne s’est pas réellement produit et chacun en porte une part de responsabilité. L’intervenant en éthique a été sollicité sans doute trop tardivement. Cela renvoie au thème de l’ambivalence. Les ambiguïtés ont alors pris de l’ampleur, là où elles auraient dû ou pu s’estomper. Le groupe de travail a paradoxalement bénéficié d’une trop grande liberté au détriment de la production commune. Le lien ne s’est pas fait, et l’enthousiasme initial est vite retombé, laissant place aux forces entropiques. Cela montre la place laissée au hasard (décision de solliciter un intervenant extérieur, départ inopiné de la présidente du groupe de travail, dégradation de la conjoncture économique, etc.). Les difficultés rencontrées pendant la phase de formalisation auraient fort bien pu être résolues, les différends mis de côté afin d’aboutir à la diffusion du document final et son appropriation par tous. Cette réflexion introspective n’est, bien entendu, pas exempte de limites. Ainsi, focaliser sur l’ambiguïté dans l’organisation conduit sans doute à ne retenir que les indices appropriés et donc à trop mettre en avant l’équivocité. À trop chercher l’ambiguïté organisationnelle, on la trouve sans coup férir, il faut en être conscient. De même, étant impliqués directement dans le processus de formalisation, nous ne pouvons prétendre avoir un regard objectif sur les éléments décrits. Compte tenu du cadre conceptuel mobilisé, nous assumons cette histoire dans l’histoire, chère aux univers de Weick et Auster. Cette expérience nous incite, toutefois, à mieux cerner le rôle de l’intervenant en éthique organisationnelle : il s’agit d’être un facilitateur, d’aider le groupe de réflexion à formuler ses réflexions, mais en aucun cas, de se présenter ou d’être positionné comme le sauveur de l’organisation, en dépit de l’attente de certains membres, en dépit des circonstances vécues dans le groupe (la mise en avant de débats impossibles à trancher, par exemple). L’écriture d’un document éthique est un cheminement long, difficile, fragile. Les démarches éthiques en organisation sont nécessaires, mais placent les acteurs devant des situations inconnues. L’intervenant se doit d’avoir une posture sage et modeste. Au-delà des écueils à éviter (éthique manipulatoire, éthique pour faire comme tout le monde, juste pour s’afficher), il faut prendre conscience des dangers liés à la réduction de

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la démarche éthique à une simple formalisation. Un document éthique doit être synthétique et mettre de côté des contenus et des débats importants (qui préciseraient bien plus la philosophie de l’entreprise). Dans le cas présent, il nous semble que l’entreprise s’est trop centrée sur l’objectif de formaliser en un temps donné quelque chose qui soit parfait. N’oublions pas qu’un document éthique doit ensuite vivre, être communiqué aux parties prenantes, être utilisé dans des séminaires de formation, etc. La mise en place d’un processus d’actualisation régulière est donc indispensable. En règle générale, les documents élaborés dans les entreprises deviennent de plus en plus courts. Ce n’est pas gênant si la démarche éthique elle-même garde toute sa vitalité, avec la mise en place d’espaces de discussion. C’est là toute la difficulté. En règle générale, les organisations laissent trop peu de place aux débats fondamentaux qui permettraient de lever certaines ambiguïtés sur le rôle de l’entreprise en société, sur la mise en application des valeurs formalisées (la transparence, notamment). Un apprentissage organisationnel éthique est nécessaire pour que l’entreprise surmonte les obstacles rencontrés lors de la mise en place d’une démarche éthique complexe. Les errements et tâtonnements décrits dans le cas présent pourraient en fait se révéler utiles pour l’entreprise au moment d’affronter des défis futurs. « Il n’y a point de mal dont il ne naisse un bien », dit Jesrad à Zadig dans l’œuvre de Voltaire.

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ÉPILOGUE

L’éthique organisationnelle : un chantier disciplinaire en définition au Québec Lyse Langlois Université Laval

M

INTRODUCTION

ême si l’éthique organisationnelle suscite un engouement qui dépasse le simple effet de mode, elle se trouve néanmoins dans une situation contradictoire. Au plan pratique, elle est réclamée à grands cris à la suite des différents scandales mis au grand jour. Au plan scientifique, cependant, sa contribution au domaine des connaissances n’est pas assez reconnue. Cette reconnaissance mitigée serait-elle due au fait que l’éthique est souvent perçue comme étant intangible, d’où une certaine invisibilité à ses effets, particulièrement à court terme. (Hireche, 2004, Mercier, 2003, Hireche et El Mourabet, 2007). Où est-ce dû au fait que l’éthique est souvent vue comme étant transversale aux autres disciplines d’où une dilution de son apport réel ? Et pourtant, même souhaitée, cette transversalité s’actualise difficilement dans le monde universitaire où persiste une tendance à l’hyperspécialisation des savoirs tant théoriques que pratique, surtout lors de situations de transfert de connaissances. Plusieurs défis se dressent sur le chemin du savoir scientifique lorsqu’il faut mettre en évidence les retombées significatives de l’éthique au plan empirique et en particulier inscrites dans une approche quantitative où il faut la mesurer, la calculer et en donner une preuve tangible. Comment, en effet, mesurer certains aspects intangibles associés à l’éthique organisationnelle1 que ce soit en matière d’efficacité, d’efficience, de rendement, de productivité, d’économie, alors 1. Nous pensons ici, par exemple, à la réflexivité, la sensibilité éthique, la relation. Voir aussi un article que nous avons écrit à ce sujet : A measure of Ethics, dans Handbook of Ethical Educational Leadership, C. Branson et S. Gross (dir.), Routhledge, 2014, p. 337-351. 263

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L’ÉTHIQUE ET LES PRATIQUES D’INTERVENTION EN ORGANISATION

que la mesure des entreprises « éthiques » semble être ancrée plus facilement dans les réalités empiriques telles que les normes éthiques et les outils spécifiques qui les formalisent en visant la plupart du temps une attitude responsable2 (Arnal, 2005). Ces questionnements sur la contribution de l’éthique organisationnelle font ressortir la question de la légitimité des savoirs qui lui sont associés. Dans ce chapitre, nous allons tenter de dresser un premier portrait de la manière dont s’est structurée l’éthique organisationnelle au Québec au plan théorique à partir des travaux de certains groupes de recherche en éthique réalisés en éthique de l’intervention organisationnelle. En prenant assise sur ce qui se fait au Québec, nous tenterons de comprendre aussi cette tension entre scientificité et « actionnabilité » des savoirs reliés au domaine de l’éthique organisationnelle. L’ÉTHIQUE ORGANISATIONNELLE AU QUÉBEC : UNE SCIENCE INTERDISCIPLINAIRE ? Au Québec, l’éthique a progressivement pris ses distances du domaine exclusif de la philosophie et tente présentement de se structurer différemment dans ses méthodes, modèles et théories. Ce livre sur les interventions à portée éthique en est une belle preuve en raison de la variété des contributions à cet ouvrage. Le domaine de l’éthique appliquée acquiert tranquillement ses lettres de noblesse, mais sa légitimité sur le plan des savoirs continue à se faire attendre. Pour nous aider à bien comprendre comment l’éthique organisationnelle s’est structurée au Québec sur la base de l’interdisciplinarité, nous allons faire certaines distinctions entre pluridisciplinarité et interdisciplinarité en prenant appui sur les travaux de Nissani (1995).  ÉTHIQUE  Pluridisciplinarité ajout de disciplines sur un même objet d’analyse

2.

Interdisciplinarité volonté de résoudre un problème à l’aide de théories explicatives et vocabulaire spécifique

Voir aussi les travaux de Séguin et Robinson : Éthicoopmètre : pourquoi et comment mesurer l’éthique d’une coopérative, Guy Robinson, Marie-Thérèse Seguin, mars 2009.

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Nissani (1995) affirme que la pluridisciplinarité réunit plusieurs disciplines qui ne cherchent pas à intégrer ni à synthétiser l’information. Prenons par exemple un groupe de plusieurs spécialistes intéressés par l’éthique. Ces derniers tenteront d’apporter leur contribution à l’analyse et à la compréhension de l’objet d’étude sans nécessairement vouloir intégrer ce qui peut être commun au domaine de l’éthique. La résultante de cette pluridisciplinarité sera une sorte de bricolage, sans objectifs explicatifs, ni méthodes ou théories en commun. L’objet d’analyse qu’est l’éthique empruntera des terminologies différentes, faisant en sorte que les problématiques ne seront pas définies de la même façon. On obtiendra ainsi une sorte de juxtaposition de points de vue disciplinaires. L’interdisciplinarité quant à elle est un processus qui se caractérise par un effort d’analyse et de synthèse à partir de plusieurs disciplines sur un même objet d’analyse. Roland Barthes (1984) mentionne que l’interdisciplinarité n’est pas de tout repos, car elle consiste à établir de véritables connexions entre concepts, outils d’analyse et modes d’interprétation de différentes disciplines (1984 : 69). Pour Nissani (1995), l’interdisciplinarité peut mener à une intégration complète et créer une nouvelle discipline3. Pour un grand nombre d’éthiciens et de chercheurs, l’éthique est le domaine par excellence de l’interdisciplinarité tant dans sa définition et sa mise en œuvre, que dans la recherche et l’enseignement. Bien que l’interdisciplinarité se retrouve souvent dans le discours des éthiciens4, on constate que sur le plan de l’enseignement et de la recherche il n’en est rien. Certes, la réflexion sur le statut disciplinaire et interdisciplinaire de l’éthique appliquée est bien présente et exemplifiée, mais en ce qui concerne l’éthique organisationnelle, cette interdisciplinarité en est aux balbutiements. Certaines connexions entre concepts ont commencé à se faire, entre autres par une réflexion sur les modes et les synergies régulatoires5 (Legault, 2007 ; Boisvert, 2003). Mais tout un pan reste à faire en ce qui a trait aux concepts, outils d’analyse et modes d’interprétation. Comment les recherches en éthique organisationnelle se sont-elles développées ? Sans prétendre à l’exhaustivité, il est difficile de trouver des 3. Nissani, Moti (1995). « Fruits, salads, and smoothies : a working definition of interdisciplinarity », Journal of Educational Thought, 26, 2. [En ligne] http ://www.is.wayne. edu/mnissani/pagepub/smoothie.htm 4. Ce colloque international en est un bel exemple. 5. Voir à ce sujet : Deux perspectives régulatoires de l’éthique, Campeau, L. et M. Jutras, sous la direction de Y. Boisvert, Laboratoire d’éthique publique, ENAP, Chaire ­Fernand-Dumont, INRS, 2004. Georges Legault, Autorégulation et hétérorégulation : un concept interdisciplinaire. Ethica, 16 (2).

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recherches empiriques en éthique organisationnelle au Québec basées sur des résultats probants. Pour preuve, les premières thèses de doctorat6 qui ont pris pour objet l’éthique organisationnelle se situent surtout dans les années 2000 et sont pour la plupart récentes (Patenaude, 1996 ; Langlois, 1997 ; Bacon, 2007 ; Coulombe, 2012 ; Martineau, 2014 ; Lecourt, 2014 ; Leunens, 2014). La majorité des chercheurs au Québec dans le domaine de l’éthique organisationnelle se sont surtout concentrés sur le domaine des interventions à portée éthique dans les organisations, lesquelles sont devenues un objet de questionnement. Parallèlement, se sont mises en place des équipes pluridisciplinaires à l’aide des regroupements stratégiques en recherche des organismes subventionnaires. En effet, de groupe d’intérêts7, on voit poindre dans les années 2000 des centres, des chaires, un institut de recherche et un regroupement dédiés à l’éthique qui rejoignent différentes disciplines. On peut avancer le fait que ces lieux de regroupement s’inscrivent dans une approche pluridisciplinaire étant donné l’utilisation de cadres théorico-méthodologiques différents qui sont mis de l’avant par les chercheurs. Ce n’est qu’à partir de projets de recherche structurants, c’est-à-dire subventionnés par des organismes publics, qu’on assiste à un début d’interdisciplinarité étant donné le contenu commun qui est envisagé pour produire des connaissances. Grâce à ces collaborations d’intérêts émerge un paradigme alternatif au sens kuhnien (1962) qui se met en place et qui mobilise de plus en plus les connaissances sur des domaines précis tels que, bien sûr, les interventions, l’institutionnalisation, les pratiques professionnelles. Ainsi sont nées des collaborations entre chercheurs provenant de différentes disciplines qui se sont alimentées mutuellement au fil des années. L’élément fondamental qui se dégage dans le cadre de ces échanges a été l’absence d’imposition d’une discipline fondatrice au détriment des autres. Toutefois, le débat n’est pas terminé en ce qui concerne la discipline mère qu’est la philosophie pour le domaine de l’éthique en général. Il aurait été facile de penser que la philosophie aurait été LA discipline qui aurait eu le haut du pavé et serait restée maître d’œuvre. L’interdisciplinarité 6. 7.

Les mémoires dans ce domaine se réalisent de plus en plus depuis les années 2000. Le Groupe de recherche Éthos a été mis en place de 1981 à 1984, année de sa fondation officielle. Il s’agit bien d’un groupe de recherche, et il regroupe des chercheurs de différentes disciplines. Un des objectifs était de créer un lieu d’échanges multidisciplinaires susceptible de devenir un carrefour générateur de collaborations interdisciplinaires.

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a tissé sa toile, et les influences s’y engluent rendant le tout complexe. Qui influence qui ? Les disciplines qui ont en quelque sorte apporté des croisements au domaine de l’éthique sont certes la philosophie, mais aussi la science politique, la sociologie, le droit et les sciences administratives qui ont modelé ce domaine à partir de leurs concepts faisant en sorte que l’éthique organisationnelle devient ancrée dans l’interdisciplinaire. En faisant remonter leur connaissance au moyen de l’éthique, les chercheurs québécois ont utilisé le terme d’« éthique organisationnelle » en tant que vocable commun plutôt que l’expression « éthique des affaires » employée aux États-Unis qui se concentre surtout sur les normes de conduite devant être adoptées par le personnel d’une entreprise (salariés et employeur). Le vocable « éthique organisationnelle » en lui-même apparaissait ainsi un choix qui permet de prendre ses distances par rapport à l’expression « éthique des affaires ». Le concept en lui-même s’est tissé ainsi dans cette interdisciplinarité. La variété des disciplines a joué un rôle déterminant à cette appellation. Précédemment, nous avons dit en continuité à la pensée de Nissani (1995) que l’interdisciplinarité peut mener à une intégration complète et créer une nouvelle discipline. Charaudeau (2010) mentionne qu’une discipline « est constituée d’un certain nombre de principes fondateurs, d’hypothèses générales, de concepts qui déterminent un champ d’études et permettent en même temps de construire le phénomène en objet d’analyse » (2010 : 3). L’objet d’analyse débouche sur un cadre théorique qui sera opérationnalisé par différents outils de description et de probation appelés la « méthodologie ». Pour Charaudeau, ce couple théorie-méthodologie fonde une discipline en déterminant le lieu de pertinence. À cela, s’ajoutent des présupposés théoriques et les différents instruments méthodologiques qui y sont associés. Peut-on affirmer que l’éthique organisationnelle – développée au Québec par certains regroupements – soit une discipline à part entière telle que définie par Charaudeau ? Pas tout à fait. Toutefois, elle se matérialise de plus en plus dans ce sens. Des échanges restent encore à faire sur les concepts clés, les outils d’analyse et sur les interprétations de résultats issus de différents protocoles d’analyse faisant en sorte que le volet méthodologique reste encore à explorer. Ce défi d’interdisciplinarité consiste aussi à dépasser les aspects de généralités des résultats qui se dégagent parfois lors des communications scientifiques pour obtenir pleinement la crédibilité recherchée. Cette crédibilité passe nécessai-

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rement par des recherches empiriques et des discussions critiques sur les nouvelles avenues qui s’y présentent. L’ÉTHIQUE ORGANISATIONNELLE : DISCIPLINE SCIENTIFIQUE ET PRATIQUE PROFESSIONNELLE PAR EXCELLENCE L’éthique organisationnelle s’enracine dans des pratiques, mais se constitue aussi à partir de recherches. Maintenir les deux volets en équilibre n’est pas facile, ce dont font preuve les allocutions présidentielles faites depuis près de vingt ans à l’Academy of Management. Ces allocutions dénoncent régulièrement l’insuffisance de pertinence pratique de la recherche empirique (Hambrick, 1994 ; Rynes et collab., 2001 ; Cumming, 2007) et le fossé continue de se creuser. L’éthique organisationnelle semble surfer a contrario de cette vague qu’est la critique sur la recherche appliquée. C’est plutôt le contraire qui est observé : la pertinence pratique y est très forte au plan des interventions en éthique, mais la recherche empirique est plutôt mince. Il n’en demeure pas moins que de façon générale et peu importe la discipline, le déséquilibre entre la pratique et la recherche est bien réel pour ce domaine. Ziman (2000) affirme qu’on assiste, depuis quelques années, à une dissolution des frontières entre la recherche fondamentale et la recherche appliquée, entre la recherche publique et la recherche privée. Pour lui, c’est surtout une rupture entre le monde de la recherche et le reste de la société qui s’opère. Cette rupture de la vie académique est expliquée par la domination de la figure de l’expert et de l’entrepreneur, gouverné par les affaires et le profit où les fonds publics qui servent à financer la recherche s’amenuisent comme une peau de chagrin. Ce constat de Ziman touche plusieurs disciplines, mais ne colle pas complètement à l’éthique organisationnelle. L’éthique au Québec s’est nourrie et construite sur les bases d’une éthique appliquée et les nombreuses interventions en éthique qui ont été faites au Québec en sont un bon exemple. L. Brabant observait déjà « que l’aménagement de ce champ – ici l’éthique appliquée – est encore sur la planche à dessin des têtes de proue de l’aventure éthique au Québec » (L. Brabant, 2006, p. 1). C’est donc sur ces projets d’intervention que nous allons porter notre attention afin de mieux comprendre l’émergence d’une discipline.

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Les interventions à portée éthique Dans les projets d’intervention à portée éthique dans les organisations, on remarque deux types d’approche ou de pensée : la première de nature plus pragmatique qui voit le réel en tant que lieu d’expérimentation visant à transformer les pratiques (Dewey, 1967), et la deuxième, plus constructiviste, où le réel se construit, où l’être humain étant le seul « responsable de sa pensée, de sa connaissance et de ce qu’il fait » (von Glasersfeld, 1988 : 20). Ces deux approches semblent refléter les principales interventions en éthique organisationnelle, interventions qui sont surtout venues de demandes externes. Ces demandes extérieures prennent plusieurs formes : de l’appel téléphonique d’un cadre ou d’une organisation souhaitant obtenir un avis éthique ou un diagnostic éthique, à l’organisation d’une activité en éthique pour « sensibiliser » les employés à une situation de crise. Plusieurs chercheurs se sont sentis interpellés par ces demandes externes et se sont questionnés sur leur rôle comme intervenant : suis-je à la solde des gestionnaires ou du politique ? Suis-je en train de légitimer un changement aux conséquences méconnues ? Suis-je un consultant, un expert en analyse éthique organisationnelle, suis-je un sapeur-pompier ? D. Weinstock (2006) s’est penché sur la question en apportant un éclairage sur le rôle de l’éthicien. Les démarches d’intervention à portée éthique mises en œuvre par des chercheurs québécois (Boisvert et collab., Lacroix, Bégin, Rondeau, Leclerc, Fortin, Legault, Langlois, etc.) ont participé à la démarche expérimentale d’institutionnalisation de l’éthique. Elles ont été pour la majeure partie basée sur une méthodologie de recherche-action (Le Boterf, 1983 ; Grawitz, 1996). De leurs démarches deux positions semblent vouloir se dégager : celle dite de l’intervention que l’on pourrait qualifier de point de départ de l’éthique organisationnelle et la position partenariale qui semble s’actualiser. La position intervention Cette position prend assise dans les travaux de Argyris (1980 : 1985), Bourdieu (1980) et Schön (1987). Elle reflète le débat entre les savoirs théoriques et les savoirs d’action en éthique qui a donné lieu à ce qu’on appelle la « science de l’intervention », soit le développement de connaissances issues des milieux de pratique (Barbier, 1996). Sans vouloir revenir

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sur la définition de l’intervention et sur ses bases conceptuelles8, nous aimerions mettre en évidence l’influence qu’a eue cette approche sur le développement de l’éthique organisationnelle. Pour les chercheurs québécois, il a été naturel d’adopter le modèle de l’intervention, car il a le mérite de se concentrer sur l’agir professionnel afin de mieux le comprendre. On dénombre ainsi plusieurs réflexions sur la pratique professionnelle de l’acteur. À titre d’exemple, le modèle de l’intersubjectivité proposé par Legault (1999 : 2003) pour répondre à la crise d’identité professionnelle illustre très bien cet ancrage empirique dans le modèle du praticien réflexif tel qu’avancé par Schön (1987) ; de même que les développements apportés par Bégin sur la compétence éthique au début de sa réflexion théorique sur ce concept (Bégin, 1994). Ainsi émergent des interventions basées sur une réflexion dans et sur l’action dans une perspective souple où la réflexivité est un élément commun central, plutôt que sur un modèle unique d’application. Une première ébauche théorique d’un cadre d’intervention en éthique organisationnelle émerge chez Fortin (1994, 1995 et 1997)9 et sera poursuivie par Létourneau et Lacroix (2005) qui mettent en évidence les enjeux et les défis que suscite ce type d’intervention tant pour le chercheur que pour le demandeur organisationnel. Ces choix – intervention et recherche-action – souvent confondus (Dubost et Lévy, 2002) semblent aller de soi dans le domaine de l’éthique organisationnelle étant donné l’intérêt de recherche pour les pratiques professionnelles. La plupart des recherches ont valorisé une posture plus individuelle, un peu moins une posture collective. Pensons aux recherches sur des groupes spécifiques de professionnels (ingénieurs, conseils d’orientation, médecins, enseignants, etc.) plutôt que sur les structures ou organisations qui institutionnalisent l’éthique. Cet angle n’est pas surprenant étant donné le rôle de l’intervention qui est de générer de l’information valide, d’aider le système – ici les organisations qui contactent les éthiciens – à effectuer des choix responsables pour s’assurer de la mise en place des conditions nécessaires

8.

Voir à ce sujet L. Brabant : Le concept d’intervention dans les champs disciplinaires des sciences humaines, document de travail, Chaire en éthique appliquée, Université de Sherbrooke. 9. Fortin, Pierre. Les enjeux éthiques soulevés dans et par l’administration, la gestion et les interventions dans les organismes communautaires des régions du Bas-SaintLaurent, de la Gaspésie/Îles-de-la-Madeleine et de la Côte-Nord. Rimouski, Groupe de recherche Éthos, 1994. Fortin, Pierre. Guide de déontologie en milieu communautaire. Québec, Presses de l’Université du Québec, 1995. Fortin, Pierre. La morale, l’éthique, l’éthicologie. Québec, Presses de l’Université du Québec, 1995.

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pour pérenniser l’implication des acteurs (Argyris, 1970 : David, 2000). Dans une telle perspective, les frontières entre chercheurs et praticiens semblent de plus en plus ténues et les demandes d’accompagnement se font de plus en plus nombreuses, alors qu’on observe une forme d’hésitation chez certains chercheurs à s’engager maintenant dans ce sentier. Ce qui nous amène à une deuxième position, soit la position partenariale. La position partenariale La position partenariale favorise le croisement entre chercheurs et demandeurs. Ce rôle s’inscrit davantage dans la perspective de la recherche partenariale, dans la mesure où le chercheur y occupe explicitement une position de partenaire et de coconstructeur de l’innovation (Balogun, 2003 ; Van de Ven et Johnston, 2006). Les Alliances de recherche université-communauté du CRSH (ARUC) en sont un bel exemple. Dans cette position, le but est de faire advenir les choses sur le terrain, de s’ouvrir aux innovations, dans une démarche de coconstruction. La collecte et le traitement des informations s’effectuent non pas de manière séquentielle selon un plan d’intervention défini, mais en interaction étroite avec le milieu ; ce qui fait que cette collaboration est très proche de l’interactionniste symbolique et de la théorie ancrée (Glasser et Strauss, 1967 ; Cabin, 2000). Pourquoi privilégier cette position pour le domaine de l’éthique organisationnelle au Québec ? Nous pensons que cela est dû au caractère complexe de l’objet lui-même. Le domaine comme tel est en cours de définition, les enjeux multiples et la production des connaissances explorent, la plupart du temps, des dynamiques sociales complexes. Pour Catellin (2004), « à l’heure où l’accès à l’information se généralise, les situations auxquelles nous sommes confrontés sont marquées à la fois par l’incertitude, l’urgence, la simultanéité et la multidimensionnalité. […] L’enjeu consiste alors à penser autrement, savoir trouver les bonnes relations, les bons interprétants » (2004 : 179). À notre avis, cette remarque correspond à ce que nous avons pu observer au cours de nos propres recherches : une sorte de conscientisation se met en place chez les acteurs sur ce qui se passe, mais cette conscientisation tombe à plat, car les individus n’ont pas la possibilité d’en discuter dans leur propre milieu de travail. Cette absence d’espace de réflexion, de verbalisation (debriefing) et de discussion en organisation ne permet pas de trouver le sens nécessaire à ce qui advient. Alors que dans une recherche partenariale, l’espace se crée avec les chercheurs.

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Sur le plan de la recherche, on constate aussi que les situations sont moins statiques et ont un impact sur les outils d’analyse : les guides d’entretien sont adaptés au fur et à mesure et sont souvent basés sur une communication interactive avec les partenaires, parfois même sur une vérification. Le processus de recherche initialement construit « temporairement » se passe différemment dans la position partenariale, il bouge, se reconstruit pour trouver des lieux communs. Parfois, on assiste même à des formulations d’objectifs de recherche qui se précisent avec le partenaire, où les hypothèses de départ sont soumises à l’épreuve du terrain puis réajustées10. Le processus d’abduction en tant qu’hypothèse créatrice trouve toute sa pertinence dans cette position (Peirce, 1992). Ce processus participe à la sensibilisation des partenaires, mais aussi des chercheurs favorisant ainsi un apprentissage actif. Les savoirs qui émergent sont appelés « savoirs actionnables locaux », car il s’agit de savoirs actionnables, c’est-à-dire, savoirs qui peuvent être traduits dans l’action mise en forme par le chercheur à partir d’informations obtenues au cours du travail de terrain (observations, entretiens, consultation de documents). L’abduction11, qui n’oppose pas l’induction ni la déduction, mais au contraire les relie, participe à la construction des connaissances. On ne peut pas affirmer avec certitude qu’une explication constitue la cause réelle d’une observation, l’incertitude pouvant porter sur la plausibilité de l’explication, ou bien concerner la validité de la connaissance permettant l’explication. L’approche déductive de l’abduction – adoptée par certains logiciens – est limitée par la nature implacable de la déduction. L’abduction est incertaine et n’a pas le pouvoir prédictif de la déduction. Toutefois […] l’abduction conduit à la découverte des causes (Catellin, 2004 : 180).

L’abduction s’inscrit ainsi dans une démarche créatrice de la formation d’une hypothèse explicative. Elle correspond à ce besoin de comprendre la demande éthique dans une relation partenariale, mais aussi les causes qui ont occasionné, à titre d’exemple, les manquements à l’éthique (risques et crises). Cette compréhension ne se fait pas sans prendre en considération le contexte, la culture, de même que l’habitus social. Ainsi, être en interdisciplinarité revêt toute son importance dans ce processus de connaissance afin d’enrichir les champs de la pratique et de 10. Le projet que nous avons fait au sein d’un ministère québécois en est un bel exemple, Bégin, Langlois et Côté, 2014. 11. C’est à Peirce que nous devons la réintroduction de ce processus basé au départ sur les trois types de raisonnement proposés par Aristote (la déduction, l’induction et l’abduction).

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la théorie. De plus, la logique de l’abduction (dont Peirce a démontré les liens avec le pragmatisme et le réalisme) trouve toute sa pertinence dans la théorie de l’enquête de Dewey qui connaît un regain de popularité parmi certains éthiciens (Bégin, Lacroix, Maesschalck, Rondeau). L’éthique organisationnelle et la légitimité des savoirs Les connaissances produites à partir des deux positions que nous venons d’exposer – l’intervention et le partenariat – relèvent-elles d’un savoir actionnable ? Selon Argyris, un savoir actionnable est « un savoir à la fois valable et pouvant être mis en action dans la vie quotidienne des organisations » (1995 : 257). Le choix de l’expression « savoir actionnable » n’est pas anodin étant donné les demandes en éthique. Un savoir est actionnable seulement s’il est ancré dans les problématiques organisationnelles et professionnelles. Outre le fait qu’il est actionnable, il faut qu’il soit valable, c’est-à-dire reçu par les praticiens en organisation comme pouvant être relié à leur expérience pratique ; il suppose donc une forme d’appropriation. On peut affirmer que les connaissances en éthique organisationnelle font partie d’un savoir actionnable étant donné la grande contribution qu’ont eue les éthiciens dans les milieux de pratique. Selon Avenier : un savoir actionnable générique désigne un ensemble cohérent d’énoncés destinés non pas à être appliqués de manière mécaniste, mais à fournir des repères pour susciter le questionnement, la réflexion, l’action créative, et plus généralement faciliter l’exercice de l’intelligence active des personnes auxquelles ils s’adressent prioritairement (2006 : 143).

Une recherche effectuée dans cette perspective poursuit ainsi un double objectif : être utile à la réflexion et aux pratiques de l’organisation. La question du transfert des connaissances prend ainsi toute son importance dans cette démarche de coproduction de connaissances. L’enjeu sous-jacent à cette production de connaissances soulève la question de la légitimité des savoirs dans cette démarche de construction d’une discipline qu’est l’éthique organisationnelle. Cette légitimité passe à notre avis par la reconnaissance mutuelle des savoirs acquis par les praticiens et les chercheurs et de leurs intérêts à comprendre les problématiques pratiques afin d’y apporter une contribution significative. Avenier ajoute aussi qu’un savoir actionnable générique « est reconnu comme un savoir académique légitime (et donc enseignable) dès lors que sont explicitées les hypothèses de base du référentiel épistémologique dans lequel il s’argumente, et la manière dont il est légitimé dans ce référentiel » (2006,

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p. 144). Cette légitimité concilie la pertinence pratique avec la rigueur scientifique et les apports théoriques. C’est ce dernier aspect que le domaine de l’éthique organisationnelle devra approfondir pour obtenir pleinement sa légitimité. CONCLUSION Cette réflexion n’a pas la prétention d’être nouvelle. Déjà en 2005, Létourneau et Lacroix se questionnaient au sujet de l’éthique appliquée à savoir « si l’éthique appliquée est une « discipline » qui a ses traits propres tout en partageant certains traits avec les autres sciences sociales appliquées » (2005, p. 45). Les deux philosophes avaient déjà mis en doute la légitimité des savoirs obtenus au moyen des interventions à portée éthique : « De fait, une intervention en éthique peut-elle avoir un fondement quelconque, voire une légitimité en matière de méthodologie, tant au point de vue des savoirs qu’au point de vue des procédures d’intervention ? » (Létourneau et Lacroix, 2005, p. 44). Nous avons vu que les interventions à portée éthique se sont concentrées pour la plupart vers la formation et le changement de même que vers des pratiques d’accompagnement spécifiques. Cela n’est pas étranger au contexte de demande accrue d’autonomie professionnelle et de politiques de décentralisation. L. Brabant (2006) soulevait une question intéressante en prenant exemple sur l’éthique appliquée où elle se demandait « qu’est-ce que l’éthique appliquée pourrait apporter aux autres disciplines pour pousser plus loin la méthode d’intervention ? » Cette question trouve encore toute sa pertinence aujourd’hui avec ce qui se produit en éthique organisationnelle dont les apports théoriques se diffusent difficilement aux autres disciplines universitaires. On en revient encore à cette interdisciplinarité qui, à la suggestion de Charaudeau (2010) et Koren (2010), pourrait être focalisée afin de mieux se diffuser : « faire de l’interdisciplinarité depuis une seule discipline, pour pouvoir considérer les concepts dans leur cadre théorique et les interroger à la lumière d’une autre discipline, en expliquant dans quelle mesure et à quelles fins ils peuvent être empruntés et intégrés ». Pour que cela soit possible, il s’avère important de multiplier les lieux d’échange et de diffusion pour faire connaître la réflexion des chercheurs en éthique organisationnelle au Québec. Cette interdisciplinarité, une fois bien établie en recherche, favorisera la transversalité tout en concourant à la légitimité des savoirs, améliorant du même coup la formation universitaire et continue.

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Toutefois, il nous apparaît d’une grande importance que ce champ disciplinaire qui se construit au Québec insiste sur la rigueur de ses choix méthodologiques et épistémologiques étant donné la richesse des approches qui appréhendent l’éthique. Un peu comme l’affirmait Gate, Robin et Clerc (2004), la recherche est une pratique qui s’articule avec d’autres pratiques, et cette pratique exige une discipline de même qu’une prise de risque indisciplinée. Nous en avons pris un en proposant cette réflexion.

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De plus en plus d’organisations font référence à l’éthique dans leurs activités et dans divers documents officiels. Les demandes d’intervention à portée éthique se multiplient conséquemment. Les attentes des organisations sont toutefois variées, tout comme le sont les pratiques d’intervention et les conceptions théoriques qu’elles mobilisent. Ce livre vise à réfléchir aux approches actuelles en matière d’intervention en éthique, à leurs objectifs et leurs méthodes, ainsi qu’à d’autres cadres théoriques d’intervention en organisation, non spécifiquement dédiés à l’éthique, mais pouvant remplir des fonctions analogues. Il s’inscrit dans le prolongement d’un colloque international tenu à l’Université Laval auquel étaient conviés des experts belges, français et québécois. Les chercheurs ont ainsi partagé les modèles théoriques qu’ils utilisent lors d’interventions en organisation tout en poursuivant la réflexion sur l’intervention en éthique, son transfert en milieu de travail de même que sur la façon dont elle contribue à la construction d’un corpus inédit de connaissances.  Luc Bégin est professeur à la Faculté de philosophie de l’Université Laval, directeur de l’Institut d’éthique appliquée (IDÉA) de cette même université et directeur de la revue Éthique publique. Ses travaux portent sur les éthiques organisationnelle, publique et professionnelle. Il intervient fréquemment à titre d’expert en éthique auprès d’organisations. Lyse Langlois est professeure titulaire, directrice au Département des relations industrielles de l’Université Laval. Elle est chercheure au Centre de recherche interuniversitaire sur la mondialisation du travail et responsable de l’axe éthique publique, organisationnelle et professionnelle à l’IDÉA. Ses recherches portent sur le leadership, la culture et la sensibilité éthiques. Dany Rondeau est professeure de philosophie et d’éthique à l’Université du Québec à Rimouski et professeure associée à l’Université Laval et à l’Université catholique d’Afrique centrale (Yaoundé, Cameroun). En éthique appliquée, elle s’intéresse aux formes de l’éthique dans les pratiques professionnelles et dans les organisations.

ISBN 978-2-7637-2553-6

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