L’essentiel des grands arrêts du droit des obligations : 2015-2016 9782297064712, 2297064713

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L’essentiel des grands arrêts du droit des obligations : 2015-2016
 9782297064712, 2297064713

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7e édition À jour des dernières actualités législatives

L’essentiel

LES CARRÉS

......... Frédéric Buy

des

Grands arrêts du Droit des obligations 2015 2016

Frédéric Buy

L’essentiel des

Grands arrêts du Droit des obligations 7e édition

2015 2016

LES CARRÉS

.........

Cette collection de livres présente de manière synthétique, rigoureuse et pratique l’ensemble des connaissances que l’étudiant doit posséder sur le sujet traité. Elle couvre : – le Droit et la Science Politique ; – les Sciences économiques ; – les Sciences de gestion ; – les concours de la Fonction publique.

Frédéric Buy, Agrégé des Facultés de droit, est Professeur à l’Université d’Aix-Marseille.

© Gualino éditeur, Lextenso éditions 2015 70, rue du Gouverneur Général Félix Éboué 92131 Issy-les-Moulineaux cedex ISBN 978 - 2 - 297 - 04748 - 7 ISSN 1288-8206

PRÉSENTATION Les arrêts de la Cour de cassation sont généralement accompagnés de leur numéro de pourvoi. Ce numéro permet à ceux qui le désirent de retrouver facilement l’intégralité de l’arrêt sur le site legifrance.gouv.fr, rubrique « jurisprudence ». Nous attirons l’attention du lecteur sur le fait que la réforme du droit français des obligations n’est pas encore adoptée à l’heure où nous écrivons (juillet 2015). Celle-ci est toutefois imminente et l’ouvrage est à jour du projet d’ordonnance de la Chancellerie présenté le 25 février 2015 portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations (ci-après « projet de réforme »). Le droit de la responsabilité civile sera, quant à lui, réformé dans un second temps.

SOMMAIRE Présentation

3

Liste des abréviations

10

Chapitre 1 – Premières vues sur l’obligation et le contrat

11

1 – Cass. civ. 1re, 10 octobre 1995, nº 93-20300

12

2 – Cass. com., 23 janvier 2007, nº 05-13189

14

3 – Cass. soc., 31 janvier 2007, nº 04-19464

16

Chapitre 2 – La formation du contrat

19

1 – Cons. const., 13 juin 2013, nº 2013-672 DC, Loi du 14 juin 2013 relative à la sécurisation de l’emploi

20

2 – Cass. com., 26 novembre 2003, nº 00-10243

22

3 – Cass. soc., 24 mars 1958

24

4 – Cass. ch. mixte, 26 mai 2006, nº 03-19376

26

5 – Cass. civ. 3e, 15 décembre 1993, nº 91-10199

28

6 – Cass. civ. 3e, 7 mai 2008, nº 07-11690

30

7 – Cass. civ., 25 mai 1870

32

SOMMAIRE

8 – Cass. com., 7 janvier 1981, nº 79-13499

34

9 – Cass. civ. 1re, 6 mai 2010, nº 08-14461

36

Chapitre 3 – La protection du consentement

39

re

40

re

42

e

44

e

4 – Cass. civ. 3 , 21 février 2001, nº 98-20817

46

5 – Cass. com., 10 juill. 2012, nº 11-21954

48

1 – Cass. civ. 1 , 3 mai 2000, nº 98-11381 2 – Cass. civ. 1 , 25 février 1997, nº 94-19685 3 – Cass. civ. 3 , 15 janvier 1971, nº 69-12180

re

50

re

52

re

54

6 – Cass. civ. 1 , 22 février 1978, nº 76-11551 7 – Cass. civ. 1 , 13 février 2001, nº 98-15092 8 – Cass. civ. 1 , 3 avril 2002, nº 00-12932

Chapitre 4 – Le contrôle du contenu et de la licéité er

57

os

1 – Cass. Ass. plén., 1 décembre 1995, 3 arrêts, n 93-13688, 91-15578 et 91-15999

58

2 – Cass. civ. 1re, 7 novembre 2000, nº 98-17731

60

3 – Cass. civ. 1re, 12 juillet 1989, nº 88-11443

62

4 – Cass. civ. 1re, 31 mai 2007, nº 05-21316

64

5 – Cass. civ. 1re, 3 juillet 1996, nº 94-14800

66

6 – Cass. com., 22 octobre 1996, nº 93-18632

68

7 – Cass. com., 29 juin 2010, nº 09-11841

70

8 – Cass. civ. 1re, 14 mai 1991, nº 89-20999

72

9 – Cass. civ. 1re, 24 janvier 1995, nº 92-18227

74

10 – Cass. civ. 3e, 6 mars 1996, nº 93-11113

76

11 – Cass. soc., 10 juillet 2002, nº 99-43334

78

re

12 – Cass. civ. 1 , 7 octobre 1998, nº 96-14359

80

13 – Cass. Ass. plén., 29 octobre 2004, nº 03-11238

82

85

1 – Cass. com., 23 octobre 2007, nº 06-13979

86

re

2 – Cass. civ. 1 , 22 juin 2004, nº 01-17258 re

er

88

3 – Cass. civ. 1 , 1 déc. 1998, nº 96-17761

90

4 – Cass. ch. mixte, 9 juillet 2004, nº 02-16302

92

5 – Cass. soc., 8 avril 2010, nº 08-43056

94

Chapitre 6 – L’exécution du contrat 1 – Cass. civ., 21 novembre 1911

97 98

2 – Cass. civ., 20 mai 1936

100

3 – Cass. civ., 6 mars 1876

102

4 – Cass. com., 10 juillet 2007, nº 06-14768

104

5 – Cass. com., 8 mars 2005, nº 02-15783

106

6 – Cass. civ., 15 avril 1872

108

Chapitre 7 – L’effet du contrat à l’égard des tiers

111

1 – Cass. Ass. plén., 7 février 1986, nº 84-15189

112

2 – Cass. Ass. plén., 12 juillet 1991, nº 90-13602

114

3 – Cass. ch. mixte, 17 mai 2013, 2 arrêts, nos 11-22768 et 11-22927

116

4 – Cass. Ass. plén., 6 octobre 2006, nº 05-13255

118

Chapitre 8 – L’inexécution et la rupture du contrat

121

1 – Cass. civ. 1re, 16 janvier 2007, nº 06-13983

122

2 – Cass. civ. 3e, 30 avril 2003, nº 01-14890

124

3 – Cass. civ. 3e, 3 nov. 2011, nº 10-26203

126

4 – Cass. civ. 1re, 20 février 2001, nº 99-15170

128

5 – Cass. civ. 1re, 10 mai 2005, nº 02-15910

130

6 – Cass. Ass. plén., 14 avril 2006, nº 02-11168

132

SOMMAIRE

Chapitre 5 – La nullité du contrat

SOMMAIRE

Chapitre 9 – Les quasi-contrats

135

1 – Cass. req., 15 juin 1892

136

2 – Cass. ch. mixte, 6 septembre 2002, nº 98-22981

138

Chapitre 10 – La responsabilité du fait personnel

141

1 – Cass. Ass. plén., 12 juillet 2000, 2 arrêts, nos 98-10160 et 98-11155

142

2 – Cass. civ., 27 févr. 1951

144

3 – Cass. Ass. plén., 9 mai 1984, nº 80-93031

146

4 – Cass. civ. 2e, 20 novembre 2003, nº 01-17977

148

5 – Cass. civ. 2e, 28 mai 2009, nº 08-16829

150

6 – Cass. com., 15 mai 2012, nº 11-10278

152

7 – Cass. crim., 25 sept. 2012, nº 10-82938

154

8 – Cass. Ass. plén., 17 novembre 2000, nº 99-13701

156

9 – Cass. ch. mixte, 27 février 1970, nº 68-10276

158

10 – Cass. req., 1er juin 1932

160

11 – Cass. civ. 1re, 16 janv. 2013, nº 12-14439

162

12 – Cass. civ. 1re, 3 juin 2010, nº 09-13591

164

13 – Cass. civ. 2e, 19 juin 2003, 2 arrêts, nos 00-22302 et 01-13289

166

Chapitre 11 – La responsabilité du fait d’autrui

169

1 – Cass. civ. 2e, 19 février 1997, nº 94-21111

170

2 – Cass. civ. 2e, 10 mai 2001, nº 99-11287

172

3 – Cass. Ass. plén., 19 mai 1988, nº 87-82654

174

4 – Cass. Ass. plén., 25 février 2000, nº 97-17378

176

5 – Cass. Ass. plén., 29 mars 1991, nº 89-15231

178

e

os

6 – Cass. civ. 2 , 22 mai 1995, 2 arrêts, n 92-21197 et 92-21871

180

183

1 – Cass. ch. réunies, 13 février 1930

184

2 – Cass. ch. réunies, 2 décembre 1941

186

3 – Cass. civ. 2e, 4 nov. 2010, nº 09-65947

188

4 – Cass. civ. 2e, 21 juillet 1982, nº 81-12850

190

5 – Cass. Ass. plén., 10 novembre 1995, nº 94-13912

192

6 – CJCE, 25 avril 2002, aff. C-183/00

194

7 – Cass. civ. 1re, 22 mai 2008, nº 05-20317

196

Chapitre 13 – Le régime général de l’obligation

199

1 – Cass. civ., 4 décembre 1939

200

2 – Cass. civ., 20 juin 1938

202

3 – Cass. civ. 1re, 30 avril 2009, nº 08-11093

204

4 – Cass. com., 6 mai 1997, nº 94-16335

206

5 – Cass. com., 7 décembre 2004, nº 03-13595

208

6 – Cass. civ. 1re, 2 octobre 1985, nº 84-13947

210

7 – Cass. civ. 1re, 16 septembre 2010, nº 09-13947

212

SOMMAIRE

Chapitre 12 – La responsabilité du fait des choses

Liste des abréviations al. art. CA CASF C. assur. C. civ. C. com. C. consom. C. pén. C. santé publ. CJUE Contrats, conc. consom. Conv. EDH Cour EDH D. Dr. et patr. et alii Gaz. Pal. ibid. JCP G LEDC LPA PDEC RDC RLDC RTD civ. TGI Unidroit v.

alinéa article cour d’appel Code de l’action sociale et des familles Code des assurances Code civil Code de commerce Code de la consommation Code pénal Code de la santé publique Cour de justice de l’Union européenne (ancienne Cour de justice des Communautés européennes – CJCE) Contrats, concurrence, consommation Convention européenne des droits de l’homme Cour européenne des droits de l’homme Recueil Dalloz Droit et patrimoine et les autres Gazette du Palais ibidem (au même endroit) Jurisclasseur périodique (édition générale) L’essentiel du droit des contrats Les petites affiches Principes du droit européen du contrat Revue des contrats Revue Lamy droit civil Revue trimestrielle de droit civil tribunal de grande instance Principes d’Unidroit relatifs aux contrats du commerce international voir

Premières vues sur l’obligation et le contrat

Chapitre 1

Le Code civil de 1804 n’a donné aucune définition générale de l’obligation ou du contrat. Ces notions sont pourtant essentielles. Classiquement, l’obligation est définie comme un « lien de droit par lequel une ou plusieurs personnes, le ou les débiteurs, sont tenues d’une prestation (fait ou abstention) envers une ou plusieurs autres (le ou les créanciers) » (G. Cornu, Vocabulaire juridique, Ass. Henri Capitant). Quant au contrat, le projet de réforme le définit aujourd’hui comme « un accord de volontés entre deux ou plusieurs personnes destiné à créer des effets de droit » (art. 1101). Les décisions commentées dans ce chapitre montrent que les contours de l’obligation et du contrat restent encore parfois difficiles à tracer. 01 – Cass. civ. 1re, 10 octobre 1995, nº 93-20300 02 – Cass. com., 23 janvier 2007, nº 05-13189 03 – Cass. soc., 31 janvier 2007, nº 04-19464

12 14 16

L’ESSENTIEL

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DES

GRANDS

ARRÊTS DU DROIT DES OBLIGATIONS

1 Cass. civ. 1re, 10 octobre 1995, nº 93-20300 (...) la transformation improprement qualifiée novation d’une obligation naturelle en obligation civile, laquelle repose sur un engagement unilatéral d’exécuter l’obligation naturelle, n’exige pas qu’une obligation civile ait elle-même préexisté à celle-ci ; (...) après avoir constaté que M. Frata avait tacitement renoncé à l’application de l’article 1341 du Code civil, dont elle relève exactement que ses dispositions ne sont pas d’ordre public, c’est dans l’exercice de son pouvoir souverain d’apprécier la portée des preuves à elle soumises que la cour d’appel a retenu, par motifs propres et adoptés, que M. Frata avait entendu transformer son obligation naturelle en obligation civile ; (...) (rejet)

■ Faits M. Frata, joueur de « Quinté plus », avait l’habitude de confier à l’un de ses collègues de travail, M. d’Onofrio, le soin de faire valider ses tickets auprès du PMU. L’un de ces tickets lui permit de remporter près d’1,5 million de francs, mais après que M. d’Onofrio, pour des raisons techniques, eut refait un nouveau coupon en intervertissant les numéros. Ce dernier prétendit alors qu’il avait toujours été convenu qu’il recevrait 10 % des gains éventuels et que, dans la mesure où M. Frata l’avait informé après la course qu’il lui ferait parvenir sa quote-part, il pouvait exiger le paiement du dixième de la somme perçue. Les juges du fond firent droit à sa demande en relevant qu’une obligation naturelle avait été novée en obligation civile. M. d’Onofrio forma alors un pourvoi en cassation, articulé autour de l’idée qu’il ne pouvait pas y avoir de novation en l’absence d’une obligation civile préexistante.

■ Portée Entre les obligations juridiques contraignantes et les devoirs simplement moraux, les obligations naturelles occupent une curieuse place (v. Malaurie, Aynès et Stoffel-Munck, Les obligations, LGDJ, 6e éd. 2013, nos 1325 et s.). Moins vigoureuses que les obligations dites « civiles » car insusceptibles d’exécution forcée, elles sont en même temps plus consistantes que de simples devoirs moraux car elles ont la capacité d’« accéder à la vie civile » (Molfessis, note D. 1997, p. 85) dans deux cas : lorsque le débiteur les exécute spontanément (il n’y a pas alors de restitution possible : art. 1235, C. civ.) et, plus en amont, lorsque le débiteur s’engage à les exécuter. L’arrêt commenté se rapporte à ce dernier cas de figure. Son intérêt est de montrer par quel procédé technique l’obligation naturelle se transforme en obligation civile contraignante.

CHAPITRE 1 – Premières vues sur l’obligation et le contrat Une première thèse est écartée : celle qui avait été retenue par la cour d’appel, qui avait considéré que la dette était bien parée des attributs de l’obligation civile à la suite de la promesse faite par le joueur, mais qui avait qualifié cette opération de « novation » d’une obligation naturelle en obligation civile. La censure est opérée par la Cour de cassation sur ce point, qui évoque une qualification « impropre ». Celle-ci était effectivement approximative dans la mesure où la novation suppose une succession de deux obligations civiles, l’une qui s’éteint, et l’autre qui la remplace (v. Fages, Droit des obligations, LGDJ, 4e éd. 2013, nº 566). Or, rien de tel en l’espèce. Aucune obligation civile ne préexistait, pas même à la source de l’obligation naturelle comme c’est parfois le cas (cas de l’obligation civile « imparfaite »). Une seconde thèse est adoptée : celle qui fait reposer la transformation sur un « engagement unilatéral d’exécuter l’obligation naturelle ». Il n’est pas facile de cerner la portée exacte de cette formule qui peut, en réalité, signifier deux choses (v. Libchaber, obs. D. 1996, somm. p. 120). Ou bien l’engagement unilatéral permet de rendre obligatoire une obligation qui ne l’était pas mais qui existait et qui « persiste dans son être » (Libchaber, obs. préc.). Ou bien l’engagement unilatéral se suffit à lui-même et crée une obligation qui n’existait pas jusqu’alors. Cette dernière explication donnerait évidemment un souffle considérable à la notion d’engagement unilatéral de volonté, c’est-à-dire au fait d’être tenu par sa propre parole, sans contrat préalable passé avec autrui. Mais on se demande alors à quoi sert la référence à l’obligation naturelle (v. Molfessis, note préc.). À l’inverse, la première explication souligne le rôle-clé de l’obligation naturelle mais rappelle aussi l’hésitation traditionnelle du droit français à reconnaître l’engagement unilatéral comme source autonome d’obligation.

Pour aller plus loin • Cass. com., 17 oct. 2012, nº 11-20124 : un arrêt original. Le gérant d’une société s’oblige, lors d’une audition de police, à dédommager personnellement un client floué par la société. Ce dernier l’assigne alors sur le fondement d’une obligation naturelle. La cour d’appel refuse au motif que l’engagement non suivi d’un commencement d’exécution ne constitue pas une obligation naturelle ; la chambre commerciale casse en considérant que ces motifs sont « impropres à écarter l’existence d’une obligation naturelle ». La motivation des juges du fond était effectivement maladroite, semblant mélanger les questions de la reconnaissance et de la transformation de l’obligation naturelle. Mais la solution est pour le moins audacieuse : la haute juridiction n’exclut pas qu’une obligation naturelle puisse naître dans le cadre de relations d’affaires, à la charge d’un dirigeant de société, en dépit de l’écran de la personne morale... et à l’occasion d’une audition de police !

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L’ESSENTIEL

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DES

GRANDS

ARRÊTS DU DROIT DES OBLIGATIONS

2 Cass. com., 23 janvier 2007, nº 05-13189 Mais attendu qu’en s’engageant, fût-ce moralement, "à ne pas copier" les produits commercialisés par la société Créations Nelson, la société Camaïeu International avait exprimé la volonté non équivoque et délibérée de s’obliger envers la société concurrente ; que la cour d’appel, qui n’encourt aucun des griefs du moyen, en a donc exactement déduit que cette clause avait une valeur contraignante pour l’intéressée et qu’elle lui était juridiquement opposable ; (...) (rejet)

■ Faits À la suite d’un litige de contrefaçon, trois sociétés concluent un accord transactionnel aux termes duquel la société Camaïeu prend notamment « l’engagement en tant que de besoin, de ne pas copier les produits commercialisés par Créations Nelson », en précisant que cet engagement « constitue un engagement exclusivement moral dont tout éventuel manquement ne saurait être considéré comme une inexécution des termes du présent protocole ». Quelques semaines plus tard, estimant que plusieurs de ses modèles ont été copiés, la société Créations Nelson forme une demande en réparation fondée sur la contrefaçon et subsidiairement sur la violation de l’engagement souscrit par la société Camaïeu. Pour l’une des copies, la cour d’appel écarte le grief de contrefaçon mais condamne la société Camaïeu sur le fondement de son engagement. Celle-ci forme alors un pourvoi en cassation, en estimant qu’un engagement purement moral ne peut être juridiquement sanctionné.

■ Portée La question de la délimitation des frontières du droit et du « non-droit » (l’on doit cette belle expression, comme bien d’autres du reste, au doyen Carbonnier) est l’une des plus délicates qu’il soit. Elle se posait en l’espèce sous une forme assez originale : est-ce que les parties à un contrat peuvent, par le biais d’une clause particulière, conférer à l’un de leurs engagements une valeur « exclusivement morale », de sorte qu’en cas de manquement, les sanctions habituelles de l’inexécution contractuelle ne seront pas applicables ? En rejetant le pourvoi des sociétés Camaïeu qui reprochaient à la cour d’appel d’avoir dénaturé la clause claire et précise du contrat, la chambre commerciale de la Cour de cassation n’a pas accepté que l’engagement litigieux puisse être ainsi sorti du champ du droit. Cette solution n’est pas sans rappeler la jurisprudence qui a été développée au sujet des gentlemen’s agreements, engagements généralement donnés « sur l’honneur » avec le souci apparent

CHAPITRE 1 – Premières vues sur l’obligation et le contrat de demeurer en marge du système de sanctions du droit étatique, mais auxquels les juges ont souvent reconnu une force obligatoire, au-delà des mots utilisés par les parties. De ce point de vue, l’arrêt ne ferait que confirmer « la volonté de nos juges de fixer eux-mêmes les frontières du droit » (Mestre et Fages, obs. RTD civ. 2007, p. 340), avec cette propension assez nette à réintégrer dans la sphère juridique les accords qui tentent d’y échapper. Il reste à se demander pourquoi. On peut être en peine, au premier abord, à expliquer ce forçage de la qualification contractuelle alors que l’on estime en règle générale que le contrat n’existe qu’à partir du moment où les parties « entendaient être liées juridiquement » (art. 2 : 101, PDEC). Ce qui n’était clairement pas le cas en l’espèce ! Sauf à admettre qu’il puisse exister d’autres conceptions du contrat, moins volontaristes et plus objectives. En d’autres termes, la reconnaissance de l’existence du contrat ne serait pas seulement tributaire de la volonté des parties ; elle serait aussi, parfois, le produit d’un choix d’opportunité opéré par l’ordre juridique, via son représentant qui est le juge (v. Genicon, obs. RDC 2014, p. 19). Cela permettrait d’expliquer d’autres cas voisins tout aussi étonnants, comme celui des conventions d’assistance bénévole que le juge reconnaît sans sourciller alors que l’assisté est incapable d’exprimer le moindre consentement. L’arrêt commenté est sans doute critiquable en ce qu’il laisse entendre que la volonté des parties était non équivoque, mais sous cet éclairage, la solution peut donc se comprendre. On imagine mal, en effet, que les juges puissent prêter la main à une stratégie de contournement de l’ordre public : car l’engagement litigieux, auquel l’obligé prétendait échapper, était un engagement de ne pas copier les modèles d’un concurrent, autrement dit un engagement... de ne pas commettre un délit (v. Laithier, obs. RDC 2007, p. 697) !

Pour aller plus loin • Cass. com., 23 déc. 1968, nº 67-13046 : illustrant la tendance des juges à ne pas vouloir laisser les engagements d’honneur en dehors du droit, l’arrêt précise que « la cour d’appel a, d’une part, estimé à bon droit que l’engagement pris "sur l’honneur" par X de rembourser le solde débiteur de son compte à la banque ne pouvait être considéré comme une simple obligation naturelle, et, d’autre part, souverainement apprécié qu’eu égard aux disponibilités dont ils jouissaient, les époux X étaient en mesure de payer ». • Cass. civ. 2e, 26 janv. 1994, nº 92-14398 : la Cour de cassation sait cependant accorder une place au non-droit. Cas d’un employé municipal qui s’est blessé alors qu’il élaguait, en dehors de son service, un arbre dans la propriété d’un particulier : la Cour approuve les juges du fond d’avoir décidé qu’« il ne s’était pas noué, entre M. X et M. Y, de relations contractuelles de quelque forme que ce soit et que leur rapport relève d’un pur acte de courtoisie ».

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ARRÊTS DU DROIT DES OBLIGATIONS

3 Cass. soc., 31 janvier 2007, nº 04-19464 Attendu que pour condamner l’ASSEDIC (...), l’arrêt retient que (...) les partenaires ont entendu créer un dispositif nouveau individualisant les engagements envers l’ASSEDIC des demandeurs d’emploi éligibles à l’allocation de retour à l’emploi et réciproquement, de sorte que l’ASSEDIC qui a souscrit un engagement singulier à l’égard de chaque signataire du PARE, a, en réduisant leurs droits ou en les supprimant à compter du 1er janvier 2004, manqué à cet engagement et ainsi causé aux intéressés un préjudice ouvrant droit à réparation ; Qu’en statuant ainsi, alors que le PARE signé par chacun des demandeurs d’emploi ne contenait aucun engagement de l’ASSEDIC de leur verser l’allocation d’aide au retour à l’emploi pendant une durée déterminée (...), la cour d’appel a violé, par fausse application, l’article susvisé ; (cassation)

■ Faits Une convention d’assurance-chômage signée par les partenaires sociaux, agréée par arrêté et entrée en vigueur le 1er janvier 2001, avait prévu que chaque demandeur d’emploi qui demanderait l’indemnisation de sa période de chômage devait signer avec l’ASSEDIC un document, le plan d’aide au retour à l’emploi (PARE), qui récapitulait les engagements définis par la convention d’assurance-chômage mais aussi par la loi et le règlement. À la fin 2002, les partenaires sociaux décidèrent d’amender la convention du 1er janvier 2001 en révisant à la baisse la durée d’indemnisation, non seulement des futurs allocataires mais encore de ceux qui avaient déjà signé un PARE et qui étaient donc en cours d’indemnisation. Ces derniers saisirent massivement les tribunaux en leur demandant de condamner l’UNEDIC et l’ASSEDIC à maintenir les versements tels qu’envisagés à l’origine. La Cour d’appel d’Aix leur ayant donné gain de cause, l’UNEDIC et l’ASSEDIC Alpes Provence formèrent un pourvoi en cassation.

■ Portée À travers un contentieux technique qui n’intéressait de prime abord que le droit de la protection sociale, c’est une question fondamentale qui a été posée à la chambre sociale de la Cour de cassation : qu’est-ce qu’un contrat ? Le problème était niché dans le plan d’aide au retour à l’emploi, document signé par les demandeurs d’emploi et les organismes prestataires des indemnités de chômage, qui se contentait de rappeler une série de droits et d’obligations préalablement établis par divers textes. Alors que l’ASSEDIC souhaitait appliquer immédiatement les règles nouvelles qui réduisaient la durée

CHAPITRE 1 – Premières vues sur l’obligation et le contrat d’indemnisation, les « recalculés » s’y opposaient en soutenant que le PARE était un véritable contrat de droit privé conclu avec l’ASSEDIC, de telle sorte qu’en application de l’article 1134 du Code civil, celle-ci devait respecter les engagements qu’elle avait souscrits. La difficulté allait diviser les juges du fond. Tandis que la Cour d’appel de Paris considéra, dans un arrêt du 21 septembre 2004, que la signature du PARE ne traduisait pas une volonté de contracter, d’autres, comme la Cour d’appel d’Aix dans un arrêt du 9 septembre 2004, défendirent la thèse contractuelle en soulignant que les partenaires avaient « entendu créer un dispositif nouveau individualisant les engagements envers l’ASSEDIC des demandeurs d’emploi éligibles à l’allocation de retour à l’emploi et réciproquement ». C’est cette dernière décision que la chambre sociale de la Cour de cassation censure en l’espèce, en jugeant que « le PARE signé par chacun des demandeurs d’emploi ne contenait aucun engagement de l’ASSEDIC de leur verser l’allocation d’aide au retour à l’emploi pendant une durée déterminée ». En bref, le PARE ne pourrait être qualifié de contrat dès lors qu’il se contente de rappeler des engagements qui existent déjà en vertu de la loi et d’autres textes. On comprend ainsi que la Cour de cassation entend définir le contrat par son contenu, ce qui revient à adopter, selon certains auteurs, une approche normative de la notion de contrat (v. Rochfeld, obs. RDC 2007, p. 1085) : il n’y a finalement contrat qu’à partir du moment où les parties façonnent des engagements nouveaux, lesquels ne sont pas des simples redites d’obligations préexistantes. Assez exigeante, cette conception prendrait ainsi le pas sur une autre conception possible du contrat, que d’aucuns qualifient de procédurale (v. Rochfeld, obs. préc.), centrée sur l’échange des consentements et la volonté d’être lié par des engagements réciproques. Attention, en somme, à ne pas voir des contrats partout...

Pour aller plus loin • Cass. soc., 3 juin 2003, nº 01-43573 : attention également à ne pas voir des clauses contractuelles partout dans le contrat ! La chambre sociale dénie ainsi à certaines clauses du contrat de travail la qualification de clauses contractuelles. Par exemple en l’espèce : « la mention du lieu de travail dans le contrat de travail a valeur d’information ». La solution est finalisée : la Cour « découvre » une clause informative afin de permettre à l’employeur de modifier les conditions de travail du salarié, et ce, de façon unilatérale. Une qualification contractuelle nécessiterait, en revanche, l’accord préalable du salarié. • Cass. civ. 1re, 25 févr. 2010, nº 09-12126 : certaines conventions ne contiennent même aucune clause. C’est le cas du compromis d’arbitrage qui, dans ces conditions, n’est pas susceptible de présenter un caractère abusif au sens de la législation sur les clauses abusives.

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La formation du contrat

Chapitre 2

Le législateur de 1804 ne s’est pas intéressé au processus de formation du contrat. Si bien que c’est à la jurisprudence que nous devons les règles que nous connaissons aujourd’hui. Celles-ci seront bien sûr, pour la plupart d’entre elles, prochainement codifiées. Les décisions commentées ci-après permettront d’évoquer le processus de formation progressive du contrat, illustré par la question des pourparlers et des avant-contrats (accords de principe, pactes de préférence, promesses), mais aussi le processus plus classique de l’échange des consentements par rencontre d’une offre et d’une acceptation. Parce qu’il domine toute la matière, nous commencerons néanmoins par évoquer, à travers une décision du Conseil constitutionnel, le principe de liberté contractuelle. 01 – Cons. const., 13 juin 2013, nº 2013-672 DC, Loi du 14 juin 2013 relative à la sécurisation de l’emploi 02 – Cass. com., 26 novembre 2003, nº 00-10243 03 – Cass. soc., 24 mars 1958 04 – Cass. ch. mixte, 26 mai 2006, nº 03-19376 05 – Cass. civ. 3e, 15 décembre 1993, nº 91-10199 06 – Cass. civ. 3e, 7 mai 2008, nº 07-11690 07 – Cass. civ., 25 mai 1870 08 – Cass. com., 7 janvier 1981, nº 79-13499 09 – Cass. civ. 1re, 6 mai 2010, nº 08-14461

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1 Cons. const., 13 juin 2013, nº 2013-672 DC, Loi du 14 juin 2013 relative à la sécurisation de l’emploi 6. Considérant que, d’une part, il est loisible au législateur d’apporter à la liberté d’entreprendre et à la liberté contractuelle qui découlent de l’article 4 de la Déclaration de 1789, des limitations liées à des exigences constitutionnelles ou justifiées par l’intérêt général, à la condition qu’il n’en résulte pas d’atteintes disproportionnées au regard de l’objectif poursuivi ; (...) 11. (...) que, si le législateur peut porter atteinte à la liberté d’entreprendre et à la liberté contractuelle dans un but de mutualisation des risques (...), il ne saurait porter à ces libertés une atteinte d’une nature telle que l’entreprise soit liée avec un cocontractant déjà désigné par un contrat négocié au niveau de la branche et au contenu totalement prédéfini ; que, par suite, les dispositions de ce premier alinéa méconnaissent la liberté contractuelle et la liberté d’entreprendre ; 12. (...) que, d’autre part, les dispositions du deuxième alinéa de l’article L. 912-1 permettent d’imposer que, dès l’entrée en vigueur d’un accord de branche, les entreprises de cette branche se trouvent liées avec l’organisme de prévoyance désigné par l’accord, alors même qu’antérieurement à celui-ci elles seraient liées par un contrat conclu avec un autre organisme ; que, pour les mêmes motifs que ceux énoncés au considérant 11 et sans qu’il soit besoin d’examiner le grief tiré de l’atteinte aux conventions légalement conclues, ces dispositions méconnaissent également la liberté contractuelle et la liberté d’entreprendre ; 13. (...) qu’il résulte de tout ce qui précède que les dispositions de l’article L. 912-1 du code de la sécurité sociale portent à la liberté d’entreprendre et à la liberté contractuelle une atteinte disproportionnée au regard de l’objectif poursuivi de mutualisation des risques ;

■ Faits Pour assurer la couverture collective des salariés contre certains risques, le législateur souhaitait que des accords collectifs pussent imposer aux entreprises le choix des organismes de prévoyance et le contenu des contrats de couverture (« clauses de désignation »). Il souhaitait aussi que les entreprises ayant déjà contracté avec un organisme fussent liées avec l’organisme désigné (« clauses de migration »). Le Conseil constitutionnel fut saisi.

■ Portée Il aura fallu du temps pour que la valeur constitutionnelle du principe de liberté contractuelle, qui a pourtant toujours été considéré comme l’un des principaux piliers du droit des contrats, soit

CHAPITRE 2 – La formation du contrat pleinement reconnue. Elle ne le fut en effet qu’à partir d’une décision du Conseil constitutionnel du 19 décembre 2000, qui décida de la river à l’article 4 de la DDH. Et encore : cette reconnaissance a longtemps paru assez formelle. La décision rapportée est importante, car elle marque à cet égard une double évolution. La première concerne la notion même de liberté contractuelle. Le Conseil clarifie en effet une jurisprudence constitutionnelle qui avait eu tendance, jusqu’alors, à utiliser le concept de liberté contractuelle pour limiter l’application des lois nouvelles aux contrats en cours, autrement dit sous un angle qui évoquait surtout le principe, techniquement distinct, de l’intangibilité contractuelle (v. Ghestin, note JCP G 2013, 929). Avec la décision du 13 juin 2013, la liberté contractuelle s’émancipe de cette proximité encombrante : les dispositions du Code de la sécurité sociale qui autorisent les clauses de migration sont censurées parce qu’elles méconnaissent la liberté contractuelle « et sans qu’il soit besoin d’examiner le grief tiré de l’atteinte aux conventions légalement conclues ». Corrélativement, les dispositions du même code qui valident les clauses de désignation sont censurées au motif que le législateur ne saurait porter à cette liberté une atteinte d’une nature telle que l’entreprise soit liée avec un cocontractant « déjà désigné par un contrat négocié au niveau de la branche et au contenu totalement prédéfini ». Ce faisant, le droit constitutionnel se rapproche un peu plus du droit civil qui a toujours reconnu que la liberté de choisir son contractant et de déterminer le contenu du contrat étaient deux composantes essentielles de la liberté contractuelle (v. art. 1102, projet de réforme : « Chacun est libre de contracter ou de ne pas contracter, de choisir son cocontractant et de déterminer le contenu et la forme du contrat dans les limites fixées par la loi »). La seconde évolution concerne l’intensité du contrôle de constitutionnalité ou, si l’on préfère, la politique du Conseil (v. Pérès, obs. RDC 2013, p. 1285). Ce n’est pas la première fois que celui-ci affirme « qu’il est loisible au législateur d’apporter à la liberté contractuelle (...) des limitations liées à des exigences constitutionnelles ou justifiées par l’intérêt général, à la condition qu’il n’en résulte pas d’atteintes disproportionnées au regard de l’objectif poursuivi ». Mais c’est la première fois, en revanche, que le Conseil opère une censure en estimant que l’atteinte portée à la liberté contractuelle est effectivement disproportionnée. Le principal apport de la décision réside peutêtre ici. Il faudra toutefois attendre avant que cette vigueur nouvelle emporte toutes les lois sur son passage. La décision du 13 juin 2013 lie en effet, du début à la fin, la liberté contractuelle et la liberté d’entreprendre, si bien qu’on peut se demander, avec certains auteurs, si ce n’est pas avant tout la volonté de protéger la liberté de concurrence qui justifie la solution (v. Pérès, obs. préc.).

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2 Cass. com., 26 novembre 2003, nº 00-10243 (...) la cour d’appel a retenu que les consorts X avaient ainsi rompu unilatéralement et avec mauvaise foi des pourparlers qu’ils n’avaient jamais paru abandonner ; (...) Mais attendu que les circonstances constitutives d’une faute commise dans l’exercice du droit de rupture unilatérale des pourparlers précontractuels ne sont pas la cause du préjudice consistant dans la perte d’une chance de réaliser les gains que permettait d’espérer la conclusion du contrat ; (...) Mais attendu que le simple fait de contracter, même en connaissance de cause, avec une personne ayant engagé des pourparlers avec un tiers ne constitue pas, en lui-même et sauf s’il est dicté par l’intention de nuire ou s’accompagne de manœuvres frauduleuses, une faute de nature à engager la responsabilité de son auteur ; (...) (rejet)

■ Faits La société Manoukian engage des négociations avec plusieurs actionnaires d’une autre société, en vue d’acquérir leurs actions. Les pourparlers durent plusieurs mois, au cours desquels les parties se rencontrent, échangent divers courriers et établissent plusieurs projets d’accord, jusqu’à ce que la société Manoukian apprenne que les actionnaires ont consenti à une tierce société une promesse de cession de leurs actions. La société Manoukian agit alors en justice et demande que les actionnaires et le tiers soient condamnés à réparer le préjudice résultant de la rupture fautive des pourparlers. L’arrêt d’appel, qui condamne les actionnaires à payer à la société Manoukian 400 000 francs à titre de dommages-intérêts, est doublement critiqué devant la Cour de cassation : par les actionnaires, qui considèrent que leur comportement n’est pas contraire à la bonne foi, et par la société Manoukian, qui déplore à la fois que la condamnation des actionnaires soit limitée à 400 000 francs et que le tiers ait été mis hors de cause.

■ Portée Cet arrêt de rejet fort important cisèle le régime juridique de la rupture des pourparlers précontractuels, c’est-à-dire de la phase de négociation qui précède la conclusion de nombreux contrats, spécialement (mais pas uniquement) dans le domaine du droit des affaires. Comblant le silence du Code civil de 1804, la jurisprudence avait déjà précisé que, si les pourparlers pouvaient être rompus à tout moment, et ce dans le fil logique de la liberté de contracter ou de ne pas contracter, la rupture pouvait être cependant source de responsabilité pour son auteur si elle présentait un caractère abusif. La Cour de cassation confirme ici que l’exigence de bonne

CHAPITRE 2 – La formation du contrat foi, qui irrigue toute la négociation, peut être notamment méconnue lorsque le négociateur entretient chez son partenaire la croyance légitime que le contrat va être conclu. Ce déploiement de la bonne foi sera demain renforcé par le statut de principe général qui sera conféré à cette dernière (art. 1103, projet de réforme : « Les contrats doivent être formés et exécutés de bonne foi »). Mais ce n’est pas l’intérêt principal de l’arrêt Manoukian, qui apporte surtout une précision sur l’étendue du préjudice réparable en cas de rupture abusive. Partant de l’idée que la rupture n’est jamais en elle-même fautive et que seules les circonstances de la rupture le sont, la chambre commerciale en déduit que la perte d’une chance de réaliser les gains que permettrait la conclusion du contrat n’est pas réparable dans la mesure où ce préjudice n’est pas directement causé par la faute mais par le simple fait de rupture (v. Mestre et Fages, obs. RTD civ. 2004, p. 80 ; Mazeaud, obs. RDC 2004, p. 257). En bref, le partenaire délaissé ne peut obtenir que l’indemnisation des pertes qu’il a subies (frais déboursés, etc.), à l’exclusion de celle des gains qu’il attendait du contrat manqué. Cette solution est toujours actuelle : elle a été confirmée, depuis lors, par la troisième chambre civile, et elle est désormais reprise par l’article 1111 du projet de réforme. On remarque par ailleurs que, dans ce contexte très favorable à la liberté des opérateurs économiques, la Cour ne permet pas à la victime de la rupture abusive d’atténuer sa déception en engageant la responsabilité du tiers qui a finalement contracté avec l’autre négociateur. C’est parfaitement logique : dès lors qu’il n’est pas en soi fautif de rompre une négociation, on ne comprendrait pas que, de son côté, le tiers se voie imputer à faute d’avoir contracté avec le négociateur. Seules des circonstances particulières peuvent conduire à la solution inverse (intention de nuire, collusion frauduleuse). Une précision pour terminer : l’ensemble de ces observations ne valent naturellement que pour autant que ce sont des pourparlers qui ont été rompus. Car si la négociation a été telle que les parties se sont finalement accordées sur les éléments essentiels du contrat projeté, c’est alors une rupture contractuelle qu’il s’agit de traiter.

Pour aller plus loin • Cass. civ. 3e, 28 juin 2006, nº 04-20040 : la troisième chambre civile adopte la même solution : « la faute commise dans l’exercice du droit de rupture unilatérale des pourparlers précontractuels n’est pas la cause du préjudice consistant dans la perte d’une chance de réaliser les gains que permettait d’espérer la conclusion du contrat ».

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3 Cass. soc., 24 mars 1958 Vu l’article 1134 du Code civil ; Attendu qu’en vertu de ce texte, les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites ; que s’il appartient aux juges d’interpréter les conventions, c’est à la condition de n’en pas dénaturer les clauses claires et précises ; (...) Attendu qu’en décidant que les lettres susvisées contenaient un engagement ferme de la part de la Régie de réintégrer Marchal, et ce dès le premier poste vacant, le jugement attaqué a dénaturé le sens et la portée de leurs clauses claires et précises selon lesquelles la Régie, désireuse de donner satisfaction à la demande de Marchal, examinerait, selon la prospérité et l’évolution de la situation de l’entreprise, la possibilité de le réintégrer, ce qui ne constituait qu’un accord de principe ; (cassation)

■ Faits Une personne qui avait été employée par Renault jusqu’en 1940 demanda, après la guerre, sa réintégration par lettre recommandée. En réponse, la Régie Nationale des Usines Renault lui envoya successivement deux lettres, l’une lui expliquant qu’il était impossible « de [lui] donner, pour l’instant, une réponse favorable », et l’autre, adressée à un tiers qui était intervenu en sa faveur, indiquant « que nos intentions à l’égard de M. Marchal n’ont pas changé et que, dès que la reprise de l’activité automobile le permettra, nous examinerons à nouveau la possibilité de le réintégrer dans le personnel de la Régie ». Les juges du fond ayant décidé que ces lettres contenaient un engagement ferme de réintégration, et ce dès le premier poste vacant, la Régie Nationale des Usines Renault s’est pourvue en cassation.

■ Portée En décidant que le constructeur automobile ne s’était pas engagé à réintégrer l’ex-salarié, comme le soutenaient les juges du fond, mais que l’échange de courriers avait néanmoins donné naissance à un accord de principe, la chambre sociale de la Cour de cassation apporte une réponse à une question importante : celle de savoir quelle portée il convient de donner aux accords exprimés tout au long des pourparlers (v. Carbonnier, note JCP 1958, II, 10868). Ignoré par le Code civil de 1804 (il l’est aussi par le projet de réforme), l’accord de principe est ici spontanément baptisé par la Cour. Elle le définit de façon essentiellement négative : c’est un accord qui ne contient pas l’engagement ferme de conclure le contrat définitif projeté. L’interprétation est en général délicate mais, pour le coup, la formule très prudente qui avait été utilisée

CHAPITRE 2 – La formation du contrat (« dès que la reprise de l’activité automobile le permettra, nous examinerons à nouveau la possibilité de le réintégrer dans le personnel ») ne laissait guère planer le doute quant aux intentions de la Régie Renault. En revanche, la Cour ne donne aucune définition positive de l’accord de principe. Que peut-il être, s’il n’est pas un accord définitif ? Sans doute un « accord abstrait sur le principe du contrat, envisagé indépendamment des modalités » (Deshayes, LEDC 2012, nº 3, p. 4). Mais avec quels effets ? Entérinant les solutions dégagées par la jurisprudence contemporaine, l’avant-projet Catala avait indiqué qu’en vertu d’un tel accord, les parties « [s’engagent] à négocier ultérieurement un contrat dont les éléments sont à déterminer, et à concourir de bonne foi à leur détermination » (art. 1104-1). On peut se demander si les parties n’auraient pas, malgré tout, assumé ces mêmes obligations en l’absence d’accord. Si l’on cherche néanmoins une valeur ajoutée, deux choses peuvent être soulignées. D’une part, les parties souscrivent une obligation de négocier de résultat. D’autre part, l’accord « est de nature à intensifier les efforts attendus des parties pendant la phase précontractuelle » (Fages, op. cit., nº 45). Sans oublier, bien évidemment, que la responsabilité encourue sera de nature contractuelle et non délictuelle.

Pour aller plus loin • Cass. com., 10 janv. 2012, nº 10-26149 : quelle est la portée d’un accord de principe donné par une banque à un client, qui plus est conclu « sous les réserves d’usage » ? Les juges du fond ont considéré que la banque s’était engagée à formuler une offre de crédit et ne pouvait se rétracter. Cassation : l’accord obligeait seulement la banque à poursuivre, de bonne foi, les négociations en cours. La solution est classique mais on peut discuter. Si les mots utilisés étaient les moins engageants possibles, il semblait néanmoins que tous les éléments de l’offre de crédit étaient en l’espèce réunis (montant, durée, taux, frais de dossier) et que les « réserves d’usage » trahissaient une clause de style. L’arrêt montre surtout quelle est la force du droit, pour les banquiers, d’accorder ou de refuser les crédits.

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4 Cass. ch. mixte, 26 mai 2006, nº 03-19376 Mais attendu que, si le bénéficiaire d’un pacte de préférence est en droit d’exiger l’annulation du contrat passé avec un tiers en méconnaissance de ses droits et d’obtenir sa substitution à l’acquéreur, c’est à la condition que ce tiers ait eu connaissance, lorsqu’il a contracté, de l’existence du pacte de préférence et de l’intention du bénéficiaire de s’en prévaloir ; qu’ayant retenu qu’il n’était pas démontré que la société Émeraude savait que Mme X avait l’intention de se prévaloir de son droit de préférence, la cour d’appel a exactement déduit de ce seul motif, que la réalisation de la vente ne pouvait être ordonnée au profit de la bénéficiaire du pacte ; (rejet)

■ Faits Une parcelle de terrain est attribuée en 1957, par un acte de donation-partage contenant un pacte de préférence à la charge de l’attributaire. Le bien est à nouveau transmis en 1985 par une donation-partage rappelant le pacte de préférence, puis est rapidement vendu, par acte notarié, par le nouvel attributaire à une société. Le bénéficiaire du pacte invoque alors sa violation et demande sa substitution dans les droits de l’acquéreur. La cour d’appel rejette cette demande et le bénéficiaire se pourvoit en cassation.

■ Portée Cet arrêt de rejet a certainement déçu le demandeur au pourvoi. Il réalise cependant une avancée remarquable dans la protection des bénéficiaires des pactes de préférence puisque, pour la première fois, la Cour de cassation admet que le bénéficiaire d’un pacte puisse être, au moins en théorie, substitué au tiers dans le contrat qui a été conclu en méconnaissance du pacte. Jusqu’alors, c’était la solution inverse qui prévalait : la troisième chambre civile, notamment, considérait que, lorsque le promettant violait le droit de priorité du bénéficiaire en contractant avec un tiers, le bénéficiaire ne pouvait espérer être élu contractant à la place de celui-ci. Il pouvait simplement engager la responsabilité du promettant défaillant et obtenir, éventuellement, l’annulation du contrat passé avec le tiers si certaines conditions étaient remplies. Mais au-delà, la Cour de cassation expliquait que toute possibilité de substitution était bloquée par le jeu de l’article 1142 du Code civil qui prévoyait que « toute obligation de faire ou de ne pas faire se résout en dommages-intérêts en cas d’inexécution de la part du débiteur ». Dans sa très grande majorité, la doctrine avait critiqué cette interprétation littérale de l’article 1142 car, inscrite en rupture de l’évolution contemporaine du droit positif qui avait fini par largement adhérer au principe de

CHAPITRE 2 – La formation du contrat l’exécution forcée en nature des obligations de faire, elle ne permettait pas au créancier contractuel d’obtenir réellement ce qu’il attendait. Avec l’arrêt commenté, les droits des bénéficiaires des pactes de préférence se voient donc nettement revivifiés. Cela étant, les intérêts du tiers contractant ne sont pas aveuglément sacrifiés, puisque la sanction de l’annulation-substitution n’est admise qu’à deux conditions : il faut que le tiers, lorsqu’il a contracté, ait eu connaissance, d’une part, de l’existence du pacte et, d’autre part, de l’intention du bénéficiaire de s’en prévaloir. Techniquement, la solution pourrait s’expliquer, selon certains, par la volonté de protéger le tiers de bonne foi, et selon d’autres, par le souci de sanctionner une fraude (v. Savaux, obs. RDC 2011, p. 30). Pratiquement, et comme le montre l’arrêt, elle a pour conséquence de raréfier les cas de substitution : les tiers échoueront en effet souvent à prouver l’intention du bénéficiaire. Il reste à signaler que le projet de réforme du droit des contrats s’inscrit, pour l’essentiel, dans le sillage de la solution donnée par cet arrêt de chambre mixte. Le bénéficiaire pourra, en cas de violation du pacte, « agir en nullité ou demander au juge de le substituer au tiers dans le contrat conclu » (art. 1125, al. 2). Ces sanctions seront toutefois plus facilement admises puisqu’il lui suffira de prouver que le tiers connaissait l’existence du pacte. Le projet se distingue en outre par le souci de sécuriser la situation du tiers. Une « action interrogatoire » lui permet en effet, lorsqu’il présume l’existence d’un pacte, d’en demander confirmation par écrit au bénéficiaire ; s’il ne répond pas, ce dernier est alors privé de la possibilité de solliciter la nullité ou la substitution (art. 1125, al. 3 et 4).

Pour aller plus loin • Cass. civ. 3e, 14 févr. 2007, nº 05-21814 : un des rares cas où les juges ont admis la substitution. La preuve de la double connaissance a été facilitée par le fait que le promettant et le bénéficiaire, qui étaient en même temps bailleur et locataire, étaient déjà en procès avant que le tiers acquéreur ne contracte avec le promettant. Le bénéficiaire avait exprimé son intention d’acquérir lors des débats et le litige avait été porté à la connaissance du tiers. • Cass. civ. 3e, 25 mars 2009, nº 07-22027 : à quel moment la double connaissance doit-elle être établie ? Le problème peut se poser lorsque le tiers acquéreur d’un immeuble, qui est ignorant au jour où il conclut la promesse de vente, est informé au jour de l’acte authentique grâce au notaire. Réponse de la Cour : la connaissance s’apprécie « à la date de la promesse de vente qui vaut vente, et non à celle de sa réitération ». Certains arrêts sont moins clairs (Cass. civ. 3e, 3 nov. 2011).

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5 Cass. civ. 3e, 15 décembre 1993, nº 91-10199 Mais attendu que la cour d’appel, ayant exactement retenu que tant que les bénéficiaires n’avaient pas déclaré acquérir, l’obligation de la promettante ne constituait qu’une obligation de faire et que la levée d’option, postérieure à la rétractation de la promettante, excluait toute rencontre des volontés réciproques de vendre et d’acquérir, le moyen n’est pas fondé ; (rejet)

■ Faits Une promesse unilatérale de vente d’immeuble est consentie le 22 mai 1987, assortie d’un délai d’option courant jusqu’au 1er septembre 1987. Le promettant notifie aux bénéficiaires, le 26 mai 1987, sa décision de ne plus vendre. Mais ces derniers lèvent l’option le 10 juin 1987 puis assignent le promettant en réalisation forcée de la vente. Déboutés par la cour d’appel, les bénéficiaires forment un pourvoi en cassation.

■ Portée En confirmant l’arrêt de la cour d’appel, la troisième chambre civile de la Cour de cassation a rendu une décision qui a été désapprouvée par une grande partie de la doctrine (v. cependant Fabre-Magnan, Droit des obligations, t. 1, Contrat et engagement unilatéral, PUF, 3e éd. 2012, p. 245). La question était de savoir quelle était la portée, dans le cadre d’une promesse unilatérale, de la rétractation de l’engagement du promettant pendant le temps laissé au bénéficiaire pour lever l’option. Alors que le demandeur au pourvoi considérait que la conclusion du contrat définitif, une vente en l’occurrence, pouvait être obtenue dès l’instant où l’option avait été levée dans le délai imparti, la Cour de cassation a considéré au contraire que la rétractation du promettant interdisait la formation du contrat promis, même si l’option était ultérieurement levée, et ce au motif que l’obligation du promettant ne constituait qu’une obligation de faire. L’explication est contestable pour plusieurs raisons (v. Mazeaud, note JCP G 1995, II, 22366) : – d’abord, parce qu’elle méconnaît le mécanisme de la promesse unilatérale. Si l’on définit celleci, comme le fait aujourd’hui le projet de réforme du droit des contrats, comme « le contrat par lequel une partie, le promettant, consent à l’autre, le bénéficiaire, le droit, pendant un certain temps, d’opter pour la conclusion d’un contrat dont les éléments essentiels sont déterminés » (art. 1124, al. 1er), on comprend que le contrat projeté n’attend plus que le consentement du bénéficiaire pour être formé, sans qu’aucune obligation ne pèse sur le promettant. Admettre

CHAPITRE 2 – La formation du contrat l’efficacité de la rétractation, c’est faire l’impasse sur la force obligatoire du contrat de promesse ; – ensuite, parce que la décision repose sur une lecture dépassée de l’article 1142 du Code civil (v. Mazeaud, note préc.), texte qui, rappelons-le, dispose que l’obligation de faire se résout en dommages et intérêts en cas d’inexécution. En effet, même à supposer que le promettant supporte une obligation de faire, c’est oublier que l’exécution en nature des obligations est désormais le principe en droit positif. Si l’on compare la solution de l’arrêt avec celle que la Cour de cassation a plus récemment retenue sur le terrain voisin de l’inexécution des pactes de préférence, le décalage apparaît flagrant ; – enfin, en opportunité, parce que cette jurisprudence fragilise un avant-contrat qui est extrêmement apprécié en pratique et qui se voit, au plan de son efficacité, ravalé au même rang qu’une offre avec délai. La troisième chambre civile de la Cour de cassation a pourtant jugé, dans un arrêt du 8 septembre 2010, que l’option pouvait être levée après le décès du promettant, contre ses héritiers mineurs, sans l’autorisation du juge des tutelles, au motif que le promettant « avait définitivement consenti à vendre ». On pensa que les critiques avaient finalement porté et que le revirement était imminent. Las ! La haute juridiction s’est empressée de déjouer le pronostic par deux fois, non seulement à l’initiative de sa troisième chambre civile (Cass. civ. 3e, 11 mai 2011) mais aussi de sa chambre commerciale (Cass. com., 13 sept. 2011). La motivation a néanmoins évolué : la Cour ne fait plus référence à l’article 1142 et vise exclusivement les articles 1101 et 1134 du Code civil, comme pour expliquer que la formation du contrat nécessiterait une rencontre des deux volontés, qui est en l’occurrence exclue. C’est encore très bizarre : la rétractation est irrégulière mais efficace... et tout cela au nom de l’article 1134 ! Les choses devraient néanmoins changer avec le projet de réforme puisque celui-ci indique, à rebours de la jurisprudence actuelle, que « la révocation de la promesse pendant le temps laissé au bénéficiaire pour opter n’empêche pas la formation du contrat promis » (art. 1124, al. 2).

Pour aller plus loin • Cass. civ. 3e, 27 mars 2008, nº 07-11721 : la Cour invite elle-même les parties à contourner sa jurisprudence, en reconnaissant la validité des clauses d’exclusion de l’article 1142 du Code civil. Depuis que le refus de l’exécution forcée n’est plus justifié par la nature de l’obligation du promettant, il faudra penser à tourner ces clauses de façon différente.

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6 Cass. civ. 3e, 7 mai 2008, nº 07-11690 Vu l’article 1134 du Code civil ; (...) Qu’en statuant ainsi, alors que si une offre d’achat ou de vente peut en principe être rétractée tant qu’elle n’a pas été acceptée, il en est autrement au cas où celui de qui elle émane s’est engagé à ne pas la retirer avant une certaine époque, et alors qu’elle avait constaté que les consorts Y disposaient d’un délai jusqu’au 27 juin 2000 pour donner leur accord, et qu’il en résultait que Mme X s’était engagée à maintenir son offre jusqu’à cette date, la cour d’appel a violé le texte susvisé ; (cassation)

■ Faits Une personne qui a signé par l’intermédiaire d’un agent immobilier une proposition d’achat d’un immeuble et remis un dépôt de garantie, s’engage à ne pas retirer son offre avant trois jours. Elle la retire cependant au bout de deux, tandis que les vendeurs lui font savoir, dans le délai imparti, qu’ils acceptent cette offre. Le pollicitant assigne alors les vendeurs en restitution de la somme versée et en paiement de dommages-intérêts. La cour d’appel accueille cette demande et les vendeurs forment un pourvoi en cassation.

■ Portée Cet arrêt de cassation n’est pas le premier à statuer sur la question délicate de la rétractation de l’offre, par le pollicitant, avant l’expiration du délai dont celle-ci est assortie. Il n’en retient pas moins l’attention pour plusieurs raisons. D’abord, parce qu’il souligne l’actualité d’une importante solution dégagée il y a près de cinquante ans (v. Cass. civ. 1re, 17 déc. 1958), qui pose un principe et une exception : une offre peut être rétractée tant qu’elle n’a pas été acceptée, sauf si le pollicitant s’est engagé à ne pas la retirer avant une certaine époque. Il faudrait en réalité nuancer la formule car l’offre qui serait faite sans indication de délai devrait, elle-même, être maintenue pendant un délai raisonnable (v. Cass. civ. 3e, 20 mai 2009). Ensuite, et surtout, parce qu’il invite à réfléchir à une question qui n’a jamais été réellement tranchée : celle de la sanction de la rétractation irrégulière de l’offre. Que décider en effet, et en particulier, lorsque cette rétractation est suivie d’une acceptation émise dans le délai imparti ? Doit-on considérer que la rétractation est certes irrégulière mais efficace, de sorte que le bénéficiaire ne pourrait obtenir que des dommages-intérêts, ou peut-on juger de façon plus énergique que la

CHAPITRE 2 – La formation du contrat rétractation est non seulement irrégulière mais encore inefficace, de sorte qu’une conclusion forcée du contrat pourrait être prononcée ? L’arrêt peut se prêter à une double lecture. La première consiste à relever que les juges n’évoquent à aucun moment l’idée d’une formation judiciaire du contrat qui, du reste, n’a jamais été sollicitée puisque le débat tournait seulement autour de la restitution des sommes versées par l’offrant (v. Fages, obs. RTD civ. 2008, p. 474). La seconde, plus stimulante, insiste sur le fait que la Cour ne se contente pas de censurer l’arrêt d’appel qui avait permis à l’offrant de se rétracter efficacement : elle le fait sous le visa de l’article 1134 du Code civil et en soulignant que ce dernier s’était « engagé » à maintenir son offre. Autant d’éléments qui peuvent accréditer l’idée que l’offrant ne pourrait nullement se dérober à la force obligatoire de son engagement (v. Serinet, obs. JCP G 2008, I, 179). Le débat est en vérité teinté de considérations théoriques. Reconnaître qu’un contrat puisse être formé, c’est admettre que l’offrant soit irrévocablement tenu dans certains cas. Jean-Luc Aubert avait déjà émis cette hypothèse dans les années 1970 en distinguant deux sortes d’offres : celles à personne et délai déterminés, plus intenses car porteuses d’un engagement unilatéral de volonté, et les autres, plus communes et impuissantes à obliger (v. Flour, Aubert et Savaux, Les obligations, t. 1, L’acte juridique, Sirey, 16e éd. 2014, nos 143). Cette théorie affleure dans certaines décisions mais n’est pas reprise par le projet de réforme qui indique que la révocation « n’engage que la responsabilité extracontractuelle de son auteur » (art. 1117). Cette réticence pourrait être expliquée par l’idée de hiérarchie des actes préparatoires au contrat (v. Stoffel-Munck, obs. Dr. et patr. 2009, nº 178, p. 22) : l’offre est moins forte que le pacte de préférence ou que la promesse unilatérale qui, eux, peuvent faire l’objet d’une sanction en nature.

Pour aller plus loin • Cass. civ. 1re, 25 juin 2014, nº 13-16529 : une autre jurisprudence qui pourrait être expliquée par la théorie de l’engagement unilatéral : « l’offre qui n’est pas assortie d’un délai est caduque par le décès de celui dont elle émane avant qu’elle ait été acceptée ». A contrario, l’offre avec délai devrait donc, elle, lier les héritiers malgré le décès de l’offrant. On retrouve bien l’idée d’engagement.

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7 Cass. civ., 25 mai 1870 Vu les articles 1101 et 1108 du Code Napoléon, Attendu, en droit, que le silence de celui que l’on prétend obligé ne peut suffire, en l’absence de toute autre circonstance, pour faire preuve contre lui de l’obligation alléguée ; Attendu qu’en jugeant le contraire, l’arrêt attaqué a violé les dispositions ci-dessus visées du Code Napoléon ; (cassation)

■ Faits L’établissement Robin et compagnie, chargé du placement des actions de la Société des raffineries nantaises, avait donné avis à une personne qu’elle avait été portée sur la liste des souscripteurs et qu’il avait, par conséquent, versé pour elle la somme exigée pour le premier versement sur le montant des actions. Alors que la lettre était restée sans réponse, la Société des raffineries nantaises assigna le client de la banque en paiement des versements non encore réalisés. Celui-ci fut condamné par la cour d’appel qui considéra qu’il était obligé par la souscription des vingt actions prises en son nom dans la Société des raffineries nantaises. Cette personne se pourvut en cassation.

■ Portée En droit, le silence ne vaut pas acceptation : telle est la règle de principe qui s’évince de cet important arrêt de la Cour de cassation. Alors que la cour d’appel avait en l’espèce considéré que le silence, gardé par le client à la suite de l’envoi du courrier de la banque, marquait l’acceptation de ce dernier, la haute juridiction a au contraire affirmé que « le silence de celui que l’on prétend obligé ne peut suffire, en l’absence de toute autre circonstance, à faire preuve contre lui de l’obligation alléguée ». La décision est certes ancienne mais elle reste d’actualité, comme en témoignent aujourd’hui l’article 1121 du projet de réforme du droit des contrats et d’autres textes de droit savant (art. 2 : 204, PDEC ; art. 2.1.6, Unidroit). Il y a l’idée que le silence est par définition ambigu puisqu’il ne dit rien. La sécurité juridique impose donc de ne lui prêter aucune portée (v. Fabre-Magnan, op. cit., p. 273), sauf bien sûr quand la loi le prévoit (ex. : art. L. 112-2, al. 5, C. assur.). Cela étant dit, le droit positif ne manque pas de subtilités. D’abord, parce que le silence mérite d’être défini, ce qui n’est pas évident. Du véritable silence où la personne adopte une attitude purement passive, il convient de distinguer, en toute rigueur, la

CHAPITRE 2 – La formation du contrat situation où le destinataire de l’offre manifeste silencieusement son intention d’accepter le contrat. L’acceptation n’ayant pas à être exprimée de façon expresse, celle-ci peut aussi être tacite, et donc résulter d’un simple comportement. Ensuite, parce que la règle qui est posée par l’arrêt n’est pas absolue. Si le silence ne peut suffire pour faire preuve de l’obligation alléguée, c’est en effet, selon la Cour, « en l’absence de toute autre circonstance ». Les cas de silences circonstanciés ont été, peu à peu, systématisés par la doctrine qui a identifié trois cas de figures principaux (v. Fages, op. cit., nº 77) : – lorsque l’usage de la profession à laquelle appartiennent les parties confère au silence la valeur d’une acceptation ; – lorsque les parties l’ont elles-mêmes prévu par convention ou qu’il existe entre elles des relations d’affaires antérieures ; – lorsque l’offre est faite dans l’intérêt exclusif de son destinataire. On s’est longtemps demandé s’il était possible de sortir de ces hypothèses. Un arrêt remarqué de la première chambre civile de la Cour de cassation rendu le 24 mai 2005 a finalement apporté une réponse positive, en suggérant que l’acceptation pourrait également découler du fait que le destinataire de l’offre n’avait rationnellement aucun intérêt à la refuser (v. Laithier, obs. RDC 2011, p. 789). À noter que le projet de réforme ne s’éloigne pas du droit actuel en précisant que « le silence ne vaut pas acceptation, à moins qu’il n’en résulte autrement de la loi, des usages, des relations d’affaires ou de circonstances particulières » (art. 1121).

Pour aller plus loin • Cass. civ. 1re, 24 mai 2005, nº 02-15188 : tenu de faire réaliser, préalablement à des travaux de construction, une opération préventive de fouilles, un propriétaire accepte un premier devis établi par un organisme. Le diagnostic est positif et l’organisme lui adresse un second devis pour des fouilles approfondies. Le propriétaire ayant refusé de payer les travaux au motif qu’il n’avait pas accepté le devis, l’organisme l’assigne en paiement. Il est condamné par les juges du fond, lesquels sont approuvés par la Cour de cassation qui considère que les circonstances permettent de donner au silence la signification d’une acceptation. Quelles étaient ces circonstances ? C’était le fait que, s’il ne voulait pas se priver de l’attestation de levée des fouilles que l’organisme lui avait délivrée, le propriétaire ne pouvait pas ne pas faire exécuter les prestations prévues par le devis.

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8 Cass. com., 7 janvier 1981, nº 79-13499 Mais attendu que, faute de stipulation contraire, l’acte du 10 juin 1975 était destiné à devenir parfait, non pas par la réception par la société l’Aigle de l’acceptation de la société Comase, mais par l’émission par celle-ci de cette acceptation ; (rejet)

■ Faits Le 10 juin 1975, la société l’Aigle avait adressé une offre d’achat de carburant à la société Comase. Cette offre précisait que la convention projetée n’entrerait en vigueur qu’après sa signature par le représentant de la société Comase qui disposait à cet effet d’un délai de trente jours. Alors que la société Comase avait accepté par lettre datée du 3 juillet, la société l’Aigle soutint que cette lettre lui était parvenue après la date butoir du 10 juillet. La cour d’appel condamna la société l’Aigle à payer des dommages-intérêts en retenant que la société Comase avait accepté dans le délai prévu. Celle-ci se pourvut en cassation.

■ Portée À quel moment doit-on considérer que l’offre et l’acceptation se sont rencontrées pour former le contrat ? La question ne se pose évidemment que si les parties ne se trouvent pas au même endroit – on parle de « contrat entre absents ». Passée sous silence par le code de 1804, elle est ici résolue par la chambre commerciale de la Cour de cassation qui indique que le contrat est destiné à être parfait, non pas par la réception par l’offrant de l’acceptation, mais par l’émission par l’acceptant de celle-ci. Parmi les solutions envisageables, la Cour fait donc un choix. Elle écarte la théorie de la réception, qui aurait fixé la date de formation du contrat au moment où l’offrant aurait reçu la lettre d’acceptation. Et lui préfère la théorie de l’émission, qui retient plus en amont le moment où l’acceptant expédie la lettre d’acceptation. Il était en théorie possible d’imaginer deux autres solutions : retenir, plus tard que la réception, le moment où l’offrant aurait pris connaissance de l’acceptation (théorie de l’information), ou, plus tôt que l’émission, celui où l’acceptant aurait exprimé sa volonté d’accepter (théorie de la déclaration). Ces deux derniers systèmes soulèvent toutefois des difficultés de preuve importantes, de sorte que le choix est généralement limité à l’alternative réception/émission (v. Flour, Aubert et Savaux, op. cit., nº 161 et s.). La préférence ici exprimée par la Cour de cassation en faveur de l’émission peut surprendre. Audelà du fait que la plupart des droits étrangers (v. Cabrillac, Droit européen comparé des contrats,

CHAPITRE 2 – La formation du contrat LGDJ, 2012, nº 80) et projets européens (par ex. art. 2 : 205, PDEC) adhèrent à la théorie de la réception, le système de l’émission aboutit à cette curiosité qu’un contrat « sorte tout armé de deux volontés qui s’ignorent », l’offrant devenant « contractant sans le savoir » (Houtcieff, obs. Gaz. Pal. 3 nov. 2011, p. 16). Le projet de réforme préfère d’ailleurs poser que « le contrat est parfait dès que l’acceptation parvient à l’offrant » (art. 1122). Il n’est pas sûr cependant que les juges français soient très attachés au système de l’émission. L’arrêt commenté n’est pas formulé comme un arrêt de principe et certains arrêts ultérieurs ont paru préférer la réception ou l’information, à telle enseigne qu’une partie de la doctrine estime que la question serait encore « orpheline d’un principe » (Flour, Aubert et Savaux, op. cit., nº 172). La distance entre les différents systèmes doit être de toute façon relativisée. D’abord, comme le rappelle l’arrêt, parce que l’offrant a toujours la possibilité de préciser à quel moment il entend être lié. Ensuite, parce qu’une grande partie des contrats à distance ne sont plus guère concernés par le problème : les modes de communication modernes (mail par ex.) font en effet presque coïncider les moments d’émission et de réception.

Pour aller plus loin • Cass. civ. 3e, 16 juin 2011, nº 09-72679 : une cour d’appel avait rappelé qu’« une convention est destinée à devenir parfaite non par la réception par le pollicitant de l’acceptation de l’autre partie mais par l’émission par celle-ci de l’acceptation ». Cassation : « la formation du contrat était subordonnée à la connaissance de l’acceptation de l’offre par le pollicitant ». On peut se demander si la Cour se rallie à la théorie de l’information. Ce n’est pas évident car l’arrêt est rendu sous le visa de l’art. L. 412-8 du Code rural, ce qui pourrait en limiter la portée. • Cass. civ. 1re, 16 janv. 2013, nº 11-28235 : des difficultés semblables se posent pour déterminer le moment exact auquel la rétractation d’une offre produit effet, afin de savoir si l’acceptation est ou non postérieure (v. Genicon, obs. RDC 2013, p. 516). Si elle l’est, les volontés ne se rencontrent pas et le contrat ne peut se former ; si elle ne l’est pas, le contrat est formé. Exemple : une banque rectifie par mail l’offre qu’elle avait faite à son client et qui était erronée ; le client accepte dans la foulée la première offre retirée, et non l’offre rectifiée. Le contrat est-il formé dans les termes de la première offre ? Non, car le client « avait eu connaissance du projet d’avenant rectifié avant qu’il fasse connaître son accord ». La Cour suggère donc que le moment auquel la rétractation a pris effet était le jour de sa connaissance par l’acceptant (donc la théorie de l’information).

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9 Cass. civ. 1re, 6 mai 2010, nº 08-14461 Vu l’article 1134 du Code civil ; (...) Qu’en statuant ainsi alors que les documents publicitaires peuvent avoir une valeur contractuelle dès lors que, suffisamment précis et détaillés, ils ont eu une influence sur le consentement du cocontractant, de sorte qu’il lui incombait de rechercher si, comme le soutenait Mme Y, tel était le cas en l’espèce, le tribunal n’a pas donné de base légale à sa décision ; (cassation)

■ Faits Une mère de famille, qui a conclu avec une école privée un contrat de formation professionnelle au profit de son fils, n’a pas réglé les frais de scolarité. Ayant fait l’objet d’une condamnation par ordonnance d’injonction de payer, elle forme opposition au motif que l’école n’a pas respecté son obligation de trouver un employeur à ses élèves, engagement qui figurait notamment sur ses brochures publicitaires et sur son site internet. Le tribunal d’instance condamne cependant la mère de famille au paiement en retenant que cette obligation n’était mentionnée ni dans le contrat signé par les parties ni dans les conditions générales et particulières, et que les brochures publicitaires ne pouvaient en aucun cas être considérées comme un contrat. Un pourvoi est alors formé.

■ Portée C’est un arrêt de bon sens qui est ici rendu par la Cour de cassation à propos d’une question qui se pose fréquemment mais qui peine toujours à être résolue : quelle est donc la valeur des documents publicitaires émis par un contractant ? Les juges du fond avaient pour leur part refusé que le destinataire de la publicité litigieuse puisse invoquer à son profit la force obligatoire de cette dernière. L’obstacle, selon eux, tenait au fait que les documents publicitaires étaient des documents hors contrat : les engagements publicitaires n’étaient repris ni dans le contrat signé ni dans les documents périphériques qui intègrent normalement la sphère contractuelle (conditions générales ou particulières) et les brochures ne pouvaient par ailleurs être elles-mêmes qualifiées de contrat, ce qui semble logique si l’on considère que les documents sont uniquement élaborés dans le but de « stimuler le désir contractuel » (Mazeaud, obs. RDC 2010, p. 1197). On peut ajouter que la qualification d’offre, qui aurait marqué la première étape d’un processus contractuel, n’aurait pas non plus été convaincante : il lui aurait

CHAPITRE 2 – La formation du contrat manqué la fermeté qui est nécessaire pour engager celui qui l’a émise. Les documents eux-mêmes rappellent d’ailleurs souvent qu’ils ne contiennent aucun engagement contractuel. La Cour de cassation a pourtant choisi d’exercer sa censure au motif que les documents publicitaires « peuvent avoir une valeur contractuelle ». Comment l’expliquer ? Observons d’emblée que la solution est pleinement justifiée, au moins du point de vue de son opportunité. Comment en effet tolérer qu’un professionnel puisse, sans conséquences, multiplier les promesses trompeuses ? On pourra répondre, à juste titre, que le bonus dolus existe encore et que la publicité est, par nature, faite d’exagération. Cela étant, l’arrêt rapporté n’oblige pas tous les annonceurs à tenir leurs promesses : car s’il indique que les documents « peuvent » avoir une valeur contractuelle, c’est que cela n’a rien de systématique. Pour qu’il en soit ainsi, la Cour exige que les documents soient « suffisamment précis et détaillés », ce qui permet de présumer qu’ils ont eu « une influence sur le consentement du cocontractant ». Bref, il faudra distinguer entre les publicités grossières, toujours tolérées, et celles, plus insidieuses parce que susceptibles d’être crues, qui comportent un « luxe de précisions et de détails » (Mazeaud, obs. préc.). La solution est en revanche plus difficile à expliquer d’un point de vue technique. Sauf à remarquer qu’il n’est pas expressément dit que les documents publicitaires sont incorporés au contrat. La Cour utilise en effet la formule plus ambiguë selon laquelle les documents ont une « valeur contractuelle », comme si ces derniers empruntaient au contrat sa force obligatoire mais sans être parés de sa qualification. Il s’agirait ainsi seulement de prononcer « une sorte de sanction en nature » (Gautier, obs. RTD civ. 2010, p. 581) contre celui qui a livré l’information trompeuse. En clair : « puisque tu as créé l’illusion contractuelle, tu subiras ses effets ». Certains parlent à ce propos de « l’effet obligatoire de l’information » (Fabre-Magnan, op. cit., p. 289). Dans l’esprit, on est probablement très proche de la fameuse jurisprudence sur les loteries publicitaires (v. Cass. ch. mixte, 6 sept. 2002) qui conduit à prendre au mot, sur le fondement d’un quasicontrat, l’organisateur qui a fait une fausse promesse de gain. On est très proche aussi d’une application du principe de cohérence qui interdit les contradictions successives : ici, renier sa promesse après avoir fait en sorte d’obtenir, sur la foi de celle-ci, le consentement d’autrui.

Pour aller plus loin • Cass. civ. 1re, 11 mars 2014, nº 12-28304 : un autre genre de document précontractuel : les conditions générales. Leur contractualisation est également atypique (v. Stoffel-Munck, obs. Dr. et patr. 2015, nº 243, p. 56), puisqu’il suffit qu’elles aient été portées à la connaissance du cocontractant. Mais les juges apprécient cette connaissance avec sévérité : si une société d’édition juridique produit un contrat d’abonnement à une revue sur lequel figurent ses conditions générales

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mais sans justifier avoir porté à la connaissance de son abonné ses conditions générales pour deux autres abonnements, l’abonné peut considérer, en ce qui concerne ces derniers, qu’elles ne lui sont pas opposables.

La protection du consentement

Chapitre 3

Le Code civil de 1804 n’a pas consacré de longs développements à la question, pourtant essentielle, de la protection du consentement (erreur, violence, dol). Le droit positif est pourtant infiniment plus riche : la jurisprudence a en effet joué un rôle primordial dans la construction d’un système de protection devenu très élaboré, et dont le projet de réforme se fait aujourd’hui très naturellement l’écho. Seront commentées les décisions suivantes : 01 02 03 04 05 06 07 08

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Cass. civ. 1re, 3 mai 2000, nº 98-11381 Cass. civ. 1re, 25 février 1997, nº 94-19685 Cass. civ. 3e, 15 janvier 1971, nº 69-12180 Cass. civ. 3e, 21 février 2001, nº 98-20817 Cass. com., 10 juill. 2012, nº 11-21954 Cass. civ. 1re, 22 février 1978, nº 76-11551 Cass. civ. 1re, 13 février 2001, nº 98-15092 Cass. civ. 1re, 3 avril 2002, nº 00-12932

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1 Cass. civ. 1re, 3 mai 2000, nº 98-11381 Vu l’article 1116 du Code civil ; (...), l’arrêt attaqué, après avoir relevé qu’avant de conclure avec Mme Boucher les ventes de 1989, M. Clin avait déjà vendu des photographies de Baldus qu’il avait achetées aux enchères publiques à des prix sans rapport avec leur prix d’achat, retient qu’il savait donc qu’en achetant de nouvelles photographies au prix de 1 000 francs l’unité, il contractait à un prix dérisoire par rapport à la valeur des clichés sur le marché de l’art, manquant ainsi à l’obligation de contracter de bonne foi qui pèse sur tout contractant (...) ; Attendu qu’en statuant ainsi, alors qu’aucune obligation d’information ne pesait sur l’acheteur, la cour d’appel a violé le texte susvisé ; (cassation)

■ Faits Mme Boucher avait vendu aux enchères publiques cinquante photographies de Baldus au prix de 1 000 francs chacune. Quelques années plus tard, elle retrouvait l’acquéreur, M. Clin, et lui vendait au même prix quatre-vingt-cinq nouvelles photographies de Baldus. Ayant appris ensuite que Baldus était un photographe de très grande notoriété, Mme Boucher assigna son acheteur en nullité des ventes pour dol. La cour d’appel ayant condamné M. Clin, celui-ci se pourvut en cassation.

■ Portée L’acquéreur doit-il informer son vendeur de la valeur exacte du bien qu’il souhaite lui acheter ? En cassant sèchement l’arrêt d’appel qui avait cru pouvoir ainsi sanctionner l’acquéreur qui s’était tu, la première chambre civile a rendu une décision extrêmement importante qui porte un coup d’arrêt au mouvement contemporain d’expansion de l’obligation d’information précontractuelle et à l’exigence de bonne foi dans la formation du contrat. Rappelons qu’il est de principe, selon une jurisprudence assez fidèlement synthétisée par le projet de réforme, que « celui des contractants qui connaît ou devrait connaître une information dont l’importance est déterminante pour le consentement de l’autre doit l’en informer dès lors que, légitimement, ce dernier ignore cette information ou fait confiance à son cocontractant » (art. 1129). À ce titre, l’arrêt Baldus détonne : alors même que l’acquéreur connaissait l’information, alors même que l’information recélée présentait un caractère déterminant pour le vendeur et alors même, encore, que les circonstances (ici une première série de ventes aux enchères réalisées au même prix) pouvaient légitimement excuser le manque de curiosité du vendeur, la Cour

CHAPITRE 3 – La protection du consentement de cassation considère que l’acquéreur a conservé le droit de garder le silence sur la valeur réelle de la chose qui lui était vendue. Cette solution suscite trois séries de remarques. En premier lieu, il importe de souligner que l’arrêt ne dispense pas l’acquéreur de toute obligation d’information : c’est l’information sur le prix qui est seule concernée. Au fond, la Cour indique seulement qu’il est possible de réaliser des bonnes affaires, et même d’excellentes affaires puisque, en l’espèce, les photographies valaient plus de vingt fois le prix payé ! En deuxième lieu, on relève que la solution ne profite qu’à l’acquéreur, et non à n’importe quel contractant. C’est dire que le devoir d’information n’est pas anesthésié dans les contrats relationnels qui, à l’inverse de la vente, sont bâtis sur la confiance. Il n’est pas non plus mis à l’écart dans toutes les ventes car, incidemment, certains acquéreurs peuvent être astreints à un autre titre à un devoir de loyauté (v. Mestre et Fages, obs. RTD civ. 2000, p. 566). La Cour de cassation juge ainsi de façon constante, depuis l’arrêt Vilgrain, que le dirigeant de société est tenu d’une obligation d’information sur la valeur des titres qu’il rachète à ses associés (v. Cass. com., 27 févr. 1996). En dernier lieu, d’un point de vue plus théorique, on constate que l’arrêt lie intimement l’obligation d’information et la réticence dolosive (v. Jamin, note JCP G 2001, II, 10510). En effet, c’est parce qu’il n’existait aucune obligation d’information que la Cour a considéré que les juges du fond avaient violé l’article 1116 du Code civil. Si l’obligation d’information peut exister indépendamment du dol, la réticence dolosive ne pourrait donc être constituée, en revanche, que pour autant qu’elle repose sur la violation d’une obligation précontractuelle d’information. Cette filiation n’est pourtant pas toujours aussi nettement affirmée (v. Cass. civ. 3e, 21 févr. 2001). Le projet de réforme du droit des contrats ne conserve, pour sa part, aucune trace de la jurisprudence Baldus.

Pour aller plus loin • Cass. civ. 3e, 17 janv. 2007, nº 06-10442 : confirmation de jurisprudence : « l’acquéreur, même professionnel, n’est pas tenu d’une obligation d’information au profit du vendeur sur la valeur du bien acquis ». L’ignorance du vendeur semblait pourtant encore plus légitime que dans l’affaire Baldus : la vente portait sur un immeuble, le vendeur était un paysan et l’acquéreur était un professionnel de l’immobilier. • Cass. civ. 3e, 16 mars 2011, nº 10-10503 : les juges sont moins conciliants avec le vendeur puisque ce dernier est « tenu à un devoir général de loyauté » qui l’empêche de « dissimuler à son cocontractant un fait dont il avait connaissance ».

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2 Cass. civ. 1re, 25 février 1997, nº 94-19685 Vu l’article 1315 du Code civil ; Attendu que celui qui est légalement ou contractuellement tenu d’une obligation particulière d’information doit rapporter la preuve de l’exécution de cette obligation ; (...) Attendu qu’en statuant ainsi, alors que le médecin est tenu d’une obligation particulière d’information vis-à-vis de son patient et qu’il lui incombe de prouver qu’il a exécuté cette obligation, la cour d’appel a violé le texte susvisé ; (cassation)

■ Faits À l’occasion d’une coloscopie, M. Y subit une perforation intestinale. Au soutien de son action contre le médecin, M. Y fait valoir qu’il ne l’a pas informé du risque de perforation au cours d’une telle intervention. La cour d’appel ayant écarté cet argument au motif qu’il appartenait à la victime de rapporter la preuve de ce que le praticien ne l’avait pas averti de ce risque, M. Y se pourvoit en cassation.

■ Portée Lorsque le créancier d’une obligation d’information allègue que l’information ne lui a pas été donnée, sur qui pèse la charge de la preuve ? Est-ce au créancier de supporter le fardeau de la preuve du manquement à cette obligation ou, à l’inverse, est-ce au débiteur de rapporter la preuve de l’exécution de son obligation ? Avec l’arrêt commenté, la première chambre civile prend nettement parti pour la seconde solution. Il s’agit d’un revirement de jurisprudence important car, jusqu’alors, la Cour de cassation jugeait, spécialement en matière médicale, qu’il appartenait à la victime de rapporter la preuve de ce que le praticien ne l’avait pas averti des risques encourus. Cette nouvelle solution se recommande de l’article 1315 du Code civil mais il n’est pas sûr que ce texte puisse correctement l’expliquer. Littéralement, en effet, l’article 1315 n’est censé s’appliquer que dans le cas où le créancier « réclame l’exécution d’une obligation ». Or, celui qui prétend ne pas avoir été informé ne réclame, le plus souvent, que la réparation de son préjudice. Si bien qu’au regard de la règle générale selon laquelle la preuve incombe au demandeur, c’est le créancier qui devrait logiquement en supporter la charge (v. Leveneur, note Contrats, conc. consom. 2011, nº 1). En réalité, le revirement s’explique surtout par des considérations de politique juridique, et particulièrement par le souci de faire peser le risque de la preuve sur la partie qui est la plus apte à prouver (v. Mekki, étude RDC 2008, p. 681). Il faut comprendre que l’ancienne

CHAPITRE 3 – La protection du consentement solution était extrêmement sévère pour les patients, dans la mesure où elle revenait à faire peser sur eux la preuve diabolique d’un fait négatif (l’absence d’information) (v. Jourdain, obs. RTD civ. 1997, p. 434 ; Viney, obs. JCP G 1997, I, 4025). Le risque est en revanche moins lourd pour le médecin, car celui-ci peut toujours se préconstituer la preuve de son exécution par le biais d’un document informatif qu’il fera signer au patient. La portée de cet arrêt dépasse évidemment le cas des seuls professionnels de santé, puisque la Cour vise de façon générale « celui qui est légalement ou contractuellement tenu d’une obligation particulière d’information ». Peu importe, donc, le débiteur concerné : les avocats, les notaires, les huissiers ou les vendeurs professionnels assumeront, eux aussi, la charge de la preuve de l’information donnée. Peu importe, également, la nature de l’obligation assumée, qui peut être indifféremment rivée au contrat ou imposée par la loi, comme l’est d’ailleurs aujourd’hui l’obligation du médecin (art. L. 1111-2, C. santé publ.). À noter que le législateur consumériste s’est récemment emparé de cette jurisprudence, pour l’imposer à tous les professionnels vendeurs de biens ou prestataires de services (art. L. 111-1 et L. 111-2, C. consom.).

Pour aller plus loin • Cass. civ. 1re, 29 avr. 1997, nº 94-21217 : appliquant la solution aux avocats, la première chambre civile a jugé que « l’avocat est tenu d’une obligation particulière d’information et de conseil vis-àvis de son client et qu’il lui importe de prouver qu’il a exécuté cette obligation ». • Cass. civ. 1re, 15 mai 2002, nº 99-21521 : un arrêt qui transpose la solution en matière de réticence dolosive : « le vendeur professionnel est tenu d’une obligation de renseignement à l’égard de son client et il lui incombe de prouver qu’il a exécuté cette obligation ». Cette solution est critiquable car le manquement à l’obligation d’information et la réticence dolosive ne se confondent pas. Le dol de l’article 1116 obéit à ses règles propres et doit être normalement prouvé par celui qui l’allègue.

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3 Cass. civ. 3e, 15 janvier 1971, nº 69-12180 Mais attendu que le dol peut être constitué par le silence d’une partie dissimulant à son cocontractant un fait qui, s’il avait été connu de lui, l’aurait empêché de contracter ; Attendu que l’arrêt relève qu’en décrivant à la société Béranger le 14 mars 1967 que le permis de construire de l’opération immobilière de Villefranche-sur-Mer a été refusé par le préfet sans faire allusion ni à la précision que l’administration ne prendrait l’initiative d’aucune poursuite du fait de l’infraction à la réglementation sur les lotissements, ni à la suggestion faite par la même lettre pour parvenir à la régularisation de la situation permettant de poursuivre la procédure d’instruction de la demande du permis de construire, l’UCIM a affirmé un fait inexact et commis une double réticence, l’ensemble dissimulant le sens de la portée et la lettre du préfet (...) ; (rejet)

■ Faits La société Béranger s’était vue consentir l’exclusivité des ventes et des commissions de plusieurs terrains à bâtir, dont l’un notamment qui avait été acquis à Villefranche-sur-Mer par l’Union industrielle de crédit (UCIM). Alors que l’UCIM avait déposé une demande de permis de construire, le préfet lui fit savoir que le terrain était compris dans un lotissement, que son acquisition était entachée de nullité, mais que l’administration ne prendrait l’initiative d’aucune poursuite et qu’il était possible de régulariser la situation. L’UCIM indiqua simplement à la société Béranger que le préfet avait refusé de lui accorder le permis de construire. Les deux sociétés conclurent alors une transaction qui mit un terme à leur relation. Quelques mois plus tard cependant, le permis de construire fut accordé à l’UCIM. La société Béranger assigna alors l’UCIM en nullité de la transaction pour dol. La cour d’appel ayant prononcé l’annulation, l’UCIM se pourvut en cassation.

■ Portée Le silence gardé par un contractant sur une information décisive pour le partenaire constitue-t-il un dol ? Cette question a longtemps été débattue. Il faut dire que les termes de l’article 1116 du Code civil, dans sa rédaction de 1804, incitaient à la plus grande prudence puisque le dol était seulement défini à partir des « manœuvres » pratiquées par l’une des parties. La jurisprudence avait donc rapidement combattu les artifices et autres mises en scènes. Elle avait également admis, de façon un peu plus audacieuse, que le dol puisse être caractérisé à partir d’un mensonge. Mais l’idée de sanctionner une simple réticence était plus difficile à admettre.

CHAPITRE 3 – La protection du consentement Ce n’est qu’à partir de la seconde moitié du XXe siècle que la Cour de cassation a finalement accepté d’infléchir sa position, d’abord dans quelques cas particuliers, puis de façon générale comme le montre l’arrêt commenté. De fait, alors que le demandeur au pourvoi soutenait qu’un dol ne pouvait être caractérisé, la troisième chambre civile a au contraire estimé dans un attendu de principe que « le dol peut être constitué par le silence d’une partie dissimulant à son cocontractant un fait qui, s’il avait été connu de lui, l’aurait empêché de contracter ». On voit bien que ce n’est pas un mensonge qui a été reproché à l’UCIM, puisque celle-ci n’avait pas travesti la réalité en faisant connaître le refus du préfet, mais une véritable réticence puisqu’elle n’avait pas rendu compte de la totalité de la lettre du préfet qui donnait des indications pour régulariser la situation. Depuis lors, la jurisprudence n’a cessé de se développer, et cela dans tous les domaines (et dans des proportions plus importantes en France qu’ailleurs, v. Cabrillac, Droit européen comparé des contrats, op. cit., nº 125 et s.). Il reste cependant toujours difficile de cerner la nature exacte de cette forme de vice du consentement, qui entretient des liens étroits avec plusieurs institutions voisines. Proche de l’obligation d’information, qu’elle contribue à révéler en dehors des cas prévus par la loi, la réticence s’en distingue normalement en ce qu’elle implique que le manquement à l’obligation d’information soit intentionnel. La jurisprudence n’a cependant pas toujours été ferme à ce propos. Elle accepte par ailleurs souvent d’en alléger la preuve. Proche du dol positif, la réticence s’en distingue également dans la mesure où la victime n’est pas trompée à proprement parler : elle n’est simplement pas détrompée (v. Mouly, étude D. 2012, p. 1346). On s’interroge dès lors sur le fait de savoir si la négligence de la victime qui ne s’est pas renseignée alors que l’information lui était accessible, peut être, comme pour un dol classique, excusée par le comportement du coupable (v. Cass. civ. 3e, 21 févr. 2001). De son côté, le projet de réforme fait de la réticence dolosive un cas de dol parmi d’autres (art. 1136).

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4 Cass. civ. 3e, 21 février 2001, nº 98-20817 Vu l’article 1116 du Code civil ; (...) Attendu que pour débouter M. Plessis de sa demande en annulation pour dol, l’arrêt retient que les conditions d’une telle annulation ne sont pas réunies quant aux griefs avancés par M. Plessis en raison du caractère inexcusable de l’erreur dont il soutient avoir été victime, l’ignorance de l’exploitation sans autorisation d’ouverture et en non-conformité aux règles de sécurité n’étant pas admissible de sa part alors qu’il avait une obligation particulière de se renseigner compte tenu du caractère professionnel de l’opération et que des vérifications élémentaires auprès des cédants lui auraient révélé l’exacte situation administrative de l’établissement ; Qu’en statuant ainsi, par des motifs qui ne permettent pas d’exclure l’existence d’une réticence dolosive et alors qu’une telle réticence dolosive, à la supposer établie, rend toujours excusable l’erreur provoquée, la cour d’appel a violé le texte susvisé ; (cassation)

■ Faits M. Plessis avait acquis de la SCI Errera un immeuble, et de la société Hôtel le Gallieni le fonds de commerce exploité dans cet immeuble. Ayant assigné les sociétés en annulation des ventes pour dol, M. Plessis a été débouté de sa demande. Il s’est pourvu en cassation.

■ Portée Avec cette décision importante, la troisième chambre civile pose en principe qu’une « réticence dolosive, à la supposer établie, rend toujours excusable l’erreur provoquée ». Elle casse, par conséquent, l’arrêt qui avait refusé d’annuler le contrat pour dol en raison du caractère inexcusable de l’erreur dont l’acquéreur se prétendait victime. La notion d’erreur inexcusable est au cœur de la solution. Comprise comme le manquement qui serait commis par celui qui avait le devoir de se renseigner, elle est jugée impuissante à contrarier son action lorsque celle-ci est fondée sur un dol. La Cour de cassation introduit ainsi une distinction entre l’erreur inexcusable spontanée, qui empêche l’annulation lorsqu’elle est commise par l’errans sur le terrain de l’article 1110 du Code civil, et l’erreur inexcusable provoquée, qui ne constitue pas un obstacle lorsqu’elle est commise par la victime d’un dol sur le terrain de l’article 1116. Comment expliquer que cette erreur soit indifférente ? Sans doute par la double nature du dol, qui n’est pas seulement un vice du consentement mais qui est aussi, et surtout, un délit civil. La

CHAPITRE 3 – La protection du consentement victime a beau être négligente (en l’espèce, elle n’avait pas opéré des vérifications élémentaires qui lui auraient révélé l’exacte situation administrative de l’établissement), elle mérite d’être excusée dès lors que son cocontractant s’est rendu coupable d’une déloyauté (v. Mestre et Fages, obs. RTD civ. 2001, p. 353). La solution pose néanmoins problème. On se souvient en effet que dans l’affaire Baldus – mais aussi dans d’autres – la première chambre civile de la Cour de cassation avait fait de la violation de l’obligation d’information une condition nécessaire de la réticence dolosive (v. Cass. civ. 1re, 3 mai 2000). Or, l’arrêt rapporté contrarie cette idée puisque l’action du demandeur n’est pas affectée par sa légèreté, alors que, sur le terrain pur de l’obligation précontractuelle de renseignement, le caractère illégitime de son ignorance aurait mécaniquement chassé tout devoir d’informer à la charge de l’autre partie. Constatant qu’il est en réalité impossible de river la réticence dolosive, à la fois, au dol classique et au manquement à une obligation d’information, certains auteurs proposent aujourd’hui d’abandonner la règle posée en 2001 (v. Mouly, étude D. 2012, p. 1346). D’autres défendent au contraire cette solution. Assimilée au dol stricto sensu, la réticence trouverait alors son ressort principal dans l’intention maligne, sans que la négligence du demandeur n’intervienne dans la pesée des comportements (v. Ghestin, étude JCP G 2011, 703). Le projet de réforme du droit des contrats adhère aujourd’hui à cette dernière thèse (art. 1138).

Pour aller plus loin • Cass. civ. 1re, 4 juin 2009, nº 08-13480 : arrêt contraire qui montre que la victime prétendue d’un dol n’est pas toujours dispensée de son devoir de se renseigner. Un locataire reprochait à ses bailleurs de ne pas l’avoir informé sur la portée d’une clause qui renvoyait à un texte du Code civil. La Cour de cassation répond qu’il n’y a pas de réticence dolosive car « un preneur normalement diligent se serait informé sur cette clause auprès du notaire ». • Cass. com., 24 sept. 2003, nº 00-21863 : même idée : celui qui n’informe pas son cocontractant de ce qu’il fait l’objet d’un redressement judiciaire ne commet pas un dol par réticence. La prétendue victime dispose en effet de la possibilité de connaître facilement la situation financière de son partenaire.

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5 Cass. com., 10 juill. 2012, nº 11-21954 Vu les articles 1116 et 1382 du Code civil ; (...) Attendu qu’en statuant ainsi, alors que la société Parsys ayant fait le choix de ne pas demander l’annulation du contrat, son préjudice réparable correspondait uniquement à la perte d’une chance d’avoir pu contracter à des conditions plus avantageuses, la cour d’appel a violé les textes susvisés ; (cassation)

■ Faits Ayant acquis la totalité des actions d’une société de location de matériel informatique, la société Parsys se plaint de la dissimulation par le vendeur de l’existence de contre-lettres consenties par la société cédée à certains de ses clients, qui leur permettent d’acquérir le matériel loué à un prix avantageux. La cour d’appel retient l’existence d’une réticence dolosive et condamne le vendeur au paiement de dommages-intérêts. Après une première cassation intervenue sur le montant du préjudice indemnisable, la cour de renvoi retient que la société Parsys peut obtenir réparation de la perte de chance de conclure un contrat plus avantageux sans avoir demandé la nullité du contrat affecté de dol. Un nouveau pourvoi est formé.

■ Portée On sait que le dol peut être, en tant que faute civile, source de responsabilité pour son auteur. Mais quel est en ce cas le préjudice réparable ? La question n’avait pas reçu de réponse de principe jusqu’à l’arrêt Parsys ici commenté qui affirme que le préjudice d’une victime qui a « fait le choix de ne pas demander l’annulation du contrat, (...) correspond uniquement à la perte d’une chance d’avoir pu contracter à des conditions plus avantageuses ». Pourquoi une telle restriction ? Il faut commencer par rappeler (v. Stoffel-Munck, obs. Bull. Joly 2012, p. 767) que la fonction de la responsabilité civile est de replacer la victime dans la situation qui aurait été la sienne si le fait dommageable ne s’était pas produit. Ce fait était, en l’espèce, une dissimulation de contre-lettres rendant l’affaire moins rentable pour l’acquéreur. Or comme l’avait souligné la première chambre civile dans un premier arrêt de censure rendu le 25 mars 2010, les juges du fond ne pouvaient accorder une indemnisation pour la « perte d’une chance d’obtenir les gains attendus par (la victime) ». C’eut été en effet replacer celle-ci dans une situation « qui n’aurait jamais pu exister même en l’absence de réticence dolosive » : la réalité était que les contre-lettres empêchaient

CHAPITRE 3 – La protection du consentement d’obtenir les profits espérés, et une information correcte n’y aurait rien changé. Ce qui est vrai, en revanche, c’est qu’en possession de l’information, l’acquéreur aurait pu revoir sa position, soit en refusant de contracter, soit en acceptant de contracter mais à d’autres conditions. L’arrêt de 2010 avait admis pour cette raison que la victime du dol pût néanmoins se plaindre « de la perte d’une chance de ne pas contracter ou de contracter à des conditions plus avantageuses ». C’est là que se situe l’apport décisif de l’arrêt Parsys du 10 juillet 2012. Contrairement à la cour de renvoi, la chambre commerciale de la Cour de cassation s’oppose à l’indemnisation de « la perte de chance d’avoir pu réaliser un autre investissement », ce qui revient à fermer la première branche de l’option ouverte par l’arrêt de 2010 (si la victime avait pu ne pas contracter, elle aurait pu saisir d’autres opportunités). On ne doit pas y voir une contradiction entre les différentes formations de la Cour mais seulement une précision. La chambre commerciale explique en effet que la stratégie procédurale du contractant oriente la solution : la réparation de ce chef de préjudice est uniquement refusée à celui qui « fait le choix de ne pas demander l’annulation ». L’explication réside dans la volonté de la Cour de préserver une certaine cohérence (v. P. Jourdain, obs. RTD civ. 2012, p. 732 ; B. Fages, note Rev. sociétés 2012, p. 686). Si la victime a choisi de conserver le contrat, comment peut-elle en même temps expliquer qu’elle souffre de la violation de son intérêt à ne pas contracter ? Elle n’obtiendra par conséquent que l’indemnisation de la « perte d’une chance de contracter à des conditions plus avantageuses ». En clair, un rééquilibrage économique du contrat à son profit. Quant au préjudice subi dans l’hypothèse où la victime aurait choisi de demander l’annulation, celui-ci pourra à l’inverse correspondre à la perte de chance d’avoir pu réaliser un autre investissement (v. P. Jourdain, obs. préc.). On rejoint ici la solution qui est retenue par la jurisprudence en matière de rupture fautive de pourparlers, ce qui est logique dans la mesure où, dans un cas comme dans l’autre, le contrat n’existe pas (ou plus).

Pour aller plus loin • Cass. com., 7 juin 2011, nº 10-13622 : classiquement, l’action en dommages-intérêts n’était pas soumise aux conditions de l’action en nullité mais subordonnée à la démonstration d’une faute quelconque. Evolution de jurisprudence : « ayant souverainement estimé qu’il n’était établi ni l’intention de Mme X de tromper la société Y ni le caractère déterminant de l’information litigieuse sur les conditions de la vente, la cour d’appel en a exactement déduit que la demande (de dommages-intérêts), exclusivement fondée sur le dol, devait être rejetée ».

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6 Cass. civ. 1re, 22 février 1978, nº 76-11551 Vu l’article 1110 du Code civil ; (...) les époux Saint-Arroman ayant demandé la nullité de la vente pour erreur sur la qualité substantielle de la chose vendue, la cour d’appel, estimant qu’il n’était pas prouvé que le tableau litigieux fut une œuvre authentique de Poussin, et qu’ainsi l’erreur alléguée n’était pas établie, a débouté les époux Saint-Arroman de leur demande ; Qu’en statuant ainsi, sans rechercher si, au moment de la vente, le consentement des vendeurs n’avait pas été vicié par leur conviction erronée que le tableau ne pouvait pas être une œuvre de Nicolas Poussin, la cour d’appel n’a pas donné de base légale à sa décision ; (cassation)

■ Faits Les époux Saint-Arroman avaient chargé un commissaire-priseur de la vente d’un tableau attribué après expertise à « l’École des Carraches ». La Réunion des Musées nationaux exerça son droit de préemption puis présenta le tableau comme une œuvre originale de Nicolas Poussin. Les époux Saint-Arroman demandèrent alors la nullité de la vente pour erreur sur la substance. Déboutés par la cour d’appel, ils formèrent un pourvoi en cassation.

■ Portée Le droit français des vices du consentement doit beaucoup, en ce qui concerne l’erreur, au contentieux relatif aux œuvres d’art et, en particulier, à l’importante affaire Poussin. Dans ce premier arrêt de cassation rendu le 22 février 1978 (un second suivra quelques mois plus tard), la première chambre civile a tranché plusieurs questions essentielles. En censurant les juges du fond qui avaient refusé d’annuler, à la demande des cédants, la vente du tableau de Nicolas Poussin, la Cour de cassation a tout d’abord signifié qu’il était possible, pour une partie, d’invoquer l’erreur sur sa propre prestation. Celle-ci est pratiquement plus rare que l’erreur commise sur la prestation reçue de l’autre partie mais, comme le montre l’arrêt, elle peut être par exemple révélée au vendeur lorsqu’un tiers exerce après coup un droit de préemption. Il est certes fréquent, par ailleurs, que cette erreur soit qualifiée d’erreur inexcusable, puisque celui qui fournit la chose est censé la connaître, mais là encore l’arrêt montre que l’errans n’est pas forcément négligeant et qu’il peut être excusé, par exemple, lorsqu’il s’est fié à une expertise préalable. L’arrêt Poussin indique ensuite, et surtout, que l’erreur n’est pas incompatible avec l’existence d’un doute sur la réalité (v. Fabre-Magnan, op. cit., p. 321 ; Terré, Simler et Lequette, op. cit., nº 217).

CHAPITRE 3 – La protection du consentement Alors que les juges du fond avaient été convaincus par l’argument de la Réunion des Musées qui soutenait que la paternité de l’œuvre était incertaine et que cette incertitude s’opposait à la reconnaissance d’une erreur, la Cour de cassation a considéré au contraire qu’un tel doute n’était pas un obstacle à l’annulation. Classiquement définie comme une perception inexacte de la réalité, l’erreur des vendeurs nichait donc dans la discordance suivante : ils avaient contracté en ayant la conviction que le tableau n’était pas de Poussin ; or la réalité était que le tableau était peut-être une œuvre de Poussin. C’est assez logique : s’ils avaient eu connaissance de cet élément, les vendeurs auraient probablement exigé un prix supérieur. L’arrêt ne le dit pas, mais la solution doit être nuancée dans les cas où le doute sur l’authenticité a été accepté par le contractant, c’est-à-dire lorsqu’il contracte tout en sachant que la réalité est incertaine. C’est l’apport d’une autre décision célèbre rendue par la Cour de cassation le 24 mars 1987 : l’affaire dite du Verrou de Fragonard. Dès l’instant où le tableau a été mis en vente sous la mention « attribué à » ou sous une mention équivalente, le vendeur ne peut plus ensuite demander l’annulation alors même que l’authenticité de l’œuvre serait ultérieurement établie. Le vendeur a accepté le doute, et donc le risque. Toute cette jurisprudence est encore d’actualité. Elle est aujourd’hui synthétisée par le projet de réforme du droit des contrats (art. 1132).

Pour aller plus loin • Cass. civ. 1re, 13 déc. 1983, nº 82-12237 : ce deuxième arrêt rendu par la Cour de cassation dans la même affaire Poussin indique que les vendeurs ne peuvent se voir dénier « le droit de se servir d’éléments d’appréciation postérieurs à la vente pour prouver l’existence d’une erreur de leur part au moment de la vente ». Ainsi, même si la croyance de l’errans s’apprécie toujours au moment de la vente, la réalité qui sert de référence est celle que l’on peut établir au jour du jugement. • Cass. civ. 1re, 28 mars 2008, nº 06-10715 : arrêt qui affine la jurisprudence Fragonard. Des experts ayant émis l’hypothèse qu’un portrait de Monet, vendu comme ayant été réalisé par J. Sargent, pouvait être attribué à un peintre de moindre renommée, les vendeur et acquéreur signèrent une transaction qui en réduisit le prix. Mais il s’avéra par la suite que c’était Monet luimême qui en était l’auteur... autrement dit un peintre de plus grande renommée ! Le vendeur pouvait-il faire annuler la transaction pour erreur ? Oui, répondit la Cour : car si un aléa avait bien été accepté, celui-ci ne résidait pas dans l’attribution possible à un peintre d’une plus grande notoriété.

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7 Cass. civ. 1re, 13 février 2001, nº 98-15092 Mais attendu, d’abord, que l’erreur sur un motif du contrat extérieur à l’objet de celui-ci n’est pas une cause de nullité de la convention, quand bien même ce motif aurait été déterminant ; que c’est donc à bon droit que l’arrêt énonce que l’absence de satisfaction du motif considéré, à savoir la recherche d’avantages d’ordre fiscal, alors même que ce motif était connu de l’autre partie, ne pouvait entraîner l’annulation du contrat faute d’une stipulation expresse qui aurait fait entrer ce motif dans le champ contractuel en l’érigeant en condition de ce contrat ; (...) (rejet)

■ Faits Une personne ayant acquis des lots d’un immeuble en copropriété à rénover, subit par la suite plusieurs redressements fiscaux. Faisant valoir qu’elle a acheté ce bien immobilier pour bénéficier d’avantages fiscaux qui n’ont pas pu être obtenus, elle assigne la société venderesse, le syndicat des copropriétaires de la résidence, et le notaire qui a instrumenté, en nullité pour erreur. Débouté par les juges du fond, l’acquéreur forme un pourvoi en cassation tiré de la violation de l’article 1110 du Code civil.

■ Portée Si le droit français, sous l’impulsion de la jurisprudence, admet l’erreur comme vice du consentement de façon très accueillante (beaucoup plus, par ex., que le droit anglais : v. Cabrillac, Droit européen comparé des contrats, op. cit., nº 121 et s.), certaines erreurs continuent cependant d’être indifférentes en ce sens qu’elles ne permettent pas l’annulation du contrat. Tel est le cas de l’erreur sur les motifs, qui était au cœur de l’arrêt commenté. La Cour de cassation pose à cette occasion un principe et une exception. Le principe, conforme à ce qui a toujours été enseigné, est que « l’erreur sur un motif du contrat extérieur à l’objet de celui-ci n’est pas une cause de nullité de la convention ». On comprend qu’il s’agit de garantir la sécurité contractuelle : la règle permet d’éviter que le cocontractant pâtisse d’une déception qui n’est que celle de son partenaire, comme l’était au cas d’espèce l’impossibilité pour l’acquéreur d’obtenir un avantage fiscal. Notons cependant que la frontière entre l’erreur inopérante (celle qui porte sur « un motif du contrat extérieur à l’objet ») et l’erreur admise (celle qui porterait sur un motif inhérent à l’objet) ne sera pas toujours aussi nette. La question de l’erreur sur l’utilité économique du contrat, par exemple, pose d’importantes difficultés (v. Laithier, obs. RDC 2012, p. 1175). Il est généralement jugé que cette utilité demeure extérieure

CHAPITRE 3 – La protection du consentement au contrat (v. Cass. civ. 1re, 11 avr. 2012), mais il arrive aussi parfois qu’elle soit considérée comme inhérente à son objet, parce que le contrat repose objectivement sur une aptitude à la rentabilité (v. Cass. com., 4 oct. 2011). L’exception est celle de l’existence d’une « stipulation expresse qui aurait fait entrer ce motif dans le champ contractuel en l’érigeant en condition de ce contrat ». Il n’est donc pas impossible d’obtenir l’annulation pour erreur sur un motif a priori extérieur à l’objet, mais la porte est étroite. Il ne suffit plus, comme c’était le cas dans la jurisprudence antérieure, que le motif ait été connu de l’autre partie ; il faut que celui-ci ait plus radicalement pénétré le champ contractuel. Et qui plus est, à condition que les parties l’aient intégré par une stipulation « expresse ». Cette exigence formelle est atypique mais compréhensible dans la logique d’une admission restrictive de l’erreur sur les motifs : elle limite la possibilité qu’auraient les juges du fond de rechercher une volonté tacite des parties, et cantonne du même coup le champ de l’exception (v. Laithier, obs. préc.). Le projet de réforme du droit des contrats confirme cette jurisprudence qui est aujourd’hui constante. Il indique que « l’erreur sur un simple motif, étranger aux qualités essentielles de la prestation due ou du contractant, n’est pas une cause de nullité, à moins que les parties n’en aient fait expressément un élément déterminant de leur consentement » (art. 1134).

Pour aller plus loin • Cass. com., 11 avr. 2012, nº 11-15429 : refus classique d’admettre l’erreur sur l’utilité économique du contrat. Une infirmière qui a conclu plusieurs contrats de crédit-bail pour financer l’achat d’équipements médicaux, invoque l’erreur car le matériel ne répond pas aux besoins de son activité paramédicale exercée en milieu rural. Sans succès : l’erreur « ne portait pas sur les qualités substantielles des matériels litigieux, mais sur les motifs de leur acquisition ». • Cass. com., 4 oct. 2011, nº 10-20956 : exemple rare d’admission d’une erreur sur la rentabilité. Une cour d’appel, qui avait constaté que les résultats de l’activité d’un franchisé s’étaient révélés très inférieurs aux prévisions et avaient entraîné rapidement sa mise en liquidation judiciaire, avait rejeté la demande d’annulation du contrat de franchise. Cassation : les juges auraient dû rechercher « si ces circonstances ne révélaient pas que le consentement du franchisé avait été déterminé par une erreur substantielle sur la rentabilité de l’activité entreprise ». On peut ici penser que la franchise fait partie de ces contrats dont on attend objectivement une certaine rentabilité. Si l’erreur sur cette rentabilité peut être admise, c’est donc parce qu’il s’agit d’une erreur sur la substance, et non sur un motif extérieur à l’objet.

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8 Cass. civ. 1re, 3 avril 2002, nº 00-12932 Vu l’article 1112 du Code civil ; (...) Attendu que, pour accueillir ces demandes, l’arrêt retient qu’en 1984, son statut salarial plaçait Mme X en situation de dépendance économique par rapport à la société Éditions Larousse, la contraignant d’accepter la convention sans pouvoir en réfuter ceux des termes qu’elle estimait contraires tant à ses intérêts personnels qu’aux dispositions protectrices des droits d’auteur ; que leur refus par elle aurait nécessairement fragilisé sa situation, eu égard au risque réel et sérieux de licenciement inhérent à l’époque au contexte social de l’entreprise (...) ; Attendu, cependant, que seule l’exploitation abusive d’une situation de dépendance économique, faite pour tirer profit de la crainte d’un mal menaçant directement les intérêts légitimes de la personne, peut vicier de violence son consentement ; qu’en se déterminant comme elle l’a fait, sans constater, que lors de la cession, Mme X était elle-même menacée par le plan de licenciement et que l’employeur avait exploité auprès d’elle cette circonstance pour la convaincre, la cour d’appel n’a pas donné de base légale à sa décision ; (cassation)

■ Faits Une salariée de la société Larousse-Bordas avait, selon une convention conclue avec son employeur, reconnu la propriété de ce dernier sur tous les droits d’exploitation d’un dictionnaire à la rédaction duquel elle avait contribué. Licenciée quelques années plus tard, elle assigna la société en nullité de la cession pour violence. La cour d’appel accueillit sa demande en relevant qu’elle était en situation de dépendance économique et qu’il lui était difficile de refuser de contracter, d’autant qu’elle craignait de perdre son emploi. Un pourvoi fut alors formé.

■ Portée La violence susceptible de vicier le consentement peut-elle être de nature économique ? La question est délicate car le Code civil, dans sa rédaction de 1804, n’envisageait que le cas d’une menace « exercée » contre celui qui a contracté l’obligation. Or la violence économique n’entre pas réellement dans ce schéma : elle trouve en effet son origine dans une situation qui n’est, le plus souvent, qu’exploitée par le cocontractant (v. Fabre-Magnan, op. cit., p. 359 ; Terré, Simler et Lequette, op. cit., nos 246 et s.). Cela n’a pas empêché la Cour de cassation de juger que « seule l’exploitation abusive d’une situation de dépendance économique, faite pour tirer profit de la crainte d’un mal menaçant directement les intérêts légitimes de la personne, peut vicier de violence son consentement ».

CHAPITRE 3 – La protection du consentement L’arrêt est audacieux sur le principe, puisqu’il montre que le droit commun serait, au même titre que certains droits spéciaux, et notamment le droit de la concurrence (auquel la formule est d’ailleurs empruntée), capable de traiter le problème de la contrainte économique. Le message reste toutefois très prudent. Outre le caractère restrictif de la formule qui a le mérite de rappeler que la seule dépendance économique ne peut suffire à établir la violence si elle n’est abusivement exploitée, la Cour semble refuser que l’abus découle de la seule exploitation de la situation de dépendance ; il faudrait encore une menace directement exercée par le cocontractant. C’est conforme à l’essence de la violence mais c’est aussi une cause de raréfaction des cas d’annulation car, très généralement, « celui qui exploite la faiblesse d’autrui n’a pas à exercer une quelconque menace pour profiter de la situation et obtenir un avantage excessif ; il lui suffit de laisser jouer la pression qui s’exerce spontanément sur son partenaire » (Chazal, étude Dr. et patr. 2014, nº 240, p. 47). L’arrêt rapporté le montre bien. De nombreux droit étrangers et codes savants ont préféré traiter la question sous un autre angle, celui de la lésion dite « qualifiée ». Il y a souvent l’idée, en effet, que l’exploitation des circonstances économiques permet la conclusion d’un contrat déséquilibré, c’est-à-dire lésionnaire. Mais la piste n’étant pas praticable en droit français où est ignoré le vice de lésion, la Cour de cassation a dû préciser dans un arrêt antérieur que « la contrainte économique se rattache à la violence et non à la lésion » (Cass. civ. 1re, 30 mai 2000). Le projet de réforme a préféré, quant à lui, entériner un vice de violence économique a priori détaché de tout contrôle de l’équilibre contractuel et coulé dans le moule plus large d’un vice de faiblesse : « Il y a également violence lorsqu’une partie abuse de l’état de nécessité ou de dépendance dans lequel se trouve l’autre partie pour obtenir un engagement que celle-ci n’aurait pas souscrit si elle ne s’était pas trouvée dans cette situation de faiblesse » (art. 1142). Il reste à savoir comment sera interprétée cette formule plutôt accueillante. En toute rigueur, puisqu’il s’agit de violence, l’abus devrait être paré d’une dimension subjective et être forcément synonyme de pression. Il ne devrait pouvoir être déduit, corrélativement, du simple constat objectif de l’existence d’un avantage excessif (Barbier, étude Dr. et patr. 2014, nº 240, p. 50).

Pour aller plus loin • Cass. civ. 1re, 18 févr. 2015, no 13-28278 : c’est parfois l’absence de dépendance économique qui justifie le rejet de la violence. Les juges soulignent alors, comme ici à propos d’un courtier, que le contractant n’était pas dans l’impossibilité de trouver un partenaire de substitution.

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Le contrôle du contenu et de la licéité

Chapitre 4

Alors que la Code civil de 1804 traitait le problème sous l’angle de l’objet et de la cause de l’obligation, le projet de réforme préfère aujourd’hui poser, au titre des conditions de validité du contrat, l’exigence d’un « contenu licite et certain » (art. 1127). Sans doute est-ce une vraie rupture à de nombreux égards. Mais le droit positif avait déjà été largement modernisé par la jurisprudence. On s’en apercevra à travers les décisions suivantes. Une première série illustrera le thème du contrôle de l’existence des éléments objectifs du contrat (cause et objet). Une deuxième série traitera de la question de la police des clauses abusives. Enfin, une troisième série d’arrêts permettra d’évoquer le contrôle de la licéité du contrat (ordre public, bonnes mœurs, droits fondamentaux) : 01 – Cass. Ass. plén., 1er décembre 1995, 3 arrêts, nos 93-13688, 91-15578 et 91-15999 02 – Cass. civ. 1re, 7 novembre 2000, nº 98-17731 03 – Cass. civ. 1re, 12 juillet 1989, nº 88-11443 04 – Cass. civ. 1re, 31 mai 2007, nº 05-21316 05 – Cass. civ. 1re, 3 juillet 1996, nº 94-14800 06 – Cass. com., 22 octobre 1996, nº 93-18632 07 – Cass. com., 29 juin 2010, nº 09-11841 08 – Cass. civ. 1re, 14 mai 1991, nº 89-20999 09 – Cass. civ. 1re, 24 janvier 1995, nº 92-18227 10 – Cass. civ. 3e, 6 mars 1996, nº 93-11113 11 – Cass. soc., 10 juillet 2002, nº 99-43334 12 – Cass. civ. 1re, 7 octobre 1998, nº 96-14359 13 – Cass. Ass. plén., 29 octobre 2004, nº 03-11238

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Cass. Ass. plén., 1er décembre 1995, 3 arrêts, nos 93-13688, 91-15578 et 91-15999 (1er arrêt) Mais attendu que l’article 1129 du Code civil n’étant pas applicable à la détermination du prix et la cour d’appel n’ayant pas été saisie d’une demande de résiliation ou d’indemnisation pour abus dans la fixation du prix, sa décision est légalement justifiée ; (...) (rejet) (2e et 3e arrêts) Vu les articles 1709 et 1710, ensemble les articles 1134 et 1135 du Code civil ; Attendu que lorsqu’une convention prévoit la conclusion de contrats ultérieurs, l’indétermination du prix de ces contrats dans la convention initiale n’affecte pas, sauf dispositions légales particulières, la validité de celle-ci, l’abus dans la fixation du prix ne donnant lieu qu’à résiliation ou indemnisation ; (...) (cassation)

■ Faits Les trois espèces sont très proches. Des sociétés qui avaient pris à bail des installations téléphoniques, se virent réclamer par leurs cocontractants, pour diverses raisons, le paiement d’une indemnité prévue au contrat. Or elles résistèrent en invoquant la nullité du contrat pour indétermination du prix des prestations. Dans la première affaire, la cour d’appel écarta l’exception ; le preneur forma alors un pourvoi. Dans les deuxième et troisième affaires, les juges du fond annulèrent au contraire les contrats, et ce furent les opérateurs téléphoniques qui se pourvurent en cassation.

■ Portée Cette série d’arrêts rendus par l’Assemblée plénière de la Cour de cassation, complétée par une quatrième décision ici non rapportée rendue le même jour, a marqué de son empreinte le droit français des contrats en renouvelant la question centrale de la détermination du prix. Alors que le code de 1804 n’avait pas formulé, comme élément de validité des contrats, une exigence générale de détermination du prix, la Cour de cassation avait décidé, à partir de 1971, d’annuler les contrats de distribution, tels que les contrats d’approvisionnement exclusif conclus par des pompistes ou des débitants de boissons, dont le prix n’avait pas été chiffré. La censure avait d’abord été fondée sur l’article 1591 du Code civil, un texte propre au contrat de vente dont on pouvait s’étonner qu’il fût appliqué à des contrats de nature plus complexe, avant d’être prononcée sur le fondement plus général de l’article 1129 du même code. Au-delà du fait que l’article 1129 n’imposait littéralement que la détermination de la « chose » objet de l’obligation, il fut reproché à cette jurisprudence de méconnaître l’économie même des contrats qu’elle

CHAPITRE 4 – Le contrôle du contenu et de la licéité condamnait, qui structuraient des relations de longue durée et qui ne pouvaient, à l’avance, indiquer précisément le prix des livraisons futures (v. Aynès, note D. 1996, p. 13). Ces arguments furent entendus puisque la première chambre civile de la Cour de cassation accepta, dans plusieurs arrêts « Alcatel » du 29 novembre 1994, de ne pas invalider des contrats de location-entretien d’installation téléphonique qui faisaient simplement référence à un « tarif en vigueur ». Les arrêts de 1995 ont conforté et précisé cette jurisprudence Alcatel. Premier point : l’article 1129 du Code civil n’est plus applicable à la détermination du prix (1er arrêt), si bien qu’un contrat-cadre peut être jugé valable, non seulement lorsqu’il se contente de renvoyer à un tarif fournisseur pour déterminer le prix des contrats ultérieurs (2e arrêt), mais encore lorsqu’il ne contient aucune clause de prix (3e arrêt). Le projet de réforme semble aujourd’hui plus restrictif dans la mesure où la fixation unilatérale du prix doit être convenue ; en revanche, cette possibilité est admise, au-delà des contrats-cadres, dans tous les contrats à exécution successive (art. 1163, al. 1er). Second point : l’abus dans la fixation du prix donne lieu, néanmoins, à résiliation ou indemnisation (2e et 3e arrêts). Le juge continue donc d’exercer un certain contrôle, mais celui-ci porte désormais sur l’exécution du contrat (l’abus de prérogative contractuelle), et non plus sur sa formation. Le seuil de cet abus reste encore aujourd’hui difficile à cerner (v. Cass. com., 4 nov. 2014). Quant aux pouvoirs du juge, ceux-ci pourraient bien être considérablement élargis à l’initiative du projet de réforme qui souhaite que le juge puisse également « réviser le prix en considération notamment des usages, des prix du marché ou des attentes légitimes des parties » (art. 1163, al. 2).

Pour aller plus loin • Cass. com., 4 nov. 2014, nº 11-14026 : le contentieux est rare depuis 1995 et les cas positifs d’abus le sont plus encore. D’où l’intérêt de cet arrêt qui, après avoir constaté que les prix fixés par un fournisseur dans le cadre d’un contrat d’approvisionnement exclusif « ne permettaient pas (au distributeur) de faire face à la concurrence », en déduit que le fournisseur « avait abusé de son droit de fixer unilatéralement le prix des marchandises ». Les juges attendent ainsi que le prix fixé soit concurrentiel. Mais une clause l’exigeait en l’espèce. Quid dans le cas contraire ?

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2 Cass. civ. 1re, 7 novembre 2000, nº 98-17731 Mais attendu que si la cession de la clientèle médicale, à l’occasion de la constitution ou de la cession d’un fonds libéral d’exercice de la profession, n’est pas illicite, c’est à la condition que soit sauvegardée la liberté de choix du patient ; qu’à cet égard, la cour d’appel ayant souverainement retenu, en l’espèce, que cette liberté de choix n’était pas respectée, a légalement justifié sa décision ; (...) (rejet)

■ Faits Deux chirurgiens avaient conclu une convention aux termes de laquelle l’un cédait à l’autre la moitié de sa clientèle moyennant le versement d’une somme de 500 000 francs. La convention était assortie d’une garantie d’honoraires par laquelle le cédant s’engageait à assurer à son successeur un chiffre d’affaires annuel minimum. Visiblement déçu par le faible report de la clientèle, alors qu’il avait déjà versé une partie de la somme promise, l’acquéreur estima que son confrère n’avait pas respecté ses engagements et l’assigna en annulation de la convention. Avec succès devant la cour d’appel, qui prononça la nullité en constatant que la liberté de choix des patients n’avait pas été respectée. Le cédant forma alors un pourvoi.

■ Portée C’est un important revirement de jurisprudence que réalise ici la première chambre civile de la Cour de cassation, qui admet pour la première fois la validité de principe d’une cession de clientèle civile. La solution inverse prévalait en effet depuis le XIXe siècle : la Cour de cassation considérait que les clientèles civiles (du médecin, de l’avocat..., par opposition aux clientèles commerciales) étaient des « choses hors du commerce » au sens de l’article 1128 du Code civil, insusceptibles en tant que telles de faire l’objet d’une convention. Certes, la portée de la prohibition était en pratique atténuée par la reconnaissance de la validité des conventions de présentation du successeur à la clientèle. Mais la Cour n’avait encore jamais décidé qu’une convention ayant directement pour objet la clientèle pouvait être licite. Les ressorts de la solution ne se laissent pas facilement saisir. Ils peuvent être pragmatiques, en ce sens que la première chambre civile aurait été guidée par un principe de réalisme : à quoi bon s’entêter à proclamer l’extra-commercialité d’une chose qui, dans les faits, est dans le commerce ? C’est d’ailleurs le propre de la catégorie des choses hors commerce que de pouvoir évoluer, généralement au gré de la représentation que le juge se fait des valeurs d’une société à un moment donné. Les raisons peuvent être aussi plus techniques : sans aller jusqu’à reconnaître qu’un

CHAPITRE 4 – Le contrôle du contenu et de la licéité agrégat de personnes puisse être qualifié de bien, le juge a peut-être estimé qu’il était possible de valoriser l’ensemble des éléments objectifs d’attraction des clients du professionnel (v. Revet, obs. RTD civ. 2001, p. 167). L’arrêt consacre d’ailleurs l’existence d’un « fonds libéral d’exercice de la profession ». Les limites assignées au nouveau principe appellent également certaines remarques. Si la cession n’est pas illicite, dit la Cour de cassation, « c’est à la condition que soit sauvegardée la liberté de choix du patient ». Cette condition, qui n’était pas remplie selon les juges du fond dès lors que le contrat faisait obligation aux parties de proposer aux patients une « option restreinte au choix entre deux praticiens ou à l’acceptation d’un chirurgien différent de celui auquel ledit patient avait été adressé par son médecin traitant », était déjà imposée sous l’empire de la jurisprudence ancienne. Son maintien pose question dans la mesure où elle semble jurer avec la reconnaissance d’une pleine commercialité (v. Rochfeld, obs. JCP G 2001, I, 301 ; Revet, obs. préc.). À noter que le projet de réforme, qui précise que « le contrat ne peut déroger à l’ordre public ni par son contenu, ni par son but » (art. 1161), ne devrait rien changer au droit existant.

Pour aller plus loin • Cass. civ. 1re, 14 nov. 2012, nº 11-16439 : extension de la jurisprudence de 2000 (et de ses limites) aux clauses de garantie de clientèle. Un notaire cède les parts qu’il détient dans sa société, et accepte une clause l’obligeant à reverser au cessionnaire les sommes qu’il percevra de la part des clients de la société qui l’auront suivi. Jugé que cette clause, qui « emporte cession de la clientèle lui ayant appartenu en partie », est nulle en raison du non respect de la liberté de choix de cette clientèle. Pourquoi ? Parce que « la sanction de la privation de toute rémunération » soumet le cédant « à une pression sévère de nature, sinon à refuser de prêter son ministère, du moins à tenter de convaincre le client de choisir un autre notaire ». Bref, la liberté du client ne serait qu’une illusion ! • Cass. com., 25 juin 2013, nº 12-17037 : une nouvelle chose hors commerce : un fichier de clientèle informatisé contenant des données à caractère personnel et non déclaré à la CNIL. Conséquence : sa vente a un objet illicite. Il ne faut pas en déduire, bien sûr, que les fichiers clients sont désormais hors commerce ; ce serait contraire au mouvement de patrimonialisation des clientèles civiles et commerciales. Le fichier est hors commerce parce qu’il n’est pas déclaré.

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3 Cass. civ. 1re, 12 juillet 1989, nº 88-11443 Mais attendu, d’abord, que si la cause de l’obligation de l’acheteur réside bien dans le transfert de propriété et dans la livraison de la chose vendue, en revanche la cause du contrat de vente consiste dans le mobile déterminant, c’est-à-dire celui en l’absence duquel l’acquéreur ne se serait pas engagé ; qu’ayant relevé qu’en l’espèce, la cause impulsive et déterminante de ce contrat était de permettre l’exercice du métier de deviner et de pronostiquer, activité constituant la contravention prévue et punie par l’article R. 34 du Code pénal, la cour d’appel en a exactement déduit qu’une telle cause, puisant sa source dans une infraction pénale, revêtait un caractère illicite ; Attendu, ensuite, que M. Pirmamod exerçait la même profession de parapsychologue que Mme Guichard, qu’il considérait comme sa disciple ; qu’il ne pouvait donc ignorer que la vente de matériel d’occultisme à celle-ci était destinée à lui permettre d’exercer le métier de devin ; que la cour d’appel n’avait donc pas à rechercher si M. Pirmamod connaissait le mobile déterminant de l’engagement de Mme Guichard, une telle connaissance découlant des faits de la cause ; (...) (rejet)

■ Faits M. Pirmamod et Mme Guichard, tous deux parapsychologues, avaient conclu un contrat de vente ayant pour objet divers ouvrages et matériels d’occultisme. N’ayant pas été payé, M. Pirmamod en réclama le paiement. Sa demande fut rejetée par les juges du fond au motif que le contrat avait une cause illicite. M. Pirmamod se pourvut alors en cassation en soutenant, notamment, que la cause du contrat ne résidait pas dans l’utilisation que comptait faire l’acquéreur de la chose vendue, mais dans le transfert de cette chose.

■ Portée L’avenir dira si cet arrêt devra être rangé au rayon de l’histoire du droit des obligations. Il porte en effet sur la notion de cause, dont la disparition est annoncée par le projet de réforme du droit des contrats. Son intérêt est avant tout didactique : il expose avec une certaine clarté les contours d’une notion qui a souvent été jugée complexe, confuse, voire inutile, et que le code de 1804 n’a jamais définie. Reprenant à son compte l’analyse de la doctrine moderne, la Cour de cassation valide l’idée selon laquelle la cause, entendue comme la raison de s’engager, doit être différemment définie selon qu’il s’agit d’en apprécier l’existence ou bien la licéité. Dans le premier cas

CHAPITRE 4 – Le contrôle du contenu et de la licéité (art. 1131), elle représente la raison proche, ou contrepartie, toujours identique pour un type de contrat donné ; dans le second (art. 1108 et 1133), elle désigne la raison lointaine, ou motif, variable d’un contractant à l’autre. On trouve chez les auteurs différentes façons d’exprimer cette opposition : cause objective/cause subjective ; cause abstraite/cause concrète ; cause immédiate/ cause lointaine... La Cour utilise ici une autre terminologie, en distinguant, d’une part, la cause de l’obligation, qui réside pour tout acheteur dans le transfert de propriété et la livraison de la chose, et d’autre part, la cause du contrat, qui désigne le mobile déterminant de l’acheteur, en l’occurrence la possibilité d’exercer le métier de devin. Appliquée au cas d’espèce, cette distinction permet de comprendre pourquoi l’obligation de Mme Guichard ne pouvait avoir aucun effet, alors même que cette obligation possédait une contrepartie licite : c’est parce que la « cause impulsive et déterminante du contrat », qui était connue des deux parties, présentait un caractère illicite. N’étant que le reflet de son époque, l’arrêt ne rend pas compte, toutefois, des mutations qui ont affecté la notion de cause à partir des années 1990 et qui conduisent à nuancer cette distinction. La cause du contrat, d’abord, a été rendue plus accueillante, en n’étant plus nécessairement réduite, comme en l’espèce, à un mobile connu des deux parties : le mobile illicite peut être ainsi inconnu de l’autre (v. Cass. civ. 1re, 7 oct. 1998). La cause de l’obligation, ensuite, a été rendue également plus dynamique, en glissant souvent de l’idée de contrepartie à celle d’intérêt (v. Fabre-Magnan, op. cit., p. 426 et s.). Cette conception renouvelée est notamment apparue dans les groupes de contrats, ainsi que dans quelques affaires remarquées que nous étudierons plus loin : l’affaire des vidéocassettes ou encore l’affaire Chronopost. Proche d’un « contrôle de la rationalité objective de l’engagement » (Malaurie, Aynès et Stoffel-Munck, op. cit., nº 618), ce contrôle new-look a été dénoncé par une partie de la doctrine comme étant une source d’insécurité. Il a également servi d’argument aux rédacteurs « anti-causalistes » du projet de réforme. Faut-il s’émouvoir de cette disparition programmée d’un des emblèmes du droit français des contrats ? Les fonctions classiques de la cause seront à l’évidence maintenues, puisqu’il est indiqué qu’« un contrat à titre onéreux est nul lorsque, au moment de sa formation, la contrepartie convenue au profit de celui qui s’engage est illusoire ou dérisoire » (art. 1167) et qu’un contrat « ne peut déroger à l’ordre public ni par son contenu, ni par son but » (art. 1161). Le maintien de ses fonctions nouvelles est en revanche plus incertain (v. Mazeaud, étude D. 2014, p. 293).

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4 Cass. civ. 1re, 31 mai 2007, nº 05-21316 Mais attendu que dans un contrat synallagmatique, la fausseté partielle de la cause ne peut entraîner la réduction de l’obligation ; (rejet)

■ Faits Une personne avait acquis les actions d’une société et, de façon concomitante, la créance en compte-courant de son vendeur (créance sur la société née d’un prêt). Alors que le prix des actions avait été déterminé en tenant compte du prix fixé pour la seconde cession, l’acquéreur apprit que le montant du compte-courant avait été surévalué. Il sollicita alors la réduction du prix payé pour les actions. Débouté par la cour d’appel, il forma un pourvoi articulé autour de l’idée que la cause de son obligation était partiellement fausse.

■ Portée La question de droit était posée en l’espèce dans des termes assez techniques, mais elle exprimait au fond une préoccupation simple : la cause peut-elle être utilisée pour contrôler l’équivalence des prestations dans un contrat synallagmatique ? On sait que, traditionnellement, le droit français n’est pas favorable à ce type de contrôle qui pourrait être exercé par le juge (v. Fabre-Magnan, op. cit., p. 431). Le code de 1804 n’a admis la sanction de la lésion que dans des cas très exceptionnels (ex. : vente d’immeuble), estimant que chaque contractant était à même de protéger ses propres intérêts. Si bien que, sur le terrain de la cause, le contrôle du juge demeure ordinairement limité : celui-ci peut évidemment annuler le contrat pour défaut de cause lorsqu’il y a absence totale de contrepartie, mais il ne peut, plus avant, tenter de remédier à un simple déséquilibre contractuel en constatant l’« absence partielle » de cause. Un arrêt important de la Cour de cassation du 11 mars 2003 a pourtant semblé marquer une rupture en affirmant, à propos d’une reconnaissance de dette dont le montant était supérieur au montant réellement dû, que « la fausseté partielle de la cause n’entraîne pas l’annulation de l’obligation, mais sa réduction à la mesure de la fraction subsistante ». Ainsi, en empruntant le détour de la fausse cause (qui est assimilée à l’absence de cause par l’article 1131 du Code civil : c’est une absence de cause qui s’explique par une erreur), la première chambre civile a-t-elle laissé entendre qu’elle autorisait les juges du fond à réviser les actes juridiques qui étaient partiellement dépourvus d’intérêt.

CHAPITRE 4 – Le contrôle du contenu et de la licéité Il restait à savoir si cette jurisprudence, rendue à propos d’un engagement unilatéral, pouvait être étendue à un contrat synallagmatique. C’est ce que souhaitaient les partisans d’une plus grande justice contractuelle (thèse du « solidarisme contractuel »). Et c’est précisément ce que soutenait le demandeur au pourvoi, qui espérait voir réduite son obligation de payer le prix de cession et qui avait, pour ce faire, repris la formule de l’arrêt de 2003. Mais la Cour de cassation a sèchement brisé ses velléités : « dans un contrat synallagmatique, la fausseté partielle de la cause ne peut entraîner la réduction de l’obligation ». La solution classique est donc confirmée : il n’appartient pas au juge de rétablir l’équilibre économique d’un contrat (v. Fages, obs. RTD civ. 2007, p. 566). Alors même que le projet de réforme du droit des contrats réaffirme que « le défaut d’équivalence des obligations n’est pas une cause de nullité du contrat » (art. 1170), il serait cependant inexact d’en conclure que le droit français ne se soucie jamais de l’équilibre économique des contrats. S’il est vrai que les textes qui consacrent la rescision pour lésion ne sont pas nombreux, et s’il est vrai, aussi, que le droit des clauses abusives ne sanctionne pas en principe les déséquilibres tarifaires, il convient néanmoins de rappeler que le droit des relations commerciales a généralisé depuis quelques années la sanction des contrats disproportionnés (art. L. 442-6, C. com.). Et il ne faut pas oublier, non plus, qu’une jurisprudence constante de la Cour de cassation permet aux juges, depuis le XIXe siècle, de réviser les honoraires excessifs des mandataires et des membres des professions libérales.

Pour aller plus loin • Cass. civ., 29 janv. 1867 : cet arrêt ancien fonde le pouvoir de révision des honoraires disproportionnés : « Attendu, en droit, que le mandat est un contrat gratuit de sa nature, et que, dans le cas de convention contraire, il appartient aux tribunaux, à la différence du louage, de réduire le salaire convenu lorsqu’il est hors de proportion avec le service rendu ». • Cass. soc., 16 mai 2012, nº 11-10760 : le juge peut-il à l’inverse augmenter une contrepartie dérisoire ? Non, décide la Cour à propos de la contrepartie financière d’une clause de non-concurrence : « le juge ne peut (...) substituer son appréciation du montant de cette contrepartie à celle fixée par les parties et, après avoir décidé de l’annulation de la clause, accorder au salarié la contrepartie qu’il estime justifiée ». La censure est d’autant plus significative que les juges du fond n’avaient pas directement révisé la contrepartie : ils avaient utilisé la voie de l’indemnisation du préjudice consécutif à l’annulation. • CJUE, 14 juin 2012, Banco Español de Crédito : même réserve à l’égard des pouvoirs du juge sur le terrain particulier des clauses abusives. La Cour de justice considère que le juge national ne peut pas réviser le contenu d’une clause abusive contenue dans un contrat de consommation. La clause ne peut qu’être éradiquée.

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5 Cass. civ. 1re, 3 juillet 1996, nº 94-14800 Mais attendu qu’ayant relevé que, s’agissant de la location de cassettes vidéo pour l’exploitation d’un commerce, l’exécution du contrat selon l’économie voulue par les parties était impossible, la cour d’appel en a exactement déduit que le contrat était dépourvu de cause, dès lors qu’était ainsi constaté le défaut de toute contrepartie réelle à l’obligation de payer le prix de location des cassettes, souscrite par M. et Mme Y dans le cadre de la convention de création d’un "point club vidéo" ; (rejet)

■ Faits Un couple qui désirait exploiter un vidéo-club dans un petit village avait conclu, avec une société DPM, un contrat de création d’un « point club vidéo » et de location de cassettes. Ce contrat fut annulé par les juges du fond pour défaut de cause, en retenant que la cause était le mobile déterminant de l’engagement des époux et que la diffusion des cassettes auprès de la clientèle, qui constituait cette cause, était vouée à l’échec dans une agglomération de 1314 habitants. La société DPM se pourvut alors en cassation.

■ Portée La rentabilité économique du contrat est-elle une condition de sa validité ? À lire le projet de réforme du droit des contrats, le contrôle en matière de contrats onéreux devrait être limité à une vérification de la contrepartie de l’engagement qui ne devrait être ni illusoire, ni dérisoire (art. 1167). Pas d’annulation pour défaut de rentabilité, donc. Le contraste avec l’arrêt rapporté est saisissant, puisque la Cour de cassation a au contraire considéré, dans le sillage des juges du fond, qu’en présence d’une exploitation financièrement non viable, le contrat qui en était à l’origine devait être annulé sur le fondement d’une absence de cause. Cet arrêt retient l’attention pour plusieurs raisons. D’abord, parce qu’il est une parfaite illustration des mutations qui ont frappé la cause dans la jurisprudence contemporaine. Rappelons que les fonctions de la cause se sont progressivement diversifiées au cours des dernières années (v. Cass. civ. 1re, 12 juill. 1989), celle-ci ayant été de plus en plus souvent utilisée pour contrôler, au-delà de l’existence de la contrepartie, l’intérêt de l’engagement pris. C’est ce contrôle qui s’exprime ici : les juges stigmatisent un « défaut de toute contrepartie réelle » alors même que les cassettes ont été remises en échange du prix, simplement parce que leur commercialisation était vouée à l’échec dans un village de 1314 habitants.

CHAPITRE 4 – Le contrôle du contenu et de la licéité Ensuite, parce qu’il témoigne, au-delà des questions techniques, des enjeux politiques qui soustendent la notion de cause. Au cas particulier, la solution annihile tout de même le risque entrepreneurial, ce qui a cristallisé les critiques (v. Terré, Simler et Lequette, op. cit., nº 342) et été jugé suffisamment dérangeant pour que la chambre commerciale de la Cour de cassation prenne le parfait contre-pied de la première chambre civile et affirme, dans des circonstances similaires, que « la cause de l’obligation d’une partie à un contrat synallagmatique réside dans l’obligation contractée par l’autre » (v. Cass. com., 9 juin 2009). De façon plus générale, la question se pose de savoir si l’on souhaite que le juge opère une sorte de contrôle objectif de l’utilité des contrats, appréciée à l’aune de leur « économie » plus ou moins particulière. Certains estiment que ce serait une source d’insécurité, tandis que d’autres sont sensibles à ce supplément de protection des contractants (v. Genicon, obs. RDC 2013, p. 1321). Le projet de réforme semble avoir pris parti. On notera que le refus d’ériger la rentabilité économique en condition de validité du contrat est au moins en harmonie avec la solution qui prévaut en matière de vices du consentement. On se souvient en effet que l’erreur sur les motifs n’est pas, en principe, susceptible d’être retenue pour annuler le contrat (v. Cass. civ. 1re, 13 févr. 2001).

Pour aller plus loin • Cass. com., 23 oct. 2012, nº 11-23376 : autre exemple d’un contrôle judiciaire de l’utilité de l’engagement. Une première société avait confié à une seconde la réalisation de prestations qui correspondaient, en même temps, à une partie des fonctions incombant normalement à son dirigeant. Annulation de la convention pour défaut de cause : celle-ci faisait « double emploi » avec les fonctions sociales, si bien que les obligations souscrites « étaient dépourvues de contrepartie réelle ». • Cass. civ. 3e, 3 mars 1993, nº 91-15613 : la recherche d’un intérêt au contrat peut, à l’inverse, permettre de valider un engagement dépourvu de contrepartie immédiate. Exemple : un terrain sur lequel est bâtie une usine est vendu pour le prix de 1 franc. La vente n’est pas annulée pour défaut de prix sérieux car « dans le cadre de l’économie générale du contrat, la vente du terrain était causée et avait une contrepartie réelle ». Le vendeur avait en effet « grand intérêt à sa réalisation, tant à titre personnel pour éviter les poursuites de ses créanciers, qu’à titre d’actionnaire de la société (dont les dettes avaient été reprises par l’acheteur) ».

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6 Cass. com., 22 octobre 1996, nº 93-18632 Vu l’article 1131 du Code civil ; (...) Attendu qu’en statuant ainsi alors que, spécialiste du transport rapide garantissant la fiabilité et la célérité de son service, la société Chronopost s’était engagée à livrer les plis de la société Banchereau dans un délai déterminé, et qu’en raison du manquement à cette obligation essentielle la clause limitative de responsabilité du contrat, qui contredisait la portée de l’engagement pris, devait être réputée non écrite, la cour d’appel a violé le texte susvisé ; (cassation)

■ Faits La société Chronopost s’engage, envers une société Banchereau, à livrer deux plis contenant une soumission à une adjudication le lendemain de leur envoi avant midi. Mais les plis n’arrivent pas à temps. Assignée par la société Banchereau en réparation du préjudice subi, la société Chronopost se défend en invoquant la clause du contrat limitant l’indemnisation du retard au prix du transport. La cour d’appel déboute la société expéditrice au motif que la société Chronopost n’a pas commis une faute lourde exclusive de la limitation de responsabilité du contrat. La société Banchereau forme alors un pourvoi.

■ Portée L’arrêt Chronopost est certainement l’un des arrêts les plus fameux du droit contractuel français. Parce qu’il concerne au premier chef une clause limitative de responsabilité, il n’aurait pas été illogique de l’étudier dans le cadre du chapitre consacré à l’inexécution du contrat. Mais c’est un autre aspect essentiel de la décision qui retient ici l’attention, relatif à la possibilité, pour le juge, de contrôler la cohérence du contenu contractuel. La cour d’appel avait développé en l’espèce un raisonnement assez classique en considérant que la société Chronopost, débiteur défaillant, n’avait commis aucune faute lourde susceptible de priver d’effet la clause limitative de responsabilité derrière laquelle elle s’abritait. Ce test de comportement n’a pourtant pas suffi à la Cour de cassation : constatant que la société de transport rapide avait manqué à son obligation essentielle de livrer les plis dans un délai déterminé, la Cour a estimé que cette dernière ne pouvait éluder sa responsabilité au moyen d’une clause qui « contredisait la portée de l’engagement pris » et qui, ce faisant, privait de cause l’obligation de l’expéditeur. L’idée est assez simple : il n’est pas possible, d’un côté, de promettre une prestation qui fait tout l’intérêt du contrat (l’« obligation essentielle »), et de l’autre, de s’en décharger grâce à une clause

CHAPITRE 4 – Le contrôle du contenu et de la licéité de réparation qui la réduit à presque rien. Il y a là un problème de cohérence (v. Mazeaud, obs. Defrénois 1997, p. 333) ou de rationalité de l’engagement. Rendu au visa de l’article 1131 du Code civil, l’arrêt rejoint donc sous cet angle le courant de décisions déjà signalées qui reposent sur une conception dynamique de la cause, que le juge utilise pour vérifier l’existence d’un intérêt au contrat (v. Cass. civ. 1re, 3 juill. 1996). Ce pouvoir de police contractuelle n’en demeure pas moins remarquable. Se montrant en l’espèce particulièrement active, la Cour de cassation décide en effet de rétablir la cohérence perdue en réputant non écrite la clause litigieuse. C’est astucieux : l’annulation de l’obligation sans cause (celle du client) aurait seulement obligé Chronopost à restituer le prix perçu ; or c’était précisément ce que le transporteur espérait. D’où la décision d’éradiquer la seule clause limitative de responsabilité. Il aura fallu plusieurs années, cependant, avant que la portée de cette jurisprudence soit définitivement comprise. S’agissant du cas particuliers des contrats de commission de transport (i.e. le cas Chronopost), la question s’était posée de savoir si les clients étaient bien gagnants : un plafond de réparation réglementaire ayant pris le relais de la clause contractuelle invalidée (Chronopost 2, Cass. com., 9 juill. 2002), il fallait en effet, pour le tenir en échec, qu’une faute lourde fût caractérisée ; or la tâche était difficile en pratique, car celle-ci ne pouvait résulter du seul manquement à l’obligation essentielle du transporteur (Chronopost 3, Cass. ch. mixte, 22 avril 2005). S’agissant des autres cas, le sentiment était inverse : s’éloignant de l’esprit de Chronopost 1, la jurisprudence eut tendance à délaisser le contrôle de la cohérence du contrat pour censurer plus énergiquement toutes les clauses qui touchaient à une obligation essentielle. Si bien qu’il fallut attendre une mise au point, qu’effectua l’arrêt Faurecia 2 (v. Cass. com., 29 juin 2010), pour comprendre qu’il était encore possible et utile de stipuler une clause limitative de responsabilité. Le projet de réforme a moins tergiversé, en rappelant sous une forme ramassée que « toute clause qui prive de sa substance l’obligation essentielle du débiteur est réputée non écrite » (art. 1168).

Pour aller plus loin • Cass. civ. 1re, 19 déc. 1990, nº 88-12863 : la police des clauses existait avant l’arrêt Chronopost. Exemple : les clauses de réclamation stipulées dans les contrats d’assurance, aux termes desquelles le dommage n’est garanti que si la réclamation a été formulée au cours de la période de validité du contrat. Jugé que la clause « aboutit à priver l’assuré du bénéfice de l’assurance en raison d’un fait qui ne lui est pas imputable et à créer un avantage illicite comme dépourvu de cause au profit du seul assureur qui aurait alors perçu des primes sans contrepartie ; que cette stipulation doit en conséquence être réputée non écrite ».

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7 Cass. com., 29 juin 2010, nº 09-11841 Mais attendu que seule est réputée non écrite la clause limitative de réparation qui contredit la portée de l’obligation essentielle souscrite par le débiteur ; que l’arrêt relève que si la société Oracle a manqué à une obligation essentielle du contrat, le montant de l’indemnisation négocié aux termes d’une clause stipulant que les prix convenus reflètent la répartition du risque et la limitation de responsabilité qui en résultait, n’était pas dérisoire, que la société Oracle a consenti un taux de remise de 49 %, que le contrat prévoit que la société Faurecia sera le principal représentant européen participant à un comité (...) et bénéficiera d’un statut préférentiel (...) ; que la cour d’appel (...) a ainsi légalement justifié sa décision ; (...) Mais attendu que la faute lourde ne peut résulter du seul manquement à une obligation contractuelle, fût-elle essentielle, mais doit se déduire de la gravité du comportement du débiteur ; (...) (rejet)

■ Faits La société Faurecia, qui a conclu un important contrat informatique avec la société Oracle, cesse de régler les redevances au motif que cette dernière ne lui a pas livré le logiciel promis. Assignée en paiement par une troisième société cessionnaire des redevances, la société Faurecia appelle en garantie la société Oracle puis l’assigne en résolution pour inexécution. Mais la cour d’appel limite la condamnation en application de la clause de réparation qui était prévue au contrat. Alors que l’arrêt est partiellement cassé de ce chef par la chambre commerciale de la Cour de cassation, la cour de renvoi refuse de s’incliner. La société Faurecia forme un second pourvoi.

■ Portée L’arrêt Faurecia 2 est un autre grand arrêt relatif aux clauses limitatives de responsabilité. Son mérite est d’avoir clos la période d’incertitude qui s’ouvrit après l’arrêt Chronopost (v. Cass. com., 22 oct. 1996), en précisant deux points. Le premier concerne le test de validité des clauses limitatives. Alors que l’arrêt Chronopost avait insisté, pour qu’une clause soit réputée non écrite, sur le fait que celle-ci devait contredire la portée de l’engagement pris, plusieurs arrêts ultérieurs avaient décidé, de façon plus radicale, d’exercer une censure dès l’instant où la clause s’appliquait à la violation d’une obligation essentielle (v. Mazeaud, étude D. 2008, p. 1776). En somme, il n’y avait plus de place pour une analyse circonstanciée : les clauses limitatives, si précieuses pour répartir les risques contractuels, étaient

CHAPITRE 4 – Le contrôle du contenu et de la licéité presqu’inéluctablement vouées à disparaître des contrats conclus entre professionnels (c’est déjà le cas dans les contrats de consommation, où la clause est présumée abusive). L’arrêt rendu par la Cour de cassation le 13 février 2007 (Faurecia 1) faisait partie de cette série d’arrêts rigoristes. Il est donc contredit sur ce point dans la même affaire, après une résistance des juges de renvoi, par l’arrêt commenté (Faurecia 2) qui rappelle que « seule est réputée non écrite la clause limitative de réparation qui contredit la portée de l’obligation essentielle souscrite par le débiteur ». Non content de réinsuffler de la vitalité à la jurisprudence Chronopost, cet arrêt renseigne, au-delà, sur la façon d’opérer le test de validité, qui peut être découpé en deux temps (v. Mazeaud, note D. 2010, p. 1832 ; Lamoureux, note RLDC 2010, nº 77). Le premier est celui d’un contrôle centré sur la clause elle-même, qui ne doit pas prévoir un plafond de réparation dérisoire. Le second est celui d’un contrôle effectué à l’échelle du contrat entier : dans un ensemble négocié, un plafond a priori dérisoire peut être en effet justifié par les contreparties obtenues par le créancier. En l’espèce, la société Faurecia avait justement bénéficié d’une remise de 49 % sur le prix convenu et par ailleurs obtenu le statut de partenaire commercial privilégié. Le second point concerne le test d’efficacité des clauses limitatives. On sait qu’une clause limitative, même valable, peut être encore contrôlée au stade de l’exécution du contrat, et donc écartée en cas de dol ou de faute lourde du débiteur. Seulement, la jurisprudence a longtemps hésité entre deux conceptions de la faute lourde : l’une, dite subjective, qui s’attache à l’examen du comportement du débiteur, et l’autre, dite objective, qui déduit la faute du manquement à une obligation essentielle du contrat. L’arrêt Chronopost 3 avait bien affirmé l’exclusivité de la conception subjective, mais dans le contexte très particulier des contrats de transport règlementés. L’intérêt de l’arrêt Faurecia 2, qui concerne un contrat informatique, est de préciser que la faute lourde est toujours subjective et qu’elle « doit se déduire de la gravité du comportement du débiteur ».

Pour aller plus loin • Cass. com., 3 déc. 2013, nº 12-26412 : même clause que dans Chronopost 1, même réponse de principe que dans Chronopost 1 et Faurecia 2... mais une réticence à invalider la clause : « en se déterminant ainsi (refus d’appliquer la clause), sans rechercher en quoi la clause litigieuse (...) avait pour effet de contredire l’obligation pour le transporteur de respecter un strict délai, la cour d’appel a privé sa décision de base légale ». • Cass. com., 19 mars 2013, nº 11-26566 : il ne sert à rien au débiteur de réclamer l’application du test de validité Faurecia 2 quand la clause limitative de responsabilité n’est pas applicable ! Tel est le cas lorsque le créancier agit sur le fondement d’un vice caché, car celui-ci « ne donne pas ouverture à une action en responsabilité contractuelle mais à une garantie ».

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8 Cass. civ. 1re, 14 mai 1991, nº 89-20999 (...) qu’ayant relevé que la clause figurant sur le bulletin de dépôt exonérait le laboratoire de toute responsabilité en cas de perte des diapositives, le jugement attaqué, dont il ressort qu’une telle clause procurait un avantage excessif à la société Minit France et que celle-ci, du fait de sa position économique, se trouvait en mesure de l’imposer à sa clientèle, a décidé à bon droit que cette clause revêtait un caractère abusif et devait être réputée non écrite ; (...) (rejet)

■ Faits Une personne avait confié une série de diapositives à un laboratoire, qui les avait égarées. Les juges du fond condamnèrent le laboratoire à réparer le préjudice ainsi causé, en jugeant notamment que la clause de non-responsabilité qui figurait sur le bulletin de dépôt des diapositives était une clause abusive, inopposable à ce titre à un client de bonne foi. Le laboratoire forma un pourvoi, estimant que la clause était licite.

■ Portée Cet arrêt de rejet, rendu par la première chambre civile de la Cour de cassation le 14 mai 1991, fut à l’époque très remarqué. C’était la première fois en effet que la cour régulatrice admettait, aussi clairement, que le juge disposait du pouvoir de condamner directement une clause abusive stipulée dans un contrat de consommation. Il faut replacer l’arrêt dans son contexte, qui était la loi Scrivener du 10 janvier 1978, pour mesurer toute l’audace de la première chambre civile. En effet, selon ce texte (art. 35), les clauses abusives définies comme celles qui étaient imposées aux non-professionnels ou consommateurs par un abus de la puissance économique de l’autre partie et qui conféraient à celle-ci un avantage excessif, devaient être interdites ou réglementées par un décret en Conseil d’État. Le rôle du juge était ainsi très restreint dans la mesure où c’est le pouvoir réglementaire qui détenait les clés de la lutte contre les clauses abusives. Or, c’est peu dire que le gouvernement ne s’était pas soucié d’exercer son pouvoir en la matière puisqu’à la veille de l’arrêt, un seul décret en date du 24 mars 1978 était intervenu pour interdire les clauses limitatives de responsabilité dans les contrats de vente. On voit alors la portée de la décision : en approuvant avec force (« à bon droit ») le jugement qui avait décidé que la clause de non-responsabilité contenue, non dans une vente mais dans un contrat d’entreprise, revêtait un caractère abusif et devait être réputée non écrite, la première

CHAPITRE 4 – Le contrôle du contenu et de la licéité chambre civile de la Cour de cassation a tout bonnement décidé, en marge des textes, de prendre en main la lutte contre les clauses abusives. Cette prise de pouvoir aurait pu être contestée. Elle a été au contraire rapidement confortée par le législateur lui-même, qui, dans le cadre d’une loi du 1er février 1995 adoptée pour transposer une directive communautaire du 5 avril 1993, a précisé que des décrets pouvaient (simple faculté) déterminer des types de clauses qui devaient être regardées comme abusives, ce qui revenait à légitimer la possibilité, pour les juges, de condamner directement les clauses abusives en dehors de toute intervention réglementaire. Il suffisait, pour reprendre la nouvelle définition légale codifiée dans le Code de la consommation, que le juge soit en présence d’une clause qui avait « pour objet ou pour effet de créer, au détriment du non professionnel ou du consommateur, un déséquilibre significatif entre les droits et obligations des parties au contrat » (art. L. 132-1, al. 1er, C. consom.). Les lois plus récentes n’ont pas remis en cause ce contrôle d’origine judiciaire et l’ont même renforcé, souvent poussées il est vrai par des décisions de la Cour de justice. Le juge doit ainsi, depuis la loi Hamon du 17 mars 2014, écarter d’office l’application d’une clause dont le caractère abusif ressort des éléments du débat (art. L. 141-4, C. consom.). Depuis cette même loi, le juge peut en outre, à l’occasion d’une action en suppression exercée par une association de consommateurs ou par l’administration, déclarer que la clause est réputée non écrite dans tous les contrats identiques conclus par le défendeur (art. L. 421-2 et L. 421-6, C. consom.), ce qui donne un rayonnement considérable à sa décision. Parallèlement, et au nom de l’efficacité et de la prévisibilité du droit (v. Mazeaud et Revet, obs. RDC 2009, p. 449), le pouvoir réglementaire est redevenu un acteur majeur de la lutte contre les clauses abusives. Le législateur (loi de modernisation de l’économie du 4 août 2008) lui a en effet confié le soin d’établir des listes qui définissent a priori des clauses devant être considérées comme abusives (v. Rochfeld, obs. RTD civ. 2008, p. 732). Deux listes importantes ont ainsi été créées : une « liste grise » qui contient une série de clauses présumées abusives jusqu’à preuve contraire (art. L. 132-1, al. 2 et R. 132-2, C. consom.), et une « liste noire » qui contient des clauses irréfragablement présumées abusives « eu égard à la gravité des atteintes qu’elles portent à l’équilibre du contrat » (art. L. 132-1, al. 3 et R. 132-1, C. consom.). L’ancienne « liste blanche » de clauses susceptibles d’être jugées abusives, qui avait été dressée à titre purement indicatif, a été quant à elle supprimée.

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9 Cass. civ. 1re, 24 janvier 1995, nº 92-18227 Mais attendu que les dispositions de l’article 35 de la loi nº 78-23 du 10 janvier 1978, devenu les articles L. 132-1 et L. 133-1 du Code de la consommation et l’article 2 du décret du 24 mars 1978 ne s’appliquent pas aux contrats de fournitures de biens ou de services qui ont un rapport direct avec l’activité professionnelle exercée par le cocontractant ; que, par ces motifs substitués, la décision se trouve légalement justifiée ; (rejet)

■ Faits Une société d’imprimerie conclut avec EDF un contrat de fourniture d’énergie électrique. Se plaignant de coupures de courant répétées, la société assigne EDF en réparation du préjudice qui lui aurait été causé. EDF ayant opposé la clause limitative de réparation qui était prévue dans le contrat, la société soutient que cette clause doit être réputée non écrite en application des anciens articles 35 de la loi du 10 janvier 1978 et 2 du décret du 24 mars 1978. Cet argument est écarté par la cour d’appel, qui considère que la société est un utilisateur professionnel de l’énergie électrique. Celle-ci forme alors un pourvoi, en estimant notamment qu’elle a contracté hors de sa sphère habituelle d’activité et de spécialité et, qu’ayant souscrit à un contrat non négocié, elle se trouve dans la même situation qu’un simple particulier, ce qui devrait lui permettre de profiter de la législation sur les clauses abusives.

■ Portée Un professionnel peut-il bénéficier de la protection accordée par la législation sur les clauses abusives ? On sait bien sûr que la clause abusive est nécessairement conclue entre un « professionnel » et un « non-professionnel » ou « consommateur ». Mais cela ne chasse pas toutes les hésitations, en particulier quand un professionnel contracte, comme en l’espèce, en dehors de son champ de compétence. L’arrêt commenté a été rendu sous l’empire du droit qui était applicable avant la réforme du code de la consommation par la loi Hamon du 17 mars 2014. Cette précision est importante car le législateur français avait originellement choisi de ne pas transposer les définitions du consommateur proposées par les textes européens (v. Sauphanor-Brouillaud, Poillot, Aubert de Vincelles et Brunaux, Les contrats de consommation. Règles communes, LGDJ, 2012, nº 100 et s.), si bien que le juge était obligé de déterminer lui-même les bénéficiaires de la protection. La décision du 24 janvier 1995 marque à cet égard une rupture. Alors que la jurisprudence avait dans un premier temps privilégié le critère de la compétence, de sorte qu’un professionnel qui se trouvait

CHAPITRE 4 – Le contrôle du contenu et de la licéité dans le même état d’ignorance qu’un consommateur pouvait être protégé par le droit des clauses abusives, la Cour de cassation décide finalement, en s’inspirant de la législation sur le démarchage, que l’article L. 132-1 du Code de la consommation ne s’applique pas aux contrats « qui ont un rapport direct avec l’activité professionnelle exercée par le cocontractant ». Le critère de la protection, qui était subjectif (cette personne est-elle incompétente ?), devient ainsi objectif (ce contrat est-il dénué de rapport direct avec l’activité ?) (v. Sauphanor-Brouillaud et alii, op. cit., nº 127). Il n’était pas évident qu’il en serait résulté une réduction de la protection des professionnels, mais c’est bien ce que l’on a constaté par la suite : les juges ont le plus souvent retenu l’existence d’un rapport direct, à l’instar de ce qui a été décidé dans l’arrêt (rapport direct entre un contrat de fourniture d’électricité et l’activité d’un professionnel de l’imprimerie). Le contexte a cependant changé depuis 2014, puisqu’il existe désormais, dans un article préliminaire du code de la consommation, une définition légale et unique du consommateur, entendu comme « toute personne physique qui agit à des fins qui n’entrent pas dans le cadre de son activité commerciale, industrielle, artisanale ou libérale ». L’existence d’un critère finaliste (« à des fins » non professionnelles) devrait permettre de plus sûrement exclure les professionnels relevant de la zone grise. Pour autant, il ne faudrait pas en déduire que les professionnels ne bénéficieront jamais d’une protection en tant que parties faibles. D’abord, les textes récents du droit européen commencent à intégrer l’idée d’une protection du small business (v. Rochfeld, obs. RDC 2013, p. 489). Ensuite, la rigueur du droit de la consommation est largement compensée, aujourd’hui, par l’ouverture du droit commercial. L’article L. 442-6, I, 2º du code de commerce sanctionne en effet, depuis sa réécriture par la LME du 4 août 2008, le fait, par tout professionnel, « de soumettre ou de tenter de soumettre un partenaire commercial à des obligations créant un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties ». Ce texte semble nettement inspiré des dispositions de l’article L. 132-1 du Code de la consommation, à telle enseigne d’ailleurs que, pour le Conseil constitutionnel, la notion de déséquilibre significatif serait la même dans les deux cas (Cons. const., QPC 13 janv. 2011). Enfin, last but not least, la protection du professionnel pourrait aussi découler du droit commun, puisque le projet de réforme prévoit aujourd’hui qu’« une clause qui crée un déséquilibre significatif entre les droits et obligations des parties au contrat peut être supprimée par le juge à la demande du contractant au détriment duquel elle est stipulée » (art. 1169).

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10 Cass. civ. 3e, 6 mars 1996, nº 93-11113 Mais attendu que les clauses d’un bail d’habitation ne pouvant, en vertu de l’article 8.1 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, avoir pour effet de priver le preneur de la possibilité d’héberger ses proches, la cour d’appel qui, pour écarter l’existence d’un manquement du preneur à ses obligations, a relevé que Mme Mel Z hébergeait M. Y, père de ses deux derniers enfants, ainsi que Mlle X, sa sœur, a, par ces seuls motifs et sans dénaturation, légalement justifié sa décision ; (rejet)

■ Faits Un bail d’habitation consenti par l’Office public d’aménagement et de construction de la ville de Paris (OPAC) contenait une clause qui stipulait que les locaux ne pouvaient être occupés que par la locataire et ses enfants. La locataire ayant néanmoins hébergé le père de ses deux derniers enfants ainsi que sa sœur, l’OPAC demanda la résiliation du contrat. La cour d’appel le débouta en estimant que le preneur n’avait commis aucun manquement. L’OPAC se pourvut en cassation en invoquant la violation de l’article 1134 du Code civil.

■ Portée Cet arrêt essentiel marque le point de départ d’un phénomène qui est aujourd’hui incontournable : celui de l’influence de la Convention européenne des droits de l’homme sur les contrats. Il s’en évince deux séries d’enseignements. On observe d’abord que les dispositions de la Convention sont applicables dans les relations entre personnes privées. C’est un point remarquable car chacun sait qu’à l’origine, la Convention avait vocation à régir les relations entre les personnes privées et l’État (« effet vertical »), mais non les rapports interindividuels (« effet horizontal »). La doctrine s’en émeut encore parfois mais la solution a été depuis lors maintes fois réaffirmée : c’est ce qui constitue le ferment de la diffusion des droits de l’homme dans le contrat (v. Fages, op. cit., nº 166 ; Fabre-Magnan, op. cit., p. 123). On constate ensuite que l’application de la Convention dans les relations privées peut se traduire, très concrètement, par l’éviction des clauses qui seraient contraires aux droits ou libertés qu’elle consacre. La « digue contractuelle » (Seube, obs. RDC 2006, p. 1150), sur laquelle s’appuyait le pourvoi, peut donc être rompue. Les juges ont ainsi dénoncé l’« inconventionnalité » de la clause du contrat de bail d’habitation qui interdisait au preneur de loger d’autres personnes que luimême ou ses enfants. La clause a été jugée contraire à l’article 8 de la Convention (« toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale (...) »), si bien que le bailleur n’a pas été

CHAPITRE 4 – Le contrôle du contenu et de la licéité admis à résilier le contrat en raison du non-respect de la clause par le locataire. D’autres clauses fréquentes de la vie des affaires ont depuis subi le même sort : par exemple, les clauses de mobilité imposant au salarié d’être domicilié dans sa région d’affectation, neutralisées sur l’autel du libre choix du domicile ; ou encore les clauses imposant au preneur d’un bail commercial d’adhérer à une association de commerçants, frappées de nullité sur le fondement de la liberté d’association. Par un arrêt important rendu le 18 décembre 2002, la troisième chambre civile de la Cour de cassation a cependant évité de pousser trop loin l’effet horizontal. De fait, refusant qu’un locataire de religion juive puisse invoquer l’article 9 de la Convention pour obtenir du bailleur la pose d’une serrure non électrique, la Cour a affirmé que « les pratiques dictées par les convictions religieuses des preneurs n’entrent pas, sauf convention expresse, dans le champ contractuel du bail et ne font naître à la charge du bailleur aucune obligation spécifique ». C’est dire que si le contrat peut être parfois vidé de ses clauses, il ne peut en revanche jamais être enrichi par des clauses nouvelles (v. Lardeux, obs. RDC 2004, p. 348).

Pour aller plus loin • Cass. civ. 3e, 10 mars 2010, nº 09-10412 : attention aux nuances du droit des contrats : héberger n’est pas prêter ! D’où la solution inverse dans le second cas : la stipulation contractuelle interdisant le prêt des lieux à un tiers, licite au regard de l’art. 8 Conv. EDH, permet au preneur d’héberger un membre de sa famille mais prohibe qu’il mette les locaux à disposition d’un tiers. • Cour EDH, 16 déc. 2008, Khurshid Mustafa c/Suède : la Cour européenne consacre à son tour l’effet élusif de la Convention. Un bailleur suédois obtient devant les tribunaux nationaux la résiliation du bail conclu avec un locataire turque, en se prévalant d’une clause stipulant que le locataire ne peut installer des antennes extérieures. Le locataire expulsé saisit le juge européen. Avec succès : violation de l’art. 10 Conv. EDH, l’État suédois ayant manqué à son obligation positive de protéger la liberté du locataire de recevoir des informations. • Cour EDH, 29 janv. 2013, Zolotas c/Grèce : la Cour européenne va même plus loin que la Cour de cassation en admettant que le contrat puisse être enrichi par certaines obligations au nom de la Convention. Le titulaire d’un compte de dépôt non utilisé depuis longtemps se voit opposer par sa banque, puis par les tribunaux grecs, la prescription du contrat de dépôt. Le client saisit le juge européen. Avec succès : violation du droit au respect des biens, l’État ayant l’obligation positive de prévoir, à la charge des banques, l’obligation d’informer les clients contractants de l’échéance prochaine du délai de prescription.

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11 Cass. soc., 10 juillet 2002, nº 99-43334 Sur le moyen relevé d’office, pris de la violation du principe fondamental de libre exercice d’une activité professionnelle, ensemble l’article L. 120-2 du Code du travail (...) ; Attendu qu’une clause de non-concurrence n’est licite que si elle est indispensable à la protection des intérêts légitimes de l’entreprise, limitée dans le temps et dans l’espace, qu’elle tient compte des spécificités de l’emploi du salarié et comporte l’obligation pour l’employeur de verser au salarié une contrepartie financière, ces conditions étant cumulatives ; (...) (cassation)

■ Faits Plusieurs salariés d’une société MSAS cargo international, dont les contrats contenaient une clause de non-concurrence, ont démissionné puis ont été engagés par une société concurrente. La société MSAS cargo international a donc saisi le conseil de prud’hommes en paiement des pénalités stipulées aux contrats. La cour d’appel ayant condamné les salariés pour violation de la clause de non-concurrence, un pourvoi est formé devant la Cour de cassation.

■ Portée Cet arrêt de cassation, qui a été accompagné de deux autres décisions (ici non commentées) rendues le même jour sous le même attendu de principe, pose les conditions de validité des clauses de non-concurrence post-contractuelles stipulées dans les contrats de travail. Il retient l’attention pour deux séries de raisons. D’abord, parce qu’il réalise un important revirement de jurisprudence. Revenant sur une solution établie, à laquelle la cour d’appel s’était du reste conformée, la Cour de cassation décide en effet que les clauses qui interdisent à un salarié de travailler pour une entreprise concurrente doivent être désormais assorties de l’obligation, faite à l’employeur, de verser au salarié, débiteur de l’engagement, une contrepartie financière. Le recours à la notion de cause, qui implique que chacune des obligations des parties à un contrat synallagmatique soit contrebalancée par une obligation réciproque à la charge de l’autre partie, aurait pu justifier ce revirement. Mais, outre que la chambre sociale n’a pas visé l’article 1131 du Code civil, la généralité de cette explication aurait dû conduire à étendre la solution aux clauses incluses dans des contrats autres que le contrat de travail (contrat d’agence commerciale, contrat de franchise...), ce qui n’a pas été admis par la jurisprudence ultérieure. La solution répond donc à des considérations propres au droit du travail. Ensuite, parce qu’au-delà de la question particulière de l’indemnité due au salarié, l’arrêt adopte un raisonnement général qui, pour le coup, intéresse l’ensemble des clauses stipulées dans les

CHAPITRE 4 – Le contrôle du contenu et de la licéité contrats civils ou commerciaux. En effet, en appréciant la clause litigieuse à l’aune du « principe fondamental de libre exercice d’une activité professionnelle », la Cour de cassation consacre une méthode d’analyse qui s’inscrit dans le mouvement contemporain de « fondamentalisation » du droit des contrats et qui traduit un changement de perspective (v. Rochfeld, obs. RDC 2003, p. 17). Il ne s’agit plus, comme cela a été longtemps le cas, de poser un principe de licéité de la clause fondé sur la liberté contractuelle et que l’excès viendrait seul tempérer ; il s’agit au contraire de considérer que la stipulation est a priori illicite dès l’instant où elle porte atteinte à une liberté fondamentale, de sorte que la restriction contractuelle « n’est licite que si » certains critères se trouvent remplis. La charge de la preuve s’en trouve du même coup déplacée. L’article L. 1121-1 du Code du travail (anciennement art. L. 120-2 : « Nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché »), qui a été utilisé en l’espèce, fournit la matrice d’un raisonnement qui peut être étendu au-delà du droit du travail et quel que soit le type de clause. Le projet de réforme du droit des contrats s’en fait logiquement l’écho : « la liberté contractuelle ne permet pas (...) de porter atteinte aux droits et libertés fondamentaux reconnus dans un texte applicable aux relations entre personnes privées, à moins que cette atteinte soit indispensable à la protection d’intérêts légitimes et proportionnée au but recherché » (art. 1102).

Pour aller plus loin • Cass. soc., 17 déc. 2004, nº 03-40008 : la chambre sociale donne un retentissement accru au revirement de 2002 en admettant son application aux contrats qui ont été conclus avant cette date. Cette rétroactivité jurisprudentielle, qui ne serait pas contraire à l’article 6 de la Conv. EDH, répondrait à « l’impérieuse nécessité d’assurer la sauvegarde et l’effectivité de la liberté fondamentale d’exercer une activité professionnelle ». • Cass. com., 15 mars 2011, nº 10-13824 : la chambre commerciale exige à son tour une contrepartie financière. Généralisation de la jurisprudence de 2002 ? Ce n’est pas certain : la clause était stipulée dans un pacte d’actionnaires mais le débiteur était par ailleurs salarié de la société. • Cass. soc., 14 oct. 2008, nº 07-40523 : le contrôle porte aussi sur l’application des clauses. La Cour demande donc aux juges du fond de vérifier si la mise en œuvre, par l’employeur, d’une clause de mobilité, « ne porte pas atteinte au droit de la salariée à une vie personnelle et familiale et si une telle atteinte est justifiée par la tâche à accomplir et proportionnée au but recherché ».

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12 Cass. civ. 1re, 7 octobre 1998, nº 96-14359 Mais attendu qu’un contrat peut être annulé pour cause illicite ou immorale, même lorsque l’une des parties n’a pas eu connaissance du caractère illicite ou immoral du motif déterminant de la conclusion du contrat ; que l’arrêt ayant retenu que l’acte du 14 juin 1989 avait une cause illicite en ce qu’il avait pour but de permettre à M. X de déduire des sommes non fiscalement déductibles, Mme Y était fondée à demander l’annulation de la convention ; (...) (rejet)

■ Faits En 1981, un époux reconnaît devoir à son épouse une somme, remboursable avec un préavis de trois mois. Après leur divorce, en 1989, celle-ci accepte que le prêt lui soit remboursé sous forme d’augmentation de la pension alimentaire que lui versait son ex-mari. Elle l’assigne cependant, quatre ans plus tard, en remboursement du solde du prêt. La cour d’appel fait droit à cette demande et annule l’acte de 1989 sur le fondement d’une cause illicite, l’opération ayant eu pour but de permettre à l’ex-époux de déduire des sommes non fiscalement déductibles. Ce dernier forme alors un pourvoi, en soutenant notamment que ce mobile n’a pas été commun aux deux parties.

■ Portée On sait que lorsqu’il s’agit d’apprécier la licéité de la cause, les juges s’attachent au motif déterminant, celui sans lequel le contrat n’aurait pas été conclu. Mais comment définir précisément ce motif ? Doit-il être propre à l’une des parties ou au contraire commun aux deux contractants ? La Cour de cassation a clairement opté pour la première solution, réalisant du même coup un important revirement de jurisprudence. Jusqu’à cet arrêt, la Cour de cassation considérait en effet que le mobile déterminant devait être, dans les contrats à titre onéreux, commun aux deux parties. Certes, l’exigence s’était peu à peu desserrée au fil des ans : après avoir jugé, à partir du milieu du XXe siècle, que le mobile devait avoir été « convenu » entre les parties, c’est-à-dire partagé par elles (v. Cass. civ. 1re, 4 déc. 1956), la Cour de cassation avait fini par admettre que le mobile puisse demeurer personnel à l’une d’elles, pourvu que l’autre en ait eu connaissance (v. Cass. civ. 1re, 12 juill. 1989). Mais elle n’était jamais allée plus loin. En affirmant « qu’un contrat peut être annulé pour cause illicite ou immorale, même lorsque l’une des parties n’a pas eu connaissance du caractère illicite ou immoral du motif déterminant de la conclusion du contrat », la première chambre civile a donc choisi d’innover.

CHAPITRE 4 – Le contrôle du contenu et de la licéité Il y avait plusieurs raisons de modifier ainsi la solution (v. Terré, Simler et Lequette, op. cit., nº 367). Il n’était pas logique, d’abord, de rendre l’annulation des contrats contraires à l’ordre public aussi compliquée. Il faut au contraire pouvoir favoriser la dénonciation de l’illicite conformément aux exigences de l’intérêt général. Il était étonnant, ensuite, d’être aussi sévère envers le contractant innocent. Dès lors en effet qu’il n’avait pas été mis dans la confidence, celui-ci ne pouvait, une fois mis devant le fait accompli, demander à sortir du contrat. La nouvelle jurisprudence peut être approuvée en ce qu’elle fait taire ces critiques. Elle n’est pas sans défaut cependant, car l’ancienne solution permettait tout de même au contractant innocent de ne pas subir l’annulation du contrat, dont l’objet (et non la cause) n’est pas forcément illicite, pour la seule raison que son partenaire était animé d’une intention déviante. L’innocent est d’autant plus exposé que l’action en nullité peut être parfaitement intentée par le contractant malhonnête. La nullité pour cause illicite est en effet une nullité absolue, qui est ouverte à tout intéressé... et donc à la partie malhonnête ! Rappelons que l’adage nemo auditur... n’est ici d’aucun secours : il ne joue qu’en cas de cause immorale (et non illicite), et seulement pour faire échec aux restitutions. Que reste-t-il alors au contractant innocent qui subit l’annulation ? Essentiellement la possibilité de demander au contractant qui a poursuivi un but illicite de réparer le préjudice qui s’ensuit (v. Terré, Simler et Lequette, op. cit., nº 367). Quant à l’avenir, si les jours de la cause en droit français sont comptés, le contrôle des motifs illicites devrait être maintenu, à se fier du moins aux dispositions du projet de réforme qui envisage de remplacer l’article 1133 du Code civil (« La cause est illicite, quand elle est prohibée par la loi, quand elle est contraire aux bonnes mœurs ou à l’ordre public ») par un nouvel article (art. 1161, projet de réforme) indiquant que « le contrat ne peut déroger à l’ordre public ni par son contenu, ni par son but, que ce dernier ait été connu ou non par toutes les parties ». D’autres projets proposent cependant une évolution plus radicale, où le contrôle du mobile illicite cèderait sa place à un contrôle plus réduit du seul résultat illicite (v. Rochfeld, obs. RDC 2013, p. 30).

Pour aller plus loin • Cass. civ. 1re, 29 oct. 2014, nº 13-19729 : un contrat peut-il être annulé pour cause illicite lorsque la loi prohibitive est postérieure au jour de sa conclusion ? En principe non, puisque l’illicéité s’apprécie à cette date. Mais la Cour est parfois astucieuse. Exemple avec l’affaire « Our Body », où était posée la question de la nullité du contrat d’assurance d’une exposition de cadavres humains interdite en vertu d’une loi postérieure au contrat : la cause était illicite car « le principe d’ordre public, selon lequel le respect dû au corps humain ne cesse pas avec la mort, préexistait à la loi du 19 décembre 2008 d’où est issu l’article 16-1-1 du Code civil ».

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13 Cass. Ass. plén., 29 octobre 2004, nº 03-11238 Vu les articles 900, 1131 et 1133 du Code civil ; Attendu que n’est pas nulle comme ayant une cause contraire aux bonnes mœurs la libéralité consentie à l’occasion d’une relation adultère ; (...) (cassation)

■ Faits Âgé de 95 ans, un homme marié institue une jeune femme de 64 ans sa cadette, Mlle Galopin, légataire universelle par testament authentique. Après son décès, la jeune femme introduit une action en délivrance du legs. La veuve du testateur et sa fille sollicitent évidemment l’annulation de ce legs. Avec succès devant la cour d’appel qui, ayant refusé de s’incliner à la suite d’une première cassation, retient que le legs n’a eu vocation qu’à rémunérer les faveurs de la jeune femme et qu’il est de ce fait contraire aux bonnes mœurs. Mlle Galopin forme alors un nouveau pourvoi.

■ Portée Un auteur avait écrit il y a quelques années : « les bonnes mœurs sont mortes, vive l’ordre public philanthropique ! » (Fenouillet, in Études Catala, p. 487). Ce constat de décès est aujourd’hui doublement conforté : par le projet de réforme, qui ne se soucie que de l’illicéité du contrat (contrariété à l’ordre public) et pas de son immoralité (contrariété aux bonnes mœurs) ; par la jurisprudence, ensuite, qui a progressivement réduit les bonnes mœurs à la morale sexuelle (v. Fabre-Magnan, op. cit., p. 390) et qui les a, même sous cet angle, et comme le montre l’arrêt rapporté, étroitement confinées. L’arrêt Galopin (ça ne s’invente pas) est né d’une affaire qui avait tout d’un vaudeville : un vieillard marié et néanmoins polisson, une jeune maîtresse très intéressée, et un legs consenti par testament accompagné d’une lettre de la demoiselle qui précisait, avec une grande affection, « pas d’argent, pas d’amour ». La question était simple : l’acte litigieux pouvait-il être annulé comme ayant une cause immorale ? Non, répond l’Assemblée plénière de la Cour de cassation au triple visa des articles 900 (les conditions des testaments contraires aux mœurs sont réputées non écrites), 1131 et 1133 du Code civil (l’obligation sur une cause illicite, notamment contraire aux bonnes mœurs, ne peut avoir aucun effet) : la libéralité consentie à l’occasion d’une relation adultère n’est pas nulle comme ayant une cause contraire aux bonnes mœurs.

CHAPITRE 4 – Le contrôle du contenu et de la licéité Cette décision confirme une évolution de la jurisprudence contemporaine, en même temps qu’elle la prolonge. Un important arrêt de la première chambre civile du 3 février 1999 avait déjà mis fin à une jurisprudence classique qui s’efforçait d’opérer un tri entre les libéralités en fonction des motifs du disposant. Seules étaient alors annulées celles dont la cause était constituée par la formation, la continuation ou la reprise de la relation adultère ; celles qui exprimaient un devoir de conscience étaient en revanche jugées valables. Rompant avec cette ligne, la cour régulatrice avait alors affirmé que « n’est pas contraire aux bonnes mœurs la cause de la libéralité dont l’auteur entend maintenir la relation adultère qu’il entretient avec le bénéficiaire ». L’arrêt de l’Assemblée plénière s’inscrit dans ce même mouvement de désactivation des bonnes mœurs et va même encore plus loin, semble-t-il (v. Bénabent, obs. RDC 2005, p. 1281), dans la mesure où la décision des juges du fond est censurée, non parce qu’elle a retenu que la libéralité avait eu pour cause le maintien de la relation adultère, mais parce qu’elle a souligné que la libéralité avait eu pour but exclusif de rémunérer les faveurs de la jeune maîtresse (« pas d’argent, pas d’amour »...). Autrement dit, la Cour de cassation suggérerait d’abandonner tout contrôle de la moralité des mobiles, y compris quand l’opération flirte avec le contrat de prostitution... Qu’en penser ? Sur le terrain des bonnes mœurs, on peut à la rigueur admettre que le devoir de fidélité conjugale manque aujourd’hui de la vigueur nécessaire pour que sa violation puisse susciter la réprobation sociale. On n’est pas sûr, cependant, qu’une infidélité mâtinée d’une relation tarifée, soit encore indifférente au corps social. Quoi qu’il en soit, le débat pourrait théoriquement rebondir sur le terrain de la contrariété à l’ordre public (v. Leveneur, Contrats, conc. consom. 2005, nº 40) puisque le devoir de fidélité n’a pas encore été rayé des textes (art. 212, C. civ.). Un arrêt plus récent (v. Cass. civ. 1re, 4 nov. 2011), qui n’a rien trouvé à redire au sujet d’une « intention de ne plus rester fidèle » (Mestre, édito. RLDC 2012, nº 94, p. 3), indique toutefois que la Cour de cassation n’est pas prête à resserrer son contrôle. Bref, la disparition des bonnes mœurs dans le Code civil rénové ne devrait pas changer grand-chose.

Pour aller plus loin • Cass. civ. 1re, 4 nov. 2011, nº 10-20114 : un homme souscrit un contrat de courtage matrimonial en se présentant comme divorcé alors qu’il n’est qu’en instance de divorce. Le contrat est-il nul ? Non : « le contrat proposé par un professionnel, relatif à l’offre de rencontres en vue de la réalisation d’un mariage ou d’une union stable, qui ne se confond pas avec une telle réalisation, n’est pas nul, comme ayant une cause contraire à l’ordre public et aux bonnes mœurs, du fait qu’il est conclu par une personne mariée ».

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La nullité du contrat

Chapitre 5

La nullité est la sanction qui frappe le contrat dont les conditions de validité n’ont pas été remplies. Le code de 1804 n’ayant proposé aucune approche globale de la théorie des nullités, la jurisprudence a dû elle-même déterminer, au fil du temps, les principaux traits de son régime juridique. Le projet de réforme a évidemment formé le vœu que ceux-ci soient codifiés. Les décisions commentées ci-après apportent des précisions importantes sur les conditions de la nullité et sur ses conséquences. L’une d’elles montre par ailleurs que la nullité subit aujourd’hui la concurrence de nouvelles sanctions : 01 02 03 04 05

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Cass. com., 23 octobre 2007, nº 06-13979 Cass. civ. 1re, 22 juin 2004, nº 01-17258 Cass. civ. 1re, 1er déc. 1998, nº 96-17761 Cass. ch. mixte, 9 juillet 2004, nº 02-16302 Cass. soc., 8 avril 2010, nº 08-43056

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1 Cass. com., 23 octobre 2007, nº 06-13979 Attendu que pour rejeter la demande d’annulation de la cession des parts sociales, l’arrêt retient que la nullité pour vileté du prix est soumise comme toute nullité à la prescription de cinq ans ; Attendu qu’en statuant ainsi, alors que la vente consentie sans prix sérieux est affectée d’une nullité qui, étant fondée sur l’absence d’un élément essentiel de ce contrat, est une nullité absolue soumise à la prescription trentenaire de droit commun, la cour d’appel a violé les textes susvisés ; (cassation partielle)

■ Faits Le 19 mai 1988, Mme X cède à M. Y, pour le prix de 1 franc, quarante-neuf parts dont elle est titulaire dans le capital d’une société civile immobilière. Par acte du 28 mars 2001, Mme X, invoquant la vileté du prix, fait assigner M. Y en annulation de la cession. La cour d’appel ayant rejeté sa demande pour cause de prescription, elle forme un pourvoi en cassation.

■ Portée Le droit français opère une distinction fondamentale entre les nullités absolues et les nullités relatives. Selon la théorie « classique », le type de nullité dépendrait de la gravité du mal qui infecte le contrat : la nullité serait absolue chaque fois que le contrat serait dépourvu d’un élément essentiel, et elle serait relative lorsque l’un de ses éléments serait simplement vicié. Selon la théorie « moderne » des nullités, le choix serait plutôt fonction de la finalité de la règle transgressée : la nullité serait absolue lorsque la règle protégerait l’intérêt général, et relative lorsque celle-ci protégerait des intérêts privés (v. Terré, Simler et Lequette, op. cit., nos 87 et 88). En jugeant que « la vente consentie sans prix sérieux est affectée d’une nullité qui, étant fondée sur l’absence d’un élément essentiel de ce contrat, est une nullité absolue », la chambre commerciale se rallie clairement à la théorie classique. L’occasion était idéale : si les théories moderne et classique se rejoignent sur bien des points (le vice du consentement ou l’incapacité sont par exemple causes de nullité relative dans les deux cas), leur antagonisme apparaît au grand jour dans des cas comme celui-là. L’absence de prix sérieux, et l’absence de cause de façon plus générale (l’absence de prix équivaut, pour le vendeur, à un défaut de cause), est en effet traitée différemment : il s’agit d’une nullité relative pour la théorie moderne, puisque l’exigence d’une contrepartie vise à protéger l’intérêt du cocontractant, et d’une nullité absolue pour la théorie classique, puisque le contrat est privé d’un de ses éléments essentiels.

CHAPITRE 5 – La nullité du contrat La réponse n’est pourtant pas celle qui était attendue. Certes, la chambre commerciale n’est pas allée jusqu’à dire que l’acte était frappé d’inexistence, sanction qui se distingue malaisément de la conception classique de la nullité absolue et qui n’a guère prospéré dans le contentieux récent des ventes à vil prix (v. Savaux, obs. RDC 2012, p. 51). Mais l’arrêt surprend en ce qu’il s’éloigne des positions contraires adoptées par les première et troisième chambre civiles, pour lesquelles il semble désormais acquis que l’absence de cause doit être sanctionnée par une nullité relative (v. Cass. civ. 3e, 21 sept. 2011). Qu’en penser ? On peut regretter cette divergence de jurisprudence. On peut aussi se dire que la Cour de cassation est peut-être moins attachée que la doctrine aux qualifications, et que les régimes juridiques des nullités lui importent davantage (v. Genicon, obs. RDC 2008, p. 234). De fait, le litige tournait autour de la question de savoir si l’action de la venderesse était éteinte par prescription. Or la durée de la prescription dépendait à l’époque du type de nullité : relative, celle-ci était soumise à un délai de prescription de cinq ans, et absolue, à un délai de trente. N’ayant pas trouvé « satisfaisant de priver la victime de son action en nullité, pour un vice fondamental, pour la raison qu’elle a tardé à agir » (Fabre-Magnan, op. cit., p. 468), la Cour a peut-être choisi en opportunité le type de nullité qui accordait le délai le plus long. Les choses seraient bien sûr différentes aujourd’hui dans la mesure où la loi du 17 juin 2008 portant réforme de la prescription a ramené le délai de droit commun à cinq ans. Sur le terrain du délai pour agir, la distinction entre nullité absolue et nullité relative est donc devenue sans intérêt ; elle ne demeure en réalité déterminante que pour les questions de la confirmation et de l’intérêt à agir. En consacrant la théorie moderne, le projet de réforme pourrait priver les juges de cette liberté de choix (art. 1179).

Pour aller plus loin • Cass. civ. 3e, 21 sept. 2011, nº 10-21900 : réponse différente de la part de la troisième chambre civile : « la cour d’appel a retenu à bon droit que le contrat de bail à construction conclu pour un prix dérisoire ou vil n’était pas inexistant mais nul pour défaut de cause et en a exactement déduit que l’action en nullité de ce contrat, qui relevait d’intérêt privé, était, s’agissant d’une nullité relative, soumise à la prescription quinquennale ». • Cass. civ. 3e, 26 juin 2013, nº 12-20934 : l’erreur-obstacle (sorte de malentendu sur le contrat) est une autre source de divergence entre les théories classique et moderne. Longtemps sanctionnée par une nullité absolue, elle l’est désormais par une nullité relative, car elle « ne (porte) pas atteinte à l’intérêt général » (il faut en réalité comprendre que la règle violée n’a pas pour objet la sauvegarde de l’intérêt général).

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2 Cass. civ. 1re, 22 juin 2004, nº 01-17258 Vu le principe selon lequel nul ne peut se prévaloir de sa propre turpitude et l’article 1116 du Code civil ; Attendu que pour rejeter la demande en annulation de la vente, la cour d’appel (...) considère qu’un tel comportement, "signe de cupidité", est nécessairement illicite et justifie que soit fait application de l’adage précité ; Qu’en statuant ainsi, alors qu’il résultait de ses propres constatations que M. Z avait été victime de manœuvres dolosives exercées, de façon concertée, par les défendeurs dans le seul dessein de lui soutirer une somme d’argent importante, ce dont il s’ensuivait que la vente était nulle et que le principe selon lequel "nul ne peut se prévaloir de sa propre turpitude" ne pouvait recevoir application, peu important que l’intéressé ait lui-même agi en croyant réaliser un profit substantiel non justifié, la cour d’appel a violé, par fausse application, le principe précité et, par refus d’application, l’article 1116 du Code civil ; (...) Vu le principe selon lequel nul ne peut se prévaloir de sa propre turpitude et l’article 1382 du Code civil ; (...) Qu’en statuant ainsi, alors que le principe susvisé ne s’applique pas en matière délictuelle, la cour d’appel a violé, par fausse application, ce principe et, par refus d’application, l’article 1382 du Code civil ; (...) (cassation partielle)

■ Faits M. X et Mme Y proposent à un « ami », M. Z, d’acquérir un lot de statuettes au prix de 1,6 million de francs. Celui-ci décline l’offre, connaissant l’absence de valeur des statuettes, mais accepte toutefois de conserver la collection dans l’attente d’un éventuel acheteur. Quelques jours plus tard, M. À lui propose d’acquérir le lot moyennant le paiement d’une somme de 2,4 millions de francs et lui remet aussitôt un acompte de 200 000 francs. Du coup, M. Z demande à M. X de lui céder la collection au prix initialement convenu, qui accepte. Mais une fois les 1,6 million de francs versés, M. A ne reparaît plus au domicile de M. Z. S’estimant berné, ce dernier demande alors l’annulation de la vente, la restitution de la somme qu’il a payée et des dommages-intérêts. Sans succès devant la cour d’appel qui juge que son comportement cupide justifie l’application de l’adage selon lequel nul ne peut se prévaloir de sa propre turpitude. M. Z forme alors un pourvoi.

CHAPITRE 5 – La nullité du contrat

■ Portée L’affaire des statuettes est plus célèbre pour ses faits, pour le moins originaux, que pour les principes que la Cour a appliqués, qui étaient déjà solidement ancrés en droit positif. C’est l’histoire d’un arroseur arrosé, qui, croyant pouvoir réaliser une revente avec une alléchante plus-value, avait accepté d’acheter un lot de statuettes à un prix qu’il savait déjà exagéré, mais sans s’être rendu compte que son acquéreur, loin d’être le pigeon espéré, était en réalité un appât qui était agité par ses propres vendeurs. Devant les juges, la question s’est alors posée de savoir si le principe selon lequel nul ne peut se prévaloir de sa propre turpitude (nemo auditur propriam turpitudinem allegans) pouvait être invoqué afin d’empêcher que le revendeur cupide obtienne l’annulation de la vente pour dol ainsi que des dommages-intérêts. La réponse qui est donnée par la première chambre civile est dénuée de toute surprise. L’arrêt montre en premier lieu que le principe nemo auditur, contrairement à ce qu’il laisse a priori entendre, ne peut jamais faire obstacle à une action en nullité. Quoiqu’il fût d’une moralité douteuse, s’apprêtant lui-même à commettre un dol par réticence, l’acquéreur berné pouvait donc demander l’annulation du contrat sur le fondement de l’article 1116 du Code civil. Le dol des vendeurs était, du reste, parfaitement caractérisé : il y avait, à la fois, une manœuvre, et une erreur provoquée déterminante (erreur sur la perspective de revente). En réalité, on sait que le principe nemo auditur, qui a une portée modeste, ne tend qu’à faire obstacle au jeu des restitutions consécutives à l’annulation (pour une vente : la chose délivrée d’un côté, le prix payé de l’autre côté). Et encore : la jurisprudence limite traditionnellement son domaine aux cas d’annulation pour cause immorale (v. Fabre-Magnan, op. cit., p. 474), de telle sorte qu’en l’espèce, l’acquéreur pouvait également obtenir la restitution du prix qu’il avait payé. La Cour de cassation précise, en second lieu, que le principe nemo auditur n’est pas davantage susceptible de contrarier la demande en dommages-intérêts qui a été formée par l’acquéreur. Là encore, l’arrêt n’étonne guère. La victime d’un dol, qui est théoriquement fondée à réclamer la réparation du dommage qui lui a été causé par l’annulation, agit en effet sur le fondement de l’article 1382 du Code civil. Or comme le rappelle la première chambre civile, le principe nemo auditur ne s’applique jamais en matière délictuelle. Attention cependant à ne pas croire que l’indignité de la victime n’est jamais prise en compte par le droit : car si son comportement venait à être jugé fautif, les juges pourraient évidemment, par application des règles classiques de la responsabilité civile, en tenir compte pour réduire le montant de l’indemnisation (v. Viney, obs. JCP G 2005, I, 132 ; Leveneur, Contrats, conc. consom. 2004, nº 136).

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3 Cass. civ. 1re, 1er déc. 1998, nº 96-17761 Mais attendu que l’exception de nullité peut seulement jouer pour faire échec à la demande d’exécution d’un acte juridique qui n’a pas encore été exécuté ; que c’est donc à bon droit que la cour d’appel, qui était saisie d’une demande de remboursement du prêt, a, après avoir relevé que la nullité du contrat avait été soulevée pour la première fois en dehors du délai de prescription, déclaré les époux X irrecevables en leur demande d’annulation du contrat ; (cassation partielle)

■ Faits Alors qu’une banque leur a demandé le remboursement du solde d’un prêt, des époux font valoir la nullité du contrat de prêt. Condamnés au paiement du solde par la cour d’appel qui a déclaré leur action en nullité prescrite, ces derniers forment un pourvoi. Ils reprochent à la cour d’appel de leur avoir opposé la prescription de l’action en nullité, alors qu’ils n’ont invoqué cette nullité que comme moyen de défense.

■ Portée On sait qu’à la distinction entre action et exception de nullité, est attachée un enjeu majeur : tandis que l’action s’éteint par prescription (en principe 5 ans depuis la réforme du 17 juin 2008), l’exception demeure, elle, perpétuelle, en application de l’adage quae temporalia sunt ad agendum perpetua sunt ad excipiendum. Le contractant est donc toujours en droit, après l’expiration du délai de prescription, d’invoquer la nullité du contrat si son partenaire lui en réclame l’exécution. L’arrêt commenté apporte toutefois une limite importante à cette règle. En effet, alors que les demandeurs au pourvoi expliquaient qu’ils n’avaient invoqué la nullité qu’en défense, c’est-à-dire par voie d’exception, de sorte que la règle de la prescription de l’action ne leur était pas applicable, la Cour de cassation répond que « l’exception de nullité peut seulement jouer pour faire échec à la demande d’exécution d’un acte juridique qui n’a pas encore été exécuté ». La solution relèverait de l’évidence s’il s’agissait simplement de dire que l’exception de nullité ne se conçoit pas en présence d’un contrat entièrement exécuté ; par définition en effet, il n’y a de défense que si l’on entend résister à une action en exécution (v. Fabre-Magnan, obs. JCP G 1999, I, 171). Mais l’affaire était particulière : le contrat avait bien été exécuté, mais il ne l’avait été qu’en partie (prêt non intégralement remboursé), si bien que les débiteurs étaient encore exposés aux poursuites du créancier et qu’ils conservaient, de ce fait, un intérêt à opposer la nullité en

CHAPITRE 5 – La nullité du contrat défense. En les déclarant malgré tout irrecevables en leur demande, les juges considèrent donc, plus radicalement, que l’exception de nullité ne peut être reçue hors du délai de prescription qu’en présence d’un contrat « resté totalement lettre morte » (Aynès, obs. D. 2002, p. 2837). Le fondement de cette mise à l’écart du principe quae temporalia... est obscur. On a souvent pensé au mécanisme d’une confirmation tacite : le contractant qui a commencé à exécuter l’acte aurait implicitement renoncé à en demander la nullité. Selon une partie de la doctrine, un arrêt de la première chambre civile du 20 mai 2009 aurait consacré cette opinion en affirmant que « seule » la qualification de nullité relative rend l’exception inopposable en cas d’exécution de l’obligation. Le cantonnement ainsi opéré serait logique, dans la mesure où la confirmation ne se conçoit qu’en présence d’une nullité relative. L’explication fondée sur la confirmation tacite est cependant boiteuse. D’abord, parce que la confirmation suppose la connaissance du vice et l’intention de réparer, et qu’il est artificiel de donner cette signification à tout acte d’exécution. Ensuite, parce qu’il n’a jamais été question de rejeter, par symétrie, l’action en nullité en cas d’exécution partielle. C’est qu’en réalité, l’exécution du contrat ne supprime pas le droit d’invoquer la nullité en défense mais contrarie seulement, de façon plus modeste, la faculté de l’invoquer à titre perpétuel (v. Genicon, obs. RDC 2009, p. 1351 ; Serinet, note JCP G 2012, 821). Voilà pourquoi un arrêt plus récemment rendu par la par la première chambre civile le 4 mai 2012 a affirmé que la règle dégagée par elle en 1998 « ne s’applique qu’à compter de l’expiration du délai de prescription de l’action » : c’est parce qu’au cours du délai, le contractant conserve toujours le droit de critiquer l’acte, par voie d’action comme par voie d’exception. Alors finalement, pourquoi l’exception devient-elle prescriptible en cas de commencement d’exécution ? Probablement pour la raison qui sous-tend toute prescription, quieta non movere : préserver la quiétude des situations acquises au-delà d’un certain temps (v. Aubert, note Defrénois 1999, p. 364 ; Serinet, note préc.).

Pour aller plus loin • Cass. civ. 1re, 24 avr. 2013, nº 11-27082 : si le sens de l’arrêt du 20 mai 2009 était ambigu, les choses sont désormais clarifiées : « la règle selon laquelle l’exception de nullité peut seulement jouer pour faire échec à la demande d’exécution d’un acte qui n’a pas encore été exécuté s’applique sans qu’il y ait lieu de distinguer entre nullité relative et nullité absolue ».

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4 Cass. ch. mixte, 9 juillet 2004, nº 02-16302 Vu l’article 1234 du Code civil ; (...) Qu’en statuant ainsi, alors que le vendeur n’est pas fondé, en raison de l’effet rétroactif de l’annulation de la vente, à obtenir une indemnité correspondant à la seule occupation de l’immeuble, la cour d’appel a violé le texte susvisé ; (...) Vu l’article 1382 du Code civil ; (...) Qu’en statuant ainsi, alors que la partie de bonne foi au contrat de vente annulé peut seule demander la condamnation de la partie fautive à réparer le préjudice qu’elle a subi en raison de la conclusion du contrat annulé, la cour d’appel a violé le texte susvisé ; (...) (cassation partielle)

■ Faits Une vente d’immeuble est annulée aux torts des vendeurs, lesquels sont condamnés par arrêt irrévocable à restituer le prix de vente et à réparer le préjudice subi par les époux X acquéreurs. Les vendeurs demandent alors, dans une instance ultérieure, le paiement d’une indemnité d’occupation pour la période de 65 mois pendant laquelle les époux X ont utilisé l’immeuble sans être propriétaires. La cour d’appel ayant accueilli cette demande, les époux X forment un pourvoi en cassation.

■ Portée La question des restitutions consécutives à l’annulation du contrat est d’une importance pratique considérable. Alors qu’elle est aujourd’hui traitée par le projet de réforme, elle a été en revanche superbement ignorée par les rédacteurs du code en 1804. Certaines questions sont pourtant récurrentes, comme celle de savoir s’il est possible, pour un vendeur, d’obtenir, en plus de la restitution de la chose, une indemnité correspondant à l’utilisation qui en a été faite entre la date de la vente et celle de son annulation. On peut hésiter entre deux thèses (v. Lagarde, étude JCP G 2012, 504) : l’une, qui consiste à appréhender les restitutions comme un « contrat synallagmatique renversé » (l’expression est empruntée à Carbonnier), et l’autre, qui envisage les restitutions comme un moyen de revenir au statu quo ante (un retour à la situation qui était celle des contractants avant le contrat). Il y a plus qu’une nuance entre elles. La première ignore le passage du temps, tandis que la seconde, au contraire, tient compte de celui-ci et des conséquences de l’exécution, qui font que l’on ne peut se contenter de défaire ce qui a été fait : il faut en outre obliger l’acquéreur à restituer l’usage de la chose, sous forme d’indemnité.

CHAPITRE 5 – La nullité du contrat L’arrêt commenté tranche à cet égard un conflit de jurisprudence qui était apparu au sein même de la Cour de cassation. En effet, tandis que la première chambre civile refusait d’accorder une indemnité d’occupation ou de jouissance au vendeur, la troisième chambre civile décidait au contraire que ce dernier pouvait parfaitement réclamer davantage que le simple retour de la chose. En cassant l’arrêt d’appel qui avait admis le paiement d’une indemnité d’occupation, la chambre mixte a donc donné raison à la première chambre. La Cour justifie expressément son raisonnement par l’effet rétroactif de l’annulation. On croit comprendre que, dans la mesure où ce qui est nul est de nul effet (quod nullum est nullum producit effectum), aucune obligation nouvelle n’est censée naître sur les cendres du contrat annulé. En réalité, l’argument est assez formel car le jeu de la rétroactivité pourrait tout aussi bien justifier la solution inverse (v. Serinet, note JCP G 2004, I, 173). La solution a au moins pour elle la vertu de la simplicité, mais elle fait l’impasse sur l’enrichissement de l’acquéreur et paraît à ce titre un peu injuste. Plusieurs remarques toutefois. D’abord, l’acquéreur n’est pas seul à s’être enrichi : le vendeur a lui-même disposé d’une somme d’argent qu’il a pu utiliser à sa guise, si bien qu’on peut par raccourci, et même si cela reste approximatif, considérer que tout se compense. Ensuite, en précisant que le vendeur n’est pas fondé à obtenir une indemnité correspondant « à la seule » occupation de l’immeuble, l’arrêt paraît réserver la possibilité de réclamer une indemnité correspondant à la dépréciation subie par la chose (v. Serinet, note préc.), même si, sur ce point, les arrêts plus récemment rendus au sujet des restitutions consécutives à une résolution laissent augurer un certain repli (v. Cass. civ. 1re, 19 févr. 2014). Enfin, et surtout, la chambre mixte laisse entr’ouverte la porte d’une action en responsabilité délictuelle qui permet de tempérer la sévérité de la solution, puisque la partie fautive pourrait être condamnée à réparer le préjudice né de la conclusion du contrat annulé. En précisant néanmoins que cette condamnation peut être seulement demandée par « la partie de bonne foi au contrat », la Cour exclut le vendeur de mauvaise foi, un peu comme si l’adage nemo auditur devait – une fois n’est pas coutume – s’appliquer en matière délictuelle (v. Stoffel-Munck, obs. RDC 2005, p. 280). Ces atténuations n’ont pas suffi à convaincre les rédacteurs du projet de réforme du bien-fondé de la solution, qui ont préféré retenir que « la restitution d’une chose autre qu’une somme d’argent inclut les fruits et la compensation de la jouissance qu’elle a procurés » (art. 1353-2).

Pour aller plus loin • Cass. civ. 1re, 19 févr. 2014, nº 12-15520 : quid en cas de résolution ? Cas d’une vente de véhicule ayant quand même roulé plus de 100 000 km. Réponse : « Mais attendu qu’après avoir prononcé la résolution de la vente, c’est à bon droit que la cour d’appel (...) a retenu que le vendeur était tenu de restituer le prix qu’il avait reçu, sans diminution liée à l’utilisation de la chose vendue ou à l’usure en résultant ». Bref, on défait le contrat, et c’est tout !

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5 Cass. soc., 8 avril 2010, nº 08-43056 Vu le principe fondamental de libre exercice d’une activité professionnelle, ensemble l’article 1134 du Code civil ; (...) Attendu que (...) l’arrêt retient que la clause de non-concurrence est nulle compte tenu de la minoration de la contrepartie financière en cas de licenciement pour faute et que l’indemnité de non-concurrence perçue par le salarié, qui a nécessairement subi un préjudice en respectant cette clause, lui reste acquise à titre de dommages-intérêts ; Qu’en statuant ainsi, alors que la clause de non-concurrence n’était pas nulle mais devait être réputée non écrite en ses seules dispositions minorant la contrepartie en cas de faute, la cour d’appel a violé le principe et le texte susvisés ; (cassation)

■ Faits Un contrat de travail contient une clause de non-concurrence assortie d’une contrepartie financière, dont il a été prévu que le montant serait minoré en cas de licenciement pour faute. Le salarié démissionne puis perçoit la contrepartie pendant quelques mois, avant de se faire embaucher par un concurrent. L’employeur invoque alors la violation de la clause et demande le remboursement de l’indemnité. Débouté par la cour d’appel qui considère que la clause est nulle, l’employeur forme un pourvoi.

■ Portée La question se posait en l’espèce de savoir comment sanctionner la stipulation qui prévoyait une minoration de la contrepartie financière due au salarié en cas de licenciement pour faute. Une stipulation clairement illicite dans la mesure où la contrepartie financière, qui est obligatoire dans toutes les clauses de non-concurrence contenues dans les contrats de travail, est censée compenser l’atteinte portée à la liberté du salarié d’exercer une activité professionnelle. Celle-ci ne peut donc être affectée par les circonstances de la rupture du contrat (v. Cass. soc., 24 sept. 2008). Alors que la cour d’appel, qui avait décelé l’irrégularité, avait cru pouvoir retenir la nullité de la clause de non-concurrence, la chambre sociale a préféré juger que « la clause de nonconcurrence n’était pas nulle mais devait être réputée non écrite en ses seules dispositions minorant la contrepartie en cas de faute ». On connaissait déjà la sanction de la clause réputée non écrite, qui permettait de supprimer une clause illicite tout en maintenant le contrat qui la renfermait (v. Cass. com., 22 oct. 1996). Voici donc désormais consacrée une sanction encore plus fine :

CHAPITRE 5 – La nullité du contrat le réputé non écrit partiel, qui permet de seulement rayer les éléments illicites d’une clause par ailleurs maintenue (v. Genicon, obs. RDC 2010, p. 1199). C’est le souci d’efficacité de la sanction qui justifie la solution. De la même façon qu’il est souvent plus intéressant de réputer non écrite une clause plutôt que d’annuler l’entier contrat (la victime ne perd pas le profit du contrat, et le cocontractant est de son côté contraint d’exécuter le contrat sans la clause litigieuse), il semble aussi parfois plus intéressant de limiter l’éradication à une fraction de clause. Le cas des clauses de non-concurrence s’y prête assez bien : l’anéantissement intégral voulu par la cour d’appel présentait l’inconvénient de libérer l’employeur de son obligation de payer la contrepartie financière alors qu’il était lui-même à l’origine de l’illicéité ; la solution de la chambre sociale permet au contraire de préserver les droits du salarié. Certes, ce dernier est aussi obligé de respecter son obligation de non-concurrence alors qu’il ne le souhaite pas forcément, mais on ne criera pas à l’injustice lorsque, comme en l’espèce, le salarié ne souffre aucunement du vice qui entache la clause (la minoration illicite n’était prévue qu’en cas de licenciement, et non de démission) (v. Genicon, obs. préc.). D’un point de vue plus général, le recours au réputé non écrit partiel est assez proche d’une forme de correction judiciaire du contrat. Cette correction s’opère ici par réduction ; elle pourra se faire, d’autre fois, par révision (v. par ex. la jurisprudence relative aux clauses d’indexation qui permet au juge de substituer un indice licite à un indice illicite). Elle nourrit en tout cas des sentiments partagés : certains saluent la volonté des juges de maintenir la convention dans des conditions conformes à son économie (v. Mazeaud, étude LPA 30 juin 2005, p. 10), tandis que d’autres leur reprochent de vouloir « gouverner autoritairement le contenu des contrats » (Malaurie, Aynès et Stoffel-Munck, op. cit., nº 721).

Pour aller plus loin • Cass. com., 9 juill. 2013, nº 11-27235 : le réputé non écrit partiel reste encore rare. Exemple à propos d’une clause statutaire d’exclusion d’associé, illicite en l’une de ses modalités : la clause est jugée « contraire à une disposition légale impérative et donc pour le tout réputée non écrite ». • Cass. soc., 28 nov. 2012, nº 11-17941 : la chambre sociale y reste en revanche très attachée, à tel point qu’elle considère la règle non éligible à une QPC parce qu’elle constitue exclusivement une « règle jurisprudentielle ». Mais à quoi servent alors les visas de l’arrêt de 2010 ? • Cass. civ. 3e, 23 janv. 2008, nº 06-19129 : quelle est la nature du réputé non écrit ? est-ce une nullité partielle (du contrat ou de la clause, selon les cas) ? Apparemment non : cassation d’un arrêt qui avait réputé non écrite une clause irrégulière d’un bail commercial, alors que les juges ne pouvaient prononcer une autre sanction que celle de la nullité prévue par le Code de commerce.

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L’exécution du contrat

Chapitre 6

Le contrat légalement formé ayant force obligatoire, les parties doivent l’exécuter : dans le respect de son contenu exprimé et éventuellement caché, et conformément à l’exigence de bonne foi. La jurisprudence a naturellement eu un grand rôle à jouer dans la mise en œuvre de ces directives légales. Pour la plupart d’entre eux, ses apports resteront d’actualité dans le cadre du Code civil réformé. 01 02 03 04 05 06

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Cass. civ., 21 novembre 1911 Cass. civ., 20 mai 1936 Cass. civ., 6 mars 1876 Cass. com., 10 juillet 2007, nº 06-14768 Cass. com., 8 mars 2005, nº 02-15783 Cass. civ., 15 avril 1872

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1 Cass. civ., 21 novembre 1911 Vu l’article 1134 du Code civil ; (...) Que, vainement, l’arrêt attaqué déclare que les clauses des billets de passage de la Compagnie Transatlantique, notamment l’article 11, ne régissent que le contrat de transport proprement dit et les difficultés pouvant résulter de son exécution, et qu’en réclamant une indemnité à la Compagnie pour la blessure qu’il avait reçue, Y agissait contre elle non "en vertu de ce contrat et des stipulations dont il lui imputait la responsabilité" ; Que l’exécution du contrat de transport comporte, en effet, pour le transporteur l’obligation de conduire le voyageur sain et sauf à destination, et que la cour d’Alger constate elle-même que c’est au cours de cette exécution et dans des circonstances s’y rattachant, que Y a été victime de l’accident dont il poursuit la réparation ; (...) (cassation)

■ Faits Un voyageur embarqué sur un paquebot de la Compagnie Générale Transatlantique est grièvement blessé au pied par la chute d’un tonneau mal arrimé. Alors qu’il réclame à la compagnie une indemnité devant le tribunal civil de Bône, celle-ci lui oppose la clause du billet de passage qui attribue compétence exclusive au tribunal de commerce de Marseille pour connaître des difficultés auxquelles l’exécution du contrat de transport pourrait donner lieu. La cour d’Alger refuse cependant de donner effet à la clause, jugeant que les clauses des billets ne régissent que le transport proprement dit et les difficultés pouvant résulter de son exécution. La compagnie se pourvoit alors en cassation.

■ Portée En cassant l’arrêt de la cour d’Alger qui avait refusé de donner effet à une clause attributive de compétence au motif que le passager, victime d’un accident corporel, n’agissait pas contre son transporteur en vertu du contrat mais à raison d’un quasi-délit, la Cour de cassation a rendu une importante décision qui consacre, pour la première fois, l’existence d’une obligation de sécurité de nature contractuelle. Il fallait y penser : le contrat de transport comporte l’obligation tacite, pour le transporteur, de conduire le voyageur sain et sauf à destination. La Cour a visé l’article 1134 du Code civil, certainement pour mettre en avant la force obligatoire du contrat, mais c’est l’article 1135 du même code qui aurait le mieux expliqué la solution, texte aux termes duquel « les conventions obligent non seulement à ce qui y est exprimé mais encore à toutes les suites que l’équité, l’usage ou la loi donnent à l’obligation d’après sa nature ».

CHAPITRE 6 – L’exécution du contrat Depuis Josserand, beaucoup y voient un véritable « forçage » du contrat, tant il est vrai que l’obligation de ne pas causer de dommage à autrui est un devoir qui s’applique à tous (v. Viney, Jourdain et Carval, Les conditions de la responsabilité, LGDJ, 4e éd. 2013, nº 501-1). On peut accepter cet élargissement de la sphère contractuelle quand cela conduit à améliorer la situation des victimes. C’était précisément le cas dans l’arrêt rapporté, où les juges ont consacré une obligation de sécurité de résultat qui, à l’époque, éludait l’application plus rigoureuse des règles de la responsabilité délictuelle. On peut en revanche le déplorer quand cela traduit une régression de la protection des victimes. De fait, avec le développement des responsabilités délictuelles objectives, la découverte d’une obligation de sécurité peut vite devenir pénalisante, surtout si celle-ci est qualifiée d’obligation de moyens. Si les critiques n’ont pas empêché la diffusion de l’obligation de sécurité dans les contrats les plus divers (contrat de services, contrat de vente, contrat de travail, etc.), un certain « reflux » (Terré, Simler et Lequette, op. cit., nº 568) a été néanmoins constaté depuis quelques années, soit au profit de la responsabilité délictuelle, soit au profit de textes spéciaux qui ont traité toutes les victimes de façon unifiée. Le cas de l’obligation de sécurité du transporteur en est le meilleur exemple, qui n’intéresse plus guère que la SNCF : en effet, des textes spéciaux régissent désormais la responsabilité du transporteur maritime ou aérien, tandis que la loi du 5 juillet 1985 s’applique à tous les accidents de la circulation impliquant des véhicules terrestres à moteur. Le projet de réforme du droit des contrats ne changera probablement rien à l’état du droit positif (l’art. 1195 reproduit littéralement l’art. 1135 du Code civil).

Pour aller plus loin • Cass. civ. 1re, 1er juill. 1969, nº 67-10230 : un exemple de retour du délictuel : « l’obligation de conduire le voyageur sain et sauf à destination (...) n’existe à la charge du transporteur que pendant l’exécution du contrat de transport, c’est-à-dire à partir du moment où le voyageur commence à monter dans le véhicule et jusqu’au moment où il achève d’en descendre ». • Cass. civ. 1re, 13 mars 2008, nº 05-12551 : un arrêt très sévère envers la SNCF : « le transporteur tenu d’une obligation de sécurité de résultat envers un voyageur ne peut s’en exonérer partiellement et (...) la faute de la victime, à condition de présenter le caractère de la force majeure, ne peut jamais emporter qu’exonération totale ».

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2 Cass. civ., 20 mai 1936 Mais attendu qu’il se forme entre le médecin et son client un véritable contrat comportant, pour le praticien, l’engagement, sinon, bien évidemment, de guérir le malade, ce qui n’a d’ailleurs jamais été allégué, du moins de lui donner des soins, non pas quelconques (...) mais consciencieux, attentifs, et, réserve faite de circonstances exceptionnelles, conformes aux données acquises de la science ; que la violation, même involontaire, de cette obligation contractuelle, est sanctionnée par une responsabilité de même nature, également contractuelle ; que l’action civile, qui réalise une telle responsabilité, ayant ainsi une source distincte du fait constitutif d’une infraction à la loi pénale et puisant son origine dans la convention préexistante, échappe à la prescription triennale (...) ; (rejet)

■ Faits Madame Mercier s’était adressée au docteur Nicolas, qui lui fit subir un traitement par rayons X à la suite duquel se déclara une maladie de la peau. Estimant que l’affection était imputable à une faute du médecin, les époux Mercier intentèrent, plus de trois ans après la fin du traitement, une demande en dommages-intérêts. Avec succès, puisque la cour d’Aix refusa d’appliquer la prescription triennale de l’art. 638 C. instr. crim. à l’action civile, en considérant que cette action tenait son origine du contrat conclu, lequel imposait au médecin l’obligation de donner des soins assidus, éclairés et prudents. Le médecin forma un pourvoi, en estimant que le contrat ne pouvait comporter une assurance contre tout accident involontairement causé, de sorte que la responsabilité ne pouvait être que fondée sur une faute délictuelle soumise à la prescription pénale.

■ Portée L’arrêt Mercier mérite le label de « grand arrêt » pour plusieurs raisons. La première est propre au droit médical : la Cour de cassation affirme avec la plus grande netteté que les relations entre le médecin et son client, en dépit de leur particularisme, sont de nature contractuelle et que la responsabilité qui en découle est elle-même contractuelle. La seconde est plus générale : c’est la première fois que les juges mettent en application l’importante distinction proposée en 1930 par Demogue entre les obligations contractuelles de moyens et de résultat. Le premier aspect de la décision n’est plus d’actualité depuis qu’un arrêt de la première chambre civile de la Cour de cassation du 3 juin 2010, que l’on étudiera par ailleurs, a refusé de placer la responsabilité du médecin sous les auspices de l’article 1147 du Code civil pour lui préférer un fondement extracontractuel. Désormais donc, le médecin est responsable en sa seule qualité de

CHAPITRE 6 – L’exécution du contrat professionnel, indépendamment du fait de savoir s’il a ou non contracté avec le patient. De toute façon la question importe aujourd’hui beaucoup moins qu’hier puisque les régimes de responsabilité médicale ont été unifiés par la loi Kouchner du 4 mars 2002. On le voit en particulier avec la question de la prescription, qui était au centre de l’arrêt Mercier, et qui est aujourd’hui sans lien avec la nature de la responsabilité dès lors que toutes les actions tendant à mettre en cause la responsabilité des professionnels de santé se prescrivent par dix ans (art. L. 1142-28, C. santé publ.). Le second aspect de l’arrêt conserve en revanche tout son intérêt. En jugeant que « bien évidemment », le praticien ne prend pas l’engagement de guérir le malade mais « de lui donner des soins, non pas quelconques (...) mais consciencieux, attentifs et conformes aux données acquises de la science », la Cour de cassation met en lumière l’importante obligation contractuelle de moyens. Certes, dans la logique d’une responsabilité professionnelle, le Code de la santé publique préfère aujourd’hui dire que les médecins ne sont responsables qu’en cas de faute (art. L. 1142-1, C. santé publ.), mais c’est en substance la même chose : il appartient toujours à la victime de prouver qu’à l’occasion de l’acte médical, le professionnel de santé ne s’est pas comporté en bon médecin, normalement prudent et diligent. En tout cas, le fait que l’obligation de moyens soit apparue en même temps que le contrat médical n’est pas un hasard. Cela tient au développement de la responsabilité du fait des choses initiée par un autre grand arrêt, l’arrêt Jand’heur (v. Cass. ch. réunies, 13 févr. 1930), qui avait engendré la crainte d’une reconnaissance automatique de responsabilité des médecins, en l’absence même de faute commise (v. Borghetti, obs. RDC 2010, p. 1235). L’idée d’un contrat, assorti d’une simple obligation de moyens, a permis de calmer cette principale inquiétude. Sans doute ne peut-on ignorer que dans la période contemporaine, les responsabilités ont parfois été alourdies par la découverte d’une obligation de sécurité de résultat, imposant au médecin de démontrer, pour s’exonérer, que l’inexécution était due à un cas de force majeure. Mais la loi de 2002 a réduit le champ de ces exceptions, en indiquant qu’une responsabilité sans faute ne pouvait être reconnue qu’en cas de défaut d’un produit de santé ou, seulement s’il s’agit d’un établissement de santé, en cas de dommage résultant d’une infection nosocomiale (art. L. 1142-1, C. santé publ.).

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3 Cass. civ., 6 mars 1876 Vu l’art. 1134 C. civ. ; Attendu que la règle que [ce texte] consacre est générale, absolue, et régit les contrats dont l’exécution s’étend à des époques successives de même qu’à ceux de toute autre nature ; Que, dans aucun cas, il n’appartient aux tribunaux, quelque équitable que puisse apparaître leur décision, de prendre en considération le temps et les circonstances pour modifier les conventions des parties et substituer des clauses nouvelles à celles qui ont été librement acceptées par les contractants ; Qu’en décidant le contraire et en élevant à 30 centimes de 1834 à 1874, puis à 60 centimes à partir de 1874, la redevance d’arrosage, fixée à 3 sols par les conventions de 1560 et 1567, sous prétexte que cette redevance n’était plus en rapport avec les frais d’entretien du canal de Craponne, l’arrêt attaqué a formellement violé l’art. 1134 cidessus visé ; (cassation)

■ Faits En 1567, Adam de Craponne s’oblige à construire et à entretenir perpétuellement un canal destiné à l’arrosage de la commune de Pélissanne. Le contrat prévoit en contrepartie que les habitants devront payer, à lui ou ses héritiers, 3 sols chaque fois qu’ils arroseront leur propriété. En 1841, soit trois siècles plus tard, le tribunal civil d’Aix décide que le prix, qui équivaut à 15 centimes, est insuffisant et hors de proportion avec le prix des eaux et les dépenses que l’exploitant est désormais obligé de faire. Il porte en conséquence le prix de la redevance à 60 centimes pour la période de 1834 à 1874, ce qu’approuve par suite la cour d’appel d’Aix, laquelle juge que les contrats à caractère successif peuvent être modifiés par la justice. La commune de Pélissanne et les syndics des arrosants forment alors un pourvoi en cassation.

■ Portée En dépit de son grand âge, l’arrêt Canal de Craponne reste l’un des arrêts les plus célèbres et les plus importants de la Cour de cassation. Il marque, de façon particulièrement énergique, l’opposition de la haute juridiction à la révision judiciaire du contrat pour imprévision : en bref, lorsqu’un changement des circonstances économiques bouleverse l’équilibre initial d’un contrat en rendant son exécution excessivement onéreuse pour l’une des parties, le juge n’a pas le pouvoir d’en modifier lui-même les conditions. Pourquoi décider ainsi de figer le contrat au jour de sa conclusion ? Se réfugiant derrière le visa de l’article 1134 du Code civil, la Cour de cassation répond que c’est, tout simplement, pour garantir

CHAPITRE 6 – L’exécution du contrat le respect de la parole donnée. La sécurité plutôt que l’équité, donc ! À quoi s’ajoute une certaine idée des rôles respectifs du juge et des parties en matière contractuelle : il n’appartient pas au juge de s’immiscer dans le contrat, car celui-ci doit rester la chose des parties. À charge pour elles, si elles jugent qu’il en va de leur intérêt, de se prémunir avec des clauses d’adaptation. Les détracteurs de cette jurisprudence sont toutefois de plus en plus nombreux. On considère souvent que le refus de révision serait économiquement contestable, et que la référence à la volonté des parties n’aurait aucun sens au regard de circonstances qui ne sont plus celles qui ont présidé à la conclusion du contrat. Le droit civil français serait de surcroit isolé, puisque la révision pour imprévision serait admise par la plupart des droits étrangers (v. Terré, Simler et Lequette, op. cit., nº 470 et s.). Il ne faut pas, néanmoins, donner une portée démesurée à l’arrêt Canal de Craponne qui ne marque qu’un rejet d’un remède lourd (la révision par le juge). Car la Cour de cassation n’ignore pas, surtout depuis quelques années, les phénomènes d’imprévision. Elle a ainsi suggéré, dans un arrêt Soffimat du 29 juin 2010 (isolé, certes), que l’obligation dont l’exécution était recherchée pouvait être sérieusement contestable au sens des textes sur le référé, dans la mesure où l’engagement souscrit était devenu sans cause. Elle a également admis à plusieurs reprises, et notamment dans un arrêt Huard rendu le 3 novembre 1992, que le refus de renégocier un contrat devenu déséquilibré puisse être assimilé à un manquement à la bonne foi contractuelle. Sans pouvoir lui-même réviser la convention, le juge pourrait donc sanctionner (dommages-intérêts) le contractant qui aurait empêché toute renégociation. À son tour, et assez logiquement, le projet de réforme s’est emparé de la question du changement de circonstances (art. 1196). Le texte reste mesuré et préconise un remède à trois temps : possibilité de demander au partenaire une renégociation ; possibilité, en cas d’échec ou de refus, mais seulement si les parties sont d’accord, de demander au juge de procéder à l’adaptation ; possibilité pour ce dernier, à défaut, de mettre fin au contrat.

Pour aller plus loin • Cass. com., 8 mars 2011, nº 10-13988 : cet arrêt Cœur Défense montre que le droit commercial est, lui, déjà ouvert à la révision pour imprévision. Ainsi, une procédure de sauvegarde ne peut être refusée au débiteur qui fait état de difficultés purement financières, comme celles qui naissent d’une exécution contractuelle rendue plus onéreuse en raison de circonstances imprévues.

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4 Cass. com., 10 juillet 2007, nº 06-14768 Vu l’article 1134, alinéas 1 et 3, du Code civil ; (...) Attendu qu’en statuant ainsi, alors que si la règle selon laquelle les conventions doivent être exécutées de bonne foi permet au juge de sanctionner l’usage déloyal d’une prérogative contractuelle, elle ne l’autorise pas à porter atteinte à la substance même des droits et obligations légalement convenus entre les parties, la cour d’appel a violé, par fausse application, le second des textes susvisés et, par refus d’application, le premier de ces textes ; (cassation)

■ Faits Le dirigeant d’une société qui exploite une discothèque, dont il est par ailleurs le principal actionnaire, rachète les actions de plusieurs de ses associés. Le contrat est assorti d’une clause de garantie de passif, qui stipule que chacun des cédants garantit le cessionnaire contre toute augmentation du passif résultant d’événement à caractère fiscal dont le fait générateur serait antérieur à la cession. La société ayant par la suite fait l’objet d’un redressement fiscal, le cessionnaire demande que les cédants soient condamnés à lui payer une certaine somme au titre de la garantie de passif. Sans succès devant la cour d’appel, qui retient que le demandeur ne peut, sans manquer à la bonne foi, se prétendre créancier à l’égard des cédants dès lors que, dirigeant et principal actionnaire de la société, il aurait dû se montrer particulièrement attentif à la mise en place d’un contrôle des comptes présentant toutes les garanties de fiabilité, qu’il ne pouvait ignorer que des irrégularités comptables sont pratiquées de façon courante dans les établissements exploitant une discothèque et qu’il a ainsi délibérément exposé la société aux risques, qui se sont réalisés, de mise en œuvre des pratiques irrégulières à l’origine du redressement fiscal. Un pourvoi en cassation est alors formé.

■ Portée L’arrêt Les Maréchaux est un arrêt important qui répond, de façon très didactique, à la question de savoir quelles sont les sanctions de la mauvaise foi d’un contractant. Le litige, assez technique, prenait sa source dans une clause de garantie de passif qui était contenue dans un contrat de cession d’actions, et dont le cessionnaire réclamait l’exécution en raison de la survenance d’un passif fiscal. Le pouvait-il, alors qu’en tant que dirigeant et actionnaire, il avait lui-même exposé la société au risque qui s’était finalement réalisé ? Les juges du fond répondirent que sa mauvaise foi était caractérisée, si bien qu’il ne pouvait « se prétendre

CHAPITRE 6 – L’exécution du contrat créancier à l’égard des cédants ». C’était donc estimer, d’une certaine façon, que la mauvaise foi du contractant pouvait être sanctionnée par la neutralisation de sa créance. Mais la Cour de cassation a adopté une tout autre opinion : la règle prévue par l’article 1134, alinéa 3 du Code civil, selon laquelle les conventions doivent être exécutées de bonne foi, n’autorise pas la juge à porter atteinte « à la substance même des droits et obligations légalement convenus ». Totalement inédite, cette solution confine donc la portée de l’exigence de bonne foi (v. Fages, obs. RTD civ. 2007, p. 773), en empêchant que la force obligatoire du contrat (art. 1134, al. 1er, C. civ.) puisse être remise en cause par la déloyauté d’une partie. En somme, on peut être de mauvaise foi, on n’en demeure pas moins créancier (v. Stoffel-Munck, note D. 2007, p. 2839) ! Est-ce à dire que la mauvaise foi ne puisse jamais être sanctionnée ? Quand même pas. D’abord, la déloyauté, qui est une incivilité, doit pouvoir être sanctionnée par la responsabilité du contractant, autrement dit par des dommages-intérêts (v. Gautier, note D. 2007, p. 2839). Ensuite, la Cour de cassation a indiqué que le juge pouvait « sanctionner l’usage déloyal d’une prérogative contractuelle ». Cette précision, qui ne s’imposait pas pour trancher la question qui était posée en l’espèce, peut être comprise comme une volonté de cantonner la solution de principe, les « prérogatives » paraissant désigner l’ensemble des clauses de pouvoir (clauses résolutoire, clause de dédit, clause d’agrément...), c’est-à-dire tout ce qui n’est pas, dans le contrat, créance ou obligation (v. Stoffel-Munck, note préc.). En acceptant que les juges neutralisent ces prérogatives sur l’autel de la bonne foi contractuelle, la Cour a réservé l’application de solutions classiques, comme par exemple la paralysie des clauses résolutoires mises en œuvre par un créancier de mauvaise foi.

Pour aller plus loin • Cass. civ. 3e, 21 mars 2012, nº 11-14174 : et si la responsabilité du créancier déloyal permettait de contourner la jurisprudence Les Maréchaux ? Illustration : un bailleur réclame une régularisation de charges de façon tardive. Les juges du fond condamnent le preneur à payer les sommes dues mais, considérant que le bailleur est en même temps coupable d’une faute de déloyauté, le condamnent à des dommages-intérêts et ordonnent la compensation des sommes. Atteinte à la substance ? Non selon la Cour, qui relève que les dommages-intérêts ne réparaient pas seulement le préjudice né de la déloyauté mais aussi un préjudice distinct résultant d’un manquement du bailleur à son obligation de délivrance. Le principe semble donc sauf, mais c’est peut-être seulement en apparence. Car la Cour n’est pas regardante : elle ajoute que le montant total des différents chefs de préjudice est souverainement apprécié par les juges du fond, lesquels ne sont pas tenus d’en préciser les éléments.

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5 Cass. com., 8 mars 2005, nº 02-15783 Vu l’article 1134, alinéa 3, du Code civil ; Attendu que pour écarter la demande de la société, l’arrêt retient que la banque était en droit de ne pas exécuter les ordres de virement de son client portant sur le compte en francs, dès lors qu’elle pouvait ne se prévaloir de la convention d’unité de compte qu’au seul moment où elle notifiait à sa cliente la clôture de son compte ; Attendu qu’en statuant ainsi après avoir relevé que la banque avait mis en demeure la société de payer le solde débiteur du seul compte en dollars et donné suite à une saisie sur les avoirs figurant sur le compte en francs, ce dont il résultait qu’en dépit de la signature d’une convention d’unité de compte, la banque, qui, en faisant fonctionner les comptes litigieux comme des comptes indépendants, avait adopté un comportement incompatible avec l’application de la convention litigieuse, dont elle a revendiqué ensuite le bénéfice, avait manqué à son obligation de l’exécuter de bonne foi, la cour d’appel n’a pas tiré les conséquences légales de ses constatations ; (cassation)

■ Faits Un compte-courant, ouvert par une société auprès d’une banque, était subdivisé en deux souscomptes, l’un pour les transactions en francs, l’autre pour les transactions en dollars. En dépit d’une clause d’unité de compte, la banque, d’une part, mit en demeure la société de couvrir la position débitrice du compte en dollars et donna suite, d’autre part, à une saisie conservatoire sur le solde créditeur du compte en francs. L’établissement de crédit demanda ensuite à la société de lui régler une somme de près de 3 millions de francs qui correspondait au solde négatif du compte après fusion des deux comptes en francs et en dollars. Assignée en paiement, la société réclama à la banque des dommages-intérêts en soutenant qu’elle avait engagé sa responsabilité en refusant d’exécuter plusieurs ordres de virement alors que la position créditrice du compte en francs le lui permettait. La cour d’appel ayant écarté la demande de la société, celle-ci forma un pourvoi en cassation.

■ Portée De l’obligation d’exécuter le contrat de bonne foi, peut-on déduire une obligation d’adopter un comportement contractuel cohérent ? Oui, répond ici la chambre commerciale de la Cour de cassation stigmatisant sous le visa de l’article 1134 du Code civil, le comportement d’une banque qui, après avoir fait fonctionner deux comptes de façon indépendante en dépit de l’existence

CHAPITRE 6 – L’exécution du contrat d’une clause d’unité de compte, avait décidé, sur le fondement de cette clause, de réclamer à sa cliente une somme qui correspondait à un solde global négatif. Il y aurait donc faute, dans certains cas, à se prévaloir de la lettre du contrat ! Cet arrêt ne peut être néanmoins étudié sans considérer la jurisprudence qui, aujourd’hui, accueille le devoir de cohérence sous la bannière plus générale du « principe selon lequel nul ne peut se contredire au détriment d’autrui » (v. Cass. com., 20 sept. 2011). Consacré seulement pour l’heure en droit processuel, ce principe pourrait-il s’appliquer en droit des contrats ? D’un côté, c’est précisément la vocation d’un principe général que de s’appliquer à une série de cas indéfinie. De l’autre côté, on peut se demander si la solution qui consiste, comme dans l’arrêt, à draper le devoir de cohérence dans l’exigence de bonne foi, n’est pas préférable. Il faut en effet se méfier de la rigueur d’un principe qui pourrait rapidement conduire à interdire tous les changements d’attitude, y compris dans les cas où la contradiction ne procède d’aucune déloyauté (v. Houtcieff, note JCP G 2011, 1250 ; Mestre, édito RLDC 2011, nº 87, p. 3). Le recours à la bonne foi pourrait présenter cet avantage d’autoriser un tri plus fin entre les comportements. S’il est souhaitable de sanctionner celui qui invoque le contrat après l’avoir écarté dans son seul intérêt, il paraît tout aussi légitime de préserver la liberté d’action de celui qui s’est éloigné du contrat par simple bienveillance et qui a, seulement ensuite, décidé de sévir (v. Mestre et Fages, obs. RTD civ. 2005, p. 391). Le principe d’interdiction de se contredire, inspiré du droit anglais, est en tout cas consacré par les principes Unidroit (art. 1.8). Il n’est pas réaffirmé, en revanche, par le projet de réforme.

Pour aller plus loin • Cass. com., 20 sept. 2011, nº 10-22888 : consécration du nouveau principe général. Jugé qu’une partie qui a elle-même formé le pourvoi ayant abouti à la cassation partielle d’un arrêt, ne peut, sans se contredire au détriment de la partie adverse, se prévaloir devant la cour de renvoi de la circonstance qu’elle aurait été dépourvue de personnalité juridique lors des instances ayant conduit à ces décisions. La chambre commerciale dépasse ainsi les hésitations de l’Assemblée plénière qui avait précédemment estimé, à propos de l’argumentation incohérente d’un demandeur, que « la seule circonstance qu’une partie se contredise au détriment d’autrui n’emporte pas nécessairement fin de non-recevoir » (Cass. Ass. plén., 27 févr. 2009). • Cass. civ. 1re, 6 juill. 2005, nº 01-15912 : l’influence anglaise est particulièrement perceptible en droit de l’arbitrage, où l’interdiction de se contredire est accueillie, depuis l’arrêt Golshani, sous le nom d’« estoppel ». La Cour en déduit que la personne qui participe sans aucune réserve pendant plusieurs années à une procédure arbitrale, est irrecevable à soutenir, par un moyen contraire, que l’arbitre aurait statué sans convention d’arbitrage valable.

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6 Cass. civ., 15 avril 1872 Vu l’article 1134 du Code civil ; (...) Qu’il n’est pas permis aux juges, lorsque les termes de ces conventions sont clairs et précis, de dénaturer les obligations qui en résultent, et de modifier les stipulations qu’elles renferment ; Attendu que la clause invoquée par les demandeurs en cassation pour refuser le payement des primes réclamées par Z, en exécution d’un avis réglementaire affiché dans l’usine de la société veuve Y et X, porte en termes exprès "qu’il est bien entendu que, n’importe pour quel cas, la prime demeurera facultative" ; Que cette clause, par laquelle ladite société stipule qu’elle ne pourra être contrainte en payement de la prime, est formelle et opposable dans tous les cas, aux ouvriers de l’usine ; (...) D’où il suit qu’en condamnant la société veuve Y et X à payer les primes réclamées par Z, le jugement attaqué a formellement violé les dispositions de l’article 1134 du Code civil ; (cassation)

■ Faits Une société affiche dans une usine un avis ayant pour objet le paiement de primes, cet avis précisant qu’« il est bien entendu que, n’importe pour quel cas, la prime demeurera facultative ». Saisi par l’un des salariés, le conseil de prud’hommes refuse d’appliquer cette clause et condamne l’employeur à payer les primes réclamées, au motif que la prime est due dès lors que l’ouvrier a effectué son travail conformément à l’avis et qu’il a déjà touché des primes. Un pourvoi est alors formé.

■ Portée Cet arrêt Foucauld et Coulombe apporte une importante limite à la jurisprudence Lubert (v. Cass. sect. réun., 2 févr. 1808) qui avait posé la règle selon laquelle les juges du fond ont un pouvoir souverain pour interpréter les contrats. La haute juridiction affirme ici, pour la première fois, qu’« il n’est pas permis aux juges, lorsque les termes [des] conventions sont clairs et précis, de dénaturer les obligations qui en résultent, et de modifier les stipulations qu’elles renferment ». La question tourne toute entière autour des pouvoirs respectifs des juges du fond et de la Cour de cassation. L’impossibilité de former un pourvoi pour reprocher à un juge d’avoir mal interprété la volonté des parties reste le principe : on considère que l’interprétation est une question de fait, et qu’elle ne peut être contrôlée par la cour régulatrice qui est le juge du droit. L’arrêt rapporté

CHAPITRE 6 – L’exécution du contrat montre que la Cour de cassation se donne néanmoins « les moyens d’empêcher les juges du fond de refaire le contrat en équité sous prétexte de l’interpréter » (Terré, Simler et Lequette, op. cit., nº 459). La limite à ne pas franchir est celle de l’acte clair et précis qui, en réalité, n’a pas besoin d’être interprété. S’il l’a quand même été, c’est que les juges ont violé la loi des parties (la Cour parle de « dénaturation »), ce qui explique que la cassation soit toujours prononcée sous le visa de l’article 1134 du Code civil. Ce contrôle de la dénaturation est encore aujourd’hui le seul que la Cour de cassation s’autorise à exercer. Le principe de l’interprétation souveraine des juges du fond est pourtant de plus en plus souvent contesté au regard d’une catégorie de contrats, qui est celle des contrats types et des contrats d’adhésion. Ayant vocation à être conclus en masse, ces contrats standardisés appelleraient en effet une interprétation unifiée, au même titre qu’une loi (v. Revet, étude RDC 2015, p. 199). Pour l’heure, les divergences d’interprétation ne sont combattues que de façon très artificielle, sous couvert notamment d’un contrôle de dénaturation qui est exercé en contemplation, non de la loi des parties, mais de l’interprétation souhaitée par la Cour de cassation (ibid.). Mais là s’arrête le contrôle de cette dernière, qui refuse d’exercer plus ouvertement un vrai contrôle de l’interprétation. Le projet de réforme ne changera rien à cet égard, qui se contente de formaliser la règle selon laquelle « on ne peut interpréter les clauses claires et précises à peine de dénaturation » (art. 1189).

Pour aller plus loin • Cour EDH, 13 juill. 2004, Pla et Puncernau c/Andorre : sur le contrôle de l’interprétation, la Cour européenne est beaucoup plus hardie que la Cour de cassation : « [la Cour EDH] ne saurait rester inerte lorsque l’interprétation faite par une juridiction nationale d’un acte juridique, qu’il s’agisse d’une clause testamentaire, d’un contrat privé, d’un document public, d’une disposition légale ou encore d’une pratique administrative, apparaît comme étant déraisonnable, arbitraire ou, comme dans le cas d’espèce, en flagrante contradiction avec l’interdiction de discrimination (...) et plus généralement avec les principes sous-jacents à la Convention ».

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L’effet du contrat à l’égard des tiers

Chapitre 7

Entre le code de 1804, qui ne connaît que des exceptions très limitées au principe de l’effet relatif du contrat, et le projet de réforme, qui reconnaît plus aisément que le contrat puisse avoir certains effets à l’égard des tiers, la distance semble importante. Le droit nouveau n’opérera pourtant aucune rupture : la plupart des limites ont été consacrées par la jurisprudence. 01 02 03 04

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Cass. Ass. plén., 7 février 1986, nº 84-15189 Cass. Ass. plén., 12 juillet 1991, nº 90-13602 Cass. ch. mixte, 17 mai 2013, 2 arrêts, nos 11-22768 et 11-22927 Cass. Ass. plén., 6 octobre 2006, nº 05-13255

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1 Cass. Ass. plén., 7 février 1986, nº 84-15189 Mais attendu que le maître de l’ouvrage comme le sous-acquéreur, jouit de tous les droits et actions attachés à la chose qui appartenait à son auteur ; qu’il dispose donc à cet effet contre le fabricant d’une action contractuelle directe fondée sur la non-conformité de la chose livrée ; que, dès lors, en relevant que la Société MPI avait fabriqué et vendu sous le nom de "Protexulate" un produit non conforme à l’usage auquel il était destiné et qui était à l’origine des dommages subis par la SCI Résidence Brigitte, maître de l’ouvrage, la Cour d’appel qui a caractérisé un manquement contractuel dont l’UAP, substituée à la SCI, pouvait se prévaloir pour lui demander directement réparation dans le délai de droit commun, a, par ces motifs, légalement justifié sa décision ; (rejet)

■ Faits La société Résidence Brigitte confie à des architectes et à un bureau d’études la construction d’un ensemble immobilier. Mais des fuites d’eau se produisent et les experts concluent à une corrosion imputable au produit d’isolation thermique que l’un des sous-traitants a appliqué sur les canalisations. L’assureur de la société Résidence Brigitte assigne alors l’ensemble des prestataires ainsi que la société MPI, fabricant du produit. La cour d’appel ayant accueilli la demande de l’assureur du maître de l’ouvrage, la société MPI forme un pourvoi en cassation, estimant en substance que le maître de l’ouvrage ne dispose contre le fabricant de matériaux posés par un entrepreneur que d’une action directe pour la garantie du vice caché, action qui ne peut être engagée que dans un bref délai.

■ Portée Cet arrêt d’Assemblée plénière, qui a été accompagné d’un autre arrêt ici non commenté rendu le même jour, cisèle le régime juridique, très particulier, qui est applicable aux chaînes de contrats. On sait que le principe de l’effet relatif des conventions s’oppose en principe à ce que les tiers profitent du contrat : ils ne peuvent en réclamer l’exécution et ne peuvent donc, a priori, rechercher la responsabilité contractuelle de celui qui n’est pas leur partenaire. Cependant, dès le début du XIXe siècle, la Cour de cassation permit au sous-acquéreur, lésé par la défaillance du vendeur de son propre vendeur, de demander des dommages-intérêts, selon sa convenance, sur le fondement de la responsabilité délictuelle ou au titre de la garantie des vices cachés... donc sur un fondement contractuel ! Et ce qui n’était qu’une possibilité devint même, en 1979, obligatoire, puisque la première chambre civile jugea que « l’action directe dont dispose le sous-acquéreur contre le

CHAPITRE 7 – L’effet du contrat à l’égard des tiers fabricant (...) est nécessairement de nature contractuelle » (Cass. civ. 1re, 9 oct. 1979). Comment expliquer une solution si peu orthodoxe ? La doctrine, se référant à Aubry et Rau, émit l’idée que l’action en garantie était transmise propter rem, comme un accessoire de la chose vendue. En d’autres termes, il ne s’agissait pas de reconnaître l’existence d’un lien contractuel entre les membres extrêmes de la chaîne, mais seulement de dire que l’acquéreur final avait recueilli l’action dont disposait son propre vendeur. Il restait cependant à savoir si, valant pour les chaînes de ventes successives (chaînes dites homogènes), la solution valait aussi pour les chaînes qui combinaient ventes et contrats d’entreprise (chaînes dites hétérogènes). Telle est la question qui était posée dans l’arrêt commenté, où le maître de l’ouvrage entendait exercer contre le fabricant une action directe fondée sur la nonconformité de la chose que ce dernier avait livrée à l’entrepreneur. Tranchant une opposition née entre les première et troisième chambres civiles, l’Assemblée plénière a jugé que « le maître de l’ouvrage comme le sous-acquéreur, jouit de tous les droits et actions attachés à la chose qui appartenait à son auteur », de sorte qu’il dispose contre le fabricant d’une « action contractuelle directe ». Ainsi, la haute juridiction a-t-elle clairement étendu la solution qu’elle avait retenue en matière de chaînes homogènes. L’on comprend que, si le maître de l’ouvrage est assimilé au sous-acquéreur, c’est parce qu’il recueille, comme lui, l’action qui est attachée à la chose transmise : action en garantie des vices, action en délivrance conforme, etc. Ce fondement de l’action directe permet du même coup d’en dessiner les limites. L’idée de transmission implique, d’abord, que l’action exercée contre le débiteur initial soit toujours gouvernée, et éventuellement bloquée, par les stipulations du contrat que celui-ci a conclu, en haut de chaîne, avec son propre contractant. Elle explique, ensuite, que l’action directe ne puisse prospérer que dans les chaînes translatives de propriété, à l’exclusion donc des chaînes qui n’assurent pas le transfert de la propriété d’une chose. Tout cela est très subtil. En droit européen ou international, comme dans la plupart des droits étrangers, la théorie des chaînes de contrats demeure inconnue.

Pour aller plus loin • CJCE, 17 juin 1992, Jacob Handte : la CJCE juge qu’un litige opposant le sous-acquéreur d’une chose au fabricant ne relève pas de la « matière contractuelle » au sens de l’art. 5-1º de la Convention de Bruxelles du 27 septembre 1968 relative aux conflits de juridiction (devenu art. 5 du règlement du 22 déc. 2000).

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2 Cass. Ass. plén., 12 juillet 1991, nº 90-13602 Vu l’article 1165 du Code civil ; Attendu que les conventions n’ont d’effet qu’entre les parties contractantes ; (...) Attendu que, pour déclarer irrecevables les demandes formées contre le sous-traitant, l’arrêt retient que, dans le cas où le débiteur d’une obligation contractuelle a chargé une autre personne de l’exécution de cette obligation, le créancier ne dispose contre cette dernière que d’une action nécessairement contractuelle, dans la limite de ses droits et de l’engagement du débiteur substitué ; qu’il en déduit que M. Protois peut opposer à M. Besse tous les moyens de défense tirés du contrat de construction conclu entre ce dernier et l’entrepreneur principal, ainsi que des dispositions légales qui le régissent, en particulier la forclusion décennale ; Attendu qu’en statuant ainsi, alors que le sous-traitant n’est pas contractuellement lié au maître de l’ouvrage, la cour d’appel a violé le texte susvisé ; (cassation partielle)

■ Faits La construction d’un immeuble d’habitation a été confiée par M. Besse, maître de l’ouvrage, à M. Alhada, entrepreneur. Celui-ci a ensuite confié à M. Protois, sous-traitant, divers travaux de plomberie qui se sont révélés défectueux. M. Besse a alors assigné l’entrepreneur et le sous-traitant en réparation du préjudice subi, mais la cour d’appel a déclaré irrecevable la demande formée contre M. Protois. Un pourvoi en cassation a donc été formé.

■ Portée Après que l’Assemblée plénière de la Cour de cassation eut admis, en 1986, l’existence d’actions contractuelles directes dans toutes les chaînes de contrats translatives de propriété, la question se posa de savoir si une telle action ne pouvait pas être également reconnue dans d’autres assemblages complexes de contrats. Un arrêt de la première chambre civile de la Cour de cassation rendu le 8 mars 1988 répondit d’abord positivement dans le cadre d’une sous-traitance, c’est-àdire d’une chaîne non translative de propriété : « dans le cas où le débiteur d’une obligation contractuelle a chargé une autre personne de l’exécution de cette obligation, le créancier ne dispose contre cette personne que d’une action de nature nécessairement contractuelle (...) ». Un autre arrêt de la même première chambre, rendu le 21 juin 1988, étendit ensuite la solution à tous les groupes de contrats, même non structurés sous forme de chaîne : « dans un groupe de contrats, la responsabilité contractuelle régit nécessairement la demande en réparation de tous ceux qui n’ont souffert du dommage que parce qu’ils avaient un lien avec le contrat initial ».

CHAPITRE 7 – L’effet du contrat à l’égard des tiers Ainsi le fondement traditionnel des actions contractuelles directes, reconnu dans les chaînes translatives, volait-il en éclats : l’action n’était pas transmise au contractant final, elle lui appartenait pour la seule raison qu’il faisait partie de l’ensemble contractuel. Pour le coup, les notions de partie et de tiers au contrat étaient largement remodelées. L’apport essentiel de cet arrêt Besse, rendu par l’Assemblée plénière le 12 juillet 1991, est d’avoir marqué un retour vers une conception plus stricte du lien contractuel. De fait, alors que les juges du fond avaient estimé que l’action du maître de l’ouvrage contre le sous-traitant était « nécessairement contractuelle », la Cour de cassation a sèchement répondu, au visa significatif de l’article 1165 du Code civil (aujourd’hui : art. 1200, projet de réforme), que « le sous-traitant n’est pas contractuellement lié au maître de l’ouvrage ». La Cour est ainsi revenue, non seulement sur la solution qui avait été retenue dans l’arrêt du 8 mars 1988 (il s’agissait d’une sous-traitance dans les deux cas), mais encore sur celle, autrement plus audacieuse, qui avait été retenue dans l’arrêt du 21 juin 1988. La jurisprudence sur les chaînes translatives, en revanche, n’a pas été touchée. L’arrêt Besse préserve aussi, naturellement, le jeu des textes spéciaux qui ont consacré certaines actions directes (ex. : loi 31 déc. 1975 sur l’action directe en paiement du sous-traitant contre le maître de l’ouvrage). Observons, pour terminer, que l’action en responsabilité délictuelle, qui est désormais la règle dans les groupes de contrats, est certainement plus sévère pour le débiteur, qui n’a plus les moyens d’opposer au tiers les exceptions tirées de son contrat (ex. : clauses de non-responsabilité). Pour excessive qu’elle fut, la thèse des actions directes avait au moins le mérite de respecter les prévisions contractuelles du débiteur, qui était tenu dans les mêmes termes (ceux de son contrat), aussi bien vis-à-vis de son contractant direct que vis-à-vis du tiers. Cette considération est plus récemment réapparue dans l’avant-projet Catala. Celui-ci prévoit en effet que le tiers ayant subi un dommage en raison d’une défaillance contractuelle peut exercer une action en responsabilité délictuelle si une faute délictuelle distincte de la faute contractuelle a été commise, ou bien une action en responsabilité contractuelle soumise, alors, à toutes les limites qui s’imposent au cocontractant direct du débiteur (art. 1342).

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3 Cass. ch. mixte, 17 mai 2013, 2 arrêts, nos 11-22768 et 11-22927 Attendu que les contrats concomitants ou successifs qui s’inscrivent dans une opération incluant une location financière, sont interdépendants ; que sont réputées non écrites les clauses des contrats inconciliables avec cette interdépendance (arrêt nº 1 : rejet ; arrêt nº 2 : cassation).

■ Faits Les deux espèces sont très proches. Une société conclut deux contrats avec deux partenaires distincts : un contrat de prestation de services (ici, un contrat de partenariat pour la diffusion de spots publicitaires dans un bar, là, un contrat de télésauvegarde de fichiers informatiques) et un contrat de location financière permettant la mise à disposition du matériel nécessaire. Dans la première affaire, le système n’ayant jamais fonctionné de manière satisfaisante, la société cesse de payer les loyers dus en vertu du contrat de location. La cour d’appel prononce la résiliation du contrat de partenariat, ainsi que la résiliation du contrat de location. Le bailleur financier forme alors un pourvoi, en rappelant qu’une clause du contrat de location indique qu’il est « indépendant » du contrat de partenariat. Dans la seconde affaire, la société, invoquant l’inexécution par le prestataire de ses obligations, lui notifie sa décision de résilier le contrat et cesse de régler les mensualités prévues. Elle est assignée par le bailleur financier. La cour d’appel décide que les contrats ne sont pas indivisibles et refuse, en conséquence, de constater la caducité du contrat de location, au motif qu’aucun élément ne permet d’écarter la stipulation d’indépendance figurant dans ce contrat.

■ Portée Par ces deux arrêts de chambre mixte (l’un de rejet, l’autre de cassation), la Cour de cassation met à l’honneur la notion d’interdépendance contractuelle (v. Buy, note JCP G 2013, 673). Rappelons qu’en vertu d’une règle jurisprudentielle désormais établie, un contrat considéré comme juridiquement indissociable d’un autre, peut être frappé de caducité si le contrat auquel il est lié est anéanti par voie d’annulation, résolution ou résiliation (la règle est reprise par l’art. 1186 du projet de réforme). Deux questions restaient toutefois posées : celle des critères de cette indivisibilité et celle de l’efficacité d’une éventuelle clause de divisibilité qui aurait pour but de maintenir le contrat lié.

CHAPITRE 7 – L’effet du contrat à l’égard des tiers Sur le premier point, la Cour pose en principe que « les contrats concomitants ou successifs qui s’inscrivent dans une opération incluant une location financière, sont interdépendants ». Au-delà de l’utilisation de la notion d’interdépendance, qui est préférée à celle plus courante d’indivisibilité, on remarque surtout que la chambre mixte en retient une conception qui est purement objective, c’est-à-dire fondée sur le seul constat de l’unité économique de l’opération. Jusque-là, la jurisprudence avait plutôt privilégié une conception subjective, où l’interdépendance était conçue comme le produit de la volonté des parties, expresse ou tacite. Abandonnée au pouvoir souverain des juges du fond, la question ne recevait alors aucune réponse unitaire : certains arrêts admettaient assez facilement que l’intention des parties puisse être tout de même révélée par des indices objectifs, tandis que d’autres s’y montraient plus hostiles. Sur le second point, la Cour considère que « sont réputées non écrites les clauses des contrats inconciliables avec cette interdépendance ». Exit, donc, les clauses d’indépendance ! La chambre mixte met fin, ce faisant, à une autre série d’hésitations jurisprudentielles : parfois considérées comme contraires à l’économie générale de l’opération telle que voulue par les parties, et donc neutralisées (v. Cass. com., 15 févr. 2000), ces clauses étaient d’autres fois jugées parfaitement efficaces (v. Cass. civ. 1re, 28 oct. 2010). La solution est radicale. Elle peut être critiquée au nom de la préservation de la liberté contractuelle (v. Seube, note JCP G 2013, 674) ; ou au contraire approuvée, si l’on accepte qu’il puisse exister, à la manière de la jurisprudence ChronopostFaurecia (v. Cass. com., 22 oct. 1996 et Cass. com., 29 juin 2010), un contrôle judicaire de la cohérence ou de la rationalité des engagements pris. Quoi qu’il en soit, la portée de ces arrêts de chambre mixte n’est pas générale. Comme l’a indiqué le communiqué de presse de la Cour, celle-ci a surtout souhaité mettre fin à un contentieux récurrent, qui n’a cessé de se développer depuis une vingtaine d’années et qui concerne les ensembles contractuels composés d’un contrat principal et d’un contrat de location financière, c’est-à-dire un contrat de financement qui ressemble à un crédit-bail, option d’achat mise à part. S’agissant des autres ensembles, la question des critères de l’interdépendance et de l’efficacité des clauses d’indépendance reste donc encore posée.

Pour aller plus loin • Cass. com., 4 nov. 2014, nº 13-24270 : une précision importante : « lorsque des contrats incluant une location financière sont interdépendants, l’anéantissement du contrat principal est un préalable nécessaire à la caducité, par voie de conséquence, du contrat de location ». La simple inexécution du contrat principal ne suffit donc pas.

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4 Cass. Ass. plén., 6 octobre 2006, nº 05-13255 Mais attendu que le tiers à un contrat peut invoquer, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel dès lors que ce manquement lui a causé un dommage ; qu’ayant relevé (...) que les accès à l’immeuble loué n’étaient pas entretenus, que le portail d’entrée était condamné, que le monte-charge ne fonctionnait pas et qu’il en résultait une impossibilité d’utiliser normalement les locaux loués, la cour d’appel, qui a ainsi caractérisé le dommage causé par les manquements des bailleurs au locataire-gérant du fonds de commerce exploité dans les locaux loués, a légalement justifié sa décision ; (rejet)

■ Faits Les propriétaires d’un immeuble commercial donné à bail à une société sont assignés en référé par le locataire-gérant du fonds de commerce qui y est exploité, ce dernier leur reprochant un défaut d’entretien des locaux. Les juges du fond ayant accueilli la demande, les bailleurs forment un pourvoi en cassation articulé autour de l’idée que le locataire-gérant, tiers au contrat de bail commercial, doit établir l’existence d’une faute délictuelle envisagée en elle-même, indépendamment de tout point de vue contractuel.

■ Portée Si le contrat ne lie pas les tiers, qui ne peuvent être rendus ni débiteurs ni créanciers (principe de l’effet relatif), celui-ci constitue néanmoins un fait dont les parties peuvent se prévaloir à l’encontre des tiers (principe de l’opposabilité du contrat aux tiers) et dont ces derniers peuvent, réciproquement, se prévaloir à l’encontre des parties (principe de l’opposabilité du contrat par les tiers). Ce faisant, la Cour de cassation considère de longue date que l’article 1165 du Code civil n’interdit pas aux tiers, qui souffrent d’un préjudice lié à une mauvaise exécution du contrat, d’agir en responsabilité délictuelle contre le contractant défaillant. Reste à savoir à quelles conditions. La difficulté réside surtout dans la nature du manquement allégué par le tiers : faut-il affirmer que la défaillance contractuelle constitue, ipso jure, une faute délictuelle vis-à-vis des tiers (thèse de l’unité des fautes contractuelle et délictuelle) ou bien faut-il considérer, de façon plus exigeante, que la faute délictuelle doit être envisagée en elle-même, indépendamment de tout point de vue contractuel (thèse de la dualité des fautes contractuelle et délictuelle) ? La Cour de cassation a hésité : tandis que la chambre commerciale n’accueillait l’action du tiers qu’à la condition que l’inexécution constitue un « manquement au devoir général de ne pas nuire à autrui »

CHAPITRE 7 – L’effet du contrat à l’égard des tiers (Cass. com., 5 avr. 2005), la première chambre civile décidait à l’inverse que « les tiers à un contrat sont fondés à invoquer l’exécution défectueuse de celui-ci lorsqu’elle leur a causé un dommage, sans avoir à rapporter d’autre preuve » (Cass. civ. 1re, 18 juill. 2000). Avec l’arrêt commenté, qui est de première importance, l’Assemblée plénière tranche en faveur de la première chambre civile. Ce qui signifie, en l’espèce, que le gérant du fonds de commerce, tiers au contrat de bail commercial conclu entre le propriétaire de l’immeuble et la société, n’était pas tenu d’établir l’existence d’une faute détachable du contrat : il pouvait, comme l’avaient admis les juges du fond, se prévaloir simplement du défaut d’entretien des locaux pour obtenir, sur le fondement de l’article 1382 du Code civil, réparation du dommage que ce manquement lui avait causé. Si cette règle de l’unité des fautes contractuelle et délictuelle a été, depuis lors, méthodiquement appliquée par les différentes formations de la Cour, sans même que son bénéfice fût réservé aux tiers qui, comme le locataire-gérant, entretenaient une certaine proximité avec les parties au contrat, ses excès sont aujourd’hui dénoncés par une doctrine quasi-unanime. Celle-ci déplore, d’abord, le véritable coup de canif qui est porté au principe de l’effet relatif : en cas d’inexécution des prestations spécialement promises au créancier (ex. : clause de non-concurrence), le tiers profite des effets d’une promesse qui ne lui a pas été faite. Elle dénonce ensuite, et plus généralement, le fait que les prévisions du débiteur soient remises en cause, puisque celui-ci ne peut opposer au tiers, qui agit sur un fondement délictuel, les clauses éventuellement protectrices de son contrat (clauses limitatives de responsabilité, limitation de la prescription, etc.). Toute une série de remèdes ont été proposés. Certains voudraient ainsi cantonner la règle au seul cas de violation d’obligations non spécifiquement contractuelles (ex. : obligation de sécurité), qui bénéficient en réalité à tous (v. Jourdain, obs. RTD civ. 2007, p. 123). D’autres souhaiteraient donner au tiers le choix entre une action délictuelle, soumise à l’exigence d’une faute détachable, et une action contractuelle, qui se verrait appliquer la règle prétorienne mais qui obéirait alors au régime contractuel (v. Viney, note D. 2006, p. 2825). On a déjà vu que l’avant-projet Catala préconisait cette dernière solution.

Pour aller plus loin • Cass. com., 6 sept. 2011, nº 10-11975 : la règle est étendue aux cas de rupture brutale d’une relation commerciale établie (art. L. 442-6, C. com.). On en voit encore mieux l’excès : un tiers peut se plaindre d’une rupture brutale alors que le texte n’est censé protéger que le partenaire victime de la rupture. • Cass. civ. 1re, 15 déc. 2011, nº 10-17691 : le premier arrêt à remettre en cause la solution de 2006. Mais quelle portée accorder à un arrêt isolé non publié ?

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L’inexécution et la rupture du contrat

Chapitre 8

Les dispositions du Code civil de 1804 relatives à l’inexécution et à ses sanctions étaient éparpillées et incomplètes. La Cour de cassation a beaucoup œuvré pour compléter les textes et le projet de réforme propose très naturellement, aujourd’hui, de consolider la plupart de ces apports. Les décisions reproduites ci-après concernent la question des « remèdes » à l’inexécution contractuelle (exécution forcée, résolution, responsabilité contractuelle). Elles illustrent aussi la question de l’exonération du débiteur : 01 02 03 04 05 06

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Cass. civ. 1re, 16 janvier 2007, nº 06-13983 Cass. civ. 3e, 30 avril 2003, nº 01-14890 Cass. civ. 3e, 3 nov. 2011, nº 10-26203 Cass. civ. 1re, 20 février 2001, nº 99-15170 Cass. civ. 1re, 10 mai 2005, nº 02-15910 Cass. Ass. plén., 14 avril 2006, nº 02-11168

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1 Cass. civ. 1re, 16 janvier 2007, nº 06-13983 Vu les articles 1134 et 1142 du Code civil, ensemble les articles 4 et 12 du nouveau Code de procédure civile ; Attendu que la partie envers laquelle un engagement contractuel n’a point été exécuté a la faculté de forcer l’autre à l’exécution de la convention lorsque celle-ci est possible ; que le prononcé de mesures d’interdiction et de retrait, sous astreinte, destinées à assurer une telle exécution et le respect des engagements souscrits, entre dans les pouvoirs des juges du fond tenus de trancher le litige, tel que déterminé par les prétentions des parties, conformément aux règles de droit qui lui sont applicables ; (...) (cassation)

■ Faits La société Michel Lafon, qui avait cédé à une société le droit d’exploiter un ouvrage, pour une durée de cinq ans, dans la collection du « Livre de Poche », et qui s’était interdite, pendant la durée de ce contrat, de publier l’ouvrage dans une autre collection sans que le prix de vente puisse être au moins deux fois et demi supérieur à celui du livre de poche, s’était apprêtée à commercialiser l’ouvrage dans une collection dont le prix n’excédait pas dix euros. La société cessionnaire l’assigna en référé en interdiction et en retrait de la vente des exemplaires mis sur le marché. Le juge des référés ayant renvoyé l’affaire au fond, la cour d’appel rejeta les prétentions du cessionnaire aux motifs que, selon l’article 1142 du Code civil, toute obligation de faire ou ne pas faire se résout en dommages-intérêts en cas d’inexécution, et que le prononcé d’une mesure d’interdiction ressortit exclusivement au pouvoir conféré au juge des référés. Un pourvoi fut formé.

■ Portée Le code de 1804 était porteur d’une ambiguïté. Si l’article 1184 offrait au créancier non satisfait la possibilité de demander l’exécution forcée de l’obligation, l’article 1142 marginalisait de son côté cette sanction en indiquant que « toute obligation de faire ou de ne pas faire se résout en dommages et intérêts, en cas d’inexécution de la part du débiteur ». Comme on le sait, la jurisprudence contemporaine a finalement choisi de dévitaliser le second texte, pour faire de l’exécution forcée une sanction générale, non dépendante de la nature de l’obligation violée (v. Mestre et Fages, obs. RTD civ. 2007, p. 342). Le premier intérêt de l’arrêt commenté est de confirmer cette inclinaison de façon particulièrement nette. À la question de savoir si la violation, par la société Michel Lafon, de son obligation de ne pas publier l’ouvrage dans une autre collection (obligation de ne pas faire), pouvait être

CHAPITRE 8 – L’inexécution et la rupture du contrat sanctionnée par des mesures d’interdiction et de retrait (exécution forcée), la cour d’appel avait répondu par la négative. La première chambre civile s’est empressée d’exercer sa censure sous le visa des articles 1142 et 1134 du Code civil. Le premier texte est violé par fausse application : une application qui ne doit donc pas être littérale. Le second est violé par refus d’application : la Cour rappelle ainsi, en guise de justification, le lien étroit qui existe entre l’exécution forcée et la force obligatoire du contrat, celle-là étant « destinée à assurer (...) le respect des engagements souscrits ». Au fond, l’exécution forcée permet de « mettre en force » le contrat (v. Molfessis, étude RDC 2005, p. 44). Le deuxième apport de l’arrêt est de préciser que l’exécution forcée en nature est un droit que le créancier peut opposer, non seulement au débiteur, mais également au juge (juge du fond comme juge des référés), celui-ci n’ayant pas la possibilité de lui préférer une autre sanction (v. Viney, obs. RDC 2007, p. 741). Tel est le sens du visa des articles 4 et 12 du Code de procédure civile, qui énoncent le principe dispositif. Le droit français fait ainsi obstacle à la théorie américaine de l’efficient breach of contract (l’inexécution efficace du contrat) qui donne au débiteur la possibilité de ne pas respecter ses engagements, s’il y trouve intérêt, au seul risque de devoir payer des dommages-intérêts (v. Fabre-Magnan, op. cit., p. 720). La Cour de cassation rappelle enfin, dans cet arrêt très complet, que le droit à l’exécution forcée supporte quand même une limite de bon sens, assez peu contraignante : il faut que l’exécution soit « possible », au sens matériel ou juridique. L’arrêt ne le dit pas, mais l’exécution forcée sera notamment impossible en présence d’une obligation trop personnelle. Il n’est pas réellement surprenant que le projet de réforme réaffirme aujourd’hui le principe de l’exécution forcée en nature. On note toutefois que le texte ajoute, aux côtés de l’impossibilité d’exécution, une limite que ne connaît pas actuellement la jurisprudence : celle qui tient au « coût manifestement déraisonnable » de l’exécution (art. 1221).

Pour aller plus loin • Cass. civ., 14 mars 1900 : illustration classique de la limite tenant au respect de la liberté individuelle. Whistler s’était engagé à faire le portrait de Lady Eden mais avait refusé de le mettre à disposition de son mari. Jugé que ce dernier ne pouvait exiger la remise mais qu’il pouvait seulement obtenir des dommages-intérêts. • Cass. civ. 3e, 11 mai 2005, nº 03-21136 : illustration de l’extrême rigueur du droit à l’exécution forcée : un acquéreur d’une maison peut obliger le constructeur à démolir et reconstruire le bâtiment dont le niveau de construction est insuffisant de 33 centimètres. La jurisprudence ne connaît donc pas la limite du coût déraisonnable, qui est suggérée par le projet de réforme.

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2 Cass. civ. 3e, 30 avril 2003, nº 01-14890 Mais attendu que si, dans un contrat synallagmatique à exécution successive, la résiliation judiciaire n’opère pas pour le temps où le contrat a été régulièrement exécuté, la résolution judiciaire pour absence d’exécution ou exécution imparfaite dès l’origine entraîne l’anéantissement rétroactif du contrat ; qu’ayant constaté que le bail liant la société Lucie à la SCM Gilles et Didier X avait été résolu par un arrêt devenu irrévocable du 20 février 1997 pour inexécution partielle par la bailleresse de son obligation de délivrance, la cour d’appel en a exactement déduit que la SCM Gilles et Didier X n’était tenue depuis l’origine qu’à une indemnité mensuelle d’occupation dont elle a souverainement fixé le montant ; (...) (rejet)

■ Faits La société Lucie a donné en location à la société civile de moyens Gilles et Didier X des locaux à usage professionnel. Soutenant que l’obligation contractuelle de la bailleresse, qui est de permettre l’accès des locaux par un ascenseur et un escalier latéral, est demeurée inexécutée, la société preneuse a demandé et obtenu la résolution du bail. Une expertise a cependant été ordonnée afin d’évaluer le préjudice résultant de l’absence de délivrance de la chose louée. La question s’est alors posée de savoir si la bailleresse pouvait conserver les loyers perçus depuis l’origine, ou si elle devait, au contraire, les restituer pour se contenter d’une indemnité due pour l’occupation des locaux. La cour d’appel ayant opté pour la seconde solution, la société Lucie s’est pourvue en cassation.

■ Portée Cet important arrêt, rendu par la troisième chambre civile de la Cour de cassation, détermine la portée de la résolution judiciaire des contrats à exécution successive, c’est-à-dire des contrats dont l’exécution s’étale sur une certaine durée, par opposition aux contrats à exécution instantanée, dont les obligations s’exécutent « en un seul trait de temps » (Fages, op. cit., nº 337). Deux enseignements sont à retenir (v. Constantin, obs. JCP G 2003, I, 170). Tout d’abord, un principe : la résolution est une « résiliation », qui « n’opère pas pour le temps où le contrat a été régulièrement exécuté ». La résiliation judiciaire d’un contrat à exécution successive n’est donc pas rétroactive. C’est la réaffirmation d’une solution classique, qui ne surprend donc pas, et qui s’explique par le fait que l’anéantissement se fonde « non sur un vice affectant sa formation mais sur un incident d’exécution », de sorte qu’« il n’y a alors aucune raison de

CHAPITRE 8 – L’inexécution et la rupture du contrat remettre en cause un contrat au prétexte de manquements ultérieurs, pour toute la période durant laquelle il a reçu une exécution paisible » (Terré, Simler et Lequette, op. cit., nº 655). Ensuite, une limite : en cas d’absence d’exécution ou d’exécution imparfaite dès l’origine, c’est une résolution, et non une résiliation, qui est prononcée par le juge et qui entraîne, pour le coup, l’anéantissement rétroactif du contrat. C’est ce qui explique qu’en l’espèce, où l’obligation de délivrance n’avait jamais été exécutée, le bailleur ait été obligé de restituer les loyers perçus, et le locataire les prestations du bailleur sous forme d’indemnité. En somme, le critère véritablement déterminant de l’étendue de la résolution (rétroactive ou non) paraît être le moment de l’inexécution du contrat (originelle ou en cours d’exécution). C’est ce que suggère aussi le projet de réforme, qui indique que « la résolution met fin au contrat » et « oblige à restituer les prestations échangées lorsque leur exécution n’a pas été conforme aux obligations respectives des parties ou lorsque l’économie du contrat le commande » (art. 1229). Cette dernière précision, en forme d’inflexion, pourrait concerner le cas particulier des contrats à exécution échelonnée, dont les prestations se répètent sans être continues. La jurisprudence les a en effet soumises à un régime particulier.

Pour aller plus loin • Cass. civ. 1re, 3 nov. 1983, nº 82-14003 : particularisme des contrats à exécution échelonnée : « dans les contrats à exécution échelonnée, la résolution pour inexécution partielle atteint l’ensemble du contrat ou certaines de ses tranches seulement, suivant que les parties ont voulu faire un marché indivisible ou fractionné en une série de contrats ». • Cass. com., 3 mai 2012, nº 11-17779 : la rétroactivité emporte-t-elle tout le contrat ? On estimait classiquement que les clauses ayant pour objet de régler les conséquences de l’inexécution survivaient. Doute : « le contrat résolu étant anéanti, la société (défaillante) n’était pas fondée à se prévaloir des stipulations contractuelles régissant les conditions et les conséquences de sa résiliation unilatérale ». Mais le projet de réforme le dissipe (art. 1230). • Cass. soc., 20 déc. 2006, nº 05-43057 : la rétroactivité est-elle exclue en cas de résiliation amiable (et non plus judiciaire) ? Oui, répond la Cour de cassation dans une affaire où Johnny Hallyday et sa maison de disques Universal se disputaient les bandes-mères des enregistrements de l’artiste : « sauf disposition contraire résultant de l’accord des parties, la résiliation, d’un commun accord, du contrat d’enregistrement exclusif, n’y met fin que pour l’avenir de sorte qu’elle n’a pas pour effet d’anéantir rétroactivement les cessions antérieurement intervenues sur les enregistrements réalisés en cours de contrat ».

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3 Cass. civ. 3e, 3 nov. 2011, nº 10-26203 Mais attendu, d’une part, qu’ayant retenu à bon droit que l’article 1184 du code civil n’est pas d’ordre public et qu’un contractant peut renoncer par avance au droit de demander la résolution judiciaire du contrat et relevé que la clause de renonciation, rédigée de manière claire, précise, non ambiguë et compréhensible pour un profane, était non équivoque, la cour d’appel en a exactement déduit que la demande était irrecevable ; Attendu, d’autre part, que Mme X n’ayant pas soutenu dans ses conclusions que les consorts YX invoquaient la clause de renonciation de mauvaise foi, le moyen est nouveau, mélangé de fait et de droit ; (...) (rejet)

■ Faits La venderesse d’un bien immobilier assigne son acquéreur en résolution de la vente, au motif que le prix n’a pas été entièrement payé. La cour d’appel ayant déclaré ses demandes irrecevables en contemplation d’une clause de renonciation à la résolution du contrat pour défaut de paiement du prix, elle forme un pourvoi aux termes duquel elle soutient, d’une part, que les parties ne peuvent renoncer par avance au droit de demander la résolution judiciaire lorsqu’une telle renonciation porte sur une obligation essentielle du contrat, et, d’autre part, que la clause n’a pas été mise en œuvre de bonne foi par l’acquéreur.

■ Portée Est-il possible de renoncer par avance au droit de demander la résolution judiciaire du contrat ? Oui, répond ici la Cour de cassation. La solution repose sur l’affirmation selon laquelle l’article 1184 du Code civil n’est pas d’ordre public. C’est la première fois que la position de la Cour est si ferme sur ce point. On savait déjà que le caractère judiciaire de la résolution n’avait qu’une valeur supplétive puisque la jurisprudence reconnaissait, de longue date, l’efficacité des clauses résolutoires qui prévoyaient que le contrat serait résolu de plein droit en cas d’inexécution. Mais il restait encore à se prononcer sur le caractère d’ordre public de la résolution elle-même, qui pouvait être discuté dans la mesure où les clauses résolutoires, conçues comme une faveur faite au créancier, n’ont jamais emporté renonciation à se prévaloir des modes de rupture issus du droit commun. L’arrêt lève le doute : c’est le texte tout entier qui est à la main des parties (v. Leveneur, note Contrats, conc. consom. 2012, nº 36).

CHAPITRE 8 – L’inexécution et la rupture du contrat Toutefois, l’efficacité de la clause de renonciation n’est pas inconditionnelle. Il faut en effet qu’elle soit rédigée « de manière claire, précise, non ambiguë et compréhensible pour un profane ». Ce dernier pourrait être, le cas échéant, un consommateur ; mais dans ce cas, il faudra passer le relai au Code de la consommation qui réservera alors à la clause litigieuse un traitement plus radical, puisque celle-ci sera automatiquement réputée non écrite en ce qu’elle fait partie de la liste noire des clauses abusives (art. R. 132-1, 7º, C. consom.). D’autres limites sont-elles envisageables ? On pourrait se demander, comme l’a suggéré le pourvoi, si l’on ne pourrait pas appliquer le régime des clauses limitatives de responsabilité. Car après tout, la distance paraît faible entre une suppression de responsabilité en cas d’inexécution de l’obligation essentielle du contrat et une renonciation à demander la sanction de l’inexécution de cette même obligation. Mais l’arrêt ne permet pas d’y répondre. L’application de la « règle » Faurecia (v. Cass. com., 29 juin 2010) nécessitait que la clause privât de portée l’engagement du débiteur. Or tel n’était pas le cas en l’espèce : le débiteur défaillant restait exposé malgré la clause, puisque son créancier conservait le droit de demander l’exécution (v. Mekki et Amrani-Mekki, obs. D. 2012, p. 459). La possibilité d’invoquer le dol ou la faute lourde, qui contrarient aussi traditionnellement l’efficacité des clauses limitatives, reste également incertaine : le moyen tiré de la mauvaise foi du débiteur a été jugé irrecevable en raison de sa nouveauté. Le projet de réforme ne se prononce pas, quant à lui, sur le sort des clauses de renonciation.

Pour aller plus loin • Cass. soc., 22 juin 2011, nº 10-18897 : rappel de la portée des clauses résolutoires : « l’existence d’une clause résolutoire conventionnelle ne prive pas le salarié de la faculté de rompre le contrat de travail dans les conditions de droit commun ». La clause ouvre donc une voie supplémentaire au créancier, sans lui confisquer le droit de résolution judiciaire. La solution est plus discutée en ce qui concerne le droit de résolution extra-judiciaire.

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4 Cass. civ. 1re, 20 février 2001, nº 99-15170 Vu les articles 1134 et 1184 du Code civil ; Attendu que la gravité du comportement d’une partie à un contrat peut justifier que l’autre partie y mette fin de façon unilatérale à ses risques et périls, peu important que le contrat soit à durée déterminée ou non ; (...) Attendu que pour rejeter la demande de M. X en indemnisation des conséquences de la rupture unilatérale du contrat par la société, l’arrêt attaqué retient par motifs propres et adoptés que le manquement par M. X à ses obligations contractuelles pouvait entraîner la rupture prématurée des relations contractuelles ; Attendu qu’en statuant ainsi sans rechercher si le comportement de M. X revêtait une gravité suffisante pour justifier cette rupture, la cour d’appel n’a pas donné de base légale à sa décision ; (cassation)

■ Faits Une société confie à un expert, en vertu d’un contrat de trois ans conclu le 25 septembre 1995, la réalisation d’expertises préalables à la reprise, par un constructeur, de véhicules automobiles. Puis elle résilie la convention peu de temps après, le 25 octobre 1995. L’expert forme alors une demande en indemnisation des conséquences de la rupture unilatérale du contrat, qui est rejetée par la cour d’appel au motif qu’il a manqué à ses obligations contractuelles. L’expert se pourvoit en cassation.

■ Portée Après le très remarqué arrêt Tocqueville rendu le 13 octobre 1998, la première chambre civile a confirmé, avec cet arrêt de cassation ciselé sous forme de décision de principe, sa volonté d’introduire en droit commun la résolution unilatérale pour inexécution. Si cet événement a pu être relativisé dans la mesure où de nombreuses règles de droit spécial, qui constituent souvent le « droit courant » des contrats, consacraient déjà des règles équivalentes (v. Mazeaud, étude RDC 2010, p. 1076 et s.), il n’en demeure pas moins que la Cour de cassation rompt avec la tradition du Code civil en consacrant le principe d’une résolution extra-judiciaire. Le fait que la censure soit en l’espèce prononcée sous le visa de l’article 1184 n’en est que plus piquant : c’est bien évidemment faute de mieux que ce texte est utilisé, puisqu’il prévoit au contraire que la résolution d’un contrat, pour cause d’inexécution, doit être nécessairement demandée en justice. Mais à quelles conditions le créancier peut-il rompre le contrat ? et quel est le régime de cette rupture ? On peut relire l’arrêt : – « la gravité d’un comportement d’une partie à un contrat... » : la formule est exigeante et met l’accent sur la gravité du manquement. C’est d’ailleurs ce qui justifie la cassation. Elle n’en

CHAPITRE 8 – L’inexécution et la rupture du contrat reste pas moins équivoque car elle ne permet pas de savoir si le « comportement grave » englobe l’inexécution d’obligations stricto sensu ou désigne seulement une attitude critiquable. La jurisprudence semble aujourd’hui adopter une position compréhensive (v. Fages, op. cit., nº 302). Le projet de réforme, qui entend évidemment moderniser le code, se réfère pour sa part à une « inexécution suffisamment grave » (art. 1224) ; – « peut justifier que l’autre partie y mette fin de façon unilatérale... » : la Cour n’utilise pas le mot « résolution » (par prudence ?) mais indique clairement que le contrat est rompu. Elle ne dit rien en revanche des modalités formelles de la rupture. Le projet de réforme souhaite de son côté que le créancier « notifie au débiteur la résolution du contrat et les raisons qui la motivent » (art. 1226) ; – « à ses risques et périls... » : cela signifie que l’auteur de la rupture doit s’attendre à ce que le juge puisse a posteriori, si le débiteur se plaint, en contrôler la régularité ou le bien-fondé. La rupture intempestive peut être naturellement sanctionnée par des dommages-intérêts ; elle peut l’être également par le maintien forcé du contrat (art. 1228, projet de réforme) ; – « peu important que le contrat soit à durée déterminée ou non... » : par cette incise, qui n’apparaissait pas dans l’arrêt Tocqueville, la Cour lève toute ambiguïté quant à la portée de la nouvelle règle. La faculté de rompre ayant toujours existé dans les contrats à durée indéterminée, c’est évidemment pour les contrats à durée déterminée que celle-ci prend tout son sens. Cette jurisprudence témoigne de l’audace de la Cour de cassation, qui aligne ainsi le droit français sur de nombreux droits étrangers. Certains souhaiteraient aujourd’hui aller encore plus loin, avec l’admission d’une résolution pour simple risque d’inexécution.

Pour aller plus loin • Cass. com., 1er oct. 2013, nº 12-20830 : l’existence d’une clause résolutoire interdit-elle d’opter pour la résiliation unilatérale ? Non, répond la chambre commerciale : « la gravité du comportement d’une partie à un contrat peut justifier que l’autre partie y mette fin de façon unilatérale à ses risques et périls, peu important les modalités formelles de résiliation contractuelle ». • Cass. civ. 3e, 9 oct. 2013, nº 12-23379 : même question, et réponse contraire de la troisième chambre civile : cassation, au nom du respect de la loi contractuelle (visa de l’art. 1134), d’un arrêt qui a admis que le contractant pût s’affranchir des conditions contractuelles. La jurisprudence semble donc incertaine. • Cass. com., 18 juin 2013, nº 12-13360 : un cas encore rare : la résolution pour risque d’inexécution. Jugé qu’un comportement adopté dans une autre convention « a nécessairement provoqué une perte de confiance (...) faisant ressortir la gravité des manquements de la société à ses obligations ».

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5 Cass. civ. 1re, 10 mai 2005, nº 02-15910 Vu l’article 1145 du Code civil ; Attendu que, si l’obligation est de ne pas faire, celui qui y contrevient doit des dommages-intérêts par le seul fait de la contravention ; (...) Attendu que pour refuser l’application de la clause de non-rétablissement et débouter M. X et la clinique de leurs demandes en interdiction d’exercice dans les temps et lieux stipulés et paiement de tous dommages et intérêts, l’arrêt retient que l’exécution de bonne foi des conventions fait obstacle à ce que ceux-ci s’opposent à la pratique par MM. Z et A d’une activité que la réglementation ne leur permet pas d’exercer eux-mêmes et qui, de ce fait, ne leur est pas préjudiciable, détournant au bénéfice de M. Y, tiers à la convention, une obligation d’interprétation restrictive et voulue à leur seul profit ; Attendu qu’en statuant ainsi, la cour d’appel a violé le texte susvisé ; (cassation)

■ Faits Une clinique, déjà liée à un cardiologue (M. X), conclut une convention avec un autre cardiologue (M. Z) qui est formé à des techniques particulières que les équipements de la clinique lui permettent de pratiquer. Mais, l’autorisation administrative d’installation des équipements n’ayant pas été renouvelée, le contrat est résilié. M. Z s’associe alors avec M. A pour conclure une convention avec un centre hospitalier, situé dans la même ville et disposant du matériel leur permettant d’exercer leur spécialité. Invoquant la clause de non-rétablissement qui figurait dans son contrat, la clinique, M. X, et son nouvel associé, M. Y, demandent à ce que M. Z et M. A soient condamnés sous astreinte à respecter la clause et à acquitter des dommages-intérêts en raison de sa violation. La cour d’appel déboute M. X et la clinique de leurs demandes car, ne pouvant exercer eux-mêmes l’activité de MM. Z et A, celle-ci ne leur est pas préjudiciable. Un pourvoi en cassation est formé.

■ Portée Le créancier contractuel peut-il obtenir des dommages-intérêts lorsque l’inexécution dont il se prévaut ne lui cause aucun préjudice ? La réponse du droit français est traditionnellement négative : la responsabilité contractuelle postule, comme la responsabilité délictuelle, la réalisation d’un dommage. Elle se distingue en cela de l’autre grande sanction, l’exécution forcée, qui, elle, peut être prononcée sans que le créancier ait à faire la preuve de son préjudice (v. Fages, op. cit., nº 286). Dans un parfait contre-pied, la première chambre civile de la Cour de cassation a pourtant censuré l’arrêt qui avait refusé d’accueillir la demande du créancier, victime d’une inexécution mais

CHAPITRE 8 – L’inexécution et la rupture du contrat n’ayant souffert d’aucun préjudice, en affirmant, sous le visa de l’article 1145 du Code civil, que « si l’obligation est de ne pas faire, celui qui y contrevient doit des dommages-intérêts par le seul fait de la contravention ». La portée réelle de cette décision a pu être discutée eu égard au fait que la demande portait, à la fois sur des dommages-intérêts et sur une exécution forcée (v. Mestre et Fages, obs. RTD civ. 2005, p. 594). Mais des arrêts ultérieurs ont appliqué cette même règle à des demandes « pures » en dommages-intérêts, ce qui a levé toute ambiguïté (v. Cass. civ. 1re, 31 mai 2007). La solution est donc claire désormais : s’agissant de la violation des obligations de ne pas faire, le créancier qui entend agir en responsabilité n’est pas seulement dispensé de mettre en demeure son débiteur, comme ce fut longtemps le cas ; il est plus largement, aux termes d’une interprétation littérale de l’article 1145 du Code civil, dispensé de prouver son préjudice (v. Jourdain, obs. RTD civ. 2007, p. 776). Il reste à comprendre pourquoi (v. Stoffel-Munck, obs. JCP G 2007, I, 185). Une première explication, qui permettrait de ne pas rompre totalement les ponts avec les solutions classiques, pourrait être trouvée dans le souci de faciliter la réparation d’un dommage difficile à prouver (ici un dommage concurrentiel). Dans cette optique, la condition de préjudice ne serait pas oblitérée ; c’est son existence qui serait simplement présumée. Une deuxième lecture mettrait en avant l’idée de répression : parce que l’inexécution ne doit jamais rester impunie, même en l’absence de préjudice, les juges du fond pourraient allouer des dommages-intérêts punitifs, en rupture alors avec la tradition du droit français. Enfin, une troisième explication serait celle d’un ralliement au courant doctrinal qui a, depuis quelques années, nié l’existence d’une responsabilité contractuelle qui serait bâtie sur le modèle de la responsabilité délictuelle. En bref, selon cette opinion, les dommages-intérêts ne constitueraient pas une réparation mais une forme d’exécution forcée du contrat, une exécution par équivalent. Si bien que la seule violation du contrat justifierait leur octroi, indépendamment de tout préjudice (v. Rémy, étude RTD civ. 1997, p. 323).

Pour aller plus loin • Cass. civ. 1re, 1er déc. 2010, nº 09-13303 : confirmation que le droit français n’est pas absolument fermé aux dommages-intérêts punitifs. Jugé, à propos de la reconnaissance en France d’une décision étrangère, que « si le principe d’une condamnation à des dommages-intérêts punitifs n’est pas, en soi, contraire à l’ordre public, il en est autrement lorsque le montant alloué est disproportionné ».

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6 Cass. Ass. plén., 14 avril 2006, nº 02-11168 Mais attendu qu’il n’y a lieu à aucuns dommages-intérêts lorsque, par suite d’une force majeure ou d’un cas fortuit, le débiteur a été empêché de donner ou de faire ce à quoi il était obligé, ou a fait ce qui lui était interdit ; qu’il en est ainsi lorsque le débiteur a été empêché d’exécuter par la maladie, dès lors que cet événement, présentant un caractère imprévisible lors de la conclusion du contrat et irrésistible dans son exécution, est constitutif d’un cas de force majeure ; qu’ayant retenu (...) que seul M. Y était en mesure de réaliser la machine et qu’il s’en était trouvé empêché (...), que l’incapacité physique résultant de l’infection et de la maladie grave survenues après la conclusion du contrat présentait un caractère imprévisible et que la chronologie des faits ainsi que les attestations relatant la dégradation brutale de son état de santé faisaient la preuve d’une maladie irrésistible, la cour d’appel a décidé à bon droit que ces circonstances étaient constitutives d’un cas de force majeure ; (...) (rejet)

■ Faits M. X avait commandé à M. Y une machine spécialement conçue pour les besoins de son activité. Or, ce dernier décéda d’un cancer et ne pu livrer la machine. M. X assigna alors les héritiers de M. Y en résolution du contrat et en paiement de dommages-intérêts. La cour d’appel ayant rejeté sa demande de dommages-intérêts, M. X forma un pourvoi en cassation, estimant que la maladie de son cocontractant n’était pas constitutive d’un cas de force majeure.

■ Portée Alors qu’il était traditionnellement enseigné que la force majeure, qui exonère le débiteur de sa responsabilité, était caractérisée par le triptyque irrésistibilité-imprévisibilité-extériorité, plusieurs arrêts de la Cour de cassation avaient, ces dernières années, créé un certain trouble. La première chambre civile, en particulier, avait fini par admettre que « la seule irrésistibilité de l’événement caractérise la force majeure » (Cass. civ. 1re, 6 nov. 2002), s’opposant ainsi à la deuxième chambre civile qui continuait d’affirmer, plus classiquement, que l’imprévisibilité était une condition requise aux côtés de l’irrésistibilité. Saisie de deux affaires, concernant, l’une, un cas de responsabilité délictuelle (décision ici non commentée) et l’autre, un cas de responsabilité contractuelle, l’Assemblée plénière avait l’occasion de clarifier la doctrine de la Cour de cassation. Premier point : la condition d’irrésistibilité de l’événement, pièce centrale de la force majeure, est maintenue, avec cette précision logique en matière contractuelle, qu’elle doit être appréciée lors

CHAPITRE 8 – L’inexécution et la rupture du contrat de l’exécution du contrat. De fait, un événement ne peut être considéré comme irrésistible que s’il empêche le débiteur de s’exécuter. C’était le cas en l’espèce : frappé de maladie, M. Y n’était pas en mesure de fabriquer la machine. Deuxième point : la condition d’imprévisibilité semble être, elle aussi, nécessaire. L’arrêt n’est pas des plus limpide car, ayant approuvé les juges du fond qui avaient relevé que l’événement était à la fois irrésistible et imprévisible pour le défendeur, rien ne dit que la cour régulatrice aurait encore jugé de la sorte si l’irrésistibilité avait été seule constatée (v. Viney, obs. RDC 2006, p. 1207). Cependant, le communiqué qui a accompagné l’arrêt, puis des décisions ultérieures (en particulier, Cass. ch. mixte, 28 nov. 2008), ont confirmé que les critères d’irrésistibilité et d’imprévisibilité devaient être cumulés. Il s’ensuit que, pour le débiteur, les échappatoires sont plus réduites : quoiqu’irrésistible, l’événement n’est pas une cause d’exonération s’il était par ailleurs prévisible. La solution se justifie pleinement en matière contractuelle, où ce peut être une façon de sanctionner les engagements qui ont été pris à la légère (v. Jourdain, obs. RTD civ. 2006, p. 775). Elle est en revanche plus discutable en matière délictuelle, tant il est vrai que certains dommages ne peuvent jamais être évités, quelles que soient les mesures prises (v. Viney, obs. préc.). Troisième point : l’imprévisibilité doit s’apprécier au jour de la conclusion du contrat. Cette précision est évidemment propre à la matière contractuelle, l’Assemblée plénière ayant précisé qu’en matière délictuelle l’imprévisibilité devait s’apprécier au moment de l’accident (2e arrêt non reproduit). Comme l’explique Patrice Jourdain, « si l’on se place au jour de la conclusion du contrat, c’est parce que le débiteur ne s’est engagé qu’en fonction de ce qu’il pouvait prévoir à cette date et parce qu’il convient de respecter les prévisions des parties » (obs. préc.). L’arrêt ayant admis qu’une maladie grave et soudaine était imprévisible, l’on comprend en outre qu’il ne faut pas raisonner dans l’absolu mais seulement considérer les prévisions raisonnables du débiteur. Enfin, quatrième point : ce n’est pas explicite, mais l’Assemblée plénière semble évincer la condition d’extériorité dès l’instant où elle admet que la maladie, qui n’est pas extérieure à la personne du débiteur, puisse être constitutive d’un cas de force majeure. Cette condition a cependant été réaffirmée par la première chambre civile (Cass. civ. 1re, 14 oct. 2010). À quelques nuances près, le projet de réforme du droit des contrats s’inspire aujourd’hui de cette jurisprudence : « Il y a force majeure en matière contractuelle lorsqu’un événement échappant au contrôle du débiteur, qui ne pouvait être raisonnablement prévu lors de la conclusion du contrat et dont les effets ne peuvent être évités par des mesures appropriées, empêche l’exécution de son obligation par le débiteur » (art. 1218).

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Le quasi-contrat est une source d’obligation originale, donnant naissance à un engagement qui ne repose, ni sur un acte volontaire (comme le contrat), ni sur un fait illicite (comme la responsabilité délictuelle). Mal définie par l’article 1371 du Code civil, ignorée de la plupart des droits étrangers, la notion de quasi-contrat peine aujourd’hui à trouver son unité. Le projet de réforme a néanmoins souhaité la maintenir (art. 1300). On sait qu’aujourd’hui, deux quasi-contrats ont une origine légale : la gestion d’affaires et le paiement de l’indu. Deux autres ont une origine prétorienne : l’enrichissement sans cause et l’annonce de gain trompeuse. Nous mettrons l’accent sur ces derniers. 01 – Cass. req., 15 juin 1892 02 – Cass. ch. mixte, 6 septembre 2002, nº 98-22981

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1 Cass. req., 15 juin 1892 Sur le premier moyen du pourvoi, tiré de la violation de l’article 1165 C. civ., de l’art. 2102 du même Code et de la fausse application des principes de l’action de in rem verso ; (...) Attendu que s’il est de principe que les conventions n’ont d’effet entre les parties contractantes et ne nuisent point aux tiers, il est certain que ce principe n’a pas été méconnu par le jugement attaqué ; qu’en effet, cette décision n’a point admis (...) que le demandeur pouvait être obligé envers les défendeurs éventuels à raison d’une fourniture d’engrais chimiques faite par ces derniers à un tiers, mais seulement à raison du profit personnel et direct que ce même demandeur aurait retiré de l’emploi de ces engrais sur ses propres terres (...) ; Attendu que, cette action, dérivant du principe d’équité qui défend de s’enrichir au détriment d’autrui, et n’ayant été réglementée par aucun texte de nos lois, son exercice n’est soumis à aucune condition déterminée ; qu’il suffit, pour la rendre recevable, que le demandeur allègue et offre d’établir l’existence d’un avantage qu’il aurait, par un sacrifice ou un fait personnel, procuré à celui contre lequel il agit ; (...) (rejet)

■ Faits Un fermier qui ne pouvait payer ses dettes au propriétaire de ses terres (Patureau), lui abandonna sa récolte sur pied après que son bail fut résilié. Mais un marchand d’engrais, Boudier, qui n’avait pas été payé par le fermier, agit contre le propriétaire à raison du profit personnel que ce dernier aurait retiré de l’emploi des engrais sur ses propres terres. Un jugement du tribunal civil de Châteauroux du 2 décembre 1890 donna gain de cause à Boudier. Le propriétaire forma alors un pourvoi en cassation fondé, notamment, sur la violation du principe d’effet relatif des conventions et sur la fausse application des principes de l’action de in rem verso.

■ Portée L’arrêt Patureau-Boudier est l’un des arrêts les plus célèbres et les plus audacieux de la Cour de cassation, connu pour avoir consacré l’action de in rem verso, « action dérivant du principe d’équité qui défend de s’enrichir au détriment d’autrui ». L’idée était, certes, déjà présente en droit français : certaines dispositions du Code civil (ex. : art. 555 ; art. 1433) et certaines décisions de jurisprudence, rendues sous couvert de la gestion d’affaires, avaient, dans une certaine mesure, convaincu de la nécessité d’ordonner la restitution d’un enrichissement injustifié (v. Malaurie, Aynès et Stoffel-Munck, op. cit., nº 1057). Mais, ayant souligné que l’action de in

CHAPITRE 9 – Les quasi-contrats rem verso n’avait été « réglementée par aucun textes de nos lois », l’arrêt Patureau-Boudier en a consacré, pour la première fois, la pleine autonomie. Emportée par son élan, la chambre des requêtes a précisé que l’exercice de l’action « n’[était] soumis à aucune condition déterminée ». Mais cette affirmation, très dangereuse pour la sécurité juridique, a été ultérieurement corrigée. L’exercice de l’action de in rem verso suppose désormais la réunion des conditions suivantes (v. Malaurie, Aynès et Stoffel-Munck, op. cit., nº 1063 et s.) : – un transfert de valeur d’un patrimoine (celui de l’appauvri) à l’autre (celui de l’enrichi) : l’arrêt illustre ce mouvement, avec un appauvrissement qui réside dans l’absence de rémunération de Boudier et un enrichissement qui est constitué par l’amélioration de la récolte de Patureau. L’arrêt montre aussi que le transfert peut être, le cas échéant, indirect, si la valeur transite par exemple par un tiers patrimoine (celui du fermier) ; – un enrichissement non causé, c’est-à-dire sans justification juridique : l’arrêt commenté est à ce titre caduc puisque l’enrichissement de Patureau avait précisément une cause, qui était le contrat de bail conclu entre le fermier et Boudier ; – le caractère subsidiaire de l’action : introduite par la Cour de cassation au début du XXe siècle, cette restriction sert à empêcher que l’action de in rem soit utilisée pour contourner l’obstacle de droit auquel l’appauvri pourrait se heurter en tant que titulaire d’une autre action. Le projet de réforme souhaite logiquement codifier l’ensemble de cette jurisprudence (art. 1303 et s.). À ceci près que le quasi-contrat serait rebaptisé « enrichissement injustifié » pour éviter l’emploi du mot « cause ».

Pour aller plus loin • Cass. civ., 2 mars 1915 : avènement du principe de subsidiarité de l’action : « Attendu que l’action de in rem verso ne doit être admise que dans les cas où le patrimoine d’une personne se trouvant sans cause légitime enrichi au détriment de celui d’une autre personne, celle-ci ne jouirait, pour obtenir ce qui lui est dû, d’aucune action naissant d’un contrat, d’un quasi-contrat, d’un délit ou d’un quasi-délit ». • Cass. com., 9 oct. 2007, nº 05-14118 : arrêt intéressant qui, pour accorder une indemnité de perte de clientèle à un franchisé dont le contrat résilié comportait une clause de non-concurrence, se fonde sur l’article 1371 du Code civil. Est-ce un nouveau quasi-contrat ? En tout cas ce n’est pas un enrichissement sans cause, puisque l’appauvrissement et l’enrichissement ont une cause : la convention conclue entre les parties (Cass. com., 23 oct. 2012).

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2 Cass. ch. mixte, 6 septembre 2002, nº 98-22981 Vu l’article 1371 du Code civil ; Attendu que les quasi-contrats sont les faits purement volontaires de l’homme dont il résulte un engagement quelconque envers un tiers ; Attendu que pour condamner la société à payer une certaine somme à titre de dommagesintérêts à M. X, l’arrêt retient qu’en annonçant de façon affirmative une simple éventualité, la société avait commis une faute délictuelle constituée par la création de l’illusion d’un gain important et que le préjudice ne saurait correspondre au prix que M. X avait cru gagner ; Qu’en statuant ainsi, alors que l’organisateur d’une loterie qui annonce un gain à une personne dénommée sans mettre en évidence l’existence d’un aléa s’oblige, par ce fait purement volontaire, à le délivrer, la cour d’appel a violé le texte susvisé ; (cassation partielle)

■ Faits M. X avait reçu d’une société de vente par correspondance deux documents le désignant, de façon nominative et répétitive, en gros caractères, comme ayant gagné 105 750 francs, avec annonce d’un paiement immédiat, pourvu que fût renvoyé dans les délais un bon de validation joint. Or, ayant signé et expédié le bon, M. X ne reçut jamais le lot. Si bien qu’il assigna la société en délivrance du gain et, subsidiairement, en paiement de l’intégralité de la somme promise pour publicité trompeuse, née de la confusion entretenue entre gain irrévocable et pré-tirage au sort. L’association de consommateurs UFC Que Choisir demanda, quant à elle, le paiement d’une somme de 100 000 francs en réparation de l’atteinte portée à l’intérêt collectif des consommateurs. La cour d’appel n’ayant accordé que 5 000 francs à M. X et un franc à l’association, l’un et l’autre se pourvurent en cassation.

■ Portée Après avoir rejeté le moyen de l’UFC Que Choisir qui contestait l’évaluation à un franc de son préjudice, la Cour de cassation, statuant en chambre mixte, a relevé d’office un moyen de pur droit et prononcé, sous le visa de l’article 1371 du Code civil, la cassation partielle de l’arrêt qui avait condamné la société de vente par correspondance à payer une partie, et non la totalité, du gain annoncé au consommateur. Cette décision, tout à fait remarquable, était assez inattendue. Elle consacre en effet l’existence d’un nouveau quasi-contrat – l’annonce d’un « pseudo-gain » (Mestre et Fages, obs. RTD civ. 2003, p. 94) – qui oblige à délivrer le gain lui-même dès lors que

CHAPITRE 9 – Les quasi-contrats deux éléments sont réunis : une annonce faite à une personne dénommée, et l’absence de mise en évidence d’un aléa. D’un point de vue théorique, on observera que cette obligation faite aux organisateurs de loteries publicitaires nourrit la catégorie des quasi-contrats qui n’avait pas évolué depuis que l’enrichissement sans cause avait, il y a plus d’un siècle, rejoint les deux figures « historiques » qu’étaient la gestion d’affaires et le paiement de l’indu. Elle en bouleverse en même temps la cohérence car elle ne recèle aucun des critères que l’on prête usuellement aux autres quasi-contrats (v. Mazeaud, note D. 2002, p. 2963) : tandis que le quasi-contrat classique trouve sa source dans le fait volontaire du créancier et a pour objet de compenser l’avantage injustement reçu de ce dernier (v. Fages, op. cit., nº 448), l’obligation née d’une annonce de pseudo-gain trouve sa source dans le fait du débiteur et ne vise pas à compenser un avantage que ce dernier aurait indûment reçu de la part du créancier (v. Mazeaud, note préc.). En réalité, il s’agit plutôt de « procurer à autrui l’avantage légitimement espéré » (Fages, op. cit., nº 472). D’un point de vue plus pratique, on comprend que ce nouveau quasi-contrat traduit la volonté de la cour régulatrice de sanctionner les sociétés qui, par des artifices publicitaires, laissent croire aux consommateurs qu’ils ont gagné un lot important alors qu’il n’en est rien. Les juges avaient bien songé, un temps, à invoquer d’autres fondements, mais aucun n’avait été réellement satisfaisant : ni la responsabilité délictuelle pour faute, qui ne permettait que la réparation de l’illusion perdue et qui conduisait par conséquent à une indemnisation très inférieure à la valeur du lot, ni l’inexécution contractuelle, qui autorisait une réparation à hauteur de la somme promise mais qui reposait sur un improbable contrat, ni encore l’engagement unilatéral de l’organisateur qui reposait pareillement sur une volonté fictive (v. Houtcieff, note LPA 2002, nº 213, p. 16). À titre plus général, cette jurisprudence montre aussi que le droit commun sait être, le cas échéant, plus protecteur que le droit de la consommation, puisque ce n’est qu’avec la loi Chatel du 3 janvier 2008 et la création de l’infraction de pratique commerciale trompeuse (art. L. 121-1, I, 2º, e), C. consom.), que les consommateurs ont pu disposer d’une action spécifique. Le projet de réforme semble, quant à lui, vouloir revenir sur cette innovation qui ne figure pas dans la short list des quasi-contrats règlementés et qui ne paraît pas pouvoir être nourrie par une définition générale assez classique : « Les quasi-contrats sont des faits purement volontaires dont il résulte un engagement de celui qui en profite sans y avoir droit, et parfois un engagement de leur auteur envers autrui » (art. 1300).

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Pour aller plus loin • CJCE, 11 juill. 2002, Rudolf Gabriel : le fondement quasi-contractuel est écarté en droit international privé. La Cour de justice considère en effet qu’au sens des règles communautaires d’attribution de compétence juridictionnelle, l’action exercée par le consommateur est de nature contractuelle.

La responsabilité du fait personnel

Chapitre 10

Le principe de la responsabilité délictuelle du fait personnel est cristallisé par l’article 1382 du Code civil, aux termes duquel « tout fait quelconque de l’homme qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé, à le réparer ». Par sa grande généralité, ce texte permet d’embrasser les situations les plus variées. Mais il suscite en même temps d’importantes questions relatives à ses conditions d’application. Le rôle qui est joué par la Cour de cassation est à cet égard essentiel. Les décisions commentées dans ce chapitre intéressent les éléments constitutifs de la responsabilité du fait personnel : faute, lien de causalité et préjudice. Certaines d’entre elles ont également permis de préciser le domaine de l’article 1382 : 01 02 03 04 05 06 07 08 09 10 11 12 13

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Cass. Ass. plén., 12 juillet 2000, 2 arrêts, nos 98-10160 et 98-11155 Cass. civ., 27 févr. 1951 Cass. Ass. plén., 9 mai 1984, nº 80-93031 Cass. civ. 2e, 20 novembre 2003, nº 01-17977 Cass. civ. 2e, 28 mai 2009, nº 08-16829 Cass. com., 15 mai 2012, nº 11-10278 Cass. crim., 25 sept. 2012, nº 10-82938 Cass. Ass. plén., 17 novembre 2000, nº 99-13701 Cass. ch. mixte, 27 février 1970, nº 68-10276 Cass. req., 1er juin 1932 Cass. civ. 1re, 16 janv. 2013, nº 12-14439 Cass. civ. 1re, 3 juin 2010, nº 09-13591 Cass. civ. 2e, 19 juin 2003, 2 arrêts, nos 00-22302 et 01-13289

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1 Cass. Ass. plén., 12 juillet 2000, 2 arrêts, nos 98-10160 et 98-11155 (1er et 2e arrêt) Mais attendu que les abus de la liberté d’expression prévus et réprimés par la loi du 29 juillet 1881 ne peuvent être réparés sur le fondement de l’article 1382 du Code civil ; qu’ayant retenu que la publication des propos litigieux relevait des dispositions de l’article 34, alinéa 1er, de ladite loi, la cour d’appel a décidé à bon droit que les consorts X ne pouvaient être admis à se prévaloir de l’article 1382 dudit Code ; que le moyen n’est pas fondé ; (rejet)

■ Faits Dans la première affaire, un hebdomadaire avait publié un article qui imputait à un militaire des actes de torture. Sa veuve et ses enfants avaient alors demandé, sur le fondement de l’article 1382 du Code civil, au rédacteur de l’article et à la société éditrice de l’hebdomadaire, réparation du préjudice qu’ils estimaient avoir subi. Dans la seconde affaire, un journal avait publié un article intitulé « le cas X : on ne badine pas avec la mort ». Les parents de X, décédé, qui estimaient que des passages de l’article portaient, à l’encontre de leur fils, des accusations accréditant dans l’esprit des lecteurs l’idée qu’il était responsable de la mort de plusieurs victimes par transmission du virus du Sida, avaient eux aussi demandé réparation du préjudice subi du fait de la publication. Ces demandes furent, toutes deux, rejetées par les cours d’appel qui estimèrent que les faits de diffamation ne pouvaient être sanctionnés sur le fondement de la loi du 29 juillet 1881 relative à la liberté de la presse, en l’absence d’intention de nuire aux héritiers. Des pourvois furent alors formés, qui reprochèrent aux juges du fond d’avoir refusé d’appliquer l’article 1382 du Code civil en ayant statué sur le seul fondement de la loi de 1881.

■ Portée Le principe très général selon lequel « tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé, à la réparer », cristallisé par l’article 1382 du Code civil et reconnu par le Conseil constitutionnel, peut-il voir, dans certains cas, son domaine d’application restreint ? Manifestement oui, si l’on se fie aux deux arrêts rendus le 12 juillet 2000 par l’Assemblée plénière de la Cour de cassation qui considèrent que « les abus de la liberté d’expression prévus et réprimés par la loi du 29 juillet 1881 ne peuvent être réparés sur le fondement de l’article 1382 du Code civil ». L’article 1382 subit donc un reflux en matière de délits de presse. Celui-ci a bien sûr une explication : il procède du souci de ne pas contrarier, par le jeu de la clause générale du Code civil, le but

CHAPITRE 10 – La responsabilité du fait personnel de la loi du 29 juillet 1881 qui est de préserver la liberté d’expression au moyen de règles originales, notamment de prescription, qui rendent les poursuites plus difficiles (v. Viney, obs. JCP G 2000, I, 280). La Cour de cassation avait déjà fait un pas en ce sens, en soumettant l’action civile portée devant les juridictions civiles aux règles de procédure pénale spéciales de la loi de 1881. Avec les arrêts rapportés, la haute juridiction parachève l’évolution : c’est le recours même à l’article 1382 du Code civil qui est désormais exclu, dès lors que la victime fonde son action en dommages-intérêts sur des faits qui relèvent potentiellement de l’une des qualifications pénales de la loi de 1881 (diffamation et injure). Mais quid des abus de liberté d’expression qui ne seraient pas visés par cette loi ? Prise au pied de la lettre, la formule des arrêts de 2000 n’exclut pas la « fonction complétive » (Dreyer, obs. D. 2014, p. 508) de la responsabilité de droit commun. Mais rien n’est moins sûr : alors qu’on croyait au caractère isolé d’un arrêt hostile rendu par la première chambre civile le 27 septembre 2005, cette même première chambre a plus récemment jugé, en suggérant qu’il s’agissait d’une nécessaire conséquence de l’application de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, que « la liberté d’expression est un droit dont l’exercice ne revêt un caractère abusif que dans les cas spécialement déterminés par la loi » (Cass. civ. 1re, 10 avr. 2013). D’autres décisions ont pourtant réaffirmé la vocation subsidiaire de l’article 1382. Il est évident que la jurisprudence n’est pas encore stabilisée sur cette question. Ses travers interrogent au reste la doctrine (v. Viney, étude D. 2014, p. 787). On constate que les dispositions de la loi sur la presse sont régulièrement interprétées de façon laxiste pour favoriser la réparation. On se demande aussi quelle est la cohérence d’un système qui semble préserver le jeu de l’article 1382 en cas de dénigrement de produits ou services, faisant ainsi en sorte que ces derniers soient mieux protégés que les personnes.

Pour aller plus loin • Cass. civ. 1re, 10 avr. 2013, nº 12-10177 : une cour d’appel retient la responsabilité de deux personnes qui ont fait figurer sur un site des fausses informations et des images truquées de nature à entretenir une confusion préjudiciable à un musée. Cassation pour violation de l’art. 10, Conv. EDH : « alors que la liberté d’expression est un droit dont l’exercice ne revêt un caractère abusif que dans les cas spécialement déterminés par la loi, et que les propos reproduits, fussentils mensongers, n’entrent dans aucun de ces cas ». La solution est très protectrice de la liberté d’expression. On peut même se demander, en raison de sa généralité, si elle n’exclut pas le jeu de l’article 1382 en cas de critique de biens ou services.

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2 Cass. civ., 27 févr. 1951 Vu les articles 1382 et 1383 du Code civil ; Attendu que la faute prévue par les articles 1382 et 1383 peut consister aussi bien dans une abstention que dans un acte positif ; que l’abstention, même non dictée par la malice et l’intention de nuire, engage la responsabilité de son auteur lorsque le fait omis devait être accompli soit en vertu d’une obligation légale, réglementaire ou conventionnelle, soit aussi, dans l’ordre professionnel, s’il s’agit notamment d’un historien, en vertu des exigences d’une information objective ; (...) que la cour devait rechercher si en écrivant une histoire de la TSF dans laquelle les travaux et le nom d’Édouard Branly étaient volontairement omis, Turpain s’était comporté comme un écrivain ou un historien prudent, avisé et conscient des devoirs d’objectivité qui lui incombaient ; (cassation)

■ Faits Le professeur Turpain, après avoir contesté la valeur et la portée des travaux scientifiques d’Édouard Branly dans une première série d’articles, écrivit un nouvel article intitulé « Historique de la TSF » où, exposant les travaux de certains savants, dont lui-même, qui avaient joué selon lui un rôle dans la réalisation de la TSF, il décida, cette fois, garder le silence sur le nom et les travaux de Branly. Ce dernier lui reprocha alors d’avoir manqué à son devoir de renseigner exactement les lecteurs et commis à son égard une faute de nature à engager sa responsabilité. La cour d’appel rejeta la demande de Branly ; un pourvoi fut formé.

■ Portée Il est des arrêts qui deviennent « grands » grâce aux commentaires que la doctrine leur a consacrés. Tel est le cas de l’arrêt Branly, qui fit l’objet en 1951 d’une critique de Carbonnier restée célèbre : « Le silence et la gloire » (D. 1951, chron. p. 28). Le silence, parce que c’est cela qui était reproché à un professeur : le fait d’avoir tu, dans un article d’histoire consacré à la TSF (la transmission sans fil), le nom et les travaux d’Édouard Branly. Ce fait négatif pouvait-il être regardé comme un fait générateur de responsabilité au sens des articles 1382 ou 1383 du Code civil ? Oui, répond la Cour de cassation, car la faute « peut consister aussi bien dans une abstention que dans un acte positif ».

CHAPITRE 10 – La responsabilité du fait personnel La solution peut se comprendre, puisque les textes relatifs à la responsabilité du fait personnel (art. 1382 et 1383) ne distinguent pas selon la nature de la faute (omission ou commission). Mais elle n’est pas à l’abri de toute critique. Au cas particulier, Carbonnier fit remarquer que la Cour de cassation entamait la liberté d’expression en créant une sorte de délit de presse en marge de la loi du 29 juillet 1881, et ouvrait la voie à « un contrôle judiciaire de la manière d’écrire l’histoire ». La solution lui parut d’autant plus critiquable que le préjudice consécutif était étonnant : on ne réparait pas l’atteinte portée à l’honneur d’une personne, mais à sa simple gloire. De façon plus générale, la question reste posée de savoir comment délimiter cette faute d’abstention, afin que la règle ne devienne pas liberticide. Une solution aurait été de seulement sanctionner les abstentions dans l’action, par opposition aux abstentions pures et simples (v. Flour, Aubert et Savaux, Les obligations, t. 2, Le fait juridique, Sirey, 14e éd. 2011, nº 106) ; mais la jurisprudence n’a jamais pris cette direction. Une autre solution aurait été de seulement sanctionner les silences avec intention de nuire ; mais l’arrêt Branly condamne cette distinction puisqu’il précise que « l’abstention, même non dictée par la malice et l’intention de nuire, engage la responsabilité de son auteur ». Une dernière solution aurait été de limiter l’abstention fautive aux cas où serait méconnue une obligation d’agir d’origine légale, comme par exemple en cas d’omission de porter secours à une personne en danger (v. Flour, Aubert et Savaux, op. cit., nº 107). C’est une idée qui affleure dans l’arrêt Branly, même si celui-ci ne se montre pas aussi restrictif puisqu’il admet la possibilité d’une faute « lorsque le fait omis devait être accompli soit en vertu d’une obligation légale, réglementaire ou conventionnelle, soit aussi, dans l’ordre professionnel, s’il s’agit notamment d’un historien, en vertu des exigences d’une information objective ». Audelà de la loi ou de la convention, donc, l’obligation d’agir pourrait aussi être imposée par une règle professionnelle. La position de la jurisprudence, cependant, n’est pas fermement arrêtée : d’autres arrêts ont admis la faute d’omission de façon inconditionnelle, sans spécificité donc par rapport à la faute d’action. La question est de savoir s’il est aussi simple de définir un standard de bon comportement ici et là, et si le juge est légitime pour le faire.

Pour aller plus loin • Cass. civ. 1re, 16 oct. 2013, nº 12-35434 : les juges n’imposent pas toujours la manière d’écrire l’histoire. A propos d’un livre s’interrogeant sur le caractère forcé de l’incorporation des Alsaciens dans le corps SS : « les propos litigieux, s’ils ont pu heurter, choquer ou inquiéter (...), ne faisaient qu’exprimer un doute sur une question historique objet de polémique, de sorte qu’ils ne dépassaient pas les limites de la liberté d’expression ».

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3 Cass. Ass. plén., 9 mai 1984, nº 80-93031 Attendu que les parties civiles font grief à l’arrêt d’avoir déclaré Lemaire responsable pour moitié seulement des conséquences de l’accident alors, selon le moyen, que les juges du fond ne peuvent retenir à l’encontre d’un enfant de treize ans, décédé par électrocution à la suite de travaux défectueux dans l’installation électrique de la ferme de ses parents, une faute ayant contribué à la réalisation de son propre dommage, sans rechercher si ce mineur avait la capacité de discerner les conséquences de l’acte fautif par lui commis ; Mais attendu que l’arrêt retient qu’aucune indication ne pouvant être déduite de la position de l’interrupteur rotatif, Dominique Declercq aurait dû, avant de visser l’ampoule, couper le courant en actionnant le disjoncteur ; Qu’en l’état de ces énonciations, la Cour d’appel, qui n’était pas tenue de vérifier si le mineur était capable de discerner les conséquences de son acte, a pu estimer sur le fondement de l’article 1382 du Code civil que la victime avait commis une faute qui avait concouru, avec celle de M. Lemaire, à la réalisation du dommage dans une proportion souverainement appréciée ; (rejet)

■ Faits Dominique Declercq, âgé de treize ans, est mortellement électrocuté en vissant une ampoule sur une douille. M. Lemaire, ouvrier électricien, ayant, une dizaine de jours auparavant, exécuté des travaux d’électricité dans l’étable où se sont produits les faits, les consorts Declercq citent (entre autres) Lemaire devant le tribunal correctionnel. La cour d’appel ayant retenu que l’enfant a commis une faute qui a concouru à la réalisation de son propre dommage et déclaré, en conséquence, Lemaire responsable pour moitié seulement des conséquences de l’accident, les parties civiles forment un pourvoi. Elles estiment que l’enfant n’avait pas la capacité de discerner les conséquences de son acte.

■ Portée L’arrêt Lemaire fait partie d’une série de cinq arrêts (non reproduits) rendus le même jour par l’Assemblée plénière de la Cour de cassation qui, réalisant un important revirement de jurisprudence, admettent que l’enfant privé de discernement puisse être civilement responsable. Il précise pour sa part que l’enfant victime peut se voir reprocher une faute susceptible de diminuer son droit à réparation, sans qu’il soit nécessaire de se demander s’il était ou non capable de discernement.

CHAPITRE 10 – La responsabilité du fait personnel L’évolution était prévisible. Quelques années auparavant, en effet, la loi du 3 janvier 1968 relative à la majorité et aux majeurs protégés par la loi avait introduit dans le Code civil un article 489-2 nouveau qui prévoyait que « Celui qui a causé un dommage à autrui alors qu’il était sous l’empire d’un trouble mental n’en est pas moins obligé à réparation » (désormais : article 414-3 du Code civil). Or, s’il n’était évidemment question d’assimiler l’enfant au dément, il demeurait que la problématique était identique : l’enfant, en tant qu’il était en bas-âge (infans), était privé de capacité de discernement. Partant, il n’était pas excessif de penser, même si cela fut discuté, que la réponse du droit finirait par être identique dans un cas comme dans l’autre (v. Flour, Aubert et Savaux, t. 2, op. cit., nº 100). D’un point de vue théorique, l’abandon de la condition de discernement marque l’avènement d’une conception objective de la faute : à l’envers de la faute pénale qui continue de reposer sur une condition subjective d’imputabilité morale, la faute civile peut être désormais constituée « par le seul fait, matériellement – objectivement – constatable, d’une erreur de conduite » (ibid., nº 98-1). On ne saurait à cet égard tenter de limiter la portée de l’arrêt en relevant que celui-ci n’intéresse que la responsabilité des enfants. De fait, la Cour de cassation aurait pu aboutir à la même solution (un partage des responsabilités) en constatant que la victime, âgée de treize, n’était pas un enfant en bas-âge privé de discernement. Or, elle a préféré juger, de façon très significative (v. Brun, La responsabilité extracontractuelle, LexisNexis, 3e éd. 2014, nº 301), que la cour d’appel « n’était pas tenue de vérifier si le mineur était capable de discerner les conséquences de son acte ». La disparition de l’élément subjectif de la faute éclaire de façon rétrospective le sens de l’ancien article 489-2 du Code civil, et permet de donner une meilleure assise, par exemple, à la jurisprudence qui admet de longue date qu’une personne morale puisse être responsable de son propre fait, et pas seulement du fait de ses dirigeants. Il convient d’observer que cette évolution majeure du droit contemporain de la responsabilité civile est diversement appréciée par la doctrine. Certains estiment que cela va dans le sens d’une meilleure protection des victimes. Mais d’autres font remarquer que cela peut aussi leur nuire lorsque, comme en l’espèce, la victime est elle-même fautive (v. Chabas, note D. 1984, p. 525). En outre, la nécessité de culpabiliser l’infans ne sonne pas comme une évidence lorsqu’on sait que « les victimes disposent de répondants naturels en la personne des parents » (Viney, Jourdain et Carval, op. cit., nº 593-1) et que cette responsabilité parentale est engagée dans des conditions toujours plus légères, sans qu’il soit nécessaire en particulier de prouver la faute de l’enfant. Sans remettre en cause la définition objective de la faute civile, l’avant-projet Catala souhaiterait de son côté que la faute de la victime ne soit pas une cause d’exonération lorsque cette dernière est « une personne privée de discernement » (art. 1351-1).

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4 Cass. civ. 2e, 20 novembre 2003, nº 01-17977 Mais attendu que l’arrêt retient que (...) Richard X, âgé de 27 ans en 1976, ne pouvait alors ignorer les méfaits de l’usage abusif du tabac, non seulement du fait de l’information légale portée sur les paquets de cigarettes, mais encore du fait de toutes les informations présentées à la connaissance de tous par les médias (...) ; que si l’avertissement sanitaire légal pouvait influencer un fumeur récent ou une personne envisageant de fumer, il était improbable, même au regard du caractère "addictif" du tabac sur lequel insistent les consorts X, que Richard X, qui avait assisté en 1980 au décès par cancer du poumon d’un membre de sa famille, qui avait été lui-même atteint d’un cancer en 1988 sans cesser de fumer, eût été influencé par ce message, même s’il n’était pas rigoureusement conforme à la loi ; qu’il était ainsi pratiquement certain que même en retenant la thèse des consorts X suivant laquelle l’information légale due par la Seita, en application de la loi du 10 juillet 1976, aurait été faite de façon critiquable, Richard X n’aurait pas eu alors une attitude différente et que le dommage se serait produit de toute façon ; qu’il n’est pas démontré, d’une part que la "désinformation" que les consorts X imputent au directeur de la Seita, et qui se serait caractérisée par une seule communication dans une publication destinée aux seuls débitants de tabac ou par la publicité, alors non réglementée, d’autre part que l’ensemble des fautes qu’ils reprochent à la Seita postérieurement à 1976, aient joué quelque rôle que ce soit dans l’habitude prise depuis longtemps par leur auteur ; (...) Que de ces constatations et énonciations (...), la cour d’appel a pu déduire que le lien de causalité entre le dommage invoqué par les consorts X et les fautes alléguées de la Seita n’était pas établi ; (rejet)

■ Faits Un fumeur invétéré de cigarettes « Gauloises », victime de plusieurs cancers du poumon et de la langue, avait assigné la Seita (fabricant) sur le fondement des articles 1382 et 1384, alinéa 1er, du Code civil, en réparation des préjudices causés par la consommation du tabac. Son action fut poursuivie par ses héritiers après son décès, lesquels furent cependant déboutés en appel de l’ensemble de leurs demandes. Si bien qu’un pourvoi fut formé. Celui-ci était articulé autour de trois moyens : le premier reprochait à la cour d’appel d’avoir méconnu l’obligation d’information précontractuelle du fabricant pour la période allant de 1963 (date où la victime avait commencé à fumer) à 1976 (date de la loi Veil anti-tabac) ; le deuxième lui reprochait d’avoir retenu, pour la période postérieure à 1976, que les fautes d’information commises par la Seita n’avaient joué

CHAPITRE 10 – La responsabilité du fait personnel aucun rôle dans le décès ; le troisième faisait enfin grief à la cour de n’avoir pas admis, sur le terrain de la responsabilité du fait des choses, que le fabricant était gardien de la structure.

■ Portée Le fumeur ne peut s’en prendre qu’à lui-même ! Voilà en substance ce qui ressort de cet arrêt, très remarqué, par lequel la Cour de cassation a approuvé les juges du fond qui avaient refusé d’engager la responsabilité de la Seita pour un dommage imputable à la consommation de tabac. Nous laisserons de côté la question de l’application de la responsabilité du fait des choses, qui n’a pas convaincu la Cour, pour évoquer le problème central de la responsabilité pour faute du fabricant. L’arrêt distingue deux périodes : celle allant de 1963 à 1976, et celle postérieure à 1976. Pour la première, il s’agissait de savoir si, en l’absence de loi spéciale imposant au fabricant une obligation d’information, celui-ci devait malgré tout prévenir le fumeur des dangers liés à la consommation excessive de tabac. Les juges ne l’ont pas pensé, au motif que les autorités gouvernementales « divergeaient sur le caractère impératif et sur les modalités de l’information à fournir à la population ». L’explication n’a rien de satisfaisant : la Seita disposait d’une pleine autonomie juridique et devait donc, dès lors qu’elle connaissait le danger, avertir les fumeurs au titre de l’obligation d’information précontractuelle qui pèse sur tout contractant (v. Grynbaum, note D. 2003, p. 2909). Pour la seconde période, où la loi imposait une obligation spéciale, il s’agissait de savoir si la défaillance du fabricant de cigarettes constituait la cause du dommage subi par le fumeur. Les juges ont une nouvelle fois donné satisfaction à la Seita en considérant qu’il était improbable que le fumeur, qui connaissait les méfaits de l’usage abusif du tabac et qui n’avait pas été découragé par le décès d’un proche et par un premier cancer, eut été influencé par une information correctement délivrée. Entre les deux causes possibles du dommage (la faute du fabricant ou le comportement de la victime), la Cour a donc tranché. Techniquement, on pourrait expliquer ce choix par la théorie de la proximité des causes (on choisit l’évènement le plus proche) ou encore par l’idée qu’il manquerait, selon la formule de Dejean de la Bâtie, une « empreinte continue du mal » puisque la volonté de la victime (de fumer ou non) s’interposerait entre la faute et le préjudice. On peut cependant trouver la solution sévère et objecter que l’acte de volonté n’est jamais réellement libre chez un fumeur victime (v. Fabre-Magnan, Droit des obligations, t. 2, Responsabilité civile et quasi-contrats, PUF, 3e éd. 2012, p. 230). L’explication est peut-être avant tout politique : il s’agirait d’éviter la multiplication des procès et de « prévenir toute dérive à l’américaine » (Jourdain, obs. RTD civ. 2004, p. 103).

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5 Cass. civ. 2e, 28 mai 2009, nº 08-16829 Vu l’article 1147 du Code civil et le principe de la réparation intégrale du préjudice sans perte ni profit ; Attendu que pour l’indemnisation du préjudice corporel, la réparation des postes de préjudice dénommés déficit fonctionnel temporaire et déficit fonctionnel permanent inclut, le premier, pour la période antérieure à la date de consolidation, l’incapacité fonctionnelle totale ou partielle ainsi que le temps d’hospitalisation et les pertes de qualité de vie et des joies usuelles de la vie courante durant la maladie traumatique, le second, pour la période postérieure à cette date, les atteintes aux fonctions physiologiques, la perte de la qualité de vie et les troubles ressentis par la victime dans ses conditions d’existence personnelles, familiales et sociales ; qu’il s’ensuit que la réparation d’un poste de préjudice personnel distinct dénommé préjudice d’agrément vise exclusivement à l’indemnisation du préjudice lié à l’impossibilité pour la victime de pratiquer régulièrement une activité spécifique sportive ou de loisirs ; (cassation partielle)

■ Faits L’Établissement français du sang, déclaré responsable d’une contamination par le virus de l’hépatite C, est condamné à verser diverses indemnités au titre d’un préjudice spécifique de contamination, de préjudices fonctionnels temporaire et permanent, et d’un préjudice d’agrément. La cour d’appel juge que ce dernier préjudice est caractérisé par la perte de qualité de vie et des joies usuelles de la vie courante. Un pourvoi est formé.

■ Portée Le droit français présente cette particularité de ne pas fixer de limite a priori aux types de souffrances réparables (v. Fabre-Magnan, étude D. 2010, p. 2376). Les troubles de la vie quotidienne peuvent donc être indemnisés. Mais à quel titre ? Les juges du fond avaient estimé que l’impossibilité, pour la victime d’un dommage corporel, « de s’adonner à ses activités de loisirs antérieures et même de s’occuper de ses petits-enfants », pouvait être indemnisée au titre du préjudice d’agrément. À tort, puisque l’arrêt est cassé de ce chef : « la réparation d’un poste de préjudice personnel distinct dénommé préjudice d’agrément vise exclusivement à l’indemnisation du préjudice lié à l’impossibilité pour la victime de pratiquer régulièrement une activité spécifique sportive ou de loisirs ».

CHAPITRE 10 – La responsabilité du fait personnel La deuxième chambre civile de la Cour de cassation retient ainsi une définition très restrictive du préjudice d’agrément et éloignée de celle qui avait été proposée quelque temps plus tôt par l’Assemblée plénière, laquelle avait estimé qu’il recouvrait « le préjudice subjectif de caractère personnel résultant des troubles ressentis dans les conditions d’existence » (v. Cass. Ass. plén., 19 déc. 2003). Elle considère du même coup que la perte de qualité de vie et des joies usuelles de la vie courante ne peut être réparée qu’au titre d’un autre chef de préjudice, le « déficit fonctionnel », ce qui explique que la cassation intervienne au visa du principe de la réparation intégrale : en ayant réparé ce préjudice au titre du préjudice d’agrément alors qu’il était déjà réparé au titre du déficit fonctionnel, les juges ont indemnisé deux fois le même préjudice. Reste à comprendre pourquoi la Cour opère cette « recomposition des préjudices » (Bloch, obs. JCP G 2009, 248). Il y a d’abord l’influence immédiate de la nomenclature Dinthilac, qui a établi une typologie des dommages corporels et qui retient la même conception étroite du préjudice d’agrément. Il y a ensuite, plus indirectement, l’influence de la loi du 21 décembre 2006 sur le droit des recours des tiers payeurs qui est à l’origine d’une réforme majeure. Alors qu’il était auparavant permis aux tiers payeurs (i.e. les organismes comme la sécurité sociale, qui font une avance à la victime avant de se retourner contre le responsable) de se rembourser sur la totalité des sommes dues au titre des préjudices non personnels, même non couverts (ce qui privait les victimes d’une partie de la réparation qui leur était due), il ne leur est désormais possible de recourir que sur les seules indemnités qui réparent les préjudices effectivement pris en charge. Cette réforme explique l’utilité d’une définition précise de chaque préjudice mais aussi le rétrécissement du poste de préjudice d’agrément : ce dernier (non soumis au recours) avait été élargi dans le seul but de vider le poste du préjudice fonctionnel (soumis à l’époque au recours). Mais cela n’a plus d’intérêt : le déficit fonctionnel ne donnant lieu en principe à aucune prestation sociale, les victimes n’ont plus à craindre que leur droit à réparation soit amputé par le recours du tiers (v. Jourdain, obs. RTD civ. 2010, p. 560).

Pour aller plus loin • Cass. civ. 2e, 28 févr. 2013, nº 11-21015 : la Cour avait initialement choisi de conserver une définition large du préjudice d’agrément quand celui-ci résultait d’un accident du travail (Cass. civ. 2e, 8 avr. 2010). Revirement : elle retient désormais la même définition qu’en droit commun, en exigeant que la victime justifie « d’une activité spécifique sportive ou de loisir antérieure à la maladie ».

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6 Cass. com., 15 mai 2012, nº 11-10278 Vu les articles 1147, 1382 et 1383 du code civil ; Attendu que pour rejeter les demandes de la société La Pizzeria et de la société Jafa au titre du préjudice moral, l’arrêt retient que s’agissant de sociétés elles ne peuvent prétendre à un quelconque préjudice moral ; Par ces motifs : casse et annule, mais seulement en ce qu’il a rejeté les demandes des sociétés La Pizzeria et Jafa au titre du préjudice moral, l’arrêt rendu (...)

■ Faits Après avoir cédé les parts de la société La Pizzeria, M. X prend le contrôle d’une société qui développe une activité concurrente. Estimant que ce comportement traduit, à la fois, une violation par le cédant de la clause de non-concurrence prévue à l’acte de cession, et une concurrence déloyale par la société concurrente, la société La Pizzeria les assigne aux fins d’obtenir réparation. Sa demande ayant été rejetée au titre du préjudice moral, un pourvoi est formé.

■ Portée Une société peut souffrir d’un préjudice moral. Voilà en substance ce que l’on retiendra de cet important arrêt de la chambre commerciale de la Cour de cassation. L’arrêt a été rendu avec une sécheresse peu commune : un triple visa pour indiquer que la solution, très générale, vaut aussi bien en matière contractuelle (art. 1147, C. civ.) que délictuelle (art. 1382 et 1383, C. civ.), et un dispositif par lequel la chambre commerciale censure l’arrêt d’appel « mais seulement en ce qu’il a rejeté les demandes (...) au titre du préjudice moral ». Mais la forme est plus originale que le fond, et ceci explique peut-être cela : ce n’est pas la première fois en effet que la haute juridiction reconnaît l’aptitude d’une personne morale à souffrir d’un préjudice moral. L’arrêt n’en suscite pas moins l’intérêt car cette position de principe tranche avec le scepticisme d’une grande partie de la doctrine. En bref, à quoi peut bien correspondre ce préjudice moral ? L’arrêt rapporté, comme bien d’autres, montre que le préjudice en question ne représente le plus souvent qu’un moyen commode d’accorder une indemnisation quand la preuve d’un préjudice économique ne peut être convenablement rapportée. La société victime ne se plaignait en effet que d’un trouble commercial, si bien qu’on peut avoir le sentiment que la réparation du préjudice moral a surtout servi de masque au prononcé de dommages-intérêts punitifs, dont on sait qu’ils

CHAPITRE 10 – La responsabilité du fait personnel sont un moyen très efficace de lutter contre les fautes lucratives (v. Barbieri, note Bull. Joly 2012, p. 536 ; Bloch, obs. JCP G 2012, 1224). Rien n’indique cependant qu’au-delà de ce cas particulier, il faille exclure toute possibilité pour une personne morale de souffrir d’un « vrai » préjudice moral. Mais il faut alors se convaincre de ce que l’être moral pourrait être réellement victime d’un préjudice autre qu’économique, ce qui n’est pas une mince affaire. Sauf à verser dans l’anthropomorphisme, on peut évacuer l’hypothèse d’un « dommage purement moral » (Fabre-Magnan, t. 2, op. cit., p. 138) qui renverrait à une souffrance psychologique. L’idée qu’une personne morale puisse être dotée de sentiments heurte la raison et il serait tout de même étrange de devoir admettre qu’« on ne peut déjeuner avec une personne morale mais (qu’) elle pourrait en souffrir ! » (Hauser, obs. RTD civ. 2013, p. 85). Il faut un peu moins d’imagination, en revanche, pour considérer qu’un préjudice moral pourrait découler d’une atteinte portée aux droits de la personnalité d’un groupement. En effet, si les personnes morales n’ont ni corps ni esprit, elles n’en sont pas moins titulaires, comme les personnes physiques, de droits extrapatrimoniaux tels que le droit à l’honneur, à la réputation ou même à la vie privée. Or, puisque la lésion de ces droits peut constituer pour une personne physique un préjudice qualifié de moral, il n’y aurait aucune raison d’exclure par principe cette possibilité au bénéfice d’une personne morale. Ce qui est vrai toutefois, c’est qu’il sera souvent malaisé de distinguer le préjudice moral du simple préjudice économique, dans la mesure où l’atteinte aux droits essentiels d’une société engendre presque toujours des pertes commerciales (v. Stoffel-Munck, note Rev. soc. 2012, p. 620). Et à bien réfléchir, il n’y a guère que pour les organismes sans but lucratif, que l’atteinte à un intérêt extrapatrimonial pourrait, sans discussion, entraîner un préjudice moral authentique (v. Barbieri, obs. préc.). On est très loin, quoi qu’il en soit, de l’époque où l’on se demandait encore si le préjudice moral d’une personne physique méritait d’être réparé...

Pour aller plus loin • Cass. civ. 3e, 8 juin 2011, nº 10-15500 : un cas fréquent depuis plusieurs années : les associations de défense de l’environnement sont considérées comme victimes d’un « préjudice moral » dès l’instant où il est porté atteinte aux intérêts collectifs qu’elles ont pour objet de défendre. • Cass. com., 9 févr. 1993, nº 91-12258 : autre cas classique, cette fois d’un préjudice moral très artificiel. Une cour d’appel avait refusé d’indemniser la victime d’une concurrence déloyale, faute de préjudice démontré ; cassation : « il s’inférait nécessairement des actes déloyaux constatés l’existence d’un préjudice pour la société MBF, fût-il seulement moral ».

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7 Cass. crim., 25 sept. 2012, nº 10-82938 (...) la cour d’appel a justifié l’allocation des indemnités propres à réparer le préjudice écologique, consistant en l’atteinte directe ou indirecte portée à l’environnement et découlant de l’infraction ; (cassation partielle)

■ Faits Le navire-citerne Erika, battant pavillon maltais, sombre en 1999 au large de la Bretagne, entraînant une pollution de l’océan et de plusieurs centaines de kilomètres de côtes. Le tribunal correctionnel, puis la Cour d’appel de Paris, condamnent pénalement Total en tant qu’affréteur, ainsi que l’armateur, le gestionnaire et la société de certification. Sur l’action civile, les juges estiment que le droit commun de la responsabilité civile trouve à s’appliquer et qu’à ce titre, plusieurs collectivités territoriales et associations peuvent notamment obtenir réparation du préjudice résultant de l’atteinte à l’environnement. La cour d’appel considère cependant que Total doit bénéficier d’une immunité en application d’une convention internationale. Plusieurs moyens sont alors dirigés contre l’arrêt. L’un d’eux, qui ne retiendra pas l’attention ici, conteste l’immunité de Total ; l’arrêt est cassé de ce chef. Un autre conteste l’évaluation du préjudice, et notamment l’excès de l’indemnisation accordée.

■ Portée L’arrêt Erika est un « grand arrêt » à plusieurs titres : d’abord, en raison de son retentissement médiatique exceptionnel, qui est évidemment lié à l’ampleur de la catastrophe occasionnée ; ensuite, en raison de la longueur hors normes de la décision rapportée (plus de 300 pages !) ; enfin, et surtout, en raison de son apport fondamental au droit de la responsabilité civile. Parmi les nombreuses questions de droit qui étaient posées, les juges devaient se prononcer sur la possible existence d’un préjudice écologique « pur ». Un préjudice qui a donc été reconnu, par la Cour d’appel de Paris, puis pour la première fois par la Cour de cassation. La solution n’avait pourtant rien d’évident. Certes, le contexte juridique était favorable, puisqu’un fort courant doctrinal militait en sa faveur depuis plusieurs années, et que certains textes supralégislatifs invitaient clairement à reconnaître la spécificité du préjudice écologique, parmi lesquels figurait notamment la directive européenne du 21 avril 2004 relative à la responsabilité environnementale. On sait toutefois que la loi du 1er août 2008 qui a assuré sa transposition (art. L. 160-1 et s., C. envir.), n’a pas institué un vrai régime de responsabilité civile mais un régime de police

CHAPITRE 10 – La responsabilité du fait personnel administrative, où le préfet du département tient un rôle majeur. Quant au droit commun de la responsabilité civile, celui-ci butait a priori sur l’exigence traditionnelle d’un préjudice personnel : l’article 1382 du Code civil, qui ne vise que le dommage causé à « autrui », suggère en effet que le droit à réparation ne peut être accordé que si le dommage est causé à une personne. Or, si la Nature peut être considérée comme victime, elle ne possède évidemment pas la personnalité juridique (v. Fabre-Magnan, t. 2, op. cit., p. 144). Ces considérations n’ont donc pas empêché la Cour de cassation de reconnaître l’existence du préjudice écologique « pur ». Sa nature singulière ressort néanmoins plus clairement des motifs de la cour d’appel, que de l’approbation somme toute lapidaire de la haute juridiction. Les juges parisiens l’ont en effet identifié comme le préjudice « objectif, autonome, qui s’entend de toute atteinte non négligeable à l’environnement naturel, (...) sans répercussions sur un intérêt humain particulier ». Inspirée des travaux d’un auteur (v. Neyret, Atteinte au vivant et responsabilité civile, LGDJ, 2006), reprise par la suite dans une proposition de nomenclature (v. Neyret et Martin, Nomenclature des préjudices environnementaux, LGDJ, 2012), cette définition montre que certains préjudices (préjudices objectifs) n’ont aucune conséquence sur les intérêts patrimoniaux ou extrapatrimoniaux des personnes (préjudices subjectifs). Il ne faut pas cacher que cette distinction ne sera pas toujours facile à mettre en œuvre. Comme l’illustre l’arrêt rapporté, l’un des principaux écueils tient au fait qu’une même personne agira souvent, à la fois, en réparation du préjudice écologique objectif et d’un préjudice subjectif personnel. Or, parce qu’une association peut notamment invoquer un préjudice moral découlant de l’atteinte à l’intérêt collectif qu’elle a pour objet de défendre, le risque est grand que le préjudice écologique « pur » ne s’en distancie pas, favorisant du même coup la double indemnisation du même préjudice. C’était précisément l’une des faiblesses de l’arrêt d’appel, que le pourvoi et la doctrine avait dénoncées (v. Parance, note Gaz. Pal. 25 oct. 2012, p. 8 ; Jourdain, obs. RTD civ. 2013, p. 123). D’autres questions complexes demeurent également sans réponse (v. Jourdain, obs. préc. ; Neyret, D. 2012, p. 2673). Peut-on admettre, par exemple, que le juge accueille une pluralité de demandes en réparation émanant de collectivités ou d’associations, alors que le préjudice écologique est unique ? Quel sens donner, par ailleurs, à la possibilité d’une réparation en argent, alors que le principe de non-affectation des dommages-intérêts laisse le demandeur libre d’en user comme il le veut ? Le législateur pourrait y répondre prochainement, en s’inspirant le cas échéant des conclusions du rapport Jégouzo qui a été remis au garde des Sceaux le 17 septembre 2013.

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8 Cass. Ass. plén., 17 novembre 2000, nº 99-13701 Vu les articles 1165 et 1382 du Code civil ; (...) Attendu, cependant, que dès lors que les fautes commises par le médecin et le laboratoire dans l’exécution des contrats formés avec Mme Perruche avaient empêché celle-ci d’exercer son choix d’interrompre sa grossesse afin d’éviter la naissance d’un enfant atteint d’un handicap, ce dernier peut demander la réparation du préjudice résultant de ce handicap et causé par les fautes retenues ; (cassation)

■ Faits Mme Perruche, qui est enceinte, pense avoir contracté la rubéole et passe un examen en faisant savoir que, si elle est effectivement malade, elle choisira d’interrompre sa grossesse. Or, son médecin et le laboratoire lui indiquent, à tort, qu’elle est immunisée contre cette maladie. L’enfant, Nicolas, naît finalement avec un lourd handicap, et ses parents intentent deux actions contre le médecin et le laboratoire : l’une, en réparation de leur préjudice, et l’autre, au nom de l’enfant, en réparation du préjudice que ce dernier subit. Une cour d’appel rejette la seconde demande mais l’arrêt est cassé, le 26 mars 1996, par la première chambre civile de la Cour de cassation. La cour de renvoi ayant jugé dans le même sens que la première cour d’appel, un pourvoi est formé devant l’Assemblée plénière de la Cour de cassation.

■ Portée L’arrêt Perruche est probablement l’un des arrêts les plus controversés qu’ait rendu la Cour de cassation. Il affirme, au visa des articles 1165 et 1382 du Code civil, que l’enfant né handicapé peut demander la réparation du préjudice résultant de ce handicap et causé par les fautes commises par un professionnel de santé. Décision sensible car, si l’on peut, d’un côté, comprendre que la Cour de cassation ait simplement voulu accompagner un handicap matériellement lourd pour une famille, l’on peut aussi, de l’autre côté, entendre qu’il y a des vies qui valent moins que d’autres. Le débat est difficile, même sur un plan technique. Évacuons d’emblée la question des visas : si l’article 1165 est mobilisé aux côtés de l’article 1382, c’est parce que c’est l’enfant qui agit (et non la mère), en se prévalant de l’inexécution d’un contrat médical auquel il n’est pas partie. C’est la règle classique de l’opposabilité du contrat par les tiers. La difficulté se niche en réalité du côté, à la fois, du lien de causalité et du dommage. En premier lieu, la Cour de cassation considère que le laboratoire et le médecin ont, par leur faute,

CHAPITRE 10 – La responsabilité du fait personnel juridiquement causé le dommage. Est-ce vraiment le cas ? Certains ont estimé que la cause du handicap serait la rubéole, et non les fautes (v. Mazeaud, note D. 2000, p. 332). D’autres ont répondu, au nom de la théorie de l’équivalence des conditions, que, sans ces fautes, le dommage aurait pu être évité grâce à une interruption de grossesse (v. Sargos, rapp. JCPG 2000, II, 10438). En second lieu, l’Assemblée plénière juge que le préjudice de l’enfant est réparable. Est-ce si évident ? Une partie de la doctrine n’y a rien trouvé à redire. Mais une autre a fait observer que les fautes des médecins avaient provoqué la naissance, et non le handicap, si bien que l’indemnisation reviendrait à suggérer qu’il valait mieux ne pas naître (v. Mazeaud, note préc.). Constitutif d’une atteinte à la dignité humaine, ce dommage de vie ne serait pas légitime (v. Terré, Simler et Lequette, op. cit., nº 1001). La polémique a été suffisante pour provoquer l’intervention du législateur, qui a volontairement combattu la jurisprudence de l’Assemblée plénière. Il résulte désormais de l’article 1er de la loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades (aujourd’hui art. L. 114-5, CASF) que « nul ne peut se prévaloir d’un préjudice du seul fait de sa naissance ». L’enfant né handicapé ne peut donc plus demander la réparation de son préjudice, du moins, précise le texte, si aucune faute médicale n’a directement provoqué le handicap. Officiellement, les parents peuvent toujours, de leur côté, assigner le praticien auteur d’un mauvais diagnostic prénatal en réparation de leur propre préjudice. Mais la loi est si restrictive (preuve d’une « faute caractérisée », non-réparation du préjudice correspondant aux « charges particulières découlant, tout au long de la vie de l’enfant, de ce handicap »), que cette possibilité reste virtuelle.

Pour aller plus loin • Cons. const., 11 juin 2010, nº 2010-2 QPC : la loi anti-Perruche est-elle conforme à la Constitution ? Oui estime le Conseil, s’agissant à la fois de l’interdiction faite à l’enfant de réclamer réparation et de la limitation du préjudice indemnisable des parents. En revanche, la règle de l’application immédiate de la loi aux instances en cours, non justifiée par « un motif d’intérêt général suffisant », est inconstitutionnelle. • Cass. civ. 1re, 15 déc. 2011, nº 10-27473 : jurisprudence anti-loi anti-Perruche, suite ! La Cour de cassation considère que la décision du Conseil constitutionnel n’empêche pas les juges de décider, plus largement, et en vertu du droit commun transitoire, de refuser d’appliquer la loi aux dommages survenus antérieurement à son entrée en vigueur. Le Conseil d’État a pourtant jugé le contraire (CE, 13 mai 2011).

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9 Cass. ch. mixte, 27 février 1970, nº 68-10276 Vu l’article 1382 du Code civil ; Attendu que ce texte, ordonnant que l’auteur de tout fait ayant causé un dommage à autrui sera tenu de le réparer, n’exige pas, en cas de décès, l’existence d’un lien de droit entre le défunt et le demandeur en indemnisation ; Attendu que l’arrêt attaqué, statuant sur la demande de la dame Gaudras en réparation du préjudice résultant pour elle de la mort de son concubin Paillette, tué dans un accident de la circulation dont Dangereux avait été jugé responsable, a infirmé le jugement de première instance qui avait fait droit à cette demande en retenant que ce concubinage offrait des garanties de stabilité et ne présentait pas de caractère délictueux, et a débouté ladite dame Gaudras de son action au seul motif que le concubinage ne crée pas de droit entre les concubins ni à leur profit vis-à-vis des tiers ; qu’en subordonnant ainsi l’application de l’article 1382 à une condition qu’il ne contient pas, la cour d’appel a violé le texte susvisé ; (cassation)

■ Faits Une dame assigne en réparation l’auteur de l’accident de la circulation qui a causé la mort de son concubin. La cour d’appel l’ayant déboutée, elle forme un pourvoi en cassation.

■ Portée Cet arrêt de chambre mixte, dit arrêt Dangereux (du nom du chauffard, ça ne s’invente pas), est un arrêt très important qui fixe la doctrine de la Cour de cassation sur la question délicate du droit à réparation de la concubine en cas de décès de son concubin. La Cour était auparavant partagée : tandis que la chambre civile refusait la réparation au motif que les relations de concubinage « ne peuvent, à raison de leur irrégularité même, présenter la valeur d’intérêts légitimes, juridiquement protégés » (Cass. civ., 27 juill. 1937), la chambre criminelle jugeait que le préjudice subi par le concubin survivant pouvait, à certaines conditions, ouvrir droit à des dommages-intérêts (Cass. crim., 26 juin 1958). C’est dans ce même sens libéral que s’inscrit l’arrêt commenté : cassant pour violation de l’article 1382 du Code civil l’arrêt qui avait débouté la concubine, la chambre mixte affirme très solennellement que ce texte « n’exige pas, en cas de décès, l’existence d’un lien de droit entre le défunt et le demandeur en indemnisation ». En bref, il n’est plus besoin d’avoir un « lien juridique statutaire » (Malaurie, Aynès et StoffelMunck, op. cit., nº 222) avec la victime pour pouvoir obtenir réparation, de sorte que les

CHAPITRE 10 – La responsabilité du fait personnel concubines (ou concubins), premiers concernés, peuvent désormais espérer être indemnisés. Cette solution appelle deux séries d’observations. D’abord, il faut en déduire plus généralement que la Cour de cassation est favorable à la réparation du « préjudice par ricochet », c’est-à-dire du préjudice qui découle d’un autre préjudice, en l’occurrence celui qui est subi par un tiers. C’est satisfaisant pour les victimes mais cela pose la question du champ de la réparation : puisque la condition du lien de droit entre les victimes directe et indirecte est abandonnée, comment enrayer les demandes farfelues de tous ceux qui se prétendent victimes d’un préjudice moral par ricochet ? Les tribunaux vérifient aujourd’hui qu’il existe un lien d’affection entre les deux victimes, ce qui reste approximatif (v. Fabre-Magnan, t. 2, op. cit., p. 148). Ensuite, il serait excessif de croire qu’en dépit de l’abandon de l’exigence, formulée en 1937, d’un « intérêt légitime juridiquement protégé », la Cour de cassation admet l’indemnisation des violations d’intérêts illégitimes. D’une part, on remarque que la chambre mixte a repris l’affirmation des juges du fond selon laquelle le concubinage n’était pas délictueux. D’autre part, des arrêts plus récents témoignent de ce que la légitimité du dommage reste une condition de la réparation : ici, par exemple, un refus d’indemniser la victime d’un accident pour la perte de ses revenus qui provenaient d’un travail clandestin ; là, encore, le rejet des prétentions d’une mère ayant agi contre le médecin qui avait pratiqué sans succès une interruption de grossesse, et qui voulait obtenir réparation du préjudice que lui causait la naissance d’un enfant normalement constitué. Certes, la Cour de cassation a aussi considéré que le passager d’un train sans billet pouvait être indemnisé de ses blessures. Mais, pour indigne que soit la victime, l’on peut encore estimer qu’en pareil cas, l’intérêt lésé (l’intégrité corporelle) n’est pas illégitime (v. Fages, op. cit., nº 373). Les tribunaux peuvent dès lors affirmer, sans aucune contradiction, que l’adage nemo auditur n’est pas applicable en matière délictuelle.

Pour aller plus loin • TGI Orléans, 11 févr. 2014 : un cas de dérive concernant la réparation du préjudice d’affection : le juge condamne le médecin de Michael Jackson au paiement d’un euro symbolique en réparation du préjudice moral dont souffriraient les fans du chanteur décédé ! • Cass. civ. 2e, 24 janv. 2002, nº 99-16576 : un cantonnement plus sérieux des types de préjudices réparables. Une cour d’appel avait admis que les rémunérations d’une victime d’un accident de la rémunération, provenant d’un travail dissimulé, ouvraient droit à indemnisation ; cassation : « une victime ne peut obtenir la réparation de la perte de ses rémunérations que si celles-ci sont licites ».

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10 Cass. req., 1er juin 1932 Mais attendu que s’il n’est pas possible d’allouer des dommages-intérêts en réparation d’un préjudice purement éventuel, il en est autrement lorsque le préjudice, bien que futur, apparaît aux juges du fait comme la prolongation certaine et directe d’un état de choses actuel et comme étant susceptible d’estimation immédiate ; (...) (rejet)

■ Faits Un propriétaire contraint en application de la loi de supporter sur son terrain l’installation de fils électriques à haute tension, a obtenu la condamnation de la société installatrice à lui payer des dommages-intérêts pour dépréciation de sa propriété, diminution de jouissance et gêne occasionnée par le passage des préposés à la surveillance et à l’entretien du réseau. La société, qui a formé un pourvoi, estime que les indemnités ne correspondent pas à un préjudice direct, actuel et certain.

■ Portée On enseigne traditionnellement que le dommage, pour être réparable, doit être certain. Ce caractère s’oppose-t-il à la réparation d’un dommage futur ? Non, répond la chambre des requêtes dans cet important arrêt de principe. Certes, comme le relève la Cour, « il n’est pas possible d’allouer des dommages-intérêts en réparation d’un préjudice éventuel », ce qui est une solution de bon sens : le dommage éventuel ou hypothétique ne saurait donner lieu à réparation, faute de quoi l’indemnisation reviendrait à enrichir la victime (v. Flour, Aubert et Savaux, t. 2, op. cit., nº 137). Cela étant, « il en est autrement lorsque le préjudice, bien que futur, apparaît aux juges du fait comme la prolongation certaine et directe d’un état de choses actuel et comme étant susceptible d’estimation immédiate ». Autrement dit, le dommage certain n’est pas un dommage qui est forcément actuel ; il peut être également futur. On pourra toujours objecter que le raisonnement présente une part de verbalisme dans la mesure où le futur n’est, en fait, jamais certain. Mais en exigeant que ce dommage soit « la prolongation certaine et directe d’un état de choses actuel », la Cour reste très raisonnable : un aléa peut être toléré dès lors que le dommage « existe en puissance » (Viney, Jourdain et Carval, op. cit., nº 276). Il reste que le droit français n’est pas exempt de subtilités. D’abord, la jurisprudence admet de longue date la réparation de la perte d’une chance. Alors même qu’on ne sait pas ce qu’aurait

CHAPITRE 10 – La responsabilité du fait personnel été la situation de la victime si le fait dommageable ne s’était pas produit, celle-ci est indemnisée, ce qui ne va pas de soi. On considère en réalité que ce n’est pas la perte – incertaine – de l’avantage escompté qui est indemnisée, mais la disparition – certaine – d’une éventualité favorable. Ensuite, certains arrêts laissent aujourd’hui entendre que l’exposition à un risque avéré de dommage constituerait un dommage certain. À proprement parler cependant, on ne déroge pas à l’exigence de certitude puisque c’est le risque (et non le dommage final) qui est, en lui-même, considéré comme dommageable. Enfin, une partie des juges du fond n’hésitent plus, depuis peu, à accueillir des actions fondées sur le seul sentiment d’angoisse découlant du fait qu’une activité donnée pourrait être potentiellement dangereuse, ce qui est le cas par exemple des antennes-relais de téléphonie mobile. C’est autrement audacieux car il s’agit alors de reconnaître le caractère dommageable du risque simplement hypothétique ou « suspectable » (Mazeaud, obs. D. 2005, pan. p. 186). Le fameux principe de précaution, qui ne s’adresse ordinairement qu’aux pouvoirs publics, se voit ainsi diffusé dans les rapports interindividuels. La doctrine reste réservée face à un phénomène qui bouleverserait les principes de notre droit de la responsabilité et poserait d’épineux problèmes d’articulation avec le principe de la liberté du commerce et de l’industrie (v. Stoffel-Munck, chron. D. 2009, p. 2817).

Pour aller plus loin • Cass. civ. 3e, 3 mars 2010, nº 08-19108 : la Cour confirme de façon implicite que le principe de précaution peut jouer dans les relations interindividuelles, à condition toutefois qu’il existe un risque plausible. En l’espèce, l’exploitant d’une source d’eau minérale demandait la fermeture d’un forage voisin ; la Cour de cassation approuve la cour d’appel d’avoir jugé que le principe de précaution « ne pouvait trouver application », dans la mesure où « le risque de pollution (avait) été formellement exclu par l’expert judiciaire ». • T. confl., 14 mai 2012, nº 3844 : arrêt relatif au contentieux des antennes-relais, qui opère un important partage de compétences entre les juridictions judiciaires et administratives. Le Tribunal décide que le juge judiciaire est incompétent pour prononcer l’enlèvement des antennes-relais régulièrement implantées lorsqu’est invoquée une atteinte à la santé publique. Celui-ci ne connaîtra donc que des actions en dommages-intérêts, qui se prêtent assez mal au jeu de la précaution, laquelle appelle plutôt des mesures de prévention.

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11 Cass. civ. 1re, 16 janv. 2013, nº 12-14439 Attendu que pour limiter l’indemnisation accordée aux époux X au montant des frais de procédure engagés en pure perte, l’arrêt retient que la perte de chance d’obtenir la réformation du jugement du tribunal de commerce était faible, dès lors que l’issue de l’appel manqué apparaissait incertaine (...) ; Qu’en statuant ainsi par des motifs impropres à démontrer l’absence de toute probabilité de succès de l’appel manqué, alors que la perte certaine d’une chance même faible, est indemnisable, la cour d’appel a violé le texte susvisé ; (cassation partielle)

■ Faits Des époux cèdent les parts qu’ils détiennent dans le capital d’une société et s’engagent à garantir le passif social. À l’issue de diverses procédures, les époux sont condamnés au paiement du solde débiteur d’un compte-courant d’associé. Ils recherchent alors la responsabilité de leur avocat en lui reprochant de ne pas s’être présenté à l’audience du tribunal, puis de ne pas avoir régulièrement interjeté appel du jugement malgré les instructions données en ce sens. La cour d’appel ayant limité l’indemnisation accordée au montant des frais de procédure engagés en pure perte, un pourvoi est formé.

■ Portée La réparation de la perte de chance fait partie des originalités du droit français, que l’on présente traditionnellement comme une faveur faite à la victime. Alors même que cette dernière ne réussirait pas à prouver le lien de causalité entre le préjudice et le fait générateur, les juges admettent en effet, un peu comme un moindre mal, qu’un préjudice « distinct du préjudice final » (Bacache, note D. 2013, p. 619), dénommé perte de chance, puisse « présenter en lui-même un caractère direct et certain chaque fois qu’est constatée la disparition, par l’effet du délit, de la probabilité d’un événement favorable » (Cass. crim., 18 mars 1975). Mais, puisqu’il s’agit précisément de la disparition d’une probabilité, faut-il poser un seuil ? Doiton au contraire ne pas distinguer et accepter, par conséquent, que l’on puisse réparer la perte de toute chance, quelle que soit son importance ? La première chambre civile prend clairement parti dans l’arrêt commenté : « la perte certaine d’une chance même faible est indemnisable ». La décision est importante car c’est la première fois que la Cour de cassation formule les choses aussi nettement. Elle n’étonne pas pour autant car la jurisprudence a souvent été accueillante visà-vis de ce préjudice singulier. Si les juges avaient bien, jusqu’alors, posé la condition d’une

CHAPITRE 10 – La responsabilité du fait personnel chance « réelle et sérieuse », ils avaient aussi très souvent minimisé la portée du qualificatif « sérieux », au bénéfice de la seule exigence d’une chance « réelle » (v. Bacache, note préc.). Dans ces conditions, et comme le montre l’arrêt, seule « l’absence de toute probabilité de succès » devient un obstacle à l’indemnisation. La question de l’opportunité de cette solution peut être néanmoins posée. D’un côté, elle permet de ne pas laisser un préjudice sans réparation et évite l’« aubaine octroyée à l’auteur du fait dommageable de n’avoir à rendre des comptes qu’à partir d’un certain degré de probabilité » (Brun, obs. D. 2014, p. 47). D’un autre côté, elle peut constituer une forte incitation au procès puisqu’elle suggère qu’il serait possible d’obtenir « l’indemnisation non d’une probabilité mais d’une improbabilité » (Stoffel-Munck, obs. JCP G 2013, 1291). La solution est par ailleurs excessivement subtile dans la mesure où elle oblige à distinguer, sans que l’on sache si c’est réellement possible, entre la chance purement éventuelle (non réparable) et la chance faible (réparable) (v. Mekki, obs. Gaz. Pal. 2013, nº 157, p. 19). On pourrait par ailleurs s’interroger sur la pérennité d’une telle jurisprudence. Tandis que la chambre commerciale de la Cour de cassation a récemment fait sienne la solution adoptée en l’espèce par la première chambre civile (Cass. com., 13 mai 2014), cette dernière n’a jamais repris à la lettre la règle ici consacrée, lui préférant, dans ses derniers arrêts, une formule nouvelle dont la portée reste incertaine (Cass. civ. 1re, 30 avr. 2014).

Pour aller plus loin • Cass. civ. 1re, 30 avr. 2014, nº 12-22567 : encore une responsabilité recherchée pour perte d’une chance de succès à une action en justice. La cour d’appel rejette la demande, approuvée par la Cour de cassation au motif que la prétendue victime « ne justifiait pas d’un préjudice direct et certain résultant de la perte d’une chance raisonnable de succès ». L’arrêt est difficile interpréter : il pourrait s’agir d’un revirement (la chance « raisonnable » évoquant l’idée de chance suffisante), comme d’une simple formule d’ajustement (la chance « raisonnable » ayant remplacé la chance « réelle et sérieuse », sans changement substantiel).

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12 Cass. civ. 1re, 3 juin 2010, nº 09-13591 Vu les articles 16, 16-3, alinéa 2, et 1382 du Code civil ; Attendu qu’il résulte des deux premiers de ces textes que toute personne a le droit d’être informée, préalablement aux investigations, traitements ou actions de prévention proposés, des risques inhérents à ceux-ci, et que son consentement doit être recueilli par le praticien, hors le cas où son état rend nécessaire une intervention thérapeutique à laquelle elle n’est pas à même de consentir ; que le non-respect du devoir d’information qui en découle, cause à celui auquel l’information était légalement due, un préjudice, qu’en vertu du dernier des textes susvisés, le juge ne peut laisser sans réparation ; (...) (cassation partielle)

■ Faits Un patient, frappé d’impuissance à la suite d’une intervention chirurgicale, recherche la responsabilité de l’urologue qui l’a pratiquée. La cour d’appel le déboute de ses demandes et refuse notamment de sanctionner le manquement du praticien à son devoir d’information sur les risques encourus, au motif qu’il n’existait pas d’alternative à l’adénomectomie pratiquée eu égard au danger d’infection que faisait courir la sonde vésicale, qu’il est peu probable que le patient, dûment averti des risques de troubles érectiles qu’il encourait du fait de l’intervention, aurait renoncé à celle-ci et aurait continué à porter une sonde qui lui faisait courir des risques d’infection graves. Un pourvoi est alors formé.

■ Portée « Historique » (Sargos, D. 2010, p. 1522) ! Voilà comment a été qualifié, dès sa publication, l’arrêt rendu le 3 juin 2010 par la première chambre civile. Il faut dire que cette décision a fait évoluer la jurisprudence de la Cour de cassation sur deux points importants : le fondement de la responsabilité médicale, d’une part, et la sanction du non-respect du devoir d’information, d’autre part. En premier lieu, l’arrêt rapporté marque un changement dans les fondements de la responsabilité médicale. On se souvient que l’arrêt Mercier (v. Cass. civ., 20 mai 1936) avait considéré que la responsabilité encourue par le médecin envers son patient était de nature contractuelle, et non délictuelle. En visant l’article 1382 du Code civil, et non l’article 1147 comme elle en avait pris l’habitude, la Cour de cassation opère donc un revirement complet : exit la thèse de la responsabilité contractuelle ! Il est vrai que, portant uniquement sur la question du manquement à l’obligation d’information, l’arrêt du 3 juin 2010 aurait pu être interprété a minima comme repoussant la nature contractuelle de cette seule obligation (v. Gout, obs. D. 2011, p. 45). Mais la jurisprudence

CHAPITRE 10 – La responsabilité du fait personnel ultérieure, rendue au sujet de la faute de technique médicale, a depuis confirmé que la responsabilité contractuelle était totalement abandonnée. Elle a également permis de préciser que, pour les faits postérieurs à l’entrée en vigueur de la loi Kouchner du 4 mars 2002, cet abandon n’ouvrait pas la porte à une responsabilité délictuelle mais professionnelle, c’est-à-dire indépendante de l’existence ou non d’un contrat, fondée sur les seules dispositions de l’article L. 1142-1 du Code de la santé publique. En second lieu, l’arrêt commenté renouvelle la question de la sanction de la violation du devoir d’information. La Cour de cassation avait fait preuve jusque-là d’une grande sévérité à l’égard des victimes, en jugeant que « le seul préjudice indemnisable à la suite du non-respect de l’obligation d’information du médecin, laquelle a pour objet d’obtenir le consentement éclairé du patient, est la perte de chance d’échapper au risque qui s’est finalement réalisé » (Cass. civ. 1re, 6 déc. 2007). Cela signifiait, d’une part, que le préjudice de perte de chance était exclusif de tout autre préjudice et, d’autre part, que, dans la logique du système de perte de chance, aucune indemnisation n’était due lorsqu’il était établi que, même informé, le patient n’aurait pas refusé le traitement. Bref, le droit positif consacrait une obligation dont la violation pouvait ne pas être sanctionnée, comme le montrait encore en l’espèce l’arrêt d’appel. Or c’est cette solution intransigeante qui est censurée par la Cour de cassation au motif que le non-respect du devoir d’information « cause à celui auquel l’information était légalement due, un préjudice, qu’en vertu (de l’article 1382), le juge ne peut laisser sans réparation ». Le revirement est certain, là encore ; sa portée doit être toutefois précisée. Pris à la lettre, l’arrêt semble consacrer un préjudice automatique qui découlerait de la seule atteinte au droit à l’information. La solution pourrait alors être expliquée par la nature même du droit violé : rivé à l’article 16 du Code civil qui garantit la dignité de la personne humaine, le droit à l’information ferait partie de ces droits fondamentaux dont l’éminence s’oppose à ce que leur violation soit laissée sans sanction (v. Stoffel-Munck, obs. JCP G 2010, 1015). Cette lecture a toutefois été démentie par un arrêt ultérieur rendu le 23 janvier 2014, qui a permis à la Cour de cassation de préciser que la solution ne valait que dans la mesure où le risque médical s’était réalisé. Autrement dit, le droit à l’information n’est qu’un droit accessoire au droit à l’intégrité physique (v. Bacache, note D. 2014, p. 590), et cela éclaire la nature du préjudice né de sa violation : il ne s’agit pas d’un préjudice né de sa seule atteinte mais d’un « préjudice résultant d’un défaut de préparation aux conséquences d’un tel risque ».

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13 Cass. civ. 2e, 19 juin 2003, 2 arrêts, nos 00-22302 et 01-13289 (1er et 2e arrêts) Vu l’article 1382 du Code civil ; Attendu que l’auteur d’un accident doit en réparer toutes les conséquences dommageables ; que la victime n’est pas tenue de limiter son préjudice dans l’intérêt du responsable ; (1er arrêt) Attendu que pour rejeter la demande de Mme X en indemnisation de son préjudice résultant de la perte de son fonds de commerce, l’arrêt retient qu’elle (...) avait la possibilité de faire exploiter le fonds par un tiers et que si elle a choisi de le laisser péricliter, elle ne saurait en imputer la responsabilité à l’auteur de l’accident ; (...) Qu’en statuant ainsi, alors qu’il ressort des constatations de l’arrêt que Mme X avait subi, du fait de l’accident, pendant de nombreux mois une incapacité temporaire totale et partielle de travail, puis qu’elle avait conservé une incapacité permanente partielle l’empêchant de reprendre son activité de boulangerie, ce dont il résultait l’existence d’un lien de causalité directe entre l’accident et le préjudice allégué, la cour d’appel a violé le texte susvisé ; (cassation) (2e arrêt) Attendu que pour réduire le montant de l’indemnisation de l’aggravation de l’incapacité permanente partielle, l’arrêt retient que pour les troubles psychiques retenus par l’expert, Mme Y a été invitée par son neurologue en 1995, puis par son neuropsychologue en 1998, à pratiquer une rééducation orthophonique et psychologique, ce qu’elle n’a pas fait ; que ce refus de se soigner est fautif et que cette faute concourt pour partie à la persistance de troubles psychiques ; Qu’en statuant ainsi, alors que Mme Y n’avait pas l’obligation de se soumettre aux actes médicaux préconisés par ses médecins, la cour d’appel a violé le texte susvisé ; (cassation)

■ Faits Dans la première affaire, l’exploitante d’un fonds de boulangerie est victime d’un accident de la circulation. Pour rejeter la demande en réparation de son préjudice résultant de la perte de son fonds, la cour d’appel constate qu’elle avait la possibilité de le faire exploiter par un tiers et qu’elle ne saurait en imputer la responsabilité à l’auteur de l’accident. Dans la seconde affaire, la victime d’un accident de la circulation assigne le responsable en indemnisation de l’aggravation de son préjudice corporel. Pour rejeter sa demande, la cour d’appel constate qu’elle a refusé de se soigner et que ce refus fautif concourt pour partie à la persistance de ses troubles.

■ Portée La victime est-elle tenue de minimiser son propre dommage, une fois celui-ci survenu ? Non, répond la deuxième chambre civile qui refuse ainsi clairement, par ces deux arrêts de cassation,

CHAPITRE 10 – La responsabilité du fait personnel d’introduire en droit français de la responsabilité extra-contractuelle la mitigation of damages des droits anglo-américains. La solution, générale, vaut aussi bien pour les dommages corporels, puisque le refus de se soumettre aux actes médicaux préconisés par les médecins est jugé non fautif (2e arrêt), que pour les dommages matériels, puisque le fait de laisser péricliter un fonds de commerce plutôt que de chercher à le faire exploiter par un tiers ne brise pas le lien de causalité entre l’accident et le préjudice allégué (1er arrêt). Elle trouve sa justification dans le fait que « l’auteur d’un accident doit en réparer toutes les conséquences dommageables », ce qui renvoie, en d’autres termes, au principe de la réparation intégrale. Ce refus catégorique d’imposer une coopération à la victime a fait l’objet d’un accueil mitigé en doctrine, essentiellement parce qu’il négligerait le coût social de la responsabilité (v. Laithier, obs. RDC 2010, p. 52). Des propositions sont régulièrement faites afin de déterminer ce que pourrait être « le périmètre admissible » (Adida-Canac et Bouvier, obs. D. 2012, p. 644) d’un tel devoir. L’idée de le cantonner au seul dommage matériel est souvent avancée, mais elle n’est pas la seule. Il pourrait être également intéressant de distinguer selon le degré de diligence attendue : seules des mesures raisonnables seraient alors exigées. Ou bien encore, selon qu’il s’agirait de réduire le dommage (pas d’obligation pour la victime) ou d’en éviter l’aggravation (obligation). Quoi qu’il en soit, les arrêts commentés ayant été rendus sous le visa de l’article 1382 du Code civil, la Cour n’a pas exclu que la solution puisse être différente en matière contractuelle. Le cap n’a pour l’instant jamais été franchi : on estime généralement qu’une application pure et simple de la mitigation serait délicate, car le droit français défend le droit à l’exécution en nature du créancier qui n’a pas à rechercher une solution moins coûteuse (v. Deshayes, obs. RDC 2014, p. 27). Il existe cependant des moyens équivalents de parvenir au même résultat : faute du créancier ; devoir de coopération ; limitation de la réparation aux suites immédiates de l’inexécution. La jurisprudence n’y est pas insensible.

Pour aller plus loin • Cass. civ. 3e, 10 juill. 2013, nº 12-13851 : rejet franc de l’obligation en matière contractuelle, au visa de l’art. 1147, C. civ. : « la victime n’est pas tenue de limiter son préjudice dans l’intérêt du responsable ». • Cass. civ. 2e, 24 nov. 2011, nº 10-25635 : position plus nuancée. Un assureur refuse sa couverture à son assuré, qui est alors privé de la jouissance de son véhicule. La demande de l’assuré en indemnisation est rejetée par la cour d’appel, au motif qu’il n’a pas établi que la décision de

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l’assureur l’avait empêché d’utiliser sa voiture en s’adressant à un autre assureur. Cassation : les juges auraient dû « caractériser la faute de l’assuré ayant causé l’aggravation de son préjudice matériel ».

La responsabilité du fait d’autrui

Chapitre 11

Le principe du droit pénal selon lequel nul n’est responsable que de son propre fait, n’est pas applicable en droit de la responsabilité civile. Si bien que la responsabilité délictuelle naît fréquemment du fait d’autrui. L’article 1384 du Code civil constitue le siège de cette responsabilité. Sur le fondement de ses quelques alinéas, la Cour de cassation a bâti une jurisprudence particulièrement audacieuse. Nous évoquerons dans le cadre de ce chapitre les principaux cas de responsabilité du fait d’autrui : la responsabilité des parents du fait de leurs enfants (al. 4 et 7) ; la responsabilité des commettants du fait de leurs préposés (al. 5) ; et le cas plus général de responsabilité du fait d’autrui récemment identifié par la Cour de cassation (al. 1er) : 01 02 03 04 05 06

– – – – – –

Cass. civ. 2e, 19 février 1997, nº 94-21111 Cass. civ. 2e, 10 mai 2001, nº 99-11287 Cass. Ass. plén., 19 mai 1988, nº 87-82654 Cass. Ass. plén., 25 février 2000, nº 97-17378 Cass. Ass. plén., 29 mars 1991, nº 89-15231 Cass. civ. 2e, 22 mai 1995, 2 arrêts, nos 92-21197 et 92-21871

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1 Cass. civ. 2e, 19 février 1997, nº 94-21111 Mais attendu que, l’arrêt ayant exactement énoncé que seule la force majeure ou la faute de la victime pouvait exonérer M. Bertrand de la responsabilité de plein droit encourue du fait des dommages causés par son fils mineur habitant avec lui, la cour d’appel n’avait pas à rechercher l’existence d’un défaut de surveillance du père ; (rejet)

■ Faits Le conducteur d’une moto, qui a été blessé à la suite d’une collision avec une bicyclette conduite par Sébastien Bertrand, âgé de 12 ans, demande réparation de son préjudice au père de l’enfant et à son assureur. La cour d’appel ayant retenu la responsabilité de M. Bertrand, un pourvoi en cassation est formé. Il soutient que la présomption de responsabilité des parents d’un enfant mineur prévue à l’article 1384, alinéa 4, du Code civil, peut être écartée lorsque les parents rapportent la preuve de ne pas avoir commis de faute dans la surveillance ou l’éducation de l’enfant, de sorte que la cour d’appel aurait violé l’article 1384, alinéa 4, en affirmant que seule la force majeure ou la faute de la victime pouvait exonérer M. Bertrand.

■ Portée L’arrêt Bertrand, qui constitue un revirement de jurisprudence spectaculaire, montre à quel point les juges savent se jouer des textes lorsqu’ils estiment ceux-ci inappropriés. La question qui était posée en l’espèce était celle des limites de la responsabilité parentale instituée par l’article 1384, alinéa 4, du Code civil. Jusqu’à l’arrêt commenté, celles-ci étaient ordinairement trouvées dans la force majeure ou la faute de la victime, mais également dans l’absence de faute de surveillance et d’éducation des parents. Cette cause d’exonération trouvait un fondement solide dans les dispositions de l’article 1384, alinéa 7, du Code civil, qui disposait que « la responsabilité ci-dessus a lieu, à moins que les père et mère (...) ne prouvent qu’ils n’ont pu empêcher le fait qui donne lieu à cette responsabilité ». Au fond, la solution revenait à dire que la responsabilité parentale reposait sur une présomption de faute et qu’elle n’était donc pas, à proprement parler, une responsabilité pour autrui. Le demandeur au pourvoi tentait de s’inscrire dans le sillage de cette jurisprudence. Or son pourvoi a été sèchement rejeté par la deuxième chambre civile de la Cour de cassation. Mettant entre parenthèses l’article 1384, alinéa 7, du Code civil, la Cour a approuvé les juges du fond

CHAPITRE 11 – La responsabilité du fait d’autrui d’avoir décidé que « seule la force majeure ou la faute de la victime pouvait exonérer M. Bertrand ». Certains ont parlé d’un « coup d’État prétorien » (Brun, op. cit., nº 433). Mais comment justifier un tel revirement ? Outre le souci, grandissant en droit contemporain, de protéger les victimes en profitant du développement de l’assurance, la doctrine avait souvent relevé que le rattachement de la responsabilité parentale à la faute d’éducation ou de surveillance, assez fictif, rendait les appréciations des tribunaux trop souvent divergentes (v. Viney, Jourdain et Carval, op. cit., nos 870 et 882). De façon rétrospective, la « solution Bertrand » était sans doute inéluctable, aussi, quand on constate que, dès 1984, la Cour de cassation avait commencé à exprimer, dans un arrêt Fullenwarth, le souhait de ne pas faire de la faute de l’enfant une condition de la responsabilité des parents. Or il était assez incohérent de considérer les parents comme fautivement responsables d’un enfant qui n’avait commis aucun acte illicite (v. Mazeaud, obs. D. 1997, somm. p. 290). En tout cas, la nouvelle règle change profondément le visage de la responsabilité parentale qui devient une « responsabilité de plein droit », autrement dit une responsabilité objective fondée sur l’idée de garantie ou de risque, exactement comme l’était devenue, avant elle, la responsabilité du fait des choses. Dès lors que toutes les conditions de l’article 1384 sont remplies, seules la force majeure et la faute de la victime permettent donc aux parents d’échapper à leur responsabilité, totalement pour la première et partiellement pour la seconde. Cela a été ultérieurement confirmé par un arrêt rendu par la deuxième chambre civile de la Cour de cassation le 17 avril 2011, qui a précisé que la force majeure devait être appréciée sur la tête des parents et non de l’enfant. On imagine que le cas ne sera pas fréquent (v. Fabre-Magnan, t. 2, op. cit., p. 362). L’avant-projet Catala propose aujourd’hui de modifier le Code civil en conséquence (art. 1355 et 1356), ce qui aura au moins l’avantage de restaurer la lisibilité de notre droit.

Pour aller plus loin • Cass. crim., 6 nov. 2012, nº 11-86857 : n’étant plus fondée sur une présomption de faute, la responsabilité parentale doit-elle encore reposer sur la condition de cohabitation mentionnée par l’art. 1384 ? On pouvait en douter, d’autant que la jurisprudence avait fini par retenir une conception très abstraite de la cohabitation qui semblait faire double emploi avec la condition d’autorité parentale. Mais cet arrêt en réaffirme l’importance dans le contexte particulier d’une séparation : « en cas de divorce, la responsabilité de plein droit (...) incombe au seul parent chez lequel la résidence habituelle de l’enfant a été fixée, quand bien même l’autre parent, bénéficiaire d’un droit de visite et d’hébergement, exercerait conjointement l’autorité parentale ».

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2 Cass. civ. 2e, 10 mai 2001, nº 99-11287 Vu l’article 1384, alinéas 4 et 7, du Code civil ; Attendu que la responsabilité de plein droit encourue par les père et mère du fait des dommages causés par leur enfant mineur habitant avec eux n’est pas subordonnée à l’existence d’une faute de l’enfant ; (...) (cassation partielle)

■ Faits Au cours d’une partie de rugby organisée pendant une récréation par les élèves d’un collège, l’un des mineurs fut blessé à l’œil par l’un de ses camarades. Les parents de la victime assignèrent alors en réparation les parents de l’élève auteur du plaquage malheureux, ainsi que leur assureur, le collège, l’assureur du collège et l’État. La cour d’appel rejeta, notamment, la demande formée contre les parents, au motif que l’examen de la responsabilité de l’enfant est un préalable à la détermination de la responsabilité de ses parents, et qu’il n’était reproché au mineur que d’avoir par maladresse blessé son camarade, et non d’avoir commis une faute caractérisée par une inobservation déloyale des règles du jeu. Un pourvoi en cassation fut formé.

■ Portée L’arrêt Levert, rendu par la deuxième chambre civile de la Cour de cassation le 10 mai 2001, parachève l’évolution contemporaine du régime de responsabilité parentale fondé sur l’article 1384, alinéas 4 et 7, du Code civil, en affirmant que « la responsabilité de plein droit encourue par les père et mère du fait des dommages causés par leur enfant mineur habitant avec eux n’est pas subordonnée à l’existence d’une faute de l’enfant ». La question de savoir si le fait dommageable du mineur devait être ou non fautif pour permettre la mise en jeu de la responsabilité de ses parents avait longtemps fait débat. Traditionnellement, les tribunaux et les auteurs considéraient que la commission d’une faute était nécessaire, de telle sorte que la responsabilité des parents pouvait être vue comme une responsabilité de garantie venant se superposer à celle, première, de l’enfant (v. Brun, op. cit., nº 428). La solution, qui était assez cohérente avec l’idée que la responsabilité reposait sur une présomption de faute des parents rendue « vraisemblable qu’en cas de faute de l’enfant » (Viney, Jourdain et Carval, op. cit., nº 877), se conciliait néanmoins difficilement, en cas de dommage causé par les enfants en bas âge, avec l’exigence de la faculté de discernement qui était requise, à l’époque, pour caractériser la faute civile. Tant et si bien que la Cour de cassation avait fini par admettre qu’un « acte objectivement illicite » était suffisant pour justifier la responsabilité des parents. Mais le trouble

CHAPITRE 11 – La responsabilité du fait d’autrui s’instaura véritablement lorsque l’Assemblée plénière de la Cour de cassation jugea, le 9 mai 1984, dans un arrêt Fullenwarth, qu’il suffisait que le mineur ait commis « un acte qui soit la cause directe du dommage invoqué par la victime ». On s’est longtemps demandé s’il s’agissait là d’une erreur de plume ou d’une réelle rupture avec la jurisprudence antérieure, dès lors que la formule laissait entendre qu’« un acte licite, mais causal » (Mazeaud, obs. D. 2002, somm. p. 315) suffisait à engager la responsabilité des parents. Avec l’arrêt commenté, le doute s’est entièrement dissipé : en cassant l’arrêt d’appel qui avait refusé la réparation au motif que l’enfant mineur avait, par son plaquage malheureux, seulement commis une maladresse non fautive, la Cour de cassation a confirmé sa volonté de ne pas lier la responsabilité parentale à la commission, par l’enfant, d’un acte illicite. Au regard de l’évolution récente du régime de l’article 1384, alinéas 4 et 7, la solution n’est pas illogique (v. Viney, Jourdain et Carval, op. cit., nº 877). On sait en effet que, depuis l’arrêt Bertrand du 19 février 1997, la responsabilité parentale n’est plus fondée sur une présomption de faute mais sur l’idée d’un risque dont on entend imputer la charge aux parents. L’arrêt du 10 mai 2001 n’encourt pas moins une critique décisive : il « permet en effet à la victime d’obliger les parents à l’indemniser d’un dommage dont elle n’aurait pu obtenir réparation dans aucune autre circonstance : ni si elle s’était adressée à l’enfant, auteur direct, ni si le dommage avait été causé par les parents eux-mêmes, ni s’il avait été causé par toute autre personne » (Savaux, note Defrénois 2001, p. 1275). Cela n’aura pas empêché la Cour de cassation de réitérer la solution de façon solennelle, dans deux arrêts rendus en Assemblée plénière le 13 décembre 2002. Rendues au visa de l’article 1384, alinéas 4 et 7, du Code civil, mais aussi de l’article 1384, alinéa 1er, ces dernières décisions ont même fait craindre que la condition du simple fait causal soit étendue aux cas de responsabilité générale du fait d’autrui et peut-être même, de proche en proche, aux autres cas de responsabilité du fait d’autrui régis par l’article 1384. Mais les arrêts ultérieurs n’auront finalement pas franchi le cap. De son côté, l’avant-projet Catala propose que toutes les responsabilités du fait d’autrui reposent sur « la preuve d’un fait de nature à engager la responsabilité de l’auteur direct du dommage » (art. 1355).

Pour aller plus loin • Cass. Ass. plén., 29 juin 2007, nº 06-18141 : refus d’étendre la solution Levert aux cas de responsabilité générale du fait d’autrui. Les juges du fond n’avaient pas jugé utile de caractériser la faute d’un joueur de rugby pour engager la responsabilité de l’organisateur du match ; cassation.

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3 Cass. Ass. plén., 19 mai 1988, nº 87-82654 Mais attendu que le commettant ne s’exonère de sa responsabilité que si son préposé a agi hors des fonctions auxquelles il était employé, sans autorisation, et à des fins étrangères à ses attributions ; Et attendu que l’arrêt relève que M. Y, en faisant souscrire à Mme X des contrats de capitalisation, était dans l’exercice de ses fonctions et avait agi avec autorisation conformément à ses attributions ; que Mme X avait la certitude qu’il agissait pour le compte de " La Cité ", laquelle avait, au surplus, régulièrement enregistré les souscriptions et en avait tiré profit ; Que de ces énonciations, d’où il résulte que M. Y, en détournant des fonds qui lui avaient été remis dans l’exercice de ses fonctions, ne s’était pas placé hors de celles-ci, la cour d’appel a exactement déduit que la société " La Cité " ne s’exonérait pas de sa responsabilité civile ; (rejet)

■ Faits Un inspecteur d’une compagnie d’assurances, chargé de rechercher la conclusion de contrats de capitalisation par des particuliers, avait fait souscrire à Mme X différents titres et avait détourné partiellement à son profit les sommes versées par celle-ci. Il fut, pour cela, pénalement condamné. Mais sur l’action civile, c’est la compagnie d’assurance qui fut déclarée en appel responsable de son préposé. L’assureur forma un pourvoi, estimant que les conditions d’application de l’article 1384, alinéa 5, du Code civil, n’étaient pas réunies.

■ Portée On retiendra surtout de l’arrêt rapporté qu’il a fixé la position de la Cour de cassation sur la question délicate de l’abus de fonctions du préposé. Et accessoirement, qu’il était le cinquième rendu, sur la même question, par la formation la plus solennelle de la Cour de cassation ! Preuve, si besoin était, que l’autorité d’une jurisprudence ne dépend pas uniquement de la position hiérarchique du juge qui en est à l’origine. C’est la formule utilisée par l’article 1384, alinéa 5, du Code civil, qui a suscité toute cette agitation. Celui-ci indique en effet que le commettant est responsable du dommage causé par son préposé « dans les fonctions » auxquelles il l’a employé. Or, le problème vient du fait que le lien entre les fonctions et l’acte dommageable peut être plus ou moins distendu. La chambre criminelle et la chambre civile s’opposèrent longtemps sur cette question (v. Fabre-Magnan, t. 2, op. cit., p. 368 et s.) : tandis que la première jugeait que le commettait

CHAPITRE 11 – La responsabilité du fait d’autrui demeurait responsable dès lors que le préposé avait trouvé dans ses fonctions « l’occasion et les moyens de sa faute », la seconde réservait le cas de « l’abus de fonctions » du préposé, qui conduisait à exonérer le commettant dès lors que le préposé avait poursuivi un but personnel. La position sévère de la chambre criminelle fut combattue par un arrêt des chambres réunies du 9 mars 1960, puis par une décision de l’Assemblée plénière rendue le 10 juin 1977, mais sans que la chambre criminelle fût convaincue d’abandonner sa jurisprudence. L’Assemblée plénière intervint donc à nouveau pour juger, dans un arrêt du 17 juin 1983, que « les dispositions de l’article 1384, alinéa 5, du Code civil, ne s’appliquent pas au commettant en cas de dommages causés par le préposé qui, agissant sans autorisation, à des fins étrangères à ses attributions, s’est placé hors des fonctions auxquelles il est employé ». Cela ne suffit pas à clore la controverse car on se demanda alors si le fait, pour le préposé, de s’être placé hors fonctions, devait être compris comme une condition autonome ou comme une simple synthèse des deux premières conditions énoncées (agir sans autorisation, à des fins étrangères aux attributions). Un nouvel arrêt d’Assemblée plénière du 15 novembre 1985, libellé dans les mêmes termes, laissa penser que la condition n’était pas autonome. Mais c’est une solution inverse qui a été finalement retenue par l’arrêt La Cité du 19 mai 1988. En plaçant le « hors fonctions » en tête de formule, et en refusant d’exonérer le commettant de sa responsabilité malgré le détournement de fonds commis par le préposé, l’Assemblée plénière a clairement indiqué que la mise hors jeu de la responsabilité de l’article 1384, alinéa 5, passait par la réunion de trois critères cumulatifs, et non de deux. En réalité, ce sont même « trois conditions ramenées à une » (Brun, op. cit., nº 461), tant il est vrai que le critère de l’extériorité aux fonctions, dont le caractère est purement objectif, rend inutiles les deux autres. La jurisprudence récente montre que la possibilité pour le commettant d’échapper à sa responsabilité s’en trouve extrêmement réduite : celui-ci est responsable dès lors que l’acte du préposé n’est pas dénué de tout lien avec ses fonctions, même si celles-ci ont été détournées, et même si l’acte était particulièrement grave. C’est l’idée de garantie offerte à la victime qui explique ce mouvement. On verra que ce n’est pas forcément cohérent avec l’évolution de la jurisprudence sur la responsabilité personnelle du préposé (v. Cass. Ass. plén., 25 févr. 2000).

Pour aller plus loin • Cass. civ. 2e, 17 mars 2011, nº 10-14468 : un professeur de musique est pénalement condamné pour avoir commis, sur ses élèves, plusieurs viols et agressions sexuelles. L’association de patronage de l’Irsam pouvait-elle, en sa qualité de commettant du professeur, plaider l’abus de fonctions ? Non : « ce préposé (avait) trouvé dans l’exercice de sa profession sur son lieu de travail et pendant son temps de travail les moyens de sa faute et l’occasion de la commettre ».

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4 Cass. Ass. plén., 25 février 2000, nº 97-17378 Vu les articles 1382 et 1384, alinéa 5, du Code civil ; Attendu que n’engage pas sa responsabilité à l’égard des tiers le préposé qui agit sans excéder les limites de la mission qui lui a été impartie par son commettant ; Attendu que, pour retenir la responsabilité de M. Y, l’arrêt énonce qu’il aurait dû, en raison des conditions météorologiques, s’abstenir de procéder ce jour-là à des épandages de produits toxiques ; Qu’en statuant ainsi, alors qu’il n’était pas prétendu que M. Y eût excédé les limites de la mission dont l’avait chargé la société Gyrafrance, la cour d’appel a violé les textes susvisés ; (cassation)

■ Faits À la demande de clients, la société Gyrafrance procède par hélicoptère à un traitement herbicide. Or, sous l’effet du vent, les produits atteignent le terrain de M. Z. Si bien que celui-ci assigne en réparation de son préjudice, notamment, la société Gyrafrance et le pilote de l’hélicoptère. La cour d’appel ayant retenu la responsabilité du pilote, un pourvoi en cassation est formé.

■ Portée Le régime de la responsabilité du commettant du fait de son préposé a connu un tournant radical avec l’arrêt rapporté, connu sous le nom de Costedoat. Traditionnellement, la responsabilité de l’article 1384, alinéa 5, du Code civil, était en effet conçue comme une responsabilité de garantie pour la victime, qui trouvait dans le commettant un responsable seulement supplémentaire. De cette conception, il était déduit que la victime pouvait toujours choisir d’assigner le premier responsable qu’était le préposé, sans que celui-ci puisse appeler en garantie son commettant ; et si elle pouvait également assigner le commettant, celui-ci, s’il était condamné, disposait toujours d’une action récursoire contre son préposé (v. Flour, Aubert et Savaux, t. 2, op. cit., nº 219). Or, ces principes ont été largement entamés par l’arrêt d’Assemblée plénière. De fait, en ayant décidé que « n’engage pas sa responsabilité à l’égard des tiers le préposé qui agit sans excéder les limites de la mission qui lui a été impartie par son commettant », la Cour de cassation a créé une véritable immunité au profit du préposé. On peut expliquer cette solution par le souci de ne pas traiter les salariés (qui sont des préposés) de façon différente selon qu’ils entretiennent des rapports avec leur employeur ou avec un tiers : jouissant déjà, en vertu d’une règle de droit du travail, d’une immunité dans leurs rapports avec

CHAPITRE 11 – La responsabilité du fait d’autrui l’employeur, il a été choisi d’étendre cette protection dans leurs rapports avec les tiers. Mais c’est oublier évidemment que tous les préposés ne sont pas salariés. Les principales difficultés se concentrent aujourd’hui sur la portée de la solution. Une certitude : la jurisprudence Costedoat ne tient a priori aucun préposé en dehors de son champ d’application. Après avoir laissé entendre qu’un sort particulier serait réservé à certains professionnels indépendants dans l’exercice de leur art, la Cour de cassation a fini par juger que l’immunité profitait, notamment, aux médecins et sages-femmes salariés d’établissements de santé (v. Cass. civ. 1re, 9 nov. 2004). Le reste est plus incertain. Si l’on sait que l’immunité ne profite au préposé qu’autant qu’il n’a pas « excédé les limites de la mission qui lui a été impartie », on peine encore à fixer le seuil de ce dépassement. Il est seulement sûr que celui-ci ne doit pas être confondu avec le fait d’agir « hors fonctions », au sens de la jurisprudence sur l’abus de fonctions du préposé : on peut donc excéder les limites de sa mission (si bien que le préposé peut être poursuivi et condamné), sans pour autant se placer hors fonctions (si bien que le commettant peut être, lui aussi, condamné). La question des limites de la jurisprudence Costedoat est également délicate. Après avoir décidé de tenir en échec la règle dans le cas où le préposé était condamné pour faute pénale intentionnelle (Cass. Ass. plén., 14 déc. 2001), la Cour de cassation a dernièrement multiplié les exceptions : en cas de commission, par le préposé titulaire d’une délégation de pouvoirs, d’une faute qualifiée au sens de l’article 121-3 du Code pénal (Cass. crim., 28 mars 2006), puis, ouvrant plus largement les vannes, en cas d’« infraction pénale » et de « faute intentionnelle » (Cass. civ. 2e, 21 févr. 2008). Mais la jurisprudence est encore incertaine puisque d’autres arrêts considèrent, de façon plus restrictive, que l’immunité profite encore au préposé condamné pour une infraction non intentionnelle (Cass. crim., 27 mai 2014).

Pour aller plus loin • Cass. civ. 2e, 28 mai 2009, nº 08-13310 : la loi Badinter sur les accidents de la circulation n’évince pas la jurisprudence Costedoat : « n’est pas tenu à indemnisation à l’égard de la victime le préposé conducteur d’un véhicule de son commettant impliqué dans un accident de la circulation qui agit dans les limites de la mission qui lui a été impartie ». • Cass. civ. 1re, 12 juill. 2007, nº 06-12624 : l’immunité n’est pas une irresponsabilité ! Nuance importante qui ressort de cet arrêt qui admet que l’assureur du commettant puisse se retourner contre l’assureur du préposé. Or, cela n’est possible que si l’on admet que la victime, dont l’assureur du commettant tire les droits, était elle-même en droit (au moins virtuellement) d’engager la responsabilité du préposé.

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5 Cass. Ass. plén., 29 mars 1991, nº 89-15231 Mais attendu que l’arrêt relève que le centre géré par l’association était destiné à recevoir des personnes handicapées mentales encadrées dans un milieu protégé, et que X était soumis à un régime comportant une totale liberté de circulation dans la journée ; Qu’en l’état de ces constatations, d’où il résulte que l’association avait accepté la charge d’organiser et de contrôler, à titre permanent, le mode de vie de ce handicapé, la cour d’appel a décidé, à bon droit, qu’elle devait répondre de celui-ci au sens de l’article 1384, alinéa 1er, du Code civil, et qu’elle était tenue de réparer les dommages qu’il avait causés ; d’où il suit que le moyen n’est pas fondé ; (rejet)

■ Faits Un handicapé mental, placé dans un centre d’aide par le travail géré par une association, a mis le feu à une forêt appartenant aux consorts Blieck. Ces derniers, qui ont demandé à l’association et à son assureur la réparation de leur préjudice, obtiennent satisfaction devant la cour d’appel qui les condamne par application de l’article 1384, alinéa 1er, du Code civil. Un pourvoi en cassation est alors formé, qui soutient qu’il n’y a de responsabilité du fait d’autrui que dans les cas prévus par la loi.

■ Portée Cet arrêt Blieck rendu par l’Assemblée plénière de la Cour de cassation constitue un revirement de jurisprudence retentissant. En approuvant « à bon droit » la cour d’appel qui avait décidé qu’un centre d’aide par le travail géré par une association devait répondre, sur le fondement de l’article 1384, alinéa 1er, du Code civil, d’un handicapé mental dont elle avait accepté la charge d’organiser et de contrôler à titre permanent le mode de vie, la Cour de cassation est en effet revenue sur l’idée, longtemps défendue, selon laquelle il n’y aurait pas de responsabilité civile délictuelle du fait d’autrui en dehors des cas visés aux alinéas 4 et suivants de l’article 1384 du Code civil (parents, commettants...). L’alinéa 1er, qui n’avait qu’une vocation introductive, est donc audacieusement réinterprété, exactement comme il l’avait été en matière de responsabilité du fait des choses, pour servir de fondement à une responsabilité générale du fait d’autrui. Il est encore aujourd’hui difficile d’apprécier l’exacte portée de cette jurisprudence. L’arrêt Blieck ayant désigné comme responsable un centre destiné à recevoir des personnes handicapées soumises à un « régime comportant une totale liberté de circulation dans la journée », on put penser dans un premier temps que la Cour de cassation avait aligné sa jurisprudence sur celle du

CHAPITRE 11 – La responsabilité du fait d’autrui Conseil d’État qui avait lui-même admis une responsabilité de l’administration fondée sur « le risque social créé par les méthodes libérales de traitement des malades, handicapés et délinquants » (Viney, Jourdain et Carval, op. cit., nº 789-11). Mais la jurisprudence a depuis lors montré que d’autres pouvaient être également responsables du fait de personnes a priori non dangereuses, comme par exemple les établissements ou les personnes physiques (tuteurs) auxquels ont été confiés des mineurs au titre d’une mission d’assistance éducative. Mieux : à partir de 1995, les associations sportives ont été à leur tour reconnues responsables des dommages causés par leurs membres. À l’exception de ce dernier cas, qui repose sur l’idée d’un contrôle d’une activité et qui n’entretient aucune filiation véritable avec l’arrêt Blieck, il semble que le critère déterminant, pour élire un responsable, soit en définitive celui du « contrôle du mode de vie » d’autrui ou, si l’on préfère, celui de la « garde » d’autrui (v. Brun, op. cit., nº 478). Une garde qui est purement juridique, et non matérielle, puisqu’un foyer éducatif désigné par un juge pour accueillir un mineur demeure par exemple responsable du dommage causé par ce mineur, « même lorsque celui-ci habite avec ses parents » (Cass. civ. 2e, 6 juin 2002). On est en vérité très proche du modèle de la responsabilité parentale (v. Viney, Jourdain et Carval, op. cit., nº 789-15). La Cour de cassation s’en est d’ailleurs inspirée pour progressivement construire le régime de cette nouvelle responsabilité. On sait ainsi aujourd’hui qu’il s’agit d’une responsabilité de plein droit (Cass. crim., 26 mars 1997). On suppose également qu’il s’agit d’une responsabilité principale et directe qui n’impose pas, à l’instar de la jurisprudence Levert, la reconnaissance préalable de la responsabilité personnelle de l’auteur du dommage. C’est en tout cas ce qui a été suggéré par un arrêt, dans un cas toutefois complexe où était principalement examinée une responsabilité parentale (Cass. Ass. plén., 13 déc. 2002). Plusieurs arrêts ont, à l’inverse, clairement exigé que l’auteur direct ait commis une faute ; mais ils ont tous été rendus dans le cadre de la deuxième série d’applications de l’article 1384, alinéa 1er, concernant la responsabilité des associations sportives.

Pour aller plus loin • Cass. civ. 1re, 15 déc. 2011, nº 10-25740 : une maison de retraite est-elle responsable, au titre de l’article 1384, al. 1er, des dommages causés par les personnes qu’elle héberge ? Non : « l’auteur des coups mortels, étant hébergé à la maison (...) en vertu d’un contrat, la cour d’appel a retenu à bon droit que cette dernière ne pouvait être considérée comme responsable, au titre de l’article 1384 ». Explication : la jurisprudence exige que la garde résulte de la loi ou d’une décision de justice ; le contrat ne suffit pas.

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6 Cass. civ. 2e, 22 mai 1995, 2 arrêts, nos 92-21197 et 92-21871 (1er et 2e arrêts) Mais attendu que les associations sportives ayant pour mission d’organiser, de diriger et de contrôler l’activité de leurs membres au cours des compétitions sportives auxquelles ils participent sont responsables, au sens de l’article 1384, alinéa 1er, du Code civil, des dommages qu’ils causent à cette occasion ; (...) (rejets)

■ Faits Les deux affaires sont très semblables. Dans la première, un joueur de rugby amateur qui a été blessé à l’occasion d’un match par un joueur de l’équipe adverse non identifié, demande réparation de son préjudice au club adverse et à son assureur. Dans la seconde, un joueur de rugby amateur est mortellement blessé au cours d’une bagarre qui a mis aux prises les joueurs des deux équipes, et ses ayants droit demandent à l’équipe adverse la réparation de leur préjudice. Les cours d’appel décident, dans les deux affaires, que les clubs sont responsables du fait de leurs joueurs en tant que commettants, sur le fondement de l’article 1384, alinéa 5, du Code civil. Des pourvois sont alors formés, qui soutiennent que les conditions de la responsabilité des commettants du fait de leurs préposés ne sont pas remplies.

■ Portée Ces deux arrêts de rejet, qui admettent que la responsabilité d’une association sportive puisse être engagée sur le fondement de l’article 1384, alinéa 1er, du Code civil, à raison des dommages causés par les joueurs qui en sont membres, marquent un tournant important dans l’évolution de la jurisprudence de la Cour de cassation. De fait, la deuxième chambre civile élargit considérablement le domaine de la responsabilité du fait d’autrui fondée sur l’article 1384, alinéa 1er, en « découvrant » un cas de responsabilité qui n’a rien de commun avec celui qui avait été consacré par l’arrêt Blieck peu de temps auparavant. Tandis que celui-ci trouvait sa cause dans le contrôle du mode de vie d’autrui, celui-là trouve la sienne dans le contrôle de l’activité d’autrui : l’association est responsable car elle a « pour mission d’organiser, de diriger et de contrôler l’activité de [ses] membres ». Dans l’esprit, cette nouvelle responsabilité est assez proche de la responsabilité des commettants du fait de leurs préposés. Les arrêts rapportés montrent que cette proximité peut être, du reste, source de difficultés, puisque, dans les deux affaires, les cours d’appel n’avaient pas hésité à engager la responsabilité des associations sur le fondement de l’article 1384, alinéa 5, du Code civil. Si l’on observe que

CHAPITRE 11 – La responsabilité du fait d’autrui ces clubs étaient amateurs, la ligne de partage est peut-être à trouver entre ceux qui profitent (al. 5) ou non (al. 1er) de l’activité d’autrui (v. Fabre-Magnan, t. 2, op. cit., p. 405). Au-delà des cas d’espèce, cette jurisprudence innovante suscite bien des interrogations. D’abord, parce que les arrêts ne fixent pas les conditions exactes de la responsabilité des associations sportives. La principale question concerne la nature du fait imputé au sportif auteur du dommage : doit-il s’agir d’un acte illicite ou peut-on, comme en matière de responsabilité parentale, se contenter d’un fait causal ? Depuis un arrêt rendu le 20 novembre 2003, la deuxième chambre civile exige une « faute caractérisée par une violation des règles du jeu ». La solution est satisfaisante en son principe, puisqu’elle évite de faire peser le risque sportif sur les associations, lesquelles n’ont pas à subir en conséquence une augmentation sévère de leurs primes d’assurances. Reste que la formule qui est employée par la Cour est ambiguë, et qu’elle n’évite pas aujourd’hui d’interminables discussions sur la notion de faute sportive (v. Buy, Marmayou, Poracchia et Rizzo, Droit du sport, LGDJ, 3e éd. 2012, nos 932 et s.). Ensuite, parce que le domaine d’application de ce nouveau cas de responsabilité n’est pas déterminé de façon précise : s’agit-il d’une jurisprudence réservée aux clubs sportifs ou peut-elle concerner d’autres responsables ? Glissant du sport aux loisirs, un arrêt ultérieur a accepté d’appliquer l’article 1384, alinéa 1er, du Code civil, à une association de majorettes. Mais le potentiel de ce texte n’est manifestement pas illimité puisqu’il a été jugé, à l’inverse, qu’un syndicat ne répondait pas des dommages causés par ses adhérents lors d’une manifestation (v. Cass. civ. 2e, 26 oct. 2006) et qu’une association de chasse ne répondait pas, non plus, des dommages causés par l’un de ses membres (v. Cass. civ. 2e, 11 sept. 2008). L’avant-projet Catala souhaite pour sa part rendre responsable celui qui organise l’activité professionnelle d’une autre personne et qui en tire un avantage économique (art. 1360). Il épargnerait ainsi les clubs amateurs.

Pour aller plus loin • Cass. civ. 2e, 12 déc. 2002, nº 00-13553 : lors d’un défilé, une majorette est blessée par le bâton d’une camarade. L’association organisatrice prétend qu’elle ne contrôlait pas les exercices et que le jeu de l’art. 1384, al. 1er, est réservé aux activités dangereuses. Sans succès : « la cour d’appel a pu, sans avoir à tenir compte de la dangerosité potentielle de l’activité exercée par un des membres de l’association, décider que celle-ci était tenue de plein droit de réparer le préjudice ». • Cass. civ. 2e, 8 juill. 2010, nº 09-68212 : grande question : un club est-il responsable lorsqu’un joueur frappe un adversaire avec l’une de ses chaussures ? Oui, dès lors que les juges relèvent que l’agression s’est produite « sur le terrain et à l’occasion d’une altercation survenue au cours de la rencontre ».

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La responsabilité du fait des choses

Chapitre 12

Le code de 1804 envisageait seulement deux cas de responsabilité du fait des choses (animaux et bâtiments). Aujourd’hui, le droit positif est infiniment plus complexe. La matière a d’abord été bouleversée à l’initiative de la Cour de cassation, qui a découvert un principe général de responsabilité du fait des choses que l’on a sous sa garde fondé sur l’article 1384, alinéa 1er du Code civil. Elle a ensuite été enrichie par le législateur contemporain, qui a créé plusieurs régimes spéciaux très éloignés du droit commun. Outre les arrêts fondateurs de la responsabilité délictuelle du fait des choses, ce chapitre contient des décisions importantes qui concernent, d’une part, le régime spécial d’indemnisation des accidents de la circulation (loi Badinter du 5 juillet 1985), et d’autre part, le régime de responsabilité du fait des produits défectueux (art. 1386-1 et s., C. civ.) : 01 02 03 04 05 06 07

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Cass. ch. réunies, 13 février 1930 Cass. ch. réunies, 2 décembre 1941 Cass. civ. 2e, 4 nov. 2010, nº 09-65947 Cass. civ. 2e, 21 juillet 1982, nº 81-12850 Cass. Ass. plén., 10 novembre 1995, nº 94-13912 CJCE, 25 avril 2002, aff. C-183/00 Cass. civ. 1re, 22 mai 2008, nº 05-20317

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1 Cass. ch. réunies, 13 février 1930 Vu l’article 1384, alinéa 1er, du Code civil ; Attendu que la présomption de responsabilité établie par cet article à l’encontre de celui qui a sous sa garde la chose inanimée qui a causé un dommage à autrui ne peut être détruite que par la preuve d’un cas fortuit ou de force majeure ou d’une cause étrangère qui ne lui soit pas imputable ; qu’il ne suffit pas de prouver qu’il n’a commis aucune faute ou que la cause du fait dommageable est demeurée inconnue ; (...) Mais attendu que la loi, pour l’application de la présomption qu’elle édicte, ne distingue pas suivant que la chose qui a causé le dommage était ou non actionnée par la main de l’homme ; qu’il n’est pas nécessaire qu’elle ait un vice inhérent à sa nature et susceptible de causer le dommage, l’article 1384 rattachant la responsabilité à la garde de la chose, non à la chose elle-même ; (cassation)

■ Faits Un camion renverse et blesse Lise Jand’heur. Les juges du fond refusent cependant d’appliquer l’article 1384, alinéa 1er, du Code civil, au motif que l’accident causé par une automobile en mouvement sous l’impulsion et la direction de l’homme ne constitue pas le fait de la chose que l’on a sous sa garde, et qu’aucune preuve n’existe que cet accident soit dû à un vice propre de la voiture. Un pourvoi en cassation est formé.

■ Portée La Cour de cassation avait déjà, avec l’arrêt Teffaine rendu par la chambre civile le 16 juin 1896, jeté les bases d’un principe général de responsabilité du fait des choses bâti sur les dispositions de l’article 1384, alinéa 1er du Code civil. Mais la question de la pérennité d’un tel principe demeurait posée dans la mesure où les accidents du travail, qui avaient justifié l’avancée jurisprudentielle, avaient été rapidement soumis à une loi spéciale (loi du 9 avr. 1898). Du reste, l’article 1384, alinéa 1er, n’en demandait pas tant, puisque, dans l’esprit des rédacteurs du code, le texte ne représentait que l’annonce des cas de responsabilité du fait des choses spécialement prévus par les articles 1385 et 1386. D’où l’importance fondamentale de cet arrêt Jand’heur qui a, à la fois, confirmé l’existence d’un principe de responsabilité du fait des choses en droit français et dessiné les principaux traits de son régime juridique. Ceux-ci constituent encore aujourd’hui le droit positif. Les chambres réunies de la Cour de cassation affirment, tout d’abord, que l’article 1384, alinéa 1er, établit une « présomption de responsabilité ». L’expression, qui a souvent été jugée hasardeuse,

CHAPITRE 12 – La responsabilité du fait des choses signifie simplement que la responsabilité n’est pas fondée sur l’idée d’une faute, même présumée, qui aurait été commise par le gardien : il s’agit d’une responsabilité objective, fondée sur l’idée de risque. Il s’ensuit, très logiquement, que la preuve d’une absence de faute est insusceptible d’exonérer le gardien ; seule la preuve d’un cas de force majeure lui permettra d’échapper entièrement à sa responsabilité. Les arrêts ultérieurs préciseront que la faute de la victime peut également, lorsqu’elle ne présente pas les caractéristiques de la force majeure, conduire à une exonération partielle (sauf le temps d’un arrêt provocateur : l’arrêt Desmares). La haute juridiction indique, ensuite, que la responsabilité est rattachée « à la garde de la chose, non à la chose elle-même ». La notion de garde n’est pas définie ; il reviendra à un autre grand arrêt, l’arrêt Franck, d’en préciser les contours. Mais l’affirmation suffit pour comprendre que c’est la garde qui occupe une place centrale dans le système, et non la chose. En d’autres termes, le champ d’application de l’article 1384 n’est pas borné par la nature particulière de certaines choses. L’arrêt le montre bien : la responsabilité est encourue sans qu’il importe que la chose soit ou non autonome (« chose non actionnée par la main de l’homme »), ou qu’elle soit ou non dangereuse (chose possédant « un vice inhérent à sa nature et susceptible de causer le dommage ») (v. Viney, Jourdain et Carval, op. cit., nos 632 et s.). On n’en déduira pas que la distinction entre les choses dangereuses et non dangereuses est sans intérêt dans le droit actuel car la plupart des régimes spéciaux de responsabilité, qui concurrencent ou supplantent aujourd’hui le régime de l’article 1384, traduisent tout de même cette idée que certaines choses méritent un sort particulier en raison de leur dangerosité (v. Terré, Simler et Lequette, op. cit., nº 908). C’est le cas, par exemple, du régime spécial de responsabilité du fait des produits défectueux ; c’est le cas aussi de la loi du 5 juillet 1985 relative à l’indemnisation des victimes d’accidents de la circulation. Au-delà des leçons que l’on peut tirer de cet arrêt Jand’heur, qui est donc toujours d’actualité, la question se pose de savoir, dans une dimension prospective, si le régime de responsabilité du fait des choses construit sur le fondement de l’article 1384, alinéa 1er, du Code civil, mérite d’être maintenu. De fait, les grands risques qui ont présidé à la construction de l’édifice jurisprudentiel (accidents du travail, accidents de la route) sont désormais régis par des lois spéciales et l’article 1384, alinéa 1er ne joue plus qu’un rôle très résiduel. L’avant-projet Catala souhaiterait, pour sa part, consolider l’acquis jurisprudentiel (v. art. 1354 et s., et les commentaires).

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2 Cass. ch. réunies, 2 décembre 1941 Attendu que, pour rejeter la demande des consorts Connot, l’arrêt déclare qu’au moment où l’accident s’est produit, Franck, dépossédé de sa voiture par l’effet du vol, se trouvait dans l’impossibilité d’exercer sur ladite voiture aucune surveillance ; Qu’en l’état de cette constatation, de laquelle il résulte que Franck, privé de l’usage, de la direction et du contrôle de sa voiture, n’en avait plus la garde et n’était plus dès lors soumis à la présomption de responsabilité édictée par l’article 1384, alinéa 1er, du Code civil, la cour d’appel, en statuant ainsi qu’elle l’a fait, n’a point violé le texte précité ; (déclare le moyen mal fondé)

■ Faits La voiture du docteur Franck, que celui-ci avait confiée à son fils, a été volée dans une rue où elle stationnait. Or cette voiture, sous la conduite du voleur, a mortellement blessé le facteur Connot. Le voleur étant demeuré inconnu, les consorts Connot ont demandé au docteur Franck réparation de leur préjudice en se fondant, notamment, sur les dispositions de l’article 1384, alinéa 1er, du Code civil. La cour d’appel ayant rejeté leur demande, un pourvoi a été formé.

■ Portée L’arrêt Franck est, avec l’arrêt Jand’heur, l’arrêt qui aura le plus marqué le droit de la responsabilité du fait des choses fondé sur l’article 1384, al. 1er du Code civil. Cette décision des chambres réunies livre en effet une définition d’une notion-clé de ce régime, la garde de la chose, qui vaut encore aujourd’hui. Elle est déduite de l’affirmation selon laquelle « Franck, privé de l’usage, de la direction et du contrôle de sa voiture, n’en avait plus la garde et n’était plus dès lors soumis à la présomption de responsabilité édictée par l’article 1384, alinéa 1er, du Code civil ». Pour l’essentiel, il convient de retenir que la Cour de cassation consacre une conception matérielle, et non juridique, de la garde. De fait, le docteur Franck, propriétaire de la chose, n’a pas été reconnu gardien : la raison en est qu’il avait perdu la maîtrise effective de la chose, caractérisée par le triptyque « usage », « direction » et « contrôle ». On a fait observer, à juste titre, que la Cour de cassation s’est ainsi partiellement éloignée d’une responsabilité complètement objective, puisque la responsabilité ne pèse pas sur celui qui n’est pas en mesure d’empêcher le dommage (v. Flour, Aubert et Savaux, t. 2, op. cit., nº 253). Si le ralliement à une conception matérielle de la garde nourrit forcément la casuistique, l’on peut néanmoins apporter trois précisions d’ordre général. En premier lieu, la dissociation entre la garde

CHAPITRE 12 – La responsabilité du fait des choses et la propriété, pour être sans cesse réaffirmée, n’empêche pas de constater que, le plus souvent, garde et propriété coïncident. Les tribunaux ont d’ailleurs fini par poser une présomption de garde à la charge du propriétaire, qui a fait dire à certains que « la défaite de la garde juridique n’est finalement que relative » (Brun, op. cit., nº 376). Cette présomption peut être évidemment renversée par le propriétaire, à qui il revient en définitive de prouver que la garde a été transférée à autrui, de façon volontaire (cas d’un contrat de vente, de bail, de prêt...) ou bien involontaire (cas de l’arrêt Franck). En deuxième lieu, la dissociation entre la garde et la propriété n’autorise pas à conclure, à l’opposé, que la garde se confond avec la détention matérielle de la chose (v. Terré, Simler et Lequette, op. cit., nº 787). Certes, il y aura souvent coïncidence, mais cela n’aura rien de systématique : on peut par exemple utiliser quotidiennement un engin sans en être gardien (cas du préposé), comme on peut, à l’inverse, ne pas détenir une bouteille que l’on s’est contenté de frapper avec le pied, et en être le gardien. C’est très subtil... En troisième lieu, puisque la garde identifie très concrètement celui qui est en mesure de prévenir le dommage, il arrive que les tribunaux dispensent le gardien de répondre des dommages dus à une cause qu’il ne contrôle pas. C’est ainsi que, depuis l’arrêt Oxygène liquide rendu par la Cour de cassation le 5 janvier 1956, l’on distingue parfois entre la garde de la structure et la garde du comportement : si l’accident est dû au dynamisme propre et dangereux de la chose, le responsable n’est pas celui qui la manie (gardien du comportement) mais celui qui en est propriétaire ou qui l’a fabriquée (gardien de la structure). Il est étonnant de voir que la garde juridique réapparaît du même coup (v. Viney, Jourdain et Carval, op. cit., nº 696). On ajoutera, pour conclure, que la notion de garde, avec tous ses raffinements, conserve une réelle importance dans le cadre de la loi Badinter du 5 juillet 1985 (loi qui serait aujourd’hui applicable à une nouvelle affaire Franck), puisque c’est le conducteur ou le gardien du véhicule impliqué qui est désigné comme débiteur de l’indemnité.

Pour aller plus loin • Cass. Ass. plén., 9 mai 1984, nº 80-14994 : jurisprudence étonnante : le gardien de la chose (un bâton) peut être un enfant de trois ans ! Selon la Cour, le discernement du gardien est un élément indifférent. • Cass. civ. 2e, 13 janv. 2005, nº 03-12884 : jurisprudence qui ne tient pas les joueurs de football en haute estime : « tous les joueurs ont l’usage du ballon mais nul n’en a individuellement le contrôle et la direction ».

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3 Cass. civ. 2e, 4 nov. 2010, nº 09-65947 Vu l’article 1384, alinéa 1er, du Code civil ; Attendu que la victime d’un dommage causé par une chose peut invoquer la responsabilité résultant de l’article 1384, alinéa 1er, du code civil, à l’encontre du gardien de la chose, instrument du dommage, sans que puisse lui être opposée son acceptation des risques ; (...) Attendu que pour débouter M. X de ses demandes, l’arrêt retient que l’accident est survenu entre des concurrents à l’entraînement, évoluant sur un circuit fermé exclusivement dédié à l’activité sportive où les règles du code de la route ne s’appliquent pas, et qui avait pour but d’évaluer et d’améliorer les performances des coureurs ; que la participation à cet entraînement impliquait une acceptation des risques inhérents à une telle pratique sportive ; Qu’en statuant ainsi, par des motifs inopérants, la cour d’appel a violé le texte susvisé ; (cassation)

■ Faits Le pilote d’une moto avait été heurté par une autre moto alors qu’il participait à une séance d’entraînement sur un circuit fermé. La Cour de cassation ayant censuré, dans un premier arrêt, la décision de la cour d’appel qui avait accueilli sa demande en indemnisation sur le fondement de la loi du 5 juillet 1985, la victime rechercha, devant la cour de renvoi, la responsabilité du conducteur de l’engin qui l’avait blessé sur le fondement de l’article 1384, alinéa 1er, du code civil. Mais celle-ci le débouta de ses demandes en estimant qu’il avait accepté les risques inhérents à la pratique sportive. Un pourvoi fut alors formé.

■ Portée Par cet important revirement de jurisprudence, la deuxième chambre civile de la Cour de cassation met fin à l’application de la théorie de l’acceptation des risques qui constituait jusqu’alors une cause d’exonération du gardien dans le régime de responsabilité du fait des choses. Elle parachève en réalité un mouvement de cantonnement qui avait déjà conduit la haute juridiction à limiter son domaine aux seules activités sportives, pratiquées de surcroît uniquement en compétition. Il s’agit d’un coup d’arrêt d’autant plus significatif qu’il suffisait à la Cour de relever que l’accident était survenu à l’entraînement, pour parvenir concrètement à la même solution. Les raisons ne manquent pas pour expliquer cet abandon (v. Mouly, note D. 2011, p. 690). D’abord, le caractère artificiel de la distinction entre compétition et entraînement, qui laissait entendre que les sportifs ne prennent aucun risque à l’occasion des entraînements, ce qui est

CHAPITRE 12 – La responsabilité du fait des choses faux s’agissant des sportifs de haut niveau. Ensuite, le paradoxe qui consistait à mieux traiter l’auteur du dommage lorsque celui-ci était assuré que lorsqu’il ne l’était pas, puisque les sportifs qui participent à des compétitions bénéficient, grâce à la loi, d’une assurance obligatoire. Enfin, et plus généralement, l’étonnement de voir la victime d’un dommage corporel pouvoir renoncer à se prévaloir d’une responsabilité de plein droit. Pour autant, le revirement n’est pas lui-même à l’abri de toute critique. D’un point de vue théorique, l’acceptation des risques présentait au moins l’avantage de « pallier un peu la faible justification dont souffre aujourd’hui (le régime de la responsabilité du fait des choses), en lui offrant de conserver un lien indirect avec la théorie des risques dont elle est le fruit » (Bloch, obs. JCP G 2011, 435). D’un point de vue pratique, sa suppression crée une nouvelle incohérence en ce qu’elle réintroduit un régime de responsabilité de plein droit dans certains sports (ex. : ski, vélo, auto) mais pas dans tous puisque, pour les sports de balles, une autre théorie, celle de la garde en commun de la chose, permet encore d’évincer le jeu de l’article 1384. Sans compter l’impact négatif que la nouvelle solution peut avoir sur le coût de l’assurance, spécialement dans les sports mécaniques (v. Mouly, note préc. ; Bloch, obs. préc.). La fédération française de sport automobile n’a d’ailleurs pas tardé à réagir. Si bien qu’à la suite d’un puissant lobbying, les pouvoirs publics ont finalement adopté, le 12 mars 2012, une loi qui a partiellement brisé la jurisprudence de la deuxième chambre civile. Le nouvel article L. 321-3-1 du Code du sport écarte la responsabilité des pratiquants sur le fondement de l’article 1384, alinéa 1er, du Code civil, mais seulement pour les dommages matériels causés à un autre pratiquant. L’indemnisation des dommages corporels est, elle, toujours opérée en application du droit commun, tel qu’il découle de l’arrêt du 4 novembre 2010.

Pour aller plus loin • Cass. civ. 2e, 4 janv. 2006, nº 04-14841 : le premier arrêt de cassation rendu dans cette affaire illustrait une autre spécificité du sport. La cour d’appel avait admis l’indemnisation de la victime sur le fondement de la loi du 5 juill. 1985. Cassation : « l’accident survenant entre des concurrents à l’entraînement évoluant sur un circuit fermé exclusivement dédié à l’activité sportive n’est pas un accident de la circulation ». Certains expliquent cette solution par le jeu de l’acceptation des risques et se demandent si l’arrêt de 2010 ne la remet pas en cause. D’autres considèrent que la mise à l’écart de la loi s’explique, avant tout, par le fait que les accidents de circuit ne sont pas des accidents de la circulation.

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4 Cass. civ. 2e, 21 juillet 1982, nº 81-12850 Mais attendu que seul un événement constituant un cas de force majeure exonère le gardien de la chose, instrument du dommage, de la responsabilité par lui encourue par application de l’article 1384, alinéa 1, du Code civil ; que, dès lors, le comportement de la victime, s’il n’a pas été pour le gardien imprévisible et irrésistible, ne peut l’en exonérer, même partiellement ; (...) Que, par ces énonciations d’où il résulte qu’à la supposer établie, la faute imputée aux victimes n’avait pas pour Desmares le caractère d’un événement imprévisible et insurmontable, la cour d’appel, qui, par suite, n’était pas tenue de rechercher, en vue d’une exonération partielle du gardien, l’existence de ladite faute, a légalement justifié sa décision ; (rejet)

■ Faits Le conducteur d’une voiture qui a heurté et blessé des époux qui traversaient la chaussée à pied, est assigné par ces derniers en réparation de leur préjudice. La cour d’appel retient sa responsabilité sur le fondement de l’article 1384, alinéa 1er, du Code civil. Un pourvoi est alors formé, articulé autour de l’idée que les victimes auraient été imprudentes.

■ Portée Si la solution de l’arrêt Desmares ne correspond plus au droit positif, cette décision est néanmoins restée célèbre pour avoir pris une part décisive dans l’évolution de la législation en matière d’accidents de la circulation. On savait que, depuis l’arrêt Jand’heur, le régime de responsabilité du fait des choses de l’article 1384, alinéa 1er, du Code civil était applicable aux automobiles. Or, si elle ne cédait pas devant la preuve que le gardien n’avait pas commis de faute, cette « présomption de responsabilité » pouvait être battue en brèche, cependant, par la preuve d’une cause étrangère et, plus encore, d’une faute de la victime. La protection des victimes d’accidents de la circulation, tributaire de l’aléa judiciaire, demeurait ainsi imparfaite, et ce d’autant que les garanties de paiement (l’assurance) étaient souvent insuffisantes (v. Viney et Jourdain, Les conditions de la responsabilité, 3e éd. 2006, nº 964). C’est la raison pour laquelle, dès les années 1960, l’idée d’instaurer un régime spécial entièrement soustrait au droit commun de la responsabilité civile fut défendue, dans le cadre d’un avant-projet de loi rédigé par le professeur André Tunc. Le débat parut néanmoins s’enliser, notamment en raison de l’opposition des assureurs, jusqu’à ce que la Cour de cassation intervint (v. Brun, op. cit., nº 666). En effet, la deuxième chambre civile jugea, de façon parfaitement hétérodoxe au

CHAPITRE 12 – La responsabilité du fait des choses regard du régime de responsabilité du fait des choses, que « le comportement de la victime, s’il n’a pas été pour le gardien imprévisible et irrésistible, ne peut l’en exonérer, même partiellement ». Réservant la force majeure comme seule cause d’exonération du défendeur, la Cour de cassation n’entendit donc donner aucune portée à la faute d’imprudence qui avait été commise par les piétons renversés. Il s’agissait bel et bien d’un arrêt de « provocation » (Aubert, chron. D. 1983, p. 1) car, dès la loi du 5 juillet 1985 votée, la deuxième chambre civile rendit plusieurs arrêts le même jour, le 6 avril 1987, qui réaffirment la solution traditionnelle selon laquelle « le gardien de la chose instrument du dommage est partiellement exonéré de sa responsabilité s’il prouve que la faute de la victime a contribué au dommage ». La Cour de cassation a donc réussi à initier une importante réforme – ce qui témoigne au passage du rôle important de la jurisprudence dans la création de la règle de droit –. De fait, la loi Badinter du 5 juillet 1985 s’inscrit en rupture du droit antérieur, tel que l’avait façonné l’arrêt Jand’heur : elle ne vise pas tant à rechercher un conducteur responsable, qu’à désigner un débiteur d’indemnité. L’un des signes les plus remarquables de cette rupture avec le droit commun réside dans la « désactivation » (Fages, op. cit., nº 419) des causes classiques d’exonération du responsable. C’est ainsi que les victimes ne peuvent se voir opposer, ni la force majeure, ni le fait d’un tiers (art. 2, loi du 5 juill. 1985). Quant à la faute de la victime, celle-ci ne subsiste que dans d’étroites limites : si la faute simple peut exclure ou limiter l’indemnisation de tous les dommages que subit le conducteur victime (art. 4), ainsi que l’indemnisation des dommages aux biens subis par toute victime (art. 5, al. 1er), elle ne peut, en revanche, jamais être opposée à la victime non-conductrice (ex. : piéton, passager...) qui subit un dommage résultant d’atteintes à sa personne (art. 3, al. 1er). Dans ce dernier cas, seule une faute qualifiée permet de renverser la règle : faute intentionnelle ou, s’il s’agit d’une victime entre 16 et 70 ans, faute inexcusable (art. 3, al. 1er). On observera, pour terminer, que la jurisprudence Desmares pourrait avoir fait des émules, la première chambre civile de la Cour de cassation ayant rendu, le 13 mars 2008, un arrêt Ibouroi qui présente d’étonnantes similitudes avec le premier, tant dans sa formulation que dans son aspect provocateur. Celui-ci affirme en effet que la faute de la victime ne peut jamais emporter exonération partielle du transporteur ferroviaire tenu d’une obligation de sécurité de résultat. Il s’agit très probablement d’une invitation à légiférer ; on rappellera que les accidents de chemin de fer ont été exclus du champ de la loi Badinter. L’avant-projet Catala est à ce titre très intéressant : en même temps qu’il propose de codifier la loi de 1985, il suggère d’assimiler les accidents de chemin de fer et de tramway aux autres accidents de la route (v. art. 1385, avant-projet, et les commentaires).

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5 Cass. Ass. plén., 10 novembre 1995, nº 94-13912 Vu l’article 3, alinéa 1er, de la loi du 5 juillet 1985 ; Attendu que seule est inexcusable au sens de ce texte la faute volontaire d’une exceptionnelle gravité exposant sans raison valable son auteur à un danger dont il aurait dû avoir conscience ; (...)Attendu que, pour retenir à la charge de M. X une faute inexcusable et débouter ses ayants droit de leur demande, l’arrêt retient que M. X a traversé la chaussée et s’est maintenu sensiblement au milieu de cette voie afin d’arrêter un automobiliste et de se faire prendre à son bord pour regagner son domicile, élément qui caractérise une démarche volontaire, qu’il a ainsi agi, hors agglomération, sur une route dépourvue d’éclairage, à une heure de fréquentation importante, habillé de sombre, de nuit et par temps pluvieux, élément qui caractérise l’exceptionnelle gravité de son comportement, sans raison valable, par simple commodité, et s’est exposé par son maintien sur l’axe médian de la chaussée à un danger dont il aurait dû avoir conscience, alors qu’il venait déjà précédemment d’éviter d’être renversé par un autocar, et que son imprégnation alcoolique n’était pas telle qu’elle ait pu le priver de tout discernement ; Qu’en l’état de ces énonciations, d’où ne résulte pas l’existence d’une faute inexcusable, la cour d’appel a violé le texte susvisé ; (cassation)

■ Faits Une personne qui se trouvait sur la chaussée d’un chemin départemental a été heurtée par une voiture et a assigné le conducteur en réparation de son préjudice. L’arrêt d’appel, rendu sur renvoi après une première cassation, déboute les héritiers de la victime entre-temps décédée, en retenant une faute inexcusable à la charge de cette dernière. Un nouveau pourvoi est alors formé.

■ Portée Il est normal que, dans un système tourné vers l’indemnisation, les causes d’exonération susceptibles d’être opposées aux victimes soient limitées. C’est ainsi que, dans la loi du 5 juillet 1985, la faute inexcusable (art. 3, al. 1er) est, aux côtés de la faute intentionnelle, la seule cause susceptible d’exclure l’indemnisation des dommages résultant d’atteintes à la personne du non-conducteur « ordinaire » (c’est-à-dire âgé de plus de 16 ans et de moins de 70 ans). Dès le lendemain de la loi, on a cependant compris que cette faute inexcusable était un élément clé du régime : définie largement, elle permettrait aux assureurs d’éviter les affres d’une indemnisation généralisée ; définie strictement, elle permettrait au contraire de renforcer le droit des

CHAPITRE 12 – La responsabilité du fait des choses victimes et l’efficacité de la loi (v. Viney, note JCPG 1996, II, 22564). Des divergences d’interprétation sont donc rapidement apparues. Et la Cour de cassation a dû intervenir. Elle l’a d’abord fait à travers une série remarquée de onze arrêts rendus le 20 juillet 1987, aux termes desquels la deuxième chambre civile a défini la faute inexcusable, de façon très restrictive, comme « la faute volontaire d’une exceptionnelle gravité exposant sans raison valable son auteur à un danger dont il aurait dû avoir conscience ». Puis, à nouveau, parce que certains juges du fond ont continué de défendre une vision plus compréhensive, à travers l’arrêt commenté qui a repris la même formule. La faute inexcusable est ainsi définie à partir de deux éléments (v. Terré, Simler et Lequette, op. cit., nº 972) : – l’un est objectif : c’est l’exceptionnelle gravité de la faute ; – l’autre est subjectif : c’est le caractère volontaire de la faute, auquel s’associe la conscience du danger. On doit évidemment observer que, ce faisant, la Cour de cassation réduit drastiquement la portée de cette faute, conformément du reste à la volonté du législateur qui ne l’avait admise qu’à regret au titre des causes d’exonération (v. Viney, note préc.). L’espèce est caricaturale : le fait pour un piéton en état d’imprégnation alcoolique, de stationner au milieu d’une route départementale pour arrêter les automobilistes, sans éclairage, à une heure de fréquentation importante, habillé de sombre, de nuit et par temps pluvieux, ne suffit pas à caractériser la faute inexcusable ! Si l’on relève, de surcroît, que la faute inexcusable de la victime ne peut être une cause d’exonération du défendeur qu’à la condition d’être, en même temps, la cause exclusive de l’accident (art. 3, al. 1er), on comprend que les cas où les non-conducteurs sont privés de leur droit à indemnité deviennent quasi-virtuels.

Pour aller plus loin • Cass. civ. 2e, 27 janv. 2004, nº 02-30693 : ralliement de la deuxième chambre civile en matière de droit social. La faute inexcusable du salarié, qui réduit le montant de l’indemnisation prévue par la loi en cas d’accident du travail, est définie comme « la faute volontaire du salarié, d’une exceptionnelle gravité, exposant sans raison valable son auteur à un danger dont il aurait dû avoir conscience ». • Cass. civ. 2e, 9 sept. 2010, nº 10-12732 : la différence de traitement qui est établie par la loi entre les victimes non-conductrices (art. 3) et les victimes conductrices (art. 4), dont la faute (simple) a pour effet de limiter ou d’exclure l’indemnisation des dommages subis, est-elle conforme à la Constitution ? Oui : « la question posée ne présente pas un caractère sérieux en ce que l’article 4 répond à une situation objective particulière dans laquelle se trouvent toutes les victimes conductrices fautives ». La QPC n’est donc pas transmise au Conseil constitutionnel.

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6 CJCE, 25 avril 2002, aff. C-183/00 (...) Il y a lieu de considérer qu’un régime de responsabilité du producteur reposant sur le même fondement que celui mis en place par la directive et non limité à un secteur déterminé de production n’entre dans aucun des régimes de responsabilité auxquels se réfère l’article 13 de la directive. Cette disposition ne saurait donc être invoquée dans un tel cas pour justifier le maintien de dispositions nationales plus protectrices que celles de la directive. (...)

■ Faits Mme González Sánchez soutient qu’elle a été contaminée par le virus de l’hépatite C lors d’une transfusion sanguine, et assigne le propriétaire de l’établissement en réparation du préjudice subi, sur le fondement d’une loi espagnole de 1984 relative à la protection des consommateurs. Or, le juge espagnol saisi constate que les droits dont les victimes peuvent se prévaloir au titre de cette loi sont plus étendus que ceux dont les victimes d’un dommage peuvent se prévaloir au titre de loi du 6 juillet 1994 qui a transposé, en droit interne espagnol, la directive du 25 juillet 1985 relative au rapprochement des législations des États membres en matière de responsabilité du fait des produits défectueux. Considérant que le litige soulève une question d’interprétation de l’article 13 de la directive, le juge sursoit donc à statuer et demande à la CJCE de dire si l’article 13 doit être interprété en ce sens que les droits conférés par la législation d’un État membre aux victimes d’un dommage causé par un produit défectueux peuvent se trouver limités ou restreints à la suite de la transposition de celle-ci dans l’ordre juridique interne dudit État.

■ Portée Alors même qu’elle se contente de répondre à une question qui a été posée par un juge espagnol, cette décision de la CJCE est de première importance : elle bouleverse en effet le droit français de la réparation des dommages causés par les produits défectueux. On sait que, depuis une loi du 19 mai 1998, le Code civil accueille un régime spécial de responsabilité du fait des produits défectueux (art. 1386-1 et s.). Dans l’esprit du législateur français, ce nouveau corps de règles, dicté par la nécessité de transposer une directive européenne du 25 juillet 1985, ne devait pas conduire à un recul de la protection des victimes ; raison pour laquelle celles-ci conservaient la possibilité de demander réparation sur d’autres fondements (art. 1386-18, C. civ.). Or, l’arrêt préjudiciel de la CJCE chamboule l’économie de ce système puisqu’il affirme, au nom d’un objectif d’harmonisation totale des législations des États, qu’un régime de responsabilité du producteur « reposant sur le même fondement que celui mis en place par la

CHAPITRE 12 – La responsabilité du fait des choses directive » ne saurait être maintenu aux côtés de ce dernier, quand bien même les « dispositions nationales [seraient] plus protectrices que celles de la directive ». Le juge français, tenu, comme tous ses homologues des autres États membres, d’écarter les dispositions nationales contraires au droit de l’Union, doit donc spontanément corriger le dispositif légal. Concrètement, il en résulte que, pour tous les dommages relevant du champ de la directive, les victimes ne peuvent plus se fonder sur la responsabilité du fait des choses de l’article 1384, alinéa 1er, du Code civil, ni invoquer l’obligation contractuelle de sécurité du vendeur professionnel (v. Malaurie, Aynès et Stoffel-Munck, op. cit., nº 301). Elles peuvent à la rigueur envisager une responsabilité fondée sur une faute, mais qui doit être distincte du défaut de sécurité (Cass. com., 26 mai 2010). La solution s’impose du reste, que le dommage relève ou non du champ d’application rationae temporis de la loi de 1998, puisque le juge français est tenu en toute hypothèse d’interpréter son droit national à la lumière de la directive (Cass. civ. 1re, 15 mai 2007). Mieux encore : il s’évince d’un autre arrêt rendu le même jour (Commission c/Rép. française), que la CJCE n’entend pas seulement imposer l’application exclusive de la directive, mais également son application uniforme (v. Jourdain, note JCPG 2009, 82). La France ne peut donc, par exemple, prévoir dans le Code civil que les revendeurs sont responsables au même titre que le producteur, alors que la directive n’envisage leur responsabilité qu’à titre subsidiaire. Il est bien évident que cette position inflexible du juge européen emporte une régression de la protection des victimes. Celles-ci sont en effet privées du droit d’agir contre le revendeur pendant que le producteur, seul responsable, peut leur opposer une cause spéciale d’exonération, le « risque de développement », qui n’aurait jamais bénéficié au revendeur si le régime prétorien avait été appliqué (v. Jourdain, obs. RTD civ. 2002, p. 523). L’explication est essentiellement technique : ce n’est pas tant la protection des consommateurs qui importe pour la CJCE, que l’objectif d’harmonisation de la concurrence au sein de l’Union européenne (v. Borghetti, note D. 2009, p. 1731).

Pour aller plus loin • CJCE, 4 juin 2009, aff. C-285/08 : les États retrouvent leur liberté pour les dommages qui ne relèvent pas du champ de la directive. Le droit français peut donc permettre aux victimes de demander réparation du dommage causé à une chose destinée à l’usage professionnel et utilisée pour cet usage, contrairement aux dispositions de la directive. C’est étonnant : les intérêts professionnels sont mieux protégés que les intérêts privés !

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7 Cass. civ. 1re, 22 mai 2008, nº 05-20317 Vu l’article 1353 du Code civil, ensemble l’article 1382 du même Code interprété à la lumière de la directive nº 85-374 du 25 juillet 1985 ; (...) Attendu, cependant, que si l’action en responsabilité du fait d’un produit défectueux exige la preuve du dommage, du défaut et du lien de causalité entre le défaut et le dommage, une telle preuve peut résulter de présomptions, pourvu qu’elles soient graves, précises et concordantes ; D’où il suit qu’en se déterminant ainsi, en référence à une approche probabiliste déduite exclusivement de l’absence de lien scientifique et statistique entre vaccination et développement de la maladie, sans rechercher si les éléments de preuve qui lui étaient soumis constituaient, ou non, des présomptions graves, précises et concordantes du caractère défectueux du vaccin litigieux, comme du lien de causalité entre un éventuel défaut et le dommage subi par M. X, la cour d’appel n’a pas donné de base légale à sa décision ; (cassation)

■ Faits Un brancardier qui a subi une vaccination obligatoire contre l’hépatite B, ressent peu après d’importants troubles qui conduisent au diagnostic de la sclérose en plaques. Imputant l’apparition de cette maladie à la vaccination reçue, il recherche la responsabilité civile de la société Pasteur, fabricant et fournisseur du vaccin. Mais la cour d’appel rejette sa demande, en raison de l’impossibilité scientifique absolue de prouver un lien entre la vaccination et le développement de la maladie. La victime forme un pourvoi.

■ Portée Cet arrêt important, qui a été accompagné de cinq autres décisions (non reproduites) rendues le même jour, montre comment la Cour de cassation entend régler les difficultés de preuve que soulève le régime de responsabilité du fait des produits défectueux, quand cette responsabilité est invoquée à l’encontre d’un fabricant de vaccins ou de médicaments. Rappelons que l’article 1386-9 du Code civil impose au demandeur de prouver « le dommage, le défaut et le lien de causalité entre le défaut et le dommage ». Mais comment prouver ce lien de causalité lorsqu’une incertitude scientifique empêche, comme en l’espèce, de savoir si le vaccin contre l’hépatite B peut déclencher l’apparition d’une sclérose en plaques ? L’absence de consensus scientifique avait été dans un premier temps jugée rédhibitoire par la Cour de cassation qui avait refusé de reconnaître l’existence d’un lien causal (v. Cass. civ. 1re, 23 sept. 2003). C’est

CHAPITRE 12 – La responsabilité du fait des choses cette solution qui est ici remise en cause : refusant « une approche probabiliste déduite exclusivement de l’absence de lien scientifique », la première chambre civile admet que le lien de causalité puisse être prouvé par présomptions du fait de l’homme. Il suffit que celles-ci soient graves, précises et concordantes (art. 1353, C. civ.). « Le silence de la science ne bloque donc pas la parole juridique » (Stoffel-Munck, obs. JCP G 2008, I, 186), ce qui est une bonne chose car le droit n’a pas pour seule mission de délivrer une vérité scientifique. Cela étant, plusieurs difficultés subsistent. La première est directement liée au mode de preuve retenu. La contrepartie du pouvoir d’appréciation ainsi conféré aux juges du fond est une certaine insécurité juridique : la Cour accepte que des circonstances de fait similaires (proximité temporelle entre la vaccination et la maladie, absence d’autre cause possible) fassent l’objet d’appréciations divergentes selon les cas. Par comparaison, on peut noter que le Conseil d’État se montre beaucoup plus directif (v. CE, 9 mars 2007). La seconde découle d’une jurisprudence postérieure qui a exigé, à plusieurs reprises, la preuve d’un lien entre la vaccination et le dommage (v. Cass. civ. 1re, 10 juill. 2013). On se demande aujourd’hui s’il s’agit d’une condition s’ajoutant ou se substituant à celle de causalité entre le défaut et le dommage (v. Viney, obs. RDC 2014, p. 37). La Cour de cassation dépasse en tout cas les termes de la loi.

Pour aller plus loin • Cass. civ. 1re, 10 juill. 2013, nº 12-21314 : et le défaut du vaccin ? Les juges du fond l’avaient exclu en recourant à un bilan « bénéfices-risques » (idée qu’il n’y aurait pas de défaut en général, car les avantages seraient statistiquement supérieurs aux inconvénients). Cassation, car les juges se sont prononcés « par une considération générale », après avoir admis qu’il existait des présomptions « de l’imputabilité de la sclérose en plaques à ces injections », et sans examiner si les faits qui les avaient fondées « ne constituaient pas des présomptions graves, précises et concordantes du caractère défectueux des doses qui avaient été administrées ». Il fallait donc : 1/ rechercher le défaut des doses spécialement utilisées, et 2/ faire appel aux mêmes présomptions que celles qui avaient permis de prouver le lien causal. Bref, la preuve est unifiée et la protection des victimes favorisée. • Cass. civ. 1re, 24 sept. 2009, nº 08-16305 : et la question de l’imputabilité du dommage au fabricant ? De nombreuses femmes avaient développé des cancers à l’âge adulte, vingt ans après que leurs mères enceintes avaient été traitées par la molécule DES. Certaines ont agi contre les deux seuls laboratoires qui avaient à l’époque commercialisé le DES. Mais comment établir que le

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dommage était imputable à tel fabricant plutôt qu’à tel autre ? Grâce à une présomption (de droit) : « il appartenait à chacun des laboratoires de prouver que son produit n’était pas à l’origine du dommage ». Nouveau cas de responsabilité collective ?

Le régime général de l’obligation

Chapitre 13

Les obligations obéissent en principe à un régime unique, quelles que soient les sources qui les ont fait naître (contrat, quasi-contrat, délit). L’usage est de parler d’un « régime général » de l’obligation, que le Code civil de 1804 n’a pas identifié en tant que tel mais que le projet de réforme consacre (art. 1304 et s.). Nous évoquerons dans ce chapitre des questions qui ont trait aux trois volets classiques du régime de l’obligation, qui intéressent ses modalités (obligation in solidum), son transport (cession de créance et de dette, cession de contrat, délégation, subrogation) et son extinction (paiement) : 01 02 03 04 05 06 07

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Cass. civ., 4 décembre 1939 Cass. civ., 20 juin 1938 Cass. civ. 1re, 30 avril 2009, nº 08-11093 Cass. com., 6 mai 1997, nº 94-16335 Cass. com., 7 décembre 2004, nº 03-13595 Cass. civ. 1re, 2 octobre 1985, nº 84-13947 Cass. civ. 1re, 16 septembre 2010, nº 09-13947

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1 Cass. civ., 4 décembre 1939 Vu l’article 1382 du Code civil ; Attendu que chacun des coauteurs d’un même dommage, conséquence de leurs fautes respectives, doit être condamné in solidum à la réparation de l’entier dommage, chacune de ces fautes ayant concouru à le causer tout entier, sans qu’il y ait lieu de tenir compte du partage de responsabilité auquel les juges du fond ont procédé entre les coauteurs, et qui n’affecte que les rapports réciproques de ces derniers, mais non le caractère et l’étendue de leur obligation au regard de la partie lésée ; (...) (cassation)

■ Faits Boghos-Nouroglou a été victime d’un accident dont il a imputé la responsabilité à la fois à Caro et à Durand. La cour d’appel constate la coexistence de fautes respectives, et partage la responsabilité dans la proportion de deux tiers à la charge de Durand et d’un tiers à la charge de Caro. Puis elle condamne Durand à payer à la victime les deux tiers, et Caro et la Motor Union, son assureur, le tiers des dommages-intérêts. Un pourvoi en cassation est formé.

■ Portée Parce que la solidarité ne se présume pas (art. 1202, C. civ.) et que la Cour de cassation ne souhaite pas que les cas de solidarité légale soient interprétés de façon extensive, les juges n’ont pas le droit, en principe, de condamner solidairement les coresponsables d’un même dommage. Mais parce qu’il est souvent opportun, en même temps, que la dette puisse être entièrement supportée par l’un quelconque des débiteurs, la Cour de cassation a fini par admettre, en marge des textes, une sorte de solidarité imparfaite : l’obligation in solidum (v. Flour, Aubert et Savaux, Les obligations, t. 3, Le rapport d’obligation, Sirey, 8e éd. 2013, nº 327). L’arrêt du 4 décembre 1939 en est l’une des toutes premières illustrations. Son apport est fondamental ; tout ou presque y est dit. « Chacun des coauteurs d’un même dommage, conséquence de leurs fautes respectives... » : l’obligation in solidum s’impose donc en présence d’un dommage unique mais causé par une pluralité de faits générateurs (en l’espèce, deux fautes). « doit être condamné in solidum à la réparation de l’entier dommage... » : on retrouve l’effet principal de la solidarité, qui est l’obligation au tout. En revanche, la jurisprudence exclut que l’obligation in solidum produise les effets secondaires de la solidarité (ex. : effet collectif d’une mise en demeure ou d’une interruption de prescription). Cette limitation des effets peut être expliquée

CHAPITRE 13 – Le régime général de l’obligation par le fait qu’à la différence des coobligés solidaires, les coobligés in solidum ne partagent pas une communauté d’intérêts qui permettrait d’en déduire une représentation mutuelle. « chacune de ces fautes ayant concouru à le causer tout entier... » : la Cour de cassation se place ici sur le terrain de la causalité pour expliquer la solution. Rejetant l’idée que chacune des fautes n’a pu causer qu’une partie du dommage (théorie de la causalité partielle), elle considère au contraire que chacune d’entre elles a concouru à le causer tout entier (théorie de la causalité totale), si bien que chaque débiteur est logiquement tenu de la totalité de la dette. Mais il peut y avoir d’autres explications. La doctrine considère ainsi aujourd’hui, dans sa grande majorité, que ce n’est pas tant l’impossibilité de diviser la causalité qui justifie l’obligation au tout, que le souci de donner une garantie à la victime. L’obligation in solidum lui évite ainsi de diviser ses poursuites, en même temps qu’elle la protège contre l’insolvabilité de certains coauteurs (v. Viney, Jourdain et Carval, op. cit., nº 411). « sans qu’il y ait lieu de tenir compte du partage de responsabilité auquel les juges du fond ont procédé entre les coauteurs, et qui n’affectent que les rapports réciproques de ces derniers, mais non le caractère et l’étendue de leur obligation au regard de la partie lésée » : comme pour la solidarité, la chambre civile insiste sur la nécessité de ne pas confondre la question de l’obligation à la dette et celle de la contribution à la dette. L’obligation in solidum n’intéressant que les rapports entre les coauteurs et la victime, elle demeure étrangère à la question du partage éventuel des responsabilités, qui ne concerne, elle, que les rapports entre coauteurs et qui ne doit être posée que dans un second temps. À noter que les différents projets de réforme ne semblent pas très attachés à l’obligation in solidum, qu’ils assimilent souvent à une solidarité issue d’un jugement (v. art. 1378, avant-projet Catala).

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2 Cass. civ., 20 juin 1938 Vu les articles 1165 et 1690 du Code civil ; Attendu que, jusqu’à l’accomplissement de l’une ou l’autre des formalités énoncées à l’article 1690 du Code civil, la cession de créance reste régie, en ce qui concerne ses effets, par les dispositions générales de l’article 1165 du Code civil, et que, conséquemment, ceux qui n’ont été ni parties, ni représentés à cette opération, et parmi eux le débiteur cédé, ne peuvent ni se la voir opposer, ni s’en prévaloir eux-mêmes ; (...) (cassation)

■ Faits Les époux Ferrare ont fait commandement à la veuve Carles de leur payer la somme encore due sur le prix d’une vente immobilière. Coulon, créancier de la veuve Carles, exerce alors les droits de cette dernière par la voie d’une action oblique et fait opposition à ce commandement au motif que les époux Ferrare avaient précédemment cédé leur créance de vendeurs à un tiers, Borreli, et qu’ils sont par conséquent sans qualité pour agir. Mais les vendeurs dénient à la veuve Carles ou à son créancier Coulon le droit de leur opposer cette cession de créance qui n’a jamais été ni signifiée à la débitrice cédée, ni acceptée par elle dans un acte authentique. La cour d’appel rejette cependant leurs conclusions, en retenant que le défaut d’accomplissement des formalités de l’article 1690 du Code civil ne peut être invoqué par les parties à la cession, et spécialement par les cédants. Un pourvoi en cassation est formé.

■ Portée L’arrêt commenté permet d’évoquer une question importante en matière de cession de créances : celle de la portée, vis-à-vis du débiteur cédé, du non-accomplissement des formalités prescrites par l’article 1690 du Code civil. Rappelons que la cession de créance permet à un créancier (le cédant) de transmettre à un tiers (le cessionnaire) sa créance contre un débiteur (le cédé). L’opération tend donc à imposer au débiteur un changement de créancier. Seulement, le cédé est tiers à la cession qui est uniquement conclue entre le cédant et le cessionnaire. Il faut donc, d’une manière ou d’une autre, réussir à contourner l’obstacle que constitue le principe d’effet relatif des conventions (art. 1165, C. civ.). La clé est donnée par l’article 1690. Dans un vocabulaire un peu daté, ce texte précise que « le cessionnaire n’est saisi à l’égard des tiers que par la signification du transport faite au débiteur » ou par « l’acceptation du transport faite par le débiteur dans un acte authentique ». Il faut en

CHAPITRE 13 – Le régime général de l’obligation réalité comprendre que le débiteur doit être solennellement informé. Tant qu’il ne l’est pas, il ne peut donc, comme le précise la Cour, ni se voir opposer la cession, ni s’en prévaloir lui-même. « Ni se la voir opposer » : cela signifie que le débiteur peut l’ignorer, en préférant payer le cédant (créancier originel) ou en refusant de payer le cessionnaire (nouveau créancier) si celui-ci le lui demande. « Ni s’en prévaloir » : cela signifie que le débiteur ne peut refuser de payer le cédant si celui-ci le lui demande. C’est la réponse à la question qui était spécialement posée dans l’arrêt : le cédant peut réclamer le paiement même si la créance ne lui appartient plus. Souvent jugées « paperassières » (Malaurie, Aynès et Stoffel-Munck, op. cit., nº 1414), les formalités de l’article 1690 ont été néanmoins légèrement assouplies par la jurisprudence qui n’est pas allée jusqu’à se satisfaire de la simple connaissance de la cession par le débiteur (v. Cass. civ. 1re, 22 mars 2012) mais qui a notamment admis l’équivalence d’une assignation en paiement relatant la cession. Le cessionnaire peut donc exiger le paiement dans un tel cas. La jurisprudence lui offre même cette possibilité, plus largement, lorsque le paiement « n’est susceptible de faire grief à aucun droit advenu depuis la naissance de la créance » (Cass. civ., 4 mars 1931), ce qui signifie que le cédé se retrouve, un peu étrangement, en position de devoir payer, et le cédant, et le cessionnaire. Le paiement fait à l’un ou l’autre sera toutefois libératoire (v. Flour, Aubert et Savaux, t. 3, op. cit., nº 353). Pour en préserver l’attractivité, le projet de réforme entend aujourd’hui poursuivre la cure de jouvence de la cession de créance. Il prévoit notamment que « le débiteur peut invoquer la cession dès qu’il en a connaissance, mais elle ne peut lui être opposée que si elle lui a été notifiée ou s’il l’a acceptée » (art. 1335).

Pour aller plus loin • Cass. civ. 1re, 22 mars 2012, nº 11-15151 : maintien d’une jurisprudence formaliste, attachée à la lettre du code plutôt qu’à son esprit : « à défaut de respect des formalités exigées par l’article 1690 du Code civil, la simple connaissance de la cession de créance par le débiteur cédé ne suffit pas à la lui rendre opposable ». Le paiement fait par le débiteur au cédant sera donc libératoire. • Cass. com., 9 juill. 2013, nº 11-27417 : rappel de la règle de base : « dans les rapports entre le cédant et le cessionnaire, le transfert de la créance s’opère indépendamment de sa signification au débiteur cédé ». La cour d’appel ne pouvait donc pas rejeter l’action en paiement du cessionnaire contre le cédé, au motif que le cessionnaire, avant la signification, n’avait pas déclaré sa créance dans la procédure collective du cédant. C’est logique : le cessionnaire était déjà créancier du cédé depuis le départ.

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3 Cass. civ. 1re, 30 avril 2009, nº 08-11093 Vu l’article 1165 du Code civil ; Attendu que les conventions n’ont d’effet qu’entre les parties contractantes ; qu’elles ne nuisent point au tiers et elles ne lui profitent que dans le cas prévu par l’article 1121 du Code civil ; (...) Attendu que, pour accueillir cette demande, l’arrêt retient que l’acte de cession comporte une clause particulière aux termes de laquelle "il est expressément rappelé que les créances et la totalité des dettes générées par l’activité du cédant sont transmises à l’acquéreur" et que ladite cession a été consentie moyennant le prix symbolique de « un euro » ; Qu’en statuant ainsi, alors qu’une telle cession ne pouvait avoir effet à l’égard du créancier qui n’y avait pas consenti, la cour d’appel a violé le texte susvisé ; (cassation)

■ Faits L’entrepreneur chargé d’édifier une maison est assigné en malfaçons par le propriétaire du terrain. Il demande alors sa mise hors de cause en faisant valoir qu’il a cédé son fonds de commerce à un tiers et, surtout, que l’acte de cession comporte une cession de dettes puisqu’une clause indique qu’« il est expressément rappelé que les créances et la totalité des dettes générées par l’activité du cédant sont transmises à l’acquéreur ». La demande de l’entrepreneur ayant été accueillie par la cour d’appel, le propriétaire forme un pourvoi.

■ Portée On sait qu’un créancier est en droit de céder sa créance ; mais peut-on admettre qu’un débiteur puisse, en sens inverse, céder sa dette ? Telle était la question qui était posée dans cette affaire où la cession d’un fonds de commerce était expressément assortie d’une cession de dettes dont on comprenait l’utilité, puisqu’il est de principe que la vente d’un fonds n’emporte jamais transmission de plein droit à l’acquéreur du passif dont le vendeur peut être tenu. En jugeant qu’une telle cession « ne pouvait avoir effet à l’égard du créancier qui n’y avait pas consenti », la Cour de cassation a posé une règle importante dont on saisira le sens puis la portée. Le sens de l’arrêt est clair : s’il y a cession de la dette entre le débiteur initial (cédant) et le nouveau débiteur (cessionnaire), celle-ci n’est pas opposable au créancier (cédé) s’il n’y a pas consenti. En d’autres termes, la Cour de cassation ne reconnaît pas l’existence d’une cession de dette qui serait « l’exact pendant de la cession de créance » (Fages, obs. RTD civ. 2009, p. 531) qui, elle, développe ses effets à l’égard du cédé indépendamment de toute acceptation de sa part. L’arrêt

CHAPITRE 13 – Le régime général de l’obligation semble en cela conforter l’opinion d’une doctrine majoritaire qui considère que la situation du cédé n’est pas, ici et là, identique : en position de débiteur dans une cession de créance, ce dernier ne voit guère d’inconvénients à payer un créancier plutôt qu’un autre ; en position de créancier dans la cession de dette, il ne lui est pas indifférent, en revanche, d’être payé par un débiteur ou par un autre, car il a « fait confiance à un débiteur donné en fonction de ce qu’il savait de ses qualités » (Flour, Aubert et Savaux, t. 3, op. cit., nº 394) et en fonction, notamment, de sa solvabilité. D’où l’idée que le changement de débiteur nécessiterait, au minimum, son accord. La portée de l’arrêt est moins facile à cerner. Peut-on encore parler de cession de dette lorsque l’opération ne développe ses effets qu’entre le cédant et le cessionnaire ? Certains en doutent dans la mesure où l’objectif principal (le changement de débiteur) n’est pas atteint. D’autres considèrent, en revanche, que la « cession interne » de dette est bien, « d’un point de vue économique », une cession, « puisque, en dernière analyse, c’est le cessionnaire qui la supportera, quoi qu’il arrive ; en effet, même si le créancier poursuit le débiteur primitif, celui-ci aura un recours contre son cessionnaire » (Terré, Simler et Lequette, op. cit., nº 1308). Quoi qu’il en soit, ces interrogations devraient être prochainement dissipées. Alors que le code de 1804 conservait le silence sur la question, le projet de réforme entend reconnaître, dans le sillage de nombreux droits étrangers, qu’il puisse exister une cession de dette et, ce, indépendamment de toute acceptation de la part du créancier (art. 1338, al. 1er). Il est certes précisé que « le cédant n’est libéré que si le créancier y consent expressément » (art. 1338, al. 2), mais l’absence d’un tel consentement n’empêche pas le transfert de la dette et le changement de débiteur ; simplement, le cédant reste tenu à un autre titre, en tant que garant des dettes du cessionnaire.

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4 Cass. com., 6 mai 1997, nº 94-16335 Vu l’article 1134 du Code civil ; (...) Attendu que, pour condamner la société Rougeot à payer à la société GSM les factures émises par celle-ci, l’arrêt retient qu’un contrat de commercialisation pour une durée d’une année est intervenu par lequel la société CVS a confié à la société GSM la revente de l’ensemble de sa production, que cette convention, renouvelable par tacite reconduction, n’a pas été dénoncée dans les formes, 6 mois à l’avance ; Attendu qu’en se déterminant par de tels motifs, sans rechercher si, dans le contrat conclu entre la société CVS et la société Rougeot ou ultérieurement, cette dernière société avait donné son consentement à la substitution de sa cocontractante, la cour d’appel n’a pas donné de base légale à sa décision ; (cassation)

■ Faits La société Rougeot a commandé du matériel à la société CVS mais se voit assignée en paiement des factures correspondantes par une autre société, la société GSM. La cour d’appel ayant condamné la société Rougeot au paiement, celle-ci se pourvoit en cassation.

■ Portée La cession conventionnelle de contrat n’a pas été traitée dans le code de 1804. Celle-ci correspond pourtant à une pratique répandue qui consiste, pour un contractant (cédant), à céder à un tiers (cessionnaire) sa qualité de partie, afin que celui-ci continue le contrat avec le cocontractant resté en place (cédé). L’arrêt rapporté est de première importance puisqu’il pose, en dehors de tout texte, les conditions d’une telle cession. La question était de savoir si, au-delà de l’accord cédant-cessionnaire, le consentement du cédé était lui-même nécessaire. D’un côté, les tenants d’une conception patrimoniale du contrat, opposés à cette condition de consentement, faisaient valoir que l’essentiel, pour le cédé, n’était pas tant la personne de son cocontractant que la préservation des éléments objectifs du contrat conclu (v. Malaurie, Aynès et Stoffel-Munck, op. cit., nº 918). D’un autre côté, les tenants d’une conception plus personnelle du contrat estimaient, eux, que le cédé méritait d’avoir un droit de regard sur le nouveau partenaire (v. Mestre, obs. RTD civ. 1997, p. 936). Par le passé, la Cour de cassation s’était certes déjà prononcée en faveur d’un consentement nécessaire du cédé, mais seulement dans le cas d’un contrat conclu intuitu personae (v. Cass. com., 7 janv. 1992). L’arrêt du 6 mai 1997 est bien plus significatif dans la mesure où il réaffirme cette exigence alors que le contrat en cause, très ordinaire, ne présentait pas un tel

CHAPITRE 13 – Le régime général de l’obligation caractère. Il précise aussi, au passage, que le consentement peut être indifféremment donné dès l’origine, dans une clause du contrat conclu entre le cédé et le cédant, ou plus tard, au moment où la cession est envisagée. Le sens de la condition posée reste cependant ambigu (v. Fabre-Magnan, t. 2, op. cit., p. 566 ; Flour, Aubert et Savaux, t. 3, op. cit., nº 409). S’agit-il d’une condition de validité de l’opération de cession (sans laquelle la cession n’existerait même pas dans le rapport cédant-cessionnaire) ? S’agit-il d’une condition de son opposabilité (sans laquelle la cession ne produirait aucun effet à l’égard du cédé) ? S’agit-il encore d’une condition nécessaire à la libération du cédant (sans laquelle il n’y aurait pas de cession parfaite) ? Si la jurisprudence n’y répond pas nettement (v. Cass. civ. 3e, 12 déc. 2001), le projet de réforme est plus éclairant. Après avoir rappelé qu’« un contractant peut, avec l’accord de son cocontractant, céder à un tiers sa qualité de partie au contrat », il précise que « la cession ne libère le cédant que si le cédé y a expressément consenti » et qu’à défaut, le cédant est « simplement garant des dettes du cessionnaire » (art. 1340).

Pour aller plus loin • Cass. com., 7 janv. 1992, nº 90-14831 : cas des contrats intuitu personae : « le fait qu’un contrat ait été conclu en considération de la personne du cocontractant ne fait pas obstacle à ce que les droits et obligations de ce dernier soient transférés à un tiers dès lors que l’autre partie y a consenti ». • Cass. civ. 3e, 12 déc. 2001, nº 00-15627 : l’accord du cédé libère-t-il le cédant ? Cela dépend de sa teneur : « la seule acceptation par le créancier de la substitution d’un nouveau débiteur au premier, même si elle n’est assortie d’aucune réserve, n’implique pas, en l’absence de déclaration expresse, qu’il ait entendu décharger le débiteur originaire de sa dette ». L’arrêt assimile toutefois la cession de contrat à une délégation.

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5 Cass. com., 7 décembre 2004, nº 03-13595 Attendu, en second lieu, que la cour d’appel qui n’a pas méconnu l’objet du litige et dénaturé l’acte de vente conclu entre la société du Groupe Trianon et la société Francim, a retenu que l’obligation de cette société envers les époux X résultant de la délégation contenue à cet acte, était une obligation personnelle à la société Francim, indépendante de l’obligation de la société Groupe Trianon de sorte que l’extinction de la créance des époux X contre cette société pour défaut de déclaration au passif de sa liquidation judiciaire avait laissé subsister l’obligation distincte de la société Francim ; (rejet)

■ Faits La société Groupe Trianon, propriétaire d’un local commercial, a été condamnée à payer aux époux X, locataires, une somme pour la résiliation fautive du bail. La société Groupe Trianon ayant ensuite vendu l’immeuble à la société Francim, celle-ci s’est engagée à payer l’indemnité due aux époux X. Le liquidateur de M. et Mme X assigne alors l’acquéreur en exécution de cet engagement. La société Francim se défend en invoquant l’extinction de la créance par suite du défaut de déclaration au passif du redressement judiciaire de la société Groupe Trianon, mais sans succès devant les juges du fond. Si bien qu’un pourvoi en cassation est formé. La société Francim estime que le délégué conserve la possibilité d’opposer au délégataire les exceptions affectant sa créance sur le délégant.

■ Portée La délégation est très peu réglementée par le Code civil. Si l’article 1275 précise que cette opération consiste, pour un débiteur, à donner au créancier un autre débiteur, rien ou presque n’est dit sur son régime juridique. Or, l’une des questions essentielles que soulève la délégation réside dans le fait de savoir si le délégué (le second débiteur) peut échapper à son obligation de payer le délégataire (le créancier), et cela en invoquant des moyens de défense (« exceptions ») qui seraient tirés des rapports préexistants dans l’opération triangulaire. S’agissant des exceptions issues des relations entre le délégué et le délégant (premier débiteur), la Cour de cassation consacre depuis longtemps la règle de l’inopposabilité (v. Cass. civ., 31 mars 1852), à la fois parce que l’obligation du délégué est nouvelle et parce qu’il est important de protéger le délégataire qui est étranger aux rapports délégué-délégant (v. Malaurie, Aynès et Stoffel-Munck, op. cit., nº 1469). S’agissant en revanche des exceptions issues des rapports entre le délégataire et le délégant, la solution est plus incertaine. Aussi l’arrêt de la chambre commerciale du 7 décembre 2004 retient-il l’attention, puisqu’il prend clairement parti sur cette question controversée.

CHAPITRE 13 – Le régime général de l’obligation Le problème était directement posé : l’acquéreur (délégué) pouvait-il, pour résister au paiement, opposer au locataire (délégataire) l’extinction de la créance qu’avait ce dernier contre le vendeur (délégant) et qui résultait d’un défaut de déclaration au passif de son redressement judiciaire ? Non, répond la Cour : parce qu’elle est une « obligation personnelle (...), indépendante de l’obligation [du délégant] », l’obligation du délégué doit subsister en dépit de l’extinction de la créance du délégataire contre le délégant. Autrement dit, c’est la thèse de l’inopposabilité des exceptions qui est ici consacrée. Cette solution, qui n’est pas inédite (v. Cass. com., 25 févr. 1992), présente l’avantage de traiter la question de façon uniforme et, surtout, fait de la délégation une excellente technique de garantie pour les créanciers, très proche dans l’esprit d’une garantie autonome. Elle est cependant repoussée par la première chambre civile qui considère, de son côté, que le délégué peut être déchargé de son obligation lorsque la créance du délégataire contre le délégant est éteinte (v. Cass. civ. 1re, 17 mars 1992). Afin de dépasser cette contradiction, la doctrine propose parfois de distinguer selon l’objet de l’engagement du délégué : l’inopposabilité serait justifiée quand cet objet est différent de celui de l’engagement souscrit par le délégant envers le délégataire (on parle ici de façon ambiguë de « délégation certaine ») ; elle ne le serait pas dans le cas contraire (« délégation incertaine »). Mais il n’est pas sûr que cette proposition reflète fidèlement l’état du droit positif, car dans l’arrêt commenté il était bien question d’une délégation incertaine (v. Stoffel-Munck, obs. Dr. et patr. 2005, nº 141, p. 102). Or, la Cour n’en a pas moins jugé que l’exception était inopposable. Le projet de réforme se rallie quant à lui à la position de la chambre commerciale (art. 1348).

Pour aller plus loin • Cass. com., 15 janv. 2013, nº 11-28173 : un voyagiste s’engage à payer à une banque ce qu’il devait lui-même à un transporteur débiteur de cette banque. Est-ce une garantie au sens de l’art. L. 225-35, C. com., qui exige alors l’autorisation du conseil d’administration du garant ? Non, si le délégué ne s’est obligé envers le délégataire « qu’à concurrence du montant des sommes par lui dues au délégant », de sorte que cet engagement « ne constitue, à son égard, qu’un mode d’extinction de sa propre dette ». Ainsi, dès lors qu’il n’est pas tenu au-delà de ce qu’il doit au délégant, le délégué ne souscrit pas, de son point de vue, une garantie. Cela suppose néanmoins qu’il puisse invoquer les exceptions nées du rapport avec le délégant. Or ce n’est pas la règle ; il faut donc que la convention le lui permette.

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6 Cass. civ. 1re, 2 octobre 1985, nº 84-13947 (...) qu’ayant retenu que le notaire était responsable du défaut de remboursement du prêt, parce qu’ayant omis, lors de la réalisation de celui-ci, en méconnaissance de son devoir de conseil, d’informer les prêteurs de l’insolvabilité de l’emprunteuse, les juges du fond ont pu en déduire que l’officier public se trouvait tenu au paiement de la dette et qu’il avait intérêt à acquitter celle-ci, de sorte qu’il réunissait les conditions requises par l’article 1251, 3º du Code civil pour bénéficier de la subrogation légale ; (rejet)

■ Faits Mme Y, qui avait emprunté par actes notariés une somme de 85 000 francs, ne put rembourser les prêts à leur échéance. Le notaire versa alors spontanément aux prêteurs le montant de leurs créances, moyennant la délivrance de quittances subrogatives. Puis il assigna Mme Y en paiement, en qualité de subrogé aux droits des prêteurs. Décidant que ses quittances subrogatives étaient irrégulières, les juges du fond accueillirent néanmoins sa demande sur le fondement de la subrogation légale de l’article 1251, 3º du Code civil. Mme Y forma alors un pourvoi en cassation, en estimant notamment que le notaire n’était pas tenu au paiement d’une dette avec ou pour le débiteur, contrairement aux exigences du texte.

■ Portée La subrogation personnelle est une institution complexe qui panache un paiement et une transmission de la créance : il y a subrogation lorsqu’un tiers paye la dette du débiteur et se voit par suite substitué au créancier. Mais quelles en sont les conditions ? À suivre l’article 1251, 3º du Code civil, qui fait figure de cas général (v. Fages, op. cit., nº 551), la subrogation a lieu de plein droit « au profit de celui qui, étant tenu avec d’autres ou pour d’autres au payement de la dette, avait intérêt de l’acquitter ». En réalité, la jurisprudence s’est sensiblement éloignée de la lettre de ce texte, pour admettre le jeu de la subrogation de façon très libérale. L’arrêt commenté en est l’une des meilleures illustrations. L’hypothèse était celle d’un professionnel du droit qui avait désintéressé un prêteur, non remboursé par sa faute, puis qui avait souhaité exercer un recours subrogatoire, c’est-à-dire l’action même du prêteur, contre l’emprunteur défaillant. A priori, ce recours était douteux. D’abord, parce que le solvens (le payeur) n’avait pas (encore) été poursuivi ni condamné à payer, si bien qu’il n’avait pas forcément « intérêt » d’acquitter la dette. Ensuite, parce que le solvens n’était pas tenu « avec d’autres ou pour d’autres au payement de la dette », formule qui,

CHAPITRE 13 – Le régime général de l’obligation littéralement, ne vise que les coobligés (cas des obligations solidaires, in solidum ou indivisibles) et certains garants (notamment les cautions). La Cour de cassation a pourtant jugé que le payeur réunissait les conditions requises pour bénéficier de la subrogation légale. On en déduit : – premièrement, que l’intérêt au paiement est une condition très diluée, qui peut être satisfaite quand l’obligation du solvens est seulement « virtuelle » (Mestre, obs. RTD civ. 1986, p. 111) ; – deuxièmement, que les coobligés et garants ne sont pas les seuls bénéficiaires de la subrogation : le payeur qui acquitte une dette personnelle peut être, lui aussi, subrogé. En somme, comme l’écrit Jacques Mestre (obs. préc.), « la jurisprudence contemporaine a parfaitement su, en évitant une desséchante exégèse de l’article 1251, 3º du Code civil, conserver à la subrogation légale son visage d’institution profondément équitable, qui permet d’assurer (...) le report automatique du poids final de la dette sur celui qui est directement à l’origine de la créance de l’accipiens ». Le projet de réforme souhaite aujourd’hui, et de la même façon, poser des conditions assouplies. Il précise ainsi que « la subrogation a lieu par le seul effet de la loi au profit de celui qui paie dès lors que son paiement libère envers le créancier celui sur qui doit peser la charge définitive de tout ou partie de la dette » (art. 1324).

Pour aller plus loin • Cass. civ. 1re, 25 nov. 2009, nº 08-20438 : cet arrêt confirme, de façon particulièrement nette, la disparition de la condition d’identité de dette. Une cour d’appel avait refusé qu’un chauffagiste qui avait remédié à un sinistre dans une copropriété fût subrogé dans les droits du syndicat de copropriété à l’égard de son assureur, au motif que le solvens devait être tenu « avec le débiteur dont il a acquitté une partie de la dette, d’une obligation indivisible ou solidaire ou in solidum ». Cassation : « l’article 1251, 3º est également applicable dans le cas d’obligations dont la cause est distincte ».

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7 Cass. civ. 1re, 16 septembre 2010, nº 09-13947 Vu l’article 1341 du Code civil ; Attendu que la preuve du paiement, qui est un fait, peut être rapportée par tous moyens ; (...) (cassation)

■ Faits M. X, qui a consenti un prêt à Mme Y, lui demande le remboursement en se fondant sur une reconnaissance de dette. Or Mme Y s’y oppose, en prétendant être libérée de sa dette. Les juges du fond sont saisis et accueillent la demande de M. X en retenant que la demande d’enquête faite par Mme Y n’était pas recevable, que celle-ci ne versait au débat que des attestations, ne produisait aucune quittance constatant qu’elle s’était effectivement libérée de sa dette, ni aucun commencement de preuve par écrit. Un pourvoi est alors formé.

■ Portée Comment rapporter la preuve du paiement ? La question est banale mais soulève en réalité des difficultés redoutables. Il faut savoir gré à la première chambre civile de la Cour de cassation d’y avoir apporté une réponse claire et ferme. Pour la doctrine et la jurisprudence, cette question est intimement liée à la nature juridique du paiement : si le paiement est assimilé à un fait juridique, sa preuve peut être faite par tous moyens ; s’il est au contraire assimilé à un acte juridique, sa preuve ne peut être rapportée que par écrit au-delà de 1 500 euros (art. 1341, C. civ.). Ce problème de qualifications était précisément au cœur de l’arrêt rapporté, où l’emprunteur, assigné en remboursement par son prêteur, prétendait être libéré de sa dette. Devant justifier son paiement, il ne produisait aucune quittance mais souhaitait pouvoir prouver par tous moyens, notamment grâce à des attestations et une demande d’enquête (audition de témoins). La cour d’appel jugea sa demande irrecevable mais la Cour de cassation choisit d’exercer sa censure en énonçant sobrement, sous le visa de l’article 1341 du Code civil, que « la preuve du paiement, qui est un fait, peut être rapportée par tous moyens ». Si la première chambre civile avait déjà utilisé la même formule dans un arrêt remarqué du 6 juillet 2004, cette réplique n’en est pas moins significative car la solution demeure, en vérité, très controversée. En effet, la thèse du paiement fait juridique, ne fait l’unanimité ni au sein de la doctrine, ni même au sein de la Cour de cassation puisque d’autres chambres retiennent une solution inverse, en particulier la chambre sociale. La thèse de l’acte juridique était celle qui, classiquement, ralliait

CHAPITRE 13 – Le régime général de l’obligation les suffrages : on y voyait une sorte de convention conclue entre le débiteur dont l’objet était d’éteindre l’obligation originaire. À la suite de l’importante thèse de Nicole Catala sur « la nature juridique du paiement », la doctrine moderne a néanmoins su faire observer que la volonté n’était réellement libre, ni chez le débiteur, puisqu’il était légalement contraint de s’exécuter, ni chez le créancier, puisque l’extinction de l’obligation était imposée par la loi. À quoi d’autres ont ajouté que le développement des nouveaux procédés de paiement (prélèvements automatiques, virements, etc.) donnaient à la volonté un rôle encore plus restreint (v. Malaurie, Aynès et StoffelMunck, op. cit., nº 1075). La solution de la première chambre civile est aussi celle qu’adoptent aujourd’hui les différents projets de réforme, qui retiennent donc que le paiement se prouve par tous moyens (art. 1320-8, projet de réforme ; art. 1231, avant-projet Catala). Mais la règle est cette fois déconnectée de la question de la nature juridique du paiement : il s’agirait simplement, selon les commentaires accompagnant l’avant-projet Catala, de « la solution la plus raisonnable en pratique, surtout à l’égard des obligations monétaires ». Une question pratique pour finir : dans la mesure où il est fréquent, quelle qu’en soit sa nature, que le paiement des sommes dues soit constaté grâce à une quittance ou un reçu, comment prouvera-t-on contre cet écrit ? À suivre la jurisprudence, il faudra ici un écrit (v. Cass. civ. 1re, 4 nov. 2011).

Pour aller plus loin • Cass. civ. 1re, 6 juill. 2004, nº 01-14618 : première fois que la première chambre civile affirme que « la preuve du paiement, qui est un fait, peut être rapportée par tous moyens ». Une partie de la doctrine a toutefois minimisé la portée de cet arrêt en soulignant qu’était seulement en cause le montant d’un versement (des époux prétendaient avoir remboursé 80 000 francs à une banque, et non 8 000 francs). • Cass. civ. 1re, 4 nov. 2011, nº 10-27035 : « si celui qui donné quittance peut établir que celle-ci n’a pas la valeur libératoire qu’implique son libellé, cette preuve ne peut être rapportée que dans les conditions prévues par les articles 1341 et suivants du code civil ». On ne prouve donc contre une quittance que par écrit ! Ce n’était pas évident dans un contexte qui est celui de la liberté de preuve du paiement ; mais la Cour s’en tient aux textes : selon l’art. 1341, C. civ., on ne peut prouver contre et outre un écrit, que par écrit.

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Auteur

Frédéric Buy, Agrégé des Facultés de droit, est Professeur à l’Université d'Aix-Marseille.

Public - Étudiants en Licence Droit - Étudiants des Instituts d’Études Politiques - Candidats aux concours de la Fonction publique - Praticiens des professions juridiques et judiciaires

Prix : 15,50 € ISBN 978-2-297-04748-7 www.lextenso-editions.fr

Sommaire Premières vues sur l’obligation et le contrat La formation du contrat La protection du consentement Le contrôle du contenu et de la licéité La nullité du contrat L’exécution du contrat L’effet du contrat à l’égard des tiers L’inexécution et la rupture du contrat Les quasi-contrats La responsabilité du fait personnel La responsabilité du fait d’autrui La responsabilité du fait des choses Le régime général de l’obligation