Le Tournoi de l'Antéchrist (Li Tornoiemenz Antecrit) [2 ed.] 9782868781291

Texte établi par Georg Wimmer, traduction annotée de Stéphanie Le Briz-Orgeur, 2e édition corrigée par Jean-Pierre Bordi

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French Pages [180] Year 1995

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Le Tournoi de l'Antéchrist (Li Tornoiemenz Antecrit) [2 ed.]
 9782868781291

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Medievalia

série “Textes du Moyen Age”

HUON DE MÉRY

Le Tournoi

de l’Antéchrist

ONE WEEK LOAN

Texte établi par Georg Wimmer, 5, traduit et annoté par Stéphanie Orgeur

Paradigme

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LE TOURNOI DE L’ ANTECHRIST

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HUON DE MERY

LE TOURNOI DE L’ ANTECHRIST (Li Tornoiemenz Antecrit)

Texte établi par Georg Wimmer présenté, traduit et annoté par Stéphanie Orgeur 2° édition entièrement revue par Stéphanie Orgeur et Jean-Pierre Bordier Novembre 1995

PARADIGME 122 bis, rue du Faubourg Saint-Jean

45000 ORLÉANS

Medievalia n° 13

Série Textes du Moyen Age

dans la méme série, déja paru :

Histoire ancienne jusqu'à César (Estoires Rogier) par Marijke de Visser-van Terwisga

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Tous droits de traduction, d’ adaptation et de reproduction, par tous procédés, réservés pour tous pays. © PARADIGME, Orléans, 1994 ISBN 2-86878- 129-2 ISSN 1251-571X

Au terme de ce premier travail destiné à la publication, j'aimerais remercier tous ceux qui l’ont rendu possible et agréable. Ici, je pense tout particulièrement à M. Jean-Pierre Bordier, maître de conférences à l’Université de Tours. Après m'avoir enseigné les rudiments de l’ancien français deux années durant, il m’a témoigné sa confiance en me proposant l'étude et la traduction du Tornoiemenz Antecrit. Jamais par la suite ses conseils ni ses encouragements ne se sont fait attendre, et c’est avec une grande attention qu'il a relu et corrigé chacune des pages que je lui soumettais. Disponible et précis sans jamais se montrer las de mes nombreuses questions ni autoritaire lors de nos débats, il m’a aidée à mener à bien la traduction de cette œuvre si riche et complexe qu’est le poème de Huon de Méry. C'est à ses côtés également que j’ai fait mes premiers pas sur les sentiers de la recherche. Qu'il trouve ici l'expression de ma profonde et sincère gratitude. Je tiens également à remercier M. Joël H. Grisward, professeur de littérature médiévale à l’Université de Tours. Il a nourri mon travail de ses abondantes suggestions, au cours d’une soutenance trés animée et constructive.

Je n’oublierai pas non plus la contribution de Me de Crécy, maître de conférences à l’Université de Tours ; elle m’a en effet permis de confronter

diverses leçons pour les passages particulièrement épineux du poème, en acceptant de consulter pour moi les manuscrits du Tornoiemenz Antecrit conservés à la Bibliothèque Nationale.

Qu'il me soit enfin permis de remercier M. Ribémont, sans qui le Tornoiemenz Antecrit serait resté dans l’ombre plus longtemps encore. Je lui sais gré de sa patience, de la confiance qu’il m’a accordée en acceptant mon travail dans la collection qu’il dirige, et des précieux conseils pratiques qu’il m'a prodigués pendant l’élaboration de cet ouvrage.

x DE LA FORÊT DE BROCÉLIANDE À L'ABBAYE DE SAINT-GERMAIN-DES-PRÉS

I. INTRODUCTION A. Le point sur Huon de Méry et Li Tornoiemenz Antecrit

Le Tornoiemenz Antecrit est l’une de ces œuvres qui, après avoir servi de référence pendant des décennies, ont connu une longue traversée du désert. Entre le milieu du XII siècle, date approximative de sa composition, et le XVI siècle, il n’était pas rare de mentionner le poème de Huon de Méry!. Il semble même

qu'il était de bon ton de le faire. D’autre part, la douzaine de

manuscrits connus de nous tend, elle aussi, à prouver que le Tornoiemenz Antecrit fut en son temps et pendant fort longtemps une œuvre de référence. C’est pourquoi il convient, plus de sept siècles après sa création, de lui redonner sa place au sein de notre culture.

Que savons-nous exactement de l’auteur, de son origine géographique, ou des conditions de rédaction du poème ? Rien de plus que ce que veut bien nous en dire Huon de Méry lui-même. Ce n’est qu’à la fin de son poème, au vers 3526, qu’il dévoile son identité. Plusieurs hypothèses ont été formulées à propos de l’origine géographique et sociale du poète. En 1851, dans son édition du Tornoiemenz Antecrit, Prosper Tarbé? proposait de comprendre d’une façon littérale les déclarations du héros-narrateur. 1. Ainsi, par exemple, « Godeffroy Tori et Henri Estienne comptaient encore (Huon de Méry) parmi les bons auteurs du moyen âge » (Marc-René Jung, Études sur le poème allégorique en France au moyen âge, Berne : Francke, 1971).

2.

Prosper Tarbé, éd., « Le Tornoiemenz de l’Antechrit » par Huon de Méry (-surSeine), Reims, 1851.

LI TORNOIEMENZ ANTECHRIT

Celui-ci

se présente, au début de la narration de son aventure,

comme

un

chevalier de France, engagé dans l’armée du roi Louis IX lors de la campagne de 1234, et peu fortuné. Arguant de l’existence d’une seigneurie à Méry-surSeine, en Champagne, Prosper Tarbé estimait que le « chevalier Huon » avait pu appartenir à cette noble maison. Margaret O. Bender, qui a donné une autre édition du poème“, en 1976, s’est elle aussi penchée sur la question ; elle a recensé sept bourgs français portant le nom de Méry, diversement orthographié. La question de l’origine géographique de Huon reste d’autant plus mystérieuse que les différents manuscrits du texte émanent de régions diverses®. L’on ne peut pas assurer la véracité des indices fournis par le poète au fil de son œuvre, ni en ce qui concerne son statut social, ni en ce qui concerne l’histoire de sa vie. Néanmoins, une chose est certaine : Huon est entré, à l’âge adulte, dans une abbaye observant la règle de saint Benoît — très certainement l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés, puisqu'il prend soin de la citer et de la situer brièvement. Personne n’aurait pu mentir à ce sujet, tant l’appartenance — ou la non-appartenance — à une maison aussi connue était aisément vérifiable. Rien, en revanche, ne nous permet de savoir si Huon dit vrai ou non lorsqu'il affirme avoir participé en tant que chevalier à la campagne de 1234 et connu une déception amoureuse avant de se « convertir », c’est-à-dire d’entrer dans l’abbaye. Les renseignements fournis par le texte du Tornoiemenz Antecrit doivent donc être considérés avec la plus grande prudence.

Pour ce qui est de la date de composition du poème, nous sommes également réduits à faire des conjectures. Puisque Huon fait commencer l’aventure du personnage central, le jo (« moi»), lors de la campagne qui opposa Louis IX à Pierre I“ Mauclerc, il faut nécessairement qu'il ait écrit après 1234, date de cette bataille. Toutefois, étant donné l’abondance de tels affrontements durant tout la période féodale, il n’y a a priori aucune raison pour que celui de 1234 ait servi de repère chronologique pendant plus de quelques mois ou années. On peut donc raisonnablement penser que le Tornoiemenz Antecrit a été conçu 3.

4.

5.

Il s’agit de la campagne (1234-1235) destinée à mettre un terme à la guerre des barons. Le roi Louis IX, aidé par Thibaud IV, qui lui avait été hostile auparavant, partit d’abord en Bretagne pour négocier avec Pierre I® Mauclerc, comte de Dreux. Un an plus tôt, en 1233, était mort le comte de Boulogne, frère de Louis VIII : il avait été « l'âme de toutes ces intrigues » (Prosper Tarbé) contre le jeune Louis IX. Le Torneiment Anticrist by Huon de Méri, a critical edition by Margaret O. Bender, Mississipi : University of Mississipi, 1976 (« Romance Monographs », 17). Aux sept manuscrits conservés dans les bibliothèques françaises, s’ajoutent ceux de Turin, Vienne, Stockholm, Bruxelles et du Vatican.

HUON DE MERY

avant 1250. Nous ne nous livrerons pas ici aux calculs tentés par certains pour fixer cette date. Ernstpeter Ruhe®, par exemple, a confronté la date du 5 mai et la mention de la fête de I’ Ascension, censée avoir lieu quelque trois jours plus tard dans le poème, pour dire que l’œuvre de Huon était née en 1236. Loin de juger illégitime cette tentative, nous pensons cependant que la date du 5 mai (v. 94) appartient plus vraisemblablement aux conventions romanesques qu’à la réalité des faits. Il était en effet traditionnel, au XII siècle et même plus tôt, de faire commencer l'aventure d’un jeune personnage romanesque au printemps, et plus particulièrement en mai. L'histoire littéraire peut-elle nous être d’un plus grand secours dans cette recherche d’une datation du poème de Huon de Méry ? Comme le fait remarquer Marc-René Jung, le Tornoiemenz Antecrit est un hapax dans la production allégorique du moyen âge. Son mélange du tournoi, de la religion, de l’allégorie et du courtois chevaleresque fait que les autres œuvres, dont le Tornoiemenz d’Enfer (de la fin du xHI° siècle), semblent «retarder » (selon les termes de

Marc-René Jung). Si Huon a eu recours à des poèmes allégoriques et à des romans antérieurs, il semble en revanche difficile de déterminer dans quelle mesure d’autres auteurs se sont inspirés de son poème.

La description de « Faus Semblanz » nous persuade en tout cas de ceci : le Tornoiemenz Antecrit a été composé avant la seconde partie du Roman de la Rose. En effet, « Faus Semblanz » n’apparait dans le poème d’Huon que sur l’écu de l’un des tournoyeurs et sa description ne semble aucunement inspirée par le célébre portrait de ce méme « papelart » dressé par Jehan de Meung dans le Roman de la Rose’. Or, la date approximative de composition attribuée a ce roman allégorique est 1269-1278. Les farouches diatribes du narrateur contre les hérétiques de toutes sortes sont de leur côté un vivant témoignage de la fièvre anti-hérétique qui sévissait à l’époque où le moine Huon prit la plume. Le traité de Meaux (1229) avait déjà eu lieu, mais cela n’empêchait pas la persistance de bastions hérétiques et leur condamnation violente par les religieux et tous les chrétiens orthodoxes. Est-ce à dire que ni la chute de Montségur (1244) ni celle de Quéribus (septembre 1255) n’avaient encore eu lieu ?

En l’absence de datation explicite, nous ne pouvons proposer qu’une date approximative de rédaction, forcément postérieure à 1234, maïs sans doute de 6. Ernstpeter Ruhe, « Die Turnierkunst des Huon de Méry », Zeitschrift für romanische Philologie, t. CV, 1989, pp. 63-80. 7. Vers 10886-11896.

LI TORNOIEMENZ ANTECHRIT

peu. La même incertitude plane sur l’identité du poète. Ecoutons plutôt son ceuvre.

B. L’itinéraire peu ordinaire d’un jeune réveur Le Tornoiemenz Antecrit est un poéme allégorique qui décrit le combat entre des vices engagés dans l’armée de I’ Antéchrist et des vertus entièrement dévouées au Christ. Le parcours initiatique d’un tout jeune chevalier se greffe sur ce schéma très classique de la psychomachie. Après avoir constaté la difficulté inhérente à la création poétique, l’auteur annonce qu'il a trouvé un sujet nouveau : il va raconter le tournoi de 1’ Antéchrist. L’aventure du jeune homme (qui la narre lui-même) commence juste après sa participation à la campagne du roi Louis IX en Bretagne. Comme la mythique forêt de Brocéliande ne se trouve pas loin de là, estime le jeune homme, il décide de s’y rendre, afin de percer le mystère de la fontaine périlleuse. L’ayant trouvée, il en arrose la margelle et déclenche une terrible tempête, digne de la plus grande colère divine. Cependant, les forces célestes semblent être de son côté, puisqu'il ressort indemne du cataclysme. Il n’est pourtant pas au bout de ses frayeurs, car Bras-de-Fer, le second de l’Antéchrist, surgit, menaçant, et l’oblige à le suivre. Après avoir assisté en simple spectateur à un plantureux repas des chevaliers de l’Antéchrist dans la cité de Désespérance, le jeune homme assiste, ébahi, aux préparatifs du plus grand tournoi de tous les temps. L’Antéchrist a en effet engagé la lutte contre le Seigneur. Suit un défilé de vices et de vertus, rivalisant tous de beauté et de somptuosité. Lors

du tournoi, fort violent, le jeune homme est blessé par une flèche, initialement destinée à la respectable Virginité qui a dû s’enfuir. Éperdu de douleur et de remords, le jeune distrait ne peut être guéri par les sortilèges et potions de Bras-de-Fer. C’est la Bonne Espérance qui finit par avoir raison de son mal. Conseillé par une assemblée de vertus, il est guidé sur la droite voie : elle lui donne d’abord accès, le jour de l’Ascension du Christ victorieux, à la cité d’Espérance, où il est fêté et honoré ; il espère qu’elle lui permettra aussi, le Jour venu, d’entrer au Paradis.

C. Remarques sur la traduction du Tornoiemenz Antecrit Avant de proposer de ce poème une analyse littéraire, il nous faut justifier le choix de I’ édition à partir de laquelle nous avons établi notre traduction. Cette dernière fut l’objet de notre mémoire de maîtrise, soutenu en juin 1992. Nous l’avions élaborée a partir de I’ édition du poème réalisée par Margaret O. Bender 10°

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HUON DE MERY EE

en 1976, Malgré ses qualités certaines, ce travail n’a pas recueilli l’approbation des spécialistes. Ils lui ont tous préféré celui de Georg Wimmer’, datant de 1888. Dans cette édition très soignée et documentée, Georg Wimmer s’est en effet efforcé de citer toutes les variantes connues, de clarifier le texte grâce à

un glossaire précis et à un rimarium. Il a également soumis ses hypothèses quant au texte original du Tornoiemenz Antecrit, après en avoir consulté et étudié tous les manuscrits existants. C’est donc à la lumière de ses travaux que nous avons élaboré la traduction qu’on peut lire dans le présent ouvrage. L’on pourra en compléter la lecture par celle du poème en ancien français, puis que nous redonnons ici le texte édité par Georg Wimmer. Au fil de notre retranscription du texte édité par Georg Wimmer, il arrive qu'un passage soit écrit en italiques. C’est alors le signe que la version retenue par Georg Wimmer ne fait pas sens. Ce peut être à cause d’une ponctuation ou à cause d’un groupe de mots précis. Dans les rares cas où il nous a paru indispensable d’amender la version de 1888, nous avons retenu celle des variantes — toutes recensées par Georg Wimmer — qu’a choisie Margaret O. Bender dans son édition de 1976. Chaque fois, nous précisons à l’aide d’une note quelle version avait proposée Georg Wimmer, en expliquant ce qu’elle a d’incohérent à nos yeux. La lecture d’une traduction n’est jamais aussi satisfaisante que celle d’un texte original. Plusieurs fois, nous avons dû nous résigner et adopter une traduction moins riche de sens, ou moins poétique, que le poème de Huon (La Monjoie, Cortoisie, Vilanie et quelques autres notions ont tout particulièrement résisté à la traduction). Le vocabulaire, la culture religieuse et profane, les jeux de mots et l’esprit de l’auteur nous ont parfois rappelé les limites propres à l’exercice de la traduction (surtout lorsque celle-ci concerne un texte d’une période reculée). Néanmoins, nous espérons qu’elle ne sera pas vaine et qu’elle permettra à des lecteurs peu familiers avec l’ancien français de découvrir un chef-d'œuvre oublié du xIHI° siècle. 8.

Margaret O. Bender s’est fondée sur le ms. D, Bibliothèque Nationale, fr. 25497,

fol. 213-244 v°. Le poème de Huon y est écrit sur deux colonnes de 48 lignes chacune. Ce manuscrit, qui renferme de nombreuses formes normandes, date du xml® siècle. 9. Georg Wimmer s’est quant à lui principalement appuyé sur le ms. A., sans toutefois s’y limiter, puisqu'il cite toutes les variantes (de B, C, D et O). A, Bibliothèque Nationale, fr. 1593 (auparavant fr. 7615), fol. 186-207 v°. Chaque feuillet comporte deux colonnes de 42 lignes chacune. Ce manuscrit date de la seconde moitié du xi® siècle et il est certainement de la main d’un copiste du centre du domaine d’oïl. On y trouve très peu de formes dialectales.

11

LI TORNOIEMENZ

ANTECHRIT

Comme bien des romanciers de son époque, Huon de Méry clame, dès le prologue de son poème, sa volonté d’innover en dépit de tous les obstacles qui, selon lui, entravent la création littéraire. L’aridité de la tache des poétes était déjà un thème obligé au milieu du XHi° siècle. Affirmant sa différence vis-a-vis du commun des poètes, Huon déclare ses intentions : il entend bien déjouer les pièges de l’écriture et raconter une « aventure novele » (v. 11). Qu’en est-il exactement de cette originalité ? C’est ce que nous chercherons à découvrir tout au long de cet essai.

IL. L’ANTECHRIST DU TORNOIEMENZ Huon vient de clamer sa foi en la nouveauté lorsqu'il annonce (vv. 25-26)

qu’il va raconter le Tournoi de l’Antéchrist. Son choix est pour le moins surprenant quand on sait qu’il n’était peut-être pas de thème théologique et littéraire plus répandu que celui de l’Antéchrist à l’époque de Huon. Dans son étude érudite sur la question, Horst Dieter Rauh!° montre combien cette figure était déjà devenue familière aux esprits du xi siècle. Elle était très ancienne, puisqu'elle remontait à la tradition juive, qui l’avait transmise au Nouveau Testament ; tous deux avaient donné lieu à de multiples commentaires, puis à des œuvres narratives, poétiques et théâtrales. Horst Dieter Rauh s’est attaché à montrer l’historicisation de la figure de l’Antéchrist chez les symbolistes allemands du xi siècle. Les textes recueillis par Claude Carozzi et Huguette

Taviani-Carozzi'! prouvent quant à eux que cette « personnification indivi-

duelle et collective des instigateurs de troubles, d’hérésies, de schismes, d’apostasies, dans l’Église du Christ » préoccupait également les Francais, et

l’Occident médiéval dans son ensemble. Jacques Le Goff!? a ainsi pu écrire

L’Occident médiéval, c’est, dans I’attente d’un salut espéré, le monde de la peur certaine (...), peur doctrinalement élaborée et de génération en génération viscéralement vécue.

De fait, les textes de l’Evangile qui annoncent les événements attendus avant la venue du Fils de l’Homme étaient très lus et entendus par les hommes du 10. Horst Dieter Rauh, Das Bild des Antechrist im Mittelalter, von Tyconius zum deutschen Symbolismus, zweite verbesserte und erweiterte Auflage, Münster : Aschendorff, 1979, (« Beitrage zur Geschichte der Philosophie und Theologie des Mittelalters »), pp. 1-164.

11. Claude Carozzi et Huguette Taviani-Carozzi, La Fin des Temps, Terreurs et prophéties au moyen âge, Paris : Stock, 1982, (« Moyen Age »). 12. Dans La Civilisation de l'Occident médiéval, Paris : Arthaud, 1964, (« Les Grandes Civilisations »), chap. « Le rêve millénariste : Antéchrist et Age d’or», pp. 240-248.

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HUON DE MERY

moyen âge. Ceux-ci y trouvaient une mise en garde contre le règne terrifiant de l’Antéchrist, qui devait séduire les hommes avant la Parousie. A. L’Antéchrist de la tradition...

Pour avoir de la tradition relative a1’ Antéchrist le panorama le plus complet

possible, il nous faut faire appel au Libellus de Antichristo’’, composé par le moine Adson de Montier-en-Der, à la suite d’une requête de la reine Gerberge, vers 950. Comme il l’avoue lui-même, Adson a compilé sur le sujet tous les extraits bibliques s’y rapportant, ainsi que leurs nombreuses gloses. Le récit dramatique issu de ces recherches d’ Adson a eu, au moyen âge, une très grande influence. Huon de Méry n’est d’ailleurs pas le dernier à en témoigner. Voyons donc dans quelle mesure le portrait de l’Antéchrist du Tornoiemenz est fidèle à celui qu’en avait dressé l’auteur du Libellus. Le Libellus débute par une justification du nom donné au fils de perdition On l'appelle ainsi (...) parce qu’il est contraire au Christ en tout et qu’il agira contre le Christ.

La forme « Antéchrist » est en effet une déformation fautive de l’étymon grec antichristos ; le fait que les tribulations de cet adversaire du Christ devaient précéder la Parousie a, pense-t-on, joué en ce sens. Une confrontation, même rapide, des vv. 533-603, consacrés à la description de l’Antéchrist, avec les vv. 1255-1345, consacrés à celle du Seigneur, suffit à vérifier que Huon a respecté ce principe essentiel. Ce contraste entre les deux ennemis est souligné par la structure parallèle utilisée lors de leur description. Un trait essentiel

a l’ Antéchrist

est, toujours selon Adson,

l’orgueil. Il

déclare ainsi que |’ Antéchrist « (...) se montrera superbe » et qu’« il est le roi de tous les fils de l’orgueil ». L’on sait que l’orgueil est le premier et le plus grave de tous les péchés. Or, le premier des vices a se dresser face aux vertus est Orgueil, qui ne détonne

en rien dans le tableau de sauvagerie, de luxe

excessif et de surnombre dressé par Huon lors de l’évocation du meneur des vices. Huon aussi fait de |’ Antéchrist le chef, le roi, de tous les représentants du Mal, celui qui « enseigne (...) les vices opposés aux vertus » (Adson) — vices auxquels le héros succombera une journée durant. Adson dit encore de l’ennemi des derniers temps qu’ il détruira la loi évangélique, fera revivre dans le monde le culte des démons, cherchera sa propre gloire et s’érigera en dieu tout-puissant. ‘13. Adso Dervensis, De ortu et tempore Antichristi, necnon et tractatus qui ab eo dependunt, éd. D. Verhelst, Turnhout : Brepols, 1976, («Corpus Christianorum, Continuatio Medievalis », XLV).

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LI TORNOIEMENZ ANTECHRIT

Pas une de ces caractéristiques qui soit négligée par Huon : son Antéchrist « escrit portoit son jugement » (portait sur un écriteau la sentence de sa damnation, v. 542) ; il est en outre l’ami intime de Proserpine, déesse païenne très

éprise de lui (vv. 554-561 et 570) ;il mène toute une suite de dieux païens; il s’arroge tous les droits (vv. 374-378 et 2024-2044) et ses compagnons parlent d’égal à égal, voire avec arrogance, aux soldats du Seigneur contre qui l’Antéchrist a osé engager une lutte sans merci (vv. 296-301).

Il est également dit dans le Libellus que l’Antéchrist « aura (...) beaucoup de serviteurs ». La multitude qui entoure ce personnage persécuteur et trompeur est mentionnée à plusieurs reprises dans le Tornoiemenz Antecrit : par Bras-deFer qui annonce au héros la venue de son maître, puis plusieurs fois lorsque celui-ci est arrivé, et enfin quand ceux d’Espérance, beaucoup moins nombreux que les chevaliers de l’adversaire du Bien, s’en plaignent. Cet état de faits ne surprend pas quand on sait, comme Adson, que l’Antéchrist s’attaquera aux fidèles de trois façons : par la terreur, par la corruption et les miracles.

L’Antéchrist de Huon ne fait pas mentir les croyances, puisqu'il réunit violence, corruption et tromperie. En effet, il a un aspect terrible, ses compagnons massacrent vignobles et vergers pour installer leurs tentes : il a un écu trompeur, noir «a faus miracles » (v. 538) et c’est en leur cédant son bien qu'il a attiré une foule de soldats dans son armée. Ce n’est pas non plus par hasard que le gonfanon de |’ Antéchrist est, selon Huon, décoré d’un diable et d’un serpent. Car si Adson concède à |’ Antéchrist une nature humaine, il affirme néanmoins qu’il « sera le fils du Diable ». Quelle

meilleure façon de rappeler cette essence satanique et tentatrice de l’Antéchrist, que d’en réunir les symboles sur une banniére ?

Grâce à l’article de Bernard Mc Ginn'4, « Portraying Antichrist in the

Middle Ages », nous avons constaté que les traits descriptifs de l’ Antéchrist du Tornoiemenz reprennent pour la plupart des représentations iconographiques ou littéraires attestées depuis des lustres. Recenser toutes celles-ci serait impossible dans le cadre de cette introduction : nous préférons renvoyer à l’excellent travail de Bernard Mc Ginn, qui illustre son propos de nombreuses reproductions de fresques et de miniatures. 14. Bernard Mc Ginn, « Portraying Antichrist in the Middle Ages», in W. Verbecke, D. Verhelst, A. Welkenhuysen (éd.), The Use and Abuse of Eschatolo gy in the Middle Ages, Louvain

sia»), pp. 1-48.

: Leuwen

University Press, 1988, (« Medievalia Lovanien-

HUON DE MERY

Signalons toutefois les analogies les plus importantes entre la tradition et le poème de Huon. Maints détails physionomiques de |’ Antéchrist du Tornoiemenz sont en effet inspirés de représentations tout a fait classiques.

L’Antéchrist de Huon a un cheval, un écu et des armes noirs, il est caractérisé par le feu et un crochet d’Enfer, et Cerbére se trouve en bonne place dans son escorte ; or, les arts picturaux et littéraires des siècles précédents dépeignent un Antéchrist d’aspect sombre, aux cheveux de flamme, qui peut étre comparé à « la faucille de la désolation » et que l’on représente parfois sous la forme chimérique d’un monstre tricéphale, tel Cerbére. Le diable représenté sur sa bannière, dans le poème, rappelle celui que l’on peignait à côté de l’Antéchrist pour rendre manifeste, sous ses apparences humaines, l’essence satanique de cet ennemi de Dieu. Enfin, le serpent placé sur sa bannière par Proserpine rappelle le serpent tentateur de la Genèse; il est de plus, si l’on en croit Michel Pastoureau, l'animal le plus répandu du bestiaire satanique. Dans les arts picturaux, il lui arrive, sous un aspect dérivé, celui du dracopède, de désigner |’ Antéchrist.

Peut-être encore plus marquant est le choix d’un espace temporel incluant l’Ascension, quand on sait que |’ Antéchrist, selon une des croyances le concernant, devait imiter, entre autres miracles christiques, celui de 1’ Ascension. Faut-il déduire de ces correspondances entre |’ Antéchrist du poème et celui de la tradition que Huon ne respecte pas son engagement et se sert du « tout cuit » sans jamais innover ? Ce n’est pas ce qui semble ressortir d’une analyse plus poussée de |’ Antéchrist du Tornoiemenz. B. ... et l’Antéchrist du Tornoiemenz

La premiére grande différence entre le poéme de Huon et tous les traités jusqu’ alors écrits sur |’ Antéchrist, c’est que le Tornoiemenz Antecrit est composé dans une langue vernaculaire, le français, et non en latin. Ce fait doit, à lui seul nous inciter à chercher l’originalité de « l’ Antéchrist de Huon ». Si le poète a choisi de s'exprimer en français sur un tel sujet, c’est qu’il entend être compris d’un cercle plus large que celui des clercs.

Notre hypothèse peut être confirmée si l’on considère le cadre dans lequel Huon a choisi de faire évoluer « son » Antéchrist. Ce cadre est le monde courtois médiéval, le cercle des chevaliers arthuriens. Des auditeurs profanes ne pouvaient manquer d’être frappés par ce choix du poète. Un redoutable personnage biblique sortait enfin de son univers clos, vénérable, pour se retrouver plus près d’eux, les hommes du moyen âge.

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LI TORNOIEMENZ ANTECHRIT

La différence principale qui distingue |’ Antéchrist du Tornoiemenz de tous ses homologues concerne d’ailleurs l’époque de son apparition sur terre. Dans le Tornoiemenz, Antéchrist appartient explicitement au passé, et non au futur eschatologique. Le narrateur affirme |’ avoir rencontré dans la forêt de Brocéliande, après une campagne du roi Louis IX en Bretagne. Si la nature mythique de Brocéliande peut nous faire dire qu’il s’agit en quelque sorte d’un passé onirique, il demeure que le narrateur conçoit son histoire comme la relation d’une aventure réelle et révolue. Comme l’a justement fait remarquer Marc-

René Jung/”, l'emploi du passé dans le Tornoiemenz Antecrit « à lui seul (en) exclut la perspective eschatologique ». En fait (nous en reparlerons), |’ Antéchrist dont Huon nous présente les aventures a commencé son action quelque temps avant que le poéte ne prenne la plume, et il continue de vivre et de menacer l’humanité — comme le rappelle Vérité à la fin du récit (vv. 3402-

3469). L’on peut donc dès maintenant constater la présence d’innovations littéraires dans le poème de Huon. Alors qu’il prétendait raconter quelque chose d’inédit, il annonce à son auditoire que son œuvre traitera du Tournoi de l’Antéchrist. Le thème est loin d’être nouveau et l’on peut être surpris à cette annonce. Toutefois, Huon innove réellement : il présente un Antéchrist chevalier d’une cour féodale, contemporain de l’auditoire sans nul doute ébahi d’entendre parler de cet Adversaire dans sa langue de tous les jours.

Par quels moyens littéraires Huon parvient-il à intégrer l'affrontement de l’Antéchrist et du Seigneur à l’univers du xi® siècle ? Nous allons voir qu'il ne se contente pas de situer en 1234 l’aventure du jeune chevalier téméraire.

III. LE TORNOIEMENZ ANTECRIT OU L’ART DE LA « CONJOINTURE » Dans le Tornoiemenz Antecrit, le jo (« moi ») narrateur demeureà chaque instant un homme de son temps, féru de littérature, grand connaisseur de la Bible et fin manieur de la langue frangaise, dont il célébre plusieurs fois la grandeur. Avec une ironie digne d’un veillard qui raconterait ses frasques de jeunesse, il dépeint son aventure très singulière. S’il exerce son esprit critique d’une manière très conséquente vis-à-vis du jeune homme qu'il a été, il ne manque pas non plus d’égratigner au passage bon nombre de ses contemporains... à commencer par la société des chevaliers courtois. 15. Marc-René Jung, Études sur le poème allégorique en France au moyen âge, op. cit.

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A. Huon de Méry et la littérature romanesque Les chevaliers sont largement représentés dans le Tornoiemenz Antecrit. En effet, aprés avoir vanté le talent du défunt Chrétien de Troyes, Huon lui emprunte sans vergogne le cadre, la structure et les motifs de son célébre roman Yvain ou le Chevalier au Lion. Ainsi, à peine vient-il de clamer son intention de raconter le combat de l’Antéchrist et du Seigneur que le poète se plonge dans un récit détaillé de la quête aventureuse d’un jeune homme — le narrateur du Tornoiemenz. L’événement qui provoque ce départ en aventure ancre l’ensemble du récit dans un contexte passé, guerrier et personnel. Le retour en arrière commencé au v. 27 se poursuit par une plongée dans l’intemporel de la fiction, lorsque le narrateur explique son départ par l’envie impérieuse qu’il avait de percer le mystère d’un lieu romanesque et magique. Ce lieu lui est tellement familier qu’il le présente comme un lieu réel. Dès lors, rien ne manque à la recréation de l’atmosphère d’Yvain et des romans de chevalerie en général. Dans cette fascinante forêt de Brocéliande, dont le joyau est la fontaine périlleuse, le jeune homme se rend dûment armé, tel un chevalier errant. Il atteint son but au terme d’une chevauchée sans répit à travers des passages hostiles à l’homme (vv. 68 s5gg.). Le topos de l’égarement en chemin apparaît également. La scansion du temps de cette errance se fait très classiquement selon la révolution astrale, puisqu’il est de règle pour un chevalier errant de se lever en même temps que le soleil et de se coucher de même. L’atmosphére mystérieuse de la forêt est ensuite renforcée par le cadre nocturne de la découverte de la fontaine. Autour de celle-ci sont rassemblés presque tous les éléments décrits par Chrétien de Troyes!f. Pourtant, et c’est un point significatif, la chapelle est ici absente. En revanche, le scénario reste identique à celui d’Yvain et la tempête, de nature divine, n’est pas moins violente que celle décrite par le romancier champenois. Bien plus, elle est déclenchée deux fois de suite par le jeune chevalier, qui comprend rétrospectivement la folie de son geste, mais n’est aucunement troublé par le fait qu’il ait pu agir sur des éléments purement littéraires. Comme l’a justement écrit Armand Strubel!’, dans le Tornoiemenz Antecrit, « les événements de la forêt 16. Chrétien de Troyes, Le Chevalier au Lion (Yvain), roman traduit de l’ancien français par Cl. Buridant et J. Trotin, Paris : Champion, 1971. Edition du texte original : Mario Roques, Les romans de Chrétien de Troyes édités d’aprés la copie de Guiot (Bibl. Nat. fr. 794), IV, Le Chevalier au Lion, Paris : Champion,

1971, (« Les

Classiques Frangais du Moyen Age »), vers 400-450. 17. Armand Strubel, La Rose, Renart et le Graal, La Littérature allégorique en France au XII siècle, Paris : Champion, 1989.

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de Brocéliande déterminent le voyage vers la cité d’Enfer et servent de substitut au songe » — lequel fait lui-même souvent office de « support de la narration allégorique ». On baigne en plein merveilleux, même si le Tornoiemenz Antecrit est un récit à la première personne qui rejette le cadre onirique usuel pour revendiquer l’historicité. C’est le paroxysme de l’emprise des mots sur le jo (« moi ») qui l’entraîne dans des expériences extrêmes par leur violence comme par leur douceur charmante. Huon n’omet en effet aucune des étapes de la quête

avortée de Calogrenant!#, nommément cité au v. 195. Comme ce cousin d’Y vain, le jeune chevalier du Tournoiemenz Antecrit jouit du délicieux chant des oiseaux après la terrible tempête. Ce chant possède dans le poème de Huon une résonance religieuse absente d’ Yvain. Toujours d’après le schéma utilisé par Chrétien, cette accalmie est très brève et le héros doit affronter un second danger, plus terrible encore que la tempête. Pour pouvoir continuer sa quête, le jeune homme doit affronter un adversaire très laid, comme avait dû le faire Calogrenant avant lui. De même que Calogrenant avait échoué à défaire Esclados le Roux, le jeune imprudent ne parvient pas à renverser son adversaire, malgré la providence divine qui lui vient en aide un instant.

La structure romanesque est donc tout entière mise à contribution par Huon : envie soudaine d’un très jeune homme de partir à l'aventure pour percer un mystère, départ vers une forêt et errance à cheval, égarement en chemin, découverte d’une merveille une fois la nuit tombée, attirance irrésistible pour cette merveille, audace, et lutte pour découvrir les arcanes de l’endroit, chati-

ment, accalmie délicieuse, puis combat probatoire. L’échec du jeune chevalier non initié relance le récit et introduit le théme central du poéme, le déroulement du plus grand tournoi de tous les temps sous les yeux du jeune héros.

Prisonnier du Maure Bras-de-Fer, le jeune homme est accueilli dans une demeure où l’on fait grande chère. Toutefois, il n’a pas choisi de se trouver parmi les courtisans de I’ Antéchrist et on ne lui témoigne aucune bienveillance. Cet écart par rapport au schéma romanesque traditionnel devra disparaître. Le passage d’un accueil plutôt froid à un accueil triomphal (de règle dans la littérature chevaleresque) se fera très lentement, au fil du récit, comme si Huon voulait également respecter la nature progressive de toute initiation chevaleres que. Tout d’abord, le jeune homme n’a pas le droit de combattre, car un serment le lie à son vainqueur, Bras-de-Fer. Il devient ainsi celui par qui toutes les images somptueuses et tous les bruits tonitruants du tournoi parviennen t à l’auditoire de Huon. Le public finira par prêter quelque attention à ce pâle personnage et par entendre sa plainte amoureuse suscitée par une flèche perdue. 18. Chrétien de Troyes, Le Chevalier au Lion, vers 60 et suivants.

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Seul ce motif de la blessure d’amour manquait pour que fût l'arsenal d'un roman de Chrétien. Il n’est pas oublié et a même centrale : s’il souffre, le jeune homme peut au moins être certain désormais, ne sera plus comme avant, car il vient de recevoir une

réuni tout une place que rien, preuve de

son élection. Sa guérison miraculeuse le confirme et permet que son aventure!®

s'achève sur un accueil enthousiaste, dans une seconde cité où il est fêté comme un roi. Voilà pour la structure narrative du poème, qui se présente d’ailleurs explicitement comme le récit d’une aventure. Maints motifs de la poésie et du roman dits « courtois » s’ajoutent à ces emprunts évidents à Yvain. Alors que nous n'avons entrevu du héros que les manifestations de sa bêtise étourdie, il assiste ravi au concert donné par les oisillons en l’honneur de leur Créateur. Ce ravissement du jeune homme vient à point pour nous dissuader de le juger avec une trop grande sévérité : il a beau être frivole et fanfaron, il se peut fort bien qu'il soit élu, ou au moins d'ascendance noble. Selon les poètes et romanciers de l’époque en effet, « le ramage des oiseaux était dépourvu de sens pour les vilains, mais dans l’âme des chevaliers il éveillait des résonances particulières »*°. En réutilisant cet indice auquel Chrétien de Troyes avait eu recours pour suggérer la noblesse de son rustre Perceval?!, Huon nous invite à supposer à son héros soit un passé brillant, soit un avenir qui fera de lui un personnage hors du commun. Signalons enfin l’utilisation du vocabulaire et des images lyriques lors de la scène de désespoir amoureux vécue par le héros. La flèche d’amour qui traverse les yeux pour frapper la victime en plein cœur était devenue un lieu commun’, générateur d’autres topoi, tels celui de l’amour doux-amer et celui

de la pensée obsessionnelle de la dame aimée, tous deux également présents dans le Tornoiemenz. Rien ne manque pour satisfaire un public qui a entendu le récit de Cligés et qui est encore friand des ceuvres des troubadours. Le jugement amoureux réclamé par la victime nous en persuade aussi. 19. Les occurrences de ce terme sont relativement nombreuses dans le poème, au début duquel Huon parle du récit d’une « aventure novele » (v. 11) comme d’un remède à la stérilité poétique. 20. Jean Frappier, Chrétien de Troyes ou le Mythe du Graal, Études sur « Perceval ou le Conte du Graal », Paris : C.D.U. et S.E.D.E.S. réunis, 1972, pp. 78-79. 21. Cf. Le Conte du Graal (Perceval), publié par Félix Lecoy, Paris : Champion, 1973,

(«Les Classiques du Moyen Âge), vv. 86-90. Perceval est un jeune sauvageon lorsqu'il découvre le monde fascinant de la chevalerie, dont sa mère avait toujours voulu l’écarter. Avant même son initiation chevaleresque, l’on sait qu’il s’agit d’un personnage noble, parce qu’il goûte le plaisir d'entendre chanter les oiseaux. 22. On le trouve déjà dans l’un des romans de Chrétien de Troyes, Cligès.

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Huon ne se laisse pourtant pas impressionner par toute cette tradition littéraire. Si respectueux soit-il envers son prédécesseur, Huon ne se fait pas faute d’ironiser sur le monde chevaleresque chanté par Chrétien. En effet, le beau vernis craque rapidement sous la plume corrosive de Huon, et les compagnons de la Table Ronde deviennent dans son poème des êtres vains et risibles. Un travail de surenchère permanente sur ce qui a été écrit avant lui permet a Huon de saper les sources qu’il avait honnêtement citées, et de dégager ainsi son originalité du fatras d’imitations dont il semblait s’étre encombré. Aussi les beaux chevaliers des romans préférés du public deviennent-ils sous sa plume des joueurs puérils, capricieux et imprudents (vv. 2016-2030).

D'autre part, la fameuse épée Durendal®* n’égale pas la redoutable CoupeGorge possédée par les vices du Tornoiemenz (vv. 952-983). Malgré les vivats à la «fleur de France», celle-ci est fanée : ses membres se dépensent en futilités ; aucun d’eux, sauf Keu, le sénéchal anticourtois, ne participe au tournoi, alors que tous ont été présentés lors du défilé. Leur unique lutte est motivée par une liaison amoureuse entachée de jalousie et de gloriole (vv. 1996-1999), et apparemment adultère. Or, pour Huon, Adultère est le fils de Fornication ; il

fait partie des vices qui accompagnent l’Antéchrist. Il n’est pas jusqu'aux armes des chevaliers arthuriens qui ne signalent leur petitesse (v. 1989, « lionceau »), leur cruauté ou leur perversion (vv. 1980-1981). De la peinture de ces fantoches ne ressortent finalement que leur tendance à satisfaire leurs caprices stupides (vv. 2020-2023 et 2026-2030) et leur attachement aux richesses, au faste de la cour — qu'ils risquent de perdre si « Largesce » vient à mourir (vv. 2422-2429). Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le

premier des chevaliers familiers du roi Arthur qui apparaisse dans le Tornoiemenz est le raté par excellence, le seul chevalier qui ait manqué son aventure, Calogrenant. Sorte d’étalon de la sottise et de l'échec, ce personnage est pourtant doublé sur son propre terrain par le jeune étourdi du Tornoiemenz Antecrit. Dans Yvain, l'épisode de la fontaine périlleuse concerne plusieurs personnages, Calogrenant,

Y vain et de nombreux chevaliers. Huon choisit de

ne faire de ces chevaliers qu’un seul et même personnage, curieux et audacieux puisqu'il verse un second bassin d’eau sur la margelle.

Dans perfection antérieurs, s’achèvent

la même perspective de surenchère, le motif de la quête d’une toujours plus grande, moteur du Tornoiemenz comme des romans subit une modification lourde de sens. Tandis que les romans toujours sur l’accomplissement total des épreuves nécessaires à

23. Il s’agit de la légendaire épée de Roland (v. La Chanson de Roland). Elle représente, avec Excalibur, la référence suprême en matière d’armes.

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l'initiation du héros — alors présenté comme un être parfait —, le Tornoiemenz Antecrit insiste sur le fait que la situation finale du héros-narrateur est encore perfectible. Même après sa longue aventure, il n’est pas un individu statique ni définitivement grandi. Tous les cercles ne l’acceptent pas (vv. 3376-3388) et son état de grandeur ne pourra se maintenir que s’il en est spirituellement digne (v. 3523). Son pari est donc bien plus ambitieux que celui des chevaliers des romans. En effet, dans la perspective spirituelle du Tornoiemenz Antecrit, il ne suffit pas de se convertir, il faut persévérer. L'on pourrait presque dire que l’on assiste à la destruction d’un mythe dans l’œuvre du moine Huon. Les chevaliers y sont vains, irréfléchis, sans bravoure

et entachés de tous les vices de leur époque, à côté desquels ils défilent dans les rangs de l’Antéchrist.

L'on peut alors considérer l’acte insensé de Perceval (vv. 2019-2030) comme un suicide littéraire : les romans de chevalerie ont fait leur temps et corrompent les mœurs ; ici ils s’éliminent comme d’eux-mémes de la scène littéraire, à travers l’intervention d’un de leurs principaux personnages. Huon de Méry avait commencé par nous surprendre der le thème de l’Antéchrist, alors qu’il prétendait écrire avions compris combien ses prétentions étaient justifiées inhabituel du sujet. Nous venons de voir quelles critiques cachait l’apparente admiration du poète envers Chrétien tendre envers

son

second

maître

avoué, Raoul

en choisissant d’abordu nouveau, puis nous par son traitement très et quelle distanciation de Troyes. Est-il plus

de Houdenc,

dont il cite à

plusieurs reprises les récits allégoriques, Le Songe d’Enfer™* et le Roman des

Eles® ?

B. Huon de Méry et l’écriture allégorique Le mode d’écriture choisi par Huon, l’allégorie, n’ avait a priori rien de bien nouveau au milieu du x

siècle. Au contraire, il représentait, selon la formule

de Michel Zink?®, « un élément essentiel de la littérature, et plus fondamentalement, de la pensée médiévales ». Huon ne cache pas l’origine très probable de son choix. A la vogue sans précédent que connaît l’allégorie dans la littérature en langue vulgaire depuis la fin du xHI° siècle s’ajoutait très certainement 24. Raoul de Houdenc, Le Songe d’Enfer, suivi de La Voie de Paradis, Poèmes du xu siècle, éd. Philéas Lebesgue, Paris, 1908 ; réimpr. Genève : Slatkine, 1974.

25. Huon y fait référence aux vv. 1844-1851. 26. Michel Zink, Le Moyen Age, littérature française, Nancy : Presses Universitaires de Nancy, 1989 (« Phares »), chap. VIII, p. 106.

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exemple encourageant du succès éclatant du Songe d’Enfer de Raoul de Houdene, « le premier grand poème allégorique français »*’. En choisissant une technique d’écriture aux fondements antiques et à l’épanouissement récent, Huon se montrait à la fois classique et attentif aux tendances littéraires de son époque.

Pour comprendre la faveur dont jouit l’écriture allégorique à partir de la fin du xH° siècle, il convient de rappeler sur quel arrière-plan philosophique elle

s’est développée. En effet, nous pensons avec Armand Strubel*® que La pratique allégorique plonge ses racines dans le système de représentation qui nourrit la métaphysique médiévale de saint Augustin jusqu’à l’émergence de l’aristotélisme : la ressemblance est le fondement de l’univers. et que

L'écriture allégorique est l'expression privilégiée de la ressemblance. Par la comparaison, elle conserve l’altérité et l'intégrité des substances (...), par la métaphore, elle reflète l’unité profonde de |’ univers.

Avant de devenir un mode d'écriture, l’allégorie était une notion essentielle de l’exégèse. Dès l’époque patristique, l’on admettait que la Bible renfermait quatre sens, le sens littéral, distinct du sens spirituel qui lui-même comprend le sens typologique (ou allégorique), le sens tropologique (ou moral) et le sens anagogique (en rapport avec l’eschatologie). Cette habitude de chercher derrière la etre un ou plusieurs sens plus profonds ne se limitait pas à l’interprétation des Saintes Écritures. Une véritable frénésie interprétative s’empara des clercs, qui allérent jusqu’a préter un sens second, spirituel et annonciateur de la Bible, aux ceuvres de certains auteurs paiens, en particulier à 1’ Enéide (livres I-VI) de Virgile. Habitués à cette pratique de la double lecture, les auteurs de l’époque se mirent à produire à leur tour des œuvres justiciables d’une lecture multiple. Ce genre envahit rapidement la littérature en langue vulgaire, nourrie des modéles latins. De toutes les ceuvres allégoriques latines, la Psychomachia de Prudence fut sans doute la plus marquante pour Huon de Méry. Il est parvenu à intégrer les éléments constitutifs de la psychomachie a un récit ayant pour cadre la société courtoise médiévale. Il a d’autre part continué d’élargir les listes de vices et de vertus, comme avait commencé de le faire Alain de Lille dans son Anticlaudianus. Pour ce qui est du ton satirique 27. Armand Strubel, « La littérature allégorique », in : Précis de littératur e française du moyen âge, publié sous la direction de Daniel Poirion, Paris : P.U.F., II® partie, chap. VIII, pp. 236-271. 28. Armand Strubel, La Rose, Renart et le Graal, op. cit., p. 47.

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et de l'intention moralisante du Tornoiemenz Antecrit, Huon de Méry doit beaucoup à Raoul de Houdenc et à son Songe d’Enfer. Lorsque Huon compose son poème, l'écriture allégorique est devenue un mode d’expression privilégié pour exposer la conception paulinienne de l’existence humaine comme «combat sans répit contre les insidiæ diaboli ». Comment le poète met-il à profit cette pratique déjà traditionnelle ? L'exploitation du filon allégorique par Huon de Méry est au premier abord assez classique. Les vices et les vertus qui s’affrontent, les uns sous la bannière de l’Antéchrist, les autres sous celle du Seigneur, sont certes beaucoup plus nombreux que chez Prudence, |’ initiateur du schéma de la psychomachie. Alain de Lille avait préparé ce glissement des antagonistes jusque dans la sphére courtoise ; on trouve chez Huon des qualités et des défauts explicitement imputés à ses contemporains vivant à la cour d’un seigneur. En outre, plusieurs dieux païens s’ajoutent à la liste des vices ; ceci peut, selon Marc-René Jung, s'expliquer par l'influence du Libellus de Antichristo d’Adson. Ce dernier présentait en effet les idoles païennes comme des adversaires de la vraie foi. Si la prolifération des personnages est remarquable dans le Tornoiemenz Antecrit, elle n’est cependant pas rare. Dans le poème de Huon, elle joue en faveur des vices, nettement plus nombreux que les vertus. Cette supériorité en nombre plusieurs fois soulignée dans le texte est bien sûr en relation étroite avec le thème antéchristique. En effet, quelles que soient les prophéties au sujet des tribulations de |’ Antéchrist, l’écrasante majorité des apostats face à une poignée de fidèles est une constante. Elle ne va pas sans poser quelques difficultés lorsqu'il s’agit de narrer la victoire des vertus sur les vices. Toutefois, Huon franchit cet obstacle avec habileté. Pendant le tournoi, des retours offensifs permettent aux vertus, pacifiques à l’origine, mais exaltées par l’enjeu du combat, de rivaliser efficacement avec leurs ennemis (qui sont aussi ceux du narrateur). Du même coup surgit le paradoxe, inévitable dans la psychomachie, de vertus très belliqueuses, voire forcenées dans leur rage de vaincre. Si

Huon ne peut complètement échapper à cette contradiction’, il parvient à la compenser très largement. Il opte pour une présentation en deux temps, des différents personnages d’une part, et du combat d’autre part — tout comme dans les tournois réels, où les jouteurs étaient annoncés par un héraut avant leur entrée en lice. Il parvient ainsi à nous faire distinguer cet affrontement brutal d’un jour, du reste du temps : les vertus sont bonnes par essence mais savent se faire violence s’il le faut. En outre, Huon prend soin d’indiquer le respect 29. Cette contradiction n’est qu’apparente, puisqu'il est de la nature des vertus d’attaquer les vices qui leur sont contraires, de les réduire et de les vaincre.

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de la trêve divine par les jouteurs. Les vertus ne commettent pas de blasphème en acceptant le tournoi un mardi”°. Enfin, le fait qu’il s’agisse d’un tournoi, et non d’une guerre, infléchit tout le récit vers une perspective plus ludique que meurtrière. Malgré les nombreux blessés et les quelques morts provoqués par cette lutte, 1’Antéchrist et la plupart de ses comparses sont saufs. Le poète peut ainsi suggérer que si les vertus sont en théorie pacifiques, il est de leur nature de s’attaquer aux vices qui leur sont contraires, sans qu’elles puissent toutefois les tuer. Huon de Méry a beau choisir un mode d’écriture qui a déjà fait ses preuves, il ne se contente pas d’égaler les classiques du genre : bien au contraire, il multiplie les trouvailles. Tout d’abord, l’entrée en allégorie se fait d’une façon singulière. C’est le fait de revivre personnellement, et plus intensément que lui, l’aventure de Calogrenant à la fontaine périlleuse qui déclenche le processus de l’écriture et de la lecture allégoriques. Cette voie choisie par Huon, la confusion de deux mondes théoriquement imperméables, celui des hommes d’une part, celui des êtres littéraires d’autre part, est l’un des accès possibles à

l’allégorie. En outre, « la mise en scène hyperbolique »*!, inhérente à l’évocation de toute merveille, fonctionne dans l’allégorie comme un indice de l’obligation d'interpréter la letre. Le poète évite ainsi le ressassement littéraire : tout en utilisant une technique d’écriture éprouvée, il en recrée les règles. Il se passe du cadre habituel du rêve et introduit son récit allégorique d’une façon tout à fait neuve. Bon nombre d'innovations du poète méritent d’être signalées. Elles concernent aussi bien les vices que les vertus. Huon ne se contente pas de les définir de manière pléonastique, même s’il a forcément recours à ce genre de définition. Il caractérise les personnages allégoriques par leurs actes, leurs goûts, leurs attitudes, leurs armures, et par les liens de parenté qui les unissent. Orgueil, par exemple, ne peut se passer d’une suite nombreuse et voyante (vv. 646-647). Coquetterie, qui en fait partie, se fait remarquer par une attitude très suggestive. Le public croit voir une authentique coquette exhiber tous ses charmes pour séduire ses amants, puis les éconduire (vv. 648-649 et 664-684). Peu après, l’on voit accourir Colère, Fureur et leur suite : elles arrivent sans aucun ordre, comme dispersées par leur rage violente (v. 719). Tort est entièrement caractérisé par la difformité, l’anomalie : son cheval est boiteux, son 30. À propos de la trêve divine, consulter Philippe Walter, La Mémoire du Temps, Fêtes et calendriers de Chrétien de Troyesà « La Mort Artu », Paris-Genève :ChampionSlatkine, 1989, («Nouvelle Bibliothèque du Moyen Âge », 13), pp. 16-17. Il faut ajouter à cet argument le fait que le mardi est jours de Mars, dieu de la guerre. 31. Armand Strubel, La Rose, Renart et le Graal, op. cit., p. 19.

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écu bosselé, sa lance tordue et son heaume est lacé de travers ; son allure reflète Jusque dans les moindres détails l’absence de droiture (vv. 723-760). Envie n’est plus seulement un défaut d’extension universelle, elle devient la souveraine des cours féodales (v. 783). Mensonge est défini par sa monture : il possède un cheval qui court si vite qu’il peut transporter son maitre partout, et très rapidement (vv. 832-835). Ainsi courent les rumeurs, les fausses nouvelles... De méme, Brigandage est défini par sa banniére, qui a été réalisée dans un tissu volé. Comme un maraudeur, Brigandage arrive sans faire de bruit et se dissimule (vv. 921 et 2141). Son ami est Meurtre, qui l’accompagne (vy. 931-932). Adultère se présente au tournoi «trop bien montée » (v. 1034) et ardent comme un tison (v. 1035). La description d’Ivresse est très réaliste et incisive : tel un homme ivre, elle se dresse, rendue fanfaronne par le vin qu’elle a englouti, mais elle s’endort finalement et cuve son vin, jusqu’à ce que ses compagnons, Débauche et Hasard, la déshabillent. Elle était déjà échévelée, la voilà ridiculement offerte aux regards du public (vv. 1080-1081, 1102-1103, 1114-1115 et 1096-1099). Comme de juste, Querelle ouvre le tournoi (vv. 2093-2097); Silence, toutefois, la vainc en l’écoutant sans mot dire

(vv. 2102-2103). Abstinence, elle, reste mesurée jusque dans la lutte, puisqu’elle bat son adversaire avec modération (vv. 2242-2245). En revanche, elle ne ménage pas Gourmandise et l’injurie copieusement (vv. 2271-2273). Générosité ne fait pas mentir sa réputation : c’est avec la lance d’ Alexandre (renommé au moyen âge pour ses largesses) qu’elle combat. Elle va même jusqu’à « faire don de son corps » à Convoitise lors de la joute (vv. 2364-2365). Ainsi que l’enseigne la morale religieuse, Chasteté et Virginité fuient les tentations (vv. 2550 sqq.). Huon peaufine quelques-unes de ces descriptions déja trés réussies en dévoilant les failles de certains personnages. Par exemple, le cheval d’ Orgueil trébuche pitoyablement (vv. 2816-2819 ; l’image est traditionnelle) et Coquetterie, en dépit de tous ses attraits, finit par trouver plus fort qu’elle (vv. 28402847). Huon de Méry se livre donc à l’art de la description allégorique avec bonheur. Les liens de parenté établis entre les différents personnages sont un autre moyen judicieux de les définir. Ils reviennent comme un /eitmotiv dans le récit. Ce type de définition a le mérite de mettre I’ accent sur |’ aspect collectif des deux ennemis en présence ; cet aspect répond parfaitement a l’idée de Corpus diaboli et de Corpus Christi qui imprégnait les spéculations théologiques depuis saint Augustin. Ces liens de parenté sont, 4 une occasion, remplacés par la mention de la souveraineté (v. 783). Les deux troupes sont en effet hiérarchisées, conformé-

ment au système féodal. 25

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Tous les détails du tournoi émanent eux aussi des usages contemporains. Si Huon n’innove pas dans ce domaine, le fait de transposer les motifs du tournoi dans le cadre d’une psychomachie constitue en revanche une grande nouveauté.

Remarquable aussi est l’habileté de Huon à décrire les personnages par leurs armes et armures. Marc-René Jung pensait que le symbolisme des couleurs était

« de pure surface »*? dans le Tornoiemenz Antecrit. Les récentes études de Michel Pastoureau nous ont permis de porter un jugement différent sur la description emblématique à l’œuvre dans ce poème. En effet, il est avéré qu’un système cohérent des formes, des emblèmes et des couleurs existait déjà au x siècle. Il n’est pas rare que l’«énumération emblématique », selon les termes d’ Armand Strubel, se serve abondamment de l’héraldique, surtout dans le contexte d’un tournoi, où les personnages sont armés de pied en cap. Huon de Méry se montre toutefois d’une virtuosité peu ordinaire dans ce domaine. Quelques notes explicatives jointes à notre traduction peuvent en donner une première idée. L’on gagnera beaucoup, pour s’en convaincre, à les compléter par la lecture des études de Michel Pastoureau citées dans notre bibliographie. Le Tornoiemenz Antecrit est, avec le Tornoiemenz d’Enfer, la seule psychomachie a ne pas décrire de but en blanc la bataille qui oppose les vices aux vertus. Cette caractéristique est d’autant plus importante que, dans le Tornoiemenz Antecrit, les moments du récit qui sortent du cadre du tournoi se rattachent à un autre réseau d’images et de significations.

Pour la première fois dans la production allégorique, la psychomachie ne constitue pas l’ensemble du récit, mais s’inscrit dans un schéma qui l’inclut, l’implique et la dépasse. Ce schéma est celui d’un pèlerinage de l’âme sur la Voie du Paradis. Nous connaissons de nombreuses œuvres allégoriques, généralement versifiées, qui retracent symboliquement le parcours spirituel d’un homme. Une seule de ces Voies de Paradis est antérieure au Tornoiemenz Antecrit, celle qui pourrait avoir été composée par Raoul de Houdenc, l’auteur du Songe d’Enfer — à la fin duquel il déclarait vouloir écrire une Voie de Paradis”.

Le schéma de ces Voies, postérieures" ou antérieure au poème de Huon, est identique dans bien des cas. Un narrateur raconte son rêve d’une nuit de printemps. Dans ce rêve, il parcourait un long chemin sur une voie pleine 32. Marc-René Jung, Études sur le poème allégorique en France au moyen âge, op. cit. p. 280. 33. Cf. Le Songe d’Enfer, vers 679-682 : « Cil fine li Songes d’Enfer : / Diex m’en gart esté et yver! / Après orrez de Paradis : / Diex nous i maint et nos amis ! » 34. Parmi celles-ci, celle écrite par Rutebeuf en 1262 est sans doute la plus célèbre.

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d’embiches, mais à l’issue heureuse. Un hôte rencontré à sa première halte l'avait en effet prévenu des pièges à éviter pour atteindre la cité du Bonheur. Plein de repentir, le pécheur parvient le plus souvent à entrevoir cette merveilleuse cité avant de s’éveiller. Ce schéma est l’exact pendant de celui des Voies d’Enfer, dont le poème de Raoul de Houdenc est le plus illustre représentant. Un rêveur y est escorté par un vice rencontré dans la première ville de son périple. Il mène à ses côtés une joyeuse vie, sans souci. Lorsqu'il entrevoit le brasier de l'Enfer, il revient à de meilleures dispositions morales.

Dans le Tornoiemenz Antecrit, ces deux schémas des Voies de Paradis et d’Enfer sont combinés, et ceci constitue une exception dans l’histoire de la littérature allégorique. Bras-de-Fer entraîne tout d’abord le jeune chevalier dans Désespérance, lieu de perdition d’où il ne se sauve qu’après une épreuve douloureuse et édifiante. C’est ensuite le schéma des Voies de Paradis qui prend le relais, lorsque les personnifications de pratiques et de sentiments religieux entrent en jeu. Vie-Religieuse devient le guide du jeune pécheur, et la cité d’Espérance son refuge. Repenti, le narrateur se laisse conduire jusqu’à l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés. C’est de 1a, dit-il, qu’il compose le récit de son aventure. Conscient du chemin qui lui reste à parcourir et de la persévérance dont il devra faire preuve s’il veut entrer au Paradis, il est néanmoins plein de confiance dans l’avenir. Nous avons dit plus haut que le cadre onirique du récit était rejeté par Huon. Cela n’empéche pas le rêve de tenir une piace importante dans le Tornoiemenz Antecrit. C’est en effet au cours de sa « bele avision » (v. 2647) que le narrateur

connaît la révélation qui le fait se convertir. Le poète allie donc les deux types de Voies grâce au rêve : le jeune héros choisit la voie qui mène au Paradis en connaissance de cause, après s’être frotté aux vices de toutes sortes, rencontrés sur la voie de l’Enfer où il s’était fourvoyé. Le héros se transfigure sous nos yeux, et après l’affaiblissement des vices qu’il avait contemplés avec une joie évidente, il assiste ravi à l’ Ascencion du Seigneur glorieux et des anges de sa suite. Tous ces infléchissements que Huon fait subir à la technique galvaudée de l'écriture allégorique sont des gages de son originalité. Le poète prend d’ailleurs bien soin de rappeler ce qui le sépare de ses prédécesseurs. En particulier, 1l nuance à plusieurs reprises son hommage au défunt Raoul de Houdenc. Les vers 412-413, 1232-1238, 2238 sqq. insinuent en effet que les descriptions de mets infernaux, si nombreuses dans le Songe d’Enfer, sont devenues sans intérét

pour lui, Huon, qu’il peut surpasser son maitre et que ses personnages ont plus de mesure et de raison que ceux de Raoul. En fait, Huon respecte sincérement Chrétien de Troyes et Raoul de Houdenc ; simplement, il leur emprunte des motifs, des structures, qu’il méle a des

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données traditionnelles sur |’ Antéchrist, ainsi traitées de manière inhabituelle. Sa matière n’est pas nouvelle, mais renouvelée par toutes ces interférences entre des traditions jusqu'alors étanches les unes aux autres. L’épilogue du Tornoiemenz Antecrit pourrait servir de conclusion à cette deuxième partie de notre étude. Huon y laisse entendre qu’il n’a pas écrit avec la même facilité que ses maîtres Chrétien de Troyes et Raoul de Houdenc. Beau joueur, il affirme que c’est parce qu’ils maniaient la langue française avec une plus grande dextérité. Ne serait-ce pas plutôt que Huon s’est assigné un but différent ? Il serait curieux que son opposition systématique aux auteurs profanes — à qui il emprunte beaucoup — ne cache pas quelque autre intention, et que le poème de Huon ne soit qu’un brillant exercice de style. S’il a recours à l’art subtil de la « conjointure » (d’après l’expression consacrée par Chrétien de Troyes), c’est qu’il a un message nouveau à transmettre. Les nombreuses citations bibliques dont il parsème son histoire en sont la preuve.

IV. LE TORNOIEMENZ ANTECRIT OU LE ROMAN ALLEGORIQUE D’UNE CONVERSION A. Huon de Méry et la Bible Comme nous avons pu le constater, les références littéraires profanes de Huon sont fort nombreuses. L'utilisation par le poète des Saintes Ecritures est à la fois plus discrète et plus complexe. Lorsque Huon cite un verset ou y fait allusion, il ne s’agit plus pour lui d’exploiter un bon filon qui plaise a ses lecteurs ou auditeurs. Son attitude ironique ou rivale, observée précédemment, envers les autorités littéraires, fait place à un profond respect de la part du poète, perceptible à travers son apparente légèreté.

Plusieurs fois, Huon feint de renréchir sur les données scripturaires. Il prend auparavant des précautions oratoires, en disant qu’il est incapable d’égaler tel ou tel évangéliste, et que son récit serait indigne du sujet. Il ne se laisse pas moins aller à décrire copieusement les êtres ou les lieux en question. Ainsi, par exemple, il dépeint Marie avec force détails, juste après avoir déclaré que seul saint Jean l’avait décrite de façon digne (vv. 1409- 1479),

Huon n’hésite pas non plusà fausser légèrement le contenu de quelques versets, afin de donner sa propre version, plus haute en couleur. Il déclare ainsi qu’ Ezéchiel compte trois portes sur la fagade ouest et trois autres sur la facade

est de la Nouvelle Jérusalem. Ceci est erroné, partiel (cf. Ez XLVIII, 30-34),

mais permet à Huon de renréchir : lui y voit trois portes de chaque côté (vv. 3108-3113).

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HUON DE MERY

Enfin, Huon ajoute au pain de vie et au vin eucharistique une multitude de fruits, qui sont servis aux hôtes de Générosité à la fin de son récit.

L’on pourrait alors penser que Huon ne respecte pas plus la Bible qu’il ne respecte les œuvres des romanciers. Ce serait oublier que ce poète se double d’un moine, et que ces quelques incartades tiennent plus de la plaisanterie de clerc que d’une quelconque irrévérence. L'insertion de la Bible dans le Tornoiemenz Antecrit n’est pas fortuite. Le moine Huon consent à flatter son public, friand d’aventures chevaleresques et de subtilités allégoriques, mais il entend ne pas renoncer à son projet principal, qui est bien loin de toute joute poétique. Comme Ernstpeter Ruhe (dont nous traduisons ici les propos), nous pensons que Huon conçoit sa biographie comme une intertextualité vécue. Elle conduit de l’esthetique à l’éthique, avant de déboucher finalement (cf. l’épilogue) sur les questions de l’esthétique.

B. Le Tornoiemenz Antecrit ou les confessions d’un moine bénédictin

Le Tornoiemenz Antecrit, qui se présente comme une synthèse critique de traditions hétéroclites, n’a pas pour visée principale de révolutionner le paysage littéraire : l’auteur y dépasse le stade du concours de rhétorique pour faire le récit de sa conversion et promouvoir un idéal de vie qu’il a définitivement choisi, l’humanisme bénédictin.

Au début de son poème, Huon déclare vouloir faire « bone œvre » : avide de perfection littéraire, il est surtout soucieux d’écrire une œuvre qui soit aussi une bonne action envers l’humanité. Et comme il n’y a pas de plus grand service à rendre à l’homme pécheur que de lui rappeler ses fautes et les dangers qui le guettent à chaque instant, Huon s’empare de la figure du Mal la plus frappante à son époque, celle de |’ Antéchrist, pour tenir un discours très actuel. Comme nous l’avons signalé plus haut, les temps du passé utilisés par le poète excluent toute perspective eschatologique directe. Huon de Méry avait au XIII siècle une compréhension très moderne des prophéties bibliques. C’est en général assez tardivement que l’on a cessé de les croire imminentes, pour

leur donner une fonction d’avertissement. Avertissement contre un éventuel refroidissement de la foi, contre une négligence, bien humaine mais contraire au Salut, des choses

spirituelles pour les biens de ce monde,

contre toute

déviation religieuse enfin. Huon semble avoir compris ainsi le thème antéchristique. Il n’est que de relire ses violentes attaques contre les hérétiques (vv. 85435. Celle qui concerne Ézéchiel est peut-être involontaire, puisque la connaissance de la Bible passait essentiellement par la mémoire auditive à cette époque.

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894 et 2767-2804) pour se convaincre qu’il a engagé une lutte contre les mécréants de son temps, les hérétiques, contre lesquels il veut mettre en garde les bons chrétiens. Le tableau que dresse Huon de la société du xIII° siècle montre que ces êtres, qui selon lui se sont écartés de Dieu, ont déjà contaminé les cours d’ Europe et l'institution ecclésiastique elle-même. Sous la plume de Huon comme sous celle de bon nombre d’auteurs**, Rome apparaît comme le symbole de la cupidité, contraire à l’esprit de charité prôné par le Christ et ses apôtres. Comment s’étonner, dès lors que le monde est corrompu à son sommet, que sa base, le commun des mortels, soit rongée par un mal inquiétant, la caritas refrigescens? ? L’ esprit de charité refroidit et le monde entre en sénescence. A une époque où l’on sentait la menace peser si lourd sur l’orthodoxie de la religion chrétienne, ce genre de lamentations sur l’état du monde ne manquaient

pas. Elles constituaient même un genre littéraire”. Nous avons dit que le poème de Huon n’avait pas de perspectives eschatologiques directes. Pourtant, cette œuvre distrayante témoigne de préoccupations graves. Huon, qui a vécu dans le siècle, péché comme tout un chacun, observé comment allaient le monde et ses mœurs, ne peut s'empêcher de craindre que ce monde ne soit sur son déclin. I] semble en effet s’être engagé sur la pente fatidique qu’est l’oubli de ce principe chrétien fondamental : l’amour de son prochain. et de Dieu. C’est donc aussi de cette inquiétude que nous fait part le poète, qui continue d’aimer le monde malgré tout. Sa mise en garde, cependant, est celle d’un homme qui a vécu et qui reste conscient de ses propres faiblesses, passées et présentes. Elle ne ressemble pas à celle d’un moine méprisant le monde, tel Hélinant de Froimond, par exemple. Huon n’a pas oublié le long chemin qu’il a dû parcourir avant d’arriver à l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés. Le Tornoiemenz Antecrit, qui se lit avec le plus grand profit et le plus grand plaisir comme un long exemplum tiré d’une expérience personnelle, présente en effet une évolution radicale du narrateur. 36. Les chrétiens rigoureux (Hélinant de Froidmont, par exemple) comme les hérétiques se sont emparés de ce thème ; ils ont dépeint Rome de façon très noire, et souvent satirique. 37. « La charité refroidit », expression caractéristique du thème antéchristique (cf. Mt. XXIX, 12). 38. C’est ainsi qu’on pouvait lire de longs poèmes intitulés les Estats du Monde. Toutes les couches sociales et intellectuelles y étaient représentées, sous des couleurs toujours sombres, noircies par maints péchés. Lire à ce propos l'ouvrage de Jean Batany intitulé Les Origines et l'évolution du thème des « Etats du Monde ». Thèse, Université de Paris IV, 1980.

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HUON DE MERY

C'est au départ un jeune homme plein d’inconscience qui se lance dans la sombre forêt de Brocéliande. Egaré dans cet endroit hostile, il l’est également sur les sentiers de la foi. Il se trouve ensuite entraîné dans un tourbillon d'individus, de lieux et de pratiques condamnables. II ne participe pas au festin offert par l’Antéchrist en tant que convive, mais en tant qu’observateur. Il est celui qui voit, entend et surtout admire les vices. Cette situation découle de son

choix initial : il n’a pas choisi la droite voie*® d’ordinaire suivie par les chevaliers errants qui se lancent dans une quête (v. 68). La blessure d’amour qui fait tant souffrir le jeune héros introduit un événement-clé du récit. La guérison du blessé par Espérance (la seule vertu qui reste au chrétien quand il a tout perdu...) prélude à un nouveau départ, sur la voie qui mène au Paradis. Escorté de vertus, jugé par une cour d’amour, le jeune homme aux amours malheureuses reçoit de sages conseils. Sa guérison est alors spirituelle : la confession, la contrition et la pénitence remplacent ses dérèglements passés. Acclamé par tous les habitants de la cité d’Espérance, il a définitivement changé de camp. D’ ailleurs, Bras-de-Fer, qui |’ avait tout d’abord terrorisé, s'enfuit à sa vue, comme les êtres sataniques sont censés s’évanouir devant les fidèles et les signes qui rappellent la puissance de Dieu. Le mauvais ange une fois disparu, le jeune repenti est pris en charge par Vie-Religieuse, son garde-fou. Des indices de cette progression du jo (« moi ») sur la voie du Salut sont présents tout au long du récit. Une première intrusion du Bien dans le royaume du Mal, Désespérance, arrive très tôt pour nous mettre sur la piste. Alors que le jeune homme assiste émerveillé au banquet des vices conviés par |’ Antéchrist, le narrateur compare ces agapes aux noces de Cana, selon lui encore en dessous du faste déployé sous ses yeux. La référence est celle du lettré Huon, mais elle marque bien le dévoiement du héros. Incapable de discerner la quantité de la qualité lors d’un festin, il est aussi plus facilement impressionné par l’opulence et les biens terrestres que par la spiritualité.

Au vers 643, il est déjà plus apte à distinguer la Vérité, et il ne manque pas de noter que le cheval d’Orgueil trébuche sans cesse. Les vices arrogants commenceraient-ils à subir la décapante ironie de Huon ? La tendance se confirme et le poète ne perd pas une occasion de relever un travers, une faiblesse ; il les fait même crier par des hérauts ou des jongleurs à plusieurs occasions.

39. Mt. VII, 13-14 : «Entrez par la porte étroite. Large, en effet, et spacieux est le chemin qui mène à la perdition, et il en est beaucoup qui s’y engagent ; mais étroite est la porte et resserré le chemin qui mène à la Vie, et il en est peu qui le trouvent ».

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LI TORNOIEMENZ ANTECHRIT

Une courte distance sépare les deux cités, selon le narrateur ; cela permet bien sûr de réunir les deux camps sur un champ clos intermédiaire, centre de

l’action, du récit et de l’espace narratif ; cela laisse surtout un espoir de quitter l’une pour rejoindre l’autre. ce que ne manquera pas de faire le jeune homme. Si l’on peut parler de pèlerinage à son propos, c’est donc d’un point de vue purement structural. Comme le pécheur des Voies de Paradis, celui du Tornoiemenz Antecrit laisse en effet de nombreux vices sur son passage avant de se trouver tout près du but, grâce à l’aide de vertus qu’il a rejointes et qui lui ont suggéré la pénitence. Son voyage, semé d’occasions de débauche, revêt un caractère pénitentiel après un événement douloureux, sa blessure d’amour. La distance parcourue par le jeune homme est très réduite, et l’on ne peut donc faire référence au pèlerinage que si l’on adopte une vue structurale de la question. Ce qu’il faut en tout cas retenir de cette proximité des deux cités, c’est qu’elle est ambivalente : elle pourrait aussi bien précipiter la chute d’une âme que jouer en la faveur du pécheur. Dans le poème de Huon, elle permet au jeune héros de rejoindre la cité d’Espérance, où il est accueilli à bras ouverts. Cet accueil fait honneur à l’hospitalité des vertus, il prouve aussi la persévérance du jeune homme, qui a triomphé de ses bas instincts. Toutefois, cette victoire n’est pas acquise à tout jamais : la route qui mène à Désespérance est courte elle aussi. Le narrateur en reste bien conscient et c’est l’humilité du poète lui-même qui transparait dans les derniers vers du Tornoiemenz Antecrit. De fait, il ne suffit pas de se convertir, ni même de bien vivre. Il faut encore persévérer, car ce sont les dispositions ultimes, au moment de la mort, qui détermineront le salut éternel ou la damnation de chaque âme. Avant de craindre pour l’avenir, constatons avec le narrateur les progrès du personnage. Devant la Vierge descendue des cieux pour protéger les tournoyeurs et assister à leur vaillante résistance face aux soldats de I’ Antéchrist, le jeune homme avoue être ébloui. L’aura divine de la Vierge l’aveugle presque, tandis que Bras-de-Fer s’évanouit. Le fort s’affaiblit, alors que le faible semble empli de forces nouvelles. Désormais, c’est le spectacle offert par les vertus qui lui agrée le plus (vv. 1498-1499). L’on est loin du moment où il déclarait ne rien désirer d’autre que de pouvoir un jour contempler à nouveau autant de vices qu’il en avait vu autour de |’ Antéchrist. La façon qu’a le jeune homme d’évoquer les Élus témoigne elle aussi de son évolution morale. Aux vers 159 et suivants, ils sont loin de lui. Il évoque alors le spectacle pitoyable qu’il a dû leur offrir le jour de sa folie à la fontaine périlleuse. En revanche, plus tard dans le récit, il ne désespére pas de les rejoindre un jour. Son attitude religieuse a, il est vrai, bien changé dans l’intervalle. Lorsqu’il se signe aux vers 2812-2815, c’est parce qu’il a peur pour Humilité, qu’Orgueil vient d’assaillir. Il a donc maintenant le souci des autres, 32

PO

HUON DE MERY DEER

alors qu’au début de son aventure, seul son péril personnel réussissait à lui faire esquisser de rapides signes de croix, sans signification profonde pour lui. Petit à petit naît en lui la conscience de l'existence des autres (ici les vertus), une

qualité chère à l’esprit chrétien. Cette évolution est également symbolisée par la nature du guide de Huon : la présence de Vie-Religieuse était inconcevable au début du poème, et d’ailleurs, la chapelle évoquée par Chrétien de Troyes dans Yvain y faisait défaut. Désormais

à la fuite (vv. 2978-2985)

les vices sont condamnés

et devant

l’affabilité des vertus et des personnages de leur camp, le cœur du jeune repenti subit lui aussi une métamorphose. Son cœur l’avait lancé sur le chemin de l'aventure, dans la forêt de Brocéliande, en dépit de ses intérêts. II s’est assagi, ses élans sont maintenant les bons, comme en témoignent les vers 3074-3075.

Au terme de cette remarquable évolution, le jo (« moi »), d’abord futile et insouciant de son Salut, est devenu humble. S’il ne s’est pas totalement débarrassé de son audace,

et décide

de tenter sa chance

auprès du Seigneur, il

reconnaît bien vite son outrecuidance et en a honte (v. 3386). Ce bref épisode est important : il prouve que le jeune homme saura certainement trouver le chemin qui mène a Dieu, mais qu’il est encore trop tôt pour qu’il puisse prétendre être admis parmi les Bienheureux. En outre, il nous rend le personnage encore plus sympathique. Car malgré sa progression spectaculaire, il n’a rien perdu de son bouillant tempérament ni de sa fraîcheur naive. Il est même plus confiant que jamais, mais parce qu’il le peut, maintenant. Enfin, aprés cet échec, provisoire, il sait qu’il devra encore progresser sur la voie qui mène au Paradis et qui est plus ardue que toute autre (vv. 3478-3480).

L’Antéchrist n’a pas dit son dernier mot et le rappel ultime de son existence menaçante laisse le récit ouvert. Le prochain combat contre lui aura lieu, sur les conseils de Sagesse, au printemps suivant. L’Antéchrist sera peut-être affaibli par une retraite forcée, mais toujours déterminé à combattre (vv. 34293430). De ce perpétuel combat à remporter sur les instances du Mal, Huon a conscience. Cette conscience de sa faiblesse de créature humaine lui permet de ne pas devenir un Pharisien méprisant et sûr de sa destinée. Le caractère paradoxal de Huon apparaît ici de façon évidente : très sûr de son talent poétique, il se montre en revanche d’une humilité exemplaire quand il s’agit de se juger en tant qu’homme. L’éclat de rire (la «risee », v. 3311) qui retentit dans toute la cité d’Espérance est à n’en pas douter le meilleur signe de l’humanisme profond qui imprègne la pensée du poète, pécheur converti, mais fuyant le contemptus mundi si fréquent chez nombre de ses semblables. Si le jo (« moi ») semble 33

LI TORNOIEMENZ

ANTECHRIT

s’orienter de plus en plus vers la figure d’un héros prédestiné, lui-même n’en a pas conscience. Avec raison, il s’en remet à Dieu, qui lui donnera ou non la

Grâce. Tout juste peut-il faire en sorte que ses actions soient chrétiennes et sa ferveur religieuse constante.

Chez ce moine converti, à l’en croire, après un amour malheureux, la règle de saint Benoit de Nursie s’exprime dans toute sa simplicité. D’après sa propre expérience et ses convictions acquises au terme d’une vie ascétique, le saint homme avait invité ses disciples à « entrer par la petite porte, afin de jouir de la liberté de vivre dans le vaste royaume de Dieu ». D’une apparente stérilité devait en effet émerger la fertilité, et la vie naitrait de la mort. L’ascétisme avait

donc tout naturellement sa place dans la vie bénédictine. Ce n’est pas un hasard si l’on voit le jeune narrateur du Tornoiemenz goûter, après s’étre repenti, le pain, le vin et les fruits sanctifiés, alors qu’il n’avait pas touché aux mets, moins frugaux mais corrompus, de |’ Antéchrist. Son hygiène de vie, l’ordinaire d’un moine bénédictin, est toutefois moins austère que celle des Cisterciens telle que la conçoit un Hélinand de Froimont“° par exemple, à la fin de ses Vers de la Mort (1195 environ) : « Mieuz aim mes pois et ma poree » (Str. L., v. 12). Il y a un choix décisif à faire pour respecter la règle bénédictine, et Huon nous dévoile petit à petit, au fil de son poème, ce qui l’a conduit, lui, à faire ce choix. I] le recommande bien sûr implicitement à son public, au moins aussi corrompu qu’il pouvait l’être avant sa conversion. Toutefois, Huon ne fait pas de prosélytisme ; tout le monde ne peut devenir moine et la morale de son poème est plus accessible au commun des mortels. Il faut simplement que chacun se repente de ses péchés, agisse et pense en bon chrétien, ne cède pas à ses mauvais instincts, et ainsi les bons pourront triompher. Si l’on excepte la violence de son attaque contre les hérétiques, Huon se montre très mesuré, proche des autres hommes, qu’il se garde bien de condamner. Lui aussi se sait pécheur, et l'humilité doit rester son maître mot. Comme le demandait saint Benoit, il vit avec la connaissance de la sainteté de Dieu, qui lui révèle d’autant

mieux sa propre nature, pleine de vices. Cette nature doit l’inciter à la contrition et à l'humilité, deux vertus présentes dans le Tornoiemenz Antecrit. Cependant, l'humilité n’est pas, chez les Bénédictins, un obstacle à l’espoir, à la « croyance confiante en Dieu », puisque celui-ci est Miséricorde avant d’être Juge. De même, dans le poème de Huon, Espérance ouvre ses portes au jeune homme repenti. 40. Hélinant, moine de Froidmont, Les Vers de la Mort, éd. F. Wulff et E. Walberg, Paris : Société des Anciens Textes Français, 1905.

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HUON DE MERY

C’est donc bien aussi en tant que moine bénédictin que Huon de Méry écrit, décidé à faire non seulement une œuvre « novele », mais encore une « bone œvre », servant Dieu et les hommes.

V. CONCLUSION Comment Huon, si humble envers ses qualités humaines, peut-il se croire personnellement désigné pour prendre ainsi la parole ? Qu’est-ce qui lui permet de penser que son ceuvre poétique pourra avoir une telle portée et servir d’ exemplum ? Jusqu’alors, la littérature — y compris la poésie lyrique — était demeurée profondément « sociale » dans son essence. Un romancier ou un poéte disait plutôt i/ que jo (« je »), et en tout cas exprimait un vaste nos (« nous ») lorsqu’il prononçait jo : il exprimait sa narration ou son poème « autour de lui», selon les termes de Pierre Bec. Ici, Huon prend la parole en son nom propre et signe son œuvre (v. 3526). La présence de son jo, personnel, intime, se fait de plus en plus forte au cours de son poème, mais elle est manifeste dès le début.

Choisissant de s’adresser à un public nombreux et varié, Huon sort du cadre religieux où il vit et compose ; il adopte la langue de son public, le français. En outre, l’allégorie fait signe et appelle l’interprétation, et donc l’active participation du public. L’on pourrait s’étonner qu’un tel déploiement d’artifices vise à s’assurer l’attention des lecteurs et auditeurs. Loin de chercher à se mettre en vedette, Huon veut avant tout à se faire bien entendre. Il choisit donc la langue française pour le large public qu’elle peut toucher, l’allégorie pour sa puissance descriptive et suggestive, et son personnage pour la connaissance intime qu’il en a (puisqu'il s’agit très vraisemblablement de lui-même).

Son récit s’ouvre sur un départ à la redécouverte du monde mythique de la forêt de Brocéliande. S’il n’est pas sans rappeler le Roman de Rou de Wace (cf. vv. 6367-6398) par certains côtés, cet épisode à la fontaine périlleuse se termine d’une façon fort différente dans le Tornoiemenz. Parti pour apprendre la vérité, c’est-à-dire pour tenter de démythifier l’endroit, le héros du Tornoiemenz doit se rendre à l’évidence : la merveille existe bel et bien. Il a beau s’efforcer de calmer la tempête redoutable, il lui faut reconnaître sa présomption. Tout se passe pour lui comme pour Calogrenant, Yvain et les chevaliers arthuriens... jusqu’au moment où surgit Bras-de-Fer... Il ne s’agit pas cette fois d’un Rouge Chevalier, comme dans maints romans ou lais, où celui-ci apparaît en tant qu’initiateur à la vie chevaleresque. Bras-de-Fer est une Maure, un

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Chevalier Noir, qui va entrainer de force le jo dans un voyage au monde des vices, dans une sorte de Descente aux Enfers. L'orientation du poème est évidente dès ce moment de la narration (vv. 260263). S’il suit le schéma narratif du roman d’aventure, le Tornoiemenz Antecrit

est avant tout une œuvre morale, la description d’une aventure spirituelle, pourrait-on dire. La nouvelle matire (v. 19) de Huon est bien le récit d’une aventure (v. 11), mais celle-ci se joue sur le plan du pensé (v. 18).

Rien d’étonnant alors si le jeune homme n’est pas autorisé a prendre part au tournoi : celui-ci reflète les mouvements de son âme. C’est bien pourquoi il consiste en un combat entre les vices et les vertus, en une psychomachie, dont

l’enjeu est le Salut de l’âme pervertie du jo. Après qu’il s’est laissé abuser par la magnificience des vices, un coup ultime lui est porté quand Vénus le blesse d’une de ses flèches. Le jeune homme connaît alors l’épreuve décisive de son existence, épreuve morale elle aussi. À la suite de cette douleur d’amour, guérie

par la pénitence, le jo se retrouve dans un contexte tout à fait différent de celui du début du récit. Son idéal a changé, comme ont changé le nom et la nature de ses compagnons, et comme changent les us d’un laïc qui décide tardivement d’entrer dans une abbaye bénédictine.

En effet, c’est bien de ce changement qu’il s’agit ; tous les éléments du récit étaient destinés à mieux faire sentir ce grand contraste entre le début du parcours du jo et sa dernière étape, encourageante pour l'avenir. Il a quitté la cité de Désespérance, le mundus qui s’effrite, spirituellement et moralement, pour celle d’Espérance, l’abbaye bénédictine de Saint-Germain-des-Prés. Le voilà sur la Voie du Paradis. Il est régénéré, et ce n’est donc pas un hasard si Huon le moine-poéte tenait tant à innover dans le domaine littéraire. La métamorphose radicale que représente une conversion à l’âge adulte méritait d’être exprimée avec toute la fraîcheur possible à une époque décrite par lui comme post-classique.

Ce n’est donc pas tellement en tant qu’habile conteur et « esquive(u)r » (celui qui évite, contourne quelque chose ou quelqu'un, cf. v. 3534) que Huon de Méry a décidé de livrer au public un poéme allégorique. Sa Voie de Paradis, qui en annonce beaucoup d’autres, a ceci de particulier qu’elle illustre, retrace la vie de son auteur en personne. Désireux de partager sa foi plus que son savoir, Huon n’hésite pas à se servir de la langue profane, ni à dévoiler son jo devant un large public, afin, par son exemple personnel, de mieux servir la cause de Dieu et de tout homme a la recherche de Dieu.

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LI TORNOIEMENZ ANTECRIT

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HUON DE MERY

N'est pas oiseus, ainz fet bone cevre Li troveres qui sa bouche euvre Pour bone euvre conter et dire ; Mes qui bien trueve pleins est d’ire, Quant il n’a de matire point. Joliveté semont et point Mon cuer de dire aucun bel dit ; Mes n'ai de quoi ; car tot est dit, Fors ce qui de novel avient. Mes au trovéour bien avient,

1

10

Le poéte qui ouvre la bouche pour raconter une belle ceuvre ne succombe pas à l'oisiveté : il fait au contraire une bonne œuvre. Cependant, celui qui a un beau brin de plume est bien triste lorsqu'il n’a pas le moindre sujet. Entrain invite et excite mon cœur à faire un beau poème, mais je n'ai pas de quoi le faire, car tout est dit, mis à part ce qui survient de nouveau. Mais si

S'il set aventure novele,

jamais le poète a connaissance d’une

Qu'il face tant, que la novele De l'aventure par tout aille, Et que son gros françois detaille Pour fere œuvre plus deliée. Pour ¢’ai ma langue desliée — Qui que m’en tieigne a apensé — Pour dire mon novel pensé ;

aventure nouvelle, il lui convient de s'employer à ce que le récit s’en répande en tous lieux, et de dégrossir la rudesse de son français pour faire une ceuvre plus délicate. C'est pourquoi j'ai ouvert la bouche — tant pis si on me tient pour avisé! —

Car tel matire ai porpensée, C’onques mes n’ot en sa pensée Ne Sarrasins ne Crestiens. Pour ce que mors est Crestiens

15

20

De Troies, cil qui tant ot pris

De trover, ai hardement pris De mot a mot meitre en escrit Le tournoiement Antecrit.

Il avint apres Que li François Contre le conte Que rois Loëys

cele enprise orent enprise de Champaigne, en Bretaigne

25

30

Mena son ost sans point d’aloigne,

Car mors ert li quens de Boloigne, Dont li François orent fet chief.

pour exposer le nouveau fruit de ma pensée. J'ai en effet imaginé un sujet tel que jamais n’en conçut ni Sarrasin ni chrétien. Puisque Chrétien de Troyes est mort, lui le meilleur des poètes, j'ose maintenant raconter en détail le Tournoi de l’Antéchrist.

Il advint, après l'attaque des Français contre le comte de Champagne”, que le roi Louis conduisit son armée en Bretagne, sans prendre le moindre retard : en effet, le comte de Boulogne, que les Français avaient mis a leur tête, était mort.

1. 2.

Leterme apensé, donné par tous les éditeurs du poème, ne peut se comprendre d’une autre manière. C'est bien la crainte de paraître savant, avisé, qui pourrait retenir le poète inspiré. V.à ce propos la première section de notre introduction.

59

LI TORNOIEMENZ ANTECRIT

Lors remestrent a grant meschief

Lorsque les membres furent privés de

34

leur chef, ils se trouvèrent en situation d'infériorité, faibles et désemparés, et

Li membre foible et maubailli — Quant li chies as membres failli — Et se tresrent trestuit arriers,

ils battirent tous en retraite, sauf Mau-

Fors Mauclerc qui tant estoit fiers, Qu’a merci ne daigna venir.

clerc, qui était trop acharné pour demander grace. Il se figurait bien, dans

Bien cuida Bretaigne tenir

40

Sa folie, qu'il pourrait conserver la Bre-

Contre le roi par son desroi, Com cil qui avoit cuer de roi

tagne en dépit de l'autorité du roi ; c'était un homme au courage royal,

Et qui estoit pleins jusqu'a /’our De hardement et de valour,

débordant d’audace, de vaillance, de noblesse de cœur? et de générosité. 45

Alors, la paresse ne put m'empêcher d’aller rejoindre l’armée du roi de France. J'y demeurai jusqu'au moment où le roi de France fut parti de Bretagne, une fois mis au point l'accord

50

qui réglait le grand désaccord que l’on sait entre le roi et le comte de Bretagne.

Pour ce que n’ert pas molt lointaigne La forest de Berceliande, 55

trouvait pas très loin de là, mon cœur, qui souvent m'ordonne d'agir en dépit

De courtoisie et de largesce. Lors ne me pot tenir peresce D’aler en lost le roi de France. Tant fis en cel ost demorance, Que de Bretaigne fu partiz Li rois de France, et fu bastiz Li acorz de la grant discorde, Que li rois, si com l'en recorde, Avoit au conte de Bretaigne.

Comme la forêt de Brocéliande ne se

mes

intérêts,

me

fit décider



Mes cuers, qui sovent me commande

de

Fere autre chose que mon preu, Me fist fere aussi comme veu, Que j'en Brouceliande iroie. Je m'en tornai et pris ma voie Vers la forest sans plus atendre, Car la verté voloie aprendre De la perilleuse fonteine. |. espié, ou ot fer d’Andaine, Dont /a more n'estoit pas trouble Et |. hauberc a maile double

comme si c'était un vœu — d'aller dans cette forêt de Brocéliande. Je fis demi-tour et pris sans plus attendre le chemin de la forêt, car je voulais apprendre la vérité sur la fontaine périlleuse*. Je portais un épieu dont le fer venait d’Andernes® et dont la pointe® n’était pas terne, et un haubert à maille double ;

3.

4, nn

6.

60

65

La traduction du terme « cortoisie » est de celles qui posent les plus gros problèmes. Nous adoptons ici la traduction « noblesse de cœur », sémantiquement convenable. Toutefois, lorsqu'il s'agira du personnage allégorique, il nous faudra renoncer à cette solution (un peu longue lorsque le personnage se trouve dans le feu de l’action), et ne conserver que le premier élément de la traduction, « noblesse ». Nous tenons à souligner que cette « noblesse » (de cœur) n’est aucunement liée à la naissance, mais constitue une vertu de première importance dans la société féodale. Au v. 43, G. Wimmer imprime a/our en un seul mot, mais il faut lire a l’our et comprendre « jusqu'au bord ». Cf. Yvain ou le Chevalier au Lion, de Chrétien de Troyes, vv. 400-450.

Ville bien connue d'un héros de chanson de geste, Guibert d’Andernas. Georg Wimmer, qui donne par ailleurs la bonne leçon, avait ici compris « l’amore ».

40

HUON DE MERY

Portai qui puis m'orent mestier. Sanz tenir voie ne sentier Chevauchai IIIl. jours entiers ; Adont m’aparrut uns sentiers Qui parmi une gaste lande

67

Me mena en Brouceliande, Qui molt est espesse et oscure. En la forest, par aventure, Perdi l’asens de mon sentier. Li soleuz se voloit couchier, Qui avoit feite sa jornée. Mes la clartez rest ajournée De la lune qui lors leva ; Mes au lever son vis lava,

75

so

En la mer, ainz que fust levée ; Et qu’ele se fu bien lavée Bien parut a sa clere face : Car ne quit pas que james face Si bele nuit com lors fesoit, Car se la lune cler luisoit, Ses pucelles tot ensement Ravoient si le firmament Enluminé, ce me sambla, Que s’onques nuit jor resembla, Cele nuit resembla le jour. Sans fere aloigne ne sejour Vi la fonteine pres de moi. Ce fut la quinte nuit de moi Que la trovai par aventure.

as

90

95

tous deux me furent ensuite bien utiles. Sans suivre de route ni de sentier, je chevauchai quatre jours durant. Alors m'apparut un sentier qui me conduisit, à travers une lande désolée, jusque dans la forêt de Brocéliande, très sombre et touffue. Dans la forêt, je perdis par hasard la trace de mon sentier. Le soleil, qui avait fait sa journée, allaitse coucher ; cependant, il continua de faire clair, grâce à la lune, qui se leva alors. Mais au moment de se lever, juste avant de paraître, elle s'était lavé le visage dans la mer, et

l’on vit clairement à son visage resplendissant qu’elle s'était bien lavée. Jamais, je crois, il n’y eut une aussi belle nuit que cette fois-là ; en effet, si la lune luisait avec éclat, ses servantes avaient pour leur part tant illuminé le firmament, me sembla-t-il, que si cela s'est jamais vu, cette nuit-là ressemblait au jour. Aussitôt je vis la fontaine auprès de moi. C’est la cinquième nuit de mai” que je la découvris par hasard. La fontaine n'était pas sombre, mais au contraire brillante comme de l'argent pur. La prairie, qui recevait l’ombre d’un arbre, était vraiment riante et belle.

La fonteine n'iert pas oscure,

Ainz ert clere com fins argens. Molt ert li prez plesanz et gens Qui s'ombroiot desoz |. arbre.

7.

L'esté, qui désigne en ancien français le printemps et l'été, est le moment privilégié du départ en aventure, dans les romans de chevalerie. Selon Philippe Walter (La Mémoire du Temps, op. cit. p. 77), «Le mois de mai et la formule ‘ce fut en mai’ reviennent de manière rituelle dans de nombreux romans ».

41

LI TORNOIEMENZ ANTECRIT

Le bacin, le perron de marbre Et le vert pin et la chaiere Trovai en itele maniere Comme

100

l’a descrit Crestiens.

En plus clere eve Crestiens Ne reçut onques jor bautesme. Ne sembla pas que ce fust cresme, Quant le bacin ting en ma mein, Car tout aussi le puisai plein, Com se la vosise espuisier. Quant je mis la main au puisier,

Tout le firmament vi troubler ; Quant j'oi puisié, lors vi doubler Cele troublour en HI. doubles, Et si fud mil tanz noirs et troubles, Quant j'oi sor le perron versé. Je qui tot seus i fui le sé Ne talent n’en ai de mentir : Mes le ciel of desmentir Et esclarcir de toutes pars ; De plus de V.C. mille espars Ert la forest enluminée.

La, je trouvai le bassin, la margelle de marbre, le pin vert et la chaîne, tels que les a décrits Chrétien®. Jamais

105

no

115

120

encore

aucun

chrétien

ne

reçut le baptême dans une eau plus limpide. Le bassin à la main, je ne | économisai pas comme si ç'avait été du Saint Chréme, car j'en puisai autant que si j'avais voulu l’épuiser. Lorsque je tendis la main pour y puiser, je vis s'assombrir tout le firmament ; quand j'y eus puisé,

je le vis s‘assombrir quatre fois plus, et il devint mille fois plus noir et agité quand j’eus renversé l’eau sur la margelle?. Moi qui y étais seul, je le sais, et je n’ai aucune envie de mentir!® : j’entendis le ciel se déchirer et lancer des éclairs de tous côtés. La forêt fut illuminée par plus de cing cent mille déflagrations. Si tout le ciel n’avait été qu’une Cheminée et si le monde entier avait brûlé d’une seule flamme, il ne se serait

Se tot li cieus fust cheminée

pas produit, me

Et touz li mons arsist ensamble, Ne feist il pas, ce me samble, Tel clarté ne si grant orage. C. foiz mandis en mon corage Par quel conseill ting là mon erre, Car a chascun coup de tonnerre La foudre du ciel descendoit, Qui tronçonnoit et pourfendoit Parmi le bois chenes et fous. Or escoutez com je fui fous

clarté ni une tempéte si terrible. Pour cette raison, je me maudis cent fois d'avoir eu l’idée d’entreprendre ce voyage, Car à chaque coup de tonnerre, la foudre tombait du ciel, faisant voler en éclats les chênes et les hêtres, qu'elle fendait à travers tout le bois. Ecoutez quelle folie, quel égarement furent les miens :

10.

125

130

semble-t-il,

une telle

Cf. la description parallèle dans Yvain, vv. 800 sqq. Emmanuelle Baumgartner (dans « La Fontaine au Pin », article cité dans la bibliographie) impute le châtiment consécutif à cette action à un « détournement du ‘geste homéopathique’ » que représente « l'eau rituellement répandue (...) sur la terre, et non sur un (...) perron ». Elle ajoute : « Le geste, déjà stupide — l’arrosage d’une pierre — s’alourdit ici d’une malédiction évangélique. L'homme ne doit pas répandre la semence sur le roc stérile, mais choisir le ‘bon lieu’, où elle a chance de fructifier ». Georg Winner a lu : « Et si nus tens fu noirs et troubles, / Quant j'oi sor le perron versé. / Je qui tot seus i fui lesé / Ne talent n’en ai de mentir : / Mes le ciel... ». Cette version, à laquelle il ajoute les variantes des manuscrits A, D et O, est irrecevable. Pour comprendre, il faudrait supposer l’ellipse d’une proposition complète et traduire « et si jamais le temps fut sombre et noir, (ce fut le cas) lorsque j’eus renversé l’eau sur la margelle ». Cependant, le si n’a pas lieu d’être dans une hypothétique — c'est la forme se qui est usuelle — et même si l’on passait outre ces incohérences, la ponctuation pose elle aussi un problème de lecture lorsque l’on conserve /esé (erreur de découpage ; il faut lire /e sé), La lecture de Margaret O. Bender est ici préférable. Siy est un adverbe, fud... qualifie le firmament, et tout devient logique.

42

HUON DE MERY

Et esperduz et entrepris, Qu’encor plein bacin d’eve pris Et sour le perron le flati : Mes se li ciex ot bien glati Et envoié foudres en terre, Lors doubla la noise et la guerre Que j'oi mené a tot le monde ; Car du tonnerre a la roonde Toute terre senti trembler. Je cuidai bien que asembler Feïst dex ciel et terre ensamble. Ce fu folie, ce me samble, De II. foiz le bacin voidier ; Mes jel fis par mon fol cuidier, Car le tens apeser cuidai, Quant le segont bacin widai. Mes lors aperçui que, qui cuide, Qu'il a de sens la teste wide,

133

135

140

11.

rent pour lors, car je sentis la terre tout entière trembler sous les coups du tonnerre. Je crus vraiment que Dieu avait

145

jeté le ciel à l’assaut de la terre. C'était de la folie, me semble-t-il, de vider deux fois le bassin, mais je m'imaginais pouvoir apaiser la tempête en vidant le second. Cependant, je m’aperçus alors que le prétentieux n’a pas un soupçon de bon sens dans le crâne, car cent

150

Car en C. muis ne puet avoir

De cuidier plein poing de savoir. Cuidier me mist a grant meschief, Car le ciel vi de chief en chief Si descousu et si ouvert, C’on péust bien a descovert Voér paradis, qui éust Les ex dont voér i déust ; Et cil qui en paradis sont Porent bien voeér tot le mont Sanz coverture cele nuit. Cui qu’il veïssent, moi, ce cuit, Virent-il bien la leur merci, Droiz est, que je les en merci, Car il font bien a mercier.

désemparé, je pris encore un bassin plein d’eau et le précipitai sur la margelle ! Si jusque là le ciel avait déjà bien hurlé et précipité sa foudre en terre, le tumulte et la guerre que j'avais déclenchés à travers le monde entier redoublè-

muids'' de prétention ne peuvent contenir une pleine poignée de clairvoyance. Prétention

me

mit en fort mauvaise

posture, car je vis le ciel d’un bout à l’autre si béant et décousu qu’on aurait pu voir bien clairement le Paradis — à condition,

160

bien sûr, d’avoir des yeux

dignes de le voir. Quant à ceux du Paradis, ils ont pu voir le monde entier sans voile cette nuit-là. Ils ont vu ce qu'ils ont vu, mais moi je crois qu’ils

m'ont vu, grâces leur en soient rendues ! J'ai lieu de les remercier, car ils le méritent : 165

Ancienne mesure de capacité pour les liquides, les grains ou le sel, le muid valait de 268 litres — pour le vin — à 1 872 litres — pour les matières sèches.

43

LI TORNOIEMENZ ANTECRIT

Ne doi-je bien ceus gracier Qui de meschief m'ont deffendu ? La foudre m’éust porfendu, Qui touz les arbres porfendoit ; Mes diex qui bien m’en deffendoit Fist le tonnerre departir. Quant ot lessié a espartir Plus ne tona ne plus ne plot ; Tost out le ciel, quant il li plot Recousu et rafetié tout

166

170

nerre et la pluie s’arrétérent, et le couturier eut tôt fait, dès que cela lui plut, 175

Li costuriers qui l’out derout, Si c'onques n’i parrut costure. Apres cel tens fut molt oscure La nuit, car ja s’estoit couchiée La lune, qui ert traveilliée D’errer parmi le firmament. Lors cuidai bien, se diex m’ament, Que por ce que paour éust Du tonnerre, c’alée fust Plus tost, que ne souloit couchier.

la couture. 180

185

190

12.

s'était déjà

couchée. Je crus bien alors — que Dieu m'accorde son secours ! — que c'était par peur du tonnerre qu’elle était allée se coucher plus tôt que de coutume. Alors commença d’apparaître le jour, dont l'aube était déjà là. Tous les jeunes oisillons — pas un ne manquait — acclamèrent son arrivée : ils étaient venus en

volant de toute la forêt de Brocéliande. Jamais on n’en vit autant dans les hal-

:

Souz le pin en ot plus assez, Que n'en i vit Calogrinans, Et fesoient de divers chans Une si douce melodie, Que a ma mort ne a ma vie

Après cette intempérie, la nuit fut fort sombre, car la lune, fatiguée de cheminer à travers le firmament,

De partote Brouceliande. En brouce n’en forest, n’en lande N’en vit mes nus tant amassez

de recoudre et de réparer le ciel qu’il avait déchiqueté. II fit d’ailleurs si bien qu'on ne pouvait voir aucune trace de

Lors commença a aprochier Li jours dont l’aube ert ja venue. Joie firent en sa venue Trestuit li oiseillon menu, Car avolé sont et venu

ne dois-je pas remercier comme il faut ceux qui m'ont préservé d’un malheur ? La foudre m'aurait lacéré, elle qui lacérait tous les arbres, mais Dieu, qui me protégeait efficacement contre elle, dissipa le tonnerre. Lorsque les éclairs cessèrent, le ton-

195

liers, la forêt, ou dans la lande ; il y en avait, sous le pin, plus que Calogre-

nant!? n'en avait vu. Ils produisaient, en unissant

leurs chants variés, une si

douce mélodie que je ne voudrais, à la vie à la mort,

Ce cousin d’Yvain avait tenté sans succès la même aventure. Cf. Le début d’Yvain.

44

mm

Ne queïsse avoir autre gloire. Encor quant me vient en memoire

M'est-il veraiement avis Que c'est terriens paradis ; Tant ont chanté en lour latin Li oiseillon, que plus matin Ont fet lever, qu'il ne souloit, Le soleil, pour ce qu’il voloit Oir le chant des oiseillons. Li services fu beax et lons, Qu'il firent a lour criatour. Li soleuz, qui ot pris son tour,

Erra tot droit vers occident Et montoit ja el firmament Pour tout le mont enluminer, Quant devant moi vi cheminer Par le bois |. Mor de Mortaigne Qui sist sor |. destrier d’Espaigne Et chevauchoit sanz retenue ; Parmi une viez voie herbue Menoit |. trop riche hernois : L. destriers espaignois Fesoit conduire devant soi. Des sommiers le conte ne soi Mes bien en i ot C. et mes.

199

DE MERY

connaître d’autre gloire'?. Maintenant encore, lorsque je m'en souviens, j'ai vraiment le sentiment que c'était le

Paradis sur terre.

Le gazouillis de ces oisillons avait 205

210

215

220

Onques hons mortex ne vit mes

Si grant hernois ne tel charoi. Vers moi brocha par grant desroi Li Mors qui apercéu mot. Je montai, sanz lui dire mot, Qu’il ne me sorpreist a pié,

HUON mm

225

incité le soleil, désireux d’entendre leur

chant, à se lever plus tôt que de coutume. L'office qu'ils firent en I’honneur de leur Créateur fut beau et long. Le soleil, qui avait commencé son tour, se dirigea tout droit vers l'occident. Il s'élevait déjà dans le firmament pour illuminer le monde entier, quand je vis marcher, face a moi, a travers bois, un Maure de Mauritanie'*, monté sur un destrier d’Espagne et chevauchant sans retenue. Par une vieille route tapissée d'herbes, il conduisait un bien riche équipage; il faisait mener devant lui cinquante destriers espagnols, et je ne saurais dire combien il avait de chevaux de charge, mais ils étaient bien cent, si ce n’est plus. jamais mortel ne vit un si grand équipage ni un tel charroi. Le Maure, qui m'avait aperçu, donna vigoureusement des éperons dans ma direction. Sans lui adresser la parole, je me mis en selle, afin qu’il ne me surprit pas à pied, puis je me saisis de mon épieu que j'avais appuyé contre le pin ;

Et pris en ma mein mon espié,

Que au pin apoié avoie ;

13. 14.

Ce terme a un double sens dans la bouche du poète. La « gloire » connue par le jeune homme est à la fois celle que connaissent les Élus pleins de béatitude, et le chant consacré, le Gloria. Le Maure est un personnage à connotation essentiellement péjorative. Il symbolise le Mal, à cause de sa différence religieuse. Ce terme de « Maure » a longtemps désigné, en Occident, les Musulmans, et notamment les conquérants de l'Espagne.

45

LI TORNOIEMENZ ANTECRIT

Et cil qui guerpi ot la voie Brocha vers moi sans nul respit. Bien cuidai qu’il &ust despit De ce que nel saluai pas :

232

235

Vers lui alai le petit pas,

Car j’avoie trop grant hidour, Qu'il iert de si tres grant ledour C’on nel porroit dire de bouche. Mes diex le fist a une couche Si tres durement abuissier Que la teste avant trebuchier Li convint du destrier a terre. Lors cuidai bien que nostre guerre Fausist quant le Mor vi a pié,

240

245

mon épieu. Mais j'aurais aussi bien pu

250

planter l’épieu dans un bloc de grès ! Alors le Maure saisit la hampe avec l'intention de me plonger l’arme dans le corps. Je dus me signer tellement j’eus peur, lorsqu'il se fut relevé. J'aurais été sauvagement attaqué si j'avais osé lui résister. Poltron, je n’osai pas |’affronter et je lui remis mon épée ; le Maure tendit la main et la prit aussitôt.

Car je le voil de mon espié Encontre la terre espoier ; Mes ausi péuse apoier

L’espié a une roche bise. Dont a li Mors la hante prise Et la me volt el cors baignier.

et lui, qui avait quitté la route, éperonna dans ma direction sans perdre de temps. Je m'imaginai qu'il était en colère parce que je ne l'avais pas salué. J’allai dans sa direction au petit pas, car j'étais plein d’effroi : il était d’une laideur indescriptible ! Mais Dieu le fit trébucher contre une souche si rudement qu'il ne put que tomber de cheval, la tête la première. En voyant le Maure à pied, je crus vraiment que c’en était fini de notre affrontement, car je voulus alors le maintenir à terre à la force de

De paor me covint saignier, Quant en piez fu li Morz sailliz ; Trop cruaument fuise asailliz

Se de li m'osase deffendre. Couarz fui, ne l’osai atendre, Ainz li ai m’espée rendue. Et li Mors a la mein tendue Et l’a prise sans demorance. « C’iert — fet-il — par tel covenance, Que tu me suivras ou que j'aille, Soit en tornoi ou en bataille, Quelqu’aventure t'en avieigne. Je ne gart l’eure que ci vieigne

— La condition, dit-il, c'est que tu me suivras, au tournoi, au combat, partout

où j'irai, et tant pis pour ce qui t’arrivera alors. Mon maître va arriver d’un instant

à l’autre, monte vite !

46

mm

Misires. Monte inellement ! » Et je respondi coiement : « Covient-il donc, que je te sive ? »

« Oil ! — dist-il - Ou pes ne trive N’auras, c'orendroit ne t’ocie. » Lors li dis : « En ta compaignie Irai, puis qu’aler m’i covient. Mes qui est li sires qui vient Apres toi et comment a non 2 » « Jel te dirai, non ferai non ! » — Dist-il — « Mes monte sanz arest! Quant seron fors de la forest, Quant que tu sauras demander Te dirai sans contremander. » Lors ai mis le pié en |’estrif Et chevauchames par estrif Parmi le bois andui ensamble. Li hernois ert ja, ce me samble, Esloigniez 11. leues galesches.

265

270

275

280

bastions, nous le rejoignimes enfin. Je demandai aussit6t au Maure :

— Comment t'appelles-tu ? 290

295

Bras-de-Fer,

répondit-il,

car

c'est

dans la fange d’Enfer que j’ai reçu le baptéme. Je suis le représentant de Fornication en ce monde, et je suis également, en Enfer, le greffier chargé de mettre les péchés sur registres. Je suis le

chambrierl®

de

l’Antéchrist

et suis

commis a la garde de son or et de son argent. Il arrive derrière moi avec une suite gigantesque : au moins cinq cent mille des meilleurs chevaliers d’Enfer, entiérement revétus de fer.

Apres moi vient a trop grant gent, Bien a C. mil covers de fer

15.

Je mis alors le pied à l’étrier, puis nous chevauchâmes tous deux à belle allure, a travers bois. L’équipage avait déja pris



Pour meitre pechiez en escrit. Je sui chambrelens Antecrit

Et gart son or et son argent :

Et je répondis timidement : — Faut-il donc que je te suive ? — Que oui ! dit-il, ou bien je te tue sur-le-champ ! Je lui dis alors : — Je t'accompagnerai donc, puisqu’il le faut ; mais qui est le seigneur qui vient derrière toi, et comment s’appelletil ? — Je te le dirai, je n’y manquerai pas, dit-il, mais monte sans plus tarder ! Quand nous serons sortis de la forét, je répondrai sans me dérober a tout ce que tu pourras me demander.

me semble-t-il. Hors du bois, entre deux

285

Lors ai dit au Mor demanois : « Comment as-tu non ? » — « Bras-de-fer »,

— Dist-il — « qu’en la palu d’enfer Recui regeneracion. Je sui de Fornicacion En cest monde principotaires Et si sui en enfer notaires

HUON DE MERY je

sur nous deux lieues galloises d’avance,

Hors du bois entre Il. bretesches

Aconsuimes le hernois.

epee

Le chambrier « garde le trésor royal ». C’est l’un des « cing personnages (qui) sont l'essentiel de la cour » d’un roi capétien. Pour une définition détaillée, v. Georges Gougenheim, Les Mots français

dans l’histoire et dans la vie, t. |, pp. 169-170.

47

LI TORNOIEMENZ ANTECRIT

Des meillors chevaliers d’enfer ; Car au seignor du firmament A pris si grant tornoiement, C'onques chevaliers ne vit tel ; Et je vois prendre son ostel

298 300

El premier chastel que verron.

‘Il a en effet engagé contre le Seigneur du firmament un si grand tournoi que jamais aucun chevalier n’en vit de semblable. Je vais pour ma part retenir son logement!® dans la prochaine place

forte que nous rencontrerons. Et sache

Et sachiez, que nos i aron

que nous y aurons du vin et des mets a

Foison de vin et mes pleiniers, Car là li doit uns usuriers Pleniere procuracion. N'i aura serjant ne garçon Qui ne soit ivres enque nuit ;

305

volonté, car un usurier de l'endroit a le devoir de I’héberger'’. Cette nuit, tous les soldats et tous les valets seront ivres ; et toute la nuit nous ferons — et tant pis pour les grincheux ! — grande et joyeuse

Et si ferons, cui qu'il anuit,

310

fête : ce sera un sacré remue-ménage !

Tote nuit feste grant et liée Et merron vie tooilliée. »

Quand

Quant Bras-de-fer raconté m/ot Son estre trestot mot a mot,

Lors veimes une valée Et praarie grant et lée, Riviere grant et Il. chasteax Fermez a murs et a quarneax Et a fossez granz et parfonz. Paliz et trencheïz et ponz | avoit et barres et lices, Bretesches, portes coleïces, De fer vestues et chauciées A chaénnes sour les chauciées ; Tournoient li ponz torneis. Sour les murs ot forz hourdeis Et as carneaus larges alées, Fors bailles, fors tours quarnelées Et fors garites i avoit ; La riviere au pié lour batoit

16.

Bras-de-Fer m’eut raconté sa

facon de vivre avec force détails, nous aperctimes une vallée, une vaste prairie,

315

320

une large rivière, et deux chateaux forts, défendus par des murs crénelés et des fossés larges et profonds. Des palissades, des tranchées et des ponts s’y ajoutaient, ainsi que des barrières, des murs d'enceinte, des bastions et des portes à glissières, habillées et chaussées de fer. Grâce à des chaînes, les

325

ponts levis s’abaissaient en tournant sur les chaussées. Sur les murs, on voyait de robustes hourds et, derrière les créneaux, il y avait de larges chemins de ronde, de robustes enceintes, de massives tours crénelées et de solides gué-

rites. A leur pied battait la rivière, 330

A l’occasion d’un tournoi ou d’un rassemblement important, les chevaliers descendent chez l'ha-

bitant ; leurs officiers ou leurs écuyers sont chargés de réserver des logements pour leurs maîtres. Ici, Bras-de-Fer n’a pas à chercher, puisque l’Antéchrist a droit de gîte chez un usurier, mais il doit préparer l'installation de celui-là. L'un des sens du mot procuration, selon Godefroy, est : « frais d'entretien fournis par les curés lors de la visite de l’archidiacre ». Il donne comme exemple « Je doy faire procuracion une nuyt aux chanoines seigneurs de la court et aux dépens de moy et de mon personner, toutes les fois qu'il vendron a la dicte terre » (1337, Saint-Hilaire, Arçay, archevéché de Vienne). Ici, l’usurier doit

he richement et à ses frais l’Antéchrist, son supérieur, chaque fois que celui-ci se rend dans son fief.

48

HUON DE MERY

a

Plus grant et plus rade du Rone : Onques hons ne vit souz le trone Deux viles si tres delitables. En contant veritez et fables Entrames en la mestre rue D'un des chasteaus. Nostre venue Savoit l'en bien, ce me sembla, Car trestuit li bruiz asembla De la vile a nostre descendre. Et Bras-de-fer est alez pendre L’escu Antecrit a la porte De nostre ostel, et l'en m’aporte Vin de Poitou por essaier. Et je, qui quel déust paier, Bui asez, car c’est granz conforz Des meins troubles et des plus forz,

plus large et plus rapide que le Rhône. Jamais

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340

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Car n'en croist nus si forz en France.

La vile a non Desesperance, Ou Antecriz fu ostelez ; La vile a non, qui est delez,

Queranz ostieus de rue en rue. Tant i a grant presse venue

En nous racontant des choses sérieuses et des histoires, nous entrames dans la rue principale de l’une des deux places fortes. L’on avait eu vent de notre venue, me sembla-t-il, car tous les badauds de la ville se réunirent quand nous descendimes de cheval. Tandis que Bras-de-Fer était allé pendre |’écu de l’Antéchrist à la porte de notre logis, l’on vint me faire goûter du vin de Poitou. Sans me soucier de qui paierait, j'en bus beaucoup, car c’est un grand bien-étre que les vins les moins troubles et les plus forts. En effet, on n’en produit pas d’aussi fort en France. La ville où l’Antéchrist devait être hébergé s'appelle Désespérance ; la ville voisine s'appelle Espérance — c'est là son vrai nom — et elle n’est pas moins

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renommée,

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noble. On gagne directement le donjon par un vieil avant-corps. De bout en bout la ville mesure peut-être une lieue galloise.

Des escuiers as ostiex prendre,

Que meint en i vi entreprendre

Pour biaus ostiex avoir a force.

sur cette terre ne vit

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Esperance par son droit non

Et n’est pas de menor renon, Ençois est de greignor noblece. Droit a la mestre forterece Va l’en par une viez bretesche. Espoir, une leue galesche Dure li travers de la vile. Escuiers i vi bien II. mile

personne

deux villes aussi charmantes.

365

49

mais

au

contraire

plus

Je vis là au moins deux mille écuyers s'en allant de rue en rue à la recherche d’un logement. Les écuyers sont venus en si grande foule retenir les logements que j'en ai vu beaucoup se battre pour en obtenir de beaux par la force.

LI TORNOIEMENZ ANTECRIT

Chascuns pour bon ostel s’esforce, Et qui ainz ainz par tout s’enbatent, Parmi la vile s’entrebatent Et s'entretolent les osteus. Et asez en i a de teus Qui par faute d’ostel vont tendre En la prée, sans plus atendre, Et es vergiers, qui sont dehors,

Les tentes, ou reluist li ors Et li azurs et li sinoples. N’espargnent vergiers ne vignobles, Que partout abandon ne saillent Et tot estreipent et detaillent Et tendent paveillons et tres Et se logent parmi les pres. Ja estoit none et plus asses, Quant Antecriz ot trespases Les ponz et entra en la ville. Encontre issirent bien II. mile Bourjois, dont tout li meins puisans

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375

18.

19. 20.

le sinople'®. Sans épargner vignoble ni verger, ils se précipitent partout sans retenue, arrachent tout, taillent tout en pièces, puis tendent leurs tentes et s’installent au milieu des prés. Il était déjà quinze heures, et même

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Péust bien X. mille besans Esligier sans sa terre vendre ; Et corurent a son descendre Tuit li plus riche par estrif, Et li tindrent son destre estrif, Puis prendent congié si s'en tornent. Et cil qui le mengier atornent Ont fet savoir que tot est prest. Et Antecriz sans point d’arest Commanda les tables a metre. Cil qui s'en durent entremetre Des tables meitre, s’entremirent ; Par tot l’ostel les tables mirent

Chacun se met en peine pour trouver un bon logement, et tous se précipitent a l’envi ; partout dans la ville on se dispute et on s'arrache les logements. Beaucoup n’en trouvent pas et vont tout de suite tendre dans la prairie et dans les vergers situés à l'extérieur de la cité leurs tentes où scintillent l'or, l’azur et

beaucoup plus, quand |’Antéchrist franchit les ponts et entra dans la ville. Vinrent a sa rencontre au moins deux mille bourgeois, dont le plus modeste aurait pu mobiliser facilement dix mille

besants!”, sans mettre sa terre en vente. 385

A sa descente de cheval, les plus riches accoururent tous à qui mieux mieux, pour tenir son étrier droit?°. Alors ils prirent congé, puis s’en allèrent.

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Entre-temps, ceux qui préparaient le repas avaient fait savoir que tout était prêt, et l’Antéchrist ordonna qu’on dressât les tables sans plus attendre. Ceux qui en avaient la charge s’occupérent de dresser les tables. Ils en dressérent par-

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tout dans la maison,

L’azur, un des sept émaux de l’héraldique, est de couleur bleue, le sinople étant de couleur rouge (du moins jusqu'au xiv° siècle). Il est curieux de voir attribuer ces trois couleurs positives, l’or, l’azur et le sinople, aux tentes de compagnons de |’Antéchrist. Serait-ce un signe de la fausseté des apparences ? Terme qui désigne toutes les monnaies d'or byzantines et arabes. Tenir l’étrier d'un chevalier pour l'aider à descendre de sa monture était à la fois une marque de considération et un honneur. Mais pourquoi l'étrier droit ?Normalement, on monte à cheval par le côté gauche (cf. Joufroi de Poitiers, éd. P.B. Fay et J.L. Grisby, Genève, 1972, v. 445 : « sus monte par l’istrief senestre » ; Philippe Mousket, Chronique, éd. F. de Reiffenberg, Bruxelles, 1845, v. 21796, « sur un

destrier/Fu montés al senestre estrier », ex. cités par Tobler-Lommatzsch, s.v. estrien. Normalement, on descend aussi du côté gauche, comme en témoigne un détail pris sur le vif dans le Lancelot en prose (c'est Lancelot qui parle) : « Et je remis an l’estrier le piet destre que je en avoie ja osté » (éd. A. Micha, Genève : Droz, t. VIII, 1982, ch. Lila, § 103, p. 106) — il est vrai que le texte édité par E. Kennedy (Lancelot do Lac, The Non-Cyclic Old French Prose Romance, Oxford : Clarendon Pret 1980, p. 342) porte au même endroit « lo pié senestre »... — Notre passage suggère probablement que l’Antéchrist est gaucher, et l’on sait que cette particularité physique signifie trahison et malignité (v. M. Pastoureau, « Tous les gauchers sont roux », Le Genre humain, t. XVI-XVII, La trahison, 1988, pp. 343-354),

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a

En loges en praiaus en sales. De napes qui n’erent pas sales Veïssiez ces tables covrir, Et veissiez coffres ouvrir A chambrelens a connestables, Et veissiez garnir ces tables De poz et de henas d’argent. Molt servirent et bel et gent Antecrit, quant il fu asis. Avec |. jougléour m'asis

nn

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400

405

Qui trop savoit sons poitevins.

De divers mes, de divers vins Fumes pleinierement servi,

Mes sachiez bien, c’onques n’i vi Feves ne pois, cef ne harenc ; Touz les mes Raol de Hodenc Eümes, sanz fere riot Fors tant, c’un entremes i ot D'une merveilleuse friture De pechiez feiz contre nature, Flatiz en la sause chartaine. D'une thonne de honte pleine Convint l’entremes abeurer, Car ceus esconvenist crever Qui orent la friture êue,

S'il n’éusent honte a béue. Molt en burent, car sanz essai Bevoient tuit honte a guersoi, Qu'en lor livroit a une seille ; Et guersois, qui a toz guerseille, D’ivresce lor fist |. entret : Tant les fist guerseillier a tret

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HUON DE MERY ee

dans les chambres, les cours, les grandes salles?!, Vous auriez vu, alors, les tables se couvrir de nappes, qui assurément n'étaient pas sales, les chambriers et les connétables22 ouvrir les coffres, et ces tables se couvrir de pots et de hanaps en argent ! Lorsque l’Antéchrist se fut assis, ils lui firent un service parfait. Je pris place a côté d’un jongleur qui était passé maitre dans |’exécution des mélodies poitevines. On nous servit en abondance des mets et des vins variés. Et sachez bien qu'à aucun moment je ne vis là ni fèves ni pois, ni œufs ni harengs. Nous eûmes, sans avoir à nous chamailler,

tous les mets dont parle Raoul de Hou-

denc’3, si ce n’est qu’il y eut en plus, en 415

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entremets,

une merveilleuse friture de péchés faits contre nature et macérés dans de la sauce chartraine. Il fallut arroser cet entremets d’une tonne pleine de honte. En effet, ceux qui avaient mangé de la friture n'auraient pu que crever s'ils n'avaient ensuite bu de cette honte. Ils en burent beaucoup, car sans méme la savourer, tous buvaient a

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Qu’ ivrece, qui toz les enteste,

21.

ET

tire-larigot de la honte qu’on leur versait au moyen d’un seau. Et Cul-Sec ! qui invite tout le monde a boire, leur fit une application d’Ivresse : il les invita tellement à boire qu’Ivresse — qui leur monte tous a la téte —

La sale était la pièce principale de l'habitation féodale où le seigneur recevait ses hôtes, rendait la

justice, mangeait et parfois dormait. 22. 23.

Le connestable est l’un des cinq personnages principaux de la cour. II « veille sur (les écuries ». V. Georges Gougenheim, op. cit., t. |, pp. 169-170. Tout au long de son Songe d’Enfer.

51

LI TORNOIEMENZ ANTECRIT

Vint guerseillier a cele feste Qui cuida la tonne espuisier. Lechereie por aguisier Lor aloit departant espices Et dragiée de toz les vices, Que nus pechierres puet hanter. D'itant me pui-ge bien vanter,

vint exhorter les gens à boire au milieu de la fête, et faillit épuiser la tonne. Gourmandise, pour aviver leur soif, leur distribuait des épices et des amusegueule de tous les vices qu’un pécheur peut cultiver. Je puis bien le dire : jamais plus je n'ai vu d’amuse-gueule si forts, si brûlants, aussi bien pétris et aussi délicieux. Gourmandise nous en a fait lécher beaucoup ; tous s'en délectent et les gourmands, qui les aiment tout particulièrement, s'en pourlèchent encore et encore.

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C’ainc ne vi mes si fort dragiée, Si ardant, ne si bien broiée,

Ne si delitable a mengier ; Molt nos en a fet delechier

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Lecherie ; tuit s’en deleichent

Et ci et ça leur levres leichent Cil lechéor qui molt l'ont chiere, Car lecherie l’espiciere Les fet delechier par angoise Por la poudre qui les angoise,

En effet, Gourmandise, la vendeuse d'épices, les contraint à lécher cette poudre qui les tourmente, qui est si brûlante et pénétrante, et qui excite et anime leurs langues. Chacun crie : « A boire ! A boire ! » Même aux noces de Cana” il n’y eut pas un tel flot de vin.

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Qui si est ardant et agüe,

Qui leur langues point et argüe. Crie chascuns : « Le vin! Le vin!» Mes as noces Archedeclin N’en ot mie si grant plenté. De honte ont a lor volenté Béu a muis et a setiers. Outrages, qui est bouteilliers, Les sert de honte sanz chancons. Molt est larges li eschançons Qui lor livre a la grant mesure, Que l'en apele desmesure, Sanz escrit, sanz taille et sanz conte. Onques mes chies roi, ne chies conte N’ot tant de honte despendue. Plus d’un mui en a espandue

24.

251 26:

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Ils ont bu de la honte à volonté,

par

muids et par setiers*>. Excés, le bouteil-

ler?6, leur sert de la honte sans leur en promettre. Il est bien généreux, cet échanson qui leur verse du vin avec la mesure qu'on appelle démesure, sans ardoise, marque ni compte. Jamais chez un comte ou chez un roi on ne consomma autant de honte.

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Issu du latin architriclinius (« maître d'hôtel »), Archedeclin est devenu pour les écrivains du moyen

âge un nom propre, et il a été souvent considéré comme le nom du marié en faveur duquel Jésus a changé l’eau en vin à Cana. Ancienne mesure de capacité pour les grains, le setier valait entre 150 et 300 litres. Appartenant lui aussi aux cinq principaux personnages de toute cour féodale, le bouteillier était « préposé à la cave ». Cf. Georges Gougenheim, op. cit., pp. 169-170. -

ey!

HUON DE MERY

La mere outrage, glouternie, Qui en boit tant qu’ele se nie ;

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Et ivrece tant en entone,

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Qu’a poi n’a vidiée la tonne. Je n'en bui point, car point n’en oi, Ne li entremes jusqu’a moi Ne vint pas, et ne por quant gié

N’en éusse par droit mengié, Car ce n’est pas mes a pauvre home. Itant vos di a la parsome Que noblement fumes servi. Apres mengier aporter vi |. gingenbraz confit en soufre ; Et disoient tuit que el goufre De satenie fu confit, N’ert pas ostieus a desconfit, Ou Antecriz fu ostelez. Ja estoit li ciex estelez,

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Quant les tables ostées furent. Cil jugléor en piéz s’esturent ;

S'ont vielles et harpes prises : Chançons, laiz, sons, vers et reprises Et de geste chanté nos ont. Li chevalier Antecrit font Le rabardel par grant deduit ; Li autres Antecrit deduit

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En sons gascoins et auvergnaus.

Mes de la goute pivernaus Fist nostre ostese cele nuit Grant feste, et quant se sont deduit Li chevalier, tuit se coucherent. Cil jugléor leur vielerent Por endormir : sons poitevins

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Gloutonnerie,

la mère d’Excés, en a consommé plus d’un muid : elle en boit tant qu’elle se noie ; et Ivresse en a tellement absorbé qu’elle a failli vider la tonne. Quant à moi, je n’en ai pas bu, puisque je n'en ai pas eu ; l’entremets non plus n'est pas parvenu jusqu’à moi, et de toutes façons, je n'aurais pas eu le droit d'en manger, car ce n’est pas un mets fait pour un homme pauvre.

Cependant, je vous dirai pour conclure que nous fâmes richement servis. Après le repas, je vis qu’on apportait de la confiture de gingembre préparée avec du soufre, et tous disaient qu’elle avait été concoctée dans le goufre du royaume de Satan. Ce n'était pas un logis ruiné que celui où I’Antéchrist était hébergé.

Le ciel était déjà plein d'étoiles lorsque les tables furent enlevées. Les jongleurs se levérent, prirent leurs vielles et leurs harpes et nous chantérent des chansons, des lais, des mélodies, des couplets et des refrains, ainsi que des chansons de geste. Les chevaliers de l’Antéchrist s’amusèrent beaucoup a danser des danses campagnardes. Un autre divertit I’Antéchrist en lui chantant des chansons de Gascogne et d/Auvergne. Quant à notre hôtesse, elle fit cette nuit-la grand honneur a la goutte

poivrée?’. Après s'être bien divertis, tous les chevaliers se couchérent. Les jongleurs leur jouèrent de la vielle pour les endormir :

27.

Alors considérée comme aphrodisiaque.

53

LI TORNOIEMENZ ANTECRIT

Vieloent, et as fors vins

Endormirent li chevalier Ainz jor saillirent escuier Et se vestirent et chaucerent Et chauces et haubers roulerent Et covertures as destriers.

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ils jouaient des mélodies poitevines; alors, les vins forts aidant, les chevaliers s'endormirent. Avant l’aube, les écuyers se levèrent, se vêtirent, se chaussèrent, puis roulè-

rent les chausses, les hauberts?8 et les

Qui veist poitraus et estriers Rapareillier a ces garçons

couvertures des destriers. Il fallait voir

Et enverser sor les arçons

trails et étriers, de renverser les selles sur les arçons, sans rien oublier ! Tous les écuyers et les valets ont surpris le jour de si bonne heure qu'ils ont sellé les

Ces selles, que noient n’i faille !

Escuier et garçon sanz faille Ont si matin le jor sorpris, Qu'il orent lor chevax de pris Enselez et lor palefroiz. Au lever fu granz li effroiz Parmi la vile a l’ajornée. La lune s’ert ja destornée Et ces puceles departies, Car li jors de totes parties Voleit le firmament porprendre : La lune ne I’osa atendre, Por ce departir la convint ; Et la nuit, por le jor qui vint, S’esvenul comme fumée. Lors veïsiez issir armée,

ces serviteurs en train de remettre poi505

précieux chevaux et les palefrois?? de 510

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De la cité la baronnie : La vile estoit si estormie, C'on n'i oïst pas dieu tonant. Molt me tint bien mon convenant Bras-de-Fer, si com me promist

525

C’onques, por rien qui avenist, Ne me volt lessier au tornoi. De la vile ovec li tornai

28. 29.

leurs maîtres. Il se produisit un grand vacarme dans la ville quand tous se levèrent au point du jour. La lune et ses servantes étaient déjà parties, car le jour voulait embrasser le firmament tout entier. Comme la lune n'osait pas l’affronter, elle dut partir; alors la nuit, voyant venir le jour, se dissipa comme une fumée. Si vous aviez vu, alors, sortir de la cité la noblesse en armes ! La ville retentissait d’un tel vacarme qu'on n'aurait pu entendre le tonnerre de Dieu.

Bras-de-Fer fut qu'il m'avait faite ne me quitta pas tournoi. Je quittai

fidèle à la promesse : quoi qu’il advint, il un instant pendant le la ville en sa compa-

gnie

Cotte de mailles destinée à protéger le corps du chevalier jusqu'aux genoux. Chaque chevalier disposait de deux chevaux, « II faisait la route sur son palefroi, mais (...) l’échangeait avant de combattre, contre son destrier ». Cf. Georges Gougenheim, op) Cit, tl, pax.

54

HUON DE MERY

Et chevauchames jusqu’as lices.

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Ja ne queise autres delices,

Que voér si tres bele gent, Car trop se deportoient gent. Antecriz issi de la vile ; Bacheliers menoit bien X. mille, Dont li mendres portoit baniere. Onques compaignie plus fiere Ne mena Erodes n'Eracles. L’escu noir ot a faus miracles, Qui trop estoit paranz et beaus, Car bordez ert de déableaus, A |. crochet de dampnement.

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et nous chevauchâmes jusqu’aux lices. Je n'aurais pas voulu d’autre plaisir que de voir du si beau monde. Tous, en effet, avaient bien belle allure. L’Antéchrist sortit de la ville; il conduisait bien dix mille jeunes gens, dont même le plus modeste portait une

bannière. Ni Hérode?? ni Héraclius?! ne furent jamais à la tête d’une armée plus redoutable. L’Antéchrist tenait un écu noir, orné 540

de Faux-Miracles et de fort belle allure,

bordé de diablotins armés d’un crochet

Escrit portoit son jugement

de Damnation. II portait, inscrite sur une

En une bende trop eslite, Car ele estoit de mort soubite, Fretée de pechiez mortiex Por ce c’on en voit poi de tiex, Me plesoit trop a esgarder. Onques nus por son cors garder Ne fu miex montez en estour. Plus fers estoit que nule tour Li chevax mors, ou le jor sist. |. hiaume ot qui trop bien li sist, Qui iert d’un aymant crousé : Proserpine li ot donné En enfer par grant druerie. De ce vint la grant jalousie, Dont Pluto l’ot soupeçonneuse ; Mes el estoit si desdaigneuse,

bande superbe, faite de Mort-Violente?? et frettée?? de Péchés-Mortels, la sentence de sa damnation. Comme il était rare d’en voir d'aussi belles, je pris un plaisir extrême à la contempler. Jamais personne n'avait possédé de meilleure monture pour se défendre au cours d’une mêlée. Le cheval noir qu'il montait ce jour-là était plus résistant d’une tour. L’Antéchrist portait un heaume** qui lui allait à la perfection, car il était fait d'un diamant creusé. C'est Proserpine

Qu'ausitost se feist larder, Com por li se daignast garder ; Tant estoit d’Antecrit esprise.

30.

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550

555

qui lui en avait fait cadeau en Enfer, en

560

gage d'amour. Ce fut d’ailleurs l'origine de la grande jalousie de Pluton, à qui Proserpine devint suspecte. Mais elle était si arrogante qu’elle aurait préféré se laisser percer de coups plutôt que de se retenir par crainte de son mari, tant elle était éprise de l’Antéchrist.

31. 32.

Hérode, le responsable du Massacre des Innocents (Mt. Il, 16), est une figure récurrente du Mal dans les œuvres médiévales. Empereur d'Orient. La mort subite désigne plus particulièrement la mort sans confession. Elle se double de pechiez

33. 34.

Appartenant aux pièces honorables de l’héraldique, le fretté est un losangé à traits doubles. Casque élevé en pointe, le heaume couvrait la tête et le haut du visage, et il se laçait au moyen de

mortiex, ici.

courroies de cuir.

55

LI TORNOIEMENZ ANTECRIT

Bien valoient tot l’or de Frise Les armes c’Antecriz portot. Si gentement se deportot, Que ce n’ert se merveille non. Et Belzebuz son gonfanon

562 565

Les armes que portait l’Antéchrist valaient largement tout l'or de la Frise. Il avait un maintien si parfait que c’en était merveilleux. C'était Belzébuth qui portait son gonfanon ; il le déploya et le

Porte et desploie et met au vent :

fit voler au gré du vent. Je vis, luttant au

|. déablel et |. sarpent Vi combatre en mi la baniere ;

centre de cette bannière, un diable et un serpent : Proserpine, son amie bien-

Proserpine s’amie chiere Les i assist a ses II. meins. C. mars valoit et non pas meins L’enseigne qu’en la hante ot mise, Qu’ele ot fete de sa chemise. O Antecrit vint Jupiter

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Et tuit li grant baron d’enfer, Dont il i ot X. mile ou plus. Jupiter avec Saturnus Chevauche et Apolin le preu ; Mercurius fist bien son preu

aimée, les avait placés là de ses propres mains. Elle valait cent marcs, pas un de moins, cette banderole qu’elle avait confectionnée avec le tissu de sa chemise, puis fixée a la hampe.

Avec |’Antéchrist venait Jupiter, et tous les grands nobles d’Enfer se trou-

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vaient là par dizaines de milliers, si ce n'est plus. Jupiter chevauchait avec Saturne et Apollon le valeureux ; quant à

Et Erculez li preuz, li beaus.

Mercure, il servit bien ses intérêts. Il en

Por fere guenches et cenbeaux | vindrent Neptunus et Mars ; Tout li pires valoit C. mars De lor chevax, sanz nule doute. En icele meime route

fut de même pour Hercule le valeureux, le beau. Neptune et Mars se joignirent a eux pour faire des attaques et des parades? ; à n’en pas douter, le moins bon de leurs chevaux valait cent

585

Estoit Pluto et Proserpine,

marcs?°.

Li rois d’enfer et la roïne, Et Megera lor damoisele. Molt par fu cele route bele, Quant Cerberus i fu venuz ; Icil fu por mestre tenuz Por ce que Ill. testes avoit. Chascuns de ces barons portoit

Pluton et Proserpine, roi et reine d’Enfer, ainsi que leur fille Mégère, faisaient partie de cette même troupe. La magni-

35.

36.

590

ficence de la troupe fut à son comble lorsque Cerbére l’eut rejointe. Celui-ci en était considéré comme le chef, a

cause de ses trois tétes.

Guenchir signifie « agir sur les rênes pour faire dévier son destrier ». « Le bon chevalier ne le fait que pour éviter un assaut multiple où il voit qu'il aurait le dessous » (Marie-Luce Chénerie, Le Chevalier errant, p. 334 — ouvrage cité dans la bibliographie). Quantité d’or ou d'argent pesant un marc, c'est-à-dire huit onces, soit environ 250 grammes.

56

HUON DE MERY

L’escu noir a crochet de fer Chaut et ardant du feu d’enfer, Qui l'escu porprent et sormonte ; Et lour genz, sanz fere autre conte, Portoient trestoz arméures Plus noires que meures méures Pour ceus d’Esperance assaillir.

Qui lors veist orgeil saillir Sor |. destrier d’Espaigne sor ! Bobenz, qui du vis semble mor, Au vent li desploie s’ensaigne. Onques nus a greignor compaigne N'asembla mes n’a greignor pompe. Meinte buisine et meinte trompe Fet sonner por s’ost asembler, Si qu’il fesoit terre trembler De buisines et de tabours. Tuit li chasteaus et tuit li bours Fu estormiz et esméuz. De geules estoit ses escuz Plus vermeilles que nus sinoples ; Parmi rampoit misires nobles A une queue bobenciere ; Coronne ot precieuse et chiere Sus son hiaume qu’ot d’aimant. N’est pas mestiers qu’en me demant, S’en la coronne ot pierres fines ; Car toupaces et crapaudines Avoit en l’aïmant asises Et pierres de diverses guises, Dont la pire ert de grant renon. Une en i vit qui avoit non Camahieu, qui est la meins chiere ;

37.

38.

595

Chacun de ces nobles portait I’écu noir au crochet de fer, brûlant de la flamme de l'enfer qui embrasse et surmonte l'écu; et pour faire bref, leur armée tout entière portait des armes

600

plus noires que des mûres mûres pour attaquer ceux d’Espérance. Vous auriez vu, alors, bondir Orgueil monté sur un

destrier d'Espagne alezan ! Insolence, qui a un visage mauresque, 605

610

lui déployait au vent sa banderole. Jamais personne ne combattit avec davantage d'hommes et de magnificence. Pour rassembler son armée, il fit sonner plus d'un clairon et plus d’une trompette, et la terre trembla au son de ses clairons et de ses tambours. Toute la place forte et tout le bourg en frémirent.

Son rouges pait?® d'une

écu était de gueules”, plus qu'aucun sinople ; en cœur rammonseigneur le Lion pourvu queue insolente. Il portait une

riche et précieuse couronne par-dessus

son heaume de diamant. Pas besoin de me demander s'il y avait des pierres 620

précieuses sur cette couronne ; en effet,

des topazes et des crapaudines étaient serties dans le diamant, ainsi que d’autres pierres diverses et variées, dont la 625

plus laide était fameuse. Parmi elles, j'en vis une qu’on appelait « camée » : c'est celle qui a le moins de valeur.

Cet émail de couleur rouge est, avec le sable (noir), l'émail le plus souvent associé aux êtres mauvais dans les œuvres littéraires. Le gueules, ambivalent comme toute couleur du système symbolique, symbolise l’orgueil, la cruauté ou la colère, lorsqu'il est péjoratif. Dans le blason, ramper signifie « se dresser ».

57

LI TORNOIEMENZ ANTECRIT

Pourtant, parce qu’elle a une apparence humaine et qu’elle rend l’homme

Mes por ce qu’a humaine chiere Et qu’ele rent l’ome orgeilleus Et cointe et lié et desdaigneus,

630

Por c’en fesoit chierté orgeuz. Mes cele, qui entre les euz Du boterel croist, est plus fine,

Qu’en seut apeler crapaudine Qui bien apartient a orgeul. Bobenz parmi le fonz d’un brueil Au vent desploie sa baniere, Qui ert de trop plesant maniere Por ce qu’el est de vanterie : D'un drap, dont cil de Normendie Se vestent tuit communement. Li destriers orgeil si sovent Choupoit, que ce n’estoit pas fins ; Se ce ne fust, il fust si fins, Qu’il vausist bien M. mars d’argent.

635

640

39.

avait un faible pour elle. Mais celle qui croît entre les yeux du crapaud, que l’on a coutume d'appeler « crapaudine » et qui seid à Orgueil, est plus délicate. Au fond d’un bois, Insolence déployait au vent sa bannière qui avait bien belle allure, puisqu'elle était faite en Vantardise et découpée dans le tissu dont s’habillent tous les Normands. Le destrier d’Orgueil trébuchait si souvent que ce n'était pas de la comédie ; n’eût été ce défaut, il était si racé

645

Ne doit pas venir sans grant gent Orgueus, qui est rois de toz vices :

Cointise, qui vet des espices Et des espaulles et du piz, Bobenz et desdains et despiz Et veine gloire et vanterie, Qui est dame de Normendie, Furent de la mesniée orgeil. De ceste gent dire vos veil, Qui portoient l’escu tot plein De vanterie et de desdaing Bien connéu en totes places A |. sautéoir de menaces, A l’engeignie de dangier. Mes entre ices vi chevauchier

orgueilleux, coquet, suffisant et arrogant, pour cette raison même, Orgueil

650

qu'il aurait bien valu cent marcs Orgueil, le roi de tous les vices, ne peut marcher sans une grande escorte : Coquetterie — qui s’avance en décochant des oeillades, en ondulant des épaules et en tendant la poitrine -, Insolence,

Vantardise,

Mépris,

Hauteur,

Vanité,

et

la souveraine de Norman-

die, faisaient partie du clan d’Orgueil. 655

J'aimerais maintenant

vous parler de

ces gens qui portaient l’écu, bien connu de tous, entièrement recouvert de Van-

tardise et de Mépris, orné d’un sautoir

de Menace au signe” de Rébellion. 660

Georg Wimmer a lu angevine, terme inconnu de nous et qui n'apparaît pas non plus dans le glossaire de son édition.

58

a

lg

clomid

cointise trop mignotement ; Cointise vint si cointement Que de totes fu la plus cointe.

Cointise, qui d’orgeil s’acointe, Qui trebuche touz ses acointes,

ee ee

661

665

Portoit armes merveilles cointes,

rie, qui est en bons termes avec Orgueil,

élégance, de vert danchées*? à dents

De vaine gloire et d’arogance, 670

675

680

685

d'or, à quatre bandes losangées de Vanité et d’Arrogance, ornées d’un miroir d’lgnorance qui fait perdre son temps à tout le monde, de quatre perroquets d'argent qui chantent avec entrain, et d’un loriot de Niaiserie brochant sur Exubérance. Coquetterie avait sur sa lance un petit pennon“! à ses armes tout à fait charmant, qu’elle avait attaché au bois de sa lance avec des fils de soie et des rubans. Et pour parfaire son élégance, elle avait accroché des sonnettes et des clochettes à ses armes flambant neuves, qui n'étaient pas laides ni sombres ; elle en avait aussi placé sur le harnachement et sur les couvertures de son cheval (ces dernières étaient réalisées dans un riche drap de soie). Lorsque je l’entendis venir, cela me rappela la Maisnie Hel-

lequin** : on entendait hennir son des690

Devant cointise va trop cointe O le tabour, o la fléute,

40. 41. 42.

Mais parmi ceux-ci, je vis chevaucher Coquetterie avec beaucoup de grâce; elle s’avangait si élégamment qu’elle était la plus coquette de tous. Coquetteet qui fait chuter ceux qui la fréquentent, portait des armes d’une extraordinaire

A dances d'or en vert danciées, A III. bendes losengiées A |. miréor d’ignorance, Qui fet muser tote la gent, A Illl. papegais d'argent, Qui chantent de joliveté, A loriol de niceté Asis sus fole contenance. |. pennoncel ot en sa lance De ses armes, qui trop fu beaus, Qui’a laz de soie et a freseaus L'ot cointise atachié au fust ; Et por ce que plus cointe fust, Ot sonnestes et campenelles Es armes fresches et novelles, Qui n’erent pas laides n’oscures, El lorain et es covertures, Qui estoient d’un baudequin ; De la mesniée Hellequin Me membra, quant |’oi venir : L’on oist son destrier henir De partout le tornoiement. Et por assembler cointement, Vaine gloire qui est s’acointe

HUON DE MERY

trier à travers tout le tournoi. Pour prendre part à l'assaut de manière élégante, Vanité, qui est son amie, passa devant Coquetterie. Très élégante avec son tambour et sa flûte,

Un écu danché est partagé dans sa hauteur par une ligne en dents de scie. Drapeau triangulaire à longue pointe, que les chevaliers portaient au bout de leur lance. « Au fond des campagnes d’Allemagne, lors des nuits de tempête, la foi populaire croyait reconnaitre, dans le fracas du vent et de l’orage, la chevauchée de Wotan, le King Arila, d’Hellequin donc,

et de ses compagnons. Ainsi naquit la légende de la ‘maisnie (suite) Hellequin’ ». Henri Rey-Flaud, Le Charivari, les rituels fondamentaux de la sexualité, Paris : Payot, 1985, (« Bibliothèque Scientifique »), pp. 89-90.

59

LI TORNOIEMENZ ANTECRIT

Dont si tres cointement fléute Que tote en tentist la valée. O grant noise vint en la prée Tençon, la marrastre concorde, Qui portoit l’escu de descorde A un label d’anemistié. Felonie, qui het pitié, Avoit Bourgaignons a plenté Et portoit l’escu endenté, A |. rous mastin rechignié ; Parmi rampoit Bruns sans pitié Pour bien demostrer felonie. O grant frainte de baronnie A trespassée la chauciée Et molt bien se rest avanciée Haine, la mere descorde, Et se vet vantant, que concorde

Apelera de trive enfrainte. Parmi une viez porte frainte Saut corouz, li fiuz felonie. Tuit cil sivent forsenerie Et vienent comme forsené ; Tuit cil furent norri et né El chastel de Desesperance. Ceste gent vindrent sans doutance

694

corde orné d’un lambel*? d'Inimitié. 700

Violence,

qui

déteste

Pitié,

était

escortée d’une foule de Bourguignons et portait l’écu denté*4, orné d’un dogue roux et renfrogné ; en cœur s'y dressait

l’impitoyable Brun“, chargé de dési705

gner Violence.

À grand fracas, Haine, la mère de Discorde, a traversé la chaussée avec toute sa suite; elle aussi s’est bien avancée,

710

et elle se vante de porter plainte contre Bonne-Entente pour rupture de trêve.

À travers une vieille porte défoncée s'élança Colère, la fille de Violence. Tous suivaient Fureur et arrivèrent comme des furies ; tous étaient nés et 715

Desroutées et desrengiées ;

Armes avoient losengiées ; De rancune et de derverie A un label de frenesie. Par un chemin divers et tort Vi contre droit chevauchier tort, Pour justicier droit et justice, La mere droit, qui tout justice,

elle en joua avec tant de grace que toute la vallée résonna. Querelle, la marâtre de BonneEntente, surgit dans la prairie en faisant grand bruit; elle portait l’écu de Dis-

720

avaient été élevés dans la place forte de Désespérance. Pleins d'assurance, ces individus avançaient sans ordre ni bataille ; ils avaient des armes losangées de Rancune et de Folie-Furieuse, et ornées d’un lambel de Frénésie. Par un chemin irrégulier et tortueux, je vis Tort, l'ennemi effronté de Droit lancer

725

son

cheval

contre

Droit,

pour

dominer Droit et Justice sa mére, qui gouverne tout.

43.

C'est la plus noble et aussi la plus élaborée de toutes les brisures — obligatoires pour tous les fils d'une famille, sauf l'aîné, afin qu’on puisse distinguer leur écu, parmi ceux des autres membres de

44.

Un écu denté est partagé en diagonale (en partant du bas à gauche) par une ligne en forme d'escalier. Le denté, comme le danché, a une connotation péjorative. L'ours du Roman de Renart, ou Brun de la Montagne, le géant ? En tout cas un personnage puissant

la famille.

45.

et terrifiant.

60

ep

L’outrecuidié, l’anemi droit. Torz, qui ne set chevauchier droit, Clochant passe la mestre porte, Car uns chevaus boiteus le porte, Qui ne cloche fors de III. piez. De belif li estoit laciez Li hiaumes qui el chief li loche ; Li chevaus qui durement cloche Feit pendre tort tot d’une part. Li escuz tort, ou droiz n’a part, Ert uns escuz leiz et divers ; C'est li escuz a Il. envers, Qui resembloit |. tavelaz ; C’est uns escuz honteus et maz, Tors et boçuz et contrefez, A la tortue de tors fez Portrete de desléauté, A faus esgart de fauseté, Que traïson i ot pourtrait,

À |. faus jugement, estrait D'une fausse alegacion ; A langues d’avocacion, De geules a pledéors trestes, Que coveitise avoit pourtretes D'une grant menconge polie ; A un blame de tricherie Par fauses losenges atret,

727

730

735

740

745

HUON DE MERY

Tort, qui ne sait pas monter à cheval

correctement, franchit la porte principale en clopinant, car c'était un cheval boiteux qui le portait — qui ne clopinait toutefois que de trois pattes. Son heaume avait été lacé de travers et branlait sur sa tête. Son cheval qui boitait bas le faisait pencher constamment du même

côté. L’écu de Tort, où il n’y a

rien de Droit, était repoussant et bizarre : il s'agissait de l’écu à deux faces ressemblant à un bouclier de fantassin. C'était un écu vaincu, déshonoré, tordu, bosselé et contrefait, orné de la tortue des torts commis et décoré de Malhonnêteté, avec de fausses délibérations de Perfidie que Trahison avait peintes avec un jugement inique extrait d’une allégation falsifiée, avec des langues d’avo-

cats* arrachées à des gueules de chicaneurs, et que Convoitise avait décorées d’un gros mensonge rendu crédi750

ble grâce à une accusation de Tricherie obtenue à coup de flatteries trompeuses, avec quatre points et un trait de Trahison la poitevine. Sa lance avait perdu le droit, car elle était complètement dif-

A III. poinz et a |. tret

forme et tordue ; et Tort, qui la portait

De traison la poitevine. Sa lance est de droit orfeline, Car trop est contrefete et torte ; Et torz, qui tortement la porte,

de travers, donna des éperons et courut sur Droit :

Contre droit esperonne et court :

46.

Sur la satire des légistes, lire l'ouvrage de Jean V. Alter, Les Origines de la satire antibourgeoise en France, Genève

: Droz, 1966, (« Travaux d’Humanisme et Renaissance »), pp. 48, 64, 68-69, 71,

88, 95, 97-98.

61

LI TORNOIEMENZ ANTECRIT

Cil torz avient en meinte court. Ja estoit prime et plus, ce cuit, Quant je vi venir a grant bruit Avarice, et a grant desroi. Avarice ot en son conroi Grant gent, mes molt i ot Romains ; Coveitise n’en ot pas meins Qui est sa cosine germeine ; Rapine bien autant en meine Com avarice et coveitise. Cruauté, qui leur cuers atise, Lour donna armes et chevax, Lances, espées et couteax, Por escorchier la povre gent ;

Targe d’or bendée d’argent, A une bende besantée Avarice a le jor portée De la table a |. Caoursin. Coveitise ot escu d’or fin Bendé de termes et d’usure, Et rapine autel, qui séure

760

765

770

avait donné

775

48.

chevaux,

lances,

pour écorcher

les

pauvres gens. Cupidité portait ce jour-la une targe*® en or, faite dans la table d’un Cahorsain et à bandes de besants sur un fond d’argent. Convoitise avait un écu en or pur bandé de taux et d’échéances, et Rapine, qui prétendait abattre Générosité à coup sûr, possédait le même.

Ensuite arriva la princesse de toutes

785

De trompes fesoit retentir

47.

armes,

780 les cours, Dame Envie, prête à combattre. Il n’est pas âme qui vive qui puisse rendre compte sans mentir de son immense orgueil, de sa fureur ni des individus qui l’accompagnent. Au son de leurs trompes, ceux-ci faisaient retentir

la prairie de toutes parts. Aprés quoi,

La praarie de toz sens.

Apres ordenerent lour rens Fauseté et ypocreisie Et baraz, li fiuz tricherie,

Cupidité et Convoitise. Cruauté, qui tisonne leur coeur, leur épées et couteaux

Cuide estre de largesce abatre. Apres vint preste de combatre De totes cours la dame envie. Mes tuit cil, qui or sont en vie, Son grant orgeil, ne son desroi, Ne la gent, qu’ot en son conroi, N’aconteroient sans mentir.

ce tort surgit dans bien des cours. Il était déjà six heures et même plus, je crois, quand je vis venir en toute hâte Cupidité faisant grand bruit. Cupidité avait dans son corps de troupe beaucoup de monde, mais surtout de nombreux Romains. Convoitise, sa cousine germaine, n’en avait pas moins. Rapine en conduisait bien autant que

Perfidie, Hypocrisie et Boniment, le fils

790

de Tricherie

« Rome et les prélats symbolisent |’Institution ecclésiastique (...) ; tous les vices y sont réunis, car Rome draine l'argent de la Chrétienté, les chefs de l'Église y vivent dans le /uxe, l'intrigue et la faveur y règnent en maîtresses » (c'est nous qui soulignons). Armand Strubel, « Le Rire au moyen âge », in Précis de littérature française du moyen âge, p. 207. Petit bouclier comportant un évidement dans sa partie supérieure pour permettre le passage et l'appui de la lance. Huon joue ici sur le double sens de targe, qui désigne également une monnaie. Un Cahorsin est un banquier, un changeur.

62

HUON DE MERY

Qui onques n’ama léauté. Mençonge, qui het verité, Ovec tricherie se renge. Lors vint mesdiz, li fiuz losenge, La cosine detraction, Et loberie et traison, L’ainznée des enfanz envie. Por voeér ceste baronie, Tote la vile as portes court, Ne fu mie sans gent de court, Ce me sembla, ceste asemblée : Envie i avoit asemblée L'asemblée des mesdisanz. Bien avoit mis plus de X. anz A ceste asemblée assembler. Ponz et chauciées font trembler, Tant i ot grant frainte de gent ; Armes plus noires c’arrement

qui jamais

800

805

810

Ot sanz autre descrepcion.

Sa cosine detraction Ert plus cointe et plus envoisiée, Une targe avoit losengiée De faus semblans et de faus ris. Molt bien paranz, ce m’est avis, Ert li escuz, de traïson. Trop sembloit le detraction

815

Ses faus escuz, dont diex nos gart,

As faus semblans, au faus regart, As faus besiers et as faus diz ; Molt fu bien par Raoul descris :

820

A III. rampones rampanz, A une langue a V. trenchanz,

Qui l’escu porprent et sormonte,

825

63

ne put souffrir Honnéteté, mirent de l’ordre dans leurs rangs. Mensonge, qui déteste Vérité, se rangea à côté de Tricherie. Puis vinrent Dénigrement, le fils de Flatterie, elle-même cousine de Calomnie, ainsi que Flagornerie et Trahison, l’aînée des enfants d’Envie. Toute la ville accourut jusqu'aux portes pour voir cette assemblée de nobles. Je crus voir que les courtisans n’y manquaient pas : Envie avait convoqué là l’assemblée des médisants. Elle avait bien mis plus de dix ans à la constituer. Ponts et rues tremblèrent au fracas de leur troupe énorme. Envie — sans la décrire davantage — avait des armes plus noires que de l'encre. Sa cousine Calomnie était plus coquette et plus gaie, avec sa targe losangée de simulacres et de sourires mielleux. L’écu de Trahison était, à mon avis, de bien belle apparence. Son faux écu — Dieu nous en préserve ! — ressemblait fort à celui de Calomnie; il était orné de simulacres, de regards en-dessous, de baisers de traitre et de faux témoignages ; Raoul l’a très bien décrit : comportant quatre Insultes dressées et une langue à cing tranchants qui l’embrasse et le surmonte,

LI TORNOIEMENZ ANTECRIT

L’escu au miréor de honte, A une bende de faintié, Contichiée d’ennemistié,

826

A un label de fausseté. Menconge, qui het verité, Fu de la mesniée Antecrit.

cet écu au miroir‘? de Honte est orné d'une bande de Dissimulation souillée d’Inimitié, et il porte un lambel de Per-

fidie. 830

Mensonge, qui déteste Vérité, faisait partie de la suite de l’Antéchrist. II avait

Mençonge avoit cheval eslit :

un excellent cheval qui courait plus vite

Plus tost court, que ne vole aronde,

que ne vole l’hirondelle : en un éclair,

Que mençonge par tot le monde A tresportée en |. moment. La baniere levée au vent Porsuivoit traïson de pres

835

son de très près et portait l’écu orné de

Et ot l’escu a fauses es,

Losengié de fauses noveles, Au faus escu a Il. jumeles De loberie et de mesdiz. C’est li escuz de deu maudiz, Que portent tuit cil mesdisant ; Molt le vont tuit cil maudisant, Qui sont des chevaliers d’amours. Apres mençonge les granz cours Vindrent tuit li enfant envie : Plesant escu ot loberie, Car trop sembla le traïson Fors d’itant, que detraction Le dora de faintes parolles Et i mist |. label de lobes, Qui fet connoistre loberie. Bel escu ot ypocrisie, S'il estoit a droit devisez,

celui-ci pouvait transporter Mensonge à travers le monde entier. Sa bannière levée au vent, Mensonge suivait Trahifausses lattes de bois, losangé de fausses

840

845

nouvelles et agrémenté du faux écusson qui comportait deux jumelles’® de Flagornerie et de Dénigrement. Il s’agit de l'écu maudit par Dieu, que portent tous les médisants. Tous les chevaliers d'Amour ne cessent de maudire cet écu du fond du cœur.

Après Mensonge, venaient au grand 8so

855

galop tous les enfants d’Envie. Flagornerie avait un écu agréable à regarder. II ressemblait fort à celui de Trahison, si ce n’est que Calomnie l'avait doré de propos trompeurs et y avait broché?! un lambel de flagorneries permettant de reconnaitre cette flagorneuse. Hypocrisie avait elle aussi un bel écu, et il avait

Car por ce, qu’il ert desguisez, Fesoit muser tote la gent.

été très bien choisi, car il était si bien travesti qu’il trompait tout le monde :

C'est li escuz de faus argent

c'était l’écu d'argent toc,

49. 50.

Il s'agit d’un terme du blason qui désigne un fond circulaire, support d’autres figures, ou vide mais orné sur son pourtour. Les jumelles sont des pièces de bois (comme ici), ou de métal, semblables, dans le même outil, la même machine.

51.

Parmi les pièces brochantes de l'héraldique, on distingue les pièces honorables et les meubles.

64

HUON DE MERY

A une bende d’eresie, Floureté de mauvese vie, A |. blame de mauvestié, A l’engeignie de faintié, Au miroér de fausseté, A I. label d’iniquité, Que portent li dieu anemi,

À |. faus escucel en mi Peint de fausse religion : Tel escu en la regïon De France ont cil renovelé Qui Papelart sont apelé, Qui demeinent si tres vil vie,

859

865

870

Que nus ne doit avoir envie

De mener se vil vie non ; Car qui c’onques porte le non Et les armes d’ipocreisie, De legier chiet en ereisie Qui des ypocrites s’acointe. Ereisie ot escu trop cointe, C’uns Popelicans ot portret A |. faus point, a I. faus tret De fause interpretacion.

875

son”? peint de Fausse-Religion. Ceux qu'on appelle les faux-dévéts ont remis semblables écus au goût du jour dans nos régions de France : ils traînent leur vie d’une façon si lamentable que personne ne doit avoir envie d’en faire autant, non ! Car quiconque porte le nom et les armes d’Hypocrisie succombe facilement à Hérésie, qui est en bons termes avec les hypocrites. Hérésie avait un écu fort élégant : un

Publicain”{ l'avait gravé d’un faux point

880

Mainte mauvese opinion

| orent erege portrete D'une senefiance, trete

D'un argument d’iniquité, A |. faus escucel listé D’avarice et d’ipocreisie, A |. loier de simonie, Guerredoné de dampnement. Se cil, qui fist Adamp, ne ment,

avec une bande d'Hérésie, fleuré5? de Dépravation, orné d’une accusation de Malice, de l'enseigne de Dissimulation, du miroir de Perfidie et d’un lambel d'Iniquité que portent tous les ennemis de Dieu. II porte en cœur un faux écus-

et d’un faux trait d’une fausse interprétation. Les hérétiques y avaient gravé maintes erreurs consistant en une interprétation spirituelle issue d’un raisonnement inique, avec un faux écusson bordé d’un listel de Cupidité et d'Hypocrisie, et d’un salaire de Simonie, donné en récompense par Damnation.

885

Si le Créateur d'Adam

a raison, les

Bougres?® sont maudits,

890

Mar furent Bougre d’Adam né,

52.

Orné de fleurons.

53. 54.

L’écusson est un petit écu figuré au milieu de l’écu. Popelicans (du latin populicani) est un nom donné couramment aux hérétiques, surtout cathares, peut-étre sur la base de Mt. XVIII, 17 : « S'il n’écoute pas l'Eglise, qu'il soit pour toi comme un païen et un publicain ». Cf. Jean Duvernoy, Le Catharisme, t. |., La religion des Cathares, Toulouse :

Privat, 1979, pp. 307-308. 55.

« Le manichéisme s'étant répandu dans la Chrétienté latine à partir de la Bulgarie, le nom de Bougre est donné aux Cathares » (Jean Duvernoy, op. cit., pp. 309-311).

65

LI TORNOIEMENZ ANTECRIT

Qui ont l’escu de dieu dampné,

892

L’escu honni, l’escu veincu : De tiex armes, de tel escu

— Que nus a son col ne le pende — Diex tous bons Crestiens deffende. De la vile issent a grant frainte :

895

En une grant forest oscure. Genz ot sanz conte et sanz mesure

900

905

Vestuz de fer en sa compaigne. Molt sist bien el destrier d’Espaigne Fort et corant de grant ravine. Larrecins meine o soi rapine,

910

Omicide et desléauté, Force et murtrice et cruauté Et corouz et anemistié. Felonnie, qui het pitié,

En IX. glaive a fer poitevin Portoit l’ensaigne larrecin, Qui ert fete d’un drap emblé. Cil qui la furent asemblé Ont bien l’ensaigne connéue. Poi de gent sorent sa venue, Car il vint sanz noise et sanz bruit. Le noir escu bendé de nuit Ot larrecins au col pendu Et d’unes forches a pendu

56.

armes et un tel écu. Et que personne ne

fasse pendre cet écu à son cou !

La avoit meinte lance peinte

Et meinte ensaigne de cendé, Meint escu d'or, d’azur bendé, Et meinte trompe et meinte areine. De la fierté, c’Antecriz meine, De toz sens la terre trembloit. Larrecins sa gent rassembloit

ils portent l’écu maudit par Dieu, l’écu banni, l’écu vaincu. Que Dieu protège tous les bons chrétiens contre de telles

920

Ils sortirent de la ville à grand fracas. Il y avait là maintes lances peintes et maintes banderoles de taffetas, maints écus d’or bandés d'azur, maintes trompes et maintes trompettes. De toutes parts la terre tremblait de la fougue de |’Antéchrist. Brigandage avait rassemblé sa suite dans une vaste forêt obscure. II avait pour l'accompagner d'innombrables individus revêtus d’armures en fer. Il était fort bien en selle sur un robuste destrier d'Espagne qui courait à vive allure. Brigandage conduisait à sa suite Rapine, Homicide et Malhonnéteté, Force, Meurtre, Cruauté, Colére et Inimitié. Violence, qui déteste Pitié, portait au bout d’un javelot à pointe poitevine la banderole de Brigandage, confectionnée dans un tissu volé. Ceux qui étaient là reconnurent parfaitement cette banderole. Peu de gens furent avertis de son arrivée, car il vint sans crier gare. Brigandage portait, pendu à son cou, l'écu noir bandé de nuit, sur lequel était dessiné un chevalet®® en bois de gibet ;

Instrument de torture. Si on lit, comme le propose Georg Wimmer, apendu (« ... était dessiné, pendu à un gibet, un chevalet »), la description échappe au bon sens.

66

a

Ot en l'escu I. cheval fust,

Et sembloit, que losengiéz fust

925

D'un rencontre et d’une chaance, A |. sautoir de meschaance, À |. label de meins crochues.

mm

HUON DE MERY RS

il semblait en outre que cet écu était losangé d’une Occasion et d’un Coup,

et comportait

un

chance chues.

lambel

et un

sautoir”

de Mal-

de Mains-Cro-

De ces genz, qui erent venues,

Ert omicides li plus cointes ; Pour ce, qu’ert larrecin acointes, Ot autiex armes, com il ot. Gaugains, qui fu filz le roi Lot, N'ot pas tant abatu ne pris Chevaliers, com il a ocis Et tot sanz forfet de sa mein. Murtrice ot son escu tot plein, Fors tant, qu’il i ot |. label De tenebres parant et bel, A |. tigre de cruauté. Une espée ot a son costé, Qui estoit de trop bone forge. L’espée avoit non Coupe-gorge, Mes onques si trenchant ne vi. Li fevres ot non Sanz-merci Qui la fist, et sachiez sanz guile, Que larrecins a Murtre-vile La fist forbir chies mie-nuit. Ele estoit d’un acier requit Trop dur et trop de male part ; Plus ert dure que Durendart Coupe-gorge, qui n’ist du fuerre, Fors quant larrecins vet en fuerre, Ou meine routiers et Picarz. Au tornoi ne vint pas soi quarz, Ençois en ot V.C. saigniez,

57. 58.

59.

60.

De tous ceux qui venaient d'arriver,

935

Homicide était le plus élégant ; parce qu'il était l'ami de Brigandage, il avait les mêmes armes que lui. Gauvain®®, le fils du roi Loth, n'avait par renversé ni capturé plus de chevaliers que lui n’en avait tué, et tout ceci sans que jamais sa main ne défaillit.

L’écu de Meurtre était tout uni°?, seu940

945

950

955

lement paré d’un lambel de ténèbres de superbe facture et d’un tigre de Cruauté. Il avait le côté ceint d’une épée d’excellente forge : cette épée s'appelait Coupe-Gorge et jamais je n’en avais vu d'aussi tranchante. Le forgeron qui l'avait faite se nommait Sans-Pitié, et sachez, sans rire, que Brigandage l'avait fait fourbir à Meurtreville chez Minuit. Elle était faite d’un acier trempé, et particulièrement redoutable. Coupe-Gorge était plus solide que Durendal, ne sortant de son fourreau que quand Brigandage se livrait au pillage, conduisait des

mercenaires ou des Picards®. || n’était pas venu au tournoi avec seulement trois compagnons ; il en avait plutôt cinq cents,

Cette pièce honorable est une épaisse croix de saint André. Fils aîné du roi Loth d’Orcanie et neveu du roi Arthur, il passe souvent pour le meilleur des chevaliers de la Table Ronde. Au début de la Mort le Roi Artu, il avoue avoir tué, pendant la quête du Graal, plus de chevaliers qu’aucun autre. Selon Michel Pastoureau, « l'absence de figure, rarissime en héraldique véritable, souligne l’inachevé, l’inquiétant, l’anormal ». Les Brabançons et les Picards étaient réputés comme mercenaires. Quand un prince, la guerre finie ou faute de ressources, licenciait son armée, les mercenaires (les routiers )formaient des bandes de malfaiteurs.

67

LI TORNOIEMENZ ANTECRIT

A son saing d’armes ensaigniez. Tuit cil vindrent a une flote. Mes trop i ot bele complote, Quant lecherie vint apres. Lecherie sivoit de pres Glouternie, s’ainée suer. |. chevaliers de trop haut cuer, Outrages li fiuz glouternie, Vint apres, qui por bele vie Mener ot sa terre engagiée. Apres li vint com esragiée Vilanie, la mere outrage. Vilenie tindrent por sage De ce, qu’el iert si bien armée : Sus |. roncin estoit montée Si cras, qu’en li péust conter

958

960

Tous arrivèrent en masse et ce fut un

965

970

975

per, comme s’il était revenu d’exil, et les

Ses armes, car n’ert pas reson. 980

D'un hiaume avoit la teste armée,

Qui iert d’un viez chapel de fer, Si noir, com s’il venist d'enfer,

Et ot armes longues et lées, De blanc et de gris burelées, Et tint |. pel en lieu de lance. Apres lecherie se lance, Qui estoit trop bele et trop cointe Et souz l’escu estoit plus jointe,

61. 62. 63.

telle une enragée, Vulgarité, la mère d'Excès. Ils estimèrent que Vulgarité avait raison d'être si bien armée : elle montait un roncin si gras qu’on aurait pu lui compter toutes les côtes sans se trom-

couvrir de tuiles ou d’aisseaux®!. Seul un rustre est digne d’un tel destrier.

De tel destrier est vileins dignes. N’erent pas blanches comme cignes

Molt li sist bien li gamboison, Qu’ele ot pendu en la fumée.

bien beau rassemblement lorsque Gourmandise arriva ensuite. Gourmandise était suivie de près par Gloutonnerie, sa sœur aînée. Venait ensuite un chevalier au grand cœur, Excès, le fils de Gloutonnerie, qui, pour pouvoir mener grand train, avait engagé ses terres. A sa suite venait,

Les costes tot sanz mesconter

Et covrir de tuile ou d’essil, Aussi com s'il venist d’essil ;

bien pourvus et marqués au sceau de ses armes.

985

990

Ses armes n'avaient pas la blancheur d'un cygne, et c'est bien normal. Son justaucorps®?, qu'elle avait suspendu au-dessus de la fumée, lui allait à la perfection. Elle s'était protégé la tête avec un heaume fait à partir d’un vieux capuchon de fer, aussi noir que s'il était venu de l'enfer. Elle avait aussi des armes longues et larges, burelées®? de blanc et de gris. Enfin, en guise de lance elle tenait un baton. Elle s'élança après Gourmandise qui était fort élégante et plus vive, sous l'écu, qu'un épervier qui vient de muer.

Les côtes du cheval sont ici comparées aux poutres d’une charpente, tant elles saillent sous la peau. Le gambesons était un justaucorps rembourré que l’on portait sous le haubert pour amortir les coups. Les quartiers d’un écu peuvent être à leur tour répartis. Ce rebattement(multiplication des partitions) donne, à partir du coupé (écu divisé en deux dans le sens de la largeur), le fascé, qui, réparti, donne le burelé.

68

NU

Qu’espevriers muéz de novel.

Escu portoit parant et bel Parti d’outrage et de delices, Et si estoit par granz devices Bendez de geules et de langues. Glouternie ot, qui vint les ambles, Armes de geules engoulées, Tranglouties a granz goulées, Engorgiées de vilenie, A I. loier de glouternie, A la fesse de desmesure. Cointes estoit a desmesure Outrages, li outredoutez ; De glouternie ert engoulez Ses escuz qui ert outrebiaus ; C’ert uns escuz a Ill. torteaus Moisiz d’orgueil, crostevelez, D'un trop levant levein levez. Atant trespase la chauciée ; De fer s’est vestue et chauciée Fornicacion ; de prinsaut Par une vieiz posterne saut Et en ses eulz porte les dars Touz enpenez de fous regars, Qui meint home ont mis a meschief.

991

Elle portait un écu de trés belle facture, parti? d’Excés et de Délices, et qui, de plus, était magnifiquement gueules et de langues.

995

bandé

Gloutonnerie, qui allait l’amble, avait

garité, avec un lien de Gloutonnerie, et 1000

fascées®? de Démesure. Excés, le trés redouté

Excés,

était

extrêmement élégant : son écu, son très bel écu, était dévoré de Gloutonnerie.

C'était un écu orné de trois tourtes d’Or1005

gueil, moisies et couvertes de croûtes à cause d'un levain actif qui avait trop gonflé. Alors, il traversa la chaussée. Fornica-

tion s'était vêtue et chaussée de fer; d’un seul élan, elle fonça à travers une 1010

1015

vieille poterne ; elle avait dans les yeux des traits tout empennés des regards fous qui ont rendu malheureux bien des hommes. Elle s'était bien protégé la tête à l’aide de Dérèglement et de Joliesse. C’est de Vulgarité qu’elle tenait son écu orné d’un baiser de Damnation et d’un sautoir de Jugement qui embrasse et surmonte cet écu au miroir de Honte, échi-

Escu avoit de vilenie, 1020

queté et souillé par maintes taches de Péché.

L’escu au miréor de honte,

Eschequeté et entechié

64. 65.

de

des armes dévorées de gueules, englouties de grandes bouffes, gorgées de vul-

Molt avoit bien armé son chief De folour et de mignonnie. A |. besier de dampnement, A |. sautoir de jugement, Qui l’escu porprent et sormonte,

HUON DE MERY

Partagé en deux dans le sens de la longueur. C'est-à-dire chargées de bandes horizontales de même largeur et dont l'émail alterne.

69

LI TORNOIEMENZ ANTECRIT

De meinte teiche de pechié. Et por ce, qu’ele doit ensaigne

1024

Avoir, qui la moutre et ensaigne,

Un penoncel ot en sa lance D’un drap de nice contenance Fornicacion atachié, Que honte, la fille pechié, Qui molt vers li s’umeliot, De sa chemise fet li ot Et blanchi el flun de viuté. Lors vi venir trop bien monté, Plus enflambé c’ardant tison, |. des fiz fornicacion, Qu'en seut avoutire apeler. Sa proeice ne quier celer,

Que cel jor fist meint bel cembel. Une targe d’uis de bordel Ot avoltire au col pendue.

1030

66.

cherie, que Honte, la fille de Péché entièrement vouée au service de Fornication, lui avait fait dans le tissu de sa

chemise, puis blanchi d’Abjection.

dans

le fleuve

Je vis alors venir, tres bien monté et 1035

plus enflammé qu'un tison ardent, un fils de Fornication qu’on a coutume d’appeler Adultère. Je ne veux pas dissimuler sa force au combat : il fit ce jour-la de bien beaux assauts. Adultére portait, pendue

1040

a son

cou,

une targe

faite dans la porte d’un bordel. Un de ses cousins — je vous dirai son

nom®® — le suivait sans s‘attarder : il

I. siens cosins sanz retenue Le sieut, dont vos dirai le non :

Nez fu de fornicacion Et engendrez contre nature. Escu de trop haute leidure Ot cil honteus, dont je vos conte. C’est li escuz bendez de honte Bordez d’abominacion. N'ot avec fornicacion Nul, qui ne fust de li plus cointes. Diex n'aime gueres ses acointes, Ne ne doit fere ; atant m’en pas. Mes sachiez, que je n’en ment pas, Que ci o la gent Antecrit Vos ai ge rien d’amours descrit ;

Et comme elle devait posséder une banderole qui la désignât clairement, Fornication avait attaché à sa lance un petit pennon découpé dans un tissu de Gau-

1045

1050

avait été conçu par Fornication et engendré contre nature. Le vil individu dont je vous parle avait un écu répugnant. C'était l’écu bandé de Honte et bordé d’Abomination. Dans |’entourage de Fornication, il n’y avait pas plus élégant que lui. Dieu n’aime pas ses familiers et n’a pas non plus à le faire... je n'en dirai pas plus ! Mais soyez certains

que je ne vous mens pas, car en vous parlant comme je l’ai fait de la suite de l’Antéchrist, je ne vous ai rien raconté 1055

au sujet d'Amour.

Si Huon ne tient pas sa promesse, les indications sont claires : il s’agit de « Sodomie ».

70

HUON DE MERY

Par cest mot fornicacion

Ici nule descripcion Ne vos en faz, par foi je non : Amours n'a pas si vilein non ! Non ! C’amours nest de cortoisie. D’amor, qui est sanz vilanie, Aillors est la descripcion. Car amours est li douz cion, Qui par nature ist de la couche De cortoisie. Douz en bouche Est amours et si savorez, Que, quant plus est asavorez, Tant est-il meillor savor. Amour, quant je bien |’asavor, Ai grant fein de descrire adroit, Mes atant m'en tes orendroit. Ja ne queisse autres delices, Que voér tel plenté de vices, Comme je vi a cele fois. D’une taverne saut guersois, Ou avoit béu a escot. Normant et Englois et Escot Estoient tuit de sa mesniée. Ivresce apres s'est adreciée, Preste de fere vasselage. Guersois avoit hiaume d’outrage, Lié d’un fort cercle d’Orlien. Ses escuz, qui ne doute rien, Estoit portrez de glouternie Au miréor de vilanie, A un sautoir de desmesure. Lance portoit bele a droiture, Qui fu feite d’un escalas :

67.

1057

En employant ce mot « fornication », je ne vous en ai ici nullement fait la description, ma foi non ! Amour ne porte

1060

1065

1070

pas

un

nom

si méprisable,

non,

car

Amour naît de Noblesse. D’Amour, qui est sans vulgarité, il sera question plus tard. Amour est en effet le tendre rejeton qui, selon les lois de la nature, naît de la couche de Noblesse. Amour est tendre dans la bouche, et il est si savoureux que plus on le savoure, meilleure est sa saveur. Comme j’en ai bien le godt dans la bouche, je suis dévoré par l’envie de le décrire convenablement, mais je me tais encore pour l'instant. Je n'aurais rien souhaité de plus délicieux que de voir des vices en aussi

1075

grand nombre que j'en vis alors !

1080

Cul-Sec ! bondit hors d’une taverne où il venait de boire comme à un festin. Les Normands, les Anglais et les Ecossais faisaient tous partie de sa maisonnée. lvresse se dressa ensuite, prête à faire des exploits. Cul-Sec ! portait un heaume d’Excés entouré d’un solide

cercle d’Orléans®’. 1085

Son écu, qui ne

craint rien, était décoré de Gloutonne-

rie, orné d’un miroir de Vulgarité et d’un sautoir de Démesure. II tenait fermement une belle lance faite d’un échalas ;

Cette ville possédait alors le deuxiéme meilleur cru du territoire francais.

74

LI TORNOIEMENZ ANTECRIT

Doné li ot par grant soulas Roberie la taverniere. Il ne paroit pas a sa chiere, Qu’éust mestier d’aler en fuerre.

1090

Escu d’Orlien bendé d’aucuerre

Au label de piez de henas Ot ivresce ; chuflois et gas

1095

hanaps.

1100

Li autre, quant au tornoi vint ;

Car ivresce dormir covint Enmi la place toute adente : Le jor fu bien XX. foiz ou trente As piez des chevax defoulée. Mal dahet ait tele goulée Et la geule qui tant en prent ! Morte fust seur le pavement lvresce trestote adentée, Mes hasarz l’a reconfortée, Qui le despoilla tote nue. Quant ribaudie fu venue, Molt fu bele cele asemblée. Ribaudie et hasarz emblée A ivresce ont sa robe tote. Hasarz, qui radement desroute, Ot un glaive a fer poitevin. Escu bendé de larrecin Ot hasarz a III. dez du meins, A |. label de males meins Atachié a faus seremens ; |. envial avoit dedans

68. 69.

Je vis à son

maintien

qu'elle

s'était livrée à des paris d’ivrogne, car chacune de ses tresses se répandait, défaite, sur ses épaules.

Vi en la contenance ivresce,

Qu’ele avoit l’une et l’autre treice Par les espaulles destreciée. De li firent le jor chauciée

c'est Escroquerie, la tenanciére de la taverne, qui la lui avait donnée avec grand plaisir. Elle ne donnait pas l'impression d'être à court de ravitaillement. Ivresse avait un écu d'Orléans bordé d’Auxerre®®, au lambel de pieds de

1105

1110

Quand elle vint au tournoi, les autres

se servirent d'elle comme d’un paillasson tout le jour durant ; en effet, elle ne put s'empêcher de dormir au beau milieu de la place, complètement affalée : vingt ou trente fois au moins dans la journée, les chevaux la piétinèrent. Damnées soient cette lampée et la gueule qui la lampe ! Ivresse, complètement affalée, serait morte sur le pavé si Hasard®? ne l'avait secourue. Il la mit toute nue, et quand Débauche fut arri-

vée, cela fit un bien beau trio! Débauche et Hasard dépouillèrent Ivresse de tous ses vêtements. 1115

Hasard, aux voltes soudaines, avait au

moins trois dés et un lambel de VilainesMains attaché par de fausses promesses ; 1120

Ville célèbre pour ses vins, également. Hasarz est un jeu de dés où le meilleur coup consiste à faire trois six — d’où la mention des « dix-huit points » faite à plusieurs reprises.

ve

HUON DE MERY

D'une mellée fete as poins Atachié a XVIII. poins Au faus escu de meschaance, Que parti ot double chaance

1123

1125

De rencontres et d’enviaus.

Ribaudie desouz |. saus S‘armoit, en |. pré verdoiant. Une targe, trop bien parant

1130

Avoit d'un eschequier poli, S'avoit entre hasart et li |. label par reconnoisance, qui portrez fu de meschaance D'un hasart feit arriere mein

1135

Des armes son cosin germein.

S'en fu plus cointe et acesmée : Lance ot d’une verge pelée, S'ot ceinte entor soi une fonde, Et que ses anemis confonde, Pierres conquiert agironnées. En plus de C. liex renoées

1140

Erent ses arméures totes,

Car hasarz les li ot deroutes A Bar, a la table roonde. De totes les Ill. pars du monde Vint au tornoi la baronnie, Et sachiez por voir, que folie Molt folement au tornoi vint. La maçue bien li avint, Dont aloit departant la presse. N'i a celi qui point l’enpresse, Car chascuns doute la maçue. Qui oïst, com chascuns la hue, Molt s’en risist, car a son col

1145

à l'intérieur se trouvait le gain d’une bagarre à coups de poing, attaché par dix-huit points au faux écu de Malchance, que Seconde-Chance avait parti d'Occasion et de Défi. Dans un pré verdoyant, Débauche s'était armée sous un saule. Elle avait une targe de fort belle apparence faite d’un échiquier poli ; en outre, Hasard et elle-même possédaient le même lambel de reconnaissance, décoré de la malchance d’un coup de six obtenu du revers de la main, et des armes de son cousin germain. Elle n’en était que plus élégante et gracieuse. Sa lance était une verge pelée ; elle s'était également ceint le côté d’une fronde, et pour confondre ses ennemis, elle se mit à chercher des pierres autour d'elle. Ses armes étaient toutes réparées en plus de cent endroits, car Hasard les lui avait brisées à Bar, à

la table ronde”0, Des

trois parties du monde la était venue au tournoi, et sachez bien que Folie y arriva en se comportant comme une vraie folle. La massue avec laquelle elle fendait la foule lui allait bien. Personne ne la bousculait, car tout le monde redoutait sa massue. Il y avait de quoi rire a entendre chacun lui crier «hou! noblesse

1150

1155

hou ! »

70.

Une table ronde est un concours où des jouteurs s'affrontent deux à deux à la lance dans un champ clos. Attestées dés 1235-1240, elles laissaient une grande place aux banquets, aux danses, aux jeux (v. Michel Parisse, « Tournois et Tables rondes dans Sone de Nansay » in : Etudes de langue et de littérature françaises offertes à André Lanly, Nancy : Université de Nancy II, 1980, pp. 275-286).

75

LI TORNOIEMENZ ANTECRIT

Ot une targe d’ais de fol,

1156

Que je ting a merveille bele, Car III. fromages en feisele

planches de soufflet’, que je jugeai splendide : trois fromages a la faisselle

| ot asis sus niceté,

A |. faus escucel listé, Qui ert portrez de derverie, A |. label de frenesie. Et en son chief en croiz tondu Ot folie |. hiaume cornu A |. cercle de musardie, Et si portoit comme hardie En sa maçue, en lieu de lance, D'un drap de nice contenance Une ensaigne qui trop me plot. La veïsiez trop bel complot,

y étaient brochés

1160

1165

1170

à sa massue, comme si Ç'avait été une lance, une banderole découpée dans un tissu de Gaucherie ; elle me plut beaucoup. Vous auriez vu l'immense foule quand elle sortit par la porte ! Elle por-

tait l’étendard de tous les péchés, car aucun péché n’est dépourvu de folie7?. Paresse, qui s'est endormie, ne quitte

Peresce, qui est endormie,

jamais

175

Et couardie a reculons Vet toz jors en l’ariere garde. Traïson, dont nus ne se garde, Vet espiant, cui ele fiere, Une eure avant et autre arriere :

Or est de loing, or est de pres. Tuit cil vice vont pres a pres, Car nus ne vet sans compaignie. Itant vos di, que couardie Ert armée trop cointement : L’escu pale a lievre rampant Portoit, qui estoit fet de tremble. Couardie de paour tremble

sur Niaiserie, et un

faux écusson bordé d’un listel y était décoré de Folie-Furieuse, un lambel de Frénésie surmontant le tout. Et sur son crane tondu en croix, Folie portait un heaume pointu orné d'un cercle de Bêtise. En outre, elle portait bravement

Quant elle issi parmi la porte : De touz pechiez l'enseigne porte Car nus pechiez n'est sanz folie. Se tient toz jorz as paveillons,

Elle avait pendu à son cou une targe de

les tentes,

et Poltronnerie

ne

cesse de faire l’arrière-garde à reculons. Trahison, dont personne ne se méfie, s'en va repérer qui elle pourrait frapper, à tel moment par devant, à tel autre par

1180

derrière, tantôt de loin, tantôt de près. Tous les vices cités se suivent de près,

1185

et aucun ne marche sans escorte. Je vous le dis, Poltronnerie s'était armée avec beaucoup d'élégance : elle portait l’'écu pâle au lièvre rampant, en bois de tremble.

71.

« Dais de fol » n’a aucun sens. Si l’on rétablit le découpage des mots, le texte s’éclaire. Le cas régime fol désigne un soufflet, tout en permettant de jouer sur l’homonymie avec fous, fol (« fou, le fou ») ; ais désigne un morceau, une planche de bois, comme on l’a vu plus haut.

72.

Tous les attributs traditionnels du fou sont ici réunis. V. Philippe Ménard, « Les Fous de la société

médiévale. Le témoignage de la littérature aux xi®-xui® siècles », Romania, t. XCVIII, 1977, pp. 433459, et id., « Les Emblémes de la folie dans la littérature et dans l’art », in : Farai chansoneta novele. Hommage à Jean-Charles Payen, Caen : Centre de Publication de l’Université, 1989, pp. 253-265.

74

HUON DE a MERY

a

A l’essir de Desesperance ;

De tremble avoit escu et lance,

1189

Poltronnerie tremblait de peur en sortant de Désespérance ; son écu et sa lance étaient en bois de tremble, parce qu'elle était réellement effrayée. Le destrier qu’elle montait s'appelait Prend-la-

1195

envie de s'enfuir. plus grande que de combattre. Elle était tellement apeurée qu'elle n'avait combattu à aucun moment avant d'atteindre le champ clos.

1200

avait effacé toute couleur.

Car trop estoit espoéntée. Li destriers, sor quoi ert montée,

Estoit apelez Torne-en-fuie : Grant talent a, qu’ele s’enfuie, Greignor, que de fere mellée Tel paor a, que sanz mellée Fu, ainz que venist en la place. Paour ot escrit en sa face, Qui la colour en a ostée. Peresce estoit trop bien montée Desus |. ivoire restif Si pereceus, si lesantif, Qu’il ne poeit venir avant ; Qui por son mestre fet autant, Com li singes por les mauves Et peresce, qui tot ades Sus l’yuoire va soumeillant, Escu avoit d’os d’olifant, A songes endormiz asis. Lairons endormiz jusqu’a VI. | ot asis sus ignorance ; Bendez estoit de negligence A |. label de nonchaloir De proesce doit molt valoir Chevaliers, qui tel escu porte ; Déeraine issi de la porte De tote la gent Antecrit,

Fuite ; Poltronnerie avait en effet grande

La peur était inscrite sur son visage et en Paresse, quant à elle, s'était fait une

fort belle monture d’un éléphant apathique, si paresseux et si pesant qu’il ne pouvait avancer : il imitait sa maîtresse 1205

comme les singes imitent les lâches. Et Paresse, qui ne cessait de dormir sur son

éléphant, avait un écu d'ivoire où s’inscrivaient des rêves du sommeil”3. || y avait dessus jusqu’à six gros loirs endor1210

1215

mis, brochés sur Ignorance; il portait des bandes de Négligence, et un lambel

de Nonchalance |’ornait. Le chevalier qui possède un tel écu doit faire preuve d’une grande vaillance... Paresse fut la dernière à sortir par la porte, parmi tous les compagnons de l’Antéchrist - compagnons dont je vous

Dont je vos ai en cest escrit,

ai, dans cet ouvrage, indiqué les noms

En despit de toz ipocrites, Les nons et les armes descrites. Tiex genz com je vos ai descriz

et décrit les armes, et ce, en dépit de

73.

1220

tous les hypocrites.

Or les songes qui passent par la porte d'ivoire sont des songes faux, d’après L'Odyssée (ch. XIX, 562). Ensuite, dans /’Enéide VI, 893-896, les deux portes des songes sont l’une d'ivoire, l’autre de corne ; et ce sont les portes d’Enfer dans l’Enéas, vv. 2997-3004.

70

LI TORNOIEMENZ ANTECRIT

Amena o soi Antecriz ; N’en ot fors chevaliers de pris.

1222

Et cil, qui le tornoi ot pris RE ed oies Fu en la vile devant dite,

fed

Fors Monjoie de paradis : Tiex est li sornons sans doutance. A grant gent fu a Esperance Venuz li rois du firmament La veille du tornoiement.

1230

1235

à ses côtés

une

réputée qu’on s’en souvient avec plaisir. Il y a de ce lieu-ci jusqu’à Désespérance deux lieues de belle route. Désespéle dit Raoul. Mais s'il dit vrai, je puis affirmer en toute certitude, et prouver

par des arguments raisonnables, que je ne saurais, à mon

1240

avis, trouver à Espé-

rance d'autre surnom que celui de « Merveille de Paradis ». Voilà sans aucun doute son surnom. Le roi du firmament était arrivé à Espérance avec une importante compa-

1245

Tentes et paveillons et tres,

Car tuit en la ville ne porent. Quant le jor apercéu orent, Qui ot les estoiles esteintes, Lors veisiez en lances peintes Desploier au vent ces banieres,

lui, avec

excellente compagnie, se trouvait dans la ville dont il a été question plus haut, appelée Espérance — ville si agréable et

rance est la Merveille’* d’Enfer, comme

A granz despens fere entendirent ;

Plusors en i ot, qui tendirent En vergiers, en chans et en prez

Celui qui s’était engagé dans le tournoi contre

Qui est Esperance nommée,

Qui tant est bonne et renommée, Que douce en est la remembrance. D'illuec dusqu’a Desesperance A Il. leues de bele voie. Desesperance est la Monjoie D’enfer, issi com Raoul dit. Mes s’il dit voir, sanz contredit Puis dire et par reson prover, Qu’autre surnon n'i puis trover A Esperance, ce m'est vis,

L’Antéchrist menait avec lui ces gens que je vous ai décrits ; n’y figuraient que de vaillants chevaliers.

1250

Et escuz de meintes manieres, Qui le jor reçurent meins cous,

Despendre d’uis et meitre as cous.

gnie, la veille du tournoi. Tous tâchèrent de rassembler d'abondantes provisions ; nombreux étaient ceux qui tendaient leurs tentes et leurs pavillons dans les vergers, les champs et les prés, car tous n'avaient pu le faire à l’intérieur de la ville. Lorsqu'ils eurent aperçu le jour qui avait fait s’éteindre les étoiles, vous les auriez vu déployer au vent leurs bannières fixées à leurs lances peintes, et décrocher des portes, pour se les passer au cou, leurs écus divers et variés, qui

reçurent ce jour-là tant de coups !

74.

Différents sèmes (hauteur physique, commémoration, protection) sont contenus dans le mot monjoie,

d'origine francique *mund-gawi, « protège-pays » (avec mund indicatif du verbe ancien haut allemand munton [donc mund- = « protège »] et gawi, gau, substantif complément d'objet [= « pays, territoire »]). Anne Lombard-Jourdan explique cette étymologie et présente l'histoire du mot. « Les monjoies sont des buttes de terre en forme de cône aplati » hautes de 2 à 25 mètres, et d’un diamètre compris entre 25 et 150 mètres. Souvent érigées en plaine, elles « ont servi de bornes ou de limites ». Ce sont des tumuli ou des monuments commémoratifs qui « célèbrent un personnage dont les restes ont donné naissance à un culte ». Un tel culte, voué à la première sépulture de saint Denis, est à l’origine du cri de guerre des Français. Il y a également un « rapport entre ces sépultures préhistoriques et les emplacements traditionnels où l'on rendait la justice ». À la suite d’une perte progressive du sens originel, « on a fini par appeler ‘montjoies’ les petits monuments gothiques ornés chacun d’une croix et de trois statues de rois », et censés protéger les passants. En ancien français, ce sont les sèmes de hauteur et de protection qui sont ordinairement retenus. Cf. Anne Lombard-Jourdan, « Montjoie et saint Denis ! » Le Centre de la Gaule aux origines de Paris et de Saint-Denis, Paris : Presses du C.N.R.S., 1989, pp. 50-57.

76

SS

nieces

ne

A l’essir d’Esperance ot presse :

1255

D’armes roiax estoit armez

1260

Li rois du paradis s’eslesse Et se mist el premier conroi. Bien ot contenance de roi, Car cointes ert et acesmez ;

Sour I. grant destrier pommelé, Large de piz, de croupe lé, Qui estoit beaus a grant merveille : Une coverture vermeille Ot d’un samit enperial. Li rois, qui sist sor le cheval, Portoit escu merveille noble, A une grant croiz de sinople

1265

75.

pourvu d'armes royales et montait un grand destrier pommelé, large de poitrail et de croupe, splendide : il portait une couverture vermeille découpée

dans un samit/” impérial. Le Roi, assis sur ce cheval, avait un

bombé, 1270

mais sur la boucle se trouvait

une escarboucle étincelante, sise entre quatre blancs Évangiles écrits sur deux manches de la chemise de Notre-Dame. Que le Seigneur, qui ne sait pas mentir,

1275

1280

A son costé senestre ot ceinte.

Onques de sa lance miex peinte Ne fu glaive ne javeloz, Qu’ele ert a petiz angeloz De blanc argent sus azur inde.

À la sortie d’Espérance il y avait foule ; le Roi du Paradis s’élanca et alla se placer dans le premier corps de troupe. II avait réellement I’allure d’un roi, Car il était élégant et gracieux. Il était

écu d'une valeur inestimable, décoré d’une croix de sinople brochée sur de l'or fin orné d’un semis d'étoiles. Il était

Asise sor or esmeré,

Tres menuément estelé ; Boglez estoit, mes en la bougle Ot asis |. cler escharboucle Entre III. evangiles blanches Pourtrez et escriz en Il. manches De la chemise nostre dame : Itel escu, qui cors et ame Puet bien tenser et garantir, Cil sires, qui ne set mentir, Nos doint par sa misericorde. Une trenchant misericorde A |. poing de sainte amistié, A une renge de pitié

HUON DE MERY

nous accorde dans sa miséricorde un écu semblable, qui assure une bonne protection au corps et à l’âme. Il s'était ceint le côté gauche d’un coup-de grace’® tranchant orné d’une pointe d’Amour-de-son-Prochain, et d’un baudrier de Pitié. Jamais on ne vit trait ni javelot mieux peint que ne |’était sa lance, décorée de petits angelots d’argent blanc sur un fond bleu nuit.

1285

Étoffe orientale composée de six fils de couleur, semi-satin formé d’une chaîne de soie et d’une

trame de fil.

76.

La misericorde est un coutelas destiné à achever un blessé, à lui donner le « coup de grâce ».

77

LI TORNOIEMENZ ANTECRIT

Li fers estoit de l’acier d’Inde Qui fu trez du cors Jhesu Crit,

1288

Car, si com je truis en escrit, C’estoit la lance, dont Longis Li ouvri le costé jadis,

1290

Et en corut et eve et sanc.

Molt sist bien sor le cheval blanc Qui valoit l'or d’une cité. Il ot hiaume de deité A |. cercle de jugement Et portoit l'arc du firmement,

Qu’encorda d’une douce corde La dame de misericorde, Bons est li ars, qui tel corde a, Car la dame, qui l’encorda, Veut, qu'a son fil nos acordons, Qui d’une corde a III. cordons Li fist l’arc du ciel encorder, Por dieu et home entr’acorder, Et li cordon de ceste corde

1295

Cil qui les descordes acorde, Car cuers, qui est pleins de descorde, Ne puet avoir acordement — Ou li rois de concorde ment — Au pere de mesericorde. Onques li aumacor de Corde Ne fu armez si noblement, Com fu li rois du firmament, Car toz li hernois du destrier : Sele, lorain, poitral, estrier

ar

dans l’Écriture — c'était la lance dont Longin lui avait jadis ouvert le côté, et « aussitôt il sortitdu sang et de l’eau »77. Il était très bien en selle sur ce cheval blanc qui valait l'or d’une cité. Il avait un heaume de Divinité garni d’un cercle de Jugement,

et portait l'arc du firma-

ment que la souveraine de Miséricorde 1300

1305

avait cordé d’une tendre corde. C'est un bon arc que celui qui possède une telle corde, car la noble dame qui le corda veut que nous nous unissions à son Fils ; elle lui fit garnir l’arc du ciel d’une corde à trois brins pour réunir Dieu et les hommes. Les brins de cette corde sont Paix, Pitié et Bonne-Entente, et ils sont tressés très harmonieusement. C'est avec de tels brins que Celui qui apaise

Sont pes et pitié et concorde, Qui sont cordé par grant acort. Par tiex cordons nos cuers acort

Sa pointe était d’un acier provenant de l'Inde et avait été retirée du corps de Jésus-Christ, car — comme je le trouve

1310

1315

les querelles unit nos cœurs ; en effet, un cœur gonflé d’inimitié ne peut vivre en accord avec le Père Miséricordieux... ou bien alors, c'est le Roi de la bonneentente qui nous ment. Jamais l’'émir de Cordoue ne posséda d'armes aussi nobles qu’en avait le Roi ce jour-là. En effet, le harnais complet de son destrier — selle, avaloire, poitrail, étriers —

1320

Nous rétablissons les guillements pour cette citation quasi textuelle de l'Évangile selon saint Jean,

XIX, 34.

78

een

Estoient tuit d’or et de soie ;

était d’or et de soie ; et il y avait, je ne

1321

Et que je mentieres n’en soie,

mens pas, des gemmes de toutes sortes, très riches et précieuses, incrustées dans l'or et dans l'argent. Il y avait en particulier des émeraudes pleines d’une grâce si authentique que ce n'étaient pas des imitations ; des escarboucles lumineuses et fines, et plus de mille autres pierres, parmi lesquelles la moins estimable valait quatre cents marcs d’or fin.

James i ot de meintes guises En or et en argent asises, Trop riches et trop precieuses, Esmeraudes si gracieuses | ot, que ce fu pas fins, Et escharbougles clers et fins Et autres pierres plus de mil, Dont valoit tote la plus vil Quatre cens mars d’or esmeré. Plus vert, que n’est erbe de pré, Vi Cherubin en sa compaigne Qui sist sor un destrier d’Espaigne, Qui valoit bien M. mars d’argent. Antecriz et tote sa gent Esbahi d’un blanche ensaigne Qui du seignour du mont ensaigne Au tornoiement la venue, Qu’el’ert d’une si blanche nue, Que de mule rien n’ert tachiée ; Au glaive peint ert atachiée, A III. saluz nostre dame. Cil n’a garde de cors ne d’ame Qui est saigniez de telle ensaigne.

1325

1330

Je vis, plus vert’8 que l'herbe d’un pré, Chérubin au milieu de sa troupe, assis sur un destrier d’Espagne qui valait au moins mille marcs d'argent. Il effraya l’Antéchrist et toute sa suite avec une banderole blanche chargée d'annoncer la venue du Seigneur de l'univers au tournoi. Elle était d’une nuée si éclatante qu'elle n'avait aucune tache ; elle était attachée à sa lance par quatre JeVous-Salue-Marie. Celui qui est marqué d'un tel sceau n’a rien à craindre pour son Corps ni pour son âme. Il avait dans sa troupe vingt sonneurs de trompe chargés de rassembler son armée. Chacun d’eux tenait un trompe d'argent, une trompette d’airain, un

1335

1340

1345

XX. trompéours en sa compaigne

Avoit por assembler sa gent. Chascuns tenoit trompe d’argent Ou areine ou buisine ou grelle : Tant sonerent qu’en gros qu’en grelle, Qu’ilasemblerent lor gent tote. N'ot s’anges non en cele route Qui erent tuit plus blanc que cignes.

78.

HUON DE ERY MERY

clairon ou un cor ; à force de faire son-

1350

ner leurs instruments sur tous les tons, ils réunirent leur armée au complet. Il n’y avait dans ce convoi que des anges, tous plus blancs que des cygnes.

Rappelons que le vert est la couleur de l'espérance.

79

LI TORNOIEMENZ ANTECRIT

Du descrire ne sui pas dignes

1354

ces personnages. Tous les écus qu’ils portaient à leur cou étaient d’or ou d’argent ; et comme tous étaient

Et por ce, que trestuit estoient

Es espaulles des anges né, Vos di, qu’il erent enpené, Sanz fere autre descrepcion. Premiers en cele legion Fu Seint Michiel, qui tant fu fiers, C’onques nus miexdres chevaliers Ne fu, si com nos dit l’estoire. Bien i parut a la vitoire Qu’il ot jadis de Lucifer, Qu’il jeta du ciel en enfer ; Li plus beaus fu de cele gent : L’escu d’or a elles d’argent Ot, enpenées de messages. Et Gabriel li preuz, li sages Apres Michiel el pré s’eslesse. Son escu choisi en la presse Qui trop estoit paranz et biaus.

1360

1365

1370

1375

C’ert uns escuz celestiaus, Touz estelez, c'iert li escuz D’azur, enpenez de saluz,

Dont nostre dame salua. Et Raphaél, quant véu a Gabriel monté el destrier,

nés sur les épaules des anges, ils étaient — je vous l'affirme sans m'étendre davantage — garnis de plumes. Le premier de cette légion, c'était saint Michel, qui est si combatif que jamais, comme nous l’affirme l'Histoire, il ny eut de meilleur chevalier. Cela s'avéra d’ailleurs lors de la victoire qu'il remporta jadis sur Lucifer, qu’il fit chuter du ciel dans l’enfer. C'était lui le plus beau de toute la suite. I] avait l'écu orné d’ailes d'argent empennées de messages. Et Gabriel, vaillant et sage, s’élanca dans le pré à la suite de Michel. Je distinguai dans la foule son écu qui était de fort belle apparence ; il s'agissait d'un écu céleste entièrement semé d'étoiles, l'écu d'azur empenné des salutations qu’il avait adressées à NotreDame.

1380

Et Raphaël, dès qu'il vit Gabriel monté sur son destrier, sans même mettre le pied à l’étrier, enfourcha son cheval qui était très beau. Ses armes portaient des

Sanz meitre le pié en I’estrier Monte el cheval, qui trop fu biaus. Ses armes furent a egleaus D'or esmeré en vert assis

Je ne suis pas digne de décrire les armes qu’avaient

Les armes, qu’orent ceste gent. Tuit estoient d’or et d’argent Li escu, qu’a leur cous portoient.

aigles d'or fin sur fond vert, décorées 1385

A |. poison, qui i fu mis,

80

d'un poisson

HUON DE MERY

Pour ce, qu’il porte medecine Greignor, que pierre ne racine,

Que Thobie pescha en mer : C'est li poisons, de cui amer Raphael rendi la véue Thobie, qui li ot tolue L’arondele, se ne nos ment La leitre du vieiz testament. Li soleus, qui ne sejornoit, Apres prime son vis tornoit Et cheminoit tout droit a tierce, Quant je vi montée la fierce De l'eschequier, dont diex est rois. Quant je la vi, |. si clers rois Me feri, qui de li isoit, Que touz les eulz m’esbloisoit ; Et Braz-de-fer chai pasmez Qui n’estoit pas de li amez. Mes pour connoistre et deviser

Mis molt grant peine a aviser La dame que ci vos devis : De braz, de cors, de meins, de vis Estoit si tres bele a devise, Que ja par moi, qui la devise, Ne sera a droit devisée ; Car sa beauté est devisée D’autres par tel division, C’onques n’i vi en vision Si grant beauté en home né,

1387

1390

où aucune racine. Tobie l'avait pêché dans la mer : c'est le poisson grâce au fiel duquel Raphaël rendit à Tobit la vue que lui avait ravie l’hirondelle, si la parole de l'Ancien Testament ne nous ment pas.

1395

Le soleil, qui ne s'attardait pas, détournait ses regards de six heures, et il cheminait tout droit vers huit heures,

quand je vis dans le ciel la reine”? de 1400

1405

1410

l'échiquier dont Dieu est le roi. Quand je la vis, un rayon émanant de son étre me frappa ; il était si étincelant que mes yeux en furent tout éblouis. Bras-de-Fer, qu'elle n’aimait pas, tomba en pâmoison. Mais pour pouvoir reconnaître et dépeindre la noble dame dont je vous parle maintenant, je mis toute mon attention à la regarder. Ses bras, son corps, ses mains, son visage, étaient

d’une si grande beauté que jamais, moi qui la décris, je ne la décrirai convenablement. Sa beauté se distingue à tel point des autres que jamais je ne vis, pas 1415

Fors a celi, qui diex donné

A de s’amour le privilege. Cil la vit et descrit ; et je Serai dont tiex qui la descrive ?

79.

qui y avait été représenté parce qu’il porte remède mieux qu'aucune pierre

même en songe, tant de beauté chez un être humain... excepté chez celui à qui Dieu accorda une amitié privilégiée : lui la vit et la décrivit. Et moi, serai-je capable de la décrire 2

Au moyen âge, la reine (la fierce) était une pièce relativement faible du jeu d'échecs. Marc-René Jung pense que Huon a repris un passage du prologue du livre premier des Miracles de Nostre Dame de Gautier de Coinci. Là, en effet, le diable était maté par la « Vierge-fierce », dotée de pouvoirs extraordinaires, lors d’une partie d'échecs opposant Dieu au diable.

81

LI TORNOIEMENZ ANTECRIT

Cil qui par grant prerogative Fu a son cors garder esliz, Cil qui s'endormi sor le piz Jhesu par grant dilection : De li tele descrepcion Nos portrait en l’apocalipse. Il ne fist pas oré n’esclipse,

1420

mit sur la poitrine de Jésus,

1425

Quant ele vint la matinée, Car du ciel ert encortinée, Ou ne paroit teiche ne nue,

Et estoit du soleil vestue En ot la lune souz ses piez. Molt doit estre joianz et liez Cil, cui ele a s’amor donnée. De leitre l’avoit coronnée Li rois qui touz les rois coronne :

1430

1435

1440

De virges, d’anges enpenez.

Molt seroit de bonne eure nez Qui sovent l’auroit en memoire,

1445

Car el est miréors de gloire Que li ange en parvis remirent ; Li miroérs, ou il se mirent,

Fet molt glorieus remirer. En si cler miroér mirer Nos devons tuit, car qui s’i mire

1450

Ja de mal, qu’il ait, n’aura mire,

82

Lui mar-

quant ainsi sa grande affection, celui-là nous donne la description de la Vierge, dans l’Apocalypse. Il n'y eut pas d'orage ni d’éclipse lorsqu’elle arriva pendant la matinée, car elle n'avait d'autre voile que le ciel, où ne se voyait ni tache ni ombre ; elle était revêtue de soleil et avait la lune sous ses pieds. Il doit se réjouir, celui à qui elle accorde

XII. pierres en sa coronne Asez precieuses et dignes

XII. estoilles et XII. signes Ot néelées en la leitre. En sa mein tint en lieu de scetre La verge Aron toute florie. Mot avoit bele compaignie

Celui qui fut choisi — insigne honneur — pour veiller sur elle, celui qui s’endor-

son amour. Le Roi qui couronne tous les rois l’avait couronnée des Saintes Ecritures. Sur sa couronne étaient ciselés, dans les Saintes Ecritures, douze pierres très précieuses et magnifiques, douze étoiles et douze signes. En guise de sceptre, elle tenait dans sa main la verge toute fleurie d’Aaron. Elle avait une bien belle troupe de vierges et d’anges ailés. Bienheureux serait celui qui se la rappellerait souvent, car elle est le miroir de Gloire que contemplent les anges du Paradis ; ce miroir dans lequel ils se mirent permet de contempler de nombreux élus. Dans un miroir aussi resplendissant, nous devons tous regarder attentivement. Car celui qui s'y contemple jamais ne trouvera à aucun de ses maux d'autre médecin que Marie, la Vierge Mère.

eee

Fors la virge mere Marie. Qui a tel miréor marie Ses eulz et sa pensée tote, Il puet bien dire, que poi doute Antecrit et toute sa gent. En I. tref a cordes d'argent, D'un diapre de color inde, Qui fu feiz et tessuz en Inde, Descendi desus la riviere. Li tres estoit de grant maniere A merveilles paranz et biaus, Car il iert ouvrez a egleaus De fin or en azur asis. Li pomiax, que diex i ot mis, Estoit d’un escarbougle ardant. Sus la riviere en |. pendant Fu tendu par tel maéstire, Qu'il fesoit tot entour reluire Le bois, les prez et la riviere, Si que li raiz de la lumiere Feroit jusqu’en la mestre tour. En I. trone de riche atour Paré d’un paile d’Aumarie Se sist la roine Marie, Por les chevaliers esgarder Et meésmement por garder Sa gent de mort et de meschief.

HUON RON DE DE MERY MÉRY

Qui marie son regard et tout son esprit

à ce miroir peut bien affirmer qu'il ne craint guère l’Antéchrist et toute sa suite.

1460

1465

1470

1475

Or me doint diex venir a chief

1480

De descrire virginité ; Toute en reluisoit la cité, Tant estoit clere et pure et fine : De la devant dite roine Ert molt dame virginité.

1485

83

Elle descendit sur la rive dans une tente aux lacets d’argent, faite dans un drap de soie à motifs de couleur bleunuit, réalisé et tissé en Inde. La tente était de belle facture, d’une apparence splendide, couverte qu’elle était d’aigles d’or fin placés sur un fond d'azur. La petite boule que Dieu avait placée à son sommet était une escarboucle rougeoyante. Au bord de la rivière, sur une pente, la tente fut tendue si parfaitement qu’elle faisait reluire partout alentour le bois, les prés et la rivière ; le rayon de

lumière qu’elle projetait venait frapper jusque dans le donjon. Afin d'observer les chevaliers, mais surtout de protéger son armée contre la défaite et la mort, la reine Marie s’assit sur un trône richement orné, tendu d’une tapisserie d’Almeria. Maintenant, que Dieu m/accorde de décrire Virginité jusqu’au bout. La cité entiére reluisait de son aura tant elle était éclatante, pure et délicate ; ma dame Virginité était dans les bonnes graces de la reine citée plus haut.

LI TORNOIEMENZ ANTECRIT

De li est tiex la verité,

Que molt est glorieus ses nons. Lors desploient les gonfanons Religion et abstinance, Confession et penitance Et chasteé, qui grant gent meine. Virginité vet premeraine, S’a molt petite chevauchiée. N’ot pas encore chevauchiée Une archiée de pré fauchié, Quant cil, qui orent chevauchié,

1486

1490

1495

elle, atteignirent les lices. 1500

1505

Virginité montée vint Sor blanc destrier d’Amazonie ; Toute en reluist la praarie, Tant par est cointe et acesmée.

De blanches armes fu armée Plus flamboianz que noif sor glace. Ses escuz fet luire la place, Qu’el’avoit por son cors garder. Ne l’osai pas bien esgarder, Que je n’en estoie pas dignes. Li escuz ert plus blans que cignes, S’ert estelez de meinte jame,

Alors Vie-Religieuse et Abstinence, Confession et Pénitence, et Chasteté qui conduisait une importante compagnie, déployérent leurs gonfanons. Virginité marchait en téte et menait une minuscule troupe armée. Elle n'avait pas encore parcouru la longueur d’une portée d'arc dans les prés fauchés, quand les autres, qui avaient chevauché avant

Avant, furent venu as lices. Ja ne queisse autres delices,

Que regarder virginité, Son hiaume et son escu listé Et sa lance et son gonfanon. Pres de li n’ot se virges non, Mes sachiez, qu’il en i ot poi, C’onques connoistre n'en i poi De vraies virges plus de XX. ;

La vérité a son sujet, c’est que son nom est des plus glorieux.

Je n'aurais pas souhaité connaître d’autre plaisir que de contempler Virginité, son heaume et son écu à listel80 sa lance et son gonfanon. A ses côtés ne se trouvaient que des vierges. Apprenez cependant qu'elles étaient peu nombreuses, puisqu’a aucun moment je ne pus distinguer parmi elles plus de vingt vierges véritables. Virginité arriva à cheval sur son blanc destrier d'Amazonie ; la prairie entière

1510

1515

Bendez de saluz nostre dame,

étincelait, tant elle était élégante et parée®!. Elle était munie d'armes de couleur blanche, plus éclatantes que la neige qui repose sur la glace; l’écu qu'elle avait pour se protéger faisait étinceler les lieux. Je n’osai pas la regarder attentivement, car je n'en étais pas digne. Son écu était plus blanc qu'un cygne et tout étoilé d'une multitude de gemmes, à bandes de Je-Vous-SalueMarie,

80. 81.

Surmontant l’écu, le listel est un ruban sur lequel est généralement inscrit un cri de guerre. Georg Wimmer a lu : «tant parest...». Erreur de découpage des mots. Par est une particule intensive. II lui arrive de constituer le préfixe d’une formation verbale (cf. paramer, « aimer passionnément

»), mais normalement pas avec le verbe estre.

84

mm

Chevronnez de festes anniex. De blanches touailles d’autiex Avoit fete cote a armer, Et d’un diapre d’outre mer Une baniere ot en sa lance : D'un laz de simple contenance L’avoit a la lance atachiée : De nule tache n’iert tachiée, Einz iert blanche com fleur de lis. Molt mis mon cuer et mon avis A regarder virginité : Ele ot hiaume d’umilité A |. fort cercle d'inocence Doré de nette concience, S'ot blanches armes, ce m'est vis, Por ce qu’as anges de parvis Est cosine, si com moi semble, Et que virginité resemble Les anges com leur suer germeine. En sa lance, ou ot fer d’Andaine, Ot portrez petiz angeloz. Onques glaives ne javeloz Ne fu plus cointes ne plus genz, Car trop estoit fins li argenz, Ou il erent assis et paint. Volanz les fist cil qui les paint

D'or et d’azur sour blanc argent, S'en furent plus bel et plus gent.

1519

1530

1535

1540

1545

Abstinance vint en la prée ;

Sor les armes dont ert armée Sembloit, qu’éust tres bien negié, Et portoit I’escu losengié De géunes et d’atemprance.

HUON DE MERY MERE

et chevronné de fétes liturgiques. Elle s'était fait une cotte d’armes d’une blanche nappe d’autel et elle portait, fixée à sa lance, une bannière découpée dans un drap de soie d'outre-mer à motifs. Elle l'avait fixée à la lance grace à un fil de Simplicité ; cette bannière n'était souillée d'aucune tache et était au contraire aussi blanche qu’une fleur de lys. Je mis tout mon cœur et toute mon attention à contempler Virginité : elle portait un heaume d’Humilité garni d’un solide cercle d’Innocence doré de Conscience-Pure ; elle portait également des armes de couleur blanche, parce qu'elle était la cousine des anges du Paradis, à ce qu’il me semble, et parce que Virginité ressemble aux anges comme si elle était leur sœur germaine. Sur sa lance qui contenait du fer d’Andernes, étaient représentés de petits angelots. Jamais on ne vit de fer ni de javelot plus joli, car le fond d'argent sur lequel ces angelots avaient été placés et peints était particulièrement pur. Celui qui les avait peints en or et en azur les avait représentés en train de voler et ils n'en étaient que plus charmants. Abstinence arriva dans la prairie. Sur

1550

les armes dont elle était pourvue, on eût

vraiment dit qu’il avait beaucoup neigé. Elle portait l’écu losangé de Jeûne et de Modération.

85

LI TORNOIEMENZ ANTECRIT

Apres religion s'avance

Et d’Esperance se parti. Ele portoit l’escu parti D’oreisons et d’obedience, Et ot hiaume de pacience A |. cercle fort et metable Doré de gloire pardurable, A |. penoncel d’inocence. Religion suit pacience, Qui estoit d’un hauberc vestue Et d’une here a sa char nue, S'ot escu de comfession Losengié de componcion

1552

1555

1560

Et de pitié a une manche, 1565 Blanche com noif, qui siet sor branche, Qu'ostée avoit de sa chemise La Madalaine, et l'avoit mise

En l’escu par grant aliance. |. blanc penoncel a sa lance

1570

Atacha ma dame amistié, A Illl. freseaus de pitié,

Que blanchi ot confession, Es lermes de componcion,

Qui est la veraie riviere

1575

seuse

Et confession lavendiere,

Qui les taches de tout pechié Leve, dont somes entechié. Tel lavendiere est bien metable,

Carel’ est la segonde table Apres le peril du deluge ; C’est la dame, qui vers le juge Nos trovera acordement,

1580

est vraiment

A laquelle le « naufragé » peut s’accrocher...

86

capable,

car c'est

notre seconde planche de salut®? après la catastrophe du Déluge : c’est la noble dame qui nous réconciliera avec le Juge lorsque nous nous présenterons au Jugement Dernier.

Quant nos vendron au jugement.

82.

Ensuite s’avanca Vie-Religieuse qui sortait d’Espérance. Elle portait l’écu parti de Prière et d’Obéissance et avait un heaume de Patience garni d’un cercle solide et de bonne qualité, doré de Gloire-Eternelle et orné d’un pennon d’Innocence. Patience suivait Vie-Religieuse, vêtue d’un haubert, et d’une haire portée à même la peau; elle avait également l’'écu de Confession losangé de Componction et de Pitié, réalisé dans une manche — blanche comme la neige qui repose sur la glace — que la Magdeleine avait 6tée à sa chemise et placée sur l’'écu, en signe de grande alliance. Madame Piété avait fixé a sa lance un petit pennon blanc, grace a quatre rubans de Pitié, blanchis par Confession dans les larmes de Componction, laquelle est la véritable rivière où Confession la blanchisseuse lave les traces de tous les péchés dont nous sommes souillés. Une telle blanchis-

ca a

De fer s'est vestue et chauciée Et pensant passe la chauciée La simple dame umelité. Tout l'or valoit d’une cité Li chevaus bais, ou ele sist. L’escu d’or ot, qui bien li sist, Bendé de simple contenance, Au label de bone esperance, Portret sor debonereté ; Croissant en argent foilleté | ot portret de demi ris, Et, se je bien garde, m'en pris La mort orgueil escrite el fer De sa lance, qui vint d’enfer,

1585

dame

HUON DE MERY

AUS

Humilité

s’était

vêtue et chaussée de fer, et elle traver-

sait la rue, pensive. Le cheval bai qui lui servait de monture valait tout l'or d’une cité. Elle avait l’écu d’or qui lui va si 1590

1595

Por humelité meitre a pié,

Qui ravoit fet en son espié La mort umelité escrire. Nus ne porroit a droit descrire Umelité ne sa valour. Molt la loerent li plusour De ce, que vint si sagement, Si coiement, si doucement, Que ce n’ert se merveille non. Basset portoit son gonfanon Et vint sour frain le hiaume enclin, Por miex meitre orgueil a declin, Qui het li et sa contenance. Noblement parti d’Esperance Pes, la coisine pacience Et simpleice et obedience Pitié et debonereté, Qui sont filles humelité, Norries en relegion.

La modeste

ne

1600

1605

1610

1615

87

bien, bandé de Simplicité et au lambel

de Bon-Espoir brochant sur Bonté. II s'y trouvait un croissant de Sourire en argent à petites feuilles, et en regardant de plus près, je remarquai la mort d’Orgueil inscrite sur la pointe de sa lance, d’Orgueil qui était venu de l'Enfer pour défaire Humilité ; pour sa part, il avait fait inscrire sur son épieu la mort d’Humilité. Personne ne pourrait décrire conve-

nablement Humilité et sa bravoure. La plupart des gens la louaient beaucoup d’avancer si prudemment, si tranquillement et si doucement que c’en était admirable. Elle portait bas son gonfanon et elle s'élança, le heaume rabattu sur le front pour mieux ruiner Orgueil, Orgueil qui la déteste et abhorre son attitude humble. Paix, la cousine de Patience, ainsi que Modestie, Obéissance, Pitié et Bonté, partirent dignement d’Espérance. Ce sont les filles d’Humilité et elles ont été élevées par Vie-Religieuse.

LI TORNOIEMENZ ANTECRIT

Pacience requist le don

1618

— Por ce qu’ot hiaume d’aimant

Qui ne doute nul fer trenchant — De jouster a orgueil premiere, Por ce que porte la baniere Devant ma dame umelité : Pour le los debonereté Le volt la dame doucement.

1620

1625

Toutes avaient l’écu d'argent orné d’une croix de Patience, d’un bâton de Pénitence, où Componction avait plan-

Tuit cil orent l’escu d'argent, A une croiz de pacience,

A |. baston de penitance, Cloé par grant devocion De dous poinz par componcion

té, avec 1630

El baston, qui bien i avint. Apres trop bien montée vint Au tornoi ma dame largesce. De sa mesniée avoit proesce Et hardiment, son ainé fil,

une

extrême

dévotion,

deux

points du meilleur effet. Ensuite arriva, sur une superbe monture, ma noble dame Générosité. De sa

1635

Et bacheliers preuz plus de mil, Dont ne sai mie bien les nons. Lors desploient lor gonfanons Cortoisie et franchise ensamble, Mais largesce, si com moi samble, Trop gentement se deportoit : Un escu a son col portoit, Qui n’estoit enfuméz ne viez ; C'estoit li escuz losengiez De promesses et de beaus dons, A un cartier de guerredons Des armes au grant Alisandre, Qui, por tot doner et espandre, Ot |. label d’overtes meins. Li chevaliers n’est pas vilains

Patience demanda le droit — à cause du heaume de diamant qu’elle portait et qui ne craint aucune arme tranchante — d'affronter Orgueil la première. Elle portait en effet la banniére devant ma noble dame Humilité, et sur les conseils de Bonté, la noble dame y consentit avec bienveillance.

maisonnée elle avait amené Vaillance et Héroïsme son fils aîné, ainsi que plus de mille jeunes gens valeureux dont je ne connais pas bien les noms. Alors, Noblesse et Franchise déployè-

1640

rent de concert leurs gonfanons, tandis que Générosité, à ce qu’il me semble, se comportait avec beaucoup d'élégance. A son cou pendait un écu qui n'était

1645

ni enfumé ni usé : c'était l'écu losangé de Promesse et de Beaux-Dons, comportant un quartier de Récompense, l'écu aux

armes

du grand Alexandre,

qui a un lambel aux Mains-Ouvertes, parce qu’il donne et distribue tout ce qu'il a. Ce n'est certes pas un rustre 1650

88

HUON DE MERY

Qui tel escu a son col pent. C’est cil qui largement despent Et promet poi et done assez, Ne ja n'en puet estre lassez, Que toz jours ne doinst a II. meins,

Promet et rent a tot le meins, Se li dons ne li vient a mein. Nus ne doit atendre demein, S'il a que doner en present ; Mes au demandéor present Le don que sa mein li presente. Dons tardis, promesse presente : C’est dons sanz sel et sans savor. Itel don, quant bien |’asavor, Truis si froit, si mal savoré, Que, quant bien l’ai asavoré, Mal savorée savour a,

1651

coup, 1655

1660

1665

Et s’onques nus asavora

Promesse, cil doit bien savoir, Quel savour ele puet avoir ; Car je, qui l'ai assavorée, La truis si tres mal savorée Si pesant, si froide et si fade, Que savor n'i truis, qui soit sade, Fors poi |. de sel d’esperance : La mouche de desesperance, Se sus tel promesse s’embat, Le sel d’esperance en abat ; Car quant tel mouche s’i agiete, Toute bone esperance en giete, Si que bien di tot en apert, Que tieus donneres son don pert. Proesce, qui ja ot passée

le chevalier qui pend a son cou pareil écu. C’est un homme qui dépense généreusement, promet peu et donne beau-

1670

1675

1680

et qui

ne

se

lasse

jamais

de

donner des deux mains; il promet et offre tout au moins une compensation s’il n'obtient pas de quoi faire un cadeau. Personne ne doit attendre le lendemain s’il a quelque chose à donner tout de suite : qu’il fasse le don qu’il trouve à portée de main. Un don qui tarde, une promesse immédiate, voilà un don fade et sans saveur ! Lorsque je goûte bien un tel don, je le trouve si froid et de si mauvais goût que, quand je l'ai goûté, je lui trouve un bien mauvais goût. Si quelqu'un goûta jamais une promesse, il doit bien savoir quel goût elle a. Moi qui l'ai goûtée, je la trouve de si mauvais goût, si lourde, si froide et si fade que je ne lui trouve aucune saveur agréable, si ce n'est un peu de sel d'espoir. Mais si la mouche du désespoir se précipite sur une telle promesse, elle en affadit le sel d'espoir. En effet, quand une telle mouche y plonge, elle en retire tout bon espoir, de sorte qu’un pareil donneur — je le dis en toute franchise — perd tout le mérite de son don. Vaillance, qui avait déjà franchi la porte,

89

LI TORNOIEMENZ ANTECRIT

La porte, ot o soi amassée De la flor de France grant masse,

1684

Qui onques nul jor ne fu lasse

Francais, sans aucune réserve, deviennent ses vassaux a mains jointes. Ils se

De li servir entierement ;

Car li Françeis tot ligement Jointes meins si ome devienent, Comme si omme se contienent,

1690

Si que nus son fief ne li let. Proesce les a de son lait Et de sa mamele aletiez, Et si les a si afetiez D’armes, dont toz jourz les ensaigne, Qu'en lor lances portent ensaigne De proesce sor tote gent.

L’escu d’anour bendé d'argent Porte proesce, dont li our Estoient bendé de valour, A |. liepart de hardement, Au lion d'or creté d’argent Billeté de cous sanz menaces. Itel escu en totes places Porte proesce par verté, Et porte hiaume de fierté,

Martirié de pacience. De los ert li fuz de sa lance El bois de renommée pris, Et l’ensaigne d’un drap de pris, A |. lioncel de vitoire, Losengié de veraie gloire.

comportent comme ses vassaux, de sorte qu’aucun d’entre eux ne lui abandonne son fief. Vaillance les a nourris au lait de son sein et les a par la suite tant éduqués aux armes, dont elle les a instruits chaque jour, qu’ils portent fixée

1695

à leur lance la banderole de Vaillance,

1700

plus qu'aucun autre peuple. Vaillance portait l’écu d'Honneur à bandes d'argent, aux orles®4 bandées de Bravoure, orné d'un léopard d’Héroïsme et d’un lion d’or à crinière d’ar-

gent, et billeté®? de coups sans menace. Vaillance, c’est la vérité, porte cet écu

en tous heaume 1705

lieux; elle porte aussi de Fougue tempérée

un de

Patience.

Le manche de sa lance était en bois de Louange, coupé dans la forét de Renommée, 1710

Avec proesce, qu’amors meine, Cortoisie, sa suer germaine,

Et largesce, qui trop la semble, Chevauchierent : totes ensemble

avait fait une levée en masse parmi la fleur de France, qui ne se lasse a aucun moment d’être à son service. Car les

et sa banderole

avait été

réalisée dans un précieux tissu décoré d'un lionceau de Victoire, losangé d’Authentique-Gloire. Aux côtés de Vaillance qu’Amour stimule, chevauchaient Noblesse, sa sœur germaine, et Générosité, qui lui ressem-

1715

ble fort.

83.

Autrement dit, tous veulent se voir confier un fief de la dame qu’ils chérissent et servent avec zèle.

84. 85.

L'orle de l'écusson correspond à la bordure de |’écu. La billette, un meuble de l'héraldique, est un rectangle

90

mo

De lor meins armerent amour Qui porte l’escu paint a flour, D'or sour azur a une dance, Portrete de bone esperance, Au miroër de courtoisie, L’escu qui est sanz vilenie, A HIT. roussignous d’argent, A lesprevier courtois et gent Qui de voler ne se repose, L’escu a une passe rose, Asise sour or floreté, Au label de joliveté Qui tout le tornoi enlumine. De traïson la poitevine Se doute molt cil qui la porte. Einsi passe la mestre porte Cil qui deçoit tote la gent. L’arc turcois encordé d’argent Tendi, et ot une cuiriée De dars amoreus encuiriée Et si pleine, que plus ne puet. Amors, plains de fere |’estuet, En tret I. dart douz et felon. C'estoit |. dars, dont li penon Erent de panes d’oriol, Qu’amours ot a |. blanc chevol D’aliance lié au fust, Dont sembloit, que la couche fust Entailliée de douz besiers. Droite est la fleiche, c’uns loriers Avoit jetée de sa tige. El vergier d’un sien home lige La coilli amours de sa mein.

86.

1717

1725

1730

HUON DE RE MERY

Toutes ensemble elles armérent de leurs propres mains Amour qui portait l’écu peint de fleurs dorées sur un fond d’azur où courait une danche décorée de BonEspoir et où l’on voyait le miroir de Noblesse. Cet écu, qui est pur de toute vulgarité, porte quatre rossignols d’argent et l’épervier® noble et beau qui jamais ne cesse de voler. Il comporte également une plus-que-rose brochée sur de l'or à fleurs de lys; enfin, un lambel d’Entrain qui illumine tout le tournoi surmonte cet écu. Celui qui le porte se méfie beaucoup de Trahison la Poitevine.

1735

1740

1745

C'est alors que celle qui trompe tout le monde franchit la grande porte. Elle tendit son arc turc à la corde d'argent. Elle avait également un carquois de cuir tellement plein de traits amoureux qu'il n'aurait pu en contenir davantage. Amour, plein de « je ne puis m'en empêcher », en sortit une flèche tendre et cruelle. C'était une flèche dont les pennons étaient en plume de loriot, et qu’Amour avait fixée au manche grâce à un blanc cheveu d’Alliance ; son encoche semblait sculptée de doux bai-

sers. La flèche, le rejet d’une tige de laurier, était bien droite. Amour l'avait

cueillie de sa main dans le verger d’un de ses hommes-liges.

Si le rossignol est l'oiseau lyrique par excellence, il n’est pas rare non plus que l’épervier, ou le vautour, figure dans les poèmes lyriques. Dans l’un d’eux, en langue allemande, la dame retenue loin de son ami envie a cet oiseau son vol, sa liberté.

on

LI TORNOIEMENZ ANTECRIT

Le fust doré, poli et plein Out enferé d’un si douz fer, Que, se l'en ne doutast enfer, Chascuns vosist, que sans demore En fust feruz, si que la more Du fer li remansist el cuer. El cuer ? Voire, si qu’a nul fuer

1750

miné par une pointe si tendre que cha-

cun — s’il n’avait redouté |’Enfer — aurait voulu en être aussitôt frappé, afin que la pointe lui en restat fichée dans le coeur. Dans le coeur ? Oui certes, puisqu’elle ne peut étre extirpée a aucun prix, non, assurément.

N’en péust estre retrez, non.

Non ? Por quoi ? Car li dars a non Douz anemis ; de douz afere Est li dars. Amours le fist fere El chastel de Mate-felon ; Car nus n/a le cuer si felon Si orgueilleus, ne si divers, S'il sentoit le dart, dont li fers Fu en courtoisie temprez,

1760

1765

Qu’il ne fust douz et atemprez Et courtois, Ou vosist Ou non, car amours a si courtois non,

Que, se vileins de li s’acointe, Amours

le fet courtois et cointe

Et le felon fet franc et douz Et l’orgueillous met a genouz Et donte les outredoutez. Molt doit estre partot doutez Qui les tirans met a merci. Nus hons ne puet passer par ci, Qui ne soit douz et pacienz : Non ! Non ! — S'il estoit Dacienz Ou Erodes de cruauté, Car qui c’onques fet féauté Au dieu d’amours, savez qu'il font ? Tel seignor servent, qui confont

Son bois était doré, brillant et lisse, ter-

Non ? Et pourquoi ? Parce

que ce trait s'appelle Tendre-Ennemi ; c'est le trait de Tendresse. Amour l'avait fait fabriquer dans le château de DresseRebelles, et personne n'a le cœur assez rebelle, assez plein d’orgueil ni assez fourbe pour ne pas devenir tendre, sensible et noble de cœur — qu'il le veuille ou non — lorsqu'il sent en lui ce trait, dont le fer a été trempé dans Noblesse. Amour, en effet, porte un si noble nom que si par hasard un rustre fait sa connaissance, il le rend noble de cœur

1770

et raffiné. Il adoucit le rebelle, met l'or-

1775

gueilleux à genoux et dompte les hommes les plus redoutés. Partout on doit le craindre, puisqu'il plie les bourreaux à sa volonté. Personne ne peut avoir affaire à lui sans devenir tendre et patient. Non, vraiment. Et ce, qu'il soit un

Decius

ou

un

Hérode

de cruauté;

car tous ceux qui prêtent serment au dieu d'Amour, savez-vous ce qu'ils 1780

Sp

font ? Ils servent ce seigneur qui écrase

ONDE

Et destruit tote vilenie. Car entr’amour et courtoisie Corent si tres bien d’une lesse, Que li |. d’eus l’autre ne lesse Aler sanz li ne champ ne voie. Ja li diex d’amours ne me voie, Mes, quant que li demanc, me viet, Se sor cortoisie ne siet Amours, com li ors sour l’azur : De ce soient tuit asséur Li mesdisant, qu’il n’i ont droit. Amours ot hiaume ; quiex estoit ?

Quiex ? II iert de si grant beauté, Qu’en en péust la réauté De Moretaigne enluminer. De tel hiaume avoir ne porter, Neïs du voër n'est nus dignes, S'il n’est courtois, douz et benignes, Hardiz et preuz et neiz et cointes. Pour acointer touz ses acointes Des mesdisanz, ot une ensaigne Qui a touz amoreus ensaigne A tot doner a tot espandre,

1790

1795

1800

1805

1810

Pour ce, se j’ai amour descrit

Ci entre la gent Jhesu Crit, N'est il mie toz jours des suens,

et anéantit toute vulgarité. En effet, Amour et Noblesse courent si bien au même rythme qu'aucun des deux ne laisse l’autre parcourir sans lui ni champ ni route. Que jamais plus le dieu d'Amour ne m/accorde le moindre regard, qu'il refuse toutes mes requêtes, si l'Amour ne sied pas à la Noblesse comme l'or à l’azur. Que les médisants soient bien certains de cela, eux qui

Si que lor largesce Alixandre Mette si bien du tot arriers, Que vers eus soit droiz usuriers ; Car bien porront en tel maniere Desploier au vent la baniere D’amours, qu’aliance a partie De largesce et de cortoisie.

HUON DE MERY MERY

1815

93

n'ont pas droit à l’amour. Amour portait un heaume. Et comment était-il ? Comment ? II était d'une telle beauté qu’on aurait pu illuminer de son éclat le royaume de Mauritanie. Personne n’est digne de posséder, de porter, ni même de voir un tel heaume s’il n’est pas noble de cœur, tendre et affable, audacieux, valeureux, poli et élégant. Pour distinguer tous ses amis des médisants, il avait une banderole qui enseigne à tous les amoureux de tout donner, de tout partager, de sorte que leur générosité efface celle d'Alexandre et qu’en comparaison ce prince a l'air d'un véritable usurier. C’est de cette façon, en effet, qu'ils pourront déployer au vent la banderole d'Amour, qu’Alliance a partie de Générosité et de Noblesse. C'est pourquoi, si j'ai ici décrit Amour parmi les soldats du Christ, cela ne veut pas dire qu'il soit toujours de son côté.

LI TORNOIEMENZ

ANTECRIT

Fors tant com il est fins et buens, Si comme en maint pais avient : Ce que l’en doit, ce qu’il convient,

1816

Doit l'en amer courtoisement. Qui aime bien et léaument, Il est de la gent courtoisie, Ou se ce non, il n’en est mie. Courtoisie o proësce vint : Escu ot qui bien li avint,

1820

Qui trop estoit de bele guise. Ele avoit escu de franchise, De beles parolles bendé.

1825

Ensaigne avoit d’un vert cendé,

A |. esprevier afetié ; D’un trecoir ma dame amistié, Et de Il. fresiaus d’aliance

1830

L’ot amours lié a sa lance, Dont li fers est bien esmoluz ;

A Ill. cloez de saluz Ert li fers atachiez au fust, Et sembloit, que li aciers fust Temprez en debonereté. Du fust vos di par verité, Qu'il estoit feiz d’un olivier. Le non Gaugain et l'Olivier

1835

1840

Ot fet en mi son hiaume escrire.

Nus ne porroit a droit descrire Son hiaume, car il est trop beaus : Desus ert uns blans colombeaus, Qui de cortoisie ot Il. eles, Ou ot autant panes et teles, Com Raol de Hodenc raconte, Qui des Il. eles fist 1. conte,

87.

1845

C’est le cas seulement quand il est pur et honnête, comme il l’est en maints pays. L'on doit aimer noblement qui l’on doit et qui il convient. Qui aime fidèlement appartient à la compagnie de Noblesse ; les autres en sont exclus. Noblesse arriva avec Vaillance. Elle avait un écu qui lui allait bien et qui était de très belle facture. C'était un écu de Franchise, bandé de Beau-Langage. Elle avait également une banderole de taffetas vert portant d’un bel épervier ; d’un galon de ma noble dame Pitié et de deux rubans d’Alliance, Amour l’avait attaché à sa lance à la pointe bien aiguisée. Ce fer était fixé au manche par quatre clous de Salut, et il semblait que l'acier avait été trempé dans Bonté. Sans mentir, le bois de ce manche était de l'olivier. Noblesse avait fait graver au milieu de son heaume les noms de Gauvain et d'Olivier. Personne ne pourrait décrire convenablement son heaume, tant il était beau. Dessus était représentée une

petite colombe blanche qui avait deux ailes de Noblesse. Chacune des deux ailes avait des plumes semblables en nombre et en beauté à la description qu'en donne Raoul de Houdenc, |’auteur d’un conte des deux ailes®’,

Une des œuvres allégoriques de Raoul de Houdenc s'intitule en effet Le Roman des Eles. Chacune des quatorze plumes réparties sur les deux ailes y symbolise une étape menant a la perfection courtoise.

94

mo

Ou aconta sans mesconter 1849 XIII. panes, dont monter Puet cortoisie jusqu’as nues. Li colombiaus ot estendues Ses eles sor Il. penonceaus, Qu'i ot assis paranz et biaus Simpleice d’une seue guimple ; 1855 Sa contenance douce et simple L’a bien au tornoi alosée. He diex ! Comment fu si osée Vilenie, qui tant amere Est de tote amertume mere, 1860 Qu'’a courtoisie fist mellée, Qui tant est douce et enmiellée. Tuit le tindrent a grant merveille Fors moi, qui point ne m'en merveille. Por quoi ? Por ce que vilenie 1865 Het par nature courtoisie. Courtoisie suit sapience ; Tuit li portoient reverence, Qu’ele n’estoit fole ne nice ; Et por ce, qu’ele fu norrice 1870 Davit et Sallemon ensemble, Ert la plus sage, ce me samble, Des dames qui au tornoi vindrent. Les armes trop bien li avindrent Et trop se contint bel et gent. 1875 L’escu letré d’or et d’argent Avoit plus reluisant qu’espars. C’estoit li escuz as VII. ars, Bendez d’onour et de conseil. De la noblesse m’esmerveil 1880 Que sapience en son hiaume ot,

95

HUON DEDE MERY MER

où il décrit exactement les quatorze plumes grâce auxquelles Noblesse peut monter au ciel. La jeune colombe avait déployé ses ailes sur deux petits pennons de fort belle apparence, placés sur le heaume par Modestie qui les avait faits à partir d'une de ses propres guimpes. Son attitude douce et modeste lui mérita bien des éloges, lors du tournoi. Eh, mon

Dieu ! Comment

Vulgarité,

cette détestable mère de toute acrimonie, fut-elle assez osée pour engager la lutte contre Noblesse, qui a la douceur du miel ? Tous en furent stupéfaits, sauf moi qui n’en fus nullement surpris. Pourquoi ceci ? Eh bien, parce que Vulgarité, par essence, déteste Noblesse. A la suite de Noblesse venait Sagesse, à qui tous marquaient leur admiration,

parce qu'elle n’était ni folle ni niaise. Et comme elle avait été la nourrice à la fois de David et de Salomon, c'était, me semble-t-il, la plus savante de toutes les nobles dames venues au tournoi. Ses armes lui seyaient parfaitement et

elle se comportait avec beaucoup de distinction. Elle avait l’écu d’or couvert d'inscriptions en argent et plus étincelant qu’un éclair. C'était l’écu orné des sept arts libéraux, à bandes d'Honneur et de Réflexion. Je m'émerveillai devant la magnificence du heaume que portait Sagesse,

LI TORNOIEMENZ ANTECRIT

Car g’i vi escrit mot a mot Le testament vieiz et novel. En sa lance ot I. penoncel

1882

De la guimple filosofie ;

1885

El fer de sa lance se fie,

Car il fu en reson temprez Et a argumenz afilez. Ensi chevauchoit sapience. De pres la sievoit providence, Qui est sa cosine germaine,

1890

1895

1900

Dont li |. fesoit l’avangarde Et li autres l’ariere garde, Que ne péust estre sourprise, 1905

Dont por verté dire poon, Qu’el’ert si espes oilletée, Que rien n’entrast en la valée, Que providence ne veist. Il n’est rien, qui la sourpreist.

1910

Non, qu’a chascun oil qu’ot Argus Providence en ot M. ou plus, Dont iert alumée et esprise.

et d’ceilléres,

de sorte

qu'elle

Le géant Argus avait cent yeux.

96

à

l'arrière comme à l'avant : l’un assurait l’arrière-garde et l’autre l'avant-garde, pour éviter toute surprise. Elle avait placé sur son heaume une grande queue de paon dont je puis vous dire en vérité qu'elle était si densément couverte d’yeux, que rien n’edt pu pénétrer dans la vallée sans que Prévoyance le vit. Rien ne pouvait la prendre par surprise, non vraiment, car à chaque oeil qu'avait

Argus, Prévoyance, elle, en avait mille ou davantage encore, qui la faisaient rayonner comme le feu. Sa lance était faite de ce bois de laurier qui se brise difficilement,

De lorier, qui a peine brise,

88.

heaume couvert d'inscriptions, et pourvu, à l'arrière comme à l'avant, d'un avait, selon moi, un visage humain

Et nasal devant et derrieres, Si qu’el’avoit, ce m'est avis,

Et avoit sor son hiaume asise Une grant queue de paon,

maine, la suivait et portait son écu par-

nasal

Hiaume letré, ou ot oillieres

Devant et derrier umain vis,

et le Nouveau Testaments. Elle avait sur sa lance un petit pennon découpé dans la guimpe de Philosophie. Elle se fiait à la pointe de sa lance, trempée dans Raison et affûtée par Idée. Voilà comment s'en venait Sagesse, à cheval. Prévoyance, sa cousine gerticulier au quartier d’or à petites feuilles et couvert d’yeux de paon pour pouvoir regarder et scruter au loin. Elle avait en outre, pour se protéger la tête, un

Et portoit son escu demeine,

A |. cartier d'or foilleté Et d’euz de paon oilleté, Por loing voér et esgarder ; Et ot pour sa teste garder

car j'y vis écrits mot pour mot l'Ancien

mo

Avoit lance, ou une ensaigne ot, Qui le non sa dame ensaignot, Qu’avoit d’un drap d’apercevance Engins atachié a sa lance, A |. laz de soutilleté. Et si vos di par verité, Que ces dames n’aloient pas

1915

1920

Apres ices vi charité Venir, sachiez par verité, Qui de totes vertuz est mere. Guerre pesant, dure et amere

a la lance grace a un fil de Subtilité. Et j'ajoute, c'est la vérité, que ces nobles dames n’allaient pas à la débandade : bien au contraire, elles marchaient du même pas.

1925

A leur suite je vis venir Charité qui, sachez-le bien, est mère de toutes les vertus. Elle mène sans trêve une guerre

À toz jours contre ypocreisie.

89.

et elle servait de support à une banderole qui indiquait le nom de la noble dame et était réalisée dans un tissu de Discernement, qu’Adresse avait attaché

Desréées, mes pas pour pas.

Charité ot de sa mesnie Aumosne, la fille pitié, Et pes, la cosine amistié, Misericorde et verité Qui sont filles de charité, Qui doucement s’entr'encontrerent. Justice et pes s’entrebeserent Au departir de la cité. Justice avoit l’escu douté, Letré de decrez et de lais, Por justicier et clers et lais, Qui trop est beaus a aviser. Ne sai, se saurai deviser Charité, car n’en sui pas dignes, Qui portoit l’escu a Il. cignes, Doré de nette concience ; Et i ot portret sapience Escuceax de totes vertuz ; S’en fu plus paranz li escuz Et plus beaus et plus desguisez.

HUON DEMERE MERY

1930

1935

pénible, rude et impitoyable, contre Hypocrisie. De sa maisonnée Charité avait amené Aumône, la fille de Pitié, Paix, la cousine de Piété, Miséricorde et Vérité, filles de Charité qui allaient doucement à la rencontre l’une de l’autre. Justice et Paix s’embrassérent quand elles quittérent la cité. Justice avait un écu redouté, couvert de décrets et de lois destinés à gouverner les clercs comme les laïcs, et c'était un écu fort beau à contempler. Je ne sais si je saurai décrire Charité,

1940

car je n’en suis pas digne. Elle portait l'écu orné de deux cygnes, doré de Conscience-Pure et sur lequel Sagesse

avait broché l’écu de chaque vertu®?. 1945

Les écus composés existaient effectivement.

L'écu n'en était que plus coloré, et plus beau et plus extraordinaire.

Ils servaient à regrouper les armoiries de familles

diverses mais alliées.

97

LI TORNOIEMENZ ANTECRIT

N'oi pas encore bien avisez, Des escuceaus une moitié,

1948

Quant ge vi aumone et pitié Et léauté et verité. L'or valoient d’une cité Li cheval, ou les dames sirent. Li escu, c’orent, bien lor sirent Et molt i orent grant fiance, Car d’une bende d’aliance Erent bendé, et m’en recorde,

1950

seyaient et avaient toute leur confiance, 1955

Que a losenges de concorde Et d’amour ierent losengié. Ensi armé, ensi rengié

Erent pes et misericorde : Une trenchant misericorde Ot chascune a son costé ceinte, Et si ot feite a sa lance peinte Atachier I. blanc penoncel, Qui trop furent parant et bel, Car lacié les out et poliz Pitié et lavez et blanchiz Es lermes qu’ele avoit plorées. Lances orent fors et fretées, Qu’aliance fist d’alier, Et chascune fet lier Son blanc penoncel a sa lance, A Ill. freseaus d’aliance. Entre largesce et cortoisie Et proesce orent de mesnie Touz ceus de la table roonde Artu, le meillor roi du monde, Qui fu fiuz Uterpendragon, Qui portoit l’escu au dragon

Je n'avais pas pu bien observer ne serait-ce que la moitié de ces écussons, quand j'avisai Aumône et Pitié, ainsi qu’Honnéteté et Vérité. Les chevaux que montaient ces dames valaient l'or d'une cité entière. Leurs écus leur

1960

1965

parce qu’ils étaient ornés d’une bande d’Alliance et losangés, je m'en souviens, de Bonne-Entente et d'Amour. Paix et Miséricorde étaient armées et rangées de la même manière. Chacune d'elles avait ceint à son côté un poignard tranchant ; chacune avait également fait attacher un petit pennon blanc à sa lance peinte, des pennons de très belle apparence, car c'est Pitié qui les avait

lacés,

lustrés,

lavés et blanchis

dans les larmes qu’elle avait versées. Elles avaient de robustes lances renforcées de fer et faites par Alliance à partir d’un alliage de divers métaux ; et cha1970

1975

cune avait fait fixer à sa lance un petit pennon blanc, à l’aide de quatre rubans d’Alliance. Mêlés à Générosité, Noblesse et Vaillance, se trouvaient les chevaliers de la Table Ronde. Arthur, le meilleur roi du

monde, fils d’Uter Pendragon, l'écu au dragon 1980

98

portait

HUON DE MERY PNR

err

De geules en argent asis.

1981

Gauvains, ses niés, ce m'est avis,

O li d’Esperance parti. Gauveins portoit l’escu parti De proesce et de corteisie.

1985

lvains ert en sa compaignie,

Qui ot escu de bele guise Parti d’amour et de franchise, A |. lioncel de proesce, A meins overtes de largesce, C’orent Cliges et Lancelot Et tuit li enfant le roi Lot, Qui s'entresembloient de vis. Gorvains Cadrus et Meraugis Ont fet de lor genz Il. parties

de gueules”? se détachant sur un fond d'argent. Son neveu Gauvain, je pense, était sorti d’Espérance avec lui. Ce dernier portait l’écu parti de Vaillance et de Noblesse. Yvain l’accompagnait, protégé par un écu de belle facture, parti d'Amour et de Franchise, orné d’un

lionceau?' de Vaillance et des mains 1990

ouvertes de Générosité, que possédaient également Cligès, Lancelot et tous les enfants du roi Loth — qui se ressemblaient tous de visage.

1995

avaient

Gorvain

Cadrus??

fait deux

et

groupes

Méraugis” de

leurs

Et orent armes mi parties

compagnies ; leurs armes

De beauté et de courtoisie Pour la tençon de lour amie, Qui ot non la bele Lydoine. D’outre les porz de Macedoine

parties de Beauté et de Noblesse%, car ils s’affrontaient à cause de leur maitresse, nommée la belle Lidoine. Venue de plus loin que les montagnes de Macédoine, la noblesse se présenta au tournoi. Les armes du roi d’Orcanie étaient décorées de véritables merveilles. Perceval avait des armes vermeilles

2000

Vint au tornoi la baronnie. Les armes le roi d’Orcanie

Furent pourtretes de merveilles. Perceval ot armes vermeilles,

Qu'il toli jadis en Illande Au vermeil de la rouge lande, Quant il fu chevaliers noviax. Misire Quiex li senesciaus,

2005

mi-

jadis prises au Chevalier Vermeil® de la

Sans fere autre descrepcion,

Ot les armes detraccion, Endentées de felonie, A ramposnes de vilenie, A Ill. tourteaus fez et farsiz

étaient

2010

Lande Rouge, en Irlande, alors qu’il débutait dans la chevalerie. Monseigneur Keu le sénéchal — pas besoin de le décrire davantage — avait les armes de Calomnie dentées de Violence, ornées des insultes de Vulgarité et de trois tourtes pleines et farcies

90.

Le dragon est l'animal emblème du Mal, et le gueules est souvent connoté négativement. Ces indices viennent confirmer notre hypothèse d’une intention parodique de Huon envers les romans arthu-

91. 92. 93. 94.

Les lionceaux sont en général plusieurs sur un écu. Le prestige de ce symbole royal est ici diminué, puisque le lionceau est unique sur l’écu d’Yvain. Chevalier d'Arthur, seigneur de Pantelion, ami puis rival de Méraugis. Méraugis de Port les Guez, fils du roi Marc de Cornouailles. Pour tout ce passage, Huon s'est inspiré de l’œuvre de Raoul de Houdenc intitulée Meraugis de Port les Guez. Gorvain et Méraugis y défendent des positions extrêmes au sujet de l’amour. Gorvain prend parti pour la « beauté » (vv. 537-540 et 568-570), tandis que Méraugis parle au nom de la

95.

Cf. Le Conte du Graal (Perceval), vwv. 834-1304.

riens.

« cortoisie » (vv. 603-613).

99

LI TORNOIEMENZ ANTECRIT

De ramposnes et de mesdiz,

2014

Qui trop bien en l’escu avindrent.

d’Insulte et de Dénigrement, qui allaient très bien avec le reste de l’écu.

Iceste gent daarains vindrent,

Que n’‘i avoit que du lacier Les hiaumes, mes pour soulacier Selonc lour ancien deduit, Orent chevauchié tote nuit

Ces chevaliers arrivèrent les derniers,

2020

Par bois et par forez oscures Querant depors et aventures

Par Cornouaille et par Illande Et vindrent par Brouceliande, Ou par poi ne furent tuit mort,

2025

d’arroser la margelle ; il l’arrosa avec si peu de mesure que la foudre tua plus de cent hommes de leur troupe.

L’arousa par tel desreson, 2030

Sont essu et lance sour fautre

La praarie ont chevauchiée. D’ambes pars ot grant chevauchiée. Mes trop plus ot gent sanz doutance Li sires de Desesperance, Que cil d’Esperance d’assez, Car Antecriz ot amassez Tant de gent, com il pot avoir, Et abandona son avoir As serjans et as soudaiers Et pour plus avoir chevaliers Meint usurier et meint vilain Ot fet chevalier de sa mein. Pour ce, si ot plus Antecriz Chevaliers que n’ot Jesu Criz

céliande, ils avaient manqué tous périr, car Perceval s'était mis en tête, par jeu,

Car Perceval, qui par deport Quida arouser le perron, Que la foudre ocist plus de C. De lor mesniée et de lor gent. Einsi d’une vile et de l’autre

quand il n’y avait plus qu’à lacer les heaumes. Pour s'amuser et sacrifier à leur plaisir de toujours, ils avaient chevauché toute la nuit dans l'épaisseur des bois et des forêts, en quête de jeux et d'aventures, par la Cornouailles et l'Irlande. En traversant la forêt de Bro-

2035

2040

C'est alors que tous les combattants sortirent de l’une et l’autre villes, puis, la lance sur le feutre, traversèrent la prairie. Des deux côtés se trouvait une troupe importante, mais le seigneur de Désespérance avait, à n’en pas douter, beaucoup plus de monde que le Seigneur d’Espérance. L’Antéchrist avait en effet ramassé autant de gens qu’il avait pu, en cédant son bien à des serviteurs et à des mercenaires. En outre, pour avoir davantage

2045

100

de chevaliers à sa disposition, il avait adoubé de sa main nombre d’usuriers et d'hommes méprisables. C'est pourquoi l’Antéchrist avait amené au tournoi plus de chevaliers que Jésus-Christ.

pe

Amenez au tournoiment,

Pour ce convint molt longuement Barquaignier de la departie De l'une et de l’autre partie Des chevaliers, car trop est grief D’asembler a si grant meschief. Por ce dient cil d’Esperance : « Ne volons pas en tel balance N’a si grant meschief tornoier Mes donez nos cel chevalier A cel escu d’or foilleté Et nos donez cel oilleté Et cel noir et cel losengié Et ces Ill. qui la sont rengié,

A ces grans banieres vermeilles. » « Or escoutez fieres merveilles ! » Dient cil de Desesperance, « Se n’aviez escu ne lance, Hauberc en dos, ne hiaume en chief, Si serion nos a meschief. Mes se vos volez tornoier, Donez nos cel grant chevalier, A cele grant baniere blanche, Et celi qui porte la manche D’ermine en cel escu listé, Et donez nos cel billeté Au lion rampant de sinople, Et celi que voi la si noble As angeloz portrez d’argent. Avoi ! Vos avez tant de gent, Que n’en devez nul demander ; Mes alez sanz contremander Lacier les hiaumes vistement,

96. 97.

2047

2050

I

OR

MERY DHUON DEBUT

Pour cette raison, il fallut débattre un long moment de la répartition des chevaliers dans chacune des deux troupes. ll est en effet très dangereux de combattre en

étant aussi défavorisés. ceux d’Espérance dirent : —

2055

2060

Nous

ne voulons

Aussi,

pas participer à

un tournoi où nous courons un tel danger et où nous sommes si défavorisés. Donnez-nous donc ce chevalier à l’écu d’or à petites feuilles, ainsi que celui-là, qui est couvert d’yeux, et que cet autre, noir, et puis celui-ci, a losanges, et ces

trois autres, en rang là-bas auprès de ces grandes bannières vermeilles.

2065

— En voila de bien bonnes ! répondirent ceux de Désespérance. Quand bien même vous n’auriez ni lance ni écu, ni

haubert sur le dos ni heaume sur la téte, nous serions encore défavorisés ! Donc 2070

2075

si vous voulez commencer le tournoi, donnez-nous plutôt ce grand chevalier à la bannière blanche et celui qui porte une manche d’hermine®® sur son écu à listel, et puis donnez-nous aussi celuici, décoré de billettes, au lion de sinople rampant, et cet autre que voilà, si magnifique avec ses angelots peints en argent. Allons! vous avez tant de combattants que vous ne devez plus en réclamer aucun. Allez plutôt lacer vos heaumes”’ sans plus attendre, vite !

L’hermine est la fourrure noble du blason.

« As hiaumes ! » était le signal de départ usuel pour un combat (indication de Marie-Luce Chénerie, Op! cit, p: 33'1)-

101

LI TORNOIEMENZ ANTECRIT

Car l’eure du tornoiement Trespasse et li jors se decline. » Atant la barcaigne define, Car le tornoi ont acordé, Et Antecriz a commandé

2080

A |. hiraut, qu’as armes crit ; Aussi ont de par Jesu Crit

2085

Feit crier, si que tuit l’entendent, Et cil vallet ces hiaumes tendent A ces bons chevaliers de pris Qui plus volentiers les ont pris, Que chapelez de flors novelles, Car molt lor plorent ces noveles.

2090

Tencon, qui premiere ot lacié

Est allée jouster premiere ; Et frenesie sa baniere Porte, qui s’embat en la presse. Tençon contre silence lesse Cheval corre sanz arester. Mes silence par escouter Ot la vitoire de tençon.

Querelle, qui avait lacé son heaume et passé son écu à son bras la première, et qui s'était détachée de son corps de troupe, alla lutter la première, dans son 2100

orgueil et son emportement.

2105

qui s'était précipitée dans la foule, lui portait sa bannière. Querelle lança son cheval contre Silence sans le retenir, mais Silence, écoutant sans mot dire, remporta la victoire sur Querelle.

Frénésie,

Colère, plus ardente qu'un tison, atta-

Itant vos di par verité,

Qu’el’a corouz pris et vencu, Pour ce qu’ele portoit l’escu De pacience qui tot veint. Pacience, qui ne se feint, Lesse aler contre frenesie Sor l’escu paint de derverie,

ordre, si bien que tous \‘entendirent ; les jeunes gens présenterent alors leur heaume aux braves chevaliers, qui les prirent avec plus de plaisir que des couronnes de fleurs fraîches. En effet, ils se réjouissaient de la tournure des événements.

2095

Corrouz, plus ardanz qu'un tison,

Asaili debonereté.

A cet instant le débat prit fin, car ils étaient tous tombés d'accord sur les conditions du tournoi. L'Antéchrist ordonna à un héraut de lancer le signal d'armes. Du côté de Jésus-Christ on fit crier le même

Le hiaume et l’escu enbracié Et s’est mise fors du conroi, Par son orgueil, par son desroi

car I’heure du tournoi se sauve et le jour est en train de décliner.

2110

qua Bonté. Celle-ci pourtant, je vous l’affirme sans mentir, l'emporta sur Colère et la fit prisonnière ; elle portait en effet l'écu de Patience qui vient à bout de tout. Patience, qui ne manque pas de courage, s’élance à bride abattue,

102

geen

eee

Ausi com s’el’fust forsenée : Si a frenesie asenée, Que le hiaume li fent parmi Et du cheval l’abat en mi La place trestote estordie. Prison fiance frenesie, Quant el’ot le cheval perdu : Je ne ting pas por esperdu |. jugléour qui vielot, Qui requist le destrier si l’ot. Amistié et pes et concorde Encontre haine et descorde Lessent corre et anemistié. Pes et concorde et amistié Ont fet si riche lor venue, Que jusqu’es poinz en lor venue Ont les lances fresnines fretes. Au torner des chevax ont tretes Les grans espées de Coloigne. Sanz fere demeure n’aloigne, Pes et amistié et concorde D'armes ont haïne et descorde Conquises et anemistié. Par le los largesce et pitié Meint menestrel i ont fait riche, Qui n’i avoit aver ne chiche. D’ambes pars fu granz li effors ; Larrecins, qui fu preuz et fors, El tornoi se fiert a emblé :

HUON DE MERY TR A

2

telle une enragée, contre Frénésie et son écu peint de Folie-Furieuse. Elle frappe Frénésie avec une telle force qu’elle fend son heaume par la moitié et la fait tomber de son cheval, complétement étourdie, au beau milieu du champ clos. 2120

2125

2130

2135

2140

Par grant air a asemblé Lance bessée a léauté. Molt jousta par grant cruauté Mes ce ne fu pas atanquans,

LS

2145

103

Frénésie se constitua prisonnière dès qu'elle eut perdu son cheval. Un jongleur qui jouait de la vielle réclama son destrier et l’obtint ; il n’avait pas perdu la tête. Piété, Paix et Bonne-Entente s’élancent à bride abattue contre Haine, Discorde et Inimitié. Paix, Bonne-Entente et Piété chargent avec tant de violence qu'elles rompent sous le choc leurs lances de frêne au ras de leur poing. Tout en faisant faire un demi-tour à leurs chevaux, elles dégainent leurs grandes épées de Cologne. Sans tarder, Paix, Piété et Bonne-Entente vainquent Haine, Discorde et Inimitié à la force de leurs armes. Sur les conseils de Générosité et de Pitié, elles enrichissent maints ménestrels, car aucune n’est avare.

Dans les deux camps l’ardeur est grande. Brigandage, qui est combatif et robuste, se mêle au tournoi à la dérobée. Avec une violence extrême, il s’attaque à Honnéteté, lance baissée. Ils luttent très sauvagement, mais pas à armes égales,

LI TORNOIEMENZ ANTECRIT

Car bien ot larrecins Il. tans Chevaliers, que léauté n’ot,

2146

Car larrecins o soi menot

Omecide et desléauté Et murtrice, qui léauté Héent de mort, et roberie Et barat, le fil tricherie,

2150

le fils de Tricherie,

Tuit ensemble, sans autre conte, Corurent sus a léauté, Qui n'ot o soi que verité Et inocence, sa cosine. La lance par grant aastine A desléauté abessiée, Et léauté tote eslessiée L’a en mi la place plantée, Et trebuche de retornée Larrecin, le fil mie nuit. Baraz, qui tricherie suit, Ne pot atendre léauté. Menconge devant verité Vet fuiant, car ne l’ose atendre. Verité, pour mençonge prendre,

Hasard, Triche et

Fraude. Tous ensemble, sans faire de détails, s’élancent à l'attaque d’ Honné-

Hasart et mestret et mesconte.

Par le tornoi torne et retorne

car Brigandage a bien deux fois autant de chevaliers qu’Honnéteté. En effet, Brigandage conduit à sa suite Homicide, Malhonnéteté et Meurtre — qui vouent une haine mortelle a Honnéteté —, ainsi qu’Escroquerie et Boniment,

2155

teté qui n’a à ses côtés que Vérité et sa cousine Innocence. Pleine de décision,

Malhonnéteté baisse sa lance, mais Honnéteté en pleine course la plante sur place et renverse Brigandage, fils de Mi2160

nuit, lors d’un retour offensif. Boniment,

qui suit Tricherie, n’ose pas affronter Honnéteté. Mensonge prend la fuite quand il se trouve 2165

:

Qui l'encontre et ne se destourne,

2170

Il est nices, car je sai bien, Que verité n’espargne rien, Ainz fiert toz jourz a descouvert. Et justice tout en apert A ses Il. anemis assamble,

2175

Omicide et murtrice ensamble,

Qui li vodrent couper la gorge A leur espée Coupe-gorge ;

104

face a Vérité, car il n’ose

pas

l’affronter. Vérité tourne et retourne dans tout le tournoi pour pouvoir capturer Mensonge. Celui qui la rencontre et ne prend pas garde à elle est un niais, car pour ma part je sais bien que Vérité n'épargne rien : au contraire, elle frappe à vue. Justice, elle, attaque, en toute franchise, ses deux ennemis à la fois, Homicide et Meurtre, qui ont tenté de lui trancher la gorge avec leur épée CoupeGorge.

HUON DE MERY Re

à

Mes justice tant s’entremet,

Qu’a murtrevile a |. gibet Les leva a |. cheval fust. Ençois que retornée fust, Si com li chevax la tresporte,

2179

Traïson encontre et la porte

Du cheval par enson la croupe Et au retorner a fet soupe D’ipocrisie en |. putel. Mes par tot le mestre chastel À fet traïner traïson Qui volt par sa grant mesprison Murtrir léauté par derriers En mi la flote des destriers, Ou traïson s’estoit colée. Mes verité tote provée La prent le coutel en la mein. Justice encontre tout de plein Rapine la suer roberie Et abati sans loberie Rapine et mesconte et mestret. Et hasarz a le branc nu tret Qui fu plus joinz c’uns esperviers, Rades et vistes et legiers Et court léauté a |’encontre ; Mes léauté d’un seul rencontre A fet tantost hasart du meins. Hasarz tint l’espée a II. meins Et l'en fiert, mes ce fu en vein : Qu’el’fiert hasart arriere mein D’un gibet de XVIII. poinz, Si que li fist voler des poinz L’espée par sa meschaance

98.

Mais

Justice

s'est

montrée

si active

qu’elle les a pendus a une potence dans

2185

2190

2195

2200

2205

Meurtreville, à l’aide d’un chevalet. Avant de faire demi-tour, tandis que son cheval l'emporte, elle heurte Trahison et la renverse de son cheval en la faisant passer par-dessus la croupe ; puis en se retournant, elle trempe Hypocrisie comme une soupe dans un bourbier. Elle fait surtout traîner à travers la grande place forte Trahison qui a tenté — et c'est bien son tort — de l’assassiner par derrière, au milieu du flot de destriers où elle s'était dissimulée. Cependant, Vérité l'a surprise en flagrant délit, le couteau à la main. Justice heurte ensuite de plein fouet Rapine, la sœur d’Escroquerie, puis abat Rapine, Fraude et Triche, sans faire de sentiments. Hasard dégaine alors sa grosse épée, plus vif que l’épervier, rapide et agile, puis il court vers Honnéteté. Mais il suffit d'un coup à Honnêteté pour mettre à mal Hasard, et vite. Hasard tient son épée à deux mains et en frappe Honnéteté, mais en vain, car elle vient à bout

de Hasard d’un coup de masse à dixhuit points?® qui lui fait voler l'épée des mains. Première chute ! 2210

Faire dix-huit points (trois six) constituait alors le meilleur coup au jeu de dés.

105

LI TORNOIEMENZ ANTECRIT

Et a donné double chaance A hasart, dont li meschai, C’a cele chaance chai De tant com li destriers fu haus Sus l’escu peint a enviaus. Mes a cel cop pas ne l'envie Hasarz, car il perdi la vie, Si n’ot mes de coi envier, Car hasart convint devier Qui léauté ot envaie, Mes ne pot a cele envaie Fere enviail, non, qu’il chai. Mes a bon droit li meschaï, Car toz jors du pis l’enviot. Et |. hirauz, qui envie ot Du cheval, ou hasarz ot sis, Le demande, et a si asis Son françeis a l’i demander, Que il lot sanz contremander. Li soleuz, qui d’eure ne ment, Atant parmi le firmament

2212

2215

2220

2225

2230

Monte de degré en degré, Qu'il lessa tierce tout de gré Et devers medi se torna, Quant de tornoier s’atorna Astinance contre guersoi. Ne jousta pas par tel essoi, Com Raol de Hodenc jousta, Car Raoul a li s’ajousta Et escremi et fu veincuz. Mes a guersoi haubers n’escuz Ne valut rien a cel asaut, Qu’astinance guersoi asaut

99.

2235

Elle lui en inflige une deuxième, sévère, car cette fois il tombe de toute la hauteur de son cheval sur l’écu peint de Défi. Mais Hasard ne renchérit pas sur ce coup, car il y perd la vie et n’a donc plus de quoi défier, puisqu'il lui faut abandonner, lui qui avait provoqué Honnêteté mais ne peut renchérir sur ce dernier défi, non, parce qu'il a chuté. Mais c’est bien fait s’il lui est arrivé malheur, car il n’avait pas cessé de vouloir provoquer la perte d'Honnêteté. Un héraut qui briguait le cheval qu'avait monté Hasard le réclame; il fait preuve d’une telle éloquence pour le réclamer à Honnéteté qu'il l'obtient sans difficulté. Le soleil, qui ne ment jamais, avait tellement escaladé le firmament,

marche après marche, qu'il avait passé huit heures bien volontiers ; et il se détournait du côté de midi lorsqu’Abstinence fut prête à combattre contre Cul-Sec ! Elle ne lutta pas avec la même

désinvolture que Raoul de Houdenc”’, qui s'était frotté à Cul-Sec !, s'était escrimé contre lui, pour être finalement vaincu.

Cependant, ni son haubert ni son écu ne sont d'aucun secours à Cul-Sec ! au

cours de cette attaque, car Abstinence l'assaille

Cf. Le Songe d’Enfer, vv. 230-313.

106

UN

Et le rent mat par atemprance, Et a ferue de sa lance lvresce desouz la mamele. Son cop estort, cele chancele Et chiet el pré tote estordie. Apres ivresce a ribaudie Au retorner d'armes outrée : Por ce qu’el’iert a lui joustée, Jousta a li par tel desdaing, Qu'en I. putel li a fet baing, C’onques n'i vot querre autre place. Au retorner l’escu enbrace Et vet jouster a glouternie, Et l’abat par tel envaïe Du cheval par enson la croupe, qu’en |. margaz en a fet soupe Et l’a en la boe lessiée, Et vet ferir lance bessiée Lecherie plus que les ambles : L’escu de geules et de langues Li perce jusqu’en la forcele. Son cop estort, cele chancele, Mes ne chai pas meintenant. Et astinance un dart trenchant, Quant el’ot froissiée sa lance, Tres parmi la geule li lance Et en haut s’escrie : « Beau mestre, De tieus morsiaus vos sai ge pestre, Or engoulez ceste goulée ! » Une fort lance a recovrée, S’en ra lecherie ferue Si radement sanz retenue, Qu’ele chai honteuse et mate.

2245

HUON DE MERY

et le met en échec — avec modération toutefois —, avant d’aller frapper Ivresse sous le sein, avec sa lance. Elle retire son arme!°° et l’autre chancelle, puis tombe tout étourdie dans le pré. Après Ivresse, Abstinence fait volte-face et s'attaque a Débauche. Comme elle se

trouvait près d’elle!01, elle lutte contre elle avec une indignation telle qu'elle

2265

lui fait prendre un bain dans un bourbier sans lui chercher d’autre place. Tandis qu’elle effectue un demi-tour, elle passe son écu à son bras et va lutter contre Gloutonnerie, qu’elle renverse de son cheval (en la faisant passer pardessus la croupe) d’une manière si offensive qu'elle la jette au bouillon dans un marécage, puis l’abandonne là, dans la boue, pour aller frapper Gourmandise, plus vite qu’à l’amble, lance baissée. Elle lui transperce le dia-

2270

phragme à travers son écu orné, mais ne tombe pas immédiatement. Alors Abstinence, comme elle a fracassé sa lance, lui lance un dard tranchant en plein visage, puis s’écrie bien fort :

2255

2260

— Très chère, voilà quels morceaux je puis vous faire bouffer ! Engloutissezmoi donc cette bouchée ! 2275

Elle s'est procuré une lance robuste, puis en a frappé Gourmandise si rudement que celle-ci est tombée, honteuse et vaincue.

100. 101.

Quand un chevalier son cop estort, il doit peser sur son arme fichée dans l’écu, le haubert ou le corps de l'adversaire, en lui imprimant une torsion pour l'en retirer. Faute de mieux (les variantes indiquées par Georg Wimmer ne sont pas plus claires), nous retenons

la proposition de Margaret O. Bender contre celle de Georg Wimmer, incompréhensible : « arrigatee ».

107

LI TORNOIEMENZ ANTECRIT

mm

De sa lance, qui ne se brise pas, elle va frapper trés bravement le fils ainé de Vulgarité, Excés, en plein sur |’écu décoré de Gloutonnerie. Elle le jette

De la lance, qui pas n'esclate,

Vet ferir par grant vasselage L'ainé fil vilanie, outrage, En l’escu peint de glouternie, Et le porte jus et le nie En |. margaz trouble et puant. Et cil heraut le vont huant, Car au chair dona grant flat ; La le lesse honteus et mat,

ensuite

2285

un

saires. 2290

Des rens Antecrit se desroute : Cele, qui n’est fole ne glote,

La recut au fer de la lance Si roidement, qu’ele la lance 2295

Qui la vit el putel flatie, A escriée vilanie Et dist : « Diex, com l’a bien bersée ! He diex, com l’a bien enversée ! Vilanie ! Diex, com bel lit !

dans

pour plonger dans le tas de ses adver-

Vilenie, qui cheual a

En |. fossé tote estendue. Et |. hirauz sanz atendue,

puis le noie

tinence le laisse la, honteux et vaincu,

Et se plunge entre ceus dela. Tot le meillor qui soit en vie, Pour asembler a courtoisie

a terre,

marécage boueux et nauséabond. Et les hérauts se mettent a le huer, car en tombant, il a fait un grand « plouf ! ». Abs-

2300

Vulgarité, qui possède le meilleur cheval qui soit au monde, sort des rangs de |’Antéchrist pour aller combattre contre Noblesse. Celle-ci n’est pas une folle, une propre a rien. Elle la cueille si fermement avec la pointe de sa lance qu’elle l’expédie de tout son long dans un fossé. Un héraut, voyant Vulgarité affalée dans le bourbier, s'écrie à son adresse : — Dieu, comme Noblesse l’a bien couchée ! Hé, mon Dieu, comme elle

Or est elle en son grant delit ! »

l’a bien retournée ! Elle en a un beau lit,

Tot isi cil hirauz la hue, Et tuit li autre a une hue Ont si vilanie huée, C'onques mes si tres grant huée Ne fu en nule place oïe,

Vulgarité ! Ce qu'elle est bien là-dedans !

Qu'’ele fu si grant, que l’oïe Ala jusqu'a Desesperance. Et cortoisie de sa lance

2305

Le héraut la couvre de huées et tous chœur, huent Vulgarité d'une huée comme on n'en a entendu nulle part. Elle est si considérable, en effet, que le bruit s'en les autres, d’un seul et même

2310

répand jusqu’à Désespérance!°?.

102.

L'éclat de rire final (v. 3 311) fera écho à cette formidable huée. Mais tandis que la huée, partie du champ clos, atteint la cité de Désespérance — et elle seule -, l'éclat de rire naîtra et restera à l'intérieur des murs de la cité d’Espérance.

108

mm

Feri si roidement losenge, Que l'escu portret a losenge

Li fent et l’auberc li desmaile. Entrer li fet parmi l’entraille Et penoncel et fer et fust. Lors li venist miex, qu’ele fust

2311

2320

2325

2330

2335

« Or a ma dame courtoisie,

Qui met mesdisanz a declin ! A cele, a qui furent enclin Tuit cil de la table roonde ! A cele, qui la flor du monde, Monseignor Gaugein, afeta Et de sa mamele aleta Cliges, Yvein et Lancelot ! »

jusqu'aux entrailles, et le petit pennon, et la pointe, et le manche de sa lance.

Et courtoisie sans respit

Au torner a le branc nu tret : Le hiaume a ramposnes portret Li porfent jusqu’en la vantaille, Si que li aciers, qui bien taille, Tote la langue li forcelle Et le fent jusqu’en la forcelle Et trebuche cel doulerous Et en venge ces amorous, Qui toz jourz héent mesdisanz. Mesdiz remest el pré gisanz, Et |. hirauz en haut s’escrie :

Noblesse frappe ensuite si violemment Flatterie de sa lance qu’elle fend son écu orné de flatteries, rompt les mailles de son haubert, et lui enfonce

2315

Chies les losengiers hebergiée,

Car cortoisie l’a lessiée Enmi le pré honteuse et mate. Son cop estort, sa lance esclate Et s'en passe, mes du retrous Fiert mesdit, qui vient a estrous Jouster a li par grant despit ;

HUON DE MERY ONE MIERT

2340

109

Il aurait alors mieux valu pour elle être hébergée chez les flatteurs, car et l'a laissée honteuse Noblesse déconfite au beau milieu du pré. Elle retire son arme, fait voler sa lance en éclats, passe son chemin, mais du petit tronçon encore intact revient frapper Dénigrement, venu sur-le-champ lutter contre elle, plein de rage. Et Noblesse, sans attendre, a dégainé sa grosse épée, tout en effectuant un demi-tour. Elle lui fend jusqu’à la ventaille le heaume orné d'Insulte, si bien que l'acier tranchant lui coupe la langue et le pourfend jusqu’au diaphragme. Elle envoie alors à terre ce méprisable individu et en venge les amoureux qui ne peuvent cesser de détester les médisants. Dénigrement reste étendu dans le pré, et un héraut s’écrie bien fort :

— Vive sa majesté Noblesse, qui met à mort les médisants ! Vive celle à qui se sont soumis tous les chevaliers de la Table Ronde ! Vive celle qui a éduqué monseigneur Gauvain, la fleur du monde, et nourri à son sein Cligès, Yvain et Lancelot !

LI TORNOIEMENZ ANTECRIT

ni io

Einsi dit cil, et quant cele ot Apres sa jouste son tor pris, Lors saisi le cheval de pris, Qui fu mesdit, parmi la resne Et au heraut, qui se desresne A doné armes et cheval Qui furent Keu, le seneschal. Li jors estoit ja mi partiz, Car de tierce s’estoit partiz Li soleuz, qui le mi parti, Quant pour joster des rens parti Avarice contre largesce ;

2344

2350

2355

Et largesce vers li s'adresse Par tel desroi, par tel estrif, Que li tout l’un et l’autre estrif, Pour avoir, doner et despandre, A la lance au large Alixandre,

Que largesce tint en sa mein. Et largesce, qui de demein N'a cure, ançois done en present, À coveitise fet present De son cors en l’espesse flote : Ne sembla pas jui de pelote, Quant li a la lance plantée

2360

2365

En mi la targe besantée,

Si que hors des arçons la plante. Le hiaume aterre, ainz que la plante

2370

Du pié, et torne de ravine Le destrier, s'encontre rapine De cheval, d’escu et de lance, Si que li et le cheval lance

Sus la targe d’usure peinte : En |. fosé a cele enpeinte

Ce sont ses paroles. Et lorsque Noblesse reprend position après le choc, elle saisit par les rênes le bon cheval de Dénigrement, et au héraut qui s'égosille elle donne les armes et le cheval qui ont appartenu au sénéchal Keu.

Le jour s'en était déjà a demi allé (puisque le soleil, qui le divise en deux, avait passé huit heures) quand Cupidité sortit des rangs pour rencontrer Générosité. Générosité fonce sur elle avec une telle impétuosité et une telle vigueur qu’elle lui fait vider les deux étriers, afin de la gratifier et de la combler avec la lance du généreux Alexandre qu'elle tient dans sa main. Et Générosité, qui ne se soucie guère du lendemain — c'est tout de suite qu'elle donne — s'est offerte à Convoitise dans la foule serrée. Elle n’a pas l’air de jouer à la balle quand elle lui plante sa lance au beau milieu de la targe besantée, car elle lui fait alors vider les arçons. Elle la jette à terre, le heaume avant les pieds, fait tourner son destrier d'un mouvement vif, et se jette, cheval,

écu

et lance,

contre

Rapine.

Cheval et cavalier chargent sur la targe décorée d’Usure : Générosité jette son 2375

110

adversaire dans un fossé,

mm

DE MERY M HUON ON IPS

Et s'en vet frain abandoné : Mes tot a son gaaing doné Et au tornoi est retornée.

2377

puis elle s’en va à bride abattue ; mais elle fait don de tout son butin et retourne dans la mêlée.

Mes au torner a encontrée Avarice tote eslessiée, Qu’ele cuidoit avoir lessiée

2380

Cependant, à son retour, elle tombe sur Cupidité lancée au triple galop, alors qu'elle croyait l'avoir vaincue et laissée

Morte et veincue en mi la prée.

Mes li Lombart l'ont remontée Qui estoient de sa mesniée : De largesce s’est bien vengiée Au chaple des espées nues, Qu'ele li fet voler as nues L’espée a tote la mein destre. Se la vertu au roi celestre Ne rent a largesce sa mein,

morte au milieu de la prairie. Toutefois,

2385

2390

les Lombards!'®% de sa maisonnée, l'ont remise en selle. Elle prend alors une belle revanche sur Générosité. Dans l'engagementà l’épée nue, elle fait voler en l'air son épée, et sa main droite avec. Si la toute-puissance du Roi des cieux ne rend pas sa main a Générosité, les Français, qui avaient coutume d’être des

Par tens seront Françeis Romain,

puits, et même des mers de Générosité,

Qui seulent estre mer et puis De largesce ; mes or ne puis Dire, qu'il soient large, non : Largesce n’a mes que le non, Largesce n’a mes le cuer sain ; Sa mein senestre a en son sain, Et la destre li est coupée. Fors de la presse l’a getée Cortoisie, qui molt l’a chiere ; Desarmée li a la chiere Et l’a souz |. pin descendue Et de sa mein a estendue Une coute de drap de soie : Souz la riviere, loinz de voie, Souz |. pin fist fere une couche ; Entre ses braz largesce couche Desouz le pin vert et ramu.

seront de véritables très bientôt Romains. Je ne pourrai pas dire alors qu’ils sont généreux, ah ça non ! De Générosité il n’y a plus que le nom : Générosité n’a plus le cœur sain ; elle garde la main gauche collée a la poitrine, et elle a la droite coupée. Noblesse, qui lui voue une grande amitié, l'a dégagée de la foule, lui a découvert le visage et l’a allongée sous un pin, puis, de ses mains, a étendu sur elle une couverture de soie. Près de la rive, loin de tout passage, elle fait faire un lit sous un pin. Tenant Générosité dans ses bras, elle l’allonge sous le pin aux rameaux verts.

103.

2395

2400

2405

« Les poèmes allégoriques et autres textes médiévaux mentionnent les Lombards (...). Pour l’ensemble de la tradition littéraire des XII et XIII€ siècles, aussi bien que pour la mentalité du temps, ils sont avares, vicieux et peureux » (Jacques de Vitry cité par Joël H. Grisward, Archéologie de l'épopée médiévale, Paris, Payot, 1981, p. 67).

111

LI TORNOIEMENZ ANTECRIT

Pour son meschief sont quoi et mu Cil menesterel et detordent Lor poins et si se desconfortent, Qu'il gietent lor tabors en loing Pour largesce, qui a plein poing Lour seut doner : or a perdu

Respectueux de son malheur, les ménestrels se tiennent cois et sont soudain

2410

muets. Ils se tordent les mains de désespoir et jettent au loin leurs tambours, parce que Générosité, qui avait coutume de leur faire des dons à pleines mains, a désormais perdu sa main. Ils en sont tous si désemparés qu’il disent :

2415

Le poing ; s’en sont si esperdu,

Qu'il dient tuit : « Or n’ia el, Vivre nos estuet de chatel ! Feson du miex, que nos porron : Se largesce muert, nos morron De povreté et de mesése. »

— Maintenant, il n’y a rien d’autre à 2420

Chevalier ne sont pas a ese,

Ainz la regretent molt sovent. Ne metront mes baniere au vent Cil povre chevalier de pris.

mourrons à notre tour de pauvreté et de misere ! 2425

Or remeindront nu et despris Cil, qui largesce seut vestir. Qui donra mes tires de Tir

Ne riches pailes d'outre-mer ? Cortoisie a le cuer amer

2430

Pour son mehaing, pour son meschief, Et proesce des euz du chief

Pleure largesce et si a droit, Car, qui le voir dire en vodroit, Proesce sanz largesce est morte, Proesce sans largesce porte L’escu de beax cous orfelin,

Les chevaliers non plus ne sont pas a la fête : ils manifestent tout haut leur douleur a maintes reprises. Jamais plus ces pauvres chevaliers pleins de valeur ne mettront leurs bannières au vent. Désormais, ils resteront nus et dépouillés, ceux que Générosité avait coutume

2435

L’escu sanz or, sans sebelin, L’escu maté, l’escu veincu :

Diex gart Françeis de tel escu Et lor rende ainz hui que demein

faire, nous devons vivre de nos réserves ! Agissons du mieux que nous le pourrons. Si Générosité meurt, nous

2440

d'habiller. Qui, maintenant, leur donnera de soyeuses étoffes de Tyr ou de riches draps d’or provenant d’outremer ? Noblesse est affligée par la mutilation et le malheur qui touchent Générosité, et Vaillance pleure Générosité a chaudes larmes. Elle a bien raison, car pour dire la vérité, Vaillance sans Géné-

rosité n’est plus, Vaillance sans Générosité porte l’écu orphelin de beaux coups, l’écu sans or ni zibeline'™, l’écu

Largesce a tot la destre mein ;

abattu et vaincu. Que Dieu épargne aux

Français la possession d'un tel écu, et qu’il leur rende, aujourd’hui plutôt que demain, Générosité avec sa main droite.

104.

Fourrure de l’animal du même nom, qui est un petit mammifère de la Sibérie ou du Japon, du genre de la martre.

.

in

seteONDE HUON DE MERY MERY

Car je sai bien, que ne puet estre,

Que largesce a la mein senestre Feist bel don, ne ne cuit pas, S'ele fesoit, qu’ennelepas Le feist, ainz se tarderoit Tant, que li dons qu’ele donroit Devendroit tiex por l’atendue, Que ja n’en iert merci rendue.

Devant proeice la hardie Plus que le pas fuit coardie, Que paour tient par mi la resne ; Et proeice brandist le fresne Vers paresce, qui torne en fuie :

Cil s'enfuient a une bruie Fors du tornoi sanz retorner. Proeice encontre au frain torner Cerberus, le portier d’enfer. L’en ne porroit n’en plom n’en fer Entaillier si tres lede forme Contre nature, qui tot forme ;

2450

2455

2460

Ill. testes ot, et a 1. mot

Vos di, qu’en chascune hiaume ot Qui iert de pierre d’aimant. Mes proeice sans contremant Dechace le destrier et plaie Et s’afiche si, que le plaie Par mi le milieu de l’eschine. Cerberus la lance fresnine

2465

2470

Aloigne, qui n’ert pas menue.

La terre tremble en sa venue, Car il vient plus rades que foudre Et fet par l’eir tant voler poudre, Que li ciex en est noirs et troubles.

2475

En effet, je sais bien qu'il est impossible à Générosité de faire des dons magnifiques avec sa seule main gauche, et je ne Crois pas non plus, à supposer qu’elle le fasse, qu’elle le ferait rapidement ; au contraire, elle y mettrait tellement de temps que le don prodigué, à cause du délai, deviendrait tel que jamais elle n'en serait remerciée. Face à Vaillance l’audacieuse, Poltronnerie, que Peur tient par les rênes de son cheval, s'enfuit plus vite qu’au pas. Vaillance brandit alors sa lance de frêne en direction de Paresse qui prend la fuite. Les deux mauvaises filles s’enfuient du tournoi d’un même élan et sans se retourner. Vaillance, tout en faisant faire une volte-face à son cheval, heurte Cerbère, le portier d’Enfer. On ne saurait, ni dans le plomb ni dans le fer, couler une statue aussi laide que lui, qui bafoue la Nature créatrice. En effet, Cerbère a trois têtes, et je puis en bref vous assurer qu'il porte sur chacune d'elles un heaume en diamant. Pourtant, Vaillance ne tarde pas à accabler son destrier : elle montre un tel acharnement qu’elle le fait ployer au niveau du milieu de l’échine. Cerbère écarte sa lance de frêne qui n’est pas mince. A son arrivée, la terre s’est mise

à trembler, car il a accouru, plus vif que l'éclair, et a soulevé tant de poussière que le ciel en est devenu tout noir et s'est brouillé.

113

LI TORNOIEMENZ ANTECRIT

Plus troubles vient a III. doubles,

2476

Qu’estorbeillons pleins d’anemi. Ne recule pié ne demi Proeice, ainz vient tote eslessiée Et si le fiert lance bessiée

2480

Par tel air, par tel angoisse,

Que la lance fresnine froisse, Dont li tronçon volent as nues. Au chaple des espées nues Fierent tiex cous, que tuit s’estonent :

2485

Molt menuement s’entredonent

frappent dru sur les bras, la tête, le cou, de bottes, de feintes, de revers, si bien

Par braz, par testes et par cous

Retretes, souzpanes et cous,

Sormontées en entredeus, Si qu’en ne poeit entr’eus deus Voeér que les espées nues. Proeice fist voler as nues A |. seul cop au branc d'acier Il. des testes son aversier, Et recuevre et fiert par tel force, Que ne li valut une escorce Li cuirs, dont il ot fet coler, Car le tiers chief li fist voler Par mi l’eir comme une pelote. Li chevax proeice en la flote Tresporte, qui ot dure bouche. Cerberus, dont el’ot fet couche, Est trebuchiez en |. margaz, Ou il remest honteus et maz. Apres ices ne se faint pas De venir plus tost que le pas Virginité por asembler, Si qu’en son venir fet trembler

Il est arrivé dans une agitation quatre fois plus grande que ne l'aurait fait un tourbillon de diables. Vaillance n'a pas reculé d’un pouce. Bien au contraire, elle vient à toute allure et le frappe, lance baissée, animée d'une violence et d’une colère telles qu’elle fracasse sa lance de frêne, dont les éclats s’envolent jusqu'aux nuages. Dans l'engagement à l'épée nue, ils échangent des coups qui laissent tout le monde interdit. Ils se

2490

2495

qu'entre eux deux on ne distingue que les épées nues. Vaillance, d’un seul coup de sa grosse épée d'acier, fait voler dans les airs deux des têtes de son adversaire ; puis elle revient à la charge et frappe si violemment que le cuir qu'il s'est fait mettre autour du cou ne lui sert à rien : Vaillance lui fait voler en l'air la troisième tête, comme un pelote. Son cheval, qui a la bouche dure, em-

2500

2505

porte Vaillance dans la foule. Cerbère, qu'elle a terrassé, est tombé dans un marécage où il git, honteux et vaincu. Après quoi Virginité n'hésite pas à venir combattre, plus vite qu'au pas, à une telle allure qu’elle fait trembler la terre

114

ne

C. piez environ soi la terre, Et, por miex afiner la guerre, A chasteé en sa compaigne Et broche le cheval d’Espaigne Encontre fornicacion, Et sor l’escu peint a lion L'a ferue si roidement, Qu’escu et hauberc li desment, Et l'a flatie sanz delai Enverse en I. si puant tai, Que ce n’ert se merveille non ; Et court bessié le gonfanon Contre avoltire bien et bel, Que la targe d’uis de bordel Li coust au braz, le braz au cors Et le porte des arcons hors En |. putel tot enversé, Et au retorner a bersé Le tierz fil fornicacion, Armé d’abominacion Qui cuidoit bien valoir |. conte : L’escu au miroér de honte Li a fendu a sa fort lance, Et au hurter envers le lance En I. tai, ou el’en fist soupe. Au trespaser son nés estoupe Pour la puor, ou il reclot. S’a |. buef béust a escot,

S’en éust il pechié éu. Tant a du puant tai béu, Qu’en puor est cil renoiez, Par son pechié puant noiez. Mes en une sauçoie espesse

2509

2515

HUON DEes MERY

à trente mètres à la ronde en arrivant. Et pour donner à sa bataille une issue plus favorable, elle a Chasteté pour compagne. Elle éperonne son cheval d’Espagne et le dirige vers Fornication. Elle la frappe si rudement sur son écu orné d’un lion qu'elle lui met en pièces écu et haubert, puis, aussitôt après, la renverse dans la fange, incroyablement nauséabonde. Le gonfanon baissé, elle s’élance

2520

2525

ensuite contre Adultère avec tant d'adresse qu’elle lui coud au bras sa targe faite d’une porte de bordel, le bras au corps, et lui fait vider les arçons pour le précipiter à la renverse dans un bourbier — avant de transpercer de ses flèches, au retour, le troisième fils de

Fornicationl®, armé d’Abomination et

2530

2535

2540

très imbu de sa personne. De sa puissante lance, Virginité lui fend l’écu au miroir de Honte, et sous la force du choc, le précipite à la renverse dans une fange où elle le trempe comme une soupe. En passant devant, elle se bouche le nez à cause de la puanteur que dégage l'endroit où il est détenu. II aurait pu boire à frais commun avec un bœuf, cela aurait encore été un péché ! Il a tant bu dans ce bourbier puant qu'il est mort noyé dans la puanteur de son péché.

Entre-temps, dans une épaisse forêt de saules,

105.

Rappelons qu'il s’agit vraisemblablement de Sodomie, dont le narrateur ne nous a pas indiqué le nom, contrairement à sa promesse.

iil

LI TORNOIEMENZ ANTECRIT

Li dieus d’amors et la déesse Cupido et Venus ensamble

2542

Remonterent, si com moi semble,

Fornicacion de prinsaut. La veïssiez trop fier assaut, Quant Cupido |. arc turcois Tendi et atret demanois A conciance en mi sa gent. L’escu au roussignol d’argent Enbrace amours li enpenez Et lour let corre les alez De la riviere, et tot droit point

2545

2555

Mestiers li est, qu’ele s’enfuie,

Car el’ne vient s'en fuiant non.

Venus meint cop li a donné, La mere fornicacion,

2560

106. 107.

rivière, en se dirigeant tout droit vers Chasteté, qui courrait un grave danger si elle ne prenait pas la fuite. Chasteté a besoin de s'enfuir car elle n’attaque qu’en fuyant. Elle doit!® fuir, car sinon,

2565

prisonnière.

Cupidon a sans aucune ché maints traits cruels.

lui donne

elle aussi

maints

coups, elle qui porte l'arc de Tentation, qu’Amour a cordé d’une corde harmonieusement tressée avec des nattes de jeunes demoiselles.

2570

En effet,

retenue déco-

A plusieurs reprises il talonne la noble dame Virginité. Vénus, la mère de Fornication,

Qui tint l’arc de tentaçiïon, Qu’amours encorda d’une corde, Que cordée par grant concorde Ot des treices as damoiselles. Venus, qui virges et pucelles Asaut, tendi sans atendue L’arc amoreus, s’a destendue Une saeste barbelée, Qui estoit d'amours enpenée :

Amour, l'Amour ailé, passe son écu au rossignol d'argent à son bras, puis s'élance à bride abattue le long de la

elle serait faite

Fuir l’estuet, ou se ce non, Ele fust prise et retenue,

Car Cupido sans retenue Li a lancié meint dart felon. Meinte foiz fu pres du talon A ma dame virginité.

tous les deux, de remettre en selle Fornication. Vous auriez vu cette redoutable attaque, lorsque Cupidon tendit un arc turc et visa aussitôt Conscience, entourée de sa suite !

2550

Vers chasteé, qui en mau point

Fust, ce ne fust tornée en fuie :

le dieu et la déesse d'Amour, Cupidon et Vénus, ont, me semble-t-il, eu tôt fait,

Vénus,

qui s’atta-

que aux jeunes filles vierges, a immédiatement tendu son arc amoureux. Elle tire une flèche armée de barbes!® et empennée d'Amour, qui frémit

Georg Wimmer a lu « lestuet », ce qui n'a pas de signification. Les barbes d’une flèche sont des morceaux de bois, isolés par les encoches, qui empêchent de retirer la flèche de la plaie.

116

ee

Si vola haut par l’eir bruiant, Virginité qui vet fuiant Eüst par mi le cors navrée, Mes la dame s’est destornée Espoéntée et esbahie Et se mist en une abaïe Por son pucelage garder. Plus tost qu’en ne puet esgarder, La saëste qui s’envola Cuilli ; si radement vola Tot droit vers moi a la volée,

2580

2585

Que parmi les euz m'est volée Dedenz le cuer jusqu’as penons. Molt reclamai deu et ses nons, Quant le fer froit au cuer senti ; Mes trop a tart me repenti, Que je ving au tornoiement, Car li dars si parfondement Feri, qui radement descoche,

Qu’ilencocha jusqu’en la coche, Dont amours l’avoit encochié. Mes Venus, qui l’a descochié, Le me fist par mes eulz passer, Sanz mes euz blecier ne quasser, Dont je me dueil et si ai droit. Mes qui le voir dire en vodroit, Crestiens de Troies dist miex

Du cuer navré, du dart, des ex, Que je ne vos porroie dire, Si fust ce bien de ma matire, Que je deisse du chastel. Je descendi, que n’i ot el, Sour |l’erbe vert, mat et pensis.

108.

109.

en s’envolant très haut dans les airs. Elle aurait pu frapper en plein coeur Virginité qui s’enfuyait, mais la noble dame, pleine d’effroi et d’épouvante, s'était réfugiée dans une abbaye, afin de sauver son pucelage. Sans qu’on ait eu le temps de la voir, la flèche qui était partie me frappa. Elle avait volé si rapidement, droit sur moi et a toute volée, qu’elle me traversa les yeux et se ficha dans le fond de mon coeur, jusqu’aux pennons. J'eus beau invoquer Dieu et ses

noms!° lorsque je sentis le froid du fer dans mon cœur, il était trop tard quand 2590

je me repentis d’être Venu au tournoi :

le trait décoché soudainement entra si loin qu’il s’enfonga jusqu’à la coche! qu’Amour y avait entaillée. Mais Vénus, 2595

qui l'avait décoché, le fit passer par mes yeux sans les blesser ni les abimer — ce dont je me plains, et a bon droit. Mais pour être sincère, Chrétien de

Troyes!19 parle bien mieux du cœur blessé, de la flèche et des yeux que je 2600

2605

ne saurais le faire, il aurait pourtant convenu à mon propos que j'en parle selon mes propres ressources. Comme il n’y avait rien d'autre à faire, je m'étendis sur l'herbe verte,

abattu et pensif.

Les noms de Dieu (jusqu’à soixante-douze) dressés en liste constituent une prière à prononcer en

cas de danger. C'est-à-dire l’entaille dans laquelle passe la corde de l’arc pendant que le tireur tend son arme et tire.

110.

HUON DE MERY ONDE MERY

Dans son roman Cligès, vv. 435-864. Sur Chastel, cf. v. 2418.

(054

LI TORNOIEMENZ ee EEE ANTECRIT e ON

De la dolour du cop m'asis Maz et destroiz et angoisos. Mors fuse, se je fuse sos, Mes braz de fer me comforta : Mes cuers trouéz grant comfort a

En li, qui ert descomfortez. Ne cuidai ja, que comfortez Péust estre par nus efforz, Tant fu li cous pesmes et fors Que je recui par grant meschief. Esperance me tint le chief Desesperé entre ses meins, Car tant estoie maz et veins,

C’a poi ne me covint pasmer. Adont me prist a desarmer Mes compainz por cerchier la plaie, Mes en noient sa peine emplaie, Car il n’i pert de plaie point. De tant estoie en péour point

2615

tête!!! envahie par le désespoir, car

2620

A ce moment, mon compagnon se mit

2625

N'i trovasent coup ne pointure Trestuit li mire de Salerne. 2630

Ausi com pour moi enchanter,

Et puis me fist au col porter |. brief par nigromance escrit, Ou il ot les nons Antecrit Escriz en grieu et en latin. Molt estoit bons por avertin

2635

Li bries, mes li bries ne li non Ne me firent s’enpirier non Ma dolor, qui point n’aleja.

Desperance tant me greva,

j'étais si abattu et faible que je faillis m'évanouir.

De trop et en grant aventure,

Adont fist entour moi |. cerne

La douleur provoquée par le coup me abattu, accablé et plein d'angoisse. Si j'avais été seul, j'en serais mort, mais Bras-de-Fer vint me réconforter. Mon cœur, bien éprouvé, trouva en lui un grand réconfort. Je n’imaginai pas qu’il pdt un jour être réconforté à aucun prix, tant était terrible le coup que j'avais reçu pour mon plus grand malheur. Espérance tenait dans ses mains ma

força à m'’asseoir,

2640

à me mais avait bien

désarmer pour chercher il en fut pour sa peine, pas trace de plaie. Mon plus grave et inquiétant,

ma plaie, car il n'y cas était car tous

les médecins de Salerne!!? n'auraient pu trouver de contusion ni d'ouverture. Alors, Bras-de-Fer traça un cercle autour!!3 de moi, comme pour m'ensorceler, puis il me fit suspendre à mon cou un manuscrit couvert de formules magiques, où il avait écrit les noms de l’Antéchrist en grec et en latin. La formule était très efficace contre les vertiges, mais elle, et les noms de l’Antéchrist, ne firent qu’aggraver mon mal, qui ne s'apaisa pas le moindre peu. Désespérance me tourmenta telle-

ment

Nous ne conservons pas « desespérée », de l'édition de Georg Wimmer, puisque le substantif chief est toujours masculin.

. Cette ville d'Italie du Sud possédait une école de médecine qui, grâce aux penseurs arabes et juifs qui transmettaient leur science grecque, lui valut la célébrité en Europe. .… Georg Wimmer a lu « entre moi », ce qui ne fait pas sens. Margaret O. Bender donne entour.

118

St pe

Que je chai en pamoison. Touz pasmez une avision

HUON DE MERY ee Ah

Venus a grant procession

que je tombai en pâmoison. Encore pâmé je fis un rêve magnifique à décrire; il me plut tant, quand je le contemplai, que tout mon cœur fut en féte. En effet, jamais homme évanoui ne fit un aussi beau réve. Il me sembla que venait à ma rencontre — sous |’apparence que doit avoir une déesse céleste — et jusqu’a portée de main, Vénus, a grand renfort de déesses qui venaient de la part d'Amour me porter secours contre ce mal, pire que le mal de

De déesses, qui par amours

dents! 1#, qui avait envahi mon cœur.

Vi, qui ert bele a deviser, Car tant me plot a aviser, Que toz li cuers m'en resjoi, C’onques a nul esvenoï Si bele avision n’avint. Vis me fu, que devant moi vint En tel forme comme doit estre Forme de déesse celestre, Là ou ere en m'accession,

2641

2645

2650

Vindrent por moi doner secours

Du mal, c'avoie au cuer dedanz, Qui est pires que maus de danz.

2655

Atant s’asirent environ,

Et la diesse en son giron Me tint le chief por aleiance. Amours m'aporta d’Esperance Une merveilleuse poison, C’avoit confite en sa meson Delectacion l’espiciere. La poison ert de grant maniere D’espices chaudes et agues.

2660

un chirurgien sur cette terre ne pourrait le reproduire si peu que ce soit. Délec-

tation 2665

N’a surgien desouz les nues,

Qui pas la séust contrefere : Delectacion la fist fere A bel repere en soupecon D’angoise et de double friçon, Et de soupirs la destrempa.

Alors, elles s’assirent en cercle, et la déesse, pour m'apaiser, blottit ma tête dans son giron. Amour me rapporta un merveilleux breuvage d’Espérance, que Délectation l'épicière avait concocté chez elle. Le breuvage était excellent, composé d'épices fortes et relevées. Pas

l'avait fait faire en cachette à

Beau-Séjour, avec de l'angoisse et des frissons, auxquels elle avait mêlé des

soupirs. Comme il était trop fort, elle l'avait adouci avec une longue réflexion frite 2670

Trop estoit fort, si l’atrempa

D’une longue pensée frite

114.

Cette association du « mal d'amour » et du « mal de dents » est un vieux topos toujours vivace.

(eS)

LI TORNOIEMENZ ANTECRIT

En angoisse la lechefrite.

2674

Amours, si joinz com il estoit, Devant Venus en piez estoit,

Qui tint mon chief en son devant Et tentacion vet devant Com deciples devant son mestre. La poison tint en sa mein destre En une fiole d’argent. Amours la fiole me tent Et me dist, que sans nule doute Béuse la fiole toute En non de bien et de sancté. Et je, qui voil sa volenté Acomplir tot a sa devise, De sa mein ai la poison prise Et l'ai |. poi asavorée ; Mes tant la trovai savorée,

2680

Amour, élégant à son habitude, se tenait debout devant Vénus, qui maintenait ma tête sur ses genoux, et Tentation le précédait comme un disciple précède son maître. Il tenait dans sa main droite le breuvage contenu dans une fiole d’argent. Amour me tendit la fiole et me dit d’en boire tout le contenu sans aucune crainte, en invoquant mon

2685

2690

Qu’ele ne m'ot point de foison ; A |. seul tret bui la poison, Si qu’en l'argent n'en remest goute. Mes tantost me prist une goute

Qui me dut l'ame du cors trere, S'esperance la debonnere Ne fust, qui me fist |. entret. Quant el me vit entrer el tret, Ou je chaï par desespoir, Un enplastre de bon espoir M'asist sor le costé senestre Et apres me tint sa mein destre

dans Angoisse, la lèchefrite.

2695

2700

Contre le cuer tot de son gré

Et me dist basset a segré Sus le chief |. merveillos charme Et me portret d’un poi de basme

120

bien-être et ma santé. Et moi, qui souhaitais obéir très scrupuleusement à sa volonté, je pris dans sa main droite le breuvage, et le goûtai un peu. Mais je le trouvai si plein de saveur qu'il me fit un déjeuner de soleil. J'avalai le breuvage d’un seul trait, si bien qu'il n’y en eut pas trop à mon goût, dans la fiole d'argent. Mais je fus aussitôt saisi d'une goutte qui m'aurait fait rendre l'âme si Espérance, la bonté même, ne s'était trouvée là pour me faire un cataplasme. Quand elle me vit sur le point de m'effondrer de désespoir, elle m'appliqua sur le côté gauche un emplâtre de Bon-Espoir, puis maintint de bonne grâce sa main droite sur mon cœur ; et tout bas, elle prononça en secret sur ma tête une incantation magique. Ensuite, elle me traça au milieu du front

a

Le non Diane en mi le front. Li charme greignor bien me font Que la poison de la fiole, Car rendue m'a la parole Et mon sens, et mes esperiz Revint, et quant fui esperiz, Clamer m'alai a la justice, Qui toz les amoreus justice, Des III. qui cest mal m'orent fet, Savoir, li quiex m'a plus meffet, Mes cuers, la déesse, ou mi oil. Li juges dist : « Blamer ne veil La déesse, par foi je non. La dame, qui Venus a non, Ne te cuida mie blecier. A |. autre voleit lancier Non pas a toi son javelot. N’onques ti oeil, quant lancié l’ot, Ne se daignerent destorner. A tes euz puez bien atorner Ceste traïson tote aperte, Qu’il reçurent a porte overte Sanz contredit ton aversier El chastel, dont il sont portier : Ti oeil, qui le voir en retret, T'ont fet de traïson I. tret ». A icest mot lor gages tendent Et de traïson se deffendent Mi oeil et dient la reson : « Li cuers », font-il, « de la meson Est li sires, nous li serjant, Qui son commant sanz contremant Fesons si tost com il commande.

2710

2715

a

HUON DE ba MERY lie iene a

le nom de Diane avec un peu de baume. Ses sortilèges me firent plus de bien que le breuvage de la fiole, car ils me rendirent la parole et les sens ;je retrouvai mes esprits. Et quand j’eus repris vie, je m'en allai porter plainte auprès de la justice qui gouverne tous les amoureux, pour savoir qui, des trois à m'avoir infligé cette douleur, m'avait le plus nui, mon cœur, la déesse, ou mes yeux.

Le juge dit :

2725

2730

— Je ne veux pas en accuser la déesse, ma foi non! La noble dame qui se nomme Vénus n'avait aucunement I’intention de te blesser. C’est à un autre, et non à toi, qu’elle destinait son trait. Et pas un instant, après qu’elle l’eut tiré, tes yeux n'ont daigné bouger. Tu peux bien incriminer tes yeux de cette trahison manifeste, puisqu'ils ont accueilli ton adversaire sans lui opposer la moindre résistance, laissant grandes ouvertes les portes de la place forte dont ils sont portiers. Si tu veux la vérité, tes yeux t'ont joué un sale tour ; ils t'ont trahi.

2735

A ces mots,

mes

yeux

invoquèrent

leur bonne foi et se détendirent d’avoir trahi, en argumentant de la sorte : — Le cœur, dirent-ils, est le seigneur

de la demeure : nous ne sommes que ses serviteurs et exécutons ses ordres sans protester, dès qu’il nous les donne.

121

LI TORNOIEMENZ ANTECRIT

Tout ce qu'il nous dit, tout ce qu'il nous demande, nous l’exécutons sans discussion. Et jamais nous ne partirons en chasse si le cœur ne nous y envoie pas.

Quantqu’il nos dit, quantqu’il nos mande Fesons, ne ja n’irons en proie Se li cuers ne nos i envoie ;

Sanz son commant rien ne feson. » A cest mot vi venir reson :

Nous ne faisons rien sans son comman-

L'ainée file sapience La definitive sentence Rent et ront la desputoison Et dist : « Li cuers fu l’achoison Du mal qu'il a. Plus en doit estre

2745

dement.

Blaméz que nus, qui le fenestre Lessa overte comme fous,

2750

A ces mots, je vis venir Raison. Cette fille aînée de Sagesse a prononcé la sentence définitive et a clos le débat en déclarant :

- Le cœur est seul responsable du mal dont il souffre. C’est lui, plus que

Par ou li descendi li cous Du fer, dont il garra a tart. » « Reson a fet loyal esgart », Ce dient tuit communement, Mes onques por son jugement Ne lessai a esgarder, qui Fu veincuz, ne li quiex veinqui, Tant que je soi par verité,

Que ma dame virginité Et chasteé et lour gent tote

tout autre, qui doit en être blâmé, puis2755

— Raison a jugé en toute honnêteté !, 2760

De si glorieuse vitoire,

dit tout le monde, unanime.

Mais

Fuïrent tant, qu’il ont sanz doute

son jugement

ne m'empêcha

pas de continuer d'examiner qui avait été vaincu et qui avait vaincu. Tant et si

Gaagnié le gieu par aler. Qui oï onques mes parler Ceste fu bien sans veine gloire. D’autre part bruiant s’entrevienent Et les lances bessées tienent Sainte foi encontre ereysie, Qui est cosine ypocreisie, La singesse de charité. De Caours de la charité,

qu'il a imprudemment laissé ouverte la meurtrière par où le fer a frappé ; il n’en guérira pas de sitôt.

2765

bien que j'acquis la certitude que mesdames Virginité, Chasteté, et toute leur

2770

suite, s'étaient enfuies, de sorte qu’elles l'avaient, c'est certain, emporté à la course. Si l’on entendit jamais parler d’une victoire aussi pleine de gloire, la leur, en tout cas, était dénuée de toute vanité.

De l’autre côté vinrent à la rencontre l’une de l’autre, en faisant grand bruit et en tenant leurs lances baissées, Sainte-

Foi contre Hérésie, la cousine d'Hypocrisie qui singe Charité. Il y avait des milliers de gens de Cahors et de la Charité-sur-Loire,

122

HUON DE MERY

D’aubijois et de Toulousan Et de Pavie et de Melan | ot milliers ; mes ne sai quans De Bougres, de Popelicans,

2773

d’Albigeois et de Toulousains, de gens

2775

de Pavie et de Milan, et je ne sais combien de Bougres et de Publicains, qui

entrèrent par une poterne. La veille, ils étaient passés par la ville de Biterne! 15.

Qui vindrent par une posterne ;

Mes par la cité de Bisterne Orent passé le jor devant. Sainte foi lor vint au devant Et li mestre de seinte iglise, Qui ont si bien la guerre enprise, Que dampné furent tot errant Li Aubijois, li Tisserant, Et pris et repris a |. point

Sainte-Foi 2780

2785

De la foi, dont ne tienent point Par lor interpretacions. Mes lor fausses opinions Cerche tant seinte iglise et prueve, Que de mauvestié les reprueve, Et seinte foi porte ereisie Sus l’escu peint de simonie Entre les piez as Tissirans,

Et li et les Popelicans A fet livrer a la justice. Et droiz qui fauseté justice Leur fist fere de dannement A toz ensemble |. jugement Selonc ce, qu’orent meserré, Car toz les fist ardoir en ré Meintenant qu’il furent repris. De ce lo-je justice et pris, Que sanz merci toz ces prisons Fait devenir cendre et charbons. A l’eure c’orgueus assembla

115.

2790

vient

au

devant

d’eux,

accompagnée par les docteurs de Sainte-Eglise, et ensemble ils commencent si bien la bataille que les Albigeois et les Tisserands sont très vite condamnés pour avoir été pris en défaut et reconnus coupables sur un point de la foi, qu'ils n’acceptent pas, à cause de leurs interprétations. Mais Sainte-Eglise, à force d'examiner et de prouver la fausseté de leurs opinions, fait éclater leur malice ; ensuite, Sainte-Foi précipite Hérésie, sur son écu décoré de Simonie, entre les pieds des

Tisserands, puis les remet à la justice, elle et les Publicains. Droit, qui punit Perfidie, 2795

a fait prononcer

contre

eux

tous une sentence qui les condamne dans les mêmes proportions qu'ils ont fauté, puisqu'il les a tous fait brûler sur un bûcher, dès qu'ils ont été reconnus coupables. J’approuve Justice sans

2800

réserve à ce sujet, et je l'estime d’avoir, sans s’attendrir, réduit en cendres tous ces prisonniers. Au moment où Orgueil attaqua,

2805

Le manichéisme des Cathares s'était répandu dans toutes les régions, surtout les plus dynamiques et les plus ouvertes, de la Chrétienté latine ; d'où la mention faite par Huon de Pavie et Milan. A propos de la Charité-sur-Loire, il fait sans doute allusion à une affaire d’hérésie qui remontait à la fin du siècle précédent et qui eut des prolongements jusqu’en 1222. Lombardie et Languedoc furent le théâtre d’une intense activité du côté hérétique et du côté catholique, peu avant la composition du poème. Enfin, Bougres, Publicains et Tisserands étaient des noms donnés aux hérétiques à cette époque. Pour plus de précisions, consulter Le Catharisme, op. cit., tomes | et Il, de Jean Duvernoy.

123

LI TORNOIEMENZ ANTECRIT

Veraiement a touz sembla, Que la foudre déust descendre. Quant je vi la place porprendre Lui et sa gent de toutes pars, Es ex me feri li espars

2806

2810

Des armes, ou vi luire l'or,

Et de paour me saignai lor Plus de C. foiz en |. randon, Quant orgueus mist frain abandon Contre ma dame hymelité.

2815

tous s‘imaginérent que la foudre allait s'abattre. Quand je le vis encercler le champ clos de toutes parts avec sa compagnie, l'éclat de ses armes, où je voyais reluire de l'or, me frappa les yeux, et, apeuré, je me signai plus de cent fois d’un seul coup lorsqu’Orgueil se précipita, bride abattue, sur Humilité. Quant à Orgueil, je puis vous affirmer — et c'est la vérité — que Cheval-Pie, sur

D’orgueil vos di par verité,

lequel il était monté, trébucha si rude-

Que Baucent desouz li choupa

ment qu’il le jeta au bouillon dans un

Si roidement, c’une soupe a

marécage, où il resta étalé, honteux et

Feite d’orgueil en |. margaz,

confus de ne pas être prisonnier dans quelque autre endroit. Insolence, de son côté, s'élance, pleine de présomption, vers Patience, et Hauteur agit de même envers Obéissance; elles se heurtent très sauvage-

Ou il remest honteus et maz,

C’onques aillours ne tint prison. Et bobenz par sa mesprison Let aler contre pacience, Et despiz contre obedience, Mes trop cruaument s’entr’ajoustent, Qu’en cotisant des lances joustent, De chevax, d’escuz et de piz,

2820

2825

Si c’au guenchir chai despiz,

Et bobenz perdi les estris. Lors recommence

li estris,

Quant humilitié prist son tour, Car vanterie en son retour Encontre, qui porprent les places. Sor l’escu portret de menaces La fiert et si tres bien jousta, Que vanterie en la jouste a Le cheval perdu meintenant ;

2830

ment, car tout en choquant leurs lances, elles se défient avec leurs chevaux, leurs

écus et leurs épieux, si bien qu’Insolence tombe lamentablement sous le choc après avoir vidé les étriers. Puis le combat reprend lorsqu'Humilité entre dans la mêlée. Tandis qu’elle faisait un demi-tour, elle a heurté Vantardise, qui était en train de prendre

position. Elle la frappe sur son écu à 2835

figures de Menace, et lutte si bien que

Vantardise perd aussitôt son cheval lors de cet affrontement. Humilité heurte ensuite Coquetterie

Et cointise, en sa main tenant

124

HUON DE OO MERY eS

eee

Une lance peinte, encontra,

2839

qui tient dans sa main une lance peinte.

Mes cointise a cele encontre a

Mais Coquetterie, en ces circonstances,

Acointiée cruel acointe, Qui sans nule cointise acointe

a fait la connaissance d’une compagne bien rude, qui, sans façons, s’est présentée à elle avec tant d’à-propos qu’à cet abord sa lance s’est envolée en mor-

Cointerie si cointement,

Qu'au ciel a cel acointement De sa lance vont les esclices : Cointise, qui vet des espices, Vole a terre tote estordie Au relever acourt folie A son col une grant macue ; Et sapience I. coup li rue Du branc au proverbe letré : S'abat morte folie el pré, Qui ne doute, devant quel prent.

2845

à son 2850

cou,

accourt

pour

la relever ;

Sagesse lui assène un coup de sa grosse

reçoit pas!l6. 2855

D’un glaive a argument portret Qu’el’n’ot, ne ne voit, ne n’entent.

2860

Pluto s’enbat en mi la flote. Ne sembla pas gieu de pelote, Quant Rafael le cheval a Eslessié contre ceus dela Et a fet trop riche avenue, Qu’a terre porte en sa venue Pluto, et si forment l’enpeint Sor l’escu de tenebres peint, Qu'il li a route la chenole.

2865

116. 117.

s'en va voler

épée couverte de proverbes, et abat morte dans le pré cette Folie qui ne craint pas les coups tant qu'elle ne les

La porte el pré si cruaument,

A |. jugléor qui citole, A doné armes et cheval

des oeillades,

jusqu'à terre, complètement étourdie. Folie, une énorme massue pendue

Niceté, qui vint nicement,

Un cheval braidif corre lesse : Providence vers li s’eslesse, Quant ele vit le branc nu tret ;

ceaux. Coquetterie, qui s’avance en dé-

cochant

2870

Niaiserie,

qui

s’avance

niaisement,

lance au galop un cheval impétueux. Prévoyance s’élance lorsqu'elle voit sa grosse épée dégainée. D’un coup de son javelot orné d'idée, Prévoyance la balance si sauvagement dans le pré que Niaiserie ne voit, n'entend ni ne comprend rien. Pluton se précipite au milieu de la presse ; Raphaël n’a pas l'air de jouer à la balle!!7 lorsqu'il lance son cheval contre le camp adverse. Sa charge est si rude qu’il jette Pluton à terre, et il frappe si fort sur l’écu décoré de ténèbres qu’il lui rompt la clavicule. Raphaël donne à un jongleur qui jouait de la cithare les armes et le cheval

Conformément au proverbe : « Li fols ne dote jusqu’il prent ». La violence de la pelote, jeu mixte qui opposait deux équipes, était moindre, du fait de la présence de femmes.

125

LI TORNOIEMENZ ANTECRIT

Qui furent au deu infernal,

2872

Mes ne fu pas a donner chiches Car molt est biaus li dons et riches D'un destrier qui bien vaut C. mars.

2875

Au secorre Pluto vint Mars,

L’escu enbrace et joint au piz 2880

2885

Mercurium a enversé Et au retorner a bersé

Neptunum le deu de la mer Et au cart cop se va clamer De Saturno a sa fort lance Et au torner Apolin lance En |. margaz tot abandon, Qu'il feri de si grant randon, Que du glaive parut derriers Plus d’une toise. Et li destriers Gabriel prist le frain as dens : Envers et encoste et asdens

2890

2895

Touz ceus, que il encontre, porte,

Si com li destriers le tresporte. Li soleuz ot ja tant erré, Que par le grant chemin ferré Est venuz de medi a nonne. Antecriz le frein abandone

naguére

appartenu

au

dieu

infernal, et il ne se montre pas avare en

Qui est dex de bataille diz. Et lesse corre a ceus dela. Mars, qui tres radement ala, Fiert Rafael de meintenant Que il vit en sa mein tenant Une lance, ou ot blanche enseigne ; Et Rafael en mi la plaigne Du lonc de la lance le porte. Si com li destriers le tresporte,

qui ont

2900

lui faisant ce don, car c’est un don superbe et magnifique qu’un destrier d’une valeur d’au moins cent marcs. Mars, dont on affirme qu'il est le dieu de la guerre, accourt pour porter secours à Pluton. II passe son écu à son bras, s’en couvre le torse, puis s’élance au galop vers ses adversaires. Mars, qui allait à très vive allure, a frappé Raphaël dès qu'il a vu que celui-ci tenait à la main une lance à laquelle était fixée une banderole blanche. Raphaël le projette au milieu de la plaine de toute la longueur de sa lance. Porté par son destrier, il renverse Mercure, et tandis qu'il effectue un demi-tour, il transperce Neptune, le dieu de la mer. Au quatrième coup, il va porter une réclamation à Saturne avec sa puissante lance, puis, en faisant demi-tour, il expédie sans résistance Apollon dans un marécage. En effet, le coup a été si violent qu’on voit le fer ressortir dans le dos sur plus d’une toise. C'est alors que le destrier de Gabriel prend le mors aux dents. Porté par ce destrier, Gabriel jette à terre, qui sur le dos, qui sur le côté, qui sur le ventre, tous ceux qu'il affronte. Le soleil avait déjà tellement cheminé qu'il était passé de midi à quinze heures sur la grand-route. L’Antéchrist lâcha la bride à son destrier gigantesque,

126

HUON DE MERY

Au fort destrier desmesuré, Qui de prinsaut a mesuré Du pré fauchié plus d’un arpent. La poudre fet voler au vent Li chevax qui vaut I. mui d’or. La oïssiez sonner meint cor Et meinte trompe et meinte araine, Et au ciel la poudre et l’aleine A grans estorbeillons levée Et comme broillaz en valée Tot le tornoiement fumer, Et ces chevaliers escumer Souz les hiaumes par grant angoise. Antecriz, que Pluto angoise D’asembler et de fere d'armes, L’escu a pris par les enarmes

2905

2910

2915

2920

Et broche contre Michiel l'ange,

Et l’escu comme |. drap de lange Li a troé a cele enpeinte

Et la lance a déabliaus peinte Qui au ferir esclate et froisse ;

2925

Et Michiel par si grant angoisse La lance en mi l’escu li plante, Qu'il li fet l’une et l’autre plante Par force saillir des estriers ; Mes fors fu li arçons derriers, Si qu’il n’esclate ne n’esloisse. Son cop estort, sa lance froisse, Ou avoit peint meint angelot. Michiel, qui pas ne chancelot, S’est plungiez entre ceus dela Et si tres radement ala Por eus leidir et domagier,

2930

2935

127

qui, tout aussitôt, parcourut plus d’un arpent de pré fauché. Ce cheval qui valait un muid d’or soulevait la poussiére dans le vent. La vous auriez entendu résonner nombre de cors, de trompes et de trompettes d’airain ; vous auriez vu le vent s'élever en tourbillonnant, le tournoi entier exhaler de la fumée comme le brouillard dans le fond d’une vallée, et tous les chevaliers suer de fatigue sous leurs heaumes. L’Antéchrist, pressé par Pluton de prendre les armes et de combattre, saisit son écu par les courroies et donne des éperons en direction de l’archange Michel. Lors de cette charge, il troue son écu comme un étoffe de laine, et sa lance décorée de diablotins éclate et se brise sous le choc. Alors Michel lui plante sa lance en plein l’écu avec une telle violence qu’il lui fait sortir de force les deux pieds des étriers. Mais l’arçon, solide derrière le cavalier, ne se fend ni ne se tord. En la retirant, Michel brise sa lance peinte de nombreux angelots. Sans vaciller, il plonge parmi ses adversaires et fonce sur eux avec une telle impétuosité, pour leur infliger blessures et pertes,

LI TORNOIEMENZ ANTECRIT

ro

C'ausi les a fet desrengier Et departir a granz tropeaus Com

li esperviers estorneaus,

Et retorne le branc nu tret. Sus le hiaume a elles protret Le fiert Antecriz abandon, Et Michiel fiert li de randon Sor le hiaume du branc molu, Si c’au ferir li a tolu Et camaheu et crapoudines. As fors espées acerines Fierent com fevre sus enclume, Si que du fer li feus alume Et en vole meinte estencele. Michiel li fent et escartele

2945

2950

Le hiaume agu de chief en chief Et Michiel rest a grant meschief,

Car le hiaume a eles portret

2955

Li a si estroué et fret,

Que les elles en fet voler. Par tens convenist afoler Ou fiancier ou l’un ou l’autre, Mes d’ambes pars lance sor fautre

côtés à la fois, la lance sur le feutre, 2960

cerclant!!8, tandis que lui, plus solide 2965

Mes trop a soufert longuement.

118.

chacun arriva pour porter secours à son

seigneur. Il fallait voir accourir les vertus, pour capturer l’Antéchrist en |’en-

Et il plus fors que nule tour

Ja fust li rois du firmament Venuz a S.Michiel edier, Mes ja avoit fet fiancier

mais il se trouve lui-même en difficulté, car l’autre lui a tellement percé et rompu le heaume orné d'ailes que celles-ci en sont arrachées. L'un des deux aurait bientôt dû s'écrouler ou se rendre, mais, des deux

Vient chascuns son seignor secorre. Lors veissiez vertuz acorre Por prendre Antecrit tot entor, Est si es arcons afichiez, Com s’il i fust nez ou fichiez,

qu'il rompt les rangs et les disperse, comme des volées d’étourneaux à la vue d’un épervier. Ensuite, il s'en retourne, l'épée nue. L’Antéchrist frappe Michel sans retenue sur son heaume orné d'ailes, et Michel à son tour frappe violemment l’Antéchrist sur son heaume, de son épée aiguisée, de sorte que, sous le choc, il lui en ôte à la fois le camée et les crapaudines... De leurs solides épées en acier, ils frappent comme un forgeron sur son enclume, si bien que du fer sort du feu et qu'une étincelle en jaillit. Michel lui fend et lui lacère le heaume pointu de part en part,

2970

qu'aucune tour, s'était campé entre ses arçons, comme s'il y était né ou y avait

été planté ! Cependant, il avait résisté trop longtemps... Le Roi du firmament serait aussitôt venu assister saint Michel si ce dernier n'avait déjà fait promettre à l'Antéchrist qu'il serait son prisonnier! 19,

« Les manœuvres (du tournoi) sont les mêmes que les tactiques de la guerre ; par exemple celle de l'encerclement qui consiste à enclore un adversaire en le prenant des deux côtés à la forclose (traverse). Elle était licite pour desclore un compagnon encerclé » (Marie-Luce Chénerie, op. cit. D 439)

119.

« Le vainqueur prenait la foi du prisonnier, qui par sa fiance (...) s'engageait à se retirer du combat et à (payer) une raçon discrétionnaire » (Marie-Luce Chénerie, op. cit., p. 345).

128

ee ee ee

Michiel a Antecrit prison Et a mis le frein abandon Et lesse corre a ceus dela Et si tres radement ala Com la foudre du ciel descent, Si qu’en son venir plus de cent A fet reverser jusqu’as lices. Lors veissiez vertuz et vices Ferir ensemble pelle melle : Si menuement comme grelle Fierent vertuz sanz arester. Ne cesserent de tampester Et de chacier et de ferir,

Tant que desesperez fuir Les firent en Desesperance.

2971

2975

2980

et lâché les rênes de son cheval pour fondre sur ses adversaires aussi rapidement que la foudre lorsqu’elle s’abat du ciel. Dans son élan, il envoya valser plus de cent hommes contre les lices. Il fallait voir les vertus et les vices frapper tous ensemble dans la plus grande confusion ! Les vertus frappaient sans relâche, dru comme grêle. Elles ne cessèrent de tourmenter, de poursuivre et de frapper les vices, tant et si bien désespérés, vers Désespérance.

2985

Joyeux, le Roi du firmament regagne alors Espérance. C’est la fin du tournoi, dont la dispersion qui vient ensuite est

pourtant plus agréable!2!, 2990

Li soleus, qui clarté donot, Lessiée l’eure de nonne ot Et par le firmament ala, Tant que par le pui avala

De vespres el val d’occident, Quant li sires du firmament Qui désarmée avoit la face, Ençois qu’il partist de la place, Rafael mande, qu’il se praigne Des navrez garde, et qu’il restraigne Confession et penitance ; Et Rafael qui pas ne tance, Ainz obeist au premier mot

HUON end DE clae MERY a eed

qu'elles les contraignirent à s’enfuir!20,

Lors s’en retorne a Esperance Joianz li rois du firmament.

C'est la fin du tornoiement, Dont li depars qui vient apres Est plus delitables ades.

ee

2995

Le soleil, qui répandait sa clarté, avait

dépassé quinze heures, et parcourant le firmament, il descendait le col de vépres vers le val du couchant, quand le Seigneur du firmament, qui s'était débarrassé de ses armes, ordonna a Raphaél, avant de s’en aller, de prendre soin des

blessés et de retenir avec soi Confession et Pénitence. Et Raphaél, qui obéit aussitôt et sans un murmure, 3000

120.

« Ferir », donné par Georg Wimmer, pourrait faire sens, car soi ferir signifie « se jeter en un lieu ». Toutefois, la rime du même au même exclut cette proposition, à laquelle nous préférons donc celle

121.

C'est ici le point de vue du narrateur qui s'exprime. Pour lui en effet, la fin du tournoi est synonyme d’un certain répit, voire du salut.

de Margaret O. Bender : « fuir ».

129

LI TORNOIEMENZ

ANTECRIT

Les navrez, qui de cuer amot, Gari par la vertu celestre,

3004

Et a largesce sa mein destre Rendi par si bel maéstire,

Qu'il n'est hons nez, qui séust dire Laquel mein l'en li ot coupée, 3010 Que si la li a bien soudée, Qu'il n’i pert costure ne point. Mes je dout trop, qu’en si bon point Ne soit james com el seut estre,

Mes l'en tient a si tres bon mestre Rafael, qui la loi devine

Apele la dieu medecine, Que je croi, que quantqu’il afete Reçoit sancté bone et parfete, Car dex, qui euvre par sa mein, De mort fet vif, de l’enfer sein Com cil qui tot de noient fist ;

3015

Es lermes de componcion, Qui sont plus ameres que suie ; Et penitance les essuie Au drap de satisfacion. Lors me semont contricion

122.

y distinguer aucun point de suture. Mais je crains fort qu’elle ne soit plus jamais en aussi bonne santé qu’auparavant. Toutefois, on considère

Raphaël — que la divine Écriture appelle « médecine de Dieu »!** - comme un tel expert qu’a mon avis, tous ceux qu’il soigne recouvrent une santé parfaite. En qui œuvre

par son

entre-

mise, rend vivant le mort et sain l’in3020

3025

S’aide et de plaies tenter, Car volentiers i met s’entente.

Totes les plaies qu’ele tente Leve S. confession

pouvait

effet, Dieu,

Et Rafael tant s’entremist,

Qu'il gari toz les afolez Et suscita les decolez Et les navrez feruz de vices. Confession autres devices Ne quiert, que de li presenter

guérit, par son pouvoir céleste, les blessés qu’il aimait de toute son âme. Puis il rendit sa main droite à Générosité, avec tant d’art que personne n'aurait pu dire quelle main on lui avait coupée. Il la lui recousit si parfaitement qu'on ne

3030

3035

Le nom de Rapahél signifie « Dieu guérit »

130

firme, de même qu’il a créé le Tout a partir du Néant. Raphaël se donne tant de mal qu’il guérit tous les estropiés et ressuscite les hommes décapités, ainsi que les blessés qui ont été frappés par les vices. Confession ne demande pas mieux que de lui offrir son aide et d’ausculter les plaies : c'est bien volontiers qu’elle s'y attelle. Sainte-Confession lave toutes les plaies qu'elle ausculte dans les larmes de Componction, plus améres que la suie. Ensuite, Pénitence les essuie avec un tissu de Satisfaction.

HUON DE MERY NU

am

Que j'alasse parler au mire Qui totes les plaies remire Desqu’en avoie aësement ; Lors alai a li bonement Et en plorant criai merci Et li dis : « Mestre, je vien ci, Que je sui trop en mauves point, Car Venus de son dart m'a point Et Cupido si tres parfont, Que se cil mire ne me sont, Qui m'ont le dart el cuer planté,

3037

3040

3045

— Professeur, je Viens vous trouver, parce que je suis bien mal en point. Vénus et Cupidon m'ont piqué si pro-

fondément avec

Ja n'aurai joie ne santé. »

ceux-là

Li mestres, qui tot mot a mot

Molt doucement escouté m'ot, Me respondi enellepas :

C'est alors que Contrition m’exhorta à aller parler au médecin qui soigne toutes les plaies, puisque j’en avais la possibilité. J'allai donc le trouver humblement, lui demandant grâce en pleurant, et je lui dis :

mêmes

leur aiguillon que si qui m'ont

planté cet

aiguillon dans le cœur ne m'en guéris3050

sent pas, jamais plus je ne connaitrai la joie ni la santé.

« Amis, ne vos esmaiez pas,

Mes alez a confession Et gardez, que devocion Vos maint a li, car molt l’a chiere, Si vos fera plus bele chiere E plus volentiers vos garra Et a vos plaies vos querra

3055

— Mon

|. oignement douz et tempré,

Qu’el’a confit et destempré Des lermes de componcion ;

3060

S'avoir poez ceste oncion,

Gariz serez en |. moment ; Et sachiez bien, que autrement Ne porrez avoir medecine

Le professeur, qui, très gentiment, avait écouté chacune de mes paroles, me répondit sur-le-champ :

3065

Ne par herbe, ne par racine,

Car si parfont enracinez Est li maus, que desracinez N'ert ja, fors par confession. »

131

ami, ne vous

inquiétez

pas,

allez plutôt trouver Confession ; tâchez que Dévotion vous mène jusqu’à elle, car elle l'estime beaucoup. Ainsi, c’est de meilleur gré qu’elle vous accueillera, vous gardera auprès d’elle et appliquera sur Vos plaies une douce pommade tempérée qu’elle a concoctée, puis bien mélangée à des larmes de Componction. Si vous pouvez bénéficier de cette pommade, vous serez guéri en un instant. Et sachez bien que vous ne pourrez trouver d’autre remède — herbe ou racine — à votre mal, car il est si profondément enraciné qu'il ne pourra jamais être extirpé, sauf par Confession.

LI TORNOIEMENZ ANTECRIT

Lors me semont conponcion Et devocion sa cosine, Que j'alasse querre mecine, Si com li mestre m’ensaigna, Et mes cuers fere ne daigna Au conseil querre demorée :

3070

3075

La ot meinte lerme plorée,

Dont ma dame confession Une merveilleuse oncion Me fist et tant s’umelia, Qu’ele meïme me lia Sus mes plaies molt doucement Icel glorieus oignement En une bende lée et blanche Qui estoit fete d’une manche De la chemise penitance.

3080

bande blanche, faite dans une manche 3085

Je supportai patiemment tout ce que la noble dame voulut me faire. Et lorsque sentis que je m'étais bien confessé,

Quant que la dame me volt fere. Liéement me mis el repere, Quant je me senti bien confes

Dont j’avoie le col chargié, M'a confession deschargié. Lors m'en reving au pont de fust, Ou cuidai, que Braz-de-fer fust, Que je tot seul i oi lessié. Mes je le vi tot eslessié, Desperé en Desesperance

je pris gaiement 3090

le chemin

du retour,

soulagé par Confession du fardeau qui pesait auparavant sur mes épaules. Je retournai alors au pont de bois, où je m'imaginais trouver Bras-de-Fer que

3095

Entrer, c'onques puis m’acointance

N’ama, desque deuocion Me mena a confession Et penitance la miresse.

On versa là maintes larmes avec lesquelles ma noble dame Confession me fit une merveilleuse pommade. Elle fut même assez bonne pour appliquer sur mes plaies, de sa propre main et avec une grande douceur, cette pommade pleine de gloire étalée sur une large de la chemise de Pénitence.

Je soufri tout en pacience,

Et legierement, car mon fes,

Alors, Componction, et Dévotion sa cousine, me conseillèrent d'aller me faire soigner comme le Professeur me l'avait recommandé. Mon cœur ne se fit pas prier et obéit aussitôt à ce conseil.

3100

Parmi une sauchoie espesse

132

j'y avais laissé seul. Mais je le vis entrer à toute allure dans Désespérance, désespéré. Jamais plus il n’apprécia ma compagnie, après que Dévotion m'eut conduit auprès de Confession et de Pénitence la doctoresse.

mm

M'en ving tot droit a Esperance.

Fort est la cité sanz doutance Et siet en trop bele véue. Onques tele ne fu vêue, Car elle est trop bele a devise. Ezechiel, qui la devise, Dit, qu’elle a devers orient Trois portes et vers occident Autant, et par verté vos di, Qu’autant en a devers medi Et tot autant par devers bise. N’erent par feit de pierre bise Li mur, dont elle estoit fermée, Car elle estoit close et pavée

3110

A travers une épaisse forêt de saules, je me rendis tout droit a Espérance. Cette cité est vraiment puissante et bien belle à contempler. Jamais on n’en vit de semblable, car sa beauté est un véritable plaisir. Ezéchiel, lorsqu'il la décrit, affirme qu'elle a trois portes du côté de ‘orient et autant du côté de l'occident ;

3115

— qu'elle en a autant du côté du midi et tout autant du côté où souffle la bise. Ses murs d'enceinte n'étaient pas de pierre grise, car elle était entièrement

et moi je vous affirme — et c'est la vérité

entourée et pavée de pierres précieuses.

De pierres precieuses tote. Et sachiez bien sanz nul doute,

Que li ange guetent toz jors La cité de nuis et de jours. Ce ne tienge nus a merveille, Et se nus est, qui s'en merveille, Le proffete Ezechiel lise, Qui si cointement la deuise, Qu’apres son devis n’i os meitre Ne mot ne sileibe ne leitre. Mes itant di a la parsome, Qu’Ezechiel la cité nomme

Et soyez bien certains que les anges veillent sur cette cité nuit et jour. 3120

3125

Jherusalem et Esperance.

Mes qui set la senefiance De la monjoie de parvis Il doit bien savoir, ce m'est vis, Que monjoie est li nons espres De droite vision de pes Qui Jherusalem senefie.

HUONNIDE MERY EE

3130

3135

133

Ceci ne me surprend pas du tout, mais s’il est quelqu'un qui s'en étonne, qu'il lise le prophète Ezéchiel. II la décrit si parfaitement que je n'ose ajouter à sa description un mot, une syllabe, une lettre. Maintenant pourtant, je dirai pour conclure qu’Ezéchiel nomme cette cité Jérusalem et Espérance. Et celui qui connaît la signification de la Merveille du Paradis doit bien savoir aussi, à mon avis, que « Merveille » est l’appellation consacrée de la béate vision de paix que signifie Jérusalem.

LI TORNOIEMENZ ANTECRIT

Par dedevers la praarie Me mis (en) mi (la) mestre rue. Chascuns ses bras au col me rue Et me font merveilleuse joie. Cele nuit jui a la monjoie De parvis, a l'ostel largesce, Huis a huis de l'ostel proeice. En unes sales lambroissiées En Il. chaéres deboissiées Sirent largesce et cortoisie :

3136

3140

3145

Par amours et par compaignie

A |. ostel ensemble vindrent. Robes, qui trop bien lor avindrent, Orent d’un vermeil siglaton A botonnez qui de laiton N’erent pas, mes d’or et d’argent ; Furent cosues bel et gent Et estoient d'une façon.

3150

Quant l’en ot fet l’eve corner ; Que largesce avoit fet crier, Que trestuit a son ostel vieignent, Ou que de li leur gages preignent Tuit cil qui ne porront venir, Car ele veut ostel tenir, Tout le plus bel de la cité. Li baron, qui furent cité, Vindrent a grant procession.

n'étaient pas en Cuivre, mais en or et en

3155

Il n'est pas nécessaire de rappeler à votre souvenir les mets qu’on servit à la cour, ni le peuple qui y accourut quand on eut fait annoncer l’arrivée de 3160

3165

La veille d’une ascension, En esté, a |. merquedi, Fu la feste que je vos di,

123.

Dans une salle lambrissée, Générosité et Noblesse étaient assises sur deux trônes de bois sculpté. Par amitié, et pour se tenir compagnie, elles étaient descendues chez le même hôte. Elles portaient des robes seyantes en étoffe vermeille et ornées de boutons qui argent. Ces robes avaient été réalisées avec beaucoup de goût et étaient de confection identique.

N’est pas mestiers, que nos façon

Mencion des mes de la court, Ne du pueple, qui i acourt,

Apres avoir traversé la prairie, je mar-

chai au milieu de la grand-rue. Tous m'embrassèrent avec chaleur et me firent un accueil extraordinaire. Cette nuit-là, je dormis dans la Merveille du Paradis, chez Générosité, la voisine de porte de Vaillance.

l'eau, Générosité avait fait proclamer officiellement que tous devaient venir chez elle, et que ceux qui ne pourraient pas s’y rendre ne devaient plus se considérer comme engagés envers elle. En effet, elle voulait avoir le train de maison le plus somptueux de toute la cité. Les barons qui avaient été convoqués arrivèrent en grande procession. C’est la veille d’un jour d’Ascension, un mercredi de printemps, qu’eut lieu la fête dont je vous parle.

L'on faisait « sonner l’eau » pour que les convives allassent se laver les mains avant de passer à table. C'était le signal du début des festivités.

134

a

Qui molt fu noblement servie, Car largesce s’estoit garnie De quant que pot de bien trover En air et en terre et en mer Et en estans et en riviere. Des chevaliers portanz baniere, Qui i furent, quanz en i ot, Ne porroie sans grant riot Aconter en nule maniere. Largesce sist tote premiere Au large dois la sus amont

El plus lé palès, qu’en cest mont Onques mes largesce veist,

oe

3169

3175

3180

Car largement i asseist

X.M. chevaliers ensamble. Juste largesce, ce me semble, Sist cortoisie la cortoise, Qui devant li, a une toise Du chief du dois, me fist soër, Por ce, que me voloit voër Et honorer sor tote rien. Apres itant vos di-ge bien, Qui’a grant largesce et a grant joie Des viandes de la monjoie Fu largesce a sa court servie Par les deciples courtoisie, Qui bien se sorent acesmer

3185

3190

3195

De dras, qui vindrent d’outre mer,

Si qu’il sont bel sor totes choses Et servent en chapiaus de roses, Que tuit cortois pueent porter. Bien parut as mes aporter, Qu'il servirent courtoisement

3200

135

HUON DE MERY

On y fut servi très magnifiquement, car Générosité avait fait provision de tout ce qu'elle avait pu trouver de bon dans les airs, sur terre, dans la mer, les étangs, les rivières. Je ne pourrais pas énumérer sans peine les chevaliers qui portaient une bannière, tant ils étaient nombreux. Générosité se tenait à la place d’honneur à la grande table de là-haut, à l’intérieur du palais le plus vaste qu’elle eût jamais vu en ce monde — puisqu'elle aurait pu y accueillir sans contrainte plus de dix mille chevaliers a la fois. Tout près de Générosité, à ce qu’il me sembla, se tenait Noblesse, noble dame qui me fit asseoir en face d’elle, à deux mètres du bout de la grande table, parce qu'elle tenait à me voir et à m’honorer plus que quiconque. Je vous affirme que les disciples de Noblesse servirent à Générosité et à sa cour tout entière les aliments de la Merveille, en abondance et dans la joie. Ces disciples avaient su se parer si joliment d'étoffes provenant d'outre-mer que leur beauté n'avait pas d’égale. En outre, ils servaient la tête ceinte de couronnes de roses — tous les êtres nobles de cœur peuvent en porter de semblables. On put admirer, quand ils apportèrent les plats, avec quelle noblesse

LI TORNOIEMENZ ANTECRIT

De dignes mes molt dignement Dignes de si digne disner. A disner si digne disner Ne se doit nus, se seint et digne Ne se sent, dignement si digne, Qui la concience digne a. Ainsi dignement se digna S’. Jehan, que li rois benignes Semont au disner, dont ert dignes. Ja voleit l'en lever les tables,

3202

3205

3210

Quant Gabriel, li connestables Le roi, vint laiens en present, Qui a presenté |. present

Du pein le roi au dois amont ; Mes c’est li plus biaus peins du mont, Si blans, si fres, si precieus, Que desiranz et envieus Sui encor de tel pein avoir, Car l’en n’en puet por nul avoir Trover une denrée a vendre. C’est la manne, que dex descendre Fist por sa gent rasazier. Nus por besant ne por denier N’en a point, car li rois le donne Si largement, qu'il l'abandone As soens, mes cil qui dignement

3215

3220

Nel prent, reçoit son dannement, Car cil pains est li pains de vie, Li pains as anges, dont servie Est lour table voire toz dis. N'ont autre mes en paradis

Fors un qui est de riche atour : La vision lor criatour,

124.

et quelle dignité ils servirent des mets dignes d’un si digne dîner. Nul ne doit prendre part à un diner si digne s’il ne se sent saint et digne, mais qu’il y dine dignement si sa conscience l'en rend digne. Saint Jean dîna avec cette dignité quand le Roi plein de bonté l'invita au diner'*4 dont il était digne. On allait déjà débarrasser les tables lorsque Gabriel, le connétable du Roi, vint en personne nous offrir du pain du Roi des cieux de la table d'honneur. C'est le plus beau pain du monde, si blanc, si frais, si estimable, que j'éprouve aujourd’hui encore le vif désir de manger de ce pain, qu'on ne peut acheter même à prix d'or. C'était la manne que Dieu fit descendre dans le désert pour combler son peuple. Pour s'en procurer, ni besants ni deniers ne servent à rien ; le roi le donne si généreusement qu'il laisse ses amis en disposer sans restriction. En revanche, celui qui le reçoit sans en être digne y trouve sa damnation, car ce pain est le Pain de Vie, le pain des anges, celui qu'on sert chaque jour à leur table, croyez-m’en. Au Paradis, ils n’ont pas d'autre nourriture, si ce n’est un mets de grande qualité, la contemplation de leur Créateur.

Allusion probable à | Cor. XI, 28-29. II s'agit de l’Eucharistie.

136

a

Qui si les pest et rasazie Qu’avoir ne veulent autre vie, N’autre viande, n’autre mes. En la manne ot riche entremes, Car a court en vient poi de tiex ; En blanches toailles d’autiex L’aporterrent dui angelot. Gabriel, qui presenté l'ot, N'ert pas encor hors de la porte, Quant I. autres vint, qui aporte ll. vesseax d’or tot pleins de vin, Qui fu pris el celier devin ; Mes tant par est clers et devins,

3235

3240

3245

Li vins le roi, li rois des vins,

Qui crut en la devine couche, Qui fet bon cuer et bone bouche, Car c'est |. vins vermeuz,

3250

rosez ;

A la court deu n'est si osez Nus, tant par soit foibles ne fors, Qui en boive par nus effors Sanz eve de vive fonteine. Largesce sa cope demeine Me tendi, et je pris la coupe Et bui trestot, - Dex, moie coupe ! Le vin, qui tant est pleins de vie, Que c’estoit une melodie De boivre apres tel pein tel vin,

3255

3260

Si fort, si franc, si fres, si fin,

Si sade, si soëf oulant, Si froit, si cler, si fresillant, Que tuit en fumes enbasmé. O le vin ot l'en presenté De toz les fruiz de paradis,

125.

HUON DE MERY ed eee

Ils en sont tellement comblés et heureux qu'ils ne désirent pas d’autre nourriture, ni d’autres aliments, ni d’autres mets. La manne est un plat somptueux, et on en voit rarement venir de tels à la cour. Deux angelots l’apportèrent dans une blanche nappe d’autel. Gabriel, qui l'avait présentée, n'avait pas encore franchi la porte qu’un autre arriva, apportant deux vases en or, remplis de vin pris dans le cellier divin. I est vraiment limpide et divin, ce vin du Roi, ce roi des vins, qui a fermenté dans la divine cuve, et qui adoucit le cœur et la bouche ; c’est un vin rouge parfumé à la rose. A la cour de Dieu, nul, fort ou faible'?°, n'ose essayer d’en boire sans eau de source. Générosité me tendit sa propre coupe :je la pris et la vidai entièrement — mon Dieu, c'est ma faute ! Ce vin est si plein de vie que c'était un ravissement des sens de boire, après avoir mangé un si bon pain, un vin si fort, si noble, si frais, si pur, si savoureux, d’un si doux parfum, si froid, si limpide et si coloré : nous en fûmes tous pénétrés. Pour accompagner les mets, il y avait de tous les fruits du Paradis,

3265

De nouveau nous corrigeons « parsoit », donné par Georg Wimmer, en « par (particule intensive) + soit ».

197

LI TORNOIEMENZ ANTECRIT

Fors de celi qui mist jadis

3268

Qui mordirent tot a |. mors Ensemble la pome et la mort, Dont leur lignage éusent mort, Se ne fust la veraie vit Qui crut en la vigne Davit, Dont li vins est tant delitables. Atant ont ostées les tables. Au tens serein apres mengier

3270

cep qui poussa dans la vigne de David, dont le vin est si délicieux!?6. 3275

Entrames tuit en |. vergier, Et ert as murs et as Carneaus,

126.

pomme et la mort — ce dont leur descendance serait morte, n’edt été le vrai

Qui trop estoit floriz et beaus Clos /e plus richement du monde. Aubespins ot a la roonde Si durement floriz, que gié Cuidai bien, qu'il 6ust negié Por la blanchor qui m’esbloi Si, qu'a poi ne m'esvenoï L’oudor des flours de l’aubespin ; Qu'il n’a souz ciel lorier ne pin Si bon, tant com la flor novele Nos renovele la novele Du tens novel. Li oiseillon, Chascuns dedans son paveillon, Que dex li a fet et tendu, Chante et vergier col estendu, Et li rousignous ça et ci Crie : « Fui ! Fui ! — Oci ! Oci! » Si que sa menace tormente Tout le vergier. — Au pié d'une ente S'asist largesce et eranment M'apela et enquist, comment

sauf de celui qui en fit autrefois chasser Adam et Eve, qui ensemble mordirent la

Eve et Adan de parvis hors,

3280

Au soir, après le repas, nous entrames

tous dans un superbe verger tout en fleur, somptueusement entouré de murs crénelés. Il y avait à la ronde des aubépines tellement fleuries qu'à cause de leur blancheur qui m’éblouissait, je m'imaginai pour ma part qu’il avait neigé. Au parfum des aubépines je faillis m'évanouir. En effet, il n’est sur cette terre ni

3285

laurier ni pin qui sente aussi bon pendant la floraison de l’aubépine qui nous annonce l’arrivée du printemps. Les oisillons, chacun à l’intérieur de la tente que Dieu lui a faite et tendue,

3290

3295

chantent à gorge déployée dans le verger, et le rossignol s’écrie çà et là « fuis ! fuis ! tue ! tue ! », à tel point que tout le verger est troublé par son chant de menace. Générosité s’assit au pied d'un jeune arbre et m’appela aussitôt : elle voulait savoir comment

3300

Cf. notre guide des références bibliques.

138

a

J'estoie venuz a sa court ; Courtoisie me tint si court, Que li contasse m’aventure, Et je lour contai a droiture Sans mentir au mien escient Le dit. Molt s’en rist bonement Courtoisie et grant joie en fist. Largesce si forment s’en rist Et tuit et totes firent joie, Si que par tote la monjoie Fu oie cele risée. Tantost largesce la loée Par Large-mein son boutelier Fist |. ferré destravaillier Tout plein d’anour, rosé de gloire : Onour béumes, c’est la voire, Autant ou plus, sanz autre conte, Com l’en avoit béu de honte Le jor devant chies Antecrit ; Large-mains, sans meitre en escrit, L’aporte d’une froide roche. A itant entailliez la broche, C’onques mes si riches ferrez Ne fu en celier enserrez, Car c’estoit li miexdres du mont. Devant le roi la sus amont En fist largesce presenter. Lors veissiez honour porter As bacheliers et as barons. Tant en a fet presenz et dons

3301

3305

3310

HUON DE MERY eee

j'étais venu jusqu’à sa cour. Noblesse me pressa tellement de lui raconter mon aventure que je le fis en toute franchise. Je la leur exposai sans détour et sans mensonge — sur ma conscience. Cela fit beaucoup rire Noblesse et elle en conçut une vive joie. Générosité en rit si fort, et tous et toutes en conçurent une telle joie, qu’on entendit cet éclat de rire dans toute la Merveille. Aussitôt la célèbre Générosité fit sortir un tonneau ferré, plein d'honneur et rosé de gloire, par Mains-Généreuses, son

3315

3320

bouteiller. En vérité, nous bûmes autant d'honneur (et même plus, sans compter) qu'il avait été bu de honte la veille chez l’Antéchrist. Mains-Généreuses, sans remplir d’ardoise, l’apportait d’un frais souterrain. || plantait la broche dans le tonneau. Jamais tonneau aussi précieux

n'avait été rangé dans une cave ; c'était le meilleur du monde entier. Générosité 3325

3330

Largesce, que toz les enteste : Ce fu li congiéz de la feste. Chascuns a son ostel ala,

189

en fit offrir au Roi des cieux. Il fallait voir, alors, porter cet honneur aux jeunes gens et aux courtisans ! Générosité en fut si prodigue qu’il leur monta a tous a la téte. Ce fut la fin de la féte et chacun regagna son logis.

LI TORNOIEMENZ ANTECRIT

Et je cele nuit remes la Chies largesce et fui bien serviz. Volentiers escouta mes diz Cortoisie ma dame chiere. La disme de !a bele chiere, Qui me fu en la vile feite, Ne sera ja par moi retrete, Car n’en porroie estre créuz.

3334

Noblesse, ma noble dame bien-aimée, écouta volontiers mes propos. Jamais je

3340

Et li autre de verité, Qui ne savoit rien espargnier ; A l'autre oïssiez ensaignier L'ostel pes, la suer amistié ; Et li autres l’ostel pitié A touz les esgarez ensaigne ; Et as autres la blanche ensaigne

ne pourrais rapporter ne serait-ce que le dixième du charmant accueil qui me fut réservé dans cette ville : on ne me croirait pas.

Des bons chevaliers esléuz Fu bien la novele séue ; Molt fu proeice porséue Et regardée a grant merveille ; Tote la vile s’en merveille, Et li uns a l’autre la moustre : « C'est cele, qui tua le moustre ! » Et dient, que grant vertu a, Por ce que Cerberon tua. Einsi Ident li |. proeice ; Li autre parlent de largesce, Qui a tot son gaaing donné Et a le soen abandoné, Si qu’el menjue a porte overte ; Li autre selonc sa deserte Vont de cortoisie parlant Et de charité la vaillant Et de ma dame humelité,

Pour ma part, je logeai cette nuit-la chez Générosité, où je fus très bien servi.

Les bons chevaliers distingués avaient appris la nouvelle ; Vaillance fut très 3345

entourée, et considérée avec beaucoup

d’étonnement. Toute la ville s'émerveillait à sa vue et on se la montrait l’un à l’autre en disant : 3350

3355

3360

— C'est elle qui a tué le monstre ! On ajoutait qu’elle était très courageuse d’avoir tué Cerbère. C'est ainsi que les uns faisaient l'éloge de Vaillance, tandis que d’autres parlaient de Générosité qui avait distribué tout son butin, et avait laissé libre accès à son bien au point de manger les portes grandes ouvertes. D'autres encore de parler de Noblesse, de la vaillante Charité et de ma dame Humilité, en raison

de leurs mérites respectifs, tandis que d'autres encore évoquaient Vérité qui ne sait épargner personne. Vous auriez 3365

140

pu entendre indiquer à l’un l'auberge de Paix, la sœur de Piété, à l’autre l’auberge de Pitié, la bonne enseigne pour tous les égarés ; aux autres, sa blanche banderole

a

Moustre l'ostel virginité. Einsi par tote la cité Des chevaliers parolle tienent. Chies le roi molt bel se contienent En son palès la sus amont, Si que por tot l'avoir du mont Ne me tenise d’aler la : Tot seus, que nus 0 moi n’ala, Alai jusqu’a la mestre porte ; Quant cil me vit qui les cles porte Meintenant me dist : « Estez sus ! Beau sire, céanz n'entre nus, S'il n’est molt justes et loiaus. Vos n’estes mie des roiaus, Ne n'avez mie robe oneste ; Quant vos n'avez robe de feste, Comment

3367

3370

Chez le Roi, dans son palais là-haut

3375

dans les cieux, tous se comportaient avec tant d'élégance que, pour tout l'or du monde, je n’aurais pu me retenir d'y aller. Tout seul, puisque personne ne m'accompagnait, je marchai jusqu’à la porte d'entrée. Quand celui qui en détient les clés!2?7 me vit, il me cria immédiatement :

3380

— Ne bougez plus! Cher monsieur, personne

Quant je vi, que c’estoit noienz 3385

3390

ne pénètre en ces lieux s’il n'est pas parfaitement honnête et fidèle. Vous ne faites assurément pas partie des proches du Roi, et vous n'avez pas non plus d’habit convenable. Comment avez-vous pu venir jusqu'ici sans habit de fête ?

Quand je vis qu'il était vain d'espérer rester là, tout piteux je sortis rapidement de l’enceinte, car je n'avais pas d’autre ressource. Puis je m'en retournai à mon logis, car jamais je n’en avais connu de

3395

Corna la guete, qui sanz faille Le sot prendre si bien a point, Qu'il en paroit si poi, que point Ne paroit, qu’il n’aparcéust,

127.

signalait l'auberge de Virginité. On parlait ainsi des chevaliers à travers toute la cité.

entrastes vos céanz ? »

Et que n'i demorroie pas, Molt vergondeus enellepas Du baille issi, qu’il n’i ot el, Et m'en reving a mon ostel, C’onques meillor ostel ne vi. Chies largesce fumes servi De plus que il ne nos convint. La nuit ala et li jors vint Pour enluminer tot le mont, Qu'en la tour du chastel amont, En estives de Cornoueille

HUON DE MERY UNDE MERY

meilleur que celui de Générosité, où l’on nous servait bien au-delà de nos besoins. La nuit partit et le jour arriva pour illuminer le monde entier jusque dans le donjon du château fort tout là-haut. La sentinelle souffla dans une cornemuse et sut si bien surprendre le point du jour que c’est à peine si l’on voyait le jour, invisible

Périphrase qui désigne saint Pierre. Michel Pastoureau indique que cette figuration de saint Pierre comme le portier du Paradis est très ancienne. Elle existait dès le VE siècle de l’ère chrétienne, et peut-être même plus tôt (Michel Pastoureau, Couleurs, images et symboles, p. 106).

141

LI TORNOIEMENZ ANTECRIT

Ainz que Febus aparéust Qui estaint totes les estoilles. Verité veraies novelles D’Antecrit el palés conta, Et dient tuit, que grant honte a Feite au roi et a sa court : A itant la parole court Jusqu’au seignor du firmament,

3400

3405

Qu’Antecriz qui volentiers ment,

Qui ot fianciée prison, Par orgueil et par mesprison Avoit mentie sa fiance, Et que il de Desesperance S'estoit emblez a mie nuit. Et traïson, qui le conduit, L’a ja mis el chemin ferré D’enfer, et ont ja tant erré Le chemin que Raoul descrit, Que ja sont les genz Antecrit A une jornée d’enfer, Que du réaume Mulciber Ont ja pasé les ponz estroiz

3410

hison, qui le guide, l’a déjà mis sur la grand-route d’Enfer. Les compagnons de 3415

3420

En la cité de Foi-mentie Les a fet par paour embatre, Et ont fet chauciées abatre Et touz les ponz ont abatuz,

l’Antéchrist

ont déjà tant avancé

sur

cette route décrite par Raoul!?8 qu'ils ne sont plus qu’à une journée de marche d’Enfer : ils ont déjà franchi les ponts étroits et tous les goulets infernaux de Mulciber. Trahison qui les conduit, d’effroi les a fait se précipiter dans la cité de Promesse-Trahie. Ils ont fait détruire toutes les rues et tous les ponts, dans cette ville où ils se sont réfugiés. C'est là qu'ils résisteront si quelqu'un ose s'attaquer à eux ». Quand il entendit cela, le Roi du fir-

De la vile, ou sont abatuz,

mament 3430

Quant ot li rois du firmament,

Touz les barons a parlement

128.

Vérité donna de vraies nouvelles de l'Antéchrist dans le palais et tous déclarèrent qu’il avait fait un grand affront au Roi et à Sa cour. Une rumeur se répandit alors et parvint jusqu’au Seigneur du firmament : « l’Antéchrist qui aime à mentir, et qui Lui avait pourtant juré de rester en prison, plein d’orgueil et de présomption, a trahi son serment. Il s'est enfui de Désespérance, à minuit. Et Tra-

Et touz les infernaus destroiz, Et que traïson, qui les guie,

Et la vodront contre tenir, Se nus ose seur eus venir.

avant l'apparition de Phébus, qui éteint toutes les étoiles.

Tout au long de son Songe d’Enfer.

142

réunit tous ses courtisans

ON

En son grant palés asembla. Sapience, ce me sembla,

dans son palais pour tenir conseil. Ce

fut, me

semble-t-il, Sagesse, aux maniéres exquises, qui donna son avis la première, en s’exprimant fort bien :

Qui molt est de plesant maniere, Son avis dist tote premiere Et bel et gentement parla : « Sire, se vos alez par la : Par ou Antecriz est alez, Vos n'aurez, ou en devalez Touz les destroiz de Foi-mentie, Et je ne sai nule partie, Par ou nus hons mortiex i aille, Et Foi-mentie est de vitaille Et de chevaliers si garnie, Que nus prince, qui soit en vie, N’a poeir de li afamer, Car el’est close de la mer D’une part, et d’autre partie De riviere portant navie, Si qu’engins n’i puet avenir, Ne nus n'i puet siege tenir A meins de II. leues entour, N'il n’i a torrelle ne tour, Que Mulciber n’eit machonnée De tuille o ciment destrempée, Cuite en la fornese d'enfer. Vulcanus les portes d'enfer En sa forge toutes forja, Qui son ostel et sa forge a Pres du goufre de satrenie El grant chemin de Foi-mentie Et de mort soubite et d’enfer. Et d’autre part vez-ci iver, Que nus hons ne puet ostoier.

HUON DE MERY DEMERY

3440

— Seigneur, si vous suivez le même chemin que l’Antéchrist, vous n'aurez pas où descendre tous les défilés de Promesse-Trahie,

et je ne connais

aucun

passage par lequel un mortel puisse s’y rendre. En outre, Promesse-Trahie est si 3445

bien pourvue en vivres et en chevaliers qu'aucun prince actuellement en vie ne saurait l’affamer. En effet, d’un côté elle est protégée par la mer et de l’autre par une rivière où navigue une flotte, si bien qu'aucune machine de guerre ne peut

3450

s'en approcher et que personne ne peut l’assiéger à moins de deux lieues de distance.

Par ailleurs, Mulciber

a bâti

toutes les tourelles et toutes les tours en tuile mélangée à du ciment, et cuite 3455

3460

3465

143

dans la fournaise d’Enfer. Vulcain, dont

le logis et la forge se trouvent près du royaume de Satan, sur le long chemin qui passe par Promesse-Trahie, MortViolente et Enfer, a forgé toutes les portes d’Enfer dans sa forge. Enfin, vous savez que l’hiver, aucun être humain ne peut guerroyer.

LI TORNOIEMENZ ANTECRIT

Lessiez Antecrit delaier Tout cest iver a Foi-mentie Et menez vostre baronnie En vostre gloire pardurable ! » Tuit li baron a bien metable Tindrent le conseil sapience. Tuit s'acordent a sa sentence, Et li rois, qui molt het descorde, Sor toz a son conseil s’acorde ; Et providence sa suer mande Et estroitement li commande, Qu’el’aut avant et qu’el porvoie Le bel chemin, la bele voie De paradis, qui molt est droite,

3466

Mes molt par est dure et estroite

3480

Et i a molt de felons pas. Et providence enellepas Le hernois le roi atorna. Atant d’Esperance tourna Li rois du ciel a molt grant joie, Mes al issir de la monjoie M'estoit il vraiement avis, Que c’estoit la gent de parvis, Car trop grant joie demenoient.

3485

Qui oïst, comment tintenoient Li lorein a ces chevaliers, Molt les escoutast volentiers

Et el voër se delitast Et molt volentiers escoutast Ces noveaus chevaliers chanter Et ces menestriex fléuter,

3470

3475

tout s’attarder l’Antéchrist Laissez l'hiver à Promesse-Trahie, et menez Votre suite à cette gloire éternelle qui est la Vôtre.

Tous les nobles considérèrent que les conseils de Sagesse étaient excellents. Tous se rallièrent donc à son jugement, et le Roi, qui abhorre les querelles, s’y rallia à son tour. Il convoqua

alors

sa

sœur

Pré-

voyance, lui ordonna d'aller impérativement en avant pour reconnaître le beau chemin, la belle voie du Paradis, qui est toute droite et cependant extrêmement

ardue et étroite, pleine de passages dangereux. Prévoyance prépara alors rapidement le harnais du cheval du Roi. À ce moment-là, le Roi des cieux s’en alla d’Espérance, comblé de joie. Mais à la sortie de la Merveille, il me sembla vraiment

qu'il s'agissait de toute la suite du Paradis, car ils manifestaient une joie écla3490

tante. Qui aurait entendu comme les harnachements des chevaux de ces chevaliers tintaient, les aurait écoutés avec plaisir

Qui sont cointes et envoisiez,

et aurait également été charmé en les voyant. Il aurait aussi écouté avec grand plaisir les jeunes chevaliers chanter, les ménestrels gracieux et enjoués jouer de

Et souz ces chevaliers proisiez

la flûte, et, montés

3495

renommés,

144

par des chevaliers

el

Henir ces riches palefroiz. Des anges fu granz li effroiz Qui sonnent trompes et areines.

De X. granz leues totes pleines Voit l'en cele procession. Au S.’ jor de l'ascension En l'eir s'en monterent la sus

3505

Chantant : « Sanctus, Sanctus, Sanctus »,

Et vont au ciel eles tendues : Atant entrent parmi les nues La celestial region. A ma dame relegion

3510

Me bailla li rois en conduit, Mes encor ne m'a pas conduit Relegion, ce m'est avis, D’Esperance jusqu’en parvis.

Mes en la fin ai tant erré, Que je sui el chemin ferré De parvis. S'en moi ne remaint,

3515

mène au Paradis. Je prie Vie-Religieuse

3520

De la me merra en parvis,

Se de li servir ne recroi, Si voirement, comme je croi, Que, se bien faz, qu’il m’iert meri.

| meint dex Hugon de Meri, Qui a grant peine a fet cest livre, Car n'osoit pas prendre a delivre Le bel françois a son talent, Car cil qui troverent avant En ont coilli tote l’eslite,

129.

les riches palefrois hennir. Grande fut l'agitation provoquée par les anges qui faisaient sonner trompettes et cuivres. A dix vastes lieues alentour, l'on voyait cette procession. Le jour saint de l’Ascension, ils s’élevérent tout là-haut en chantant «Saint, saint, saint... ! » Ils gagnèrent alors le ciel, les ailes déployées. À ce moment-là, ils entrent par les nuages dans le royaume céleste. Le Roi confia à la noble dame VieReligieuse le soin de me guider, mais Vie-Religieuse, je pense, ne m'a pas encore mené d’Espérance jusqu’au Paradis. Cependant, après avoir tant marché, me voici sur la grand-route qui de me conduire jusque là, si je ne fais pas tout échouer. Elle m’a déjà mené par la main jusqu’en l’église de Saint-

Religion pri, qu’el m'i maint, Qui m'a ja mené par la mein

Jusqu’a l’eglise S.’ Germein Des Prez, lez les murs de Paris ;

HUON DE MERY laa

Germain-des-Prés!??, près des murs de Paris. De là, elle me mènera jusqu’au Paradis si je n’abandonne pas son service — aussi vrai que je crois récompensé si je fais le bien.

3525

être

Que Dieu y mène Huon de Méry, qui a mis toute sa peine à écrire ce livre parce qu’il n’osait pas cueillir comme il le désirait, librement, le beau français. Ceux qui ont écrit avant lui en ont en

3530

effet cueilli le meilleur.

Rattachée à la règle de Benoit de Nursie au VII siècle.

145

LI TORNOIEMENZ ANTECRIT

Pour c'est ceste oevre meins eslite Et plus fu fort a achever. Molt mis grant peine a eschiver Les diz Raol et Crestien, C’onques bouche de crestien Ne dist si bien com il disoient. Mes quant qu’il dirent il prenoient Le bel françois trestot a plein Si com il lor venoit a mein, Si c'apres eus n'ont rien guerpi. Se j'ai trové aucun espi

3532

3535

3540

j'ai trouvé quelque épi après le passage

Apres la mein as mestiviers,

Je l'ai glané molt volentiers.

Voilà pourquoi cette œuvre est de moindre valeur, et elle a été plus pénible à mener à bien. J'ai pris beaucoup de peine pour esquiver les récits de Raoul et de Chrétien, car jamais aucun chrétien n’a parlé aussi bien qu'eux. Mais lorsqu'ils écrivaient, ils empoignaient le français à pleines mains, tel qu'il s’offrait à eux, de sorte qu’ils n'ont rien laissé. Malgré tout, chaque fois que

3544

de ces moissonneurs, je l'ai glané bien volontiers.

Ici se termine christ.

Explicit li tornoiemenz Antecrit.

146

le Tournoi de |’Anté-

INDEX DES NOMS DE PERSONNAGES

Nous indiquons pour chaque nom de personnage ou d’allégorie active le cas sujet, et ses variantes orthographiques le cas échéant. Abominacion (Abomination) : vers 1049, 2528. Abstinance, ou astinance (Abstinence) : vers 1489, 1547, 2237, 2244, 2268. Adan, ou Adam(p) (Adam) : vers 890, 891, 3269.

Aliance (Alliance) : vers 1743, 1811, 1831, 1956, 1971, 1974. Alisandre, ou Alixandre (Alexandre le Grand) : vers 1647, 1806, 2360. Amistié (Piété) : vers 1571, 1930, 2123, 2126, 2133, 3363.

Amours (Amour, le dieu Amour), également appelé « Cupido » (Cupidon, vers 2543, 2547, 2560, 3045) ou « dieus d’amour » (dieu de l’ Amour, vers 1781,

1788) : vers 1742, 1749, 1988, 2551, Anemeistié, 2135.

845, 1056, 1060, 1061, 1062, 1064, 1067, 1070, 1713, 1717, 1738, 1760, 1768, 1770, 1784, 1791, 1794, 1811, 1813, 1832, 1959, 2567, 2595, 2660, 2675, 2682. ou ennemistié, ou inimistié (Inimitié) : vers 699, 828, 913, 2125,

Angoise (Angoisse) : vers 2670, 2674. Anour, ou onour, ou honour (Honneur) : vers 1698, 1879, 3315.

Antecriz (l’Antéchrist), également appelé « li sires de Desesperance » (le seigneur de Désespérance, vers 2036) : titre, et vers 26, 294, 341, 349, 380, 392,

405, 479, 486, 488, 533, 561, 563, 575, 831, 902, 1055, 1217, 1222, 1336, 1457, 2038, 2045, 2084, 2291, 2634, 2904, 2918, 2943, 2963, 2971, 3319, 3403, 3408, 3418, 3439, 3466, explicit. Apercevrance (Discernement) : vers 1917. Apolin (Apollon) : vers 579, 2892. Archedeclin (latin architriclinius, « maitre d’hôtel » ; v. la note) : vers 450.

147

LI TORNOIEMENZ

ANTECHRIT

Argumenz (Idée) : vers 1888, 2858. Argus (Argos) : vers 1911.

Arogance (Arrogance) : vers 669. Aron (Aaron) : vers 1441.

Artus (le roi Arthur) : vers 1978. Atemprance (Modération) : vers 1551.

Aumosne (Aumône) : vers 1929, 1950.

Avarice (Cupidité) : vers 763, 764, 769, 776, 887, 2355, 2381. Avoutire, ou auoltire (Adultére) : vers 1037, 1041, 2521.

Baraz (Boniment) : vers 792, 2152, 2164. Baucenz (Cheval-Pie, le cheval d’Orgueil) : vers 2817.

Beaus dons (Beaux-Dons) : vers 1645. Beauté (Beauté) : vers 1997.

Beles parolles (Beau-Langage) : vers 1827. Belzebuth (Belzébuth) : vers 566. Bobenz (Insolence) : vers 604, 636, 650, 2822, 2829.

Bone Esperance, et bon espoir (Bon-Espoir) : vers 1592, 1720, 2700.

Li bougre (les Bougres, hérétiques ; v. la note) : vers 891, 2776.

Bras-de-Fer (Bras-de-Fer), appelé « li Mors » (le Maure, vers 215, 227, 245, 250, 253, 258, 286) au début de l’aventure : vers 287, 313, 340, 525, 1403,

2611, 3094. Bruns (Brun) : vers 704.

Calogrinaz (Calogrenant) : vers 195. Cerberus, ou Cerberon (Cerbére) : vers 591, 2459, 2470, 2502, 3350.

Chaance (Coup, aux dés en particulier) : vers 927.

Charité (Charité) : vers 1923, 1928, 1932, 1941, 2771, 3358. Chasteé (Chasteté) : vers 1491, 2511, 2554, 2761.

Cherubin (Chérubin) : vers 1333. Cliges (Cligés, héros du roman éponyme de Chrétien de Troyes) : vers 1991,

2343. Cointise, ou cointerie (Coquetterie) : vers 648, 661, 662, 664, 679, 692, 2838,

2840, 2843, 2846.

i 148

SS

mm

HUON DE MERY ©

Componcion (Componction) : vers 1564, 1574, 1630, 3032, 3061, 3070. Conciance (Conscience) : vers 2549. (Bonne-Entente) : vers 697, 710, 1308, 1314, 1958, 2123, 2126,

Concorde 2133.

Confession, ou comfession (Confession) : vers 1490, 1563, 1573, 1576, 3001,

3026, 3031, 3053, 3069, 3077, 3092, 3100. Conseuz (Réflexion) : vers 1879.

Contricion (Contricion) : vers 3036. Corouz, ou corrouz (Colère) : vers 713, 913, 2104, 2107. Cortoisie (Noblesse [de cceur ; v. la note sur la traduction de terme]) : vers 1061, 1066, 1639, 1714, 1721, 1765, 1784, 1790, 1812, 1821, 1823, 1845, 1851, 1861, 1866, 1867, 1975, 1985, 1997, 2290, 2310, 2318, 2324, 2330, 2401; 2430, 3145, 3185, 3194, 3302, 3307, 3337, 3357. Couardie (Poltronnerie) : vers 1176, 1184, 1188, 2452.

Coupe-gorge (l’épée Coupe-Gorge) : vers 944, 953, 2178. Coveitise (Convoitise) : vers 750, 766, 769, 778, 2364. Crestiens de Troies, ou Cretiens (Chrétien de Troyes) : vers 22-23, 103, 2601, 3535. Crestien (les chrétiens) : vers 21, 104, 896, 3536. Crualtez (Cruauté) : vers 770, 912, 941. Cuidier (Prétention) : vers 153.

Cupido (Cupidon) : v. Amours (Amour).

Dacienz (Déce, persécuteur des Chrétiens) : vers 1778.

Dampnemenz (Damnation) : vers 889, 1019. Dangiers (Rébellion) : vers 659. Davit (le roi David) vers 1871, 3274. Debonereté (Bonté) : vers 1593, 1615, 1624, 1837, 2105. Deité (Divinité) : vers 1296.

Delectacion (Délectation) : vers 2663, 2668.

Delices (Délices) : vers 993. Demi ris (Sourire) : vers 1595. Derverie (Folie-Furieuse) : vers 721, 1161, 2112. Desdains (Mépris) : vers 650, 656.

Desesperance (Désespoir) : vers 1676, 2640. Desléauté (Malhonnéteté) : vers 743, 911, 2149, 2159.

149

LI TORNOIEMENZ ANTECHRIT

Desmesure (Démesure) : vers 1001, 1087. Despiz (Hauteur) : vers 650, 2824. Detraction, ou detraccion (Calomnie) : vers 797, 812, 818, 850, 2010.

Devocion (Dévotion) : vers 1629, 3054, 3071, 3099.

Diane (Diane) : vers 2707. Diex, ou Dex (Dieu), également appelé « li costuriers » (le couturier, vers 176), « cil qui fit Adam » (Celui qui créa Adam, vers 890), « li juges » (le Juge, vers 1582), « misires nobles » (mon Trés-Grand Seigneur, vers 616), « li pere de misericorde » (le Pére miséricordieux, vers 1315), « li rois benignes » (le Roi plein de bonté, vers 3209), « li rois celestres » (le Roi des cieux, vers 2390), « lirois de concorde » (le Roi de la bonne-entente, vers 1314), « li rois qui touz les rois coronne » (le Roi qui couronne tous les rois, vers 1435), « li rois » (le Roi, vers 1266, 3213, 3215, 3225, 3248, 3326, 3370, 3405, 3473, 3483), « rois du ciel» (le Roi des cieux, vers 3485), « rois du firmament » (le Roi du firmament, vers 1241, 1318, 2968, 2987, 3431), « rois du paradis » (le Roi du Paradis, vers 1256), « cil sires » (le Seigneur, vers 1278), « sires du firmament » (le Seigneur du firmament, vers 299, 2996, 3407), « sires du mont » (le Seigneur de l’univers, vers 1338) : vers 143, 170, 182, 240, 523, 819, 842, 865, 892, 896, 1052, 1306, 1399, 1416, 1466, 1480, 2440, 2588, 3019, 3222, 3258, 3293, 3526: Discorde, ou Descorde (Discorde) : vers 698, 709, 2124, 2134, 3473. Double chaance (Seconde-chance) : vers 1126.

Double friçon (frissons) : vers 2670. Douz afere (Tendresse) : vers 1759. Douz anemis (Tendre-Ennemi) : vers 1759. Droiz (Droit) : vers 724,725, 726, 727, 736, 756, 759) 2796. Durendart (l’épée Durendal) : vers 952.

Engins (Adresse) : vers 1918. Enviaus (Défi) : vers 1127, 2216. Envie (Envie) : vers 783, 799, 804, 847. Eracles (Héraclius, empereur d’ Orient) : vers 537. Ercules, ou Erculez (Hercule) : vers 581.

Ereisie, ou eresie, ou ereysie (Hérésie) : vers 859, 876, 878, 2769, 2791. Li erege (les hérétiques) : vers 883. Erodes (Hérode le Grand, responsable du Massacre des Innocents) : vers 537, 1779.

150

DE MERY enHUON À

EE

Esperance (Espérance) : vers 1675, 1678, 2618, 2696. Eve (Eve) : vers 3269. Ezechiel (Ezéchiel, le prophète) : vers 3108, 3123, 3128.

Faintié (Dissimulation) : vers 827, 862.

Faintes parolles (Propos-Trompeurs) : vers 851. Fausse religion (Fausse-Religion) : vers 867. Fausseté

(Perfidie)

: vers 744, 791, 829, 863, 2796. Elle et les siens sont

caractérisés par « faus besiers, faus diz, fause interpretacion, fauses noveles, faus regarz, faus ris, faus semblanz et faus seremens ». Febus (Phébus) : vers 3400.

Felonie (Violence) : vers 700, 705, 713, 914, 2011. Fierté (Fougue) : vers 1706.

Filosofie (Philosophie) : vers 1885. Folie (Folie) : vers 1148, 1164, 2848, 2852.

Fole contenance (Exubérance) : vers 675. Folour (Déréglement) : vers 1017.

Force (Force) : vers 912. Fornicacion

(Fornication)

: vers 290, 1011,

1029,

1036,

1044,

1050, 2513,

2527, 2545, 2565. Forsenerie (Fureur) : vers 714.

Fous regars (Regards-Fous) : vers 1014. Franchise (Franchise) : vers 1639, 1826, 1988. Frenesie (Frénésie) : vers 722, 1162, 2098, 2111, 2114, 2118.

Gabriel (saint Gabriel) : vers 1372, 1381, 2897, 3212, 3242. Gauvains, ou Gaugains, ou Gaugeins (Gauvain) : vers 934, 1840, 1982, 1984,

2341. Géunes (Jeûne) : vers 1551.

Gloire (Gloire) : vers 1446, 3315.

Gloire pardurable (Gloire-Eternelle) : vers 1558. Glouternie, ou gloternie (Gloutonnerie) : vers 463, 963, 965, 996, 1000, 1004,

1085, 2257, 2281. Gorvain Cadrus (Gorvain Cadrus, compagnon puis adversaire de Méraugis, dans le Meraugis de Raoul de Houdenc) : vers 1994.

151

LI TORNOIEMENZ ANTECHRIT

Guerredons (Récompense) : vers 1646. Guersois (Cul-Sec !) : vers 426, 1076, 1082, 2237, 2242, 2244. Haine, ou Haine (Haine) : vers 709, 2124, 2134.

Hardiment, ou hardement (Héroisme) : vers 1635, 1701.

Hasarz (Hasard) : vers 1110, 1114, 1116, 1119, 1132, 1144, 2153, 2200, 2205, 2206; 2208/22132218,) 2220); 2227 Hellequin (Hellequin; v. la note) : vers 686. Honte (Honte) : vers 826, 1022, 1030, 1048, 2530. Hugon de Meri (Huon de Méry) : vers 3526. Humelité, ou umelité, ou umilité (Humilité)

: vers

1530, 1587, 1599, 1601,

1603. 1616, 1623,.2815, 283le 3539. Ignorance (Ignorance) : vers 670, 1211. Iniquité (Iniquité) : vers 864, 885. Inocence (Innocence) : vers 1531, 1559, 2157. Ivains (Yvain, héros du Chevalier au Lion de Chrétien de Troyes) : vers 1986, 2545, Ivresce (Ivresse) : vers 427, 429, 465, 1080, 1096, 1097, 1102, 1109, 1115, 2247829250;

S’ Jehan (saint Jean) : vers 3209. Jhesu Criz (Jésus-Christ) : vers 1289, 1423, 1814, 2046, 2086. Joliveté (Entrain) : vers 6, 1728. Jugemenz (Jugement) : vers 1020, 1297.

Jupiters (Jupiter) : vers 575, 578. Justice (Justice) : vers 725, 1934, 1936, 2174, 2179, 2196, 2802.

Keus, ou Quiex (Keu le sénéchal) : vers 2008, 2350. Lanceloz (Lancelot) : vers 1991, 2343.

Large-mains, ou large-mein (Mains-Généreuses, le bouteiller de Générosité) : vers 3313, 3320.

Largesce (Générosité) : vers 781, 1633, 1640, 1715, 1812, 1975, 1990, 2136, 2355, 2356, 2361, 2362, 2386, 2391, 2394, 2396, 2397, 2408, 2414, 2420, 2427, 2433, 2435, 2436, 2442, 2444, 3006, 3141, 3145, 3158, 3170, 3178 3181, 3184, 3193, 3256, 3299, 3308, 3312, 3327, 3331, 3335, 3352, 3390. 152



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HUON alert DEabate MERYok eet

Larrecins (Brigandage) : vers 904, 910, 916, 923, 932, 948, 954, 1118, 2140, 2146, 2148, 2163.

Léauté (Honnéteté) : vers 793, 1951, 2143, 2147, 2150, 2155, 2160, 2165; 2191, 2203, 2204, 2221. Lecherie l’espiciere (Gourmandise, l’épicière) : vers 432, 441, 444, 961, 962,

988, 2263, 2275.

Loberie (Flagornerie) : vers 798, 841, 848, 853. Longis (le soldat Longin) : vers 1291. Los (Louange) : vers 1708. Losenge (Flatterie) : vers 796, 2311, 2312.

Lot (le roi Loth) : vers 934, 1992. Lucifers (Lucifer) : vers 1367.

Lydoine (Lidoine, l’amie de Gorvain Cadrus et de Méraugis) : vers 1999.

La Madalaine (la Magdeleine, Marie-Madeleine) : vers 1568. Males meins (Vilaines-Mains) : vers 1120.

Mars (Mars) : vers 583, 2876, 2880.

Mauclers (Pierre If Mauclerc, comte de Dreux) : vers 38.

Mauvese vie (Dépravation) : vers 860. Mauvestié (Malice) : vers 861. Megera (Mégére) : vers 589.

Meins crochues (Mains-Crochues) : vers 929. Meins overtes, ou overtes meins (Mains-Ouvertes) : vers 1649, 1990. Menaces (Menace) : vers 658, 2834. Menconge (Mensonge) : vers 751, 794, 830, 832, 834, 846, 2166, 2168. Meraugis (Méraugis, héros d’un roman de Raoul de Houdenc, Meraugis de Port les Guez) : vers 1994.

Mercurius (Mercure) : vers 580, 2887 ;

Meschaance (Malchance) : vers 1125, 1134. Mesconte (Fraude) : vers 2153, 2199. Mesdiz (Dénigrement) : vers 796, 841, 2014, 2322, 2334, 2347.

Mestrez (Triche) : vers 2153, 2199.

Michiel (saint Michel) : vers 1363, 1373, 2921, 2926, 2934, 2944, 2952, 2954, 2969, 2971. Mie-nuit (Minuit) : vers 949, 2163.

153

LI TORNOIEMENZ ANTECHRIT

Mignonnie (Joliesse) : vers 1017. Misericorde, ou mesericorde (Miséricorde) : vers 1931, 1961. Mort soubite (Mort-Violente, et sans confession) : vers 544.

Mulciber (Mulciber) : vers 3420, 3455. Murtrice (Meurtre) : vers 912, 938, 2150, 2176. Musardie (Bétise) : vers 1165.

Negligence (Négligence) : vers 1212. Neptunus (Neptune) : vers 583, 2889. Nette Concience (Conscience-Pure) : vers 1532, 1943.

Nice contenance (Gaucherie) : vers 1168. Niceté (Niaiserie) : vers 674, 1159, 2854. Nonchaloirs (Nonchalance) : vers 1213. Nostre Dame (Notre-Dame), également appelée « la dame de misericorde » (la Dame de Miséricorde, vers 1300), ou « la fierce » (terme des échecs qui désigne la reine, vers 1398), ou « la roine Marie » (la Reine Marie, vers 1476, 1484), ou «la virge mere Marie » (La Vierge Mére Marie, vers 1453) : vers 1275,

1343, 1379, 1518. Obedience (Obéissance) : vers 1555, 1614, 2824.

Oliviers (Olivier) : vers 1840. Omicides (Homicide) : vers 911, 931, 2149, 2176. Oreisons (Priére) : vers 1555. Orgueuz (Orgueil) : vers 602, 631, 635, 642, 647, 653, 664, 1007, 1597, 1610, 1621, 2805, 2814, 2816, 2819.

Outrages (Excès) : vers 454, 463, 965, 969, 993, 1003, 1082, 2280. Pacience (Patience) : vers 1556, 1560, 1613, 1618, 1627, 1707, 2109, 2110, 2823: Paour (Peur) : vers 1198, 2453. Li Papelart (les faux-dévôts) : vers 870. Pechiez (Péché) : vers 1024, 1030. Pechiez mortiex (Péchés-Mortels) : vers 545.

Penitance (Pénitence) : vers 1490, 1628, 3001, 3034, 3085, 3101. Perceval (Perceval) : vers 2004, 2026. Peresce (Paresse) : vers 46, 1174, 1200, 1206, 2455.

Pes (Paix) : vers 1308, 1613, 1930, 1934, 1961, 2123, 2126, 2133, 3363.

154

tmp mr tence

HUON DE MERY OO OR

Pitié (Pitié) : vers 700, 914, 1282, 1308, 1565, 1572, 1615, 1929, 1950, 1968, 2136, 3364. Pluto, Plutonem (Pluton) : vers 557, 587, 2861, 2867, 2876, 2918. Uns Popelicans (Un Publicain) : vers 879, 2776, 2794. Proesce (Vaillance) : vers 1634, 1683, 1692, 1697, 1699, 1705, 17181825;

1976, 1985, 1989, 2432, 2435, 2436, 2451, 2454, 2458, 2466, 2479, 2492, 2500, 3142, 3344, 3351. Promesses (Promesse) : vers 1645. Proserpine (Proserpine) : vers 554, 570, 587. Providence (Prévoyance) : vers 1890, 1909, 1912, 2856, 3475, 3482.

Li quens de Boloigne (le comte de Boulogne, frère de Louis VIII) : vers 32. Li quens de Bretaigne (le comte de Bretagne) : vers 53. Li quens de Champaigne (le comte de Champagne, Thibaud IV) : vers 29. Raison, ou reson (Raison) : vers 1887, 2744, 2754.

Ramposnes (Insulte(s)) : vers 823, 2014, 2326.

Rancune (Rancune) : vers 721. Raoul, ou Raol, de Hodenc (Raoul de Houdenc) : vers 412, 822, 1233, 1847, 2239, 2240, 3417, 3535.

Raphaël (saint Raphaël) : vers 1380, 1391, 2863, 2881, 2884, 2999, 3002, 3015, 3022.

Rapine (Rapine) : vers 768, 780, 910, 2197, 2199, 2372. Religion (Vie-Religieuse) : vers 1489, 1552, 1560, 3510, 3513, 3518.

Rencontre (Occasion) : vers 927, 1127. Ribaudie (Débauche) : vers 1112, 1114, 1128, 2250.

Roberie la taverniere (Escroquerie, la tenanciére d’une taverne) : vers 1091, 2151, 2197. Li rois Loéys, ou li rois de France (Louis IX) : vers 30, 41, 47, 50, 52.

Sainte amistié (Amour-de-son-Prochain) : vers 1281. S.(ainte) confession (Sainte-Confession) : vers 3031.

Sainte Foi (Sainte-Foi, c’est-a-dire le christianisme pour Huon) : vers 2769, 2780, 2791. Sainte Iglize (Sainte-Eglise, c’est-à-dire l'Eglise Romaine, à distinguer de l’Église cathare) : vers 2781, 2789. Sallemons (Salomon) : vers 1871.

155

LI TORNOIEMENZ ANTECHRIT

Saluz (Salut) : vers 1834.

Sanz merci (Sans-Pitié, forgeron de l’épée Coupe-Gorge) : vers 946. Sapience (Sagesse) : vers 1867, 1881, 1889, 1944, 2745, 2850, 3434, 3471.

Sarrasins (les Sarrasins) : vers 21.

Satisfacion (Satisfaction, au sens théologique de « pénitence, réparation ») : vers 3035. Saturnus (Saturne) : vers 578, 2891. Silence (Silence) : vers 2100, 2102. Simonie (Simonie) : vers 888, 2792.

Simple contenance (Simplicité) : vers 1524, 1591. Simpleice (Modestie) : vers 1614, 1855. Soupirs (Soupirs) : vers 2671. Soutilleté (Subtilité) : vers 1919.

Tençon (Querelle) : vers 697, 2093, 2100, 2103. Tentacion (Tentation) : vers 2566, 2678.

Thobie (désigne à la fois Tobie*, et son père Tobit**) : vers 1389*, 1392**. Li Tisserant (les Tisserands, hérétiques) : vers 2784, 2793.

Torne-en-fuie (Prend-la-Fuite, cheval de Poltronnerie) : vers 1193. Torz (Tort) : vers 724, 728, 735, 736, 742, 758, 760.

Traïson la poitevine (Trahison la Poitevine) : vers 745, 755, 798, 817, 837, 849, 1178, 1730, 2184, 2189, 2193, 3414, 3423. Tricherie (Tricherie) : vers 752, 792, 795, 2152, 2164.

Usure (Usure) : vers 779, 2375.

Uterpendragon (Uterpendagron, le pére du roi Arthur) : vers 1979.

Valour (Bravoure) : vers 1700. Vaine gloire, ou veine gloire (Vanité) : vers 651, 669, 691. Vanterie (Vantardise) : vers 639, 651, 656, 2832, 2836.

Venus (Vénus) : vers 2543, 2564, 2570, 2596, 2652, 2676, 2720, 3044. Veraie gloire (Authentique-Gloire) : vers 1712.

156

a

HUON DE MERY

Verité (Vérité) : vers 794, 830, 1931, 1951, 2156, 2166, 2168, 2172, 2194, 3360, 3402. Vilanie, ou vilenie (Vulgarité) : vers 969, 970, 999, 1018, 1086, 1722, 1859, 1865, 2012, 2280, 2288, 2298, 2301, 2305.

Virginité (Virginité) : vers 1481, 1485, 1492, 1499, 1506,.1529, 1536. 2507, 2563, 2576, 2760, 3367. Vitoire (Victoire) : vers 1711.

Viuté (Abjection) : vers 1033. Vulcanus (Vulcain) : vers 3458.

Ypocreisie, ou Ypocrisie (Hypocrisie) : vers 791, 854, 875, 887, 1927, 2187, 2770.

157

INDEX DES NOMS DE LIEUX

Dans cet index figurent a la fois les noms de lieu proprement dits et les noms d'habitants de divers lieux. Amazonie (Amazonie) : vers 1507.

Andaine (Andernes, ville connue par le personnage épique nommé d’ Andernas) : vers 64, 1538. Li Aubijois (les Albigeois) : vers 2773, 2784.

Guibert

Aucuerre (Auxerre) : vers 1094. Aumarie (Almeria) : vers 1475.

Auvergnaus (adj., auvergnats) : vers 489.

Bar (Bar-[le-Duc ?]) : vers 1145.

Bel repere (Beau-Séjour) : vers 2669. Bisterne (Biterne, ville sarrasine) : vers 2778.

Boloigne (Boulogne) : vers 32. Li Borgaignons (les Bourguignons) : vers 701. Bretaigne (Bretagne) : vers 30, 40, 49, 53. Brouceliande, ou Berceliande (la forêt de Brocéliande) : vers 55, 59, 124191 2024.

Caours (Cahors) : vers 2772. Caoursins (un changeur, un banquier) : vers 777.

Champaigne (Champagne) : vers 29. °

158

rt

HUON DE ERY MERY

La charité (la Charité-sur-Loire) : vers 2772. Chartaine (adj., chartraine, de Chartres) : vers 417.

Coloigne (Cologne) : vers 2131. Corde (Cordoue) : vers 1316.

Cornouaille ou Cornoueille (la Cornouailles) : vers 2023, 3395. Desesperance (la cité de Désespérance) 2036, 2063, 2309, 2985, 3097, 3412.

: vers 348, 717, 1189, 1230, 1232,

Enfers (Enfer, l'Enfer, les Enfers) : vers 288, 292, 298, 555, 576, 588, 596, 984, 1233, 1368, 1598, 1752, 2459, 3416, 3419, 3457, 3458, 3463.

Li Englois (les Anglais) : vers 1078. Li Escot (les Ecossais) : vers 1078.

Espaigne (Espagne) : vers 216, 603, 908, 1334, 2512. Espaignois (adj., espagnols) : vers 220. Esperance (la cité d’Espérance) : vers 351, 601, 1227, 1237, 1240, 1255, 1553,

1612, 1983, 2037, 2053, 2660, 2986, 3103, 3129, 3484, 3514. Foi-mentie (la cité de Promesse-Trahie) : vers 3424, 3441, 3444, 3462, 3467.

France (France) : vers 47, 50, 347, 869, 1685.

Li Françeis, ou li François (les Français) : vers 28, 33, 1688, 2392, 2440. Frise (la Frise) : vers 562.

Gascoins (adj., gascons) : vers 489. Illande (Irlande) : vers 2005, 2023. Inde (Inde) : vers 1288, 1460. Jherusalem (Jérusalem) : vers 3129, 3135.

Li lombart (les Lombards) : vers 2384.

Macedoine (la Macédoine) : vers 2000. Mate-felon (Dresse-Rebelles, un chateau-fort) : vers 1761.

Melan (Milan) : vers 2774.

159

LI TORNOIEMENZ

ANTECHRIT

La monjoie d’enfer* / de paradis**, ou de parvis** (la Merveille d’Enfer / du Paradis) : vers 1232-33* ; 1238, 3131, 3133, 3140-41, 3192, 3310, 3486**. Moretaigne, ou Mortaigne (Mauritanie) : vers 215, 1797. Li Mors (le Maure, désignation initiale de Bras-de-Fer)

: cf. « Bras-de-Fer »,

dans l’index des noms de personnages. Mort subite, ou mort soubite (la ville de Mort-Violente) : vers 3463. Murtre-vile (Meutreville) : vers 948, 2180. Normendie (la Normandie) : vers 640, 652.

Li Normant (les Normands) : vers 1078.

Orcanie (l’Orcanie) : vers 2002. Orliens (Orléans) : vers 1083, 1094. Outre-mer (Outre-mer) : vers 1522, 2429, 3196.

Paradis, ou parvis (le Paradis) : vers 159, 202 («terriens paradis », le Paradis sur terre), 1534, 3232, 3267, 3479, 3488, 3514, 3517, 3522. Paris (Paris) : vers 3521. Pavie (Pavie) : vers 2774.

Li Picart (les Picards) : vers 955. Poitou (le Poitou) : vers 343.

Poitevins (adj., poitevins) : vers 407, 495, 755, 915, 1117, 1730. Li bois de Renommée (la forêt de Renommée)

: vers 1709.

Romain (les Romains) : vers 765, 2392.

Li Rones (le Rhône) : vers 331.

La rouge lande (la Rouge Lande) : vers 2006. Saint Germeins des Pres (Saint-Germain-des-Prés) : vers 3520-3521. Salerne (Salerne) : vers 2629.

Satenie, ou Satrenie (le royaume de Satan) : vers 477, 3461. Tir (Tyr) : vers 2428. Li Toulousan (les Toulousains) : vers 2773.

Turcois (adj., turc) : vers 1734, 2547. °

160

GUIDE DES REFERENCES BIBLIQUES

Nous avons établi ce guide a partir de la Bible de Jérusalem (La Sainte Bible traduite en français sous la direction de l’ Ecole biblique de Jérusalem, nouvelle édition revue et augmentée, les éditions du Cerf, Paris, 1973), et parfois de la

Bible Segond (La Sainte Bible traduite par Louis Segond, nouvelle édition de

Genève, 1979).

L’abréviation T.A. désigne le Tornoiemenz Antecrit.

L'ANCIEN TESTAMENT

LE PENTATEUQUE

:

:

La Genèse : Gen. III ; T.A., vv. 3266-3275, au sujet de la « pomme » du péché originel. L’Exode :

Ex. XVI; T.A., vy. 3222-3223. La manne fut la nourriture des Juifs pendant les quarante ans passés au désert. Elle est l’image du Christ, « le Pain de Vie ». Ex. XXIV, 12 ; 7.A., vv. 1580-1581. Les Tables de la Loi sont parfois interprétées comme les figures du Baptéme et de la Pénitence. Les Nombres : Nb. XVII, 23 : « Le lendemain, quand Moise vint à la Tente du Témoignage,

le rameau d’ Aaron, pour la maison de Lévi, avait bourgeonné ; des bourgeons avaient éclos, des fleurs s’ étaient épanouies et des amandes avaient mûri ». T.A., v. 1441 : «la verge Aron toute florie ».

161

LI TORNOIEMENZ

ANTECHRIT

LES LIVRES HISTORIQUES

:

Le Livre des Rois : I Rois, III et IV, à propos de la sagesse et des connaissances, de la grandeur et de la puissance de « Salomon le Sage ». T.A., v. 1871, « Sapience » (Sagesse) a élevé Salomon. Le Livre des Chroniques :

It Chr. IX, 22-23 5 745, ve 1871. Le Livre de Tobie :

Tb. VI, 2-9 et X, 7, 8 et 10-14; T.A., vv. 1384-1394, à propos des armes de Raphaël, ornées du poisson grâce au fiel duquel Tobit rendit la vue à son père Tobie, frappé de cécité et vv. 3014-3016.

LES PSAUMES

:

Ps. LXXXV, 11 : « Justice et Paix s’embrassent » ; 7.A., 1934 : « Justice et pes s’entrebeserent ».

LES LIVRES PROPHÉTIQUES : Ezéchiel :

Ez. XLVIII, 30-35 : pour Ezéchiel, la Jérusalem céleste a douze portes (trois de chaque côté des murs d’enceinte) qui portent le nom des douze tribus d'Israël. 7.A., vv. 3108-3113, à propos de la cité d’Espérance.

LE NOUVEAU

TESTAMENT

:

LES EVANGILES SYNOPTIQUES

:

L’Evangile selon saint Matthieu

Mt. II, 16 ; T.A., vv. 536-537 et 1778-1779, au sujet de la cruauté d’ Hérode. Mt. V, 13 : « vous êtes le sel de la terre. Mais si le sel vient à s’affadir, avec

quoi le salera-t-on ? » ; T.A., vv. 1675-1676, au sujet du « sel d’esperance » et de la fadeur d’une promesse dépourvue de ce sel.

Mt. V, 18 : « Carje vous le dis en vérité, tant point, il ne disparaîtra pas de la loi un seul (Bible Segond), ou « ... avant que ne passent point sur le i, ne passera de la Loi, qué tout

162

que le iota ou le ciel ne soit

ciel et la terre ne passeront un seul trait de la lettre » et la terre, pas un i, pas un réalisé » (Bible de Jérusa-

HUON DE MERY

lem). T.A., vv. 878-881 : « Ereisie ot escu trop cointe, / C’uns Popelicans ot portret / a I. faus point, a I. faus fret / de fause interpre tacion ». Mt. V, 23-24 : « Quand donc tu présentes ton offrande à l’autel, si là tu te souviens que ton frère a quelque chose contre toi, laisse là ton offrande, devant l'autel, et va d’abord te réconcilier avec ton frère ; puis, reviens, et alors présente ton offrande ». T.A., vv. 1312-1315 : «... cuers, qui est pleins de descorde, / ne peut avoir acordement / ... / au pere de misericorde ». Il est possible que ces vers soient plutôt inspirés de Mt. XVIII, 23-35 (le débiteur impitoyable). Mt. VII, 15 et 19 : « Méfiez-vous des faux prophètes. Tout arbre qui ne donne pas un bon fruit, on le coupe et on le jette au feu ». T.A., vv. 2800 et 2804, a propos du sort d’« Ereisie » et de ses compagnons, qu’on fait « ardoir en ré (LA) devenir cendres et charbons ». Mt. XVIII, 10-11 : « Gardez-vous de mépriser aucun de ces petits : car, je vous le dis, leurs anges aux cieux voient constamment la face de mon Père qui est aux cieux » ; T.A., vv. 3232-3234, sur la vision des anges au Paradis. Mt. XVIII, 17 : « S’il n’écoute pas l’Eglise, qu’il soit pour toi comme un païen et un publicain » ; T.A., v. 2794, à propos des Publicains. Mt. XXII, 12 : « Mon ami, lui dit-il, comment es-tu rentré sans avoir une tenue de noces ? ». T.A., vv. 3382-3383 : « Quant n’avez robe de feste, / comment entrastes vos céanz ? » La conclusion des deux épisodes se ressemble aussi, puisque dans le 7.A. comme dans la Bible, l’indésirable est rejeté. Mt. XXVI, 26-28 (Institution de l’Eucharistie) ; T.A., vv. 3251-3255.

L’Evangile selon saint Luc :

Le I, 28 : «Il entra et lui dit : réjouis-toi, comblée de grâce, le Seigneur est avec toi ». T.A., vv. 1377-1379 : description de l’écu de l’archange Gabriel, qui salua la Vierge Marie au moment de l’Incarnation. Le XXIV, 50-53 (l’ Ascension du Christ) ; 7.A., vv. 3504 sqq.

L’Evangile selon saint Jean : Jn II, 1-11 ; selon la légende, le marié des noces de Cana était saint Jean. Il

aurait quitté son épouse à la fin du repas vv. 3208-3210. Jn VI, 34 : «Ils lui dirent alors : “Seigneur, la” ». T.A., vv. 3232-3237. Jn VI, 31-35 et 48-51, à propos de la manne, image du Christ, « le Pain de Vie ». T.A., vv. 3231;

163

pour suivre Jésus-Christ.

T.A.,

donne-nous toujours de ce painnourriture des Juifs au désert, et 3222-3223, en particulier 3229-

LI TORNOIEMENZ

ANTECHRIT

Jn XV, 1 : «Je suis le vrai cep et mon père est le vigneron », déclare Jésus (Bible Segond). T.A., vv. 3273-3275 : «... la veraie vit / qui crut en la vigne Davit, / dont li vins est tant delitables ». Jn XIX, 26-27 : « Jésus donc voyant sa mère et, se tenant près d’elle, le disciple qu’il aimait, dit à sa mère : “Femme, voici ton fils”. Puis il dit au disciple : “Voici ta mère”. Dès cette heure-la, le disciple l’accueillit chez lui ». TA, vv. 1420-1425. A propos des vv. 1422-1423, il faut signaler que la légende voulait que Jean se fût miraculeusement endormi sur la poitrine du Christ lors de la Cène. Pendant ce court instant, il aurait eu des visions, qu’il rapporta plus tard dans |’ Apocalypse. Jn XIX, 34: «... l’un des soldats, de sa lance, lui perga le côté et il sortit aussitôt du sang et de l’eau ». 7.A., vv. 1290-1295, citation quasi textuelle de ce verset johannique.

LES ACTES DES APOTRES : Actes I, 5 : «Jean, lui, a baptisé avec de l’eau, mais vous, c'est dans |’ Esprit Saint que vous serez baptisés sous peu de jours ». 7.A., v. 3255. Actes I, 1-2 et 9-11 (Ascension du Christ) ; T.A., vv. 3504 sqq.

LES EPITRES DE SAINT PAUL : Première épître aux Corinthiens, I Cor. XI, 27-28 : «Que chacun donc s’éprouve soi-même, et ainsi, qu’il mange de ce pain et qu'il boive de cette coupe ; car celui qui mange et boit, mange et boit sa propre condamnation, s’il ne discerne pas le Corps ». 7.A., vv. 3227-3229 : «... mes cil qui dignement / nel prent, reçoit son damnement / car cil pains est li pains de vie... » Epitre aux Philippiens, Php. II, 20-21 ; T.A., vv. 1236-1238, à propos de la cité d’Espérance, la Jérusalem céleste du poème. Epitre aux Hébreux, Hé. XII, 22-24 ; T.A., vv. 1236-1238. L’APOCALYPSE

:

Ap. XU, 1 : «Un signe grandiose apparut au ciel : une Femme! Le soleil l'enveloppe, la lune est sous ses pieds et douze étoiles couronnent sa tête ».

T.A., vv. 1430-1439, Ap. XIX, 16 : «Un nom est inscrit sur son manteau et sur sa cuisse : “Roi des rois et Seigneur des seigneurs” ». T.A., v. 1435. Ap. XXI (« la Jérusalem future ») ; 7.A., vv. 1236-1238 : Huon estime que la cité d’Espérance mérite le surnom de « Merveille du Paradis ». Il rapproche

164

a

HUON DE MERY

EN PO MAERF

ensuite cette cité de la Jérusalem céleste, interprétée, à partir de saint Bernard, comme la récompense de celui qui renonce au siècle (cf. Marc-René Jung, op.

cit.).

Ap. XXI, 13 (présentation des portes de la Jérusalem future) ; T.A., vv. 31083113 : Huon renchérit sur des données — falsifiées ou mal retenues — d’Ezéchiel. Ap. XXI, 11-13 (richesse de la Jérusalem future) ; 7.A., vv. 3116-3120 : description de la richesse des pierres qui entourent et pavent la cité.

165

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