Le Transfert et le désir de l’analyste

Table of contents :
Présentation......Page 2
Page de titre......Page 3
Sommaire......Page 4
Introduction......Page 6
CHAPITRE I - L’histoire d’Anna O. : une révision......Page 10
CHAPITRE II - Freud sur le transfert......Page 18
CHAPITRE III - Les théories psychanalytiques après Freud......Page 66
Ia. Alexander : la répétition apprivoisée par le psychanalyste médiateur de l’assomption de réalité......Page 69
Ib. Strachey : l’interprétation du transfert, où l’analyste devient un surmoi tolérant......Page 75
IIa. Nunberg : la répétition comme identité de perception. L’analyste comme démiurge......Page 79
IIb. Sterba : la répétition comme résistance à l’identification au moi du psychanalyste. Le savoir comme maîtrise du ça......Page 84
III. Transfert et structure : l’analyste support d’Éros contre Thanatos......Page 86
CHAPITRE IV - Les théories du contre-transfert......Page 93
CHAPITRE V - Le transfert selon Lacan et le désir du psychanalyste......Page 107
I. Le Discours de Rome : du moi au sujet et la position du tiers......Page 110
II. Variantes de la cure type : les deux chaînes et le savoir oublié......Page 118
III. La Verneinung. Le Symbolique, l’Imaginaire et l’image non spéculaire du phallus......Page 130
IV. La Chose freudienne : la responsabilité au regard du manque......Page 136
V. La Direction de la cure : théorie du désir et fin de l’analyse......Page 139
VI. Sur le rapport de Daniel Lagache : des deux transferts à la place de l’objet (a)......Page 157
VII. Le séminaire sur le transfert comme tromperie......Page 161
VIII. Les Quatre Concepts : aliénation et séparation et le désir de l’analyste......Page 167
IX. La Proposition d’octobre 1967 : la chute du désir de savoir......Page 182
Conclusion......Page 193
À propos de l’auteur......Page 209
Notes......Page 210
Copyright d’origine......Page 234
Achevé de numériser......Page 235

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Que le transfert — découvert dès l’aube de la psychanalyse — soit seulement l’ombre d’un amour passé qui se répète sur la personne du médecin et que le désir de ce dernier n’y soit pour rien ; qu’il renvoie au fantasme de l’analysant dont l’objet reste un x indéfini ; qu’il implique impasse parce qu’il est tout à la fois le moteur de l’analyse et celui de la résistance : telle fut la conviction de Freud, qui laissait le transfert impensable. De là qu’après Freud, dans une série d’études dont il est rendu compte ici exhaustivement, on ait oscillé autour des thèmes pré-analytiques de l’identification de l’analysant à l’analyste (mis en place ou d’idéal du moi, ou de surmoi, ou de moi sain). Repenser le transfert, c’est pointer qu’il s’exprime — pour ne pas dire s’analyse — à travers les jeux autonomes du signifiant ; et qu’il se porte sur une personne oui, mais pour autant qu’elle masque l’objet perdu du fantasme ; et encore, qu’il ne peut se dénouer que parce que l’analyste est lui-même habité par un désir bien en place, c’est-à-dire débarrassé de tout vouloirsavoir. Telle est la structure du transfert ressaisie pas à pas par Jacques Lacan, et c’est la seule qui permette d’articuler transfert, résistance, liquidation — bref : de rendre intelligible la psychanalyse.

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MOUSTAPHA SAFOUAN

LE TRANSFERT ET LE DÉSIR DE L’ANALYSTE ÉDITIONS DU SEUIL 27, rue Jacob, Paris VIe

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Sommaire Couverture Présentation Page de titre Introduction CHAPITRE I - L’histoire d’Anna O. : une révision CHAPITRE II - Freud sur le transfert CHAPITRE III - Les théories psychanalytiques après Freud Ia. Alexander : la répétition apprivoisée par le psychanalyste médiateur de l’assomption de réalité Ib. Strachey : l’interprétation du transfert, où l’analyste devient un surmoi tolérant IIa. Nunberg : la répétition comme identité de perception. L’analyste comme démiurge IIb. Sterba : la répétition comme résistance à l’identification au moi du psychanalyste. Le savoir comme maîtrise du ça III. Transfert et structure : l’analyste support d’Éros contre Thanatos CHAPITRE IV - Les théories du contre-transfert

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CHAPITRE V - Le transfert selon Lacan et le désir du psychanalyste I. Le Discours de Rome : du moi au sujet et la position du tiers II. Variantes de la cure type : les deux chaînes et le savoir oublié III. La Verneinung. Le Symbolique, l’Imaginaire et l’image non spéculaire du phallus IV. La Chose freudienne : la responsabilité au regard du manque V. La Direction de la cure : théorie du désir et fin de l’analyse VI. Sur le rapport de Daniel Lagache : des deux transferts à la place de l’objet (a) VII. Le séminaire sur le transfert comme tromperie VIII. Les Quatre Concepts : aliénation et séparation et le désir de l’analyste IX. La Proposition d’octobre 1967 : la chute du désir de savoir Conclusion À propos de l’auteur Notes Copyright d’origine Achevé de numériser

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Introduction Dans le premier volume de sa biographie monumentale, Jones décrit comment Freud finit par s’assurer la collaboration de Breuer en vue de la publication des Études sur l’hystérie : en lui expliquant que la troublante histoire d’Anna O. devait être mise sur le compte de ces incidents fâcheux qui résultent des phénomènes transférentiels, caractéristiques de certains types d’hystérie. Cette explication avait déculpabilisé Breuer ; elle lui avait permis de reprendre l’habit de l’homme de science, uniquement soucieux d’expliquer un certain ordre de phénomènes. Il est vrai qu’il s’agit, en l’occurrence, avec les symptômes hystériques, de phénomènes ayant cette particularité que leur explication par le médecin est censée les dissiper ; mais cette particularité n’implique pas que ledit médecin soit responsable de leur genèse. De même pour le transfert : Breuer n’en était pas plus responsable qu’il ne l’était des symptômes d’Anna O. Cette conception du transfert a prévalu dans la plupart des milieux psychanalytiques jusqu’à nos jours. Elle implique que le désir de l’analyste n’est pour rien dans sa praxis. Cette implication se renforce de ce qu’on pose par ailleurs, à savoir que, même là où le désir inconscient de l’autre, de l’hystérique, concerne l’analyste, c’est seulement au titre d’objet. Mais, s’il en va ainsi, pourquoi faut-il que l’analyste sache quelque chose concernant son propre désir inconscient ? Autrement dit : pourquoi l’analyse didactique ? Quel homme de science, quel physicien ou quel biologiste doit s’occuper de son désir avant de s’occuper de physique ou de biologie ? La réponse courante, pour ne pas dire officielle, à cette question, c’est que l’analyse didactique est justement nécessaire pour garantir la neutralité de l’analyste : la non-interférence de son désir dans les analyses qu’il prend en charge. Admettons. Mais en quoi la didactique constitue-t-elle une telle garantie ? Résoudre le problème en le supposant résolu au niveau de l’analyste didacticien est, certes, nécessaire pour l’existence des instituts psychanalytiques ; mais, tant que cette résolution est seulement supposée, c’est

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l’existence de l’analyste qui reste on ne peut plus problématique. Car on admet, d’une part, que l’analyse didactique est une analyse de transfert au même titre que l’analyse thérapeutique, et, d’autre part, que le transfert est tout à la fois ce qui ouvre l’inconscient de façon à conditionner l’efficacité de l’interprétation analytique et ce qui le ferme. Or, tant que cette aporie qui marque la fonction du transfert ne sera pas résolue, rien ne garantira que l’analyse didactique puisse faire autrement que de laisser à la fin un transfert non analysé, c’est-à-dire quelque chose de l’ordre de ce qui fait justement obstacle. De fait, les analystes n’ont pas tardé à parler de ce qu’ils ont appelé, à l’instar de Freud, le « contre-transfert », terme qui, en faisant de l’interférence du désir de l’analyste une espèce d’accident, donne à entendre que les choses sont du moins résolues au niveau des principes, autrement dit que les instituts font bien les choses. Seulement, puisque contre-transfert il y a, qui dira si l’analyste ne satisfait pas à ses pulsions dans les interprétations qu’il donne à l’analysant, au même titre que celui-ci dans ses associations libres ? Qui dira si l’analysant n’a pas raison lorsqu’il rejette une interprétation de l’analyste ? Si un tel rejet relève de la résistance, ou constitue plutôt une réponse adéquate au contre-transfert de l’analyste ? Cette dernière question s’aggrave lorsqu’on pense repérer le transfert dans l’« écart par rapport à la réalité » prétendument simple de la situation analytique : qui sera juge, alors, de ce qui est réel et de ce qui ne l’est pas ? Le réel par lequel l’analyste est concerné, qu’il l’appelle réminiscence, trauma, fantasme ou comme on voudra, serait-il suspendu à sa prétention que ce qu’il dit, lui, est vrai ? En quoi cette prétention se distinguet-elle d’un désir de convaincre ? Bref, en quoi la psychanalyse se différenciet-elle alors de la suggestion ? Ces questions n’ont pas cessé de faire retour dans la littérature psychanalytique, pour ne pas dire qu’elles hantaient tous les analystes soucieux de l’authenticité de leur expérience. Pour cheminer vers une réponse adéquate, il nous a paru nécessaire de revenir sur l’histoire d’Anna O. afin de mettre à l’épreuve l’explication de Freud. Ce sera l’objet d’un chapitre préliminaire, où nous verrons, à la lumière des documents qui n’ont été publiés qu’après la disparition des protagonistes de cette histoire, que le transfert de Bertha Pappenheim (vrai nom d’Anna O.) renfermait un désir inconscient qui était celui de Breuer avant d’être celui de sa patiente. Est-ce à dire que l’explication de Freud était une invention ad hoc destinée à emporter la décision de son aîné ? Ou bien traduisait-elle quelque chose de l’expérience

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de Freud lui-même ? Dans le deuxième chapitre, nous verrons que, en appliquant au transfert le modèle explicatif dégagé de l’analyse des symptômes, Freud a été amené à une conception de l’amour de transfert (et partant, de tout amour, puisque l’amour de transfert est censé nous apprendre quelque chose de l’amour en général) qui en fait l’ombre d’un amour passé ou infantile ; et que cette conception a donné lieu à des formulations fâcheusement problématiques : qu’il s’agisse du ressort du transfert, de la place que l’analyste y occupe, de sa fonction dans la cure, de sa résolution ou des effets de son interprétation. En examinant quelques thèses soutenues par des auteurs qui ont travaillé à la suite de Freud, thèses choisies en raison de leur valeur exemplaire et non pas à des fins d’exhaustion historique, le troisième chapitre vise à montrer que les différents courants du mouvement psychanalytique constituent, dans une large mesure, autant de tentatives en vue de résoudre les problèmes concernant la théorie du transfert laissés par Freud. La raison théorique fondamentale pour laquelle ces tentatives ont abouti soit à un échec, soit à une réduction psychologique de l’analyse sera alors claire : une référence naïve et incritiquée à ce qui apparaît faussement comme l’évidence, à savoir que la psychanalyse est une expérience qui englobe deux personnes. Entendez : deux personnes aussi peu crédibles l’une que l’autre. Aucune issue n’est à espérer des apories du transfert (et partant du transfert lui-même) si on ne revient pas sur cette erreur de compte, que seul Lacan, à ma connaissance, a su éviter. Cependant, avant d’exposer le tournant lacanien et ses conséquences relativement au transfert, la multiplication, pour ne pas dire la vague des écrits sur le contre-transfert, après la Seconde Guerre mondiale, nous obligera à un examen critique qui fera l’objet du quatrième chapitre, et qui mettra en lumière la raison pratique pour laquelle ces théories ont tourné court : un conformisme zélé où l’on a cru trouver le seul moyen d’assurer la transmission de la psychanalyse et qui a interdit toute interrogation sur la psychanalyse didactique, autant dire sur la définition même du psychanalyste. C’est bien la question de la fin de l’analyse didactique qui se pose ici, dont peut s’éclaircir celle de l’analyse tout court. De fait, tel est, nous le verrons, le renversement opéré par Lacan, dont nous suivrons le cheminement au dernier chapitre de ce livre. Que nous terminerons en tirant les conclusions de ce parcours, tant concernant la scientificité de l’analyse que de ses instituts.

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François Wahl a relu le manuscrit. Ses critiques et ses suggestions (j’ose dire sa participation effective) m’ont décisivement aidé à bien concevoir ce que j’avais à dire. Mes avis concernant la scientificité de la psychanalyse et ses institutions sont le fruit de mes échanges avec les membres de la Convention psychanalytique.

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CHAPITRE I L’histoire d’Anna O. : une révision Il serait fastidieux de s’étendre ici sur l’histoire de la maladie de Bertha Pappenheim ; histoire qui, à partir de l’entrée en scène de Joseph Breuer, en décembre 1880 (à la fin de la « période d’incubation latente », dont le point de départ avait été une maladie physique grave de son père bien-aimé, en juillet 1880), se confond avec celle de la cure. Notre principale source est le rapport de Breuer publié dans les Études sur l’hystérie. H.F. Ellenberger a publié une étude critique de ce rapport, qui s’appuie sur deux documents nouveaux : a) une copie d’un rapport écrit par Breuer lui-même en 1882 ; b) une observation écrite par l’un des médecins du sanatorium Bellevue, dans la petite ville suisse de Kreuzlingen, tout près de Constance. La conclusion d’Ellenberger, à laquelle je souscris, se résume dans cette phrase sans équivoque : « Le prototype d’une guérison cathartique ne fut ni une guérison, ni une catharsis 1 » Il est pourtant indéniable que l’état de Bertha Pappenheim s’est considérablement amélioré à un moment donné de sa cure : le 1er avril 1881, elle a pu quitter son lit. Ce moment est aussi celui où elle a introduit Breuer dans ce qu’elle appelait son « théâtre privé », en lui racontant sous hypnose, avec forte émotion, des histoires romanesques qui rappelèrent à Breuer le Livre d’images sans images d’Andersen. Comme le suggère Ellenberger, cette référence au théâtre n’était sans doute pas étrangère à l’introduction, que nous devons à Breuer, de la notion de catharsis comme ressort thérapeutique. L’intérêt suscité par la publication, en 1880, d’un livre sur la notion aristotélicienne de catharsis par Jacob Bernays (l’oncle de la future femme de Freud) était tel que, pendant quelque temps, « la catharsis fut un des sujets les plus discutés parmi les érudits et un des thèmes de conversation dans les salons blasés de Vienne 2 ». Seulement, le public athénien était autrement plus expansif que le public moderne. Un acteur, qui n’était pas libre de choisir ses

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rôles et qui était obligé de jouer le vilain, risquait sérieusement sa peau ; un autre, qui jouait un rôle noble sans être à la hauteur de son personnage, était parfois fouetté ou lapidé ; d’autres fois, on fuyait le théâtre sous l’effet de la terreur suscitée par les Érynies d’Eschyle 3. Et, même cela posé, qui dira que le spectateur athénien libérait vraiment ainsi un « affect coincé » ? On en conclura que, afin de découvrir la raison de l’amélioration ou de la guérison apparente de Bertha, nous devons, bien plutôt que nous en tenir à l’hypothèse de la catharsis, examiner le contenu des histoires romanesques qu’elle racontait pendant ses séances d’hypnose, et les effets produits par ces histoires chez celui qui les écoutait, Breuer, ainsi que les résonances de ces effets chez la conteuse elle-même. Breuer écrit assez laconiquement : « Comme point de départ ou point central de son histoire, elle prenait généralement le cas d’une jeune fille angoissée au chevet d’un malade, mais elle pouvait aussi aborder des sujets tout à fait différents 4. » Développant l’indication sommaire de Breuer, Lucy Freeman écrit que l’histoire racontée par Anna était celle... d’une pauvre petite orpheline qui n’avait pas de famille et qui errait dans une maison inconnue à la recherche de quelqu’un qu’elle pourrait aimer. Elle s’aperçut que le père souffrait d’une maladie incurable et attendait la mort. Sa femme n’avait plus d’espoir. Mais la petite orpheline, refusant de croire que l’homme était condamné, s’assit à côté de lui, jour et nuit, lui prodiguant tous les soins. Petit à petit, il récupéra. Il lui fut si reconnaissant qu’il l’adopta ; ainsi eut-elle quelqu’un à aimer 5. L’analogie entre cette histoire et la situation réelle de Bertha Pappenheim, qui interrompit ses soins pour son père lorsque sa propre maladie l’eut obligée de garder le lit, est assez évidente. Si, pourtant, elle avait besoin de ce redoublement, c’était sans doute pour avoir d’elle-même une vision que la réalité ne démentait que trop. Du même coup, s’avouait, bon gré mal gré, sa position fantasmatique : celle d’un sujet pour qui l’Amour doit vaincre Thanatos, l’ennemi. De fait, en se référant au rapport de Breuer de 1882, Ellenberger décrit en ces termes la réaction de Bertha Pappenheim lorsqu’elle apprit la mort de son père : « Elle s’indigna : on lui avait “volé” son dernier regard et ses dernières paroles. » Il n’en fut pas autrement à l’autre bout de sa vie, lorsque les

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dissimulations des médecins ne lui laissèrent aucun doute sur la nature de ses douleurs abdominales : « Elle s’était crue invincible, écrit Lucy Freeman (p. 193), aucun ennemi extérieur ne pouvait l’abattre. Par contre, elle avait été attaquée de l’intérieur. Son propre corps l’avait trahie. » Cette glorification de l’amour allait de pair chez Bertha avec un sousdéveloppement étonnant de ce que Breuer appelait l’« élément sexuel ». Bertha, écrit-il dans le rapport de 1882, n’avait jamais été amoureuse « dans la mesure où sa relation avec son père ne le remplaçait pas, ou plutôt n’était pas remplacée par cela ». Le caractère heurté de cette phrase a incité Ellenberger à reproduire le texte allemand dans une note : « ...so weit nicht ihr verhältnis zum Vater dieses ersetzt hat oder wielmhr damit ersetzt war 6 » Mais ce caractère me paraît plutôt comme une signature de l’inconscient : en épinglant apparemment un trait qui relève de la morale sociale des relations familiales, Breuer met à son insu le doigt sur une impasse du désir. Ce qui est certain, en tout cas, c’est que les histoires romancées de Bertha Pappenheim n’ont pas manqué de susciter une émotion profonde chez Breuer : la catharsis était de son côté. Le Livre d’images sans images, que les histoires de Bertha lui rappelaient, avait été publié pour la première fois en 1847, alors qu’il avait lui-même cinq ans. « Il pouvait lire lui-même les histoires puisque son père, éminent talmudiste, lui avait appris à lire à l’âge de quatre ans 7. » Si l’on se rappelle, d’une part, que sa jeune mère était morte lorsqu’il était âgé de trois à quatre ans, et que, d’autre part, il avait à Vienne la réputation de « médecin des médecins », les histoires tristes de Bertha, dans lesquelles le deuil, au sens de la perte de l’objet, se manifeste comme la dimension fantasmatique fondamentale où se déploie la relation d’amour, apparaissent comme ayant été faites pour éveiller chez lui la nostalgie aussi bien que la « fonction apostolique » où Balint voit une dimension essentielle de la position médicale 8. Qu’une telle compassion ait pu induire, chez la patiente, une guérison apparente, on le conçoit. Mais on le voit mieux, et, du même coup, on voit mieux les limites de cette guérison, si on pousse plus avant l’examen, demeuré jusqu’ici schématique, de son mal. Beaucoup de cliniciens contestent le diagnostic de Breuer et vont jusqu’à évoquer la schizophrénie. Pour ma part, je dirai, dans une première approximation, que l’état de Bertha Pappenheim ressortissait à une position subjective qui – contrairement à celle qui pousse maints névrosés à s’affliger de toutes sortes de dettes, non pas pour s’acquitter d’ils ne savent quelle dette,

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mais pour qu’il y ait dette – tend plutôt vers une revendication qui abolit toute limite assignable à la loi du coeur : soit, vers la forclusion, au sens d’un : ne rien vouloir savoir de la mortalité du père. J’appuie cet avis sur une première notation dont Breuer fait état dans son rapport de 1882, à savoir une attitude négative envers la religion : « Elle est complètement irréligieuse (...) la religion ne joue un rôle dans sa vie que comme un objet de luttes silencieuses et d’opposition silencieuse, quoique pour l’amour de son père elle se conformât extérieurement à tous les rites religieux de sa famille strictement juive orthodoxe 9. » Or, si la religion est une illusion, elle est, à tout le moins, une illusion efficace. Elle est la méthode la plus puissante qui, par le biais de l’imaginaire, donne une efficacité réelle au symbolique. Déifier un ancêtre, c’est poser une loi où la société trouve une référence sans laquelle aucune paix n’est possible entre ses membres, faute de principes sur lesquels peut s’établir leur accord. Il n’y a pas de Mitsein sans cette référence à un tiers 10. En poussant son amour pour son père qui la choyait jusqu’à l’idolâtrie, Bertha Pappenheim le réduisait, ce père, à n’être qu’une figure où se reflétait son amour illimité pour elle-même, et rien de plus. Mais, nous le verrons, Dieu se rappelle, cruellement, à ceux qui l’oublient. Une deuxième notation concerne ce que tous attestent du féminisme de Bertha Pappenheim, lequel ne désignait pas simplement son action pour une réforme qui, certes, s’imposait en raison de l’oppression bourgeoise de la femme, mais la revendication du pouvoir de juridiction pour celle-ci, au même titre que pour l’homme. Comme si Claude Lévi-Strauss ne nous avait pas appris l’existence d’un niveau où la loi, l’« univers des règles », loin d’être l’œuvre de la société humaine (homme et femme), est ce qui l’institue comme telle 11. Or, ce qui tend à se retrancher de l’ordre symbolique, au niveau où l’homme aussi bien que la femme y sont également enveloppés, fait retour, comme dit Lacan, dans le réel. Il faut se référer ici à l’hallucination qui avait déclenché la maladie de Bertha : le serpent noir sortant du mur alors qu’elle veillait sur son père, et se multipliant ensuite comme autant de doigts au bout de son bras devenu parésique. Que dire de ce serpent ? Dans un livre abondamment documenté sur le culte du serpent 12, l’auteur critique sévèrement l’interprétation analytique selon laquelle, eu égard à des attributs communs (érectibilité, turgescence et déturgescence), le serpent serait le symbole de l’organe phallique. L’un de ses arguments les plus frappants 13

consiste à souligner un fait si répandu qu’on peut se demander s’il n’est pas universel : l’association entre les figurines en terre cuite représentant les déesses de la fécondité et le serpent peint ou incisé sur ces figurines, souvent sous des formes stylisées (chevrons, zigzags ou spirales), alors que l’association du serpent avec les dieux mâles est beaucoup moins fréquente. Le même auteur ne met pas pour autant en question, comme on pourrait l’attendre, la thèse selon laquelle le symbole aussi bien que la métaphore reposent sur la ressemblance : puisqu’il nous dit que, à voir les serpents sortir de la terre humide, la métaphore « enfants de la terre » saute, si l’on peut dire, aux yeux ; elle est vision avant d’être métaphore. Admettons. Il se demande, en revanche, comment expliquer l’association du triangle pubique et du serpent sur les autels et les objets votifs dédicacés à la tentatrice universelle, Ishtar, la prostituée archétypique ou « Kilili des fenêtres », comme on l’appelait en Assyrie et à Babylone. Et il fait une remarque qui met la réponse à notre portée : ce motif, qui figurait sur une grande variété d’objets, tels les sceaux, les encensoirs et les autels portatifs, « était conceptualisé comme le gardien redoutable des cités dévouées aux divinités ophidiennes comme Ishtar ou Kadi, et était placé sur les poignées des portes ou au-dessus des portails 13 ». Il symbolisait donc l’interdiction ou, plus précisément, la menace de castration, là même où l’objet du désir appelle le sujet à la jouissance, « se met à la fenêtre ». Je dis de castration, puisque les prêtres qui se consacraient au service d’Innana et d’Ishtar, et qui présidaient à la prostitution rituelle, étaient souvent des eunuques, comme l’étaient ceux qu’on mettait au service du harem (de harim = interdit). Si le culte primitif du serpent est un culte phallique – et notre auteur ne conteste pas cette vue, malgré les critiques justifiées qu’il adresse à une interprétation psychanalytique viciée à la base par une conception simpliste de la métaphore – , alors le serpent est le symbole de l’ordre symbolique même ou de l’« univers des règles » comme tel. Pour le dire en termes bergsoniens, il symbolise « le tout de l’obligation », là où l’obligation s’exerce non pas au niveau de la relation à autrui, mais au niveau où le sujet a rapport à la jouissance en tant qu’elle doit lui être refusée une fois 14. Et peut-être est-ce cette interdiction même qui dicte la sacralisation de la figure maternelle, que celle-ci se manifeste comme déesse de la fécondité ou comme prostituée archétypale. De sorte qu’on pourrait dire que, en s’adonnant au culte du serpent, les membres de la société étaient liés, à leur insu, par le symbole de la loi où se fondait leur désir. Telle est en tout cas la signification que nous donnons à l’hallucination du

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serpent qui s’est produite au moment où Bertha traversait la crise sans doute la plus grave de son existence, le moment où la mort imminente de son père bienaimé, en lui faisant toucher du doigt son impuissance, lui faisait du même coup revendiquer sans retenue la toute-puissance. Car, pour le reste, en dehors de ce moment, et quelle qu’ait pu être la gravité des symptômes déclenchés chez elle à la suite de cette hallucination, tout nous indique que celle à laquelle nous devons l’invention de la psychanalyse était bien une hystérique archétypale. Sans insister sur le style d’une vie asservie à la demande (elle a introduit aussi dans notre monde, comme par je ne sais quelle ironie, la fonction de l’assistante sociale), nous nous contenterons de souligner un seul trait dont quelqu’un qui l’a connue d’assez près, le docteur Dora Edinger, nous donne cette description frappante : « Dans un groupe d’hommes, elle était absolument ensorcelante. Je l’ai vue les entortiller facilement. Elle avait beaucoup d’admirateurs ; sans doute a-t-elle été demandée en mariage. Même âgée, elle a dû être très séduisante pour les hommes 15. » Bref, elle était elle-même une figure de la grande tentatrice, et, comme elle, infertile (naditu) 16. Nous pouvons, à partir de là, revenir à la question de sa guérison apparente. Disons que, pour répondre à son besoin de recoller les morceaux de son corps propre, épars dans des symptômes qui débordaient l’hystérie, elle s’est avérée lacanienne avant la terre. Elle a deviné, en hystérique, la condition de l’assomption de l’unité gestaltique où l’être humain se reconnaît comme semblable ou comme « petit autre » : soit, le regard aimant et aimable de celui qu’elle a mis à la place du « grand Autre » : en l’occurrence, Breuer, interlocuteur et spectateur de son théâtre privé, tout ensemble. Est-ce à dire qu’en lui racontant ses histoires romanesques, Bertha faisait seulement appel, de façon plus ou moins intentionnelle, au regard sympathique de Breuer sur cette version d’elle-même où elle était en train de se reconstituer, celle de la brave orpheline à la recherche de quelqu’un à aimer ? Sans doute. Mais il n’en reste pas moins que son talking impliquait en luimême une tout autre réponse : une réponse qui structurerait son rapport à cette même figure en laquelle elle désirait être aimée par Breuer. Réponse que celui-ci aurait pu lui donner en la renvoyant de son énoncé à son énonciation : en lui faisant remarquer, par exemple, qu’en effet, si elle avait eu le pouvoir de sa petite héroïne, celui de sauver le père, elle aurait été moins malheureuse. Je ne veux évidemment pas dire par là qu’une telle remarque aurait suffi à la

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guérir. Je veux seulement indiquer sur quel plan rectificatif, désidentificatoire, opérant par renversement dialectique, ou comme on voudra, doit se situer à certains moments de la cure l’acte psychanalytique. On ne saurait reprocher à Breuer, mis en position d’analyste à son insu, de n’avoir pas procédé à la restructuration des rapports de sa « patiente » à ce qu’elle énonçait. Seulement, cette défaillance s’est soldée par les doléances réitérées de Bertha Pappenheim tout le long de son existence, au sujet de l’insuffisance de la science et de l’incompréhension des scientifiques – entendez : les médecins. Faute d’abandonner à temps – le pouvait-il ? – sa position médicale, il n’a obtenu qu’une guérison par transfert, et, partant, éphémère : dès que Bertha a appris la mort de son père, survenue quelques jours après cette guérison, elle s’est effondrée, et ses symptômes se sont aggravés. Lorsque son état s’est amélioré de nouveau, toujours grâce au pouvoir de l’amour-médecin, Breuer, dans un geste apparemment paternel, a cru lui faire plaisir en l’invitant à un tour de voiture au Prater par une journée ensoleillée du mois de mai ; elle n’était pas sortie depuis neuf mois. Il a demandé à son second enfant, Bertha, alors âgée de six ans, de les accompagner. A ces deux Bertha s’ajoutait une troisième, la mère de Breuer, qui portait le même prénom17. Le désir de Breuer ne pouvait se signifier plus clairement : à celle qu’on préfère, si elle s’appelle Bertha, que peut-on demander, sinon une autre Bertha ? Seulement, ce « désir d’enfant », Bertha Pappenheim, qui n’était pas hystérique pour rien, n’a pas manqué de l’assimiler à une demande. Demande ou fantasme de maternité, qui lui allait comme des guêtres à un lapin. Le désir maternel ou, pour nous exprimer dans le registre névrotique, le désir de « donner la vie », faisant, chez elle, défaut, sinon comme désir pour l’Autre, elle en a conçu celui de se donner la mort. De retour à la maison, après la fin de cette promenade, elle était si déprimée qu’elle a parlé, pour la première fois, de suicide. Le fantasme d’accouchement, dont la dramatisation corporelle dans un état quasi hypnotique a surpris Breuer au moment où il préférait croire que Bertha était guérie, ressortissait bien à un désir du désir – mais non sans un malentendu qu’un analyste ferait mieux de s’épargner et d’épargner à ceux qu’il prend en charge. Freud a alors saisi qu’un amour de transfert était né dans les plis de la talking therapy : c’est de lui que nous en avons, pour la première fois, le témoignage. Mais au commencement, au commencement de la théorie analytique, il n’y a vu qu’une confirmation de son propre amour – au sens que lui-même articulera ultérieurement : celui de l’idéalisation – pour le même

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objet : « il faut être Breuer pour que cela vous arrive ». Mais Breuer, l’objet idéalisé, avait-il aimé ? Il y a gros à parier que Freud savait que oui. Il ne l’a pas dit. En revanche, par un trait de franchise plus que compatible avec l’idéalisation, puisqu’il la motive, il a dit que Breuer était capable d’exploiter un transfert, la position de l’analyste se spécifiant de ce que, le transfert, il l’interprète. Ce à quoi nous souscrivons : puisqu’il s’agit, dans une première approche, de dire la différence entre la position médicale et celle de l’analyste. Seulement, comment ce dernier peut-il échapper au piège que le petit dieu tend à chacun, s’il se prend tout de go pour l’objet de cet amour, s’il ignore que la réciprocité est en droit intrinsèque à l’amour, et que, la place de l’aimable, c’est l’amant lui-même qui l’occupe en premier (nous y reviendrons) avant qu’elle ne le soit par cette version idéalisée de lui que constitue l’objet ? Avec cette question, nous touchons à la raison des analyses didactiques. S’il faut une telle analyse pour devenir analyste, c’est que nous présumons que le futur analyste sera dégagé par là de la tentation de se proposer comme aimable. Or, qu’il n’en soit pas toujours ainsi en fait, qu’un désir similaire et symétrique à celui de l’analysant intervienne souvent du côté de l’analyste dans les analyses qu’il dirige, Freud s’en est tôt aperçu. Seulement, mû sans doute par le souci d’assurer l’objectivité de l’analyste (condition, à ses yeux, de la scientificité de la psychanalyse), au lieu d’appeler cette occurrence par son nom, celui de transfert, il l’a baptisée, en 1910, « contre-transfert ». Terme qui suggère qu’il ne s’agit que d’un accident de parcours, certes peu souhaitable, puisqu’il bloque, à l’occasion, la marche de l’analyse, mais, en principe, remédiable chez quelqu’un qu’on suppose avoir été analysé. A partir de cette supposition, la question de savoir si la psychanalyse est une opération qui produit le résultat que nous venons de définir – disons : un double transfert – , ou bien si elle peut conduire à une autre fin, et laquelle, a été soustraite à la considération des analystes. Lesquels, d’ailleurs, étaient tout prêts à s’en accommoder : autrement, comment se dire analyste et comment prétendre transmettre la psychanalyse ? Reste que, quarante ans après, nous le verrons plus loin, ces questions sont devenues incontournables.

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CHAPITRE II Freud sur le transfert Freud parle spécifiquement du transfert, pour la première fois, au dernier chapitre des Études sur l’hystérie (« Psychothérapie de l’hystérie »). On ne saurait mieux résumer ce qu’il dit à ce sujet que ne le fait Daniel Lagache lorsqu’il écrit : Ces pages mémorables mettent en évidence les points suivants : 1. Le transfert est un phénomène fréquent et même régulier ; toute revendication à l’endroit de la personne du médecin est un transfert, et le patient est pris à chaque occasion nouvelle. 2. D’après les exemples et les explications donnés par Freud, le mécanisme du transfert suppose : a) dans le passé, le refoulement d’un désir ; b) dans le présent, et dans la relation avec le médecin, l’éveil du même effort qui, originellement, a forcé le patient à honnir ce désir clandestin. Le mécanisme du transfert est donc une « connexion fausse », une « mésalliance » 18. Une conception se formule dans ces lignes, qui rappelle celle dégagée de l’analyse des symptômes sous la dénomination de « premier mensonge » de l’hystérique, et qui réfère le désir refoulé, celui dont la reproduction constitue le transfert, à une figure originaire, dont la place est alors usurpée par la « personne du médecin ». C’est par là que le « mécanisme du transfert » est « mésalliance » ou « connexion fausse ». Pareille conception s’impose-t-elle ? Apparemment, oui ; car l’immanence de l’objet intentionnel – l’objet conscient – , qui, selon Brentano, caractérise tout acte psychique, ou tout phénomène de conscience, vaut au plus haut point pour le désir : lequel n’est pas seulement désir de quelque chose, mais encore vient apparemment de ce

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dont il est désir, c’est-à-dire du désirable, et semble être causé par lui, comme la perception d’une couleur par cette couleur même. A telle enseigne que Freud écrit, dans une note des Trois Essais sur la théorie de la sexualité, que nous glorifions, nous autres modernes, l’objet, alors que, dans l’Antiquité, cette valeur revenait à la pulsion. Il est vrai qu’on peut se poser la question : de quelle preuve dispose-t-il à l’appui de cette affirmation ? Il n’y a rien qui indique que l’objet avait moins de charme dans l’Antiquité que de nos jours. En revanche, s’il y a une expérience qui nous permet de nous apercevoir du peu de valeur de l’objet donné au regard de la tendance, c’est bien celle, précisément, du transfert. Je veux dire par là que le mécanisme même du transfert, comme substitution d’un objet qu’on peut dire quelconque (puisque cet objet peut être n’importe quel analyste) à la place d’un autre, autorise une tout autre conclusion : à savoir que l’amour est fondamentalement indifférent à l’objet auquel il renvoie, que cet objet, fût-il le premier, ne vaut que pour une autre chose, un autre objet, non spéculaire celui-ci ; lequel est, en dernier lieu, ce qui confère sa valeur à l’objet « quelconque », pourvu que le sujet le retrouve dans cet objet, ou croie le retrouver. Quelle est cette autre chose ? Il est clair que nous ne faisons que formuler ici la question même du sujet en analyse, sa question frontière, celle qui le fait toucher à ceci : qu’un certain inconnu, qui n’est rien de moins que le « noyau de son être », se dérobe à tout ce qui, dans l’ordre du connu ou du conscient où chacun se pose en s’opposant, lui permet de se définir comme étant « lui-même ». Ce commentaire des premières formulations freudiennes, au sujet du transfert, débouche déjà sur deux conclusions que je paraphraserai en ces termes : 1. En découvrant l’inconscient, Freud n’a pu le concevoir que comme l’effet d’un refoulement « secondaire » et s’exerçant sur un désir conscient. Du même coup, il n’a pu se déprendre du privilège que ce désir accorde à l’objet intentionnel, ou de la conception que le sujet se fait de ce désir comme une relation d’objet, au sens de l’objet commun, celui qui apparaît dans le champ de la perception et vers lequel se dirige l’intentionnalité de la conscience selon Brentano. 2. Par la suite, ses investigations l’ont conduit à reconnaître au fantasme inconscient les pouvoirs pathogènes qu’il allouait auparavant au « trauma », et, du même pas, à poser l’existence d’un refoulement « originaire ». Mais, là encore, comme l’atteste Totem et Tabou, il n’a pu concevoir ce refoulement originaire autrement que sur le modèle du refoulement secondaire, quitte à en

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situer le moment dans l’histoire non pas de l’individu, mais de l’espèce. Or, l’histoire se présente comme étant, après tout, le drame des relations que les individus nouent tant entre eux qu’avec les objets de leurs désirs communs. Par conséquent, cette solution – selon laquelle, peut-on dire, la race humaine, telle l’hystérique, souffrirait de ses réminiscences – ne facilite pas, loin de là, le raccord entre la théorie du transfert, d’une part, et, d’autre part, la fonction de l’objet du fantasme, celui qui, cependant, fait tout l’impact des Trois Essais sur la théorie de la sexualité et que Lacan appellera l’« objet a ». Ce hiatus entre, d’une part, une théorie personnaliste (au sens où on ramène le mécanisme du transfert à une substitution de personnes) et objectivante (au sens où elle méconnaît que le sujet est à repérer avant tout dans sa question) du transfert et, d’autre part, la théorie du fantasme comme principe réel du transfert est on ne peut plus manifeste, sinon explicitement indiqué, dans le Fragment d’une analyse d’hystérie (Dora). A travers l’étude des textes freudiens, ce chapitre nous conduira à une série de conclusions qui sont autant de lignes de partage : 1. Le transfert réside non pas en ce que l’analysant met Freud à la place d’une autre personne ou d’une autre figure, mais dans l’ouverture qu’il produit sur le fantasme du sujet (ainsi de Dora). Et la « résistance » (ainsi de l’homme aux rats) est au fond une résistance précisément à la théorisation précipitée du transfert comme substitution ou répétition : autant dire à la suggestion. 2. Si Freud (dans Pour introduire le narcissisme et Psychologie des masses et Analyse du moi) jette une lumière éclatante sur la structure narcissique du transfert en tant que phénomène libidinal, en revanche il ne fait que pointer l’objet du fantasme comme un x énigmatique. Or, cette énigme est ce qui fait que la répétition est un ratage répété. 3. A force de ne considérer d’autre antériorité que temporelle ou historique, et, partant, faute de thématiser la fonction de l’objet du fantasme comme objet structurellement premier (objet a, comme dira Lacan), qui, déjà, détermine et module les relations du sujet avec les premières figures de sa vie, Freud ne peut que ramener le transfert à la répétition d’une expérience, qu’elle soit celle de l’individu ou de l’espèce – ce qui entraîne une impasse concernant la fin de ses analyses.

1. On sait que Freud donne deux explications différentes de la fin prématurée de l’analyse de Dora ; elles nous concernent parce qu’elles sont

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précisément liées aux deux conceptions du transfert que nous venons de distinguer : La première est celle selon laquelle Freud, tout en ayant noté le transfert que Dora avait opéré de M.K. sur sa personne, est resté trop absorbé par l’analyse du premier rêve (sur lequel je reviendrai plus bas) pour interpeller Dora à temps sur les raisons de ce transfert, ou sur la « quantité inconnue » qu’elle avait trouvée en sa personne, et qui avait dû, selon lui, motiver ce transfert. La deuxième est celle qu’il ajoute à la fin de l’observation, dans une note de 1923, où il avoue son « désarroi complet » avant que l’expérience ne lui ait appris à apprécier à sa juste mesure l’importance des tendances homosexuelles chez les névrosés : l’analyse de Dora a échoué, il n’y a guère de doute là-dessus, faute de reconnaître les attaches homosexuelles de Dora à Mme K. (dont il énumère, dans la même note, maints indices), ou faute de reconnaître, comme il s’exprime encore, sa « gynécophilie ». Et, par là, le rôle du fantasme. Laquelle de ces deux explications tient le mieux ? Avant de répondre à cette question, nous devons encore tenir compte de cette affirmation capitale de Freud : « Les symptômes de la maladie sont, très exactement, l’activité sexuelle des malades 19 » C’est donc dans ses symptômes que nous devons trouver, au premier chef, les énergies et les directions libidinales qui se disputent le corps de Dora. Or, ces symptômes se répartissent à leur tour en trois catégories : 1. Des symptômes qui ressortissent aux identifications de Dora à des figures tant masculines que féminines, par exemple à son frère et à sa mère. Ce sont des symptômes où s’exerce l’activité de la libido narcissique de Dora, celle qui l’attache aux figures où s’aliène son moi. 2. Des symptômes dont le siège pointe vers la zone orale comme zone érogène : aphonie et toux nerveuse. Ces deux variétés de symptômes sont, en quelque sorte, préfigurées dans une image de sa première enfance, dont Dora a gardé le souvenir net : assise par terre dans un coin, suçant son pouce gauche, elle tiraillait, de la main droite, le lobe de l’oreille de son frère (d’un an et demi son aîné), tranquillement assis à côté d’elle. 3. Des symptômes comme l’énurésie et les pertes blanches, où c’est l’autoérotisme qui est à l’œuvre, même s’ils ont par ailleurs les rapports les plus étroits avec les identifications de Dora. Comment peut-on raccorder cette triple activité libidinale, narcissique, pulsionnelle (ou objectale) et auto-érotique, présente dans les symptômes,

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avec les explications fournies par Freud de la fin prématurée de l’analyse de Dora ? La première explication – celle selon laquelle c’est l’amour refoulé de Dora pour M.K. qui a joué un mauvais tour en se reportant sur la personne de Freud – suppose que, outre les trois variétés libidinales que nous venons d’énumérer, un désir génital pleinement constitué existait également chez Dora. C’est dans cette veine que Freud attribue à l’aphonie la signification symbolique suivante : un renoncement à la parole pendant que l’aimé était au loin, puisqu’elle ne pouvait pas lui parler 20. Or, contrairement à l’interprétation de la toux – laquelle part du signifiant reçu de la bouche même de Dora, « ein vermögender Mann 21 », en tant qu’il signifie et la fortune et la puissance sexuelle (interprétation que Dora n’a pas contestée et qui a été suivie d’une disparition du symptôme assurément probante, même si elle n’est pas concluante, du fait que les attaques de toux disparaissaient parfois spontanément) – , l’interprétation de l’aphonie part, elle, de la seule hypothèse de Freud concernant ce que Dora refoule. Ce qui est en cause ici, ce n’est pas le principe du refoulement en tant qu’il préside à la formation des symptômes, mais le caractère a priori de l’hypothèse concernant ce que Dora refoule et qui serait en l’occurrence son amour pour M.K. – hypothèse que celle-ci n’a jamais « avalée ». Et le fait est que cette hypothèse pose la question de savoir pourquoi Dora refoule son amour pour M.K. Comme réponse, Freud ne trouve que des considérations d’amour-propre (Dora n’est pas une gouvernante) et de morale sociale (une fille bien née, etc.). C’est dans cette veine qu’il écrit : M.K. aurait-il obtenu davantage s’il eût été révélé que la gifle ne signifiait nullement un « non » définitif de Dora, s’il eût appris que ladite gifle répondait à la jalousie nouvellement éveillée en la jeune fille, que de forts émois psychiques prenaient encore en elle parti pour lui ? S’il avait passé outre, s’il avait continué à la courtiser avec une passion capable de la convaincre, peutêtre l’amour aurait-il vaincu toutes les difficultés internes 22 ? Et certes l’amour est une grande puissance : il y a des guérisons par amour, comme on peut sacrifier sa vie pour quelqu’un qu’on aime. Seulement, quelques lignes plus bas, Freud ajoute – ce qui va beaucoup plus loin :

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L’incapacité de répondre à la demande réelle de l’amour est un des traits caractéristiques de la névrose ; les malades sont sous l’empire de l’opposition qui existe entre la réalité et les fantasmes. Ce à quoi ils aspirent le plus ardemment dans leurs fantasmes, ils le fuient dès que la réalité le leur offre, et c’est quand aucune réalisation n’est plus à craindre qu’ils s’adonnent le plus volontiers à leurs fantasmes 23. Autrement dit, le névrosé se contente de l’amour de l’autre tant que ce dernier se contente de le signifier. Que l’autre franchisse cette limite en passant à la demande, et il touchera à l’« incapacité » chez le sujet de le constituer comme objet du désir – ce que M.K. a appris à ses frais. De même que le désir n’entraîne pas nécessairement l’amour, ou si peu que cet amour n’empêche pas le « rabaissement » de l’objet, de même l’amour, quelle que soit la puissance qu’on lui suppose, n’entraîne pas nécessairement le désir. Si Dora avait pour M.K. un désir refoulé, c’est-à-dire si elle le désirait sans le savoir (ce qui peut arriver), elle n’aurait assurément pas ressenti de dégoût à son étreinte. Mais, loin que Dora ait eu un désir constitué où s’assume son sexe de femme, son incapacité venait justement de ce que son désir était ailleurs. Où ? C’est son premier rêve qui avait répondu à cette question. Il nous faut donc aborder ce rêve, et, pour le faire, savoir d’abord quel était ce que Freud appelle l’« ordre du jour de l’inconscient » au moment où Dora l’a rapporté. « Or, à l’époque où le rêve eut lieu, écrit Freud, nous étions sur une ligne d’investigation qui conduisait à pareille admission de la masturbation infantile. Un moment auparavant, elle m’avait demandé de lui dire pourquoi la maladie l’avait atteinte, elle justement. Avant que j’aie pu lui répondre, elle avait jeté la responsabilité de cette maladie sur son père 24. » Une autre notation non moins indispensable : au cours de l’analyse de ce rêve, qui occupa plusieurs séances, Dora... s’identifia, pendant quelques jours, à sa mère par des petits symptômes et de petites particularités, ce qui lui fournit l’occasion de se signaler par une conduite insupportable et me laissa alors deviner qu’elle pensait à un séjour à Franzenbad, lieu où elle avait séjourné, je ne sais plus en quelle année, en compagnie de sa mère. Celle-ci souffrait de douleurs au bas-ventre et avait des pertes – un « catarrhe » – , ce qui nécessitait une cure à Franzenbad. Dora était d’avis – probablement, là aussi, à juste titre – que cette maladie provenait de

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son père, qui aurait ainsi communiqué sa maladie vénérienne à la mère de Dora. Il était tout à fait compréhensible qu’elle confondît, comme le font en général la plupart des non-médecins, blennorragie et syphilis, hérédité et contamination par des rapports. Sa persévérance à s’identifier à sa mère m’imposa presque l’obligation de lui demander si elle aussi avait une maladie vénérienne, et voilà que j’appris qu’elle était atteinte d’un « catarrhe » (flueurs blanches), dont elle ne se rappelait pas le début 25. Voici maintenant le récit du rêve en question : Il y a un incendie dans une maison, mon père est devant mon lit et me réveille. Je m’habille vite. Maman veut encore sauver sa boîte à bijoux, mais papa dit : « Je ne veux pas que mes deux enfants et moi soyons carbonisés à cause de ta boîte à bijoux. » Nous descendons en hâte et, aussitôt dehors, je me réveille 26. On sait que Freud, s’appuyant sur les associations de Dora, notamment celles relatives aux sources où le rêve a puisé ses matériaux, a interprété ce dernier comme une fuite non pas avec le père, mais vers lui. Interprétation fort juste ; mais non pas, nous allons le voir, dans le sens où l’entend Freud, celui – une fois de plus – selon lequel Dora se réfugiait dans son amour infantile, autant dire immense, pour son père, afin de combattre la tentation de M.K. (le feu), à laquelle elle ne voulait pas céder. Regardons les choses de plus près. Quelques jours avant la scène du lac, Dora avait reçu de M.K. un très précieux coffret à bijoux. Lorsque Freud lui eut demandé si elle savait que « coffret à bijoux » est une expression employée pour désigner les organes génitaux féminins, elle répondit : « Je savais que vous alliez dire cela 27. » Et, de fait, « coffret à bijoux » n’est pas seulement une désignation métaphorique des organes génitaux féminins, mais une métaphore où se signifie le surinvestissement narcissique de ces organes. Ce qui nous remet en mémoire l’affirmation dense d’Abraham, selon laquelle plus le sujet investit la zone génitale de son corps propre, plus il se trouve dans l’impossibilité d’investir la zone qui y correspond du côté de l’objet. Les ondes humides de l’amour s’étendent alors, peut-on dire, sur la surface de l’objet, sauf la zone génitale. L’amour est, en ce sens, un « amour partiel » de l’objet : c’est un amour médiatisé par l’image du corps propre ; amour de l’objet interchangeable avec

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l’amour de soi ou avec l’amour que le sujet a pour sa propre image ; et, là où la zone génitale est narcissiquement surinvestie, la libido ainsi employée s’enfonce dans le réservoir libidinal qu’est le corps propre, comme libido auto-érotique, au lieu d’être transvasée dans l’objet. Partant, la fuite vers le père n’était pas une simple régression de Dora à son amour infantile pour lui, mais bien plutôt un appel au père pour qu’il la sauve de l’« incapacité de répondre à la demande réelle de l’amour », cette incapacité qui l’avait faite, pendant les derniers jours de son séjour chez les K., se barricader névrotiquement, par attachement névrotique à sa « boîte à bijoux », dans sa chambre, comme si elle était l’agneau dans la maison des loups ; et c’est dire que cette fuite était aussi un appel pour rendre Dora à même de faire de son sexe un autre usage que celui qui s’attestait dans ses identifications hétéroclites, tant avec son frère (énurésie) qu’avec sa mère (catarrhe). Freud met ces symptômes en rapport direct avec la masturbation. Sans aller jusqu’à vanter les vingt « avantages sexuels de la masturbation28 », on peut juger excessive cette explication dont Freud avait surtout besoin pour retourner contre Dora les reproches qu’elle adressait à son père, ou pour les ramener à des auto-reproches, alors qu’il s’agissait de reproches assez justifiés, même s’ils ne l’étaient pas pour les raisons qu’elle était en mesure d’articuler. Il est vrai que, dans le rêve manifeste, la boîte à bijoux était celle de la mère. Mais, outre le fait, déjà signalé, que cette boîte renvoyait au coffret précieux que Dora avait reçu de M.K., on peut se demander : que n’a-t-elle fait, Dora, pour signifier à Freud, lors de l’analyse de ce rêve même, que sa mère, dans le rêve, la représentait, elle ? Elle est allée jusqu’à se rendre, comme sa mère, désagréable ; et c’est dire à quel point elle tenait à attirer l’attention de Freud sur ce point clef pour l’interprétation de son rêve. A la fin de ce rêve, Dora se réveille. Freud a vu là une mise en scène qui exprime par l’inverse son intention de ne dormir que lorsqu’elle aura quitté la maison. Cette interprétation serait retenable si Dora avait rêvé (comme cela arrive assez fréquemment) qu’elle se réveillait. Or, il s’agit d’un réveil réel, qui met fin au sommeil et qui atteste, comme Freud lui-même nous l’apprend, une angoisse que le rêve n’a pas réussi à écarter. Et cet échec du rêve s’explique aisément si « être dehors » signifie bien « être là où il faut affronter la demande réelle ». Le recul qui s’ensuit se traduit alors par une transformation de la relation d’objet en identifications, par une régression du moi vers les images où il s’aliène 29 : Dora se réveille sur la sensation quasi hallucinatoire d’une odeur de fumée – trait unaire qui relie Freud, dans le

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transfert, aux deux autres personnages masculins de la vie de Dora, son père et M.K. Mais, en réduisant le père de Dora à n’être qu’un maillon dans la chaîne des figures masculines supposées successivement désirées par elle, fût-il le premier, Freud a fait de la fonction du père une fonction naturelle (au lieu de la distinguer comme normative). De même, une conception naturaliste de la sexualité a fait que, dès qu’il eut repéré dans la « fumée » l’indice du transfert de Dora, il se présenta lui-même comme l’objet de son désir, substitut de M.K., alors qu’il n’était que le support de son identification. L’objet pulsionnel, l’objet originairement refoulé du désir de Dora, l’objet fantasmatique qui était au cœur de sa frustration, c’était celui qui la faisait assouvir (ou, comme aimait à dire Lacan, « écraser ») ladite frustration en suçant son pouce : le sein. Et ce que Dora savait de l’impuissance de son père et de ses relations sexuelles per os avec Mme K. ne l’aidait assurément pas à se détacher de cet objet-là. La projection de l’objet oral sur Mme K., dont celle-ci portait d’ailleurs un exemple réel, n’était sans doute pas étrangère à la fascination qu’exerçait sur Dora la « blancheur adorable » de la peau de Mme K. Comme l’indique Lacan, l’aphonie de Dora dans le tête-à-tête avec Mme K. était sans doute, et si l’on peut dire, la « voix » de son appel oral le plus primitif, au moment où M.K., dont la présence pouvait encore la soutenir en lui offrant l’écran d’un support identificatoire, était absent. Mais Mme K. avait, aux yeux de Dora, un autre prestige encore, un autre titre à son amour : elle était la manifestation de ce qui, pour Dora, était en souffrance, à savoir son désir, au sens d’un désir qui puisse répondre en elle au désir de l’Autre. Elle était, si l’on peut dire, l’incarnation mystique de cet inatteignable qui, dès lors, lui était apparu comme tel sous la forme transcendantale de la Madone, dont le motif reviendra dans les associations relatives à son deuxième rêve. Les paroles malheureuses de M.K., lors de la scène du lac : « Ma femme n’est rien pour moi », ces paroles qui lui avaient valu aussitôt la gifle que l’on sait, non seulement offensaient Dora au plus profond de son être, ce « plus profond de son être » n’étant rien d’autre que ce qu’elle pouvait devenir, mais encore elles étaient, à proprement parler, sacrilèges, au regard de sa « gynécophilie ». Quelques mots suffiront maintenant pour faire ressortir la signification du deuxième rêve. On notera d’abord que ce rêve a eu lieu au moment où Dora se demandait pourquoi elle avait gardé le silence pendant quelques jours après la scène du lac, avant de se décider soudain à dire la vérité à ses parents. Sans nier que le délai de quatorze jours indiquait une identification avec la gouvernante, comme l’a noté Freud, on remarquera que ce délai était à la 26

mesure de la gravité de l’enjeu pour Dora. Il y allait de la réponse de son père concernant... faut-il dire son « désir pour » ou sa « liaison avec » Mme K. ? Tout dépendait justement de la réponse paternelle : vraie, elle aurait eu assurément une valeur constituante pour le désir de Dora, quelles qu’aient pu être ses conséquences pratiques par ailleurs ; fausse, elle ne pouvait que la désespérer. Vient le rêve. Elle est dans une ville étrangère, comme le jeune homme qui est parti au loin pour gagner une indépendance qui lui permettrait de demander sa main, et qui ne laisse pas passer une occasion de se rappeler à son attention. (Et qu’est-ce qu’il attend sinon ce qu’elle-même attend, son désir, son consentement à la jouissance ?) Ensuite, elle se dirige vers une maison où elle habite, va dans sa chambre et trouve une lettre où sa mère lui dit que maintenant son père est mort et « si tu veux ? » (avec un point d’interrogation bizarre) « tu peux rentrer ». Mais que veut-elle justement ? Aller à la gare. Or, la gare s’éloigne indéfiniment. D’où angoisse – qui n’est pas la même que celle du premier rêve, qui l’a réveillée. Celle-ci était l’angoisse d’avoir à répondre ; celle du second rêve est l’angoisse de voir se dérober indéfiniment la réponse sans laquelle il n’y a pas de départ. Enfin, Dora se retrouve, on ne sait comment, chez elle, comme si elle n’était jamais partie ; tout le monde est déjà au cimetière. Faut-il voir là une invocation du mystère paternel, du père réduit à son essence symbolique comme père mort, ou comme nom du père ? Le rêve nous dit seulement qu’elle va calmement dans sa chambre et commence à lire un gros livre (où Freud a repéré génialement le Dictionnaire, seul recours dérisoirement laissé aux enfants encore désireux de s’initier aux mystères). Que ce rêve comporte un désir de revanche sadique contre le père, désir fondé sur une certaine rivalité avec lui, comme l’affirme Freud, cela est fort plausible, si l’on songe que ce père ne se différenciait guère, pour Dora, d’un frère ou d’un grand frère, bref d’un semblable. Mais il n’est pas moins plausible qu’un certain dépit s’y signifie également, sinon un désespoir. La veille du rêve, un invité avait porté un toast au père de Dora en exprimant l’espoir qu’il demeurât longtemps encore en bonne santé. Dora s’était aperçue alors d’un étrange tressaillement dans les traits fatigués de son père, et elle avait compris quelle pensée il avait réprimée. D’où l’hypothèse que le calme de Dora signifie dans ce rêve : et qu’est-ce que ça me fait, puisque, de toute façon, je reste en panne ? Effectivement, selon le peu de renseignements que nous avons d’elle, Ida Bauer, vrai nom de Dora, est restée toute sa vie une

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femme insatisfaite, acariâtre et « belle âme », comme au premier jour. Ce retour sur Dora était indispensable pour l’appréciation des thèses dont Freud, afin d’expliquer la fin prématurée de cette analyse, fait état dans le Post-scriptum sur les transferts 30. C’est donc la note ajoutée en 1923 au Postscriptum qui renferme la réponse la plus correcte à la question de l’interruption de l’analyse par Dora, soit ce que nous venons de développer tout au long : la non-reconnaissance de l’ouverture que produit le transfert sur l’objet a, oral en l’occurrence. Cette note ne rend pourtant pas inutile, dans la théorie freudienne, le Post-scriptum, lequel contient des aperçus dont l’examen critique aura un grand intérêt tant pour redresser la pratique analytique en général que pour voir où Freud en était alors sur le transfert plus particulièrement. Nous nous y arrêterons donc. Freud y affirme que, lors du traitement psychanalytique, la formation de nouveaux symptômes s’arrête invariablement ; ce qui ne veut nullement dire que la productivité de la névrose est éteinte, mais qu’elle est absorbée par la création d’autres structures, inconscientes pour la plupart, à savoir les transferts. Et deux remarques trouvent pour nous leur place ici. La première est que l’arrêt de la création de nouveaux symptômes au cours de l’analyse est une constatation fondamentalement juste, en ce sens que même l’apparition de nouveaux symptômes s’avère avoir effectivement les rapports les plus étroits avec le transfert. On sait d’ailleurs que la baisse du taux des maladies communes, comme la grippe ou le rhume des foins, chez les analysants a été... l’une des raisons qui ont incité la Sécurité sociale, en Allemagne fédérale, à accepter le remboursement des analyses. La deuxième est celle-ci : dans la troisième des Cinq Conférences faites aux États-Unis, en septembre 1909, Freud nous décrit comment il a été amené, après l’abandon de l’hypnose, à poser que l’association qui vient à l’esprit du patient à la place de ce qu’il cherchait doit elle-même naître à la manière d’un symptôme : elle est un substitut nouveau, artificiel et éphémère, du refoulé, différente de lui en proportion du déguisement subi sous l’effet de la résistance. Mais, en raison de sa nature comme symptôme, cette association doit avoir une certaine ressemblance avec ce qui était recherché, et, là où la résistance n’est pas trop grande, il doit être possible de deviner ce dernier à partir de l’association. « L’association doit être comme une allusion au refoulé, comme une représentation [Darstellung] de ce dernier dans un discours indirect 31. » Ainsi, au cours de ses associations libres, une analysante peut tenir, pendant tout un quart d’heure, à propos de son chef de travail et d’un

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nouveau poste dont on envisage la création, un discours dont les connotations érotiques n’échapperaient à personne sauf elle : « Je voulais lui dire que j’aimerais faire cette liaison, mais j’avais peur que cela ne m’entraîne trop loin, etc. » Le discours où elle figure sous forme de je trahit une autre à laquelle on ne saurait s’adresser comme tu ; c’est même là que réside la difficulté de l’interprétation analytique. La productivité de la névrose se manifeste le plus immédiatement dans la création des signifiants. On ne peut manquer de rapprocher les associations ainsi redéfinies comme discours indirect et les transferts. Mais cela ne dispense pas Freud de définir le caractère spécifique de ces derniers. Aussi en pose-t-il la question : « Que sont ces transferts ? » La réponse du Post-scriptum comporte en l’occurrence trois points : leur définition, la conséquence technique qui découle de cette définition et, enfin, l’effet thérapeutique qui en est attendu. La définition se résume en ce que les transferts sont de nouvelles éditions des tendances et des fantasmes inconscients, mais qui doivent être « éveillées » et rendues conscientes à mesure que progresse l’analyse, et dont le trait caractéristique est de remplacer une personne antérieure par la personne du médecin ; ce qui a été vécu est ainsi revécu, non pas comme un état passé, mais comme un rapport actuel. La conséquence technique, c’est la priorité qui, dès lors, doit être accordée dans toute analyse à l’interprétation des transferts : sans quoi le patient ne serait que trop tenté de fuir l’objet présent de ses tendances érotiques ou agressives, c’est-à-dire le médecin, et, partant, de rompre la cure. Quant à l’effet thérapeutique, il est celui attendu de toute « prise de conscience ». Cette conception se juge à sa conséquence concernant la différence entre l’interprétation des transferts et celle des rêves : « L’interprétation des rêves, écrit Freud, l’extraction d’idées et de souvenirs inconscients des associations du malade, ainsi que les autres procédés de traduction, sont faciles à apprendre ; c’est le malade lui-même qui en donne toujours le texte. Mais le transfert, par contre, doit être deviné sans le concours du malade, d’après de légers signes et sans pécher par arbitraire 32. » Autrement dit, il y a, entre l’interprétation d’un rêve et celle d’un transfert, une différence qui consiste en ceci que, dans le dernier cas, l’analyste risque de pécher par arbitraire. Et qu’est-ce qui permet à l’analyste d’être sûr qu’il ne tombe pas dans ce péché ? C’est ici le lieu de rappeler que ce qui est « révolutionnaire », chez Freud, ce n’est pas la découverte de la sexualité infantile, et de son affinité avec les

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perversions : il n’y a rien de ce que Freud dit là-dessus qui n’ait été dit et répété avant lui. Lui-même ne manque pas une occasion de citer ses prédécesseurs, et ils sont légion, parfois non sans s’étonner de ce que ce qu’il dit, lui, fasse tellement scandale. De fait, le scandale vient de ce que la découverte de Freud n’est pas tant celle de la sexualité infantile que celle de l’« infantilisme de la sexualité », comme il s’exprime lui-même lorsque, se référant à la découverte de l’importance du fantasme, et non plus du trauma, dans la formation du symptôme, il écrit : « Après cette correction, les “traumas sexuels infantiles” ont été, en un certain sens, remplacés par 1’“infantilisme de la sexualité” 33. » Or, cet infantilisme de la sexualité, c’est chez les adultes que Freud l’a découvert, et cela à partir des « textes » qu’eux-mêmes lui ont donnés. Déjà dans Dora, pour ne nous référer qu’à cette observation, nous remarquons que c’est telle intonation de la voix qui lui a permis d’entendre, dans « ein vermögender Mann » (un homme fortuné ou puissant), « ein unvermögender Mann » (ce qui lui donne l’occasion de faire une allusion aux côtés « les plus purement techniques de l’analyse ») ; c’est une épithète particulière (« blancheur adorable de la peau ») qui lui a permis d’apprécier, quoique après une période de « désarroi », la gynécophilie de Dora ; sans parler des « mots-valises » et du symbolisme. C’est donc la confiance faite au fil conducteur que lui offrait le signifiant même qui a permis à Freud d’avancer ses théories sur la sexualité, lesquelles se bornaient, en fait, à reproduire, ou plutôt à produire au jour, les théories « infantiles » de la sexualité. Or, le moins qu’on puisse dire sur la théorie des transferts est qu’elle n’est pas, elle, une théorie infantile au sens de théorie inconsciente, mais bien une théorie de théoricien. Par conséquent, ce qui s’appelle « interpréter un transfert » revient, en fait, à appliquer à la direction de l’analyse un savoir extérieur, dogmatique, celui dont Daniel Lagache témoigne lorsqu’il écrit que, après la communication de son premier rêve, « Freud aurait dû montrer à la patiente que c’était maintenant à partir de Herr K. que la patiente faisait un transfert sur lui, probablement sur la base d’une question d’argent ou de jalousie à l’égard d’un autre patient qui, après guérison, avait conservé des relations avec sa famille, etc. 34 ». La question, pour nous, est, on l’a compris, ailleurs. C’est bien plutôt de savoir s’il est ou non possible de formuler une théorie du transfert qui, à l’instar de celle de la sexualité, soit faite de l’encre même avec laquelle s’écrit le phénomène interprété. Car, de fait, ce qui s’appelle « résistance à l’interprétation du transfert » n’est, dans le schéma ici proposé par Freud, que

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résistance aux préjugés de l’analyste, et, pour tout dire, à la suggestion.

II. De la « résistance » prise en ce sens, l’observation de l’« homme aux rats » va nous donner un exemple fort instructif. Afin de le montrer, quelques mots sont nécessaires, d’abord, sur la problématique, qu’on peut qualifier d’universelle, de l’obsessionnel. Le premier trait qui frappe tout observateur réside dans la domination qu’exerce sur l’obsessionnel l’image d’un semblable en possession d’un objet dont il jouit, objet qui, de ce fait, devient celui du désir de l’obsessionnel. Aucun accès à l’objet n’est dès lors possible, qui ne passe par la destruction du rival. Seulement rien n’est plus redouté que cette destruction même, puisqu’elle est justement destruction de ce dont se soutient le désir : sans rival, il n’y a pas d’enjeu. D’où l’autre trait caractéristique de l’obsessionnel : « Tout pour l’autre ! » Trait sur le caractère pathologique duquel on insiste moins, dans la mesure où, à l’instar de l’obsessionnel justement, on veut voir dans l’oblativité une vertu morale. L’assertion ici émise par Freud, renvoyant au fait que la civilisation demande à l’individu un effort d’abnégation trop coûteux pour son bonheur ou pour son égoïsme, est au moins discutable. Beaucoup plus structurellement, la morale sociale va dans le sens même de la névrose obsessionnelle, qui fait que le sujet ne saurait poser l’objet sans se dédoubler lui-même, sans avoir à affronter l’autre lui-même auquel il est lié par les lois de ce que Henri Wallon appelle la « sociabilité syncrétique » : celles de la jalousie sympathisante ou de la sympathie jalousante, ou encore, comme l’écrit Lacan, de la « hainénamoration ». D’où cet autre constat : là où le sujet s’unifie, c’est l’objet, la femme en l’occurrence, qui se dédouble, le sujet faisant alors l’expérience de l’impossibilité du désir, c’est-à-dire du choix. D’autant plus que, à choisir l’une, c’est l’autre qui serait anéantie, comme il le serait luimême si son rival lui était préféré. Coincé entre la crainte et la pitié, l’obsessionnel reste prisonnier de ce cercle magique qui, pour être rompu, réclame « le coup de dent d’un rat 35 ». La signification de la grande obsession qui a déterminé l’homme aux rats à appeler Freud au secours – telle que Freud a fini par la dégager après avoir pris en considération toutes les associations fournies par l’intéressé autour du signifiant qui lui a valu son nom – consistait apparemment en cette dérision : « Je lui rendrai l’argent (à A), aussi vrai que mon père et la dame auront des

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enfants 36. » Interprétation assurément juste. Cependant, si l’on se rappelle que l’obsession en question n’était au fond qu’un vain débat autour de la question d’aller ou de ne pas aller à Z..., le bureau de poste dont l’employée avait affranchi le paquet contenant les lunettes commandées à Vienne ; et, si l’on se rappelle, en outre, que la dernière confidence livrée par l’homme aux rats à Freud, à propos de cette obsession, concernait son intention de revenir à Z..., après la fin des manœuvres, afin de « tenter sa chance » auprès de la fille de l’aubergiste qui s’était, lors de son premier passage 37, montrée si prévenante envers lui ; la signification plutôt pathétique de l’obsession de l’homme aux rats, prisonnier de la dette impayée de son père, deviendra, en dernier lieu, la suivante : « Aussi vrai que mon père et la Dame auront des enfants, aussi vrai j’irai à Z... tenter ma chance auprès de l’une ou de l’autre fille. » Jusqu’ici, la problématique de la névrose obsessionnelle s’est laissé aborder par le biais de l’image : celle qui noue la constitution de l’objet à la médiation rivalisante. Or, cette médiation n’est rien d’autre, en fin de compte, que celle de la mort, à l’exclusion de toute médiation par la parole : ou toi ou moi. Dès lors, si la structure psychique de l’homme aux rats se réduisait à cette problématique (qu’au demeurant l’observation psychique suffit à mettre en lumière), toute solution qui fait appel à la parole, et telle est la psychanalyse, en deviendrait impossible. Qu’est-ce qui la rend possible pourtant ? Reprendre quelques interprétations du transfert, données par Freud à l’homme aux rats, nous permettra de répondre à cette question en montrant qu’il n’y a pas d’interprétation efficace (n’éveillant pas de résistance inutile) qui n’implique la reconnaissance de l’autonomie du signifiant ; et, du même coup, de donner toute sa portée à la notion, pointée ci-dessus (p. 36-37), de « discours indirect ». Rappelons d’abord que le docteur Lehrs, pour appeler l’homme aux rats par son nom, était venu consulter Freud le mardi 1er octobre 1907. Son analyse a commencé le mercredi 2. Le 30 octobre, Freud a présenté à la Société psychanalytique de Vienne un compte rendu de cette analyse à peine commencée, dont la discussion s’est prolongée pendant la réunion suivante, celle du mercredi 6 novembre 1907. Il en a reparlé à plusieurs reprises par la suite : le 20 novembre 1907, les 22 janvier et 8 avril 1908. Au premier Congrès de psychanalyse, à Salzbourg, le 27 avril 1908, Freud a fait un rapport beaucoup plus développé qu’il n’est possible dans une publication, et qui a duré plus de quatre heures. Au dire de Freud, l’analyse a duré à peu près un an, donc jusqu’à septembre 1908. La rédaction du texte destiné à la

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publication date de l’été 1909, et elle a pris un mois. Freud avait l’habitude de détruire aussi bien les manuscrits des cas publiés que les notes prises le soir après les séances, à partir desquelles il les avait rédigés. Mais, par une chance inexpliquée, les notes relatives aux quatre premiers mois de l’analyse de l’homme aux rats (exactement trois mois et vingt jours) ont été conservées. Une traduction partielle de ce manuscrit a paru en anglais (SE, X, p. 259-318) ; et nous devons aux soins de Mme Elza Ribeiro Hawelka la publication intégrale du texte allemand avec traduction française, introduction, notes et commentaire 38. L’intérêt particulier que Freud a pris à l’analyse du docteur Lehrs, juriste de vingt-neuf ans et demi, s’explique, avant tout, par ses fruits : c’est cette analyse-ci qui a permis à Freud de pénétrer dans ce qu’on peut appeler les mystères de l’âme de l’obsessionnel – qu’il s’agisse de son déchirement entre l’amour et la haine, de ses doutes (qui sont de faux doutes, car il s’agit, au fond, d’un partage entre deux certitudes), de ses contradictions (qui sont de vraies contradictions), de ses superstitions ou de ses « délires ». Bref, tout ce qui fait de la névrose obsessionnelle la névrose idéelle par excellence, en ce sens que les pulsions les plus crues émergent « dans la tête » de l’obsessionnel, sous la forme d’idées qui parfois l’étonnent, parfois même le bouleversent, mais sans qu’il soit question qu’il y reconnaisse des souhaits. De ce dernier point résulte directement que le problème du transfert n’a, dans les textes publiés par Freud, qu’un intérêt secondaire : il ne l’évoque que pour montrer comment le transfert, et le transfert seul, oblige le patient à admettre le bien-fondé d’une interprétation qu’il rejetait auparavant. Il s’agit donc, pour l’essentiel, de la même conception qui se dégageait du Fragment de l’analyse de Dora : l’analyste interprète ; le patient rejette son interprétation ; cette interprétation éveille néanmoins des souvenirs et des fantasmes passés, que le « moi officiel » ne veut pas admettre dans le champ du conscient ; cette opposition à la remémoration et à la « verbalisation » fait se reproduire lesdits souvenirs et fantasmes sous une forme agie dans le transfert ; l’interprétation du transfert, en tant qu’elle équivaut à une constatation de la présence des souvenirs et fantasmes dans le champ de la relation actuelle à la personne du médecin, supprime la résistance qui s’opposait jusque-là à leur admission, et persuade le patient de la véracité de l’interprétation auparavant rejetée. La simplicité apparente de cette vue n’a sans doute pas peu contribué à la facilité avec laquelle elle a été communément acceptée. Elle ne résiste

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pourtant pas à l’éclairage que jettent sur le transfert les passages où Freud l’évoque dans le texte publié, une fois ces passages réinsérés dans le contexte de l’analyse tel que nous en avons la trace dans les notes quotidiennes. Dans le texte publié, donc, Freud évoque le transfert une première fois à propos d’un rêve qui, selon lui, représente le conflit entre amour et haine dans le transfert sur le médecin : la mère de Freud est morte ; l’homme aux rats lui présente ses condoléances, mais craint d’être saisi par le rire impertinent qu’il a eu en maintes occasions de ce genre ; il préfère laisser sa carte en y écrivant PC (pour condoléances) ; mais à mesure qu’il écrit, les lettres se transforment en PF (pour féliciter). Une autre fois, c’est la cause occasionnelle de la névrose (la dette) qui s’exprime dans le transfert, à travers le rêve que voici : il voit la fille de Freud devant lui, mais elle a deux morceaux de crotte [Dreekpatzen] à la place des yeux. Rêve que Freud interprète en ces termes : l’homme aux rats épouse la fille de Freud, non pas pour ses beaux yeux mais pour son argent. Le troisième passage où le transfert est évoqué concerne la haine du père. L’homme aux rats n’a jamais admis l’interprétation de Freud faisant état de cette haine. Pour l’admettre, il lui a fallu passer par les « voies douloureuses du transfert ». Pendant un certain nombre de séances, il a injurié Freud et les siens de la façon la plus grossière, la plus ordurière. Ce faisant, il se levait du divan et courait à travers la pièce, comportement qu’il expliquait par le scrupule qu’il éprouvait à dire des choses aussi abominables tout en restant tranquillement sur le divan. Mais, bientôt, il a trouvé une explication plus valable : il s’éloignait de crainte d’être frappé par Freud. Il s’est rappelé alors que son père avait été violent et que, dans sa colère, il ne savait parfois où s’arrêter. « Dans cette école de souffrance, il acquit peu à peu la conviction qui lui manquait, bien que son évidence se fût imposée presque d’elle-même à toute personne désintéressée 39. » Reportons-nous maintenant aux notes manuscrites. Dans quel contexte le terme de transfert survient-il dans la bouche – cette fois – du patient ? Lors d’une des premières séances, le docteur Lehrs rapporte un rêve qu’il avait fait un an auparavant (octobre 1906), « peut-être après s’être masturbé lors de la lecture du passage de Wahrheit und Dichtung ». A en croire le texte publié, il s’agit du passage où Goethe raconte comment, encore jeune homme, il « se libéra, dans un mouvement de tendresse, d’une malédiction qu’avait exprimée une femme jalouse, malédiction qui devait frapper celle qu’il baiserait sur la bouche 40 ». Dans ce rêve, le docteur Lehrs se proposait de

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libérer la Dame, prisonnière, à l’aide de ses deux épées japonaises, mais il ne savait plus, au moment où il s’apprêtait à le faire, s’il devait la libérer avec ces épées ou si c’étaient ces épées qui la faisaient prisonnière 41. Si l’on admet que l’alternative, dans le contexte manifeste du rêve, traduit une disjonction exclusive, la question se pose de savoir de quel jugement d’impossibilité il s’agit dans le contenu latent. Un autre rêve qui date de décembre 1906-janvier 1907, que le docteur Lehrs considère comme « son bien le plus précieux », et qu’il rapporte à la même séance, permet de répondre à cette question : Je me suis trouvé dans la forêt, je suis très triste. La dame vient à ma rencontre, très pâle. « Ernest, viens avec moi avant qu’il ne soit trop tard. Nous souffrons tous les deux, je le sais. » Elle me prend par le bras et m’emporte avec violence. Je lutte avec elle, mais elle est trop forte. Nous arrivons à une large rivière, où elle s’arrête. Je suis vêtu de haillons misérables ; ils tombent dans le fleuve, qui les emporte au loin. Je veux les rattraper en nageant, mais elle m’en détourne : « Laisse ces haillons ! » Me voilà drapé dans un vêtement resplendissant 42. Le rêveur est présenté ici sous deux aspects successifs, impossibles à cumuler : impossible d’être tout ensemble vêtu de haillons misérables et drapé dans un vêtement resplendissant. Si l’on se rappelle maintenant que ces deux rêves ont été versés au dossier de l’analyse après la référence à la masturbation, et si l’on se rappelle, en outre, l’inquiétude permanente du docteur Lehrs au sujet de son pénis, trop petit 43 (sans parler de ce que nous savons, par ailleurs, concernant le symbolisme du vêtement et de l’épée), il devient à tout le moins vraisemblable que l’impossibilité concerne, en dernier lieu, le rapport du docteur Lehrs au phallus ; en tant qu’il veut et s’en servir pour jouir (libérer la Dame), et le garder comme gage de son pouvoir sur elle (la faire prisonnière). On peut dire de lui ce que Marx dit du thésauriseur : « Dans sa soif d’une jouissance imaginaire et sans bornes, il renonce à toute jouissance 44. » C’est dans ce contexte que le docteur Lehrs a fait part à Freud de la formule de protection qu’il s’est créée à l’aide d’extraits de diverses prières courtes et qu’il a pourvue de l’« amen » isolant : Glejisamen – formule où Freud débusque le fantasme de la réunion de la semence du sujet (Samen) au corps de sa bien-aimée (Gisela) ; ce qui veut dire, « pour parler vulgairement, qu’il

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se masturbe en se la représentant 45 ». Or, débusquer pareil fantasme est un acte psychanalytique qui ne saurait aller sans conséquences. Précisons. Certains auteurs sont d’avis que les images qui accompagnent la masturbation constituent, tout au moins chez l’adolescent, comme un premier pas vers l’objet réel. Cette opinion est sans doute liée à l’idée classique selon laquelle l’image mentale médiatise le rapport à l’objet, vers lequel se dirige l’intention. Cette idée trahit pourtant une vue courte. Car, si l’on s’interroge sur le rapport entre l’image de la dame et la dame même qui, elle, ne sait rien de ce que le sujet fait de son image, ce rapport s’avère être plutôt une obturation, analogue à celle qui se présentifie dans la célèbre peinture de Magritte, entre le tableau mis dans l’encadrement de la fenêtre et le paysage que ce tableau reproduit point par point. Le sujet croit voir le paysage réel ; l’interprétation psychanalytique lui indique que ce réel est au contraire « dehors ». On conçoit que pareille interprétation soit de nature à mobiliser la problématique du désir chez le sujet. Or, c’est justement à la séance suivante, le lendemain, que le docteur Lehrs, qui a admis et même confirmé la veille l’interprétation de Freud, se montre fort réticent « car il s’agit de transfert » (le terme vient sur sa bouche, pour la première fois). Toutes les explications que Freud lui donne alors sur le transfert échouent à le faire parler. C’est seulement au bout de quarante minutes de lutte qu’il laisse entendre qu’il s’agit, dans ses pensées, de la fille de Freud. Là-dessus, le temps de la séance est terminé. Freud la prolonge ; nouvelle lutte au cours de laquelle le docteur Lehrs, « esprit clair et sagace 46 », assure, comme l’écrit Freud dans le Journal, que « mon affirmation d’après laquelle je ramènerais tout à lui-même – i. e. à son transfert sur moi – ressemble bien à une angoisse de ma part 47 » ; puis Lehrs livre deux premières représentations : a) Un derrière de femme nu, avec des lentes (des larves de poux) entre les poils. Source. Une scène avec sa sœur Rita... Après leurs ébats, elle s’était jetée en arrière sur le lit d’une façon telle qu’il eut ce spectacle par-devant, sans les poux, bien entendu. b) Corps nu de ma mère [celle de Freud]. Deux épées, latéralement enfoncées dans sa poitrine [comme une décoration, dit-il plus tard, selon le motif de

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Lucrèce]. Le bas-ventre et surtout le sexe sont entièrement dévorés par moi et les enfants. Le sens est clair (ajoute Freud) : il s’est laissé égarer par une métaphore. Le contenu est l’idée ascétique d’après laquelle la beauté d’une femme serait dévorée par le rapport sexuel et l’enfantement. Cette fois, il rit lui-même. La troisième représentation, qui ne fut rapportée qu’à la séance suivante, celle du vendredi 22 novembre, est le rêve déjà cité de la visite de condoléances à Freud. Dans la première représentation, la nudité de la sœur subit une transformation qui est aux antipodes de l’idéalisation hyperbolique de la Dame. Dans la deuxième, le corps de la mère de Freud se présente comme pôle d’une pulsion vorace et, si l’on peut dire, « collectivisante », où Freud et les enfants prennent indistinctement part. Que cette représentation renferme une question, est suffisamment indiqué par la référence à Lucrèce, dont le désir a suscité plus d’interrogations que toute autre figure féminine 48. Mais le caractère manifestement transférentiel de cette représentation indique aussi qu’il y va d’une question plus immédiate et qui s’adresse à Freud personnellement : puisque éveillée par son interprétation du fantasme masturbatoire (cf. p. 45-46). S’il est vrai que le psychanalyste a à se prononcer non pas sur ce qui existe, mais sur ce qui se signifie, on comprend que, dans sa réponse à la question sur le désir incluse dans la deuxième représentation, Freud se soit contenté de pointer la signification que la langue autorise, au lieu de se réfugier dans je ne sais quelle théorie selon laquelle l’interdiction de la mère aurait donné lieu à une régression orale, etc. Nous avons là une interprétation exemplaire du transfert, au sens où ce terme désigne non pas une relation entre deux personnes, mais un désir naissant sous la forme d’une question adressée à l’analyste, mettant par là même à la question le désir de ce dernier. De la troisième représentation, nous ne pouvons dire que ce qui est évident, à savoir qu’elle introduit la thématique d’une séparation d’avec la mère, qui n’est pas de naissance ou d’enfantement, mais de mort, bref d’un deuil. Or, au lieu d’arrêter le sujet sur les signifiants dont se compose sa représentation ou sur le paradoxe qui s’en dégage (on félicite pour une naissance, mais non pas pour une mort), Freud s’y prend, cette fois, d’une façon toute différente. Ce qui

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nous vaut le dialogue suivant : – N’avez-vous jamais pensé que, par la mort de votre mère, vous échappiez à tous les conflits, puisque vous pourriez vous marier ? – Vous êtes en train de vous venger de moi, dit-il. – Vous m’y forcez parce que vous voulez vous venger de moi. Il est vrai que les préjugés théoriques de l’analyste, pour ne pas dire, avec Neyraut 49, sa pensée, font partie de ce qui s’appelle son contre-transfert. Cependant, ils ne sauraient suffire à expliquer la chute de niveau qu’on ressent ici. D’autant que les préjugés, théoriques ou pas, ne sont jamais gratuits, et que, pour l’analyste, la pensée, loin d’être la source de ses certitudes, est plutôt douteuse. Rappelons donc : a) que l’homme aux rats avait confié à Freud que la seule considération qui le retenait de se suicider était d’épargner à sa mère le spectacle épouvantable de son corps ensanglanté ; b) qu’au cours de la rédaction de ce morceau du « matériel », Freud a eu une incertitude, ne sachant plus s’il s’agissait de l’homme aux rats ou d’un autre patient ; incertitude dont il a reconnu ensuite les raisons subjectives ; c) que nous savons par Max Schur que l’idée la plus intolérable pour Freud était précisément celle de mourir avant sa mère. En d’autres mots, l’existence chez Freud d’un désir équivoque et identique à celui de son analysant a eu un effet tel, que l’auteur de la Traumdeutung a oublié la règle la plus élémentaire sur laquelle il avait lui-même tant insisté : celle qui consiste à ne jamais interpréter un rêve d’après son contenu manifeste, sans faire appel aux associations. Or, c’est justement à l’occasion de cet échange du tac au tac, entre Freud et le docteur Lehrs, que ce dernier a commencé à se comporter comme un « désespéré », à se lever du divan pour aller et venir le long de la pièce comme quelqu’un qui craint de recevoir des coups. De longues séances ont été remplies par ce que Freud prenait pour des « transferts », alors qu’il ne s’agissait, en fait, que d’une dramatisation de la relation que l’homme aux rats entretenait avec l’image de son père où son moi était aliéné. Cela n’a pas empêché l’affluence, pendant ces séances-là, d’un matériel assez important, qui a permis la résolution du complexe des rats : puisque c’est la relation au père, comme image du semblable, qui se donnait libre cours, à ce moment de l’analyse, dans la relation à Freud.

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Dans ces conditions, il n’y a rien d’étonnant à ce que le docteur Lehrs réédite, avec Freud, son conflit avec son père. D’où le rêve où il voit la fille de Freud avec deux plaques de crotte à la place des yeux – rêve que Freud interprète en ce sens : il veut épouser ma fille non pas pour la beauté de ses yeux, mais pour son argent. Cette interprétation est assurément juste. Il est vrai aussi qu’elle constitue une interprétation du transfert. Mais au sens où ce terme désigne un moment de stagnation de l’analyse, dû à l’intervention du désir de l’analyste. Il reste qu’il ne suffit pas de demander à un sujet de remplir sa fonction sociale de « preneur de femme » pour qu’il s’exécute. La suite nous montre le docteur Lehrs en proie à ce que Freud décrit comme une « grande peur maniaque de rencontrer ma fille 50 ». Phrase à laquelle fait suite immédiatement un matériel qui tourne autour des inquiétudes du docteur Lehrs au sujet des organes génitaux : les siens et ceux de la dame. Ce qui nous permet d’avancer une autre interprétation qui cerne peut-être de plus près sa problématique : plût au ciel qu’elle ne me voie jamais... j’allais dire : « en haillons » ! En un mot, de même que la gynécophilie de Dora est restée intacte au cours de l’analyse, de même ici le complexe de castration. Ce qui autorise le soupçon que Freud a gardé pour le docteur Lehrs une stature trop grande pour lui permettre de se réconcilier à son manque à être. Il y a gros à parier, comme Lacan en a émis le doute, que la mort du docteur Lehrs, pendant la Première Guerre mondiale, était une mort plus ou moins voulue. Bref, lorsque Freud affirme que l’école de souffrance que constitue le transfert est le cadre où le patient gagne la conviction qui lui manque de la véracité de l’interprétation, force nous est de reconnaître que l’interprétation ressortit alors à la suggestion. Et que, comme telle, elle ne peut que susciter effectivement une « résistance » dont on peut douter qu’elle puisse jamais être surmontée. Il faut croire que Freud lui-même s’en doutait, puisque, en 1907, il s’en remet à l’amour de transfert pour y parer. « Il n’y a, dit-il lors de la réunion du 30 janvier 1907 de la Société psychanalytique de Vienne, qu’un seul pouvoir qui soit à même de lever les résistances, le transfert. Le patient est contraint de renoncer à ses résistances afin de nous plaire. Nos cures sont des cures d’amour (...) L’analogie avec les cures par hypnose est frappante. A ceci près que, dans la psychanalyse, le pouvoir du transfert est utilisé afin de produire un changement permanent, alors que l’hypnose n’est qu’un tour d’adresse 51. » Dans la Dynamique du transfert (1911), Freud va essayer de résoudre la contradiction entre cette conception du transfert, qui le tire du côté

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de la suggestion, et celle qui en fera une fonction de la résistance.

III. On ne saurait apprécier correctement l’article de 1911 sur la dynamique du transfert sans rappeler d’abord l’apport fait, entre-temps, par deux pionniers de l’analyse : Karl Abraham et Sandor Ferenczi. En 1908, Abraham a publié un article intitulé « Les différences psychosexuelles entre l’hystérie et la démence précoce 52 », dont voici l’idée centrale : la première forme de la vie libidinale est l’auto-érotisme, auquel correspond la démence précoce ; plus tard, la libido auto-érotique est transférée sur des objets, ce à quoi correspond la névrose. Il s’agit donc d’un article où transparaît déjà l’orientation qui se précisera de plus en plus dans les recherches d’Abraham : ordonner les entités cliniques en une série dont chaque terme correspond à une étape déterminée dans le développement de la libido et s’explique par elle, tout au moins en partie. On sait que, au lieu d’être considérée comme une thèse à soumettre à l’épreuve de l’expérience clinique, cette orientation est devenue, pour beaucoup d’analystes, un principe qui détermine leur façon d’aborder les données cliniques. A l’heure actuelle, ce principe est explicitement revendiqué par les analystes américains qui tentent de définir les états dits « borderline », notamment Kernberg53. Ce qui nous intéresse, quant à nous, ce sont les conséquences que l’article d’Abraham comporte concernant la théorie du transfert. Pour Abraham, le caractère auto-érotique de la libido explique l’inexistence du transfert dans la démence précoce ; alors que le transfert de la libido sur les objets (toujours au sens de l’objet commun, spéculaire) explique les transferts qui émergent dans l’analyse des névroses. Abraham renvoie ici aux remarques de Freud dans Dora. En fait, la thèse d’Abraham donne à ces remarques une portée tout à fait inédite : l’accent n’est plus mis sur la reproduction ou la reviviscence ; les transferts deviennent plutôt l’expression ou les manifestations du transfert considéré comme une disposition libidinale. Le passage du pluriel au singulier est en germe dans cet article d’Abraham. Aussi y a-t-il intérêt à examiner de plus près comment le transfert se présente, chez Abraham, comme « relation d’objet » ou comme « allo-érotisme » par opposition à l’auto-érotisme. En faisant appel à la notion d’auto-érotisme, Abraham parvient sans difficulté à expliquer certains traits caractéristiques des malades atteints de

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démence précoce, tels que leur négativisme ou le fait qu’ils semblent ne pas connaître l’ennui. Certes, la facilité avec laquelle ils se laissent suggestionner contredit apparemment l’auto-érotisme ; mais Abraham la met sur le compte d’une déficience de l’attention. Un autre fait qui paraît contredire sa thèse est la fréquence avec laquelle, à l’hôpital, ces femmes s’éprennent de leurs médecins ; mais Abraham n’a pas de peine à montrer la versatilité de leur énamoration (à peine le médecin idolisé a-t-il disparu qu’il est déjà remplacé par son successeur) ou son caractère souvent fictif (énamoration pour une personne jamais vue) : signes, à ses yeux, qu’il ne s’agit pas d’un « attachement réel ». Ce qu’il entend par cette expression ne prête à aucun doute : un amour pour l’objet, pur de tout amour de soi. Seulement, de quel objet s’agit-il ? S’il s’agit de l’objet de la connaissance ou de la perception, il est certain que la femme psychotique perçoit la personne dont elle est éprise comme un non-moi. Lorsque Abraham affirme que cet amour est néanmoins « contaminé par l’auto-érotisme », cela implique que, au niveau de la libido, la connaissance que le moi a de son objet comme non-moi n’exclut pas son ignorance touchant son identification avec ce même objet. Abraham ne tire pas lui-même la conclusion selon laquelle le transfert doit être envisagé au moins comme relation d’objet plutôt que comme répétition. Elle ressort en revanche, explicitement, pour la première fois, de l’article de Ferenczi, publié en 1909, « Transfert et introjection54 ». Après quelques pages où il reprend les thèses de Freud selon lesquelles le médecin serait, dans le transfert, un « revenant », Ferenczi se propose de mieux comprendre la caractéristique essentielle de la névrose en la comparant à la démence précoce, d’une part, et à la paranoïa, d’autre part. C’est la deuxième comparaison qui nous intéressera particulièrement. Alors que le paranoïaque projette ses désirs sur le monde extérieur, moyennant quoi son moi devient le centre dont tout le monde s’occupe exclusivement, pour le persécuter ou pour l’aimer, le névrosé, lui, étend son moi sur les objets, moyennant quoi il s’intéresse à tout, répand son amour et sa haine sur le monde entier 55. Comme l’extension du moi sur le monde équivaut à l’introduction de celuici dans le moi, Ferenczi appelle ce processus « introjection » ; mais, à bien le lire, l’opposition n’est pas tant entre « projection » du paranoïaque et « introjection » du névrosé ; elle concerne bien plutôt la nature de ce qui est projeté ou de ce qui se passe au-dehors : le paranoïaque projette ses désirs 56,

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le névrosé projette son moi. Il en résulte assurément une différence concernant le moi : « Le “moi” du névrosé, écrit Ferenczi, est pathologiquement dilaté, tandis que le paranoïaque souffre pour ainsi dire d’un rétrécissement du “moi” 57. » Et cette dilatation pathologique du moi signifie que « le névrosé est en quête perpétuelle d’objets d’identification, de transfert... ». Ici « identification » et « transfert » ne désignent pas la même chose ; la première sous-tend le second : là où il y a transfert, il y a identification. Il s’agit, au fond, de ce que Ferenczi appelle un processus de dilution, par lequel le névrosé tente d’atténuer la tonalité pénible de ses aspirations « librement flottantes, insatisfaites et impossibles à satisfaire ». Autrement dit, en faisant appel au transfert, au sens d’un investissement d’objet, le sujet tente de satisfaire ses propres aspirations dans cet objet « introjecté ». La sous-jacence de l’identification au transfert n’empêche pas, il est vrai, Ferenczi de maintenir la définition du transfert comme répétition ou reproduction. Car « le premier amour objectai, la première haine objectale sont (...) la racine, le modèle de tout transfert ultérieur... 58 ». Les premiers objets s’empruntent aux figures parentales, affirme Ferenczi : anticipant ainsi sur la vue ultérieure de Freud dans Au-delà du principe du plaisir, selon laquelle c’est du drame de l’Œdipe qu’il s’agit toujours dans le transfert. Cette affirmation lui permet et de ramener la suggestion dans l’hypnose à l’autosuggestion, et de mettre le doigt sur la servitude initiale, sinon « volontaire », du sujet. « Dans ces conditions, écrit-il, l’obéissance n’est plus un déplaisir ; le garçon éprouve même de la satisfaction devant les manifestations de la toute-puissance paternelle puisque, dans ses fantasmes, il s’approprie cette puissance et n’obéit donc qu’à lui-même lorsqu’il se plie à la volonté paternelle 59. » L’intérêt de ces vues est indubitable. Car, à partir du moment où Ferenczi nous montre et la structure libidinale du transfert (celle qui consiste dans l’identification du sujet à l’objet de son amour) et sa finalité, que nous pouvons dire manquée (puisqu’elle consiste à satisfaire, dans une perspective de mirage, des aspirations que le sujet ne peut satisfaire réellement), à l’œuvre dans les premiers transferts, ceux qui se font sur les figures parentales, rien n’objecte plus à ce que la même structure et la même finalité se retrouvent par définition dans tout transfert sans qu’il y ait besoin de faire intervenir la substitution d’une personne à une figure antérieure : puisque cette figure, aussi bien que celles qui lui succèdent, sont secondaires au regard du bénéfice narcissique de l’opération dite introjective.

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Il reste que le rapprochement opéré par Ferenczi entre le transfert et la suggestion (via identification et autosuggestion) nous fait apparemment reculer en ce qu’il va évidemment dans le sens de l’effacement de la différence entre la psychanalyse et les autres psychothérapies. Dans son article la Dynamique du transfert, Freud essaiera donc de montrer, d’une part, que l’usage de la suggestion dans l’analyse n’est pas celui qui en est fait dans les autres thérapies, et, d’autre part, que ce dernier aspect du transfert comme suggestion ou comme amour de transfert n’exclut pas une autre fonction sur laquelle il va insister : celle de résistance. Selon l’exposé de Freud, la vie libidinale de chacun est déterminée par un ou plusieurs clichés ou prototypes qui donnent forme aux conditions dans lesquelles il tombe amoureux, aux pulsions qu’il satisfait ainsi et aux buts qu’il vise. Seule une partie de la libido ainsi modelée est tournée vers la réalité et se trouve à la disposition de la personnalité consciente : l’autre partie se contente de s’épancher en fantasmes ou se soustrait à la conscience. Il est normal qu’un sujet dont la libido n’a pas rencontré la satisfaction escomptée dans la réalité accueille une nouvelle rencontre avec l’espoir d’y trouver la satisfaction qui lui a manqué et que cette attente joue dans la relation avec le médecin, le sujet reportant sa libido sur la personne de ce dernier, comme il est normal que les deux parties de la libido, celle qui est tournée vers l’objet et celle qui se nourrit des fantasmes conscients ou inconscients, se donnent la main dans ce rapport. Jusque-là, estime Freud, le mécanisme du transfert ne fait pas problème. Ce qui, en revanche, fait problème, c’est l’usage qui en est fait dans l’analyse, soit comme agent de la résistance, alors que, dans les autres traitements, le mécanisme du transfert constitue un facteur de guérison. Cet usage du transfert analytique comme résistance est attesté par le fait que, là où la résistance atteint son intensité maximale, celle qui se traduit par l’arrêt du cours des associations, il est loisible à l’analyste de juger que le patient pense à sa personne ou à quelque chose qui se rattache à sa personne, et d’en obtenir la confirmation en le disant au patient. D’où l’on peut déduire que l’idée transférentielle était là, à l’exclusion de toutes les autres idées vers lesquelles pourraient se diriger les associations, parce que c’était elle, l’idée transférentielle, qui était de nature à susciter la plus grande résistance à l’aveu. Cependant, la confiance dans le médecin devrait plutôt faciliter l’aveu. Aussi Freud se repose-t-il la question : « D’où vient que le transfert se prête si bien au jeu de la résistance ? » Il chemine vers la « solution de l’énigme » en

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distinguant d’abord entre « transfert positif », celui des sentiments affectueux, et « transfert négatif », celui des sentiments hostiles ; puis, à l’intérieur du transfert positif, entre les sentiments amicaux capables de devenir conscients, et leurs prolongements érotiques, qui se trouvent dans l’inconscient. Le transfert... ne joue le rôle d’une résistance que dans la mesure où il est un transfert négatif ou bien un transfert positif composé d’éléments érotiques refoulés. Lorsque nous « liquidons » le transfert en le rendant conscient, nous écartons simplement de la personne du médecin ces deux composantes de la relation affective ; l’élément inattaquable, capable de devenir conscient, demeure et devient, pour la psychanalyse, ce qu’il est pour toutes les autres méthodes thérapeutiques : le facteur du succès. Sur ce point, nous admettons volontiers que les résultats de la psychanalyse se fondent sur la suggestion. Toutefois, il convient de donner au terme de suggestion le sens que Ferenczi et moi-même lui avons attribué : la suggestion est l’influence exercée sur un sujet au moyen de phénomènes de transfert qu’il est capable de produire. Nous sauvegardons l’indépendance finale du patient en n’utilisant la suggestion que pour lui faire accomplir le travail psychique qui l’amènera nécessairement à améliorer durablement sa condition psychique 60. Remarquons tout de suite que cette « solution » renverse le point de départ. Freud est parti de la conception selon laquelle l’analyste reconnaîtrait qu’il y a transfert parce qu’il y a une résistance, ceci donnant au transfert dans l’analyse un caractère différent de celui qu’il a dans les autres thérapies ; il aboutit à la conception selon laquelle il y a résistance parce qu’il y a un transfert négatif ou érotique – ce qui le conduit à affirmer, au paragraphe suivant, que les transferts négatif et érotique, avec leurs conséquences, départ de l’établissement ou séjour à vie, sont choses également courantes dans les maisons de santé : affirmation qui enlève bien au transfert sa spécificité analytique comme résistance. Notons ensuite qu’on ne saurait prétendre, comme le fait Freud, que la suggestion se réduit, selon Ferenczi, à « l’influence exercée sur un sujet au moyen des phénomènes de transfert qu’il est capable de produire » : car, selon Ferenczi, la suggestibilité est un phénomène essentiellement érotique. D’ailleurs, Freud lui-même ne sépare pas le transfert « affectueux » de ses prolongements érotiques refoulés – autrement, il n’y aurait pas de transfert mais une amitié qui laisse certes sa place à

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l’accord, mais non pas à l’« influence », au sens de la suggestibilité. Bref, si le transfert recouvre une pulsion érotique ou agressive, il est bien une résistance, mais cette résistance n’a rien de spécifique à l’analyse ; et, si la spécificité de l’analyse consiste à l’interpréter, on ne voit pas comment elle y parvient tout en s’appuyant sur lui. Aussi n’y a-t-il rien d’étonnant à ce que Freud écrive, vers la fin de son article : « Toutes ces considérations ne permettent d’envisager que l’une des faces des phénomènes du transfert ; il convient donc de porter notre attention sur un autre aspect de la question61. » Après une brève description de la façon dont le patient se comporte dès qu’il est « la proie d’une intense résistance de transfert 62 », il conclut en ces termes : Les réactions provoquées mettent en lumière certains caractères des processus inconscients, tels que l’étude des rêves nous a permis de les connaître. Les émois inconscients tendent à échapper à la remémoration voulue par le traitement, mais cherchent à se reproduire suivant le mépris du temps et la faculté d’hallucination propres à l’inconscient. Comme dans les rêves, le patient attribue à ce qui résulte de ses émois inconscients réveillés un caractère d’actualité et de réalité. Il veut mettre en acte ses passions sans tenir compte de la situation réelle. Or, le médecin cherche à le contraindre à intégrer ces émois dans le traitement et dans l’histoire de sa vie, à les soumettre à la réflexion et à les apprécier selon leur valeur réelle psychique. Cette lutte entre le médecin et le patient, entre l’intellect et les forces instinctuelles, entre le discernement et le besoin de décharge, se joue presque exclusivement dans les phénomènes du transfert. C’est sur ce terrain qu’il faut remporter la victoire dont le résultat se traduira par une guérison durable de la névrose. Avouons que rien n’est plus difficile en analyse que de vaincre les résistances, mais n’oublions pas que ce sont ces phénomènes-là qui nous rendent le service le plus précieux, en nous permettant de mettre en lumière les émois amoureux secrets et oubliés des patients et en conférant à ces émois un caractère d’actualité. Enfin, rappelons-nous que nul ne peut être tué in absentia ou in effigie 63. On voit sur quoi tout cela repose : l’ambiguïté de ce qui est désigné comme une présence du passé. Freud fait comme si le passé revenait dans le présent. Or, le fait est que le passé ne revient pas : pas plus qu’une aiguille qui revient à la même position ne revient au même instant. Certes, on peut dire que la

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position de l’aiguille indique le même moment qu’hier ou que l’année dernière ; mais cette mêmeté est manifestement l’affaire du signifiant impliqué dans la notion même de position. Référée au réel, elle signifie plutôt la diversité. La répétition, en tant qu’elle est répétition d’un signifiant, doit donc être distinguée aussi bien du transfert que du cycle biologique. Si nous nous référons à sa structure et à sa finalité, telles que nous les avons dégagées cidessus d’après Ferenczi, l’amour peut toujours rebondir de nouveau sans être la reproduction d’un amour antérieur. De fait, ce sont les interprétations « réductrices », comme les appelle Christian David, c’est-à-dire celles qui ramènent l’amour de transfert à une reviviscence, qui suscitent toujours, sauf suggestibilité particulière, une résistance contre laquelle l’analyste engage une lutte dont Freud donne une description quasi homérique, et qu’il assimile à une lutte de la raison contre les passions : comme si la raison n’était pas dans les signifiants de l’analysant avant de l’être dans la signification de l’analyste. Or, tout comme nous rencontrions tout à l’heure deux conceptions du transfert (p. 50), nous rencontrons à présent chez Freud deux conceptions de la résistance, dont la seconde rend, elle, justice au signifiant. Que lisait-on, en effet, dans le dernier chapitre des Études sur l’hystérie ? Que la résistance consiste en une interposition croissante du moi à mesure que le discours va de son propre mouvement vers le « noyau pathogène ». C’est sur ce parcours que se produisent des phénomènes assez familiers aux analystes : omissions, arrêt du cours des associations, sentiment de la présence de l’analyste, aggravation temporaire des symptômes, sentiment de dépersonnalisation, toutes sortes d’acting out – absences, oublis, demandes multiples, etc. Référés au discours, ces phénomènes sont aussi éloquents que les souvenirs, les rêves, les lapsus, l’insistance de certaines métaphores dites mortes, les associations inédites ou inattendues, et tous les autres phénomènes dont se compose le « matériel ». Or, loin de devoir opposer l’analyse de ce matériel à l’analyse de la résistance, l’analyste peut se servir des manifestations de cette dernière dans le discours comme d’une indication concernant ce qui est « à l’ordre du jour » dans le matériel inconscient, précisément. Les manifestations de la résistance sont, au plus juste, l’indice d’une difficulté concernant le rapport du sujet à son désir inconscient : difficulté qu’on peut exprimer indifféremment, tout au moins à première vue, en disant que, d’être inarticulable pour le sujet, le désir est articulé dans les signifiants du matériel, ou qu’il est inarticulable d’être articulé ainsi. Bref, l’introduction par Lacan du désir en tant qu’inhérent au signifiant, notion présente dans toute

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l’œuvre de Freud mais jamais articulée jusque-là, est ce qui seul nous permet de répondre affirmativement à la question ci-dessus posée (p. 39) d’une théorie où le transfert, à l’instar de ce que pose la théorie de la sexualité chez Freud, soit écrit de la même encre que son « objet ». La même notion nous permet de voir dans le désir la source d’un autre transfert, qui est questionnement plutôt que suggestion. En rejetant l’interprétation de Freud relative à sa troisième représentation, le docteur Lehrs défendait son désir : et, en ce sens, il attestait d’un transfert positif. Il reste que la solution donnée par Lacan (nous en retracerons la démarche de plus près ultérieurement) à l’aporie concernant la fonction du transfert aurait été impossible sans les aperçus de deux autres textes de Freud : Remémoration, Répétition et Perlaboration et surtout Pour introduire le narcissisme.

IV. Dans Remémoration, Répétition et Perlaboration, Freud distingue entre deux sortes de remémoration : a) la remémoration d’événements qui, en fait, n’avaient jamais été oubliés, mais auxquels le sujet n’avait jamais pensé, ce qui nous autorise à parler de « refoulement », le refoulement étant ici une forme particulièrement virulente de la mémoire ; b) la remémoration d’expériences que le sujet n’a pas pu oublier, parce qu’elles n’avaient jamais été portées à sa connaissance. « Se souvenir 64 » équivaut ici à l’acquisition d’un savoir qui, jusqu’à cette « réminiscence », était inscrit, si l’on peut dire, de façon muette dans les faits. Le domaine de cette « remémoration » est au moins aussi étendu que celui de la première. Il englobe ce que Freud appelle le « groupe des processus psychiques » : fantasmes, processus d’inférences, affects, connexions entre les pensées, « considérées comme des actes purement intérieurs, par opposition aux impressions et aux expériences ». A cette distinction, il faut ajouter une remarque : Freud parle de la remémoration, dans cet article, en se référant constamment à la « remémoration idéale » qui a lieu dans l’hypnose, c’est-à-dire alors que le sujet est entièrement soumis à la demande de l’hypnotiseur. C’est dans le cadre de cette référence qu’il affirme que le sujet en analyse répète au lieu de se souvenir et que la répétition constitue sa façon de se rappeler. Entre répétition et remémoration, dès lors, il n’y a plus opposition mais, apparemment,

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équivalence. Cependant, l’essentiel est la distinction qui demeure entre deux remémorations, la remémoration des « impressions et des expériences », et la seconde « remémoration » spécifique de l’analyse, qui n’a avec la première qu’un lien métaphorique, comme l’indique la mise entre guillemets de ce terme, ainsi que le fait, également souligné par Freud, que le sujet répète sans savoir qu’il répète. Certes, on peut dire ici (et il est vrai que certains passages de l’article de Freud autorisent ce raisonnement) que le sujet ne saurait savoir qu’il répète sans savoir ce qu’il répète, ce à quoi s’oppose la résistance, conformément au principe du plaisir. Nous retombons alors dans le schéma de la première remémoration. Mais, si tel était le dernier mot de Freud, on ne comprendrait ni la distinction précédente, ni comment il a abouti à faire de la « compulsion de répétition », terme qui vient déjà sous sa plume dans l’article de 1914, un phénomène primordial, qui ressortit à un au-delà du principe du plaisir. Seule l’expérience freudienne explique cet aboutissement de sa pensée ; et c’est ici que cette expérience ouvrira sur une voie que le discours freudien ne tiendra pas toujours. Prenons donc l’exemple du sujet qui ne se rappelle pas comment il s’est trouvé, au cours de ses investigations sexuelles infantiles, dans une impasse sans espoir et sans recours, mais qui produit une quantité d’associations et de rêves confus, se plaint de ne pouvoir réussir en rien, et affirme que c’est son destin de ne jamais mener à bonne fin quoi que ce soit de ce qu’il entreprend. Et précisons qu’un tel comportement, de la part d’un analysant, est tout à fait compatible avec le fait qu’il se rappelle parfaitement ses investigations sexuelles, ses curiosités, ses questions adressées aux adultes, les réponses que ces adultes lui ont servies, les effets produits en lui par ces réponses, et sa façon crédule ou incrédule de les accueillir. On peut dire que ce qui échappe ici à la conscience du sujet, c’est la « connexion ». L’important, toutefois, est ailleurs – soit le fait que ce qui se répète, dans cet exemple, est l’échec de la pulsion épistémophilique. Or, cet échec n’implique nullement comme terme alternatif la possibilité d’une réussite qui couronnerait les « investigations sexuelles » : si tel était le cas, on pourrait assimiler la répétition dont il s’agit ici à celle des « tâches inaccomplies », et ramener le « besoin de répétition », avec Daniel Lagache, à la « répétition du besoin ». Mais il n’en est rien parce que l’échec de la pulsion épistémophilique est au principe de cette pulsion même : en tant qu’elle se soutient de l’affirmation fantasmatique de la présence voilée du phallus, là même où il n’apparaît pas ; c’est là où il est absent que le

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phallus s’affirme in petto. Ce n’est pas par hasard que, pour désigner cette pulsion à laquelle il ramène le désir de savoir, Freud parle de Schaulust, terme qui désigne, aussi bien que le désir de voir, la jouissance de voir. Autrement dit, il n’y a pas une réussite à attendre des investigations sexuelles, mais il y a, en revanche, une jouissance qu’il serait tout aussi juste d’appeler « jouissance de ne rien voir ». D’où il appert que la résistance s’oppose, bien plutôt qu’à la remémoration, à ce que le sujet prenne connaissance de son fantasme ou de sa « théorie infantile ». La passion de l’ignorance est la vérité du désir de savoir. Deux schémas se dégagent donc, apparemment, de l’article de Freud. Le premier va du souvenir refoulé à la résistance, puis à la répétition. C’est le schéma qui ressort d’une lecture « de surface ». Sa ténacité repose en grande partie sur une confusion que nous devons dissiper. Il est de fait que la part qui revient au « cliché interne » dans le choix de l’objet d’amour existe et est reconnaissable même à la seule observation psychologique, notamment dans les cas de « coup de foudre ». Seulement, il ne s’ensuit pas que l’amour actuel soit la répétition de l’ancien. La thématique du choix de l’objet est une chose, autre chose ce qui est en jeu dans la répétition. Pour s’en convaincre, il suffit de se demander pourquoi la régulation gestaltique qui suffit, sauf leurre expérimental, à guider l’instinct sexuel chez l’animal ne règle rien entre humains. Et pourquoi l’échec répété des relations amoureuses. Le deuxième schéma, seul retenable pour nous, repose sur la notion d’une Lust ou d’une jouissance qui se situe au-delà des limites naturelles du plaisir 65, et qui détermine la répétition comme répétition des ratages, ou de ce que Freud, en réponse à la question de ce que le sujet répète, appelle « ses inhibitions, ses attitudes stériles, ses traits de caractère pathologiques », et, au cours de l’analyse, « tous ses symptômes 66 ». A partir de là, nous nous apercevons que le transfert est l’amour d’un objet qui, pour ce qui est de la gratification de cette Lust, donne le change, et qui permet au moi, moyennant identification, de se construire comme Lust-Ich, selon l’expression de Freud. Certes, l’adoption de l’un ou de l’autre de ces deux schémas donne lieu à une même conséquence technique, celle selon laquelle l’arrêt de la répétition dépend de l’analyse du transfert. Seulement, c’est le sens de ce qu’est « analyser le transfert » qui change complètement selon le schéma adopté. Dans la perspective du premier schéma, « analyser le transfert » revient à l’interpréter comme une répétition. Tout analyste, et Freud fut là aussi le premier, peut faire l’expérience que ce genre d’interprétation ne fait que

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susciter des « résistances » qu’il vaut mieux remettre, avec Jacques Lacan, sur le compte de la résistance de l’analyste. En revanche, selon le deuxième schéma, « analyser le transfert » revient à se démarquer de l’excédent de plaisir, ou de l’objet x où gît cet excédent, dont l’inclusion dans l’image du semblable assujettit le sujet à celle-ci. Cette opération serait impossible si cet excédent, toujours raté dans le réel, ne se signifiait pas selon un autre transfert, dont le pôle – nous l’avons déjà vu – n’est pas le semblable, mais ce que Freud appelle le tiers auditeur. Comme l’interposition du moi s’aggrave, selon un mouvement qui est une régression, à mesure de cette signifiance même, qui est une progression, on conçoit que le moment où le transfert se manifeste au maximum comme résistance soit aussi le moment attendu pour son interprétation. Par exemple, le moment où un symptôme quasi anorexique revient à l’attaque au cours de l’analyse et s’aggrave est aussi celui où un commentaire jouant sur la différence entre ouvrir la bouche pour manger et l’ouvrir pour parler (ce qui, après tout, fait partie intégrante de la technique psychanalytique) peut avoir des effets de relance. Bref, une fois de plus, la lecture oscille entre retour d’une expérience passée sur l’expérience présente, et passage par le matériel pour rejoindre le ratage de l’objet.

V. La reconnaissance du transfert, au singulier, comme un phénomène qui ressortit à la vie amoureuse devait entraîner un approfondissement de sa structure. Pour introduire le narcissisme en est le fruit. Il faut remarquer que, à partir de ce point, tout ce qui sera écrit touchant la vie amoureuse concernera aussi bien, du même coup, le transfert. Au demeurant, la chose était prévisible dès lors qu’Abraham et Ferenczi avaient relevé la structure de relation d’objet dans le transfert. Le narcissisme, Freud l’introduit, apparemment, en l’opposant à l’amour objectai, comme si tout amour devait être ou bien un amour de soi ou bien un amour de l’objet. C’est ainsi qu’il écrit que « l’amour de l’objet appauvrit le moi 67 ». Mais, loin d’étayer l’idée d’une étape nouvelle qui surgirait au cours du développement, faisant apparaître ce qui n’existait pas auparavant, telle une poussée pubertaire, cette assertion évoque plutôt l’image de vases communicants, où la même quantité d’eau passe, de façon interchangeable, d’un côté à l’autre, la libido pouvant refluer en sens inverse, de l’objet vers le

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moi. En tout cas, ce que Freud affirme, et qui ne prête à aucune ambiguïté, c’est que la libido objectale camoufle l’existence de la libido narcissique, et que la « survalorisation » de l’objet, si caractéristique de l’amour, est le « stigmate » même du narcissisme. Bref, si le narcissisme est un nouveau concept, qu’il veut introduire dans cet article, c’est précisément en tant qu’il dissout une opposition qu’on peut qualifier de préconceptuelle. Rien n’est plus démonstratif, à cet égard, que ses exemples. Le choix d’objet homosexuel est un choix narcissique. Autant dire que l’amour de soi s’exerce dans l’amour de l’objet. En aimant son enfant, la mère atteint à l’amour objectai complet ; mais, Freud est le premier à le savoir – comme le montre précisément sa théorie de l’homosexualité – , c’est dans cet amour même que la mère trouve la plus profonde satisfaction de son narcissisme. L’amour « au fond si infantile » des parents pour leur enfant est narcissique. Et, dès lors, pourquoi n’en serait-il pas de même concernant l’amour « par étayage », apparemment opposé à l’amour narcissique, que l’enfant voue à « la femme qui le nourrit » et à « l’homme qui le protège » ? Tout doute est levé à ce sujet lorsqu’on note l’idéalisation qui ne fait jamais défaut à ces figures, et sur laquelle Freud insiste vers la fin de son article. De fait, quelle est la fonction de l’idéal du moi, introduit ici pour la première fois ? Il est clair que la mise en évidence de la structure narcissique de l’amour de l’objet implique que le sujet se trompe tant sur lui-même que sur l’objet – puisqu’il les confond. Introduire le concept du narcissisme revient, en définitive, à introduire l’idéal du moi, en tant que seule cette instance peut expliquer pareille méprise, autrement inexplicable. Freud en décrit la formation en partant du « narcissisme primaire », terme qui désigne sans équivoque, sous sa plume, le moment de l’existence où l’enfant apparaît à ses propres yeux comme paré de toutes les perfections. Mais il faut aussitôt souligner qu’il n’a cette vision de lui-même que dans la mesure où elle est entérinée par l’Autre : puisqu’il suffit que l’Autre cesse de l’entériner pour que l’enfant s’éloigne de son narcissisme primaire, tout en essayant de le regagner : sous la nouvelle forme – précisément – de l’idéal du moi. Cette fonction de l’Autre avait d’ailleurs été reconnue par Freud dès 1908, dans l’article Der Dichter und das Phantasieren : « De même que, dans de nombreux retables, on est sûr de trouver, dans un coin de tableau, le portrait du donateur, de même, dans la majorité des fantasmes ambitieux, on est sûr de découvrir, dans un coin, la dame pour laquelle l’auteur du fantasme accomplit ses actes héroïques et au pied de laquelle il met tous ses triomphes 68. »

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Seulement, de cette reconnaissance de la fonction de l’Autre, les analystes ne tirent pas la conclusion qui s’impose, à savoir que, loin d’être synonyme de l’auto-enveloppement de l’être selon la perspective génétique, le narcissisme primaire signe plutôt la dépendance principielle du sujet par rapport à l’idéal du moi, en tant que Freud définit ce dernier a) comme un point imposé « de l’extérieur », b) comme la somme des exigences au nom desquelles le sujet se surveille, se critique, censure et refoule ce qui, de ses propres tendances et de ses propres pensées, le fait déchoir de la hauteur à laquelle il veut se maintenir, conformément à ces exigences, comme moi idéal. Le moi idéal représente donc, à son tour, stricto sensu, non pas l’image spéculaire (bien que celle-ci ait déjà, selon Lacan, la valeur d’un idéal réalisé, un idéal d’unité 69), mais le point où l’idéal du moi apparaîtrait comme réalisé. Or, là où l’idéal apparaît ainsi réalisé, le sujet se voit dans une méprise qui le divise entre son moi réel, dont il se mécontente, et l’objet idéalisé, où il aliène jusqu’à son sentiment de soi. Ce que Freud exprime lorsque, ayant d’abord écrit que l’amour de l’objet appauvrit le sujet, il ajoute, après l’introduction de l’idéal du moi, que le sujet s’enrichit par l’amour de l’objet. De tout cela, deux conclusions découlent. La première concerne le transfert. « Après avoir dissipé sa libido sur les objets, écrit Freud, il [le névrosé] cherche alors une voie pour revenir au narcissisme, en se choisissant, selon le type narcissique, un idéal sexuel qui possède les perfections qu’il ne peut atteindre. En effet, il ne peut croire à un autre mécanisme de guérison, apporte la plupart du temps, dans la cure, son attente de ce mécanisme-là, et dirige cette attente sur la personne du médecin qui le traite 70. » Autant dire que, à le définir du point de vue structural, le transfert consiste à mettre l’analyste à la place de l’idéal du moi. La deuxième conclusion concerne ce qui, de la psychologie des masses, peut éclairer le transfert : en tant que, outre son côté individuel, l’idéal du moi « a un côté social, c’est également l’idéal commun d’une famille, d’une classe, d’une nation71 ». Un détour par Massenpsychologie und Ich-Analyse devient dès lors un complément nécessaire. Si Freud rappelle la description faite par Gustave Le Bon de la psychologie de la foule, c’est afin d’exposer son propre but : démystifier ce que Le Bon appelle « prestige », défini comme une sorte de domination exercée sur nous par un individu, une œuvre ou une idée, qui paralyse notre faculté critique, nous remplit d’étonnement et de respect (tous traits qu’on peut rencontrer dans

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le transfert) – fonctionne comme idéal. Le prestige est reconnaissable à sa capacité de susciter la suggestion, définie comme une influence qui se produit en l’absence de tout fondement logique adéquat. Il représente un phénomène libidinal, et, de fait, l’examen de deux groupes permanents (l’Église et l’armée) montre qu’ils tirent leur cohésion d’un double lien libidinal, qui attache chaque individu à tous les autres membres du groupe, d’un côté, au chef, de l’autre. Retirez ce lien qui traverse le groupe de part en part, comme un réseau serré, le groupe se désagrège, et c’est la panique, qu’on attribue à tort à la gravité du danger. Ce lien est un lien narcissique, comme l’atteste l’hostilité du groupe pour ceux qui n’en font pas partie. En outre, il est marqué d’une déviation de la pulsion dirigée hors de son but sexuel, sans rien perdre de son énergie pourtant. Or, cette déviation s’observe aussi dans les états amoureux. Est-ce à dire que le double lien qui fait la cohésion du groupe relève d’un investissement d’objet, comme l’est apparemment l’amour, ou bien faut-il prendre ici (et peut-être aussi dans le transfert) en considération d’autres mécanismes des liens affectifs, nommément les identifications ? On sait que Freud distingue trois sortes d’identification, que je rappelle brièvement. 1. Une identification qui prépare la voie vers le choix de l’objet. C’est l’identification du petit garçon à son père en tant qu’il y voit la préfiguration de ce qu’il veut être (et non pas avoir, cette identification n’a rien de féminin). Elle est « ambivalente », dès l’origine, les deux pulsions de l’amour et de la haine pouvant se combiner en une pulsion de dévoration qui se nourrit en quelque sorte du « corps » de l’être convoité et le détruit tout ensemble. 2. Un choix d’objet sexuel a eu lieu. Dans cette voie, nous observons parfois (et nous avons là un mécanisme assez fréquent dans la formation des symptômes hystériques) l’existence de symptômes qui sont empruntés à l’objet. État de choses qu’on ne peut exprimer autrement qu’en disant qu’une régression a eu lieu du choix de l’objet à l’identification avec lui. Freud souligne le caractère partiel et extrêmement limité de cette identification : seul un trait unaire est emprunté à l’objet. 3. Nous observons aussi des symptômes fondés sur l’identification sans aucune relation d’objet au sens de choix sexuel. C’est ainsi qu’une crise hystérique, qui a constitué d’abord la réaction d’une jeune fille à une lettre d’amour qui a suscité sa jalousie, se propage ensuite parmi ses camarades de pensionnat. L’identification repose ici sur le désir commun de se trouver dans

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la même situation, sans que la personne à laquelle se fait cette identification soit l’objet de la pulsion sexuelle. On commence à soupçonner déjà que le lien mutuel entre les membres d’un groupe est du même acabit que cette troisième espèce d’identification, et que sa base commune réside dans la nature du lien qui attache chacun d’eux au chef de groupe. Mais en quoi consiste ce dernier lien dont l’explication parachèvera l’éclairage du transfert dans ce qu’il conserve d’affinité avec la suggestion ? Freud prépare la réponse à cette question en faisant état de deux autres identifications qui présentent avec les trois catégories énumérées jusqu’à présent des contrastes fort instructifs. La première est celle qui préside à la genèse de l’homosexualité. Ici, un renoncement à l’objet du choix hétérosexuel a eu lieu. Cet objet n’en est pas moins préservé en ceci que le sujet s’identifie à lui d’une façon qui frappe cette fois par son ampleur, puisqu’elle va jusqu’à reformer le caractère sexuel du moi sur le modèle de ce qui était ou pouvait être jusque-là l’objet. Freud appelle l’identification à l’objet auquel le sujet a renoncé, ou qui a été perdu, une « introjection » de cet objet dans le moi. Une autre identification, ou plus précisément un autre exemple d’identification, que Freud ramène à l’introjection, se manifeste dans la mélancolie. Tous les reproches que le mélancolique voudrait adresser à l’objet perdu, ses critiques inlassables, bref sa revanche contre cet objet qui l’a abandonné, il se les adresse à lui-même, à ceci près que ce lui-même, son moi, n’est rien d’autre que le résultat de l’introjection de l’objet perdu : son substitut. Mais la mélancolie permet encore une autre remarque, fort importante pour répondre à la question de la nature du lien entre chacun des membres du groupe et son chef. C’est que la mélancolie manifeste une division entre le moi remanié par l’introjection de l’objet perdu, et l’instance qui a ce moi constamment à l’œil, le surveille et le critique sans répit : nous reconnaissons là l’idéal du moi grâce auquel le sujet « récupère son narcissisme ». De fait, en quoi consiste l’idéalisation si caractéristique de l’amour ? Elle est reconnaissable à l’erreur de jugement qui s’appelle la « survalorisation sexuelle » de l’objet. Lorsque les impulsions sexuelles sont plus ou moins efficacement refoulées ou mises de côté, l’illusion se produit que l’objet a été sensuellement aimé en raison de ses mérites spirituels, alors qu’en fait c’est son charme sensuel qui, au contraire, lui a prêté ces mérites. Cette illusion est due à l’idéalisation.

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Mais notre orientation se trouve, de ce fait, facilitée : nous voyons nettement que l’objet est traité comme le propre moi du sujet et que, dans l’état amoureux, une certaine partie de la libido narcissique se trouve transférée sur l’objet. Dans certaines formes de choix amoureux, il est même évident que l’objet sert à remplacer un idéal que le moi voudrait incarner dans sa propre personne, sans réussir à le réaliser. On aime l’objet pour les perfections qu’on souhaite à son propre moi et on cherche, par ce détour, à satisfaire son propre narcissisme 72 Est-ce tout ? Non. Car Freud s’arrête sur ce fait : à mesure que les tendances visant à la satisfaction sexuelle directe se trouvent entièrement repoussées à l’arrière-fond, comme cela advient régulièrement, par exemple dans la passion sentimentale d’un jeune homme, « on trouve une tendance à l’humiliation, à la limitation du narcissisme, à l’effacement devant la personne aimée : dans les cas extrêmes, ces traits se trouvent seulement exagérés et, après la disparition des exigences sensuelles, ils dominent seuls la scène 73 ». Qui plus est... simultanément avec cet « abandon » du moi à l’objet, qui ne se distingue plus en rien de l’abandon sublime à une idée abstraite, cessent les fonctions dévolues à ce que le moi considère comme l’idéal avec lequel il voudrait fondre sa personnalité. La critique se tait : tout ce que l’objet fait et exige est bon et irréprochable. La voix de la conscience cesse d’intervenir, dès qu’il s’agit de quelque chose pouvant être favorable à l’objet ; dans l’aveuglement amoureux, on devient criminel sans remords. Toute la situation peut être résumée dans cette formule : l’objet a pris la place de ce qui était l’idéal du moi 74. Va-t-on dire maintenant qu’il y a des états amoureux où le moi s’enrichit par identification à l’objet, par l’introjection de l’objet dans le moi ou par la substitution à lui de ce dernier ; et d’autres, ceux qu’on observe notamment lorsque l’amour n’est pas payé de retour, où, faute de cette opération, le moi s’appauvrit ? A cette question, Freud répond en interrogeant : est-il bien certain que l’identification suppose la négation de l’investissement de l’objet ? Est-ce que le maintien de l’objet est incompatible avec l’identification ? Sans s’étendre sur cette « délicate » question, Freud conclut que tout dépend, pour l’essentiel, de cette alternative : l’objet est-il mis à la place du moi ou de l’idéal du moi ?

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Quelles que soient les hésitations de Freud – que je n’ai pas voulu simplifier – sur la nature d’un lien qui tantôt paraît d’identification et tantôt de relation d’objet, certaines conclusions s’imposent, que nous pouvons à présent tirer : 1. Le doute de Freud vaut largement une affirmation de la parfaite compatibilité de l’identification avec l’investissement de l’objet. 2. L’objet doit être pris au sens de l’objet de l’amour et non pas de l’objet du désir. Le caractère « délicat » de la question de Freud se dissipe avec cette distinction. 3. En tant qu’« abandon », au sens de « dévotion » du moi à l’objet idéalisé, l’amour comporte un autre « abandon », au sens de « renoncement » : celui de l’objet du désir, ou de ce que Freud appelle « les tendances sensuelles visant directement à la satisfaction ». Sous cet angle, on peut dire que, ce que Freud montre ici, c’est la nécessité, pour le sujet, de choisir entre son idéal et son désir. Et ici, nous commençons à avoir le pressentiment que c’est peut-être pour contourner les difficultés du désir que le sujet se réfugie dans l’idéalisation. 4. Si la substitution du moi à l’objet, ou de l’amant à l’aimé, comme s’exprime Lacan, est vraie même là où l’amour n’est pas payé de retour, c’est que cette substitution est un phénomène constitutif de l’essence même de l’amour, avant toute considération de ses drames intersubjectifs. Cette proposition ressort d’ailleurs de ce que Freud nous a dit dans la Dynamique du transfert, à savoir que le transfert se motive de l’attente d’être aimé, à laquelle le sujet satisfait... en aimant ! 5. Le « moi » dont il est question dans l’alternative proposée par Freud – moi ou idéal du moi – doit être pris au sens de moi idéal. Cette proposition ressort de la simple considération que le moi réel ne saurait être remplacé. 6. Les termes de l’alternative doivent être conçus comme deux extrêmes entre lesquels se placent toutes les transitions possibles. Car, après tout, l’objet ne saurait apparaître au sujet comme étant paré des perfections qui lui manquent que pour autant qu’il lui paraît incarner les exigences de l’idéal du moi au nom desquelles le sujet se déplaît. Partant, toute personne mise à la place de cet objet sera dotée d’un pouvoir de juridiction, dont le répondant est la soumission du sujet. Dire que le moi est le moi idéal, c’est définir le moi comme « servitude volontaire ». Nous touchons ici à la question fondamentale de la philosophie politique, d’une part, et, d’autre part, pour ce qui nous concerne, au trait le plus

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caractéristique de la suggestion. De fait, Freud enchaîne en rapprochant état amoureux et hypnose, non sans pointer leur différence. « Le rapport hypnotique consiste dans un abandon amoureux illimité, à l’exclusion de toute satisfaction sexuelle, alors que, dans l’état amoureux, cette satisfaction ne se trouve retirée que momentanément et figure toujours à l’arrière-plan, à titre de but possible 75. » De même, à la considérer comme une formation d’un groupe à deux, on peut dire que, de la structure compliquée d’un groupe, l’hypnose isole, pour nous, un seul élément : l’attitude de l’individu à l’égard du meneur. « Par cette limitation du nombre, l’hypnose se distingue de la formation collective, tout comme elle se distingue de l’état amoureux par l’absence de tendances sexuelles directes 76. » Peut-on dire maintenant que l’énigme de ce qui laisse le sujet ouvert à toutes les suggestions est résolue ? Freud estime que non, que nous n’avons fait jusqu’à présent que ramener la question à l’énigme de l’hypnose, qui s’entoure encore de maintes obscurités. Au vrai, ce qui manque encore à l’éclairage, qu’on peut d’ores et déjà qualifier de décisif, que Freud nous a apporté, réside justement dans ce qui figure, sur la « représentation graphique » où il résume ses vues, sous la forme de l’objet « extérieur » x. Rien, en effet, ne nous a préparé à rencontrer cet objet au terme d’un chapitre qui ne faisait état que du lien, comparable à l’identification hystérique, qui attache les membres du groupe entre eux, et de l’autre lien qui lie chacun au meneur, et qui consiste à mettre une personne quelconque à la place de l’idéal du moi. A le lire, trois faits semblent alors faire encore problème pour Freud : a) le fait que le pouvoir exagéré – au point de résister à la critique rationnelle dont le sujet est capable – dont jouit l’hypnotiseur semble lié à un objet, le regard, qu’un bouchon de carafe peut remplacer, et qui lui donne cependant un ascendant qui rappelle le mana des rois et des chefs dans certaines sociétés primitives ; b) le fait que ce pouvoir n’est pourtant pas aussi illimité qu’il y paraît ; un certain savoir subsiste, de ce qu’il ne s’agit après tout que d’un « jeu, de la reproduction feinte [unwahre] d’une autre situation autrement plus importante pour la vie » ; ce qui fait dire à Freud que toute suggestion est au fond une autosuggestion ; c) le fait que le chef n’est pas le seul à exercer son influence sur les membres du groupe. Ceux-ci se suggestionnent les uns les autres, ce qui semble indiquer qu’ils sont liés entre eux par un accord tacite sur un certain

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renoncement qui se manifeste dans leurs « défauts » : outre le manque d’indépendance et d’initiative, l’abaissement de l’activité intellectuelle, le manque de frein affectif, l’incapacité de se modérer et de patienter, la tendance à dépasser toute mesure dans l’expression de l’émotion et à lui donner libre cours sous forme d’action – tous traits dont Le Bon avait donné une description impressionnante, et qui font, à n’en pas douter, le tableau d’une « régression de l’activité psychique vers une phase antérieure que nous ne sommes pas étonnés de trouver chez l’enfant et chez le sauvage 77 ». Cette idée de régression, avec l’interprétation que Freud en donne – soit comme régression temporelle, et non pas comme mode relationnel qui, pour être premier, n’en resterait pas moins actuel, toujours ouvert au choix du sujet – , va le conduire, pour expliquer les faits a et c, une fois de plus, d’abord à l’évocation de la relation au père réel, dont on sait que l’enfant ne tarde pas à réduire l’idéalisation à sa juste mesure, puis jusqu’à l’évocation du mythe de Totem et Tabou. « Le meneur (Führer) du groupe, telle sera sa conclusion, incarne toujours le père primordial tant redouté, le groupe veut toujours être dominé par une puissance illimitée, il est au plus haut degré avide d’autorité ou, pour nous servir de l’expression de Le Bon, il a soif de soumission. Le père primordial est l’idéal du groupe qui domine l’individu, après avoir pris la place de l’idéal du moi 78. » Nous ne suivrons pas Freud dans cette conclusion. Non pas seulement en raison du peu de crédit qui frappe actuellement les doctrines biologiques sur lesquelles s’appuyait Freud, mais parce que les faits dont il veut rendre compte s’expliquent à moins de frais. En effet, si le secret du pouvoir qu’un individu peut avoir sur un autre réside dans la possession d’un objet x (le regard, pour l’hypnotiseur, et, pour le père « primordial », la possession de « toutes les femmes », autant dire du monopole phallique), alors, qu’y a-t-il d’étonnant à ce que le sujet affuble un individu quelconque de la possession de cet objet ? Puisque tel est le détour pour qu’il puisse s’imaginer, moyennant identification, qu’il est en son pouvoir de répondre au manque dans l’Autre 79, voire de l’avoir à sa merci. Au surplus, Freud n’explique pas la limitation de la « complaisance suggestive », attestée par le fait que, même sous hypnose, le sujet peut montrer une « résistance » à un ordre contraire à sa conscience morale ; autrement dit, il n’explique pas la subsistance d’un savoir que ce qui se déroule dans l’hypnose n’est qu’un jeu. On peut même dire qu’une telle explication est impossible dans sa perspective : car comment le sujet pourrait-il distinguer

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entre ce qui est un jeu et ce qui ne l’est pas, alors qu’il a mis l’hypnotiseur à la place de l’idéal du moi, censé être l’instance qui décide de ce qui est réel et de ce qui ne l’est pas ? Or, ce fait s’explique au contraire aisément si l’on pose que l’« abandon » du moi à l’objet idéalisé est effectivement une feinte au regard de ce qui en matière de désir (lui aussi « abandonné », mais dans un autre sens que nous avons distingué du premier) est véritablement en jeu, à savoir un manque à être qui se signifie au-delà de tout père réel ou idéalisé : dans le seul nom du père. Qu’avons-nous appris de cette double analyse – narcissisme et psychologie des masses – concernant le transfert ? Que la méprise où se trouve le sujet renvoie à l’instance de l’idéal du moi ; que la suggestibilité s’explique par la mise d’un objet ou d’une idée à la place de cet idéal avec lequel le sujet s’identifie ; que la paralysie du sens critique face au prestige de cet objet est telle qu’il a fallu à Freud faire appel à un prototype phylogénétique, au point précis où la solution de l’énigme de la suggestibilité transférentielle était à chercher du côté de l’objet x. Nous verrons par ailleurs que, à moins de définir le transfert non pas comme une erreur mais comme une feinte, avec ce que cela implique de subsistance d’un certain savoir concernant sa fausseté (Unwahrheit), la théorie psychanalytique se trouve dans l’impasse. Freud ne donne pas explicitement cette définition. Il nous permet pourtant de la dégager dans la mesure où nous trouvons, dans Pour introduire le narcissisme et dans Analyse du moi et Psychologie des masses, l’analyse la plus profonde, et qui ne sera jamais surpassée, encore moins dépassée, de l’amour du transfert dans son affinité avec la suggestion. Le maintien par Freud de sa première conception de celleci comme répétition qui requiert un prototype réel, même si sa réalité est posée dans une perspective mythique (l’Urvater), n’en continue pas moins ; ce qui explique, comme nous l’allons montrer maintenant, les limites des analyses conduites par lui. VI. Dans l’Abrégé de psychanalyse, son testament théorique, Freud a laissé de la technique psychanalytique une présentation dont ce serait aller contre l’évidence que de nier qu’elle est celle-là même à laquelle sa fille, Anna Freud, et les trois protagonistes de l’ego psychology, Hartmann, Kris et Loewenstein, sont restés fidèles. Cette présentation est étroitement liée à sa dernière conception 1) de l’appareil psychique, et 2) de la « psychologie » (i.e. de la psychanalyse) comme « science naturelle » : « Qu’est-ce qu’elle peut être d’autre ? » se demande-t-il dans l’une des dernières notes rédigées

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peu avant sa mort. 1. Le moi, je le rappelle brièvement, est la surface du ça formée au contact du monde extérieur. Il doit concilier les exigences, par principe contradictoires, du ça et du monde extérieur, auxquelles s’ajoutent celles d’une troisième instance, le surmoi. Là où le moi s’effondre devant la réalité ou est envahi par le ça, c’est la psychose, et la psychanalyse, tout au moins jusqu’à nouvel ordre, est désarmée. Elle n’est possible que si le moi garde une certaine autonomie, malgré sa dépendance à l’égard de ses trois « maîtres », et une certaine soumission à la réalité, malgré la pression du ça. Avec ce moi autonome, non détaché de la réalité extérieure, quoique affaibli par les conflits internes, voire malade, nous concluons un pacte. « Le moi malade nous promet une franchise totale, c’est-à-dire la libre disposition de tout ce que son autoperception lui livre. De notre côté, nous lui assurons la plus grande discrétion et mettons à son service notre expérience dans l’interprétation du matériel soumis à l’inconscient. Notre savoir compense son ignorance et permet au moi de récupérer et de gouverner les domaines perdus de son psychisme. Ce pacte constitue la situation psychanalytique 80. » Or, ce pacte ne dure pas. Très vite, l’analyste est mis à la place de l’un des parents, au point que le désir rationnel de ne plus souffrir cède la place à l’envie de complaire à l’analyste. Le transfert devient ainsi la véritable force motrice de la participation du patient au travail analytique. Tant qu’il demeure positif, le transfert offre encore deux autres avantages. Il permet à l’analyste, qui doit pourtant se rappeler que tel n’est pas le but qu’il cherche à atteindre dans l’analyse, de procéder à une post-éducation, qui rectifie certaines erreurs dont les parents, où le patient a trouvé les premières figures de son surmoi, furent responsables. Et il incite le patient à faire se dérouler sous nos yeux un important fragment de son histoire. Reste que le transfert est ambivalent dès l’origine. Déjà déçu par ses parents en tant qu’ils n’ont pas donné satisfaction à son désir érotique, le patient le sera aussi dans la situation analytique où il n’est pas question de satisfaire un tel désir. D’où le retournement du transfert en un transfert négatif ; les résultats obtenus sont alors balayés comme fétus de paille au vent. Épouvanté, l’analyste en vient à se demander si les guérisons obtenues grâce à l’emprise du transfert positif ne seraient pas dues à la suggestion. Freud ne répond pas à cette question. En revanche, il indique le moyen de

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surmonter la difficulté ainsi surgie : « Pour empêcher son malade de tomber dans un état dont aucun raisonnement probant n’arriverait à le faire sortir, l’analyste veille à ce que ni les sentiments amoureux ni les sentiments hostiles n’atteignent un degré excessif. Il y parvient en mettant de bonne heure le patient en garde contre ces éventualités et en n’en laissant pas passer inaperçus les premiers indices (...) Le soin avec lequel on veille au maniement du transfert est un sûr garant de succès 81. » En fait, il est aisé de voir que rien n’est moins sûr, aussi longtemps que le soupçon de suggestion n’est pas écarté. Quoi qu’il en soit, nos difficultés ne sont pas épuisées. Une autre tient à la résistance, dont l’analyste peut éviter l’explosion s’il ne confond pas son savoir avec ce que son patient, lui, sait : c’est-à-dire s’il attend, pour lui communiquer ses interprétations, que « le patient soit lui-même si prêt de les saisir qu’il ne lui reste plus qu’un pas à faire pour effectuer cette décisive synthèse 82 ». Mais quelle leçon, si je peux dire, « métapsychologique », tirer de l’existence de cette résistance ? « Notons, écrit Freud, que, dans cette situation, les rôles sont, dans une certaine mesure, inversés, car le moi se soulève contre notre incitation, tandis que l’inconscient, notre adversaire habituel, accourt à notre aide parce que, dans une poussée ascendante, il aspire naturellement à franchir les barrières qui lui font obstacle pour pénétrer dans le moi et dans le conscient 83. » Il est d’une importance décisive de souligner que cette remarque concernant le renversement des rôles, ou plus justement de l’alliance (Partiebildung), aurait dû entraîner une révision de la conception du moi comme représentant de la réalité : puisque c’est justement ce moi « autonome » et censé garder une certaine normalité malgré la maladie qui trouve son compte dans la résistance et qui va à l’encontre du travail analytique. Et l’on peut s’étonner que Freud n’ait pas ici fait appel à sa conception de la structure narcissique du moi comme identification à un objet mis à la place de l’idéal du moi. Il est vrai que Freud a ramené, en fin de compte, cette dernière instance non seulement au père, mais au père originel, l’Urvater, ce qui, du même coup, ramène son interférence dans l’analyse, non seulement à la répétition d’un fragment de l’histoire (aussi reculé soit-il), mais encore à une manifestation de la récapitulation de la phylogenèse par l’ontogenèse. Il n’en reste pas moins que l’identification qui sous-tend la relation à l’objet implique que le « bénéfice » d’être l’Urvater revient, en définitive, au patient. Cette conclusion, Freud ne l’a pas tirée. L’aurait-il fait que cela aurait entraîné des remaniements en cascade non seulement de sa topographie de l’appareil psychique et de sa

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métapsychologie (ceux-là mêmes auxquels il a procédés dans Au-delà du principe de plaisir), mais surtout de son désir de fonder la psychanalyse comme science naturelle. 2. Ceux qui doutent du scientisme de Freud et de l’impossibilité de l’apparition de la psychanalyse sans ce scientisme même, on ne peut que les renvoyer aux ouvrages de Laurent Assoun. La conception que Freud a de la science dont il est, au sens plein du terme, l’héritier frappe par une pénétration qu’atteste, entre autres, sa façon de pointer ce paradoxe : au-delà du monde de la perception, la science trouve une réalité plus profonde, dont la preuve réside justement dans la conformité des conséquences qui s’en déduisent au monde de la perception, auquel il nous est impossible d’échapper. L’apparence est aussi le critère. Le moins réel est aussi le plus réel. La « réalité », elle, demeurera à jamais « inconnaissable 84 ». Or, selon Freud, c’est de la même façon que nous procédons en psychanalyse. Quand, par exemple, nous déclarons : « Ici s’est inséré un souvenir inconscient », c’est qu’il s’est produit quelque chose que nous ne concevons pas, mais qui, s’il était parvenu jusqu’à notre conscient, ne se pourrait décrire que de telle ou telle façon. Certes, le droit de tirer de pareilles conclusions, de pratiquer de semblables interpolations, de postuler leur exactitude, reste, en chaque cas particulier, soumis à la critique. Avouons-le, il est souvent très difficile d’aboutir à une décision, ce qui, d’ailleurs, se traduit par de nombreux désaccords entre les psychanalystes 85. Il est inutile de se demander ici si la psychanalyse est une science au même titre que la physique : puisque Freud lui-même précise que l’expérience psychanalytique est affaire de particulier, et que c’est sur ce particulier que de nombreux désaccords surgissent entre les psychanalystes. Où met-il alors son espoir d’un accord ? La suite du paragraphe que je viens de citer répond : dans la formation de l’analyste, qu’il compare à l’apprentissage de l’usage du microscope, et dont la fin est de permettre à l’analyste de jeter sur son objet un regard à l’abri des erreurs « issues d’une équation personnelle ». Or, l’exemple même dont il se sert en cette occasion, celui d’une analyste femme qui, tant qu’elle reste insuffisamment convaincue de l’intensité de son désir du pénis, ne peut que sous-estimer l’importance de ce facteur chez ses patientes,

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nous fait soupçonner qu’il y a quelque chose qui cloche dans cette conception de l’analyse comme science qui, à l’instar de la physique ou de la biologie, ne pourrait s’intituler comme telle que sur le fondement d’une objectivation opérée au sein du réel. De fait, ce dont Freud témoigne dans Analyse finie et Analyse sans fin, c’est que les analyses qu’il conduit se brisent, chez les analysantes femmes, sur le désir non reconnu du pénis ; et, chez les analysants de sexe mâle, sur le rejet de ses interprétations : leur acceptation étant assimilée, dans l’inconscient, à l’acceptation d’une position homosexuelle passive, autant dire à la castration. La « castration », est-ce bien le mot qui convient ? Oui, pourvu qu’on reconnaisse qu’une telle assimilation inconsciente de l’interprétation au pénis, même chez ceux qui n’en manquent pas, c’est-à-dire chez les phallophores, est l’indice, chez le sujet, d’un manque qui, dès lors, se situe dans le registre non pas de l’avoir mais de l’être, et que chacun, homme ou femme, défend, de la façon la plus conforme à son « anatomie ». Je m’explique. Depuis Au-delà du principe de plaisir, Freud répète inlassablement que le seul but du ça est non seulement la satisfaction, mais cet extrême de la satisfaction dont l’atteinte équivaut à l’extinction même de la pulsion, et qui s’appelle « Nirvanâ ». Autant dire que la vérité de la pulsion est l’insatisfaction, et que, pour autant que la pulsion a un objet (et la psychanalyse affirme qu’elle en a un), cet objet doit être défini non pas comme un objet commun, fût-il constamment raté, mais comme un objet dont la perte ou le ratage fait l’essence même. Dès lors, pourquoi le moi s’opposerait-il aux satisfactions d’un ça de toute façon rebelle à la satisfaction ? N’y a-t-il pas lieu de renverser ici la proposition freudienne, et d’affirmer que ce à quoi le sujet s’oppose, c’est la perte même de son insatisfaction définie comme un manque à être, ou, si je puis dire, la perte de la perte ? On répondra : peut-être, mais la structure narcissique du moi, telle qu’elle se déploie, selon Freud, dans la mise d’un objet quelconque à la place de l’idéal du moi, revient justement à l’annulation de ce manque à être ou à être la perfection : après tout, ces deux notions ont été tenues pour équivalentes dans certaines traditions philosophiques, par le détour de l’introjection. Certes. Mais ce n’est pas pour rien que Freud affirme que, là où cette opération a lieu, elle va de pair avec le renoncement au but sexuel de la pulsion. Autrement dit, le fait de s’identifier, dans l’état amoureux, à un objet

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mis à la place de l’idéal du moi n’implique nullement qu’on lui demande de donner satisfaction au but sexuel de la pulsion. Il implique même le contraire. Partant, si les analyses conduites par Freud aboutissent à l’impasse qu’il décrit et au-delà de laquelle il n’y a que le désert de l’analyse sans fin, c’est que, au cours des analyses menées par lui jusque-là, quelque chose a été laissé incontesté, quelque chose qui se laisse imaginer dans l’inconscient comme un pouvoir de combler le manque 86. Comment s’en étonner, alors que la tradition scientifique dont il était l’héritier lui faisait prendre pour idéal l’élimination même du désir de l’analyste, au profit de son regard débarrassé de toute erreur d’« équation personnelle » ? De fait, si la fin des analyses conduites par Freud était la fin de l’analyse tout court, c’est l’existence même des analystes qui deviendrait on ne peut plus problématique. Comment une femme peut-elle devenir analyste, alors qu’elle vient de faire l’expérience de la vanité de l’interprétation au regard de ce qu’elle revendique ? Comment un homme, s’il vient de faire l’expérience qu’il ne saurait accepter l’interprétation sans sacrifier sa virilité ? Leur passage à l’exercice de l’analyse ne peut avoir lieu dans ces conditions qu’à l’abri de leur ignorance de ce qui est véritablement en jeu dans le manque, et il ne serait dès lors pas étonnant que les fantasmes où se comblent leurs désirs interviennent dans leur pratique. Mais nous n’avons pas besoin d’en rester là : nous avons trouvé dans les textes freudiens tous les éléments qui nous permettent de juger que, analyser le transfert, cela revient à extraire de l’instance dite de l’idéal du moi l’objet x qui figure énigmatiquement dans la représentation graphique de la Massenpsychologie. Il est curieux de constater ainsi que Freud, l’homme à qui nous devons la découverte de la psychanalyse, autant dire la découverte de l’affinité foncière du désir avec le fantasme, a gardé jusqu’à la fin de sa vie le postulat d’un être surhumain, qui ne souffre aucun manque, et auquel s’adressent en dernier lieu les entreprises de l’amour, aussi bien que celles de la haine 87. Lorsqu’on remarque à quel point le désir de Freud domine l’existence des psychanalystes, à quel point le choix de leur profession est lié à leur transfert sur le père de la psychanalyse, on ne s’étonnera pas de ce que l’institutionnalisation de la psychanalyse ait pris d’emblée les allures d’une ritualisation – pente que n’a pas tempérée la prévalence des juifs parmi les élèves de Freud qui ont pris l’initiative de cette institutionnalisation avec son aval ; ni de ce que la communication entre (ou avec) les psychanalystes reste

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prisonnière du narcissisme de chacun, de son amour ou de sa haine pour un maître mort ou vivant ; ni, enfin, de ce que leurs groupements constituent autant de chapelles ou d’Églises. La suite nous montrera qu’il n’y a pas de solution possible des problèmes que nous pose le transfert, sans une théorie de l’objet du fantasme ; et que la justesse d’une telle théorie se mesure précisément à sa capacité de résoudre les problèmes de transfert.

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CHAPITRE III Les théories psychanalytiques après Freud Définition de la réalité et place de l’analyste au regard du transfert

On a pu mesurer l’importance des problèmes qu’avait laissés posés l’oscillation de Freud touchant le transfert. Il s’est trouvé des analystes pour tenter de les résoudre. Disons tout de suite que ces tentatives s’inscrivent tantôt sur la ligne de la simple répétition d’une expérience passée, tantôt sur celle de la structure fantasmatique d’une relation amoureuse, mais que, dans tous les cas, elles reconduisent le mouvement qui avait amené Freud lui-même à l’impasse et ne portent pas du côté où déjà nous avons repéré l’issue : celui de la signifiance du matériel et de l’objet du fantasme : pas pour lequel il faudra attendre Lacan. Davantage : l’échec à penser la vérité du transfert va amener les uns et les autres à faire porter, là contre, l’accent sur la réalité, conçue dans les termes les moins critiques, et à proposer à l’analysant, par un processus de plus en plus manifeste, l’identification à l’analyste comme représentant de ladite réalité. Processus que nous verrons renforcé encore, à la suite, par les approximations sur le « contre-transfert ». Précisons que nous restreindrons notre étude à celles de ces tentatives qui, à tout le moins, ne se sont pas détournées du champ propre de l’expérience analytique 88 et qui ne font pas appel à des notions psychologiques comme l’effet Ziegarnik89. Les problèmes se regroupent alors, pour l’essentiel, sous trois rubriques, le thème de la répétition donnant lui-même naissance à une double problématique. I. Afin de comprendre la ténacité avec laquelle les analystes ont continué à considérer le transfert comme une reviviscence, sans songer à mettre en question cette assimilation non critique, il convient de se rappeler que l’introduction du concept du transfert est due au fait que, pour la première fois 66

dans l’histoire de la médecine, un médecin, Sigmund Freud, s’était avisé d’entendre dans une déclaration d’amour qui s’adressait à lui personnellement non pas l’appel d’une réponse complémentaire, mais l’expression d’une passion apparemment immotivée. Le même médecin appliquait aux symptômes névrotiques une méthode de « cure par la parole », qui, chose inouïe, lui interdisait de s’autoriser de son savoir de médecin pour les expliquer afin de les guérir. L’explication, il la demandait à la patiente. Les propos qu’il obtenait par cette voie lui avaient permis – en particulier – de déceler dans le symptôme hystérique la structure d’un « premier mensonge 90 ». Un exemple de cette structure ? Une jeune femme qu’il interrogeait sur la raison de sa phobie – celle d’aller toute seule dans les magasins – lui répondit que, entrant un jour dans un magasin, elle avait vu deux vendeurs deviser entre eux tout en la regardant avec un sourire qui lui avait donné à penser qu’ils se moquaient d’elle à cause de son vêtement. La disproportion évidente entre l’effet et la raison alléguée par le sujet comme cause incita le médecin, qui n’était pas sans se guider au moins sur une théorie selon laquelle les symptômes étaient des symboles mnémoniques, à demander à la patiente de remonter plus loin dans le cours de ses souvenirs. Elle se rappela alors que, à l’âge de huit ans, un vieux boutiquier au sourire grimaçant, chez qui elle allait acheter des friandises, avait mis subitement la main sous son vêtement. Cette deuxième scène explique mieux, sinon tout à fait, la phobie en question ; en outre, elle présente des traits qui la relient à la première : sourire, vêtement, décharge sexuelle. La conclusion qui, dès lors, s’impose au médecin, dans les limites de ce que lui apprend la patiente, est que la première scène, la plus récente, n’a eu un effet traumatique que dans la mesure où elle a évoqué, à travers les voies associatives qui les reliaient l’une à l’autre, le souvenir de la seconde. Cette évocation a eu lieu à l’insu de la patiente, parce que celle-ci ne voulait pas garder le premier souvenir. Mais cette volonté n’a pas empêché ce dernier de subsister, ni de produire des effets qui, en se déplaçant le long des voies associatives sur un événement plus récent, ont fait que la patiente a attribué « mensongèrement » son symptôme à cet événement. Plusieurs questions – nous l’avons vu – se posent à partir de là. Et, ce qui nous intéresse, c’est le paradigme dont se sert Freud à cette étape de sa « formation » ou de sa théorisation pour l’explication du symptôme ; car ce paradigme est le même qu’il a appliqué alors au transfert, tous deux étant considérés comme un mécanisme de « fausse connexion » ou de « mésalliance » : selon lequel, donc, ce qui est en fait revécu apparaît

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mensongèrement comme vécu. Une question, à partir de là, surgit : dès lors que répétition il y a, qu’est-ce qui l’arrête ? La prise de conscience ? Les analysants sont les premiers à mettre cette réponse en question, lesquels s’interrogent souvent en ces termes : « Je sais, et après ? » « Comment puis-je devenir autre que je ne suis, alors que je porte le fardeau d’un tel passé ? » Les analystes ont dû en faire l’expérience : le passé étant ce qu’il est et la répétition étant une compulsion qui fait fi du principe du plaisir, la connaissance du passé ou de son interférence dans la modulation du présent resterait vaine si l’acte analytique n’introduisait pas, par ailleurs, une mutation qui reste obscure. Deux analystes ont essayé de définir cette mutation : Franz Alexander (la) et James Strachey (Ib). II. Si le transfert est une erreur sur la réalité présente, comment définir, en regard, cette réalité ? Nous avons là-dessus un écrit célèbre de Herman Nunberg (IIa) : « Transfert et réalité ». En outre, comment conduire un sujet à reconnaître son erreur s’il ne la voit pas de lui-même ? Quel est notre allié ? Est-ce le transfert lui-même ? Malgré les arguments qui objectent là contre (cf. ci-dessus, p. 57), on a vu encore récemment un Merton Gill affirmer sa foi (l’expression « I believe » revient constamment sous sa plume) dans l’existence d’un transfert affectueux ou amical, sans prolongements érotiques ou agressifs, qui expliquerait l’influence de l’analyste sans être lui-même justiciable de l’analyse 91. Or, nous l’avons assez demandé : en quoi l’analyse se distinguerait-elle alors de la suggestion ? Gill, qui estime saisir là la faille de la pratique freudienne, répond que l’analyste doit se montrer respectueux de la raison de son patient, en mettant au premier plan de ses interprétations l’aspect réel, à trouver soit dans la personne ou le comportement de l’analyste, soit dans la situation analytique en général, sur laquelle repose le transfert. En fait, nous avons vu Freud s’interroger de la sorte sur le quantum inconnu qui avait pu favoriser le transfert sur sa personne de l’amour de Dora pour M.K. : seulement, sa conception du transfert tombait, en l’occurrence, à côté de ce dont il s’agissait, et il l’a reconnu plus tard. Il sera donc inutile de nous attarder sur l’examen des thèses de Merton Gill, d’autant plus que cet auteur consacre le deuxième volume de son ouvrage à un exposé des applications pratiques de ses vues dont nous laissons l’appréciation au lecteur. Bien qu’elle ne soit guère plus retenable (cf. ci-dessus, p. 78), une autre réponse à la question Qui est notre allié ?, à savoir : C’est le moi sain ou autonome, a rencontré un large écho. Toute l’ego psychology, à laquelle

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Merton Gill s’oppose dans une certaine mesure, repose là-dessus. Les difficultés auxquelles Hartmann92 se heurte dans ses tentatives pour définir la santé ne l’ont pas empêché d’échafauder une psychologie analytique qui, à ses yeux, s’intègre dans la psychologie générale et l’enrichit. Or, bien qu’elle ait fait école, son œuvre ne peut pas « liquider » la question que voici : si la fonction du réel – dont le moi autonome est le représentant – existe déjà chez le patient, quel besoin ce dernier a-t-il de faire appel à un allié ? Faut-il admettre que le moi autonome est plutôt le fruit de la cure 93 ? Avec l’idée d’une identification à l’analyste, Richard Sterba (IIb) a été, à ma connaissance, le premier à avoir du moins le mérite d’admettre cette conséquence. Ses écrits s’imposeront à notre étude après ceux de Nunberg, Strachey et Alexander. III. Qu’il relève ou non de la répétition, le transfert est en lui-même, les analystes sont unanimes à l’admettre, un phénomène libidinal dont Freud a élucidé la structure. D’où la question : comment l’analyse parvient-elle à modifier l’économie libidinale du patient et en quoi consiste cette modification ? Le travail le mieux centré autour de ce problème est assurément l’article de Bergler et Jekels que nous étudierons pour finir.

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Ia. Alexander : la répétition apprivoisée par le psychanalyste médiateur de l’assomption de réalité Dans sa « Description métapsychologique du procès de la cure 94 », Franz Alexander se propose de décrire l’altération que le traitement psychanalytique cherche à produire dans le système psychique, cette altération étant définie comme le processus grâce auquel une condition initiale de psychonévrose prend fin avec la restitution de la santé. Il s’agit de savoir si l’on peut trouver une formule générale dudit processus, qui soit valable pour toutes les névroses. Alexander commence par l’examen de la relation entre le système psychique dans son ensemble et le monde extérieur, c’est-à-dire la réalité, ce point de départ lui paraissant s’imposer parce que c’est bien cette relation qui est, selon lui, perturbée dans toute névrose. Or, cette relation est régie, remarque-t-il, par le principe dynamique de Fechner-Freud, qui requiert le maintien des stimuli à un niveau constant. Pour y parvenir, le système psychique ou bien s’adapte au monde extérieur, c’est le mécanisme autoplastique, ou bien modifie le monde, c’est le mécanisme alloplastique. Freud a distingué, en outre, entre les sources externes de l’excitation et ses sources internes, autrement dit les pulsions. Or, la réduction de ces dernières nécessite la collaboration des deux mécanismes. Pour saisir et incorporer le matériel nutritif, le développement biologique a créé un appareil autoplastique (mains, dents, mécanismes alimentaires, etc.), alors que la civilisation a créé des moyens alloplastiques (armes, agriculture, art de cuire les aliments, etc.). Associée à la pulsion d’autopréservation, la pulsion reproductive a adopté le modelage autoplastique de l’appareil corporel, tout en faisant recours, à travers la civilisation, aux modifications alloplastiques, en créant de nouveaux objets. Cela posé, nous pouvons trouver une composante libidinale dans chaque production de la civilisation comme dans chaque partie de l’appareil corporel. Et nous avons dans ce qui précède, selon Alexander, une indication concernant l’auto-genèse de la libido : elle consisterait à remplacer une décharge libidinale auto-érotique (autoplastique) par des activités génitales (alloplastiques) dirigées vers les objets. Se référant à une assertion de Freud, dans Introduction à la psychanalyse, selon laquelle le symptôme névrotique serait une tentative d’adaptation qui a échoué, venant

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se mettre à la place d’une action appropriée, Alexander formule ce principe : toute névrose est une tentative de maîtrise autoplastique de la pulsion. Cette tentative échoue parce qu’elle ne libère de la tension qu’une partie du système psychique, le ça, mais crée une nouvelle tension dans une autre partie, le moi, comme on le voit au rejet avec lequel ce dernier accueille le symptôme. Le but de la cure consisterait donc à forcer l’appareil psychique à faire une nouvelle tentative de satisfaction pulsionnelle qui s’accorde à la fois avec les exigences du moi et avec celles du processus de maturation ; la résistance, quant à elle, serait dirigée précisément en dernier lieu contre la forme de satisfaction requise par le moi, c’est-à-dire contre des activités génitales tournées vers l’extérieur, vers des objets actuels, exogamiques. Pourquoi cette résistance contre la satisfaction que demande le moi ? Alexander répond : parce que la frustration, la déception, le trauma, en un mot des expériences amères dans la lutte avec la réalité, induisent le système psychique à abandonner les tentatives destinées à modifier la réalité, et à chercher l’état de bienheureuse liberté à l’égard de la tension dans des chemins internes de décharge, évitant par là le dangereux monde extérieur. L’expression de ces expériences peu favorables de la réalité est l’angoisse, laquelle constitue le motif dernier de la fuite dans la maladie ou de la régression. En outre, de même que l’échec et le trauma induisent la régression, de même l’exploitation réussie d’une étape de l’organisation psychique, qui assure la maîtrise d’une pulsion, fournit un point d’attraction, un point de fixation pour une régression ultérieure. Afin de comprendre plus complètement ce dont il s’agit dans la régression, Alexander fait appel à un second principe : celui de la compulsion de répétition, qu’il appelle le Breuer-Freud principle, car il s’agit, à ses yeux, de la tendance de l’appareil psychique à substituer les automatismes qui ont fait leurs preuves dans des situations appropriées aux processus énergétiques actuels visant à l’examen expérimental de la réalité, ou à la comparaison, grâce à la mémoire, entre les situations présentes et passées ; la réalité est acceptée seulement dans la mesure où elle peut être maîtrisée par des automatismes : tout ce qui est nouveau est rejeté et suscite la fuite. Dans une note (p. 19-20), Alexander reconnaît que, selon Au-delà du principe de plaisir, ce sont les échecs et non pas les réussites archaïques qui se répètent ; mais il se tire de cette difficulté en affirmant qu’il « croit » qu’il ne s’agit là que de cas exceptionnels, où les stimuli internes ont réussi à briser la barrière de la défense – comme si ce n’étaient pas ces cas, justement, qui font tout le

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problème de la compulsion de répétition. Avec la réduction, qu’il croit avoir accomplie ainsi, de la compulsion de répétition au principe du plaisir, la formule dynamique complète de la névrose, selon Alexander, sera la suivante : du point de vue du principe de FechnerFreud, le symptôme névrotique est une tentative pour décharger en autoplastie une tension pulsionnelle ; et son caractère régressif est l’expression du principe de Breuer-Freud, qu’on peut également considérer, dit-il, comme le facteur de l’inertie organique. Resterait à expliquer cette dissociation de l’appareil psychique, dissociation qui domine tous les problèmes de l’adaptation, entre deux composantes : d’une part, le moi qui participe pleinement au processus de l’adaptation à la réalité ; et, d’autre part, le ça dont le développement traîne, et qui fournit le grand réservoir des modes archaïques de maîtrise de la pulsion. Cette explication, Alexander la trouve dans la séparation des deux systèmes par une troisième formation, la formation frontière que Freud a appelée le surmoi. Le surmoi serait l’organe exécutif du principe d’inertie de BreuerFreud : un code légal introjecté depuis les jours passés, qui répond à chaque nécessité d’une nouvelle « épreuve de réalité » à travers un système rigide d’impératifs catégoriques. Contre cette rigidité, une révision de ce code archaïque s’imposerait. Mais ni le moi, ni le surmoi ne sont en mesure de la faire. Car le surmoi n’a aucun accès à la réalité, et le moi, tourné vers celle-ci, n’a aucun accès aux pulsions ; la fonction de surveiller ces dernières est dévolue au surmoi qui, seul, comprend leur langage. Or le surmoi abuse de son pouvoir : non seulement il asservit toute la sexualité génitale aux intérêts de la prohibition de l’inceste et accumule les obstacles devant la satisfaction sexuelle réelle avec des objets exogamiques, mais encore il entre en alliance secrète avec les tendances régressives du ça, et, par la sévérité ostensible de ses autopunitions, autorise des gratifications autoplastiques étrangères à la réalité, un peu comme un parti politique provoque le parti adverse à commettre une faute grave afin de le mieux abattre. La tâche de l’analyste consisterait alors à limiter la sphère du fonctionnement automatique du surmoi, et à remettre son propre rôle au moi conscient. Cette remise, enfin, a lieu en deux étapes. Faisant usage du transfert, l’analyste, pour commencer, prend sur lui la part du surmoi, mais seulement afin de la remettre ensuite au patient à travers les processus d’interprétation et de « perlaboration ». Et, cette fois, c’est le moi conscient qui prend le relais.

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Tel est le cours des choses en théorie (remarque Alexander se corrigeant aussitôt), mais non pas en pratique. Tout analyste a pu constater, fois après fois, que, lorsqu’une situation transférentielle a été résolue et mise en une relation génétique avec la situation infantile originelle, le résultat n’est jamais une orientation immédiate dans le sens d’un contrôle normal de la libido, mais, au contraire, une régression vers une phase encore plus primitive de la vie pulsionnelle. La libido se dérobe aux efforts analytiques par un mouvement rétrograde, et se retire vers des positions qu’elle avait antérieurement abandonnées. Toute nouvelle interprétation produit une régression encore plus profonde, à telle enseigne qu’un débutant s’imagine souvent qu’il a poussé une hystérique dans un état schizophrénique. Je dois avouer que le désir de mettre de l’ordre dans mon propre esprit [the desire to be clear in my own mind], concernant la nature de ces processus, a été stimulé, dans une grande mesure, par certains moments étranges [uncanny] durant le travail analytique, lorsque, à ma propre déconfiture, des symptômes d’hystérie de conversion qui avaient déjà été reportés dans le transfert ont cédé la place à des symptômes paranoïaques et hallucinatoires. Toutefois, le progrès de l’analyse a montré que chaque nouveau symptôme est transporté dans une nouvelle situation transférentielle, de sorte que toute analyse profonde parcourt toute une gamme de névroses artificielles, qui aboutissent régulièrement, comme Rank nous l’a montré, à la reproduction de l’état prénatal 95. Cette graduation de la régression, Alexander la conçoit comme une récapitulation à rebours des empreintes laissées par les différentes étapes du développement. Certes, chaque névrose se distingue par un point de fixation particulier, sadique-anal dans la névrose obsessionnelle, par exemple, fixation génitale sur des objets incestueux chez l’hystérique, etc. Mais, lorsque le point de fixation particulier est résolu au cours de l’analyse, les régressions qui émergent ensuite représentent autant de résistances contre cette résolution, contre les demandes du moi, c’est-à-dire contre l’activité dirigée vers l’extérieur. La couche la plus profonde dans la série régressive est celle qui concerne la mère, en tant qu’elle représente les premières demandes dans le développement pulsionnel : déjà, à travers l’acte de naissance, elle demande l’abandon de l’état passif de nutrition et impose un nouveau mode qui requiert l’usage actif de la bouche et des poumons. Rien donc d’étonnant si le patient répète cet acte à la fin de l’analyse, souvent sous forme de symptôme : perte de souffle, sensations de pression autour de la poitrine. Il ne s’agit pas là

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d’abréagir le trauma de la naissance, comme le prétend Rank. Car le problème de l’existence extra-utérine a déjà été résolu par le patient avec succès, comme le prouve le fait même qu’il est vivant. Il s’agit plutôt d’une ultime résistance qui se dresse au moment où l’analyste, après avoir pris sur lui le rôle du surmoi, veut le restituer au patient. « Ce n’est que lorsque tout ceci s’est démontré pure résistance à se détacher de l’analyste, à l’indépendance, que le patient tente consciemment de se passer de l’aide psychanalytique 96. » Notre but n’est pas de réfuter Alexander ; il s’en charge lui-même vers la fin de son article, où il fait état d’une objection éventuelle à sa description, qu’il laisse ensuite sans réponse et qui pourtant retire au moi ce pouvoir d’adaptation sur quoi toute la mutation semblait prendre appui : elle consiste à souligner que, avec ses lois « logiques », le moi n’est pas moins rigide, ni moins soumis aux automatismes, que le surmoi avec ses impératifs ; aussi bien ses erreurs et ses illusions montrent-elles qu’il n’est pas moins complaisant ni moins tendancieux que ce dernier. Ce qui, en revanche, fait l’intérêt de la description d’Alexander, c’est qu’elle illustre on ne peut mieux une tendance qui se répète chez maints analystes : celle qui consiste à vouloir apprivoiser la répétition ou à vouloir la « comprendre », au sens que Jaspers donne à ce terme. L’échec de cette tentative est patent dans le désarroi d’Alexander face au refus que le patient oppose à la satisfaction alloplastique à laquelle il est convié tant par son médecin que par son moi et les lois de son développement. Mettre la régression qui intervient dans la relation transférentielle sur le compte de la résistance, c’est avouer l’incapacité d’y faire face autrement qu’en congédiant un patient qui ne veut pas prendre la responsabilité qu’entend lui léguer Alexander. On saisit bien là ce qui fait que « Description métapsychologique du procès de la cure » mérite une place particulière parmi les écrits psychanalytiques ; c’est qu’Alexander nous montre à quel point la régression est de part en part scandée par la demande de l’Autre : depuis la demande paternelle de renoncer au désir de la mère, jusqu’à la naissance – puisque, selon Alexander, il n’y a pas jusqu’à ce trauma qui ne soit subjectivé chez le patient comme une demande, qu’il subit, de se séparer du corps maternel. Seulement, il faudra attendre Lacan pour tirer les conséquences du passage obligé des besoins humains par les voies de la demande en tant qu’elle crée un manque sui generis. Faute de poser cette question des effets de la demande, Alexander se trouve réduit, pour obtenir la mutation où consiste, selon lui, le processus de la

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cure, à ajouter une nouvelle demande à celles dont le patient porte déjà le fardeau ; et le sujet se trouve transformé en une sorte de machine à répondre aux demandes. Il n’y a rien d’étonnant non plus à ce qu’Alexander, eu égard à son désir d’artisan, d’artisan de la cure, ait fini par concevoir la cure comme une « éducation émotionnelle » qu’il convient d’accomplir, tout en évitant les régressions profondes. Ces remarques ne signifient pas que l’analysant ne mette pas parfois l’analyste à la place du surmoi, ni que l’analyste ne doive pas saisir l’occasion qui permettra à l’analysant de voir la place où il met l’analyste. Elles font seulement douter que ce soit là la voie qui mène à la mutation profonde que cherchait à saisir Alexander : celle qui consisterait, à l’en croire, à rendre le patient responsable de sa vie en démontant son surmoi démodé. Cependant, on ne saurait retenir cette conclusion sans examiner la théorie de Strachey, qui, loin de voir dans l’interprétation l’origine d’une régression, y voit le principe d’une « mutation » salutaire.

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Ib. Strachey : l’interprétation du transfert, où l’analyste devient un surmoi tolérant Strachey97 envisage, quant à lui, l’action de l’analyste sous sa forme communément admise, celle de l’interprétation. Qu’est-ce donc que l’interprétation, et comment opère-t-elle ? En dépit du peu de lumière que l’on a là-dessus, la croyance en sa grande efficacité en tant qu’instrument thérapeutique n’en est pas moins presque universelle : c’est que, il faut l’avouer, l’interprétation possède plus d’une qualité l’apparentant à une arme magique. Et elle est, on le sait, ressentie comme telle par maints patients (...). Dans les milieux non analytiques, l’interprétation suscite ou bien la moquerie, comme s’il s’agissait de quelque chose de risible, ou bien la crainte, comme s’il s’agissait d’un terrible danger. Cette dernière réaction est moins rare, je pense, qu’on ne le croit généralement chez les analystes (...). C’est ainsi qu’on nous dit que, si nous interprétons trop tôt ou inconsidérément, nous courons le risque de perdre le patient ; mais aussi que, à moins d’interpréter vite et profondément, nous courons ce même risque ; que l’interprétation peut donner lieu à d’intolérables crises d’angoisse, impossibles à maîtriser, parce que, en interprétant, nous aurons « libéré » l’angoisse ; mais aussi que l’interprétation représente la seule façon de rendre le patient capable de faire face à une crise d’angoisse qui le submerge parce que, en interprétant, nous aurons « résolu » l’angoisse ; que les interprétations doivent toujours se rapporter au matériel qui est sur le point d’émerger à la conscience ; mais aussi que les interprétations les plus fructueuses sont en fait les interprétations les plus profondes. « Soyez prudents avec vos interprétations ! » dit l’un. « Dans le doute, interprétez ! » dit l’autre. Si je cite ce passage, la raison en est qu’il amène le lecteur non prévenu, me semble-t-il, à se demander comment l’analyste peut échapper à ces confusions, voire à la crainte du pouvoir magique de l’arme dont il use, à savoir la parole, s’il n’interroge pas sa fonction. Strachey, lui, est d’avis que l’état de choses qu’il vient de décrire est sans doute dû au fait que le mot « interprétation » est pris pour un synonyme de l’expression « rendre l’inconscient conscient » et en partage les ambiguïtés. « Car, d’une certaine façon, si vous donnez un

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dictionnaire allemand-anglais à quelqu’un qui ne sait pas l’allemand, vous lui donnez une collection d’interprétations », que Strachey qualifie de « descriptives ». Or, il est évident que, en tant qu’elle constitue l’instrument essentiel de la cure, l’interprétation psychanalytique n’est pas une interprétation descriptive. Par commodité, Strachey lui donne alors le nom d’interprétation « mutative », qu’il va essayer de définir. Je ne pense pas lui faire injustice si je résume ainsi sa théorie, par ailleurs fort connue des analystes. L’analyste occupe la place d’un surmoi auxiliaire. Strachey ne précise pas ce qu’il veut dire par là, mais ce qu’il veut dire ne prête guère au doute : que l’analyste jouit, auprès du patient, d’un prestige qui le constitue comme un pouvoir de juridiction, ce qui lui permet éventuellement de représenter un nouveau modèle de ce pouvoir. Seulement, cette place est on ne peut plus fragile. Car, en raison du caractère très limité de son sens de la réalité... le patient est à tout moment sur le point de transformer l’objet réel extérieur [l’analyste] en un objet archaïque ; autrement dit, il est sur le point de projeter sur lui ses images primitives introjectées. Dans la mesure où le patient le fait réellement, l’analyste devient comparable à n’importe quelle personne rencontrée dans la vie réelle – il devient un objet fantasmatique (i.e. appréhendé à travers des fantasmes). L’analyste cesse alors d’être en possession des avantages particuliers tenant à la situation analytique ; il se trouve introjecté, au même titre que tous les objets fantasmatiques, dans le surmoi du patient et ne sera plus en mesure de fonctionner selon les modalités spécifiques indispensables à l’accomplissement d’une interprétation mutative. Autrement dit, si l’analyste est pour le patient réellement bourreau ou tentateur à tel moment de la cure, sa parole sera encore parole de bourreau ou de tentateur ; aucun effet n’est, dans ce cas, à attendre de l’interprétation mutative. Pourtant, c’est justement ce moment où l’analyste est appréhendé selon ce mode fantasmatique qui, selon le même auteur, conditionne l’efficacité de l’interprétation, au point qu’il ne reconnaît à toute interprétation extratransférentielle qu’une valeur tout au plus préparatoire. Comment résoudre cette contradiction ? Strachey répond : « Dans la seconde phase d’une interprétation complète, un rôle crucial revient (...) au sens de la réalité du patient : l’heureuse issue de cette phase dépend, en effet, de son aptitude, au

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moment critique de l’émergence à la conscience du quantum d’énergie pulsionnelle libérée, à distinguer entre son objet fantasmatique et l’analyste. » Cette distinction sera impossible si l’analyste fait appel à la réassurance ou à l’interdiction, auxquels cas il ne manquera pas d’être introjecté comme bon ou mauvais objet. L’analyste doit donc rester neutre et s’en tenir à une politique de non-agir. L’efficacité de l’interprétation mutative repose sur le maintien de cette attitude en tant que c’est elle qui permet au patient de s’apercevoir du caractère fantasmatique de sa tension ou de son angoisse – puisque, sur le plan de la réalité, il n’y a rien qui puisse les motiver. De par le même mouvement, l’analyste est introjecté comme un nouveau surmoi qui, contrairement au surmoi archaïque, tolère la reconnaissance de la pulsion, sans condamnation et sans punition. Je laisse au lecteur l’appréciation de la réussite de Strachey à résoudre la contradiction que lui-même a formulée. Ce qui me paraît plus important, c’est que toute sa théorie repose sur un « comme si ». Comme si le patient, ayant perdu tout sens de la réalité, craignait des réactions rétorsives de l’analyste. Ce qui revient à nier une évidence : que le sujet est saisi par l’angoisse alors même qu’il sait qu’il n’encourt aucun danger de cet ordre. Ce qui lui fait défaut, ce n’est pas un indice qui lui dise que c’est à l’autre réel qu’il a affaire, mais un indice qui lui dise ce que cet autre lui veut. L’angoisse n’est pas la sensation d’un danger extérieur, dont on trouve des manifestations indubitables dans le règne animal ; elle est, comme dit Lacan, la sensation du désir de l’Autre. De fait, Strachey conclut son article en faisant état d’une suggestion de Melanie Klein : « qu’il doit y avoir certaine difficulté intérieure tout à fait spéciale à surmonter par l’analyste quand il donne des interprétations ». Il ne doute pas que ceci s’applique particulièrement à la formulation des interprétations mutatives. « Ceci, à son tour [pour citer les dernières lignes de l’article], devient compréhensible si nous songeons au moment de l’interprétation : l’analyste est alors en train de stimuler délibérément une part de l’énergie pulsionnelle du patient, qui est vivante, réelle, univoque et dirigée directement vers lui. On conçoit qu’un tel moment doive, plus que tout autre, mettre à l’épreuve ses relations avec ses propres pulsions inconscientes. » Ainsi Strachey avoue-t-il à son insu que la « difficulté cachée à donner réellement une interprétation98 » mutative vient, comme c’est le cas chaque fois que le sujet est en difficulté avec la parole, de ce qu’il y va d’un fantasme chez l’analyste.

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Au demeurant, on sait que la théorie de Strachey, transformée en dogme, a bien débarrassé de leurs scrupules les analystes. Lesquels, après avoir adopté la « loi de Strachey », comme l’épingle Nathan Leites 99, laquelle veut que seule l’interprétation du transfert porte, en sont venus à parler du « transfert déguisé » qui signifie que le patient ne parle jamais que de son analyste, même s’il parle apparemment d’autre chose. Ce glissement était inévitable puisque personne n’a vu que Strachey se trompait de mutation. Mutation du surmoi, selon lui, et qui consiste à rendre cette instance plus adaptée à ce qu’on peut appeler la réalité « réelle ». N’y at-il pas là méconnaissance de ce fait : que la sévérité du surmoi, de même que son obscénité, sont solidaires d’une position fondamentale du désir ? Et que c’est d’une mutation de ce dernier qu’il s’agit ? Mais, à force de réduire le désir à je ne sais quel infantilisme régressif – qui est plutôt celui de notre pensée – , ou à je ne sais quel attachement à un objet passé, on ne pouvait plus que s’évertuer en vain à tracer la ligne de partage entre « transfert et réalité » – titre d’un article de Herman Nunberg100.

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IIa. Nunberg : la répétition comme identité de perception. L’analyste comme démiurge Résumée, la thèse de Nunberg consiste en ceci : définir le réel comme ce qui est perçu, et ramener le transfert à une manifestation de la tendance qui, selon la thèse émise par Freud dans l’Esquisse, caractérise les processus primaires : l’établissement d’une identité de perception. Il commence par l’exemple d’une patiente qui, dès le début de la cure, s’est montrée très critique à son égard, allant jusqu’à vouloir lui apprendre ce qu’il devait faire, penser et dire – et non seulement ce qu’il devait dire mais la façon de le dire. Bien qu’elle ait vite reconnu qu’elle s’attendait littéralement à trouver son père en lui, son attitude n’a pas changé. Cette attente de trouver son père réel dans l’analyste attestait d’une disposition (readiness) au transfert ; mais, comme elle avait donné lieu ici au désir de transformer la personne réelle de l’analyste à partir de l’image du père, toute tentative en vue d’établir un transfert de travail s’est révélée vaine. L’analyse a dû être interrompue. Qu’est donc le transfert ? Il ne consiste pas seulement à déplacer sur l’analyste les émotions appartenant à un objet passé et, en ce sens, non réel (unreal) ; il comporte aussi la projection de la représentation refoulée de cet objet sur la représentation d’un objet faisant partie du monde extérieur. L’exemple suivant illustre, selon Nunberg, un transfert effectif dans ce sens : une patiente ne parvenait pas à le comprendre tant qu’elle gardait les yeux ouverts ; elle pouvait le comprendre lorsqu’elle les fermait, et il lui semblait alors entendre la voix de son père mort ; cette illusion avait une intensité quasi hallucinatoire. Cette tendance à établir des « images identiques » est encore mieux illustrée par un rêve de la même patiente, occasionné par une inquiétude ressentie la veille et qui avait éveillé régressivement une image angoissante de son enfance, laquelle avait à son tour prêté au rêve ses qualités de réalité. Cette tendance à faire coïncider passé et présent, ce que Freud appelle « identité des perceptions » (Wahrnehmungsidentität), se trouve également à la base de maints acting out. Ainsi de ce patient qui dut reprendre son analyse après la naissance d’un enfant ; il était saisi d’insomnie et de panique lorsqu’on fermait la porte séparant la chambre du nouveau-né de la chambre conjugale. Or, il s’est avéré qu’il exigeait le même rituel dans son enfance. Il

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s’agissait donc de retrouver actuellement la porte ouverte qui lui épargnait l’angoisse autrefois. Cet exemple montre que la tendance à « transférer » les expériences infantiles dans la réalité et à les agir se manifeste aussi en dehors de l’analyse. « Une poussée en vue d’établir une identité de perception à travers la répétition des expériences passées s’avère ainsi, conformément aux idées de Freud, indéniable 101. » A partir de là, nous pouvons voir, estime Nunberg, que l’établissement de perceptions identiques est un acte tout à la fois de projection et d’identification. Il rappelle l’identification « hystérique » dans laquelle Freud avait débusqué le lien qui réunit les membres d’un groupe, et l’identification régressive à l’objet d’amour. Pour Nunberg, la situation analytique, considérée comme un groupe à deux personnes ayant un objectif commun, la guérison, ne manque pas d’induire une identification du patient à l’analyste, aussitôt suivie d’une reviviscence des identifications régressives, plus profondes, aux figures parentales, projetées sur l’analyste. En fait, les deux mécanismes qui interviennent ainsi dans le transfert, identification et projection, sont soumis à une seule et même tendance, celle qui vise à établir l’identité entre perceptions anciennes et nouvelles. Cette tendance paraît à Nunberg satisfaire la compulsion de répétition. Mais cela n’implique, dit-il, aucune confusion entre le concept du transfert et celui de la compulsion de répétition. Car celle-ci est un principe « conservateur », qui oblige l’individu à garder le passé. Et certes le transfert a un visage régressif, tourné vers le passé ; mais, dans la mesure où les pulsions appartenant aux objets anciens y sont projetées sur des objets faisant partie du monde extérieur, il a aussi un visage tourné vers le présent, un aspect progressif. En outre, le besoin psychique d’une identité de perceptions, de retrouver le passé dans le présent, n’est complètement satisfait que dans les hallucinations, les rêves et les délires. Alors que, dans le transfert, le passé ne fait que prêter ses couleurs au présent, produisant ainsi une illusion : comme telle, susceptible, contrairement aux hallucinations, d’être soumise à l’épreuve de réalité (reality-testing). Cette dernière expression recouvre à son tour deux temps : or, Nunberg ne les distingue pas ; et, du coup, reste voilée toute l’ambiguïté de sa démarche, qu’il faut souligner : 1. Grâce au transfert, le moi pourra accéder à ses expériences infantiles. Non pas le moi tout entier, bien sûr : puisque, en raison du caractère refoulé des représentations passées réanimées dans le transfert, le moi ne soupçonne

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rien de leur interférence dans la perception actuelle et se comporte comme le ça ; mais seulement cette partie de lui qui est restée intacte, ou « saine », non altérée par le refoulement. 2. Dès que le patient prend effectivement conscience de son transfert, il devient à même de distinguer entre les images faisant retour du passé et les perceptions du monde extérieur. L’épreuve de réalité consiste dans cette distinction effective. Ici Nunberg ne pose pas une question essentielle : comment le patient prendil conscience de son transfert ? Grâce à son moi « intact » ? Mais alors pourquoi l’analyste ? Grâce à l’interprétation que ce dernier lui donne ? Mais alors comment définir cette partie intacte du moi, sinon qu’elle est celle qui pense comme l’analyste ? Bien que non formulée, cette question embarrassante semble bien motiver la suite de l’article. Après quelques considérations sur le transfert comme résistance et sur le rapport de celle-ci avec le caractère – considérations illustrées par l’exemple d’un patient qui disait gentiment tout ce qui lui venait à l’esprit, sans résultat, parce qu’il transportait dans l’analyse son comportement avec sa mère à qui il faisait, chaque soir, le récit détaillé de ses journées, tout en regardant subrepticement les contours de son corps, transparents sous sa chemise de nuit – , Nunberg avance cette nouvelle thèse : que, grâce au transfert, le patient est re-educated non seulement en ce qui concerne ses pulsions et son entourage, mais aussi en ce qui concerne son surmoi. Pour le montrer, Nunberg rappelle la thèse freudienne selon laquelle l’analyste est mis à la place de l’« idéal du moi » – terme ultérieurement remplacé par celui de « surmoi », selon Nunberg, qui semble oublier que la fonction allouée à l’idéal du moi, au moment même où Freud introduisait cette instance, et qu’il n’a jamais reniée, était la récupération du narcissisme. Comme l’hypnotiseur occupe la même place, et comme son pouvoir est tel qu’il peut, à son gré, supprimer la faculté de reality-testing dont dispose le moi du sujet, Nunberg en conclut que, pour acquérir les qualités d’une réalité pleine et incontestée, les perceptions du moi doivent être sanctionnées par le surmoi. Cette conclusion, pense-t-il, nous aide à comprendre pourquoi, ajoutées à la levée des refoulements, les modifications du surmoi du patient rehaussent la faculté de reality-testing du moi. Étrange paradoxe : cette conclusion rend la réalité, comme synonyme de la perception, encore plus fragile qu’elle ne l’était : puisque suspendue à la sanction du surmoi ; nous ne sommes plus loin de l’opinion qui, au lieu

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d’allouer la « fonction du réel » à la partie intacte du moi, en fait le résultat d’une identification au moi de l’analyste ou à son surmoi. L’analyste n’est plus l’artisan de la cure, comme chez Alexander, ni celui qui incarne la réalité à mesure de son abstention de l’acte, comme chez Strachey. Il est un véritable démiurge : créateur du sens de la réalité. A l’instar d’Alexander, Nunberg termine son article par une remarque qui réfute sa thèse et qu’il laisse sans réponse : « Et pourtant, il arrive que des gens qui se distinguent par des refoulements réussis et solides soient fort bien adaptés à la réalité. » Il n’est pas difficile de repérer la raison de cette contradiction : elle réside dans les confusions qui entachent la conception que l’auteur se fait de la répétition elle-même. Il n’y a guère de doute que l’appel qu’il fait à ce concept, loin d’être dicté par un exemple comme celui par lequel il inaugure son article, constitue plutôt une interprétation forcée de cet exemple même. Car nous savons, et Nunberg nous le rappelle, que l’objet aimé, le sujet le trouve d’abord en lui-même. Dès lors, pourquoi cette patiente qui tenait tellement à l’« éduquer » ne serait-elle pas tombée sur cette astuce de l’identification, qui est à la portée de tous ? Je ne dis pas que cette hypothèse soit vraie – comment le savoir, sinon de l’intérieur de l’analyse ? – , mais, du moins, elle aurait retenu Nunberg de laisser l’analyse dégénérer en un conflit fondé sur une base quasi réelle (quasi real basis), et d’invoquer l’impossibilité d’établir un « transfert de travail », alors que le transfert existait peut-être bien : dans la mesure où, en refusant la demande chez Nunberg d’être « reconnu dans sa différence », la patiente adoptait une position qu’elle tenait de son désir, fût-il un désir buté, ne se soutenant que d’une identification problématique à son père. Bref, Nunberg a mis sur le compte de la répétition un phénomène qui aurait dû le conduire à reconnaître l’aliénation constituante du moi, plutôt que de définir celui-ci par la fonction du reality-testing. Une autre confusion concerne répétition et tendance à l’identité de perception. Nunberg va jusqu’à faire du rêve une manifestation de cette tendance, au même titre que l’hallucination. Laissons de côté la remarque que l’hallucination de l’objet de satisfaction comme pente primaire du psychisme n’a rien à faire avec l’hallucination au sens psychiatrique du terme. Venons plutôt à ceci que les rêves sont parfois des souvenirs déguisés. Un rêve où s’accumulent des scènes de pêche s’avère être, grâce à des associations dont le sujet n’aperçoit même pas le lien avec son rêve, la commémoration de la première fois où il a « harponné » une fille. Où est l’identité de perception

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entre la fille et le poisson ? N’est-il pas évident qu’il s’agit d’une métaphore dont peut s’éclairer le désir du sujet ? On objectera qu’il s’agit, dans le rêve, d’un processus primaire, et que l’identité des perceptions constitue justement la visée des processus primaires selon Freud. Certes. Mais nous devons aussi nous rappeler que ces processus sont gouvernés, selon lui, par le principe du plaisir, et que c’est justement la répétition qui l’a conduit à poser un autre principe dont elle dépend. Au demeurant, il faut bien remarquer que l’affirmation que les processus primaires visent à l’identité de perceptions est elle-même assez paradoxale. Car, si l’épreuve de la réalité est la fonction que Freud attribue aux processus secondaires, on s’attend que la tâche d’établir l’identité des perceptions considérées comme le critère de la réalité soit plutôt confiée à ces processus. Le paradoxe ne se résout aisément que si l’on admet que la visée des processus primaires est d’établir l’identité des perceptions au sens, non pas de la réaliser, mais de la penser : la fille est un poisson. Le fantasme glisse entre perception et conscience, et le sujet glisse dans le fantasme sans que la réalité extérieure, le monde de la perception, soit bouleversé pour autant. Dès lors, qu’y a-t-il d’étonnant à ce qu’une existence des plus adaptées à la réalité soit de part en part l’expression temporelle ou la paraphrase d’un fantasme hors temps ? Autant s’étonner de ce qu’un garçon énurésique, par exemple, devienne un commentateur « incendiaire » dans les médias. Au total, à moins de s’arrêter à mi-chemin, un analyste qui voit dans le transfert comme répétition l’artifice qui lui permet d’obtenir un moi plus adapté à la réalité doit admettre que ce moi ne saurait être que le fruit d’une identification à son propre moi.

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IIb. Sterba : la répétition comme résistance à l’identification au moi du psychanalyste. Le savoir comme maîtrise du ça Sterba, qui ne manque pas, comme tout un chacun, de trouver dans les écrits de Freud des passages à l’appui de ce qu’il avance, déclare : Toute attitude infantile contre laquelle le moi doit nécessairement se défendre est susceptible d’apparaître dans le transfert afin de servir la résistance. Cela est particulièrement vrai des tendances érotiques du complexe d’Œdipe positif et négatif, de l’agression sadique, des pulsions prégénitales, et ainsi de suite. Parce que le transfert sert la résistance, le patient agit [acts out] ses expériences infantiles pour éviter leur remémoration consciente. Cela mène, de la part du moi, à une défense qui est dirigée contre l’analyste, parce que l’analyste est devenu, dans le transfert, le représentant de la tendance affective contre laquelle le moi doit se défendre 102. L’analyste est donc mis dans une position difficile ; il a affaire à « un cercle vicieux qu’il doit briser ». D’un côté, sa tâche consiste à dissoudre la résistance du transfert ; de l’autre côté, il n’a aucun accès aux complexes infantiles sans cette résistance même. L’auteur n’y va pas par quatre chemins pour briser ce cercle. Parlant d’un patient autour duquel il centre sa réflexion, il écrit : « L’analyste a essayé de lui montrer clairement que l’hostilité envers son père, qui était encore inconsciente dans une certaine mesure, ne pouvait pas être analysée s’il développait envers l’analyste l’hostilité inconsciente et l’angoisse consécutive qu’il avait eues auparavant pour son père 103. » Une telle « interprétation » constitue, aux yeux de Sterba, une « invitation » faite au patient à s’identifier à l’analyste. Cette invitation est impliquée chaque fois que l’analyste utilise le pronom « nous » : comme, par exemple, lorsqu’il dit : « Rappelons-nous ce que vous avez rêvé, pensé ou fait cette fois-là 104. » L’identification qui s’ensuit « est fondée finalement sur la satisfaction narcissique qui résulte de la participation au travail intellectuel qui consiste à gagner de l’insight au cours de l’analyse 105 ». Elle renforce le moi, ne serait-ce que temporairement, dans sa lutte contre l’acting out pulsionnel, et fait que, du moi attaqué par le ça, une partie se sépare, qui est mieux préparée pour l’épreuve de la réalité. « La 85

possibilité de l’identification à l’analyste – si nécessaire pour l’interprétation – est une conditio sine qua non pour la cure analytique 106. » L’intérêt de cette thèse serait d’obliger Sterba à s’interroger sur ce qu’il en est du moi de l’analyste : question que l’auteur – étrangement – ne pose pas. Va-t-on le définir par un certain degré de normalité ? Non seulement cette définition serait démentie par les faits, comme Freud l’a remarqué, mais les analystes didacticiens, après avoir fait de la normalité un critère pour la sélection des candidats, ont été amenés à reconnaître ce que cette normalité comporte à l’occasion d’inquiétant, sinon de dangereux107. A moins de se rabattre sur des « critères de sélection » plus ou moins arbitraires, la question qui s’impose alors serait de savoir ce qu’est la fin de l’analyse concernant le moi de l’analyste 108. Faute de poser décidément cette question, toutes les théories du transfert comme répétition, avec leur corollaire concernant le moi de l’analyste comme représentant de la réalité, se trouvent frappées d’inanité. Passons donc à l’autre approche, celle qui envisage le transfert sous l’angle de la structure.

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III. Transfert et structure : l’analyste support d’Éros contre Thanatos L. Jekels et E. Bergler sont les deux auteurs qui ont développé le plus strictement ce point de vue, dans un article intitulé « Transfert et amour 109 ». Ils commencent par s’interroger sur ce qu’ils appellent le « miracle de l’investissement de l’objet », titre de la première partie de l’article. Que le moi renonce à une partie de sa libido en faveur d’un autre objet, comme le suggère telle formule de Freud, ne leur paraît pas une affaire qui va de soi. Pourquoi le moi agit-il de cette façon ? Quels sont ses motifs ? Ce processus lui procure-t-il des avantages ? Et, si oui, comme c’est probablement le cas, quels sont-ils ? Repartant, dans la deuxième partie, intitulée « Le désir d’être aimé », d’un exemple clinique assez banal (la crainte d’être rejetée, chez une patiente qui vient d’avouer ce qu’elle considère comme une faute morale), ils avancent que l’angoisse porte non pas sur la perte de l’objet, mais sur celle de son amour. Plus profondément, la perte qui motive l’angoisse est celle de l’unité « narcissique » ; et cet affect, quand il est lié à la séparation de l’aimé dans l’espace, s’origine dans la sensation de la menace de perdre cette unité. De même, la crainte du surmoi est crainte de perdre son amour. L’examen de la fonction et de la structure de cette dernière instance – que les auteurs entreprennent dans une troisième partie, « Le développement du surmoi » – leur paraît nécessaire pour l’éclairage complet du sens psychologique du phénomène amoureux. La confusion qui persiste dans la littérature analytique (comme nous l’avons vu) entre le surmoi et l’idéal du moi se dissipe, estiment-ils, si l’on fait appel à l’opposition introduite par Freud entre pulsion de vie et pulsion de mort, entre Éros et Thanatos. Pour ce qui est de l’idéal du moi, il constitue ce qu’ils appellent une « zone neutre » que se disputent les deux belligérants. Il a deux origines : La première tient dans la fonction de diriger la pulsion de mort vers les objets extérieurs, lesquels deviennent, de ce fait, des objets redoutables. Pour parer à ce danger extérieur, ou devenu tel, les objets en question sont incorporés dans le moi « où ils deviennent le sujet du narcissisme de chacun » – ce qui veut sans doute dire que le sujet s’aime pour autant qu’il est lui-même non plus ce qui craint, mais ces objets à craindre auxquels il

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s’identifie. C’est une victoire de l’Éros dans sa défense contre Thanatos. La deuxième consiste, selon Freud, dans la récupération du narcissisme primaire : je ne peux pas m’aimer tel que je suis, j’aimerai ce que je veux être. C’est encore une fois une victoire de l’Éros. « Mais, si Éros devait réussir complètement dans sa défense contre Thanatos en dressant l’idéal du moi, ce dernier serait le lieu de l’amour seul, ce qu’il n’est pas en réalité. » Remarquons dès maintenant que, des assertions de Bergler et Jekels concernant les racines de l’idéal du moi, il résulte seulement qu’il n’est pas le lieu de l’amour de l’objet ; mais elles n’impliquent nullement qu’il n’est pas le lieu de l’amour narcissique – au contraire. Cette remarque est nécessaire pour apprécier l’incohérence de ce qu’ils vont ajouter aussitôt. Thanatos n’admet pas sa défaite : il va aiguiser l’arme qu’Éros a créée et la retourner contre Éros. Nous savons, disent-ils, que la formation de l’idéal du moi est fondée sur des identifications qui commencent très tôt et sont démontrables à toutes les étapes de l’organisation ; or, nous savons aussi que « va de pair avec toute identification » la désexualisation, qui est l’œuvre de Thanatos. Affirmation pour le moins déroutante. Ou bien elle est absolument contradictoire avec ce qu’on vient de voir du narcissisme de l’idéal du moi ; ou bien elle renvoie à la distinction faite par Freud dans Psychologie des masses et Analyse du moi entre identification et amour, comme deux modes distincts du lien affectif à l’objet, mais dont l’un, l’identification, peut remplacer régressivement l’autre. Dans tous les cas, leur idée d’une « zone neutre » tombe. Pour ce qui est du surmoi, leur thèse est sans ambiguïté. Il est l’expression pure de la pulsion de mort. Ce qui explique sa sévérité, qui n’a aucune commune mesure avec la sévérité réelle des parents, ainsi que son acharnement à imposer au moi les demandes les plus contradictoires, et, partant, jamais réalisables. Le « tu ne dois pas » (you must not) s’enracine dans ce « démon », alors que « tu devrais » (you ought to) correspond à l’idéal du moi. Seulement le surmoi peut aussi s’emparer de l’idéal du moi pour le brandir devant le moi intimidé, et l’envahir de culpabilité. L’amour, comme les auteurs l’expliquent dans la partie intitulée « Amour et culpabilité », est à son tour une expression de cette lutte. En effet, une fois l’idéal du moi devenu une arme entre les mains du démon, le seul moyen de réduire la tension entre l’idéal du moi et le moi est de projeter l’idéal du moi sur un objet qui devient un objet d’amour, et dont la ré-introjection, dans un deuxième temps, constitue le moment essentiel de l’amour : de par cette ré-

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introjection, le moi devient en effet lui-même objet aimé. Ce concept qui est le nôtre (écrivent Bergler et Jekels) nous mène finalement à la conclusion que l’amour est une tentative pour récupérer l’unité narcissique, la totalité [wholeness] complète de la personnalité, que le moi considère comme en danger, sérieusement menacée par le démon, par le sentiment de culpabilité qui constitue une perturbation considérable de l’unité narcissique. « Mais alors, est-ce que l’amour est une conséquence du sentiment de culpabilité ? » Les auteurs admettent que cette conception peut paraître curieuse, mais ils en voient la preuve précisément dans le transfert, pour peu qu’on en souligne deux caractéristiques qui autrement ne s’expliquent pas complètement : a) l’infaillibilité de son surgissement, malgré l’absence de tout choix d’objet, c’est-à-dire sans aucun égard pour le sexe ou pour l’âge, ou encore pour la présence ou l’absence de telle ou telle qualité personnelle ; b) l’impétuosité avec laquelle le transfert se trahit dans certains cas avant même la rencontre avec le médecin. Au regard de ces caractéristiques, on ne peut que s’étonner en songeant à quel point l’amour est conditionné dans les circonstances ordinaires, combien il est susceptible et changeant dans ses premiers stades, lorsque ces conditions ne sont pas réunies. D’où vient donc la différence entre l’amour de transfert et l’amour tout court ? Bergler et Jekels répondent : de ce que, dans le premier, et l’idéal du moi et le surmoi sont projetés sur l’analyste, alors que seul l’idéal du moi l’est dans le second. N’insistons pas sur ce que cette thèse de la motivation de l’amour par la culpabilité comporte de généralisation abusive : il y a des amours qui sont motivés par la culpabilité, certes, mais il y en a d’autres qui la motivent. L’important est que, jusque-là, nos auteurs, pour qui aimer est toujours l’équivalent d’être aimé, ont certes approfondi la structure narcissique de l’amour, en montrant que « tout amour est une demande d’amour », et que « la perte de l’amour de l’objet équivaut à la perte de l’unité narcissique » (p. 111), mais n’ont toujours pas expliqué le « miracle de l’investissement de l’objet ». La suite de leurs développements, à partir de « la fiction auto-archique », est donc consacrée pour l’essentiel à définir la place qu’on peut encore allouer, dans leur perspective, à l’objet sexuel.

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Selon eux, le désir d’être aimé se fonde, en dernier lieu, sur le désir de n’être jamais séparé – spatialement, ils y insistent – de la mère nourricière. Seulement, c’est au titre d’une partie de lui-même, et non pas au titre d’un objet qui nourrit, que le sein polarise chez le sujet l’appétence psychique ; c’est à ce titre-là, peut-on dire, qu’il est sexualisé. Cette appétence ultime fonde les équivalences fantasmatiques dont on trouve le catalogue dans la littérature analytique, et tout notamment la triple identification des organes génitaux à l’organisme tout entier, au partenaire et à la sécrétion génitale : ce qui fait, selon eux, du coït adulte non seulement un substitut du sein, mais encore une revanche sadique contre le sevrage. En dernière analyse, amour tendre et amour sexuel poursuivent le même but. Tous deux sont des tentatives de restitution narcissique, qui se produisent sous la pression de la compulsion de répétition. A partir de là, le progrès dans la cure analytique consiste à surmonter la projection du démon sur l’analyste, en faveur de la projection de l’idéal, et à résoudre cette dernière projection à la fin de la cure – ce qui veut dire sans doute : afin de reporter cette dernière projection sur un autre objet. « Ainsi, le patient apprend-il à “aimer”. » Cette thèse entraîne une difficulté que les auteurs ne manquent pas de souligner : puisqu’il s’agit, en fin de compte, de récupérer un objet faisant partie de soi, qu’est-ce qui empêche le sujet de trouver cet objet illusoire dans son propre corps ? Puisque c’est au titre d’une partie de lui-même que le sein est sexualisé, qu’est-ce qui oblige le sujet, ou ses capacités fantasmatiques, à retrouver cet objet dans un autre corps, au lieu de se contenter de se masturber ? La réponse que les auteurs avancent dans la dernière partie de leur article, « Restitution narcissique et décharge de l’agressivité », est la suivante : parce que, à moins de les érotiser, trait en lequel consiste la solution masochiste, le moi ne saurait supporter seul le poids des tendances agressives qui s’alimentent de la pulsion de mort. « C’est pratiquement le stigmate des névrosés que d’être obligés de recourir à la masturbation en raison de l’inhibition de leur agressivité et de son insuffisant détournement de leur moi vers les objets. » En d’autres mots, s’il y a nécessité de retrouver l’objet illusoire dans les objets et non pas dans le corps propre, c’est que les objets servent aussi notre intégrité (inactness) narcissique, en supportant le poids de nos tendances agressives, d’abord dirigées contre nous-mêmes du fait de la pulsion de mort. « Quelle que soit l’utilité de cette fonction, ajoutent les auteurs, nous ne sommes pas assez cyniques pour affirmer que la relation

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d’objet mise au service de la décharge de l’agressivité soit la relation la plus respectable dont l’être humain est capable 110. » Seulement, ils ne disent pas de quelle autre relation il le serait, dans leur perspective. En vérité, cette conclusion découle de la prémisse dont ils sont partis : l’affirmation d’un narcissisme primaire, au sens d’une auto-archie qui exclut toute altérité. Or, cette affirmation est fausse. Car, si l’idéal du moi, comme nous avons déjà eu l’occasion de le remarquer 111, est ce à partir de quoi le sujet se voit comme il aime être vu par l’Autre, alors sa fonction n’est pas de récupérer une complétude antérieure mais de motiver la quête d’une complétude qui n’a jamais été. L’« illusion auto-archique » est secondaire ; elle naît du défaut primaire de l’auto-archie. Ensuite, que le sein manque à l’être humain « comme une partie de luimême », qu’est-ce à dire, sinon qu’il s’agit d’un manque à être et non pas de besoin, d’un manque dont le sujet pâtit comme tel et non comme individu ? En tant que le sujet en est sevré, le sein est, si l’on peut dire, le premier concept (Begriff) du manque, dont s’engendre l’effort pour le retrouver dans tous les objets où il se projette : effort par où Freud a défini le désir – non sans préciser qu’il s’agit de la retrouvaille d’un objet foncièrement perdu. Parallèlement, pour autant qu’il est aussi son semblable, l’autre dont le sujet dépend lui apparaît comme réalisant ce dont il manque, c’est-à-dire comme moi idéal ; d’où une identification qu’on peut dire naturelle, mais qui courtcircuite le désir en aveuglant le sujet sur son propre manque. Dans cette perspective, la tendance à trouver l’objet foncièrement perdu dans l’autre, ou dans le corps de l’autre, n’a rien de miraculeux ; et c’est justement l’inflexion de l’amour dans le sens de l’être aimé ou du narcissisme qui en détermine le retournement « autoplastique ». Que l’on se rappelle ici l’accent mis par Freud sur le lien entre l’idéalisation et l’abandon du but sexuel 112. Enfin, on ne peut ici de nouveau que s’étonner de la thèse de Bergler et Jekels selon laquelle l’analyste doit occuper la place de l’idéal du moi afin d’épurer celui-ci de tout mélange avec le surmoi ou avec Thanatos, quitte à ce que le « patient » reporte cet idéal dans un deuxième temps sur un autre objet. On ne nous dit pas comment. Et pour cause. De fait, ce leurre peut gratifier le sujet pour un temps, mais à la fin il ne peut que le frustrer : puisque tel n’est pas le chemin pour trouver son désir. Bref, il est vrai que la structure narcissique de l’amour se déploie dans l’amour de transfert. Seulement, si l’on fait du transfert une régression vers je ne sais quelle fermeture première de l’être, alors, tout moyen de l’ouvrir sur

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une relation d’objet se dérobe. Par contre, si l’on met au départ le manque à être, et si l’on voit dans le transfert une identification régressive à l’objet du côté duquel se trouve initialement la toute-puissance, alors analyser un désir oral, par exemple, prend un sens : cela revient à conduire le sujet à découvrir une autre identification – à l’objet – , celle sur laquelle se fonde, en dernier lieu et à son insu, son être aimable. De même que les théories qui admettent comme allant de soi que le transfert est une répétition ne se soutiennent que d’éviter la question de la fin de l’analyse concernant le moi, de même, à imaginer le narcissisme comme une complétude première, les théories qui abordent le transfert en tant que phénomène libidinal s’interdisent tout moyen de répondre à la question de la fin de l’analyse concernant le désir. Aussi considère-t-on comme allant de soi que l’analyste a été analysé, quitte à remettre ses trébuchements sur le compte du « contre-transfert ».

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CHAPITRE IV Les théories du contre-transfert Rien n’est plus flottant que la définition du contre-transfert. Pour Freud, il marque l’interférence inconsciente, indue, de l’analyste dans la cure. Après lui, il va renvoyer à l’impossibilité chez l’analyste de n’être pour l’analysant qu’un miroir, du fait... de son propre transfert sur son didacticien, puis – faisant de malheur bonne fortune – on en viendra au profit que la cure peut tirer de la présence reconnue de deux inconscients : nouvelle façon pour l’analyste de se cadrer du côté de la réalité. Et voie ouverte à la réduction de l’analyse à la rencontre entre deux moi. Freud a parlé du contre-transfert pour la première fois en 1910 113. Ce terme risque d’induire en erreur. En effet, Freud entend désigner par là l’interférence des désirs ou des fantasmes inconscients de l’analyste dans la cure. Or, nous n’avons aucune raison a priori de penser qu’une telle interférence constitue en quelque manière, comme le suggère le mot, une réponse à ce qui se passe du côté de l’analysant : elle signe bien plutôt un défaut de réponse. Un exemple : dans son article « La position émotionnelle de l’analyste 114 », Maxwell Gitelson raconte que, comme il avait dû avouer son contre-transfert à l’un de ses patients, celui-ci lui répondit en avouant à son tour l’impression qu’il avait eue que l’analyste ne s’adressait pas à lui, mais était préoccupé par un problème propre. Laissons à Gitelson la responsabilité du commentaire qu’il ajoute à cet exemple comme à d’autres du même acabit : à savoir que les patients, toujours childish, ne supportent pas qu’on s’occupe d’autre chose qu’eux. Et comprenons plutôt que si nous devons garder le terme de contretransfert, nous ferons mieux de le réserver, comme cet exemple l’indique (et nous allons en voir d’autres par la suite), à la désignation de ce qui se passe, non pas du côté de l’analyste, mais de celui de l’analysant, qui note un dérapage dans la réponse de l’analyste.

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Quoi qu’il en soit, l’article de Freud n’a pas eu sur le moment de larges échos parmi les analystes, occupés qu’ils étaient de la propagation de l’analyse plus que de sa théorie. Il serait d’ailleurs vain, pour ne pas dire contraire à l’ordre des choses, de souhaiter qu’ils aient procédé autrement : autant souhaiter qu’on ait attendu la théorie du nombre avant de se mettre à calculer. C’est seulement lorsque les didacticiens de la première génération eurent le loisir de se pencher sur leurs propres résultats, tels qu’ils pouvaient les constater dans les analyses de contrôle, que Michel Balint, dans un article qui date de 1939, put poser cette question : Si on se rappelle la métaphore du (psychanalyste) miroir, n’est-il pas remarquable qu’il y ait tant de façons individuelles d’analyser ? Et n’est-il pas plus remarquable encore que, si l’analyste est par hasard un didacticien, presque tous ses élèves, lorsqu’ils commencent à travailler « indépendamment », adoptent, selon toutes chances, ses méthodes, de la forme de l’interprétation jusqu’à, disons, la façon de meubler leurs bureaux de consultation et d’annoncer la fin de l’heure analytique, donnant ainsi une preuve convaincante que la source réelle de tous ces traits récurrents est le transfert, lequel, dans le cas de l’analyste, engagé dans la situation analytique, est décrit par euphémisme comme « contre-transfert » 115. Balint restera pendant longtemps le seul à avoir suggéré que le contretransfert de l’analyste est, au fond, un transfert du même acabit que celui de l’analysant, un transfert sur son didacticien pris pour un modèle de savoirfaire. La guerre était alors aux portes. Aussitôt celle-ci terminée, ce fut la ruée d’une nouvelle génération de candidats qu’il fallait former. Et, lors du XVIe Congrès international de psychanalyse (Zurich, 1949), Paula Heiman constata... que les « débutants » ne savaient pas analyser 116. Au lieu d’y trouver une raison de s’interroger sur les méthodes qui avaient donné lieu à de tels résultats, elle mit l’erreur du côté des apprentis : ils étaient subjugués par l’idéal d’un « cerveau mécanique qui peut produire des interprétations sur la base d’une procédure purement intellectuelle ». Sans s’apercevoir que la subjugation par un tel idéal signe justement la faillite de leurs didactiques, ni même que, de la place d’où elle parlait, elle ne faisait que proposer un nouvel

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idéal pour compenser des procédures trop « intellectuelles », elle avança une autre définition du contre-transfert, qui en étend cette fois l’usage à tous les sentiments (feelings) que l’analyste éprouve vis-à-vis de son patient. « Notre hypothèse fondamentale est que l’inconscient de l’analyste comprend celui de son patient. Ce rapport au niveau profond vient à la surface sous la forme de sentiments que l’analyste observe dans sa réponse au patient, dans son contretransfert. C’est la façon la plus dynamique sous laquelle la voix de son patient lui arrive. » A partir de là, comme elle le montrait sur un exemple de son expérience, l’analyste, sans donner libre cours à ses sentiments, ne doit pas non plus les craindre ; au contraire, il doit savoir s’en servir comme d’une clé qui lui permet de comprendre l’inconscient de son patient, puisqu’ils sont les signes avant-coureurs de sa communication « profonde » avec ce dernier. Un point de vue nouveau était ainsi introduit et quant à la définition du contre-transfert et quant à son rôle dans la cure. Toute la suite en découlera. Dans un article où elle se propose d’ailleurs de le réfuter 117, Annie Reich résume ce point de vue en ces termes : « De même que le transfert a été d’abord considéré comme un facteur perturbateur, pour être reconnu ensuite comme le facteur thérapeutique pivot de l’analyse, de même on prétend actuellement que le contre-transfert représente non seulement un agent interférant, mais un catalyseur essentiel nécessaire pour l’accomplissement des buts thérapeutiques de l’analyse 118. » Elle estime, là contre, et à juste titre, que « le contre-transfert en tant que tel n’est pas utile [helpful], mais le fait d’être prêt à reconnaître son existence et la capacité de le surmonter 119 ». En fait, cette contre-attaque n’a pas arrêté la vogue des nouvelles vues, Margaret Little allant jusqu’à « préconiser », pour citer Annie Reich encore une fois, « la libre expression des sentiments contre-transférentiels, y compris les sentiments négatifs, comme une méthode destinée à promouvoir l’identification du patient avec la personnalité plus saine de l’analyste 120 ». A la même époque que Heiman, et indépendamment d’elle, Little avait en effet écrit un article qui commençait par ce récit : Un patient dont la mère était morte récemment devait faire à la radio un exposé sur un sujet dont il savait qu’il intéressait son analyste. Il lui remit son texte à l’avance, et l’analyste eut la possibilité d’écouter l’émission. Le patient avait une grande réticence à faire cette émission juste à ce moment-là, en raison de

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la mort de sa mère, mais il ne pouvait pas modifier l’arrangement prévu. Le lendemain de l’émission, il est arrivé chez l’analyste dans un état d’angoisse et de confusion. L’analyste (qui était un homme très expérimenté) a interprété la dépression du patient en la ramenant à la crainte qu’il ne soit, lui, l’analyste, jaloux du succès indéniable de l’émission et ne veuille priver l’analysant de ce succès et de ses fruits. L’interprétation a été acceptée, la dépression a vite cédé, et l’analyse a continué. Deux ans plus tard (l’analyse ayant pris fin entre-temps), le patient, qui assistait à une partie à laquelle il ne réussissait pas à prendre plaisir, s’aperçut qu’on était une semaine après l’anniversaire de la mort de sa mère. Soudain, l’idée lui vint que ce qui l’avait troublé au moment de son émission radiophonique était une chose simple et évidente : tristesse que sa mère ne fût plus là pour jouir de son succès (ni même pour savoir qu’il avait réussi) et culpabilité d’avoir joui de ce succès alors qu’elle était morte. Au lieu d’être capable de porter son deuil pour elle (en annulant l’émission), il avait agi comme s’il avait nié sa mort, d’une façon presque maniaque. Il reconnut que l’interprétation qui lui avait été donnée, laquelle pouvait être substantiellement correcte, n’était, en fait, que l’interprétation correcte à ce moment-là pour l’analyste, lequel était effectivement jaloux de lui ; et que c’était la culpabilité inconsciente de l’analyste qui avait conduit celui-ci à donner une interprétation inappropriée. L’acceptation par le patient avait eu lieu à travers la reconnaissance inconsciente de son caractère correct pour l’analyste, et à travers son identification avec – ou sa non-différenciation de – ce dernier. A présent, il pouvait l’accepter comme vraie pour lui-même d’une façon totalement différente, sur un autre plan – celui de sa jalousie à l’égard du succès de son père auprès de sa mère et de sa culpabilité de s’être taillé ce qui aurait représenté un succès aux yeux de sa mère, dont son père aurait été jaloux et aurait voulu le déposséder (son père était, en fait, jaloux de lui dans sa relation de bébé avec sa mère ; il a découvert encore plus tard que, s’il avait été laissé à lui-même, il aurait probablement fait l’émission de toute façon, mais pour une raison différente, et l’effet aurait été tout autre). Quoi qu’il en soit, le comportement qu’avait eu l’analyste, en donnant son interprétation, devait être attribué à son contre-transfert 121. De cet épisode, Margaret Little conclut non seulement que le contre-transfert est un fait, mais encore que « transfert et contre-transfert sont inséparables,

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chose que suggère le fait que ce qu’on écrit sur l’un s’applique largement à l’autre ». A partir de quoi, non seulement elle propose une définition du contre-transfert qu’on peut rapprocher de celle de Paula Heiman, mais encore elle souligne que l’analyste, sous peine de bloquer le procès de l’analyse et de répéter l’hypocrisie des parents et d’autres éducateurs, doit, le cas échéant, avouer son contre-transfert à son patient. Or, nous savons maintenant, grâce à un chapitre intitulé « Dialogue : Margaret Little/Robert Langs » et qui conclut l’ouvrage, que, l’épisode en question, Little l’avait en fait tiré de sa propre analyse didactique, qui avait duré sept ans, sous la direction d’Ella Sharpe. Analyse qui, au dire de Little, n’avait modifié en rien ce qu’elle appelle ses « pentes psychotiques » (psychotic trends), ce qui l’avait obligée à reprendre ultérieurement son analyse, cette fois avec Winnicott. Elle n’avait d’ailleurs pas manqué, après la fin de l’analyse avec Ella Sharpe, en 1947, de faire part de son opinion à celle-ci, laquelle lui avait répondu, exprimant sans doute par là une double vérité, qu’elle était une hystérique. Par ailleurs, il ne s’agissait pas d’une émission à la radio, mais du mémoire que Little devait soutenir pour sa candidature auprès de la Société psychanalytique de Londres, et qui devait avoir lieu une semaine après la mort, non pas de sa mère, mais de son père. L’article sur le contre-transfert, écrit en 1949, deux ans après la fin de l’analyse, traduisait, en fait, comme elle l’a dit à Robert Langs, son deuil tant de cette fin que de la mort de son père. De là à penser que l’insistance de Margaret Little sur l’obligation pour l’analyste d’avouer le contre-transfert traduit, vis-à-vis de l’analyste, une revendication, où se trahit sans doute la non-consommation d’un deuil, il n’y a qu’un pas. L’important, toutefois, est de voir les effets que l’analyse didactique de l’auteur a eus, tant sur sa pratique que sur ses théories. Car, en raison des larges échos qu’elles ont reçus, les opinions de Margaret Little n’ont pas peu contribué à fausser la nosographie analytique. D’une méconnaissance systématique, institutionnalisée, de ce que le contre-transfert, conçu comme un accident, est un transfert du même acabit que celui du patient, comme l’avait rappelé Balint 122, on en est venu, faute donc d’un repérage juste du lieu d’où l’analyste répond au transfert, à inventer des entités morbides fictives – mieux : à les produire réellement. Comme le montrera l’article suivant de Little. Je me réfère ici à un autre célèbre article, « “R” – The Analyst’s Total Response to His Patient’s Needs 123 » (1954). « R » est le symbole par lequel Margaret Little, dont le père était mathématicien, désigne la « réponse totale

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de l’analyste aux besoins de son patient ». Réponse totale désigne « tout ce qu’un analyste dit, fait, pense, imagine, rêve ou ressent, tout le long de l’analyse, en relation à son patient ». L’analyste est responsable à 100 % de sa réponse aux besoins de son patient. La stabilité de l’analyse en dépend, « et la capacité ultime du patient à prendre ses propres responsabilités dépend de ce qu’il a affaire à une personne responsable sur laquelle il peut compter, à laquelle il s’identifie 124 ». L’assomption par l’analyste de sa responsabilité constitue un engagement (commitment, de to commit oneself), qui veut dire ici se donner sans réserve. Mais le don ne procède pas en l’occurrence du besoin de donner de l’analyste, mais de la situation où « une personne - ayant quelque - chose - dont - elle - peut - se - passer rencontre une personne-ayantbesoin », (« person-with-something-to-spare meets person-with-need 125 »). Il reste que l’analyste a aussi ses zones de difficulté – Little y insiste d’une façon qui nous rappelle une réunion scientifique à la Société de Londres, au cours de laquelle les participants avaient tellement répété que l’analyste est faillible comme tout le monde que Melanie Klein dut leur demander s’ils avaient des doutes là-dessus. C’est ici, pense Little, que l’aveu du contretransfert, au sens strict, « freudien », du terme, s’impose. J’ai souvent trouvé (écrit-elle) qu’un tel aveu constitue un point tournant dans une analyse. Par ce moyen, un être humain est découvert, introduit dans le patient, imaginairement mangé, digéré et absorbé, et bâti à l’intérieur du moi (non pas magiquement introjecté) – une personne qui peut prendre sa responsabilité, s’engager, sentir et exprimer ses sentiments librement, qui peut supporter tension, limitation et échec, ou bien satisfaction et succès 126. Pour illustrer ces prémisses, l’auteur fait état de l’analyse d’une patiente, Frieda, dont l’histoire, par ailleurs tragique (enfance en Allemagne, émigration, etc.), est marquée de bout en bout par le fait qu’elle n’a jamais eu un signe de véritable tendresse de la part de son père, « un homme très brillant, mais vain, égoïste et mégalomaniaque », ni de la part de sa mère, « possessive au dernier degré, basse, prude et insincère 127 ». Les sept premières années de l’analyse de cette patiente, à laquelle « le manque a manqué », selon l’expression de Lacan, ont été caractérisées par « mon échec à rendre le transfert réel pour elle de quelque façon que ce soit, ou, comme elle s’est exprimée ultérieurement, à l’aider à le découvrir. L’analyse était

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conduite selon les lignes ordinaires, dans les limites de la technique analytique acceptée. Plusieurs interprétations du transfert ont été données, mais elles n’avaient pas le moindre sens pour elle 128 ». Puis, soudain, et de façon dramatique, le tableau a changé. Frieda est venue un jour submergée par le désespoir, tout en noir, le visage enflé et en larmes, une véritable agonie : Ilse était morte en Allemagne. L’analyste avait entendu parler de cette amie sans rien noter qui la distinguât des autres. « Je lui ai parlé de sa culpabilité autour de la mort d’Ilse, sa colère contre elle, sa peur d’elle. Je lui ai dit qu’elle avait le sentiment que je lui avais volé Ilse... 129. » Rien n’y faisait. Après cinq semaines, sa vie était manifestement en danger soit en raison du risque de suicide, soit par épuisement – d’une façon ou d’une autre, je devais faire une percée. A la fin, je lui ai dit combien sa détresse était pénible, non seulement pour elle-même et pour sa famille, mais aussi pour moi... L’effet fut instantané et très grand. Pendant l’heure même de la séance, elle s’est calmée, s’est étendue sur le divan, et s’est mise à pleurer tristement, ordinairement 130. Quelle conclusion Little va-t-elle tirer de ce morceau clinique ? D’abord, la même que maints auteurs vont appuyer sur des expériences du même genre 131, à savoir qu’il s’agit de patients (ceux qui vont se diversifier sous les dénominations de border-line, structure narcissique, etc.) avec lesquels la technique fondée sur l’interprétation du transfert ne porte pas parce que « leur sens de la réalité est trop endommagé 132 ». Ce qui s’actualise dans leur analyse remonte à une phase de développement qui précède même le transfert au sens de la constitution de l’objet. Ensuite, que pourtant le contre-transfert, lui, opère. Seulement, cette conclusion fait question : si l’analyste « classique » n’existe pas pour les patients en question et si, par conséquent, son action doit rester sans effet pour eux, en quoi l’aveu de son impuissance produit-il un tel retentissement ? Little ne peut répondre non seulement parce qu’elle ne soupçonne pas la fonction du manque dans la constitution du sujet, mais encore parce qu’elle laisse voir elle-même qu’elle ne la saisit pas dans la place d’où elle parle comme analyste : celle de la « personne - ayant - quelque - chose dont - elle - peut - se - passer »). Elle ne cache pas là son fantasme –

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puisqu’elle ne le voit pas. Il ne s’agissait pas en l’occurrence, comme elle le croyait, de son inexistence pour sa patiente, mais bien de son inexistence tout court. En faisant appel à ce qui, de sa part, était un passage à l’acte efficace, Margaret Little est restée aveugle sur ceci, que le problème, tant pour l’analyste que pour l’analysant, n’est pas de « savoir » que la personne idéale n’existe pas ; le problème est que la libido peut rester attachée à cet idéal malgré ce prétendu savoir : comme le montre justement la description quasi délirante que Little fait de ce que doit être l’analyste pour faire face à ces patients « pas comme les autres 133 ».

A partir des thèses de Paula Heiman, les cogitations d’autres analystes vont aboutir à prêter au contre-transfert, comme l’a encore remarqué Annie Reich, un « contenu typique 134 ». Estimant que la nouvelle définitition de contretransfert par Heiman représente un enrichissement appréciable d’un « vieux » concept analytique, Money-Kyrle se propose d’examiner les conclusions qui en résultent au niveau de trois questions : « Quel est le contre-transfert “normal” ? Comment et sous quelles conditions est-il perturbé ? Et comment peut-on corriger ces perturbations et, peut-être, ce faisant, les utiliser pour faire progresser la marche d’une analyse 135 ? » Il faut bien voir d’abord où l’on en est arrivé : le contre-transfert au sens freudien est devenu le contre-transfert anormal, celui qui fait se départir l’analyste de sa « neutralité bienveillante », et le contre-transfert normal ne peut être que cette neutralité bienveillante elle-même. D’où la question : qu’est-ce qui fait que l’analyste supporte, ou accepte de supporter, cette attitude-là ? En d’autres mots, pourquoi l’analyste travaille-t-il comme analyste ? Pour Money-Kyrle, la neutralité bienveillante signifie « que l’analyste est concerné par le bien-être (welfare) de son patient sans être émotionnellement impliqué dans ses conflits. Elle implique aussi, je pense, que l’analyste, en vertu de sa compréhension du déterminisme psychique, possède une certaine tolérance qui est le contraire de la condamnation, sans être pour autant la même chose que la complaisance ou l’indifférence ». Le souci du bien-être du patient, dit-il encore, vient de la fusion de deux pulsions : la pulsion réparatrice, qui fait barrage à la destructivité latente en chacun de nous, et la pulsion parentale.

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Bien entendu, si ces pulsions sont intenses, elles trahissent une culpabilité suscitée par une agressivité inadéquate-ment sublimée, qui peut engendrer des angoisses fort perturbantes. Mais, tant qu’elles ne dépassent pas une certaine mesure, elles sont toutes deux assurément normales. Les satisfactions réparatrices de l’analyste sont évidentes, et on en fait souvent état. Par conséquent, dans une certaine mesure, le patient doit représenter les objets endommagés du fantasme inconscient de l’analyste lui-même, et qui sont encore menacés par l’agressivité, et ont encore besoin de soin et de réparation. Quant à la pulsion parentale, elle signifie que c’est « par l’enfant inconscient chez le patient que l’analyste est le plus [most] concerné ». Or, pour un parent, l’enfant représente tout au moins une partie, un aspect précoce du self. « Et cela me paraît important, écrit Money-Kyrle. Car c’est justement parce que l’analyste peut reconnaître, chez le patient, son self précoce, qui avait déjà été analysé, qu’il peut analyser le patient. Son empathie et son insight, par distinction de son savoir théorique, dépendent de cette espèce d’identification partielle 136. » On ne peut que remarquer en ce point que, sous la guise d’une interrogation sur le contre-transfert « normal », Money-Kyrle s’interroge, en fait, sur le désir de l’analyste. Ce qui pourrait nous ramener à Freud si Money-Kyrle ne donnait à cette question des réponses qu’il puise au registre imaginaire (qui, assurément, n’est étranger à aucune demande d’analyse didactique). A partir de quoi on est conduit inévitablement à demander à Money-Kyrle : en quoi l’attitude du patient qui s’imagine, par exemple, que l’analyste est son père serait-elle « inadaptée » ou « irréelle », si le désir de l’analyste le met effectivement dans la position de l’enfant ? On imagine aisément quelle sera, à partir de ces prémisses, la réponse à la deuxième question : comment et dans quelles conditions le contre-transfert « normal » est-il perturbé ? La compréhension de l’analyste, que l’auteur ramène à l’identification introjective, faillit inévitablement si le patient correspond de trop près à un aspect de son propre self, qu’il n’avait pas encore appris à comprendre, ou qui n’avait pas été analysé pendant son analyse didactique ; elle faillit aussi face aux patients peu « coopératifs », avec lesquels même les meilleurs analystes ont la plus grande difficulté à garder le contact. Dans ces cas-là, les interprétations de l’analyste, que l’auteur assimile à la phase projective de l’identification, font long feu.

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Pour la réponse à la troisième question (comment corriger une déviation par rapport au contre-transfert normal ?), il suffit de pointer que, dérouté par un patient paranoid qui repoussait toutes ses interprétations, il s’est aperçu, à la fin de la séance, qu’il se trouvait dans le même état d’impuissance où le père légal (légal father) du patient mettait ce dernier en le soumettant à des interrogations incessantes (aperception qui lui a presque procuré « le soulagement d’une reprojection »). Cette aperception lui a permis de donner au patient, à la séance suivante, une interprétation où il ne cachait pas l’état d’impuissance où il se trouvait. A sa surprise, pour la première fois pendant deux jours, le patient devint calme et pensif, puis déclara que cela expliquait sa colère précédente, qui était due à son sentiment que toutes les interprétations de l’analyste concernaient la maladie de ce dernier et non pas la sienne. En somme, Money-Kyrle est le premier à repérer la place d’où, pour sa part, il parle, mais il avoue – à son insu – que c’est une place entièrement fantasmatique : réparatrice ou parentale. Une fois le contre-transfert considéré comme normal, il ne tardera pas à devenir normativant : à créer une obligation d’aveu. Dans un article qui date de 1958, Heinrich Racker expose que la métaphore du miroir ne signifie pas que l’analyste doit « cesser d’être en chair et en os et se transformer en une vitre couverte de nitrate d’argent 137 ». Il en déduit que, face à son patient, l’analyste ne doit pas nier ni même inhiber l’intérêt et l’affection qu’il lui porte. Le contre-transfert positif a une importance aussi fondamentale pour le travail analytique que le transfert positif. « La relation de l’analyste à son patient est une relation libidinale. » A la métaphore du miroir se substitue alors celle de la copulation. De même que, dans l’acte sexuel, la femme est, sous un certain aspect, réceptive et, partant, « passive », mais cependant tout à fait active à l’intérieur de ce rôle passif – si elle est saine et aime l’homme – , de même l’analyste pour son patient. Une passivité exagérée de sa part a quelque ressemblance avec le comportement de la femme frigide qui ne répond pas, qui ne s’unit pas réellement. Dans ce cas, nous remplissons les « obligations » de notre contrat analytico-matrimonial mais sans psychologiquement le sentir, y répondre et en jouir 138.

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Développant ce modèle sexuel de la connaissance, Racker tient que l’analyste, comme pôle féminin de la relation analytique, est divisé ; une partie de lui est passive, se laisse pénétrer par le matériel, l’autre est active et cherche à le comprendre. Sa compréhension, comme il l’explique dans un autre article paru en 1957 (et reproduit dans le même ouvrage), « Les usages du transfert », dépend de son identification à son patient et de sa capacité d’être conscient de cette identification. Cette capacité, à son tour, dépend de son acceptation de ses contre-transferts. Ici, Racker dénonce sévèrement le « cercle vicieux » qui met nos insuffisances (deficiencies) sur le compte de nos contre-transferts, et nos contre-transferts sur le compte des problèmes contre-transférentiels insuffisamment résolus chez nos analystes didacticiens 139. La seule façon d’en sortir est de revenir sur cette dénégation du contre-transfert qui se transmet de génération en génération, comme se transmettent les idéalisations et les dénégations relatives aux figures parentales 140. Nous devons rompre avec la première défiguration de la vérité que représente le « mythe de la situation analytique », selon lequel l’analyse est une interaction entre une personne malade et une autre saine. La vérité est qu’elle est une interaction entre deux personnalités, le moi étant en chacune sous la pression du ça, du surmoi et du monde extérieur ; chaque personnalité a ses conditions de dépendance externes et internes, ses angoisses et ses défenses pathologiques ; chacune est également un enfant avec ses parents internes ; et chaque personnalité totale – celle qui est en analyse comme celle de l’analyste – répond à tout événement qui survient dans la situation analytique. Et Racker d’ajouter cette note : Il est important d’être conscient de cette « égalité », car autrement il y aura grand danger que certains restes de l’« ordre patriarcal » contaminent la situation analytique. La misère de l’étude scientifique du contre-transfert est l’expression d’une « inégalité sociale » dans la société composée de l’analyste et de la personne en analyse, et pointe vers la nécessité d’une « réforme sociale » ; laquelle peut seulement venir à travers une conscience plus grande du contre-transfert. Car, aussi longtemps que nous refoulons, par exemple, notre désir de dominer névrotiquement la personne en analyse (et nous le désirons dans une partie de notre personnalité), nous ne pourrons pas la libérer

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de sa dépendance névrotique, et, aussi longtemps que nous refoulons notre dépendance névrotique par rapport à elle (et nous en dépendons en partie), nous ne pourrons pas la libérer du besoin de nous dominer névrotiquement. Michael Balint compare l’atmosphère de la formation psychanalytique avec les cérémonies d’initiation des primitifs et souligne l’existence d’une pression interne du surmoi (Ferenczi) qu’aucun candidat ne peut supporter aisément 141. Le hic, c’est que, à moins de réintroduire une différence à l’intérieur de l’égalité qu’il proclame si bruyamment, sinon désespérément, les propos de Racker appellent, non pas la réforme du training, mais sa suppression. Cette différence, Racker espère la trouver en ceci que le « névrosé » ou bien succombe, comme c’est notamment le cas de l’obsessionnel, à l’idéal de l’objectivité qui mène au refoulement et au blocage de la subjectivité, et finalement au mythe de l’« analyste sans angoisse et sans colère », ou bien, autre extrême, le névrosé, effectivement, « se noie dans le contre-transfert » ; tandis que la vraie objectivité, celle de l’analyste, est fondée sur une espèce de division interne, qui permet à l’analyste de faire de lui-même (de son contre-transfert et de sa subjectivité) l’objet d’une observation et d’une analyse continuelle. C’est cette position qui lui permet d’être relativement « objectif » vis-à-vis de ceux qu’il prend en analyse. L’insuffisance de cette solution saute aux yeux. Car, du moment que la « situation analytique » est une interaction entre deux contre-transferts symétriques (entendons plus simplement : deux transferts) et de même nature, on ne voit pas en quoi cette situation serait différente de toute autre situation sociale. Aussi, afin de trouver la spécificité de ladite situation, Racker est-il amené à réintroduire, du côté de l’analyste, une différence entre un contretransfert « concordant », où le « tout de l’analyste » (moi, ça et surmoi) s’identifie au tout du patient, et qui lui permet de comprendre ce dernier (quelque chose qui correspondrait à l’identification « introjective » de MoneyKyrle), et un contre-transfert « complémentaire », où l’analyste s’identifie au seul objet interne du patient, auquel cas son action se dégrade en acting out, et la différence s’efface entre la situation analytique et les situations « réelles » 142. Mais alors, qu’est-ce qui permet à l’analyste de se maintenir dans le contretransfert « concordant », le seul qu’il faut qualifier de correct, alors que les méthodes de formation en cours sont dénoncées par Racker comme la transmission d’un mensonge ? S’il ne formule pas ce problème, reste du moins

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au crédit de Racker de n’avoir pas essayé de le camoufler sous le paravent des « qualités » que doit posséder l’analyste. L’histoire ultérieure des théories du contre-transfert se résume en peu de mots. Sous un certain aspect, les écrits de Racker sont le symptôme d’un système de formation que personne, à part Jacques Lacan, en France, n’a mis en question sérieusement. Au lieu de reconnaître le symptôme, lorsque Racker est mort en 1961, à l’âge de cinquante et un ans, on l’a fait entrer dans l’histoire qui se rédige dans la littérature psychanalytique sur le contretransfert comme le fondateur de la nouvelle psychanalyse, conçue comme un transactional process entre deux personnes. Les discours sur ce que doit être l’analyste pour jouer son rôle dans la relationship analytique ont repris de plus belle, sans qu’on renonce pour autant à la supposition qu’il est devenu analyste grâce à son analyse didactique, dont il fallait bien sauver l’industrie. On doit à Thomas S. Szasz la définition la plus concise de l’analyse new look : « Dans le cadre de référence de la “névrose de transfert”, écrit-il, le facteur thérapeutique crucial en psychanalyse résidait dans 1’“interprétation mutative” (Strachey). Tandis que, dans le cadre de référence de la “situation psychanalytique”, le succès thérapeutique pour le patient dépend, dans quelque (ou dans une large) mesure, de la capacité de l’analyste à accomplir, en cours d’analyse, une tranche d’auto-analyse, stimulée par le patient 143. » L’existence de l’analyste est alors devenue des plus douteuses : puisqu’il ne sait plus ce qui l’habilite à l’exercice de sa fonction. En fait, la prétention à définir l’expérience analytique comme une relation entre deux personnes (et tant Racker que Margaret Little étaient hantés par l’idée de l’unité dans la multiplicité) ne fait qu’expliciter l’erreur de compte qui, pour avoir été explicitement admise comme allant de soi, a entravé toute solution satisfaisante des problèmes du transfert. Il est vrai que rien n’est plus naturel pour un être humain que de s’identifier comme moi dans un mouvement où il identifie pareillement l’autre comme un autre moi. Seulement, à s’identifier à cette identification en quelque sorte paritaire, et à croire qu’il a affaire à un autre moi, que cela soit à titre d’allié, de résistance organisée, d’égal ou d’inégal, l’analyste méconnaît ce qui constitue cependant l’évidence première de son expérience : que le moi est une structure qui change constamment et qui s’échafaude dans un travail de discours. « Cela fait quelques semaines que je n’ai pas eu mon symptôme. » L’une des toutes premières remarques cliniques de Freud a été de noter que, à entendre

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pareille phrase, il pouvait être sûr que le symptôme en question ne tarderait pas à revenir. Qu’est-ce à dire, sinon que le moi qui n’avait plus son symptôme depuis quelques semaines n’était là (je veux dire : dans le discours et non pas sur le divan) qu’au titre de méconnaissance de ce qui se préparait ailleurs, et qui s’annonçait cependant dans la même phrase ou dans le même segment de discours ? Ce qui s’annonçait ainsi, c’était le sujet enfin repéré. En rappelant que « la psychanalyse est une expérience de discours », Lacan a amorcé une véritable rénovation de la théorie comme de la pratique analytiques.

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CHAPITRE V Le transfert selon Lacan et le désir du psychanalyste Lacan a abordé le transfert assez tard : dix ans après le début de son enseignement. Il y a à cela deux raisons. La première est qu’il n’y a pas de théorie possible du transfert sans une théorie de l’objet du fantasme et de ses relations avec les autres instances mises en avant par Freud, notamment l’idéal du moi et le moi idéal. Les pages qui précèdent le montrent assez. La deuxième est que toute théorie du fantasme qui fait abstraction de l’immanence de son objet au discours ne saurait être, dans la meilleure des hypothèses, qu’une approximation biologique, fausse pour n’être qu’une approximation. Dès les années vingt, les psychanalystes ont dû constater l’inefficacité des interprétations qui assimilaient le transfert à une projection ou à un déplacement des attitudes infantiles du patient sur la personne du médecin, et l’objet du fantasme à son répondant réel ou biologique. Autrement dit, ils ont constaté que leur savoir fermait l’inconscient au lieu de l’ouvrir. Seulement, à partir de cette constatation, ils ont parlé de « résistance », et ils ont centré leur technique sur l’analyse de cette résistance. Il y avait là, de leur part, une précipitation qu’ils auraient mieux fait d’éviter en s’arrêtant sur une série de propositions que Freud souligne dans plusieurs endroits de ses écrits : 1. Contrairement aux apparences, le discours constitué des associations libres ne va pas dans n’importe quelle direction ; il progresse, au contraire, vers la révélation du noyau pathogène, autrement dit vers la révélation du fantasme. 2. Le moi se met en travers du discours, à mesure même que s’y réalise cette avancée. 3. L’interprétation ne doit être donnée qu’au moment où le sujet est tout près de saisir la vérité, pour ne pas dire au moment où il l’a déjà trouvée sans l’avoir pour autant reconnue comme telle.

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Il ressort de ces trois propositions que le savoir psychanalytique n’est pas la vérité ; que le moi n’est pas le sujet auquel s’adresse l’interprétation ; et, finalement, que, à réduire l’objet du fantasme à son support biologique, on n’en retient que la dépouille (le résultat séparé du chemin). Davantage, il ressort de ces propositions, à les bien mettre en place, que la théorie du fantasme concerne au premier chef le rapport du sujet à l’objet du fantasme. Et peut-être soupçonnons-nous déjà le caractère paradoxal, à la fois causal et identificatoire, de ce rapport : le sujet est cet objet qui le détermine et le divise tout ensemble. Toutes ces considérations expliquent bien pourquoi Lacan ne pouvait aborder le transfert sans une préparation lente, qui va du rappel que « la psychanalyse est une expérience du discours » à la saisie de la spécificité du désir et de sa place dans l’économie libidinale, en passant par la critique des autres théories psychanalytiques ; critique qui va de pair avec l’introduction de maintes distinctions inédites, dont la plus fondamentale est assurément celle entre le symbolique, l’imaginaire et le réel ; parmi ces distinctions, celle entre le concept même du transfert et les autres concepts psychanalytiques, notamment celui de répétition. Aussi me suis-je trouvé dans l’impossibilité de donner un exposé intelligible de la théorie du transfert chez Lacan en faisant abstraction de l’étude de ses écrits antérieurs : du Discours de Rome à la Direction de la cure et les Principes de son pouvoir, où nous trouvons la première ébauche de sa théorie du fantasme. J’en suis d’autant plus persuadé que j’ai pu constater que maints analystes, parmi les élèves les plus proches de Lacan, prennent le titre de ce dernier écrit, la Direction de la cure, au sens de « comment diriger une cure ». C’est dire à quel point nous restons attachés à des « catégories mentales » dont le rejet constitue cependant la première condition pour suivre la pensée de Lacan. Après tout, la psychanalyse, les psychanalystes l’admettent volontiers, c’est la psychanalyse du transfert. C’est donc de la psychanalyse, ou, plus précisément, d’un certain mode de la pratiquer, qu’il s’agit en fin de compte dans ce chapitre. Qu’est-ce donc que la psychanalyse ?

Nous repartirons avec Lacan, pour le savoir, de ce qui est communément admis : il n’y a pas d’analyste sans une analyse didactique.

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Partant, si elle veut s’égaler à sa prétention au titre de science, la psychanalyse doit au moins s’expliquer sur ce qu’elle entend par « psychanalyse didactique ». Car que dire d’une discipline dont les tenants se contenteraient d’affirmer la nécessité d’une méthode, sans dire en quoi elle répond à son but ? On objectera que la psychanalyse didactique n’appelle pas une explication particulière : qu’est-elle, sinon une « analyse personnelle » comme toute autre analyse ? A quoi Lacan a beau jeu de répondre que, à moins de dire alors en quoi consiste la psychanalyse tout court, cette formule revient à « noyer le poisson sous l’opération de sa pêche ». Pointant l’incertitude qui règne sur la fin de l’analyse, il interroge : Ne faudrait-il pas plutôt concevoir la psychanalyse didactique comme la forme parfaite dont s’éclairerait la nature de la psychanalyse tout court : d’y apporter une restriction ? Tel est le renversement qui avant nous n’est venu à l’idée de personne. Il semble s’imposer pourtant. Car si la psychanalyse a un champ spécifique, le souci thérapeutique y justifie des courts-circuits, voire des tempéraments ; mais s’il est un cas à interdire toute semblable réduction, ce doit être la psychanalyse didactique 144. Entendons : le « renversement » ne repose pas sur une vertu ou une pureté propre à la psychanalyse didactique. Il s’agit plutôt d’une règle méthodologique, qui consiste à suspendre le souci thérapeutique. Cela posé, nous savons assez que toute analyse suscite, à chacun de ses tournants, un certain quantum d’angoisse, et que nous ne disposons d’aucun critère qui nous permette de mesurer à l’avance ce que le sujet peut supporter comme angoisse sur ce chemin. Or, il n’est pas dit que ceux qui viennent à l’analyse dans l’intention de devenir analystes soient faits d’un autre métal que ceux qui y font appel pour guérir ; et le fait est que courts-circuits et tempéraments s’imposent parfois, même dans les psychanalyses didactiques. Pour justifiée qu’elle soit comme règle méthodologique, la suspension du souci thérapeutique n’est pas un décret méthodologique. L’invoquer serait plutôt tenir un discours sans réfèrent, s’il n’y avait effectivement des analyses où la demande initiale, qu’elle soit de guérison ou de devenir analyste, s’avère subordonnée à une autre fin, que nous pouvons décrire pour le moment non pas comme une purification de l’angoisse, au sens où nous parlons d’une

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purification de la crainte et de la pitié, mais à tout le moins comme une possibilité pour le sujet de voir ce qu’il y a au fond de son angoisse. Du moins comprend-on que, s’il y a un domaine où le mouvement de cette expérience n’a pas à s’infléchir eu égard au souci thérapeutique, c’est bien celui de la psychanalyse didactique. Ce déblayage effectué, l’intérêt de la psychanalyse didactique réside, aux yeux de Lacan, en ce qu’elle met clairement en question le sujet : « Sur le sujet mis en question, écrit-il, la psychanalyse didactique sera notre départ » (p. 229).

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I. Le Discours de Rome : du moi au sujet et la position du tiers Que veut dire sujet ? On ne saisira bien la portée de ce que Lacan désigne par ce terme que si l’on dit ce dont il faut le distinguer, à savoir le moi. Au moment où Lacan rédigeait le Discours de Rome, la thèse selon laquelle la frustration suscite une agressivité, qui, à son tour, donne lieu à la régression, passait pour une vérité psychanalytique assurée expérimentalement, et la force de l’ego se mesurait à sa capacité de soutenir la frustration. A l’encontre de cette thèse, Lacan affirme que le moi est frustration dans son essence. « Il est frustration, non d’un désir du sujet, mais d’un objet où son désir est aliéné et qui, tant plus il s’élabore, tant plus s’approfondit, pour le sujet, l’aliénation de sa jouissance. » A partir de là, l’agressivité humaine, quant à elle, « n’a rien à faire avec l’agressivité animale du désir frustré. Cette référence dont on se contente en masque une autre moins agréable pour tous et pour chacun : l’agressivité de l’esclave qui répond à la frustration de son travail par un désir de mort » (p. 260). Cette dernière thèse peut, dans sa formulation, surprendre : car l’agressivité se présenterait, d’une part, comme procédant d’une frustration, au sens d’un manque foncièrement imaginaire, et, d’autre part, comme la réponse de l’esclave à la « frustration » de son travail, au sens de son exploitation réelle. On sait que, en décrivant la dialectique du maître et de l’esclave, Hegel pensait à cette société esclavagiste par excellence qu’était celle des Grecs anciens. Je dis par excellence non pas parce que les Grecs avaient des esclaves qu’ils faisaient travailler à mort dans les mines, ce qui était plus ou moins le cas dans toutes les civilisations antiques, mais parce que, curieux comme ils l’étaient toujours de savoir ce pourquoi les choses étaient ce qu’elles étaient, ils ont, en plus, fait appel à la théorie pour légitimer leur préjugé racial – ce que nous pouvons considérer, avec un grain de sel, comme un pas en avant, puisque la contestation ne pourrait apparaître qu’une fois la théorie articulée. Il reste que, avec cette « théorie », être maître ou esclave n’étaient pas des accidents de l’existence, malheur du sort pour le vaincu ou signe de son invincibilité pour le vainqueur, mais des propriétés avec lesquelles on est né, comme on est né grec ou barbare. C’est à croire que la pensée de l’être échappe difficilement au racisme. Allons-nous conclure de tout cela que l’argument de Lacan mélange étrangement « frustration » et

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« exploitation » ? Nous allons au contraire saisir au plus près comment l’imaginaire barre la voie du réel. Rappelons, à ce propos, la description que Freud fait de la première identification, celle de l’enfant à son père. Qui n’entend dans cette phrase : « Il veut prendre sa place partout », les liens de l’agressivité à une anticipation aliénante ? Rappelons aussi la description que nous donne de la violence destructive qui animait les Damnés de la terre, celui qui, plus que tout autre, a fait des mouvements de libération nationale des années cinquante sa propre cause, Franz Fanon. Il nous dit la même chose : le colonisé veut prendre partout la place du colonisateur ; il veut coucher avec sa femme, jouir d’une richesse qui se déploie le plus souvent sous forme d’objets étrangers à ceux que lui offre sa propre culture et où, partant, il ne saurait reconnaître ni son travail, ni son désir. Est-ce à dire que sa révolte est injustifiée et que son imputation à une domination réelle est le fait d’une frustration imaginaire ? Assurément pas. Cela veut dire seulement que les ravages les plus pernicieux de la colonisation résident en ce qu’elle empoisonne le colonisé avec des désirs aliénés, c’est-à-dire intrus, au sens où Lacan, dans son écrit sur la famille, parle d’un complexe d’intrusion qui consiste en l’aliénation du moi dans l’image du semblable, et qui sous-tend la sociabilité dite « syncrétique ». Du fait que la domination réelle s’appréhende à travers l’imaginaire où la maîtrise est en anticipation, la servitude, hélas, risque de devenir volontaire. Si le rapport entre les domestiques et leurs maîtres peut fournir à un Swift un thème comique, les mouvements de libération nationale se prêtent, eux, mal à pareil traitement, sans doute parce que le rapport de l’homme à la terre a quelque chose de comparable à son rapport à la langue : de même que chaque peuple est content de son idiome, de même le colonisé, s’il convoite la femme du colonisateur, préfère à tout prendre son bled. Bref, là où se réactive, que ce soit du fait d’une domination réelle ou dans l’artificialité de l’expérience analytique, le lien le plus archaïque qui soit, celui qui unit le sujet à sa moitié spéculaire et l’en sépare, là sourd une tension mortifère. Laquelle va jusqu’à exclure la possibilité même de la parole, ou, du moins, rend sa médiation inopérante. D’où l’on voit que, introduire a contrario le sujet, c’est prendre acte de l’existence de la parole en tant qu’un sujet s’y réalise, qu’elle n’est pas seulement délire. De fait, le sujet est introduit dans le Discours de Rome comme situé au sein d’un mouvement de passage : mouvement qui, à l’intérieur d’un discours dont

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les significations dépassent les intentions de celui qui le tient, va du désir refoulé à son assomption – une fois ce désir reconnu par l’auditeur. Seul Théodore Reik avait, à son époque, une pratique qui attestait un sentiment du sujet dans ce sens-là ; ses interprétations consistaient souvent à entendre l’esprit inscrit à l’insu du sujet dans le « matériel » qu’il rapportait 145. Mais l’explicitation faite par Lacan de la notion de sujet, au sens que nous venons de voir, ainsi que la prise en considération du rapport du sujet à ce qu’il appelle non pas « matériel », mais « parole » (la « parole vraie » dans Variantes 146), rendent désormais possible la définition des limites à l’intérieur desquelles on a pu légitimement parler de ce trop fameux « hic et nunc où certains croient devoir enclore la manœuvre de l’analyse. Il peut être utile, en effet, pourvu que l’intention imaginaire que l’analyste y découvre ne soit pas détachée par lui de la relation symbolique où elle s’exprime. Rien ne doit y être lu concernant le moi du sujet, qui ne puisse être réassumé par lui sous la forme du “je”, soit en première personne » (p. 251). Remarquons que le mot « symbolique » est synonyme, dans cette citation, d’« esprit » (au sens du mot d’esprit). Que l’inconscient soit « structuré comme un langage » découle simplement de la présence des techniques verbales de l’esprit dans le « matériel », à l’insu du sujet. Dans l’immédiat, l’attention de Lacan va porter sur un autre aspect du discours analytique : ce discours se présente dans notre expérience, que Lacan ne fait que suivre à la trace, comme une restructuration de l’événement passé, déjà pris dans une structuration première : puisque même la satisfaction des premiers besoins déjà était vécue dans le registre du don et du contre-don. Cette re-structuration équivaut à la naissance de la vérité dans le discours, ou à l’émergence de la vérité dans le réel. Ce qui fait le troublant de la révélation hystérique du passé : puisque « la vérité de cette révélation, c’est la parole présente qui en témoigne dans la réalité actuelle » et « que par là nous nous heurtons à la réalité de ce qui n’est ni vrai, ni faux » (p. 256). Sous cet angle, le sujet lacanien correspond à ce qui se décrit dans le langage heideggérien comme un Gewesend. Seulement, il n’a rien d’une monade, ouverte ou fermée. Car son rapport au monde est, de part en part, médiatisé par le discours, que Lacan qualifie tantôt de « concret », tantôt d’« universel ». Cette dernière dualité s’explique ainsi : telle est la dépendance du sujet par rapport au discours où son être initialement s’inscrit que la parole intentionnelle où il se pose comme ayant-été-ainsi inclut toujours, dans son chiffre, le message de l’autre, et que c’est de l’autre que le sujet reçoit son

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propre message sous une forme inversée. « Je suis » est la reprise inversée de ce qui s’énonce dans le langage comme « tu es ». Cette inversion est la déformation minimale que subissent les messages dans leurs mouvements migratoires. Il n’y a pas de symptôme (concret) dont l’analyse ne passe par la récupération d’une tranche du « discours universel » et qui ne décèle des déformations beaucoup plus compliquées, qui ressortissent aux « techniques de l’esprit ». Pour citer un exemple, que je choisis en raison de sa simplicité extrême, l’échec répété dans ses examens de tel sujet s’avère être sa méthode folle de rendre la monnaie de sa pièce à son père, homme d’affaires « qui ne parle que chèques ». L’allocution analytique où le sujet se re-structure comme ayant-été-ainsi comporte donc un allocutaire qui n’est pas un second, tel le récepteur de la théorie de la communication, mais bien plutôt le troisième terme dégagé par Freud, dans le Mot d’esprit, comme l’auditeur que chacun est, tant le créateur du mot que celui qui l’entend 147. État de choses qui inspira ce commentaire aigre-doux à un analysant qui venait de découvrir le sens de son symptôme : « la vie est un jeu de mots-maux ». Et ici s’éclaire déjà un problème que nous avons rencontré tout au long des tentatives précédemment étudiées : sans la position de ce tiers, de cette puissance d’interprétation ou de cette interprétation en puissance, qui, dans le cas du mot d’esprit, se concrétise dans la figure de celui ou de ceux à qui on transmet le bon mot, la résolution du symptôme analytique deviendrait un mystère. Car... le sujet peut vaticiner sur son histoire sous l’effet d’une quelconque de ces drogues qui endorment la conscience (...) Mais la retransmission même de son discours enregistré, fût-elle faite par la bouche de son médecin, ne peut, de lui parvenir sous cette forme aliénée, avoir les mêmes effets que l’interlocution psychanalytique. Aussi, c’est dans la position d’un troisième terme que la découverte freudienne de l’inconscient s’éclaire dans son fondement et peut être formulée de façon simple en ces termes : L’inconscient est cette partie du discours concret en tant que transindividuel, qui fait défaut à la disposition du sujet pour rétablir la continuité de son discours conscient (p. 258). Cette définition, qui s’appuie sur l’examen des conditions opératoires sous lesquelles s’accomplit, dans l’analyse, la levée d’un symptôme, entraîne des conséquences dont nous allons mesurer l’importance tout au long.

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D’abord, en nous montrant que « le sujet va bien au-delà de ce que l’individu éprouve “subjectivement”, aussi loin exactement que la vérité qu’il peut atteindre » (p. 265), elle nous permet de mesurer « la différence de consistance et d’efficacité technique, entre la référence aux stades prétendus organiques du développement individuel et la recherche des événements particuliers de l’histoire d’un sujet. Elle est exactement celle qui sépare la recherche historique authentique des prétendues lois de l’histoire dont on peut dire que chaque époque trouve son philosophe pour les répandre au gré des valeurs qui y prévalent » (p. 260). Cette mise en rapport avec l’histoire doit être expliquée. Si on prend le mot « vérité » au sens de la vérité historique, comment parler d’une vérité à laquelle le sujet peut atteindre, alors même que Lacan vient de souligner le « troublant » de la révélation hystérique en ce que seule la parole du sujet l’atteste ? En réponse à cette question, on peut évoquer, à titre de critères, la continuité et la cohérence que réalise la remémoration. Mais plus importante encore est la remarque que c’est souvent après la remémoration d’un événement ou la rectification d’une date que le sujet est à même d’entendre le sens de son symptôme. Au vrai, le rapport entre la remémoration et la résolution du symptôme peut se formuler de deux manières : a) la remémoration (la vérité historique) conditionne l’accès du sujet au sens de son symptôme (la vérité de son désir) ; b) la proximité du sujet au sens de son symptôme conditionne la remémoration. La dernière formulation (dont la justesse est attestée par le fait que, aussi souvent, le sujet se remémore après avoir entendu la signification de son désir) découle de ce que Lacan souligne à maintes reprises, à savoir que c’est en fonction des nécessités à venir, de ce que « je puis être », que le sujet se restructure comme ayant été ainsi. La certitude d’une vérité historique repose sur le rapport à ce qu’il y a de plus imprévu chez le sujet : les signifiants de son désir inconscient. La critique que Lacan adresse, dans ce contexte, aux philosophes de l’histoire constitue sa première dénonciation du « sujet supposé savoir ». Et il est important de souligner ici que, ce qui pâtit de cette critique, ce n’est pas le savoir. Lacan va même jusqu’à parler d’une « loi de l’homme », celle qui, en réglant l’alliance et en superposant par là le règne de la culture au règne de la nature livrée à la loi de l’accouplement, se fait « suffisamment connaître comme identique à un ordre de langage » (p. 277). La portée de la critique de

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Lacan est plutôt de souligner que ce savoir se dissipe en généralité, c’est-àdire en une simple opinion, s’il ne s’inscrit pas « dans la conjoncture du moment particulier qui, seul, donne corps à l’universel » (p. 292). Où nous retrouvons encore une fois le concret. Lacan souscrit donc à « l’exigence, où se mesure le génie de Hegel, de l’identité foncière du particulier à l’universel », mais à une différence de poids près, sans laquelle la distinction entre sujet et individu s’annule. On sait l’insistance que met Hegel sur la nécessité de penser l’Absolu comme sujet. Seulement, selon lui, ce sujet est un individu collectif, le Geist, synonyme de l’humanité dans sa diversité sociohistorique. Alors que, selon Lacan, la découverte de l’inconscient montre justement que l’identité du particulier à l’universel, au sens de l’identité du désir à la loi, « se réalise comme disjoignante du sujet » (p. 292), ou, mieux, comme l’ek-centrant par rapport à l’individu. En d’autres termes, la distinction entre sujet et individu fait objection à toute référence à la totalité tant dans l’individu, puisque le sujet y introduit la division, que dans le collectif, qui en est l’équivalent. « La psychanalyse est proprement ce qui renvoie l’un et l’autre (l’individu et le collectif) à leur position de mirage » (p. 292), qui est de constituer une totalité. Car enfin, le sujet, nous l’avons repéré jusqu’à présent comme synonyme du désir inconscient, considéré non pas dans son objet – lequel est à l’occasion le semblable auquel le moi adresse un discours dont les intentions seront aussi variables qu’on le voudra (sans exclure celle d’être « reconnu », c’est-à-dire aimé) – , mais dans sa signifiance s’accomplissant hors, sinon contre, toute intention, et démontrant par là une finalité invariable, qui est de reconnaissance, et une seule adresse, qui est le tiers comme lieu du langage, lieu en principe ouvert à chacun, même s’il est en fait fermé pour tous, tel l’hiéroglyphe perdu dans le sable du désert. Ce n’est donc pas parce que les individus s’additionnent que l’ek-centricité du sujet sera annulée. De même, la tentative d’appuyer la technique analytique sur une prétendue connaissance des stades du développement, lesquels stades ne sont, en fait, que des constellations relationnelles elles-mêmes extraites de l’expérience analytique, et l’attribution qui en découle de l’efficacité de l’interprétation analytique à la « prise de conscience », reposent sur ce mirage de la totalité de l’individu. La dernière affirmation du texte de Lacan (ci-dessus, p. 141), celle qui vise la prétendue efficacité de la prise de conscience, se confirme si l’on considère la question du symbolisme analytique, à laquelle Lacan consacre quelques pages de son Discours de Rome. Il y rappelle que le sujet réagit parfois non

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pas à la chose, mais à sa valeur de symbole, sans rien soupçonner du ressort de sa réaction (par exemple, trébucher sur un seuil). Dès lors, pourquoi le maniement du symbole ou de la métaphore dans l’interprétation ne produiraitil pas, chez le sujet, des effets qui ne nécessitent aucune prise de conscience ? L’interprétation analytique n’est pas une herméneutique, une donation du sens caché, mais une interprétation au plan du signifiant 148. A l’inverse, l’illusion de la connaissance est celle même « par laquelle le sujet croit que sa vérité est en nous déjà donnée, que nous la connaissons à l’avance, et c’est aussi bien par là qu’il est béant à notre intervention objectivante » (p. 308). Dans une note ajoutée en 1966, Lacan remarque, et nous commençons ainsi de voir notre enquête avancer, que se trouve là défini ce qu’il a désigné dans la suite comme le support du transfert : le sujet-supposé-savoir. Pour préciser : Lacan est parti d’une définition qu’on peut dire opérationnelle de l’inconscient, au sens où elle est fondée sur l’examen de ce qu’est l’opération de résolution du symptôme, pour aboutir à la distinction entre l’individu et la vérité à laquelle il peut atteindre, autrement dit, à la notion de la division du sujet qui parle. Au regard de cette division, la connaissance, dans sa prétention d’englober la vérité de la parole, est une illusion au même titre que la totalité. La critique de la connaissance chez Lacan n’est donc pas une critique générale, philosophique, mais critique de ce que son interférence dans l’expérience psychanalytique comporte de méconnaissance de la division du sujet : méconnaissance qui va dans le sens du renforcement du rôle du transfert-suggestion et non pas de sa résolution. Critique étroitement liée à celle de ce que Lacan appelait « objectivation », pour ne pas dire qu’elle est la même. Ce terme d’« objectivation » prête, et a effectivement prêté, à beaucoup de malentendus 149. Apparemment, il désigne la transformation de l’autre (ici, l’analysant) en un objet de connaissance, objet auquel celle-ci se mesure comme vraie ou comme fausse. Dès lors, je peux remarquer, comme psychologue, que je n’oublie pas pour autant que l’autre est aussi un regard qui m’inclut, à mon tour, dans son champ. De même, le philosophe, pour qui le sujet est un objet en tant qu’il fait partie intégrante du déterminisme universel, peut rappeler que ce sujet n’en reste pas moins sujet en tant que regard sur ce déterminisme même, et que, comme tel, il y échappe. On peut dire que l’un, le psychologue, reconnaît la subjectivité dans le regard concret, source de toute objectivation, alors que l’autre, le philosophe, met plutôt l’accent sur deux

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lieux formels entre lesquels tout sujet se divise : le regard et le monde. Mais, dans un cas comme dans l’autre, le sujet reste un sujet relatif, qui, par définition, renvoie à l’objet commun perceptif, intra-mondain. C’est aussi un sujet imaginaire, au sens où il est solidaire du fantasme qui donne à la connaissance sa structure de théoria : celui selon lequel il se voit voir. A la différence de ce sujet, le sujet sur lequel nous arrête Lacan, celui de l’inconscient, ou encore celui qui est ek-centré par rapport à l’individu, peut s’intituler, à juste titre, « sujet absolu » au sens où il ne se pose pas en face à face : il n’a pas besoin de se poser, encore moins de s’opposer pour ek-sister. Lacan l’appelle aussi le « sujet de l’inconscient », ou encore le « vrai sujet ». Ce faisant, sa critique de l’objectivation ne vise pas tant à nier l’existence du sujet de la connaissance qu’à montrer en quoi l’inconscient freudien nous impose une tout autre conception du sujet, dont on voit l’importance pour la résolution des problèmes du transfert : comment résoudre ces problèmes, si l’on ne commence pas par re-définir qui interprète et à qui (ou à quoi) s’adresse cette interprétation ?

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II. Variantes de la cure type : les deux chaînes et le savoir oublié Cette conception va s’approfondir dans Variantes de la cure type, grâce à la distinction entre deux vérités : celle de la parole constituante et celle du discours constitué. A la vérité, cet article a plusieurs titres à notre intérêt. Tout d’abord, nous y trouvons un approfondissement nouveau du narcissisme, approfondissement destiné non plus à élucider les rapports du moi à la frustration et à l’agressivité, mais à préparer la réponse à cette question : que doit être la fin de l’analyse, concernant le moi ? Question jamais posée auparavant, alors que nous avons vu à quel point la doctrine selon laquelle la fin de l’analyse résiderait dans l’identification du moi de l’analysant avec le moi de l’analyste la rendait inévitable. De la réponse à cette question, va découler une conclusion décisive concernant la position de l’analyste vis-à-vis de son savoir : ce savoir où un Sterba voyait une maîtrise du ça, l’analyste, selon Lacan, doit, au contraire, savoir l’oublier. Cette conclusion, pour finir, nous mettra à son tour face à une nouvelle question : qu’est-ce qui, nonobstant cet oubli, guide l’action de l’analyste dans sa réponse au transfert ? Cette question, on le voit, est la même que celle à laquelle l’histoire comique citée à l’instant (note de la page 145) nous rend sensibles : où situer le vrai sujet, celui auquel on donne accord et foi ? Ici, Lacan ne se contentera plus de constater l’ek-centricité de ce sujet en tant qu’il se signifie sur une autre chaîne (celle de la vraie parole ou de la parole constituante, où s’effectue et transparaît tout ensemble la structure du désir), mais il procédera à une déduction de la nécessité de cette autre chaîne. C’est par quoi nous commencerons. De fait, si la psychanalyse ne trouve pas mieux à faire que de se recommander d’un modèle et de confondre sa rigueur avec un formalisme pratique (ce qui se fait et ce qui ne se fait pas), c’est sans doute parce que l’analyste a affaire à une ambiguïté qu’il ne cerne pas. Faute d’en voir la limite, il remplace le sens de sa responsabilité par la fausse humilité : il ne faut pas « se faire une idée trop élevée de [sa] mission. Dans le chemin de la vraie [humilité], on n’aura pas à chercher loin l’ambiguïté insoutenable qui se propose à la psychanalyse ».

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Cette ambiguïté est apparemment double 150. Du côté du contenu : que le discours dit et ne dit pas assez. A l’entendre, on se demande si le contenu s’y livre ou s’y cache (que veut dire cet énoncé ?). Du côté du sujet : le discours certes le peint, mais aussi lui prête masque : puisqu’il en demeure le peintre invisible. A l’entendre, on se demande s’il faut y ajouter foi ou non. Pourtant une seule distinction suffit à surmonter cette ambiguïté : entre le discours constitué, c’est-à-dire intentionnel, où le moi se présente sous les couleurs qui lui agréent, et la parole vraie qui perturbe l’économie de ce discours et où, d’être invisible, le « peintre » ne se fait pas moins entendre. Les chaînes du discours intentionnel – c’est là l’enseignement majeur de l’expérience freudienne – ont beau rebondir indéfiniment, la vérité ne sera pas attrapée tant qu’elle ne s’offrira pas d’elle-même sur une autre chaîne, celle où nous tenons justement le sujet de l’inconscient, auquel on donne accord et foi. A la régression à l’infini des chaînes du discours intentionnel, où aucune vérité ne s’attrape, la psychanalyse substitue donc la notion de deux chaînes, à la non-distinction desquelles Lacan attribue non seulement l’embarras, voire l’informe, de la théorie de l’interprétation, mais aussi bien la fausse consistance de la notion de contre-transfert où l’analyste se dérobe inévitablement à sa responsabilité, faute de connaître la distinction entre les deux chaînes. On a vu qu’un « tournant », dicté par un amortissement dans les résultats de l’analyse, avait conduit, aux abords de l’année 1920, à mettre l’accent sur l’« analyse de la résistance » par opposition à l’« analyse du matériel ». Lacan accepte cette distinction. Mais non sans remarquer que ce dont le terme même de matériel marque le discrédit dans la technique, « c’est l’ensemble des phénomènes où l’on avait appris jusque-là à trouver le secret du symptôme, domaine immense annexé par le génie de Freud à la connaissance de l’homme et qui mériterait le titre propre de “sémantique psychanalytique” : rêves, actes manqués, lapsus du discours, désordre de la remémoration, caprices de l’association mentale, etc. ». Bref, tout ce qui constitue justement l’« autre chaîne ». La réduction des symptômes sur la voie propre de la sémantique psychanalytique démontre « une dynamique où l’inconscient se définit comme un sujet bel et bien constituant, puisqu’il soutenait les symptômes dans leur sens avant qu’il ne fût révélé 151 ». Pour ce qui est de ce qu’on a mis en regard comme la résistance, Lacan remarque qu’elle n’a pas un terrain différent. « Freud en avait reconu l’effet dès 1895 pour se manifester dans la verbalisation des chaînes de discours où

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le sujet constitue son histoire... » Et il est clair que l’interprétation de la résistance s’exerce ici sur le texte même du discours... y étant compris ses élusions, ses distorsions, ses élisions, voire ses trous et ses syncopes. L’interprétation de la résistance ouvre donc la même ambiguïté qu’on a analysée plus haut dans la position de l’auditeur et que reprend ici la question : Qui résiste ? En répondant précipitamment : le moi, la nouvelle orientation de la technique néglige le fait que, de ce moi, Freud « vient de changer le sens, à l’installer en sa nouvelle topique, précisément aux fins d’y bien marquer que la résistance n’est pas le privilège du Moi, mais aussi bien du Ça ou du Surmoi » (p. 334). La résistance atteste plutôt la difficulté que le sujet a à dire ce qu’il a à dire, du fait de l’interposition d’un discours où son moi s’est constitué – ce qui n’est pas du tout la même chose que de dire que c’est ce moi qui résiste. La conclusion de ces remarques, où Lacan redonne un sens (qui redouble en somme la distinction moi-sujet) à l’opposition « analyse de résistance – analyse de matériel », est une critique qui ne va à rien de moins que désigner un contresens dans la pratique en vogue : Par un renversement du juste choix qui détermine quel sujet est accueilli dans la parole, le sujet constituant du symptôme est traité comme constitué, soit, comme on dit, en matériel, cependant que le Moi, tout constitué qu’il soit dans la résistance, devient le sujet auquel l’analyste va désormais en appeler comme à l’instance constituante (p. 334-335). Le pas suivant de ce renversement indu a mené à la confusion de la résistance et de la défense du moi – moi où Anna Freud voyait le sujet du verbe, et auquel Fenichel attribuait sans hésitation la tâche de comprendre le sens des mots. Il en est résulté : a) la conception du traitement comme une attaque, dont le souci majeur, pour ne pas dire comique, sera de savoir si l’on a « assez bien analysé l’agressivité » ; b) une technique qui met tellement l’accent sur l’analyse des défenses qu’on ne voit plus de terme ni même de raison à la recherche de prétendues profondeurs, « si ce qu’elle découvre n’est pas plus vrai que ce qui le recouvre » (p. 336) ; 121

c) une forme de l’interprétation qui relève toujours plus du savoir de l’analyste, dont la communication au sujet « n’agit que comme une suggestion à laquelle le critère de la vérité reste étranger » (p. 337). Que le fait même de cette suggestion soit analysé comme tel n’en fera pas pour autant une interprétation véritable. Une telle analyse dessinerait seulement la relation d’un moi avec un moi. C’est ce qu’on voit dans la formule usitée, que l’analyste doit se faire un allié de la partie saine du moi, si on la complète de la théorie (prônée par Sterba) du dédoublement du moi dans l’analyse. « Si l’on procède ainsi à une série de bipartitions du Moi du sujet en la poussant ad infinitum, il est clair qu’il se réduit, à la limite, au Moi de l’analyste » (p. 338). Dans ce contexte, la question ne peut manquer d’être posée : que doit être le moi de l’analyste ? Ce qui nous ramène là où la lecture des théories postfreudiennes du transfert et du contre-transfert nous avait conduits. L’article « lumineux » de Ferenczi sur l’élasticité du psychanalyste, tout centré sur la question de ce que celui-ci doit vaincre d’abord en lui-même, nous autorise à reformuler avec Lacan ladite question en ces termes : « Quelle est la fin de l’analyse concernant le Moi ? » Concernant le moi indique qu’il s’agit seulement ici de ce qui doit advenir, à la fin de l’analyse, de cette instance qui se forme des mêmes moments que les symptômes ; et non pas de la fin de l’analyse tout court, question à laquelle Lacan pouvait difficilement répondre alors, en l’absence d’une théorie plus élaborée du désir. En raison de cette limitation, la réponse se situe forcément au niveau des principes et n’est à comprendre que comme condition idéale, ce qui ne veut pas dire qu’elle soit sans portée réelle 152. Cela posé, on admettra qu’une réponse serait impossible si l’on méconnaissait l’interférence du moi dans l’action de la psychanalyse. Un examen s’impose donc de ce que l’analyse nous apprend concernant cette action. Soumettons-y l’analyse dite de caractère : elle paraît la plus appropriée puisque Reich l’impose comme fondée sur la découverte « que la personnalité du sujet est structurée comme le symptôme qu’elle ressent comme étranger, c’est-à-dire que, à son instar, elle recèle un sens, celui d’un conflit refoulé » (p. 341). Or, dans son article « L’analyse de caractère », Reich affirme : a) que les structures où il objective les traits de la personnalité ne subissent pas de changements qualitatifs : « un caractère compulsif ne deviendra jamais

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un caractère hystérique, un caractère paranoïde ne deviendra jamais un caractère compulsif ; un tempérament colérique ne changera jamais en tempérament flegmatique, pas plus qu’un tempérament sanguin en mélancolique 153 » ; b) que ces structures ne disparaissent pas mais seulement s’atténuent : « c’est ainsi qu’un homme qui avait un caractère hyper-scrupuleux, compulsionnel, devient un travailleur réaliste et consciencieux ; alors qu’un caractère très compulsionnel, une fois guéri, agira néanmoins avec plus de liberté que l’ex-obsessionnel 154 ». Ces constatations montrent assez que les structures en question, puisqu’elles subsistent sous une forme atténuée après la résolution des tensions qui paraissaient les motiver, n’y jouent qu’un rôle de support qui prend un relief particulier au cours de l’analyse par l’interposition de la fonction imaginaire dans la relation à l’analyste en tant qu’il est un autre moi. Ainsi Reich n’a fait qu’une erreur dans son analyse du caractère : ce qu’il a dénommé « armure » (character armor) et traité comme telle n’est qu’armoirie. Le sujet, après le traitement, garde le poids des armes qu’il tient de la nature, il y a seulement effacé la marque d’un blason (p. 342). Si la confusion s’est avérée possible, c’est faute de voir que la fonction imaginaire, « guide de la vie » chez l’animal, se trouve, chez l’homme, entièrement détournée vers la relation narcissique où le moi se fonde, et donne naissance à une agressivité dont la signification se situe « dans la perspective de l’instinct de mort, introduite par Freud au sommet de sa pensée » (p. 343). L’erreur de Reich s’explique par son refus déclaré de cette signification. Cette explication de l’« erreur de Reich » est d’ailleurs corroborée par la connexion étroite chez lui entre l’analyse du caractère et l’analyse de l’agressivité. Mais elle appelle à son tour une explication de ce que Lacan entend par « instinct de mort » et de sa connexion avec la relation narcissique. Il n’y a pas, en effet, d’autre réalité que cette touche de la mort dont il reçoit la marque à sa naissance, derrière le prestige nouveau que prend chez l’homme la fonction imaginaire (p. 345). La « touche de la mort », c’est la réalité cachée du sujet derrière l’image où il reconnaît son identité eidétique et s’en distingue tout ensemble. A le définir

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par référence à ce registre de l’imaginaire, le sujet in statu nascendi est une réalité mortelle dont le moi est justement la méconnaissance. Dès lors, l’instinct de mort peut se définir comme la souvenance silencieuse de cette réalité-là. Cette interprétation est confirmée par ce que Lacan ajoute précisément sur le tranfert. Selon lui, pour que la relation de transfert pût échapper aux effets reconnus par Balint pour être ceux de l’analyse menée jusqu’à son terme dans la relation d’un moi à un moi... il faudrait que l’analyste eût dépouillé l’image narcissique de son Moi de toutes les formes du désir où elle s’est constituée, pour la réduire à la seule figure qui, sous leurs masques, la soutient : celle du maître absolu, la mort. C’est donc bien là que l’analyse du Moi trouve son terme idéal... (p. 348). Là : dans un voile jeté sur l’assomption de la réalité mortelle, que le mouvement propre à l’analyse ne peut pourtant contourner. Il reste que cette condition imaginaire ne peut être réalisée que dans une ascèse où le savoir objectif sera de plus en plus mis en état de suspension. Car la mort n’est pas un objet dont on peut avoir l’intuition155, et l’analyste pas plus qu’un autre n’en peut rien savoir, sauf qu’il est un être promis à la mort. Dès lors, à supposer qu’il ait réduit tous les prestiges de son moi, le résultat ne sera pas un savoir de la mort, mais seulement ceci, qu’aucun autre savoir, qu’il soit immédiat ou construit, ne peut avoir sa préférence pour qu’il en fasse un pouvoir. « On en vient donc à la question qui suit : que doit savoir, dans l’analyse, l’analyste ? » (P. 349.) La dernière partie des Variantes, où Lacan se propose de traiter cette question, s’intitule : Ce que le psychanalyste doit savoir : ignorer ce qu’il sait. Il saute aux yeux que l’ignorance ici évoquée ne s’obtient qu’au prix d’un autre savoir que celui qui est à oublier. Ce savoir-là, le savoir du psychanalyste, on ne saurait se contenter de le définir comme un « savoirécouter ». Cette réponse reste courte tant que nous ne disons rien de cela même que nous écoutons, et qui constitue aussi le moyen de notre action. Interrogeons donc : qu’est-ce que la parole ? On ne saurait la définir, si on entend par là la subsumer sous un concept, puisque cette subsomption même doit se faire par l’intermédiaire de la parole.

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Va-t-on dire qu’elle est le concept du concept, en ce sens que tout concept est une parole articulée ? Autant dire qu’elle est le sens du sens, puisque donner le sens d’une chose, c’est la subsumer sous un concept. Mais elle ne l’est pas : elle est seulement ce qui donne au sens son support dans le symbole qu’elle incarne par son acte 156. C’est donc un acte, et, comme tel, supposant un sujet. Va-t-on dire que ce sujet suppose, à son tour, un autre sujet ? Bien plutôt est-ce du fond de ce qu’il est supposé être dans l’Autre qu’il surgit : puisque c’est du message de l’Autre qu’il se fonde comme étant l’autre pour devenir le même, comme dans la déclaration d’amitié où je me pose comme autre dans le tu es et où l’ami que je deviens se constitue de la réponse tout à la fois donnée et attendue : tu es mon ami. On sait que Lacan soutiendra ultérieurement qu’aucun sujet n’est supposable par un autre sujet – mais par le signifiant. Cette modification ira de pair avec le tour déductif qu’il donnera à ses thèses à partir d’une nouvelle définition du signifiant. Il demeurera vrai, cependant, que la parole se manifeste comme une communication, non seulement où le sujet, pour attendre de l’Autre qu’il rende vrai son message, va proférer celui-ci sous une forme inversée, mais où ce message transforme le sujet en annonçant qu’il est cela même. Bref, l’être du sujet, comme il apparaît en toute foi donnée, est d’abord dans l’Autre ; et l’on notera que, au niveau de cette analyse, l’Autre est encore envisagé comme un autre sujet parlant et non pas comme un lieu, bien qu’il soit déjà évident qu’il n’est ce sujet que de par son séjour en ce lieu à partir duquel tous s’entendent ou se déchirent. C’est en tant que sujets, et non pas en tant qu’hommes, que nous habitons le langage. On se rappelle ici ce joke : si l’homme habitait le langage, il n’y aurait pas de crise du logement ! La parole apparaît donc d’autant plus vraiment une parole que sa vérité est moins fondée dans ce qu’on appelle l’adéquation à la chose : la vraie parole s’oppose ainsi paradoxalement au discours vrai, leur vérité se distinguant par ceci que la première constitue la reconnaissance par les sujets de leurs êtres en ce qu’ils y sont intér-essés, tandis que la seconde est constituée par la connaissance du réel, en tant qu’il est visé par le sujet dans les objets. Mais chacune des vérités ici distinguées s’altère à croiser l’autre dans sa voie (p. 351). On retrouve ici la distinction entre la parole constituante et le discours constitué, mais référée cette fois à leurs rapports antinomiques à la vérité. La

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vérité de la parole est tellement détachée de toute objectivité sur laquelle le sujet pourrait accommoder son regard pour y discerner un réel que l’« être de l’homme », comme s’exprime encore Lacan, s’en trouve strictement subordonné à la loi de la reconnaissance. Or, c’est justement parce que l’être par lequel le sujet est « intér-essé » est traversé par les avenues de la parole qu’il est ouvert à toute suggestion. La suggestibilité ne repose donc pas, en dernier lieu, sur la racine imaginaire, que Freud mettait à nu dans sa conception de l’amour où l’objet prend la place de l’idéal du moi. La « soif de l’obéissance » est au fond une soif de l’être, inconcevable sans le langage. Mais ce fondement est plus caché parce que, en raison des mirages narcissiques qui dominent la relation du moi à l’autre, le sujet s’attarde et se perd au discours pour convaincre, « mot qui implique la stratégie dans le procès de l’accord » (p. 352). Si donc la condition idéale s’impose, pour l’analyste, que les mirages du narcissisme lui soient devenus transparents, c’est pour qu’il soit perméable à la parole authentique de l’autre dont il s’agit maintenant de comprendre comment il peut la reconnaître à travers son discours (p. 352). Pour ce, revenons sur le croisement des deux vérités. ... le discours vrai [constitué] à dégager dans la parole donnée les données de la promesse, la fait paraître menteuse, puisqu’elle engage l’avenir, qui, comme on dit, n’est à personne, et encore ambiguë, en ce qu’elle outrepasse sans cesse l’être qu’elle concerne, en l’aliénation où se constitue son devenir. Mais la vraie parole constituante, à interroger le discours vrai sur ce qu’il signifie, y trouvera que la signification renvoie toujours à la signification, aucune chose ne pouvant être montrée autrement que par un signe, et dès lors le fera apparaître comme voué à l’erreur (p. 351-352). Ou, du moins, au remaniement incessant de l’après-coup. Tout discours effectivement articulé, ce que Lacan appelle le « discours intermédiaire » est un discours mixte, marqué par la tension qui résulte du croisement de ces deux vérités, dont chacune « accuse » l’autre : d’un côté, le discours même vrai n’est pas à l’abri du soupçon de la mauvaise foi 157, de l’autre côté la parole vraie n’est jamais qu’une présomption au regard de la vérité du discours. Et pourtant le résultat de cette inter-accusation n’est pas

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une neutralisation mutuelle qui enlève toute portée de vérité au discours intermédiaire. Car « même en tant que discours de la tromperie et de l’erreur, [il] n’est pas sans témoigner de l’existence de la parole où se fonde la vérité, en ceci qu’il ne se soutient qu’à se proposer comme tel, et que, même à se donner ouvertement pour le discours du mensonge, il n’en affirme qu’avec plus de force l’existence de cette parole » (p. 353). Ici se pose une question dont on ne saurait exagérer l’importance, car elle concerne le fondement de ce que Lacan appelle l’« autre chaîne », celle où s’atteste l’ek-centricité du sujet : la vérité ne serait-elle donc pas une condition purement formelle, au sens d’un renvoi à la référence, condition sans laquelle aucun sujet ne saurait soutenir la parole, mais qui n’implique pas pour autant l’existence de la parole vraie ? Ce n’est pas parce que le discours du mensonge n’affirme que mieux l’existence de la parole vraie, que celle-ci prendra nécessairement corps. Si l’on souscrit à cette vue, et si l’on refuse d’ajouter foi à la parole sauf à démontrer son adéquation à la chose, tout fondement sera retiré à l’acte psychanalytique, sinon à l’acte tout court. Mais la limitation du sens de la vérité à l’adéquation à la chose conduit à une impasse. Car, comme le geste même de l’index ne saisit rien sans le commentaire de la parole, nous serions alors amenés à chercher le « sens du sens » dans des métalangages qui contourneraient l’infranchissabilité (Untergehenbarkeit) du « mur du langage ». Or, « il n’y a pas de métalangage ». Entendons-nous. Cet aphorisme célèbre ne nie pas l’existence de ce qui s’appelle un « langage au second degré ». Il signifie précisément ceci, que, à moins d’abolir la médiation du signifiant, ou, comme s’exprime Lacan à cette époque, de la « parole », dans la genèse de la signification, il n’y a pas un langage qui soit tel qu’on ne puisse plus s’interroger sur le sens du discours, quel qu’il soit, qui s’y articule ; ce qui oblige à un nouvel appel... au langage. Aussi, quel que soit leur intérêt par ailleurs, les critiques de Michel Arrivé 158, qui ne voit dans cet aphorisme que dénégation, tombent-elles à côté. Y a-t-il, par exemple, un linguiste qui ne s’interroge sur ce que veut dire un Benveniste, ou un Jakobson ? Ou un logicien qui ne s’interroge sur le sens de la définition récursive de Tarski ? Cette définition n’est-elle pas elle-même une législation linguistique 159 ? Les critiques que Lacan adresse au logicial positivism sont, au fond, identiques à ses critiques de l’objectivation, en tant que celle-ci assimile la psychanalyse, comme on le dit dans un volume bavard, à un « discours sur le sujet », comme si le sujet était une unité donnée, alors qu’il s’agit d’une dimension dynamique

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que la psychanalyse suit à la trace : celle où l’analyste doit savoir repérer son véritable allié, son interlocuteur. La recherche du sens du sens, de même que celle du sens caché dont déciderait, en fin de compte, l’interprète, méconnaît ce que le non-sens peut avoir de fort significatif concernant le sujet. Elle implique en outre une régression à l’infini aussi fallacieuse au regard de la psychanalyse que l’affirmation de l’infinité du désir. Car en quoi consiste l’expérience psychanalytique, sinon à constater que la vérité est sur une autre chaîne ? Sans même parler des autres segments dont se compose le « matériel », elle s’indique déjà dans les omissions et les discordances du discours. Même mensonger, le discours n’affirme que mieux l’existence ou plutôt l’in-sistance de la « vraie parole », dans ses lacunes et ses contradictions mêmes. L’« autre chaîne » repose, en dernier lieu, sur ce fait que l’ensemble des signifiants est un ensemble fermé, en ce sens que même l’effacement d’un signifiant produit encore un signifiant. Si, pour Hegel, il y a ruse de la raison chaque fois qu’une fin supérieure se réalise par des moyens apparemment inférieurs, qui ressortissent aux seules lois du mécanisme universel, pour Lacan la ruse serait dans le dédoublement nécessaire de la chaîne signifiante, où se démontre que les lois du signifiant l’emportent sur toute finalité intentionnelle. Or, la parole qui constitue le sujet en sa vérité lui est cependant à jamais interdite, « et interdite en ceci que le discours intermédiaire la voue à la méconnaître ». « C’est [donc] dans la mesure où l’analyste fait se taire en lui le discours intermédiaire pour s’ouvrir à la chaîne des vraies paroles, qu’il peut y placer son interprétation révélante » (p. 353). Si telle interprétation, par laquelle Freud rapporte aux paroles du père de l’homme aux rats un conseil maternel qui mettait le calcul au principe du choix de l’épouse, se justifie à un niveau de vérité plus profond que celui de l’exactitude des faits, cette vérité « ne se situe en rien d’autre qu’en ce qu’on appelle ici “la chaîne des paroles qui, pour se faire entendre dans la névrose comme dans le destin du sujet, s’étend beaucoup plus loin que son individu : c’est à savoir qu’un manque de foi pareil a présidé au mariage de son père, et que cette ambiguïté recouvre elle-même un abus de confiance en matière d’argent qui, en faisant exclure son père de l’armée, l’a déterminé au mariage » (p. 354). Certes, « cette chaîne n’est pas toute la structure de la névrose obsessionnelle, mais (...) elle s’y croise, dans le texte du mythe individuel du

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névrosé, avec la trame de fantasmes où se conjoignent, en un couple d’images narcissiques, l’ombre de son père mort et l’idéal de la dame de ses pensées » (p. 354). La vertu de cet exemple, aux yeux de Lacan, réside justement en ce qu’il nous permet enfin de formuler la condition sans laquelle on ne saurait répondre à la question posée de ce que doit savoir l’analyste. Cette condition, c’est « le contraste entre les objets proposés à l’analyste par son expérience et la discipline nécessaire à sa formation » (p. 355). Pour exprimer ce contraste sur le plan de la praxis analytique, c’est le contraste entre « l’exigence d’une succession régulière des plans de la régression imaginaire, dont l’analyse des résistances a posé le principe » (p. 355), et dont Alexander nous a donné ci-dessus l’exemple, et la pratique authentique d’un Theodore Reik (Listening With the Third Ear) qui écarte cette exigence, non sans rappeler par cent exemples vivants la voie propre à une interprétation véritable. Bref, il s’agit du contraste entre le déjà-su des effets de capture de l’imaginaire, à propos desquels l’expérience analytique nous a permis, il est vrai, d’accumuler un savoir d’une richesse inégalée, et l’affirmation où Freud montre la voie de la formation de l’analyste, celle selon laquelle la science analytique doit être remise en question dans l’analyse de chaque cas (cf. « L’homme aux loups »). La psychanalyse étant une pratique subordonnée par destination au plus imprévu chez le sujet, le « savoir » de l’analyste ne peut être que le symptôme de son ignorance. Si le savoir médical fait le médecin, on n’est analyste qu’à la condition de savoir oublier ce que l’on sait. Et nul ne saurait y parvenir s’il n’est familier des disciplines qui relèvent du « savoir textuel ». C’est à cette condition que l’analyste peut « porter la parole », c’est-à-dire accueillir la « chaîne des paroles », et y répondre par une parole où il se fonde en même temps que celui qui s’adresse à lui ; une parole qui, tel le mot d’esprit, unit en sa vérité les deux sujets. La formule « rallongée » de Lacan, selon laquelle le style est l’homme « à qui l’on s’adresse », est la définition même de l’interprétation analytique. Jusqu’à présent, Lacan était avant tout soucieux de souligner la condition de l’authenticité de l’expérience analytique. Cette condition réside dans l’affirmation de l’identité, déjà reconnue par Hegel, de l’universel et du particulier. A ceci près, qui fait toute la différence, que la psychanalyse montre

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que « cette identité se réalise comme disjoignante du sujet et sans appeler à demain » (p. 292). Or, c’est aussi un fait de l’expérience analytique, que la parole vraie « à jamais interdite au sujet » signifie toujours des désirs dont le caractère fantasmatique est indéniable. Dès lors, en affirmant l’identité de l’universel et du particulier, et en excluant toute prétention à saisir la vérité grâce à une connaissance du développement et du registre de l’imaginaire qu’on s’évertue à en déduire, la doctrine lacanienne du transfert devait, sous peine de se limiter à une critique négative, jeter un nouvel éclairage sur l’imaginaire propre au désir et son articulation avec le symbolique. Éclairage qui devait passer par l’approfondissement des effets du nom du père chez l’être humain.

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III. La Verneinung. Le Symbolique, l’Imaginaire et l’image non spéculaire du phallus Les premiers pas, dans cette direction, s’annoncent dans l’Introduction au commentaire de Jean Hyppolite. Lacan y revient sur les difficultés qui marquent le rapport du sujet à la vérité, et dont la plus commune... est celle que Freud a démontrée dans le refoulement, à savoir cette sorte de discordance entre le signifié et le signifiant, que détermine toute censure d’origine sociale. La vérité peut toujours, dans ce cas, être communiquée entre les lignes. C’est-à-dire que celui qui veut la faire entendre peut toujours recourir à la technique qu’indique l’identité de la vérité aux symboles qui la révèlent, à savoir arriver à ses fins en introduisant délibérément, dans un texte, des discordances qui répondent cryptographiquement à celles qu’impose la censure (p. 372). Le rapprochement qui peut se présenter ici à l’esprit entre la censure d’origine sociale et celle avec laquelle doit compter parfois l’écrivain ne doit pas nous faire oublier une différence d’effets. Car l’écrivain sait ce qu’il veut faire entendre. Alors que la dépendance du sujet par rapport à l’Autre auquel il emprunte jusqu’aux éléments avec lesquels il articule sa parole est telle que la censure qui se véhicule sous la morale sociale, partout et toujours centrée autour des égards dus à l’image du semblable, non seulement détermine l’effacement de ce dont il s’agit, mais encore détermine et perpétue, de génération en génération, l’effacement du sujet lui-même comme sujet sachant ce dont il s’agit. Elle dicte non seulement la dénégation qui laisse passer l’énoncé tout en l’affectant du symbole de la négation, mais encore le refoulement, qui vise le procès même de l’énonciation. De sorte que, à le considérer sous l’angle de son rapport au refoulé, on peut dire que le sujet marqué par le refoulement est un sujet disparu avant même qu’il ne se sache. La complicité dans le travail de refoulement, que le mot d’esprit défait à l’occasion, est impliquée dans tout lien social. Aussi peut-on répéter, avec Jacques Lacan, qu’au commencement était le verbe, mais ce verbe au commencement n’est celui d’aucun sujet.

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Nous touchons là précisément à la raison pour laquelle c’est à mesure que le sujet arrive à la limite de ce que le moment permet à son discours d’effectuer comme proximité de la signification ou de la parole où se convertirait son symptôme, que l’imaginaire se mobilise et « que se produit le phénomène où Freud nous montre le point d’articulation de la résistance à la dialectique analytique. Car ce moment et cette limite s’équilibrent dans l’émergence, hors du discours du sujet, du trait qui peut le plus particulièrement s’adresser à vous dans ce qu’il est en train de dire ». La présence de l’auditeur, pour un instant délivrée à l’extrême des voiles qui la recouvrent et l’éludent dans le discours commun, en tant qu’il se constitue comme discours de l’on précisément à cette fin, « se marque dans le discours par une scansion suspensive souvent connotée par un moment d’angoisse, comme je vous l’ai déjà montré dans un exemple de mon expérience » (p. 373). Lacan ne reproduit pas cet exemple, mais en voici un autre : une analysante commence sa séance en exprimant son étonnement et sa plainte de la facilité avec laquelle elle se laisse « dévorer » par les autres. C’est, peut-on dire, son symptôme du jour. Puis elle décrit longuement l’effort qu’il lui a fallu faire pour fixer le prix d’un service qu’on lui avait demandé ; pourtant ce prix ne dépassait pas le montant habituel de ses honoraires. Un silence succède, non dénué d’angoisse. Or, une crainte s’était déjà fait entendre dans la métaphore de la dévoration comme raison de ce qui lui a coûté un « effort » : la crainte, disons, d’en demander trop. Mais à quoi bon le lui dire, si le silence lui-même n’est pas intégré comme limite de son discours ? Je demandai donc si elle avait une idée des raisons de ce silence ; la réponse fut, avec une pointe d’ironie : « Je pensais à votre silence à vous, qui m’a paru analogue au mien. » L’analyste peut certes, ici, si le moment est « stratégiquement » opportun, rappeler à l’attention du sujet la succession des thèmes qui l’ont conduit au silence. Mais ce serait assurément une erreur que de réduire ce silence à une résistance à l’aveu de la pulsion orale, résistance dont l’agent serait le moi. Ce qui est autrement plus intéressant, c’est de nous apercevoir que, si nous avons affaire ici à l’ego du sujet, c’est que nous-mêmes sommes à ce moment le support de son alter ego, ou, comme on dit, son « écran projectif » 160. Bref, le phénomène ici en question... montre une des formes les plus pures où le moi puisse manifester sa fonction dans la dynamique de l’analyse. C’est en quoi il fait bien saisir que le moi, tel

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qu’il opère dans l’expérience analytique, n’a rien à faire avec l’unité supposée de la réalité du sujet que la psychologie dite générale abstrait comme instituée dans ses « fonctions synthétiques ». Le moi dont nous parlons est absolument impossible à distinguer des captations imaginaires qui la constituent de pied en cap, dans sa genèse comme dans son statut, dans sa fonction comme dans son actualité, par un autre et pour un autre (p. 374). On peut dire que, jusqu’à présent, Lacan se contente de reprendre la notion de résistance telle que Freud la présente dans le dernier chapitre des Études sur l’hystérie, et que nous avons déjà commentée (ci-dessus, p. 59) : celle selon laquelle la résistance s’accroît, à mesure que progressent les lignes longitudinales des discours, sous la forme d’une mise en travers du moi. Mais il apporte, dans cette reprise, une vue plus nette de ce qu’on peut appeler la duplicité foncière du moi, ou encore son « ambivalence », au sens strict du terme ; vue qui n’est d’ailleurs pas démentie, loin de là, par la remarque faite par Freud dans la Dynamique du transfert, selon laquelle le moment maximal de la résistance, celui qui se traduit par l’interruption du cours de la pensée, est aussi celui où la pensée bascule vers la présence de l’analyste 161. En outre, Lacan tire de ces considérations une nouvelle définition de la fonction du moi, comme méconnaissance. Or, avec cette définition, nous approchons une source des difficultés qui marquent toute révélation de la vérité, et qui n’est plus cette fois le refoulement : source que Lacan dégage en s’arrêtant sur le premier exemple de la Psychopathologie de la vie quotidienne, celui de l’oubli du nom de Signorelli. On sait que, au cours de la conversation qu’il poursuivait avec son compagnon de voyage, Freud a censuré ses réflexions concernant la mort et la sexualité, sans soupçonner que, en ménageant son interlocuteur, il ménageait, en fait, ses propres refoulements. « Mais peut-on se contenter de parler ici de refoulement ? » (P. 379.) La réponse de Lacan consiste à souligner ceci : d’un côté, la négativité dans le discours nous renvoie à la question de savoir ce que cette négativité doit à la réalité de la mort comme « maître absolu », c’est-à-dire indifférent aux différences ; de l’autre, la dimension imaginaire où se repère le moi s’avère ici « une dimension seconde non pas refoulée, mais leurrante par nécessité ». D’où cette nouvelle difficulté dans le rapport à la vérité, dont on prend la mesure si l’on se rappelle que la dimension imaginaire est celle même « d’où

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surgit » en même temps que « le non-être, la définition de la réalité » (p. 380). La conjonction, pour ne pas dire la soudure, de l’imaginaire et du symbolique dans la constitution de la réalité du monde humain est ici on ne peut mieux indiquée, sinon révélée dans ses racines. Par là, nous voyons « déjà sauter le ciment dont la soi-disant nouvelle technique de l’analyse des défenses bouche ordinairement ses fissures, à savoir un recours, dépourvu de toute critique, à la relation au réel » (p. 380). Or, rien ne pouvait mieux démontrer que cette critique-là était « absolument consubstantielle à la pensée de Freud » que l’étude de son écrit sur la Verneinung, dont Lacan a confié le commentaire à Jean Hyppolite. On peut difficilement contester que, dans cet écrit, Freud subordonne la constitution de la réalité à des positions subjectives, telles que le refoulement et la dénégation (lesquelles supposent une « affirmation primaire »), ou encore la « forclusion primaire » (comme défaut de cette affirmation même). Mais ce qui nous intéresse tout particulièrement, car nous y amorçons un point central dans la théorie lacanienne du désir, c’est la façon dont Lacan prend appui sur cet écrit pour mettre en avant, dans sa Réponse au commentaire de Jean Hyppolite, la notion d’un réel – ici, celui de l’hallucination – que je qualifierai de subjectif ; réel où fait retour ce qui fait défaut dans le symbolique, en tant que le symbolique est la catégorie sous laquelle Lacan subsume la castration. Cette subsomption est une innovation décisive dans la théorie psychanalytique. L’affinité entre les deux thèmes, mort et castration, réside en ceci : de même que l’assomption de la réalité mortelle passe par l’image du corps propre où cette réalité s’indique et se voile tout ensemble, de même l’assomption par le sujet de son propre sexe passe par ce qui, au regard de son adéquation à la jouissance copulatoire, sinon à la copule, apparaît sur cette image comme manque chez la fille et comme insuffisance chez le garçon. Supposons a contrario un sujet qui ne trouve dans l’Autre, ou dans ceux qui occupent pour lui cette place, aucune symbolisation de la mort : un sujet qui a affaire, par exemple, à des parents qui ne mettent aucunement en doute l’immortalité que les œuvres assurent. Il n’est pas exclu qu’un tel sujet trouve dans le suicide le seul acte où il peut encore se signifier en tant que sujet 162. Ce qui n’est pas venu au jour du symbolique (dans l’Autre) fait retour (pour le sujet) dans le réel. On reconnaît là, à quelques précisions près, le « verdict » où Lacan trouve le secret de l’hallucination de l’homme aux loups : « La castration ici

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retranchée par le sujet des limites mêmes du possible, mais aussi bien, par là, soustraite aux possibilités de la parole, va apparaître dans le réel, erratiquement, c’est-à-dire dans des relations de résistance sous transfert – nous dirions (...) comme une ponctuation sans texte » (p. 388). On sait que, pour n’avoir laissé indifférent aucun analyste qui lit Lacan163, ce texte a fait date. Précisons donc que le terme de « castration » ne désigne pas ici la cassure de l’image spéculaire pointée à l’instant où se révèle aux yeux du sujet ce qui n’est en fait qu’un obstacle qu’on peut dire naturel. Face à cette image, le sujet ne peut qu’en subir les effets, tour à tour exaltants et décourageants, au-delà de toute mesure : est-il ou n’est-il pas le phallus ? « Castration » renvoie plutôt à une référence dont le défaut éventuel dans l’Autre maternel aurait pour conséquence que la « touche de la castration » ne serait jamais assumée par le sujet, faute de tout point où puisse s’arrimer le manque ou la cassure qui marque de son sceau, telle une blessure, l’image du corps propre et ce à un moment décisif de la relation du sujet à l’Autre, hors de l’amour duquel il ne saurait vivre ni même s’accepter comme vivant. Pour autant qu’elle fait que le sujet se déprend de sa dépendance questionnante au regard du désir de l’Autre, et d’« assujet » devient sujet, cette référence à ce qui limite pour le sujet son aspiration à se suffire de l’Autre, mérite qu’on la rapproche, à l’instar de Lacan, de l’affirmation primaire dont le défaut se traduit, selon Freud, par le négativisme si caractéristique du psychotique. Lacan l’épingle dans le nom du père : elle réside non pas dans les emplois du mot « père », emplois le plus souvent désastreux, et particulièrement lorsque le personnage qui est désigné par ce mot est proposé comme un idéal au narcissisme de l’enfant ; bien plutôt, elle réside en une efficience significative du nom du père en tant qu’il symbolise l’interdiction de jouir de la mère : efficience qui seule permet à celui qui porte ce nom de père de se détacher de la symétrie de la relation entre frères, et qui permet au sujet, du même coup, de se déprendre de l’emprise de l’image du semblable et des relations moïques qu’elle induit. Par là, elle transforme l’insuffisance imaginaire en un manque symbolique – dont l’objet demeure cependant un objet imaginaire, mais jamais réductible à l’image du corps propre, et, en ce sens, non spéculaire. C’est là l’arrimage que Lacan décrit sous le terme de « métaphore paternelle ». Certes, cette opération inclut un refus de la jouissance, mais c’est seulement à partir de ce refus que peut se fonder la promesse. Cas par excellence où l’on peut dire, avec Lacan, que l’exception ne confirme pas la règle, mais la fonde. Ainsi la phase phallique est-elle, pour la première fois, centrée non pas

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autour d’un objet réel, le pénis dont l’investissement narcissique, chez le garçon, se heurte à la crainte qu’on ne le lui coupe, et qui suscite, chez la fille, on ne sait pourquoi, l’envie ; mais autour d’un objet imaginaire, comme tous les autres objets des désirs inconscients, et dont l’essence est manque. Il relève de l’imaginaire, mais d’un imaginaire non spéculaire, non réductible à l’image du corps propre, tout en s’y indiquant. Plus le sujet s’identifie au phallus qu’il veut être, plus s’aggrave chez lui le sentiment de castration : plus le phallus s’affirme comme – ϕ. Il reste que, même là où l’affirmation primaire ne fait pas défaut, « elle ne peut plus être renouvelée sinon à travers les formes voilées de la parole inconsciente, car c’est seulement par la négation que le discours humain permet d’y revenir » (p. 388). En effet, la négation constitue et le détour nécessaire pour que le leurre sur la réalité mortelle se dénonce et un temps incontournable qui conditionne, dans l’analyse, la découverte de l’origine du désir sexuel : dans une efficience opérante comme savoir avant d’être su164. C’est de ce mouvement, et de ses implications concernant la structure de la subjectivité dans l’analyse, qu’il s’agit dans la Chose freudienne. Écrit où la « nouveauté » concernant la phase phallique en entraîne une autre, qui concerne cette fois la fin de l’analyse – ou, selon Freud, son impasse. Qui la concerne éthiquement.

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IV. La Chose freudienne : la responsabilité au regard du manque Comprendre ce qu’est l’objet phallique nous aura préparés à concevoir une chose qui serait d’un autre ordre que celui du perceptum, voire du spéculaire. De quel ordre alors ? S’appuyant sur le fait que ce qui nous permet de déterminer cette chose, ce sont des signifiants, qui, toujours, nous surprennent, Lacan répond : de l’ordre du langage. Or, dans ces signifiants s’indique l’insistance répétitive de désirs plus ou moins régressifs en leur relation aux objets dits prégénitaux165 : insistance où se marque que « le désir de la reconnaissance domine dans ces déterminations [symptômes, rêves et autres formations de l’inconscient] le désir qui est à reconnaître, en le conservant comme tel jusqu’à ce qu’il soit reconnu » (p. 431). Dès lors, nous devrons définir le je qui, d’après Freud, doit venir là où c’était, non pas simplement comme un shifter, mais comme le « légataire de la vérité reconnue », ou le bénéficiaire des significations que la sémantique psychanalytique met au jour. C’est-à-dire tout autre chose que le moi. D’où les critiques acerbes que Lacan adresse aux traductions courantes (en anglais : Where the id was, there the ego shall be ; en français : Le moi doit déloger le ça) de l’adage freudien : Wo es war, soll Ich werden. Adage que Lacan, lui, rend en ces termes : « Là où c’était, peut-on dire, là où s’était, voudrions-nous faire qu’on entendît, c’est mon devoir que je vienne à être » (p. 417-418). Jusqu’à présent, Lacan parlait d’un « sujet de l’inconscient », c’est-à-dire d’un sujet qui ne pense pas qu’il pense, d’un sujet « acéphale ». Il peut préciser maintenant : c’est la possibilité même, ou mieux le devoir, que le je vienne là où s’était, qui nous fonde, en quelque sorte rétroactivement, à poser l’eksistance de ce sujet là où il était : sous les signifiants de la chose. A partir de cette distinction maximale entre le moi et le sujet, la structure de l’expérience freudienne va se dégager sur le « schéma L » : ce qu’il y a dans la situation analytique, ce sont deux sujets, « mais deux sujets pourvus chacun de deux objets qui sont le moi et l’autre, cet autre ayant l’indice d’un petit a initial (...) leur réunion dans la paire des sujets S et A ne compte en tout que quatre termes, pour la raison que la relation d’exclusion qui joue entre a et a’ réduit les deux couples ainsi notés à un seul dans la confrontation des sujets » (p. 429-430) : puisque c’est le moi lui-même qui est marqué d’une duplicité

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foncière (sur laquelle nous avons insisté ci-dessus, p. 163). Au plan de la technique, ce schéma ne fait que reproduire la distinction freudienne à laquelle nous nous sommes référés plus d’une fois, entre les lignes longitudinales du discours et les lignes de la résistance qui les croisent à mesure que ce discours approche le « noyau pathogène ». Il y a plus. Un regard sur le schéma (p. 458) permet d’apercevoir que, répondre au transfert, ce n’est pas intervenir en tant que le sujet parle de nous, mais en tant qu’il s’adresse à nous. Un analyste qui se précipite pour retrouver les lieux de son travail dans une image onirique de pénitencier, par exemple, sans se soucier de repérer le signifiant que cette métaphore remplace, partage avec le sujet une même passion imaginaire, le même intérêt d’où viennent au moi les significations qui détournent son discours de ce qu’il a élidé. Toute interprétation redevient une suggestion dès lors que l’analyste ne se laisse pas guider par les signifiants de l’x qui s’adresse à lui. Nous avons déjà remarqué que c’est de ces signifiants-là que l’analyste tire sa certitude, laquelle est, dès lors, partageable. Aussi Lacan définit-il la raison selon Freud par « l’instance de la lettre dans l’inconscient ». Nous revenons ainsi à l’affirmation essentielle qui parcourt jusque-là toute l’œuvre de Lacan : l’identité de l’universel et du particulier, en tant que la psychanalyse montre que cette identité se réalise comme disjoignante du sujet. Nous voyons maintenant où gît le ressort de cette identité : en ce qu’il n’y a pas trente-six façons, mais une seule, pour la constitution de la subjectivité. Le sujet se constitue, divisé, comme l’effet d’un savoir qui opère avant d’être su. Davantage : parce que ce savoir a à advenir, le sujet de l’inconscient, celui au niveau duquel vaut l’affirmation de l’identité du désir et de la loi, est constitué comme responsable : de la chose ou du manque, peut-on ajouter. Adequatio rei et intellectus : l’énigme homonymique que nous pouvons faire jaillir du génitif rei, qui sans même changer d’accent peut être celui du mot reus, lequel veut dire partie en cause dans un procès, particulièrement l’accusé, et, métaphoriquement, celui qui est en dette de quelque chose, nous surprend à donner à la fin sa formule à l’adéquation singulière dont nous posions la question pour notre intellect et qui trouve sa réponse dans la dette symbolique dont le sujet est responsable comme sujet de la parole (p. 434). D’où il appert – en a-t-on bien mesuré la révolution ? – que c’est du même Sollen, et non pas du même inconscient, comme le disaient certains, que

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procèdent analyste et analysant : l’un en interprétant, et l’autre en appelant cette interprétation dans le transfert.

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V. La Direction de la cure : théorie du désir et fin de l’analyse La première affirmation de la Chose freudienne – que l’ordre de la chose est celui du langage – marque un tournant dans les élaborations de Lacan. Jusque-là, sa conceptualisation était restée aussi proche que possible des données de l’expérience analytique ; désormais, elle va s’avancer sur le terrain de la métapsychologie : pour une théorie générale du désir. Dire que le rapport du sujet à la réalité est médiatisé par son rapport à un discours qui l’enveloppe, qui marque sa place dans la communauté comme être légal et comme chaînon dans une lignée, et où se dessinent les lignes de force de son destin, cela revient, en un sens, à souligner l’importance déterminante de l’histoire ou de la diachronie dans toute existence humaine. Mais l’analyse montre aussi qu’il n’y a pas de formation de l’inconscient qui ne repose sur un jeu dont les pièces, phonèmes ou sémantèmes, sont à considérer comme faisant partie d’un ensemble synchronique. Le sujet est donc pris non seulement dans un discours universel dont les significations accumulées l’étouffent à l’occasion, mais aussi dans un ordre de langage dont les lois commandent les voies du premier. Aussi Lacan parle-t-il de la « prise du sujet dans la chaîne signifiante » – soulignant par là l’autonomie des éléments dont se compose cette chaîne, au regard de la signification qu’elle détermine. C’est à partir de cette « prise » qu’il va progressivement déduire le désir ; ce qui entraînera des conséquences qui nous permettront finalement de résoudre l’aporie : comment sortir du transfert, si c’est le transfert qui conditionne l’efficacité de l’interprétation ? L’effet le plus radical de la prise du sujet dans la chaîne signifiante, c’est de confronter ledit sujet à la question de ce qu’il est. Car, prédicat universel de tout ce que le langage enserre, l’être est, en somme, la seule signification du langage comme tel. Que le sujet de l’inconscient soit pris dans cette question de son être, c’est ce qu’attestent une Ella Sharpe 166 aussi bien qu’un Winnicott 167. Et ce qui est difficile à contester, c’est cette remarque de Lacan (dans la Direction de la cure et les Principes de son pouvoir) que la dialectique des objets fantasmatiques, telle que promue dans la pratique de Melanie Klein, tend effectivement à se traduire dans la théorie en termes d’identification.

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Car ces objets partiels ou non, mais assurément signifiants, le sein, l’excrément, le phallus, le sujet les gagne ou les perd sans doute, en est détruit ou les préserve, mais surtout il est ces objets, selon la place où ils fonctionnent dans son fantasme fondamental (p. 614). Les analystes ont tôt reconnu là les identifications aux objets partiels. Lacan ramène ce mode d’identification, cette première qualification matérielle de l’être, à ce trait de structure : pris dès le départ dans les chaînes langagières de la demande, le sujet fait non seulement l’expérience soulignée par Freud de son impuissance originelle, mais aussi celle de son manque à être. Il la fait sous la forme d’un questionnement à l’Autre : Che vuoi ? Que veux-tu que je sois ? Ce questionnement est un fait accessible à l’observation. C’est faute de l’articuler que les analystes ne parvenaient pas à formuler – on le verra – une théorie satisfaisante du fantasme : renvoyés qu’ils étaient non pas au langage mais au développement biologique. Il est à peine moins indubitable que c’est grâce au signifiant un, opérant dans la question à l’Autre avant d’être discerné, que la vie du sujet devient une vie. Issu de la prise du sujet dans la chaîne signifiante, le mode d’identification – la « pathologie » (au sens kantien) – que nous venons d’évoquer constitue donc un résultat universel. Ce qui nous amène, à moins de penser qu’il est fait d’une autre argile, à poser la question de savoir comment l’analyste pourrait être « sauvé » de cette pathologie. La question de l’être de l’analyste n’était pas nouvelle. On a vu qu’elle était au centre des préoccupations de Ferenczi. Ce qui est nouveau dans la question de Lacan, c’est qu’on ne peut plus se contenter d’y répondre en disant que l’analyste est analyste pour avoir fait une didactique « réussie ». Car en quoi serait-elle réussie, si elle ne le déprenait pas de cette pathologie ? Que, par contre, on pose la question : comment agir avec son être ? (p. 612), et la réponse pourra se dégager de l’examen des effets du signifiant dans la structuration de la subjectivité, tels que l’expérience psychanalytique les met en lumière. Et, les effets du signifiant, cela veut dire ceux qui résultent de la première forme de son articulation, soit de la demande : renvoyant, nous l’avons dit, le sujet à son manque à être. Un effet immédiatement constatable de la prise dans le signifiant est que la demande que le sujet adresse à l’analyste (de le guérir, de le révéler à luimême, de lui faire connaître l’analyse, de le faire qualifier comme analyste) se

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dédouble d’une demande intransitive qui n’emporte aucun objet : « Il me demande... » Le blanc indique, d’une part, qu’aucun objet ne saurait venir à la place du complément direct, et, d’autre part, que le fait d’être une demande de rien n’annule pas cette demande, mais, au contraire, la maintient : comme demande de rien, précisément. Cette conclusion s’appuie sur ce qu’analysant et analyste admettent, à savoir que « je frustre le parleur » : car, enfin, si je le frustre, c’est qu’il me demande quelque chose ; comme sur le fait non moins négligeable que cette frustration s’aggrave chaque fois qu’on croit y satisfaire par le don de l’objet allégué dans la demande : ce quelque chose ne se laissant pas articuler. La même conclusion « explique le transfert primaire 168 et l’amour où parfois il se déclare ». Car, si, l’amour, c’est « donner ce qu’on n’a pas » (ce qu’on admettra aisément, pourvu qu’on ne confonde pas l’objet du don avec le manque dont il témoigne et qui constitue, lui, le don comme tel), le sujet peut bien attendre ce rien (et c’est l’amour déjà)... puisque l’analyste n’a rien d’autre à lui donner. Aussi est-il essentiel, pour l’analyse du transfert, que, même ce rien, il ne le lui donne pas. Ce pourquoi il se fait payer « et largement de préférence », pour bien montrer le peu de prix qu’il attache à ce rien. « Ainsi l’analyste est-il celui qui supporte la demande, non pas comme on le dit pour frustrer le sujet, mais pour que reparaissent les signifiants où sa frustration est retenue » (p. 618) ; ceux du rien qui lui est, par l’analyste, refusé, alors même que certains objets répondant à sa demande sont accordés. L’idée ici est celle-ci : une structure a été repérée rien qu’en cernant au plus près la phénoménologie de l’expérience psychanalytique. S’agissant de structure, rien n’empêche de postuler qu’il en avait été de même de la première demande. « C’est dans la plus ancienne demande », demande vide, ou, ce qui revient au même, demande d’amour, que s’est produite l’« identification primaire, celle qui s’opère de la toute-puissance maternelle, à savoir celle qui, non seulement suspend à l’appareil signifiant la satisfaction des besoins, mais qui les morcelle, les filtre, les modèle aux défilés de la structure du signifiant » (p. 618). Une double mutation, par rapport à l’être de besoin, a alors eu lieu : qui correspond, d’une part, à l’image maternelle en tant qu’elle surgit comme totalité ou comme contenant, et, d’autre part, à la structure morcelante du signifiant. D’un côté, avec l’identification primaire à l’image totalisante, le

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sujet a reçu, dans l’inconscient, c’est-à-dire d’une façon qu’il ne saurait cerner puisqu’il s’agit d’une opération dont le moi est l’effet, ces premières marques idéales que Melanie Klein fait intervenir dès les premiers mois de la vie ; d’un autre côté, les tendances du sujet se constituent comme refoulées, de par la substitution des signifiants de l’Autre (par exemple, le sein) aux besoins : désirs captifs des signifiants, au-delà, voire au mépris, des choses. Que le désir – tel que nous le voyons ici surgir – soit articulé dans l’inconscient, dans les signifiants des demandes les plus primitives, c’est ce qu’atteste le vocabulaire même des analystes, lorsqu’ils parlent, par exemple, d’un désir « oral », « anal » ou « phallique ». Seulement, les analystes assimilent ce désir à une demande qui se spécifie seulement d’être « régressive ». Or, la conclusion à laquelle nous avons abouti concernant l’objet en jeu dans la phase phallique 169 nous conduit à poser la question de savoir si l’objet du désir est du même ordre que celui de la demande, bien qu’il soit apparemment le même. C’est pour répondre à cette question que Lacan en pose une autre : « Faut-il prendre le désir à la lettre ? » (P. 620.) Afin de mieux suivre les développements de Lacan en réponse à cette question, rappelons que nous avons repéré ce qu’on peut appeler la place du désir grâce à la remarque, qu’on peut dire phénoménologique, selon laquelle le silence de l’analyste frustre le sujet d’un objet x, si radicalement différent de l’objet qu’il articule dans sa demande que la réponse à cette dernière aggrave le plus souvent la frustration. Ce qui va suivre vise à montrer que cet objet inarticulable (ce « rien ») est néanmoins articulé dans l’inconscient, d’où il se signifie sur la seconde chaîne dont il a été question (ci-dessus, p. 156157). La lecture de la Traumdeutung, remarque Lacan, nous montre que le vœu, Wunsch, ne constitue un désir, au sens freudien du terme, que dans la mesure où il s’articule en un discours rusé que le sujet conscient ressent comme le discours de l’Autre en lui, et dont la signifiance s’adresse effectivement à l’Autre : au tiers auditeur. Il faut donc répondre que « oui », le désir doit être pris à la lettre, et Lacan n’a pas de peine à montrer que l’automatisme des lois qui gouvernent la construction de toute chaîne signifiante (la combinaison comme axe de la métonymie et la substitution comme axe de la métaphore) se retrouve dans les mécanismes où se signifie le vœu d’un rêve (où se trahit le désir en tant que tel), comme celui du « saumon fumé ». On se rappelle qu’il s’agit d’une patiente de Freud, une hystérique, dont les

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besoins étaient satisfaits, sans exclure ses besoins sexuels, mais qui tenait néanmoins à être en manque, ou à avoir un manque qui, dans ces conditions, se présentait bien comme un manque à être. Pour ce faire, elle s’était créé un désir de caviar tout en se gardant de le laisser satisfaire par son mari, dont elle était par ailleurs très éprise, et qu’elle aimait taquiner. En tant qu’il renvoie dans le discours du sujet à une signification autre, autorisant Freud à l’épingler comme désir d’un désir insatisfait, le désir du caviar est bien la métonymie d’un manque à être. Reste à savoir ce que ce désir veut dire dans l’inconscient. Question inséparable d’une autre : « A qui le rêve découvre-t-il son sens avant que ne vienne l’analyste ? » (P. 623.) « Ce sens, écrit Lacan, préexiste à sa lecture comme à la science de son déchiffrement » (p. 623). Pour être plus précis, le rêve est toujours rapporté dans l’analyse comme un énoncé marqué du signe du non-sens, du peu de sens ou de l’énigme ; laquelle marque suppose bien le sens mais ne prouve pas sa préexistence ; et c’est cette supposition qui, en toute rigueur, le propose à la lecture comme à la science de son déchiffrement. Or, l’une et l’autre démontrent que le rêve est fait pour la reconnaissance, et l’on doit ajouter : du désir – puisque c’est toujours un désir qui vient au jour de l’interprétation. Dit autrement : l’élaboration du rêve est nourrie par le désir, et, une fois encore, on doit évidemment ajouter : de reconnaissance. Cependant, il y aurait là un paradoxe insoutenable, « car enfin, ce n’est pas en dormant qu’on se fait reconnaître. Et le rêve, nous dit Freud, sans paraître y voir la moindre contradiction, sert avant tout le désir de dormir. Il est repli narcissique de la libido et désinvestissement de la réalité » (p. 624). Lacan ne lève pas explicitement ce paradoxe ; mais il en indique la solution dans le paragraphe qui suit : « Au reste, il est d’expérience que, si mon rêve vient à rejoindre ma demande (non la réalité, comme on dit improprement, qui peut préserver mon sommeil), ou ce qui se montre ici lui être équivalent, la demande de l’autre, je m’éveille. » Autrement dit, le désir ne se maintient que par le mi-dire qui le distingue de la demande. Voici un exemple de cette expérience : « J’ai rêvé que je parlais à une femme, mais elle a cassé [sic] mon discours, me demandant d’aller dans la chambre à côté. Je me suis réveillé. » Ce rêve ressortit apparemment, dans son premier temps, à un « fantasme de séduction », si l’on entend par ce terme le point où le sujet jouit de s’imaginer que l’Autre jouit de lui. La suite nous montre que, là où il jouit sur ce mode, le

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sujet recule devant la demande de l’Autre. Où l’on voit que la solution de notre paradoxe réside en ceci, que, même s’il se constitue apparemment sur le modèle de la demande (en l’occurrence la demande que l’Autre désire jouir de lui), le désir inconscient ne s’en distingue pas moins, aussi radicalement que le sommeil de la veille. D’être désir, il est refus, voire angoisse, d’être assimilé à une demande ; à le traiter comme une demande, il se défend. Certes, le fait qu’il se fait entendre dans le récit du rêve implique une visée, qui est de reconnaissance : au point qu’on peut dire avec Lacan que le désir est son interprétation si l’on entend par ce dernier terme l’acte où cette reconnaissance s’accomplit. Mais, à moins de tomber dans le paradoxe, il nous faut admettre que cette visée ne saurait s’articuler en une demande. Corrélativement, le désir s’adresse non pas à l’autre comme puissance de répondre à la demande, à l’autre de l’identification primaire, dont il a été question tout à l’heure, mais au tiers auditeur, ou à l’Autre (avec un grand A). Dès lors, il est concevable que partout où il se fait entendre, dans un transfert significatif qui met l’analyste à la place de l’Autre, le désir soit déjà une analyse du transfert primaire, celui qui met l’analyste à la place de l’idéal du moi. De fait, nous cheminons vers cette conclusion. Revenons au rêve de la « spirituelle hystérique ». L’intérêt de ce rêve réside en ce que la rêveuse est une femme comblée, qui a trouvé pourtant le biais de se créer ce que Freud articule comme un « désir d’avoir un désir insatisfait » : comme si la satisfaction même de ses demandes avait aiguisé en elle je ne sais quelle indicible frustration. Impasse qui, loin de l’enfermer, la rend, au contraire, attentive aux mêmes désirs chez autrui, et, par là, l’ouvre à la « troisième » variété de l’identification, l’identification hystérique (cf. p. 68), que Freud distingue de l’imitation fondée sur la sympathie en ce que la sympathie y constitue, au contraire, un effet de l’identification. « N’en déplaise à Tarde, si la patiente de Freud s’identifie à son amie qui désire et ne désire pas le saumon fumé, comme elle-même le caviar, c’est que l’amie est inimitable en ce désir insatisfait pour ce saumon, que Dieu damne ! Si ce n’est Lui qui le fume » (p. 626). Comme cette identification est indépendante de l’investissement sexuel de l’objet 170, une identification du même acabit est également possible avec le mari qui parle toujours avec avantage de cette amie maigre, lui qui n’aime que les rondeurs. « N’aurait-il pas lui aussi un désir qui lui reste en travers, quand tout en lui est satisfait ? » « C’est cette question qui devient ici le sujet même. » Et le sens du désir de l’Autre, qui est le secret du sien, se signifie dans la substitution qui, à la place

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du caviar, fait venir le saumon, « joli poisson par fortune, et qu’il suffit de présenter, comme il se fait au restaurant, sous une toile fine, pour que la levée de ce voile s’égale à celle à quoi l’on procédait au terme des antiques mystères » (p. 626-627). Bref, si le caviar est la métonymie d’un manque à être, ce manque se signifie, grâce à la métaphore du saumon (poisson auquel les anciens Égyptiens imputaient la dévoration du sexe d’Osiris 171), comme un manque à être le phallus ; où Lacan repère le point du vide central dont procède le « flux signifiant » dont tout le mystère consiste « en ce que le sujet ne sait même pas où feindre d’en être l’organisateur ». Ces nouvelles considérations concernant le lien du désir au signifiant, sur lequel Lacan avait insisté dès le Discours de Rome, vont lui permettre, comme je l’ai dit, d’articuler la structure du désir. Si la psychanalyse, à la différence de toute pratique sociale, est autre chose qu’une réponse à la demande, la raison en est un dédoublement de la demande apparente, dont le transfert primaire représente l’isolation quasi expérimentale : la demande, comme forme première de la parole liée au besoin, suscite une autre demande – une demande d’amour, qui constitue, comme l’ont dit Bergler et Jekels, le fond de tout amour. Le désir est dans l’intervalle de ces deux demandes. D’un côté, il est en deçà de la demande d’amour, en ce que « demande inconditionnelle de la présence et de l’absence, elle évoque le manque à être sous les trois figures du rien qui fait le fond de la demande d’amour, de la haine qui va à nier l’être de l’autre et de l’indicible de ce qui s’ignore dans sa requête ». De l’autre côté, il est au-delà de la demande sous le versant où elle est expression du besoin : pour autant « qu’en articulant la vie du sujet à ses conditions, elle y émonde le besoin... » (p. 629). Ces thèses qui concernent au premier chef le statut significatif du désir constituent les préliminaires nécessaires à une théorie plus approfondie de son objet. Elles renversent les opinions courantes concernant la fonction de cet objet, opinions que tant d’analystes – étrangement – partagent. Ce n’est pas pour les satisfactions qu’il a apportées au besoin que le sein se fixe comme objet du désir ; c’est bien plutôt le fait qu’il a été perdu réellement qui l’approprie à sa fonction comme coupure et décomplétude où s’enracine le désir. Encore faut-il ajouter que cette structure constituante de son désir est fermée à la vision de l’enfant, lequel a à y être introduit de par « la même béance

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ouverte par l’effet des signifiants chez ceux qui viennent pour lui à représenter l’Autre, en tant que sa demande leur est assujettie ». En refusant la demande d’une mère qui se comporte comme si la bouche de son rejeton constituait le centre de son monde, l’enfant exige que celle-ci ait un désir en dehors de lui, ou qui aille au-delà des satisfactions dont il la comble apparemment : parce que, autrement, la voie lui manque vers le désir. C’est d’ailleurs une observation courante que, plus la mère nourrit l’enfant avec une sollicitude excessive, plus celui-ci se sent frustré, et plus son désir se fixe à l’objet réellement perdu, dont on peut dire, dans ces conditions, qu’il est le rien que l’enfant mange en ne mangeant rien (anorexie mentale). Objet du désir oral, le sein est donc tout uniment le signifiant où se retient la frustration du sujet, et celui du manque, ou de la « béance » qui s’ouvre dans l’intervalle ci-dessus évoqué entre la demande comme demande d’amour et la demande comme articulation du besoin. Bien qu’il s’agisse avec le sein d’un objet réellement perdu, cette conception reprend à l’évidence, au niveau du désir oral, celle du phallus comme manque à être sur lequel se fonde dans l’inconscient le désir sexuel. Elle l’éclaire à son tour, en montrant que la métaphore paternelle ne fait qu’imprimer au désir sexuel la structure générale du désir : puisque l’aporie de la sexualité réside justement en ce que le partenaire ne saurait se contenter d’être pour l’autre l’objet de son besoin, ni celui de son amour, mais doit tenir lieu de la cause de son manque. Ici se pose cette question : l’objet du désir, nous venons de le définir comme une « béance ouverte par l’effet du signifiant », comme décomplétude ou comme perte, qu’il s’agisse de la perte d’un objet réel, comme le sein ou les scybales, objets détachables, ou d’une perte impossible à restituer (le phallus) à l’image du corps propre, qui médiatise le rapport à ce corps même ; dès lors, le problème que nous avons rencontré chez Bergler se renverse : comment se fait-il que le désir s’infléchisse dans le sens du narcissisme ? En d’autres termes, comment le sujet en vient-il à croire retrouver le non-spéculaire dans le champ du spéculaire ? Il est clair que, pour répondre à cette question, nous ne pouvons pas nous contenter de ce que nous avons dit concernant la fonction du phallus comme signification de la métaphore paternelle, puisque la castration s’y origine comme manque symbolique, et que c’est l’occultation de ce manque qui fait justement question. En revanche, les expressions « sein phallique », « scybales phalliques », « position phallico-narcissique » indiquent assez que les objets

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dits prégénitaux se manifestent dans l’expérience psychanalytique comme autant d’obturations de la béance de la castration. L’élucidation de cette obturation passe donc par l’examen de la fonction que le signifiant phallus comme tel prend dans la quête du désir. Cet examen s’impose d’autant plus que cette fonction constitue, comme Freud l’a repéré, « la clef de ce qu’il faut savoir pour terminer ses analyses : et aucun artifice n’y suppléera pour obtenir cette fin » (p. 629-630). De fait, Lacan commence l’ébauche de sa théorie de la fin de l’analyse par la description d’un incident survenu à la fin de l’analyse d’un obsessionnel, incident destiné à mettre en évidence la rectification qui lui paraît si nécessaire concernant la fonction du phallus. Ce qui est curieux mais instructif dans cet incident, c’est que la fonction de l’interprétation en tant qu’elle doit « préserver la place du désir », c’est-à-dire ne pas le réduire à la demande, y est accomplie par un rêve que fait la maîtresse du patient. S’avisant, à la suite d’une impuissance survenue, « d’user de ses trouvailles sur la fonction du tiers en puissance dans le couple », le patient a proposé à sa dame « de coucher avec un autre homme, pour voir ». La réponse n’a pas tardé. La même nuit, elle fait ce rêve, que, frais émoulu, elle lui rapporte : Elle a un phallus, elle en sent la forme sous son vêtement, ce qui ne l’empêche pas d’avoir aussi un vagin, ni surtout que ce phallus y vienne. Notre patient à cette audition retrouve sur-le-champ ses moyens et le démontre brillamment à sa commère (p. 631). D’apparaître là où il ne peut être, le phallus fonctionne manifestement, dans ce rêve, comme un signe de l’absence du phallus ou de sa présence par « contrebande » – ce qui indique déjà la condition du désir où se fourvoie bougrement l’obsessionnel, pour autant qu’il s’imagine non pas que sa partenaire l’ait, mais qu’elle désire l’avoir. Or, en lui disant que, dans son rêve, ce phallus, de l’avoir, ne le laisserait pas moins à désirer, sa maîtresse le touche dans son propre manque à être. En un mot, la réponse à notre question concernant l’inflexion du désir dans le sens du narcissisme est à cette étape de la théorie lacanienne (ce qui ne veut pas dire que cette réponse est devenue fausse après) la suivante : cette inflexion résulte d’une méprise chez le sujet, qui lui fait assimiler le désir de l’Autre à une demande. Autant dire qu’il s’agit de la même méprise où tombent d’ordinaire les analystes !

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De fait, on a deviné, à la demande faite à sa maîtresse, que le patient sollicitait depuis longtemps une interprétation qui entérinerait son homosexualité refoulée – interprétation qui aurait seulement entériné l’assimilation du phallus à un objet de don : méprise proprement névrotisante, réduisant le désir de l’Autre à la demande, et assujettissant à celle-ci le sujet tout en renforçant l’inflexion de son désir dans le sens de son narcissisme. C’est de le faire revenir sur cette méprise que le rêve de sa maîtresse prend pour nous valeur d’interprétation. A méconnaître ce que la rudesse de la ruse de la femme cache d’un « raffinement bien fait pour illustrer la science incluse dans l’inconscient » (p. 632), l’analyse ne peut que se briser sur le roc du complexe de castration ou de l’envie du pénis, au-delà duquel Freud n’apercevait que le désert de l’analyse. Oui, mais il les menait jusque-là, et c’était un lieu moins infesté que la névrose de transfert qui vous réduit à chasser le patient en le priant d’aller doucement pour emmener ses mouches 172 (p. 627). Or, nous commençons ici à cheminer vers la réponse à la question de la fin de l’analyse : que l’acte génital ait à trouver sa place dans l’articulation inconsciente du désir, comme le démontrent les théories infantiles de la sexualité, c’est certes là la découverte de l’analyse, mais « c’est précisément en quoi on n’a jamais songé à y céder à l’illusion du patient que faciliter sa demande pour la satisfaction de son besoin n’arrangerait en rien son affaire. (Encore moins de l’autoriser du classique : coïtus normalis dosim repetatur) » (p. 634). Si donc on procède différemment concernant d’autres demandes sous le prétexte que celles-ci seraient régressives, c’est faute de savoir orienter la place du désir par rapport aux effets de la demande, seuls conçus par la plupart au principe du pouvoir de la cure. Pour marquer encore d’une autre façon cette place du désir, Lacan repart, une fois de plus, de la parole la plus librement donnée par le sujet. « A sa femme ou à son maître, pour qu’ils reçoivent sa foi, c’est d’un tu es... (l’une ou bien l’autre) qu’il les invoque, sans déclarer ce qu’il est, lui, autrement qu’à murmurer contre lui-même un ordre de meurtre que l’équivoque du français porte à l’oreille » (p. 634). Le désir peut bien transparaître dans cette parole, mais il n’en est pas moins au-delà de la demande expression du besoin comme demande de jouir ou de

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savoir, et en deçà d’une autre demande, d’élection ou de reconnaissance, « où le sujet, se répercutant au lieu de l’autre, effacerait moins sa dépendance par un accord de retour qu’il ne fixerait l’être même qu’il vient y proposer » (p. 634). Virgile, par contre, s’est gardé de répondre à Dante par une investiture réciproque, qui, à le prendre au mot, ne ferait qu’homologuer l’« ordre de meurtre que l’équivoque du français porte à l’oreille ». « Ceci veut dire que c’est d’une parole qui lèverait la marque que le sujet reçoit de son propos » – qui ne serait pas de demande ou d’attribution – « que seulement pourrait être reçue l’absolution qui le rendrait à son désir » (p. 634). Aucune parole attributive, aucun tu es, ne peut lever cette marque. Elle ne peut que la redoubler en faisant rebondir la refente que le sujet subit de n’être sujet qu’en tant qu’il parle. Le désir « n’est rien d’autre que l’impossibilité de cette parole... » (p. 634). L’analyse de la foi donnée, qui nous a permis de saisir que l’être du sujet surgit dans l’Autre dont il reçoit son propre message sous une forme inversée, nous donne maintenant l’explication de la division du sujet, que nous avons constatée dès le premier abord de l’expérience psychanalytique comme expérience du discours : l’identité n’est jamais qu’une affaire d’identification, un attribut que le sujet peut assumer ou récuser, mais qui ne le constitue qu’au niveau de l’énoncé. D’où l’on voit que le procès de l’énonciation se rabattrait sur celui de l’énoncé, et l’identification se ramènerait à l’identité, s’il était possible que le sujet soit subsumé sous le signifiant où il surgit sans plus. Le désir est dans le reste, dans la marque identificatoire invisible que le sujet reçoit au niveau de l’énonciation au moment même où il énonce ce qu’il est ou ce qu’il n’est pas. Sa place est celle de l’indicible. Qu’en est-il alors de la régression qu’on porte au premier plan de l’analyse ? Elle ne porte que sur les signifiants de la demande, et n’intéresse la pulsion correspondante qu’à travers eux. Or, nous avons vu que ces signifiants sont ceux qui ont soutenu la frustration où s’est fixé le désir, et que c’est pour autant qu’il se fixe dans ces signifiants-là que le désir est assujettissant : quête qui se monnaie en vain dans la répétition sans fin des demandes. Partant, réduire le désir à la demande régressive peut apparaître (puisque cette demande est censée être une demande archaïque, déréelle) comme une approche vers la place du désir dans son détachement du besoin ; mais il n’en reste pas moins que cette réduction atteste une « lourdeur de l’analyste » (p. 635) qui l’empêche de « préserver la place de l’indicible ».

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De même, toute réponse à la demande dans l’analyse, qui se veut gratifiante (pour « alléger la sévérité du surmoi ») ou frustrante (pour « garder la loi »), ne peut, pour autant que l’analyste s’y met dans la peau de l’Autre de la première dépendance, que renforcer le versant du transfert qui l’apparente à la suggestion. Si, dans l’ensemble, les analystes n’ont pas manqué de reconnaître qu’il y a un rapport entre transfert et suggestion, « c’est que le transfert est aussi une suggestion, mais une suggestion qui ne s’exerce qu’à partir de la demande d’amour... » (p. 635). Ils ont reconnu aussi que le transfert implique une identification à l’objet d’amour, dont Freud a souligné le caractère régressif dans Psychologie des masses et Analyse du moi. Mais, faute de prendre en considération que la demande d’amour ne se constitue comme telle qu’en tant que le sujet est le sujet du signifiant, ils n’ont pas distingué cette identification régressive d’une autre identification qui constitue autrement la régression, celle qui se fait, sur le plan de l’énonciation, au « signifiant tout-puissant » de la demande, comme générateur d’un manque bien partagé. Or, l’exit qui permet qu’on sorte de la suggestion réside justement, selon Lacan, dans la levée de cette confusion. « L’identification [moïque] à l’objet comme régression, parce qu’elle part de la demande d’amour, ouvre la séquence du transfert (l’ouvre et non pas la ferme), soit la voie où pourront être dénouées les identifications qui, en stoppant cette régression, la scandent » (p. 635). Il y a le transfert comme suggestion qui part de la demande d’amour, avec son implication d’identification narcissique et idéalisante. Appelons-le le transfert analysable. Le terme n’est pas de Lacan, mais sa distinction entre les deux espèces d’identification ne me paraît pas avoir un autre sens. L’analyste se place ailleurs dès lors que, sauf nécessité de tempérer l’angoisse, il ne répond pas à la demande, fût-elle une demande d’apaiser je ne sais quelle culpabilité. Il ne donne rien, et, dans la mesure où le rien se donne, il tient à montrer le peu de prix qu’il y attache. Cette non-réponse à la demande ne vise pas à frustrer le sujet comme on dit, mais, comme l’explique Lacan, à faire apparaître les signifiants où sa frustration est retenue. C’est à cette condition que s’ouvre la séquence d’un autre transfert, celui qui se déploie dans le « matériel » des récits des rêves, des lapsus, de certaines métaphores dites mortes, etc. Dans la mesure où se signifie, dans ce matériel, une position que le sujet ne tient que de son désir, on peut considérer ce transfert comme étant déjà une analyse du transfert-suggestion. Aussi est-il « naturel », écrit Lacan,

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« d’analyser le transfert ». La distinction entre un transfert analysable et un transfert analysant couronne la série des distinctions avancées par Lacan à différents moments de son enseignement, mais qui sont toutes les mêmes quant au fond : entre l’imaginaire et le symbolique, entre le moi et le sujet, entre le discours constitué et le discours constituant, entre le discours intermédiaire et la vraie parole, entre les énoncés où s’articulent les significations reçues et ce qui y interfère au titre de signifiants faisant entendre ce qui s’articule dans l’inconscient comme manque à être, entre l’objet commun de la perception et de l’échange et la chose freudienne, enfin entre la demande et le désir. Outre qu’elle permet de résoudre le problème de la sortie du transfert, la conception lacanienne du désir inconscient entraîne une conséquence non moins importante concernant ce qui est à obtenir à la fin de l’analyse. Dans son affinité avec le cannibalisme, le désir oral ne se réduit pas au besoin qui « s’émonde » dans la demande orale. Pas plus que le désir sadique ne s’explique par l’excrément conçu par un leurre de la compréhension, au sens de Jaspers, comme un objet nocif en lui-même, et pas plus que le complexe de castration chez l’homme, ou l’envie du pénis chez la femme, ne se ramènent à une demande d’avoir le phallus. Partant, ce que le sujet a à découvrir à travers les signifiants de son désir inconscient, c’est qu’il est ce signifiant nonsensical, le signifiant tout-puissant de la demande. Tel analysant se plaint au cours de son analyse de ce qu’il n’obtient pas la reconnaissance à laquelle il estime avoir droit comme élève, ou, métaphoriquement parlant, comme fils de l’analyste. Parallèlement, un matériel est versé au dossier de l’analyse qui éclaire cette métaphore, ne laissant guère de doute sur le caractère fécal de l’enfant qu’il veut être pour l’Autre. La « mise en travers du moi », à mesure que se déroule le discours à ce moment de l’analyse, est parfois telle que le sujet préfère arrêter son analyse. Réaction analytique négative. Encore une fois, la fonction de l’interprétation n’est pas de dire au sujet ce qu’il désire, ni ce qu’il est, mais de le lui faire découvrir grâce à un maniement averti des métaphores qui insistent dans son discours. Pour en donner une idée, je citerai l’exemple d’une analysante qui se plaignait de ce que son père la traitait comme une merde, ce qui ne l’empêchait pas de vanter ses réussites scolaires : le moment était venu de remarquer à son intention qu’on peut vanter sa merde. Remarque qui a suscité en elle, après un moment de silence, cette réflexion : c’est peut-être pour ça que je n’arrivais pas à me reconnaître comme sa fille !

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Qui ne sait pas pousser ses analyses didactiques jusqu’à ce virage où s’avère avec tremblement que toutes les demandes qui se sont articulées dans l’analyse, et plus que toute autre celle qui fut à son principe, de devenir analyste, et qui vient alors à échéance, n’étaient que transferts destinés à maintenir en place un désir instable ou douteux en sa problématique – celui-là ne sait rien de ce qu’il faut obtenir du sujet pour qu’il puisse assurer la direction d’une analyse, ou seulement y faire une interprétation à bon escient (p. 636). Appréciation juste, en principe, si l’on pose qu’on devient analyste après une analyse « réussie ». En fait, l’immense majorité des analystes le deviennent après une analyse plus ou moins réussie (je m’expliquerai ultérieurement sur le sens de cette expression) ; et je ne parle pas des cas où aucune analyse n’a lieu malgré les apparences, soit parce que le régime institutionnel a réduit l’analyse didactique à une simple formalité, soit en raison du narcissisme du candidat ou de la candidate, qui veulent bien devenir analystes mais qui ne sont nullement prêts à se laisser déranger dans leur assurance, notamment concernant le sexe (qu’il est homme, qu’elle est femme), soit enfin en raison des trébuchements du didacticien ou de son incompétence. Nous reviendrons sur les implications institutionnelles de cet état de choses. Il reste que, en 1956, Lacan a déjà gagné son pari, de produire une théorie de la fin de l’analyse, qui, bien qu’incomplète en ce qu’elle n’explique pas à quoi sera destiné plus tard le sujet-supposé-savoir, était la première à voir le jour en face de celle qui définit cette fin par l’identification à l’analyste. On peut résumer cette théorie en ces termes : l’analyse consiste à défaire les identifications narcissiques dont se constitue le moi, opération qui s’achève avec la dé-couverte d’une autre identification qui ne fait pas partie des trois types énumérés par Freud. Loin d’être une unification, cette identification équivaut à la fixation d’une perte qui laisse le sujet divisé comme d’une partie de lui-même, ou, si l’on entend par ce lui-même la référence à l’image du corps propre, le rend comme étranger à tout ce qui s’échafaude sur le chemin de cette référence, laquelle devient, dès lors, référence à l’absence où il est 173. Elle est à concevoir, cette identification, comme la marque que le sujet reçoit de la parole où s’articulent ses premières demandes – ce dont semble s’aviser, soit dit en passant, la langue, comme l’attestent notamment les expressions courantes de la tendresse ou de l’injure.

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Lacan décrit le signifiant qui est en cause dans cette identification comme étant celui où se maintient la frustration du sujet à mesure que la réponse même à sa demande lui dérobe l’objet de son désir (qui est manque). Cette description, outre l’intelligibilité qu’elle jette sur la régression en analyse, est corroborée par l’expérience analytique, laquelle nous montre amplement que les difficultés du névrosé avec le recevoir ne le cèdent pas à ses difficultés avec le don, sur lesquelles on insiste volontiers. Un analyste qui accepte de remplacer une séance est pratiquement sûr que la séance de remplacement sera, elle aussi, une séance manquée d’une façon ou d’une autre ; une analyse d’obsessionnel qui commence alors que l’analyste, au cours des entretiens préliminaires, a fait des concessions sur ses honoraires, est à coup sûr une analyse ratée dès le départ, ou qui, à tout le moins, présentera des difficultés dont on aurait pu se passer 174 ; etc. D’ailleurs, l’identification imaginaire à l’autre auquel s’adresse la demande en tant qu’elle permet au sujet de surmonter imaginairement sa dépendance ou de se doter de la marque idéale qui lui agrée fait le thème de maintes histoires comiques, dont l’exemple princeps reste une autre histoire de saumon fumé, celle rapportée par Freud dans son livre sur le Witz. Plus généralement, s’il y a une vertu qui soit radicalement rebelle à la morale sociale, c’est bien la gratitude. Il reste que l’idée d’une angoisse de l’« évanouissement du désir » appelle une précision nécessaire pour apprécier enfin la théorie du fantasme que Lacan va ébaucher à la fin de la Direction de la cure. Il ne me paraît guère douteux que la localisation du désir dans le rien qui se définit par la double négation « ni la satisfaction du besoin, ni la réponse à la demande d’amour », et, partant, le repérage de sa cause dans un objet non spécularisable qui s’appréhende le plus communément dans ce rien autrement inarticulable, viennent dans le fil droit de l’expérience qui a conduit Freud à parler d’un objet foncièrement perdu, dont se constitue le désir comme effort de retrouvailles qui n’a rien d’une demande, incommensurable avec elle. A telle enseigne que les théories génétiques apparaissent ici comme des tentatives destinées à boucher par un faux savoir ce qui s’ignore dans la requête du désir. Car c’est une erreur, que Freud, il est vrai, n’évite pas – à moins qu’il n’y ait cédé à des fins de persuasion – , que de penser que l’enfant Anna Freud a rêvé des cerises parce qu’elle les désirait et qu’on les lui avait interdites. Tout au contraire, c’est l’interdiction qui lui a fait les désirer métonymiquement, et qui les a rendues aptes à signifier le désir inconscient grâce à leur insertion dans

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une série de signifiants qui se présentent comme autant de métaphores les uns des autres (« chocolat », « omelette », etc.), et qui, au moment où le nom propre de la rêveuse vient conclure leur série, résonnent comme autant de tentatives éperdues de nommer l’innommable. La supériorité d’une théorie analytique se mesure à sa capacité de tenir compte de ce genre de détails « cliniques » que les théories génétiques gomment avec une désinvolture incroyable. Reste que, arrivé à ce point, le désir est synonyme de la division même du sujet en tant qu’il n’est sujet que de ce qu’il parle, et l’idée de son évanouissement est à proprement parler inconcevable. Lacan n’a pas manqué de souligner lui-même cette inconcevabilité dans sa critique des thèses de Jones sur la phase phallique. Si nous rencontrons pourtant, dans la clinique psychanalytique, des exemples qui correspondent bien à l’idée d’une angoisse de ce que la réponse à la demande ne dérobe au sujet l’objet de son désir (et l’on songe à l’analysant qui vous demande un conseil tout en ajoutant que bien sûr vous ne le lui donnerez pas, façon de vous prier de garder pour vous ledit conseil), c’est qu’il y va d’un leurre caractéristique de la névrose, un leurre solidaire de ce que nous avons appelé l’inflexion du désir dans le sens du narcissisme. La confusion entre désir et demande, sur laquelle repose, comme je l’ai montré, ce glissement, sous-tend et permet du même coup la projection de l’objet foncièrement perdu sur l’objet spéculaire : par exemple, de l’objet oral de Dora sur Mme K., ou de –