Le principe matériel, c'est-à-dire la matière première des choses : Syntagma philosophicum, physique, première section, livre III
 9782503529943, 2503529941

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PIERRE GASSENDI Le Principe matériel, c’est-à-dire la matière première des choses

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Les styles du savoir Défense et illustration de la pensée à l’âge classique Une collection dirigée par Pierre Caye et Sylvie Taussig Le dix-septième siècle souffre de sa majesté : tout en lui semble grand, en particulier le savoir et la pensée dominés par les imposants systèmes philosophiques et théologiques. Pourtant, ce siècle n’est pas moins riche que le précédent en minores inventifs, en expériences de pensée ponctuelles mais fécondes, qui structurent, en tous domaines, le savoir et la paideia des hommes de façon aussi solide et durable que les grandes constructions théoriques auxquelles nous sommes habituellement renvoyés. Les Styles du savoir visent à corriger cet effet de mirement qui affecte la compréhension de ce siècle, en insistant sur un certain nombre des notions et de textes oubliés, négligés, méconnus qui s’avèrent pourtant fondamentaux pour la constitution des savoirs et des institutions à l’âge classique. En republiant des textes aujourd’hui inaccessibles et en proposant aux lecteurs des essais peu soucieux des frontières tracées par les interprétations dominantes, cette collection se propose ainsi de dessiner les contours d’un « autre » dix-septième siècle.

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Pierre Gassendi

Le Principe matériel, c’est-à-dire la matière première des choses

Syntagma philosophicum Physique, Première section, Livre III

Traduction, introduction et notes par Sylvie Taussig

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© 2009, Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise, without the prior permission of the publisher. D/2009/0095/9 ISBN 978-2-503-52994-3 Printed in the E.U. on acid-free paper

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Table des matières

Introduction Annexe

Petite anthologie de l’engyscope

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Bibliographie

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Liste des abréviations

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Chapitre 1 Ce qu’est le principe matériel ou matière première et ce qui le rend nécessaire

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Chapitre 2 Les opinions de ceux qui posent en guise de principe la matière qu’ils affectent de qualités élémentaires et, comme on dit, premières

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Chapitre 3 Les opinions de ceux qui posent que la matière est  également affectée de certaines des qualités dites secondes 85

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Chapitre 4 Les opinions de ceux qui posent que la matière est complètement ἄποιος et dépourvue de toute qualité (mais non pas de figure, selon certains)

105

Chapitre 5 L’opinion de ceux qui posent que la matière n’est faite que d’atomes ou corps insécables dotés seulement de grandeur, de figure et de poids

133

Chapitre 6 Les propriétés mêmes des atomes, et en tout premier de leur grandeur et de leur figure

165

Chapitre 7 Le poids et le mouvement même des atomes

189

Chapitre 8 Où il semble que les atomes peuvent être admis en tant que principe matériel des choses, ou matière première

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Introduction Le Syntagma philosophicum, tel qu’il occupe les deux premiers tomes des Opera omnia de Pierre Gassendi1, constitue une somme philosophique dont la composition suit les trois grandes divisions hellénistiques de la philosophie : Logique, Physique et Éthique. Publié en latin peu de temps après la mort de son auteur, il n’est pas accessible au lecteur non latiniste, sinon dans des traductions partielles. Après l’édition du livre IV de la Physique, Du principe efficient, dont les huit chapitres présentent les conditions de possibilité et les présupposés conceptuels de ce qui constitue, selon ses propres dires, l’aboutissement de sa philosophie, à savoir la Morale, et l’édition du dernier livre de la Morale De la liberté, de la fortune, du destin et de la divination (Syntagma philosophicum, Éthique, Livre III), je propose ici la première traduction française du livre III de la Physique du Syntagma philosophicum2. La Physique étant divisée en trois sections, le livre III sur le Principe matériel se lit dans la première section, consacrée à La nature en général. Il fait suite au livre II (Le lieu et le temps, c’est-à-dire l’espace et la durée des choses, entités absolues qui transcendant l’univers) et précède le livre IV (Le principe efficient, c’est-à-dire les causes des choses). Mon introduction sera ici succincte, et je n’y débats pas des enjeux du texte, ni de ses contradictions internes ou par rapport à l’ensemble de l’œuvre, ni sur la question de son orthodoxie épicurienne ou lucrétienne, me contentant de renvoyer aux monographies.   Opera omnia. Lyon, L. Anisson et I. B. Devenet, 1658, 6 vol. in-f°.   Comme je l’avais fait dans les deux précédents ouvrages, j’ai travaillé exclusivement à partir du texte de l’édition des Opera Omnia posthumes de 1658, dont il occupe, dans le premier volume, les pages 229 à 282. Je rappelle que le texte latin est disponible sur le site de la BnF, auquel les chercheurs peuvent se reporter ad libitum. 1 2

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10 Le Principe matériel, c’est-à-dire la matière première des choses

Pour reprendre très exactement ce que j’ai déjà précisé dans l’introduction du Principe efficient, ce livre, comme l’essentiel du Syntagma, provient du dépeçage et de la réorganisation du travail que Gassendi a mené autour de la philosophie d’Épicure qu’il a rédigé en deux temps, en 1636-37 et en 1641-45 ou 46, pour servir à constituer ce qui devait s’appeler le De vita et doctrina Epicuri. En 1647, au grand dam de Gassendi, Luillier fait paraître le De vita et moribus Epicuri libri octo, apologie d’Épicure concernant sa vie et ses mœurs. En 1649 paraissent à Lyon les trois volumes in-4° des Animadversiones in decimum librum Diogenis Laertii cum nova interpretatione et nota (Remarques sur le Livre X de Diogène Laërce avec une nouvelle traduction et des notes) qui est l’édition du livre X de Diogène Laërce assortie d’un commentaire de Gassendi, réorganisé selon les trois parties de la philosophie hellénistique (canonique, physique et éthique). Le second volume contient un appendice, Philosophiæ Epicuri Syntagma, ou manuel abrégé des trois parties de la philosophie épicurienne, qui pose la fiction d’un Épicure s’exprimant à la première personne pour exposer les grandes lignes de sa philosophie ; ce « premier » Syntagma, qu’il ne faut pas confondre avec le Syntagma philosophicum (ou Philosophia Epicuri Syntagma) dont je traduis ici un livre et qui figure en tête des Œuvres complètes, est recadré par des commentaires et critiques auxquels Gassendi le soumet et qui sont inspirés par le dogme catholique, à savoir qu’il affirme, contre le fondateur du Jardin, la finalité dans l’univers, l’éternité de la matière et la Providence, contre le hasard. Quant aux Animadversiones dont seules l’édition de Diogène Laërce et les remarques grammaticales sont reprises dans les Œuvres complètes (tome V), elles marquent une étape essentielle dans l’appropriation par Gassendi de la philosophie du Jardin ; les notes et commentaires qui le composent seront « remembrés »3 pour constituer le « second » Syntagma, qui est unifié : les critiques que Gassendi adresse à la philosophie du Jardin y sont intégrées, et l’épicurisme est christianisé sans rupture apparente par le philosophe qui parle en son nom propre. Le livre III de la Physique fait suite à l’exposé de la conception de la matière selon Gassendi interprétant Épicure et trouve son principe dans le postulat qui se trouve p. 133a : « Tout changement matériel, dépendant d’une cause, d’une cause seconde du moins, est impossible sans mouvement, car l’action d’une cause n’est autre que mouvement ». 3

  B. Rochot, Les Travaux de Gassendi sur Épicure et sur l’atomisme (p. 168).

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Le livre III, consacré à sa discussion sur la materia prima, fonde l’ensemble de la présentation, par Gassendi, de la philosophie d’Épicure, puisqu’elle développe sa conception de l’atome, et intègre les ajustements importants qu’il fait à l’hypothèse épicurienne pour la rendre d’une part compatible avec les principes du christianisme et d’autre part avec les avancées et découvertes de la science du temps. Car Gassendi, homme de science, poursuit aussi et surtout l’ambition de mettre en place une nouvelle philosophie de la nature par l’examen des choses qui appartiennent au monde et qui font l’objet des livres suivants de la Physique. Aussi est-il particulièrement important de constituer, d’emblée, une théorie de la matière qui soit à même d’expliquer chaque phénomène physique possible du monde naturel. Ce livre est donc une clef à l’ensemble de l’œuvre, dont la morale vient au couronnement, car il y justifie son choix de la conception atomiste, démontrant ses principes fondamentaux – les atomes et le vide – suffisent à expliquer quelque phénomène que ce soit du monde physique. Cet objectif du physicien et naturaliste prime sur toute autre considération de façon d’autant plus patente que Gassendi n’aborde pas du tout la question de l’atomisme dans ses rapports avec la théologie, alors que les débats font rage en son temps, notamment en liaison avec la transsubstantiation4. La vision métaphysique de Gassendi, exprimée et défendue dans le livre suivant de la Physique, fonde tous ces développements sur la physique ; de même, sa philosophique morale, avec la défense de la liberté absolue de l’homme, en constitue la clef de voûte, mais Gassendi n’accorde ni à l’un ni à l’autre la place volumétrique qu’ils occupent conceptuellement dans son système. Le Syntagma présente, avec la Logique, une théorie de la connaissance, et, avec la Physique, une sorte d’état du savoir, un certain nombre d’hypothèses appelant la recherche active des générations suivantes, et un ensemble de preuves empiriques de la vérité de sa vision philosophique globale. D’où certains tiraillements, soulignés par Olivier Bloch, qui témoignent de ce que le Syntagma est composé d’éléments rédigés à différents moments, et que Gassendi n’a pas eu le temps d’unifier. Le livre III, de rédaction tardive comme le prouve l’allusion au livre de Digby publié en 1644, manifesterait les tendances les plus « créationnistes », avec l’idée de la préformation5. S’il l’on peut proposer d’autres interprétations de la réflexion de Gassendi sur la matière première, en tout cas on ne peut que souscrire à 4

  Voir Pietro Redondi, Galilée hérétique (Paris, Gallimard, 1985). Voir Olivier Bloch, Matières à histoires (Paris : J. Vrin, 1997), p. 146.

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l’affirmation selon laquelle Gassendi reprend les spéculations de ses contemporains (Telesio, Patrizzi, Campanella, Digby, Fludd, Descartes) en les corrigeant pour les « féconder » au contact des découvertes scientifiques les plus récentes. Le Principe matériel, c’est-à-dire la matière première des choses, se compose de huit chapitres : Chapitre 1 : Ce qu’est le principe matériel ou matière première et ce qui le rend nécessaire (229-234) ; Chapitre 2 : Les opinions de ceux qui posent en guise de principe la matière qu’ils affectent de qualités élémentaires et, comme on dit, premières (234-241) ; Chapitre 3 : Les opinions de ceux qui posent que la matière est également affectée de certaines des qualités dites secondes (241-247) ; Chapitre 4 : Les opinions de ceux qui posent que la matière est complètement ¥poioj et dépourvue de toute qualité (mais non pas de figure, selon certains) (247-256) ; Chapitre 5 : L’opinion de ceux qui posent que la matière n’est faite que d’atomes ou corps insécables dotés seulement de grandeur, de figure et de poids (256-266) ; Chapitre 6 : Les propriétés mêmes des atomes, et en tout premier de leur grandeur et de leur figure (266-273) ; Chapitre 7 : Le poids et le mouvement même des atomes (273-279) ; Chapitre 8 : Où il semble que les atomes peuvent être admis en tant que principe matériel des choses, ou matière première (279-283). Les titres des chapitres sont transparents. Après un exposé doxographique, des « opinions » des philosophes, anciens et modernes, sur ce que doit être la matière, Gassendi exprime son avis à lui, dont l’exposé plus systématique se trouve dans le tout dernier chapitre. Ainsi le chapitre 5 présente-t-il une certaine ambiguïté, car c’est bon an mal an la doctrine de Gassendi qui est exposée là, mais à s’arrêter au titre, elle est ici exposée comme une opinion après les autres, sans qu’il manifester d’entrée sa préférence. Cette ambiguïté n’en est pas vraiment une : il adhère à l’opinion d’Épicure et de Démocrite, puisque c’est d’elle qu’il s’agit, à condition de la débarrasser de ses erreurs et incohérences. Aussi les chapitres 5 à 8 ne feront-ils rien pour masquer les problèmes que pose la doctrine atomiste, telle que transmise par Épicure et

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Lucrèce, mais au contraire abondera dans le sens de ses détracteurs les plus rigoureux, pour essayer d’identifier la nature même du problème, la source de toutes les contradictions de l’atomisme, et de les dépasser. De même les quatre premiers chapitres, tout en étant des exposés d’histoire de la philosophie, ont été des réflexions actives puisque Gassendi s’y efforce à la fois de mettre en évidence ce qu’il y a de positif dans chaque doctrine, et qu’il pourra retenir, mais aussi d’identifier les problèmes qu’elle pose. C’est donc une histoire critique. Cette méthode est certes celle qu’il adopte en général dans la Syntagma, par rapport aux auteurs de la tradition, qu’il lit et relit à la lumière des avancées du savoir de son temps, et il en résulte, ici comme ailleurs un texte d’une lecture difficile : en fait, la présentation des doctrines n’est jamais neutre. Gassendi s’emploie d’une part à mettre en évidence tout ce qu’il y a de positif dans les doctrines qu’il critique, que ce soit dans leur contenu ou dans leur méthode, et il accentue les travers de la théorie à laquelle il adhère, sans pour autant ni dans l’un ni dans l’autre cas, forcer le trait, mais en traquant les apories des uns et des autres, en se servant des critiques des uns contre les autres dont il montre à chaque fois la pertinence. Cette façon de procéder semble être résumée à merveille au début du chapitre 8, où il expose pour finir sa conception à lui, ou plus exactement la conception dont il juge qu’elle se rapproche le plus de la vérité et qu’elle permet rendre compte de la meilleure façon de la nature des choses, puisqu’il commence par une citation de Gregorius Aneponymus, pseudonyme de Guillaume de Conches6. « Il n’existe en effet pas d’opinion qui soit assez fausse pour ne pas avoir en soi un peu de vrai qui y est mêlé ; mais cette part de vrai est cependant obscurcie par cette présence de fausseté ; […] Quand les épicuriens disent que le monde est fait d’atomes, ils ont raison ; mais quand ils disent que ces atomes n’ont pas de principe et qu’ils allaient et venaient séparément dans le grand vide avant d’être regroupés dans quatre grands corps, c’est de la fable ». La citation se trouve dans le Dragmaticon, c’est-à-dire dans le livre que le théologien de l’école de Chartes a écrit pour répondre aux accusations portées contre lui à la suite de ses livres précédents. C’est donc un texte d’abjuration, en quelque sorte, mais les corrections sont « ironiques et tongue in 6   Sur Guillaume de Conches, voir Before Science, the Invention of the Friars Natural Philosophy, de Roger French et Andrew Cunningham, 1999, p. 76 sqq., et Gregory, Tullio, Anima mundi ; La filosofia di Guglielmo di Conches e la scuola di Chartres. Firenze, 1955, particulièrement le chapitre IV : « L’idea di natura », pp. 175-246.

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check »7, telles que cependant l’auteur confirme ses points de vue, en prenant simplement des précautions rhétoriques, pour montrer qu’ils s’accordent parfaitement avec la théologie admises. La citation (p. 209) a une valeur épistémologique : il y a du vrai dans toute opinion fausse, puis il parle de la théorie des atomes dont il dit tout le contraire, à savoir qu’elle est vraie mais qu’il y a du faux dedans (et partant qu’il y a du faux dans toute opinion vraie). La citation est donc un Janus bifrons à l’entrée du chapitre de conclusion : pour les opinions de tous les philosophes, qu’il a résumées, et qui sont fausses, il y a cependant du vrai, et dans cette d’Épicure, à laquelle il adhère globalement, qui donc est vraie, il y a aussi du faux. Ce qui vaut pour Épicure vaut pour tous les autres : il y a du vrai et du faux. Donc c’est une doxographie intellectuelle à laquelle Gassendi nous invite d’un bout à l’autre de son texte, donc une histoire conceptuelle de la philosophie naturelle : il ne s’agit pas seulement de comprendre les doctrines, mais aussi de comprendre pourquoi du faux s’y est mêlé, ou bien de comprendre pourquoi du vrai s’est introduit dans le faux, d’analyser pourquoi le système de l’un, disons d’Aristote, l’obligeait à réfuter les idées de Platon. D’où une lecture particulièrement éprouvante de ce livre de la physique, dont la méthode est ici oblique. Cela produit une sorte de synthèse du Timée de Platon et du poème de Lucrèce, comme Conches l’avait proposé dans son Glosæ super Platonem8 et que l’on retrouvera dans le dernier livre de l’Éthique, conclusion et clef de voûte du Syntagma. Du reste, Gassendi emprunte à Conches à la fois l’idée qu’il faut apprendre à faire le départ entre le vrai et le faux, sans condamner ni glorifier aucune doctrine humaine, forcément partielle, ce qui est une constante de son anthropologie, à la fois optimisme (l’homme peut et doit savoir, il peut et doit connaître) et pessimiste (il ne peut pas connaître la vérité absolue), et aussi donc le jugement nuancé sur Épicure : sa doctrine est vraie en physique (le monde est fait d’atomes), mais elle a des erreurs, et ses erreurs qui se manifestent au plan de la physique viennent de ce qu’elle est fausse en métaphysique. Le livre suivant constitue en soi une correction du livre que nous 7   Selon la formule des éditeurs modernes du Dialogue on natural philosophy, trad. et introd. par Italo Ronca et Matthew Curr (Notre Dame (Ind.) : University of Notre Dame Press, 1997), p. 23. 8   Voir Guillelmi de Conchis, Glosæ super Platonem… curavit Eduardus A. Jeauneau (Turn­ hout : Brepols, 2006), Corpus christianorum. Continuatio mediaevalis ; 203. Trad. française Guillaume de Conches. Glosæ super Platonem. Texte critique avec introduction, notes et tables, par Édouard Jeaneau, Paris : J. Vrin, 1965.

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traduisons ici, consacré aux causes secondes et à leur fonctionnement ; car les causes secondes dont le principe même de l’activité dans la nature. Le livre IV remonte des causes secondes à la cause première, Dieu créateur, et sa rédaction se déduit de l’affirmation de Gassendi, que l’hypothèse métaphysique d’Épicure est fausse, laquelle affirmation n’est pas une pétition de principe mais résulte de la longue démonstration que constitue le livre 3. La matière selon Épicure ne rend pas compte du fonctionnement du monde, elle comporte des absurdités que Gassendi souligne exactement comme s’il était un détracteur d’Épicure mais pour les amender et conserver l’essentiel de la doctrine, là où elle peut être conservée. Comme en philologie, il fait le choix de la correction la plus minime, pour pouvoir conserver l’ensemble, car l’atomisme est bien pour lui la doctrine qui correspond le mieux aux avancées de la physique la plus moderne. Comme pour mieux nous en convaincre, il ne manque pas d’inscrire dans son texte des preuves issues de l’expérimentation, notamment des choses vues au microscope9, et ne se contente pas de spéculation. La vraie physique doit rendre compte des phénomènes. C’est contre la spéculation qu’il balaye les arguments issus des mathématiques : les vérités mathématiques sont indubitables, mais elles proviennent d’une méthode, d’une approche, d’une épistémologie, qui n’a pas sa place en physique. Or la matière, donc il est question, relève de la physique, elle est à la base de l’univers, et c’est à cette démonstration que Gassendi s’attache en premier lieu. Il y a de la matière, et le chapitre 1 traite de la notion générale des « corps » par opposition au vide. C’est de fait une nécessité imposée par la raison naturelle qu’il existe une matière première : le ex nihilo nihil est la base de tous les physiciens, nécessité de la raison naturelle. Pour autant la Matière première aristotélicienne, que Gassendi nous présente, ne remplit pas les exigences générales du concept de matière ; c’est pourquoi, dès ce premier chapitre, il introduit des éléments d’atomisme qui répond auxdites exigences, mais il faut attendre les chapitres V à VIII pour avoir l’exposé de l’atomisme pour luimême. Auparavant, non seulement par souci d’exhaustivité mais aussi pour que le lecteur puisse d’abord se repérer dans les différentes doctrines qu’il classe logiquement, et ensuite avoir la possibilité de réfléchir par lui-même et de décider en connaissance de cause, il aura proposé un exposé de toutes les théories de la matière depuis l’origine de la philosophie. 9  Rappelons que Peiresc a un microscope dès 1620. Voir B. Rochot, Les Travaux de Gassendi sur Épicure et sur l’atomisme (p. 66 note 82) et Gassendi, explorateur des sciences (pp. 115 à 117)

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Après ce chapitre d’ouverture démontrant la nécessité de l’existence de la matière première, les trois chapitres suivants examinent la nature de cette matière première. Gassendi évoque les quatre hypothèses classiques dans une sorte de doxographie dont j’ai dit les particularités, et qui inclut les modernes Campanella, Telesio10, Descartes, Patrizzi, Fludd. Digby : 1) La Matière est une combinaison d’éléments, allant de un à quatre ; 2) La matière est dotée de qualités premières (chaleur froid humidité sécheresse) puis secondaires (couleur odeur, goût, etc.) ; 3) La matière est indéterminée, sans qualités ni premières ni secondaires, et mais seulement dotées de forme ; 4) La matière est constituée d’atomes. Comme c’est à cette hypothèse que va la préférence de Gassendi, depuis sa découverte de l’atomisme, il y consacre trois chapitres (V à VII). Le chapitre 5 discute le pour et le contre de l’existence des atomes (particules indivisibles constituant les éléments premiers de la matière). Les arguments pour leur existence sont essentiellement tirés d’Épicure et de Lucrèce et s’organisent en sept points suivant le chant 2 du De rerum natura ­(483-634). Les arguments contre sont ceux qui sont classiquement tirés de la question de la division à l’infini. Mais Gassendi y répond comme il l’avait fait dans la querelle de Poysson : les atomes sont divisibles mathématiquement, abstraitement donc, mais en physique il y a un terme à leur divisibilité, et l’objection n’est donc pas pertinente. Si les atomes physiques sont mathématiquement divisibles à l’infini, et non pas dans la réalité, Gassendi opère bien une distinction entre deux atomismes, mathématique et physique. Les chapitres 6 et 7 poursuivent l’exploration de l’hypothèse atomiste en évoquant la nature des atomes selon leurs propriétés : la grandeur, la forme et le poids. Ce sont les propriétés inséparables qui rendent possibles les propriétés séparables (ordre et position) qui résultent des déplacements faits par les atomes en vertu de la propension au mouvement que détermine leur poids. Pour ce qui est d’abord de la grandeur, les atomes sont de différentes tailles, mais aucun n’est assez grand pour être vu, même à l’aide du microscope récemment inventé. La différence de taille entre un atome et un autre est justifiée par le nombre de parties intérieures dont chacun est composé. Le fait qu’ils soient composés de parties ne les rend pas divisibles en ces parties cependant, car la divisibilité en ce qui les concerne est conceptuelle et non 10

 Rappelons que Telesio restaure Parménide, comme Gassendi restaure Épicure.

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pas réelle, elle est théorique et non pas physique. Gassendi oppose fortement la logique mathématique qui veut la division à l’infini de la matière, et l’indivisibilité de la matière dans la physique. Cependant, il est aussi important de comprendre que les atomes ne peuvent pas être séparés en ces parties intérieures qui sont conceptuelles plutôt que physiques. Gassendi après Épicure prouve la nécessité de leur extension et démontre, à partir de la manière dont ils affectent les sens, qu’ils doivent avoir différentes tailles, quoique cette variation dans la taille ne soit pas infinie. Il y a une taille critique au-delà de laquelle l’atome ne serait plus atome, et ce seuil, c’est son invisibilité. L’atome reste invisible à l’œil, quoiqu’il puisse être éventuellement accessible au microscope et à son ancêtre l’engyscope, dont la découverte enchante Gassendi11. Il était certain de ce que le microscope servirait à prouver les différences entre les différentes formes et tailles des atomes, de même qu’il le faisait pour les grains de poussière ou encore pour les différentes formes de cristaux. Les découvertes avec l’engyscope sont aussi une charge contre Aristote. Car dans son De generatione et corruptione, le Stagirite avait déclaré que même la vision améliorée de Lyncée ne pourrait pas conduire à la découverte de sous-structures ayant une signification matérielle. Le philosophe avait, en d’autres termes, banni la microscopie du discours philosophique avant même qu’il ne soit devenu une possibilité pratique12. Quant à la forme, étant donné que les atomes ont une grandeur, ils ont nécessairement une forme. La question se pose cependant du nombre de formes d’atomes que présente l’univers. Pour Épicure, à la différence de Démocrite, il existe toute une variété de formes inaccessible à l’homme, mais cependant pas une infinité de formes  ; par ailleurs ils ne peuvent en changer. L’existence d’une diversité de figures d’atomes permet d’expliquer pourquoi tout ne provient pas de tout ; les atomes n’étant pas tous identiques, il leur faut une aptitude à former des corps. D’où le fait que, par exemple dans 11

  Voir aussi Christoph Meinel, « Early Seventeenth-Century Atomism : Theory, Epistemology, and the Insufficiency of Experiment », Isis, Vol. 79, No. 1. (Mar., 1988), pp. 68-103. Charleton écrivit aussi que « the smallest of all things discernable by the eyes of Linceus, though advantaged by the most exquisite Engyscope » consisted still of « Myriads of Myriads of thousands of true Atoms » (W. Charleton, Physiologia Epicuro-GassendoCharletoniana, or A Fabrick of Science Natural, Upon the Hypothesis of Atoms (Londres, 1654), p. 113. Voir Annexe. 12   Voir C. H. Lüthy, « Atomism, Lynceus, and the fate of seventeenth-century microscopy », Early Science and Medicine, Vol. 1, No. 1. (février 1996), pp. 1-27, ici p. 11.

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l’évaporation, les particules les plus lisses s’évaporent plus vite (l’eau plus vite que l’huile, le plomb plus vite que l’argent). Si cette diversité est une nécessité, en revanche, Épicure et Lucrèce ont tort de dire que le nombre d’atomes de chaque forme est infini ; en fait ils ont tort de penser que les atomes sont infinis en nombre. Pour Gassendi l’univers est fini, donc les atomes sont en nombre fini, quoique en nombre incompréhensible pour la raison humaine. Le nombre des atomes, ainsi que leur forme, est approprié à la capacité du monde, sans qu’il y ait nécessité à poser que cette capacité devrait être infinie. Quant au poids, Gassendi en parle plutôt comme d’une propension au mouvement, une force motrice ; en tout cas, les atomes doivent leur efficacité pour ce qui est de construire la totalité des choses de la nature à leur mouvement interne permanent. Il donne trois précisions sur la nature de ce mouvement : d’abord il en existe plusieurs types, par ailleurs ce mouvement est continuel et enfin il est affecté d’une vitesse constance, quelle que soit la taille ou la forme de l’atome. Pour les différentes sortes de mouvement des atomes, il y a d’abord le mouvement naturel, perpendiculaire, c’est-à-dire un mouvement déterminé uniquement par le poids des atomes traversant l’espace. C’est une chute de haut en bas, à condition que le haut et le bas ne soient pas considérés comme des absolus, car l’univers n’est pas orienté, si ce n’est relativement à deux termes, là dont ils partent (terminus a quo) et là où ils arrivent (terminus ad quem). Sur ce point Gassendi s’oppose à Lucrèce et défend Épicure, pour qui, dans la Lettre à Hérodote, §60, le haut et le bas se définissent par rapport à l’homme debout. L’univers et l’espace étant infinis, l’axe du corps peut se prolonger à l’infini au-dessus de la tête et au-dessous : le haut ne sera donc jamais le plus haut, ni le bas le plus bas. Le haut par rapport à nous sera en même temps « bas » par rapport à un point au-dessus de lui, mais ne sera jamais en même temps haut et bas par rapport à un même point, comme ce serait le cas s’il y avait un haut qui soit le plus haut (haut absolu). Mais le haut et le bas, dans l’infini, n’ont de sens que pour l’homme : ce sont des données fondamentales d’intelligibilité de l’expérience13.   Voir Lettres latines, à Valois du 31 octobre 1642 : « Lucrèce semble contredire Épicure, quand, expliquant le mouvement des atomes, il dit qu’ils tendent vers le bas. Car s’il y a dans l’univers des lieux tels que nous pouvons dire vers le bas, vers le haut, c’est-à-dire en haut et en bas, il semble nécessaire qu’il existe un centre dans l’univers, c’est-à-dire un milieu par rapport auquel on dit cela. Mais selon Aristote, on comprend l’idée de lieux vers le haut 13

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Naturel selon Épicure est aussi le mouvement oblique, ou de déclinaison, qui n’est pas une propriété inhérente de l’atome, mais qui relève du hasard, et Épicure s’en sert pour justifier la notion de libre-arbitre. La seconde catégorie de mouvement est non naturel, et il est dit réfléchi [reflexus] : il se produit lorsqu’un atome rencontre un autre atome. Cette collision peut avoir deux conséquences : a) l’atome rebondit, ou repart en arrière, vers un point qui se trouve à quelque distance de l’endroit où la collision s’est produite; ce type de mouvement réflexif est appelé ex plaga ; b) l’atome rebondit seulement à une courte distance avant qu’il n’entre en collision avec un autre atome ; ces courts rebonds sont appelés palpitatio. Quant à la continuité du mouvement elle est liée au fait que le mouvement est interne aux atomes, qu’il est inné, qu’il relève de leur nature même. La matière est donc en soi actuosa (active). On remarque que Gassendi supprime dans le chapitre VI la résistance qu’il avait introduite au début, expliquant que ce n’est pas une propriété mais la substance même, défini par sa solidité. Mais la résistance ne dépend pas du poids, dit-il contre Descartes qui défend l’idée d’une matière passive, sans action ni mouvement. Comme Olivier Bloch l’a montré, la grande originalité de la théorie de Gassendi est bien que cela bouge à l’intérieur de la matière Enfin les atomes sont dotés d’une vitesse uniforme. Ce point est vérifié par la science contemporaine et les expériences de la chute des corps, réalisées par Galilée ou par Gassendi (au passage il note qu’Épicure a raison contre Aristote, 278a-b). Que l’atome soit isolé, ou bien qu’il se retrouve comme élément de composition d’un corps, il est doté de cette vitesse invariable. Le mouvement intestin ne s’arrête jamais et vers le bas par rapport au milieu et à l’extrémité du monde lui-même ; mais il n’en est pas exactement ainsi, selon d’autres, et surtout selon Platon, qui enseigne que dans le monde il ne faut rien dire absolument vers le haut ou vers le bas, non plus que vers l’avant, vers l’arrière, vers la gauche ou vers la droite. Mais on ne peut donner ces indications que par la place d’un animal et selon la position qu’il se trouve occuper dans le monde. Selon sa définition, la circonférence du monde n’est pas le lieu suprême, mais le lieu extrême, et le centre lui-même n’est pas le lieu le plus bas, mais le milieu. Je rapporterai une autre fois comment il définit par conséquent le lourd et le léger, non pas par rapport au centre, mais par rapport au lieu vers lequel n’importe quel objet se porte de son propre mouvement ou dont il est écarté par force. De cette manière donc, mentionnant un lieu vers le haut et vers le bas, Épicure l’a interprété seulement par sa position et en comparant avec un animal qu’il fabrique n’importe où dans l’univers et après avoir tiré une ligne à l’infini passant d’un côté par la tête par où l’atome arrive et de l’autre côté par les pieds par lesquels il s’en va ; aussi a-t-il appelé vers le haut toute la région dont vient l’atome et toute celle vers laquelle il va, vers le bas ».

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et perdure toujours à la même vitesse, dans les atomes isolés comme dans les composés. Simplement le corps composé peut être ralenti, dès lors que les atomes qui le composent sont affectés de mouvements différents. L’important est qu’il y ait conservation de tout le mouvement donné à la base, par Dieu créateur. Le principe d’inertie, le principe de conservation du mouvement et le principe d’égalité de l’action et de la réaction, sont affirmés, qui dérivent tous les trois de la « mobilité » propre aux atomes. Le chapitre 8 constitue une sorte de synthèse des apports de l’ensemble du livre et Gassendi y exprime sa propre conception. Il retient les atomes d’Épicure, mais il impose certaines réserves. S’il n’y a pas de haut et de bas absolu dans l’univers, en revanche, l’univers n’est pas infini. Donc il n’est pas nécessaire de poser un nombre infini d’atomes, infini en général et infini sous chaque forme. Au contraire, le nombre d’atomes est fini, car ils ont été créés par Dieu avec la création de l’univers en une réserve limitée et suffisante pour construire la totalité des choses naturelles, auxquelles les prochaines sections de la physique seront consacrées. Il n’est pas vrai non plus qu’ils subissent la déclinaison ; il est faux que leur mouvement permanent, qui est une réalité, soit une propriété innée. En fait c’est une propriété que Dieu leur a assignée en les créant. Après l’acte de création originale cependant, la cause première, Dieu, laisse agir en toute liberté, c’est-à-dire selon les lois de la physique, les causes secondes. Il s’agit d’éviter le déterminisme et sauver la liberté pour l’action morale. C’est sur ce point que ce livre de la physique se relie au dernier livre de l’Éthique, auquel je renvoie14. C’est pourquoi il me semble qu’il faut louer Épicure au moins de ce qu’il a remué ciel et terre, à en croire Plutarque, pour conserver intact le libre-arbitre, même s’il n’a pas trouvé de solution plus commode contre Démocrite que cette déclinaison des atomes dont Plutarque dit qu’elle est smikrÕn oÛtw pr©gma, kaˆ faàlon « une chose si maigre et de si vil prix ». Et comment a-t-il fait pour accommoder cette invention, quelle qu’en soit la valeur, à la liberté ? En gros, ayant remarqué qu’il y a dans les animaux et chez les hommes trois sortes de mouvements, à savoir naturel, violent et volontaire ou libre, il a estimé qu’il fallait trouver la cause première de chacun dans les atomes dont découle le principe de tout mouvement. C’est pourquoi il a pu vouloir que 14   Pierre Gassendi, De la liberté, de la fortune, du destin et de la divination (Syntagma philosophicum, Éthique, Livre III), traduction et annotation par Sylvie Taussig (Brepols 2008), 838sq.

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l’origine du mouvement naturel soit ce premier mouvement inné aux atomes, celui-là assurément que l’on renvoie à la gravité et au poids, et en vertu duquel l’atome est dit aller en ligne droite, c’est-à-dire perpendiculairement. Puis il y a le mouvement de la volte-face [reflexio] violente, autrement dit celui qui naît de la rencontre, ou bien du coup et choc d’un autre. Enfin le mouvement de la déclinaison volontaire, qui se produit en un lieu aucunement déterminé et à un moment aucunement fixé à l’avance. […] Mais pourtant, il semble que Démocrite aura comme démontré par avance qu’Épicure ne pouvait en aucune manière trouver de l’aide dans cette invention. De fait, dès lors que ce mouvement de déclinaison est aussi naturel et inhérent aux atomes que le mouvement vertical (car ils ne le tiennent pas de l’extérieur, mais d’eux-mêmes), tout se fera donc selon le destin, y compris dans le cas où on admet la réalité de ce mouvement de déclinaison, tout autant que si on en avait rejeté la possibilité, dans la mesure où c’est toujours selon la même nécessité que les choses qui adviennent adviendront en fonction des différentes sortes de mouvements, de coups, de repoussements, de déclinaisons [clinamina] etc. dans un enchaînement éternel et comme dans une chaîne de choses qui se suivent, et en particulier pour ce qui concerne la connaissance et l’appétit [appetitus], à quoi on doit référer la liberté. […] Pour répondre à cela quelque chose qui corresponde probablement à la pensée d’Épicure, il faut supposer que l’agencement [contextura] d’atomes qui forme l’esprit est tel que les atomes susceptibles de décliner qu’il a en lui fléchissent la rigidité qu’il tient des autres atomes qui le constituent et rendent sa nature flexible en toutes ses parties, et qu’en cela est l’origine de la liberté. […] Épicure ne refusera pas non plus que, si l’on admet l’hypothèse des interférences [occursus] d’atomes, il est nécessaire qu’il y ait des heurts, des repoussements, et, partant, des volte-face [reflexiones] ou des agrégations [cohæsiones] ; mais il soutiendra nonobstant qu’aucune nécessité ne s’attache à ces interférences telle qu’elles ne puissent être entravées et que leurs conséquences ne puissent être détournées. […]même si l’esprit est d’une texture [textura] telle qu’il peut être mis en mouvement par des causes externes, il est cependant tel qu’il tient quelquesuns de ses mouvements de lui-même, [840a] et non pas de causes externes, et qu’il peut donc spontanément s’y précipiter ; ainsi peut-on les qualifier de spontanés ou volontaires et comprendre qu’ils lui permettent de résister aux mouvements des choses externes, de telle sorte qu’il n’est pas porté vers une chose sans pouvoir la quitter et partir vers une autre. Et ainsi, on comprend qu’il n’est pas lié par la nécessité de la première chose, mais qu’il est constitué comme libre par rapport à l’une ou l’autre ; et qu’il se fait que, quelle que soit

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22 Le Principe matériel, c’est-à-dire la matière première des choses la différence entre ce qu’est la chose future et ce qu’est la chose passée, par rapport au futur il y a de l’indifférence quant à ce qu’on veut, tandis que par rapport au passé, il y a la nécessité de la chose qui a de fait été choisie.

Ainsi Gassendi peut-il conclure avec Carnéade que « les Épicuriens auraient pu défendre leur cause même sans recourir à cette déclinaison imaginaire des atomes […] dans la mesure où, tout en lui accordant qu’il n’existe pas de mouvement sans cause, ils pouvaient ne pas lui accorder que tout ce qui se produit se produit du fait de causes antérieures ; car les causes de notre volonté ne sont pas externes ni antérieures ». En un mot, pour la physique qui exige l’existence de la matière première, l’hypothèse des atomes, particules de matière minuscules et imperceptibles, est la plus probable. Si l’univers est composé de corps et de vide, le corps est ce qui est doté de dimension et de résistance, c’est ce qui le différencie du vide. Les corps composés sont divisibles jusqu’à aux atomes, qui sont parfaitement pleins, solides, donc sans espaces vides, donc incassables et impénétrables. Ils sont indivisibles physiquement, mais divisibles mathématiquement, comme expérience de pensée. Ils se meuvent en permanence, dans des directions relatives, sans qu’il y ait besoin d’imaginer un clinamen, un mouvement oblique. Ils sont créés ex nihilo, par Dieu, en quantité suffisante et en variété suffisante, et leur mouvement est donné par Dieu au moment de la création. Dieu a créé une quantité globale de matière, chaque atome étant doté de sa forme et de sa taille, de son mouvement, et l’ensemble réparti dans le monde. Alors que la quantité d’atomes est définie au départ, ils se relient par les crochets et les portes que présente leur surface, formant ainsi des molécules, les semences des choses (I, 245b), lesquelles se combinent ensuite selon les règles de la chimie. À partir de la matière première que sont les atomes se constituent des entités secondaires, dont la nature est déterminée en fonction de la proportion des composants et de leur arrangement, car les atomes se combinent selon leur grandeur, leur figure, leur position et leur arrangement. Ces molécules ou semences sont différentes des homéomères d’Anaxagore, car elles peuvent se démonter, quoique difficilement ; leur résolution toutefois ne donne pas toujours des atomes, mais parfois des parties elles-mêmes composées. Quant aux problèmes que cette théorie pose, pratiquement, ce seront aux autres livres de les exposer et de tâcher d’y répondre.

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Annexe. Petite anthologie – non exhaustive – de l’engyscope Le terme d’engyscope repose sur une étymologie grecque ; le premier élément de composition du mot signifie « près », « à portée de main ». Avant d’être utilisé par Boyle en 1684-85 dans le sens de microscope, et le premier élément qui compose le mot provient non pas du hollandais mais du grec et signifie « près à portée de main ». Il semble donc qu’il soit à rapprocher plus rationnellement de « télescope » (1611) que de « microscope ». Si, comme la note dans OED le suggère, le Prince Federico Cesi a inventé le nom, il serait peut être intéressant de rechercher « engyscopius /m » dans les documents se rapportant aux Lincei15. On le trouve auparavant chez Walter Charleton (1619-1707), dans sa Physiologia Epicuro-Gassendo-Charltoniana, or, A fabrick of science natural, upon the hypothesis of atoms founded by Epicurus repaired [by] Petrus Gassendus ; augmented [by] Walter Charleton (1654). La première occurrence se trouve p. 91 : « What Hypochondriack hath been so wild in Phansie, as to conceive that the vast mass of the World may not be divided into more parts then the Foot of a Handworm, a thing so minute as if made only to experiment the perfection of an Engyscope ? » (Quel hypocondriaque a été d’une imagination si extravagante, pour concevoir que l’immense masse du Monde pourrait ne pas être divisé en plus de parties que le pied d’un ciron, une chose si minuscule qu’on la dirait seulement faite pour expérimenter la perfection d’un Engyscope »). Puis p. 113 : « He positively affirms, that Democritus, Metrodorus, and Epicurus, by their exile Principles, Atoms, meant no other but those small pulverized fragments of bodies, which the beams of the Sun, transmitted through lattice Windows, or chincks, make visible in the aer : when according to their genuine sense, one of those dusty granules, nay, the smallest of all 15

  Pour les différents noms que les Lincei ont donné au microscope (et le au télescope aussi), voir Giuseppe Gabrieli, « Voci lincee nella lingua scientifica italiana », in Contributi alla storia della Accademia dei Lincei, vol. II, pp. 1585-1593. Gabrieli ne mentionne pas l’“Engiscopio” ; il dit avoir trouvé autrefois ce nom dans quelque manuscrit des Lincei, mais il sait plus où. Luigi Guerrini, que je tiens à remercier ici car je lui dois cette note, se rappelle en revanche que Fabio Colonna écrit à Johannes Faber à ce sujet : « Io ho chiamato Enghiscopio, che vuol dir occhiale da vicino » (Lettre de Colonna du 6 juin 1625, in Carteggio Linceo, Rome, 1996, p. 1047). En tout cas, Gabrieli précise que l’engyscope trouve sûrement dans P. Borel, De vero telescopii inventore, Hagae Comitum, 1655.

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things discernable by the eyes of Linceus, though advantaged by the most exquisite Engyscope, doth consist of Myriads of Myriads of thousands of true Atoms, which are yet corporeal and possess a determinate extension » (Il [Gassendi] affirme avec certitude que Démocrite, Métrodore et Épicure, par leurs Principes minuscules, les Atomes, voulaient dire rien de moins que ces petits fragments de corps pulvérisés, que les rayons du Soleil, transmis à travers des Fenêtres en lattis, ou des fentes, rendent visibles dans l’air : lorsque, conformément à leurs véritables sens, une de ces granules de poussière, ou pour mieux dire, les plus petites de toutes les choses discernables par les yeux de Lyncée, bien que mises à leur avantage par l’engyscope le plus raffiné, se compose de Myriades et de Myriades de milliers de véritables Atomes, qui sont pourtant dotés de corps et possèdent une extension déterminée ». Thomas Blount (1618-1679) fait remonter le terme plus haut dans le temps dans sa Glossographia, or, A dictionary interpreting all such hard words of whatsoever language now used in our refined English tongue with etymologies, definitions and historical observations on the same : also the terms of divinity, law, physick, mathematicks and other arts and sciences explicated / by T.B. (Londres : Tho. Newcombe pour George Sawbridge, 1661) (Glossographie, ou, Un dictionnaire interprétant tous les mots difficiles dans un quelconque langage tels qu’utilisés aujourd’hui dans notre langue anglaise raffinée avec les étymologies, définitions et observations historiques de ces choses : également les termes de : théologie, droit, physique, mathématiques et autres arts et sciences expliqués / par T.B.). Elisha Coles (1640-1680), fait de même dans son English dictionary explaining the difficult terms that are used in divinity, husbandry, physick, phylosophy, law, navigation, mathematicks, and other arts and sciences, containing many thousands of hard words, and proper names of places, more than are in any other English dictionary or expositor : together with the etymological derivation of them from their proper fountains, whether Hebrew, Greek, Latin, French, or any other language : in a method more comprehensive than any that is extant (Londres, Peter Parker, 1677) (Un dictionnaire anglais expliquant les termes difficiles qui sont utilisés en théologie, agriculture, physique, philosophie, droit, navigation, mathématiques, et autres arts et sciences, contenant plusieurs milliers de mots difficiles, et les noms propres des lieux, plus qu’aucun autre dictionnaire Anglais ou commentaire : avec leur origine étymologique à partir de leur propre source, que ce soit Hébreu, Grec, Latin, Français, ou une autre langue : par une méthode plus compréhensible qu’aucune autre existante).

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Bibliographie16 I. Œuvres de Gassendi Opera omnia, Lyon, L. Anisson et I. B. Devenet, 1658, 6 vol. in-f°. Animadversiones in decimum librum Diogenis Laertii, qui est de vita, moribus placitisque Epicuri. Continent autem Placita quas ille treis statuit philosophiæ parteis  : i. Canonicam… ii. Physicam… iii. Ethicam (Lyon, 1649). Correspondance avec Peiresc, t. 4 des Lettres de Peiresc, éditées par P. Tamizey de Larroque (Paris, 1892). Pierre Gassendi, De la liberté, de la fortune, du destin et de la divination (Syntagma philosophicum, Éthique, Livre III), traduction et annotation par S. Taussig (Brepols 2008). Disquisitio metaphysica, seu dubitationes et instantiæ adversus Renati Cartesii metaphysicam et responsa (Recherches métaphysiques, ou doutes et instances contre la métaphysique de R. Descartes et ses réponses), texte établi, traduit et annoté par B. Rochot (Paris, 1962). Dissertations en forme de paradoxes contre les Aristotéliciens, livres I et II, traduits et édités par B. Rochot (Paris, 1959). Du principe efficient c’est-à-dire les causes des choses (Syntagma philosophicum, Physique, section I, Livre 4), traduction et annotation par S. Taussig (Turnhout, 2006) L’Église de Digne, édition et traduction de M.-M. Viré (Digne, 1992). Impressions de voyage dans la Provence alpestre (Digne, 1889). 16

  Limitée aux œuvres de Gassendi et ouvrages critiques qui lui sont consacrés.

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Initiation à la théorie ou partie spéculative de la musique, introduit, traduit et annoté par B. Bailhache (Turnhout, 2005). Institutio logica, éd. et trad. H. Jones (Assen, Pays-Bas, Van Gorcum, 1981). Leçon inaugurale de Pierre Gassendi au Collège royal 1645, texte et traduction de S. Murr (Paris, 1992). Lettres familières à François Luillier pendant l’hiver 1632-33, avec introduction, notes et index, par B. Rochot (Paris, 1944). Les Lettres latines de Gassendi, édition, introduction et notes en 2 volumes par S. Taussig (Turnhout, 2004). Libertins au XVIIe siècle, édition établie, présentée et annotée par J. Prévot (Paris, 1998). Préliminaires de la Physique du Syntagma philosophicum, traduction proposée par F. Marianelli, M. Martinet, S. Murr, J. Turpin, A. Videau-Felibes, J.-C. Darmon, XVIIe siècle, n°179, avril-juin 1993. Recueil des lettres des sieurs Morins, de la Roche, de Neuré et Gassend en suite de l’apologie du sieur Gassendi, touchant la question De motu impresso a motore translato. Où par occasion il est traité de l’astrologie judiciaire (Paris, 1650). Vie de Copernic, traduction, introduction et notes par M. Thirion (thèse de doctorat de troisième cycle, 1973). Vie de Peiresc, traduit du latin par R. Lassalle (Paris, 1992). Vie de Tycho Brahé, Copernic, Peurbach et Regiomontanus, traduit du latin par J. Peyroux (la traduction est plus qu’aléatoire), diffusé par la librairie A. Blanchard (Paris, 1996). II. Ouvrages et articles consacrés à Gassendi Actes du congrès du tricentenaire de Pierre Gassendi, 4-7 août 1955 (Digne, 1957). Alberti A., Sensazione e realtà. Epicuro e Gassendi (Florence, 1988). Andrieux L., Pierre Gassendi, prévôt de l’Église de Digne (Paris, 1927). « Molière fut-il l’élève de Gassendi » ? BSSL (n°20, 1926). Auzias J.-M., « Situation de Gassendi », Baroque, Actes des journées internationales d’étude du baroque (Montauban, 1972). Berr H., Du scepticisme de Gassendi, traduction par B. Rochot de la thèse en latin éditée à Paris en 1898 (Paris, 1960). Bloch O.R., « Gassendi and the Transition from the Middle Ages to the classical Era », Yale French Studies (New Haven 49, 1973).

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Liste des abréviations A. Aphr. : Alexandre d’Aphrodise. An. : Traité de l’âme. Comm. : Commentaire d’Aristote. Alc. : Alcinous : Doc : De la doctrine de Platon. Anth. : Anthologie grecque. Apul. : Apulée Dog. : Sur la doctrine de Platon. Arstt. : Aristote. An. : De l’âme. Cæl. : Du ciel. Gen. et corr. : De la génération et de la destruction. Gen. A. : Génération des animaux. Met. : Métaphysique. Nic. : Éthique à Nicomaque. Phys. : Physique. A. Tat. : Achille Tatius. Aug. : Augustin. Civ. : Cité de Dieu. Aus.  Ausone. Épigramme. Cic. : Cicéron. Ac. : Académiques. Div. : De la divination. Fat. : Du destin. Fin. : Des termes extrêmes du Bien et du mal. Nat. : De la nature des dieux. Tusc. : Tusculanes.

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Clém. : Clément d’Alexandrie. Str. : Stromates. Protr. : Protreptique. DL. : Diogène Laërce, Vie et doctrines des philosophes illustres. Épiph. : Épiphane. Pan. Panarion. Eucl. : Euclide.  Eus. : Eusèbe de Césarée. Præp. : Préparation évangélique. Gal. : Galien. Héracl. : Héraclite. Hés. : Hésiode. Th. : Théogonie. Hpc. : Hippocrate.  Hom. : Homère. IL. : Iliade. Just. : Justin Martyr Exh. : Exhortation aux Grecs. Lact. : Lactance. Inst. : Institutions divines. Ir. : De la colère de Dieu. Lucr. : Lucrèce, De la nature des choses. Minuc. : Minucius Félix Oct. : Octavius Orph. : Orphée. Arg. : Argonautiques. Hym. : Hymnes. Pach. : Pachymère. Pers. : Perse. Sat. : Satires. Philip. : Philiponus. Commentaires sur la physique d’Aristote. Phil. : Philon d’Alexandrie De vict. offer. : Des Animaux propres aux sacrifices. Plat. : Platon. Crat. : Cratyle. Parm. : Parménide Phæd. : Phédon.

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liste des abréviations

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Phædr. : Phèdre. Phil. : Philèbe. Tim. : Timée. Soph. : Le sophiste. Plot. : Plotin. Enn. : Ennéades. Plut. : Plutarque. Œuvres morales. Adv. stoic. : Des connaissances communes contre les stoïciens. An. : De la procréation de l’âme. Col. : Contre Colotès. De fac. : Sur la face ronde de la lune. De sol. : Qui des animaux terrestres ou marins sont le plus intelligents. In Plat. : Questions platoniques. Plac. : Opinions des philosophes. Symp. : Questions de table. Sen. : Sénèque. Ep. : Lettres à Lucilius. Nat. : Questions naturelles. Serv. : Servius. Sext. : Sextus Empiricus. Hyp. : Hypotyposes. M. : Contre les mathématiciens. Sid. Apol. : Sidoine Apollinaire. Simpl. : Simplicius. Cat. : Préface des catégories. Phys. : Commentaires sur la physique d’Aristote. Stob. : Stobée. Ecl. : Éclogues physiques et éthiques. Str. : Strabon, Géographie. Tert. : Tertullien. Herm. : Contre Hermogène. Thém. : Thémistius. An. : De l’âme. Phys. : Physique. Théod.: Théodoret. Ther. : Thérapeutique des maladies helléniques.

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Verg. : Virgile. G. : Géorgiques. Vitr. : Vitruve. Vulg. : Vulgate. Ancien Testament. Gen. : Genèse. Nouveau Testament. Jn. : Évangile selon saint Jean.

Note sur cette édition : J’ai conservé entre crochet la pagination des Opera omnia (la lettre a ou b renvoyant à la colonne) ; en revanche j’ai choisi d’insérer des sauts de ligne pour faciliter la lecture. Pour les notes, je donne d’abord, en italique, les références telles qu’elles figurent en marge du texte de Gassendi. Puis je donne en romain les références complètes et précises, entre crochets. Entre crochets sont également les notes explicatives. Pour Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, j’ai utilisé mutatis mutandis la traduction des Classiques modernes (Le Livre de poche, 1999) sous la direction de Marie-Odile Goulet-Cazé. Pour Épicure, Lettres et maximes, texte établi et traduit par M. Conche avec une introduction et des notes (PUF, 1987). Pour Lucrèce, De rerum natura, j’ai utilisé la traduction de José Kany Turpin, mutatis mutandis (GF Flammarion, 1997). J’ai choisi de mettre le texte au présent, pour des commodités de lecture. J’ai également mis au nominatif les substantifs grecs que Gassendi décline en leur donnant la fonction de sa syntaxe latine, sauf dans les cas où il y a discussion philologique.

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Le principe matériel, c’est-à-dire la matière première des choses

Chapitre 1 Ce qu’est le principe matériel ou matière première et ce qui le rend nécessaire [229a] Nous avons examiné jusqu’à présent deux choses qui sont pour ainsi dire transcendantes au monde, puisque le Lieu s’étend plus que le monde, tandis que le Temps dure plus longtemps que lui. À présent, pour commencer notre étude par ce qui concerne en général tout ce qui se trouve dans le monde, il faut traiter, dans le présent livre et dans le suivant, des deux principes généraux de toutes les choses, l’un matériel, l’autre efficient, dans la mesure où, sans eux, rien ne peut exister ni se maintenir. Le premier est désigné communément par le mot de matière [materia], le second par celui de cause [causa]. Et vois comme Sénèque les associe, puisqu’il dit1 : « Nos stoïciens reconnaissent, comme tu sais, dans la nature deux principes générateurs de tout ce qui existe. La matière, gisante et inerte, toute passive, chômerait, si quelqu’un ne lui imprimait le mouvement. La cause, autrement dit la raison, façonne la matière, la tourne dans le sens qui lui plaît, se sert d’elle pour toute sorte d’ouvrages. Il y a donc deux éléments en jeu nécessairement : le substrat dont est fait la chose, et l’agent qui la fait : celui-ci est la cause ; l’autre, la matière. Tout art est une imitation de la nature : applique donc ce que je constatais dans l’univers aux travaux de l’homme. La statue suppose une matière soumise à l’action de l’artiste, et un artiste disposé à prêter figure à cette matière. Dans la statue, c’est le bronze qui est la matière : la cause, c’est l’ouvrier. Il en va de même de toutes les choses : une substance en formation et une activité formatrice constituent l’être ». Et ce ne sont pas seulement les stoïciens, mais aussi tous les autres philosophes qui ont été de cet avis ; car, pour ne pas nous en tenir à des cas particuliers, que ce soit Aristote, Platon et d’autres, nous   Epist.65. [Sen., Ep., VII, 65, 2-3.]

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pouvons comprendre que ce que nous lisons chez Cicéron vaut pour tous les autres en général2 : « Pour ce qui est de la nature, ils enseignaient qu’il faut y distinguer deux principes, l’un agissant, l’autre se prêtant en quelque sorte à l’action du premier qui devient producteur de réalités. Dans l’être agissant, il y a, suivant eux, une force ; dans celui qui subit l’action il y a une certaine matière ; toutefois dans l’un comme dans l’autre, les deux principes sont joints, car ni la matière ne pourrait avoir de cohésion si rien n’assurait la liaison de ses parties, ni la force de se conçoit [229b] sans quelque matière ». Pour le dire brièvement, c’est à l’investigation de ces deux choses que les physiciens ont consacré l’essentiel de leurs réflexions parce que c’est d’elles que dépend pour l’essentiel ce que sont les œuvres de la nature. Mais comme nous traiterons dans le livre suivant du principe efficient, c’est-à-dire de la cause, il nous faut nous pencher dans celui-ci sur le principe matériel, c’est-à-dire la matière. Nous ne devons cependant pas commencer sans noter que, alors que le terme de principe semble désigner proprement l’un et l’autre (car, de même que l’on dit de la matière qu’elle est le principe à partir duquel les choses se font, de même dit-on de la cause qu’elle est le principe par lequel elles se font), l’usage a cependant fait que ce terme est attribué surtout à la matière, non seulement au singulier, mais aussi au pluriel, c’est pour cette raison que, sous le terme de traité perˆ ¢rcîn, sur les principes, ou d’investigation tîn Ôntwn ¢rc£j, sur les principes des choses, on comprend et on entend communément qu’il est question des principes matériels. Assurément Aristote, quand, s’agissant de définir les principes qui doivent être tenus pour véritables, il dit3 que « les principes ne doivent pas s’engendrer les uns des autres ni non plus d’autres choses, mais que tout doit s’engendrer d’eux », il n’entend pas d’autres principes que les principes matériels. Il faut admettre cette définition cependant, tout en précisant que, quand il dit que « toute chose doit s’engendrer de principes », il donne la cause pour laquelle il y a des principes, alors que quand il dit que « ils ne doivent pas s’engendrer d’eux-mêmes ni d’autre chose », il explique pourquoi ils sont premiers. Car on aurait tort de les appeler des principes si quelque chose les précédait et s’ils n’étaient pas premiers. Platon dit assurément remarquablement4 : « Le principe n’a pas d’origine ; car toutes les choses émanent du principe. Mais lui même ne peut être né d’aucune autre chose ; car ne serait   I.Acad. [Cic., Ac., I, 6.]   I.Phys.5. [Arstt., Phys., I, 5, 188a ; Gassendi reprend la définition au chapitre IV.] 4   In Phædr. [Plat., Phædr., 246d2-3] 2 3

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pas principe ce qui serait né de quelque chose d’antérieur ». En outre, ces principes matériels étant aussi nommés « débuts » [initia] et « premiers commencements » [primordia], on les trouve très couramment désignés sous le nom d’« éléments » [elementa]. Mais cette dénomination n’est pas toujours approuvée, comme le démontre le fait que le terme d’élément fut tout d’abord attribué au feu, à l’air, à l’eau, à la terre, c’est-à-dire à quatre corps dont tous n’approuvent pas qu’ils soient appelés principes premiers, parce qu’ils se changent les uns dans les autres et s’engendrent les uns des autres, et donc proviennent d’autre chose qui les précède. Tels sont les stoïciens qui d’ailleurs, puisque, selon eux, les principes ne sont pas soumis à la génération et à la corruption, estiment que les éléments ne répondent pas à cette définition, dans la mesure où ils ont imaginé qu’ils se corrompraient dans la conflagration générale du monde, [230a], comme on le lit chez Diogène Laërce5. Plutarque et d’autres sont du même avis, puisqu’ils reprochent à Thalès d’avoir fait du principe et de l’élément deux synonymes ou presque. Cependant, de même que l’on a pu appeler ces éléments « premiers principes » pour ne pas les confondre avec les seconds, qui sont composés des premiers, lesquels sont simples et ne sont pas des assemblages [inconcreta], de même ne semble-t-il pas déplacé de désigner comme les premiers éléments pour bien les distinguer des éléments courants et autres qui sont composés des premiers. Aussi sont-ils utilisés comme des synonymes. C’est assurément ce que fait Lucrèce, quand il les nomme les premiers éléments6 et qu’il les compare à des lettres qui sont les premiers principes ou éléments de tout discours par rapport aux syllabes et aux phrases qui sont comme des éléments seconds. C’est ce que fait également Galien7, qui reprend l’exemple en analysant la syllabe stra jusqu’à arrivé au A dont le son est simple et non composé.   lib.7. [DL, VII, 134.]   lib.1.& 2. [Lucr., I, 171, 510, 538 (corpora prima) ; 182, 210, 268, 483, 485, 501, 545, 548, 570, 592, 609, 712, 753, 765, 778, 789, 815, 817, 828, 847-8, 908, 918, 1021, 1110 (primordia). II, 91, 96, 486, 589, 843, 1011 (corpora prima) ; 80, 84, 121, 133, 157, 166, 177, 253, 309, 379, 396, 414, 479, 523, 560, 567, 653, 696, 750, 796, 854, 883, 916, 967, 979, 1007 (primordia).] La comparaison avec les lettres se trouve en I, 197, 824, 912 (où elle est plus développée) et II, 688 et 1013.] 7   Comm.I. in lib. de na. hu. [Gal., In Hippocratis de natura hominis librum commentarii iii (Kuehn volume 5, p. 6).] 5 6

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Quoi qu’il en soit, qu’on les appelle principes ou éléments premiers, il s’agit très exactement de ce que nous appelons matière première. Car quand Aristote retient comme premiers principes non seulement la matière, mais aussi la forme et la privation, cela est contradictoire avec la définition des principes qu’il a lui-même donnée, comme il faudra le démonter par la suite. Car il explique dans une certaine mesure que les premiers principes – ce que nous appelons matière première – sont, par exemple dans l’homme, la matière, c’est-à-dire les principes dont celui-ci est fait, la tête, la poitrine, le ventre, les bras, les jambes et les organes de moindre taille dont il est pour ainsi dire tissé [contextus] ; mais ces parties du corps ne sont pas premières, vu qu’elles sont faites à leur tour aussi de parties qui leur sont antérieures, comme les chairs, les viscères, les os, la moelle, les membranes, les nerfs etc. qui ne sont pas davantage premières ; car sont antérieures à elles celles dont elles sont formées et composées comme la semence, le chyle, le sang ; qui ne sont toujours pas premières, puisqu’il y a avant elles les aliments dont elles ont été tirées, céréales, fruits, vin et autres. Et ces produits ne sont pas premiers, car ils sont nés de la terre, de l’eau et, pour certains, aussi de l’air et du feu. Et en face des penseurs qui veulent que les quatre éléments soient enfin les premiers principes parce que la terre n’est constituée que de particules dont n’importe quelle terre est faite, et ainsi tout pareillement de l’eau, d’autres veulent que la terre et l’eau soient faites de quelque chose de salé, de quelque chose d’acide, de quelque chose de gras qu’ils appellent sel, mercure et soufre, et dont ils estiment que, parce qu’ils ne peuvent être décomposés, ils doivent être premiers. Mais d’autres auteurs prétendent qu’il est possible de les décomposer en des corpuscules minuscules dont eux-mêmes et toutes les choses en général sont faits, que l’on appelle atomes, qui, parce qu’ils ne peuvent être décomposés, doivent enfin être tenus pour la matière première, ou principes premiers et premiers éléments des choses. Et c’est pourquoi Galien, déjà cité, après qu’il a rapporté8 que, parmi les philosophes anciens, Empédocle, Parménide, Mélissos, Alcméon, Héraclite – et il ajouta ailleurs Prodicos9 – ont écrit chacun un livre sur la nature, mais que d’autres en ont écrit plusieurs et que c’est Épicure qui en a écrit le plus, ajoute que ce dernier a commencé tous ses livres par cette question10 : PÒteron ™n tˆ kaˆ ¢ploàn ™stin oá   loc. cit.   I.de Elem. [Gal., De elementis ex Hippocrate libri ii (Kuehn volume 1, p. 487, 5).] 10   [Gal., In Hippocratis de natura hominis librum commentarii iii (Kuehn volume 15, p. 5, 15).] 8 9

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t¾n fÚsin eÙre‹n ™piceiroàmen, À sÚqeton [230b] ™k t…nwn ˜autoà protšron ¢plîn, ¤per oƒ met’aÙtouj toÝj pal£iouj e„q…sqhsan Ñnom£zein stoice‹a, « si ce dont nous nous efforçons de découvrir la nature est quelque chose d’un et de simple, ou bien si c’est un corps composé à partir d’autres choses qui lui préexistent et qui sont simples, choses que les auteurs les plus récents ont décidé d’appeler des éléments ». Il n’est pas sans intérêt de noter que la matière première (ou amoncellement des principes ou éléments dont toutes les choses ont été d’abord composées) est appelée par les Grecs Ûlh, ce qui signifie forêt, parce que de même que la forêt ou amoncellement d’arbres est, par rapport à l’art du charpentier pour ainsi dire la matière première, dont sont faits tous les ouvrages en bois, de même la matière de la nature est comme une forêt dont sont tirés et faits tous les ouvrages de la nature. Assurément de même que l’artisan, à partir d’un tronc d’arbre coupé dans une forêt, forme une statue ou un autre objet, de même l’agent naturel forme-t-il une plante, un animal ou un autre corps naturel à partir d’une portion soustraite à la matière. Cette comparaison permet de comprendre facilement que de même que le tronc, quoiqu’il soit en bois, ne reçoit jamais de lui-même aucune forme d’objet en bois, ni de statue, ni de porte, ni de table, ni de banc, ni de lit ; ni de statue d’homme ou cheval ; ni de tel ou tel homme, etc., mais qu’il est indifférent à la forme que l’artisan lui imposera et qu’il devra prendre, de même la matière des choses naturelles, quoiqu’elle soit corps, ne reçoit cependant d’elle-même aucune forme d’aucun corps déterminé, c’est-à-dire ni d’homme, ni d’animal, ni de plante, ni de pierre, ni d’autre chose ; mais qu’elle est indifférente de telle sorte qu’elle prendra n’importe quelle forme que l’agent naturel lui imposera. Ensuite, de même que le tronc, parce qu’il peut devenir n’importe quel objet de bois, est dit être n’importe quel objet en puissance [potentia], de même la matière, parce qu’elle peut devenir n’importe quel corps naturel, est dite être potentiellement [potestate] tous les corps, alors même qu’en acte elle n’en est jamais qu’un seul (et successivement certes, c’est-à-dire l’un après l’autre). Assurément, de même que le tronc, une fois qu’il a revêtu une forme, ne peut en prendre une autre, sans que la première soit d’abord détruite, de même la matière, une fois qu’elle a une forme, ne peut-elle pas plus en prendre une autre si ce n’est en renonçant à la première. La chose sera plus claire à comprendre peut-être si l’on compare la matière à une masse de cire, en qui on imprime différents sceaux, ou à une masse de bronze qui est fondue successivement dans les différents visages que l’artisan lui donne ; mais la chose est

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assez évidente. Qui plus est, de même que l’objet tient du tronc le fait d’être en bois, mais de la forme le fait d’être tel objet de bois, comme une porte, plutôt qu’un escabeau, tout ouvrage de la nature tient de la matière le fait d’être corporel, ou corps, mais tient de la forme le fait d’être tel corps, par exemple homme plutôt que cheval. C’est pourquoi la matière est un corps dont des portions constituent toutes les choses qui sont des corps particuliers, les cieux, les astres, l’air, l’eau, la terre, les pierres, les métaux, les plantes, les animaux, et tout le reste, chacun selon son genre, dès lors que ce corps se diffuse dans le monde entier, mais sous différentes formes, qui permettent de distinguer les choses les unes des autres. Et ne t’émeus pas de voir que nous appelons la matière corps, puisqu’Aristote dit qu’il entend par matière11 « celle qui n’est ni un objet individuel, ni une quantité, ni aucun des modes qui servent à déterminer l’être », car cette phrase d’Aristote correspond tout à fait à ce qui vient d’être expliqué. Car si la matière est en soi un corps, elle n’est cependant pas en soi un animal, ou une plante, l’animal ou la plante relevant du genre de la substance qu’il a définie par la question Quoi [quid] ; la matière n’est pas non plus un corps grand ou petit, ce qui relève du genre de la quantité ; elle n’est ni chaude ni froide, ce qui relève du genre de la qualité ; et ainsi de suite de tous les genres ou catégories dont il fait les différentes espèces de l’être, c’est-à-dire qui lui servent à déterminer l’être, en ajoutant des différences. On peut certes dire de la même façon que le tronc n’est pas en soi statue ou chaise, ni aucun des objets qui peuvent déterminer tel morceau de bois. Du reste Aristote semble avoir fortement subodoré ce point quand, dans le même passage, il dit que la matière est une substance de telle sorte que « si elle n’en était pas une, l’autre chose qu’elle serait nous échapperait » et encore « que la substance est essentiellement le substrat » [subjectum], c’est-à-dire la matière. On peut donc en conclure que l’affirmation que l’on attribue couramment à Aristote selon laquelle la matière n’est « presque rien » est tout à fait étrangère à sa pensée. Mais pour quelle raison la lui attribue-t-on alors que, chez lui, la matière est plutôt ce dont chaque chose tire sa masse, sa consistance, son épaisseur, sa corporalité [corpulentia], de telle sorte que si tu la retires, il ne reste plus rien, exactement comme si tu retirais seulement la forme ? Quant à ceux qui pensent que la forme est elle-même substance, ou partie de substance, voire de corps, ils trahissent la conception d’Aristote ; il suffit pour s’en   6.vel 7.met.3. [Arstt., Met., Z, 3, 1029a.]

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prouver de lire ses interprètes grecs, et notamment Alexandre d’Aphrodise qui déclare12 que la forme est une chose incorporelle. Et Aristote dit clairement13 que la forme est aussi oÙs…a [un être], mais sous ce terme il ne faut pas entendre une substance qui concerne un corps en général, mais l’essence qui se rapporte à un corps spécial et déterminé. Par exemple la figure de Mercure relève de l’essence de la statue qui représente Mercure14, mais elle ne relève pas de sa substance, car il n’a d’autre substance que le bronze, la pierre ou le bois. Mais nous reviendrons sur ce point. J’ajoute seulement que, parmi les interprètes scolastiques d’Aristote, les plus fidèles à sa pensée ont été ceux qui, même s’ils ont dépouillé la matière de toutes les autres formes, lui ont cependant laissée celle qu’ils ont appelée la forme de la corporéité [corporeitas] ; car c’est d’elle que la matière tient le fait d’être un corps, et c’est avec elle qu’elle se voit imposer toutes les autres formes. Puisqu’il est, semble-t-il, temps de se demander ici quelle est la nature ou la marque caractéristique [nota] du corps en général, la réponse peut presque complètement se déduire de ce que nous avons évoqué plus haut quand, à propos de la division des choses, nous avons rappelé qu’Épicure et avec lui Lucrèce, ont partagé l’univers, c’est-à-dire la nature, en deux choses, à savoir le corps et le vide15. Car la distinction qu’ils font entre le corps et le vide réside en ce que, alors que le vide est privé de masse, qu’il est intactile, incapable d’agir, de subir et de résister, le corps est doté de masse, il est tactile, capable d’agir, de subir et de résister. Et quoiqu’il y ait en plus une autre substance incorporelle, d’un genre plus noble, qui est d’habitude appelée spirituelle et intellectuelle, qui est attribuée d’une part à Dieu, qui a en apanage le fait d’agir, et d’autre part aussi aux anges et à l’âme rationnelle, qui a en apanage à la fois le fait d’agir et le fait de subir, le corps diffère cependant de ce genre de substance incorporelle, en tant qu’il [231b] est doté de masse et qu’il est, en vertu de sa masse, tactile et capable de résister. C’est bien ce que Notre Seigneur le Christ indique16 quand, apparaissant dans la matéria-

  I.de An.4. [A. Aphr., An. ad. loc.]   7.& 12.Met. [Arstt., Met., Z, 3, 1029a et L, 3, 1070a.] 2.de an.I. & 2. [Arstt., An., II.] 14   [Arstt., Phys., I, 7, 190b.] 15   [Lucr., I, 420.] 16   Io.20. [Vulg., NT, Jn., 20, 27.] 12 13

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lité de son corps glorieux, il a voulu faire toucher du doigt le fait qu’il était corps et non pas esprit ; et personne ne niera ce que dit Lucrèce17 : Toucher et être touché est l’apanage du corps.

En outre, les termes qu’Épicure, chez Sextus Empiricus, emploie pour décrire ce qu’est un corps ou pour cerner le concept de corps18, kat¦ ¥qroismon sc»matÒj te kaˆ megšqouj, kaˆ ¢ntitup…aj, kaˆ b£rouj, tÕ sîma nenoÁsqai « on appelle corps ce qui a des qualités de forme, de taille, de résistance (ou bien de solidité et d’impénétrabilité mutuelle) et de poids ». Cela vaut surtout pour les corps premiers ou atomes, puisqu’il leur attribue les mêmes propriétés que celles qu’il décrit ici ; mais cela vaut aussi pour tous les corps seconds ou composés dans la mesure où ils ne sont faits que d’atomes, et de rien d’autre. Et pour ce qui est d’Aristote qui dit19 que ceux qui affirment l’existence du vide estiment que « tout corps est ¢ptÕn, tangible », il faut comprendre que cela se rapporte à ces corps premiers, simples, tout autant qu’aux suivants, c’est-à-dire assemblés [concreta] ou composés [composita] ; de là cette antithèse que l’on lit chez Lucrèce, selon laquelle est établi20 le caractère tangible de tous les corps, intangible du vide.

Et s’il est vrai qu’Épicure a composé un livre Perˆ ¡fÁj, Sur le toucher, il semble qu’il ait traité dans ce livre du sens, non pas comme un sens animal en propre, mais plus généralement, comme un contact entre deux corps quels qu’ils soient, soit simples, soit composés, allant à la rencontre l’un de l’autre à raison de leur surface et faisant l’expérience de la résistance, c’est-à-dire de leur impénétrabilité mutuelle, dont nous avons appris plus haut qu’elle se dit en grec ¢ntitup…a. Je laisse de côté le fait qu’il est communément admis que deux corps quels qu’ils soient ne peuvent pas occuper simultanément le même lieu, parce que la pénétration mutuelle de leurs dimensions est chose impossible, et cela parce que chaque dimension occupant un certain lieu devient égale à ce lieu et le remplit complètement, sans que ce lieu puisse être occupé par deux corps à la fois. Nous expliquerons en son temps pourquoi un corps 17

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lib.1. [Lucr, I, 304.] [Sext., M., 10, 257.] 4.Phys.7. [Arstt., Phys., IV, 7, 214a.] lib.1. [Lucr, I, 454.]

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mou cède au contact, de telle sorte que le vin admet l’eau en lui, et pourquoi toutes les choses de ce genre se font sans pénétration. Et il n’est vraiment pas nécessaire de prouver ici qu’il existe des corps, puisque, comme le dit Épicure21, kaˆ aÙt¾ ¹ a‡sqhsij ™pˆ p£ntwn marture‹, « c’est ce qu’atteste en tout occasion la sensation même », et Lucrèce, qui l’a imité22 La sensation commune montre que le corps existe en soi. Si la foi en celle-ci n’est pas première, inébranlable, &.

Mais il ne faut pas manquer de préciser que le corps dont nous traitons ici, est dit naturel dans la perspective des mathématiciens. Car, la matière a beau être en soi un corps indéterminé, c’est-à-dire qui n’a pas telle forme plutôt que telle autre, elle a cependant toujours une certaine forme ; et parce qu’on dit que sa forme est sa nature, en tant que la forme est le principe et la manière de distinguer le corps, dans lequel elle est, de tous les autres corps et de lui attribuer les propriétés qui sont les siennes, ce qui justifie que l’on dise d’un corps qu’il est de telle nature ou qu’il a telle nature, cela a pour conséquence qu’on appelle [232a] « corps naturel » à la fois une matière ayant une forme et ce qui résulte ou est fait de matière et d’une forme. Mais en réalité, parce que la matière et, par là, tout corps naturel, est doté, entre autres propriétés, de la grandeur, ou quantité, qui consiste en une triple extension, ou dimension, à savoir longueur, largeur et profondeur, c’est la raison pour laquelle le géomètre ou le mathématicien, sélectionnant cette propriété, la sépare mentalement de la matière et l’analyse, séparément, et produit, sur elle séparément des démonstrations. Et c’est parce que la dimension de la profondeur englobe les deux autres, et qu’elle se constate effectivement, qu’on la qualifie elle aussi de corps, mathématique s’entend, c’est-à-dire géométrique, relevant du genre de la quantité, mais non pas du genre de la substance, c’est-à-dire de la matière, dont il est soustrait mentalement ou spéculativement. Cela explique que tu aies entendu dire que les géomètres considèrent la ligne comme une longueur dépourvue de largeur et la surface comme une largeur qui est dépourvue de profondeur, même si dans la chose réelle, c’est-à-dire dans la matière, ou corps matériel, il n’existe pas de longueur qui soit sans largeur, ni de largeur qui soit sans profondeur. Mais nous reprendrons ce point un peu   Ep.ad Herod. [DL., X, 39.]   lib.1. [Lucr, I, 422-24.]

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plus bas. J’ajoute ici seulement que la grandeur, l’extension, c’est-à-dire la quantité, parce qu’elle concerne la chose réelle, est la compagne indivisible de la matière à telle enseigne qu’elle en est inséparable, à raison de sa nature, parce qu’elle peut sembler n’être rien d’autre que la matière elle-même, en tant qu’elle est étendue – ou considérée comme étant étendue –, dans la mesure où elle n’est pas dans un point, mais a des parties hors des parties, et qu’elle se répand en long, en large et en profondeur. Quant au fait qu’elle puisse cependant être séparée par une intervention divine, nous l’apprenons de la sainte foi, et il nous faudra en traiter ailleurs. Il semble que ce qui précède nous permettre de comprendre à présent quelle est la nécessité de la matière ou des principes matériels. Assurément, parce que les choses naturelles se distinguent entre elles par leur forme différente de l’une à l’autre, et parce que les formes ne peuvent pas être en soi mais se trouvent nécessairement dans une matière ou corps, il est donc nécessaire qu’il y ait une matière ou un corps commun qui soit mis à la disposition de toutes les formes du monde. Et puisque toute chose naturelle doit avoir une masse, une grandeur ou une quantité à raison de laquelle elle puisse toucher, être touchée, agir et subir, cet argument s’ajoute aussi à notre démonstration que la matière est nécessaire, vu que sans elle il n’existerait ni masse, ni grandeur ni quantité. Et les formes des choses se transforment de façon diverse et variée par la génération et la corruption ; il est donc nécessaire qu’il y ait une matière qui, tel un substrat commun, perd une première forme qu’elle avait soutenue, pour en recevoir une nouvelle, qu’elle soutient tout pareillement. Cela permet de comprendre pourquoi l’on dit de la matière qu’elle est inengendrable [ingenerabilis] et incorruptible. Car les formes vont et viennent, naissent et périssent, et des corps particuliers sont engendrés et corrompus, mais la matière reste pendant tout ce temps inengendrée et non corrompue, et il en reste la même quantité qu’il y en avait au départ. Cela permet également de comprendre que la grandeur, c’est-à-dire la quantité, est contemporaine de la matière, de telle sorte qu’elle ne s’accroît ni ne se diminue ; mais c’est en même temps que la matière qu’elle reste ou passe ; se raréfie ou se densifie ; s’ajoute ou se soustrait ; et donc a toujours une certaine extension. Du reste, et parce que [232b] la matière, en passant d’une chose à l’autre, suivant la série des générations et des corruptions, précède toujours une forme et fait toujours suite à une forme, en tant qu’elle est antérieure à toute forme,

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s’y associe et lui survit, ce fut le point de départ de la proposition suivante, que le poète satirique a exprimée dans ce vers23 : Rien ne s’engendre de rien, rien ne peut retourner à rien.

Que cette proposition ait été admise par tous les physiciens nous est attesté par Aristote qui explique dans le premier livre de la Physique24 que koin¾ dÒxa « l’opinion générale » veut çj oÙgignomšnou ÙdenÕj ™k tîn m¾ Ôntwn « que rien ne naisse de rien ». Et peu après « il est- impossible que quelque chose naisse ™k tîn m¾ Ôntwn de non-étants ; tous les physiciens Ðmognwmonoàsi s’accordent sur cette opinion »25. Et il dit ailleurs26  : « Ceux qui ont philosophé les premiers ont été terrorisés par la possibilité de laisser croire que le processus de génération ne partait de rien de préexistant ». De là Cicéron dit27 « Il y aurait des choses qui pourraient provenir du néant ou y retourner instantanément. Quel philosophe de la nature a jamais soutenu cela ? » On pourrait lui répondre que Xéniade de Corinthe l’a dit chez Sextus Empiricus, où l’on peut lire ces paroles28 : Kaˆ ™k tîn m¾ Ôntwn p©n tÕ gnÒmenon gšnesqai, kaˆ e„j tÕm¾ Ôn p©n tÕ fqeirÒmenon fqeiršsqai « Tout ce qui est naît de rien ; et tout est détruit retournant au rien » (et peut-être est-ce la raison pour laquelle Aristote, dans la Métaphysique29, dit que c’est l’opinion scedÕn ¢p£ntwn « de presque tous » les physiciens et non pas simplement de tous) ; mais on peut aussi l’expliquer de la manière et dans le sens qui est celui d’Aristote lui-même quand il enseigne que quelque chose s’engendre du non-être, ce non-être n’étant pas dans l’absolu, c’est-à-dire comme si aucune matière ne lui préexistait ou qu’aucune matière ne lui conférait rien, mais ce non-être l’étant par accident, c’est-à-dire par privation imposée à sa matière de la même façon que tout musicien naît d’un non musicien. Mais en réalité, parce que personne n’a consacré à cette proposition de développements plus abondants qu’Épicure et que Lucrèce qui l’a imité, il faut ajouter ce qu’il en est. Épicure commence par dire dans sa Lettre à Héro23

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Pers.sat.3. [Pers., Sat., III, 84.] cap.4. [Arstt., Phys., I, 4, 187a.] [Arstt., Phys., I, 4, 187a.] I.de gen.3. [Arstt., Gen. et corr., I, 3, 317b.] 2.de divin. [Cic., Div., II, 16.] I.adv.Log. [Sext. M., 7, 53.] [Arstt., Met., G, 2, 1004b.]

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dote30, « rien ne devient à partir de ce qui n’est pas » ; puis il en ajoute la raison : « Car si quelque chose devenait à partir de ce qui n’est pas, tout deviendrait à partir de n’importe où, sans aucun besoin de semences ; et si ce qui disparaît était détruit et allait dans le non-être, toutes choses auraient péri, puisque ce en quoi elles se sont dissoutes ne serait pas ». Dans ce passage ce qu’on lit dans le texte p©n ™k pantÕj, je l’interprète comme « n’importe quoi venant de n’importe où » plutôt que comme « n’importe quoi venant de n’importe quoi », puisque cette expression ™k pantÕj renvoie à l’état du lieu plutôt qu’à celui de la matière, de telle sorte que le sens ici peut être que l’homme par exemple pourrait sortir indifféremment des entrailles d’une femme, d’une vache, d’un chien, d’un arbre, d’une pierre, de la terre, de l’eau, de l’air, du feu, du soleil, de la lune et du vide lui-même, si la matière ne contribuait en rien à son origine, puisque la disposition susceptible de faire que quelque chose soit créé du non-être n’est pas plus grande en un lieu (quoi qu’il y ait dedans) que dans un autre. C’est pour cette raison que Lucrèce, au moment d’appuyer la première partie de la proposition, c’est-à-dire le fait que «  rien ne s’engendre de rien  » commence ainsi son raisonnement31 : Si de rien les choses se formaient, de n’importe quoi toute espèce pourrait naître, nul besoin de semence. Les hommes pourraient venir de la mer, les poissons de la terre ; du ciel jailliraient les oiseaux ; [233a] les bêtes de trait, le bétail, les fauves de toutes sortes naîtraient indifféremment dans les champs et les déserts. Les arbres n’auraient pas toujours les mêmes fruits, mais ils en changeraient. Tout pourrait tout porter. Sans corps générateurs, comment les divers êtres pourraient-ils donc avoir une mère certaine ? Mais puisqu’ils sont formés de germes définis, aux rives lumineuses chacun naît et surgit du lieu où résident sa matière et ses corps premiers. Voici donc pourquoi tout ne peut naître de tout : les choses définies recèlent un pouvoir distinct.

30

  [DL, X, 38-39. Gassendi fait une lecture différente de celle des éditeurs modernes.]   Lib.1. [Lucr, I, 159-73.]

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Puis il le confirme par les effets établis des saisons32 : Pourquoi la rose en mai, les moissons aux chaleurs, l’abandon de la vigne à l’appel de l’automne, sinon que, certaines semences à leur saison confluant, tout éclôt quand les temps sont venus et que la terre vivace élève sans danger les tendres créatures jusqu’aux rives du jour ? S’ils se formaient de rien, les êtres soudain surgiraient à des intervalles incertains, à des moments contraires, faute de corps premiers qui de l’union créatrice puissent être détournés par la saison mauvaise.

Et aussi par la croissance naturelle des choses33 : Et pour grandir enfin, ils ne mettraient nul délai à rassembler leurs principes, s’ils s’accroissaient de rien. Les petits enfants soudain deviendraient adultes et du sol brusquement les arbres jailliraient. Mais rien de tel ne se voit, car tout croît peu à peu, comme il est normal, à partir de germes spécifiques, et conserve son espère. Ainsi donc, tu le sais : chacun s’accroît et se nourrit d’une matière propre.

Les vers suivants, sur la nécessité de l’alimentation, visent au même point34 : La terre, sans certaines pluies saisonnières, ne réussirait pas à produire ses fruits, notre joie, et les êtres animés, sans nourriture, ne pourraient propager leur espèce ni conserver la vie. Conçois donc plutôt un grand nombre de corps communs à maintes choses, comme les lettres aux mots, au lieu de croire que rien puisse exister sans principe.

32

  [Lucr, I, 169-83.]   [Lucr, I, 184-91.] 34   [Lucr, I, 192-8.] 33

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De même que l’argument tiré de la limitation des choses naturelles en termes de grandeur et de durée35 : Pourquoi la nature n’a-t-elle pu agencer des hommes capables de traverser à gué les océans, d’abattre de leurs mains les hautes montagnes et de vaincre en longévité des siècles de vivants, sinon parce qu’un matériau fixe préside à toute création et définit ce qui peut naître, invariablement ? Rien donc ne peut naître de rien, nous devons l’admettre puisque tout a besoin de semence pour se former et s’élever dans les tendres souffles de l’air.

Et enfin ce qui résulte de l’intervention de l’homme36 : Enfin, les sols sont plus fertiles cultivés qu’en friche ; [233b] sous nos mains, nous les voyons donner de meilleurs fruits. La terre renferme donc des éléments premiers : lorsque la charrue retourne les glèbes fécondes, en labourant la terre, nous les faisons éclore. S’ils n’existaient pas, sans travail de notre part, nous verrions tout de soi-même s’améliorer.

Pour ce qui est de la seconde partie de la proposition, « rien ne peut retourner à rien », voici la formulation que Lucrèce lui donne37 : Inversement, la nature dissout toutes les choses Sans jamais réduire leurs principes à néant.

Et il en expose la cause, quelques vers plus loin38 : D’ailleurs, quand les êtres cèdent à la vieillesse, si le temps consume et anéantit toute leur matière, d’où Vénus ramène-t-elle au jour les espèces vivantes ? Quand elles retournent, où puise la terre ingénieuse pour leur offrir d’âge en âge nourriture et vigueur ? Les sources internes, les fleuves lointains, d’où viennent-ils renouveler la mer ? Et l’éther paître les étoiles ? 35

    37   38   36

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[Lucr, I, 199-207.] [Lucr, I, 208-14.] [Lucr, I, 215-6.] [Lucr, I, 225-37.]

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Car le temps infini, le passé et les jours auraient dû consumer toute substance mortelle. Mais si, durant ce temps, existèrent des corps par lesquels notre monde s’est constamment refait, ils sont assurément doués d’immortalité. Rien donc ne peut jamais retourner au néant.

Il avait déjà démontré auparavant que les choses ne vont pas se perdre dans le non-être, en arguant de la force qui est nécessaire pour que chaque chose se dissolve39 : Car si elles étaient totalement destructibles, la mort les ravirait brusquement à nos yeux. Il ne serait en effet besoin d’aucune force pour scinder leurs parties, en défaire les nœuds. Mais puisque les choses sont de semence éternelle, Jusqu’à l’arrivée d’une force qui les fait éclater Ou pénètre dans leurs vides et les désagrège, Jamais la nature n’en laisse paraître la fin.

Il le démontre ensuite en tirant argument qu’une seule force ne suffit pas à tout dissoudre40 : La même cause enfin, la même force toujours détruirait toutes les choses, si la matière éternelle ne les tenait dans l’entrave plus ou moins stricte de ses nœuds. En effet, un contact suffirait à causer la mort, car il n’y aurait point d’éléments immortels dont seule une certaine force peut défaire la trame. Mais en réalité les nœuds des éléments premiers diffèrent les uns des autres, et leur matière est éternelle ; les choses restent donc intactes le temps qu’advienne une force capable de corrompre leur tissu propre. Rien donc ne retourne au néant, mais toute chose se désagrège et rejoint les éléments de la matière.

39

  [Lucr, I, 217-24.]   [Lucr, I, 238-49.]

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Et parce que la plupart des choses, quand elles se désagrègent, s’évanouissent si complètement des yeux et des mains qu’elles peuvent passer pour périr complètement, il ajoute41 : Enfin les pluies se perdent quand l’éther leur père les précipite dans le sein maternel de la terre, mais le blé lève et blondit, les rameaux verdoient, les arbres grandissent et se couvrent de fruits. Ainsi se nourrissent à leur tour les hommes et les bêtes. [234a] Ainsi voyons-nous les cités prospères fleurir d’enfants et les bois feuillus chanter de mille oiseaux nouveaux. Ainsi, grasses et lasses, dans les riantes pâtures les brebis posent leurs corps et la blanche liqueur coule des mamelles gonflées ; ainsi la portée nouvelle, pattes tremblantes, folâtre dans l’herbe tendre et joue, têtes jeunettes enivrées de lait pur. Ce qui paraît mourir ne meurt donc tout à fait, car la nature toute chose par une autre reforme, ne laissant rien naître qu’aux dépens de la mort d’autrui.

Du reste, si l’on peut légitimement admettre cette proposition « Rien ne s’engendre de rien, rien ne peut retourner à rien », qu’elle vienne d’Épicure ou de tout autre philosophe, dans la mesure où l’on s’en tient aux forces de la nature, et pour ainsi dire dans ses limites ; elle est cependant intolérable dès lors que ces philosophes l’étendent même à la force divine, selon le vers suivant42 : Rien ne naît de rien par miracle divin.

Car l’auteur de la nature n’est pas lié par les lois de la nature, et la puissance infinie qui le caractérise lui permet de franchir la distance presque infinie qui se trouve entre quelque chose et rien. C’est pourquoi certains des Pères saints n’ont pas eu tort de condamner ces philosophes et de les appeler Patriarches des hérétiques43, parce que Hermogène et d’autres qui suivaient leur doctrine ont pensé que le monde n’était pas créé de rien, mais de la matière. Citons, entre autres, Lactance qui, rejetant cette opinion qu’il a lue en particulier 41

  [Lucr, I, 250-64.]   [Lucr, I, 150.] 43   Tertull.adv.Hermog. [Tert., Herm., VIII.] 42

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chez Cicéron et Sénèque, commence par la transcrire remarquablement44 : « De même qu’un artisan qui va bâtir quelque chose ne fabrique pas luimême le matériau, mais utilise ce qui est tout prêt, et que le sculpteur en fait autant avec la cire, de la même façon, il a fallu que cette providence divine eût à sa disposition une matière qu’elle n’avait pas faite, mais qu’elle possédait déjà toute prête ». Il interprète de cette manière45 : « Un ouvrier, sans bois, ne bâtira rien, car il ne peut lui-même faire le bois ; ne pas pouvoir est le propre de la faiblesse humaine. Dieu, au contraire, fait lui-même sa matière, parce qu’il peut ; pouvoir est, en effet, le propre de Dieu ; car s’il ne peut pas, il n’est pas Dieu. L’homme fait à partir de ce qu’il est, car son caractère mortel le rend faible, et sa faiblesse ne lui laisse qu’une puissance déterminée et limitée ; Dieu, au contraire, fabrique à partir de ce qui n’est pas, car son éternité le rend fort, et sa force lui donne une puissance sans limite, qui n’a ni terme ni mesure, comme l’existence de celui qui la met en œuvre. Qu’y a-t-il donc d’étonnant à ce que, avant de faire le monde, Dieu ait d’abord préparé la matière avec laquelle il allait le faire, et qu’il l’ait préparée à partir de ce qui n’existait pas ? Car il serait sacrilège de croire que Dieu reçoive quelque chose venu d’ailleurs, puisque c’est à partir de lui, ou plutôt en lui, que toutes choses existent. Car s’il existe quelque chose avant lui, si quelque chose a été fait sans lui, il perd du même coup sa puissance et son nom divin ». Voilà ce qu’il dit.

  2.Instit.10. [Lact., Inst., II, 8, 25.]   [Lact., Inst., II, 8, 26-30.]

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Chapitre 2 Les opinions de ceux qui posent en guise de principe la matière qu’ils affectent de qualités élémentaires et, comme on dit, premières La nécessité d’un principe matériel une fois admise, une controverse insigne entre toutes s’élève sur ce qu’il est et ses propriétés, et s’il y en a un ou plusieurs ; et [234b] s’il y en a plusieurs, combien il y en a. Aristote aborde rapidement les traits essentiels des opinions1, quand il enseigne qu’il doit y avoir soit un soit plusieurs principes, et que s’il n’y en a qu’un, qu’il est soit immobile, soit mobile ; et qu’il est soit air, soit eau, soit autre chose. Que si en revanche il y en a plusieurs, il y en a soit un nombre fini, disons deux, trois, quatre, etc., soit un nombre infini, et qu’ils sont soit de même substance, soit de substance différente. Sextus Empiricus aborde aussi la question2 quand il distingue les auteurs qui font tout naître d’un seul principe, de ceux qui font tout naître de plusieurs principes. Et parmi le premier groupe, les uns font tout naître d’un principe dépourvu de toute qualité, les autres d’un principe doté d’une qualité, comme le feu, l’eau, ou autre chose. Parmi le second groupe, les uns font tout naître d’un nombre de principes dénombrables, deux, trois, ou davantage ; mais les autres d’un nombre innombrable, c’est-à-dire infini ; et ces principes sont soit semblables les uns aux autres et dépourvus de sensibilité ; soit dissemblables et pourvus de sensibilité. Puisqu’il m’incombe d’exposer ici chacune des opinions et des auteurs qui les défendent, il me faut commencer par celle qui affirme l’existence d’un

  I.Phys.2. [Arstt., Phys., I, 2, 184b sqq.]   I.adv.Phys. [Sext., M., I, 359 sqq.]

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principe unique et immobile, qu’Aristote attribue à Parménide3 et à Mélissos4. Car pour ne pas traiter ici du fait que le principe ne peut pas être unique, ce qui sera démontré par la suite, il est évident qu’il ne peut pas être immobile, parce que, pour que quelque chose naisse, se nourrisse, croisse et périsse, il est nécessaire que la matière qui le constitue soit travaillée, maniée, ajoutée, soustraite, densifiée, atténuée de diverses manières et qu’elle revête différentes qualités et formes, puis les abandonne, toutes choses qui sont plus qu’étrangères à un être immobile. Nous avons déjà montré qu’Aristote a eu tort d’attribuer cette opinion à Parménide et à Mélissos, quand nous avons prouvé qu’il avait présenté les raisonnements que ces deux auteurs avaient tenus au niveau théologique sur l’univers et Dieu, en tant qu’être unique et immobile comme s’ils les avaient tenus au niveau de la physique et ainsi posé un principe matériel unique et immobile. Or on comprend tout de suite après, quand ils parlent en physiciens, qu’ils furent d’un autre avis. Je précise avant mon exposé qu’il est indispensable de recenser et d’expliquer les différentes opinions sur la matière ou le principe matériel, de manière à traiter d’abord des opinions qui statuent que la matière est affectée de quelque qualité, et ensuite de celles qui la présentent comme ¥poioj, « sans qualité » [ex qualis], et dépourvue de qualité. Et il est d’usage d’appeler premières et élémentaires certaines de ces qualités, comme la chaleur, le froid, l’humidité, la sécheresse, qui sont d’habitude attribuées aux éléments courants, c’est-à-dire au feu, à l’air, à l’eau et à la terre ; les autres qualités sont secondes, et propres aux choses composées d’éléments, comme la couleur, la saveur, l’odeur et autres du même ordre. Aussi convient-il de commencer par les opinions qui statuent que la matière est affectée du premier genre de qualités et qui veulent que le principe matériel soit ou bien un unique élément, ou bien plusieurs. En effet, tout d’abord, pour ne pas rappeler ici comment, à l’origine, est née l’idée d’introduire les quatre éléments, puisque nous en avons abondamment parlé plus haut, nous devons seulement noter que tous les philosophes depuis la plus haute antiquité ont reconnu ces quatre éléments, le feu, l’air, l’eau et la terre ; mais alors que les uns ont pensé qu’ils servaient tous les quatre de principes pour composer toutes choses, les autres trois, les autres seulement deux, il y en a aussi [235a] un assez grand nombre qui en ont sélectionné un unique, qu’ils ont tenu pour le premier principe et dont ils   I.Phys.2. [Arstt., Phys., I, 2, 185a.]   I.Met.5. [Arstt., Met., A, 5, 986b.]

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ont pensé que les trois restants étaient dérivés. Pour parler en premier de ceux qui ont pris le feu pour le premier principe, on a l’habitude de mentionner Héraclite d’Éphèse et Hippase de Métaponte, philosophe pythagoricien. Leur raisonnement nous est rapporté par Plutarque, qui dit5 : « En effet, disent-ils, du feu naissent toutes choses et dans le feu toutes choses trouvent leur fin ». Vois comment ils ont unanimement estimé que l’extinction du feu a été à l’origine de la création de toutes choses. Car ils ont voulu que la réunion des parties les plus épaisses du feu ait constitué la terre ; que la terre, rompue par la forcée ignée qui lui demeurait ait donné l’eau ; que celle-ci en s’évaporant ait produit l’air. Plutarque ajoute (et ce renseignement se trouve aussi chez Aristote6) qu’ils ont également pensé que le monde et tous les corps seraient consumés par le feu, dans une conflagration universelle, de telle sorte que le feu est le principe qui est à l’origine de toute chose est aussi la fin dans laquelle toute chose se résout. Je ne fais là que reprendre les commentaires de Justin sur cette opinion7 ; mais note que quand tu lis Héraclite de Métaponte, il faut remettre derrière le nom d’Hippase la patrie qu’il attribue à Héraclite, comme nous l’avons fait. Mais il faut surtout remarquer qu’on lit chez Diogène Laërce qu’Héraclite a tout fait naître de la rareté et de la densité8, de telle sorte que le feu se densifiant devient air ; l’air se condensant se fait eau ; l’eau densifiée est terre ; de la terre raréfiée est engendrée l’eau ; de l’eau raréfiée vient l’air qui, raréfié, redevient feu. Cela te permet de comprendre ce que Héraclite, chez Diogène Laërce, appelle ¹ metabol¾, « mutation, altération » ou quand il dit9 que c’est ÐdÕn ¥nw, k£tw « une route qui monte et qui descend ». S’il le dit, c’est assurément à cause de cette progression qui se fait, en descendant, du feu à la terre et, en montant, de la terre au feu. De ceux qui ont décidé que le principe unique était l’air, on cite surtout Anaximène et Diogène d’Apollonie. Aristote10 les associe quand il dit qu’ils ont mis l’air avant l’eau et en ont fait le principe de tous les corps simples.

  I.plac.3. [Plut., Plac., I, 3, 877c.]   3.Phys.5. [Arstt., Phys., III, 5, 205a.] 7   In parænet.lib.9. [Just., Exh., III, 2, qui dit de fait Héraclite de Métaponte, pour Héraclite d’Éphèse.] 8   [DL., IX, 8.] 9   [DL., IX, 8. Ce fragment d’Héraclite est cité dans une lettre à Valois du 5 juillet 1651 (n° 627).] 10   I.met.3. [Arstt., Met., A, 3, 984a.] 5 6

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Sextus Empiricus leur adjoint11 à la fois Idaios d’Himère et Archelaos d’Athènes (même si ce dernier, d’après Diogène Laërce12 et d’autres, aurait été d’un autre avis), et certains ajoutent même Héraclite déjà cité. Leur raisonnement se trouve chez Plutarque qui, renvoyant à Anaximène13, dit que selon lui toutes choses naissent de l’air et y retournent. « De même que notre âme, qui est de l’air, nous maintient, de même, le souffle ou l’air enveloppent le monde dans sa totalité : l’air et le souffle sont ici des termes synonymes » ajoute Stobée14. Quant à ce que l’on peut lire chez Diogène Laërce15, à savoir qu’Anaximène a posé comme principe ¢šra kaˆ tÕ ¥peiron « l’air ou l’infini », il semble qu’il faille lire ¢šra ¥peiron ou assurément kaˆ tÕn ou bien kaˆ oáton ¥peiron « ce dernier étant infini ». Car il n’a pas pensé qu’il y avait deux principes, pas plus qu’Archelaos ou Diogène, à en croire Stobée16 où l’on peut lire qu’ils ont posé ¢¾r ¥peiroj « l’air infini ». Et voici les mots de Cicéron17 : « Anaximène déclara que l’air était la chose infinie mais que tous les êtres finis en sortaient : la terre, l’eau et le feu s’engendraient en premier lieu, puis donnaient naissance à tout le reste ». Cicéron attribue ici à Anaximène l’idée que c’est à partir de l’air en tant qu’il est supposé premier que s’engendrent les trois éléments ; mais Stobée rapporte d’après Archelaos que cet engendrement se produit par la rareté et la densité ; [235b] assurément dans la pensée que l’air gagnant en ténuité peut devenir feu, que l’air épaissi peut devenir eau, laquelle prenant plus de consistance devient terre ; de laquelle terre, si elle se raréfie, sort l’eau, puis de l’eau se produit à nouveau l’air qui naît à nouveau du feu qui se raréfie. Eusèbe attribue la même opinion18, d’après Plutarque, à Diogène et Anaximène. Quand tu entends qu’Anaximène a voulu que l’air soit infini par son genre, mais défini par ses qualités, tu dois en comprendre que l’air n’est pour lui qu’une substance unique, qui se diffuse dans l’immensité, et que cette substance est pourvue de quelques quali  I.adv.Phys. [Sext., M., 9, 360.]   lib.2. [DL., II, 16.] 13   loc.cit. [Plut., Plac., I, 3, 876a. ; la précision de la synonyme se trouve aussi chez Plutarque.] 14   Ecl. phys.lib.2. [Stob., Ecl., I, 10.] 15   [DL., II, 3. Les éditeurs modernes ne suivent pas Gassendi sur ce point et maintiennent les deux principes.] 16   [Stob., Ecl., I, 10.] 17   4.Acad. [Cic., Ac., II, 37.] 18   I.præp. [Eus., Præp., I, 8, 2.] 11 12

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tés comme la chaleur, l’humidité, le froid, la sécheresse, à un petit degré, comme on dit, et modifiée par elles19. Le plus célèbre défenseur de l’idée que l’eau était le premier principe, est Thalès. On lit chez Eusèbe20 son raisonnement selon lequel tout naît de l’eau et tout revient à l’eau. Mais Aristote conjecture21 que, si Thalès a adopté cette opinion particulière, c’est parce qu’il voyait qu’était humide tant la semence dont vient l’animal, que l’aliment dont il vit. Plutarque dit la même chose22 et ajoute une autre cause, à savoir que le feu du soleil et des astres, et donc le monde entier se nourrissent des exhalaisons évaporées de l’eau. Il ajoute que c’est pour la même raison qu’Homère a dit23 : 'WkeanÒj t’ésper gšnesij p£ntessi tštuktai Océan qui est naissance pour toutes choses.

Mais Aristote ajoute24 qu’il y a bien des auteurs qui pensent que c’est précisément pour cette raison que des écrivains de la plus haute antiquité, comme Homère ou Hésiode, ont appelé l’Océan et Téthys les parents de tout ce qui s’engendre ; et qu’ils ont présenté le Styx, c’est-à-dire par l’eau, le serment des dieux, parce qu’il ne pouvait rien exister de plus antique et de plus digne que le serment. Ce que je mentionne d’Hésiode me fait revenir à l’esprit le fait que le Scholiaste a dit qu’Hésiode, quand il dit que le Chaos est sorti le premier, a voulu dire que l’eau est le premier principe de toutes les choses25 : « Thalès de Milet a repris cette opinion, et Pindare également, quand il dit que ¥riston enai Ûdwr, “l’eau est parmi les choses celle qui a la première place” ». Achille Tatius a donné la même interprétation26 et ajouté Phérécyde à Thalès. Mais je laisse de côté le fait que le scholiaste d’Hésiode a ajouté que si tout naît de l’eau, c’est parce que c’est de l’eau que se sont faits tous les autres éléments, c’est-à-dire la terre par sa condensation, et l’air puis le feu par une raréfaction de plus en plus grande ; et ensuite tous les autres éléments 19

  [cette expression est empruntée à l’alchimie]   ibid. [Eus., Præp. I, 8, 1.] 21   I.met.3. [Arstt., Met., A, 3, 983b.] 22   loc. cit. [Plut., Plac., I, 3, 875f.] 23   [Hom., IL., XIV, 201 ; la citation se trouve aussi chez Plutarque.] 24   loc. cit. [Arstt., Met., I, 3, 983b.] 25   [Scholia vetera in Hesiodi « Theogoniam », éd. Lambertus Di Gregorio (Milano : Vita e Pensiero, 1975), p. 22-3, ne citant pas Pindare toutefois, mais Phérécyde.] 26   In Arat.phæn. [A. Tat., De l’univers, 3, 8 = Isagoge in Arati Phaenomena, texte 1, commentaire 1.] 20

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à partir de ceux-là. Je laisse de côté aussi ce que dit Aristote, à savoir qu’on ne saurait être certain que ce soit là vraiment l’opinion de ces auteurs très antiques, mais qu’il est cependant assuré que telle a été l’opinion de Thalès sur le premier principe. Enfin tu auras du mal à identifier qui a décidé que la terre est première, si tu écoutes Aristote. Car il dit27 : « c’est justement parce que les particules de la terre sont de grosse dimension que personne, parmi les philosophes postérieurs, même ceux qui soutiennent le système de l’unité, n’a prétendu faire de la terre l’élément unique, tandis que chacun des trois autres éléments ont trouvé des partisans pour soutenir leur cause, ceux-ci adoptant le feu, ceux-là adoptant l’eau, d’autres enfin adoptant l’air. Et cependant, comment se fait-il que personne n’ait jamais songé à la terre, à la façon du vulgaire, qui se figure que tout est de la terre ; ou à la façon d’Hésiode, qui soutient que la terre a été la première formée entre tous les corps ? Tant cette supposition était ancienne et populaire ». Dans ce passage Aristote suppose que de toute évidence aucun des philosophes anciens n’a tenu la terre pour le principe ; et cependant Hippocrate28 enseigne que la terre a été retenue comme étant le principe, au même titre [236a] que les autres éléments ; et s’il nous faut éviter de nous appuyer sur le seul Sextus Empiricus, c’est-à-dire en général sur une autorité unique29, Phérécyde G¾n œlexe p£ntwn enai ¢rc¾n kaˆ stoice‹on « a dit que la terre est le principe et l’élément de toutes choses ». Eusèbe30, lisant Plutarque, attribue la même opinion à Xénophane et mentionne le vers célèbre que mentionnent de lui Sextus Empiricus31, Théodoret32 et d’autres : ’Ek ga…hj g¦r p£nta, kaˆ e„j g¾n p£nta teleut©n Tout vient de la terre, et tout revient à la terre.

Le scholiaste d’Hésiode déjà cité affirme qu’Hippon a fait de la terre le principe des choses. Ceux qui pensent comme lui durent par des degrés progressifs de raréfaction créer d’abord l’eau à partir de la terre, puis l’air à partir   I.Met.7. [Arstt., Met., A, 7, 989a.]   Lib.de nat.hom. [Hpc., De la nature de l’homme, section I, ligne 12.] 29   I.adv.Phys. [Sext., M., 9, 960.] 3.hypot.4. [Sext., Hyp., III, 30.] 30   I.præp. [Eus., Præp., I, 9, 5.] 31   I.adv.Phys. [Sext., M., 10, 313.] 32   4.Therap. [Théod., Ther., II, 10 ; il ne cite pas le vers toutefois, qu’il paraphrase.] 27 28

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de l’eau et enfin le feu à partir de l’air. Ici se termine donc la liste de ceux qui ont dit que le principe unique des choses était un des éléments pris dans leur acception courante. Quant à ceux qui ont dit qu’il y avait au principe plusieurs éléments, les uns en ont retenu deux, d’autres trois, et la plupart quatre, certains en ajoutant même un cinquième. Parmi ceux qui en ont vu deux, il est possible de compter Xénophane, et cela malgré le vers que nous avons cité un peu plus haut prouvant qu’il a retenu seulement la terre comme principe ; car Sextus Empiricus cite un autre vers prouvant qu’il y a eu aussi l’eau33 : P£ntej g¦r ga…hj te kaˆ Ûdatoj ™kgšnomesqai Nous nous sommes nés de la terre et de l’eau.

Nous avons en plus Galien qui blâme Sabin34 d’avoir imputé à Xénophane d’avoir dit que l’homme serait complètement terre, et imputé à Thalès d’avoir dit qu’il serait complètement eau, et Anaximène complètement air, alors que Thalès n’a jamais dit cela. Il est possible, à en croire Aristote lui-même35, que Parménide se soit opposé à lui en arguant de l’unité et de l’immobilité du principe. En tout cas, pour ce qui est des vers où Parménide exprime que tout est fait de lumière et de ténèbres P©n plšwn ™st…n Ðmoà f£eoj kaˆ nuktÕj ¢f£ntou L’univers est à la fois rempli par la lumière et par la nuit obscure.

Aristote les a interprétés en termes de chaud et de froid avant d’ajouter36 que Parménide a posé ces deux principes des choses et que c’était exactement comme s’il avait posé le feu et la terre. On lit ailleurs de lui les propos suivants37 : « Mais ceux qui les font directement deux, comme Parménide avec le feu et la terre, voient dans les intermédiaires des mélanges des premiers (par exemple l’air et l’eau) » Mais je laisse de côté que l’on peut ajouter à Parménide d’une part Archélaos, puisque, selon Diogène Laërce38, il a posé aussi le

  3.hypot.4. [Sext., M., 9, 361.]   com.I.in lib. de nat.ho. [Gal., In Hippocratis de natura hominis librum commentarii iii (Kuehn volume 15, p. 25).] 35   I.Phys.5. [Arstt., Phys., I, 5, 188a.] 36   I.Met.5. [Arstt., Met., A, 5, 986b-987a.] 37   2.de gen.5. [Arstt., Gen. et corr., II, 3, 330b.] 38   lib.2. [[DL., IX, 16.] 33 34

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chaud et le froid, et d’autre part Euripide, puisque, selon Sextus Empiricus, il a estimé que toutes choses s’engendraient de l’éther et de la terre39, ’Aiqšra kaˆ ga‹an p£ntwn genšqeiran ¢e…dw Je chante l’éther et la terre, mère de toutes choses

L’interprétation d’Aristote nous permet de conclure qu’il faut comprendre ici, derrière le terme d’éther, le feu40 ; on peut ajouter à la liste ensuite Œnopide de Chios qui, chez Sextus Empiricus, a posé le feu et l’air41 ; et Hippon, qui a posé le feu et l’eau. Nous l’avions cité plus haut comme retenant la terre. Mais je ne sais pas pour quelle autre raison Aristote42, alors qu’il énumère les opinions des philosophes quant aux principes, [236b] n’estime pas Hippon digne d’être mentionné, du fait de la naïveté de sa conception, si ce n’est qu’il a associé ces deux choses aussi contraires que sont le feu et l’eau. Bien qu’Aristote lui-même prétende, comme nous le verrons ensuite, que les principes doivent être contraires entre eux, et alors qu’il veut que les éléments, tout contraires qu’ils sont, se combinent dans un mélange [in misto], ses raisonnements sur le fait que les qualités isolées reviennent exactement à ce que Hippon aura dit sur le sujet. Nous aimerions pouvoir citer ici des auteurs qui ont retenu comme principes l’air et l’eau, ou l’air et la terre ; mais je ne me rappelle pas avoir rencontré dans mes lectures des partisans de cette opinion. J’ajoute un point, à cause d’Anaximandre, dont l’opinion est très équivoque. Cicéron en parle après avoir cité Thalès43 : « Anaximandre, son compatriote et son ami, ne se laissa point persuader par lui et c’est d’une substance matérielle infinie qu’il fit naître les choses  ». Ainsi lit-on chez Diogène Laërce44 qu’il a retenu comme principe et comme élément tÕ ¥peiron, l’infini. On lit la même chose chez Plutarque, chez Stobée45, chez Sextus   2.adv.Phys. [Sext.,M., 10, 315.]   I. de cælo 3. [Arstt., Cæl., I, 3, 270b.] 4.Phys.5. [Arstt., Phys., IV, 5, 212b.] 41   [Sext.,M., 9, 361.] 42   I.Met.5. [Arstt., Met., A, 5, 984a.] 43   4.Acad. [Cic., Ac., II, 37. Faute du typographe qui ne précise pas par les italiques d’usage que c’est une citation, alors que Gassendi est sans ambiguïtés quant au fait qu’il cite [in hunc modum]. Je restitue les guillemets.] 44   lib.2. [DL., II, 1.] 45   [Stob., Ecl., I, 10.] 39 40

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Empiricus quelquefois (dans son Contre les physiciens)46, c’est par erreur que l’on lit Anaximandre pour Anaximène, là où il est associé à Hippase et à Thalès) et chez bien d’autres auteurs. Du reste, Plutarque reproche à Anaximandre plus qu’à tout autre47 de ne pas définir la nature de cet infini, c’est-àdire de ne pas préciser si c’est l’air, l’eau, la terre ou autre chose. Mais quand nous lisons dans le premier livre de la Physique d’Aristote que les physiciens ont retenu comme premier principe soit un des trois éléments (car il a toujours exclu que ce soit la terre) soit autre chose de plus dense que le feu et de plus ténu que l’air, Themistius enseigne48 que ce second avis a été celui d’Anaximandre (et il reprend ce fait en commentant le troisième livre de la Physique49), expliquant qu’Anaximandre a retenu une nature intermédiaire entre l’air et le feu, de telle sorte que cette opinion semble revenir à celle d’Œnopide de Chios qui associe le feu et l’air. Je note pour l’instant, chose que mentionne Plutarque, qu’Anaximandre a défendu l’idée que l’infini serait le principe, de manière à ne pas manquer de matière pour engendrer les mondes dont il estimait qu’ils existaient en nombre infini. J’ajoute aussi, chose que Themistius remarque, après Aristote, qu’Anaximandre a jugé que les choses pouvaient s’engendrer sans s’être d’abord altérées, mais que les contrariétés insérées et entrelacées qui s’extrayaient de cet élément infini (à cause des qualités communes disons du feu et de l’air ) suffisaient à engendrer toutes les choses. C’est peut-être ce que saint Augustin a voulu dire quand, parlant d’Anaximandre, il dit50 : « Pour lui, ce n’est pas d’une seule chose, comme l’eau pour Thalès, que tout provient, mais chaque chose naît de ses propres principes. Ces principes de chaque chose sont, croit-il en nombre infini ». Parmi ceux qui ont retenu plus de deux éléments, on lit qu’il n’y en aurait pratiquement qu’un, Onomacrite qui, chez Sextus Empiricus51, a retenu le feu, l’eau et la terre, si ce n’est que Diogène Laërce52 cite les mages, 46

  [Sext., M., 9, 360.]   I.plac.3. [Plut., Plac., I, 3, 876a.] 48   text.32. [Them., Commentaria in Aristotelem Græca (29 volumes), Paraphrasis in Aristotelis Physica, in Volume V, 2ème partie (ed. Henricus Schenkl), p. 13, commentant Phys., Livre I, Chap. 4, 187a12.] 49   text.44. [Them., Them., Commentaria in Aristotelem Græca (29 volumes), Paraphrasis in Aristotelis Physica, in Volume V, 2ème partie (ed. Henricus Schenkl), p. 86, commentant Phys., Livre III, Chap. 5, 204.] 50   [Aug., Civ., VIII, 2.] 51   2.adv.Phys. [Sext., M., 9, 361.] 52   [DL., I, 6.] 47

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précisant qu’ils ont retenu les trois mêmes ; et on peut supputer que Virgile les suit sur ce point dans les vers suivants53 : Alors le Père tout-puissant, l’Éther, descend en pluies fécondantes Dans le sein de son épouse prolifique et, uni dans une puissante étreinte [237a] À son corps puissant, vivifie tous les embryons.

Mais ce sont ceux qui retiennent quatre éléments qui partagent l’opinion la plus répandue. Pour revenir à des auteurs que j’ai déjà cités, Diogène Laërce atteste que Xénophane a posé quatre éléments54 ; et le passage où Aristote évoque la composition [mixtura] conçue par Parménide laisse penser qu’il a lui aussi été d’avis de retenir les quatre éléments ; et va aussi dans le même sens le fait que Platon, parlant de Parménide, a mentionné les conjugaisons du chaud et du froid, de l’humide et du sec. Galien55 lui aussi, à propos de Mélissos (un autre que celui qu’Aristote associe à Parménide dans une seule et même accusation), conjecture que ce dernier, sous le nom d’être natif et incorruptible, a voulu parler de la matière qui sert de substrat aux quatre éléments, c’est-à-dire au feu, à l’air, à l’eau et à la terre. Et il faut ajouter à cette liste surtout Empédocle qui, tout en étant compté au nombre des théologiens (il a de fait mis la sphère au principe des choses, laquelle que Themistius a été le premier à interpréter comme étant Dieu) est d’habitude cependant rangé parmi les physiciens, et cela justement surtout à cause de son opinion sur les quatre éléments. Car il les appelle quelquefois sous leurs noms, comme on le lit chez Sextus Empiricus56 : Pàr kaˆ Ûdwr, kaˆ ga‹a, kaˆ ¢eroj ½pion Ûyoj Le feu, l’eau et la terre et la brise plus douce de l’air.

Mais il leur donne parfois des noms de dieux, comme on le trouve chez le même Sextus Empiricus, mais aussi chez Plutarque et d’autres57 : Tšssara, g¦r p£nton ·izèmata prîton ¥kou Zeàj ¥rghj “Hrh feršsbioj oÜd’A„dwneÚj NÁstij q’¹ dakrÚsij tšlgei kroÚnoma brÒteion.   2.Georg. [Verg., G, II, 325-7.]   [DL., IX, 19.] 55   Comm.I. in lib. de na. hu. [Gal., In Hippocratis de natura hominis librum commentarii iii (Kuehn volume 15, 5, 11).] 56   I.adv.Phys. [Sext., M., 9, 10.] 57   I.plac.3. [Plut., Plac., I, 3, 878a et Sext., M., 9, 362.] 53

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Apprends d’abord les quatre racines de toutes choses Zeus l’éther, Héra porteuse de vie, Aidôneus Et Nestis qui mouille de larmes, source de la vie humaine.

Il est ici parfaitement clair que, sous le nom de Jupiter, il entend le feu, sous celui de Junon l’air, sous celui de Pluton la terre et sous celui de Nestis l’eau. Tu comprends en passant que cette coutume d’utiliser les noms des dieux est dérivée de la théologie d’Homère, d’Hésiode et d’Orphée, et c’est une des raisons qu’a Aristote de se plaindre d’eux58. Car si Homère s’exprime parfois de façon transparente, par exemple dans le vers suivant59 : ’All’Øme‹j mšn p£ntej Ûdwr, kaˆ ga‹a gšnoisqe Mais redevenez donc tous, ici, terre et eau,

il lui arrive parfois de sous-entendre l’eau sous le nom d’Océan et la terre sous celui de Téthys, comme dans celui-ci60 : ’WkeanÒn te qeîn gšnesin, kaˆ mhtšra Teq»n Et Océan, père des dieux, et Téthys leur mère

Et l’on sait couramment qu’il a lui aussi compris les quatre éléments sous les noms des dieux, c’est-à-dire, sous celui de Vulcain, le feu, sous celui de Neptune l’eau, sous celui de Pluton la terre ; car sous le nom de Jupiter on prétend qu’il a voulu dire le ciel. En ce qui concerne Hésiode, il semble qu’il exprime son opinion dans des termes plus obscurs. Car voici les principaux vers où il semble avoir parlé des premiers principes des choses61 : ”Htoi mšn prètista c£oj gšnet’aÙt¦r œpeita, G©i eÙrÚsternoj, etc. Donc, avant tout, fut Chaos ; puis Terre aux larges flancs, Assise sûre à jamais offert à tous les vivants, À tous les Immortels, maîtres des cimes de l’Olympe neigeux, [237b] Et le Tartare brumeux, tout au fond de la terre aux larges routes, Et Amour, le plus beau parmi les dieux immortels.

  2.Met.4. [Arstt., Met., B, 4, 1000a.]   [Hom. : IL., VII, 99.] 60   Iliad. x [Hom. : IL., XIV, 201.] 61   In Theog. [Hés., Th., 116 sqq. ; les vers 118-9 sont écartés par les éditeurs modernes.] 58 59

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Dans ce passage, si du moins Hésiode a voulu faire allusion aux quatre éléments, alors qu’il a nommé expressément la terre, il semble que le Chaos ait signifié l’eau, à cause de son épanchement ; que le Tartare soit l’air à cause de l’obscurité qui s’étend sur la terre en l’absence du soleil ; et que l’amour ait signifié le feu, qui réchauffe tout et qui n’a pas son égal en beauté (dans le soleil en particulier). S’opposent cependant à cette interprétation ceux qui, derrière le Chaos, entendent l’air né de la terre et diffusé dans le ciel ; ou ceux des scholiastes qui identifient au feu les divinités qui sont nommés par la suite, à savoir Créon, Hypérion et Japet ; à l’air Phébé, à l’eau Théa et Rhéa ; à la terre Thétys, et cela quoique Hésiode lui-même les ait fait tous naître des noces de la terre et du ciel après que la terre ait créé ce dernier, en cinquième position. Mais peut-être aura-t-il été indigne, comme le dit Aristote62, d’examiner avec attention des propos dont la formulation relève de la fable. J’ajoute donc seulement que nous pouvons lire des vers analogues dans les Argonautiques d’Orphée63 Prîta mšn ¢rca…ou X£eoj, etc. D’abord l’hymne sombre du vieux Chaos

(à condition cependant que cet ouvrage soit à ce point antique) et que, quoi qu’il en soit de ce poème, en tout cas les hymnes attribués à coup sûr à Orphée mentionnent expressément non seulement les trois éléments, comme par l’hymne à Pan64, q£lassan, cqon¦ kaˆ Pàr, la mer, la terre, le feu ; mais aussi les quatre comme dans l’hymne à Rhéa65 : ’Ek soà mšn kaˆ ga‹a, kaˆ oÜranoj eÙrÝj Ûperqen Kaˆ pÒntoj, pnoia… te. De toi viennent la terre, le vaste ciel et la mer Et les vents

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loc. cit. [Arstt., Met., B, 4, 1000a.] [Orph., Arg., 421.] [Orph., Hym., XI, 2.] [Orph., Hym., XIV, 10-11.]

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Assurément sous le mot de ciel, il a désigné le feu, à cause des feux66 qui y apparaissent ; sous celui de brises l’air, car c’est dans sa région qu’elles soufflent. Il en va de même aussi dans l’hymne à l’amour67, A„qšroj oÙran…ou pÒntou cqonÕj ½d’Ósa qnhto‹j, PneÚmata. De l’Éther, de la mer, de la terre, de tous les souffles,

où, là encore, sous le nom d’éther on affirme qu’il a voulu dire le feu, d’après l’hymne dans lequel Vulcain feu divin est appelé éther ; et de même le soleil, la lune, les étoiles, qui sont estimées être enflammées. Je ferais un pas de ces auteurs à Hermès Trismégiste68, qui cite les quatre éléments dans son traité Pimandre ; et aussi Zoroastre car les écrits qu’on lui attribue affichent les quatre mêmes ; mais ces documents sont d’une attribution douteuse, et on ne peut mettre à l’actif de Trismégiste que ce qu’en mentionne Diogène Laërce, quand il dit que les Égyptiens, dont il fut le chef, ont dit que le principe était la matière dont sont nés les quatre éléments69. Pour autant, les mots mêmes de Laërce établissent clairement que, pour eux, les quatre éléments communs étaient des principes non pas premiers mais seconds ; et il faut dire la même chose de Pythagore, d’Anaxagore, d’Hippocrate, de Platon, d’Aristote, des stoïciens et aussi de Leucippe, Démocrite, Épicure et d’autres, qui ont certes eux aussi admis les quatre éléments, mais non sans poser en même temps que la matière est antérieure aux éléments, de telle sorte que c’est elle qu’ils ont considérée comme le principe. Il faut ajouter ici cependant qu’Aristote et cet Ocellus Lucanus qui fut son devancier, ont associé [238a] aux quatre éléments un cinquième, c’est-à-dire, d’après Sextus Empiricus70, kukloforhtikÕn sîma, « le corps qui tourne en cercle », dont ils ont dit qu’il était à l’origine des corps célestes et, comme M. Tullius le rapporte aussi71, de nos esprits. De fait ils ont estimé que les quatre éléments (qu’ils ont tous placés, d’après ce qui a été dit plus haut, dans la région infra-lunaire) n’étaient constitués que de la matière des choses sou66   [Le terme ignis désigne aussi les étoiles, d’où la possibilité d’un jeu de mot plus direct.] 67   [Orph., Hym., LVIII, 5.] 68   [Gassendi dit Mercure.] 69   [DL, I, 10. Diogène Laërce ne cite pas Trismégiste.] 70   2.adv.Phys.& alias. [Sext., M., 10, 316 ; Hyp., III, 32.] 71   I.Acad. [Cic., Ac., I, 7.]

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mises à la génération et à la corruption ; c’est pourquoi la matière de tout ce qui échappe à la génération et à la corruption est forcément différente de celle des quatre éléments. Il semble que ce soit la cause pour laquelle Aristote tantôt appelle72 le ciel « premier élément » et tantôt dit73 que cette substance chaude qui est à l’intérieur de la semence des êtres animés est analogue tù tîn ¥strwn stoice…ñ, « à l’élément astral lui-même ». Ce chiffre de cinq me fait penser à ce que Trigault rapporte à propos des philosophes des Chinois74 qui, ayant soustrait l’air au nombre des éléments, estimant que c’est une région vide, en ajoutent aux trois qui leur restent, à savoir le feu, l’eau et la terre, deux autres, le métal et le bois ; mais il ne sert à rien de perdre son temps à conjecturer ce qu’ils entendent sous ces deux termes, ou de quelle manière, selon leur conception, les deux choses auxquels ils renvoient doivent être ajoutées aux trois autres et permettre, avec ceux-ci, à tout engendrer. Il ne faut cependant pas taire que les Chinois ne sont pas du tout disposés admettre ce feu, que les aristotéliciens placent généralement sous la concavité de la lune ; car ils jugent cela complètement incroyable. Maintenant, alors qu’il semble qu’il faille examiner si l’élément, qu’il soit un ou multiple, peut être appelé matière première ou principe premier des choses, je ne rougis pas de citer les vers que Lucrèce consacre à cette question parce que personne ne s’en est mieux acquitté que lui. C’est ainsi que, articulant en deux points tous les arguments qui se rapportent à ce thème, il combat d’abord ceux qui posent un seul élément, puis ceux qui en posent plusieurs. Pour les premiers, il choisit Héraclite, qui a retenu le feu ; car il suppute que tout ce qu’il aura argumenté contre lui vaudra contre les autres en même temps, puisque tout ce qui peut être opposé au feu est concluant du même droit pour l’air et n’importe quoi d’autre. Et certes à y regarder de près, la variété des opinions d’un auteur à l’autre, semble être un pur jeu d’esprit, puisque, au-delà de la très grande différence entre leurs suppositions respectives, ils recourent à un processus circulaire par lequel elles tombent et finissent à la même place. Car, à supposer que quelqu’un choisisse n’importe quel   I.Met.7. [Arstt., Met., A, 7, 989a.]   2. de gen. an.3. [Arstt., Gen. A., II, 3, 737a.] 74   [Gassendi peut trouver le détail, chez Nicolas Trigault (1577-1628, jésuite), soit dans son De Christiana expeditione apud Sinas suscepta ab Societate Jesu (1615), traduit dès 1616 sous le titre Histoire de l’expédition chrestienne au royaume de la Chine, entreprinse par les P.P. de la Compagnie de Jésus ; soit dans son Regni chinensis descriptio ex variis authoribus (posthume : 1639).] 72 73

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élément, il ne se trompera ni plus ni moins que n’importe qui d’autre qui en choisirait un différent ; bien sûr, une fois qu’il en a un, il lui suffit de le raréfier et de le condenser pour avoir immédiatement le reste, de telle sorte le choix qu’il aura fait de tel ou tel élément en premier n’a aucune importance. Hippocrate consacre à cette question un passage remarquable de son livre Sur la nature de l’homme ; mais pour ne pas perdre de temps à le transcrire, voilà le début du développement de Lucrèce75 : Ceux donc qui conçurent la matière comme un feu, et de feu seulement composèrent l’univers, s’égarèrent évidemment bien loin de la vérité. Leur champion, Héraclite, prit l’initiative des combats, etc.

[238b] Mais il ajoute ce raisonnement76 : Mais je demande d’où vient la variété des choses si elles sont le produit d’un feu pur et simple ?

La question qu’Hippocrate pose dans le livre que j’ai cité revient tout à fait au même, puisqu’il dit : « Comment un principe peut-il engendrer quelque chose, si ce n’est en se mêlant à une autre ? » Et l’on ne peut pas davantage concevoir comment la très grande variété des choses, voire une seule chose, caractérisée la variété de ses parties, soit composée d’un unique principe simple et uniforme ? Supposons que ce soit le feu : mais si tu ne le mélanges à rien d’autre, jamais tu n’auras ni n’engendreras rien d’autre que du feu, puisque quelle que soit la manière dont ses parties se changeront les uns dans les autres et se mêleront les unes aux autres, le résultat en sera toujours exactement le même, parce qu’elles sont toutes de la même nature. Et ne dis pas que le feu n’est pas quelque chose de simple ; car s’il est mêlé à quelque chose, alors il n’est pas une chose unique, mais multiple, et ainsi auras-tu plus d’un principe, ce qui s’oppose à l’hypothèse de départ. Mais parce que ces physiciens mettent la variété au bénéfice de la raréfaction et de la condensation, voilà comment Lucrèce les presse77 : Il ne servirait à rien que le feu brûlant se condensât ou qu’il se raréfiât si les particules ignées   lib.I. [Lucr., I, 635-8.]   [Lucr., I, 645-6.] 77   lib.I. [Lucr., I, 647-54.] 75 76

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76 Le Principe matériel, c’est-à-dire la matière première des choses gardaient la même nature que le feu tout entier. Car leur concentration aviverait la chaleur, leur séparation et leur dispersion l’affaibliraient, c’est tout l’effet imaginable avec de telles causes. Tant s’en fait qu’une telle diversité de l’univers puisse être produite par des feux denses et rares !

Et cela ne ressemble-t-il pas à un rêve que de dire qu’à partir du feu peu à peu condensé s’engendre l’air et que de l’air densifié s’engendre l’eau ? À cette enseigne nous pourrions dire en mettant les mains dans l’eau « voici un corps humide et froid qui fut auparavant sec et chaud, sans que rien cependant lui ait été ajouté ou soustrait, mais par le seul effet de la condensation de ses parties » ? À coup sûr nous pouvons imaginer qu’un corps, par la condensation des parties chaudes, devienne plus chaud ; mais qu’il devienne froid, voire le froid absolu, comment cela peut-il se comprendre, de grâce ? Il soutient que ces physiciens ne peuvent pas recourir à la raréfaction et à la densification, dans la mesure où ils n’admettent pas le vide, sans lequel rien ne peut être rendu ni rare ni dense78 : S’ils admettaient au moins qu’un vide se mêle aux choses, le feu pourrait se condenser et se raréfier. Mais voyant maintes objections ils se taisent, évitant de laisser un vide absolu dans le monde. Faute de courage, ils perdent la vraie route escarpée sans percevoir l’enjeu : si l’on supprime le vide tout se condense et ne forme plus qu’un seul corps, incapable de rien émettre ni de jaillir comme un feu ardent qui lance lumière et chaleur, et prouve qu’il n’est pas fait de particules compactes.

On peut comprendre ce qu’il veut dire par là d’après ce que j’ai dit dans le précédent livre sur le vide. De plus, parce que l’on pourrait vouloir s’en sortir en disant que le feu s’éteint et se convertit en air, c’est-à-dire se transforme en un autre corps, il précise que c’est impossible, sauf si l’on admet que le feu se réduit à rien, parce qu’une chose simple et non assemblée [inconcreta], ce que doit être cet élément, si toutefois il est la matière première [239a] et unique des choses, ne peut pas se transformer sans être tout à fait détruit. Car une chose composée [composita] peut se transformer de telle sorte qu’au terme 78

  [Lucr., I, 655-64.]

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du processus qui la fait cesser d’être ce qu’elle était, il reste une partie d’elle qui lui survit et qui, ayant perdu son précédent état, en prend un nouveau ; mais ce qui n’est pas composé [incompositum], ne peut perdre complètement sa nature sans disparaître complètement79 : Si jamais, par une autre thèse, ils pensent que les feux peuvent s’éteindre en s’unissant et changer de substance, faute de rien épargner pour cela, sans nul doute cette ardeur tout entière va se réduire à rien et de rien renaîtront les diverses créatures. Qu’un être se transforme, sorte de ses limites, aussitôt meurt ce qu’il était auparavant.

C’est pourquoi il conclut, que, pour que quelque chose s’engendre de l’extinction du feu, il est nécessaire que quelque chose survive au feu et que ce quelque chose, ayant perdu la forme du feu, revête celle de l’air. Or il est évident qu’il s’agit de la matière commune, dont Lucrèce suppose qu’elle est faite de corpuscules incorruptibles, qui, par addition, soustraction, transplantation d’eux-mêmes, peuvent manifester tantôt la forme du feu, tantôt de l’air, tantôt une autre, comme cela sera expliqué par la suite. Mais pour démontrer que ces particules ne soient pas ignées par leur nature, il développe très justement l’argument selon lequel l’addition, la soustraction, la transplantation ne produisent en soi aucun effet, puisque de la nature du feu, si elle demeure dans un état indemne, il ne peut rien sortir que du feu80 : Il faut donc qu’un élément des choses reste intact, à moins de les voir toutes sombrer dans le néant et du néant refleurir pour former l’univers. Puisqu’en réalité il est des corps parfaits Qui conservent toujours une égale nature, mais dont le départ, l’arrivée ou la transposition transforme la nature et le corps des choses, nous pouvons donc savoir qu’ils ne sont pas ignés. À quoi serviraient séparations, départs, adjonctions ou changements de position s’ils gardaient tous leur nature de feu ? Ils ne créeraient de toute manière que du feu. 79

  [Lucr., I, 665-71.]   [Lucr., I, 672-83.]

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78 Le Principe matériel, c’est-à-dire la matière première des choses

Mais vois comment il fait appel ensuite au critère du sens, pour renforcer sa démonstration que tout n’est pas de nature ignée81 : Dire que tout est feu et qu’au nombre des choses seul le feu existe vraiment, comme le veut Héraclite, voilà apparemment le comble de la folie. Car, partant des sens, il se retourne contre eux : il ruine ainsi le fondement de toutes les croyances et de sa propre connaissance de ce qu’il nomme feu. Il croit que les sens ont une connaissance vraie du feu, mais non des autres choses pourtant tout aussi claires. Absurdité, ce me semble, et même folie ! À quoi donc nous référer ? Pouvons-nous rien voir de plus sûr que les sens pour distinguer le vrai du faux ?

Il suppose en effet qu’il nous suffit de regarder ou de toucher de l’eau et tant d’autres choses pour voir se manifester à nous une nature toute autre que le feu ; c’est pourquoi il enseigne qu’aucune raison ne nous permet d’affirmer que tout serait feu plutôt que n’importe quoi d’autre, après élimination de l’hypothèse du feu82 : [239b] Pourquoi d’ailleurs, si l’on supprime tout le reste, vouloir garder le feu comme seule nature, au lieu de l’abolir au bénéfice d’une autre ? L’une et l’autre thèse me semblent également folles.

Enfin donc il conclut, tant à propos du feu que de n’importe quel autre élément singulier contre lequel les mêmes argument sont valables par analogie83 : Ceux donc qui pensèrent que la matière est feu, et que l’univers peut se composer de feu, ceux qui pensaient que l’air est principe de génération ou que l’eau forme à elle seule un monde, que la terre crée tout et se transforme en toutes les natures s’égaraient assurément bien loin de la vérité.

81

  [Lucr., I, 690-700.]   [Lucr., I, 701-4.] 83   [Lucr., I, 705-11.] 82

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chapitre 2

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Mais tu auras raison de demander si l’affirmation que le feu condensé ne se transmute pas en air ni à la suite en eau ou en terre pourrait valoir par analogie pour n’importe lequel des éléments. Je te réponds que oui, et que la transmutation des éléments telle que l’on se la représente communément n’existe pas. Nous l’avons démontré longuement ailleurs contre Aristote ; ici tu le comprendras en peu de mots à partir du seul argument que, s’il est vrai que l’air peut devenir plus rare ou plus abondant, il ne peut pas, à raison de cette raréfaction, se transformer en feu. En effet, le langage courant n’appelle pas air ce qui s’embrase, mais exhalaison grasse ; autrement une toute petite flammèche suffirait à incendier l’air tout entier ; puisque l’air, quand il est à côté d’une flamme, s’échauffe de façon continue et successivement partie après partie, il deviendrait ténu, s’enflammerait, et le processus ne s’arrêterait pas avant que tout l’air ne brûle. Mais l’air condensé ne peut pas davantage devenir eau. Car le langage courant n’appelle pas air ce qui se concrétise en eau, mais vapeur, estimant à juste titre qu’elle s’était auparavant diffusée dans l’air, à partir d’étendues d’eau. Et tu peux comprimer autant que tu veux de l’air à l’intérieur du tube d’une pompe à compression ou autre, c’est toi qui éclateras avant que cet air se soit jamais concrétise en eau. De la même façon de l’eau, quand elle se raréfie, ne se transforme pas en air, mais en une vapeur, telle qu’elle se diffuse dans l’air, le rend plus épais, conserve la nature de l’eau et qui, resserrée et comprimée, reprend la densité de l’eau. Pareillement l’eau condensée ne peut pas se transformer en terre. Car qui pourrait le comprendre ? Ce qui peut sortir de l’eau compactée au maximum, c’est de la glace, mais rien de plus. Pour autant, il faut aussi l’intervention active de corpuscules de froid, sans lesquels l’eau ne gèlera pas, même si on la comprime au maximum, comme tu peux en faire l’expérience avec un récipient en métal que tu remplis d’eau et que tu frappes d’un côté, il se courbera à l’intérieur vers l’eau. Et s’il arrive parfois que l’on extraie de l’eau un peu de terre, de sel ou d’autre chose, ce ne sera certes pas de l’eau condensée, qui se sera changée en cette matière, mais quelque chose qui lui était mélangé auparavant et qui reste attaché au fond, soit en formant un dépôt, soit parce que l’eau s’est évaporée. Enfin, la terre ne peut pas non plus, en se raréfiant, devenir eau ; car, quoique la terre puisse être grandement diluée dans l’eau, elle ne sera cependant jamais rien de plus que de la terre, réduite en parties minuscules, diffusée dans l’eau ; et après évaporation de l’eau, [240a] la terre restera à part, et ainsi sera-t-il démontré que, quelque ténue qu’on la rende, on obtiendra jamais que de minuscules grains de poussière.

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80 Le Principe matériel, c’est-à-dire la matière première des choses

Je reviens à Lucrèce, qui a choisi pour le second groupe84 Empédocle ; mais il faut comprendre que les objections qu’il formule contre lui en tant qu’il retient quatre éléments valent aussi contre tous les autres qui retiennent deux ou trois éléments. En vérité, s’il établit que quatre éléments ne suffisent pas pour créer la si grande variété de choses qui se voient dans le monde, un nombre moins grand le pourra encore moins. Mais les réflexions que j’introduirai par la suite te permettront de comprendre plus clairement pourquoi quatre n’y suffisent pas, ni même un bien plus grand nombre de genres de corps. En attendant, tu peux comprendre que, de même que d’une seule lettre, comme A, tu n’as qu’une seule configuration ; de deux lettres, tu n’en as que deux, comme am, ma ; de trois, seulement six, comme amo, aom, mao, moa, oam, oma ; de quatre, seulement vingt-quatre, amor, amro, aomr, aorm, armo, arom, maor, maro, etc. de même d’un seul corps simple, quoi que tu en fasses, il ne pourra être fait qu’un seul corps ; de deux mêlés, seulement deux, c’est-à-dire un corps composé [compositum], qui ressemblera plus à l’un qu’à l’autre dans la mesure où celui à qui il ressemblera le plus sera en lui plus rare ou plus dense, autrement dit qu’il entrera dans sa composition plus de l’un que de l’autre. De même à partir de trois corps, six corps ; de quatre, seulement vingt-quatre. Et change les positions respectives des composants, change les proportions, tourne et retourne tout autant que tu le voudras ; ce seront toujours les mêmes composants, et tu vois donc enfin que l’innombrable variété des choses implique nécessairement des éléments ou des principes innombrables par leur variété. Mais cela soit dit en passant ; écoutant Lucrèce qui commence ainsi son argumentation85 : Ajoute ceux qui doublèrent le nombre des principes en joignant l’air au feu ou bien la terre à l’eau, ou qui pensèrent que toutes les choses peuvent naître de ces quatre : le feu, la terre, l’air et la pluie. Empédocle d’Agrigente est le premier d’entre eux, &.

Il passe aussitôt à la réfutation, en deux points : d’abord il reproche tant à Empédocle qu’à tous les autres partisans d’une pluralité d’éléments de rejeter

84   [C’est-à-dire ceux pour qui ce sont plusieurs éléments qui constituent le principe matériel.] 85   [Lucr., I, 712-6.]

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chapitre 2

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le vide, comme les auteurs du précédent groupe, tout en admettant le mouvement, la rareté, la mollesse, qui sont impossibles sans le vide86 : Car ils admettent le mouvement, mais non le vide et laissent les choses molles et poreuses, air, soleil, pluie, terre, animaux et plantes, sans toutefois mêler le vide à leur matière.

Deuxièmement de vouloir que tout corps soit divisible à l’infini, à l’inverse de ce que Lucrèce a montré auparavant et que nous déduirons plus bas87 : Ensuite, ils ne mettent aucun terme à la division des corps, aucune cesse à leur fragmentation, nient l’existence d’un minimum dans les choses, alors qu’elles présentent une point extrême qui apparaît à nos sens comme la plus petite. Tu peux donc en induire que l’extrême parcelle des corps invisibles forme leur minimum.

[240b] Troisièmement, d’imaginer que les éléments sont des choses molles, par conséquent sujettes au changement [mutabilia] et condamnées au néant, comme on peut le déduire des précédentes démonstrations de Lucrèce et comme nous l’expliquerons par la suite88 : Et comme à l’origine des choses ils instaurent des éléments mous que nous voyons tout entiers soumis aux lois de la naissance et de la mort, l’univers aurait déjà dû retourner au néant, puis du néant refleurir en sa diversité ; mais tu sais déjà combien cela est loin du vrai !

Quatrièmement d’introduire des éléments antagonistes, et qui ne peuvent donc que s’anéantir mutuellement, ou qui en tout cas ne sauraient jamais se souder89 : De plus ces éléments, mille fois ennemis et poisons mutuels, ou périront par contact 86

    88   89   87

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[Lucr., I, 742-5.] [Lucr., I, 746-52.] [Lucr., I, 753-8.] [Lucr., I, 759-62.]

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82 Le Principe matériel, c’est-à-dire la matière première des choses ou s’en iront, comme chassés par la tempête on voit fuir les éclairs, les averses et les vents.

Cinquièmement, que s’ils poursuivent leur raisonnement, ils sont obligés de dire, de deux choses l’une, ou bien que les éléments perdent leur nature pour se transformer dans les choses qui ensuite se retransforment en eux, auquel cas ils ne sont pas les principes des choses, pas plus que les choses ne sont leurs principes90 : Enfin, si tout se forme de ces quatre natures, puis se résorbe en elles, pourquoi les appeler principes des choses et non pas à l’inverse considérer les choses comme leurs principes ? Car elles s’engendrent l’une l’autre, depuis toujours échangeant leur couleur et leur nature entière.

Ou bien que, à supposer que leur nature se conserve, ils ne font que s’assembler et former des tas ; auquel cas on ne saurait parler d’engendrement de quoi que ce soit91 : Mais si tu vas penser que le feu à la terre unit son corps, ainsi que l’air à la rosée, sans changer de nature en leur composition, tu ne pourras obtenir aucune créature, qu’elle soit animée ou, comme l’arbre, inanimée, car dans cet assemblage en un tas disparate chacun montrera sa nature et l’on verra demeurer l’air mêlé à la terre et le feu à la rosée. Or la création des choses exige des principes apportant une nature aveugle et clandestine : nulle dominante pour contrarier ou inhiber la qualité propre des différentes créatures.

Sixièmement, qu’ils ne peuvent admettre la transformation mutuelle des éléments les uns en les autres sans admettre du même coup une matière commune, et donc antérieure à eux, qui revêt successivement leurs formes respectives92 : 90

  [Lucr., I, 763-8.]   [Lucr., I, 770-81.] 92   [Lucr., I, 782-91.] 91

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Mais ils remontent jusqu’au ciel et à ses feux, procédant ainsi : le feu se change en souffles aériens, de l’air naît la pluie et de la pluie la terre, et tout à rebours se reforme de la terre, l’eau d’abord, l’air ensuite, la chaleur enfin, et ne cesse de se transformer et d’aller du ciel à la terre, de la terre aux astres du firmament. Mais des éléments ne doivent point procéder ainsi ! Quelque chose d’immuable subsiste, il le faut, sinon le monde entier est réduit à néant.

Enfin il donne une chance à leur objection selon laquelle les plantes et les animaux doivent aux quatre éléments leur nourriture et leur croissance93 : Mais, dis-tu, la réalité pourtant est là, manifeste : Tout sort de la terre, croît et s’élève dans les airs ; [241a] si le temps ne s’abandonne à la pluie saisonnière qui fait chanceler les arbres sous la fonte des nues, si le soleil n’y joint sa chaleur fécondante, moissons, arbres et animaux ne peuvent croître.

Mais le sens de sa réponse revient à démontrer que cela ne prouve pas que les éléments soient les premiers principes, mais au contraire que lesdits premiers principes sont plutôt les choses dont ils sont eux-mêmes faits et qui servent d’aliments94 : Bien sûr. Et nous-mêmes ? Sans aliments ni eau douce pour nous soutenir, notre corps dépérirait, et c’est toute notre vie qui de tous nos tendons, de tous nos os irait en se décomposant. Ainsi, certaines choses nous sustentent nous-mêmes, nul doute, et certaines autres les autres choses, puisque tant d’atomes communs à tant de corps sont de mille façons à tant d’autres mêlés.

On pourrait ajouter ici une autre objection bien connue, qui est couramment empruntée à la résolution du bois vert. Car quand, dit-on, il brûle, une de ses parties se résout et part dans la flamme, c’est-à-dire dans le feu ; une autre 93

  [Lucr., I, 809-16.]   [Lucr., I, 803-8.]

94

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dans la fumée, c’est-à-dire l’air ; une autre dans la cendre, c’est-à-dire la terre ; la dernière dans un liquide, c’est-à-dire de l’eau que l’on voit bouillir au bout du bois. Mais on voit bien à quel point cette résolution est grossière et ne soutient pas la comparaison avec celle, plus subtile et plus poussée, à laquelle arrivent les chimistes qui le résolvent en des parties toujours plus fines, jusqu’à ce qu’il soit enfin impossible de le résoudre davantage. Sans préjudice de ce qu’est cette flamme qui ne provient pas du feu élémentaire et n’y retourne pas, cette fumée en tout cas n’est pas air et ne le redevient pas, mais elle est suie, c’est-à-dire tissu plus épais de corpuscules qui sortent du bois en même temps que la flamme et la lumière qui, allant plus loin que la flamme, se dispersent dans l’air et l’épaississent de la même manière que la poussière de la terre se mélange à l’eau et la trouble, sans pour autant se transformer en eau, comme nous l’avons vu un peu plus haut. Sans préjudice de ce qu’est cette eau repoussée à l’extrémité du bois, qui est un corps mélangé et se résout en moindres parties, la cendre à coup sûr n’est pas de la terre, mais seulement un mélange de sel et desdites cendres qui ne sont pas susceptibles de se changer en ce que l’on appelle terre. Mais nous aborderons ce point ailleurs, de même que les autres objections, qui sont tirées du poids, de la légèreté et des combinaisons des quatre qualités primaires, et d’autres arguments habituellement avancés pour convaincre qu’il y a dans le monde et sous la concavité de la lune, quatre éléments.

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Chapitre 3 Les opinions de ceux qui posent que la matière est également affectée de certaines des qualités dites secondes Passons maintenant à l’opinion selon laquelle les principes sont affectés par la première catégorie de qualités qui sont attribuées communément aux éléments, c’est-à-dire la chaleur, le froid, l’humidité, la sécheresse ; mais aussi à la deuxième catégorie [241b] de qualités qui se laissent observer dans les mélanges, c’est-à-dire la couleur, l’odeur, la saveur, ainsi que la lumière, la rareté, la densité et autres du même genre. Telle fut, dans l’Antiquité, à peu près l’opinion d’Anaxagore, et telle est à peu près, pour l’époque moderne, l’opinion que les chimistes ont jusqu’à ce jour ; telles sont encore à peu près des opinions encore plus nouvelles. Et pour parler d’abord de l’opinion d’Anaxagore, il a, comme les penseurs que nous avons précédemment abordés, admis les quatre éléments (car, chez Diogène Laërce1, il a assigné à chacun le lieu qui lui est propre, en fonction de son poids ou de sa légèreté, c’est-à-dire à la terre le bas, au feu, le haut, à l’air et à l’eau les espaces intermédiaires), mais il a posé qu’il y avait avant eux une multitude d’autres, qu’il a appelés les éléments et dont il a voulu que leur mélange produise l’air, le feu et tout le reste, comme Aristote l’a noté2. Par la suite il a appelé principes les ÐmoiomerÁ, « parties semblables » ou « similaires » ; et de même Ðmoiomšreia, comme quand on dit « similiarité, ¢pÕ toà Ómoia t¦ mšrh enai to‹j genomšnoij, « du fait que les parties sont semblables aux êtres engendrés ». C’est l’interprétation qu’en donne Plutarque3, ajoutant l’exemple d’un ali  lib.2. [DL, II, 8.]   3. de cælo 3. [Arstt., Cæl., III, 3, 302a sqq.] 3   I.plac.3. [Plut., Plac., I, 3, 876d.]

1 2

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ment, soit du pain, soit de l’eau ou n’importe quoi d’autre, contient nécessairement, au-delà de cette apparence de pain ou d’eau, etc., des particules cachées de sang, de chair, d’os, etc. si bien que la faculté naturelle, après les avoir séparées, les applique respectivement au sang, aux chairs, aux os et à tous les organes qui préexistent dans le corps que l’aliment en question vient nourrir. Quant à l’objection que de telles particules sont invisibles dans la nourriture solide et dans la boisson, il n’y a pas vu un obstacle ; car il suffisait qu’elles puissent être vues par les yeux de l’esprit, dès lors que par ailleurs la raison persuadait que l’os, par exemple, ne pouvait se développer que par l’apposition de parties semblables à lui ; et que la raison persuadait pareillement qu’un grand feu était constitué de feux plus petits ; et que s’il en était autrement, quelque chose s’engendrerait du non-être et retournerait au non-être, ce qui est contraire à la nature même. Ajoute le fait que ces particules des différents genres, de chair, de veine, d’artère, d’os et autres semblables, quand elles sont réunies toutes en même temps, sont capables de créer une nouvelle nature, qui n’a l’apparence d’aucun de ces éléments, mais prend celle du pain ou autre ; et s’il les vrai que les particules s’occultent les unes les autres dans les différents mélanges auxquels elles participent, elles n’en apparaissent pas moins, chacune pour ce qu’elle est, dès lors qu’au terme de l’évolution, les semblables se retrouvent assemblées avec les semblables. Anaxagore est en désaccord avec le précédent groupe sur un point, à savoir que là où ils constituent un nombre fini de principes, il soutient quant à lui ¢pe…rouj enai fhsˆ t¦j ¢rc£j « que les principes sont en nombre infini », comme le rapporte Aristote4 ; c’est-à-dire, selon une autre formulation5, Ðmoiomerîn ¢peir…a, qu’il y a « infinité des parties semblables ». Assurément Anaxagore n’est pas convaincu par le raisonnement qu’Aristote martèle, à savoir qu’il vaut mieux retenir des principes en petit nombre, en nombre fini, plutôt que des principes non seulement nombreux, mais même infinis en nombre, puisqu’il pense que des principes en petit nombre, en nombre fini ne permettent pas de rendre compte des choses incompréhensibles du fait de leur multitude et de leur variété. Il faut noter que c’est à juste titre qu’Anaxagore est compté au nombre de ceux qui admettent la division à l’infini du continu ; autrement il n’aurait pas pu défendre cette phrase célèbre : « Que tout est dans tout » ; ou, selon la formulation d’Aristote6, p©n   I.Met.3. [Arstt., Met., A, 3, 984a.]   cap.6. [Arstt., Met., A, 6, 988a.] 6   [Arstt., Phys., I, 4, 187b.] 4 5

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chapitre 3

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™n pantˆ mem‹cqai, d…oti p©n ™k pantÕj, « tout est mêlé dans tout, parce que tout naît de tout » [242a] Il faut également noter qu’Épicure se sépare de lui sur la question de la division à l’infini, qu’il n’a pas admise, comme nous le verrons plus loin, alors qu’il s’accorde avec lui pour retenir des principes infinis ; pour ne rien dire du fait qu’il a totalement rejeté la similarité d’Anaxagore, car il n’a admis de qualités dans ses principes que la grandeur, la figure et le poids. De là vient que, quand, par exemple, on lit ces mots chez saint Épiphane7 : ’EpikoÚreioi ¥toma, kaˆ ¢merÁ sèmata, kaˆ ÐmoiomerÁ te, kaˆ ¥peira t¾n ¢rc¾n enai tîn p£ntwn Øpest»santo, « les épicuriens déclaraient que les principes de toutes choses étaient les atomes, c’est-à-dire des corps qui sont sans parties et d’une même substance et infinis en nombre », il faut supposer que le saint homme, comme la plupart des autres, a confondu les opinions d’Anaxagore et d’Épicure, et n’en a fait qu’une. À moins qu’il ne soit peut-être permis de comprendre derrière la mention de cette particule ÐmoiomerÁ l’idée que tous les atomes sont Ðmous…oi, c’est-à-dire qu’ils ont la même essence et une substance semblable, parce qu’ils partagent la même solidité, comme il nous faudra l’expliquer par la suite ; voire l’idée qu’il existe un nombre infini d’atomes sous chaque espèce de figure, et dotés de parties semblables entre elles, par exemple toutes triangulaires, quadrangulaires, orbiculaires, etc., comme là encore nous le dirons plus loin. Quoi qu’il en soit, le nom d’ Ðmoiomšreia [homéomère] servant parfois à désigner ces particules prises isolément, Lucrèce a dit de façon isolée de leur Ðmoiomšreia qu’elle est une polumig…a, « une composition de toutes sortes de substances », soit comme on le dit plus couramment, une pansperm…a « une composition de toutes sortes de semences ». Et vois avec quelle élégance il déclare que ce mot n’a pas d’équivalent en latin et qu’il est donc contraint de présenter la notion par une description de la chose8 : Explorons maintenant l’Ðmoiomšreia d’Anaxagore. C’est le terme grec que nous ne pouvons traduire, l’indigence du langage de nos pères s’y oppose ; mais il est facile d’exposer la chose elle-même. Voici tout simplement cette Ðmoiomšreia : l’os est fait d’os menus, extrêmement petits, 7 8

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  hæres.6. [Épiph., Pan., I, 8.]   lib.1. [Lucr, I, 830-42.]

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88 Le Principe matériel, c’est-à-dire la matière première des choses la chair de chairs menues, minuscules le sang naît du concours de maintes gouttelettes toutes de sang, et l’or vient de l’or en paillettes, la terre de la concrétion des petites terres, le feu de corps ignés, l’eau de corps aqueux ; il imagine le reste d’après le même système.

C’est parce que l’opinion d’Anaxagore déplaisait à Épicure que Lucrèce l’attaque de suite, et cela avec grand soin, en commençant par deux arguments qu’il a déjà convoqués pour les précédents, l’un de ce qu’il y a du vide dans la nature, et l’autre de ce qu’aucun continu ne se divise à l’infini9 : Pourtant il n’admet aucun vide dans les choses ni aucune limite à la division des corps. Sur l’un et l’autre point il me paraît errer, tout comme ceux dont j’ai déjà parlé.

Il donne ensuite un troisième argument, à savoir que si, comme le veut Anaxagore, les choses semblables étaient faites de choses semblables, de telle sorte pourtant que la nature du tout soit autre que celle des parties, il s’ensuivrait que, de même que les corps composés [composita] périssent, de même les parties, c’est-à-dire les principes dont ils sont constitués, pourraient périr elles aussi. Et il ne voit aucune raison [242b] pour laquelle, si un morceau plus important de chair est soumis à la corruption, un moindre ne le serait pas, et non plus un moindre encore, à l’infini ; alors que, même si l’on rejette la division à l’infini et qu’on l’arrête à des minima, rien ne justifie que ces minima, étant corporels, soient insensibles aux vicissitudes et ne puissent être détruits10 : Ajoute qu’il imagine des principes trop faibles, s’il s’agit bien de principes, car ils possèdent même nature que les choses, pareillement souffrent et trépassent, rien ne freinant leur destruction. Lors d’une forte agression, lequel résistera et pourra se sauver sous les crocs de la mort ? Est-ce le feu ou l’air ? Le sang ou les os ? Aucun à mon avis, car tous absolument 9

  [Lucr, I, 843-6.]   [Lucr, I, 915-20. Le commentaire de Gassendi concerne le vers 918 : les éditeurs modernes ajoutent une ponctuation.] 10

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seront aussi mortels que toute chose au monde qui périt sous nos yeux, vaincue par une force. Or rien ne peut jamais retomber au néant ni du néant surgir, mes preuves l’attestent.

Il ajoute un quatrième argument par l’absurde. Il s’ensuivrait en effet qu’il faudrait constituer des Ðmoiomeršiai qui rient et qui pleurent et autres de ce genre, pour que il soit prouvé que tout ce qui existe naît de son semblable. C’est du moins ce qu’il écrit dans ses tout derniers vers, que l’on lit à la fin de sa dissertation. En effet, bien que les premiers vers semblent constituer une sorte d’appendice à l’argument qui précède immédiatement, cette précision supplémentaire semble être en fait contenue dans les deux dernières lignes, à moins, bien sûr, que quelque chose ne soit perdu ou ne soit pas à sa place ; en tout cas il semble qu’il faille introduire la conjonction Et11 : Enfin, si tu crois que toutes les qualités visibles ne peuvent s’expliquer à moins d’imaginer des éléments de même nature que leurs produits, c’en est fait, les corps premiers sont perdus pour toi, et ils seront secoués de grands éclats de rire, joue et visage trempés de larmes salées.

Il ajoute un cinquième argument remarquable, selon lequel, de même que le pain n’est pas fait de parties semblables, mais de parties tout à fait dissemblables, puisqu’il fournit des parties dont profitent, en se nourrissant et en se développant, les parties si variées du corps qu’il nourrit ; de même est-il nécessaire que la chair, par exemple, ne soit pas faite de parties semblables entre elle, qui soient bien évidemment charnelles ; mais au contraire de parties tout à fait dissemblables, puisque des choses innombrables et de la plus grande diversité s’engendrent de la chair. Lucrèce qualifie ces parties diverses, ou dissemblables, de l’épithète alienigenæ, «  d’un genre étranger » ; on les nomme communément, en gardant le terme grec, hétérogènes, de même qu’on appelle homogènes les parties semblables12 :

11

  [Lucr, I, 847-58.]   [Lucr, I, 859-74. Gassendi restitue un vers 862, dont les éditeurs modernes soulignent la lacune ; en revanche il supprime le vers 873 que les éditeurs modernes conservent, et conservent le 874 qu’ils jugent incompréhensible, soulignant une lacune.] 12

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90 Le Principe matériel, c’est-à-dire la matière première des choses Et puisque la nourriture accroît notre corps assurément les veines, le sang et les os et les tendons doivent être formés d’éléments hétérogènes, ou s’ils disent que tous les aliments sont composites et renferment des particules de tendons, d’os ainsi que des veines et des gouttes de sang, cela revient à croire que tout aliment sec ou liquide se compose de choses d’un genre étranger, os et tendon, sérum et sang mélangés. Et puis, si tous les corps qui sortent de la terre sont dans ses particules, la terre est donc formée des corps hétérogènes qui de la terre surgissent. Passe à d’autres exemples, l’argument est le même. Si le bois recèle flamme, fumée et cendre [243a] il doit être formé d’éléments hétérogènes, d’hétérogènes qui surgissent du bois.

Il expose ensuite, comme nous l’avons annoncé, la réponse qu’Anaxagore pourrait faire et qu’Aristote exprime dans les termes suivants13 : « Toutes choses paraissent différentes et sont appelées différemment les unes des autres selon ce qui abonde le plus dans le mélange des infinis ; en effet, il n’y a rien qui soit purement blanc ou noir ou doux ou chair ou os, mais ce que chaque chose possède en plus grande quantité, c’est cela qui semble être sa nature ». Le sens est que, sous le terme de chair, par exemple, il ne faut pas entendre une nature simple et d’un seul tenant, mais l’amas d’une multitude, voire d’une infinité, de particules différentes qui produisent cette espèce particulière de corps, que nous appelons chair, quand la masse des particules qui sont idoines à constituer cette espèce est plus grande que celle de toutes les autres particules qui, se cachant sous celles-ci, abandonnent à leur profit et leur nom et leur forme ; alors que cependant, quand il arrive que, avec la décomposition de cette espèce et le transfert de ses parties dans un autre amas, les particules de chair se cachant avec celles qui l’étaient déjà abandonnent tout pareillement leur nom et leur forme au profit de celles dont la masse aura été cette fois-ci supérieure, et l’espèce plus visible14,

13

  [Arstt., Phys., I, 4, 187b.]   [Lucr, I, 875-9.]

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il ne reste plus qu’une mince dérobade, dont Anaxagore s’empare, imaginant ceci : tout se dérobe en se mêlant à tout et seul paraît le corps dont les éléments dominent le mélange et s’exposent le plus, postés au premier rang.

Pour répondre à cette dérobade, Lucrèce (et cela pourrait constituer un sixième argument) objecte qu’au moment où l’on écrase du blé, des herbes et autres, il faudrait qu’apparaisse du sang, du lait et d’autres choses du même genre15 : Mais cela est bien loin du raisonnement vrai. Sinon, sous l’âpre effort de la meule qui le broie, le blé même devrait offrir trace du sang ou des substances que notre corps nourrit. Quand nous écrasons des herbes pierre contre pierre elles devraient semblablement verser du sang, les eaux des gouttes sucrées tout aussi savoureuses que le lait abondant des brebis porte-laine. Effritant des mottes de terre on pourrait voir Toutes sortes d’herbes, céréales, frondaisons Cachées dans la terre et dispersées toutes menues, Enfin dans le bois on décèlerait cendre, fumée Et feux minuscules quand il serait coupé. Or la réalité prouve qu’il n’en est rien : les choses ne sont donc pas ainsi dans les choses, mais des semences diversement entremêlées et communes à maintes choses doivent s’y cacher.

Il expose encore aussitôt après l’argument qu’avance Anaxagore pour prouver que tout est dans tout, et que donc tout s’engendre de tout : et c’est l’exemple du feu, qui doit se cacher dans les arbres qui, au milieu des forêts, s’enflamment en cas de collision violente. Il pourrait également mentionner l’exemple du feu qui sort d’habitude du silex frappé contre du fer. Mais Lucrèce fait dire à Anaxagore16 : 15   [Lucr, I, 880-96. Gassendi intervertit les vers 884 et 885, dont l’interversion est soulignée par les éditeurs modernes.] 16   [Lucr, I, 897-900. Le verbe ait chez Gassendi, reprenant le inquis du poème, souligne la citation à l’intérieur du poème de Lucrèce.]

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92 Le Principe matériel, c’est-à-dire la matière première des choses Mais souvent sur les hautes montagnes, cédant à la poussée des autans impérieux, [243b] de grands arbres voisins entrechoquent leurs cimes tant qu’enfin ils fulgurent d’une fleur de feu.

Mais il répond en indiquant la cause, que nous développerons davantage en son temps ; assurément il n’y a pas de feu dans le bois même, ni dans le silex ; mais il y a des semences du bois, c’est-à-dire des molécules des atomes qui produisent l’espèce du feu, dès lors qu’elles changent de disposition et se retrouvent dans un ordre précis ; car autrement, si le feu se trouvait en acte et en réalité dans les forêts, il se montrerait sans aucun doute17 : Oui, mais le feu n’est pas implanté dans le bois : il renferme de multiples semences de chaleur qui par frottement confluent et créent des incendies. Car si la flamme toute prête était dans les forêts enfouies pas un instant les feux ne pourraient demeurer secrets, mais partout flamberaient, consumant arbres et forêts.

Le développement plus long que je consacrerai à cet argument permettra de comprendre ce qu’il faut répondre, toujours en suivant Lucrèce, à ce dont j’ai indiqué que cela constituait une objection d’Anaxagore (elle se trouve chez Aristote et Plutarque) à savoir que si chaque chose ne provient pas de ses semblables, il s’ensuit qu’elle proviendrait du non-être et retournerait au nonêtre. Je laisse de côté qu’Aristote pourrait opposer d’autres raisonnements à Anaxagore, comme par exemple le fait qu’une particule de chair, aussi petite que possible, ne pourrait pas plus exister qu’une particule aussi grande que possible, puisque la taille des animaux est limitée, dans l’ordre de la petitesse ainsi que dans celui de la grandeur. Et aussi que si les particules qui dominent dans un certain mélange en étaient retirées, comme cela peut arriver, il s’ensuivrait que tout ne serait pas contenu dans tout. Et encore que donc à des corps infinis correspondraient une chair infinie, un cerveau infini, etc. Mais nous devons passer aux autres auteurs. Or les premiers qui nous viennent à l’esprit sont les chimistes (ou, comme on les appelle aussi d’habitude, les alchimistes) dont la troupe est maintenant célèbre et dont nous ne devons pas passer sous silence l’opinion, parce qu’ils s’enrôlent eux-mêmes dans la philosophie et, s’ils le pouvaient, 17

  [Lucr, I, 901-6.]

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en excluraient les autres. On comprend par la description qu’ils donnent de chaque principe qu’ils retiennent l’idée de principes dotés de formes et de qualités définies, et c’est la raison pour laquelle nous devons les évoquer ici. Il faut savoir au préalable que l’on peut assigner deux buts à la chimie, dont l’un consiste dans la spéculation, et l’autre dans l’action. On peut désigner le premier comme l’obtention de la vérité à propos des choses de la nature, puisque la chimie, par le moyen du feu ou d’un autre agent, décompose les corps de manière à comprendre, par cette décomposition même, de quoi ils sont constitués et d’où ils prennent et tirent leurs propriétés. On peut désigner le second d’une part comme la transmutation des métaux, d’autre part comme la recherche de la santé. Car les chimistes se préoccupent d’inventer et de préparer une certaine substance qui confère la perfection aux métaux imparfaits et les transforme en or ; et qui par ailleurs rend la santé à notre corps et la lui conserve pendant de nombreux siècles. Aussi appellent-ils cette substance Grand Œuvre, Médecine suprême et, sous sa désignation la plus célèbre, Pierre philosophale. Et il est vrai que c’est leur désir d’arriver au second but qui leur a permis de découvrir de nombreuses choses qui se rapportent au premier ; mais comme il nous faudra parler en son temps plus abondamment du second où. Nous ne retenons ici que le premier, en nous limitant à l’analyser de façon générale, c’est-à-dire en termes de principes, puisque nous aurons l’occasion plus tard d’en parler également de façon plus spéciale et plus développée où. [244a] Il n’est pas nécessaire de nous attarder ici sur la question de savoir si cet art est aussi ancien qu’ils le prétendent communément. Car non seulement ils font circuler des livres [d’alchimie] qu’ils attribuent à Aristote et à Démocrite ; mais ils pensent aussi que des textes qui sont arrivés jusqu’à nous sous le nom d’Orphée, Trismégiste ou Zoroastre se rapportent à cet art ; et qui plus est, ils pensent la même chose des livres de Salomon et de l’histoire de Job, et des autres livres Sacrés, et surtout de ceux de Moïse, et parmi ces derniers, ceux qui portent sur la genèse du monde. Car ils affirment que tous ces auteurs ont été des alchimistes, et cela sous le nom de sages, mages, prêtres, législateurs et autres, comme nous l’avons expliqué de façon plus développée quand nous avons disserté contre Fludd sur ces questions18. Je dis seulement 18   Petri Gassendi theologi Epistolica Exercitatio, In qua Præcipua principia philosophiæ Roberte Fluddi medici retegvntur, & ad recentes illius libros, aduersus R.P.F. Marinum Mersennum… respondetur. Cum appendice aliquot obseruationem cœlestium, Paris 1630, repris dans les Opera omnia, iii, 213-265.

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que leur affirmation que les Anciens auraient connu cet art à telle enseigne qu’ils auraient désiré préparer la pierre philosophale en l’utilisant n’est guère plus que de la conjecture, voire de la divagation pure. C’est qu’ils n’apportent aucun document attestant qu’ils ont été des pyrotechniciens, c’est-à-dire qu’ils ont disséqué les corps mixtes au moyen du feu et les ont décomposés de la même façon qu’il est d’usage de le faire maintenant par le moyen de l’art chimique. Et ne penses-tu pas qu’Hippocrate qui fut non seulement un contemporain de Démocrite, mais aussi son ami, aurait prescrit dans ses ouvrages quelque thérapeutique tirée de cet art s’il avait été pratiqué à son époque, puisque l’on dit qu’il est si utile dans la médecine ? Penses-tu qu’il se serait contenté de dire19 que l’homme, comme tout le reste, se décompose de telle sorte que le chaud retourne au chaud, le froid au froid et le sec au sec, dans un texte dont Galien déduit20 qu’Hippocrate a été d’avis que tous les corps sont composés des quatre éléments ? Qu’en est-il de Galien lui-même qui a vécu il y a seulement mille cinq cents ans ? Lui qui était un homme si disert et si prolixe, aurait-il pu ne rien dire de cet art s’il avait su qu’il existait ? Mais il est à coup sûr postérieur à l’époque de Galien : il est né et s’est formé chez les Arabes, jusqu’au moment où, certains de leurs livres ayant été traduits en latin en Espagne, Raymond Lulle, Arnaud de Villeneuve, Roger Bacon et d’autres ont commencé à le cultiver ; et c’est au siècle dernier que ­Théophraste Paracelse a rendu son nom célèbre. Du reste, une fois que l’on a dissipé les énigmes et ténèbres tout à fait abominables sous lesquelles ses praticiens le dissimulent eux-mêmes, tant ils veillent à ce que leur grand œuvre n’arrive pas aux oreilles de la foule et ne soit pas connu d’autres personnes que des fils de l’art, comme ils ont l’habitude de dire (car j’ai assez parlé de tout cela ailleurs), je note seulement que l’art chimique a démontré l’existence de cinq substances, qui sont en quelque sorte les éléments ou principes premiers, dans lesquels tous les corps se décomposent. Tout d’abord, comme ils le chantent sur tous les tons, il n’y a que trois principes, qu’ils appellent le sel, le soufre, le mercure ; mais parce qu’il reste toujours après l’ultime décomposition des corps, en plus de ceux-là, deux autres substances qu’ils nomment eau et terre, que l’on trouve bon, au gré de chacun, soit de les appeler tous les cinq principes ou éléments, soit de les distinguer en trois principes et deux éléments, il faut retenir cinq choses dont   I. de Elem. [Gal., De elementis ex In Hippocratis libri ii (Kuehn volume 1, p. 457).]   lib. de na. hu. [Gal., In Hippocratis de natura hominis librum commentarii iii (Kuehn volume 15, p. 25).] 19 20

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ils déclarent qu’elles ne viennent pas d’autres choses et qu’elles ne se changent pas les unes dans les autres, mais que toute chose est composée d’elles. [244b] Pour parler brièvement de chaque principe en particulier, ils entendent sous le nom de sel une certaine substance solide et sapide, qui à la fois se dissout dans l’eau, se condense sous l’effet d’une légère chaleur et fond au contact d’un feu violent. Sous le nom de soufre, ils n’entendent pas exactement ce que l’on désigne généralement, mais une substance liquide, odorante, huileuse et inflammable, qui, comme de la glu, sert à coller des choses par ailleurs sèches non unies [incompactis]. Sous le nom de mercure, ils n’entendent pas le mercure ou vif-argent, mais une liqueur très subtile et très limpide, dotée d’une certaine acidité, qui pénètre n’importe où très facilement et s’évapore très facilement. Sous le nom d’eau, ils entendent une autre liqueur bien plus abondante que celle dont nous avons dit qu’elle dissout le sel ; car ni le soufre ni le mercure ne dissolvent le sel. Enfin sous le nom de terre, une substance solide et pulvérulente, qui attire toutes les liqueurs, les renferme et pour ainsi dire les boit et les conserve après les avoir bues, y compris le sel, après qu’il aura été fondu. Et ils forment à eux cinq des éléments ou principes, en tant qu’on les considère comme premiers, simples et impossibles à mélanger entre eux. Car ils apparaissent par ailleurs presque toujours comme de qualité inférieure, et il faut tout l’art et l’habileté de l’artisan si l’on veut les avoir complètement purs, surtout le mercure, à cause de sa subtilité extrême. Et s’ils se trouvent dans ce degré de pureté, aucun art ne peut les transmuer les uns dans les autres, et ils s’évanouissent plutôt que de revêtir une nouvelle nature. Mais il en va tout autrement s’ils sont mélangés et pas tout à fait purs ; car alors, à cause de ce mélange, des métamorphoses s’opèrent, et cela non seulement d’un genre à l’autre, mais aussi d’une espèce à l’autre du même principe, comme quand le sel devient salpêtre [halinitrum], c’est-à-dire qu’il revêt la nature du nitre ; quand il devient inflammable par ajout de soufre ; quand il est rendu volatile par ajout de mercure. Après ces premières explications, les chimistes affirment que tous les corps sont faits de ces cinq éléments, selon le processus suivant : le sel est comme la base et le fondement de la solidité, et puisqu’il ne peut être mélangé, à moins d’être coupé en particules très ténues, l’eau se présente, pour le couper ou le dissoudre de cette manière; puis intervient le soufre qui est comme le lien entre toutes les parties. Mais puisque le soufre lui-même doit être divisé en parties des plus ténues mais qu’il ne peut être décomposé par l’eau pure, à cause de sa viscosité et de sa substance huileuse, c’est pourquoi

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un mélange d’eau et de sel est nécessaire à sa dissolution, et sa dissolution ira d’autant plus vite que l’eau sera plus saturée de sel. S’ajoute le mercure qui, étant extrêmement mobile par sa nature, comme une âme ou un esprit, s’insinue dans les parties ainsi séparées et ouvertes des quatre autres éléments. Mais comme le sel ne peut pas se figer, ni les humeurs se condenser, sans que l’eau s’évapore ou qu’elle soit bue, pour cela la terre vient à la rescousse, qui, à cause de son aridité, pour ainsi dire tarit en la suçant la portion d’eau qui ne s’était pas évaporée; et c’est en contenant et renfermant aussi bien l’eau que tous les autres liquides que la terre permet la solidification du sel. Je laisse de côté que puisque l’eau est le principal instrument pour composer les corps, il n’est pas étonnant que le feu soit de son côté ce qu’il y a de plus adapté pour les décomposer, si bien que c’est lui qui a ouvert la voie pour raisonner [245a] sur les principes des choses. Je laisse de côté aussi qu’il faudra dire plus bas (car il n’est pas nécessaire de le faire ici) comment les choses durent plus ou moins, ou comment elles cessent avec plus ou moins de résistance en fonction de la proportion de sel qui entre dans leur mélange, et de l’intervention d’un autre principe, rendant l’assemblage des composants plus serré ou plus lâche. Il suffit donc d’avoir effleuré cela pour pouvoir de quelque manière comprendre ce qu’enseignent les chimistes. Et puisque telle est leur opinion la plus générale, il n’est pas nécessaire de rappeler ici ce que nous avons expliqué dans un autre passage sur ces cinq substances, qui, extraites par exemple du froment et enfermées dans un vase cylindrique et scellé, en viennent à occuper des places spéciales, de telle sorte que, quelle que soit l’énergie que tu mettras à les mélanger dans tous les sens, chacune reprend cependant sa place. Car, pour le dire en trois mots, nous avons noté que Fludd appelle terre le résidu qui reste au fond ; eau le phlegme qui se met dessus ; air l’huile qui se sépare du résidu et vient se placer encore au dessus ; feu l’esprit qui se met au dessus ; et éther l’autre huile qui surnage. Et c’est ainsi que la terre contient un rayon de chaleur interne à cause du sel qui y est fixé ; que l’eau est mère de corruption ; que l’air est le principal aliment de la végétation ; que le feu consume et détruit ; et que l’éther enfin, à cause de la lumière qu’il contient, anime et réchauffe. En définitive il veut que les principes se résument à deux, à savoir la lumière et les ténèbres ; et sous le nom de lumière, il entend l’agent, c’est-à-dire la cause, la forme, l’âme qui, prise tout entière, anime et meut le monde dans son ensemble, mais dont les parties prises séparément animent et meuvent toutes les parties du monde ; sous le nom de ténèbres il entend la

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matière, c’est-à-dire ces cinq substances qui se mélangent et se mêlent convenablement dans chaque corps et tirent la vie de la lumière (dont il veut ailleurs qu’elle soit Dieu). Il n’est pas non plus nécessaire de préciser ici ce que nous expliquerons plus longuement en son temps à propos de l’opinion du Danois Severinus qui admet trois principes et en plus quatre éléments qui sont comme des matrices ; et qui leur ajoute encore des semences, et dans ces semences il met ce qu’il appelle les esprits mécaniques, dont procèdent l’action et l’économie intérieure des corps ; et inutile de mentionner les autres théories de ce genre. Il faut donc noter ici seulement que l’opinion commune de ces chimistes semble être celle qui correspond le plus à la perception et à l’expérience. Car, alors qu’il est vrai, comme le disent Aristote et tous les autres, que chaque chose est faite des choses dans lesquelles on peut la décomposer, il est manifeste que l’on ne peut nier que tous les corps que l’on peut soumettre à des expériences soient faits de ces cinq substances, vu qu’ils se décomposent si manifestement en icelles. On ne peut certes pas en dire autant des opinions des Anciens que j’ai exposées. De plus, alors qu’il devrait suffire pour argumenter en faveur de la chimie que rien d’autre ne peut être montré aux sens que ce qu’elle présente, il faut cependant accepter que la raison ait ses propres exigences concernant à la fois la composition et la résolution. Et pour commencer par la composition, puisque une telle diversité des corps (que les alchimistes eux-mêmes jugent admirable dans les trois règnes de la nature, pour reprendre le terme qu’ils leur donnent, à savoir le règne minéral, végétal et animal) [245b] ne peut être créée simplement à partir de seulement cinq substances, comme je l’ai déjà montré à propos des partisans des quatre éléments. C’est pourquoi, soit que de très subtiles parties, qui appartiennent au nombre des choses non visibles, s’échappent pendant l’opération ; soit que ces cinq substances en contiennent d’autres qui, quoiqu’elles ne soient pas du tout séparables par la technique commune ou humaine, sont cependant passibles de l’adresse et l’intervention de la nature elle-même, il est tout à fait vraisemblable qu’il ne faille pas s’arrêter à un si petit nombre de principes constituants ; et ce n’est pas sans raison que à la fois Fludd et Severinus recourent à d’autres principes inaccessibles au sens. Selon leur raisonnement, dès lors que la fumée, ou la vapeur, qui est produite par la force du feu, ne peut pas être présentée comme une chose simple et homogène, pourquoi n’imagineraient-ils pas imaginer que plusieurs principes s’exhalent en même temps alors qu’il est pensé être simple et unique. Et n’est-il pas vrai qu’un feu un

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peu plus vif en fait parfois sortir en même temps deux ou trois, accessibles au sens ? Dans ces conditions que devons-nous croire qu’il advient des autres qui, de même qu’elles peuvent être plus ténues, se mêler et se coller plus faiblement, de même pourraient se dissiper par l’effet d’un feu et d’une chaleur plus légère ? Et n’est-il pas vrai que le mercure est extrêmement difficile à contenir ? Dans ces conditions, ne pourrait-il pas y avoir des choses encore plus subtiles que lui qui se décomposent de telle sorte qu’il est impossible de s’en emparer et qu’elles se soustraient à notre prise de telle sorte que, vu l’hébétude des sens humains, on n’ait même pas le soupçon qu’elles existent ? Je tais ce que je pourrais ajouter de la résolution de chacun de ces principes en ses semences et enfin en atomes ; car la chose se comprendra d’après ce que je dirai par la suite. Viennent ensuite à l’esprit quelques auteurs plus modernes encore, qui ayant entrepris de forger une nouvelle physique ont pris un autre chemin. On peut considérer comme le premier d’entre eux Bernardino Telesio, qui a vécu au milieu du siècle dernier : car il a d’une part retenu la chaleur et le froid comme deux principes actifs et incorporels, mais d’autre part introduit un principe passif et inerte, à savoir la matière, c’est-à-dire la masse ou la substance corporelle, dans laquelle les autres séjournent et qui est, par sa couleur propre, noire, mais qui, sous l’effet de la chaleur, devient pure blancheur [candor et albedo]. Or il a posé qu’une des portions de la matière était allée principalement dans le soleil, mais aussi dans le reste du ciel (sous ce nom il entend tout ce qui est au-dessus de la terre), mais l’autre dans la terre ; et que le soleil était composé de chaleur, mais la terre de froid. Qu’assurément la chaleur est mobile par sa nature et a toujours pour effet de conduire à la plus grande ténuité, de relâcher et d’étendre la masse ou la matière qu’elle pénètre ; mais que le froid est immobile et a toujours pour effet de rendre plus lourde, de resserrer, de condenser, la masse ou matière qu’il pénètre et de la conserver immobile dans l’air, c’est-à-dire au milieu du ciel. Qu’il y a donc seulement deux corps premiers, à savoir d’un côté le ciel et de l’autre la terre ; que tout le reste est le produit de la terre telle qu’elle est modifiée par le soleil, y compris la mer et l’ensemble des eaux, puisque, pour engendrer les choses, l’eau se mêle peu à peu à la terre de manière très différente que ne le font l’air et le feu. Les deux principes ne s’accouplent pas, c’est-à-dire qu’il n’y a aucune combinaison d’humidité et de froid ; car l’eau est chaude par sa nature, et non pas froide ; la chaleur et la sécheresse ne s’accouplent pas non plus ; car le feu n’est pas sec, mais humide, et ainsi il est tout le contraire de la terre. La

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matière a pour dispositions originaires [246a] l’expansion et la constriction ; elle est soumise à des gradations tout à fait remarquables qui vont de l’épaisseur, ou densité, à la ténuité, ou rareté, de telle sorte que l’on a dans l’ordre la souplesse, la mollesse, la viscosité, la fluidité [fluor], la vapeur, chacun connaissant des degrés variés. Et c’est de cette variété des degrés et selon que la chaleur a été vive ou languide, et que la matière était pure ou impure, homogène ou hétérogène, que provient la variété des corps, comme en particulier les animaux et les plantes, qui se font à partir d’une matière tout à fait hétérogène, sous l’effet d’une chaleur tempérée. Alors que l’on a aucun mal à imaginer la foule d’objections que l’on pourrait opposer à cette théorie, il faut écouter cependant les très honnêtes aveux de Telesio qui a déclaré qu’il ne fallait pas lui demander quelle sorte de chaleur il faut, ni en quelle quantité, quelles sont ses forces, sur quelle matière elle agit, et de quelles dispositions cette matière est affectée, en tant que ce sont autant de sujets dont l’on ne peut pas rien savoir. D’une part il avait disserté sur ces choses dans les trois premiers de ses neuf livres auxquels il a donné pour titre De la nature des choses selon ses principes21 ; d’autre part, pour que tu en aies un résumé selon ses propres termes, je retranscris ici la récapitulation, par laquelle il commence le quatrième livre : « Il n’y a pas quatre corps premiers, tels qu’Aristote les a définis, ni par quatre natures agents ; mais il y en a deux seulement, et qui sont produits par deux natures ; le reste des êtres n’est pas dérivé des quatre corps se mêlant les uns aux autres, ce qu’a cru Aristote ; mais tout a été fait en une fois venant de la terre changée par le soleil. Tout cela a été, pensons-nous, assez expliqué dans les commentaires qui précèdent ». On peut présenter en deuxième François Patrizzi lequel, vivant à la fin du siècle dernier, voulant fonder une philosophie sur l’univers nouvelle, vraie et sans précédent ou complète (je le cite) a dit qu’il avait trouvé la preuve de ses énoncés dans les oracles divins (il veut dire par-là non seulement les livres de Moïse, mais aussi les écrits de Zoroastre, Trismégiste, Orphée, etc.), dans la nécessité géométrique, dans les raisonnements philosophiques et dans des expériences indubitables. Après avoir divisé sa philosophie en quatre parties, 21   [De Rerum natura juxta propria principia libri IX (Naples 1586). Les deux premiers livres De Natura juxta propria principia liber primus et secundus (Rome, 1565) précèdent l’élaboration de l’ouvrage complet et ont été remaniés pour le constituer. Cet ouvrage figurait dans la bibliothèque de Peiresc. Le passage cité par Gassendi se trouve en IV, 1 ; la dernière phrase est cependant au début de la citation, ce qui ne change rien au sens ; je tiens à remercier Guido Giglioni pour son aide sur Telesio ainsi que Patrizzi.]

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auxquelles il a donné le titre de Panaugia, Panarchia, Pampsychia, Pancosmia, où il est question successivement de la lumière universelle, du principe de l’universalité des choses, de l’âme universelle, du monde universel, il a traité en particulier des principes ou éléments des choses dans les six premiers livres de la Pancosmia22. Il a posé qu’il y avait quatre principes, ou éléments, à savoir l’espace, la lumière originaire, la chaleur originaire, la fluidité [fluor] originaire. Car il veut que l’espace soit la première chose que l’ouvrier suprême ait produite hors de soi puisque, si aucune chose ne peut exister sans espace qui lui préexiste, l’espace peut cependant, quant à lui, exister, même en l’absence de tout autre chose. De cet espace, ou lieu, auquel appartiennent trois dimensions, à savoir longueur, largeur et profondeur, il ne dit rien de plus que ce que nous avons nous-même expliqué sur le même sujet. Ensuite il enseigne que, parce que l’ouvrier suprême, à savoir Dieu, est lumière et que rien ne put se diffuser plus facilement et remplir plus facilement l’espace que la lumière [lumen] coulant de la lumière [lux], de la lumière [lux] primaire qu’est Dieu jaillit une lumière [lumen] originaire ou originelle. « Et à l’origine », dit-il, « il y eut cette lumière [lumen] spirituelle et incorporelle ; mais après que, partie de sa source, elle a commencé à se répandre dans les parties et les dimensions de l’espace, elle est devenue corporelle, dotée des trois dimensions et étant à la fois incorporelle et corporelle ; incorporelle par son origine et par sa pénétration dans tout ; mais corporelle [246b] par son extension et son expansion à l’infini ». De plus, parce que la lumière [lux] est la source de la lumière [lumen] et que le feu est celle de la chaleur, et parce que par ailleurs la lumière est chaude et que le feu est lumineux, et que c’est ainsi que ces quatre principes diffèrent, et non pas par leur substrat, c’est la raison pour laquelle il affirme que la chaleur se diffuse avec la lumière [lumen] de telle sorte que tous les corps, s’ils tiennent de l’espace le fait d’avoir trois dimensions et de la lumière [lumen] le fait d’être visibles, ils tiennent en revanche de la chaleur le fait de durer [constare], de vivre, d’agir. Et enfin, parce que tous les corps sont dotés d’inertie [antitypia] c’est-à-dire de la force de résister, sans toutefois tenir cette propriété des trois éléments précités, il a ajouté la fluidité [fluor] que les Anciens ont appelée eau et dont ils ont fait soit le seul principe des choses, soit un des quatre. Moïse remarque que cette flui-

  [Francesco Patrizzi, Nova de universis philosophia (Ferrare, 1591). Cet ouvrage figurait dans la bibliothèque de Peiresc.] 22

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dité [fluor] de la matière a été créée par Dieu quand il dit23 que les ténèbres couvraient l’abyme, c’est-à-dire de l’eau la plus profonde, et que l’esprit de Dieu agitait la surface des eaux, et que Dieu a mis un firmament au milieu des eaux. Il utilise le terme général de fluidité [fluor], pour désigner tout ce qui coule, indifféremment les eaux, les humeurs, une troisième chose ou encore d’autres ; et alors il décide que tous les corps sont soit des fluides [fluores] soit des assemblages [concreta] de fluides Ainsi le ciel empyrée et le ciel éthéré sont-ils des fluides, de même que les étoiles le sont aussi, parce qu’elles sont des feux24 que la flamme est un fluide ; et la Lune aussi est un fluide, mais condensé. Ainsi de l’air, car il y a dans l’air des feux [ibid note], des nuages, des pluies et autres ; de même la mer, les lacs, les fleuves ; de même les plantes et les animaux sont-ils formés, engendrés et condensés à partir d’un fluide ; ainsi les métaux, les pierres, les minéraux ; ainsi enfin la terre, mère de tout ce qui s’engendre, est un fluide condensé. Puis ce fut, au début de notre siècle, Thomas Campanella, qui s’est montré soucieux de créer une nouvelle philosophie, mais en réalité il n’eut pas d’autres principes physiques que ceux de Telesio, comme cela apparaît dans la première partie de sa philosophie qu’il qualifie de « réelle » et qu’il conçoit comme un prologue, avec les différentes questions qu’elle pourrait susciter25. En effet, pour ne pas rappeler ses trois principes métaphysiques, potestatif, cognitif et volitif, tous trois dérivés des trois primordialités, la puissance d’être, la sagesse d’être et l’amour d’être, dont il dit que l’être tire son essence, contentons-nous ici de dire qu’il a pensé qu’il existait deux principes actifs, la chaleur et le froid, et un passif, la matière, elle-même invisible et noire. Il a voulu que la chaleur et le froid soient des substances incorporelles, mais cependant soumises à la naissance et à la corruption, et qu’elles sont les ins23

  [Vulg., Gen., I, 2 puis 6. G. Giglioni nous renvoie ici à un commentaire d’Ottimo au Paradis de Dante : Ottimo, Par., a. 1334 (fior.), c. 23. proemio, pag. 504.4 : « Il cielo visibile è di molte guise, ed è il cielo detto fermamento, nel quale sono le stelle che paiono fisse, sotto il quale è un altro cielo detto aereo, del quale è scritto: «li uccelli del cielo pascono quello»; e secondo questa considerazione s’assegnano più cieli. Onde sopra il settimo capitolo del Deuteronomio numera la chiosa sette cieli, ponendo il primo aereo, il secondo etereo, il terzo igneo, il quarto stellato, il quinto cristallino (del quale è in presente nostro trattato), il sesto è empireo, il settimo il cielo della Santa Trinitade; e questo è il Cielo de’ cieli ».] 24   [Ignes = étoiles] 25   [Tommaso Campanella, Prodromus philosophiæ instaurandæ, id est Dissertationis de natura rerum compendium (Francfort, 1617). Cet ouvrage figurait dans la bibliothèque de Peiresc.]

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truments non pas d’une forme, mais de Dieu auteur des idées [ideator] et des formes [formator]. Il pense qu’au commencement, une portion de matière a été arrachée par la chaleur, qu’elle a été lancée en cercle et qu’elle a gagné en ténuité, que sa partie la plue ténue devint le ciel, qu’une partie un peu plus épaisse devint l’air, qu’une partie plus épaisse et incapable de s’élever devint la mer ; et que la partie restante, saisie par le froid et comprimée par lui, resta au milieu, et que c’est ce corps dense, dur, immobile, qui est appelé terre. Telle fut l’origine des deux premiers corps, à savoir le ciel et la terre ; car l’air et l’eau ne sont pas des éléments ; l’eau n’est pas froide, pas plus que le feu n’est sec, etc. La chaleur céleste agit sur la terre, c’est-à-dire que selon l’intensité qu’elle y met, entre caresse et vigueur, et selon la résistance plus ou moins grande qu’elle rencontre du fait du froid, elle la rend plus ténue ; et, la terre passant de dense à ténue, la chaleur procède degré après degré, provoquant d’abord la souplesse, en deuxième la mollesse, [247a] en troisième la viscosité, en quatrième l’onctuosité [lubricositas] qui est une viscosité qui coule et court ; en cinquième la fluidité [fluor] qui est un liquide qui peut accidentellement se condenser par l’effet de la chaleur ; en sixième le liquide qui ne peut s’épaissir et qui coule davantage ; en septième la vapeur ou fumosité ; en huitième la ténuité invisible. C’est de cette façon, et parce qu’il y a des degrés dans chaque catégorie, que les différents corps sont nés. Car si la chaleur liquéfie la terre, elle crée l’eau et les autres liquides ; si elle la transforme en vapeur, elle crée les vents, les pluies, les comètes, etc. Si elle la durcit, ce sont les pierres, quand elle lui ôte la mollesse, et quand elle ne l’ôte pas, ce sont les métaux. Si elle génère une vapeur épaisse, la chaleur enveloppée de souplesse et de viscosité produit, à partir de la terre, des plantes ; si elle fait naître la sorte de ténuité appelée esprit à l’intérieur du liquide composé par la souplesse, la mollesse, la viscosité, l’onctuosité, on obtient des Animaux. Mais je laisse de côté que Campanella, apparemment peu satisfait par ce système, a supposé que l’idéation était le fait de Dieu ; en effet l’être des choses est pour lui en Dieu, en tant qu’il est leur auteur et leur maître ; dans les anges, en tant qu’ils sont ses disciples ; aux figures du ciel26, en tant qu’elles en sont le sceau ; aux principes des éléments, en tant qu’ils sont ses instruments ; dans les éléments et dans toutes les choses créées, en tant que réceptacle. Et ces trois auteurs ont été très hostiles à Aristote.

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  [C’est-à-dire aux constellations.]

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chapitre 3

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Il ne faut pas oublier de mentionner ici l’illustre chevalier Kenelm Digby (c’est le même homme que celui que nous avons nommé ailleurs Igby) à cause du remarquable traité qu’il a récemment édité sur la nature des corps27 : car il a posé, comme les philosophes dont nous devons parler ensuite, que la matière est antérieure aux éléments ; mais, contrairement à eux, il ne l’a pas privée de toute qualité, mais a considéré qu’elle était affectée, non seulement de quantité, mais aussi de rareté, de densité et de gravité. Il explique qu’il y a d’abord la chaleur née de la rareté, et le froid né de la densité, puis que de la rareté et de la densité auxquelles s’ajoute la densité proviennent l’humidité et la sécheresse ; et il explique ensuite comment il se fait entre ces qualités des combinaisons, à savoir deux concernant la rareté, deux la densité (ce sont les mêmes que chez Aristote) qui constituent les quatre éléments, feu, air, eau, terre. Mais je laisse de côté la manière dont il rend compte que, de ces éléments ainsi constitués et de leurs interactions, naissent des substances mixtes dans lesquels il y a toujours à la base soit de l’eau soit de la terre, et que des trois éléments restants il y en a toujours un qui domine les deux autres. J’observe seulement que, vu qu’il est d’avis que la quantité n’est rien d’autre que la divisibilité, c’est-à-dire la possibilité de couper la matière en parties, et que les parties, en puissance mais non en acte, sont dans le tout, de telle sorte qu’il ne reste qu’un seul corps, jusqu’à ce que ce corps unique, à son tour soumis à division, devienne plusieurs ; il est aussi d’avis que la rareté et la densité ne sont pas le produit de l’introduction de plus ou moins de vide, mais qu’elles consistent dans des proportions variées de quantité ajoutée à sa substance, de telle sorte que la substance ou matière peut admettre soit plus soit moins de quantité ; et la quantité est susceptible de changement, mais non pas la substance, même quand la quantité en subit un. Et il recourt malgré lui à la métaphysique pour garantir sa théorie ; mais il semble néanmoins toujours que la quantité et la matière se comportent individuellement de façon telle qu’il 27   [Kenelm Digby, Two Treatises, in the one of which the nature of bodies, in the other the nature of mans soule is looked into : in way of discovery of the immortality of reasonable souls (Paris, 1644 ; rééd. anastatique Stuttgart-Bad Cannstatt : Frommann, 1970) ; selon la traduction de G.A. John Rogers : Deux traités, dans lesquels sont examinées, repectivement, la Nature des Corps, et la nature de l’âme humaine : par où se découvre l’immortalité des âmes raisonnables, in « Charleton, Gassendi et la réception de l’atomisme en Angleterre », in Gassendi et l’Europe, Actes du Colloque international de Paris, « Gassendi et sa postérité », éd. S. Murr (Paris : Vrin, 1997), p. 218. Pour J. Rogers, « ces ouvrages remarquables sont une tentative pour opérer une synthèse entre la pensée d’Aristote et une doctrine néo-atomiste ». La référence de Gassendi confirme une rédaction de ce passage du Syntagma après 1644.]

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n’existe pas de portion de matière [247b] à laquelle ne corresponde pas sa quantité, sans qu’elle puisse en obtenir ni une plus grande, ni une moindre, mais que, si une plus grande quantité s’ajoute, il est nécessaire qu’une matière plus abondante s’ajoute aussi ; et que si de la quantité s’en va, de la matière s’en va aussi. Mais, si tu prends un globule d’air et un globule d’or de la même taille, même si les corpuscules de l’un sont plus nombreux que les corpuscules de l’autre de sept mille fois, il est absurde d’accepter que les espaces vides dans celui-là soit sept mille fois supérieurs à l’autre, en raison des innombrables degrés entre la densité complète et la complète rareté. Or la définition qu’il donne, en suivant Aristote, du rare comme ce qui, avec une plus grande quantité a moins de substance, et du dense comme ce qui, avec une quantité moindre, a plus de substance, doit être compris relativement au lieu dans sa totalité qui englobe à la fois des parties de substance et de petits espaces vides qui sont pris dans la substance de telle sorte qu’il n’y a ni plus ni moins de quantité réellement attachée à la matière de la même manière que dans une pelote de laine lâche ou serrée, la circonférence du lieu – autrement dit son expansion ou sa quantité – est ou plus grande ou plus petite, mais que cependant il n’y a ni plus ni moins de quantité attachée à la substance de chaque fil pris individuellement ; mais la diversité réside tout entière dans les petits espaces qui sont pris entre les fils, selon qu’ils sont soit plus nombreux et plus grands, soit plus rares et plus petits ; mais il faudra en parler plus loin.

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Chapitre 4 Les opinions de ceux qui posent que la matière est complètement ἄποιος et dépourvue de toute qualité (mais non pas de figure, selon certains) Il faut maintenant parler de ceux qui ont fait la matière ¥poioj, « sans qualité », et dépourvue de toute qualité, que ce soit de chaleur, de froid, de couleur et de toutes les autres en général dont les autres auteurs ont pensée qu’elles étaient inhérentes à la matière. Or de la matière ainsi considérée on dit qu’elle est ¥poioj, «  sans qualité  », mais aussi ¥morfoj, ¢eid¾j, ¢schm£tistoj, « sans forme », « sans apparence, « sans figure ». C’est Clément d’Alexandrie1 qui nous apprend que telle fut la conception de Pythagore, de Platon, d’Aristote et des stoïciens. Mais pour les stoïciens, si nous commençons par eux en prenant l’ordre inverse, nous avons le témoignage de Diogène Laërce2 et de Sextus Empiricus3, et surtout de ce dernier, qui les blâme aussi d’imaginer une matière si prodigieusement ¥poioj qu’ils ne comprennent même pas ce qu’elle est. En revanche, chez Diogène Laërce, ils veulent que la matière première soit ce dont quoi tout est fait, et ils estiment donc que, tout en étant susceptible de changement, elle ne croît ni ne décroît, si on la prend comme un tout, même s’il peut s’accorder à la matière considérée selon ses parties qu’elle soit divisible à l’infini ; ils défendent ensuite que de cette matière sont nés aussitôt les quatre éléments, dont tout s’engendre. Quand ils définissent l’élément dont les choses s’engendrent d’abord et auquel elles retournent à la fin, il faut comprendre qu’ils veulent dire [248a]   5.Strom. [Clém., Str., V, 13, 88.]   lib.7. [DL, VII 134.] 3   2.adv.Phys. [Sext., M., 10, 312.] 3.hypot.p.4. [Sext., Hypot., III, 31.] 1 2

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qu’elles passent d’un corps assemblé [concretum] à un autre ; car au demeurant la matière est première par rapport à eux, et dernière aussi ; et d’après ce que nous avons dit plus haut, c’est la seule différence qu’ils font entre les principes et les éléments. Et si tu demandes peut-être ce qu’ils ont pensé de la forme, il est vraisemblable qu’ils l’ont admise, mais ils ne l’ont cependant pas retenue comme un principe, comme nous dirons que l’a fait Aristote, mais l’ont seulement considérée comme une chose engendrée, de telle sorte qu’elle forme est seulement en partie un principe en même temps que l’arrangement de ce qui peut être dit être une partie. C’est Sénèque qui nous en persuade, quand il dit, parlant des causes4 : « La forme, dis-tu, est une cause ? L’artiste l’impose à son ouvrage : elle est partie de cause et non cause ». Il aurait pu tout aussi bien dire, « elle est partie de principe, et non pas principe ». Ce qu’il faut dire d’Aristote n’est guère éloigné de ce que nous avons dit des stoïciens, comme nous venons de l’indiquer. Il associe de fait au principe matériel deux autres choses, à savoir la privation et la forme, qui sont distinguées de la matière et dont tout naît et se fait, en même temps que de la matière. Et il commence par donner la définition des principes que nous avons déjà citée plus haut, à savoir que5 que « les principes ne doivent pas s’engendrer les uns des autres ni non plus d’autres choses, mais que tout doit s’engendrer d’eux ». Ensuite il dit que le propre des principes c’est de ¢ei mšnein, « demeurer toujours »6 ; car s’ils périssaient, il n’y aurait rien, pour le dire rapidement, dont les choses débuteraient. Autre caractéristique, « ils sont contraires »7, parce que tout ce qui se fait se fait de son contraire, comme le blanc du non-blanc, le musical du non-musical, le figuré du non-figuré ; et parce que tout ce qui se corrompt se corrompt dans son contraire : le blanc dans le non-blanc, le musical dans le non-musical, le figuré dans le non-figuré. Ensuite « ils sont plus qu’un »8, car autrement ils ne pourraient être contraires. Et « ils ne peuvent cependant pas être une infinité »9 ; autrement on ne pourrait pas les connaître, car l’infini est inconnaissable ; et ainsi rien ne pourrait être connu puisque l’on ne peut rien connaître si l’on ne connaît

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    6   7   8   9   5

Epist.65. [Sen., Ep., VII, 65, 13.] I.Phys.5. [Arstt., Phys., I, 5, 188a ; Déjà cité dans le premier chapitre.] cap.6. [Arstt., Phys., I, 6, 189a.] cap.5. [Arstt., Phys., I, 5, 189a.] cap.6. [Arstt., Phys., I, 6, 189a.] cap.4. [Arstt., Phys., I, 4, 187b.]

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pas d’abord les choses dont il est fait10. De là il a décidé que les principes étaient non seulement finis, mais aussi peu nombreux, à savoir « trois en tout », dont deux sont contraires entre eux, à savoir la « privation » et la « forme », le troisième étant un substrat [subjectum] commun aux deux autres, à savoir la « matière ». Et il est étonnant qu’il n’avance aucun exemple tiré des choses naturelles elles-mêmes ; on peut cependant presque réussir à comprendre son idée à l’aide des choses artificielles, qu’il introduit. De même que l’homme est le substrat dans lequel se trouve la privation de la musique, tant qu’il en est dépourvu, et dans lequel se trouve ensuite la musique quand il s’en est rendu maître, et de même que la pierre, ou le tronc, est le substrat en qui est la privation de la forme de Mercure, tant qu’elle n’est pas sa statue, et dans lequel se trouve ensuite la forme, quand elle a été conformée en statue, et ainsi de suite ; de la même façon, quand tu vois du pain, il faut concevoir qu’en dehors de la forme du pain, qui peut se perdre, il y a dans le pain la matière qui est la forme privée de chair, c’est-à-dire telle qu’il y a dedans la privation de la forme de la chair ; par la suite, quand le pain est pris sous forme de nourriture et digéré dans le corps, alors la même matière devient charnelle, c’est-à-dire que la forme de la chair était déjà en elle. De même dans la matière ligneuse il y a la privation de la forme du feu ; mais quand le bois brûle, il y a la forme du feu. C’est de cette manière que la privation et la forme sont deux contraires, dont l’un chasse l’autre, c’est-à-dire que quand la forme arrive, la privation est exclue ; quant à la matière, [248b] elle est substrat [subjectum], parce qu’elle est soumise tantôt à l’un tantôt à l’autre. Pour ce qui est de la matière, nous avons déjà dit comment il la décrit11, à savoir qu’elle « n’est ni un objet individuel, ni une quantité, ni aucun des modes qui servent à déterminer l’être » ; on comprend par-là que la matière est en soi une « entité » extrêmement simple et, si je puis dire, nue, qui, tout en étant parfaitement ¥morfoj, « sans forme »12, est cependant capable de recevoir une forme ; et qu’elle désire la forme comme une femelle désire un mâle et comme le laid désire le beau, pour constituer avec elle un être parfait. On comprend aussi pourquoi on veut13 qu’Aristote ait estimé14 qu’elle est pure   cap.7. [Arstt., Phys., I, 7, 189b.]   6.Met.3. [Arstt., Met., Z, 3, 1029a.] 12   I.Phys.9. [Arstt., Phys., I, 9, 191a.] 13   [Les interprètes traditionnels de la philosophie d’Aristote, dont les scolastiques, désignés en 249a comme ses sequaces ses « épigones ».] 14   I.de gen.3. [Arstt., Gen. et corr., I, 3, 317b.] 10 11

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puissance, c’est-à-dire capacité et seulement capacité, non pas active, parce qu’elle ne peut rien faire, mais seulement passive, puisqu’elle peut subir des transformations variées et recevoir différentes formes. Aristote explique qu’elle n’est pas cwrist¾, « séparable »15, même si elle ne tient d’elle-même aucune forme, parce que, s’il en était autrement, la matière pourrait exister séparément et en l’absence de toute forme. En effet, parce qu’il n’y a jamais aucune forme (à l’exception de la forme céleste) à qui la matière ne soit liée par un nœud individuel et dont elle ne puisse être séparée de telle sorte qu’elle en acquière une autre puis une autre, c’est pourquoi on dit de toutes les formes successives qu’elle prend qu’elle n’en tient aucune d’elle-même (car si elle en tenait une d’elle-même, elle en serait inséparable, et ne serait pas dite ¥morfoj, « sans figure »16) ; mais, quoiqu’elle change de forme, elle n’en est cependant jamais privée sans revêtir une nouvelle forme au moment précis où elle quitte la précédente. C’est pourquoi définissant la matière de façon très choisie, il dit qu’elle est17 « le premier substrat de chaque chose, d’où une chose advient qui n’existait pas auparavant et auquel elle arrive, si elle périt ». Car elle revêt et quitte toute forme de telle sorte qu’elle est antérieure à toute naissance et postérieure à toute destruction, et que tout le temps qu’une chose dure, il est nécessaire que la matière soit dedans. Or je laisse de côté qu’Aristote considère que la matière est antérieure aux quatre éléments aussi, puisque alors que ces derniers se changent les uns dans les autres et perdent leur forme, sans toutefois disparaître complètement, il doit leur survivre une matière commune qui est le substrat [subjaceat] des formes de chacun auxquelles elle préexiste. Pour ce qui est de la forme, Aristote lui donne plusieurs noms18, non seulement morf¾, kaˆ e doj, « forme et apparence », mais aussi lÒgoj, « raison d’être »19, et tÒ ti, « le ce que c’est »20, et tÒ t… Ãn enai « le ce qu’était être »21 ; c’est par elle que toute chose naturelle est ce qu’elle est plutôt qu’autre chose, ou bien a de l’être dans un tel degré d’être, plutôt que dans 15

  [L’italique, qui signale d’ordinaire la traduction en latin, manque ici.] Arstt., Gen. et corr., II, 1, 329 a.] 16   3. de Cælo, 3. [Arstt., Cæl., III, 8, 306b.] 17   I.Phys.ult. [Arstt., Phys., I, 9, 192a.] 18   [Arstt., Phys., I, 7, 190b.] 19   [Arstt., Phys., II, 9, 200a.] 20   [Arstt., Phys., II, 2, 194a.] 21   [Arstt., Phys., I, 2, 185b.]

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tel autre. De là, c’est parce que le pain, par exemple, n’a, au titre de sa matière, aucune raison d’être pain plutôt que chair (car la chair récupérera cette même matière peu après), qu’Aristote appelle forme du pain ce à cause de quoi le pain est dit être pain et en l’absence de quoi il n’y a plus de pain, mais quelque chose d’autre. De même, c’est parce que le bois n’a pas, au titre de sa matière, de quoi être bois, qu’il faut appeler forme du bois ce à cause de quoi il est appelé bois et en l’absence de quoi, quand sa matière devient la matière du feu, il cesse d’être bois. Mais alors qu’il y a dans le bois (pour continuer avec cet exemple) à la fois la quantité, la figure, le poids, la chaleur, la sécheresse, la dureté et autres qualités de ce genre qui trouvent leur place dans les catégories des accidents, rien de ces qualités ne mérite au propre d’être appelé forme, si ce n’est forme [249a] accidentelle et garantissant au bois et à lui seul d’être désigné comme tel. Or il faut concevoir en plus une forme intrinsèque et substantielle, qui rassasie la matière et son appétit substantiel, créant avec elle un composé substantiel et un être en soi, au point que, quand elle parfait la matière, elle est dite ™ntelšceia, « complétude » [perfectihabia] et aussi ™nšrgeia, « acte », parce qu’elle active ou informe la matière ; qui lui attribue d’être en acte dans un certain genre d’être ; qui confère au composé la force d’agir et qui est en lui comme la racine de ses principales propriétés et accidents. Et si tout cela est difficile à arracher du texte même d’Aristote, qui ne dit presque rien de la forme, c’est cependant à peu près de cette manière que ses épigones l’expliquent d’habitude. Pour ce qui est enfin de la privation, ils expliquent généralement la chose en disant qu’elle ne joue aucun rôle dans la composition, mais sert à la génération. Car ils veulent que la génération soit un changement, c’est-à-dire un passage du non-être à l’être et qu’elle exige donc un terme a quo, étant luimême non-être, c’est-à-dire privation, et un terme ad quem, étant lui-même être ou forme ; et qu’elle exige aussi un substrat, c’est-à-dire la matière. C’est ainsi que, dans la génération du feu par le bois, la matière sous-jacente [subjecta] passe de la privation de la forme du feu en tant que terme a quo, à la forme du feu, en tant que terme ad quem. Pour le reste, une fois que la génération est faite, la privation disparaît en présence de la forme, et il reste seulement le composé de matière et de forme du feu ; et c’est pour cela qu’Aristote a défini la privation Aristote comme principe non pas de la composition mais de la génération. Je ne développe pas le fait que ses interprètes disent que la disparition de la privation et l’avènement de la forme ne se produisent qu’à la condition qu’une ultime disposition soit introduite dans la matière, et c’est la

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chaleur supérieure, soit, pour reprendre leur terme, la chaleur « qualité huit ». Car pendant que le bois, par exemple, s’échauffe peu à peu, c’est-à-dire acquiert des degrés de chaleur dont ils distinguent et dénombrent couramment huit, tous ces degrés sont, chacun pris en particulier, autant de dispositions par lesquelles la forme du feu advient et la privation du feu disparaît ; cependant, c’est seulement quand le bois est chauffé au maximum et quand la chaleur atteint huit degrés, que jaillit, c’est-à-dire sort de la matière ainsi disposée, la forme du feu, et que la privation qui était là auparavant se dissipe. Et c’est ainsi que se présente la théorie aristotélicienne sur les principes ; pour en dire seulement un mot de commentaire, il semble qu’Aristote et partant les stoïciens aussi ont eu raison de poser une matière dépourvue de toute forme et qualité ; mais comme, selon leur théorie, elle est par ailleurs d’une seule espèce et extrêmement simple, ils ne peuvent rendre compte non seulement de la variété des formes et des qualités, qui est manifeste, ni même d’une seule de toutes ces formes et qualités, et ils l’imputent aussitôt aux éléments, tout en répondant qu’elles sont issues de la puissance de la matière, ou de son sein ou de son giron. Nous exposerons plus longuement ce point quand nous traiterons de la naissance et de la mort, et il suscitera quelques commentaires dans la suite de ce livre quand nous parlerons de ceux qui n’ont reconnu qu’un seul élément pour principe. Ce qu’il convient de dire dès maintenant, c’est note stupeur que semble devoir susciter le fait qu’Aristote ait, dans un premier temps, posé la forme comme principe, alors que, selon sa propre définition, le principe devrait être tel qu’il demeure toujours et [249b] ne provienne pas d’un autre principe ni d’aucune autre chose (car autrement cette autre chose dont il procèderait serait à plus juste titre appelée principe). Cela est contradictoire avec la forme qui tantôt est, tantôt n’est pas ; qui commence et qui cesse ; dont d’une part il admet qu’elle vient de la privation, en tant qu’elle est son contraire ; mais dont d’autre part il concède qu’elle vient de la matière, ou du moins qu’elle en sort, et que donc elle y a son origine ; et c’est pourquoi il reconnaît la matière comme étant son principe. Et assurément, alors que la forme existe, après qu’elle a commencé par ne pas exister, ou bien il faut dire qu’elle s’engendre à partir de rien, ou bien si tu dis qu’elle s’engendre de quelque chose, ce quelque chose sera donc le principe. Mais, pour ne pas anticiper sur ce qu’il faudra dire ailleurs, je dis ici seulement que la formule d’Aristote, « que tout vient des contraires » semble être tout à fait fausse ; car quoique le bois soit non-feu, il n’est pas pour autant le contraire du feu ; pas plus que le pain n’est le contraire de la chair,

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quoiqu’il soit dit être non-chair ; ainsi de la semence, qui n’est pas contraire à l’animal, quoiqu’elle soit non-animal, et ainsi de suite. Et sans doute une chose froide peut-elle devenir chaude, mais le froid n’est pas pour autant le principe de la chaleur ; c’est-à-dire, ce qui revient au même, si la chose se réchauffe, ce n’est pas d’être froide, mais parce qu’une autre chose, qui est chaude, est approchée d’elle et lui confère de la chaleur. C’est pourquoi il faut dire plutôt qu’une chose chaude vient d’une chose chaude, et qu’en général le semblable naît du semblable, plutôt que de dire que le contraire du contraire ; autrement, l’homme ne naîtrait pas de l’homme ni le cheval du cheval, mais plutôt le premier du tigre et le second d’une tortue. Ensuite, nous critiquerons le fait qu’il ait retenu comme principe également la privation. Car s’il lui a fallu imaginer un terme a quo pour la génération, c’est assurément lui qu’il faut retenir comme préexistant à la forme. En effet ne serait-il pas plus logique de dire que la matière passe de la forme du bois à la forme du feu, de la forme du pain à la forme de la chair, plutôt que du non-feu à la forme du feu ou que de la non-chair à la forme de la chair ? Cela explique certes mieux l’aptitude immédiate de la matière à recevoir une nouvelle forme, sans compter que le non-feu ou la non-chair peut s’entendre de l’eau, de la pierre et de n’importe quelle chose dans laquelle il n’y a pas la forme du feu ni celle de l’eau, si bien que l’on pourrait concevoir que le feu, quand il s’engendre, s’engendre de l’eau, puisque l’eau est non-feu ; et de même que la chair pourrait s’engendrer de la pierre, puisque la pierre est nonchair. À moins peut-être que quelqu’un n’ait l’idée de dire que le cheval naît du non-cheval et la grenouille de la non-grenouille, plutôt que le premier de sa semence et la seconde du limon. À moins qu’il faille dire, selon le même raisonnement, non pas que l’on va d’Athènes à Thèbes, mais de non-Thèbes à Thèbes. Mais puisque Aristote enseigne22 que la privation est simplement non-être, ne t’étonnes-tu pas qu’il dise que quelque chose s’engendre par privation (car tout ce qui s’engendre, selon Aristote, s’engendre à partir de son contraire, et le contraire, c’est la privation), alors même qu’il approuve la proposition des physiciens « que rien ne s’engendre de rien » ? Et sans doute est-il vrai qu’une chose, quelle qu’elle soit, avant d’advenir, n’est pas, mais ce non-être, que pourrait-il apporter à l’être ? N’est-il pas ridicule de dire qu’une chose s’engendre à partir de son non-être, c’est-à-dire à partir de rien, plutôt que de la matière qui est sienne, c’est-à-dire du substrat qui lui préexiste ? Tu   I.Phys.9. [Arstt., Phys., I, 9, 192a.]

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diras que la chose s’engendre de la matière, mais d’une matière [250a] privée, c’est-à-dire affectée de privation, qu’Aristote nomme « non-être par accident » ; mais ce n’est pas pour autant qu’il faut distinguer deux principes, comme si le fait d’être privé ajoutait quelque chose ou que la chose recevait son être en partie de la matière, en partie de la matière privée, c’est-à-dire de la privation. Pour le dire rapidement, il n’est rien qui puisse paraître plus absurde que de faire dépendre l’être du non-être ; et Aristote lui-même, là où il a traité ouvertement de la génération23, mentionne la matière, et aussi la forme et l’agent ; mais il n’évoque nulle part la privation. Pour parler maintenant de Platon, il faut commencer par dire, comme Plutarque et de très nombreux autres auteurs le rapportent24, qu’il a constitué trois principes, Dieu, l’idée et la matière. Mais nous parlerons de Dieu plus loin, en tant que principe efficient ; c’est maintenant des deux autres dont il faut traiter. Quant à l’Idée, ce n’est pas qu’elle ne trouve pas sa juste place dans la discussion sur les causes, voire ailleurs, mais c’est qu’il est indispensable d’expliquer ce qu’elle est pour saisir ce que c’est que cette image qui est gravée à travers elle, et qui correspond à la forme aristotélicienne, et qui fait un composé avec la matière25. Pour commencer donc par la matière qu’à en croire Aristote26, il a appelée le « Grand » et le « Petit », c’est-à-dire le principe parce qu’elle peut se faire tantôt rare, tantôt dense, voilà que Platon a voulu qu’elle soit dépourvue de toute forme ou qualité. Car il a supposé27 qu’elle existait avant la création du monde, comme une sorte de chaos ¥morfon, kaˆ pandecšj, « dépourvu de toute forme et » cependant « capable de recevoir toute forme ». Et de même que, pour faire un parfum, on choisit une huile qui n’a pas d’odeur et, pour faire des sceaux, une cire qui est molle et sans figure, « de même », dit-il, « il fallait qu’elle soit dépourvue de toute forme puisqu’elle était destinée à recevoir toutes les formes ». Il ajoute « « Aussi ne dirons-nous pas que la mère et réceptacle de tout ce qui naît, de tout ce qui est visible et, d’une manière générale, objet de sensation, est terre, ni air, ni feu, ni aucune des choses qui naissent de celles-là ou desquelles celles-là naissent, mais qu’elle est une certaine espèce invisible ¢Òraton eŒdoj et sans forme, qui est capable de recevoir toute forme ». Tu vois dans ce 23

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I.de Gen.cap.9.& 10. [Arstt., Gen. et corr., I, 9 et 10, 326b à 328b.] I.plac.3. [Plut., Plac., I, 3, 878b.] I.Phys.4. [Arstt., Phys., I, 4, 187a.] I.Met.7. [Arstt., Met., A, 6, 987b.] In Tim. [Plat., Tim. : 51a.]

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passage qu’il a placé la matière avant les éléments ; mais il a ajouté, allant sur ce point au-delà de la pensée d’Aristote, qu’une partie de cette matière n’est pas feu, mais a cependant une disposition pour s’enflammer ; et qu’une autre, sans être de l’air, contient cependant une disposition pour devenir air, et ainsi de suite. Il veut que ces dispositions ne soient rien d’autre que des configurations respectivement pyramidale, cubique, etc., chacune correspondant aux corpuscules minuscules et invisibles dans lesquels Platon décompose les éléments, comme nous le dirons ensuite. Qu’il suffise de préciser ici que Platon veut que ces corpuscules aient été au début tous pêle-mêle, mais que, par la suite, survint un tremblement de terre qui eut pour effet, comme quand on vanne le blé, ils aient été séparés, de telle sorte que les corpuscules pyramidaux s’envolant aient constitué le feu ; que les corpuscules cubiques restant sur place aient constitué la terre ; que les corpuscules octaédriques et icosaédriques aient constitué l’air et l’eau. Nous en parlerons en son temps, mais rappelons ici ce que nous avons indiqué plus haut, à savoir que l’expression d’état de la matière avant la création du monde s’entend, dans l’esprit de Platon, de l’état de la matière en soi ; [250b] cela permet de comprendre maintenant que sa matière est telle que les quatre éléments peuvent être créés en premier à partir d’elle, puis tous les autres corps à partir des éléments. Cette interprétation n’est pas contredite par le fait que soit Platon, soit les platoniciens, semblent dire que la matière est dépourvue de figure, autrement dit vidée de la qualité de figuration, selon l’expression d’Apulée28 ; car ils entendent sous le terme de figure ce que nous appelons forme. Et quoique tant la figure que la forme peut être considérée comme une qualité, ne vidant pas la matière cependant de figure, forme, qualité si ce n’est d’un certain type de choses assemblées [res concretæ] et tombant sous le sens, de la manière dont un tas de bois n’est d’aucune forme précise, à la différence de la maison ou d’une autre chose, alors que cependant chacune des pierres qui le constituent a sa propre forme, ou figuration. Ainsi, alors que la cire ne peut être dans l’absolu, sans une forme qui délimite sa masse, Platon dit cependant que la cire est dépourvue en soi de toute figure, dans la mesure où elle n’a aucune de celles qu’elle peut recevoir successivement de six cents sceaux. Il développe plus longuement ce point avec l’exemple du tas d’or qui peut prendre une figure triangulaire ou n’importe quelle autre. Mais cela suffit pour que nous comprenions que s’il dit   de dogm. Plat. [Apul., Dog., I, 5, 19.]

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que la matière est « infinie », ce n’est pas parce qu’elle s’étend dans l’immensité (car Platon l’arrête aux limites du monde), mais parce qu’elle peut être variée à l’infini, c’est-à-dire revêtir des formes successives à l’infini. De même a-t-il l’habitude de dire qu’elle est « incorporelle », quoiqu’elle soit la base de tous les corps ; mais elle n’est pas un corps qui relève d’aucune espèce d’assemblages [concreta]. Ainsi dit-il « qu’elle se conçoit par une opinion fausse », dans la mesure où elle n’est pas en soi accessible à la connaissance, mais qu’elle ne se peut comprendre que par la soustraction de toute forme et de toute figure. Pour parler maintenant de l’idée et de l’image, c’est-à-dire de la forme, il faut d’abord savoir que Platon, à la différence d’Aristote, non seulement a posé dans le monde une seule matière générale, native et incorruptible, mais qu’il a aussi établi une seule forme générale, native et incorruptible qu’il appelle l’âme du monde. Car, de même que la matière de tous les corps doit être tirée de cette matière générale, de même faut-il référer toute forme à cette forme générale dont elle est le principe. Alors que, selon les amples développements que nous avons consacrés ailleurs à l’âme du monde29, tous les corps ont une forme pour ainsi dire composée d’une partie parfaitement pure et simple et d’une autre qui est moins pure, qui sert à la première pour ainsi dire de vêtement ténu et de véhicule, il a nommé la première esprit, ou intellect ou Dieu, et à la seconde il a réservé le nom d’âme, quoique il semble dire de temps en temps âme pour esprit, voulant sans doute dire que dieu est l’addition de ces deux parties. Peut-être est-ce à cela que pense Plutarque quand il rédige, d’après Platon30 : « Le monde étant composé de deux substances, d’âme et de corps, Dieu n’a pas engendré le corps, mais il l’a formé et disposé à partir de la matière, le soumettant par ses bornes et ses figures et circonscrivant son infini. Mais l’âme, qui participe de l’esprit, de la raison et de l’harmonie, oÙk œrgon ™sti toà qeà mÒnon, ¢ll¦ kaˆ mšroj, n’est pas seulement l’ouvrage de Dieu, mais une partie de son être ; elle n’est pas faite par lui, mais tiré de lui [251a] et de sa propre substance ». Dans ce passage, de même que la matière semble être définie comme quelque chose de distinct du corps du monde, quoique ce ne soit pas le cas, de même Dieu semble-t-il être défini comme quelque chose de distinct de l’âme du monde (assurément comme un tout par rapport à la partie), alors que ce n’est pas du tout l’idée   [Syntagma philosophicum I, 158b-159 et Epistolica exercitatio, III 236a-237b.]   in Plat. [Plut., In Plat., 1001c.]

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de Platon. De là donc Platon prétend que le monde dans son ensemble est animé et que toutes les choses ont vie et intelligence, même s’il ne se déclare pas partout dans ce sens, comme nous l’avons exposé plus haut. De plus, c’est parce que cet esprit divin est par sa nature extrêmement intelligent qu’il doit savoir toutes choses et contenir en soi un modèle de chacune des choses qui peuvent être créées dans le monde. Car il est la cause de toutes choses ; et, comme il est impossible qu’il agisse inconsidérément, mais qu’il n’agit jamais qu’après mûre réflexion, il doit tout connaître par avance ; c’est pourquoi il a en soi un modèle d’après lequel les choses sont formées ; de la même façon qu’un architecte a dans l’esprit un modèle de la maison qu’il va édifier. C’est donc ce genre de modèle que Platon a appelé „dša, dérivé du verbe « voir », lui donnant pour synonyme, comme l’a noté Diogène Laërce31, par£deigma, ¢rc¾, ¥itioj, modèle, principe et cause. Philon l’a appelé32 ¢rcštupon par£deigma, « modèle premier » ; et l’on en trouve la définition chez Sénèque33 et Alcinous34, telle qu’il est dit le « modèle éternel des choses » qui s’engendrent. Mais comme l’idée n’est en réalité rien qui soit distinct de l’esprit, de là vient que Platon imagine une idée unique, de même que l’esprit est unique ; et c’est parce que sa fécondité oblige à la concevoir comme multidimensionnelle à cause de sa fécondité, en correspondance avec les différents genres de choses, qu’il l’a parfois définie comme multiple. C’est dans ce sens que Plotin dit35 que l’idée et l’esprit sont une seule et même chose et que l’esprit est toutes les idées ensemble. En fait, Platon conçoit l’idée comme un cachet qui, selon sa figuration, imprime une figure à la cire à laquelle elle s’applique, ou à n’importe quoi d’autre pourvu qu’elle s’y applique. C’est évidemment parce que l’esprit, ou idée, étant présent dans l’ensemble du monde et donc qu’il est immédiatement disponible partout où de la matière peut recevoir une disposition et qu’elle est susceptible d’en recevoir une, qu’une telle idée, selon la théorie de Platon, s’applique à une telle matière de telle sorte qu’il naît de là une certaine ressemblance avec l’idée. Je dis que la matière reçoit son idée propre ; car quoique les idées de toutes les choses soient dans le même esprit et dans   lib.3. [DL, III, 64.]   de vict.offer. [Phil., Spec., I, 279 et 327.] 33   Epist.58. [Sen., Ep., VI, 58, 19.] 34   De doctr. Plat.c.8. [Alcinous, Doc, VIII. La citation est seulement chez Sénèque ; Alcinous consacre un paragraphe à définir différents équivalents des idées.] 35   Enn.7.lib.9.cap.8. [Plot., Enn., V, 9, 8.] 31 32

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le même lieu, parce que cependant il n’y a pas dans ce lieu une matière qui soit disposée pour n’importe quelle impression, c’est pourquoi, parmi toutes les idées possibles, ne s’imprime que celle à laquelle la disposition de la matière s’accorde. C’est cette ressemblance qui est l’image, ou la forme, que certains appellent de temps en temps tÚpoj, ce que l’on peut entendre comme la « trace de l’idée », ou « forme », mais que certains, plus nombreux, appellent edoj, c’est-à-dire « espèce » [species]. Certains, dis-je ; car Platon luimême a l’habitude d’utiliser le terme edoj pour Idée, et notamment dans le Parménide ; mais vois cependant la distinction que fait Sénèque, suivant Platon36 : « L’un est le modèle, l’autre la forme prise au modèle et passée dans l’œuvre. L’artiste imite l’un ; l’autre est son ouvrage. La statue présente une certaine figure ; c’est l’eidos. Mais le modèle lui-même sur lequel le sculpteur a tenu les yeux pour façonner sa statue, présente une certaine figure : c’est „dša, l’idée. Veux-tu encore une autre distinction ? L’eidos est dans l’œuvre, „dša, l’idée hors de l’œuvre, et non seulement hors de l’œuvre, mais même antérieure à l’œuvre ». Tels sont les mots de Sénèque. [251b] Mais pour que tu comprennes comment manifestement Platon a conçu sa théorie, c’est en fait qu’alors il remarquait que toutes les choses qui sont comprises sous des genres définis naissent avec, entre elles, une si grande ressemblance, comme les hommes, les chevaux, les plantes, les pierres et le reste, et qu’elles produisaient non seulement des semblables, quand elles identifient les causes de leur genre, mais produisent aussi des choses autres, comme par exemple les grenouilles ne viennent pas des grenouilles, mais naissent de la boue, ou comme le feu n’est pas tiré du feu, mais du silex par choc, il a donc imaginé qu’il devait y avoir dans chaque genre une cause de ressemblance à plusieurs choses, c’est-à-dire une cause qui imprime la même forme à une pluralité. Il a donc dit que telle était l’idée dont il a voulu, comme nous l’avons dit un peu plus haut, qu’elle soit partout à disposition, de même qu’est partout présente l’âme du monde, ou esprit divin, qui, comme saint Clément le dit37, est cèra „dšwn, le « lieu des idées ». Et, pour expliquer la chose avec un exemple, ne faut-il pas admirer la variété des parties, leur organisation, leur disposition qui se mettent en œuvre dans l’embryon exactement comme elles s’observent chez les parents ? Quelle cause donner à ce phénomène ? Ce n’est certes pas le père, ni la mère, ni quoi que ce soit d’autre accessible au sens, qui   Epist.58. [Sen., Ep., VI, 58, 21.]   4.Strom. [Clém., Str.] IV, XXV, 155, 2, 2.

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élabore la masse de semence pour les mains et les organes. C’est pourquoi, disait Platon, l’opération nécessite l’intervention de l’esprit divin qui, à la manière d’un artisan, organise selon l’idée qu’il a de la nature humaine cette matière qui lui est adaptée et lui applique soit lui-même soit l’idée qu’il a, de façon telle que par la suite le rejeton devient semblable au père qui avait luimême été formé par l’application de la même idée. C’est la raison pour laquelle la grenouille qui est créée de la boue est semblable à celle qui est engendrée par la semence, puisqu’elle est élaborée par l’application de la même idée. C’est la raison pour laquelle le blé sort du grain avec son chaume qui fait des nœuds, son épi et ses barbes ; et la raison pour laquelle le cristal s’engendre avec ses facettes et ses angles, de même que la neige avec ses rayons ; et de même que le feu et tout le reste. La cause en est toujours l’idée qui, appliquée à la matière, effectue toute chose. Et cela permet de comprendre en passant ce qu’a voulu dire Platon quand il pose qu’il faut passer par les choses sensibles pour avoir l’intelligence des formes, qui en sont les images imprimées. Puis c’est à partir des images qu’on doit parvenir aux idées, en tant que les premiers intelligibles, ou modèles, que Dieu, la cause première, a utilisés pour créer toute chose. Écoute assurément Sénèque38 : « Eh bien la nature possède en nombre infini ces types modèles, homme, poisson, arbre, d’après lesquels elle exprime la forme de tout ce qu’elle doit créer ». Et dans un autre passage, où39 il renvoie non pas à la nature, mais à Dieu40 : « Ces exemplaires de toutes choses, Dieu les contient en lui, et son intelligence embrasse dans leurs rapports numériques et leurs différents modes la totalité des choses à créer. Il est plein de ces figures que Platon nomme les idées, immortelles, immuables, infatigables. Ainsi les hommes périssent, mais l’humanité, archétype de l’homme, se perpétue et, tandis que l’individu peine et meurt, n’en ressent nul dommage ». Tu demanderas si donc, pour Platon, il existe aussi des idées pour les choses singulières ? Je réponds que non. Car il juge qu’il n’y a d’idées que des genres généraux que les péripatéticiens appellent les « dernières espèces », comme l’homme, le cheval, le feu ; et non pas des individus, comme Socrate, Bucéphale et ce feu en particulier. Assurément, de même qu’il suffit d’un seul sceau pour effectuer plusieurs empreintes semblables, de même a-t-on assez d’une seule idée de l’homme [252a] pour former tous les hommes sur le   Loc.cit. [Sen., Ep., VI, 58, 19.]   [ubi pour uti : coquille] 40   Epist.66. [Sen., Ep., VII, 65, 7 (fausse référence ou coquille).] 38 39

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même modèle ; d’une seule idée du feu pour tous les feux singuliers, et ainsi de suite. Il semble que ce soit la raison pour laquelle Platon a comparé41 l’idée au père, la matière à la mère ; et Aristote dit42 : « Car la femelle est fécondée par un accouplement unique, tandis que le mâle peut féconder plusieurs femelles successivement ». Mais, diras-tu, d’où viendra donc la diversité des choses singulières ? Il te sera répondu qu’il faut en chercher la cause avant tout dans la matière qui, selon la disposition qu’elle présente, reproduit mieux ou moins bien l’idée qui lui est appliquée ; exactement comme la cire, en fonction son degré de pureté, prend avec une perfection plus ou moins grande le dessin du sceau. Partant, tu comprendras ce que dit Plotin43, à savoir que, si l’âme reçoit beaucoup de choses de l’esprit, elle en recueille par surcroît encore bien davantage de la matière. Qui plus est, tu saisiras pourquoi il veut qu’il n’existe pas d’idée pour les choses viles, comme la saleté ; ni pour les choses non-naturelles comme la fièvre ; ni pour les choses que l’on compare comme « plus grandes » ou « supérieures », parce que tout cela dépend de la matière, pour ne rien dire du fait qu’il n’admet pas non plus qu’il y ait une idée des choses artificielles, comme la lyre, sinon dans la mesure où les choses artificielles dépendent de l’homme, dont il existe en soit et à proprement parler, une idée. Tu comprendras ensuite également pour quelle raison Platon a imaginé le concept d’idées, si du moins il faut en croire Aristote44. Ce n’est pas qu’il soit parfaitement indubitable que ce soit Platon qui ait introduit ou nommé les idées, comme nous le lisons chez Aristote45 (car le livre de Timée le Locrien sur l’âme du monde et le Pimandre de Trismégiste, si du moins ces textes existent véritablement, les ont introduites et nommées avant Platon), mais parce que ce fut à une toute autre occasion que celle que donne Aristote. Car il écrit que Platon, qui fréquentait Cratyle, lui a emprunté l’opinion d’Héraclite qui avait affirmé que toutes les choses sensibles et singulières s’écoulent toujours et ne sont jamais les mêmes, c’est-à-dire ne le demeurent jamais ; de telle sorte que, puisque toute science et toute définition de choses qui s’écoulent sont exclues, il faut aller les chercher, semble-t-il, dans les choses perma  In Tim. [Plat., Tim., 50d.]   1 met.6. [Arstt., Met., A, 6, 988a.] 43   loc.cit.c.4.[Plot., Enn., I, 8, 4] 44   Nicom.6. [Arstt., Met., A, 6, 987a.] 2.Metaph.6. [Arstt., Met., B, 6, 1002b.] 45   I Metaph.6. [Arstt., Met., A, 6, 987b.] 41 42

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nentes, qui sont tout à la fois intelligibles et universelles. Puis, toujours selon Aristote, parce qu’il voyait Socrate rechercher des choses universelles et s’appliquer à les définir, il est allé dans ce sens et a estimé qu’il n’existait pas de définition ni de science pour les choses singulières, mais seulement pour les choses universelles, et il a réservé le nom d’idées à ces choses universelles, mais à la différence de Socrate qui ne les avait pas conçues séparément des choses singulières, d’autres, et en particulier Platon lui-même, jugèrent bon de le faire. Où il faut noter en passant que ce que Aristote dit de Socrate semble faux. Car Socrate lui-même, chez Platon, dans le Parménide46, alors qu’on lui demandait s’il pensait que les espèces, ou idées, existaient cwr…j, « à part », et que donc les choses qui participaient d’elles existaient aussi à part, il répondit qu’il le pensait. Quoi qu’il en soit, je suppose acquis ce que j’ai abordé plus haut, à savoir que la nature universelle se comprend par la soustraction des circonstances, ou différences qu’on appelle individuantes. Car soustrais des hommes respectivement la jeunesse, la vieillesse, la beauté, la laideur, l’instruction, l’ignorance, la grandeur, la petitesse, la blancheur, la négritude et toutes choses de ce genre, de telle sorte qu’il ne reste seulement ce qui est commun à tous, comme le fait d’être un animal, [252b], capable de raison et mortel, il sera clair que ce qui sera de reste, c’est la nature de l’homme universel, c’est-à-dire en un mot l’humanité. Et Aristote et Platon prétendent qu’il n’est de science que d’elle, mais cependant avec cette différence entre eux qu’Aristote voulut que, dans la réalité, une nature de ce genre ne soit pas quelque chose de séparé des choses singulières, mais qu’elle l’est seulement par l’esprit, de telle sorte qu’il dit de façon logique47 que « l’universel est soit rien, soit quelque chose de postérieur aux choses singulières », car pour ainsi dire relié par une opération de l’intellect, tandis que Platon48, s’il ne nie pas qu’il y ait quelque chose d’universel dans les choses multiples, c’est-à-dire dans les choses singulières, et même que cet universel faisait suite aux choses multiples en tant qu’il était relié par l’intellect à partir des choses singulières, a cependant admis aussi un universel qui prît place avant les choses multiples, cet universel étant l’idée elle-même, dont dépendent toutes les choses singulières et qui cependant ne dépend ni des choses singulières, en tant que, que celles-ci soient ou ne soient pas, qu’elles s’engendrent ou se corrompent, l’idée reste toujours la même, ni non plus de l’intellect, de même que le soleil ne 46

  Plat., Parm. 130b et 159b-c.   6.Met.3.[Arstt., Met, Z, 13, 1038b.] 48   I.de an.I.[Plat., Phæd., 102b-105bé] 47

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dépend pas de l’œil, vu que c’est plutôt l’intellect qui s’efforce de la comprendre comme quelque chose qui lui préexiste. À cela tend la phrase de Sénèque49 : « Ainsi les hommes périssent, mais l’humanité, archétype de l’homme, se perpétue et, tandis que l’individu peine et meurt, n’en ressent nul dommage ». Je pense que tout cela te permet de comprendre maintenant ce qu’il faut de toute évidence penser de la célèbre question, « Où sont les idées de Platon ? » Sans doute en verras-tu d’aucuns estimer que Platon les a posées dans je ne sais quel coin du ciel, peut-être à cause de ce que saint Justin a dit, à savoir que Platon a constitué le premier dieu et les idées dans la sphère céleste des fixes50. Mais il est sûr que, pour Platon, le premier dieu ne fut pas séparé de nos choses. Il est sûr par ailleurs que cet homme ingénieux n’a pas pu reléguer si loin les idées de telle sorte qu’elles se retrouvassent inutiles pour imprimer les images aux choses qui s’engendrent ici-bas. S’il l’avait fait, Aristote aurait eu raison qualifier les idées de « bavardages et métaphores poétiques » ; de « chansons absurdes »51, et, selon ce que rapporte Atticus chez Eusèbe52, de « babillages et de sornettes ». Mais Platon ne fut pas assez stupide pour placer les idées ailleurs que dans l’esprit divin, ce que, en plus des différentes preuves que l’on peut tirer de ses propres textes, nous enseignent à la fois tous les platoniciens et la plupart des saints Pères, comme, chez les Grecs, Théodoret53, chez les latins Augustin et d’autres en nombre conséquent, parmi lesquels Plutarque, qui dit54 : « Pour Socrate et Platon, les idées sont des essences séparées de la matière dont l’existence réside dans les pensées et représentations de la divinité, c’est-à-dire l’esprit ». Pour que tu ne comprennes pas cette séparation ou existence séparée comme si soit Socrate, soit Platon avaient estimé que les idées sont dans le ciel et que les choses dont elles participent sont sur terre, voilà que Platon enseigne que n’importe quelle idée « existe dans » les choses, ™noàsa55 et « se diffuse dans tout », p£nti diatetamšnh56, c’est-à-dire comme l’esprit aussi se diffuse dans tout et se 49

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loc. cit. [Sen., Ep., VII, 65, 7.] [Just., Exh., VI, 2.] 1.Metaph.7. & l. 13.c.5. [Arstt., Met., A, 7, 991a ; et M, 5, 1079b.] I.de præp. [Eus., Præp., XV, 13, 1.] 2.Therap. [Théod., Ther., IV, 49.] I.plac.10. [Plut., Plac. I, 10, 882d.] in Phileb. [Plat., Phil., 16d.] in Sophista [Plat., Soph., 253d.]

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mêle au grand corps. De là vient qu’il faut concevoir cette séparation exactement comme quand, du vivant d’un homme, nous disons que son âme est séparable de son corps, dans la mesure où elle ne dépend par de lui pour subsister, après sa mort. [253a] Mais tu comprendras mieux avec le même exemple du cachet, puisqu’il ne s’imprime pas dans la cire et ne s’attache pas à elle sans devoir subsister alors même que la cire s’en va et que l’empreinte du sceau, c’est-à-dire l’image imprimée, disparaît. Et bien plus, je voudrais que tu imagines un sceau appliqué à l’eau d’un fleuve qui s’écoule. Car de même que demeure sous lui toujours la même figuration de l’eau qui passe en dessous, quoique les parties de l’eau s’échappassent, les unes après les autres, de même peux-tu concevoir que l’idée de l’Homme, par exemple, se maintient toujours partout où il y eut un homme singulier, et que, même si ses parties se succèdent continuellement, que les unes se désagrègent et s’en vont, tandis que d’autres arrivent, c’est toujours le même homme qui persévère par l’application de la même idée, et qu’ainsi ce qu’on dit est-il vrai, à savoir que la conservation d’une chose n’est rien d’autre que sa production continue. Il reste cependant une difficulté : comment l’idée, si elle est quelque chose de séparé et de distinct des choses singulières, peut-elle néanmoins avoir un quelconque rapport avec leur essence, vu que rien n’est plus intrinsèque à une chose que son essence. En réalité, il faut noter que, alors que le terme d’« essence », ¹ oÙs…a, est dérivé du verbe même « être » et signifie au propre la constance d’une chose à être ou persévérer sans varier, c’est la raison pour laquelle, selon Platon, ce nom est attribué proprement à la seule chose qui est constamment et demeure sans changer, et qui est par conséquent tÕ Ôn, le vrai étant, à savoir Dieu, l’esprit, l’idée. Pour ce qui est des choses sensibles et singulières, Platon ne pense pas que le terme d’essence leur aille du même droit, puisque, alors qu’elles bougent et s’écoulent continûment, et parce qu’elles s’engendrent et se corrompent, que tantôt elles sont et tantôt elles ne sont pas, elles ne peuvent pas en réalité être nommées des étants, c’est-à-dire qu’on ne peut dire qu’elles sont ou ont par elles-mêmes une essence. C’est très certainement la raison pour laquelle il prétend57 que ¹ oÙs…a se dit non seulement ™s…a, mais plutôt ™st…a (d’où cela n’a rien d’étonnant si c’est tÍ ™st…v, c’est-à-dire « à la déesse Vesta » qu’il fut jadis offert des sacrifices comme à l’origine de toute essence) mais aussi çs…a, dérivé de « impulsion », ou mouvement, parce que seule mérite ce nom la chose qui   in Phileb. [Plat., Crat., 401c sq.]

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meut toutes les autres, mais reste elle-même immobile. En outre, c’est parce qu’une chose changeante [mutabilis] semble être quelque chose et rester constante malgré le changement qu’on peut dire qu’elle a une certaine essence ; mais une essence obombrée et, comme on dit, participée (ou, mieux, participante) dans la mesure où elle tient de l’impression en continu de l’idée le fait d’être continûment renouvelée et de passer pour être la même. C’est pourquoi, vu que la chose possède ce qu’elle est de l’idée à qui elle est intimement unie, Platon réserve le nom d’essence à la seule idée, précisant qu’elle est intrinsèque dans la mesure où c’est en vertu de cette que la chose est cela même qu’elle est, et que c’est en vertu de cette essence qu’elle l’est avec constance de telle sorte que leur séparation a pour effet qu’elle cesse complètement d’être ce qu’elle est. C’est pour cela qu’il dit que les choses créées sont plus parfaites dans l’esprit divin qu’elles ne le sont dans leur réalité, puisqu’en ce qui concerne ce qu’elles sont dans leur réalité elles sont soumises aux changements, tandis qu’en ce qui concerne ce qu’elles sont dans l’esprit divin, elles sont libres de cet assujettissement au changement. Tu vois donc clairement ce qu’il faut répondre quand Parménide objecte que les idées, si elles étaient à part, ne feraient pas partie de nous. Car si Platon dit qu’elles sont séparées, c’est parce qu’elles peuvent exister séparément de nous ; mais rien ne pourrait cependant être plus lié à nous qu’elles, [253b] dans la mesure où c’est par elles que nous sommes ce que nous sommes. Tu diras : y a-t-il en nous, en dehors de l’idée, quelque chose de tout à fait intrinsèque et d’inséparable en vertu de quoi nous sommes dits être ce que nous sommes ? Je te répondrai qu’on peut le dire de notre image ou forme ; mais qu’on le dirait improprement cependant, parce qu’elle est soumise à un écoulement ou changement continuel. Et sans doute Aristote lui attribue-t-il le nom d’essence58 ; mais ce nom, Platon le réserve à un principe qui en est plus digne. En outre, il dira à Aristote qu’il a tort de juger que l’idée serait inutile à la génération des choses, puisque l’idée permet de rendre compte à la fois de la génération et de la ressemblance des choses entre elles, alors que les principes aristotéliciens ne parviennent pas à l’expliquer. Il lui dira aussi qu’il a tort de juger que l’idée ne contribue pas à la définition et à la science, puisque c’est en elle que se trouvent les choses que l’on qualifie à juste titre d’universelles, d’immuables, d’éternelles et donc d’essentielles, qu’Aristote profère en vain. À coup sûr Platon donne à ce mot de ¹ oÙs…a   1.Metaph.7. [Arstt., Met., A, 7, 988b.]

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deux acceptions différentes, de telle sorte qu’il faut l’interpréter tantôt, comme nous l’avons dit plus haut, en termes d’essence, ou de raison universelle, en vertu de laquelle quelque chose est, comme quand il distingue le fait « d’être une sphère » du fait « d’être une sphère de bronze »59 ; et tantôt en termes de substance, ou de substrat [subjectum] des accidents. Dans cette seconde acception, il dit qu’elle est ou bien primaire, c’est-à-dire singulière, comme Socrate, Bucéphale, etc. ; ou bien seconde, c’est-à-dire universelle, comme homme, cheval. Mais il ne s’agit dans aucun cas de quelque chose d’immuable et d’éternel. Ce n’est pas le cas dans le premier emploi du mot, puisque, comme nous l’avons déjà précisé, il prétend que rien n’est universel que par une opération de l’intellect, de telle sorte que, vu que, d’évidence, l’intellect tantôt agit, tantôt n’agit pas, il n’existe pas de raison universelle, c’est-à-dire d’essence immuable et éternelle. Mais ce n’est pas non plus le cas dans le second emploi du mot, puisque, si la substance est singulière, elle s’engendre et se corrompt ; ou si elle est universelle, tantôt elle est, et tantôt elle n’est pas, selon que l’intellect agit ou n’agit pas (pour laisser de côté ce qu’il dit, à savoir que s’il n’y avait pas de substances premières, aucune substance seconde ne pourrait exister). C’est pourquoi il n’y aura aucune oÙs…a, c’est-à-dire « essence » qui puisse prétendre, selon Aristote, à l’immuabilité et à l’éternité60. Il n’y aura donc aucune définition, aucune science, etc. Il faut maintenant dire que la conception que Platon a du principe matériel semble remarquable, dans la mesure où il l’a voulu qu’il soit dépourvu de qualité ; qu’il précède les éléments ; qu’il puisse être décomposé en minuscules fragments ; mais qu’il ne semble cependant pas pouvoir satisfaire à l’objection de la variété des choses par la figuration quadruple de ces fragments, puisque, en dépit du fait qu’il imagine une idée variée à l’infini, il n’en exige pas moins que la matière ait un nombre infini de variation de ses dispositions, et cela pour recevoir l’image ; mais il n’y aurait jamais une telle disposition de ces corps qui ne sont arrangés que selon quatre manières. Voilà les commentaires qu’il fallait faire, dis-je, et d’autres semblables : mais nous nous sommes déjà trop attardé chez Platon. Il me reste à parler de Pythagore. Or on peut trouver confirmation de ce qu’il a voulu lui aussi une matière ¥poioj, « dépourvue de qualité », dans ce qu’on lit chez Diogène Laërce61, à savoir qu’il a pensé que les quatre élé  6.Metaph.8. [Arstt., Met., Z, 8, 1033b.]   ibid. 61   [DL, VIII, 25.] 59 60

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ments se transforment et changent totalement l’un dans l’autre, de telle sorte que le feu ne reste plus feu, ni l’air, air, etc. d’où il s’ensuit qu’il a voulu que la matière soit antérieure aux éléments eux-mêmes et qu’elle soit en soi dépourvue de leurs formes et de leurs qualités. Sans doute [254a] ses disciples, qui, selon Aristote, posaient deux principes, l’un infini et l’autre fini, ont-ils attribué le nom d’infini à la matière, non pas pour signifier une extension immense en termes de lieu, mais pour affirmer sa capacité à recevoir et son indifférence à la forme qu’elle pourrait recevoir, si bien qu’ils en ont fait une essence. C’est parce que le fait que les pythagoriciens aient affirmé comme un précepte que les nombres étaient les principes des choses est extrêmement célèbre, je voudrais, avant que de commencer à résumer ce que les nombres signifient à pour eux, te faire d’abord remarquer ce qu’on en lit chez Stobée62. Ici Theano, l’épouse de Pythagore, dit : « J’entends, dit-elle, dit par des nombreux Grecs, que Pythagore a affirmé que tout est engendré à partir du nombre ; mais il a pensé non pas que toutes les choses étaient engendrées à partir des nombres, mais plutôt en conformité avec les nombres ». Tu comprends par ces propos que les choses naturelles ne se constituent pas à partir des nombres à eux seuls en tant que tels, mais seulement qu’elles ont quelque chose de semblable à la constitution des nombres. C’est ainsi qu’on lit chez Sextus Empiricus63 l’affirmation qu’il ne faut pas dire que tout est nombre, mais plutôt que tout est semblable aux nombres, tù ¢riqmù dš te p£nt’™pšoiken et « le tout est semblable au nombre » ; et Aristote parlant des pythagoriciens dit64 : « Il est impossible d’admettre que les corps soient composés de nombres, et que le nombre qui compose les corps soit le nombre mathématique. Mais le nombre est [solitarius] composé d’unités. Or ces philosophes prétendent que les nombres sont les choses elles-mêmes ; et ils adaptent leurs spéculations aux corps réels, comme si les corps étaient composés de nombres ». Or si je te préviens ainsi, c’est pour que tu ne soupçonnes pas (car c’est ce que l’on fait la plupart du temps) qu’il y a dans les nombres en tant que tels quelque vertu remarquable ; ou que les pythagoriciens, quand ils les utilisent, ont pensé autre chose que ce que tout un chacun entend sous ce mot dans son acception commune. Car ils n’ont rien fait que remarquer des analogies entre les choses naturelles et les nombres, et ont désigné les   Ecl. phys. [Stob., Ecl., I, 10.]   adv.Arithm. [Sext., M., 7, 94.] 64   13.Metaph.8. [Arstt., Met., M, 8, 1083b.] 62 63

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choses sous des noms de nombres alors qu’ils auraient facilement pu les appeler autrement. Et si tu veux savoir pourquoi ils ont utilisé des noms de nombres plutôt que d’autres choses, Aristote nous en donne la raison65. C’est d’abord que, formés aux calculs mathématiques, ils avaient les nombres sous la main. Tu pourrais voir tout pareillement les artisans recourir aux termes qui leurs sont spécifiques pour signifier autre chose ; et à chacun plaît ce type de métaphore, et Cicéron a raison de noter66 qu’Aristoxène, qui était musicien et s’en tenait strictement à son art, a dit de l’âme qu’elle est une harmonie. La seconde raison est qu’ils observaient dans les nombres plus de variété qu’il n’y en avait dans le feu, l’air, l’eau et la terre, et jugèrent ainsi qu’on pouvait les appliquer aux différentes choses sur la base d’une certaine ressemblance. Il est vrai que la diversité des nombres est inépuisable, et que les comparaisons de chaque nombre sont multiples, de telle sorte qu’il peut correspondre à des choses diverses. Ainsi lit-on chez Plutarque67 qu’ils ont attribué le chiffre quatre à l’âme, à cause des quatre parties qui la compose, esprit, science, opinion, sensation ; et chez Alexandre d’Aphrodise68, à la justice, parce qu’étant le premier pairement pair, il renvoie à l’égalité de la justice. Aristote affirme qu’il y a une troisième raison que Sextus Empiricus développe davantage69. C’est que les pythagoriciens avaient le raisonnement suivant : puisque le principe doit être différent de ce dont il est le principe, les principes des choses naturelles, qui sont corporelles, apparentes, sensibles, devaient être incorporelles, et [254b] perçues seulement par l’intellect. Or tels sont les nombres, car ils sont conçus abstraitement à partir d’un agrégat de corps ; de plus, ce qui est le propre d’un principe, rien ne peut être pensé qui soit antérieur à eux. C’est pourquoi, non seulement les corps solides et aussi les figures planes témoignent de ce que les nombres les précèdent (car le triangle, par exemple, est triangle parce qu’il participe du chiffre trois) ; mais, ce qui est plus, on peut l’affirmer également des idées et de ce qui est dépourvu de corps, comme quand nous disons une, deux, trois, quatre idées ou plus ; ainsi l’un, le deux et les autres nombres sont antérieurs, ils les transcendent et peuvent être énoncés à propos d’elles. Il faut cependant noter que certains pythagoriciens ont 65

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2.Metaph.5. [Arstt., Met., A, 5, 985b.] I.Tuscul. [Cic., Tusc., I, 10.] I.plac.3. [Plut., Plac., I, 3, 877a.] in 5.c.lib. 3. Metaph. [A. Aphr., ad. loc. 1014a31.] I.adv.Phys. [Sext., M., 10, 261.]

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jugé que les nombres sont les idées mêmes, et je veux parler ici des nombres pris séparément et appelés monadiko…, « solitaires », comme ceux qui existent dans l’esprit divin indépendamment des choses corporelles qui sont ellesmêmes comme des nombres concrets. Point suivant, Aristote, Plutarque et d’autres70 enseignent que les pythagoriciens ont retenu qu’il y avait deux principes premiers des choses, le principe efficient, qui est la même chose que Dieu, l’esprit, la forme, l’âme du monde ; et le principe patient qui est la matière, ou corps mondain. Ils ont désigné le principe efficient par le nom d’unité, puisque, de même que l’unité est le principe de tout nombre, de même elle est le principe efficient de toutes les choses et de la matière elle aussi, à cause de la perfection qui la caractérise. Ainsi disaient-ils que tout dépend d’un seul principe, en se fondant sur encore d’autres raisonnements (surtout chez Sextus Empiricus71) pour ramener tout à l’un. Ils disaient par exemple que les espèces si variées des choses qui s’observaient pouvaient être réduites à des genres déterminés, lesquels se rapportaient en dernier ressort à un seul genre suprême. Ils disaient que tout ce qui est dans le monde est contenu dans des nombres déterminés, le trois, le quatre, etc. et qu’il est vrai aussi que l’on peut dire un trois, un quatre, et ainsi de suite pour tous les autres72. Il disait que tout ce qui est dans le monde est un, c’est-à-dire que toute chose quelle qu’elle soit est une ; et autres propos semblables. Et c’est parce que tout ce qui est un l’est dit être un en vertu de la participation de l’unité qu’ils dirent que « l’unité elle-même » ¹ Mon£j, est le premier principe. De la même façon, ils ont désigné le principe patient sous le nom de « deux », ou bien ¹ Du£j, de « dualité », parce que, de même que le deux suit immédiatement l’unité, de même le patient est subordonné à l’efficient. Ils ont estimé que le deux, ou dualité, dépendait de l’unité, parce que l’on ne le comprend qu’en le mettant en relation avec une autre chose. Assurément, puisque n’importe quelle chose est une en soi et autre que n’importe quelle autre, nous pouvons comprendre cette chose sous le premier aspect comme une, et mais sous le second comme duelle. Mais ils ont dit que de la dualité qu’elle est « indéfinie », du£j ¢Òristoj, d’une part parce qu’elle est vue comme abstraitement par les choses dénombrées qui la définissent ; d’autre part parce qu’elle peut, se multipliant par soi  loc.cit.   loc.cit. 72   L’idée est qu’au lieu de penser 3 comme trois unités, on peut le penser comme une totalité ternaire, en quelque sorte, « un trois ». 70 71

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même, créer à l’infini des carrés, des cubes et d’autres espèces de corps solides, alors qu’à l’inverse l’unité est définie en soi de façon telle qu’elle est pour elle-même sa propre racine, son propre carré, son propre cube, et ainsi de suite. En tout cas il est clair que une fois un ne peut jamais être donner autre chose que un, mais que deux fois deux cependant peut être quatre, le deux fois quatre huit, et ainsi à l’infini. Telle est la raison pour laquelle ils ont dit que l’unité [255a] est, sous un autre nom, le principe fini, et la dualité le principe infini ; et c’est aussi la raison pour laquelle, attribuant l’unité à une forme, ils ont estimé que chaque chose est déterminée en soi jusqu’à un certain degré, c’est-à-dire jusqu’à une certaine espèce ; mais qu’attribuant la dualité à la matière, ils ont déclaré qu’elle est en soi indéterminée pour telle ou telle forme. Au demeurant, c’est parce que le monde consiste en deux principes, à savoir la forme et la matière, ou l’âme et le corps, que le nombre quatre est considéré comme sacré, car chaque principe est contenu en lui et expliqué par lui. Et d’abord l’âme, parce que l’âme est une sorte d’harmonie (il est clair en effet que le monde est comme animé, administré par elle selon les lois pour ainsi dire harmoniques). L’harmonie, donc, est le système des trois consonances dont les proportions sont comprises dans le nombre quatre, comme nous l’avons déduit ci-dessus. À savoir : le diapason est contenu dans la proportion double, qui est de deux à un, ou de quatre à deux; le diapente dans la sesquialtère, qui est de trois à deux; et le diatessaron dans la sesquitierce, qui est de quatre à trois. Ensuite, le corps aussi, parce qu’à l’unité, qui est [incluse] dans le nombre quatre, correspond le point, qui est [inclus] dans le corps ; au nombre deux la ligne, qui s’étend entre deux points ; au nombre triple la surface, qui se tient entre trois [points], quand nous concevons le triangle comme la première des figures ; et au nombre quatre enfin [correspond] le corps, c’est-à-dire la première des figures solides, qui est la pyramide. Ainsi est-il dit plus d’une fois par Sextus Empiricus73 à l’occasion du serment par lequel les pythagoriciens s’engageaient envers Pythagore, qui les instruisait selon la Tétractys sacrée, c’est-à-dire le nombre quatre74 :   adv.Arithm. [Sext., M., 7, 94 ; avec kefal´.] I.adv.Phys. [Sext., M, 4, 2.] 3.Hypot.18. [Le serment ne se trouve pas dans les Hypotyposes toutefois.] 74   [Sur ce serment, voir Lettres latines, lettre à Neuré n° 675 sur la mort de Naudé et l’évocation de la Tétrade.] 73

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128 Le Principe matériel, c’est-à-dire la matière première des choses OÙ m¦ tÕn ¡metšrv yuk´, etc. Non, par celui qui a donné à notre âme le nombre quaternaire, Qui constitue la source de la nature éternelle et sa racine !

Mais cela, comme nous l’avons déjà mentionné plus haut, ce n’est pas la peine de le reprendre ici ; non plus que le fait que nous avons introduit, à savoir qu’ils estimaient que le quatre est la source de la nature éternelle, parce que c’est comme s’il faisait sourdre de lui le nombre dix, dans la mesure où il contient un, deux, trois et quatre, qui joints ensemble font dix ; et la décade ou nombre dix est pour eux la nature universelle des choses selon les deux principes dont on a parlé, nature restant non altérée grâce aux dix combinaisons que je vais aussitôt présenter. Ils ont donc qualifié le dix non seulement de nombre tšleioj, « parfait », mais même du teleiÒtatoj, plus parfait des nombres. Donnant pour argument ajouté le fait que lequel toutes les nations, tant grecques que barbares ont compté jusqu’à dix et, revenant à un, se contentaient de recommencer ont utilisé. Est-ce que par hasard ils n’ont pas remarqué que la cause de cette chose était que, parce que tous les hommes, étant dotés de dix doigts, ont commencé depuis l’origine (et la plupart continuent de le faire jusqu’à aujourd’hui) de les parcourir en comptant et, une fois arrivés au dernier, de revenir au premier. Il est évident que si les hommes avaient été dotés de huit doigts, de douze ou de tout autre nombre, comme le sont la plupart des animaux, alors ils auraient eu une toute autre façon de compter ; pour ne rien dire du fait que, pour cette raison, la nature des choses aurait dû dépendre de ce nombre. Le nombre douze aurait été d’autant plus pratique qu’il contient plus de parties que le dix ; [255b] et le six d’autant plus bienvenu qu’il est considéré pour plus parfait, parce que le trois le contient, comme le quatre contient le dix et se compose en outre, remarquablement, de toutes ses parties aliquotes. Mais, cette hypothèse étant écartée, les pythagoriciens ont fait feu de tout bois pour démontrer que le dix contenait tout. Car les uns ont imaginé dix genres suprêmes, qui embrassaient absolument tout, la substance, la quantité, la qualité et toutes les autres catégories dont traite le livre qui est attribué à Aristote, mais dont la plupart des commentateurs jugent qu’il est, lui ou du moins un qui lui ressemble, du pythagoricien Archytas, comme on le lit chez Simplicius75. D’autres ont fait le compte des principaux corps du monde entier   Præfat.in Categ. [Simpl. : Préambule aux Catégories, 40, évoquant le livre Des notions universelles.] 75

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et comme ils n’en recensaient que neuf, à savoir le ciel des fixes, les sept planètes, le globe terrestre, et n’en voulaient pas moins arriver jusqu’au nombre de dix, ils ont ajouté ¢nt…cqwn « l’opposé de la terre » comme Aristote l’a noté76. D’autres enfin ont introduit dix principes coordonnés, que, dit Aristote77, « Alcméon de Crotone soit a empruntés aux pythagoriciens, ou les pythagoriciens à lui ». Ce sont dix couples : fini et infini ; impair et pair ; unité et pluralité ; droite et gauche ; mâle et femelle ; repos et mouvement ; droit et courbe ; lumière et ténèbres ; bien et mal ; carré et figure aux côtés inégaux. Il s’agit cependant moins de dix principes que deux exprimés en dix oppositions. Aristote se demande avec étonnement78 pourquoi, alors qu’ils posaient parmi les principes la droite et la gauche, ils n’ont pas posé de la même façon le haut et le bas ; le devant et le derrière. Il fait valoir comme objection79 le fait que ce nombre ne suffit pas pour la si grande variété des choses, parce que les espèces des choses atteindraient vite leur limite avec un si petit nombre de catégories. Il leur reproche80 que, s’il est vrai que certaines choses s’engendrent à partir de ces principes, comme le ciel, et ses parties, ses révolutions et ses phénomènes, il y en a d’autres cependant dont ils ne peuvent rien dire, comme d’où provient le mouvement avec les seuls éléments qu’ils supposent, le fini et l’infini, l’impair et le pair. Il se moque d’eux81 d’une part parce qu’ils appliquent de façon obscure les nombres aux choses ; d’autre part parce qu’ils ne les définissent que de façon superficielle, puisqu’à la moindre occasion, c’est-à-dire à la moindre ressemblance qui apparaît avec les nombres, ils pensent qu’elle est l’essence. Pour ne pas m’attarder sur ce point, il peut sembler que les platoniciens ont eu une conception largement meilleure que les pythagoriciens. Alors que les uns et les autres ont fait venir les formes des choses de l’âme du monde, les premiers à cause des idées, les seconds à cause des nombres, il vaut bien mieux poser autant d’idées que d’espèces des choses, plutôt que d’assigner une petite quantité de nombre, qui ne permettent pas de distinguer autant d’espèces. Certes, quoique l’âme du monde conçoit les relations et les nombres qui entrent dans la composition et la forme de toutes les choses, il est cependant nécessaire, pour arriver à la 76

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1.Metaph.5. [Arstt., Met., A, 5, 986a.] ibid. [Arstt., Met., A, 5, 986a.] 2. Cæli 2. [Arstt., Cæl., II, 2, 285a.] 13.Met.8. [Arstt., Met., M, 8, 1084a.] lib.I.c.7. [Arstt., Met., A, 7, 990a.] cap.5. [Arstt., Met., A, 5, 987a.]

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variété qu’on observe dans les choses, que ces relations et nombres varient et ne soient au minimum pas moins nombreuses que ne le sont les espèces des choses. Mais quoi qu’il en soit des formes, il reste qu’il faut parler de ce qui, par rapport à la matière, peut sembler être paradoxal. Car les pythagoriciens semblent avoir reconnu pour matière première ces atomes dont nous allons parler ensuite et qu’ils ont appelés mon£dej, [256a] « unités ». Et en effet, quoiqu’ils aient attribué l’unité d’abord et avant tout au principe, agent ou forme, de même qu’ils assignaient le même nombre à différentes choses, ils ont pu attribuer l’unité à l’atome, dans la mesure où il est le premier et extrêmement simple principe de composition. Et certes de même qu’un nombre, qu’il soit grand ou petit, n’est rien d’autre qu’un amas d’unités, de même un corps, qu’il soit grand ou petit, n’est rien d’autre qu’un amas d’atomes. Va dans ce sens ce qu’on lit chez Stobée82, à savoir que le pythagoricien Ecphante (Théodoret écrit Diophante83) a enseigné que ™k tîn ¢tÒmwn sunest£nai tÕn kÒsmon, « le monde est composé d’atomes » et que t¦j Puqagorik¦j mon£daj oáte prîtoj ¢pef»nato swmatik¦j84, « il est le premier à avoir dit que les unités pythagoriciennes sont corporelles ». Vont dans ce sens plusieurs passages d’Aristote, non seulement quand il dit85 que oÙdšn diafšrein mon£daj lšgein, À sqm£tia smikr¦, « cela ne fait aucune différence de dire unités ou corpuscules minuscules », mais aussi86 que des pythagoriciens t¦j mon£daj Øpolamb£nousin œcein mšgeqoj, « estiment que les unités ont de la grandeur » (ce qui est la propriété des atomes, et non pas de la forme incorporelle) ; et également quand il dit87, comme nous l’avons rappelé plus haut, que les atomes, pour les pythagoriciens, introduisent tÕ kenÕn Ö dior…zei t¦j fÚseij, « le vide, qui délimite les natures » ; car il convient de comprendre ici le vide dispersé [interspersum], qui sépare les atomes. Va dans ce sens l’épigramme qu’Automédon termine en ce sens que aƒ mon£dej, «  les unités », sont la même chose que les atomes épicuriens88 : 82

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Ecl. phys.25. [Stob., Ecl., I, 21] 4.Therap. [Théod., Ther., IV, 11; les éditeurs modernes lisent aussi Ecphante.] [Stob., Ecl., I, 10.] cap.12. [Arstt., An., 409a.] 15.met.6. [Arstt., Met., M, 6, 1080b.] 4.Phys.6. [Arstt., Phys., IV, 6, 213b.] I.Anthol.15. [Anth. : XI, 50, 5-6.]

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Taàt’e„dëj, sofÕj ‡sqi, m£thn d’’Ep…kouron œason Poà tÕ kenÕn zhte‹n, kaˆ t…nej aƒ mon£dej. Sache cela, sois sage, et laisse donc Épicure recercher Où est le vide et quelle est l’essence des monades.

Va aussi dans ce sens ce qu’on lit chez Vitruve89 : après avoir dit que l’école des pythagoriciens a ajouté à l’eau et au feu l’air et le terrestre, il poursuit en développant l’opinion de Démocrite, qui « s’il n’a donc pas explicitement nommé ces éléments, a seulement parlé de corps indivisibles, qui, lorsqu’ils sont séparés, conservent sans fin leur cohésion interne ». Va enfin dans le même sens le fait que tant Démocrite que Leucippe et Métrodore et Épicure, en un mot tous les principaux partisans des atomes, sont mis en relation avec l’école de Pythagore, comme nous l’avons précisé en son temps, au point qu’ils ne semblent se démarquer de tous les autres pythagoriciens que sur un point, à savoir qu’ils ont eu l’idée remarquable de donner le nom d’atome à ce qui est atome, tandis que les autres ont imaginé ce terme obscur d’unité.

  lib.2.c.2. [Vitr., De l’architecture, II, 2, 1.]

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Chapitre 5 L’opinion de ceux qui posent que la matière n’est faite que d’atomes ou corps insécables dotés seulement de grandeur, de figure et de poids Ces derniers mots nous invitent tout naturellement à parcourir enfin les opinions de ceux qui ont ouvertement parlé d’atomes et ont affirmé qu’ils étaient les premiers principes des choses, ou matière première. Bien évidemment ils voulurent eux aussi [256b] qu’une telle matière soit ¥poioj, « sans qualité » puisqu’ils ont refusé aux atomes à la fois ce qu’on appelle les qualités premières, à savoir la chaleur, le froid, l’humidité, la sécheresse, et aussi ce qu’on appelle les qualités secondes, à savoir la couleur, l’odeur, la saveur et autres semblables ; et s’ils leur ont attribué une figure en dépit de leur si petite grandeur, caractérisée par sa mobilité, ils l’ont fait seulement dans le sens dont nous avons montré que Platon l’avait fait. Or je laisse de côté qu’ils les ont appelés non seulement mon£dej, « unités », et swm£ta, « corpuscules  » (c’est ainsi que Cicéron le traduit1), mais aussi kat’™xoc» t¦ swm£ta, « corps dans l’absolu », parce que ce sont des natures incorporelles, c’est-à-dire complètement « dépourvues de vide », ¢mštoca kenoà, et c’est en vertu de cette absence de vide qu’ils les qualifient aussi de plhr», mest¦, nast¦, « pleins », et aussi stere¦ kaˆ sklhr¦, « solides et durs ». Autre nom encore, et cela parce que tout est composé à partir d’eux, on les appelle non seulement ¢rcaˆ, « principes, commencements [primordia] » et stoice‹a, « éléments » ; mais aussi prîta megšqa, « premières grandeurs » ; et encore « semence et germe », panspermi¦ et « semences génitales des choses » et tîn Ôntwn Ûlh, « forêt des choses », c’est-à-dire matière. Mais leur nom le plus célèbre est assurément ¥toma, sous-entendu   I.Acad. [Cic., Ac., I, 2.]

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swm£ta, « corps », ou plutôt ¢tÒmoi, sous-entendu fÚseij, « natures » parce qu’ils ne sont pas susceptibles, dit Servius2, de « section », ¹ tom¾. C’est une raison sensiblement différente qui fait que l’on dit d’une stagon… aj, c’est-à-dire goutte d’encens mâle, qu’elle est ¥tomoj, et si l’on emploie cette épithète, ce n’est pas parce que ladite goutte est insécable, mais parce qu’elle jaillit d’elle-même et sans avoir été détachée de l’extérieur ; cela soit dit cependant en passant. Denys d’Alexandrie dit chez Eusèbe3 qu’ils sont appelés ¢tÒmoi di¦ t¾n sterrÒthta, « atomes à cause de leur indissociable solidité », ce que Cicéron avait lui aussi noté4. Assurément des corps assemblés ou composés [concreta seu composita], parce qu’ils ne sont pas complètement solides en tant qu’il y a du vide en eux, se divisent de façon variée et se subdivisent jusqu’à ce qu’on soit arrivé à ces corps premiers ; ceux-ci en revanche ne peuvent plus être divisés ensuite d’aucune façon ; aussi sont-ils dits « individuels, indivisibles, insécables, insectes, non partageables », ¢dia…reta, ¢mer¾, et parce que la nature ne connaît rien de plus petit, ¢nepaisqhta kaˆ ¥orata, lÒgñ qewrhq¦, « corpuscules insensibles, invisibles, perçus par l’esprit ». Or je crois bon de souligner que si l’on parle d’¥tomoj, ce n’est pas parce que ce corps, comme on le pense communément (et certains érudits l’interprètent ainsi, d’ailleurs), manquerait de parties et serait dépourvu de toute grandeur, n’étant donc rien d’autre qu’un point mathématique, mais parce qu’il est tellement solide et, pour ainsi dire, dur et compact qu’il ne permet aucune division, section ni déchirure, c’est-à-dire qu’il n’y a dans la nature aucune force qui puisse le diviser. On lit, chez Plutarque, une explication transparente d’Épicure5 : Kaˆ e‡rhtai ¥tomoj, oÙc Óti ™stˆn ™lac…sth, ¢ll’Óti oÙ dun£tai tmhqÁnai, ¢paq¾j oâsa, kaˆ ¢mštoctoj kenoà, « l’on emploie le terme d’atome non pas en raison de sa taille minuscule (c’est-à-dire de la taille d’un point) ; parce qu’il ne peut être coupé, puisqu’il ne peut subir de dommage et n’a pas de part de vide ». Il poursuit, éste ™¦n e‡ph ¥tomon, ¥qrauston lšgein, kaˆ ¢paqÁ, kaˆ ¢mštocon kenoà, « si bien que le mot atome signifie “qui ne peut pas être brisé ni subir aucun

2

    4   5   3

In Eclog.6. [Serv. : Commentaire sur les Bucoliques, VI, 31 sqq.] 14.Præp. [Eus., Præp., XIV, 23, 3.] I.de fin. [Cic., Fin., I, 6, 17.] I.plac.3. [Plut., Plac., I, 3, 877f.]

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dommage, qui n’a pas de part de vide” ». Ce que dit Ausone va dans le même sens6 : [257a] -------------- des principes Extrêmement déliés, qui échappent à nos regards Eet qui se composent de l’assemblage d’une série de petits atomes. Mais ces infiniment petits sont des corps solides, Ces divisions de la matière sont indivisibles

Et Leucippe certes, et Démocrite ont dit qu’ils étaient non seulement invisibles à cause de leur petitesse, ce dont témoigne Aristote7, mais aussi indivisibles, d’où Galien écrit8 qu’ils ont défini les atomes comme ¢qraÚstoi ¢pÕ smikrÒthtoj, « infrangibles à cause de leur exiguïté », mais Épicure ¢pÕ sklhrÒthtoj, « à cause de leur solidité » ; et Théodoret a visé ce point quand il dit9 : ¢dia…reton kaˆ ¥tomon kaˆ nastÕn, oƒ mšn di¦ tÕ ¢paqšj Ñnom£sqai fas…n, oƒ dš di¦ tÕ ¥gan smikrÕn, ¤te d¾ tom¾v, kaˆ dia…resin dšxasqai oÙ dun£menon, « Indivisible, atome, plein, sont pour les uns des noms qui tiennent à l’immunité de ces corps, pour d’autres à leur extrême petitesse qui ne peut évidemment subir ni sectionnement ni division ». Mais Épicure, comme cela est établi, a mieux évité le double sens qu’il était facile de lui reprocher et a pour ainsi dire prévenu l’objection. Pour autant, si nous devons en croire Simplicius10, Leucippe et Démocrite aussi ont rapporté la cause de l’insécabilité des atomes à leur impassibilité. Mais si nous devons en croire Achille Tatius11, Épicure l’a rapportée à leur exiguïté : kale‹ dš aÙt¦j ¢tÒmouj, À di¦ smikrÒthta ¢karia…aj tin¦j oÜsaj, À di¦ tÕ ¢fq£rtouj aÙt¦j enai, kaˆ m¾ tšmnesqai, « Il les appelle atomes, soit à cause de leur petitesse, car ils sont absolument minuscules ; soit parce qu’ils n’admettent ni altération ni division ». Si enfin nous devons en croire Philiponus, tant Leucippe et Démocrite qu’Épicure ont estimé12 que   de rat.lib. [Aus., Éclogues, VI, Définition de la livre, v. 4-8.]   I.Phys.4. [Arstt., Phys., I, 4, 187b.] & I.Gen.8. [Arstt., Gen. et corr., I, 8, 325a.] 8   I.de Elem. [Gal., De elementis ex Hippocrate libri ii, Kuehn volume 1 p. 418, ligne 16.] 9   4.Therap. [Théod., Ther., IV, 10.] 10   in 6.Phys.tex.I.com.I. [Simpl., Phys. ad. loc.] 11   In Arat.phæn. [A. Tat., De l’univers, 3, 2 = Isagoge in Arati Phaenomena, texte 1, commentaire 1.] 12   in I.Phys. [Philip., ad. loc.] 6 7

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« les atomes sont invisibles à cause de leur petitesse et indivisibles à cause de leur solidité ». Je crois de surcroît bon de remarquer que, pour ce qui est de la chose, Épicure ne fut pas le premier à introduire dans la philosophie la théorie des atomes ; mais que, pour ce qui est du mot, nous trouverons quantité d’auteurs qui lui en attribuent l’invention. Parmi eux se trouve Théodoret13, que nous avons cité un peu plus haut ; car après avoir enseigné que, pour Démocrite, les corpuscules sont nast¦, « pleins », mais pour Métrodore de Chios ¢dia… reta, « indivisibles », il ajoute : ‘Ep…kouroj Ð Nšokleouj etc. t¦ Øp’™ke…nwn nast¦, kaˆ ¢dia…reta d¾ klhqšnta, ¥toma proshgÒrasen, « Épicure fils de Néoclès, etc., appela atomes ce que ses prédécesseurs avaient nommé pleins et indivisibles ». Et si cela est vrai, il faut alors que Lactance se soit trompé, quand il attribue à Leucippe la trouvaille de ce nom14 ; de même que Sidoine Apollinaire quand il l’attribue à Archelaos (car c’est ce nom qu’il faut lire, et non pas Arcésilas) dans ces vers15 : Après eux Arcésilas conjecture que la masse de notre monde A été ordonnée par une intelligence divine Et qu’elle est composée de ces particules qu’il appelle lui-même atomes légers.

En tout cas, saint Augustin dit16 qu’Archelaos n’a pas constitué l’univers d’atomes, mais de « particules hétérogènes ». Mais je tais qu’Aristote parlant de Démocrite et de Leucippe rappelle17 que, s’ils n’ont pas dit expressément ¥toma megšqh, « grandeurs insécables », et cela seulement en fonction d’épithète comme tu peux le constater toi-même, de toute évidence ils l’ont pensé, de même qu’il leur attribue ailleurs18 d’avoir parlé de t¦ prîta megšqh, « grandeurs premières », et autres semblables ; mais quoi qu’il en soit du mot, [257b] pour ce qui est de la chose même, le fait qu’Épicure a emprunté à Démocrite la doctrine des atomes est très célèbre ; ce n’est pas que Démocrite ait parlé le premier des atomes en tant que leur premier inven  loc.cit. [Théod., Ther., IV, 10.]   cap.10 de ira Dei. [Lact., Ir., X.] 15   carm.15. [Sid. Apol., Carmina, Épithalame, XV, 94-6 ; les éditeurs modernes lisent aussi Arcésilas.] 16   8.civit.2. [Aug., Cit., VIII, 2.] 17   3.cæli 2. [Arstt., Cæl., III, 8, 307a]. I.de gen.2. [Arstt., Gen. et corr., I, 2, 316a.] 18   [Arstt., Cæl., III, 4, 303a.] 13 14

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teur, comme Minucius Felix l’a cru19, mais c’est que cet homme très pénétrant l’a mieux expliqué que tous les autres ; car c’est à ce titre qu’il faut excuser Cicéron de l’avoir désigné comme l’auteur des atomes20. Car il fut un disciple de Leucippe, et c’est Leucippe qui est le premier, s’il faut en croire Diogène Laërce21, à avoir retenu les atomes comme principes des choses. S’il faut l’en croire, dis-je, car il semble que ce ne soit pas non plus Leucippe qui aurait été le premier de tous à avoir disserté des atomes, vu que le stoïcien Posidonius, comme Sextus Empiricus le rapporte22, l’attribue à un Phénicien nommé Moschos ; et que Strabon rapportant le même fait ajoute23 que ledit Moschos a vécu avant l’époque de la guerre de Troie. Mais pour ne par remonter si haut dans le temps, il semble que d’autres philosophes ont retenu aussi les atomes, quoiqu’ils leur aient donné un autre nom. Nous avons déjà parlé de Pythagore et des pythagoriciens. Mais Empédocle a-t-il pu vouloir dire autre chose quand il a composé ses quatre éléments « de fragments tout petits dont il a pensé qu’ils sont comme les éléments des éléments », qraÚsmata ™l£cista o„one‹ stoice‹a ? C’est en tout cas ce que dit Plutarque24 qui ajoute qu’Héraclite [Heraclides] a introduit de la même façon y»gmati£ tina ™l£cista, kaˆ ¢merÁ, « des raclures minuscules et indivisibles ». Nous avons déjà indiqué que Platon a eu la même opinion25 qu’Empédocle, puisqu’il a comme lui divisé les quatre éléments en particules qui, di¦ smikrÒthta, « à cause de leur exiguïté » sont inaccessibles à l’œil et conçues seulement par l’esprit. C’est très certainement la raison pour laquelle Pachymère écrit26 que Platon, ainsi que Xénocrate, a posé des megšqh ¢dia…reta, des « grandeurs indivisibles ». Dois-je rappeler aussi les noms d’Héraclide du Pont et, après lui, d’Asclépiade de Bithynie qui ont 19

  [Minuc., Oct., XIX, 8.]   lib.de Fato. [Cic., Fat, X, 23.] 21   lib.9. [DL, IX, 30.] 22   adv.Phys. [Sext., M., 9, 363.] 23   lib.16. [Str., XVI, 2, 24 : « S’il faut en croire le témoignage de Posidonius, la théorie atomiste aussi est ancienne et remonte à Mochos de Sidon, né avant la guerre de Troie » ; faute typographique donc pour Mochos.] 24   I.plac.13. [Plut., Plac., I, 13, 883b.] 25   In Tim. [Plat., Tim., 43a 56c et 83d.] 26   l. de insecab.I.in cap.I. [Pachymère, George Pachymere, né en 1242, diacre de SainteSophie à Byzance, écrivit une paraphrase d’Aristote qui circula sous forme de manuscrit et fut publiée pour la première fois en 1560 à Bâle sous le titre Pachymeris Hieromnemonis in universam fere Aristotelis philosophiam, ici le De insectibilibus lineis, livre I, Chap. 1.] 20

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l’un et l’autre soutenu, comme le rapporte Sextus Empiricus27, l’existence d’¢n£rmoi Ôgkoi, « molécules non composées », dont Galien a dit qu’elles étaient la même chose que les atomes de Démocrite et d’Épicure28 ? Ou encore celui de Diodore dit Cronos qui, d’après le même Sextus Empiricus29, défend l’existence de ™l£cista kaˆ ¢mer¾ sèmata, « corps tout petits et impossibles à partager ». Pour ne pas faire trop long, et pour taire le nom de tous les autres qui ont expressément parlé des atomes, comme le médecin Mnésithée, que Galien évoque dans un autre passage et Artémidore dont parle Sénèque30, je me contenterai de demander pourquoi Lactance a explosé en ces mots31 : « Car d’où viennent ces corpuscules, et où sont-ils ? Pourquoi personne ne les a-t-il jamais imaginés que Leucippe, lequel en a instruit Démocrite, lequel laissa à Épicure cet héritage de sottise ? ». Et encore32 : « Ou bien Leucippe avait-il seul des yeux ? et seul une intelligence ? En tout cas il fut seul entre tous à se montrer aveugle et insensé au point de tenir des propos que n’aurait pu tenir aucun malade dans son délire, ni aucune dormeur dans ses rêves ! » Mais arrêtons là avec les auteurs de l’Antiquité. À notre époque a paru le remarquable René Descartes qui, retenant un monde non pas fini ni infini, mais indéfini, a eu lui aussi une conception analogue de la matière qui, après avoir occupé au tout début l’ensemble de l’espace, c’est-à-dire qu’elle était elle-même l’espace (car il ne distingue pas l’espace de l’extension corporelle, puisqu’il n’admet rien qui soit vide) a été broyée par Dieu de telle sorte [258a] qu’elle s’est défaite en particules qui sont comme les fragments d’Empédocle, ou les raclures d’Héraclite. Alors qu’Épicure pensait que les atomes avaient une mobilité innée, qui demeurait continuellement en eux, Descartes pense quant lui que Dieu a conféré à ces petits fragments individuels le mouvement qui reste constamment dans la nature, de telle sorte que, s’il est vrai qu’une chose qui en heurte une autre se prive ainsi de tout le mouvement qu’elle imprime à la seconde, ce mouvement ne se perd cependant pas, mais il persévère dans la seconde chose. Or il suppose que ces petits fragments étaient au début tous égaux, et il récuse le terme d’atomes, parce qu’il veut qu’ils soient divisibles, et cela non pas de façon 27

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3.hypot.4. [Sext., Hyp., III, 32.] in 6.Epidem.com.4. [Pseudo-Gal., De historia philosophica 18, 15.] [Sext., M., 9, 363.] 7.qq.nat.7. [Sen., Nat., VII, 13, 1 sqq.] 3.instit. [Lact., Inst., III, 17.] de Ira Dei. [Lact., Ir., X, 3.]

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finie ni infinie, mais indéfinie. Il ne voit pas qu’ils aient été sphériques dès le début, parce qu’il y avait entre eux de petits espaces vides ; mais qu’ils ont pris cette forme au fil du temps, dans la mesure où, étant anguleux et se déplaçant circulairement, ils eurent les angles abrasés, et il en résulta différentes petites sphères ; la matière très subtile arrachée par cette abrasion remplit tous les petits espaces qui étaient ménagés entre les sphères. C’est parce que certains étaient moins devenus de petites sphères qu’ils n’avaient pris une forme triangulaire en passant entre trois sphères qu’ils se retrouvèrent, constitués qu’ils étaient du reste de matière subtile, plus épais, plus anguleux, dotée d’une meilleure adhérence réciproque, plus lents ; sinon ils prirent la forme de petite colonne creusée de trois cannelures en vrille à la manière des escargots, alors que la matière encore plus subtile servit à fabriquer d’autres colonnes analogues, semblables par les mêmes connexions. Ces dernières sont devenues de petites poutres de trois degrés, c’est-à-dire comme il les appelle de trois éléments. Il appelle premier élément la matière subtile produite par cette abrasion  ; les sphères elles-mêmes sont le second élément ; le troisième est la matière cannelée. Le soleil est constitué du premier élément, de même que les astres fixes, puisque la matière subtile portée çà et là a créé différents tourbillons, selon le terme qu’il emploie, emprunté à Épicure, dont la giration est constante. Du second élément est fait le ciel, dans la mesure où les tourbillons furent violemment poussés par la giration de la matière subtile et entraînés dans la giration par son énergie. Du troisième élément, comme d’une écume repoussée à la périphérie, il fait les taches, comme par exemple les taches solaires, et dont il imagine que, si elles s’installent autour d’une étoile de telle sorte que celle-ci voit se ralentir son propre mouvement giratoire et se laisse donc entraîner dans celui d’une autre voisine ; dans ce cas, ou bien elle tourne autour d’elle et devient ainsi une planète, comme cela s’est passé pour Mercure, Vénus, la Terre et les autres autour du soleil, ou bien elle est lancée en ligne droite et devient une comète. Ensuite, pour constituer à la fois ces corps et tous les autres, plus petits, qui sont dans la nature, avec toutes leurs qualités et l’ensemble des phénomènes, il n’exige de ses petits fragments que ce qu’Épicure exige de ses atomes, à savoir la figure et le mouvement, qu’il leur accorde malgré leur extrême petitesse, de même que l’inclinaison et l’ordre, comme ce sera expliqué plus loin. Mais quant à savoir s’il a raison de nier que l’on finisse par arriver à des indivisibles ; de considérer que les petits fragments ont pu être mis en branle au début de manière à adopter un mouvement circulaire et à être usés par frottement, sans pour

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autant admettre de petits espaces vides, dans lesquels ils pourraient faire relâche ; quant à savoir s’il est possible que de petits fragments de matière subtile, ayant différentes figures, se rencontrent les uns les autres et rencontrent de petites sphères sans qu’il y ait entre eux de petits espaces vides ; et les autres questions de ce genre, nous pouvons y répondre grâce aux explications que nous avons données plus haut, d’une part, [258b] et d’autre part à celles que nous allons donner à l’instant et celles que nous donnerons encore par la suite. En effet maintenant étant donné que l’opinion la plus probable semble être celle qui pose que les atomes sont les principes des choses, une difficulté cependant s’impose tout d’abord à l’esprit, à savoir si la nature admet l’existence des atomes, voire si les atomes peuvent exister dans l’absolu. Il est vrai que s’y opposent tous ceux qui estiment que la division du continu ne s’arrête pas à des minima qui sont ensuite insécables, mais qu’il est divisible à l’infini, c’est-à-dire divisible en des parties toujours divisibles. Tels furent les disciples de Thalès et de Pythagore, comme cela est rappelé par Plutarque33 et après lui par Stobée34 (en passant note que chez Plutarque, après les termes tm»ta e„j ¥peiron, « coupés à l’infini » il semble qu’il faille suppléer les mots suivants DhmÒkritoj tš kaˆ ’Ep…kouroj t¦j ¢tÒmaj « les atomes de Démocrite et d’Épicure », etc. ; nous avons là sans doute un passage défectueux du premier livre des Opinions). Ce fut à leur suite l’opinion d’Aristote et de tous les péripatéticiens, dans le troisième livre de la Physique surtout35, dans lequel Aristote enrôle même Platon dans l’affirmation de la division à l’infini. Les stoïciens aussi d’après Diogène Laërce36 et Sextus Empiricus37 ; et, en un mot, les mathématiciens et tous ceux qui ont mesuré les problèmes que pose le fait de mettre des indivisibles à la base de la constitution du monde. C’est pourquoi il paraît indispensable de connaître parfaitement les preuves sur lesquelles les partisans des atomes fondent leur démonstration que les atomes existent, et surtout Épicure, et Lucrèce qui l’a imité38, puisque les textes analogues des autres auteurs n’ont pas résisté à l’injure du

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I.plac.16. [Plut., Plac., I, 16, 883d.] Ecl.Phys.17. [Stob., Ecl. I, 10,] cap.6. [Arstt., Phys., III, 6, 206b.] lib.7. [DL, VII, 150.] [ adv.Phys. [Sext., M, II, 123-126.] [Faute de typographie, il manque la ponctuation que je supplée.]

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temps ; puis nous devrons rechercher quels sont ces problèmes qui leur sont objectés. Il faut commencer par deux remarques : la première est qu’Épicure parle des insécables physiques, c’est-à-dire des corpuscules, dans lesquels la nature résout en dernier ressort les corps plus grands et qui, une fois que l’on est arrivé à ce stade de la résolution, sont eux-mêmes indissolubles, et il les considère comme indivisibles, parce que, alors que jusqu’à ce stade les parties du composé pouvaient être dissociées en vertu du vide présent dans sa texture, les particules mêmes qui restent tout à la fin ne contiennent en elles aucun vide, mais sont parfaitement et complètement solides, et excluent que l’on dissocie ou retire d’elles quoi que ce soit. De là vient que, selon la définition d’Épicure39, l’atome pl»rh tin¦ fÚsin ¤te oÙk œcousan Óph, ¼ Ópwj dialuq»setai, ce que je traduirais de la façon suivante « est une nature pleine, c’est-à-dire dépourvue de vide, et donc solide, car elle n’a pas de fissure par où ou par quoi il pourrait être dissous ». L’idée est ici que tout corps, qui est divisible et dissoluble, l’est à cause du vide qui est présent dans sa texture, qui s’interpose entre ses parties et permet à une force extérieure de les disjoindre par cet accès qu’il lui donne ; mais qu’en revanche un corpuscule qui est indissoluble et indivisible l’est parce qu’il est complètement plein et solide, et n’a rien en lui de vide qui puisse lui faire redouter la division de ses parties. Et vois comme Lucrèce exprime fort bien la chose40 : Et ces corps résistent aux assauts extérieurs, rien ne peut pénétrer leur texture et la défaire, aucune cause enfin ne les atteint ni ne les ébranle, comme je l’ai démontré un peu plus haut. Sans vide, rien ne peut être écrasé, broyé, coupé, fendu [259a] rien n’absorbe plus l’eau, ni le froid mordant ni le froid pénétrant qui ont raison de tout.

La seconde remarque, c’est que Lucrèce nous enseigne que l’argument que les atomes ne sont pas accessibles aux sens en soi et séparément, mais échappent très largement à toute vue, fût-elle la plus perçante, en raison de leur finesse, n’est pas suffisant pour nous conduire à nier l’existence des atomes. C’est cela même dont Platon nous avertit pour ses propres corpuscules, quand   Ad Herod. [DL, X, 41. J’adapte ici la traduction.]   lib.1. [Lucr., I, 528-35.]

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il dit41 : « Or, toutes ces figures, il convient de les concevoir si petites que, dans chaque genre, aucune ne puisse jamais, à cause de sa petitesse, être perçue par nous individuellement. Au contraire, lorsqu’elles se groupent, les masses qu’elles forment sont visibles ». Mais parce qu’il ne manque pas d’auteurs qui préfèrent croire à Lactance plus que Platon lui-même, qui dit42 : « Si ce sont des corpuscules, qui plus est solides, comme ils le disent, ils doivent tomber sous les sens et être visibles ? », il convient d’ajouter les différents exemples que Lucrèce propose de corps dont nul ne nie qu’ils existent même s’ils échappent à l’acuité de l’œil. Il commence ainsi43 : Mais de peur que tu n’ailles te défier de mes paroles parce que les principes des choses échappent à notre vue, considère enfin les corps dont tu dois admettre l’existence réelle et pourtant invisible.

Il présente alors de cette manière l’exemple du vent44 : Le vent, d’abord : il cingle la mer en rafales, coule les grands navires et chasse les nuées, parfois il court en trombe à travers les plaines, les jonche de grands arbres ou dévaste les hauteurs d’un souffle, fléau des forêts. Tel en sa rage, sifflant, bruyant, grondant, se déchaîne le vent. Les vents sont donc assurément des corps aveugles qui balaient la mer, la terre, les nuages enfin et les emportent dans un brusque tourbillon.

Et en les mettant dans un même ensemble, l’exemple de l’odeur, de la chaleur, du froid, du son45 : Les diverses odeurs, nous les sentons aussi mais ne les voyons jamais affluer à nos narines. Nous ne discernons pas la chaleur, le froid ni le son ; pourtant, ils doivent tous posséder une nature corporelle puisqu’ils émeuvent nos sens. Toucher, être touché est l’apanage du corps. 41

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In Tim. [Plat., Tim.56c.] 3.instit. [Lact., Inst., III, 17.] lib.1. [Lucr., I, 267-70.] [Lucr., I, 271-89.] [Lucr., I, 293-304.]

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Du liquide qui se condense et s’évapore secrètement46 : Sur le rivage où brisent les flots, le linge suspendu devient humide ; étendu au soleil, il sèche. Or nous ne voyons pas comment l’eau s’est déposée, ni à rebours comment elle a fui sous la chaleur. L’eau se disperse donc en parties minuscules que les yeux ne peuvent voir d’aucune manière.

Et l’exemple de ce qui différents corps perdent de leur matière à force de frottement47 : Et puis, les retours du soleil multipliant les années, l’anneau au doigt s’amenuise d’être porté, la goutte d’eau creuse la pierre, le fer courbé de la charrue se ronge secrètement dans les champs, le pavé des routes, piétiné par la foule, en présente l’usure et, devant les portes des villes, les statues de bronze montrent leur main droite amincie [259b] par le toucher fréquent des passants qui les saluent. Nous voyons donc que ces objets diminuent par usure, mais le spectacle des corps qui s’en échappent sans cesse, envieuse, la nature de la vue nous l’interdit.

Enfin l’exemple de ce qui assure l’augmentation et la diminution des choses naturelles48 : Ce qu’enfin les jours et la nature attribuent aux êtres, peu à peu, les forçant à croître avec mesure, nul regard, si perçant qu’il soit, ne peut le saisir, et quand ils vieillissent, décrépits par le temps, non plus que les rochers rongés par le sel marin, ils ne nous laissent voir leurs pertes de chaque instant. La nature accomplit donc son œuvre avec des corps aveugles.

Ces remarques étant faites, la première raison que donne Épicure pour affirmer que l’existence des atomes est nécessaire est la même que celle dont Aristote se sert pour prouver qu’il y a dans les choses une matière première, 46

  [Lucr., I, 311-21.]   [Lucr., I, 305-10.] 48   [Lucr., I, 322-8.] 47

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native et incorruptible, et qui préexiste à toutes les choses qui s’engendrent d’elle et qui survit à toutes les choses, qui se résolvent en elle à la fin49. Or les atomes d’Épicure ne sont rien d’autre que cette matière, immuable, c’est-àdire non sujette à la naissance et à la mort ; et la seule différence entre les deux, c’est qu’il veut que la résolution selon la nature s’arrête à des corpuscules insécables, tandis qu’Aristote n’a pas de matière qu’il décrive dans laquelle la résolution se soit faite en dernière instance. Cette raison est contenue dans le texte originel50 d’Épicure de la Lettre à Hérodote51, où j’ai puisé un peu avant la définition de l’atome, et dont le sens est à peu près le suivant : Alors que la nature ne fait rien à partir de rien et ne réduit rien à rien, il convient que quelque chose survive à la dissolution des assemblages [concretiones] qui ne puisse être résolu ni subir aucune transformation. Et nous voyons certes que la nature résout les corps dans des particules extrêmement que menues (car, pour prendre un exemple, imagine la subtilité qu’elles doivent avoir, dans le cas de la nourriture qui se dissout, pour que ce qui demeure d’aliment, une fois les excréments rejetés d’une façon ou d’une autre, soit distribué dans toutes les parties du corps même les plus petites), mais la nature arrête quelque part cette résolution et ne divise pas à l’infini ni infiniment. Car la force de la nature est définie ; et puisqu’il est besoin d’un temps infini pour parcourir un espace infini, la nature n’engendrerait jamais rien de nouveau, s’il lui fallait commencer par dissoudre à l’infini les corps anciens. C’est à coup sûr la raison pour laquelle Aristote, dans le passage précité52, veut que l’on parvienne à une matière dernière, et, jugeant absurde e„j ¥peiron enai, « que cela se défasse à l’infini », conclut, ¢n£gkh d¾ stÁnai, qu’« il faut donc nécessairement un point d’arrêt ». Il doit donc subsister, une fois la dernière résolution faite, des particules minuscules qui sont indissolubles (car si elles étaient encore dissolubles, la résolution à laquelle on arrive avec elles ne serait pas la dernière, contrairement à l’hypothèse, et c’est cette nouvelle résolution qui pourrait être considérée comme la dernière). C’est pourquoi il reste des particules qu’il est permis d’appeler ¢tÒmoi kaˆ ¢metabl»toi, « indivisibles et non transformables ». Lucrèce par suite 49   12.met.3. [Arstt., Met., L, 3, 1070a.] & I.Phys.9. [Arstt., Phys., I, 9, 192a.] 50   [Contextus : Gassendi emploie ce terme quand il renvoie au texte même d’Épicure, et non pas au commentaire par Diogène Laërce.] 51   [DL, X, 41.] 52   loc.met.cit. [Arstt., Met., L, 3, 1070a.]

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donne sa propre version de cet argument en déduisant que Si [sic] dans leur résolution extrême les choses parvenaient à rien plutôt qu’à quelque chose de solide, tout aurait déjà dû être réduit à rien depuis longtemps et que tout ce qui est maintenant devrait être refait à partir de rien53 : [260a] En outre, si la matière n’avait été éternelle, l’ensemble des choses serait déjà retourné au néant pour en naître à nouveau tel que nous le voyons. Et comme j’ai dit que rien ne se crée de rien, que nulle créature à rien ne se réduit, il doit donc exister des éléments immortels, en lesquels chacune se résout à l’instant suprême, pour que la matière suffise à réparer les choses.

Dans ces vers cependant, nous devons comprendre le « rien ne se crée de rien » en termes de forces naturelles, de même aussi que les mots « matière éternelle » ou « élément immortel » doivent être compris dans le sens avec lequel nous avons l’habitude d’interpréter le caractère natif et incorruptible de la matière aristotélicienne, c’est-à-dire dans un sens tel que nous comprenions seulement qu’il a voulu dire que la matière des choses persévère pendant toute la durée du monde sans avoir perdu aucune de ses portions, depuis le premier moment où elle a été créée, et sans qu’aucune de ses portions soit partie dans le néant. Or Lucrèce conclut54 : Ces éléments sont donc d’une simplicité solide, sinon ils n’auraient pu se conserver d’âge en âge et depuis un temps infini renouveler le monde.

Et, dans l’intention de démontrer que la nature s’arrête à une résolution dernière et ne procède pas à une résolution infinie, il ajoute55 : Enfin, si la nature n’avait mis de borne à la division, les corps premiers seraient si fragmentés par le temps que rien désormais ne pourrait dans un délai fixé être conçu par eux ni atteindre au terme de sa vie. Nous voyons en effet toute chose au monde se détruire plus vite qu’elle ne se refait ; ainsi, ce que la durée   lib.1. [Lucr, I, 540-6.]   [Lucr, I, 548-50.] 55   [Lucr, I, 551-64.] 53 54

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146 Le Principe matériel, c’est-à-dire la matière première des choses longue, infinie des jours et de tout le temps passé aurait jusqu’à présent brisé, détruit, dissous, jamais le reste du temps ne pourrait le réparer. Mais, en réalité, une limite de fragmentation reste fixée puisque nous voyons toute chose se refaire en conservant toujours un délai limité pour atteindre en chaque espèce la fleur de son âge.

Et parce que l’on pourrait répondre que, s’il est vrai que la nature ne procède pas à l’infini, cela n’implique cependant pas qu’elle parvienne à la résolution dernière, alors que pourraient survivre des pour ainsi dire Ôgkoi, soit des molécules ou petites sphères qui échappent à la résolution, il s’emploie à réfuter cette objection par deux arguments. Le premier est que si des molécules de ce genre n’étaient pas imaginées comme existant à un point profond à l’intérieur, la matière des choses serait inadaptée pour les changements et formes innombrables auxquelles elle doit être pliée56 : Enfin, si la nature créatrice des choses avait pour loi de les réduire toutes à leurs parties minimales, elle ne réussirait plus à rien refaire avec elles, car si les principes n’étaient enrichis de parties ils ne pourraient avoir ce qu’il faut à la matière génératrice, liaisons, poids, chocs, rencontres et mouvements divers grâce auxquels tout se forme.

Le second argument, c’est que si ces molécules sont soumises à des rencontres et des coups infinis, il est impossible qu’elles ne finissent pas par s’en retrouver complètement dissoutes, au terme d’un temps si long57 : [260b] S’il n’est aucune limite à la fraction des corps, il faut cependant que de l’infini du temps à nos jours tous les corps des choses demeurent, sans avoir encore subi aucun dommage ; mais comme ils seraient de nature fragile, il est absurde qu’ils aient pu durer infiniment, heurtés de chocs innombrables à travers les âges.

56

  [Lucr, I, 628-34.]   [Lucr, I, 577-83.]

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J’ajouterais ici une troisième raison qu’Épicure, selon Plutarque, a avancée, si le passage n’était si manifestement corrompu. Car on lit dans le premier livre des Opinions58 : “Oti dš ™stin ¥tomoj, s£fej, kaˆ  g¦r ™stin stoice‹a ¢eˆ Ônta, kaˆ zîa ken¦, kaˆ ¹ mon¦j. Car on ne peut vraiment pas dire ce que sont t¦ zîa ken¦ et à quoi ils ressemblent, ni comment ¹ mon¦j pourrait aller avec le reste de la phrase, si on la laisse inchangée. À moins qu’il ne faille peut-être plutôt lire ™n tû kenû kinoÚmena, ou bien ¢pÕ toà kenoà kecwrismšna, ou bien, si tu préfères, diorizÒmena, ou un autre texte semblable ? Ou bien faut-il garder le mot mon¦j, qui, comme nous l’avons dit, a servi auparavant à désigner l’atome, mais changer les termes zîa ken¦ de manière à lire tÕ kenÕn, de telle sorte que l’interprétation de tout le passage pourrait être la suivante : « L’existence de l’atome est un fait d’évidence ; puisque le vide et l’unité sont des éléments éternels de l’univers ». Mais j’introduis le mot « univers », pour éviter que l’on ne soupçonne, à la lumière des explications que je vais donner par la suite, que le vide serait un élément, c’est-à-dire une partie des corps composés [concretorum], comme il l’est de l’univers. Quoi qu’il en soit, l’existence de l’atome peut se conclure de ce que, de même qu’il y a dans l’univers un vide tellement pur qu’il n’y a en lui aucun corps, il y a tout pareillement quelque chose de corporel tellement solide qu’il n’y a aucun vide en lui. Lucrèce semble avoir songé à cela quand il dit59 : Mais d’autre part, s’il ne s’étendait aucun vide, tout ne formerait qu’un solide et réciproquement, sans corps aveugles emplissant la place qu’ils occupent, tout l’espace existant serait un vide absolu. Puisqu’il n’est ni tout à fait plein ni tout à fait vacant, nul doute : matière et vide se délimitent l’un l’autre. Il existe donc des corps définis ayant pouvoir de différencier dans l’espace le vide par le plein.

58   cap.3. [Plut., Plac., I, 3, 877f. ; les éditeurs modernes constatent que le passage et altérés mais n’adoptent pas la correction de Gassendi.] 59   [Lucr, I, 520-7. NB, v. 521, Gassendi substitue cæca à certa, « aveugles » à « certains », leçon adoptée par les éditeurs modernes.]

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Or il avait montré que les deux natures devaient être distinctes l’une de l’autre, et pures, de telle sorte que ni l’une ni l’autre ne comportassent autre chose qu’elle-même60 : Puisque nous avons découvert une double nature bien différente en ses deux composants, le corps et le vide où toute chose s’accomplit, il faut que chacun d’eux existe par soi, pur. Là où l’espace que nous nommons le vide est vacant, il n’y a point de corps ; en revanche, là où se tient le corps, il n’existe absolument pas de vide. Les corps premiers sont donc solides et sans vide.

Et en supposant qu’il y a dans les choses composées [res concretæ] qu’il nomme [genitæ] « les choses engendrées » différents petits espaces vides qui s’insèrent dans leur texture, il a pour cette raison ajouté que ces espaces vides ne pourraient être retenus sur place s’il n’y avait des corpuscules solides autour d’eux pour le retenir 61 : De plus, comme le vide existe dans les choses, il faut de la matière solide tout autour, car, véritablement, on ne saurait admettre qu’une chose en son corps cache et retient un vide, à moins de supposer un contenant solide. [261a] Or il n’est rien d’autre qu’un agrégat de matière qui soit capable de tenir le vide enclos. Donc la matière, étant constituée de corps solides, a le pouvoir d’être éternelle, quand tout se désagrège.

Et il accompagne ce raisonnement d’une quasi preuve, au demeurant remarquable. En effet, parce qu’il est manifeste qu’il y a dans la nature à la fois des corps durs et des corps mous, il explique que, si l’on postule des principes solides, il pourrait s’engendrer à partir d’eux non seulement des choses dures, comme c’est le cas avéré, mais aussi des molles, puisque ce qui se condense à partir d’eux, pourrait se ramollir par introduction de vide. Mais que si au contraire on suppose des principes mous, sans doute des choses molles pourront se constituer, mais l’esprit ne pourra rien concevoir qui permette d’ex60

  [Lucr, I, 503-10.]   [Lucr, I, 565-76.]

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pliquer pourquoi des dures pourraient se constituer, en l’absence de toute solidité, qui est le fondement de la dureté62 : Enfin, malgré la parfaite solidité des atomes, on peut rendre compte de tous les corps mous venant à se former, l’air, l’eau, la terre et le feu, expliquer le moyen et la cause de leur naissance, dès lors que le vide existe, mêlé aux choses. Supposons au contraire que les atomes soient mous, expliquer la création des roches dures et du fer devient impossible car foncièrement toute la nature manquera d’un principe fondateur. Les atomes se prévalent donc d’une solidité parfaite. Quand leur assemblage est plus serré, toute chose peut être compacte et offrir une forte résistance.

Or je laisse de côté la raison que Lucrèce ajoute à propos de la constance dont la nature fait preuve à de multiples occasions, par exemple en prolongeant jusqu’à une limite fixe la force des animaux, leur développement et leur vie ; en imposant à chaque genre ses propres distinctions et caractéristiques, toujours les mêmes ; ce qu’elle ne serait pas capable de faire si elle n’utilisait des principes certains et constants, et qui ne sont donc pas soumis à la dissolution et au changement63 : Concluons : puisque les êtres ont, selon leur espèce une limite donnée de croissance et de vie, puisque la capacité de chacun d’eux est fixée inviolablement par les pactes de la nature et que, loin de changer, tout demeure constant jusqu’aux divers oiseaux qui successivement présentent sur leur corps les marques de l’espèce, il leur faut donc aussi un corps de matière immuable. Oui, c’est l’évidence, car si les éléments premiers pouvaient se modifier, cédant à quelque cause, ce qui peut naître ou non ne serait plus fixé, non plus que le système par lequel toute chose possède un pouvoir limité, borne profonde et stable, et les générations n’auraient, en chaque espèce, 62

  [Lucr, I, 511-9.]   [Lucr, I, 584-98.]

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150 Le Principe matériel, c’est-à-dire la matière première des choses tant de fois reproduit la nature et le caractère, le mode d’existence et les mouvements des parents.

Je laisse de côté ce point, dis-je, pour n’ajouter que deux autres raisons que j’emprunte à la Lettre à Hérodote citée, et qui, tout en apportant une nouvelle confirmation, renvoient en soi à la controverse particulière sur la division à l’infini de la grandeur. Dans ce passage donc, Épicure suppose, comme notre traduction le rend tout à fait clair, [261b] que l’on procède à la division progressive de la grandeur, d’une partie à l’autre (et Épicure appelle ici ces parties Ôgkoi, c’est-à-dire masses ayant des parties semblables64), de la façon suivante : si la grandeur est divisée en deux parties, dont chacune sera à son tour divisée en deux, et deux de celles-ci encore en deux, et si la grandeur est de la même manière divisée en dix parties, dont chacune sera divisée à son tour en dix, et ainsi de suite, ou si elle est divisée en n’importe quel nombre de parties (qui, ajoutées les unes aux autres, sont égales au tout), comme quand une grandeur est divisée dans le nombre de parties que tu veux, égales entre elles, comme par exemple des orgya [brasses], pieds, doigts, etc., il prouve alors qu’il est impossible, dans un corps fini, de trouver des parties infinies, qui se plient à l’infini à cette division, d’abord dans ces mots65 : « En effet, si l’on vient à affirmer que ces corpuscules sont e nombre illimité dans un corps quelconque, ou de n’importe quelle taille, il n’y a pas moyen de penser comment cela est possible : comment ce corps serait-il encore limité en grandeur ? Il est évident en effet que ces corpuscules en nombre illimité ont eux-mêmes une certaine taille ; et la grandeur constituée par ces corpuscules, quelle que soit leur taille, sera aussi illimitée ». Puis dans ceux-ci66 : « D’autre part ce qui est limité a une extrémité que l’on peut distinguer, même si on ne peut l’observer en soi, et il n’est pas possible de ne pas penser comme tel ce qui la suit, et ainsi, suivant la succession, en allant de l’avant, il n’est pas possible d’arriver par la pensée, en suivant ce qui est tel, au résultat que l’illimité existe ». La première de ces raisons, pour dire un mot de chacune des deux, semble être de nature à rendre à ce point paradoxale et absurde même dans son apparence l’affirmation célèbre et courante sur la possibilité de diviser la grandeur à l’infini qu’il est permis de trouver étonnant qu’elle ait toujours pu trouver à ne pas déplaire à tant de grands hommes. De quoi s’agit-il ? Avoir 64

  [DL, X, 52.]   [DL., X, 57.] 66   [DL., X, 57.] 65

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sous la main une grandeur circonscrite de toute part dans ses limites et admettre cependant à l’intérieur de ces limites une infinité des parties qui la composent, de telle sorte qu’elle peut être divisée en elles ? Assurément même s’il y a des arguments en faveur de cette infinité, auxquels il n’est pas aisé de répondre, pourquoi ne jugerions pas bon de soupçonner cependant que se cache dans ces arguments l’occasion d’un sophisme, invisible s’entend, plutôt que de concéder une chose qui paraît à ce point choquante et si contradictoire aux sens et même à la raison ? Il est impossible de réfuter les argumentations dont Zénon se sert pour démontrer qu’il n’y a pas de mouvement, dans la mesure où elles supposent la division à l’infini ; pour autant elles sont impuissantes à persuader qui que ce soit que le mouvement n’existe pas parce que l’évidence des sens rend certain que quelque sophisme se cache dessous. Ne devons-nous pas douter aussi si les argumentations analogues qui établissent la division, et cela sans pouvoir être réfutées, ne sont pas néanmoins trompeuses, à ceci près que la contradiction n’est pas assez évidente entre la proposition que l’univers est fini et terminé de toutes parts, et la proposition qu’il y a cependant en lui des parties infinies ? À moins que cet univers ne soit autre chose que l’assemblage de parties, ou que toutes les parties prises ensemble puissent valoir plus que le tout ? Et y aura-t-il d’ailleurs quelqu’un qui comprenne que le pied du ciron [262a] (chose d’une si petite circonférence) regorge à ce point de parties qu’il puisse être divisé en mille milliers de myriades de parties, dont chacune puisse être ensuite à son tour divisé en mille milliers de myriades de parties, de telle sorte que chacune d’entre elle puisse l’être en autant de parties, et n’importe laquelle des nouvelles à son tour et ainsi de suite, loin qu’il soit jamais possible de parvenir aux particules les plus petites, même si cette division se fait en moments singuliers  non pas tels qu’ils puissent se distinguer en une heure, en un jour, en une année, en mille ans, mais en mille milliers de myriades d’années et une fois ces années écoulées encore le même nombre par surcroît et cela à l’infini ? Et qui encore comprendrait que l’ensemble du monde ne peut se diviser en plus de parties que le plus minuscule des cirons ? Car ils imaginent que, si l’on divise le monde dans le nombre de particules que l’on veut, hé bien on peut en prendre le même nombre dans le pied d’un ciron, car elles ne sont pas moins inépuisables et ne doivent pas davantage voir s’arrêter leur division. Vois Archimède qui, à force de calcul, découvrit que si on supposait que l’ensemble du monde, auquel il ne donnait pas la taille qu’on lui reconnaît généralement, mais qu’il voulait de la taille que lui ont assignée jadis Aristar-

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que, et aujourd’hui Copernic, était résolu en particules si fines qu’une graine de pavot en contienne dix mille d’entre elles, alors le nombre de ces si petites particules dans lesquelles le monde serait résolu serait compris dans une série de 64 chiffres placés après 10 000 ; et ils proclament cependant que la pointe du pied du ciron non seulement peut être résolue en particules par analogie, mais que chacune des particules ainsi obtenues puisse l’être en autant de fois, et ainsi de suite, de telle sorte que non seulement 64 chiffres après 10 000, mais même une série innombrable ne suffiraient pas à les exprimer. Et devonsnous vraiment nous étonner qu’Arcésilas67, quand il se moquait des stoïciens, a fait rire son école chaque fois qu’il évoquait la jambe amputée, putréfiée et jetée dans la mer dont ceux-ci admettaient qu’elle pouvait se résoudre et se mêler à la mer en totalité de sorte que non seulement la flotte d’Antigone naviguât sur la jambe, mais également les mille deux cents navires de Xerxès engageassent dans une jambe leur combat naval contre les trois cents trirèmes des Grecs dans une jambe. Devons-nous nous étonner de ce que Plutarque en rie, comme il rit aussi de ce que Chrysippe a admis par suite, à savoir qu’une seule goutte de vin peut se mêler à toute la mer et même parvenir au monde entier68 ? Étonnons-nous plutôt de ce qui s’en déduit, à savoir que le pied du ciron égale le monde, et pas seulement le monde, mais aussi, pour reprendre l’objection de Lucrèce, l’univers infini lui-même ; et que quelle que soit la minuscule petitesse de ce minuscule petit pied, il n’en est pas moins infini. Voilà comment il exprime cela69 : Et faute d’un minimum, les éléments les plus petits seront constitués d’une infinité de parties, puisque la moitié d’une moitié toujours aura une moitié, sans limite à la division. Quelle différence existera-t-il encore entre l’ensemble et la plus petit des choses ? Aucune : si infini que soit foncièrement l’ensemble universel, les corps les plus petits seront constitués de parties tout aussi infinies.

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  [Plut. Adv. stoic., 1078c.]   [Plut., Adv. Stoic., 1078e. Pour Chrysippus, in Stoicorum Veterum Fragmenta, 3 vols. éd. von Arnim, Leipzig 1903-5, vol.ii, Fragment 480.] 69   [Lucr, I, 615-22.] 68

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[262b] C’est à juste titre qu’il conclut de la façon suivante70 : Mais la droite raison se révolte et proteste : l’esprit ne peut le croire, enfin tu dois te rendre. Admets donc l’existence d’éléments sans parties minima de la nature, admets en corollaire des atomes solides, éternels, il le faut.

L’échappatoire71 aristotélicienne est ici72 : « Pour ces raisons, une infinité n’est pas créée en acte à partir de ces parties ; car ces parties ne sont pas infinies en acte mais seulement en puissance ; c’est pour cela qu’ils créent une infinité seulement en puissance, qui est finie en acte ». Cependant toute chose continue soit n’a aucune partie en acte, soit en a en acte une infinité. Car si tu appelles parties en acte celles qui sont divisées en acte, aucune chose n’a de partie en acte, pas même deux ou trois, puisqu’elle les contient de manière indivise. Mais si elle en a ne fût-ce que deux en acte, pouvant être divisée en deux en acte, il est nécessaire de dire qu’elle en a une infinité en acte, pouvant être divisée en infinité en acte. Et tu ne dois pas dire que cette division soit jamais accomplie ou terminée en acte, mais que le sens est seulement que jamais le continu n’est divisé en tel ou tel nombre de parties sans pouvoir être divisé en davantage de parties. Assurément, de même que l’on ne nie pas qu’il y a deux parties dans le continu, même s’il se fait peut-être qu’on ne doive jamais le diviser en icelles, ainsi ne doit-on pas nier qu’il y en a une infinité même si on ne doit jamais le diviser en icelles. En effet, et du reste, je te le demande, alors que ces divisions et sub-divisions à l’infini permettent de dégager toujours plus de parties en acte, penses-tu que ces parties qui peuvent être dégagées sont d’un nombre déterminé, ou pas ? Si tu dis que 70

  [Lucr, I, 623-7.]   [Gassendi utilise ici, comme dans toute la suite de sa réflexion, le terme d’evasio, qui n’est pas classique, mais relève de la scolastique moderne, où il signifie « échappatoire », ou « mise en fuite ». On trouve aussi l’expression evasio adversariorum, qui veut dire quelque chose comme « la fuite des adversaires », au sens où ils préfèrent s’enfuir plutôt que d’affronter le problème. Le lexique d’argumentation scolastique est alors très guerrier. Par exemple par exemple Guillaume Dagoumer (un scolastique de la Sorbonne du début du XVIIIe siècle) l’utilise pour parler de Descartes, il évoque Cartesii timidam responsionem, seu potius evasionem (sur la question des vérités) : cela signifie que la réponse de Descartes n’en est pas vraiment une, plutôt un échappatoire utile, une fuite devant le problème. Je tiens à remercier Jacob Schmutz pour ces précisions. 72   3.& 6.Phys. [Arstt., Phys., III et VI.] 71

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oui, elles n’auront pas de matière pour satisfaire à la division à l’infini. Si tu dis que non, donc elles sont infinies en acte. Et certes, comment le continu n’arriverait-il pas enfin à son terme, s’il ne possède pas en acte des parties infinies, c’est-à-dire des parties qui, par leur infinité, font qu’il est inépuisable ? Car pour que ces parties puissent en être déduites, il a fallu en réalité qu’elles préexistent en lui en acte ; sinon comment auraient-elles pu être déduites de lui ? De même, ces parties qui doivent être déduites de lui doivent être en acte, car autrement elles ne pourraient être déduites. Qui plus est, elles sont infinies, puisqu’on concède qu’elles peuvent être déduites inépuisablement, c’est-à-dire que l’on peut en déduire toujours plus sans arriver à aucun terme. Il y en a qui ajoutent à l’échappatoire d’Aristote73 que le continu ne s’étend pas à l’infini ; car il résulte de parties qui ne sont pas liées entre elles, mais de parties qui sont de toutes sortes, et dont on admet qu’elles sont limitées, car elles se maintiennent entre les extrêmes d’un corps. Mais tout d’abord cela ne vaut rien ; car puisque toute chose est constituée des parties en lesquelles elle se résout, le continu sera constitué des parties en lesquelles elle se résout puisqu’il se résoudra en elles. Ensuite, alors que chacune des parties quel qu’en soit le nombre est continu, cette partie peut être divisée à son tour en autant de parties quel qu’en soit le nombre, et n’importe laquelle d’entre elles en autant d’autres et cela à l’infini, au point que la division revient à des parties ayant des parties semblables, et la difficulté n’est pas résolue. L’échappatoire de Chrysippe, telle que la présente Plutarque, est de dire en réponse à l’objection faite aux stoïciens que le monde n’aura pas plus de parties que l’homme74 : « Si l’on nous demande de combien de parties nous sommes faits, nous devons [263a] énumérer les plus grandes, comme la tête, le tronc et les membres. Mais si nous sommes interrogés instamment sur ce que sont les plus petites parties, nous ne devons pas dire de quelles parties nous sommes faits, si nous sommes faits de tel ou tel nombre de parties, si nous sommes faits de parties finies ou infinies » Plutarque y oppose par conséquent un raisonnement remarquable, à savoir que cet argument contredit le bon sens, et donc ne résout pas la question, et que c’est exactement comme si quelqu’un disait qu’un raisonnement ne consiste pas en propositions vraies ou fausses etc. D’où, et parce que l’échappatoire cartésienne est la même que celle de Chrysippe, en tant qu’il dit du nombre des parties dans   loc.cit.   [Plut., Adv. Stoic., 1079b-d ; Chrysippus, Stoicorum Veterum Fragmenta, vol. ii, fragment 483.] 73 74

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lesquelles la matière et ses petits fragments peuvent être divisés qu’il n’est ni fini, ni infini, mais indéfini, on peut, en se fondant sur le fait qu’être fini et être infini, c’est-à-dire non fini (car c’est la même chose) sont deux choses contradictoires et que, selon la loi de non contradiction, quand un membre est nié, l’autre doit être affirmé, on peut, dis-je, lui faire la même objection qu’à Chrysippe, à savoir qu’il va à l’encontre du bon sens de ne pas affirmer la seconde proposition, quand on nie la première, c’est-à-dire le fait que les parties soient en nombre fini, pour nier également que les parties seraient en nombre infini. Ensuite, il ne suffit pas d’ajouter qu’elles sont indéfinies, c’està-dire d’un nombre tel que nous ne savons pas le définir (c’est cela même que Chrysippe voulait dire lui aussi, à savoir non pas que les parties sont de tel ou tel nombre, mais qu’elles sont soit moins nombreuses soit plus nombreuses que nous ne le savons) pour régler la question. Car il ne s’agit pas de débattre de la situation des parties par rapport à notre connaissance ou à notre ignorance, mais de savoir ce qu’elles sont en soi, ou absolument, à savoir finies ou infinies, puisqu’il faut bien qu’elles soient l’un ou l’autre, et que notre connaissance ou notre ignorance n’y peut rien changer. Car, troisièmement, c’est exactement comme de demander si le nombre des étoiles est pair ou impair. Ou bien, pour ne pas faire le lit à la tergiversation autour de l’indéfinité attribuée au monde, prenons l’exemple des pièces de monnaies qui sont dans un coffre : sont-elles en nombre pair ou impair ? On pourrait répondre que le nombre n’est ni pair ni impair, mais indépair. De même qu’il jouerait avec les mots et éviterait ainsi que le nombre des pièces soit l’un ou l’autre, c’està-dire soit pair, soit impair, de même semble-t-il être un pur jeu de mots que de dire que les parties ne sont ni finies ni infinies, mais indéfinies, alors que néanmoins elles sont l’un ou l’autre ; et le fait d’être indéfini, non plus que celui d’être indépair, ne peut être interposé comme une position moyenne entre deux propositions contradictoires. Nous n’avons pas besoin de nous attarder sur le second argument ; car en peu de mots, c’est le même que le premier de ceux que Zénon a objectés à Aristote, qui a semblé les résoudre, mais en réalité ne les a pas résolus. Car Zénon prétendait que la divisibilité à l’infini supposée des parties impliquait que rien ne bougeait et que le mouvement ne pouvait même pas commencer, puisque le mobile posé au point de départ du mouvement ou à l’autre extrémité ne pourrait jamais dépasser ce point de départ et être déplacé dans l’espace. Car l’espace étant divisé en deux moitiés, le mobile devra d’abord parcourir la moitié la plus proche de lui avant la plus lointaine ; et parce que cette

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première moitié a elle aussi deux moitiés, c’est pourquoi il devra parcourir la moitié la plus proche avant la plus lointaine ; et comme des moitiés de moitiés se présenteront de la même façon à l’infini, en divisant on n’arrivera jamais à une moitié qui sera la dernière et qu’il sera possible de dépasser sans devoir en parcourir avant une infinité, même l’infini est ce qui ne saurait être parcouru, comme on dit communément75. [263b] Et nous avons un second raisonnement du même Zénon, tout proche de celui-ci, selon lequel, si l’on suppose la divisibilité à l’infini des parties du temps elles aussi, il prétendait qu’il s’ensuivrait qu’Achille, quoique plus rapide au niveau des pieds, ne pourrait jamais rejoindre une tortue qui le précéderait même d’un minimum : mais parce que nous avons déjà traité de cette question dans la Logique76 et qu’il faudra y revenir à propos de la projection du mouvement, qu’il suffise de l’avoir juste introduite ici. Pour envisager maintenant les objections qui sont couramment faites à Épicure, nous sommes très étonnés de voir qu’il y a eu non seulement parmi les Anciens des auteurs qui ont imputé à Épicure d’avoir pensé que la division de la grandeur se termine dans des points mathématiques et l’ont condamné pour cela, mais même que des savants plus modernes l’ont attaqué dans maints volumes en lui imputant d’avoir dit que les corps sont constitués de surfaces, les surfaces de lignes, les lignes de points, et que donc tous les corps ou toutes les choses sont constitués de points dans lesquels tous les corps et toutes les choses se résolvent donc. C’est étonnant, dis-je, dans la mesure où il leur aurait suffi de prêter un minimum d’attention pour observer que les insécables, dans lesquels Épicure a jugé que se terminaient les divisions, ne sont pas des points mathématiques, mais des corps extrêmement fins ; et alors qu’en outre il leur a attribué une matière propre, comme il ne s’en trouve aucune dans le point ; et qu’il leur a de surcroît attribué une figure inconcevablement variable, telle qu’il ne s’en peut concevoir dans un point dépourvu de grandeur et de parties. Mais pour parler d’abord des Anciens, Cicéron d’abord s’en prend à Épicure,

75   [La formule est classique, puisqu’on la trouve sous une formulation un peu différente dans les Auctoritates Aristotelis, le lexique standard des auteurs médiévaux, qui lisaient Aristote sous cette forme abrégée (édité par Jacqueline Hamesse, Les Auctoritates Aristotelis. Un florilège médiéval. Étude historique et édition critique, Philosophes Médiévaux, XVII, LouvainParis, 1974), et les Auctoritates renvoient aux Seconds Analytiques et au De Cælo, ainsi que peut être Phys. VIII et Met. II.] 76   [Gassendi, De Logicæ fine et varietate, chapitre 2, Syntagma philosophicum I, 39a.]

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quand il le presse77 : « Ce n’est pas non plus le fait d’un physicien que de croire à l’existence d’une quantité la plus petite possible ». Ensuite Sextus Empiricus démontre abondamment contre lui que cela reviendrait à supprimer tout mouvement si non seulement le lieu et le temps, mais également les corps finissaient en insécables. De là il fait une première objection, celle de la ligne faite de neuf insécables sur laquelle deux corps insécables seraient lancés à la même vitesse chacun depuis une extrémité ; dans ce cas, puisqu’ils doivent se rencontrer au milieu, chacun devrait occuper la moitié de l’insécable du milieu (à condition qu’il n’y ait aucune raison pour laquelle ce serait plutôt l’un que l’autre qui l’occupe en entier), et cela alors que cependant à la fois les lieux et les mobiles sont supposés sans parties. Il fait une seconde objection relative aux nombreux cercles concentriques qui sont décrits par la rotation d’une règle qui est attachée à l’extrémité ou une autre pour figurer le centre. Car ces cercles sont décrits dans le même espace de temps et certains sont plus grands et d’autres plus petits, il s’ensuit que dans le même temps indivisible des parties inégales des cercles sont décrites de telle manière que la portion décrite par le cercle extérieur doit être nécessairement égale à la portion déjà décrite du cercle intérieur. Quant à la troisième objection, elle porte sur le fait qu’à supposer des insécables, toutes les choses se déplaceraient à vitesse égale. En effet il prouve que le mouvement du soleil et celui de la tortue seraient aussi rapides l’un que l’autre, parce que, de même que le soleil, la tortue aussi parcourt un espace insécable en un temps tout aussi insécable. Pour ce qui est des auteurs modernes, ils soutiennent d’habitude que de l’opinion d’Épicure découlent les choses suivantes : Qu’il a tort de dire que la ligne est terminée par des points, et en particulier que la ligne droite repose également entre ses points, puisqu’il serait hors de propos de rechercher dans une ligne de deux points. Qu’une ligne d’un nombre de points impairs, par exemple trois ou cinq, ne peut pas se diviser en parties égales, alors que cependant [264a] il est démontré que n’importe quelle ligne peut être divisée en deux. Qu’une ligne plus petite ne pourrait pas être divisée en autant de parties semblables qu’une autre plus grande, telle une ligne de quatre points par rapport à une ligne de onze points, même s’il est démontré que cela est possible. Que, alors que des lignes tracées entre les points des jambes d’un triangle isocèle de manière à être parallèles à sa base soient moins grandes que la base elle-même, mais apparaissent plus grandes, puisque la base étant sup  I.de fin. [Cic., Fin., I, 6, 20.]

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posée être de cinq points, et les côtés de dix points, il conviendrait que la ligne la plus petite, c’est-à-dire la plus proche du sommet, mesure deux points, la prochaine trois, celle d’après quatre, la suivante cinq et celles qui restent successivement six, sept, huit, jusqu’à la plus proche de la base qui devrait en faire neuf, alors qu’il ne peut rien y avoir de plus absurde. Le fait que si un point existait comme la mesure commune des deux, la diagonale d’un carré serait égale en longueur au côté du même carré, même si le contraire a été démontré par Euclide; et que la même diagonale d’un carré ne serait pas plus grande mais exactement égale au côté, puisque ses points particuliers seraient joints par le même nombre de lignes, ni plus grand ni plus petit, que celles qui seraient entre les points particuliers et les côtés opposés, même si cela est absurde ; et avec une absurdité égale un demi cercle complet ne serait pas plus grand qu’un diamètre, car les points particuliers dans le diamètre correspondraient avec le même nombre de points sur le demi cercle, et il y aurait le même nombre de points auxquels les lignes perpendiculaires pourraient correspondre. Mais il est clair d’après les éléments que nous apportés plus haut qu’il est possible de résoudre sans trop de mal tous ces paradoxes dans la perspective d’Épicure. En effet, ce minimum, ou insécable, qu’Épicure admet, est physique, donc très différent que s’il était mathématique, c’est-à-dire tel que les détracteurs d’Épicure le lui imputent. Aussi n’est-il rien besoin de dire pour répondre à Cicéron, puisqu’il estime avant tout qu’il n’appartient pas à un physicien d’admettre un minimum. Or il semble plutôt qu’il appartienne au physicien d’affirmer un minimum naturel, puisque la nature, comme nous l’avons dit auparavant, ne procède pas à l’infini dans ses décompositions. Cela lui appartient, dis-je, car il revient au physicien de s’occuper des choses sensibles et qui existent vraiment dans la nature même des choses, sans utiliser des abstractions (comme on les appelle78) éloignées de la matière, alors que par ailleurs il est établi que c’est plutôt au mathématicien de s’opposer au minimum auquel on peut arriver par division. Car c’est bien lui qui suppose et considère une quantité séparée de la matière ; et il est clair que s’il supposait et utilisait une quantité ainsi séparée de telle sorte qu’elle puisse être divisée en indivisibles et qu’il y ait in continuo [dans le monde physique] ainsi un nombre définit de parties et de points possibles, il est clair que, dis-je, il ne pourrait exécuter de démonstrations géométriques ni précises, et que les 78

  L’incise renvoie au fait que le terme est utilisé par les scolastiques.

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objections qui se trouvent chez Sextus Empiricus et d’autres pourraient l’embarrasser. C’est l’idée d’Aristote, quand, enseignant qu’une légère déviation initiale hors de la vérité finit en effet par prendre, [264b] à mesure qu’on progresse, une ampleur considérable, il dit que cela arrive chaque fois que quelqu’un admet qu’il y a un minimum chez les mathématiciens79, toà l£ciston g¦r e„sagagîn t¦ megist’¥n kin»seie tîn Maqhmatikîn, « on ébranle en introduisant cette grandeur la plus petite ce qu’il y a de plus importants dans les sciences mathématiques ». Et c’est bien pour cette raison que les mathématiciens, et surtout les géomètres, abstrayant la quantité de la matière, se sont taillé en elle comme un royaume où ils jouissent de la plus grande liberté ; car aucun obstacle ne leur vient de l’épaisseur de la manière et de son opiniâtreté. C’est pourquoi ils ont supposé en elle, après l’avoir ainsi abstraite, d’abord des dimensions telles que le point, qui serait complètement exempt de parties, créerait, en coulant, la ligne, soit une longueur dépourvue de largeur ; laquelle en coulant donnerait une surface, soit une largeur dépourvue de profondeur ; laquelle en coulant produirait enfin un corps (mathématique s’entend, pas physique) qui aurait de la profondeur. Mais parce qu’il semble découler de cela qu’une ligne est faite de points, une surface faite de lignes, et un corps fait de surfaces, ce qui amène à élever ces objections, en voyant que cette explication supposée de la production des dimensions était vue comme nécessaire seulement dans l’intention de concevoir leur prévision ; et comme la mise à l’écart de la matière leur donnait pleine liberté d’imaginer n’importe quoi, c’est pourquoi, dis-je, ils ont supposé en second lieu qu’il n’existait aucune dimension qui soit composée d’insécables, mais que chaque dimension était constituée de parties de plus en plus petites de la chose en question, c’est-à-dire un corps à partir de corps, une surface à partir de surfaces, une lignes à partir de lignes ; et que, pour cela, chaque dimension est divisible en divisions toujours divisibles, c’est-à-dire, ce qui revient au même, à l’infini. Mais ce sont des suppositions, sur lesquelles les mathématiciens, à l’intérieur des bornes de la géométrie pure ou abstraite, et séjournant dans ce quasi royaume, s’appuient pour tisser leurs remarquables démonstrations, dont certaines sont à ce point admirables qu’elles vont être tout bonnement incroyables, comme ce que récemment les remarquables Cavalleri et Torricelli ont montré à propos du solide aigu infiniment long et cependant égal à   I. de cælo 3. [Arstt., Cæl., I, 5, 271b.]

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un parallélépipède ou un cylindre fini. Remarquable donc comment, dans leur royaume où ils imaginent et observent tant de choses admirables et agréables, ils veillent à ne pas introduire de matière (raison pour laquelle Platon reproche à Eudoxe, Archytas, Ménèchme et autres qui ont rapporté les spéculations de la géométrie aux choses sensibles, diafqe…resqai tÕ gewmetr…aj ¢gaqÕn, « d’avoir fait disparaître les bienfaits de la géométrie », comme on le lit chez Plutarque80) et à exclure que le continu soit fait d’indivisibles en tant que parties finies en nombre. Assurément alors que récemment l’éminent Cavalleri a introduit la géométrie des indivisibles, il a veillé à ne pas dire qu’ils étaient finis in continuo, mais à se contenter de postuler qu’il n’y avait in continuo pas de point que l’on ne doive pas considérer comme tracé à l’intérieur d’une ligne, aucune ligne qui ne puisse être construite dans une surface; et en conséquence on était amené à considérer un nombre indéterminé de lignes à partir desquelles une surface pourrait être considérée comme existante;  et de la même manière les nombreuses surfaces à partir desquelles un corps peut être considéré avoir de la consistance, sauf que cela pourrait arriver en fonction de lignes parallèles et par le moyen d’une sorte de croisement à angle droit. Car quand il a dit « indéfiniment », il a estimé que cela n’empêchait pas de comprendre des choses infinies, mais [265a] il prétend que pour les seuls besoins de la démonstration les indéfinis suffisent. Et vont dans ce sens les paroles d’Aristote quand, parlant des mathématiciens, il dit81 : oÙdš nàn dšontai toà ¢pe…rou, oÙdš crîvtai, ¢ll¦ mÒnon enai Óshn ¢n boÚlontai, peperasmšnhn, « Ils n’ont pas besoin et ils ne font pas usage de l’infini, mais seulement d’une grandeur limitée aussi grande qu’ils le désirent ». Car même s’ils perçoivent de temps en temps une quantité infinie, ils ne le font pas dans la pensée de la parcourir réellement, mais pour pouvoir utiliser, dans elle, tout ce dont ils ont besoin et qui leur agrée. En un mot donc, ce sont les mathématiciens qui supposent, dans leur royaume de l’abstraction, ces indivisibles qui sont sans parties, sans longueur, sans largeur, ainsi que cette multitude des parties et une division d’icelles qui n’arrive jamais à son terme ; et ce ne sont vraiment pas les physiciens à qui il n’est rien permis de tel dans le royaume de la matière qu’ils fréquentent. En suite de quoi il est clair que nous n’avons aucune raison de nous attarder pour résoudre les objections qui sont formulées dans le texte de Sex80

  [Plut., Symp., VIII, 2, 718e.]   [Arstt., Phys., III, 7, 207b.]

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tus Empiricus comme dans ceux des Modernes, puisqu’elles ne s’adressent qu’aux géomètres chez lesquels les indivisibles sont sans parties, sans longueur, sans largeur, mais qu’elles ne concernent en rien les physiciens et, parmi eux, surtout Épicure, chez lequel il n’y a aucun insécable, c’est-à-dire aucun atome qui n’ait pas de parties, y compris si elles sont indissociables, et qui n’ait pas la longueur en même temps que la largeur, et la profondeur en même temps que la largeur. Mais, diras-tu, ces suppositions faites par les mathématiciens sont soit vraies soit fausses ; si elles sont fausses, les conclusions que l’on en tire ne sont donc pas nécessaires ; si elles sont vraies, elles pourront donc être vérifiées dans la nature ou dans la matière physique, puisqu’en physique on admet un sensible continu. En effet, s’il n’est pas possible de transposer dans la matière physique les démonstrations des géomètres, quelle sera l’utilité de leur art ? Mais à cela on peut répondre d’abord que leurs suppositions sont fausses si on les applique à la nature, mais que, de même que l’on suppose que la quantité est abstraite de la matière, alors qu’elle ne l’est pas en réalité, de même il est possible de supposer par suite toutes les autres choses qui, sans être dans la nature, ne cessent cependant pas de constituer comme les fondements de conclusions vraies et nécessaires, et cela en vertu de la loi par laquelle les dialecticiens enseignent que l’on peut arriver à des conclusions nécessaires et vraies à partir de principes faux, mais supposés vrais, comme cela est clair dans ce raisonnement : « Toutes les étoiles sont des arbres ; mais toutes les étoiles sont dans le ciel ; donc tous les arbres sont dans le ciel ». Il est plus que rebattu dans l’arithmétique commune qu’en vertu de la règle dite de faux déduire, c’est partir de positions fausses pour arriver une connaissance vraie de la question ignorée ; et il n’en va pas autrement dans l’algèbre, si ce n’est que l’on part d’une racine supposée fausse, c’est-à-dire inventée82. De même en astronomie, il est manifeste que parmi les très nombreuses hypothèses ou   [Regula falsi : règle de faux, c’est-à-dire « règle de fausse position » en « arithmétique vulgaire » (comprendre « arithmétique usuelle », sur les nombres, par opposition à arithmetica speciosa par exemple, arithmétique spécieuse, sur les quantités, en particulier algébriques). C’est une manière de procéder pour résoudre des problèmes où l’on cherche un nombre inconnu, mais sans algèbre. On suppose une certaine valeur pour le nombre cherché (« fausse » a priori évidemment puisqu’on ne connaît pas la vraie, d’où le nom de la règle), on calcule ce que donnerait le problème dans ce cas, et ensuite en comparant avec la solution réelle, on corrige, on interpole pour trouver ce que la valeur cherchée devrait être vraiment. Voir Mathématiques au fil des âges, Les méthodes de fausse position – pages 82 à 88 (IREM groupe Épistémologie et histoire, Gauthier-Villars – 1987). Je remercie Catherine Goldstein pour ces précisions.] 82

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suppositions que les astronomes utilisent, soit aucune n’est complètement vraie, soit toutes sont fausses sauf une (en effet les choses célestes n’ont qu’une manière et une seule organisation), et pourtant l’on sait que toutes ces différentes hypothèses peuvent permettre de calculer les mouvements observés dans les étoiles et de les établir avec la même vérité et la même certitude. [265b] On peut ensuite répondre que la géométrie est en soi une science spéculative et qu’elle ne se soucie pas de son utilité, mais a pour seule fin la vérité de ses conclusions et le plaisir qui naît, quand elles sont étonnantes, de ce qu’elles se déduisent de façon si évidente et certaine ; d’où il a semblé bon, quoique Platon y ait éprouvé de la répugnance, de la transposer dans la matière physique, ou sensible. Ma remarque vaut cependant pour la géométrie « en soi » ; car elle pourrait avoir par accident, c’est-à-dire plutôt subsidiairement, une éminente utilité. En effet, même Platon l’a compris, quand il s’est penché lui-même sur la duplication du cube pour doubler l’autel comme l’oracle l’avait ordonné. Et cela, l’immense Archimède l’a fait plus que tout autre, quand il a transposé la géométrie à tant d’applications pratiques [usus et fineis] utiles à la vie et au service de sa patrie. Il est donc possible de transposer dans la sphère pratique [ad usum] et à la physique même ces suppositions géométriques ; mais cependant dans le sens et dans le but que, même dans cette sphère qui exclut l’indivisibilité des dimensions et l’infinité des parties auxquelles la géométrie s’attache, pour ne présenter qu’une finesse infime des parties et une impossibilité à les dénombrer, elle peut aider à arriver à une plus grande ¢kr…beia83. De fait c’est ainsi que le même Archimède, comme nous le rapportions un peu avant, a supposé que le diamètre de la graine de pavot est constituée de dix mille particules, non pas parce qu’aucun art puisse, dans un corps aussi minuscule, distinguer un tel nombre de parties, mais pour qu’ayant transposé son raisonnement à une masse plus importante, il approche d’autant plus près le but de sa démonstration [propositum] qu’il pouvait moins se tromper pour avoir pris ou négligé plus ou moins une particule, ou quelques-unes. Ainsi pour faire des calculs, on a coutume de comprendre que le demi-diamètre ou comme on l’appelle le rayon de n’importe quel cercle est divisé en de nombreuses myriades de parties, non pas parce que ces parties pourraient être réellement distinguées dans ce rayon ; mais parce que, là où se fait la comparaison entre le rayon et les autres droites, qui ne lui correspondent pas exactement, en terme de parties aliquotes comp83

  [Exactitude]

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tées, c’est-à-dire par des nombres entiers, on invente ce genre de particules minuscules pour pouvoir négliger l’une d’elles, voire une de ses fractions ; de là il n’est créé aucune erreur qui soit accessible au sens. Or je dis cela dans un sens et dans un objectif précis, à savoir pour que nous comprenions qu’il n’est pas permis de transposer sans fin dans la physique tout ce que les géomètres démontrent de façon abstraite. Il n’en faut pour preuve que, quand ils touchent les parties des mathématiques qui ont quelque lien avec la physique, ils sont souvent forcés de faire des suppositions tout à fait opposées. Par exemple, Euclide84 lui-même postule qu’en optique il existe un angle minimal et Vitellion85 de même admet une lumière minimale qui, si on la suppose divisée, ne pourrait plus agir en tant que lumière. Il est clair que ces deux savants posent en optique que la division s’arrête à un minimum, alors qu’en géométrie ils reconnaissent qu’elle va à l’infini. Et tu veux que j’ajoute ce qu’il en est en réalité : quand, par exemple, le géomètre prescrit et démontre une chose apparemment extrêmement facile, à savoir la division d’une ligne en deux segments égaux, penses-tu que ce soit aussi facile à faire en physique, c’est-à-dire dans l’expérience, [266a] que c’est facile à démontrer en géométrie, c’est-à-dire en spéculant ? Pense d’abord qu’il n’existe aucune surface parfaitement polie, ou du moins qu’il est impossible d’en préparer une, comme nous le montrerons par la suite, et qu’il n’y a dessus aucune ligne qui soit parfaitement uniforme et non pas inégale à cause des espèces de petites vallées et de monticules innombrables qu’elle présente. Pense encore qu’aucun couteau n’est assez fin pour que son tranchant soit complètement dépourvu de toute largeur et pour qu’il soit, dans sa longueur, parfaitement impossible à égaliser, de sorte qu’il ressemblera toujours à une scie, à cause des innombrables petites fosses que les petites dents de la lime ou bien le grain de la pierre à aiguiser créent en l’affûtant et y laissent ; et il en va de même de la polissure de sa surface. Pense qu’aucun scalpel n’a un fil assez fin pour tracer une ligne qui ne soit pas dotée d’une certaine largeur ; il faut dire la même chose de la jambe du compas puisque sa pointe ne peut pas être assez bien aiguisée pour, une fois appliqué à une 84   Lib.8. theor.3. [Euclide, voir Euclide d’Alexandrie, Les Éléments, traduits du texte de Heiberg ; trad. et commentaires par Bernard Vitrac, Paris : PUF, 2004, volume 2.] 85   lib.2.def.5. [Vitellion, Perspectivæ, II, 5 ; voir Witelonis Perspectivæ Libri Duo – Liber Secundus et Liber Tertius : Books II and III of Vitelo’s Perspectiva, an English translation with introduction, commentary, notes and Critical Latin Edition, éd. Sabetai Unguru (The Polish Academy of Science Press, Studia Copernicana vol. XXVII, 1991).

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ligne, ne pas donner, à la place d’un point indivisible, une petite partie de ligne qui comprend, à l’intérieur de sa circonférence, un nombre presque sans fin de particules. Pense enfin, que même si tu t’arrêtes à un ciron, voire à son pied, il est fait lui aussi d’un si grand nombre de particules ou de myriades d’atomes dont nous allons parler dans le chapitre suivant. Puis, quand tu auras imaginé ces minuscules corpuscules et que tu seras arrivé à ce niveau de finesse, je voudrais que tu me dises de bonne foi si tu estimes qu’une ligne peut être, dans l’expérience, tracée et divisée de telle sorte que la partie où elle sera coupée sera le milieu parfait entre ses deux extrémités ? La partie qui est vraiment le milieu et qui est le minimum pour les sens consiste en tellement de particules que, quelle que soit la myriade de particules dont tu t’écartes par rapport à ce qui est vraiment le milieu, elle apparaîtra toujours comme telle au sens. Il est donc vraisemblable que nul n’effectuera jamais une section sans laisser dépasser non pas une seule particule, mais une quantité innombrable, même si elles n’apparaissent pas au sens, quand la pointe du couteau aura été tout particulièrement fine. C’est pourquoi il ne faut pas craindre que, si la pointe tombe dans un atome, elle ne le coupe en son milieu, alors que l’émoussement de la pointe sera toujours tellement supérieur à la subtilité de n’importe quel atome qu’elle ne tombera pas dans un atome, mais dans plusieurs, si bien qu’elle ne pourra pas en trancher un, mais qu’elle dérangera un tas constitué de plusieurs d’entre eux.

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Chapitre 6 Les propriétés mêmes des atomes, et en tout premier de leur grandeur et de leur figure L’hypothèse des atomes étant maintenant acquise comme la plus probable, il suit qu’il faut rechercher quelles sont les propriétés que leurs auteurs leur attribuent. Il faut supposer qu’Épicure, quand il a dit1 que ce sont ¥toma tîn swm£twn, kaˆ mest¦, « des corps insécables et pleins », c’est-à-dire solides, a pensé comme Démocrite pour ce qui est de leur constitution interne, si je puis dire, à savoir que tous les atomes ont une seule et même nature, dans la mesure ils sont tous pareillement corporels, solides et simples, et ne présentent aucune diversité [266b] en termes de substance. Il semble que cela soit ce que Démocrite dit chez Aristote, à savoir qu’il y a tÕ gšnoj ›n « un seul genre » de principes2, soit comme il l’interprète ailleurs ¹ fÚsij mˆa, « une unique nature »3, et tÕ koinÕn sîma, « un corps commun »4, et ›n, kaˆ tÕ aÙtÕ, « un et identique »5. Car, comme Simplicius l’explique mieux que personne6, à l’inverse d’Anaxagore qui voulait que les corpuscules diffèrent entre eux quant à leur substance ou à leur texture intime, pour que les uns soient chauds en soi, les autres froids en soi, les uns charnels, les autres sanguins, comme nous l’avons développé plus haut, Démocrite, contre tous, a posé des atomes Ðmous…oi, « de même essence », c’est-à-dire « de pareille substance » et donc dépourvus de cette diversité interne. Or alors qu’en plus de cette identité ou ressemblance de substance, selon le terme que tu préfères, 1

    3   4   5   6   2

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[DL., X, 42.] I.Phys.2. [Arstt., Phys., I, 2, 184b.] I. cæli 7. [Arstt., Cæl., I, 7, 275b.] 3.Phys.4. [Arstt., Phys., III, 4, 203a.] 8.Metaph.2. [Arstt., Met., H, 2, 1042b.] in I.Phys. [Simpl., Phys., ad. loc.]

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Démocrite attribuait aux atomes des qualités, ou accidents, dont, comme nous l’avons déjà évoqué, les uns sont « inséparables », ¢cèrista (c’est le terme de Plutarque7) et qualifiés chez Lucrèce d’unis ensemble [conjuncta], c’est-àdire dans le vocabulaire courant8 propres [propria] ; et dont les autres sont « séparables » et qualifiés chez Lucrèce d’événements [eventa] communs, c’est-à-dire dans le vocabulaire courant accidents [accidentia] communs, il faut donc savoir que nous traiterons ici non pas des qualités séparables ou événements tels que la rencontre, la connexion, la position, l’ordre, etc., mais des qualités inséparables ou unies ensemble, ou, si tu préfères ce terme, des propriétés. C’est pourquoi à la différence de Démocrite qui semble n’avoir attribué que deux propriétés aux atomes, mšgeqoj, kaˆ scÁma, « la grandeur et la figure », comme Plutarque le montre remarquablement9 (car même si Aristote dans le premier livre de la Physique10 n’évoque que la « figure », ses interprètes, et notamment Themistius, commentant ce passage, estiment que Démocrite a défini la substance des atomes uniquement en termes d’apparence extérieure, il mentionne cependant dans le troisième livre11 « la grandeur et la figure »), Épicure lui-même, en plus de ces deux propriétés, en a ajouté une troisième, à savoir tÕ b£roj, la « gravité », ou le « poids ». Cela figure expressément dans la Lettre à Hérodote12, et surtout dans la phrase par laquelle il enseigne que les atomes n’ont aucune qualité, pl¾n sc»matoj, kaˆ b£rouj, kaˆ megšqouj, « en dehors de la figure, du poids et de la grandeur » ; on trouve aussi chez Plutarque13, sumbebhkšnai to‹j sèmasi tr…a taàta, mšgeqoj, scÁma, b£roj, « que trois propriétés affectent les corps, à savoir la grandeur, la figure, le poids ». Plutarque ajoute la raison pour laquelle la troisième propriété a été ajoutée, ¢nagk¾ mšn, fhsˆ, kine‹sqai t¦ sèmata tÍ toà b£rouj plhgÍ, parce qu’« il est nécessaire, dit Épicure, que les corps soient mis en mouvement par le choc résultant du poids ». Car supposant le mouvement (que Démocrite ne niait pas), mais

  I.adv.Colot. [Plut., Col., 1110 f.]   [C’est-à-dire scolastique.] 9   I.plac.3. [Plut., Plac., I, 3, 877e.] 10   .cap.2. [Arstt., Phys., I, 2, 184b.] 11   cap.4. [Arstt., Phys., III, 4, 203b.] 12   [DL, X, 54.] 13   loc.cit. [Plut., Plac., I, 3, 877e.] 7 8

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il affirmait plutôt comme quand il a dit chez Aristote dans les livres Sur l’âme14 que les atomes sphériques entraînaient et mouvaient des corps di¦ tÕ pefukšnai mhdš mšnein, « parce que leur nature les empêche de demeurer jamais en repos », supposant, dis-je, que le mouvement était une propriété des atomes, il a trouvé absurde de ne pas leur attribuer par surcroît une force spéciale qui soit à la source d’un tel mouvement ; or telle est la gravité, c’està-dire le poids, ou l’impulsion et l’élan [impetus] dont il est établi que c’est elle qui pousse tout ce qui se meut. Et il ne semble pas qu’il faille dire que Démocrite n’aurait pas remarqué cela lui aussi ; mais s’il n’a pas retenu la gravité parmi les propriétés des atomes, c’est peut-être parce qu’il n’a noté [267a] que celles par lesquelles les atomes se différenciaient entre eux. Et il pensait que seules la grandeur et la figure remplissaient cette exigence, puisque c’est en vertu de la première que les uns sont grands et les autres petits ; que c’est en vertu de la seconde que les uns sont globulaires, les autres angulaires ; mais qu’aucune distinction n’apparaissait cependant en vertu du poids, puisque tous étaient (si du moins il a été du même avis qu’Épicure) également lourds et également rapides. Note ici, qu’alors qu’il semble qu’on puisse ajouter, en l’empruntant à un passage déjà cité de Sextus Empiricus15, ¢ntitup…a, la « force de résister » ou la « résistance », par ce mot il faut moins entendre une propriété que la « matière » tÕ Øpoke…menon sous-jacente aux trois autres propriétés (comme Philoponus interprète ce terme de Démocrite), c’est-à-dire la solidité dont procède la résistance elle-même. Mon argument pour affirmer qu’il s’agit ici d’une manière de désigner un corps : c’est le fait que, contrairement au vide qui lui est opposé, on peut le concevoir au fond comme un solide et pour cette raison capable de résistance. Bien que rien n’interdise peut-être que l’on qualifie de propriétés à la fois la résistance, autrement dit la force de résister, et la solidité, pour cette raison que rien n’est plus propre à une chose que sa substance même. C’est assurément pour cette raison que Lucrèce semble l’employer dans la même acception que ce qu’il appelle le « toucher », c’està-dire, si tu veux un terme plus clair, la « tangibilité » qui ne diffère pas de la solidité et de la force de résister, et cela dans le vers suivant16 : Le caractère tangible de tous les corps, intangible du vide.   lib.I.c.3. [Arstt., An., I, 3, 406b.]   adv.Phys. [Sext., M., 10, 257.] 16   lib.1. [Lucr, I, 454.] 14 15

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Pour ne rien dire du fait que ¢ntitup…a renvoie à la gravité, dans la mesure où nous qualifions une chose de lourde en fonction de l’effort qu’elle met à nous résister quand nous la soulevons ; et c’est peut-être la raison pour laquelle Alexandre d’Aphrodise17, quand il énumère les propriétés des atomes, ne mentionne pas la gravité, mais indique à sa place ¹ ¢ntitup…a, la seule qualité qu’il ait ajoutée à la figure et à la grandeur. Or je laisse de côté que les autres propriétés qui sembleraient pouvoir être inclure, comme le fait d’être pointu, émoussé, lisse, âpre, etc. font partie de celles dont Épicure dit ensuite18 qu’elles sont sumfuÁ, « naturellement liées » à celles-ci. Admettons donc trois propriétés, dont nous devrons parler ensuite, la grandeur, la figure et la gravité, ou le poids ou l’élan [impetus] vers le mouvement. Et pour commencer par la grandeur, si elle est attribuée aux atomes, il semble que cela soit pour éviter que, vu qu’ils portent ce nom parce qu’ils sont insécables, on ne se les représente comme des points mathématiques qui sont – et sont dits – insécables parce qu’ils sont dépourvus de parties ainsi que de grandeur. Loin d’être des points, les atomes sont donc des corpuscules très ténus, et dotés de la plus petite grandeur possible, qui sont le principe et comme l’origine de la grandeur de tous les corps qui se voient et existent dans l’univers. Car la grandeur de tout corps, fût-il le plus grand, n’est rien d’autre qu’un amas des grandeurs des atomes dont l’entassement et l’assemblage le produisent. Il est d’autant plus nécessaire que l’atome ne soit pas comme un point que, s’il était dépourvu de grandeur, il ne pourrait pas en conférer, et il serait donc ce que décrit fort bien cette parole rebattue, à savoir que « un indivisible ajouté à un indivisible ne fait rien de plus qu’un indivisible ». Mais quoique l’atome ait des parties à la différence du point, et qu’il leur doive donc [267b] le fait d’être grand, il n’est pas pour autant possible d’en déduire comme une objection qu’il est divisible en elles et donc soumis à la corruption, puisqu’il est extrêmement solide et dépourvu de vide, de telle sorte que ces parties ne sont distinguées que par une représentation de l’esprit et sont en réalité moins de multiples parties qu’une seule la plus simple qui soit, une « entité » si je puis dire. Aussi dans sa Lettre à Hérodote19, Épicure affirme que la différence qu’il y a entre les parties qui constituent un corps sensible et les parties dont l’atome est fait, c’est que les premières, de même qu’el  lib.I.quæst.c.3. [A. Aphr., ad. loc.]   [DL., X, 54.] 19   [DL, X, 41.] 17 18

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les se retrouvent parfois liées de séparées qu’elles étaient auparavant, peuvent aussi se séparer de liées qu’elles étaient, alors que les secondes, parce qu’elles furent liées éternellement, de même qu’elles ne peuvent se rassembler de disjointes qu’elles auraient été, de même ne peuvent se dissoudre de liées qu’elles sont. Quant au nom qu’il donne à ces parties, dont on comprend que l’atome est constitué, il les appelle t¦ ™l£cista, les « minima » (parce que, vu l’extrême petitesse de l’atome, ses parties ne peuvent pas ne pas être minuscules) et il semble avoir pris pour exemple la pointe de l’atome en forme d’angle, dans son petit livre auquel il a donné le titre Perˆ tÁ ™n tÍ ¢tÒmñ gon…aj, « Sur l’angle qui se trouve dans l’atome », désireux de clarifier dès le titre ce que Lucrèce dit sur la constitution des atomes à partir de leurs propres petites particules dans les vers suivants20 : Et comme il existe toujours une pointe extrême de ce corps que nos sens ne peuvent plus discerner, elle est évidemment dépourvue de parties et constitue la nature la plus petite. Jamais elle ne fut ni ne sera séparée, par soi puisqu’elle n’est qu’une partie, unité première.

Et il enseigne juste après que le corps d’un atome est constitué, comme si c’étaient ses parties, de plusieurs minima, ainsi que l’on peut se représenter la pointe de l’angle21 : De là d’autres parties égales le complètent en ordre, leur groupe serré formant la pleine nature de l’atome. Et comme elles ne peuvent subsister par elles-mêmes, elles adhèrent forcément en un tout indissociable.

Puis il conclut22 : Les atomes sont donc d’une solide simplicité : ensembles serrés et compacts de parties minimales, loin d’être des composés issus de leur rencontre, ils se prévalent plutôt d’une éternelle simplicité, la nature n’en laissant rien arracher ni soustraire, ainsi les réservant comme semences des choses. 20

  [Lucr, I, 599-604.]   [Lucr, I, 605-8.] 22   [Lucr, I, 609-14.] 21

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Contribue à le démontrer une autre conclusion qu’il avait formulée un peu avant à propos du fait qu’aucune inanité n’est admise à l’intérieur du corps de l’atome23 : Si donc les corps premiers, comme je l’ai enseigné, sont solides et sans vide, il faut qu’ils soient éternels.

De plus, l’enseignement d’Épicure que l’on lit chez Plutarque contribue à démontrer ce point, non moins que les points qui précèdent24, à savoir que les atomes sont des corps ¢gšnita, a‡dia, ¥fqarta, oÜte qrausqÁnai dun£mena, oÜte di£plasmon (di£plasin selon Justin25) ™k tîn merîn labe‹n, oÜte ¢lloiwqÁnai, « non engendrés, éternels, incorruptibles ; qui ne peuvent subir de brisure, de remodelage de leurs parties ou de transformation ». Dois-je ajouter ici que, dans ce passage très défectueux et obscur, Épicure semble [268a] ne rien vouloir faire d’autre que disserter sur le minimum dans l’atome par opposition au minimum sensible ? Il semble à coup sûr vouloir expliquer que, alors que l’atome a une grandeur et donc une diffusion ou extension de ses parties, on peut, en lui, comprendre un minimum par analogie avec le minimum accessible à nos sens au niveau de la grandeur ou extension sensible. Car, de même que nous entendons avec cette idée de minimum sensible un point physique absolument infime et cependant visible, comme est la pointe du burin, ou la petite marque que cette pointe dessine sur une surface plane, de même peut-on aussi se représenter le minimum de l’atome comme la pointe de l’atome anguleux ou, pas plus grand que cette pointe, le petit point sur la même surface. Et exactement comme on comprend que le corps sensible est tissé de ses minima sensibles, en tant que ce sont ses parties, telles qu’il n’y en a pas de plus petites qui soient accessibles au sens, de même peut-on comprendre que l’atome est constitué de ses minimula en tant que ce sont ses particules, telles que l’intelligence ne saurait concevoir de partie plus fine. Et de même que nous n’utilisons pas le minimum du sens quand nous mesurerons une grandeur sensible, mais que nous le considérons seulement comme un principe dont il est possible de faire se commencer la dimension, de même, quand nous mesurons pour ainsi dire intellectuellement la grandeur de l’atome, nous ne nous servons pas de ce minimum comme 23

  [Lucr, I, 538-9.]   I.plac.3. [Plut., Plac., I, 3, 877d.] 25   in paræn. [Just., Exh., IV, 1.] 24

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d’une mesure, mais nous le considérons seulement comme le point de départ de la dimension. Mais avant de comparer le minimum d’atome avec le minimum sensible, Épicure compare ce dernier avec la plus petite (comme serait, selon l’ordre de la grandeur à mesurer, la brasse, le pied, le doigt ou le grain). En effet, ces trois grandeurs minima sont dans un rapport tel que, selon l’ordre de grandeur, le minimum sensible soit moyen ; en raison de ce qu’il dépasse le minimum d’atome et est depassé par la mesure la plus petite accessible aux sens. Or, le minimum de mesure, une fois admis, devrait avoir pour un objet de taille moyenne, deux fonctions particulières, la première étant que nous procédons à sa répétition pour mesurer l’ensemble d’une grandeur, la seconde étant que nous le concevons comme un lien entre les parties qui se tiennent de part et d’autre autour de lui, en ce sens que, par un tiers, ‘il touche à droite, par un autre tiers à gauche, et que par le troisième tiers, qui est au milieu, il gît entre les deux parties, Épicure semble dire que le minimum du sens n’est pas semblable au minimum de la mesure au niveau de la première fonction, dans la mesure où sa répétition ne nous sert pas à mesurer quoi que ce soit, mais qu’il lui est semblable quant à la seconde fonction, puisqu’il est lui-même aussi comme une copule entre les parties adjacentes de part et d’autre, et que l’on peut distinguer en lui de la même façon trois petites régions dont l’une est à droite, l’autre à gauche et la troisième au milieu. Mais il ne faut pas s’attarder là-dessus. Il vaut mieux observer qu’Épicure enseigne deux choses quant à la grandeur des atomes. La première, c’est que, même si il ne faut pas admettre que l’atome a n’importe quelle grandeur, il faut néanmoins lui reconnaître des grandeurs variées ; car il est conforme à la raison que certains des atomes soient plus grands, et d’autres plus petits ; et cela une fois acquis, on peut y recourir pour rendre compte de plusieurs phénomènes qui affectent [passiones] l’âme et les sens. L’autre enseignement, c’est que la grandeur de l’atome, quelle que soit sa taille, échappe à la perception des sens et que l’on ne peut jamais isoler un atome et le voir ainsi. Et pour le premier enseignement, il sera par la suite confirmé à plusieurs reprises, et en particulier, quand il sera question [268b] de la subtilité et de l’émoussement qui est la conséquence de la grandeur. Nous verrons certes que Lucrèce voit dans l’inégalité des atomes en termes de grandeur la cause pour laquelle le feu de la foudre peut pénétrer là où nous y échouons avec le feu que nous faisons avec du bois de pin ; la cause pour laquelle la lumière entre là où l’eau n’entre pas, etc. Quant à ce qu’Épicure ajoute que la diversité de grandeur admise permet d’expliquer les

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événements qui touchent [affectus] le sens et l’âme, cela ne semble pas manquer d’être tout à fait manifeste. Car pour les sens, il n’a pas tort d’aller rechercher la cause pour laquelle les images qui nous viennent des choses ébranlent la vue, mais n’ébranlent pas l’ouïe, l’odorat et les autres sens dans la subtilité des atomes qui constituent les images ; car elles peuvent faire effet sur la texture ténue et délicate de l’organe de la vue, mais non pas sur la texture plus épaisse et plus rude de l’organe de ouïe, et encore moins sur la texture encore plus épaisse de l’organe de l’odorat, etc. Pour ce qui est des affections ou passions de l’âme, il a tout aussi raison d’aller rechercher la cause pour laquelle la colère a des mouvements rapides, mais la clémence des mouvements lents ; pourquoi l’espoir élève, tandis que la crainte enfonce, et tout le reste du même genre, dans cette même subtilité et finesse des atomes qui n’a aucun mal à exciter ces passions et à les faire exploser ; et dans l’émoussement ou l’épaisseur des atomes qui a encore moins de mal à les retarder et à les réprimer. Quant au second enseignement d’Épicure, je ne reprends pas ici ce que j’ai déjà mentionné plus haut d’après Platon et Lucrèce, pour expliquer que les atomes ont plusieurs grandeurs qu’il faut admettre dans l’absolu, même si le sens ne peut pas les percevoir ; je fais remarquer ici seulement ce qui peut paraître un paradoxe singulier, mais dont la raison nous convainc cependant totalement, à savoir que les atomes (ou quel que soit le nom que tu donnes aux particules les plus petites dont, en tant que principes, la nature fabrique avant tout les choses) sont non seulement en dessous du seuil de subtilité accessible à la vue, mais doivent même être d’une finesse telle qu’il n’est pas de minimum du sens qui ne soit fait de nombreuses myriades d’atomes et ne doive donc dépasser la grandeur des atomes de bien des myriades d’intervalles. Et Théodoret dit que Démocrite, Métrodore et Épicure ont donné le nom d’atomes aux corpuscules que les rayons du soleil nous font voir en train de danser quand ils pénètrent par une fenêtre26 ; mais il semble qu’il ait ici repris des auteurs qui ne sont pas fiables, puisque Démocrite, Métrodore et Épicure ne font appel à ces corpuscules, comme nous devrons le dire plus loin, qu’à titre d’exemple, c’est-à-dire d’image et de comparaison grossière, comme le prouve ceci27 :

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  [Théod., Ther., IV, 10. ; .277a bas cette idée est attribué à Aristote.]   [Lucr, II, 123-4.]

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Pour autant que de grandes choses une petite puisse donner l’exemple et tracer le concept.

Et28 L’image ou simulacre du fait que je rapporte, nous l’avons sans cesse présente à nos yeux.

En effet pour le reste, le point que j’ai déjà soutenu, à savoir que n’importe lequel de ces corpuscules les plus petits contient plusieurs (voir un nombre indénombrable) myriades d’atomes qui sont eux-mêmes des corpuscules et préservent leur propre grandeur, est admirable et paradoxal, comme je l’ai déjà dit : mais il faut s’habituer à convenir de la grossièreté et de l’émoussement des sens humains, et à remarquer l’adresse et la subtilité de la nature qui va au-delà de toute perception. Car les choses qui, à nos sens, paraissent être des minima sont, pour la nature elle-même, des maxima, et on peut dire que la finesse et la subtilité de la nature commencent là où [269a] cessent les nôtres. De fait, de même que tu vois les artisans graver sur le chaton d’une bague toutes les parties d’une horloge là où des ouvriers plus grossiers ne peuvent le faire que sur la largeur d’une tour, de même la nature peut-elle distinguer dans un grain de mil plus de parties que l’homme ne peut en discerner dans le Caucase, voire dans l’ensemble du globe terrestre. Cela pouvait sembler encore plus incroyable à nos ancêtres, avant l’invention de l’engyscope29 ; mais comment cela pourrait-il être encore le cas aujourd’hui, puisque d’un grain de la poussière la plus finement broyée il nous restitue une image plus grande qu’un pois et avec des facettes et des angles très distincts que notre esprit n’aurait jamais pu soupçonner, de telle sorte que, le diamètre du corpuscule vu à l’engyscope étant presque le centuple du diamètre vu sans cet instrument, il est permis de dire qu’il est lui-même formé de dizaines de milliers de parties au moins. Au moins, dis-je, car songe bien qu’un engys28

  [Lucr, II, 112-3.]   [Autre nom du microscope. Selon l’Encyclopédie, ou Dictionnaire Raisonné des Sciences, des Arts et des Métiers de Diderot et d’Alembert, V, 688 : « ENGYSCOPE, s. m. (Optique) machine qui est plus connue sous le nom de microscope. Ce mot vient des mots grecs SKEPTOMAI, je vois, & EGGUS, proche, parce que l’engyscope ou microscope sert à faire distinguer des objets fort petits qu’on ne verroit pas à la vûe simple, & qu’on approche de l’œil en mettant l’engyscope ou la loupe entre deux. Il semble que le télescope ou lunette d’approche qui sert à rapprocher les objets, mériteroit encore mieux le nom d’engyscope que le microscope. Au reste ce mot n’est presque plus en usage ». Voir Annexe p. 23.] 29

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cope plus parfait que ceux que nous avons vus jusqu’à maintenant et l’acuité la plus pénétrante sont toujours en dessous de la finesse de la nature, et tu reconnaîtras enfin que la taille d’une chose diminue à l’infini jusqu’à disparaître de notre vue. Tu le reconnaîtras surtout si tu considères le ciron, ce petit animal qui passe pour être un petit point, auquel il ne fait cependant que ressembler. D’abord son corps, comme il convient à un être animé, est organique, et nous découvrons à l’engyscope qu’il y a en lui non seulement une bouche, comme un petit bec ou une petite trompe dont il se sert pour trouer la peau et pomper le sang ; mais qu’il a aussi, dans sa partie postérieure qui a une forme d’arc, un petit anus, par lequel s’expulse une petite fèce, comme nous avons eu l’occasion de le constater en regardant, de derrière, le petit animal marcher dans le soleil ; et que cette fèce, vue à l’engyscope, nous a paru être, par sa couleur et sa masse, tout à fait analogue à ce qu’une puce nous paraît à l’œil nu, en termes de forme et de taille. Nous avons découvert aussi, en plus de divers points rugueux sur la peau, aussi bien au-dessus qu’en dessous, deux petites cornes ramifiées et se faisant face, et six pieds qui poussent depuis le milieu du côté du dessous, presque comme un crabe. Sur ce côté et en direction des bords, deux devant et quatre ; ces sortes de cuisses étant elles-mêmes un peu plus courtes, un peu plus rubicondes, grassouillettes ; et ces sortes de jambes étant plus longues, plus blanches et comme des poils très fins. Regarde ensuite non seulement combien de parties sont nécessaires pour tisser la peau qui constitue l’enveloppe extérieure de l’ensemble, mais encore l’innombrable multitude des parties qui sont à l’intérieur. Il faut que s’y trouve contenu tout ce qui sert à la nutrition et à toutes les autres fonctions. Il faut qu’il y ait un estomac et des intestins ; un foie, un cœur, un cerveau, ou ce qui fait office de, pour parler comme Aristote ; de petites veines pour distribuer l’aliment dans tout le corps ; de petites artères, pour diffuser l’esprit vital ; de petits nerfs, pour l’esprit animal ; de petits muscles et leurs petites fibres, et des tendons ; des parties assez solides avec les articulations adaptées ; en un mot d’autres organes innombrables sans lesquels nous ne pourrions comprendre comment l’animal se nourrit, sent, se déplace. Mais imagine enfin combien de particules et de petites particules il faut pour composer chacune de ces parties ; et alors, je pense, tu admireras [269b] comme doit être subtile et attentive aux plus fins détails la main de la nature qui, dans sa fabrication d’un si petit animalcule, a distingué une innombrable multitude de parties, les a mises de côté, utilisées, réunies et disposées, non seulement sans rien mélan-

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ger, mais même avec élégance. Et pour que tu voies comment, par la lumière de sa seule raison, Lucrèce aura anticipé tout cela, voilà ce qu’il dit, après ce prélude30 : -------------------puisque les atomes sont en effet bien en deçà de nos sens et bien plus petits que les premiers corps indiscernables.

Et31 : Mais écoute, je vais te confirmer rapidement la subtilité des principes de toutes les choses.

Il poursuit ainsi32 : D’abord certains animaux sont tellement petits qu’un tiers de leur corps échappe à notre vue. Comment imaginer un quelconque intestin, le globe du cœur ou de l’œil, les membres, les jointures ? Quelle petitesse ! Que dire alors de chacun des atomes Qui doivent composer leur âme et leur esprit ?

Je te prierais de remarquer quelle quantité d’eau l’on peut teindre avec une infime fraction de pigment, combien de pages cette couleur parvient à recouvrir ; combien de points le bout de la plume peut tracer sur chaque page ; constat qui me pousse à affirmer que, vu qu’un particule de pigment se trouve dans chaque point, un si petit point de pigment contient une incroyable multitude de parties. Je te prierais de remarquer l’extrême insignifiance de ce qui sort en un huitième d’heure d’un tison vert fumant, alors que la fumée, pendant le même temps, et à condition que nous ayons bloqué les accès pour l’empêcher de sortir, remplira non seulement plusieurs pièces, mais même plusieurs maisons, constat qui me pousse à conclure qu’une si petite chose contient une multitude innombrable de parties, alors qu’il n’est manifestement pas un coin de tant d’espaces clos qui ne se retrouve pas pourvu d’un des petits grains ou corpuscules dont l’entassement est la fumée et dans lesquels ce qui est sorti du brandon s’est résolu. Je te prierais encore de remarquer la quantité infime d’huile qu’une mèche allumée consomme en un quart   lib.4. [Lucr, IV, 111-3.]   [Lucr, IV, 114-5.] 32   [Lucr, IV, 116-21.] 30 31

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d’heure, constat qui me pousse à poser la même conclusion, vu qu’à chaque instant se créée une nouvelle flamme qui, si elle pouvait être conservée, remplirait non seulement des maisons entières, mais même des villes. Mais que ces maigres propos suffisent à nous faire comprendre qu’il n’y rien d’absurde à dire que de multiples, voire d’innombrables myriades d’atomes sont contenues dans un corpuscule aussi petit que celui dont le rayon du soleil qui passe par la fenêtre montre qu’il voltige dans les airs ; et à dire que l’atome conserve sa grandeur quoiqu’elle soit en dessous du niveau de perception des sens à des intervalles presque insurmontables. Pour parler maintenant de la figure, cette propriété qui est la conséquence logique et nécessaire de la grandeur, en tant qu’elle est son terme et son mode, Épicure nous délivre trois enseignements à son sujet. Le premier est que « les atomes ont des figures diverses ». [270a] Ce n’est pas du reste qu’il soit possible de discerner à l’œil leurs figures respectives plus qu’on ne l’a dit pour la grandeur, mais parce que nous avons différentes preuves de leur figuration, puisqu’il nous enseigne chez Plutarque33 que les atomes ‡di œcein sc»mata lÒgñ qewrht¦, « ont des formes qui leur sont propres et qui ne peuvent être que perçues par la raison ». Lucrèce présente ces preuves ; mais avant de les rappeler, nous devons préciser que rien ne s’oppose à ce que les atomes, quoique fins, aient des figures différentes les uns des autres. Assurément dès lors qu’ils ont quelque grandeur, il n’est nulle part contradictoire de concevoir qu’ils présentent des surfaces planes, orbiculaires, anguleuses, régulières ou irrégulières. T’imagines-tu peut-être qu’ils doivent tous être ronds, comme presque tout un chacun imagine que sont ronds les petits grains de la poussière la plus finement broyée et la plus menue ? Approche l’engyscope de ces petits grains, et tu les surprendras à n’être pas ronds ni très polis, mais dotés de figures anguleuses et extrêmement différentes de l’un à l’autre, pyramidales, pentaèdres, cubiques, trapézoïdales, heptaédriques, octaédriques, et de tant de formes irrégulières, que cela en est vraiment stupéfiant. Mais il ne faut pas s’en étonner parce qu’au moment où les grains ont été broyés, il n’y avait pas présent à l’opération un tourneur qui leur donnât une forme de sphère. Et bien plus, le bon sens nous persuade que nous n’avons aucune raison de penser que de leur écrasement en fragments un peu plus petits ne devraient pas naître des figures anguleuses et dissemblables, dès lors que de leur écrasement en fragments un peu plus grands ce sont de telles 33

  [Plut., Plac., I, 3, 877f.]

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figures tout à fait anguleuses et dissemblables qui naissent. Mais pour mettre un peu final à ce débat, qui, de grâce, n’aurait pas attribué à cet animalcule qu’est le ciron une figure aussi orbiculaire que très polie ? Et pourtant l’engyscope démontre qu’il est tel que nous venons de le décrire, alors que, même si sa forme rappelle celle d’une lentille (à la différence près qu’il est plat des deux côtés, sans présenter presque aucun gonflement), on observe dans la seule diversité de ses parties externes ce que l’on observe, toutes proportions gardées, dans les animaux plus grands multipèdes. Et puisque nous voyons à coup sûr dans les genres de choses, et surtout chez les animaux, que tous les individus sont différents l’un de l’autre au niveau de leur surface, le bon sens ne veut-il pas que tous les animalcules admettent aussi toute une diversité de figure ? Songe donc que si, de même que tu ne vois jamais deux hommes qui aient les même traits, que ce soit dans la main, ou dans n’importe quelle partie du corps, il convient d’imaginer la même diversité jusque dans le bout du pied du ciron, quelle opinion faudrait-il avoir de la diversité des figures de toutes les choses, fussent-elles les plus petites ? En réalité, Lucrèce, après avoir avancé que les figures des principes [exordia] des choses ou atomes sont variées34 : Mais allons, apprends donc les qualités des principes des choses leurs diverses formes, la variété de leurs figures.

poursuit ensuite par la démonstration qu’il n’est pas nécessaire que les corpuscules, étant infinis, soient tous d’une unique et même figure35 : Rien d’étonnant, si grande est leur quantité qu’elle n’a ni fin ni somme, comme je l’ai montré. Ainsi tous les atomes ne peuvent d’ordinaire [270b] avoir même profil ni semblable figure.

Ensuite, parce qu’il tire argument en faveur de la diversité des figures des principes du fait que toutes les choses naturelles qui en sont faites, les hommes, les oiseaux, les poissons, etc. ont des figures diverses36 :

  lib.2. [Lucr, II, 333-5.]   [Lucr, II, 338-41.] 36   [Lucr, II, 342-8.] 34 35

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178 Le Principe matériel, c’est-à-dire la matière première des choses Et vois le genre humain, les troupes silencieuses de nageurs porte-écailles, le bétail, les bêtes fauves, les divers oiseaux qui peuplent les contrées aquatiques aux riants abords de fleuves, des sources et des lacs ou qui hantent de leur vol les forêts profondes, examine tour à tour les individus de même espèce, tu trouveras pourtant que leurs figures diffèrent.

Et cela non seulement pour ce qui est des choses des différents genres, mais aussi pour ce qui est des espèces, c’est-à-dire des individus du même genre. D’où la reconnaissance de la mère par son petit, du petit par sa mère, et même chez les bêtes37 : Sinon les petits ne reconnaîtraient pas leur mère, ni la mère ses petits, ce que dément l’expérience. Les animaux se connaissent aussi bien que les hommes.

Et vois, de grâce, la description remarquable de la vache recherchant son taurillon immolé38 : Devant les temples magnifiques, au pied des autels où fume l’encens, souvent un taurillon tombe immolé, exhalant de sa poitrine un flot sanglant et chaud. Cependant la mère désolée parcourt le bocage, cherche à reconnaître au sol l’empreinte des sabots, scrute tous les endroits où d’aventure elle pourrait retrouver son petit, soudain s’immobilise à l’orée du bois touffu qu’elle emplit de ses plaintes et sans cesse revient visiter l’étable, le cœur transpercé du regret de son petit. Ni les tendres saules, ni l’herbe avivée de rosée ni les fleuves familiers coulant à pleines rives ne sauraient la réjouir, la détourner de sa peine. La vue d’autres taurillons dans les gras pâturages ne peut la distraire ni soulager son chagrin, tant elle recherche un être singulier, connu.

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  [Lucr, II, 349-51.]   [Lucr, II, 352-66.]

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Vois encore ce qu’il ajoute de la reconnaissance des mères par leurs cabris et agneaux39 : Les tendres cabris à la voix chevrotante reconnaissent leurs mères cornues, les agneaux folâtres leur troupe bêlante : ainsi, obéissant à la nature, chacun court à la mamelle qui le nourrit.

Il convient de reconnaître la même différence spéciale, ou, pour ainsi dire, individuelle, si l’on prête attention non seulement à l’herbe mais aussi aux grains de blé, aux coquillages et autres semblables40 : Enfin, prends n’importe quels gains de même espèce, tu verras cependant qu’ils ne sont pas semblables au point de n’offrir aucune différence de forme. Il en est ainsi des coquillages que nous voyons colorer le sein de la terre en ces baies où les vagues viennent battre doucement le sable assoiffé.

Il peut sembler étonnant qu’il n’existe pas deux grains complètement semblables entre eux ; mais qui ne le croit pas n’a jamais regardé. Car combien on trouve peu de personnes, qui songent à regarder ou prennent sur elles de le faire ne fussent-ce que les feuilles d’un seul arbre, pour faire juger d’expérience [271a] s’il est possible de repérer parmi tant de feuilles deux qui soient tout à fait semblables ? Nous pouvons être empêchés de le faire, dans le cas des grains, soit par leur petitesse, ou bien l’émoussement de nos yeux ; mais la diversité qui existe entre les individus du genre humain, un Lyncée la retrouvera, toutes proportions gardées, entre les individus du blé41. Les stoïciens l’ont reconnu, eux qui disent chez Cicéron42 : « C’est une formule stoï39

  [Lucr, II, 367-70.]   [Lucr, II, 371-6.] 41   Pour Lyncée, devenu un lieu commun de la pensée atomiste, voir C. H. Lüthy, « Atomism, Lynceus, and the Fate of Seventeenth-Century Microscopy », Early Science and Medicine, Vol. 1, No. 1. (février 1996), pp. 1-27, notamment p. 15 où il est question de Gassendi : « Pour Gassendi, Lyncée représentait le meilleur microscopiste qui fût. En 1649, il défendait qu’alors que le microscope arrivait à démontrer prouver les différences entre des grains de poussière, Lynceus serait à même de faire la même chose pour les atomes (Animadversiones in decimum Librum Diogenis Laerti, qui est de vita, moribus placitisque Epicuri (Lyon, 1649), 202-5 ». 42   4.Acad. [Cic., Ac., II, 26.] 40

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cienne et il est difficile de croire qu’il n’y a pas un cheveu qui soit de tout point semblable à un autre, pas un grain qui soit exactement tel qu’un autre grain ». Il a d’autres passage dans le même sens, mais surtout celui-ci43 : « Te rappelles-tu que la ressemblance des œufs a passé en proverbe? Nous savons cependant qu’à Délos, au temps de sa prospérité, beaucoup de personnes nourrissaient des poules pour en faire commerce et, à l’inspection d’un œuf, savaient dire quelle poule l’avait pondu ». Mais je reviens à Lucrèce qui conclut ainsi son raisonnement44 : C’est ainsi, je le répète, que les corps premiers, produits de la nature et non faits à la main d’après la forme exacte d’un modèle unique, doivent voltiger sous des figures diverses.

J’ajoute pour renforcer le raisonnement une conjecture tout sauf légère, facile à expérimenter : Si tu laisses à évaporer au soleil de l’eau salée, il te restera tout le sel formé en figures cubiques ; si tu laisse du sel mêlé d’alun, en figures octaédriques, et ainsi de suite, comme nous l’avons suggéré plus haut. Du reste les cubes créés à partir du sel deviendront d’autant plus grands qu’il y aura eu plus d’eau et qu’elle aura été plus profonde ; et d’autant plus petits qu’il y aura eu moins d’eau et qu’elle aura été moins profonde, de telle sorte que, si un grand chaudron en produit qui sont de la taille de dés à jouer, d’un gobelet n’en sont jamais sortis qui dépassent l’onzième d’un doigt, et d’une eau seulement superficielle, comme si tu laisses une gouttelette couler sur une vitre, les cubes ainsi produits seront presque imperceptibles, et impossibles à discerner autrement qu’à l’engyscope. Et le plus étonnant, c’est que l’on peut observer par le moyen de cet instrument que des cubes plus grands sont formés de plus petits, ces derniers étant formés d’encore plus petits, ou bien de quatre triangles isocèles, puisque l’on aperçoit des faces cubiques constituées à partir de quatre d’entre eux. Cela permet donc de comprendre que les petits cubes imperceptibles, que j’ai évoqués, sont eux-mêmes également faits d’autres cubes, lesquels le sont à leur tour d’autres encore jusqu’à ce que l’on arrive à la finesse sinon des atomes, du moins des molécules quasi femelles, dont est constituée la nature du sel et qui, très vraisemblablement, sont soit carrées, soit de la forme d’un triangle isocèle. Alors que la même chose peut être dite, par analogie ou toutes proportions gardées, de l’alun, du 43

  [Cic., Ac., II, 18.]   [Lucr, II, 377-80.]

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sucre et autres semblables, ne faut-il pas l’étendre à toutes les choses qui ont, par nature, une configuration établie et certaine ? Je reviens encore à Lucrèce, et à l’explication vraiment remarquable qu’il en donne, mais qu’il sera préférable de dire plus bas, à savoir que la figuration variée des atomes permet d’expliquer chaque effet de la nature, comme ce qui concerne le fait que certains corps pénètrent plus facilement que d’autres dans des corps denses ; ou ce qui concerne la volupté et le déplaisir que suscite la perception de ce qui vient aux sens, etc. Le deuxième enseignement d’Épicure sur la figure des atomes est que « les espèces des figures sont certes incompréhensibles, mais elles ne sont cependant pas [271b] infinies », c’est-à-dire que l’esprit ne peut embrasser la si grande variété de figures qui doivent être assignées aux atomes, alors qu’ils sont ronds, ovales, lenticulaires, plats, bossus, oblongs, coniques, crochus, lisses, rugueux, raboteux, tétraédriques, pentaèdres, hexaédriques, etc., et aussi bien réguliers que irréguliers, sans que l’intelligence puisse limiter cette irrégularité, qui mélange surtout toutes les formes ; cependant toutes ces variétés, ou espèces, ne sont pas absolument infinies, comme s’il n’y avait pas une première et une dernière figure. C’est pourquoi on est en droit de soupçonner soit qu’Aristote n’a pas rapporté assez fidèlement l’opinion de Démocrite quand il a dit45 « qu’il a supposé que les atomes étaient infinis non seulement en nombre, mais aussi quant à leurs formes et leurs figures » ; ou bien qu’il faut écouter Alexandre d’Aphrodise46 quand il a affirmé (ce que Philoponus rapporte aussi) que les épicuriens n’étaient pas d’accord avec Démocrite quand ils énonçaient que le nombre de formes était incompréhensible, mais non pas infini ». Quoi qu’il en soit de Démocrite cependant, pour ce qui est d’Épicure, Plutarque rappelle aussi en peu de mots son opinion47, enseignant que, selon lui, enai t¦ sc»mata tîn ¢tÒmwn ¢per…lhpta, oÙk ¥peira, « les figures des atomes sont innombrables, mais leur nombre n’est pas infini ». Si Épicure donne dans son texte une explication évidente de pourquoi les espèces des figures sont inconcevables, c’est-à-dire qu’elles le sont pour correspondre à l’inconcevable diversité des figures qui est vue dans la nature des choses, la raison qu’il donne pour expliquer qu’elles ne sont pas tout bonnement infinies peut paraître exposée de façon un peu plus obscure ; mais le sens est cependant que, les atomes étant de grandeur limitée, il ne peut   I.de gener.I.& 2. [Arstt., Gen. et corr., I, 1, 314b et I, 2, 316a.]   in eun.loc. [A. Aphr., ad. loc.] 47   I.plac.3. [Plut., Plac., I, 3, 877f.] 45 46

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se faire que la diversité de leurs configurations soit infinie au-delà de cette grandeur. N’importe quelle configuration implique une position particulière des parties ; or les parties d’une grandeur finie peuvent se permuter et se combiner de tant et tant de manières si bien qu’elles épuisent finalement tous les positionnements possibles ; en effet sinon nous serions en présence de nouvelles et de nouvelles parties s’ajoutant à l’infini, dont l’accumulation composerait une grandeur en dernier ressort infinie, comme ce n’est pas le cas dans l’atome qui jamais n’atteint le degré où il devient visible. Voilà comment Lucrèce l’expose48 : À ma démonstration, j’ajouterai une chose qui dépend d’elle et en tire sa crédibilité : la variété des formes atomiques est finie. S’il n’en était pas ainsi, certains atomes devraient posséder à l’inverse une grandeur infinie. Car dans la petitesse des atomes de même volume les formes ne peuvent être très différentes. Suppose en effet qu’ils aient trois parties minimales, ou un peu plus ; ces parties d’un seul corps premier, dispose-les en haut et en bas, fais-les passer de droite à gauche et vois, par tous les essais possibles, les formes de donnent les diverses combinaisons. [272a] Finalement, si tu veux encore varier les figures, il te faudra ajouter d’autres parties et ainsi de suite : toute série de combinaisons réclamera d’autres parties si tu veux encore varier les figures de l’atome. La nouveauté des formes entraîne l’augmentation du corps. Tu ne saurais donc croire que les atomes déploient une infinité de formes diverses, à moins de contraindre certains à une grandeur monstrueuse et inadmissible, comme je l’ai montré.

En passant, pour que tu établisses par ta propre expérience ce que Lucrèce affirme de la diversité des figures qu’il démontre sur la base des parties certaines concédées dans l’atome, songe que c’est exactement comme de considérer, selon l’exemple que nous avons exposé plus haut, la diversité des mots qui naît de deux, trois, quatre lettres ou davantage combinées de façon variée. Tu sais en effet, d’après les calculs que nous avons faits en son temps, que si   lib.2. [Lucr, II, 478-99.]

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tu ne prends que deux lettres, tu ne crées que deux mots ; si trois, il y en aura six ; si quatre, 24 ; si cinq, 120 ; si six, 720 ; si sept, 5 040 ; si huit, 40 320 ; si neuf, 362 880 ; si dix, 3 628 800, et cela indépendamment des lettres de la suite de l’alphabet dont tu peux agrandir et augmenter les combinaisons, et ainsi de suite jusqu’à ce que tu te retrouves devant une somme qui confine à l’infini, avant même que d’être arrivé au nombre de vingt-quatre lettres. Ainsi donc, substitue aux lettres les particules ou petites facettes de l’atome ; en les multipliant ainsi, tu obtiendras pareillement une multiplicité de figures. Or il apparaîtra que tu arriveras bientôt à un nombre inconcevable, si surtout tu estimes que l’atome ne contient pas dix, ni vingt-quatre, ni même cent ou plus de particules minuscules ; mais ce nombre ne sera jamais tout bonnement être infini ; car à moins de construire avec des centièmes, des millièmes ou d’autres parties minuscules, tu finiras par rendre l’atome visible ; et que si tu continues à ajouter des parties, tu l’augmenteras de telle sorte que tu la gratifieras d’une taille monstrueuse49, et que pourtant tu n’en arriveras pas moins à un nombre fini de figures, sauf si tu poses une infinité d’atomes. Mais cela étant dit, voilà une autre raison, que Lucrèce ajoute, à savoir que si on accordait aux atomes un nombre infini de figures, les choses naturelles n’auraient aucune qualité certaine et déterminée, puisque les qualités changeraient à chaque nouvelle configuration, de telle sorte que le meilleur serait toujours remplacé par quelque chose de mieux, et quoique ce soit de mauvais par quelque chose de pire50 : Les étoffes barbares, la pourpre éclatante de Mélibée, teintes par la couleur des conques thessaliennes, les races dorées de paons baigné de charme rieur seraient supplantées par les nouvelles couleurs des choses, méprisées l’odeur de la myrrhe et les saveurs du miel, réduites au silence les mélodies des cygnes et les harmonies inventives de la lyre d’Apollon. Toujours naîtraient des choses plus prestigieuses. Mais inversement tout pourrait empirer et non s’améliorer comme je le disais : des sensations de plus en plus répugnantes frapperaient l’odorat, l’ouïe, la vue et le goût. Puisqu’il n’en est rien et qu’une limite précise   [immanis maximitas : l’expression est lucrétienne, Lucr., II, 498.]   [Lucr, II, 500-14.]

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184 Le Principe matériel, c’est-à-dire la matière première des choses maintient de part et d’autre la somme des choses, [272b] il faut reconnaître que les formes de la matière ne doivent pas non plus varier à l’infini.

Il confirme ce point, en arguant que les choses sont communément déterminées par des qualités contraires, qui sont extrêmes de telle sorte qu’elles ont plusieurs degrés intermédiaires, mais aucun degré au-delà de leurs propres limites51 : Enfin, du feu jusqu’au gel glacial, le parcours est limité tout comme il l’est en sens inverse : la chaleur, le froid et les températures moyennes sont compris entre les deux et forment une gamme complète. Leur variété est donc limitée dès leur création puisqu’un double poinçon leur assigne deux bornes, ici de flammes, là de roides glaces menacées.

Le troisième enseignement d’Épicure sur la diversité des figures des atomes est que « les atomes de chaque figure sont simplement infinis en nombre », c’est-à-dire les figures orbiculaires sont d’un nombre infini, ainsi que les ovales, les pyramidales et ainsi de suite de toutes les autres. Or je laisse de côté qu’il donne pour raison celle qu’il a tirée de l’infinité, comme je l’ai exposé plus haut, parce que, alors que les espèces des figures sont finies, il est évident que si les atomes qui se rangent sous elles étaient en nombre fini, l’infinité des atomes dans l’univers serait impossible. Lucrèce formule ainsi à la fois la proposition et la raison52 : À ma démonstration, j’ajouterai une chose qui dépend d’elle et en tire sa crédibilité. Les atomes de forme semblable sont en nombre infini. En effet, la diversité des formes étant finie, il s’ensuite que les atomes semblables sont infinis, à moins que l’ensemble de la matière ne soit fini, ce qui est impossible comme je l’ai prouvé.

Il s’objecte à lui-même qu’il semble possible que les atomes, sous certaines figures, puissent être finis, puisque nous voyons qu’il existe des animaux plus

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  [Lucr, II, 515-21.]   [Lucr, II, 522-28.]

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rares et plus inféconds ; mais il répond d’abord que les animaux qui sont rares ici pullulent ailleurs53 : Quand tu vois que certains animaux sont plus rares et que la nature pour eux te paraît moins féconde, ailleurs pourtant, en des terres lointaines, il se peut que leur espèce soit riche et leur nombre complet. Ainsi parmi les quadrupèdes nous voyons tout d’abord la race des éléphants à la trompe serpentine : leurs myriades arment l’Inde d’un rempart d’ivoire pour interdire ses profondeurs, si nombreux sont les fauves dont nos régions ne nous offrent que de rares spécimens.

Ensuite, même à supposer qu’il n’existe dans tout l’orbe qu’une chose unique de chaque genre, si cependant il n’y avait pas un nombre infini d’atomes de la même forme, il ne pourrait se faire que cette chose naisse et grandisse, et il introduit une comparaison54 : Mais, pour te faire encore une concession, supposons une créature seule et unique en son genre, qui n’ait pas son pareil sur tout l’orbe terrestre. [273a] Sans une quantité infinie de matière dont elle puisse être conçue et engendrée, jamais elle ne pourra naître, croître et se nourrir. Car si j’admets aussi des atomes d’un être unique épars dans l’univers en nombre limité d’où, en quel endroit, par quelle force et comment viendront-ils, dans le vaste océan de la matière, se rencontrer et s’unir parmi la foule étrangère ? Non, je ne pense pas qu’ils aient moyen de se rejoindre. De même qu’après de grands et multiples naufrages le vaste océan jette bancs, carènes, antennes, proues, avirons et mâts partout à la dérive et qu’au long des côtes flottent les aplustres proposant aux mortels un exemple des pièges, violences et ruses de l’océan perfide pour les garder à jamais de se fier au sourire, au charme trompeur de ses eaux placides, 53

  [Lucr, II, 532-40.]   [Lucr, II, 541-66.]

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186 Le Principe matériel, c’est-à-dire la matière première des choses de même, si tu limites le nombre de certains atomes, épars dans l’infini du temps, de tous côtés, au gré des flux de la matière ils seront jetés, jamais sous aucun choc ils ne pourront s’unir ni rester unis et grandir ou se développer.

Il conclut donc : L’expérience nous prouve évidemment le contraire : les choses se créent, les créatures grandissent.

Maintenant, à partir de ces vers il est permis de comprendre qu’Épicure pouvait dire qu’il existe un nombre illimité d’infinis. Mais à partir de ce qui été dit plus haut on peut comprendre qu’en fait il n’y a pas même un seul infini d’atomes, car aussi grand que puisse être le nombre des atomes (si l’on souhaite défendre leur existence), ce nombre devrait être limité par la capacité du monde même. D’ou lorsqu’il est objecté que la somme totale des choses serait limitée, c’est exactement ce qui est admis ; il n’y a pas davantage de nécessité de le contraindre à l’infini. Car ce qui été dit plus haut concernant la surabondance des choses déterminées dans des lieux déterminés n’apporte rien à l’infini. Et ce qui est ajouté concernant la naissance et le développement d’une chose unique milite contre ceux qui, bien qu’ils souhaitent que ces atomes, à partir desquels le monde serait fait, auraient été capables de se rassembler par hasard, n’ont pas de raison de nier cette possibilité à ces atomes dont une petite masse est faite ; c’est pourquoi cela ne constitue en rien un argument en faveur de l’infinité, puisque les atomes nécessaires ne flottent pas dans l’immensité, mais sont tenus embrassés dans les limites du monde et peuvent donc suffire à engendrer les choses et à assurer leur croissance. C’est pourquoi, cette infinité congédiée, c’est bien assez si le physicien (qui défend les atomes) admet des atomes figurés et juge inconcevables d’une part les espèces des figures et d’autre part les atomes contenus sous une ou plus de ces espèces. Et il ne sera pas difficile de donner une réponse à l’objection de Lactance55. Ce dernier, après avoir rapporté que, selon Épicure, les formes des principes [primordia] sont variées, poursuit : « Car certains sont irréguliers, certains ont des crochets, certains sont lisses ; donc, ils peuvent être coupés et divisés s’il y a quoi que ce soit qui dépasse. Mais s’ils sont lisses et n’ont pas de crochets, [273b] ils ne peuvent se joindre les uns aux autres. Aussi est  3.instit.17. [Lact., Inst., III, 17.]

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il nécessaire qu’ils soient en forme de crochet pour pouvoir s’enchaîner les uns aux autres. Mais dans la mesure où ils sont censés être si minuscules qu’ils ne peuvent être divisés par aucune lame, toute aiguë qu’elle est, comment pourraient-ils avoir des crochets ou des angles ? Car ceux-ci, parce qu’ils dépassent, peuvent nécessairement être arrachés ». Cependant il est évident que les atomes, quels qu’ils soient, sont des corps très solides, tout à fait dépourvus de vide ; c’est pourquoi alors que les crochets et les angles sont de la même solidité, et ne se tiennent pas collés par une immixtion de vide, il est nécessaire qu’ils résistent aux coups extérieurs, autant que résistent les corpuscules orbiculaires. Tu diras, pourquoi Plutarque dit-il donc56 t¦ tîn ¢tÒmwn sc»mata m¾ enai m» te ¢gkistroeidÁ, m» te triainoeidÁ, m» te krikoeidÁ. Taàta mn t¦ sc»mata eÜqraust£ ™stin, aƒ d’¥tomoi ¢paqe‹j, kaˆ ¥qraustaoi, « les figures des atomes sont innombrables, mais leur nombre n’est pas infini : ils peuvent avoir la forme d’un crochet, d’un trident ou d’un bracelet, car ces formes sont faciles à briser et les atomes ne peuvent subir de dommage ou de brisure ». Je réponds que ou bien le texte est altéré, ou bien l’homme par ailleurs éminent n’est pas ici tout à fait fidèle à l’esprit d’Épicure. Assurément Lactance, comme nous venons de le voir, parle de « crochets » ; et chez Cicéron57, « Ce n’est pas qu’il veuille composer toutes choses de corpuscules polis ou rugueux, pointus ou pourvus d’un crochet, qui se rencontrent dans le vide ». Il dit ailleurs58 qu’« il existe des corpuscules, les uns lisses, les autres rugueux, les autres ronds, certains anguleux et en forme d’hameçon, certains recourbés et pour ainsi dire crochus ». Mais ces figures ne font pas que les atomes seront fractionnables, puisque tant les crochets et les angles que les corpuscules du milieu sont d’une seule et même nature et sont tenus par une solidité et une nécessité égales. La fraction est à redouter pour les choses composées [res concretæ], qui ont ces figures ; mais pour ce qui est des atomes, la même cause explique qu ni eux ni leurs parties ne se brisent ni se corrompent, et cela jusqu’à leurs extrémités les plus ténues59 : L’atome, aucune force ne parvient à le détruire : Son corps solide lui assure enfin la victoire. 56

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I.plac.3. [Plut., Plac., I, 3, 877f.] 4.Acad. [Cic., Ac., II, 38.] I. de Nat. Deor. [Cic., Nat., I, 24.] [Lucr, I, 485-6.]

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Chapitre 7 Le poids et le mouvement même des atomes Il reste maintenant la troisième propriété qu’Épicure attribue aux atomes, à savoir la gravité, ou le poids ; alors que ce n’est rien d’autre que la faculté ou force naturelle et interne par laquelle l’atome peut se mettre en mouvement et se mouvoir par lui-même ; ou que, si tu préfères, ce n’est rien d’autre que la propension au mouvement, laquelle est native, innée, originelle et imperdable, et la propulsion et élan [impetus] venant de l’intérieur ; de là vient que, parce qu’il est tout entier destiné au mouvement et parce qu’il ne nous est connu que par le mouvement pour la mise en branle duquel il est préparé, il s’impose à nous de parler justement du mouvement des atomes. C’est pourquoi, pour commencer par la multiplicité de ce mouvement (pour traiter ensuite de sa perpétuité et de sa vitesse), en supposant qu’il s’agit ici du mouvement local, le seul qu’Épicure ait reconnu, comme nous le dirons après, et qu’il a [274a] défini chez Sextus Empiricus1 comme met£basij ¢pÕ tÒpou e„j tÒpon, « la migration d’un lieu à un autre », le mouvement des atomes peut être divisé en général en deux sortes, naturel et réfléchi [reflexus]. Est naturel le mouvement par lequel l’atome est porté vers le bas par son propre poids, mais réfléchi [reflexus] celui par lequel un atome qui en heurte un autre est repoussé, rebondit et prend une autre direction. On lit chez Lucrèce2 : Puisqu’ils errent dans le vide, il faut que ces principes se meuvent par leur poids ou par le choc d’un autre.

1

  [Sext., M, 10, 25; c’est mšteisij.]   [Lucr, II, 83-5.]

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Deux espèces peuvent être ensuite distinguées dans chaque catégorie, de telle sorte que quatre mouvements peuvent être assignés plus spécialement à l’atome. Mais pour le mouvement naturel, et ses deux espèces, il faut savoir que Démocrite quant à lui n’a pas voulu qu’il soit double. Car, d’après Plutarque3, il l’a tenu pour unique et il l’a appelé kat¦ plhg¾n, « résultant d’un coup ». Car c’est cela assurément qu’il semble qu’il faille lire, et non pas kat¦ palmÕn, « résultant d’une vibration », comme on peut le conclure d’évidence de ce que Cicéron dit dans le livre Sur le destin4 : « Ils tenaient déjà de Démocrite une certaine force motrice, l’impulsion, qu’il appelle “choc”, et de toi, Épicure, la gravité et le poids ». Ainsi donc Épicure, toujours d’après Plutarque5, a distingué deux sortes de mouvement naturel, l’un kat¦ st£qmhn, « à la perpendiculaire », c’est-à-dire selon la traduction de Cicéron6 « par une ligne directe » ; et l’autre kat¦ paršgklesin, « de déclinaison » ou de « déclination ». Et le mouvement perpendiculaire est premier, et il est le premier dont on ait compris qu’il fallait l’attribuer à l’atome, à cause de la gravité ; mais le mouvement de déclinaison a semblé être nécessaire parce que sans lui il n’y aurait aucune possibilité de rencontre entre les atomes et que par suite jamais aucune génération d’aucune chose ne pourrait avoir lieu. Lucrèce enseigne assurément7 : Dans la chute qui les emporte, en vertu de leur poids, tout droit à travers le vide, en un temps indécis, en des lieux indécis, les atomes dévient un peu ; juste de quoi parler d’un tout petit MOMENTUM Sans cette déclinaison, tous, comme gouttes de pluie, tomberaient de haut en bas dans le vide infini. Entre eux nulle rencontre, nul choc possible.

Quant au mouvement perpendiculaire, il faut noter qu’Épicure ne l’a pas conçu par rapport à un quelconque centre, ni du monde, ni de la terre, ni d’autre chose ; puisqu’il n’a pas reconnu l’existence d’un tel centre et qu’il a jugé impossible qu’il y en ait aucun dans un univers qui est infini ; mais il l’a 3   I plac.23. [Plut., Plac., I, 23, 884c ; les éditeurs modernes conservent kat¦ palmÕn, mais soulignent le problème.] 4   cap.12. [Cic., Fat., XX (46).] 5   [Plut., Plac., I, 12, 884c.] 6   [Cic., Fin, I, 18.] 7   lib.2. [Lucr., II, 217-24. Pour la discussion de Gassendi sur le vers 220, voir infra 276a. Il propose une lecture qui n’est pas suivie par les éditeurs modernes]

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conçu par rapport aux deux directions inhérentes à l’univers lui-même, dont l’une est dite vers le haut et l’autre vers le bas ; et on appelle vers le haut celle dont les atomes viennent, sans point d’origine ; et vers le bas celle vers laquelle les atomes s’en vont, sans point d’arrivée. Et le fait qu’il n’y ait aucun centre dans l’univers, par l’amour duquel si je puis dire se ferait le mouvement, cela a été assez montré plus haut selon la doctrine d’Épicure, et surtout dans ces vers lucrétiens8 : Il ne peut y avoir de centre là où le vide et le lieu sont infinis, etc.

Or le fait qu’Épicure reconnaît cependant deux directions dans l’univers, [274b] une vers le haut, l’autre vers le bas, mais sans qu’il y ait de terme ni à l’une ni à l’autre se trouve expressément enseigné dans la Lettre à Hérodote9, dans le passage où il veille avec soin à ce que nous ne en laissions pas imposer par les mots Vers le haut, Vers le bas, c’est-à-dire au-dessus et en dessous, comme cela arriverait si on considérait que quelque chose est dans la plus haute position à raison de la partie par laquelle cette chose est au-dessus ou que quelque chose est dans la position la plus basse à raison de la partie par laquelle cette chose est en dessous ; auquel cas l’univers ne serait pas infini. Et on est enclin à penser qu’Épicure adhérerait à l’opinion selon laquelle il faudrait considérer comme vers le haut la direction dont vient l’atome et comme vers le bas la direction vers laquelle il tend, c’est-à-dire, que relativement à la position qui est la nôtre, non seulement la direction au-dessus du sommet de notre crâne serait dite vers le haut si l’atome accède à nous en venant de là, et la région sous nos pieds, vers laquelle il tend, serait dite vers le bas, mais encore la direction qui est sous nos pieds serait dit vers le haut si l’atome en venait, et la direction au-dessus de notre tête serait dite vers le bas si c’était par là qu’il s’en allait ; et de la même manière s’il venait du levant, cette direction serait dite vers le haut et celle qui est à l’opposé, au couchant, s’il y allait, serait dite vers le bas ; et vice versa l’ouest serait vers le haut, si le mouvement allait d’elle vers nous, et l’est serait vers le bas si le mouvement allait de nous vers lui, et ainsi de suite. Cela pourrait être attribué à Épicure, dis-je ; mais, si cela avait été sa façon de voir, il n’aurait pas eu besoin de rêver

8 9

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  [Lucr., I, 1070-1. Le passage est très altéré.]   [DL, X, 60.]

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ce mouvement de déclinaison, puisque les atomes se seraient alors suffi à euxmêmes pour se rencontrer mutuellement. Il semble qu’il ait plutôt projeté la chose comme s’il avait été d’avis qu’il faille considérer la surface de la terre, que nous habitons, comme quasi plane et se représenter tout l’horizon tout autour comme pareillement plan, déployé et prolongé jusqu’au ciel et à partir de là à toute l’immensité de l’univers. Car il semble avoir imaginé que les poids qui tombent vers le bas autant sur nous en Europe que sur d’autres en Asie, en Afrique etc. ne se rejoindront pas (si l’on fait l’hypothèse qu’ils continuent leur mouvement) au centre de la terre, mais qu’ils s’en iront, conservant toujours entre eux un mouvement très exactement parallèle, aussi longtemps que le mouvement durera. C’est pourquoi il semble imaginer que la direction qui est, pour nous, au-dessus, est réellement celle qui est vers le haut par rapport au mouvement de tous les atomes, dans la mesure où il qui s’étend partout au-delà du plan de l’horizon qui se continue, comme nous l’avons déjà dit, de telle sorte que tout ce qui advient dans ce plan, qui se prolonge à l’infini, est dit advenir de dessus et que tout ce qui tend au-delà de lui est dit tendre plus au-dessous, et c’est le cas si nous concevons ce plan à cet endroit où il est, ou transporté au dessus, ou si nous avons un autre plan parallèle à lui au dessus, et au dessus et au delà de notre tête ou sous nos pieds et au-delà. Cette interprétation peut être retenue sur la seule base du passage d’Épicure que j’ai indiqué, que je crois bon de joindre ici comme je l’ai restitué. Voilà comme le texte se présente10 : « En outre, il ne faut pas affirmer que dans l’espace infini le haut et le bas sont dans l’univers le plus haut ou le plus bas ; nous savons bien que ce qui est au-dessus de notre tête étant susceptible, à partir du point où nous tenons, d’aller à l’infini, ne nous apparaîtra jamais tel, [275a] ou encore ce qui est en dessous (pour ce que l’on pense aller à l’infini à la fois vers la haut et vers le bas par rapport au même point », comme il nous arrive ou au milieu de ce monde, lorsque l’une des ses parties extrêmes est imaginée comme étant la plus élevée, et l’autre la plus basse. Dans l’infini, bien sûr, « De sorte qu’il est possible de prendre comme un mouvement celui que l’on pense dirigé vers le haut, à l’infini, et comme un autre celui qui est dirigé vers le bas, même si des milliers de fois ce qui se déplace à partir de nous vers des lieux au-dessus de notre tête arrive aux pieds de ceux qui sont au dessus, et qui vont penser que cet objet qui se meut vient du dessous (imaginant, sans doute, qu’il existe d’autres mondes) 10

  [DL., X, 60.]

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ou que ce qui est propulsé de nous vers les régions qui se trouvent sous nos pieds est transporté sur les têtes de ceux qui se trouvent en dessous, et pour cette raison ils croient que cela arrive du dessus : car chaque mouvement opposé pris dans son entier est considéré avancer également dans l’infini. Car le mouvement entier est néanmoins pensé comme s’opposant par chacun des deux aspects, jusqu’à l’infini ». Il semble que la chose ait été assez bien exposée par Lucrèce dans ces vers11 : Sans cette déclinaison, tous, comme gouttes de pluie, tomberaient de haut en bas dans le vide infini

De même que ce que j’ai dit des poids qui tombent en différents endroits de la surface terrestre est plutôt bien exposé quand il se moque de l’opinion qui affirme que tout tend vers le milieu et qu’il y a des antipodes12 : Et les corps pesants de l’autre côté de la terre Tendraient tous vers le haut, reposant à l’envers.

Ce qu’il sera plus approprié de rapporter par la suite. À présent, pour passer à l’explication du mouvement de la déclinaison, Épicure l’a imaginé, comme nous l’avons déjà dit, pour rendre compte de la rencontre entre les atomes et pour pallier la difficulté qui avait été objectée à Démocrite et en même temps répondre par avance aux objections dont il sentait qu’on pourrait lui faire. Certes les interprètes d’Aristote lui demandèrent de quelle façon les atomes pourraient se rencontrer, dès lors que, dans d’autres passages, il conservait au mouvement une vitesse égale. Themistius dit, plus que tous les autres13 : « De la même manière on peut demander à Épicure en ce qui concerne les atomes s’ils se déplacent à une vitesse égale ou inégale. Car si la réponse est “inégale”, j’en demande la raison ; si la réponse est “égale”, alors je demande qu’il donne une raison logique pour expliquer qu’ils continuent leur progression et se cognent les uns les autres; ou comment il arrive qu’ils se mêlent entre eux et se lient les uns aux autres, de telle sorte qu’en se rencontrant ils peuvent générer d’autres choses, comme il le dit lui même. Qu’il dise comment cela peut se produire si le même mouvement est   lib.2. [Lucr., II, 221-3. Déjà cités supra.]   lib.1. [Lucr., I, 1058-9.] 13   In 4.Phys. text.44. [Them., Them., Commentaria in Aristotelem Græca (29 volumes), Paraphrasis in Aristotelis Physica, in Volume V, 2ème partie (ed. Henricus Schenkl), p. 133, commentant Phys., Livre IV, Chap. 8, 216a.] 11 12

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donné à tous sans distinction ? » Voilà ce qu’il dit, même s’il pouvait savoir qu’Épicure s’était préparé une réponse, qu’il tirait du mouvement de la déclinaison. Cicéron en tout cas ne l’a pas ignoré, puisqu’il s’emploie à y répondre ardemment et abondamment14 : « Il pense que les corpuscules indivisibles et solides sont portés par leur poids de haut en bas, suivant la verticale, ce qui est le mouvement naturel de tous les corps. Puis, dans le même instant, comme notre homme, qui est ingénieux, s’avise que, si tous les corps se portaient de haut en bas, tout droit et, comme je l’ai dit, suivant la verticale, jamais il n’arriverait que deux atomes puissent se toucher, il imagine un expédient : il dit donc que l’atome dans son mouvement dévie de la verticale d’une quantité imperceptible ; qu’ainsi se produisent entre les atomes des rapprochements, des unions, des agrégats, dont le résultat est la production du monde, de toutes les parties du monde et de ce qu’il contient. Tout cela est une supposition puérile et, qui plus est, une supposition qui n’aboutit même pas au résultat qu’il désire. [275b] En effet, d’une part la déviation est une supposition arbitraire, puisqu’il dit lui-même qu’aucune cause ne fait dévier l’atome (et rien n’est plus honteux pour un physicien que de dire d’un fait qu’il se produit sans cause) ; d’autre part le mouvement naturel de toutes les choses qui ont du poids, tel qu’il l’a lui-même posé en principe, et en vertu duquel en ligne droite elles tendent vers le bas, il en a, sans indiquer la cause, dépouillé les atomes ; ce qui ne l’a pas empêché de manquer le but à cause duquel il avait fait cette supposition. Car si les atomes doivent tous dévier, il n’y en aura jamais qui s’attacheront ensemble. Si au contraire les uns devient, tandis que les autres, par l’effet de leur gravité, tombent en ligne droite, d’abord vous aurez donné aux atomes quelque chose comme des attributions spéciales, les uns étant affectés à la chute verticale, et les autres à l’oblique ; ensuite, la rencontre des atomes (question où Démocrite s’empêtre aussi) sera une mêlée désordonnée qui ne pourra être la cause efficiente du bel ordre du monde » Puis, dans un autre livre15 : « Que cette déclinaison est sans cause, il lui faut bien, sinon expressément, du moins en fait, en convenir. En effet, l’atome ne dévie pas sous l’impulsion de l’atome. Car comment peuvent-ils être repoussés l’un par l’autre, si la pesanteur emporte verticalement les corps insécables, selon des lignes droites comme le veut Épicure ? Il s’ensuit, en effet, s’ils ne sont jamais déplacés l’un par l’autre, qu’ils n’entrent pas non plus en contact.   I.de fin. [Cic., Fin., I, 6, 18-20.]   cap.12. [Cic., Fat., X (22).]

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D’où il résulte, même si l’atome existe, et qu’il décline, qu’il décline sans cause ». Et plus loin16 : « Quelle est donc la cause nouvelle dans la nature qui fait dévier l’atome ? Vont-ils tirer au sort entre eux à qui déclinera ou non ? Ou pourquoi déclinent-ils de la quantité la plus petite, et non d’une plus grande ? Pourquoi d’une seule, et non de deux ou de trois ? C’est là choisir, non discuter. Tu dis que ce n’est pas une impulsion extérieure qui déplace et fait décliner l’atome, et que, dans le vide à travers lequel est emporté l’atome, il n’y a aucune cause pour qu’il ne soit pas emporté en ligne droite, et dans l’atome lui-même aucun changement n’est survenu pour qu’il ne conserve pas le mouvement naturel résultant de sa pesanteur. Ainsi, n’ayant apporté aucune cause qui produise cette déclinaison, il lui semble pourtant dire quelque chose, en disant une chose que le sens commun rejette avec mépris ». Alors qu’il semble le presser ici autant avec finesse qu’à juste titre, nous n’avons aucune raison de rappeler ici la réponse d’après le texte même d’Épicure. Je note seulement, quant à l’objection que cela revient à « donner aux atomes quelque chose comme des attributions spéciales », que cette objection est très juste, mais que la faiblesse de l’intelligence humaine est telle qu’elle vaut pour tout le monde sans exception. Car, s’il est vrai que, s’agissant des assemblages [concretiones], c’est-à-dire des choses composées, nous pouvons recourir aux principes qui les constituent et ainsi réussir à rendre compte dans une certaine mesure des différents phénomènes qui les affectent, en revanche pour ce qui est des principes mêmes il ne nous est rien permis de dire si ce n’est que les uns se comportent de telle façon, les autres de telle autre, en vertu de la nécessité de leur nature, puisque nous ignorons la véritable cause pour laquelle ils se comportent ainsi, et bien plus puisque c’est en vain que nous recherchons cette cause à moins qu’il ne faille aller à l’infini. Cela est si vrai que l’objection de « donner aux atomes quelque chose comme des attributions spéciales » vaut non seulement contre Épicure, mais aussi contre les péripatéticiens et les stoïciens et tous les autres, l’objection parce que ni les uns ni les autres ne peuvent dire pourquoi la matière est inerte, pourquoi la cause est active [actuosa], et pas davantage pourquoi le feu est chaud, la terre lourde, etc. Et personne non plus ne peut dire pourquoi tous les astres ne suivent pas un mouvement parallèle à l’équateur, ni donc pourquoi certains ont un mouvement oblique ; pourquoi toutes les planètes ne passent pas par 16

  [Cic., Fat., XX (46-7).]

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l’écliptique ou du moins n’empruntent pas un mouvement parallèle à elle, vu que certains se dirigent vers elle obliquement ; car quelle que soit la réponse que l’on donnera, il est clair que ce ne sera jamais que « donner aux atomes quelque chose comme des attributions spéciales » et non pas dire la vraie cause. Pour taire le fait que Cicéron semble être passible de la même objection quand il dit17 : [276a] « Encore, pour ne pas prêter à rire à tous les physiciens, si nous disons que quelque chose arrive sans cause, faut-il distinguer et dire que la nature de l’insécable est de se mouvoir par son poids et sa gravité, et que c’est là proprement la cause de son mouvement, etc. » Mais pour laisser cela, je crois bon d’observer que quand Cicéron dit18 « que l’atome décline de la distance la plus petite », il dit19 aussi le plus petit intervalle » et précise que Épicure l’appelle ™l£ciston. On lit aussi chez Plutarque tantôt ™l£ciston, « minimum »20, tantôt ¢karšj, « insécable »21. Nous avons déjà dit que Lucrèce l’appelle « tout petit MOMENTUM »22 (quoi certains veuillent lire mouvement modifié [momen mutatum]) et que par la suite d’une part il l’appelle « légère déviation »23 et d’autre part il le décrit plus spécialement dans ces vers24 : Oui, encore une fois, il faut que les atomes dévient un peu, d’un minimum, pas davantage, ainsi nous n’inventerons pas des mouvements obliques démentis par la réalité. Car nous le voyons bien, c’est un fait d’expérience : en chute libre les corps pesants ne peuvent d’eux-mêmes se mouvoir à l’oblique de façon perceptible. Mais qu’ils ne dévient nullement de la verticale, qui de soi-même pourrait donc s’en apercevoir ?

Pour dire dès maintenant quelques mots du mouvement réfléchi [reflexus] lui aussi, il faut savoir qu’il est double chez Plutarque comme chez

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    19   20   21   22   23   24   18

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cap.12. [Cic., Fat., XI (25).] I.de fin. [Cic., Fin., I, 6, 19.] lib.de fa. [Cic., Fat., XI (22).] de procr.an. [Plut., An.,1020a.] de solert.anim. [Plut., De sol., 960e.] [Lucr., II, 220. Déjà cité 274a.] [Lucr., II, 292.] lib.2. [Lucr., II, 243-50.]

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Stobée25, kat¦ plhg¾n, kaˆ kat¦ palmÕn, « sous l’effet d’un coup ou d’une vibration » Cicéron semble renvoyer aux deux en employant un seul vocable quand il dit26 : « Ainsi naît un troisième mouvement, en plus de la pesanteur et du choc, lorsque l’atome décline de la distance la plus petite ». Il y a aussi Lucrèce dans ce vers27 : Outre les chocs et le poids ils [les atomes] ont en eux leur cause.

Il n’est pas du tout la peine de rappeler que Démocrite a attribué ce nom au mouvement qui va vers le bas, car nous l’avons déjà dit28, et il est clair que Démocrite a compris sous ¹ plhg¾ l’impulsion interne, par laquelle l’atome se pousse lui-même et s’excite comme d’un coup aveugle alors qu’Épicure a utilisé ce mot pour désigner l’impulsion externe par laquelle un atome qui fonce dans un autre est repoussé par lui. Il faudrait plutôt rappeler que, quand ils disent que t¦ ¥nw kinoÚmena « les atomes qui bougent vers le haut » sont soumis aux deux mouvements à la fois, il ne faut pas comprendre que les deux mouvements devraient s’opposer précisément perpendiculairement, car il est établi que les atomes, selon qu’ils tombent les uns sur les autres sous différents angles, en ligne droite ou à l’oblique, peuvent créer des rebonds de différents genres, soit en ligne droite, soit oblique ; nous verrons plus loin qu’Épicure divise le mouvement qui résulte de la collision « entre le mouvement qui va vers le haut et le mouvement qui va vers le côté ». La seule interprétation qu’il faille donner à cette phrase est qu’il est désormais connu une certaine différence générale à partir de chacun des mouvements dont nous avons déjà parlé, les deux, vu qu’ils sont naturels, se faisant dans une direction descendante. Mais, diras-tu, ces mouvements se distinguent-ils entre eux de telle sorte que plhg¾ est celui qui va vers le haut en ligne droite, tandis que palmÕj serait celui qui va vers les côtés ? Je réponds que non, sans doute, mais qu’Épicure semble s’être référé au mouvement du pouls qui est dans les animaux. Car de même que, quand la trachée revient à de longs intervalles et se fait distinctement sentir au toucher, les médecins parlent de plhg¾, alors qu’ils parlent de palmÕj quand au contraire elle revient [276b] par intervalles   I.Plac.12. [Plut., Plac., I, 12, 883b.] Ecl.Phys. [Stob., Ecl., I, 14.] 26   lib.de fa. [Cic., Fat., X (22).] 27   [Lucr., II, 285.] 28   [Voir 274a.] 25

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rapprochés et de façon confuse ; de même Épicure a-t-il qualifié de kat¦ plhg¾n le rebond qui se fait à partir de la rencontre entre deux atomes, tel que les atomes sont renvoyés au loin, c’est-à-dire à un intervalle notable, mais kat¦ palmÕn le rebond qui se termine après une courte distance ; ce qui arrive quand l’atome qui rebondit tombe aussitôt sur un autre par lequel il est à nouveau repoussé ; et cela de telle sorte qu’il tombe, de dos, sur un troisième par lequel il est réverbéré, et ainsi de suite, ce qui crée comme un séisme et une palpitation. C’est du moins ainsi qu’il est permis de le comprendre d’après la Lettre à Hérodote29 et l’interprétation qu’on lui donne ; là, quand tu vois qu’est écrit non seulement palmÕj «  vibration  »30, mais aussi ¢pÒpalmoj « vibration en retour »31, Galien semble se référer à ce passage quand disant ¢pÒpalsij il dit32 qu’Épicure estime t¦ Ðlk¦j ¡p£saj g…gnesqai kat¦ t¦j tîn ¢tÒmwn ¢pop£lseij te kaˆ periplok¦j, « que toutes les attractions et tous les entrelacements se font par rebonds des atomes ». Sur ce passage également, Plutarque a dit33 qu’Épicure a forgé plhga… tinai, kaˆ ¢pophd»seij tîn ¢tÒmwn, « des coups et rebonds des atomes ». Quoi qu’il en soit, la même distinction se trouve chez Lucrèce, et en particulier dans ces vers34 : Ils se heurtent et sautent à de grandes distances ou, faiblement repoussés, s’éloignent de peu.

Et Lucrèce ajoute quelques mots à propos des choses qui se forment par là, soit rares soit denses ; mais il faudra aborder la question plus tard. J’ajoute seulement ce que dit Épicure, à savoir que la cause du mouvement réfléchi [reflexus] est d’une part la nature du vide dans la mesure où il ne peut pas ne pas céder à un atome qui est repoussé et qui rebondit, ni ne pas ouvrir un terrain uni à sa progression ; d’autre part la nature aussi des atomes dans la mesure où, étant très solides, ils ne peuvent pas s’interpénétrer, et qu’il est

29

  [DL, X, 60.]   [DL, X, 43.] 31   [DL, X, 44.] 32   lib. de fac. natur. [Gal., De naturalibus facultatibus, Kuehn volume 2, p. 59 ligne 16.] 33   lib.de fa.Lun. [Plut., De fac., 921d.] 34   [Lucr., II, 98-9.] 30

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donc nécessaire que les uns tombant sur les autres se réfléchissent ; j’ajoute, dis-je, que Lucrèce exprime la chose dans les vers suivants35 : Oui, lorsque dans leur course ils se sont affrontés, ils rebondissent aussitôt en divers sens, ce qui n’est pas étrange pour des corps très durs denses et pensants, que rien derrière ne retient.

Maintenant, puisque nous devons logiquement passer à la question de la perpétuité du mouvement des atomes et de sa persistance, Épicure a estimé d’abord qu’ils sont tous dotés d’une vigueur innée, autrement dit une énergie interne, qu’il a appelée gravité et dont il a voulu que les atomes soient, par sa vertu, lancés dans le vide de telle sorte que le vide, parce qu’il est infini et dépourvu de centre, jamais ne résistera à ce mouvement qui est leur, en tant qu’il leur est naturel, mais qu’ils le conserveront pour l’éternité, à moins que d’autres atomes ou d’autres assemblages [concretiones] ne viennent à les heurter et qu’ils ne soient, sous ce choc, déviés dans une autre direction. C’est à cela que se rapporte ce que dit Lucrèce ici36 : Quelle force alors les contraint, quelle vitesse les anime à travers l’immensité du vide.

Et encore37 : Et pour mieux comprendre l’agitation des atomes, souviens-toi que l’univers entier n’a pas de fond, nul lieu où puissent s’arrêter les corps premiers, parce que l’espace est sans fin ni mesure et dans l’immensité s’ouvre de toutes parts, je l’ai souvent montré.

Il a pensé aussi que les atomes déviés ou rebondissant et se soumettant à un élan [impetum] soit vers le haut soit oblique, [277a] continuent indéfiniment la route qu’ils viennent de prendre à neuf jusqu’à ce que quelque chose ne les heurte qui les dévie à nouveau, et qu’ils perdureront sur cette nouvelle route jusqu’à ce que quelque chose d’autre ne les heurte par quoi ils seront déviés, et ainsi de toute éternité, à moins que, ce qui peut se produire, ils ne repren35

  [Lucr., II, 85-8.]   [Lucr., II, 64-5.] 37   [Lucr., II, 89-94.] 36

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nent leur route naturelle à nouveau, c’est-à-dire vers le bas, et la suivent incessamment jusqu’à ce que quelque chose ne les heurte ; au point que les atomes sont sans repos [irrequietæ] des deux manières, comme nous le chantons avec Lucrèce38 : ------------------ Dans le vide infini aucun repos n’est jamais accordé aux atomes, mais ils sont animés d’un mouvement incessant et varié.

Et encore39 : Le mouvement des atomes est donc aujourd’hui le même que jadis, toujours semblablement il les emportera dans la suite des âges.

Il en veut pour preuve le mouvement continu qui se trouve dans les choses, pensant qu’il est nécessaire que tout se transforme de jour en jour du fait de l’arrivée et du départ continuel des atomes40 : La matière assurément n’est pas un bloc compact puisque nous voyons les choses diminuer chacune, s’écouler pour ainsi dire à longueur de temps et dérober leur vieillesse à nos regards pour qui l’ensemble n’en demeure pas moins intact. En effet, les atomes qui se détachent des corps les dépouillent pour enrichir ceux qu’ils rejoignent, forçant les uns à vieillir, les autres à prospérer sans y mettre de cesse. Ainsi le monde se renouvelle toujours et les mortels vivent d’échanges mutuels. Certaines lignées augmentent et d’autres diminuent, en peu de temps les générations se remplacent et tels des coureurs se passent le flambeau de la vie.

Une difficulté pourrait peut-être survenir, à propos des assemblages [concretiones] solides à l’intérieur desquels toutes les choses semblent se tenir dans la plus grande tranquille. Mais on peut dire qu’il y a en elles aussi des mouvements intestins, qui, sans être perceptibles au niveau de la sensation, sont cependant démontrés du fait qu’il n’existe pas de corps à ce point compact 38

  [Lucr., II, 95-7.]   [Lucr., II, 297-9.] 40   [Lucr., II, 67-79.] 39

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pour que, si nous écartons par hypothèse toute cause extrinsèque, il n’ait pas en soi la raison de se dissoudre et de subir la mort, alors que la seule cause qui puisse l’expliquer est le fait qu’un corps de ce genre est composé de principes qui ne se tiennent jamais au repos, mais qui renouvellent perpétuellement la tentative de sortir de l’embarras, si je puis dire (et ils sont favorisés par les petits espaces vides dont il a été dit avant qu’ils prennent places même dans les assemblages [concretiones] les plus denses) de telle sorte que ne cessant jamais leur effort, en vue de s’en aller en roulant et de conquérir pour ainsi dire leur liberté, ils finissent par y arriver et font que le corps lui-même se dissout et n’est plus rien. Par suite, Épicure, en tant qu’il montrait, par une sorte de métaphore, cette agitation pérenne par laquelle les atomes hors assemblages sont ballottés à travers le vide, a imité Démocrite et Leucippe puisque, d’après Aristote41, ils ont comparé les atomes avec ces raclures ou corpuscules ballottés dans l’air, ¤ fa…netai ™n t¾n di¦ tîn qur…dwn ¢kt…sin, « qui apparaissent dans les rayons du soleil filtrant à travers les portes et fenêtres »42 : Quand les lumières, quand les rayons du soleil [277b] se glissent dans l’obscurité d’une chambre, contemple. Tu verras parmi le vide maints corps minuscules se mêler de maintes façons dans les rais de lumière et comme les soldats d’une guerre éternelle se livrer par escadrons batailles et combats sans s’accorder de trêve et toujours s’agitant, au gré des alliances et séparations multiples. C’est ainsi que tu peux saisir par conjecture l’éternelle agitation des atomes dans le grand vide, pour autant que de grandes choses une petite puisse donner l’exemple et tracer le concept.

Ils auraient peut-être plutôt utilisé la métaphore empruntée à l’esprit de salpêtre ou de ce que les chimistes tirent du mercure, de l’étain sublimés, s’ils avaient pu connaître la chose. Assurément les corpuscules de ce genre d’esprits sont tout à fait incapables de repos et sont tenus dans une agitation perpé-

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  [Arstt., An., I, 2, 404a, ou « les ouvertures ».]   [Lucr., II, 114-24.]

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tuelle vers le haut et vers le bas quand ils sont enfermés comme il faut dans un récipient. Mais voici comme Lucrèce poursuit43 : Il est encore une raison de mieux observer les corps se bousculant parmi les rayons du soleil : de telles turbulences signifient qu’au-dessous la matière est agitée de mouvements obscurs. Oui, tu verras souvent ces corps changer de route et retourner en arrière sous d’aveugles chocs, tantôt ici, tantôt là, partout et en tous sens. Cette errance est due aux principes des choses.

Pour ce passage, je laisse de côté le fait que cette agitation de ces corpuscules provient d’une agitation de l’air, si minime soit-elle, voire de la multiplication des rencontres et des rebonds mutuels ; mais cependant pour le moment, parce que tu pourrais me demander d’où vient cette force de s’agiter, qu’elle se trouve dans les corpuscules, dans l’air, dans le vent ou dans n’importe quelle chose enfin à laquelle on fait recours en dernier recours ; pour le moment, dis-je, il faut noter qu’Épicure veut que la cause première de tout mouvement, ou l’origine de l’agitation quelle qu’elle soit qui se constate dans les choses, se trouve dans les atomes mêmes. Mais nous l’expliquerons plus bas, quand nous en serons arrivés à l’exposé des causes et du mouvement des choses assemblées [res concretæ]. Il me reste à parler de la vitesse du mouvement des atomes, dont Épicure dit44 : « Il faut affirmer que le mouvement des atomes à travers le vide, où rien ne se rencontre qui puisse le détourner en l’empêchant » p©n mÁkoj perilhptÕn ™n ¢perino»tw crÒnñ suntele‹ « est d’une telle vitesse que n’importe quel espace concevable pourrait être parcouru en un temps inconcevablement court ». S’il dit « à travers un espace vide », c’est parce que là où il n’y a pas d’espace vide, les rebonds fréquents apportent un certain niveau de ralentissement ; quelle que soit l’étroitesse de l’espace vide qui existe entre les rebonds eux-mêmes, il est toujours parcouru avec la même vitesse. Et s’il affirme que les atomes sont animés d’une si grande vitesse, c’est, entre autres raisons, surtout pour rendre compte de la vitesse incroyable par laquelle non seulement les simulacres ou images des choses qui sont appelées d’habitude « espè43

  [Lucr., II, 125-32.]   [DL., X, 46.]

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ces intentionnelles ou visibles », mais aussi la lumière, par exemple celle du soleil et des étoiles traversent les espaces si immenses en un instant, c’est-à-dire une durée imperceptible. Car alors que la lumière et les images ne sont rien d’autre que des enchevêtrements d’atomes extrêmement tenus, qui, quand ils rencontrent eux-mêmes des obstacles et ne parcourent pas un espace tout à fait vide, doivent céder en termes de vitesse aux atomes quand se déplacent sans aucune attache [solute] [278a] et dans un espace totalement libre. De là vient que Lucrèce explique non seulement la vitesse des images en recourant à l’exemple de la vitesse de la lumière solaire, dans des vers que nous citerons ensuite à leur place, mais encore pour exprimer la vitesse des atomes, il considère le transport si prompt de la lumière solaire à travers un espace si grand comme un argument a minori. Assurément, après avoir annoncé son sujet dans ces deux vers45 : Maintenant, quelle est la vitesse des atomes, tu peux l’apprendre en quelques vers, Memmius.

il poursuit ainsi46 : Quand l’aube éclabousse les terres de clarté nouvelle et qu’au fond des bois les oiseaux diaprés s’envolent, emplissant l’air subtil de leurs chants limpides, avec quelle rapidité le soleil qui se lève alors de sa lumière enrobe et baigne toute chose, nous en avons chacun le spectacle sous les yeux. La vapeur, la lumière sereine du soleil ne traverse pourtant pas un espace vide, les vagues de l’air à franchir la forcent à ralentir. Et les corpuscules qui forment la vapeur ne se déplacent pas seuls, mais en groupes complexes. Tiraillements mutuels, obstacles extérieurs obligent donc l’ensemble à ralentir sa course.

Et il conclut logiquement à la nécessité absolue que les atomes se meuvent plus vite encore47 :   lib.2. [Lucr., II, 142-3.]   [Lucr., II, 144-56.] 47   [Lucr., II, 157-66. Nb Gassendi invente le vers 164, là où les éditeurs modernes parlent d’une lacune.] 45 46

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204 Le Principe matériel, c’est-à-dire la matière première des choses Mais quand les atomes simples et solides se meuvent dans le vide où rien ne les retarde, unités autonomes sans parties distinctes, volant d’un même essor dans leur direction initiale, ils doivent sûrement atteindre une vitesse extrême et, le temps que les rayons solaires traverses le ciel franchir plusieurs fois la même distance. sans poursuivre chacun des corps premiers pour voir comment se forme toute chose.

Épicure enseigne ensuite que tous les atomes soient „sotace‹j, « également rapides » c’est-à-dire qu’ils ont une vitesse égale. Mais parce que, de même que la vitesse des atomes, leur équivitesse peut être constatée soit quand ils sont lancés en toute liberté à travers le vide immense, soit quand ils sont réprimés, retenus, emprisonnés dans les assemblages [concretiones] ; ainsi, pour parler d’abord de l’équivitesse considérée sous le premier angle, Épicure en cherche la raison dans le fait que le vide offre un parcours également libre et facile à traverser aux atomes les plus légers et aux atomes les plus lourds ; mais une difficulté surgit aussitôt, car on ne comprend pas à quelle fin il distingue, entre les atomes, les lourds, les légers, les très lourds et les très légers, et cela alors qu’il pense que la gravité est innée à tous les atomes et qu’elle leur est inséparable, à l’instar de leur grandeur et de leur figure. A-t-il estimé qu’étaient légers ceux qui sont forcés à rebondir vers le haut, alors que, comme nous l’avons vu plus haut, il a jugé qu’il fallait tenir pour léger le feu et autres qui tendent vers le haut, même s’ils ne sont pas portés vers le haut de leur force propre, mais sont projetés par une poussée verticale sous l’effet de la contrainte [extrusione]. Mais [278b] on comprend d’après Lucrèce, dans un passage que nous citerons aussitôt après, qu’en fait Épicure compare ici les éléments lourds et les éléments légers qui sont portés dans la même direction, c’est-àdire vers le bas, et veut dire que, dans cette chute commune, les légers ne sont pas précédés par les plus lourds. À moins qu’il n’emploie une expression figurée, à laquelle il faudrait donner le sens que cela ne fait aucune différence selon que l’on dise de certains atomes qu’ils sont légers ou lourds, puisque, qu’ils soient lourds ou légers, ils vont tous la même vitesse. Mais il suffit de lire Lucrèce pour voir, dans l’absolu, et sans qu’il soit besoin de sens figuré, qu’Épicure suppose que les uns sont plus lourds et les autres plus légers, alors qu’à l’objection que les plus lourds qui arrivent après devraient tomber sur les plus légers, il répond que ce n’est pas le cas. Ne veut-il donc pas dire que,

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s’il est vrai que dans l’absolue ils sont tous lourds, cependant que comparativement sont plus lourds ceux qui sont plus grands et plus légers ceux qui sont plus petits ? Certes c’est la seule option qui demeure apparemment, vu que cela peut aussi se référer au fait que, de même que les corps assemblés [concreta] faits de la même matière sont d’autant plus lourds qu’ils sont plus grands, et d’autant plus légers qu’ils sont plus petits, cela peut être dit par analogie des atomes qui sont tous de la même substance. Car même s’il compare séparément les corps légers avec les corps lourds et les petits avec les grands, cela ne fait pas obstacle cependant à ce qu’il veuille que l’on puisse estimer et dire que les petits sont légers, et que les grands sont lourds. Mais, diras-tu, si les atomes qui sont plus grands sont plus lourds que les plus petits, ne devraient-ils pas être portés plus rapidement vers le bas ? Je dis qu’Épicure a été sur la question plus heureux qu’Aristote ; car à la différence d’Aristote qui, à tort, pense, comme nous l’observerons plus tard, que les corps qui sont plus lourds sont pour cette raison portés plus rapidement vers le bas, et cela en s’appuyant sur la conjecture et non pas sur l’expérience qui, s’il y avait eu recours, lui aurait permis de voir le contraire ; Épicure, même s’il n’a peut-être jamais songé à cette expérience, conduit par sa seule raison, a estimé à propos des atomes une chose dont l’expérience nous a aujourd’hui instruits, nous qui n’en avons pas cru Aristote. Assurément de même que tous les corps (et surtout ceux qui sont faits de la même matière), même s’ils sont parfaitement inégaux en termes de poids et de masse, ont cependant la même vitesse, quand ils tombent du haut vers le bas ; de même a-t-il estimé que tous les atomes, même s’ils sont parfaitement inégaux en grandeur et en gravité, ont néanmoins la même vitesse de l’un à l’autre quand ils ne sont soumis qu’à leur propre mouvement. Et bien plus, alors qu’Aristote a pensé que le mouvement dans le vide ne se ferait pas dans un instant, ou un moment indivisible, parce que la pierre tombant à travers l’air plus vite qu’à travers l’eau à cause de la moindre résistance de l’air, il était convaincu de ce que dans le vide, où la résistance est nulle, le mouvement serait non seulement le plus rapide qui soit, mais même instantané; dans ce sens, il faudrait moins dire que tous les mouvements seraient également rapide que également instantanés. Il semble qu’Épicure ait pensé bien mieux quand il a estimé que le milieu où il se déploie a un effet sur l’accélération ou sur le ralentissement du mouvement ; mais congédiant l’idée absurde qu’un corps mobile devrait occuper en même temps le terme a quo, le terme ad quem et l’espace intermédiaire, il a voulu seulement que le mouvement soit toujours

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d’autant plus rapide que l’espace est plus libre ou plus vide, de telle sorte que là où l’espace est le plus parfaitement libre ou vide, le mouvement n’est pas instantané, mais le plus rapide ; et quand des mouvements supplémentaires se produisent dans le même espace, ils n’ont pas la même instantanéité , mais ils ont la même rapidité. Quoi qu’il en soit, voilà comment se présente le passage qui tend à cela que nous avons évoqué d’après Lucrèce48 : [279a] Mais, si l’on pense que les atomes plus lourds, allant en ligne droite plus vide à travers le vide, tombent sur les plus légers et produisent ainsi les chocs à l’origine des mouvements créateurs, on s’écarte bien loin du raisonnement vrai. Tout ce qui tombe à travers l’onde ou l’air subtil doit accélérer sa chute à proportion de son poids, parce que le corps de l’eau et la nature ténue de l’air ne peuvent retarder également toutes les choses mais plus vite cèdent aux plus lourdes, vaincus. Nulle part au contraire, à nul moment, le vide ne saurait exister sous un corps qu’il ne lui cède aussitôt, comme le veut sa nature. Ainsi tous les atomes doivent-ils dans le vide inerte aller à vitesse égale malgré leurs poids inégaux. Jamais donc les plus lourds ne pourront tomber d’en haut sur les plus légers ni produire d’eux-mêmes les chocs qui sont à l’origine des mouvements divers grâce auxquels la nature accomplit son œuvre.

Pour ce qui regarde la seconde considération, c’est-à-dire s’agissant d’analyser les atomes en situation d’assemblages [concretiones], Épicure en trouve aussi la raison dans le fait que, bien que les petits espaces de vide soient très fins, ils font toujours sentir leur vitesse innée, c’est-à-dire l’élan [impetus] naturel et imperdable qu’ils ont vers le mouvement le plus rapide. Et sans doute le passage de la Lettre à Hérodote est-il très défectueux ; mais, avec ce que nous avons fait pour le soigner, il semble qu’Épicure ait eu l’intention de nous faire comprendre que même en situation d’assemblage les atomes bougent continuellement, à cause des petits espaces vides, qui, tout imperceptibles qu’ils sont, sont présents partout ; et que tous ces va-et-vient se font à l’intérieur de limites assurément très étroites ; mais que par rapport aux espaces les atomes 48

  [Lucr., II, 225-42.]

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sont cependant toujours aussi rapides et tous également véloces que s’ils se produisaient dans le vide immense à l’intérieur des limites les plus éloignées. Car le mouvement, dont ils sont mus avec l’ensemble de l’assemblage, ne retarde pas ces va-et-vient par sa lenteur ni ne les accélère par sa vitesse, mais dans le temps, qui n’est percevable que pour la raison seule, ou un tel mouvement peut être accompli, il se fait un nombre incalculable de va-et-vient ; et dans un temps, mesurable pour les sens, ou ce même mouvement peut s’accomplir, ce n’est rien moins que par autant de tels moments ou instants de l’espèce imperceptible aux sens qu’il faut multiplier ces innombrables vaet-vient. Et veux-tu d’une manière ou d’une autre concevoir la chose comme par un échantillon ? Considère le métal, par exemple le plomb fondu dans un creuset : alors que, à s’en tenir aux apparences, rien ne peut sembler plus tranquille et sans mouvement, penses-tu qu’il n’y ait pas en lui des mouvements, c’est-à-dire des va-et-vient qui prennent place dans des espaces extrêmement courts et à une vitesse inconcevable ? Quant à moi, je me représente la chose de la façon suivante : alors que, le feu étant attisé continûment, ses corpuscules ont pénétré dans le plomb en passant outre le corps du creuset et se sont glissés par ses pores ; alors, faute de disposer d’un chemin pour faire marche arrière, vu qu’ils sont continûment pressés par les corpuscules qui les suivent, ils sont contraints à aller au-delà et en s’insinuant dans toutes les directions, ils dissocient toutes les plus petites particules du plomb et les empêchent, par leur mouvement incessant, de se rattacher les uns les autres, et ils font donc que le plomb, de compact qu’il était, devient fluide, et qu’il reste fluide tout le temps que le feu [279b] ne relâchant pas sa puissance fournit des corpuscules qui, se substituant aux corpuscules qui s’en vont et prenant leur place, propagent la mouvement et l’empêchent de s’interrompre. Alors qu’il est hautement probable que la chose s’explique de cette manière, n’est-il pas vrai, de grâce, que les corpuscules du feu vont et viennent avec la vitesse qui doit être la leur entre tous les couples de particules du plomb les plus proches et s’agitent de telle sorte qu’ils les maintiennent dissociées et les empêchent de s’écrouler et de se rejoindre. Et alors que par ailleurs il n’y a aucune particule du plomb qui ne soit frappée de toutes parts par les corpuscules du feu, de quelle agitation, de grâce, ne sont-ils pas nécessairement tourmentés ? Et néanmoins, comme je l’ai dit au début, rien n’est plus tranquille que son apparence. C’est pourquoi il n’est peut-être pas complètement improbable que, même si les corps assemblés [concreta] ont l’air par ailleurs

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parfaitement tranquilles, les atomes qui les composent puissent conserver des agitations intestines, c’est-à-dire ces va-et-vient, pour l’illustration desquels il m’a semblé bon de prendre cet exemple. Mais que cela suffise sur le mouvement des atomes, si ce n’est que, pour ajouter en un mot ce que les personnes qui veulent conserver le principe des atomes doivent, parmi les caractéristiques qu’Épicure leur donne, refuser ou admettre, il semble qu’il faille rejeter en tout premier, en tant qu’elle est complètement inventée, d’une part la gravité qu’il leur attribue en imaginant, après avoir exclu l’idée de centre mais maintenu dans l’univers ces deux directions distinctes, à savoir vers le haut et vers le bas, que les atomes se portent, par leur mouvement propre, seulement vers le bas et sans aucun point de départ ni point d’arrivée ni dans le temps ni dans l’espace ; et rejeter aussi cette déclinaison par rapport au mouvement perpendiculaire, dont on a dit que Cicéron l’a critiquée avec des arguments solides et justes. Ensuite il est permis de conserver d’une part le fait que les atomes ont un mouvement ou effort persistant et incessant, et que, se heurtant de façon variée, ils peuvent soit dans un sens se prendre et s’entrelacer mutuellement, soit dans l’autre se dévier et se repousser vers le bas, vers le haut, en oblique, dans n’importe quel sens ; et de conserver d’autre part le fait qu’ils contiennent en eux la force qui leur sert à maintenir ce mouvement qui ne s’arrête pas, et que cette force a été destinée, par Dieu qui en est l’auteur, quand il les a créés, pour qu’elle existe depuis le premier commencement du monde et qu’elle perdure jusqu’à sa fin. Assurément ces mots suffisent pour expliquer les causes de choses exactement comme elles sont couramment décrites par Épicure, et cela sans faire appel aux arguments qu’il a construits de manière erronée.

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Chapitre 8 Où il semble que les atomes peuvent être admis en tant que principe matériel des choses, ou matière première De là, pour m’attaquer enfin au fait qu’il semble qu’il faille approuver plus que toutes les autres l’opinion de ceux qui croient que les atomes sont la matière première et générale de toutes les choses, je crois bon de commencer absolument par les paroles d’Aneponyme1. Car après avoir commencé par ces mots : « Il n’existe en effet pas d’opinion qui soit assez fausse pour ne pas avoir en soi un peu de vrai qui y est mêlé ; mais cette part de vrai est cependant éclipsée par cette présence de fausseté », il ajoute : « Quand les épicuriens disent que le monde est fait d’atomes, ils ont raison ; mais quand ils disent que ces atomes n’ont pas de principe et qu’ils allaient et venaient séparément dans le grand vide [280a] avant d’être regroupés dans quatre grands corps, c’est de la fable ». Je le crois bon, dis-je ; car on tire de ces mots qu’il n’existe rien qui interdise de défendre l’opinion selon laquelle les atomes sont la matière du monde et des choses qui y sont contenues pourvu que l’on en retranche tout le faux qui s’y est mêlé. C’est pourquoi, pour que la théorie 1   [Gregorius Aneponymus est le pseudonyme de Guillaume de Conches (1080 – 1145). Gassendi se réfère ici à son Dialogus de substantiis physicis ante annos ducentos confectus a Vuilhelmo Aneponymo,… Item libri tres incerti authoris ejusdem aetatis : I. De calore vitali, II. De mari et aquis, III. De fluminum origine, industria Guilelmi Grataroli,… ab interitu vindicati… (Strasbourg, 1567) I, 6, 8-9, p. 27, citant la réponse que le philosophe qui lui sert de porte-parole donne à son interlocuteur qui lui avait reproché de tomber dans la théorie atomistique – il n’a sans doute pas eu accès au poème de Lucrèce, qu’il cite cependant ; il doit connaître l’épicurisme notamment par Cicéron. C’est dans ce texte, appelé aussi le Dragmaticon, que Guillaume de Conches « corrige » un certain nombre de positions qui lui avaient valu quelques soucis auprès des autorités de l’Église.]

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puisse être recommandée, nous disons qu’il faut d’abord rejeter l’idée que les atomes sont éternels et non produits, et qu’ils sont infinis en nombre, même sous n’importe quelle espèce de figure ; et que l’on peut dès lors admettre que les atomes sont la matière première, finie, que Dieu a créée au début ; qu’il a mise sous la forme de ce monde que l’on voit ; à qui il a prescrit et confié de remplir ses fonctions ; dont, enfin, tous les corps qui sont dans la nature des choses sont composés. Vue de cette façon, l’opinion ne comporte aucune faute qui ne doive être corrigée exactement comme il est nécessaire de le faire dans l’opinion d’Aristote et de tous les autres qui retiennent eux aussi une matière éternelle et non produite, certains voulant même qu’elle soit éternelle ; et pour le moment, elle présente cet avantage qu’elle permet assez bien d’expliquer comment tout se compose à partir des premiers principes et comment tout s’y résout ; selon quel processus se fait quelque chose de corporel et solide ; comment cette chose devient grande ou petite ; rare ou dense ; molle ou dure ; subtile ou obtuse, etc. En effet toutes les autres opinions ne rendent pas aussi bien compte de tout cela, dès lors qu’elles posent que la matière est divisible à l’infini ; ou bien qu’elle est pure puissance, comme on dit2 ; ou bien qu’elle présente une variété de figures, mais trop restreinte ; ou bien qu’elle est dotée de qualités premières et secondes, mais insuffisantes par rapport à la variété des choses ou bien mal adaptées. Tout cela est maintenant évident, grâce aux développements que nous avons faits. Nous disons qu’il faut ensuite rejeter le fait que les atomes tiendraient d’eux-mêmes leur force motrice, c’est-à-dire leur élan [impetus] et, partant, le mouvement par lequel ils errent de tout temps de façon variée et se bougent aujourd’hui encore ; et alors on peut admettre que, si les atomes sont mobiles et actifs [actuosæ], c’est en vertu de la force de se mouvoir et d’agir que Dieu a attachée à eux à l’instant même de leur création et à laquelle il coopère encore dans la mesure où, pour tout conserver, il agit de conserve avec toutes les choses. C’est sans aucun doute de cette façon qu’il faut corriger une telle opinion, exactement comme il est nécessaire de corriger les autres qui attribuent le mouvement et l’action à la matière, comme c’est notamment le cas de celle de Platon, quand il veut que la matière ait erré de toute éternité dans un vrai chaos, jusqu’à ce que son mouvement ait été ramené à l’ordre par l’Artisan. (Au passage il semble que ce soit à cause de cette éternité 2

  [Vocabulaire emprunté à la scolastique, comme le souligne l’incise.]

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du mouvement qu’Aristote associe3 Platon à Leucippe l’auteur des atomes, puisqu’ils ont dit l’un et l’autre ¢eˆ k…nhsin enai, « le mouvement existe toujours »). Cette opinion a aussi cet avantage qu’elle fait voir clairement que les causes dites secondes sont une origine et racine intime, dont naissent tout mouvement et toute action, alors que les autres opinions ne le rendent pas aussi clair, et surtout au niveau de la forme dont elles font le principe de tout mouvement et toute action, tout en voulant cependant que tout ce qu’il y a d’essence dans la forme lui vienne de la matière qu’ils font par ailleurs complètement inerte et dépourvue de toute vertu [virtus] motrice et agissante. Détail digne de considération, cette explication a retenu l’attention de Platon, de telle sorte que [280b], même s’il n’a pas utilisé le terme d’atome, il a décrit la chose sous l’angle de sa finesse telle qu’elle est inaccessible au sens, mais perçue par l’intellect et l’intellect seulement, et qu’il a écrit au sujet de ces minuscules particules4 : « Et pour ce qui est de leur nombre, de leurs mouvements et de leurs autres propriétés, il faut toujours considérer que Dieu, dans la mesure où la nature, obéissant à la nécessité, se laissait persuader, etc. » De là on peut donc supposer que Dieu a créé au début la multitude d’atomes dans la quantité qui fut nécessaire pour pouvoir en former ce monde dans son ensemble. Non pas qu’il fût nécessaire à Dieu de créer séparément les atomes qu’il eût par la suite assemblé en parties de plus en plus grandes dont le monde fût finalement constitué ; mais parce qu’on peut penser que, créant une masse de matière résoluble en corpuscules et donc composé de corpuscules minimes et derniers, il a créé les corpuscules en même temps qu’elle. On peut aussi supposer que les atomes ont reçu de Dieu qui les créait d’une part leur corpulence ou grandeur si petite soit-elle et leur figure d’une ineffable variété ; et d’autre part la force de se mouvoir, d’avancer, de faire avancer les autres, de rouler ; et par suite de s’extraire, de se dégager, de sauter, de heurter, dr repousser, de reculer ; et encore de se saisir les uns les autres, de s’embrasser, de se contenir, de s’enchaîner à nouveau, etc. dans la mesure où il a fourni le nécessaire à toutes les fins et effets auxquels il les destinait. On peut supposer encore que Dieu, quand il a ordonné au commencement que la terre et l’eau fassent germer et produisent plantes et animaux, il a fait comme une pépinière de toutes les choses susceptibles d’être engendrées,   12.Met.6. [Arstt., Met., L, 6, 1072a.]   in Tim. [Plat., Tim., 56b:]

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c’est-à-dire qu’il a fabriqué à partir d’atomes sélectionnés les premières semences de toutes les choses dont la propagation serait ensuite assurée par la génération. Et que ces semences furent répandues dans toute la zone destinée aux choses susceptibles d’être engendrées, non pas de façon égale ni partout les mêmes, mais comme cela allait à chaque lieu. Car même si les semences peuvent elles aussi se résoudre en leurs atomes, les atomes euxmêmes se heurtant les uns les autres peuvent inversement se rassembler en semences, en tant qu’ils sont homogènes et susceptibles de s’associer par des enchevêtrements et complexions. On peut enfin supposer que c’est ainsi qu’a commencé la série des générations et des corruptions qui dure jusqu’à aujourd’hui et qui durera encore par la suite, puisque aussi bien le même amas d’atomes est inépuisable et fournit toujours autant la matière dont les corps sont fabriqués que le mouvement, c’est-à-dire la cause dont résulte leur formation. Et tu pourrais penser que je devrais traiter ici plus longuement ce point, et en particulier dans le but de prouver que les atomes sont tels qu’ils ne proviennent pas d’autre chose, ni ne proviennent d’eux-mêmes, mais que tout se fait à partir d’eux ; et qu’ils sont donc les premiers principes ou la matière première des choses ; mais parce que d’une part la chose découle pratiquement de ce que j’ai déjà dit et que d’autre part elle devra être démontrée plus abondamment dans les livres suivants, il semble qu’un résumé était ce qui devait être requis ici. Ce qu’il nous reste à faire ici, c’est, semble-t-il, d’une part une enquête pour savoir si les promoteurs des atomes ont posé comme principe des choses non seulement les atomes, mais aussi le vide, comme le veut la conviction commune, puisqu’on leur objecte qu’il est absurde de dire que les choses sont faites non seulement de matière, mais aussi de rien ; et d’autre part la réponse à donner aux différentes sortes d’objections [281a] que Lactance a soigneusement rassemblées, et qui sont celles qui sont généralement formulées contre la théorie des atomes. Et pour ce qui est de l’enquête que je me suis proposée, il est tout d’abord vrai que l’on lit chez Servius5 qu’Épicure a dit qu’« il y a deux principes, à savoir le corps et le vide ». Et Servius n’est pas le seul à le rapporter, mais Plutarque le fait aussi, dans son livre d’objections à Colotès6 : « La nature des êtres est composée de l’infini et du vide ». Et pour que tu ne penses pas que cela concerne le seul Épicure pris isolément, Leucippe aussi 5   in Eclog.6. [Serv. : Commentaire sur les Bucoliques, VI, 31 sqq. ; le texte dit « atomes » et non pas « corps ».] 6   lib.I. [Plut., Col., 1114b.]

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et Métrodore d’après Clément d’Alexandrie7 « laissent deux éléments, à savoir le plein et le vide ». Et pour Métrodore, c’est Stobée8 qui le confirme, tandis que pour Leucippe c’est Cicéron, qui ajoute aussi Démocrite9. Aristote le confirme pour les deux auteurs, quand il dit dans la Métaphysique10 qu’ils « ont admis pour éléments le plein et le vide ». Et pour Démocrite en particulier quand il explique dans la Physique11 qu’il prend les contraires pour principes, ce dont il veut pour preuve le fait que Démocrite « retient le plein et le vide ». Il faut par ailleurs ajouter que ni Épicure ni tous les autres n’ont pensé que toutes les choses étaient faites de deux principes, les atomes et le vide. Si cette interprétation s’est imposée, c’est parce qu’ayant posé l’existence de ces deux choses natives et incorruptibles, ils ont dit que l’univers, c’est-à-dire la nature des choses, était composé de ces pour ainsi dire parties, comme nous l’avons montré plus haut ; mais ils n’ont pas pour autant estimé que les choses qui s’engendrent et se corrompent sont faites de ces deux pour ainsi dire parties ou principes composants comme on les appelle. Car bien qu’on puisse dire d’eux dans un certain sens qu’ils sont les principes ou éléments de l’univers, dans le sens que j’ai dit auparavant, ils ne sont pas pour autant tous les deux les principes ou éléments des choses susceptibles d’être engendrées. Seuls les atomes le sont ; le vide ne fait que fournir le lieu où se trouvent les atomes et les espaces entres eux. Et vraiment, vu qu’il est incorporel, n’est-il pas parfaitement incapable de servir à composer les corps ? En effet, même s’il est établi qu’il est mêlé aux corps, il n’en est pourtant pas une partie, comme on le pense communément de l’air qui est présent dans nos narines, notre bouche, notre trachée ou notre poumon. Et le vide l’est encore moins que l’air, parce qu’il ne s’attache aucunement aux choses, ni ne peut être déplacé avec elles ; mais quand elles changent de lieu, c’est toujours un autre vide qui prend place et se renouvelle, comme nous l’avons exposé déjà. Là est la raison pour laquelle ni Épicure dans tous les fragments qui sont arrivés jusqu’à nous, ni Lucrèce dans tout son poème, quoiqu’ils aient souvent affirmé que tout est constitué d’atomes, n’ont jamais dit cependant que tout est constitué de vide. Ainsi en dehors des témoignages que j’ai cités, tu pour  in admon. [Clem., Protr., V, 66.]   Ecl.Phys. [Stob., Ecl., I, 10.] 9   4.Acad. [Cic., Ac., II, 37.] 10   lib.I.cap.4. [Arstt., Met., A, 4, 985b.] 11   I.Phys.5. [Arstt., Phys., I, 5, 188a.] 7 8

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rais voir qu’il existe énormément de passages qui, quand il est question des principes, attribuent les atomes à Épicure, mais ne font jamais mention du vide. Quant à Plutarque lui-même, c’est seulement en passant qu’il associe effectivement les atomes et le vide dans la phrase que nous avons rappelée12 ; en revanche, dans d’autres passages où il rapporte expressément les opinions des philosophes au sujet des principes des choses, il évoque assurément les atomes, mais sans dire un mot du vide. Ainsi Aristote aussi, quand il énumère au début de la Physique les opinions des Anciens sur les principes13, il n’attribue pas le vide à Démocrite ; bien au contraire, quand il enseigne qu’il a fait « un seul genre de principe, mais sous des figures différentes », il rend suffisamment clair que Démocrite a retenu seulement les atomes ; en effet autrement, si, en plus des atomes, il avait aussi retenu le vide, il aurait fait deux genres, et non pas un seul. Car s’il a affirmé [281b] le vide en plus des atomes, il ne l’a cependant pas présenté comme un principe contraire, mais seulement comme quelque chose de contraire, ou d’opposé, dans ce sens que le non-être s’oppose à l’être (car c’est pour cela qu’il a appelé, chez Plutarque 14, « le corps », tÕ dšn, mais « le vide » tÕ mhdšn) de telle sorte qu’Alexandre d’Aphrodise aurait pu s’épargner de reprocher à Démocrite15 de s’être contredit en affirmant que l’engendrement se fait à partir du vide, qui est non-être, et cela après avoir affirmé que rien ne s’engendre du non-être. Pour ce qui est des principales objections qui se trouvent chez Lactance16, il demande d’abord entre autres « D’où viennent ces semences minuscules, ou quelle est leur origine ». Si en effet, poursuit-il, « c’est d’eux que toutes choses procèdent ; d’où dirons-nous qu’ils procèdent eux-mêmes ? » Nous pourrions répondre que c’est de Dieu auteur des choses ; mais parce que Lactance attaque les Anciens et surtout Épicure, ces derniers ne pouvaient pas lui répondre que Aristote, Platon et tous les autres païens qui, n’admettant pas la création ou la production à partir de rien, disaient d’une part que la matière des choses n’avait pas de cause, c’est-à-dire pas de principe efficient ; qu’elle était non faite, c’est-à-dire non engendrée et éternelle ; et d’autre part qu’il n’était pas approprié de rechercher ce qu’était le matériau de la matière première ; puisque si elle était appelée première, c’était bien parce qu’elle 12

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lib.I.cap.3. [Plut., Plac., I, 3, 877d.] lib.I. [Arstt., Phys., I, 2, 184b.] I.adv.Colot. [Plut., Col., 1109a.] in. cap.5.lib.I.Metaph. [A. Aphr., ad.loc.] cap.10 de Ira Dei. [Lact., Ir., X, 3.]

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n’admettait pas un matériau antérieur dont elle aurait été faite. C’est pourquoi Épicure en particulier disait qu’il n’y avait rien avant les atomes et qu’il ne fallait pas s’interroger sur une matière préexistante dont ils fussent formés, sauf à vouloir plaisanter avec les poètes dont on lit dans l’Anthologie non seulement ce poème17 : ”AgrÕn Mhnof£nhj çn»sato kaˆ di¦ limÕn ™k druÕj ¢llotr…aj aØtÕn ¢phgcÒnisen. gÁn d’ aÙtù teqneîti bale‹n oÙk œscon ¥nwqen, ¢ll’™t£fh misqoà prÒj tina tîn ÐmÒrwn. e„ d’œgnw tÕn ¢grÕn tÕn Mhnof£nouj ‘Ep…kouroj, p£nta gšmein ¢grîn epen ¥n, oÙk ¢tÒmwn. Ménophane achète un champ ; mais la faim l’a obligé D’aller se pendre à un chêne du voisinage. On n’a pas pu l’enterrer dans son champ, même debout, Et il a fallu qu’un de ses voisins Lui donnât la sépulture à frais communs. Si Épicure eût connu le champ de Ménophane, Il eût dit que tout est plein de champs, et non d’atomes.

Mais encore cet autre18 ’Ex ¢tÒmwn ‘Ep…kouroj Ólon tÕn kÒsmon œgrayen enai toàto dokîn, ”Alkime, leptÒtaton. e„ d tÒt’ Ãn DiÒfantoj, œgrayen ¨n ™k Diof£ntou toà kaˆ tîn ¢tÒmwn poulÚ ti leptotšrou À t¦ mn ¥ll’œgraye sunest£nai ™x ¢tÒmwn ¥n, ™k toÚtou d’aÙt£j, ”Alkime, t¦j ¢tÒmouj. Épicure a écrit que le monde entier était un assemblage d’atomes, Croyant qu’ils étaient la matière la plus subtile. S’il y eût eu, de son temps, un Diophante, C’est de Diophante qu’il eût composé le monde, Attendu qu’il est de beaucoup plus subtil et léger que les atomes ; Ou bien, dans ses traités, il eût fait d’atomes son univers Mais ces atomes, cher Alcime, il les eût faits de Diophante. 17   lib.2.cap.7. [Anth., xi, 249 (Épigrammes satiriques, de Lucilius). Gassendi cite ces deux épigrammes dans les Lettres latines, pour conclure son cours de philosophie à Louis de Valois (lettre n° 228 du 21 novembre 1642).] 18   Antholog. lib.2.cap.32. Anth., xi, 103 (Épigrammes satiriques, de Lucilius).]

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Lactance continue ainsi son attaque19 : « Si ces atomes sont lisses et ronds, ils ne peuvent en aucune façon se saisir mutuellement pour former un corps quelconque ; de même, si l’on prétendait serrer des grains de millet pour les agglutiner en une seule masse, le poli même des grains ne leur permettrait pas de s’unir en un bloc ». Mais Lactance fut loin d’ignorer que tous les atomes n’étaient pas censés être lisses et ronds ; il a su qu’il y en avait d’anguleux et de crochus, pour ne rien dire de tous les autres. C’est pourquoi Épicure a dit que ceux qui furent ronds ou dotés d’une surface par ailleurs lissée [282a] s’ils ne s’attrapent pas mutuellement, peuvent du moins être attrapés et retenus entre les angles et les crochets des autres, et ainsi entrer avec eux dans une masse ou un agglomérat unique. Il semble que la dispersion des choses pourrait trouver là son explication, dès lors que les corpuscules qui sont soit lisses soit moins anguleux ou crochus se désenlacent et sautent ; tandis que tous les autres qui sont enlacés par leurs angles et crochets le restent et ne se dégagent qu’après plusieurs déroulements et finissent eux aussi par se défaire. Peut-être est-ce là aussi la cause pour laquelle l’eau s’évapore bien plus vite que l’huile ; le plomb, que l’argent, et ainsi de suite pour les autres matières qu’il serait malvenu d’énumérer ici. Quant à ce que dit Lactance20, que « les atomes seraient divisibles et sécables et par conséquent susceptibles d’être détachés et désolidarisés, s’ils s’attachaient à l'extérieur avec des crochets ou des angles », on peut déduire de que j’ai dit auparavant qu’Épicure dirait que ni les angles ni les crochets ne peuvent pas plus être retranchés que le reste du corps des atomes, et cela à cause de leur solidité tout aussi forte, née de la privation de vide. Il objecte ensuite : « Tant qu’il s’agit de petites choses, l’atome peut être considéré comme acceptable ; mais quand nous avons affaire à l’Univers c’est une pure insanité d’accroître leur nombre et de dire qu’il est constitué d’atomes ou qu’il en est constitué ». Et, après avoir fait mention des mondes innombrables, il dit : « Quel pouvoir immense les atomes doivent avoir eu pour assembler de telles masses incommensurables à partir de parties si minuscules ? » Mais il suffit de se représenter que l’ensemble de la terre est une partie du monde de telle sorte que le monde est composé de plusieurs masses du même genre que la terre, pour comprendre aussi que l’ensemble de la terre est constitué de plusieurs masses, comme est l’Atlas ou le Caucase. Mais on comprendra de la même façon qu’une montagne peut être faite de plusieurs 19

  [Lact., Ir., X, 7.]   [ibid.]

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masses assemblées soit de mottes énormes, soit de rochers ; et de même le rocher de pierres ; et une grosse pierre de cailloux plus petits, et ces derniers enfin de molécules qui sont des grains de sable, de telle sorte que rien n’interdit de concevoir un monde entièrement composé de particules dont chacune n’est pas plus grande qu’un grain de sable. Cela étant posé, j’ai déjà exposé la démonstration d’Archimède qui nous convainc que, même si les grains de sables furent aussi petits qu’un grain de pavot décomposé en dix mille parties égales, cinquante deux zéros placés en rang après un ne suffiraient pas à exprimer le nombre de ces grains de sable qui serait suffisant pour produire un univers entier en tenant compte de ses dimensions généralement acceptées ; mais soixante quatre zéros après un ne saurait pas non plus exprimer les nombres qui permettraient de remplir cette incroyable immensité à laquelle Aristarque et Copernic étendent l’Univers. Maintenant si tu souhaites passer à la minuscule dimension de l’atome, imagine que chacune de ces particules est composée d’un million des plus infimes particules, puis multiplie cette fois le nombre par soixante quatre zéros. Et si tu ne penses toujours pas qu’elles échappent complètement à la possibilité d’être divisées en parties, sépare chacune d’elle par un million ; et alors lorsque tu auras fait la multiplication, le nombre qui en résulte ne dépassera pas soixante seize chiffres. Va plus loin si tu le souhaites, et remarque comme des chiffres seront toujours facilement disponibles, ce qui te permettra d’exprimer enfin le nombre d’atomes dont l’Univers pourrait être constitué. Puis il passe à l’instance suivante : Si toutes les choses sont faites de particules indivisibles, on n’aurait plus besoin d’une graine telle qu’elle est aujourd’hui, mais elle serait fabriquée au hasard par des atomes se précipitant et volant dans différentes directions, et ainsi les plantes, arbres, fruits, et toutes les choses pourraient être générées sans terre, sans racines, sans humidité, et sans graines; les oiseaux pourraient être produits sans œufs, les œufs sans avoir été pondus, et ainsi de suite. C’est pourquoi il retourne contre Lucrèce ses propres vers que j’ai déjà cités en les accusant leur stupidité21 : Si de rien les choses se formaient, de n’importe quoi toute espèce pourrait naître, nul besoin de semence.

Mais en un mot Épicure répondrait que tout ne naît pas de tout, parce que les atomes ne sont pas tous d’une seule sorte et n’ont dès lors pas tous la 21

  [Lucr., I, 159-60.]

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capacité de conformer les mêmes corps. C’est pourquoi les atomes servent d’abord à constituer des molécules différentes les unes des autres qui sont les semences des différentes choses ; et ensuite chaque chose est tissée et constituée de ses semences spécifiques de telle sorte qu’elle ne l’est pas d’autres semences ni ne pourrait l’être. C’est pourquoi alors que la terre contient des semences d’herbes, de céréales et d’arbres, ces végétaux ne pourraient pas exister sans terre ni sans racines dont ils tirent les semences semblables pour s’en nourrir ni sans le liquide qui serve à les dissoudre, et ainsi de suite. Lactance hausse le ton et demande encore dans quelle mesure les atomes du feu se tiennent cachés même dans le fer et la pierre ou dans un bol en verre plein d’eau exposé au soleil, car il est bien connu que ce sont eux qui engendrent le feu. Épicure répondra qu’il y a dans le silex, cachés, non seulement des atomes, mais aussi des semences de feu qui ont seulement besoin d’être découvertes pour se désenlacer et faire apparaître du feu. Il dira aussi que des semences semblables sont contenues moins dans l’eau que dans la lumière du soleil qui la traverse, de telle sorte que, pour faire partir le feu, il est besoin seulement d’une mise en contact telle que la forme de la coupe peut en créer une. Et qu’il faut dire la même chose du liquide dans lequel l’exhalaison se concrétise et que Lactance lui oppose logiquement. Et enfin il amasse différents arguments pour montrer que « les sens, la pensée, la mémoire, l’esprit, le génie, la raison, et toute chose semblable ne peuvent pas résulter d’une minuscule graine » et pour prouver que « l’univers et toutes les choses sont les effets de la réflexion et de la Providence de Dieu, et non pas nés de la rencontre fortuite des atomes et des choses qui leurs sont liées ». Car ce qui relève de la première citation appartient à la troisième section, dans laquelle l’esprit et la raison humaine seront tirés d’une contexture ou assemblage [concretio] corporel d’atomes ; et pour ce qui est du sens et des facultés qui en dépendent, il faudra débattre si Épicure a raison de faire naître des choses sensibles comme les animaux de choses insensibles, comme sont les atomes, et comment il l’explique. Quant à ce qu’il dit dans la deuxième partie de la citation, cela trouve sa juste place dans le livre suivant, où, comme nous l’avons annoncé, il nous faut montrer que rien ne fut fait que par décision divine et par la Providence ; et que s’il est effectivement fait recours aux atomes, ce n’est pas le fait d’une rencontre accidentelle s’ils se sont réunis pour former le magnifique ouvrage du monde, mais bien le produit d’une disposition divine. C’est pourquoi nous en avons terminé avec le principe matériel.

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