De la liberté, de la fortune, du destin et de la divination: Syntagma philosophicum, Éthique 9782503527598, 2503527590

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French Pages 169 [172] Year 2008

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De la liberté, de la fortune, du destin et de la divination: Syntagma philosophicum, Éthique
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PIERRE GASSENDI De la liberté, de la fortune, du destin et de la divination

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Les styles du savoir Défense et illustration de la pensée à l’âge classique Une collection dirigée par Pierre Caye et Sylvie Taussig Le dix-septième siècle souffre de sa majesté : tout en lui semble grand, en particulier le savoir et la pensée dominés par les imposants systèmes philosophiques et théologiques. Pourtant, ce siècle n’est pas moins riche que le précédent en minores inventifs, en expériences de pensée ponctuelles mais fécondes, qui structurent, en tous domaines, le savoir et la paideia des hommes de façon aussi solide et durable que les grandes constructions théoriques auxquelles nous sommes habituellement renvoyés. Les Styles du savoir visent à corriger cet effet de mirement qui affecte la compréhension de ce siècle, en insistant sur un certain nombre des notions et de textes oubliés, négligés, méconnus qui s’avèrent pourtant fondamentaux pour la constitution des savoirs et des institutions à l’âge classique. En republiant des textes aujourd’hui inaccessibles et en proposant aux lecteurs des essais peu soucieux des frontières tracées par les interprétations dominantes, cette collection se propose ainsi de dessiner les contours d’un « autre » dix-septième siècle.

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Pierre Gassendi

De la liberté, de la fortune, du destin et de la divination

Syntagma philosophicum Éthique, Livre III

traduction, INTRODUCTION et notes par sylvie taussig

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© 2008, Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise, without the prior permission of the publisher. D/2008/0095/55 ISBN 978-2-503-52759-8 Printed in the E.U. on acid-free paper

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Table des matières

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Introduction Bibliographie Œuvres de Gassendi Ouvrages et articles consacrés à Gassendi Liste des abréviations

p. p. p. p. p.

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De la liberté, de la fortune, du destin et de la divination

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Chapitre 1 : Ce qu’est la liberté, c’est-à-dire le libre-arbitre Chapitre 2 : Ce que sont la fortune et le destin Chapitre 3 : Comment le destin peut être concilié avec la fortune et la liberté Chapitre 4 : Ce qu’il faut penser de la divination, c’est-à-dire du pressentiment des choses futures purement fortuites

p. 35 p. 55 p. 97 p.121

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Introduction Le Syntagma philosophicum, tel qu’il occupe les deux premiers tomes des Opera omnia de Pierre Gassendi, constitue une somme philosophique dont la composition suit les trois grandes divisions hellénistiques de la philosophie : Logique, Physique et Éthique. Publié en latin peu de temps après la mort de son auteur, il n’est pas accessible au lecteur non latiniste, sinon dans des traductions partielles, notamment de l’introduction générale et de la logique. Après l’édition du livre iv de la Physique, Du principe efficient, dont les huit chapitres présentent les conditions de possibilité et les présupposés conceptuels de ce qui constitue, selon ses propres dires, l’aboutissement de sa philosophie, à savoir la Morale, je propose ici la première traduction française du dernier livre de l’Éthique du Syntagma philosophicum. Comme je l’avais fait dans le précédent ouvrage, j’ai travaillé exclusivement à partir du texte de l’édition des Opera Omnia posthumes de 1658, dont il occupe, dans le deuxième volume, les pages 821 à 860. Je rappelle que le texte latin est disponible sur le site de la BnF, auquel les chercheurs peuvent se reporter ad libitum. Les deux livres, celui de la physique et celui de l’éthique, ne s’entendent pas l’un sans l’autre et le jeu d’échos est constant, ainsi que je l’ai rappelé chaque fois qu’il était possible dans les notes de bas de page, que j’ai limitées pour l’essentiel aux références. Il faut se souvenir que Le principe efficient provient du « dépeçage » du projet du De vita et doctrina Epicuri primitif et comprend huit chapitres (le chapitre 2 démontre l’existence de Dieu et présente la manière dont on peut la prouver (p. 287-295) ; le chapitre 3 est consacré à la manière dont l’homme peut percevoir sa nature ; le chapitre 4 à la manière dont nous percevons ses attributs ; le chapitre 5 présente Dieu comme le créateur du monde ; le chapitre 6 défend la thèse de la Providence générale   Opera omnia. Lyon, L. Anisson et I. B. Devenet, 1658, 6 vol. in-f°.



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de Dieu et le chapitre 7 celui de sa Providence spéciale, ensemble inauguré par le chapitre un qui pose la question (quelles sont les causes que recherchent les physiciens) à laquelle le dernier chapitre répond. Pour Olivier Bloch, la rédaction du dernier livre de l’Éthique est tardive (après 1642), car elle reprend, avec une nouvelle rédaction, beaucoup plus étoffée, deux développements de la Physique du De vita et doctrina Epicuri rédigés entre 1637 et 1642. C’est ainsi que les pages 827 à 847 reprennent les chapitres 5 à 8 du livre XVI, et que les pages 848-853 et 856-860 reprennent le chapitre 7 du livre XXI. La proximité avec certaines des lettres au prince de Valois (voir mon édition des Lettres latines) dont j’ai signalé les références permet, avec les variations qu’elle implique, de mesurer le travail de réécriture et de transposition auquel Gassendi se livre. Il est cependant difficile de décider s’il commence par rédiger son chapitre du Syntagma dans lequel il puise pour rédiger telle lettre au Prince, ou s’il se sert d’arguments qu’il a déjà développés dans un contexte précis et qu’il refond, en le résumant, dans une réflexion plus générale. Il faut néanmoins noter que le passage correspondant du Syntagma est plus court que la lettre, née d’une occasion particulière, puisque que le Prince avait été le témoin d’un phénomène lumineux qu’il avait tendance à vouloir interpréter comme une apparition surnaturelle. Il me semble que la proximité des deux textes permet d’imaginer le genre de conversation et de parénétique que le philosophe et en même temps homme de Dieu pouvait développer au quotidien et dont tous ses proches font mention. Ce livre de l’Éthique est aussi le dernier du Syntagma philosophicum, et la fin brutale qui est la sienne est tout à fait caractéristique de l’écriture de Gassendi, qui va toujours directement à ce qu’il a à dire, sans se soucier de fleurs rhétoriques, selon les préceptes mêmes d’Épicure. Il en avait été de même dans Vie et mœurs d’Épicure où ce refus de l’ornementation est aussi rapporté au fondateur du Jardin. Il n’en reste pas moins que cette chute, des plus abruptes, est étonnante, d’autant qu’elle conclut une page où la part des citations est plus importante que celle de la réflexion même de Gassendi. On y retrouve des constantes de son projet philosophique, puisque la même page réunit Eusèbe de Césarée, Plutarque et Cicéron, dans une affirmation conjointe de la vanité des oracles et du caractère absolu de la liberté chrétienne.   O.R. Bloch, La Philosophie de Gassendi. Nominalisme, matérialisme et métaphysique (La Haye, 1971), XXIII. 

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introduction





Ce dernier livre du Syntagma, intitulé De la liberté, de la fortune, du destin et de la divination, est en réalité le couronnement de la pensée de Gassendi, qui met la liberté au cœur de toute sa réflexion. Il se construit en quatre chapitres : Chapitre 1 : Ce qu’est la liberté, c’est-à-dire le libre-arbitre ; Chapitre 2 : Ce que sont la fortune et le destin ; Chapitre 3 : Comment le destin peut être concilié avec la fortune et la liberté ; Chapitre 4 : Ce qu’il faut penser de la divination, c’est-à-dire du pressentiment des choses futures purement fortuites. Le titre du dernier chapitre comporte en filigrane le point de vue du physicien : il existe de fait des choses futures que l’on peut prédire, des choses qui ne sont pas « fortuites », mais naturelles, et qu’il est non seulement possible mais même nécessaire de prédire. Dans ce cas, ce n’est pas prédiction, mais science. En cela il est infiniment proche du catholicisme du Concile de Trente qui s’est particulièrement occupé d’affirmer le libre-arbitre contre la prédestination calviniste. Exceptionnellement, le texte de Gassendi porte la trace de ces débats contemporains, et l’on peut imaginer que s’il défend la thèse moliniste, c’est parce qu’il y adhère. Rappelons que, parmi les livres peu nombreux qui étaient près de lui au moment de sa mort en octobre 1654 , se trouvait un unique texte théologique, à savoir le Traité qui contient la méthode la plus facile pour convertir ceux qui se sont séparés de l’Église de Richelieu. Cet exemplaire n’ayant pas été retrouvé, on ne sait s’il était annoté de la main de Gassendi, mais le cardinal défend à peu près les mêmes positions. Ce dernier livre, comme les autres, cite cependant de préférence les Anciens, à l’exception notable du père Julius Syrenius dont les neuf livres du De Fato […] tam secundum philosophorum opinionem quam secundum catholicorum theologorum sententiam sont parus à Venise en 1563. Notons que Syrenius fait partie des

  Calvin Jean, Institution de la religion chrétienne (Paris, Belles Lettres, 1961).   Comme le souligne Bloch, op.cit. Mais voir surtout Lisa T. Sarasohn, Gassendi’s Ethics, et en particulier le chapitre 4, « Gassendi, Descartes, and Their Predecessors on the Liberty of Indifference », p. 76 sqq.   Voir le catalogue de l’exposition Gassendi, explorateur des sciences, p. 131.    Giulio Serina (dit Syrenius, Syreneus, Sirenius), noble originaire de Brescia, théologien de l’ordre hiéronymite, général de sa congrégation. Lecteur de métaphysique et de théologie 



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auteurs cités par Naudé dans la constitution de sa bibliothèque. La dimension théologique du propos de Gassendi sera encore appuyée dans l’Abrégé de Bernier qui profite d’un développement de Gassendi sur le fatalisme pour le stigmatiser tel qu’il se présente dans la religion mahométane. Si Gassendi n’entre pas directement dans les débats théologiques particulièrement vifs en son temps, il est cependant difficile de ne pas mettre son livre en relation avec le De la liberté et de la nécessité de son ami Thomas Hobbes. Le livre, né d’une conversation à Paris entre Hobbes et Bramhall, date de 1645, Hobbes l’a écrit justement pendant son exil français, et on sait qu’il était en relation avec Gassendi, sinon directe, du moins par l’intermédiaire de Sorbière. Dans la lettre que Gassendi adresse à son ami le 28 avril 1646 (et qui sert de préface à la traduction par Sorbière du De Cive), dont on connaît par ailleurs les inclinations sociniennes de telle sorte qu’il est difficile de ne pas entendre, derrière l’adjectif qu’emploie le prévôt de Digne, un écho de certaines de leurs conversations qui contribueront, peut-être, à la conversion de Sorbière. De fait, il dit de Hobbes qu’il partage toutes ses idées, pour ce qui est de la politique, mais qu’en termes de religion, ils sont ˜terodÒxoi10. Cela invite donc à nuancer l’idée que les trois livres de l’éthique seraient fortement influencés par Hobbes ; du moins, si l’ultime section que je propose ici l’est, c’est en ce qu’elle s’inscrit absolument en faux contre les idées que Hobbes, partisan « de la version la plus rigide et intransigeante du thème de la prédestination » (p. 21), développe dans son opuscule, et il est clair que la position que Gassendi attribue aux stoïciens est aussi celle que prend Hobbes très directement contre Bramhall, son adversaire moliniste. La citation d’Ovide, sur Médée choisissant librement de tuer ses enfants, se trouve dans le texte de Hobbes (p. 100), et la très brève remarque de Gassendi, qu’elle « se trouve sur les lèvres de tous » doit être interprétée comme toujours quand il donne ce type de précision : assurément il renvoie au texte même de Calvin scolastique à l’Université de Bologne, où il meurt en 1593. Son traité sur le destin est, sur le sujet, un classique fréquemment cité.   Voir Paul Oskar Kristeller, « Between the Italian Renaissance and the French Enlightenment : Gabriel Naudé as an Editor », Renaissance Quarterly, Vol. 32, No. 1 (printemps 1979), p. 41-72, ici p. 72.    Thomas Hobbes, De la liberté et de la nécessité, éd. Franck Lessay (Paris, Vrin, 1993), p. 37.   Voir les Lettres latines, à Sorbière et à Suarez du 23 janvier 1654, n°278 et 279. 10   Lettres latines, à Sorbière du 28 avril 1646 n°430.

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(Institution de la religion chrétienne, II) mais, après le réformateur genevois à tous les auteurs qui l’ont reprise comme un topos, et donc à Hobbes. Aux propos de Médée, tels qu’ils peuvent être interprétés par Hobbes qui conclut à la nécessité de son action, Gassendi répond subtilement par d’autres propos de la même Médée, tirés de la tragédie d’Euripide, invitant à aller plus loin. Le dialogue avec Hobbes est encore plus sensible en 840b-841a quand Gassendi construit sa comparaison entre le destin et la loi : « Car de même qu’il ne suffit pas que la loi traite d’une matière pour qu’elle devienne aussitôt légitime et conforme à la loi (car la loi traite de la trahison et de la désertion et de la plupart des autres matières de ce genre que personne n’irait dire légitimes, de même qu’il n’est pas légitime de commettre un forfait illustre, [841a] de tuer un tyran, et autres actes du même genre, puisque seul est légitime ce qui est prescrit par la loi et la preuve en est que n’est pas puni celui qui, par exemple, n’assassine pas le tyran), de même, dis-je, qu’il ne suffit pas que tel acte soit contenu dans la loi pour être aussitôt légitime et conforme à la loi », etc. Il tend ici à montrer que l’on peut arriver aux mêmes conclusions que Hobbes quant à l’obéissance due à la loi en partant de fondations théologiques toutes différentes, c’est-à-dire en niant que tout soit soumis au destin. La présence de la philosophie de Hobbes dans l’Éthique est donc certaine, mais elle est à interpréter en termes de dialogue et de différenciation. Gassendi veut fonder sa politique sur la liberté humaine, suivant en cela Richelieu. Cette faible présence explicite des débats contemporains signale certes l’habitude intellectuelle de Gassendi, qui évite les attaques ad hominem et la polémique sous toutes ses formes (encore plus contre un ami, comme l’est Hobbes, dont il partage par ailleurs bien des idées), et révèle sa méthode : il préfère, comme à l’accoutumée, enraciner sa réflexion dans les auteurs anciens, païens et chrétiens, et en fait surtout païens, et cela pour constituer une pensée dont Lolordo peut dire qu’elle est paradoxalement généalogique et anhistorique11. Le choix qu’il a fait d’exclure la théologie de sa réflexion philosophique se voit ici tout particulièrement dans la citation d’Ovide et dans les paroles de Médée. La référence à saint Paul (Romains, VII, 5) semble s’imposer, mais elle est écartée ; et si elle l’est, c’est peut-être parce que le contradicteur de Hobbes, quant à lui, l’avait citée dans son argumentation12 et que Gassendi prétend proposer une réponse nouvelle, plus à même de convaincre, et prend 11  Antonia LoLordo, Pierre Gassendi and the Birth of Early Modern Philosophy (Cambridge University Press, 2006), p. 4. 12   Hobbes, De la liberté, op. cit., p. 100.

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surtout soin de ne pas répéter les raisonnements d’un autre. En tout cas, le principe d’efficacité et d’économie préside au choix des textes et des sources que Gassendi reprend à l’appui de ses développements. Ce fait est particulièrement évident dans ce livre de l’Éthique étant donné la quantité impressionnante de sources que l’Antiquité nous a transmises sur le thème du destin, son affirmation et sa réfutation, de Cicéron à Plutarque, d’Apulée aux différents pères de l’Église, d’Aristote à tous ses commentateurs, pour ne rien dire des témoignages moins massifs, comme Aulu-Gelle, Démosthène ou Lucien, qui se font écho et se répondent, comme il se doit pour une question centrale de l’entreprise philosophique13. L’idée que l’éthique de Gassendi serait plus « purement » épicurienne que la physique, avec le constant paradoxe d’un atomisme christianisé, est ici contrebalancée. Il faut faire le rapprochement avec l’Éthique du Syntagma Philosophiae Epicuri ; rappelons qu’à la différence du Syntagma philosophicum qui propose la synthèse propre de Gassendi, cet ouvrage présente le système d’Épicure tel qu’Épicure aurait pu l’écrire lui-même, et met en scène du reste un Épicure parlant à la première personne14. Or la troisième section, réservée à la Morale, est construite de façon très différente : elle n’est pas divisée en différents livres, mais ce sont trente chapitres qui se suivent, le dernier étant consacré à l’amitié, et c’est le sixième qui est consacré au libre-arbitre (De la raison droite et du libre-arbitre, d’où vient toute la gloire qui s’attache aux vertus)15. Dans l’Epicurus redivivus, ce n’est pas la liberté qui est le couronnement de la morale, même si l’avant-dernier paragraphe du tout dernier chapitre, reprenant la lettre à Ménécée, insiste sur l’indépendance de l’homme par rapport à la force du destin et à la fortune16.

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  Subtilement il cite même de façon plus anecdotique tous les auteurs antiques qui auront produit un texte sur le destin. Il suffit de s’y reporter, comme il semble ainsi y inviter son lecteur, pour mesurer le caractère drastique de ses choix de citation et de référence. 14   Les interventions critiques de Gassendi sont signalées par des italiques, qui permettent de bien faire la différence. 15   Libertins au XVIIe siècle, édition établie, présentée et annotée par J. Prévot (Paris, 1998), p. 636-640. 16   L’épicurisme est unique par rapport à tous les autres systèmes de l’Antiquité en ce qu’il nie l’existence du fatum au nom du hasard et de la liberté. Épicure qui aurait rédigé un traité Du Destin ne l’évoque dans les textes qui sont arrivés jusqu’à nous que dans ce paragraphe de la Lettre à Ménécée, qui fait le portrait du sage en homme souverainement libre et bienheureux. Pour la différence entre liberté épicurienne et liberté chrétienne, voir M. Cariou.

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Le dernier livre de l’Éthique du Syntagma philosophicum présente donc une curieuse synthèse. La théorie épicurienne, de la liberté fondée sur l’indifférence, telle qu’elle est exposée dans le premier livre, vaut d’être comparée avec le chapitre 6 du Syntagma Philosophiae Epicuri qui, tout en reposant aussi sur la théorie d’Aristote, se fonde sur l’épistémologie atomiste : la corporéité de l’esprit humain, siège de la liberté, garantit les conditions de possibilité de son autonomie sur la base des mouvements naturels de ses atomes. Gassendi démontre que l’entendement et la volonté ont la même faculté d’indifférence17, mais que la volonté dépend de l’entendement (« la volonté suit le jugement comme l’ombre suit le corps ») : la volonté ne veut le bien ou le mal qu’en fonction de la décision de l’entendement sur le bien et le mal18. La conséquence en est que le mal vient de la faiblesse de l’homme, de la faiblesse de son entendement, ce qui implique la nécessité de la connaissance d’une part et l’exercice des vertus de l’autre19, pour éviter tout ce qui peut obscurcir le jugement, qui de toutes façons ne peut pas être parfaitement éclairé, du fait de la finitude humaine. En un mot, la liberté a son siège dans l’entendement et non pas dans la volonté, et l’on retrouve ici les développements de la Physique, qui du reste renvoient à ce dernier livre de l’Éthique20. Mais les chapitres suivants sont en rupture avec Épicure : le clinamen ne protège pas contre la nécessité absolue mise en place par Démocrite21, et il convient de recourir à d’autres argumentations. Enfin le dernier chapitre sur le destin accentue encore le fossé d’avec le fondateur du Jardin ; car , si Gassendi refuse la prédestination dans les termes les plus fermes, il reconnaît en 17

  Sur l’indifférence et sa théorisation dans la période de la Contre Réforme, telle qu’elle se nourrit des sources médiévales, voir l’article de Jacob Schmutz, « Du péché de l’ange à la liberté d’indifférence. Les sources angéliques de l’anthropologie moderne », in Les Études philosophiques, avril 2002, pp. 169-198. Cet article permet de mettre en perspective l’ensemble des analyses de Gassendi et d’inscrire son projet philosophique au cœur même de sa vision religieuse, dans son entreprise de défense et illustration de la liberté humaine. Comme chez Épicure, la question de la connaissance (la Physique) est subordonnée à la question morale – ou plutôt spirituelle. 18   Sur l’opposition avec Descartes sur l’indifférence et le bon vouloir, voir Disquisitio, Instance au Doute III, Contre la quatrième méditation, notamment article 5. 19  Voir 826ab. L’aveuglement n’est pas une excuse, il existe des techniques pour résister aux passions et prévenir les causes de l’aveuglement. 20   Sur Appétit et volonté, voir SP II 469a sqq., qui renvoie au dernier livre, et surtout 471ab. 21   Pour le désaveu du clinamen dans la physique, voir SP I, 229-282.

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même temps, en accord avec sa théorie de la Providence générale et spéciale, une prescience divine. Aussi le dernier chapitre, récusant en même temps Épicure et Aristote, ici réunis, nous montre-t-il un Gassendi qui se rapproche de Platon et des stoïciens22, alors même qu’il aura soigneusement critiqué, s’agissant du destin, la théorie de l’âme du monde du premier23, et celle de la nécessité absolue des seconds. Pour ce qui est de la réfutation du destin absolu des stoïciens antiques, et en particulier de Chrysippe, par les philosophes et les pères de l’Église, je ne peux que renvoyer à David Amand24 et aux quatre principaux arguments qu’il met en évidence25 : « Dans l’hypothèse du fatalisme astrologique, la législation et la répression pénale sont inutiles et doivent être supprimées. Irresponsable, le criminel n’est plus punissable ». « Dans l’hypothèse du fatalisme absolu, la vertu et le vice, la louange et le blâme sont inutiles parce qu’ils n’ont plus de sens » ; « encouragements et récompenses, reproches, réprimandes et châtiments sont inutiles, parce qu’ils sont désormais sans objet ». « Si le fatalisme astrologique est vrai, toute action, morale ou non, devient inutile, et on négligera la vertu et en général tout effort ». « Le fatalisme absolu ruine la piété à l’égard de la Divinité, inspire le mépris des dieux, mène logiquement au rejet des prières et des rites sacrés ». Ces quatre points peuvent être ramenés à deux, que Gassendi suit : l’argument paresseux (la nécessité absolue conduit à l’inutilité de l’action) et l’argument moral (l’homme n’est pas responsable). En cela, sa démarche est là encore dans le sillage de la théologie traditionnelle. Contre la généralité du 22

  Pour l’interprétation « chrétienne » du stoïcisme s’agissant du destin et de la Providence, voir Jacqueline Lagrée, « Juste Lipse : destins et Providence », in Le Stoïcisme au seizième et au dix-septième siècle, dir. P.-F. Moreau (Paris, 1999), p. 77-93. 23   Pour le refus de l’âme du monde, voir SP I, 158b-159a ; Gassendi l’approuve chez Épicure (dénier la divinité aux parties du monde), SP, I, 161a. et dans l’Epistolica exercitatio contre Fludd, Opera Omnia III, 236a-237b. 24  David Amand, Fatalisme et liberté dans l’Antiquité grecque. Recherches sur la survivance de l’argumentation morale antifataliste de Carnéade chez les philosophes grecs et les théologiens chrétiens des quatre premiers siècles (Louvain, Bibliothèque de l’Université, 1945 ; rééd. Amsterdam, 1970). 25  Dont on peut repérer qu’ils sont repris dans toute la controverse contemporaine de Gassendi grâce aux cinq / six points que Hobbes reprend, De la liberté, p. 74.

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introduction

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fatum dans l’antiquité païenne, qui n’est refusé finalement que par Épicure, les pères de l’Église ont multiplié les attaques. Si les philosophes ont tous écrit leur traité Du destin, les pères ont tous produit un traité Contre le destin, et notamment contre l’astrologie. La liberté de l’homme est, pour les pères, enracinée dans la libération évangélique par rapport au fatum astrologique26. La théologie chrétienne pourtant retrouve le fatum, comme Gassendi lui-même ; mais s’il s’appuie sur saint Thomas27, on ne peut que s’étonner de l’absence de Boèce qui, selon Pierre Courcelle28, est le jalon fondamental dans la reprise de Proclus et surtout, en ce qui concerne Gassendi qui le cite abondamment, d’Ammonius. Je suis tentée de l’interpréter comme une preuve de ce qu’il n’écrit pas en historien de la philosophie. Dans sa démonstration, Pierre Courcelle démontre que Boèce s’inspire du fatum platonicien, qui est l’expression temporelle de l’éternelle volonté de Dieu. Gassendi comme Boèce et comme saint Thomas qui le reprend se différencie de Platon sur la question de la liberté qui ne s’identifie pas à la contemplation, mais à l’action, et c’est ce point qu’il aura soutenu dans le premier chapitre, contre Platon, mais selon Épicure et Aristote. Si le fatum exprime les décrets éternels et inflexibles de la Providence divine, il n’affecte pas Dieu, selon la Somme théologique (quatrième et dernière question de l’article « De Fato ») mais seulement les réalités temporelles : « Le destin est l’ordonnance des causes secondes à l’égard des effets préparés par Dieu. Donc tout ce qui est soumis aux causes secondes est soumis aussi au destin. Mais, s’il y a des choses qui sont accomplies par Dieu sans intermédiaire, parce qu’elles ne sont pas soumises aux causes secondes, elles ne le sont pas non plus au destin : telles sont la création du monde, la glorification des substances spirituelles ». La liberté de l’homme n’est donc pas la même liberté que la liberté de Dieu, et c’est bien contre cette idée que Descartes va monter son argumentation, comme le montre Étienne Gilson29. On ne peut donc s’étonner que Gassendi appuie sa théorie du libre-arbitre sur Aristote, mutatis mutandis cependant, dans la mesure où, pour Aristote, la liberté de l’action est un fait, alors qu’elle est pour Thomas d’Aquin une valeur 26   Contre l’astrologie, voir Epistolica exercitatio contre Fludd, et livre IV du De rebus caelestibus (« de siderum effectibus », SP I, 713-752. 27  Voir Henri de Lubac, Surnaturel. Études historiques (1946 ; Paris, Desclée de Brouwer, 1991), deuxième partie, « Esprit et liberté », p. 187 sqq. 28   Pierre Courcelle, La Consolation de Philosophie dans la tradition littéraire (Paris, 1967). 29   Étienne Gilson, La Liberté chez Descartes et la théologie (1913 ; Paris, Vrin, 1982).

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et la preuve de la dignité de l’homme. L’homme n’est jamais obligé d’agir, pas même par la considération du bien souverain. Il semble qu’à cet égard, Gassendi soit très proche de Leibniz et du concept de fatum christianum qu’il développera dans la Théodicée.

Note sur cette édition : J’ai conservé entre crochets la pagination des Opera omnia (la lettre a ou b renvoyant à la colonne) ; en revanche j’ai choisi d’insérer des sauts de ligne pour faciliter la lecture. Pour les notes, je donne en romain les références complètes et précises, immédiatement après, en italique, les références telles que données par Gassendi. Par exemple lib. 10. DL., x, 3 : cela signifie que Gassendi renvoie au livre x sans autre précision ; mais le lecteur peut trouver le texte dans le paragraphe 3 du livre x de Diogène Laërce. Pour Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, j’ai utilisé mutatis mutandis la traduction des Classiques modernes (Le Livre de poche, 1999) sous la direction de Marie-Odile Goulet-Cazé. Pour Épicure, Lettres et maximes, texte établi et traduit par M. Conche avec une introduction et des notes (PUF, 1987). Pour Lucrèce, De rerum natura, j’ai utilisé la traduction de José Kany Turpin, mutatis mutandis (GF Flammarion, 1997).

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Bibliographie 

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  Limitée aux œuvres de Gassendi et ouvrages critiques qui lui sont consacrés.

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self », Intellectual news n°13 Winter 2003. « L’éruption du Vésuve de 1631 : Naudé et Gassendi », dans Mémoire du volcan et modernité, éd. D. Bertrand (Paris, 2004). « Gassendi contre la métaphore », dans Penser la nuit éd. D. Bertrand (Paris, 2003). « Gassendi et l’hypocrite : quel masque pour quelle personne ? », PFSCL vol. XXX, (2003) 59. « Gassendi et Lucrèce dans les Lettres latines », Dix-septième siècle, n° 216, 2002. « Gassendi, lecteur d’Évhémère », PFSCL xxxii, 63 (2005). « Gassendi lecteur d’Horace dans les Lettres latines », Revue des études latines, tome 75, 1997. « Gassendi, Naudé et La Mothe Le Vayer », Libertinage et philosophie au xviie siècle, 2 (Saint-Étienne, 1997). « Histoire et historia dans les Lettres latines de Gassendi, in Gassendi et les gassendistes (Saint-Étienne, 2000). « Les libertins érudits au pied du volcan », dans Intellectual news n°14 (hiver 2004). Pierre Gassendi, introduction à la vie savante (Turnhout, 2003). « La Transparence épicurienne, une clef pour la prudence politique au xviième siècle », dans Pluralismo e religione civile (Milan, 2004). « La vie d’Épicure par Gassendi », Der Garten und die Moderne, Epikureische Moral und Politik vom Humanismus bis zur Aufklärung (Stuttgart Bad Canstatt, 2004). Thirion M., « L’influence de Gassendi sur les premiers textes français traitant de Copernic », in Avant, avec, après Copernic, trente et unième semaine de synthèse (Paris, 1975). Thomas P. F., La philosophie de Gassendi (Paris, 1889).

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Liste des abréviations A. Aphr. : Alexandre d’Aphrodise. An : De l’âme. Fat. : Du destin. Ammon. : Ammonius. De interp. : Commentaire du De l’Interprétation d’Aristote. Apul. : Apulée Socr. : À propos du démon de Socrate. Arstt. : Aristote. Div. : De la Divination par les rêves Herm. : De l’interprétation. Met. : Métaphysique. Meteor. : Météorologiques. M.m. : Grande morale. Mund. : Du monde. Nic. : Éthique à Nicomaque. Phys. : Physique. Rhet. : Rhétorique. Sens. : De la sensation des choses sensibles. Aug. : Augustin. Civ. : Cité de Dieu. Ev. Joh. : Traité sur l’Évangile de saint Jean. Serm. : Sermons. Aus. : Ausone. Idyl. : Idylles. Cic. : Cicéron. Ac. : Académiques. Brut. : Brutus, des orateurs célèbres.

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Div. : De la divination. Fam. : Lettres familières. Fat. : Du destin. Leg. : Des lois. Nat. : De la nature des dieux. Off. : Des devoirs. Par. : Fragments des paradoxes des stoïciens. Phil.: Philippiques. Tim. : Timée. Tusc. : Tusculanes. Calc. : Calcidius In Timeaum. Clém. : Clément d’Alexandrie. Protr. : Protreptique. Str. : Stromates. Cypr. : Cyprien de Carthage Idol. : Que les idoles ne sont pas des dieux. Dig. : Digeste. DL. : Diogène Laërce, Vie et doctrines des philosophes illustres. Epict. : Épictète. Ent. : Entretiens. Épiph. : Épiphane. Pan. : Panarium. Eur. : Euripide. Hec. : Hécube. Med. : Médée. Eus. : Eusèbe de Césarée. Const. : Discours de Constantin, Præp. : Préparation évangélique. Gell. : Aulu-Gelle, Nuits attiques. Hdt. : Hérodote, Histoires. Her. : Rhétorique à Herennius. Hés. : Hésiode. Th. : Théogonie. Hom. : Homère. Il. : Iliade. OD. : Odyssée.

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liste des abréviations

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Hor. : Horace. Ep. : Épodes. Sat. : Satires. Jambl., Mac., Lettre à Macédonius sur le destin. Juv. : Juvénal, Satires. Lact. : Lactance. Inst. : Institutions divines. Lc. : Lucien. Alex. : Alexandre. Jup. conf. : Jupiter confondu. Luc. : Lucain, Pharsale. Lucr. : Lucrèce, De la nature des choses. M. Tyr : Maxime de Tyr. Diss. : Dissertations. Macr. : Macrobe. Sat. : Saturnales Manil. : Manilius. Astronomiques. Mart. : Martial. Épigrammes. Orig. : Origène. C.C. : Contre Celse. Ov. : Ovide. M. : Métamorphoses. Paus. : Pausanias. Petr. : Pétrone. Sat. : Satyricon. Phil. : Philon. Gigant. : Des géants. Plat. : Platon. Ep. : Lettres. Leg. : Lois. Phædr. : Phèdre. Prot. : Protagoras. Rep. : République. Theag. : Théagès. Tim. : Timée. Plin. : Pline l’ancien. Histoires naturelles. Plot. : Plotin.

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Enn. : Ennéades. Plut. : Plutarque. M. : Œuvres morales. Col. : Contre Colotès. De def. : Sur la disparition des oracles. De fat. : Du destin. De Is. : Isis et Osiris. De sto. : Sur les contradictions stoïciennes. D. Socr. : Du démon de Socrate. E Delp. : Sur le E de Delphes. Fort. Rom. : De la fortune des Romains. Int. An. : De l’intelligence des animaux. Plac. : Opinions des philosophes. Poet. : Comment lire les poètes. Prop. : Propos de table. Pyt. Or. : Des Oracles de la Pythie. Sap. : Banquet des sept sages. V. : Vies parallèles. Brut. : Brutus. Dio. : Dion. Per. : Périclès. Procl. : Proclus. In Plat. Rep. : Commentaires sur la république de Platon. Sen. : Sénèque. Ben. : Des bienfaits. Ep. : Lettres à Lucilius. Ir. : De la colère. Nat. : Questions naturelles. Œd. : Œdipe. Prov. : De la providence. Sext. : Sextus Empiricus. P. : Contre les physiciens. Simpl. : Simplicius. Phys. : Commentaires sur la physique d’Aristote. Stob. : Stobée. Ecl. : Éclogues physiques et éthiques.

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Tert. : Tertullien. Anim.: De l’âme. Th.: Théophraste. C.P. : Des causes des plantes. Varr.: Varron Ant. : Antiquités de Rome. Verg. : Virgile. Cul. : Culex. En. : Énéide. Vulg. : Vulgate. NT : Nouveau testament. Act. : Actes des apôtres. Cor. : Épître aux Corinthiens. Rom. : Épître aux Romains. Tim. : Épître à Timothée. Xén. : Xénophon. Ap. : Apologie de Socrate. Mem : Mémorables.

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Chapitre 1 Ce qu’est la liberté, c’est-à-dire le libre-arbitre [821a] Après l’examen de ces vertus, il semble qu’il faille toucher un mot du destin, de la fortune et du libre-arbitre, dont les uns estiment que ce sont trois formes de causes, d’autres trois modes d’action des causes et d’autres encore de vains noms ; et ainsi, selon le choix que chacun fait de les admettre ou de les exclure, il pense des unes qu’elles seront ou non des vertus pour les hommes, d’autres qu’elles seront ou non des vices, d’autres encore qu’elles seront ou non des actions qui peuvent ou doivent être jugées dignes de louanges ou de blâmes, de récompenses ou de châtiments. Il est en tout cas clair que seules méritent la louange ou le blâme les actions qui sont faites de façon délibérée et libre ; mais que celles qui résultent du hasard ou de la nécessité ne méritent ni l’une ni l’autre. Et Épicure rejette d’entrée la nécessité, qu’il appelle souvent aussi le destin, de sorte qu’il exclut ensuite qu’on puisse lui attribuer des actions, tant fortuites que libres. Mais il sera peut-être plus judicieux d’en parler quand nous saurons en quoi consistent la liberté, la fortune et aussi le destin, de manière à établir comment non seulement la fortune, mais encore la liberté sont incompatibles avec lui, ou bien peuvent au contraire se concilier avec lui. Pour commencer donc par la liberté, il est évident qu’il ne s’agit pas précisément en ce lieu de la liberté qui se dit en grec ™leuqer…a et qui, opposée à la servitude, concerne en propre le corps lui-même et qui est ce qui est aussi défini comme « le pouvoir de vivre comme tu le veux » (c’est ainsi que Cicé   Le livre précédent est consacré aux Vertus, en général, puis décline les différentes vertus particulières, à savoir prudence, courage, tempérance, justice et vertus corrélées à la justice (religion, piété, amitié et gratitude).

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ce qu’est la liberté, c’est-à-dire le libre-arbitre

ron semble interpréter la ™xous…a aÙtoprag…aj des Grecs) ; telle est aussi l’acception que lui donnent les jurisconsultes quand ils traitent de la condition des hommes. Il s’agit donc ici de la liberté que les Grecs ont coutume d’appeler tÕ ™f’¹m‹n ou bien, pour reprendre la formulation d’Épicure tÕ par’¹m©j, « ce qui est en nous, c’est-à-dire entre nos mains, dans notre libre volonté [arbitrium] et en notre puissance », ce qui est donc dans le cœur et non soumis à des maîtres extérieurs, et ce qui est seulement, pour le dire avec les mots d’Épictète ™leÚqeron, [821b] ¢kèluton, ¢parempÒdiston, « libre, que rien ne peut empêcher ni entraver ». Les stoïciens disent en outre parfois qu’elle est tant ™xous…a que tÕ ™xoÚsion aÙtexoÚsion, comme pour dire qu’elle est la « faculté d’agir pleine et intacte ». Quant aux Latins, et surtout aux théologiens, ils la désignent couramment sous le terme de libre-arbitre. Du reste, pour préciser ce que nous entendons sous ce nom, il semble qu’en tout cas sous le terme d’arbitre [arbitrium], comme on le déduit du verbe arbitrer, on comprend à proprement parler le jugement qui est porté sur une chose équivoque ; de là nous avons aussi l’habitude de dire dans les affaires douteuses qu’il faut s’en tenir à l’arbitrage d’un homme bon et que le juge qui siège entre des parties qui luttent quant à un droit controversé est appelé un arbitre. Mais parce que le jugement, autrement dit le fait de juger, est une action tirée d’une faculté qui est en nous, de là vient que, transférant le terme sur la faculté, nous appelons arbitre la raison elle-même qui est en nous la faculté de juger. Or puisque la raison, qui est par ailleurs la même chose que l’intellect et que l’esprit, s’applique non seulement à ce qui relève de la spéculation, mais aussi à ce qui débouche sur des actions, il semble que le choix du mot arbitre s’explique par la prise en considération des actions à entreprendre dans la mesure où ce sont ces actions qu’il s’applique à peser ou à juger (ce qui est la définition de l’acte de délibérer, c’est-à-dire de réfléchir) et parce qu’il siège entre elles comme un arbitre. C’est pourquoi, dès lors qu’après avoir pesé les actions possibles, il adhère à l’une et non pas aux autres, une telle adhésion devient en général (autrement dit, cela vaut aussi pour la dimension spéculative de la raison) ce que les Grecs appellent la sugkat£qhsij, et les   Parad. 5 ff. Cic., Par., V, 34.   de stat. hom. Dig., I, 5.   DL., X, 133.    in Enchirid. Epict., Ent. I, 1, 10 pour le premier et troisième adjectif. Pour le second, il se trouve dans différents passages, souvent avec le second, par exemple II, 23, 42 ; III, 22, 44 ; IV, 6, 16.  

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Latins l’« assentiment », c’est-à-dire l’« approbation » ; mais par rapport à la dimension de l’action, on l’appelle tout spécialement et plus fréquemment proa…resij, choix, c’est-à-dire préférence, en tant qu’une chose est préférée à toutes les autres. C’est ainsi qu’Aristote interprète tÕ proa…reton, « ce qui est objet de la préférence ». Chez les Latins, on parle la plupart du temps de décision [consilium] ou de projet [propositum], comme quand nous employons des expressions qui recourent au premier terme comme prendre une décision, se régler sur sa raison, ignorer l’intention d’autrui, etc. ou des expressions qui recourent au second comme adopter un projet, persévérer dans son projet ou renoncer à un projet, être ferme dans ses projets et autres du même genre. Bref, de même que le préfixe latin pro a le même sens que le grec pro, de même aussi le terme de providence veut-il dire la même chose que celui de prévoyance. Qui plus est, aussitôt que la raison elle-même, après délibération, a choisi un parti, c’est-à-dire l’a préféré, et qu’elle le tient dès lors pour un bien supérieur à tout ce à quoi elle l’a préféré, [822a] s’ensuit la fonction de l’appétit [appetitus] par laquelle on se porte vers un bien de ce genre et auquel les Grecs ont donné le nom de boÚlhsij que les Latins ont traduit moins par volition que par volonté. Je note cela en passant, parce que l’on a communément l’habitude de comprendre par le terme de volonté moins la fonction de l’appétit [appetitus] que l’appétit lui-même (mais entendu cependant comme un appétit rationnel, en tant qu’il est le propre de l’homme comme la raison elle-même), de telle sorte que par la suite nous l’appellerons indifféremment soit volonté soit appétit. Mais puisque l’action de la faculté motrice qui est au sens propre la poursuite même de ce bien se règle sur cet appétit [appetitio], il est connu que l’action qui découle de cet appétit [appetitio], dans la mesure où il veut dire volonté, est qualifiée de volontaire, dans la pensée qu’elle est le produit d’une délibération c’est-àdire qu’elle a été entreprise au terme d’une résolution et du fait de la volonté et qu’elle correspond au terme grec de pr£xij. Car c’est de cette action dont Aristote a posé que « la préférence est son principe », pr£xewj mšn oân



  Arstt., Met., 5, 1, 5.   Expressions qui font intervenir le terme de consilium et pour lesquelles il semble difficile de trouver un équivalent français : capere consilium, sequi rationis consilium, nesciri quod sit alicujus consilium.    Termes de la scolastique : la voluntas est la volonté en tant que faculté (traditionnellement opposée à l’intellectus), la volitio étant l’opération de cette faculté.    6. Ethic. 2. Arstt., Nic., VI, 2, 1139a. 

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¢rc¾ proaˆresij et pour ce qui est du terme latin, Cicéron soutient10 qu’il n’y a pas d’action dans les choses inanimées, parce qu’elles sont incapables de cette préférence qu’il appelle assentiment [adsensio] ou approbation [approbatio]. Car, « la différence essentielle entre l’objet inanimé et l’être vivant consiste en ce que le vivant est actif, tandis que l’inanimé ne l’est pas ». Au demeurant, pour ce qui est des êtres vivants autres que l’homme, Aristote ne leur attribue pas l’action, pr©xij, parce qu’ils sont, à ses yeux, également privés de cette préférence, proa…resij, quoiqu’ils soient pourvus de sensibilité11 ; et c’est pour la même raison qu’il ne leur accorde pas plus qu’aux enfants, même s’il leur attribue aux uns et aux autres tÕ ˜koÚsion, le « mouvement spontané de l’appétit ». Il faut cependant noter que, chez Aristote, le tÕ ˜koÚsion, ou « mouvement spontané de l’appétit » désigne parfois la même chose que le mouvement volontaire ou plutôt que la volonté elle-même ; et surtout, quand il pose que la différence entre la volonté (ou la volition) et la préférence consiste en ce que la volonté, boÚlhsij, est la fin tandis que la préférence, proa…resij, est la volonté des moyens en vue d’une fin ; car, dit-il « nous voulons la santé ; et nous préférons ce qui conduit à cette fin ». Mais ailleurs il juge que la volonté est un appétit [appetitio], non pas n’importe lequel, mais celui qu’il définit comme une boÚlhsij en tant qu’elle repose sur la raison, c’est-à-dire une délibération, une approbation et une préférence préalables, met¦ lÒgou Órexij ¢gaqoà, le « désir d’un bien, accompagné de raison »12. Cicéron, suivant la conception stoïcienne, approuve cette idée quand, parlant de l’impulsion qui nous porte, par la nature même, à vouloir atteindre le bien, il dit13 : « Et quand on s’y porte avec constance et prudence, c’est ce que les stoïciens appellent boÚlhsij, appétit [appetitio] ; et nous l’appelons volonté. Ils pensent que ne se trouve que dans le sage celle qu’ils définissent comme celle qui implique le désir d’un bien accompagné de la raison ; mais la volonté qui nous entraîne avec plus de violence, à l’encontre de la raison, c’est une cupidité effrénée, qui se voit dans tous les fous », etc. Pour revenir à Aristote, il faut noter qu’il n’utilise pas toujours précisément le mot « action » pour désigner uniquement l’action qui dépend de la volonté et de la préférence, mais aussi pour d’autres formes d’action, par exemple quand il explique14 que « les hommes agissent, 10

    12   13   14   11

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4. Acad. Cic., Ac., II, 12, 37. loc. cit. I. Rhet. 10. Arstt., Rhet., I, 10, 8. 4.Tuscul. Cic., Tusc., IV, 6, 12. loc. cit. Arstt., Rhet., I, 10, 7.

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tous et toujours, soit par leur propre initiative, soit par une initiative qui ne leur est pas personnelle. Dans le premier cas, leur action se produit soit par l’habitude soit par l’appétit [appetitio], que ce dernier soit raisonné, et on l’appelle volonté, soit non raisonné et on l’appelle désir ou colère, tantôt par nécessité ; mais dans le second cas, elles ont trois formes, dans la mesure où elles sont dues [822b] à la nature, à la contrainte ou à la nécessité ». Mais pour ne pas multiplier les considérations, rappelons qu’on estime qu’il y a dans chaque homme une raison libre et un libre-arbitre, de telle sorte que parmi la pluralité des choses soumises à sa délibération il ne peut pas en préférer une sans pouvoir y renoncer ou en préférer une autre. Et c’est cette liberté que l’on a l’habitude d’attribuer à la volonté ou à l’appétit [appetitus] rationnel ; mais pourtant cela revient exactement à dire que la racine de la liberté se trouve dans la raison même ou bien dans l’intellect même, c’est-àdire dans la faculté de connaître. Car on admet que la volonté est une faculté ou puissance aveugle, qui ne peut aller nulle part à moins que l’intellect ne la précède comme s’il portait un flambeau. Ainsi, dès lors que le propre de l’intellect est d’aller devant en éclairant le chemin, et que celui de la volonté est de le suivre de telle sorte qu’il lui soit impossible de quitter le chemin dans lequel elle s’est engagée à moins que ce ne soit lui qui se décide pour un autre et déplace la lumière, aussi peut-on dire que la liberté existe d’abord dans l’intellect et par soi, et dans un second temps dans la volonté, et de façon dépendante. Et, pour l’exprimer un peu plus explicitement, la nature de la liberté semble consister d’abord dans l’indifférence, en ce que la faculté appelée libre peut se porter ou ne pas se porter vers quelque chose (c’est ce qu’on appelle la liberté de contradiction [contradictio]), ou peut se porter vers une chose tout en pouvant se porter vers la chose opposée (ce qu’on appelle la liberté d’opposition [contrarietas]). Certes, puisque la liberté implique la faculté de préférer, il est clair qu’il ne peut y avoir de préférence que là où il y a de l’indifférence, puisque là où une seule chose est proposée ou bien là où la faculté est réglée [determinata] pour faire et exécuter une seule chose, il ne peut pas y avoir de préférence qui suppose au contraire qu’il y ait deux choses dont l’une sera préférée à l’autre. Et il ne manque pas de grands hommes pour estimer que la volonté n’est jamais aussi libre que quand elle est réglée sur une seule chose, à savoir le souverain bien, sans pouvoir se tourner vers une autre (c’est-à-dire vers le mal), parce que l’amour de ce bien, sa poursuite, sa jouissance sont suprêmement volontaires, et doivent donc être appelés libres. Je ne sais cependant pas s’ils mesurent assez bien la différence qu’il y a entre l’action spontanée et l’action

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libre, quand ils soutiennent qu’elles sont une seule et même chose au prétexte qu’on dit à la fois de l’une et de l’autre qu’elles sont volontaires. S’il est vrai que le terme d’action spontanée est employé dans un sens plus général et embrasse donc l’action libre également, cependant, quand on l’utilise de manière spécifique et en opérant la distinction, elle n’est rien d’autre qu’une sorte d’impulsion de la nature qui peut se manifester en faisant l’économie de toute forme de raisonnement, alors que l’action, qui est libre, dépend d’un raisonnement préalable c’est-à-dire d’un examen, d’un jugement et d’un choix. Pour comprendre que l’action spontanée est une impulsion de la nature, il suffit de se rappeler que l’on dit non seulement des enfants et des bêtes brutes à qui ni l’usage de la raison ni la liberté ne sont attribués qu’ils font de nombreuses choses spontanément, mais qu’on le dit également des objets inanimés, comme de la pierre, qui tombe spontanément, ou du feu, qui monte spontanément, de telle sorte que cela revient manifestement au même de dire spontanément ou naturellement ; et que l’on attribue aux êtres animés, et surtout à l’homme le contraire de ce qui est dit avoir lieu malgré soi. Il ne faut donc pas s’étonner si l’on dit de tout appétit [appetitus] [823a], qui se porte vers le bien par sa nature même, qu’il se porte spontanément vers le bien, et que de même que la pierre qui tombe vers le bas spontanément et par sa nature même ne peut pas tendre d’elle-même vers le haut, de même l’appétit [appetitus] parce qu’il se porte vers le bien spontanément et par sa nature même ne peut pas de luimême tendre vers le mal. De là vient que de même que la pierre, parce qu’elle est réglée pour avoir un mouvement vers le bas, n’est pas dans une situation d’indifférence par rapport à ce mouvement et au mouvement vers le haut, de même l’appétit, parce qu’il est réglé pour aller vers le bien, n’est pareillement pas indifférent par rapport à ce bien et au mal ; et de même que la pierre, dans l’absence de cette indifférence quant aux deux mouvements, est dite aller vers le bas spontanément, mais non pas librement, de même l’appétit [appetitus], dans l’absence de cette indifférence quant au bien et au mal, est dit en général se porter spontanément, mais non pas librement, vers le bien. Il en résulte donc que, si l’on suppose que la volonté est réglée pour aller vers un bien, disons le bien souverain, de telle sorte qu’elle ne peut pas se tourner vers quoi que ce soit d’autre qu’elle poursuivrait après avoir laissé son premier but, alors il faut estimer que la volonté se porte spontanément vers ce qui est pour elle le plus conforme à sa nature de telle sorte qu’elle poursuit d’abord et avant tout le plus grand des biens (et elle ne le poursuivrait pas d’abord et avant tout si elle se détournait de lui pour en poursuivre un

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moindre), mais qu’elle ne se porte pas vers lui librement puisqu’elle n’est pas indifférente à l’un ou à l’autre bien, c’est-à-dire qu’il n’est pas en son pouvoir d’abandonner son premier but pour se porter vers un autre. Et que l’on n’objecte pas qu’elle s’y porte volontairement, puisque ce vouloir [volentia] ne veut pas dire liberté, mais bon vouloir [libentia] c’est-à-dire complaisance15 [complacentia] ou déférence [collubescentia]16 et exclusion de toute contrainte, violence, répugnance, pénibilité ; et ce n’est pas parce qu’on dit de l’amour d’un tel bien, de sa poursuite et de sa jouissance qu’ils sont volontaires qu’il faut en inférer qu’ils sont suprêmement libres, mais seulement qu’ils sont suprêmement agréés [libita], pour ainsi dire, ou, si l’on préfère qu’ils reposent sur un bon vouloir [libens] souverain, parce qu’ils ne sauraient relever de la liberté, c’est-à-dire de l’indifférence, mais seulement du bon vouloir [libentia]. Pour ce qu’ils ajoutent, à savoir que c’est la perfection même de la liberté que de s’attacher au bien sans qu’elle puisse aller vers autre chose, je ne sais pas non plus s’ils font assez attention au fait que cette perfection qu’ils vantent n’est pas celle de la liberté, mais celle de la volonté (ou de l’appétit [appetitus]) qui, quelque imparfaite qu’elle soit en ce que, étant libre, elle peut se détacher du vrai bien pour poursuivre un bien fardé [fucatum], elle est ensuite amenée à la perfection en ce que, dépouillée de cette liberté, elle adhère au vrai bien de telle sorte qu’elle ne puisse en être arraché et en poursuivre un fardé. Mais cependant, du fait que non seulement les stoïciens, mais les autres aussi admettent qu’il ne peut se faire que la volonté qui jouit du souverain bien clairement reconnu (car c’est le propre des esprits bienheureux qui sont dans les cieux) s’en détache pour poursuivre autre chose, il semble que l’on peut comprendre quelle est cette indifférence en quoi consiste la nature de la liberté (pour le temps du moins que nous vivons ici-bas). Nous disions tout à l’heure que l’intellect porte un flambeau pour éclairer le chemin de la volonté ; il est clair que ce flambeau, ou cette lumière n’est rien d’autre que le jugement que l’intellect porte, c’est-à-dire pose sur les choses bonnes et mauvaises chaque fois qu’il prononce « ceci est bien, ceci est mal » ; ou bien entre différents biens ou différents maux « celui-ci est supérieur, celui-ci est moindre », de telle sorte que, quand on dit que la volonté se détourne de telle chose [823b] et se tourne vers telle autre, cela arrive dans la mesure où le jugement tranche d’abord en faveur de la première chose, puis en faveur de la seconde et que   Ou propension selon le terme de Bramhall (op. cit. p. 98).   Les deux termes sont d’emploi souvent théologique.

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l’inflexion de la volonté suit l’inflexion de l’intellect. Alors que la faculté de s’infléchir [flexilitas] de la volonté suit celle de l’intellect, laquelle consiste en la réversibilité [mutabilitas] des jugements, il faut donc noter que l’intellect utilise des notions, ou bien, comme on les nomme communément, des appréhensions simples des choses pour porter sur elles des jugements ; car il doit savoir ce qu’est le soleil et ce qu’est la lumière pour, fort de cette connaissance, juger qu’il y a de la lumière dans le soleil, que le soleil est lumineux. Ainsi du miel : il doit savoir ce qu’est le miel et ce qu’est la douceur pour, fort de cette connaissance, prononcer qu’il y a de la douceur dans le miel, que le miel est doux. Mais alors que l’intellect consiste, pour ce qui est des choses susceptibles d’être observées [speculabilia], en ce jugement et qu’il peut s’en tenir là sans en inférer nécessairement autre chose, il en va tout autrement dans les choses qui relèvent de l’action [agibilia] : car dans ce cas une notion s’y combine, autrement dit une proposition ou une énonciation qui, à cause d’une autre notion commune, attachée à tous les hommes depuis le commencement du monde, s’y rattache tout de suite et s’ajoute comme une conclusion, et c’est cela qui est proprement appelé le jugement pratique. De fait, alors que l’intellect, après avoir jugé que le soleil est lumineux, peut s’en tenir là, en revanche, dès qu’il a jugé que le miel est doux, parce qu’il a comme fixé dans la tête cette autre proposition, à savoir que le doux doit être goûté, il prononce aussitôt que le miel doit être goûté. Et puisque les choses qui relèvent de l’action [agibilia] ne sont pas universelles, mais singulières, et puisque le jugement que le miel est doux se porte, par exemple, moins sur le miel en général que sur ce miel particulier, il se fait que découle sans délai du jugement « ce miel est doux » ce second jugement, à savoir que ce miel doit être goûté. Et ce n’est pas seulement ce jugement, mais aussi la nature même de ce jugement qui font qu’il tire les conséquences sans délai, à moins que quelque chose n’y fasse obstacle, comme, dans notre exemple, la dégustation du miel, et même Aristote est d’accord, lui qui, analysant la chose dans l’Éthique17, après avoir posé comme antécédent « s’il faut goûter de tout ce qui a une saveur douce, et si tel objet particulier a une pareille saveur » ajoute : il est nécessaire « que celui que rien n’en empêche ¤ma toÚtῳ kaˆ pr£ttein agisse sur-le-champ en conséquence de ce raisonnement » et cela, même s’il y a quelque chose (une chose générale s’entend) à laquelle le jugement s’oppose, car « si l’opinion générale, qui interdit de goûter des saveurs douces, se trouve établie, et qu’en même temps on peut dire que tout ce qui est doux est agréa  7. Ethic. 3. Arstt., Eth., VII, 3, 1147a.

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ble, que telle substance, actuellement présente, est douce, c’est cette opinion qui agit ». De plus, c’est bien la raison pour laquelle dans le livre sur le mouvement des êtres animés, il ne fait aucune distinction entre action et conclusion, car18 : « Chacun sait que tout homme peut marcher et qu’il est homme lui-même, et il marche sur-le-champ. Mais s’il sait qu’aucun homme ne peut marcher et que lui-même est homme, il reste sur-le-champ en repos. Il est donc l’une et l’autre de ces deux choses, si rien ne l’en empêche et que rien ne le contraigne à s’en abstenir : c’est exactement comme s’il disait : Il me faut faire quelque chose de bon, et une maison est une bonne chose pour moi, et il construit sur-le-champ sa maison ». Et ainsi de suite, de telle sorte qu’il n’est pas étonnant qu’une telle conclusion qui ne fait qu’une avec l’action (ou bien elle s’y attache de telle sorte qu’elles sont inséparables) est appelée jugement pratique. Il faut en outre noter que, alors que l’action ne peut suivre sans que la fonction de la volonté ou de l’appétit intervienne en même temps, tout jugement [824a] (ou tout mouvement) affirmant que telle chose est un bien implique, étroitement lié à lui, l’appétit [appetitio] de ce bien (de même que tout jugement affirmant que telle chose est un mal implique l’aversion) de telle sorte que l’intellect ne peut énoncer que le doux doit être goûté sans vouloir le goûter aussitôt. De là vient qu’on ne peut tirer la conclusion ni provoquer l’action que quand la fonction de l’appétit, liée au jugement, l’a précédée. Pour démontrer que la conclusion du syllogisme pratique a une action qui s’y rattache, à la différence de la conclusion du syllogisme spéculatif, il suffit de considérer que la fonction de l’appétit ou de la volonté est attachée aux prémisses ou jugements de l’intellect. C’est pourquoi, chaque fois que l’intellect porte un jugement pour affirmer que telle chose est un bien, parce qu’il le fait à l’intérieur des limites de la volonté, la volonté est donc excitée, de telle sorte que sa fonction, tout comme le jugement, l’accompagne, comme l’ombre accompagne le corps, de telle sorte que, si l’intellect juge que quelque chose est un bien, la volonté le désire [appetat] tout en même temps ; mais que s’il juge que c’est un mal, elle le fuit immédiatement. De là vient que, parce que l’intellect est le plus souvent inconstant dans son jugement, la volonté elle aussi chancelle dans ses désirs [appetendo] ; et, vu que l’intellect juge aujourd’hui qu’est un bien une chose dont il juge le lendemain qu’elle est un mal, il s’ensuit que la volonté aime aujourd’hui ce pour quoi elle a de l’aversion le lendemain ; et alors qu’il juge aujourd’hui que telle chose doit être recherchée, parce qu’elle est un bien,   Cap.7. Arstt., Sens., VII, 2.

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demain, parce qu’une autre chose lui paraît préférable, il juge que c’est plutôt celle-là qu’il lui faut rechercher ; de même la volonté se porte-t-elle aujourd’hui vers une chose et demain vers l’autre, laissant la première. Bref, c’est en fonction des notions que l’intellect aura eues des choses et en fonction des jugements qu’il aura portés sur elles que la volonté les recherchera ou s’en détournera. Il se trouve en revanche que, parce que, parmi les biens, l’un est vrai et authentique, mais l’autre seulement apparent et fardé, et qu’il en va de même pour les maux (car parfois le bien est recouvert de l’apparence du mal et le mal de l’apparence du bien, et alors ce qui est vraiment un bien semble soit être un mal, soit du moins un bien moindre, et de la même façon ce qui est vraiment un mal passe pour être un bien, ou du moins un moindre mal), il se fait, dis-je, que de même que l’intellect souvent se trompe dans ses jugements, dans la mesure où, ébranlé par l’apparence du bien, il juge d’un mal qu’il est un bien ou bien que, troublé par l’apparence du mal, il juge d’un bien qu’il est un mal, de même la volonté parfois rate sa cible et, recherchant le bien, atteint le mal et, fuyant le mal, est frustrée du bien ; ou bien certes, c’est en fonction du jugement de l’intellect qui prend un bien moindre pour un bien supérieur et un mal pire pour un moindre mal, que la volonté elle-même, recherchant un bien supérieur, en obtient un moindre et, fuyant un moindre mal, tombe sur un mal pire. Étant donné donc que la volonté suit l’intellect, ou plutôt son jugement, il est clair que l’indifférence qui se rencontre dans la volonté met ses pas dans les pas de l’indifférence de l’intellect. Or il semble que l’indifférence de l’intellect consiste en ce qu’il ne s’attache pas à son premier jugement sur telle chose qu’il voit vraie, mais peut être amené à poser un autre jugement sur la même chose, en laissant tomber son premier jugement, s’il trouve ailleurs une plus grande vraisemblance. Assurément l’intellect ne fait pas partie de ces facultés qui sont réglées sur une seule chose, comme l’est la pesanteur dans les choses inanimées, la faculté procréatrice chez les vivants [824b] et ainsi de suite, mais il est enclin à l’inflexion [flexilis] par sa nature même, de telle sorte que, ayant le bien pour objet, il peut juger une chose tantôt d’une manière, tantôt d’une autre, et tenir pour vrai tantôt son premier jugement, tantôt le second. C’est pourquoi on peut se le représenter comme une balance, puisque, comme une balance est indifférente de telle sorte qu’elle penche vers l’un ou l’autre des deux plateaux et penche vers celui sur lequel on a posé un poids, de telle sorte que si l’on en pose un plus lourd sur l’autre elle se portera vers celui-là, de même l’intellect est-il indifférent de telle sorte qu’il peut s’infléchir vers l’un

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ou l’autre de deux jugements opposés et s’infléchit vers celui à qui est attachée une apparence de vérité, tel un poids, de telle sorte que si une vraisemblance supérieure est ajoutée dans l’autre parti, il s’infléchira vers lui aussitôt. Cette comparaison se trouve chez Cicéron, quand il explique 19 : « Comme une balance s’incline sous le poids dont on charge un plateau, de même l’esprit se plie-t-il à l’évidence », c’est-à-dire (comme il l’ajoute aussitôt) qu’il « ne peut pas ne pas adhérer à l’évidence, quand elle s’offre à lui ». Cette comparaison vise à nous faire comprendre que, si l’intellect est indifférent de telle sorte qu’il suit tantôt l’un tantôt l’autre jugement, il n’est cependant pas indifférent dans le sens où, abandonnant une chose évidente, il en suivrait une moins évidente, c’est-à-dire qu’il laisserait tomber son jugement sur ce qui apparaît le plus vrai pour en adopter autre chose qui serait moins vraisemblable, puisque, de même que le plateau de la balance qui se baisse sous un poids plus lourd ne remonte jamais parce que l’on aurait posé sur l’autre un poids plus léger, mais bien parce qu’on en a mis un plus lourd qui le fait descendre, d’où le premier se relève, ainsi ne peut-il se faire que l’assentiment de l’intellect, qui est la conséquence de l’évidence de l’expérience et de la raison, se laisse ébranler de telle sorte qu’il passe à un autre assentiment, sauf si survient un poids supérieur, c’est-à-dire une expérience plus lumineuse ou une raison plus évidente. Il en est ainsi avant tout parce que nous demeurons suspendus dans le doute et flottons pour ainsi dire dans l’incertitude, car assurément c’est exactement comme dans le cas de deux poids de vérité égale si je puis dire dont l’un (comme les poids égaux dans la balance) empêche l’autre d’attirer l’esprit dans un sens plutôt que dans l’autre. Car s’il semble osciller entre un premier parti et un second, la seule raison en est qu’il accorde plus d’attention à un argument en faveur du premier puis à un argument en faveur du second et tire à lui l’un des deux aussi longtemps que l’autre n’apparaît pas ; mais si le second apparaît soudain, il le tire à lui à son tour tout aussi rationnellement, exactement comme quand, les poids étant équilibrés dans la balance, on ajoute et retire un tout petit poids tantôt dans un plateau tantôt dans l’autre, de telle sorte que, si l’intellect s’infléchit finalement plus vers un parti que vers l’autre, il convient qu’il l’ait fait parce qu’il est plus ébranlé par le premier que par le second et que l’attention à elle seule, ajoutée à l’impatience, a pu faire le poids décisif. Il est pourtant vrai qu’il arrive à l’intellect, après avoir renoncé à un jugement qui est plus vrai en soi, ou vrai dans l’absolu, d’en adopter un autre qui   4. Acad. Cic., Ac., II, 12, 37.

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est moins vrai en soi, voire absolument faux. Mais cependant, ce qui ébranle l’intellect, c’est toujours l’apparence même du vrai qu’il recherche en toute chose ; et parce que cette apparence peut être soit authentique, soit fardée, il se fait que, puisque ce qui est en soi vrai peut être voilé par une apparence de fausseté ou de vérité moindre, et que puisque ce qui est en soit faux peut l’être par une apparence de vérité ou de fausseté moindre, [825a] il se fait que, disje, l’intellect peut également se porter vers le faux ou vers le moins vrai, aussi longtemps que le faux est caché sous une apparence de vérité ou de moindre fausseté et que le vrai lui-même est caché sous une apparence de fausseté ou de moindre vérité. C’est pourquoi, à chaque fois que l’intellect renonce au jugement qu’il avait posé pour en suivre un autre, qui est faux, il est nécessaire que quelque chose soit intervenu, qui aura retiré au vrai son apparence authentique (comme le poids retiré du plateau de la balance) et aura conféré au faux une apparence fardée (comme on ajoute un poids) ; d’où le changement d’assentiment. Et si cela se passe bien ainsi, il est clair que l’on peut en tirer argument pour confirmer ce qui a été dit tout à l’heure en particulier, au sujet du changement d’assentiment, c’est-à-dire de jugement sur le bien et le mal ; il est évident que le jugement selon lequel telle chose est bonne ou meilleure persévère dans l’intellect aussi longtemps que la forme sous laquelle la chose apparaît est soit vraie, soit fardée, mais que le jugement change dès lors qu’elle change d’apparence. Il est en même temps évident que, puisque la volonté, placée dans la nécessité dont j’ai déjà parlé, a besoin que l’intellect la précède, toute tentative pour forcer la volonté à changer d’appétit [appetitio] sera vaine, à moins que l’on ne veille à modifier le jugement de l’intellect ; et ainsi de toute tentative pour attacher la volonté à son premier appétit, si l’intellect n’est pas resté attaché à son premier jugement. C’est pourquoi l’homme qui a décidé de préférer la vertu à tous les autres biens doit prendre garde au fard, quel qu’il soit, qui surviendrait subrepticement et tromperait son esprit, l’amenant ainsi à juger qu’il y a quelque chose de plus excellent qu’elle. Et puisqu’il a posé la vertu suprême dans le fait de conformer sa volonté à la volonté divine, il doit avoir, fixée à l’esprit, la conviction qu’il ne peut rien vouloir de plus remarquable que ce que Dieu a lui-même voulu, et il doit dire avec Épictète20 « J’ai soumis à Dieu mon appétit ; veut-il que j’aie la fièvre ? Je le veux, moi aussi. Veut-il que je recher20   Apud Arrian. lib.3.c.26. Epict., Ent.¸IV, 1, 89. La référence de Gassendi est fausse ; en outre, il modifie la question sur la mort (à laquelle Épictète ajoute la question de la torture) ; enfin il ajoute la parenthèse.

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che telle chose ? Je le veux, moi aussi. Veut-il que j’obtienne telle chose ? Je le veux, moi aussi. Il ne le veut pas ; moi non plus. Veut-il que je meure ? Je le veux. Qui peut m’interdire ou me contraindre hors ce qui m’apparaît ? (c’est assurément la meilleure des solutions) Personne ne le fera sur moi pas plus qu’il ne le ferait sur Dieu lui-même ». Enfin, parce que, tout au long de notre existence mortelle, nous sommes de faibles homoncules et ne pouvons nous promettre à nous-mêmes une constance inébranlable ni dans nos jugements, ni dans notre volonté et dans nos desseins, en raison de cette indifférence qui garantit tant à l’intellect qu’à la volonté la possibilité de passer du vrai bien au bien apparent et du bon à ce qui est apparemment meilleur, il est clair que ce n’est que dans la vie future que cette indifférence cessera, parce que c’est en elle que le souverain vrai et le souverain bien seront clairement connus et vus en toute évidence sans que l’intellect puisse être affecté par quelque chose de plus vrai – ou la volonté par quelque chose de meilleur – vers lequel il serait infléchi ensuite et qui lui interdise donc de s’attacher avec la plus grande constance, sans varier d’un iota, mais aussi selon la nécessité et le bon vouloir [libentia] souverains. C’est ce que nous avions décidé d’expliciter. Et maintenant pour ne pas sembler recourir à ce qui relève de la lumière surnaturelle, il faut revenir au fait que si la liberté, ou libre-arbitre, est en l’homme, c’est parce qu’il y a en lui cette indifférente que je viens de décrire. Car il est libre dans la mesure où, le bien et le mal étant placés devant ses yeux, il préfère soit le bien, parce qu’il est ébranlé par son apparence, soit le mal, s’il est caché sous l’apparence du bien, qui lui apparaît dans une plus grande clarté, l’attire et [825b] l’émeut plus fortement que l’apparence du bien lui-même. De même, si deux biens lui sont proposés, il suivra soit le bien supérieur, dont l’apparence l’aura ému, soit le bien moindre, si son apparence est plus claire et plus attirante que celle du bien supérieur. De même enfin, si deux maux lui sont proposés, ou bien il fuira le mal le pire, parce qu’il en sera détourné par son apparence, soit il fuira le moindre mal si son apparence qu’il aura trouvée plus horrible sera plus susceptible de lui inspirer la fuite. On peut dire dans ces deux derniers cas que l’homme se détourne d’un bien moindre, ou qui lui paraît tel, parce que, par comparaison avec un bien meilleur, il passe pour être un mal ; et qu’il élit un mal moindre, ou qui lui paraît tel, parce que, par comparaison avec un pire mal, il accède au rang d’un bien. Il en va tout à fait ainsi, et il suffit de noter avec Platon21 que « personne ne se porte volontairement   in Protag. Plat., Prot., 358c-d.

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au mal et qu’il ne paraît pas être dans la nature de l’homme de se résoudre à chercher ce qu’il croit mal plutôt que ce qui est bien, et que, quand on est forcé de choisir entre deux maux, il n’est personne qui préfère le plus grand, s’il peut prendre le moindre ». Mais parce que cela fait aussitôt venir à l’esprit la parole de Médée, chez Ovide, qui est sur les lèvres de tous22 : […] Je vois le parti le plus sage, je l’approuve, et je suis le plus mauvais […] il faut donc attirer l’attention sur la question que pose Aristote23 : « Comment se fait-il qu’un homme qui a des opinions justes puisse être intempérant ? » Et ce n’est pas hors de propos que Socrate disait que « personne, volontairement, ne tend vers ce qui est mauvais, ni vers ce qu’il pense être mauvais, et qu’il n’est pas, semble-t-il, dans la nature de l’homme de vouloir tendre vers ce qu’il pense être mauvais au lieu de tendre vers ce qui est bon ; lorsqu’il est contraint de choisir entre deux maux, personne ne choisit le pire, s’il est en son pouvoir de choisir le moindre ». C’est à cette réflexion que l’on emprunte ce que l’on dit couramment pour l’opposer aux propos de Médée, que « tout coupable [peccans] ignore ce qu’il fait ». La distinction qu’Aristote applique en l’occurrence est tout à fait remarquable24. Car, pour ne pas répéter ce que j’ai déjà rapporté en ce qui concerne le cas où se trouvent deux notions universelles qui, chacune étant affine à l’autre, se répugnent pourtant l’une l’autre par leur action (il explique que c’est ainsi que procède l’intempérance et que donc les animaux ne peuvent pas être intempérants parce qu’ils sont dépourvus d’opinion universelle et ne sont guidés que par leur imagination et leur mémoire singulière), pour ne pas reprendre donc cela ici, il déclare que l’on peut dire que quelqu’un sait quelque chose habituellement [habitu] ou actuellement [actu]. D’évidence, quelqu’un peut avoir un savoir qu’il n’utilise pas, comme par exemple s’il détourne son esprit sur autre chose que sur ce qu’il sait, ou bien s’il dort, se laisse posséder par la colère ou s’il est ivre. Mais il peut aussi l’utiliser réellement, c’est-à-dire s’il tient son esprit attentif et fixé à ce qu’il sait. Et, si quelqu’un sait quelque chose actuellement [actu] et que son esprit ne se laisse pas distraire par autre chose que ce qu’il sait, il est impossible qu’il fasse une action qui soit contraire à son savoir et que, voyant par exemple   7. Metam. Ov., M., VII, 20-1. Voir l’introduction.   7.Ethic.3. Arstt., Eth., VII, 2, 1145b. 24   cap. 5. Arstt., Eth., VII, 5. Ce chapitre est consacré aux conduites sexuelles surtout considérées par Aristote comme hors des limites du vice, tout comme la bestialité. 22 23

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la beauté de la vertu et la laideur du vice, il renonce à la première pour suivre le second. Mais s’il le sait seulement habituellement [habitu], c’est-à-dire sans utiliser le savoir qu’il en a, c’est exactement comme s’il en était totalement dépourvu c’est-à-dire que cela revient au même que d’être ignorant de la chose en question, et dans ces conditions il peut commettre un acte incompatible avec son savoir et donc, quoiqu’il soit bien au fait, habituellement [habitu], de la beauté de la vertu et de la laideur du vice, il peut néanmoins négliger la vertu et embrasser le vice. Mais ne se passe-t-il pas le plus souvent, diras-tu, que celui qui commet une faute [826a] regarde et considère réellement la grâce de la vertu, et pourtant l’écarte, et la hideur du vice, et pourtant la recherche, et pour cette raison agit non sans avoir le cœur étreint de regret et d’angoisse, et cela à cause de la connaissance qu’il a de ce bien qu’il écarte et de ce mal qu’il saisit ? Aristote répond25 qu’il se comporte exactement comme les gens saouls qui disent des vers d’Empédocle par habitude [habitu] ; ou comme les enfants qui lisent des choses qu’ils ne comprennent pourtant qu’à peine ; ou des comédiens qui jouent des rôles quoiqu’ils ne soient pas ces personnages. Car une passion, quelle qu’elle soit, se fait toujours jour en celui qui commet une faute, que ce soit la volupté, la colère, l’ambition, la cupidité, et cette passion bouleverse son esprit, le perturbe et recouvre d’obscurité sa connaissance de ce qui est bon dans la vertu comme de ce qui est mauvais dans le vice, de telle sorte que cette vérité lui est cachée ou ne lui apparaît que difficilement, et que tout ce qu’il y a de mauvais, c’est-à-dire de fatigant dans la vertu, et ce qu’il y a de bon, c’est-à-dire d’agréable, dans le vice se montre ouvertement et en pleine lumière. Ainsi ces vers de la même Médée26 : Kai manq£nw m�n oŒa dr©n mšllw kak¦, qumÕj de kre…sswn tîn ˜mîn bouleum£twn Je suis loin d’ignorer les crimes que je vais oser, mais ma colère est plus puissante que ma volonté. De là vient aussi que le bien qui est dans la vertu attire faiblement par rapport à celui qui se trouve dans le vice ; et que le mal, qui est dans le vice, détourne de façon peu pressante par rapport à celui qui est dans la vertu ; et qu’ainsi celui qui commet une faute est certes capable de dire qu’il voit bien 25

  Arstt., Eth., VII, 3, 1147a.   Eur., Med., 1078-9.

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que les choses qu’il repousse sont meilleures et que celles qu’il suit sont pires, mais qu’à un autre moment, ou bien du fait d’une habitude [habitu] dont il se souvient confusément et comme en passant, il en a jugé autrement ; mais il ne pourrait néanmoins pas en être conscient au moment où il pèche ; car alors il tient pour meilleures les choses qu’il suit et pour pires celles qu’il repousse. Si bien qu’il ment quand il dit qu’à ce moment-là il évalue comme étant meilleures les choses qu’il aura évaluées autrement, étant donné qu’il se contredit luimême étant donné qu’il évalue forcément de façon positive ce à quoi il adhère. Et s’il en ressent du regret et de la douleur, c’est parce qu’il constate que son choix lui fait perdre du bien et récolter du mal ; mais cette douleur étant faible en comparaison de la volupté qui le séduit néanmoins, cela suffit pour nous convaincre que la perte du bien et l’attaque du mal ne sont pas, à ses yeux, des choses à prendre au sérieux, mais qu’il considère qu’il faut les prendre à la légère ; et la chose peut aussi s’expliquer par le fait que, s’il devait considérer et envisager comme présents, certains et appelés à le frapper aussitôt après qu’il a commis l’action vicieuse le supplice, la douleur, la honte et tous les autres maux qu’il ne redoute et craint que faiblement et confusément, et s’ils se montraient même en toute clarté, réclamant toute son attention, il s’en détournerait sans aucun doute et ne se précipiterait pas dans le vice. C’est pourquoi, même si celui qui commet une faute et poursuit le parti le pire dit qu’il voit le meilleur parti et l’évalue à son juste prix, dans la mesure où l’inadvertance ou la non prise en compte [inconsiderantia], à cause de laquelle il ne voit pas du tout l’ensemble des circonstances qui sont attachées immédiatement à la chose ou qui arriveront ensuite, quelles qu’elles soient et quel que soit leur nombre, est ignorance, c’est pour cette raison que l’on dit du coupable qu’il est ignorant, de tel sorte que s’il ne l’avait pas été il l’aurait moins été. [826b] Mais il faut noter qu’il est mal fondé à penser qu’il peut se justifier en disant qu’il agit en ignorance de cause, qu’il a suivi ce qui lui apparaît être le bien sans qu’il ait été en lui d’empêcher qu’il lui apparaisse tel (tÁj fantas…aj oÙ kÚrioj, « car nous ne sommes pas les maîtres de ce que la chose nous paraît être ») et qu’il n’est pas en son pouvoir d’agir autrement, et il y a ce vers27 OÙdeˆj ˜kîn ponhrÕj, oÙd’¤kwn m£kroj, Nul n’est méchant volontairement, nul n’est heureux contre son gré. 27

 Voir Arstt., Eth., III, 5.

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il est mal fondé, dis-je, à brandir ces arguments. Car même si l’on a l’habitude de compter l’ignorance au nombre des fautes qui peuvent être excusées, cette ignorance qui excuse n’est purement et simplement qu’une absence de savoir [inscientia], et c’est pourquoi on parle d’une ignorance pure et invincible28, telle que fut celle de Céphale quand il tue Procrin qui se cache entre des feuillages29, estimant que c’est une bête fauve, incapable qu’il était de soupçonner que c’était sa chère épouse (et c’est à ce titre que l’Aréopage acquitta, comme nous le rapporte Aristote, la femme qui avait tendu un philtre d’amour à son amant, oÙk ˜k prono…aj, « sans intention de lui donner la mort », qui survint aussitôt30) mais l’ignorance dont il s’agit ici, di’¢mšleian, survient « par incurie ou négligence », selon les termes d’Aristote31, et c’est pourquoi on lui attribue le plus souvent les qualificatifs de grossière, affectée [affectata], paresseuse. Car si celui qui commet une faute ignore, c’est ou bien parce qu’il est lui-même la cause de sa propre ignorance, ou bien parce qu’il ne fait aucun effort pour savoir, c’est-à-dire qu’il ne s’emploie pas à faire attention et examiner, comme il le devrait. L’homme ivre entre dans la première catégorie d’ignorance, car il est lui-même pour lui-même la cause de son ivresse ainsi que de son ignorance, et il fut en son pouvoir de ne pas s’enivrer et de ne pas ignorer ce qu’il faisait. D’où l’ignorance ne l’excuse pas, mais au contraire il mériterait d’être deux fois puni, comme le dit Aristote, une première fois parce qu’il s’est enivré, une seconde fois parce que, une fois ivre, il a commis une faute. Il en va de même aussi de celui qui ne résiste pas d’emblée à une passion d’abord légère, mais lui laisse prendre des forces qui sauront ensuite se saisir de lui plus violemment, et en général de tout homme qui permet le renforcement d’une habitude [habitus] qu’il est maître de réprimer au début, sans qu’il lui soit ensuite possible d’y résister. Aristote nous enseigne que c’est exactement comme quelqu’un qui lance une pierre qu’il ne peut pas faire revenir, alors qu’il fut dans son pouvoir de ne pas la lancer ; ou comme quelqu’un qui, vivant dans la débauche, tombe ensuite nécessairement malade : car il fut dans son pouvoir de vivre dans la modération. Aristote observe à cette occasion que les vices du corps que quelqu’un contracte spontanément tournent à son déshonneur, et que ce n’est donc pas du tout comme de les contracter malgré   Selon les termes de la tradition catholique, « l’ignorance invincible », ignorantia invincibilis, procure des excuses pour les péchés. 29   Ovid.7.Met. Ov., M., VII, 840. 30   I.magnor.mot.17. Arstt., M.m., I, 15, 2 31   3. Ethic 7. Arstt., Eth., III, 5. 28

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soi. « À un homme aveugle de naissance ou devenu aveugle à la suite d’une maladie ou d’un traumatisme, nul ne ferait de reproches », dit-il32, « mais on en aurait plutôt pitié. En revanche si cette infirmité est due à l’ivrognerie ou à quelque débauche, les critiques seront unanimes ». Ignore de la seconde façon celui qui, animé par la passion, peut encore dire « Je vois et j’évalue à son prix le meilleur parti », car il est en son pouvoir aussi de considérer sérieusement les choses mauvaises, ce qu’elles seront et combien il y en aura, de telle sorte que, s’il considérait ce qu’elles seront et combien il y en aura il éviterait de commettre une faute. Cela, dis-je, est en son pouvoir, alors qu’il arrive souvent que, si une personne sévère se présente à un homme sur le point d’en commettre une, sa présence le fait renoncer, de même que s’il voit venir à lui un vengeur ou un exécuteur du châtiment ; et de très nombreuses personnes savent se retenir au milieu même du bouillonnement de la passion : ils sont plus nobles [generosiores] que s’ils acceptaient de se laisser enchaîner par elle ; et ce n’est pas en vain que l’on a recours aux lois, [827a] aux préceptes, aux exhortations auxquels il est permis d’être attentif de telle sorte que, si l’esprit y prête garde, il peut devenir « maître de sa passion » (tÁj fantas…aj oÙ kÚrioj), ce qui est l’essentiel. Chaque fois assurément qu’il est possible de dire « Je vois et j’évalue à son prix le meilleur parti », il est clair que l’action qui en découle est délibérée et que nous en sommes donc les maîtres ; car il est impossible de dire rien de tel quand elle se fait de façon non délibérée, comme quand nous courons à la vengeance au premier mouvement de colère ; d’où l’on entend souvent cette excuse que « nous ne sommes pas maîtres de nos émotions [primi motus] ». Car on trouve même chez Sénèque33, « l’émotion est involontaire » ; et c’est ce mouvement que créent les « vues de l’esprit que les philosophes appellent des fantas…ai (ainsi Aulu-Gelle citant Épictète34) desquelles l’esprit de l’homme dès la première apparence de l’objet arrivant à l’âme, reçoit une impulsion ; elles ne sont pas du ressort de la volonté ni du jugement, mais par une force qui leur est propre, elles se portent chez les humains pour se faire connaître ». Pour ce qui est du vers sénaire35, Aristote répond qu’il est partiellement vrai et partiellement faux ; il est vrai dans sa seconde partie, à savoir que « nul 32

    34   35   33

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Même référence. 2.de Ira 3. Sen., Ir, II, 4, 1. Lib.12.c.1. Gell., XIX, , 1, 15. Cité supra « Nul n’est méchant volontairement, nul n’est heureux contre son gré ».

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n’est heureux contre son gré », mais faux dans la première, dans la mesure où « le vice, chez le méchant, est volontaire ». Car même s’il ignore qu’il commet une faute ou qu’il est mauvais, son ignorance est cependant volontaire, qu’elle soit due à sa négligence ou bien à une cause que j’ai dite. De là même si les hégésiaques, comme s’ils adhéraient à ce vers sénaire, ont dit chez Laërce36 « les fautes doivent être pardonnées, oÙ g¦r ˜kÒnta ¢mart£vein, ¢ll£ tini p£qei kathnagkasmšnon, car on les commet non pas volontairement, mais sous la contrainte de quelque passion », il est cependant clair que, dès lors que la passion [perturbatio] a une cause établie, on ne peut pas parler de contrainte. Et cela, même si, parce qu’il existe des passions, c’est-à-dire des appétits [appetitiones] naturels qui ont leur origine en nous-mêmes ou bien se reproduisent contre notre volonté, Aristote explique37 que « plus les désirs naturels sont communs à tous les hommes, et autant qu’ils le sont, et plus ils sont pardonnables ». Mais je laisse de côté sa démonstration de ce que peu d’affections sont innées et se transmettent des parents aux enfants, comme le prouve l’exemple qu’il cite tant de celui qui s’excusa de frapper son père en disant « mais lui aussi a frappé le sien ; et le père de mon père en a fait autant » et montrant son jeune enfant : « Celui-ci me frappera quand il sera devenu homme. C’est une habitude de famille ». Ou cet autre qui, traîné par son fils, lui ordonna d’arrêter quand ils furent arrivés près de la porte : « Car il n’avait traîné son père que jusque-là ». Parmi toutes les autres motifs dont j’ai indiqué qu’ils peuvent servir à excuser les fautes, j’ajoute que la principale est la force, ou violence, en quoi on comprend la nécessité et la peur, ce qui n’est pas sans pertinence, car la violence, s’entend, selon Aristote38, comme née d’un principe extérieur et implique la réticence ; assurément le cas de force majeure [necessitas qua quis cogitur] naît d’une cause extérieure et présente, tandis que la peur est une passion [passio] intérieure ; mais elle est suscitée par une cause extérieure, à savoir le mal futur, et en cela elle diffère de la cupidité, parce que même si la cupidité a une cause extérieure, à savoir le bien futur, néanmoins elle s’accompagne de bon vouloir [libentia] ; mais la peur s’accompagne de réticence. De là vient qu’Aristote juge parfaitement inepte que quelqu’un prétende que c’est la volupté qui l’a contraint à déshonorer la femme de son ami, mais qu’il trouve que l’argument est recevable si l’on a manqué à son devoir pour éviter   cap.2. DL., II, 95.   7.Ethic.7. Arstt., Eth., VII, 6, 1149b. 38   3.Ethic.8. Arstt., Eth., III, 1. 36 37

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un désavantage plus grand39, comme [827b] « je suis forcé nécessairement de me rendre en toute hâte à ma campagne ; car sinon je n’y trouverais plus que des récoltes perdues ». Va dans le même sens ce que nous avons évoqué plus haut, d’après Cicéron40 : « Si, alors que tu as accepté d’être l’avocat d’un plaideur, le moment est venu d’engager le débat et qu’entre-temps ton fils est tombé gravement malade, il n’est pas contraire à ton devoir de ne pas faire ce que tu as dit que tu ferais, et c’est plutôt le client, à qui tu as fait cette promesse, qui manque à son devoir s’il se plaint d’avoir été abandonné ». Et tu vois qu’une peur légère ne peut servir d’excuse, parce qu’elle ne fait pas obstacle à la liberté, et qu’une peur massive (et qui est d’habitude invoquée « parce qu’elle peut frapper un homme par ailleurs constant ») ne s’oppose pas à la liberté sans comporter un bon vouloir inhérent [libentia]. Ce n’est certes pas à cause du mal qui l’accompagne, mais à cause du mal plus grave qui est ainsi évité et par rapport auquel le mal qui est moindre est comme un bien parce qu’il est un moyen terme qui permet de fuir un mal pire ; ainsi quand, par crainte du naufrage, on jette les marchandises à la mer ; ou quand, de crainte d’être assassiné, on donne son argent ou on fait n’importe quoi d’autre que l’on ne ferait pas autrement. Et s’il n’est pas facile de définir jusqu’où cette peur s’étend, et cela surtout parce qu’en raison du caractère [indoles] de ceux qui la ressentent, la peur est pour l’un plus légère, pour l’autre plus lourde, il y a en revanche presque unanimité pour reconnaître qu’il est question ici de la peur de la mort, de la mutilation, d’une torture atroce, de l’esclavage, d’un exil durable, d’un emprisonnement de longue durée, du déshonneur ou de l’infamie, de la perte de ses biens, soit de tous, soit de la plus grande partie (et non seulement portant sur sa propre personne, mais concernant aussi les personnes les plus proches, dont sont les enfants, les parents, la femme, les amis) et que ladite peur peut frapper, s’agissant de la révérence due, le sujet par rapport à son prince, le fils par rapport à son père, l’épouse par rapport son mari et ainsi de suite. Voilà ce qu’il fallait dire de la liberté dans un premier temps.

  I.mag.mor.16. Arstt., M.m., I, 14, 2   I.offic. Cic., Off., I, 10, 32.

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Chapitre 2 Ce que sont la fortune et le destin Pour dire au préalable quelques mots aussi de la fortune, par opposition au destin, Homère ne l’a pas nommée, comme l’observe Macrobe ; et si les temps anciens ne l’ont pas connue, c’est sans doute parce que les hommes de cette époque avaient l’habitude de désigner les dieux comme les auteurs de tout ce qui arrivait. Bien que Simplicius ait écrit qu’Orphée a évoqué la fortune et y voit l’explication de la vénération dont elle fait l’objet à Delphes où l’on l’invoquait en même temps qu’Apollon, « Ô fortune et Apollon, etc. », ce que dit Lactance, à savoir que « les hommes, ignorant le nom de ce démon contraire, ont inventé la vaine appellation de Fortune », peut trouver confirmation dans ce que Euripide montre des hommes yeudÁ dokoàntaj daimÒnwn e�nai gšnoj TÚchn kaˆ p£nta t'¥n broto‹j ™piskope‹n Qu’ils se trompent en rangeant la fortune au nombre des démons Et en lui confiant de pourvoir à toutes choses humaines. Quoi qu’il en soit, il semble que (et Lactance reprend ici des propos de Cicéron) « la folie, l’erreur ou l’aveuglement et l’ignorance des choses et des causes aient introduit les termes de nature et de fortune ». Mais s’il est   5.Saturn.16. Macr., Sat., V, 16, 8.   in a. phys.comm.39. Simpl., Phys., I, 39.    lib.3.c.ult. Lact., Inst., III, 29 (Gassendi cite-t-il de mémoire ? Le texte dans son édition actuelle dit Huius itaque perversæ potestatis cum vim sentirent virtuti repugnantem, nomenque ignorarent, fortunæ vocabulum sibi inane finxerunt).    in Hecuba. Eur., Hec., 4901. Mais le premier des deux vers est exclu par les éditeurs modernes.    Lact., Inst., III, 29.  

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vrai que la fortune [828a] implique l’ignorance [ignoratio], tous ne jugent cependant pas incontestable qu’elle soit seulement un vain nom. Car même si certains estiment, comme on le lit dans la Rhétorique à Herennius, que la fortune n’est rien et que d’aucuns, chez Aristote, se demandent si elle existe, un grand nombre d’auteurs disent cependant qu’elle est une cause, voire une cause divine, tandis que la foule, d’après Épicure, la considère même comme une déesse, d’où ce vers rebattu10 : […] Ô Fortune, C’est nous qui te faisons déesse, nous qui te donnons une place au ciel. Pour dire un mot de quel genre de cause elle est pour Platon, Aristote et bien d’autres, Plutarque nous apprend que Platon11 la définit comme « une cause accidentelle et secondaire dans le domaines des actions délibérées », et qu’Aristote la définit comme « une cause accidentelle dans le domaine des actions qui obéissent à une tendance et visent à une fin, cause à la fois obscure et instable ». Ces mots résument bien la description de la fortune qu’Aristote donne dans la Physique12, à la réserve près qu’il veut en outre que la fortune ™n to‹j ™ndecomšnoij « concerne les choses contingentes », c’est-à-dire celles qui peuvent ou non advenir et dont l’échéance est incertaine. On a l’habitude de prendre l’exemple de l’homme qui creuse la terre dans l’intention de planter un arbre et qui, en creusant, trouve un trésor dont il n’avait rien su. De toute évidence, la découverte du trésor est un effet par accident, c’est-à-dire qu’elle se produit sans que l’agent y ait pensé, c’est-à-dire sans intention de sa part ; et c’est le piocheur lui-même qui est la cause par accident de la découverte du trésor, vu qu’il est la cause de l’action de creuser. Telle est donc la cause qu’Aristote et tous les autres appellent fortune ; quant à l’événement lui-même, dans notre cas la découverte du trésor, ils l’appellent une chose fortuite. Lors qu’il explique par la suite13 que la différence entre ¹ tÚch, « la fortune » et le    Le terme ignoratio s’oppose dans la langue courante à ignorantia : elle est accidentelle et non blâmable, tandis que la seconde est habituelle et blâmable.    lib. 2. Her., II, 36.    2. Phys.4. Arstt., Phys., II, 4, 196a.   DL, X, 134. 10   Juven. Sat. 10. Juv., X, 366. (NB La citation de Juvénal se trouve chez Lactance, op. cit.). 11   I.plac.29. Plut., M., Plac., 29, 885c. 12   lib.2.cap.5. Arstt., Phys., II, 5, 197a. 13   cap.6. Arstt., Phys., Phys., II, 6, 197b.

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« hasard ou ce qui agit spontanément », tÕ aÙtÒmaton, réside en ce que la fortune ne concerne que les causes qui agissent librement, alors que le hasard concerne aussi les choses inanimées et qui agissent sans choix (comme un trépied qui, en tombant, casse une marmite), d’où son affirmation que toute fortune soit hasard, mais non pas que tout hasard soit fortune (de même Plutarque et Calcidius disent-ils eux aussi que la fortune est comprise dans le hasard14) ; et l’on peut noter ici, comme ces auteurs nous y invitent, que la fortune autant que le hasard relève de la catégorie des contingents et que les choses contingentes relèvent de la catégorie des possibles. Or, alors que certaines des choses qui sont possibles sont telles que rien ne peut les empêcher d’advenir, comme le fait que le soleil se lève demain, mais qu’il y en a certaines qui n’adviennent pas forcément, comme le fait qu’il pleuve au lever du soleil, il est évident qu’on se retrouve en face de la première sorte de possible, que l’on appelle nécessaire, quand l’opposé est impossible ; mais qu’on est face à la seconde sorte de possible, que l’on appelle contingent, c’est-à-dire d’une échéance incertaine et douteuse (pour les Grecs, comme je l’ai indiqué tout à l’heure, c’est ™ndecÒmenon) quand l’opposé est également possible ; Aristote développe longuement ce point dans son livre sur l’Interprétation, quand il parle des propositions modales. Mais parce que la contingence, ou l’échéance incertaine, provient soit de ce que la liberté intervient, de sorte que la chose qui devrait se produire dans d’autres circonstances n’a pas lieu ou qu’au contraire a lieu une chose qui ne se produirait pas dans d’autres circonstances, soit de ce qu’une autre cause se présente, qui n’était pas censée le faire, et à cause du concours d’autres choses non préméditées, [828b] de telle sorte qu’il advient quelque chose qui ne serait pas advenu dans d’autres circonstances ou que quelque chose qui dans d’autres circonstances devait advenir ne se produit pas, il est établi que relève de cette seconde contingence ce que l’on appelle généralement le hasard ; et que tout ce qui arrive en particulier aux hommes sans qu’ils en aient eu l’intention, c’est cela que l’on appelle fortune ; si ce n’est que l’on confond quelquefois les deux et que l’on ne fait pas de différence entre ce qui est empêché d’arriver ou d’avoir lieu par hasard et ce qui est empêché d’arriver ou d’avoir lieu fortuitement. Quoi qu’il en soit cependant, et pour reprendre un exemple, on voit qu’alors que pour un double effet, dans notre cas le fait de creuser et le fait de trouver un trésor, il n’y a qu’une seule cause, à savoir le piocheur, ledit piocheur est désigné comme   lib.6.de fato. Plut., M., De fat., 7, 572d. in Tim. lat. Calc., In Timaeum, 144.

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la cause en soi [per se] par rapport au premier effet, mais la cause par accident [per accidens] par rapport au second. Et si, chez Épicure, la fortune et la nature sont deux synonymes comme nous l’avons montré quand nous discutions sur l’auteur du monde15, c’est parce que, dans les choses naturelles la fortune et la nature, ou bien cause naturelle, ne sont qu’une seule et même chose. En réalité, à côté de cette explication courante de la notion de fortune, un je ne sais quoi d’autre semble être désigné sous le même nom ; car nous voyons que le fait de désigner sous le terme de fortune indifféremment l’homme qui creuse ou son action n’est guère approprié. C’est pourquoi, pour ne rien dire du fait que l’on donne assez souvent le nom de fortune à la chose fortuite, c’est-à-dire à la chose même qui a résulté de la fortune (cela explique en effet que Lactance dise que la fortune « n’est qu’un accident soudain et qu’un événement imprévu »16), on peut comprendre que l’on entend sous le terme de fortune le concours de différentes causes qui se produit sans intention respective, de telle sorte qu’il s’ensuit un événement, c’est-à-dire un effet dit fortuit, dont soit toutes les causes, soit seulement certaines, soit seulement la personne directement concernée par l’événement n’ont absolument pas eu le dessein. C’est ainsi qu’alors que la découverte fortuite du trésor requiert non seulement l’homme qui creuse, mais aussi celui qui a d’abord caché le trésor, il est clair que la fortune, c’est-à-dire la cause de cette découverte, n’est autre que le concours de deux faits en un seul lieu, à savoir le fait de cacher et le fait de creuser. J’ai dit qu’il fallait que ce soit sans intention respective et sans la volonté soit de tous soit de quelques-uns ; car, même si soit une cause, soit plusieurs l’ont fait de façon délibérée, ce n’en est pas moins la fortune aux yeux de celui qui n’en a pas eu le projet. De même, si quelqu’un cache un trésor dans le but qu’il soit trouvé par un homme dont il sait qu’il doit creuser, alors un tel événement est fortuit, non pas à ses yeux, mais aux yeux du piocheur cependant, qui ignorait tout de cet enfouissement. De la même façon, alors que le propriétaire du champ a ignoré tout cela, c’est la fortune qui est dite lui avoir procuré le trésor en se servant du piocheur comme d’un esclave. Ainsi ce qui a eu lieu avec la violation du sépulcre ne s’est-il pas passé totalement fortuitement par rapport à Nitocris, dans la mesure où elle a supposé qu’il ne manquerait pas d’y avoir un jour un roi qui ouvrirait le sépulcre, comme l’inscription l’y invitait : « Si quelqu’un des rois qui me 15   Gassendi renvoie, comme plus bas, au premier livre de la première partie du Syntagma, consacrée au monde et à l’univers, et à son créateur. 16   lib.3.cap.28. Lact., Inst., III, 29.

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succéderont à Babylone vient à manquer d’argent, qu’il ouvre ce sépulcre et qu’il en prenne autant qu’il voudra. Mais qu’il ne l’ouvre par d’autres motifs, et s’il n’en a un grand besoin : cette infraction lui serait funeste ». Mais fut fortuit par rapport à Darius le fait qu’il ait trouvé à l’intérieur, à la place de l’argent, l’inscription suivante : « Si tu n’avais pas été insatiable d’argent et avide d’un gain honteux, tu n’aurais pas ouvert les sépulcres des morts » ; on trouve cela chez Hérodote17. Ainsi donc, même si Démocrite, comme Simplicius le rapporte d’après Eudème18, a refusé d’attribuer à la fortune [829a] le fait qu’Eschyle ait eu le crâne fracassé par la chute d’une tortue – car ce fut à cause de sa calvitie que l’aigle qui pensait que ce crâne était une pierre a lancé dessus la tortue –, cela fut néanmoins la fortune parce que cet événement n’était non seulement pas dans l’intention d’Eschyle qui n’avait pas prévu un tel hasard et avait voulu éviter la chute d’une maison, mais cela ne l’est pas non plus pour l’aigle, si toutefois tu lui accordes une pensée ; car s’il a jeté la tortue, ce n’est pas pour fracasser la tête du poète dont il ne pensait rien du tout. Il faut cependant reconnaître qu’il y a un cas où l’on est absolument fondé à invoquer la fortune : c’est quand de toutes les causes qui concourent, aucune n’a imaginé le résultat de ce concours : on a l’habitude de fournir l’exemple illustre de Socrate, c’est-à-dire du délai dans lequel est intervenue sa mort après l’énoncé de la sentence. Car Plutarque, après avoir rapporté d’après le Phédon19 : « Vous n’avez donc pas su comment s’était déroulé le procès ? – Si ; quelqu’un nous l’a rapporté et même nous étions justement étonnés que Socrate fût mort bien longtemps avant la fin du procès ; quelle en fut la raison, Phédon ? – Ce fut, Échécratre, une coïncidence fortuite : il se trouva que, la veille du jugement, on avait couronné la poupe du navire qu’Athènes envoie à Délos », poursuit : « Dans ce récit, le mot “coïncidence” (sunšbh) ne doit pas être entendu au simple sens d’“événement” [evenit] ; mais il faut bien plutôt entendre que ce fut le résultat d’un certain concours de causes dont chacune avait un objet différent ; en effet, si le prêtre couronna le vaisseau, ce ne fut pas à cause de Socrate, mais pour un autre motif ; et si les juges le condamnèrent, ce fut dans une toute autre intention ». Mais je laisse de côté que le concours des causes doit être interprété largement et, comme on dit, moralement. Car il n’est pas nécessaire que toutes les causes agissent   lib.I. Hdt., I, 187.   in a. phys.comm.38. Simpl., Phys., I, 38. 19   lib.de fato. Plut., M., De fat., 7, 572c. 17 18

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en même temps, mais il suffit qu’elles s’unissent d’une manière ou d’une autre pour produire le même effet. Il n’en reste pas moins clair que la fortune n’est en soi et en réalité rien du tout, dans la mesure où, dès lors qu’on réserve les causes mêmes, il n’est que de nier la connaissance anticipée [prænotio] du concours et l’idée que l’événement a une intention ; car le concours lui-même ne mérite d’être appelé cause qu’en tant qu’on entend par là la cause qui est d’habitude désignée par l’expression condition sine qua non. Car de même que le fait de jeter au feu un objet combustible peut être désigné comme la cause de la combustion, dans la mesure où sans cette condition il n’y aurait pas de combustion, il en va de même du concours non intentionnel des choses. C’est très certainement dans ce sens qu’Épicure a dit que la fortune est une cause, comme nous l’avons clairement établi dans l’exposé sur le monde. Et alors que ce genre de concours se produit toujours d’une façon incertaine (vu qu’il ne relève pas d’un dessein qui préside au choix des causes et à leur relation), c’est bien la raison pour laquelle Épicure dit chez Plutarque que la fortune est « ¢sÚntakton a„t…an prosèpoij, cronÒij, trÒpoij, une cause instable qui affecte les personne, les temps et les lieux »20, ce qui revient à dire qu’il ne faut pas espérer que la fortune présente toujours le même visage parce que ce ne sont pas toujours les mêmes causes qui concourent et qu’elles ne le font pas constamment de la même façon. Et ce n’est pas contradictoire avec ce qu’Épicure semble dire dans son propre texte, à savoir que la fortune n’est même pas une ¢bšbaion a„t…an « cause instable »21 ; car il veut seulement dire par là qu’elle n’est pas une cause divine, susceptible d’attribuer d’elle-même aux hommes tantôt des biens, tantôt des maux, sans intermédiaire et d’une main pour ainsi dire pleine et tendue ; mais [829b] qu’elle le fait en utilisant un intermédiaire, c’est-à-dire en fournissant des occasions de biens et de maux. Ajoutons qu’Épicure n’a pas tort de nous mettre en garde avec sollicitude de ne pas tenir la fortune pour une déesse, car la faiblesse des hommes est généralement telle que non seulement ils s’étonnent de tout ce qu’ils ne comprennent pas, mais qu’en plus ils l’interprètent comme quelque chose de divin et de surnaturel. C’est assurément l’ignorance [ignoratio] du concours des causes qui les a conduits à cacher la fortune sous le masque [larva] derrière lequel ils lui rendent ensuite un culte. Car ils se sont peu souciés de son action réelle ou possible dans la nature ; mais c’est parce qu’elle a paru avoir une   I.plac.29. Plut., M., Plac., I, 29, 885c.  DL, X, 134. Gassendi emploie le terme textus ou contextus quand il se réfère au texte même d’Épicure, c’est-à-dire tel qu’il est rapporté par Diogène Laërce. 20

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puissance immense dans les choses humaines que ceux à qui elle fut favorable l’ont tenue pour une divinité bonne et propice, tandis que ceux à qui elle fut adverse l’ont tenue pour une divinité mauvaise et inclémente. Cela explique qu’on ait bâti des temples à la fortune, en spécifiant Bonne, Mauvaise, Charmante, Apotropaïque [averrunca], Chauve, Équestre, etc., et aussi différentes statues, comme on peut le lire dans Pline, Plutarque et d’autres auteurs22. Pour choisir cependant parmi eux la réflexion que Pline propose sur le sujet23 : « Dans le monde entier », dit-il, « en tout lieu, à toute heure, les voix de tous les hommes invoquent et nomment la seule Fortune ; on n’accuse qu’elle, elle seule est coupable, on ne pense qu’à elle, à elle seule vont les éloges, les reproches, et on l’adore en l’insultant ; ailée et volage, regardée même comme aveugle par la plupart, vagabonde, inconstante, incertaine, changeante, elle favorise ceux qui n’en sont pas dignes. On lui impute tout le passif et tout l’actif ; sur le grand livre de comptes de l’humanité, elle seule remplit les deux colonnes, et notre condition est si soumise à la Fortune même, qui prouve l’incertitude de Dieu, prend la place de Dieu ». Et quand on entend que la fortune est qualifiée de Dieu, vient à l’esprit ce que dit Lactance quand il parle des philosophes24 qui, « soucieux de ne pas se tromper au moins quelquefois, veulent être sages sur une matière idiote : ils changent la fortune de sexe et n’en font plus une déesse, comme le veut la foule, mais un dieu », et cela, bien qu’il soit difficile de nommer des philosophes qui aient divinisé la fortune, si ce n’est qu’Aristote témoigne25 de ce qu’il y en eut quelques-uns qui estimaient que « la fortune est une cause, mais obscure pour l’esprit humain » ; et si l’on doit considérer que les stoïciens ont été de cet avis, ainsi que le remarque Simplicius, il faut estimer qu’Anaxagore doit être ajouté à leur nombre dans la mesure où Plutarque dit que, tout comme eux, lui aussi a dit26 que « la fortune est une cause obscure pour la raison humaine ». Si ce n’est aussi que Macrobe écrit que Virgile, à la différence d’Homère, a non seulement connu et mentionné la fortune, mais il lui a aussi attribué la toute-puissance27 : « Bien que les philosophes qui en parlent aient décidé qu’elle ne peut rien 22   lib.2.cap.7. Plin., II, 5, 14 (Mauvaise Fortune). lib. de fort. Rom. Plut., M., Fort. Rom., 5, 318d. 23   lib.1.cap.8. Plin., II, 5,22. 24   lib.3.cap.28. Lact., Inst., III, 29. 25   2. Phys. 4. comm. 39. Arstt., Phys., II, 4, 196b. Simpl., Phys., II, 39. 26   I.plac.19. Plut., M., Plac., I, 29, 885d. 27   5.Saturn.16. Macr., Sat., V, 16.

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par elle-même, mais qu’elle est l’exécutrice des décrets de la Providence ». Nous aurions pu peut-être citer ici Platon lui-même, vu que Simplicius l’a cité28, dans la mesure où il dit dans ses livres sur les Lois29 qu’« avec Dieu la fortune et l’occasion gouvernent toutes les affaires humaines ». Quant à ce que Stobée rapporte30, à savoir que d’aucuns « ont pensé qu’une partie de la fortune était divine, parce que certains qui agissent au petit bonheur obtiennent la fin qu’ils souhaitent, tandis que certains qui font preuve de prudence en sont frustrés », il faut, semble-t-il, le rapporter à l’ignorance [ignoratio] des fins de la Providence divine, puisque, voyant que de nombreuses choses se produisaient apparemment sans raison, ils ont estimé qu’elles ne pouvaient pas arriver sans l’intervention de quelque divinité qu’ils ont appelée fortune, se pliant en cela à l’habitude de la foule. [830a] Quoi qu’il en soit de ce petit nombre d’auteurs, les philosophes plus sains semblent cependant n’avoir rien voulu d’autre que de décrire la fortune par le moyen d’un Emblème31, comme Pacuvius le rappelle par ces vers, dans la Rhétorique à Herennius32. La fortune est folle, aveugle et stupide, selon certains philosophes. Ils déclarent qu’elle se tient sur un globe de pierre en mouvement, Et que là où le sort pousse cette pierre, là tombe la fortune. Elle est aveugle, répètent-ils, en ce qu’elle ne voit pas du tout à quoi elle s’attache. De plus, ils déclarent qu’elle est folle, car cruelle, incertaine et instable ; Stupide parce qu’elle ne sait pas distinguer ce qui vaut la peine de ce qui ne vaut rien.



Épicure est à coup sûr très loin d’avoir été du nombre de ceux qui ont dit que la fortune était un dieu ou une déesse. Car nous lisons de lui ce raisonnement remarquable33 : t¾n tÚchn oÜte qeÒn « Sans supposer que la fortune est un dieu, comme beaucoup le croit (car rien n’est fait au hasard par un dieu), ni une cause instable, mais une cause tout de même (car beaucoup croient qu’elle ne distribue pas aux hommes comme de sa propre main le bien   loc. cit. Simpl., Phys., II, 39.   lib.4. Plat., Leg., IV, 709b. 30   Ecl. Phys. Stob., Ecl., IV, 18. 31   Gassendi utilise le terme Emblema dans son sens moderne. 32   lib.2. Cic. Her., II, 36. 33  DL., X, 134 (Lettre à Ménécée). Je traduis le latin de Gassendi, qui n’interprète pas comme les éditeurs modernes. 28 29

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et le mal qui contribue à leur vie heureuse, mais seulement qu’elle leur fournit l’occasion et les éléments de grands biens et de grands maux), sans supposer cela, dis-je », etc. Il énonce là la raison pour laquelle la fortune n’est rien de divin et pour laquelle non seulement Cicéron dit34 : « Il n’y a rien de plus contraire à la raison et à la constance que la fortune ; et, à mes yeux », dit-il, « à un dieu même échappe ce qui arrivera fortuitement et par accident » (mais il ne put assez concilier Providence et Fortune) ; mais également Philémon, chez Clément d’Alexandrie35 : OÙk œstin ¹mîn oÙdem…a tÚch qšoj Chez nous la fortune n’est pas tenue pour une divinité. Il est clair que ce qui se produit de façon instable ou irrégulière s’accomplit sans sagesse [sapientia] et que, à défaut de cette sagesse, on ne peut parler de dieu. La difficulté pourrait être ici le fait qu’Épicure, tout en réfutant l’hypothèse d’une sagesse divine dans le monde, nie tout autant qu’il y ait une sagesse humaine qui gouvernerait les actions de la vie de telle sorte que « faiblement sur le sage la fortune s’abat » comme on le lit dans les Maximes capitales36. Mais il faut le comprendre de la façon suivante : il a pensé que les différents événements de l’existence sont soumis à la fortune, mais que le devoir de la sagesse est de composer avec eux et de préparer l’âme à tout événement de la fortune. On retrouve ici, dans le texte même d’Épicure, ce qui suit les propos que je viens de citer37 : « Il faut penser qu’il vaut mieux être infortuné en raisonnant bien qu’être fortuné sans raisonner. Car le plus remarquable, c’est quand toutes les actions belles et réussies auxquelles la fortune préside ne se sont pas produites sans jugement ni sans délibération ». Assurément la comparaison entre la vie des hommes et le jeu de dé, où une part est laissée à l’activité [industria] de telle sorte que le lancer du dé, quoiqu’il relève du hasard [fortuitus] pour le joueur expérimenté comme pour celui qui ne l’est pas, réussit cependant mieux au joueur expérimenté. De là l’expression courante le « jouet de la fortune »38. Car, de même que dans une situation de jeu, le lancer se révèle souvent plus heureux pour le non expérimenté, mais

  2.de divin. Cic., Div., 2, 7.   1.Strom. Clém., Str., V, 14, 1. 36  DL., X, 144 Maxime capitale XVI). 37  DL., X, 135 (Lettre à Ménécée). 38   Cic.3.de fin. Cic., Fin., III, 16, 54. 34 35

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moins heureux pour l’expérimenté39, de même en est-il des choses humaines, si bien qu’on a tort de dire comme on le fait communément que la « fortune seconde l’audace » [830b] et qu’il importe peu que ce soit le hasard ou un dieu qui a ouvert la voie comme le dit le poète40. Alors qu’il41 a eu raison de dire, chez Plutarque42, que « la fortune, tout dissemblable qu’elle est de la sagesse, est cependant l’auteur d’œuvres toutes semblables ». Qui plus est, dès lors que quelques penseurs qui font profession de sagesse composent habilement avec les aléas de la fortune, il n’est pas étonnant que la parole de Théophraste que nous avons évoquée43 soit répandue dans la foule, de même que ce que recommandent Ménandre et d’autres44 : 39

 Il semble qu’il manque un élément du raisonnement, car Gassendi semble ici chanter palinodie. 40   in Cul. Verg., Cul., 193. Il faut noter que ce vers se trouve dans l’édition de Scaliger (Scaliger, Commentarii et Castigationes in Culicem P. Virgilii Maronis, Lyon, 1572 et 1573), mais est supprimé dans les éditions suivantes, qui le jugent une faiblesse de style, et n’est pas retenu par les éditeurs modernes. On lit donc aujourd’hui qui casus sociarit opem numenve deorum. NB. Ce vers est repris dans de nombreux manuels d’emblèmes, dont les Emblèmes héroïques de Claude Paradin (1557) et les Symbola Divina et Humana de Jacobus Typotius (Prague, 1601-1603 ; Francfort, 1613, 1642, 1652 ; Arnheim, 1666) qui attribue cette devise à Godefroy de Bouillon avec pour corps les trois alérions embrochés sur une flèche unique. On prétend de fait qu’au siège de Jérusalem, Godefroy de Bouillon perça trois aiglons (alérions) d’une flèche qu’il tirait contre la tour de David. On y vit un heureux présage, et la maison de Lorraine prit pour devise trois alérions percés d’une flèche avec le mot Casus-ve, Deus-ve (Soit hasard, soit Dieu). L’histoire des trois oiseaux tués d’un seul trait par G. de B. apparaît déjà dans la Conquête de Jérusalem, poème écrit en 1130-1135, se trouve amplifiée dans le cycle du Chevalier au cygne (comme réalisation d’une prédiction antérieure), mais surtout, elle est commentée comme origine fabuleuse des armoiries lorraines dans Le recueil ou chronique des hystoires des royaumes d’Austrasie ou France orientale dite a present Lorrayne… (1510, V, 11) du polygraphe lyonnais Symphorien Champier, médecin et annaliste du duc Antoine de Lorraine. Je remercie Paulette Choné de m’avoir donné toutes ces précisions et tiens à renvoyer à sa thèse, Emblèmes et pensée symbolique en Lorraine (Paris, 1991) et à Jacques Choux, « Les armes de Lorraine », édition du Pays lorrain (Nancy, 1964). Ensuite, ce motif est encore orchestré à plaisir par divers auteurs. 41   Ille emphatique désigne souvent chez Gassendi un poète, ici Ion. 42   de fort.Rom. Plut., M., Fort. Rom., 316d. 43   apud Cic. 5 Tuscul. Cic., Tusc., V, 9, 25. 44   Ap. Stob. Ecl.Phys. Stob., Ecl., I, 7, 5.

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La fortune règle nos jours, plutôt que la sagesse. Cela n’a rien d’étonnant, dis-je, alors que la plupart sinon tous se reposent sur la fortune et lui font des vœux, car même Lucrèce dit, à la façon du peuple45 : Puisse la fortune souveraine éloigner ce péril. Elle cependant, sans être invoquée, réussit souvent à ceux qui mettent moins d’application à la rechercher, mais elle s’écarte le plus souvent de ceux qui soulèvent infatigablement terres et mers pour la trouver46 : Tant quelque force obscure broie les destinées humaines, Renverse sous nos yeux les glorieux faisceaux, Les haches cruelles, jouets de son caprice. Pour ce qui est du destin, ce ne fut pas un mot tout à fait ignoré d’Homère ; car, entre autres, il attribue cette parole à Hector47 OÙ g£r t…j mØ áper aŒsan ¢n¾r ”Aidi proi£yei Mo‹ran d/ oÜ tin£ fhmi pefugmšnon ™mmenai ¢ndrîn. Nul mortel ne saurait me jeter en pâture à Hadès avant l’heure fixée Je te le dis : il n’est pas d’homme qui échappe à son destin. Mais alors que, comme le dit Cicéron48, le « mot même de destin relève de la superstition des vieilles femmes » et qu’Épicure a imité Anaxagore qui, selon ce qu’en rapporte Alexandre49, « s’est opposé, s’agissant du destin, à la croyance commune des hommes et, décidant qu’il n’existait pas, a tenu que c’était un vain nom », c’est pour que l’on voie bien dans quel but et dans quel sens Épicure a désapprouvé le destin qu’il faut connaître les différentes conceptions du destin auxquelles adhèrent respectivement ceux qui défendent qu’il existe. Il y en a essentiellement deux : les uns veulent que le destin soit une chose divine, les autres veulent qu’il soit complètement naturel50. Les premiers sont avant tout les platoniciens et les stoïciens qui considèrent d’habitude le destin sous deux angles – et en fait c’est surtout le cas des platoniciens, Plutar45

    47   48   49   50   46

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lib. 5. Lucr., V, 107. ibid. Lucr., V, 1233-6. Iliad.z. Hom., IL., 6, 488 Cic., Div., II, 19. lib.de Fato.cap. 1. A. Aphr., Fat., 2. lib.de fato. Plut., M., De fat., 1, 568c.

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que, Calcidius et les autres51. Le premier angle, c’est æj oÙs…a, « en tant que substance »52, et dans ce sens ils entendent par là dieu ou la raison éternelle qui a disposé l’univers [omnia] de toute éternité et a noué les causes aux causes de telle sorte que tout ce qui se produit se produit selon cet enchaînement. Citons ici Platon qui a rapporté le destin tantôt à l’« âme du monde », tantôt à la « raison et à la loi éternelles de la nature de l’univers ». De même dit-on de Zénon et de Chrysippe qu’ils ont défini le destin comme la « force motrice de la matière », et la « force spirituelle et la raison de l’ordre qui gouverne l’ensemble des choses », etc. Mais tous les autres de la même famille, tant en général chez Laërce53 que Panaetius ou Posidonius en particulier chez Stobée (si du moins il est l’auteur du livre Du Monde qui est attribué à Aristote et dont Stobée cite un passage54) ont dit « que le destin est la même chose que Dieu, que Jupiter, que l’esprit », et Sénèque55 « si tu dis que le destin est Jupiter, tu ne mentiras pas », et ailleurs56 « tu veux dire qu’il est le destin, tu ne te tromperas pas ». De là, quand les poètes rapportent au seul Jupiter toutes les actions humaines, c’est tout à fait comme quand ils les rapportent au destin, alors que parfois ils relient les deux, [831a] comme quand Agamemnon est introduit en train de s’excuser de la façon suivante57 : […] ™gè d'oÙk a„tiÒj e„mi ”All¦ Zeàj, kaˆ Mo‹ra […] Je ne suis pas coupable, c’est Jupiter, c’est le destin […]. Mais je néglige d’examiner ici la définition de Pythagore, par laquelle il est dit chez Laërce58 que le destin est « la cause du gouvernement de l’univers, aussi bien dans son ensemble que dans ses parties ». Et de même celle d’Héraclite chez Plutarque, par laquelle le destin est dit être59 « la raison qui parcourt la substance du tout », alors qu’il est assurément « corps éthéré, 51   Lib. de Fato, in Tim. Plut., M., De fat., 2, 568e ; Plat., Tim., 41e ; Calc., In Timeaum, 175a. 52   Plat.ibid.& I.plac.28.Plut.Laër.Stob. 53   lib.7. DL, VII, 135. 54   Ecl.Phys. Stob., Ecl., I, 15, 5. 55   4.de benef.7. Sen., Ben., IV, 7. 56   2.nat.q.45. Sen., Nat., II, 45, 2. 57   Iliad.t. Hom., IL., 19, 87 58   lib.8. DL., VIII, 27. 59   I.plac.28. Plut., M., Plac., I, 28, 885a.

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semence de la génération du tout », dans la mesure où, par supposition, de même que toutes les choses doivent être restituées au seul Jupiter, de même doivent-elles être par lui recyclées. Quant au deuxième angle sous lequel ils considèrent le destin, c’est æj ™nšrgeia, « en tant qu’activité », d’une part en vertu de l’arrêt, ou pour ainsi dire du commandement [jussio] par lequel Dieu a constitué toutes choses ; d’où l’on croit que le destin en latin fatum est tiré de fando, c’est-à-dire du fait de dire et de destiner (d’où son nom en langue vernaculaire60) ; d’autre part en vertu de l’ordre et de l’enchaînement ou concaténation des choses qui se poursuit invariablement une fois le trait lancé. C’est ce qu’indiquent différents passages de Platon chez Plutarque61, et notamment quand le destin est appelé « loi d’Adrastée » ; et encore « loi de la nature », « compagne de l’univers » et « fille de la nécessité » ; en encore, ce qui est dit chez Stobée d’après Jamblique62 « l’ordre unique qui contient tous les ordres à la fois ». C’est ce que soulignent différentes définitions de Chrysippe qui nous ont été transmises, et surtout celle selon laquelle, chez Aulu-Gelle63, le destin est dit être « une suite et un enchaînement éternel et immuable de faits se déroulant et se nouant lui-même par l’ordre constant des successions dont il est formé et tressé ». Se rapporte aussi à ce point bien ce vers de Lucain64 : Des premiers jours du monde est descendue la chaîne de la fatalité, Et tous les destins souffrent du changement qu’on voudrait faire que ce vers d’Homère65 […] DiÕj d'™tele…eto boul¾ […] ainsi s’accomplit la volonté divine Ce vers que Plutarque66 et d’autres auteurs interprètent comme le destin fait partie des différentes appellations que donne aussi bien l’auteur du

  Vulgare nomen renvoie au nom du destin en français.   lib.de fato. Plut., M., De fat., 1, 568c (auquel Gassendi n’est pas parfaitement fidèle ici), renvoyant à Plat., Phædr., 248c. Passage repris et complété par Plutarque en 570a. 62   Epist. ad Maced. Jambl., Mac., 1 (dans Stob., Ecl., VI, 17). 63   lib.6.cap.1. Gell., VII, 2, 1. 64   lib.6. Luc., VI, 611-2. 65   Iliad.a. Hom., IL., I, 5. 66   de aud. po. Plut., M., Poet., 23d. 60

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livre Du monde67 que Chrysippe chez Eusèbe68, comme quand on le nomme e„marmšnh, parce que l’enchaînement des choses est assujetti, lié, continu ; peprwmšnh, parce qu’il est l’organisation d’un destin parfaitement achevé ; ¢n£gkh, parce qu’il est enfermé dans une définition immuable ; ¢dr£steia, parce que l’on ne peut rien entreprendre contre son cours ; a‡sa, parce que son établissement est de toute éternité ; nšmesij, parce qu’il est ce qui est distribué à chacun ; k¾r, parce que la naissance comme la mort de toutes les choses lui est soumise ; creën, parce que tout ce qui échoit à chacun est fonction de sa dette ; moir£, ou bien Parque, parce qu’il est comme un sort ou un lot destiné à chacun ; et tous les autres noms s’il y en a. Mais puisque la Parque qui détermine aussi bien le maintien de toutes les choses que la vie des hommes en particulier, comme si elle la tissait, est définit chez Hésiode69 comme triple, de là vient qu’elle est nommée ¥tropoj, à cause du temps irrévocablement passé, qui est comme le fil une fois enroulé sur le fuseau ; klwqë, à cause du temps qui coule, ou le présent, qui est comme le fil entre les mains de la fileuse ; l£cesij, à cause du futur ou du sort qui est réservé à chacun, comme le fil avant qu’il ne soit filé. [831b] Telle est l’interprétation de l’auteur du livre Du monde70 et d’Apulée, alors que chez Platon71 Lachésis règne sur le passé, Clotho sur le présent et Atropos sur le futur. Chrysippe l’entend un peu autrement, car il veut, chez Stobée72, que la Parque soit appelée Lachésis parce qu’elle distribue tout en toute équité ; Atropos parce qu’elle est une définition immuable de chaque chose singulière, et cela de toute éternité ; Clotho parce que le modèle des destins correspond plutôt bien aux fils roulés. Qui plus est, Platon, qui identifiait le destin et l’âme du monde, a décidé que sa partie supérieure, qui est dans la sphère des fixes, devait être appelée Clotho ; la suivante, c’est-à-dire celle qui est dans la région des planètes, Atropos ; et la dernière, celle qui est sous le ciel et autour de la Terre, Lachésis, comme l’a noté Plutarque73. Tandis qu’il est ajouté dans ce passage que Lachésis reçoit les actions de ses sœurs, les noue et les distribue

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cap.7. Arstt., Mund., 7, 401b. 6.præp.7. Eus., Præp., VI, 8, 8. in Theog. Hés., Th., 905. in fin. Arstt., Mund., 7, 401b. 10. de Rep. Plat., Rep., X, 618c. Ecl. Phys. Stob., Ecl., I, 5. Plut., M., De fat., 2, 568e.

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aux choses terrestres qui lui sont soumises, cela renvoie à une opinion selon laquelle la cause qui dispose74 suspend aux astres la vie et les destins des hommes et dont les astrologues s’emparent avec avidité en tant qu’ils veulent que les destins des hommes soient écrits dans les astres mêmes de telle sorte qu’ils peuvent donc être connus par des hommes de l’art [periti] et révélés grâce à la divination avec un même niveau de certitude que par les Sibylles et les oracles dont on dit qu’ils « chantent les destins ». Car ces hommes, s’il plaît aux dieux, sont au courant des desseins divins autant que ces chênes de Dodone dont Platon75 rappelle que sont sorties pour la première fois les lÒgoi mantiko…, « voix de la divination », c’est-à-dire prophétiques ; car Virgile remarque76 : À ses côtés se montrait l’arbre aux chants fatidiques, le chêne. S’il est vrai que, dans cette conception du destin, on peut formuler globalement les mêmes critiques contre les platoniciens et contre les stoïciens, c’est surtout aux stoïciens que l’on reproche de défendre la nécessité que Sénèque appelle77 « la nécessité de toutes les choses et de toutes les actions, qu’aucune force ne peut briser ». Car, dit-il, « les destins se conduisent selon leur propre règle et ne se laissent émouvoir par aucune prière ; la pitié ne les fléchisse pas, non plus que le pardon ; ils suivent leur cours irrévocable et coulent en fonction de ce qu’ils ont décidé. De même que l’eau de torrents rapides jamais ne remonte vers sa source et ne s’arrête jamais, parce que chaque flot est poussé par le flot qui le suit, de même l’enchaînement éternel du destin emporte en roulant tous les événements ; car sa première loi est de s’en tenir à ses arrêts ». En effet, parce que cette nécessité semble être de nature à supprimer de fond en comble la liberté de toutes les actions humaines et ne rien laisser à notre libre-arbitre (car s’il nous restait quelque chose, alors ce quelque chose-là ne serait pas nécessaire et pourrait advenir en dehors de ce destin ou arrêt), elle se confond donc avec la nécessité même à qui tous les détracteurs du destin reprochent d’habitude tous les inconvénients qui s’ensuivent. Le principal en est que si notre esprit, en tant qu’il est placé dans l’enchaînement des choses, est régi par le destin, s’il fait ce qu’il fait sans aucune 74

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Manil. lib.3. Manil., III, 50. in Phædro. Plat., Phædr., 275b. Verg., Cul., 134. 2. nat.q.5. Sen., Nat., respectivement II, 36, 1 et II, 35, 2.

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marge de liberté, mais sous le coup d’une nécessité immobile, inéluctable, inévitable, la raison de la vie humaine disparaît, et il n’existe plus aucun espace pour la délibération. Car quelles que soient les réflexions que l’on se fasse, il ne se passera rien d’autre que ce que le destin aura décrété. Ainsi la prudence sera-t-elle complètement vaine ; vaine l’étude de la sagesse ; et tous les législateurs soit des personnages ridicules soit des tyrans, [832a] alors qu’ils recommandent des choses que nous ferions de toutes façons ou bien que nous ne pouvons absolument pas faire ; et à ce titre toute parole pour persuader ou pour dissuader est ridicule et superflue. Ainsi aucune vertu, aucun vice ; toute louange et tout blâme sont immérités, alors que seuls sont dignes d’éloge ceux qui, alors qu’ils pourraient mal agir agissent bien ; et que seuls méritent d’être blâmés ceux qui, alors qu’ils pourraient suivre la vertu, tombent dans les bras du vice. En plus, de même que personne ne sera digne d’être récompensé pour ses actions remarquables, de même nul ne méritera-t-il de supplice pour ses crimes, puisque de même que le premier ne peut pas s’empêcher de se comporter honorablement, il n’est pas davantage au pouvoir du second de se tenir loin de ce qui est mal ; c’est pourquoi Œnomaus n’a pas tort de s’en prendre à Chrysippe dans les termes suivants, comme on le trouve chez Eusèbe78 : « Épicure lui-même, que tu as, Chrysippe, tant calomnié, je le tiens, en ce qui dépend de toi, quitte de tes accusations. Que doit-il donc lui arriver, à cet homme malgré lui mou et dissolu, comme tu le lui as si souvent reproché ? » De surcroît sont supprimés la fortune, le hasard et toute contingence ; du coup la divination est inutile alors que c’est pour en préserver l’existence que ces penseurs ont fait intervenir le destin, dans la pensée qu’il ne valait la peine de prévoir et de prédire que des événements qui devaient arriver nécessairement ; inutile, dis-je, alors que l’on ne peut pas échapper aux malheurs qui nous sont annoncés à l’avance ; et sont également inutiles les prières aux dieux, inutiles les vœux, inutiles les sacrifices et toutes les autres choses de ce genre. Enfin Lucien, la verve excitée par la conception stoïcienne, a mis en scène non sans grâce un certain Cyniscus qui objecte à Zeus79 qu’« il ne craint pas sa foudre s’il n’est pas inscrit dans le destin qu’il périsse de cette façon. Car à la fois Jupiter et tous les autres dieux sont eux-mêmes enchaînés au destin ; les dieux, non moins que les hommes, sont les esclaves des Parques vu que même les Dieux ne peuvent rien entreprendre que ce que les Parques ont   lib.6.cap.6. Eus., Præp., VI, 7, 41.   in Io. conf. Lc., Jup. conf. Gassendi résume le texte, fidèle au sens, mais non pas à la lettre. 78

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pour eux décidé, de telle sorte qu’ils ne sont rien d’autre que les ministres des Parques, voire rien d’autre que des instruments entre leurs mains, comme une hache, ou une vrille ». Il poursuit en affirmant qu’il y a bien de quoi rire de ce que rapporte Homère80, à savoir que Jupiter se vante de sa chaîne d’or, et en estimant qu’il est plus juste d’accorder le pouvoir aux Parques qu’à Jupiter. Lactance reprend pour ainsi dire cette objection81 : « Quel sens cela a-t-il que ce destin à qui tous les dieux, et même Jupiter, obéissent ? », interroge-t-il. « Si la puissance des Parques est telle qu’elles peuvent faire plus que tous les êtres célestes réunis et plus que leur maître et souverain, pourquoi ne dirait-on pas plutôt que ce sont elles qui règnent, puisque la nécessité oblige tous les dieux à obéir à leurs lois et à leurs décrets ? Qui douterait de ce que celui qui doit obéir à autre chose ne soit pas le plus grand ? Car s’il l’était, il n’accepterait pas le destin, il le ferait ». Voilà ce qu’il dit. Et ne vois pas seulement une expression poétique dans ces vers de Philémon : DoÚloi basilšwn ˜smšn, oƒ basile‹j qeîn Ð qeÕj ¢n£gkhj […] Nous sommes aux ordres des rois, les rois aux ordres des dieux, Et le dieu l’est à la nécessité. […] Et ce vers : ‘W k¦i qeîn kratoàta, k¦i qnhtîn mÒnh Mo‹ra.[…] Ô toi qui seule commande aux dieux et aux hommes, Parque […]

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  Hom., IL., viii, 19. Zeus évoque sa toute-puissance en défiant toutes les déesses et tous les dieux de le tirer du ciel jusqu’au sol, à l’aide d’une corde, ou d’une chaîne dorée. Leurs efforts seraient vains, alors qu’il serait lui-même en mesure de les tirer tou(te)s, avec la terre entière et la mer elle-même jusqu’au ciel, et d’enrouler la corde autour du sommet de l’Olympe en sorte que tout cela reste suspendu dans les airs. Avec ces paroles, il cherche à mettre un terme à la dispute entre les dieux, à propos de la guerre de Troie. Il n’empêche pas que les hommes continuent à se battre, ni même que les dieux leurs prodiguent leurs conseils, mais il empêche que ces derniers s’en mêlent trop directement, évitant ainsi que la guerre ne s’étende de la terre à l’Olympe. Gassendi l’utilise dans une toute autre argumentation dans Du principe efficient (Syntagma, Physique, section i, Livre 4, chapitre 4 [308a]). Voir mon édition p. 129. 81   lib.I. cap.11. Lact., Inst. I, 11.

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Et encore le fait que Jupiter se plaint de n’avoir pu arracher à la mort son fils Sarpédon, contre l’arrêt du destin82 : [832b] ”W moi ™gèn, Ó tš moi SarphdÒna f…ltaton ¢ndrîn

ou encore, comme le dit Virgile83 : Tant de fils de dieux sont tombés ; et même avec eux tomba aussi Sarpédon, mon propre fils […] de telle sorte que l’on est moins étonné de devoir ranger dans cette conception le vers grec que Cicéron traduit de la façon suivante84 : Ce qu’il est décidé qui sera, le grand Jupiter est impuissant à l’empêcher. et encore cette épigramme85 : Quand tu vois les divinités soumises aux destins inflexibles, tu peux décharger les dieux de ta jalousie. Pour que tu ne penses donc pas qu’il s’agisse de simples formulations poétiques, on retrouve la même théorie [dogma] défendue par des philosophes qui ne manquent pas de célébrité, parmi lesquels il faut citer, en dehors de Thalès, les stoïciens eux-mêmes, dont Sénèque qui, après avoir commencé par ces mots86 « les destins nous conduisent ; et le rôle réservé à chaque homme fut fixé dès la première heure de sa naissance. Les causes s’enchaînent aux causes : nos destins publics et privés sont liés à toute une série d’événements qui les mènent, […] et il a été réglé dès longtemps quels seraient tes joies et tes pleurs » ajoute ensuite « Quelle que soit la nécessité qui nous impose cette vie, elle est la même nécessité qui lie aussi les dieux […] : l’auteur et le moteur de l’univers a écrit les destins, mais il y est soumis : il obéit toujours, il a ordonné une seule fois ». De là, cet autre auteur de la même famille87 :   Iliad.m. Hom., IL., 16, 433. Gassendi ne traduit pas le vers, exceptionnellement, bien évidemment parce que la traduction de Cicéron suit. 83   10. Æneid. Verg., En., X, 470-1. 84   2. de divin. Cic., Div, II, 10. 85   lib.9. Epig. 78. Mart. Mart., IX, 87, 10. 86   lib.de provid. cap.5. Sen., Prov., respectivement 5, 7 et 5, 8, le deuxième avec modifications de Gassendi. 87   Lucan. Luc., II, 9-10. 82

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a-t-il fixé pour l’éternité les causes qui déterminent tout, s’astreignant lui-même à cette loi. Et encore cet autre88 : Il est impossible au Dieu lui-même de rompre cet enchaînement des effets et des causes ; et nulle prière ne peut changer des événements l’ordre immuable. Et cela après avoir eu l’exemple de son oncle : Nous sommes agis par les Destins ; cédez-vous aux Destins ? Jamais nos soins inquiets ne réussiront à changer la trame fatale. Tout ce que souffre la race mortelle, tout ce que nous faisons vient d’en haut. Lachésis veille à l’accomplissement des arrêts qui se déroulent sous sa main impitoyable. Tout a sa voie tracée d’avance, et c’est le premier de nos jours qui détermine le dernier. Citons, dans la même veine, les vers de cet autre stoïcien qui, après avoir ainsi commencé par ces mots89 Les destins mènent le monde, tout est soumis à ses lois immuables ; tous les événements sont irrévocablement liés à un cours déjà fixé. ajoute ce vers rebattu :

En naissant nous mourons, l’instant de notre mort dépend du moment de notre naissance.

À cela il faut ajouter la réponse qu’Apollon lui-même, ou la Pythie, donne aux légats de Crésus qui se plaignaient des oracles90 : T¾n peprwmšnhn mo‹ran ¢dunatÒn ™sti ¢pofuge‹n kaˆ qeù, « Il est impossible même à un dieu d’éviter le sort marqué par les destins ». Et c’est surtout Chrysippe qui est en peine, dans la mesure où il conserve en l’homme le tÕ ™f/¹m‹n, le librearbitre, contre les objections ; mais, quand il explique la chose avec l’exemple du   Sen. Sen., Œd., respectivement 989-92 et 980-88.   Manil, Manil., IV, respectivement 14-15 (avec modification du texte) et 16. 90   Herod. Hdt., I, 91. 88 89

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cylindre qui, après avoir reçu une première impulsion de la part de qui le bouge, roule lui-même ensuite spontanément, il semble défendre moins la liberté que le bon vouloir [libentia] comme nous devrons l’expliquer plus loin91. Quant aux philosophes qui ont estimé que le destin était une chose purement naturelle et qu’il ne dépendait d’aucun arrêt, ils se rangent dans deux catégories différentes. Les premiers ont décrit un enchaînement de causes naturelles, si étroitement liées et assujetties que les suivantes sont toujours déclenchées par les précédentes dont elles dépendent [833a] de telle sorte que celles qui agissent ne pourraient pas ne pas agir et qu’il en est ainsi de toute éternité. C’est une nécessité qui ne peut nullement être entravée et qui se confond parfaitement avec celle à laquelle j’ai ramené la conception précédente, à la différence près que pour les uns l’enchaînement a été décidé par Dieu, tandis que pour les autres il coule de soi, mais n’en persévère pas moins nécessairement et invariablement. Quant aux seconds92, ils ont eux aussi posé un enchaînement des causes naturelles reliées entre elles, mais sans poser toutefois que les suivantes seraient déclenchées par les précédentes dont elles dépendraient de telle sorte qu’elles ne pourraient pas être empêchées de faire autrement, c’est-à-dire être empêchées de faire des choses fortuites ou de celles qui requièrent la liberté. Et de ce nombre furent surtout ceux dont j’ai dit qu’ils ont été nommés par Cicéron93, en dehors d’Aristote (car c’est à tort qu’il a été rangé parmi eux), à savoir Démocrite, Héraclite, Empédocle. Car le fait que ces penseurs aient estimé que l’existence du monde n’était pas due à un Dieu qui en serait le créateur, mais au hasard, cela est clair d’après les raisonnements du Traité du Monde là où sont cités d’une façon ininterrompue Aristote à la place d’Empédocle, Plutarque à la place d’Héraclite, Philoponus à la place de Démocrite. Mais on peut conclure d’un passage de Cicéron qu’ils ont jugé que toutes les choses étaient le fait du destin (et par conséquent qu’ils soumettaient au destin y compris le hasard qu’ils posent à l’origine du monde) ; car dans ce passage où Cicéron présente les deux conceptions des anciens philosophes, il leur attribue la conception selon laquelle « tout se fait par le destin de telle sorte que ce destin fait l’effet de la nécessité ». En outre, pour ne rien dire d’Héraclite, ou d’Empédocle, ni rien non plus de ceux que j’ai nommés au début, Parménide, Leucippe et d’autres, mais pour ne parler que du seul Démocrite, il ne faut pas s’étonner de retrouver  Voir infra Chapitre 3, 845b.   Parmi les philosophes qui font du destin une chose naturelle. 93   lib. de Fato. Cic., Fat., 17, 39. 91 92

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avec lui la conception qui décide que tout se fait par le destin faisant l’effet de la nécessité et qui s’oppose à l’autre, celle qui admet l’existence de mouvements volontaires ou de la liberté dans l’esprit. Car Œnomaus chez Eusèbe94 confirme très clairement la chose, quand, après avoir mentionné ¹ ™xous…aj, « la liberté » qui est en nous et qu’il définit comme aÙtokr£tora tîn ¢nagkaiot£twn, la « maîtresse souveraine de toutes les choses qui sont de la plus haute nécessité », il soutient la même chose que ce que Cicéron ajoute sur Chrysippe (à savoir qu’il a voulu observer le juste milieu entre les deux conceptions de telle sorte qu’il se rattache davantage à ceux qui voudraient que l’esprit soit libéré de la nécessité du mouvement), quand il dit de Démocrite et de Chrysippe95 : Ð m�n doàlon, Ð d� ¹m…doulon ™pinoe‹ tÕ k£lliston tîn ¢nqrwp…nwn ™pide‹xai, que « le premier estimait avoir réussi à faire de ce qu’il y a de plus beau en l’homme (c’est-à-dire l’âme) un esclave en totalité, le second un demi-esclave ». Car Chrysippe, tout en défendant le destin, a essayé de le concilier avec la liberté, sans l’arracher pour autant complètement à la nécessité (comme cela vient d’être souligné), se contentant de le faire, comme nous le disons ici, pour moitié. Cela trouve confirmation dans ce que dit Plutarque96 quand, expliquant l’action des simulacres d’après la théorie de Démocrite, il dit qu’Épicure a été sur ce point en accord avec lui mais que, pour le reste, il s’est séparé de sa conception dans la mesure où Démocrite a voulu que les « simulacres, ou espèces des choses imprimées dans l’esprit, sont les causes qui véhiculent en lui ses mouvements, ses décisions, ses mœurs et ses passions ». [833b] Mais, diras-tu, comment concilier toutes les affirmations contradictoires de Démocrite : que tout se fait par le destin ; que cependant le monde est le fruit du hasard ; que bien des choses s’y font également par hasard (alors que, quelles que soient les objections de Simplicius97, il n’a pas pu ne pas admettre qu’une certaine forme de fortune est à l’œuvre depuis la naissance du monde) ; que néanmoins elles se font par destin, et cela, puisque la fortune et le destin, ou si l’on préfère la contingence et la nécessité sont tellement incompatibles ? Je te répondrais que l’on peut rendre toutes ces affirmations compatibles à partir de son idée que la fortune n’est rien d’autre que la nature, et que la nature ne peut faire autre chose que ce qu’elle fait. Quant à l’idée que la for94

    96   97   95

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6.præp.6. Eus., Præp., VI, 7, 2. Eus., Præp., VI, 7, 2. 8. Sympos.10. Plut., M., Prop., VIII, 10, 2, 735a. in 2.phys. comm. 39. Simpl., Phys., II, 39.

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tune serait, dans sa pensée, la même chose que la nature, nous l’avons évoquée un peu plus haut, puisqu’il juge qu’il faut en réalité attribuer à la nature toute action qui est attribuée à la fortune, puis penser que la fortune ne fait que révéler l’ignorance des hommes de ce que la nature fait et donc estimer que si la nature est appelée fortune, c’est bien à cause de cette ignorance qui est une chose tout aussi extérieure à l’action de la nature que la science, vu que la nature continue toujours à faire ses choses, qu’on le sache ou non, et que rien ne lui est contingent, tout contingent que cela peut paraître à qui ignore. Nous avons rapporté ailleurs le passage de Platon tiré du dixième livre des Lois98, dans lequel il cite l’opinion de ceux (au nombre desquels il a tenu sans aucun doute Démocrite) qui « considèrent que la nature et la fortune sont comme des synonymes, vu que rien ne résulte de l’art, mais tout de la nature et de la fortune […] toutes les choses s’étant rencontrées au début, sous les auspices de la fortune si je puis dire, et arrangées ensemble, alors que le ciel, le monde et tout ce qui se trouve en eux, les animaux aussi, les plantes, et les quatre saisons ne sont pas nées, disent-ils, d’une intelligence ou d’une divinité, ni par l’art, mais, comme je viens de le dire, de la nature et de la fortune ». Démocrite déduit l’idée que la nature ne peut faire que ce qu’elle fait de son hypothèse selon laquelle les principes, c’est-à-dire les atomes dont toute chose est constituée, ont un mouvement inné ou naturel, qui les agite ou les meut nécessairement, et que les choses composées d’atomes ont nécessairement les mêmes mouvements que ceux qui affectent les atomes qui les constituent. Et selon lui, quand certains atomes qui vont dans telle direction en sont détournés par la rencontre avec d’autres et prennent une autre direction, en partie ils le font eux-mêmes en vertu du nouveau mouvement qui les anime maintenant qu’ils ont cette nouvelle direction en partie ce sont les atomes qui les ont poussés en vertu du mouvement par lequel ces seconds atomes ne pouvaient pas se porter ailleurs que là où ils ont rencontré les premiers et où lesdits premiers les ont réciproquement poussés. Et de la même façon, pour les corps qui sont formés d’atomes, certains qui suivaient telle direction peuvent voir leur trajet s’infléchir parce qu’ils ont rencontré d’autres atomes ; mais ces derniers, à cause de la rencontre, ne peuvent pas ne pas voir leur trajectoire s’infléchir, et les atomes, qui les forcent à cet infléchissement, ne peuvent pas ne pas les y forcer, à cause du mouvement qu’ils s’impriment eux-mêmes à

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  Plat., Leg., X, 4.

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eux-mêmes (c’est-à-dire que leur impriment leurs principes internes) ou que d’autres corps leur impriment. C’est en cela que Démocrite a fait consister la nécessité par laquelle toute chose se fait et par laquelle le monde s’est développé tel qu’il est, les atomes qui d’aventure se sont rencontrés ayant été soumis à ces mouvements [834a] de telle sorte qu’ils ne purent se réunir en aucune autre forme que celle qu’ils ont prise, de telle sorte que maintenant, cette forme étant là, ils ne peuvent pas ne pas obéir aux mouvements qui les affectent et qui sont cause que toute chose se fait. Il explique assurément chez Plutarque99 que la nécessité n’est rien d’autre que « à la fois la résistance, la translation et le choc de la matière »(kaˆ t¾n fr¦n kaˆ t¾n plhg¾ kaˆ t¾n ¢ntitup…an tÁj Ûlhj), la matière c’est-àdire les atomes qui sont la matière des choses. Cela permet aussi de comprendre dans quel sens Simplicius a dit100 que des Anciens (dont fut Démocrite) ont estimé que, la « nécessité matérielle » (¹ ¢n£gkh Ølik¾) est la cause de ce qui se fait. La cause, dis-je ; car, pour eux, les choses ne sont pas faites d’une matière inerte, mais d’une matière active [actuosa], qui ne tient que de soi le principe de ses mouvements, et cela à la différences des autres philosophes, qui définissaient tout bonnement la nécessité comme un agent [agens], qu’il soit naturel comme chez Aristote, ou bien le premier créateur [opifex] chez Platon et les stoïciens, qui attribuaient cependant à la matière même la nécessité en vertu de laquelle les maux adviennent au monde ; car Sénèque, pour justifier cette position, dit101 : « L’ouvrier ne peut changer la matière ». Mais pour continuer à parler de Démocrite, il est permis de comprendre quelle était sa visée, quand il dit chez le même Plutarque102 : « Tout se produit selon la nécessité : le destin, la justice, la providence et le principe d’ordre propre au monde sont la même chose », il a assurément voulu dire que l’enchaînement des choses, en quoi consiste l’essence du destin, ne pouvait être autre que ce qu’il est et que de cet enchaînement dépendait le fait que telle chose est juste, telle autre injuste, ou considérée comme telle ; que cet enchaînement explique aussi pourquoi le monde est régi de la manière dont il procède ; et dans quel but un tel souffle a eu lieu au début, etc. Il a rapporté la cause de chaque chose aux mouvements des atomes qui sont en elle innés ; quant l’esprit lui-même dont il a voulu qu’il soit fait d’atomes ronds, il a estimé   I. plac. 26. Plut., M., Plac., I, 26, 884f.   in 2. phys.comm.59. Simpl., Phys., II, 59. 101   de Provid.5. Sen., Prov., 5, 9. 102   I. plac. 45. Plut., M., Plac., I, 25, 884e. 99

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qu’il tirait de lui-même ses différents mouvements (ainsi les mélancoliques n’ont-ils pas les mêmes que les colériques et ainsi de suite pour tous les autres tempéraments103) et qu’il était également affecté par des mouvements variés venant des objets externes, de telle sorte qu’une fois frappé par leurs simulacres ou images ou espèces qui sont aussi constitués d’atomes, il ne pouvait pas ne pas être entraîné (comme nous l’avons montré tout à l’heure) s’ils étaient unanimes pour l’attirer ni ne pouvait se détourner s’ils n’étaient pas d’accord pour le repousser. En effet, toutes les fois qu’il n’est pas attiré par des atomes qui l’attirent, la raison en est qu’il provient du même endroit des atomes plus puissants qui le repoussent. C’est pourquoi il ne peut pas ne pas être porté vers le bien, c’est-à-dire vers ce qui lui plaît et qui l’attire, aussi longtemps qu’il ne voit rien de mal qui y soit mêlé ; et il ne peut pas ne pas fuir le mal, c’est-à-dire ce qui l’incommode et le rebute, aussi longtemps qu’il ne remarque rien de bien en lui. Il ne peut pas non plus ne pas se porter vers le meilleur de deux maux, en tant que c’est celui par lequel il est le plus vivement entraîné ; et de deux maux il ne peut pas ne pas fuir le pire, en tant que c’est celui par lequel il est repoussé le plus fortement. Il ne peut pas, si un bien et un mal se présentent en même temps, ne pas fuir le bien, [834b] jusqu’à ce que le mal le repousse plus fortement ; et il ne peut pas ne pas se porter vers le mal, jusqu’à ce qu’un bien l’attire plus vivement. Enfin, alors que par ignorance, ou du fait des ténèbres de l’esprit humain, il arrive souvent qu’il ne discerne pas quel mal fait suite à un bien et quel bien sort d’un mal, il s’abuse assurément et se porte là dont il aurait souhaité s’écarter ; et fuit de là où il aurait souhaité se rendre ; il n’en reste pas moins que, quand les choses se produisent de telle manière et non pas d’une autre, il ne peut pas ne pas se porter là où il est porté ; et il ne peut pas ne pas s’éloigner de là dont il est éloigné ; et il ne lui reste qu’à souhaiter que ce soient les apparences non fardées des choses qui lui parviennent et que les choses lui apparaissent telles qu’elles sont ; et à souhaiter de n’être pas induit en erreur par de mauvaises choses sous l’apparence du bien ou par de bonnes choses sous l’apparence du mal. Cela semble assurément être ce qui se trouve chez Sextus Empiricus104 comme chez Porphyre, tel que le rapporte Eusèbe105 : eÜcetai eÙlÒgcwn e„dèlwn « il prie de ne rencontrer que  Ici Gassendi reprend, sans le préciser, la réflexion naturaliste d’Aristote dans De la divination par les rêves. 104   2. advers. Phys. Sext., P., II, 545 sqq. 105   6.præp.7. Eus., Præp., V, 17, 4. Eusèbe ne renvoie pas ici à Porphyre (il le fait dans son chapitre 16, et plus exactement au De philosophia ex oraculis haurienda), mais à Plutarque 103

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d’heureuses images », à cette différence près que de ces deux auteurs, l’un dit que ce propos concerne les simulacres des dieux, l’autre ceux des démons. C’est donc apparemment dans ce sens que Démocrite semble avoir été tenté de dire qu’il y avait des choses en notre pouvoir, quand nous faisons l’expérience de la délibération et que nous préférons une chose à une autre non pas sous la contrainte, mais selon notre bon plaisir et en toute liberté. Mais en réalité ce n’est là rien d’autre que le fait que la situation de la délibération ou manifestation [exhibitio] d’une pluralité de choses qui nous touchent presque à part égale et maintiennent donc notre esprit dans le doute à cause de l’égalité de leurs poids respectifs, ne peut pas ne pas avoir lieu pour nous à cause de l’enchaînement des choses et que la délibération elle-même ne peut pas ne peut pas advenir parce que deux choses se présentent à l’esprit de telle sorte que, alors que l’une entraîne notre esprit déjà à cause de son utilité bien repérée, l’autre montre une utilité plus grande, qui l’entraîne à son tour ; et cependant, alors que cette seconde l’entraîne déjà, la première à nouveau s’impose et l’ébranle du fait de sa plus grande utilité, puis c’est à nouveau la seconde qui revient à la charge, puis la première, etc. au point que l’esprit, selon ce qui a été dit plus haut, se retrouve dans une sorte de point d’équilibre, comme s’il était flottant ou qu’il restât suspendu, et qu’il se demande, en proie à l’incertitude, quand l’utilité de l’un paraîtra dépasser l’utilité de l’autre de telle sorte que l’utilité de l’autre ne s’imposera plus à nouveau, en rétablissant l’équilibre entre les deux, et qu’ainsi celle-là sera celle qui l’entraîne complètement, c’est-à-dire lui arrache son consentement, et qui est jugée comme devant être préférée à toutes les autres. Car la préférence n’est rien d’autre que la poursuite de la chose la meilleure – ou qui paraît telle – sans résistance, parce que nous aimons spontanément le bien et le poursuivons volontiers [libenter]. C’est pourquoi Démocrite, pour la même raison que Chrysippe, peut être considéré comme ayant renoncé à la liberté, qui est bon vouloir [libentia]. Mais pour que l’on ne s’étonne pas de ce que j’ai dit que non seulement la situation de la délibération, mais aussi la délibération elle-même ou la préférence libre ou, autrement dite, voulue [libentem] sont contenues dans l’enchaînement des choses, c’est-à-dire, ce qui revient au même, dans le destin ou la nécessité, voici que ces champions du destin veulent que soit contenu dans le destin ce qui est dit du destin lui-même, de telle sorte qu’il

(Plut., M., De def., 419a).

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dépende de cette même concaténation ce que nous sommes en train d’écrire. C’est pourquoi Manilius écrit106 : Et107

Relève aussi des destins que d’apprendre à fond la loi du destin. Considérer le destin relève également du destin.

[835a] Et cela assurément, parce que, quelle que soit l’action humaine que l’on considère, ils veulent que sa cause suivante soit déclenchée par la cause antérieure, de telle sorte que celle-là a été déclenchée par une autre, celle-là à son tour par une autre, et cela à l’infini, si bien que, étant donné cet enchaînement, l’action ne pouvait pas ne pas s’ensuivre. « On peut mettre dans la même famille », dit Cicéron108, « ces vers d’Ennius : Ah si les bois du Pélion n’avaient jamais vu sous la hache Qui les tranchait les poutres de sapin joncher le sol ! Il pouvait (dit Cicéron) reprendre plus haut : “Plût au ciel que le mont Pélion n’eût jamais porté d’arbre !” plus haut encore : “Plût au ciel qu’il n’y eût jamais eu de mont Pélion !” Il pouvait enfin reprendre de proche en proche à l’infini. Si de ce bois l’on ne s’était mis à faire un vaisseau ! À quoi bon rappeler ces anciens événements ? Parce que la suite les suit : Car jamais ma triste maîtresse n’aurait fui ma maison, Médée, l’esprit égaré, blessée au cœur par un cruel amour ». Et je laisse de côté ici surtout cette conception qu’Aristote combat dans son livre sur l’Interprétation109, quand il discute de la vérité et de la nécessité des propositions. De fait, il s’efforce de montrer que, s’agissant d’une chose future, on ne peut pas dire que, de deux propositions contradictoires prises indépendamment l’une de l’autre, l’une soit vraie et l’autre fausse de la même manière qu’on le dit dans le cas d’une chose passée ou présente. Car si, comme il l’affirme, « dans les choses futures également l’affirmation ou la négation était ou vraie ou fausse », alors tout ce qui se passera dans le futur arriverait 106

    108   109   107

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lib. 2. Manil., II, 146. lib. 4. Manil., IV, 118. l. de Fato. Cic., Fat., 15, 35. cap.8. Arstt., Herm., 8.

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nécessairement ; et ce qui n’arrivera pas dans le futur ne serait pas nécessaire ; « et ainsi il n’y aurait rien de fortuit et rien qui soit en notre pouvoir ; et c’est un gros inconvénient que de l’admettre ». Et, de ce que la nécessité s’ensuivrait, une fois la vérité de l’une de ces propositions admise, et la fausseté de l’autre, se déduit du fait que « si de deux hommes, l’un dit que telle chose va arriver, mais que l’autre dit qu’elle n’arrivera pas, il faut évidemment de toute nécessité que l’un des deux dise vrai ». L’expérience, en s’inscrivant en faux contre la doctrine qui retire la contingence et la liberté aux choses est ce faisant supposée mettre clairement en évidence l’inconvénient qui en découle. Du reste, pour laisser de côté comment Démocrite et ceux qui partagent son opinion vont réintroduire la contingence et la liberté, comme je l’ai indiqué tout à l’heure, on sait également qu’ils ont admis la nécessité selon laquelle arrivera ce qui doit arriver et n’arrivera pas ce qui ne doit pas ; et la vérité ou la fausseté qui se trouve dans l’affirmation ou la négation de l’un ou de l’autre. C’est assurément l’argument que Cicéron fourbit contre Chrysippe d’après Diodore, ce « vigoureux dialecticien » (c’est ainsi qu’il l’appelle). Car après avoir donné un exemple et avoir conclu110 : « Donc enfin, tout ce que l’on dit de faux sur l’avenir ne peut se produire », il poursuit : « Mais c’est là, Chrysippe, quelque chose que tu ne veux pas du tout, et c’est sur ce point que Diodore et toi vous vous livrez le combat le plus important. Car lui dit que ne peut arriver que ce qui est vrai actuellement ou sera vrai un jour ; et il soutient que tout ce qui doit être sera nécessairement, et que tout ce qui ne doit pas être, est impossible. Toi, tu dis que ce qui ne doit pas être peut cependant arriver; comme, par exemple, de briser ce joyau, même si cela ne se fera pas ; et qu’il n’était pas nécessaire que Cypsélus régnât à Corinthe, [835b] quoique cela ait été prévu depuis mille ans par l’oracle d’Apollon. Mais si tu admets ces prédictions divines, toute affirmation fausse concernant l’avenir, tu la mettras au nombre des choses qui ne peuvent avoir lieu, comme si l’on disait que Fabius va mourir en mer111 ; quant à ce qui aura lieu, comme le fait que Scipion sera maître de Carthage, tu diras que c’est nécessaire. Ce qui est la conception de Diodore complètement opposée à la nôtre ». Et plus bas112 : « Mais revenons à la discussion de Diodore que l’on appelle perˆ dunatîn, dans laquelle la question est posée de ce que vaut ce qui peut arriver. Diodore juge que ne peut arriver que ce qui est vrai ou qui le sera. Cette proposition   lib.de fato. Cic., Fat., respectivement 6, 12 et 6, 13.   Cet exemple est repris du paragraphe précédent. 112   Cic., Fat., 9, 17. 110 111

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débouche sur la question que rien ne peut se faire qui n’ait pas été nécessaire et que tout ce qui peut se faire est déjà ou bien sera ; et qu’il n’est pas plus possible de changer de vrai en faux ce qui sera que ce qui a déjà été fait ; mais qu’il y a de l’immutabilité dans ce qui est fait ; que dans certaines choses futures, parce qu’elles n’apparaissent pas, cette immutabilité ne semble pas nécessaire, comme, s’agissant d’un homme qui souffre d’une maladie mortelle, il est vrai de dire qu’il mourra de cette maladie ; mais si on le dit pour un homme dont la maladie ne paraît pas si virulente, cela n’en sera pas moins vrai. De là vient que tout changement de vrai en faux ne peut se faire, pas même pour ce qui est du futur. Car l’affirmation que Scipion mourra a une telle valeur que, quoiqu’elle porte sur le futur, elle ne peut pas devenir fausse ; car il est question d’un homme, dont il est nécessaire qu’il meure. Ainsi, si l’on disait que Scipion va mourir, durant la nuit, dans son lit, de mort violente, ce serait vrai ; car ce serait dire ce qui va avoir lieu ; et c’est en s’appuyant sur le fait que cela a eu lieu qu’il faut comprendre que cela devait avoir lieu. L’affirmation que Scipion mourra n’était pas plus vraie que celle qu’il mourra de cette manière précisément ; il n’est pas moins nécessaire pour Scipion de mourir que de mourir de cette manière ; et il n’est pas moins impossible de changer de vrai en faux l’affirmation que Scipion a été assassiné que celle que Scipion sera assassiné ». Ces derniers mots suggèrent les objections que l’on peut faire à Aristote, à savoir que l’on ne comprend pas comment, si la vérité sort de la bouche de qui énonce que ce qui fut fut et que ce qui est est, elle ne sort pas de la bouche de qui énonce que ce qui sera sera, comme elle doit sortir de la bouche de l’un des deux hommes dont il a lui-même posé l’hypothèse. Car la réponse qu’il apporte, à savoir que l’on ignore ce qui se passera n’est pas valable ; car on peut ignorer si telle chose a eu lieu par le passé ou si elle a lieu maintenant, deux personnes ayant un débat contradictoire sur une chose passée ou présente. Et cela peut même trouver confirmation dans ce qu’explique Aristote : « Ce qui rend une proposition soit vraie soit fausse, ce n’est pas ce qu’on en dit, mais ce qu’il en est de la chose ». De même est-il clair que tout proposition peut être dite vraie ou fausse non pas d’après ce que l’on sait ou ignore d’elle, mais d’après ce qui est, fut ou sera. Mais pour mettre fin à cette analyse, je note seulement que c’est sans doute ce à quoi Cicéron a songé quand il écrivit à Varron113 : « Perˆ dun£twn [sur les possibles], sache que kat¦ DiÒdwron kr…nein [je   lib.9. Epist.4. Cic., Fam., IX, 4, 1.

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fais choix de la doctrine de Diodore] : s’il est vrai que tu devais venir, sache qu’il est nécessaire que tu viennes ; si au contraire tu ne dois pas venir, sache qu’il fait partie tîn ¢dun£twn [des choses impossibles] que tu viennes. Vois donc quelle kr…sij [doctrine] te plaît davantage, crusippe…a [celle de Chrysippe] ou celle que notre Diodote digérait plutôt mal ». Il semble qu’il faille lire dans cet ultime passage Diodote et non pas Diodore comme on le fait communément, parce qu’à cause du terme « notre » semble être désigné ce Diodote dont Cicéron écrit dans son ouvrage sur la Nature des dieux114 que Philon, Antiochus, Posidonius [836a] ont été l’ornement de sa maison ; et dont il dit dans les Tusculanes115 qu’il a vécu chez lui pendant de nombreuses années ; et qu’il est mort chez lui, dans le livre sur les orateurs célèbres116 ; et cela alors qu’il semble que ce soit le même Diodote que celui dont il rappelle dans les Académiques, en l’attribuant aussi à d’autres, ses controverses autour de la vérité et la fausseté des propositions connexes telles que celle si, « s’il fait jour, il y a de la lumière »117. Mais que cela soit dit en passant. Des philosophes qui ont admis une nécessité naturelle, sans la juger cependant inévitable, Aristote et Épicure semblent avoir été les principaux. Pour ce qui est d’Aristote, il a voulu que le destin ou la nécessité fatale ne soit rien d’autre que la nature elle-même ou, si tu veux, chaque cause dans la mesure où elle agit selon sa nature et sa conduite naturelle. Car, quand il dit dans la Physique118 : « Ces générations, ces accroissements et altérations, qui sont violentes (comme quand, artificiellement, et pour notre plaisir, nous forçons des plantes à grandir et à fleurir prématurément) oÙc eƒmarmšnai ne sont pas fatales », et qu’il juge qu’ils sont opposés à ceux qui sont « selon la nature », les commentateurs ont raison de penser de ceux qui sont selon la nature qu’ils sont soit eƒmarmšnai « fatals », selon le qualificatif qu’on leur donne habituellement, soit qu’ils ont lieu « selon le destin ». Et alors qu’il dit dans les Météorologiques : « C’est à des crÒnwn šneƒmarmšnwn, des moments fatals, que se produisent certains hivers et des pluies anormales qui donnent naissances à des déluges comme fut celui de Deucalion, de la même façon que l’hiver se produit chaque année à intervalles déterminés ».   lib.1. Cic., Nat., I, 3.   lib.5. Cic., Tusc., V, 39, 113. 116   lib.1. Cic., Brut., 90. 117   Cic., Ac., II, 47. 118   lib.2.cap.6. Arstt., Phys., V, 6, 230b. Comme souvent avec Aristote, Gassendi est très loin du texte, pour la forme, s’il est exact sur le fond. Sans doute lit-il Aristoteles latinus. 114 115

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Alexandre l’interprète, comme il l’indique119, que de même que l’hiver arrive quand le soleil s’en va selon la nature (c’est-à-dire quitte nos régions, à une certaine période de l’année), de même les grands hivers et les pluies excessives se produisent au moment où les astres se retrouvent dans une certaine configuration, ce qui se fait par période, c’est-à-dire que les astres procèdent également selon la nature. Il en ressort que, quand on lit chez Stobée120 qu’Aristote a « jugé que le hasard était moins une cause que la modalité de la cause, advenant aux choses établies par nécessité », il semble que nous devons comprendre par là que le destin n’est pas un nouveau genre de cause, mais qu’il est la nature elle-même qui est dite cause en tant qu’elle agit, mais qui est appelée destin en tant qu’elle agit d’une manière certaine, c’est-à-dire selon un élan propre et nécessaire. Telle est semble-t-il la raison pour laquelle son disciple Théophraste dit chez le même Stobée121 : eƒmarmšnhn ™sti t¾n ˜k£stou fÚsin, « le destin de chaque chose est sa nature » et quand, dans un passage sur les causes des plantes122, il attribue aux lieux où les plantes poussent des „d…aj kÁraj « destins propres », sous ce nom il entend des dispositions naturelles. Mais parce qu’Alexandre a consacré tout spécialement un traité pour expliquer la conception d’Aristote123, de manière à la formuler de façon un peu plus explicite, on peut lui emprunter l’idée que le destin, dont il ne nie pas qu’il soit une cause, entre dans la catégorie des causes agissantes [causæ agentes] et en particulier de celles qui opèrent en vue d’une fin ; d’où l’idée qu’alors que dans ces causes qui agissent en vue d’une fin le principe de l’action est soit la raison soit la nature, le destin fait partie de celles qui agissent non pas d’après la raison, mais d’après la nature. Il veut donc que le destin ne soit, au propre, rien d’autre que la nature même ; et que soit fatal ce qui est naturel, de telle sorte que, par exemple, [836b] il dit que le fait que l’homme naisse de l’homme et le cheval du cheval est conforme au destin autant que conforme à la nature. C’est pourquoi, alors que les ouvrages de la nature ne se produisent pas en fonction d’une nécessité absolue (car la génération peut être entravée de diverses façons et se modifier ; et toute action, que nous engageons selon les principes de la nature comme par exemple en vertu d’un trait de caractère 119

    121   122   123   120

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in eum loc. Ecl.phys. Stob., Ecl., I, 6, 17. ibid. Stob., Ecl., I, 6, 17. lib.5. Th., C.P., V, 10, 4. cap.2.3.4. A. Aphr., Fat., 2, 3, 4.

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selon lequel nous sommes enclins au courage, à la cupidité, à la luxure, peut être réprimée au point que nous ne la lancions pas du tout), il veut que ce qui se produit du fait du destin ne soit pas complètement nécessaire, mais puisse être empêché ou écarté. C’est de cette façon qu’il pense que Socrate est devenu sobre selon sa nature et son destin ; mais que celui qui succombe à une mort prématurée devance la nature, c’est-à-dire le destin. C’est ce que dit Alexandre. On voit donc que Cicéron s’est référé à cette pensée quand il dit124 que « beaucoup de choses nous menacent, outre la nature et le destin » et de même Démosthène quand il dit : « Celui qui pense n’être né que pour ses parents attend la mort que le destin lui réserve, mais celui qui pense l’être aussi pour sa patrie préfère succomber pour ne pas la voir réduite en esclavage ». C’est assurément ce qu’expose Aulu-Gelle qui fait rentrer dans cette même pensée également le vers de Virgile sur Élissa qui s’était donné la mort par violence125 : « Car parce qu’elle mourait sans que ce soit le fait du destin ni une mort méritée, comme si en mettant fin à la vie, la violence ne paraissait pas venir du destin ». Va dans le même sens cet autre vers du même Virgile126 Elle a, de ses destins, retardé le cruel destin d’Admète. Et celui de Lucain127 […] Il est accordé à notre art quand les astres ont de leurs rayons pressé la mort d’un seul homme d’y introduire des délais et, toutes les étoiles en eussent-elles fait un vieillard, nous rompons net, par nos herbes, le cours des années. Et six cents autres du même genre. Il ne faut pas omettre de dire qu’est conforme à cette conception ce qu’Aristote, dans son livre sur l’Interprétation128, rapporte en parfaite conformité avec les propos que nous avons mentionnés de lui. En effet il admet que cette phrase formée de deux membres opposés n’est vrai que prise comme un tout : « Il y aura demain une bataille   Phil.I. pro Cor. Cic., Phil., I, 4, 9.   lib.13.c.1. Gell., XIII, 1, 5. 126   in cul. Verg., Cul., 264; les éditeurs modernes retiennent une autre leçon (« Elle a, au pays de Chalcodon, retardé le cruel destin d’Admète »). 127   ib.6. Luc., VI, 607-10. 128   cap.8. Arstt., Herm., 9. 124 125

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navale ou il n’y en aura pas ». Mais chacun des membres pris séparément ou dans sa détermination stricte n’est pas vrai : « Demain il y aura une bataille navale et également il n’y en aura pas ». En cela en raison du mode de causalité tiré de la liberté et de la contingence. Parce que ce qui peut être quand il est, il est nécessaire qu’il soit ; et ce qui n’est pas, quand il n’est pas, il est nécessaire qu’il ne soit pas. Ce qui ne signifie pas cependant, pour parler simplement, que ce qui est doit être nécessairement, et ce qui n’est pas ne doit pas être nécessairement. Ce passage et tous les autres nous permettent enfin de comprendre pourquoi nous ne sommes pas de l’avis de Cicéron quand il associe entre autres Aristote à Démocrite ; car même si Aristote a admis une certaine nécessité naturelle, il ne l’a cependant pas définie comme absolue, inconditionnelle [simpliciter dictam] et inévitable, mais seulement comme conditionnelle, c’est-à-dire qu’il estime que tel effet doit certes la suivre de façon nécessaire, mais à condition que n’intervienne rien qui soit susceptible de l’empêcher d’advenir. Or Démocrite, et tous les autres ont posé une nécessité absolue, dont l’effet ne peut en aucune manière être entravé, dans la mesure où, s’il l’était, il n’aurait aucunement été futur et où les causes qui l’entravent [836a] l’entravent aussi nécessairement que d’autres causes l’auraient produit si les causes qui l’ont entravé n’étaient pas intervenues. La nécessité qu’Aristote attachera au fait que le soleil doit se lever demain par exemple au point solsticial129 est la même que celle qu’ils attachent au fait que l’Africain doit se rend maître de Carthage à la cent cinquante huitième olympiade, puisque de même que l’enchaînement des mouvements du soleil va conduire le soleil à un endroit tel qu’il ne puisse se lever d’un autre lieu, de même l’enchaînement des causes liées conduira la situation à un point tel que Carthage ne peut pas ne pas être prise à ce moment-là par Scipion. Pour en venir à Épicure, nous pouvons établir qu’il fut de l’avis d’Aristote en nous appuyant sur le fait qu’il a d’abord admis une certaine forme de nécessité, puisque, comme on l’a observé en son temps, on trouve ces mots de lui dans la lettre à Hérodote130, que par les réalités et leur enchaînement, la nature didacqÁna… te kaˆ ¢nagsqÁnai « est instruite et contrainte, ou soumise à la nécessité » ; et chez Stobée il a estimé que tout se fait selon une de trois manières suivantes131, kat’¢n£gkhn, kat¦ proa…resin, kat¦ 129   C’est-à-dire la position sur l’horizon où se lève le soleil au moment du solstice, soit d’été, soit d’hiver. 130  DL., X, 75. 131   Stob., Ecl., I, 6, 17.

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tuc¾n, « par nécessité, par délibération, par la fortune », mais il n’a cependant pas voulu que cette nécessité fût en toutes choses inéluctable, inévitable, absolue puisque, d’après les paroles que nous venons de citer, il a retiré à l’empire de la nécessité les choses qui se font « par délibération et par la fortune », c’est-à-dire en toute liberté et de façon contingente ; et dans ce passage où il énumère les trois possibilités, il ne dit certes pas qu’il n’y a pas une certaine nécessité, mais il nie seulement qu’elle soit p£ntwn despÒthn, « maîtresse de tout », dans la mesure où il retire à son empire les choses qui dépendent « aussi bien de la fortune que de ce qui est en nous », c’est-à-dire d’une volonté libre. Cela permet de comprendre qu’Épicure ne conserve la nécessité que pour les choses naturelles, de la même façon qu’Alexandre l’expose selon la théorie d’Aristote, alors que Lucrèce a tenu de la même façon pour une seule et même chose le fatal et le naturel et n’a voulu parler que des choses naturelles, quand il a dit132 : entravées qu’elles étaient dans leurs chaînes fatales. Ensuite, à cause du fait qu’il a pensé tout à fait la même chose de la vérité des choses futures, comme on le comprend clairement d’après Cicéron et Syrenius133 ; car alors que nous ne trouvons cela mentionné que dans la Canonique, Épicure, chez Cicéron, et cela à l’instar d’Aristote134, nie « que toute proposition soit ou vraie ou fausse », et il dit135 : « La disjonction de deux propositions contradictoires est vraie, mais le contenu ni de l’une ni de l’autre prise isolément ne l’est ». Et alors que c’est la raison pour laquelle Aristote n’admet comme vrai que la paire des deux propositions contradictoires, « soit il y aura une bataille navale, soit il n’y en aura pas », Épicure n’a lui aussi admis que cette paire, « Ou bien Hermaque vivra demain, ou il ne vivra pas » ; car il a parfaitement compris que, s’il admettait pour vraie une seule des deux propositions contradictoires, il s’ensuivrait qu’il serait nécessaire que Hermaque vive demain ou nécessaire qu’il ne vive pas ; or, dit-il, « une telle nécessité n’existe pas dans la nature ». Et c’est assurément pour pouvoir débarrasser la nature de cette nécessité qu’il a surenchéri par rapport à Aristote, en ce que, recherchant une hypothèse dans ce but, il a inventé ce que nous avons évoqué en son temps, à savoir le mouvement de déclinaison 132

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lib.5. Lucr., V, 876. Syrenius, père Julius, De Fato, Libri Novem (Venise, 1563). lib. de fato. Cic., Fat., 10, 21. Cic., Fat., 16, 37.

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des atomes. Car il a introduit ce mouvement non seulement pour les causes que j’ai dites alors, mais aussi pour qu’il y ait moyen de rompre la nécessité du destin et ainsi sauver la liberté de l’esprit. [837b] On en trouve confirmation non seulement chez Lucrèce, dans les vers suivants136 : Enfin, si tout mouvement s’enchaîne toujours, si toujours d’un ancien un autre naît en ordre fixe et si par leur déclinaison les atomes ne prennent l’initiative d’un mouvement qui brise les lois du destin et empêche les causes de se succéder à l’infini, libre par toute la terre, d’où vient aux autres vivants, d’où vient, dis-je, cette volonté arrachée aux destins qui nous permet d’aller où nous conduit notre plaisir. mais également chez Plutarque, alors qu’il dit qu’Épicure introduit ce mouvement137 Ópwj e„j t¾n zw¾n (car il semble qu’il faille lire ce mot à la place de ¥stra kaˆ zîa, les étoiles et les animaux) ¹ tÚch pareisšlqÅ kaˆ tÕ ™f’¹mîn m¾ ¢polÁtai, « pour que la fortune entre dans la vie (c’est-à-dire joue un rôle dans les actions de la vie) et que ce qui est en nous (c’est-à-dire le libre-arbitre) ne soit pas perdu ». Et ailleurs, quand il explique qu’Épicure138 ¢mosgšpwj stršfetai, kaˆ filotecne‹n, kaˆ a„dšou kin»sewj mhcanÒmenon ™leuqerîsai, kaˆ ¢polàsai tÕ ˜koÚsion, Øpšr toà m¾ katalipe‹n ¢nšgklhton t¾n kak…an, « s’emploie comme il peut et s’ingénie à trouver le moyen de libérer et d’affranchir notre libre-arbitre du mouvement éternel, afin de ne pas laisser la vilenie à l’abri du blâme ». Alors que cela est tout à fait vrai, et qu’il est soutenu dans le passage que « ce qui est en nous » est ¢dšspoton, « libre de toute domination » soit, pour reprendre les termes de Lucrèce, « arraché aux destins » ou soustrait à la nécessité et que c’est de cette façon qu’il y a dans les actions humaines kaˆ tÕ memptÕn kaˆ tÕ ˜nant…on, « à la fois ce qui mérite le blâme et son opposé » (c’est-à-dire la louange), alors donc qu’il en est ainsi, il semble que nous avons des raisons de nous étonner de ce que saint Épiphane attribue à Épicure l’idée que139 mhdšn ™sti ™n tù biù ˜koÚsion, p£nta ¢koÚsia g…gnetai p©si, kaˆ m¾ crÁnai yšgein tin¦, oÜte ™aine‹n, oÙ kat¦ 136

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lib.2. Lucr., II, 251-8. de anim. solert. Plut., M., Int. An., 964c. De stoic.rep. Plut., M., De sto., 1050b-c. Épiph., Pan., I, 8.

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˜kÒntaj taàta Øfist£nai, « il n’y a rien de libre dans la vie ; tout n’est qu’involontaire pour tous ; il ne convient de blâmer ni de louer personne, car nul ne fait rien volontairement ni librement ». Mais parce que le saint père a pu arriver à cette conclusion s’agissant de Démocrite, il semble qu’il ait estimé qu’Épicure, qui est extrêmement souvent de l’avis de Démocrite, a pu ne pas être en désaccord avec lui dans la controverse sur le destin. Mais tous les éléments que j’ai introduits nous convainquent de ce qu’il a cependant été en désaccord, et nous avons un argument supplémentaire dans ce que j’ai indiqué un peu auparavant, en traitant des simulacres, à partir de Plutarque mais aussi dans ce que dit Cicéron dans un autre passage où il rapporte la conception d’Épicure140 : « Démocrite, l’inventeur des atomes, a préféré admettre que tout se fait par nécessité, plutôt que d’arracher aux corps indivisibles leurs mouvements naturels » (comme assurément Épicure l’a fait). Et enfin, c’est aussi confirmé par ce que j’ai fait remarquer au début à propos du texte même d’Épicure, dans la mesure où il semble s’être référé essentiellement à Démocrite, quand il dit141 qu’« il vaut mieux suivre l’opinion des fables que la foule des dieux plutôt que de s’asservir au destin des physiciens ». J’observe cependant que, quand il s’explique en disant142 que « selon cette opinion les dieux peuvent être fléchis par des prières et ainsi rendus propices à ceux qui les honorent avec gratitude ; mais que la servitude ou le joug du destin est surplombée par une nécessité qui est inexorable », c’est-à-dire, comme il l’avait dit un peu avant143, ¢nupeÚqunon, « rigide, inflexible, incorrigible », quand il fait cela, dis-je, il semble que puissent être désignés [838a] non seulement Démocrite et ceux qui sont de son avis, mais également tous ceux que suit le poète144 : Cesse d’espérer que tes prières fléchissent les destins des dieux. et au rang desquels Sénèque ; de fait, alors qu’il traite, dans le chapitre sur la foudre, des expiations et des cérémonies piaculaires, après qu’il a demandé à quoi elles servent, dès lors que les destins sont immuables, il ajoute145 : « Per-

  lib. de fato. Cic., Fat., 10, 23.  DL., X, 134. 142  DL., X, 134. 143  DL., X, 133 ; les traducteurs modernes disent « irresponsable ». 144   Sen., Ep., IX, 77, 12. 145   2.na.qu.35. Sen., Nat., II, 35, 1. 140 141

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mets-moi de défendre l’opinion rude de ceux qui les acceptent et considèrent qu’elles ne sont que la consolation d’un esprit malade ». C’est pourquoi il me semble qu’il faut louer Épicure au moins de ce qu’il a remué ciel et terre, à en croire Plutarque, pour conserver intact le libre-arbitre, même s’il n’a pas trouvé de solution plus commode contre Démocrite que cette déclinaison des atomes dont Plutarque146 dit qu’elle est smikrÕn oÛtw pr©gma, kaˆ faàlon « une chose si maigre et de si vil prix ». Et comment a-t-il fait pour accommoder cette invention, quelle qu’en soit la valeur, à la liberté ? En gros, ayant remarqué qu’il y a dans les animaux et chez les hommes trois sortes de mouvement, à savoir naturel, violent et volontaire ou libre, il a estimé qu’il fallait trouver la cause première de chacun dans les atomes dont découle le principe de tout mouvement. C’est pourquoi il a pu vouloir que l’origine du mouvement naturel soit ce premier mouvement inné aux atomes, celui-là assurément que l’on renvoie à la gravité et au poids, et en vertu duquel l’atome est dit aller en ligne droite, c’est-à-dire perpendiculairement. Puis il y a le mouvement de la volte-face [reflexio] violente, autrement dit celui qui naît de la rencontre, ou bien du coup et choc d’un autre. Enfin le mouvement de la déclinaison volontaire, qui se produit en un lieu aucunement déterminé et à un moment aucunement fixé à l’avance. C’est ce que semble avoir visé Lucrèce dans les vers suivants147 : Il faut donc reconnaître que les atomes aussi, outre les chocs et le poids, possèdent en eux-mêmes une cause motrice d’où nous vient ce pouvoir puisque rien, nous le voyons, de rien ne procède. Oui, le poids empêche que tout arrive par des chocs, par une force étrangère, mais si l’esprit n’est pas régi en tous ses actes par la nécessité interne, s’il n’est pas, tel un vaincu, réduit à la passivité, c’est l’effet de la légère déviation des atomes en un lieu, en un temps que rien ne détermine. Mais pourtant, il semble que Démocrite aura comme démontré par avance qu’Épicure ne pouvait en aucune manière trouver de l’aide dans cette invention. De fait, dès lors que ce mouvement de déclinaison est aussi naturel 146

  Plut., M., Int. An., 964c.   lib.2. Lucr., II, 284-93.

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et inhérent aux atomes que le mouvement vertical (car ils ne le tiennent pas de l’extérieur, mais d’eux-mêmes), tout se fera donc selon le destin, y compris dans le cas où on admet la réalité de ce mouvement de déclinaison, tout autant que si on en avait rejeté la possibilité, dans la mesure où c’est toujours selon la même nécessité que les choses qui adviennent adviendront en fonction des différentes sortes de mouvement, de coups, de repoussements, de déclinaisons [clinamina] etc. dans un enchaînement éternel et comme dans une chaîne de choses qui se suivent, et en particulier pour ce qui concerne la connaissance et l’appétit [appetitus], à quoi on doit référer la liberté. Car pour que l’esprit [mens sive animus] déploie la liberté de désirer par exemple une pomme, l’image, c’est-à-dire l’apparence visible de la pomme, doit d’abord sortir du fruit et, passant à travers les yeux, frapper l’esprit [mens] pour qu’il la connaisse. [838b] Or le fruit, pour transmettre son apparence à l’œil, a dû être déposé dans un lieu destiné à cette fin par celui qui l’a cueilli sur l’arbre ou qui le tient d’un autre qui l’aura cueilli. Mais pour ne rien dire des rayons du soleil, de l’humidité et de la terre où il a poussé, l’arbre a eu aussi une graine dont il est né. Cette graine provient d’un autre fruit, qui a lui-même poussé d’un autre arbre, planté ici, et non pas dans un autre lieu ni dans un autre temps ; et ainsi en remontant jusqu’au début du monde, où à la fois la terre et les semences qui s’y rencontrent ont eu leur origine dans les rencontres et les agrégations d’atomes qui, pour se retrouver dans tels lieux et de telles manières, ont dû s’en approcher d’une certaine façon et non pas d’une autre ; et pour s’en approcher, ils sont nécessairement issus ou bien du vide, ou bien d’un autre monde, qu’il soit unique ou qu’il y en ait une pluralité, de telle sorte qu’ils ont été ce qu’ils sont, et non pas autrement, soit dans ce monde, soit dans cet autre ; et cela de toute l’éternité antérieure au jour où ils sont arrivés là. Ensuite, si l’esprit [animus] est lui aussi constitué d’atomes, de tels atomes ont dû nécessairement être contenus dans les semences des parents, et ils ont dû confluer dans lesdites semences en venant de certains aliments, de l’air, du soleil. Ce sont tels aliments et non pas d’autres, qui ont dû être assimilés ; et ces aliments ont telles causes qui les a produits, et non pas d’autres, et ainsi de suite de toute éternité ; il en sera de même quelle que soit la cause que tu examines parmi toutes les causes pour ainsi dire latérales qui se développent dans l’immensité, de telle sorte que, quelle que soit la cause de l’enchaînement sur laquelle tu te penches, tu découvriras, en la retraçant, qu’elle a sa place dans la concaténation avec les autres de telle sorte que tout l’enchaînement qui se prolonge jusqu’à ce moment devait nécessairement déboucher sur cet

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appétit [appetitio]. C’est ainsi que de toute éternité les causes sont attachées aux causes, et cela jusqu’aux dernières qui clôt la série, de telle sorte qu’une fois qu’elles sont posées, l’esprit ne peut pas ne pas reconnaître et ne pas désirer le fruit. Ce que j’ai dit des causes doit être pareillement compris des atomes dont elles sont composées et dont les différents mouvements sont à l’origine des mouvements qui font les causes. Or je laisse de côté le fait que Cicéron semble se fonder sur le même argument quand il dit, pour se moquer de cette invention148 : « Personne d’ailleurs ne me paraît mieux conforter l’idée non seulement du destin, mais encore de la nécessité de toutes les choses et de la violence qui s’exerce sur elles, et avoir plus supprimé les mouvements volontaires de l’esprit que lui [Épicure] qui reconnaît n’avoir pu trouvé d’autre moyen pour résister au destin que de recourir à ces déclinaisons imaginaires. Car, en admettant même qu’il y ait des atomes, ce qui ne peut m’être démontré d’aucune façon, ces déclinaisons n’en resteront pas moins à jamais inexplicables. Car si c’est en vertu d’une nécessité naturelle que les atomes ont la propriété d’être emportés par la gravité, parce que tout poids quel qu’il soit se déplace ainsi, pourvu qu’aucun obstacle ne l’en empêche, il est tout aussi nécessaire que certains atomes déclinent ». Pour répondre à cela quelque chose qui corresponde probablement à la pensée d’Épicure, il faut supposer que l’agencement [contextura] d’atomes qui forme l’esprit est tel que les atomes susceptibles de décliner qu’il a en lui fléchissent la rigidité qu’il tient des autres atomes qui le constituent et rendent sa nature flexible en toutes ses parties, et qu’en cela est l’origine de la liberté. C’est pourquoi l’esprit séduit par l’image d’une chose quelle qu’elle soit est entraînée vers elle, mais non pas de façon telle que, si une autre image survient venant d’ailleurs, il ne puisse pas être séduit par celle-ci et se laisser entraîner à la suivre, de telle sorte que, s’éloignant de la première image, il s’arrête comme à une croisée des chemins et devient indifférent à l’une et à l’autre ; ce qui est être vraiment libre. [839a] Quant au fait que l’esprit, alors qu’il est ainsi flexible et indifférent, se détermine pour tel parti plutôt que pour tel autre, cela provient de l’impression d’une des images, qui se fait plus forte que l’autre ; et ainsi la préférence fait-elle suite à une perception de la chose que son image a révélée soit bonne soit meilleure. Enfin l’esprit, quand il a préféré telle chose, ou qu’il la veut, est comme une machine supérieure [machina princeps] dont le mouvement, soutenu par l’intervention des esprits qui parcourent tout 148

  Cic., Fat., 20, 48.

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le corps, a pour effet l’excitation de toutes les facultés et organes destinés à exécuter l’ordre, qui du coup se portent là où l’esprit lui-même tend. Peuvent illustrer ce point les vers que chante Lucrèce149 :

Nous déclinons nous aussi nos mouvements non pas en un moment ni en un lieu fixés, mais suivant l’intention de notre seul esprit. Car, en ce domaine, la volonté de chacun prend évidemment l’initiative, et c’est à partir d’elle que les mouvements se promènent dans le corps.

Dans ce passage, declinare (décliner) c’est flectere (infléchir) et diriger le mouvement, et cela non pas « en un moment fixé », etc., et il attire l’attention à la fois sur l’indifférence même de l’esprit, ou sa liberté, dans la mesure où ce n’est pas de lui-même que l’esprit se porte vers l’un plutôt que vers l’autre, et sur la variété des choses, occasions, images qui lui arrivent et le séduisent ; car cela ne se passe pas toujours, cela peut résulter tantôt de telles choses, occasions, images, tantôt de telles autres, et procéder de plusieurs manières différentes. Lucrèce continue plus spécialement à nous éclairer sur la chose, dans des vers que j’ai cités ailleurs150 : Ne vois-tu pas qu’à l’instant où s’ouvrent les stalles le désir des chevaux n’arrive pas à s’élancer aussi vite qu’il se forme dans leur esprit ? Car toute la masse de matière dans l’organisme doit être mise en branle à travers les divers membres et suivre d’un commun effort l’intention de l’esprit. Ainsi, vois-tu, la source du mouvement est le cœur, c’est de la volonté qu’il procède tout d’abord, puis il se communique à l’ensemble de l’organisme. Ces vers suggèrent que, si les mouvements volontaires ne sont pas aussi prompts et déliés [expediti] que l’esprit le souhaite, la cause en est la disposition des esprits [spiritus] dans tout le corps, puisqu’ils ne sont excités que l’un après l’autre et qu’ils doivent renoncer à leur direction antérieure pour être infléchis dans un autre sens, sous la conduite de l’esprit [animus], et qu’ils 149   lib.2. Lucr., II, 259-262. Gassendi emploie dans le dernier vers vagantur et non pas rigantur. 150   Lucr., II, 263-71.

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doivent donc adopter la direction qu’il leur imprime. Et voyons la différence que Lucrèce établit par conséquent entre ce mouvement et le mouvement violent qui est imposé de l’extérieur à l’animal151 : Rien de tel lorsque nous avançons, poussés par une force étrangère, puissante et contraignante. Dans ce cas, en effet, toute la matière de notre corps se trouve évidemment entraînée malgré nous jusqu’à ce que la volonté la freine en tous nos membres. Car un tel mouvement est peu à peu arrêté, tandis que l’esprit peu à peu infléchit les esprits arrachés à ses membres et, les dirigeant, soit en arrête toute la masse, soit même les pousse dans le sens contraire, ce qui vaut, comme Lucrèce le suggère plus loin et comme il est permis de l’interpréter, non seulement pour la violence extérieure, mais aussi pour les passions, toutes puissantes qu’elles sont, auxquelles l’esprit, ou la raison, peut résister au nom de sa liberté152 : Comprends-tu maintenant ? Bien qu’une force externe souvent nous pousse et nous fasse avancer malgré nous, ravis, précipités, quelque chose en notre poitrine a le pouvoir de combattre et de résister. [839b] C’est à son arbitre que toute la matière doit aussi se plier dans le corps et les membres se laisser refréner, ramener au repos. De plus, Épicure ne refusera certes pas que le mouvement de déclinaison soit lui aussi naturel, c’est-à-dire qu’il relève de la nécessité de la nature, comme le dit Cicéron153 ; mais il soutiendra en même temps que l’agglomération d’atomes tombant en chute verticale et d’atomes qui s’en écartent [declinantes], dosés de façon telle qu’ils se configurent en un esprit, est entraînée sans aucune nécessité vers une partie et s’y porte tout en pouvant aller vers une autre. Car la mobilité varie en fonction du mélange naturel, et une troisième nature naît des différents mouvements naturels réprimés : c’est cette troisième nature qui décide des mouvements volontaires qui peuvent être eux aussi dits naturels dans la mesure où ils procèdent d’une nature libre. 151

  Lucr., II, 272-76.   Lucr., II, 277-83. 153   Cic., Fat., 9, 19. 152

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Épicure ne refusera pas non plus que, si l’on admet l’hypothèse des interférences [occursus] d’atomes, il est nécessaire qu’il y ait des heurts, des repoussements, et, partant, des volte-face [reflexiones] ou des agrégations [cohæsiones] ; mais il soutiendra nonobstant qu’aucune nécessité ne s’attache à ces interférences telle qu’elles ne puissent être entravées et que leurs conséquences ne puissent être détournées. De là, à propos de cet enchaînement éternel des causes, au niveau de la pomme, de l’esprit [mens] et de tout le reste, il dira qu’aux choses déjà accomplies est attribuée une nécessité telle qu’elle ne puisse plus maintenant ne pas avoir été ; puisqu’il n’y a aucun droit sur les choses passées et que ce qui a été une fois fait ne peut être dit n’avoir pas été fait ; mais avant que les choses ne soient accomplies, ce ne fut pas la même nécessité, puisque la fortune, et le hasard, ou contingence, et la volonté, ou liberté, peuvent interrompre l’enchaînement, l’inverser ou le changer. On sait bien l’immense différence qu’il y a entre dire que ce qui a été fait peut ne pas avoir été fait et dire que ce qui a été fait aurait pu ne pas l’être, vu que, dans le premier cas, la chose est considérée comme passée, mais dans le second comme future ; et qu’elle est dans le premier cas nécessaire, de même qu’elle est dans le second contingente ou volontaire. De cette manière la pomme aurait pu ne pas apparaître à l’œil, l’arbre aurait pu sécher, la graine aurait pu s’étouffer ou se poser ailleurs, et toutes les autres causes auraient pu être empêchées d’une manière ou d’une autre, et il faut dire la même chose de l’esprit et de ses causes. Ainsi aucune cause ne peut-elle être dite précéder nécessairement l’appétit [appetitio] de la pomme, contrairement à ce que l’on pourrait dire si les causes avaient été en soi incapables de résister à ce qui les entrave, ou s’il y avait eu une cause supérieure qui les eût dirigées de son pouvoir absolu, c’està-dire les eût contraintes. Or même si l’esprit a l’appétit d’une pomme donnée et dont il a connaissance, ce n’est pas pour cela cependant qu’il la désire de façon nécessaire et non libre, puisqu’il peut se détourner de son appétit et ne pas lui obéir, si l’apparence d’une chose meilleure intervient, ou s’il soupçonne la présence de poison, ou s’il craint le refroidissement de son estomac, ou s’il est conduit à s’en abstenir par quelque autre cause que ce soit. Et on ne peut opposer à cela ce que Démocrite aura établi, à savoir que si l’esprit se détourne de l’appétit de la pomme, il ne faut pas l’imputer aux causes antérieures qui ont fait en sorte qu’il en a eu l’appétit, mais à celles qui ont fait qu’il s’est détourné de la pomme ; et que du coup ce ne sont pas les premières causes, mais les secondes, qui s’inscrivent dans l’enchaînement des causes de telle sorte qu’il n’aurait pas pu ne pas s’en détourner, de même que, s’il en a

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l’appétit, ce sont des causes non pas de répugnance [aversio], mais d’appétit, qui ont leur place dans l’enchaînement, si bien que si les secondes n’étaient pas survenues, il n’aurait pas pu ne pas avoir l’appétit ; c’est de la sorte qu’il y a d’une certaine manière autant de nécessité du futur dans la chose qui est future, qu’il y a de nécessité du passé dans la chose qui est passée. Car154 même si l’esprit est d’une texture [textura] telle qu’il peut être mis en mouvement par des causes externes, il est cependant tel qu’il tient quelques-uns de ses mouvements de lui-même, [840a] et non pas de causes externes, et qu’il peut donc spontanément s’y précipiter ; ainsi peut-on les qualifier de spontanés ou volontaires et comprendre qu’ils lui permettent de résister aux mouvements des choses externes, de telle sorte qu’il n’est pas porté vers une chose sans pouvoir la quitter et partir vers une autre. Et ainsi, on comprend qu’il n’est pas lié par la nécessité de la première chose, mais qu’il est constitué comme libre par rapport à l’une ou l’autre ; et qu’il se fait que, quelle que soit la différence entre ce qu’est la chose future et ce qu’est la chose passée, par rapport au futur il y a de l’indifférence quant à ce qu’on veut, tandis que par rapport au passé, il y a la nécessité de la chose qui a de fait été choisie. Telle peut être du moins la réponse que Carnéade a suggérée chez Cicéron quand il a expliqué155 que « les Épicuriens auraient pu défendre leur cause même sans recourir à cette déclinaison imaginaire des atomes. Car, alors qu’ils expliquent qu’il peut y avoir des mouvements volontaires de l’esprit, ils auraient pu facilement résister à Chrysippe » (ajoute : à Démocrite aussi) « dans la mesure où, tout en lui accordant qu’il n’existe pas de mouvement sans cause, ils pouvaient ne pas lui accorder que tout ce qui se produit se produit du fait de causes antérieures ; car les causes de notre volonté ne sont pas externes ni antérieures ».

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  Gassendi répond à l’objection démocritéenne.   Cic., Fat., 11, 23.

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Chapitre 3 Comment le destin peut être concilié avec la fortune et la liberté Après avoir passé en revue ces différentes opinions concernant le destin, il reste à examiner rapidement si et dans quelle mesure on peut le rendre compatible avec la liberté et avec la fortune. Il faut donc commencer par nous débarrasser de la conception de Démocrite, dans la mesure où elle ne peut aucunement cohabiter avec les principes de la foi sacrée (en ce qu’elle retire à Dieu d’entreprendre et d’administrer les choses) et parce qu’elle est en pleine contradiction avec la lumière de la nature, qui nous permet de mesurer notre liberté. C’est contre cette théorie démocritéenne qu’il faut ici reprendre les objections que nous avons déjà formulées et dont nous avons dit qu’elles sont soutenues par tous les adversaires du destin. Quant à la conception d’Aristote et d’Épicure, elle peut être partiellement défendue, dans la mesure où elle fait du destin et de la nature (c’est-à-dire des causes naturelles) deux synonymes et conserve le libre-arbitre ; mais il faut tout autant la rejeter dans la mesure où, refusant la vérité du futur, elle n’en accorde pas la science à Dieu, de même qu’elle ne repose pas sur l’idée d’une création divine et d’une Providence. C’est par conséquent à la conception de Platon et des stoïciens qu’il est avant tout permis d’adhérer, dans la mesure où elle a posé que Dieu a tout constitué et gouverne tout, et qu’elle affirme la liberté, non pas de façon très heureuse, certes, mais du moins dans la mesure de ses forces. Il faut cependant commencer par dire que tous ceux qui pensent que les partisans du destin n’entendent sous ce nom en réalité qu’une nécessité aveugle dont ils défendent le principe ont de bonnes raisons de rejeter ce mot et de se rappeler bien pieusement les paroles de saint Grégoire156 :   hom.I.in Matth. Aug., Serm. X, commentant Matthieu 2, 1-12, sur l’adoration des mages. Déjà cité par Thomas d’Aquin, Summa contra gentiles seu liber de veritate catholicæ 156

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« Que les fidèles excluent cependant de leur esprit qu’il existe un destin ». Mais quand on donne au terme de destin une autre acception, loin qu’il y ait aucune raison de s’en offenser, on a au contraire toutes les raisons d’imiter saint Augustin qui dit157 : « Ceux qui appellent du nom de destin la connexion de toutes les choses et la série des causes par laquelle se fait tout ce qui se fait, il ne faut pas lutter contre eux ni se donner de la peine longuement dans une controverse de mots, puisqu’ils attribuent à la volonté du dieu suprême l’ordre même des causes [840b] et leur connexion ; […] et ceux qui veulent utiliser le nom de destin pour désigner la puissance de Dieu, qu’il conserve son opinion, mais qu’il corrige son langage ». Cela étant dit, alors que la principale difficulté à laquelle nous nous heurtons porte sur la manière de rendre compatibles le destin et la liberté, il ne vaut pas la peine de nous attarder sur la manière de rendre compatibles le destin et la fortune. Car il suffit de dire en un mot qu’il est permis de défendre aussi bien le destin que la fortune, une fois que nous avons reconnu que le destin est un arrêt de la volonté divine sans lequel rien ne se fait du tout, mais que la fortune est un concours [concursus], ou un événement qui a été prévu par Dieu, même si les hommes ne peuvent le prévoir, et qu’il est lié à l’enchaînement des causes, c’est-à-dire du destin. En effet, de même que deux courriers que le prince a envoyés par des routes différentes sans qu’ils soient le moins du monde au courant de leurs missions respectives peuvent se rencontrer à un certain moment et dans un certain lieu que ni l’un ni l’autre n’aura imaginés quoique le prince sache que cette rencontre doit se produire, de même Dieu peut-il avoir disposé tout ce qui concerne les hommes d’une manière telle que, quoique la plupart des choses leur arrive sans qu’ils le soupçonnent, Dieu ne doit pas être considéré comme en ignorant aucune. Cela permet de comprendre qu’alors que le terme de fortune, comme nous l’avons expliqué, désigne deux choses, à savoir le concours [concursus] des causes et l’ignorance dans laquelle nous sommes de l’événement avant qu’il ne se produise, la fortune dans sa deuxième acception peut être admise si on la rapporte aux hommes, et non pas à Dieu, et que dans sa première acception rien ne fait obstacle à ce que nous disions que la fortune ressortit non seulement au destin, mais aussi à la divine Providence qui embrasse aussi bien les choses que les hommes ont prévues que celles qu’ils n’ont pas prévues. Et c’est dans ce sens que fidei contra errores infidelium, livre 3, c.93, 6. 157   5.civit.8. Aug., Civ., V, 8 et V, 1.

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Platon dit158 que « Dieu prépare la fortune », et il faut l’entendre exactement comme une autre de ses formules, que nous avons déjà évoquée159, à savoir que « Dieu et avec Dieu la fortune gouvernent toutes les choses humaines », si bien que Proclus160 ne s’est pas trompé quand il définit la fortune comme une « force » non pas inconsidérée ou aveugle, mais « divine ou démoniaque par laquelle les causes diverses se ramassent en une seule manifestation ». Il semble donc que la fortune et le destin puissent être accouplés [copulari] pour la bonne raison que l’espèce n’est pas étrangère au genre et que Pausanias loue Pindare161 d’avoir, dans ses Odes, chanté que « la fortune est une des Parques ». Or il ne faut pas passer sous silence le fait que Plutarque semble avoir voulu dire la même chose quand, ayant distingué, à l’instar de Platon, une triple providence, comme nous l’avons rapporté plus haut162, il soutient que la première et suprême n’est autre que l’intelligence de Dieu et sa volonté bienfaisante, si bien que d’une part il lui soumet le destin qu’il considère en quelque sorte comme la loi civile163 et que d’autre part il réfute l’idée que tout arrive par le destin (car tout est d’abord fortuit), sans pour autant renoncer à soutenir que tout est contenu dans le destin, et par « tout », il entend également les choses fortuites elles-mêmes et plus généralement les choses contingentes, c’est-à-dire les choses dont il n’est pas certain qu’elles se produiront ou non, t¦ ™ndecÒmena (et le libre-arbitre lui-même, tÕ ™f/¹m‹n, avec tout ce qui l’accompagne, la louange et le blâme, la récompense et le châtiment, la religion, les prières, etc.). Mais pour que tu saisisses au passage à quoi tend sa distinction et comment il l’entend, il explique que le destin doit être conçu164 sur le modèle de la loi civile, comme je l’ai annoncé plus haut. Car de même qu’il ne suffit pas que la loi traite d’une matière pour qu’elle devienne aussitôt légitime et conforme à la loi (car la loi traite de la trahison et de la désertion et de la plupart des autres matières de ce genre que personne n’irait dire légitimes, de même qu’il n’est pas légitime de commettre   Epist.6. Plat., Ep., 322c. Ou « un sort heureux ».   4.de leg. Plat., Leg., IV, 709b. Déjà cité, avec plus d’exactitude, chapitre 2, 829b. 160   Procl., Prov., In Plat. Rep., volume 2, 273, 5. (Faute typographique. Je corrige Proculus en Proclus). Ou Prov. , III, 14. 161   Lib.7. Paus., IV, 30, 6. 162   Plut., M., Fat., 568, renvoyant à Plat., Tim., 41a. Voir Du principe efficient (Syntagma, Physique, section i, Livre 4, chapitre 6 [322b]. Voir mon édition, p. 184. 163   Plat., Leg., IV, 4, 904c. 164   Faute typographique : habendam pour habendum. 158 159

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un forfait illustre, [841a] de tuer un tyran, et autres actes du même genre, puisque seul est légitime ce qui est prescrit par la loi, et la preuve en est que n’est pas puni celui qui, par exemple, n’assassine pas le tyran165), de même, dis-je, qu’il ne suffit pas que tel acte soit contenu dans la loi pour être aussitôt légitime et conforme à la loi, mais que sont seules légitimes les choses que la loi prescrit expressément, de même ne suffit-il pas qu’une chose soit contenue par le destin, qui les contient toutes, pour qu’elle soit aussitôt fatale, c’est-à-dire qu’elle se fasse par le destin ; mais sont seules fatales celles qui arrivent « selon les causes qui précèdent ™n tÍ qe…a diataxh, dans la disposition divine ellemême », c’est-à-dire comme il le dit plus loin, nécessaires, tels les mouvements des astres qui régissent nécessairement leurs levers et leurs couchers. Maintenant pour rendre à leur tour compatibles le destin et le libre-arbitre lui-même dont il veut qu’il soit aussi contenu par le destin (sans vouloir dire pour autant que les choses qui se font librement soient fatales ni faites par destin), cette conception n’est semble-t-il pas vouée à l’échec si, en suivant le saint docteur166, nous commençons par dire que le destin, par rapport à l’homme, n’est rien d’autre que la partie de la divine Providence que les théologiens appellent la prédestination ; et ainsi pourra-t-on rendre le destin et la liberté compatibles, en nous fondant sur la même argumentation qui nous permet de rendre compatibles la liberté et la prédestination, et cela d’autant plus qu’il est manifeste d’après Plutarque que, si la théologie enseigne que Dieu a produit les causes nécessaires aussi bien que les causes libres et qu’elles sont les unes et les autres soumises à la divine Providence de telle sorte que chacune joue son rôle à sa manière, c’est-à-dire les causes nécessaires par nécessité et les causes libres par liberté, la philosophie quant à elle permet de soutenir que tant les causes nécessaires que les causes libres reconnaissent Dieu comme leur auteur et sont contenues dans le destin de telle sorte que les causes nécessaires agissent nécessairement, c’est-à-dire fatalement, mais que les causes libres n’agissent ni nécessairement ni fatalement, mais librement. De là vient que les réponses apportées par les théologiens et par les philosophes, qui rencontrent des difficultés presque égales, sont d’une portée presque égal. Mais pour commencer par les deux réponses principales auxquelles on peut ramener presque toutes les autres, la première qui nous vient à l’esprit 165   Cette parenthèse porte la marque des monarchomaques ; elle renvoie aussi très certainement à Hobbes, dont Gassendi retient la pensée politique, comme on le voit ici, s’il en rejette les aspects religieux. 166   Saint Thomas, qu’il suit depuis le début.

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est tirée de la connaissance anticipée [prænotio] de Dieu, dont Ammonius nous dit167 qu’elle est « si pénible et difficile qu’elle a contraint la plupart des érudits à supprimer ce que nous appelons contingent, ou d’issue incertaine ». Assurément cet argument se trouve non seulement chez les théologiens, – Ou bien Dieu a su définitivement et certainement que Pierre renierait le Christ, ou bien il ne l’a pas su. Or on ne peut pas dire qu’il ne l’a pas su ; car il le prédit et il n’est pas mensonger ; et s’il ne le savait pas, il ne serait pas omniscient, et par conséquent il ne serait pas Dieu. Il l’a donc su de façon définie et certaine. Il ne peut donc se faire que Pierre ne renie pas. Car s’il le pouvait et qu’usant de sa puissance, il ne reniait pas en réalité, on pourrait accuser la connaissance anticipée [prænotio] de Dieu d’être trompeuse, et sa prédiction d’être mensongère. Mais si Pierre ne pouvait pas renier, c’est qu’il n’est donc pas libre de le faire ou de ne pas le faire. Donc il est privé de liberté ». Non seulement chez les théologiens, dis-je, car cette argumentation se trouve aussi chez les philosophes ; car voici qu’ils disent, toujours chez Ammonius168 : « Ou bien les dieux ont su de façon définie le terme des contingents (autrement dit lequel de deux événements arrive), ou bien ils n’en ont aucune idée, ou bien ils en ont, comme nous, seulement une connaissance indéfinie et incertaine. Or on ne peut du tout dire ni la deuxième chose ni la troisième » (il le démontre abondamment, et remarquablement bien, [841b] contre ceux qui à la fois nient la Providence et mesurent la science de Dieu à la petite mesure humaine). C’est pourquoi il reste la première affirmation169 : « Si les dieux ont donc su de façon définie lequel des événements qui sont d’une issue incertaine doit se produire, ils ont donc su qu’“Athènes serait sauvée grâce à sa seule muraille de bois”, que “la divine Salamine perdrait des enfants de femmes”, que “si Crésus franchissait l’Halys, il renverserait un grand empire” et que “si Laïos engendrait des fils, il détruirait sa maison”. Assurément il est évident que ces choses ne pouvaient pas ne pas avoir lieu ; car dans le cas contraire, il serait nécessaire que les dieux mentent. C’est pourquoi de deux choses l’une : soit les choses se produisent nécessairement et elles sont à la fois connues et prédites par les dieux, de telle sorte que le contingent est un mot vide de sens, soit on supprime le contingent pour que les choses humaines ne soient pas connues des dieux ni l’objet de la divine providence, ce qui est impossible ».   lib. de Interpret. Ammon., De interp., IX, 132.   Ammon., De interp., IX, 132. 169   Ammon., De interp., IX, 135. 167 168

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On sait que les théologiens répondent à la difficulté en distinguant une double nécessité, l’une absolue, l’autre de supposition. Car, par exemple, il est absolument nécessaire que deux fois deux soient quatre ou que la journée d’hier soit passée, alors qu’il n’y a aucune nécessité à ce que tu jettes les fondements de la maison ou que tu quittes la ville ; si tu supposes cependant que tu doives construire une maison ou que tu doives être à la campagne, il est alors nécessaire que tu jettes les fondements ou que tu quittes la ville, et c’est, dis-je, une nécessité de supposition. Or parce que cette distinction rend manifeste que, si la nécessité absolue interdit que telle action n’ait pas lieu, en revanche la nécessité de supposition ne l’interdit pas (car celui qui jette les fondements pourrait dans l’absolu ne pas les jeter et celui qui quitte la ville pourrait ne pas la quitter) ; c’est pourquoi ils produisent un raisonnement remarquable quand ils disent que le reniement de Pierre prévu par Dieu devait arriver nécessairement, mais seulement par une nécessité de supposition qui permet de ne rien enlever à la liberté. Car Pierre sera, au moment précis où la question lui sera posé, aussi libre qu’il l’est maintenant de répondre par oui ou par non. C’est pourquoi de même que, s’il se détermine maintenant à renier plutôt qu’à reconnaître et qu’il renie effectivement, il le fait librement, bien que, depuis qu’il l’a fait, il soit nécessaire qu’il l’ait fait parce qu’il est supposé l’avoir fait, de même quand il se déterminera ensuite et qu’il reniera effectivement, il le fera librement quoiqu’il soit par la suite nécessaire qu’il l’ait fait, vu qu’il l’a fait. Et il n’est vraiment pas étonnant que cette nécessité ne s’oppose pas à la liberté, puisqu’elle ne la précède pas, ni elle-même ni l’usage qui en est fait, mais qu’elle la suit, et qu’elle caractérise moins la chose qu’elle ne relève de la chronologie [circumstantia temporis]. Car quand on dit qu’il est nécessaire que Pierre ait renié, on comprend cette nécessité non pas en tant qu’il y aurait eu auparavant quelque chose dans Pierre lui-même qui l’aurait poussé à agir, mais seulement qu’il relève de la réalité chronologique [tempus] que, de même que le temps a passé et qu’il ne peut pas ne pas être passé, de même la chose qui est faite dans le temps, quelle que soit la manière dont elle a été faite, ne peut pas ne pas avoir été faite au moment où elle l’a été. De là, quand on dit qu’il fut nécessaire que Pierre renie, on n’entend pas non plus par là qu’il y aurait eu une cause antérieure à raison de laquelle Pierre aurait été contraint de renier, mais on veut seulement dire qu’il est nécessaire qu’il ait renié ou tout au plus que cela fut nécessaire, d’un point de vue qui se situe après que la chose a été accomplie, puisque, de cette manière, la nécessité se rapporte entièrement au passé.

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Quant à Dieu, qui est omniscient, il prévoit certes que Pierre reniera, mais la prévision du reniement suit la prévision de la détermination libre, [842a] et il prévoit seulement que Pierre reniera parce qu’il prévoit que Pierre se déterminera librement à renier. De là vient aussi qu’on a l’habitude de dire que, si Pierre va renier, ce n’est pas parce que Dieu l’a prévu, mais que Dieu l’a prévu parce que Pierre va renier. Assurément toute connaissance est quelque chose d’extérieur à la chose connue, et la chose tient ce qu’elle est non pas de la connaissance qu’on en a, mais d’elle-même ou de sa cause ; par exemple, si la neige est blanche, ce n’est pas parce qu’elle est connue pour l’être, mais c’est parce qu’elle est blanche qu’elle est connue comme telle. Et certes la différence qu’il y a entre notre connaissance et la connaissance divine est que la nôtre ne peut prétendre qu’aux contingences présentes et passées, tandis que celle de Dieu comprend aussi les futures ; mais parce que les choses déjà passées ont été un jour futures et se trouvèrent ainsi dans la situation qui est aujourd’hui celles des choses futures et que les choses qui sont aujourd’hui futures sont entendues comme devant être un jour passées et se trouver dans la situation des choses qui sont aujourd’hui passées, il est manifeste que, de même que ce n’est pas parce que les choses qui ont déjà eu lieu sont connues qu’elles sont passées – et la connaissance n’y pourra rien changer, ni celle de Dieu ni la nôtre –, mais que bien plutôt c’est parce qu’elles sont déjà passées qu’elles sont connues comme passées, de même les choses qui sont futures ne sont pas futures parce que Dieu les connaît d’avance, mais c’est parce qu’elles sont futures que Dieu sait d’avance qu’elles se produiront. Pour tout ce qu’on dit parfois de la prévision ou connaissance anticipée [prænotio] de Dieu, il est clair qu’il faut l’entendre de la prédiction elle-même, et cela d’autant plus que la prédiction est quelque chose de postérieur à la prévision de la chose. De là est-on parfaitement fondé à soutenir que la prévision ou prédiction de Dieu ne peut pas être trompeuse, parce que Dieu ne prévoit ni ne prédit rien comme devant être futur qui ne le soit en réalité. Quant à l’argument que, si Pierre pouvait ne pas renier et ne l’avait effectivement pas fait en usant de sa liberté, il s’ensuivrait que la prévision ou prédiction de Dieu serait tromperie, il suffit, pour le réfuter, de dire que cet argument omet de préciser que Dieu aura prévu ou prédit que Pierre renierait. Car dans ce cas il aurait prévu ou prédit qu’il ne renierait pas, parce que dans ce cas on aurait eu dans les faits la supposition opposée à savoir que Pierre se déterminerait librement à ne pas renier. Mais s’il l’on admet à la fois que Pierre devait renier et que

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Dieu le prévoit et le prédit, c’est bien parce que Pierre, qui peut prendre l’un ou l’autre parti, se déterminera librement à renier plutôt qu’à ne pas renier. Tel est le raisonnement des théologiens, et il semble que les philosophes aient voulu dire des choses analogues. Car Plutarque commence par évoquer la nécessité ™x Øpoqšsewj, de supposition, quoiqu’il manque, à la fin de son traité, la partie dans laquelle il avait projeté de résoudre, entre autres problèmes, celui qui lui était posé. Tournons-nous donc vers Ammonius qui, présentant la chose dont il lit la présentation plutôt obscure de Jamblique, apporte un éclaircissement lumineux170 : « Ce n’est pas parce que les dieux connaissent de façon définie les choses contingentes que celles-là vont se produire. Car ce n’est parce que les dieux les connaissent qu’elles vont se produire nécessairement, mais c’est parce que, comme elles sont d’une nature incertaine et doivent avoir tel ou tel terme, les dieux savent nécessairement quel sera leur terme, si bien que la chose contingente est indéfinie par sa nature, mais définie cependant au respect de la connaissance des dieux. [842b] Et bien plus il est établi que notre connaissance humaine peut connaître une chose contingente elle aussi de façon définie, dès lors qu’elle n’est pas à proprement parler contingente, mais qu’elle suit nécessairement les causes précédentes qui conduisent à leur effectuation. En effet on peut prendre l’exemple d’une sphère qui est posée sur un plan horizontal : si le plan lui-même demeure immobile à l’horizontale, elle peut se mouvoir ou ne pas se mouvoir ; mais s’il y a inclinaison du plan, il ne peut se faire que la sphère ne se meuve pas. De même voyons-nous aussi que les médecins n’osent parfois pas prononcer, à propos de leurs malades, s’ils vont se rétablir ou mourir ; parce que cet événement est contingent, c’est-à-dire d’un terme incertain, alors même qu’il arrive qu’ils n’hésitent pas à le prédire, comme si tel des deux événements devait arriver au malade ». Dans cette réponse, il faut remarquer surtout la comparaison de la sphère, parce que l’indifférence de cette sphère, qui ne se décide ni à bouger ni à ne pas bouger, tant que le plan n’est pas incliné, représente l’indifférence ou la liberté de l’arbitre, avant qu’il ne se soit fermement déterminé, tandis que la nécessité du mouvement de la sphère, une fois que l’inclinaison est faite, représente la nécessité de supposition de la détermination qui dicte le raisonnement qui précède : « Ce n’est pas parce que les dieux connaissent de façon définie », etc. Du reste Alexandre171 utilise la même comparaison de la 170

  Ammon., De interp., IX, 136-7.   lib. de fato, cap. 10. A. Aphr., Fat. 13, 181.

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sphère, tandis que Chrysippe, à la place, recourt au cylindre et au cône, mais nous en parlerons mieux un peu plus loin172. La seconde difficulté vient de l’espèce d’interrogation ou sophisme, dit le raisonnement paresseux, que nous reprenons ici d’après les dialecticiens173. Cicéron dit174 que « les philosophes appellent ¢rgÒj lÒgoj, raisonnement paresseux, un raisonnement qui nous conduirait à vivre dans l’inaction ». Car voici d’abord comme ce raisonnement est utilisé dans la théologie : « Ou bien je suis prédestiné, ou bien je ne le suis pas », ou bien ce qui revient au même, « je suis élu de toute éternité pour la gloire perpétuelle, ou bien je suis réprouvé et destiné au supplice sempiternel. Si c’est le premier, alors quoi que j’agisse, je ne puis périr ; si c’est le second, alors quoi que j’entreprenne, je ne vaux pour être sauvé. L’un ou l’autre est nécessaire ; c’est pourquoi quoi que je fasse, puisque mon action n’a aucune efficacité, à quoi bon me soucier de quoi que ce soit ? » Et d’aucuns d’en tirer les conséquences et de conclure qu’ils peuvent s’adonner à tous les dérèglements. Car il n’est pas non plus rare d’entendre cette parole : « Si je suis prédestiné, mes dérèglements ne peuvent me damner ; si je suis réprouvé, la vertu ne m’aidera nullement. Et je suis l’un ou l’autre. C’est pourquoi je n’ai aucune raison de me tourmenter, mais je dois me livrer en tout à mon génie, qui n’a aucun effet ni pour empêcher ma prédestination, ni pour ébranler mon état de réprouvé ». Et voilà ensuite comment, dans la philosophie, Cicéron dit175 : « Ils posent ainsi la question : s’il est dans ton destin de relever de cette maladie, que tu fasses ou non venir le médecin, tu en relèveras. De même, s’il est dans ton destin de ne pas relever de cette maladie, que tu fasses ou non venir le médecin, tu n’en relèveras pas. Or il se passera l’un ou l’autre. Donc appeler le médecin n’y change rien ». Or Cicéron poursuit176 : « C’est à juste titre que cette manière de poser la question est appelé paresseux et inerte parce que par un même raisonnement, toute action est supprimée de la vie ». Il poursuit encore : « Il est même permis de changer son nom, pour ne pas lui accoler celui de destin, tout en conservant la même conception, de cette façon : S’il fut vrai de toute éternité que tu te remettes, tu te remettras de ta maladie, que tu voies ou non un médecin. Et de même,  Voir infra Chapitre 3, 845b.   Sur le raisonnement paresseux, voir aussi les Lettres latines (lettre n°201 à Valois du 16 mai 1642). 174   Cic., Fat., 12, 29. 175   Ibid. 176   Fat, 29. Cic., Fat., 13, 29. 172

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s’il fut faux de toute éternité que tu te remettes, tu ne te remettras pas de ta maladie, que tu voies ou non un médecin, etc. ». Je passe sur un raisonnement voisin du paresseux, [843a] à savoir une autre espèce d’interrogation ou de sophisme appelé Qer…zwn lÒgoj, le moissonneur, nommé d’après l’action spéciale de moissonner qui est employée en l’occurrence177. On la lit chez Ammonius dans la même formulation que chez les dialecticiens178 : « Si tu vas moissonner, il ne s’ensuivra pas que peut-être tu moissonneras, et peut-être tu ne moissonneras pas, mais tu moissonneras certainement ; et pareillement, si tu ne vas pas moissonner, il ne s’ensuivra pas que tu moissonneras peut-être et peut-être non, mais tu ne moissonneras certainement pas. De telle sorte qu’il se produira nécessairement que tu moissonnes ou que tu ne moissonnes pas. Ainsi le “peut-être”, supprimé, disparaît-il, car il est exclu de l’hypothèse de moissonner ou de ne pas moissonner ». On voit bien que cela se rapporte à ce que Plutarque179 appelle poluqrÚleton, le « raisonnement très célèbre », Óti ©x…wma ¿ ¢lhqšj ™sti, ¿ yeudšj, « que toute proposition est soit vraie soit fausse ». Comprends précisément que, de ces propositions qui portent sur le futur contingent, il faut déduire ce que nous avons déjà évoqué (à savoir que l’un est toujours vrai et nécessaire) et s’oppose au principe tant d’Aristote que d’Épicure. Mais pour évoquer ici d’abord rapidement ce qu’en jugent les théologiens180, rappelons qu’il existe sur cette matière deux opinions célèbres, dont l’une et l’autre doivent être louées, ne fût-ce que du fait de la modestie des auteurs qui, arrivés presque à supprimer toute forme de nécessité, déclarent que ce mystère est au-dessus de l’entendement humain et reconnaissent que c’est à juste titre que l’apôtre s’est exclamé181 : « Ô abîme de la richesse, de la sagesse et de la science de Dieu ! Que ses décrets sont insondables et ses voies incompréhensibles ! » La première opinion soutient donc que Dieu a prédestiné ou élu de toute éternité dans la masse future des hommes un nombre certain d’hommes pour lesquels, sans avoir vu auparavant leurs mérites 177

  Plut., M., Dest., 574e : « Quant à l’argument paresseux, à l’argument du moissonneur et à celui qu’on appelle Contre le destin, ils ne sont véritablement, d’après notre théorie, que des sophismes ». Gassendi le cite sans le développer non plus dans la même lettre à Valois, dans une énumération des sophismes. 178   loc.cit. Ammon., De interp., IX, 131. 179   Plut., M., De Fat., 574f. 180  Voir aussi Animadv. 1637 bas. 181   Vulg., NT, Rom., 11, 33.

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ou leurs bonnes actions, il a décrété par pure bonté la félicité éternelle, mais qu’il a réprouvé tous les autres, c’est-à-dire qu’il les a condamnés au malheur, c’est-à-dire aux châtiments éternels, sans avoir au demeurant vu leurs actions dépravées. La seconde opinion est que Dieu en a prédestiné certains à la gloire, au vu de leurs bonnes actions, et a réprouvé tous les autres au vu de leurs mauvaises actions. On peut le concevoir en termes humains et l’expliquer ainsi : Dieu a décidé de toute éternité de créer le monde et, dans le monde, des hommes qui seraient capables de bien ou de mal mériter selon l’usage qu’ils feront de leur raison et de leur liberté. Il a aussi décidé d’accorder à tous les hommes un soutien surnaturel, autrement dit ce qu’on appelle la grâce suffisante, de telle sorte que ceux qui, selon leur liberté, usent de cette grâce pour bien agir sont destinés à la gloire, mais que ceux qui en mésusent et agissent mal sont destinés au châtiment. Enfin, parce qu’il a prévu que quelques-uns en useront bien et mourront dans cet état, mais que tous les autres en useraient mal et ne s’amenderaient pas au moment de leur mort, il a réservé aux premiers la gloire, mais aux seconds le châtiment. S’agissant d’utiliser ces deux opinions pour répondre au raisonnement paresseux, la seconde, du moins à première vue, semble pouvoir plus facilement s’en acquitter. Quant à la première, il faut se donner des efforts pour conserver la liberté à ceux qui furent prédestinés par un arrêt efficace de Dieu sans prise en considération de leurs bonnes actions. Car alors que cet arrêt précède le concours de la volonté, qui est prévu, comment la volonté pourrait-elle être libre de faire quelque chose [843b] dont découlerait une condamnation éternelle ? Car si elle agissait ainsi, cela reviendrait à esquiver la décision résultant de la préférence. Mais il est tout aussi difficile de conserver la liberté aux réprouvés ; car, dès lors qu’ils ne sont pas élus, ils ne peuvent être élevés au nombre des élus, quelles que soient leurs actions. Et si c’est assurément à juste titre qu’ils sont damnés à cause de leurs mauvaises actions, comment pourraient-ils agir bien, et non pas mal comme ils le font par nécessité, étant donné qu’avant tout concours de leur volonté prévu, ils furent exclus de l’élection et qu’ils sont laissés au nombre de ceux182 à qui il ne reste que la damnation et l’exécution de mauvaises actions ? Et des auteurs font différentes distinctions en attribuant à Dieu une science moyenne et conditionnelle ; et si ce n’est pour le décret de l’élection, mais du moins pour son exécution, ils exigent la réalisation de bonnes actions de telle sorte que   Faute typographique, iique pour iisque.

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personne ne parvient jamais à la gloire (du moins du Sauveur) sans avoir d’abord accompli des actions bonnes et méritantes. Mais en vérité, parce que la difficulté semble toujours revenir, ils conservent presque toujours la liberté en soutenant qu’elle n’est rien d’autre que le bon vouloir [libentia] que j’ai déjà décrit et déjà nommé plusieurs fois. Aussi expliquent-ils que les élus sont libres précisément parce qu’ils accomplissent volontiers [libenter] de bonnes actions et que les réprouvés le sont selon le même raisonnement, parce qu’ils accomplissent volontiers [libenter] de mauvaises actions. Ils répondent donc au raisonnement paresseux que l’homme a des raisons de se consacrer plus volontiers [libens] à de bonnes actions qu’à des mauvaises, et que s’il est dans l’incertitude quant à l’arrêt qui le concerne, il est cependant certain qu’il ne sera jamais élevé à la gloire s’il n’a pas accompli de bonnes actions et qu’il ne sera jamais livré au châtiment s’il n’en a pas accompli de mauvaises. Ils ajoutent qu’il est de la plus haute importance qu’il s’assure de son élection autant que possible en accomplissant de bonnes actions plutôt qu’il ne s’assure de sa réprobation en en commettant de mauvaises, de telle sorte qu’il peut tempérer la peur ou la terreur dans laquelle il vit et agit, très logiquement, avec la certitude confiante dont il est imprégné qu’il ne doit rien attendre de mauvais de Dieu très excellent et très juste, tout le temps qu’il agit bien. Et pour qu’il ne se glorifie toutefois pas lui-même, en jugeant qu’il doit son élection à ses bonnes actions, ou qu’il ne se plaigne pas en disant que ce n’est pas sa faute s’il n’a pas été appelé à l’élection, les Écritures apostrophent celui qui se glorifie en ces termes183 : « Homme, qui donc en effet te distingue ? » Et celui qui se plaint par ces mots184 : « Qui es-tu pour disputer avec Dieu ? L’œuvre va-t-elle dire à celui qui l’a modelée : pourquoi m’as-tu faite ainsi ? Le potier n’est-il pas maître de son argile pour fabriquer de la même pâte un vase d’honneur ou un vase d’ignominie ? » Quant au scrutateur trop curieux de l’arcane divine, le saint docteur lui adresse les paroles suivantes185 : « Pourquoi il attire celui-ci et non pas celui-là, n’en juge pas si tu ne veux pas te tromper ». Quant à la seconde opinion, il me semble que son utilisation est bien plus simple pour qui l’adopte s’agissant de répondre au raisonnement paresseux. Certes tu peux demander : « Ne suis-je pas ou bien prédestiné et élu à la gloire, ou bien réprouvé et condamné au châtiment ? » Je le concède, 183

  Vulg., NT, I Cor. IV, 7.   Vulg., NT, Rom., 9, 20-22. 185   Aug., Ev. Joh., 26, 2 ; cité aussi par Thomas d’Aquin, Somme théologique, première partie, question 23, article 5. 184

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mais il faut ajouter en même temps qu’il dépend maintenant de toi que tu sois prédestiné ou réprouvé. Car tu es dès maintenant dans l’état dont Dieu prévoit que ce sera le tien, avec la grâce suffisante, et il dépend maintenant de ton libre-arbitre qu’il prévoie que tu œuvres bien ou mal, de telle sorte qu’il te prédestine ou te réprouve d’après ce qu’il aura vu. Tu vois donc que c’est à toi qu’il revient d’agir bien et de coopérer à la grâce de Dieu pour que Dieu, prévoyant de toute éternité ta coopération, te prédestine. [844a] Car si tu agis autrement, ces mauvaises actions seront celles-là mêmes qui ont fait que Dieu, te regardant, t’a réprouvé éternellement. Et tu ne dois pas objecter que Dieu sait éternellement si tu es ou non prédestiné, et que, pour cette raison, tu allais nécessairement devenir ce que tu devais devenir, puisque la science divine ne peut ni se tromper ni changer ; ne fais pas cette objection, dis-je, car Dieu l’a certes su éternellement, mais il l’a su conséquemment à son arrêt, et il n’a pas énoncé son arrêt sans avoir vu avant comment tu allais agir. C’est pourquoi cette action de ta volonté précède, en termes de prévision, l’arrêt de Dieu sur ta prédestination ou ta réprobation, et elle précède la prescience [præscientia] que Dieu a de ta félicité ou de ton malheur perpétuel ; ce n’est pas que ces précessions ou consécutions soient placées dans le temps, mais nous le concevons à la manière humaine et nous nous exprimons en considérant la nature du libre-arbitre et de l’agent juste, autrement dit de Dieu trois fois très bon. Il est toutefois permis de suggérer que nous ne trouvons ici présente aucune forme de volonté antérieure qui exclurait que la volonté humaine soit libre, maître de la décision et en situation de conduire à tendre la main vers l’eau ou vers le feu. Et tu n’as pas de raison d’opposer l’argument qu’il est donc en ton pouvoir de faire que l’arrêt de Dieu soit susceptible de changer, puisque cet arrêt ne s’est fait que sur la base de ce que tu allais faire et que son immutabilité renvoie à la nécessité de supposition qui, comme nous l’avons expliqué, ne retranche rien à la liberté. Mais, diras-tu, si c’est en observant les bonnes actions que je fais maintenant que Dieu m’a prédestiné, ne serai-je pas moi-même celui qui me distinguera ? Mais non, ce ne sera pas toi qui feras cette distinction par toi-même, sur tes propres forces, mais c’est la grâce de Dieu, sans laquelle tu n’aurais pas fait le bien. Mais ne sera-t-il pas difficile de dire pourquoi ce vase a été fait ainsi ; pourquoi tel pour l’honneur, tel pour l’ignominie ; pourquoi tel attiré et non pas tel autre, dès lors que, la grâce suffisante existant en tous, le concours de la volonté peut être appelé cause ? Mais il sera toujours difficile de dire pourquoi Dieu a fait les hommes

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tels que les uns puissent être préparés pour l’honneur, les autres formés pour l’ignominie, et donc pourquoi il ne les a pas tous faits à l’image de ceux qui se laissent attirer volontairement, c’est-à-dire veulent agir de conserve avec sa grâce, assurément, alors qu’il aurait pu les rendre tous tels qu’ils soient destinés à la gloire et coopèrent volontairement à la grâce186. Et certes, le seul fait que le choix de la vertu ou du vice vers lequel nous sommes portés (et que prévoit Dieu en prédestinant ou en réprouvant les hommes) dépend des notions, c’est-à-dire des apparences des choses, qui nous sont montrées nues, donne une assez belle occasion supplémentaire de rappeler à voix forte ce que nous avons déjà dit plus haut, d’autant que la manifestation de telles notions et apparences dépend de l’enchaînement dans sa concaténation, c’està-dire de la disposition des choses que Dieu a constituée depuis le début selon son insondable sagesse. Et si j’aborde ce point, c’est pour affirmer que cette conception, tout en paraissant plus claire à première vue, a bien raison d’admettre que ce mystère est trop grand pour qu’il ne faille pas utiliser de la même façon le « Ô abîme », etc. Ensuite, pour dire quelques mots du point de vue des philosophes, nous avons déjà déduit, comme Plutarque l’a montré selon Platon, que même si tout ce qui a lieu est contenu par le destin, le destin ne préside pas à tout ce qui se fait, notamment à ce qui se fait de façon contingente, c’est-à-dire libre et fortuite. [844b] C’est pourquoi Plutarque, pour répondre au raisonnement paresseux, dira que ton rétablissement ou ton décès est certes contenu dans le destin, de même que l’est aussi ta décision de voir le médecin ou de négliger de le faire, mais que ton rétablissement ou ta mort n’est pas un destin, c’està-dire que le destin n’y préside pas, mais que cela relève de la contingence ; quant au fait que tu voies ou non le médecin, ce n’est pas le destin, mais cela relève de ta liberté. Sans doute reste-t-il une difficulté : comment peut-il se faire qu’alors qu’il y a une cause qui conduit vers la guérison plutôt que vers le décès, ou l’inverse, et une cause aussi qui conduit à voir le médecin plutôt qu’à négliger de le faire, ou le contraire, et que ces causes ont chacune leurs propres causes antérieures, différentes dans un cas ou dans l’autre, comment peut-il se faire, dis-je, qu’on n’admette pas que ces causes, dont il est admis qu’elles sont contenues dans le destin, se fassent aussi par le destin, alors que la comparaison entre le destin et la loi civile n’empêche pas non plus que l’on 186   Gassendi ne répond pas à cette objection : pourquoi Dieu, qui pouvait faire tous les hommes tels qu’ils ne se trompent pas, les a faits tels qu’ils se trompent et ne soient pas attirés par la grâce.

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échoue à comprendre que les choses qui sont contenues dans le destin (elles sont nouées dans l’enchaînement des causes) ne relèvent pas du destin ou ne se font pas par destin. Mais assurément la sagesse humaine ne doit pas se glorifier au-dessus de la sagesse divine, selon laquelle il nous est interdit d’enquêter plus minutieusement pourquoi Dieu l’a ainsi ordonné. Quoi qu’il en soit cependant et pour dire trois mots de la conception platonicienne, d’après l’exposé de Platon lui-même, voici que dans le passage où il évoque l’injection future de l’esprit dans le corps il invente je ne sais quels « sorts » que Lachésis répartit dans les âmes en leur disant187 : « Ce n’est pas un démon qui vous tirera au sort, mais vous-mêmes qui choisirez votre démon ». Et aussitôt après : « Seule la vertu échappe à toute servitude nuisible ; elle est libre et incapable de servir, de telle sorte que chacun, selon qu’il l’honore ou la dédaigne, en possédera plus ou moins. La responsabilité est entre les mains de celui qui choisit, et Dieu n’est pas responsable ». Tu vois ici assez bien esquissée la seconde conception des théologiens, que je viens d’évoquer, puisqu’il y a là une trace de l’arrêt divin, avec l’usage futur du libre-arbitre, et cela alors que la vertu joue le rôle de la grâce divine188 ; à la réserve près qu’il a enveloppé la chose dans une fable et que la fable s’accroît de ce qu’il a estimé que « l’âme humaine est libre en tout cas par sa nature et dans la mesure où elle est une particule de l’âme du monde, c’est-à-dire de Dieu, mais que, dans la mesure où elle est plongée dans un corps, sa liberté est atteinte, c’est-à-dire complètement contrainte à cause de la nécessité que lui apporte la matière dont viennent tous les maux ». Examine le seul Plotin qui confère « à la matière » non seulement les désirs et les passions, mais encore, après que les ténèbres de l’ignorance se sont répandues, « le vice luimême »189 ; et il explique que sous le nom de la forme190 « l’âme n’obéit plus à sa loi, mais passe sous la loi de la matière ». Il reconnaît cependant que quelques individus savent dominer leurs passions et que cette soumission n’est pas assez grande pour empêcher certains de s’affranchir, de quitter la condition d’esclave et de revendiquer et retrouver leur liberté. « Tels peuvent être dits ceux à qui de bons sorts sont échus »191. Or il définit les sorts   10. de Repub. Plat., Rep., X, 617e.   La vertu est ici donc l’équivalent platonicien de la grâce suffisante. 189   Enn.1.lib.1.cap.9. Plot., Enn., I, I, 9. Gassendi ne cite pas littéralement, mais reste près du sens. 190   Enn.3.lib.1.cap.8. Plot., Enn., III, I, 8. 191   Enn.2.lib.3.cap.15. Plot., Enn., II, 3, 9, 28. 187 188

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tantôt comme la disposition de l’univers au moment où se fait l’immersion, tantôt comme la combinaison du corps telle qu’elle est dérivée des parents, tantôt comme les circonstances que constituent la région ou le lieu et toutes les choses extérieures par lesquelles l’esprit peut être aidé ou entravé dans ses raisonnements et dont il reçoit des forces pour choisir et chercher à obtenir. Quant à ce que dit Platon192, à savoir que « les âmes, avant d’arriver dans les corps et dans les différentes vies, ont la faculté de choisir la vie dans le corps qui lui est accordé (car il est permis de choisir la vie d’un homme ou d’un lion), mais ils perdent cette faculté une fois qu’ils ont obtenu la vie [845a] et sont entrés dans un corps ». Porphyre en donne une interprétation, à lire chez Stobée, disant qu’alors qu’il est permis de comprendre sous le mot de vie simplement la vie (autrement dit la jouissance de la lumière) ou bien le signe distinctif [character] c’est-à-dire le genre de vie, par exemple d’être magistrat ou un simple particulier, la vie dans la première acception ne dépend pas de nous ; mais, dans la seconde acception, elle est sinon toujours, du moins la plupart du temps en notre pouvoir même si, une fois que nous avons choisi un genre de vie, il nous est le plus souvent impossible de revenir en arrière. Pour ce qui est des stoïciens, ils estimaient non seulement que tout est contenu dans le destin, mais même que tout se fait par le destin ; ils conservaient toutefois le libre-arbitre en tant que, tout en pensant que Dieu a ordonné d’avance l’enchaînement des causes de telle sorte que rien ne se fait qu’à la condition qu’elles soient préalablement posées et antérieures, ils distinguaient cependant deux genres de causes ; car, pour eux, « les unes sont principales et accomplies ; les autres adjuvantes et prochaines », et ils jugeaient que l’appétit [appetitus] est libre pour la raison précise que « tout ne se fait pas en vertu des causes antérieures et accomplies, qui sont hors de notre pouvoir, mais que la plupart des choses se font en vertu des causes adjuvantes et prochaines qui sont dans notre pouvoir ». Ainsi le Chrysippe que présente Cicéron pourrait-il répondre au raisonnement paresseux en disant que, s’il est vrai que c’est ton destin de voir ou non le médecin, de te remettre ou de mourir, cela ne veut pas dire pour autant qu’il ne serait pas en ton pouvoir de décider de voir le médecin ou de négliger de le faire, puisque le fait de voir ou de négliger le médecin ne relève pas des causes principales et accomplies, mais des causes adjuvantes et prochaines ; il relève donc de ton libre-arbitre que tu y recoures ou que tu les rejettes. Il pourrait faire cette réponse, dis-je, mais en   Ecl. Stob., Ecl., II, 8, 41.

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réalité il répond un peu autrement, en s’appuyant sur un autre principe, selon du moins ce qu’en dit Cicéron. Car Chrysippe critique le raisonnement que j’ai énoncé193 : « Car dans les faits, les uns sont simples, les autres solidaires. Simple est Socrate mourra tel jour. Ainsi, qu’il fasse quelque chose ou qu’il ne fasse rien, le jour de sa mort est déterminé. Mais s’il est dans le destin que Œdipe naisse de Laïos, on ne pourra dire, que Laïos ait été avec une femme ou non. Car la chose est solidaire et confatale (c’est le terme qu’il emploie), parce que le destin veut à la fois que Laïos couche avec sa femme et qu’il engendre Œdipe d’elle. De même, si l’on disait “Milon luttera à Olympie” et que quelqu’un ajoutait “donc il luttera, qu’il ait ou non un adversaire”, il aurait tort. Car les deux faits sont solidaires, parce que sans adversaire il n’y a pas de lutte. Par conséquent on peut réfuter de la même manière tous les raisonnements captieux de ce genre, et la proposition “que tu fasses venir le médecin ou non, tu te remettras” est captieuse. Car il est tout aussi fatal de faire venir le médecin que de se remettre. Ces deux fait sont, comme je l’ai dit, confatals ». Or je laisse de côté que Carnéade désapprouve cette réponse. Car, ditil194, « si tout se fait par des causes antérieures, tous les événements s’entrelacent et sont tramés ensemble dans une liaison naturelle. Si cela est vrai rien n’est en notre pouvoir. Or il y a quelque chose en notre pouvoir. Et si tout se fait par le destin, tout se fait par des causes antérieures. Donc tout ce qui se fait ne se fait pas par le destin ». Cicéron poursuit lui-même plus abondamment ces conclusions serrées d’une manière plus étroite ; mais tout cela vise à nous faire comprendre que les choses fatales autant que les confatales sont nécessaires, dans la mesure où les causes adjuvantes et prochaines sont considérées comme attachées et étroitement liées aux causes éternelles. Je laisse de côté la critique de Carnéade, dis-je, pour passer plutôt à la réponse [845b] que Sénèque donne au raisonnement paresseux, quand il examine le cas de ceux à qui la foudre fait faire des vœux et des expiations, et c’est un cas comparable à la question des malades qui vont ou non voir le médecin195 : « Ils [les Étrusques] ont cela de commun avec nous que nous aussi nous estimons que les vœux sont utiles, sans rien retirer aux destins de leur force et de leur puissance. L’existence de certains événements est suspendue par les dieux, de manière à ce qu’elles aboutissent au mieux à condition que nous ayons des prières aux 193

  Cic., Fat., 13, 30.   Cic., Fat., 14, 31. 195   2.nat.qu.35. Sen., Nat., II, 37. 194

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dieux et fait des vœux. Dans ce cas, cela ne va pas contre le destin, mais cela appartient au destin. Mais, dit-on, la chose doit arriver, ou ne pas arriver : si elle doit arriver, elle arrivera, que tu aies fait ou non des vœux. Ta manière de poser la question est fausse, parce que tu laisses de côté une possibilité intermédiaire : que cela arrivera si l’on a fait des vœux. Mais, dit-il, l’expression de vœux est elle aussi comprise dans le destin196. Admettons que je me rende et que je reconnaisse que l’existence de vœux est aussi comprise dans le destin, les vœux alors seront faits. C’est le destin que tel soit savant, s’il étudie. Mais il est contenu dans le même destin qu’il étudie ; donc il étudiera. Un tel sera riche, mais s’il navigue. Vu que le même ordre du destin qui lui promet un beau patrimoine implique qu’il navigue, donc il naviguera. Je te dis la même chose des expiations : il échappera au danger, s’il détourne par des sacrifices expiatoires les menaces des dieux. Mais qu’il le fasse est aussi compris dans le destin ; donc il fera ces expiations ». Si j’ajoute ce texte, c’est pour que tu aies, au sujet des choses confatales et fatales, des exemples tirés de Sénèque, qui ressemblent fort à ceux de Chrysippe. Pour ce qui est de Chrysippe toutefois, je rapporterai ici ses propres comparaisons, en termes de cylindre et de cône197, pour expliquer comment il constitue la liberté de manière telle que, même si l’esprit est nécessairement touché par les choses ou par leur apparence, il est cependant en son pouvoir de donner ou non son assentiment. Mais auparavant, je crois bon de présenter la question d’après Cicéron qui, après avoir d’abord rapporté sur Chrysippe ce qui se lit chez Aulu-Gelle et qui manque dans le texte même de Cicéron : « Chrysippe, se sentant chaud198, en peine d’expliquer à la fois que tout est fait par le destin et que nous avons quelque pouvoir, s’embrouille » (et il aurait dû se rappeler ces comparaisons) ajoute à son propos199 : « Mais il revient à son cylindre et à son cône qui ne peuvent commencer à se mouvoir   cap.36. Sen., Nat., II, 38.   La comparaison de Chrysippe n’a de sens que dans le cadre de la physique grecque et ne veut pas dire grand-chose dans notre conception physique, du fait du principe d’inertie (la force de l’impulsion initiale entre dans la détermination du mouvement). Chez les stoïciens, l’impulsion n’a aucune influence sur la nature de la chute, et la trajectoire n’a qu’une source de détermination, la forme du mobile, qui fait que le cylindre roule et que le cône tourne. L’impulsion a pour unique effet de déclencher la chute, et la trajectoire est entièrement déterminée par le mobile lui-même. Pour l’interprétation moderne du cylindre, voir surtout Leibniz, Théodicée, III, 332. 198   Gel, VII, 2, 15. Le terme æstuans se trouve effectivement chez Cic., Fat., VIII, 15. 199   Cic., Fat., XVIII-XIX (42-43). 196 197

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sans une impulsion ; mais quand celle-ci est donnée, c’est, croit-il, en vertu de leur nature propre que, pour le reste, le cylindre roule tout droit, le cône en rond. Par conséquent, dit-il, de même que celui qui a poussé le cylindre lui a donné le commencement du mouvement, mais ne lui a pas donné sa propriété de rouler, ainsi la perception qui se présente imprimera bien et gravera, pour ainsi dire, son image dans notre esprit, mais notre assentiment restera en notre pouvoir et, comme on l’a dit pour le cylindre, une fois provoqué par une impulsion extérieure, il se mouvra pour le reste en vertu de sa force et de sa nature propre ». Voilà comment Aulu-Gelle rapporte les mots de Chrysippe200 : « De même que si on jette une pierre cylindrique dans un terrain en pente et abrupt, on aura produit la cause et le début de sa chute, mais ensuite elle roule emportée non parce que tu agis désormais, mais parce que sa manière d’être et sa forme ronde le veulent ainsi ; de même l’ordre, la structure rationnelle et la nécessité du destin mettent en mouvement les genres et les débuts des causes, mais la volonté propre de chacun et nos dispositions d’esprit naturelles règlent l’élan de nos décisions et de nos pensées, ainsi que nos actions ». Cela permet de comprendre enfin que la pensée des stoïciens s’approche d’une certaine manière de la première opinion des théologiens. [846a] Car les théologiens admettent eux aussi un certain pré-mouvement [præmotio]201 qui excite notre esprit et auquel notre esprit, quoique incapable de résister, donne cependant son assentiment, c’est-à-dire qu’il le reçoit volontiers [cum libentia], ce à quoi renvoie aussi l’éminent passage d’Épictète que j’ai cité plus haut202 : « Veut-il que j’aie la fièvre ? Je le veux, moi aussi », etc., par conséquent au point que la liberté selon les stoïciens eux-mêmes n’est rien d’autre que ce bon vouloir [libentia], entendu assurément d’après la rotation du cylindre, c’est-à-dire auquel le cylindre est enclin, pourvu qu’il soit d’abord mû un tant soit peu. De là, Aulu-Gelle rapporte la réponse de Chrysippe aux raisons couramment avancées pour excuser les fautes203 : « Quoique ce soit un fait qu’en raison d’une structure nécessaire et fondamentale tout soit déterminé et enchaîné par le destin, cependant la nature de nos esprits est soumise différemment au destin suivant leur qualité individuelle. Car s’ils ont été façonnés par la nature dès l’abord pour la santé et l’utilité, ils franchissent toute cette violence du destin qui les attaque de l’extérieur sans trop d’obstacles 200

    202   203   201

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lib.6.cap.2. Gel, VII, 2, 11. La præmotio est thomiste, et les molinistes s’y opposent. Epict., Ent.¸IV, 1, 89. Cf. chapitre 1. Gell., VII, 2, 7-8.

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et de difficultés. Si au contraire ils sont rudes, maladroits et grossiers, et ne sont pas soutenus par l’appui d’une bonne éducation, même s’ils ne subissaient qu’un assaut faible ou nul de désagréments dus au destin, ils se ruent cependant dans des fautes et des erreurs continuelles d’un élan spontané, du fait de leur gaucherie ». Et telle est la principale raison pour laquelle204 « il affirme qu’il ne faut pas supporter et pas écouter ni les vauriens, ni les lâches, en même temps coupables et effrontés qui, convaincus de faute et mauvaise action, ont recours à la nécessité du destin comme à l’asile de quelque temps et disent que ce qu’ils ont fait de très mal, il faut l’attribuer non à leur imprudence, mais au destin ». Car pour ce qui reste, il ne s’agit de rien d’autre que ce que, comme dit Cicéron, « se sent chaud et, en peine d’expliquer, s’embrouille ». On retrouve ici très exactement ce que Manilius, lui-même stoïcien, chante avec élégance205 : Que toutefois cette théorie ne tende pas à défendre le crime Ni à priver la vertu des récompenses qui lui sont dues. En effet, nul ne haïra moins les plantes vénéneuses Parce qu’elles ne viennent pas du libre-arbitre, mais d’une semence déterminée, Et les doux aliments ne seront pas moins appréciés Parce que la nature en a donné les fruits, et non pas la volonté. Ainsi qu’aux mérites des hommes revienne d’autant plus de gloire Qu’elle est un don du ciel, et au contraire nous haïrons d’autant plus Les scélérats qu’ils sont nés pour la faute et le crime.



Mais cependant, comme tu le vois, ce n’est guère une réponse satisfaisante, et il ne dit rien de plus que l’autre206 : « Les destins guident celui qui veut, mais tirent de toute façon celui qui ne veut pas ». Car même si ces mots indiquent que l’on peut être entraîné sans que cela soit contre son gré, il montre cependant en même temps qu’il n’est pas au pouvoir de l’homme de résister, y compris s’il le veut obstinément.

204

  Gell., VII, 2, 13.   lib.4. Manil., IV, 108-16. 206   Texte du petit poème de Cléanthe, traduit par Sen., Ep., cvii, 1. Passé quasiment en proverbe (d’où ici l’absence de nom d’auteur, « ille » suffit), on le trouve dans une lettre à Valois du 14 octobre 1644 (n°327) – voir mon édition avec la note qui renvoie à des emplois notamment chez Montaigne. 205

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Pour ce qui est du Moissonneur, la distinction que j’ai présentée entre les deux formes de nécessité permet, me semble-t-il, de lui donner une réponse claire. Car il n’y a, dans l’absolu en tout cas, aucune nécessité que quelqu’un moissonne, ni non plus qu’il ne moissonne pas ; aussi le « peut-être », c’està-dire la contingence, n’est-il pas supprimé. En revanche, de la supposition qu’il moissonnera (et il faut dire la même chose si l’on suppose qu’il ne moissonnera pas) découle une nécessité, dépourvue dans ce cas de « peut-être », c’est-à-dire de toute contingence, mais qui prend cependant en considération la résolution prise de moissonner, et cela en se plaçant après la résolution et la moisson, et non avant ; car, dans le temps qui précède la résolution, [846b] nous sommes absolument dans le peut-être et dans la contingence, si bien qu’il n’est pas étonnant que le constat que la chose a déjà été faite est posé dans le temps d’après sa réalisation et que, dans cette période qui suit la réalisation, on ne peut dire d’une chose qui a été faite qu’elle ne l’a pas été. Telle serait la réponse claire à donner, dis-je, mais je crois bon d’ajouter celle qu’Ammonius a faite, avec une grande concision207 : « Quand vous dites, “si tu vas moissonner, ce n’est pas comme si tu allais peut-être moissonner, ou peut-être pas, mais tu moissonneras quoi qu’il arrive”, comment entendez-vous la formule “vas moissonner”, en tant que nécessaire ou en tant que contingente et d’un terme incertain ? Car si vous l’entendez comme contingente et d’un terme incertain, nous avons ce que nous cherchons ; mais si c’est comme nécessaire, d’abord vous demandez qu’on vous accorde comme une évidence ce qui est contenu dans la question ; ensuite sera totalement vrai qu’il va moissonner, et il n’y aura plus lieu de dire : “tu moissonneras ou tu ne moissonneras pas”. Car comment, si l’une des deux propositions doit se produire nécessairement de telle sorte que l’autre est impossible, y aura-t-il lieu de dire “il se passera telle chose ou telle chose” ». Mais à l’affirmation que « tout énoncé est vrai ou faux », il faut répondre selon ce qui a été dit peu avant, c’est-à-dire en concédant d’abord qu’en ce qui concerne les contraires qui relèvent des futurs contingents, l’autre [affirmation] est aussi vraie. Car Cicéron dit remarquablement208 : « Il est nécessaire, malgré Épicure (ajoute malgré les aristotéliciens aussi) que, de deux propositions contradictoires, l’une soit vraie et l’autre fausse ; par exemple, “Philoctète sera blessé” était vrai dans tous les siècles antérieurs à la blessure, et “il ne sera pas blessé” était faux. À moins toutefois 207

  Ammon., De interp., IX, 131-2.   Cic., Fat., 16, 37-8.

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que nous ne voulions nous ranger à l’opinion des épicuriens (ajoute des aristotéliciens) qui disent que de telles propositions ne sont ni vraies ni fausses et, alors qu’ils ont déjà honte de cette première opinion, disent cependant, ce qui est encore plus honteux, que les disjonctions de contradictoires sont vraies, mais qu’aucune des choses qui y sont énoncées n’est vraie. Admirable audace, et pitoyable ignorance de la dialectique ! » Il faut ensuite réfuter la conséquence qui s’ensuit, à savoir que ce qui est vrai doit nécessairement arriver, à moins que cette nécessité ne soit une nécessité de supposition, qui donc n’empêche pas que cela puisse arriver librement ou de façon contingente. La nécessité de supposition permet de reconnaître que la proposition suivante fut vraie de toute éternité – Philoctète est abandonné sur l’île de Lemnos – et ne peut pas devenir fausse, de vraie qu’elle était ; mais si l’on suppose que Philoctète devait être abandonné alors que dans l’absolu il aurait cependant pu ne pas l’être, dans ce cas la proposition aurait été non pas vraie mais fausse par supposition opposée. Pour ne pas faire trop long, je me contente d’ajouter les commentaires de Cicéron quand, expliquant, par la bouche de Carnéade, qu’Épicure aurait pu réfuter les partisans du destin, sans pour autant inventer cette déclinaison imaginaire des atomes et en attribuant à l’esprit le pouvoir de produire des mouvements volontaires, il dit209 : « Mais encore, pour ne pas prêter à rire à tous les physiciens, si nous disons que quelque chose arrive sans cause, faut-il distinguer et dire que la nature de l’atome est de se mouvoir par son poids et sa gravité, et que c’est là proprement la cause de sa translation. Semblablement, aux mouvements volontaires de l’âme, il ne faut pas chercher de cause externe : car le mouvement volontaire a pour nature propre d’être en notre pouvoir et notre dépendance, et non sans cause, car sa cause est sa nature même. Puisqu’il en est ainsi, pourquoi toute proposition ne serait-elle pas vraie ou fausse, sans que nous ayons accordé que tout ce qui arrive est fatal ? » C’est parce que, dit Chrysippe, « le futur vrai ne peut pas être ce qui n’a pas de causes [847a] pour lesquelles il doit arriver ; il faut donc que ce qui est vrai ait des causes ; ainsi, quand il se produira, il se produira fatalement. C’est une affaire réglée, s’il faut en passer par votre dilemme : ou que tout est fatal, ou que quelque chose peut arriver sans cause. Mais n’y a-t-il pas d’autre moyen que cette proposition soit vraie : “Scipion prendra Numance”, sinon que de toute éternité l’enchaînement des causes doive déterminer cette conséquence ? Cela aurait-il pu être faux si on 209

  Cic., Fat., XI, 25 et sqq à XII, 28.

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l’avait dit six cents siècles auparavant Et si alors cette proposition “Scipion prendra Numance” n’était pas vraie, alors celle-ci non plus ne serait pas vraie “Scipion a pris Numance”. Quelque chose peut-il donc être passé, qui n’ait pas été vrai en tant que futur ? Car de même que nous appelons vrais dans le passé les événements dont il était vrai dans un temps encore plus ancien qu’ils arriveraient, ainsi appellerons-nous vrais les événements futurs dont il sera vrai par la suite qu’ils arriveront. Et si toute proposition est vraie ou fausse, il ne s’ensuit pas immédiatement qu’il y ait des causes immuables et éternelles qui empêchent quelque chose d’arriver autrement qu’il ne doit arriver. Ce sont des causes fortuites qui font que cette proposition est une proposition vraie : “Caton viendra au sénat” ; elles ne sont pas inhérentes à la nature et à l’ordre du monde. Et pourtant “il viendra” est aussi immuable, quand c’est vrai, que “il est venu, et ce n’est pas une raison pour avoir peur de la nécessité ou du destin. Car il faudra bien reconnaître que si cette proposition : “Hortensius viendra à Tusculum” n’est pas vraie, alors il n’est pas vrai que Hortensius viendra à Tusculum. Si ce n’est pas vrai il s’ensuit que c’est faux ; mais ils [les épicuriens] veulent qu’elle ne soit ni l’un ni l’autre, ce qui est impossible ». Voilà ce que dit Cicéron. Ce passage permet de comprendre à quel point il aurait pratiquement visé juste s’il avait reconnu que la vérité et la certitude de ces propositions peuvent être merveilleusement compatibles avec la prescience [præscientia] éternelle de Dieu. En tout cas il aurait évité l’écueil qui lui vaut les attaques de saint Augustin, qui écrit210 : « Dans son désir de faire les hommes libres, ils les a faits impies », en ce qu’il a rapporté les actions humaines non pas à la Providence divine, mais à des causes fortuites, qui « celles-là ne sont pas inhérentes à la nature et à l’ordre du monde ». Qui plus est, tant Aristote qu’Épicure ne serait pas tombé sur le même écueil, en passant du reste par une autre route, puisque, pour préserver les causes tant fortuites que libres, ils se sont abandonnés à cette ignorance de la dialectique que Cicéron leur a reprochée, et ils ressemblent trait pour trait à l’oracle ridicule de Tirésias chez Horace211 : Ô Laërtiade, ce que je te dirai sera ou ne sera pas. Mais il suffit sur ce point. 210   Aug., Cit., V, 9. Ce passage où saint Augustin accuse Cicéron d’athéisme est un lieu commun des traités sur l’existence de Dieu au XVIe siècle (Pomponazzi, Cardan). 211   2.sat.5. Hor., Sat, II, 5, 59.

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Chapitre 4 Ce qu’il faut penser de la divination, c’est-à-dire du pressentiment des choses futures purement fortuites Il convient d’ajouter quelques réflexions sur la divination à ce que nous avons dit de la liberté, afin que l’évidence du libre-arbitre s’impose davantage et que soit mieux détruite la pensée d’Épicure, qui s’y oppose. D’abord, ce qu’il veut dire quand il explique que « l’art divinatoire, c’est-à-dire la divination, n’a aucune réalité. Et si elle en a, il faudra considérer que les événements ne dépendent en rien de nous », est en parfaite cohérence avec sa conception qui, comme nous l’avons vu, implique l’affirmation de la liberté et la suppression de la nécessité. Parce qu’en effet il n’a pu comprendre [847b] qu’une des propositions sur le futur contingent est définitivement vraie, mais l’autre définitivement fausse, et que l’homme demeure néanmoins libre, dans la mesure où il peut se décider pour un parti ou pour un autre, cependant, dès lors qu’il a jugé impossible qu’un des partis qui soit pris de façon définie, il a, très logiquement, dit qu’il n’y a aucune divination ni prédiction certaine des futurs contingents, dans la mesure où si le contenu de la prédiction était totalement vrai et indubitable, il n’y aurait aucune possibilité qu’il ne se produise pas et aucune possibilité pour le contenu inverse de se produire, d’où il en découlerait la nécessité de prendre l’un des deux partis, et non pas la liberté de prendre l’un ou l’autre. Or, sans qu’il soit ici nécessaire de reprendre quoi que ce soit de ce qui a été conclu assez abondamment pour démontrer que la prescience [præscientia] de Dieu et la connaissance attachée aux oracles qui tirent d’elle leur origine sont remarquablement compatibles avec le libre-arbitre lui-même, de telle 

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sorte que la vérité de ce que les prophètes divinement inspirés ont prédit et de ce qui est contenu dans les saints volumes demeure intacte, il ne nous reste plus qu’à examiner sur quels arguments Épicure a rejeté la divination, qui était très pratiquée chez les païens. Tout d’abord non seulement Plutarque mais encore Cicéron associent Épicure à Xénophane qui, tout en affirmant l’existence des dieux, a cependant supprimé la divination. Et ce rejet se distingue de la position de tous les autres, qui ont admis la divination, comme Pythagore, Démocrite, Platon, ou encore les péripatéticiens et les stoïciens, et surtout ces derniers, à la réserve près que, chez Cicéron, Panetius n’a pas osé dire que l’art [vis] de deviner n’existait pas, mais en a cependant douté, alors que la plupart des autres stoïciens ont rejeté non pas tous les genres de divination, mais un certain nombre, à commencer par Carnéade qui en rejette tantôt telle forme tantôt telle autre, si bien qu’il semble devoir être associé à Épicure, et surtout à cause de ce qu’on lit chez Cicéron, quand, après avoir rapporté l’histoire de ce Tagès qui apparut soudain, sorti du sillon plus profond qu’un laboureur avait creusé avec sa charrue, et qui enseigna la science des haruspices aux Étrusques, il dit : « Est-il donc besoin d’un Carnéade pour démentir ce genre d’histoires ? Ou d’un Épicure ? » Quant à la réaction que Plutarque attribue aux épicuriens, des cleuasmoˆ, kaˆ gšlwtej, « rires et sarcasmes », Cicéron le confirme lui aussi quand il dit : « Rien ne fait tant rire Épicure que la prétention de prédire les choses futures ». Et ailleurs : « Je regrette que nos stoïciens aient donné aux épicuriens une telle occasion de les ridiculiser d’eux ; car tu n’ignores pas comme ils s’en moquent ». De là, toujours chez Cicéron, cette parole de Velléius s’adressant à Balbus : « De là encore votre mantik¾, qui se dit en latin divinatio [divination] : si nous acceptions de vous écouter, nous serions imbus d’une superstition telle que nous en viendrions à honorer haruspices et augures, devins et prophètes. Épicure nous a dégagés de ces terreurs, il nous a rendu la liberté », etc. Je n’ajoute aucun commentaire particulier sur les rêves, car l’opinion d’Épicure à cet égard se trouve suffisamment exprimée d’une part par Eumol

                   

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5.plac.I. Plut., M., V, 1, 904e. I.de divin. Cic., Div., I, 3. 2.de divin. Cic., Div., II, 23. de orac.def. Plut., M., De def., 19, 420b. 2.de nat. Deor. Cic., Nat., II, 65. 2.de divin. Cic., Div., II, 17. I.de nat. Deor. Cic., Nat., I, 20.

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pe chez Pétrone quand, parlant de la divination dans les songes, il dit : « Tu sauras ainsi quel homme divin était cet Épicure qui, avec beaucoup d’esprit, condamne toutes ces sottises », mais d’autre part aussi par Tertullien luimême qui dit10 : « Épicure a jugé totalement vains les rêves, libérant la divinité de ces tracas », etc. d’autre part encore chez Cicéron par son frère Quintus quand, parlant d’un Sisenna, il dit11 : « Je crois que, sous l’influence de quelque épicurien, il a fort mal à propos prétendu qu’il ne fallait pas ajouter foi aux rêves ». Je ne dirai rien non plus des présages dont ce vers de Lucrèce suggère quelle foi il faut donner à leur interprétation12 : Voilà comment pénétrer la nature même de l’éclair et voir par quelle force il accomplit toutes ses actions [848a] sans dérouler en vain les formules étrusques, cherchant des indices de la pensée cachée des dieux. Rien non plus des oracles dont Origène13 et Eusèbe14 déclarent au passage qu’ils sont objet de moquerie chez Épicure et les épicuriens ; car il suffit de rappeler que Plutarque représente Boethus en train de reprendre les vers des Sibylles15 (en leur reprochant de ne rien savoir de la divine composition et en se moquant de leur style que nul poète confirmé ne voudrait imiter) et de leur adresser les objections suivantes : « Vous, ô prophètes d’Épicure, il est impossible que l’on vous échappe : les anciennes prophétesses, vous les accusez d’avoir fait de mauvais vers, et celles d’aujourd’hui, d’exprimer leurs oracles en prose, en se servant au hasard des mots qui se présentent afin de ne pas avoir à vous rendre compte de leurs vers toujours fautifs au début, au milieu ou à la fin ». Le même Plutarque rapporte ailleurs que Colotès trouvait fort suspect l’oracle d’Apollon concernant Socrate16 ; et Lucrèce loue Empédocle et d’autres philosophes parce que, comme nous l’avons évoqué ailleurs17 :

  Sat.c.64. Petr., Sat., 104.   lib. de an. Tert., Anim., 46, 2. 11   I.de divin. Cic., Div., I, 44. 12   Lib.6. Lucr., VI, 379, sqq. 13   7 & 8 adv. Cels. Orig., C.C., VII, 3 et VIII, 45. 14   4. præp. I et 2. Eus., Præp., IV, 2, 13 et IV, 3, 14. 15   de Pyth. orac. Plut., M., Pyt. Or., 397. 16   I adv. Col. Plut., M., Col., 1116e. 17   Lucr., I, 735, sqq. 

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[…] malgré toutes leurs découvertes justes et divines, eux qui firent jaillir du sanctuaire de leur cœur réponses plus saintes, bien plus sûres que les oracles lancés par la Pythie du trépied et du laurier de Phébus. Et parce que l’on croyait que non seulement ce genre de divination était administré par les dieux et les démons18 On était arrivé au seuil, lorsque la vierge déclara : “C’est le moment d’interroger les destins; le dieu, voici le dieu !” Et19 : sa voix n’est plus d’une mortelle, quand l’atteint le souffle puissant du dieu maintenant tout proche […]. mais aussi presque toutes les autres formes ; car selon les mots d’Apulée20 : « chacun des démons veille selon ses attributions particulières, en composant les songes, en découpant les entrailles, en guidant le vol des oiseaux, en instruisant les obscènes21, en lançant la foudre ou en faisant briller les éclairs au milieu des nuées, bref, en réglant tout ce qui nous sert à connaître révèle l’avenir ». Et de poursuivre : « Toutes les choses qui nous avertissent, par la volonté, la décision et les ordres des dieux, mais par le soin, l’obéissance et le ministère des démons, comme les songes d’Hannibal lui enseignent qu’il va perdre son œil ; comme les auspices de Flaminius lui prédisent le péril de la défaite ; comme ils découvrent à Navius Attus la propriété merveilleuse de la pierre à aiguiser ; comme quelques signes avant-coureurs d’une royauté future se donnent à voir ; comme la tête de Tarquin l’Ancien est assombrie d’un aigle ; comme une flamme illumine le visage de Servius Tullius ; enfin, tous les présages des augures, les apparitions des éclairs, les vers des Sibylles ». C’est parce que l’on racontait cela, dis-je, qu’Épicure a préféré nier absolument l’idée que les dieux dirigeaient le monde et le rôle actif des démons plutôt que d’accorder cela. De là vient qu’Aphrodise lui-même aussi, traitant de la prédiction faite au sujet de Laïos à l’exécution de laquelle Apollon aurait lui-même concouru, pense qu’il n’est pas un homme qui, entendant cette histoire, ne jugerait pas que22 ¢sebestšran 18

  Verg., En., VI, 45-6.   Verg., En., VI, 50-1. 20   De Dæm. Socr. Apul., Socr., 6-7. Gassendi adapte un peu le texte d’Apulée. 21  Nom de tout oiseau dont le chant sert de présage. 22   De Fat.16. A. Aphr., Fat., 31. 19

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t¾n legomšnhn ¢pÕ t¾n perˆ 'Ep…kouron ¢prono…an tÁj taiaÚthj pronÒiaj, « plus respectueuse est la négation de la Providence professée par Épicure qu’une Providence ainsi conçue ». Sans doute est-ce la raison pour laquelle l’épicurien Boethus, dont il vient d’être question, dit, après l’évocation de différents prodiges qui, chez Plutarque comme chez Apulée, sont rapportés aux démons23 : Naˆ, dit-il, oÙ g¦r ¢rke‹ tÕn qeÕn e„j sîma kateirgnÚnai qnhtÕn ¤pax ˜k£stou mhnÒj, ¢ll¦ kaˆ l…qῳ pantˆ, kaˆ calkù sumfur£somen aÙtÕn ésper oÙk œcontej ¢xiÒkrew tîn toioÚtwn sumptwm£twn t¾n tÚchn dhmiourgÕn, kaˆ tÕ aÙtÒmaton, « Ne nous suffit-il pas d’enfermer le dieu une fois par mois [848b] dans un corps mortel, si nous n’allons pas encore le mêler à tous objets de marbre ou de bronze ? Comme si nous n’avions pas dans la fortune et le hasard des causes suffisantes de telles coïncidences ». Rappelons encore une remarque très proche que l’on lit chez le même Plutarque24, après la précision qu’Empédocle et d’autres ont introduit les Alastores (justiciers implacables) et les Palamnéens (vengeurs du sang répandu) et autres mauvais démons (dont Origène écrivit25 qu’Épicure a méprisé les pratiques incohérentes), les épicuriens sont censés avoir dit26 : æj ¢dunatÒn ™sti faÚlouj, kaˆ ¡marthtikoÝj Ôntaj, makar…ouj, kaˆ makar…wnaj e�nai, poll¾n tuflÒthta tÁj kak…aj ™coÚshj, kaˆ tÕ periptwtˆkon to‹j ¢nairetiko‹j « Il est impossible qu’étant mauvais et pervers, ils soient heureux et vivent longtemps, le vice ayant en partage un grand aveuglement et une tendance à tomber dans tout ce qui peut l’anéantir ». Dans ce passage, ce qui est dit de l’aveuglement est tout à fait pertinent. Car on en déduit que, même si l’on concède l’existence de démons, ils ne sont cependant pas assez clairvoyants pour pouvoir prévoir et prédire les choses futures. Mais parce que l’on prouve d’ordinaire la pertinence de la divination par les événements mêmes dont les démons, c’est-à-dire les génies, se manifestant eux-mêmes, prédisent qu’ils vont arriver, il suffit de rapporter les propos que l’épicurien Cassius a tenus à Brutus, après que ce dernier lui a eu raconté la célèbre apparition de son génie : il commence par déclarer que Brutus a eu une hallucination avant d’ajouter27 : Ømšteroj oâtoj, e�pen, 23

  Plut., M., Pyt. Or., 398b.   Plut, M., De def., 15, 418b. 25   I.& 4.con.Cels. Orig., C.C., I, 24 et IV, 88. 26   Plut, M., De def., 420d. 27   Gassendi parle longuement de l’apparition à Brutus dans une lettre à Valois du 4 décembre 1643 (n°270). Pour le discours de Cassius à Brutus, Plut., V., Brut., 39, 6. 24

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ð broàte, lÒgoj, æj oÙ p£nta p£scomen ¢lhqîj oÙd' Ñrîmen, ¢ll' ÙgrÕn mšn ti crÁma, kaˆ ¢pathlÕn a‡sqhsij. 'Esti d'Ñxutšra ¹ di£noia kine‹n aÙtÕ kaˆ metab£llein ¢p'oÙdenÕj Ùp£rcontoj Óti p©san „dšan, khrî mšn œoiken ¹ tÚpwsij. Yuc¾ d'¢nqrèpou, tÕ plattÒmenon kaˆ tÕ pl£tton ™coÚsh, tÕ aÙtÒ, ·©sta poik…llein aÙt¾n kaˆ schmat…zein di'˜autÁj Ùp£rcei. Dhloàsi d'a„ kat¦ toÝj Ûpnouj trÒpai tîn Ñne…rwn, aƒj tršpetai tÕ fantastikÒn, ™x ¢rcÁj brace…aj pantodap¦ kaˆ p£qh kaˆ e‡dwla kinoÚmenon: kine‹sqai d'¢ei pšfuken, k…nhsij d'aÙtî, fantas…a tij, ¹ nÒhsij. Soi de kaˆ tÕ sîma talaipwroÚmenon fÚsei t¾n di£noian aˆwre‹ kaˆ paratršpei. Da…monaj d'oÙt'e�nai piqanÒn « Il n’est pas croyable qu’il existe des démons ou, s’il en existe, qu’ils prennent figure ou voix humaine, ou que leur influence nous atteigne. Pour moi, je voudrais qu’il y en eût, afin que nous puissions compter non seulement sur cette multitude d’armes, de chevaux et de navires, mais encore sur le secours des dieux, nous les chefs de la plus sainte et de la plus belle des entreprises ». Or je laisse de côté les vers que Lucrèce consacre à ces apparitions dont il est banal de dire qu’elles ont eu lieu dans des lieux déserts28 : Les habitants du voisinage imaginent ces lieux peuplés de nymphes et de satyres aux pieds de bouc. Ils évoquent des faunes dont les cris et les joyeux ébats viendraient souvent rompre le silence des nuits, évoquent les harpes et les douces complaintes qu’épanche la flûte sous les doigts des musiciens ; les paysans à la ronde entendraient jouer Pan quand sa tête bestiale agitant sa couronne de pin parcourt son chalumeau d’une lèvre crochue et ne cesse d’épancher sa muse pastorale. Ils content ces prodiges et d’autres merveilles pour que leurs solitudes ne semblent par les dieux mêmes désertées, de miracles nous rebattant les oreilles, à moins qu’une autre raison ne les guide, tant avide est l’espèce humaine de capter l’attention. Et en tout cas, dans la pensée d’Épicure sur ce sujet, il ne faut pas du tout critiquer le fait qu’il se soit moqué de la crédulité et de la superstition exces  lib.4. Lucr., IV, 580 sqq.

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sives des Gentils tant au sujet de la divination elle-même que des démons ; mais on ne saurait tolérer pour autant que, quoi qu’il en soit de la vérité de la divination, il n’ait pas reconnu l’existence des démons en général. Car non seulement la sainte religion, mais encore la raison le persuadent, comme elle a aussi persuadé des philosophes, dont Plutarque citant notamment Thalès, [849a] Pythagore, Platon, les stoïciens (en dehors d’Empédocle et d’autres) à qui, quand ils affirment29 « qu’il y a des démons qui sont des substances faites d’une âme ; et également des héros, les âmes séparées de leurs corps, bons quand l’âme est bonne, mauvaise quand elle est vile » il oppose le seul Épicure qui oÙdšn toÚtwn ™gkr…nei « n’en admet aucun ». Il ne fait aucun doute que ces philosophes se soient trompés, tant à propos de la substance que des attributs qu’ils ont conférés aux démons, mais ils n’en sont pas moins dans le vrai en ce qu’ils ont affirmé leur existence. Mais la question méritant mieux que d’être évoquée en passant, il ne sera donc peut-être pas hors de propos de commencer par dire quelques mots des démons auxquels elle est d’habitude rapportée, avant de traiter ensuite de la divination. Or je suppose qu’ils sont ce que l’Écriture sainte appelle d’ordinaire des anges et parfois même des démons s’agissant des anges qui ont trahi, auxquels elle attribue par ailleurs le nom de Satan, de diable et autres. Les païens les désignent d’ordinaire soit du nom de démons, soit encore de celui de génies, quand ils ne disent pas d’eux, parce qu’ils leur imputent une nature divine ou un peu inférieure à la nature divine, qu’ils sont des dieux, des demi-dieux et des fils des dieux (mais bâtards, par exemple nés de telle ou telle Nymphe), etc., pour ne pas rappeler qu’on lit chez Aristote qu’on les appelle aussi des substances séparées, séparées dans la mesure où elles sont incorporelles ; ses disciples les appellent Intelligences, dans la mesure où ils doivent leur puissance à leur intellect ; alors qu’en latin intelligent [intelligens] semble être la même chose que ce qui se dit en grec da…mwn, si du moins est vraie l’explication que donnent Lactance et Macrobe30, suivant Platon, à savoir que da…monej veut dire chez les grammairiens da»monej, autrement dit « instruits des choses et savants ». Quant aux propos d’Aristote31, selon lequel on a tort de dire des rêves qu’ils sont qeÒpempta, « envoyés divinement » c’est-à-dire « par Dieu », mais qu’ils peuvent cependant être daimÒnia, « démoniques »¸ ¹ fÚsij daimon…a, ¢ll'oÙ qe‹a, « parce que la nature, s’il est vrai qu’elle est   I.plac.8. Plut., M., Plac., I, 8, 882b.   Macr., Sat., I, 23, 7. 31   Arstt., Div., 463b. 29 30

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démonique, n’est cependant pas divine » ; car on l’interprète souvent dans le sens que la nature elle-même dont viennent toutes choses est instruite et savante des choses « et prévoit même les choses futures », même si les choses prévues arrivent comme c’est le cas du lanceur de javelot dont il n’est pas exclu qu’il fasse mouche quelquefois à force de lancer son arme à longueur de journée ; ainsi explique-t-il qu’il n’y a rien d’étonnant si, parmi les si nombreux rêves et visions que la nature des bonimenteurs et mélancoliques fournit en abondance, quelques-uns se réalisent parfois. Mais après cet exposé préalable, pour que tu sois informé de ce que Pythagore, Platon et tous les autres ont pensé des démons, je dois ici rappeler à ta mémoire ce que j’ai dit plus haut sur l’âme du monde. De fait ceux qui ont admis cette notion ont estimé que les démons, ainsi que notre âme, n’étaient rien d’autre que des particules [particulæ] de l’âme du monde. Et c’est parce qu’ils pensaient d’autre part que l’âme du monde était la même chose que Dieu qu’ils ont jugé que les démons étaient eux aussi des particules de la nature divine ; ce faisant, ils ont tendu la perche à différents hérétiques des premiers temps de l’Église, qui se sont empressés de spéculer pareillement sur les anges qu’ils ont voulu tirer de la substance de Dieu. Selon leur conception, l’âme du monde était un océan inépuisable où devaient finir par aboutir, au fil du temps, les démons et les âmes qui en étaient comme des ruisselets. Et Plotin32 l’a même, semble-t-il, comparée à une racine, ou à un tronc, comme si les démons et les âmes étaient pour ainsi dire les branches, les rameaux, les feuilles, les fleurs et les fruits. Mais ils ont pensé que, de même que l’eau, quand elle atteint les entrailles de la terre, s’imbibe de la substance [849b] des minéraux qu’elle traverse d’aventure, de même les particules de l’âme du monde revêtent la plupart du temps la substance des corps les plus ténus et contractent avec eux une sorte d’union spéciale. Mais, estimant que l’âme, si elle se répand dans tout l’univers [orbis], séjourne cependant surtout dans la région de l’éther, et même dans les astres et par-dessus tout dans le soleil, ils ont ainsi imaginé que, les régions inférieures où vivent les hommes étant chauffées par les supérieures, il arrive du ciel comme différents rayons d’âme vivifiante et que, pendant leur trajectoire, ces rayons prennent corps [corporari] pour ainsi dire chacun à sa façon et revêtent comme un habit d’air, de telle sorte que par la suite les uns s’attardent dans l’air et continuent à y évoluer, tandis que les autres descendent jusqu’à la terre. Ils en ont conclu   Enn.9.lib.3.cap.7. Plot., Enn., traité 27 (IV, 3), 4, 25-fin du chapitre.

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que ces substances, composées d’un corps ténu, tel qu’est un corps aérien, et de leur particule de l’âme du monde, sont les démons et les âmes, mais que, tandis que les démons demeurent libres et ne se mélangent pas aux corps plus épais, les âmes sont précipitées dans les corps plus épais et prennent donc corps [corporascunt] davantage. Or je passe sur le fait que si le corps ténu dont les particules de l’âme se revêtent comme d’un manteau est doux et d’un agencement [contextura] bénin, ils deviennent de bons démons ; mais que si au contraire il est d’un agencement âpre et malin (comme il y a aussi dans l’air des parties hétérogènes), ils seront mauvais. Je passe aussi sur le fait que nos âmes, une fois sorties du corps, redeviennent des démons, à la réserve près que cela demande un certain temps, et que chaque cas est différent. En tout cas la plupart conservent comme des restes de leur corps humain de telle sorte que, tant qu’elles les gardent et ne les ont pas déposées, elles se voient conférer par certains auteurs moins le nom de démons que celui de héros et de demi-dieux. Ceux-là suivent surtout Hésiode, qui le premier, comme Plutarque le rapporte33, a distingué quatre espèce d’êtres dotés de la raison, les dieux d’abord, puis les démons, puis les héros, enfin les hommes. Quant à la suite de leur description, selon laquelle, de même que la terre se transmute en eau, l’eau en air, l’air en feu, de même les héros procèdent des hommes, les démons des héros, les dieux des démons, tu dois bien comprendre que cela se produit quand les portions de l’âme du monde déposent le manteau corporel qu’elles ont choisi et se fondent à nouveau pour ainsi dire dans le reste de la nature homogène. J’ai dit qu’ils suivaient Hésiode ; car Platon, Pythagore et, à leur suite, tous ceux qui se présentent comme les principaux défenseurs des démons répartissent seulement en trois genres les êtres dotés de raison, à savoir les dieux, les démons et les hommes. Les comparaisons que Xénocrate imagine en la matière et que rappelle Plutarque sont connues de tous : prenant les triangles, il a attribué l’équilatère aux dieux, l’isocèle aux démons, le scalène aux hommes. Et de même, prenant les astres, il a fait les dieux semblables au soleil, les démons à la lune, les hommes aux comètes et aux autres feux éphémères. Et nous pourrions certes nous appuyer sur différents auteurs pour expliquer comment les démons sont des natures intermédiaires entre les dieux et les hommes, ou bien, comme on dit, sur les confins [in confinio] des immortels

  de Orat.def. Plut., M., De def., 10, 415b.

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et des mortels ; mais aucun ne l’exposera plus lumineusement qu’Apulée34. Car il a d’abord indiqué comment ils assurent le commerce entre les dieux et les hommes ; puis, après avoir démontré que, de même que toutes les régions du monde ont leur propre faune (de fait, l’éther a les astres, le feu les petits animaux dont parle Aristote, la mer les poissons et la terre tout le reste), de même l’air n’est pas condamné à n’avoir pas ses propres habitants, qui sont bien évidemment les démons ; il ajoute : [850a] « Il nous reste à traiter de leur nature et de leurs propriétés. Ils ne seront pas terrestres, autrement leur poids les emporterait ; ils ne seront pas formés de flammes, car ils seraient enlevés vers le haut par la force de la chaleur. Il faut donc combiner une nature intermédiaire, selon le lieu où elle se trouve, afin que la constitution des habitants soit en harmonie avec la région qu’ils occupent. Formons par la pensée et créons une espèce d’animaux ainsi faits qu’ils ne soient ni aussi lourds que ceux de la terre, ni aussi légers que ceux de l’éther, mais qui diffèrent des uns et des autres par quelques propriétés. Comme s’ils étaient mêlés de ces deux éléments, selon qu’on aura écarté ou réglé la participation des deux éléments ; mais leur combinaison est plus facile à concevoir que leur exclusion. Ainsi donc le corps de ces démons aura quelque pesanteur pour qu’ils ne soient pas enlevés aux régions supérieures, et quelque légèreté pour qu’ils ne soient pas précipités en bas ». Il introduit ensuite l’exemple des nuages et ajoute35 : « Si les nuées voltigent haut, elles qui n’ont d’autre origine que la terre et d’autre terme que de retourner s’y écouler, que penser des corps des démons, formés d’un agrégat infiniment plus subtil ? En effet, ce ne sont pas des agglomérats de la vapeur boueuse et de la noirceur humide d’ici-bas, dans le genre de nuages, mais des concentrations de l’air supérieur le plus pur, élément limpide et serein ; aussi demeurent-ils invisibles à tous les hommes, à moins d’un motif sérieux et que la volonté divine les pousse à se montrer ; car il n’y a en eux aucune opacité terrestre, qui ait pris la place de la lumière et qui puisse former obstacle devant nos yeux et arrêter nos regards après une rencontre inévitable : la trame de leur corps est si ajourée, si brillante et si ténue qu’elle laisse passer tous nos rayons visuels à travers ses jours, les réfléchit par son brillant et les déjoue par sa finesse ». Or vois aussitôt après ce qu’il ajoute au sujet des passions des démons36 : « C’est en général sur cette catégorie de démons que les poètes modèlent les traits tout à fait ressemblants qu’ils prêtent aux   de Dæm. Socr. Apul., Socr., 9.   Apul., Socr., 11. 36   Apul., Socr., 12. 34 35

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dieux : ceux-ci, pleins de haine ou d’amour pour certains hommes, assurent le succès et l’élévation des uns, tandis qu’ils attaquent et abattent les autres ; aussi éprouvent-ils la compassion, l’indignation, l’angoisse, la joie et tous les sentiments de l’âme humaine ; comme nous ils sont ballottés à chaque vague de pensées par les remous du cœur et la houle de l’esprit ». Et ensuite, après avoir expliqué que les dieux célestes vivent dans la tranquillité, étrangers à ces émotions et à ces tempêtes, voici qu’il poursuit37 : « Tous ces mouvements de l’âme et les autres du même genre s’accordent fort bien avec l’état intermédiaire des démons. En effet ils se trouvent à mi-chemin entre les dieux et nous, par la situation de leur domaine comme par la nature de leur esprit, ayant en commun avec l’espèce supérieure l’immortalité, avec l’espèce inférieure la passibilité. Car ils sont au même titre que nous “passibles” de tous les apaisements comme de tous les soulèvements de l’âme ; ainsi la colère les soulève, la pitié les fléchit, les dons les allèchent, les prières les attendrissent, les outrages les irritent, les hommages les apaisent, et tout le reste les fait changer de la même manière que nous. De fait, pour embrasser mon sujet dans une définition : les démons sont des êtres d’espèce animée, doués de la faculté de raisonner, d’une âme passible, d’un corps aérien, d’une vie éternelle ». Telles sont ses paroles. À ses yeux, comme on le voit dans ce dernier passage, les démons sont éternels, comme s’ils ne naissaient ni ne décédaient jamais (d’où cette immortalité qu’il leur a conférée un peu plus haut) : ce point, note-le, est incompatible avec l’opinion de ceux qui jugent qu’ils sont soumis à la naissance et au décès, à moins que tu n’entendes, derrière le terme d’éternité, une figure pour dire un temps très long ou que tu ne comprennes sa pensée en l’éclairant à la lumière de ce rayon de divinité, c’est-à-dire de petite portion de l’âme du monde, qui, de même qu’elle a toujours été et ne commence pas [850b] au moment où elle revêt sa dépouille aérienne, ne cessera pas non plus d’être, à l’instant où elle abandonnera cette dépouille, mais subsistera, liée comme elle l’est à l’âme tout entière. Assurément, de même que l’on dit de l’homme qu’il est mortel à cause de la dissolution de l’assemblage [compago] par lequel l’âme est liée au corps, quoique l’âme ne périsse pas pour autant, de même les philosophes jugent-ils qu’il faut ranger les démons parmi les mortels, parce que, même si leur part principale et intelligente subsiste éternellement, il lui arrive cependant d’être séparée du corps dont celui qui s’y s’attache est considéré comme un démon. Et cette description rend en tout cas justice à 37

  Apul., Socr., 13.

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ce que nous avons vu plus haut, à savoir que les dieux sont faits à partir des démons, comme les Égyptiens l’ont naguère pensé d’Isis et d’Osiris38 ; d’autres d’Hercule et de Liber, comme Plutarque le constate, mais elle nous permet aussi d’interpréter ce qu’Ovide dit de Jupiter39 : J’ai, sous mes lois, des demi-dieux, des faunes, Des nymphes, des satyres, des sylvains qui habitent les montagnes, Que nous n’avons pas encore jugés dignes des honneurs du ciel, Et à qui nous avons accordé la terre pour y fixer leur séjour. Mais je passe sur le récit que nous fait le même Plutarque de la mort de Pan et du déclin des oracles, que certains imputent à la mort des démons40. J’aborde seulement le fait qu’il cite que certains ont estimé que l’âge des démons était de neuf mille sept cent vingt ans et qu’Hésiode l’a notamment étendu jusqu’à cent myriades d’années, un chiffre qu’il obtient par la multiplication de l’âge auxquels arrivent successivement les animaux qui ont la plus grande longévité, il dit que les nymphes, filles de Jupiter sont assurément les démons qui survivent le plus ; et l’on calcule le nombre des années auquel elles parviennent à neuf cent trente trois mille cent vingt. Or les vers d’Hésiode41, 'Ennša toi zèei gene¦j, etc. ont été mis à la portée des Latins par Ausone qui les imite42 : Deux fois trois ans ajoutés à neuf fois dix autres Complètent la juste année de la vie de l’homme. La corneille bavarde vit neuf fois davantage ; Le cerf dépasse de quatre siècles la corneille ; Le Corbeau l’emporte de trois siècles sur le cerf aux pieds ailés ; L’oiseau qui renaît de lui-même, le phœnix, compte neuf fois plus d’années encore, Et dix fois au-delà s’étend la durée de votre âge, Nymphes Hamadryades ; car votre vie est la plus longue.



Il faut noter ici que le fait que le traducteur désigne les Hamadryades sous le nom de nymphes à la longue vie (alors qu’Hésiode dit plutôt 38

    40   41   42   39

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De Iside & Osir. Plut., M., De Is., 27, 361e. I.metam. Ov., Met., I, 192-5. De Orac.def. Plut., M., De def., 17, 419b-d. Hes., fragment 304, cité dans le texte de Plutarque. Eidyll.18. Aus., Idyl., 16.

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¢poplok£mouj, « à la belle chevelure ») ne s’accorde pas avec ce que Pindare en dit43, à savoir que les nymphes ont reçu en partage une existence dont la mesure est celle de la vie des arbres et que si elles sont appelées Hamadryades, c’est parce qu’elles vivent avec les chênes (c’est-à-dire en général avec les arbres) et aussi longtemps qu’eux. À moins que l’on ne dise qu’alors que les nymphes ne sont pas les formes ou âmes des arbres, mais plutôt des démons qui se plaisent dans les forêts et certains arbres en particulier (il y en a d’autres à qui plaisent les montagnes ou les fleuves et les sources ; d’où leur nom d’Oréades et Naïades, à côté de celui d’Hamadryades), à moins, dis-je, que l’on ne juge que ce n’est pas parce que les nymphes vivent avec les arbres qu’elles doivent mourir avec eux, mais qu’il faille penser qu’elles leur survivent et passent le reste de leur vie avec les autres Nymphes et avec Pan, Silène, les faunes, les satyres et les silves monticoles. Quoi qu’il en soit, on connaît bien également l’opinion, toute différente, de Démocrite pour qui, comme on le lit chez Plutarque, les démons sont [851a] des « simulacres »44, avec cette précision, chez Sextus Empiricus, qu’ils sont « grands et immenses » et, chez Cicéron45, d’une grandeur telle qu’ils embrassent le monde entier par dehors ; et il a estimé que ces simulacres, comme on le lit chez le même Sextus Empiricus, finissent par mourir, quoique difficilement. Au demeurant, que cette interprétation de l’opinion des philosophes soit vraie, ou qu’il faille en imaginer une autre, il est du moins établi que les philosophes ont reconnu l’existence des démons, qui ont été, pour la plupart d’entre eux, de même que les natures autres que la substance divine, l’objet de discussions nourries. Sans doute leur ont-ils par ailleurs attribué un corps, mais cela semble d’autant plus excusable chez les philosophes qu’il y a de cela fort peu de siècles qu’on fait bien attention de considérer que les anges, ainsi que les âmes humaines, en sont dépourvus46. Car il y eut même   ex Plutar. ibid. Plut., M., De def., 11, 415d.   ibid. Plut., M., De def., 19, 420b. 45   I. de nat. Deor. Cic., Nat., I, 43, 120. 46   in Concil. Later. En 1215, lors du quatrième concile du Latran, l’autorité ecclésiale définit les anges comme des êtres spirituels qui peuvent parfois apparaître dans des corps sur la terre pour communiquer avec des hommes ou des femmes. Les anges ne peuvent donc pas mourir puisqu’ils n’ont pas de corps mortel. L’Église détermine aussi que les anges sont des personnes douées de liberté. Les démons sont donc des anges qui ont choisi de rejeter Dieu. L’Église n’a jamais identifié le motif de ce rejet. Elle affirme cependant que le moment de ce choix s’est fait avant la création de l’univers et que les anges ont été créés avant la création du monde. 43 44

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des docteurs des premiers temps [antiqui]47 qui, jugeant que seul Dieu était incorporel, ont estimé que les anges ainsi que les âmes humaines avaient un corps extrêmement ténu et que rien ne s’opposait donc à ce qu’on en fît des images. Aussi serait-on vraiment fondé à admirer Aristote et sa conception des substances séparées, c’est-à-dire incorporelles, si ce qu’il en a pensé pouvait valoir pour les anges ; s’ils n’avaient pas pour unique fonction de déplacer les sphères célestes ; s’il ne limitait pas leur nombre à celui desdites sphères. Mais, pour nous en tenir ici à la raison qui, comme nous l’avons dit, a conduit les philosophes à affirmer l’existence des démons, elle semble ne pouvoir s’entendre que dans sa relation étroite avec leur conception de la Providence. Car s’ils étaient convaincus de ce que Dieu prend soin de l’ensemble des choses, ils ont jugé étranger à la majesté divine qu’elle s’occupe elle-même et sans un petit serviteur de chaque chose en particulier, refusant l’idée que Dieu puisse faire personnellement tout ce qu’il fallait exécuter spécialement et se comporter ainsi moins dignement que le roi des Perses qui, vivant dans son palais de Suse ou d’Ectabane, confiait à ses ministres de gérer son immense royaume, comme on le lit chez l’auteur du livre Du monde48. C’est ainsi que les philosophes en sont venus à imaginer que Dieu, vivant dans son palais céleste, a des ministres c’est-à-dire des serviteurs, par l’intermédiaire desquels il pourvoit à l’ensemble du monde, et surtout au monde d’en bas. Quant à ces ministres, dont ils ont reconnu qu’ils devaient être des substances actives [actuosæ], mais cependant inaccessibles aux yeux, ils les ont appelés démons et génies, leur réservant d’assister spécialement chaque homme en particulier. Et la vérité de leur conclusion ne fait aucun doute, car il est certain qu’il y a dans le monde des démons ou anges qui sont les ministres de Dieu et qui assistent spécialement les hommes ; mais cependant la valeur de l’inférence [vis consequutionis], c’est-à-dire la raison elle-même me paraît sujette à caution. Car si Dieu utilise effectivement des ministres, il est permis de déduire que cela est plus conforme à sa majesté vu qu’il choisit et fait toujours ce qui est le meilleur. Pour autant, il ne faut pas estimer dans l’absolu qu’il serait contraire à la majesté de Dieu d’agir par lui-même en particulier ou de prendre soin de chaque chose en particulier, puisque, tout en attribuant à ses ministres la   in Concil.6. Le premier concile de Nicée, sixième concile œcuménique (325), édicte que les anges existent et qu’ils ont été créés par Dieu, origine unique de tout ce qui existe. 48   cap.6. Arstt., Mund., 6, 398a. Gassendi utilise déjà cette métaphore d’Aristote dans Du principe efficient (Syntagma, Physique, section i, Livre 4, chapitre 2 [288b]). Voir mon édition p. 59. 47

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force [vireis] de veiller sur chaque chose, il agit aussi en même temps, c’està-dire qu’il ne cesse pas, présent lui-même à toutes choses, de prendre part à chaque effet en particulier. Si Dieu utilise donc des ministres, ce n’est pas parce qu’il craint de perdre sa dignité, de démontrer son impuissance ou de révéler son indigence, mais parce qu’il a jugé que cela convenait à l’état des choses qu’il a voulu donner au monde ; et s’il avait voulu instituer un autre ordre, [851b] il n’aurait pas fait une chose indigne de lui ni n’aurait non plus attesté son impuissance ou son indigence. C’est donc ainsi qu’il faut interpréter la manière dont les philosophes ont conçu le monde comme une république parfaite où Dieu, en tant que prince souverain, s’occupe de chaque chose en particulier, et surtout des hommes, par l’intermédiaire de ce genre de ministres comme tel prince se sert des magistrats comme intermédiaires. Ce n’est pas que Dieu agisse comme Cambyse qui est personnellement présent à Suse ou à Ectabane sans se trouver jamais là où ses ministres exécutent ses ordres, mais il agit lui-même de telle sorte qu’il ne manque jamais d’être présent auprès de ses ministres qui écoutent ses ordres, y défèrent et les exécutent. Mais pour reprendre ce que nous avons déjà examiné, à savoir que la Providence revêt deux formes, l’une générale, l’autre spéciale49, l’opinion d’Aristote sur les substances séparées, c’est-à-dire les intelligences qui mettent les cieux en mouvement, concerne la Providence générale. Car même si ce ne sont pas des intelligences telles qu’il les décrit et que, s’il est vrai qu’elles mettent les cieux en mouvement, elles ne le font pas de la manière qu’il indique, étant donné qu’il veut qu’elles ne comportent rien qui soit corporel ou qui relève des sphères inférieures, mais qu’elles soient strictement de leur propre nature ou bien composées d’éléments des sphères supérieures (si du moins elles ne sont pas elles-mêmes de la plus haute sphère) et qu’il a par ailleurs décidé qu’elles mettaient en mouvement non pas physiquement, c’est-à-dire de façon efficiente, mais seulement métaphorikwj et comme une fin, c’est-à-dire quelque chose d’aimé [amatum], ainsi que nous l’avons déduit en son temps, on peut néanmoins dégager de cette opinion l’idée qu’il y a dans l’univers un ordre tel que toutes les choses d’en bas ne se rapportent qu’à Dieu et que Dieu régit tout par le truchement de natures intermédiaires. Renvoie également à la Providence générale ce qui est, d’après Plutarque, l’opinion de Platon sur les 49  Voir Du principe efficient (Syntagma, Physique, section i, Livre 4, chapitre 6 (thèse de la Providence générale de Dieu) et chapitre 7 (thèse de sa Providence spéciale) [319b-333a]. Voir mon édition p. 177-225.

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dieux qui évoluent dans le ciel et qui se répartissent le soin de chaque espèce particulière. Car bien qu’il ait tort de dire que les dieux, ou disons plutôt les anges, entre qui Dieu peut avoir réparti le soin de chaque espèce, et surtout des espèces terrestres, se cantonneraient au ciel ou à la région des astres, mais qu’ils séjournent plutôt dans les mêmes lieux que les différentes espèces, nous pouvons cependant en extraire l’idée qu’il existe différents ordres de ministres de Dieu, c’est-à-dire d’anges, de même que certains ministres s’occupent de la gestion d’un royaume à un niveau plus général que d’autres. Prise dans ce sens, cette conception est conforme non seulement à la distinction des hiérarchies et des ordres qui sont tirés des Écritures saintes et décrits par les théologiens, mais encore à l’opinion de plusieurs docteurs sacrés qui pensent que Dieu a mis à la tête de chaque genre de choses en particulier, par exemple des animaux, des plantes et de tout le reste, des anges spéciaux « qui », selon ses termes50, « assurent leur permanence et leur salut ». Se rapporte encore à la Providence générale le fait que les philosophes trouvent logique que la région aérienne soit habitée des animaux qui lui sont propres, en l’occurrence les démons qui, par ailleurs, exécutent les prodiges, comme les pluies de sang ou de pierre, les colonnes de feu, les foudres, les comètes, les parhélies, les bourrasques, les tremblements de terre et autres. De fait, bien que l’air (dont les usages sont vraiment autres) ne soit pas plus qu’une autre région destinée à servir d’habitation aux démons et même si ces prodiges, loin de devoir être attribués aux démons, ont pour la plupart des causes naturelles51, on peut néanmoins déceler dans cette description une 50

  Je ne sais pas identifier l’auteur de cette citation.   Pour l’interprétation naturaliste de la pluie de sang, voir Pierre Gassendi, Lettres latines, à Valois du 26 octobre 1646 (n°459) et les notes y afférentes dans mon édition. Voir aussi Vie de Peiresc, II, 1608 : « De toute cette année, rien ne lui agréa autant que d’avoir analysé et commenté une pluie de sang dont la rumeur s’était répandue qu’elle était tombée au début de juillet. De larges gouttes en avaient été remarquées aussi bien en ville, aux parois du cimetière de la grande église qui est près des remparts, qu’aux remparts mêmes de la ville ; et aussi aux parois des fermes, bourgs et places fortes sur quelques milles alentour. Tout d’abord, il se déplaça pour inspecter ces gouttes dont les pierres étaient rougies, et il fit tout pour pouvoir parler aux paysans dont on rappelait qu’ils avaient été, près de Lambesc, beaucoup ébranlés par cette chute de pluie, au point d’avoir rapidement fui, toutes tâches cessantes, dans des bâtiments voisins. Il s’aperçut alors que ce qui avait été publié concernant de telles personnes était de pure légende. Et il n’admit pas que des naturalistes rapportassent une pluie de cette espèce à des vapeurs qui auraient été soulevées dans les airs à partir d’une terre rougie et seraient retombées après agglomération ; en effet, une vapeur qui se dégage sous l’effet de la chaleur s’élève indépendamment de toute couleur, comme on peut voir d’après la vapeur qui, 51

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certaine anticipation de la Providence qui dispose chaque chose en particulier selon sa destination [congrue], sans que cela exclue que les démons se trouvent pendant ce temps au milieu de l’air où, avec la permission ou l’ordre de Dieu, ils effectuent des ouvrages dignes d’admiration. Certes, [852a] si nous croyons Philon52, « ce que les philosophes appellent des démons sont ce que Moïse nomme les anges, à savoir des âmes qui volètent par l’air, pour que l’air ait ses propres êtres animés, de même que la terre, l’eau et le feu (comme en Macédoine) et toutes les parties du monde ont généralement les leurs ». Mais par ailleurs on lit dans les Écritures que certaines puissances sont aériennes, et il y a des exorcismes sacrés contre les démons qui s’incorporent [sese immiscentes] dans les nuages plus noirs, dont on craint communément les foudres, les grêles, les bourrasques. Pour ce qui est de la Providence spéciale, c’est-à-dire celle qui prend en considération chaque homme individuellement, la conception que nos philosophes ont développée des génies y correspond. Car, pour laisser de côté ce nom infâme et son utilisation abusive, comme quand Varron appelle génie l’âme du monde53, ou encore caractère et cœur individuel, comme le fait aussi Apulée54, j’en viens au fait que les philosophes ont désigné du nom de génie tantôt un démon général qui préside à l’ensemble d’un peuple et qui s’appelle le génie du peuple, tantôt un démon particulier qui est réservé à chaque homme singulier et qui est dit spécialement et proprement génie, parce qu’il commande à sa génération et assiste en continu l’enfant engendré, d’où le terme de « chef » [præstes] pour le désigner, comme Martianus Capella le note55. Ce génie correspond à notre façon de voir quand, changeant son émanant de roses rouges, ne se condense qu’en eau transparente. Il accepta encore moins ce que des gens et quelques théologiens pensaient : qu’il s’agit de démons ou de stryges par qui étaient tués d’innocents petits enfants ; c’était là pure conjecture, et peut-être une injure à la bonté et à la Providence célestes. Survint bientôt un cas à propos duquel il lui apparut qu’il avait décelé la vraie cause de ce phénomène. Quelques mois auparavant, il avait enfermé dans une pyxide une chrysalide de grandeur et de forme remarquables qu’il avait trouvée. Alors qu’il ne s’en souvenait plus, il entendit un bruit s’élever dans la pyxide, et celle-ci ouverte, il constata qu’une fois son enveloppe tombée, la chrysalis était, de chenille, devenue très beau papillon, qui aussitôt prit son vol et laissa au fond une goutte rosâtre de la taille d’un sou banal ». 52   lib. de gigant. Phil., Gigant., 8. 53   Varr., Ant., fragment 248 ligne t. 54   Apul., Socr., 15. 55   Gassendi dit seulement « Martianus ». Il se réfère aux Noces de Philologie et de Mercure, II, 152.

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nom, nous l’appelons tantôt ange général ou tutélaire de l’ensemble d’une nation ou d’un peuple ; tantôt ange particulier, c’est-à-dire gardien propre de chaque homme en particulier. Et pour ne rien dire de l’ange général, je dois encore s’attarder sur ce qu’Épictète ainsi qu’Apulée dit de l’ange particulier, puisque rien ne peut mieux s’accorder à l’enseignement que nous avons reçu selon la sainte religion. Il dit donc56 : « Dieu a placé auprès de chaque homme un curateur », c’est-à-dire à chacun son génie, à qui il a confié le soin de le garder ; « tel qu’il l’a choisi, c’est un gardien qui ne ferme pas les yeux, ne dort pas et ne se laisse pas tromper ». Et encore : « Ô hommes, considérez que chacun d’entre nous est placé sous la protection d’un gardien diligent et distingué. Donc quand vous fermez les portes et faites le noir à l’intérieur, prenez garde de ne jamais dire que vous êtes seuls. Car vous ne l’êtes absolument pas ; mais Dieu est à l’intérieur, et votre génie est à l’intérieur. Et ont-ils besoin de lumière pour voir ce que vous faites ? Absolument pas ». Quant à Apulée57, il dit : « Platon pense que chaque homme est assisté d’un témoin de ses actions et d’un gardien qui est toujours présent quoique invisible ; il est témoin non seulement de tous ses actes, mais aussi de toutes ses pensées. Et quand il faut quitter cette vie, ce génie qui a été donné à chacun de nous saisit l’homme confié à sa garde et l’entraîne devant le tribunal suprême où il l’assiste dans sa défense ; il le confond, s’il ment, et confirme ses paroles, s’il dit vrai ; c’est sur son témoignage que la sentence est portée ». Et aussitôt après : « Pour que vous sachiez que, pour ces gardiens, il n’y a rien de secret au dedans ou au dehors de notre cœur, puisqu’il participe à tout avec curiosité, examine tout, comprend tout, et, comme la conscience, pénètre dans les replis les plus cachés du cœur. Ce génie, c’est une sentinelle, un guide personnel, un censeur intime, un curateur particulier, un observateur assidu, un témoin inséparable, un juge familier qui désapprouve le mal, qui applaudit au bien, si on l’étudie comme il faut, si on apprend de son mieux à le connaître, si on l’honore avec un soin religieux » (immédiatement après) « il peut, tantôt par des songes, tantôt par des signes, quelquefois par sa présence visible, quand le besoin s’en fait sentir, écarter les maux, assurer la prospérité des bonnes choses, relever ce qui est à terre, raffermir ce qui chancelle, éclaircir les zones obscures, [852b] corriger la défaveur des astres ». C’est ce qu’il en dit. Mais, même pour les païens, l’existence des « mauvais génies » fut une évidence, et ils les appelèrent par conséquent kakoda…monej, pour les distin56

  Épict., Ent., I, 14, 12.   Apul., Socr., 16, pour les trois références.

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guer des bons génies, qu’ils ont nommés aussi eÙda…monej ; de fait, bien qu’ils disent d’un homme heureux qu’il est eÙda…mwn et d’un homme malheureux qu’il est kakoda…mwn, ils furent cependant persuadés que le bonheur vient d’un bon génie et le malheur d’un mauvais58. Nous appelons quant à nous plus rarement eÙda…mwn un bon ange, mais plus fréquemment kakoda…mwn un mauvais, et cela pour renforcer le terme, le simple mot de démon étant d’habitude réservé au cacodémon59. Au demeurant, le raisonnement que j’ai conduit plus haut pour répondre à la question « pourquoi le malheur frappe-t-il des hommes bons ? » permet de mieux comprendre que Dieu tolère l’existence de démons ou cacodémons qui, hostiles aux hommes, les font courir à leur perte ; car, pour le dire en un mot, si Dieu les tolère, c’est d’une part pour que les hommes bons, sous le coup des tourments qu’ils leur infligent, ressortent de ces épreuves dignes d’une gloire plus parfaite, et d’autre part pour que les hommes mauvais, dont le cœur est dépravé, soient frappés par eux. Je ne vois qu’une chose à ajouter, à savoir que s’il est vrai que, la plupart du temps, c’est à l’instigation d’un cacodémon que nous sommes attirés vers des actes vicieux, nous ne devons cependant pas nous saisir de ce prétexte comme d’une excuse comme si notre péché était le fait d’un démon, puisque l’Écriture sainte atteste que chacun est éprouvé par sa propre convoitise qui l’attire et le leurre60. De telle sorte que nous reconnaissons par conséquent aussi que nous devons moins craindre le démon que nous-même et que nous avons coutume d’arracher de nous le stimulant du vice par la tempérance ; car, sans le vice pour le stimuler, c’est en vain que le démon brandit son flambeau. Et vois comme le poète attribue à Nisus des propos qui peuvent correspondre aux nôtres61 : Sont-ce les dieux qui donnent à nos âmes ce surcroît d’ardeur, Ô Euryale ? ou chacun fait-il de son désir farouche un dieu ?

58   Sur ce point Sext., P., i, 47 : « Suivant les dogmatiques, le bonheur est une certaine nature démonique et divine, et l’on dit heureux celui qui a son démon bien disposé ». M. Ant., vii, 17 : « Le bonheur est un bon démon… Que fais-tu donc ici, imagination ? Va-t-en, par les dieux, comme tu es venue ». Pour l’étymologie du mot da…mwn, Plat., Crat., 397e sqq. 59   Terme lexicalisé par Littré, mais non pas par Furetière. Voir Voltaire, Dict. phil. Astrologie : « Si personne n’a vu ni farfadets ni démons… ni cacodémons, on a vu souvent des prédictions d’astrologues réussir ». 60   Paraphrase de l’Épître de Jacques, Vulg., NT, Jac., I, 14. 61   I.Æneid. Verg., En., IX, 184-5.

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Les païens connurent tout autant que nous ¹ Gohte…a, c’est-à-dire « l’art dépravé des incantations » et des prestiges qui s’apprend du commerce des démons et s’exerce dans ce cadre, même s’il s’y mêle beaucoup de fable, et cela d’autant plus que les poètes en accumulent, comme quand Canidia, toute à son indignation62 : Moi qui anime des images de cire, comme tu le sais par ta curiosité, moi qui peux du ciel arracher la lune par mes cris, qui peux réveiller les morts réduits en cendre ?, etc. Et ce que dit Médée, toute à son invocation63 :



Ô nuit, dit-elle, fidèle à mes secrets, et vous étoiles dorées, qui, avec la lune, succédez aux feux du jour ; et toi, triple Hécate, témoin et protectrice de mes enchantements ; et vous, charmes et arts des mages ; et toi terre, qui instruis les mages du pouvoir de tes plantes ; ô brises et vents ; ô montagnes, fleuves et lacs , et vous tous, dieux des bois et dieux de l’antique nuit, secondez-moi. Par vous, quand je l’ai voulu, sous les yeux étonnés de leurs rives les fleuves sont remontés vers leurs sources ; j’apaise les flots en tempête de mon chant, je mets en tempête les flots apaisés ; je dissipe les nuages et je rassemble les nuages ; je chasse les vents ou je les appelle ; mes paroles détruisent les vipères et mes enchantements les rochers ; je déracine les arbres vivants et robustes, attachés à leur terre, et les forêts ; je fais trembler les montagnes et mugir le sol ; et sortir les mânes de leurs sépulcres. Toi aussi, lune, je te force à descendre jusqu’à moi », etc.

Mais on serait fondé à dire la même chose de tant de petits récits dont les oreilles sont souvent remplies [853a] et qui, une fois débarrassés des perfidies des imposteurs, des techniques des vieux renards, des nuisances des empoisonneurs, des délires des petites vieilles, de la crédulité complaisante de la foule, ne présentent plus qu’exceptionnellement une once de vérité. Je 62   Horat.Epod.od.ult. Hor., Ep., XVIII, 24-7. Canidia est, dans les Épodes, la figure de la magicienne, dont le jeune homme se gausse. 63   Ovid.7.Metam. Ov., Met., VII, 190-207. Par figure de style, Gassendi crée deux adjectifs pour chacune des deux figures féminines, respectivement indignabunda et invocabunda.

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crois pouvoir dire la même chose de l’espèce de magie noire [cacomagia] par laquelle des gens malheureux pensent pouvoir s’enfuir dans les airs sur le dos de boucs ou grâce à des serpents ailés, après que, assoupis par l’effet d’onguents narcotiques, ils se sont vus en rêve, sous le coup d’une imagination très vivante, ainsi transportés et participant à des réunions abominables. On peut ranger presque dans la même catégorie ceux qui pensent être des loups-garous, quand ils se laissent dominer par une humeur mélancolique qui bouillonne soudain en eux et leur inspire des manières sauvages, et autres choses de ce genre. Pour ce que l’on rapporte sur les forcenés [abreptitii], c’est-à-dire les personnes persécutées et possédées par le démon, il faut reconnaître que cela existe réellement, car les Écritures saintes l’attestent, et la pratique du saint exorcisme le prouve, tout en rappelant le fait bien connu qu’il est besoin de force précautions pour pouvoir discerner ce qui relève d’une vraie attaque diabolique de ce que peut une imagination détraquée [læsa], la faiblesse du sexe, ou la malice, voire une maladie puissante, ou un charlatan rusé64. L’évidence que des génies apparaissent de temps en temps a aussi frappé les païens, mais ces apparitions doivent être confirmées surtout par les Écritures saintes et les vies de saints ; car pour ce qui se trouve dans les livres profanes, il semble difficile de dire quand ils rapportent des éléments véridiques et lesquels, comme il nous faudra l’examiner spécialement un peu plus loin, quand il sera question du génie de Brutus et des semblables65. Pour arriver enfin au sujet le plus important dont nous devons débattre dans ce passage, les païens ont reconnu qu’une forme de divination se faisait par l’intermédiaire des démons. Or, en dépit des nombreuses impostures et superstitions inhérentes à cette opinion, elle eut néanmoins parfois des éléments de vérité, ce qui a permis l’émergence de l’anticipation générale dont témoigne Cicéron66 : « Je ne vois d’ailleurs aucune nation, si policée et si instruite qu’elle soit, ou au contraire si sauvage et si barbare, qui ne juge que l’avenir puisse être suggéré par certains signes, tels que certains hommes sachent 64

  L’affaire Urbain Grandier, entre autres, que Gassendi connaissait ô combien, puisque Ismaël Boulliau fut son vicaire. Il a peut-être eu lui-même à instruire ce genre d’affaires dans sa charge de prévôt. Il manquait en l’occurrence de l’explication naturaliste possible, qui attribue à l’épidémie de l’ergot de seigle, hallucinogène, les visions des sorcières (voir Jacques Battin, Le Feu saint Antoine ou ergotisme gangréneux et l’iconographie antonine, Thèse de doctorat, Université Bordeaux III, 2006) et la bibliographie. 65  Voir infra, [856b]. 66   I. de divin. Cic., Div., I, 1.

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les comprendre et le prédire ». Les efforts de discernement s’agissant d’une prédiction ne concernent que la nécessité de faire la part de l’intervention du démon, la dextérité du devin67 et la crédulité des consultants. Car en vérité, de même que Dieu a envoyé ses anges pour prédire bien des choses qui sont contenues dans les livres saints et les hagiographies, de même a-t-il permis qu’il se fasse, chez les païens, beaucoup de prophéties par l’intervention d’un démon. Il n’en faut pour preuve que les pères et les docteurs sacrés qui ont attaqué les païens précisément parce qu’ils se laissaient persuader et tromper par les démons ; et l’on peut lire des histoires et des vers sur les démons, qui rapportent qu’ils se sont tus, soit à l’approche de la naissance du Seigneur notre Sauveur, soit à la vue d’hommes illustres par leur sainteté et sur leur ordre. Mais il est tout aussi clair que le pur délire ou la pure imposture entache de très nombreux récits attribuant telle ou telle chose aux démons. Je ne saurais dire quelle valeur [census] il faut accorder à la petite histoire que Michaël Apostole rapporte d’après Épicure, mais il faut cependant la citer. Au milieu d’une collection de proverbes, quand il en vient plus précisément à taàt£ soi kaˆ pÚqia kaˆ d»lia, ce sont tes pythies et tes délies, qui concerne des gens qui doivent mourir incessamment, il dit68 : Fasˆ Polukr£thn tÕn S£mou tÚrannon pÚqia kaˆ d»lia poi»santa, ¤ma e„j DÁlon pšmyai e„j qeoà crhs£menon, e„ t¦ tÁj qus…aj ¥gomen kat¦ tÕ Ðrismšnon. T¾n dš Puq…an ¢nele‹n, taàt£ soi kaˆ PÚqia, kaˆ D»lia, boulomšnen dikoàn, Óti ›scata, met'Ñl…gon [853b] mšn crÒnon, aÙtÕn ¢polšsqai sunšbh. 'Ep…kouroj ›n tini proj tÕn ‘Idomenša ™pistolîn taàta fhs…, « On rapporte que Polycrate, le tyran de Samos, qui était en train de célébrer les pythies et les délies envoya en même temps un messager à Délos pour consulter l’oracle pour savoir s’il offrait au moment fixé d’avance les victimes du sacrifice. La Pythie lui répondit : “Ce sont tes pythies et tes délies”, voulant dire assurément que ce seraient pour lui les dernières. Car il se passa qu’il disparut peu de temps après. Épicure raconte cette histoire dans une de   Jeu de mot de dénigrement, vates, vafricies.   Cent.16. Apostolius, Prov., xv, 9. Gassendi l’évoque dans Vie et mœurs d’Épicure, livre I, chap. 10, dans l’énumération des livres d’Épicure que les auteurs mentionnent, au titre des lettres : « Parmi ces lettres, il faut citer avant tout celle écrite à Idoménée, dont Michaël Apostole rapporte un fragment contenant l’origine de l’adage taàt£ soi kaˆ pÚqia kaˆ d»lia, ce sont tes pythies et tes délies, utilisé contre ceux dont on imagine qu’ils vont bientôt mourir ; quoi qu’il en soit, Érasme écrit que l’adage est cité de Ménandre ». Érasme, Adages, Chiliade II, centurie VI, proverbe LXXX. 67

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ses lettres à Idoménée ». Mais qu’Épicure ait écrit cela ne prouve pas qu’il aurait été persuadé de ce que la défaite de Polycrate avait réellement été prévue par la Pythie ou un démon, mais que, si la Pythie l’a prédite et qu’elle a eu lieu ensuite, cela pourrait être un argument en faveur de ce qu’elle a été réellement prévue par la Pythie ou un démon. Ne faut-il pas faire un sort ici en passant à ce que Plutarque a souligné69, à savoir qu’Apollon a été appelé PÚqioj, « pythien » pour ceux qui « cherchaient » [percontarentur] et commençaient à apprendre ; mais aussi D»lioj kaˆ Fana‹oj, « clair et lumineux » pour ceux à qui la vérité était à présent « ouverte et claire », comme si c’était précisément pour cette raison que les fêtes instituées en l’honneur d’Apollon avaient été nommées Pythies et délies et que l’oracle signifiait que les seules fêtes qui étaient attendues étaient celles sur lesquelles portait cette « recherche » [percontatio] ; car il est clair que « tel est le moment déterminé par le destin », kat¦ tÕ ærismšnon70. Mais pour ne pas m’attarder sur ce point, il vaut mieux noter, s’agissant de divination ou de pressentiment des choses futures, qu’il faut en exclure le fait de prévoir et prédire les choses dont les causes sont naturelles, d’où nécessaires et non susceptibles d’être empêchées, comme les éclipses, les levers des astres et tous les autres phénomènes qui dépendent de la disposition invariable des corps célestes et de la constance de leur mouvement. Il faut également en exclure celle qui n’est admise que comme une simple conjecture, formulée sur la base de causes vraisemblables que chacun peut subodorer en fonction de la qualité de son flair, et c’est dans ce sens que Plutarque rapporte ce vers d’Euripide71 : M£ntij d' ¥ristoj Óstij e„k£zei kalîj Est un excellent devin tout homme qui conjecture bien. c’est-à-dire, dans la traduction de Cicéron72 Qui sait bien conjecturer, je le tiens pour le meilleur prophète. 69

  Plut, M., E Delp., 385b.   Plut., M., Fat., 571f. 71   De def orac. Plut., M., De def., 432c ; Eur., Frag., 973. Manifestement un vers devenu proverbial que Gassendi affectionne car il le cite dans une lettre à Valois du 20 septembre 1639 (n°98) et dans la Physique du Syntagma philosophiæ Epicuri, section ii, chapitre 6. Hobbes l’emploie aussi, sans signaler l’emprunt proverbial, dans Léviathan, Première partie, chapitre 3, De la consécution ou enchaînement des imaginations, La prudence : « Le meilleur prophète est le plus habile en conjectures ». 72   2.de Divin. Cic., Div., ii, 5. 70

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C’est dans ce sens que pourrait être tenu pour un devin par exemple Thalès, quand il présage une récolte d’olives sur la base des signes dont j’ai parlé plus haut ; de même Phérécyde, à qui il a suffi de regarder de l’eau puisée au puits pour dire qu’un tremblement de terre allait se produire d’un instant à l’autre, et en général tout homme qui est tenu pour très savant dans son art (entends bien un art de ceux qu’on appelle conjecturaux). Car personne (pour le dire dans les propres termes de Cicéron73) « ne jugera mieux qu’un pilote du temps qui menace ; personne ne reconnaîtra avec plus de pénétration qu’un médecin la nature d’une maladie ; et pour la conduite d’une guerre, personne ne sera plus habile à prévoir qu’un chef d’armée ». Mais on inclut donc dans la catégorie de divination seulement d’une part celle qui porte sur les choses purement fortuites, c’est-à-dire qui n’ont pas de causes, ni de lien de dépendance [dependentia] auxdites causes, permettant de les prévoir ; de ce genre est par exemple le fait qu’Eschyle doive mourir de la chute sur sa tête d’une tortue tombée des serres d’un aigle ; et d’autre part, celle qui porte sur des choses dont les causes sont probables et relativement bien connues des savants, mais qui ne sont pas différentes que si elles étaient purement fortuites, dès lors que l’on ne peut les connaître à l’avance, ni elles, ni leur lien de dépendance. [854a] Aussi, dans la mesure où l’on peut consulter dans ce cas aussi bien un savant qu’un vaticinateur, « quel haruspice, quel augure, quel voyant ou quel songeur », conclut le même Cicéron74, « a jamais prévu mieux qu’un médecin, qu’un pilote ou qu’un chef d’armée le fait qu’un malade se relèverait de son indisposition, qu’un navire échapperait au péril ou qu’une armée se tirerait d’une mauvaise passe ? » Mais, étant donné que toute divination est considérée soit comme ayant quelque chose de scientifique [particeps artis] soit comme étant étrangère à toute science [expers], on sait que relève de la première catégorie celle qui se présente comme fruit de l’expérience et d’une longue observation, sans que l’on puisse rendre raison ou dire la cause des choses qui sont prédites. Les augures, ou auspices, se revendiquent de cette forme de divination en ce qu’ils prédisent le futur d’après le vol, le chant, l’alimentation des oiseaux ; les haruspices de même, en ce qu’ils le font d’après les entrailles des bêtes tuées ; de même les diseurs de sorts, d’après les sorts ; de même les Ñneirokr…teij c’est-à-dire les « interprètes des rêves », d’après les rêves, plus particulière  Cic. Cic., Div., ii, 5.   Cic., Div., ii, 5.

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ment ceux qui sont obscurs ou ambigus (car du reste certains rêves, absolument transparents, tel celui de Mégare75, n’ont pas besoin d’interprétation ou d’art) et pareillement les interprètes des foudres, des prodiges, des merveilles, des phénomènes étranges. Et encore les physiognomonistes qui le font d’après les linéaments et l’apparence extérieur du corps ; les métoposcopes qui le font spécialement d’après le front ; les chiromanciens qui présagent de la main tous les événements particuliers76, et cela avec les circonstances de lieu, de temps, de personne et d’affaires. En effet pour ce qui est d’avertir en général de la température du corps et des dispositions de l’esprit, le corps même en porte les signes, mais les signes qui annoncent les événements qui se passeront à tel ou tel moment ne s’y trouvent pas. Encore les géomanciens, les hydromanciens, les aéromanciens, les pyromanciens et d’autres, qui fondent leur divination sur quelque chose de concret ; et enfin les astromanciens ou astrologues qui, les premiers de tous et ne manquant jamais de quelque information à délivrer à chacun, recherchent la divination dans les astres. On sait aussi qu’on juge étrangère à la science la divination qui ne s’exerce pas à partir de l’observation de signes collectés, mais s’appuie sur l’apparition ou les propos d’un génie ; ou sur une excitation et une fureur de l’esprit, soit qu’il se transporte lui-même, parce qu’il est divin, soit qu’il soit saisi par un démon. Il est établi que c’est ce type de divination que l’on attribue aux Sibylles et aux hommes extatiques à qui il arrive, parfois quand ils veillent, parfois quand ils dorment, que leur esprit se mette en mouvement de telle manière que, arraché à son état, il voit ce qu’il ne voit pas quand il est dans son état naturel, paisible et apaisé. Mais c’est bien la raison pour laquelle les Grecs en général ont réservé à la divination le nom de ¹ mantik», la mantique, parce qu’ils la faisaient naître ¢pÕ tÁj man…aj, « de la fureur », comme Cicéron le note en citant Platon77, tandis que les Latins ont tiré le terme de divination de Dieu, comme si le pressentiment des choses futures était le propre des dieux et de ceux dont les dieux jugeaient qu’ils méritaient qu’ils la leur communiquent, d’où ce nom de Devins, alors que toutefois elle ne peut leur être communiquée qu’au prix d’une forte émotion de l’esprit et d’un arrachement de l’homme à son état propre et naturel. Certes un passage d’Apulée que j’ai cité explique que même la divination qui a quelque chose de  Voir infra [859a].   Sur la critique de la chiromancie pratiquée par Fludd, voir Lettres latines, à Naudé du 8 septembre 1634 (n°75) et les notes. 77   Cic., Div, I, 1. 75 76

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scientifique ne se fait pas sans une intervention des dieux ou des démons et que, de même qu’ils veulent78 aujourd’hui qu’au moment de jeter par exemple les cailloux nécessaires à la géomancie, la main soit dirigée par un élan interne et aveugle, de même ils voulaient jadis que non seulement au moment où les sorts sont lancés, mais même à celui où, par exemple, une victime est choisie, intervienne une puissance dotée de sentiment [vis sentiens] [854b] répandue dans le monde entier qui, au moment où l’on veut immoler la victime, opère une transformation dans ses entrailles de telle sorte qu’il en manque un morceau ou qu’un morceau s’y ajoute, de même, un peu avant la mort de César, il se trouva qu’il n’y avait pas de cœur dans les entrailles du bœuf opime qu’il immola, comme on peut le lire en tout cas chez Cicéron79. Il ne vaut donc pas la peine que nous perdions ici notre temps à rejeter la divination scientifique [artificialis], vu que nos réfutations abondantes contre l’astrologie80 permettent d’établir à elles seules que, si l’art qui tient la première place parmi tous les arts divinatoires est vain et futile, tous les autres ne doivent pas l’être moins. Comment seraient-ils considérés autrement, vu que c’est maintenant l’avis de toutes les religions, et cela d’autant plus que, même jadis, quand la religion ordonnait partout de s’y conformer, ils étaient néanmoins désapprouvés par des hommes savants et sensés. De fait, pour prendre un exemple de l’époque des sages, on sait81 que Thalès a donné à Périandre un conseil au sujet d’un monstre à demi humain, né d’une jument, dont un prêtre déclarait qu’il présageait la sédition ; et il en fut de même avec Anaxagore82 quand il montra comment il se faisait qu’un bélier fût né avec une seule corne, alors qu’un devin avait dit, que la faction dont faisait parti celui chez qui ce prodige était né (il y en avait deux alors dans la ville) prévaudrait. Mais pour nous en tenir là avec les histoires grecques, nul n’ignore cette parole de Caton, qui, comme le rapporte Cicéron83, « s’étonnait qu’un 78

  Le « ils » désignent toujours les stoïciens.   Cic., Div., I, 52. 80   Gassendi renvoie ici à ce qu’il a dit contre l’astrologie dans le livre VII de Physique II. 81   Plut. In Symp. Plut., M., Sap., 149c à e. Le conseil est de ne pas prendre de jeunes gardiens pour les juments, ou bien des femmes. 82   Id. in Pericle. Plut., V., Per., 5, 6. Gassendi présent également Anaxagore comme modèle de l’explication naturaliste dans les Lettres latines, à Valois du 10 mars 1645 (n°360), s’agissant d’une éclipse. 83   2. de divi. Cic., Div., ii, 24. Gassendi utilise la même référence, qui est un lieu commun, dans Du principe efficient (Syntagma, Physique, section i, Livre 4, chapitre 3 [298b]). Voir mon édition p. 95. 79

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haruspice pût regarder sans rire un autre haruspice ». On connaît aussi cette réponse plutôt habile qu’un professionnel de l’exégèse et de l’interprétation des prodiges est censé avoir donnée à un consultant venu lui rapporter comme une chose prodigieuse que, chez lui, un serpent se fût enroulé autour d’un verrou84. « Le prodige, répondit-il, serait que le verrou se fût enroulé autour du serpent ». Quant au fait que de grands chefs les ont méprisés, cela a été dit et redit, concernant l’art de l’haruspice85, par exemple s’agissant d’Hannibal qui, alors en exil chez le roi Prusias, jugeait bon de combattre, contre l’avis du roi qui n’osait pas le faire parce que les entrailles des victimes le lui interdisaient. « Et tu aimes mieux, lui dit Hannibal, t’en rapporter à un morceau de chair de veau qu’à un vieil homme de guerre ? » Ou de César, qui, ayant reçu du chef des haruspices l’avertissement de ne pas passer en Afrique avant le solstice d’hiver, s’y rendit cependant : « Car s’il ne l’avait pas fait », dit Cicéron, « ses adversaires auraient eu le temps de concentrer toutes leurs troupes ». Et de même concernant les augures, citons d’une part P. Claudius Pulcher86 qui, désireux d’engager une bataille navale pendant la première guerre punique, avait demandé les auspices conformément aux mœurs des ancêtres et que le gardien des poulets avait annoncé que les poussins ne sortaient pas de la cage, les fit jeter à l’eau, disant : « Puisqu’ils ne veulent pas manger, qu’ils boivent ! » Ou d’autre part M. Marcellus qui disait87 que « s’il voulait entreprendre une opération, pour ne pas être arrêté par les auspices, il faisait route dans une litière fermée ». Mais cela fait revenir à la mémoire au passage ce que dit Eusèbe, citant Hécatée88. Au cours d’une expédition qui allait en direction de la mer Rouge, alors que toute la foule s’était arrêtée à la demande de l’augure qui observait un oiseau, le juif Mosomaque en demanda la raison, « l’augure lui répondit : “Si l’oiseau s’arrête là, il vaut mieux que tous s’arrêtent ; si au contraire il vole en avant, qu’ils avancent ; s’il fait demi-tour, qu’ils repartent vers l’arrière”. Alors le juif, sans hésiter, transperce l’oiseau d’une flèche ; et voyant l’indignation de l’augure et des autres, il dit : “Pourquoi délirez-vous, malheureux ?” ». Et il prit l’oiseau dans ses mains et ajouta : « “Comment cet animal qui n’a pas sur pourvoir à son salut pourrait-il nous donner une indication saine sur notre entreprise ?” ». Pour ne pas m’attarder davantage sur 84

    86   87   88   85

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Cic., Div., ii, 28. Cic., Div., ii, 24. Même référence pour l’anecdote suivante. Cic., Nat., II, 3, 7. Cic., Div., ii, 36. 9.præp.2. Eus., Præp., IX, 4, 7, sqq., avec une coupe. L’homme s’appelle Mosollam.

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ce point, je dois préciser [855a] les deux principaux fondements sur lesquels, comme je l’ai déjà suggéré, s’appuie cette science sous ses différentes formes [arteis hujusmodi] : le premier est l’expérience qui, selon les praticiens de la divination, doit être préférée à tout raisonnement à condition toutefois qu’il n’y ait aucune vérité rationnelle [ratio vera] à laquelle l’expérience s’oppose. L’autre est la Providence, [les stoïciens] jugeant normal que les dieux nous envoient d’avance des signes de ce qui nous arrivera dans le futur, dans la mesure où il est de notre intérêt de le savoir d’avance. Mais, pour commencer par l’expérience, si elle s’était signalée par son caractère constant, il n’y aurait aucune pensée rationnelle [ratio] qui ne dût se ranger à elle ; mais, de grâce, que de fois n’a-t-on pas vu se produire des choses opposées à celles qui avaient été prédites ? Il faut certes s’être penché attentivement sur la question pour être autorisé à dire avec lui89 : « Flaminius n’a pas obéi aux auspices, et c’est pourquoi il a péri avec son armée. Mais l’année suivante Paul-Émile leur a obéi, n’en a-t-il pas moins subi à Cannes un désastre où il a perdu la vie ? » Et encore90 : « À quoi bon rappeler les réponses des haruspices ? Je pourrais en citer d’innombrables que l’événement n’a pas confirmées ou qu’il a nettement démenties ! Dans cette guerre civile toute récente, ô dieux immortels, combien de fois n’avons-nous pas été déçus ! Quels encouragements trompeurs », etc. « Mais tu vois que tout a tourné au rebours des prédictions ». C’est ce que dit Cicéron, et c’est Cicéron que saint Cyprien a imité, semble-t-il, quand il dit91 : « Regulus consulta les auspices, et il fut réduit en captivité ; et Mancinus fut fidèle à la religion, et il passa sous le joug ; et Paul-Émile eut des poulets voraces, mais il fut tué à Cannes. César, voyant que les augures et les auspices s’opposaient à ce qu’il fît partir sa flotte pour l’Afrique avant la fin de l’hiver (une anecdote que je viens de citer d’après Cicéron), il s’en moqua et, après une navigation heureuse, il remporta la victoire ». Et ils reconnaissent en tout cas qu’il est vrai que tout ce qui est prédit n’arrive pas ; et ils avancent pour excuse que la science de la divination [ars divinandi] est conjecturale et que le fait que parfois la chose se produise autrement qu’elle n’a été annoncée ne permet pas d’inférer que ce n’est pas une science, de même qu’on ne peut inférer que ces autres sciences que sont la médecine, la navigation, la haute stratégie n’en sont pas en réalité du fait qu’elles se trompent parfois. Mais il s’en faut de beaucoup qu’aucune   Cic.ibid. Cic., Div., ii, 33.   Cic., Div., ii, 24. 91   De Idol.van. Cypr., Idol., 2. 89

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des formes de divination mérite d’être dite conjecturale, cette qualification de conjecturale étant réservée aux sciences qui s’attachent à déterminer les causes qui, une fois posées, permettent de prévoir ce qui se produira probablement, c’est-à-dire à des sciences où le raisonnement, c’est-à-dire la délibération, trouve sa place ; mais les sciences divinatoires [artes divinatrices] sont de pures mataiotechnies92, et elles ne prévoient pas des choses à cause desquelles il est vraisemblable que tel ou tel fait arrive, mais elles prédisent ce qui arrivera en faisant l’impasse sur tout raisonnement et toute délibération. Il ne faut donc pas conclure que ce serait une science en se fondant sur ce qui arrive parfois, mais il faut plutôt se fonder sur ce qui ne se produit pas une fois ou l’autre (ou même la plupart du temps) pour déduire que tel événement, quand il se produit, se produit par hasard ; il faut en déduire en tout cas que toutes ces sciences sont en réalité de purs jeux de loterie [sortes] et qu’il revient exactement au même de prédire que, de deux propositions, l’une ou l’autre va se produire, vu qu’en l’occurrence on peut se révéler être un devin aussi bien véridique que trompeur, ou aussi bien trompeur que véridique. Tout un chacun peut du reste en faire facilement l’expérience, mais la foule a un tel goût pour les balivernes qu’il semble étonnant, comme l’autre le dit93 qu’« alors que nous avons l’habitude de ne pas croire un menteur, même quand il dit 92   Ou art frivole. Gassendi emprunte le terme de Mataiotechnia à Quintilien, Institution oratoire, ii, 20, 3 : « L’éloquence est aussi une sorte de Mataiotechnia, c’est-à-dire une vaine imitation de l’art qui ne comporte vraiment rien de bon ni de mal en soi, mais qui est un travail inutile, comme celui de cet homme qui, d’une certaine distance, lançait à la suite des pois chiches sur une aiguille et les y enfilait sans en perdre un seul ; Alexandre, l’ayant vu, lui fit cadeau, dit-on, d’un boisseau de ces légumineuses, ce qui était au vrai la plus digne récompense d’un tel travail. C’est à de tels gens qu’il faut comparer, je crois, ceux qui usent leur vie au prix d’études et de labeurs prolongés à des déclamations sur des thèmes qu’ils veulent aux antipodes de la vérité ». Gassendi l’utilise à de multiples reprises, par exemple dans une lettre à Valois du 6 août 1651 : « Ceux qui sont privés de l’expérience deviennent des gladiateurs qui combattent les yeux bandés, et ils poursuivent moins la philosophie que la mataiotecn…a. Sans doute ont-ils l’impression d’avoir remarquablement rempli leur devoir, quand ils ont construit une série de discussions, de questions et d’arguties ; mais, parce qu’ils les édifient à partir des fictions de leur talent plutôt qu’à partir de l’expérimentation, ils sont pris en flagrant délit de ne rien faire d’autre qu’entasser des chimères et tisser des songeries » ; ou encore dans le Syntagma philosophiæ Epicuri, Physique, Section ii, chapitre 6 (sur les démons) dont le texte est, mutatis mutandis, semblable au nôtre : « Il est vraisemblable que quelque chose arrive, mais ils prédisent que ce qui arrivera doit arriver pour des raisons vraisemblables, mais en dehors de tout raisonnement et de toute délibération ». 93   Cic.ibid. Cic., Div., II, 71.

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la vérité, ces gens-là [les stoïciens], s’il arrive qu’un songe soit véridique, ne renoncent pas à y croire du fait de tant d’autres qui sont trompeurs, mais s’appuient sur ce seul cas pour confirmer une quantité innombrable d’autres cas ». Il aura auparavant donné ce développement célèbre94 : « Y a-t-il un tireur qui, lançant des traits pendant une journée entière, n’atteindrait quelquefois le but ? Nous rêvons pendant des nuits entières, il ne se passe guère de nuit sans sommeil ; et nous sommes étonnés que nos rêves se trouvent parfois vérifiés ? Qu’y a-t-il de plus incertain [855b] que le jeu des osselets ? Il n’est personne cependant qui, jetant souvent les osselets, n’amène une fois le coup de Vénus, ou même deux et trois fois. Allons-nous donc, comme des idiots, préférer dire que cela est dû à l’intervention de Vénus plutôt qu’au hasard ? Car si en toute autre occasion il faut refuser de croire aux apparences trompeuses, je ne vois pas pourquoi le songe aurait le privilège de faire prendre des illusions pour des vérités ». Pour ce qui est de la Providence, les stoïciens veulent que les dieux nous envoient des signes de ce qui va nous arriver, comme si cela nous était utile ; je laisse de côté le cercle que Cicéron critique chez eux95 : « Si les dieux existent, il y a divination ; s’il y a divination, les dieux existent », jugent-ils. Et lui de répondre : « On ne t’accordera ni l’une ni l’autre de ces deux propositions aussi facilement que tu ne le crois. Car la nature peut donner des signes des événements futurs sans qu’il y ait aucun Dieu ; et, à supposer qu’il y ait des dieux, il est possible qu’ils n’aient donné au genre humain aucun pouvoir divinatoire ». J’ajoute plutôt que Dieu a suffisamment témoigné son attention aux hommes en leur faisant don de la prudence et de la sagacité qui leur permettent de régler leur propre conduite et de prévoir pour le futur autant qu’il leur est nécessaire. Et je trouve digne de considération ce que Diogénien dit chez Eusèbe96, à savoir que : « Ceux qui professent l’art de la divination ne trouvent en lui aucune aide pour les besoins quotidiens de la vie, mais ils ont recours, exactement comme tous les autres hommes, soit à leur propre jugement, soit aux conseils d’autrui ». Mais pour le reste, je ne saurais dire que Dicéarque ait eu tort d’avoir consacré un gros livre à prouver97 qu’« il vaut mieux ne pas savoir le futur que le savoir ». Nous avons nous-mêmes effleuré le sujet dans les réflexions que nous avons plus particulièrement développées 94

    96   97   95

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Cic., Div., II, 59. ibid. Cic., Div., I, 6. 4.præp.I Eus., Præp., IV, 3, 5. Cic., Div., II, 51.

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contre les astrologues. Nous avons aussi rappelé ce passage remarquable de Cicéron98 : « Quelle eût été la vie de Priam s’il avait su dès son jeune âge », etc. Mais il faut maintenant ajouter à cela l’enseignement qu’on en tire : à savoir que si Dieu nous révélait le futur et que cela fût dans notre intérêt, alors Dieu en userait d’une autre façon avec nous. Voici assurément pour raisonner entre autres quand il parle des prodiges99 : « Que signifient ces avertissements des dieux, je dirais même cette notification de désastres ? Que veulent les dieux immortels d’abord en nous envoyant des signes que nous ne pouvons comprendre sans interprètes, puis des désastres dont nous ne sommes pas en mesure de nous préserver ? Mais pas même des hommes, s’ils ont quelque moralité, ne s’emploient à prédire à leurs amis les calamités qui les menacent, dès lors qu’ils ne pourraient aucunement les éviter ; ainsi les médecins, bien qu’ils sachent à quoi s’en tenir, ne disent cependant pas à leurs malades qu’ils doivent mourir de leur affection. Tout prédiction d’un mal n’est bonne que si est jointe à l’annonce la manière de s’en préserver. En quoi les prodiges ou leurs interprètes ont-ils aidé jadis les Lacédémoniens, ou plus récemment les nôtres ? Et s’il faut attribuer ces signes aux dieux, pourquoi étaient-ils tellement obscurs ? Car s’ils étaient destinés à nous faire comprendre ce qui arriverait, ils auraient dû parler clairement ; ou s’ils ne voulaient pas nous le faire savoir, ils n’auraient même pas du le signifier de façon occulte ». Voici que cela revient au même, s’agissant des rêves100 : « Il serait donc plus digne de la bienfaisance divine, vu qu’ils prennent soin de nous, qu’ils nous donnent des visions plus claires dans le temps que nous sommes éveillés plutôt que de plus obscures pendant notre sommeil. Mais puisque ce n’est pas le cas, il faut en conclure que les songes ne sont pas divins ». Il poursuit101 : « Mais quel besoin de détours et de labyrinthes de telle sorte qu’il faille recourir à des interprètes des songes, plutôt qu’un Dieu qui nous dirait directement, s’il a des conseils à nous donner, “fais ceci”, “ne fais pas cela” ; et pourquoi ne donneraitelle pas cet avertissement à l’homme éveillé plutôt qu’à l’homme plongé dans le sommeil ? Qui oserait dire enfin que tous les songes sont vrais ? Quelquesuns le sont, dit Ennius, mais il n’est pas nécessaire qu’ils le soient tous. Quel est donc le sens de cette distinction ? Quels sont les vrais, quels sont les faux ? 98

  Cic., Div., II, 9.   Cic., Div., II, 25. 100   Cic., Div., II, 61. 101   Cic., Div., II, 61. 99

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Et si c’est le dieu [856a] qui nous envoie les vrais, d’où viennent les faux ? Car s’ils sont tout aussi divins, quoi de plus inconstant que le dieu ? Quoi de plus absurde que d’agiter les esprits des mortels par des visions fausses et mensongères ? Mais si les songes vrais sont divins tandis que les faux et vides sont d’origine humaine, d’où tenons-nous ce pouvoir de distinguer que la nature a fait telle chose et Dieu telle autre, plutôt que de tout accorder à Dieu, ce que vous refusez, ou tout par la nature, ce que vous devez nécessairement accepter puisque vous rejetez l’autre hypothèse ». Puis aussitôt après102 : « On peut maintenant discuter pour décider de ce qui est le plus vraisemblable : ou bien les dieux immortels, ces êtres supérieurs à tous égards, s’empressent auprès des lits ou même des grabats de tous les mortels et, quand ils en trouvent un profondément endormi, ils lui présentent des images entortillées et obscures qu’au matin, jeté par son rêve dans un état de terreur, il soumettra au matin à un interprète ; ou bien cela se fait-il de façon naturelle, de telle sorte que l’esprit, dans son agitation constante, croit voir pendant le sommeil ce qu’il a vu pendant la veille ? Est plus digne de la philosophie d’interpréter les songes selon les superstitions des sorcières ou avec une explication tirée de la nature, si bien que, s’il pouvait y avoir quelque conjecture vraie à tirer des songes, ce ne sont certes pas ceux qui en font profession qui pourraient le faire ; car ce sont des gens éminemment superficiels et incultes ». Je ne dois pas passer sous silence ici ce que Cicéron dit de ces interprètes, plus haut dans son texte, mais aussi plus loin, pour que tu comprennes que leurs conjectures révèlent plus leur propre caractère [ingenia] que la puissance divine ou l’harmonie [consensus] de la nature. Car il dit103 : « Un coureur qui pensait aller à Olympie se voit en rêve emporté sur un quadrige ; au matin il va voir l’oniromancien, qui lui répond : “Tu vaincras, car c’est ce que signifient la vitesse et la force des chevaux”. Le coureur va ensuite chez Antiphon qui lui dit : “Tu seras nécessairement vaincu ; ne comprends-tu pas que quatre coureurs te précèdent ?” Voici un autre coureur, car le livre de Chrysippe est plein de telles histoires, comme celui d’Antipater, mais je reviens au coureur. Il raconta à l’interprète qu’il s’était vu en rêve changé en aigle. L’autre lui dit : “Tu as vaincu, c’est de tous les oiseaux celui qui a le vol le plus puissant”. Mais Antiphon : “Ne vois-tu pas que tu es vaincu ? Cet oiseau qui poursuit et traque les autres est toujours le dernier”. Une matrone qui 102

  Cic., Div., II, 63.   Cic., Div., II, 70.

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désirait avoir un enfant et qui se demandait si elle était ou non enceinte se vit pendant son sommeil avec parties cachetées. Elle le raconta à l’oniromancien qui dit qu’elle ne pouvait pas avoir conçu, étant donné le cachet. Mais un autre lui dit qu’elle était enceinte : car, d’habitude, on ne scelle rien qui soit vide. Qu’est-ce donc que cet art de la conjecture qui esquive avec des jeux d’esprit ? Les exemples que j’ai cités et le nombre incroyable de ceux qu’ont réunis les stoïciens signifient-ils autre chose que la subtilité d’hommes qui orientent leur conjecture tantôt dans un sens, tantôt dans un autre, en fonction d’une quelconque analogie ? » À ces réflexions il suffit d’ajouter ce qu’il rapporte des prédictions faites à Midas, Platon et Roscius, pour que tu comprennes que ce sont des inventions ou qu’elles révèlent le talent des interprètes104 : « Ce genre de prodiges n’a en fait rien de merveilleux, vu que ce n’est qu’une fois qu’ils se sont produits qu’une certaine interprétation leur impute une puissance conjecturale ; ainsi les grains de blé amassés dans la bouche de Midas enfant ou les abeilles dont tu dis qu’elles se sont posées sur les lèvres de Platon enfant sont moins des événements merveilleux que de belles conjectures ; il se peut que ces faits soient faux ou que les prédictions se soient réalisées par hasard. Quant à Roscius lui-même, l’histoire qui veut qu’il ait été entouré d’un serpent peut être fausse, mais la présence d’un serpent dans son berceau n’est pas étonnante, surtout à Solonium où les serpents ont l’habitude de se réunir auprès des foyers. Pour ce qui est de la réponse des haruspices selon lesquels [856b] il n’y aurait rien de plus célèbre et rien de plus noble que lui, je m’étonne que les dieux immortels aient annoncé de la gloire à un futur acteur, mais n’aient rien annoncé à [Scipion] l’Africain ». Pour en venir maintenant à la divination étrangère à toute science, on peut tout d’abord trouver fabuleux les récits que les païens font de l’apparition manifeste de certains génies, qui ont annoncé d’avance, dans un langage accessible à tous, ce qui se produirait ensuite. Parmi l’ensemble de ces génies, celui qui vient le plus facilement à l’esprit étant celui de Brutus, qui lui prédit d’une part la célèbre défaite de Philippes et d’autre part qu’il lui apparaîtrait une seconde fois, il me semble qu’il vaut la peine de suggérer quelques petites choses permettant de révoquer en doute cette apparition et cette prédiction105. Car d’abord, si l’histoire est connue, on sait tout autant 104

  Cic., Div., II, 31.   Pour un long développement de Gassendi sur le génie de Brutus, voir Lettres latines, à Valois du 4 décembre 1643 (n°270). 105

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que, l’apparition s’étant produite le soir et Brutus la lui rapportant le matin, Cassius, argumentant ad hominem, a entrepris d’expliquer que, selon les principes de son école philosophique, le spectre dont il pensait qu’il s’était présenté à lui était une simple illusion soit des yeux soit de l’imagination106 : « C’est un principe de notre philosophie, Brutus, que ce que nous éprouvons et voyons n’est pas toujours vrai, que la sensation est chose fluctuante et trompeuse, et que notre esprit est encore plus prompt à le mouvoir et à le tourner vers toute sorte de représentations qui ne correspondent à aucune réalité. Car l’impression des sens ressemble à l’empreinte de la cire, et l’âme de l’homme, ayant en elle à la fois ce qui modèle et ce qui est modelé, peut très facilement se diversifier et se façonner par elle-même. C’est ce que prouvent les différentes formes des rêves pendant le sommeil : notre imagination les produit sous une impulsion légère qui la met en branle vers des émotions et des images de cette sorte. Cette faculté a pour nature de se mouvoir sans cesse, et son mouvement coïncide avec l’apparition de représentations ou d’idées. En outre, chez toi, la fatigue du corps tient naturellement l’esprit en suspens et l’égare. Il n’est pas croyable qu’il existe des démons ou, s’il en existe, qu’ils prennent figure ou voix humaine, ou que leur influence nous atteigne », et j’ai déjà cité tout le reste. Ces propos nous permettent au moins de comprendre que Brutus a cessé de croire, sur-le-champ et explicitement. Mais ils renvoient en outre à des faits dignes de considération, à savoir qu’il était d’un naturel tourmenté, un trait de caractère que son immense inquiétude renforçait alors encore davantage. Assurément, c’est à peine si Brutus arrivait à trouver le sommeil (il était à la veille d’un combat décisif ), comme Plutarque le note. Il se représentait la crise où se trouvait la république ; il se rappelait le malheur qui avait frappé Pompée dans une situation analogue. Il s’interrogeait sur la décision qu’il devrait prendre si les choses tournaient mal. [857a] Voilà, dis-je, les réflexions qu’il retournait dans son esprit, et d’autres semblables, dans une nuit déjà profonde, le camp plongé dans le silence, les lumières presque toutes éteintes, lui-même livré à ses réflexions et à demi éveillé. Son cœur étant ainsi oppressé par l’accumulation des défaites et des infortunes, il n’y a donc rien d’étonnant qu’il ait cru voir et entendre un génie mauvais, et cela d’autant plus que les enseignements de son école philosophique le persuadaient de l’existence des démons, bons et mauvais. Ensuite, trois arguments nous autorisent à conclure 106

  Plut., V., Brut., 39.

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qu’il a rêvé. Le premier, c’est qu’il a demandé à ses enfants s’ils avaient entendu quelque chose ; car loin d’avoir confiance en lui-même, il doutait un peu si cela ne lui était pas arrivé pendant son sommeil plutôt que dans un état de veille. Le second, c’est que les enfants lui ont répondu qu’ils n’avaient rien vu et rien entendu. Car ils auraient dû, sinon voir cette image effroyable, sinon entendre ses paroles, « ô Brutus, je suis ton mauvais génie : tu me verras à Philippes » (car Homère présente Minerve comme o‡ῳ fainomšnh « vue par le seul » Achille107) ou du moins entendre la question que Brutus a lui-même lancée, puisqu’elle sortait de la bouche d’un homme : « Qui es-tu, homme ou dieu ? Dans quelle intention es-tu venu chez moi ? » et ce mot, qu’il a jeté intrépidement au spectre qui lui avait parlé, « je te verrai ». Le troisième argument, que Plutarque rapporte, c’est que l’esprit de Brutus s’est apaisé une fois qu’il a eu entendu Cassius terminer son exposé : son raisonnement lui avait fait comprendre que tout cela n’avait été qu’un rêve. J’ajoute un autre fait digne d’être noté, à savoir que Plutarque précise qu’il n’a pas recueilli cette histoire chez des auteurs approuvés, mais (dans la pensée que cela le délivrait de l’obligation de la croire) que, née d’une rumeur éparpillée, elle commence par le verbe « on dit ». Mais on voit bien que c’est parce que l’histoire a tourné à l’infortune de Brutus que cette rumeur a pu prendre des forces, alors que l’expérience prouve assez qu’il suffit qu’un fléau insigne se produise pour qu’on mentionne les nombreux prodiges qui l’auraient précédé ou suivi. Qui plus est, parlant de la dernière nuit à Philippes, le même Plutarque dit108 : « On dit que cette nuit-là le fantôme apparut de nouveau à Brutus sous la même forme, puis disparut sans rien dire ». Et pour que tu comprennes que Plutarque n’est pas non plus convaincu, il cite Publius Volumnius, un philosophe qui, après avoir servi comme soldat depuis le début auprès de Brutus, n’a rien rapporté sur cette apparition, alors même qu’il a donné par ailleurs de très nombreux détails de cette campagne. Je laisse de côté que l’on peut dire la même chose du célèbre spectre que Dion est censé avoir vu109. Car on dit qu’il lui est apparu alors qu’il était arrivé au faîte du pouvoir à Syracuse et qu’une crise menaçait à cause de la récente expulsion du tyran ; le soir tombait, il n’y avait pas de lumière, et il était lui-même, seul dans sa chambre, livré à ses pensées, sans compter qu’il avait très souvent entendu Socrate parler de son génie ou démon.   I.Iliad. Hom., IL., I, 198.   Plut., V., Brut., 48. 109   Plut., V., Dio., 55. 107 108

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À présent, parce qu’on sera tenté de demander ce qu’il faut penser de ce génie ou démon de Socrate110, je dirai ici que Socrate en a de fait beaucoup parlé à de multiples occasions, mais qu’étant donné qu’il s’est entièrement consacré à la philosophie morale et à ses principes, il put utiliser cet artifice pour donner plus de poids à ses arguments salutaires. On sait bien qu’un homme dont on croit qu’il tire ses conseils d’une inspiration divine a aussitôt plus d’autorité. Et pour que tu ne viennes pas à penser [857b] qu’il aurait préféré ne pas être utile plutôt que d’utiliser une fausse persuasion, voici qu’Eusèbe s’en prend à Platon111 à qui il reproche précisément d’avoir jugé opportun de se servir du démon pour exprimer ce qui devait servir à former les jeunes gens. Sur ce point, il suffit de lire le Théagès112 pour comprendre à quel point Socrate tirait gloire d’avoir été efficace et utile par ce moyen. Sur ce point, même si Plutarque et Apulée, qui ont chacun consacré à ce génie des traités entiers113, semblent partager au moins la conviction que le démon 110

 Voir la lettre que Gassendi lui consacre (à Valois, du 11 décembre 1643, n°271).   Eus., Const., i, 9 : « Les philosophes qui, voulant tout savoir, se sont trompés dans leurs opinions, et certains ont été tués : Socrate s’est appuyé sur la science de la parole, pour rendre plus valeureux des raisonnements qui l’étaient moins ; il jouait assidûment à contredire et fut tué par la haine des tribunaux et des citoyens de son pays ». 112   Plat., Theag., 128d : « Il y a en moi, par la faveur des dieux, un phénomène divin qui m’accompagne et qui a commencé dès mon enfance. C’est une voix qui, lorsqu’elle se manifeste, me signifie toujours de me détourner de l’action que je vais accomplir. Jamais elle ne me pousse. Si lorsqu’un de mes amis me communique quelque projet, la voix se manifeste, c’est la même chose : elle me détourne et m’interdit d’agir » ; 129e : « Je t’ai dit tout cela parce que précisément cette influence du signe divin est également souveraine sur mes relations avec mes disciples. (…) Pour ceux dont la puissance démonique favorise les relations avec moi, ce sont eux que toi aussi tu as remarqués : ils font en effet rapidement de grands progrès ». 113   Le traité de Plutarque, Sur le démon de Socrate, se présente comme un dialogue platonicien : il a lieu dans des circonstances dramatiques, celles d’une conjuration finalement réprimée dans le sang. Plusieurs personnages sont en présence et exposent leurs idées respectives sur la nature des démons. Polymnis dit des « sornettes » ; Théanor, pythagoricien, présente la théorie de l’incarnation et affirme que le démon est distinct de la personne (quand les hommes ont terminé leur cycle de vie, ils deviennent démons pour aider ceux qui sont près de leur fin) ; Galaxidoros, stoïcien, propose une explication naturelle du phénomène et affirme que Socrate développe par l’expérience les qualités divinatoires que chacun possède, si bien que son démon intervient comme un éternuement ; Simmias, disciple de Socrate, commence par opérer une distinction entre les visions et les voix pour conclure qu’un être divin communique avec les dieux comme le prouve l’exemple du rêve (588d) : « Ainsi, dans le sommeil, aucune voix réelle ne nous parle, et pourtant, nous avons l’impression de percevoir des paroles dont le sens nous est intelligible, et nous nous imaginons entendre des gens parler ». Pourtant, 111

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fut vrai et qu’il était en Socrate de façon innée, et cela en raison de son esprit très purifié et serein, je ne vois cependant rien qui puisse nous convaincre qu’il fût autre chose que l’ingéniosité, la sagacité, la raison et la prudence que Socrate avait dans son cœur de façon innée et qu’il développa ensuite par la méditation et l’exercice philosophiques, lesquels le rappelaient à l’ordre comme un commandement moral. Ce qui m’en persuade, c’est d’abord le fait que Socrate n’a jamais dit qu’il avait vu quelque chose de démoniaque, comme on peut le lire chez Plutarque, mais seulement qu’il avait perçu une voix démoniaque et qu’il y voyait un signe : « En nommant cette voix un démon », dit-il chez Xénophon114, « j’use d’un terme plus correct que ceux qui attribuent aux oiseaux la puissance et les qualités des dieux ». En outre, Plutarque rapporte115 que Socrate a mis en pièces la présomption de ceux qui prétendaient que quelque vision divine s’était offerte à eux. Car cela confirme ma certitude que Socrate n’a rien eu d’autre qu’une raison très parfaite qui lui dictait que chacune de ses excellentes conjectures était ce qui devait avoir lieu selon une cause rationnelle. En effet la raison nous chuchote pour ainsi dire et « c’est elle qui chuchote dans l’oreille qui reçoit les secrets et y gazouille »116, comme on dit117, ce qu’il faut espérer et ce qu’il faut craindre. C’est pourquoi nous disons souvent : « Un je ne sais quoi me murmure à l’oreille de ne pas le faire », et « J’ai l’impression d’entendre une voix qui m’en dissuade », etc. Il faut ensuite rappeler que jamais cette voix n’a exhorté Socrate à entreprendre quelque chose, mais qu’elle l’a seulement incité à ne pas agir. De sorte qu’« il lui a toujours obéi, sans qu’elle le poussât à quoi que ce soit, mais elle ne lui pour un homme éveillé, son âme est obscurcie par ses passions et il ne peut entendre les voix, à l’exception de Socrate, à cause de sa pureté. Simmias poursuit par le mythe de Timarque, qui expose une cosmologie et l’origine des démons. Apulée, De deo Socratis, À propos du démon de Socrate. Ce texte se compose en deux parties. Après une première partie théorique, elle-même subdivisée en deux (sur les dieux et les hommes ; sur les démons en général) et qui procède à une classification, Apulée consacre la seconde partie de son traité au démon de Socrate en opposant la sapientia à la divinatio. Les chapitres 157 à 167 exposent la nature et les manifestations du démon de Socrate : un démon est un intermédiaire entre les dieux et les hommes, qui garantit les échanges et les relations entre le ciel et la terre. Il y a par exemple l’amour et le sommeil. D’autres, comme celui de Socrate sont des guides assignés par la divinité à l’individu. Apulée va même jusqu’à dire que Socrate voit son démon ; il le nomme son lare familier. 114   in Apol. Xén., Ap., 13. 115   de dæm. Socr. Plut., M., D. Socr., 20, 588c. 116   Vulg., AT, Job, 33, 16 117   Virgat. Perf. Je ne sais pas identifier cette référence.

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faisait que renoncer ». Ainsi Platon118, Xénophon119 et ensuite Cicéron ; et pour me contenter d’un ou deux exemples, il dit120 : « On a écrit aussi que, voyant son ami Criton l’œil bandé, il lui demanda ce qui lui était arrivé ; et, quand Criton eut répondu qu’il se promenait dans la campagne quand une branche d’arbre ployée l’avait en se redressant frappé à l’œil, Socrate lui dit : “Tu n’as pas voulu m’écouter quand je tâchais de te faire renoncer en m’appuyant selon ma coutume sur un présage divin”. Socrate encore, alors que l’armée, placée sous le commandement de Lachès, avait subi des revers à Délium et qu’il s’enfuyait avec Lachès lui-même, refusa de prendre le même chemin que les autres quand ils furent arrivés à un croisement de routes. Ceux-ci lui demandant pourquoi il ne continuait pas par le même chemin, il répondit que son dieu l’en détournait. Or ceux qui s’étaient enfuis par ce chemin-là donnèrent en plein dans la cavalerie ennemie ». Cela vise à nous faire comprendre que Socrate avait en lui une faculté de suspendre son jugement [époché] non pas surhumaine, mais cependant bien digne de lui121 ; et, que, quand elle nous fait défaut, nous sommes bien obligés d’observer que si le regret nous prend dans un second temps, c’est moins de ce que nous avons tu, avons hésité de faire, n’avons pas entrepris, mais plutôt de ce que nous avons dit, soutenu, perpétré. Mais comment déduire autre chose du fait que Socrate s’excuse auprès de ses juges de s’être retenu de diriger les affaires publiques sur l’exhortation de son génie, à cause des dangers qui menacent ceux qui accèdent au pouvoir politique ; et aussi d’avoir parfois accouché les esprits, parce que le dieu l’y forçait, mais de n’avoir rien engendré 118   in Apol. & al. Plat., Ap., 31d : « Mais peut-être paraît-il étrange que j’aille par les rues, donnant des conseils en particulier et me mêlant des affaires des autres, et qu’en public je n’ose pas paraître dans vos assemblées et donner des conseils à la république. Cela tient à ce que vous m’avez souvent et partout entendu dire, qu’un signe divin et démoniaque se manifeste à moi, ce dont Mélétos a fait par dérision un de ses chefs d’accusation. Cela a commencé dès mon enfance ; c’est une sorte de voix qui, lorsqu’elle se fait entendre, me détourne toujours de ce que je me propose de faire, mais ne m’y pousse jamais. C’est elle qui s’oppose à ce que je m’occupe de politique, et je crois qu’il est fort heureux pour moi qu’elle m’en détourne ». Pour la description du démon personnel de Socrate, Plat., Phæd., 107d-108b (description faite par Socrate à Simmias du démon qui prend en charge l’âme après la mort) ; Plat., Theæt., 151a ; Phædr., 242bc ; Rsp., vi, 496cd ; Euthyd., 272e. 119   4.memorab. Xén., Mem., I, 1, 3. 120   I.de divin. Cic., Div., i, 54. 121   in apolog. Plat., Ap., 40a : « Dans tout le cours de ma vie, la voix divine qui m’est familière n’a jamais cessé de se faire entendre, même à propos d’actes de mince importance, pour m’arrêter, si j’allais faire quelque chose de mal ».

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lui-même, parce qu’il le lui interdisait, [858a] à cause du danger de se tromper dans lequel tombent ceux qui enseignent des théories [dogmata] ? Ajoutons ici ce qu’on lit chez Plutarque122, à savoir que Simmias a un jour demandé à Socrate avec curiosité ce qu’était son génie ; et il ajoute qu’il n’a reçu aucune réponse de la part de Socrate. C’est assurément une façon de mettre le doigt sur le fait que Socrate n’a pas voulu mentir, ce qu’il aurait fait s’il avait affirmé que son génie était une substance séparée qui lui prêtait assistance, mais qu’il n’a pas non plus cependant voulu nier explicitement son existence, de peur que ses conseils salutaires ne perdent de leur efficacité et qu’il ne soit obligé de renoncer à leur bénéfice. Car ceux qui étaient d’avis que les défaites prédites au législateur Charondas et à d’autres n’avaient été prévues que de sagesse humaine n’auraient pas ensuite accordé un si grand crédit à ce génie socratique. J’ajoute le fait que, selon Plutarque, Timarque qui descend dans la grotte de Trophonios pour s’enquérir de la vérité de ce démon reçoit très vraisemblablement pour toute réponse que les génies de ce genre sont des portions de notre âme, très différentes du reste de toutes celles qui sont enfoncées dans le corps, car elles se tiennent pour ainsi dire autour de la tête123. Assurément cela indique que le génie de Socrate ne fut rien d’autre que tÕ ¹gemonikÒn, « la part première de l’âme » que le choix d’une vie sobre et l’exercice de la sagesse permettent de conserver dans toute sa pureté. Enfin, le fait qu’Apulée en vient finalement à imiter les conseils de Socrate et à inviter à cultiver non pas un génie extérieur, mais l’âme [animus] elle-même124 : « Rien ne m’étonne autant que de voir que les hommes ne cultivent pas leur âme, alors qu’ils désirent tous le bonheur et savent qu’il ne réside que dans l’âme, et que, pour vivre heureux, il faut la cultiver. Et Homè  loc.cit. Plut., M., D. Socr., 20, 588c.   Plut., M., De Socr., 21-2, 589f-592e. Dans le texte de Plutarque, Simmias raconte comment Timarque est descendu dans ce sanctuaire et a reçu la révélation de la condition humaine. Timarque reste sous terre deux nuits et un jour : il revient la figure rayonnante ; dans la grotte, son crâne a été ouvert, et il a contemplé des îles, écouté la musique des sphères, et une voix s’adresse à lui pour lui définir quatre principes (la vie, le mouvement, la génération, la corruption). Toutes les âmes (elles lui apparaissent sous la forme d’étoiles, comme dans le mythe d’Er le Pamphilien) participent de l’Esprit, mais quelques-unes sont si profondément enfoncées dans le corps que leur intellect perd son caractère et est obscurci par l’élément irrationnel. D’autres se gardent en partie pures du corps, et la partie qui n’est pas immergée en lui est appelée démon. Les âmes qui obéissent à ce démon depuis leurs premières années sont celles des voyants et des hommes divins, et tel est Socrate. 124   loc.cit. Apul., Socr., respectivement 21 et 24. 122

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re ne t’enseigne rien d’autre avec Ulysse, quand il a voulu lui donner pour compagne inséparable la prudence qu’il a, suivant l’usage des poètes, appelée Minerve. C’est donc avec cette déesse pour compagne qu’il a affronté toutes les horreurs, surmonté tous les obstacles. Elle l’assistait lorsqu’il s’introduisit dans l’antre du cyclope, mais il en sortit ; lorsqu’il vit les bœufs du soleil, mais se garda de les toucher », etc. Ne vois-tu qu’Apulée imite ici Xénocrate qui, en tant qu’auditeur et successeur de Platon, a pu connaître son état d’esprit et celui de Socrate125 ; et pourtant, comme Aristote en est le témoin, il dit126 qu’est eÙda…mwn « heureux » celui qui a l’âme vertueuse, ajoutant : toÚton ˜k£stῳ enai da…mona « c’est l’âme qui est le démon de tout homme ». Et il y a également ce que Platon lui-même a exposé127 : « De l’espèce d’âme qui a la plus haute autorité en nous, voici l’idée qu’il faut s’en faire : c’est que Dieu nous l’a donnée comme un démon æj ˜k£stῳ da…mona, et c’est le principe dont nous avons dit qu’il est logé au sommet de notre corps ». Et un peu plus loin : « Celui qui soigne toujours la partie divine et maintient en bon état le démon qui habite en lui doit être supérieurement heureux ». Je citerai, tout à fait dans le même sens, le fait que, pour Clément d’Alexandrie128, ¹ eÙdaimon…a, « le bonheur », n’est rien d’autre que tÕ eÙ da…mona œcein, « d’avoir en bon état son démon » ; Da…mona lšgesqai tÕ tÁj yucÁj ¹mîn ¹gemonikÕn, « car on appelle démon la partie directrice de notre âme ». Je citerais Maxime de Tyr, qui défend la même conception, quand il revient sur sa propre décision, qu’il balaye, et finit par refuser de consulter les oracles ; mais pour les Grecs devrait suffire ce qu’Alexandre d’Aphrodise souligne plusieurs fois129 : « Le caractère des hommes est leur démon, selon Héraclite, c’est leur nature ». C’était pour les Grecs. Quant aux Latins, on peut citer Cicéron, qui tient les propos suivants130 : « Quand, lié par le serment, [858b] il devra prononcer la sentence, qu’il se rappelle qu’il a un témoin qui est Dieu, c’est-à-dire son propre esprit, le don le plus divin que Dieu lui-même

  Gassendi cite Xénocrate dans la Physique du Syntagma philosophiæ Epicuri, Section ii, chapitre 6 et renvoie à Plat., Tim., et à Clém., Str., ii, et à l’affirmation que le bonheur (daimÒnia) est la même chose que d’avoir un bon démon. 126   2.Top.6. Arstt., Top., ii, 6. 127   in Tim. Plat., Tim., 90b. 128   2.strom. Clém., Str., II, 22, 4. 129   De Fato c.4. & de an. ult. A. Aphr., Fat, 6 ; et An., II, 25. 130   3.Offic. Cic., Off., III, 10, 44. 125

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ait fait à l’homme ». Mais je citerai surtout Sénèque quand il dit131 : « Je te souhaite un bon état d’esprit, c’est-à-dire la faveur de tous les dieux, qui sont pacifiques et bienveillants pour quiconque trouve faveur auprès de soi-même. Oublie pour le moment l’opinion de quelques-uns par laquelle à chacun de nous est attribué pour pédagogue un dieu, non pas du premier ordre, mais de l’étage inférieur, de la classe de ceux qu’Ovide appelle le commun des dieux (je veux cependant que tu n’écartes pas cette idée sans te souvenir que nos ancêtres, qui y ont cru, furent stoïciens : ils auront donné à chaque homme son génie et à chaque femme sa Junon). Nous verrons plus tard si les dieux ont le loisir de veiller aux affaires des individus ; sache en attendant que, que nous soyons confiés à leur garde ou bien livrés à nous-même et à la fortune, tu ne peux proférer contre personne d’imprécation pire que de lui souhaiter d’être en colère contre lui-même ». Pour ce qui est de l’hypothèse que l’esprit s’exciterait lui-même, je laisse de côté le fait qu’ils supposent qu’il est une particule de Dieu et de l’âme du monde. Car ils veulent que l’esprit soit, par sa nature, omniscient, précisément parce qu’il est de la même nature que Dieu ou du moins que l’âme du monde, qui ne peut absolument rien ignorer, vu qu’elle est présente en toute chose. En effet, bien qu’elle ne soit pas encore présente aux choses futures, elle est cependant présente à leurs causes, sinon immédiates, du moins lointaines, qui, en suivant la logique de leur concaténation, sont liées aux causes prochaines et ainsi, « de même que dans les semences (ce sont les mots de Cicéron132) se trouvent en puissance les êtres qui sortiront d’elles ; de même le futur est-il celé dans les causes ». Et alors que l’esprit, immergé dans le corps, et ayant comme vidé la coupe du léthè dans cette immersion, ne peut certes pas voir l’ensemble des choses, à la différence de l’âme du monde elle-même dont il est une partie, mais constate cependant qu’il pourrait voir, l’on observe deux possibilités : soit c’est sous le coup d’une maladie qu’il entreprend son émersion, comme « Aristote », dit Cicéron133, « pensait que certaines personnes, déréglées du fait de leur santé, les mélancoliques, ont dans l’esprit quelque chose de divin qui leur permet de pressentir l’avenir » ; soit, bien plus paisiblement, il se retranche pour ainsi dire du corps et s’en détourne, ce qu’il est le plus à même de faire dans le sommeil ; car dans ce cas, où il est bien plus libre que dans l’état de veille, il devine plus facilement et plus clairement et, au fur et à   Epist. 110. Sén., Ep., XIX, 110, 1-2.   I. de Divi. Cic., Div., I, 56. 133   Cic., Div., I, 38. 131 132

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mesure que la mort approche, quand il commence déjà à se défaire du corps, « son caractère divin »¸ pour parler comme lui134, « est beaucoup plus marqué ». Après un fort long passage portant sur la divination dans le sommeil, qu’il emprunte à la République de Platon, suivant Socrate, et qu’il place dans la bouche de son frère, Cicéron poursuit135 : « Platon recommande donc qu’on aille dormir après avoir disposé le corps de telle façon que rien ne puisse égarer l’esprit ou le troubler. De là vient aussi, pense-t-on, l’interdiction qui est faite aux pythagoriciens de manger des fèves, parce que cet aliment gonfle le ventre et nuit ainsi au calme dont a besoin un esprit en quête de vérité. Ainsi donc, quand l’esprit s’est, dans le sommeil, isolé du corps et soustrait à sa contagion, il se rappelle le passé, discerne le présent, prévoit l’avenir ; le corps du dormeur est comme mort, son esprit est vivant et plein de vigueur ». Je cite un autre passage, très pertinent pour notre analyse, quand il dit que cette divination doit être elle aussi rapportée à la nature des dieux136 : « C’est d’elle, comme l’ont estimé les plus savants et les plus sages des hommes que notre esprit est tiré et détaché ; et alors que tout est plein et rempli d’une intelligence éternelle et d’un esprit divin, il est nécessaire que l’esprit de l’homme évolue en vertu de sa parenté avec l’esprit divin. [859a] Mais à l’état de veille, il vaque aux nécessités de la vie et, entravé par les chaînes du corps, il se coupe du commerce avec les dieux. Rare est l’espèce des hommes qui s’écartent de leur corps et se consacrent, de tout leur soin et de toute leur sollicitude, à la connaissance des choses divines ». Est encore plus pertinent ce que Cicéron dit lui-même137 : « L’erreur est pareille en ce qui concerne les songes. Mais jusqu’où leurs défenseurs vont-ils rechercher des arguments ? Ils pensent que notre esprit est d’essence divine, qu’il a été puisé au dehors, que le monde est rempli d’une multitude d’esprits à l’unisson. C’est en vertu de cette divinité de l’esprit et de sa liaison avec les esprits externes qu’il est possible de voir le futur ». Cette histoire d’excitation de l’esprit par lui-même, je le répète, c’est un point que je laisse de côté, puisque c’est pure fable soit de supposer d’une part que l’esprit serait une émanation et une partie de la substance divine ou de l’âme du monde, comme on le comprend d’après ce qui a été dit plus haut, soit de soutenir qu’on puisse devenir quoi que ce soit dans l’égarement de la mélancolie ou pendant le sommeil. Car c’est un pur hasard s’il arrive parfois 134

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Cic., Div., I, 30. ibid. Cic., Div., I, 30. Cic., Div., I, 49. Cic., Div., II, 58.

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que quelque chose qui aura été ainsi prédit se produise effectivement, et il ne faut pas s’en étonner plus que de voir telle personne qui, lançant le javelot toute la journée, comme nous l’avons déjà dit, met parfois dans le mille et telle autre qui, jouant fréquemment aux dés, obtient parfois le coup de Vénus. En effet, il ne faut attribuer qu’à Dieu et à Dieu seul, qui a tout créé et tout disposé, la capacité de voir les choses futures dans leurs causes mêmes, du fait de leur enchaînement ou concaténation ; et toute sagacité et perspicacité autre que celle de Dieu est bien loin de pouvoir prévoir des choses qui dépendent de la libre volonté [arbitrium] des hommes et des hasards innombrables. Quant aux exemples auxquels on a l’habitude de recourir pour confirmer la chose, tel celui du meurtre commis par un aubergiste à Mégare ou celui de Simonide qui se vit interdire de partir en mer par un homme auquel il avait donné une sépulture138 et tant d’autres du même genre, ne faut-il pas croire qu’ils sont forgés de toutes pièces ? Car sur l’autorité de qui, qu’il en soit la source ou le dépositaire, la croyance en ces anecdotes se fonde-t-elle ? Pour ne pas nous attarder sur un cas analogue, passons à celui que Cicéron a fait connaître concernant une fureur inspirée par la divinité, dans une situation bien particulière, en l’occurrence au rameur de la flotte de Coponius qui avait prophétisé qu’avant moins de trente jours la Grèce serait baignée de sang, que Dyrrachium serait mise au pillage et que tous prendraient la fuite en s’embarquant, etc. Car, en un mot, ce que Cicéron, qui avait pris la mer avec cette flotte, dit de cet exemple en particulier a valeur générale. De fait, il écrit à son frère139 : « Eh quoi ? diras-tu, ce rameur de la flotte de Coponius n’a-t-il pas prédit ce qui a bien eu lieu ? Oui, il a prédit les malheurs dont nous redoutions tous à ce moment-là qu’ils ne se produisent. Car nous avions entendu parler des deux camps qui se faisaient face en Thessalie, et nous avions l’impression que l’armée de César avait à la fois plus d’audace, parce qu’elle faisait la guerre contre la patrie, et plus de force, parce qu’elle était composée de vétérans. Quant à l’issue de la bataille, il n’y avait aucun d’entre nous qui ne la craignît, mais nous ne le montrions pas, comme les principes de la constance nous le dictaient. Mais ce Grec, qu’y a-t-il d’étonnant si, sous le coup de son immense terreur, il est sorti, ainsi qu’il arrive souvent, de sa constance, de son esprit et de lui-même ? En proie à cette émotion, les événements qu’il craignait quand il était dans son bon sens, il disait, dans son délire, qu’ils allaient se 138

  Cic., Div., I, 27, pour les deux exemples que Gassendi intervertit toutefois.   Cic., Div., II, 55 (faisant écho à Div., I, 32).

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réaliser. Mais enfin, par les dieux et par les hommes, est-il vraisemblable qu’un rameur fou ait pu pénétrer les desseins des dieux immortels plutôt que l’un de nous qui étions là, moi-même, Caton, Varron, Coponius? » [859b] Ces dernières paroles me font revenir à l’esprit ce qu’Aristote pense de la divination durant le sommeil140 : « Il est complètement absurde de penser que ce soit le dieu qui envoie les songes, et cela pour maintes raisons, et surtout parce que dans ce cas-là il les enverrait non pas aux meilleurs aux plus sages, mais à des individus sans qualité et du bas peuple ». Cela étant dit, il suffit de toucher ici quelques mots de la question des oracles et vaticinations que l’on attribue aux Sibylles et devins. Rebattus sont les vers de Virgile où s’exprime une fureur de ce genre141 : Devant l’entrée, soudain ses traits et son teint se défirent, Ses cheveux se dénouèrent ; mais sa poitrine haletante, Mais son cœur sauvage se gonfle de fureur, elle apparaît plus grande, Sa voix n’est plus d’une mortelle, quand elle est touchée Du souffle et de l’esprit, maintenant plus proche, du dieu.

Et142 […] dans son antre, la prêtresse se débat, tâchant de secouer de sa poitrine le grand dieu, qui de plus belle harcèle sa bouche écumante, dompte son cœur farouche, et la maîtrise en la pressant Or pour ne rien dire du fait qu’une telle fureur semble indigne de la divinité [numen] et que Cicéron a été tout à fait fondé à dire143 : « Mais quelle autorité possède donc cette fureur que vous appelez divine, telle que ce qui échappe à la vue du sage, l’insensé le voie et que celui qui a perdu ses sens humains s’en voie attribuer de divins ? », je note seulement quelques raisons qui nous préviennent de la vanité de la chose. La première est cette insistance à rendre les oracles, non pas en prose, mais en vers. Nous avons déjà rapporté comment les épicuriens se sont moqués de ces vers qu’ils jugeaient

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De Divinatione. Cap.5. Arstt., Div., I, 2. 6. Æneid. Virg., En., VI, 47-51. Virg., En., VI, 77-80. Cic., Div., II, 54.

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ineptes et indignes de Dieu. Mais vois ce qu’en dit Cicéron144 : « Nous avons égard aux vers que la Sibylle, en proie à la fureur, a, dit-on, laissés tomber de ses lèvres. À en croire une fausse rumeur, un des interprètes des vers sibyllins se préparait naguère à annoncer au Sénat que, si nous désirions être saufs, celui qui dans les faits était déjà roi devait recevoir ce titre. Si pareille chose est dans les livres, de quel homme s’agit-il, et de quelle époque ? Celui qui l’a écrit a été assez subtil pour que, quoi qu’il arrive, il semble toujours l’avoir prédit, puisqu’il n’y a aucune précision quant aux personnes et aux époques. Il a même voulu s’envelopper d’obscurité de façon que les mêmes vers parussent suivant les circonstances applicables tantôt à un événement, tantôt à un autre. Il n’est d’ailleurs pas vrai que ces vers soient d’un homme en proie à la fureur, puisque le poème (il renvoie plus au travail et à l’attention qu’à l’inspiration et à l’émotion) développe ce qu’on appelle des ¢krosticšj, vu qu’il y a un lien entre les premières lettres de chaque vers, comme dans certaines œuvres d’Ennius, Qu. Ennius fecit. C’est là le fait d’un esprit concentré plutôt que possédé. Dans les livres sibyllins les lettres des premiers vers de toutes les prédictions donnent une sorte de clef de tout le morceau. C’est l’œuvre d’un écrivain appliqué, non d’un délirant, d’un insensé ». La deuxième raison, c’est le style amphibologique des oracles, comme si la Sibylle détenait une subtilité plus que humaine. On pourrait ajouter que la plupart des oracles qui ont acquis une grande célébrité sont de pures inventions. À commencer par le suivant, qui s’est diffusé de toutes parts plus que n’importe quel autre145 : En passant l’Halys, Crésus renversera un grand empire.

Et146, Je te vois, Éacide, avec l’État romain… vainqueur. Cicéron explique que le premier vers n’a jamais été produit au sujet de Crésus, mais qu’il a pu être imaginé par Hérodote autant que le second a pu l’être par Ennius. Pour le deuxième, il démontre qu’il a été forgé de toutes pièces et qu’il ne fut jamais adressé à Pyrrhus147 : « Parce que, d’abord, Apollon 144

  Cic., Div., II, 54.   Cic., Div., II, 56 (reprenant Hérodote, I, 53). 146   Cic., Div., II, 56 (reprenant un fragment d’Ennius, Annales, VI, 174). L’oracle se trouve aussi dans le Henri VI de Shakespeare, I, 4, 62. 147   Cic., Div., II, 56. 145

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n’a jamais parlé latin. Ensuite, les Grecs ignorent cette réponse. En outre, au temps de Pyrrhus, [860a] Apollon avait cessé de faire des vers. Enfin, même si, comme on le lit chez Ennius, la famille stupide des Éacides “brillait plus par ses qualités guerrières que par ses qualités intellectuelles”, Pyrrhus aurait pu comprendre le double sens du vers “toi les Romains vaincre” qui pouvait valoir autant pour les Romains que pour lui. Car ce double sens, auquel il s’est néanmoins laissé prendre, aurait pu tromper même Chrysippe, mais certes pas Épicure ». La troisième raison, c’est que l’imposture fut largement dénoncée, ne fût-ce que chez Eusèbe qui s’en sert aussi pour prouver que les oracles ne furent pas produits par les dieux ou les démons, mais composés par des vieux renards et des prestidigitateurs d’une subtilité insigne. Lucien déclare aussi d’abondance qu’il a lui-même tiré au clair l’entier artifice par lequel le faux devin Alexandre se procurait un grand renom en produisant des oracles, ajoutant qu’il poursuivait de sa haine à la fois les chrétiens et les épicuriens, parce qu’ils l’avaient confondu et se moquaient de lui148. Mais pour tirer l’affaire au clair, il vaut mieux se référer à Eusèbe, même s’il a oublié un petit nombre de choses qui ont été observées par Lucrétien, comme l’imitation des cachets, après que les pages ont été ouvertes (un fait qui a dû échapper à ces épicuriens dont Plutarque dit149 qu’ils se sont retrouvés eux-mêmes confondus devant le préfet de Cilicie qui, ayant reçu de l’oracle de Mopsus la réponse « noir », leur montra sur le billet la question qu’il lui avait posée : « Immolerai-je pour toi un taureau blanc ou un taureau noir ? »). Donc, Eusèbe, dans le passage où il révèle les impostures des devins, écrit150 : « Ils ont pour les aider de nombreux auxiliaires de leur sorcellerie, gens qui font les empressés autour des arrivants pour connaître les besoins de tous et les requêtes que chacun apporte avec lui. Ils ont beaucoup de secrets dans leurs temples et des lieux cachés, inaccessibles à la foule, tandis que les ténèbres 148

  Lc., Alex., récit de la vie d’Alexandre d’Abonotechnie (on l’identifie au philosophe épicurien Celse, l’auteur de l’ouvrage contre le christianisme que réfute Origène dans le Contre Celse). Lucien commence par faire son portrait, puis il décrit la fureur divine qui l’anime et dont il fait négoce, en vendant des oracles et des prophéties inintelligibles. Devenu très célèbre et très riche, il s’installe aux confins de l’Asie Mineure, où il remporte un succès incroyable, qui parvient jusqu’aux oreilles de Rome. C’est à ce moment-là qu’il brûle les œuvres d’Épicure. Sa fin est pitoyable, et Lucien conclut que sa mort dans la misère « venge Épicure, cet homme vraiment sublime, ce génie divin qui seul a connu les charmes de la vérité, les a transmis à ses disciples dont il est devenu le libérateur ». 149   De def. Plut., M., De def., 45, 434 d-e. 150   Eus., Præp., IV, 1, 9-10.

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sont également fort utiles à leur dessein ; et l’état d’esprit des consultants, et leur superstition, et l’autorité inhérente à une croyance ancestrale, comptent aussi pour beaucoup. Ajoute encore la stupidité du peuple, la faiblesse de raisonnement et l’absence d’examen critique ; et, encore une fois, l’habileté et la fourberie de ceux qui trament tout cela avec subtilité, tantôt promettant à chacun, d’une manière scandaleuse, frauduleuse, pleine de supercheries, des choses agréables, le berçant d’un faux espoir, et tantôt », etc. Et ensuite, après avoir récapitulé les différents procédés utilisés, à savoir l’ambiguïté, le chant, le vocabulaire barbare, l’organisation affectée des mots et autres semblables, et après avoir rappelé que les oracles furent très souvent convaincus de fausseté, que les choses ont souvent mal tourné pour ceux qui ont entrepris des guerres sur leur conseil, qu’ils ont trompé beaucoup d’hommes à qui ils avaient promis le salut et la vie, ce qui explique qu’on les accuse d’être, non pas des dieux, mais des hommes, et des imposteurs, il ajoute151 : « Pourquoi nourrissent-ils des plus grandes espérances les étrangers, ceux qui viennent d’ailleurs, et de loin, pour les consulter, mais évitent de le faire à ceux qui habitent près d’eux ? C’est pourtant à eux, comme à des amis intimes et à des compatriotes, qu’il aurait fallu, plus qu’à tous les autres, rendre les dieux propices. Mais il leur est assurément facile de tromper les étrangers ignorants de leurs pratiques, tandis qu’ils ne peuvent guère le faire avec leurs proches, qui ne sont pas sans connaître leurs artifices et sont bien conscients de la vraie nature de cette plaisanterie. D’où il est clair qu’il n’y a là rien de divin, rien de supérieur à la pensée humaine ». Puis, après avoir énuméré les différents oracles qui ont cessé d’exister et les nombreux temples qui ont été la proie des flammes, il ajoute152 : [860b] « Si ces merveilleux diseurs d’oracles n’ont même pas pu défendre leurs propres temples ni se rendre service à eux-mêmes dans les périls, comment pourraient-ils apporter du soutien à autrui ? On pourrait ajouter ici l’argument le plus fort de tous : la plupart de ces devins, prêtres, interprètes des dieux et prophètes, que leur sagesse divine rendait fameux, non pas seulement par le passé, mais encore à notre époque, ont été traînés devant les tribunaux romains et forcés d’expliquer, sous la torture, que tout était une mystification reposant sur des tromperies humaines, avouant que toute l’affaire n’était qu’une imposture bien combinée et décrivant tout spécialement l’ensemble de l’appareil 151

  Eus., Præp., IV, 2, 6-7.   Eus., Præp., IV, 2, 9-10.

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et des méthodes de leur artifice malhonnête ». Mais il ne faut vraiment pas omettre qu’après avoir mentionné les aristotéliciens et les cyniques, Eusèbe ajoute encore les épicuriens153 « que pour ma part j’ai vivement admirés, eux qui avaient reçu une éducation toute grecque, qui, dès leur première enfance, avaient entendu dire par leurs parents que ceux dont je parle étaient des dieux et qui ne se sont pas laissés prendre au piège de cette mystification par eux, mais ont noblement accusé de mensonge ces oracles si répétés et ces prédictions si recherchées par tous les hommes n’étaient que des impostures bien combinées, en montrant en particulier qu’ils étaient non seulement inutiles, mais encore pernicieux ». Enfin, le mépris dans lequel sont tombés tant de mystères, dès lors que l’on comprit plus nettement à la fois l’artifice que j’ai rappelé et le gain absolument éhonté, exactement comme Œnomaus s’en indigne chez Eusèbe154 en dénonçant la supercherie de l’ordre donné par l’oracle – « que la moitié de leurs conquêtes sur les Lacédémoniens soit donnée à Apollon » – mais encore le ridicule de ses conseils tel que155 « si un vieillard veut faire des enfants, qu’on lui apporte une femme plus jeune » et autres réponses de ce genre. Ainsi Cicéron a-t-il conclu156 que « rien n’était tombé dans un plus grand mépris » que ces oracles qui étaient rendus à Delphes, de telle sorte qu’il ne trouve rien d’étonnant au fait que plusieurs aient déjà cessé d’exister à son époque. Et Plutarque qui s’efforce de découvrir la cause de leur disparition157 l’impute au fait que le souffle souterrain, qui excitait la Pythie par en dessous et ébranlait son esprit de sorte qu’elle produise ses oracles, s’était déjà évanoui, à cause de sa vieillesse. Mais Cicéron, qui s’était penché sur la question, s’en était déjà moqué auparavant158 : « Parlent-ils de vin ou de salaisons qui s’éventent avec l’âge ? Non, il s’agit ici de la force attachée à un lieu, une force non seulement naturelle mais divine ; et comment a-t-elle pu s’évanouir ? Quel est cet effet de l’âge qui peut épuiser une force divine ? Et qu’y a-t-il d’aussi divin qu’un souffle émané de la terre et agitant l’âme au point qu’elle devienne capable de prévoir l’avenir ? Et non seulement de voir ce qui sera longtemps à l’avance, mais de le dire en paroles rythmées, en vers. 153

    155   156   157   158   phe. 154

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Eus., Præp., IV, 2, 13. Eusèbe, Præp., V, 32, 1. Eusèbe, Præp., V, 30, 2. Cic., Div., ii, 57. De orac. def. Plut., M., De def., 50, 437c. Cic., Div., ii, 57. J’ajoute entre crochets un morceau omis sans doute par le typogra-

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[Quand donc cette vertu s’est-elle évanouie ?] Est-ce après que les hommes ont commencé d’être moins crédules ? Démosthène, qui vivait il y a maintenant près de trois cents ans, disait déjà que la Pythie filipp…zein [philippisait], c’est-à-dire qu’elle était favorable à Philippe. Il entendait signifier par là qu’elle s’était laissée corrompre par Philippe. Ce qui permet de juger qu’il y avait quelque chose d’insincère dans d’autres oracles de Delphes. Mais je ne sais pourquoi ces philosophes superstitieux et presque fanatiques semblent préférer n’importe quoi, plutôt que de ne pas être ineptes. Vous préférez dire évanoui et éteint un phénomène qui, s’il avait jamais existé, serait en tout cas éternel, plutôt que de renoncer à croire à des choses auxquelles il ne faut pas croire ». Mais c’est assez, quant au sujet présent, quant à l’éthique et quant à notre traité philosophique.

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