La poétique de l'espace dans les opera minora de Tacite
 9782343101934, 2343101930

Table of contents :
Sommaire
Préface
Introduction générale
Première partie La « question de l’espace » chez Tacite
Deuxième partie La construction de l’espace historique dans l’Agricola
Troisième partie La représentation de l’espace social et communautaire dans la Germania
Conclusion générale

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José MAMBWINI KIVUILA-KIAKU

La poétique de l’espace dans les opera minora de Tacite

Préface de Rémy Poignault

La poétique de l’espace dans les opera minora de Tacite

© L’Harmattan, 2016 5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris www.harmattan.com [email protected] ISBN : 978-2-343-10193-4 EAN : 9782343101934

José MAMBWINI KIVUILA-KIAKU

La poétique de l’espace dans les opera minora de Tacite Préface de Rémy POIGNAULT de l’Université de Clermont-Ferrand

Du même auteur - Le combat d’un Congolais en exil : réveils douloureux, Paris, L’Harmattan, 2011. - La représentation de l’espace dans l’Enéide VI de Virgile, Paris, L’Harmattan, 2015. - La désullision d’un Congolais rentré d’exil, roman, Paris, Edilivre, 2016.

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Sommaire Préface L’espace dans les opera minora de Tacite, entre inventaire et appropriation ......................................................................... 11 Introduction générale ............................................................ 25 Première partie La « question de l’espace » chez Tacite Chapitre I Considérations générales sur la thématique de l’espace dans l’œuvre de Tacite .................................................................. 33 Chapitre II L’influence des « discours sur l’insularité et sur l’altérité » dans l’élaboration de l’espace dans les opera minora ......... 63 Deuxième partie La construction de l’espace historique dans l’Agricola Chapitre III La mise en évidence du « tableau initial de la nature » comme technique de la représentation globale de l’espace breton (Agr. 10-13,1) ............................................................ 75

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Chapitre IV La description dynamique comme mode de représentation de l’espace dans l’Agricola (Agr. 13,2-28) .............................. 93 Chapitre V L’esthétique du tragique dans la description du champ de bataille dans Agricola (Agr. 29-38) ............................... 131 Conclusion partielle L’espace breton : du tableau à la description panoramique .............................................. 151 Troisième partie La représentation de l’espace social et communautaire dans la Germania Chapitre VI La construction du tableau initial de la Germania 1,1-3 : introduction à la poétique tacitéenne de l’espace germain 159 Chapitre VII Fleuves et forêts : éléments représentatifs de l’espace germanique dans la Germania ............................................ 173 Conclusion partielle La Germania, la « terra horrida »...................................... 189 Conclusion générale ....................................................... 197

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En mémoire d’Alain MALISSARD Professeur émérite de latin et de civilisation romaine à l’Université d’Orléans et inspirateur de cette étude qui s’est éteint, lundi 10 novembre 2014, à l’âge de 78 ans, emporté par une maladie aussi soudaine qu’implacable.

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Préface L’espace dans les opera minora de Tacite, entre inventaire et appropriation Par

Rémy POIGNAULT, Professeur à l’Université de Clermont-Ferrand France Que notre collègue José Mambwini Kivuila-Kiaku soit remercié de l’hommage qu’il rend ici à Alain Malissard, sous une forme qui semble s’imposer de toute évidence : un ouvrage sur La Poétique de l’espace dans les opera minora de Tacite. En effet, le regretté Alain Malissard – dont j’ai pu apprécier les qualités humaines, scientifiques et, plus largement, culturelles, à Tours, à Orléans et à Paris, au cours de participations à des colloques, à des jurys de concours ou à des réunions de l’Association Guillaume Budé – s’est beaucoup intéressé à la question de la représentation de l’espace, d’abord sur la colonne Trajane dans sa thèse très novatrice, Étude filmique de la colonne Trajane. L’écriture de l’histoire et de l’épopée latines dans ses rapports avec le langage filmique, Tours, 1974, réalisée sous la direction de Raymond Chevallier, puis dans les articles qu’il a écrits dans le prolongement de cette thèse1. Je 1

Par exemple, (1974) : « L’espace sur la colonne Trajane. Essai d’étude filmique », Littérature gréco-romaine et géographie historique. Mélanges

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suis non seulement très honoré de la proposition qui m’a été faite par le Professeur José Mambwini Kivuila-Kiaku de rédiger cette préface, mais encore je suis d’autant plus heureux qu’elle me donne l’occasion d’associer à cet hommage le Professeur Raymond Chevallier, qui fut aussi mon maître. Parmi les champs d’investigation immenses de ce grand chercheur, la question de l’espace figure en bonne place, que ce soit la recherche de l’inscription de l’antique dans l’espace actuel grâce à la photographie aérienne, à l’examen du paysage ou à la toponymie, ou qu’il s’agisse de l’organisation de l’espace par le pouvoir romain avec l’étude des centuriations, du cadastre, des voies romaines, des rapports entre cité et territoire, ou encore de la lecture géographique des auteurs antiques, sans oublier la cartographie. Raymond Chevallier a aussi consacré des ouvrages importants aux voyages et à l’imbrication du temps et de l’espace, car l’espace est indissociable de la mémoire2. Alain Malissard, quant à lui, a abordé la question de l’espace premièrement en historien de l’art en croisant de manière judicieuse l’antique et le moderne par l’utilisation des méthodes de l’étude filmique pour rendre compte de l’originalité de la colonne Trajane qui déroule sur la spirale de sa frise le récit des guerres daciques en des images offrant une représentation de l’espace dacique qui passe de la barbarie à l’ordre romain et offerts à Roger Dion, Chevallier, R. (éd.), Caesarodunum IX bis, 325-348 ; (1976) : « L’expression du temps sur la colonne Trajane », Aiôn. Le temps chez les Romains, Chevalier, R.(éd.), Paris, Picard, 157-182 ; (1982) : « Une nouvelle approche de la Colonne Trajane », ANRW, II, 12, 2, 579-606. 2 Il est impossible de rendre compte ici de la bibliographie de Raymond Chevallier sur l’espace ; signalons seulement quelques ouvrages, personnels : (1964) : L’avion à la découverte du passé, Paris, Fayard ; (1971) : La photographie aérienne, Paris, Colin ; (1972) : Les voies romaines, Paris, Colin (traduit en anglais en 1976 et en 1979, réédité chez Picard en 1997) ; (1988) : Voyages et déplacements dans l’empire romain, Paris, Colin ; (2000) : Lecture du temps dans l’espace. Topographie archéologique et historique, Paris, Picard, ou collectifs : (1972) : Colloque international sur la cartographie archéologique et historique, à la mémoire de F. Oudot de Dainville, Tours ; (1974) : Littérature gréco-romaine et géographie historique. Mélanges offerts à Roger Dion, Caesarodunum IX bis ; ou, écrits avec son épouse Élisabeth Chevallier, (1984) : Iter Italicum. Les voyageurs français à la découverte de l’Italie ancienne, Paris, Les Belles Lettres/Turin, Centro universitario di ricerche sul viaggio in Italia.

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créant une impression de mouvement spatial et de déroulement chronologique, sans qu’il y ait, sauf dans le cas de quelques points de repère, souci de localisation géographique, l’espace participant en quelque sorte à la narration. C’est aussi en littéraire qu’Alain Malissard s’est intéressé à l’espace en portant une attention toute particulière au « décor » dans les deux ouvrages majeurs de Tacite3 : il souligne que l’historien n’attache pas, en général, une grande importance au décor, qui est souvent flou et ne cherche pas à rendre plus clair le récit des événements historiques en les situant de manière précise dans leur cadre, car Tacite n’a cure ni d’exactitude topographique ni de pittoresque, mais il recherche avant tout la valeur expressive, symbolique ou psychologique du décor en tant qu’il devient « un espace lourd de significations »4. Tacite donne des indications sur l’urbanisme ou l’architecture, fait jouer parfois un rôle important à la topographie de Rome ou fait participer directement les villes à l’histoire, mais il décrit peu et présente surtout les villes et les monuments dans des moments de crise où ils témoignent ainsi des risques d’effondrement des efforts déployés par les hommes pour construire le monde5. Tacite, certes, rend compte de la possibilité d’une maîtrise efficace du territoire par une administration sérieuse mise en place par des serviteurs zélés comme tente de le faire Corbulon en Arménie, mais, sous Néron, le centre, Rome, ne permet guère à la uirtus d’opérer et se révèle néfaste à l’ensemble6. L’espace tacitéen,

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Malissard, A. (1991) : « Le décor dans les Histoires et les Annales : du stéréotype à l’intention signifiante », ANRW, II, 33. 4, 2832-2878 ; (1998) : « Tacite et l’espace tragique », Pallas, 49, 211-224 ; (2002) : « Néron, Tacite et la question de l’espace romain », Neroniana, VI, Rome à l’époque néronienne : institutions et vie politique, économie et société, vie intellectuelle, artistique et spirituelle, Jean-Michel CROISILLE et Yves PERRIN éd., Bruxelles, coll. Latomus, 178-192. 4 Malissard 1991, 2875. 5 Malissard, A. (1983) : « Incendium et ruinae. À propos des villes et des monuments dans les Histoires et dans les Annales de Tacite », Présence de l’architecture et de l’urbanisme romains. Hommage à Paul Dufournet, Raymond CHEVALLIER éd., Caesarodunum XVIII bis, Paris, 45-55. 6 Malissard 2002.

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par référence souvent implicite au théâtre, est surtout un espace tragique, où l’homme joue ou subit son destin7. M. José Mambwini Kivuila-Kiaku consacre son livre à la Vie d’Agricola et à la Germanie, champ sur lequel Alain Malissard n’avait pas porté directement ses investigations, mais c’est la même problématique de l’espace qui est au cœur de la réflexion, dans des genres littéraires différents des deux opera maiora que sont les Histoires et les Annales, et il le fait dans un esprit analogue, mettant ses pas dans les uestigia d’Alain Malissard en utilisant, par exemple, dans l’analyse de la narration, des instruments d’analyse filmique et la notion d’« œil caméra ». La Vie d’Agricola offre aux regards plusieurs types d’espace, principalement celui qui relève de l’autorité de Rome et celui qu’il s’agit de conquérir. L’espace de l’empire romain est un espace construit, soumis à la loi ; c’est le territoire sur lequel le grand serviteur de l’État qu’est Agricola est appelé à se porter pour accomplir les officia du sénateur romain : originaire de province, la colonie de Fréjus, il fit ses études à Marseille (Agr. 4), son apprentissage militaire en Bretagne sous l’autorité de Suetonius Paulinus (Agr. 5), se lança dans le cursus honorum à Rome, exerça sa questure dans la province d’Asie sous le proconsul Salvius Titianus, puis continua sa carrière à Rome, fut chargé par Mucien de lever des troupes sans doute en Italie (Agr. 6-7), avant d’aller commander une légion en Bretagne sous Vettius Bolanus, puis sous Petilius Cerialis des effectifs plus importants (Agr. 8). Il gouverna ensuite la province d’Aquitaine, revint à Rome pour son consulat, avant d’être chargé du gouvernement de la Bretagne (Agr. 9), dont il est rappelé des années plus tard, avec l’espoir d’une mission en Syrie, pour rentrer à Rome, où il meurt sans avoir obtenu le proconsulat d’Asie ou d’Afrique qui aurait dû lui revenir. Nous avons là un aperçu de la mobilité qui était celle de l’élite de la société impériale allant de Rome à la périphérie, mais pouvant aussi être issue de ce qui a été la périphérie même (ici la Narbonnaise, comme bientôt l’Espagne avec Trajan et Hadrien, et plus tard l’Afrique avec les Sévères), 7

Malissard 1998.

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dans un univers immense régi par les lois de Rome et la machine impériale. Prouincia, colonia, municipium désignent cet espace romain organisé. Agricola, en conquérant, s’efforce d’accroître cet espace : sitôt parcouru, on doit en assurer la possession (Agr. 23, 1), et, pour consolider la conquête, le général implante aux endroits appropriés praesidia et castella et il établit des routes : siluis ac paludibus emuniendis (Agr., 31, 2 : « en aménageant forêts et marécages »)8. L’urbanisme est conçu comme moyen de civiliser homines dispersi ac rudes (Agr., 21, 1 : « des hommes disséminés et sauvages ») et ses symboles sont templa, fora, domos (« les temples, les places publiques, les maisons ») : c’est là, avec la romanisation des élites par l’éducation, une « forme de civilisation » (humanitas) qui est pour ces peuples « facteur d’asservissement » (pars seruitutis) (Agr., 21, 3). La Bretagne non encore romaine est, au contraire, un espace sauvage constitué de paludes, montes, flumina, siluas, saltus, aestuaria… (Agr., 33, 5 ; 34, 3), non seulement d’après les propos d’Agricola, mais encore dans ceux de son adversaire Calgacus, qui présente la Calédonie comme un lieu hostile qui se referme sur les Romains pour les retenir prisonniers (Agr., 32, 4). Nous sommes au cœur d’une tension entre nature et culture, liberté et asservissement, barbarie et civilisation, qui incite à réfléchir sur la conquête, mais c’est la logique romaine qui prédomine puisque l’œuvre est l’éloge d’un conquérant et que la Pax Romana semble réaliser une synthèse harmonieuse pourvu que le pouvoir soit exercé par un chef qui ait le sens de ses officia. Dans l’économie de la Vie d’Agricola, c’est le mauvais empereur qui non seulement met un frein à l’expansion du territoire romain, mais encore, par le choix de mauvais chefs, entraîne sa restriction : ainsi dans la zone rhéno-danubienne, nec iam de limite imperii et ripa, sed de hibernis legionum et possessione dubitatum (Agr., 41, 3 : « et, ce qui était remis en question, ce n’était plus la frontière de l’empire et la rive du fleuve, mais les quartiers d’hiver des légions et nos acquisitions »). En outre, l’espace du citoyen subit un resserrement extrême, car Rome devient aussi un lieu étroit et 8

Cf. Gorrichon 1974, 201.

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un piège à cause d’un tyran entouré de délateurs qui exile la culture, condamne les Romains au mutisme (Agr., 2) et, épiant jusqu’à leur physionomie, semble même leur interdire toute forme d’expression intime (Agr., 45, 3). L’espace de la Bretagne est un espace de conquête ; si les Romains se font explorateurs (et Agricola par la circumnavigation qu’il ordonne prouve concrètement l’insularité de la Bretagne, Agr., 38, 6 ; 10, 5), c’est pour soumettre les territoires qu’ils découvrent : les îles Orcades sont à la fois reconnues et soumises par la flotte romaine : Romana classis […] inuenit domuitque (Agr. 10, 5) et dans son discours à ses hommes avant la bataille du mont Grampian, Agricola en donne une expression hyperbolique : il est allé jusqu’aux limites de la Bretagne (finem Britanniae) et inuenta Britannia et subacta (« la Bretagne a été découverte et soumise », Agr., 33, 4). Significative est la progression d’Agricola pendant la campagne de Calédonie : il appuie l’avancée terrestre de ses troupes sur l’avancée parallèle de la flotte (Agr., 25, 1). Sans que les précisions topographiques fournies par Tacite soient nettes, on a l’impression d’une progression toujours plus lointaine. Tout se passe comme si la dynamique des regards qu’étudie José Mambwini Kivuila-Kiaku – regard d’Agricola conquérant, regard de Tacite narrant – associait découverte et appropriation. Agricola semble aussi, à travers des considérations d’ordre stratégique, prendre conscience de l’incidence de la géographie physique sur la géographie humaine : il remarque, en effet, que la ligne Clyde-Forth constitue comme une frontière naturelle, qui pourrait constituer la frontière de l’empire romain si l’on ne voulait pas porter la conquête jusqu’à la limite du monde et il fortifie cette ligne pour mieux assurer ses positions ; Antonin s’en souviendra, puisque c’est là, plus au Nord du mur d’Hadrien, qu’il établira son propre mur. Dans cet éloge funèbre différé d’Agricola, non seulement Tacite se fait historien de la conquête, mais, comme cela sera bientôt le cas avec la Germanie, il se fait géographe et ethnographe pour faire découvrir au public romain ces contrées lointaines, comme, à la suite des débuts de la littérature

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géographique latine avec César et Varron9, Sénèque avait pu le faire pour l’Égypte et pour l’Inde, ou Pomponius Méla, de façon systématique pour l’ensemble du monde connu, dans sa Chorographie, ouvrage de géographie descriptive, ou encore, plus récemment, Pline l’Ancien dans son Histoire naturelle (l. III-VI). Les Grecs, bien sûr, avaient montré la voie avec, entre autres, Pythéas, Posidonius (qui établit « une échelle de structures » : zones, continents, pays, provinces, contrées, villes10 et comprend « tous les éléments d’une géographie complète, à la fois physique et humaine »11) et la Géographie de Strabon, sans oublier l’historien Polybe. Tacite décrit la Bretagne en faisant valoir qu’il ne s’appuie pas seulement sur des informations livresques, mais qu’il bénéficie des informations fournies par les explorations nouvelles (Agr., 10, 1). Il précise la forme de l’île en rectifiant les images de ses prédécesseurs, présente le climat et en vient à la géographie humaine en décrivant la population, en formulant des hypothèses sur le peuplement de la Bretagne et en donnant des informations sur les cultures et les productions. Il présente ainsi un espace qui, d’une part, offre un intérêt certain pour Rome en tant que proie : la Bretagne possède des richesses qui constitueront « une récompense pour les vainqueurs » (pretium uictoriae, Agr., 12, 10). Mais, c’est aussi un monde singulier, où les hommes font preuve de « plus d’ardeur guerrière » (plus […] ferociae, Agr.,11, 5), mais où l’on accepte aussi de se soumettre à l’imperium d’une femme (Agr., 16, 1). Tacite donne l’impression qu’Agrippa a conduit les troupes romaines à la limite de l’univers : au-delà il n’y a plus que les rocs et les flots : c’est le discours de Calgacus qui présente la Calédonie comme située au « bout du monde et de la liberté » – terrarum ac libertatis extremos recessus (Agr., 30, 4) – ; c’est aussi la présentation géographique globale de Tacite : au-delà se trouve Thylé et la mer qui domine tout le paysage est une 9

Nicolet, C. (1996) : L’inventaire du monde. Géographie et politique aux origines de l’Empire romain, Paris, Hachette, [Fayard, 1988], 101. 10 Pédech, P. (sd) : « L’analyse géographique chez Posidonius », Littérature gréco-romaine et géographie historique. Mélanges offerts à Roger Dion, 3234. 11 Nicolet 1996, 99.

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énigmatique « mer immobile et lourde », impropre à la navigation – mare pigrum et graue (Agr., 10, 6) – qui doit être infinie (continui maris), nusquam latius dominari mare (« nulle part la mer n’exerce plus largement son empire », Agr., 10, 7), ce qui ne peut manquer de faire songer à l’Océan entourant le cercle des terres de la cosmographie traditionnelle. Le caractère géographique et ethnographique de la Germanie est plus marqué puisque la finalité de l’ouvrage est de présenter cette contrée lointaine aux Romains. Tacite en délimite les contours, voit ses habitants comme formant une population non mêlée, propriam et sinceram et tantum sui similem gentem (« une race à part, pure, ne ressemblant qu’à elle-même », Germ., 4). Il décrit un pays peu avenant, avec des forêts (siluae), des marais (paludes), en somme un locus horridus et foedus, mais néanmoins relativement fertile (Germ., 5). Et c’est à juste titre que José Mambwini Kivuila-Kiaku accorde une place importante aux forêts et aux fleuves dans la définition de l’espace germain. Tacite expose les mœurs, les croyances, les coutumes et les usages du peuple germain, en mettant l’accent sur la pureté des mœurs des femmes, sur les valeurs guerrières, sur le sens de l’hospitalité, sur l’absence de cupidité. Se dessine, du point de vue moral, sinon absolument une image inversée de Rome, du moins une forme de nostalgie de uirtutes originelles, même si la ferocitas des Germains est inquiétante. L’espace germain est à l’opposé de l’espace romain dans la mesure où il apparaît comme un espace non construit ; il en va ainsi de l’espace sacré : les Germains n’enferment pas leurs dieux dans des temples, non plus que dans des représentations anthropomorphes, mais les honorent en pleine nature, dans « des bois et des bocages sacrés » (Germ., 9 : lucos ac nemora) ; il en est de même de l’espace profane : les Germains ne connaissent pas les villes et ont un habitat dispersé et, quand ils se rapprochent dans des uici, ils n’ont pas de demeures contiguës ; ils ignorent la maçonnerie et utilisent le bois avec une sorte d’argile ; ils luttent contre le froid dans des souterrains qu’ils ont creusés et recouverts de fumier (Germ., 16). À en croire Tacite, ils ne connaissent pas la propriété privée des terres, qui sont réparties en fonction du rang et pour un an 18

seulement, ce qui ne favorise pas une exploitation efficace et ne permet que la culture des céréales (Germ., 26). Les Chattes, qui sont parmi les plus redoutables Germains, n’ont même pas de domicile fixe ni de cultures (Germ., 31, 5), et les plus sauvages, les Fennes, sont totalement dépourvus d’habitat et n’ont d’autre recours que de se réfugier sous des branchages (Germ., 46, 3-4 : non penates […] in aliquo ramorum nexu). C’est bien évidemment l’espace urbanisé qui marque la civilisation : ainsi les Hermundures, amis des Romains, sont autorisés à traverser le Danube pour commercer et les Romains les admettent dans leurs « maisons » et leurs « villas », alors que pour les autres ils réservent leurs armes et leurs camps, en un contraste très marqué entre l’espace civilisé (domos uillasque) de la pax Romana et l’espace militaire (arma […] castraque) destiné à protéger et étendre cette pax (Germ., 41). La perception du temps est aussi différente : les Germains calculent le temps non par le nombre des jours, mais par celui des nuits (Germ., 11) ; ils ne répartissent pas non plus les saisons de même, car ils ne connaissent pas l’automne dans la mesure où ils ne cultivent pas les productions de l’automne (Germ., 26). Comme à l’extrémité de la Bretagne où les nuits sont si brèves qu’on ne distingue plus guère entre le jour et la nuit (Agr., 12, 6), au-delà des Suions, se trouve, pense-t-on, l’océan qui entoure le disque terrestre – mare pigrum ac prope inmotum (Germ., 45, 1) qui fait songer à Agr. 10, 6 – et il y a semblable indistinction entre le jour et la nuit, car le soleil y demeure jusqu’à son lever. Tacite fait toucher là à ses lecteurs un espace-temps des plus insolites. C’est un monde autre avec des coutumes qui peuvent sembler étranges aux Romains : les chefs dans la plupart des peuples germains n’ont pas une autorité absolue (ce n’est pas le cas pour les Suions, Germ., 44, 3) et ce sont les prêtres qui ont pouvoir de coercition (Germ., 7, 2). Les Suèves pratiquent des sacrifices humains (Germ., 9, 1 ; 39, 2), ce que Tacite qualifie de barbarus ritus (Germ., 39, 2) : l’espace germain est un espace sauvage, mais avec des nuances car il y a des différences entre les peuples, certains même étant favorables aux Romains, comme les Hermundures ou les Mattiaques (Germ., 29, 3), ce

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qui peut laisser présager des ouvertures pour la romanité : il existe des degrés dans l’altérité. L’une des moindres singularités de l’espace germain au sens de la géographie humaine n’est pas que, comme chez les Bretons, les femmes n’y sont pas systématiquement cantonnées dans un espace féminin. Elles peuvent prendre part au domaine militaire : présentes au combat, elles incitent les hommes à la bravoure ; elles peuvent aussi avoir une place dans les délibérations puisqu’on croit à leur parole prophétique : Inesse quin etiam sanctum aliquid et prouidum putant, nec aut consilia earum aspernantur aut responsa neglegunt (Germ., 8, 2 : « Bien plus, ils considèrent qu’elles ont en elles un caractère sacré et prophétique et ils ne méprisent pas leurs conseils ni ne négligent leurs prédictions ») ; et Tacite de citer, entre autres exemples, celui, récent, de Veleda (sur lequel il reviendra dans Hist. IV, 61sq.). Qu’ils fassent de ces femmes des divinités ou qu’ils attachent de l’intérêt à leurs oracles peut sembler singulier aux Romains, mais le monde gréco-romain connaissait aussi la Pythie, avec cette différence que le dieu semblait parler à travers elle, tandis que chez les Germains ce sont ces devineresses elles-mêmes qui peuvent être déifiées, comme naturellement… Le jugement de Tacite est nettement marqué par le sexisme romain quand il stigmatise les Sitons : Cetera similes uno differunt, quod femina dominatur ; in tantum non modo a libertate sed etiam a seruitute degenerant (Germ., 45, 9 : « Ils leur [aux autre Germains] ressemblent pour le reste, mais diffèrent d’eux sur un seul point : ils sont soumis à une femme, tant ils sont tombés bas en matière du point de vue non seulement de la liberté, mais encore de la servitude »). Après avoir exposé de manière synthétique la géographie et l’ethnographie de la Germanie, Tacite opte pour une présentation de la situation et des particularités des usages de chaque peuple germain en donnant des indications de direction pour qu’on puisse se faire une idée de leur localisation, comme s’il suivait une carte, en prenant pour repère le Rhin, d’abord vers l’ouest, puis vers le nord (Germ. 35, 1), ensuite il suit le Danube (Germ. 41, 1) ; mais il laisse voir que ce tableau n’est pas figé, dans la mesure où il y a eu parfois au cours du temps des déplacements de population. Il offre ainsi à ses 20

contemporains un inventaire d’un vaste monde qui, à quelques rares exceptions près, échappe à l’emprise de Rome et constitue par ses qualités guerrières et, sur bien des plans, morales, un danger : il rappelle les pertes très lourdes que les Germains ont fait subir aux Romains par le passé, insistant sur le parti qu’ils ont tiré des guerres civiles (Germ. 37) ; mais les Germains sont heureusement eux aussi soumis à des dissensions profitables aux Romains (Germ. 33). L’espace germain va des confins de l’empire romain aux confins du monde comme à ceux du mythe : les Romains ont tenté de s’aventurer sur l’Océan et de suivre les traces d’Hercule, puisque la tradition fixe là aussi des colonnes d’Hercule, mais les éléments se sont opposés à l’entreprise de Drusus si bien que ces contrées échappent encore à la connaissance et sont l’objet de fables (Germ. 34, 4 : credere vs scire), même si depuis l’époque d’Auguste on a une meilleure connaissance de la région12. Et, quand il évoque le territoire audelà des Suions, c’est bien au mythe que Tacite est contraint de se référer (Germ., 45, 1 : fides ; persuasio). Mais il en garantit l’authenticité, du moins, pour ce qui est de l’extrémité du monde : Illuc usque – et fama uera – tantum natura (ibid. : « C’est seulement jusque-là (et ce qu’on en dit est vrai) que s’étend ce qui existe »). Il place aux limites de la Germanie les Fennes, qui vivent dans un état sauvage extrême confinant à la bestialité (Germ., 46, 3 : mira feritas), de la cueillette et de la chasse, avec des abris de fortune, comme, dirions-nous, à l’âge de pierre ; leur état de nature qui leur assure un bonheur de philosophe, puisqu’ils sont dans une situation « où ils n’ont même à éprouver aucun désir » (Germ., 46, 5 : ut illis ne uoto quidem opus esset), est présenté avec une telle ironie qu’on perçoit bien que Tacite fixe là comme les limites de l’humanité, même s’il refuse comme fabulosa (« des racontars ») les bruits qui courent sur l’existence dans ces contrées d’autres peuples au physique mi-homme mi-bête. À l’instar de son beau-père qui est allé aussi loin qu’il a pu en Bretagne pour faire la reconnaissance et la conquête de nouveaux espaces pour Rome, Tacite va aussi loin que lui 12

Cf., en particulier, Res gestae diui Augusti, 26 ; Velleius Paterculus, II, 97.

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permettent l’expérience et la science dans la connaissance de la Germanie sinon pour préparer une conquête du moins pour faire connaître aux Romains les confins de leur monde, qui peuvent être source de dommages comme de renouveau selon l’usage qu’on saura en faire ; il s’agit d’une sorte de prise de possession intellectuelle de l’espace germain pour l’édification des Romains. L’espace de la science se heurte à la frontière du mythe. Dans les opera maiora, le sujet dominant ne sera plus, comme dans la Germanie, la définition de l’espace, non plus que la présentation du champ des exploits d’un héros de la conquête, comme dans l’Agricola, ou que l’extension progressive – et voulue par les destins – du Populus Romanus sur l’orbis terrarum, comme chez Tite-Live ; mais ce sera un décor inséparable du déroulement de l’histoire romaine domi militiaeque et jusqu’au cœur des villas et palais impériaux, qui va s’ouvrir aux investigations de notre collègue José Mambwini Kivuila-Kiaku pour son prochain ouvrage, un décor à vocation dramatique et tragique, comme le préfigure, dans l’Agricola, le cadre de la bataille du mont Grampian.

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Introduction générale La bibliographie récente témoigne de l’engouement qui semble s’être emparé des études tant modernes13 qu’anciennes14 pour les questions de poétique de l’espace considérée dans toute sa globalité au point de faire penser qu’une tendance de recherche s’est développée autour de cette thématique. Dans plusieurs études, outre sa représentation ou son mode de reproduction littéraire ou textuelle, l’on cherche à mettre en perspective la place et le rôle de l’espace dans l’œuvre de tel ou tel auteur. D’autres étudient les œuvres en les analysant par grands schèmes de représentations sur le mode de la sensation produite par leurs lectures. En ce qui concerne Tacite, autant l’avouer : quand bien même nous aurions une idée assez précise de « l’espace dans l’œuvre de Tacite », nous aurions eu du mal à cerner les motivations qui ont véritablement poussé le professeur Alain Malissard à nous proposer, avec insistance, une telle étude15.

13 Nous pensons, par exemple, aux études consultées dans le cadre de ce travail et sur lesquelles nous nous sommes beaucoup appuyé, à l’instar de : Manea, Poignault et Pop 2013 ; Baudoin 2009 ; Pollicino 2010 ; Lambert 1998, etc. 14 À titre illustratif : Casanova-Robin, H. (s.d.) : « La représentation du paysage dans le livre XIV des Métamorphoses d’Ovide : éléments d’analyse poétique », manuscrit ; Cousin, C. (2013), Houriez, A. (1993) : « L'espace infernal dans la catabase d'Énée au chant VI de l'Énéide », in Uranie. Mythes et littératures, n° 3. Espaces mythiques, Univ. Charles de Gaulle, 69-86 ; Guisard, Ph. ; Laizé, C. (dir.) (2012) : Expériences et représentations de l’espace, Paris, Eclipses ; Pollini, A. (2012) : « La représentation de l’espace chez Hérodote » in : Guisard, Ph. ; Laizé, C. (2012) :Expériences et représentations de l’espace, Paris, Eclipses, 109-124, etc. 15 Cf. Mambwini 2016.

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Par où commencer, tant il est vrai que le sujet ouvre plusieurs pistes et plusieurs perspectives. En plus des questions16 que nous nous sommes posées, nous avions même pensé examiner dans cette étude l’une de deux catégories de caractérisation, sinon les deux, qui s’imposent à toute narration, à savoir : la caractérisation de la figure spatiale et celle de la configuration spatiale17 dans l’œuvre de Tacite. Nous avons renoncé à un tel projet qui risque, au final, de produire une œuvre volumineuse. Tenant compte des réflexions que nous avons déjà menées sur cette thématique dans l’écriture historiographique tacitéenne dans nos enseignements à l’Université Pédagogique Nationale (UPN) de Kinshasa, en RD Congo et au cours de nos nombreuses rencontres scientifiques, nous avons résolu de répondre aux vœux d’Alain Malissard en étudiant la question relative à la poétique de l’espace, d’abord, dans les opera minora, ensuite, dans les opera maiora de Tacite. Et pour cause. Nous le savons tous : l’oeuvre de Tacite est traditionnellement répartie en deux catégories qui correspondent à deux étapes fondamentales de sa vie d’écrivain : les opera minora, œuvres de « jeunesse » centrées sur la politique extérieure de Rome pendant la période historique de la romanisation des territoires conquis (ou à conquérir) et les opera maiora, œuvres de maturité axées sur la politique intérieure de Rome, et accessoirement la situation extérieure de l’Empire. Nous considérons que l’écriture de ces deux catégories d’œuvres constitue une sorte de « journal » de 16

Cf. le chapitre I de cette étude, p. 17. Pour F. Lambert (cf. Lambert 1998 :114), la figure spatiale permet de rendre compte de divers espaces inscrits dans le récit, et la configuration spatiale articule ces différents espaces en une grande figure spatiale d'ensemble. La narration construit ces figures et cette configuration, de sorte que l'espace contribue à la production du sens par sa participation essentielle à la structure narrative globale. Ce qui distingue ces deux catégories, c'est le fait que la première, la figure spatiale, est ponctuelle et liée à un événement ou à une chaîne d'événements, à une séquence narrative (…), alors que la configuration spatiale a comme fonction de rendre compte de l'organisation de l'espace dans l'ensemble du récit. Il existe une relation de subordination entre ces deux catégories. 17

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ses réflexions, de son expérience d’homme d’Etat, voire d’un Romain cultivé et attentif à tout ce qui l’entoure. D’où la nécessité, pour nous, d’étudier la thématique de l’espace chez cet auteur dans l’ordre chronologique de la rédaction de ses écrits si et seulement si nous souhaitons saisir le flot continu de sa pensée, dans son infinie variation, puisqu’il évolue en écrivant et au fil du temps. Dans le présent tome, nous allons nous focaliser sur l’inscription et la représentation de l’espace, bref sur la construction de l’espace singulier dans les opera minora de Tacite. Signalons ici qu’étudier ces écrits de Tacite en privilégiant la question de l’élaboration, de la construction/reconstruction et de la représentation de l’espace implique de faire des choix esthétiques susceptibles de rendre plus lisible la question de poétique de l’espace chez cet historien dont l’écriture constitue une expression littéraire de ses pensées politiques, philosophiques et idéologiques sur la Rome impériale. Concrètement, ce sont les liens de l’écriture tacitéenne et de l’espace, c’est-à-dire la poétique de l’espace dans l’Agricola et la Germania qui nous intéresse dans cette monographie. Les autres volets liés à la poétique de l’espace chez Tacite seront traités dans le second tome en préparation. Parce que l'inscription de l'espace dans le récit constitue l'une des stratégies narratives fondamentales, en nous inspirant d’études similaires faites sur la littérature française et sur certains auteurs latins, nous avons adopté une approche narratologique18, considérant essentiellement le traitement de l'espace comme générateur d'une forme narrative productrice de sens et de symboles. Parce que la question de poétique de l’espace dans une œuvre littéraire peut être abordée sous plusieurs angles19 selon 18

Cette approche se démarque de la sémiotique topologique proposée par A. J. Greimas dans son article intitulé « Pour une sémiotique topologique », in : Sémiotique et sciences humaines, Paris, Le Seuil, 1976. p. 129-157. Dans cet article, J.A. Greimas fixe comme premier but à la sémiotique topologique, de « préciser le statut et la structure des objets topologiques selon les deux dimensions corrélées du signifiant spatial et du signifié culturel. » 19 Cf. Bourneuf, R. (1970) « L’organisation de l’espace dans le roman », Etudes littéraires, Avril, 82. Aussi Genette 1969 ; Bachelard 1964 : 27.

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qu’on considère l’espace dans sa relation avec l’auteur, avec le lecteur, avec les autres éléments constitutifs de l’œuvre étudiée, et parce que toutes ces perspectives se recoupent et se combinent souvent, nous avons orienté nos réflexions de manière à englober tous ces « angles ». Nous sommes, certes, conscients que nous ne les avons pas abordés en profondeur, non pas à cause de leur complexité, mais par souci de faire simple, à savoir : proposer en français simple à nos étudiants, et aux amoureux de la littérature latine, en général, et aux lecteurs modernes des écrits tacitéens en particulier, des réflexions susceptibles de répondre, même d’une manière élémentaire, à leurs préoccupations concernant toutes les questions liées à la poétique de l’espace chez Tacite. Ce thème a, plusieurs fois, fait l’objet non seulement de nos enseignements dans notre université d’attache – Université pédagogique nationale (UPN) de Kinshasa en RD Congo – mais également d’échanges entre collègues au cours de nos journées scientifiques. C’est d’ailleurs dans ce cadre que nous avons indirectement fait la connaissance du professeur Alain Malissard20 qui a justement beaucoup écrit sur l’espace chez Tacite21. Le présent tome est donc réparti en trois parties, représentant au total sept chapitres qui abordent, entre autres, les questions de la production littéraire de l’espace, de sa représentation textuelle, de son esthétique à travers l’étude spécifique de certains tableaux historiques, de son pouvoir symbolique à travers l’analyse d’un paysage dominant. Bref, nous avons tenté de réfléchir sur la « présence de l’espace » dans les opera minora. Ces réflexions sur la « présence de l’espace » dans l’Agricola et la Germania nous ont permis de cerner comment Tacite a suggéré l’espace, – en l’occurrence l’espace breton et l’espace germanique – comment il a assuré l’unité de ses diverses composantes, comment il a organisé des parcours spatiaux en ne traitant pas les décors qui enrichissent ces parcours comme des lieux statiques, mais en utilisant leurs ressources dynamiques. Ces réflexions nous ont enfin conduit à 20 21

Cf. Mambwini 2016. Cf. notre bibliographie.

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cette conclusion, sans doute partielle, à savoir : chez Tacite, l’espace et les paysages qui le représentent doivent être considérés au même titre que l’intrigue, le temps et les personnages comme un élément constitutif de l’œuvre et sa présence appelle une série de questions : quels liens attachent l’élément espace aux autres, quelles interrelations s’établissent avec lui et en quoi contribue-t-il à créer dans l’ouvrage de Tacite une unité dynamique ? Au moment où nous présentons cette étude aux critiques de la communauté universitaire et au grand public, qu’il nous soit permis de remercier vivement les professeurs Olivier Devillers de l’Université Bordeaux-Montaigne et Rémy Poignault de l’Université de Clermont-Ferrand qui, malgré leurs occupations, ont accepté, sans aucune hésitation, le premier, de préfacer cette étude et, le second, de la postfacer. Nous ne saurons oublier tous nos collègues du Département – les professeurs J.-B Nsuka Nkoko, A. Malingisi, H. Mimbu, F. Babaapu et M. Libambu – pour leurs encouragements, tous nos Chefs de travaux et nos Assistants ainsi que notre ami Kléber Kungu, latiniste aussi et journaliste à L’Observateur de Kinshasa, pour le temps qu’il a passé au toilettage de nos manuscrits. Kilau (Nzinga Nzele), le 06 septembre 2016

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Première partie La « question de l’espace » chez Tacite

Chapitre I Considérations générales sur la thématique de l’espace dans l’œuvre de Tacite Lorsque le professeur Alain Malissard nous demanda avec insistance22 de mener cette étude en approfondissant la notion de l’espace dans l’œuvre de Tacite, une question tarauda notre esprit comme une vrille dans le bois : qu’est-ce qu’Alain Malissard attendait exactement de nous ? Khabou Saadia Yahia23 nous a déjà prévenu que parler de l’espace en littérature semble à première vue paradoxal dans la mesure où l’œuvre littéraire s’accomplit dans la durée et que la lecture même de l’œuvre se fait dans le temps. Néanmoins, ajoute-t-elle, la littérature entretient avec l’espace des rapports fermes et solides, car ce dernier constitue une matière constante dans laquelle certains écrivains et certains poètes puisent leurs sujets de création littéraire. Encore faut-il ajouter que la littérature s’exprime en termes d’espace : le vocabulaire spatial offre aux écrivains des procédés d’expression très riches. Dénué de sa fonction de localisation, il permet de créer un langage métaphorique.

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Cf. Mambwini 2016. Khabou, Saadia Yahia. (2013), « La poétique de l’espace et l’expérience de l’écriture dans Les Nourritures terrestres d’André Gide », Nord/Sud, Postures, 97. 23

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1. La thématique de l’espace et les questions essentielles Eu égard à ce que Khabou Saadia Yahia vient de nous dire, s’agissant de Tacite, force est de noter que, même si nous ne trouvons pas des pages entières consacrées à la description de l’espace, l’œuvre historique de Tacite révèle toutefois toute une réflexion sur l’espace : l’espace de l’Vrbs, mais également l’espace assez complexe de l’Empire dont les frontières devraient absolument être protégées, l’espace du pouvoir, théâtre de tant d’intrigues et de tragédies. Ces espaces, leur franchissement ainsi que leurs décors ont déjà fait l’objet de plusieurs études24 qui, in fine, attestent que, chez Tacite, la notion d’espace ne renvoie pas seulement à un lieu (champ de bataille, plaine, montagne ou forêt), mais également au paysage dans lesquels certains éléments naturels comme les effets climatiques, le feu ainsi que les cours d’eau (rivières, fleuves, mers, océans) occupent une place de choix. Une étude approfondie de cette thématique peut déboucher sur une réflexion ontologique de l’homme romain, sur ses rapports avec la nature et avec les autres peuples, les nonRomains pour être précis, sur ses préoccupations pour l’extension de son territoire, etc. Elle nous permet aussi de mieux cerner la manière dont l’historien reproduit et représente les lieux et leurs décors dans lesquels se sont déroulés les événements qui ont marqué l’histoire de la Rome impériale. Est-ce vraiment ce qu’attendait Alain Malissard quand il nous proposait d’enrichir son article25, lui qui, dans ANRW26, avait déjà abordé la question avec tant de précision ? Pourquoi nous avait-il demandé de nous y investir quand on sait que luimême27 avait déjà exploré cette piste ? Nous orientait-il vers une réflexion sur la manière dont l’espace était structuré dans l’œuvre de Tacite ? Nous encourageait-il à explorer les aspects singuliers et caractéristiques de l’œuvre historique de Tacite en 24

Cf. par ex. Malissard, Rouveret, Giua, Galtier. Voir notre bibliographie sélective. 25 Cf. Malissard 1998. 26 Cf. Malissard 1991. 27 Cf. Malissard 1991.

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relation avec l’architextualité de l’espace ? Quelles que soient les réponses à réserver à ces questions, un tel exercice ne nous paraissait point facile car, selon l’aveu même d’Alain Malissard, la description tacitéenne des lieux qui « se limite à une rapide présentation, voire à une pure évocation des lieux dans lesquels l’action se déroule » 28 « ne se réfère plus chez Tacite à aucun principe purement logique, mais varie toujours avec le sujet et son action29. » Peut-être nous demandait-il de nous intéresser aux liens qui unissent les écrits historiques de Tacite et l’espace de l’histoire romaine sous l’empire. Peut-être aussi pour présenter la problématique de manière simpliste, souhaitait-il que nous menions une étude approfondie sur la poétique 30 de l’espace chez cet historien. Si tel est le cas, l’exercice nous paraîtra complexe, car réfléchir sur la poétique de l’espace chez Tacite est, à la fois, une question de vocabulaire, de rhétorique et, enfin, de techniques. Expliquonsnous : 1°. Question de vocabulaire. Parce que la notion d’espace, avec toutes ses expansions, est bel et bien présente dans l’œuvre de Tacite, une question lexicographique nous revient à l’esprit : avec quels mots, avec quels termes, avec quelles expressions l’historien l’exprime-t-il ? Sur quels critères se base-t-il, d’une part, pour opérer le choix des lexèmes, et, d’autre part, pour définir l’espace ? Est-ce, horizontalement, en mettant au premier plan la notion de l’immensité, de la vastitude, de l’infinitude si nous pouvons nous exprimer ainsi ? Est-ce verticalement en privilégiant la hauteur, l’altitude ? Justement, à propos du vocabulaire, le professeur Alain Malissard a été précis : « en latin, le vocabulaire lui-même est ambigu et ne parvient pas à enclore l’espace dans le sens d’un mot précis »31, parmi ces mots : spatium32auquel on pense 28

Cf. Malissard 1991 : 2834 Cf. Malissard 1991 : 2866. 30 Le mot est à prendre au sens défini par Genette. Selon ce spécialiste en narratologie (Genette 1982 : 7) « l’objet de la poétique (…) n’est pas le texte considéré dans sa singularité (…), mais l’architexte, où si l’on préfère l’architextualité du texte. » 31 Malissard 1998 : 211. 32 Ce mot désigne à la fois l’espace en tant qu’étendue, le mouvement qui le 29

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immédiatement, , locus33, altus34, intervallum35. Pour Malissard donc, le concept même d’espace et d’étendue est finalement si vague dans le vocabulaire latin qu’il est fréquemment exprimé, pour ainsi dire, qu’au degré zéro par l’adverbe ou le neutre quantum » 36. Soyons précis ; notre travail se propose d’établir une poétique de l’espace, deux lexèmes véritablement complexes. Point n’est besoin de consacrer un chapitre spécial à leur définition. Nous renvoyons à quelques références modernes37 que nous avons consultées pour mieux cerner et circonscrire leur contour. Dans toutes ces études, la notion d’espace se définit par rapport à une dialectique complexe qui s’élabore entre lieu et espace. Cette même dialectique, nous la retrouvons dans la définition que nous propose le dictionnaire Robert de l’espace comme un « lieu plus ou moins bien délimité. » Cette difficulté, pour les modernes, de définir clairement le concept parcourt et l’écoulement du temps. Cf. Malissard 1998 : 211. 33 Ce mot s’applique aussi bien à l’emplacement qu’au moment et reçoit en outre une grande variété de sens abstraits qui dérivent probablement du caractère extrêmement divers des endroits qu’il peut désigner : l’endroit, la place, la position, la contrée, le pays, la région. Cf. Malissard 1998 : 211-212. 34 Ce mot qualifie ce qui est haut et ce qui est profond. 35 Ce mot s’applique à l’espace et au temps. 36 Malissard 1998 : 212. 37 Sur la notion de la « poétique », nous renvoyons, entre autres aux écrits de : Meschonnic, H. (1970), Pour La Poétique 1, Paris, Gallimard, col. « Le Chemin » ; Id. (1973), Pour La Poétique 2, Paris Gallimard col. « Le Chemin » ; Suhamy, H (1986), La Poétique, Paris, PUF, Coll « Que-SaisJe ? » ; Sessons, G. (2001), Introduction à la Poétique, Paris, Nathan Jarrety, M. , (2003), La poétique, Paris, PUF (coll. « Que sais-je ? »), 2003 ; Sur la notion d’« espace », cf. Ropars-Wuilleumier, M.-C. (2002) Ecrire l'espace, Saint-Denis, PUV. Wunenburger, J.-J. et Poirier, J. (éds.) (1996), Lire l'espace, Bruxelles, Éditions. Ousia (Coll. « Recueil ») ; Cueco, H. (1995), « Approches du concept de paysage », in : La Théorie du paysage en France (1974-1994), Seyssel, Champ Vallon, 168-181 ; Collot, M. (1997), « La notion de 'paysage' dans la critique thématique », in Les Enjeux du paysage, Bruxelles, OUSIA,191-205 ; Dupoy, C. (2001), « Lieu et paysage », in : Le Paysage, état des lieux, Bruxelles, OUSIA, 33-50 ; Franceschi, C. (1997), « Du mot paysage et de ses équivalents dans cinq langues européennes », in : Les Enjeux du paysage, Bruxelles, OUSIA, 75-111. Pour la poétique de l’espace, cf. Bachelard, G. (2001), La Poétique de l’Espace, Paris, PUF, « Quadrige ».

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espace38 se rencontre également chez les Anciens39. Ainsi pour éviter toute confusion, le terme « espace » est employé ici au sens « d’une aire ou d’une étendue sur laquelle ou dans laquelle se déroule l’action que raconte l’historien.40 » En clair, chez Tacite, nous utilisons le sème « espace » dans le sens traditionnel du milieu à trois dimensions où l’homme romain vit et se déplace. Parce que ce milieu est porté par un lieu qui, luimême, en retour, se déploie en espace, déploiement subordonné au regard ou au mouvement du sujet observant qui l’explore, que ceux qui nous liraient ou qui consulteraient la présente étude ne soient pas étonnés outre mesure : - a) de nous voir utiliser le concept d’espace dans le sens géographique, tant il est vrai que la géographie, elle-même, procède aussi à un découpage de l'espace, à un examen de phénomènes physiques qui en dictent la configuration et en commandent la visualisation en englobant à son tour une multiplicité de lieux. Chez Tacite, ces lieux peuvent être le spatium tragique du pouvoir et des intrigues (les Annales), les loci (du point de vue de la situation ou du point de vue de la localisation) des combats lors des guerres civiles (les Histoires), les loci (d’un point de vue de la situation géographique) de la conquête de nouveaux espaces pour l’extension de l’Empire (l’Agricola), pour la stabilisation et la sécurisation des frontières de l’Empire (la Germania). - b) de constater que nous mélangeons régulièrement les notions ou termes espace, paysage et décors, tous trois se 38

Dans son ouvrage intitulé Le site et le paysage, Paris, PUF, « Quadrige », Cauquelin, A. (2002) : 74 note que « Dans le langage de tous les jours, nous confondons joyeusement espace, lieu, site, endroit, ici, là, terrain, territoire, étendue, longueur, environnement, milieu, nature, paysage, site… Généralement, ces termes servent à désigner des emplacements plus ou moins précis, emboîtés les uns dans les autres. Leur classement se fait, curieusement, selon une hiérarchie dont la clef est de l‘ordre de l‘espace (…) espace est plus grand que lieu, et l‘emboîte, alors que le lieu emboîte à son tour le site ; ce dernier enveloppe le « ici » qui introduit une notion de temps et s‘oppose au « là-bas » nettement plus flou, mais appartenant quand même au lieu ou au site ; le plus petit entre dans le plus grand à la manière des poupées russes. » 39 Sur cette question, cf. Hadot, P. (1995), Qu'est-ce que la philosophie antique ?, Paris, Gallimard ; Lévy, C. (1997), Les philosophies antiques, Paris, 44-46. 40 Malissard 1998 : 211.

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définissant par rapport à la trilogie . C’est donc en rapport avec tout ce que nous venons d’évoquer qu’il y a lieu de comprendre que, chez Tacite, « la description de l’espace est le plus souvent fonction du récit, des acteurs et des événements, c'est-à-dire du mouvement qui traverse l’histoire ; elle est ainsi soumise aux hommes et au temps. C’est en fait le récit lui-même qui produit au besoin son propre cadre spatial41 », cadre que Tacite tente de reproduire ou nous représenter selon telle ou telle technique narrative ou descriptive, voire les deux en même temps. À travers le terme « espace », nous pensons à « l’aire ou l’étendue sur laquelle ou dans laquelle se déroule l’action que raconte l’historien.42 » 2°. Question de rhétorique. Parce qu’au-delà d’une réflexion sur la reconstruction topologique des lieux où se sont déroulés les événements ou les faits tragiques ayant marqué l’histoire de l’Vrbs et des provinces romaines, l’étude de l’espace chez Tacite consiste aussi à inventorier les procédés rhétoriques présents dans leurs textualités respectives43. Ce double exercice de poétique et d’esthétique conduit, en fin de compte, à : - a) réfléchir sur la manière dont Tacite pense l’espace ; - b) interroger les façons dont l’organisation et la création de l’espace se laissent appréhender ; - c) faire ressortir les multiples axes d’oppositions symboliques qui le structurent afin de dégager l’esthétique mise en jeu ; - d) nous interroger, d’une part, sur la manière dont il est rendu - surtout quand il s’agit des tableaux paysagers – et raconté et, d’autre part, sur les relations des personnages avec l’espace concerné ; - e) mener un travail de réflexion sur les relations entre l'espace représenté et les trois composants de la textualité, à savoir : l’histoire, le récit et la narration et nous interroger sur la cohérence qui peut exister entre les dispositifs narratifs de l’espace à ces trois niveaux. 41

Malissard 1998 : 212. Malissard 1998 : 211. 43 C’est-à-dire relever les procédés utilisés par Tacite dans la construction du lieu et de l’espace dans la narration. 42

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En d’autres termes, aborder la question de poétique de l’espace dans l’œuvre de Tacite revient à nous interroger sur des procédés d’écriture, au service d’une représentation singulière de l’espace matérialisée dans la textualité de ses écrits par des descriptions, mieux encore des tableaux. 3°. Question de techniques descriptives. Dans les opera minora, s’agissant de la représentation de l’espace, une constante se dégage : avant de se lancer dans la narratio proprement dite, et en vue de permettre à ses lecteurs de se faire une idée de l’espace concerné dans son récit, Tacite recourt constamment à une technique descriptive proche de la peinture, à savoir : la mise en évidence des tableaux44 de la nature. Dans les écrits tacitéens, ce type de tableau offre une photographie très complète destinée en quelque sorte à une esthétique de la contemplation et nous donne une vue englobante de l’espace décrit : chaque élément décrit conformément à l’esthétique antique de la mimesis entend représenter exactement ce que le sujet observant a perçu dans la réalité en passant par l’imitation la plus fidèle possible. La question qui nous vient à l’esprit : à quel type de tableau Tacite recourt-il pour construire et représenter l’espace des faits historiques qu’il rapporte ? Question très importante quand on se réfère aux multiples définitions que le dictionnaire Larousse universel nous propose. Quand on sait que le mot « tableau » trouve son origine dans une conception artistique de l’espace descriptif et que les écrits tacitéens tentent de rivaliser avec la peinture dans la représentation de l’espace45, une telle précision s’impose d’ellemême. Avant de répondre à la question que nous nous sommes 44

Nous le savons tous : dans une étude de poétique de l’espace, le mot tableau renvoie à la représentation de l’espace selon une certaine esthétique proche de la conception artistique de l’espace descriptif. Autrement dit, il s’agit d’une séquence descriptive de longueur substantielle, dont l’ambition totalisante est de cerner de manière aussi exhaustive que possible l’espace appréhendé par la plume, relais littéraire du regard du sujet observant. Plusieurs passages tirés des écrits tacitéens sont assimilables à une vue qui donne une impression générale du cadre mais aussi à un spectacle, avec une idée d’unification des éléments et des impressions produites sur celui qui voit. 45 Cf. Courbaud 1918, Borzsak 1973, Turcan 1985, Rouveret 1991, Malissard 1998 et 1991.

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posée supra, signalons que l’écriture tacitéenne essaie de circonscrire l’espace en en donnant une perception d’ensemble, en même temps, elle essaie de faire vivre cet ensemble au gré de la force des hypotyposes, pour mettre mentalement ses lecteurs en présence du lieu dépeint par la capacité évocatoire du langage et la suggestion très poétique de l’imaginaire. En tout cas, de l’ordre de la mimesis et peints sous le signe de l’expansion, les tableaux de la nature que Tacite a placés intentionnellement au début de l’Agricola et de la Germania reproduisent l’immensité naturelle de l’espace concerné dans chacune de ses œuvres et représentent des éléments essentiels dudit espace, à savoir: le paysage, la mer, la forêt, l’océan, le fleuve, les montagnes, etc. Comme chez César dans son Bellum Gallicum, ces tableaux ouvrant les deux opuscules sont immédiatement suivis de quelques indications ethnographiques. Est-ce vraiment à cette question de techniques descriptives qu’Alain Malissard nous invitait à répondre ou à orienter nos réflexions ? Ne nous demandait-il pas indirectement de mener une étude où nous rassemblerions la matière éparse de l’espace ou des paysages innombrables constellant les écrits de Tacite afin d’en tirer la substantifique moelle, mieux, de cerner leur poétique ? Une poétique qui serait au service de l’Histoire de la Rome impériale ? Quand on voit la manière dont il peint les tableaux des guerres dont il décrit les crues des fleuves, les hivers, les pluies, les tempêtes, les incendies, bref quand on voit la façon dont il décrit les éléments qui interviennent dans l’histoire de l’Empire, on aboutirait à cette conclusion : comme dans la tragédie grecque46, l’histoire de la Rome impériale s’est développée, selon Tacite, dans un locus horribilis. Pour organiser, représenter, reproduire ce locus, sous l’effet de l’amplicatio47, Tacite passe par la constitution des paysages panoramiques aux paysages de l’étagement. Une telle construction est dictée non pas seulement par sa volonté d’ordonner l’espace selon ses richesses, mais également par son souci de faire constater à ses lecteurs une dégradation 46

Sur Tacite et l’influence de la tragédie, cf. Galtier 2011 : 41- 46. Sur cette notion chez Tacite, cf. entre autres, Aubrion 1985 : 35-36 ; Galtier 2011 : 95-98. 47

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généralisée et désordonnée de telle ou telle situation dont dépend le destin de Rome. Cette observation n’est pas nouvelle. Beaucoup de spécialistes de Tacite, à l’instar de F. Galtier, mais aussi d’O. Devillers et d’E. Aubrion, l’ont déjà, directement ou indirectement, soulignée : Tacite fait de l’espace ou du paysage un cadre à l’action représentée qui est loin d’être neutre. Chez cet historien, l’espace/le paysage accompagne toujours les évolutions de l’intrigue en soulignant les effets afin de créer une atmosphère qui puisse toucher ses lecteurs de manière profonde. C’est pour cette raison qu’il s’arrange pour le théâtraliser. La théâtralisation48 et la mise en scène n’interviennent pas seulement dans la diegèse tacitéenne, mais également dans la reproduction des tableaux renvoyant à tel ou tel espace, à tel ou tel paysage. Conscient de la force visuelle49 des espaces et des paysages dans lesquels se sont déroulés des événements importants de l’histoire de la Rome impériale, Tacite ne cache pas son goût de la mise en scène dans sa présentation des paysages : à la recherche des effets tragiques ou pittoresques, il entend faire participer activement ses lecteurs au récit en faisant d’eux un agent à part entière. C’est ce que l’on peut constater si on examine attentivement les meilleurs tableaux contenus dans les Histoires et les Annales. Alain Malissard les avait étudiés avec minutie dans son article publié dans ANRW50. Si la description de l’espace et du paysage se limite parfois à une rapide présentation, voire à une pure évocation des lieux dans lesquels l’action se déroule51, en se lançant dans la redécouverte de l’espace tacitéen, Alain Malissard constate que, pour poser le décor nécessaire à l’action qu’il raconte, Tacite ne retient en effet que quelques éléments descriptifs dont le nombre pour un même tableau ne dépasse jamais cinq éléments. Tacite s’arrange pour les faire voir à ses lecteurs. Devrions-nous encore réétudier ces éléments afin de dégager la poétique tacitéenne de l’espace/paysage ? Peut-être qu’à partir de son travail, Alain Malissard nous demandait de nous intéresser aux effets textuels et intertextuels liés à la reproduction de l’espace/paysage dans 48

Cf. Galtier 2011 : 136-141. Sur la dimension du visuel chez Tacite, cf. Mambwini 2009. 50 Malissard 1991. 51 Malissard 1991 : 2834. 49

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son œuvre. Mais pourquoi une telle insistance quand on sait que de nombreuses études ont ainsi appréhendé l’œuvre de Tacite sous l’angle de l’espace, en s’intéressant, par exemple, aux fleuves52, à l’espace tragique53, ou limitées à certaines catégories des espaces, tels les provinces54, ou certaines catégories de paysages55 et leurs décors56 ? Finalement, à quoi bon dès lors renouveler l’expérience d’étudier une thématique brillamment abordée par ces tacitologues de réputation internationale ? Alain Malissard nous demandait-il de tenter, oui de tenter en un tour de force, d’appréhender, comme un ensemble cohérent, tous les espaces, tous les paysages et leurs décors respectifs de l’œuvre historique de Tacite ? Si tel est le cas, nous ne pourrons aborder une telle étude qu’en deux phases, correspondant à la division traditionnelle de ses écrits représentant les deux étapes fondamentales de sa carrière d’écrivain et d’historien : a) les œuvres mineures (opera minora) qui inaugurent son écriture historiographique (Agricola, Germania et Dialogue des orateurs) ; b) les œuvres majeures (opera maiora), œuvres de maturité qui font véritablement de Tacite l’historien de l’Empire. Cette répartition nous conduit à étudier les écrits tacitéens par pôles successifs de son expérience historiographique. D’ailleurs, au regard de la thématique qui nous intéresse dans cette monographie, si nous saisissons l’ensemble de l’œuvre tacitéenne sous l’angle de l’espace, nous constaterons, que : - 1°. De la Vie d’Agricola aux Annales, même si nous ne trouvons pas des pages entières de description des paysages, l’œuvre de cet historien révèle toute une réflexion sur l’espace. Certes, Tacite n’a pas écrit des paragraphes spéciaux dans lesquels il étale ses idées sur la spatialité romaine, mais des indices épars dans ses écrits historiques suffisent pour nous donner une idée, tant de la manière dont il représente l’espace romain, que de la fonction qu’il lui attribue par rapport aux événements rapportés. 52

Cf. Poignault 1999-2000. Cf. Galtier, Malissard, Hegelen 2007, Mambwini 2009. 54 Gascou 1991. 55 Giua1991. 56 Malissard 1999. 53

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- 2°. Dans les opera maiora, s’il existe une diversité d’espaces, deux intéressent particulièrement Tacite57. Dans les Histoires, il circonscrit l’espace des guerres sous les généraux, un espace urbain – l’Vrbs étant devenu le théâtre des guerres – dans lequel les belligérants en proie au furor ont perdu leur humanité. Il faut dire que la représentation de l’espace dans les récits tacitéens évoquant la guerre s’articule autour de la dualité entre espace et dramatisation, qui entraîne une représentation de l’espace dans laquelle la topographie des lieux et son onomastique sont mises au service du tragique, en situant le récit dans un espace à la fois animé et chaotique. C’est ce qui se dégage, par exemple, du passage des Histoires 3.78-8658 dans lequel il évoque l’arrivée, l’entrée à Rome d’Antonius Primus et la mort de Vitellius. Dans un style qui lui est propre, Tacite décrit avec tant de réalisme la sauvagerie des soldats de Vitellius aveuglés par le furor : alors que les combattants dédaignaient le butin et le laissaient à la populace, pour régler leur compte entre eux, le peuple, écrit-il, était là en spectateur (Aderat pugnantibus spectator populus…), assistant à ce combat comme s’il était aux jeux du Cirque, encourageant de ses cris et ses applaudissements tous ceux qui avaient l’avantage du combat (… utque in ludicro certamine, hos, rursus illos clamore et plausu fouebat). Grâce à la magie des mots minutieusement choisis par l’auteur des Histoires pour construire sa description, les lecteurs de Tacite ont l’impression de suivre « en direct » ce drame. À travers les menus détails fournis par l’historien, ils voient comment les combattants, aveuglés par le furor, se livrent à une tuerie invraisemblable, égorgeant des innocents pour des motifs futiles : « Saeua ac deformis urbe tota facies: alibi proelia et uolnera, alibi balineae popinaeque ; simul cruor et strues corporum, iuxta scorta et scortis similes: quantum in luxurioso otio libidinum, quidquid in acerbissima captiuitate scelerum, prorsus ut eandem ciuitatem et furere crederes et lasciuire. » (Hist. 3.83.2). 57

Nous développerons ces types d’espace dans le tome 2 de cette étude consacrée aux espaces pluriels des opera maiora, en préparation. 58 Pour le commentaire de ce passage, en tant qu’espace tragique, cf. Mambwini 2009 : 29-32.

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Dans les Annales, il met en exergue l’espace du pouvoir, un espace politique où, comme l’a si bien démontré Emilie Helegen59, le pouvoir est passé aux mains d’un seul homme, un tyran voulant à tout prix conserver son espace pour lui seul, et qui n’envisage en aucun cas de le partager, pendant que d’autres prétendants s’en approchent et cherchent par tous les moyens à posséder la place de l’empereur, d’occuper l’espace clos et sans issue du pouvoir, un espace en crise où il n’y a pas de place pour deux, un espace d’inimaginables intrigues de palais, où assassinats, parricides, fratricides et matricides répondent à la logique de l’exercice du pouvoir des julio-claudiens. Pour dire les choses d’une manière simpliste, les Annales sont une succession de véritables scènes dramatiques et pathétiques, dignes d’une véritable tragédie, dans lesquelles Tacite rapporte les intrigues de palais sous la dynastie julio-claudienne60, intrigues nées de la crise d'espace du pouvoir où il n’y a pas de place pour deux61. De la première à la dernière page des Annales, il apparaît clairement que les empereurs romains, les julio-claudiens donc, tenaient absolument à conserver leur pouvoir au point de chercher à éliminer, par tous les moyens, tous les prétendants qui leur faisaient ombrage62. C'est donc dans ce contexte mélodramatique que s’inscrivent, par exemple, l’empoisonnement de Britannicus commandité, à en croire Tacite, par Néron (Ann., 14,15-16)63 et l’assassinat d’Agrippine sur ordre de Néron (Ann., 14,1-13). 59

Cf. Helegen 2007. Cf. par ex., Malissard 1999, concernant Néron. 61 Helegen 2007. 62 C'est le cas, par exemple, de Tibère et de Germanicus dans les Annales, III. Sur leurs rapports, cf. Rambaux, C. (1972) : « Germanicus ou la conception tacitéenne de l'histoire », AC 41, 174-199 ; A. Carpentieri, A., (2003-2005) : Strategie narratologiche e retoriche nell'esade tiberiana di Tacito (tesi), Univ. degli Studi di Napoli Frederico II, Fac. di lettere e philosofia, 814-132 ; Nobre, R.M.G. (2008) : Intrigas Palacianas nos Annales de Tacito. Processos e tentativas de obtençâo de poder no principado de Tiberi : estudo retorico, Univ. de Lisboa, Fac. de Letras, 48-90. 63 Cet épisode extrêmement bien construit constitue un bel exemple de condensé de diverses techniques narratologiques pour mettre en évidence la thématisation du visuel qu'on peut aisément retrouver dans les récits tacitéens, techniques semblables à celles utilisées dans le cinéma d'aujourd'hui. Pour 60

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Drame et tragédie d'une femme haïe par son fils, non seulement à cause de l'amour que celui-ci porte à Poppée, mais également à cause de cette peur voilée de partager un jour le pouvoir avec elle, la séquence de la mort d'Agrippine (Ann., XIV, 1-13), tant de fois commentée64, est une belle illustration où la thématisation du visuel dicte la narrativité tacitéenne et circonscrit ses enjeux. Même si nous y reviendrons dans le second volume, en préparation, à propos de l’assassinant d’Agrippine, aucun tacitologue n’oublie le tableau du naufrage et de la plage que Tacite a peint de mains de maître dans les Annales 14,5-8. En lisant les deux premiers chapitres du récit (Ann., 14,1-265), les lecteurs de Tacite ont l'impression non seulement d'assister à l'agitation dans l'ombre des intrigues de Poppée, mais aussi d’entendre ses perfides suggestions, les propos des esclaves et des affranchis. Et à mesure que les faits s'éclaircissent, il a l’impression de voir apparaître Néron tant dans son rôle d'instigateur du crime qui hésite sur les moyens à utiliser pour commettre son forfait (Ann., 14,3,1), que dans celui du maître en simulatio66 (Ann., 14,4,4). À partir des Annales, 14,5, le récit se transforme en un tableau très saisissant qui fait appel à la vue. « Noctem sideribus inlustrem et placido mari quietam quasi convincendum ad scelus dii praebuere. 67 », pouvons-nous lire dans les Annales, 14,5,1. À travers cette plus de commentaires, cf. Mambwini 2009, 32-38. 64 Notamment par : Billereck, M. (1991) : « Die dramatische kunst des Tacitus », ANRW II,33/34 (Berlin-New-York), 2752-2771 ; Muller, L., (1994) : « La mort d'Agrippine (Tacite, Annales, 14, 1-13). Quelques éléments tragiques de la composition du récit », LEC. , 62,1, 27- 43 ; Scoot, D. R., (1974) : «The death of Nero's mother », Latomus 33, 105-115 ; Grimal 1990 : 304-305 ; Monteleone, C. (1988) : «Alle radici di una 'tragedia' », AFLB 3, 91-113 ; Devillers 1995 : 324-345 ; Mambwini 2004 : 87-101 ; Mambwini 2009 : 38-41. 65 Sur l'intérêt de ces deux chapitres, cf. Devillers, O. (1994), L'art de la persuasion dans les Annales de Tacite, Coll. Latomus 223, Bruxelles, 254255. 66 Sur cette notion chez Tacite, cf. R. Strocchio, R. (1991) : Simulatio e dissimulatio nelle opere di Tacito, Bologna 2002 ; Aubrion, E. (1991) : « L'Eloquentia de Tacite et sa fides d'historien », ANRW II,33, 2613 sq . 67 (Une nuit brillante d'étoiles, et dont la paix s'unissait au calme de la mer, semblait préparée par les dieux pour mettre le crime dans toute son évidence.) Cf. notre étude de ce passage : Mambwini 1998/1999 : 307-319 et Id. 2009

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phrase, Tacite balise le décor où devrait se dérouler la première tentative d'assassinat ; cet assassinat devrait avoir lieu au cours d'une nuit éclairée dans une mer calme. Ces détails météorologiques ne sont pas anodins. Ils devraient amener les lecteurs de Tacite à s'interroger sur les conditions du chavirement du navire dans lequel se trouvait Agrippine. Force est de signaler que l’évocation poétique d'une mer calme sous une nuit éclairée contraste avec l'horreur du crime que Néron s'apprêtait à commettre et explique pourquoi les dieux voulaient à coup sûr le dénoncer afin que son auteur soit tôt ou tard puni. Le chapitre 5 des Annales 14 s'ouvre donc sur un plan large montrant un navire voguant dans une mer calme, sur lequel on aperçoit Agrippine « cubantis » accompagnée de ses fidèles Crepereius Gallus et Acerronia. Pour les distinguer des autres matelots complices de Néron chargés de provoquer le chavirement du navire, Tacite donne des indications claires concernant les deux compagnons d'Agrippine : « Nec multum erat progressa navis, duobus e numero familiarium Agrippinam comitantibus, ex quis Crepereius Gallus haud procul gubernaculis adstabat, Acerronia super pedes cubitantis reclinis paenitentiam filii et recuperatam matris gratiam per gaudium memorabat68. » Alors que les conditions météorologiques étaient bonnes, les lecteurs de Tacite s'aperçoivent avec étonnement que « cum dato signo ruere tectum loci multo plumbo grave, pressusque Crepereius et statim exanimatus est: Agrippina et Acerronia eminentibus lecti parietibus ac forte validioribus, quam ut oneri cederent, protectae sunt69 . » Crepereius fut tué sur-le-champ ; Acerronia qui tenta de se sauver est sauvagement abattue par les hommes à la solde de Néron, qui la confondent avec Agrippine parce que 68

(Le premier se tenait debout près du gouvernail ; Acerronie, appuyée sur le pied du lit où reposait sa maîtresse, exaltait, avec l'effusion de la joie, le repentir du fils et le crédit recouvré par la mère.) 69 (Tout à coup, à un signal donné, le plafond de la chambre s'écroule sous une charge énorme de plomb. Crepereius écrasé reste sans vie. Agrippine et Acerronie sont défendues par les côtés du lit qui s'élevaient au-dessus d'elles, et qui se trouvèrent assez forts pour résister au poids. Cependant le vaisseau tardait à s'ouvrir, parce que, dans le désordre général, ceux qui n'étaient pas du complot embarrassaient les autres. Il vint à l'esprit des rameurs de peser tous du même côté, et de submerger ainsi le navire.)

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« imprudentia dum se Agrippinam esse utque subveniretur matri principis clamitat 70. » Alors que les lecteurs croyaient voir Agrippine subir le même sort, un plan serré montre qu'elle s'en était tirée de justesse avec une légère blessure à l'épaule « nando » et surtout parce qu'elle avait bénéficié de l'aide de la Providence. Dans le chapitre 8, Tacite se plaît à alterner la description statique et la description ambulatoire, c'est-à-dire itinérante, d'une part, ainsi que le panoramique horizontal et le panoramique vertical, d'autre part. En tout cas, ce passage met en exergue l’extraordinaire art de narration tacitéenne : grâce à l'emploi très suggestif des verbes de mouvement, l’auteur des Annales fait alterner des réactions, l'agitation confuse, les rumeurs, le coup de théâtre, l'arrivée de l'armée, la dispersion de la foule, l'assassinat d'Agrippine. Déjà, dès les premières lignes, tel un cinéaste-réalisateur du XXIe siècle changeant subtilement de plan, Tacite transporte ses lecteurs, jouant ici le rôle de spectateurs passifs, sur le rivage de la mer. Ces derniers, qui suivent le déroulement des événements à travers son regard, découvrent un tableau en clair-obscur où un plan large laisse apparaître le peuple dans son rôle de personnage adjuvant, convergeant vers la rive pour secourir Agrippine. « Interim vulgato Agrippinae periculo, quasi casu evenisset, ut quisque acceperat, decurrere ad litus. Hi molium obiectus, hi proximas scaphas scandere ; alii, quantum corpus sinebat, vadere in mare ; quidam manus protendere71, » peut-on lire dans les Annales 14,8,1. À travers la gradation qu'imprime ce passage, grâce à cet effet du montage visuel qui s'en dégage, les lecteurs voient béatement comment s’est répandue la nouvelle de la mort d'Agrippine par noyade (uulgato Agrippinae periculo), comment elle touche progressivement les gens (...ut quisque acceperat) et quelle conséquence cela engendre dans l'opinion (decurrere ad litus), comment cette foule qu'on distinguait à peine grossit jusqu'à devenir une « ingens multitudo », comment 70

(...l'imprudence de s'écrier qu'elle était Agrippine, qu'on sauvât la mère du prince.) 71 Trad. : « Cependant, au premier bruit du danger d'Agrippine, que l'on attribuait au hasard, chacun se précipite vers le rivage. Ceux-ci montent sur les digues ; ceux-là se jettent dans des barques ; d'autres s'avancent dans la mer, aussi loin qu'ils peuvent ; quelques-uns tendent les mains. »

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celle-ci s'organise peu à peu dans l'espoir de comprendre ce qui s'est réellement passé. -3°. Dans les opera minora, hormis le Dialogue des orateurs, Tacite décrit l’espace en géographe et en ethnologue72, en vue de permettre aux Romains de découvrir les barbari ainsi que leurs contrées et de mesurer les dangers qui les guettent. Au fil de la lecture, ces deux opera minora deviennent une réflexion sur la romanisation, c’est-à-dire sur la conquête de l’Empire ainsi que sur l’intégration des peuples conquis. - 4°. Malgré de nombreux indices spatiaux épars dans ces écrits, il conviendrait de savoir que, du point de vue de la poétique, la question de l’espace ne se pose pas de la même manière dans les opera maiora que dans les opera minora. Ainsi, si nous devons étudier en profondeur la question de poétique de l’espace chez Tacite, il nous faut dissocier les deux ensembles, tant il est vrai que l’espace et les paysages présents dans les opera maiora ne répondent pas aux mêmes objectifs que ceux des opera minora. Il en est de même pour leur mode de (re)construction ou, pour être plus précis, pour la poétique descriptive appliquée. - 5°. Dans les opera maiora, pour organiser son espace et ses paysages, Tacite procède à la constitution de paysages de l’étagement73, donnant l’impression à ses lecteurs de suivre les détails spatiaux et paysagers par paliers successifs. La description de la plupart des lieux ne se réfère plus à aucun principe purement logique mais varie toujours avec le sujet et son action74. Dans les opera minora, par contre, la (re)construction de l’espace et sa représentation, en même temps qu’elles ont été élaborées pour répondre à l’horizon d’attente du lectorat romain, ont subi l’influence idéologique véhiculée par les discours sur l’insularité et sur l’altérité75. C’est pour toutes ces raisons et tant d’autres, que nous avons jugé utile de traiter cette question en deux volumes, le premier 72

Cf. chapitre III de la présente étude. Cf. le tome 2 de notre étude, en préparation. 74 Rouveret 1991 : 2866 75 Cf. chapitre III du présent ouvrage. 73

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consacré à la construction de l’espace singulier76 dans les opera minora, le second en préparation à l’espace pluriel dans les opera maiora.

2. Tacite et le processus de la création de l’espace littéraire dans les opera minora Hormis les quelques pistes d’études que nous avons présentées sous une forme interrogative, il est aussi une question importante que nous souhaiterions évoquer ici avant même d’aborder la question proprement dite en relation avec la construction de l’espace singulier dans les opera minora de Tacite. Nous partons de l’hypothèse selon laquelle, réflexion de Tacite sur les conquêtes romaines, l’Agricola et la Germania apparaissent aussi comme une réflexion de leur auteur sur les aires sur lesquelles ou dans lesquelles se sont déroulées les actions que l’historien raconte dans ces deux ouvrages, à savoir : les aires bretonnes et germaniques. À ce propos, une question mérite d’être posée d’emblée : les descriptions de ces « aires » que nous retrouvons dans les opera minora, sont-elles le fruit d’un investissement personnel de notre historien ? N’ont-elles pas subi les influences de ses devanciers pour offrir la synthèse de différents types de relations hypertextuelles et intertextuelles que Tacite aurait entretenues avec les sources utilisées ? Autrement dit, par quel processus Tacite crée-t-il l’espace littéraire dans ses opera minora ? En réponse à ces deux questions, nous pensons que trois modes interviennent dans la création littéraire chez Tacite, à savoir :

2.1. De la documentation à la recomposition littéraire Les tableaux initiaux de la nature – celui de l’Agricola 1013,1 qui nous donne une vue globale de l’insula bretonne, celui décrivant l’Hibernie (Agr. 24,1-5), ainsi que celui de la Germania 1,1-3 qui nous donne une description physique de l’espace germanique sont le fruit d’une documentation très 76

Cet espace s’appelle « la Bretagne » dans l’Agricola, et « la Germanie », dans la Germania.

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sérieuse. Il n’est pas dans notre intention d’évoquer les sources consultées par Tacite pour la rédaction de l’Agricola et de la Germania et surtout les sources dans lesquelles il a puisé les matériaux nécessaires à l’élaboration de ses tableaux de la nature. Si les deux premiers tableaux comportent des erreurs géographiques, ils sont cependant reproduits à partir des informations provenant sans nul doute de sources très anciennes, écrites et/ou orales. Tacite évoque les anciens écrivains parmi lesquels nous citons César (B.G. V,12-14), Strabon (G. 4,199-200), Tite-Live (AUC 104), Pomponius Méla (3,6) et Pline l’Ancien (N.H. 4,30) Tite-Live. En tout cas, Strabon dans sa Géographie et Pline l’Ancien dans son Histoire naturelle nous ont conservé le trésor des informations acquises à la suite de ces guerres, notamment les phénomènes observés dans le ciel au-delà de Thulé. Les détails descriptifs repris par Tacite sont une preuve incontestable que les Anciens avaient déjà une certaine connaissance de la nature septentrionale et qu’ils ont été étonnés des phénomènes étranges que leur présentaient ce ciel, ces eaux et ces rivages. Comme le note A. Geffroy77, Tacite a pu recueillir sur tout cela des récits de témoins oculaires. Il a mis à profit sans conteste les souvenirs et, au besoin, les notes de son beau-père Agricola78, dont les vaisseaux allèrent conquérir les Orcades et aperçurent Thulé à 77

Geffroy, A. (1874) : Rome et les Barbares. Etudes sur la Germanie de Tacite, Paris, Didier et Cie, 10 et 84- 98. Bien que très ancien, cet ouvrage contient des commentaires très intéressants sur l’Agricola et surtout la Germania. 78 Lorsque, dans Agricola 10,1, il déclare que « Britanniae situm populosque multis scriptoribus memoratos non in comparationem curae ingeniiue referam, sed quia tum primum perdomita est ; ita quae priores nondum comperta eloquentia percoluere, rerum fide tradentur », tout en suivant les schèmes habituels de l’éthnographie antique et tout en présentant les aspects physiques, économiques et humain de la géographie bretonne, Tacite a conscience de renouveller le sujet dans la mesure où ses réflexions reposent sur un témoignage de première main, celui d’Agricola, qui avait eu un contact prolongé avec l’ensemble du territoire, contact qui lui avait permis de prendre régulièrement des notes. Grâce au séjour d’Agricola dans l’île et aux notes qu’il a avqit prises, Tacite va transmettre des informations plus « scientifiques » sur un monde resté longtemps mystérieux pour les Romains, et quel’on situe encore mal. Cf. Gorrichon 1974 ,193.

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travers les neiges (Agr. 10). Il lui a été facile d’interroger dans Rome même des soldats, des matelots ou des barbares esclaves, tels que ces auxiliaires germains qui, enrôlés par Agricola, avaient déserté sur trois chaloupes, errant sans pilotes au gré des flots, pillant sur divers points du littoral, mais partout repoussés, réduits à manger les plus faibles d’entre eux, ils firent de la sorte le tour de la Bretagne et échouèrent enfin sur les côtes du pays des Suèves et des Frisons, qui les traitèrent en pirates. Et comme le note Tacite dans Agricola 28, « devenus esclaves, ils furent amenés parmi nous et acquirent une certaine célébrité par la singularité de leurs aventures. » Les premiers phénomènes que des habitants de la zone tempérée avaient dû remarquer, en passant pendant la saison d’été sous le climat du Nord, étaient évidemment ceux de la lumière. Il convient de souligner que de l’Italie aux contrées riveraines de la mer du Nord ou de la Baltique, la différence n’est pas seulement dans un soleil d’été ici moins implacable, dans un azur moins intense, dans une atmosphère plus subtile et dans un ensoleillement plus doux ; il y a aussi des traits tout à fait particuliers, comme la fréquence des aurores boréales et les jours continus, sans coucher de soleil. Ce dernier phénomène, pour n’être pas accidentel, n’en surprend pas moins, par des dehors étranges, par une apparente dérogation aux lois qui régissent les autres climats, le voyageur inaccoutumé. C’est cette singularité de toutes ces manifestations lumineuses, des longs jours que le génie tacitéen, avec une concision remarquable, a représenté dans un tableau haut en couleurs au chapitre 12 de l’Agricola,79 tableau dominé par le clair-obscur80 79

(Et nox clara, et extrema Britanniae parte breuis, ut finem atque initium lucis exiguo discriminie internoscere. Quod si nubes non oflictant, adspici per noctem solis fulgorem, nec occidere et exsurgere, sed transire affirmant ) 80 Force est de noter que le clair-obscur pictural est transposé par Tacite sur le mode de l’intermittence entre la clarté et l’obscurité, rendant exceptionnel et extraordinaire ce phénomène aux yeux des Romains. Comme nous venons de le signaler supra, cette intermittence symbolisant un moment quasi magique se réalise au sein même du dualisme de la luminosité lunaire ou s’organise au cours d’une description qui permet, par contraste, d’établir le nocturne comme l’envers du diurne. Cette poétique basée sur les oppositions est l’une des caractéristiques de la description tacitéenne que nous développerons dans les études à venir, notamment quand nous étudierons la poétique de l’espace dans

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né du couple antithétique nuit/jour et qui nous fait penser à un passage de Pline l’Ancien81. Quant au tableau de la Germania 1, il est indéniable que Tacite a consulté César qu’il cite d’ailleurs formellement et à qui il rend hommage82. César, en effet, avait le premier abordé le monde barbare (cf.Agr 13,2). Il l’avait observé avec son regard pénétrant et sa vive intelligence, et devenait ainsi la première source de notre historien. Comme pour Agricola, concernant la rédaction de la Germania, Tacite s’est également documenté chez Pline l’Ancien83. Ses descriptions sont également fondées « sur les rapports de ces premiers artisans de la géographie qu’ont toujours été les militaires et, avec eux, les marchands84. » Outre César, Pline l’Ancien et Salluste, il existait encore au Ier siècle un assez grand nombre d’ouvrages historiques parlant des Germains dans lesquels Tacite a, sans nul doute, tiré des détails paysagers alimentant ses descriptions. Dans la description des paysages germaniques, comme nous l’avons également souligné pour l’espace breton, Tacite s’est vraisemblablement fié aux témoins, à l’instar de chefs barbares présents à Rome que le sort de la guerre avait amenés comme prisonniers ou transfuges. la textualité des opera maiora. Dans les Histoires, tout comme dans les Annales, Tacite emploie les techniques de mise en valeur picturale pour représenter un spectacle soudain et grandiose parce qu’inattendu. Cf. par ex. les Ann. 14,5. Sur le commentaire de ce passage, cf. Mambwini 1998/1999 :307-319 ; Id 2009 : 39. 81 Pline, H.N. IV, 30 : « Thule, in qua solstitio nullas esse noctes indicauimus, Cancri signum sole transeunte, nullosque contra per bruman dies. » 82 Cf. Ger. 28. 83 Ainsi le souligne d’ailleurs P. Grimal (Grimal 1990 :130), pour la rédaction de la Germania, Tacite s’est inspiré de travaux existants et son traité a un caractère en grande partie théorique. On a d’ailleurs fait observer, souvent, que ce traité ne présente pas un tableau actuel, contemporain, de la situation en Germanie, mais se réfère à une situation antérieure, à des faits passés. Il doit beaucoup à Pline l’Ancien, à ses vingt livres « Sur les guerres de Germanie », un ouvrage aujourd’hui perdu, et qui est la source principale de la Germania. Voir également Norden, V.E. (1920) Die germanische Urgeschichte in Tacitus Germania, Leipzig, 207-312. 84 Cf. l’édition utilisée dans cette étude : Tacite, La Germanie, texte établi et traduit par Jacques Perret, 4me tirage revu et corrigé, Paris, Les Belles Lettres, 1985, p. 18.

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Que dire de tout ce qui précède ? Lorsqu’on lit l’Agricola et la Germania sous l’angle de l’espace et de ses paysages, on s’aperçoit que Tacite entretient un rapport assez étroit avec les deux espaces décrits et représentés dans ses écrits qui, bien qu’ils soient entièrement historiques, développent une véritable poétique de l’espace s’illustrant par une sorte d’investissement intellectuel de leur auteur, investissement portant, in fine, sur l’utilisation de la documentation qui, en même temps qu’elle lui permet de donner des détails précis, est orientée vers la généricité de son texte qui lui impose un travail de réécriture de ses devanciers. Cette réécriture, comme mode de construction descriptive ou comme mode de composition de l’espace et de ses paysages, pose d’emblée la question d’intertextualité qui, placée au cœur même de sa poétique de l’espace, a poussé certains chercheurs à accuser faussement Tacite d’avoir plagié, par exemple, Salluste qui avait aussi parlé des peuples barbares et qui avait également écrit à ce sujet une digression géographique et ethnographique où il traitait des mœurs de ces peuples85.

2.2. De la perception à la recomposition littéraire Outre la réécriture de ses devanciers comme mode de construction descriptive, Tacite a sans nul doute mis à profit l’expérience de ses sens. Il nous paraît établi que notre historien a visité certaines régions bretonnes et germaniques dont il reproduit les paysages dans ses opera minora. À titre d’exemple, certains spécialistes de Tacite ou de la Bretagne romaine reconnaissent dans la description que Tacite nous donne dans l’Agricola 10,3-5, les paysages des fjords qui, découpant la côte norvégienne, introduisent entre des hauts murs de rocher la mer même presque jusqu’aux pieds des Dofrines. De même, les détails paysagers contenus dans le tableau de l’Agricola 29-38, et qui sont dès lors confirmés par des études archéologiques86 laissent penser que – c’est l’avis de 85

Geffroy 1874 : 86. Sur cette question précisément, cf. par ex. les travaux de St Joseph, J.K.S (voir notre bibliographie selctive. Aussi, Hanson, W.S 1987 et 1991. 86

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Grimal87– Tacite a visité le champ de bataille du Mont Graupius. La reproduction et la représentation de ces tableaux sont une véritable reconstruction intellectuelle dans laquelle Tacite, dans son statut d’auteur-historien, de narrateurdescripteur et d’observateur averti, fait intervenir sa culture et son expérience des sens. Admirons sa capacité intellectuelle à mémoriser les choses vues et à les retranscrire aux détails près sans en altérer les paysages naturels, admirons sa capacité à passer du plan du visible à celui du lisible et à nous produire, au final, un tableau qu’on peut facilement identifier. Si la réécriture de ses devanciers peut être considérée comme le premier mode de construction du paysage chez Tacite, nous estimons que son expérience des sens, faisant appel à ses souvenirs, à sa mémoire, est le deuxième mode de construction des paysages et de la représentation de l’espace. Considérée sous cet aspect, l’œuvre de Tacite saisie sous l’angle de l’espace et des paysages apparaît alors comme une image kaléidoscopique de l’interaction entre la nature et son auteur. Beaucoup de passages d’Agricola et de la Germania dans lesquels nous retrouvons des détails descriptifs des paysages doivent leur écriture à cette modalité littéraire. Cette modalité peut poser le problème de l’altération du paysage par la mémoire, opérant, pour ainsi dire, une nouvelle transposition, du visuel au mémoriel et évoquerait la question du choix des mots chez Tacite. Nous savons que, sur le plan de l’écrit, des contraintes inhérentes aux mots eux-mêmes résident dans l’incapacité du langage à dire la réalité telle qu’elle a été réellement perçue88, car on doit la reconstruire dans le cadre d’une mimesis de l’expérience sensible allant de pair avec celle du paysage perçu. Cependant, nous devons savoir gré à Tacite d’avoir mis à profit ses sorties de Rome, ses visites des provinces ou des contrées avoisinant l’Vrbs pour nous reproduire, reconstruire, selon ses intentions et les objectifs poursuivis, de beaux tableaux de paysages dignes de cartes postales. 87

Cf. Grimal 1994 : 463. C’est-à-dire suggérer l’image la plus conforme, soit à ce qui a été vu, soit à ce que l’on veut faire voir, rejoignant ainsi le problème de l’intentionnalité et de la sincérité de notre historien dans son art de description. 88

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2.3. L’imaginaire et la construction de l’espace Le paysage est le fruit d’une rencontre fortuite entre l’auteur, en tant que sujet observant et percevant et un espace naturel, dans son statut d’objet perçu, celui-ci pouvant changer, au gré des luminosités et des reliefs. Est-ce le cas pour Tacite ? Nous ne saurons l’affirmer avec assurance. Est-il que, si tel est le cas, sa retranscription ainsi que sa représentation seraient conditionnées par un ensemble de facteurs qui dépendraient de certaines contingences que Tacite aurait réussi à surmonter tant bien que mal. En cas de « trou de mémoire » sur ce qu’il auarait pu « enregistrer » in situ, Tacite ferait appel à son imagination. C’est dans cet ordre d’idées que nous disons que, si la documentation et l’expérience des sens ont relativement contribué à la poétique de l’espace breton et germanique, il n’est pas exclu que Tacite ait inventé, sinon imaginé, à partir de son expérience des sens, c’est-à-dire, à partir de ce qu’il aurait vu et retenu dans sa mémoire, certains paysages et décors sans toutefois altérer la véracité des faits et de leur déroulement. Quoiqu’il en soit, le recours à l’imagination est vraisemblablement une des techniques utilisées par cet historien pour, cette fois-ci, construire l’espace. Par cette technique, l’historien inviterait ses lecteurs à dépasser les limites du perceptif pour rejoindre l’expansion imaginaire, laquelle appelle à la représentation imagée et préside à une heuristique. Grâce à la force des mots méticuleusement choisis par Tacite-écrivain et de leurs associations subtiles, cet art heuristique fait l’un des charmes indéniables du style descriptif de Tacite à même de réaliser des fresques descriptives ayant valeur d’immenses tableaux lexicaux, plaçant sous les yeux des lecteurs la beauté de la nature bretonne et germanique mais également la tragédie, les horreursde certains épisodes de la conquête romaine et la tragédie de l’Histoire. Pour que cette poétique de l’imaginaire prenne corps, Tacite recourt à l’amplification et la construction descriptive qui utilise l’itinérance paysagère, permettant ainsi à ses lecteurs de suivre les personnages du récit dans leur déplacement.

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3. Brève présentation de l’Agricola et de la Germania Les œuvres qui nous intéressent dans ces opera minora sont l’Agricola et la Germania89. Il nous paraît important de proposer une brève présentation de ces deux opera en rapport avec la thématique de cette étude.

3.1. L’Agricola : une réflexion sur l’espace de la conquête romaine en Bretagne Premier opuscule inaugurant l’écriture historiographique de Tacite, publié en 98, Agricola est à la fois une oraison funèbre non prononcée et un pamphlet imprégné d’un bout à l’autre qui parle du terrible souvenir laissé par la tyrannie de Domitien90. Au-delà de toute question de genre littéraire91 qu’il peut poser, 89

Dans cette étude, nous excluons le Dialogue des Orateurs dans la mesure où, compte tenu de la thématique que nous étudions, cette œuvre nous offre peu d’intérêt. Précisons ici que l’édition de l’Agricola utilisée dans cette étude est celle dont le texte est établi et traduit par E. de Saint-Denis, 7e édition, Paris, Les Belles Lettres, 1985. Quant à la Germanie, nous nous sommes servi de l’édition dont le texte est établi et traduit par Jacques Perret, 4e tirage revu et corrigé, Paris, Les Belles Lettres, 1983. 90 Cf. Mambwini 2014 : 99, note 31 et Cizek 1995 : 220-221. 91 Sur toutes ces questions, Cf. Devillers 2014, 15 sq., Mambwini 2014, 9899. Ajoutons que cet ouvrage peut également être considéré comme un traité de stratégie, à l’attention de tout empereur et de tout général se préoccupant de la sécurité effective de la frontière Nord (Laederich 2001 : 399). Pour A. Momigliano (Momigliano 1992 :132), Agricola est une biographie sur fond ethnographico-historique, mélange qui n’était pas fréquent. M. Gorrichon, quant à elle, considère la Vie d’Agricola comme « l’expression d’une liberté retrouvée en même temps qu’un acte de piété filiale » à travers lequel l’écrivain s’élève pour retracer la vie exemplaire d’Agricola, « ce grand servicteur de l’Etat, dont le titre et la gloire le plus éclatant fut d’achever la conquête de la Bretagne » (Cf. Gorrichon 1974,191). Composé de 46 chapitres, cet opuscule, « hors prologue (Agr. 1-3), développe cinq sections : la première est consacrée à la vie d’Agricola avant son gouvernement en Bretagne (Agr. 4-9), la deuxième à une description de l’île (Agr. 10-13.1), la troisième aux opérations militaires qui y furent conduites avant Agricola (Agr. 13.2-17), la quatrième, la plus longue, aux fonctions qu’il y exerça (Agr. 1840.3), la cinquième à sa mort et au bilan sur sa vie (Agr. 40.4-46) » (Cf. Devillers 2014 :15) Du point de vue de la narratio, cette subdivision nuancée par certains spécialistes de Tacite (Cf. Lopez Fonsea, J.B. Rives, R.F. Thomas

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l’Agricola est aussi une réflexion sur l’espace breton, mieux, sur l’însula qui, commelesouligne R. Gorrichon92, devrait jouer un rôle important au long de la carrière d’Agricola, puisqu’iln y servit comme tribun militaire attaché à l’état-major de Suétonius Paulinus (Agr. 5,1), qu’il y commanda une légion sous les gouvernements de Vettius Bolanus et de Petilius Cérialis (Agr. 8) avant d’y revenir une deuxième fois en tant que légat consulaire. Tout en accordant une place de choix au pays qui permit de révéler une personnalité d’envergure93, cette évocation de la Bretagne, pourtant respectueuse d’une tradition ethnographique que l’historien suivra aussi dans la Germanie, cet opuscule a permis de poser tous les problèmes de l’Empire, notamment : « Comment gérer son espace ? Faut-il s’en tenir à la paix, et renoncer aux conquêtes ? Quelle place reste à la gloire, au mérite, aux talents ? Quelle politique peut assurer durablement la romanisation de provinces dont les peuples (…) ont toutes les raisons de s’opposer et de résister à un impérialisme brutal et cupide ? » 94

3.2. La Germania : une mise en garde contre la jungle germanique ? De par sa structure95 même, cet opuscule, « rédigé dans une langue et dans un style assez mondains96’, est sans conteste une et R. Ash cités par Devillers 2014 :15, notes 15 à 17), peut être réduite en deux blocs textuels, à savoir : le bloc biographique, résumant la vie d’Agricola (Agr. 1-9 et 42-46) et le bloc narratif de la conquête de la Bretagne (Agr. 10-41) (Mambwini 2014 : 99). De par sa structure, ce bloc constitue à lui seul une véritable unité narrative. Sur cette notion chez Tacite, cf. Galtier 2011 : 50-69. 92 Gorrichon 1974, 191. 93 Selon Gorrichon 1974, 191, l’Agricola montre en effet comment Agricola devint, au contact de cette terre, un explorateur et, sout un stratège éùérite qui triompha de la complicité de l’île et de ses habitants. 94 Cf. Gaillard 1992, 111. Pour d’autres questions très spécifiques que pose cet ouvrage, cf. Devillers (dir.) 2014 ; Grimal 1994 : 464-465. 95 Sur cette question, cf. Rives, J.B. , (2002) : « Structure and History in the Germany of Tacitus », in : Miller, J.F. ; Damon, C. &. Myers, K.S. (dir.) (2002) : Vertis in usum. Studies in Honor of E. Courtney, Munich-Leipzig, 164-173. 96 Michel 1966 : 63.

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monographie ethnographique centrée sur les peuples de la Germanie, mais « certains y ont vu un excursus détaché des Histoires dans lesquelles elle aurait été initialement destinée à figurer.97 » Composé de quarante-six chapitres, cet ouvrage est « divisé en deux parties délimitées par une phrase de transition à la première personne (Ger. 27,5) ; la première partie est plutôt ethnographique, sur la Germanie en général, la seconde, plutôt périégétique, sur les différentes tribus. » 98 Toute considération faite, la Germania de Tacite99 est, en quelque sorte, un tableau de la Germanie rhénane jumelant à la fois les aspects événementiels propres à l'histoire politique et militaire et les renseignements géographiques et ethnographiques décrivant les réalités humaines et environnementales. L’opuscule fournit des descriptions denses et explicites des différents peuples transrhénans et constitue la principale source écrite disponible au sujet des populations germaniques. Son unicité permet une reconstruction réaliste de la démographie frontalière au Ier siècle de notre ère, mais également une représentation, après plusieurs recoupements, d’une multitude d’espaces singuliers de ces peuples transrhénans. À propos justement de cette notion d’espace, il convient de souligner d’emblée que Tacite n’a pas consacré de descriptions importantes aux paysages germaniques et à leurs décors, bref à l’espace germanique. Tout au plus, l’œuvre contient d’intéressantes données géographiques et paysagères, bref ces indications spatiales provenant vraisemblablement de sa première source en la matière, Pline l’Ancien. Ce sont ces indications spatiales qui nous intéressent ici. Autrement dit, audelà des réflexions ethnographiques, la Germania apparaît comme une sorte de mise en garde, aussi bien contre les peuples germains, que contre son paysage caractérisé par l’omniprésence des eaux, et plus précisément des fleuves et d’immenses forêts.

97

Cf. Devillers 2014, 13. Cf. Devillers 2014, 15. 99 Pour la signification de la Germania de Tacite, cf. Alonso-Núñez 1974. 98

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* * * Il faut dire que les premiers écrits tacitéens - Agricola et Germania - font dialoguer deux points de vue, celui de Tacitehistorien et celui de Tacite-citoyen romain au point de créer une indétermination dans la voix narrative. Quand il fait le récit des campagnes de son beau-père, Tacite-historien, dans son rôle de narrateur, cherche à disparaître, à s'effacer, à ne laisser parler que les traces, les voix des protagonistes et des témoignages, les résidus de l'histoire dans une conception thucydidienne de l'histoire afin d'approcher de la vérité des faits. Malgré toutes ces précautions, le Tacite-citoyen finit toujours par surgir dans la narration de manière plus ou moins explicite surtout quand il est tenu à donner son point de vue sur la relation RomainsBarbares.

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Chapitre II L’influence des « discours sur l’insularité et sur l’altérité » dans l’élaboration de l’espace dans les opera minora Au-delà de la question liée à leur genre littéraire, l’Agricola et la Germania sont le fruit d’une réflexion de leur auteur tant sur les conditions générales et opérationnelles de la conquête de la Bretagne et de la Germanie, que sur leurs espaces respectifs. La frontière du Nord de l’Empire – Rhin, Danube et Bretagne – occupe une place essentielle dans la textualité de ces deux opera minora et la conscience de l’Empire qu’a acquise Tacite. Cette frontière, faut-il le souligner, est au cœur de la vision que l’historien s’est forgée des stratégies de l’impérialisme romain100. En ouvrant sa carrière d’historien par ces deux œuvres, Tacite voulait éclairer ses concitoyens sur la conquête de la Bretagne (dans l’Agricola) et sur la puissance menaçante des peuples d’outre-Rhin (dans la Germania). Puisque les faits historiques rapportés dans ces deux ouvrages se sont passés dans des lieux précis, avec leurs paysages et leurs décors, des lieux habités par des non-Romains, une question nous vient à l’esprit : Tacite dont les premiers écrits sont marqués par son romanocentrisme nous a-t-il donné une 100

Laederich 2001, 12.

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représentation objective ou subjective de ces espaces ? Cette question appelle deux remarques :

1. Les opera minora et l’influence éventuelle des discours sur l’insularité et sur l’altérité Dans son mode de reproduction et de construction, c’est-àdire dans la représentation des espaces bretons et germaniques, Tacite n’a-t-il pas été influencé par les discours sur l’insularité et sur l’altérité que les Romains, par égocentrisme, ont intériorisés dans la construction de leur identité ? Nous pensons que, dans la rédaction de l’Agricola et de la Germania, Tacite avait repris à son compte les topoi et autres stéréotypes issus de la curiosité géographique et ethnographique des Romains sur ce qu’il conviendrait d’appeler les exotica101 et sur les Autres102. Ces deux concepts ont, nous semble-t-il, beaucoup contribué au type d’images ou de représentation que les Romains voulaient donner du non-Romain et, dans le cas qui nous concerne, du Breton et du Germain, ainsi que de leurs espaces de vie 101

Forgé à partir de l’adjectif latin exoticus, ce terme permet ainsi de regrouper sous une dénomination commune l’ensemble des références littéraires aux pays ou aux peuples considérés, à une époque donnée, comme en dehors, à l’extérieur, c’est-à-dire situés hors des frontières de l’Empire, ou bien ayant conservé, en dépit de leur intégration dans les provinces ou dans la sphère d’influence romaine, des caractéristiques foncièrement étrangères à l’esprit latin, qui ne pouvaient laisser les Romains indifférents et ont donc continué à provoquer chez eux des réactions spécifiques. Celles-ci vont de la simple curiosité à l’étonnement, voire à la fascination, et s’accompagnent de surcroît d’une dimension affective. L’exotisme latin serait donc la mise en œuvre littéraire de ces exotica, dans la mesure où ils sont porteurs de connotations, soit positives, soit négatives. 102 Du point de vue philosophique et sociologique, ce terme est d’une grande richesse Venant étymologiquement du latin alter, le mot autre exprime l’idée que quelque chose n’est pas le même, qui est donc distinct, différent ou étranger. Selon le dictionnaire Petit Robert, le mot autre renvoie à « ce qui n’est pas le sujet, ce qui n’est pas nous, moi ». Bref, d’une manière générale, l’autre est une chose ou une personne qui est différente de nous, qui ne nous appartient pas, mais qui se définit par rapport à nous. Car l’autre ne peut seulement exister que dans la rencontre ou la confrontation avec un moi, un nous. La rencontre avec l’autre place l’individu dans un entre-deux : entre le moi et l’autre. Désormais, le moi doit se situer, trouver son identité, par rapport à l’autre, c’est-à-dire dans l’entrevue avec son altérité.

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respectifs. Pour les Romains, l’autre, dans le cas de l’Agricola, est un peuple insulaire et, dans le cas de la Germania, l’autre est un redoutable peuple guerrier. Ainsi pour se protéger contre les dangers de toute sorte dont l’autre peut être l’auteur, les Romains avaient vraisemblablement développé deux types de discours à même de le diaboliser dans l’opinion, à savoir : le discours sur l’insularité et le discours sur l’altérité. Les deux premiers écrits inaugurant l’historiographie tacitéenne, fortement marqués par la double personnalité de leur auteur – Historien et Citoyen romain– retracent une période très importante de l’histoire de l’Vrbs, au cours de laquelle la Ville éternelle s’était lancée dans le processus de la romanisation forcée en vue d’étendre son territoire, défendre et stabiliser ses frontières contre les barbari103. Il est fort probable que le Tacite-historien, dans son incapacité de se séparer de Tacitecitoyen, s’est vu dans l’obligation de traiter ses sujets conformément au double horizon d’attente104 de ses compatriotes, très sensibles aux discours sur l’insularité et sur l’altérité. Pour décrire l’espace des Bretons et des Germains, ainsi que leur mode de vie, à côté de sources écrites anciennes, grecques et latines, les historiens romains se basaient également sur la fama et sur les fabulae. Comme on le sait, ces sources populaires et très enracinées dans la tradition romaine construisent une vision d’une société imaginaire ancrée dans un réel précis autour duquel elle s’articule. Nous inspirant d’une idée développée par Ursula Baumgardt105, nous pouvons dire que, produit dans une situation de communication où la narration fait partie du moi romain et actualisé par des rumores venant de voyageurs ou des soldats de retour d’expéditions 103

La question des représentations du barbare dans l’Antiquité a intéressé plusieurs historiens, voir entre autres : Dauge 1981 ; Demougeot 1984 ; Levy 1984 ; Heather 1999 ; Dubuisson 2001 ; Méry 2005 ; Mathisen 2006 ; Gillet 2007. Sur le sens exact de ce mot, cf. les travaux d’E. Ndiaye. Selon elle, qualifier des peuples de barbari renvoie à des nations extérieures au territoire romain, autrement dit des étrangers. 104 Cette question est développée supra. 105 Baumgardt, U. (1994), « La représentation de l’Autre. L’exemple du repertoire d’une conteuse peule de Garoua (Cameroun) », Cahier d’études africaines, vol. 34, 133-13 : 308.

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militaires, l’imaginaire romain sur les barbari construit une véritable idéologie sur l’Autre dont l’une des fonctions est de définir l’identité du groupe et de renforcer sa cohésion en établissant, dans le cas des Romains, une frontière entre eux et les non-Romains. Cette frontière conduit les Romains à se représenter péjorativement les non-Romains. Ainsi ces sources fama, fabulae et rumores - quand il faut parler ou évoquer des non-Romains, étaient caractérisées par une certaine subjectivité indirectement dictée par ce qu’il conviendrait d’appeler l’exotisme latin. Comme l’a si bien signifié C. Borie106, le terme d’exotisme n’a évidemment pas d’équivalent en latin ; mais le sentiment exotique se manifeste, dans les textes, par la présence récurrente des exotica. C’est donc en relation avec cette notion d’exotisme que les Romains présentaient les barbari comme des peuples sauvages vivant dans un espace très différent du leur. Cette même notion a aussi, très vraisemblablement, influencé les Romains sur l’idée qu’ils se faisaient de l’ailleurs, un ailleurs très souvent décrit à travers une vision préexistante, un modèle culturel préétabli. Sans toutefois mettre en doute son travail d’historien que nous avons toujours soutenu dans la plupart de nos réflexions, n’est-ce pas cette vision de l’Autre et de son espace que Tacite reproduit, représente dans l’Agricola et la Germania ? En effet, si le second opus était écrit pour expliquer aux Romains ce qu’était un Germain107, et leur signifier ce qui les oppose et surtout quel type de danger ce peuple « farouche sur le plan militaire, géographiquement isolé, moralement intransigeant, politiquement attaché à son indépendance108 » pourrait représenter pour Rome, le premier opus était écrit, entre autres objectifs, en vue de justifier les stratégies militaires employées par les Romains et surtout par Agricola pour venir à bout de ce peuple barbare, proche des ferae. Dans les deux cas, au-delà des aspects purement historiographiques, l’une des finalités de la rédaction de ces deux opera minora n’était-elle pas de répondre à la curiosité de savoir et de découverte par la lecture 106

Borie 2011,5. Devillers 2010, 75-84. 108 Devillers 2010, 77. 107

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des Romains partagés non seulement entre leur désir de domination et de conforter un sentiment de supériorité face au reste du monde, mais également entre la défense de leurs intérêts et l’inquiétude, mieux, entre la terreur qu’ils ressentaient à l’égard de l’inconnu et la peur des autres ? Ayant choisi l’écriture historiographique comme modèle d’expression littéraire, Tacite ne se sentait-il pas investi d’une mission de reproduire, de représenter à l’attention de son lectorat, la nature de l’espace dans lequel ces peuples vivaient et dans lequel les Romains les ont affrontés pour les romaniser ? Nous n’arriverons à mieux cerner la poétique de l’espace dans les deux opera minora de Tacite que si nous parvenons à circonscrire l’image que les Romains se font des non-Romains, c’est-à-dire des Autres. En tout cas, si et seulement s’il nous arrivait de situer notre étude de l’espace chez Tacite dans les deux opera minora dans une perspective purement anthropologique, la double question de l’insularité et de l’altérité qui a vraisemblablement influencé sa première écriture historiographique peut déboucher sur celle de l’identité collective d’un peuple. Considérant que la mission éternelle de l’Vrbs est de devenir la maîtresse de l’orbis terrarum tout entier, cette identité ne cesse d’affirmer et de vanter sa supériorité géographique, morale et surtout militaire, un peuple qui civilisé perçoit l’Autre comme un sauvage, un barbare. Cette double question qui conduit les Romains à penser et à se représenter négativement les non-Romains peut finalement amener tout chercheur à comprendre la façon dont les Romains ont pu se définir en tant que tels par rapport aux autres peuples du mundus et de l’orbis terrarum. Si l’Agricola fait écho d’un certain discours des Romains sur l’insularité, la Germania concentre toute une rhétorique sur la perception des Romains sur l’altérité109.

109

Pour l’image générale qu’on se fait de la Germanie, cf. Chevallier, R. (dir.) (1960) : « La Germanie dans la littérature et l’opinion publique romaines au Ier siècle de notre ère », IL 13, 106-112.

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2. L’Agricola et la Germania : le double horizon d’attente du lectorat romain Parce que l’espace breton est l’insula que l’armée romaine est appelée à conquérir pour étendre les frontières de l’Empire et assurer son expansion impérialiste, parce que l’espace germanique est celui des » Autres continentaux dont on dispose peu d’informations », connaissant la perception que les Romains avaient de l’insularité et de l’altérité, si et seulement si nous considérons ces deux opera minora sous le thème de l’espace, il y a lieu de croire que Tacite a écrit l’Agricola et la Germania en fonction de deux horizons d’attente : idéologique et politique. Explications :

2.1. L’horizon d’attente idéologique Le premier regard que Tacite a de la Britannia et de la Germania, en tant qu’espace géographique, voire politique, c’est celui d’un Tacite-citoyen romain dont l’imaginaire collectif considère l’insula comme une entité cosmographique dynamique et paradoxale. Lieu naturel baigné par les flots, en même temps qu’elle joue le rôle d’un élément tampon, garantie de défense contre les atteintes extérieures, l’insula offre un spatium qui présente à ceux qui y habitent un lieu unique à même de favoriser la libertas d’action et le mode de vie romaine. Pour le Romain, cette perception n’est valable que pour les insulae connues comme la Sardaigne, la Sicile, etc. De par sa position au milieu des eaux, l’insula, surtout quand elle est incognita ou quand elle n’est pas totalement romanisée apparaît comme un espace sauvage que les forêts, les montagnes et la mer rendent inhospitalier, une terre de l’utopie, de l’isolement, de la solitude et donc de la mort. C’est le cas de la Britannia. Quant à la Germania, bien qu’elle soit un espace continental, elle provoque une certaine appréhension des Romains vis-à-vis de son peuple, ou plutôt de ses peuples. Pour les Romains, le Germain est un étranger, susceptible d’être dangereux et vivant dans un espace très différent du leur composé de terres inconnues, d’espaces lointains qu’on présume infranchissables 64

et qu’on appelle volontiers solitudines et qu’on caricature comme des extrêmes climatiques. Bref, pour un Romain, lieux isolés, mais non exclusivement désolés où l’on place le méconnu, le difforme, l’exceptionnel, etc., la Britannia, terre d’insularité, et la Germania, terre d’altérité, sont toujours présentées péjorativement. Telle semble l’image que Tacite présente d’elles dans ses opera minora.

2.2. L’horizon d’attente politique Ainsi que nous le savons, l’Agricola raconte avec une certaine subjectivité les opérations de la romanisation et de la pacification menées par Iulius Agricola, beau-père de Tacite. L’historien s’attache à faire ressortir l’aspect grandiose de la conquête de la Bretagne que l’armée romaine, sous le commandement d’Agricola, est parvenue à dompter les peuples feri de la Bretagne. L’identification de la Britannia à une feroci prouincia et la comparaison de ses habitants à des ferae qui, dans le cadre de la chasse, le plus souvent, se cachent dans des gites et qu’il faut débusquer par tous les moyens, répondent à l’horizon d’attente politique. En même temps qu’elles posent le problème de la guerre très particulière marquée par tant de violence et de répression que les Romains ont menée contre les Bretons, cette identification et cette comparaison serviront, d’une part à augmenter la gloire militaire d’Agricola – et l’homme a passé sept ans à la tête de cette prouincia digne d’une jungle et au climat incertain – et, d’autre part, à justifier les horreurs commises par les soldats romains contre ces peuples sauvages qui, dans le mental collectif romain, ont gardé leur valeur guerrière primitive. L’horizon d’attente politique sert donc de justification non seulement à toutes les stratégies militaires opérées par Agricola110, mais également à toutes les mesures administratives111 prises par ce général. 110

Sur cette question, cf. Laederich 2001 : 331-354. Il conviendrait de noter que la Britannia et ses peuples constituent dans le mental collectif romain un espace sauvage et que les Romains représentent un peuple civilisé. La relation qu’Agricola établit entre les deux espaces, en même temps qu’elle est censée modifier son comportement et sa relation avec l’insula et ses habitants, entraîne une métaphorisation globale de la relation d’Agricola avec l’espace conquis. Cette métaphorisation se matérialise par une série de mesures 111

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Si l’Agricola a été écrit pour, entre autres buts, de pérenniser les hauts faits d’Agricola, beau-père de Tacite, général et commandant de la Bretagne qu’il a pacifiée en soumettant les peuples autochtones jusqu’au fin fond de la Calédonie112, la rédaction de la Germania quelques mois seulement après la publication de son tout premier opus113, suscite quelques questions : répondrait-elle à un impératif sécuritaire ou stratégique pour l’Imperium ? Cet ouvrage serait-il une sorte de mise en garde faite aux Romains contre les dangers germaniques ? Tacite ne l’a-t-il pas écrit pour donner aux Romains des informations sur les peuples germaniques et leur espace, sur les dividendes politiques, sécuritaires qu’ils peuvent tirer auprès de ces peuples quant à la défense de l’Empire contre les Barbares sur le Rhin et sur le Danube ? En dépit de quelques pistes de réflexion sur les relations entre l’Vrbs et la Germanie auxquelles l’ouvrage de Tacite nous ouvre114, il est vrai que la publication de la Germania avait quelque rapport avec les circonstances politiques extérieures romaines, des circonstances sans doute liées aux questions de sécurisation des frontières et de stabilisation des territoires conquis et surtout du fait, dans la conscience collective romaine les germains sont des peuples à redouter.

administratives que ce général a prises et que Tacite rapporte au chapitre 19-20. 112 Gaillard 1992 : 110. 113 Grimal 1990 :128. 114 Cf. Devillers 2014,13-30 : in Devillers (dir.) 2014.

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Deuxième partie La construction de l’espace historique dans l’Agricola

Chapitre III La mise en évidence du « tableau initial de la nature » comme technique de la représentation globale de l’espace breton (Agr. 10-13,1) Au-delà de tout ce que présente l’Agricola en termes de genre littéraire et de la thématique qui y est développée, l’on ne cernerait mieux toute la poétique de cet ouvrage qu’en le saisissant sous l’angle de l’espace en association avec l’histoire de la romanisation. Sous cet angle donc, l’Agricola nous présente la Bretagne comme un espace géographique devant être conquis par l’armée romaine sous le commandement de son beau-père. De la sorte, du point de vue littéraire, la Bretagne apparaît comme l’espace sur lequel se développe la diégèse du récit tacitéen et qui donne au monde breton reproduit par Tacite sa composante spatiale. Quelques questions nous viennent à l’esprit : ce monde représenté dans l’Agricola est-il identique à ce qu’il fut du temps de la conquête romaine ? N’est-il pas influencé par une part d’imagination inhérente à chaque écrivain, fût-il Tacite ? Dans tous les cas, dans la conquête de la Bretagne, quelle fonction joue cet espace ? Celle d’un decorum ou d’un actant ? Autant de questions liées à la question de 69

poétique de l’espace chez Tacite. Avant de tenter de répondre à ces questions, il conviendrait de souligner ceci : l’espace dont il est question dans l’Agricola est une insula. Or, plusieurs études ont démontré que l’espace insulaire reproduit ou représenté dans une œuvre littéraire offre un certain nombre de solutions narratives : il peut apparaître comme un espace référentiel ou symbolique plutôt que comme un espace poétique, c’est-à-dire comme un lieu d’expérimentations littéraires où le récit trouvera sa construction selon les horizons d’attente115 et les contraintes particulières qui lui sont imposées par sa situation et sa fonction. Qu’en est-il de la Britannia insula de l’Agricola de Tacite ? Entité cosmographique dynamique et paradoxale, espace à la fois immuable et fluctuant, terre de l'utopie ou de l'isolement, de la solitude et de la mort, la Britannia apparaît dans l’Agricola comme un espace diégétique privilégié dans et par lequel le récit de la romanisation de la Bretagne trouve à résoudre les principaux problèmes que soulève sa composition. En tout cas, quel que soit le genre littéraire qu’on peut reconnaître dans l’Agricola, l’étude de cette première écriture de l’historiographie tacitéenne, en même temps qu’elle peut conduire à une réflexion sur l’insularité116 dans la pensée collective romaine, conviendrait à une réflexion sur la poétique de l’espace insulaire chez Tacite qui prendrait comme point de départ la mise en exergue des procédés et des techniques utilisées par cet historien pour la construction de cet espace. Dans cet ordre d’idées, une lecture intégrale de l’Agricola envisagée du point de vue purement de la spatialité permet de constater que la production tout comme la représentation de l’espace breton passent par une description et une narration de l’espace offrant le savant mélange de deux techniques descriptives proches des techniques cinématographiques. Tacite semble bien maîtriser ces techniques dans la mesure où on les retrouve dans l’ensemble de ses écrits historiques où la notion 115

Cf. p. 50 de cette étude. Une réflexion sur l’insularité dans l’Agricola de Tacite peut déboucher sur plusieurs axes possibles, notamment : Insularité et imaginaire ; Insularité et idéologie ; insula, espace poétique et de poésie. 116

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d’espace se pose, à savoir : la mise en évidence du tableau et le recours constant au panoramique117. Dans l’Agricola, c’est la description statique de l’espace breton qui ouvre la narratio proprement dite du récit de la conquête de la Bretagne. Sachant que, dans les descriptions des géographes antiques, grecs et latins, les îles ne sont pas placées dans une section à part mais sont décrites selon des modalités adaptées à leur nature, l’on peut s’interroger sur la place que Tacite accorde à la description physique de la Bretagne. L’historien voulait-il lui accorder un traitement particulier dans son récit ? Voulait-il en faire une section spécifique de son récit ? Cette description répondait-elle à une exigence de l’historiographie latine ? En tout cas, s’il existe des hypothèses pouvant expliquer la place de ce tableau dans l’économie de l’Agricola et justifier le choix opéré par Tacite, celle-ci nous semble plus plausible : avec Agricola, Tacite est au début de son écriture historiographique. Pour assurer du succès à son œuvre, il avait sans nul doute besoin d’une référence littéraire en tel ou tel domaine, c’est-à-dire d’un exemplum. Ainsi, dans le domaine de la description insulaire, mieux, dans la représentation de l’espace insulaire avec ses paysages et ses décors, Pline l’Ancien lui a servi d’exemplum. Dans les livres III à VI de l'Histoire naturelle, Pline donne une description exhaustive du monde romain. Il y intègre les îles dans le cours de l'exposé en leur consacrant un paragraphe lors de la description des mers, ou en les insérant lors de l'évocation du littoral. Pour cet auteur naturaliste, traiter d'une île impose d'en donner l'orientation, d'indiquer la distance qui la sépare de la côte ou d'autres îles ainsi que la mesure de sa circonférence, de fournir quelques détails sur son contenu. Tacite a vraisemblablement suivi ces conseils étant donné que c’est pratiquement cette disposition que nous retrouvons dans l’Agricola 10-13,1.

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À travers une description dynamique, le panoramique nous plonge au cœur même de l’espace breton aperçu comme espace en mouvement.

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1. Le triple souci de Tacite dans l’élaboration du tableau représentant globalement l’espace insulaire de la Bretagne Pour bien cerner la vie militaire d’Agricola, pour mieux comprendre la stratégie qu’il a adoptée pour conquérir et stabiliser la Bretagne, pour que les lecteurs se fassent une idée de l’espace géographique, c’est-à-dire du cadre dans lequel se sont déroulées les différentes campagnes de ce valeureux général, Tacite ouvre sa narration par une description physique qui nous donne des indications topographiques de l’insula. Loin d’être innocent ou un quelconque fruit du hasard de l’écriture, ce choix semble dicté par trois principaux soucis qui concourent à la rédaction même de l’Agricola, à savoir :

1.1. Le souci historico-géographique Nous savons que, comme le note d’ailleurs C. Borie118, les descriptions à la fois géographiques et ethnographiques d’une région particulière de l’orbis terrarum constituent un passage obligé des œuvres historiographiques : la descriptio locorum fait partie des lois du genre, et l’écriture de l’histoire doit répondre, en tant que genre littéraire à part entière, à certaines règles établies par la rhétorique. C’est donc, de prime abord, à un souci d’ordre littéraire, artistique, que l’on doit la présence des descriptions géographiques et ethnographiques. Au-delà de ce souci qui justifie la présence de tels excursus dans plusieurs écrits d’historiens latins119, la description de l’Agricola 10-13,1 tend à circonscrire le cadre dans lequel 118

Borie 2011 : 557. Dans B.G (V, 13, 1-2), on trouve un tel excursus lorsque César écrit : «Insula natura triquetra, cuius unum latus est contra Galliam. Huius lateris alter angulus, qui est ad Cantium, quo fere omnes ex Gallia naues appelluntur, ad orientem solem, inferior ad meridiem spectat. Hoc pertinet circiter milia passuum quingenta. Alterum uergit ad Hispaniam atque occidentem solem119 (L’île a la forme d’un triangle, dont un côté fait face à la Gaule. Des deux angles de ce côté, l’un, vers le Cantium, où abordent à peu près tous les navires venant de Gaule, regarde l’orient ; l’autre, plus bas, est au midi. Ce côté se développe sur environ cinq cents milles. Le deuxième regarde l’Espagne et le couchant» (V, 13, 1-2). 119

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l’armée romaine, sous Agricola, a affronté les Bretons en vue de les romaniser de force. Il s’agit, pour Tacite, de marquer les esprits sur l’importance historique de ces expéditions, celles-ci ayant pour finalité, l’expansion et la stabilisation des frontières de l’Imperiun. En même temps, il s’agit de souligner que ces expéditions se sont déroulées, premièrement, dans la plus grande des îles connues de Rome que Jules César a abandonnée, une île située très loin des côtes continentales, à un endroit où il est facile d’entrevoir l’île mythique de Thulé (Dispecta est et Thyle, Agr. 10,6)120 ; deuxièmement, dans une région au climat inhospitalier, une région où « caelum crebris imbribus ac nebulia foedum ; asperitas frigorum abest » (Agr. 12,3)121. Toutes ces précisions sont d’une grande importance et contribuent à valoriser Agricola comme un général capable d’aller combattre n’importe où et quelles que soient les conditions climatiques, et ce, pour l’intérêt supérieur de l’Vrbs à un moment-clé de son histoire où il doit stabiliser ses frontières.

1.2. Le souci psychologique La description contenue dans les chapitres 10-13,1 de l’Agricola tend, premièrement, à montrer le type d’ennemis que les Romains ont affrontés et le type de terrain sur lequel l’armée romaine s’est déployée. C’est pour Tacite, nous semble-t-il, une manière de mettre en exergue le courage et la détermination de l’armée romaine à soumettre les barbari, - et secondairement, à justifier les stratégies appliquées pour venir à bout d’eux, stratégies caractérisées par le recours à la violence et à la répression122.

1.3. Le souci « pédagogique » Cette description nous renseigne sur la place occupée et le rôle joué par les forêts, les climats (hiver et été), les fleuves et les mers dans cette conquête. Dans le déroulement de ces 120

« On entrevit aussi Thulé. » « Le ciel est souvent obscurci de pluies et de brouillards ; les froids rigoureux sont inconnus. » 122 Sur cette question très précise, cf. Laederich 2001 : 303-354 ; Mambwni 2014 : 89-94. 121

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conquêtes, et au regard des difficultés rencontrées par les uns et par les autres, tous ces éléments naturels peuvent aussi avoir le statut de personnages car « ils » ont indirectement contribué aux nombreuses victoires de l’armée romaine, même si, dans bien des cas, ils apparaissent comme des obstacles. Intéressons-nous en détail à ce tableau descriptif initial.

2. L’Agricola 10-13,1 : commentaire général Parce que la Britannia a longtemps résisté à la romanisation complète123 de son espace et que celle-ci n’est véritablement intervenue qu’à l’arrivée d’Agricola, connaissant les difficultés rencontrées par l’armée romaine lors de ses conquêtes, l’imaginaire collectif romain a toujours considéré cette insula comme un espace sauvage. C’est donc pour être en phase avec cet imaginaire collectif romain que Tacite, avant de se lancer dans la narratio proprement dite des expéditions menées par son beau-père, rappelle avec force que « Praeerat tunc Britanniae Vettius Bolanus, placidius quam feroci dignum est » (Agr., 8.1)124. Cette phrase qui sert d’introduction résume à elle seule la perception que les Romains se faisaient de la Bretagne, une perception à laquelle Tacite, dont le caractère romanocentriste de son écriture historique n’est plus à démontrer, ne se soustrait point : pour les Romains et donc pour Tacite, la « Britannia ferox prouinica est » . Cette affirmation vaut son pesant d’or dans la mesure où elle pose les données fondamentales de la question à la fois identitaire et statutaire de cet espace insulaire et de ses habitants telle que l’imaginaient les Romains. On n’est donc pas étonné que, parce qu’il est conscient du double horizon d’attente de son lectorat romain,

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La romanisation de l’espace insulaire breton a connu trois temps forts. Le premier temps fort va de César à Claude (Agr. , 13-14.2), le deuxième concerne la romanisation de l’île de Néron à Vespasien (Agr. , 14.2-16) et le troisième est le règne de Domitien marqué par l’implication personnelle d’Agricola jusqu’à son rappel par Domitien (Agr.,18-41). Sur cette question, cf. Mambwini 2014 : 89-94. 124 « La Bretagne était alors gouvernée par Vettius Bolanus, avec plus de douceur qu’il ne convient à l’égard d’une province intraitable. »

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l’historien puisse le rappeler avant qu’il ne commence sa description de la Bretagne. Ainsi que nous l’avons déjà dit125, pour un écrivain comme Tacite qui connaît la valeur et le pouvoir des mots, cette phrase n’est ni innocente ni anodine. Elle apparaît comme une projection de l’image que les Romains avaient de cette île, image poétiquement résumée par ferox, un adjectif à valeur péjorative. La phrase de l’Agricola 8,1 invite donc le lectorat romain à opérer un double syllogisme fondé autour du terme ferox ou de l’adjectif ferus. Le premier serait : si la Britannia est une feroca prouincia, c’est que ses peuples le sont aussi. « Plus tamen ferociae Britanni praeferunt, ut quos nondum longa pax emollierit 126 », écrit Tacite dans l’Agricola 11,5. Conclusion d’une étude ethnographique consacrée aux Bretons (Agr., 11-12), ce passage souligne avec force l’un des traits caractéristiques de ces peuples : considérés comme plus dangereux que les Gaulois que César dut bouter hors d’immenses et noires forêts de la Gaule Chevelue (Agr., 11,5), les Bretons seraient une menace pour l’existence de l’Empire. Et pour cause. « In pedite robur ; quaedam nationes et curru proeliantur ; honestior auriga, clientes propugnant. Olim regibus parebant, nunc per principes factionibus et studiis trahuntur. » (Agr., 12,1-2)127. Au-delà de la peur qu’elle suscite chez les soldats romains, cette précision donne un éclairage sur les difficultés128 que ces derniers ont rencontrées pendant la conquête et sur les moyens qu'ils ont mis en œuvre pour 125

Cf. Mambwini 2014 : 88. « Néanmoins les Bretons montrent plus de fougue, parce qu’une longue paix ne les a pas encore amollis. » 127 « Leur force est dans l’infanterie ; certaines peuplades font aussi la guerre avec des chars ; le plus noble conduit, ses vassaux combattent en avant. Autrefois ils obéissaient à des rois ; maintenant ils sont tiraillés entre plusieurs chefs par les querelles et les passions partisanes. » 128 La conquête de la Bretagne n'était pas une promenade de santé pour l'armée romaine tant il est vrai que les tribus de cette île étaient toutes farouchement opposées à une romanisation forcée. Les Romains ont fait face à une double difficulté. D'une part, la difficulté de pénétrer dans les profondeurs des terres barbares compte tenu de la nature hostile de l'île et la détermination des ennemis à défendre chèrement leurs terres. D'autre part, la difficulté de stabiliser les frontières des territoires conquis après d’âpres combats. 126

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romaniser la Bretagne. Le deuxième syllogisme129 serait que, si la Britannia est une feroci prouincia, alors les peuples qui y habitent sont assimilés à des ferae par leur caractère malfaisant, leur immanitas et surtout parce qu'ils vivent sans loi et ignorant toute contrainte. Quand on sait que l’adjectif ferus/fera désigne l’animal sauvage qui vit dans la nature, cela explique le type de guerre très particulière que l’Vrbs a menée contre les différents peuples de la Bretagne et justifie son intention cachée de leur imposer l’ordre romain. Cet élément majeur de la construction idéologique de son empire se matérialise, entre autres, par leur intégration, qui, au final, devrait se traduire par le passage de la ferocia130, trait essentiel du barbarus, à la suauitas, trait caractéristique de l’homme civilisé.

3. Regards croisés dans l’élaboration de l’espace breton Pour construire l’espace breton tel que représenté dans les chapitres 10-13,1 de l’Agricola, Tacite recourt à la technique de superposition de deux regards du narrateur-descripteur : le premier regard est celui d’un géographe bien renseigné ; le second regard est celui d’un ethnologue. Examinons-le.

3.1. Le regard d’un Tacite géographe C’est en géographe que Tacite décrit physiquement la Bretagne dans l’Agricola 10. Ce tableau construit selon une hybridité descriptive à mi-chemin du panorama et de la vue est, métaphoriquement, une véritable photographie bien réussie grâce à cette dualité poétique entre le dynamisme des eaux de l’océan et l’étendue de terre de l’île aux formes géométriques diverses selon les sources consultées. Analysons ce chapitre,

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Pour ce raisonnement, nous nous sommes inspiré de Perèz 2005 : 311. La ferocia, à propos des Bretons en particulier, se manifeste essentiellement dans le mental collectif romain par l’idolâtrie de la force physique, la combativité, la violence d’un individualisme forcené. La ferocia que l’on peut aussi traduire par orgueil, violence, confiance excessive en soi, développe une volonté de puissance, de type personnel ou collectif. 130

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paragraphe par paragraphe, en vue de cerner la technique utilisée par Tacite pour nous représenter l’espace breton. Lorsqu’on examine en détail ces paragraphes, on se rend compte que, dans sa description, comme le ferait un géographe, Tacite procède par étapes, lesquelles correspondent soit aux phrases, soit aux blocs des phrases. C’est donc en géographe avisé que, tout en faisant allusion aux sources antiques (Agr 10,1)131, l’historien ouvre sa description de la Bretagne en ces termes : « Britannia, insularum quas Romana notitia complectitur maxima, spatio ac caelo in orientem Germaniae, in occidentem Hispaniae obtenditur, Gallis in meridiem etiam inspicitur ; septentrionalia eius, nullis contra terris, uasto atque aperto mari pulsantur » (Agr. 10,2) 132 . Avec une concision extraordinaire qui caractérise d’ailleurs son écriture, Tacite projette sur ce tableau une représentation à la fois physique et cartographique de l’île bretonne qui, tantôt prend la forme d’oblongae scutulae uel bipenni (Agr. 10,3), c’est-à-dire la forme d’un « plat oblong ou d’une hache à deux tranchants si l’on en croit les « eloquentissimi auctores » comme Tite-Live et Fabius Rusticus, tantôt la forme de « coin » (in cuneum), si l’on tient compte des extrêmes. Ce qui est extraordinaire ici, c’est le fait que les détails fournis par Tacite respectent le bipartisme de la définition classique du mot insula, à savoir : d'un côté, les détails sur la Bretagne en tant que terre habitée, et de l’autre côté, les détails sur la Bretagne en tant qu’espace maritime. Il faut dire que l’Agricola 10,2 qui met en exergue l’élément « eau » résonne 131

« Britanniae situm populosque multis scriptoribus memoratos non in comparationem curae ingeniiue referam, sed quia tum primum perdomita est ; ita quae priores nondum comperta eloquentia percoluere, rerum fide tradentur. » (La situation de la Bretagne et sa population ont été décrites par beaucoup d’écrivains ; je vais y revenir, non pour rivaliser avec eux d’érudition ou de talent, mais parce que la soumission en fut alors achevée ; ce que mes devanciers, encore mal informés, ont paré d’embellissements littéraires, je l’enseignerai donc en m’appuyant sur les faits.) 132 (La Bretagne, la plus grande des îles connues des Romains, s’étend en superficie et par sa position géographique, à l’Est, face à la Germanie, à l’Ouest, face à l’Espagne ; au Sud, elle est même visible de la Gaule ; sa partie septentrionale, qui n’a pas de terres devant elle, est battue par l’immensité d’une mer ouverte.)

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comme un appel vibrant vers l’infini : tout en insistant sur la vaste étendue de l’espace breton, ce passage transforme ce tableau descriptif en un tableau tourné vers l’illimité du perceptif, ordonnant ainsi vers un point de mire unique l’ensemble de la description. Cette mer, bien qu’elle soit maîtrisée par la flotte romaine (Agr., 10,5), constitue non seulement une barrière physique infranchissable, mais également l’une des contraintes topographiques (Agr., 10,7) que l’armée romaine est appelée à braver dans ses expéditions. Ajoutons qu’en cartographiant la Bretagne grâce aux indications relatives aux points cardinaux, Tacite voulait, probablement, faire allusion à l’immensité, mieux, à la vastitude et à l’infinitude de l’espace breton. Dans l’Agricola, la notion de la vastitude est clairement posée par la phrase « sed transgressis inmensum et enorme spatium procurrentium extremo iam litore terrarum uelut in cuneum tenuatur. » (Agr 10,4)133. Tandis que les indications cardinales « in orientem », « in occidentem134 », « in meridiem » et « septentrionalia eius » ouvrent, pour ainsi dire, l’espace breton à l’infini. Cette notion d’infinitude, outre la mention de la mystérieuse île de Thulé qui en dit long135, est 133

(Mais pour qui va plus loin, une étendue immense et irrégulière de terres, qui proéminent au-delà de la côte extrême ; s’amincit en forme de coin.) 134 Les Anciens croyaient que les Pyrénées s’allongaient du Sud au Nord. Cf. Strabon, 3,1,3. Ainsi le note Gorrichon 1974, 193 (voir aussi note 9), la Bretgane se rattache aux pays de l’Occident, maisles anciens n’ont pas toujours su déterminer sa position avec exactitude. S’il est vrai qu’à l’est elle regarde la Germanie, au sud le rivage de la Gaule, au nord l’immensité d’une mer ouverte, parce qu’il s’était fié aux sources antiques, Tacite commet la même erreur que ses dévanciers, à l’instar de César, B.G. V,13,2 ; Pline l’Ancien, N.H. 4,102, en pensant qu’à l’ouest elle fait fait face à l’Espagne. Cette erreur sur l’orientation de l’Espagne et des Pyrénées (Sud-Nord), faut-il souligner, remonte à Polybe. Elle persiste chez les géographes de la période romaine jusqu’à Ptolémée. La véritable orientation des Pyréenées et de la péninsule ibérique avait été donnée par Eratostène. Elle se fondait sur les rapports de Pythéas. Cf. Dion, R. (1968) : « Le Danube d’Hérodote », Revue de Philologie, XLII, 1, 7-41. 135 Il convient de signaler ici que l’extrême Nord de la Bretagne, voire de la Germanie était pour les Romains la région vague et sans limites où se plaçait la dernière des terres, la mystérieuse Thulé. Il restera sans doute toujours impossible de déterminer avec précision ce que les anciens entendaient

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littérairement matérialisée par l’expression aperto mari qui, au fil de la description, devient mare pigrum136 et enfin Oceanus 137. Mais c’est dans la dernière phrase qui clôt avec tant de poésie cette description que l’idée de l’infinitude de l’espace breton est évoquée lorsqu’il nous donne cette précision de taille : « … unum addiderim, nusquam latius dominari mare, multum fluminum huc atque illuc ferre, nec litore tenus adcrescere aut resorberi, sed influere penitus atque ambire, et iugis etiam ac montibus inseri uelut in suo » (Agr. 10,7)138. En commençant sa description par des indications liées à la superficie et la position géographique de la Bretagne, Tacite ne voulait-il pas fixer dans le subconscient de son lectorat l’image exactement sous ce nom. Etait-ce l’archipel des Féroé, ou bien seulement les îles du Danemark, ou bien la vaste péninsule scandinave, qu’ils prenaient pour une île ou alors l’Islande ? Il est probable qu’ils ont appliqué cette dénomination tour à tour à chacune de ces contrées. C’est probablement pour toutes ces raisons que sa situation géographique exacte n’est pas bien précisée. Les Romains, quant à eux, situaient l’île de Thulé aux confins du monde septentrional. Tacite affirme que, de la Bretagne « dispecta est et Thyle » (Agr. 10,6). 136 Sur les diverses conceptions de la « mare » chez les Anciens, cf. l’intéressant arctile de Rougé, J. (1971) : « Conceptions antiques sur la mer » : in Chevallier, R. (dir.) (1974), Littérature gréco-romaine et géographie historique, Mélagnes offerts à Roger Dion, Paris, A. & J. Picard, 275-283. 137 Dans la mythologie antique, l’Océan est conçu comme un grand fleuve périphérique entourant le disque plat de la terre. Dans la littérature grecque et plus précisément dans la fable et les poèmes homériques, il symbolise également l’inconnu et l’interdit : il est le domaine de la divinité, des monstres que seuls les Immortels ou certains héros exceptionnels comme Hercule ont pu parcourir. Tacite en fait d’ailleurs allusion dans Ger. 3. Dans la littérature latine, Cicéron est l’un de ceux qui nous donne une idée précise de ce que les Romains entendaient par Oceanus, à savoir : l’immense et lointain anneau entourant l’oeucumène, la terre habitée. Cet Oceanus a des limites très imprécises et, quand on va vers lui, on est susceptible de rencontrer n’importe quel pays, fût-il si réculé ou si loin caché. Selon R. Fréneaux (Fréneaux, R. (1974) : Géographie cicéronnienne : la notion d’Oceanus dans les « discours « « : in Chevallier, R. (dir.) (1974), Littérature gréco-romaine et géographie historique, Mélagnes offerts à Roger Dion, Paris, A. & J. Picard, 131-141), Oceanus renvoie à l’immensité des eaux qui conservaient encore à l’époque une bonne part de mystère. 138 (… je ne voudrais ajouter qu’une remarque : nulle part la mer n’étend plus loin son empire ; elle porte ici et là des bras nombreux, et ne s’arrête pas à la côte en montant ou baissant, mais elle s’enfonce à l’intérieur, y circule, pénètre jusqu’au milieu des hauteurs et des montagnes comme chez elle.)

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de cette île comme une sorte de photographie aérienne ? Le chapitre 10 de l’Agricola ne peut-il pas être considéré comme une sorte d’invitation adressée à ses lecteurs de prendre de la hauteur pour pouvoir dominer du regard l’ensemble de l’île, espace éminemment paradoxal, tout à la fois, localisable et insituable ? Plutôt que de répondre à ces questions, soulignons que le tableau représentant la géographie physique de la Bretagne illustre bien la manière dont Tacite fait naître la vision de l’historien en prenant comme point de départ les connaissances encyclopédiques issues des « multis scriptoribus » (Agr. 10,1) qu’il a complétées au regard de nouvelles données en sa possession. Un des éléments positifs de cette présentation est qu’elle entraîne les lecteurs de Tacite à avoir un autre regard de l’espace breton. Ce qui leur permettra de mieux comprendre que la conquête de la Bretagne n’était pas une promenade de santé pour Agricola qui devait faire face à un espace inhospitalier et parfois hostile pour la progression de l’armée romaine, un espace dont certains paysages deviendront finalement des personnages du récit dans leur statut de sujets auxiliaires de ce valeureux général dans toutes les étapes de la conquête. Il nous faut admirer la plume de cet historien qui, par quelques tournures stylistiques qui font parfois glisser les éléments du paysage breton vers la mythologie des éléments, nous représente un espace dont le paysage s’étend au fil de l’écriture, partant d’une localisation topographique digne d’un géographe bien informé par les sources antiques pour aboutir, à travers une esthétique de la fusion d’éléments spatiaux, à une vision englobante de la terre bretonne, fruit du regard omniscient du narrateur-descripteur, avide et soucieux à la fois de trouver une cohérence harmonieuse dans la plénitude du paysage reproduit. Dans cette description initiale de l’espace breton, Tacite qui, parfois, se confond avec son « sujet observant » a, dans l’Agricola 10, 1-7, élaboré, pour ainsi dire, une recomposition inédite qui dépasse le simple mimétisme pour reconfigurer la réalité à l’aune de la narration des expéditions expansionnistes de son beau-père. Dans ce tableau, l’historien a pris les précautions de se situer entre le point de vue du géographe soucieux de donner autant 80

de renseignements sur l’espace qui servira de décor à son récit et de l’historien soucieux de s’appuyer sur les faits (…rerum fide…) (Agr.10,1). Entre les deux statuts – géographe et historien – Tacite a réussi à reproduire un espace où les éléments décrits agissent pour façonner le paysage et rendre compte des limites d’un territoire qui sera le théâtre des combats pour l’extension des limites de l’Empire (du côté romain) et pour la sauvegarde de la libertas, expression du refus de la romanisation (pour les Bretons).

3.2. Tacite et le regard d’un ethnologue L’espace décrit au chapitre 10 n’est pas vide de vie. Tacite a tenu à nous l’expliquer poétiquement et sans aucune précaution stylistique en passant du statut de géographe (Agr. 10) à celui d’ethnologue (Agr. 11-12,4) en vue d’une représentation des peuples bretons dont l’origine est douteuse. Cependant, précisons en passant que, contrairement à la géographie physique de l’île (Agr. 10) que Tacite nous présente avec la certitude d’un scientifique, sa description ethnographique semble hypothétique. « Parum compertum », écrit-il au début de sa description qui répond à l’horizon d’attente idéologique. Puisque la Bretagne est un pays barbare, ses peuples dont l’historien a forcé les traits physiques le sont également. D’ailleurs, précise Tacite, « Plus tamen ferociae Britanni praeferunt, ut quos nondum longa pax emollierit ; nam Gallos quoque in bellis floruisse accepimus ; mox segnitia cum otio intrauit, amissa uirtute pariter ac libertate. Quod Britannorum olim uictis euenit ; ceteri quales Galli fuerunt. » (Agr. 11,56)139. Cette précision vaut une mise en garde. Le croisement de ces deux regards a pour effet la production d’un type de discours à même de transformer ce passage à un message sibyllin que Tacite souhaiterait transmettre à ses 139

(Néanmoins, les Bretons montrent plus de fougue, parce qu’une longue paix ne les a pas encore amollis ; car les Gaulois aussi, nous le savons, ont été de brillants guerriers ; ensuite l’indolence s’introduisit avec la paix ; ils perdirent la vaillance en même temps que la liberté. Il en fut de même pour ceux des Bretons qui furent autrefois vaincus ; les autres sont encore ce que furent les Gaulois.)

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concitoyens, message dans lequel il présente la Bretagne comme une contrée redoutable et, anticipant la victoire de son beau-père sur les Bretons, il fait une projection d’un Agricola, grand général qui a surmonté tous les obstacles naturels, bravé les irréductibles guerriers qu’il a réduits par la force, pacifié cette région hostile et surtout apporté à l’empire une terre à l’agriculture prospère (Agr. 12,9) et aux mines nombreuses et variées. Bref, le message de Tacite, sous-entendu dans cette description, pourrait s’articuler de la manière suivante : la Bretagne est une île effroyable, tant par sa configuration physique, que par sa géométrie : ses devanciers « oblongae scutulae uel bipenni adsimulauere » (Agr. 10,3), mais « transgressis inmensum et enorme spatium procurrentium extremo iam litore terrarum uelut in cuneum tenuatur » (Agr. 10,4)140. Elle est aussi une île de la solitude, parce qu’elle est très proche des îles jusque-là inconnues appelées Orcades et surtout de Thule « quia hactenus iussum » (Agr. 10,6). Ile difficile d’accès étant donné que l’une de ses frontières naturelles, « mare pigrum et graue remigantibus perhibent ne uentis quidem perinde attolli, credo quod rariores terrae montesque, causa ac materia tempestatum, et profunda moles continui maris tardius impellitur » (Agr. 10,6)141, La Bretagne est habitée par des populations inquiétantes et barbares dont l’approche suscite une appréhension certaine, des peuples aux physiques hybrides142 difficiles à cerner, des peuplades dont l’ambivalence trouve une expression exacerbée dans le récit tacitéen. 140

(Mais pour qui va plus loin, une étendue immense et irrégulière de terres, qui proéminent au-delà de la côte extrême ; s’amincit en forme de coin.) Cette précision doit être considérée comme une rectification de Tacite aux affirmations de Tite-Live et de Fabius Rusticus qui ont comparé l’ensemble du territoire breton à un plat oblong ou à une hache à deux tranchants – alors que César (B.G. V,13,1),lui, donne à la Bretagne la forme d’un triangle. Selon Tacite, cette forme convient seulement à l’espace qui s’étend en deçà de la Calédonie. 141 (Cette mer morte et lourde pour les rameurs n’est pas, dit-on, soulevée par les vents comme une autre ; c’est, à mon avis, que les terres et les montagnes, cause et aliment des tempêtes, sont plus clairsemées, et que la masse profonde de la mer ininterrompue est plus lente à s’ébranler.) 142 Cf. les indications que Tacite donne dans l’Agr. 11,1-6 et 12,1-4.

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* * * Que faut-il dire de ce qui précède ? La Bretagne, dont la représentation est conçue à partir de quelques topoi est, sans nul doute, décrite comme l’archétype de la barbarie qu’il est possible de décliner en différentes figures. Cette description répond à la perception que le peuple romain (et donc Tacite) se fait des espaces insulaires mal connus. Si le premier visage de la barbarie de cet espace se lit dans sa superficie et sa position géographique, le deuxième visage découle de sa situation climatique (Agr. 12,5-12143) doublée de son relief. Puisant là encore dans la tradition romaine sur la perception qu’elle se fait des espaces insulaires, Tacite représente la Bretagne comme un espace difficile à vivre. Enfin le troisième visage de la barbarie de cet espace se lit dans le modus vivendi des peuples qui y habitent, proche de la sauvagerie – l’apparence physique des Bretons confortant ce tableau de la sauvagerie – qu’il faudrait par tous les moyens transformer en celui du monde civilisé144. Une telle description d’une île, dont la configuration suscite des interrogations et éveille des sentiments d’incompréhension et de crainte, donne l’impression que la Bretagne ne mérite pas que les Romains en prennent possession. Mais pourquoi ont-ils cherché à la conquérir ? Plutôt que de répondre à cette question, admirons la technique utilisée par Tacite pour nous représenter ce que nous pouvons métaphoriquement appeler une photographie complète de la Bretagne. À ce propos, une analyse même rapide des chapitres 10-13,1 montrera sans 143

Les indications sur le climat, la production agricole complètent la géographie physique de l’île. Dans le récit tacitéen de l’Agricola, le climat apparaît comme un personnage jouant un rôle actif dans la conquête ; il influence aussi l’issue des événements auxquels Agricola fait face. Quant aux produits agricoles et surtout miniers, ils renforcent l’idée d’exotica qui peut expliquer la présence romaine dans l’île : « Fert Britannia aurum et argentum et alia metalla, pretium uictoriae » (La Bretagne produit de l’or, de l’argent et d’autres métaux, récompense de la victoire) (Agr. 12 :10). 144 On comprend pourquoi, au fur et à mesure qu’il conquiert des espaces, Agricola menait des reformes administratives (Agr., 20-21). Sur cette question, cf. Mambwini 2014 : 94-96.

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aucune difficulté que la description du tableau spatial breton s’organise suivant le mode de l’énumération qui fait de l’insula un carrefour de la barbarie145. Sa construction s’effectue en deux phases. La première phase, représentée par le chapitre 10, évoque la localisation géographique, tout en mettant l’accent sur l’immensité spatiale matérialisée dans le texte par une succession de mots. La seconde phase de la description, après la localisation, construite, elle aussi, sur le procédé de l’énumération, ajoute au tableau l’impression d’une omniprésence de l’eau faisant de la Bretagne un espace invivable. C’est pourtant dans cet espace à une climatologie rebelle et incertaine que vivent les Bretons, peuples décrits par de petits traits physiques, psychologiques et moraux épars, transformant ainsi le chapitre 11 en une sorte d’esquisse ethnologique, prélude de l’étude que Tacite entamera dans la Germania.

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Ce mot est à prendre au sens latin.

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Chapitre IV La description dynamique comme mode de représentation de l’espace dans l’Agricola (Agr. 13,2-28) Hormis le tableau descriptif initial (Agr., 10-13,1) qui nous présente une vue globale de la Britannia insula, les références concernant l’espace sont rares dans l’Agricola. Cela ne peut, en aucun cas, nous étonner étant donné qu’une écriture historique, voire historisante a toujours tendance à raconter ou à rapporter les faits plutôt qu’à décrire les lieux dans lesquels ces faits se sont déroulés. On n’attend pas d’une telle écriture qu’elle décrive. Mais cela ne semble pas aller de soi. En effet, la description apparaît, dans ce cas d’espèce, comme une figure de rhétorique ou comme une digression. Dans tous les cas, même s’il accorde rarement des chapitres entiers aux descriptions des lieux, des paysages, bref de l’espace, Tacite introduit toutefois des indications spatiales ou paysagères dans la trame de son récit sous forme des paragraphes pour répondre à la curiosité et au désir d’apprendre des lecteurs ou pour tenter d’expliquer comment tel ou tel fait est arrivé. L’historien s’en sert aussi pour décrire le fonctionnement d’un dispositif qui explique parfois ce qui va suivre ou le plus souvent ce qui s’est déjà produit. Dans l’écriture historique de Tacite, parce que l’Histoire apparaît comme un spectacle, la description des cadres, ainsi que leurs décors, dans lesquels se sont déroulés les 85

faits rapportés, participe à la mise en scène narrative146. C’est donc à l’intérieur d’un récit qu’on trouve des notations spatiales. Ainsi le note Galtier147, qui cite aussi A. Malissard et F. Santoro L’Hoir148, si le décor est le plus souvent l’objet d’une simple mention, l’évocation du cadre spatial répond moins, chez lui, à la complexité de l’événement qui s’y déroule qu’à son intensité. Lorsqu’il s’y arrête, ce n’est pas tant pour rendre les faits plus compréhensibles aux lecteurs que pour les leur rendre plus sensibles. Cette remarque que Fabrice Galtier a formulée à l’endroit des opera maiora convient également aux opera minora et surtout à l’Agricola où la description spatiale progresse au rythme de minuscules coups de pinceaux tout au long du récit. En fonction des faits/événements racontés, Tacite introduit des indications spatiales en organisant surtout des effets de mouvement opposés entre lenteur, accélération et immobilité. Cette technique lui permet de faire avancer ou ralentir la narration. Il y a lieu de noter que, malgré sa rareté vraisemblablement due, comme nous venons de le dire supra, au type de genre littéraire de l’Agricola, la description paysagère investit les domaines de l’intrigue de cette œuvre, non pas comme un élément qui s’y adjoint ou s’y annexe, mais qui l’accompagne véritablement. Et, comme nous le verrons dans la suite, c’est grâce à l’œil-caméra d’Agricola, dans son statut de sujet-caméra que les lecteurs de Tacite appréhendent cette dynamique paysagère.

1. Un mot sur l’anachronisme « œil-caméra » utilisé dans ce chapitre Qu’il nous soit permis de nous expliquer sur cet anachronisme qui, nous nous en souvenons, a fait jaser bon nombre de nos étudiants lorsque nous l’avons utilisé justement 146

Comme le signale d’ailleurs Galtier (Galtier 2011, 124), ce principe de mise en scène narrative qui, dans le récit tacitéen, régit la représentation des faits, est poussé à un tel degré de raffinement qu’il est susceptible de substituer à n’importe quel énoncé de type analytique la forme spectaculaire du récit. 147 Galtier 2011, 114. 148 Malissard 1991, 2832-2835 ; Santoro 2006, 222.

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pour mieux cerner la question de la description dynamique comme mode de représentation de l’espace dans l’Agricola. Nous avons emprunté cet anachronisme à François Jost dans son ouvrage intitulé « L’œil-caméra : entre le film et le roman149 » et l’avons utilisé dans ce chapitre parce que nous sommes convaincu que toute l’œuvre de Tacite ainsi que sa poétique sont fondées sur le regard et qu’à bien des égards, elle renferme toute l’esthétique du film tel que l’ont défini Jacques Aumont et alii150. L’expression « œil-caméra » convient, nous semble-t-il, pour suivre, à comprendre et à expliquer les mouvements narratifs et descriptifs que nous observons dans le bloc narratif de la conquête de Bretagne (Agr. 10-41) placé entre les deux blocs biographiques (Agr. 1-9 et 42-46). De la première phrase de l’Agricola 10 à la dernière phrase de l’Agricola 41, tout en tenant compte des détails spatiaux, l’Agricola nous plonge dans l'univers de la vue, dans les champs de vision, où l'œil se meut, couvrant et découvrant les lieux comme dans un jeu de puzzle. Il nous semble que toute la poétique de l’espace chez Tacite doit partir du souci de cet historien de faire voir à ses lecteurs les différents théâtres de l’histoire romaine. Nous avons déjà eu l’occasion de souligner dans un article consacré à la dimension du visuel chez Tacite151 qu’il paraît évident que, si l’on relit les écrits de Tacite de l’Agricola aux Annales avec un regard de lecteur du XXIe siècle, on y découvrira des traces d’une écriture dite cinématographique , laquelle a permis l’inscription des regards, des gestes, des paroles et surtout leur mise en filière dans les récits sans pour autant négliger le faisceau des relations qui définissent leur esthétique. En tout cas, l’univers littéraire et historique de Tacite, se voulant en prise directe avec le vécu quotidien des Romains, se donne non seulement à voir mais aussi à entendre. Le recours à des procédés de polyfocalisation et à des techniques venant de plus de champs artistiques (dont certaines 149

Jost, F. (1989), L’œil-caméra : entre le film et le roman, Lyon, P.U.L., 2e éd. revue et augmentée. 150 Aumont, J., Bergala, M. et Vernet M. , (2008), L’esthétique du film, Paris, Armand Colin . 151 Cf. Mambwini 2009, 26-44.

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ressemblent étonnamment à celles exploitées dans le cinéma d’aujourd’hui) sollicite les lecteurs de Tacite de participer activement à la production de sens de ses récits. Le souci de la vision chez Tacite est un corollaire de la présence de la spatialité dans les écrits historiques de Tacite. Un lecteur attentif se rendrait compte que les expressions renvoyant au champ sémantique de la perception visuelle s'accompagnent très souvent d'une co-référence à la motricité, liée notamment aux actes de préhension et de déplacement dans l'espace. La présence de la vision et de la spatialité dans l’œuvre de Tacite, thème que nous avons eu à traiter, quoique partiellement, montre à juste titre à quel point l’esthétique de l’écriture tacitéenne s’apparente à une esthétique cinématographique. L’on doit comprendre que, hormis le Dialogue des Orateurs qui ne présente qu’un assez faible intérêt pour le sujet qui nous intéresse, d’une manière générale, les opera de Tacite – qu’il s’agisse des opera minora ou des opera maiora – peuvent être considérés comme des « tableaux » où tous les détails sont mis en scènes, où les décors s’étoffent, où les intrigues s’inscrivent dans le temps, où les personnages se déplaçant dans l’espace romain et dans les territoires voisins sont vivants grâce aux discours qui animent la narration. Un spécialiste du cinéma y découvrira des cadres et des hors-champs. Chaque œuvre de Tacite a son « cadre », au sens spatial du terme, mais aussi au sens esthétique de ce qui entoure et met en valeur une composition plastique. Pour un lecteur du XXIe siècle, ce cadre est à la fois pictural, architectural et – disons-le, précinématographique. Laissant en dehors du cadre certains éléments de l’action, choisissant de privilégier tel ou tel détail significatif ou symbolique et modifiant, sans toutefois altérer la vérité historique, le point de vue du lecteur par la façon de placer les objets spatiaux ou paysagers et même les objets du décor dans l’espace, Tacite s’est montré un virtuose dans le choix des plans – plans narratifs, plans descriptifs, plans explicatifs dont la grosseur est conditionnée, non seulement à la clarté du récit, mais également aux objectifs poursuivis par notre historien à travers tel ou tel récit – et des techniques152. C’est à travers un 152

Ici, plans et techniques sont à considérer au sens cinématographique ou

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savant dosage dans le mélange des cadres et des techniques que, d’une part, l’écriture historique de Tacite exprime le contenu historique et le contenu dramatique de l’histoire romaine et que, d’autre part, cette même écriture imprime une véritable théorie tacitéenne du regard, qui sous-tend l’exercice de la pensée. Ce regard, faut-il le préciser, est conçu comme un acte de déchiffrement auquel rien ne résiste. C’est ce regard qui permet, d’une part, à Tacite, dans son statut d’auteur mais également de narrateur, d’empreindre toutes les réalités dans sa pensée, d’exprimer, de traduire ce qu’il a vu ou appris, de le dramatiser, de le développer dans ses écrits, et d’autre part, au personnage principal, dans son statut de sujet observant d’opérer une sorte de radiographie de l’espace dans lequel il se meut. C’est aussi ce regard qui permet aux lecteurs de Tacite, dans leur statut de spectateurs hypothétiques des drames romains, de visualiser mentalement les lieux décrits. Il faut dire que la manière dont Tacite manie ce triple regard, loin d’être gratuite ou arbitraire, est riche de signification : elle s’inscrit dans une conception très visuelle de l’Histoire qui fait découler l’intrigue, comme naturellement, dans la description liminaire153, focalisée sur un sujet observateur dont le regard, c’est-à-dire son œil joue la même fonction qu’une caméra. Bien menée, une étude portant sur le regard des sujets actants dans les opera de Tacite montrera comment l’œil du personnage principal devient une sorte de caméra, et ce, par la façon de saisir les objets décrits, de permettre aux lecteurs de suivre la dynamique du récit et d’admirer les paysages traversés par la narration. C’est ce que nous constatons dans l’Agricola 13-28 : le regard d’Agricola est l’œil observateur de la caméra. C’est par ses yeux que les lecteurs voient son itinéraire que Tacite reproduit aussi fidèlement que possible ; c’est à travers ses yeux que nous suivons sa progression dans la jungle bretonne, etc. Terminons filmique. Nous pensons ici aux plans d’ensemble, plans moyens, plans américains, gros plans. Quant aux techniques, nous pensons, par exemple, aux zooms, aux plongées, aux contre-plongées, etc. Voir aussi Malissard 1974a. 153 Cette description, statique ou dynamique, nous fait pénétrer progressivement au cœur du drame romain, puis nous invite à y découvrir non seulement les indices d’un « conflit » (au sens théâtral), mais aussi les acteurs et l’espace de ce « conflit ».

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notre explication par cette remarque : la transformation d’Agricola en œil-caméra est due essentiellement à deux raisons : la promotion du regard dans l’œuvre de Tacite et la question des focalisations (des descriptions) qui s’y pose. A propos de cette deuxième raison, signalons en passant que, dans les écrits de Tacite, la description est généralement prise en charge par Tacite lui-même dans son statut de descripteur absent dans la narration mais chargé de poids historique. Dans certains récits, c’est le cas de l’Agricola 13,2-28, la description est prise en charge par l’œil d’Agricola qui transmet tout ce qu’il voit dans ses déplacements à Tacite, dans son statut d’auteur, qui le transcrit. Dans cet ordre d’idées, les lecteurs de Tacite peuvent lire que ce qu’Agricola, dans son statut de sujet actant et observant, a pu voir. C’est de cette manière que dans cet extrait, il nous est facile de distinguer l’immobilité et le mouvement du sujet, sa contemplation et sa marche.

2. La dynamique paysagère dans l’Agricola à travers l’œil-caméra du sujet observant Dans la construction spatiale ou paysagère, si l’on en croit certaines études modernes154, plusieurs modalités s’offrent à un écrivain, modalités qu’on peut facilement déterminer selon leur plus ou moins grande propension à donner des repères lexicaux et géographiques aux lecteurs. La prise en compte de toutes ces modalités laisse entrevoir une véritable esthétique des tableaux de la nature dans lesquels l’historien tente de représenter des éléments essentiels qui, non seulement donneront du sens aux faits racontés, mais également cristalliseront son imaginaire de l’espace naturel, à savoir : la mer, la forêt, l’océan, le fleuve, les plaines et les montagnes. Tous ces éléments de la nature ont joué un rôle important dans la conquête de l’Ile : très souvent, ces obstacles naturels, en même temps qu’ils servent à justifier le qualificatif de « général courageux et fin stratège » qu’on attribue volontiers à Agricola, passent parfois pour des adjuvants de l’armée romaine dans la mesure où ils contribuent indirectement à ses victoires. Parce que la poétique tacitéenne 154

Cf. par ex. Baudoin 2009 ; Pollicino 2010 et Lambert 1998.

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de l’espace appelle avant tout une constitution paysagère régie par le mode de l’expansion, il y a lieu de dire que, dans sa construction et sa représentation de l’espace, tout au moins dans l’Agricola, Tacite nous donne l’impression de s’appuyer sur ce que le sujet observant voit depuis son poste d’observation. Une lecture attentive de l’Agricola axée sur la thématique de la description de l’espace nous donnerait l’impression que le sujet observant du récit tacitéen perçoit d’en haut les lieux décrits. Cette position influe sur l’écriture de Tacite qui, d’un point de vue purement descriptif, a tendance à nous rendre compte, à des rythmes différents, de ce que ce sujet observant perçoit de haut. Cela veut tout simplement dire que, dans l’Agricola, prédomine ce qu’il conviendrait d’appeler la description panoramique dont l’esthétique apparaît dans presque tous les passages dans lesquels Tacite fait allusion à l’espace, aux paysages. Cette prédominance se justifie, à notre sens, par le fait que, si l’on s’en tient uniquement aux récits de la conquête de la Bretagne, l’Agricola apparaît comme un récit d’aventure, un récit de voyage jalonné d’étapes et d’épreuves155 d’où l’historien a tiré les « matériaux moraux » qui lui ont servi pour, d’une part, construire le portrait d’Agricola en tant que bon général et, d’autre part, célébrer sa gloria et mettre en exergue les valeurs qui caractérisent sa personnalité, parmi lesquelles sa virtus. Dans les lignes qui suivent, nous examinerons toutes les descriptions panoramiques majoritaires dans l’Agricola, en tentant d’en dégager les constantes structurelles propres à l’esthétique tacitéenne. Il faut dire que pour rendre plus naturelles ces descriptions et surtout les rapprocher de la mimésis, Tacite adopte un point de vue comparable à la plongée cinématographique. Cette technique lui permet de décrire l’espace concerné dans sa globalité en passant du travelling au plan général, et changeant de perspective : tantôt, un zoom sur tel lieu, tantôt un gros plan sur tel autre156. 155

Ces épreuves sont en fait tous les combats qu’il a menés (directement ou indirectement) depuis la révolte de 61 ap. J.C (Agr. 15) jusqu’à sa victoire sur les Bretons (Agr. 38), des réformes administratives, mais également son comportement personnel vis-à-vis de ses soldats après chaque victoire. 156 . Malissard 1974a avait évoqué ce langage filmique. Sur cette thèse, voir aussi le compte rendu de Debergh, J. (1975), dans la Revue belge de

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S’il nous faut métaphoriser la manière dont Tacite reproduit l’espace dans lequel s’est déroulée la guerre de conquête de la Bretagne, et la manière dont il nous représente les principaux paysages (ainsi que leurs décors) qui ont été le théâtre des combats157, nous pourrions distinguer, à l’intérieur du récit tacitéen, trois mouvements158 de l’œil-caméra. Ces mouvements à la fois narratifs et descriptifs correspondent tant à la définition du mot tableau, telle que nous la retrouvons dans la plupart des dictionnaires français159 qu’à la dynamique des paysages rendue possible grâce l’utilisation par Tacite de la technique narrative du travelling. À ce propos, plutôt que de parler de « paysages en mouvement », qu’il nous soit permis d’emprunter au cinéma le concept de travelling pour identifier le déplacement horizontal du regard du sujet observant se déplaçant dans dans l’univers créé/recréé par Tacite. Ce concept convient bien ici pour traduire la succession des paysages textuellement imprimés dans l’Agricola 13,2-28 et que nous percevons à travers l’œil d’Agricola parcourant le territoire breton. Les paysages reproduits dans cet extrait ne sont pas vus en profondeur, mais restreints à quelques détails significatifs du premier plan qui attire l’attention d’Agricola, sujet en mouvement. Les nombreux verbes de mouvement présents dans cet extrait et dont Agricola est le sujet montre qu’Agricola se trouve bel et bien dans le paysage qu’il traverse et – dans une mise en abyme du regard, c’est-à-dire aux yeux de lecteurs de Tacite – qu’il fait entièrement partie du paysage traversé. Chez philologie et d’histoire, vol. 53,4, 1323. Dans un article que nous avons publié en 2009 (cf. Mambwini 2009), nous avons démontré que les épisodes de l’empoisonnement de Néron (Ann., 13,16-17,1) et de l’assassinat d’Agrippine (Ann. 14,1-13) sont sensiblement marqués par une écriture cinématographique qui a permis à Tacite d’utiliser diverses techniques analogues aux rechniques filmiques en passant du plan d’ensemble au gros plan, alternant à l’intérieur de ces plans travellings et panoramiques, etc. Voir aussi Malissard 1974b. 157 Nous considérons que cet espace, ces paysages sont reproduits et nous sont représentés à travers l’œil du sujet observant jouant le même rôle et la même fonction qu’une caméra. 158 Sur l’évocation de « mouvement » dans une description, cf. aussi Malissard 1974b, 328 sq. 159 Dans la plupart des dictionnaires, le « tableau » est défini comme « vue d’ensemble », comme « scène ou objets que l’imagination rapproche » et enfin comme « représentation, reproduction, exposition ».

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Tacite, cette technique permet d’analyser aussi bien le déplacement d’Agricola est le sujet spatialisant que les mouvements des éléments spatialisés. Trois mouvements impriment le déplacement géographique d’Agricola dans un espace devenu dynamique. Ils feront l’objet d’analyse dans les points qui suivent. 2.1. Le premier mouvement de l’œil-caméra est marqué par un rapide travelling qui va du chapitre 13 au chapitre 22 de l’Agricola. En analysant ces dix chapitres dans une perspective purement spatiale, mieux, dans la perspective de la représentation de l’espace, on a l’impression que l’œil du sujet observant passe assez rapidement d’un lieu à un autre, privilégiant les faits au détriment de la description des lieux. Ceux-ci sont cités sans que leur soit donnée une certaine expansion : côte, fortins, mer, fleuve et forêts. S’agissant, par exemple, de la côte, l’épisode de premières tentatives de la romanisation de la Bretagne devrait être une belle occasion pour Tacite de nous décrire avec force détails la côte dont le divin Jules César s’est emparé « prospera pugna » (Agr. 13,2), mais il se contente d’une seule phrase : « Igitur primus omnium Romanorum diuus Iulius cum exercitu Britanniam ingressu, quamquam prospera pugna terruerit incolas ac litore …160 », écrit-il dans l’Agricola 13,2. Ce qui peut étonner tout lecteur de Tacite censé cerner l’espace dans lequel se sont déroulés cette « prospera pugna », c’est non seulement la brièveté de ce rappel, mais également l’imprécision qui le caractérise : aucune indication sur la date et sur le théâtre de ce combat. Sur la base de la notice fournie par E. de Saint-Denis161, mais également par César (B.G. 5,17), cette prospera pugna est celle qui opposa, en 54, dans la vallée de la Tamise, les troupes romaines à celles du chef breton Cassivellaune et qui, à en croire César lui-même, se termina par la déroute de ce dernier. Il convient de signaler que, dans la représentation des espaces, surtout qu’il s’agit de la Bretagne, bien qu’elle introduise la notion d’illimité 160

(Or le premier de tous les Romains, le divin Jules Césarentra en Bretagne avec une armée : par un combat heureux il effraya les habitants et s’empara de la côte) 161 Cf. Edition de la Vie d’Agricola de 1985, p. 11, note 3.

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spatiale, la côte constitue un espace de la marge par excellence puisqu’elle permet une mise en contact de deux espaces aux antipodes l’un de l’autre, opposant la consistance à l’inconsistance, la solidité à la fluidité. Comment s’articule la poétique du panorama de la côte ? Comment le panorama tacitéen organise-t-il cette rencontre selon une articulation à même de mettre en tension le terrestre et le liquide, dans l’expansion plane de la mer ? En réponse àtoutes ces questions, force est de constater que, dans l’écriture tacitéenne de l’Agricola, une telle description est quasi absente. Même si cette vision panoramique des paysages de côtes nous aurait permis de voir comment Tacite organise l’espace en empruntant à un imaginaire géométrique mis horizontalement et verticalement au service de contrastes, cette absence doit être considérée comme un choix de Tacite. C’est aussi ce même choix qui a conduit Tacite, d’une part, à ne pas décrire la manière dont le divin Claude et les premiers gouverneurs de laBreatgne avaient mené leurs opérations et, d’autre part, à propos de l’empereur Claude, à se contente de cette phrase denuée de toute indication spatiale : « Diuus Claudius auctor iterati operis » (Agr. 13,5), ajoutant que, grâce à cette opération, « domitae gentes, capti reges » (Agr. 13,5) 162. Il en est de même pour les opérations menées par les premiers gouverneurs : Tacite choisit délibérement de ne nous fournir que des brides d’informations163 sans aucun indice spatial ou 162

Comme pour la campagne de César, Tacite se montre avare en détails descriptifs. Cependant, selon Gorrichon (Gorrichon 1974 : 197, note 33), après avoir débarqué à Rutupiae, les Romains avaient envahi le bassin de la tamise par l’Est, comme César l’avait fait un siècle plus tôt, et poursuivi leur progression jusqu’à Camulodunum. Sans doute ces succès avaient-ils incité Claude à conquérir l’ensemble de l’île. Cet empereur, semble-t-il, était déterminé à poursuivre la conquête. Cependant, pour des motifs que Tacite n’a pas évoqués, l’empereur Claude préféra confier à Aulus Plautius. 163 D’après Tacite, Aulus Plautius ainsi que son successeur Storius Scapula parvienrent à réduire « paulatim in formam prouinciae proxima pars Britanniae » (Agr. 14,1) tout en déléguant une partie de l’administration de l’espace conquis à des relais clientélaires, issus de la noblesse bretonne. Poursuivant son récit, Tacite ajoute que, la progression de l’armée romaine a connu un ralentissement sous le gouvernement de Didius Gallus qui « parta a prioribus sontinuit, paucis admodum castellis in ulteriora promotis per quaefama aucti officii quaereretur » (Agr. 14,3). A Gallus, succéda Vérenius

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paysager. Plus prosaïquement, l’historien se contente de nous signaler, grâce aux verbes d’action, les faits les plus marquant de la période précédant l’arrivée d’Agricola sur l’île sans souci de leur localisation, sans nul doute, parce qu’il considère le bloc narratif de l’Agricola 13,2-16 comme une sorte d’introduction aux campagnes de son héros de prédilection : Agricola. Cette précision, qui n’est qu’une simple hypothèse de notre part, expliquerait le sens et la tonalité de cette phrase qui sert d’introduction au récit des opérations menées par Agricola : « Hunc Britanniae statum, has bellorum uices media iam aestate trangressus Agricola inuenit. » (Agr. 18,1). À partir d’ici, Tacite apparaît très attentif aux indices spatiaux ou paysagers. Question de créer un cadre dans lequel s’accomplissent les hauts faits d’Agricola dans l’insula. Mais cette attention accordée à ces indices paraît timide au debut de sa narratio, donnant l’impression que Tacite était pressé d’arriver au récit qui lui tenait à cœur164. Agricola arrive dans l’insula vers le milieu de l’été 77 (Agr. 18,1), vraisemblablement avec l’idée d’appliquer une stratégie générale de conquête par avancées progressives. Sa première année de campagne avec pour objectif : en finir avec le réduit gallois. Ainsi, lisons-nous dans Agricola 17,3, au lieu d’aller à la rencontre de l’ennemi, Agricola choisit de le débusquer dans ses repaires (Agr. 18,3). Après l’extermination complète de la nation des Ordovices (Agr. 18,4), et après avoir réduit définitivement l’Ouest, Agricola reprend à Paulinus son projet de soumettre Mona qui mourut la même année. Selon Tacite, il a réussi à mener des incursions chez les Silures (modica excursibus Siluras populatus. Ann. 14,29,1) ces peuples que Tacite (Ann. 12,32,2) considère comme l’archétype de la résistance à la romanisation. Son successeur, Suétonius Paulinus «biennio prosperas res habuit, subactis nationibus firmatisque praesidiis ; quorum fiducia Monam insulam ut uires rebellibus ministrantem adgressus terga occasioni patefecit» (Agr. 14,5). Après une suspension des opérations militaires sous Pétronius Turpilanus, Trébellius Maximus et Vettius Bolanus (Agr. 16,3-7), la conquête de la Bretagne a repris, d’abord, avec Pétilus Cérialis «Brigantum ciuitatem, quae numerosissima prouinciae totius perhibetur, adregressus. « …) ; magnamque Brigantum partem aut uictoria amplexus est aut bello. » (Agr. 17,2-3) ; ensuite avec Julius Frontin qui « ualidamque et pugnacem Silurum gentem armis subegit » (Agr. 17,4). . 164 Il s’agit de la narration et de la description de la bataille décisive du Mont Graupius. Cf. chapitre V de cette étude.

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« non ignarus instandum famae ac, prout, prima cessissent, terrorem ceteris fore » (Agr. 18,4). De par l’importance historique des événements qui s’y sont déroulés lors de la campagne de 77 et de par sa situation stratégique dans la conduite de la conquête de la Bretagne, l’île de Mona devrait faire l’objet d’une description, cependant, pour des raisons qui lui sont personnelles, Tacite réduit le tout par cette petite phrase : « (Agricola) Monam insulam, a cuius possessione reuocatum Paulinum rebellione totius Brtianniae supra, memoraui, redigere in potestatem animo intendit. » (Agr. 18,4)165. De même, dans l’épisode de la seconde année de campagne d’été 78, du point de vue de la spatialité, sans nul doute pour imprimer la succession rapide des événements, Tacite évoque, sans trop de détails, des « loca castris », des « aestuaria ac siluas » (Agr. 20,2), tout en faisant allusion aux « praesidiis castellisque » (Agr. 20,3)166. L’abscence des détails dans les récits relatifs à la conquête de la partie Nord-Ouest du pays des Galles, entre Mona et le camp de Deva, c’est-à-dire sur le territoire des Ordovices et sur celui de Desanges, est une manière pour l’historien de suggérer la rapidité avec laquelle les choses se sont passés. D’où cette concision que nous constatons dans la narration : l’historien nous informe qu’après avoir multiplié les missions de reconnaissance des estuaires, Agricola opta pour des incursions en pays ennemi, seule tactique adaptée au terrain, mieux à l’espace géographique à conquérir. C’est de cette manière que les troupes romaines, vraisemblablement celles basées à Deva (Chester), ravagea la côte Ouest du royaume brigante, dans un souci d’intimidation (Agr. 20,2). Or cet épisode, s’il nous était raconté en détail, allait accorder une place essentielle à la marche de l’armée, longue, selon Laederich167, de 220 km. Malgré tout 165

(« Agricola » se proposa de soumettre l’île de Mona, dont Paulinus faisait la conquête lorsqu’il en fut rappelé par la révolte de toute la Bretagne, je l’ai mentionné plus haut.) 166 Tacite nous fournit ces détails pour attirer l’attention de ses lecteurs que, lorsqu’il a été envoyé en Bretagne, Agricola avait déjà une vision claire de l’espace breton pour avoir servi sous Paulinus (Agr. 5), exercé un commandement légionnaire sous Vettius Bolanus, combattu sous Cérialis contre les Brigantes (Agr. 8,2). 167 Selon Laederich 2001 : 335, note 5, depuis Deva (Chester), l’armée romaine a dû remonter la côte vers le Nord, par le Lancashire, avant de s’enfoncer dans le pays à l’est des Cumbiam Mountains jusqu’à Carlisle.

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cela, l’historien nous donne des indices précis sur la stratégie agricoléenne de l’occupation de l’espace conquis qui se traduit par l’implantation des fortins et d’autres camps, notamment celui de Deva. De même, dans le récit marquant l’hiver 78-79, Tacite choisit de nous informer qu’Agricola « adiuuare publice, ut templa, fora, domos exstruerent » (Agr. 21,1). Au cours de la troisième année de campagne (79), l’armée romaine conduite par Agricola dévasta la contrée « usque ad Tanaum (aestuario nomen est) » (Agr. 22,1). Cet épisode devrait également à une description conséquente de la conquête de l’Est.Et cette description allait accorder une place de choix à la marche des troupes romaines, longue de 420 km168, et de l’espace traversé vraisemblablement depuis depuis Ebucacum (York) et qui avait permis d’avancer la proiuincia au-delà des limites de l’ancien royaume client (Agr 22,1). Au-delà de son passage rapide d’un lieu à un autre, le premier « mouvement de l’œil-caméra » tacitéen a l’avantage de nous introduire au cœur de la nature sauvage de la Bretagne traversée par les troupes romaines169, une nature où la C’est la seule route d’importance qui paraît avoir été pratiquée à l’époque romaine dans le Nord-Ouest de l’Angleterre. Soit 100 Km jusqu’à Preston, puis 40 km jusqu’à la baie de Morecambe, puis encore 80 Km jusqu’à Carlisle : un total de 220 Km, sans doute plus si l’ont tient compte des raids que l’armée a dû lancer. Une vingtaine de jours de marche, en terrain assez facile dans l’actuel Lancashire, nettement plus difficile dans le Cambriam. 168 Selon Laederich 2011, 337, note 9 cette marche droit vers le Nord – qui a certainement rencontré les Brigantes, les Votadini et les Selgovaen puis les Dumnonii et les Venicones - portant ainsi les armes romaines jusqu’au Firth of Forth, avec une pointe jusqu’à la Tay, est partie de Ebucacum vers Darlingtom, sur la Tee (90 km), Corbridge (60 Km), Otterburn (40 Km), puis, traversant les Cheviots Hills, Jedburgh (40 Km), Melrose (20 Km) et le Firth of Forth (50 Km) ; de là, Agricola a dû longer l’estuaire jusqu’à Stirling, om la Forth devient plus étroite (70 km) et pousser une pointe vers la Tay (50 Km). Soit 420 Km au moins, 30 jours de marche environ, en terrain assez accidenté. 169 Le récit que Tacite nous propose dans l’Agr. 13,2-22 nous renvoie l’image de l’espace stratégique se développant autour de la notion de la marche des soldats, de leur déplacement et d’attaques. Cette notion est exprimée par les mots, verbes, expressions ou phrases suivants : transgressus, (Agr. 22,1 ; 24,1) ; ire obuiam discrimini (Agr. 18,3) ; ipse ante agmen (…) erexit aciem (Agr. 18,3) ; Monam insulam (…) redigere in potestatem animo intendit (Agr. 18,4) ; inmisit (Agr. 18,5) ; contracto exercitu multus in agmine, laudare

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prédominance de l’eau et de la forêt est manifeste. Abordant sa narration, Tacite, dont nous connaissons le projet en écrivant l’Agricola, a préféré présenter son héros en mouvement170 dans un espace global à la fois sauvage et aquatique, un espace hostile et inhospitalier dont les éléments naturels constituent un handicap dans sa progression. Pour un lecteur du XXIe siècle, le contenu de l’Agricola 13,2-22 pourra être rapproché des images de la guerre du Vietnam où nous voyons l’armée américaine affronter dans la jungle vietnamienne les espaces marécageux pour débusquer l’ennemi afin de le soumettre. Cette comparaison avec les films de guerre américains n’est pas anodine tant dans la forme que pour le message véhiculé. Dans la forme, elle correspond à la perception que les Romains avaient des « insulaires » qu’ils devraient chasser comme des gibiers (ferae) et les soumettre. Pour le message véhiculé, au sortir de la guerre mondiale de 1945, au nom de l’impérialisme américain, les Américains avaient pour mission de « diffuser et de vulgariser » l’image d’une armée forte, disciplinée dirigée par des vaillants généraux et fins stratèges rompus à la tactique

modestiam, disiectos coercere ; loca castris ipse capere, aestuaria ac siluas ipse praetemptare (…), quo munus subitis excursibus popularetur (Agr.19,1) ; expeditionum (Agr. 22,1 ; 170 Notons que dans le récit de l’Agricola 13,2-22 l’espace stratégique nous est présentée de manière linéaire. Chose extraordinaire, comme chez César (Cf. Rambaud 1994 : 118), au cours de sa progression linéaire, l’armée peut user de l’espace en largeur : soit pendant la marche, soit à l’étape, les soldats romains se répandent à l’entour et, plus loin encore, les cavaliers. Quant à Agricola, lui-même, il prend le soin d’occuper l’espace conquis : ainsi que nous l’avons souligné plus haut, après avoir soumis la nation des Ordoviques et l’île de Mona, Agricola s’y employa à mener des reformes administratives « simulque doctus per aliena experimenta parum profici armis » (Agr. 19,1). Entre 78-79, Agricola « hortari priuatim, adiuuare publice, ut templa, fora, domos. » (Agr. 21,1). Les terres conquises « praesidiis castellisque circumdatae sunt, tanta ratione curque, ut ante Britanniae noua pars inlacessita transierit. » (Agr. 20,3). Selon Tacite, en 79, année qui «nouas gentis aperuit, uastatis usque ad Tanaum» (Agr. 22,1), «pondendisque insuper castellis saptium fuit» (Agr. 22,1). Il convient de savoir que la narration tacitéenne a été confirmée par l’archéologie, qui a mis au jour des traces de l’œuvre stabilisatrice d’Agricola, sous ses aspects militaires et civils. Sur cette importante question, cf. Breeze, D.J. et Dobson, B. 1985 ; Hanson, W.S. et Maxwell, G.S. 1983, 35.

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de la guerre. N’est-ce pas la même image que Tacite cherche à véhiculer dans l’Agricola ? 171 2.2. Le deuxième mouvement de l’œil-caméra est celui que nous constatons dans les chapitres 23-28 : la « caméra » ralentit, le temps de nous donner des indications assez précises sur certains événements ayant eu lieu à tel ou tel endroit que Tacite décrit succinctement en privilégiant les décors. C’est le cas de l’Agricola 23,1-2 ; 24,2-3 et surtout 25,1172. Examinons rapidement ces trois passages afin de mieux comprendre le « pourquoi » du ralentissement du mouvement narratif tacitéen et du mouvement descriptif allant du dynamique au statique. En effet, les deux premiers passages précités (Agr.23,1-2 ; 24,2-3) se trouvent insérés dans la narration résumant deux années de campagne d’Agricola – l’année 80, représentant la quatrième année de campagne – et l’année 81 renvoyant à la cinquième année de campagne que Tacite résume en vingt-sept lignes seulement. Comme on peut le constater, du point de vue du récit, l’historien se montre peu prolixe pour nous raconter les faits. Il préfère des phrases très concises et des formules englobalisantes173 qui lui épargnent de nous fournir des détails 171

Sur les différentes stratégies appliquées par l’armée romaine ouslaconduite d’Agricola, cf. Laederich 2001, 331-354. 172 « …ac modo siluarum ac montium profunda, modo tempestatum ac fluctuum aduersas, hinc terra et hostis, hinc uictus Oceanus militari iactantia compararentur. Britannos quoque, ut ex capatiuis audiebatur, uisa classis abstupefaciebat, tamquam aperto maria sui secreto ultimum uictis fugium clauderetur. » (…tantôt les profondeurs des forêts et des montagnes, tantôt les obstacles des tempêtes et des flots, et les victoires remportées ici sur la terre et sur l’ennemi, là sur l’Océan. Les Bretons eux-mêmes – on l’apprenait des prisonniers – restaient interdits à la vue de la flotte, en pensant que le secret de leur mer étant dévoilé, leur dernier refuge, en cas de défaite, leur était fermé.) Ce passage fait allusion à l’attaque brusque des Romains et à l’offensive calédonienne, lors de la sixième année de campagne (en l’an 82). 173 Ex. ; Agr. 23,1 : « quarta aestas obtinendis quae percucurerat insumpta » (Le quatrième été fut employé à assurer des régions parcourues). La présence d’insumpta (insumere, verbe d’action) devrait être une occasion narrative pour Tacite lui permettant de raconter en détail comment Agricola s’y était pris pour assurer ces régions. En Agr. 24,1 : « …ignotas ad ide tempus gentis crebris simul ac prosperis proleliis domuit » (« Agricola » dompta par des combats aussi heureux que nombreux des peuples inconnus jusqu’alors).

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relatifs au déroulement des combats. En revanche, il nous donne quelques détails sur les lieux des opérations ou des espaces environnants. Si le passage de l’Agricola 23,2174 peut être considéré comme une sorte de parenthèse nous donnant d’intéressantes informations géographiques sur la Clyde et le Forth et surtout sur l’état de la mer, ainsi que sur la présence des postes fortifiés protégeant cet espace étroit qui sépare les deux lieux, celui de l’Agricola 24,1-5 est un véritable tableau paysager sur l’Hibernie. « …si quidem Hibernia medio inter Britanniam atque Hispaniam sita et Gallico quoque mari opportuna ualentissimam imperii partem magnis in uicem usibus miscuerit… » (Agr. 24,1175). Le prétexte qui préside à la description de l’Hibernie176 est très probablement l’éclairage que Tacite souhaite apporter à la phrase « …eamque partem Britanniae quae Hiberniam aspicit copiis instruxit, in spem magis qua mob formidien… » (Agr. 24,1)177. Le passage « …si quidem Hibernia… e conspectu libertas tolletur » (Agr. 24,1-

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Ce passage nous décrit le paysage de la Clyde et du Forth : « Namque Clota et Bodotria diuersi maris aestibus per inmensum reuectae, angusto terrarum spatio dirimuntur : quod tum praesidiis firmabatur atque omnis propior sinus tenebatur, summotis uelut in aliam insulam hostibus. » (car la Clyde et le Forth, refoulés immensément par le flux de deux mers opposées, ne sont séparés que par une étroite bande de terre ; celle-ci était alors fortifiée par des postes, et, en deçà, toute la poche était occupée, l’ennemi étant rejeté au-delà comme dans une autre île.) 175 (Effectivement, l’Hibernie, située à mi-chemin entre la Bretagne et l’Espagne, à portée aussi de la mer gauloise, pourrait devenir, pour cette partie très puissante de l’empire, un nœud de grandes communications. ) 176 Selon Wilkipédia (cf. Hibernie), ce nom attribué par les Latins à l'Irlande proviendrait de la forte influence de l'hiver qui caractérisait cette région aux yeux d'un peuple méditerranéen. Une autre possibilité est qu'Hibernia provient de Ivernia qui, traduit en latin Ierne, était le nom donné à l'Irlande par Pythéas, un marchand et explorateur grec du IVe siècle av. J.C. ; Ierne provenant lui-même de Erin, le nom mythologique de l'Irlande. Au début du XXe siècle, ivernian était utilisé en Angleterre par les gens instruits en référence à Hibernia. Il est plus probable, in fine, que ce nom provient de l'irlandais primitif Iweriu (Ériu en vieil irlandais) qui provient lui-même de la racine indo-européenne PiHwerjoHn (qui signifie « Le pays fertile »). 177 (…il garnit de troupes la partie de la Bretagne qui regarde l’Hibernie, en vue d’opérations futures…)

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5)178 apparaît donc comme une explication du mot Hibernia qu’on ne retrouve que dans ce seul passage de l’Agricola et qui renvoie très probablement à l’actuel territoire irlandais que les Romains n’ont jamais envahi et dont ils n’ont pas véritablement influencé les habitants. Sa description intervient à la fin de la deuxième partie du bloc narratif de l’Agricola, juste avant la narration de l’offensive calédonienne intervenue à la sixième année de campagne, soit en 82. Dans sa représentation, Tacite commence par la localisation géographique de l’île : l’historien situe l’Hibernie entre la Bretagne et l’Espagne179 et estime qu’elle a une superficie moindre que la Bretagne180. Pourquoi fait-il intervenir sa description à cet endroit précis du récit ? Est-ce pour qu’elle puisse jouer le rôle d’une digression entre deux sujets distincts ? Voulait-il souligner l’importance stratégique d’une telle île lorsqu’il nous donne ces précisions : « La cinquième année de l'expédition, Agricola passa en Calédonie, sur le premier de nos vaisseaux qui vît ces bords ; et, par des combats aussi heureux que multipliés, il dompta des peuplades inconnues jusqu'à ce temps, et garnit de troupes la partie de la Bretagne qui regarde l'Hibernie, plutôt dans un espoir de conquête que par crainte. En effet l'Hibernie, située entre la Bretagne et l'Espagne, et à portée aussi de la mer des Gaules, pouvait un jour réunir, par de grands rapports, cette portion très puissante de l'empire. L'Hibernie, plus petite que la Bretagne, surpasse en étendue toutes les îles 178

Ce tableau, qui a quasiment la même valeur esthétique que celui de l’Agricola 10-13,1, souligne, une fois de plus, l’art de recomposition, de la représentation paysagère de Tacite suivant le modèle de Pline l’Ancien. De plus, il constitue un bel exemple où, considérée comme une figure de narration, la description d’un espace géographique ou paysagère contribue au développement de l’intrigue dans le cas d’une écriture historiographique et, d’une part, permet aux faits narrés de disposer d’un cadre, ce mot étant bien entendu à prendre au sens spatial, d’autre part. 179 Cette erreur que nous avons déjà repérée au chapitre 10,2 proviendrait du fait que les Anciens, Grecs et Romains, n’avaient que peu de connaissance sur l'Irlande. 180 Dans son B.G. V, 13, 2, César décrit cette île de la manière suivante « … qua ex parte est Hibernia, dimidio minor, ut existimatur, quam Britannia, sed pari spatio transmissus atque ex Gallia est in Britanniam » (Dans ces parages est l’Hibernie, qu’on estime deux fois plus petite que la Bretagne ; elle est à la même distance de la Bretagne que celle-ci de la Gaule.)

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de notre mer. Le sol et le climat, le caractère et les usages des habitants, diffèrent peu de ceux de la Bretagne. Le commerce et les marchands nous ont fait mieux connaître ses côtes et ses ports. Agricola avait accueilli un des petits rois de cette nation, chassé par une sédition domestique, et, sous apparence d'amitié, il le retenait pour l'occasion. Souvent je lui ai entendu dire qu'avec une seule légion et quelques auxiliaires on pouvait subjuguer et occuper l'Hibernie ; que ce serait même très utile contre la Bretagne, si elle ne voyait de toutes parts que les armes romaines, et si la liberté était comme ravie à ses regards. » (Agr. 24,1-4) ? 181 Ou encore, l’historien est-il soucieux d’expliquer à ses lecteurs le territoire d’où venait le roitelet qu’il a reçu ? Peu importent les réponses qui pourraient être proposées. Une chose est sûre : bien que comportant des erreurs d’indications géographiques, cette description est en accord avec le souci de Tacite pour la défense et la stabilisation de l’espace de l’Empire. C’est vraisemblablement pour des raisons stratégiques qu’une telle description a été faite. Tacite voulait sans doute démontrer que l’équilibre de l’Empire, en tant qu’espace politique, comme celui de la prouincia Britannica, en tant qu’espace administrativo-politique requiert la conquête de l’espace « hibernien ». Pour Tacite, la conquête de cet espace insulaire (l’Hibernie donc), qui est une necessitas au nom de l’équilibre impérial et du salut de la prounicia, sera à la fois facile à réaliser et à maintenir pour quatre raisons, à savoir :

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(Quinto expeditionum anno nave prima transgressus ignotas ad id tempus gentis crebris simul ac prosperis proeliis domuit; eamque partem Britanniae quae Hiberniam aspicit copiis instruxit, in spem magis quam ob formidinem, si quidem Hibernia medio inter Britanniam atque Hispaniam sita et Gallico quoque mari opportuna valentissimam imperii partem magnis in vicem usibus miscuerit. Spatium eius, si Britanniae comparetur, angustius nostri maris insulas superat. Solum caelumque et ingenia cultusque hominum haud multum a Britannia differunt; [in] melius aditus portusque per commercia et negotiatores cogniti. Agricola expulsum seditione domestica unum ex regulis gentis exceperat ac specie amicitiae in occasionem retinebat. Saepe ex eo audivi legione una et modicis auxiliis debellari obtinerique Hiberniam posse; idque etiam adversus Britanniam profuturum, si Romana ubique arma et velut e conspectu libertas tolleretur.)

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La première : à travers la description qu’il nous donne, Tacite pense que, du point de vue du cadre spatial, les armes romaines n’auront aucun mal à triompher d’une île plus petite que la Bretagne (Agr.24,2). La deuxième : les soldats ne seront d’ailleurs pas dépaysés étant donné que « Solum caelumque et ingenia cultusque hominum haud multum a Britannia differunt. » (Agr.24,3). La troisième : le débarquement ne causera aucun problème car « melius aditus portusque per commercia et negotiatores cogniti. » (Agr. 24,3). La quatrième : les moyens pour y parvenir sont à trouver dans cette espèce d’amitié (spece amicitiae, Agr. 24,4) qui lie Agricola au « unum ex regulis gentis exceperat » (Agr. 24,4). Signalons que ce tableau, qui a quasiment la même valeur esthétique que celui de l’Agricola 10-13,1, souligne, une fois de plus, l’art de la recomposition, de la représentation paysagère de Tacite suivant le modèle de Pline l’Ancien. De plus, il constitue un bel exemple où, considérée comme une figure de narration, la description d’un espace géographique ou paysagère contribue au développement de l’intrigue dans le cas d’une écriture historiographique et, d’une part, permet aux faits narrés de disposer d’un cadre, ce mot étant bien entendu à prendre au sens spatial, d’autre part. 2.3. Le troisième mouvement de l’œil-caméra est celui qui accompagne la narratio comprise entre les chapitres 25 (correspondant à la sixième année de campagne, soit l’an 82 marqué par l’offensive calédonienne) et 38 (relatif aux conséquences de la victoire des Romains sur les Calédoniens). Véritable tableau historique qui rejoint le projet de Tacite en écrivant l’Agricola et qui, se voulant illustratif, expose au regard des lecteurs la fin de l’histoire de la conquête de la Bretagne en actes, ce troisième mouvement de l’œil-caméra se caractérise par les zooms successifs , d’une part, sur les espaces où les trois éléments naturels de la description spatiale chez Tacite – mer, terre (montagnes) et forêts – sont en osmose (Agr. 25-29), et, d’autre part, sur le champ de bataille où l’on peut voir : a) les dispositifs des armées bretonnes, sous la conduite de Calgacus, et romaines sous le commandement d’Agricola (Agr. 35), b) la bataille 103

proprement dite entre les deux armées (Agr. 36), la victoire romaine sur les Bretons et ses conséquences (Agr. 37-38), c) la défiance de Domitien et le rappel d’Agricola par cet empereur (Agr. 39-40). Puisque l’espace relatif à la bataille entre Romains et Calédoniens fera l’objet d’un chapitre à part, concentrons-nous sur le premier espace qui nous projette l’image du Nord-Est calédonien, espace dans lequel Agricola concentre ses troupes sur l’estuaire du Forth : « amplexus ciuitates trans Bodotriam sitas » (Agr. 25,1). Pour permettre à ses lecteurs de se faire une idée sur la topographie, Tacite fait appel au vocabulaire des éléments de la nature – « terra », « siluarum ac montibus profunda », « tempestatum ac fluctuum , Oceanus » (Agr. 25,1) – en vue de signifier la difficulté de cette campagne menée au bout du monde sur un terrain accidenté dont une partie est baignée dans l’Océan et une autre sur la terre ferme où les forêts et les montagnes constituent de véritables obstacles pour l’armée romaine. Il aurait été intéressant que Tacite nous propose une description paysagère assez détaillée vu l’importance de ces affrontements, prélude d’un imminent combat décisif. Chose qu’il n’avait pas faite. Remarques. Lorsqu’on réexamine ces trois mouvements et si l’on ne tient compte que de la thématique de l’espace ou de la représentation des paysages, la lecture de l’Agricola appelle alors deux remarques : la première : on a l’impression que le récit du déplacement spatial majeur d’Agricola qui le conduit de Rome à Rome en traversant l’espace breton (Agr. 18-40) comporte peu de descriptions paysagères et peu d’indices des décors des endroits où se sont déroulés les combats ayant marqué l’histoire de la romanisation forcée de la Bretagne182 comme si ces combats avaient eu lieu dans ce qu’il conviendrait d’appeler un non-espace. Cette « illusion optique » est due à la rapidité des mouvements de l’œil-caméra, mieux à la technique de travelling183 que Tacite a imposé à son récit. La réalité est tout autre. Nous arrivons à la cerner grâce à quelques phrases prononcées par Agricola dans son discours aux soldats romains. 182 183

Cette remarque concerne aussi l’Agr. 13-17. Sur cette technique chez les Anciens, cf. Malissard 1974b, 333.

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« Tot expeditionibus, tot proeliis, seu fortitudine aduersus hostis seu patientia ac labore paene aduersus ipsam rerum naturam opus fuit », écrit-il dans l’Agricola 33,3, ajoutant que « Equidem saepe in agmine, cum uos paludes montesque et flumina fatigarent » (Agr. 33,5). Ces deux passages, qui éclairent celui de l’Agricola 25,1184, sont d’une extrême importance pour qui désire cerner la vraie caractéristique physique de l’espace stratégique breton : c’est un espace où la nature elle-même était perçue comme un adversaire qu’il faudrait combattre étant donné que le paysage était marqué par la présence des marais, des montagnes et des fleuves. C’est dans ce paysage que les Romains, sous la conduite d’Agricola, ont mené tant de combats en tant de campagnes. Si Tacite a chronologiquement repris le sept campagnes, l’historien était cependant égoïste dans sa narration concernant ces « tot proelia » ci-haut évoqués. Seul Agricola en fait allusion lorsque, dans son discours, il dit : « Quo modo siluas saltusque penetrantibus fortissimum quodque aniùal contra ruere, pauida et incertia ipso agminis sono pellebantur » (Agr. 34,2). De plus, à quelques exceptions près, il n’a même pas fait allusion aux difficultés de la marche occasionnée « tot expeditionibus » La seconde : on a le sentiment que raconter « le déroulement de ces épreuves » et décrire les lieux dans lesquels ils ont eu lieu ne constituaient point le souci premier du narrateur, et donc de Tacite. Seules deux épreuves ont focalisé son attention, à savoir : a) la révolte de Boudicca dont le récit compte très exactement quarante lignes (Agr. 15,1-16,2), b) la bataille du mont Graupius dont le récit occupe un espace textuel de deux cent cinquante-trois lignes si nous prenons en compte les chapitres 29-38 ou un espace textuel de quatre-vingts lignes si nous ne considérons que les chapitres 36-38. Quand on sait que la révolte des Bretons sous la conduite de Boudicca est intervenue avant la conduite des opérations militaires par Agricola, on peut conclure que la bataille du mont Graupius est l’événement le plus important qui intéressait Tacite. En technique cinématographique, ce tableau complet de la bataille 184

Tacite, Agr. 25, 1 : « …ac modo siluarum ac montium profunda, modo tempestatum ac fluctuum aduersa…”

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s’appelle une séquence filmique185 avec un gros plan sur la bataille proprement dite (Agr 36,1-37,2) et un zoom sur le champ de bataille après les violents combats (Agr. 37,3-6). Ces deux remarques ne signifient nullement que la description spatiale ou paysagère proprement dite soit inexistante dans l’Agricola. Elle est bel et bien présente dans le récit grâce à l’utilisation par Tacite d’une technique qui consiste à reproduire et à représenter l’espace breton par de petites touches successives. Deux raisons, à notre avis, expliquent l’emploi de cette technique. La première raison est liée au projet même d’écriture de l’Agricola. L’intention de Tacite en écrivant l’Agricola est connue de tous : « clarorum uirorum facta moresque posteris tradere » (Agr 1,1), notamment ceux accomplis par son beaupère. Ainsi son écriture accordait-elle plus de place aux actions qu’aux lieux dans lesquels ces actions ont été accomplies. La seconde raison est liée au rythme de sa narratio. Répétons-nous. Si l’on s’en tenait uniquement aux récits de la conquête de la Bretagne, l’Agricola apparaîtrait alors comme un récit d’aventure, un récit de voyage jalonné d’étapes et d’épreuves186. Les lecteurs de Tacite ont donc l’impression de suivre Agricola dans ses aventures, d’où une impression d’itinérance qui caractérise, en quelque sorte, l’écriture de l’Agricola. C’est cette itinérance qui permet à notre historien d’accélérer ou de ralentir le rythme de son récit de conquêtes. Et dans la structure même de ce récit, la description du paysage y est proprement évacuée, c’est-à-dire renvoyée en seconde position187. Tacite n’y recourt que pour donner vie à tels ou tels événements rapportés ou pour servir de décor à ces mêmes événements, partant du principe selon lequel aucun événement ne peut avoir lieu ou se dérouler sans un lieu. Autrement dit, Tacite introduit les descriptions paysagères dans son récit, 185

Sur cette question dans les textes antiques, cf. Malissard 1974b, 331-333. Ces épreuves sont en fait tous les combats qu’il a menés (directement ou indirectement) depuis la révolte de 61 ap. J.C (Agr. 15) jusqu’à sa victoire sur les Bretons (Agr. 38). 187 La prolifération des verbes d’action soulignant la progression constante d’Agricola amplifie cette impression de marginalisation de l’espace parcouru et traversé par ce général et l’armée romaine. 186

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tantôt pour des raisons de décors afin de souligner la difficulté du terrain breton, tantôt pour mettre en exergue les tactiques développées par Agricola par rapport à la nature, la forme et l’état du terrain, tantôt aussi comme acteur de l’histoire, dans son statut d’adjuvant à même de faciliter les destins des Romains, mieux, d’accompagner Agricola et l’armée romaine dans leurs victoires sur les insulaires. C’est pour cette raison que le paysage n’apparaît que sous une forme éclatée, au gré du cheminement du héros tacitéen qui prend une place centrale au sein de l’écriture. Les lecteurs sont donc invités à regrouper mentalement toutes les notations paysagères, toutes les indications de lieux et tous les fragments d’indices spatiaux épars afin de se représenter un espace cohérent et structuré. Il faut noter que tout espace inséré dans le récit tacitéen de l’Agricola n’est jamais à considérer de manière neutre. En même temps qu’ils s’ordonnent selon une prospective perpétuelle qui pousse la narration vers l’avant, tous les fragments de paysage essaimés au fil du parcours du récit servent à illustrer le courage et surtout la uirtus d’Agricola. Avant de passer au point suivant, signalons que, dans l’Agricola 13,2-28, la narration construit l'espace par des figures spatiales188 partielles qui s'élaborent progressivement et successivement au long du récit. Au fil de la lecture du récit tacitéen, on s’aperçoit finalement que ces figures spatiales partielles, reproduites en respectant la logique d’alternance, deviennent au fur et à mesure complémentaires les unes des autres, au point de nous projeter l’image du paysage de la Bretagne profonde, théâtre des opérations militaires qui ont conduit Agricola à romaniser de force les peuples bretons.

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Du point de vue narratologique, une figure spatiale permet de rendre compte de divers espaces inscrits dans le récit. Sur cette question, cf. Lambert, F. (199), « Espace et narration : théorie et pratique », Etudes littéraires, vol. 30,2 : 111-121.

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3. La description dynamique du paysage dans la reproduction de l’itinéraire d’Agricola Tout en s'inscrivant à la fois comme une écriture initiale et un récit du commencement de l’historiographie tacitéenne, l'Agricola, de par sa narration, couvre l'espace breton tout entier. Pour donner vie à son héros de prédilection, consciemment ou inconsciemment, Tacite a créé et reproduit un itinéraire que celui-ci a emprunté, accompagné de ses adjuvants (armée romaine). Cet itinéraire ne s’offre pas comme un parcours détaillé. Cependant, grâce aux indices spatiaux ou paysagers épars dans cette œuvre, nous pouvons suivre les déplacements du héros tacitéen et, de la même façon, établir l’itinéraire qu’il a emprunté pendant les opérations militaires. Ainsi, si on lisait l’Agricola en même temps qu’on consultait une carte géographique de la Bretagne de l’époque, un lecteur de Tacite pourrait aisément retrouver cet itinéraire et le cartographier. Nous nous sommes essayé à cet exercice. Le constat est éloquent. Premièrement, l’itinéraire d’Agricola dans l’espace breton n’est pas rectiligne. Il est sinusoïdal et se développe au gré des événements. Deuxièmement, cet itinéraire est ponctué de pauses189. Puisque son déplacement spatial est en même temps un déplacement dans le temps, il représente 6 ans, soit de 77 à 83. Si l’on tient compte de la succession des saisons190, on peut dire que les pauses constatées dans l’itinéraire d’Agricola intervenaient vraisemblablement en hiver comme nous pouvons le constater au chapitre 21 (Sequens hiems…), l’été étant réservé à la marche et aux opérations militaires. Troisièmement, on constate au final que, pendant la conquête de l’île, Agricola a réalisé un parcours circulaire qui 189

Ces pauses lui ont permis de mener des reformes administratives (Agr. 19), d’aider « publice, ut templa ; fora, domos exstruerent », etc. (Agr. 21,1), de sécuriser les régions parcourues (Agr. 23,1). 190 La succession des indications saisonnières nous donne l’impression de suivre le mouvement d’une caméra qui passe d’un plan à un autre ou d’une séquence filmique à une autre. Ajoutons que l’alternance des saisons, long processus naturel que l’auteur appréhende au gré d’une expansion descriptive, loin d’avoir des effets sur les paysages construits, participe à la dynamique de la description du paysage et, en même temps, donne vie à l’itinéraire suivi par Agricola

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commence et se termine à l’Vrbs, centre du pouvoir et de commandement. Entre ces deux points qui, en fait, n’en font qu’un, le héros de l’Agricola, ainsi que les personnages secondaires, dans leur statut d’adjuvants, avancent dans l'espace breton essentiellement au gré des événements et des navigations qui les conduisent dans différentes îles. Une reconstitution de ces différents déplacements, même schématique, donnera une idée suffisante de la complexité de l’espace insulaire qu’est la Britannia. Alors qu'il se trouvait dans l’Vrbs, promu commandant, Agricola reçoit de Domitien l’ordre d’aller rejoindre les troupes romaines cantonnées en Bretagne. Il quitte Rome en empruntant les routes terrestres : après Milan, Besançon, Reims et Amiens, il arrive enfin sur la ripa de l’actuelle Manche. Là, il embarque sur un navire qui le conduit de l’autre côté de la mer dans le territoire breton191 . Quelques heures plus tard, il accoste enfin dans un port de l’insula. Selon P. Laederich192, le voyage193 d’Agricola de Rome à l’Ouest de la Bretagne aurait duré un mois. Nous sommes en été 77194. De son lieu de débarquement, il se rend directement au campement romain où une surprise 191

Tacite, Agr 18,1 , « media iam aestate transgressus » Cf. Laederich 2001, 332, note 2. 193 L’itinéraire d’Agricola dans l’Agricola, tel que Tacite nous le représente, peut être considéré comme la résultatnte de son expérience de voyage dans la jungle bretonne. Comme on le sait, voyager, c’est arpenter l’espace, voir l’espace, l’éprouver objectivement et subjectivement, et, par la suite, écrire ce que l’on a vu, écrire le paysage. Le voyage se rattache aussi au grand thème de la quête. Tout voyage suppose un parcours. Voyager, c’est suivre le parcours existentiel. C’est justement ce parcours, cet itnérare que nous allons tenter de reconstituer. 194 S’agit-il vraiment de l’été 77, comme Tacite le suggère ou de l’été 78 ? s’interroge P. Laederich (Laederich 2001, 331). Selon lui, cette dernière interprétation se fonde sur quatre arguments, à savoir : 1) l’évocation du triomphe de Domitien sur les Chattes (Agr. 39,2), qui paraît antérieur à la victoire du mons Graupius, 2) le fait que la Legio IX Hispana est dite maxime inualida durant la sixième année de campagne, ce que l’on attribue à des prélèvements de troupes vers le front rhénan, 3) l’impossibilité pour Agricola d’arriver en Bretagne au milieu de l’été de la même année que son consulat (Agr. 9,9) et 4) la mention d’une cohorte d’Usipi au chapitre 28, que l’on rapproche de l’intégration de ce peuple au sein du territoire impérial à l’issue de la guerre contre les Chattes. L’analyse de ces arguments, conclut-il, incite aujourd’hui à accepter la chronologie de Tacite. 192

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l’attend : « et milites, uelut omissa expeditione a securitatem et hostes ad occasionem uerterentur. » (Agr. 18,1). En bon stratège, après avoir analysé la situation du terrain, déterminé à faire mieux que ses prédécesseurs, il se décide d’attaquer les Ordoviques, considérés comme les meneurs du soulèvement qu’a connu la province. Le combat a eu lieu dans une plaine, si nous en croyons ce petit détail : « in aequum degredi (…) audebant » (Agr. 18,3)195. La configuration du lieu d’affrontement conduit l’armée romaine, non pas à aller à la rencontre de l’ennemi, mais à le débusquer dans ses repaires. Une fois la « Ordouicum ciuitas » (Agr 18,1) sous contrôle de l’armée romaine, Agricola se propose « de soumettre l’île de Mona » (Agr. 18,4). Par manque de navires (naues deerant, Agr 18,5), la traversée entre ces deux lieux a été effectuée à la nage (Agr. 18,5)196. Après de durs combats, l’ile de Mona est conquise et soumise : « dedita insula » (Agr. 18,6). Vient une première pause dans les opérations au cours de laquelle Agricola procède à des réformes administratives (Agr. 19)197. « Sed ubi aetas » (Agr. 20,2), écrit Tacite, dans sa détermination à conquérir l’ensemble de l’espace breton, Agricola « contracto exercitu multus in agmine, laudare modestiam, disiectos coercere ; loca castris ipse capere, aestuaria ac siluas ipse praetempare ; et mihi interim apud hostis quietum pati, quo minus subitis excursibus popularetur ; atque ubi satis terruerat, parcendo rursus inuitamenta pacis ostentare » (Agr. 20,2)198. Nous sommes en 78. « Sequens 195

Chez Tacite, il y a une constante : lorsque la lutte se déroule aequo loco, les Romains, prouvant leur supériorité dans l’art de la guerre, l’emportent toujours sur l’ennemi. C’est le cas à Idistaviso et, comme nous le verrons au chapitre suivant, au Mont Graupius. 196 « …depositis omnibus sarcinis lectissimos auxiliarium, quibus nota uada et patrius nandi usus… » (Agr. 18,5). 197 Le rappel de ces reformes administratives n’est pas innocent. Laederich 2001,333, pense qu’il est dicté par le souci de présenter Agricola comme l’antithèse des « mauvais gouverneurs », et plus largement des « mauvais empereurs ». 198 (ayant rassemblé son armée, il se multipliait dans les marches, louait la discipline, réfrénait les débandades, choisissait lui-même estuaires et forêts ; cependant, loin de laisser tranquilles les pays ennemis, il les dévastait par de brusques incursions ; et, après les avoir bien terrorisés, les ménageant, il faisait au contraire miroiter les attraits de la paix.)

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hiems » (Agr. 21,1), Agricola s’offre une deuxième grande pause qui « saluberrimis consiliies absumpta » (Agr. 21, 1)199. Une année plus tard, alors qu’il entre dans sa troisième année de campagne, il parvient à soumettre facilement200 tous les peuples voisins, en dévastant la contrée « usque ad Tanaum (aestuario nomen est) (Agr. 22,1). Nouvelle pause dans l’itinérance d’Agricola ; elle intervient au quatrième été, en 80, et lui permet d’assurer la stabilisation des régions parcourues : « quarta aestas obtindendis quae percucurerat insumpta » (Agr. 23,1). La suite de ce passage est intéressante à plus d’un titre : « ac si uirtus exercituum et Romani nominis gloria patentur, inuentus in ipsa Britannia terminusNamque Clota et Bodotria diuersi maris aestibus per inmensum reuectae, angusto terrarum spatio dirimuntur : quod tum praesidiis firmabatur atque omnis propior sinus tenebatur, summotis uelut in aliam insulam hostibus. », écrit Tacite (Agr. 23,2-3). Ce passage nous présente en filigrane la façon dont Tacite considère les frontières naturelles, indignes de la gloire de Rome et insusceptibles de jouer le rôle de véritables frontières, puisque la vaillance des armées romaines parvient à triompher de leur obstacle. Du point de vue de la spatialité, Agricola crée une ligne de forts de la Clyde au Forth que l’on peut considérer moins comme une ligne de défense qu’une ligne d’appui, préparant les opérations de l’année suivante, c’est-à-dire en 81. Et comme nous le précise Tacite, en route pour la Calédonie, « naue prima transgressus ignotas ad id tempus gentis crebris simul ac prosperis proeliis domuit ; eamque partem Britanniae quae Hiberniam aspicit copiis instruxit » (Agr. 24,1)201. Ce passage laisse penser qu’avant d’atteindre la Calédonie, Tacite avait organisé un raid de reconnaissance naval202, en 199

Nous sommes en hiver 78-79. Cette pause est consacrée à l’intégration. Tacite met en évidence l’importance des camps et de l’armée comme facteur de stabilisation. Cf. Mambwini 2014 : 95. 200 « qua formidine territi hostes quamquam conflictatum saeuis tempestatibus exercitum lacessere non aussi… » (Agr. 22,1), précise Tacite. 201 (Après avoir fait la traversée qu’un navire romain faisait pour la première fois, Agricola dompta par des combats aussi heureux que nombreux des peuples inconnus jusqu’alors, et il garnit de troupes la partie de la Bretagne qui regarde l’Hibernie.) 202 Cf. Laederich 2011, 340.

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tentant une approche de la Calédonie par l’Ouest et la Clyde, après avoir fait une première pointe par l’Est et le Forth jusqu’à la Tay. Cette tentative le convaincra qu’il n’est guère possible de poursuivre par ce côté qui présente un terrain particulièrement accidenté et le mouvement offensif de l’année suivante, soit 82, sera lancé du côté de Forth : « amplexus ciuitates trans Bodotriam sitas » (Agr. 25,1), « portus classe explorauit » (Agr. 25,1), il lança « cum simul terra, simul mari bellum » (Agr. 25,1) L’importance de la menace suscite une contre-attaque calédonienne qui vise des avant-postes établis au-delà de l’estuaire (Agr. 25,3). Le parcours d’Agricola se complique davantage. Et pour cause. Les forces romaines qui progressaient vers le Nord risquaient d’être coupées de leurs arrières et de perdre leurs lignes de ravitaillement avec les praesidia de l’isthme. Les forts attaqués ne peuvent être ces derniers : pour les atteindre, les Calédoniens devaient franchir l’estuaire et passer au travers d’une partie des forces romaines. Face à l’offensive calédonienne que Tacite place en 82, correspondant à sa sixième année de campagne, Agricola, certainement craignant de voir son armée encerclée, « diuiso et ipse in tris partes exercitu incessit » (Agr. 25,4). Cependant les Calédoniens bien renseignés sur l’état des forces romanes décident de se reconcentrer pour attaquer l’un des corps (Agr. 26,1). La neuvième légion, investie en pleine nuit, est près de connaître le sort que lui avait infligé Boudicca (Agr. 25,6). Selon Tacite « …fuit atrox in ipsis portarum angustiis proelium, donec pulsi hostes. » (Agr. 26,4)203. Pour la toute première fois, la nature, dans son statut de personnage opposant, se dresse contre l’armée romaine. Et pour cause. « Quod nisi paludes et siluae fugientis texissent, debellatum illa uictoria forte » (Agr. 26,5). L’assaut calédonien repoussé redonne confiance aux Romains (Agr. 27,7). En réalité, pour la première fois, Agricola envisageait de reculer. A ce propos, ainsi le note d’ailleurs Laederich204, comme l’idée même de reculer est l’objet d’un trait cinglant, quelques lignes auparavant, l’historien prépare subtilement ses lecteurs en présentant avec une légère 203

(il eut un combat acharné dans l’étranglement même des portes, jusqu’à l’expulsion des ennemis.) 204 Laederich 2001, 346.

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ironie l’ardeur soldatesque et en qualifiant de fanfarons les esprits récemment convertis à l’impérialisme forcené (Agr. 26,2). Il poursuit en s’attardant sur la levée en masse des peuples calédoniens, qui suggère un mouvement de recul salvateur (Agr. 26,4). Pour la première fois, tout au long de son parcours breton, Agricola doit redéfinir ses objectifs face à la pression des ennemis coalisés (Agr. 29). C’est dans cet esprit qu’il « igitur praemissa classe, quae pluribus locis praedata magnum et incertum terrorem faceret (…) » (Agr., 29,2)205, puis « ad montem Graupium peruenit, quem iam hostis insederat » (Agr. 29,2)206. Avant la bataille décisive, il faut imaginer un jeu épuisant d’esquives et de faux espoirs, de marches et de contremarches aussi fatigantes qu’exaspérantes : les Calédoniens évitent la confrontation directe jusqu’au mont Graupius, mais plutôt que de faire le vide sur une distance aussi importante, ils préfèrent se jouer des Romains pour les affaiblir en vue de l’épreuve finale. C’est ce que suggère, selon Laederich207 le discours de Calgacus à ses troupes (Agr. 30-32), suivi de celui d’Agricola (Agr.34). Le combat qui s’en est suivi fut à l’avantage des Romains (Agr. 35-38). Agricola n’a pas eu le temps de célébrer sa victoire car il rentra rapidement à Rome, point de départ de son aventure militaire, rappelé par Domitien (Agr. 3940). Nous venons de retracer l’itinéraire emprunté par Agricola, un itinéraire marqué non seulement par la pluralité et la multiplicité des lieux et des paysages, mais également par des obstacles naturels que le héros et ses adjuvants ont dû courageusement affronter, notamment les marais, les montagnes et les fleuves. Et c’est Agricola lui-même qui a tenu à le rappeler au bout de son parcours, de sa chevauchée militaire. En effet, cherchant à exciter l’ardeur guerrière de ses troupes avant la bataille décisive du mont Graupius, Agricola évoque toutes les difficultés qu’ils ont ensemble vaillamment surmontées par le passé, en particulier les fatigues occasionnées par les « paludes montesue et flumina » (Agr., 33,5) qui apparaissent comme les éléments du paysage les 205

(il envoya donc la flotte en avant pour faire en plusieurs endroits des razzias qui inspiraient beaucoup d’affolement et de terreur.) 206 (il atteignit le Mont Graupius, que déjà l’ennemi occupait.) 207 Laederich 2011, 347.

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plus délicats pour une armée208. Ainsi que nous l’avons précisé, la trajectoire spatiale d’Agricola s’ouvre sur l’Vrbs pour déboucher sur l’Vrbs, justement après avoir parcouru la partie nord de la Bretagne. Entre le point de départ et le point de retour, animé par un désir perpétuel de dépassement, Agricola, dans son statut de personnage-voyageur a suivi un parcours spatial jonché d’embûches. Entre les deux points, celui de départ et de retour, au gré des événements, Agricola s’est lancé dans une expérience très riche à la recherche des lieux pouvant rendre effective la conquête de la Bretagne. Quittant forêts et paysages aquatiques, vers la fin de l’Agricola, le héros tacitéen opte pour un parcours centré essentiellement sur les paysages montagneux dont le plus célèbre est le mont Graupius. Pour rendre ce parcours vivant, Tacite a utilisé la représentation kaléidoscopique209. Le traçage de l’itinéraire d’Agricola dans l’Agricola reposait précisément sur cette technique liée au fonctionnement du kaléidoscope et permettant de rendre sensible le passage rapide d’un lieu à un autre. Se pose alors la question de l’écriture tacitéenne. 208

Cf . Poignault 2001, 424. Les paludes, les montes et les flumina sont les éléments naturels omniprésents dans l’espace breton. Dans le schéma actanciel de l’Agricola, d’une manière générale, ils interviennent comme des obstacles, des opposants, même si à certains endroits du récit tacitéen leur présence peut être interprétée comme avantageuse pour l’armée romaine. Les flumina de l’Agricola qui peuvent, un jour, faire l’objet de recherches, interviennent comme « axe de circulation » et « voie de déplacement de l’armée romaine » - la plupart des déplacements des troupes se faisaient à bord des navires, dans une île, territoire très boisé, les fleuves permettent le déplacement rapide des troupes et le passage des convois de ravitaillement. S'ils peuvent aider à la progression des hommes, les fleuves, quand ils ne sont pas aménagés ou quand on a rnis les ouvrages hors d'usage, sont souvent, au contraire, des obstacles. Des obstacles que les troupes romaines ont dû braver en franchissant certains fleuves à la nage. Cf., par ex., Agr. 18,5. Sur le rôle des fleuves dans le récit tacitéen, cf. Poignault 2001. Dans l’Agricola tout comme dans la Germania, ainsi le note R. Poignault (Poignault 2001, 425) « le fleuve offre ainsi souvent une barrière qui constitue une ligne de défense privilégiée. C'est un argument utilisé dans la rhétorique des Bretons qui s'encouragent à la révolte contre les Romains : ils font valoir le précédent des Germains (avec la révolte d'Arminius en 9 ap. J.-C.) qui ne bénéficiaient que de la protection d'un fleuve, tandis qu'eux-mêmes peuvent compter sur l'Océan (Agr. , XV, 4) Et certains peuples germains sont dits n'être protégés de leurs voisins que par des cours d'eau ou des forêts (G. 40, 1). » 209 Rappelons que le principe d’une représentation kaléidoscopique permet de rendre compte de la succession rapide et changeante des lieux dans l’Agricola.

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Considérée sous l’angle de la représentation de l’espace, on peut dire que cette écriture, du moins celle de l’Agricola, est aussi liée à la technique du kaléidoscope si l’on prend en considération la manière dont il relate comment son héros fut rappelé d’urgence par Domitien210. À travers une telle écriture, l’espace dans l’Agricola cesse d’être un cadre stable et fixe pour acquérir une nouvelle dimension qui se définit dans son rapport avec l’écriture tacitéenne. Il s’agit d’un espace subversif qui épouse les mouvements de la pensée du héros principal et qui apparaît dans la configuration même de la page. Celle-ci devient l’espace privilégié dans lequel se manifestent aussi bien son parcours spatial du personnage que l’itinéraire de sa pensée. Tout inconnu, inachevé et insaisissable qu’il est, l’espace dans l’Agricola permet d’exprimer l’instabilité et la mobilité vertigineuse du héros tacitéen. C’est en déployant une écriture audacieuse et exploratrice que Tacite met l’accent sur cette plénitude débordante qui caractérise l’expérience spatiale de son héros. L’une des caractéristiques de cet espace est le principe de dépassement dont l’intérêt est d’ouvrir le héros tacitéen sur d’autres perspectives. C’est de cette manière qu’il faut comprendre la fin du chapitre 38211 dans lequel Tacite nous informe que son héros envisageait une nouvelle campagne, une dernière avancée vers l’extrémité de l’île. 210

Agricola est amené à quitter la Bretagne aussi rapidement que possible, alors qu’il.envisageait de poursuivre la conquête. 211 Déjà « (et exacta iam aestate spargi bellum nequibat) in finis Borestorumexercitum deducit» (Agr. 38,5), pendant que « et simul classis secunda tempestate ac fama Truccelensem portum tenuit, unde profecta proximo Britanniae latere lecto omni redierat. » (Agr. 38,7) Ce passage nous apprend que, pendant qu’Agricola réalisait sa chevauchée sur le territoire des Borestes, sa flotte effectuait en même temps une sorte de croisière le long des côtes bretonnes, croisière qui fut, en même temps, une circumnavigation. Le territoire des Borestes qui, d’après le contexte, devrait se situer entre le Mont Graupius et la ligne ClydeForth, dans la région des Sidlaw ou Ochil Hills (Cf. note 2 de la page 32 de l’édition de la Vie d’Agricola. On ne connaît rien des Borestes. D’après P. Laederich (Laederich 2011,353, note 32), ils peuvent être un des peuples désignés sous le nom de Caledoni, ou plutôt un peuple vivant non loin des Taezali, voire une subdivision de ce peuple, sur le Moray Firth, à l’est de la Spey.), est l’un des derniers espaces parcourus par Agricola en Bretagne. C’est vraisemblablement à cheval qu’il l’a parcouru lento avec son infanterie et sa cavalerie « quo nouarum gentium animi Ipsa transitus mora terrentur, in hibernis locauit » (Agr. 38,6).

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Chapitre V L’esthétique du tragique dans la description du champ de bataille dans Agricola (Agr. 29-38) Le tableau de la bataille du mont Graupius (Agr. 29-38), espace de la guerre, à la fois animé et chaotique, clôt la narratio proprement dite de l’Agricola. Il constitue une préfiguration des tableaux que nous retrouverons dans les Histoires et les Annales et que les spécialistes de Tacite considèrent comme de véritables chefs-d’œuvre plastiques qui font de notre historien un véritable génie dans l’art de la description des lieux qui ont marqué l’histoire de l’Vrbs. Autant le préciser tout de suite : c’est dans la description de la montagne que Tacite atteint la plus grande originalité. Les chapitres 35-38 de l’Agricola montrent que l’évocation de la montagne permet un incontestable enrichissement de la technique descriptive dans la mesure où elle suscite la multiplication des plans et les effets de perspective. Dans la représentation de l’espace, la montagne contribue à la fois au relief, mais aussi à la couleur de la description. De plus, la construction de ce tableau final s’articule autour de la dualité entre espace et tragédie humaine. C’est cette dualité qui dicte toute sa poétique et qui fait ressortir toute son esthétique. Nous devons en savoir gré à Tacite qui est allé plus loin dans sa représentation au point que, dans cet espace ainsi représenté, ainsi l’atteste la narratio des chapitres 117

29-38 de l’Agricola, la topographie est mise au service de l’imaginaire : la bataille du mont Graupius212 se situe loin au Nord de l’île213, apparemment non loin de la mer (Agr. 32,4), mais tout de même à une certaine distance (Agr. 38,5) dans « editoribus locis » (Agr. 35,4). Cette dernière précision est doublement importante du point de vue de la stratégie militaire et de la construction de l’espace chez Tacite. Du point de vue militaire, cette position est hautement stratégique en temps de guerre214. Défavorables au premier abord aux stratégies de la cavalerie romaine, les montagnes peuvent servir de sites d’embuscade, de refuge ennemi, de poste d’observation et d’escalade des éclaireurs. Parce qu’un « relief accidenté accentue la difficulté de progression, mais il peut aussi devenir un retranchement, un site d’observation, permettre une dissimulation de manœuvre ou être un point fort : selon qu’on sait ou pas l’utiliser à son profit stratégiquement, il devient une force supplémentaire ou redouble la difficulté du combat » 215. En bon stratège, Agricola « ad montem Graupium peruenit, quem iam hostis insederat » (Agr. 29,2). C’est aussi pour les mêmes raisons stratégiques que « Britannorum acies in speciem simul ac terrorem editioribus locis constiterat ita, ut primum agmen in aequo, ceteri per adclive iugum conexi velut insurgerent ; media campi covinnarius eques strepitu ac discursu complebat » (Agr. 35,4)216. Du point de vue de la construction de l’espace breton, cette position permet au sujet observant tacitéen d’organiser toute sa description du champ de bataille. Cette position lui permet d’avoir une vue surplombante qui lui permet, par exemple, 212

Cette bataille a longtemps été située non loin du camp d’Inchtuthil, sur la rive Nord de la Tay. Pour les études consacrées à cette bataille, cf. la synthèse proposée par Laederich 2011, 347, note 24. 213 Cf. Tacite, Agr. 30,1 et 4 ; 33,4 et 8. 214 Cf. Acolat, D. (2007), « La stratégie des Romains en montagne », Stratégique 1, 88 : 9-51). 215 Cf. Acolat 2007 : 9. 216 (L’armée bretonne, pour en imposer et terrifier à la fois, avait pris des positions plus élevées : la première ligne était en terrain plat : les autres corps de troupes, sur la pente du mont, formaient une ligne continue comme dressée en hauteur ; entre les armées, les chars montés remplissaient la plaine de vacarme et d’évolutions.)

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d’apercevoir « super Triginta milia armatorum » (Agr. 29,4). Justement, au sujet du « sujet observant », P. Grimal217 nous apprend que, concernant le récit de la bataille du mont Graupius, « quelques indices suggèrent qu’il218 peut avoir été présent lors de la bataille du mont Graupius, en 83 » . Cette citation très intéressante appelle deux remarques. La première : pour nous, cette phrase de Grimal pose à nouveau la question du processus de création, mieux, de la construction de l’espace, ou, pour être plus précis, de l’élaboration du paysage littéraire dans l’œuvre de Tacite. Il s’agit d’une question de la perception à la recomposition littéraire, c’est-à-dire d’une question de transposition par écrit de ce qu’on a « vu » in situ. Si, comme le suggère P. Grimal, Tacite était présent lors de la bataille du mont Graupius, nous at-il fait une retranscription fidèle de ce qu’il a vu, c’est-à-dire du paysage qu’il a perçu ? La description qu’il reproduit découle-t-elle des notes prises sur le lieu (comme le font les reporters) ou de ses souvenirs ? Quelles précautions a-t-il prises pour faire face aux contingences liées aux modalités de toute transposition littéraire ? Bien que nous ne doutions pas de la sincérité de l’historien, toutes ces questions sont essentielles pour qui souhaiterait étudier en profondeur la poétique de l’espace chez cet auteur quand on sait que toute transposition littéraire d’une description, surtout d’une description paysagère, utilise nécessairement la modalité de la description, c’est-à-dire opère un passage de l’espace de la perception à celui de l‘écrit et que cette transposition s’accompagne de modifications liées à la technique adoptée ainsi qu’aux buts poursuivis par l‘auteur. Si nous connaissons la finalité de cette description, avouons que nous avons du mal à cerner la technique utilisée par Tacite. Nous savons tout simplement que l’historien retranscrit des éléments appartenant au champ visuel par des mots au moyen de techniques généralement empruntées à la peinture et adaptées à la littérature. Cela lui permet de rendre lisible ce qui était alors visible. Cependant, une question nous préoccupe : sa transposition correspond-elle au paysage figé dans sa 217 218

Grimal 1994 : 463. Il s’agit de Tacite

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memoria ? Cette question est importante car elle pose en termes clairs le problème de l’altération du paysage par la mémoire, opérant une nouvelle transposition, du visuel au mémoriel. Ainsi l’ont démontré plusieurs études consacrées aux questions de poétique dans les romans réalistes modernes, à l’instar des romans de Balzac pour ne citer que cet écrivain, sur le plan de l’écrit, des contraintes inhérentes aux mots eux-mêmes résident dans l’incapacité du langage à dire la réalité telle qu’elle a été réellement perçue, on doit toutefois la reconstruire dans le cadre d’une mimesis de l’expérience sensible allant de pair avec celle du paysage perçu. Il s’agit de suggérer l’image la plus conforme, soit à ce qui a été vu, soit à ce que l’on veut faire voir, rejoignant ainsi le problème de l’intentionnalité et de la sincérité de l’écrivain. Comme l’a si bien écrit S. Baudoin, parlant de la poétique du paysage dans l’œuvre de Chateaubriand, « avant de devenir un paysage littéraire, le paysage réel est donc l’objet d’un certain nombre de transpositions, passant par de nombreux filtres qui contribuent à le modifier : l’appréhension visuelle opère déjà une sélection par le passage du plan physique au plan perceptif. Ensuite, la mémoire entre en jeu dans le cadre de la recomposition a posteriori, réalisant le passage du plan perceptif au plan « engrammatique », qui vise à retenir le paysage par l’action de la mémoire ». Poursuivant ses réflexions, S. Baudoin ajoute : « À partir de cette base engrammée, se définit la période de recomposition, au moment de la rédaction, se fondant sur les souvenirs de ce même paysage, altérés par l’humeur du moment, la forme physique et d’autres facteurs éminemment conjoncturels. Ce passage du plan « engrammé » au plan « retranscrit » une fois réalisé, un autre stade intermédiaire peut aussi intervenir : celui des notes prises sur le vif219. » Est-ce la technique qu’a adoptée Tacite qui, selon P. Grimal, aurait pu être présent lors de la bataille du mont Graupius ? Il est difficile de répondre à cette question. Toujours est-il que, comme nous le verrons dans les tableaux et descriptions des paysages de bataille contenus dans les opera maiora, la 219

Baudoin 2009, 28.

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technique adoptée par Tacite pour la retranscription et la recomposition des paysages de batailles est empruntée explicitement aux peintres220. Ce n’est donc pas en témoin privilégié, mais « en peintre » de l’histoire utilisant diverses couleurs pour mieux faire ressortir toutes les sensations propres à un « espace tragique », et combinant toutes les focalisations que Tacite reproduit la bataille du mont Graupius, un « peintre » qui se serait probablement servi des esquisses réalisées in situ. La seconde : la description contenue dans les chapitres 2938 est faite selon une vue surplombante. Cette position d’observation surélevée, qui permet au sujet, non seulement d’ouvrir son champ perceptif à une vastitude panoramique, lui donne la facilité de tout voir, mais également de tout décrire dans les moindres détails. Plaçant son sujet observant à un endroit surélevé, Tacite permet à son écriture d’ouvrir sur l’étendue infinie de l’imaginaire et à ses lecteurs de mieux cerner la nature du lieu des combats. C’est ainsi que, lisonsnous, la très célèbre bataille entre les Romains et les Calédoniens a eu lieu, en pleine journée221, « editioribus locis » du mont Graupius (Agr. 35,4), sur un terrain accidenté aux multiples configurations222 et même aux abords des bois (siluis) (Agr. 37,6). Malgré ce terrain accidenté, puisque son poste d’observation est un lieu élevé, le sujet observant nous donne une description très précise du déroulement de la bataille. Il s’aperçoit, par exemple, que : - a) en ce qui concerne le dispositif des deux armées, toutes deux semblent adopter un ordre oblique. L’armée bretonne est divisée en deux lignes de bataille : la première ligne est dans la plaine, au pied d’une colline dont la pente soutient la seconde ligne (Agr. 35,4). Devant la première ligne évoluent les chars de bataille, prêts à recevoir ou à lancer le premier assaut. 220

Cf. Turcan 1985 : 784-804 ; Rouveret 1991 : 3051-3099. Telle est la déduction que nous pouvons faire de la phrase : «Et nox quidem gaudio praedque laeta uictoribus» (Agr. 38,1). 222 Tacite fait intervenir un terrain en pente (aegre cliuo, Agr. 36,4), des plaines (campi) (Agr. 34,4), un terrain plat (aequo, Agr. 35,4), des « summa collium » (Agr. 37n1), des «inaequalibus locis» (Agr. 36,4), un terrain découvert (patentibus locis) (Agr. 37,3). 221

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- b) Agricola choisit de n’engager que les auxiliaires composés de huit mille fantassins et trois mille cavaliers (Agr. 35,2), par souci d’économiser ses légionnaires. - c) pour ce qui est de la bataille proprement dite, d’une part, « simulque constantia, simul arte Britanni ingentibus gladiis et breuibus caetris missilia nostrorum uitare excuteren » (Agr. 36,1) et, c’est à ce moment précis qu’ « Agricola quattuor Batauorum cohortis ac Tungrorum duas cohortatus est » (Agr. 36,1), d’autre part, l’élan de ces cohortes transforma la bataille en corps à corps et « equitum turmae, ut fugere couinnarii, peditum se proelio miscuere » (Agr. 36,3). En fin de compte, « minimeque equestris ei iam pugnae facies erat, cum aegre cliuo instantes simula quorum corporibus impellerentur ; ac saepe uagi currus, exterriti sine rectoribus equi, ut quemquem formido tulerat, transuere aut obuios incurabant » (Agr. 36,4)223. - d) certains Calédoniens postés en deuxième ligne se décident à descendre en tentant de contourner l’armée romaine (Agr. 37,1), provoquant ainsi la réplique d’Agricola qui envoie à leur rencontre « quattuor equitum alas, ad subita belli retentas » (Agr. 37,1), ceux-ci « transuectaeque praecepto ducis a fronte pugnantium alae auersam hostium aciem inuasere » (Agr. 37,2). De plus, il donne l’ordre aux autres corps engagés dans la bataille depuis le début de se retirer pour se joindre à cet appoint et mettre définitivement en déroute les survivants de l’armée bretonne (Agr. 37,2). - e) la déroute ouvre la voie à la caedes finale. C’est le moment choisi par le sujet observant un tableau tragique qui reprend, en détail, ce qu’il voit « patentibus locis » (en terrain découvert). Et, avant de se lancer dans sa description, il nous informe à l’avance que « grande et atrox spectaculum » (Agr. 37,3).

223

(Le combat n’avait plus du tout l’aspect d’un combat de cavalerie, car les hommes, ayant peine à se tenir debout sur la pente, étaient en même temps bousculés par les chevaux, et souvent des chars à la dérive, des chevaux apeurés, sans conducteurs, se précipitaient où leur frayeur les avait emportés, à travers les rangs ou de face.)

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1. L’espace de guerre : entre tragique et atrocité La bataille poétiquement décrite dans l’Agricola 37,3-38,7224 devient un spectacle où les guerriers jouent le rôle d’acteurs et les lecteurs, celui de spectateurs. Il faut dire ici que, en termes de reproduction, de représentation des espaces tragiques, ce tableau est le tout premier que Tacite ait « peint » bien avant ceux que nous retrouvons dans les Histoires et les Annales. Déjà, dans l’Agricola, Tacite nous dévoile son art de construire, non seulement des personnages, mais aussi et surtout des scènes capables d’émouvoir, d’inspirer terreur et pitié et surtout il nous donne un des aspects de son écriture historiographique : l’histoire est comme une pièce de théâtre grecque. Le rôle de l’historien est de faire voir le drame humain, la tragédie humaine et, à travers ce qu’ils verront, les lecteurs ne retiendront que le sens humain qu’ils peuvent modifier à leur guise, selon leur horizon d’attente. L’idée selon laquelle l’histoire est comme une tragédie a fortement influencé l’écriture tacitéenne des Histoires et des Annales. Dans ses opera maiora, Tacite a réussi à nous présenter ce qu’il conviendrait d’appeler « le spectacle de l’Histoire », titre du troisième chapitre d’une étude que Fabrice Galtier a consacrée à l’image tragique de l’histoire chez 224

Pour Aubrion 1985 :369, ces deux chapitres sont une preuve que Tacite n’est pas insensible à la détresse des énnemis vaincus qui sont partagés entre la colère et l’abattement. Il y a lieu de signaler que, selon P. Perrochat 1935 : 261-265, la construction des phrases de l’Agricola 37,3-5 est une imitation pure et simple d’un passage de Salluste (Jug.101,11). Tacite, selon Aubrion 1985 : 366, a ajouté quelques touches personnelles qui montreent un renforcement du pathétique, une multiplication des images de violence et de sang, une satisfaction encore plus grande devant l’importance de la violance, mais aussi une sympathie plus profonde avec les combattants et les victimes. Par ailleurs, Aubrion (cf. Aubrion 1985 : 367, note 1) insiste sur le fait que ce passage, caractérisé par l’abondance des infinitifs de description et la présence de quelques imparfaits, doit être considérer comme un tableau, plutôt que comme un « récit de bataille », parce que, comme nous le verrons dans la suite, le lecteur de Tacite est expressement invité à contempler un spectacle (spectaculum, facies). Ce passage est donc un véritable « arrêt sur image » inséré dans le récit.

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Tacite225. C’est dans l’Agricola que Tacite a commencé à mettre en scène ce spectacle et à esquisser cette image tragique qui, comme nous le verrons dans la suite, influencera sa poétique de l’espace dans les opera maiora226. En témoigne ce tableau de la bataille entre les Romains et les Calédoniens, point d’orgue de la narration tacitéenne dans l’Agricola. Une étude, mieux, une analyse minutieuse de ce passage (Agr. 37,3-38,7) nous donnera de précieuses indications sur les techniques tacitéennes de mise en scène.

2. L’espace de guerre : une représentation en six « séquences descriptives » La construction du champ de bataille s’appuie sur une succession de six séquences descriptives qui, mises ensemble, nous projettent l’un des meilleurs tableaux de haute facture littéraire reconstruits selon le mode de la dualité matérialisée par des couples antithétiques formés, entre autres, par la lumière de la lune et celle du soleil, le jour et la nuit, la montagne et la plaine, le silence et le chaos227, etc. Séquence 1. Le tableau s’ouvre par une perspective assez générale, comme pour mieux expliquer ce que l’auteur de l’Agricola voulait dire dans la phrase « grande228 et atrox spectaculum » (Agr. 37,3). Ce spectaculum déjà résumé dans l’Agricola 36,4229 se définit mieux par ce que les lecteurs voient 225

Galtier 2011, 110-141. Cf. le deuxième tome de notre étude portant le même titre, en préparation. 227 Dans le cas de ce tableau, le chaos est, comme nous le verrons, suggéré par l’aspect hétéroclite d’une description qui associe volontiers végétaux, humains et objets de guerre sur le même plan d’une commune dévastation. L’emploi de certains verbes et des adjectifs se révèle déterminant pour mieux cerner ce « chaos ». 228 Pour Aubrion 1985, 367, l’adjectif « grande » traduit le sentiment d’admiration – mêlée d’horreur tragique – qu’un Romain peut éprouver en contemplant cette hécatombe de Bretons. 229 « minimeque equestris ei iam pugnae facies erat, cum aegre cliuo instantes simul equorum corporibus impellerentur ; ac saepe uagi currus, exterriti sine rectoribus equi, ut quemque formido tulerat, transuersos aut obuios incursabant» (Agr. 36,4) (Le combat n’avait plus du tout l’aspect d’un combat de cavalerie, car les hommes, ayant peine à se tenir debout sur la pente, étaient 226

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mentalement. C’est en quelque sorte une scène d’ouverture reprenant les grands moments de ce spectaculum représenté par l’accumulation et l’énuméreation des verbes d’action : « sequi, uulnerare, capere, atque … trucidare » (Agr. 37,3). Ces quatre verbes soulignent avec poésie, grace à la gradation, l’ardeur meurtrière des Romains230 et résument toute l’horreur de la bataille. Après cette présentation générale digne d’un synopsis de film de guerre, Tacite nous présente des « séquences » suivant la logique du déroulement des combats. Le fait que le sujet observant ait tout vu suppose que le combat a commencé et s’est déroulé en pleine journée. La lumière du soleil non mentionnée dans le texte, mais que nous pouvons aisément deviner, sert de projecteur qui met en lumière de manière théâtrale la scène de la tragédie qui se joue sur les versants, dans la vallée et dans la plaine avoisinant le mont Graupius. Séquence 2. La lumière du soleil sous-jacente dans la textualité du récit éclaire le cadre de la bataille : un lieu que Tacite présente comme si c’était un lieu « désertique », ne disposant ni de paysage ni de décor. C’est probablement une astuce rhétorique utilisée par l’historien pour permettre à son sujet observant de nous présenter la scène de combats qui, par

ses détails, révèle et met en valeur l’issue à venir autant qu’il anticipe sur elle. Grâce à cette absence de paysages et de décors, l’on peut voir le début de déclenchement des hostilités marqué par des mouvements désordonnés des Bretons : « Iam hostium cuisque ingenium erat, cateruae armatorum paucioribus terga praestare, quidam inermes ultro ruere ac se morti offerre » 231. Séquence 3. Après les deux premiers tableaux dynamiques mettant au premier plan le massacre et la poursuite de Bretons en même temps bousculés par les chevaux, et souvent des chars à la dérive, des chevaux apeurés, sans conducteurs, se précipitaient où leur frayeur les avait emportés, à travers les rangs ou de face.) 230 Aubrion 1985 : 367. 231 (Voici que les énnemis suivent chacun leur instinct : des groupes en armes tournent le dos devant des adversaires moins nombreux ; certains, sans armes, courent à l’assaut et s’offrent à la mort.) (Agr. 37,4.

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par les soldats romains, Tacite « fait place à une représentation statique du tableau » en s’arrêtant sur une image tragique introduite par « passim » et amplifiée par « et…, et….et… », comme s’il voulait nous présenter les conséquences d’une telle débandade : « passim arma et corpora et laceri artus et cruenta humus ; est aliquando etiam uictis ira uirtusque » (Agr. 37,5)232. Après un espace nous présentant une « vie agitée », Tacite se focalise sur un « espace sans vie » ou presque. Un petit détail paysager (siluis, siluas Agr. 37,6) nous signale la présence, d’une part, des rescapés dans cette hécatombe et, d’autre part, celle de l’armée romaine en pleine forme. Séquence 4. Tacite revient sur le mouvement désordonné de l’ennemi après une sorte de trêve observée dans la séquence 3 : « Ceterum ubi compositos firmis ordinibus sequi rursus uidere, in fugam uersi, non agminibus, ut prius, nec alius alium respectantes, rari et uitabundi in uicem longinqua atque auia petiere. » (Agr. 37,8)233. Ici s’arrêtent les scènes diurnes riches en détails d’actions accomplies par les belligérants et pauvres en description paysagère. Cette quasi-absence de descriptions spatiales ou paysagères correspond à l’une des exigences de son écriture historiographique : accorder plus d’importance aux faits accomplis qui mettent l’Histoire en mouvement et qui lui donnent vie. Séquence 5. Tacite fait intervenir la nuit234 dans son espace de guerre pour ainsi introduire une sorte de dualité lumineuse dans son tableau. Le recours au couple antithétique « jour/nuit » peut être considéré comme un procédé permettant à l’historien de varier les « couleurs » du tableau. Ici la nuit ne fait pas 232

(Ça et là des armes, des cadavres, des membres mutilés, du sang à terre ; à certains moments, les vaincus eux-mêmes ont pris d’une furie valeureuse.) 233 (Mais lorsque les Bretons virent les Romains formés en bon ordre revenir à leur poursuite, ils prirent la fuite, non plus en troupes, comme auparavant, ni en se retournant pour s’attendre, mais épars et s’évitant les uns les autres, ils gagnèrent des refuges éloignés et inaccessibles.) 234 Mot omniprésent dans l’écriture tacitéenne, la nox a, chez Tacite, une signification et, comme le note J. Lucas, le sens du mot est infiniment plus complexe chez cet historien que chez les écrivains de la même époque (cf. Lucas 1974, 94.). Dans bien des cas, la nuit est le « symbole de l’hypocrisie et complice des drames ». Cf. l’introduction des Annales I-III de Tacite, Paris, Les Belles Lettres 1990, p. XLII.

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intervenir la poétique du clair-obscur que nous retrouvons dans bien des cas dans les Histoires et les Annales où la description de la nuit se construit autour de la figure centrale de la lune. La nuit de l’Agricola 37,9 entraîne autant la fin des combats (Finis sequendi nox et satietas fuit. Agr. 37,9)235, qu’une sorte de « pause » dans la narration permettant à l’historien de faire un inventaire macabre sur le théâtre de combat : « Caesa hostium ad decem milia : nostrorum trecenti sexaginta cecidere, in quis Aulus Atticus praefectus cohortis, iuvenili ardore et ferocia equi hostibus inlatus.236 ». La nox de l’Agricola 38,1 que l’historien a placée en antéposition pour des raisons d’esthétique, en même temps qu’elle sert de « rideau » pour cacher la joie des vainqueurs, joie provoquée par le butin pris aux vaincus (Et nox quidem gaudio praedaque laeta uictoribus ) apparaît comme une sorte de transition qui nous transporte, loin de l’espace des combats, dans l’espace de vie breton afin de représenter l’ambiance qui y régnait après la défaite : Britanni palantes mixto uirorum mulierumque ploratu trahere uulneratos, uocare integros, deserere domos ac per iram ultro incendere, eligere latebras et statim relinquere ; miscere in uicem consilia aliqua, dein separare ; aliquando frangi aspectu pignorum suorum, saepius concitari. Satisque constabat saeuisse quosdam in coniuges ac liberos, tamquam misererentur. » 237. La nox de ce passage préside, non seulement, à la structuration descriptive de cet espace de vie, mais également à la mise en scène d’une poétique de l’effroi, de la peur. En tout cas, tel qu’il est décrit ici, le paysage de nuit que l’historien reproduit ne représente pas seulement, il évoque : sa demi235

(La nuit et la satiété mirent fin à la poursuite.) (…parmi les ennemis il y eut environ dix mille tués ; parmi les nôtres, trois cent soixante tombèrent, entre autres Aulus Atticus, préfet d’une cohorte, emporté au milieu des ennemis par son ardeur juvénile et par la fougue de son cheval.) 237 (les Bretons dispersés, hommes et femmes confondant leurs cris de douleur, traînaient leurs blessés, appelaient les indemnes ; abandonnaient leurs maisons, ou, de colère, y mettaient eux-mêmes, le feu, choisissaient des refuges et les quittaient aussitôt ; ils se concertaient pour prendre des résolutions, puis agissaient isolément ; la vue de leurs êtres chers parfois les abattait, plus souvent les exaspérait ; et – fait avéré – certains attentèrent à la vie de leurs femmes et de leurs enfants, dans une intention de pitié.) 236

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mesure auditive comme visuelle permet à l’imaginaire de ses lecteurs de trouver sa place pour mieux cerner l’état psychologique d’un peuple considéré comme sauvage et à leur esprit d’errer au gré d’associations suggérées par les éléments euphémisés du cadre décrit. À tout prendre, dans la représentation qu’il fait du paysage de guerre, ce passage apparaît comme un « tableau incrusté » dans le tableau principal, celui des combats. Si cette hypothèse peut paraître acceptable, la nox de l’Agricola 37,9 et 38,1 ainsi que le dies de l’Agricola 38,3 nous renvoient alors l’image du coucher du soleil, moment de trêve que la population bretonne a mis à profit pour quitter les lieux de combat dans les gémissements et les larmes238 et l’image du lever du soleil qui préside à la reprise des hostilités entre les Romains encouragés par la victoire alors que les Bretons sont physiquement et psychologiquement très abbatus. Séquence 6. Après l’évocation de la déroute nocturne, le retour de la lumière du jour, représentée ici par le terme « dies », permet à Tacite de peindre ce tableau de désolation nous renvoyant une image de la défaite bretonne : « Proximus dies faciem victoriae latius aperuit : vastum ubique silentium, secreti colles, fumantia procul tecta, nemo exploratoribus obvius. Quibus in omnem partem dimissis, ubi incerta fugae uestigia neque usquam conglobari hostis compertum » 239 (Agr. 38,3). Voilà ce que l’on découvre le lendemain matin. Pour qui sait lire Tacite, ce tableau final a pour rôle d’inciter les lecteurs romains à mesurer l’étendue de la victoire de l’armée romaine sous le commandement d’Agricola. Et c’est cette image que l’historien souhaite que ses compatriotes retiennent. Toute la description est ainsi orientée dans le sens de l’exaltation de la victoire de son beau-père. Que pouvons-nous retenir de la poétique de ce tableau de bataille ? Tout est donc basé sur l’imagination picturale de 238

Aubrion 1985, 368. (Le jour suivant découvrit plus largement le visage de la victoire : partout une solitude silencieuse, des collines désertées, des toits fumants dans le lointain, pas un homme sur le chemin de nos éclaireurs; leurs reconnaissances, envoyées de tous côtés, établirent que les traces des fuyards étaient sans direction précise, et que les ennemis ne se regroupaient nulle part…) 239

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Tacite qui n’est plus à démontrer. À travers les différentes « séquences descriptives » que nous venons d’analyser, nous avons tenté de montrer comment, au fil de son œuvre, l’historien de l’Empire a développé une véritable esthétique du tableau qui se base, entre autres, sur la position du » sujet observant ». Le contenu du tableau de cet extrait est donc la résultante de ce que voit ce sujet observant qui se trouve en position d’observation surélevée.

3. L’esthétique descriptive du tableau reproduisant la bataille du mont Graupius : narration et poétique La description du champ de bataille du mont Graupius (Agr.35-38) est faite par le sujet observant selon une vue surplombante. C’est bien cette position et cette vue qui dictent toute la poétique de ce tableau des combats. Cette position permet au sujet observant de percevoir de haut, et d’une manière panoramique, l’espace où va se dérouler et où s’est déroulé le combat décisif du mont Graupius. De ce lieu élevé donc, le sujet observant, à travers la plume de Tacite écrivain, doit rendre compte par une description apte à réunir en elle et à faire ressentir aux lecteurs de Tacite tout ce qu’il a lui-même perçu. Cette description ne se présentera pas selon la

logique d‘une progression linéaire, mais alternera les mouvements d‘ascension et de descente pour progresser vers la limite perceptive de l‘horizon. C’est ce qui explique que la description commence par ce que le sujet observant perçoit de très près, puis, le mouvement de son regard qui s’étend par paliers successifs facilite l’élaboration d’un tableau décrivant en détail les combats par touches successives grâce à l’emploi de diverses figures de transition, ce qui nous a permis de distinguer six séquences descriptives. Ainsi, grâce à une perception panoramique, marquée par le clivage entre le regard horizontal et le regard vertical qui donne une perception totalisante de l‘espace dans ses hauteurs aussi bien que dans ses profondeurs et ses étendues, le sujet observant parvient à faire une synthèse de tout ce qui se déroule sur le champ de bataille. De ce qui 129

précède, force est de souligner que Tacite a choisi d’organiser sa description spatial du champ de bataille en empruntant à un imaginaire géométrique mis au service du regard, c’est-à-dire en adaptant sa description à une spécificité géographique qui lui permet de reproduire ses lignes de forces contraires, tant horizontalement que verticalement. Horizontalement, l’espace où s’est déroulée la bataille est dominé par une plaine. Dans la construction de l’espace, la

plaine permet de circonscrire un espace vaste et marqué par une étendue plane qui autorise la libre organisation descriptive par un regard composant avec les réalités du terrain pour les réagencer. C’est probablement pour cette raison que l’historien nous présente le premier dispositif breton ; selon Tacite, la première ligne est dans la plaine, au pied d’une colline dont la pente soutient la seconde ligne. Devant la première ligne évoluent les chars de bataille, prêts à recevoir ou à lancer le premier assaut. Quant à l’armée romaine, Tacite nous informe qu’Agricola dispose 8.000 fantassins auxiliaires en première ligne et quatre ailes de cavalerie, en deuxième ligne. En troisième ligne, les légionnaires sont prêts à intervenir (Agr. 35,2-3). Verticalement, l’élévation montagneuse vient rompre, de manière brutale mais poétique, la ligne horizontale du terrain plat, ce qui cède ainsi la place à un versant montagneux qui, de loin, devient une pente. C’est dans cette deuxième portion de l’espace montagneux qu’il nous présente un deuxième dispositif composé d’autres corps de troupes formant « une ligne continue comme dressée en hauteur » (Agr. 35,4). Comme nous venons de le voir, le regard horizontal lui permet de voir une première position ennemie en terrain plat, alors que le regard vertical dirigé de bas en haut lui permet de découvrir « les autres corps de troupes, sur la pente du mont Graupius » . Quant au regard vertical partant du haut vers le bas, il se perd sur une plaine remplie de chars montés, prélude d’une attaque bretonne imminente. Cette description rapide d’un paysage de bataille donne naissance à un espace de la restriction où le regard se focalise sur l’essentiel, à savoir : le dispositif de l’armée bretonne. 130

Ce qui frappe positivement dans ce tableau, c’est la précision des détails qui ont conduit des chercheurs à faire d’intéressantes découvertes, lesquelles, d’ailleurs, « ont permis de suivre l’itinéraire d’Agricola jusqu’au petit plateau isolé d’Inchtuthil, sur la rive septentrionale du Tay, près du confluent du Tay et de l’Isla ; c’est là que les Romains seraient partis pour livrer la bataille du mont Graupius240 « dont Tacite nous donne des détails dans les chapitres 36-37. Les lecteurs de l’Agricola ont donc la double impression, d’une part, de « contempler » une sorte de photographie en couleurs qu’un objectif a saisie d’une façon panoramique et, d’autre part, de « suivre » un film de « la bataille du mont Graupius » sur un écran géant. Cette métaphore a tout son sens quand on tient compte des détails241 fournis par Tacite et qui constituent l’essentiel de chaque séquence descriptive. Préfiguration de meilleurs tableaux de guerre que nous retrouverons dans les opera maiora, la description de l’Agricola 35-38 nous a permis de cerner comment Tacite intègre un paysage au tableau de combats pour signifier la déchéance morale de l’homme sous les effets du furor, mieux, pour esthétiser la barbarie humaine. Dans ce tableau, la violence, prélude du chaos qui s’en suivra, trouve bien sa place dans le cadre naturel. Les deux mis ensemble fusionnent en une unique et seule composante de la description qui, finalement, se transforme en un véritable « art plastique » tel que nous le retrouverons dans les Histoires et les Annales242. Entre description du cadre naturel où se déroulent les combats et portrait en actes des belligérants enivrés par la perspective des combats, le passage de l’Agricola 35-38 témoigne d’une volonté esthétisante du paysage à des fins contrastives pour mieux signifier ensuite la dégradation guerrière dans un paysage. Ce cadre naturel, mêlé aux scènes de combats, révèle 240

Cf. Tacite, La vie d’Agricola, texte est établi et traduit par E. de SaintDenis, Paris, Les Belles Lettres, 1985, p. 29, note 1. 241 Ces détails nous donnent des indications notamment sur la stratégie employée par Tacite pour vaincre les Bretons et sur le déroulement des combats proprement dits. Voir Laederich 2011, 349-353. 242 Sur cette question, cf. Courbaud 1918, Borzsak 1973, Turcan 1985, Rouveret 1991, Malissard 1998 et 1991.

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et met en valeur autant qu‘il anticipe sur les nombreuses guerres que connaîtra l’Vrbs tout au long de ses conquêtes. Ce qui fait la beauté de ce passage, c’est, d’une part, le fait de voir le paysage ainsi décrit entrer en interaction agissante avec les belligérants, et d’autre part, le fait de voir transformer le déroulement des combats, ou encore la scène de bataille de Graupius en un spectacle proche de ce que nous retrouverons dans les Histoires, un spectacle éclairé par la lumière du soleil, mais également par la lune (non signalée dans ce passage). Cette lumière permet aux lecteurs de Tacite de tout voir afin de se faire une opinion sur l’histoire de la romanisation des territoires non-romains et, peut-être, sur la manière dont Rome a usé de ses forces militaires pour romaniser les barbares. Ce qui fait aussi la beauté de ce long passage, c’est qu’il nous montre que, chez Tacite, loin d’être perçue comme temps mort de l‘action, la description est bel et bien action en elle-même.

4. L’Agricola 29-38 : un espace tactique faisant d’Agricola « un bon général et un bon stratège » Terminons ce chapitre par ce que certains lecteurs pourraient considérés comme une reprise inutile. Tel que décrit dans l’Agricola, si les paragraphes 10-13,1 peuvent être considérés comme un ‘espace géographique’ et que les paragraphes 13,228 comme un ‘espace stratigique’, alors le tableau final reproduisant la bataille du mont Graupius, introduit par la phrase « ad montem Graupium peruenit, quem iam hostis onsederat » (Agr. 29,2), représente sans aucun doute l’espace tactique. Il est « tactique » de par la configuration de son relief montagneux243. Il l’est aussi parce que, d’une part, il peut être traversé en peu de temps et, d’autre part, il permet, en l’espace de quelques minutes ou de quelques heures, l’attaque ou la rencontre avec l’ennemi244. Embrassant un champ moins vaste, 243

Dans un article dont nous avons déjà fait référence, A. Acolat nous montre l’importance stratégique de la montagne. Cf. Acolat 2007. 244 Cf., par ex. Agr. 36,1 : « Ac primo congressu eminus certabatur ; simulque constantia, simula rte Britanni ingrentibus glaudiis et breuibus caetris missilia nostrum uitare uel excutere, atque ipsi magnam uim telorum

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la vision de cet espace est plus précise, faisant voir non plus une simple ligne, mais la surface et même le relief. Dans cet espace, le récit de Tacite devient très précis autant dans les détails du paysage incluant le champ de bataille que dans la statistique des soldats engagés dans le combat et la tactique utilisée par Agricola. Cette précision montre que la description de la bataille décisive du mont Graupius était la finalité du bloc narratif de l’Agricola, bloc que Tacite avait volontairement placée entre les deux notices bibliographiques de l’Agricola (Agr. 1-9 et 40-46)245. Ainsi que nous l’avons fait remarquer, du point de vue de la description physique du champ de bataille, Tacite fait intervenir les termes « mons » (monten) (Agr. 29,2), « editoribus locis » (Agr. 35,4), « in aequo » (Agr.35,4), « iugum » (Agr. 35,4), « in collis » (Agr.36,3), « aegro ciuo » (Agr. 36,4), « summa collium » (Agr. 37,1), « degrdi paulatim » (Agr. 37,1), etc. pour souligner le relief accidentel de l’espace où s’est déroulée la bataille décisive qui consacrera la romanisation complète de la Bretagne. On observera au passage que, pour ce même relief du champ de bataille, Tacite utilise « mons » tout au début de son récit et « collis » lorsqu’il décrit le déroulement du combat. Y a-t-il une explication ? Nous pensons que le terme mons, qui indique une superfondere, donec Agricola quattuor Batauorum cohortis ac Tungrorum duas cohortatus est… » (Au début de l’engagement, on combattait de loin ; avec fermeté comme avec adresse, les Bretons se servaient de leurs longues épées et de leurs boucliers courts pour parer ou détourner les javelots de nos soldats, et leurs propres traits pleuvaient en abondance ; puis Agricola invita quatre cohortes de Bataves et deux de Tongres…) 245 Comme l’a si bien noté M. Gorrichon, certains philologues considèrent ce bloc narratif « comme une digression de circonstance, sans rapport profond avec le thème central de l’œuvre : l’éloge d’Agricola245. » Nous pensons au contraire que cette narration a toute son importance car elle donne du sens au contenu de l’Agricola 39-46 dans lequel, reprenant la « présentation biographique » de son beau-père, Tacite stigmatise la défiance (Agr. 39) et l’hostilité (Agr. 41) de Domitien qui, poussé par la jalousie, a contraint Agricola de rentrer à Rome (Agr. 40). Cette narratio a aussi permis à Tacite de circonscrire la moderatio d’Agricola (Agr. 42) dont la « finis uitae eius nobis luctuosus, amicis tristis, extraneis ignotisque non sine cura fuit » (Agr.43,1), une fin qui a permis à cet homme, véritable exemplum à suivre (Agr. 46), de n’avoir pas vu « obsessam curiam et clausum armis senatum et eadem strage tot consularium caedes ; tot nobilissimarum feminarum exilia et fugas » (Agr. 45,1).

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forte dénivellation, une rude pente lorsqu’on prend « in aequo » comme point d’observation, servirait à donner une vision panoramique du site de la bataille, tandis que collis servirait à distinguer, à côté de l’imposante mont Graupius, de petites élévations montagneuses246 dont les hauteurs, malgré la présence de l’adjectif « summa », sans s’élever aussi haut que le mont Graupius - dans la mesure où l’on peut facilement voir le « iugum » - font partie du même ensemble paysager qui sert de décor de l’historique événement qu’est la bataille du mont Graupius. A tout prendre, les termes ci-haut repris, analysés dans l’ordre de leur parution dans le récit de Tacite, réconfortent notre idée d’une description structurée faite de haut en bas par un sujet observant placé à un endroit élevé et qui ne décrit que la partie visible de l’espace observé. Puisque son regard est dirigé de haut en bas, le descripteur se trouve dans l’incapacité, mieux, dans l’impossibilité d’indiquer, dans sa description, ce qui se trouve à l’horizon et qui masque l’autre face du mons Graupius ou des autres collines. Ce qui l’intéresse, hormis l’architecture paysager qu’il voit, c’est la tactique utilisée par Agricola et surtout les effectifs des soldats romains mobilisés pour l’application de telle ou telle tactique. Cette idée est soutenue par, entre autres, ces phrases : « Iamque triginta milia armatorum aspiciebantur » (Agr. 29,4), « ut peditum quxilia, quae octo milium erant » (Agr.35,2), « Agricola quattuor equitum alas » (Agr. 37,1), etc. Signalons que, si, comme nous venons de le noter ci-haut, l’espace tactique est un espace parcouru par le mouvement du regard du sujet observant, à l’exception de l’Agricola 37,5247 , nous ne retrouvons aucune référence à un système extérieur d’orientation matérialisé par la présence des déictiques ou des embrayeurs spatiaux comme : à gauche, à droite, en face, en bas, en haut, etc. Leur absence soutient l’idée selon laquelle la description se fait suivant une ligne imaginaire qui part de l’œil du sujet observant jusqu’aux objets observés. 246

Elles peuvent désigner des croupes ou de contreforts. Tacite, Agr. 37,5 : « Passim arma, et corpora et laceri artus et cruenta humus ; est aliquando etiam uictis ira uirtusque. » (Çà et là des armes, des cadavres, des membres mutilés, du sang à terre ; à certains moments, les vaincus eux-mêmes sont pris dans la furie valeureuse. » 247

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Conclusion partielle L’espace breton : du tableau à la description panoramique L’objectif principal de la deuxième partie de cette étude consistait à tenter, d’une part, de déchiffrer les stratégies textuelles utilisées par Tacite dans la création et la construction de l’espace breton et, d’autre part, de mener une analyse séquentielle de passages descriptifs, comme démarche explicative permettant de mieux cerner les techniques narrativodescriptives et les procédés qui concourent à la construction de l’espace breton. Parmi toutes ces techniques, deux ont véritablement attiré notre attention étant donné qu’elles constituent les principaux « matériaux » utilisés par Tacite dans l’élaboration, la construction et la représentation des espaces, à savoir : la mise en évidence du tableau248 et le recours constant 248

Au regard de ces deux techniques, il convient de noter que l’histoire de la conquête de la Bretagne dans l’Agricola se déroule dans un espace unique où, dans sa construction, se superposent le statique et le dynamique qui, in fine, se mélangent poétiquement dans la construction d’un tableau tragique, celui de la bataille entre les Bretons, sous la conduite de Calgacus et les Romains, sous le commandement du général Agricola. En d’autres termes, la construction ainsi que la représentation de l’espace insulaire breton passent par une succession de trois tableaux reproduits selon trois types de description. Le tableau initial (Agr 10-13,1) est reproduit à travers une description statique et le tableau final (Agr 29-38), à travers une description dynamique où le panoramique est mis en exergue. Entre les deux tableaux, Tacite insère une longue séquence narrativo-descriptive faisant des chapitres 13,2-28 un espace du tragique. Dans cet espace construit sur une alternance du statique et du dynamique, se meut le héros tacitéen accompagné des troupes romaines, agissant comme « un sujet secondaire » dans son rôle d’adjuvant.

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au panoramique. Au regard de ces deux techniques, il convient de noter que l’histoire de la conquête de la Bretagne dans l’Agricola se déroule dans un espace unique où , dans sa construction, se superposent le statique et le dynamique qui, in fine, se mélangent poétiquement dans la construction d’un tableau tragique, celui de la bataille entre les Bretons, sous la conduite de Calgacus et les Romains, sous le commandement du général Agricola. En d’autres termes, la construction ainsi que la représentation de l’espace insulaire breton passent par une succession de trois tableaux reproduits selon trois types de description. Le tableau initial (Agr 10-13,1) est reproduit à travers une description statique et le tableau final (Agr 2938)249, à travers une description dynamique où le panoramique est mis en exergue. Entre les deux tableaux, Tacite insère une longue séquence narrativo-descriptive faisant des chapitres 13,2-28 un espace du tragique. Dans cet espace construit sur une alternance du statique et du dynamique, se meut le héros tacitéen accompagné des troupes romaines, agissant comme « un sujet secondaire » dans son rôle d’adjuvant. Hormis les deux techniques qui donnent vie au récit proprement dit, Tacite recourt parfois, selon l’importance et l’intensité des événements, à deux autres « techniques cinématographiques » que les spécialistes en littérature française trouveraient, par exemple, dans les romans de Balzac, à savoir : - 1) une sorte d’arrêt sur images qui lui permet d’opérer une sorte de zoom, dans l’Agricola, sur les actions de bravoure de l’armée romaine ou celles pouvant être mises au crédit de la virtus de son héros de prédilection ; - 2) une sorte de 249

Le tableau de la bataille du mont Graupius que Tacite a reproduit dans l’Agricola 29-38 annonce déjà ce qui marquera les tableaux historiques des Histoires et des Annales, à savoir : la description tacitéenne est le lieu privilégié d’une rencontre possible entre image plastique et littérature. La connexion de ces deux langages différents et irréductibles sera au cœur de la poétique de l’espace dans les opera maiora de Tacite. Déjà ce tableau de l’Agricola 29-38 ouvre une brèche à une question fondamentale que pourrait se poser un chercheur réfléchissant sur l’espace dans les opera maiora, à savoir : le rapport qui peut exister entre l’imaginaire personnel – celui de Tacite – et l’imaginaire collectif – celui des lecteurs anciens (les Romains) et modernes.

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travelling permettant de suivre, dans l’Agricola, le héros tacitéen dans ses déplacements . La fusion de toutes ces techniques permet à Tacite d’inscrire l’espace breton dans une dynamique d’interaction et de récriture sur laquelle est fondée sa poétique de l’espace. Il est important de souligner que, pour imprimer l’espace breton dans son Agricola, Tacite a opéré un choix d’écriture. Un choix d’écriture voulu par le(s) genre (s) littéraire (s) exploité (s) ainsi que par le sujet traité. La technique descriptive des paysages qu’il a initiée dans cette première écriture qui inaugure sa carrière d’historien a été améliorée et enrichie dans les opera maiora où des tableaux historiques et des tableaux paysagers de l’ordre de la mimesis, parce que se voulant fidèle reflet de la réalité, rendent poétiques la prose narrative des Histoires et des Annales, une prose vive, ironique, idéologique, dont le parfum anti-Généraux assoiffés du pouvoir et anti-Julio-claudien est l’une des principales caractéristiques. Pour terminer, soulignons que, en ce qui concerne la construction-même de l’espace breton, constitué par une longue tradition mythologique comme espace de l'ailleurs par excellence, l'espace breton de l’Agricola, de par sa représentation, a permis à Tacite de réussir son entrée dans l’historiographie romaine. Concernant la construction proprement dite de cet espace, il conviendrait de noter que : – a) Dans l’Agricola, la description des paysages, des lieux et donc de l’espace breton, est prise en charge par un sujet observant qui, de l’Agricola 13,2 à 28, n’est autre qu’Agricola lui-même. Tacite, bien qu’il soit narrateur omniscient, ne décrit que ce qu’Agricola voit. Le statut de Tacite change dès le chapitre 29 de l’Agricola. Tout comme son héros de prédilection, il devient aussi un sujet observant pour des raisons que nous avons évoquées, au point que, dans cet extrait, Tacite et Agricola n’en font qu’un. La multiplicité des détails dont un grand nombre s’avèrent justes fait de notre historien non seulement un narrateur-descripteur, mais également un narrateur-témoin. La description contenue dans l’Agricola reflète la limite de son champ de vision. Parfait support de la description, dans la mesure où il présente tous les caractères de réceptivité à l’espace breton, le sujet observant est, en quelque 137

sorte, un promeneur qui, tantôt s’arrête pour nous donner une description statique, tantôt marche pour nous présenter une description dynamique. Tantôt aussi, en vue de changer son point de vue, c’est-à-dire sa focalisation descriptive, il nous donne l’impression de gravir une montagne – et la description se déploie de façon dynamique, évolutive, à mesure que se déroule l’ascension – ; tantôt il nous donne l’impression de s’installer sur une hauteur et, immobile, décrit ce qu’il voit. Dans ce cas, c’est souvent le paysage qui bouge, grâce au mouvement de son regard et à tout un jeu de lumières découlant du passage du jour à la nuit. – b) Parce que l’Agricola est, entre autres, une œuvre historique, l’on peut supposer que les paysages décrits avec tant de subjectivité sont des paysages réels. Et pour les reproduire et nous les représenter, Tacite a sans nul doute recouru aux notes prises sur place et à la mémoire. De là se posent deux questions : la question de la réécriture dans la construction de l’espace chez Tacite et celle de l’importance et de l’influence de la rhétorique dans l’écriture tacitéenne. En effet, grâce à un certain nombre de procédés utilisés dans l’élaboration, la construction et la représentation de l’espace, dès l’Agricola, Tacite imprime sa marque, qu’il développera dans ses opera maiora250. Parmi les procédés utilisés dans la construction de l’espace dans l’Agricola, un nous a beaucoup marqué : l’énumération. Et pour cause. Plutôt que de construire systématiquement un paysage, laissant libre cours à ses sensations, voire à son imagination, l’historien énumère ses éléments. De temps en temps, il fait aussi appel à la métaphore à forte valeur descriptive. Dans la description dynamique, par exemple, les éléments du paysage n’existent dans la textualité de l’Agricola que par le jeu de la description et par ses techniques. Et parmi toutes les techniques utilisées, deux nous paraissent importantes, à savoir : la mise en évidence du tableau et le recours constant au panoramique. Ces 250

Dans les Histoires et dans les Annales, la description tacitéenne devient un lieu privilégié d’une rencontre entre l’image plastique et l’image littéraire. Des études ont montré que, dans ses descriptions, cet écrivain érudit qui aimait aussi la nature se souvenait très probablement non seulement de textes littéraires lus, mais aussi de représentations plastiques omniprésentes dans la Rome impériale.

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deux techniques donnent vie à l’œuvre tout entière. Hormis ces deux techniques, Tacite recourt parfois, selon l’importance et l’intensité des événements, à deux autres « techniques cinématographiques » que les spécialistes en littérature française trouveraient, par exemple, dans les romans réalistes de Balzac, à savoir : 1) une sorte d’arrêt sur images qui lui permet d’opérer une sorte de zoom sur les actions de bravoure de l’armée romaine ou celles pouvant être mises au crédit de la virtus de son héros de prédilection ; 2) une sorte de travelling permettant de suivre le héros de l’Agricola dans ses déplacements. La fusion de ces deux techniques permet à Tacite d’inscrire l’espace breton dans une dynamique d’interaction et de réécriture sur laquelle est fondée sa poétique de l’espace. – c) Dans l’Agricola, érigeant une place non moins considérable dans la narratio, l’espace cesse d’être un cadre où se déroulent les évènements pour devenir l’un des objets même de l’écriture tacitéenne qui, dans le cas de cet opuscule, se veut une écriture de restitution des stratégies mises en place par Agricola dans ses conquêtes de l’Ile. Précisons nos idées. L’Agricola est un récit des guerres qui se sont déroulées dans un temps et dans un espace très précis. Pour imprimer cet espace, à la manière d’un annaliste, l’historien retrace, année par année, l’itinéraire spatial d’Agricola, dans son statut de personnage en perpétuel mouvement, un statut dicté par les événements et sa fonction de général d’armée. Sa mobilité qui change d’intensité au gré du déroulement des opérations militaires, le transporte d’un lieu à l’autre. Ce sont ces lieux-là qui constituent l’espace de l’histoire de la romanisation et qui font progresser la narratio. De ce point de vue, l’espace reproduit dans l’Agricola constitue ainsi l’un des enjeux même de l’écriture tacitéenne dans la mesure où la mobilité spatiale d’Agricola, tout en se manifestant sur le plan de l’écriture, permet à Tacite, dans son statut d’écrivain, de modaliser son style.

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Troisième partie La représentation de l’espace social et communautaire dans la Germania

Chapitre VI La construction du tableau initial de la Germania 1,1-3 : introduction à la poétique tacitéenne de l’espace germain Avant de présenter ce que sont véritablement les Germains, avant de parler de leur vie publique (Ger.6-15), de leur vie privée (Ger. 16-27), des autres peuples, ceux du nord et de l’ouest (Ger. 28-37), des peuples Suèves (Ger. 38-45) et enfin des confins de l’inconnu (Ger. 46), Tacite débute son ouvrage par une description physique de l’espace germanique dominé par les fleuves251, une description dont chaque phrase apporte une information spécifique à tel ou tel fleuve. Il convient de signaler d’avance que la construction ainsi que la représentation de l’espace physique global de la Germanie

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Introduisant son article sur « les fleuves dans le récit militaire de Tacite » (cf. Poignault 2001 : 414) que l’on peut considérer comme la suite de son autre article paru en 1999-2000 (cf. Poignault 1999-2000), R. Poignault précise que « Les fleuves (ou cours d'eau en général) sont des éléments non négligeables du cadre chez Tacite ; l'auteur fournit parfois sur ceux-ci des renseignements à caractère géographique, qu'il en présente le cours, qu'il les utilise comme repères pour organiser I'espace ou qu’il s'attache à quelques curiosités ; et les grands fleuves apparaissent surtout dans une fonction de frontière idéologique et matérielle. » Ces deux articles nous ont été d’une très grande utilité dans le commentaire concernant l’espace germain.

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dans la Germania252 suivent pratiquement la même logique que celles de l’espace breton dans l’Agricola. D’une part, comme nous le verrons dans les lignes qui suivent, Tacite procède par la même mise en évidence de l’espace naturel germanique tout au début de son œuvre comme pour imprimer dans le subconscient de ses lecteurs l’image physique du territoire qu’il veut étudier ; d’autre part, dans sa représentation, comme ce fut le cas dans l’Agricola, l’historien fait alterner deux regards, à savoir : le regard de Tacite-géographe qui croise celui de Tacite-ethnologue. Analysons ce tableau initial de la nature qui ouvre la Germania.

1. La Germania 1,1-3 ou la « photographie » de l’espace physique de la Germanie Entrant ex abrupto dans le vif du sujet sans présenter ni ses intentions ni proposer un plan, Tacite-géographe commence son étude ethnographique sur les Germains par la présentation générale du territoire germanique : trois phrases suffisent pour nous préciser, non seulement les limites naturelles de la Germanie libre253, mais également ses principales caractéristiques physiques. Phrase 1. Usant d’une formule qui nous rappelle le début du De Bello Gallico254, comme s’il voulait s'inscrire dans la continuité littéraire de César, Tacite nous apprend que « Germania omnis a Gallis Rhaetisque et Pannoniis Rheno et Danubio fluminibus, a Sarmatis Dacisque mutuo metu aut montibus separatur : cetera Oceanus ambit, latos sinus et insularum immensa spatia complectens, nuper cognitis quibusdam gentibus ac regibus, quos bellum aperuit. » 255 252

Ce chapitre doit exceptionnellement beaucoup aux travaux de S-Morin sur le Rhin (Cf. Morin 2008 et 2014) et surtout aux deux articles de R. Poignault (Cf. Poignault 1999-2000 et 2001). 253 Elle s'étend à partir de la rive droite du Rhin, et non pas des deux provinces instituées avant 90 ap.J.C. par Domitien, Germania inferior et Germania superior, contrées de la Gaule Belgique avoisinant la rive gauche des cours supérieur et inférieur du Rhin. 254 César, B.G., 1.1 : « Gallia est omnis diuisa... » 255 Ger. 1,1. (La Germanie dans son ensemble est séparée des Gaulois, des

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Comme dans l’Agricola, c’est en géographe avisé que Tacite essaie de reproduire l’espace physique de la Germanie en prenant comme repères ses frontières naturelles256. Comme si ce territoire était un espace essentiellement aquatique, l’historien souligne l’importance de deux fleuves – le Rhin et le Danube – qu’il considère d’ailleurs comme étant la frontière naturelle séparant trois peuples, et donc trois espaces de vie, à savoir : les Gaulois, les Rhètes257 et les Pannoniens258. Il faut avouer que cette première phrase annonce toute la poétique de la construction de l’espace germanique, une poétique basée essentiellement sur la présence et la disposition géographique de deux plus importants fleuves du territoire germanique, le Rhin et le Danube259. Phrases 2 et 3. Comme le ferait un pédagogue, après avoir souligné le rôle que jouent ces deux fleuves dans la délimitation Rhètes et des Pannoniens par deux fleuves, le Rhin et le Danube, des Sarmates et des Daces par une crainte mutuelle ou des montagnes ; le reste est entouré par l’Océan qui presse de vastes péninsules et des îles d’une immense étendue, on y a reconnu, ces temps-ci, des nations et des rois que la guerre a découverts.) 256 À ce propos, O. Devillers (Devillers 2010, 76), note que « la Germania omnis de Tacite est prioritairement considérée du point de vue de ses frontières externes : a Gallis Raetisque et Pannoniis […], a Sarmatis Dacisque […] separatur (G. , 1, 1). Elle est donc présentée d’emblée pratiquement dans un rapport d’exclusion avec ses voisins. C’est aussi dans ce sens que s’inscrit la conviction de Tacite que les Germains sont de purs autochtones (G. , 2, 1)7 et n’ont été mêlés à aucune autre nation, qu’ils constituent en somme une race « qui ne ressemble qu’à elle-même », tantum sui similem gentem (G. , 4, 1-2) » 257 La Rhétie, territoire de cette province romaine, fut soumise par Drusus et Tibère en 16-15 a. C. ; elle ouvrait le Tyrol, l'Est de la Suisse et le canton des Grisons. Tacite ne mentionne pas le Norique qui séparait celle-ci de la Pannonie. 258 La Pannonie s'étendait entre le Danube et la Drave. Elle comprenait l'Ouest de l'actuelle Hongrie et la Croatie. Conquise entre 35 et 9 a.C, elle devint province romaine en 9 a.C. et fut divisée en Pannonie supérieure et inférieure 259 En rapportant les campagnes militaires transrhénanes de Germanicus dans les Annales (cf. Ann. 1, 59; 2, 14 ; 2, 22 ), Tacite définit fréquemment le pays des Germains comme l'espace situé entre le Rhin et l'Elbe, les deux fleuves parallèles formant ainsi respectivement les délimitations occidentales et orientales de la Germanie. Cf. Morin 2008, 23 qui estime que le Rhin, représenté en tant que délimitation du territoire germanique, pourrait également apparaître comme la limite des régions habitées par les Germains.

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des espaces de vie des peuples germaniques, Tacite poursuit sa description en nous donnant les spécificités de chacun de ces deux fleuves. Les phrases 2 et 3 constituent un véritable tableau hydrographique de la Germanie. La phrase 2 qui fait écho à la tradition ancienne sur l’Océan260 contient une évocation au fleuve Rhin : « Rhenus, Rhaeticarum Alpium inaccesso ac praecipiti vertice ortus, modico flexu in occidentem versus, septentrionali Oceano miscetur. 261 », alors que la phrase 3 est consacrée au Danube : « Danuuius, molli et clementer edito montis Abnobae jugo effusus, plures populos adit, donec in Ponticum mare sex meatibus erumpat : septimum os paludibus hauritur262. Comme dans l’Agricola, on trouve dans ces deux phrases, la plume d’un ‘Tacite géographe’ qui décrit, d’une part, le Rhin « avec l’évocation de son point de départ, de son point d’arrivée 260

Cf. Morin 2014, 104 : Selon la représentation ancienne du monde, un vaste océan circulaire entourait les terres habitées, un vaste océan qui, dans sa portion nord, à partir du Rhin, était désigné en latin sous le nom d’Oceanus septentrionalis. Cet Océan septentrional, qui formait la frontière nord de la grande Germanie, correspond évidemment, dans la géographie moderne, à la mer du Nord dont l’hydronyme a gardé l’essence même de la nomenclature latine et exprime encore aujourd’hui la position septentrionale de cette mer par rapport au centre européen. 261 Tacite, Ger. 1,2 (Le Rhin, jaillissant dans les Alpes Rhétiques d’un sommet inaccessible et abrupt, s’infléchissant quelque peu vers l’Occident, se mêle à l’Océan septentrional.) Dans les Annales 2,6, Tacite nous donne d’autres précisions concernant ce fleuve : Nam Rhenus uno alueo continuus aut modicas insulas circumueniens apud principium agri Bataui uelut in duos amnis diuiditur, seruatque nomen et uiolentiam cursus, qua Germaniam praeuehitur, donec Oceano misceatur : ad Gallicam ripam latior et placidior adfluens (uerso cognomento Vahalem accolae dicunt), mox id quoque uocabulum mutat Mosa flumine eiusque inmenso ore eundem in Oceanum effunditur.» 262 Tacite, Ger. 1,3. (Le Danube, «épanchant ses eaux sur les douces pentes et les calmes hauteurs du Mont Abnoba, rend visite à de nombreux peuples, puis se précipite dans la mer Pontique par six bouches : un septième bras se perd dans les marais.) Commentant cet extrait, R. Poignault (Poignault 1999-2000, 434) nous fait remarquer que «le cours d’eau du Rhin est décrit avec l’évocation de son point de départ, de son point d’arrivée et du mouvement d’ensemble du fleuve, mais on reste dans le domaine de l’épure, sauf pour ce qui est de sa source, qui exprime la force au détriment de tout sens des réalités.

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et du mouvement d’ensemble du fleuve 263 » et, d’autre part, le Danube comme un fleuve tranquille qui provient d’une source moins abrupte et qui, avant de se jeter dans la mer, se divise en six bras, le septième se perdant dans des marais. Pour Tacite, il n’y a pas de doute : ces deux fleuves sont ce qu’on appelait ‘politiquement’ à Rome des frontières naturelles264. Lorsqu’on relit minutieusement ces trois phrases qui constituent le tableau paysager initial qui ouvre la Germania265, on s’aperçoit que Tacite oppose les deux fleuves entre eux, « comme s’il obéissait à un impératif rhétorique d’antithèse.266 » Ce n’est pas cette opposition267 qui nous intéresse, mais c’est plutôt le fait de considérer ces deux fleuves comme « point de repère pour organiser l’espace dans son récit268 », mieux, « comme points de repère privilégiés dans la narration car ils permettent d’organiser l’espace 269 ». Ce qui nous intéresse ici, c’est le fait que, dans la représentation de l’espace germain, Tacite se sert du Rhin et du Danube comme « principe d’orientation dans la description270 » de ce territoire. Bref, ce qui nous intéresse, c’est le fait que, dans la Germanie, Tacite considère ces fleuves, non seulement, comme « des données géographiques et mirabilia 271 », mais aussi comme des 263

Poignault 1999-2000, 433. Dans la pensée de bien des Romains, ces limites naturelles avaient été tracées par les dieux dans leur souci d’établir une sorte d’équilibre spatial dans le monde romain. De la sorte, il ne convenait pas de les dépasser. À en croire Laederich (Laederich 2001,129-130), cette idée de « frontières naturelles » matérialisées par les fleuves pose un problème à la fois idéologique et stratégique. 265 La Germania s’ouvre par une certitude géographique et se referme par un doute transcendantal où Tacite ne parvient pas à trancher entre tradition, mythe et religion (Ger. , 46,6). 266 Poignault 1999-2000, 431. 267 Selon Poignault (Poignault 1999-2000 : 435), cette opposition se voit aussi d’un point de vue littéraire. Parlant du Danube, Tacite utilise le verbe « erumpere » qui « suggère la violence du flot, pour rendre la manière dont le Danube se jette dans le Pont-Euxin ». Quant au Rhin, l’historien préfère l’utilisation du verbe « miscetur. » 268 Poignault 1999-2000, 431. 269 Poignault 1999-2000 : 436. 270 Pognault 1999-2000 : 437. 271 Poignault 1999-2000 : 433-442. 264

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« frontières » 272 « perméables273 », qui ne sont pas de simples limites symboliques mais qui doivent être considérés aussi dans leur matérialité274. Partant du tableau que Tacite brosse au début de son ouvrage (Ger. 1-3), il apparaît clairement que, pour cet historien, la Germania , en tant qu'entité géographique, est un territoire naturel, non créé par l'homme, car encadré par des délimitations « naturelles » et légitimes que sont les eaux (Océan, fleuves) et les montagnes275. Si nous devons aller plus loin dans notre analyse, en nous référant aux raisons qui ont poussé Tacite à rédiger rapidement cet opuscule, nous pouvons dire que les trois phrases qui ouvrent la Germania constitueraient un message subliminaire que Tacite lancerait en direction des Gouvernants romains, à savoir : la seule façon de contenir les menaces germaniques et de stabiliser la frontière Nord de l’Empire passe stratégiquement par la domination, c’est-à-dire l’occupation militaire de deux plus importants fleuves du pays, à savoir : le Rhin et le Danube276. 272

Poignault 1999-2000 : 442-451. Poignault 1999-2000 : 451-455. Dans la Germania, même si Tacite considère le Rhin comme un « fleuve frontière », il ne le présente jamais comme infranchissable. En effet, le Rhin n’a pas empêché des Gaulois de passer sur la rive opposée (Cf. Ger., 28,1). L’historien évoque aussi les Germains sur la rive gauche du Rhin (Ger., 28,4). Les Ubiens sont la preuve que le Rhin a été un facteur d’échanges et non de division (Ger., 28,5). Les migrations des Cimbres ont également laissé des témoignages de leur passage sur les deux rives (Ger., 37,1). Les Tongres ont été les premiers à traverser le Rhin et à venir s’installer en Gaule (Ger., 2). Le Danube n’est non plus que le Rhin une barrière infranchissable (Ger., 28,3) 274 Le Rhin, par ex. du côté des Usipens et des Tenctères, constitue par son seul cours un terminus (une borne) suffisant pour séparer l’empire de ces Germains (Ger. 32,1). Cf. Poignault 2001, 446. 275 Cette idée est également soutenue par F. Dupont 1995, 192. 276 L’importance de ces deux fleuves a fait l’objet de plusieurs études dont certaines dédiées aux représentations mythologiques et symboliques du fleuve et d’autres au Rhin ainsi qu’à la fonction de fleuve-frontière. Sur cette question, outre Morin 2008, voir aussi Dion, R. (1965) ; Id. (1993) « Rhenus bicornis », R.E.L., 42,469-499 ; Vogler, C. , « L'Image de deux fleuves frontières de l'Empire romain au IVe siècle : le Rhin et le Danube dans Ammien Marcellin », in : Piquet, F. (éd.), Le Fleuve et ses métamorphoses. Actes du colloque international tenu à l'Université Lyon 3-Jean Moulin, les 13, 14 et 15 mai 1992. Paris, Didier Érudition, 153-159 ; Id. (1997), « Le Rhin de César à Théodose », in : Racine, P. éd.), Fleuves, rivières et canaux dans l'Europe occidentale et médiane. Actes du Colloque de Strasbourg (1et 2 273

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2. La Germanie, un espace entouré par l’Océan ? Les trois phrases que nous venons de commenter (Ger,1,13), une fois mises ensemble, présentent la Germanie comme un espace naturel dominé par les eaux fluviales. Néanmoins – et c’est Tacite-ethnologue qui intervient – cet espace est habité par des Germains qu’il croyait ‘indigenas’ (Ger.2,1). Cependant, avant de poursuivre ses remarques ethnographiques (Ger. 2,34,2) comme s’il avait de l’aversion contre la Germanie et son espace, Tacite nous donne cette précision de taille qui, dans la poétique de représentation d’espace, en dit long : « …quia nec terra olim sed classibus aduehebantur qui mutare aedes quaerebant, et immensus ultra utque sic dixerim aduersus Oceanus raris ab orbe nostro nauibus aditur. Quis porro, praeter periculum horridi et ignoti maris, Asia aut Africa aut Italia relicta, Germaniam peteret, informem terris, asperam caelo, tristem cultu aspectuque, nisi patria sit ? » (Ger. 2,12)277 Attardons-nous un peu sur ces deux phrases. La première phrase « …quia nec…nauibus aditur » (Ger. 2,1) insiste beaucoup sur les caractéristiques et la nature de l’Océan. Alors que, dans l’Agricola, Tacite n’a pas trouvé la nécessité d’en parler278, il insiste ici sur l’immensité, mieux, sur la vastitude de cet Océan : l’immensus Oceanus (Ger. 2,1) du début de la Germania deviendra à la fin de son opuscule un véritable « mare, pigrum ac prope immotum, quo cingi claudique décembre 1995). Nancy, CNDP/CRDP, 85-120 ; Trousset, P. (1993), « La Notion de "ripa" et les frontières de l'Empire » in : Piquet, F. (éd.), Le Fleuve et ses métamorphoses. Actes du colloque international tenu à l'Université Lyon 3-Jean Moulin, les 13, 14 et 15 mai 1992. Paris, Didier Érudition, 141152. 277 (…car jadis ce n’était pas par terre mais en bateaux que se transportaient ceux qui cherchaient à changer de demeure et l’immense Océan de là-bas, situé pour ainsi dire de l’autre côté de l’univers, est rarement visité par des navires venus de notre monde. Et qui donc, sans parler des périls d’une mer âpre et inconnue, quittant l’Asie, l’Afrique ou l’Italie, ferait voile vers la Germanie, vers ses pays sans forme, son ciel rude, triste à habiter comme à voir, à moins qu’elle ne soit la patrie ?) Pour le commentaire de ce passage, cf. Kröner 1982. 278 Cf. Tacite, Agr. 10,7 : « Naturam Oceani atque aestus neque quaerer huius operis est, ac multi rettulere. »

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terrarum orbem hinc fides, quod extremuscadentis iam solis fulgor in ortus edurat adeo ut sidera hebetet ; sonum insuper emergentis audiri formasque equorum et radios capitis adspici persuasio » (Ger. 45,1). Cette métaphore, qui fait allusion à une légende, laisse croire que cet Oceanus, ce mare pigrum ac prope immotum279est très agité au point de provoquer de terribles tempêtes. Nous pouvons faire allusion à cet orage qui assaillit la flotte de Germanicus et que Tacite nous a poétiquement décrit aux chapitres 23-24 des Annales 2280. L’espace germanique serait donc entouré d’un Océan, mieux, d’une mer redoutable. Comme pour insister, Tacite nous rappelle cette idée, avec un ton interrogateur, dans la deuxième phrase : « Quis porro… nisi patria sit ? » (Ger. 2,2). Cette phrase est doublement intéressante pour tout tacitologue qui chercherait à cerner la représentation de l’espace germanique dans la Germania, une représentation qui, somme toute, s’appuie, entre autres, sur les topoï véhiculés par la tradition antique. Premièrement, par cette phrase, Tacite insiste sur l’environnement maritime qui entoure l’espace germanique, un environnement décrit et perçu comme un milieu hostile, sauvage et instable et dont le danger viendrait, entre autres, de cette mer redoutable et inconnue ( periculum horridi et ignoti maris). Cette mer menaçante et inhospitalière deviendra, dans les Annales281, terrifiante et excessive : l’historien n’hésite pas à la considérer comme la plus violente de toutes les mers. Comme le souligne bien M. S. Morin282, les représentations de la mer 279

Cette expression nous fait penser à l’Agricola 10, 6, dans lequel Tacite qualifie l’Océan qui baigne la Bretagne et qui s’étend après la Calédonie de « mare pigrum et graue remigantibus. » 280 C’était vers l’automne de l’année 16 ap. J.C. Germanicus venait d’achever la brillante campagne qui, dans les champs d’Idisiavisus, près du Weser, avait vengé le désastre subi naguère par Varus. Une partie des légions s’étaient acheminées par le continent vers leurs quartiers d’hiver ; le reste avait dû s’embarquer avec le général, et gagner la mer du Nord par l’Ems et le golfe du Dollart, pour rentrer dans la province de Germanie inférieure par les canaux de Drusus, le lac Flévo et le Rhin. La description de cet orage est l’un de rares tableaux très réussis de Tacite. À nos yeux, ce tableau de haute tenue littéraire que nous analyserons dans le prochain volume est plus impressionnant que la description de la marée qui avait surpris les légions de Vitellius (Ann. 1,70). 281 Cf. Tacite, Ann. 2,24. 282 Morin 2014, 107.

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germanique diffusées par la littérature ancienne étaient donc profondément négatives et construisaient l’image d’un environnement naturel démesuré et menaçant. Elles influencèrent sans doute la perception romaine du cours rhénan, lequel s’écoulait dans cette mer hostile et se fondait dans ce milieu maritime réputé, outre par son immensité, par son inaccessibilité. Qui pourrait souhaiter vivre dans un pays de marécages, un pays soumis à un climat cruel et couvert de forêts obscures et de terres stériles « nisi si patria sit ? » s’interroge Tacite. Deuxièmement, cette phrase interrogative pose donc la question de la particularité de l’homme germain et de son intégration283 dans un milieu naturel à la fois austère et excessif. Autrement dit, ne peut habiter l’espace ainsi décrit comme un milieu hostile, sauvage et instable que le Germain.

3. L’itinérance paysagère : une notion absente de la Germania Avant de terminer ce chapitre, il nous semble important de souligner qu’il nous est difficile de suivre l’organisation générale de l’espace naturel germanique dans la mesure où, contrairement à l’Agricola où la technique appliquée par Tacite nous a permis de « sillonner » l’espace breton de bout en bout en suivant les pas d’Agricola, la notion d’itinérance paysage est absente dans la Germania. Deux raisons expliquent cette absence malgré la présence des notations sur le paysage284. La première est que le sujet abordé dans la Germania, – l’étude ethnographique des peuples germaniques – ne permet pas à Tacite d’insérer dans sa trame narrative des descriptions dynamiques qui pourraient donner l’impression aux lecteurs de « voyager » dans l’espace germanique à la découverte des paysages. La seconde, la plus importante probablement, c’est que, comme pour beaucoup de Romains, contrairement à l’espace breton de l’Agricola qu’il a vraisemblablement visité, Tacite avait du mal à circonscrire très 283

Sur cette question d’intégration de l’homme dans le milieu sauvage germain, cf. Morin 2014 : 163-264. 284 Sur cette question, cf. Giua 1991

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exactement le territoire germanique tant il est vrai qu’il disposait peu d’informations – pas toujours fiables – sur l’espace physique germain. Comme le note O. Devillers, même si le ton utilisé dans la Germania « est maintes fois assuré (…), on rencontre très régulièrement des formes plus flottantes de connaissance285 » qui le poussent à prendre quelques distances dans tout ce qu’il écrit ou dit. Cette situation inconfortable a conduit Tacite à mêler « vérité et croyances.286 » Bref, le manque d’informations fiables expliquerait la rareté des descriptions comme celles que nous retrouvons dans l’Agricola. D’ailleurs, étudiant la représentation géographique de la Germanie chez Tacite, F. Dupont287 a expliqué avec justesse le rapport de l’historien latin avec l’espace géographique germanique en ces termes : « Ainsi Tacite après avoir circonscrit le territoire de la Germanie de cette façon dissymétrique […] ne dit rien de l’intérieur, il ne donne ni repères topographiques ou toponymiques, il n’oriente pas l’espace par rapport aux quatre points cardinaux pas plus qu’il ne fournit d’informations sur les distances et les dimensions du territoire ou encore sur les fleuves qui le parcourent.[…] La Germanie n’a ni forme ni histoire, ce qui fait d’elle un désert […] » . Nous rejoignons ce constat. L’absence d’une description dynamique s’explique aussi par le fait que le héros 285

Devillers 2010 :77-78 : « même si le ton est maintes fois assuré (G. , 16, 1 satis notum est ; 35, 1 nouimus ; 39, 1 fides […] firmatur), on rencontre très régulièrement des formes plus flottantes de connaissance : l’information rapportée (G. , 33, 1 narratur), la rumeur (G. , 34, 78,2 fama uolgauit), la probabilité (G. , 2, 1 crediderim ; 28, 1 credibile est ; 34, 4 credere quam scire ; 45, 7 crediderim), le constat de la difficulté à obtenir une information (G. , 9, 2 parum comperi), l’incertitude (G. , 28, 3 incertum est) ou le refus de prendre position. » 286 Ainsi, écrit Devillers 2010,78, « lorsqu’on arrive aux confins de la terre (G., 45, 1 fides ; persuasio ; fama uera), et plus les informations tacitéennes semblent marquées du sceau de la perplexité : Tacite ne sait ainsi s’il doit rattacher trois peuplades (Peucins/Bastarnes, Vénèthes et Fennes) aux Germains ou aux Sarmates (G., 46, 1). L’exposé s’achève même dans une sorte de halo fabuleux (G., 46, 6 cetera iam fabulosa) à propos des Hellusiens et des Oxiones, mi-hommes, mi-bêtes, et il apparaît symptomatique que la dernière phrase de l’opuscule consiste en un refus de prendre position à ce propos : quod ego ut incompertum in medium relinquam (G., 46, 6). » 287 Dupont 1995, 195.

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de cet opuscule, l’homme germain, représenté dans sa dimension sociale en rapport avec son milieu naturel, « intervient » dans la textualité de l’étude tacitéenne, sous forme de clichés, de stéréotype, à travers une succession de petits tableaux statiques qui font allusion, soit à ses activités journalières, soit à ses habitudes, à sa culture ou à ses croyances religieuses et qui, mis ensemble, apparaissent comme des cadres de vie tantôt communautaire, tantôt privée et intime. Seul le changement des peuples étudiés, chapitre par chapitre, nous donne l’illusion de changer de lieux. En tout cas, la seule manière qui nous permettrait de parler d’itinérance paysagère, notion qui implique le changement dynamique des paysages, c’est de suivre le cours des fleuves, dans leur fonction taxinomique étant donné que, pour des raisons relatives à la progression du récit, Tacite « utilise le Rhin et le Danube comme fils conducteurs pour présenter les peuples germains après son exposé global sur l’origine et les mœurs de ceux-ci (Ger., 27 288». Dans sa narration, Tacite « suit d’abord une direction qui correspond à peu près au cours du Rhin, puis il s’appuie sur le Danube.289 » (cf. Ger., 41). Cette ‘technique’ ne nous permet pas vraiment de cerner ce qu’il conviendrait d’appeler la poétique tacitéenne des fleuves dans la Germania tant elle introduit une géographie beaucoup plus imprécise de la Germanie. Contrairement à l’Agricola où la notion d’itinérance saute aux yeux lorsqu’on suit, par exemple, le héros tacitéen dans sa chevauchée guerrière, dans la Germania, « Tacite adopte le modèle narratif des itinéraires, privé de tout repère géographique à part le lieu de départ’ ; chacun des peuples étant ‘situé par rapport au précédent’290. » Dans la Germania donc, Tacite utilise les effets de cadrage pour souligner davantage l’apparition du paysage germanique sous l’angle lacunaire et de façon parcellaire. Cette technique, qui nous rappelle celle de « montage » dans l’audiovisuel, introduit dans la poétique de l’espace chez Tacite la notion de sélection de l’espace par le regard limité du sujet observant. Et, 288

Poignault 2001 : 436. Poignault 2001 : 436. 290 Pognault 2001 : 437, citant Dupont 1995 et Much, R. (1967), Die Germania des Tacitus, Heidelberg, 40. 289

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contrairement au contexte où l’espace est acteur dans la trame narrative, l’espace ou le paysage qui participe au cadrage de la vie communautaire ou privée de l’homme germain joue le rôle traditionnel de décor, dans une perspective exotique qui marque la différence avec le Romain et son espace.

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Chapitre VII Fleuves et forêts : éléments représentatifs de l’espace germanique dans la Germania Deux éléments naturels reviennent régulièrement dans le paysage germanique de la Germania, à savoir : les eaux (cours d’eau, fleuves, marécages291, voire lacs292) et les immenses forêts. Cette constante dans la Germania signifie tout simplement que Tacite définit le territoire de la Germanie par des images spatiales de la liquidité et de l’insaisissable en raison de l’immensité des forêts. Si les fleuves permettent de charrier leurs eaux jusqu’à l’embouchure avec l’Océan, ils sont cette force qui, dans ces immenses forêts, organise la vie. Comment Tacite représente-t-il ces deux éléments naturels – les fleuves et la forêt –, quels artifices utilise-t-il pour mieux les représenter et quelle (s) fonction(s) leur attribue-t-il ? Telles sont les questions auxquelles nous allons tenter de répondre 291

Lorsqu’on analyse les textes relatifs à la campagne de Germanicus dans les Annales, on s’aperçoit que, pour Tacite, la Germanie est aussi un territoire marécageux. Cf. par ex. Ann. 1,61. 292 À propos des lacs, cf. par ex.Tacite, Ger. 34,1. Traitant du territoire du peuple frison, l’historien fait allusion aux contrées qui, bordées par le Rhin et l’Océan, encerclaient d’immenses lacs sur lesquels naviguèrent les flottes romaines ; « Vtraeque nationes usque ad Oceanum Rheno praetexuntur, ambiuntque inmensos insuper lacus et Romanis classibus nauigatos. »

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dans ce chapitre tout en évitant de longs développements. Si l’on tient compte des indices spatiaux et paysagers dans cet ouvrage et en s’intéressant aux circonstances au cœur desquelles ces indices ont été introduits dans le récit tacitéen, on en vient à cette conclusion : dans la Germania, les fleuves contribuent à l’organisation sociale et économique des peuples qui habitent sur les rives (ripae), tandis que les forêts constituent des espaces de vie protégés pour les Germains. Ce sont ces deux points que nous allons développer tout au long de ce chapitre.

1. Les fleuves, éléments essentiels dans l’organisation sociale et économique des Germains La Germania de Tacite peut être définie comme un tableau fluvial, un tableau dans lequel les fleuves divisent et réunissent les éléments disjoints de l’espace naturel très marqué par la présence des forêts immenses. Quand bien même nous avons déjà commenté le premier chapitre de la Germania qui nous a permis de comprendre, grâce, entre autres, à l’intéressant article de Rémy Poignault293 que, chez Tacite, d’une part, les fleuves sont « des éléments de définition de l’espace », c’est-à-dire comme des « points de repère pour organiser l’espace dans son récit » et, d’autre part, ces fleuves fonctionnent » avant tout comme des frontières, mais ce sont des frontières ambiguës, car perméables », il y a lieu d’ajouter ceci : ce n’est pas par un pur hasard de l’écriture que Tacite ouvre sa Germania en mettant en exergue les fleuves Rhin et Danube. Une autre explication nous vient à l’esprit : dans la pensée de Tacite, ces deux fleuves ont une importance capitale et vitale pour l’ensemble de l’espace germain, un espace composé d’une multitude de peuples et donc une multitude d’espaces vitaux. En plaçant ces deux fleuves en antéposition de toute la narration, Tacite voulait très probablement nous dire que, le Rhin et le Danube jouent un rôle 293

Poignault 1999-2000.

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important dans l’organisation sociale de l’espace germain de la même manière que le sont, par exemple, le Nil pour l’Egypte, le Tibre pour l’Vrbs, l’Euphrate pour l’ancienne Phénicie. D’une manière générale, bien que s’intéressant plus au fleuve Rhin et à son espace, les travaux de S.-Morin294, tout au moins dans les chapitres ou les passages concernant Tacite, ont abondé dans ce sens. Revenons au texte de la Germania pour insister sur le fait que la mise en valeur de ces fleuves ne peut en aucun cas nous étonner. D’ailleurs, comme l’a si bien souligné S.-Morin295, plusieurs auteurs anciens utilisèrent délibérément le fleuve afin de définir, de délimiter et d'organiser l'espace géographique et politique, se servirent de la lisière fluviale de façon à séparer des environnements opposés, octroyèrent au Rhin , surtout le Rhin inférieur, non seulement une fonction protectrice en le présentant comme une barrière défensive et un obstacle, mais également une fonction culturelle, économique, politicomilitaire296 et sociale. Au-delà du fait qu’ils constituent des éléments majeurs de la construction du récit tacitéen dans la Germania, des éléments de division de l'espace, mieux, des éléments discriminants privilégiés qui permettent une délimitation et une organisation de l'espace géographique fonctionnelles, bref, éléments de définition de l’espace297, les fleuves de la Germanie, surtout le Rhin, ainsi que leurs rives, sont aussi perçus dans la Germania comme des éléments structurant et organisant la vie sociale des Germains. Lorsqu’on lit ou qu’on analyse cet opuscule sous cet angle, l’on se rend vite compte que toute la poétique des fleuves germaniques tacitéens se développe autour de cette fonction sociale, très symbolique pour un territoire mal connu comme la Germanie. Relisons la Germanie chapitre par chapitre. 294

Cf. Morin 2008 et 2014. Morin 2008, 13. 296 Selon elle (Morin 2008) le Rhin inférieur demeura un secteur majeur d'activités militaires sous les Julio-Claudiens, les conjonctures et les stratégies politico-militaires de l'époque flavienne, à la fin du Ier siècle, entraînèrent un glissement vers le sud des effectifs romains et une diminution de la prééminence des troupes rhénanes au profit de la zone danubienne (cf. Morin 2008,3). 297 Pour tous ces aspects des fleuves de la Germanie chez Tacite, cf. Morin 2008 et Poignault 1999-2000. 295

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1.1. Les fleuves comme éléments de localisation des peuples germains socialement organisés Dans la Germania, les indications spatiales ou paysagères liées aux fleuves servent à suggérer la localisation géographique des Germani. S’appuyant sur une représentation du Rhin héritée de César, dès le début de son ouvrage (Ger. 1,1), Tacite utilise régulièrement le fleuve comme séparation ethnique et culturelle entre les Germains et les Gaulois. Dans le paragraphe suivant, c’est par rapport au Rhin (Ger. 2,5) que Tacite commence son étude sur l’implantation, mieux, l’occupation des peuples germaniques. Il se sert du fleuve Rhin pour situer et localiser les peuples étudiés. Selon l’auteur de la Germania, c’est sur la rive droite que se sont établies les nations autochtones. Parmi ces nations, Tacite cite les Chattes qui se sont établis dans la partie sud du cours inférieur du fleuve. Dans la Germania 32,1, Tacite nous informe que « proximi Chattis certum iam alueo Rhenum quique terminus esse sufficiat Vsipi ac Tencteri colunt. » Pour identifier certains peuples autochtones vivant sur la rive gauche du fleuve au Ier siècle de notre ère, Tacite se sert aussi du fleuve Rhin : il n’hésite pas à employer ouvertement le terme de « Germani cis Rhenum298. » L’historien situe les autres nations ou peuples de la Germanie sur la rive occidentale du Rhin supérieur. C’est le cas des Vangions, des Triboques et des Nemètes299, alors que les Tungri sont placés en Germanie inférieure sans toutefois préciser davantage leur positionnement géographique. Selon l'historien latin, cette nation ayant jadis franchi le Rhin aurait été la première à porter le nom de Germains « (...) quoniam qui primi Rhenum transgressi (...) nunc Tungri, tune Germani uocati sint. » (Tacite, Ger., 2). Tous ces peuples étaient socialement organisés au point de créer des espaces de vie viable. Par exemple, plusieurs années après la Germania, dans les Annales300, parlant des Ubiens, en plus de grandes fermes (uillae), des terres labourées (arua) et des 298

Tacite, Ann. I, 56. Tacite, Ger 28,4 : « Ipsam Rheni ripam haud dubie Germanorum populi colunt, Vangiones, Triboci, Nemetes. » 300 Tacite, Ann. 13, 57. Oppidum Vbiorum (Tacite, Ann. 1, 36 ; 12, 27) ; ara Vbiorum (Tacite, Ann. 1, 39, 13 39). 299

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villages (uici), Tacite mentionne la présence d'un oppidum Vbiorum - place forte du territoire ubien – et d'une ara Vbiorum – autel des Ubiens301. Cette organisation de vie avait de rapport avec les fleuves, en l’occurrence ici le Rhin. C’est fort probablement en raison de la présence du delta rhénan que les Bataves s’y sont installés. Dans la Germania, Tacite explique que les Bataves étaient « Chattorum quondam populus et seditione domestica in eas sedes transgressus, in quibus pars Romani imperii fierent »: (Ger. 29)302. Il faut dire que l’installation des Bataves dans le delta rhénan est une preuve de l’influence du fleuve sur les populations locales et régionales. C’est donc le Rhin qui a favorisé le mouvement migratoire des Bataves. Selon S.-Morin, ce mouvement a non seulement entraîné l’implantation cisrhénane d’une nouvelle entité tribale indépendante, mais encore fut à l’origine de l’intégration batave à l’Empire romain. Ces racines transrhénanes sont à nouveau mentionnées par Tacite dans son récit de la révolte des Bataves, alors que l’origine chatte des insurgés et leur antique migration vers le delta sont, plus tard, rappelées par l’historien dans les Histoires303.

1.2. Le Rhin : élément important dans l’organisation et l’encadrement des échanges économiques Dans plusieurs passages de la Germania, Tacite souligne le fait que le fleuve Rhin a favorisé les échanges commerciaux entre les peuples germains, mais aussi entre ces peuples et les Romains. Ce fleuve a favorisé la création des zones habitées qui se sont organisées socialement au point de créer des zones économiques dynamiques. Il conviendrait de retenir que les 301

Cf. Morin 2008,30. A propos des Bataves, ainsi que nous pouvons le lire dans les Histoires 4,12, les écrits de Tacite sont sans ambiguïté et multiplient les allusions à l’occupation batave de la grande île rhénane (cf. Ger. , 29), une île clairement deltaïque, une île « quam mare Oceanus a fronte, Rhenus amnis tergum ac latera circumluit » précise l’historien latin (Hist. 4,12). 303 Tacite, Hist., 4,12 : « Bataui, donec trans Rhenum agebant, pars Chattorum, seditione domestica pulsi extrema Gallicae orae uacua cultoribus simulque insulam iuxta sitam occupauere, quam mare Oceanus a fronte, Rhenus amnis tergum ac latera circumluit. » 302

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franchissements réguliers de ce fleuve ont joué un rôle majeur dans les relations transfrontalières soutenues entre les populations riveraines. Ainsi le souligne d’ailleurs S.-Morin, ces franchissements du Rhin ont permis de conserver des contacts diplomatiques, militaires, économiques ou sociaux entre les rives. Garantissant une communication renouvelée entre les deux côtés du Rhin, ces franchissements réguliers assurèrent le maintien d'une cohésion des rives du fleuve et de l'espace frontalier rhénan304. Principal fleuve dans la zone de contacts militaires et diplomatique transrhénane305, placé au cœur d'une zone de convergence économique306 et favorisant de multiples contacts sociaux et culturels entre les groupes rhénans307, seul fleuve germain situé au cœur d'un espace frontalier alimenté par des interactions multiples entre les deux rives, le Rhin joue un rôle social très important dans la mesure où, il favorisait, par ses traversées, la circulation humaine accrue par la mise en place des aménagements fluviaux spécifiques ainsi que d’échanges interethniques et des transferts culturels croissants308.

2. La forêt tacitéenne de la Germanie : cadre de vie et élément de caractérisation identitaire de l’homme germain Dans la textualité de la Germania, au-delà de l’étude ethnographique sur les peuples germaniques, la représentation de l’espace s’appuie sur les rapports que les peuples germaniques ont pu établir et entretenir avec les forêts. Fait caractéristique, Tacite les cite sans trop de précisions dans leurs localisations et sans beaucoup de détails descriptifs. Parmi toutes ces forêts309, l’historien cite l'Abnoba (Ger., 1,2) et 304

Cf. Morin 2008, 51. Cf. Morin 2008, 77-87. 306 Cf. Morin 2008, 88-94. 307 Cf. Morin 2008, 95-106. 308 Cf. Morin 2008, 95-107. 309 Dans les Annales, Tacite signale aussi la silua Caesia (Ann., 1,50,1) probablement située dans la région d'Essen, et le saltus Teutoburgensis (Ann., 1,60,3). 305

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surtout, la plus importante de toutes, le « saltus Hercynius » (Ger., 30,1).

2.1. Le « saltus Hercynius » : symbole de l’espace sylvestre germanique Forêt mythique de l’antique Germanie dont les légendes font une description incroyable en raison de son étendue insensée et des êtres la peuplant, s’étendant jusqu’à la Forêt Noire, de la Thuringe et de l’ancienne Bohême, la « saltus Hercynius » allait encore plus loin du côté du levant et se prolongeait dans la Pologne et dans la Hongrie. Nommée Orcynie par Eratosthène, Arcinie par Aristote, cette forêt tire vraisemblablement son nom de César qui, le premier de tous les auteurs latins, a fait mention de la Hercynia silua (cf. BG, 6,24)310. D’après les géographes grecs, César avait confondu toutes les forêts et toutes les montagnes de la Germanie. C’est cette vague tradition qui se serait propagée parmi les géographes romains. Ni Pline l’Ancien311 ni Tacite ne surent s’en former une idée très précise. On comprend alors pourquoi, dans la Germania, malgré sa réputation, notre historien ne lui accorde pas de description, se contentant de l’expression « saltus Hercynius » (Ger., 30,1).

310

Même s’il cite une source grecque, l’astronome, géographe, philosophe et mathématicien Eratosthène, il n’est pasimpossible que César ait tiré la description de cette forêt de son expérience personnelle, lors de la conquête de la Gaule. Il faut dire ici que le mystère de cette forêt est renforcé par la description que César fait de ses habitants. Tite-Live, dans son A.U.C., V,34, dans son Histoire Romaine, lorsqu'il évoque deux chefs gaulois qui ont vécu plus de quatre cents ans avant César insiste sur la barrière des Alpes et ne parle pas d'une forêt hercynienne mais des « forêts hercyniennes » Cf. également la description que Pomponius Mela, (Description de la Terre, III) et Strabon (Géographie, VII,1-3) donnent de cette forêt. Egalement, Maury, A/ (1994) : Les forêts de la Gaule et de l’ancienne France, Paris, Jean de Bonnot. Sur internet : https://fr.wikipedia.org/wiki/For%C3%AAt_hercynienne#Faune_de_la_For.C 3.AAt_hercynienne.2C_selon_C.C3.A9sar 311

Pline, H.N, 4,14,100, parle de jugum Hercynium, nom d’une chaîne de montagnes.

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2.2. La forêt germanique, un espace à connotations multiples Dans la textualité de la Germania, la forêt joue plusieurs fonctions. Elle intervient comme : a) un cadre de vie loin de la civilisation de l’Vrbs, b) un espace transcendantal, et donc sacré, où le mythe se mêle à l’irrationnel dans la mesure où, à certains moments, elle se transforme en « sanctuaire » de quelques divinités vénérées par les Germains, c) un espace protecteur et stratégique contre l’envahisseur romain. Toutes ces fonctions mises ensemble, la forêt tacitéenne devient, in fine, un espace poétique au cœur duquel Tacite évoque, avec tant de dédain, l’immensité territoriale de la Germanie, source de tant de terreurs et de cauchemars pour l’armée romaine. Examinons rapidement toutes ces fonctions avec l’espoir que d’autres chercheurs exploreront cette piste. 2.2.1. Espace physique, la forêt germanique est avant tout représentée en rapport avec l’homme germain. Dans la Germania, sans toutefois lui accorder une importance capitale si ce n’est pour souligner le caractère barbare des peuples germaniques, Tacite fait de la forêt une représentation sociale, considérant qu’elle est étroitement liée à la vie et à l’existence des Germains. Il faut lire la Germania dans son intégralité pour s’apercevoir de cette représentation. La forêt est l’espace de vie traditionnelle pour le Germain. Elle leur sert d’habitat312, tout au moins dans la partie la moins marécageuse, de cachette (lieu de retraite ou d’asile) pour eux-mêmes313, mais également pour leurs biens qu’ils enfouissaient sous terre. La forêt leur sert de réservoir de toutes les ressources dont ils ont besoin : elle fournit du bois pour la construction de leurs cabanes, mais 312 C’est notamment le cas pour les Chattes. Tacite, Ger. , 30,1 : « Vltra hos Chatti initium sedis ab Hercynio saltu incolant,non ita effusis ac palustribus locis ut ceterae ciuitates in quas Germania patescit. » (Au-delà, les Chattes ont leurs premiers établissements dans la forêt hercynienne, en un pays moins épandu et moins marécageux que ceux des autres cités où se déploie la Germanie.) Voir aussi Ger. , 16,1 : « Nullas Germanorum populus urbes habitari satis notum est. » 313 Cf. par ex. Tacite, Ger. , 46,4 : « …huc redeunt iuuenes, hoc senum receptaculum. »

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également de la nourriture tant le sol germain est globalement stérile. 2.2.2. Espace transcendantal, la forêt germanique, tout au moins, une partie de celle-ci, apparaît comme un domaine mythique et/ou sacré dans lequel l’homme germain pratiquait des scènes qui, de nos jours, tiendraient de l’irrationnel. Dans la Germania 39,1, par exemple, nous pouvons lire : « Vetustissimos nobilissimosque Sueborum Semnones memorant ; fides antiquitatis religione firmatur. Stato tempore in siluam auguriis eiusdemque sanguinis populi legationibus coeunt caesoque publice homine celebrant barbari ritus horrenda primordia.314 » . Un peu plus loin, plus précisément au chapitre 40,1-2, Tacite nous informe que « Reudigni deinde et Auiones et Anglii et Varini et Eudoses et Suardones et Nuithones fluminibus aut silvis muniuntur. Nec quicquam notabile in singulis, nisi quod in commune Nerthum, id est Terram matrem, colunt eamque intervenire rebus hominum, invehi populis arbitrantur.315 « Ces deux exemples, parmi tant d’autres, attestent que les Germains se servaient de la forêt comme d’un sanctuaire. La forêt était pour eux un lieu idéal pour s’adonner aux cultes, un lieu sacré pour faire des sacrifices à leurs divinités. Parmi ces divinités, Tacite cite nommément

314

(Les plus anciens et les plus nobles des Suèves seraient les Semnons ; un fait d’ordre religieux confirme ce qu’on croit de leur antiquité. À époques fixées, les peuples de ce nom et de ce sang se rassemblent par députations dans une forêt ; les augures des pères, l’effroi des vieux âges l’ont rendue sacrée ; et c’est en immolant officiellement un homme qu’ils célèbrent les horribles prémices de rites barbares.) 315 (Ensuite Reudignes, Aviones, Angles, Varins, Eudoses, Suardones et Nuithons ont pour défense des cours d’eau ou des forêts. Aucun de ces peuples ne se dstingue des autres par rien de notable, sinon qu’ils ont un culte commun pour Nerthus, c’est-à-dire la Terre-Mère, croient qu’elle intervient dans les affaires des hommes et circule parmi les peuples.)

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Nerthus316, divinité de la fertilité vénérée d’une façon assez drôle et particulièrement fêtée au printemps317. 2.2.3. Espace stratégique pour les Germains, espace de tant d’horreurs pour les Romains. C’est probablement cette fonction qui pousse Tacite à manifester une sorte d’aversion à l’endroit de forêts germaniques au point de qualifier l’espace germanique de « terra horrida siluis318 » . Cette expression traduit la vision tacitéenne, et donc celle de la majorité des Romains, de forêts immenses, denses et démesurément hautes, de forêts infinies se dressant aux marges du monde romain et masquant la totalité des terres. À voir la manière dont il décrit ces forêts dans ses écrits historiques, l’on a de fortes raisons de croire que, comme pour beaucoup de Romains, Tacite les redoutait tant. Quand, dans la Germania 16,4, il écrit que les Germains « solent et subterraneos specus aperire eosque multo insuper fimo onerant, suffugium hiemis et receptaculum frugibus, quia rigorem frigorum eius modi loci molliunt, et si quando hostis advenit, aperta populatur, abdita autem et defossa aut ignorantur aut eo ipso fallunt, quod quaerenda sunt319 », Tacite entend aussi que ces cavernes deviendront de 316

Les Germains vénéraient aussi Freya, divinité de l’amour et du foyer ; Tiwaz qui dirige la foudre et qui patronne les assemblées ; Donar don’t les bras lancent la foudre. Cf. Riché, P. (1974), Les invasions barbares, Paris, PUF, 9. Bien que très ancien, surtout Dumezil, M. (1939), Mythes et dieux des Germains, Paris. 317 Selon Tacite, Ger. 40,2-3 : « Est in insula Oceani castum nemus, dicatumque in eo vehiculum, veste contectum ; attingere uni sacerdoti concessum. Is adesse penetrali deam intellegit vectamque bubus feminis multa cum veneratione prosequitur. Laeti tunc dies, festa loca, quaecumque adventu hospitioque dignatur. » Notons que, dans toute la littérature latine concernant les Germains, Tacite est le seul à avoir mentionné Nerthus. La brève description qu'il donne de ce culte évoque celui de Cybèle. (Cf. Lucrèce, II, 589-643) et celui de la Mater Magna à Rome. 318 Nous retrouvons la même expression chez Horace : Germania...horrida (Carm. IV 5, 26). 319 (Ils ont aussi l’habitude de creuser des cavités souterraines et ils les chargent en dessus d’un gros tas de fumier, refuge contre l’hiver et resserre pour les grains : car ils adoucissent la rigueur des froids par ces sortes d’abris, et s’il arrive que l’ennemi survienne, il ravage ce qui est à découvert, mais ce qui est caché et enfoui se fait ignorer ou lui échappe, par cela même qu’il lui faut le chercher.)

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secrets et dangereux asiles pour les soldats germaniques et concourront à leur système de défense, système méconnu des soldats romains. Il est probable qu’en rédigeant la Germanie, eu égard à la représentation qu’il fait des forêts germaniques, Tacite avait en mémoire les désastres que les armées romaines y ont déjà subis, désastres qui ont provoqué un sentiment de terreur chez les Romains320. D’un point de vue militaire, les forêts germaniques étaient un milieu oppressant pour les Romains. En tout cas, l’immensité et l’obscurité de ces forêts intimidaient les Romains habitués aux paysages bucoliques de l’Italie. De plus, le traumatisme du désastre de Varus, où les légions romaines avaient été prises en embuscade dans les profondeurs des forêts germaniques, avait probablement conduit Tacite à construire et nous représenter une image négative des étendues sylvestres audelà du Rhin. Ainsi qu’on peut le constater, pour les décrire, Tacite emploie un vocabulaire conférant un caractère lugubre, sombre et oppressant à ces milieux.

2.3. La spécificité de la forêt germanique et la caractérisation identitaire du Germain La représentation tacitéenne de l’espace germanique est profondément négative : lorsqu’on rassemble, comme dans un puzzle, tous les détails spatiaux ou paysagers concernant l’environnement naturel germain, et plus précisément la forêt, on aperçoit sans trop de difficulté que la Germania de Tacite est en quelque sorte un tableau éclaté représentant la Germanie comme un milieu hostile, inhospitalier, ingrat et sauvage. Et la phrase de la Germania 5,1, selon laquelle « Terra etsi aliquanto specie differt, in uniuersum tamen aut siluis horrida aut paludibus foeda 321 » apparaît comme un résumé de cette représentation construite autour de deux éléments naturels, à savoir : la « forêt immense » et le « marécage » perçus par les Germains à la fois comme refuge et comme protection contre 320

Cf. Tacite, Ann., 1,61-64. (Le pays, en dépit d’une certaine diversité, est cependant, en général, hérissé de forêts ou enlaidi par des marécages.) 321

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les Romains322. Il est essentiel de noter que, dans la représentation que Tacite fait de l’environnement forestier germanique, l’élément « forêt » est toujours associé à l’élément « marécage ». Ce constat s’observe même dans d’autres ouvrages, à l’instar des Annales323. La représentation de l’espace sylvestre germanique, telle qu’elle se dégage de la Germania, est basée sur des topoi dont plusieurs d’entre eux sont issus d’une longue tradition littéraire, mythologique ou scientifique, remontant même, pour certains d’entre eux, à la littérature grecque classique voire aux poèmes homériques, et ont parfois été véhiculés par le biais d’autres arts, au point d’apparaître déjà dans la littérature latine sous forme de clichés, d’images traditionnelles attendues par un lecteur nourri de culture grecque et latine. Et c’est à dessein que Tacite nous présente l’espace forestier germanique comme un environnement hostile, dangereux et inhospitalier. Cette représentation est conforme à la conception romaine de l’altérité germanique, selon laquelle le Germain ressemblait à la Germanie. Ainsi, c’est en voulant donner une image négative du Germain324 que Tacite peint le milieu dans lequel il vit. À y regarder de près, cette peinture éclatée participerait à la définition identitaire de l’homme germain. La poétique tacitéenne du milieu naturel germain, en général, et forestier, 322

Ainsi le note S. Morin (Morin 2014 , 287-288), suivant les représentations des auteurs gréco-romains, les Germains auraient ainsi constamment cherché à entraîner les armées romaines sur des terrains marécageux où non seulement leur haute taille facilitait leurs mouvements, mais encore où leurs armes et leurs techniques de combat, adaptées à ces environnements, leur donnaient un avantage certain : cuirasses et armes légères, longues piques permettant d’atteindre l’ennemi à distance, embuscades et attaques-surprises, facilité à nager et à reconnaître les gués (Tacite Ann. 1.63-64, Hist. 5.14-17,). À travers la plume de Tacite, le général Germanicus en arriva finalement au constat que « fundi Germanos acie et iustis locis, iuuari siluis,paludibus » (Tacite, Ann., 2,5). 323 Dans la représentation du site du désastre de Varus, Tacite fait jumeler un décor à la fois de forêts et de marécages,. Cf. Ann. 1.61. C’est aussi la même construction que nous observons chez Velleius Paterculus 2.119 et chez Florus 2.30. 324 Cf. Devillers 2010.

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en particulier, tendrait à soutenir l’idée selon laquelle le milieu géographique aurait une influence déterminante sur l’identité des peuples et des individus. Si nous relisions la Germania sous cet angle, nous nous apercevrions que les caractéristiques physiques de l’espace forestier germanique renvoient à l’un des traits identitaires du Germain : outre le fait d’être barbare, le Germain qui, selon Tacite, est l’opposé du Romain325, est un peuple sauvage. À l’hostilité et à l’immensité de l’environnement naturel germanique répond son corps gigantesque et puissant. Au début de la Germania, Tacite s’appuie sur le topos326 du Germain au physique très grand et imposant. Comparé à l’immensité de l’espace dans lequel il vit, à l’instar de bien d’autres auteurs latins, Tacite pense que le Germain n’était pas simplement grand, il était très grand. Et cette haute taille caractérisait autant les hommes, que les femmes327. Confronté au climat cruel de son pays, on le considérait endurant au froid ; confronté aux terres stériles de son milieu, on le disait indifférent à la faim328. Pour les Romains, le physique germanique répondait à la rudesse de son environnement naturel329. Alors que le caractère transcendantal de la forêt souligne sa religiosité, alors que la fonction stratégique de cette immense forêt présente le Germain comme un guerrier rompu dans l’art militaire330, la fonction stratégique de la forêt étale ses traits de guerrier sauvage. 325

Sur cette opposition, cf. Devillers 2010, 75-77. Concernant le topos du physique germain qui correspond à celui de l’espace dans lequel il vit, cf. S.-Morin 2014, 238-242. 327 Tacite, Ger. 20. 328 Tacite, Ger. 4,3. 329 Cf. Tacite, Ger. 4,3 : « laboris atque operum non eadem patientia, minimeque sitim aestumque tolerare, frigora atque inediam caelo soloue adsueuerunt. » (leur endurance n’est pas la même à la peine et au travail ; ils ne supportent pas du tout la soif et la chaleur, mais le froid et la faim, ainsi accoutumés par leur ciel ou leur sol.) 330 Ainsi Devillers 2010, 76 : « le Germain ne semble se réaliser pleinement que dans la guerre ; autrement, il se montre apathique, préoccupé de dormir et 326

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Devons-nous parler du déterminisme physique chez Tacite ? Loin de là. Et pour cause. Cette conception insiste sur le rôle du milieu naturel dans l’organisation et le développement de la société germanique. Ce n’est pas exactement cela qui ressort de la lecture de la Germania. Cette lecture nous renseigne, au contraire, qu’au regard de sa vie privée ou communautaire, l’environnement naturel, comme la forêt, offrirait des possibilités et des virtualités que l’homme germain choisirait d’exploiter ou non. Cela nous amène à dire qu’au lieu d’évoquer le déterminisme physique dans la Germania, mieux vaut parler – qu’on nous permette cette expression – du possibilisme qui offre au Germain la liberté du choix de mener sa vie à sa guise. Une chose est sûre : la description de la forêt germanique que Tacite nous propose pose le problème du rapport entre l’homme germain et l’espace naturel, rapport qui, en fin de compte, se traduit par une recherche poétique d’harmonie qui peut être sociale, affective ou identitaire. Sur le plan individuel, l’identité germanique entre en résonance avec les espaces naturels dans lesquels il vit et évolue. * * * Il nous faut conclure ce chapitre. À travers la représentation qu’il nous donne de la forêt germanique, Tacite se fait l’écho de l’imaginaire collectif romain sur l’homme germain. Cette construction a été rendue possible sans toutefois heurter la sensibilité de ses lecteurs grâce à une autre fonction que Tacite attribue à la forêt, une fonction qu’on peut facilement dégager de son écriture qui transforme de manger (G., 15, 1). Cette primauté du guerrier, dont le symbole exotique est la framée (elle est mentionnée y compris à propos des mariages ; G., 18, 2), indique que, pour Tacite, le problème posé par les Germains est fondamentalement militaire et que c’est sur fond d’antagonisme, toujours latent, avec eux, qu’il livre les résultats de l’enquête qu’il a menée à leur sujet. Il prend néanmoins soin d’articuler cet antagonisme militaire sur d’autres qui l’expliquent et l’éclairent. »

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la forêt germanique en espace poétique enrichi par des croyances avec lesquelles il prend parfois ses distances, grâce à des figures de style – même si elles ne sont pas nombreuses – telles que la métaphore, la comparaison et la personnification331. L’esthétisation de l’espace sylvestre se fait le plus souvent par une métaphorisation qui fait de l’espace physique germanique le reflet du Germain.

331

Nous avons volontairement choisi de ne pas donner des exemples pour éviter de grossir inutilement cette étude.

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Conclusion partielle La Germania, la « terra horrida » Au terme de cette partie, une question nous vient à l’esprit : si, dans son ensemble, la Bretagne de l’Agricola apparait comme un espace à découvir par la conquête332, qu’en est-il de la Germanie de la Germania ? Cette question mérite d’être posée au regard de tout ce que nous venons de dévélopper dans les chapitres VI et VII consacrés aux spécificités géographiques de la Germanie. La réponse à cette question est de l’ordre historique et poétique. Du point de vue historique, pour Tacite, tout comme pour le commun des Romains, la Germanie est à la fois un espace géographique, stratégique et tactique à redouter, non seulement parce qu’elle est une véritable « terra etsi aliquanto specie differt, in uniuersum tamen aut siluis horrida aut paludibus foeda, umidior qua Gallias, uentosior qua Noricum ac Pannoniam aspicit ; satis ferax, frugiferarum arborum inpatiens, pecorum fecunda, sed plerumque inprocera » (Ger, 5,1), mais aussi et surtout parce que cet espace est habité par des redoutables guerriers indigènes, capables de menacer l’exixtence même de la nation romaine. C’est vraisemblablement cette mise en garde333 qui expliquerait la rédaction de cet ouvrage quelques mois 332

Cette expression est de Gorrichon 1974 pour ce qu’elle entend par cette expression, lire les p. 196-205. 333 Dans les écrits Tacite, de l’Agricola aux Annales, Tacite a du mal à cacher sa peur et son dédain pour la Germanie. C’est vraisemblablement cette peur et cette attitude dédaignieuse qui dictent sa poétique de l’espace germain, un

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seulement après la publication de l’Agricola. Pour comprendre cette mise en garde, remottons dans l’histoire. Il est important de rappler qu’au moment où Tacite écrit la Germania334, Trajan se trouve sur la frontière rhénane. Cette présence mérite quelques explications : il faut remonter dans l’histoire335 pour mieux comprendre la présence militaire romaine dans l’espace rhénan. Depuis qu’en l'an 16 avant notre ère, des groupes germaniques transrhénans – des Sugambres, des Usipètes et des Tenctères – avaient franchi le Rhin et attaqué une légion romaine stationnée en Gaule, pour sa sécurité et celle de ses frontières, Rome a exprimé le désir de conquérir les territoires outre-Rhin. Et comme le note Mélissa S.-Morin336, la présence romaine dans la région rhénane devint à cette époque effective et le Rhin inférieur se transforma en zone majeure d'activités militaires dans le cadre des opérations de conquêtes, de domination et de contrôle des peuples germaniques. Pendant près de trente ans, des campagnes militaires furent orchestrées successivement par les généraux romains, à savoir : Drusus, Tibère et Germanicus afin de concrétiser la mainmise romaine sur les territoires transrhénans. L'atteinte de l'Elbe permit d'étendre le monde romain jusqu'à ce fleuve et d'entamer l'organisation d'une nouvelle province. En l’an 7 de notre ère, P. Quintilius Varus obtint ainsi le mandat de structurer la Germanie sur les plans fiscal et judiciaire. Toutefois, après deux années d'administration romaine, alors que Rome croyait le processus d'intégration de la région bien enclenché, trois légions et neuf corps auxiliaires, sous l'égide de Varus, furent anéantis par un peuple autochtone appelé Chérusques. Menés par leur chef Arminius, ces Germains firent plus de vingt mille victimes chez les Romains et infligèrent à espace représenté, à quelques exceptions près, sous les traits négatifs. Observez, par ex. la façon dont il décrit le genre de vie que mènent les Germains (Ger. 26) ou encore la manière dont il conseille qu’on envoie du vin à ces peuples pour favoriser leur ivresse (Ger. 23). Relisons, par exemple, les Annales 1,64-65 dans lesquels il évoque le désastre de Varus. 334 Dans son Tacite, P. Grimal (Grimal 1990, 131-140) a résumé les circonstances qui ont conduit Tacite à rédiger cet ouvrage. 335 Cf. Velleius Paterculus (II, 97), Suétone (Aug.XXIII, 1) et Dion Cassius (LIV, 20). 336 Morin 2008, 2-4.

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Auguste la plus importante défaite de son principat. La Clades Variana – désastre de Varus – provoqua le repli des troupes romaines dans les districts militaires de la Germanie inférieure et la Germanie supérieure, sur la rive gauche du Rhin, provoquant ainsi une rupture marquée dans la politique germanique de Rome ; la stratégie offensive et impérialiste fut remplacée par un positionnement défensif sur le fleuve permettant une stabilisation de l'occupation romaine dans la région rhénane. Malgré l'abandon définitif en 16 de notre ère du projet de conquête de la Germanie et l'échec de l'annexion des territoires à l'est du Rhin, Rome maintint, pendant tout le Ier siècle, une concentration légionnaire soutenue dans la zone rhénane dans le but de sécuriser les territoires internes et d'assurer une maîtrise des déplacements transrhénans des peuples autochtones. Voilà pour l’explication de la présence de Trajan sur la frontière rhénane. Avant de rentrer à Rome, Trajan procède à une inspection des armées chargées de défendre l’Empire contre les Barbares, sur le Rhin et sur le Danube. En écrivant la Germania, Tacite entendait-il inciter le nouvel empereur à entreprendre un grand projet offensif ? Il est difficile de trancher. Toujours est-il que l’histoire des peuples germains, considérée dans sa globalité, nous donne de sérieuses indications pouvant nous aider à expliquer la quintessence de la Germania 33,3337. Nous renvoyons au chapitre II de son étude. Ainsi que le note P. Grimal338, les pays germaniques sont à l’ordre du jour depuis le règne de Domitien. Les troubles qui s’y produisent périodiquement risquent d’avoir des retentissements à l’intérieur de l’Empire. Mais ces mêmes troubles peuvent être avantageux pour Rome, dans la mesure où ils affaiblissent les nations germaniques et, ainsi, préparent la conquête. Tel semble le sens de l’expression « urgentibus imperii fatis »339 par 337

« Maneat, quaeso, duretque gentibus, si non amor nostri, at certe odium sui, quando urgentibus imperii fatis nihil iam praestare fortuna maius potest quam hostium discordiam ». 338 Grimal 1994, 466. 339 Malgré les nombreuses recherches et les nombreux commentaires consacrés à ce passage, l’interprétation exacte de « urgentibus imperii fatis » continue de faire l’objet de controverses nourries. Pour la synthèse de discussion, cf. Mambwini

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laquelle l’historien déclare que la Fortune ne saurait faire mieux pour Rome que de mettre la discorde parmi ces peuples ennemis « alors que les destins de l’Empire se font pressants. » En tout cas, bien interprétée, la phrase de la Germania 33,3 résume la pensée de Tacite sur ses intentions de publier rapidement la Germania quelques mois seulement après Agricola. Une lecture sérieuse de cet ouvrage montre que, de par tout ce qu’il a écrit, Tacite tendait à œuvrer à la destinée implacable de l’imperium romanum de s’étendre le plus loin possible malgré les obstacles qui pourraient se présenter sur son chemin. Parmi ces obstacles, il y a, bien entendu, la Germanie, ses peuples et son espace, véritable menace pour l’Vrbs et son expansion. D’ailleurs, les menaces sous-entendues dans la Germania 33,3 se sont réalisées : en effet, bien des années après, Rome a dû faire face aux invasions barbares venues du Nord. Et comme c’était la volonté du destin ou plutôt des destins, Rome s’en est sortie victorieusement en peu de temps. En écrivant la Germania, Tacite voulait certainement susciter une prise de conscience chez ses contemporains : face à l’ambition expansionniste, voire impérialiste, toujours grandissante de l’Vrbs, les peuples barbares, malgré leurs dissensions et leurs discordes, représentaient un danger énorme. En patriote, mais également en historien romanocentriste, Tacite se devait de fournir quelques renseignements sur ces peuples, leurs habitudes et, accessoirement, leur espace. Accessoirement car, à voir le contenu de la Germania, Tacite a accordé une place de choix à l’ethnographie des peuples germaniques340, une ethnographie qui, comme nous l’avons souligné dans une étude récente341, a sans nul doute été influencée par le discours sur l’altérité. Les Germains sont un 1994 : 255-258 et surtout Laederch 2001 : 408, note 17. Aussi Devillers 2010 : 80. À tout prendre, ainsi le note d’ailleurs P. Grimal (Grimal 1990 : 136), cette expression exprime un pessimisme prophétique, la pensée d’un esprit inquiet, persuadé que les Germains font peser sur Rome une menace à laquelle il sera impossible d’échapper. 340 On peut citer les Usipi (Ger., 32), les Tencteri (Ger. , 13 ; Hist. , IV, 64), les Chatti (Ger, 32 ; Ann., I, 56), les Bructeri (Ann., I, 60), les Frisii (Ger. , 34 ; Ann., IV, 73 ; XIII, 54 ; Hist. , rv, 15), les Ampsiuarii (Ann., XIII, 55), les Vbii (Ger.37), etc. 341 Mambwini 2016 :15.

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peuple, ou plutôt sont des peuples instables. Leur instabilité est d’autant plus dangereuse pour Rome qu’ils sont passionnés par la guerre (Ger. 14,3-5). En récapitulant l’histoire des relations entre Rome et les Germains (cf. Ger. 27,2-6), Tacite voudrait faire prendre conscience aux Romains afin que soit mis en œuvre un projet stratégique342 global susceptible, dans le sens des fata imperii, de réduire à néant la menace que font peser certains Germains343 sur la sécurité frontalière au Nord. Finalement, ces Germains, qui sont-ils exactement ? Comme le note M. S. Morin344, sous le vocable « germain » cache une kyrielle de tribus locales aux aspirations concurrentes ; les querelles et les alliances entre les peuplades germaniques étaient connues et Rome se plut d’ailleurs régulièrement à attiser les rivalités tribales pour son propre intérêt. Or, malgré cette compréhension romaine des divisions tribales, les représentations sociales des peuples germaniques édifiaient habituellement l’image d’un ensemble ethnique homogène, politiquement cohérent et culturellement uni. À deux endroits345 au début de son ouvrage, Tacite nous donne son point de vue sur la Germanie et son peuple, ou plutôt ses peuplades avant de couper court : « Ipse eorum opinionibus accedo, qui Germaniae populos nullis aliis aliarum nationum conubiis infectos propriam et sinceram et tantum sui similem gentem extitisse arbitrantur 346 » : les Germains apparaissaient comme une entité indigène – indigena – n’ayant pas connu de métissages, tous les individus étant liés par une ascendance commune. Malgré leurs nombreuses guerres fratricides, ils 342

Sur cette question précisément chez Tacite, cf. Laederich 2011. Pour cette menace, il convient de préciser que ce ne sont pas tous les Germains. Comme le souligne P. Grimal (Grimal 1994, 466) ; certains peuples germains acceptent la civilisation et, en même temps, l’amitié des Romains. Il en va ainsi pour les Bataves, les Ubiens de Cologne, exemples d’assimilation réussie. Ces Germains-là peuvent être utiles aux Romains par l’exemple qu’ils donnent de vertus maintenant oubliées. 344 Morin 2014, 233. 345 Cf. Tacite, Ger. 2, 1 et 2,5 346 Tacite, Ger. 4,1 (Pour moi, je me range à l’opinion de ceux qui pensent que les peuples de la Germanie, pour n’avoir jamais été souillés par d’autres unions avec d’autres tribus, constituent une nation particulière, pure de tout mélange et qui ne ressemble qu’à elle-même.) 343

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étaient souvent considérés comme un bloc politique unitaire, s’exprimant d’une seule voix et s’opposant ensemble à l’envahisseur romain. De tels peuples étaient donc un danger pour l’Vrbs et son empire. Tel donc est l’image que Tacite voulait présenter du Germain347, image calquée sur les topoi véhiculés par de nombreux récits romains frisant les mythes. L’image du Germain correspond aux caractéristiques et aux représentations de l’espace germanique véhiculées par la littérature ancienne, mieux par la littérature greco-latine : un espace sauvage dans lequel vivent des hommes sauvages et barbares. Dans cette littérature, le Germain est avant tout cette personne qui vient de Germanie, celui qui vient de cet immense territoire au-delà du Rhin que les Romains, incapables de l’appréhender dans son entièreté, ont nommé la Germania. C’est pour cette raison, nous semble-t-il, qu’avant de parler de chaque peuple ou tribu qui y habite, Tacite a choisi de nous présenter le tableau physique de ce territoire. Comme qui dirait, c’est la Germanie, terre sauvage qui a engendré les Germains, peuples sauvages et barbares. Lorsque, dès les premières lignes de son célèbre ouvrage, César, l’une des sources de Tacite, écrit que les Germains, voisins des Gaulois, sont ceux « qui trans Rhenum incolunt » (B.G. 1,1), n’est-ce pas qu’il caractérise les Germains non pas en fonction d’une culture ou d’une langue, mais bien en fonction d’un espace géographique ? Ce rapport de l’identité du Germain liée à son espace de vie, c’est-à-dire à la Germanie donne à cet espace une autre signification au-delà de sa signification géographique348. Sinon comment expliquer le fait que, outre Tacite (Ger., 1-2), cette définition territoriale du Germain demeura le premier attribut des peuples germaniques chez de nombreux auteurs anciens349 ? 347

Sur l’image du Germain dans la Germania, cf. Devillers 2010. Subsidiairement aussi Ridé, J. (1977), L'Image du Germain dans la pensée et la littérature allemandes : de la redécouverte de Tacite à la fin du XVf siècle : contribution à l'étude de la genèse d'un mythe. Thèse - Université de Paris IV, 1976. Paris, Diffusion H. Champion, 2 vols. 348 Sur cette question, nous renvoyons à Chastagnol, A. (1984), « La signification géographique et ethnique des mots Germani et Germania dans les sources latines », Ktèma, 9, 97-101. 349 Cf, par ex. Tive-Live (Per. 140) Strabon (4.3.4, 7.1.1-2 et 7.2.4), Suétone (Caes. 25) et même Dion Cassius (39.49 et 51.22), Julien (Or. 2.56a-b et Or.

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Du point de vue de la poétique, il convient de noter que, hormis la présence récurrente des fleuves et de la forêt (cf. chapitre VII), il serait difficile d’évoquer la notion d’espace dans la Germania de Tacite. Si dans l’Agricola, l’espace – entendez ici l’ensemble des paysages et leurs décors – sert de support au déroulement d’un épisode important de l’histoire de l’Empire romain, dans la Germania, il apparaît comme un élément d’organisation sociale des peuples tant redoutés des Romains. En dehors des fleuves dont Tacite a, par le génie de son écriture, reproduit le mouvement des eaux, mouvement qui imprime à la fois dynamique et panoramique dans une portion d’espace flottant où l’eau du fleuve devient acteur, en dehors des forêts qui définissent la Germanie comme une terre inhospitalière, la question de l’espace ne conviendrait dans une étude ethnographique qu’en termes de localisation des peuples étudiés. Au total, dans la pensée de Tacite, la Germania, en tant qu’espace social et communautaire, est une « terra horrida » . Pour construire cet espace, Tacite recourt aux vocables et aux expressions à connotation péjorative.

2.74b), Eutrope (6.17 et Brev. 10.14), Orose (Hist. 7.22.7 et Hist. 7.29.15), Zosime (4.16.1, 4.34.2 et 5.26.) etc.

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Conclusion générale

La question de poétique de l’espace dans les opera minora : une esthétique fondée sur les oppositions et sur la différence générique de deux œuvres

Ainsi que le montrent le titre et le sous-titre de cet ouvrage, nous avons mené une réflexion sur la poétique de l’espace chez Tacite et plus précisément sur la « construction » de l’espace dans ses opera minora. Le terme « construction » résume la démarche qui était la nôtre, à savoir : cerner la manière dont Tacite élabore, produit et représente l’espace dans son texte, préciser la fonction qu’il attribue aux composantes de l’espace – paysages et décors – ainsi déterminer les procédés par lesquels l’espace singulier de la Bretagne, tout comme celui de la Germanie, est littérairement présenté dans le texte tacitéen. En clair, dans cette étude, nous nous sommes intéressé à deux points : a) à l’écriture de l’espace à travers la représentation de ses composants (paysages, forêts, montagnes, fleuves, etc.), b) au travail de cette écriture tout en accordant un intérêt particulier à la mise en espace, et plus précisement à la manière dont Tacite construit – ou reconstruit – le paysage considéré ici autant comme l’espace du sentir, le foyer originaire de toute rencontre avec le monde antique réeel ou imaginaire, que comme l’image du monde antique perçu du point de vue du sujet observant en lien direct avec le récit. Cette étude nous a permis de voir comment l'élément spatial est essentiel dans la construction narrative de la textualité des opera minora. Comme nous l’avons souligné dans notre 181

introduction, lorsque le professeur Alain Malissard nous avait demandé d’approfondir la notion de l’espace, et surtout de l’espace tragique, chez Tacite, nous nous sommes posé plusieurs questions. Devrions-nous mener une étude analytique de l'organisation textuelle qui manifeste la spatialité selon les modes d'écriture de la description réaliste, d'une part, et en fonction de la langue, d'autre part ? Nous demandait-il d’étudier la narrativisation de l'espace et les procédures narratives de sa mise en texte ? Ou alors souhaitai-il que nous analysions la fonctionnalité diégétique de l'espace, dans ses rapports avec la structure des écrits historiques tacitéens ? Pour mener à bien cette étude – et tenter de nous approcher des attentes probables d’Alain Malissard – nous avons donc choisi deux approches qui nous ont permis de montrer comment l'espace des opera minora de Tacite ne se présente pas comme un simple décor devant lequel se déroulent les actions qui ont marqué l’histoire de Rome pendant la romanisation des territoires barbares qui devraient, de force, faire partie de l’Empire, mais plutôt comme un constituant narratif en lien étroit avec les personnages tacitéens et surtout comme un acteur de l’histoire romaine. Ces deux approches qui, à notre avis, constituent les fondements d'une esthétique descriptive particulière qui caractérisent l’Agricola et la Germania, étudiées et analysées du point de vue de la spatialité, sont : l'expansion et la dynamique de l'espace. Et comme la notion d’espace chez Tacite se pose mieux à travers « la construction et la représentation des paysages », sans toutefois lui consacrer un chapitre spécial, nous avons accordé une place importante la poétique descriptive des paysages dans l'œuvre de Tacite. À ce propos, nous nous sommes rapidement rendu compte que la notion d’espace chez Tacite pose la question de la présence de la description dans une œuvre historique, censée ne se concentrer que sur des faits, des événements importants, d’une part, et des procédés littéraires utilisés par l’historien pour rendre l’espace visible. La manière dont il a construit ses paysages permet aux lecteurs de Tacite de balayer l’horizon de deux espaces dans l’Agricola et la Germania – l’espace breton et l’espace germanique – et d’en faire ressentir, par la sollicitation de plusieurs sens dont le plus important reste la 182

vue, l’étendue au point de nous projeter une représentation plus globale de la polysensorialité des paysages et des lieux qu’ils contiennent. De toutes les « leçons » que nous avons tirées de cette étude, deux nous paraissent très importantes et méritent d’être soulignées. La première est que la poétique de l’espace chez Tacite est une question du regard. La seconde consiste à souligner le fait que la question de poétique de l’espace dans les opera minora est caractérisée par une esthétique fondée sur les oppositions et sur la différence générique des œuvres.

1. La poétique de l’espace chez Tacite : une question de « regard » Depuis la thèse d’Alain Malissard « Etude filmique de la colonne Trajane » jusqu’aux publications les plus récentes350, nous connaissons l'importance de la « vision » – et donc du regard– et celle, corrélative, de la « spatialité » dans l'œuvre historique de Tacite. Il n’est donc pas étonnant de soutenir l’idée selon laquelle la poétique tacitéenne de l’espace repose avant tout sur ce qu’il conviendrait d’appeler une « théorie tacitéenne du regard » – qui imprime sur la textualité de ses écrits une véritable prise de possession, une appropriation par les yeux du narrateur ou ceux du personnage principal des spectacles et des paysages du monde romain – ainsi que sur sa « mise en scène » rendue possible, entre autres, grâce aux descriptions. En relation avec l’espace, nous avons noté que, d’une part, dans la textualité tacitéenne, la description fait intervenir une notion importante, celle de l’impression de la vision, du regard qui transforme parfois le récit tacitéen en une sorte de séquence filmique, et d’autre part, dans la description, Tacite avait le choix entre décrire un espace, un paysage historiquement important, voire les lieux de l’action une fois pour toutes et émietter ses descriptions au cours du récit par souci d’alléger le rythme de la narration ou de mieux intégrer les personnages à 350

En particulier celui de Turcan 1985, de Rouveret 1991 et de Mambwini 2009.

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ces lieux, en les suivant dans leurs déplacements. Pour des raisons que nous avons déjà évoquées, la description des paysages est plus présente dans l’Agricola que dans la Germania. Il convient de souligner que l’espace construit – ou reconstruit – dans les deux opera minora, tout en gardant un lien fort avec le temps, le temps naturel, mais aussi le temps de l’histoire, est celui dans lequel se joue le destin de Rome. Les deux opera étudiés apparaissent donc comme une invitation de Tacite adressée à ses lecteurs de parcourir ledit espace, un espace historiquement réel qui, finalement, se révèle surtout à travers le dynamisme de l’imaginaire de l’historien. Y a-t-il donc deux types d’espaces qui interviennent dans l’œuvre de Tacite ? Un espace réel et un espace sorti de l’imagination de l’historien ? Poser la question de la sorte, c’est fausser toute l’orientation de notre réflexion. Tout chercheur intéressé par une question de poétique de l’espace chez Tacite doit tenir compte du constat que nous avons fait tout au long de notre réflexion, à savoir : aborder la question de l’espace dans l’œuvre de Tacite impose aussi bien l’individuation de la relation entre espace historique réel et espace imaginaire que la compréhension de la manière dont les deux dimensions apparaissent tellement liées qu’elles finissent même par coïncider et par rapprocher ces deux premières écritures ouvrant la voie à la carrière historiographique de Tacite. Dans notre démarche, nous avons tenu compte de ces deux dimensions, parce que, d’une part, elles impriment la textualité de ces deux opera, et, d’autre part, parce que toute la poétique de l’espace dans l’œuvre de Tacite tient compte de la fusion entre les deux. Tout au long de ce travail, nous avons visité cet espace formé à partir de la fusion de ces deux dimensions, un espace avec ses différents paysages où se développe l’action narrative et où nous pourrons voir comment se mêlent les descriptions de l’espace physique et les détails à valeur symbolique. Grâce à des descriptions minutieuses et pleines de couleurs, Tacite entraîne ses lecteurs, auxquels il demande constamment de faire un effort d’imagination, afin de visualiser mentalement, à travers l’espace narratif351 , l’espace physique construit ou 351

Dans les écrits tacitéens, l’espace narratf est ce cadre historique reconstruit

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reconstruit par l’historien. Cet espace, en même temps qu’il influence les personnages tacitéens, devient un personnage de premier rang et contribue à la mise en place des éléments que les destins de l’Vrbs manipuleront pour atteindre leurs objectifs, en relation avec l’histoire de Rome. Cet espace, Tacite prend le soin de délimiter, au début de chaque ouvrage, son cadre géographique. Une manière d’exciter la curiosité de ses lecteurs. L’espace breton et l’espace germanique dont nous avons tenté de cerner la poétique ne doivent pas être pris et considérés comme de simples espaces physiques esthétiquement enrichis par l’imagination de Tacite. Ces espaces que les lecteurs de Tacite sont appelés à visualiser mentalement sont au cœur de l’histoire des conquêtes de l’Vrbs à un moment crucial de son histoire liée à son souci d’extension territoriale et de défense et de stabilisation de ses frontières nord. Au fil de la narration, cet espace prend le statut de personnage à part entière, actif parfois, observateur du drame romain qui se joue dans la jungle bretonne et germanique. Au final, dans ce drame, l’espace sera le seul personnage qui survit à l’histoire, au temps qui ravage tout. De ce point de vue, l’espace tacitéen s’identifie comme l’œil, comme le témoin qui garde à jamais dans sa mémoire le souvenir de toute l’histoire romaine. C’est la raison pour laquelle, dans sa construction (ou sa reconstruction) ainsi que dans sa représentation, Tacite manie de mains de maître les techniques descriptives à même de rendre son contenu – paysages et décors– vivant. De toutes ces techniques, Tacite a un penchant pour une description expansive et pour une description panoramique. A travers les sept chapitres abordés dans cette étude, nous avons constaté que, pour construire ses espaces, Tacite a fait appel à deux registres : a) celui de la description géographique qui se veut scientifique et qui constitue, comme des photographies panoramiques, des tableaux initiaux ouvrant le « récit » de l’Agricola et de la Germania ; b) celui de l’évocation quasi symbolique, puisque fonctionnel, des dans les moindres détails à la manière d’un décor où les personnages évoluent encadrés, puis bercés jusqu’à l’accomplissement de leur destin.

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paysages épars et de leurs décors. La première description est celle d’un Tacite se mettant dans la peau d’un géographe. La seconde est celle d’un Tacite « poète-peintre » qui veut que ses lecteurs voient vraiment l’espace et tout ce qu’il contient. Nous pourrions ajouter un troisième registre éminemment subjectif : la réalité spatiale sentie/ressentie par le lecteur à la vue mentale de l’espace produit et représenté avec ses paysages et leurs décors. En dehors de la description des paysages qui dominent tel ou tel espace, il arrive de retrouver dans l’Agricola des paysages que les lecteurs doivent découvrir entre les lignes dans la mesure où ils se situent à des degrés divers sur la voie de la métaphore, ou, le cas échéant, de la métonymie. Nous ne nous sommes pas intéressé à ce dernier type de paysage. Par contre, nous avons privilégié un procédé qui sera beaucoup appliqué dans les opera maiora, à savoir : l’énumération doublée de l’amplification. Au cœur de son récit marqué par des paysages dynamiques, plutôt que de construire systématiquement des paysages sous forme d’un bloc, en vue d’accorder à telle ou telle description une fonction décorative au regard des faits rapportés, Tacite énumère ces éléments, comme ils viennent, comme on change des lieux, et au gré de ses sensations ou de celles du sujet spatialisant. Tacite amplifiera ce procédé dans les opera maiora et surtout dans les récits de guerre. Dans ces types de description, il est difficile de marquer la limite entre la description proprement dite et la métaphore à forte valeur descriptive.

2. Une esthétique de l'espace fondée sur les oppositions et sur la différence générique des œuvres. Dans notre monographie, notre objectif n’était point de mener une étude comparative entre l’Agricola et la Germania. Cependant, au regard des contenus de la deuxième et de la troisième parties de la présente étude, il se dégage un constat effet voulu ou pas par Tacite lui-même, la construction de l’espace singulier dans les deux opera minora de Tacite est marquée par une poétique centrée sur les différences générique 186

de ces deux œuvres. Il s’agit d’une différence des thèmes abordés, différence de genre littéraire exploité, différence de style, de techniques narrativo-descriptives et différence des espaces, si singuliers. Ces différences constatées sont consécutives aux sujets traités, mais également aux intentions de Tacite en écrivant ces deux opera.

2.1. Agricola et Germania : descriptives nettement opposées

deux

techniques

Dans les deux opera minora de Tacite, la place qu’occupent les paysages n’est pas la même ; ces deux œuvres, rédigées à quelques mois d’intervalle, témoignent d’une esthétique différente, liée tant aux sujets traités qu’aux lieux de l’action qui nécessitent l’appel à un imaginaire différent et donc à une organisation structurelle distincte. Dans les deux œuvres, les paysages décrits ont, dans la majorité des cas, une fonction de situation du cadre de l’action que Tacite envisage de décrire (cela est valable pour l’Agricola) ou introduisent une signification symbolique (c’est ce que nous remarquons dans la Germania). L’une des modalités choisies par Tacite pour représenter ces espaces, c’est la description dynamique. Soyons précis. Dans la mesure où nous pouvons considérer l’Agricola et la Germania comme un ‘récit’, il y a lieu de dire que, pour ‘raconter’ la vie d’Agricola et celle des peuples germains, Tacite a fait appel à un ensemble de techniques narratives dont certaines contribuent à la dynamique de ce que nous pourrions appeler ‘intrigues’. Parmi ces techniques, la description dynamique des paysages occupe une place de choix. En même temps qu’elle accorde une place importante au panoramique dans ce que les spécialistes en narratologie appellent la diégèse et qu’elle participe aussi à la délimitation des séquences narratives, tout en permettant aussi de définir la fonction et le sens de ces séquences narratives au sein même de la textualité de telle ou telle œuvre littéraire, la description dynamique des paysages apparaît comme l’un des modes de représentation de l’espace dans les opera minora. Si certains chapitres ou paragraphes de l’Agricola se révèlent fertiles en paysages, dans la Germania, par contre, ces paysages sont restreints, cantonnés 187

quasi exclusivement à la forêt ou en lisère des cours d’eau, notamment les fleuves, en raison, sans nul doute, du sujet traité. Cela nous conduit à souligner la grande différence que nous constatons entre l’Agricola et la Germania à propos de la description dynamique. Présent dans l’Agricola, le panoramique permet aux lecteurs de Tacite de suivre la traversée des paysages bretons par Agricola352, cette notion est quasi absente dans la Germania. En effet, dans la Germania, une œuvre qui a pour objet essentiel l’homme, malgré la présence des notations sur le paysage353, il est difficile d’évoquer la notion de panoramique pour deux raisons. La première est que le sujet abordé dans la Germania l’étude ethnographique des peuples germaniques - ne permet pas à Tacite d’insérer dans sa trame narrative des descriptions dynamiques qui pourraient donner l’impression aux lecteurs de « voyager » dans l’espace germanique à la découverte des paysages. La seconde, la plus importante probablement, c’est que, comme pour beaucoup de Romains, contrairement à l’espace breton de l’Agricola qu’il a vraisemblablement visité, Tacite avait du mal à circonscrire très exactement le territoire germanique. Avant de passer à une autre constante, soulignons que, dans l’Agricola, parce que l’intrigue est centrée sur Agricola, personnage en perpétuel mouvement, il nous est possible de ‘suivre’ la dynamique spatiale grâce à ‘l’œil caméra354’ du sujet observant. Dans la Germania, à travers les effets de cadrage sur les lieux de vie des peuples germains, Tacite invite les lecteurs à faire preuve d’imagination à même de mieux cerner l’espace dans lequel tel ou tel peuple germain habite. 352

La traversée des paysages bretons par Agricola, avec tous les obstacles rencontrés, doit être perçue comme une épreuve qui vise à la sublimation du héros - c’est la raison pour laquelle le narrateur de l’Agricola lui accorde une attention soutenue qui fait d’ailleurs avancer le récit dans la romanisation forcée de la Bretagne. 353 Sur cette question, cf. Giua 1991. 354 Cet anachronisme nous paraît justifier surtout dans le cas de l’Agricola où les lecteurs tacitéens découvrent que l’itinéraire emprunté par Agricola lors de la conquête de l’île bretonne ainsi que la diversité des paysages traversés comme s’ils assistaient à une séance cinématographique.

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2.2. Insula Britanniae et Germania : deux espaces opposés La Britannia et la Germania sont-elles deux espaces opposés ? Cette question vaut la peine d’être posée. Lorsque nous réexaminons les deuxième et troisième parties de cette étude, et si nous portons notre attention sur la représentation de ces deux espaces, nous avons la nette impression que la poétique de ces deux espaces a été élaborée, à quelques exceptions près, sur la logique des oppositions alors que tous les deux sont des espaces barbares. Globalement, ces oppositions sont de trois ordres : Premièrement, concernant la géométrie des espaces, il se dégage une très nette. Alors que, dans l’Agricola, l’espace breton prend la forme, tantôt d’oblongae scutulae uel bipenni (Agr. 10,3), c’est-à-dire la forme d’un « plat oblong ou d’une hache à deux tranchants » si l’on en croit les « eloquentissimi auctores » comme Tite-Live et Fabius Rusticus, de « coin » (in cuneum), si l’on tient compte des extrêmes, l’espace germanique est, quant à lui, « informe » (informem terris) (Ger., 2,1). Deuxièmement, concernant leur aspect climatique, les deux espaces s’opposent nettement. Si Tacite reconnaît que la Bretagne est une région où « caelum crebris imbribus ac nebulia foedum ; asperitas frigorum abest » (Agr. 12,3)355, il amplifie les traits de la Germanie qu’il présente comme une « asperam caelo, triste, cultu aspectuque » (Ger. 2,1). La troisième opposition tient à la nature de la terre. Alors que le sol breton est fertile et propice à l’agriculture très variée356, Tacite voit en la Germanie une terre impropre à l’agriculture, mais néanmoins propice aux pâturages : « satis ferax, frugiferarum arborum inpatiens, pecorum fecunda, sed plerumque improcera. » (Ger. 5,1). Alors que le sous-sol breton produit de l’or, de l’argent et d’autres métaux357, avec une sévérité extrême, Tacite estime que, pour la Germanie, 355

« Le ciel est souvent obscurci de pluies et de brouillards ; les froids rigoureux sont inconnus. » 356 Tacite, Agr. 12,9 : « Solum praeter oleam uitemque et cetera calidioribus terris oriri sueta patiens frugum pecudumque fecundum : tarde mitescunt, cito proueniunt ; eademque utriusque rei causa, multus umor terrarum caelique. » 357 Tacite, Agr. 12,10 : « Britannia aurum et argentum et alia metalla, »

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« Argentum et aurum propitiine an irati di negaverint dubito. Nec tamen adfirmaverim nullam Germaniae venam argentum aurumve gignere : quis enim scrutatus est ? Possessione et usu haud perinde adficiuntur. » 358 Au total, conclut Tacite, « Terra etsi aliquanto specie differt, in uniuersum tamen aut siluis horrida aut paludibus foeda, umidior qua Gallias, uentosior qua Noricum ac Pannoniam aspicit. » 359 La représentation de l’environnement régional construite par ce texte est sans équivoque : l’espace germanique est perçu comme un milieu dominé par l’eau, un espace constamment humide, hérissé de forêts et surtout un milieu marécageux. Cette représentation péjorative de l’espace germanique répond évidemment à l’image que les Romains ont de la Germanie. Le caractère paludéen de ce milieu montre que, pour Tacite, la Germanie, ce territoire insoumis, effrayant et peuplé d’hommes farouches, est une contrée invivable, peu propice à l’occupation humaine, parce que saturé d’eau, souvent vaseux. Comme le signale M.S. Morin360, l’association entre les environnements palustres et les territoires insoumis, entre marécages et Germains hostiles, est patente et présente tout au long de la période romaine. Bien que la représentation marécageuse d’une région offrît sans doute un reflet réaliste, mais partiel, de la situation environnementale du secteur, elle participait également à la construction et à la diffusion dans la société romaine d’une représentation négative du territoire ciblé. Il faut dire que cette allusion – plusieurs fois renouvelée dans les opera maiora361 – à la nature palustre des terres n’est pas gratuite elle vise une dévalorisation du milieu dans lequel vivent ces populations et participent à la construction d’une image négative de l’espace germanique.

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Tacite, Ger. 5,3. Tacite, Ger, 5,1. 360 Morin 2014, 101. 361 Lire les récits axés sur les éxpéditions romaines en Germanie. 359

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3. Eaux et forêts : des différences fonctionnelles Eaux et forêts sont deux éléments naturels qui reviennent régulièrement dans le paysage tacitéen reproduit et représenté dans l’Agricola et dans la Germania. En tout cas, la fréquence remarquable des termes renvoyant à l’eau et à la forêt dans le corpus étudié ainsi que le nombre significatif des images qui en découlent méritent sans doute une étude approfondie à la fois au niveau des réseaux sémantiques, au niveau des symboles mis en œuvre à partir de l’élément naturel, et plus largement au niveau des implications sur la vision du monde romain que l’historien de l’Empire tente de nous communiquer. L’élément « eau » dans les opera minora.Prendre en examen l’élément aquatique présent dans l’Agricola et la Germania suppose l’analyse d’une symbolique de l’eau en relation avec la construction d’un imaginaire littéraire, au service d’un discours historique dans lequel l’historien, sans toutefois avoir l’intention d’étudier l’hydrographie de l’Empire romain, présente cet élément naturel comme « composant » omniprésent de l’espace naturel des territoires étudiés dans ses écrits. Si une étude approfondie devrait être menée sur l’élément aquatique dans les opera minora de Tacite, elle devrait, à notre avis, être envisagée d’abord comme un motif littéraire récurrent – à travers l’Océan, la mer, les fleuves, les cours d’eau, la rive, la côte, les marécages, l’île –, ensuite comme un élément essentiel de la poétique tacitéenne de l’espace ou du paysage. Bien que Tacite soit un écrivain de l’Antiquité latine, une étude sur la poétique de l’eau dans son œuvre peut bien s’appuyer sur certaines bases méthodologiques modernes362. En attendant qu’une étude sur cette question spécifique soit entreprise, il nous paraît important de signaler que dans les deux opera étudiés, d’une part, l’eau est multiforme eau en mouvement et eau calme qui prend plusieurs formes, à savoir : cours d’eau, fleuves, Océan363, marécages et, d’autre part, elle est multifonctionnelle. 362 A l’instar de celles présentées par Bachelard, G. (1942), L’eau et les rêves, Paris, José Corti. 363 Dans l’Agricola, tout comme dans la Germania, l’Océan apparaît ainsi comme un espace interdit, fermé.

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Dans l’Agricola, par exemple, sa vraie nature n’est ni salvatrice, ni nourricière. C’est une voie de passage qui relie deux lieux différents préalablement choisis par Agricola. À la fois tumultueuse et parfois glauque, l’eau bruisse, charrie, engloutit etc. Tantôt elle constitue un obstacle dans la progression de l’armée romaine, tantôt devient son adjuvant : l’eau facilite le déplacement de cette armée d’un lieu à l’autre, d’une île à l’autre. Sous un autre angle, en même temps qu’elle symbolise l’immensité spatiale et un rempart naturel pour les Bretons, l’eau devient le témoin de la romanisation forcée de la Bretagne. Elle voit, en quelque sorte les efforts fournis par les Romains dans leurs marches pour la conquête de l’île. Dans la Germania, l’eau, surtout celle du fleuve, est la sève vivifiante de la vie sauvage mais organisée des peuples germains. Le fleuve est l’épine dorsale de toute organisation sociale et économique du territoire germanique. C’est autour du fleuve, surtout le Rhin, que s’organise la vie des Germains dans la forêt. Dans les deux opera minora aussi, l’eau tacitéenne témoigne également d’une série de dichotomies essentielles présentes dans l’espace défini par le « sujet décrivant et observant ». En effet, comme nous venons de le souligner supra, elle peut être soit immobile ou vivante, soit réelle ou mythique, soit géographiquement déterminée ou absolue et indéterminée. Un des principaux éléments naturels présents dans les paysages tacitéens et qui participe à l’esthétique de l’espace chez Tacite, l’eau intéresse aussi la poétique par les images métaphoriques employées afin de construire un imaginaire poétique dont les forces agissantes seraient partiellement liées à l’eau sous plusieurs statuts : eau comme « obstacle » et donc comme opposant et eau comme « moyen de déplacement » et donc comme adjuvant. La multitude de références à l’eau contenue dans l’Agricola et la Germania est une preuve évidente de l’importance remarquable de l’élément liquide et de l’espace aquatique dans l’historiographie tacitéenne. Définie comme une substance poétique, l’élément liquide participe à la constitution esthétisante de l’espace tacitéen, un espace dans lequel se joue tout le drame de l’histoire romaine. Dans les opera minora, 192

l’eau a parfois une portée symbolique. Dans l’Agricola, l’eau donne son unité à l’ensemble de l’œuvre étant donné que l’espace dont il est question est une insula. Contrairement aux eaux de la Germania sa vraie nature n’est ni salvatrice, ni nourricière. Dans l’Agricola, la présence de l’eau peut aboutir à une analyse condition de l’insulaire qui perçoit le monde par l’intermédiaire de la rive, donc de l’eau des rivières, des fleuves, de la mer qui sépare et relie en même temps son espace ou de l’Océan qui entoure son espace. Dans la Germania, l’eau, à l’instar de fleuves, contribue à l’organisation sociale et économique des peuples qui habitent sur les rives (ripae ). Dans la textualité de cet opus, les fleuves interviennent principalement comme a) éléments essentiels dans l’organisation sociale et économique des Germains, b) éléments de localisation des peuples germains socialement organisés, c) élément important dans l’organisation et l’encadrement des échanges économiques. L’eau fixe, immobile, l’eau stagnante des marécages de la Germanie peut être perçues comme un miroir des angoisses de l’armée romaine dans la mesure où elle provoque l’enlisement des soldats dans la jungle germanique, alors que l’eau des fleuves, une eau dynamique, mouvementée, voire agissante, est symbole de la vie des Germains ; cette eau suggère aussi une sorte d’énergie qui marque l’espace germain en transformation. Son action laisse également entrevoir, dans une évocation bien concrète de l’espace, le quotidien des terres agricoles. Un autre aspect de l’élément liquide en mouvement réside dans sa fonction de vecteur dynamique de cultures propres à tel ou tel peuple germain. L’élément « forêt » dans les opera minora. La forêt bretonne apparaît comme un espace-tampon, un espace intermédiaire entre l’espace aquatique et l’espace terrestre marqué par les montagnes, les vallées, les plaines, etc. Dans la représentation de l’espace breton, la forêt apparaît comme l’antithèse de l’espace de l’Vrbs caractérisé par des villas, symbole de la modernité, de la civilisation. L’omniprésence de la forêt, en même temps qu’elle suggère la fertilité du sol ou qu’elle fait de la Bretagne une terre aux richesses agricoles variées, symbolise l’état sauvage de l’espace breton. La forêt 193

germanique, quant à elle, se démarque de la forêt bretonne par sa multipfonctionnalité qui, au final, projette une image d’un espace cauchemardesque pour l’armée romaine et donc pour l’homme romain tout court. * * *

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Critique et études littéraires aux éditions L’Harmattan

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Que nous révèlent les représentations des mémoires caribéennes dans les romans The Polished Hoe et More d’Austin Clarke, The Swinging Bridge de Ramabai Espinet, What We All Long For de Dionne Brand et Soucouyant de David Chariandy, publiés au Canada durant la décennie 2000 ? L’auteur démontre que les recompositions mémorielles à l’œuvre dans ces textes construisent une conscience historique des Caribéens du Canada et dessinent les contours d’une identité caribéenne canadienne anglophone. (16.50 euros, 162 p.) ISBN : 978-2-343-05871-9, ISBN EBOOK : 978-2-336-37516-8 Le Parnasse breton Un modèle de revendication identitaire en Europe

Le Lay Jakeza - Préface de Mona Ozouf

Si le grand public connaît quelque peu le Parnasse français, la plupart ignorent l’existence du Parnasse breton. Créé en 1889 par l’écrivain Louis Tiercelin et le musicien Joseph-Guy Ropartz, son premier objectif est de fédérer les intellectuels de Bretagne dans le seul but de sauvegarder son identité, et plus largement celle de la France. Loin de tout folklorisme, ce mouvement à l’apparence littéraire, se compose d’intellectuels qui s’attachent à définir une politique prônant un fédéralisme. Ils ont compris que, pour ce faire, la production intellectuelle est une étape nécessaire avant la création d’institutions. (Coll. Espaces Littéraires, 25.00 euros, 268 p.) ISBN : 978-2-343-06017-0, ISBN EBOOK : 978-2-336-37480-2

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La poétique de l’espace dans les opera minora de Tacite Les faits relatés dans les opera minora de Tacite – Agricola et la Germania – se passent dans deux espaces géographiques précis : la Bretagne, pour la première œuvre, et la Germanie pour la seconde. Comment et avec quels « artifices » littéraires Tacite élabore-t-il ces espaces ? Comment les reproduit-il et les représentet-il ? Que symbolisent-ils au regard des faits rapportés et de la pensée historique de Tacite ? C’est à toutes ces questions de poétique que cet ouvrage tente de répondre modestement. Concrètement, loin d’être une simple étude analytique de l’organisation textuelle qui manifeste la spatialité selon les modes d’écriture de la description réaliste, d’une part, et en fonction de la langue, d’autre part, le présent ouvrage, qui consacre aussi une part belle à l’analyse de la fonctionnalité diégétique de l’espace, dans ses rapports avec la structure de l’Agricola et de la Germania, étudie la narrativisation des espaces breton et germanique ainsi que les procédures narratives de leur mise en texte. Son auteur a particulièrement choisi d’étudier la poétique descriptive des paysages, en tant que l’un des constituants de l’espace, dans ces opera minora en considérant les deux approches qui, à son avis, constituent les fondements d’une esthétique descriptive particulière qui caractérisent l’Agricola et la Germania, étudiées et analysées d’un point de vue de la spatialité, à savoir : l’expansion et la dynamique de l’espace. Les deux approches choisis pour aborder cette question de spatialité montrent, finalement, comment l’espace des opera minora de Tacite ne se présente pas comme un simple décor devant lequel se déroulent les actions qui ont marqué l’histoire de Rome pendant la romanisation, mais plutôt comme un constituant narratif en lien étroit avec les personnages tacitéens et surtout comme un de principaux acteurs de l’histoire romaine. Docteur ès Lettres de l’Université Sorbonne-Paris IV, Fondateur et Directeur de publication de la Revue Africaine des Études Latines (RAÉL) publiée annuellement aux Editions AUSONIUS de l’Université Bordeaux-Montaigne (France), le Professeur José M AMBWINI KIVUILAKIAKU est le Chef du Département des Lettres et Civilisation latines de l’Université Pédagogique Nationale (UPN) de Kinshasa (RD Congo) . Spécialiste de Tacite et « disciple » du professeur Alain Michel, son champ de recherche et d’expertise couvre principalement l’ histoire des idées politiques, philosophiques et religieuses à Rome sous l’Empire, ainsi que les questions de poétique en littérature latine. Il est l’auteur de deux ouvrages publiés chez L’Harmattan : Le Combat d’un Congolais en exil (2011) et La représentation de l’espace dans l’Énéide VI de Virgile (2015) et d’un autre La désillusion d’un Congolais rentré exil » (2016) (roman) publié chez Edilivre.

ISBN : 978-2-343-10193-4

21,50 e