Opera Minora 2 [2]

Table of contents :
Couverture
Page de titre
HALLAJ
LA PASSION D'AL-HALLADJ ET L'ORDRE DES HALLADJIYYAH (1909)
AL HALLAJ LE PHANTASME CRUCIFIE DES DOCETES ET SATAN SELON LES YEZIDIS (1911)
LES YEZIDIS DU MONT SINDJAR "ADORATEURS D'IBLIS" (1956)
ANA AL-HAQQ" - ETUDE HISTORIQUE ET CRITIQUE SUR UNE FORMULE DOGMATIQUE DE THEOLOGIE MYSTIQUE, D'APRES LES SOURCES ISLAMIQUES (1912)
NOUVEAUX DOCUMENTS PERSANS CONCERNANTS AL-HALLADJ (1924)
LA SURVIE D'AL-HALLAJ - TABLEAU CHRONOLOGIQUE DE SON INFLUENCE APRES SA MORT (1945-1946)
ETUDE SUR LES « ISNAD » - OU CHAINES DE TEMOIGNAGES FONDAMENTALES DANS LA TRADITION MUSULMANE HALLAGIENNE (1946)
LA LÉGENDE DE HALLACÉ MANSUR EN PAYS TURCS (1947)
L'OEUVRE HALLAGIENNE D'ATTAR (1947)
ETUDE SUR UNE COURBE PERSONNELLE DE VIE : LE CAS DE HALLAJ, MARTYR MYSTIQUE DE L'ISLAM (1945)
NOUVELLE BIBLIOGRAPHIE HALLAGIENNE (1948)
EL-HALLAJ, MYSTIQUE DE L'ISLAM (1949)
INTERFERENCES PHILOSOPHIQUES ET PERCEES METAPHYSIQUES DANS LA MYSTIQUE HALLAGIENNE : NOTION DE "L'ESSENTIEL DESIR" (1950)
RECHERCHES NOUVELLES SUR LE "DIWAN D'AL-HALLAJ" ET SUR SES SOURCES (1953)
LE MARTYRE DE HALLAJ A BAGDAD (1954)
QISSAT HUSAYN AL-HALLAJ (1955)
LA GUERRE SAINTE SUPREME DE L'ISLAM ARABE (1959)
PERSPECTIVE TRANSHISTORIQUE SUR LA VIE DE HALLAJ (1955)
AUTRES AUTEURS ET THEMES MYSTIQUES
LE FOLKLORE CHEZ LES MYSTIQUES MUSULMANS (1923)
LA MEDITATION CORANIQUE ET LES ORIGINES DU LEXIQUE SOUFI (1923)
INTROSPECTION ET RETROSPECTION - LE SENTIMENT LITTÉRAIRE DES POÈTES ET L'INSPIRATION PROPREMENT MYSTIQUE; COMMENT ILS S'EXPLICITENT, ET COMMENT LES DIFFÉRENCIER (EN POÉSIE ISLAMIQUE). (1925)
TROIS MYSTIQUES MUSULMANS SHOSHTARI, AHMAD GHAZALI ET NIYAZI MISRI (1925)
L'EXPERIENCE MYSTIQUE ET LES MODES DE STYLISATION LITTERAIRE (1927)
L'ARIDITE SPIRITUELLE SELON LES AUTEURS MUSULMANS (1937)
DEUX FORMES D'IDEAL POETIQUE EN EGYPTE AU XIIème SIECLE - IBN AL FARID et SHOSHTARI (1938)
TEXTES MUSULMANS POUVANT CONCERNER LA NUIT DE L'ESPRIT (1938)
NOTE BIBLIOGRAPHIQUE SUR LA DIRECTION SPIRITUELLE EN ISLAM (1947)
RECHERCHES SUR SHUSHTARI - POETE ANDALOU ENTERRE A DAMIETTE (1950)
LE "COEUR" (AL-QALB) DANS LA PRIERE ET LA MEDITATION MUSULMANES (1950)
"MYSTIQUE ET CONTINENCE" : EN ISLAM (1951)
TEXTES PREMONITOIRES ET COMMENTAIRES MYSTIQUES - RELATIFS A LA PRISE DE CONSTANTINOPLE PAR LES TURCS EN 1453 ( = 858 HEG.) (1953)
LA VIE ET LES OEUVRES DE RUZBEHAN BAQLI (1953)
AVICENNE, PHILOSOPHE, A-T-IL ETE AUSSI UN MYSTIQUE ? (1954)
MYSTIQUE MUSULMANE ET MYSTIQUE CHRETIENNE AU MOYEN AGE (1957)
LANGUE ET PENSEE GRAMMAIRE ET THEOLOGIE
LES SOURCES ARABES UTILISEES PAR LES SCOLASTIQUES LATINS (1924)
PRO PSALMIS - DEFENSE DE L'ASPECT QU'ASSUME L'IDEE DANS LES LANGUES SEMITIQUES (1925)
DOCUMENTS DE PSYCHOLOGIE DIFFERENTIELLE MUSULMANE (1927)
IBN SABcIN ET LA CRITIQUE PSYCHOLOGIQUE DANS L'HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE MUSULMANE (1928)
NOTES SUR LE TEXTE ORIGINAL ARABE DU "DE INTELLECTU" D'AL FARABI (1930)
LE CHRIST DANS LES EVANGILES, SELON AL-GHAZALI (1933)
NOTES SOMMAIRES SUR LA FORMATION DES NOMS ABSTRAITS EN ARABE ET L'INFLUENCE DES MODELES GRECS (1934)
LES FORMES DE PENSEE DETERMINEES PAR LA STRUCTURE DE LA LANGUE ARABE (1936)
L'ARABE LANGUE LITURGIQUE DE L'ISLAM (1935)
LES INFILTRATIONS ASTROLOGIQUES DANS LA PENSEE RELIGIEUSE ISLAMIQUE (1943)
LE SOUFFLE DANS L'ISLAM (1943-1945)
THEMES ARCHETYPIQUES EN ONIROCRITIQUE MUSULMANE (1945)
L'IDEE DE L'ESPRIT DANS L'ISLAM (1945)
LA NATURE DANS LA PENSEE ISLAMIQUE (1946)
LA SYNTAXE INTERIEURE DES LANGUES SEMITIQUES ET LE MODE DE RECUEILLEMENT QU'ELLES INSPIRENT (1949)
VALEUR DE LA PAROLE HUMAINE EN TANT QUE TEMOIGNAGE (1951)
LE RITE VIVANT (1951)
AL-BERUNI ET LA VALEUR INTERNATIONALE DE LA SCIENCE ARABE (1951)
LA PHILOSOPHIE ORIENTALE D'IBN SINA ET SON ALPHABET PHILOSOPHIQUE (1952)
LE TEMPS DANS LA PENSEE ISLAMIQUE (1952)
REFLEXIONS SUR LA STRUCTURE PRIMITIVE DE L'ANALYSE GRAMMATICALE EN ARABE (1954)
L'INVOLUTION SEMANTIQUE DU SYMBOLE DANS LES CULTURES SEMITIQUES (1960)
VOYELLES SEMITIQUES ET SEMANTIQUE MUSICALE (1956)
L'HISTOIRE DES DOCTRINES PHILOSOPHIQUES ARABES A L'UNIVERSITE DU CAIRE (1912)
LES SIX PREMIERES SESSIONS DE L'ACADEMIE ROYALE DE LANGUE ARABE AU CAIRE (1941 - 1942)
TABLE DES MATIERES
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OPERA MINORA DE

LOUIS MASSIGNON

LOUIS MASSIGNON

OPERA MINORA TEXTES RECUEILLIS, CLASSÉS ET PRÉSENTÉS AVEC UNE BIBLIOGRAPHIE PAR Y. MOUBARAC sous le patronage du Centre d'Études Dar El-Salam

TOME II

PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE io8, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, PARIS 1969

Dépôt légal. — ire édition : Ier trimestre 1969 Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays @ by DAR AL-MAAREF LIBAN S.A.L. & Louis Massignon - Beirut, 1963

HALLAJ

LA PASSION D AL-HALLADJ ET L'ORDRE DES HALLADJIYYAH (1909) 1. — La passion d'al-Hallâdj (al-Hosain ibn Mansour) supplicié à Baghdâd le 25 mars 922 (24 doull qa'dah 309 de l'hégire). Le "martyre" d'al-Hallâdj, "crucifié pour la Vérité", est un des sujets les plus fréquemment célébrés par les poètes mystiques musulmans, depuis Abou Sa'îd ibn Abi'l-Khaîr jusqu'à Hâfiz. Et le grand poète persan 'Attâr nous a laissé deux longs récits dramatiques de la plus émouvante beauté sur cette mort et sa mise en scène tragique. Ces œuvres ont une base historique. Le martyre d'al-Hallâdj a réellement eu lieu. Nous en avons les actes : 1. La rédaction officieuse du procès de condamnation et le texte officiel du jugement, — consignés dans les notes du greffier; après avoir été résumés à trois reprises, et fort inexactement, dans des chroniques rédigées par ordre du khalifat, — ils furent publiés par Ibn Sinân, puis Ibn Mishkouyêh vers 982 (soixante ans après le procès). Cette rédaction elle-même, confrontée avec les déclarations d'un juge suppléant, Ibn 'Ayyâsh, met en pleine lumière la partialité de l'instruction et l'illégalité de la procédure finale. 2. Les témoignages des assistants sur l'exécution ont été réunis dans deux recueils; un premier, anonyme; un second, dû à Ibn Bâkouyêh (vers 1000). Ces deux recueils achèvent de nous expliquer la vocation d'alHallâdj, les bases de sa prédication, et permettent de remettre au point les insinuations officieuses sur ce sunnite supplicié par des musulmans sunnites comme lui. Des documents précités, le premier seul a été imprimé, — et fragmentairement, sans étude critique. Les deux autres sont inédits. De ces documents1, et d'un grand nombre de textes pour la plupart inédits, relevés dans les ouvrages de plus de cent auteurs (120 textes arabes, 50 persans, 3 turcs, 2 syriaques, 35 occidentaux), il est possible de tirer une conclusion, et de s'expliquer l'importance historique et littéraire, vraiment extraordinaire, qu'a prise dans l'Islam un fait-divers judiciaire. L'Islam vit d'un livre révélé, —le Qorân, —dont le texte a été dicté et la règle commentée par le Prophète durant sa mission terrestre. Et donc (1) La publication de l'ensemble a été annonée (Ann. des Hautes Etudes, 1908, p. 73).

la vie de tout musulman pieux doit se modeler sur celle de Mohammed; d'où le développement pris par la Tradition (hadîth). Un premier cas de conscience divisa les croyants à la mort même du Prophète; quel serait le vicaire chargé de perpétuer son exemple, —de pratiquer publiquement l'imitation du Prophète comme imâm, - - afin de maintenir dans la voie droite la communauté musulmane ? Il amena la scission des shî'ah qui entendaient vénérer en premier lieu les "Ahl'l-Qourbah", la famille du Prophète, exclue du khalifat par l'usurpation violente des Omayades, puis l'escamotage adroit des 'Abbâsides. Un second cas de conscience se posa dans la communauté musulmane divisée quant à son chef, la mise en pratique de l'imitation de Mohammed (et des autres prophètes) par ses membres. En son privé, chaque croyant pouvait-il l'imiter ? que devait-il faire s'il avait comme Mohammed des visions et des extases ? La loi temporelle du khalife était impuissante à régler les cas de conscience. Elle enseigne la "sabr" (patience résignée), la profession de foi étant nécessaire et suffisante pour le salut; ce qui réduit la contrition à une pénitence, —l'accomplissement rituel de la loi. Telle fut l'origine du mouvement soûfî (en ne l'envisageant que dans son fonds islamique, sans faire intervenir les concepts étrangers qui s'y sont implantés plus tard). Il se forma lentement pendant les deux premiers siècles de l'hégire, —basé sur deux notions solides d'expérimentation religieuse personnelle : l'aperception de la valeur pratique de la contrition intime, —et la recherche ardente de l'évidence mystique; —toutes deux réunies dans un mot arabe qui a la valeur d'un symbole, al-Haqq, —qui signifie "la Vérité" que l'on cherche, aussi bien que "la Dette qui est réclamée", et Dieu. —celui que l'âme cherche parce qu'il la veut. Al Hallâdj, le premier, prêcha publiquement cette doctrine, —avec une passion extraordinaire, et tout un accompagnement de faits "surnaturels", extases et miracles. Et, le premier dans l'Islam, il fonda un ordre religieux formel avec l'équivalent de véritables vœux, —ordre destiné à obtenir par la pratique de l'ascèse qu'en ses membres "descendît l'Esprit de Dieu dont fut inspiré (Isâ ibn Meryem (Jésus)"; les similitudes entre alHallâdj et Jésus vont dès lors se multiplier; l'examen des sources montre qu'il ne s'agit pas là d'une contrefaçon musulmane de la passion du Christ, —mais d'un parallélisme réel, —que certains Persans actuellement tendent à expliquer par la théorie hindoue des réincarnations, en identifiant ces deux crucifiés. L'époque était favorable pour cet apostolat; après le grand essor économique du premier siècle 'abbâside, le mouvement social ismaélien (gnos-

tique) avortait, et la place était préparée pour une floraison mystique dans le peuple, — comme en Italie, lorsque le mouvement communal à tendances albigeoises échouait, à l'orée de la prédication franciscaine. Le souvenir de la secousse profonde des consciences, de l'ébranlement moral produit par le martyre d'al-Hallâdj reste, après mille ans, vivace dans l'Islam. Je m'en suis aperçu à Bagdâd. Il soulève, en effet, une question passionnante pour des croyants. Les plus grands théologiens musulmans, al-Ghâzâlî, ont fait d'al-Hallâdj un saint. Mais la procédure de canonisation islamique, Yidjma', s'oppose à cette thèse. Et depuis des siècles, les juristes de droit strict ont multiplié sans succès les excommunications contre les tenants de la sainteté du Hallâdj, —les contraignant à abjurer. Il y a là toute une littérature juridique de "fétwas" fort intéressante pour l'étude des procédés de raisonnement islamiques. Une dernière question est celle de l'influence des œuvres personnelles d'al-Hallâdj,—quatrains mystiques et sentences en prose,—sur la littérature arabe. Son diwân (poésies) a été édité dt, bonne heure; il figure dans la bibliothèque d'as-Soulamî (t 1021); il est connu et discuté par le grand poète al-Ma'arrî; en attendant d'être supplanté dans l'admiration des musulmans de langue arabe par les qasîdahs d'Ibn al-Fâridh, dont la langueur amoureuse ne fait pas oublier, malgré toute sa grâce étudiée, la poignante concision d'al-Hallâdj. II. — L'ordre des Hallâdjiyyah. P y a un an, à la fin de l'automme, je partais en mission archéologique pour Baghdâd, et j'entretenais une dernière fois mon regretté maître Hartwig Derenbourg du sujet de thèse que je préparais —sujet qu'il avait bien voulu annoncer lui-même dans l'Annuaire de l'Ecole pratique des Hautes Etudes (1908, p. 73) —sur la doctrine, le procès et le supplice d'un mystique, alHallâdj (al-Hosaïn ibn Mansoûr), crucifié à Baghdâd le 25 mars 922. Et son nom lui rappelait une première interprétation, écartée bientôt, du mot ^ tAi-lj de l'Autobiographie d'Ousamâ (p. 92 du texte, p. 44 de la traduction). Il me demandait si j'avais constaté que ce nom de métier, "cardeurs de coton" fut employé à cette époque pour les disciples d'al-Hallâdj, sous la forme Je voudrais exposer ici, commej'aurais souhaité le faire en sa présence, comment les documents réunis depuis au couis de mon travail confirment l'hypothèse de mon maître.

Il y a bien eu des "Hallâdjiyyîn" ou "Hallâdjiyyah", et même il semble que ce fut un ordre religieux formel, la première peut-être des congrégations que l'Islam ait connues. Ce point établi est fort important. On a beaucoup discuté sur les origines du soûfisme, — on a voulu les déterminer à priori en conformité de telle théorie, influence "iranienne", "chrétienne", "néoplatonicienne", "hindoue". Des idées générales ont été entrechoquées sans résultat. Le moment ne semble pas encore venu de telles généralisations. Pour caractériser exactement cette renaissance de la vie ascétique et mystique, — qui prit, nous le savons, des formes aussi riches et aussi variées —plus que partout ailleurs, il semble prudent de commencer par l'examen de détail, par les "cas de conscience" particuliers des grands soûfis, en les prenant l'un après l'autre; — et en poussant davantage la clitique des sources, dont la filiation chronologique s'établit si malaisément. C'est en ce sens que j'ai poussé ce travail sur al-Hallâdj, destiné à documenter ceux qui tenteront plus tard d'établir un tableau général à peu près exact de cette évolution psychologique de l'Islam. A cette époque les mystiques musulmans n'étaient pas du tout affiliés par les règles rigoureuses que nous leur connaissons aujourd'hui. Les "ordres" des;(Bekriyyîn, Uweîsiyyîn, Djonaîdiyyîn, Bistâmiyyîn1" sont de pures inventions d'hagiographes de basse époque. Le seul usage de ceux qui quittaient le monde était, selon une fort ancienne tradition sémitique, de revêtir le "soûf" (vêtement de laine), — et tout soûfî était aussi libre de jeter le froc qu'il l'avait été de le prendre. Les "soûfî" les plus renommés acceptaient auprès d'eux ceux qui en faisaient la demande et qu'ils voulaient bien agréer comme serviteurs (khoddâm, ghilmân), pour un temps généralement limité, ou pour une circonstance déterminée, comme un voyage, le pèlerinage, etc. Quand le khâdim quittait son cheîkh, l'usage était de lui demander une "wasiyyah" (recommandation suprême, testament spirituel), rien de plus. Celui qui avait été khâdim n'oubliait pas celui qui avait été son directeur de conscience, et le citait en fait de traditions ascétiques, comme il citait tel jurisconsulte dont il avait suivi le cours en matière de traditions juridiques. Certains groupements de sympathies se dessinaient à la fin du Ille siècle de l'hégire; Dou'n-Noûn alMisrî (t 245/859) et les shaikhs du Khorasan qui gravitaient autour de Yoûsof ibn al-Hosaîn al-Râzî (t 301/913), Abou Hafs al-Haddâd (f 265/ 878), Abou 'Othmân al-Hayrî (f 298/910) ont un corps de doctrine pré(1) Les Djonaîdiyyîn et Tayfouriyyîn non "Bitàmiyyîn" ' comme on l'écrira plus tard) sont signalés pour la première fois par Djollabî (f 464/ 1072), comme de simples écoles.

cisé par Hamdoûn Qassâr contre les objections d'al-Mohâsibî; ils forment un premier groupe, —où le détachement de choses mondaines est poussé jusqu'à l'ostentation d'une sincérité outrancière, —par la recherche volontaire du mépris des hommes; ce sont les "Malâmatiyyah". Les soûfîs de Baghdâd successivement groupés autour de Daoud atTayî (f 165/781), Ma'roûf al-Karkhî (f 200/815), Sarî as-Saqati (f 256/ 870) et Djonaîd al-Baghdâdî (t 298/910) s'en distinguaient par une prudence plus pondérée; ils gardaient plus particulièrement le nom de "soûfiyah". Kharkoûshî (t 407/1016), dans son "Kitab Tahdîb al-asrâr" (ms. Berlin, Spr. 832, p. 12a seq.), indique admirablement les divergences purement dialectiques qui séparaient les deux écoles. Enfin l'on pouvait isoler un troisième groupe, les "Ahl al-Beït", les solitaiies fixés autour des villes saintes, à la Mekke Médine et Jérusalem, sous la direction de Abou 'Abd Allah al-Maghrabî, de 'Amr al-Mekkî (t 297/909) et d'Ibrahim alKhawâss (t 291/903), qui se distinguaient par une adoration jalouse de la formule d'unité antitrinitaire du Prophète (tawhîd); ils pratiquaient, sous le nom de "tawakkol", une forme très nette de quiétisme, et tenaient en suspicion les dialecticiens de Baghdâd et du Khorasân1. Il semble bien que les couvents (khânqah) n'existaient pas encore. C'est au cours du siècle suivant que nous les verrons se multiplier, et originairement chez les Karâmiyyah du Khorasan, secte plutôt théologique et juridique; couvents plutôt destinés à préparer des théologiens et des juristes —comme les "medersa" (universités) que les shafi'ites leur opposeront bientôt, avec l'appui, puis l'investiture gouvernementale — que des ascètes ou des mystiques. Al-Hallâdj a été, suivant l'usage, "khâdim" (domestique) de plusieurs soûfîs en renom : Tostarî, 'Amr al-Mekkî, Djonaîd. Notons à ce sujet que Ibn Sâlim, autre khâdim du Tostarî, fondera bientôt à Bassorah une secte sunnite, les Sâlimiyyah, secte théologique et juridique comme les Kirâmiyyah, —elle possède en plus une doctrine d'ascèse et de mystique, où elle reconnaîtra précisément al-Hallâdj comme son maître. Al-Hallâdj, après avoii été soûfî, ajeté le soûf, et a vécu une vie mondaine; puis, dans le monde, il a commencé, au grand scandale de tous, faqîhs et soûfîs, une vie errante d'apostolat, prêchant la pénitence, s'occupant de la conscience des pécheurs. —L'apostolat " ; cjjl " a toujours été très mal vu par l'Islam orthodoxe pour toute une série de raisons tra(1) Les "Kharrâziyyah" et les "Noûriyyah" n'eurent qu'une durée éphémère; les "Sahliyyah" du Tostari se fondirent dans les Sâlimiyyah. 1

ditionnelles connues1; il était spécialement suspect au gouvernement, pour qui c'était le symbole de "propagande révolutionnaire", et dont les rapports de police réservaient le nom de " «Uj "missionnaires", aux agents hérétiques, shî'ah légitimistes ou qarmates. La punition qu'encourait le dâ'î était connue de tous. Le Qorân en énonçait (soûrate V, 37; soûrate XXVI, 49) les peines, suivant l'échelle décroissante : exécution capitale, crucifixion, amputation des mains et des pieds, bannissement. En pratique la crucifixion était de règle, ou tout au moins la décollation après amputation2. Dans ce nouveau rôle, al-Hallâdj, en sa double qualité de sunnite, et d'ancien soûfî, excita le scandale. Après avoir été prêcher le "Dieu de vérité" au nord de l'Inde et dans le Turkestan chez des idolâtres, il vint prêcher en Fârs, puis en Ahwaz, puis à Baghdâd même. Après une troisièmevisite à la Mekke, à l'âge de cinquante ans(294/906), il revint àBaghdâd dans une disposition d'esprit qui stupéfia tout le monde. L'étonnement dont les chroniques nous ont conservé le témoignage nous est un précieux indice; il osait, comme un prophète, exhorter au nom de Dieu les foules; 'Abd al-Qâdir, le fondateur de l'ordre des Qâdiriyyn, un siècle après, ne fera pas autrement. Mais à l'époque du Hallâdj, aucun orthodoxe ne l'avait fait. Dans des cas isolés, Dou'n-Noûn, Tostarî, Bistamî, avaient été tracassés par des fonctionnaires trop zélés. Sous al-Mo'tadhid (279-289), Noûrî et ses amis avaient été soumis à un examen sévère du qadhî. Mais al-Hallâdj, lui, prenait les devants, prêchait toute une doctrine mystique, préconisait publiquement la fondation d'un ordre. Il s'adressait à chacun en son langage, aux shî'ah mêmes et aux mo'tazilah. "Celui dont le corps était dressé, déclarait-il, par la mortification à obéir, —dont le cœur était consacré aux bonnes oeuvres, —qui persistait dans le renoncement aux plaisirs ensedominant soi-même, ... s'il n'y avait plus en lui rien de charnel, —en lui s'infuserait l'Esprit de Dieu dont avait été conçu Jésus, fils de Marie, ... et ses actions seraient de Dieu...". Voilà pour le but de l'ordre. De la règle il n'est resté que des bribes, travesties par des adversaires. Un article était de remplacer le pèlerinage légal, tant qu'on ne pouvait l'accomplir3, par une série de bonnes œuvres déterminées. Un autre avait trait auxjeûnes, unautre aux "neuvaines" de retraite dans les cimetières. La publicité donnée par sa prédication à cette doctrine amena bientôt al-Hallâdj à un dénouement tragique; il lui avait été facile de le prévoir; il l 'avait, semble-t-il, désiré, avec un grand désir de sacrifice vraiment (1) C'est réservé aux prophètes, et Mohammed est le dernier. (2) Crr. l'exécution de Pierre, évêque de Damas, sous Walid II (4 octobre 743). (3) C'était la généralisation d'une thèse de Bishr al Hafi (f 227/341).

imprévu chez un sunnite pour qui 1'''Id al-qourbân" doit rester le seul sacrifice légal. Après une détention de huit ans, — une sorte de referendum des qâdhis, — un procès visiblement inique dont il n'y a pas lieu de parlei ici, — et trois flagellations, il fut, conformément au droit coranique, amputé des mains et des pieds et crucifié (24 doulqa'dah 309 (25 mars 922). au milieu d'un grand concours de peuple, à Baghdâd. Son ordre existait. La preuve en est, pendant son procès, l'obéissance que lui témoignaient ses disciples, ses missionnaires; et, après sa mort, le procès et l'exécution en 311 /924 et 312/g25, de quatre de ses disciples qui préférèrent renoncer à la vie qu'à son "madhab" (le mot a bien clairement ici la valeur : ordre religieux). Al-Hallâdj mort, la tarîqah Hallâdjiyyah se scinda. Les uns, comme Fâris ibn 'Isâ ad-Dînawerî s'en allèrent en Khorasan collaborer à la réforme du rite hanéfite entamée par al-Mâtouridî. D'autres, comme Ibn Khafîf, un ami de la dernière heure plutôt qu'un véritable disciple, allièrent des éléments sâlimiyyah à la réforme d'al-Ash'arî. Une mention spéciale doit être réservée au sort ultérieur des Hallâdjiyyah de l'Ahwaz et deBasrah; leur doctrine prit de suite une forme particulière, que nous ne connaissons d'ailleurs que par des témoignages, bien suspects, d'adversaires. Un de ses disciples, Abou 'Omârah Mohammed al-Hâshimi se déclara, après la mort du Hallâdj, comme le prophète inspiré de l'Esprit saint qui disait-il, après être descendu dans l'âme d'alHallâdj faisait, depuis, sa demeure de l'âme d'un fils d'al-Hallâdj qui vivait dans une retraite ignorée de tous. Et dans cette vieille province persane de l'Ahwaz, il lépandait l'opinion qu'en lui résidait l'âme du prophète Mohammed, celle de Ayshah chez sa femme, celle d'Abou Bekr chez son beau-père. Cette secte avait un cénacle à Basrah. Elle joua un certain rôle dans les luttes politiques à l'avènement des Bowaihides, puis disparut (voir "Le qâdhi al-Tenoûkhi", Bibl. Nat., ar. 3482, p. 57a). A ce moment, il ne reste plus à Baghdâd de partisan du Hallâdj que dans une secte mi-théologique, mi-philosophique, qui prit également le nom de Hallâdjiyyah et sur laquelle 'Abd al-Qâhir al-Baghdâdî (t 429/ 1037) et Ferîd ad-Dîn 'Attâr (1627/1230) [dans sa biographie d'al-Hallâdj, (1) Il développa en mystique les théories d'al-Hallâdj sur le holoûl (infusion divine dans l'âme) et fonda la tariqah des Hallâdjiyyah Holoûliyyah. (2) A ce moment le chef de l'ordre hallâdjien, Abou Dja'far ibn as-Sabbâh as-Saydalànî, rendit en vain, pour détourner l'orage, une sentence d'excommunication contre les théories de Fâris Ibn'Isa sur le holoùl, sentence approuvée par 4.000 adhérents en 'lrâq (Djollâbî, ap. Kashfou I-Mahdjoûb, Bibl. Nat., persan 1086, p. 150).

édit. de Nicholson (II, 136)], nous donnent quelques détails. C'étaient des sunnites, mais d'esprit fort libre, qui estimaient véridiques les révélations d'al-Hallâdj, et considéraient son extase, où par deux mots si discutés : "Ana'l-Haqq" (Je suis la vérité), —Dieu lui était apparu, —comme équivalente de celle où Moïse devant le Buisson ardent avait entendu : "C'est moi Dieu, il n'y en a pas d'autre que moi" (Qorân, XX, 12) Seulement, par respect pour le Qorân, ils citaient les paroles de Moïse en disant: "Dieu a dit...", — tandis que, pour les révélations faites à al-Hallâdj commeà 'Omar ibn al-Khattâb, ils disaient : "al- Hallâdj (Ibn Mansoûr), 'Omar ont dit".1 La polémique fut violente pendant tout le Xle siècle; la biographie compilée par le Khatîb (t 463/1071) est très hostile au Hallâdj; elleservira à documenter la plupart des biographes postérieurs. A ce moment même, cependant, l'exemple et l'imitation d'al-Hallâdj faisait germer en Khorasan toute une moisson de saints. Le Khatîb, et avant lui le grand historien des milieux soûfis, Mohammed as-Soulamî (t 412/1021) nous signalent l'admiration que l'on gardait pour son enseignement et sa mort, en Khorasan, où il avait prêché avant de revenir en Ahwaz et à Baghdâd. Abou Sa'îd ibn Abî'l-Khaîr, le premier et le plus émouvant des poètes mystiques en langue persane, estimait les extases d'al-Hallâdj supérieures à toutes celles que les autres soûfis avaient eues. Après lui, al-Fârmadî, le directeur spirituel d'al-Ghâzâlî, puis Yoûsof alHamadânî, Ahmad Yasavî, et Farîd al-Dîn 'Attâr se transmettront le culte de la mémoire du martyr, désigné désormais à la postérité comme le modèle du parfait soûfî. La dernière acception que prit ce nom de Hallâdjiyyah désigna, au cours des siècles, non plus un ordre, ni une secte, ni même un cénacle littéraire, comme dans les divers types que nous venons de voir se succéder dans l'histoire, mais simplement les musulmans sunnites2, jurisconsultes, théologiens ou mystiques, qui croient à la sincérité d'al-Hallâdj et veulent la concilier avec le dogme islamique pour faire de lui un saint. Ç'a été la tentation des plus généreux esprits, d'al-Baqillânî (t 403/ 1012), d'al-Ghâzâlî (t 505/1m), d'Ibn 'Aqîl (t 513/1119); mais ou bien, comme ce dernier, ils ont été contraints par le pouvoir séculier, tout puissant en Islam, de se rétracter, fenraison de la chosejugée; ou bien, comme les deux premiers, ils ont été- condamnés post mortem par des fétwas irréfutables. (1) cfr. exécution d'an Nasïmï (820/1412) à Alep. (2) Les chi'ites se sont à peine posé la question.

Taqî ad-Dîn Ibn Taimiyah (t 728/1328), le lucide et intolérant défenseur de l'orthodoxie sunnite, ne s'y est pas trompé. Dans une fétwa fort solidement construite1, il condamne tout partisan de la sainteté d'alHallâdj. Il précisera ailleurs que c'est à cause de sa doctrine de l' "ittihâd" ou union divine, "al-ittihâd al-mou'în", l'union de Dieu avec l'individu, comme l'eucharistie catholique ou le holoûl des shî'ah exaltés; il ne la confond pas avec fCal-ittihâd al-'âmm al-moutlaq", union absolue de la divinité et de l'univers, professée par les panthéistes hindous. Il est plus loyal en cela que la plupart des polémistes sunnites qui condamnent pêlemêle les soûfîs hallâdjiens et les soûfîs panthéistes comme 'Afîf al-Dîn atTilimsânî; thèse simpliste qui sera malheureusement reprise en 1868 par Von Kremer (dans ses Herrschende Ideen, pp. 69-72). Actuellement, en dehors de certaines congrégations telles que les Qâdiriyyah, dont la tradition2 conserve encore le souvenir de la tarîqah (ordre) hallâdjienne pour lui attribuer une méthode de dikr évidemment postérieure, il n'existe plus de sunnite ouvertement hallâdjien. Beaucoup excusent al-Hallâdj, selon la thèse juridique shâfi'ite : sans plus. Cependant on continue à l'invoquer; la tombe très humble du crucifié de Baghdâd protège les tombes des esclaves noirs qui se sont groupées autour d'elle; et elle reçoit chaque année les visites solitaires de pèlerins des villes lointaines, de Hayderabad comme de Fez. L'idée du sacrifice est d'une beauté éternelle. L'exemple d'un sacrifice héroïque ne perd jamais sa force; son souvenir ne i. eurt pas.

(1) Donnée in extenso par No'mân al-Alousî Djalâ (al-'Aynayn, p. 54). (2) Ap. Le Chatelier, Confréries du Hidjaz, 1887, p. 33, n.

AL HALLAJ LE PHANTASME CRUCIFIE DES DOCETES ET SATAN SELON LES YEZIDIS (1911) Le mardi 26 mars 922 un musulman sunnite, fondateur d'ordre, — al Hosayn-ibn Mansoûr al Hallâj, le "martyre du soufisme", — était, après une détention de huit années, et deux procès, mutilé, crucifié et brûlé, comme "zindîq" 2, à Baghdâd. Ce supplice, exécuté en présence d'une grande foule, y a répandu, avec les cendres que l'on jetait au vent, la semence de bien des légendes. Elles ont germé, en récits que nous avons recueillis, réunis; et il en est deux que je voudrais détacher aujourd'hui du travail d'ensemble qui sera publié prochainement, pour les présenter aux lecteurs de cette Revue, — car ils offrent des points de comparaison inattendus, des similitudes inédites. 1 Le qâdhî Aboû Yoûsof al Qazwînî 3, — en son ouvrage sur al Hallâj, — nous a transmis le témoignage suivant, peut-être d'un contemporain 4. "Un homme était allé se poster devant al Hallâj, qui était sur le gibet et avait crié : "Louange à Dieu ! qui t'a fait exposer là, — en exemple aux (1) 24 doû al qaïdah 309 de l'hégire. (2) Ce mot, d'origine iranienne, signifiait, avant l'Islam : "l'hérétique qui prie Ahrimân, qui croit que le Mal peut être bienfaisant" (textes ap. J. Darmesteter, JAP., 1884, 562 seq., et A. Barthélemy, "Gujastak 'Abalîsh", 1887, pp. 39-40). —Puis dans l'histoire de l'Inquisition d'Etat, sous les 'Abbâsides, il prit le sens judiciaire suivant : "manichéen" musulman "secrètement manichéen" (définition du Khalife al Mahdî, ap. Tabari, III, 588, sub anno 170), —et désigna dogmatiquement "l'hérésiarque", de cette nuance (cf. Goldâher, ici-même, RHR, t. XLIII. p. 8). — Enfin ce mot, philosophiquement généralisé dans cette acception par al Ghazâlî, en une longue définition (ap. son Faysal al tafriqah, bayn al Islâm wa al Zandaqah" : imp. Caire, Taraqqî, 1319/1901; pp. 54-55), —est venu aboutir, à travers des sens ultérieurs qu'a examinés Huart (ap. Xle congrès Internat. Orientalistes, Paris, 1897 pp. 69-80) à signifier aujourd'hui couramment : "libre-penseur". — C'est certainement dans ce sens que Sacy l'a rencontré, appliqué aux Sadducéens d'Israël (ap. Chrestomathie arabe, I, p. 306). 3. Hanéfite, mort en 488/1095. (4) L'isnâd nous manque dans l'extrait donné par Bostânî; mais ce récit cristallise en tous cas une légende certainement contemporaine (voir plus loin).

hommes et aux anges, — en avertissement pour ceux qui regardent ! ". —Mais voici qu'il sentit par derrière lui al Hallâj lui-même, dont la main s'était posée sur son omoplate, —et qui lui récitait (le verset du Qorân sur Jésus) : "Non, ils ne l'ont pas tué, ils ne l'ont crucifié, mais il leur a paru qu'il en avait été ainsi... et ils ne l'ont pas tué véritablement; mais Dieu l'a enlevé à Lui, car Dieu est puissant et juste...". Le bruit se répandit en effet qu'al Hallâj n'avait pas souffert en per. sonne, et que Dieu comme pour Jésus, avait opéré le miracle d'une substitution, et l'avait enlevé, vivant ("hayy"), au ciel!. Et c'est là le sens de ce qu'une ancienne légende2 dit d'al Hallâj en croix : "Il tourna sa face vers la foule, et déclara : "Celui qui est visible (ici) a sa profession de foi rejetée : celui qui est (ici) invisible a sa profession de foi agréée (par Dieu) !" Voici le récit d'un contemporain qui crut à cette substitution; : — Aboû Bakr al Yâqoûtî a dit à Ibrahîm-Ibn-Ja(l-Ibn Abî al Kirâm al Bazzâz3 : "J'ai vu al Hallâj sur le pont; il était monté sur une vache et son visage tourné vers la queue et je l'entendis qui disait : "Ce n'est pas moi qui suis al Hallâj. J'ai été métamorphosé à sa ressemblance et lui s'est échappé". Puis quand on le rapprocha du gibet pour le crucifier, je l'ai entendu dire : "0 Toi qui protèges du malheur, sauve-moi du malheur !" Ibn Zanjî4 a connu cette opinion et nous la mentionne : "Certains amis d'al Hallâj, nous dit-il, prétendirent que celui qui avait été supplicié était un ennemi d'al Hallâj, —devenu son sosie par une métamorphose miraculeuse5—et certains d'entre eux de soutenir qu'ils virent, le lendemain du jour où ils avaient observé ce que l'on avait fait de lui et de ses restes, al Hallâj lui-même passant à âne, sur la route de Nahrawânah; ils s'en réjouirent et lui leur dit : "Peut-être êtes-vous comme ces (1) Cette idée aura tout son épanouissement trois siècles plus tard dans les écrits de 'lzz al Din Maqdisî (660/1262) tels que le "Hall al romoûz..". (2) "fî al Manâqib" note, sans explication, Qazwinî (ap. Sibt Ibn al Jawzt). (3) ap. al Khatîb : Isnâd : vià Mohammad Ibn 'Ali al Soûrî. (4) Greffier adjoint au procès de condamnation de 309/922. (5) Littéralement : "Sur qui sa ressemblance avait été jetée (par Dieu)" (allusion au Qorân : Nisâ (IV), 156) : verset cité à la page précédente).

vaches (sic) qui pensent que c'est moi qui ai été flagellé et exécuté ?" Ce n'était donc pas le véritable al Hallâj qui avait été exécuté ! Si ce fut, comme pour Jésus, un de ses ennemis à qui Dieu infligea ce double supplice d'être crucifié, et à sa place, pas plus que dans le cas de Jésus le nom de ce sosie ne semble avoir été précisé. Il y eut de suite une autre forme bien curieuse de cette croyance à la substitution. Le qâdhî Ibn 'Ayyâsh l'a notée1 : "Lorsqu'il eut été exécuté, ses amis déclarèrent : Ce n'est pas lui qui a été tué, c'est un mulet qui était à un tel, scribe du gouvernement et qui a été effectivement trouvé mort ce jour-là; quant à lui, disaient-ils, il reviendra vers nous dans quelque temps"; et cette sottise est devenue parmi eux l'opinion d'une secte". C'est à cette secte qu'Aboû al rAlâ al Ma'arrî fait ironiquement allusion : — "Pensez-vous, disait al Hallâj à ceux qui le tuaient, que c'est moi que vous tuez ? Eh bien vous tuez une mule appartenant à al Mâdirâyî. 2 —Et, de fait, la mule fut trouvée, tuée, dans son écurie. "Depuis qu'il a été mis en croix, ces sectaires se tiennent sur les bords du Tigre, s'attendant à le voir reparaître... Pareille fortune advint à un singe qui s'était emparé des plus hauts hommages : Et la foule disait, alors: "Prosterne-toi devant le singe !" Je me souviens avec tristesse de l'histoire de cet animal que les capitaines devaient venir saluer, du temps de Zobaydah..." 3. Cette seconde forme de la légende de la substitution est bien suggestive. Un homme, qui se disait Dieu et qui, crucifié, se trouve être en réalité un âne, ou quelque chose d'approchant, — c'est déjà l'étrange insulte mise en circulation après la crucifixion du Golgotha contre Jésus dans certains milieux anti-chrétiens 4; c'est le thème gnostique ou blasphématoire du crucifix trouvé en 1856 aux fouilles "paedagogium" des esclaves impériaux au mont Palatin5. (1) Ap. Tanoukhî (Nahswâr) juge adjoint au procès. (2) al Hosayn-Ibn-Ahmad Aboû Zanboûr. (3) Ap. Risalat al Ghoufrân, I5°. (4) Cf. Minucius Felix "Octavius" IX,XXVIII. — Tertullien, "Apologie", XVI, "Ad Nationes I, II (cf. Tacit. Hist. v, 3, —Plutarque, Quest. convivial.. IV, 5 cf. Bibliog. de S. Krauss "Ass-worship", JE, II, p. 221). (5) Cf. G. S. Kraus: das Spottcrucifix... Freiburg im Brisgau, 1872 - ; c'est un dessin-graffito d'une silhouette crucifiée à tête d'âne, —avec la légende: ,,' A"-EE,a[lEVàç aé(3sT£ Geôv" et un Ysur la droite, signe caractéristique des "tabellae devotionis" typhoniennes (Rome : Musée Kircher, Cab. SI). Il représenterait donc le Dieu gnostique des Sethiens, Jésus — Seth, fils d'Adam — le dieu égyptien Sît, à tête d'âne. —Cf. Wünsch, Sethianische Verfluchungstafeln aus Rom, Leipzig, 1898, p. 122).

Je suis même convaincu que cette coïncidence fait rejaillir de la lumière sur ces deux faits mal expliqués. Car, dans le cas de Jésus, je ne pense pas qu'il faille y mêler la vieille accusation des gentils contre le culte d'Israël, la "tête d'âne vénérée par les Juifs" 1, l' "homme-âne" vu par Zacharie dans le temple" 2 ! Ce n'est pas non plus le Jésus né d'une vierge et d'un âne, deus Christianorum ! " 3. La thèse de Wünsch, fondée sur l'existence d'un culte typhonien, utilisant le symbole d'un homme-âne crucifié, mettait déjà sur la voie; il ne faut pas oublier que ce culte était pratiqué dans un but magique, "infernal", comme le prouvent les malédictions des "tabellae devotionis" déjà signalées. Voici, je crois, l'idée commune des sectaires qui ont adoré — et non pas ridiculisé, — Jésus crucifié en la personne d'un âne, et des Hallâjiyah qui ont révéré al Hallâj crucifié en la personne d'une mule. C'est leur refus de comprendre la possibilité d'un supplice pareil, réellement souffert par un homme-Dieu, qui, sachant tout, l'avait prévu — et, pouvant tout, devait l'éviter. On n'a pas assez remarqué que c'est en tant que crucifié que Jésus est assimilé à un âne4, dans le graffito du Palatin. C'est pour la crucifixion seulement qu'al Hallâj s'est substitué la mule d'al Mâdirâyî. Un Dieu ne devant pas subir l'affre de la mort, n'a qu'à s'en décharger sur un de ses serviteurs, — en lui transférant sur-le-champ, par une sorte de "volt" magique, son propre lot et sa destinée. N'est-ce pas pour cela, pour porter les fardeaux à sa place, que le maître se choisit des bêtes de somme, ânes ou mules ? Pourquoi Dieu ne le ferait-il pas ? Et voilà la forme naïve, très terre-à-terre que prit, au dixième siècle comme au premier, la protestation de la logique populaire — dans la basse caste, sans doute — en faveur de l' "impassibilité" divine, contre la mort dénoncée d'un Dieu.

(1) Mnaseas de Patras (Kanthôn, II siècle avant notre ère— ap. Josèphe, Contre Apion) II, 9; 7) Damocritos (ap. Suidas., sub voce "Ioudas, Ioudaîos") Julius Florus ("Pompée" —Posidonios d'Apamée (51 av. J.-C., - ap. Diodore, Ecloq. XXXIV) —Selon Th. Reinach, Fontes rerumjudaicarum, Paris, 1895, t• Ier) —(cf. Josèphe Antiq. XV, II, t 3) —(S. Krauss). (2) L'ouvrage gnostique "rÉvva Mocpiocç" (ap. S. Epiphan. "Haeres." XXVI, 12; 10) - (S. Krauss). (3) Tertullien : ad Nationes I, 14; cf. H. Kellner, AusgewdhlteSchr. des Septim. Tertull. I, 62. 1871.— (S. Krauss). (4) On ne peut comparer la biche d'Iphigénie; elle était conditionnée par le culte d'Artémis, la déesse chasseresse.

II Parmi ceux qui assistaient au supplice d'al Hallâj, il y eut de ses disciples, qui formèrent plus tard une secte spéciale1, — distincte des écoles de mystique soufie, — celle-là même qui se servait à Baghdâd, soixante ans plus tard, de ce "Corpus Hallagiacum" que le "Kitâb-al-Fihrist" énumère, en 46 numéros2. J'ai pu retrouver le premier de la liste3 et l'identifier sûrement, grâce à une citation formelle qu'en fait al Sohrawardî al Maqtoûl4 dans sa "Kalimat al tasawwoûf"5 : le "Kitâb al Tawâsîn"6. Pour cette secte, la mort ignominieuse de son maître — condamné en ce monde, et damné dans l'autre, — était la vérification suprême de sa doctrine : choisir la damnation par pur amour. Il avait prouvé la loi islamique, il s'en était constitué le témoin, — shahîd, — en se faisant condamner en ce monde par la communauté islamique, et exclure dans l'autre des élus, en acceptant d'avance sa sentence et son dam, par amour7. Et ce n'est pas là le pur amour indifférent du quiétiste qui accepte d'avance le paradis ou l'enfer, sans attirance ni répulsion, —c'est le choix délibéré, prémédité, d'un renoncement éternel, d'un martyre perdurable, par amour. Cette théorie pourra paraître fort illogique à un Occidental, — accoutumé à associer dans les mots "foi" (iymân) et "charité" (mahabbah) (1) Les ZanUiqah Ijallâjîyah : cités par Jollâbî (t ap. 464/1071) dans son "Kashf-almahjoûb", ras. Paris io36, f° 87b; citation reproduite par 'Attâr (t627/1230), dans son "Tadkirah" (éd. Nicholson II, 136). (2) Fihrist, I, 192. (3) "Tawâsîn"; dans une collection de fragments manuscrits [Add. 9692] du "British Museum" dont l'examen détaillé trouvera place en tête du volume où ce texte sera prochainement publié. (4) Exécuté à Alep, par ordre de Saladin, en 587/1191. (5) Cet opuscule de "l'auteur des Talwîhât", et la citation des "Tawâsîn" qu'il contient, m'avait été signalé par al Jildaki (t 743 /1343 dans sa "Ghayat al soroûr", ire partie: alif (le manuscrit de Berlin n° 4183, signalé par Brockelmann, G. A. L. II, 138, ne con-. tient que la 2e partie : lettres dâl-sâd). J'ai trouvé ce passage dans un "Kitâb majmoû'... 'ala tasrîf al Kîmiyâ" ' (de la collection 'Alî Aloûsîzâdeh, à Stamboul). Mais ni Brockelmann (l. c., I, 437), ni aucun catalogue de bibliothèque d'Europe ne connaissent cette œuvre d'al Sohrawardî al Maqtoûl. Elle existe cependant encore et sous son titre, faussement attribuée à "Sohrawardî Maqbûl" (sic), dans la bibliothèque de l'India Office, Persian Mss. 1922, No 5, f° 24b - 30b. Et la citation des "Tawâsîn" d'al Hallâj s'y lit à la p. 27 a, où j'ai fini par la découvrir Je- (>*11 o ^ [ ] -U;£ (cfr. Tawas. f° 3:8 a). (6) Ce texte sera prochainement publié. (7) Les textes seront commentés ailleurs; de même l'imitation possible des suppliciés volontaires de l'Inde, où al Hallâj avait prêché.

deux termes connus du vocabulaire chrétien, classés comme tels suivant un rapport de dépendance précis, —la charité étant "supérieure" à la foi qui mourra1. La conception du dam chrétien, anéantissement perpétuel de toute capacité à aimer, impossibilité de pouvoir aimer la justice de Dieu, exclut2 précisément de son "extension" logique le cas visé par la doctrine d'al Hallâj ; et cette impossibilité le colore comme d'une nuance contradictoire dès que j'essaie de l'exposer en français. Mais en Islam, —posée en arabe, — la thèse est d'une logique rigoureuse. En Islam, la foi, "qui ne mourra jamais", est supérieure à la charité. L'essence de la béatitude n'est pas que la charité soit rassasiée de Dieu, mais que la foi soit satisfaite, dans la plénitude de possession des récompenses, créées à la mesure des créatures raisonnables qui ont obéi à la Loi. Un musulman peut, sans illogisme, renoncer "à son Paradis", sans renoncer à aimer Dieu. Il est damné, mais il n'est pas privé d'aimer qui le damne. Car l'homme n'a pas été fait pour aimer Dieu, mais pour le servir; l'obéissance passe avant la charité; le Créateur incréé n'a que faire de l'amour imparfait, profane et profané, de telle ou telle de ses créatures; ce qu'il exige d'elles, — avant tout, — c'est qu'elles remplissent leurs fonctions, dans leur ordre, suivant la prescription de Sa Loi... Ces explications étaient nécessaires pour rendre plus accessible le curieux passage suivant des Tawâsîn, où le disciple d'al Hallâj 3, qui parle en son nom, —le compare à deux saints bien inattendus, et dont l'un va nous amener aux Yézidis, Iblîs 4 et Fir'awn5 : (f° 320b) : "Aboû 'Omârah al Hallâj a dit... : —"J'ai délibéré avec Iblîs et Fir'awn sur la fotoûwah6. Iblîs dit : "Si j'avais adoré7, —le nom de la fotoûwah m'aurait quitté". —Fir'awn dit: "Si j'avais cru en Son prophète8, —je serais tombé du degré de la fotoûwah". (1) Cfr. "Première aux Corinthiens", XIII, 2, 13. (2) Seul, Abélard a tenté d'attribuer quelque "charité" à certains damnés; faute de logique que relève son disciple RoI. Bandinelli, le futur pape Alexandre III (Sentent., éd. Gielt, p. 89-93). (3) Probablement Abou Bakr al Hâshimi, surnommé Aboû 'Omârah, son disciple préféré; d'après lui-même : cf. ap. Baqlî, Tafsir, in Qor. II, 32. (4) Satan. (5) Le Pharaon de la légende coranique sur Moïse, celui de l'Exode. (6) La "noblesse d'âme", la générosité (cfr. Jorjânî. Definitiones... ed. Flügel, p. 171: rectifié suivant Qoshayrî III, 167). (7) Adam, quand Dieu le lui proposa (Qorân ( "Al A'râf" (VII). verset II). (8) Moïse.

Et moi, je dis : "Si j'étais revenu sur mes prétentions et sur mon dire, —je serais tombé hors de la fotoûwah tout entière. Puis Iblîs a dit : "Moi, je vaux mieux que celui-là1 !"; car il ne voyait personne plus jaloux (de l'amour divin) que lui-même ! Et Fir'awn a dit (à son peuple) : "Je ne vous ai pas enseigné d'autre Dieu que moi", — car il ne connaissait personne, parmi son peuple, qui sût discerner entre la Vérité et l'erreur 2. Et j'ai dit : "Si vous ne Le connaissez pas, reconnaissez-Le, à Ses signes, c'est moi Son signe !Je suis la Vérité 3 ! car je n'ai jamais cessé d'être vrai avec la Vérité ! " Or, mon ami et mon maître, —ce sont Iblîs et Fir'awn ! Iblîs est tombé en planant de ses ailes dans l'Enfer, — sans qu'il se soit rétracté, —Fir(awn s'est noyé dans l'Abîme, —sans qu'il se soit rétracté, — et qu'il ait jamais admis un médiateur4 ! Et moi j'ai été mis à mort, mains et pieds mutilés, —sans que je me sois rétracté". Et voici, sur le type du Satan hallâjiyen, deux autres passages significatifs des "Tawâsîn" : I : f° 320a : "Moïse et Iblîs se rencontrèrent sur la montée du Sinaï et Moïse lui dit : "Iblîs ! qu'est-ce qui t'empêcha d'adorer Adam ?" — "Ma prétention à n'avoir qu'un seul "Dieu que j'aime..."—"Tu as désobéi ?" —C'était une épreuve, non pas un ordre" — "Tu n'as pas péché? Pourtant ton visage a été changé (noirci)" —"0 Moïse ! Tout ceci n'est que trompe l'œil 5... Ma gnose, elle, n'a pas changé, —si ma personne a été changée..." — "Tu prononces Son nom à présent ?" — "0 Moïse ! la pensée n'a pas à être proférée. Si je suis nommé, Il l'est. Mon énonciation, c'est la sienne, c'est la mienne. Comment tous deux nous énonçant, ne serions-nous pas ensemble? Le service par quoi je Le sers est plus pur, mon temps plus vide6, ma louange plus agréable. Je Le servais jadis pour mon bonheur, je Le sers maintenant pour sa Justice ! Je ne Lui reconnais ni parèdre ni fils ! Ma prétention est celle des croyants sincères ! (1) (2) (3) (4) (5) (6)

Adam. C'est-à-dire : Aussi s'était-il fait le signe vivant de cette discrimination... Le mot fameux : Anâ al Haqq! Moïse, entre Dieu et lui. talbîs, mot technique du soûfisme (cf. Bagdâdi, Farq, 249). De tout ce qui n'est pas Dieu.

Je suis un croyant sincère avec mon amour"1. II : f° 321a : ... Iblîs a été révoqué, —mis à l'écart, dans sa sainteté même. Il n'a pas été ramené de son terme jusqu'à son principe 2, car il ne s'est pas échappé de son terme. Il est sorti3 et il s'est arrêté, dans la nuit noire, il s'est creusé une fosse dans le brasier même de son bivouac, dans la clarté même de son désir. Son œil embué de larmes se lave incessamment de ses larmes mêmes, le globe cerné de son regard fixe maintient son immobilité, ses bêtes fauves ne sont que les épouvantails qu'il a placés pour effrayer les bêtes4, mais il ne voit plus rien, aveuglé par l'obscurité sauvage de son isolement même5 ! 0 frère ! si tu voulais comprendre ! ... les orateurs n'en ont pas parlé, et les savants là-dessus ont manqué de science ! C'est lui, Iblîs, qui en a su plus long qu'eux sur la véritable adoration due à Dieu, plus rapproché qu'il était de l'Essence, s'y dévouant avec plus d'élan, tenant davantage les engagement pris, s'humiliant plus bas aux pieds de l'Adoré ! ..." Je supposerais ceci, que je ne fais qu'énoncer aujourd'hui, — mais que je pense démontrer bientôt dans tout son détail : c'est le "Kitâb al Tawâsîn" et plus généralement le "Corpus Hallagiacum" des Hallâjiyah "zanâdiqah" de Bagdad, qui est l'origine des idées des Yézidîs sur Satan. J'en avais eu comme un premier pressentiment, —en notant dans la biographie du saint égyptien Ahmad el Badawi (t 675/1276) de Tantâ6, —qu'il était allé visiter en Mésopotamie les tombes des saints " 'Adi-ibnMosâfir et al Hallâj et leurs pareils" 7. Mais les itinéraires de pèlerinage n'établissaient-ils qu'une connexion factice ? J'acquis la preuve du contraire de deux façons : d'abord en recevant, sans l'avoir provoquée, l'indication que, dans le horm même de la tombe (1) Le passage a été utilisé, en adoucissant le "satanisme" du texte, par 'Izz el Din Maqdisî (t 660/1262), que nous savons avoir été un admirateur passionné d'al Hallâj, dans son "taflîs Iblîs" (p. 25). (2) Le "terme" ' ou "nihâyah' ' du soufisme, qui selon le mot d'al Jonayd, est tout simplement, pour l'être, "le retour à son principe", "rojoû' ilâ al bidâyah", l'oCVOYCûyri de Plotin, le retour, en l'unité de l'essence divine, de ses parcelles temporairement émanées. (3) De l'essence divine; et n'a pas voulu y rentrer : il a voulu garder sa personnalité, ne pas se fondre en elle, car il n'aurait plus aimé : il a la passion de la différence, (4) La métaphore du bivouac se poursuit : "dhawârîhou moukhîlîhou" : sa solitude est telle que... (5) Tout ce passage est d'une langue extrêmement technique, condensée, et âpre. Le texte en est donné à la fin de l'article. (6) Attribuée à son frère Hasan (av. Sha'rânî, tabaqât, I, 182 seq.). (7) Id. 1, 183.

du shaykh 'Adi, —au Jabal Hakkar, au cœur du pays Yézidî, —il y aurait un maqâm d'al Hallâj, en forme de coupole, où les pèlerins font ziyârah1. Cette indication reste douteuse, tant qu'elle n'aura pas été vérifiée2. Puis nous avons maintenant une quasi-preuve : grâce à un petit manuscrit arabe, copié en 1301/1883, après les campagnes d'Omar Pacha contre les Yézidîs, sur un manuscrit appartenant à un jacobite habitant Mossoul, appelé Shammâs Jorjis-Ibn Shammâs 'Abdallah, originaire du Jabal Toûr et prêté par son fils, 'Abdallah, alors élève des Dominicains, mort depuis, à M. 'Azîz Qass Yoûsof, drogman du consulat de France à Mossoul;manuscrit qui m'a été signalé par la mission des Carmes de Bagdad, et dont j'ai pu obtenir copie pour le passage concernant al Hallâj3. Ce passage dont voici la tradition, est un fragment de la légende moderne, —telle que les idées des Yezidîs sur la transmigration des âmes l'auraient transformée : "Selon les Yézidîs : lorsque l'Esprit quitta le shaykh Mansoûr al Hallâj, au moment où le Roi4 de Bagdad le faisait mettre à mort, l'Esprit erra sur les eaux. Or, voici que la sœur d'al Hallâj arrivait, portant sa jarre, pour l'emplir d'eau au fleuve. Et, lorsqu'elle l'emplit de l'eau du Tigre, l'Esprit, sans qu'elle s'en aperçût, entra dans la jarre avec l'eau. Quand elle eut rapporté sa jarre chez elle, et qu'ayant soif, elle but de l'eau de cette jarre, à ce moment même, cet Esprit entra dans son ventre, —elle l'ignorant. A la fin elle devint enceinte, et, après le temps requis, elle mit au monde un fils : or, c'était le shaykh lui-même ! Ainsi Mansoûr al Hallâj, déjà son frère par le sang, devint aussi son fils. (1) La plus récente description de l'état actuel de la tombe du Shaykh 'Adî se trouve ap. "From Amurath to Amurath" de Gertrude L. Bell, 1911. pp. 274-280. On lui a parlé là d'al Hallâj? — (cfr. id. 279). (2) En tout cas, à Mossoulmême, dans le quartier dit al Hadîthîya, il yavait au XVIIIe siècle un maqâm d'al Hallâj (selon Mohammad Amîn al Omari al Mawsilî (t 1203/1789), dans son "Manhal al awliyâ wa mashrab al 'asfiyâ" achevé en 1201/1787); mais le tombeau actuel de "Cheikh Mansoûr" à Mossoul (cfr. Revue du monde musulman, déc. ï91o, p. 629), est, selon la lettre de M. Aziz, d'un autre qu'al Hallâj : on suppose que son maqâm pourrait être retrouvé dans les ruines d'un village voisin, un peu plus haut que Hammâm 'Alî. (3) D'après une lettre de M.'Aziz, l'original ne portait ni titre, ni date; simplement le nom du possesseur "Shamm:s'Abdallah' 'sur le feuillet de garde.Je dois tous mes remerciements au R. P. Anastase pour l'aide qu'il m'a prêtée en cette occasion; mais j'attends qu'il prouve ce qu'il avance (Anthropos, IgII-I-8) au sujet de ce manuscrit; qui me paraît un recueil de légendes contemporaines des Yézidis composépar un de leurs adversaires, beaucoup plus probablement qu' "une version arabe" de leurs "livres sacrés". (4) Hâkim, terme péjoratif : le pouvoir defait; alors qy'il s'agissait d'un /Calife, al Moqtadir...

"Et c'est pour cela que les Yézidîs n'emploient jamais ni jarres, ni coupes, ni cruches, qui aient le col rétréci ou un tamis d'étoffe pour filtrer : à cause du "glouglou" qu'elles font. Et cela, par respect pour ce shaykh, dont les ennemis jetèrent à l'eau la tête. Car c'est lui, al Hallaj, qui bruit dans le "glouglou" de l'eau, qui, dans les eaux, fait mugir la vague comme une voix .." Cette légende, conforme à ce que nous savons des Yézidîs, précise dans quels rapports étroits de filiation la doctrine du Shaykh 'Adî a pu se trouver vis à vis de celle d'al Hallâj. Il était pour eux l'auteur des "Tawâsîn", —"l'élève", selon ses propres paroles, de Satan. Et, l'histoire et la légende, — l'ouvrage et l'apostolat d'al Hallâj s'éclairant mutuellement, — on comprend mieux, aussi, pourquoi le gouvernement khalifal dirigea la procédure et rédigea la condamnation contre ce musulman comme contre un Uzindîq1"; ce soufi "n'était pas comme les autres" 2. N'est-il pas de lui, très sûrement, le distique dont Ibn 'Atâ aimait le ton de tristesse étrange, fervent et passionné3 :

"Je Te désire ! Je ne Te désire pas pour ma liesse4, non, moi, je Te (1) Cf. p. 195, n. 2. (2) Il eut peut-être un imitateur conscient dans le fameux. 'Abd al Karîm al Jîlî (t après 826/1423) ,avec ses observations sur la joie de certains suppliciés indous (ap. "al Insân al kâmil", ms. Paris 1356,£° 82 a) et sa théorie paradoxale des saints damnés. (3) Ap. al iTAouldi (t 348/959) : Hikâyât" (?), dans al Khatib,"tarjamat al Hallâj". — Commentaires : par Ibn-'Atâ (t 309/922) lac. cit., Ibn-'Arabî (t 638/1240) ap. "Fotoûhât (I, 782; II, 452, 683, 732; — IV, 204, où il est attribué par erreur à Bistâmî)... et ses disciples : Aboû al Hasan 'Alî Qônawî (f 729/1330) in "ta'arrouf" (foo 153 b) qui le restitue à al Hallâj,et Dâoûd Qaysarî (1751 /1350) in "Kitâb al Hojoûb"(fo. 203 a). Hammer a essayé de ce distique une traduction rimée (ap. LGA, Wien, 1853, IV, p. 258). (4) "thawâb", la récompense des élus: terme technique opposé à " 'iqâb": abréviation ici de 'iqâbî", "mon dam", par licence poétique. Note : voici, à titre de spécimen du style des "Tawâsîn" le premier fragment traduit page 204 : en texte arabe : /. c. f°. 321 :

désire pour mon dam. "Ah ! tout ce qui m'était nécessaire, voici que j'en ai fait l'abandon, —sauf de pouvoir être extasié d'amour, au fort de mes supplices..."

LES YEZIDIS DU MONT SINDJAR "ADORATEURS D'IBLIS" (1956) La race kurde, qui peuple les montagnes de Haute-Mésopotamie, se divise, au point de vue religieux musulman, en deux groupes ennemis; sunnites shâfi'ites, allant jusqu'au yézidisme, — shi'ites allant jusqu'à l'extrémisme des Kizilbash et des Ahlé Haqq. Curieux phénomène de clivage, qu'on retrouve au versant sud-est du Pamir, entre Marwâniya (Kelun-chah) et Ismaëliens. Les Yézidis sont des sunnites anti-shi'ites, car Yézid, leur éponyme, c'est le khalife umayyade qui fit périr le petit-fils du prophète Muhammad, Husayn, le martyr des Shi'ites. Est-ce vraiment là l'étymologie exacte ? "Ized", en iranien, veut dire "dieu", et les Kurdes, purs iraniens, ont d'abord été mazdéens. En tout cas, le yézidisme est la forme spécifique de l'Islam kurde, et les femmes nobles, des vieux clans kurdes, sont de croyance yézidie. Ce groupe religieux s'est aggloméré autour de réfugiés Umayyades, et l'un d'eux, Cheïkh 'Adî, mort en 1162 de notre ère, à Lâlish, qui porte maintenant son nom, fonda un ordre religieux, les 'Adawiya, qui vénèrent entre autres saints, un mystique particulièrement haï, de son vivant, par les Shi'ites, qui le firent supplicier, Hallâj (t 922, à Bagdad). Les Yézidis font de Hallâj le septième et dernier des saints apotropéens, le Héraut du Jugement Dernier. Or Hallâj, condamné par l'unanimité des docteurs pour sa doctrine de la déification par l'amour divin, avait été considéré par les premiers scolastiques ash'arites, Bâqillânî, Isfarâïnî, Juwaynî, comme un suppôt damné d'Iblis, c'est-à-dire Satan, qui, selon les musulmans, se damna par amour jaloux, exclusif, de l'idée pure de la Déité. Par prédestinatisme, d'autres théologiens ash'arites, Gurgânî et Qushayrî, maintenant que l'amour sanctifie, canonisèrent Hallâj avec Satan; damnés tous deux par pur amour, refusant toute récompense. Et Cheïkh 'Adî, et les 'Adawiya partagèrent cette doctrine. Les livres où elle s'exprime actuellement, en dialecte kurde (étudié par Bittner), sont le kitâb al-jalwa (livre de la révélation), et le mashafé-rash (livre noir); leur rédaction est d'un style populaire très éloigné de l'esthétique raffinée des théologiens précités. Mais il y est recommandé de considérer Satan comme un Archange tombé, puis pardonné, à qui Dieu

a abandonné le gouvernement du monde et la transmigration des âmes, qu'il dirige. On l'appelle "Malak Tâwûs/' '(l'Ange Paon", à cause des colorations spirituelles qu'il a récupérées. A son image, les Sept Saints ou Sandjaq sont représentés en bronze sous la forme de paons, notamment Mansûr (= Hallâj). Il y a encore environ 60.000 Yézidis, ils tendent à disparaître à cause des persécutions. Ils s'appellent "Dasni". Menzel a donné une bonne bibliographie (s.v.) dans l'Encyclopédie de l'Islam, en 1934. Depuis cette date, Ismaïl bey Tchôl, M. Guidi, G. Furlani, Lohéac, Ahmad pasha Taymur, R. Lescot ont poursuivi des recherches, dont les premiers promoteurs avaient été Parry et le P. Anastase O.C.D.

ANA AL-HAQQ" ETUDE HISTORIQUE ET CRITIQUE SUR UNE FORMULE DOGMATIQUE DE THEOLOGIE MYSTIQUE, D'APRES LES SOURCES ISLAMIQUES1 (1912) Au précédent Congrès des Orientalistes, à Copenhague, — Hasan Hosnî 'Abd al Wahhâb, le jeune écrivain tunisien, — à qui j'essayais d'exposer les conclusions de nos recherches sur al Hallaj, —le grand théologien et mystique arabe (t 309/922) 2, —m'objectait que son procès est encore pendant devant les juristes de l'Islam, —et que sa formule fameuse Anaal Haqq, —"Je suis la Vérité !", —a été commentée dans les sens théologiques les plus opposés. Cela est vrai, —et c'est l'aspect général, —la "courbure moyenne" de ces variations de la pensée islamique que nous voudrions exposer aujourd'hui an Congrès d'Athènes. (1) Communication faite au i6ème, Congrès International des Orientalistes à Athènes, séance du II avril 1912. (2) Bibliographie sommaire sur al Hallâj (en général : en attendant la publication de mon travail spécial) : a) Biographie : târîkh al soufîyah d'al Solamî (t 412/1021) (perdu : utilisé par al Khatîb et al Qosharî) - Akhbar al Hallâj d'Ibn Bâkoûyéh (t 442/1050) (partiellement conservé in mss. London MB 888, Stamboul Solaymanîyah 1028; —extraits ap. al Khatîb, alDaylamî (Sîrat Ibn Khafif) 'Attâr et al Dahabî) —Akhbâral Hallâj d'Abou Yoùsofal Qazwînî (t 488/1095) (perdu : utilisé par Ibn al Jawzî (Mon!azam), etc.). Cfr. les divers recueils soùfîs de tabaqât (Solamî, Naqqâsh, Nasawî, Qoshayrî, Hojwîrî, Harawî, Ka'bî, Yéfi'î, Bayqarâ, Jâmî, Sha'râqî, etc.) — Le meilleur résumé d'ensemble est celui d'al Khatîb (t 463/1071) in târîkh Baghdâd (s. v. Hosayn-ibn-Mansoûr) —Ceux d'Ibn al Athyr et d'Ibn Khallikân, que l'on utilise ordinairement, sont aussi insuffisants qu'inexacts. Sur le procès, —il faut lire le compte-rendu du greffier Ibn Zanjî (utilisé par Ibn Sinân, Ibn Mishkoüyèh, al Khatîb, al Hamadànî), —et confronter avec les historiens contemporains, Ibn Abî Tâhir (infihrist), al Soulî (in 'Arîb, etc.), et al Khotabî (in al Khatîb). b) Oeuvres : liste des œuvres en prose in kitâb alfihrist, I, 192 (cfr. ms. Stamboul, Shahîd'Alî pâshâ 1934; corr. sayhoûr (¡ayhoün),- noqtah (yaqzah,—mawajîd).—DîwânAsh'âr monâjât : fragment in mss. London 888, Koprülü 1620, Cambridge Hebr. TS 8-10 Ka, etc. — Fragments en prose in al Solamî (tafsîr —200 fragments), etc. Kitâb al Tâwâsîn —: mon édition du texte arabe de la version persane d'al Baqlî (sous presse). c) Légende : en arabe : le Sharh hal al awliyâ d'al Maqdisî (f 660/1262), —et l'anonyme al qawl al sadîd—; en persan, le Hîlâj Nâmehde 'Attâr; en turc, la rnalah manzoûmah de Niyâzî Misrî (f II05/1693) impr. 1261/1845 (apocryphe ?); etc—.

—"Je suis la Vérité !", formule singulière, certes, —où vibre comme un écho de certains ÀàYla de Jésus. Est-ce là encore, selon la pensée de Renan, une affirmation de cette conscience ' impersonnelle" du vrai que l'humanité cherche à exprimer ? Est-ce l'idée hindoue de l'impersonnalité moniste du "Tout", — une simple transposition en arabe du "Tat twam asi" de la Gîtâ, —du "Aham Brahmâsmi" des Védantistes ? De telles assimilations, chrétiennes ou hindoues, — seraient hâtives, précaires et dangereuses, — il faut se replacer dans le milieu islamique, où ce mot a été prononcé1, —à Bagdad, —au début de notre Xe siècle —, pour chercher à le comprendre. (i) Bibliographie des polémiques dogmatiques sur la formule Ana al Haqq : Baghdâdî (t 429/1037), shafi(ite, in farq., éd. Badr, p. 247. —Qazwînî (t 488/1095), hanafite, extrait in Bostânî, Dâyrat .. t. VII pp. 150 seq. —Ghâzàlî (t 505/1 m), shàfi'ite, in Ihyâ. éd. 1312 : I, 27, II, 199, III, 287, IV, 219; —in Mokiishafat al qoloûb éd. 1300, p. 19; —in Maqsadal asnâ. éd. 1324, pp. 61, 75; —in Ma(iirij al siilikîn, ms. Paris 1331 fo. 160; in Mishkât al anwâr éd. 1322, pp. 19, 24. —cIyyâdh (t 544/114.9), malékite, in Shifâ IV. 3, §5. —Kîlânî (f 561/1166), banbalite-shàfi'ite : extraits ap. Bahjah.. d'al Shattanawfî, ms. Paris 2038, ff. 72a, 98b; Jiimi' al anwiir.. d'al Bandanîjî, in vita Kîlânî; Sharh al Shifâ d'al 'Ordhî, ms. Nourî' Othmâniyeh 1028, in fine; id. d'al Khafajî, éd. 1267, t. IV, p. 584 seq. —Baqlî (t 606/1209) : in tafsîr (Qor. XLI, 53, XLVIII, 10); et Shathîyât (ms. décrit in éd. des TawâsÍn). —('Omar) Sohrawardî (t 632/1234.) : in 'Awârif.. éd. 1312, I, pp. 177, 178. —'Attâr (f vers 620/1223) : in Hîlâj Nâmeh et tadkirah.., éd. Nicholson II, 136. Majd al Dîn Baghdàdî (t vers 616/1219) : in Risâlah à al safar (ms. Kôprülü 1589). —Ibn 'Arabî (t 638/1240) : zahirite: in Kitâb al Bâ (opuscule), —et Fosoûi.. (référence infrà). —Najm al Dîn Râzî (t 654/1256) : in Mirsâd al'ibâd (in fine). —'Izz al Dîn Maqdisî (ii 660/1262); shâfi'ite, in Sharh hâl al awliyâ, et Hall al romoùz. —Jalal al Dîn Roùmî (t 672/ 1273) : hanafite, in Mathawî .. II §8, 45, et V, * 81. etc. —Nasîr al Dîn Toûsî (t 672/ 1273) : imâmite : in Awsnfal ashriif; V, 6. —Ibn Khallikân (f 681/1282) : shâfi'ite : in Wafayiit.. (s.v. Hallaj). —'Afîfal Dîn Tilimsànî (f 690/1291) : in Sharh al mawâqif(chap. : dalâlah). —Kasirqî (t après 689/1290): tafsîr in Qor. XXVIII, 48. —Sa'id al Dîn Marwazî (ami de Kasirqî) : in ms. 2061 du waqfWalî al Dîn ('Omoûmî, Stamboul). —Shahrazoùrî : in al romoùz.. al lâhoùtîyah (au début). —Shattanawfî (t 713/1314) : cfr. suprà KîlanÎ. —Ibn Taymîyah (t 728/1328) : cfr. bibliographie donnée infrà. —'Alà alDawlah Samnânî (t 736/1336) td'wildt, in Qor. CXII, 4. —Bokhârî (f 740/1340) Fâdhihat al molhidîn, - Jildakî (t 743/1342) (I. c. in "Rev. Hist. Relig."). —Shâbistârî (t 720/ 1320) in Golshân-i-Râz, §XXVII seq. —Yafi'î (f 768/1367) shâfi'ite : Tiirikh (anno 309). —Ibn Khaldoùn (t 808/1406), malékite; in Moqaddamah. —Damîrî (f 808/1405) Hayât al hayawiin. — Nasîmî \ t 820/1417) Diwân (en turc). — Makhzoùmî (f 885/1480) al Borhiin al moayyad. —Mo'în al Dîn Maybodî (f 910/1504) : in alFawâtih al sab'ah. —Makkî tt vers 823/1420) : in Bahr al ma'âni. —Soyoùtî (t 911/1505) :fatwâ ap. Mortadhâ (cfr. infrà). —Tilimsànî (f ap. 917/1511), in Sharh al shifâ. — 'Alî al Qârî (f 1014/1605), hanafite, in Sharh al shifii. —'Ordhî (t 1024/1615), shafi(ite (cfr. suprà Kîlânî).— 'Amilî (t 1030/1621), imàmite, in Dîwdn.. — Moûmin jazâyrî (f vers 1069/1659), imamite, in Khizânat al khayâl. —Khafâjî (f 1069/1659), shâfi(ite, in Sharh al shifii. —Ibn 'Abd al Rahîm Lotfî it après 1115/1703), hanafite : in al Jawhar (extrait ap. "Jalâ.." d'al Aloùsî, p. 50). —Sayyîd Mortadhâ \ t 1205/1791) : in Ithâfal siidah.. (comm. des passages précités de l' "Ihyâ.."). —

1. Origine et valeur primitive de cette formule. Il y a unanimité, en effet, dans les textes historiques et légendaires1, pour attribuer 2cette formule, Ana al Haqq, —à Abou al Moghîth al Hosayn ibn Mansoûr al Hallâj,—qui, après une vie d'apostolat accidentée, se vit excommunié, poursuivi et supplicié (26 mars 922), pour avoir élaboré la première synthèse méthodique3 des données légales du Qoràn, des règles d'ascèse du soufisme, et des définitions logiques de la philosophie. La structure originale de l'édifice dogmatique hallâjiyen se reflète dans sa terminologie4 qu'il faut serrer de près. Le vocabulaire hallâjiyen désigne expressément5 en al Haqq la pure essence divine6, —la substance créatrice,— en tant qu'opposée à la création, al Khalq7—. Al Haqq n'est pas ici simplement un des noms de Dieu, —le 52ème des 99 asmâ al hosnâ dans le hadîth d'al Tirmidî, —il faut le prendre tel que le mo'tazilisme l'imposait au lexique philosophique contemporain, —au sens mo'attilî, et non sifatî; —Dieu tout pur, —le Créateur. Et maintenant, comment expliquer qu'après avoir isolé, par définition, al Haqq, la pure idée divine, de tout contact logique avec les choses créées, — al Hallâj ose la mettre en connexion verbale avec son "moi", —Ana, — de créature. — de façon aussi véhémente que dans cette formule Ana al Haqq, où le pronom personnel est mis en avant à dessein8 ? C'est là tout le secret du soufisme, —ce paradoxe apparent que nous signalait le Dr. Goldziher dans un entretien, à Athènes, — cette conci(1) En poésie persane et turque surtout, al Hallâj estl'homme qui a crié Anaal Haqq\. (2) Elle figure effectivement dans son Kitâb al Tawâsîn (VI, 23; cfr. trad. in RevueHist. desReligions Ig1l, LXIII 2, p. 2o3) —Elle aurait été prononcée, dit-on, devant alJonayd (selon Baghdâdifarq —, et Harawî (f 481/1088) !abaqàt... ms. Noùrî 'Othm. 2500) ou al Shiblî (Ibn al Qârih (f 421/1030) risalah). (3) C'est pourquoi le Kitâb alfihrist le classe parmi les motakallimoûn. (4) éléments soufîs (syriaque : sayhoûr, haykal, lâhoût, etc.), philosophiques (grec: inni (= innîyah), baqq, etc.), mo'tazilites (rjât, 'adl, tawbah, etc.). (5) al Haqq : mo'ill al anârn wa lJyo'tall (in Solamî tafsîr, X, 35). (6) rjât. (7) remarquer l'assonance Haqq, Khalq (cfr. Kitàb al TawÕsîn, XI, 25) qui a dû aider à la diffusion du mot IJaqq,- répandu par les traductions du grec (Théologiedite d' Aristote. éd. Dieterici. p. 1 75, 90, m). (8) La tradition musulmane ne s'y est pas trompée, —et a souvent comparé le Ana d'al Hallâj avec le Anade Satan (QorÕn, VII, 11) : cfr. al Kîliinî, al Samnânî. On pourrait presque traduire Ana al Haqq par"Mon" Je "est Dieu!".

liation énoncée de deux termes opposés dont il accentue lui-même l'antithèse, — cet usage combiné du tanzîh1 et du tajsîm2, — c'est une conséquence de sa psychologie pratique; — ce n'est qu'après s'être démontré qu'en droit, Dieu est insaisissable, —et comme "en dehors", de la créature, — que le mystique peut comprendre et goûter dans leur réalité la grâce interne des visitations divines, — quand Dieu pénètre "au dedans" du cœur. L'ascèse et le sacrifice, seuls, en montrant à la conscience son vide et son néant, contraignent son impuissance à prier pour que la plénitude divine vienne l'emplir de la toute puissance de l'amour. Seule, la certitude logique du tanzîh lui constitue un gage de la réalité inappréciable du holoûl3. Le bolÕül, clef de voûte de la dogmatique hallâjiyenne, — c'est l'information divine4 dans la coeur du saint, qui se trouve alors transporté dans un état permanent d'Union essentielle 5 où, — après la transformation de ses sifât, — il se trouve «transsubstantié» 6 en essence divine, —sans confusion ni destruction, — et acquiert ainsi sa personnalité définitive, suprême, Ana7. Cette métamorphose s'effectue,ce qui est très caractéristique, par l'opération d'un Esprit, al Roûh., qui vient s'unir à l'esprit du saint. Il ne s'agit (i) dépouillement, épuration de la notion de Dieu —cfr. le Tâ SÍn al tanzîh, in Kitàb al Tawâsîn Chap. X, —et les,,'aqîdah" d'al Hallâj in Kalâbâd! ta'arrof (début), et Qoshayrî ristilah (id.), où sont exaltée; l'inconcevabilité, l'inaccessibilité de la notion de Dieu. C'est le procédé logique de l'ifràd al qidam 'an albadath. (2) utilisation de symboles matériels, d'images créées, pour représenter la notion de Dieu, pour s'en rapprocher même et s'y unir (théorie du tajallî rayonnement divin). (3) Ce mot sera toujours pris ici au sens large, de "pénétration" du Roüb ilâhî dans le roüb du mystique, —avec toutes ses conséquences, transformation, —union substantielle et rénovation totale du roüb humain par le Roüb divin. (4) in!ibâ' al Haqq; Le mot est d'un clairvoyant adversaire, Ibn Bâboûyèh (t 381/ 991), in ms. MB Add. 19, 623, fo. 24a. (5) 'ayn alaljam';mot discuté au procès de 309/922 (témoignage d'Ibn Mamshàd, in al Solamî, reproduit ap. al Khatîb). Il n'est pas douteux que l'interprétation holoûlî du Hallâjisme, telle que l'enseigna, entre autres, Fâris-'Isâ al Dînawarî, est la vraie. Fâris est une des sources principales d'al Kalâbâdî (ta'arrof) et d'al Solamî (tafsîr) et l'accord de ses sentences et des thèses hallâjiyennes est concluant. L'attitude d'al Hojwîrî n'est qu'un expédient tactique (voir Kashf.. trad. Nicholson, p. 260) comme sa distinction des deux "Hallâj" (id. p. 150 — cfr.'Attâr), (6) Ce mot est d'al Jildakî 743/1342) : tajawhor al nafs (1 c. in Rev. Hist. Relig. LXIII — 2, p. 200). (7) Définition hallâjiyenne du tawhîd in Kalànâdî ta'arrof (bâb: al tawhîd) : al tawhîd ifrâdoka motawahhidâ, wahoûwa anyashhadaka al Haqqo ayyâka—cfr. le mot de la prière hallâjiyenne da'awta ild dâtî bi tjâtÍ, où al Baqlî (Shatbfytit) voit avec raison le meilleur commentaire du Ana al Haqq.

pas ici d'un ange1, —mais de l'Esprit de Dieu, comme l'a parfaitement vu un contemporain, al Balkhî2. Al Bîrounî3 a dénoncé également avec précision cette doctrine des "deux Roûh" qui cohabitent dans le corps du saint, —et dont l'un est incréé, —absolu, sanctifiant4. C'est l'amour réciproque de ces deux Roûh qui donne à la poésie mystique hallâjiyenne, toute dénuée d'images sensibles, —ce caractère si personnel, si passionné de dialogue amoureux5 : "Tu eslà, entre la paroi du coeur et le coeur, tu t'y glisses encoulant — comme les larmes sous les paupières ! "Et tu infonds le "moi"6 dans mon cœur, —comme les esprits s'infondent dans les corps. "Rien d'immobile ne se meut, sans que Toi, —tu ne l'émeuves par un ressort secret, — "0 Croissant, toujours visible, le I4e jour7, comme le huit, le quatre et le deux !" Associé ainsi à la vie divine, le saint devient en ce monde le hoûwa hoûwa8, c'est-à-dire le "Témoin actuel"9, chargé de proclamer Dieu à la face de la création, —l'Homme par excellencelO,--où s'incarne par l'opération de l'Esprit ce nâsoût11 divin, qui brilla chez ses prédécesseurs (1) Comme dans la Tradition sunnite. (2) cfr. al Istakhrî, éd. De Goeje, 1870, pp. 148-149. (3) in tûrîkh al Hind, texte arabe, éd. 1887, p. 34. (4) cfr. Hojwîrî, Kashfal mahjoûb, trad. Nicholson, p. 263, I. 4 (Fârisîyah). —AI Nasrâbadî (a 372/982), fervent hallâjiyen, ne renonça que tard à l'éternité du Roûh. A cette époque l'intrusion des idées grecques compliquait la discussion; fallait-il voir dans le Roûh hallâjiyen, —la S des intelligences comme dans le'Aql al akbar d'al Tirmidî (in Khatam a. awliyâ quest. 3gème), —l' "intellectus virtualis", la Raison, —on bien cette force qui détermine l' "allumage" de la raison au moment de la compréhension, du wajd, —l' "intellectus agens", personnalité divine ? C'est la même discussion que pour le VOÛç d'Anaxagore, —ou pour l'intellectus des averroîstes latins de notre XIIIe siècle. (5) le texte de cet exemple authentique Antâ bayn al shaghâf.. se trouve imprimé in Jâmî Nafabât al Ons.. éd. Lees, p. 174 : cfr. notes de la bâshryah d'al Lârî. (6) le pronom "dhamîr" : cfr. Kitâb al Tawâsîn IX, 2-3. (7) de la lunaison, quand la lune est pleine. (8) ce n'est pas encore l'identité parfaite avec Dieu; Dieu n'est pas hoûwa hoûwa, — il est "au de là de tout hoûwa" (cfr. al Hallàj in tajsîr d'al Solamî, Qor. CXII, 1). (9) al shihid al ânî, mot hallâjiyen. (10) origine de l'Insan al Kàmil. (11) La théorie d'al Hallâj sur lâhoût et nâsoût ne peut qu'être résumée ici brièvement par cette comparaison : dans le mot Anaal Haqq, —Anac'est le nâsoûtet al Haqqle lahoüt, — tous deux divins.

les Prophètes, chez Adam, chez Jésus. Les noms de ces personnages traditionnels nous amènent à examiner si une telle doctrine est bien compatible avec l'enseignement coranique. Certains versets isolés pourraient l'étayer1, mais l'ensemble du Qorân la condamne. Ce n'est pas qu'il ignore ce phénomène si connu de "l'inspiration", cette pénétration dans l'âme d'une influence étrangère, —diffusion progressive, comparable à celle de la sève dans !a tige; —mais le Qorân interdit de confondre la révélation, wâha, avec ces suggestions internes et soudaines2, où Mohammad, dans sa polémique contre les poëtes Qorayshites, —ne se lasse pas de dénoncer la waswasah de Satan. Le holoûl des Khawâtir3 c'est cette "possession démoniaque" qui circule dans les veines des hommes, suivant le privilège concédépar Dieu à Satan, après le péché d'Adam. Dieu, lui, garantit la valeur sociale de la wahâpar le fait public d'une transmission indirecte, d'un texte écrit, d'un pacte transmis par un ambassadeur autorisé4. En Islam, la théorie du holoûl, directement opposée à celle de la révélation coranique, —ne pouvait être qu'excommuniée5. II. —Le sort de cette formule en présence de l'ijma6 islamique Etant donné le conflit dénoncé, par la condamnation d'al Hallâj, — entre sa doctrine et la tradition coranique, —les docteurs musulmans, foqahâet motakallimoûn^, —setrouvèrent en face de trois solutions possibles: s'abstenir (tawaqqof); —ou apprécier la formule dans son sens fort, boloülî, —et donc condamner (takfir) ; —ou chercher un biais d'interprétation, et acquitter (qoboül). — a — La méthode d'abstention, simple "déclinatoire de compétence", se réclamait de l'attitude du shâfi'ite Ibn Sorayj (t 305/917) dans le cas hallâjiyen7; comme elle renseigne peu sur l'opinion de ceux qui l'ont employée, nous citerons simplement, comme type, —la formule de tawaqqof d'al 'Ordhî (t 1024/1615) 8. (i ) l'exégèse holoûlî invoque les versets du roûh min amr Rabbî, —de la shajarah (Buisson Ardent) de Moïse, —de la soûrah d'Adam, objet du sojoûd des anges.. (2) Qorân XXVI, 224, — CXIV, 4-5. (3) "mouvements étrangers" de l'âme, étudiés par les soûfis dans l"ilm al qoloüb. cfr. le "Ùal[lú)V" socratique. (4) Qorân LXVIII, 1-2. (5) cfr. la fatwa du zâhirite Ibn Dâoûd (f 297/909). —Fâris-ibn-Isa, disciple direct d'al Hallâj, paraît être le seul qui ait espéré, malgré sa condamnation, arriver à une conciliation. (6) en laissant ici de côté les polémiques entre soùfîs. (7) texte in Ibn Khallikàn (s. v. Hallâj). (8) in Sharh al shifâ, tome XII (comm. de IV, 3, § 5).

—b —La méthode de condamnation (takfîr) reconnaît le conflit de la loi coranique avec la thèse Ana al Haqq —. Mais elle réunit deux catégories bien distinctes de docteurs: Les uns concluaient des fatwàs de condamnation, qu'al Hallàj, étant un impie, était aussi un possédé du démon, un "antéchrist", —et que sa formule Ana al Haqq n'était qu'illusion démoniaque. C'est là le point de vue des trois remarquables fatwâs d'Ibn Taymîyah sur la question1, — point de vue adopté aussi par al Dahabî. Les autres, en acceptant la condamnation officielle, — affirmaient qu'al Hallàj s'était misen conflit avec lesrites externes dela loi,-Sharîcah,mais en restant fidèle à la vérité ésotérique, Haqîqah2 ; il avait eu tort de "publier le secret du Roi"; mais, loin d'être vaine, —sa formule Ana al Ifaqqexprime le mystère de la réalité suprême, —celui qu'on ne doit avouer qu'aux initiés. Leur formule de takfîr c'est ifshâ sirr al roboûbiyah, kofr3 —, "Il est impie de révéler le Secret du Seigneur" —. Répandue par les motakallimoûnSâlimîyah4, —elle a eu dans l'Islam, dans les sectes persanes surtout, l'étrange fortune que l'on sait5. —c—La troisième méthode, l'absolution, a pris deux formes successives: celle de la ghalabah, ou sokr,- excuse sentimentale invoquant une "suprématie" momentanée de l'"ivresse" divine, —et celle de la wahdat al wojoüd, —mise au point abstraite fondée sur la considération moniste de l'unité à priori de l'Etre. La première explication, par la ghalabah, —montre dans le mot Ana al Haqqune intempérance, un excès, un transport, une hyperbole,— comme (1) in Kitâb ilii al twanbyt (publ.in Jalâ al 'aynayn.. d'al Aloûsî éd. 1298, pp. 54-61).— et in tafsîr al Kawâkib (ms Zâhiriyah, Damas, on. 151, tome XXVI, deux fatwàs : l'une sur la sainteté d'al Hallàj, l'autre sur la secte des Harîriyah). (2) La distinction est ancienne, — mais son application au cas d'al Hallàj, œuvre de certains contemporains, ses disciples, comme Ibn Fâtik, — fut une conséquence de leur conception de la mort de leur maître, — volontaire, selon eux; il avait voulu se faire "anathème" pour les sauver, — et périr martyr de la Loi (cfr. textes contemporains très curieux in "Akhbâr al lfallaj" d'Ibn Bâkoüyèh). (3) Elle est d'Aboû Tàlib al Makkî (t 380/990) in Qoût al Qoloúb II, go (comp. Sayyid Mortadhâ Ithâf al sâdah II, 67-69). (4) Makkî et autres. C'était une conséquence de la formule fameuse de leur maître Sahl al Tostarî (t 283/896) sur le "sirr al roboùbîyah" (cfr. al Ghâzâlî: Ihyâ. I, 74 et Imlâ.. ; al Kîlânî : Ghonyah.. I, 83-84; al Baqlî. S.hathîyât; — Ibn 'Arabî, Fosoûs.. éd 1309, p. 130,etc.). (5) La ciscipline du Katmân (comparer la taqîyah shi'ite : cfr. Goldziher, ZDMG t. LX, 213-226).

unéblouissement dela penséesousl'action d'une lumière divine trop intense. Selon cette théorie, —il arrive que le saint, à force de prier, et d'invoquer Dieu sous ses "noms excellents", —est saisi par l'ivresse, et se croit identifié à la pure essence divine tandis qu'il ne participe effectivement qu'à l'un des attributs divins, à l'une de ces perfections distinctes dont tel ou tel nom divin est le symbole. C'est on le voit, une des applications de l'introduction du sifatisme en mystique, —une conséquence de la victoire d'al Ashcarî sur le moctazilisme, —et de la thèse de la distinction réelle desattributs divins. Cette thèse de1"'union aux attributs divins", formulée explicitement par al Gorgànî (t 46g/I076)1, —remonte à Aboû Yazîd al Bistâmî2 (t26I/874); quand il affirmait, dans sa formule fameuse Sobbanî!3 Maa'zama shâni! "Los à moi ! Que ma gloire est haute !", —il entendait énoncer son identification avec un des attributs divins,— l'attribut de la "Majesté" —. Le sifatisme de l'orthodoxie sunnite a assimilé le Sobbani à Ana al Ifaqq,- mais al Hallâj avait d'avance réfuté cette assimilation4. Les défenses théologiques les plus célèbres du mot Ana al Haqq sur le terrain de la ghalabah sont celles d'al Ghazalî, al Kîlânî, al Baqlî, al Sharrazoùrî, — al Maqdisî, — al Shacrawi. Celle d'al Ghazalî, qui a eu tant de retentissement, sedéveloppeselon l'ordre chronologique de ses œuvres5, et fournit un document précieux sur la question si discutée de sa "sincérité". Celle d'al Kîlânî ('Abd al Qadir), est célèbre par la personnalité de son auteur, fondateur de l'ordre des Qadiryîn, —et par le caractère déjà hautement poétique des belles paraboles en prose rimée où il peint l'envol del'âme d'al Hallâj commed'un faucons'élevant au delà du Paradis jusqu'au Bien Aimé, puis redescendant sur terre crier le secret desajoie—, et mourir, par obéissance à la Loi6. (1) transmise à al Ghâzâlî (Maqsad al asnii.. éd. 1324, p. 73) par son directeur spirituel, al Farmaçlî. (2) cfr. sa théorie des ashâb des noms divins "al Zâhir. etc.; reprise par al Khorqânî, elle aboutira aux conceptions sifatites d'Abou Madyan("voici mon verset") et d'Ibn 'Arabî (sur le qo!b de tel verset : voir ses Fotoûhât. éd. 1274, IV, pp. 80 seq., 215 seq.). (3) tiré du Sobhânaka de Moïse et de Jésus (Qoriin VII, 140, —V, 116). (4) fragment traduit par al Baqlî (Shathîyât) : "Pauvre Aboù Yazîd, qui commençait seulement à apprendre à parbr.."; - i. e. n'avait pas encore l'idée de l'union pleine ('ayn aljam') où toutes les paroles du saint sont de Dieu. (5) Hésitations entre le takjîr sâlimiyen et l'excuse de la ghalabah (Ibyâ.., Maqsad..),— puis affirmation que Ana al Haqq est le mot du stade suprême. ou fardiinîyah (Mishkât al anwiir..). (6) deux recensions : d'al Hitî (f 564/1168) et d'al Bazzâz (f 608/1211), —in al Shattanawfî.

—La seconde explication, par la wahdat al woJoüd, —découvre dans le mot Ana al Haqq une approximation insuffisante, —une aperception imparfaite, brumeuse, encore trop "personnalisée" de l'identité fondamentale et impersonnelle du Tout. Puisque le créateur et la création ne sont que les deux faces, symétriques, d'une même réalité, —l'un étant " l'essence" de l'autre, —et réciproquement, —ce n'est que s'il était toute la création qu'un homme pourrait dire Ana al Haqq!l — Mais à quoi bon dire Ana ou Ifoüwa, — "je", ou "il", puisque le monisme de l'Etre est absolu.—Telle est la critique moniste du holoûl hallajiyen dont Ibn 'Arabî (t 638/1240) a donné la plus complète formule en ses Fosoûs al bikam2—; critique parallèle à une critique du tanzîh cher aux premiers soufîs. La doctrine de la wahdah renonçant à rien diviser, —se refuse à séparer l'Absolu du contingent3, deux termes reliés par leur opposition logique dans une nécessité réciproque, —aussi bien qu'à considérer comme réellement possible l'union du créateur avec sa créature,— puisqu'ils n'ont jamais fait qu'un. Les défenses d'Ana al Haqqsur le terrain de la wahdahsont nombreuses; après celle d'Ibn cArabî, —il faut citer: en arabe celle d'al Tilimsâni, — puis celles desgrands poètesmystiques persans commeRoümî4et Shabistarî, —et turcs comme Nasîmî, —qui en mourut martyr. Conclusion. En retraçant sommairement l'histoire de cette formule théologique, dans l'histoire du dogme islamique, —il ne faut pas oublier que sa persistance vivace est le signe de l'empreinte puissante qu'al Hallâj a marquée, comme Kremer l'a vu le premier, sur les "idées maîtresses de l'Islâm". Ibn al Jawzî, le grand polémiste hanbalite, —le disait déjà en une phrase laconique qui sent un peu l'ironie5 : —Inkasara maghzal Râbicah6, —wa baqâ qotn al Hallâj ! "Il y a longtemps que le fuseau de Ràbicah s'est brisé7, —mais il nous reste le coton qu'al Hallâj a cardé." (1) d'où le mot de'Alî al Harîrî al Marwazî (t 645/1247) qui voulait "avaler"le monde entier pour lui faire dire Anaal Haqq! (Ibn Taymîyah, in Kawâkib t. XXVI, no. 2). (2) in Fass VIème (Ishâq); —éd. Stamboul, 1309, p. 126. (3) cfr. extraitd'Ibn 'Arabî ap al Sallâmî (Ghâyat.. .'ala alNabahânî, éd. 1325,I, p. 363). (4) notamment dans la splendide qasidah al mostazâdfî zohoûr al wilâyah al motlaqah al'tÛawîyah (in Dîwân Shams al Haqâyq.. éd. Tabrîz 1280, p. 199). (5) ap. Mirât al zaman de son petit-fils, Sibt Ibn al Jawzî (t 655/1257), —in anno 309 (fin la biographie d'al Hallâj). (6) la sainte Râbi'ah al 'Adâwîyah (cfr. Sha'râwï, tabaqât.. éd. 1305, I, 64, etc.). (7) i. e. "nous n'avons plus de fil".

NOUVEAUX DOCUMENTS PERSANS CONCERNANTS AL-HALLADJ (1924) Au cours d'un inventaire analytique des manuscrits persans conservés dans l'Inde, spécialement à Calcutta1, Vl. Ivanow a réuni les ccaddenda" suivants à la (.biblio. graphie hallagienne" publiée en Igg2 2; nous le remercions de nous en avoir commu. (1) Cf. Ivanow, Concise descriptive catalogue of the Persian manuscripts in the... Asiatic Society ofBengal, Calcutta 1924; cf. ici RMM,LVII, 198. Et H. H. Kh. Bahadur Cat. ofthe Bûhar Libr., Calcutta, 1921-1923. (2) Ap. L. Massignon, Passion d'al Hallâj, Paris, 1922; ch. XV. —NB : Ces nouveaux documents hallagiens nous amènent à indiquer brièvement, en note, les retouches à apporter maintenant, après trois années, au texte de ces deux volumes (cit :P) qui n'avaient pas à être recensés ici. a) Ahmed Teymour Pacha a découvert un nouveau ms. des Akhbâral Hallâj, qui fournit trois nouvelles péricopes importantes, contre le mépris confessionnel (53 ter : "Ne fais donc pas aboyer ton chien !" dit àl'insulteur d'un juif), sur le désir de la crucifixion (50 bis; cf. P 770 1. 23) et la première attitude d'Ibn Khafîf (58 qter); d'autres apportent des variantes, intentionnelles semble-t-il, aux récits d'Ibn Bâkoûyé (P 52, 100, 164, 269); ce qui confirmerait l'attribution des Akhbâr à Ibn 'Aqîl. b) L'édition cairote du talbîs Iblîs d'Ibn al Jawzî permet de préciser ce qui y est dit (P. 40 sq.) des maîtres d'al Hallâdj (cf. Essia), notamment le dolorisme de Noûrî, ses excentricités et celles de Shiblî. c) Le fait que Hallâdj figure, parmi desfalâsifa (aprés "Hermès, Socrate, Platon, Aristote", et avant Ibn Sînâ, Shoûzî, Ibn Qasyî, Ibn Tofayl et Ibn Roshd), dans l'isnâd de la khirqa des Sab 'îniya. secte plutôt philosophique que mystique, et qu'il est vénéré comme tel par Ibn Sab 'în et Shoshtarî, pose la question des emprunts de Hallâdj à la philosophie hellénistique : non pas seulement à travers les auteurs qarmates, mais directement, suivant les textes traduits du grec (P. 470-471, 558; roûh incréé, du plotinien Fârâbi, et de Hallâdj; notions aristotéliciennes : de l'unité transcendantale, distincte de l'unité numérique (ifrâd al a 'dâdfil wihdatiwdhidi) : de la vérité suprême distincte de la réalité des choses; de l'être transcendant, distinct des modes d'existence des créatures (Allah masdar al mawjoûdât) — Et cela pose aussi la question del'influence deHallâdj sur les 'falâsifa" ' : pourl'étude expérimentale de l'union mystique,- et pour l'acceptation de la réalité de la crucifixion d'un saint commeJésus (rejetée comme un scandale par la plupart des musulmans). La méditation du supplice de Hallâdj a amené divers mystiques, Harawî, les deux Ghazâlî (surtout Ahmad). 'AQHamadhani, Mosaffar Sibtî, 'Izz Maqdisi et Râghib pàshà, à admettre, "comme les philosophes" ' et les qarmates pourJésus, la réalité d'une crucifixion, où l'envol extatique de l'âme sainte ravie en Dieu la soustrairait totalement aux affres du corps martyrisé. d) 'Ayn al qodât Hamadhani a été explicitement hallagien; il appelle Hallâdj "servèr âshrqân';' il est le premier à citer ses vers sur -'l'entre deux" (P 525), dans sa zobda, et

niqué la liste et l'analyse [sommaire entre crochets]; elles sont publiées ici, defaçon trèi résumée, suivant les nos de classement dont elles comblent les lacunes; pour montrer, sur un exemple précis, l'enrichissement documentaire que l'islamologie peut attendre de Catalogues, sérieusement dressés, après lecture du contenu, desmanuscrits persans de théologie islamique, conservés en Orient. 1059. —Harawî Ansârî t 481/1088 a) tabaqât ms. Calcutta ASB. D 232 [meilleur que NO 2500; cfr. JRAS, 1923, où la langue archaïque de cet ouvrage est étudiée]. b) Titre à supprimer (lire : boûd, et non roûz) de ce simple fasl (le ms. D 232, ff. 85b-86a donne des corrections importantes à P 368-369, Pl. XIII 1. 24 : pâytâba, et non afitâb). même dans sa shakwa, écrite en prison; il est le premier à citer explicitement les Tawâsin —pour étudier le cas de Satan, médité par Gorgâni("servèr mahjouràn") et Ahmad Gha,zali; dont les sawânih, qu'il recueillit et traduisit, glorifient l'hypothèse d'un "martyre d'amour" éternel. Les monistes postérieurs l'abandonneront, remarquant, avec 'Ali Harîrî, que Satans'insurgea nettement contre la vérité du panthéisme (sic); quand il refusa à Dieu d'adorer une créature. e) L'étude des sources de Sanoùsî pour son salsabîl permet de préciser d'où vient sa "tariqa hallâjiya" (P 342, et pl. XVIb, p. 408); ce qu'il en dit dérive d'une source éciite (connue du qâdirî hindou Ja'far, auteur de l'adâb al dhikr), remontant, à travers 'Ojaymi (risâla) et Shinnâwî (idrâkât), à Samnâni et Balabânî; ce dernier se rattacherait aux Sab 'iniya citésci-dessus. (/) Sourcesnouvelles: G. Wiet a étudié deux inscriptions d'une mosquée Hallâjiya à Damas (818/1415); le majmou' noseiri de Tabarânî attaque Halladj (P 351); Huart a traduit, dans Aflaki, une nouvelle version, d'après Jalâl Roûmi, de la vision P 384; K. Dcjaily a relevé uneqasîdade Mostafâ Siddîqî (1139/1727) sur la tombe (P397); L. Mercier nous a communiquéles manâzirilahiya d'Abd al Karîmjîlî, qui corrigent l'opinion donnéeP 416; Kôprülüzadé signale un Hallâjnâmé, en turc, de Morîdi (XVIes.); après Siddîq Khân(cf.ici, LVII, p. 245), deux contemporains, deux Algéiiens, Ibn 'AoudaetIbn 'Aliolla, ont parlé d'al Hallâdj (id. p. 235-236). g) Définitions techniques à refondre : shâhid, tardiya (P352; mieux expliquée par Ibn Tayimiya, rasail kobrâ, (Caire, 1323, II, 97); ta'rîf (encore en vigueur en Khorasan et chez les Djebala marocains; - et que G. Demombynes rapproche de P 275); wad' al ibtilâ (P 628 I. 10); taladhdhodh bil Wajh (P 695); ihtijâj bil qadar (P 870-872, qui s'inspire du hadîth où Adam convainct Moïse de son innocence) ; formule d'exorde de P 908 1.1 (condamnée par Haytamî, qui n'admet que celle de P 523, 1. pénult.). h) Errata : E (= Essai), p. 10-26 : le classement par racines n'a pas été revisé (id. pour Quatre Textes) : d'où sept fautes d'impression et six erreurs: cinq hamza radicaux indûment transcrits par des semi-voyelles; et iniibah (E. 10, 1. pénult.) enlevée à sa racine, NWB(cfr. P. 667;. —P 744 n. 6 : lire bilà wiqâr. —P 878 n. 7 : lire hida et non hadd.—P 240 : voir sur Awârijî, Motanabbî dîwân (alif, lam). —P 404 : Ibn Bâkoûyén'est autre que le poète persan surnommé "Bâbâ Koûhî". - P 320 : pl. XI : l'attribution est douteuse ( corr. P 040). —P 399 n. 3 1. 5 ; "jannati" est attesté par Shiblî (ap. 'AQ Hamadhânî, zobda). — (Note deL. Massignon). —[taj dans le texte.

e) Kanz al sâlikîn (apocr.) ms. Cale. E 147, f. 52b, 260b. 1082. — 'Ayn al qodât Hamadhânî (t exécuté 23 jom. II 525/23 mai 1131), shâfi 'ite; et, en mystique, disciple préféré d'Ahmad Ghazali: a) tamhîdât (= zobdat al haqaïq) ms. Cale. Oa 20. [On en connaît deux recensions : majeure, Ind. off. 445 (ff. 6b, li a, 35a, 57b (2), 63b, 65b, et ch. X (4), et Paiis, supp. pers. 1356, ff. 71b, 78b, 80a. Et mineure: Paris, af. pers. 36 (ff. 10b, 33b, 54a, 63b, 68b) et supp. pers. 1084 (ff. 100, 142b).] — Cette œuvre de l'auteur paraît avoir subi des interpolations (allusions suspectes à son exécution. JV. B. : On sait qu'il fut pendu; mais selon la légende locale, recueillie à Hamadan par Ivanow en 1913, 'A. Q n'aurait pas été pendu, mais décapité; et, au moment même, il aurait crié (en dialecte loûr) : "Arrêtez ! les hommes de Dieu ne meurent pas ainsi !" et se serait élancé, jouant avec sa tête comme avec un ballon, jusqu'à un endroit où il disparut (près de Masjidi-'Alawiyyàn ; c'est, depuis peu, un cimetière; les Ali-Ilahis vénèrent 'A. Q. comme un grand saint, sous un surnom.) b) Maktoûbât, ms. Paris, af. pers. 35 [:ff. (53a), 126b, 218a, (283a), 317b. c) Shakwà'l gharîb, ms. Berlin, 2076, f. 42a (en arabe). d) Lawâïh (trad. pers. des sawânih d'Ahmad Ghazâlî), ms. Paris, af. pers. 38, ff. 38b, 43a, 68b, 79b.] 1088. — Ahmad-i-Jâm t 536/1140 : dîwân (apocr.) lith. orient. 1898. 1102. — Hamîd al Dîn Nâgoûrî t 643/1246 : tawâli( al shoTltoûs, ms. Cale. E 126-127, ff. 98b, 137, 173b, 201, 211, 252b, 272b, 303b, 304b, 353 [quelques extraits, peut-être directs, des poèmes d'al Hallâdj]. 1116. — Nizâm al Dîn Awliyâ t 725/1325 : malfoûzât (cite I082-a), ms. Cale. E 137, f. 38. 1117. — Soltân Wéled t 712/1313 : mathnawÍ-i-waladi (= rebâb nâmé), ms. Cale. Na 114, ff. n6-n8b, 207b, 215b, 228. 1119. — Rokn al Dîn 'Imâd (disciple de Borhân Gharîb, t 732/ 1331) : shamaïl anqiya, ms. Cale. E 125, f. 10, 100, 167, 174. 1124. — (= 522-d). Samnânî, malfoûzât1; 40 discours recueillis en 724/1324 par son disciple Iqbâl-b. Sâbiq Sîstânî, ms. Cale. Bûhâr 184 == 11) Voir Ivanow, JRASB, XIX-7, 1923, p. 299. n. 3.

ms. Oxf. Bodl. 1446 (ff. 57-60). [Le XIXe majlis donne une biographie légendaire, semi-populaire et fort curieuse, de Hallâdj]. 1125. —'Abd al Razzâq Kâshî t 730/1330 : Kashf al rashf, ms. Cale. GC 1818, f. 14, 62. 1128. —Khwâjoû Kirmânî t 742/1341 (élève 522) : dîwân. 1128 bis. —Zeïn Badr 'Arabi: ma'dan al ma(ani, ms. Calc., III, 38f. 170. 1132. —'Imâd al Dîn Faqîh Kirmânî t 773/1371 : dîwân. 1132 bis. —Mas'oûd-i-Bâk, disciple de 1082, comme Sharaf Minyari, exécuté Dehli 800/1397 : mir'ât al'ârifîn, ms. Cale. E 174, f. 41b, 78b, 93b, 95, in fine (IOe Kashf) . 1133. —Ibn al Bazzâz (biogr. de Safî Ardabilî), safwat al safâ, lith. Bombay, 1329. 1133 bis. — M. b. M. Hâjj Harrâs Kâzaroûnî (t avt. 817/1414): bahr al sa'âda, ms.. Calc., E 128, f. 6 sq. 1133 ter. —Nizâm al Dîn-b. Hâjj Gharîb Yamanî (après 798/1396): lataïf-i-Ashrafl (vie d'un saint bengali), ms. Cale. E 166, f. 292b, 308, 309310. 1136 bis. —Salâh-b. Mobârak Bokhârî (après 790/1389) : anîs al tâlibîn (biographies naqshbandites), ms. Cale. G CI 89, f. 39b. 1136 ter. — [Anonyme] siyar al awliyâ (fin XIVe s.) ms. Cale. D218, ff. 189, 281. 1136 quater. - Jalâl Hosayn Bokhari Makhdoûm-i-Jahaniyân (1785/1384) : Kholâsatalalfâz (sermons prêchés à Dehlien 782) ms. Cale. E 63, ff. 71-72, 203b. bis. —Gîsoûdirâz1, saint tchishti, t 825/1422 : a) malfoûzât, compilées dès l'an 803, ms. Cale. E 114, f. 232b. —b) (ishq nâmé, ms. Cale. E 131, f. 22, 39b, etc. —c) maktoûbât, coll. Kâlpûrî, faite en 852/ 1448, ms. Cale. E 189, f. 8b. —d) ? ms. Cale. E 70, f. 117b (titre et nom inconnus). 1138 bis.- Nrmatallah Walî t 834/1431 fondateur d'un ordre imâmite: risâtat al soloûk, ms. Cale. Nd. 16 f. 409. 1139. —Pârsâ. b) tahqîqât (apocr.) ms. Cale. E 41, f. 197, etc. (1) On a de lui un bref commentaire des termes arabes de I08z-a (ms. Gale. E 114).

1140 bis. — [anonyme] Kitâb sittîn (sur la sourate XII), ms. Cale. E 140, f. 26. II65. — Mohyî al Dîn Radwî, vers 950/15... : malfoûzât Shâh Mînâ (f Lucknow 884), ms. Cale. GC III, 61, ff. 26b, 145, 152, 154. 1165 bis. — Walî Jarbehadorï sharh-i-ghawthiya, ms. Cale. II, 197, f. 64b. 1167. — 'Abdal qâdir Badâ'oûnî t 1006/1598 : najât al rashîd, ms. Cale. E 204 (important ouvrage de cet historien sur l'éthique). 1173. — Moûsâ b. Dâwoûd (XVIIe s.) : nafs rahmânî, ms. Cale. E 211, f. 71. 1173 bis. — Sharaf Lâhoûrî Hossynï (en 1080/1620), kanz al hidâyat (d'après Surhindî) : ms. Cale. II, 174, f. 41. 1173 ter [anonyme] hojjat al dhâkirîn, ms. Cale. Ea 130, f. 45b. 1173 quater. — Isma'îl Sindihi (en 1037/1627), makhzan da'wat, ms. Cale. I, g16, f. 259. 1178. — [anonyme] (discours mystiques) ms. Cale. E 70 f. 117b. 1178 bis. — Sharaf al Dîn Hosayn : nathâr al 'âshiqîn, ms. Cale. Oa 34, f. 30. 1183 bis. — [Morâdâbâdî] : tohfat al akhiyâr, histoire générale écrite en 1076/1665; ms. Cale. GC III, 92, année 309. II86 — Aboù Sa'id Ja'far b. M. Qâdirî, écrit en 1097/1686: adab al dhikr, ms. Cale. Oa 30, f. 37 (cfr. ici p. 262, n.). 1188. — [anonyme hindou, fin XIe/XVIIe s.] : âyiné-i-bakht, ms. Cale. GC III, 35, f. 2Ib (histoire générale) == mirât 'âlam, ms. Cale. GC III, 502, f. 59b. IIg1. — Hosayn Qashmîrî : hidâyat al a'mâ, ms. Cale. E 223 (longues anecdotes). 1193- — Mahmoûd Bahrî-b. M. Bâqir Pishagî, écrit en 1117/1705: (aroûs-i-(irfan, ms. Cale. E 129, ff. 26 (sacrifice volontaire, près de Bijapour, d'un derviche voulant imiter Hallâdj), 51, 78. IIg4. — Shâh 'Ismatallah Qâdirî, en 1142/1729 : mazhar al asrâr, ms. Cale. E 183, f. 13b. 1199. — 'Abdallah Khwîshajî; afghan, vers 1170/1756 : tahqîq al mohaqqiqîn, ms. Cale. E 42, f. 134 sq. (= chap. XXXIII).

1201. —a-b ne peut être identifié avec: Borhân al Dîn Tchîshtî (vers 1075/1664) : makhzan al sâlikîn wa maqsad al 'ârifîn. 1205. — Shàhnawàz Kh. Banbàni : mirât afitâb namâ, ms. Cale. GC II, 347, f. 88b = II, 348, f. 148 (histoire générale : an 309). Ecrit en 1218/1803. 1206. — [anonyme] —ouvrage acéphale sur les isnâd des mystiques du Kashmîr, ms. Cale. GC I, 79, f. 40b. 1285. — (En afghan) Akhound Darwîza Ningarharî (t vers 980/ 1572) polémiste anti-shî'ite : makhzan-al-Islam, ms. Ind. Off. 2632-2638 : citation du tamhîd d'aboû Shakoûr Sâlimî, lith. dans l'Inde, contre les Hallâjiya (cf. ms. Cale., Arab. 440, f. 177) (Ve s. hég.). L'auteur a écrit également : tadhkirat al abrâr; sharh-i-âmâlî. Trad. résumée de l'anglais de VI. Ivanow.

LA SURVIE D'AL-HALLAJ

TABLEAU CHRONOLOGIQUE DE SON INFLUENCE APRES SA MORT (1945-1946) Shawwâl 310 janv. 923. Bagdad : arrivée d'Ibn al Haddâd (f 344), chef des shuhûd du Caire, chargé de faire accepter la démission du grand cadi Ibn Harbawayh par le vizir; il visite le shâfi'ite Ibn Khayrân, réside chez les disciples d'Ibn Surayj (donc au Waqf Surayjî, Qatî'at al-Rabîf, chez le shâhid Da'laj) ; et repart (rabî' II 311), ayant recueilli sur la vie et la mort de Hallâj des récits (d'un témoin direct, Ibn Fâtik) qu'il ose transmettre à un autre shâfi'ite surayjiyen, partisan comme lui de la mas'ala surayjîya, AB. Qaffâl (t 365). 25 qa'da 310/L. 17 mars 923. Bagdad : transfert de sa tête, conservée au Palais dans l' "armoire des têtes" (après une exposition de deux jours au Mutraf (Qarâr), et expédiée en Khurâsân. Fin 311/mars 924. Bagdad : exécution du hallagien Shâkir, premier éditeur des discours publics. 23 muh. 312/1 mai 924. Bagdad : exécution des hallagiens Haydara, Sha'rânî, Ibn Mansûr. Hijja 312/mars 925. Bagdad : Ibn Humâm publie le bref du wakîl imâmite Husayn Ibn Rawh, excommuniant Shalmaghânî et comparant son hérésie à celle de Hallâj. Ram. 316/oct. 928. Front de Kûfa : mort de son ami et protecteur AQ,. Nasr Qushûrî, le grand-chambellan. 17 hijja 317/21 janv. 930. Mekke : la Pierre Noire, dont Hallâj avait prêché la "destruction spirituelle", est enlevée, huit ans après sa mort, par les Qarmates; elle sera rendue, au bout de 22 ans moins 4jours, sur médiation du chérifAbû ' Alî 'Umar-b-Yh. 'Alawî (après l'échec de l'émir turc Beçkem), par l'émir qarmate Shubbayr-b-Hasan, via Kûfa (relai à la mosquée, 7me pilier, d'Abraham), à la Mekke, le 13 hijja 339/23 mai 951, au grand cadi du Caire, 'Umar, délégué de son frère M-b-H-b-'A. 'Azîz Hâshimî, dont le wali était Ibn al-Haddâd.

Vers 318/930 : notices sur Hallâj du géographe Istakhrî (de Shîrâz) et de l'historien AB. M-b-Yh. Sûlî (f Basra 335). 6 jum. Il 321 /3 juin 933. Bagdad : mort de la reine-mère Shaghab, protectrice de Hallâj; enterrée dans son turbé, sépulture du khalife Mutî et d'autres princes 'abbâsides. 29 qa'da 322/11 nov. 933. Bagdad : exécution de Shalmaghânî : la chancellerie khalifale (Ibn Thawâba) l'annonce à la Cour Samanide en rappelant celle de Hallâj, 'chose trop illustre et trop célèbre pour qu'on en redise le détail". Le sûfî Murta'ish Hîrî (t 328), maître du shâfi'ite anti-ash'arite AS. Sulûkî (t 369, ami de Nasrâbâdhî), rectifie (ap. Nukât) : "si l'histoire de Hallâj est chose publique exposée à tous, sa psychologie demeure un mystère pour les initiés". 325/936. Qannâd Wâsitî, écrivain et mu'tazilite, mentionne Hallâj avec admirative sympathie dans ses Hikâyât al-sûfiya, transmises en trois recensions : d'A. Ibn al-'Alâ 'Amirî (t ap. 352) ; de 'Alî-b-Muwaffaq (à Ibr. Habbâl et Silafî) ; et du grand cadi mu'tazilite de Rayy, 'Alî Jurjânî (t 392). 326/937. Tustar : un fils de Hallâj (nommé, selon Baqlî, Mansûr), qui continuait sa prédication, est supplicié par ordre de l'émir buwayhide Ispehdost. Vers 330/941. Turkestan: Fâris Dînawârî, qui prêche avec succès la doctrine hallagienne sous sa forme intégrale, grâce, sans doute, au wâlî de Bukhâra, l'émir Ibr.-b-Sîmjûr (t 336), protecteur d'AB. Qaffâl, utilise, sans le nommer, les récits du hallagien Ibn Fâtik (ensuite librement transmis à Ramlé par Wajîhî, avec cet isnâd). 9 jum. II 334/16 janv. 946. Bagdad : mort d'AB. Shiblî, qui lègue son culte de la mémoire de Hallâj à Nasrabâdhî, Husrî et Mansûr Dhuhlî. Vers 335/947. Shîrâz : Ibn Khafîf (t 371), shâfi'ite et ash'arite, disjoint la cause d'Ibn Sâlim, qu'il condamne, de celle de Hallâj, qu'il vénère, en dépit des attaques de l'ash'arite Bundâr (f 353) et du Tayfûriyen 'Isa-b-Yazûl Qazwînî; il est suivi en cela par Daylamî, Ibn Bâkûyé (t 428), ses éditeurs, et Ish.-b-Shahryâr Kâzerûnî, fondateur d'ordre. Vers 338/940. L'école des grammairiens de Basrâ (disciples de Zajjâj : chef M-b-'Alî Mabramân t 349) transmet un récit critique sur la sentence "je suis la Vérité" commentée par le quatrain "Yâ sirra..."; en deux recensions : celle d'Ibn 'Abdallâh (= Sîrâfi t 368 : chez Maqdisî), celle d'Abû 'Alî Fârisî (f 377 : chez Ibn al Qârih). Après 339/950. Alep : Husayn Khasîbî (t 357), shaykh des Nusayris,

écrit à la Cour Hamdânide deux diwânsde poésie, où il maudit, entre autres sectes hérétiques shî'ites, les Hallâjîya (à côté des 'Azâqirîya = disciples de Shalmaghânî). 348/959. Bagdad : mort du sûfî J. Khuldî, qui mentionne Hallâj en ses ijikâyât, (via Jurayrî). 349/960. Bagdad : le cadi mu'tazilite Muhassin Tanûkhî, commensal des princes buwayhides, satirise durement Hallâj en son Nishwâr. 356/967. Basrâ : mort d'Ibn Sâlim (né 267), chef des théologiens Sâlimîya, partisans de la sainteté de Hallâj : effectivement soutenue par ses râwîs AN. Sarrâj (ap. luma'), AB. Ibn Shâdhân Bajalî (t 376; ap. ta'rîkh), Ma'rûf Zinjâni, Mansûr Dhuhlî, et peut-être AT. Makkî (condamné en 386 par les hanbalites bagdadiens). Vers 360/970. Khurâsân : scission entre les hallagiens des états Samanides; ceux de Bukhâra (AB. Kalâbâdhî, élève de Fâris vià AHy. M-bIbr. Fârisî; et AB. Qaffâl) maintiennent l'interprétation hulûli; ceux de Nîshâpûr, Nasrâbâdhî (364) et Sulamî (t 412), suivant Ibn Khafîf, l'abandonnent, impressionnés par les critiques ash'arites (à Bagdad, Bâqîlânî, second fondateur de l'Ash'arisme, dénonce la "sorcellerie" de Hallâj). 366/976. Bagdad : mort de Thâbit-b-Sinân Sâbî, qui a publié, dans sa grande histoire officielle, le compte-rendu du greffier-adjoint Ibn Zanjî (t 378) sur le procès de 309 (reproduit par Miskawayh : en 372). Vers 370/980. Bagdad : attaques contre Hallâj des shî'ites Ibn Nûh (ap. akhbâr al-wukalâ al-arba'a : selon Ibn Bint Umm Kulthûm) et Ibn Bâbawayh (ap. i'tiqâdât). Vers 380/990. Nîshâpûr : 'Aq. Baghdâdî, l'hérésiographe ash'arite, disciple dumystique Ibn Nujayd, fait (ap.farq) unexposéplein desympathie du problème théologique épineux posé par l'arrêt de condamnation de Hallâj. Vers 393/1003. Bagdad : l'imâmite Mufîd écrit le radd 'alâ'l ijallâjîya. 399/1009. Le poète Abû'l 'Alâ Ma'arrî, visitant Bagdad, y recueille des récits antihallagiens, qu'il publiera (ap. ghufrân en 421). 405/1014. Nîshâpûr : mort du shâfi'ite pro-hallagien Khargûshî, râwî indirect de 'Umar-b-Rufayl Jarjara'î, et fondateur d'hôpitaux. 412/1021. Nishâpûr : mort d'A'AR. Sulamî, le grand historien du sûfisme qui a inséré 210 sentences de Hallâj dans son grand Commentaire

du Qur'ân, transmis par AB. Ibn Abî Khalaf (f 487) et M-b-AN. Tâlaqânî (t 466). 414/1023. Mekke : mort d'Ibn Jahçlam, chef des Sâlimîya, et prohallagien : qui transmit (d'après 'Umar-b-Rufayl), la célèbre "lettre à Ibn 'Atâ" à des hanbalites comme Azajî, et à 'Ali Zawzanî, supérieur du premier couvent bagdadien (après Husrî). 426/1034. Nîshâpûr : Ibn Bâkûyé Shîrâzî (f 428) achève la première biographie de Hallâj (bidâya) et en remet l'ijâza à Mas'ûd-b-Nâsir Sijzî (t 477)>jeune et déjà savant critique du hadîth, ami du futur vizir Nizâm al-Mulk; Mas'ûd la transmettra à l'historien Khatîb : c'est la seule biographie sympathique à Hallâj dont la transmission ne sera pas proscrite parmi les traditionnistes. 430/1038 et 438/1044. Nîshâpûr et Hérat : le maître hanbalite Khâjé Abû Ismâ'îl 'AA. Ansârî (t 481) soutient par écrit la sainteté de Hallâj (théorie du tajaddud, du lâyb —bulûl). La tombe à Gâzergâh (5 km. NE. de Hérat) sera rebâtie avec dévotion en 832/1429 par la sultan limouride Shâh Rûkh. Sha'bân 437/fév. 1046. Bagdad : lejour de son investiture par le khalife Qâyim, le nouveau vizir 'Alî Ibn al-Muslima, à la tête du cortège officiel le conduisant à la mosquée-cathédrale de Mansûr, s'arrête pour prier au maslib de Hallâj; ex-shâhid au tribunal canonique, il atteste ainsi l'innocence d'un martyr dont les shuhûd bagdadiens avaient réclamé l'exécution en 309. 437/1046 à 450/1058. Bagdad : vizirat d'Ibn al-Muslima, qui travailla à définir le rôle spirituel du khalifat sunnite 'abbâside; en cédant le pouvoir temporel au sultanat militaire des Turcs Saljûqides, il sut dissiper la menace shî'ite (Buwayhides, Fâtimites). Sous ce vizirat, la réhabilitation publique de Hallâj est tentée; c'est l'ash'arite Qushayrî, qui, chassé du Khurâsân, publie à Bagdad sa risâla sur la mystique : où imitant Kalâbâdhî (t 380 : ap. ta'arruf), il place en tête une "confession de foi" dogmatique de Hallâj; c'est AJ. Saydalânî, qui, au nom des "4000" hallagiens d'Iraq, innocente Hallâj et sa doctrine de l'accusation de hulûl qu'il fait retomber sur Fâris Dînawârî; c'est le grand historien Khatîb (t 463), un ami personnel du vizir, qui insère dans son "Histoire de Bagdad" et de ses traditionnistes sunnites, une longue biographie critique de Hallâj; enfin, vers 448, c'est le jeune hanbalite Ibn 'Aqîl qui écrit à la Cour, chez son protecteur Abû Mansûr 'Abdalmalik-b-Yûsuf, intime du khalife Qâyim, une fervente apologie de Hallâj (= k. al-intisâr). 28 hijja 450 15 fév. 1058. Bagdad : au cours d'un éphémère coup de

main des Fâtimites sur Bagdad, réussi par l'émir insurgé Basâsîrî (qui sera vaincu et tué un an plus tard), le vizir Ibn al-Muslima est pris et supplicié. Sa famille est sauvée par l'émir kurde Ibn Mahlabân, avec le petit-fils du khalife, sa mère, sa grand'mère et Abû Mansûr 'A. Malik b. Yûsuf; il les cache à Mayâfariqîn. C'est à ce petit groupe de rescapés qu'il convient de faire remonter l'érection d'un cénotaphe, Qabr al-Hallâj : probablement sur le tertre où le vizir Ibn al-Muslima avait prié en 437; avec le concours de la Khânqâh Shaykh-al mashâïkh, organisme créé par Ibn al-Muslima et chargé par le vizir Nizâm al-Mulk de l'inspection des Waqfs (couvents, Université Nizâmîya, tombeaux). Ce cénotaphe visité par Ibn Jubayr (581), AH. Harawî (t 6II), Ahmad Badawî (vers 650), Shams Kîshî (en 655, lorsque Nasîr Tûsî avait l'inspection générale des Waqfs), Semnânî (vers 687), Ibn Tiqtiqâ (avant 701), Matrâqî (942), Fûzûlî (t 980), Sârî 'AA. Çelebî (peut-être en 1048 : avec Qârâçelebîzâdé?), Must. Uskudârî (1139), existait encore en jum. 1er 1364/Avril 1945. 10 muh. 465/26 sept. 1073. Bagdad : une réaction hanbalite conservatrice dirigée contre l'influence ash'arite, et les Khurâsânîyens envoyés à la Nizâmîya par les sultans Saljûqides, force, au bout de quatre ans, le khalife Qâyim à cesser d'héberger son protégé Ibn 'Aqîl : qui est contraint à rétracter, avec certaines audaces théologiques, son apologie hallagienne, qu'il transmet néanmoins (grâce à son ami 'Ukbarî t 528, par qui ses principaux mss. furent "waqfés" dès son vivant) à Ibn Marâhib Baradânî(t 583). 488/1094. Médine : mort du second vizir Rûdhrâwârî, protecteur et ami de M-b-'AM. Hamadhânî (t 521), premier historien officiel favorable à Hallâj. 494/1100. Bagdad : mort du cadi shâfi'ite et ash'arite Shaydhalâ Jîlî, auteur des premiers sermons publics à la gloire de Hallâj. 500/1106. Tûs : l'illustre théologien Abû Hâmid Ghazâlî s'efforce de justifier Hallâj en son mishkât (condamné vers 520 par le cadi andalou 'Iyâd Sabtî) ; il l'avait déjà excusé au tome IV de son Ibyâ (brûlée. à Cordoue et Ceuta en 503, sur l'ordre du cadi almoravide Ibn Hamdîs : geste qui suscite les imprécations du mahdi almohade Ibn Tûmert). 500/1106. Bagdad : mort de Mubârak Tuyûrî, hanbalite et pro-hallagien, râwî de la bidâya : qu'il diffuse dans son rite. 502/1108. Yazdîya (= Shemakha, en Shirwân) : l'illustre AT. Silafî vient recueillir les Akhbâr al-Hallâj de la bouche d'Ibn al-Qassâs alMufaddid, prédicateur estimé à la Cour des Mazyadides. 512/1118. Bagdad : mort de l'arménienne Urjuwân Qurrat al-'Ayn, mère du khalife Muqtadî, amie de la famille du vizir Ibn al-Muslima,

bienfaitrice des couvents sûfîs qui se fondent alors à Bagdad, même pour les femmes (ex. : Ribât de Fâtima Râziya t 521 —Dâr al-Falak), fondatrice probable du Ribât al-Akhlâtiya. 515/1121. Bagdad : mort de la princesse ilekhanide uyghure Târkàn Khâtûn Safariya veuve du sultan saljûqide Mâlikshâh, bienfaitrice des Lieux Saints et des couvents : son oraison funèbre est prononcée par Ahmad Ghazâli (t 517), qu'elle avait fait loger au Palais sultanien, puis au Ribât de Behrûz (shihné de Bagdad, 498 t 536) ; où il osa, dans un de ses sermons reproduire un texte des Tawâsin sans toutefois en mentionner l'auteur. — Ghazna : le poète Hakîm Sanâï, disciple d'Ahmad Ghazâlî, fait du martyre de Hallâj la cime des sulûk (en sa hadiqé). 7 jum. II 525/7 mai 1131. Hamadan : exécution du juriste shâfi'ite 'Ayn al-qudât Hamadhânî, élève préféré d'Ahmad Ghazâlî, hallagien convaincu, le premier qui ait osé citer nommément les Tawâsin de Hallâj et leur auteur : dont il fait le saint de lafutuwwa (= société de serment des artisans et des bandits, qui s'insurgera à Bagdad avec Rahhâs et Ibn Bakrân t 532) ; il était le protégé du trésorier saljûqide 'Azîz-b-Rajâ (vizir en 521 t 528). 537/1142. Bagdad : le célèbre sermonnaire 'Abdalqâdîr Kîlânî Bûshtîrî (t 561), hanbalite et fondateur de l'ordre des Qâdirîya, adversaire heureux des prédicateurs ash'arites khurâsânîyens (de l'école des frères Ghazâlî), leur reprend en partie le thème hallagien. Mais ses grandes paraboles hallagiennes en prose rimée (fusûl). publiées vers 630 seulement par 'AR-b-Yf. Ibn al-Jawzî (605 t 656, petit-fils repentant de son ennemi), proviennent du naqîb Hibatallâh Ibn al-Mansûrî (t 635); et c'est son fils 'Abdalsalâm (t 611) qui serait responsable de leur stylisation. 13 tyja 553/5 janv. II59* Mekke : dans le Haram même, le qârî hanbalite Ahmad-b-Muqarrab Karkhî (t 563) dicte la biographie hallagienne d'Ibn Bâkûyé aux canonistes hanbalites 'Umar Ibn al-Khadir Zubayrî (t 575, cadi à Bagdad; oncle, à Damas, de la célèbre Karîma t 641), (M - b -) 'AR. Penjdîhî et 'Alî Tarqî. Lui-même la transmet à 'Ajîba Bâqadâriya et à Ibn al-Muqayyir. 558/II62. Lâlish : mort du shaykh 'Adî' 'Umawî, fondateur de l'ordre des 'Adawîya, partisans déterminés de Hallâj (le bawwâb de sa tombe diffusera la Qissa). Leurs adhérents kurdes (secte des Yézidis) érigent à Lâlish un Maqâmé Hallâj et y fondent en cuivre massif une effigie d'oiseau divin, Sinjâqé Hallâj, le Vllme des Sept Sinjâq. De même époque, les deux maqâmé Hallâj érigés dans Mossoul (Bâb al-masjid, et Hadîthîya) : peut-être par l'émir Gükbürî.

560/1164. Tûs, Balkh et Nîshâpûr : le grand poète persan Farîd 'Attâr (t 617 selon Ibn al-Fuwatî), élève de 'Abbâsa Tûsî (t 549) et protégé d'un Rûdhrâwarî, commence le célèbre cycle littéraire où il glorifie Hallâj comme le type suprême de la sainteté : en prose ap. tadhkirat alawliyâ, en vers dans quatre longues épopées (que S. Neficy croit d'époque postérieure) : ushtürnâma III, jawhar al-dhat I-II, haylâJ-nâma, 561/1166. Yasâ (Turkistân) : mort d'Ahmad Yesewî, disciple de Yf. Hamadhânî; c'est le premier grand poète en turk oriental; il exalte en son dîwân hikmet le martyre de Hallâcé Mansûr, et transmet aux fondateurs de l'ordre des Bektâshis un rite d'initiation dont la symbolique est basée sur la vénération du "gibet de Hallâj" (= Dâré Mansûr). 564/1169. Bagdad : contestations entre juristes sur le "témoignage du sang de Hallâj", l'innocentant durant le supplice; entre Shihâb Tûsî shâfi'ite (pro) et AF. Ibn al-Jawzî (contra); opuscules hanbalites d'Ibn alGhazzâl (pro) et Azajî (contra). L'ordre naissant des Rifâ'îya se prononce contre Hallâj. 570/1174. Fasâ (près Shîrâz) : Rûzbehân Baqlî Daylamî (530 t 606) réunit et commente un "corpus hallagianum" presque complet dans son manuel des locutions théopathiques des sûfîs, intitulé mantiq al-asrâr, et écrit en arabe. Sa documentation provient, soit de Jâgîr Kurdî (t 591), soit de son initiateur en l'ordre des Kâzerûniya, Mahmûd-b-Khalîfa, de la khanqâh Siddîqîya de Shîrâz : fondée par son ancêtre A-b-Sâlbeh, mort en 473, et venu du ribât de Beïzâ (patrie de Hallâj). Vers 580/1184. Balkh : fatwâ du grand théologien ash'arite Fakhr Râzî (t 606) justifiant Hallâj; il le cite au début de son tafsîr kabîr. 584/1188. Bagdad : mort de Saljûqé Khâtûn-bint Qilij Arslân, mère du khalife Nâsir, fondatrice du ribât qui deviendra le Tekké Bektâshi, où Hallâj sera vénéré. 587/1191. Alep : exécution du philosophe Abû'l futûh Suhrawardî, fondateur de l'école Ishrâqîya; pro-hallagien, il se dit relié aufatâ-é Beïzâ par un isnâd philosophique remontant par Jâmâsp à Zarathustra; et il cite nommément les Tawâsin : pour prouver l'immatérialité de l'âme. C'est à son exemple que les Ishrâqîyûn shî'ites vénèreront Hallâj. Après 591/1195. Shîrâz : R. Baqlî traduit en persan son "corpus" hallagien sous le titre sharh al-shatbiyât. Vers 594/1198. Cordoue : 1er rêve hallagien d'Ibn 'Arabî. Vers 618/1221. Qonya : 2me rêve hallagien d'Ibn 'Arabî (l'ihmâl, ap. taJalliyât).

620/1223. Sivas : Najm Râzî (ap. mirsâd) célèbre en Hallâj l'intercesseur universel, le saint qui a intercédé pour ses bourreaux. Vers 645/1247. Qonya : Jalâl Rûmî, fondateur des Mewlewis, glorifie Hallâj en son Methnewi; son rêve sur son "injuste condamnation". 656/1258 (année du sac de Bagdad). Mekke : Ibn Sab'în philosophe et mystique, dont l'isnâd philosophique remontait par Hallâj aux Grecs, à Aristote, Platon, Socrate et Hermès, gagne à sa doctrine le chérif de la Mekke Abû Numay (652 t 701) et l'émir de Zabîd Yûsuf-b-Rasûl (647 t 694). Il est attaqué par le canoniste Qutb Qastallâni (t 686) qui condamne Hallâj comme le premier hérésiarque du panthéisme en Islam (théorie déduite précisément de l'isnâd sabcînîyen) ; expulsé de la Mekke, Q. Qastallânî est recueilli au Caire par Beïbars : qui lui fait diriger la Dâr al-hadîth al-Kâmilîya à son retour du hajj en 667. 657/i259. Damiette : le poète mystique andalou Shushtarî, chef des Sab'înîya autonomes d'Egypte, maintient Hallâj en tête de son isnâd hermétique. 660/1262. Qûs : Mursî, 2me chef des Shâdhilîya, affirme, durant une séance extatique, l'orthodoxie de la sentence de Hallâj sur ' 'la confession de la Croix". 665/1266. Hujr, près Tafrîsh (Yémen) : mort de l'émir Ahmad-b'Alawân, auteur du dhikr al-Hallâj. 665/1266. Bagdad : Shams Kîshî, nommé mudarris de l'Université Nizâmîya, célèbre le martyre de Hallâj; de même son protecteur Nasîr Tûsî, le grand philosophe imâmite qui vient, comme inspecteur général des Waqfs confessionnels reconnus par l'Etat Mongol, visiter les tombes bagdadiennes; réfection probable de la tombe par leur ami le gouverneur Juwaynî et par sa femme Shâhilatî, veuve du dernier prince héritier 'abbâside. 670/1271. Caire : Shams M-b-Ab. Ikî, élève de Sadr Qûnawî à Qonya et d'Ibn Sab'în à la Mekke, est nommé shaykh al-shuyûkh du Caire, grâce à l'émir 'Alam D. Sanjar Shuja'î; il approuve et fait enseigner à la Khânqâh Sa'd al-Su'adâ le commentaire du "nazm" d'Ibn al-Fârid par Sa'd Farghânî (trad. de Sadr Qûnawî), où Hallâj est loué. Ikî, maître des futurs cadis de Damas Imâm D. Qazwînî et Jalâl Qazwînî (t 739) est attaqué et remplacé par Taqî 'AR. Ibn Bint al-A'azz (686-1287). 676/1277. Caire : Ibn Razîn Hamawî, auteur probable de la hikâyat al-Hallâj, est nommé grand-cadi shâfi'ite.

678/1279. Damas : mort de 'Izz-b-A-b-Ghânim Maqdisî, sermonnaire hanbalite autorisé à prêcher dans le Haram à la Mekke; son sharh hâl alawliyâ analyse les états d'âme de Hallâj durant son martyre. 687/1288. Bagdad : au début de sa vocation mystique, 'Alâ'l Dawla Semnânî Bayâbangî (t 736), parent du wali, vient prier sur la tombe. 705/1305. Damas et Le Caire : Nasr Manbijî et Ibn 'Atâllah, 3me chef des Shâdhilîya, soutenus par Karîm Amulî (shaykh ai-shuyûkh 695708 : fâridîyen) défendent Hallâj; le grand polémiste hanbalite Ibn Taymîya leur riposte, et attaque, à travers Hallâj, le monisme d'Ibn 'Arabî et d'Ibn Sab'în; dont il aurait été le précurseur (ap. ses fatwas). 708/1308. Tébriz : le premier ministre mongol Rashîd al-Dîn Hamadhânî soutient en ses écrits, approuvés par le grand cadi Nizâm D. 'A. MalikMarâghî, et destinés au souverain, que Hallâj est le "pôle des saints". 710/1310. Shîrâz : 'Abdalsamad Bayçlâwî, descendant de Hallâj, transmet la tarîqa Hallâjîya au kâzerûniyen Amîn Balyânî (t 740), et la tarîqa du cadi 'AA. Baydâwî (le fameux mufassir) à son fils 'Abdalkarimb-'A. Samad. 716/1316. Damas : le grand historien shâfi'ite Dhahabî condamne Hallâj, il est suivi par Kutubî et Ibn Kathîr. —Hérat : le poète Mîr Hy. Sâdât fait tawaqquf (ap. kanz al-rumûz). 738/1337. Caire : 'Izz 'A. Azîz Ibn jamâ'a (t 767), qui admet Hallâj en son qâmûs al-shu'arâ, est nommé grand cadi shâfi'ite. 740/1339. Mekke : l'historien Yâfi'î, affilié à l'ordre des Edhemîya, défend Hallâj. —Damas : mort de la shaykha hanbalite Zaynab Kamâlîya, à qui la shaykha 'Ajîba Bâqadarîya de Bagdad (t 647) avait transmis l'ijâza de la biographie hallagienne d'Ibn Bâkûyé. 764/1363. Gujrât : un des intimes de 'Ayn D. 'AA. Mahrû, wali du Sindh, est arrêté, et condamné à Dehli devant Fîrûz Shâh : pour avoir pris comme dhikr le "je suis la Vérité" hallagien. 782/1380. Bihâr : mort du mystique pro-hallagien Sharaf Munyarî. — Dehli : le mystique çishti Hy. Makhdumé Jahâniyân (t 785) célèbre le sacrifice volontaire de Hallâj.. 800/1397. Dehli : exécution de Mas'ûdé Bâk, admirateur de 'AQ. Hamadhânî. Avant 805/1402. Caire : aux jardins du Tâj (= Boultû) : le shâdhilî Qutb Hanafî défend Hallâj contre le caziasker Sirâj Bulqînî.

808/1405. Caire : mort de Kamâl Damîrî, shâfi'ite formé à la Khânqâh Sa'd al-Su'adâ, qui relève l'importance de la fatwa d'Ibn Surayj (refusant de juger Hallâj) pour l'histoire de la mystique musulmane. 815/1412. Kermiyân : mort du poète turc Ahmadî, auteur du Dâsitâné Mansûr. 816/1413. Damas : mort de la shaykha hanbalite 'Ayisha Maqdisiya, transmettrice (après le grand cadi Ibn Jamâ'a) de l'intisâr d'Ibn 82, 85, 96, 141, 389; II, 145, 146, 150, 271, 302, 415, 419, 433, 476. 1377. 'Alî Emiri t 1923. 1378. KÕprülü M. Fu'at, a) Türk Edebiyatende ilk mutasawwijlèr, Ist. 1919, p. 19, 172, 174-176, 331; —b) Tiirk Sâz Shairlere, III, 97; IV (Gevheri), 143, 154, 161.

1379. Mehmet 'Alî 'Ayni, a) shaykh Akhbari nitchèn sèvèrim, Ist. 1922, p. 15, 24, 51; b) ap. rev. "Sébil-urréchad", Ist., 1923 (XXII), 134-136. 1380. Wéled Tchélébi Izbudak, ap. "Sébil-urréchad", XXIII-77, 69-72. 1381. A. Ziaeddin, majmû' al-ahzâb , ms. Padwick. 1381 bis. Kürdizâdé A. Râmiz, dîwâncéï Dehri, Ist. 1330, p. 8. 1382. Nûrî Ra'fet ("Aqsham" 26. 10. 27, et 6. II; rép. Osman bey Gamâl, "Milliyet", I. 11, 27; HAqsham" 3. 11 27) == Rc. 171-172. 1383. Abdülbâkî (Gôlpinarli) a) melamelik ve melamiler, Ist. 1931, 204, 260, b) Kaygusuz, 1932, 145; Yunus Emre hayati, 1936, 23, 89, 98, 99, 105, 192. 1384. Valâ Nurettin, "Aqsham", 17. 5. 40, p. 3, col. I. 1385. Sabri Essad (Ist. 7. 2. 40) : formulette pour que Mansûr fasse cesser les pleurs des enfants. 1386. Salih Zeki Aktay, Hallac-i-Mansur, Türkiye Yayinevi, Ist. 1944, 111 p. (drame en cinq actes sur la passion de Mansur). 1387. Kilisli Rifat t 1947, éd. "manîlerIst. 1928, No 920 (Deny). 1388. H. Z. Ulken, Islâm düshüncesi, Ist. 1946, 164 et index. VU. — Auteurs Malais : 50.

1392. 'Abdalsamad Palembânî, v. 1760, sammânî : RMM, XXXIX,

1393. Nûr Ranîrî (Atjèh) : libyân fîmcfrifat al-adyân, ms. Leiden 3291, f. 93 (cit. b), latâïf al-asrâr : RMM; XXXIX, 47. 1396. (anonyme) ; cf. RMM, XXXIX, 47 (Siti Djenar-Lemah Abang). VIII. — Auteurs Hindustanis et Bengalis : 1407. (Dîdâr), Dânzda mansa (extr. Garcin de Tassy, chrest... dakhni, 125, cf. 1619-b, 124m). 1408. Shîvrâjpûrî = Rc. 168. 1415. Sul. Nadwî, ap. "Ma'ârif", Azamgarh, 1917, 2/4, p. 4-22; id., 1922, 10/3 , 162 (cite 1695-1).

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EL-HALLAJ, MYSTIQUE DE L'ISLAM (1949) C'est en effet aux dimensions de l'Islam tout entier que la légende poétique iranienne, turque, hindoustanie et malaise a dilaté la mémoire de cet homme vraiment "singulier", gharîb, et admirable; revisant, comme une "cause célèbre" ('Abdalmuta'âl al-Sa'îdî lui donne ce nom, en 1947 dans ses "al-qaçlâyâ'lkubra fî'l Islâm", éd. Caire), la condamnation capitale portée contre sa doctrine, en 922 de notre ère, à Bagdad. Doctrine mystique, issue de ses expériences d'ascèse, de la recherche d' "intériorisation" loyale des rites du culte musulman, spécialement du pèlerinage, hajj, qui a fait le fond de sa vie; comme la qibla du Hajj est l'axe de concentration unique des prières de tous. L'évoquer ce soir, devant vous, c'est esquisser la démarche dynamique de la vie du croyant sincère au Dieu unique, tendue vers cette réalisation de son unité mentale délivrée de la multiplicité des idoles des sensations ou des concepts, qui introduit au seuil de la Présence divine, al-waqfat 'alâ 'atabat al-Hadra. Dans cette prosternation du désir qui est la prière, cette ébauche mentale du Hajj : " 'asjud wa-qtarib" (Qur. 91, i9). Né en Iran, petit-fils d'un converti, client des yéménites Belhârith, et probablement arabe par sa mère, Hallâj n'a pensé, parlé et prié qu'en arabe, et c'est la dure discipline d'oraison des langues sémitiques, les seules où la révélation monothéiste authentique, abrahamique, se soit exprimée, qui a fait de lui "spirituellement un Sémite" (ce que Pie XI désirait que devînt tout chrétien, ce que la plupart des exégètes chrétiens de la Bible refuse obstinément de devenir). Hallâj, épris de la transcendance divine, se refuse à s'arrêter aux définitions, à les confondre avec la réalité dont elles ne font que délimiter l'accès; la Pierre Noire que vont toucher les pèlerins, ce symbole du Pacte avec Dieu, il ne veut pas s'arrêter à elle : "Détruis, écrit-il à un ami avant d'être condamné, la Ka'ba (de ton corps), pour la "rebâtir" selon la Sagesse (hikma); afin qu'elle participe réellement aux sajda et rak'a des vrais adorateurs (= des Anges rapprochés, cf. Qur. 3, 38)"2. D'où ses adversaires inféreront qu'il veut briser la Pierre Noire de la Mekke (ce que feront les révolutionnaires Qarmates (1) Analyse d'une conférence à l'Université d'Alger, Salle Stéphane Gsell, le 20 mai 1949, sous les auspices de l'Institut d'Etudes Supérieures Islamiques d'Alger. (2) Ibn Dih'ya, nibrâs, 103.

huit ans plus tard). Alors qu'il annonçait ainsi à son ami, qui le partagera, son désir de mourir martyr de la Loi, pèlerin de l'Absolu, allant, par son âme délivrée, jusqu'à Dieu "qiblat al-niya", cible de la flèche de sa prière. On remarquera l'aspect symbolique, spiritualisé, de tous les termes canoniques musulmans dans ces phrases. Je crois, en dépit du matérialisme "nominaliste" et "occasionnaliste" de la majorité des grammairiens arabes, qu'en sémitique, ces termes durcis et calcinés, ces 3.276 racines trilitères fixes ont toujours recélé comme le silex recèle l'étincelle, et l'écriture consonantique une vocalisation éclairante, un sens plus noble et plus pur (ranimé par les révélations des prophètes) ; non pas "prélogique" et naturiste, mais prégnant de "sublimation" par l'abstraction. L'élaboration des termes techniques de l'algèbre et de la trigonométrie arabes est rigoureusement contemporaine de celle des "étapes" immatérielles du sûfisme, toutes deux marquent la puissance d'involution pure de la pensée sémitique, perçant à travers ses concepts les plus épurés. Ce n'est que par une comparaison avec les mathématiques modernes, qui se passent de figures géométrisées, que nos imaginations d'aryens peuvent saisir ce décapage des rites légaux dans la méditation mystique du croyant musulman. "Badâ'l Islâm gharîban...", l'Islam a commencé expatrié... Non pas seulement parce que le Prophète a dû s'exiler à Médine, mais parce qu'il n'a pu réaliser son "expatriement" vers la présence divine, objet de son désir, que par l'Ascension Nocturne (Isrâ'), allant par une extase de l'esprit, du Haram de la Mekke au Haram de Jérusalem, première et dernière Qibla, ne l'oublions pas, de l'Islam; et qui lui était alors corporellement inaccessible. C'est un expatriement par le désir; l'amour de Dieu, en Islam, n'est concevable, très paradoxalement, que comme Désir, ascension jamais achevée vers un Inaccessible incirconscrit; et c'est la philosophie hellénistique qui, aidée par une scolastique toute statique, a réduit l'élan conscient de cet éternel désir à un constat d'identité moniste. Hallâj est le seul à avoir osé écrire qu'en Dieu même, l'essence est le Désir ('ishq) 1; cf. le hadîth "man 'ashiqanî...". Preuve éclatante que la doctrine hallagienne en tawhîd, est celle du wahdat al shuhûd, "monisme testimonial" sauvegardant la transcendance divine, et non celle du wahdat al wujûd, ij "monisme existentiel" des panthéistes postérieurs, quoiqu'en ait dit Ibn Taymiya. La vie de Hallâj est axée toute entière sur le Hajj, le pèlerinage canonique; d'abord trois pèlerinages "corporels" à la Mekke (dont un, aussi, à Jérusalem, pour un samedi saint) : coupés par des voyages aux (1) Daylamî,'atf. ms. Tûb.82; 28 b, 31 a, 48 b.

frontières du jihâd; puis, à dater du "jour de 'Arafât" de son troisième hajj, un transfert perpétuel, en sa personne qu'il voulait voir sacrifiée à la Loi (comme les victimes légales), de la Ka'ba qu'il voulait voir "détruite par la pioche de la Loi", pour être admis à la procession circulaire des Anges autour de Dieu; mourant "de la main des mujâhidîn, des combattants pour la foi : martyr". "Sauvez-moi de Dieu", avait-il crié, un jour d'extase, dans les rues de Bagdad. Mais le Qor'ân lui répondait d'avance : "Lan yujîranî min Allah ahad" (Q . 72, 22). Il avait eu beau se sauver, et se cacher, de 908 à 913, après l'échec du khalife d'un jour, Ibn alMu'tazz, qui avait essayé d'arracher l'Etat 'abbasside à une bande de techniciens fiscaux ultra-shi'ites et d'experts bancaires colonialistes, avides d'exploiter les contribuables (Hallâj était le directeur de conscience de Husayn Hamdânî, le chef d'armée qui avait porté Ibn al-Mu'tazz au pouvoir); arrêté à Suse en 913, il est ramené à Bagdad, interrogé, flagellé, mis au pilori, incarcéré huit ans, et finalement exécuté de façon particulièrement cruelle, après un long procès. Procès célèbre, qui cloue la personnalité de Hallâj sur un gibet surélevé, à sa place exacte dans les annales contemporaines; de la manière la plus éclairante. Procès de l'amour divin, a-t-on dit; d'après certaines sources sûfies que les documents officiels ou officieux ne semblent pas confirmer, puisque le prétexte de la sentence de condamnation est tiré d'une thèse sur le ta'rif, c'est-à-dire la manière de célébrer en dehors de la Mekke, la Waqfa de 'Arafat, sans y assister corporellement, tout en y participant spirituellement de façon efficace pour le pardon des péchés. Mais cette spiritualisation du rite essentiel du Hajj, c'est précisément cet "ikhlâs", cette purification de l'intention rituelle que réalise l'amour parfait : "Les gens offrent des victimes, moi, j'offre le sang de mes artères. Nous tournons autour du Bayt (Ma'mûr), mais c'est spirituellement." Ce procès est donc, d'abord, le procès du pèlerin parfait, que son amour de Dieu sublime hors du rite matériel, le vrai pèlerin du conte de Tolstoï, l'intercesseur invisible, au nom de qui Dieu pardonne aux pèlerins présents "de chair et de sang". Puis, c'est le procès du rite canonique lui-même, du pèlerinage, tel que des traditionnistes sans âme, et des juristes littéralistes l'imposent à un peuple humble et altéré de justice, qui désire le pardon de Dieu, avec toute la pudeur de l'amour inavoué du pénitent qui ne s'est pas mis en route vers la Mekke pour "faire des affaires"; qui comprend, lui, l'énigme proverbiale des pèlerins algériens relevée par le P.Giacobetti: "zawj hamâmât taw'âm: yashrabû' marra wayaghabbû' câm" [les deux rak'a solennelles de la Waqfa à 'Arafât sont] ' ces deux colombes jumelles (offertes au Temple pour la purification de l'âme), qui ne boivent

(la grâce divine) qu'une fois l'an, et restent toute l'année assoiffées". Hallâj avait compris, à sa dernière Waqfa, l'esprit du Hajj, cet appel pur et poignant à un "dépassement" de nous-mêmes qui est à la base de tout vrai pèlerinage. Je reviens, personnellement, d'un treizième pèlerinage à Jérusalem. Seul, le pèlerinage peut faire comprendre à l'humanité en délire qu'elle ne peut pas se réconcilier dans l'idolâtrie subtile d'une théorie pacifiste, ou l'idolâtrie grossière d'un régime synarchiste, nés n'importe où. Que sa réconciliation dépend d'un Lieu Saint, "où la Miséricorde divine épanche ses océans"1, de cette Jérusalem du hadîth précité, but du Mi râj du fondateur de l'Islam et seuil, lors du Jugement dernier, du Royaume promis aux Justes. Dans l'idée de pèlerinage, il y a, avant tout, une idée de mouvement orienté; indéviable, comme un vœu, du lieu qu'il vise pour le dépasser. L'Islam, seul, fait effectivement du Pèlerinage un des cinq rites fondamentaux, et bon an mal an, depuis plus de douze siècles, il délègue de 100.000 à 200.000 délégués (dont I/25e de femmes, égales, ce seul jour-là, des hommes), à la Waqfa de 'Arafât; où le pardon, 24 heures avant le sacrifice sanglant des victimes, "descend" sur tous, avec la présence invisible du Dieu d'Abraham. Peu importe si Mina ne coïncide pas exactement avec 'Arafât (le Moria est-il bien l'Eben Shatiya du Temple de Salomon ?) ; le pardon ne peut pas ne pas descendre sur le lieu où l'intention spirituelle de l'offrande s'exprime en un du'â libre, lieu hill, d'ailleurs (et non hurm) : Labbaïk ! Le Hajj musulman, bien loin d'être une survivance archaïque, en voie de disparition, est un phénomène social précurseur de la consommation de l'humanité dans l'unité finale. La vraie géographie spirituelle du monde n'est pas statique; ce n'est pas un bariolage colorié plus ou moins foncé, ni un blasonnage figé dans des oppositions théoriques; non, elle est dynamique, faite de courants de convection incessants, de plus en plus convergents, dans la masse humaine. Entraînant vers les mêmes zones de concentration deux catégories bien distinctes de ' Personnes Déplacées". Vers Abadan et Dhahran, ce sont les forçats de l'industrie pétrolifère, vers Haïfa aussi (vers Ségor, ce sont les coolies de la potasse) ; ils vont aux lieux de damnation de l'industrialisme technique, qu'ils feront un jour exploser dans leur désespoir. Mais, à côté d'eux, malgré l'inquiétante laïcisation des haluzim sionistes, il y a les pèlerins : des trois confessions abrahamiques ; il y a encore des Juifs qui veulent pleurer au Mur des Lamentations, des Musulmans qui aspirent à Hébron2 et à Jérusalem, (1) Maqdisî, muthîr algharam, ms. p. 1669, f. 112 a (selon Ibn al Jallâ). (2) Je reviens d'y avoir fait takhallul avec eux le 18 août.

des ascètes chrétiens qui comprennent le mystère du Lieu Saint au Carmel, à Nazareth, à Bethléem, à Taïbé et à Jérusalem. L'essentiel est qu'ils y aillent "spirituellement"; mais, en ces jours où l'abomination de la technique prétend industrialiser à la fois la Palestine et l'Arabie, on comprend la valeur profondément apocalyptique de mouvements spirituels "engagés" dans la défense du Pèlerinage sur le terrain, comme les Khuddâm al Ka'ba fondés aux Indes en 1917. L'honneur des Lieux Saints doit être défendu contre ceux qui en font des cavernes de voleurs, et des casernements ouvriers; non pas en y tuant, mais en s'y faisant tuer. C'est ce que Hallâj fit à Bagdad, où vingt-cinq ans plus tôt le khalife Mu'tadid avait fait amener et encastrer, dans une porte de son palais, un fragment de la Pierre Noire. Il a désiré mourir anathème pour la Communauté musulmane, comme une victime du pèlerinage légal, et, là encore, nous comprenons qu'il ne s'agit pas de ce dolorisme sadique, auquel le tempérament idolâtrique des Hindous s'abandonne en trop de lieux de pèlerinages (au Mont Abou, notamment, où le Muphti Hâjj Emin Husseini m'a dit en avoir été scandalisé justement). Il s'agit d'un expatriement suprême, d'une ascèse mortifiant l'esprit, de la cime du désir divin; comme dans Abraham offrant le fils de la promesse. "Le désir comble l'extatique, quand Celui qu'il aime est, en soi tout Esseulé" 1. Dépouillé des plus hautes représentations mentales que l'extatique s'était faites de Lui (et où Iblis s'est pris comme dans un piège de cristal), Dieu est alors un pur Désir. Et bien que Hallâj passe pour avoir choisi dans sa recherche de Dieu par pudeur, le chemin le plus lent et la nuit la plus sombre, et quoiqu'il ait récité, ce jour-là, le verset (Qur. 42, 17) : "Ils sont entraînés en hâte dans la mort, ceux qui n'y croient pas", —il s'y est précipité : parce que, selon le mot profond de Gandhi : "Dieu est l'essence du vœu"; et qu'il lui demandait alors de Lui montrer son visage : "Arinî !". "Nahnu shawâhiduka !".

(1) Hasbu'lwâjidi, ifrâd al Wâhidi, lahu.

INTERFERENCES PHILOSOPHIQUES ET PERCEES METAPHYSIQUES DANS LA MYSTIQUE HALLAGIENNE : NOTION DE "L'ESSENTIEL DESIR" (1950) 1 INTRODUCTION Joseph Maréchal fut le premier à avoir reconnu et dégagé1 les données positives et les attaches philosophiques incluses dans le dossier hallagien. Le premier, il transposa en un vocabulaire de philosophie chrétienne les analyses psychologiques des états mystiques éprouvés par Husayn-bMansûr Hallâj, ce "martyr" musulman qui fut exécuté à Bagdad en 922 de notre ère2. C'était en 1923; la même année, Léon Gauthier, l'historien de l'averroïsme arabe, s'attaquait à mon exposé théorique des "inhérences" théologiques propres à l'expérience mystique hallagienne (traitées par lui de "pseudo-problème"). Il niait que Hallâj les eût envisagées, déclarant, à propos du problème ontologique, que Hallâj "ne s'est jamais posé nettement la question3". Les textes que j'avais dès lors versés au dossier du débat contenaient pourtant, non seulement des descriptions, mais des définitions de la locution théopathique, comportant une double incidence philosophique. D'abord, le problème d'un témoignage direct sur Dieu, personnalisant Son témoin actuel (témoin "souffrant" : de Dieu)4. (1) Leproblème de la grâce mystique en Islam (Rech. Sc. Rel., 1923 pp. 244-292. Réédité dans Etudes sur la Psychologie des Mystiques, t. II, Louvain, 1937, pp. 487-531). (2) Cfr Nouvelle bibliographie hallagienne, ap. Ignace Go/dziher Memorial Volume, t. I, Budapest, 1948, pp. 252-279 (icisiglesP = "Passion"'; Diw = "Diwan"). (3) Dans Rev. Hist. Relig., 1925, pp. 77-96. (4) Thèse des qâ'ilûn bi'lshâhid,"monisme testimonial" en désaccord formel avec le "monisme existentiel' ' des panthéistes.

Ensuite, le problème d'une explicitation intelligible de ce choc mental, wajd, de cette découverte de l'Etre, wujûdl; douleur extatique, instant hors du temps, "fiât2", cri de parturition, où l'on "se trouve" (wâjid) ou plutôt où l'on "se retrouve" conforme à sa finalité prédestinée, dans l'union essentielle de l'Esseulement3, c'est-à-dire dans l'union d'essence à essence, entre la nature divine et la nature humaine (lâhût, nâsût). Certes, la critique philosophique restait à faire, de la série de termes techniques abstraits figurant dans ces textes. Il restait à les montrer, —l'intention de Hallâj était claire, — dégagés de leurs attaches gnostiques shi'ites par une sorte de "sublimation" spirituelle très pure. Dès 1923, je pressentais là deux amorces pour une "apologétique transcendantale de la religion", et pour une "grammaire de l'assentiment à Dieu". D'une part la prise de conscience de la substantialité immortelle de l'âme, au moment où Dieu l'unifie (wahdânïIdhât)4, la constitue Son témoin, à Lui, le Dieu Unique. D'autre part, la récognition intime d'une assomption "prééternelle" à une Unité ecclésiale de tous les hommes prédestinés à l'Amour. Pour le premier point, prise de conscience de la spiritualisation immortelle de l'âme humaine, méconnue par les premiers musulmans5, je savais que Suhrawardî Halabî (t 1191)6, le fondateur de l'école philosophique ishrâqi, avait, le premier, reconnu en Hallâj (un martyr à ses yeux), le défenseur initial, en Islam, de la simplicité substantielle et impérissable, de l'âme dans les deux textes que voici. D'abord, celui de ïtiqâd-al-hukamâ (ms. P. 1247, 144a) : "la substance intelligente étant simple, n'est pas du monde des corps composés; si elle en était, on ne concevrait pas qu'elle perçoive la Vérité première dans son unité, car l'Un n'est perceptible que pour celui qui s'est unifié (wahddni); comme l'a dit Le mot "shâhid" signifie: 1° . témoin professionnel; 2°. exemple grammatical autoritatif; 30 être humain dont la beauté prouve Dieu. Hallâj (khatib VIII, 128, 129; Essai, app. 84-85); cfr Baqlî, tafs., I, 418, 429; II, 226, 256, 37; Ibn'Asâkir, ms P. 213, f. 122b; luma', 339; Ibn Rajab, latâif, 295; Sha'râwî, lawâq. 2, 40. (1) Vient de wajd. Sur wajd : IQ. Jawziya, madârij, III, 45, 263, 267. (2) kun, en arabe. (3) 'ayn al-jam'. infirâd : ifrâd al a'dâd fî'lwahdati wâhidun. (4) wahdânî; Hallâj (Qushayrî, 150; Essai, app. 34, 80; Hilya, X, 314). (5) Pour eux, âme = collectivité d'accidents, mourant et ressuscitant avec leur "substance" corporelle; saufl'âme du martyr, que son ultime témoignage "substantia. lise" immédiatement, selon Qur. 3, 163. (6) Suhrawardî; édition H. Corbin (en cours).

Hallâj, qui a dit, aussi, sur le gibet : "le désir de l'extatique est que l'Unique (qu'il aime) se trouve, en Soi, tout esseulé". Ensuite, celui de kalimat al-tasawwuf: "... Hallâj dit... dans les Tawâsîn : "Il (= le Prophète) a cligné l'œil hors du où"; alors qu'il est impossible à un corps matériel... d'être soustrait à l'étendue..., de même ce vers de Hallâj "mon essence s'explicite à tel point qu'il n'y a plus de où" (cfr Diw., p. 91, I. 6) ... Remarquons que, par cet éloge, Suhrawardi exagère dans le sens du paradis hellénistique, purement spirituel1, alors que la dernière oraison de Hallâj affirme sa foi en une résurrection transfiguratrice, mais aussi corporelle ("cette étincelle de mes cendres... gage..."). Pour le second point, récognition intime de l'assomption prééternelle de la Masse des prédestinés, de l'Homme parfait et primordia12, je n'avais pas su la dégager des contrefaçons gnostiques, ni réaliser, dans la force de sa convenance parfaite, l'admirable sentence hallagienne : "nos coeurs en leur secret, sont une seule Vierge où ne pénètre le rêve d'aucun rêveur... ce Cœur, où seul pénètre la présence du Seigneur, pour y être conçue3", sentence symétrique de celle-ci : "âmes vides, cœurs cachés, vierges où jamais Dieu ne pénètre pour être conçu". A rapprocher encore du début de sa dernière oraison : "nous voici, Tes témoins...", tes "abdâl", pourraiton ajouter : Tes saints "apotropéens". En 1923, je n'entrevoyais guère, après la mort de Hallâj, que la survivance, dans certaines grandes cités de l'Islam, d'une petite élite de penseurs indépendants, fidèles à sa mémoire. Ce supplicié les faisait songer à aimer Dieu en premier lieu; non pas sentimentalement, par indignation contre sesjuges et ses bourreaux, mais philosophiquement, par admiration pour la portée métaphysique de ses idées. C'étaient des sunnites; et, par courtisanerie envers le sultanat Buwayhide d'alors, l'opinion les confondait anonymement, sous l'épithète de "Hallagiens excommuniés" (Hallâjiya Zanâdiqa), avec la confrérie artisanale d'émeutiers antishi'ites (Futuwwa siddiqiya) qui se réclamait alors plus ou moins de Hallâj, dans les rues de Bagdad4. L'exhumation parmi les manuscrits arabes de Tubingue, du manus(1) L'âme = émanation angélique, réintégrée en Dieu. (2) Cfr Lh' omme parfait en Islam,dans Eranos-Jahrb., Zurich, 1947 287-311. (3) "Asrârunâ Bikrun,mâ'ftaddahahâ wahmu wâhimin.. qalbun lâ yakhtiru fihi illâ shuhûd al-Rabb",luma',231 = Qush. 53, 167; Essai, app. p. 631 72. (4) Futuwwa siddîqiya: Taw., VI, 20 et I, 4; cfr 'AQ. Hamadhânî, tamhidât, pour Taw., VI, 1 : ms. Londres i. o. 445,f 57b; Siddîqiya de Beizâ -Shiraz; émeutes siddîqiya de 973, 998, 1030 à Bagdad.

crit 821, m'a mis en présence, ces derniers mois, grâce à une photographie du manuscrit obtenue par l'amitié de mon collègue Enno Littmann, d'un témoignage nouveau, du plus vif intérêt, sur la haute opinion qu'on avait de la valeur des idées hallagiennes dans les cercles lettrés dirigeants, à Bagdad, entre 990 et 1000, date probable de l'ouvrage. Celui-ci est bien l'essai arabe le plus ancien pour concilier, sur le terrain philosophique, l'amour sacré et l'amour profane. C'est aussi le premier ouvrage non clandestin où l'auteur pousse son admiration pour Hallâj jusqu'à citer, en les identifiant, de longs fragments de ses œuvres, que la proscription de l'index frappa effectivement à Bagdad, de 922 à 1258. L'ouvrage est intitulé "l'adjonction de l'Alif mis en composition au Lâm mis en adjonction 2". Ce titre, symboliquement grammatical, joue sur l'article arabe Al (= A + L) qui détermine (mcHrija) l'objet, le nom auquel on le préfixe, pour exposer toute une cosmogonie de l'amour, A = le Dieu-Un, le Bien-Aimé. L = la particule de la finalité = pour = "la transfiguration explicitante" (harf al-tajallî). L'Alif s'adjoint le Lâm afin de créer un monde pour que celui-ci irradie Sa Beauté. Application de cette philosophie de l'alphabet sémitique, qui paraît si étrange à notre imagination d'aryens. L'auteur a pris ce titre en pensant à un vers hallagien : "le Lâm, avec l'Alif adjoint, s'est composé3". Cet auteur est Abû 'lhasan 'Alî-b-M. Daylamî, né vers 950 (en tout cas, avant 963), mort vers 1030. D'origine shirazienne probablement parent du saint de Shiraz, Ibn Khafîf Daylamî (t 982), dont il se fit le disciple en mystique et dont il publia la Mashyakha4 et la 'Aqîda, c'était un lettré épris de philosophie. Il devint, à cet égard, l'élève du célèbre A.H. Tawhîdî, qu'il connut, je pense, à Bagdad, avant sa retraite à Shiraz. Est-ce par Ibn Khafîf, est-ce par A.H. Tawhîdî que Daylamî connut les œuvres de Hallâj ? Ibn Khafîf défendit courageusement l'orthodoxie de Hallâj, mais il se désolidarisa d'avec les plus audacieuses de ses thèses; et, s'il put faciliter à Daylamî l'accès de certains manuscrits hallagiens (1) Sommairement analysé par H. Ritter (D. I, XXI, 1933, p. 91) et R. Walzer (JRAS, 199,p. 407). (2) 'Atf al-Alif al-ma'lûf'alâ l' Lâm al-ma'tûf. (3) Au n° 227 du CorpusHallagianum (p. 819: "Alifisolé et Alifmis en composition"). Les Nusayris recourent aussi à cette symbolique (ms. LM 4, p. 124, 127, 132b, surtout, où il y a un commentaire del'adjonction visée ici dans le titre: produisant un "assombrissement' ' del'Alif et une "épreuve"(mihna) du Lâm subissant le tajallî). De même Ibn 'Arabi (fut., I, 6 7,83: oùil définit le désir ('ishq) du L pour l'A, en réduisant le désir à n'être qu' une hadra partielle entre les cinq hadra, ou émanations de Dieu). (4) Je l'ai retrouvée à Istanbul (ms. Kopr. 1589).

détenus, par exemple à Beïzâ, au couvent des Banû Sâlbih, c'est plutôt, pensons-nous, à A.H. Tawhîdî que Daylamî emprunta les comparaisons (que nous ne disons pas concluantes) des textes philosophiques des Présocratiques 1 avec les thèses hallagiennes qu'il cite dans le 'Atf2. II Traduction des textes hallagiens cités dans le 'Atf de Daylamî. Ces textes comprennent d'abord deux longs fragments, provenant, peut-être, des khazâïn al-klzqyrât (No A 27 du canon, P. 819) ; l'un en prose, l'autre en prose commentée par des vers, selon le plan des Akhbâr, mais sans saf. Leur langue archaïque les rapproche de Diw. 28, 48; leur démarche pesante et forte, leur référence constante au plan "prééternel", indiquent une influence des petits traités de Junayd; la facture dense des vers n'a pas encore le "coulant" des pièces ultérieures. Le seul antécédent que la littératuie sûfie antérieure nous offre au premier texte, c'est le fasl fî'l Mahabba de Muhâsibî3, dont la grande beauté nous laisse dans l'humain, sans nous élever dans la prééternité, comme le Jawâb fî'I'Ishq hallagien. Le Jawâb réintègre en Dieu, par un avant-goût naïf, sous forme ingénument discursive, ce à quoi la vision béatifiante nous permet d'accéder : une "conformation Vittisâf) à Sa conformité"; — une "assimila. tion aux mœurs divines 4", à la vie plurielle et foisonnante de Ses idées, à la multiplicité paradoxale de Ses "innovations" en dedans de Son essence5; — ce miracle intérieur trinitaire d'incessante résurrection qui libère, enfin, notre amour d'admiration du Créateur, hors de la hantise d'un univers créé coéternel à Dieu. (1) Il faudrait revoir les Ikhwân al Sqfâ,pour Empédocle. (2) Tawhîdî est probablement le "philosophe" innomméqui reprit, devant Daylamî ('At/, f. 31a), la thèse hallagienne sur l'origine du désir (id. f. 28b) telle que Daylamî la commentera (id. f. 40a). Ibn Junayd dit formellement de Daylamî qu'il fut autorisé par Tawhîdî à transmettre ses paroles (Shadd, 29); peut-être ne voulait-il pas le nommer ici, de son vivant? Quant à la clausule de "tarahhum" que Daylamî ose mettre après le nom d'un excommunié supplicié, elle le montre un hallagien décidé. Au point qu'on peut se demander si les grands commentaires publiés par Baqlî sur Hallâj en arabe, ne sont pas démarqués de Daylamî (la réflexion qu'y insère Baqlî, Mantiq f. 55b, est en bien mauvais arabe, elle). (3) t859. Recueil, 20, 22; Essai, 218, 226. (4) "Takhalluq bi - akhlâq Allah" du sûfisme. (5) "Ihdâth fî'ldhât" d'Ibn Karrâm; "tajaddudât" d'Abû '1 Barakât.

Premier Fragment (Daylamî, ,Atj, f. 27a, chapitre V : de l'origine de l'amour et du désir, leur début.) "Selon les dires des philosophes anciens1 déistes : "Empédocle a dit : le premier principe (mabda'; var. : 'unsur) créé par le Démiurge (mubdi') fut un (couple) : l'Amour (mahabba) et la Haine (ghalaba : sic) ; de l'amour et de la haine furent créées les substances simples spirituelles, et les substances simples corporelles, et les substances composées volumineuses. "Hirakl d' [ArJsûs2 a dit : le Premier d'entre les premiers, c'est la clarté intellectuelle (nûr 'aqlî), inaccessible à nos intellects qu'elle a créés, car elle est vraiment Dieu. Ce Premier (Intellect) a créé l'Amour (mahabba) et la Haine (munâza'a); puis les mondes supérieurs (supralunaires), par l'Amour, et les sublunaires (terre) par la Haine. Il ajoutait que le Créateur dilate la capacité des âmes afin qu'elles perçoivent sa Clarté pure, accroissant ainsi sans cesse leur désir ('ishq, shawq)". "Ces deux auteurs disent que tout l'amour dans ce monde-ci est un influx (ta 'thir) de cet Amour primordial (Mahabba Asliya) dont le Démiurge Premier a fait émaner3 tout ce qui est dans les mondes inférieurs et supérieurs, divins4 et naturels 5. A part que ces deux auteurs nomment deux démiurges, le Premier et le Second (= l'Intellect), et que certains termes diffèrent, ils sont voisins de la théorie de nos maîtres (sûfis). Dieu les ait en sa miséricorde ! " Quant à celui d'entre nos maîtres dont la théorie se rapproche des philosophes anciens quand il définit dans sa "réponse" (à qui ?) les "hommes de désir", c'est Husayn-b-Mansûr, surnommé Hallâj, Dieu l'ait en sa miséricorde6 ! On ne connaît pas, pour sa théorie, d'antécédent chez les autres maîtres (sûfis) ; elle lui a valu un grand nombre de disciples 7 (ij Hukamâ al-awâïl. Ce sont souvent des pseudépigraphes. (2) Afsûs = Ephèse : donc Héraclite (du pays des Sept Dormants; et des mss. grecs rapportés à Mu'tasim); Bérûnî, chron., 285. Voir Kraus, Jâbir, I, 81. Ces deux auteurs sont cités dans la Théologie d'Aristote. (3) Insadara; cfr le mot hallagien : "Allah masdir" (AQ. Hamadhani). (4) Entre Dieu et son serviteur. (5) Amour entre humains; par l'intermédiaire de l'intellect, de l'âme, de la nature, il s'altère. (6) formule de "tarahhum",insolite : ce qui prouve que Daylamî était bien hallagien. (7) Tâba 'ahu alâ qawlihi khalq kathîr.

qu'il n'y a pas lieu de nommer ici1, parmi ceux que vise notre récit 2; et si nous allons citer ici sa théorie, sous le titre de ce chapitre, c'est parce que son langage est proche du leur (= des philosophes présocratiques)". Réponse de Hallâj sur les hommes de désir : "jawâb (al-Hallâj) fî ahl al-Ishq". Daylamî, 1. c., f. 28b-3ob; collationné avec la recension de R. Baqlî, mantiq, ms. ML, f. 56b-57b, qui l'intitule "fasl fi 'Imahabba" = "chapitre sur l'amour 3". On comparera avec la traduction française donnée par nous, en 1922 (dans Passion, 602-606), de la traduction persane du même R. Baqlî dans Shathiyât (publ. ap. Appendice à notre Essai, No 213, pp. 88-90), qui contient une lacune, une interversion, et la substitution presque partout du mot "mahabba" au mot " 'ishq" ("désir"); ce qui m'avait empêché, à l'époque, de mettre en lumière l'originalité de la doctrine hallagienne à ce sujet. Husayn-b-Mansûr a dit : "...que Dieu (al-Haqq), en sa prééternité immuable, se trouvait (wâjiid nafsahu) Lui-même en Lui-même, sans que rien fût mentionné, jusqu'à l'apparition aux personnes, aux formes, aux esprits, de la science et de la gnose (ma'rifa) ; alors le langage se composa sur "Mulk, Mâlik, Mamlûk" (possession, possesseur, possédé), et l'on détermina "al-fâ'il, al-fi'l, al-maf'ûl" (l'agent, l'acte, l'agi). Il se considérait donc Lui-même, en sa prééternité4, de Lui-même totalement, sans manifestation. Et tout ce qui était déterminé comme science, puissance, amour, désir, sagesse (hikma), immensité, beauté et gloire, avec tout ce par quoi le Très-Haut est décrit comme douceur, miséricorde, et sainteté, et esprit, et tous les attributs, — tout cela était une Forme (sûra) en Son essence, cette Forme était Son essence. Et Dieu se tourna, avec cette Perfection (kamâl) sienne, vers ce qui était en Lui de l'attribut Désir; et cet attribut (sifa) était (aussi) une Forme, en Son essence, qui était Son essence. C'est comme toi, si tu voyais quelque chose de beau en ton essence, et si tu te réjouissais d'une chose en ton essence. (1) Lâ yushâr ilayhim. (2) Min ahl hadhihi 'lqissa. (3) Baqlî n'avoue pas cet emprunt à Daylamî; il ne le cite, dans le mantiq, que deux fois (ff. 8a, 16a); f. 8a, 1. 4, il lui prend la formule "ahl hadhihi 'lqissa", qu'on retrouve ici-mêma. Baqlî a, neuffois sur dix, remplacé "ishq" par "mahabba" dans sa traduction persane ("Shatkiyâ'' )du"Mantiq". (4) azal est un archaïsme, pour qidam: prééternité, pour "absolu". De mêmefahm, pour 'aql;-kamâl, pour tamân.

Dieu donc demeura selon cet attribut un long temps, tel qu'on n'en peut saisir la longue durée; car une seule année d'entre Ses années, même si les gens des cieux et des deux terres seréunissaient pour en comprendre la durée selon leur calcul, ils n'y réussiraient pas; car il s'agit là d'instants prééternels, que seule la prééternité embrasse, et que le calcul de l'être contingent n'embrasse pas. Et si un dégustateur voulait y poser la lèvre, puis restait, tourné vers cet attribut avec une pensée, et pour une pensée (ma'nii), il n'arriverait pas à ce qu'on en peut comprendre, ni à ce qu'on n'en peut pas comprendre. Car il s'agit là de la base de soutien de 400.000 témoins pour 400.000, vers 400.000 autres, dans ce monde où apparaîtront les fils d'Adam. Dieu se tourna (alors) vers la Pensée du Désir, par toutes Ses pensées, Il se parla (khataba) Lui-même de cette pensée par toutes Ses paroles, puis Il conversa avec lui de toute la conversation (muhâdatha); puis II le salua, de la perfection du salut; puis Il rusa avec lui de toute Sa ruse; puis Il l'attaqua, de toute l'offensive; puis Il l'adoucit, de toute la douceur; et ainsi de suite, suivant des attributs dont la description serait longue... Et si les gens de la terre écrivaient avec les arbres du sol et l'eau de l'océan, ils n'atteindraient pas au bout de ce qu'il a susurré et parlé, tout cela provenant de Son essence, dans Son essence, pour Son essence. Puis Dieu Se tourna par une Pensée d'entre Ses pensées, et ce fut vers elle-même : par l'Amour vers l'Esseulement (infirâd) ; et il en advint de cela ainsi qu'il a été exposé au premier paragraphe, en fait de conversation et de parole échangées. Puis Il se tourna vers elle par un à un de Ses attributs; puis par deux à deux; puis par trois par trois; puis par quatre par quatre; et ainsi de suite jusqu'à ce qu'il parvînt à la Perfection. Puis Il se tourna vers elle par l'attribut du Désir, par l'intégralité (kulliya) de l'attribut du Désir. Car le Désir, en son essence, a des attributs réunissant des pensées nombreuses. Et Dieu se tourna par un d'entre les attributs du Désir vers un autre d'entre ses attributs (du Désir), et il en fut de la parole et de la conversation ainsi que nous l'avons dit précédemment, par les attributs du Désir vers les attributs du Désir. Et ainsi Il réitéra nombre de fois. Puis Il considéra un autre d'entre S^s attributs, qui fut traité de même; jusqu'à ce qu'il se soit tourné vers tout attribut, et par tout attribut vers tout attribut, et par leur perfection vers la totalité de ces attributs —d'une façon qui serait longue à dire ainsi, car indescriptible, vis-à-vis de Sa prééternité, de Sa perfection, de son esseulement, de Son vouloir (mashi'a). Ensuite, Dieu Se loua Lui-même1, et Se glorifia Lui-même, Il loua (1) Cfr Ansari, dans Ibn Taymiya, naql. 2, 37.

Son attribut, et glorifia Son attribut; Il loua Ses noms, et glorifia Ses noms et Sa sainteté; ainsi glorifia-t-Il Son essence par Son essence, et chaque attribut en Son essence par Son essence. Et Dieu voulut (arâda)1, le Très Haut, regarder cet attribut du Désir par l'Esseulement, le considérant, lui parlant. Il se tourna vers la prééternité, et fit surgir (abdii) une Forme qui est Sa forme et Son essence. Car quand Dieu le Très Haut se tourne vers quelque chose, et fait apparaître en elle d'elle une forme (= image), Il fait surgir une Forme et dans cette Forme la science, la puissance, le mouvement, la volonté et l'ensemble de Ses attributs. Le Très Haut, ayant ainsi irradié, fit surgir une Personne (shakhs), "Huwa Huwa" (= Lui, Lui) 2. Il la considéra, un temps d'entre Ses temps. Puis Il la salua, un temps d'entre Ses temps. Puis Il lui parla, puis la félicita de sa bonne mine, puis la réjouit d'une bonne nouvelle; et ainsi de suite, parvenant au delà de tout ce qui est connaissable ou non. Puis Il la loua, puis la glorifia, puis en fit l'Elue; au moyen de ces mêmes attributs de Son acte, et des attributs qu'il avait fait surgir par la pensée de faire apparaître cette Personne surgie de Sa Forme : Personne Créatrice et Providentielle, qui crée, nourrit, dit le tasbîh et le tahlîl, fait surgir (à son tour) des attributs et des actes, substantialise (yujawhir) les substances et fait surgir des miracles. Et, quand Il l'eut considérée et possédée, Il irradia en elle et par elle". Tel est, dans son intégrité, ce texte hallagien fondamental, que son parallélisme étroit, non seulement avec le second texte donné par Daylamî (cité infra), mais avec l'oraison de la dernière veillée, authentifie et que la pesanteur un peu gauche du raisonnement, à la Junayd, date des débuts de l'apostolat. Daylamî, qui l'avait introduit par une comparaison avec les Anciens philosophes grecs, y ajoute cette remarque : "telle est la thèse de Husaynb-Mansûr sur le Désir et l'Amour, et leur origine. Quant à la différence qui la sépare d'avec la théorie des Anciens, c'est qu'ils ont posé l'Amour comme Démiurge (Mubdi'an), et que lui pose le Désir, (en Dieu), comme essentiel (Dhâtiyan)''. Au début de son chapitre VI (f. 40a). Daylamî expose sa thèse person(1) arâda : allusion aux 8 versets coraniques du "fiât" ("kun"L Sur la question si abstruse du précepte (amr) et du décret (irâda), Tawhîdî avait beaucoup réfléchi (cfr Ibn Junayd, 29), commeen témoignent ses Basâïr (p. 235; p. 91, 256, il se rallie à l'avis de Sahl: al-irâda bâb al-qudra, wa'Imashî 'a bâb al-'ilm; contrairement à Hallâj : al-amr 'ayn al-jam' wa'l-irâda 'ayn al-'ilm. — Cfr Ibn Hazm, 4, 208). (2) huwa huwa; cfr index de P., de l'Essai; najât, 3, 165; F. Razi, mab. mashr, I, 98; Taw. X, 15.

nelle sur l'Amour (mahabba). Il la décalque sur le texte hallagien ci-dessus, en l'encadrant dans un cadre de termes théologiques admis (mahabba, au lieu de 'ishq; abraza, au lieu de abdâ), et en en déduisant une théorie "philosophique" de la Triade divine1, probablement imaginée avant lui par des falâsifa arabes christianisants, puisque son maître A.H. Tawhîdî y fait allusion dans ses Basâïr pour la critiquer. Voici le compte rendu analytique de la thèse de Daylamî : Dieu Très Haut ne cesse pas d'être décrit par l'Amour, qui Lui est un attribut essentiel. Selon lequel Il ne cessait de Se considérer Lui-même, en Lui-même et par Lui-même, tout ainsi qu'il Se trouvait (wâjid) Luimême, en Lui-même, par Lui-même, ainsi Il S'aima Lui-même, en Luimême et pour Lui-même. Il y avait donc, là-bas, l'Amant, l'Aimé, l'Amour, une seule chose, sans division en elle, pure Unité, où plus d'une chose ne ne saurait coexister. Puis Dieu (al-Haqq) Très Haut fit sortir de la prééternité par tous Ses Noms à la fois des influx (ta'thîrât : terme dû à Ibn Khafîf) choses contingentes accolées à la prééternité; Il fit sortir ainsi de Son amour, l'amour (divin, chez Ses amants : cfr 'atf, f. 28a : directement; quant à l'amour naturel (tabî'î), il en provient indirectement, selon Daylamî : par l'intellect, l'âme et la nature), —de Sa miséricorde, la miséricorde, de Sa puissance, la puissance, et ainsi de Ses divers attributs, les attributs; mais nous n'avons à parler ici que de l'amour en fait d'attribut. Or cet amour, premier "sorti" d'entre les atributs, était une pensée Lumineuse (ma'nii nûrâniyan), apparue de la prééternité dans le contingent, où elle se divisa en trois : amant, aimé, amour, quoique provenant d'une origine unique. Et si l'on nous dit : comment se fait-il que l'Un se divise en Trois, et comment l'influx de l'Un est-il Trois ? Nous répondrons : cet amour est Trois par rapport à toi, Un par rapport à lui... Notre but étant de rechercher l'Unité en tout, nous allons résoudre le problème en nous servant des deux ordres de preuves incontestés, les lettres de l'alphabet, et les chiffres numériques. La lettre Alif, signe de la foi au Dieu Unique, ne sort (de l'imaginaire) dans son esseulement (infirâd; réel) qu'au moyen de trois signes l'isolant de ses sœurs, le point diacritique, le madda, et le raf'. Pour déterminer cette lettre A, il faut trois consonnes (A + L + F). "Il n'est pas vrai que l'on puisse diviser l'attribut (que nous étudions) par deux, en amant et aimé, comme si l'amour n'existait pas aussi : car l'Unité est dans trois plus que dans deux, car deux est association, et trois est imparité ; deux est pair, et trois impair. Et c'est pourquoi les chrétiens, à ce point de vue, sont plus proches de la foi au Dieu Unique (tawhîd) (1) Triade "péripatéticienne" 'Aql- Aqïl-Ma1qûl (== Intellect-Intelligent-Intelligé,) dit Ibn Taymia (fatâwa, IV. 71).

avec leur "trinité" que les mazdéens avec leur dualisme. Les chrétiens soutiennent que trois font un, sans établir d'altérité; tandis que les mazdéens établissent l'altérité, l'antinomie, la division. Et sache qu'en tout cela, notre seul but a été de vérifier la confession monothéiste, rien d'autre; et voilà tout". (Daylamî donne ensuite la triplicité ALF = alifa + ilf + allafa; et une démonstration par les chiffres numériques : unités, dizaines, centaines, trois catégories commençant à l'ALIF = chiffre Un; et finissant à ALF = le millier. L'alifne représente d'ailleurs l'Un que s'il n'entre ni en composition, ni en réduplication). Qu'en ce curieux passage "philosophique", Daylamî ait non pas inventé, mais durci le trait d'une "triade1" déjà esquissée dans le texte hallagien, triade sifa-sûra-ma'nâ, ou Désir-Perfection-Esseulement, c'est ce que semble prouver un passage de son maître A.H. Tawhîdî (basaïr, 258) 2 : "enseigne-moi donc le sens de l'Union et de l'Arrivée où se réalise l'Esseulement (infirâd) ; car les discussions se sont accrues sur cette question entre spécialistes de cette terminologie, y engageant les âmes dans une impasse; il en est même qui n'isolent plus l'Union (ittihâd) selon les chrétiens, de la "réalité de l'Esseulement" selon ceux-là (= des hallagiens presque sûrement) ; et pourtant la différence entre les deux thèses est claire et a été solidement établie. Aquel moment ? Nous verrons qu'A. S. Sijzi Mantiqî l'applique. Deuxième Fragment Daylamî nous donne plus loin un autre texte hallagien : (chap. VI : f. 40a). Après nous avoir donné sa propre théorie sur l'origine de l'Amour, décalquée sur le grand texte hallagien précédent, sauf qu'il insiste, utilisant les 28 lettres et l'arithmétique, sur la subdivision tripartite de l'Unité, "Amant, Aimé, Amour", Daylamî aborde la définition de l'amour en soi selon Platon (les sphères coupées en deux), Aristote (le penchant naturel), les mutakallimûn 'Alî-b-Mansûr, 'Allâf, Ibn al-Hakam, les mystiques Dhûl Nûn, Bishr Hâfî, Muhâsibî, Abû Yazîd, Junayd, Nûrî, Sahl, Ruwaym, Ibn 'Atâ, Shiblî, Rûdhabûri. Après quelques réflexions personnelles sur ces définitions des mystiques qui sont limitées à la définition de l'amour (1) Gfr Ibn 'Arabî, turjumân, XII, 4; Sandiyûnî, Recueil, 155; "ithlith" de Mutanabbi (p. 465) et d' 'Amr-b-Kulthûm; Hallâj use aussi de la triade shi'îte Ayn ( = imâm), Mim ( = huwa; nâtiq), Sîn (= murshid), qui paraît dériver d'une symbolique grammaticale des trois personnes verbales. Le fameux quatrain d'Ibn Abî 'I Khayr est à restituer à Ahmad Ghazâlî (Bâyqarâ, majâlis, 38) : "man 'ishqèm...". (2) Je remercie M. Ibr, Kilani de m'avoir communiqué son projet d'édition des basair.

dans son origine, ses rameaux et en soi-même, il conclut, selon le Coran (XLII, 52) que l'origine de la foi, elle, c'est la lumière; et Dieul'a appelée "foi". Renvoyant aux textes des maîtres sûfis pourcompléter l'exposé de leurs thèses sur l'amour en soi, Daylamî ajoute : "quant à celui qui a approfondi la question, et s'est séparé de ses maîtres et de sescontemporains en l'exposant, c'est Husayn-b-Mansûr. Etvoici le texte de sa théorie sur l'amour en soi (f. 48a) : Husayn-b-Mansûr, dit "Hallâj", a dit : "Le Désir est le feu de la Lumière du Feu primordial; comme la prééternité se colore de toute nuance, le Désir manifeste tout attribut; son essence s'enflamme à son essence, ses attributs scintillent de ses attributs. Il se réalise, traversant toutes les traverses de la prééternité aux postéternités; Sasource est l'Illéité 1 surgie de l'Heccéité2; l'intérieur du dehors de Son essence est la réalité de l'Etre, et l'extérieur de l'intérieur de Ses attributs est la Formeparfaite qui atteste la totalité en perfection". Et il récita à ce sujet : Le Désir, dans la prééternité des prééternités est l'Absolu, — en Lui, à Lui, de Lui Il apparaît, en Lui Il a paru Le Désir n'est pas contingent, puisqu'il est l'attribut D'entre les attributs pour celui qu'il a tué et qu'il ressuscite Ses attributs, de Lui, en Lui, ne sont pas choses créées, "Le créateur d'une chose est celui qui fait paraître ses choses Quand Il a déclenché le début, et montré son Désir comme un attribut Dans ce qu'il avait déclenché, Sa lueur en Lui a brillé Le Lam avec l'Alif adjoint s'est composé Tous deux ont ainsi été prédestinés Un En les discriminant, cela fait deux s'ils s'unissent Mais leur seule différence c'est entre le serviteur et son Seigneur Telles sont les réalités, le feu du Désir les enflambe au Réel Qu'elles en soient proches ou lointaines Elles s'amenuisent, perdant force, plus elles sont éperdues Et les forts, quand ils s'éprennent, s'humilient." Daylamî ajoute : ''en cette théorie, Husayn-b-Mansûr s'est isolé de tous les autres maîtres, en ce qu'il a montré que le Désir est un d'entre les attributs essentiels, de façon absolue. Tandis que tous les autres maîtres placent l'unification de l'amant et de l'aimé lorsque l'amour s'achève par (1) Illéité = huwiya: selon Hallâj (Taw. XI, 20; Akhb. Nos 10, 28, 46), et des théologiens (Maqdistî, bad'); seul attribut divin, selon Empédocle. (2) Heccéité = anniya : cfr Théologie dite d'Aristote; Ibn Sîna, shifd, 2, 579-580; Hallâj (Diw., p. 88; Essai, app. no 169).

l'extinction de l'amant dans l'aimé, sans recourir (comme Hallâj) au couple de termes lâhût-nâsût (nature divine, nature humaine). Et qu'ils disent aussi que l'amour de Dieu pour Ses saints est absolu, tandis que leur amour pour Lui est un des effets de Son amour, sans mélange des deux, mais seulement par union du serviteur avec Lui : comme si cette union résultait de l'anéantissement en Lui, selon les vers du poète : Tu m'as anéanti en Toi hors de moi, je m'étonne et de Toi et de moi. Tu m'as fixé dans un état, où je m'imagine que Ton "c'est Toi" est le mien1. Troisième Fragment Dans un chapitre ultérieur (qui devrait être numéroté chap. IX : f. 71b), Daylamî développe la théorie philosophique platonicienne que Dieu affine et spiritualise par l'épreuve d'un amour humain vrai, l'âme qu'il appelle à la perfection de l'amour divin. Ce sera le thème des majâlis al 'ushshâq de Bâyqarâ. Cette théorie n'est pas sans péril, et ce n'est pas sans laxisme que des maîtres (Daylamî y cite mêmeJunayd) laissaient se perpétuer des amitiés particulières syneisaktistes, entre deux religieux tant que rien de "laid" ne s'y glissait. Tôt ou tard, d'ailleurs, ces maîtres le prévoyaient, une séparation surviendrait, épreuve purifiante préparée par la jalousie divine, pour parfaire leurs vocations, serait-elle retardée jusqu'à la mort. Tel me paraît être le sens du distique que Daylamî (sur l'autorité d'Abû 'A. A. Hy-b-M. Hâshimî) nous dit (f. 73b) avoir été prononcé par Husayn-b-Mansûr (= Hallâj) quand on lui annonça la mort de deux amants inséparables, qu'il avait souvent observés côte à côte, à la mosquée d'Ahwâz : "Les voici donc unis, le désiré avec le désirant ('âshiq) Et séparés : le conjoui d'avec le conjouissant (wâmiq) Et appariés, ces deux pareils, dans une seule pensée Qui les a fait sombrer dans l'eau trouble d'une conscience double." Ce distique est certainement péjoratif, puisqu'il oppose 'ishq, le désir, et son incomplétude dynamique, — à wimâq2, la conjouissance, et son inerte satiété; et que Hallâj y affirme, de façon provocatrice, la précel. lence du désir : même au delà de la mort.

(1) Diw., p. 30. (2) wimâq : Lisân al-Arab, XII, 265.

Quatrième Fragment Au chapitre XII (f. 88b), Daylamî termine la liste des témoignages des vrais spirituels d'entre les sûfis sur l'amour, par ce texte de Husaynb-Mansûr (= Hallâj) : "L'attrait s'accroissant dans les coeurs les conquiert par Sa gloire et par Sa beauté, et ils finissent par aboutir à la contemplation de Son être, et il ne leur reste plus que Lui; et, s'il lui en prenait envie, pour Lui, de Lui-même, avec Lui, en Lui, à Lui, au fond de Lui, à cause de Lui-même, c'est Lui qui les désirerait; jusqu'à ce qu'il les ramène derrière leurs voiles et leurs rideaux: pour qu'ils se dégrisent, et qu'un attrait renaisse en eux, pour Lui; paix." On a du hallagien Fâris Dînawarî une sentence analogue1. Dans les deux cas, la portée philosophique de cette oscillation psychologique vitale n'est pas dégagée. Cinquième Fragment Le chapitre XXI, annoncé à la fin du chapitre V, traite de la définition de l'amour parfait : en des termes montrant que Daylamî est plutôt un philosophe qu'un mystique, il affirme que la cime de l'amour n'est pas l'ivresse, l'extase ou le ravissement, mais une sagesse (ma'rifa) lucide2; c'est un état très sublime, où tout nous atteste le Témoin bien-aimé. Arrivés à cette cime, on pleure sur les gens de la terre, à cause de tout ce qu'ils ignorent de Dieu. Et l'on nous a dit, de Husayn-b-Mansûr dit Hallâj, ceci (f. 1226) : "Je suis devenu Celui que j'aime, et Celui que j'aime est devenu [moi Nous sommes deux esprits, infondus en un (seul) corps Quant à nous, depuis le début de notre affection (hawâ), — les gens nous citaient en exemple Car, me voir, c'est Le voir, — et Le voir, c'est nous voir 0 toi, qui m'interroges sur notre histoire, — si tu nous regardais, tu ne nous différencierais pas Son esprit est mon esprit, et mon esprit son esprit, —qui pourrait voir (séparément) deux esprits, infondus en un (seul) corps ?" (1) Fâris (hallagien); Qushayrî, 176 = IQ.Jawziya, tarîq, 430. (2) Sur ma'rifa, vide infra.

III

Cette citation d'une pièce bien connue (Diw., p. 92-93), dans sa recension plenior (dont Daylamî nous prouve l'archaïsme; c'est celle, déjà, d'Ibn Yazdanyâr, et aussi d'une note marginale, f. 264a, à l'Ikhbâr de Kalâbâdhî, ms. P. 5855). contient un dernier vers, dont le premier hémistiche "Rûhuhu rûhi, voarûhi rûhuhu" (cfr Diw., p. 69), figure dans un commentaire d'A. S. Mantiqî sur Aristote cité par Tawhîdî dans sa sadâqtz (p. 24). On frôle donc ici, pour la documentation hallagienne de l'AU: une chaîne de transmission Daylamî-Tawhîdî-Mantiqî, déjà attestée pour sa documentation philosophique "empédoclienne". Et, comme Daylamî n'a rien d'un initiateur, nous pensons que c'est à cette "chaîne" (isnâd) qu'il doit, à tout le moins, d'avoir institué, dans 1"Atf, une comparaison entre Hallâj et Empédocle. Il faut donc en examiner les chaînons. Abû Hayyân 'Alî-b-A-b-'Abbâs Tawhîdî, l'un des plus grands prosateurs de la littérature arabe, a également été un des meilleurs connaisseurs de l'histoire de la pensée islamique, y compris la métaphysique, les sciences, et la philosophie; Muqâbasât, Imtâ', Sadâqa, Basâïr, Ishârât, ses grandes oeuvres, qu'on achève de publier, témoignent de sa maîtrise. L'aversion des shi'ites pour ce sunnite rendit ses moyens d'existence précaires et accumula les calomnies sur sa sincérité; on commence seulement à lui rendre justice. C'est lui qui nous a fait connaître les encyclopédistes Ikhwân al-Saiâ, le dialogue Qunna'î-Sîrâfî, etc. Né à Bagdad vers 932, mort nonagénaire à Shiraz en 1023, Tawhîdî paraît avoir commencé et fini sa longue vie par la mystique. Elève du sûfi Ja'far Khuldî (f 959), et du shâfi'ite AB. Qaffâl (f 976), râwi de l' "oraison de la dernière veillée" de Hallâj, dont il partagea toujours la thèse sur la précellence d'Abû Bakr (thèse condamnée par le sultanat buwayhide), Tawhîdî écrivit un opuscule "sur le Pèlerinage intellectuel, si l'on ne peut effectuer le Pèlerinage canonique"; idée reprise, Khwansârî l'a noté, de la règle hallagienne du "remplacement votif du Hajj" (l'écrivit-il avant 950, année de la restitution de la Pierre Noire ?). Banni par le vizir Muhallabi (t 963) à Badhârâ (P)1, Tawhîdî séjourne en 964 à la Mekke, avec le sûfi Ibn al-Jallâ (imtâ', I, 79; sadâqa, 80), descendant probable du célèbre cheikh de Ramlé, et transmetteur de la vision de Bazzâr sur Jérusalem2. Disciple d'A. S. Sîrâfî (t 978) en grammaire, il semble avoir (1) Dhahabî, i'tidâl, 3, 355. (2) Maqdisî, muthîr, ms. P. 1669, 112a.

été attiré vers la philosophie par un esprit singulier, Zayd-b-Rifâ'a Hâshimî (t 982), ancien élève du sûfi pro-hallagien Shiblî, ami des encyclopédistes Ikhwân al-Safâ. Il avait par ailleurs des isnâd le rattachant par Sarakhsi à l'école de Kindî (muqâbasât, 61). Et il se fit enfin le principal élève, l'ami, et l'éditeur du chef de l'école philosophique hellénistique de son temps, Abû Sulayman Sijzî Mantiqî, dont les consultations sur les sujets les plus variés sont données in extenso dans ses oeuvres et à qui il doit ses citations des auteurs grecs. Quant à ses allusions à Hallâj 1 et aux sûfis, Tawhîdî les doit, peut-être, plutôt à Zayd-b-Rifâ'a (évitant ainsi de paraître avoir eu recours à des manuscrits interdits). Il faut néanmoins remonter, au delà de Tawhîdî, dans l'histoire de l'école philosophique de Bagdad, pour trouver la date de la première incorporation, dans le tableau des opinions discutées à cette école, d'une thèse hallagienne à côté d'une thèse hellénistique. Prenons d'abord A.S. Mantiqî; selon les patientes recherches du regretté Ghazvini, il naquit vers 910 et mourut vers 982. Philosophe professionnel, il fut avant tout l'élève du philosophe chrétien Mattâ Qunna'î (t 940), le célèbre adversaire du grammairien A.S. Sîrâfî dans le duel entre la logique grecque et la grammaire sémitique instituée en 938 devant le vizir Ibn al-Furât. Il se peut que ce soit sous cette influence chrétienne (ou sous celle d'Abû 'Alî H-b-S. Ibn al-Jamal, mort après 944; cfr Tawhîdî, sadâqa, 32, 59) qu'il inscrivit dans le tableau des opinions discutées des thèses exclues par les hérésiographes musulmans, comme le hulûl, influx d'un esprit dans un corps2; terme chrétien pour l'Incarnation; admis en philosophie hellénistique pour l'influx de l'Intellect actif sur l'Intellect passif; en droit, pour la substitution du curateur (wasî) au testateur; en grammaire, pour l'incidence de l'accident de flexion; en psychologie, pour la visitation d'une grâce (fâ'ida). En tout cas, A.S. Mantiqî, dans sa risâlafïl kamâl al-khâss binaw'i'l insân ("opuscule sur la perfection propre à l'espèce humaine"), donne le tableau suivant des opinions (ms. P. Kraus, pp. 31-34) : 1. Union (ittihâd) avec les essences des corps célestes (vieux cultes astraux des Sabéens, qui étaient violemment anti-mystiques). 2. Union (id.) avec les substances (ja' M;aA!r ) humaines; — avec la nâsût du Messie (Jacobites, Nestoriens, Melchites : les deux natures : lâhût, nâsût, du Messie) ; —ou avec plus d'une personne (extrémistes,shi'ites (1) Tawhîdî connaît et cite le poème hallagien Mâlijafayta... (Diw., p. 116). probablement d'après le mu'tazilite Qannâd. (2) Parmi les sûfis, Nûrî acceptait encore le mot "hulûl"' (Qush. 126); mais Hallâj hésitait (P. 522); Sarrâj l'écarté (lwna' 424); cfr. Shahrastani, 2, 153; Ibn Babawayh, ghaJba, 41, 63.

et autres, parlant du hulûl). 3. Essentielle Union ('ayn al-janf)1, selon une secte sûfie (il s'agit des Hallagiens, d'Ibn 'Atâ à Nasrâbâdhî). 4. Deux principes (aslân : les dualistes). 5. Relation aux attributs (idâfa : les théologiens des monothéismes; les attributs, awsâf, décrivant l'Essence divine, étant reliés à la création). 6. Union, par l'Intellect actif, à l'être "divin" (ilâhi) donné à toutes les créatures par l'Essence créatrice inaccessible à Ses créatures, et aux attributs réservés à icelles : les vrais philosophes). Peut-on remonter plus haut que ce texte philosophique, de 950, trente ans après la mort de Hallâj ? Après avoir longtemps hésité2, nous croyons devoir attribuer à un milieu musulman, indépendant et à tendances philosophiques, une notice anonyme sur la doctrine hallagienne, insérée dans un ouvrage scientifique à accointances hellénistiques (ou sabéennes), la "géographie" d'Istakhrî; notice remontant forcément au maître de ce géographe, Abû Zayd Balkhî, mort en 934, douze ans à peine après la mort de Hallâj. Notice remarquablement objective, précise et impartiale, elle avait, dès 1799, attiré l'attention de Silvestre de Sacy. Selon elle, la pratique ascétique de Hallâj devait aboutir à une purification totale; après quoi "l'Esprit Saint, dont naquit Jésus fils de Marie", s'infondait (hulûl) dans l'adepte; il le déifiait, en faisant l'Obéi (Mutâ'3; terme repris par Ghazâlî, mishkât). L'auteur connaissait donc les textes hallagiens sur les "deux natures"; et sous-entendait la vieille propension des auteurs sûfis pour le mot hulûl : critiqué par Sarrâj (fuma', 426) et par le hanbalite Ajurrî (f 978)4. Ce retour à près de cent ans en arrière, de Daylamî à Tawhîdî, de Tawhîdî à Mantiqî, Mantiqî à Balkhî, nous amène aux traducteurs syriaques de Deîr Qunnâ, qui traduisaient les philosophes grecs en arabe, du temps de Hallâj; et comme Hallâj a eu des protecteurs et des disciples dans le milieu des Qunnai'ya, scribes du Khalifat fraîchement convertis du nestorianisme à l'Islam; et comme l'un d'eux, Mattâ Qunna'î (t 940) (1) ,qyn al-jam' : mot typiquement hallagien, Baqlî le remarque, en recopiant son commentaire par Sarraj (luma' 372, cfr 431) dans mantiq, 80b; cfr Jamî, naf. 209; IQ. Jawziya, madârij, 3, 231-233; Qushayrî, 42; Baqlî, tafs., I, 400, 579; 2, 241 ; 'Awârif, 4, 316. (2) On pouvait penser à une source karrâmiyenne (les Karrâmiya recourant parfois à l'hellénisme); mais leur hostilité contre Hallâj à Dinawar n'aurait guère inspiré une notice aussi objective. (3) Ce terme fameux a été étudié par Gairdner (Alghazzali's mishkât, 1 924,PP. 7-25). (4) Dhahabî, 'ulûw, 289.

resté chrétien, donne des citations d'Empédocle dans son Commentaire sur la Métaphysique d'Aristote (cfr Ps. Majrîtî, ghâya, 283-84), on peut se demander si les similitudes relevées par Daylamî entre Empédocle et Hallâj, ne proviennent pas d'emprunts directs faits par Hallâj à Empédocle, — bien entendu, aux textes arabes dits "empédocliens", qui, à côté de citations authentiques provenant des doxographes, contiennent des pseudépigraphes musulmans du type du Ps. Bâlînûs (sirr al-khaliqa, wasan'at al-tabî'a; mots repris par Hallâj (P. 53); cfr. Râghib, dharVa, 29-30). A priori, la chose est peu vraisemblable; et si, à partir du XIIIe siècle, Ibn Sab'în, un admirateur, et Ibn Taymiya, un adversaire, sont d'accord pour enseigner que Hallâj fut ' initié" à la philosophie grecque (vide infra), présentée comme un bloc, cette thèse n'est justifiée par aucune précision. Au Xle siècle, Sâ'id Andalûsî (f 1070) précise qu'un mystique musulman, Ibn Masarra (t 933), "adopta" des thèses d'Empédocle; "ce que faisaient" aussi alors des écrivains Qarmates. Comme Hallâj, dénoncé pour des accointances Qarmates, fut un moment lié avec le sûfi Nahrajûrî, maître d'Ibn Masarra, et que Daylamî le compare à Empédocle, il convient de faire ici une revision rapide des thèses empédocliennes (arabes) ; en reprenant l'étude d'Asin Palacios, qui, si elle a voulu un peu trop prouver l' "empédoclisme" d'Ibn Masarra, a fait, ici comme pour l'influence du "Livre de l'Eschiele Mahomet" sur la Divine Comédie, œuvre de précurseur. Le classement critique des fragments empédocliens arabes, depuis Kaufmann, n'est pas fait (A.S. Mantiqî, siwân alhikma, source de Shahrastânî, 2, 166; Tawhîdî, muqab. 282; Ps. Majrîtî, ghâya, 285). Liste des thèses empédocliennes arabes : 1. Dieu Un, ineffable, inaccessible au syllogisme (mantiq); cfr de causis, V, XXI ; Ibn al Ayâdî (ap. Ash'arî maqâlât, 483) ; cfr Khalîl (Tawhîd) ; Hallâj (Tawâsin); le Qarmate Abû Ya'qûb Sijzî (Maqâlîd, dans Ibn Taymiya, fat. V, 70) nie le tiers exclu et nie en Dieu l'être comme le nonêtre (lâ shay') ; cfr confirmation dans Ivanow, Studies on early Ismaelism, 150; et référence à Empédocle, p. 139). —C'est aussi une thèse hermétique (cfr Artafî). 2. Dieu est mouvement et repos (cfr Hallâj, jawâb : alternances hanbalites). 3. La première des cinq Emanations1, 'Unsur (Matière Première) est composée d'amour (mahabba) et de haine (ghalaba (sic); Héraclite : munâza'a), d'être et de non-être. (1) Cinq émanations : cfr Kraus, Jâbir, 2, 137.

4. La deuxième est l'Intellect ('Aql; contra AS. Kharrâz, Hallâj); la troisième, l'Ame (Nais), émanée de l'Amour, amoureuse de l'Intellect; d'elle sont issues les âmes particulières, substances simples (cfr Hallâj, selon Suhrawardî) et le paradis est donc purement spirituel, la Nature (quatrième émanation) étant émanée de la Haine (contra Hallâj). 5. Le Dieu Un a une infinité d'attributs virtuels (conjugués 1 à 1, 2 à 2, etc.; cfr Hallâj, jawâb; Ibn Masarra, dans Recueil, 70) ; tous réellement identiques à l'Essence (Sâ'îd fait d'Allâf, là-dessus un empédoclien). 6. Une symbolique technique (rumûz), adoptée par les Qarmates; sont-ce des sigles conventionnels (droites et cercles concentriques pour les raisonnements, comme pour les enveloppes de l'âme; cfr Hallâj, Tawâsîn, avec les lubâb et qushûr empédocliens)1, ou s'agit-il d'hyperdialectique, on ne sait 2. 7. L'empédoclisme arabe n'a pas la technique d'ascèse et de conjuration de l'hermétisme (cfr formule "bihaqq..." shi'ite et hallagienne). Le faisceau de ces indices n'est pas d'une convergence très serrée. IV Ce qui précède permet de préciser une dernière question : Hallâj s'est-il borné à recourir à une tactique syncrétiste, pour masquer un anomianisme définitivement sceptique, à la manière des Druzes, ce qu'Ibn Abî Tâhir, et Sûlî, de son vivant, lui ont reproché, lorsqu'il a utilisé, à la suite des premiers Ismaéliens, les schèmes et les sigles 'Hallâj, par sa véhémence paradoxale, ravivait en bien des coeurs le désir d'une réforme morale de la Communauté musulmane, dans son chef et dans ses membres; et persuadait beaucoup de croyants de l'efficacité sociale des prières et conseils des saints, des Abdâl (piliers spirituels du monde) et de leur chef invisible du moment, le Témoin actuel, le Pôle. Nombre de hautes personnalités, selon Istakhrî, virent alors en Hallâj ce chef invisible et inspiré; des secrétaires d'Etat, parents ou alliés de 'Alî Ibn 'Isa et de Hamd Qunna'î (comme Nu'mân, Dawlâbî, Ibn Abî'l Baghl,

M. Ibn 'Abdalhamîd), des émirs (Hy. Ibn Hamdân, Nasr Qushûrî), des walis des amsâr (comme AB. Mâdhara'yî, qui installera une petite Ka'ba au Qarâfâ du Caire en 303), Nujh Tulûni; et des samanides, Akh Su'lûk. Sîmjûr, Hy. Marrûdhî, Bal'amî, Qaratékin), des "mulûk" (= dahâqin : Sâwî, Madâ'inî), et des ashrâf hachémites (AB. Rab'î, Haykal, Ahmadb-'Abbâs, Zaynabi). Ils entretenaient avec lui une correspondance de direction spirituelle lui ménageant sur la politique générale une incidence; c'est alors que Hallâj dut dédier à Hy. Ibn Hamdân, Nasr, et Ibn 'Isâ ses opuscules sur la politique et les devoirsdes vizirs. Il yavait alors, même parmi les ulémas, un désir général d'assainissement des rouages administratifs ; on demandait un gouvernement sincèrement musulman : un vizirat rendant la justice, surtout en matière fiscale (contre les abus pervers de fermiers généraux shi'ites, antidynastiques) ; et un khalifat conscient des responsabilités des à charge devant Dieu; qui fasse agréer par Dieu les actes liturgiques de la Communauté muhammadiyenne (prière, hajj, jihâd). On espérait qu'Hallâj s'y emploierait, alors que Hallâj, pressentant une confiscation, amie ou ennemie, de sa liberté, aspirait à s'aller cacher au pays natal. En 296/908, la conspiration réformatrice des sunnites "bien pensants" éclate, avec l'essai, pendant unseuljour, dukhalifat "hanbalite barbahârite" d'Ibn al-Mu'tazz; et échoue, n'ayant pu se faire créditer en numéraire par les banquiers juifs de la Cour, complices des fermiers généraux shi'ites antidynastiques; Muqtadir, le khalife enfant, est rétabli, avec un nouveau vizir, un technicien fiscal, un shi'ite, Ibn al-Furât. Les poursuites contre l'émir Hy. Ibn Hamdân, en fuite, découvrent Hallâj, son conseiller intime : le vizir le fait surveiller, puis, à l'avortement d'un projet de vizirat sunnite (parti des Qunna'iya), lance un mandat d'arrêt contre les hallagiens; quatre sont arrêtés, Hallâj s'échappe, avec Karnaba'î; ils vont se cacher, en Ahwâz à Suse, cité hanbalite : auprès de la tombe du prophète Daniel, le supputateur des Derniers Temps. Au bout de trois ans d'enquêtes policières, dirigées par un traître, et soutenues par la haine d'un sunnite, Hâmid, fermier général de Wâsit, Hallâj est arrêté et ramené à Bagdad, où son procès final commence, qui durera neuf ans. Cette période finale est aussi l'épreuve cruciale de sa vocation. Voici sommairement l'enchaînement extérieur des faits; en 301/913, un nouveau vizir, Ibn 'Isâ, un Qunna'î, dont un des secrétaires d'Etat, Hamd Qunna'î, son cousin, est hallagien déclaré, fait avorter momentanément le procès, et soustrait le cas de Hallâj à la compétence du cadi conformément à la fatwà shâfi'ite d'Ibn Surayj; ses disciples sont relâchés, et tout ce qu'obtiennent ses ennemis, c'est trois jours d'exposition au pilori, sous un écriteau mensonger "agent qarmate" (imaginé par le préfet de police Mu'nis

Fahl, pour faire pièce au vizir).Interné au Palais, Hallâj est autorisé à prêcher aux détenus de droit commun, est introduit aussi près du khalife (il le guérit, fin 303, d'une crise fébrile, et "ressuscite" en 305 le perroquet omanien du prince héritier Râdî) ; jaloux, les mu'tazilites font circuler à la Cour un pamphlet d'Awârijî décrivant ses trucs et son "charlatanisme". Mais, durant son second vizirat (304-306) le shi'ite Ibn al-Furât n'ose pas, à cause de la Reine Mère, rouvrir le procès. Hallâj peut rédiger en prison ses derniers ouvrages; un d'entre eux, sauvé en 309 par Ibn 'Atâ, le Tâ Sîn Al-Azal, nous montre en son dernier état la pensée de Hallâj, réalisant petit à petit, son offrande et son sacrifice. Son désir fondamental d'unifier les modes de l'adoration des hommes, en esprit et en vérité, se heurte, à travers la rivalité de Shalmaghâni à la Cour, à l'obstacle primordial, à l'hypocrite malice des hommes, dont il sonde l'origine angélique dans cet opuscule dont le titre complet est "la pureté prééternelle, et la légitimité des prédications (de l'Unité divine) quand on les retourne selon leurs significations réelles". Deux êtres, dit-il, ont été prédestinés à témoigner que l'essence du Dieu Unique est inaccessible, Satan (== Iblîs) devant les Anges au ciel, Muhammad devant les Hommes sur terre; hérauts, l'un de la pure nature angélique, l'autre de la pure nature humaine; et, ce faisant, l'un et l'autre se sont arrêtés à mi-chemin : leur attachement jaloux à l'idée pure d'une Déité simple, leur proclamation de la shahâda n'a pas pu indiquer qu'il fallait l'outrepasser pour s'unir pleinement à l'unifiante volonté de Dieu. Au Covenant, Iblîs n'a pas voulu tolérer la pensée qu'un Dieu adorable assumerait la forme humiliée et matérielle d'Adam (préfigure, alors, du Juge). Au Mi'râj, à son ascension nocturne, Muhammad s'est arrêté au seuil de l'incendie divin sans oser "devenir" le BuissonArdent de Moïse; et Hallâj, qui se substitue à lui par amour, l'exhorte à avancer, à pénétrer dans le feu du vouloir divinjusqu'à en mourir, commele papillon mystique, et à se "consommer en son Objet"; Muhammad acceptera un jour, il a restauré le pèlerinage, mais il reste à consommer l'Islam, à ramener la qibla vers Jérusalem, à faire "rentrer la 'umra dans le hajj"; si Muhammad a trouvé et laissé la Flamme de l'unité divine cernée, encerclée et défendue de toutes parts par la haie interdictive de la Loi, ce n'est que pour un temps : en attendant qu'un jour vienne où les prières et sacrifices des saints substitués à lui par amour l'outrepasseront angéliquement à sa place, osant entrer en contestation avec le Miséricordieux pour obtenir enfin que l'Islam s'achève en un rassemblement intégral de l'humanité pardonnée. En s'arrêtant ainsi, Iblîs a provoqué les péchés des hommes, et Muhammad a retardé l'heure de leur Jugement transfigurant qu'il avait mission d'annoncer. Et pourtant l'un, dans son dam de légalisme

irrémissible, nous incite à outrepasser ce seuil de la suprême déréliction pour trouver l'Amour; et l'autre, par son retard à s'abandonner, mesure le temps de formation des saints dont il attend qu'ils le dépassent. L'un et l'autre jalonnent, comme deux bornes de la pure nature, le seuil que l'Esprit divin fait survoler aux êtres sanctifiés qu'il introduit dans l'Un par une ruse imprévisible et transnaturelle de l'amour. Ce n'est pas que Hallâj compare le destin final d'Iblîs avec celui du Prophète; l'exclusion du héraut de la nature angélique (naturellement séparée de l'union mystique) doit contraster avec l'élection finale du héraut de la nature humaine (réservée à cette union). Satan, lui, à l'origine du monde, a refusé de s'unir à l'ordre divin l'invitant à se prosterner devant la forme de sa pré-figure (Adam); obstiné dans sa volonté propre d'aimer telle quelle la Déité incommunicable, dans le quiétisme de sa contemplation fermée; obstiné à témoigner cette Déité selon sa nature angélique, sans oser consentir à la bonne nouvelle, à l'effusion si simple de l'humilité divine, à cette extase de l'Un, quand elle lui est préfigurée. "J'ai refusé, c'était pour Te proclamer saint. Mais voici qu'Adam, c'est Toi; et que le seul qui vous sépare, c'est Satan". Séparer Dieu de la créature où il a dessein d'apparaître, c'est accepter en Dieu une contradiction; Satan, qui a prêché la Loi aux Anges, prêchera le péché aux hommes. Cette passion hautaine pour la splendeur de la Déité engendre en Satan un orgueil d'amant, jaloux, envieux, lui fait dualiser l'être 1, et haïr la nature humaine, devenant pour elle le prince de ce monde, le tentateur, qui lui suggère que le bon et le mauvais se valent, dans l'indifférence souveraine de la prescience divine, qu'il dit aimer pour Sa damnation. Ce paradoxe ainsi offert à l'Islam d'un Satan, pur croyant monothéiste, ange qui se damne par amour pour l'honneur de la Déité incommunicable, n'était-ce pas précisément l'exemple que Hallâj avait suivi, homme désirant mourir sacrifié, anathème, excommunié ? Non, Hallâj, resté fidèle à l'observance et à la morale, mourra anathème, se livrant nu à l'Esprit saint, tandis que Satan s'est dupé, drapé dans une attitude d'amant dédaigné, par un manque d'adhésion lucide et définitive au précepte divin (Baqlî). Hallâj semble avoir publié le Tâ Sîn al-Azal à l'occasion d'une propagande qui se faisait depuis 306 à la Cour, émanant d'un shi'ite extrémiste, Shalmaghânî, arrivé à Bagdad avec le fermier général de Wâsit, Hâmid, qui, quoique sunnite, se confiait à lui pour toutes ses affaires importantes, (1) N'y voulant pas être le troisième, alors que l'Amour n'est pas deux, mais trois en un : "je suis l'amour, je suis l'amant, je suis l'aimé" (Ibn abî'l Khayr, quatrain no. 17, éd. Ethé).

parce que son gendre A. Hy. Ibn Bistâm, shi'ite, était le disciple inconditionné de Shalmaghânî. Ce dernier, conspirateur sombre et cruel, enseignait que la foi et l'impiété, la vertu et le vice, l'élection et la damnation formaient des paires antithétiques nécessaires, dont les deux termes étaient également saints et agréables à Dieu. Shalmaghânî, qui fit exécuter en 311/924 des notables Qunna'iya (donc pro-hallagiens), et fut forcément consulté par Hâmid lors de la condamnation de Hallâj, semble avoir suggéré certaines aggravations curieuses à son supplice. Bagdad était alors, probablement, la plus grande métropole du monde civilisé, et c'est là sur un théâtre surexhaussé, comme pour Jeanne d'Arc, que le procès de l'amour divin fut plaidé, dans le décor fastueux de la Cour Abbasside, de 308/921 à 309/922. La crise financière avait amené en 306/919 la formation d'un vizirat de coalition sunnite, où Hâmid, exacteur fiscal cynique, était flanqué d'Ibn 'Isâ, physiocrate vertueux. Ibn 'Isâ, vainqueur au début, avait fait prévaloir, grâce à un inventaire budgétaire de l'Empire restéjustement célèbre, une détente des rigueurs fiscales; Hâmid, contre-attaquant, avait appâté le khalife avec une spéculation odieuse sur les stocks de blé monopolisés; Ibn 'Isâ riposte en fomentant une sédition populaire contre ce "pacte de famine" (où Nasr laisse les hanbalites agir). Les petits compagnonnages d'artisans, à Bagdad (comme à Basra, à la Mekke et à Mossoul précédemment), s'attaquent aux grossistes et aux entrepôts, ouvrent les prisons (Hallâj aurait refusé de s'évader) ; Hâmid s'en va prudemment à Wâsit. Au bout de quelques semaines, il profite, pour rentrer à Bagdad, du retour du généralissime Mu'nis. Mu'nis, qui vient de sauver l'Empire en Egypte, des Fâtimites d'Occident, doit le défendre en Iran, contre la menace des Deïlemites d'Orient, qui partagent les terres féodales et sont entrés dans Rayy : grâce à la défection du wali Akh Su'lûk, ex-adjoint de Mu'nis, toujours protégé par Nasr et par Ibn 'Isa. Hâmid expose à Mu'nis qu'il faut supprimer Akh Su'lûk, et, comme c'est un émir samanide, rompre avec le vizir samanide Bal'amî, un shâfi'ite pro-hallagien (qui refusera d'extrader les hallagiens en 309). Un tel revirement de politique exige un durcissement de la fiscalité; le khalife ne l'accordera que s'il perd confiance en Ibn 'Isa et en Nasr. Pour les ruiner tous deux et atteindre son but, Hâmid décide de faire rouvrir le procès de Hallâj, leur protégé; il réussit, grâce à un tiers : A.B. Ibn Mujâhid, chef respecté de la corporation des Lecteurs du Coran, ami des sûfîs Ibn Sâlim et Shiblî, mais antihallagien : exaspéré par le "polythéisme" de la théorie de la déification des saints, il somme Ibn 'Isâ, qu'il "dirige", de ne plus protéger Hallâj. Ibn 'Isâ est dessaisi du

procès de Hallâj; et Nasr de la garde de sa personne; tous deux au profit de Hâmid. Imprudemment, les hanbalites manifestent contre Hâmid, "prient contre" ce vizir dans les rues de Bagdad, tant pour protester contre sa politique fiscale que pour sauver Hallâj (à l'instigation d'un des leurs, le hallagien Ibn 'Atâ). Puis, quand Ibn 'Isâ, et son ami le vieil historien Tabarî désapprouvent le recours à l'émeute, les hanbalites s'en prennent à Tabarî, dont ils cernent la maison. Le vizir Hâmid a gagné la partie; préposé au maintien de l'ordre, il lui est loisible de faire comparaître Ibn 'Atâ devant le tribunal qui n'arrivait pas à trouver de témoignage décisifcontre Hallâj; Ibn 'Atâ dénie publiquement au vizir, vu ses exactions, le droit de juger la conduite "d'hommes vénérés", dont il approuve d'ailleurs la profession de foi; Ibn 'Atâ, malmené, meurt des coups reçus; Hâmid peut combiner avec le cadi malikite, Abû 'Umar Hammâdî, connu pour ses complaisances envers les puissants de l'heure, le scénario de la sentence vouant Hallâj à la mort; en tirant argument des documents livrés par les Sulahâ, contenant notamment une "Lettre à Shâkir" (où Hallâj lui écrivait : ' détruis la Ka'ba1 pour la rebâtir (spirituellement) vivante et priante parmi les anges", et de sa doctrine sur le remplacement votif du hajj pour l'assimiler aux insurgés Qarmates qui voulaient détruire le Temple de la Mekke. Le cadi hanafite Ibn Buhlûl refusant, son adjoint A. Hy. Ushânî, homme de mœurs décriées, accepte de seconder Abû 'Umar. En séance, le cadi Abû 'Umar, pressé par le vizir, prononce la formule "il est licite de verser ton sang" (aucun shâfi'ite n'était venu à la séance); le syndic des témoins professionnels, 'AA. Ibn Mukram, trouve parmi eux un nombre imposant de co-signataires, 84, dit-on, en ajoutant aux membres du tribunal des canonistes et des qurrâ; Ibn Mukram y gagnera la riche judicature in partibus du Caire. Les deux jours suivants, le grand chambellan Nasr et la Reine Mère réagissent auprès du khalife, qui, pris de fièvre, contremande l'exécution; Hâmid agite alors devant Muqtadir le spectre d'une révolution sociale hallagienne, puis va s'entendre avec le généralissime Mu'nis pour perdre les deux protégés de son vieil ami Nasr : Akh Su'lûk et Hallâj. Le lendemain, au sortir d'un grand festin offert à ses commensaux en l'honneur de Mu'nis et de Nasr, le khalife Muqtadir signe, à la fois, la mise à mort de Hallâj, et la grâce de l'émir Yf. Ibn Abî'l Sâj, désigné (1) de ton corps (cf. Matth. 26, 61).

(pour remplacer Akh Su'luk, révoqué) comme wali de Rayy. Ala requête de Mu'nis, qui s'acquitte ainsi, envers Ibn Abî'l Sâj, de la même dette d'honneur militaire qui tenait Nasr engagé (depuis 18 ans) envers Akh Su'lûk; envers deux rebelles qui, vainqueurs magnanimes, les avaient relâchés l'un Nasr, l'autre Mu'nis, après les avoir capturés. Akh Su'lûk vaincu et tué en 311, Ibn Abî'l Sâj enverra sa tête au khalife, par l'intermédiaire de Muflih, et à l'insu de Nasr, 'pour ne pas contrister Nasr". Le 23 dhû'lqa'da, des sonneries de trompettes annoncent que le vizir procède à une exécution capitale (dispositif aggravé sous une influence shi'ite) : il va remettre la personne de Hallâj au préfet de police Ibn 'Abdalsamad; des mesures policières sont concertées pour parer à l'émeute. Le soir, dans sa cellule, Hallâj s'exhorte au martyre, et prévoit sa résurrection glorieuse (prière notée par Ibr. Ibn Fâtik, et transmise l'année suivante au cadi Ibn al-Haddâd). Le 24, à Bâb Khurâsân, sur le seuil de la préfecture de police de la rive ouest, "devant une foule innombrable," Hâllaj coiffé d'une tiare, est flagellé, intercis, exhibé, encore vivant, sur un gibet. Amis et ennemis ont le temps de l'y interpeller, tandis que des émeutiers incendient quelques boutiques. Ce n'est qu'à la venue de la nuit que l'autorisation khalifale (de règle) arriva, pour le coup de grâce; on remit la décapitation au lendemain matin afin que le vizir assiste dejour à la lecture de la sentence. Hâmid, pour emporter l'adhésion du khalife à l'exécution, avait bien dit à Muqtadir : "si tu t'en trouves mal, après, tue-moi"; mais des récits merveilleux s'étaient déjà propagés durant cette nuit dramatique; et il se peut très bien que Hâmid ait jugé prudent de dégager sa responsabilité (avec celle du khalife) et ait invité à haute voix les shuhûd, témoins cosignataires, massés devant le gibet, autour d'Ibn Mukram, représentants qualifiés de la Communauté musulmane, à crier : "c'est pour le salut de l'Islam; que son sang retombe sur nos cous" (Tûzarî). Et la tête tomba, le tronc fut arrosé de pétrole et incinéré, les cendres jetées, du haut d'un minaret, dans le Tigre (26 mars 922). Allah akbar, cria la foule, tandis qu'on suspendait sa tête à un écriteau. De suite, des témoins rapportèrent avoir entendu du supplicié des paroles, novissima verba : "ô mon Dieu, si Tu témoignes Ton amour à ceux qui Te font tort, pourquoi n'en témoignes-Tu pas à ceux à qui il est fait tort en Toi ?"; et, consommant le rite légal du Tawhîd islamique : "c'en est assez pour l'extatique, quand en lui son Unique est le seul à Se témoigner" (mot à mot : "ce qui compte, pour l'extatique, c'est que l'Unique le réduise à l'unité"). Ces mots, et d'autres, ressentis par des cœurs amis comme des réponses explicatrices, sont probablement de la

plus stricte historicité; elles réalisent le pressentiment de la prière de la dernière veillée : "nous voici, nous Tes témoins...". Cette exécution projette, tout autour de cette flambée finale une clarté axiale sur les mobiles véritables des divers acteurs du procès, fixés par des incidents, révélateurs des mentalités intimes. Dans le groupe des ennemis, en tête, le vieux vizir, Hâmid; sa longue carrière de fermier général l'avait habitué à considérer le versement de l'impôt au Trésor comme une ristourne arbitrairement prélevée par la Cour sur son propre fermage, qu'il collectait avec une astuce joviale, pour en dépenser une bonne partie, dans des festivités peu raffinées, avec une suite d'affranchis chamarrés, qu'il rudoyait à l'occasion; aussi sa foi sunnite sommaire de gendarme goguenard l'avait braqué depuis longtemps contre Hallâj, sa spiritualité, son ascétisme, ses sermons sur l'au delà, et ses prétendus charismes; il ne voyait en lui qu'un affreux sorcier à abattre à tout prix; et il y était précisément poussé par un confident que son gendre shi'ite lui avait procuré, Shalmaghânî, ce gnostique étrange et sombre, dissimulé et cruel, amoral, qui devait périr à son tour, treize ans plus tard, pour avoir osé assigner un rival encore pire, Ibn Rawh Nawbakhtî, à une ordalie. Mais, une fois Hallâj abattu, sa sorcellerie pouvait encore nuire, et Hâmid méfiant, entendait n'endosser que la mise à mort d'un rebelle, laissant les cadis seuls responsables, avec les shuhûd, de la légalité de la condamnation pour hérésie. Puis le généralissime, Mu'nis, un eunuque grec d'origine, à peine moins âgé; il ne s'était pas prononcé jusque-là contre Hallâj protégé de son fils adoptif Hy. Ibn Hamdân, et de son ami le grand chambellan Nasr; mais ce vieux chef de guerre, avant tout prétorien et mercenaire, voyait de plus en plus dans l'allégeance qu'il avaitjurée au khalife Mu'tadid et à ses fils, donc à Muqtadir, une priorité de prébendier validant à l'avance toute extorsion de "dons gracieux" pour compléter sa solde et celle de ses officiers; il se mettait maintenant d'accord avec le vizir Hâmid, contre la politique d'Ibn 'Isâ, contre ses ménagements financiers et diplomatiques qu'il avait jusque-là secondés; puisqu'il fallait, contre Nasr, substituer Ibn Abi'l Sâj à Akh Su'lûk comme émir militaire de Rayy, Mu'nis, d'ailleurs lié à Ibn Abî'l Sâj par sa parole, montre durement sa force à Nasr et à la Reine Mère en abandonnant leur ami Hallâj à la haine féroce du vizir; c'est le début de sa rupture avec la Reine Mère, qui aboutira au coup d'état prétorien de 317/930; où, l'année même du sac de la Mekke par les Qarmates, il videra le Trésor. Puis le cadi Abû 'Umar, ambitieux patient, élégant et subtil, qui arrivera lors de ce coup d'état au poste de grand-cadi, son désir surpême;

courtisan accompli, d'une aisance de manières magnifique, qui restera légendaire, et curieusement épris de parfums, il savait se déjuger avec le plus déconcertant cynisme; il compensait l'imparfait outillage de son rite malikite en hadith et en qiyâs par le souci raffiné de la forme en casuistique canonique; il dut être très fier d'avoir enfin réussi, pour le "bien commun", à clore un procès aussi ardu par une solution aussi ingénieuse; servant, par surcroît, une fois de plus, une vengeance hiérarchique. Enfin le faible et versatile souverain, Muqtadir, lassé de s'entendre rappeler ses responsabilités de khalife envers Dieu et envers son peuple, se détourne d'Ibn 'Isâ et de Hallâj; incliné à douter de sa propre légitimité par des agents légitimistes shi'ites maîtres en imposture comme Husayn Ibn Rawh Nawbakhtî, ressaisi et envoûté par son ancien tuteur, son ex-vizir shi'ite, Ibn al-Furât, et par les pièces d'or qu'il fait miroiter devant lui dans une véritable séance de magnétisme, Muqtadir préfère céder aux instances d'un nègre vénal, l'eunuque-chef du harem, Abû Sâlih Muflih, un hanbalite comparse précisément payé par Muhassin, fils d'Ibn al-Furât, travaillant au 3e. vizirat de son père; —et rejeter les supplications maternelles, de la Reine Mère, l'adjurant de sauver Hallâj. Dans le groupe des amis, le vice-vizir Ibn 'Isâ, honnête, mais prudent opportuniste, veille à sa situation personnelle en cessant de protéger la vie de Hallâj; mais il lui garde sa sympathie, puisqu'il conserve un de ses opuscules dans une cassette, fait bon accueil à un hallagien, le chef des shuhûd du Caire, Ibn al-Haddâd, en 310, et brise en 312 la carrière d'Ibn Mukram, cadi du Caire, hostile à Ibn al-Haddâd, et ancien chef des shuhûd bagdadiens qui ont sur eux le sang de Hallâj. Ensuite quelques personnages de second plan, spectateurs plus ou moins apitoyés des phases du supplice; 'Isâ Dînawarî (peut-être le père du hallagien Fâris), Abû'l 'Abbâs-b-'Abdal'azîz, le qârî 'Atûfî, Qalânisî, le mu'tazilite Qannâd et surtout Ibrahim Ibn Fâtik Maqdisî, qui paraît bien avoir été incarcéré avec Hallâj, mais est présenté, dans la plus ancienne tradition sûfie, comme une sorte de sténographe impersonnel du martyre. Un Hachémite, Haykal, dont on sait seulement qu'il aurait été supplicié aux côtés de Hallâj. Enfin, trois témoins insignes de la sincérité religieuse de Hallâj dont l'influence historique sera capitale; d'abord deux amis intimes, Ibn 'Atâ et Shiblî, puis un disciple de la dernière heure, Ibn Khafîf. D'Ibn 'Atâ, dont le désir d'être éprouvé, comme les prophètes, dans

le creuset des souffrances, avait été naguère exaucé, nous savons qu'il s'enhardit pour partager le sort de son ami qui lui avait écrit deux admirables lettres; le visitant en son cachot clandestinement, acceptant en dépôt ses manuscrits (qu'il dut confier à son propre légataire 'Alî 'Anmâtî), s'efforçant d'ameuter en sa faveur le petit peuple hanbalite, témoignant audacieusement devant le tribunal de leur commune foi en l'union mystique directe avec Dieu, source de tout charisme; brutalisé alors par les gardes du vizir irrité de ses reproches, Ibn 'Atâ meurt des suites des coups reçus, quinze jours avant Hallâj, ayant ainsi précipité, et peut-être aggravé son supplice. De Shiblî, noble turc, ex-chambellan adjoint de Muwaffaq, nous savons que sa conversion à la règle de vie sûfie l'avait amené (avec une crise politique en Egypte) à renoncer non seulement à son fief de Demawend, mais à ses études de droit malikite commencées dans sa jeunesse à Alexandrie; —lorsque Hallâj lui apparut, à la grande mosquée de Bagdad, sous la "coupole des poètes" comme le héraut de la splendeur divine, qui transfigure le visage et la voix. Dès lors, il s'était attaché à lui, non sans s'adonner à des comportements publics volontairement excentriques (" folie" clairvoyante, mais chronique, tandis que celle d'Ibn 'Atâ, momentanée, avait été inconsciente) qui lui permirent de ne pas être inculpé avec Hallâj ; il le renia à demi aux deux procès, puis vint, le cœur bouleversé, assister à son supplice, entraîné par ceux qui le lapidaient (il lui aurait jeté une rose en signe de défi jaloux) ; cherchant àle comprendre au delà de la mort, où il n'osait pas le rejoindre, il médita le mystère du sacrifice amoureux, et y initia désormais les novices sûfis, à sa manière : leur confiant le martyre de Hallâj comme un joyau de beauté interdite; — à cacher; —non comme un viatique d'immortalité à distribuer à tous. D'Ibn Khafîf, encore un converti, d'une famille très en vue à Shiraz, on sait qu'il ne vit Hallâj qu'une fois, tout à la fin, dans sa prison, dans un état d'adhésion si plénière à la volonté divine qu'il revint, convaincu pour toujours, en dépit des objections théologiques de ses confrères ash'arites (Bundâr), d'avoir vu là un "homme de Dieu". Au Palais, le grand chambellan Nasr Qushûrî, grec converti devenu hanbalite, loyal et courageux serviteur de la famille impériale, était devenu hallagien avec toute sa maison; il le resta après la mort, osa prendre le deuil de ce supplicié, obtint du vizir, contre les conséquences légales d'une mise hors la loi, le maintien en leur qualité de musulmans et la mise en liberté de ses disciples, de son fils et de sa fille (qui put se marier). Et au fond du harem impérial, prenant jour sur les colonnades de dattiers dont elle avait fait incruster les troncs de teck et de cuivre, autour de l'étang d'étain massif

de son jardin clos, le silence où se tut la Reine Mère Shaghab, d'origine grecque, elle aussi; c'est elle qui fit garder, durant toute une année, la tête de Hallâj au "trésor des têtes" du Palais, avant son envoi en Khurasan; à elle doit remonter aussi, d'accord avec le shâhid Da'laj, le waqf permettant les visites pieuses au "maslib al-Hallâj", tout proche de la tombe de son frère, l'émir Gharîb al-Khâl. Et au centre, suspendu et hors de soi, Hallâj lui-même, manifestant à tous de sur le gibet cette nuit-là, dans une extase prolongée de son corps surpassant la mort, l'immortelle personnalité du Christ coranique, l'expressive effigie de "l'Esprit de Dieu", insaisissable "celui-là qu'ils n'ont pas tué, qu'ils n'ont pas crucifié..." (Qur. IV. 156); selon la riposte qui cingla dans l'obscurité le mu'tazilite AH. Balkhî, et sera reprise, non sans choix, par Abû Hâmid Ghazâlî. Plusieurs eurent des visions de guerre sainte : entre autres Zâhir Sarakhsî qui le vit passer dans une rue de Bagdad, à cheval; le visage voilé; chevalier tenant en main sa lance. Et Shâkir put assister, à Tâlaqân, à une insurrection pour la Justice; avant de rentrer à Bagdad, pour se faire tuer comme son ami. Cette courbe de vie, que nous venons d'esquisser, avec les nœuds essentiels de ses péripéties dramatiques, jusqu'à la mort, nous pouvons en dresser un résumé schématique en recourant aux procédés graphiques de Galton et de Poyer. Déjà la vie familiale de Hallâj au foyer trois fois déplacé, d'Ahwâz, Wâsit, Basra, à Bagdad, monte droit, sans incurvation, avec la fidélité indémentie de sa femme unique et de ses quatres enfants, Sulaymân, Mansûr, Hamd, et une fille. Quant à sa vocation religieuse, ses trois pèlerinages, qui en sont les points de condensation, forment alignement avec ses deux grands voyages apostoliques, et préparent la grande prédication bagdadienne, suivie des deux procès (avec le long entre deux en prison) et du martyre. Des trois défaillances apparentes, le rejet du froc, après le premier pèlerinage, et la fuite à Suse (avant le premier procès) sont clairement axés sur sa ligne de vie, "ne dévient pas" dans sa passion pour l'unité et pour l'Un; quant au cri anticipé révélant, bien au-dessus de tous les balbutiements sublimes de Bayézid Bistami, l'union, "Ana'l Haqq", Suhrawardî d'Alep, suivi en cela par Nasîr Tûsî, a admirablement montré qu'en le criant, Hallâj donnait volontairement à autrui "dispense plénière de verser son sang"; et que ce cri attestait que Dieu avait exaucé sa fameuse prière : "entre moi et Toi, il traîne un "c'est moi" qui me tourmente, —ah, enlève, par Ton "c'est Moi", mon "c'est moi" ('inniyî) hors d'entre nous deux". Nous savons, par Bêrûnî, qu'il y eut des musulmans pour qui le jour

de la mort de Hallâj se projeta de suite en ère sur le cycle liturgique; ils notèrent la durée de sa prison (8 ans, 7mois, 8jours), la valeur alphabétique (Maryam = Fâtir) de l'année 290/902 qui marqua sa vocation définitive; et la valeur (Tâ sîn) de l'année 309/922 qui marqua sa mort, et qui est le nombre coranique du sommeil extatique .des Sept Dormants. Mais s'il est vrai qu'un homme saint ("tel qu'en lui-même enfin l'éternité le change") n'acquiert son visage définitif que posthume, nous devons essayer maintenant de résumer les étapes lentes et difficiles de la réincorporation graduelle, dans la conscience religieuse de la Communauté musulmane, de cet homme passionné de l'Unique, qui avait voulu mourir anathème pour que l'Islam se consomme dans l'unité adoratrice de tous les hommes; réincorporation moins avancée que celle de Jeanne d'Arc à la France; réincorporation plus avancée que celle du Fils de Marie en Israël; dont elle est, toutes proportions gardées, la préfigure. Les musulmans n'attribuent de validité qu'au témoignage oral, et ils se représentent précisément l'histoire vraie de leur Communauté comme un tissu, où les chaînes parallèles et séparées des générations succédant aux Compagnons du prophète, sont traversées par des trames continues et perdurables, les lignes de transmission (isnâd) de la Tradition prophétique, dont ses témoins transmetteurs constituent de génération en génération, les nœuds numérotés (depuis Muhammad). En particulier, la vie islamique d'une ville est caractérisée par la succession chronologique des témoins de la Tradition qui y enseignèrent. Nous pouvons donc figurer la ' 'réincorporation" graduelle de Hallâj dans la conscience que les cités de la Communauté islamique ont prise de son unité, par les lignes de transmission, de génération à génération, de ses maximes et de ses exemples; transmission que son excommunication et son exécution rendaient spécifiquement interdite. Ces lignes, maintenues aux premiers siècles, non sans péril de mort, et enregistrées dans des textes, dessinent, pour Hallâj une survie culturelle profonde; bien plus réelle, socialement, que la célébrité littéraire de types comme "Alexandre" ou "César" (cf. Gundolf) chez nous, car le simple attrait esthétique n'y est presque pas intervenu (sauf chez Qannâd, Ma'arrî, et Zahâwî). La première ligne de transmission est celle de la sentence juridique d'Ibn Surayj; ce grand canoniste shâfi'ite avait fait avorter le premier procès de Hallâj par une déclinatoire de compétence, déclarant que son inspiration mystique (ilhâm) échappait à la juridiction des cadis à qui le discernement des esprits faisait défaut. Cette sentence fut enseignée au Waqf Da'laj à Bagdad, et fidèlement transmise, de disciple en disciple, d'Ibn al-Haddâd (qui recueillit l'oraison hallagienne de la dernière veillée) à AB. Qaffâl et à d'autres, notamment à l'historien Khatîb et à son ami

(et protecteur) le vizir Ibn al-Muslima, qui, en 437jI046, le jour même de son investiture par le khalife Qâyim, vint, à la tête du cortège officiel le conduisant à la mosquée-cathédrale de Mansûr, s'arrêter pour prier sur le tertre du gibet de Hallâj ; ex-shâhid au tribunal canonique, le vizir attestait ainsi l'innocence d'un martyr dont ses confrères, cent vingtquatre ans plus tôt, avaient réclamé la tête. Cette sentence d'Ibn Surayj est encore classique aujourd'hui, pour la majorité dans le rite shâfi'ite. Une seconde ligne est celle des auteurs de 'commentaires" (tafsîr) du Coran, qui acceptèrent d'expliquer des versets sacrés au moyen de maximes mystiques de Hallâj; depuis son ami Ibn 'Atâ, traditionniste, maître admis par les hanbalites, qui protesta publiquement en faveur de Hallâj, infirmant ainsi l'unanimité (ijmâ') que ses adversaires essayaient d'obtenir contre lui, parmi tous les ulémas musulmans du temps. Après Ibn 'Atâ, cette "ligne" passe par Sulamî, dont le ' tafsîr" admis à Nishapur, fut mis au programme de l'Université Nizamiya de Bagdad (Ibr. Nufaylî), et réédité par R. Balqlî, qui se réimprime encore aux Indes; Hallâj y est discrètement désigné par son prénom seul, "al-Husayn". Une troisième ligne, formée à Bagdad, est celle des sûfîs, amis secrets de Hallâj; ils n'avouaient le vénérer qu'à des initiés, car ils le considéraient comme un saint damné par amour (damné sine die, selon les rêves d'Abbâsa Tûsi et d'Azâz; et dont la damnation durait encore, après trois cents ans, quand Ibn Arabi, et Shâdhilî s'aviseront de prier pour son pardon), et considéraient que "la Loi muhammadiyenne met à mort les saints", que la victime et le bourreau sont musulmans à égalité. Après Shiblî, Nasrabadhi, Ibn Abî-Ikhayr et Shaydhala, AT. Silafî s'enhardit, publie la Hikâya" de Sharwânî (où Shihâb Tûsî relèvera le miracle du sang); Khâjé Abdallah Ansari à Hérat, Yf. Hamadhani et Hakîm Sana'î préparent l'éclosion de l'épopée hallagienne du grand poète iranien 'Attar. Attâr, dans sa grande épopée hallagienne, donne sa forme définitive à la sainteté musulmane de Hallâj, consommée dans un sacrifice guerrier, militant et mâle; Ibn Abî'lkhayr avait déjà dit "mourir sur le gibet de Hallâj est le privilège des héros"; Attâr montre avec quelle véhémence passionnée cet amant audacieux a "joué sa tête" pour conquérir le joyau de la Beauté divine de haute lutte; ce combattant héroïque que Dieu finit par tuer en combat singulier, à la guerre sainte, s'enduit le visage avec le sang qui goutte de ses membres mutilés, pour ne pas sembler pâlir. Et le cri suprême "je suis la Vérité", qu'il avait proféré, se répand hors de lui avec son sang qui coule, ruisselle sur le monde où tous les éléments libérés se déchaînent et entrent en tumulte, déchire le voile des idées, ressuscite les morts, et "carde l'univers" comme à la venue du Jugement dernier (cf. Coran, CI, 4).

Tel est le type de sainteté qu'exaltèrent alors, dans le peuple turc nouvellement converti, les poèmes de Yesewî, puis de Nesîmî, et la ritualisation symbolique du "gibet de Mansûr Hallâj" dans l'initiation à l'ordre des Bektâshis, diffusée chez les janissaires ottomans. En poésie turque, Hallâj reste le "saint par excellence", le crucifié (ou pendu) au visage incliné "comme la rose qui se penche" (qasîda de Lâmi'î, dédiée à Soliman le Grand). Attâr est aussi, avec 'AQ Hamadhani, à l'origine de la dévotion des poètes de l'Iran, et des mystiques de l'Inde, pour Hallâj, du sultan Hy. Bayqarâ, de Hérat, qui fit peindre toute sa vie par le célèbre Behzâd, et du sultan Husayn Shâh, du Bengale, qui autorisa le culte hallagien de "Satya Pir", —au mystique Sèrmèd Qashani, qui se fit martyriser comme lui, à Delhi, sous Aurengzeb. Cette lignée de témoignages passionnés, prise dans le dilemme sainteté damnation, d'un romantisme intense, a engendré des légendes populaires, sur le témoignage du sang, sur la fécondité des cendres de Hallâj, jetées au fleuve, sanctifiant les novices qui s'y désaltèrent, faisant concevoir les vierges qui en boivent (la sœur de Hallâj, chez les kurdes Yézidis, pour qui Hallâj est le saint du Jugement; l'origine des clans Qaraqirghiz, telle qu'elle se conte à Osh; la naissance du poète hallagien Nesimi, d'Alep, telle qu'on la chante à Bukhara; Satya Pir en Bengale, Siti Jenar à Java). Déformation charnelle de cette vérité : que le sang des témoins est une semence spirituelle de confesseurs de la foi, qui assurent la résurgence perpétuelle du témoignage. Une quatrième ligne remonte à Ibn Khafîf, qui avait visité Hallâj en sa dernière prison ; rentré à Shiraz, il constitua un dossier du pour et du contre, sur Hallâj, qu'Ibn Bâkûyé et Mas'ûd Sijzî, grâce à une présentation apparemment réticente, réussirent à publier, et à faire transmettre régulièrement parmi les traditionnistes musulmans (notamment les hanbalites de Damas) et parmi les historiens de l'Islam (notamment Khatîb et Dhahabî). Par ailleurs, les disciples sûfîs d'Ibn Khafîf, dès Murshidî, vénéraient en secret Hallâj; ce qui aboutit, au XIIle siècle, dans les milieux shiraziens, à la formulation d'un "dhikr" hallagien spécial (entraînement devenant machinal à l'extase artificielle) transmis de couvent à couvent, dans toutes les initiations mystiques depuis Tawusi, 'Ujaymi et S.M. Zabidi jusqu'aux Senoussis actuels. Les premières écoles de théologiens qui posèrent explicitement le problème de la réincorporation possible de Hallâj à l'Islam furent : les Sâlimiya de Basra, qui admirent la légitimité de sa condamnation pour révélation (dans l'ivresse de l'extase) du secret même du Tawhîd islamique. Vint ensuite l'école ash'arite (dès Qushayri) qui posa qu'en faisant cela, Hallâj s'était exprimé en pleine lucidité, s'était damné volontairement, attestant, par sa mélancolie d'amant délaissé, que la Déité est inaccessible;

comme Satan, son modèle (Ahmad Ghazâlî. Ou que l'Etre du Créateur et l'être des créatures ne font qu'un, ce qui rend aussi dérisoire son dialogue d'amour avec Dieu (école Wujûdiya : Ibn Arabi). Quelques années après sa mort, des philosophes musulmans indépendants, A.Z. Balkhi, A.S. Mantiqi, et Abû Hayyân Tawhîdî dégagèrent de la mystique hallagienne des percées métaphysiques valables; et A.H. Daylamî publia ses grands textes sur l'Essentiel Désir (qui est Dieu), signala l'originalité de cette notion d' 'Ishq, voisine, dit-il, de la philosophie présocratique (Empédocle, Héraclite), qui "lui valut un grand nombre de disciples". Après Ibn Sina, qui utilisa aussi la notion d' 'Ishq, deux autres philosophes musulmans, Suhrawardi d'Alep, et Ibn Sab'în de Murcie (suivi par A.H. Shushtari) virent dans Hallâj un saint intercesseur, non contradictoire, du monothéisme primitif et universel, supra-musulman; à leur suite, méditant ses prières d'offrande pour ses ennemis, pour tous les hommes, plusieurs virent en Hallâj un Pôle spirituel attirant l'Islam vers l'unité finale : Najm Razi, N. Kîshî (professeur à la Nizamiya), Jalâl Rûmî, le philosophe Nasîr Tûsî, le vizir Rashid al-Dîn, tous contemporains de la désastreuse invasion mongole, et du sac de Bagdad. Le sac de Bagdad, pressenti par les shi'ites Ismaéliens (cf. Lettre de Hasan Sabbah) comme une double vengeance divine, contre les Abbassides, persécuteurs des Alides et bourreaux de Hallâj (un muqtadâ, lui, un témoin "donné", prédicateur du secret de l'année 290, où les Fatimites avaient fondé leur Refuge à Ikjan, près de Sétif, sous le signe des VII Dormants d'Ephèse : les VII piliers y sont encore en place; —et mis à mort en l'année 309, celle de la "sortie de la Caverne d'Ephèse pour le Mahdi Fatimite instauré à Mahdiya), — amena aussi les shi'ites Duodécimains à associer Hallâj comme un annonciateur du Mahdi avec leurs Imams, rejoignant ainsi leurs philosophes (Ishkavéri, Beha 'Amili, Nûr Shûshtari, Sadr Shirazi, Amir Damad) ; E. Cerulli (avec Arcadi Hannibal) ont recueilli à Recht un "ta'ziyé" moderne sur Hallâj; ce Husayn substitué à Husayn, à la "grande victime" offerte par Abraham sous la figure du bélier. Enfin, il y eut à chaque époque, de façon isolée et sporadique, des musulmans convaincus que le supplice de Hallâj avait consommé sa sainteté par une grâce de salut, applicable à toute la Communauté et qu'il leur fallait la prêcher aux autres : Shâkir-b-Ahmad, auteur probable des Akhbar al Hallâj, Fâris, Ibn Aqîl, 'AQ. Kîlânî, le saint patron hanbalite de Bagdad, Rûzbahân Baqlî, le fervent commentateur de l'œuvre hallagienne; Fakhr Farisi (l'adversaire de S. Fr. d'Assise à Damiette devant Malik Kamil), certains Shadhiliya, Mursî, Qûsî, Ghamrî, Sha'râwî, l'école des Shuhûdiya, Semnânî, Makhdûmé Jahâniyân, Gîsudirâz, A. Serhindi, Bêdil, tous cinq influents dans l'Inde; et même l'égyptien

Khafâjî1. En pays arabe, une légende populaire (Qissa), diffusée dès le XIIIe siècle en Syrie et en Egypte par l'ordre éphémère des 'Adawiya, prêchée alors à Damas et à la Mekke par le hanbalite Izz Ghânim Maqdisî, chantée à l'Albaycin de Grenade au XlVe siècle (Ibn Sîd Bono) perpétue humblement cette conviction. Hallâj est invoqué dans la dévotion privée, surtout en pays turc; notamment pour faire cesser les pleurs des petits enfants. Le cénotaphe qui lui a été érigé dès le XIe siècle à Bagdad est visité principalement par des Indiens. La flûte principale des concerts spirituels des Mewlewis, en Anatolie, nèy-è-Mansûr, lui est dédiée. Dans les Futuwwetnamé, livres corporatifs initiatiques retouchés au XlVe siècle, d'origine selmaniyenne, Hallâj prit place, sous le nom de Mansûr, comme patron des cardeurs; qui l'invoquent encore aujourd'hui en pays turcs2. Où le "gibet de Mansûr" est le rite d'initiation des Qyzylbash; — et des Bektashis (issus des Yesewiya) : surtout en Albanie. Actuellement, 4 centres hallagiens subsistent : Osh (en Kirghizie) ; Maij Bhandar (Chittagong) et Shureshwara (Faridpur) en Pakistan oriental; chez les Ghudf (en Mauritanie). Dans son Jâwîd Nâmé, le poète philosophe Iqbâl (t 1938), l'éponyme du Pakistan, a célébré, sous forme paradoxale et nietzschéenne, l'accès de Hallâj à la Suprême Personnalité, en se damnant par amour. Hâfiz, le célèbre poète iranien, qui admirait en Hallâj ' 'l'amoureux que la croix a tant attaché à son désir, lui devenant une telle consolation qu'il ne s'en détachera plus" a écrit aussi : "jamais ne mourra celui-là dont le cœur vit de désir". La survie posthume de Hallâj en Islam témoigne assez que de façon positive, l'amour crucifié est vie et résurrection. Hallâj professait qu'un seul coup d'œil amoureux de Dieu vers cette terre, et il y en aurait "trois par vingt minutes", attire plus près de Lui l'esprit d'un ami d'entre Ses amis; que par cela même, Il élève à la place ainsi devenue vacante, un de Ses intimes, et fait miséricorde à 70.000 de ceux qui professent de l'amitié pour l'ami qu'il a regardé en premier (Riw. 27). Sans insister sur (1) Il y eut aussi une chaîne continue d'adversaires : chez les Lecteurs du Qur'ân et grammairiens (Ibn Mujâhid, Fasawî, Ibn al-Qârih, Macarrî) ; —chez les juristes zahirites (Ibn Dâwûd, Ibn Hazm, Ibn Dihya), et chez des Ash'arites (Baqillâni, Abû Ishaq Isfaraïni, Juwayni) : pour eux Hallâj est un "dajjàl", un antichrist annonciateur duJugement. Inversement les Yézidis voient en Hallâj le septième Ange qui "cardera le monde". (2) En mai 1940, une femme turque, vaticinant sur la guerre mondiale à Istanbul, déclarait : "les hommes vont être punis, le Cardeur (Hallâj) va volatiliser le monde" (Rev. Et. Isl., 1946, 100).

l'aspect 'çapotropéen" de cet enchaînement d'assomptions, redisons-le, c'est par l'amitié sainte nouée entre des personnes déterminées, prédestinées, que se construit l'éternelle Communauté : pour qu'y apparaissent, modalisées en toute beauté et vérité, projetées des lignes de nos vies sur le cycle liturgique fondamental, les diverses formes d'intimité divinatrice réalisées dans le "grand dérangement" de nos souffrances et de nos œuvres, —en union avec la volonté créatrice. Il y aura une apparition divine axiale autour de laquelle clivera l'humanité comme un cristal selon ses axes : celle du Guide des croyants militants, celle du Juge du dernier jugement (en termes d'Islam, du Qâyim, du Malik yawm al-dîn); suivant le hadîth de Shâfi'î ("pas de Mahdi, si ce n'est Jésus"), Hallâj professe que Jésus sera aussi ce Juge1, souverainement, qu'il édictera la Loi définitive en une irradiation divine, avec double intronisation, terrestre et céleste (Riw. 23). De telles âmes amoureuses, qui ont reçu vocation de prier et souffrir pour tous (cf. la prière musulmane des Abdâl, du'â bi'l salâh, inspirée par Khadir-Elias), continuent de grandir, et de faire grandir, en intercédant, après leur mort. Ni l'échec, ni la mort ne flétrissent pour toujours le bon vouloir inachevé d'âmes immortelles, et l'avortement prétendu de leur passé défleuri ne les prive pas de pouvoir refleurir et fructifier enfin, chez les autres comme chez nous-mêmes. Notre finalité est plus que notre origine, Hallâj l'avait déjà remarqué (Sh. 177 : "quoi de meilleur, l'origine, ou la fin ? puisqu'elles ne confluent point, comment choisir entre elles deux ? La fin n'est pas saveur, de préférence, mais réalisation"; Sh. 175 : "ô mon Dieu, s'il me vient de la tristesse à considérer la prééternité, combien me console le Témoin de la Fin" = l'Esprit de sainteté) ; et Ibn Arabi a constaté, sous forme paradoxale, en ses "tajalliyât", que nos prièies ravivées par nos vœux, peuvent parfaire les œuvres abandonnées, l'immortalité inachevée de nos anciens, tout autant que celle de nos contemporains. "Hallâj a réalisé le mythe du Calvaire", disait à une chrétienne, non sans ironie, un homme d'état turc, Mahmoud Mokhtar Katirjoglu, pour qui, comme pour la majorité de l'opinion musulmane, Jésus n'a pas pu souffrir, ni mourir en croix. Mais déjà, pour le chrétien, n'est-ce pas encore un mythe que le Calvaire, tant qu'il n'y devient pas, par la compassion, un assistant, un participant, un substitué2. (1) Mais il paraît jumeler avec Jésus un mahdi mystique. (2) [Ge texte est repris, avec des additions, du texte persan publié à Kabul à 100 ex. par M. A. R. Ferhadi en 1951; d'après un texte français paru dans Dieu Vivant à Paris en 1946, cahier IV] .

AUTRES AUTEURS ET THEMES MYSTIQUES

LE FOLKLORE CHEZ LES MYSTIQUES MUSULMANS (1923) Les vocations mystiques se recrutent volontiers parmi les classes populaires; l'Islam ne fait pas exception à cette règle. Aussi n'est-il pas étonnant de retrouver des thèmes de folklore incorporés aux récits édifiants contenus dans les ouvrages des auteurs soufis; ils y interviennent, en général, comme simple appoint, au répertoire pathétique, plus ou moins authentique, d'anecdotes "historiques" dont le prédicateur populaire, ou "qâss", aime renforcer son argumentation oratoire1. En tant que versions nouvelles de thèmes connus, ces récits de provenance mystique ne sont déjà pas négligeables; car 'les vrais mystiques, attentifs par vocation à deviner, sous les aspects les plus insignifiants des phénomènes ordinaires, une allusion, une intention divine les concernant, — excellent à préciser les linéaments d'une physionomie, à situer exactement les circonstances d'un fait. Les folkloristes auraient donc profit à exploiter davantage les recueils d'anecdotes composés par des mystiques. En outre, ces auteurs présentent ces récits comme engendrés, dans l'imagination de leurs premiers auteurs, par une commotion mentale soudaine et exceptionnelle, rêve, apparition. Ils proposent ainsi, pour la question si controversée de la genèse des thèmes de folklore, une solution psychologique, d'ordre évidemment préternaturel, mais qui fournit, selon eux, le seul prologue historique, et la seule explication logique convenant à chaque thème. Que vaut leur témoignage ? Nous nous trouvons ainsi en présence d'un problème particulièrement délicat de psychologie sociale; peut-on faire intervenir la volkergedanke, la "sagesse des nations", en matière spirituelle; c'est-à-dire admettre une réinvention spontanée, collective et parallèle, de thèmes déterminés, pour les imaginations individuelles appartenant à un milieu donné, ayant même une structure culturelle2.

Jahiz, en son kitâb al hayawân3, nous donne, sous l'autorité d'un des (1) Goldziher, Muhammedanische Studien, II, 161 sqq; et notre Essai sur le lexique mystique, 144, 198 n. 4, 208. (2) Voir sur ce problème, Essai, p. 35, 45, Hallâj, II, p. 577 n. 2; Reitzenstein, Iran. Erlôsungsmysterium, 249, n. 2. (3) IV, 149 (cfr. Essai, p. 206, 63 n. 2).

plus anciens mystiques de Bagdâd, aboû Sho'ayb Qallâl (t vers 170/786), un curieux récit, où le témoin (qui n'est pas nommé) dit avoir vu un ascète non-musulman, un zindîq, préférer être soupçonné de larcin et bâtonné en conséquence, plutôt que de dénoncer (et d'exposer à la mort) une jeune autruche qui avait, par mégarde, avalé une perle. Rosen, suivi par Goldziher1 et Nicholson, pressentit dans ce texte sous le motzindîq, le sens 'bouddhiste", et le retint comme confirmant l'influence directe de maîtres hindous sur la formation du soufisme. Cette théorie spécieuse n'a pas à être mise en cause ici; car selon l'expresse terminologie officielle de l'époque, dans un texte législatif du khalife Mahdî, zindîq signifiait alors à Bagdad "manichéen"2. L'intérêt principal de ce conte est ailleurs, M. Casanova l'a noté; malgré la mention d'un témoin oculaire, toute la réalité de l'anecdote risque de se dissoudre3, s'il faut y reconnaître une simple réplique d'un thème de folklore devenu classique dans l'Extrême-Orient où le Tripitâka chinois l'a popularisé, comme dans notre Occident où la "pie voleuse" est restée célèbre. Telle est la remarque inattendue qui a été le point de départ de cet article en m'induisant à rechercher la part des infiltrations folkloriques dans l'ensemble des récits édifiants, terrifiants ou consolants4, dont la littérature mystique musulmane5 propose à ses lecteurs la méditation. Voici d'abord des thèmes ordinaires, d'origine vraisemblablement profane, qui se sont trouvés insérés dans des biographies mystiques, par simple parti-pris décoratif, parce que le compilateur y avait remarqué un détail pittoresque, susceptible de prendre une signification exceptionnelle (1) Vorlesungen, trad. fr. 133 n. 83; 275. (2) Tabarî, III, 588 (ap. Hallâj, I, 189). (3) Je dis "risque"; car, depuis les adieux d'Andromaque et d'Hector, on a vu des femmes de soldats partant au combat leur tendre leur petit enfant, sans penser faire un emprunt au folklore homérique; et l'imitation involontaire de ce geste classique n'est pas une preuve de plagiat contre celles qui l'ont répété, ni d'imposture contre les témoins qui affirment l'avoir observé depuis Homère. —Puisqu'en bonne méthode scientifique, on ne retient que les faits susceptibles d'être reproduits expérimentalement, — pourquoi la fréquente récurrence d'une mise en scène caractéristique servirait-elle à dénier toute originalité, toute sincérité à ses acteurs? (cf. RMM, XXXVI, p. 55 n. 1). (4) Targhîb wa tarhib : Goldziher, Muh. Studien, II, 271 Il. 1; 154 n. 5. — Essai, 233 (5) Je réfère ici aux traductions que j'ai groupées cette année dans deux ouvrages : Hallâj (t. I et II) et Essai.

en étant dûment et artistiquement serti, après transposition. Tel est le cas des "lamentations alternées des chœurs de pleureurs", thème décisif dans le récit de la conversion de Hasan Basrî, ainsi que 'Attâr l'a rapporté dans son tadhkirah1. Hasan y est montré comme un lapidaire, voyageant pour son commerce jusqu'en pays de Roûm, et subissant la commotion d'une conversion en assistant aux obsèques d'un jeune membre de la famille royale; le fait peut être vraisemblable, l'art et le roman ont commémoré des cas d'expérience religieuse similaire 2; mais il est fâcheux que le thème des "lamentations alternées" se retrouve à la fois dans 'Attâr et dans un conte du Syntipas; car le rôle décisif qu'il joue dans le récit d' 'Attâr fait douter du reste de son affabulation. Des interpolations analogues, — thèmes du témoignage du sang3, du témoignage de l'eau 4, introduits dans la présentation des récits relatifs au supplice d'al-Hallâj, et destinés à confirmer le lecteur dans la certitude de la sainteté de ce martyr, — ont été étudiées en détail ailleurs ; avec leurs variantes suivant les sectes 5, les "fétouas" juridiques indignées des jurisconsultes qui les ont stigmatisées 6, et les prosopopées littéraires des mystiques qui les ont magnifiées 7. Un tour de prestidigitation hindou, encore classique aujourd'hui, le "Tour de la Corde", particulièrement suggestif pour des musulmans pieux 8, est pareillement interpolé dans la biographie d'al-Hallâj, à propos de son voyage dans l'Inde; comme preuve de l'intention qui l'avait guidé dans ce voyage, qu'il aurait entrepris "pour apprendre les jongleries de la magie blanche" 9. Un autre bel exemple de transposition est celui-ci; Whinfield, lisant le mantiq al tayr d' 'Attâr en 1910, avait été arrêté par le vers : "Celui qui mange et dort avec le dragon à sept têtes au mois de tammoûz, "Celui-là meurt sur le gibet". (0 I, 25 (Essai, p. 158). (2) Saint Bruno, peint par Le Sueur; Sainte Marguerite de Cortone; Saint Fr. Borgia; Rancé, selon Chateaubriand. (3) Hallâj, I, 455. (4) Id., I., 456, 315. (5) Id. I, 456, 417. (6) ld., I, 455 n. 3. (7) Id., II, 768. (8) Qor'ân, XXXVIII, 9 : Ibn Qotaybah, ta'wil, 231. (9) Hallâj, I, 131. — Signalons ici l'allusion à la légende bédouine d'Omm'Amr {Hallâj, I, 234), - et l'appropriation d'un proverbe bagdadien à Hallâj par Tha'âlibi, id., I, 112).

Et il avait imaginé, pour l'expliquer, la conjonction, "conflation", de trois thèmes de folklore fort hétérogènes. Nous avons montré1 qu'il s'agit ici, en réalité, d'une simple allusion au quatrain "Nadîmî..." mis dans la bouche d'al Hallâj marchant au supplice; et que la genèse, ellemême fort complexe, de ce quatrain d'origine peut-être profane, ne laisse pas subsister grand'chose du système d'hypothèses échafaudé par Whinfield. Encore plus caractéristique est l'étonnant récit, fait par le fameux Sayyid Ahmad Rifa'î2, fondateur des "Refaîa", sur l'ouadi Arzan3, où al-Hallâj passait un jour : "il y aperçut des ossements déjà rongés. Il prononça sur eux le "Nom Suprême" qu'il avait appris; or c'étaient les os d'un lion, à qui Dieu rendit alors la vie; il s'élança sur al-Hallâj qui prit la fuite en criant. Son cri fit tressaillir le shaykh 'Azzâz alors dans les reins de son père4; 'Azzâz, d'un mot, fit revenir le lion à son premier état d'ossements desséchés, et sauva ainsi al-Hallâj"... "L'histoire de ce lion n'a rien qui doive surprendre, note Rifâ'î; mais, ce qui surprend, c'est qu'en venant au monde, la première chose que fit le shaykh 'Azzâz fut de raconter cette histoire5." On remarquera ici trois thèmes singuliers : celui du miracle effectué par un saint plus de deux cents ans avant sa naissance; celui du magicien imprudent qui ne détient qu'illégitimement, comme le Jésus talmudique, le "Nom ineffable" de Dieu; enfin celui du lion ressuscité, qui risque de dévorer son sauveur. René Basset nous a, dès 1912, montré que le premier thème se retrouve dans la légende algérienne de Sidi Cheikh6, et le troisième dans la version chinoise des "Avadanas" 7. Mais le mécanisme même de leur amalgame nous échappe encore, aussi bien que le motif de l'appropriation de leurs données à la personnalité d'al Hallâj. Voici maintenant des thèmes spécifiquement mystiques, qui nous ont été transmis en plusieurs rédactions symétriques, comparables terme à terme; se sont-ils effectivement polymérisés, étant issus d'une seule (1) Hallâj, I, 323; II, 917. (2) Sources ap. Hallâj, I, 417-418. (3) i. e Arzoûnâ; ou tout uniment "Ordoun (= le Jourdain)", par une approximation géographique tolérable chez un Mésopotamien. (4) Plus exactement de son ancêtre au cinquième degré, au moins. (5) "Et de déclarer, ajoute la fin du récit, qu'au jour du Jugement, Hallâj serait mis dans l'incapacité de pouvoir revendiquer la gloire dont 'Azzâz sera alors investi.". (6) Trumelet. (7) Stanislas Julien.

expérimentation mentale primitive, comme les versions différentes d'un même thème de contes populaires ? Leurs auteurs, pourtant, nous les présentent un à un, comme les fruits authentiques de leurs imaginations individuelles, fécondées par une commotion mentale spéciale (rêve, vision), dont le degré d'objectivité n'a pas à être mis, ici, en question. Rappelons le thème de la vision de Moïse 1, cristallisé par la tradition mystique dès le IVe siècle, et le thème du qâb qawsayn2, dont la "compositio loci" est arrêtée à la même époque. Nous examinerons ici seulement deux de ces thèmes, fort singuliers, concernant le supplice d'al Hallâj : le rêve interprétatif de sa condamnation à mort; et l'apparition prémonitrice du Prophète avertissant al-Hallâj, lui-même, de l'imminence de sa condamnation. Le premier est peut-être une esquisse du second; il le précéda, en tout cas, historiquement, donc psychologiquement, dans l'évolution de la conscience collective de l'Islam mystique. Hallâj est, on s'en souvient, un soufi qui périt supplicié en 309/922, pour avoir professé publiquement une doctrine concernant l'union mystique; son procès marque la première manifestation sociale du soufisme. Dès 922, on constate, en Islam, la présence permanente d'un milieu, d'une collectivité à tendances mystiques, où le supplice de ce maître vénéré provoque un travail ininterrompu de méditations, attesté par la multiplicité des variantes conservées de ses sentences et de ses poèmes, par des plaidoyers justificatifs, en prose et en vers. Et les conclusions de ce curieux travail mental se formulèrent, selon un usage islamique constant, sous formes de rêves; rêves auditifs où une voix mystérieuse suggère la solution cherchée, au croyant qui demeure endormi 3. Ces rêves ne sont d'ailleurs que l'application d'une méthode d'évocation préternaturelle, incubation ou oniromantique, que le droit canon islamique autorise pour les cas de conscience privés, l'istikhârah. Nous avons étudié en 19114 une série d'apparitions entrevues en plein jour (ce qui n'est pas canonique), formant autour de la crucifixion même d'al-Hallâj un cycle légendaire fort ancien, concluant à la substitution d'une autre victime, mulet, sosie, démon ou simple fantôme; cette inter(1) Tawàsin, p. 164 : Hallâj, Il, 743. (2) Id., II, 849-862. Ibn Sab'în a fait allusion au mot hâjiz de Hallâj (Ibn al-Qayîm, madârij, 1, 143). (3) Il ne peut être averti à l'état de vielle, car c'est là le privilège des Prophètes (cf. Hallâj, I, 102; II, 696). L'extase, libérant l'âme du joug des sensations, est pour celtains un cas particulier du sommeil. —Cf. Goldziher, ap. JRAS, 1912, p. 503-506 (cf. RMM, vol. XLIII, p. 2). (4) RHR, 1911, t. LXIII, p. 195-207; cf. galldi, I, 314 sq.

prétation, inspirée par le Qor'ân, n'avait pas prévalu, et les mystiques les plus anciens avaient préféré admettre qu'al-Hallâj avait bien réellement et personnellement souffert, et qu'il s'était voué volontairement au supplice temporel et à la damnation éternelle, dans un excessif élan d'amour divin. C'est dans ce milieu que, par une tendance modératrice le réconciliant avec l'orthodoxie sunnite, s'élabore la première série de thèmes à examiner: les quatre versions d'un rêve interprétatif de sa condamnation à mortl. On y trouve, dans le même ordre, les éléments suivants : c'est bien réellement al-Hallâj qui a été exécuté, il a effectivement été honoré de la confidence de secrets divins; et, s'il a été puni par la loi en ce monde, c'est qu'il les a imprudemment divulgués; cette punition légale n'entraîne d'ailleurs pas sa damnation. Mais on peut se demander si ces quatre versions sont bien réductibles à une seule : le témoin diffère (Ibn Fâtik, un anonyme, Shiblî, ou A.-Y. Wàsitî), le lieu et l'époque varient (trois jours après l'exécution; durant l'exposition du corps, ou après son ensevelissement, à Bagdad; ou à Wâsit, lors de l'annonce de la catastrophe), enfin les nuances personnelles à chaque version sont aussi nettes que concertées. Seconde série : les versions de l'apparition prémonitrice duProphète. Tandis que les rêves précédents ne donnaient à la méditation sur la mort de ce martyr qu'une "composition du lieu", sans dessiner d'action proprement dite, —ceux-ci dramatisent le cas de conscience, sous forme d'un dialogue, auquel al-Hallâj devient participant. Cet approfondissement d'un thème de méditations, familier aux cercles mystiques depuis deux siècles, paraît avoir été préparé par une formule de transition due à 'Abd al Qâdir Kîlânî, fondateur de l'ordre des "Kodria" (t 1166). Il nous reste de lui trois "rêves", vastes compositions mentales, visions de plus en plus accentuées, appuyant de plus en plus (comme dans une initiation graduée) sur la justification, et même la glorification, d'al-Hallâj2. Al-Hallâj y est dépeint comme un oiseau enivré, planant au plus haut ciel de l'extase, oublieux de la Loi coranique stricte, jusqu'au moment où un messager divin l'admoneste; c'est, suivant les versions, "l'orfraie du Roi" qui vient le mettre à mort (nO 1, Hîtî), ou une voix intime sommant sa conscience de rendre hommage au Prophète comme s'il était présent (nO2,Bazzâz),ou le "chambellan de l'Effroi" l'invitant à passer outre au rideau de la mort, pour parvenir à la salle de l'union divine (n°g). On remarquera que la seconde recension commence à mettre en scène le Prophète, ce qui prépare l'éclosion du thème définitif. (1) Id., I, 318-320. (2) Hallâj. I, 412-415: II, 764-766

Le thème définitif est mentionné, sous forme impersonnelle et didactique, dès le premier tiers de notre XIIIe siècle, par Najm al-Dîn Râzî, en son mirsad1. Ibn 'Arabî, le premier, en donne une schématisation détaillée2, qu'il nous dit lui avoir été communiquée, en révélation, par le prophète Hoûd, alors qu'il priait dans un mashhad, à Cordoue, vers l'an 1195 probablement. On y voit al-Hallâj incriminé par le Prophète pour avoir dit que le Prophète aurait pu obtenir de Dieu que son intercession pour les grands pécheurs ne fût pas limitée "à ceux de sa nation"3; le Prophète lui objecte le hadith al taqarrob bi'l nawâfil4, et obtient d'al-Hallâj, repentant, qu'il aille se livrer au bras séculier. 'Alî Shâdhilî (t 1256), fondateur des "Chadliya", paraît résumer ce dialogue, dans le récit très bref d'une vision, qu'il aurait obtenue par incubation, dans la mosquée Aqsâ à Jérusalem; vision où Ghazâlî se trouve ensuite glorifié5. Enfin, Jalâl al Dîn Roûmî (t 1273), fondateur des "Mevlévis" ou derviches tourneurs, reprenant le même dialogue dans une vision extatique, le transforme insensiblement; car il nous montre al-Hallâj tenant tête au Prophète, lui déclarant qu'il persiste à se considérer comme f'ayant barre" sur lui, et qu'il choisit, plutôt que de se rétracter, de se livrer, le lendemain, au bourreau6. La comparaison attentive des diverses versions de ces thèmes mystiques conduit à se demander comment ils se sont agrégés en récits continus. Les atomes de folklore qui les composent ne sauraient, en effet, s'être rassemblés sans l'intervention d'un "clinamen" quelconque. Si nous définissons ici largo sensu, "thèmes de folklore", les poncifs anonymes qui constituent le tuf nourricier d'une littérature (comme les proverbes constituent l'arsenal d'une culture populaire), il s'agit de pénétrer le secret de leur formation. Les écrivains mystiques nous disent les avoir conçus sous l'ébranlement d'une commotion mentale, et les considèrent comme leurs propres trouvailles et "révélations" personnelles. Nous constatons, (1) ld., I, 451, n. 5. (2) Id., 1 383. (3) Ce texte incriminé est malaisé à retrouver (lfallâj, II, 747, 861); s'il s'agissait d'un auteur moins érudit qu'Ibn 'Arabî, on pourrait penser qu'il attribue ici à Hallâj, par erreur, une sentence bien connue de Bistâmî (Essai, p. 252,1. 7). (4) Sur ce hadith, voir Essai, p. 227, n. 3. (5) Hallâj, I, 4 4. (6) Aflâkî, trad. Huart. Les saints des derviches tourneurs, I, 258.

d'autre part, identité de certains détails, et parallélisme de structure entre ces ' révélations" et d'autres "thèmes de folklore" déjà mis en circulation avant eux. Qu'en conclure ? Nous dupent-ils, explicitement, par vanité stérile de plagiaire, ou implicitement par réminiscence subconsciente ? Cette dernière hypothèse se recommande de nombreuses observations récentes, dues à des psychophysiologistes : citons seulement le langage "sanscritoïde" parlé par le médium Hélène Smith, si bien scruté dans sa genèse psychologique par Th. Flournoy1 et par Victor Henry dans son mécanisme grammatical2. Un tel dilemme est-il toujours inévitable ? J'inclinerais volontiers à envisager parfois une troisième explication, notamment dans le cas précité des versions parallèles de l'apparition prémonitrice du prophète. Dans une société déterminée, assez stabilisée pour user des mêmes postulats conceptuels permanents durant toute une période donnée, ne se formerat-il pas de volkergedanke en puissance, survivant aux individualités qui en ont conçu les éléments isolément; un "sensorium commune", un "courant de pensée" traditionnel, un arsenal de clichés mentaux, mis à la portée de la méditation d'un chacun, mis en "prise" mentale "directe", sans dépendre forcément de paroles ou d'écrits pour leur transmission. Cette troisième explication suppose, évidemment, une sorte de télépathie s'exerçant en son milieu propre, dans le champ limité d'une atmosphère sociale déterminée, dans telle ou telle ambiance spirituelle. Cela démontré, il resterait encore à définir, comme au moyen âge durant la fameuse querelle sur l'existence propre des idées-archétypes, des universaux, — quel degré d'objectivité on peut assigner à ces chimères collectives, à ces modes, à ces "mythes"3, comme les appelait feu Georges Sorel. Sans confondre, d'ailleurs, avec cette objectivité éventuelle, la réalité définitive, postulée pour les données dernières de l'eschatologie religieuse, —on arriverait ainsi, du moins, à repérer la paroi de contact qui rejoint ce domaine ultime, et inaccessible, au champ sensoriel de la réflexion strictement normale.

(1) Des Indes à la planète Mars, 1900; Nouvelles observations, 1902. (2) Le langage martien, 1901. (3) L'école sociologique de Pareto a retenu ce terme.

LA MEDITATION CORANIQUE ET LES ORIGINES DU LEXIQUE SOUFI (1923) La notion, introduite depuis quelques années déjà en sociologie, de "structure mentale", caractéristique pour un milieu d'une culture déterminée, — est particulièrement importante en histoire religieuse. L'histoire de l'Islam nous donne —spécialement grâce aux mystiques, des documents psychologiques, précieux sur la formation graduelle d'une (Çstructure mentale" originale, issue d'une pratique assidue de certaines règles de dévotion. Le texte coranique est appris par cœur, assimilé graduellement par le croyant, grâce à de fréquentes relectures globales, qui lui permettent d'élucider (qira'a; bi'l istinbât) petit à petit tout le texte sacré, afin d'en vivre, dans sa conduite quotidienne. Il vise en effet à obtenir la perception synthétique et simultanée — d'un ensemble, non pas la connaissance analytique et successive de ses éléments; selon le principe hanbalite fn'oppose pas un verset à l'autre, considère l'ensemble". En Malaisie, Kraemer a relevé la curieuse et expressive métaphore "mâcher" des versets; afin de les "digérer" jusques et y inclus les motashâbihât. Il s'agit, en somme, ici, du procédé connu que, dans la méditation, on appelle la "compositio loci"; on se compose une science imaginaire, en son for intérieur, à peu près comme l'amateur se rejoue mentalement le spectacle qu'il vient de voir, en revenant du théâtre. Ce procédé psychologique n'est pas une "introspection" creuse, c'est un essai de réalisation pratique. Ghazâli, en son monqidh,a décrit en termes définitifs cette opération, cette médication expérimentale, avant-goût de l'expérience sans laquelle l'homme sobre ne saurait connaître que la théorie de l'ivresse, ou le médecin malade que l'idée de la bonne santé. Il naît dès le milieu du Ile siècle de l'hégire, par exemple chez un mystique comme 'Amr-ibn Qays Molaî', lorsqu'il dit préférer le hadîth "En tenant compagnie à mon cœur, je réjouis ainsi mon Seigneur" à 40 solutions de difficultés juridiques. Tandis que les Hanbalites, simplifient le problème de la quêta, ou "oraison liturgique", déclarent sans préciser qu'elle est toujours en quelque manière incréée, à priori,— les Sâlimiyas s'essaieront, à force d'intériorisation du culte, à y rejoindre essentiellement Dieu. Déjà Moslim Khannâs (+ 200 hég.) dit expressivement : "Pour

mieux savourer mon oraison liturgique (versets coraniques),je la récite comme si le Prophète me le lisait; puis comme si c'était l'Ange; puis comme si c'était Dieu même". Mohasibi (t 243 hég.) a laissé un manuel de méditations eschatologiques où ce procédé d'intériorisation est constamment requis; c'est le Kitâb al tawahhom ("tawahhom" ici n'est pas péjoratif; c'est l'effort d'imagination requis pour "composer" la méditation en son cadre); à chaque instant on y trouve cette clausule "ngure-toi maintenant que tu es dans tel état, —au seuil de la mort, etc.". Cet exercice est défini par eux "s'expatrier de soi-même"; ghorbah. C'est une sorte de décentrement mental analogue à celui que les manuels élémentaires d'astronomie requièrent de l'étudiant lorsqu'ils le font passer du système de Ptolémée à Copernic, et renoncer au géocentrisme pour l'héliocentrisme. Hallâdj nous en a donné d'excellents exemples en ses paraboles du "croissant de lune" (in Qor. II, 109), et "du papillon qui se brûle à la flamme" (Tawâsiii, II, 4). Il l'a aussi illustré par une troisième parabole, celle des quatre oiseaux coraniques de la "résurrection spirituelle" (mi'âd 'agli) qui est également utilisée par les qarmates (Ikhwân al safâ). Les "états" mentaux où l'on se transporte suivi par la méditation portent le nom générique de hâl. Mot très remarquable, innové simultanément par les grammairiens pour désigner le temps subjectif (présent historique, futur hypothétique) et par les médecins pour désigner Yétat spécial où le malade se trouve et qu'il leur faut diagnostiquer. Je n'insiste pas ici sur toutes les catégories de ces "états", et leurs noms spéciaux, —me bornant à indiquer ici leur origine expérimentale commune. Et à rappeler que seule une purification mentale préalable permet, selon les maîtres, de les comprendre réellement : "la yamassoho illâ'l motahhàroûn" (Qor. DVI, 78). Là est l'intérêt durable de ces cas de mystique pour l'histoire des religions. Il y prend sur le vif, à l'état naissant, le phénomène de la dogmatisation, la constatation intellectuelle soudaine d'une commotion intérieure nouvelle et incomparable, enregistrée dûment sous un vocable technique spécial. Car cette commotion initiale est intelligible essentiellement; et toute la dignité de la pensée religieuse consiste à en rendre compte. Or toute notre dignité d'hommes est dans la pensée; toute notre science n'a-telle pas pour but de maîtriser de haut l'univers matériel, par l'exercice d'une pensée dont la plénitude le dépasse ? Selon la parole d'une humble musulmane, Râbi'a de Bassora (t 186 hég.), paraphrasant le proverbe "éprouve le voisin avant la demeure, et le compagnon avant le voyage", à propos du bonheur définitif auquel l'homme aspire : "il faut penser au Voisin, avant de penser à la demeure; al djàr, thomma'l dâr".

INTROSPECTION ET RETROSPECTION LE SENTIMENT LITTÉRAIRE DES POÈTES ET L'INSPIRATION PROPREMENT MYSTIQUE; COMMENT ILS S'EXPLICITENT, ET COMMENT LES DIFFÉRENCIER (EN POÉSIE ISLAMIQUE). (1925)

Il existe dans la plupart des littératures une série de documents psychologiques d'un haut intérêt : ce sont les commentaires que les poètes, tant profanes que mystiques ont rédigés sur leurs propres poèmes, en s'efforçant de s'expliquer et de nous expliquer les circonstances de leur composition; on connaît la "vita nova" de Dante, son "convito", et les commentaires de Saint Jean de la Croix sur ses poésies mystiques; la lecture attentive de ces documents nous conduit à serrer d'assez près le problème de l'inspiration : ce qu'il y a de spontané, de neuf, d'inventé, ce qui vient enrichir notre culture intérieure. Il ne s'agit pas dans cette étude d'envisager des plagiats; d'ailleurs pour s'adapter, pour s'assimiler un thème, il faut l'avoir déjà repéré, convoité, être capable d'avance de refaire en soi-même l'expérience mentale d'autrui; afin de la mener à bien : on ne retiendra donc ici que l'émotion originale. Il ne s'agit pas de supposer avec Bastian et Lang que la raison humaine a chez chacun de nous un fonctionnement univoque amenant à l'enfantement des mêmes concepts : il s'agit simplement de réagir en faveur de l'activité propre de l'esprit chez chacun de nous, tous les hommes ne sont pas encore, en dépit des progrès de l'école, des phonographes; et on ne peut juger l'élite d'après la majorité dont les expériences intérieures ne trouvent pour s'expliciter, quelles qu'en soient l'intensité et la réalité, qu'un langage de pacotille. Parmi les poètes, les profanes traduisent en termes discursifs des émotions sensibles, suivant en cela le procès normal de la formation des concepts, tandis que les mystiques sont tenus, suivant leurs propres déclarations, d'expérimenter, et d'apprécier en termes discursifs, une commotion de source supra sensible, une "touche" divine, et cette intuition directe qu'ils ont alors ressentie. Les mystiques ont donc tendance à nous livrer, plaqué et brut, le complexe émotionnel qu'ils ont subi, quitte à tâcher après coup de nous en expliquer le symbolisme2; ils essaient unique(1) l'humanisme et la mystique (Brémond); la muse, et la grâce (Claudel). (2) que Dieu leur fait goûter "en liaison", au sens "composé", non "divin"

ment d'être transparents au pur jaillissement de l'émotion. Les poètes profanes, au contraire, tendent à composer une idole factice de pièces et de morceaux, en surestimant certaines données partielles de leur expérience mentale qu'ils font ainsi rentrer dans le cadre artificiel d'une allégorie de leur invention. Voyons d'ailleurs ce que nous en disent leurs auditeurs et ce qu'ils nous en disent eux-mêmes : Nous avons en effet deux cas de notation de l'émotion poétique, profane ou mystique : d'abord le cas d'illettrés qui ne peuvent ou ne veulent rédiger eux-mêmes; c'est le cas en mystique chrétienne d'une humble paysanne de Westphalie, Anne Catherine Emmerick (t 1824);- on sait en effet, surtout depuis la publication récente du livre critique de Hûmpfner, les caractéristiques mentales de son secrétaire bénévole, Clément Brentano, ce poète curieux de toutes les profanités qu'une visite accidentelle auprès de la stigmatisée de Dülmen convertit à la mystique, sans changer d'ailleurs son style. Hiimpfner, en se fondant sur l'exemple comparatif des carnets de notes et des publications de Brentano relatives aux communications de Catherine Emmerick, a montré qu'il les avait harmonisées, orchestrées, en y interpolant des détails, non-seulement décoratifs, mais structuraux. Le thème, par exemple, de la "fiancée" "Die Braut", dont Catherine Emmerick lui parlait se trouva d'abord représenter, pour Brentano, Louise Hensel, celle qu'il désirait épouser; puis, il crut comprendre davantage celle qu'il écoutait, et vit dans ce terme de"la fiancée" le symbole de l'âme de cette stigmatisée. Enfin dans la notation des dernières visions il comprit que ce thème désignait "l'Eglise". Ces notes en soi trahissent une mise au point graduelle que Hümpfner critique amèrement comme s'il s'agissait de l'élaboration graduelle d'un roman, ou d'une de ces Mârchen où Brentano avait excellé; il est plus simple d'y voir l'effort de la pensée de Brentano cherchant à s'oublier lui-même davantage pour comprendre les répercussions, en lui, de la pensée de celle qu'il avait écoutée.1 Le second cas est celui des poètes lettrés, artistes possédant pour leurs pensées une présentation stylisée, sachant rédiger eux-mêmes. Nous avons leurs confidences sur la composition de leurs oeuvres; ces confidences sont-elles toujours très sûres ? Il peut y avoir quelque parti pris et la rétrospection n'est pas toujours exempte d'artifices; on connaît la célèbre analyse qu'Edgar Poe a donnée des motifs générateurs de son fameux (1) cfr. la question du IV Evangile. Comp. les deux versions de la même vision de Marie des Vallées (t 1656), selon le B. J. Etudes et selon M. Le Pileur.

poème intitulé "Le Corbeau". On connaît aussi par le peintre Gauguin l'idée première de son tableau intitulé "Mane Tupapau". Nous nous en tiendrons ici au domaine que nous avons étudié spécialement, le domaine des poètes musulmans. Au début la poésie islamique arabe recherche purement la notation par rétrospection de ce qui reste de l'émotion lyrique dans l'âme où elle est passée. Les critiques littéraires arabes dont Garcin de Tassy et Ahmad Deif nous ont donné de bons résumés, insistent sur ce point, qu'il s'agisse de vers ou de prose rimée; le poète arabe n'essaie pas de ressusciter l'émotion; il se borne à ressaisir le souvenir tel qu'il traîne, inanimé, dans l'esprit; il ne partage pas l'illusion idolâtrique du poète d'Occident; il contemple par exemple les traces du campement de l'an passé, avec un regret où il n'y a ni sadisme ni désespoir, mais un consentement serein à la volonté divine. Une certaine tendance cependant se fait jour, elle le pousse à sublimer, à immortaliser en idées pures la fraîcheur première du sentiment qui n'est plus. Elle tend à ne plus aimer une personne vivante, mais une idée abstraite. Dans l'histoire si souvent récrite des deux amants bédouins, Madjnoun et Leîla, il est dit qu'à la fin l'amour parfait de Madjnoun pour Leîla doit aboutir à supprimer toute entrevue avec elle. La légende dit en effet que Leîla le croisant sur le chemin et lui demandant de venir un instant s'entretenir avec elle, Madjnoûn lui répondit tout bas "Tais-toi, tu me détournerais de l'amour de Leîla." Cette projection dans l'irréel, du souvenir, de l'émotion passée est facilitée en poésie musulmane par l'importance des rôles qu'y joue l'état de rêve, cet état de concentration, du calme nerveux, du sommeil qui régularise et ralentit la respiration. L'état de rêve est requis en Islam pour ce que l'on appelle canoniquement Ylstikhâra, qui est une source licite d'inventions mentales pour les solutions des cas juridiques; les mo'tazilites ('Allâf) en ont tiré leur notion de la liberté subjective de l'âme. Au début de la qasida classique, le poète arabe emploie les premiers vers à une sorte d'évocation incantatoire, ce qu'on appelle le tashbîb par quoi s'actualise momentanément l'idée pure dans la pensée des auditeurs, où passe, comme une apparition brève, la silhouette d'une personnalisation adorable. La récitation du poème arabe comporte une traduction scènique : les auditeurs sont en demi-cercle, le récitant est au centre avec sa belle voix professionnelle; auprès de lui se trouve l'idole excitatrice,effigie statique ou dansante, jeune fille ou jeune homme qui doit polariser le respect épars alentour, l'admiration ambiante. Y a-t-il là un ressouvenir de certaines théories grecques sur l'amour platonique où l'on considère l'idée de la volupté sans la pratiquer ? Il ne semble pas qu'il y ait eu là un simple emprunt; la théorie porte chez les Arabes un nom,

le nom d'une tribu arabe, la tribu de 'Odhra; le théoricien de cette doctrine, le poète Ibn Dawoud, mort à Bagdad en l'an 9°9 nous a laissé un livre délicat, le kitâb al Zohra. Nous y trouvons précisément des exemples de rétrospection caractérisés : (titre) "La raison tant que dure l'amour est captive; sur eux deux, le désir règne en maître"(chapitre II fin, page 48 du manuscrit). Meryem Asadiya m'a dit : "J'ai entendu une femme de la tribu d'Oqeïl et elle était montée sur son chameau qui passait". "Ils nous ont abreuvé de l'eau d'oubli et tous deux nous avons oublié; que Dieu détruise le bonheur de ceux qui nous ont ainsi abreuvés !" Meryem ajouta : "Je la questionnai sur l'amour dont elle parlait : elle me dit : j'aimais un de mes cousins; certains de nos parents me devinèrent; ils nous donnèrent à boire à tous deux un philtre et chacun de nous a oublié qu'il aimait." (Ibn Dâwoûd) Voilà un état mental fort rare et son mode d'expression est plus ténu que tout ce que nous avons mentionné et mentionnons dans la suite, car pour nous, nous décrivons celui qui a ressenti l'amour avec l'objet aimé, et son amour, même lorsqu'il a oublié cet objet aimé et qu'il se repose d'avoir été maltraité par lui, subsiste et demeure sien de façon permanente; tandis que cette femme avait été forcée d'oublier son amour et voilà qu'elle dit regretter l'amour et non plus seulement le bien-aimé. De même un des poètes de Hodheïl (c'est Ibn Dâwoûd luimême qui se désigne ainsi) a dit : —-Si jamais je t'ai demandé l'étreinte qui eût calmé Mon sang, sache-le, maintenant je me trouve apaisé. —Ah ! N'accomplis pas ta promesse de m'aimer De peur que vienne l'oubli ! —Je veux être avare de mes sanglots — Mieux me plaît d'être privé de toi gardant mon cœur navré, gardant mes yeux noyés Ibn Dâwoûd par ces derniers vers laisse entendre qu'il se refuse la satisfaction de l'amoui, non pas pour éviter la déception charnelle individuelle, mais comme pouvant lui faire oublier l'essence, l'idée même de l'amour, ainsi que le philtre fit à cette femme de la tribu d'Oqeïl. Même ouvrage, chapitre VIII (Titre) "Celui qui aime, reste chaste et se tait et meurt; celui-là est mort martyr.": Quand bien même la chasteté des amants, leur éloignement pour les

souillures et le soin de leur pureté ne seraient pas protégés par les préceptes des lois religieuses et les préjugés des coutumes, certes, ce serait encore le devoir de chacun de rester chaste : afin d'éterniser le désir qui le maîtrise avec le désir qu'il provoque; et Ahmed Ibn Yahya m'a dit ces vers d'Ibn Abi Daygham : —Nous sommes restés tous deux cette nuit, au-delà des tentes de ceux de la tribu sans demeurer parmi eux et sans passer à l'ennemi et nous nous sommes annuités immobiles, tandis que l'ombre tombait, puis la rosée sous un unique manteau, du Yémen, plein de fragrance écartant, à la pensée de Dieu, loin de nous, la folle ardeur de lajeunesse lorsque nos cœurs en nous se prenaient à battre et nous sommes revenus, abreuvés de chaste retenue ayant à peine calmé la soif de l'âme entre nos lèvres Ce poème délicat et trouble et le texte qui précède se réfèrent à un même type d'explicitation de l'émotion lyrique; le cas d'espèce est proposé puis une alternative abstraite en est déduite; on voit avec quel artifice; pour commémorer un événement fugace et irrecouvrable, survenu entre des physionomies individuelles qui s'évanouissent, le poète truque le décor, interpole un thème et pour mieux insinuer l'idée attribue à un tiers hypothétique une composition qui lui est personnelle. Cette mise en scène hasardeuse de l'émotion lyrique a été captée par le syncrétisme indulgent, l'académisme des poètes mystiques postérieurs, notamment par l'école d'Ibn Arabi, mort à Damas en 1240; sous le prétexte qu'il est licite de s'enivrer en rêve de ce que l'on s'interdit de goûter en réalité; ces poètes s'enivrent de délectation morose en contemplant de loin la beauté interdite de jeunes visages adolescents où joue pour eux le reflet de la face divine. Le lieu conventionnel de cette contemplation religieuse n'est pas la mosquée, où l'on ne voit aucun visage puisque tous font face au mur nu de la qibla, mais le deïr, c'est-à-dire le "couvent chrétien", là où les poètes bédouins allaient en secret boire le vin interdit en cette vie aux croyants de l'Islam, avance d'hoirie sur le paradis. Chez ces poètes, le couvent chrétien représente la clôture de la sainteté divine, l'union à Dieu, et les novices remplissant l'office liturgique de diacres, cérémoniaires, acolytes, thuribules, échansons du vin sacré, symbolisent l'apparition adorable du grave visage divin qui resplendira au Jugement dernier, pour les seuls élus, à l'orée du Paradis :

Mais voilà paré de perles en colliers un diacre gracieux Mouvant la traîne de sa robe avec grave décence (Shoshtarî) On devine les côtés suspects et les dangers de ce genre d'émotion lyrique qui s'est insinué en poésie musulmane à la faveur de versets du Coran sur les échansons,masculins et féminins du Paradis,les Ghilman et les Houris. Asin Palacios a cru pouvoir démontrer que la Houri musulmane de ces poètes mystiques était l'origine première de la "Béatrice" Dantesque1. L'extrait commenté que nous allons donner des poèmes d'Ibn Arabi où Asin Palacios a cru trouver confirmation de cette hypothèse la remettra au point; il s'agit du commentaire intitulé Dhakhaïr, rédigé à Alep en 1219 où Ibn Arabi se commentant lui-même, prétendit expliquer la genèse de ces poèmes d'amour mystique intitulés Tardjoman al Ashwâq, écrits à la Mekke en 1218. (1er vers) 2—Ah ! Puissé-je apprendre si elles ont su quel cœur elles ont asservi" A quoi sa Béatrice, Nizâm, fille de Makin ad Din, rencontrée par lui durant le pèlerinage rituel, auprès de la pierre noire, à la Mecque, la nuit, lui répond par cette critique : "Tout serf n'est-il pas connu de son maître ? " (2ème vers) "Ah ! si mon cœur savait vers quelle passe montagneuse elles s'en sont allées" Et la jeune fille le critiquant remarque : "C'est désirer l'impossible !" (3ème vers) "Penses-tu qu'elles sont sauves ou bien penses-tu qu'elles sont mortes?" La critique : Elles sont sauves, mais toi, n'es-tu pas perdu ? (4ème vers) "Les pauvres amoureux s'égarent et finissent par sombrer dans le doute". La critique : Puisque l'amour les égare, comment font-ils pour s'en rendre compte ? (1) Escatologia, p. 14, 91. (2) trad. Nicholson p. 14-15, 48.

Dans son commentaire Ibn Arabi nous explique ce petit poème : "elles" représentent les perfections divines "quel cœur" désigne le cœur du prophète (il n'ose pas dire "le mien") "passe montagneuse" désigne le chemin par lequel les perfections divines ont été visiter un autre cœur que le sien. "elles" n'existent (3ème vers) que dans celui qui les conçoit. Est-il lui vraiment vivant ? (4ème vers) L'amoureux voudrait sentir qu'il est d'accord avec son Bien-aimé et il veut se confondre avec lui, ce qui est contradictoire. Ce poème est un reflet de la perplexité essentielle qui est au fond de la pensée moniste d'Ibn Arabi. On connaît son distique : —Le Seigneur est serf et le serf est seigneur Ah ! Puissé-je apprendre un jour lequel des deux est l'obligé ? Dans le poème qui précède, on remarquera la duplicité, au sens étymologique du terme, du commentaire que l'auteur fait de sa propre composition, les circonstances imaginaires de sa genèse, l'explication dogmatique rassurante; on sent vraiment ici que l'histoire des faits n'est pas conforme à la généalogie des idées. Cette esthétique suprême, cette surestimation savante de l'émotion primitive, ranimée pour les auditeurs durant la récitation du poème, grâce à un cadre concerté, en le galvanisant au moyen d'excitants visuels ou musicaux; n'est-elle pas au fond un paradis aussi artificiel que celui d'un mangeur d'opium ? Fait-elle réaliser, renaître la commotion primitive dans sa réalité ? C'est bien douteux. C'est elle également que nous retrouvons au fond des étranges plaintes de Satan, dans l'ouvrage de Al Halladj intitulé "Tâsîn al Azal"; cet ouvrage, qui a fait une profonde impression sur les mystiques après lui, contient en termes extrêmement concertés, de prose et de vers, les plaintes de Satan : qui se dit supplicié par Dieu pour avoir obstinément aimé l'idée pure de la divinité contrairement à l'ordre divin. Il me semble que les premiers mystiquesmusulmans3dans leurs courts poèmes nous donnent des documents infiniment plus vrais, intéressant l'origine même du langage, la survie même de cette "pensée de l'homme (1) Satan entend posséder l'idée pure de Dieu, hors de l'acte de Dieu, jouir dela vérité, sans la pratiquer. (2) éd. Baruzi, p. 17. (3) qui détestent les poètes profanes (que le Qorân excommunie comme des "sorciers")

qui vaut plus que l'univers entier", selon l'aphorisme de St Jean de la Croix. Le mot pour eux n'est pas le décalque d'une silhouette, ni le squelette d'un concept; c'est une allusion à une réalité spirituelle, recouvrable grâce à une règle de vie purificatrice. Passant sur les premiers essais poétiques sincères des mystiques musulmans, Aboul 'Atahia dont le style uni rappelle avec beaucoup d'autres traits le style de Verlaine ' sceptique et léger", passant sur Antaki et Yahya Razi, où la technicité commence à poindre, nous nous arrêterons à un cas extrême, à El Halladj exécuté à Bagdad en 922; sur une sentence juridique précisément rendue par cet Ibn Dâwoûd, ce jurisconsulte et poète platonicien dont nous avons cité plus haut les délicats poèmes. AkhbâralHalladj, (No. 36bis)J'ai entendu El Halladj au souq de Bagdad qui disait : Oh ! gens du Souq, arrachez-moi à Dieu ! car il ne me laisse pas mon 'moi" dont il a fait son intime et il ne m'enlève pas à mon "moi" pour que j'en sois délivré; et c'est là comme une agacerie amoureuse, plus que je n'en puis supporter" (vers) : "J'étreins de tout mon être tout ton amour, ô ma sainteté ! "Tu me mets à nu comme si tu étais dans mon âme "je retourne mon cœur parmi ce qui n'est pas toi et je ne vois "en eux, qu'éloignement de moi pour eux et intimité de toi pour moi ! "Hélas me voilà dans la prison de la vie, privé de ton intimité "Arrache-moi vers toi hors de la prison." Id. (No. 52) Je lui dis : "Comment est la route qui mène à Dieu ? — Il n'est de route qu'entre deux et ici il n'y a plus personne avec moi Je lui ai dit : Explique ! — Celui qui ne saisit pas nos allusions ne saurait être guidé par nos explications. Et il récita (vers) : —Ah! Est-ce moi, est-ce toi ? Cela ferait deux Dieux... — Loin de moi, loin de moi la pensée d'affirmer "deux" ! — Il y a une ipséité tienne, en Tes grâces reçue, pour toujours,

— Mon tout, par dessus toutes choses, s'équivoque d'un double visage —Ah ! où est ton essence, hors de moi pour que j'y voie clair... — Mais déjà monessence s'élucide, au point qu'elle n'a plus de lieu —Où retrouver cette touche divine qui t'attestait, ô mon espoir ! —Au fond du cœur ou bien au fond de l'œil ? —Entre moi et toi il y a un "c'est moi" qui me tourmente, —Ah ! enlève par ton ' c'est moi", mon "c'est moi" hors d'entre nous deux." Observons qu'ici comme dans le récitatif de l'épopée populaire arabe où l'originalité de l'émotion initiale est respectée, le résumé narratif en prose vient précéder la récitatif passionnel en vers. Evidemment on peut dire que dans ces textes d'El Halladj les vers ont été plaqués postérieurement, ou bien que les vers cités par El Halladj pour commenter son émotion ont été empruntés par lui sans qu'il le dise à un poète antérieur. Il n'en reste pas moins que les circonstances d'abord sont posées, avec le cadre de la rencontre, puis vient le chant, le psaume, l'assomption à l'objet aimé. Comme dans la chante-fable des primitifs, l'intérêt se déplace, le décor artistique se dénude et perd ses attraits; la rime seule subsiste qui permet aux vers d'universaliser cette notation individualiste, cette modulation personnelle de la musique intérieure; le schème logique se condense et sa gradation s'estompe; on ne sent plus et on n'apprend plus, on devient. Dans sa confession philosophique Ghazali passant à l'étude des mystiques observe : ''Ici, lire ne suffit plus, il faut expérimenter soi-même" Cette expérience n'est pas reconnue par tout le monde; on connaît le grief des artistes contre les mystiques auxquels ils reprochent de vouloir se noyer dans la mer; on connaît aussi le grief des savants contre les mystiques : ils font allusion à l'ineffable, ce qui est inadéquat. Un dernier texte d'El Halladj nous permet de serrer davantage : sur "Qorân II, 109 : "Où que vous vous tourniez, c'est face à Dieu" "Telle est, commente El Halladj, l'image de l'apparition de Dieu à sa création; comme la lune, dont le premier croissant, visible pour toutes les contrées, est occulté par les traits de repérage et les indices d'orientation (il y a ici un jeu de mots, ces deux derniers termes signifient également, en logique, les "descriptions imparfaites" et les "indications tra-

ditionnelles"). Qu'ils s'enlèvent, ces repères; c'est la néoménie divine alors qui regardera par notre œil; elle ne sera plus pour nous celle qui est regardée". On voit à quel décentrement mental le poète mystique entend mener son auditeur, comme Copernic voulant faire évader son lecteur du géocentrisme de Ptolémée. Il s'agit d'une composition du lieu construite autour d'un axe nouveau par gauchissement du lexique; tous ne l'accepteront pas; il faut consentir pour comprendre, admettre une convention initiale, supposer le problème résolu. Le mystique essaie ainsi de nous faire retrouver la commotion initiale que son cœur a enregistrée; on sait en effet quelle est l'importance, pour les mystiques, du cœur, aux oscillations régulières; le continuel rebroussement sur place des pulsations, l'incessant retour au temps fournit la seule base constructrice pour l'unité mentale de la personne, le rythme pour son temps, la trame historique pour sa vie. C'est dans le cœur que s'insère la commotion, comme une blessure où le mystique croit trouver une intervention de l'être transcendant; ces commotions de plus en plus intelligibles peuvent se grouper en séries croissantes : allant jusqu'au "déplacement" de la conscience, ce que les mystiques musulmans appellent le shath. Elle ne nous font pas quitter tout travail; elles nous font quitter la considération de nos propres œuvres en nous livrant à la contemplation de Celui pour qui nous travaillons; c'est l'offre d'un échange, d'une interversion amoureuse des rôles, l'investiture du "je" divin autorisant à la prédication légitime de la phrase. Les poèmes mystiques ne permettent évidemment pas à celui qui les lit de réaliser à nouveau ce décentrement mental dont l'auteur prétend avoir été le théâtre lors de la commotion. Il remarque simplement qu'il est décelé par le gauchissement anagogique intentionnel de termes usuels plutôt que par l'invention de termes nouveaux, et que le vrai mystique est caractérisé par l'acceptation de plus en plus large et inconditionnée de l'humilité, de l'abjection, de la souffrance, comme venant de Dieu.1 Dans ces derniers textes, la puissance expressive de la langue arabe atteint, mise au service d'une pensée véhémente, une forme tout à fait arrêtée et fixe, 'comme le tracé du cercle qui enclot l'œil." Ils circonscrivent, ainsi, le problème de l'inspiration d'une parole humaine; comme on (1) Il n'existe évidemment pas de science toute faite permettant de diagnostiquer rigoureusement la sincérité d'intention; mais il y a des repères guidant notre appréciation (cfr. les manuels de direction spirituelle).

dit d'un article de journal, qu'il est "inspiré", quand, à travers la personnalité apparente dusignataire, quis'efface, l'intention d'une autre personnalité, maîtresse, celle-là, filtre. Notre attention, aussitôt, se détache dela lettre du message, de son dispositif, de son motif occasionnel; nous ne lui demandons plus de rien nous apprendre de nouveau, de façon discursive, sur les événements, sur ce qui périt; nous ne savons même pas s'il nous "révèlera" forcément quelque chose de neufsur cette personnalité inconnue, inattendue dont la volonté s'y affirme. Notre attention est simplement transférée vers Lui, confrontée avec Dieu, présent et vivant, par un mouvement anagogique qui nous libère du créé. Le gauchissement concerté de la phrase, en survolant son objet apparent dont elle se détache, amincit progressivement la personnalité de son sujet provisoire. A la limite extrême, atteinte dans deux ou trois incidentes décisives, intermittences libératrices, l'objet transcendant et unique, le seul Réel, Dieu, est affirmé brusquement au lecteur comme prochainement concevable, comme l'Intelligible par excellence; tandis que, simultanément, le "je" humain du sujet normal de la phrase, s'esquive, devant un autre "Je", divin, qui se démasque; avant-goût de la confrontation finale, inévitable, et d'un Jugement Dernier.

TROIS MYSTIQUES MUSULMANS SHOSHTARI, AHMAD GHAZALI ET NIYAZI MISRI (1925) Note. —Les œuvres de ces trois auteurs sont encore presque entièrement inédites; seul le texte correspondant ici au NoIII parut naguère en Orient, dans des lithographies maintenant fort peu accessibles; aussi pensons-nous en insérer bientôt plusieurs extraits dans un Recueil d'ensemble de textes inédits ou rares, composé pour la commodité des orientalistes islamisants que l'histoire des idées mystiques intéresse. J'ai établi la traduction du texte arabe No. I, après avoir collationné deux manuscrits anciens de collections privées, à Damas. Quant à ma traduction du texte No II, dont l'original arabe est perdu et la version persane conservée dans un manuscrit unique, —et du texte No III, lithographié en turc à Constantinople et étudié en Novembre 1915 avec le mufti Mehmet Effendi, dans l'île de Ténédos, —je remercie MM. J. Deny, H. Massé et A. M. Kasim, pour les précisions d'ordre philologique qu'elle leur doit.

1 SHOSHTARI Poète mystique andalou, né à Guadix, vers 1203, il vécut d'abord au Maroc, voyagea longtemps en Orient, où il mourut, à Damiette, en 1269. 'Ali Shoshtari a laissé de courts poèmes en dialecte vulgaire, d'une notation poignante et d'une métrique toute moderne, sur lesquels, de suite, des mélodies furent innovées. Elles sont, encore aujourd'hui, chantées, pour déclencher "l'extase", au début des séances initiatiques, dans les couvents des Chadeliya, en Syrie. Sous l'influence d'un philosophe original et tourmenté, Ibn Sab'in, Shoshtari a rédigé aussi de longues qassida didactiques sur des mètres purement classiques.

SHATKH MIN ARD MIKNAS.. (Début). Un cheikh du pays de Meknès A travers les souks va chantant : "Qu'est-ce que me réclament les hommes, Et qu'est-ce queje leur réclame, moi ?" "Que dois-je, ami, à toutes les créatures, Quand Lui, que nous aimons, c'est le Créateur, le Provident Ne medis plus,fils, un mot, saufsi tu te crois véridique Note ce queje dis, prends unpapier, Ecris mot à mot, sous ma dictée : "Qu'est-ce que me réclament les hommes, Et qu'est-ce que je leur réclame, moi?" "Parole claire, n'impliquant pas d'ambages Que peut réclamer personne à personne? Saisissez l'allusion Regardez ma vieillesse, mon bâton, ma sébile, Telj'ai vécu à Fès, Et tel je vis ici : "Qîi'est-ce que me réclament les hommes, Et qu'est-ce que je leur réclame, moi?" Rien ne vaut sa parole, pénétrant aufond des souks Tu vois les gens des boutiques qui le secouent, avec Sa sébile à son cou, ses béquilles, et ses mèches rebelles. Ah ! c'est un cheïkh bâti sur le rocher, Comme tout bâtiment que Dieu même bâtit. "Qu'est-ce que me réclament les hommes, Et qu'est-ce que je leur réclame, moi?" II AHMAD GHAZALI Prédicateur, et directeur d'âmes : né à Toûs (Perse), il mourut à Qazvîn en 1126; c'est à Bagdad que ses sermons, en arabe, eurent le plus de retentissement. C'est lui qui détermina chez son frère aîné, Mohammad

Ghazali, l'illustre théologien que notre Moyen Age appellera "Algazel", —cette crise de conversion momentanée à la vie solitaire dont sa célèbre "Confession philosophique" nous a laissé le récit. Sans qu'il ait réussi à lui communiquer, remarquera Djelal Roumi, le fondateur des Derviches tourneurs de Qonié, "un atome" de cet amour dont il brûlait : amour pur, désir dédaigneux de toute consolation, exprimé dans ses ardents ouvrages en prose que son élèvepréféré, 'Ayn al Qodat Hamadhani, traduisit en persan; ce qui le fit périr, tout jeune, martyr de leur commune doctrine. SAWANIH AL'OSHSHAQ; LES INTUITIONS DES AMANTS (Chapitre détaché : sur la volatilisation de la souffrance par l'amour) : "Ce poids (doluoureux) que doit tirer la forme (corporelle) de l'amant, —c'est là le levier qui doit l'enlever vers l'idée (essentielle) del'Aimé. Et le verset "Nous leur avons donné à porter l'amâna..." (Qor. XXXIII, 72) typifie ce mystère. 0 ami ! Dans l'état de contemplation, et vu son intensité, quel que soit le fardeau qui viendra peser sur l'amant, l'amant va le soulever, sans en détourner sa tête; car il s'enivre du breuvage de la contemplation; et, tant que dure cette ivresse, ce poids (si douloureux soit-il) n'a pas le pouvoir de le tuer : ce serait contre la volonté de l'Aimé. Sur l'ordre d'impies égarés, des gens, un jour de tumulte, à Bagdad, frappèrent de mille coups de fouet un amant enivré; mais il ne se rétractait pas, et son espoir alla au But. Comme on le questionnait sur cet état, il dit : "Mon Aimé m'est présent, et c'est la force de cette contemplation qui me donne cette endurance". A cet unique d'entre les larrons, ils retirèrent alors main et pied, sans qu'il le sût. Et quelqu'un venant à lui, le trouva, ainsi (mutilé), qui souriait d'un beau sourire; et il lui dit : "Quel charme a donc ceci ? —Sije suis charmé, pourquoi t'en étonner ? Mon Aimé m'est présent, mon Père me regarde de l'œil de la grâce, la force de sa contemplation m'a conquis et l'intensité de son apparition me cache à moi-même : Il se prépare à me tuer, —mais en Luije suis extasié(1) (i) Ce distique, quelques pages plusloin estexplicitementattribué àHalladj parAhmad Ghazali : "Al'heure où son Bien-Aimé a déployé le tapis de l'exécution, et où l'amant va mourir, Sa beauté l'extasie et il s'écrie : Il seprépare à metuer..." Cette entrée en scène déjà légendaire du "martyr deBagdad", du "saint" par excellence du mysticisme musulman, était à souligner.

Dans cegeste où Il tire son épée, - ah ! quelle beauté /" Cette idée, que typifie le verset (où le pharaon s'écrie) : "Coupezleur mains et pieds, en sens alterné" (Qor. XX, 74), s'énonce avec la réponse (sur les lèvres des condamnés) : "Fais donc ton office !" (Qor. XX, 73). Cette exigence pesant sur l'intention du novice est si grande, et il désire la gloire de Dieu à tel point, que son organismemétaphorique (corporel) s'efface, et que son organisme réel (spirituel) apparaît; et que la parole "en Moi il entend et voit, il marche et il parle" se réalise. C'est seulement par le goût (du dedans) qu'on peut comprendre cela. C'est ici que s'ouvre la route de la Réalité. Mais celui-là, qui trempe encore la frange de son manteau dans sa propre personnalité, où peut-il donc avancer ? III NIYAZI MISRI Poète mystique turc, il fonda à Brousse une réforme de l'ordre religieux des Khelvetiya; il vint à Andrinople à la tête de ses disciples, pour reprocher publiquement au sultan Ahmad II les désordres des mœurs de sa cour, et lui promettre au nom de Dieu la victoire sur les infidèles, au cas où il s'amenderait. Le Gouvernement Ottoman qui poursuivait alors, depuis trente ans, la dissolution de la plupart des congrégations musulmanes existantes, finit par exiler Niyazi Misri dans l'île de Lemnos, où il mourut, toujours banni, en 1693. DEVR IDUP GELDIM DJIHANE... Tournantencercleje suisvenuaumonde,pourquedenouveauj'y retourne. y ai habité lepalais de ce corps, qu'il soit renversé et détruit; Après avoir voguésur la mer omanienne de l'esprit dans la barque matérielle de mon [corps, Sur le rivage, que ce mien corps aille se consumer en humus; Que cette matière de mon existence, arrachée avec l'herbe "comme de la laine" Et ventilée aux six rumbs de l'espace devienne une esplanade illimitée. Qiie, des quatre côtés, feu, air, eau et terre surgissant Réannexant mon moi, fassent de cet être leur butin. De la matière de ma composition, que les trente-deux consonnes ressorten Et, leur point initial, maconscience, redeviendra la gangue dujoyau unique et total. L'intégralité des pensées, quej'ai éprouvées ressusciteront pour ces Assises

Où tout se lèvera de nouveau comme à la venue du printemps ! "Jour où seront mises à nu les consciences /" Jour où chaque penser revêtira uneforme ! Que deplantes alors et d'animauxy feront notre étonnement! Qu'à ma tombe les amis, venant, se souviennent de mes intuitions, Et celui qui ensut uney sera saisi dedésir et d'extase1 Lecteur, de ce Niyazi que le monde d'ici-bas consterne Si tu lis les paroles, —son secret te deviendrafamilier.

(i) Visitant Kastro dans l'île de Lemnos à mon retour de Sedd ul Bahr, le 27 Janvier 1916,je rappelais ces deux vers à l'imam de la mosquée; il me mena alors au chevet de la tombe de Niyazi, et je vis qu'on les y avait gravés.

L'EXPERIENCE MYSTIQUE ET LES MODES DE STYLISATION LITTERAIRE (1927) Quelle valeur exacte, quelle crédibilité, quel genre de réalité convient-il d'accorder aux données expérimentales que nous fournit la littérature mystique? La mise en ordre de ce problème m'a préoccupé bien des années, —où il me fallait lutter pour faire saisir à plusieurs, ethnologues, linguistes, sociologues, psychologues, l'importance exceptionnelle à tous égards des textes mystiques dans l'histoire des religions^Cependant il est ici-bas quelque chose de plus amer qu'être déçu, c'est d'être exaucé, disait Claudel. Et certes, si l'indifférence des milieux scientifiques d'avant-guerre pour la mystique pouvait peiner, combien plus pénible est aujourd'hui l'engouement nouveau d'un public cultivé pour une documentation pseudo-mystique de littérateurs. "Dieu et moi, Dieu et mon mari, mon fils, mon frère et mes amis", voilà les titres que des éditeurs recherchent désormais pour des lancements sensationnels. Et, en attendant que des quotidiens enregistrent régulièrement la cotation des extases à la bourse des valeurs, on voit apparaître déjà dans certains périodiques de navrantes variations littéraires sur un amour de Dieu qui ressemble par trop à l'amour des feuilletons et des cinémas. "On n'aime plus Dieu quand on le respecte", déclarait non sans ironie un récent commentateur d'Eckhart. Est-ce vraiment aimer Dieu, ressentir en son être la visitation bienheureuse de sa transcendance et de sa gloire, que se complaire en cet exhibitionnisme affectif ? Remarquons d'ailleurs, en passant, que les effusions mystiques, pour être un des aspects de la vie religieuse, ne sauraient prétendre absorber tous les autres1. Et le souvenir me revient de mon premier contact avec ces études, il y aura bientôt vingt ans; sortant d'une épreuve décisive où la leçon divine de l'instant présent m'avait atteint en plein cœur, je m'étais résigné à achever, coûte que coûte, la composition scientifique d'une biographie difficile, abordée par fantaisie en marge de mon travail professionnel d'alors : celle d'un mystique arabe, un musulman, al Hallâdj, qu'un hasard singulier avait mis sur mon chemin. Estimant qu'une vie significative, une expérience humaine totale, où des allusions substantielles étaient (1) Cette étude fait la matière d'une conférence donnée le 21 fëvrier 1927 à l'Université de Louvain.

proférées, alliées à des exemples d'héroïsme, dans une mise en scène divinement concertée, pouvait faire poindre chez d'autres le désir et le secret d'une sublimation réelle de notre misère commune; et qu'il n'y avait pas de plus haute leçon à léguer. Je n'ai pas changé d'avis; mais il me reste à marquer, en reconsidérant les étapes franchies, quelles limitations, quelles précisions, commande un tel sujet. C'est par l'étude de la philologie sémitique que j'avais été amené à examiner de près des textes vraiment mystiques. Passant de l'hébreu à l'arabe, pour étudier le Qor'ân, je fus surpris de voir avec quelle netteté croissante les langues sémitiques, l'arabe surtout, tendaient à différencier l'une de l'autre, dans leur mode de présentation verbale, la révélation religieuse de l'inspiration poétique, la prière de la poésie, la mystique de la littérature. Cette différenciation, si faible dans nos langues aryennes, langues d'idolâtres, simples substitués aux héritiers de la promesse révélée, atteignait là sa plus forte acuité. Elle repérait, je le compris plus tard, la disjonction, non pas seulement de la réalité et de la fiction dans l'esprit qui doute, ou de l'âme et du corps dans la conscience qui agonise, mais celle de la nature et de la grâce dans la créature qui a péché. Sans souscrire complètement aux excommunications du Qor'ân, contre les poètes, qualifiés de menteurs ou de possédés,—il convient d'affirmer énergiquement pour commencer, et c'est aux langues sémitiques que je dois de l'avoir compris, la distance infinie qui sépare la nature de la grâce. D'où vous pouvez aisément inférer, sans que j'y insiste, que je souhaiterais également voir isoler davantage, en théorie, le monde idéal des possibles d'avec les vivantes réalités immatérielles, la poésie pure d'avec l'oraison la plus rudimentaire, et même la méditation active d'avec la moindre contemplation infuse. Je n'y songeais pas, alors, mais il se fit un clivage, désormais, dans mes goûts pour la littérature arabe; et, m'écartant des délicatesses toutes profanes qui m'avaient d'abord charmé, certaines phrases m'attirèrent et me retinrent, par un accent, une force d'expression, non plus littéraire, mais supra-littéraire, une allusion instigatrice : des vers qui me faisaient oublier la prison des règles de métrique et de rhétorique, des proses qui libéraient, et c'est là leur mission philosophique essentielle, la pensée des convenances syntactiques usuelles et des cadences. Je pressentis qu'ici se trouvait, dans la spécificité de ces textes qu'on me dit être "mystiques", la clef, non pas tant des origines, mais des fins dernières du langage, qui n'est pas un simple outil commercial, un jouet esthétique, ou un moulin à idées, mais qui peut faire accéder au Réel, car il recèle un sens "anagogique", un harpon destiné à tirer l'âme à Dieu : pour sa liesse ou son dam. Et j'encourus sans remords les reproches de

plusieurs confrères arabisants, hostiles à ces auteurs ' excentriques" dont les phrases, exaspérantes pour des grammairiens, se trouvent gauchir si savamment le sens des mots et la coupe des propositions, afin d'enlever comme avec des ailes le lecteur hors de ses repères coutumiers. Je remarquai bientôt que l'intensité de leur accent ne provenait pas forcément de raffinements dans la technicité, d'innovations de lexique ou de syntaxe, mais paraissait issue d'une commotion initiale suprasensible. Cesauteurs, à la différence des autres, étaient "contraints" de parler, comme s'ils avaient un message à communiquer. Il sied d'ailleurs de citer ici, à défaut de tels passages des "Psaumes" qui eussent été plus appropriés pour un public de Chrétienté, quelques-unes de ces sentences de mystiques musulmans arabes, d'un dessin sèchement linéaire : "Quel souvenir ! pour qui a là un cœur, et sait prêter attention : quand il a vu1"1. "Une erreur : de prononciation, ou de conduite ?" "Pense au Voisin, d'abord; ensuite à la maison." (il s'agit duParadis.) "La mort, c'est la pierre de touche des croyants." "Si la douleur te dure, fais-t'en une amie2." Certaines sentences, plus outrancières, essayaient de saisir et de situer, non sans rétrospection, la commotion même de la touche divine, ce qu'ils appelaient le Shath, dans le décentrement mental du sujet, d'enregistrer l'échange du "je" humain avec le "je" divin : «T'invoquerais-Je : "C'est Toi", si Tu ne m'avais appelé : "C'est Moi" ? "Entre moiet Toi, il traîne encoreun"c'est moi" qui metourmente; ah ! enlève, par ton "c'est Moi", mon "c'est moi" d'entre nous deux !" "La route qui mèneà Dieu ? —Il n'est de route qu'entre deux, tandis qu'ici, chez Moi, il n'y a plus personne3." D'autres sentences, elles, me montraient les mystiques glissant vers le niveau des littérateurs, savourant leurs oraisons pour les autres, orchestrant leurs expériences passées afin de persuader un public, préparant leurs effets, harmonieux, oratoires : ' 'L'endurance, c'est rester en cible auxflèches de l'adversité; —c'est garder ses braises ardentes sous les cendres du destin." (1) Qor'ân, L, 36. (2) Ibn Edhem, Râbia, Mohâsibî, Hallâdj. (3) Hallâdj.

"[Prier vocalement ?]" "— La chambre où Te voici n'a plus besoin deflambeaux!" "C'est Lui, l'amour : soumets-toi donc dufond du coeur : aimer n'est point chose aisée; —nul ne choisira d'en souffrir, s'il est sensé. u - Et vis isolé, car l'amour a pour seul repos la fatigue, —pour début la langueur, et pour terme la mort..." " Mon cœurmerépète que Tu seras monmeurtrier; —monâmeest ta rançon, Tu l'as bien su, vas-Tu l'oublier ?" fr Un remède,je l'ai cherché, pour ma souffrance, —alors que ma souffrance était, en moi, le remède. " Une preuve, je l'ai cherchée, pour mon origine, — alors que mon origine était, en moi, cette preuveV Chez d'autres, le souci d'esthétique corrodait la structure même des symboles, au point d'en détendre le ressort, l'élan proprement mystique; instituant et perpétuant une équivoque verbale entre l'amour sacré et l'amour profane. Sous prétexte de restituer à Dieu une monnaie égarée portant son effigie, on appliquait à l'union mystique des poèmes notoirement profanes. Un quatrain sur la prière nocturne chantait l'intimité de la nuit, propice aux colloques des amoureux, où toute porte est close, "sauf la porte du Bien-aimé". Plusieurs, pour entrer en "extase" à volonté, j disaient surprendre uniformément la voix même de Dieu dans les sons ! les plus fortuits, cri d'un marchand ambulant, roucoulement d'une colombe, aboiement d'un chien. Là, il m'était aisé de reconnaître dans ces vaines, tendresses, dégénérescences idéalistes du réalisme mystique, l'intrusion d'un thème purement littéraire, cet amour courtois, hobb'odhrî, qui m'avait un instant séduit en arabe, par ressouvenir du platonisme grec dont il procède, et du "dolce stil nuovo" médiéval auquel il a conduit, mais que la découverte de vrais auteurs mystiques m'avait vite fait délaisser : ouvrages romanesques de l'école zahirite, notamment d'Ibn Dawoûd, inventant un philtre, un népenthès "qui fait oublier l'amour lui-même, et non plus seulement le bien-aimé", ou déclarant "ne plus vouloir entrer à la mosquée par la porte des Libraires" depuis qu'un matin son passage y avait interrompu un dialogue entre deux amis. Je ne puis m'attarder à la critique du platonisme, je ne le cite ici que pour en différencier les aspirations, même chez les néoplatoniciens, d'avec la mystique intégrale. Le platonisme naît d'une crise culturelle qui n'est (i) Mohâsibî, Ibn al Fârid (en arabe); Niyâzî (en turc).

pas particulière à l'hellénisme, mais éclate en toute civilisation dépassant son apogée; les âmes nobles et délicates, désenchantées par les déceptions de la vie, dont elles ne veulent plus souffrir, exténuent leurs émotions, se détachent de la réalité, se réfugient dans les idées pures, surestiment ambitieusement l'abstraction intellectuelle, afin de la savourer pour elle-même : et c'est la projection, dans les nuées, d'une échelle de termes irréels : sous prétexte de ravir le Réel, on n'obtient, en la gravissant, qu'un "illusoire dépassement" de tout contenu de pensée. C'est l'ébauche avortée d'un aveu d'impuissance, où la partie spirituelle de la nature humaine, hésitant à prier pour obtenir le secours de la grâce, sesatisfait finalement du désir du ciel, sans Dieu. La beauté ambiguë et déconcertante, mystérieuse, et peut-être symbolique, de l'idéalisme ainsi transcendantalisé, apparaît aussi chez divers gnostiques et dans plusieurs théories hindoues d'ascèse intellectuelle; et, là non plus, elle ne saurait passer pour pleinement mystique. Cela dit, sans nier que pratiquement la nature et la grâce ne soient parfois si étroitement unies qu'on ne puisse les confondre chez des âmes droites qui ne savent pas s'exprimer. La sève secrète de la grâce s'insinue dans la nature, pour la vivifier, suivant des voies bien cachées. La sainteté deJésus, qui est aussi le typede l'union mystique des volontés, a été devinée et encensée, lors de sa naissance et lors de sa mort, par des visiteurs silencieux venus de bien loin, des mages païens, et une myrophore pénitente. Je voudrais maintenant, —avant d'aborder des textes chrétiens1 et sans essayer de deviner comment les symboles naissent dans l'âme en état de grâce, —examiner une à une les conditions auxquelles la langue des mystiques doit se soumettre dès qu'elle se trouve exprimer —et ils le veulent toujours —ce qu'ils ont ressenti, de manière à nous le faire saisir. Ils voudraient crier, telle quelle, la venue si simple de la touche divine qui les a substantiellement blessés; et, comme elle est essentiellement intelligible, les onomatopées ne peuvent leur servir; ils se sentent tenus d'apprécier, approximativement et inadéquatement, en termes discursifs et complexes, une commotion indiciblement simple et directe. Ils sont désarmés. Leurs réactions verbales, déjà démunies de leurs ressources normales en face d'émotions de source humaine, seront, ici, encore plus déconcertées et maladroitement personnelles. Et, plus ils seront sincères, plus elles porteront la marque de leur extraction native, le chiffre étroitement individuel et borné de leur éducation première : imagerie quattrocentiste des visions (1) Le problème n'est pas traité, ici, de la possibilité d'une expérience mystique totale hors de l'appartenance visible au "corps de l'Eglise du Christ".

de sainte Françoise Romaine, technique littéraire à la Garcilaso de la Vega chez saint Jean de la Croix, bestiaire symbolique de saint François de Sales, art poétique de petite bourgeoisie lexovienne chez sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus. En dépit de l'agacement qu'il cause à l'artiste, et de la déception qu'il procure au philosophe, cet accent de patoisant, ce récitatif d'écolier, cette gangue de terroir, est un précieux critère d'authenticité pour les documents mystiques qu'il conserve. Plus la commotion a été réelle, plus s'accusent aux yeux du mystique les linéaments du paysage où elle s'est produite, le lieu désormais inoubliable de cette rencontre inouïe. Cela peut aller jusqu'à des méprises innocentes, ingénument avouées : depuis Madeleine, pleurant au Jardin, jusqu'à Marguerite Ebner, Catherine Daniélou, ou le curé d'Ars, lorsqu'il leur arrive de confondre un interlocuteur surnaturel avec un passant ordinaire, ou un objet inanimé, auprès d'eux. A l'état naissant, les confidences des mystiques présentent donc un comportement particulièrement volubile et instable; recueillies et transmises telles quelles, elles seraient aussi inintelligibles qu'illisibles, d'autant qu'un texte brut ne livre ni le geste, ni l'intonation, ni le cadre qui l'expliciteraient. Elles ne pourront être mises à notre portée qu'après avoir été mûries, assimilées, retouchées, en plusieuis opérations successives1, qui nous amènent au cœur de notre sujet. Ils ne s'en souvinrent que plus tard"; "ils" n'avaient pas compris tout de suite; c'est graduellement que la grâce agit; quand l'allusion est comprise, quand ses leçons ont porté, l'événement surnaturel apparaît au sujet avec toute sa signification et tout son relief. Le mystique, se remémorant l'événement dont il n'avait confié que des bribes, est maintenant à même d'en reconstruire un récit homogène, substituant ainsi à l'introspection immédiate une rétrospection, pleinement intelligible, qui se présente parfois simplement comme un commentaire scrupuleux, d'une valeur exceptionnelle, mais plus souvent comme une refonte totale, profondément mûrie et savourée, exécutée à loisir : dans une atmosphère mentale "nouvelle", certes, parce que le sujet se trouve maintenant transformé. Viennent ensuite2 ses auditeurs, secrétaires bénévoles, qui vont (i) Ala différence des textes arabes de1ittérature profane, où les variantes manuscrites sont en majorité des lapsus matériels involontaires, j'ai constaté, en dressant l'apparat critique d'un texte arabe de mystique, établi d'après six manuscrits, que la majorité des variantes était due à des divergences d'interprétation, que le texte était donc repensé, avant d'être dicté. (2) Amoins que le manuscrit primitifn'ait été préservé, et ne prime finalement, pour l'édition définitive.

procéder à d'autres remaniements et superposer leurs retouches. Tantôt, nous dit-on, par académisme, préférence esthétique, tantôt par théorie métaphysique ou méthode historique, ils régularisent les phrases suivant des coupes d'une mémorisation plus aisée, redressent les images d'après des poncifs plus usuels, harmonisent enfin les témoignages de provenances différentes, suivant les percées symétriques d'une biographie syncrétisée. En réalité c'est surtout par sympathie spirituelle1, pour bien se rendre compte, par un besoin impérieux d' "édifier" (tant les autres qu'euxmêmes) qu'ils agissent ainsi, analysant tous les harmoniques différents que la note fondamentale, la commotion divine dont ils reçurent confidence, avait fait retentir en eux. Aussi les constatations immédiates des témoins se montrent dès l'origine non seulement distinctes, mais complexes, car l'émotion du sujet a plus ou moins gagné les témoins par des voies d'accès différentes; comment resteraient-ils impartiaux, alors qu'ils se trouvent eux aussi atteints et touchés ! Et, sans insister sur la contagion désolante et dangereuse que le voisinage des mystiques peut procurer à certains spectateurs, curieux accourus sans mandat, on notera ici la force d'expansion sociale des commotions mystiques dans le sens le plus légitime : depuis la compassion réparatrice d'âmes fraternelles2 jusqu'à la vulgarisation d'humbles oraisons individuelles, devenues peu à peu un bien commun ecclésial, et finalement incorporées dans la liturgie, où elles servent, pour aimer Dieu, à toutes les saintes âmes qui ne sentent pas le besoin de se forger un vocabulaire à part, dans l'Eglise dont elles font partie intégrante. Les citations, qui figurent chez d'autres par simple clause de style, apparaissent chez celles-là, —en union avec la consommation des préfigures messianiques, avec cette croix où le psaume " Eloï, Eloï" fut récité, —comme de véritables participations à une vie mystique collective, tout ensevelie dans le Christ. (1) La conférence deJacques Maritain, Expérience mystique etphilosophie, que je n'ai pu utiliser à Louvain, suggérerait un mot plus exact que "sympathie spirituelle", peut-être : participation à une même "connaissance par connaturalité". (2) Les martyrs des deux premiers siècles, réclamant au jour de leur condamnation l'absolution et la réconciliation des apostats, adultères, et homicides, alors disciplinairement excommuniés advitam; les compatients des derniers siècles, stigmatisés ou non, intercédant pour les pécheurs, devant Dieu; —les uns et les autres par substitution mystique, comme "membres du Christ". J'ai dit ailleurs, lors du septième centenaire de sainte Christine l'Admirable (24juillet 1924), l'importance de la compassion réparatrice dans l'histoire de la mystique comparée. Partout où s'observent, hors de l'Eglise visible, des "victimes spéciales" s'offrant humblement à Dieu, pour le salut d'autrui, —il est permis à un chrétien de deviner une motion secrète de l'Esprit-Saint, un signe avant-coureur de cette Pentecôte qui n'est pas encore accomplie pour tous.

Voici maintenant quelques exemples de textes mystiques chrétiens ' où ces diverses causes d'altération ont inégalement joué. D'abord, deux recensions d'une vision racontée par Marie des Vallées (la sainte de Coutances), l'une selon M. Le Pileur, l'autre selon saint Jean Eudes1 : TEXTE DE M. LE PILEUR

TEXTE DE S. J. EUDES

On lui fit voir trois oiseaux, un paon, un aigle et une colombe. Notre-Seigneur dit au paon : "Faites un peu la roue et regardez votre plume. Plus on lui disait cela, plus il serrait ses plumes et tenait la tête baissée entre ses pieds. "Je vous assure que j'enrichirai vos pieds de tant de pierres précieuses que vous serez contraint de les quitter pour regarder vos plumes."

Notre-Seigneur lui fit voir une fois trois oiseaux qui représentent le parfait usage qu'on doit faire des trois puissances de son âme. Le premier était un paon qui étendait2 et regardait ses plumes; puis, venant à jeter les yeux sur ses pieds, il les resserrait. Le second était un aigle qui regardait fixement le soleil, et lorsqu'il voyait ses petits aiglons dans quelque danger, il venait fondre en terre pour les ramasser et pour les délivrer du péril. Le troisième était une colombe qui était sans fiel et qui paissait sur le bord des torrents. Le paon, c'est la mémoire des serviteurs de Dieu, qui regardent et contemplent ses dons, grâces et bienfaits, représentés par les belles plumes du paon. Mais, après cela, ils jettent les yeux sur leurs pieds, c'est-à-dire sur leur néant, ensuite de quoi ils resserrent leurs plumes et réfèrent tout à Dieu. L'aigle est leur entende-

L'aigle contemplait toujours le soleil. La colombe ne faisait rien et était aveugle. Le paon, c'est la mémoire; les plumes, ce sont les histoires qui ont été écrites;

L'aigle, c'est l'entendement,

(1) VieadmirabledeMariedes Vallées,ms. Québec,liv. IV, ch. x, sect. VI,"Trois oiseaux.." (d'après le chanoine Eugène Lelièvre). (2) Variante du ms. Renty (II, ch. XCI) : "faisait sa ronde".

qui contemple la divine volonté;

La colombe, c'est la volonté, que Notre-Seigneur disait qu'il aimait mieux que les autres, et disait gaiement : "0 ma colombe sans fiel."

ment qui regarde Dieu fixement par la contemplation de ses mystères et (de) ses divines perfections, mais, lorsqu'il voit ses petits, c'est-à-dire ses sens, être en péril de tomber dans quelque faute, il vient fondre en terre, c'est-à-dire il s'abaisse pour les retirer du danger. La colombe, c'est leur volonté, qui est sans fiel, c'est-à-dire sans péché, et qui se paît sur le bord des torrents des peines et des souffrances de cette vie1. Et j'entendais Notre-Seigneur qui disait qu'il aimait mieux sa colombe que les deux autres : "0 ma colombe, disait-il, ô ma colombe sans fiel." Tout ceci représente l'état de la Sœur Marie quoiqu'elle ne le dise pas.

Les divergences sont curieuses, et prêtent à réflexion. On peut admettre que M. Le Pileur n'avait pas tout noté et que Marie des Vallées a expliqué elle-même par rétrospection, à saint Jean Eudes, les lacunes à combler et les rectifications à effectuer. Mais la mise en ordre du second texte paraît bien l'œuvre de saint Jean Eudes, surtout dans sa minutieuse interprétation des symboles; enfin, si le style de Marie des Vallées, assez terne, chez M. Le Pileur, est plus soutenu dans le second texte, on ne peut cependant accuser saint Jean Eudes de l'avoir orchestré par paiti pris artistique et personnel, car le syle de ses propres écrits est beaucoup moins expressifque celui des textes qu'il dit avoir été dictés par Marie des Vallées. Faut-il admettre qu'auprès d'elle, par une sorte de sympathie spirituelle, il s'élevait accidentellement à une force de style qu'il ne semble pas retrouver ailleurs ? Passons au cas des célèbres visions d'Anne Catherine Emmerick, recueillies par Clément Brentano. Quelle crédibilité accorder à la méthode (1) Variante ms. Renty : "des délices et des consolations célestes" (d'après M. E. Dermenghem).

suivie par Brentano ? Le dossier réuni à Rome pour le procès d'Anne Catherine depuis 1916 va permettre de le savoir, par comparaison du texte du tagebuch de Brentano, d'une part avec les textes imprimés, d'autre part avec des sources indépendantes et directes, comme Overberg, Luisa Hensel, et surtout le Dr Wesener, en son tagebuchl. Dans un ouvrage documenté, mais inégal et tendancieux, Hümpfner, qui s'est chargé lui-même et un peu vite de ce travail critique, vient de dénoncer la culpabilité criminelle de Brentano; avec un parti pris romantique de mystificateur, il aurait malignement déformé les visions, antidaté et falsifié des lettres, etc... Une remise au point s'impose. Notons d'abord que l'admirable vie d'Anne Catherine demeure hors d'atteinte, et queRome a simplement et très sagement écarté ces écrits de la cause. Quand Brentano, poète et romancier romantique, vint à Dülmen, en curieux, plutôt incrédule, au chevet de cette nonne malade et illettrée, qui devait le convertir et le pacifier, par ses exemples quotidiens d'héroïque douceur, il cessa vite de nourrir aucun préjugé de romancier. Il resta là cinq ans, il se mit à collectionner des notes, sans plan arrêté; il entrevoyait graduellement toute la splendeur de la vie organique de l'Eglise à travers la sainteté d'une compatiente2, il pensa, et se crut appelé (non sans raison), à exposer littérairement cette donnée fondamentale. En bon écrivain ou plus exactement en bon peintre (maler, disait Diepenbrock), Brentano remania ses notes à plusieurs reprises : il traita comme des croquis, pris sur le vif de la vérité historique, les fragments de visions qu'Anne Catherine lui avait dictés, et résolut d'en tirer une série de tableaux représentant les scènes de la vie de Jésus et de Marie. Il les composa, et elles ont eu un grand nombre d'éditions. Elles présentent les qualités et les défauts normaux d'une technique picturale, dont la consciencieuse minutie ne voit aucun mal à emprunter aux sources les plus hétéroclites, pour les fondre et les styliser, les motifs décoratifs lui permettant de combler les lacunes de ses esquisses3. Brentano désirait d'ailleurs les rehausser, les parer, les enluminer d'autant plus qu'il les croyait historiquement et "photographiquement" vraies; d'où la stylisation fort étudiée de certaines scènes, notamment dans la "Douloureuse Passion", scènes dignes des (1) Dont on attend, depuis quatre ans, la publication, annoncée par Hümpfner. (2) En quoi il avait imité, sans le savoir, saint Jean Eudes expliquant la compassion réparatrice d'une Marie des Vallées par la sentence Sicut in Adam omnes moriuntur, ita et in Christo omnesvivificabuntur de saint Paul (/ Cor. 15, in ms. Québec, IV, 8). Dès avant saint François d'Assise, on trouve des vocations de compatientes : telle sainte Alpaïs, du diocèse de Sens (1150 t 3 nov. 1211). (3) La technique musicale en use plus librement encore avec les mélodies populaires, sans chercher à les travestir.

Grünewald (le mot est de Huysmans), que Brentano était venu précisément étudier à Colmar. Les critiques ont beau jeu d'ironiser sur les particularités onomastiques et géographiques, souvent indéfendables, dont Brentano avait annoté les marges de son carnet et qu'il eut le tort grave de faire passer dans le texte même des visions en les imprimant. Mais Hümpfner a suivi une fausse piste en y cherchant la preuve que Brentano avait l'intention de tromper ses lecteurs. Ainsi, quand il dénonce comme fallacieuse et truquée la série d'approximations successives qui identifient, dans la carnet de Brentano, les visions de YHochzeitshauset de la Braut d'abord à la "fiancée" qu'il se rêvait, puis à l'âme chrétienne, se vouant à Dieu et à Anne Catherine au couvent, enfin à l'Eglise dans son cycle liturgique qui l'unit au Christ, —Hümpfner ne discerne pas combien ces tâtonnements établissent au contraire la loyauté de l'artiste. Anne Catherine Emmerick a bien été l'inspiratrice surnaturelle des magnifiques tableaux religieux de Brentano, qui n'eussent pas existé sans elle, c'est bien son expérience mystique de compatiente qui continue à diffuser à travers eux, et, en dépit de leur stylisation forcée, trop gôrrésienne, malgré l'hostilité de critiques mal orientés, à consoler tant d'âmes. Prenons enfin deux auteurs presque contemporains, qui caractérisent assez bien deux écoles en hagiographie mystique : Huysmans et von Hügel. La Sainte Lydwine de Huysmans (dont le sérieux canevas historique a été récemment revisé par Meuffels) reprend, avec un discernement beaucoup plus judicieux, le dessein de Brentano; il s'agit encore d'une sainte compatiente; ses paroles sont en général maintenues dans leur caractère, avec leur portée authentique. Il arrive parfois que l'écrivain annexe aux documents consultés des réflexions ou des détails; mais ce sont des extraits de méditations personnelles, et comme des exclamations en marge; en un ou deux endroits seulement, d'ailleurs reconnaissables, l'auteur a cédé au désir d'enchâsser, de sertir comme dans un reliquaire d'épithètes somptueuses, la vie de la sainte, et de jeter un voile de pourpre sur la hideur de ses plaies. Mais, dans l'ensemble, cette œuvre contient surtout des leçons de vie intérieure, par où se prolonge jusqu'à nous très légitimement l'influence spirituelle de sainte Lydwine et par où peut se propager son culte. La Sainte Catherine de Gênes, de von Hügel, se présente tout différemment. Ce n'est plus la compassion réparatrice en action, c'est la théorie minutieuse des conditions de réalisation d'un équilibre psychique parfait. Pour cela l'auteur condense et réduit à la plus schématique unité les actes et les paroles attribués à la sainte en vue de les confronter aux grands cou-

rants de pensée qu'il croit discerner, non sans arbitraire ni prolixité, à travers l'histoire du monde. Il n'a pas osé, cependant, poursuivre jusqu'au bout ce travail d'épuration critique; s'il dépouille implacablement les écrits que ses amis nous ont laissés sur elle et d'après elle, de tout ce qu'il pressent avoir été une floraison de réflexions ultérieures de leur part, il doit se résigner à rapprocher des exemples de sainte Catherine les faits et gestes de ses amis, car il y retrouve, et très justement, l'héritage vivant de ses vertus. Mais il eût pu admettre aussi bien la postérité intellectuelle de ses sentences, car la généalogie spirituelle est admise, pour les pensées comme pour les actes, en l'Eglise, cette mère des familles spirituelles. Pour conclure, que penser de ces catégories d'altérations modifiant un texte mystique dans ses données primitives ? S'il est moralement interdit de rien ajouter (ou gratter) au texte d'un registre commercial, lequel périra avec l'exécution des transactions qu'il contient, sans laisser aucun viatique pour la pensée, nous savons que, pour des textes à portée littéraire, l'interprétation ne reste possible qu'en adjoignant au texte original la tradition orale d'un commentateur qualifié. Et cela est encore plus net pour des textes philosophiques : le "Socrate" de Xénophon, d'une vérité si linéaire et si grêle, n'a pas exercé la millième partie de l'influence qu'a exercée le "Socrate" de Platon : mieux compris, certes, mais exploité, surtout, pour des applications si riches, souvent imprévisibles d'ailleurs et quelquefois indiscrètes, de la méthode socratique. C'est encore plus vrai pour les textes juridiques, où la jurisprudence, non écrite, domine de haut les textes codifiés. Quant aux textes religieux ne rentrant pas dans les catégories précédentes et ayant trait à des expériences mystiques1, ils constituent avant tout des suggestions inspiratrices pour la spiritualité du milieu social qui en vit; il serait absurde d'essayer de restreindre leur individualité sociale, leur continuité historique à la première notation de leurs plus anciens manuscrits. Autant démolir, par exemple, dans la cathédrale de Reims, tout ce qui n'a pas été explicitement prévu sur le plan de 1211, mais en provient pourtant, par la méditation légitime des maîtres d'oeuvres postérieurs. La réalité définitive de ces textes se mesure précisément à la variétation intraspécifique, au foisonnement des variantes et retouches qui les amène peu à peu à diffuser, pour le bien du plus grand nombre d'âmes, sous une dernière forme, souvent bien éloignée de leur dispositif premier. Telle l'Imitation deJésus-Christ, cette collection d'opuscules windesheimiens, progressivement refondue et amalgamée au début du quinzième siècle. (1) Il ne s'agit pas ici des textes révélés, légiférants, de l'Ecriture Sainte, —mais des inspirations privées.

La notion du développement organique de l'Eglise dirigé et canalisé, "causalisé" par l'Esprit sanctifiant, trouve ici une de ses plus saisissantes justifications. C'est ainsi qu'on peut expliquer le foisonnement des apocryphes aux premiers siècles chrétiens :je ne parle pas seulement des Evangiles apocryphes, ni des Clémentines, dont certains passages tendancieux glissent vers l'hérésie, mais des fausses attributions d'écrits par ailleurs empreints d'un équilibre spirituel éminent, comme le ' Pasteur", mis sous le nom d'Hermas au temps du pape Pie 1er, ou comme les écrits dionysiens. C'était une manière courante, évidemment regrettable à notre point de vue, de revendiquer et d'étendre la généalogie spirituelle d'Hermas ou de Denys; l'usurpation d'attribution dans le titre n'était pas forcément le signe d'une intention de tromper quant au fond et à la doctrine. En résumé, l'incorporation à un texte connu de détails conçus au fur et à mesure qu'on le médite, ainsi qu'on le voit si souvent dans les ' vies du Christ" élaborées à la fin du moyen âge, n'est pas chose à priori illicite; le terrain est glissant, il confine au genre détestable du roman dévot, mais, si ces gloses sont des conjectures sans valeur historique, elles ne sont pas condamnables moralement, pourvu que, dans l'essor de sa pensée au domaine des possibles non réalisés, l'auteur s'y soit oublié lui-même, et fasse penser à Dieu. Devant ces constatations, —restrictives relativement aux conditions de transmission et à la préservation littérale, de certains d'entre eux, —quelle continuité historique réelle peut-on encore assigner à des textes mystiques ? On peut répondre que la végétation touffue, luxuriante, si vivace, des variantes et des retouches qui en recouvre la notation première, nous induit précisément à penser qu'il y eut à l'origine une commotion suprasensible, une locution théopathique, l'énoncé d'une grâce divine. Que cette grâce divine n'a pas été dispensée pour que son premier énoncé subsiste intact, comme une révélation, mais pour qu'il porte des fruits nombreux dans toutes les âmes qui, l'ayant savouré, se l'assimilent; réalisant ainsi, en se consumant, cette glorification sociale des mystiques, cette communion des saints, dont la renommée profane n'est que l'ombre. Relisons, d'ailleurs, les plus caractéristiques de ces locutions théopathiques. Ineffables à l'origine, perçues comme des commotions au cœur, leur expression verbale brise forcément le mécanisme habituel du langage, amenuise et transfigure comme une auréole les images qu'elle utilise; ce sont des notions négatives, une démonstration expérimentale, viâ remotionis, de la transcendance divine (qu'aucune contradiction logique n'exclut d'apparaître, s'il lui plaît, parmi les êtres contingents). Ce sont des es-

pèces d'explosions anagogiques qui renseignent avant tout sur la "mort intérieure" du sujet. Elles l'enlèvent jusqu'à Dieu, mais dans la nuit noire, ce qui choque infiniment les esthéticiens; tant pis pour eux. H. Bremond a insinué cette remarque importante, après D. Chapman, que, dans les oraisons jaculatoires, on constate un mouvement orienté, lequel importe plus pour le bien de l'âme que leur sens littéral. C'est une motion de la grâce, une assomption vers le Réel. Les paraboles évangéliques sont remplies d'antithèses dynamiques, le chameau et le moucheron, la paille et la poutre, le joaillier et la perle unique; sans viser aucunement au pittoresque ou à l'humour, elles veulent nous déraciner d'ici-bas, nous faire mourir à nous-mêmes. Il faut donc conclure, et très énergiquement, que les expériences mystiques authentiques, inspiratrices des textes qui les racontent, ne sont pas, comme les mythes littéraires, des inventions positivement intéressantes en elles-mêmes, comme combinaisons d'imagination. Elles sont des découvertes. Mais beaucoup de croyants, les comparant tantôt aux découvertes des sciences physiques et mathématiques, tantôt aux données positives de la révélation elle-même, se font des illusions sur ce que ces découvertes peuvent nous apprendre. Elles sont avant tout négatives, elles nous familiarisent, en dedans, avec l'action purificatrice, dénudante et réductrice que la grâce divine exerce sur notre personnalité humaine; comme telles, elles ravivent singulièrement pour l'âme les données théoriques des catéchismes et de la théologie; certes, on y entend "chanter" la musique écrite aux pages silencieuses des Livres Saints, mais elles n'accroissent que rarement, indirectement et accidentellement notre connaissance ordinaire, discursive et didactique des choses. Et la certitude réelle qu'elles procurent au sujet reste, naturellement du moins, incommunicable. L'expérience interne de l'extase ne procure pas ipsofacto, quoi qu'en ait pensé al Ghazali, une science discursive des extases. Il est oiseux de chercher dans la mystique, comme certains s'y obstinent, la formule de procédés préternaturels d' "exploration", géographique, archéologique, ou eschatologique : pour atteindre, soit dans l'espace actuel ou au delà, des lieux inaccessibles, soit, dans le temps, des périodes futures ou révolues, —alors qu'elle nous introduit au seuil de l'Eternel. C'est en vain qu'un archéologue demanderait à l'expérience mystique une méthode pour l'identification des reliques, quoique plusieurs saints aient eu par moments ce don d'hiérognose; c'est en vain qu'un anatomiste consulterait les mystiques pour situer la plaie de l'épaule dont le Christ souffrit au portement de croix, car même chez les stigmatisés, participant physiquement à la Passion, la localisation pour cette plaie a varié; comme d'ailleurs pour la plaie au cœur.

Il serait également imprudent d'invoquer l'expérience mystique comme critère de contrôle, pour fixer la terminologie des thèses métaphysiques ou des assertions doctrinales, quoique généralement les confidences des mystiques, qui illuminent de si vives lueurs les problèmes fondamentaux de la religion, soient prégnantes de conséquences théologiques ou liturgiques; parce que le lexique des mystiques n'est pas ontologique, mais affectif, individuel plutôt que personnel. Leurs divergences quant à une classification type des "états" mystiques le prouvent assez; leurs textes laissent malaisément dresser la carte d'un itinéraire pour l'âme vers Dieu, ou codifier la discipline à suivre durant les étapes; la liberté de l'inspiration divine, en toute sagesse, ne nous le permet guère, les directeurs spirituels le savent bien. Au contraire, par une démarche inverse, c'est l'expérience mystique, même la plus haute, qui requiert, pour être reconnue comme réelle, un double contrôle, auquel on ne songerait pas pour apprécier la valeur d'une œuvre artistique ou d'une recherche scientifique : investigations de la part de l'historien, et enquêtes de la part du théologien. L'historien seul, avec ses méthodes propres, peut établir les deux séries chronologiques de faits personnels constituant une biographie sérieuse : série des actes effectivement accomplis, série des pensées notoirement communiquées; et, sans user de postulats, psychologiques ou sociaux, pour les apprécier, il examinera également comment les pensées et les actes de son personnage ont été accueillis par son entourage; s'il s'agit d'un mystique véritable, en effet, l'historien observera qu'il a été élevé "en signe de contradiction" pour plusieurs; comme une torche, s'allumant, révèle soudain, en portant ombre, les passions et les crimes qui cheminaient dans la nuit. Quant au théologien, il doit confronter les deux séries de documents préparés par l'historien; celle des actions et exemples avec les règles de théologie morale sur le discernement des esprits; celle des pensées communiquées, avec le minimum indispensable de données dogmatiques exigibles de leur auteur. Si les résultats de cette double confrontation sont favorables, mais seulement dans ce cas, il devient permis de penser que le mystique fut réellement l'objet de grâces divines spéciales. L'état "néant" des renseignements d'ordre scientifique et historique à extraire d'un dossier d'expériences mystiques1 se clôt sur une dernière cons(1) Abstraction faite de certains charismes exceptionnels, prophéties, ou visions dans le passé : ce sont là des phénomènes externes à la transformation de l'âme, —et contigus au miracle physique, dont il est parlé plus loin.

tatation : sa lecture, en elle-même, ne nous livrera ni la vraie personnalité spirituelle du mystique, —car une personne n'est pas la simple intégration de différenciations individuelles, — ni l'Etre divin qui surgit un instant dans cette âme suivant une intention particulière de Sa volonté. Pour entrevoir les réalités dernières, il faut cesser de lire, fermer le livre; et considérer, si elle vient se poser sur la pierre de notre cœur, la charité divine, qui transfigura le mystique et nous a sans doute prévenus de sa visitation en nous prédisposant à le lire. S'attarder au texte même des phrases lues ne nous y aiderait guère, innover à part nous des paroles intérieures semblables serait vain. Il faut écarter ce dernier voile. D'ailleurs, si la grâce survient, c'est de nous qu'elle traitera, elle ne nous renseignera probablement pas sur la voie intérieure de cette autre âme qui, en passant, se révéla pour toujours fraternelle, nous aida, mais ne nous concerne plus actuellement. Il existe, pourtant, une preuve pour attester que telles expériences mystiques ont été bien réelles. Qu'on ne la cherche pas dans la beauté stylistique ou la lucidité philosophique des expressions employées. Ces phrases nous ont surpris, ébranlés, mais c'est à un autre témoignage plus humble, d'ailleurs minutieux à établir, que notre raison doit recourir pour se convaincre qu'elle ne fut pas victime d'une illusion mentale contagieuse. Ici, le corps si intimement conjoint à l'âme, dont les moyens d'expression défaillaient au seuil du divin, reprend pour l'homme son importance; uni à la grâce sanctifiante, le corps peut témoigner. C'est fort à propos que Georges Dumas reprochait à notre timidité de s'abriter trop souvent derrière le miracle psychologique de la conversion du cœur pour éviter de nous prononcer sur le miracle physique. Or, la conversion du cœur n'est une merveille que pour l'âme déjà moralement préparée à comprendre, et ses symptômes externes, pensées devinées, certitudes affirmées, décisions héroïques, sont, pris isolément, ramenables1 à d'autres explications, naturelles. Mais le miracle physique, quelque scandaleux qu'il soit pour notre mécanicisme, tranche, et de façon décisive, pour tout témoin de bonne foi : il lui signifie que le monde spirituel a des moyens d'intervenir, exceptionnels, dans le monde des corps; et, qu'il y a des réalités dernières, immatérielles, qui priment : à leur heure. Il nous en faut. Et, ici, un chrétien se souviendra : qu'après tant de discours du Christ, c'est le miracle physique de sa résurrection qui fonda la conviction, et parfit la conversion des Apôtres; que l'Eglise réclame de ses saints, pour les (1) Avec plus ou moins de vraisemblance.

canoniser, non pas des phrases émouvantes, mais des miracles matériels. Elle reste fondée, dans son unité organique, sur des sacrements où la forme physique est le véhicule consacré de grâces spirituelles précises. Les reliques de ses saints lui servent non seulement à ranimer l'âme, mais à guérir le corps. Enfin, le sacrement de son unité, le gage d'amitié suprême qu'elle tend à l'adoration des hommes, — frêle aumône, timide merveille, qui nous laisse tellement libres, — c'est une relique de la Passion; où se livre, muette d'un silence plus substantiel que toutes les paroles des mystiques, la Parole divine.

L'ARIDITE SPIRITUELLE SELON LES AUTEURS MUSULMANS (1937)

Du fait que l'Islam pose Dieu comme inaccessible à l'homme, non seulement en droit, mais en fait, et professe que la foi seule (dans le Dieu d'Abraham), et non la charité, fait entrer en Paradis, —la doctrine théologique des deux écoles primitives de scolastique est unanime; les seules joies des élus, anticipables ou non dès cette vie dans l'oraison, sont des impressions visuelles ou tactiles matérielles concernant des objets créés. L'école ash'arite admet qu'il y a en Paradis une vision de Dieu positive, mais non transformante, qui "anéantit" momentanément l'élu, qui reprend haleine, après la vision, dans des jouissances créées; cette vision transnaturelle ne peut donner à l'élu aucunejoie (nafy al-taladhdhodh : Ibn 'Aqîl etJowayni, ap. Ibn Taymiya, rasaïl kobrâ, II, p. 122, 131). — L'école mo'tazilite nie toute possibilité de vision, et ironise à la pensée des dévots qui s'imaginent pouvoir jouir d'une familiarité avec Dieu; elle leur prête des mots désenchantés à la pensée de l'éternité aride qui les attend, où ils demeurent des "esclaves du marché". Plus tard, la conjonction de l'expérience de certains mystiques avec l'infiltration de la théorie plotinienne de la béatitude discursive des élus, professée par des philosophes hérétodoxes (Farabi, Ibn Sina), contaminera quelques théologiens syncrétistes. Mais toute l'apologétique musulmane condamne comme chrétienne l'idée d'un Paradis de liesse divine. La dévotion orthodoxe primitive a tiré de ces prémisses théologiques des règles rigoureuses pour la vie d'oraison; c'est une voie d'endurance de Dieu, toute négative, où toute joie, même de compréhension analogique admirative des attributs divins est exclue comme une tentation. Le but est de se consumer, sans modes, devant la gloire de l'inaccessible Unité divine. La résurrection sera pour les plus saints, une comparution où ils sueront d'épouvante, dans leur corps comme dans leur âme (car pour l'Islam primitif, les âmes et les anges sont composés de matière subtile) ; avant d'accéder à cette vision qui "les ramènera à leur commencement de manière qu'ils soient tels qu'ils étaient, avant d'être" (c. à. d. de simples idées divines) (Jonayd). Chez les mystiques modernes, il n'y a pas l'équivalent des trois signes de Tauler-Saint Jean de la Croix, —mais la tendance à l'endurance (sabr)

de la pauvreté (faqr) ensoi, comme manifestant seule le triomphe de l'omnipotence divine sur la créature anéantie. Se référer à un texte (ap. mon Recueil 1929, p. 43-44, sur l'ascète Abou Sho'ayb al Moqaffa' mort vers 902 de notre ère), qui montre 1ascète se refusant à admettre qu'une voix divine puisse le consoler, et qui loue Dieu, durant son agonie, tandis que ses articulations craquent.

DEUXFORMES D'IDEAL POETIQUEENEGYPTEAUXIIème SIECLE IBN AL FARID et SHOSHTARI (1938) Tout récemment, dans une note parue à la N.R.F. sur Claudel, j'essayais de définir comment l'idéal poétique se présente à notre attention et comment il peut être atteint. Il ne s'agit pas là d'un ascendant orgueilleux qui réduise notre assentiment, c'est plutôt le désir et le secret d'une sublimation réelle de notre misère commune, se moquant, au fond, de la technique profane. Ainsi s'exprime déjà une première humilité d'artisan, où le poète, ne se fondant pas uniquement sur l'émotion intérieure, se révèle, par allusions au substrat culturel de sa langue; utilisant des proverbes, des coutumes, toutes choses qui représentent des trouvailles individuelles antérieures d'autrui : et c'est une ascèse de la littérature. Puis, dans une attitude d'humilité plus prononcée, il nous fait comprendre du dedans sa propre expérience de la vie et nous dispose a nous en rendre possesseurs grâce à une sorte de décentrement mental où un "tertius gaudens" transparaît. L'idéal suprême de la poésie, ainsi envisagé, serait non seulement de nous faire participer à une beauté supérieure impérissable, mais de nous faire accéder en elle, par une sorte de contact à Dieu. Dieu y serait envisagé, non plus seulement comme une invention incomparable, simple hypothèse susceptible d'harmoniser toutes les autres, mais il nous serait dénoncé comme une découverte déchirante soulevant les voiles (Kharq al hojob). Ainsi la sentence de Dhoul Noun l'Egyptien : "J'ai désiré T'apercevoir et lorsqueje T'ai vu, l'émoi de lajoie m'a vaincu et je n'ai pu retenir mes larmes". Ici, le rôle de la littérature consiste à nous faire découvrir, grâce à une remémorisation savante, la commotion initiale subie par le narrateur. Les deux poètes mystiques que je désire étudier aujourd'hui ont tout deuxvécu en Egypteet tous deux ysont morts au treizième siècle; le premier est illustre, l'autre presque inconnu, et leur manière de traiter le problème fondamental que je viens d'exposer est fort différente. Avant de marquer cette distinction, deux objections se posent naturellement : comment un poète de langue arabe et de foi musulmane pourrait-il envisager Dieu comme le sujet idéal de ses poèmes ? La première objection, d'ordre religieux, qui vaut pour tous les milieux croyants, a été si particulièrement amplifiée en Islam (où il est insisté si vivement sur la transcendance d'un

Dieu inaccessible et ultrapersonnel) qu'on voit difficilement comment évoquer quelque lien commun, serait-ce une simple commotion à caractère d'extase, rapprochant le cœur de l'homme de son Dieu. C'est d'ailleurs ce que les premiers mystiques musulmans ont reconnu; même si le fait de la sainteté veut être constaté, en expliquer la psychologie serait s'exposer à la folie, la chose étant aussi inexplicable du point de vue de l'homme que du point de vue de Dieu; Bistami l'a dit dans une sentence très caractéristique : ' Les saints de Dieu sont comme des fiancées, à part le privilège de leurs proches parents pour qui le voile peut être levé; en effet, les fiancées de Dieusontclôturées en Lui sous le voile de Sa familiarité et personne ne pourra les apercevoir ni dans cette vie ni dans l'autre." La seconde objection, d'ordre linguistique, est spécialement grave en langue arabe. En effet, dans les langues sémitiques, la présentation de l'idée est dialectique, ce qui, tout autant que la présentation aryenne de l'idée, laquelle est syllogistique, répugne à exposer l'expérience mystique. En effet, spontanément, la présentation de l'idée, chez les mystiques, suit une marche sinueuse allusive, avec retouches continuelles, une stratégie d'enveloppement qui ne se soucie ni de la hiérarchie ni des substances, mais décrit et accumule des circonstances accidentelles (ainsi la langue turque) pour recréer insensiblement l'atmosphère de la commotion initiale. On a justement fait remarquer que, dans les textes mystiques de l'Inde, se traduit un substrat non aryen, surtout dans les Upanishads. Toute la documentation historique sur le mysticisme nous atteste que la commotion, que le sujet veut décrire pour nous la communiquer, a déclenché en lui une transformation intérieure, qui se poursuit et doit gagner ses auditeurs; ce n'est donc que par des rétrospections successives qu'un récit à peu près homogène finit par s'en établir; rien de plus instructif à cet égard que la comparaison dans les œuvres de Saint Augustin des quatre récits qu'il a successivement donnés sur sa conversion. Nous allons tenter d'exposer comment ces deux poètes égyptiens ont vaincu les deux difficultés que leur opposaient les deux objections que nous venons d'étudier : quels ont été leurs procédés de remémorisation et stylisation, leur constituant un langage personnel: en cette langue sémitique arabe qui a été par excellence la création, artificielle et continue, d'une élite culturelle de plus en plus consciente de ses possibilités. L'histoire de la pensée d'Ibn al Fârid (né 576= 1180, t 632= 1234) n'a pas encore été élucidée; sa biographie, écrite très tardivement, et fort suspecte, est vide de détails précis; et, à part deux épisodes controuvés, (celui du jeune visage qui lui aurait inspiré au début des vers profanes, et celui des esclaves qu'il aurait fait danser à Behnesa), ne nous précise nullement

les maître ou amis qui auraient contribué à sa formation. Il faut se résigner à recourir à la critique interne de ses poèmes. On y constate une lecture étendue des poètes profanes et mystiques, explicable par la position sociale de son père qui devait avoir une bibliothèque : il sait user en passant de termes techniques (rafa, obouwatî); et, si son sens artistique l'empêche d'alourdir de termes rares ses poèmes, nous voyons qu'ils se rattachent / nettement au mouvement général d'idées que l'on appelle : ' monisme j existentiel" (wahdat al wojoud) sorte de panthéisme dont son contemporain * Ibn Arabi a donné la formule théologique. Dieu, selon un texte, qui passait alors pour un hadith, est représenté comme un trésor caché, qui n'a pu se contempler Lui-même qu'en créant l'univers. Le jurisconsulte hanbalite Ibn Taymiya qui détestait cette doctrine a regretté sous une forme pittoresque que des poètes comme Afif Telemsani et Ibn al Fârid y aient adhéré : "Ils ont trouvé cette coupe d'or pour servir en repas aux croyants de la viande de porc." Chez Ibn al Fârid, d'ailleurs, la tendance dogmatique est moins prononcée que chez Ibn Arabi : il s'agit avant tout de contempler la beauté divine faisant apparaître sous les formes les plus ambiguës Son visage partout adorable : c'est la doctrine des Mazâhir ou "lieux d'apparition" : "Tu apparais aux amoureux en tout lieu d'apparition de façon équivoque sous des formes de beauté merveilleuses". "Si l'on dépliait l'étoffe de mon corps, on y verrait toute essence, en elle tout cœur, en lui, tout amour". On entrevoit qu'Ibn al Fârid eut peut-être, au début, quelque curiosité philosophique, et la publication récente des poèmes de Sohrawardil, exécuté comme hérétique à Alep, cinquante ans plus tôt, nous montre des thèmes qu'Ibn al Fârid lui a indéniablement empruntés2. Mais là où Sohrawardi mettait l'accent sur une aspiration spiritualiste passionnée, exprimée de façon assez abstraite, Ibn al Fârid nous introduit dans une méditation esthétique sereine mais beaucoup plus matérielle. Ibn al Fârid est d'instinct un classique, les "lieux d'apparition" de la divinité se confondent pour lui avec les "traces des campements" chantés par les poètes profanes du désert, les mazahir avec les atlal des mo'allaqât préislamiques. Le thème sentimental des regrets et désirs évoqués à la vue des lieux où, dans le passé, on fut heureux ensemble, est par lui sublimé. Dans un style (1) D'après Shahrazoûri, par Spies, "three treatises on mysticism", Stuttgart, 1935 : pp. 103-112; surtout la qasida sur la divulgation du secret (cf. Yâqoût,"odabâ", VII, 270; Ibn abîl Hadîd, "sharh al Nahj' III, 73). (2) La comparaison a déjà été entrevue par R. Dahdah dans son édition d'Ibn al Fârid (I, 175).

flamboyant, plein de cliquetis (qiblatî, qoblatî) et de ruses littéraires, il construit une épopée somptueuse de l'âme amoureuse poursuivant partout les souvenirs de son Dieu. Cette épopée n'a pas l'actualité vibrante d'un roman personnel comme les courtes effusions de Shoshtarî, ni d'un drame comme la qissa hallagienne, où l'extase alterne avec le dessaisissement. Ibn al Fârid voudrait mener au seuil de l'extase, mais, en dépit de la véhémence de leurs débuts, ses longues qasîda sont plutôt contemplations esthétiques statiques; dans un paradis de l'idée qui est plutôt la projection d'un rêve qu'une assomption dans le Réel. "Adoucis le pas..." (khaffif al-sayr...), Cesse tes coquetteries, Tu n'en as pas besoin..." (tih dalâla...) Même le magnifique début "Howa'l Hobbo..." (C'est Lui, l'Amour...) ne débouche pas sur le théâtre d'une action. Son œuvre réintègre l'extase mystique dans le rêve littéraire, dans les règles classiques de la métrique et de la rhétorique, non sans une certaine splendeur, langoureuse et musicale. Nous connaissons mieux l'histoire de la pensée de Shoshtarî, né en Andalousie, mort en Egypte (né 598 = 1201, mort 668 = 1269); ses vingt dernières années, où il sedéplaçait très souvent, avec son groupe de disciples, moines mendiants, sont en antithèse prononcée avec la vie sédentaire et isolée d'Ibn al Fârid. Comme lui, il serait maintenant inhumé au Caire. La tombe d'Ibn al Fârid est bien connue, près de l'Imâm Shâfi'î; et la famille royale l'a fait récemment restaurer. Celle de Shoshtarî, mort à Tîné, près de l'actuel Port Saïd, et inhumé selon sa volonté expresse par ses disciples qui portèrent son corps sur leurs épaules le long du lac Menzalé, à Damiette, ribât dela guerre sainte, n'y est plus; enrevanche, ontrouve au Caire, au Mousky, une mosquée-madfan Aboû'l Hasan Shoshtarî1 ; j'en ai étudié l'inscription de fondation (au dessus du mihrâb) ; assez endommagée, on y peut lire la date de 748 = 1347et le nom du fondateur, l'émir-silâhdâr Toqtabâï (ou Toqmabâz ?) "Zâhiri", c'est-à-dire : ancien mamelouk de Baïbars". Il semblerait donc qu'à cette date les disciples de Shoshtarî, encore assez nombreux au Caire (il y en avait un, solitaire, à Bâb Zowaïlé), craignant à Damiette les attaques maritimes des chrétiens de Chypre, transportèrent le corps de leur maître : du cimetière de Damiette, où son ancienne tombe, près de la mosquée Aboû'l Maâti, serait actuellement occupée par le corps du cheïkh Aboû'l Ward (selon une information locale à contrôler), —au (1) Elle ne figure dans aucun inventaire ni dans les "Khitat jadida", ni dans les tables du Bulletin du Comité de conservation des monuments del'art arabe. G'estle Cheikh A.K. Khodarî qui a bien voulu memettre sur la piste, et M. Pauty qui m'a aidé à estamperl'inscription.

Caire, dans cette mosquée élevée pour lui au Mousky sous Soltân Hassan. Shoshtarî, d'abord fonctionnaire aisé, déjà affilié à la congrégation des Madaniya (Maroc), fut appelé à la vie parfaite par Ibn Sab'în, un autre Andalou, philosophe et mystique, qui le décida à quitter tous ses biens. La version classique (donnée par Ibn 'Ajîba), de l'incident ne manque pas d'accent. Ibn Sab'în dit à Shoshtarî. "Si tu veux trouver Dieu, vends tous tes biens"; il le fait, revient à son maître : éprends un tambourin et va dans les souks, en chantant un refrain", "Lequel ?" — "Bdeït bidhikr al-Habîb", "j'ai commencé par le los du Bien aimé". Tout récemment, on me citait le cas, à Fès, d'un secrétaire de ministère, Hashshâsh, qui recommença le geste de Shoshtarî. Shoshtarî, converti, mit ses rares dons de poète au service de la doctrine de son maître et innova un type nouveau de poésie mystique arabe, poésie populaire faite d'abord pour être rythmée en zajal sur des airs de musique populaire1. Certes, on entend chanter en Egypte, sur des paroles d'Ibn al Fârid, mais ces mélodies ont été adaptées après coup à ces poèmessavants. Tandis que, pour les zajal de Shoshtarî, les paroles et la musique ont été inventées en même temps; d'où l'intensité de l'effet émotif, déjà noté au XlVème siècle par un bon juge, Ibn Abbâd de Ronda. Shoshtarî est le premier et le seul mystique qui ait su écrire desmélodies vraiment populaires; cela a été remarqué par Ibn al Khatîb et par Ibn Khaldoun. Le genre du zajal, illustré en Orient par Ibn Sanâ'l Molk, et par Safi'l Dîn Hillî, était un genre uniquement profane quand Shoshtarî réussit à le surnaturaliser ainsi; et, après lui, certains de ses poèmes mystiques seront retournés dans un sens profane : tel, actuellement, à Tunis, au jugement de mon ami et collègue le Général H.H. Abdalwahhab, le poème : "Yâ layl, toul am lam tatol, fardoun alayya saharak". "0 Nuit, que tu te prolonges ou que tu t'abrèges, ce m'est un devoir que te veiller". Les poèmes de Shoshtarî ne développent pas systématiquement l'aspect proprement métaphysique de la doctrine d'Ibn Sab'în, dont il suffit de dire, ici, qu'elle propose de l'union mystique une solution plus nuancée que celle d'Ibn Arabi; au sommet de la hiérarchie des êtres immatériels, il place une sorte d'émanation divine, unique, suprême, analogue à l'Esprit (i) Suivant un patron rythmique spécial (voir Encyclopédie de l'Islam, s. v. TIK) : en "tahwîs".

(Roûh) de Sohrawardi : elle n'est pas seulement la Forme vivifiante de la matière créée toute entière où elle individualise et personnalise les êtres, c'est elle aussi qui sanctifie les âmes humaines : il l'appelle l'Intention absolue (himma motlaqa) ''but unique de Dieu" (qasd al-Haqq), l'Ipséité absolue (anniya motlaqa). Cette notion fondamentale donna à la mystique d'Ibn Sab'în une allure dynamique. Atravers le brisement de toute dialectique, Dieu nous attire à l'union avec sa suprême personnalité : par une sorte d'aimantation magnétique intelligible qui finit par "briser le talisman" corporel où l'âme est prisonnière ici-bas; Dieu frappe sans relâche à la porte de l'âme, par un appel sourd, à quoi elle ne peut que céder dès qu'elle a compris, un cri bref, souverain, "îhi ! = allons!" "comme la voix qui réveille celui qui dort". Shoshtarî, qui a repris en vers cette sentence, n'a cessé dans tous ses zajal, de traduire, pour ses disciples, beaucoup venus du peuple, cette idée d'un avertissement divin heurtant l'âme comme un choc impérieux. C'est pour cela qu'il a recouru aux rythmes entrecoupés et brefs de ses mélodies et de ses vers, dont le dialecte farci d'hispanismes andalous fut sa création personnelle : "Un cheikh du pays de Meknès A travers les souks va chantant En quoi les hommes ont-ils à faire avec moi En quoi ai-je à faire avec eux ?..." "Ton cœur. Ton cœur. Dis-moi : et ton œil. Où cours-tu ? Que cherches-tu ? Vois, je suis avec toi, je ne te quitte pas... !" "Ecoute ces paroles ramassées par terre en chemin Comprends-moi pour de bon, écoute-moi bien Quel est le nom de ton Ami ? J'ai répondu : "Lui" Mon ami tient en Lui toute l'existence Il est apparu chez les blancs comme chez les noirs". "Un ami, qui est l'Ami Lui-même Lui, ma parure, Il a fait de moi Sa parure !". On peut reprocher à ces poèmes pleins de mouvement, d'être de souffle un peu court; et quand Shoshtarî s'est essayé à écrire des poèmes classiques, il trouve parfois des effets puissants, mais non sans gaucherie; c'est par exception que l'on rencontre un poème régulier d'une forme parfaite, comme "Alifoun qabla lâmayni, wa Hâ'oun qorrat al'ayni..." sur le Nom d'"Allah". Ce qui reste de Shoshtarî, c'est cette actualisation poignante de l'instant, où il veut nous faire rejoindre l'Eternel. Comme l'avait dit un de

ses grands devanciers, à propos de cette brève commotion divine qui est tout, pour le mystique (comme le bref éclair de la pensée est tout, pour le savant disait Poincaré) : "l'instant est une coquille de nacre, close; quand les vagues l'auront jetée sur la grève de l'éternité, ses valves s'ouvriront". Il n'en disait pas davantage, pour laisser comprendre qu'alors on verra dans quelles coquilles les instants passés avec Dieu ont engendré la Perle de l'union.

TEXTES MUSULMANS POUVANT CONCERNER LA NUIT DE L'ESPRIT (1938)

Seconde nuit mystique de saint Jean de la Croix, entre la nuit du sens et la nuit de la consommation1 : pour en rechercher la possibilité en Islam, trois méthodes successivement praticables : 10comparaison de termes techniques caractéristiques aboutissant à la possibilité d'un emprunt ou à l'éventualité d'une convergence, —20 considération de la marche du récit dans son ensemble, ici et là, dégageant de son orientation dynamique son originalité structurale,— 30 essai dereconstruction de l'histoire psychologique du sujet, pour entrevoir le degré de réalité des résultats supposés atteints. Car il n'est pas interdit de penser qu'en dehors des frontières de l'Eglise visible, l'Esprit Saint peut parfois élever très haut des âmesde bonnevolonté. 1° Wensinck a cru pouvoir déduire de l'emploi métaphorique de l'antithèse ulumière-ténèbre" l'emprunt, chez le maphrien jacobite Barhebraeus (t 1289),de données mystiques à l'ihyâ du musulman Ghazâlî ("fini). Asin Palacios a entrevu une filiation possible pour le vocabulaire de la "nuit obscure" entre le musulman Ibn 'Abbâd Rondî (t 1388) et saint Jean de la Croix2. —J'ai dit ailleurs 3, combien il fallait rester sur la réserve, et ne pas conclure de coïncidences à des emprunts par "acculturation". Il ne suffit pas de considérer isolément et terme à terme deux listes de mots techniques; il faut replacer ces mots dans leur contexte, gangue originelle, pour retrouver leur valeur d'expression (et d'expérimentation) initiale. Et ce travail est quelquefois long car, plus la confidence initiale est chargée de vérité, plus elle s'alourdit, de transmetteur à transmetteur, avec les remaniements explicatifs (voir nos remarques, ap. Roseau d'Or, L'expérience mystique et les modes de stylisation littéraire 1927 (tome XX), pp. 152-155). Entre Ibn 'Abbâd et saint Jean de la Croix il y a plutôt convergence indépendante qu'emprunt. Entre Barhebraeus et Ghazali, il s'agit de l'emprunt d'une échelle de termes commode pour un exposé ex professo (cf. les em(i) Onpourrait peut-êtrefaire correspondre terme à terme, avecle ternaire dynamique des "trois Nuits", le ternaire statique des "trois Signes' ' (Aphorisme n. 244 de la trad. fr. de 1903), "le détachement de tout ce qui passe" ' étant une "nuit" pour la mémoire, et l'espérance, —"la recherche du plus parfait" ' une "nuit' ' pour l'intelligence, et la foi,—"l'arrêt de la méditation discursive' ' une "nuit' ' pour la volonté, et l'amour. (2) Etudes Carmélitaines, avril 1932. (3) Louis Massignon, Essai sur les origines du lexique technique de la mystique musulmane (Geuthner) pp. 35 sqq.

prunts stoïciens chez saint Nil). Il faut se méfier des théories admettant la perméabilité inconsciente des âmes, à une époque donnée, pour une f'vôlkergedanke" collective (cf. notre "Folklore chez les mystiques musulmans" ap. Mélanges RenéBasset, 1923). Un enfant musulman qui devint chrétien plus tard, m'a raconté qu'il avait vécu plusieurs années à l'ombre d'une église à Alger, et qu'il tuait alors, avec sa sandale, des guêpes sur son mur, en les traitant de "chrétiennes". Dans chaque milieu religieux étudié il faut d'abord construire le clavier des mots symboliques dominants, des ' mots inducteurs", comme dit la psychanalyse. En Chrétienté, pour la "nuit mystique" les résonances liturgiques directrices sont : nuit de Noël; nuit de l'Exode, de l'Agonie; nuit de la Transfiguration, de la Résurrection,de l'Assomption, de la Parabole Nuptiale (cf. Ruysbroeck). En Islam, ce sont, comme dans la primitive église, les fêtes, qui commencent au crépuscule, — et spécialement : l'Ascension Nocturne du Prophète (27 rajab), la Nuit du Destin (21-27 ramadan)1, la Rupture du Jeûne (1er shawwâl), la Nuit de 'Arafat (10 dhou'lhijja) ; avec le hadîth sur "la descente de Dieu ici-bas, chaque nuit, pour réconforter les âmes ferventes" 2, tel est le clavier symbolique où l'expérience mystique musulmane s'exprime pour les croyants en termes de "nuits". "La nuit est longue, elle ne se raccourcira pas si tu y rêves (a. 1.d'y prier), lejour est pur, nele souille pas avec tes péchés" (Yahya Râzî). La nuit, en Islam, est le temps de l'oraison (tahajjod). Toutes les portes, la nuit, se ferment, sauf celle du Bienaimé, alors, elle s'ouvre (Ibn abî'lkhayr). Il ya aussi le rôle de la lune, régulatrice légale du calendrier liturgique, et des délais canoniques, (cf. la lune pascale). 2° Il faut prendre chaque récit dans son ensemble, et ne pas se borner à scruter des termes isolés. En Islam, le thème servant à exposer l'expérience mystique, c'est le cadre de l'Ascension Nocturne. On sait le rôle (1) Ch. de Foucauld, alors incroyant, en ressentit la beauté au Maroc, à son arrivée à l'oasis de Tisint (Reconnaissanceau Maroc, 1888, p. 116) : "La lune, qui brille au milieu d'un ciel sans nuages,jette une clarté douce; l'air est tiède, pas un souffle nel'agite. En ce calme profond, au milieu de cette nature féérique,j'atteins mon premier gîte du Sahara. On comprend, dans le recueillement de nuits semblables, cette croyance des Arabes à une nuit mystérieuse, leïla el qedr, dans laquelle le ciel s'entrouvre, les anges descendent sur la terre, les eaux de la mer deviennent douces, et tout ce qu'il y a d'inanimé dans la nature s'incline pour adorer son Créateur" (13 nov.). C'est le seul passage religieux du livre. (2) Ce hadîth, souvent critiqué comme lésant la transcendance divine, est, pour les mystiques, un symboledela grâce :ils n'en maintiennent pas moinsla transcendance divine: dans sa "profession de foi", Hallâj écarte, de la notion de Dieu, les cinq universaux et les dix catégories (Louis Massignon, La Passion d'Al-Hosqyn-Ibn-Mansour, Al-Hallaj, martyr mystique del'Islam, exécuté à Bagdad le 26 mars 922, Geuthner, 635, 640 : cf. les 4 causes écartées ap. Diwan d'alHallâj, Geuthner, p. 29).

central dans la formation du primitif Islam, de cette "extase" où Mohammadcrut être transporté dela Mekke, d'abord sur l'emplacement du Temple (détruit) de Jérusalem, puis, de là, jusqu'au seuil de l'inaccessible Cité Sainte où la gloire de Dieu réside. L'Islam naissant s'est tourné, pour prier, d'abord vers Jérusalem, ç'a été, essentiellement une revendication des fils d'Ismaël, enfants d'Abraham exclus des bénéfices du sacrifice du Moria, pour participer, eux aussi à tout l'héritage abrahamique, à Jérusalem à qui les musulmans ne renonceront jamais (malgré les Sionistes), ni matériellement, ni spirituellement. Cette visite en esprit de Mohammad à Jérusalem, très brièvement mentionnée par le Qor'an (sourate LIlI), aboutit, selon les commentateurs mystiques à une sorte de circumambulation de Mohammad autour d'une Enceinte fermée, "hors du où"; il n'entra pas dans l'Enceinte de l'Union, car il se représente la sainteté divine comme impénétrablement dense, l'ange anonyme qui le guide n'osait y entrer; lui-même semble s'être spolié de son cœur, pour recevoir, impassible, la vision nue de l'idée pure en son intellect (démarche inverse de celle du Christ au Jardin de l'Agonie) ; il n'a pas essayé d'entrer dans la vie personnelle de Dieu; il semble, hésitant, s'être arrêté à mi-chemin. Lire ici le 1er texte, de Bistami (t 874, —Passion 856, 851); et sa critique, par Hallâj ( t922,= Passion, 856-863)."Tu ferais descendre cette nuit pleine, qui doit mettre fin au jeûne légal, en descendant sur le Temple"(P. 859). —"Celui qui cherche Dieu à la lumière de la foi est comme celui qui guette le soleil à la lumière des étoiles." "L'Aurore quej'aime se lève la nuit, resplendissante, et n'aura pas de couchant..." (Diwan; 45). La laylat-al-hajr (id 59; cf. la plainte d'Iblîs, id. 50). Autres exposés de Hallâj paraissant viser la nuit de l'esprit, sous d'autres symboles : l'oiseau aux ailes coupées (P. 857), la papillon qui se brûle (P. 841), le cœur enivré de douleur, qui reçoit (P. 623). —Exposé de Qoshayrî (t 1072, == Passion, 405). 30 Comment reconstituer, "rejouer en soi-même" un récit d'expérience mystique ? Les psychanalystes partent des mots inducteurs et suivent les axes de cristallisation des "archétypes" familiers au sujet. Plus profondément, les disciples fervents d'un mystique, dans le désir de participer à la réalité qu'ils croient avoir été atteinte, s'astreignent à une discipline ascétique préalable, propédeutique à toute "réalisation". Le souci constant des grands mystiques musulmans a été de retrouver, redresser ou dépasser l'Ascension Nocturne du Prophète, soit dans ses étapes, soit dans ses conséquences (prière d'intercession plus ou moins vaste). Si le mystique chrétien essaie de conformer sa volonté au "fiât" de Marie, depuisla méthodede Louis Grignion de Montfort jusqu'à la méthode du P. Crozier, de Lyon, que Ch. de Foucauld pratiqua à partir de 1903, —on voit 'Attâr essayer de s'unir à l'influx spirituel de Hallâj, Roumi à celui de Shemsé Tabrîz, Ibn 'Arabi travailler à refléter en son cœur (pour les comparer et critiquer),

les états mystiques des prophètes et saints de l'lslam1. L'amour aspire à la substitution; cela est particulièrement vrai pour la nuit de l'esprit. Si l'Ascension Nocturne du Prophète par une restriction étrange, semble accepter la nuit du sens pour refuser la nuit de l'esprit, plusieurs mystiques musulmans ont voulu passer outre à cette interdiction, au prix de leur vie. fRenoncer à ce bas-monde, c'est l'ascèse du sens (nafs) ; renoncer au paradis, c'est l'ascèse du cœur (= esprit : qalb) ; faire abandon de soi-même, c'est l'ascèse de l'être" (Hallâj, ap. 'Attâr, tadhk., II, 140). S'il y a un amour qui interdit de verser le sang, il y a un autre Amour qui l'exige (de verser le sien), par les épées du Bien-aimé, et c'est là l'Amour Suprême" (Nasrabadhi, à propos de Hallâj). Hors de l'Eglise, où les sacrements permettent ici-bas d'avoir une vie "en partie liée" avec Dieu, la vocation mystique vraie ne peut en effet que donner au désir divin que l'âme ressent une réponse de mort, la mort devenant l'issue triomphale d'une espèce de duel intérieur de l'âme amoureuse avec Dieu qui se dérobe. Beaucoup de musulmans mystiques, aux neuvième et dixième siècles de notre ère, nous sont représentés comme poussant l'abandon à Dieu jusqu'à une espèce de sommation qu'il les fasse mourir; se privant, par exemple, en partant au désert pour le pélerinage, de toute ressource, car, disaient-ils, s'ils mouraient, leur Meurtrier (= Dieu) leur devrait le prix du sang (= SonAmour, la vision de SonVisage2). Il est très remarquable de noter qu'à la suite de saint François d'Assise, dont l'offrande de martyre, refusée par Dieu à Damiette, lui valut à l'Alverne cette Stigmatisation qui, par tant de traits, apparaît comme une surnaturelle et exquise compensation de l'échec humain de ,Mohammad en son Ascension Nocturne, — les premiers missionnaires franciscains en terre d'Islam ont précisément cherché à s'exposer à la mort immédiate, pour glorifier Dieu. Mais, pour s'assurer de la réalité de telles paroles, il faut scruter la vie, et surtout la mort du sujet. Non pas seulement dans son détail historique, mais dans ses résultats thérapeutiques pour les âmes des autres (grâces obtenues de Dieu, à cause de cet ami de Dieu). Là seulement se trouve la preuve.

(1) DepuisAdamjusqu'à Mohammed,enpassant parJésus,dont le cœur est aussiscruté (ce dont on a tiré, un peu vite, une anticipation du Sacré-Cœur chez Ibn 'Arabî). (2) Plus tard, au treizièmesiècle, on a le casaberrantd'un mystique célèbre, Ibn Sab'în, qui se suicida à la Mekke, en s'ouvrant les veines (comme un philosophe) afin d'atteindre plus tôt à la vision béatifique.

APPENDICE : CHOIX DE TEXTES 10 Bistami (Passion, 856) : "La première fois que j'allai vers Son unicité, j'allai comme un oiseau dont le corps est monéïté, et les deux ailes pérennité; et je ne cessai de voler dans l'air de l'analogie, dix ans, si bien que j'y repris dix mille fois connaissance de moi-même... et je ne cessai de voler jusqu'à l'esplanade de la pérennité où il y avait l'arbre même de la monéïté (= le jujubier ultime de l'Ascension Nocturne de Mohammad, le Buisson Ardent de Moïse)... et je compris (enfin) que tout cela n'était que duperie (de la part de Dieu)". 2° Hallâj (Passion, 862) : "Etre l'un des Siens, c'est être celui qui n'a plus ni maître, ni disciple, sans préférence ni différenciation, sans distraction ni rappel; n'ayant plus rien "à lui", ni "de lui", rien ! En lui, il y a ce qui est; c'est en lui, mais sans qu'il y ait d' "en lui", : comme un Désert sans eaux dans un désert sans eau, comme un Signe dans ce signe (de Dieu, qu'il est déjà)". 30 Hallâj (Passion, 521-522) : "Je suis "je", et il n'y a plus d'attribut; je suis "je", et il n'y a plus de qualification. Mes attributs, en effet (séparés de ma personnalité) sont devenus une pure nature humaine, cette humanité mienne est l'anéantissement de toutes les qualifications spirituelles, et ma qualification est maintenant une pure nature divine. Mon statut actuel c'est qu'un voile me sépare de mon propre "moi". Ce voile précède pour moi la vision; car, lorsque l'instant de la vision se rapproche, les attributs de la qualification s'anéantissent; "je" suis alors sevré de mon moi; "je" suis le pur sujet du verbe, non plus mon moi; mon "je" actuel n'est plus moi-même. Je suis une métaphore (de Dieu), non un apparentement générique (avec Dieu), une apparition (de Dieu), non une pénétration (de Dieu) dans un réceptacle matériel..." 40 Hallâj (Passion, 841) : "Le papillon volète, autour de la lampe, jusqu'à ce que vienne l'aube. Alors, il revient vers ses pareils, pour leur faire part de son état, au moyen des phrases les plus suaves. Puis il repart jouer avec la familiarité de la grâce (= la flamme), dans son désir d'arriver à la joie parfaite... Il ne se satisfait pas de sa lueur, ni de sa chaleur, il se précipite tout entier en elle. (Pendant ce temps), ses pareils attendent sa venue : qu'il

leur explique ce qu'il a vu lui-même, puisqu'il ne s'est pas satisfait des récits qu'on lui avait faits. Mais lui-même, à ce moment, se consume, se volatilise (dans la flamme), demeure sans traits, sans corps, sans nom, sans signe. Et puis, dans quelle intention s'en retournerait-il vers ses pareils, et dans quel état, maintenant qu'il possède..." 5° Hallâj (Passion, 623) : Distique "Orîdoka..." : "Je Te désire, je ne Te désire pas pour la liesse, Non, maisje Te désire, pour le dam. Tous les biens qui m'étaient nécessaires, oui je les ai reçus, Sauf Celui quiferait exulter mon extase, enplein supplice." "Cela exprime, commente Ibn 'Atâ, le tourmen grandissant du désir, le transport de l'affection, l'incendie de la passion, le désir de l'Amour. Quand il s'est purifié et parfait, il s'élève jusqu'à cette citerne d'onde pure, où Dieu pleut, perdurable, une Eau vive". 6° Qoshayri (Passion, 405) : "Dieu adresse la parole à l'intime de l'âme de trois manières : soit par une parole que l'âme reconnaît pour divine et à laquelle son intime répond; soit par une crainte qui réduit son intime au silence (cf. l'anecdote de Moqaffa') ; soit par un langage qui lui-même fournit à la fois parole et réponse, sans quele fidèlelediscerne; et c'est pour lui comme s'il se voyait en dormant, et comme si ce n'était pasDieu (mais lui). Il est pourtant certain que c'est là la parole de Dieu, quoique le fidèle ne le sache pas et que la différence (entre Dieu et lui s'abolisse)..."

NOTE BIBLIOGRAPHIQUE SUR LA DIRECTION SPIRITUELLE EN ISLAM (1947) L'imposante liste de ces manuels, presque tous cités dans Brockelmann, peut être répartie sous deux rubriques principales : a) les manuels servant aux directeurs de conscience pour le discernement des esprits, la discrimination des progrès illusoires d'avec les étapes de la sanctification authentique, chez leurs dirigés (psychologie) : RVâya, de Muhasibi (t 857; 62 chap.)1 ; Qût, de A. T. Makkî (t 990) (source de Ghazali) ; Rasaïl, d'Ibn 'Abbâd Rundî2 (f 1388; lettres à Yahya Sarrâj, de Fès; à comparer avec ses Hikam); b) les manuels décrivant des enchaînements d'états extatiques, soit : sous la forme de biographies, plus ou moins autobiographiques : Badw Sha'n [al Hakim], de Tirmidhi (t 898) 3 ; Kashf al asrâr, de Rûzbahân Baqlî (11209)4 ; sous la forme de rites techniques, pour ascétiques et récitations rythmées faisant entrer dans des extases provoquées; A partir du XIIe siècle (dhikr) : Salsabîl, de Senoussi (t 1859) (reprise de Tâwûsî : vià 'Ujaymî) (cf. Enz. Islam, sub verbis «TARIQA», «WIRD») 5. Aucun de ces manuels n'a été traduit en langues européennes; à part des chapitres brefs de la Risâla, de Qushayrî, (j 1072), donnant des sentences, définitions symboliques plutôt que descriptions exactes des états composant une scala perfectionis (diverses échelles, d'ailleurs : cf. Manâzil al sa'irîn de Harawî (t 1088). (1) Cf. mon Essai, 1922, p. 215; éd. Marg. Smith, Londres 1940, XIX + 343 pp. (2) Cf. mon Recueil, 1929, p. 146; lith. Fès, 1320 h., 266 pp. (3) Etonnant texte, découvert par H. Ritter, où l'auteur jalonne ses progrès avec des visions de sa femme, qui lui sert de "pieux" électroscope (18 ff.). (4) Visions colorées et sanglantes (ms. LM : 25 ff.). (5) Cf. mon Recueil, p. 169.

La première catégorie comprend chronologiquement : d'abord de véritables "guides", pour la vie intérieure; plus tard, ce sont des recueils de casuistique, évidemment tutioristes, mais avec, parfois, des défaillances laxistes. Fruits d'expériences méditées, ces ouvrages se présentent malheureusement sous forme de théories trop classées. La seconde catégorie est à rapprocher des manuels hindous de "mystique naturelle", et du Yoga (qui est explicitement et naïvement incorporé à l'Islam ap. salsabîl, chap. XXII, p. 131, ap. "Ghawthîya-Jôjîya"). Les revues catholiques ont depuis trente ans, grâce à Asin Palacios, publié certaines études formant initiation : à Ghazali (minhâJ al-âbidîn, ap. Rev. Asc. et Myst., IV, juill.-oct. 1923), à Ibn 'Abbâd (Etudescarmélitaines, avril 1932), à Ibn 'Arabî (Cultura Espanola, févr. 1906, Etudes carmélitaines, oct. 1931; cf. En terre d'Islam, I, 1932). L. Gardet a donné récemment des compléments importants à l'esquisse d'Asin Palacios (Recherches sc. relig., XXXVII; Rev. Thom., 1950). Les revues protestantes et théosophiques ont publié de préférence des récits d'expériences vécues par des contemporains, du type de "The wayofaMohammadanmystic", par W. H. T. Gairdner (Leipzig, Harrassowitz, 1912, 23 pp.); dhikr des Rahmaniya, par Willy Haasl. Quels sont, en pratique, les traits généraux (et distinctifs) de la direction spirituelle, en Islam, — par comparaison avec ses traits en Chrétienté ? D'abord, elle n'est pas d'obligation canonique, ni d'usage général. Je sais bien que l'obligation canonique chrétienne de la confession n'existe déjà que pour cette catégorie de fidèles que les Atlas de pratique religieuse appellent les pascalisants, donc une fois l'an. En Islam, il n'y a de "confession", publique d'ailleurs, que chez les Kharijites (Mzab, Oman), et elle n'implique généralement pas d'exhortations annexes de la part d'un directeur occasionnel : sont-elles d'ailleurs si fréquentes au confessionnal catholique des masses ? Cela pour les hommes. Pour les femmes, en Islam, il n'y a qu'un rite sunnite, le Hanbalisme, où les femmes reçoivent une sorte de direction pour la manière de prier, au moyen de petits eucologes, car ce rite est le seul qui, traditionnellement, conseille, contrairement aux malikites, d'apprendre aux femmes à lire : pour prier. Chez les Kharijites (Mzab : cf. Goichon, Mzab, 1927), la laveuse des morts (Mamma Sliman) donne des séances parénétiques aux femmes; et l'histoire mentionne au moins une femme, Ghazalé, qui, dans une révolte à Kûfa, au Ville siècle, monta en chaire à la mosquée-cathédrale, le vendredi, pour semoncer les fidèles. Le conseil fraternel (nasîha) est d'ailleurs de règle en Islam, et peut (1) Séance Soc. Asiatiq., 10 mars 1944.

émaner de tout croyant1. Mais c'est dans les milieux ascétiques et mystiques musulmans que la direction a pris une extension comparable à celle des milieux congréga. nistes (et affiliés) chrétiens. Elle se fonde sur la fameuse sourate XVIII (Sept Dormants) du Coran, versets 64-81, où une apparition anonyme (que la tradition appelle "al-Khadir", c'est-à-dire S. Elie), conduit Moïse épouvanté à travers les scandales apparents de la Prédestination 2. Avrai dire, c'est moins une personnalité angélique, qu'une fonction permanente, la Khadiriya, dont les représentants se succèdent, à travers les âges, pour diriger les âmes vers la perfection; et à côté de leurs directeurs spirituels humains, les mystiques recourent constamment à ce personnage mystérieux, dont la fonction, sinon la personnalisation d'ici-bas3, est immortelle. C'est le directeur, "Murshid", "Pîr", qui interprète les signes de Dieu qu'on perçoit dans les récollections, et les jeûnes de 40 jours : voiles colorés de plus en plus transparents, locutions théopathiques, etc. Il est le voile transparent et implacable de l'ordre divin, et on lui doit le perinde ac cadaver (de S. Nil à S. Ignace de Loyola, ce mot a passé par l'Islam, par Sahl Tustarî, 'AQ. Kilani, etc.) 4 . Un grand spirituel chadeli du XVe siècle, 'Ali Wafâ, définit le directeur comme la 'direction de prière", et la vraie Ka'ba5 vers laquelle le dirigé doit se prosterner. Kilani a raconté (non sans rancune), les mauvais traitements qu'il avait subis de son premier directeur6 ; et le Mahdi d'Omdurman comment il se prosterna longtemps, au début de sa vocation, sur le seuil de son premier directeur : qui refusa de l'admettre à pénitence, le traitant de "Satan"7. Il existe toute une littérature sur les comportements des novices, adab al murîdîn, vis-à-vis de leur directeur spirituel8. (1) On a noté que Ghazalîs'émancipe de toute direction spirituelle dans son Munqidh; ce qui a fait douter de sa "voie mystique" ' (Baqarî, i'tirâfât al Ghazalî, Caire, 1943, 166pp.) ; (2) Cf. Mélanges P. Peeters, 2, pp. 245-260 (parus en 1950). (3) Sha'rânî, lawâqih, II, 31, 57 Cf. Bruno de J. M., Les origines élianiques et orientales du Carmel in "Les Cahiers carraélitains", Le Caire, oct. 1950, p. 15-36. (4) Cf. mon Essai, p. 42, n. 1. (5) Sha'rânî, l. c., II, 28, 50 (I. 19). (6) Hammâd Dabbâs. (7) C'était Mohammed Chérif-b-Noûr Daim Tayyib, de l'ordre des Sammâniya; dansl'île d'Abba; le pénitent s'était prosterné le front dans la cendre, le cou pris dans une fourche renversée, le buste à nu. (8) Tirmidhï, 'A. K. Suhrawardî, Najm Kubrâ, Sha'rânî, 'Abshamî; cf. Maqdisî safwataltasawwuf; et, pour la période contemporaine, mesDocumentsdepsychologie différentielle musulmane, ap. Journal dePsychologie, Paris, 1926; et la revue al Mourchid, Mostaganem.

RECHERCHES SUR SHUSHTARI POETE ANDALOU ENTERRE A DAMIETTE (1950) L'originalité exceptionnelle de ce poète1, dont je me suis souvent entretenu avec G. S. Colin2, en vue d'une édition de son Diwân, tient à ce qu'il a transfiguré l'idéal amoureux de la poésie populaire andalouse au Moyen Age. Shushtarî a pris les thèmes, symboles et rimes des chansons galantes d'amour charnel qu'Ibn Guzmân venait, et pour des siècles, dedédier aux passades d'un public de mauvais garçons et de vieux esthètes; il a gardé et "travaillé" leur hispanisme dialectal si savoureux, mais il les a transposées, dans un "climat spirituel" d'une fraîcheur exquise. Ce que la virtuosité vicieuse d'Abû Nuwâs avait tenté, dans ses palinodies "ascétiques", ses "zuhdiyât", pour rafraîchir des débauchés blasés, en vers arabes classiques, — Abû Hamza Baghdadî l'avait repris3, en proses également classiques, par des récits sur d'imparfaites et dolentes chastetés, pleins de délectation morose. Mais la conversion de Shushtarî à une vie de pauvreté totale était d'une autre qualité. Dieu, qu'il avait découvert, pour l'aimer uniquement, lui fit comprendre le substantiel symbolisme du thème du Vin enivrant de notre prédestination illégale à l'amour (que venaient de reprendre Suhrawardî d'Alep4, puis Ibn al-Fârid) ; et surtout du renoncement au besoin viril de posséder, qui peut devenir un pur abandon féminin à l'Esprit d'amour, le vœu d'essentielle pauvreté, le "fiât" qui associe le vrai Shaykh à la Paternité, avec Dieu, dans la voie mystique. Avec une audace étonnante, il proposa cette transposition symbolique du métier des prostituées en la chantant dans les souks, appelant les pauvres, les voleurs et les prostitués de la danse et du chant à l'amour libérateur de l'unique Amant, hors de la loi des étreintes charnelles et de l'idolâtrie des parures, —usant de leur vocabulaire le plus nu5, et des cadences les (1) Cf. revue "Commerce", Paris 1925 (VI), 157; Encycl. de l'Islam (s. v.); Recueil de textes..., 1929, 134-140; "Revue des conférences...", Caire, 1938, I, pp. 33-38. (2) Je le remercie de m'avoir communiqué le ms. E et ses listes de mss et de m'avoir élucidé les dialectalismes des Nos 4 et 12.. (3) A-b-M. DînawarÎ, ap. Sarrâj, masâric al-cushshâq, passim; et Abû Hulmân (Ibn cAsakir, ms. P. 2137, f. 123) et Jalal-Rûmî, quatrain N. 6. (4) Yâqût, udabâ, VII, 270. (5) Mots crus: "qirdî, tuzâc, mafnî" (cf. pièce X"Sahha cindî'lkhabar..."), de la pièce trad. infra n° 12. Cf. Lull, Blanquerna, 375.

plus provocantes de leur musique et de leur métrique. Il avait compris que toute la puissance séductrice de ce type de chansons, muwashshahât, azjâl, était dans l'attaque, à reprises lancinantes, du qufl, ou refrain, surtout en final, en kharja; —et il sut trouver des qufl, des kharja dont la pureté svelte, dressée sur une mélodie fixe, enchantait, cent ans après, un maître en spiritualité, Ibn cAbbâdl. On continue encore aujourd'hui à chanter ces vers pour "entrer en extase"; non plus en plein air, mais dans les couvents Shâdhiliya, du Maroc à Tunis, à Alexandrie, en Syrie, au Yémen2 et jusqu'à Java3. Ramon Lull, le grand mystique franciscain, nous raconte avoir entendu ces brefs et poignants poèmes des sûfîs4, destinés à percer les coeurs d'amour divin; il voulut les imiter dans "l'Amant et l'Aimé", et c'est Shushtarî qu'il prit pour modèle, puisqu'il lui emprunta un refrain fameux, la kharja dialoguée "qu'est-ce que je dois, encore, aux hommes / Et qu'est-ce qu'ils me doivent, à moi ?": sous la forme dialoguée "de combien peu je me soucie/ . Et que peuvent me dire les hommes ?"5. Shushtarî chantait ses muwashshahât, en manière de prédication dans les sûq; et leur mise en scène est si incisive pour l'imagination que l'on a cru (à Istanbul, au XVIIe siècle) 6que le "jeu d'ombres" (khayâl al-zill= marionnettes) avait été inventé par lui; de fait, Shushtarî a dû arriver au Caire avant la mort d'Ibn Dâniyâl, auteur d'un "jeu d'ombres" écrit dans cet argot dialectal corporatif des tsiganes (Zutt) et des voleurs (Dâssa) qu'Ibn Sanâ'lmulk recommandait aux "trouveurs" de belles kharja7. Une corporation de chanteurs errants récite encore du Shushtarî8 . Et certains de ces poèmes mystiques ne servent plus maintenant à Tunis, qu'à exciter à l'amour profane, — l'épithète "Shishtarî" (sic) désignant un genre musical, et le type d'instrument sur lequel on l'exécute9. L'Irak •et l'Arabie connaissent un maqim shushtarîl°. On possède également de Shushtarî des poèmes arabes construits (1) Rasâïl, 197 (à Yahyâ Sarrâj; = Recueil, 147-148). (2) C'est au Yémen que Zabîdî fut initié à la tarîqa Shushtariya. Et je tiens de Goitein que les juifs Yéménites chantent encore son "dîwân" (cf. Schirman). (3) Un ms. malais (coll. Colin) contient des poèmes de Shushtarî. (4) Ap. "Blanquerna", tr. Allison Pears, 410 (et 375). (5) Id., 392 : "Little care I/What will men say ?" (cf. Junayd, ap. Kîlânî, fath, 169). (6) Ewliyâ Tchélébi, Siyâhatnâmé, I, 644; comp. "Mâ'lnâsiIlâ'kamâ' lkhayâl fa'nzur ilâ Mâsik al suwar", kharja de la pièce " cAddî can al-wahmi...". (7) Préf. au Dâr al-tirâz. —Cf. Kahle, JRAS, janv. 1940, 21-34; et JGLS. (8) Les tahalluljî à Damas (Qâsimî, qâmûs, ms. pers. t. II, p. 8, 1. 8 : anàshid al-Sh.). (9) Comunication amicale de H. H. Abdelwahab. (10) Mehdi Barkechely, l'art sassanide base de la musique arabe, Téhéran, 1947, p. 20.

selon la métrique classique des qasîda, et des opuscules en prose, consacrés à des exposés du sûfisme. Nous donnons ici une note biographique, un choix de poèmes traduits, deux notes sur sa doctrine mystique et sa poétique, enfin la liste de ses œuvres (azjâl avec kharja; qasâïd et muwashshahât à vocalisation classique; azjâl sans kharja; proses; mss. cités; isnâd), et deux appendices. I. Note biographique. Abû'lhasan cAlî-b- cAbdallah Numayrî Shushtarî Madyanî Sabcînî naquit vers 610/1212 à Wâdî cAsh (Guadix). "Numayrî" réfère à une souche d'Arabie (B. Numayr-b-cAmir Hawâzin comme les B. Hilâl; plutôt que les B. Namir, des Iyâd, à qui réfère la variante "Namarî"). "Shushtarî" indiquerait, selon Ibn Luyûn1 qu'il naquit dans le quartier de Guadix dit "Zuqâq al-Shushtarî" (vulgarisme, actuel, pour "Tustar", ville de Susiane), à cause d'émigrés persans (Lévi-Provençal en a décelé des groupes dans la "Vega" de Grenade), "Né émir, parmi les fils d'émirs, devenu faqîr, parmi les fils defaqîrs", dira delui Najm-b-Israyil, pour exprimer que Shushtarî reçut l'éducation soignée des fils de fonctionnaires andalous, partageant les goûts littéraires et les mœurs desserrées de ses confrères les scribes du gouvernement, admirant Ibn Guzman et les autres créateurs du nouveau style profane, des "muwashshahât". Il aurait séjourné alors à Grenade, et surtout à Loja2, future patrie du vizir Ibn al-Khatîb. Il passa, pour sa carrière sans doute, au Maroc; et c'est là, à Meknès, dit-on, que Shushtarî démissionna, et, renonçant au monde quitta tous ses biens. Y eut-il "coup de foudre", comme pour Verlaine auquel il ressemble par bien des traits (leur préférence pour la "rose-trémière" 3, "fleur des prostituées") ? On ne sait. Conversion profonde, oui, plus que celle de Verlaine, qui continuera"lesAmies" après avoir écrit"Sagesse"; mais elle se fit par étapes. La légende, la condensant, l'attribue à Ibn Sab'în, ce spirituel hautain et tourmenté; il aurait conquis Shushtarî déjà ébranlé mais anxieux, d'un mot : "Si c'est le Seigneur, et non son paradis, que tu désires, suis-moi" : il lui aurait fait vendre tout, puis danser dans les souks, frappant sur un "bendîr" (grand tambourin), et improvisant "Pour commencer, j'invoque le Bien-aimé"4. Ce n'est pas à Meknès (1) Ap. préf. inâla, ms. Taymur. (2) "Lawshî" (ap. pièce "Biwasli Hibbî...") (Colin). (3) "ward al-zawânî" (ap. pièce "Mah qulhâ rislan..."; encore un mot cru transmué) . (4) Pièce "Bdayt bidhikri'l Habîb...". Selon Ibn cAjîba, déb. comment, de la pièce "Sahha'indî'lkhabar..."; Ibn cAjîba cite Shushtarî ap. îqâz, 28, 36, 41, 191, 223, 224, 282; et, ap.futûhât, 44, 159, 341, 343, 345, 347, 349, 374, 382, 388, 399, 453.

(ville d'azjâl, dit Ibn Sanâ'lmulk), simple rime en -âs pour son "dîwân", ni au Maroc, mais à Bougie, en 646/1248 que Shushtarî connut Ibn Sab'în (cf. son zajal "Dujâ ghayhabî...)". Et il y avait alors des années qu'il s'initiait, petit à petit, à la mystique, lisant les cAwârif de Suhrawardi de Baghdad avec le cadi Ibn Surâqa Shâtbi (592 t 662; suhrawardiyen)1, peut-être à Grenade, car il y logeait au Ribât al-cUqâb2, parmi les sûfîs; s'affiliant même à l'ordre d'Abû Madyan de Tlemcen (t 596; il se dit encore "Madyanî" (et non "Madanî") dans son zajal "Mâ lilmamlûk..."), on ne sait avec qui. Mais il est très vrai que le coup final fut porté par Ibn Sabcîn; l'intelligence fulgurante de ce philosophe resté aristotélicien en devenant mystique, confirmait les désirs de pauvreté absolue de Shushtarî en l'initiant à une école extrémiste, celle des Laysiya, enseignant que Dieu imprimait sur toute chose Sa Forme, et que l'union mystique unit l'âme du pauvre, simplifiée, à cette Forme divinement belle et bonne. L'isnâd de cette école avait comme chaînons Hermès, Platon, Aristote, Hallâj, Shûdhî, Ibn al-Mar'a, et enfin Ibn Sabcîn, ce "Ghâfiqî" dont le nom termine, dans la grande qasîda de Shushtarî sur les "sulûk" 3, une énumération qui scandalisera Ibn Taymiya, après Qutb Qastallânî. Devenir "Sab'înî" commençait à faire risquer la mort, mais Shushtarî le devint à fond, se vouant comme un esclave à ce Maître, cef "maghnâtis al-nufûs", cet "Aimant des âmes", à qui il a adressé trois magnifiques zajal : ' ' Sahha cindî'lkhabar...", "Mah qulhâ rislan...", et surtout "Qui lilladhî qad malaknî malka...". Il le suivit en Egypte, le rejoignit à la Mekke plusieurs fois pour le hajj (il l'y visita même en rêve, cf. maqâlîd, 440). Ibn Sabcîn, dont c'était le dernier refuge, s'y vit accusé d'hérésie hellénisante et moniste par un autre émigré andalou, Qutb Qastallânî (614 t 686); il en triompha, mais Q. Qastallânî, expulsé, reçut en compensation du sultan Baybars la direction au Caire de la fameuse Madrasa Kâmiliya, fondée en 622/1224 par un zâhirite valencien, Ibn Dihya (anti-hallagien forcené en son nibrâs) 4, pour la défense de l'orthodoxie sunnite. Ibn Surâqa l'y avait précédé (de 656 à 660), montrant quelque tolérance pour un sûfisme modéré (comme son prédécesseur Mundhirî, 634-656). Qutb Qastallânî l'imita (il était initié (1) Etudial'i'jâz al-Qur'ân. Ibn Hajar place cela "après sa rupture (?) d'avec Ibn Sabcîn"' (lisân al-mizân, IV, 240). (2) Cf. Bruno, St Jean de la Croix, 1929, 261. (3) "Ara tâliban minnâ..."; comment. Zarrûq. (4) Ed. cAbbâs cAzzâwî, Bagdad, 1946; contenant, pp. 99-104, un résumé de la version, inconnuejusqu'ici, du procès de Hallâj, selon la tradition (hostile) de Bâqillânî, et du kalâm.

à la tarîqa Saharmaniya)1, et, tout en fulminant l'exclusive contre Ibn Sabcîn2, exilé depuis le meurtre de Kutuz, partisan de son califat hafside anti-'abbâside, — il laissa Shushtarî prendre la direction des Sabcîniya d'Egypte, comme tcimâm al-mutajarridîn" ; revenant de Syrie à Damiette, à la tête de 400 pèlerins, Shushtarî tomba malade à Tiné (près Port-Saïd; "hannat al-tîna ilâ'l Tîna", dit-il, "mon argile aspire àTîné"), et y mourut le mardi 7 safar 668/6 oct. 1269 (peu de mois avant son maître). Ses disciples portèrent sa dépouille sur leurs épaules, à travers le lac Menzalé, guéable par endroits; jusqu'à Damiette. Damiette était alors une garnison, où l'esprit de guerre sainte était entretenu par des ribât de volontaires, moines guerriers qui s'étaient illustrés en luttant contre les Croisés,Jean de Brienne (1217; 1232, mort de Sâwijî, fondateur des Qalandariya), et Saint-Louis de France (1249). Shushtarî, qui avait son ribât à Damiette, et dut se battre en 1249, remonta en 650/ 1252 à Damas, où le poète moniste Najm Ibn Israyil le rencontra; et où il y avait aussi des Qalandariya. Mais ce sont des Shâdhiliya qui finirent par hériter, à Damiette, du ribât de Shushtarî, où, affirme le shâdhilî Ibn al-Hajj M. Kôhen Fâsî (tabaqât, 65), sa tombe avait été érigée, fréquentée de nombreux pèlerins. Je crois l'avoir retrouvée, assez abandonnée, à mes visites des 9. 2. 1934, I. 3. 1935, et 7. 2. 1936; lorsque des Shâdhiliya du lieu (Sh. A. Kâmil-b-cAR-b- cAbdalhayy-b-M. Khudarî, Sh. M. Khafâjî, Sh. M. cAqwà et Sh. Jalal Qâçlî) m'amenèrent au N.-E. de Damiette, dans le cimetière situé à l'Est de la vieille mosquée d'Amr, Abû'lmacâtî (où Shushtarî a sûrement prié), à la tombe du shaykh Abu'lward, surimposée, selon la tradition locale, à celle de Shushtarî3. Je donne en Appendice 1 les documents épigraphiques et canoniques qui ont fait croire au transfert des restes de Shushtarî au Caire, soit au Mousky, soit au Mahgar.

(1) Zabîdî, 'iqd, s. v. Qutb était poète (Brock.,1,810) ; il fit partie des Maraziqa (section des Badawiya, fondés par CUthman Merzûq (f 615), que sa doctrine syncisaktiste et laxiste du "shâhid bidàya" déconsidéra; cf. Sanûsî, salsabîl, 172; Turkumâni, lumac, ms. Damas, ta'rikh, 701; Shacrawi, lawâqih, I, 150, 158). (2) Dans une risâla, fondée surl'isnâd précité, qui condamne Hallâj comme le fondateur du monisme hellénistique d'Ibn Sabcîn; théorie reprise par Ibn Taymiya, A. H. Jayyânî, et von Kremer. (3) Phot. comm. par Mlle M. Kahil, la montrant, sous son revêtement de bois ajouré (de 4 linteaux, avec gouttière), à l'angle S. d'une courette. —En 1948, cette tombe a été sacrifiée à l'alignement d'une rue (Pl. I).

II Choix de poèmes traduits. I. Shwaykh min ard Miknâs (avec kharja) : "un petit shaykh du pays de Meknès / à travers les sûq va chantant: / qu'est-ce que je dois encore aux hommes/ et qu'est-ce qu'ils me doivent,/ à moi ? / que dois-je, ami, à toutes les créatures / quand celui que j'aime, c'est le Créateur, le Provident / ne dis plus, fils, de parole, si elle n'est vraie/... voyez,je suis vieux/ mon bâton et mon tellis/... quand il crie dans les souks/vois, les boutiquiers/ allongent le cou pour l'apercevoir/avec son sac au col/ , ses béquilles et ses bottines / ah, c'est un Shaykh bâti sur de la pierre/ comme ce que nous allons bâtir sur la volonté de Dieu / / qu'est-ce queje dois... / ... Il m'apostrophe / "je te vois, tu me suis, j'installe ici mon écuelle ( anbîl) / Dieu pardonne à qui m'y jettera aumône..." / qu'est-ce que je dois encore aux hommes / et qu'est-ce qu'ils me doivent, à moi ?" (sur "zanbîl", cf. Ibn Luyûn, ap. Ibn CAjîba, îqâz, 267). 2. Ayqalbak, ay qalbak... (avec kharja) : "Ton cœur, ton cœur, dis-moi, et ton œil, / où donc erres-tu? / si tu me cherches, tu me verras avec toi / non, je ne te quitte pas // . "Tu me cherches, je suis avec toi / en tout état/ tu m'épies, dans les idées / sous les formes / tu me trouves, j'étais caché / repliant les images/ reconnais-moi, reconnais-moi / garde-toi de me méconnaître / si tu me cherches, tu me verras avec toi / non, je ne te quitte pas //... 3. Isma' kalâman multaqat... (avec 1/2 kharja) : "Ecoute ce discours ramassé en chemin / comprends-moi, pour de bon (bis) /... mon bien-aimé embrasse tout l'Etre / Il a paru chez blancs et nègres / chez chrétiens et juifs / dans les consonnes et dans leurs points / comprends-moi, pour de bon (bis) //... 4. Las natmân abadan limadakka... (monorime, sans kharja) : "... j'avais un amant... / je lui dis : visite-moi, tu auras ton dû, et plus/... que fit-il... / il me prit au filet.../me dévêtit.../déchirant tout.../il me battit / me prenant entre chair et sang / entre nom et dénommé/ ... jusqu'à ma serrure la plus bloquée / ... il me dit, me tirant les oreilles/"il faut maintenant que tu m'ouvres cette serrure pour de bon"... / je l'ouvris, Il me posséda, et après, je Le possédai / et, tout l'Etre, je le parcourus et visitai / et j'y suis comme une tortue (qalabaqq) sur la route / sans rival, ni espion, ni société / Il me dit : "cherche-moi ès monts, ès défilés / Je suis avectoi... /Je suis Alep, et Himset cAkka /je suisAbûQubays et Makka"/ /.

5. Sâfir, walâ tajza' (répété ap. Tarkuk lijismak) : "... tout nuje veuxmarcher / c'est le sort le plus beau/ commemarchait avant moi / Ghaylân Mayy (= Dhûl'Rumma, amant de Mayy)". 6. llayya minnî huwa'lwusûl... (id.) : "Allant à moi, venant de moi, c'est bien cela, l'Arrivée / mais, ici, "Moi", qu'est-ce que tu deviens ? / ... de tout ce qui échappait au visible / j'ai construit une nuit, mais où est la Lune ? / 0 nuit, longue ou brève, / mon devoir est de te veiller / si dormait chez moi ma Lune / je ne resterais pas à épier ta Lune Il. 7. Habîbun huwa'l Habîb bi'aynû... (avec kharja) : "Un ami, qui est l'Ami,/ Lui-même / Lui, qui était ma parure, Il a fait de moi Sa parure /... 8. Matbû', matbû' / 'iy waVLâhi, matbûc.. (avec kharja). "Un type, un type / hé, pardieu, un vrai type / pauvre, comme moi, à son col un mouchoir / sa poitrine vide de soucis, dilatée / aimé de tous ceux dont l'âme n'est pas lourde / C'est un type aimé de tous les types / un type, un type.... / 9. Las yushbih'lfukhkhâr / matbûkh linay /... (kharja) : "Non, on ne prendra pas un pot / cuit pour un pot cru/ ... Le pot cuit, s'il se casse, reste patiné, durci /... 10. Alifun qabla lâmayni... (sur le Nom divin "Al'ah") : "Un alif, avant deux lam, puis ce "ha", prunelle de mon œil / l'alif appelle le Nom, les deux lam sont sans corps, le ha n'est qu'une trace /... tu trouves que ce Nom n'a pas de lieu / tu vois ses lettres dérouiller ton cœur /... mon âme ne s'en nourrira que si elle meurt / et craignant la séparation, je dis / quand donc, prunelle de mon oeil / trouverai-je l'union hors du lieu //. 11. Ta'addab bibâbi'l Dayr... (qasîda classique) : "Viens t'instruire à la porte du Couvent chrétien, retire tes sandales... je demandai : où est le cellerier du Vin ? / (pour ce Vin) voici mon soulier et mon Mushaf, mon bâton de voyage / ma ceinture, mon keshkîl et mes sandales /... (non?)... Si ton Vin coûte plus cher, notre khirqa est plus sublime /... ce pourquoi nous avons quitté patrie, biens et parenté /... (1) Ces deux derniers vers (yâ layl, tùl awlâ tatül...) se chantent aujourd'hui dans un sens profane (H.A.W.) —le ms. E les répète par erreur (E 1la; cf. E 18a).

12. Zâmî lisa'dî... (pièce scabreuse, d'imagerie "spéciale" pour le milieu "guzmanien", d'où elle s'échappe, pourtant, par une évasion spirituelle indéniable : mieux qu'Alcibiade, d'auprès de Socrate, dans la nuit du "Banquet" platonicien) : "Il m'a visité, pour mon bonheur / lui, qui s'élève comme une brise (shumayma) parmi toutes les jeunes beautés / ma pensée s'est réjouie / ma poitrine fondue, dilatée / quelle chance, amis / à quoi bon agir, quand on aime / et à quoi bon nager / sur mer, au grand large / Me donnerait-il du poison, / puisque notre union est spirituelle, il ferait très bien / Avec la tombe de mon aïeul / je le lui rendrais, faisant ainsi œuvre pie / suivant ma maxime / "le Désir n'est pas aux avares" / Si bellement il s'y est pris pour tout gauchir / cet enfant, en se tournant vers moi / Il s'est étendu contre moi sans m'avoir permis de rien prévoir / Goutte à goutte, il humecta / de salive1, sans les toucher, mes lèvres / Et mon sexe simiesque s'endormit, / et l'agrafe fut délacée / Il était mon hôte, / venu sans que je l'appelle / Et quand il m'atteignit, / le concevant en moi comme fait une femme, ce bel enfant / je lui dis "mon fils, /est-ce en rêve que tu m'as atteint ou pour de bon / vois, je suis mort" / Et il s'écria "revis : il est venu à toi, le Messie" / Ah, s'il me guidait / je m'envolerais jusqu'à lui, sans aile / Mais sache, o mon oncle / que je suis épié effrontément / Pour me priver de toi / on parle, on critique, on blâme / on t'appelle "un étranger, / qui veut perdre son temps / avec toi : est-ce de ton âge ?" on me querelle sur toi / à n'en plus finir / "es-tu de mon rang ?"; "il ne veut que se moquer (de toi)" / Ainsi fait ma mère, elle aussi / qui me tance chaque matin/ Lui, il souffle dans sa flûte pour moi / salivant dans le tuyau / Il vient, et l'on me dit "est-ce pour te réchauffer qu'il fait / éternuer comme la brume ?" / Et je réponds "demandez-lui, s'il se peut : qu'il revienne" / 0 toi qui me provoques, tu es ma liesse et ma gaîté2 / Mon esprit, ma richesse / Et me tuer, pour toi, est chose licite, et permise / /. III. Doctrine. Dans ses œuvres en prose, Shushtarî insiste sur les règles pratiques et la vie en commun des sûfis (comme ses deux modèles, le zâhirite Maqdisî dans la safwa, et Suhrawardî de Baghdad dans les CAwârif). Quand il lui arrive de théoriser, il montre ses préférences, dans les maqâlîd, pour les (1) Pour cette visitation spirituelle du Messie, le doux hôte de l'âme (et son crachement médical de salive), le Diacre saint qui tend la coupe, cf. les pièces "Mâ lilmamlûk... (avec Maryam), "Yâ man akhadh qalbî...", "Sharibnâ mudâmah...", "Tanabbah, qad badat shamsu'l'uqâr...). Ev. Marc, VII, 34; REI, 1946, 83; Muntazam, 6, 172. (2) iftiràh = enjoyment.

classifications novénaires (9 maqâmât, 3 par 3, islâm, 'îmân, ihsân; 9 wujûh, 9 marâtib, 9 paroles inspirées à ajouter au Qur'ân), et, dès qu'il s'agit de philosopher, se réfère à des citations d'Ibn Sabcîn; il croit, comme lui, à une sorte d'Emanation divine, coéternelle à la Cause Première, puissance formatrice par quoi Dieu individualise, personnalise et sanctifie tous les êtres, Forme de toute la création (kalima = qasd al-Haqq = anniya mutlaqa = himma mutlaqa = ihâta) ; il pense, comme lui, qu'il y a dans l'homme un attrait aspirant à rejoindre cette Forme divine enveloppante et personnalisante, dont l'aimantation magique intelligible finit par "briser le talisman corporel" où l'âme est prisonnière ici-bas. Et, comme Ibn Sabcîn, il estime que Hallâj n'a réalisé son "Je suis la Vérité" que lors de son supplice "lorsque le Soleil(de la réalité) s'approchant de lui s'arrêta", "tandis que le temple de son corps était démoli par la pioche de la Loi"1. S'il donne, dans ses maqâlîd (p. 424) une curieuse liste des "25 hérésies", il professe que "s'abaisser devant un vizir ou sultan est de la démence"; il atténue, pourtant, certaines propositions audacieuses de son maître2. Shushtarî a été lié avec les principaux disciples d'Ibn Sabcîn, d'abord son successeur en Syrie, le prince Hasan Ibn Hûd de Murcie (633 t 699/ 1298, Damas), puis le philosophe et ash'arite Safî Urmawî (t 715 à Damas), son biographe Yahya-b-Sulayman; Ibn Wâtîl; en Egypte, Safî Hy.-b'Al Ibn Abî Mansûr (t 682; auteur dufakk al-azrâr)3, et deux Saïdiens, 'Abdalwâhid Mu'akhkhir et Sharîf cAbdal'azîz Manûfî (maître d' 'Abdalghaffàr Qûsî), Shams Ikî (de la khanqah Sacd-al-sucadâ t 697), et A. AA. Ibn Mutarrif (t 707)4. On cite deux Shushtariya au sens strict, Ibn Luyûn (abû 'Uthmân Sacîd b-AJ. A., abréviateur de sa risâla), un andalou, et A. Yq. Ibn Mubashshir, l'ermite de Bab Zuwaylé au Caire. Une tarîqa Shushtariya subsista, distincte de la Sabcîniya nous avons donné l'isnâd maghrébin, vià A. Ibn Qunfudh Qusamtînî et cA. Q. Fâsî, de ces deux tarîqa, d'après S. Murtadâ Zabîdî Bilgramî, dans l'appendice à "l'Hermétisme" (1) Publ. ap. Dîwân d'al-HaUaj, 1931, pp. 135-137. (2) Quand Ibn Sab'în termine l'ihâta (p. 474) en souhaitant le salâmà ses négateurs comme à ses adeptes, Shushtarî adoucit la formule à la fin de ses maqâlîd. (p. 443). Quand Ibn Sab'în dit {ihâta, 452) que la parole inspirée doit être "comme le cri qui réveille l'endormi", Shushtarî le répète en vers (nafh,I,4i 7; cf. Akhbâr al Hallâj, NO.39). Il ne remplace pas ouvertement le tahlîl par "Laysaillâ Aysa" (ihâta, 474=son "Dujâ ghayhabî..."). (3) Maqrîzî, khitat, 2, 428; Sha' râwî, jawâhir, s. v.zabarjad (ms. Ist. no. 2358); Ibn al 'Imâd, V, 196.11 écrivit aussi des tabaqât al-sûfiya. Cf. Qûsî, wahîd, ms. Paris 3525, fT. 88b, 159a. (4) Liste de Sabcîniya ap. Jayyânî, tafsîr, 3, 448-449; 5, 32; cf. aussi les mentions de collations dans les mss. Sabcîniyens de la coll. Taymur (Caire), et le ms. Berlin du buddal'ârif, f. i27a-b. ("Collationné au ms. de Shushtarî" en 754/1353); cf. liste des auteurs "réservés" (Zarrùq, qawâcid, 105).

de Festugièrel. Moins suspect de philosophie que son maître, Shushtarî, admis par la plupart des auteurs mystiques modernes, est vénéré chez les Shâdhiliya (peut-être connut-il leurs trois fondateurs, Shâdhilî, Mursî, et Ibn 'Ata'llâh en Egypte); son dîwân a été commenté au Maroc par le grand Ahmad Zarrûq Burnusî et par Ibn 'Ajîba, et en Syrie par le savant hanafite 'Abdalghanî Nâbulsî2. Aujourd'hui encore, il est récité chez les Darqâwiya marocains, et chez les Shâdhiliya syriens, à Acre (zaouïa Yashrûtî) et à Damas (zaouïa de Sh. Abû'lshâmât, à Qanawât; oùj'ai constaté, en 1919, qu'on y recourait pour les séances extatiques). IV. Poétique Shushtarî a connu et imité des vers d'Ibn cArabî, mais son oeuvre n'a pas eu de contact avec celle d'Ibn al-Fârid, mort 15 ans avant son arrivée au Caire; j'ai souligné ailleurs3 leur contraste violent; la splendeur immobile, l'esthétique contemplative, les ornements d'or, "zukhruf", d'Ibn alFârid, dont l'ondulation somptueuse et lente est faite pour une élite raffinée, —ne frappe pas le diaphragme comme les coups sourds d'avertisseur, l'appel entrecoupé, les rythmes brefs, le dialectal familier et impérieux, savamment plébéien, dont use Shushtarî. Laissant de côté les gaucheries stylistiques des poèmes classiques de Shushtarî, où le vizir Ibn al-Khatîb a fort bien reconnu qu'elles n'affadissaient pas la force de la pensée, —abordons ses Muwashshahât, là où son originalité triomphe. Les muwashshahât comprennent 10 une introduction d'un ou deux vers (madhhab, matla', ghusn), rimant A/B; 2° des juz' (=bayt, dûr), ou "morceaux", de 3 à 5vers, monorimes, rimant en C, D, etc. (jamais en A, ni B). L'introduction, la rime dite qufl, entrecoupe lesjuz' successifs comme un refrain; et son dernier vers, rimant en qufl (= A/B), s'appelle la kharja. Aulieu que, en poésieclassique, l'accent est mis sur le 1ervers, coup d'archet (Mutanabbî), —en muwashshah, l'accent est mis sur le dernier vers, flèche suprême. Dans la préface de son Dâr ai-Tirâz4, Ibn Sanâ'lmulk, un des maîtres du genre, que Shushtarî a dû connaître, a magnifiquement indiqué le rôle essentiel de la kharja pour conquérir les coeurs, l'effet de choc, (1) Festugière, La révélation d'Hermès Trismégiste, 1944, I, 390,400. (2) Mss. de ce comm. de Nâbulsî à Istanbul (Escad, 1623, 3527, 3606; Shehit Ali, 1236); cf. comm. du ms. Caire VIII, 32. Nâbulsî l'imite (diwân, 123). (3) Revue des conférencesfrançaises en Orient, Caire, janv. 1938, pp. 33-38 (avec photo du madfan cairote). (4) Dâr al-tirâz, éd. autogr. Rikaby, Paris 1947, p. 12; éd. Damas, 1949, p. 30.

à la fois rythmique, phonétique, imaginatif et mental qu'elle doit déclencher. Avec cynique profanité, il demande que la kharja "chaude, brûlante, perçante, rôtie au feu, de la populace et des voleurs", tienne d'Ibn alHajjâj (image scabreuse) et d'Ibn Guzmân (mélodie appropriée). Shushtarî a réalisé la transposition sur le plan de l'amour divin de cette poétique cyniquement séductrice, avec un rare bonheur; dans des pièces comme "Shwaykh min ard Miknâs", et "Matbû', matbûf" dont nous avons donné les kharja plus haut. Mais Ibn Sanâ'lmulk a omis deux traits typiques; on ne peut comprendre l'art des Muwashshahât sans tenter de se représenter exactement le darb (patron rythmique) et le talhîn (mode musical : var : nôba) de la mélodie fixe que leurs vers "accompagnaient". Les recueils notés de musique arabe retrouvés ces derniers temps finiront peut-être par nous livrer les mélodies préférées de Shushtarî (on a retrouvé déjà en Turquie, certaines mélodies-bases des poèmes de son contemporain Yunüs Emre)1. Et, puisque la métrique des Muwashshahât s'encadre dans des mélodies populaires, définies, sinon dans leurs vocalises improvisées, du moins dans leurs modes (suite d'intervalles permis dans l'octave) et dans leurs rythmes (suites premises de coups denses ou mats, tum ou tik) 2, un examen attentif des manuscrits tardifs du dîwân de Shushtarî, notant en marge le darb et le talhîn des pièces que les mss. plus anciens laissaient à la tradition orale des exécutants, devra permettre de compléter avec ces indications musicales indispensables les listes de poèmes chantés que nous avons ébauchées ci-après. Deux mss. tardifs (Alep, le Caire) nous ont déjà livré 8 indications de talhîn, pour 8muwa hshahât, dont 5à kharja. Et la saiînat al mulkd'Egypte un talhîn et son darb. Ainsi Shushtarî pose, pour le monde arabe, les problèmes de base du folklorisme : ses poèmes sont-ils commandés par des mélodies inchangeables (théorie de Nietzsche sur la suprématie de la musique) ; sont-ils des "voixde-ville", chansons demi- avantes et artisanales; ses refrains sont-il empruntés comme des proverbes, au peuple ? V. Répertoire. 1. Liste des 26 Muwashshahât à kharja du dîwân : Cette liste suit l'ordre alphabétique français du rawVIkharja (rime du refrain final); elle y ajoute l'indication des mss. utilisés; et, quand le 1er (1) Recherches de Mehmet Ali Ayni. (2) Cf. Encyclop. Islam, s. v. "tik'.

vers du poème est différent de la kharja, le texte du 1er vers; permettant ainsi de le retrouver dans le classement arabe général du dîwân par consonnes initiales du 1er vers. B : Allah, Allah ma'î hâdir / fî qalbî qarîb; DM, LG, MN, T 47a, E 74a. —Incipit : Lillahi, lillahi hâmû... : Mudh 'afà 'an jamî'i zallâtî / cala ghayz il-raqîb; T 67b, E 37a (double kharja); DM, MN, LG. —Incipit : Zârnî hibbî watàbat awqâtî... : Yâ hayâtî wa'nta fî dhâtî / hâdir lâ taghîb; E 6b, DM, L, LG, MN.Inc. : Kullu hadd lû nasîb... F : Mâ yuhibbuka illâ man / bîk 'ârif : DA, DM, F, L, LG, AP 20a, C28b, T 6a, E 11a. Inc. : ^4/-habîb 'araftû... —talhîn SYCAH(AP). : (= CATM: Innâ cilm al-haqîqa nûr / bi'lhaqqiyasdac : DM, E 44a, L, LG, MN, T 9b. —Inc. Ismacû dhî'l haqîqa... : Kayfa takhfâ' lhaqîqa / wa shamsuhâ tushacshic : DM, E 7a, F, L, LG, MN, T 5a. Inc. : Isma'û dhî'lhaqâïq... : Matbû', matbû' / 'iy, wa' Llâhi matbûc : DA, DM, E 25b, F, LG, MN, T 34a. — Même incipit. — probablement de darb MURABBAC. H : Dârat calayk al-aqdâh / birawhin warâh : DA, DM, E 54b, F, LG, MN, T 16a. — Même inc. — talhîn STGAH (AP 2Ib, C 18a). K : Fikrak wasawtak / kamâ' !ahruf nizâmak (double kharja) : F, DM, LG, MN, T 41a. —Inc. : Ismâ', yâ nafsî, kalâm, wahû kalâmak. L : Ash tatlub tarânî ma'ak /, mâ nazûl : DS, DM, T 22a. —Inc. : Ay qalbak... talhîn 'IRAQ (AP 50a, C 27b). M: Bihubbihim nabqâ kadhâ dâïm / sukrân hâyim : T 46a, E 72b, DM, LG, MN. —Inc. : lia habîbî natruk awtânî... jV : Ash 'alayya min al-nâs / wa-ash 'alâ'lnâsi minnî : DA, DM, E 76b, F, L, LG, MN, Ms. malais, T 62b; Recueil, 134; Ibn =Ajîba, îqâz, 28. — Inc. : Shwaykh min ard Miknâs... — talhîn QIYAM (AP 72b). : Huwa zaynî / faja'alnî zaynû : DA, DM, E 56b, LG, MN. Inc. : Habîb (qalbî) huwa' lhabîb bicaynû... : Lâ tusallim liman sahâ / min sharâb al-muhaqqiqîn : DA, DM, E 57b, F, L, LG, MN, T I8b. —Même incipit. : Las yushbih ul-fukhkhâr / matbûkh linay : T 38b, DM, E 3oa. — Inc. : Mâ kull shay suwwir / ahsibhu hay...

: Tarjamatu harfan lâ yuqrâ / man lâ yufâhim yafhamnî : E 44b, L, LG, MN, T Ioa. —Même inc. : Qûlû lilfaqïh 'annî / 'ishqu dhâ'lmalïh fannî : DM, E I4b, LG, MN, T 28b. — Même inc. : Wada' al-'awâdhila ya'dhilûnî 1/2 kharja) : DM, E 4b, LG, MN, T 49b. — Inc. : Khalâ'atî, yâ sahbî... : Wa kadhâ'lmuhaqqiq mâ yarâ / min al-kawn thânî : DM, T 27a. E 37b, F, LG, MN. —Inc. : Min sirrî nantiq... (attr. à d'autres) R : Ibhath wakun mimman ba'thar / fa'nta akbar : DM, E 28a, F, L, LG, MN, T 36b. —Inc. : Lilhaqq subhun qad asfar... : Ka'bat al-husn hya'ljadhb binâ / Rabbat al-khidrî : DM, E 27b, L, LG, MN, T 36a. —Inc. : Qalbî hû Laylâ... Mâ' lnâs illâ kamâ' lkhayâl / fa'unzur ilâ Mâsik al-suwar : DM, E 59b, F, L, LG, MN, T 18b, —Inc. : cAddî 'an al wahmi. —talhîn TCHAHARGAH (C 19b, AP 23b). S : Hubbuk qad saqânî akwâs (1/2 kharja) : DM, E 34a, F, L, LG, MN, T 24b. —Même inc. T : Atyab mâ hî awqâtî hîn / nakun majmûc ma' dhâtî : DA, DM, E 49a, F, L, LG MN, Ms. malais, T 21a, SD. — Inc. : Tâbat awqâtî wahayâtî... : Qad zahartu fî mir'âtî / 'ind ramyi lilminsâtî : DM, E 18a, F, LG, MN. —Même inc. T : Ifhamnî qatt / ifhamnî qatt (1/2 kharja) : DS, DM, F, L, LG, MN, W. 51. — Inc. : Ismac... Recueil, 136. 2. Liste des 26 pièces de vocalisation classique, Muwashshahât ou Qasaïd : Classées à l'arabe, suivant l'incipit (avec la rime, in fine, entre parenthèses). Plusieurs ont le caractère de qasîda dogmatiques. Alif : A, Ayâ Sacdu, qul-lil-qissi... :DM, E 79a, F, LG, Mn, T 69b (colophon). —Qasîda le nommant, commentée par Nâbulsî (radd muitarî..., ms. Caire, 2, 128) (RA). Ataynâka bilfaqri... : DM, E 63a, F, LG, MN, T 53b (NUN). Idhâ burayqu' lhimâ istanâra... : DM, E 75b, LG, MN, T 59b (RA).

Ara tâliban minnâ'lziyâdata lâ'lhusnâ... : F, MN. Célèbre qasidâ sur l'isnâd des sulûk Sabcîniyens, commentée par Ibn alKhatib et A. Zarrûq / 70 v (NUN) : Elle pose l'identité de l'extase philosophique plotinienne, admise par Ibn Sînâ et Ibn Rushd, avec l'union mystique; de la philosophie hellénistique avec le Tasawwuf hallagien : "je le vois, tu nous demandes cette Vision, qui n'est pas le paradis (Qur. X, 27) / et ta pensée a lancé sa flèche au delà de l'Eden / ... nous avons dédaigné les lots qui s'offraient à nos regards / pour un but plus noble, et un dessein plus haut / ... dis : pour moi il n'est d'autre but que Ton essence / voici qu'apparaissent pour nous, de Lui, trois aspects / le Voyant, le Vu, et la Vision / ... ce sont Ses essences qui provoquent notre Ascension/ et c'est jusqu'à Ses aspects suprêmes que, par l'imagination, nous sommes élevés / ... et nous voici comme le ver à soie, engaîné dans ce qu'il avait fabriqué, et brisant l'emprise de sa prison / combien, en s'arrêtant tombèrent, en marchant furent guidés/ que de sagesse apparut, que de pauvreté s'enrichit / Ses esclaves d'amour ont été "les Hermès, Socrate, Platon, Aristote, Dhû'lqarnayn, Hallâj, Shiblî, Niffarî (= auteur des "mawâqif"), Habashî, Qadîb al-Bân, Shawdhî, Suhrawardî (= d'Alep), Ibn al-Fârid, Ibn Qasyi, Ibn Masarra, Ibn Sînâ, Tûsî (= Ghazâlî), Ibn Tufayl, Ibn Rushd, Shucayb (=Abû Madyan), Tâyî (= Ibn CArabî), Ibn al-Harrânî (= Hayât), Umawi (= cAdî), Ghâfiqî (= Ibn Sabcîn)... / "qui nous a guidés au vrai culte, à la voie droite, nous dont son étoile a séduit le cœur. / Qui veut s'acheminer vers Celui dont le nom est Saint / qu'il vienne, maintenant, nous le lui apprendrons//", (cf. dîwân d'al-Hallâj,137-138).— F, MN. Ayyuhâ' lnâziru fî' sathi' Imir'â... : DM, E 63b, LG, MN, T 54a (RA). Anikhi' lrakâïba fî fanâ' i' ldâr... : DM, E 63b, LG, MN, T 54a (RA). Anikhi hudyat al-anîqâ... : DM, LG, MN, T 5Ib (QAF). Ayyuhâ'l-lâïmu rifqan... : DM, E 6a, L, LG, MN. Ta : Ta'addab bibâbi'l Dayr... : E 65b, L, LG, MN, T 56b (LAM); comm. Nâbulsî. Tadîqu b nà'ldunyâ... : E ga. A restituer à Abu Madyan Shucayb (JVUJV). Tajarrad 'an al-aghyâr... : E 67a, LG, MN, T 43a (LAM).

Tanabbah, qad badat shamsu'l 'uqâr... : DS (13 vers : sur le Diacre) : cf. Rec. 138 (RA). Dal : Dujâ ghayhabi' ltafrîqi qad zâl... : DM, E 64b, LG, MN, T 55a. Ecrit en 646 lors de la rencontre avec Ibn Sabcîn (TA). Sin : Salwâ shay'un makrûhun wahubbukum wâjib... : DM, E 63a, LG, MN, T 53b (BA). Shin : Shahidtu haqîqatî wa 'azuma shânî... : DS, DM, LG, MN, T 55b. Célébre takhmîs sur l'octain d'Ibn 'Arabî concernant Hallâj "Ana'l Qur'ân..." (cf. Dlwân d'al-Hallâj, 134-137) (JVtfJV). Sad : Sabbun 'alâ 'ahdikum muqîm... (BA) : DM, E 74b, LG, MN, T 59a (MIM). Ta : Tâba nuqlî... : DM, E 3b, L, LG, MN, T 4a. (BA). Ghayn:Ghayr Laylâ, lam yura fî' lhayy hayy... : DM, E 79a, LG, MN, T 69a (TA); cf. Recueil, 139). Fa : Fajru'l ma 'ânî... : DM, E 64a, LG, MN, T 55a (HA). Kaf : Kashafa-1 Mahbùb. : Ibn al Khatïb, rawda, II la. Attribué à Hallâj (ms. Berlin 3492 f. 43 I; Recueil, 139; cf. Diwân d'al lfallâJ, 135) : avec cinq autres pièces (r A'). Lam : Lâ taltafit bil' Lâhi, yâ nâzirî, li-ahyafin... : DS, DM, E 75a, LG, MN, T 47b (RA). La akhla'anna 'adhârî fî suhbatikum... : DM, E 66b, MN, T 57b, îqâz 41 (LAM). Lil faqri ahlun... : DM, E 76a, LG, MN, T 48a (MIM). Lil 'aysi shawqun... : DM, E 64a, LG, MN, T 54b (RA). Mim : Man kassara'l-tilsama 'an nafsihi... : Maqâlîd, p. 441; DM, E 76a, LG, MN, T 48b (RA). Ya : Yâ hâdiran fî fuwâdî... : DM, E 62a, L, LG, MN, T 52a (BA). 3. Liste des 138 Azjâl sans kharja (avec on sans hispanismes). Classées à l'arabe,suivant l'incipit (avec la rime maîtresse,in fine, entre parenthèses). On n'a pu signaler, faute de criblage exhaustif, tous les incipit déformés référant à un seul et même poème. Irja' ilâ dhâtak... : E 10a (R).

Usjud tara' Ima'ânî / wa'ifhamnî yâ insân / mâ tantiq al-awânî / illâ bimâ sakan... : AP 8b, C5a, SD. —talhîn DUGAH (AP); encore chantée à Tunis. Isma' bihim wa'bsur : F. Ash na'mal qad shughiftu biyâ... : F. A'yanî lâzim al-sahar tul al-layâlî... : F. Afdal man mashâ 'alâ'lard Sayyidnâ Muhammad... : F. Al-asrâr, al-asrâr... : F 94b (cite Hallâj). Al-bu'du 'anka, ya-bnî (var. :ghabnî)... : DM,E2a, T 2b; Ibn alKhatîb (ap 'Ibn Khaldûn, muqadd., tr. fr. 3, 440) (B). Al-habîb alladhî hawayt las lû thânî... : DM, F, LG, MN, T 8a (N). Al-hubb afnânî wakunt hayy... : DM, L, LG, MN, R. Al-hamdu li'Llâhi... : DM, E 68b, LG, MN, T 43b (N). Alifun qabla lâmaynî... : DM, E 20a, F, L, LG, T 29b, W. 37. Sur le nom "Allah" (Rec. 137) (N) d'après DA; commenté par Ibn 'Ajîba (ms. Kettani). Alqi casâk, yâ musâfir... : DM, E 57a, L, LG, MN, T i8a (cf. Ibn 'Arûs (Q). Ilayya minnî huwa'lwusûl... : DM, E I7a, F, LG, MN; encore chantée à Tunis (K). In shay't an taqrab qurb al-wisâl... : R; Nâbulsî, dîwân, 123. In hujibt 'an dhâtî b 'Itîn... : DM, LG, MN, T 2Ib (D). Ana'staghfir Allah /... : MN. Anâ las natmân abadan limadakka... : E 80b (colophon; 14 vers); pièce très remarquable, peut-être retranchée des autres recueils comme scabreuse. Anta askartanî... : DM 117. Injama' shamlî biya... : DM, E 46b, F, LG, MN ('ATN). Unzur ilâ (var. : fî) mir'âk... : DM, E 55b, LG, MN (AP 95b; C 41a : colophon) : talhîn " 'alâ' l-tabrfira" (K). Ahdayt lak tarîqa... : DM, E 2Ib, T 30b (T). Ahl al-hawâ fî'Llâh... : E 43a, LG, MN, T 8b (L). Ahl fî'ILâh qawl wahâl... : DM. Ayn qalbak... : F, LG, MN : cf. suprà la kharja "Ash tatlub..." Bdayt bidhikri'l Habîb wahimtu / wa 'ayshî yatîb / wabuht bisirr 'ajîb/ lammâ dâr al-ka's... : C 25a, AP 25b; considérée comme la ire pièce du dîwân; commentée par Ibn 'Ajîba. talhîn HUGA£ (C, AP). DM, 116 (B). Bidhâ'lhubbi in 'amar qalbî... : R. Bismi'llâhî bdayt nashrah bi' lnizâm... : AP I4a, C ib. talhîn DUGAH. Bi' lshukri 'ttacashaynâ... : F.

Biwasli Hibbî dacnî... : DM, E 56a, LG, MN, T 17b (nomme Shushtarî "Lawshî") (B). Ba'dî yâ kullî isma'... : DM, E 48b, F, LG,MN. Biya tulûc wabiya nuzûl... : DM, E Ioa, F, L, LG, MN T 6b; Ibn 'Ajîba ('îqâz) (L). Bayn al-bahâr wa-asnâf al-niwâr... : F. Tajallat bayn yadayya... : MN. cf. Tuhtu (infrà). Tahiyyatun macnâhâ... : E 30b, MN (A). Tarkuk lijismak... : E Iga, F, LG, MN (T). Turîd, yâ fuqayir : F, R. Tatlub al'adad... : E 47b, F, MN (D). Tatlub al-fard fî'lwujûd... : LG. Ta'allaq al-wajd biya... : F. Tagharrabtu can awtâni... : E 38b, F, LG, MN (K). Tuhtu bayn yadayya... : E 41a, L, LG (T). Jâd bi'lwisâl... : ms. Colin. Jalla man nahwâhu jallâ... : DM, LG, MN, T 58b (L). Jul, jul, tara... : SD (cf. Usjud, suprà). Jît bi'liftiqâr lilmalik al'âlî... : C 22a, AP 8b, SD. talhîn DUGAH (AP). Jît min al-bidâyâ... : DM, F, LG, LMN, T 4ob (Y). Hubbu Rasùlil-llâhi... : E 69a (L). Habîbî ma lahu thânî... : DM, E 70b, F, MN, T 44b. Haddithnî can labs dhâ'lkhirqa... : F. Dabbat bayn yadayya... : F. cf. Tuhtu (suprà). Dur majâl al-ruhâ... : DM, E 13a, F, L, LG, MN, T 62a (Y) (il s'y cite, avec Ibn Juzay). Dacnî, yâ sâlî (?)... : F. Dacûnâ namûr bi'ljassad... : DM, E 22b, LG, MN, T 3Ib (L). Dhâ' lladhî naCshaq/na'am Hû... : DM, E 13b, F, LG, MN, T 67b (R). Dhâ' Iladhî, yâ qawm, fatannî..., : DM, E 47a, F, LG, MN, T IIb (L). Zârnî lisacdî... : DM, E 61a, LG, MN, T 42a (If). Sâfir walâ tajzac... : DM, E 77b, F, LG, MN, T 64a. (T). Sirr sirrî yalûh fî amrî... : DM, E 3b, F, LG, MN, T 4a (R). Saqânî Hibbî bikuyûs... : DM, E 8b, LG, MN, T 6a, AP 28a, talhîn HUGAZ R). Sakirtu jawâ wabuhtu... : DM, E 33a, LG, MN, T 66a (attrib. à d'autres (N); talhîn HUSAYNI; darb DARIG-SARBAN (Sh. Shihâb, Saiîna, éd. 1309, p. 171-172). Sharibnâ mudâmah bilâ aniy... : DM, LG, MN, T 51a (T). Sâhî lâh al-sabâh... : DM, T 5oa (R). Sâhî hâdhî' lasrâr... : DM, E 12b, F, LG, MN, T 48b (R).

Safrha 'indî Ikhabar/washuhida fî sirrî... : DM, E 53a, F, LG, MN, T 14b. Attribué à Ibn Sabcîn. Commenté par Ibn cAjîba (ms.Kettani) (R). Sallû', yâ cibâd Allah... : F, LG, MN. Sallû' cala' lhâdî... : SD. Daw' 'Isabâh qad tajallâ... : F. Tâbat ahwâlî... : L. Tâba waqtî fî Habîb huwa lanâ... : DA (restitue à Abû Madyan Shu cayb), DM, E 62a, LG, MN, T 52a (R). Tâbat qâtî wa'njamac shamlî bidhâtî... : F. Tâbat awqâtî wahayâtî : DM, LG, MN, T 2Ia (T). Tâbat awqâtî sarf ka'sâtî... : F. Tahhir al 'ayn bi'lmadâmic sakban...; îqâz, 36. Fasâdî 'indî salâhî... : DM, E 23b, F, L, LG, MN, T 32a (L). Qabla kawn al-zamân : DM, E 53b, F, LG, MN, T 15a (R). Qad ciyla (= ciyâ) sabrî... : DM, LG, MN, E 35b (N). Qad qâdanî lilgharâm walilfitan zabî... : SD. Qad lâh liyâ minnî... : DM, E 11b, F, LG, MN, SD, T 6Ia (B). Qad hayyaj ashwâqî... : SD. Qasdî unzur ilayy DM, E ib, F, L, LG, MN, T ib (T). Qûl lilladhî qad malaknî malka... : DM, E 20b, F, LG, MN (M) Envoyée à Ibn Sabcîn, à la Mekke. Kull waqt min Habîbî... : F. Kam durtu fî dhâtî... : F. Kam fatan (= fatâ) murtâh... : DM, E 7b, LG, MN (H). Kam lî najrî... : DM, E 40a, LG, MN, T 28a (D). Lâ uhibb ul-nafsa... : DM, E 32b, F, LG, MN, T 23b (R). Lâ tazidhâ bayt... : DM, E 34b, F, LG, MN, T 25a (T). Lâ taqul salawt... : DM, E 78b, LG, MN, T 64b (T). Lâh lî nûr al-'ilm... : DM, E 75a, LG, MN, T 6Ib (R). Laqad atâ shay'un cajîb... : DM, F, LG, MN, R, T 1la (jV). Laqad azhara lî kanzî... : DM, E 50a, F MN (T). Lidhâ' Ihibbi cindî... : DM, F, LG, MN, T 65b, E 31a. Law kunta dhâ ittisâl ... : DM, E 41b, F, LG, MN, R, T 7 (L). Lawlâ annî Calimtuh... : DM, E 37a, LG, MN (T). Law nakun dhâ caql fî'lnâs... : MN. Lya Habîbun innamâ hû ghayûr... : iqâz 282. Mâ tantaqil aslâ... : F. Mâ lilmamlûk... : DM, E 39a, LG, MN, T 27b (N). Mujbir al-inkisâr... : Ms. Colin. Mahbûbî qad tajallâ... : F, R. Mudâmak, yâ shaykh al-Hadra... : F, R. Cite Hallâj, Rifacî.

Mudh talaca shamsî... : E I5b, L (M). Macnâ' lwujûd qad lâh... : DM, E 29a, F, L, LG, MN, T 37b (M). Mâ binâ yâ Sacd... : MN. Muqlatî tubdî... : DM, E 67a, LG, MN, T 43a (D). Mulkuhu qawiya... : L. Man atâk al-fadl minhu/lâ tafakk al-qasd canhu... : F. Man badâk bi'lfadl... : DM, E 67b, F, LG. MN, (N). Min ahsan al-madhâhib sukrun 'alâ' ldawâm... : F, R. Man cawwal cala saqlû... : DM, E 24b, F, LG, MN, T 33a (L). Man lâ yafham ishârâ... : DM, F, LG, MN, T 4oa ('AYN). Man lû mahbûb yarâ cajab... : F. Man yutiq in tajallâ... : F. Man yahîm fî jamâlî wayu cawwal calayy : DM, E 59b, F, L, LG, MN, ms. malais, R, T 19b (T). Mah qui hâ rislan sabâh... : DM, E 52a, LG, MN, T 13b (jV). Nashrab bika's al-humayyâ... : DM, E 16b, F, LG, MN, T 2ga (T). Nûr al-hudâ qad lâha lî, yâ câdhilî... : C 7b, DM, LG, MN, T 45b. Tal. hîn cUSHSHAQ (AP 4a) (L). Wujûd man qad wajadnâ... : DM, E 16a, F, LG, MN (M). Wahmak azâla canka... : DM, L, LG, MN. Hab lî min ridâk... : DM, LG, MN. Hum bidhâtin saniyyâ... : F. Hayyamanî lammâ tajallâ lilfuwâd... : R Yâ ahl al-hawâ (bis) : R. Yâ ayyùhâ' Imarbùt, anâ nurîd hallak... : R. Yâ habîb al-qalb, anta qalbî askant... : F. Yâ tâlib al-wisâl min Sayyid al-'ulâ/... : SD. Yâ qalbî kam tusâdir... : DM, E 50a, F, LG, MN, T 12a (SH). Yâ kathîr al-malâm... : SD. Yâ macshar al-ikhwân... : F. Ya macshar al-huddâr... : SD. Yâ man akhadh qalbî... : DM, E 3a, LG, MN, T 3a (jV). Yâ man badâ zâhir... : DM, E 51a, F, L, LG, MN, T 13a (R). Yâ man khafâ walam yazal... : DM, E 40b, LG, MN (K). Yâ man yudda'î bi'lasrâr... : DM, E 32a, F, LG, MN, T 23a (R). Yâ munyatî... : DM 118. Yâ nâzirî min khârijî... : DM, LG. Yâ nadîm, imlâ'awânî... : F, R. — Total : 190 pièces. 4. Listes des œuvres en prose : —al-maqâlîd al-wujûdiya fi'ltanbîh calâ' lsarâïrat al-wahmiya (ms. Caire Taymur, tas. 149, pp. 413-443);

— • al-inâlat al-calamiya; abrégé, par Ibn Luyûn Tujîbî, de la "risâla ghatiya fî tarîqat al-fuqarâ al-mutajarridîn min al-sûfiya", de Shushtarî (ms. Caire-Taymur, majm. tas. 265/3, pp. 608-695); —al-risâlat al-qudsiya al-musha"ira fî'l 'ulûm al-ladunniya (= fî tawhîd al-câmm wa'lkhâss; ms. Istanbul-Shehit 'Ali 1389/6 avec, in fine, une réponse à Husayn Ibn Tâdrart, que recopiera Ibn al Khatîb) ; —al-risâlat al-Baghdâdiya (ms. Escorial 763, ff 75ab 78b; phot.due à l'amitié de D. Miguel Asin Palacios) : court texte légitimant par des hadîth l'usage de la khirqa et le vœu de pauvreté. —Maqqarî (naib al-tîb I, 416 = Analecta I, 583), cite en outre "al-curwat al-wuthqâ fî bayân al-sunan wa ihsâ'l culûm", —et "al-marâtib al'îmâniya wa' lislâmiya wa' lihsâniya", — qui n'ont pas encore été retrouvées. 5. Abréviations désignant les mss. utilisés (Dîwân) AL = Alexandrie, funûn mutanawwaca, p. 150, nos I8-Ig (comment. de Façll-b-Fuçlayl Gharnâtî "khatîb al-jâmic") : 20 pièces. AP = Alep, Awqâf 1757 : index établi par S. Reich (1938) : 104 pièces. BM = ms. Londres BM 1527/3 : index Colin. C = Caire —IFAO n° 15 (pet. in-13, 41 ff.; de l'an Iog6 hég.) : 72 pièces. DA = Damas, ms. coll. cAbd alrahîm-b-Mahmûd Abû' lshâmât (incomplet, du XlVe s., consulté 1919). DM = Damas, ms. Z. 128 : index établi par M. Mubârak : 118 pièces. DS = Damas, ms. coll. Seferjelani (consulté 1919). E = Escorial 2/278 : go pièces. F = Fès, ms. coll. Colin : index Colin. L = Leyde 708 : id. LG == Leningrad 137 : id. MN = Munich 525 : id. (cf. Berlin 7773-7). R = Rabat, ms. D 960 : id. SD = Salé, coll. Ibn cAlî Dukkalî : id. T = ms. coll. personnelle (donné Tunis par H. H. cAbdul Wahab; de l'an 1067 hég.; 70 ff.) : 96 pièces. PG = copie pers. (1928) ms. Paris 3347, ff. 2o8a-2i2a (Ibn al Khatîb, ihâta). PO = copie pers. (1928) ms. Paris 2155 (Ghubrînî, cunwân). W —'A. Q. Wardîghî, salwat a'-aniâs, Caire 1293 hég. 6. Isnâd des Shushtariya (Zabîdî, Ciqd al-jawhar, ms. Taymur. tas. 332 p. 66; cf. mon "étude sur les isnâd, dans la trad. hallagienne", Mélanges Félix Grat, 1946, I, 385-420, p. 4Ig n.) :

Shushtarî; cAlî-b-Qunfudh; Hy-b-cAlî-b-Qunfudh; Abû'l cabbâs a-b-Hy.-b-cAlî-Ibn Qunfudh (740 t 810; cadi de Constantine, historien); —4 inconnus; — (Sâlih Zuwâwî); —Abû Sâlim Ibr. Tâzî; A-b-Hajjî Wahrânî (fin de lacune complétée selon Rûdânî, sila, ms. Paris 4470, 148a); —Abû cUthmân Sa'îd-b-A. Maqqarî (930 t 1030; 60 ans mufti de Tlemcen, auteur des mabdhith asliya; oncle du grand Maqqarî) ; Sacîdb Ibr.-b-Qaddûra Jazâïrî (t 1050, mathématicien); Sh hâb D. A-b-M. Tilimsânî; Abû'lbarakât'Abdalqâdir Fihrî Fâsî(ioo7 t 1091:le grand shâdhilî) ; (son fils cAr. Fâsî 1040 t 1096); Muhammad Saghîr-b-cAr-bcAq. Fâsî (t 1134); M-b cAA.-b-Ayyûb Tilimsânî; Zabîdî (1140/1727, mort 1205/1791). VI. Appendices. Appendice I : le transfert des restes de Shushtarî au Caire1. Dès 1934, le sh. A. K. Khudarî avait attiré mon attention sur une mosquée madfan "Abû' lhasan Shushtarî" qui subsiste au Caire, en plein Mousky, en face des magasins Palacci, au coin du shâric Abi' lhasan, et de l'Atfat al-Shushtarî. L'ayant examiné les 27-2-36 et 18-1-37, j'obtins, grâce à M. Pauty un estampage de l'inscription du mihrâb, en 7 lignes (lignes 1-2 reprod. ap. cAli pacha Mobarek, khitat Jadîda, VI, 22, s. v. "zâwiyat al-Tushtumirî" (sic)2 : / basmala; innamâ yucammir masâjid Allah man / amina billâhi walyawmi'l akhîr. Amara bi-inshâ' hadhâ'l masjid al-mubâ [rak] / ... al-'abd al-faqîr ilâ' Llâh Tuqtabâï (? Tuqmabâz?) al-Zâhirî / al-silâhdâr ibtighâ'a liwajhi' Llâh ta'âlâ; wa aqtacahu calâ jamâ^at al-SRD (? = Kurd ? = Shuhûd ?) / al-muqîmîn bihi wali-awlâdihim waman yuqîm bihi bacdihim an yuqrâ(? yufarraq) fî kulli yawm khamîs d.w. thamîd(?) man awqafahâ lilqabr ... yucadd / ... 'alâ ... Allah... fî sanati thamân wa arbacîn wa sabcama'ya / " (NB.: les "khitat" lisent "777", et non "748") (cf. Pl. II). Certes, on peut imaginer les Shushtariya du Caire y transférant le corps de Damiette, par crainte d'une attaque par mer des chrétiens de Chypre. Mais, comme on sait que le shaykh Hasan Tustarî, mystique cairote connu, mourut en 797/1396 dans son couvent "au pont du Mousky, le long du Khalîj Hâkimî" (Shacrâwî, lawâq., 2, 68), il est plus simple de supposer que ce mamelouk de Baybars lui bâtit son couvent 50 ans plus tôt ? (1) Munâwî les mentionne "au Qarâfa" (ms. Paris 6490, 22ib). (2) Ibn Hajar orthographie Shushtarî "Tushtarî" (lisân al-mîzon, IV, 240).

Essayant de tirer la chose au clair au Ministère des Waqf, l'amitié du Dr.Taha Hussein Bey et deson frère m'obtint le libellé de 2 pièces officielles: I. la délimitation du waqfdu "Masjid al-Shushtarî bikhatt al-Mûskî bihârat al-Ifrânj", selon "taqrîr mahkamat Misr" du 10 jum.ier 1307 hég., et "taqrîr cumûmî" du 15 rabî' 1er 1310; —2. un taqrîr mahkamat Misr du 7jum. 2 1311 relatif au Tekkié al-Hunûd, sis ès khatt al-Menshiyé (ex-Rumeïlé), près de la mosquée de Sultân Hasan; ce Tekkié "est connu comme Tekkié Sh. Hasan al-Shishtî, connu comme Sh. Hasan Shushtarî"; et "la zâwiya de ce Shaykh Hasan Shishtî est sise ès khatt al-Mahgar, près du Jâmic al-Sukkarî...". Je pense qu'il faut maintenir H. Tustarî (t 797) au Mousky, et lire dans le dernier document "Tshishtî" (ordre afghan célèbre, d'où l'épithète "Hunûd"; j'ai visité leur chef, S. Hasan Nizâmî, à Dehli, en 1945)1. Appendice Il : Ni la chronologie des oeuvres de Shushtarî, ni la filière de leur transmission textuelle ne peuvent encore être établies. Pour la chronologie, le point de "départ" serait l'année 646/1248 où il adoptale lexique d'Ibn Sabcîn;non sans maintenir dans son dîwân une ou deux pièces d'Abû Madyan, son premier maître. Pour la filière de transmission des mss., l'isnâd de la tarîqa Shushtariya fournit un indice, quant à la tradition yéménite. Quant à la tradition andalouse, le plus i lustre témoin est le vizir Ibn al-Khatîb. Une addition au dernier autographe de la Muqaddama2 montre qu'Ibn Khaldûn avait étudié auprès de lui la mystique chez Abû Mahdî 'Isa Ibn al-Zayyât; et, puisqu'on a retiouvé le Rawdat al-tacrîffi'lbubb al-sharif, la publication de cet ouvrage audacieux qui contribua à faire exécuter Ibn al-Khatîb, nous livrera3 des citations typiques4 de Shushtarî, qu'il admirait.

(1) (2) (3) (4)

Cfr. T 14, avec le chant Tshishti, quej'ainoté à Delhi (Eranos, XIII, 240). Communication de Mr M-b-Tawit Tanjî. Chapitre v, ff. 111 sq du ms. de Damas (Tas. 85). Arâ taliban, Kashafa' / Mahbûb.

LE "COEUR" (AL-QALB) DANS LA PRIERE ET LA MEDITATION MUSULMANES (1950) Le mot "cœur" (qalb) apparaît 131 fois dans le Qur'ân (dont 20 fois seulement au singulier). Le mot "foie" (fu'âd), qui en est, nous le verrons, un synonyme atténué, y apparaît 16 fois (dont 5 au singulier)1. A côté des sens externes, vue et ouïe, le corps humain recèle, en son vide intérieur central, un morceau de chair (mugha, dit Hallâj; bad'a min lahm, dit Tirmidhî), siège2, durant la vie, d'un mouvement oscillatoire (taqlîb : d'où son nom "qalb"), pulsation, ressort caché des gestes, point d'impact des événements spirituels, dont il prend conscience; les grammairiens arabes appellent "verbes de cœur" les verbes exprimant doute ou certitude (existimandi), conversion ou devenir (declarandi) : par opposition aux "verbes de sens", verbes exprimant vision ou audition. Les médecins arabes comme Qustâ ben Lûqâ fondaient la synonymie "cœur-foie" en les liant tous deux à une double circulation (tajwîf) d'un mélange de sang et de souffle vital, le sang prédominant dans la "cavité droite", et le souffle vital dans la "cavité gauche". Mais l'usage populaire n'usait, pour la circulation, que de la théorie de l'équilibre humoral hippocratique, sang rouge, bile jaune, attrabile noire, phlegme blanc. Comparée à la littérature religieuse chrétienne, la musulmane retient davantage la signification spirituelle du "cœur", qui est "circoncis" par l'inspiration divine (cf. Rom. 2, 29 : péritomè kardias). Le cœur de l'infidèle est "incirconcis" dit le Qur'ân (ghulf : 2, 82; 4, 154), le cœur du croyant est dégainé comme un flambeau al umé, le cœur de l'hypocrite est tordu, le cœur du pécheur inconstant est lisse, tout y glisse et y pousse sans racines, ' 'la foi comme le pourpier dans l'eau claire, et l'hypocrisie comme l'ulcère dans le pus et le sang" (Hudhayfa). Lorsque l'inspiration divine "circoncit" le cœur, elle lui fait prendre conscience, par la foi, de sa prédestination. Le cœur, dit le Qur'ân, est le lieu du secret divin; c'est là que l'homme, et l'homme seul en dépit de son inconstance, peut "porter le poids" (haml al-amâna, Qur. 33, 72) d'un certain dépôt divin "récusé par la terre et les montagnes"; ce Secret (1) Cf. notre Essai, 138, 263; notre Passion, 477-480, 488-494, 506, 518, 659, 922. (2) Cœur — siège de la personnalité (Ibn AI-Rêwendi) : "Bayt al-hayât wal fadl" (Mu'ayyad Shirazi).

des cœurs, commentent les mystiques, que les anges ignorent : l'Amour déifiant (Akhbâr-al-Hallâj, N° 11; Sumnûn, ap. Baqlî, mantiq; critiqué par Witrî1; cf. Naysabûrî, 'uqalâ, 105). Le proverbe le dit : "qulûb alahrâr, qubûr al-asrâr", "les cœurs des hommes libres sont les tombeaux des secrets"; le mystique Hallâj devait ce surnom "Cardeur (des secrets des cœurs)" à ce qu'il lisait dans les cœurs; et il disait : "Nos cœurs, en leur secret, sont une seule Vierge où ne pénètre le rêve d'aucun rêveur... ce Cœur, où seule pénètre la présence du Seigneur, pour y être conçue". Le bercement mystérieux imprimé aux Sept Dormants pendant leur sommeil dans la caverne unit leurs cœurs à ce Secret. Les mystiques postérieurs se représentent le cœur et son secret comme deux enceintes concentriques : dans le cœur "circule" la Sagesse inspirée, et, en dedans le secret, "circule" le Tawhîd (= le Témoignage attestant l'Unique). Cette représentation imagée correspond à une vérité profonde : il est très vrai que le royaume de Dieu, le secret du "Tawhîd", le mystère de notre prédestination au "fiât" déifiant, est au dedans de nous, au tréfonds de notre cœur, dans l'action vitale de l'Esprit-Saint. Toute la tradition sémitique atteste que le Sang vital est lié à l'Esprit Vivifiant; que l'infusion de l'Esprit (rûh) n'est manifestée que par l'effusion du sang du coeur; et que, parallèlement, le secret de l'âme charnelle (nafs) n'est avoué que par l'effusion des larmes saintes, devant le Coup de Lance. Mais l'Islam, dans sa pudeur jalouse pour la Transcendance divine (héritée d'Israël), s'est ingénié à fuir toute possibilité de figuration de l'effusion sanglante du secret divin des cœurs. Non seulement dans le cas du Christ, qui, pour l'immense majorité de l'Islam n'aurait souffert qu'en apparence. Mais, même dans le cas des saints musulmans martyrisés, comme Hallâj (t 922). J'ai décrit ailleurs2, comment —parallèlement à cette protestation de pudeur qui force l'iconographie classique (Behzâdh) du supplice de Hallâj à représenter ce saint comme étranglé par pendaison, sans avoir saigné, alors qu'il est historiquement attesté qu'en dehors de sa flagellation il subit l'intercision, la crucifixion et la décapitation, — il y eut un essai de méditation légendaire audacieuse sur une sentence de Hallâj : "deux prosternations suffisent, dans la prière du Désir; mais l'ablution qui les valide doit avoir été faite dans le sang". De cette sentence paradoxale (puisque le sang est impur), on tira cette idée : que Dieu avait permis, pour prouver l'innocence de Hallâj (con(1) Witrî, rifa'ite shâfi'ite bagdadien (t 1562), rawda, ms. Paris 6495, f. 29a (= Baqlî, mantiq, ms. LM, f. 17b). (2) MélangesJoseph Maréchal, Bruxelles, 1950, tome 2, p. 265.

damné à mort), que son sang répandu rende témoignage (tazkiya) : à son courage, en lui donnant de quoi barbouiller son visage pour en cacher la pâleur, à la pureté héroïque de sa foi, en écrivant, goutte à goutte, sur le sol, le Nom de Dieu. Ce thème, probablement énoncé en Chirvan par un prédicateur, Ibn al-Qassâs, fut repris publiquement à Bagdad en 1169 par un shâfi'ite, Shihâb Tûsî; que le hanbalite Ibn al-Jawzî réfuta dans un opuscule concluant ainsi : "comment un liquide canoniquement impur pourrait-il écrire le Nom Pur ?" Une version ultérieure de la légende représente Hallâj traçant avec son sang sur son propre front la phrase "je suis la fiancée de la Résidence (divine)": imitant sainsi la coiffeuse, harqûsa, qui maquille d'écarlate le front de la fiancée au jour des noces. Exceptionnellement, le sang pourrait donc proclamer le secret du cœur. Mais, normalement, la parole n'a-t-elle pas été donnée à l'homme pour dire ce qu'il a dans le coeur ? La vieille tradition monastique chrétienne n'en doutait pas : "Hoc versetur in corde, quod profertur in ore", disait Cassien. Et le poète arabe chrétien Akhtal Taghlabî a dit : "Certes, la parole est dans le cœur, —et certainement, la langue sert à indiquer ce qu'on a dans le cœur". Selon l'Evangile (Matth. XV, 17). Mais la tradition musulmane commune n'a pas confiance dans la sincérité humaine (omnis homo mendax); elle estime qu'il n'y a pas normalement parallélisme entre les articulations de la langue qui fourche, et les intentions du cœur (Hujwiri) ; parmi les théologiens, la majorité, hanbalites, mu'tazilites et zahirites, condamne le vers d'Akhtal. Seuls, les Ash'arites, et les mystiques, de Junayd à Rumi, affirment que le langage, essentiellement, c'est "ma'nâ'lqalb", "signification (de l'intention) du cœur". Reprenons le Qur'ân, et les versets concernant le cœur. Le plus célèbre, c'est (Qur. 50, 36) à propos des châtiments divins, si soudains : "en quoi, certes, il y a matière à réflexion, pour qui a là un cœur, ou sait prêter l'oreille, et témoigne"; (Commentaires mystiques) : "Un cœur pur, salîm", précise-t-on, comme celui d'Abraham (Qur. 26, 89; 37, 82), "un cœur converti, munîb", ainsi que dit le verset précédent (Qur. 50, 32). "Un cœur, dit Ibn 'Atâ, qui considère Dieu avec tant de vénération qu'il s'effuse devant Lui, et se réfugie en Lui hors de tout le reste". "Ce cœur, dit Hallâj, où seule pénètre la présence du Seigneur, pour y être conçue"; et il récita (vers) : "Je pleure devant Toi les Cœurs depuis si longtemps arrosés (en vain) / des nuées de la révélation, où s'était amassée en océans la Sagesse". Il disait aussi : "Les intuitions des voyants, les compréhensions des sages, la lumière des maîtres inspirés, les voies de nos aînés qui sont sauvés, la prééternité et la postéternité et leur entre-

deux contingent, tout cela n'est qu'une monition ('ibra) pour qui a là un cœur, ou sait prêtrer l'oreille, et témoigne"1. L'homme n'a pas "deux cœurs" (Qur. 33, 4), mais un seul; c'est là que "descend l'Esprit" (id. 2, 91; 26, 194); mais il y a des cœurs "malades" et "endurcis", ceux qui oublient de se remémorer la visite divine (id., 18, 27) et font de faux serments (id., 2, 200; 2, 283); et il ya des cœurs purs, qui restent en recueillement (itm'inân : 2, 262; 122; 13, 28; 16, 108), méditant la "bonne nouvelle" (bushrâ; Qur. 8, 10; celle des Trois Anges à Abraham : id., 11, 77), désirent goûter à une Table Sainte (mâïda... watatma'inna qulûbunâ : id., 5, 113). Le cœur est l'organe, le "miroir" de la contemplation chez les prophètes à qui Dieu a "ouvert la poitrine (sharh al-sadr)" (Qur. 94, 1); à l'extase où Muhammad entrevit la transcendance divine, le Qur'ân dit de son cœur "qu'il (= son cœur) ne démentit pas ce que son œil avait vu" (53, 11). Et la grande qasîda d'Abdalkarîm Jîlî sur le Prophète commence ainsi: "Fu'âdun fîhi shamsul mahabbati tâli'un..." ("un cœur, où le soleil de l'amour s'est levé") 2. Mais il semble que cette extase ait été un ravissement pour son intelligence, laissant son cœur intact, non brûlé du dedans (comme dans la sainteté "théopathique" des chrétiens), simplement illuminé du dehors, et par cela même, "vidé" du créé (fu'âdun fârighun : Qur. 28, 9 : Ibr.-b-Edhem [hilya, 10, 82; bahja, 56] et Hallâj ajouteront : "cœur vidé : de ce bas monde, et de l'autre"). Cet arrêt du Prophète au seuil de l'incendie divin, est d'ailleurs pour les mystiques musulmans une incitation à le dépasser, à se brûler en Dieu, comme le papillon de la parabole hallagienne (Tawâsîn, 2, 2). Et déjà un verset du Qur'ân (104, 6), sur l'Enfer, "le Feu Consumant de Dieu ("Nâr Allâh al-Mûqada"), qui s'élève sur les cœurs, comme une voûte de four", ne vise pas seulement les "cœurs avares" de cette sourate, mais les cœurs qui se donnent à l'amour divin. Kâshifî3 l'affirme, dans son tafsîr de Qur. 104, 6, attribuant, d'après Maybudhî, à Hallâj, cette parole : "Depuis 70 ans ce Feu Consumant de Dieu brûlant en moi m'avait tout consumé, et voici qu'une étincelle du briquet "Je suis la Vérité", jaillie du brasier, est tombée dessus pour le faire revivre; et seul peut dire ma brûlure celui qui est brûlé du même feu". Et Kâshifî de composer là-dessus ce distique: "0 flambeau viens, pour que moi et toi disions notre peine, / car l'état d'un cœur brûlé, son frère en brûlure le connaît". (1) Suhrawardî Baghdadî, 'awârif, I, 74-78. (2) Sur la 'Ayniya dejîlî, cf. Nicholson, Studies, pp. 143-148. (3) Kâshifî, tafsîr al-mawâhib, ms. Paris, sup. pers. 54, p. 1125 (déjà relevé .par d'Herbelot).

Cette solidarité des cœurs intervient dans la tradition islamique à propos d'Abraham, lui, qui, dans la scène de Mambré, s'était montré "awwâh" (Qur. 9, 115; 11, 77), c'est-à-dire "implorant la miséricorde". La pensée islamique a lié de bonne heure à son pèlerinage abrahamique annuel l'idée qu'il y a chaque année, à 'Arafât, un intercesseur "'selon le cœur d'Abraham", dont la prière pure obtient du Seigneur pour toute la Communauté indulgence plénière. Et, de génération en génération, ces Intercesseurs (ou "Piliers", "Abdâl"), se succèdent. Ibn 'Arabî a généralisé cette idée; et, dans ses Futûhât, il parle des séries apotropéennes de saints qui se succèdent, dans l'imitation du "cœur" de chacun des prophètes, notamment de Jésus. A. Harlaire a pu parler d' "imitation du Cœur de Jésus" en Islam; à condition qu'on n'oublie pas qu'il s'agit bien plutôt d'une imitation "intellectuelle" que d'une "substitution" à ses angoisses, à sa Passion. Ce n'est pas que l'Islam soit étranger à la méditation cordiale des plaies douloureuses des saints (quoique la majorité estime que Jésus n'a souffert qu'en apparence). Le mot coranique de "cœurs incirconcis" prouve bien que l'Islam médite cette "sixième plaie" qu'a été la circoncision du Christ, plaie dont sainte Catherine de Sienne portait la trace en anneau à son doigt, et dont l'art chrétien voile pudiquement la cicatrice douloureuse ici-bas, à l'inverse des cinq autres plaies. Dans la Qissat al-Hallâj1, légende populaire arabe du XIIIe siècle (hanbalite, de milieu 'Adawî), au N° 13, on lit : "On questionna Hallâj sur l'amour, et il répondit : Un grain de la clarté de Son amour est tombé dans mon cœur, je ne vois plus que mon Seigneur, Il m'a pris à moi-même, ravi hors de moi-même...". Et on lui dit : "0 Hallâj, combien l'intercession a été prompte pour toi; à peine une heure de solitude, où tu as tété aux deux seins (thadayya) de Notre amour une tétée, et avalé à la Coupe de Notre pureté une gorgée;tu n'as dormi de la nuit qu'un instant, et caché (le secret) que pendant un clin d'œil". Puis le sheïkh (Junayd; plutôt que Hallâj) écarta son manteau. Et voici que le sang s'épanchait de son cœurdans sonmanteau. Puis il pleura, tant queses larmes, encoulantsemêlèrent au sang. —"0 maître dans la voie, pourquoi ces pleurs ? —Ces pleurs se sont échappés par désir de Dieu, et ce sang par crainte d'être séparé de (2) Notice sur la Qissa, ap. Mélanges Félix Grat, Paris, 1946, tome I, p. 393, et note I. Nous avons suivi ici la recension du ms. K.2 (Caire). Celle du ms.J2 (Bagdad) précise que Junayd, maître de Hallâj, l'avertit d'abord, de ne pas révéler le secret de Dieu, puis lui montre son cœur saignant. Ibn Ghânim Maqdisî (ap. sharh, 247a) copie le texte jusqu'à "un clin d'œil". L'expression "thadayya", les "deux seins" de Dieu, est très curieuse, surtout en diptyque avecl'ostension du cœur mis à nu; elle se retrouve ailleurs (Ibn 'Arabi, 'anqa mughrib, 28).

Dieu. Or Dieu (n')a miséricorde (que) de qui connaît Sa valeur, cache Son secret, et observe Ses commandements"1. Quoique le sang, surtout le sang répandu (dam masfûh) soit impur en Islam, le sang des martyrs est pur; l'étude de la légende hallagienne est très instructive à cet égard : son sang y devient non seulement témoin mais héraut de la Vérité divine. Dans le texte ci-dessus, le cœur, blessé d'une blessure d'amour, saigne, pour exprimer silencieusement un désir de Dieu que la Loi interdit aux lèvres du mystique de prononcer. Ce sang qui s'échappe du cœur, et se mêle à l'eau des larmes, rappelle le coup de lance au côté de Jésus crucifié; qui est, au fond, la seule figuration tolérable pour des Sémites, de l'idée chrétienne d'un culte du "Sacré-Cœur". Après bien des missionnaires chrétiens latins en pays arabe, les disciples du P. de Foucauld semblent s'en être persuadés. Leur fondateur, qui avait commencé par retoucher, de façon intéressante l'image assez désagréable de l' "Intronisation du Sacré-Cœur" propagée par le P. Matéo-Crawley, s'était borné à une sorte de blason, où le Cœur était dessiné dissymétrique, pour le montrer "vivant". Mais nous savons qu'à Antioche, dite "al-Shakhkhâkha", "la saignante", ce siège d'un patriarcat grec voué à l'évangélisation des Arabes depuis saint Babylas (qui convertit l'empereur Philippe, de Shuhbâ), Paul de Samosate (sous Zénobie) et Siméon Stylite, — transféré à Damas et à des titulaires arabophones depuis Pacôme 1er (1366-86), —il y eut une dévotion spéciale pour le Saint-Graal connue en archéologie byzantine, et surtout, dès le IXe siècle de la sainte Lance en syriaque (cf. mssVatic. syr. 21, syr. 278, cités par C. Charon-Korolevsky, Le rite byzantin..., Ig08, p. 192), deux siècles avant la célèbre invention de la sainte Lance au siège d'Antioche par les Croisés latins2.

(1) Sur le thème du sang dans la légende hallagienne, cf. Attar, ap. Rev. Et. lsl., 1946, pp. 121, 126, 140; cf. p. 84 86, 96, 103, 115 n,!. Cf. Abû Shâma, dhayl, ms. P. 5852, f. 17b; Tûzarî, Ibn'Alawân, Ibn al-Sâ'î, Khafâji; et m. AS. 2144, f. 153a. Cf. aussi l'autobiographie de Baqlî, kashf ms. LM . 4a, i8a-b, 21b, 22a (Rêves sur le sang). (2) L'histoire de la stigmatisation donne de curieuses variantes pour la forme de la plaie au côté faite par la sainte Lance : la stigmatisée florentine Diomira Allegri avait cette cicatrice en forme de croissant. On remarquera dans le récit musulman de la Qissa que le compatient cache sa plaie au cœur sous son manteau; car le ,sang répandu est dit impur.

"MYSTIQUE ET CONTINENCE" : EN ISLAM (1951) Il ne s'agit ici que de la continence sexuelle; or, pour l'Islam, comme pour le christianisme primitif, jeûne (siyâm) n'est pas seulement s'abstenir d'aliments et de rapports sexuels, mais dans le cas, précisément visé par le Qur'ân (XIX, 27), de la Vierge Marie, s'abstenir de parler : par un vœu de silence (siyâman : var. d'Ibn Mas'ûd : samtan) permettant à la Parole divine d'être conçue en elle, à ce prix; et c'est l'amorce de toute la mystique : celle du "fiât". Mais cette mystique (la seule, à mon sens, qui importe) est surnaturelle, ce "tasawwuf" est une "tasfiya" (purification); tandis que la continence, "wara' ", est une "vertu" du type aristotélicien, naturelle, un "méson" entre deux extrêmes. Et que la mystique surnaturelle étant une tendance vers la perfection absolue, wara' ne peut s'appeler "vertu" qu'au sens d'Eckhart, "ein Mittelding zwischen dem Laster und der Vollkommenheit", un méson entre le vice et la perfection1. Car la vertu, au sens musulman des "makârim al-akhlâq"2, des "vertus nobles", est essentiellement héroïque, orientée et dynamique, non pas un équilibre statique, entre deux tendances opposées. Il ya donc "décalage" entre le plan "mystique" et le plan "continence" en Islam. Et l'un peut précéder et préparer l'autre, mais sans y introduire. Reprenons la continence sexuelle, célibat ('azûba), jeûne sexuel (hasar; Jean-Baptiste est appelé "al-hasûr"), état de chasteté ('iffa). L'Islam, qui tient à la fécondité conjugale, (et quoi qu'en aient dit d'ingénieux orientalistes convoquant le "birth-control" au secours des colons minoritaires3), à ne pas officialiser la "fraude" avec la polygamie (le roi Ibn Séoud a 44 fils, et ignore le nombre de ses filles), —l'Islam a la plus salutaire horreur des mixtures entre la transcendante pureté et la saleté matérielle. Le terme technique théologique "le créé", hadath, c'est la survenance d'un accident, la souillure de l'impureté légale : donc l'innovation. L'Islam reproche au christianisme de ne pas taxer de "péché", les rapports (1) Eckhart, Sermons éd. Buttner, 1934, p' 303; trad. fr. P. Petit,, p. 306. (2) Imrolqays, éd. Slane, 22; Abû'l 'Atàhiya; Ikhwàn al-Safâ, I, 64, 74; mufîd al'ulùm, 246; Enz. Isl supplt. (s. v.; B. Farès). (3) G.-H. Bousquet, L'Islam et la limitation volontaire des naissances, ap. Ann. Inst.Et. Orientales, Alger, 1948 (VI), pp. 95-104.

conjugaux en période menstruelle. Ajoutons que, s'il maintient la supériorité légale du mâle, ce n'est pas pour provoquer la femme à la luxure (il y a un proverbe marocain péjoratif sur la femme qui a une réaction physique de satisfaction pendant l'acte), mais souvent pour qu'il se passe de l'assentiment de sa partenaire pour pratiquer des jeûnes sexuels temporaires. Et il y a toute une littérature satirique sur les plaintes présentées par des épouses dédaignées au tribunal du cadi. L'Occident s'imagine qu'au "sérail", le mâle passe son temps à "jeter le mouchoir" à quelque nouvelle élue. Il est notoire que des juristes littéralistes ont souligné le goût du Prophète pour trois choses : "les parfums, les femmes et, cette prunelle de son œil, la prière"; mais le "tour de nuit" de ses épouses légitimes indique bien plutôt un compromis politique avec ses beaux-pères (deux lui succéderont) qu'une virilité d'Hercule; et les "nefesbakhshis", les concubines temporaires qui se sont offertes à lui le faisaient pour répondre à son désir (déçu) d'avoir un héritier mâle. Ce sont des "refoulés" tardifs d'entre les traditionnistes qui ont accentué l'interdépendance d'une vie sexuelle intense et d'une prière méditée chez le Prophète; ou qui, comme l'hagiographe Eflaki1, ont représenté le grand mystique Rumi faisant subir à sa femme, qui pensait que son ascèse l'avait rendu impuissant, une nuit indescriptible; ou, comme le conteur rationaliste Tanûkhî, ont représenté le sage Ibn Khafîf contractant "400 mariages", presque tous fictifs, à vrai dire. Parmi 'es meilleurs musulmans mariés, il est certain que l'acte sexuel est précédé par l'invocation "au Nom de Dieu..." (même chez les Berbères marocains, qu'on nous dit si peu islamisés...). Il se peut que le mariage de Hakîm Tirmidhi, un pieux monogame, n'était pas un mariage blanc; et pourtant sa femme était si associée à sa vie mystique qu'elle lui servait, Ipar ses visions, d'électroscope pour deviner ses "stades2". Il a subsisté, au cours des siècles, une tradition musulmane authentique préconisant, pour avancer dans la piété, le vœu de chasteté, non seulement temporaire (ce qui est presque universel pour la "khalwa" ou retraite pieuse, de 40jours et plus, dans les congrégations), mais perpétuel; l'ordre des Qalandariya perfore la verge (avec une chaînette, qui la "scelle"). Un compagnon du Prophète, 'Uthmân-b-Maz'ûn, ne fut pas "mésestimé",mais simplement considéré comme "excessif", pour avoir émis un vœu public de chasteté perpétuel (n'admettant que le mariage blanc; il y en eut beaucoup en Islam), pour "libérer" son attrait mystique (notre Essai, p. 124). J'ai montré (cf. Essai, pp. 124-131) que le pseudo-hadîth, (1) Eflaki, Les saints des derviches tourneurs, trad. fr. Huart, Paris, 1918, sv. Kira. (2) Badw sha'n (al-Hakîm), ms. Ankara, Ism. Saib, 1571 (comm. H. Ritter).

"pas de célibat monastique en Islam", a été indûment rattaché à une interprétation péjorative du verset (Qur., LVII, 27) sur cette "rahbâniya". Tout Européen ayant vécu en terre d'Islam sait l'admiration de l'opinion musulmane pour nos vierges, des congrégations d'hommes et de femmes (l'apôtre Jean est toujours désigné en arabe par l'épithète "al-batûl"; "le vierge", celui qui devine Jésus). Le symbolisme des houris du Paradis (évoqué dans son exquis vieux français par "Herveus Keynhouarn, Brito, Leonensis dioceseis", dans "Il Libro della Scala1") vise, au fond, la simple récupération, par le genre humain, du premier Paradis, où la vie sexuelle était bien établie. Depuis la Pentecôte, les chrétiens savent qu'une vie mystique nous est offerte bien plus haute que ce Paradis-là, et que le Mariage n'est que la préfiguration d'une Union absolument chaste (office de consécration des moniales allemandes au XIe s.; les Apôtres ne sont-ils pas devenus des chastes, depuis le vin de Cana)2. Le Qur'ân le fait pressentir également, annonçant deux récompenses paradisiaques, deux sortes d'Elus. Ceux de la deuxième zone auront une vie sexuelle (stérile) avec de jeunes beautés (pas seulement, hélas, du beau sexe, selon des théologiens comme Ibn al-Walîd3; êtres célestes créés exprès, ou ressuscités parmi les convertis et converties du christianisme à l'Islam; car la différenciation des organes (glabres) subsiste, et une jouissance physique, atténuée en délectation de simple regard, est admise par certains mystiques). Mais, très vite, la méditation des grands mystiques, comme Bistami, dépasse les houris et ghilmân, et envisage le statut final des Elus de première catégorie (ihsân, Qur. LV, 60), comme celui des Ahl-al-ghuraf, des âmes belles séquestrées pour l'éternité dans des cellules aux fenêtres presque imperceptibles au plus haut étage des tours du Paradis, par une ineffable Jalousie divine; pour y chanter Sa gloire, elles seules (cf. les Innocents de l'Apocalypse) 4. Il y a là comme un terme "personnalisé" et "commun", posé à la consommation de la vie mystique des musulmans Elus, par le moyen du vœu de virginité. Dans un mot profond, Hallâj dit : "l'intime de nos cœurs (asrâr : lieu où se conçoit la "science" infuse (ma'rifa : cf. Qur. V, 86) de la confession du Monothéisme (tawhîd : cf. Baqlî, mantiq, 39a),-. c'est uneseule Vierge, où seule l'inspiration divine pénètre, pour être conçue" (1) Ed. E. Cerulli, 1949, Vatican (Studi e Testi, n° 150); traduit de l'arabe. (2) Relevé par G. von Le Fort. (3) Selon Ibn al-Jawzî, Muntazam, t. IX, pp. 21-22; Suyûtî, ms. Paris 3068, 21 a-b; et monogr. de Sharaf-b-Zeïnab-b-Zak-Ansârî (ms. Yahuda). (4) Qushayri, Risâla, p. 139 = Sahlagi, Nûr, éd. ap. Badawi, Shath., p. 136.

L'élection finale ramène l'humanité à un état initial de Forme adorante prédestinée par la grâce à aimer Dieu; à quoi le Qur'ân paraît faire allusion par le terme "al-mathal al-a'lâ" "l'idéal" (Qur. XVI, 62; XXX, 26), et le terme "Fitra" (Qur. XXX, 29); que, conformément à un mot de sainte Anne (Qur. III, 31) dans le Qur'ân, un poète Nusayri, Ibrahim Tusi, identifie à la réincarnation de la Vierge Marie dans Fâtima, la fille du Prophète, "Mère de son père", Umm abîhâ, parce que mère des Imams dits "impeccables", grâce à une conception spirituelle ("salmaniyenne") ; c'est l' "ewigweibliche" personnifiant l'Eglise des vrais Elus, des Chastes1. Un peu moins haut, nous trouvons chez les Yézidis, la notion de l'âme-sœur (dans la légende yézidie où Hallâj se réincarne dans une sainte, sa sœur, qui avait bu avec lui, avant son supplice, le vin du Paradis mystique : dont, elle lui avait tendu la Coupe prééternelle). Nous n'ignorons pas que cette exaltation, inattendue et paradoxale en Islam, de la femme, comme symbole de l'idéal paradisiaque suprême, s'est constituée en antithèse avec une conception très méprisante de la femme ordinaire. Les contrôleurs de la morale publique (muhtasib) on: pour mission d'interdire aux femmes d'apprendre à lire et écrire; seul, en sunnisme, le rite Hanbalite, a admis, parce que, pour lui, notre prononciation discursive de la Paro e de Dieu (= le Qur'ân) est incréée, que les femmes apprennent à lire, à écrire, et ce qui est logique, puissent vivre dans des couvents (dâr al-Falak à Bagdad; imité à Damas et au Caire, aux XIIIe-XIVe s.)2, pour y méditer en cellule, les saints versets, comme la "béatrice" du grand mystique Ibn 'Arabi : Nizâm-bint-Rustum Isfahaniya. Mais leur claustration a précisément soustrait ces Elues au statut normal de la femme, qui est avant tout tentation et séduction; perdition. Les Nusayris, qui ont exalté en Fâtima la "Fitra" suprême3, lui donnent, en cette promotion, un nom nouveau, masculin, "Fâtir" : attribut divin. Car les femmes, normalement, sont, dans leur cosmogonie compliquée, les résidus des péchés des démons, et n'ont pas d'âme; elles servent simplement à véhiculer le germe spirituel généalogique des mâles. Voici l'étonnante prière que récitent les femmes nusayries, la seule qu'elles aient le droit de dire, puisqu'elles ne ressusciteront pas (seuls parmi les extrémistes shi'ites, les Druzes et Ismaéliens admettent que les femmes (1) Eranos (VI), Zürich, 1939, pp. 167-171. (2) A Alep, et même à la Mekke (Goldziher, Muh. Studien, II, 300-302). (3) Avec sept noms cycliques (qibâb) : su'dâ... , Laylâ (bâkûra, 65; cfr. 28); cfr la Rawda chez les Ismaéliens.

ressusciteront, et, en conséquence, ont des écoles féminines : dès avant l'influence modernisante des Européens) : Sûrat al-tatahhur lirqf' al-janâba : oraison purificatoire "J'étends mes deux mains vers cette Eau courante, notre guide et notre salut, que son Seigneur a amenée, de Perle en Perle (il s'agit du hadîth de la Durra Baydâ : cf. Riwâyât al-Hallâj, nr. 22, Passion, 901), —jusqu'à Fâtima la Lumineuse. J'ai frotté avec du lîf ( = fibre de palmier) sur mon côté droit, en m'abandonnant à 'Alî, l'Emir des Croyants; j'ai frotté sur mon côté gauche avec du lîf, et m'abandonnant au Puissant, au Souverain (Dieu); j'ai frotté avec du lîf sur ma tête, ô mon Seigneur, Maître des humains (cf. Qur., 114), —pour que soit enlevée cette impureté de mon fondement sur ma tête et sur toutes mes articulations; par un acte de tradition (sunnatan) et d'obligation (fard) tout ainsi qu'a été enlevé le ciel (audessus) de (sur) la terre. J'ai frotté avec du lîf par derrière, en m'abandonnant à la Lune (Qamar, masc. = 'Alî) et au Soleil (fém. = Muhammad). J'ai frotté avec du lîf par-devant, en m'abandonnant aux (constellations des) Pléiades et (de la) Balance (Thurayyâ, Mîzân = Salmân et ses aytâm). J'ai frotté avec du lîf sur mon organe sexuel, qui, sous le masque des Trois X (= damnés : leurs noms, sous-entendus, sont ceux des trois premiers khalifes sunnites : Abû Bakr et 'Umar, et 'Uthmân. Parce que le sang est le voile d'impureté de la vie, qui est divine, avec les trois autres humeurs, bile, atrabile et phlegme; c'est 'Umar qui est identifié particulièrement au sang), est mon Epoux et mon Ami." N. : La Durra Baydâ, la "Perle Blanche", est l'acquiescement primitif de l'humanité à la grâce, qui "assomptera" dans sa coque sans fêlure "lu' lu maknûn", les Ahl al-ghuraf au Paradis suprême ('IIliyîn). Cette Perle s'était d'abord ufondue", par humilité, en cette Eau sainte, celle de la purification légale, bain nuptial des futures mères. Eau fécondée, lors de la conception d'un mâle immortel, par l'insufflation d'un annonciateur angélique, d'un "Gabriel" matérialisé en la personne de Salmân, l'ami chrétien du Prophète, véritable "Père" de tous les Elus, Parrain de toutes les initiations artisanales. Tandis que la conception maléfique de femmes stériles et damnées (comme les "Deux" du Qur'an, s. 66, v. 4) apparaît comme un résidu fantômal d un péché contre nature commis par les deux premiers d'entre les Trois X précités (ceux-là qui, au Paradis, se nommaient le Diable, la Vipère et le Paon: cfr. ms. 1934, f. 81b; Ummalkitâb, 460). (1) Ms. Caire, Taymûr, 'aqâïd 564, pp. 14, 41 (cf. Bâkûra, pp. 33-34).

L'ambivalence de la position musulmane par rapport à la femme a été soulignée par les enquêtes des médecins ethnologues contemporains. La plus poussée, la plus partiale, aussi, dans sa sévérité, est celle d'Ester Panetta sur les milieux féminins de Benghasi (Libye), résumée au Congrès International des Orientalistes (Paris, 1948, 312); non seulement la vie de dévotion de la femme l'asservit à des incantations évoquant des "jinn", des fantômes démoniaques, incubes ou souvent succubes, — mais dans deux cérémonies, celle des noces (où pendant la consommation du mariage les amies de la mariée passent une nuit lascive avec une femme (généralement une courtisane) travestie en mâle), —et celle de l'ensevelissement (où si la morte est vierge, on la "scelle", puis on "l'ouvre", pour qu'elle puisse servir de houri). Mlle Panetta dénonce l'influence funeste du dogme musulman, là où il s'agit d'infiltrations magiques "islamisées". Mais il est indéniable que l' "illiteracy" de la musulmane en fait une proie facile pour toutes les supersitions les plus impures (talismans de jalousie, etc.) et l'exclurait de toute vocation mystique. Elle est souvent sauvée, pourtant, dans ;on état d'ignorance même, parce qu'elle reste sans défense contre ce sentiment mystérieux qu'est l'amour, qui est, à l'état sauvage, prégnant de la vocation à l'état mystique suprême. Dans une étude pénétrante sur la vie bédouine en Jordanie Hachémite, où il vécut plusieurs années, Ludwig F. Clauss (Umgang mit Arabern des Ostens, Nürnberg, Luken, 1949, p. 33) l'a noté; l'arabe bédouin meurt, quand il aime; il meurt brûlé, sans pouvoir esquisser la moindre tactique défensive. C'est là l'origine authentique du thème littéraire médiéval de l'amour courtois (hubb 'udhrî), qui n'est pas une sublimation artificielle, mais le voile même d'un Attrait du Dés r Divin, et qui tue. Il est significatif, d'ailleurs, que l'âme blessée ainsi d'amour divin à travers une créature, n'a que deux recours, qui sont, en Islam, comme en Chrétienté, deux états "de passage" psychique scabreux et périlleux, la continence syneisaktiste, et les larmes. On connaît les travaux récents sur le syneisaktisme1 et les ' 'virgines subintroductae" de la primitive Eglise, de saint Aldhelm, du bienheureux Robert d'Arbrissel; essais aberrants d'imiter l'ineffable cohabitation chaste de la Maison de Nazareth, de Béthanie, d'Ephèse, sous l'égide (1) Sur les "virgines subintroductae" (= parthenoi syneisaktoi du canon 3 de Nicée condamnant Paul de Samosate; cf. I Cor., VII, 36-38, qui a fait penser à sainte Thècle) cf. thèse de H. Achelis, Leipzig, 1902; A. Jülicher, Diegeistliche Ehe (ARW, p. 380) ; Kuno Meyer, ap. Sitzb. Pr. Ak., 1918, pp. 362-374 (sur l'irlandaise Crinog); Vendryes, ap. Rev. celtique, 1925 (XLII), pp. 223-224 (c. r. de L. Gougaud, ERIU, 1921-1923 (IX), pp. 147156). Cf. S.Jean Chrysost., Oeuvres, 1865, I, 303; II, 91-124.

protectrice de la Vierge. Beaucoup ont mal tourné; et, en dehors de Fontevrault, aucun Ordre n'a soumis des religieux à une Superieure Générale. Nous n'avons pas de détails sur les rapports de ce genre avec les religieuses musulmanes hanbalites citées plus haut, en dehors du "Tarjumân al-ashwâq" d'Ibn Arabi, sorte de "Convito". Nous en avons beaucoup, et souvent fâcheux, sur le synéisaktisme dans les couvents d'hommes musulmans; où la permission (ou tolérance) d'un "i egard appuyé" tourne, même en aboutissant à la fin de l'ascèse synéisaktiste (qui est de purifier son regard en "transperçant" le visage qu'il est défendu de désirer), à des larmes suspectes. La mystique musulmane nous a laissé, à cet égard, deux textes étonnants : l'un sur Abû Hulmânl, l'autre de Jalâl Rûmî2. Et nous en venons au don des larmes. Aveu de continence : aveu peutêtre forcé, qui dépasse cette vertu, par pudeur vaincue. Poème de 'Atika Murriya : Wamâ ta'mu ma'in... jânibi3. "Et que me vaut le goût de cette Eau venue des nuées pluvieuses, En descendant par des crevasses entre des pics escarpés, Par maints détours et lits d'oued où elle fut assaillie De vents brûlants d'été surgis de tous côtés, — Au prix de cette Pudeur, dont le regard, soudain, Se contient, plein de crainte de Dieu, de peur d'être tenté". Il y a une libération de la tentation synéisaktiste dans les larmes, lorsque la ' continence du regard" les a préparées. Car, aimer Dieu, et Il peut nous y obliger, à travers une créature, c'est si dur. Le curé d'Ars pleurait, à la place du pénitent confessé, ses larmes, en substitué. Aimer absolument cet être, ce n'est pas seulement désirer ce que Dieu a fixé effectivement qu'il deviendrait, et entrevoir qu'il le deviendra (sans se soucier du "quand", ni du "comment"), c'est réaliser, dès maintenant, livré à Dieu, à sa place, sans réserve, ce qui lui manque, et manquera peut-être toujours pour être un Saint, pour compléter l'unanimité ecclésiale : dans le mystère des Larmes de l'Immaculée Conception. Ces Larmes de l'intercession, pourtant toutes puissantes, ne la leur obtiendront-elles pas, au delà de l'éternité concevable ? Qui peut, ici-bas, dépasser ces Larmes, leur Voile solennel d'intercession ? L'Immaculée pleure, parce qu'elle sait, pour ceux qui ne savent pas, que la (1) Ibn 'Asâkir, ms. Paris ar. 2137, f. I2Zb. (2) Ed. des Rubâ'iyât, Ispahan, 1320, n. 143. (3) Ibn Qayîm al-Jawziya, Rawda, p. 500 : identifié par Hâmid Seferjelani.

mort est le chaste secret de l'amour des Saints. Mutanabbî, le plus grand poète arabe, le disait : "Je me demande avec étonnement, comment celui-là saurait mourir, qui n'aime point"1. Le mystique doit traverser la continence, sans s'y arrêter, afin de mourir brûlé.

(4) Dïwân, éd. Sader, 1900, p. 21.

TEXTES PREMONITOIRES ET COMMENTAIRES MYSTIQUES RELATIFS A LA PRISE DE CONSTANTINOPLE PAR LES TURCS EN 1453 ( = 858 HEG.) (1953)

La plupart des philosophies de l'histoire tendent à réduire la réalité de l'événement singulier et inattendu, de l'anomalie saisissante, à la récurrence banale d'un terme quelconque d'une série fortuite, de probabilité calculable par statistique. La biographie d'une personne, comme l'histoire d'une nation, se trouvent ainsi pulvérisées en synthèses momentanées d'éléments analogues abstraits (situations, fonctions, thèmes et types de folklore) ; et ce ne serait que l'illusion, la tension fabulatrice de l'imagination d'un chacun qui nous ferait dire qu' "il est arrivé quelque chose"; "il s'est passé quelque chose". Et pourtant, si le peuple garde mémoire orale, traditionnelle, d'un événement historique, d'une crisesociale, c'est parce que c'est un fait exceptionnel, qui dépasse nos prévisions, et transforme notre destinée. Tout se passe comme si la durée (comme l'espace einsteinien) avait une courbure, comme si les courbes personnelles de vie (des individus comme des nations) avaient des points singuliers, des noeuds d'actualisation, des instants d'objectivation; où se parfait intelligiblement notre originalité. On qualifie ordinairement d'f "apocalyptiques" les textes où des "événements inouïs" sont "pressentis", annoncés; avec un contre-coup sur la psychologie des masses, et sur les crises sociales qu'on ne saurait méconnaître. On s'efforce pourtant d'en minimiser le réalité, en n'y voyant que des "slogans tactiques", inventés par le machiavélisme et l'hypocrisie des puissants, pour "tenir en main les masses crédules". Qu'au XVIe siècle, en particulier, des "pseudo-prophéties concernant les Turcs" et Constantinople aient été mises en circulation par les services de propagande de l'Empereur très-chrétien Charles Quint, c'est ce qu'a montré J. Deny1; soulignant cette curieuse déviation de la sincérité religieuse, qui croit tout licite, même le mensonge pour défendre la vraie Foi, comme un monopole exclusif. Mais, dans le cas de la prise de Constantinople par l'Islam, nous sommes en présence de textes authentiques, qui, plus de six siècles à (1) Rev.Et. Isll 1936, p. 2oi sq.

l'avance, ont bel et bien prédit l'événement, conçu comme le Signe de confirmation de la finalité de la Guerre Sainte pour la Communauté musulmane. Le hadîth, qui figure dans le Sahîh de Muslim (dès notre IXe siècle)1 et était inscrit, naguère encore sur le portail extérieur du Séraskierat, disait de f'fath-Qustantiniya", de la "prise de Constantinople" : "ni'ma 1-jaysh, jayshuhâ, ni'ma 1-amîr, amîruhâ", "heureuse l'armée, heureux le Chefqui la prendra" : ce Chefdevait être le Mahdi Muntazar. Ce hadîth se lit encore au porche de l'Aya Sofya. Et ce curieux texte prémonitoire, six siècles durant, avait travaillé en profondeur le subconscient des prières collectives : comme un intersigne annonciateur de la confirmation en l'orthodoxie musulmane de la nation prédestinée qui prendrait la Ville, "Istanbul". Sur ce terrain de psychologie historique des masses, peu importe les "'intentions" politiques qui, du Khurasan comme centre, firent diffuser ce hadîth, avec une hypocrisie qui s'est révélée, t ès à la longue, rentable. Le peuple est plus "simple" que ses gouvernants, il fait le tri dans les ruses où ils essaient de le capter, son désir dejustice va droit à la phrase de propagande où il reconnaît, lui, une invite à espérer une intervention divine envers et contre tout. Durant six siècles, ce Hadîth sur le Triomphe que la Ville réservait à l'Islam s'est transmis, et l'espérance des "martyrs tués à la Guerre Sainte s'en est nourrie; la présentation littéraire, si choquante pour des lettrés, d'une "apocalypse", avec son imagerie gauche, distortions dans l'espace, décalages dans les dates, renversements dans les valeurs normales n'était pas pour gêner le moins du monde ces illettrés, ces pauvres dont le désir de Justice est une Faim du miracle que les puissants de ce monde ne connaissent pas. Et, tandis que le commun des croyants se contentait de participer à des raids, de plus en plus fréquents, à la frontière grecque, la véritable signification "surhistorique" du "désir de Constantinople"2 devenait accessible à certaines âmes d'élite spirituelle, êtres de douleur et de compassion : dont la piété clairvoyante "assumait" l'angoisse et la crise de conscience sociale de l'Islam d'alors. Nous avons montré ailleurs que dès 922 (au moment où le patriarche de Constantinople devait craintivement écrire, pour calmer Bagdad, que la mosquée concédée aux mu(1) Maqdisî, bad' wata'rîkh, 2, 165; Ibn Khaldûn, muqadd., 2, 197; Suyûtî, hâwî, 2, 57, 59; Siddîq Khân, idhâ'a, 72. (2) Cf. ap. EranosJahrbuch, Zürich, 1947, 287-314; et notre Laphilosophie orientale d'Ibn Sina et son alphabetphilosophique (ap. Mémorial Avicenne, IFAO, le Caire, IV (1952), p. 1-18.

sulmans dans Constantinople n'avait nullement été détruite), un mystique supplicié, Hallâj, avait offert son supplice (tout au moins sa flagellation) pour que la Ville fût prise; et l'on attribuait aussi à sa prière qu'un fils d'Empereur byzantin eût été fait prisonnier et emprisonné à Bagdad (déformation de l'aventure de Constantin Doucas, l'Empereur d'un jour)1. Deux siècles avant, Ibrahim-b-Edhem, tué au front de mer à Gébélé (Syrie), avait dit de même:"si je pouvais vouer à Dieu le regard de mon cœur, je croirais Lui donner plus qu'en conquérant Constantinople" (il y eut sous l'Empire Ottoman, des waqfs importants pour la congrégation des Edhemiya)2. Dans les 'awârif, Suhrawardî Bagdadî remarque : "si tous les musulmans unissaient leurs takbîr, ses murs crouleraient". Ibn 'Arabî concluait, dans son 'anqâ mughrib : sa conquête sera dûe à la force des prières, non pas des sabres, ni des lances"3. En 1453, l'ordre des Murshidiya (Kâzerûniya, Ishâqiya), qui avait de nombreux adhérents dans la vieille capitale ottomane, Brousse, affirmait que c'était la prière de ses 70.000 adhérents qui avait conquis Constantinople4. Constatons qu'en fait la grande majorité des soldats qui conquirent Constantinople, les Janissaires, adhéraient à un ordre religieux: aux Bektâshiya, qui s'engageaient, au jour de leur initiation, à«sacrifier leur vie à Dieu" comme Mansûr (= Hallâj) l'avait fait5. Et que si Hallâj fut ainsi le principal "patron" de l'armée qui conquit Istanbul, c'est parce qu'il avait été le premier apôtre musulman en Turkestan (la poésie turque n'a cessé dy voir le' Saint par excellence de l'Islam), et qu'on le considérait comme un Ansârî, un descendant direct6 d'Abû Ayyûb Khâlid Ansârî Khazrajî, le Sahâbî tué à la porte des Blachernes lors de la seconde attaque musulmane contre la Ville (32/672). On montre encore là, entre Aywan Seray (Kiliomene) et Eghri Kapu (Kaligaria) 7, une cinquantaine de tombes datant de cette attaque; (1) Cf. Massignon, Le mirage byzantin dans le miroir bagdadien..., ap. Mélanges Henri Grégoire, 1950, 2, 429-448 (spt. 444-446) : temple détruit, et rebâti (Ibn Dihya. nibrâs, 100, sur Qur. 3, 38. (2) Cf. notre Essai, p. 226, n. (3) 'awârif, I, 221; Ibn 'Arabi, 'anqâ, 10, 68,fut. 2, 364; Birzanjî, ishà'a, 157. (4) Wittek, ap. DerIslam, XIX, 25. (5) Rev. Et. Isl., 1946, 112-115. (6) Zabîdî, ithâf I, 250; 9, 33. (7) A. M. Schneider, Die Blachermen, ap. Oriens, 4 (1951), 82-120.

mais le corps d'Abû Ayyûb, retrouvé là grâce à une vision du sheykh Aq Shemseddin, fut transporté à "Eyub" en 1458, Pour les Chrétiens, nous le verrons, le rectangle NE du Mur, aux Blachernes, est le Point vital de la Ville : comme pour la dévotion des Musulmans. Il y a donc eu un lent mûrissement de ce Hadîth dans les consciences des Mujâhidîn; qui "reconnurent" soudain l'événement tant espéré: en 1453. Mais était-ce bien cela qu'ils avaient espéré ? Le Mahdi, rentrant, avec le Messie Fils de Marie, dans Constantinople, pour la Fin des Temps? Et y faisant régner, ensemble, toute justice ? Les Empereurs Ottomans ne cherchèrent guère à "réaliser l'idéal" d'un Mahdi, si nous en croyons les véhéments reproches adressés par le mystique Niyazi Misri à Ahmed III avant son exil à Lemnos. Ni l'idéal chrétien d'un Messie, si l'on songe aux manquements à la Dhimmat al-Rasûl tels que le Dèvshirmé; incomlètement réparés par les Capitulations avec la France, et par le Hattichérif de Gülhané. Néanmoins, il y eut des âmes qui "réalisèrent" par intermittences et instants la valeur mystique de la Promesse de la prise de Constantinople, et leur vie en fut transfigurée. Et il y eut une nation musulmane qui toute entière prit graduellement conscience de sa "vocation", en "vivant" de l'espoir de prendre Constantinople; ce furent les Turcs. Jusqu'à quel point cette "vocation" souleva-t-elle les masses vers un niveau moral supérieur, c'est ce qui peut être discuté; mais on ne peut nier que l'originalité permanente du Turc en Occident soit liée à ce haut-fait militaire exceptionnel : la lettre de Pie II au Fâtih l'atteste. Surtout si l'on compare ce qu'a été la fondation de Constantinople pour les Grecs Chrétiens, à ce qu'était déjà la promesse de sa prise pour les Arabes Musulmans. La fondation de Constantinople par les Chrétiens, sa double dédicace sous Constantin (26 nov. 328, et i i Mai 330) symbolisait la "Fortune" (Tychè) de la Chrétienté, son Triomphe temporel1; or, le "Royaume du Christ n'est pas de ce monde", et l'Empire byzantin, fondant sa force sur le sang des guerres et sur l'or capitalisé des riches, céda très vite à la tentation de se complaire dans la beauté de la Ville de son Triomphe. Il "incarna" dans la splendeur de ses reliquaires et de ses icônes une idolâtrie dont les Iconoclastes ne surent pas dépister la source (la corruption des moeurs), et dont les Croisés de l'Eglise de Rome (mieux préservée que Byzance, grâce aux persécutions impériales germaines, de la corruption du pouvoir temporel) furent immédiatement contaminés, (1) Cf. "Mirage byzantin",436-437 (1.e. supra).

en punition de leur criminelle "désécration" de Constantinople; en 1204. Les masses chrétiennes byzantines furent très vite envahies par une crainte du jugement de Dieu contre le luxe, fait de survivances talismaniques païennes et d'enrichissements profanes, qui éclaboussait d'or et d'argent les étincelantes églises de la Ville; devenue avant tout la Ville de la Vierge Théotokos, depuis le concile d'Ephèse (431), et l'apparition des Sept Dormants (448). Dans le cadre de cette brillante iconographie urbaine, les pauvres et les opprimés se serraient sous l'intercession mariale du Grand Voilel (Maphorion, parfois disjoint de la Zônî) de l'Omnipotente Suppliante, de la Panhagia; célébrée dans toute l'hymnologie byzantine, depuis Georges de Pisidie, jusqu'à la vision de S. André Sâlûs aux Blachernes (904), lorsque le corps de la Madeleine fut ramené du seuil des VII Dormants d'Ephèse (où il les "veillait", tel un cerbère) à la capitale2. On a même de S. André Sâlûs une "apocalypse" où il est indiqué que "l'arc de Dieu finira par se diriger contre la Ville", et que le Mur (de Gog) se rompra, laissant passer l'ennemi (vie, § 25-26). Brûlé en 1434, le sanctuaire protecteur de ND. des Blachernes ne sera pas reconstruit, car la relique du Maphorion avait été emportée dès 1204 en pays slaves, avec la croyance obstinée en l'efficace protection de ND. du Voile (Pokrov, en russe) sur la Cité chrétienne, tandis que l'Eglise grecque du Fanar en radiera l'office dans sa liturgie; parce que la Panhagia n'a pas tenu sa promesse, et a laissé périr sa Ville en 1453, selon le curieux graffito de Moldovitsa3. On sait que la prise de 1453 coïncide, en réalité, avec la fin de la trève de dix ans jurée en 1444 par la coalition chrétienne, et parjurée de suite par le légat du Pape et Hunyade; parjure puni par le désastre de Varna, (1) Cf. sur S. André Sâlûs et le Pokrov : Acta Sanctorum, Mai (28), VI, app. P. 1-112 = Migne, P. G., CXI, 627-688; Kondakov, Ikonographia Bogomateri, 1915, 2, 100-102; Lathoud, ap. 2me Recueil Ouspenskij, Paris, 1932, 2, 302-3x4; A. Grabar, comm. amicale ms. Congrès Int. Art Byzantin, Prague, 1948; Skubleny, ap. Analecta S. Basilii Magni, Rome, 2/2, vol. 1 1950, p. 209-227; M. Jugie, Mort & assomption..., 1944, p. 691-699. Cf. Akolouthia tès Hagias Sképès, éd. Aberkios, Athènes, 1869 (comm. amicale de G. Sotiriou). (2) Cf. Massignon, Les fouilles archéologiques d'Ephèse et leur importance religieuse pour la chrétienté et VIslam",extr. "Mardis de Dar-el Salam", le Caire, 2 (1952), p. 1-24; et du même Apocalypse de l'Islam (ap. Mélanges Peeters, Analecta Bollandiana, t. 68, 2, 245 sq. — Le calendrier administratif turc mentionne le pélerinage marial de Panhagia Kapulu (S. Ephèse) comme national (Hazrat Meryem Ana). Suad Yurdkoru, Meryem Ana, Izmir, 1953, 64 p. (3) Ap. Grabar, Rev. Et. Slaves, Paris, 1947, 89-101. Cette église de Moldovista (Bucovine) date de 1537.

consécutif à l'étonnante prière de Mourad II. Abordon maintenant le thème de la "prédestination" des Turcs à conquérir Constantinople pour le Triomphe de l'Islam. Il apparaît dans un texte fort étrange, dont la critique n'est pas encore faite, la shajara nu'mâniya d'Ibn 'Arabî ("fi'l-dawlat al-'Uthmaniya"). Texte qui a peutêtre des parties authentiques. Mais nous avons toute une série de textes antérieurs, d'un caractère "apocalyptique" indéniable, sur la vocation islamique des Turcs, et leur rôle eschatologique. De même que la Fin des Temps lie l'Islam au Christ, par ce que le "fiât" divin, le "kun" est annoncé huit fois dans le Qur'ân, et chaque foisl en liaison avec le Retour triomphal du Messie; — de même le peuple turc est lié à cette Fin des Temps par ce que le Qur'ân, dans la sourate XVIII, quej'ai appelée "apocalypse de l'Islam" (Ahl al Kahf = Sept Dormants d'Ephèse), la lie aux peuples fatidiques Gog et Magog (Ezéchiel, 38-39; Apoc. 20, 7), ceux d'au-delà du Mur d'Alexandre, identifiés par cela même aux Turcs (Touran). On peut objecter que les premiers hadîth relatifs aux Turcs ('utrûkûhum)2 disent de se méfier d'eux, et ne laissent pas prévoir leur conversion en masse. Mais, par petits paquets, ils s'étaient 'islamisés, entrant dans la police urbaine umayyade (Qarluq = Khalaj) 3, et dans la garde impériale abbasside; Shiblî l'un de ces derniers, devenu sûfi, a sans doute aidé son ami Hallâj à devenir le premier apôtre musulman du Turkestan, poussant jusqu'à Turfan (Mâsîn), où les Oïgour convertis élèveront une mosquée aux Sept Dormants (Toyoq) 4. Et par une coïncidence étrange (min gharîb al-ittifâqât), c'est un vizir shâfi'ite, le seul qui ait été hallagien, Ibn al-Muslima5 qui instaurera (comme S. Boniface de Mayence les Carolingiens) le turc Seljuqide Togril comme sultan auprès du Khalife de l'Islam. Et les Qirghiz prétendent descendre de "quarante" filles d'émir miraculeusement "fécondées' par les cendres de Hallâj jetées au fleuve6. Le caractère aberrant de Hallâj, sorte de (1) Qur. 2, m ; 3, 42, 52; 6, 72; 16, 42; 19, 36; 36, 82; 40, 70. (2) Utrukû 'l-Atrâka mâ tarakûkum (ap. Jâhiz, atrâk). Birzanjî, ishâ'a, 231. - (3) Cf. BSOS, 1940, de V. Minorsky, et Madhkùr Khazlaji en 422 h. (muntazam, 8,55). (4) V. Lecoq, Chodscho, 1913. pl. 74 g. Mosquée des VII Dormants à Meïmené, Upian. (5) Hamadhânî, ta'rîkh, ap. Ibn al-Jawzî, muntazam, 8, 200-201 (cf. p. 127, 204); Sibt Ibn al-Jawzî, mir'ât, ms. Paris 1506, 54a; Khatîb, XI, p. 391-392; Mu'ayyad Shîrâzî, sîra, f. 268, et dîwân, 46; ms. Paris 6144, 8a. (6) Rev. Et. Isl.. 1946, 77-78.

"saint excommunié" paraît l'avoir fait choisir comme éponyme mystique par les Turcs sur qui pesait le hadîth contre Gog et Magog; que devait raviver, surtout en pays arabe, le sac mongol de Bagdad en 12581. D'autre part, en prenant Constantinople, l'Islam devait achever, et consommer le sauvage désir qui avait poussé le Prophète en extase, la nuit du Mi'râj, vers un Temple plus qu'Abrahamique : vers l'Aqçâ, qui se trouvait être2, ce qui est bien mystérieux, le Mihrâb Zakariyâ, c'est à dire la Chapelle de la Vierge Pauvre, de la Vierge de la Présentation (non pas encore de l'Annonciation). C'est précisément ce verset coranique du "Mihrâb Zakariyâ' (Qur. 3, 32) que les Musulmans Turcs vainqueurs inscriront à la qibla de la plupart des églises mariales de Constantinople transformées en mosquées 3.. Comme s'ils voulaient restaurer l'affirmation, par la Vierge de Trunscendance, de la prédestination immaculée de Marie, en remplaçant les icônes par la calligraphie sobre du verset qui lui attribue participation au "kun" des miracles substantiels. Consommant, ainsi, à sa manière l'ordalie inachevée à Médin au Jour de la Mubâhala, l'Islam turc défend la pureté prééternelle du "kun", qui fait toute la Gloire de Marie4 : le Mathal A'iâ (Qur. 16, 59-62 = Fitra = sirr al-khalîqa), le Signe ambigu du Jugement : la "Batûl" avec l'Enfant, celle que les Shi'ites Mukhammisa retrouvent dans cette réincarnation de Marie qu'est Fâtima (portant Mhassin. — Cf. Q'ur. 5, 116 avec l'Episkepsis des Blachernes, cf. Ebersola Sanct. Byz. 50) ; qui est aussi, pour eux, l'Aqçâ (cf. "Eranos" 1938, 167). Le vœu d'essentielle pauvreté de Marie à la Présentation (faqrî fakhrî) s'oppose à la théorie traducianiste juive du Messie (remontant par des mâles à David), plus qu'à la Théotokos éphésienne. Ajoutons que si le Mi'râj fondait l'Islam sur un expatrié, le Prophète doublement expatrié, en Agar, et en l'hégire, — la prise de Constantinople par les Turcs fondait le triomphe de l'Islam sur des expatriés doublement expatriés: les Turcs, chassés jadis au-delà de la grande Muraille de Chine, puis maintenus au-delà du Mur d'Alexandre de Hérat à Derbend. Que la Croisade latine de 1099, antiturque, fut le contrecoup du Jihâd turc de Malazgird (1070; pour qui Qâyim I avait prié), comme

(1) Siddîq Khân, idhâ'a, éd. 1293, p. 38-39. (2) L'emplacement futur de l'Aqçâ était précisément alors celui d'une église byzantine dédiée à la Theotokos (cf. Rev.Et. Isl. 1951, p. 83 (plan) et p. 85). (3) Cf. J. M. Abdeljalil, Marie et l'Islam, 1950, 81-82 (Qur. 19, 25). (4) Firdaws al-Murshidiya, éd. Meier, p. 73; et 'Izz-b-Ghânim Maqdisî, hall al-rumûz, éd. Caire, 1317, 78-81. —"Durra baidâ; Kúnî".

le Jihâd turc de 1453 (sous Qâyim II) répond à la "croisade" latine de 1204. Dans les pages qui précèdent, nous avons essayé de pousser plus avant l'essai de reconstitution tenté dans notre "mirage byzantin dans le miroir bagdadien" sur la valeur surhistorique du thème de la "Ville du Triomphe, Constantinople" pris comme axe d'une véritable "histoire des masses humaines", chrétiennes (grecques) et musulmanes (turques) qui en ont vécu pendant des siècles. Nous pensons qu'il ne s'agit pas d'un "mirage", d'un simple "slogan tactique", d'un "mythe" sorélien: puisque son ascendant n'a pas seulement surexhaussé le niveau des vertus héroïques, mais provoqué une compréhension plus profonde, une compassion "rédemptrice" dans certaines âmes d'élite, chez certains hommes de désir et de douleur qui ont assumé sur eux l'angoisse dramatique qui accablait les humbles, les vaincus, les victimes durant ces crises. Il y a donc un principe d'unité mystique supérieur, vital, "ewigweibliches", qui est apparu, par instants, dans l'effigie de la Cité Triomphale, où le thème marial éphésien des chrétiens, et le "mathal a'la" coranique des musulmans ravivaient chez les Turcs le vieux thème mongol d'Alang Goa, transféré dans le pays occidental de Qyzyl Elmâ. Telle Hélène, sur le mur de Troie. Et, pour conclure sur une reprise de la comparaison du "miroir", cela préfigurait une rencontre finale, dans Constantinople, des deux désirs de justice sociale personnifiés dans les Malâhim ("crises eschatologiques") de l'Islam par un Mahdi mohammédien et un Messie Fils de Marie; — où l'interversion discriminatrice cesserait, comme celle des deux visages des fiancés dans le "miroir des fiançailles" employé en Perse, en Afghan'stan et aux Indes1 : pour qu'en y échangeant le premier regard, les deux futurs époux, entrant chacun de son côté dans le salon, s'y aperçoivent tels qu'ils sont pour eux-mêmes leur œil droit à droite, leur œil gauche à gauche, et non pas intervertis comme dans le face à face usuel) : dans ce miroir placé au fond du salon. Chacun concevant enfin la Justice du point de vue de l'autre, et réalisant que c'est la même2, (1) Comm. amicales d. M. Abdelghafur Ferhadi, et de Mme Myriam Harry (Ayinî Mashaf : miroir deBibi Maryam), cf. H. Massé, coutumespersanes, I, 70, 79(2) On sait que, bien avant Lépante, les flottes musulmanes (peut-être dès le sac de Thessalonique en 904) étaient dédiées aux Sept Dormants d'Ephèse, sous le même signe de tawakkul, de "dormition' ' que les processions solennelles des défenseurs de Byzance chrétienne sur les remparts du front de mer, dédiées à la Théotokos proclamée à Ephèse. —Le Retour final (Raj'a) des Sept Dormants, ces Abdâl, à la tête del'armée du Mahdi, annonce le Règne final d'Isa-b-Maryam.

et qu'il n'y a qu'une Foi, en Dieu; qui nous engage à consentir1 au "fiât" divin : à concevoir le Tagîn2.

(1) Al-firdaws taht aqdâm al-ummahât. Le sens primitif du nom "Maryam" aussi bien enhébreu (IasœurdeMoïse; cfr. Qur. 3,30-31 ;66,12) qu'en arabe, c'est la ViergeFarouche, qui aime exhorterles guerriers (cf. vers de Ru'ba, in Baghdadi, Khizâna,No325, éd. Boulaq, 2,267). Cf. Zabulo terribilis; ut castrorum acies ordinata. Dévoilée, échevelée. (2) L'appariement final Mahdi-Messie conclura, selon les gnostiques, deux séries coupléesde "métentomatoses" : de la Parfaite Femme : Asiya, Meryem ( —290 = Fâtir — Fâtima); et de lH ' ommeParfait (Nûr Muhammadî des Prophètes : Muhammad + 'Alî = 202 = Rabb).

LA VIE ET LES OEUVRES DE RUZBEHAN BAQLI (1953) I. Bibliographie II. Biographie III. Maîtres et disciples IV. Les œuvres et leurs sources; citations et critiques de ses œuvres Appendices : 1. Analyse du Mantiq et des Shathiyât 2. Les sources hallagiennes du Mantiq 3. Critique de Baqlî par Witrî 4. Les sources esthétiques de l'extase amoureuse selon Baqlî I. Bibliograhie (imprimés) Ibn Junayd, shadd al-izâr, éd. Ghazwini, N° 171 (et index; 30 cit.) Jâmî, nafahât al-uns, éd. Nassau-Lees, 288 Hâjj Khalîfa, kashf al-zunûn, No. 7522. L. Massignon, éd. des Tawâsîn de Hallâj, p. VIII (et index) ; -id. Passion d'al-Hallâj, p. 374-377 (et index); -id. Recueil de textes 1929, p.113 -114; -id. ap. «Mélanges Joseph Maréchal», Paris—Bruxelles, 1950, t.2, p. 270-273; et planche; -id ap. «Eranos», Zürich, 1945, 242. W. Ivanow, a biography of Ruzbihan al-Baqli, ap. Journ. & Proc. Asiat. Soc. of Bengal, 1928 (vol. 24—4°), p.353—36i ; -id. more on biography of Ruzbihan al-Baqli, ap. Journ. Bombay Br. R. As. Soc. 1931 (vol. 7), p. 1—7. H. Ritter, Philologika (VII, ap. Der Islam, 1933 (21-1°), p. 100—104 11. Biographie (et autobiographie). Ivanow a retrouvé et publié des fragments de la tuhfat ahl al - cirfân, biographie de Baqli écrite vers 700/1301 par son arrière-petit-fils Ibrahim-b-Rûzbehân-b-Ahmad-b-Rûzbehân. — Et nous avons retrouvé l'autobiographie de Baqlî dans son «kashf al-asrâr» (25 feuillets, vers la fin du majmû' ms., daté de jum. 2 665/1266, contenant le Mantiq; ms. que nous

avait signalé le regretté Hasan Bader en 1930. et qui, après dix années de pourparlers, nous a été cédé par les héritiers de Sardar ol Afazcl, grâce à l'amicale ténacité de Mme Y. André Godard), (Abréviation: K). Abû Muhammad Rûzbehân-b-Abî Nasr (-b-R.) Baqlî, sunnite1 de souche daylamite, naquit à Fasâ (en Fars) en 522/1128 (ou en 530, selon K 7 a, 25 a). Ses parents étaient d'un matérialisme grossier, nous dit-il dans le « kashf », écrit à la demande d'un ami, pour lui conter l'histoire des touches divines qui illuminèrent sa vie. Histoire contée à 55 ans, conme celle d'un enfant aux yeux émerveillés, avec un charme denaïveté puérile inégalée, dans un arabe très simple. Ce récit fait penser à cet enfant mystérieux qu'Attar nous montre menant dans l'incendie divin Hallâj supplicié (cf. R.E.I., 1946, 138-139) : pareil à l'un de ces «enfants mytérieux » dont parle Ruusbroec (ap. « de calculo ») à propos des «amis secrets de Dieu»; et qui s'en vont « mourir plus haut ( qu'eux ), dans une simplicité qui ne se connaît pas»). Le récit n'est pas classé chronologiquement comme l'autobiographie de Hakîm Tirmidhî (k. al-sha'n, ms. comm. par H. Ritter) 2, et nous allons essayer ici d'en mettre en ordre la substance, les repères des années, d'abord, dans le cadre de sa vie publique, — puis les thèmes de méditation et d'extase. Trois touches divines dans son cœur, à 3, 7 et 15 ans, lui firent aimer «de désir» toutes choses, tout lui apparaissait comme de «beaux visages», il aimait entendre les dhikr. A 15 ans l'apparition d'un vieillard (Khadir) le poussa à sortir de nuit de sa boutique (de «baqlî») en pleurs, le cœur bouleversé; puis à y rentrer, disant « Ton pardon, Ton pardon». Baqlî quitta alors sa boutique « et sa caisse», jeta tout dehors, et, lacérant ses vêtements, s'en alla errer, pendant six ans et demi (545-561) dans des lieux déserts et sauvages. Après quoi, il se calma, et devint sûfî, suivit leurs exercices, devint hâfiz (du Qur ân) et vécut dans un ribât (nous pensons que ce fut d'abord dans le ribât des Banû Sâlbih, puis dans le ribât personnel qu'il se bâtit à Bâb Khidâsh-b-Mansûr) à Shiraz. Mais il nous dit incidemment qu'il avait trouvé, étant à Fasâ, son premier maître, Shaykh Jamâlal Dîn Ibn Khalîl Fasa'î, et un premier ribât, celui du shaykh Abû Muhammad al-Jawzak. Il aurait été obligé de s'exiler de Shiraz à Fasâ, vers 570; c'est là3 qu'il acheva le «Mantiq», et qu'il pria pour l'avènement de l'émir salgharide Tikla-b-Zangî (571 + 591h.), qui le fit revenir à Shiraz; où il écrivit en 585 h. cette autobiographie. (1) Baqlî était shâfi'ite; il nous conte une vision sur un privilège mystique d'Alî, seul admis à traverser un océan mystérieux (K.); un de ses descendants écrira un ta'ziyé sur Husayn. (2) cf. Etudes carmélitaines, 1951, p. 168 n. 3. (3) Il acheta à Fasâ un jardin, à la mort d'une de ses femmes (K. II b); en rêve, sa mère, et Dieu Lui-même, lui parlent en patois fasawiya.

Nous n'avons, pour la fin de sa vie, que quelques dates: 591 h., où son maître Jâgîr Kurdî mourut (en Irak), et oùle successeurde l'émir Tikla, Abû Bakr Sa'd (591 t 623 h.) le traita assez mal. Il finira par le vénérer, selon 'Izzal Dîn Mawdûd. C'est après cette année que Baqlî acheva la traduction perane du « Mantiq», sous le titre «Sharh al-Shathiyât», sur une unevisionde Hallâj racontée par lui enpersan (et quimanquedans le«Mantiq», aux passages correspondants, ff. 38b. et 56 b: ce qui l'atteste postérieure). Baqlî meurt le 15 muh. 606/1209, après un court accès de folie; on l'enterre près de Bab Istakhr, auj. porte d'Isfahan; les prières furent dtes par le cadi Sharaf Husayni1. Le panorama mental des visions et des extases de Baqlî expose de vastes paysages paradisiaques, desjardins en feurs, des prairies arrosées, des horizons marins, où il situe des scènes coraniques et des personnages traditionnels, anges, prophètes, saints, Dieu. Il témoigne d'une admiration passionnée ('ishq) pour les beaux visages2, les beaux costumes (les anges ont, commedes femmes, des tresses, des boucles d'oreille, desperles,des voiles de lumière; les houris se fardent les pieds) la musique (tanbûr et fifres des anges, trompettes des Prophètes). La Pré-, sence divine fulgure commeune RoseRouge, qui teint tout le paysage, ombrages de rosiers, roses rouges et blanches répandues sur le voyant.. La couleur dominante des visions est le rouge du vin et du sang. Dieu lui apparaît ivre, avec une coupe, au-dessus d'un océan de vin rouge. Ce vin est en réalité le sang de Ses amants, les saints3. Sang du désir. Baqlî dit à Dieu:«Si les pleurs de la contrition sont la boisson des anges, que sont les pleurs du désir? —C'est le vin que Je bois (hadhâ sharâbî), lui répond Dieu (K16 b.) Dieu farde les stries de l'aurore éternelle avec le sang des Abdâl; puis il en farde Sa miséricorde, note Baqlî dans unevision (K18 a—b) où il reconnaît son propre sang ainsi répandu, ce qui le rend d'abord tout joyeux, puis très craintif, commede quelque présage de désastre; Baqlî observe alors son sang que Dieu répand dans le Marché du Mystère (sûq al ghayb), et, à peine dit un ta'widh, Dieu lui montre son sang devenu le Vin de Sa Coupe . Il danse, ivre de joie, commeles Zanj (du hadîth). — Uneautre fois,après une nuit d'extase devant la beauté des attributs divins, (1) Ivanow a exhuméson épitaphe en sept. 1928, dans le quartier de Darb-i-Shîkh, au NE de la ville. (2) Sur sa théorie esthétique del'extase amoureuse, cf. App. IV; et son mot à la mère, qui voulait voiler la beauté de sa fille : la beauté est prédestinée à attirer le Désir ('ishq). (3) Le symbole de la dabîha du Hajj abrahamique est sous-jacent à toute cette imagerie sanglante : Baqlî se voit égorgé par Dieu, son sang répandu inonde les canaux des prairies de la Hadra divine, et les Angess'y lavent le visage (K.).

le monde lui apparut à l'aube comme tout rempli de la Vérité divine, et Baqlî, hors de lui-même, vit Dieu venir à lui, l'attirer pour danser (hayyajanî) ; «etje dansai avecLui, reprenant à l'instant conscience de moi-même, au sortir de l'extase». Le soir, Dieu vient de nouveau à lui, sous une forme ineffable, et l'entraîne à travers les océans de l'Unité» (K. li a). Baqlî voit Gabriel, dans un délire d'amour, déchirer ses vêtements devant le Trône (K 20 b). Il voit lesdeuxangesdela mortvenir à lui «comme deux amoureux»: «c'est ainsi que nous viendrons à toi dans ta tombe». Dieu le console, lors de la dysenterie de sonfils Ahmad (K 13a) et dans ses disputes de ménage. Il fait ruisseler sur lui des perles (K 20b). Dieu vient le voir quand il dort (K 17a). Baqlî voit le Prophète sortir de Médine, vêtu en Turkmène, avec qabâ et qalansuwa; puis, ayant son arc et quelques flèches dans a main gauche, il sortit sa main droite de sa qabâ, ouvrit sa bouche, saisit ma langue, et me la suça doucement» (K 16 b); et les autres prophètes et les anges et les saints la suçèrent après lui. Et Dieu lui dit alors, sous la forme d'Adam, la phrase donnée plus haut sur «les pleurs du désir»; qui dispensent Baqlî de manger et de boire. Le «Kashf» se termine sur une prière où Baqlî, intercédant pour la Communauté de Muhammad dans une époque d'épidémies, de morts et de sécheresses, et suppliant Dieu de ne plus avoir à entrer dans les palais des émirs, se trouve soudain exaucé, délivré désormais de leur présence et de leur société. Dans quelques visions, notamment à la tombe d'Abû Muslim, il vit des saints: Saqatî, Ibn Hind, Ibn Khafif et Murshid. Sous la forme des VII étoiles de la Grande Ourse, ce sont les orifices de l'illumination divine les Sept Saints, qui avec le Qutb et Khadir, gouvernent le monde. Les sources biographiques que nous venons d'utiliser restent muettes sur deux points abordés dans la biographie de Baqlî que Jâmî nous a donnée: 1° ses voyages, au début de sa carrière1, en Irak, au Hedjaz, en Syrie et à Alexandrie. —Il est probable, en effet, que Baqlî a été en Irak, puisqu'il a été l'élève d'un solitaire kurde, Jâgît, qui vivait près de Samarra (â Qantarat al-Risâs). Il a pu aussi aller à la Mekke, si le «Rûzbehân qu'y signale Ibn 'Arabî (ap. futûhât) est bien le nôtre. Baqlî a-t-il été en Syrie, nous n'en savons rien. Quant à son voyageà Alexandrie «avec Abûlnajîb Suhrawardî (t563), pour recevoir transmission du «Sahîh»deBukhârî, Jâmî fait évidemment allusion à un passage d'Ibn Junayd (shadd al-izâr 243—244), ainsi conçu: Abûlnajîb Suhrawardî (490 t 563), accompagné, de Rûzbehân Baqlî (530 t 606) et d'Abû 'Abdallah Khabrî (= Fakhr Fârisî (1) Quoique le "kashf" se taise sur ses études de droit, nous savons que Baqlî en ht, sous la direction d'Arshad Nîrîzî (Ibn Junayd, p. 374).

528 t 622), vinrent ensemble chez le célèbre Silafi (475 t 576) pour étudier le hadîth : à Alexandrie: vers 557 h. Mais je pense que Ibn Junayd a confondu ici notre «Rûzbehân» avec Rûzbehân Kâzerûnî Misrî (que Jami biographie p. 480), qui fut effectivement lié, à la fois, avec Abulnajîb et avec Fakhr Fârisî, resta en Egypte, et fut enterré au Qarâfa du Caire auprès du ribât où Fakhr Fârisî sera enterré. Les manuels de visites pieuses au Qarâfa sont formels (Shams M. Ibn al-Zayyât, kawâkib sayyâra, éd. A. Taymûr, Caire, 1325, p. 224 - 225; cf. p. 109; — Sakhâwî, tuhfat al-ahbâb, éd. Caire, 1356, p. 239); ils lui attribuent, sur l'autorité de Fakhr Fârisî (et de Zakî Mundhirî) de curieux miracles (assiette changée en or ; don de discernement des esprits conféré à son chat, etc.). Et Rûzbehân Misrî a pu être suhrawardiyen; mais Baqlî ? 2° la célèbre anecdote du «Rûzbehân» qui, pour l'amour d'une chanteuse jeta le froc pendant des années, jusqu'à ce que la chanteuse se convertisse et fasse pénitence, paraît mal convenir à Rûzbehân Baqlî, et à l'esprit d'innocence enfantine qui marque tous ses récits. Faut-il la transférer à Rûzbehân Misrî; j'y inclinerais. Le fait qu'il fut le beau-père de Najmal Dîn Kubrâ (cfr. Ff. Meier) ne s'y oppose pas. Nous renvoyons à l'index de la belle édition (posthume, dûe au regretté Muhammad Ghazvini) du shadd d'Ibn Junayd pour les noms de condisciples de Rûzbehân Baqlî, d'un premier maître mort dès 540 h. (p. 264, 529), d'un disciple le hâfiz Abû Bakr-b-Tâhir (p. 24). Du temps d'IbnJunayd, la réputation de Baqlî, était encore grande; son dernier descendant connu Mas'ûd-b-Ibrahim ne mourra qu'en 750 h.; on se souvenait qu'il avait été prédit à Baqlî (par un mort qu'il avait enseveli) que sa voix porterait aux plus ultimes confins (p. 158), que Baqlî avait obtenu une bonne mort (et prompte) en mourant, pour deux amis (p. 254) et que le grand théologien Fakhr Râzî, de Hérat 1, avait reconnu sa valeur. III. Maîtres et Disciples: Chaînes de Transmission (Asânîd) Rûzbehân Baqlî a fondé une affiliation congréganiste spéciale, les Rûzbehâniya, dont S. Murtadâ Zabîdî (ap. 'iqd, 53) a laissé l'isnâd suivant : R. Baqlî (f6o6) ; son fils Ahmad (Fakhr aIDîn) ; son petit-fils Rûzbehân Thânî Sadr aIDîn-b-Ahmad (t685 h.; père d'Ibrahim, le biographe, et (1) Voici ma copie (inédite) de son épitaphe, prise le 27 mai 1945 :

grand-père de Rûzbehân Thâlith Sadr alDin) ; Abdalwadûd Khâluwî Farîd al-Dîn (cité ap. Ibn Junayd, N° 249); 'Abdalqâdir Tâwûsî; Ghiyâth (ou plutôt Qiwam al-Din M. -b-Giyâth) Kâzerûnî; Nûr al-Dîn Abûlfutûh Ahmad Tâwûsî (t871 : le célèbre compilateur d'isnâd initiatiques) ; A-b-M. Nahrawâlî; Qutb M-b-A-b-M. Nahrarwâlî (917t 990); Ahmad BâbâSûdânî (963 t 1032: le fameux cadi de Tombouctou); 'Abdalqâdir Ghassânî Fâsî (t 1032); 'Abdalqâdir Fihrî Fihrî Fâsî (shâdhilî 1007 t 1091); son petit-fils Mahammad Saghîr (tl1134) : M-b-'AA-b-Ayyûb Tilimsânî Zabîdî (1140 t 1207 = 1791). Toutes les sources concordent (quoique le «kashf» n'en dise rien) sur. le fait que R. Baqlî reçut la khirqa sûfie de Sirâj alDîn Mahmûd-b-Kha lîfa-b-'Abdalsalâm-b-Ahmad Ibn Sâlbih (t562), frère de Nasr-b-Khalîfa. Sirâj alDîn l'avait reçue d'A-b-'Abdalkarîm, d'Abûlqâsim Mahmûd-b-A Kâzerûnî, d'Ibrahim-b-Shahryâr Murshid (t426) le célèbre fondateur de l'ordre des Murshidiya (= Kâzerûniya = Ishâqiya: cf. Ibn Junayd, p. 299); Murshid l'ayant reçue vià Husayn-b-M. Akkâr, d'Ibn Khafîf (t 371 = 982), le «Shaykh Kabîr» de Shiraz, le dernier confident de Hallâj en prison. Parmi les rares noms de disciples de R. Baqlî qui nous ont été transmis le principal est 'Izz alDîn Mawdûd Zarrqûb (573 t 663), qui épousa à la fin de sa vie la fille de Rûzbehân Thânî. Sondernier râwî connu est Najîb alDîn 'Alî-b-Buzghush (t678), un suhrawardiyen, qui fonda un ordre spécial. Le fait que c'est un membre de la famille des Banû Sâlbih, de Beïza qui initia R. Baqlî, pose le problème des sources hallagiennes de Baqlî; il est probable que c'est dans la bibliothèque du ribât Banû Sâlbih (transféré de Beïzâ à Shiraz depuis un siècle déjà) que Baqlî sedocumenta sur Hallâj. Il serait intéressant de reconstituer l'histoire des Banû Sâlbih; dès 407 h., du vivant de Murshid, Abûlhusayn Ahmad Ibn Sâlbih (t 415) était investi du titre de «shaykh des shaykh» de Shiraz; et il agira comme tel à la mort d'Abû Hayyân Tawhîdî en 414; mais son cousin 'Abdallah-b'Alî mort vers432, fut encoreenterré à Beïzâ, près dela tombed'Abûl Azharb-Hayyân (macrobite, fondateur du ribât de Beïzâ) : comme son condisciple Bülbül-b-Mahyûn ((?Bebnûb ?), mort en 455 h. — Généalogie: Abûlbusayn Ahmad-b-M-b-Ja'far Ibn Sâlbih Baydâwî, élève d'Abûlhusayn Sirwânî f ram. 415 —son fils Abûlfath 'Abdalsalâm t v. 473 à Beïzâ; son petit-fils Mahmûd-b-skaykh al shuyûkh Khalîfa-b-'Abdalsalâm, lié avec l'atabek Sunqur, mort en 562; —sonfils Qutbal Dîn Ahmad. Il est assez remarquable de noter, selon Zabîdî, la fondation en Fars, vers 620/1220 de la tarîqa Hallâjiya (pourvue d'un dhikr spécial), avec

un Arabe de Beïzâ, Shihâb al-Dîn Ahmad "sâhib al-nûr al-mushriq"', qui disait descendre du sahâbî Abû Ayyûb Khazrajî Ansârî par Hallâj lui-même. Ce Shihâb al-Dîn Ahmad est la souche d'une généalogie de chefs de cette tarîqa : Rukn alDîn 'Abdallah, Shams alDîn 'Abdalsamad, cités par Zabîdî. Or Ibn Junayd nous donne parallèlement une généalogie contemporaine de mystiques de Beïzâ installés à Shiraz : Shihâb al Dîn Muhammad (t 649) chef d'ashâb al-Haqq wa'lyaqîn), Rukn alDîn 'Abdallah (t 674 : prédicateur bi'lHaqq), Shams alDîn 'Abdalsamad (f728: dont le front émanait une clarté, nûr; comme l'index droit de son fils Najm Ahmad : cf. shadd, 332). L'identité onomastique des trois termes est telle que je pense à l'identité des deux lignées, celle que cite Ibn Junayd disait descendre d'un certain al-Sâlih al-Baydâwî : terme voilé qui me paraît désigner al-Hallâj, tête avouée de la lignée que mentionne Zabîdî. Si nous n'avons pas de preuve que Shihâb alDîn Ahmad (t649) connut les écrits hallagiens de Baqlî, le fait qu'il alla en Khurasan insinue peut-être qu'il s'y mit en rapports avec le cercle hallagien des disciples de Farîd alDîn 'Attâr. Le dhikr hallagien attribué à cette tarîqa par Sanûsî (d'après 'Ujaymi et Tâwûsî) n'a pas de connexion étroite avec les textes de Baqlî (ni d'Attâr); mais le fait que Tâwûsî se fit initier, tant à la tarîqa Rûzbehâniya qu'à la tarîqa Hallâjiya, établit un lien indéniable. IV. Les oeuvres, et leurs sources; citations et critiques Ibn Junayd nous donne 24 titres d'oeuvres de R. Baqlî : 2 en tafsîr, 2 en hadîth, 1en fiqh (Baqlî était shâfi'ite), 3 en usûl, 16 en sufisme. Ritter et moi-même avons essayé d'indiquer celles qui subsistent en ms.: (une seule a été imprimée) : 1° tafsîr arâïs al-bayân (impr. Cawnpore) (IJ N° 2); 2° mantiq al-asrâr bibayân al-anwâr, ms. personnel, daté de 665/1266, format album, 81 ff. compacts et denses; j'ai retrouvé deux autres mss. à Meshhed (tas. N° 156 = cat. 1,48; et tas. N° 871, non cat.); M. Henry Corbin les a microfilmés depuis; j'ai donné un microfilm du mien à M. Abdalrahmân Badawi, du Caire. — (IJ N° 10); 3° sharh al-Tawâsîn, en double rédaction, en arabe (incorporée au Mantiq) et en persan (incorporée à la trad. persane du Mantiq, le sharh al-Shathiyât) ; c'est l'ouvrage fondamental de Baqlî. — (IJ N° II); 4 kashf al-asrâr wamukâshafât al-anwâr, ms. personnel précité, format album, 25 ff. compacts et denses, c'est son autobiographie. — (IJ N"14); 5° Sayr al-arwâh ( = Misbâh), ms. Aya Sofya 2160, Fatih 2650. —(IJ N° 16);

60 Risâlat al-uns fî rûh al-quds (IJ N° 18), = kitâb qudsiya, ms. Paris, Supp. pers. 1356, ff. 160-196; 70 Ghalatât al-sâlikîn (= Minhâj ?; — IJ N° 19), = kitâb al-nukât, ms. Paris, Supp. pers. 1356, ff. 148a sq. 8° 'Abhar al-'âshiqîn (= Safwa ?), ms. Aya Sofya 1959, 198 ff. —(IJ N° 22); 90 Sharh al-hujub (IJ N. 15) me paraît identique avec le k. al-ighâna découvert par H. Ritter, ap. ms. Aya Sofya 2160, ff. 321-380. Le problème des sources de Rûzbehân Baqlî est assez délicat à résoudre. En tafsîr, sa seconde oeuvre, la seule qui soit conservée, 'Arâïs albayân, se borne à juxtaposer la plus grande partie des textes des Haqàïq de Sulamî à ceux des des Latâïf de Qushayrî, en y ajoutant quelques remarques de son style. En mystique proprement dite, des raisons mal élucidées, discrétion, amour propre, négligence, ont conduit Baqlî à ne mentionner les auteurs qu'il exploite qu'accidentellement. C'est ainsi qu'il copie le lexique technique réuni par A. N. Sarrâj (ap. luma') sans le nommer; in fine du Mantiq. H. Ritter a remarqué que l'œuvre de R. Baqlî est probablement la source la plus riche en documents sur les sentences les plus osées des grands mystiques; Baqlî s'en était lui-même rendu compte, puisqu'il intitula usharh al-Shathiyât" sa trad. persane du Mantiq. Il a spécialement étudié 50 maîtres, énumérés en tête du Mantiq (et des Shathiyât) ; plus exactement 47, car S. Thawrî et Fudayl ne sont qu'indiqués, et Ibn Khafîf, chose étrange, est omis. Deux maîtres sont placés hors pair : Bistâmî, et, surtout Hallâj. Nous donnons ici simplement, en App. N° 1, l'analyse détaillée des paragraphes de Baqlî, ap. Shathiyât, et ap. Mantiq, concernant Hallâj seul. Il est singulier que Baqlî ignore (ou veuille ignorer, car certaines allusions, au 2°, percent), le texte (alors mis à l'index) des Akhbâr al-Hallâj d'Ibn al-Qassâs, alors qu'elles constituent l'arsenal de citations hallagiennes de son compatriote et contemporain Fakhr alDîn Fârisî, initié, lui aussi, aux Siddîqiya, par les B. Salbih1. (9) LesSiddîqiya paraissent avoir été fondées par des Hallagiens en Ahwâz, dèsla mort de Hallâj, pour lutter contre le shi'isme des Buwayhides, et ils ont dû être à l'origine de la plupart des insurrections bagdadiennes contre les Buwayhides. Comme affiliation congréganiste, ils ont été propagés en Fars par les Banû Sâlbih, originaires de Béizâ, ville natale deHallâj.Je doisrenvoyeràl'étude spécialequej'ai entrepriselà-dessus (cf.notre "futuwwa", ap. la Nlle Clio, Bruxelles, 1952 (IV), p. 187-188); et au salsabîl de Sanusi, s.v. Siddîqiya.

Citations et critiques : Nous n'avons retrouvé que deux citations du Mantiq : a) début de sa notice sur Hallâj (f. 7a) ap. Kamâl alDîn Kâshî (t 730) kashfal-rashf, ms. Cale. As. Soc. Beng. Govt. Col. I, 818, f. 62 (Ivanow). b) extr. du Mantiq; sévèrement critiqué ap. A-b-M. Witrî (f 970 h.), shâfi'ite, d'initiation rifâ'ite; en son Rawdat al-nâzirîn fî manâqib alsâlihîn, ms. Paris 6495 (voir App. III). R. Baqlî ne critiquait guère ses sources lui-même; comme 'Attâr (tr. Pavet, 208), il confond le vizir Hâmid avec Ibn Isa pour la mort d'Ibn 'Atâ. APPENDICE I : ANALYSEDU MANTIQ, ET DES SHATHIYAT A. texte arabe (Mantiq). Sous le titre "mantiq al-asrâr bibayân al-anwâr", —"élocution intime des cœurs, explicitant les extases", Baqlî édite et commente les principales locutions théopathiques (shath; pl. shatahât) des grands mystiques. Théoriquement consacré aux shathiyât de cinquante maîtres, cet ouvrage est, en réalité, l'ouvrage le plus important sur Hallâj, l'ensemble de ses œuvres, et la formation de sa pensée. Baqlî le dit au f. 7b : "Wa muntahâ maqsûdî fï tasnîf hadhâ'l kitâb tafsîr shathiyât al-Hallâj wa bayân af'âlihi wa aqwâlihi; fa hubbuhu hajjanî ilâ an ufassir maqâlatahu fî'lshath wa ishâratahu fî'l anâniya limuhibbiyhi wa mu'âdîhi; liannahu min 'ajâïbi shânihi an yakûna'lkhalqu mutahayyirîn fî maqâsidi kalâmihi wa lam ya'rafû' daqâïq ishârâtihi. "Mon but final, en composant ce livre, a été de commenter les phrases extatiques de Hallâj, d'exposer ce qu'il a fait et dit; mon amour pour lui m'a pressé de commenter son mode d'expression extatique et d'allusion à la Personnalité (divine locution théopathique) pour ses amis, et pour ses ennemis : car, entre autres choses, ceci est admirable en lui que tous sont déconcertés par son langage, et et ne savent pas discerner les finesses de ses allusions" (passage supprimé dans la trad. persane). Un ms. de ce texte arabe1 ayant été retrouvé en 1930 à Téhéran, je dois en donner ici la description : (1) Un passage en mauvais arabe (Mantiq, f. 55b, Il. 21-26) ne peut vraiment pas être de Baqlî.

troisième risâla d'un majmû' format album, de 163 folios, 285 mm de haut sur 109 mm de large, 30 lignes à la page : contenant : 1° k. minhâj al-'âbidîn li Musaffar (Sibti t 636) 1 + 49 + 2 ff. ; 2° 'uyûb al-nafs lil Sulamî (t 412) (coupée) 5 ff. 3° mantiq al-asrâr li Rûzbihân Baqlî (t 606) 81 ff.; 4° zînat al-hayât li Yûsuf Hamadhânî (t 535) 1/2 F (coupée); 5° risâlet der 'ayne hayât ve Dhî'l Qarnayn wa Khadir, annoncée, manque; 6° kashf al-asrâr lil Baqlî (composé en 585) 25 ff. ; — soit en tout 163 folios Le ms. est daté, in fine, du mois de jumâdà II, an 665 (indication répétée in fine 3°). Titre de 3° : kitâb mantiq al-asrâr (f. la; en coufique orné; avec une suscription de même date "âkbtikitâb mantiq al-asrâr bibayân al-anwâr rasamahu wa sannafahu'limâm l'ârif shaykh al-muhibbîn wa quduwat al-murîdîn bâkûrat al-tajallî wa 'abhar al-uns fî dimn al-tadallî hujjat Allah shattâh Fârs wa khâtamuhum Abû Muhammad Rûzbihân-b-Abî Nasr al-Baqlî al-Shirazi, nawwara'Llah qabrahu"; et une glose moderne en persan. — Incipit : "(basmala) Rabb sahhil, Alhamdu li'Llâhi'lladhî taqaddasa bisubuhâti jamâli jabarûtihi " (f. ib). — Explicit : "... wahadhâ mahd al-ittisâf bi'lsifa. Qad intahat sharh alfâz al-mushlkilât ma'tafsîr al-shathiyât bi'awni'Llâh wa husn ta'yidihi wa'lhamdu li'Lâh kamâ yanbaghî likaram wajhihi wa salawâtihi 'alâ khayr khalqihi Muhammad wa Alihi ajma'în. Faragha min tasnîf hadhâ'l kitâb al shaykh Rûzbihân-b-Abî Nasr-b-Rûzbihân al-Baqlî al-Shirazi rahmat Allah 'alayhi (wa min kitâbat al-faqîr ghafara [] lahu sana 665)" (f. 8Ib)l. Cet ouvrage est ainsi composée : dibâja et éloge du Nabî (ff. ib-3a); — introduction sur le shath : c'est la cime du sûfisme, ou 3me monde d'expression (lisân : après 1. sahw et 1. tamkîn), du 3me degré (martabat al-haqâïq; après m. tawhîd et m. ma'ârif) du 3me manhaj (manhaj al-asrâr; après m. mu'âmalât et m. maqâmât). C'est cet 'ilm ladunnî que Khadir apprit à Moïse, la 4me branche de la sharî'a (haqâïq; après riwâya, fiqh, nazar) ; liste de saints persécutés pour cela (1er cité, f. 3a : Hallâj) : ff. 3a-5b. — ire partie : liste de 50 maîtres, en réalité 47, car Thawrî, Fudayl et Ibn Khafîf ne sont qu'indiqués; le 46me est Mansûr fils de Hallâj, cité aussi f. 69a; le 47me Hallâj ff. 7b-ga) : ff. 5b-ga. — Examen du shath dans le Qur'ân (mutashâbihât al-sifât, awâïl al-suwar), chez le Nabî et les Râshidûn ff. ga-iob. — Examen de 90 shath, de 23 des 50 maîtres (pré(1) Auf.8 a, à propos de Hallâj, de "ses mille ouvrages sur toutes les sciences, détruits et brûlés par ses adversaires", de ses poèmes et de ses sentences, Baqlî ajoute : "bénédiction de Dieu sur sa vie et sur sa mort, miséricorde de Dieu sur ses frères (min ahlal-qissa= mêlés à son procès ?cf. mêmeexpressions ap. Daylamî (Mélangesj. Maréchal, t. 2, p. 270 n. 4) — et sur ceux qui l'aiment, jusqu'au jour du Jugement" (ce passage manque dans la trad. persane.

entés sans classement, en partant des données d'Abû Nasr Sarrâj (shathiyât, ap. luma', 375 sqq.) sur Bistâmî (ici 31 shath) et Shiblî (ici 29 shath) : ff. na-27b. — 2me partie : Hallâj; 1°. ses 27 riwâyât (ff. 27b35a), ses 43 shath isolés (ff. 35b-42b, et ff. 56b-59b), et les 104 péricopes de ses Tawâsîn (ff. 43a-56b) : ff. 27b-59b. —3mepartie : shathiyât "mutafarriqa", locutions extatiques éparses, au nombre de 72, appartenant à 39 des 50 maîtres (Hallâj y reparaît ff. 66a, 67a, 6ga-b). — appendice : liste d'environ 200 termes techniques, copiée (sans le dire) de celle de Sarrâj (luma' 333-374; avec adjonction des termes cités dans le chap. des shathiyât, id. 375 sq.). —Sur 162 pages, Hallâj en occupe 75 : près de la moitié. B. traduction persane du mantiq al-asrâr = sharh al-shathiyât. Revenu de Fasâ à Shîrâz, Baqlî décida (cf. son récit, ici, f. 4) de traduire en persan son mantiq, qui, de simple répertoire de termes techniques, était devenu un "corpus" du shath. Cette traduction, connue de Jâmî (naf. 64, 288) et de Kâtib Tchélébi (kashf, N° 7522), a été retrouvée par nous à Istanbul en 1911-1912, en deux mss. (cf. H. Ritter, ap. DI, 1933, 102) : ms. Shéhit Ali 1342, majmû', pièce XIX, copiée 29jum. II 889, 185 pp. de 31 lignes : c'est la pagination que nous citons ici; l'ordre en est troublé en deux endroits; —et ms. Murat Mulla 1271, copiée après 900, 175 pp. (de 27 lignes), dont l'ordre est bouleversé. Cette traduction se présente ainsi : dîbâja et éloge du Nabî (pp. 1-4);— Avertissement sur la composition de l'original arabe et sur sa traduction (pp. 4-5) ; —Introduction (subdivisée en fusûl, et diluée) sur le shath, qui exprime le ravissement spirituel, sur les saints persécutés (liste remaniée sous forme oratoire, avec addition des prophètes au début, coupée par des réflexions personnelles) : pp. 5-12; — ire partie : liste de maîtres en shath; 47, dans le même ordre, sauf que le 46me, Mansûr fils de Hallâj, est remplacé par Husrî, et que le 47me, Hallâj, est traité à part, pp. 16-19; pp. 12-20. — Examen du shath dans le Qur'ân, chez le Nabî, les Râshidûn et Compagnons (la persécution de 'Amir-b-Qays est transférée ici) pp. 20-26. —Examen de shathiyât des 47 maîtres; l'auteur a fondu et classé ici, dans l'ordre, les deux groupes de 90 et 72 shathiyât, données sans classement par l'original arabe; l'intercalation fréquente de dissertations sur son propre état (fî wasfî) double la longueur de cette partie : pp. 27-109. —2mepartie : Hallâj; 1° ses asânîd (= 27 riwâyât) pp. 109-121; 2° ses 43 sentences isolées, pp. 122-146, 178-181 (asânîd et sentences ont été publiées dans l'appendice à notre Essai, 1922, pp. 1-9, 83-90); 3° les 104 péricopes de ses Tawâsîn, pp. 147-168, avec récit d'un rêve personnel. — Appendice : liste (inchangée) d'environ 200 termes

techniques, nukât, pp. 168-172, 181-185. — Hallâj n'occupe plus que 64 pages sur 185, soit un tiers; Baqlî l'admire toujours, mais il a supprimé ses deux références à son fils, et il semble, au début, mettre sur le même plan Bistami et Hallâj. Il donne ici le nom, qu'il taisait en 570, de son maître kurde M. Jâgîr-b-Dushm (t 591), ce qui montre que cette traduction ne fut achevée qu'après cette date, de 591. D'après Ibn Junayd le sharh al-Tawâsîn (ici 2me partie § 3) fut parfois copié séparément (la trad. persane incluse dans ce sharh a été publiée par nous ap, k. al-Tawâsîn en 1913. Incipit (ms. 1342 SA) : "(basmala) ... wabihi nasta'în. Sipâs ân khudhâwendîrâ kih bî azâl wa abâd kunh-è-dhât we sifâtash az taghâyir .. munazzah bûdh — 1er explicit (id. p. 168) " ... tâ dil der sefâ în meydân turk tâzî kened; âkhir în kitâb tamâm shûdh bikalimâtî tchend kih muslih remz sûfiyân 'âsheq est ... mukhtasar bî tatwîl tâ zerâfet è harakât îshân bedânî kih tche shîrîn we latîf est". — 2me explicit (p. 185) "wa 'iyyâkum fahm mâ ashâra ilayhi al-sûfiya; wa razzaqanâ'l luhûq bihim fî'l dunyâ wa'l âkhira (tasliya; date)". APPENDICE II. LES SOURCES HALLAGIENNES DU MANTIQ Les sources du mantiq de Baqlî pour Hallâj se répartissent ainsi : (A = f. 7b-ga = biographie de Hallâj) ; d'abord une tradition orale, soit shîrâzienne, soit plutôt kurde (en mauvais arabe, cf. f. 55b) de son maître Jâgîr Kurdî (t 591; car shath. N° 74 bloque sous son nom deux informations séparées ici, sur ses 1000 ouvrages, f. 8a et f. 69a) donnant des détails uniques sur son fils Mansûr (f. 7b, f. 69b), résumant ses épreuves, l'attitude hostile des ulémas et des grands Bagdad, à sa justification par "notre maître et chef Ibn Khafîf" (avec Ibn 'Atâ, Shiblî et Nasrâbâdhî), par Ibn Surayj (refus de fatwâ), ses 1000 ouvrages détruits par l'envie (tarahhum amplifié), les noms de ses maîtres, son mot "Ilahya ta'lam 'ajzî", son apparition sortant du Tigre. A partir d'ici, cette tradition donne sous le nom d'Ibn Khafîf 13 récits, dont cinq proviennent de l'ouvrage de Daylamî (tarjama — ici D), provenance improbable pour les autres : A 1 Hallâj miraculeusement délié en prison pour chaque ablution; A 2 il repêche la bague de Mutawakkil (sic; cf. les remarques non-historiques sur la mort de Muqtadir le lendemain du supplice, f. 55b) ; A3la grande visite en prison ( = D 9) ; les 13 chaînes ( = Sul.

ta'rîkh N. 18); miracle du mur entrouvert sur le Tigre (= Hik.) ;A 6 miracle de la prison qui imite ses gestes de prière; A7le sahn de la Mekke (= D 10); A8le rêve d'Abû'l Yamân (= D 15); A9le quatrain "nadîmî" suivi de Qur. XL, 29 (= D ?); A 10 mutilé, il fait tayammum avec la poussière (cela contredit, intentionnellement, le thème attarien de l'ablution de Hallâj, mutilé, dans son sang); A 11, les 3000 coupes de fouet et la main qui sèche (aux exécuteurs); A 12, la flagellation, selon Ibn Fâtik, durant quoi il répétait "Ahad, Ahad", l'avait écorché vif (= peut-être la recension complète du fragment Sul. ta'rîkh N. 20); A 13, le feu du samedi saint à Jérusalem (= D ?). (B = f. 27b-35a, 43a-59a). Ici Baqlî nous donne ses grands textes hallagiens, Riwâyâtl, Tawâsîn, Mahabba2, avec de copieux commentaires, qui ne doivent être que très partiellement de lui, le tout lui vint de ses maîtres, Jâgîr Kurdî (vu la note f. 69a), et autres. (C= f. 35b-42b, 59a, 66a, 67a). Série de 43 + 6 &49 sentences de Hallâj. Des 6 dernières, 6 proviennent de Sulamî (tab. N°s. 1, 2, 6, 19). Les 43 premières se répartissent ainsi : 3 prises à Sulamî (ta'rîkh Nos. 13, 14, il = C 25, 32, 39), —4 à Daylamî (tarjama Nos. 11, 12, 13, 14 = C 35, 36, 40, 41), —une à Naysâbûrî ('uqalâ'l majânîn p. 152 = C 33), —une à Sûlî ("muhlik 'Ad = C44), —une aux Akhbâr al-Hallâj (pièce "Baynî wabaynaka" N° 50 = C 34), —deux au Bustân al-ma'rifa (Tawâsîn, XI, 1, 25 = C 38, 42), — neuf de la Hikâya (visites de Shiblî, Fâtima devant le gibet = C 1-6, 8, 9, 37). Les 22 autres, certaines fort remarquables, sont de source inconnue (G 7, 10, 11, 12, 13 (omise ici, rétablie ap. trad. persane, N° 175), 14-18, 20-24, 26-31, 43, 49). Ce qui fait croire que Baqlî emprunte parfois le commentaire à d'autres, c'est que ce commentaire donne des phrases de Hallâj extraites de textes que Baqlî ne nous a pas donnés (ex: Bustân al-ma'rifa). APPENDICE III. CRITIQUE DE BAQLI PAR WITRI Witrî commence par une analyse objective du Mantiq; il recopie la liste de 47 (+ 2) "shattâhûn" (R. 23a = M. ff. 5b-7b), et ne critique Baqlî que pour les quatre derniers, Summûn, Ibn 'Alâ, Bistâmî, et Hallâj : il cite deux fois le titre (ff. 29a, 32b), que le scribe estropie ffMunta\vî alasrâr". (1) publ. en persan, ap Essai, 1922, Suppl. p. 1-8. (2) id. ap. Essai, Suppl. p. 88-90.

Witrî (R. 29a = M. 17b) relève le mot de Sumnûn à Khadir sur cet amour de Dieu pour les hommes "que les Anges ne peuvent comprendre"; il reproche au commentaire de Baqlî de surmonter les contradictions impliquées en soulevant toute une hiérarchie de difficultés croissantes. Witrî (R. 3oa = M. 18a) objecte au mot d'Ibn 'Atâ sur le tawhîd : qu'il élimine la nécessité d'une preuve de Dieu. Witrî (R. 32b = M. 26b) essaie de sauver le mot de Bistâmî (mon étendard est plus haut que celui du Prophète = sauve plus de monde) en condamnant le commentaire de Baqlî. Witrî (R. 33a = M.) attaque des vers fameux de Hallâj (baynî wabaynaka inniyun ... ; subhâna man azhara) comme tombant sous la censure de la Loi. Dans la suite du Rawda, assez riche en citations d'auteurs de l'ordre des Rifâ'iya, Witrî, après une critique en règle de la bahja de Shattanawfî (étonnant recueil hagiographique sur 'Abdalqâdir Kîlânî : R. 34a sq.), critique l'ana'lHaqq hallagien à propos du maqsad de Ghazâlî (R. 57a -58a). APPENDICE IV. LES SOURCES ESTHETIQUES DE L'EXTASE AMOUREUSE SELON BAQLI A propos de Dhû'lnûn Misrî, qui, avant Abû Hamza, et Nûrî, est un des premiers à avoir cherché Dieu à travers les belles formes dans la nature, Baqlî donne (Mantiq, f. 13b) une série de réflexions significatives, que nous résumons ici (cf. Shathiyât, f. 51) : "Celui qui se familiarise avec Dieu, devient familier avec toute chose belle, avec tout visage séduisant, avec toute voix belle, avec tout parfum excellent. Les vrais mystiques savent là-dessus des secrets qu'il n'est pas bon de dévoiler aux profanes, sous peine d'encourir des punitions et des supplices. Lorsque le voile de la contemplation est levé, le Sage trouve la douceur du langage intime qui rapproche le Désiré du désirant ('âshiq), lui fait trouver douceur à contempler les Attributs, lui fait désirer la Fiancée Eternelle, et soupirer après le visage du Témoin de l'immortalité. S'il se familiarise avec la Vérité (al-Haqq), ce n'est pas parce qu'il la comprend (ma'rifa), car la compréhension ferait cesser le désir, et le désirant s'anéantirait sous la pression du déluge de l'Unité (Tawhîd). Au stade du Désir ('ishq) le désirant n'a rien d'autre à demander que

la beauté de la Vérité (et non le stade de la Sagesse (ma'rifa). Achaque instant il se tourne de la Vérité vers le monde du Royaume, il aperçoit la Vérité dans les visages des Kérubîm (etc.) jusqu'au Paradis de l'Asile Sacré (Ma'awâ). Et, s'il échappe à la contemplation ambiguë (iltibâs = du Ciel), il aperçoit le royaume de la Terre, il y voit la Vérité dans toute chose belle, sauf dans Adam, où il se retrouve dans la familiarité divine elle-même, puisque Adam a été proposé aux Anges comme Image adorable de Dieu, familiarité qui a échappé à Satan (iltibâs), et a été exprimée par Bistami (Subhânî : iltibâs al-anâniya). D'où le hadîth; la rose rouge est la Gloire même de Dieu. Et l'on m'a dit que, lorsque le Prophète voyait une rose en bouton, il la baisait, la posait sur ses yeux1. N. B.le manuscrit ayant été dactylographié sans points diacritiques, — ils n'ont été ajoutés ici qu'en cas de nécessité.

(1) Suit une étude de versets coraniques sur Abraham; une discussion sur les remords de Yûsuf-b-Husayn Râzî pour avoir toléré le nazar ilâ wujûh al-murd (f. ISb); enfin des réflexions sur la beauté du Joseph de la sourate XII. —La même théorie esthétique apparaît dans les œuvres d'un condisciple de Baqlî, Fakhr Fârisî (cfr. Ibn Hajar, lisan al mîzân, V, 29-31).

AVICENNE, PHILOSOPHE, A-T-IL ETE AUSSI UN MYSTIQUE ? (1954)

Le mot "mystique" a été généralisé dans des acceptions si diverses surtout de notre temps, qu'il nous faut rappeler brièvement son sens fondamental. C'est l'expérience, non provoquée, de l'inattendu, de l'inexplicable, du singulier, de l'individuel, de l'instant, qu'il soit joie ou souf france; une expérience "subjective", certes, mais dont le sujet entend rester passif, sous l'étreinte du réel, afin de le concevoir; dans un recueillement non préconçu, que la plupart des psychologues et des psychiâtres déclarent inefficace et stérile; mais qui a amené bien des hommes à "trouver" leur personnalité définitive, et à participer par une compassion toutepuissante à la misère, à la détresse de l'humanité. Avicenne (en arabe Ibn Sînâ) a été avant tout un philosophe, ce qui, de son temps, comme de celui d'Aristote, signifiait d'abord un encyclopédiste expert en la classification de toutes les sciences, puis un comparatiste cherchant à éclairer nos connaissances en les déduisant d'une série de principes hiérarchisés; remontant eux-mêmes au Premier Moteur aristotélicien, à une Divinité ne se souciant que d'idées générales, et d'âmes impersonnelles. Avicenne, né musulman, était le fils d'un ismaëlien, c'està-dire d'un musulman gnostique, interposant entre lui et le Dieu jaloux d'Abraham (et du Prophète Muhammad), diverses séries d'émanations spirituelles, d'Anges "illuminant" les âmes humaines emprisonnées dans le monde sublunaire. Avicenne nous dit lui-même avoir abandonné l'Ismaëlisme de son père, mais il resta imbu de la méthode syncrétiste des Ikhwân al-Safâ, ces encyclopédistes ismaëliens dont le grand ouvrage collectif essaya d'exposer dans un langage philosophique, et suivant une argumentation très aristotélicienne, une conciliation entre la Religion musulmane et la Philosophie hellénistique. Et, comme les seuls Musulmans osant examiner les textes philosophiques traduits du grec étaient dela secte du père d'Avicenne, c'est chez des Ismaëliens comme Nasiré Khosro que nous voyons alors rédiger des livres intitulés "Conciliation entre les deux sagesses" ( = la grecque, et l'islamique, c'est-à-dire l'Ismaëlisme) ; conciliations gnostiques. Avicenne, plus dégagé de l'observance ismaëlienne (à part son essai Nayrüziya, sur la valeur "symbolique" des 28 lettres de l'alphabet arabe, qui explique le Qur'ân au moyen de principes initiatiques ismaëliens à

peine retouchés), —avait le choix entre deux méthodes de conciliation : gnosticisme, ou mystique. J'entends par "gnosticisme" une abstraction de l'angélologie, mettant entre Dieu et les intelligences humaines des Plincipes abstraits, arbitrairement posés par une axiomatique religieuse implacable comme bases d'un système du monde. Comme Plotin, Avicenne paraît avoir opté, contre la méthode gnostique, pour une méthode "mystique"; car son souci bien musulman (et prégnant d'un mysticisme certain) de n'adorer que Dieu seul, lui fait "amenuiser" lesinterventions desEmanations, desDixIntelligences, dans la montée des âmes vers Dieu. Quand son indomptable curiosité lui a fait aborder ce problème classique chez les Sûfis, de l'Itinéraire de l'âme vers Dieu, il écrit ses "Ishârât", titre que je veux bien laisser traduire par "directives", à condition qu'on sente dans cemot des "directives thérapeutiques" de médecin de l'âme, non une technique de "recettes" mécaniques. Ce livre est très remarquable, car il utilise, les expériences des grands Sûfis antérieurs, plutôt que l'expérience personnelle d'Avicenne (nulle part il n'est dit qu'il ait fait une "retraite" de récollection, comme plus tard Ghazali) ; avec une sympathie religieuse sérieuse, qui décidera le grand théologien Fakhr Râzî à résumer les "Ishârât" pour rattacher la mystique au corpus de la nouvelle scolastique des Ash'arites. Avicenne avait même commencé ce rattachement; témoin son emploi du terme "'Ishq", Désir, pris aux Hallagiens, et à l'école basrienne, antérieure d'Abdalwâhid Ibn Zayd. "Désir", qui marquait chez les Hallagiens l'Essence même de Dieu, "librement pauvre de sa plus humble créature libre", est restreint par Avicenne au sens de l'Emanation Nécessaire de Dieu qui fait mouvoir harmonieusement toutes les créatures dans un entrelacs de cycles sphériques, comme Platon, et l'avicennisant Dante. Mehren a donné le nom de "traités mystiques" à d'autres écrits d'Avicenne, que je considère comme bien moins mystiques que les Ishârât : l'Epître de l'Oiseau, Hayy-b-Yaqzan, etc. Ce sont d'étonnants Récits symboliques d'une Gnose angélologique, finaliste et eschatologique, très dégagée de ses prototypes ismaëliens, à peine philosophisée", mais qui ne deviendra "mystique", et mystique assez inquiétante, qu'avec les retouches qu'y apportera Suhrawardi d'Alep, le fondateur de l'école philosophique de l'Ishrâq, qui a prolongé l'influence d'un Avicennisme approfondi au point de vue religieux, en Perse, jusqu'à nos jours. Cela pour les écrits d'Avicenne. Passons maintenant à sa vie personnelle. Nous n'avons pas le moindre indice d'une "intériorisation", chez lui, des rites publics de l'Islam, les commentaires du Qur'ân qu'Avicenne nous a laissés sont purement rationalistes, avec une pointe de gnosticisme.

Et, quant aux "directives thérapeutiques" de ses Ishârât, nous avons vu qu'elles sont restées pour lui théoriques, et quece grand médecin qu'était Avicenne, qui nous cite, surtout en persan, bien des observations recueillies personnellement, n'a pas voulu s'inoculer la mystique pour la comprendre, comme Ghazali l'osera. Il est bon de comparer, ici le tempérament de ces deux grands hommes. Ghazali ira à la mystique, par dégoût de l'incertitude de toutes les sciences qu'il avait passionnément étudiées l'une après l'autre; il y ira, par une sorte de pari pascalien (il cite cet argument, d'ailleurs en son "Ihya", Asin Palacios l'a remarqué), sans guide spirituel, à sa guise, et il en reviendra, pour finir dans une sorte de philosophie marginale de la mystique. Avicenne, est-ce par délicatesse, hésite vis-à-vis de la Transcendance, et par humilité de pécheur, hélas habitudinaire jusqu'à sa mort. Il n'essaie pas, comme Ghazali, le vœu de pauvreté, mais il reste humain, et dans sa correspondance avec le Sûfi Abû Sa'îd Ibn'lkhayr (citée par 'Ayn al-Qudât Hamadhani, né dans saville, avicennien et ghazaliyen), il distingue nettement les deux domaines théorique (théologique) et pratique (mystique). Dans son influence sur la théologie scolastique thomiste, Avicenne agit comme monothéiste, mais selon la perspective de la science théologique thomiste surtout, non pas selon la perspective augustinienne de la Sagesse savoureuse, qui représente, elle, en Chrétienté, la tradition mystique. Si, durant sa vie, Avicenne s'est approché de la mystique avec curiosité et sympathie, après sa mort, l'Ecole avicennienne s'est scindée, sur le problème mystique, comme sur la scolastique. En Occident, les traductions latines d'Avicenne ont contribué à différencier la scolastique, précisément"laïcisée",désacrée en Chrétienté par le recours avicennien à la philosophie grecque, de la sagesse mystique (là il faut attendre lesspirituels espagnols, de Lulle à S. Jean de la Croix, pour pouvoir parler d'influence de la mystique musulmane en Chrétienté). —En Orient, les textes arabes d'Avicenne ont servi à réduire la mystique expérimentale à une sorte de scolastique consciemment moniste; Ibn Taymiya, un clavivoyant adversaire l'a vu avec force dans Ibn 'Arabî, où ce monisme "existentiel" se fonde à travers Avicenne, sur une reviviscence du gnosticisme ismaëlien des Ikhwân al-Safâ. Mais Ibn Taymiya a tort de faire remonter ce monisme existentiel jusqu'aux Sûfis anciens qui comme Hallâj, ont voulu philosopher sur la mystique, mais n'ont admis de monisme que testimonial ("mon témoignage (de la Vérité) m'unit à Dieu"; non pas, comme le moniste existentiel ("mon existence seréalise en Dieu") —C'est Suhra-

wardî qui a élaboré, dans sa doctrine de l'Ishrâq, ou Illumination un nouvel Avicennisme (la "philosophie orientale" annoncée par Avicenne à la fin de sa vie) essayant de réconcilier Philosophie et Gnosticisme (Ismaëlien, teinté de mazdéisme), non plus directement, mais grâce à un moyen terme, un élément mystique ambigu, à la fois testimonial et existentiel. Ses grands disciples persans du XVIIe s., en ont tiré une philosophie imâmite, où Avicenne, par ses "ishârât", est admis comme un docteur mystique, selon l'interprétation post mortem audacieusement développée par Suhrawardî, et les poésies gnostiques attribuées à Avicenne. Avicenne ne s'y serait guère reconnu, lui dont les sympathies personnelles pour la mystique ne paraissent pas avoir dépassé le stade, déjà intéressant, d'un médecin qui pose un diagnostic "finaliste", pour guérir, ou d'esthéticien qui, en musique, délaisse les théories grecques pour nous donner les noms persans nouveaux des "modes" pratiqués par les instrumentistes contemporains pour déterminer certains états d'âme chez leurs auditeurs. Au Congrès avicennien d'avril 1954 à Téhéran et Hamadan, les invités Occidentaux ont pourtant ressenti, dans les communications faites au Congrès, la puissance de l'affirmation musulmane, de la Transcendance divine, du Dieu d'Abraham, —qui déclenche, sans le vouloir, chez l'auditeur chrétien, une empreinte en creux du Désir mystique, sans images, le débarrassant du luxe pénible d'imagerie sensible dont la mystique chrétienne s'est alourdie dans nos langues indo-européennes. Avouons que, chez Avicenne, le Transcendantalisme musulman est à son minimum. Mais il subsiste, et le chrétien en est frappé.

MYSTIQUE MUSULMANE ET MYSTIQUE CHRETIENNE AU MOYEN AGE (1957) Ce problème, de comparatisme culturel, a été posé pour la première fois de façon précise, par D. Miguel Asin Palacios, l'auteur génial de la thèse sur les origines musulmanes du thème d'encadrement de la "Divine Comédie", thèse sur laquelle Enrico Cerulli a apporté une documentation confirmative bien digne d'attention, dans "Il Libro della Scala e la questione delle fonti arabo-spagnole della Divina Commedia", paru en 1949, aux presses du Vatican. La présente communication n'a pas à étudier en détail l'incidence des recherches dantesques de D. Miguel Asin Palacios sur la littérature de l'amour courtois, même lorsqu'elles frôlent de très près la littérature mystique, comme c'est le cas, sur lequel j'ai beaucoup réfléchi, d'Ibn 'Arabî écrivant le "Tarjumân al-ashwâq", puis les "Dhakhaïr" sur l'amour idéal de la belle Nizâm bint Rustum Isfahâniyya, rencontrée par lui au pèlerinage de la Mekke, puis recherchée plus tard derrière les grillages de son couvent "Dâr al-Falak", à Bagdad. Les auditeurs feront le rapprochement avec la "Vita Nuova" et ""n Convito", inspirés à Dante par Béatrice. Pour tout ce qui est "encadrement" et stylisation de sujets semblables, c'est Fr. Gabrieli qui vous montrera ce qu'il faut penser de la comparaison entre Ibn 'Arabi et Dante. Et je ne retiendrai de ce cas limite d'amour platonique idéal que ce qui concerne le rôle de l'âme-sœur, de la "sœur d'élection" et du "compagnon d'en haut", dans l'itinéraire de l'âme musulmane vers Dieu, à travers ses étapes. Plus que toute autre, la mystique musulmane est mystique de transcendance, et va à "Dieu seul, Dieu, premier servi". D. Miguel Asin Palacios, qui l'a bien vu, n'a pas hésité à poser directement la comparaison entre la structure même de la mystique musulmane et celle du la mystique chrétienne au Moyen Age, dans deux cas : la schématisation philosophique du mysticisme conçu comme interreligional, notamment dans la méditation théologique des Noms de Dieu chez Ibn 'Arabî et chez Ramôn Lull; — et la méthode d'introspection psychologique de la "via negativa", chez Ibn 'Abbâd de Runda, et chez S. Jean de la Croix. Dans le premier cas il a cru résoudre positivement le problème en énumérant des similitudes théoriques de terminologie technique qui ap-

parentent Ibn 'Arabî et Ramôn Lull, sur le terrain d'une apologétique interreligionale. —Dans le second cas, il a souligné des similitudes pratiques d'apophtegmatique qui rapprochent Ibn 'Abbâd et S. Jean de la Croix, pour certaines séquences de maximes concernant la direction spirituelle des consciences. Dans les deux cas, D. Miguel Asin Palacios étendait au domaine de la mystique comparée les hypothèses directrices qui l'avaient guidé pour dépister les "sources musulmanes" de la Divine Comédie. Et comme j'avais critiqué ses hypothèses directrices dans un long article "Dante et l'Islam", paru dans la "Revue du MondeMusulman" (1919, t. 36, pp. 23-58), mon très cher ami y répondit point par point dans une longue lettre, datée du 14 février 1920. Il me demande, à l'époque, de ne pas la publier, parce qu'il ne voulait pas queje porte atteinte à notre profonde amitié en l'accompagnant d'une annotation critique. Cette lettre demeure, après plus de trente ans, très suggestive; elle meparaît aujourd'hui plus convaincante qu'alors, surtout dans ses implications mystiques, et c'est pourquoi je la verse au dossier du débat engagé ici-même, comme premier document dialogué à examiner. J'avais engagé le dialogue sur trois points : 1° les thèmes d'outre-tombe, identifiés par Asin dans les légendes chrétiennes médiévales; j'objectais qu'à part quelques emprunts précis, je n'y voyais que des similitudes architectoniques explicables par le nombre restreint d'alternatives offertes à l'imagination de l'écrivain; le fait de ce que l'on appelle, depuis Jung, les archétypes du folklore, prouvant qu'il ne s'agit pas d'emprunts réels, mais de marques d'une activité mentale analogue, munie des mêmes matériaux expérimentaux, peut-être authentiquement théopathiques, et dirigée vers un même dessein, un même désir eschatologique, peut-être authentique. Il y a une topique de l'imagination, même chez tous les mystiques, en Chrétienté comme en Islam, et il n'est pas exclu que la structure de cette topique dérive d'une source expérimentale d'au-delà, cela que l'école psychologique américaine appelle les coïncidences télépathiques organiquement dérivées de développements psychologiques convergents, "constellations" de l'inconscient profond. —La question du caractère surnaturel de cet audelà ne sera pas posée ici. 2° les analogies du "dolce stil novo", entre Dante et l'Islam. 30 les lois de l'imitation littéraire, appliquées à la mystique comparée. Le n° 2 revenant à la partie de l'exposé qui est du domaine de notre

collègue Fr. Gabrieli, et le n° 3 ayant été repris et approfondi de façon analytique dans le chapitre II de mon "Essai sur les origines du lexique me technique de la mystique musulmane" (deux éditions, 1922 et 1954), je borne à donner ici les réponses que me fit Asin à mes objections sur le n° I. A. La double récompense paradisiaque, et la double peine infernale (jazà, ihsân; janna, Hadra; a'mal, istifâya). Asîn me répond : "le parallélisme intellectuel entre Orient et Occident pourrait expliquer le dogme.. commun à l'Islam et au Christianisme, mais non la théorie philosophique destinée à l'expliquer; et encore moins la peinture artistique chez Dante et Ibn 'Arabî; parce que ces deux aspects du fait n'ont pas de précédents dans la théologie et en littérature chrétiennes". Je lui avais rétorqué à l'époque que la vision du "repas au Paradis", vue par le frère de Ste Perpétue à Carthage, était antérieure à l'Islam; et que le fameux renégat catalan Ibn al-Tarjumân (Anselme Turmeda) considérait comme "spécifiquement chrétiennes" certaines visions de "châteaux en Paradis", courantes, pourtant, en Islam. B. Les similitudes architectoniques, le même choix d'un guide... Asîn me répond : "les coïncidences s'expliqueraient par symétrie, si elles étaient réduites aux traits généraux; mais non, quand elles s'étendent aussi aux détails particuliers et pittoresques qui ne peuvent pas dépendre d'une mêmefaçonde raisonner (cfr. Escatologia, p. 298). Le parallélisme à priori ne suffit pas pour prévoir des détails très nombreux et très analogues. Si nous nions ce critère, tout travail scientifique, dans l'histoire des idées, serait aussi inutile et faux que dans l'histoire des arts. L'évolution des styles ne peut s'expliquer scientifiquement que suivant cette loi". Je lui répondrais maintenant, à la suite de mes études sur la sourate XVIII du Qor'ânl, et le rôle de guide de Khadir-Eliyas, que le "guide" de Dante, Virgile, reste en Purgatoire, tandis que le guide de Moïse (Khadir-Eliyas) et le guide du Prophète (Gabriel) proviennent d'un monde supérieur. Aussi bien est-ce Béatrice, provenant d'un monde supérieur, qui succédera à Virgile pour guider Dante en Paradis. La notion musulmane du "guide spirituel" est, dès le début, plus explicite et plus tranchante que la notion chrétienne. (1) Les VIIDormants, apocalypsedel'Islam, ap. "Analecta Bollandiana", Bruxelles, 1950,. t. LXVIII (Mél. P. Peeters, t. 2), pp. 245-260.

C. Le problème des Limbes (al-A'râf) : J'avais concédé à Asin que le mot latin "limbus" a pu traduire, au Moyen Age, le mot arabe "al-A'râf". Mais j'avais nié, et continue à nier, que le sens coranique primitif de "al-A'râf" soit celui que l'eschatologie dantesque (et l'eschatologie chrétienne en général) donne au mot "limbus". Les versets Q. VII, 44-45 sont formels : ils présentent les "gens de l'A'râf" comme des êtres humains exceptionnels, doués par Dieu d'un don mystique de discernement : juchés sur un lieu élevé dominant, à la fois, le Paradis et l'Enfer, ils expriment leur désir (de l'un) et leur horreur (de l'autre), et prononcent, tant sur les élus que sur les damnés, la sentence même de Dieu. Ce sont donc les Assesseurs du Juge du Jugement associés à ce magistère suprême parce qu'ils ont tout abandonné à Dieu (cf. Matth., 12, 27), ce qui est le propre des mystiques. Qu'il s'agisse des martyrs et saints sûfîs (Hasan Basri, Tustarî, Qushayri), ou des XII Imâms martyrs selon les Shi'ites 1. Si, plus tard, l'influence mu'tazilite et hellénistique, subie par les Néo-ash'arites comme Ghazali, a accrédité en Islam l'idée d'un A'râj peuplé d'êtres neutres et imparfaits, en état de suspens, —on ne voit pas comment cette idée musulmane tardive aurait pu influencer les "Limbes" chrétiens, réservés aux enfants morts sans baptême, ou aux adultes dénués de discernement. Asin m'avait d'ailleurs répondu prudemment : "je ne dis rien du sens coranique in se, mais in quantum il a été interprété par les hadîth. Et les hadîth que je cite ne sont ni "assez modernes", ni dépendants de Ghazali (cf. Escatologia, p. 186, n. 2 et 3)". D. L'intercession solennelle de Marie au Jugement : Emile Mâle, surpris de l'extension rapide de cette doctrine mariale au XIIle siècle, avait proposé d'y voir une innovation franciscaine. Asin partageant son étonnement, préfère y voir, disions-nous, une copie chrétienne de la Shafâ'a, de l'Intercession du Prophète Muhammad, attestée par l'antique dévotion populaire de la tasliya "que Dieu prie sur le Pro. phète et les siens", comme Il a prié sur Abraham et les siens. Asin me répond : "Ce que j'ai dit (Escatologia, pp. 254-255) n'a aucune liaison avec le culte de la sainte Vierge, mais seulement avec l'intervention de Marie et de saint Jean, au Jour du Jugement. -Cette croy(1) Mufid, sharh 'aqaïd Saduq, pp. 196-198 de l'éd. de Tabriz (app. à ses Awaïl).

ance est contraire au dogme tel qu'il est interprété sous le "Dies irae" et ailleurs". Je lui avais répondu, en 1919, que l'essor de l'intercession mariale était attesté en Orient avant l'Islam, dès la définition de 431 (Théotokos) à Ephèse. Maintenant, après mes recherches1 sur le parallélisme très remarquable du développement de la Shafâ'a islamique et de l'essor de l'Hyperdulie mariale dans l'Eglise chrétienne, je suis forcé de constater qu'il y a non seulement parallélisme, mais convergence "mentale". En d'autres termes, que, puisque la finalité d'un processus le ramène à son origine primordiale, la Shafâ'a muhammadiyenne remonte de plus en plus préexistence de la Fitra, du Nûr Muhammadî, — comme l'hyperdulie mariale à l'Immaculée Conception, et que ces deux données sont au fond identiques. Cette convergence est confirmée par l'essor de dévotions semblables, le rosaire (tasbîh) et le scapulaire (khirqa). Asin m'avait répondu : "Votre remarque sur le rosaire et le scapulaire effleure deux problèmes intéressants", et il concluait à l'emprunt par l'Islam du scapulaire, et par la Chrétienté du rosaire. J'y vois plutôt deux développements psychosociologiques convergents, focalisés sur deux "constellations" de l'inconscient profond. Mon étude sur "l'hyperdulie de Fâtima" par rapport à l'hyperdulie mariale donne des textes ismaëliens bien significatifs. On voit que, lorsque des similitudes détaillées sont signalées entre les deux formes, musulmane et chrétienne, d'un thème de méditation religieuse, Asin s'efforce de se maintenir sur le terrain littéral des emprunts. Il m'écrivait encore, et cela vaut pour la comparaison mystique entre la "Vita Nuova" et le "Tarjumân al-Ashwâq" : "... je ne crois pas que pour imiter librement et en vue d'intentions différentes de celles de ses modèles, Dante ait eu besoin de se faire musulman en désir. Voyez combien de penseurs, de romanciers et de poètes chrétiens du moyen âge ont imité des modèles arabes sans penser le moins du monde participer aux intentions concrètes pour lesquelles ces modèles-là avaient été conçus. L'homme, et plus encore l'artiste, est une machine moins ingénue, moins sincère et moins spontanée que vous ne le pensez. Il profite de tout ce qui lui semble bon à imiter dans son oeuvre, sans se préoccuper de l'intention de l'auteur de son modèle. Voyez par exemple le cas Turmeda (Abdallah el Torjomân) : c'est un prêtre chrétien qui s'est fait musulman bien zélé et bien farouche. Pourtant Turmeda imite les lkhwân al Safâ pour composer un livre dont l'idée maîtresse est de prouver que l'homme est supérieur aux animaux, parce que Dieu s'est (1) Lesfouilles archéologiques d'Ephèse, ap. "Mardis de Dar el Salam", le Caire, 1952.

incarné dans lh' omme (NB : incarnation ismaëlienne, non pas chrétienne; LM). Où est ici le parallélisme de l'intention maîtresse ? Vous direz : c'est un plagiat (NB : non : LM) ... Combien labyrinthique est la psychologie des écrivains. Dante n'était pas un Turmeda, tout comme il n'était pas un Lull "Vous croyez trop à l'invention spontanée1. La phrase perinde ac cadaver vous semble une réinvention de S. François et S. Ignace, toute symétrique à celle de Tostari. Il n'y a pas besoin d'invention, dans aucun des deux cas; nous sommes en face d'une simple imitation2 de la littérature monastique chrétienne d'Orient, faite séparément par les musulmans et par les moines de l'Occident chrétien. S. Nil et S. Jean Climaque, en Orient, l'employaient avant l'Islam; Tostari, tout comme Ibn 'Arabî, la répètent. Et, de l'autre côté, S. Benoît, S. Colomban, S. Fructueux l'employaient aussi, avant S. François et S. Ignace. Voyez mon"Bosque jo de un diccionario tecnico de filosofÍa y teologia musulmana", ap. Rev. de AragÓn, Zaragoza, 1903, pp. 37-39, où j'ai développé des thèmes d'imitations parallèles d'un même modèle chrétien pour quelques autres points de la vie monastique, par exemple pour le' xamen particulier de conscience, fait au moyen d'un petit cahier, par les chrétiens et les musulmans......... Cette discussion avec Asin nous a permis de disposer ce cadre minimum de données dogmatiques, de religion positive, où se concentre la méditation du mystique. Asin pensait que, pour traiter Iscientifiquement le problème psychologique de la mystique, il suffisait, comme dans toute autre "science", deposer uneaxiomatiquedebase, unfaisceau de définitions arbitraires, d'où la raison déduit, ensuite, un ensemble de déductions correctes; dont on se sert, finalement, pour expliquer l'ensemble des phénomènes enregistrés dans les livres des mystiques. Il n'avait pas encore étudié de près le "Munqidh" de Ghazali, où ce grand esprit, possédé de la rage si laïque de comprendre, avoue qu'il n'en est pas de même de l'étude de la mystique, et de l'étude d'autres (1) Je réagis contre l'illusion livresque des scribes, qui fait naître tout travail de pensée d'une inconsciente combinaison de textes par notre mémoire. La science expérimentale de l'homme n'est pas réduite à cet unique ressort (L. M.). (2) Je persiste à penser que s'est parce que les uns et les autres se sont astreints à des disciplines de vie ascétique analogues, qu'ils ont été amenés à choisir la même image, et à insister sur elle, commemaximed'action. C'est pour autant qu'on aime de même qu'on pense de même, et qu'on s'exprime de même (L. M.). Dans un ermitage, où l'on meurt sans fossoyeurs,l'image, le "perinde ac cadaver" est un choc mental immédiat.

disciplines, telles que le droit, la philosophie, la théologie, où il suffit de s'assimiler, par hypothèse, les axiomes fondamentaux, pour reconstruire, et même étendre, les déductions rationnelles implicitées dans ces prémisses. Pour comprendre la mystique, il faut avoir expérimenté, et de bon gré, les épreuves, les souffrances de la vie la plus humble. Junayd avait dit fortement "nous n'avons pas appris cette science (la mystique) au moyen d' "on-dit" (qîl waqâl), mais par les privations, les séparations d'êtres chers" : l'ascèse expérimentale. C'est cette initiation au ' décapement mental" qui est l'axiomatique, non plus théorique, mais pragmatique, de la Mystique. Dans notre "Essai", nous avons montré que les termes techniques fondamentaux de la mystique musulmane, ces mots inducteurs de tant de vocations à la vie parfaite, ont été "découverts" expérimentalement, par les premiers grands mystiques musulmans des trois premiers siècles de l'hégire : comme des "points singuliers" de leur courbe personnelle de vie à chacun, comme des étapes, manâzil, maqâmât. Ces termes, qui enivrent les profanes d'une beauté plus que littéraire, ne sont que des jalons, des percées plutôt, qui montrent comment résoudre le problème général de la mystique, pour autant qu'on devient capable de "ressentir", par intériorisation "vitale", l'explication personnelle qu'ils en esquissent. Ces termes sont des mots usuels, mais qui ont subi une "frappe" originale, ce que les cancnistes musulmans appellent le "majâz shar'î", le "sens figuré légal" pour le droit coranique, et que nous pourrions ici appeler le "majâz ilhâmî", le "sens figuré spirituel", ou, d'un mot, le "sens anagogique", "Shar'î", ou "ilhâmî", le terme technique musulman est d'origine arabe, il n'a été "trouvé" que par cette méditation personnelle des formes significatives de la langue (arabe), qui est le propre de toute évolution culturelle sémitique authentique. Je renvoie à mon étude sur "la structure primitive de l'analyse grammaticale en arabe" (Arabica, I, 3-16), qu'il s'agisse du cercle symbolique dit dustûr al-kitâba, du trilitéralisme "étymologique" des racines, de la triplicité désinentielle de 1'1'râb, ou de l'involution sémantique (tadmîn) du concept. — Le vocabulaire de la mystique musulmane n'est pas une marqueterie d'emprunts isolés, volés au néoplatonisme grec, ou à une tradition indo-iranienne hypothétique, il est le fruit d'une "constellation" d'expériences mentales convergentes, vécues en arabe, langue liturgique de la prière. S'agit-il là simplement, comme pour les archétypes du folklore international, de coïncidences dues à une topique de l'imagination humaine, forçant nos pieds à se poser dans les empreintes de nos devanciers, comme disait Ghazali, ou s'agit-il d'intersignes efficaces, de "lo-

•cutions théopathiques", faisant converger les intentions maîtresses de nos vies, selon la finalité même d'une grâce divine ? Le problème ne peut qu'être posé. La vie mystique est avant tout une interprétation "anagogique" de notre "Weltanschauung", où nous prenons conscience de l'unité de l'Univers à travers le prisme des données de l'Ecriture Sainte: la Bible chez le Juif et chez le Chrétien (avec l'Evangile), le Coran (qui G est un résumé de la Bible et de l'Evangile) chez le Musulman. En donnant un sens actuel et personnel ' 'inducteur" aux rôles sociaux, et aux maximes ,d'action qui s'y trouvent mentionnées. La vie mystique serait tout-à-fait anarchique, et rebelle à la Loi canonique si elle ne trouvait pas, parmi les rôles légendaires des personnages scripturaires, une direction spirituelle et, parmi leurs maximes d'action, une règle de vie. L'idée messianique a permis aux Chrétiens de choisir, à partir d'Abraham, une série de personnages historiques précisant graduellement les linéaments de cette Union à Dieu réalisée par le Messie d'Israël sous une forme "théandrique" pour la Chrétienté. L'appel de Dieu a été pour tous un "appel au désert", depuis Abraham quittant la vie citadine pour l'errance pastorale, Elie et le panérèmos des Esséniens le long de la Mer Morte, jusqu'à l'Ephèse des trois témoins privilégiés du Calvaire, jusqu'à l'Egypte des pères du Désert, et au désert spirituel des Bénédictins de toute observance1. En Islam, en dehors de versets isolés, le Coran contient une sourate exceptionnelle la XVIIIme, "Ahl al-Kahf", "les Sept Dormants", qui a permis aux spirituels musulmans de professer qu'il n'y a qu'une règle de vie, c'est celle des Sept Dormants d'Ephèse, ces martyrs chrétiens emmurés vivants, dans la Caverne de l'Abandon parfait, où 'l'amour du Christ atteignant sa plénitude au bout de 309 ans, les a glorifiés et justifiés par une quasi-résurrection anticipée; car ils ont pratiqué de façon absolue, emmurés vivants, la Pauvreté, qui ne fait qu'une avec la Pureté du jeûne perpétuel et l'Obéissance. Cette sourate XVIII enseigne également qu'il n'y a qu'un directeur spirituel ravivant à travers les siècles chez les saints la Règle de perfection, c'est le Sage anonyme qui a dialogué avec Moïse (comme au Thabor, plus tard), celui que la tradition musulmane appelle Khadir-Eliyas, (1) Les VIIDormantsd'Ephèse, par L. Massignon, Emile Dermenghem, Louis Mahfoud, Suhayl Unver et Nicolas de Witt, ap. "Rev. Et. Isl.", 1954, pp. 59-112 (avec quinze planches) .

l'Elie du Carmel1. C'est le Sage qui pratique l'œuvre de miséricorde qui surpasse toutes les autres, qui donne l'Esprit de Consolation et de Vie. On remarquera la force elliptique de la méditation mystique en Islam. Là où Dieu est inaccessible, elle veut l'atteindre par la simplicité la plus stricte, une seule Règle, un seul Vœu, un seul Directeur, une seule Oeuvre de miséricorde. Ce à quoi, au fond, tout le foisonnement des règles, des vœux, des directeurs et intercesseurs, et des œuvres de zèle en Chrétienté, finiront bien par se réduire. Je renvoie, pour la critique du fameux hadîth "lâ rahbâniyyata JVllslâm", "pas de monachisme en Islam", au chapitre IV de mon "Essai"'. Pour la psychologie du fondateur de l'Islam, je dirais brièvement ici que, sans insister autant que Ghazali sur la ferveur "amoureuse" de ses récollections solitaires au mont Hirâ, il est difficile de nier la tendance mystique "militante" de la prière de cet orphelin : "Nul ne m'abritera de Dieu" (Qur. 78,22) : sa tentative audacieuse d'intercéder pour sa Communauté de Croyants en restaurant la liturgie du sacrifice d'Abraham, son extase nocturne vers Jérusalem (et le Mihrâb de Zacharie; sa première Qibla), sa vénération pour la Shahâda "pas de divinité excepté Dieu", ce monde stoïcien, de raisonnement, où l'universelle négative est empiique, non ontologique, et peut être transcendée par la particulière positivement affirmative "excepté Dieu" : ce Dieu qui est, non pas la loi des lois, le démiurge grec, mais le Miracle des miracles, le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, comme disait Pascal. Si le Coran, puis la Sunna, avec les Hadîth Qudsî (qui représentent, en réalité, les premières "locutions théopathiques" ressenties dans leur cœur par les plus anciens mystiques musulmans, de Hasan Basrî à Ibrahim ibn Edhem, et 'Abdelwâhid ibn Zayd), — sont les sources fondamentales du lexique mystique musulman, — ce lexique purement sémitique de l'oraison privée, surérogatoire, subit le "test" des cultures étrangères; à travers le syriaque, la culture philosophique hellénistique des écoles ascétiques chrétiennes (Wensinck l'a étudié à propos d'Isaac de Ninive), la terminologie, aussi, des ascètes hindo-iraniens (bouddhisme athée). Mais il est vain de chercher dans ces cultures étrangères l'origine du mysticisme musulman. Aussi vain que la recherche des sources du mysticisme chrétien (qui est issu des Esséniens^ dans des textes hermétiques, orphiques, ou avestiques, s'est avérée vaine. (1) Elie et son rôle transhistorique, "khadiriya" en Islam, ap. "Etudes Carmélitaines", 1955,t.2.

Maintenons que le langage est essentiel à l'expression de tout mysticisme authentique, que le langage donne à la pensée son "mordant", qu'il est l'acte militant par excellence, l'épée que ne souille la boue d'aucun péché quand elle le traverse en sifflant, en témoignant la vérité. La "science des cœurs" ('ilm al-qulûb), premier noyau des traités méthodiques de mystique en Islam, a commencé avec le dépistage des anomalies dans la vie spirituelle du croyant qui prie; qui doit être simple et nue; les premiers termes techniques ont servi à désigner les erreurs de jugement, les feintes mentales, les hypocrisies, tout ce que les croyants littéralistes qualifient en bloc de 'waswasa" ou "suggestion de Satan". Le "cœur" désigne l'incessante oscillation de la volonté humaine, qui bat, comme le pouls, sous l'impulsion des diverses passions, —impulsion qui doit être stabilisée par le Désir Essentiel, un seul Dieu. L'introspection doit nous guider, afin d'arracher les "voiles" concentriques qui engaînent le cœur, et nous cachent le point vierge, secret (sirr) où Dieu se manifeste. Après Hasan Basri, Muhasibi "celui qui soumet sa conscience à l'examen", construisit un très beau manuel 'd'introspection, la "Ri'âya", éditée par Margaret Smith en 1940 : il commence par une étude profonde de la parabole évangélique du Semeur, dont la provenance n'est pas indiquée. Un contemporain de Muhasibi, l'égyptien Dhûlnûn Misrî passa de l'étude des défauts de notre vie intérieure, critique négative, à l'étude positive des degrés de perfection accessibles à l'âme de l'ascète, qu'il s'agisse de degrés (escaladés par effort personnel : maqâmât), ou d'états (dispensés par la grâce : ahwâl) : degrés que l'Union fait dépasser. Muhasibi est peut-être plus significatif par son autre livre, les Nasaïh, où il montre que le principe d'unification mystique de sa vie spirituelle a été sa compassion pour les dissensions qui déchiraient la Communauté de l'Islam; dissensions qu'il avait surmontées en se rattachant à une chaîne de témoins purs, souffrant pour la Justice de Dieu : Le faisant aimer par les autres souffrants d'entre les croyants. Il y a là comme une esquisse de la fameuse autobiographie de Ghazali le Munqidh. On a comparé le Munqidh aux "Confessions" de S. Augustin, mais ce dernier présente chronologiquement son itinéraire spirituel, tandis que Ghazali projette dans une classification philosophique des disciplines de pensée de brèves remarques personnelles. Viennent ensuite deux témoins passionnés de l'Unité divine personnelle : Bistami, et Hallâj. Bistami, qui se servait de termes liturgiques arabes incrustés dans

des oraisons jaculatoires en persan dialectal (la plupart ne nous ont été transmises que dans des transpositions en arabe), paraît avoir été doué d'une volonté ascétique extraordinaire, et ses mots fulgurants étincellent en locutions quasi-théopathiques, malheureusement incontrôlables, vu l'état inculte du sujet, et l'état approximatif de la transmission des textes. Hallâj, lui, né en Perse également, avait oublié le Persan dès l'enfance, et avait fait des études complètes d'arabe et d'Islam; il a partagé, par ailleurs avec Eckhart, ce don très rare de pouvoir analyser les états extatiques, tout en y participant. Il nous reste suffisamment de textes authentiques de lui pour nous rendre compte de son mysticisme, qu'il a prêché publiquement, et qui l'a mené à un long procès suivi d'un supplice cruel. Il vit sa prière, faisant du "bismillah" (aau nom de Dieu...") le "kun" ("fiât"). Il offre sa vie, tourné vers la Qibla de la Mekke, comme les victimes figuratives du Pèlerinage, pour le pardon annuel de la Communauté Islamique. "Témoin momentané, actuel, du Témoin de l'Eternel (= l'Esprit)", il fait partie d'une chaîne de témoins apotropéens de la Vérité; il meurt par la Loi, pour la Loi qui le condamne : comme Jeanne d'Arc. Nous pouvons, après Hallâj, passer à celui quedepuis Qutb Qastallanîl, les canonistes considèrent comme ayant donné la formulation correcte de la réalisation mystique consommée en Hallâj : Ibn 'Arabî. Le danger de la position hallagienne était la divinisation personnelle du Témoin, du Martyr, avec une nuance de satanisme, dualiste. Ibn 'Arabî avec un tempérament de philosophe exceptionnel, plutôt ismaëlien que directement hellénistique, s'efforça d'y parer. Par une théorie complexe d'émanations cycliques, sortant de Dieu pour rentrer en Lui, manifestant à Dieu Son existence pour se noyer, après avoir traversé les "cinq mondes" dans son inconnaissable, impersonnelle et silencieuse Essence. Il n'est plus question de prêcher, de lutter dans la Communauté, mais d'atteindre à une sérénité quiétiste, où il n'y a plus "toi", ni "moi", ni "nous", ni même "il". Parallèlement à la doctrine d'Ibn 'Arabî, qui priva, en fait, l'évolution sociale musulmane d'une élite intellectuelle indispensable, — le peuple s'efforça à provoquer des "revivais" congrégationnels, par des séances de dhikr, litanies chantées ou psalmodiées, destinées à provoquer l'extase. Se remémorer Dieu ensemble est évidemment plus "réel" que penser à Dieu en silence, immobile, seul. Mais il est étrange que, (1) Mélanges Joseph Maréchal, Bruxelles-Paris, 1950, t. 2, p. 292; ajouter : .Sakhâwî, ms. Berl. 2849, f. 4.3b (selon Abû Hayân jayyânî, k. al-nidâr).

dans l'Islam, pour qui temporel et spirituel sont indivisibles, l'influence d'Ibn cArabî ait abouti à priver la Communauté musulmane de la participation des mystiques aux œuvres de bienfaisance et de miséricorde qui donnent à tout groupe humain sa cohésion fraternelle. Ce n'est que depuis cent ans, et sous l'influence de l'invasion coloniale chrétienne, que certaines congrégations musulmanes ont repris le sens de l'entr'aide sociale; au début sous la forme de la défense des "mustad'afîn" (opprimés), c'est-à-dire de la Guerre Sainte contre l'infiltration capitaliste et bancaire de l'Europe et de l'Amérique; la mobilisation sourde des croyants musulmans, au nom de la transcendance divine que tout pouvoir temporel doit reconnaître, contre le fétichisme de Mammon. Cette revision rapide des principales personnalités de l'Islam mystique médiéval aboutit au XIIIme siècle, du point de vue externe de la terminologie, à ce que Asin a appelé "el Islam cristianizado"; à propos d'Ibn cArabî (mort en 1240 de notre ère). Si l'on se met, en effet, sur le plan matériel des "influences, échanges et emprunts", les six premiers siècles de l'Islam aboutissent : 1° à une influence structurelle de la présentation scolastique de la théologie musulmane sur la formation de la scolastique catholique latine, tant scotiste que thomiste. Ce que Asin a appelé d'un mot significatif . ^ "el averroismo teologico de S. Tomas de Aquinas". Influence légitime, d'ailleurs du monothéisme rigoureusement transcendant de la sourate el-Ikhlâs (Qor. 112), qui se retrouve exactement formulée dans un canon ~ du Concile de Latran de 1209 sur l'Essence Divine. 20 à une influence de sens inverse de la présentation philosophique de la mystique néoplatonicienne christianisée sur la doctrine du monisme existentiel (wahdat al-wujûd) élaborée par Ibn 'Arabî pour l'Islam. Ce qu'Ibn Taymiyya a appelé l'avicennisme des théoriciens sûfîs, le faisant remonter à tort jusqu'à Hallâj, chez qui, je l'ai montré en détail dans les "Mélanges Joseph Maréchal", le terme cIshq" ("Essentiel Désir") n'a pas le sens émanatiste qu'il prend dans l'Avicennisme, mais réfère à un monisme testimonial, wahdat al-shuhûd1; identique à la conception du Verbe chez les mystiques chrétiens médiévaux que le vocabulaire hellénistique n'a pas contaminés. (1) Sur le Tawhîd véritable, cfr. Ansârî de Hérat, manâzil al-sâir n, in fine, (études de Serge d Beaurecueil) ; et le vers de Hallâj : "entre moi et Toi, il traîne un "c'est moi" qui me (tourmente,-ah, enlève par Ton "c'est Moi", mon "c'est moi", hors d'entre nous deux' . (ap. Dîwân, éd. des Cahiers du Sud, 1955, p. 104).

Cette "conception du Verbe" s'est légitimement précisée en Chrétienté sous une forme mariale, tirée de la méditation de l'Annonciation et de la Visitation, "asymptotique" au mystère de l'Incarnation. Le monisme testimonial de l'Islam, tout en se refusant d'admettre la possibilité de l'Incarnation, se refère néanmoins, lui aussi, à la Vierge Marie, à Celle d'avant l'Annonciation; à Celle de la Présentation au Temple (au Mihrâb de Zacharie, le seul sanctuaire du Temple de Jérusalem que le Coran mentionne), et, plus anciennement encore, à l'Immaculée Conception. Ala Vierge de Transcendance1. A la Fitra, à cette marque de prédestination des Elus que la théosophie qarmate nomme "Kûnî" (forme féminine de l'impératif "fiat", en arabe : ''kun"), qu'elle vénère indûment comme la Première Emanation. Et que, par une tendance gnostique, le panthéisme du mysticisme musulman stylisé par Ibn cArabî pose comme but ultime à l'ascension du mystique : retrouver cette essence idéale que la pensée divine lui assigna avant qu'il le créât. Y eut-il historiquement confrontation entre ces deux formes idéales et mariales de la mystique, —entre la forme chrétienne, et la forme musulmane ? Oui, à la fin des Croisades, en septembre 1219, à Damiette, quand S. François d'Assise alla trouver le souverain d'Egypte Mâlik Kâmil, et lui proposa de recourir à l'ordalie du Feu pour découvrir la réalité de l'Incarnation. On sait, par S. Bonaventure, l'importance de cette démarche dans la vie mystique de S. François; c'est elle qui lui valut la mort d'amour de sa stigmatisation à l'Alverne, le jour de l'Exaltation de la Ste Croix. On sait aussi que c'est la cime de la Croisade chrétienne, cette réponse à la Guerre Sainte de l'Islam qui entend faire confesser à toute l'humanité que Dieu est Inaccessible. Des recherches récentes m'ont amené à préciser davantage l'atmosphère psychologique de la comparution de S. François devant le sultan à Damiette. J'ai découvert une source arabe musulmane qui atteste qu'elle a bien eu lieu. Ayant trouvé, grâce à H. Ritter, à Brousse, une œuvre inédite d'un mystique musulman disciple ardent de Hallâj, Fakhr alDîn Fârisî, je réunis des documents sur sa biographie. Je pus visiter sa tombe, au Qarâfa du Caire, aux pieds du vieux mystique égyptien Dhûlnûn Misrî (que la légende égyptienne, non sans anachronisme, présente (1) Cfr. Studi orientalistici (sous presse) dédiés à G. Levi Della Vida, ma contribution sur Fâtima, fille du Prophète [Vœu et dévotion musulmane â Fâtima in : Studi Orientalistici in onore di G. Levi Della Vida, Roma 1956, vol. II, p. 102-126]. (2) Fakhr al-Dîn M. b. Ibrahim Ibn Tahir Khabrî Fârisî, né 528; mort 16 dhû'lhijja 622/1225. Ibn al-Zayyât, kawâkib, 108; Sakâwî, tuhfa, 238; Golubovitch, ,.cB.B.B.T.SY, I, pp. 34, 77. Yusuf Ahmad, turbat al-Fak.hr al-Fâris, Caire, 1340/1922, p. 18, n. I. -

venant, comme un oiseau, piquer dans la Rose Rouge qu'était Hallâj agonisant sur le gibet)1. Et je trouvai dans les kawâkib sayyâra d'Ibn al-Zayyât, éditées par Taymûr pasha, qu'étant directeur spirituel de Mâlik Kâmil, il avait eu, avec le Râhib (= moine chrétien), une "hikâya mashhûra", une "aventure célèbre". On ne dit pas que le Râhib s'appelât François, ni que ce fût à Damiette, et l'on peut objecter que Fakhr Fârisî ayant près de 90 ans (il mourut six ans plus tard), le sultan ne l'avait pas emmené à Damiette. Mais, quelques années auparavant, F. Fârisî avait fait un voyage en Haute Egypte (à Qûs), et le sultan pouvait le faire venir du Caire, à sa suite, en litière. Enfin deux récits chrétiens mentionnent la présence, près du sultan d'un conseiller religieux, d'un vieillard respecté "quemdam de presbyteribus suis, virum authenticum et longaevum", "vecchio e reputato sancto"2 et je ne vois que Fakhr Fârisî qui puisse lui être identifié. Les récits chrétiens, hostiles, et ironiques, représentent ce vieillard quittant précipitamment la salle lorsqu'il eut entendu S. François proposer au sultan l'épreuve du feu, ne tenant nullement à y participer. Est-ce par lâcheté ? L'épreuve du feu était admise en jurisprudence islamique, notamment au XIIIme siècle, et précisement pour trancher sur des prétentions charismatiques de mystiques; Ibn Taymiyya la proposa aux Rifâ'iyya de Damas, et Biqa'î cite un autre cas à Rôda en 697-1297 (tanbîh, 149-150). Cette ordalie est à la fois une tradition sémitique et arabe antique, et une application du principe coranique du Tahaddî; la Guerre Sainte en est aussi une application. Quant à l'audacieuse proposition de S. François, elle est dans la tradition chevaleresque médiévale, mais elle est, au point de vue chrétien, téméraire; il est défendu de tenter Dieu, et le Christ n'a pas voulu vaincre par une ordalie, mais subir une défaite résurgente. Il semble que, de même que la Croisade, qui est une riposte calquée sur le Jihâd musulman (riposte latine, que l'Eglise grecque n'a jamais admise), S. François s'est durci devant l'intransigeance musulmane, à Damiette (comme Foucauld, à la fin, au Sahara). Et qu'inversement l'Islam mystique s'est adouci, par soumission à la volonté de Dieu, et s'est refusé à l'ordalie pour prouver son union intime avec Dieu; depuis Hallâj (où c'est un adversaire qui lui fait dire "ubâhilukum"; et où l'épreuve légendaire de la "marmite bouillante" précède de loin son supplice) jusqu'à (1) Shams M. Ibn al-Zayyât, kawâkib sayyârafî tartîb al-zjydrafil Qarqfatayn. le Caire. 1325 h. p. 110, 1.6-7 = Sakhâwî, Tuhfat al-albâb, p. 240 = Yùsuf Ahmad, Turbat al-Fakhr al-Fârisî, le Caire, 1340 h., pp. 17-18. (2) Golubovich, BBB, TS, I, 34, 79.

Fakhr Fârisî1; qui sentait que Dieu pouvait parfaitement lui demander d'accepter d'être vaincu dans l'ordalie, sans que cela prouve son imposture. S. François, d'ailleurs, resté seul, envisage cet éventuel abandon de Dieu durant l'ordalie, faisant observer au Sultan que cela prouverait qu'il est un pécheur, non pas un imposteur. Bien avant l'entrevue de Damiette, l'idéal musulman de l'union mystique s'était heurté à l'idéal chrétien de l'Incarnation : du vivant du Prophète, à Médine; quelques mois avant sa mort, quand il reçut la délégation des Chrétiens du Nejrân. Dans la scène célèbre de la Mubâhala (étudiée dans une monographie que j'ai publiée en 1943, et rééditée en 1955), le Prophète, pour justifier Dieu, et son Inaccessibilité Sainte contre la théorie chrétienne de l'Incarnation et de la Maternité Divine de Marie, proposa, et c'est un signe indéniable de sincérité, le recours à l'ordalie, pour se départager. Fidèles à l'idée chrétienne qu'il ne faut pas tenter Dieu, et que la "Croix ne peut pas être vaincue, parce qu'elle est la Défaite elle-même" (Chesterton), les Chrétiens refusèrent, et signèrent un compromis diplomatique, Musâlaha : la première des "Capitulations". Sous un aspect formaliste, la Mubâhala confronte les deux mystiques : l'islamique et la chrétienne; loin de les opposer elle les fait converger; car toute la méditation "compatiente" des âmes musulmanes est issue de la participation d'une femme, la fille du Prophète, Fâtima UmmAbîhâ, à la Mubâhala, comme principal otage de la parole de son père; ce qui l'a fait devenir, dans la méditation "fâtimite", substituée à Marie, en tant que Dhât al-Ahzân, et que Vierge de Transcendance, en tant que Vœu d'abandon virginal à Dieu seul, au Mihrâb de Zacharie; "Nos cœurs sont une seule Vierge, où ne pénètre le rêve d'aucun rêveur... où seule la présence du Seigneur pénètre, pour y être conçue" (Hallâj)2.

(1) Gfr. Donum natalicium Nyberg, Uppsala, 1954, p. 109 ("Qissa"). (2) afro Mél.]. Maréchal, loc. cit., p. 265, n. 5. Et L'expérience musulmane dela compassion ordonnée à l'universel, à propos de Fatima et de Hallâj, in "Eranos-Jahrbuch", Zurich, XXIV (i955).PP. 119-132-

LANGUE ET PENSEE GRAMMAIRE ET THEOLOGIE

LES SOURCES ARABES UTILISEES PAR LES SCOLASTIQUES LATINS (1924)

J'aborde ici un domaine différent de ceux que j'ai le plus travaillés: mystique musulmane et mouvement corporatif musulman. C'est au cours de conversations avec des amis musulmans que j'ai été intéressé d'abord à la théologie islamique; j'ai constaté depuis qu'il était indispensable de recourir à des suites de raisonnemens appuyéets sur des termes techniques pour faire aboutir des discussions sérieuses, surtout entre gens de race et de langue différentes; et même dans le domaine de la mystique; j'ai reconnu que sans définitions et sans lexique technique, il était difficile d'arriver à des expositions intelligibles. La question à traiter aujourd'hui est extrêmement ample; ce n'est que du côté arabe et au point de vue de la théologie arabe musulmaneancienne que je meservirai directement dessources. Quant à la position latinedu problème, je ne puis que retoucher et mettre à jour l'exposé d'ensemble qui a été fait ici il ya trente ans par Forget. Sonexposé donne la bibliographie des bibliographies : Jourdain (18Ig), Wenrich (1842), Wùstenfeld (1877), Steinschneider. Auxquels il faut ajouter aujourd'hui Bouyges. Parallèlement à cette liste il faut rappeler la liste des auteurs ayant publié ou traduit des textes arabes: Dieterici, Mehren, Carra de Vaux, Asîn Palacios, Horten; enfin la liste des auteurs ayant publié ou traduit des textes latins médiévaux ; de Wulf, Wittman, Hertling, Duhem, Mandonnet, de Ghellinck, Nardi, Pelzer. Ces différentes classes d'auteurs ont apporté en général un esprit différent dans leurs publications, les latinisants sesont surtout précccupés de dogmatique et les arabisants ont surtout été deshistoriens critiques. Parmi ces derniers, Asin Palacios a eu le grand mérite, dans ses études comparatives, surtout à propos du Dante, de forcer les romanisants à considérer l'influence orientale plus sérieusement qu'ils ne l'avaient fait jusqu'ici; il y a même eu quelque excès dans cette orientation et vous verrez que , en bien des points,je ne puis souscrire à ses conclusions. Leseul moyen d'arriver à des précisions définitives est d'organiser un programme de publications arabe-latines. C'est par cette considération que je terminerai. Avant d'entrer dans le vif du sujet, il y a deux restrictions préalables à formuler: d'abord que lorsque nous établissons une table de correspon-

dance des mots arabes, et latins, entre les textes arabes, et les traductions latines, cela ne nous assure pas de la correspondance entre les idées; l'essentiel , les réalités invisibles ne sont pas saisies; elles ne sont pas identiques à priori d'ailleurs, aux concepts qu'en inventent les philosophes. D'autre part, la courbe des formations historiques d'un vocabulaire ne commande pas forcément la signification dernière deses termes.On connaît l'exemple qu'aimait donner Anatole France du mot "Dyaus" signifiant en sanscrit " la voûte céleste " et aboutissant à désigner en français l'essence divine: "Dieu". Il voyait en cette dernière étape l'usure extrême par dématérialisation d'une constatation sensible. On sait assez combien ce genre de raisonnement est peu décisif. Si nous examinons comparativement la langue a abe et la langue latine, il convient d'insister sur la présentation différente de l'idée dans les langues aryennescommele latin ousémitiques comme l'arabe. Il s'ensuit des difficultés particulières lorsqu'on veut traduire mot à mot et phrase à phrase. En effet , la syntaxe des langues sémitiques ne les prédispose pas à exposer un sujet par syllogisme ni à philosopher; il ya une indifférenciation des conjonctions, donc pas de syntaxe de subordination. Evidemment il y a eu des essais:les auteurs arabes se sont rapprochés de certains modèles helléniques; indirectement d'abord, à travers la syntaxe araméenne, puis directement d'après des modèles grecs, la syntaxe de Farabi, d'Ibn Sina surtout est particulièrement hellénisée; celle d'Ibn Roshd est plus lourde. Cette intrusion de la logique hellénique dans la langue arabe n'a pas complètement réussi; elle a suscité d'ailleurs de rudes résistances et des conflits très curieux avec les purs grammairiens arabes. « D'autre part, les textes arabes traduits en latin au moyen âge occidental n'étaient pas des textes chrétiens, mais musulmans; il yavait donc là une autre source générale de difficultés provenant dela transpositiondes idées. L'Islam en effet est une réduction à la simplicité en matière théologique, qu'il s'agisse de l'essence divine, de la parole divine, de la loi divine ou de la Providence. Le dogme islamique est très pauvre, c'est en somme la religion naturelle ravivée par une révélation prophétique confondue souvent d'ailleurs par l'exercice normal de la raison. Adam est souvent considéré comme prophète par les Musulmans, puisqu'il a été le «nomenclateur» des créatures; les catéchismes musulmans multiplient d'ailleurs le nombre des prophètes dont ils portent le chiffre à 124.000. D'autre part, vis-à-vis de la chrétienté, l'Islam n'a pas de christologie: la personne du Christ lui fait défaut, d'où comme corollaire, absence des données de trinité, de hiérarchie, de sacrements. L'Islam requiert seulement des Musulmans la foi en une révélation prophétique cristallisée en un texte sans perspective s'ouvrant sur l'essence divine. Suivant les cas cette foi aboutit au nomi-

nalisme philosophique ou à l'illumination moniste; cette simplicité de la théologie musulmane faisant table rase a amené, deux siècles avant les latins, les théologiens arabes à dresser des «sommes» théologiques classant les questions fondamentales de la religion naturelle, (la prédestination, les attributs divins, le problème des universaux, l'eschatologie.) L'Islam est fondé sur un texte, le Coran, qui est considéré à la fois comme le Verbe de Dieu, le livre du Jugement, la loi divine positive et la loi naturelle. Le croyant doit simplement vérifier comment le vocabulaire du Coran explique en tout l'action divine sur les choses; il y a là un certain excitant intellectuel; on connaît la parole, traditionnelle en Islam, que «la science est un devoir d'obligation», mais cette «science» n'estpas identique à ce que nous appelons en Occident science. La pédagogie musulmane est tronquée; il s'agit simplement d'une «lecture», sans exégèse ni catéchèse; la science doit pénétrer directement l'intelligence des auditeurs par voie auditive en s'enregistrant dans leur mémoire. La science est fondée sur ce que l'on appelle des «traditions» des hadith, parcelles de science commentant le Coran, véhiculées de bouche en bouche parmi les croyants depuis le Prophète (au début il était interdit de les noter par écrit). Il était nécessaire de rappeler cet aspect caractéristique de l'Islam pour montrer comment la greffe philosophique s'y est produite, sous l'action des traductions des philosophes grecs, du grec en araméen et de l'araméen en arabe; la présentation traditionnelle de la théologie musulmane par les motakallimoun s'en est trouvée désaxée à partir du 10 siècle de notre ère. Les traductions d'Aristote jouèrent en cela un rôle prédominant; elles n'ont pas été entreprises directement par des Musulmans, mais faites pour eux grâce à un «catalyseur» spécial, un milieu chrétien hétérodoxe, les Nestoriens, parlant syriaque. Les oeuvres d'Aristote furent traduites en même temps que leur commentaire par Alexandre d'Aphrodise, Thémistios et Porphyre, dès l'époque d'Ibn al Batrîq (8es.) et d'Ishaq ibn Honein, à la fin du 9e siècle. Au IOe siècle Farabi, disciple du chrétien Matta, en commençait l'adaptation méthodique à la théologie musulmane; ce travail fut poursuivi au lIe siècle par Ibn Sina en Perse et au 12e siècle par Ibn Roshd en Andalousie. C'est l'ensemble d'Aristote, comme nous le prouvent les catalogues qu'en ont conservés Farabi, Sâ'id et Ibn abi Oseibi'a, qui pénétrait ainsi dans la civilisation arabe dès le 10e siècle. Dans l'Occident latin en revanche il ne semble pas qu'Aristote ait été connu en entier durant le moyen âge; la «physique» et la «métaphysique» paraissent n'avoir été connues qu'au 13e siècle et, en tout cas, deux

livres cités comme rédigés par Aristote dans les textes latins du 13e siècle sont en réalité des textes apocryphes attribués à Aristote par les Arabes; sa «théologie» qui correspond aux trois derniers livres des Ennéades de Plotin (édition Dieterici 1882)est le «livre des causes»qui correspond aux«éléments théologiques» de Proclus (édition Bardenhewer 1882). C'est donc indubitablement grâce aux Arabes que deux des principaux livres d'Aristote et les deux compléments néo-platoniciens de sa doctrine ont été connus au 13esiècle latin; l'action de ce répertoire complet de la réflexion philosophique hellénique sur les esprits musulmans devait être considérable et aboutir aux mêmes excès qu'en Europe soit au 16e soit au 18esiècle. Cette excitation au raisonnement pur aboutit à deux tendances opposées, l'une considérant la raison comme une émanation divine, comme la première des créatures (doctrine des Qarmates, et falasifa) ; c'est une doctrine d'illumination initiatique conseillantdese soumettre à l'autorité enseignante etarbiraire d'un chef; cette première tendance est encore visible chez Ibn Sina. Inversement , la seconde tendance, est de réduire le don de prophétie à l'usage de la raison discursive (Hisham, Nazzam, Ibn Roshd, Sadr Shirazi) ce qui aboutit au nominalisme. Onvoit pourquoi Ibn Roshd a été un point d'aboutissement en Islam, déjà si rationaliste; sa tendance le réduisait en effet au cadre vide d'une religion naturelle, la mission prophétique revenant à une simple purification intellectuelle. La philosophie musulmane a été traduite en latin médiéval et transposée en termes chrétiens au 12e siècle; ce phénomène d'adaptation qui nécessitait des conditions sociales extrêmement particulières s'est effectué de 1130 à 1150 en Espagne à Tolède sous l'archevêque Raymond d'Agen, grâce à un esprit fort distingué, l'archidiacre, Dominique Gundisalvi (Gonzalez) qui fut aidé par des savants israëlites. La présence d'un «catalyseur» juif était indispensable, de Juifs possèdant à la fois l'usage de la langue technique des philosophes arabes et des théologiens chrétiens; on les rencontrait spécialement à Tolède, où Jehuda Hallevi mourut en 1140, et Aben Ezra en 1167. C'est dans ce milieu de Tolède que se fit en 1141 la première traduction du Coran en latin; c'est à Tolède que Gérard de Crémone, ce fécond traducteur, reçut sa première formation. Sous la direction de Gundisalvi, la métaphysique d'Aristote tout entière qui manquaitjusqu'alors au moyen âge latin (qui ne connaissait Aristote que par la traduction incomplète de Boèce) fut réalisée, en même temps que la traduction du commentaire rédigé par Ibn Sina; la «théologie d'Aristote» fut également traduite ainsi quele «traité de classification des sciences» de Farabi, le «fonsvitae» d'Ibn Gebirol (juif néo-platonicien t 1058) et les maqasid de Ghazali. Non seulement ces œuvres originales fondamentales furent traduites, mais la pensée

de Gundisalvi s'efforça par la rédaction d'ouvrages originaux (de immortalitate animae, deprocessione mundi) de les adapter aux données dogmatiques chrétiennes. Cette traduction de la métaphysique d'Aristote suivant le commentaire d'Ibn Sina devait avoir durant 80 ans sur toutes les branches des scolastiques latins l'influence la plus considérable. On peut dire que la théologie chrétienne jusqu'en 1230 n'a entrevu Aristote, en métaphysique, qu'à tr vers Ibn Sina (Avicenne). Il peut donc être intéressant de rappeler brièvement la personnalité de ce grand philosophe arabe (t1037); c'est avant tout un psychologue et un médecin, avec des côtés discutables d'alchimiste, d'astrologiste et de cabbaliste. Sa mystique purement néo-platonicienne est restée théorique, car sa vie était peu régulière; envisageant un dieu nécessairement «voilé» à ses créatures et une dégradation émanatiste inéluctable des intelligences créées. Après plus d'un demi-siècle les textes d'Aristote furent enfin présentés aux théologiens latins d'Occident sous une forme et avec un commentaire moins tendancieux; ce fut l'œuvre de l'école italienne des Deux-Siciles1 de 1220 à 1240. C'est alors en effet, à Palerme et à Naples, grâce à la présence des Juifs érudits comme Jacob-Ben abba-Mari-Anatoli qui acheva en 1232 la traduction hébraïque d'Ibn Roshd, que le texte de la métaphysique d'Aristote et l'œuvre entière d'Aristote furent retraduits en latin, avecleurs commentairesdûsà Ibn Roshdpar une équipe de traducteurs tels que Michel d'Ecosse2 et Hermann d'Allemagne3. Ibn Roshd ayant écrit à partir de 1170 et étant mort en 1Ig8 à Marrakech, il paraît clair que c'est bien à Palerme et à Naples que ses commentaires d'Aristote ont été traduits pour la première fois en latin aux environs de 1220; ces commentaires musulmans d'Aristote devaient avoir une grande importance pour la théologie chrétienne occidentale car Saint Thomas d'Aquin dont on connaît les rapports avec les milieux napolitains et romains,l'adopta de suite comme donnant un décalque beaucoup plus exact qu'Ibn Sina; il cite directement Ibn Roshd(Averroès)qu'il appellele«Commentateur»tandis que les citations qu'il fait, à l'imitation d'Albert le Grand, d'après Ibn Sina, paraissent être chez lui empruntées au deuxième degré. Jusqu'à quel point est-il permis de parler comme AsÍn Palacios l'a fait dans une thèse retentissante de «l'aver(1) Cette école favorisée par Frédéric Il se forma après établissement d'échanges intellectuels avec Tolède, par l'exode des traducteurs, ou tout au moins l'évasion de copies et leurs traduct;ons en Italie (hors d'Espagne où la reconquête chrétienne inquiétait les Israëlites, Tolosa 1212, Cordoue 1236). (2) Etudié par Haskins (1921) en 1217 à Tolède; t 1291. (3) Etudié par Luquet (1901) en 1243-56 à ^Tolède; t 1272.

roïsme théologique de St Thomas». Il faut d'abord mettre hors de question les références de St Thomas au texte même d'Aristote; dès 1260 il prenait la précaution de les faire reviser directement sur l'original grec par Guillaume de Moerbeke, archevêque de Morée1. Reste donc simplement l'influence d'Ibn Roshd et des citations empruntées à son commentaire. A ce sujet, il est important de reprendre le tableau qui a été donné par différents spécialistes, ces dernières années, de la psychologie religieuse d'Ibn Roshd; par une réaction très légitime contre l'opinion traditionnelle qui faisait jusqu'à ces vingt dernières années d'Ibn Roshd un esprit irréligieux et un sceptique, les arabisants ont insisté sur ce fait qu'Ibn Roshd n'avait cessé de se montrer un Musulman convaincu et sincère; et tout naturellement Asin Palacios en a déduit qu'Ibn Roshd «Musulman sincère», Maïmonide (mort en 1204) «israélite sincère» (qui ne l'a d'ailleurs pas connu puisqu'il vivait en Egypte à ce moment-là), et St Thomas d'Aquin, «chrétien sincère», ont opéré chacun dans leur domaine théologique, respectivement la même réforme. Cette comparaison doit être retouchée: un «musulman sincère» comme Ibn Roshd ne peut pas être comparé sur tous les points avec un «chrétien sincère» comme St Thomas; en tant que musulman, en effet , il est tenu à certaines orientations mentales, orthodoxes en Islam et hétérodoxes en Chrétienté. Par exemple pour ce qui est de la «communauté religieuse» dont il fait partie, le Musulman éclairé est syncrétiste; il est tenu de considérer, par exemple, le judaïsme, puis la chrétienté comme ayant été successivement des formes licites et équivalentes de la religion qu'il professe. C'est de cette doctrine qu'il faut déduire le principe des «Trois Imposteurs»2 et celui de «l'horoscope des religions» qui firent tant de scandale lorsqu'ils furent traduits en latin; il s'agit là de syncrétisme, licite pour un musulman, et devenant, dès qu'il est transposé en termes chrétiens, une hérésie, relativiste ou pluraliste. Quant à la question de la démonstration de la vérité religieuse, un Musulman comme Ibn Roshd est tout à fait fondé à dire que les paraboles du Coran, relativement à la résurrection des corps, à la colère de Dieu, etc, etc.. sont des allégories, bonnes et utiles pour le vulgaire. Cet idéalisme est licite en Islam où les symboles ne renferment pas de germes de grâce sanctifiante; l'Islam ne peut être que nominaliste ou illuministe; les mots n'étant qu'un voile, qui cache ou qui livre l'idée; mais transposée en termes chrétiens, cette théorie n'est plus recevable. Quant à la non-intervention directe de Dieu dans les affaires du monde, que les philosophes musulmans ont em(1) Dès lors, les traductions d'Aristote faites sur le grec, prirent le dessus. Seul Roger Bacon persista à préférer les versions arabo-latines, pour certaines raisons de méthodologie qui seraient à examiner. (2) Voir Rev. Hist. Relig., 1920.

pruntée aux philosophes grecs et qu'Ibn Roshd admet en une certaine mesure puisqu'il relègue Dieu dans une direction déterminée à la limite extrême du ciel supérieur , cette curieuse doctrine est fondée chez lui sur certaines expressions du texte coranique (djihat al coloûw). Enfin Ibn Roshd est délibérément antimystique; il rejette à la fois la mystique néo-platonicienne purement spéculative d'Ibn Sina et cette recherche inquiète des états mystiques que poursuivit Ghazali; la psychologie d'Ibn Roshd est d'ailleurs commandée à ce point de vue par une forte réaction contre le mysticisme de Ghazali (mort 1111)1. Il convient donc de nous arrêter un instant auprès de cette grande figure qui attire singulièrement en ce moment l'attention de toute une série d'auteurs anglo-saxons et allemands, fascinés par le spectacle de cette vaste intelligen. ce, errant douloureusement de vérité en vérité partielle, sans en découvrir l'ordre hiérarchique. Ghazali s'est posé en effet les mêmes problèmes fondamentaux qu'Ibn Roshd, problèmes de la communauté de foi, de l'unité hiérarchique; problème de la démonstration de la vérité, qu'il s'agisse de la voie dialectique avec les purs théologiens, syllogistique avec les philosophes, ou poétique avec les mystiques. Remarquons à ce sujet qu'il n'est pas exact, commeon l'a trop souvent fait, de comparer le cas de Ghazali au cas de St Augustin; il ne s'est pas «converti» au mysticisme; il l'a expérimenté avec une étonnante curiosité intellectuelle, renonçant momentanément à sa situation sociale, à sa vie de famille, pour pouvoir suivre exactement les «règles du jeu », pour expérimenter comment les mystiques se disposaient à ressentir certains états mentaux, mais «il n'a pas aimé» (selon la profonde remarque de Djelaleddin Roumi qui le compare à ce point de vue avec son frère Ahmed Ghazali dont on connaît les oeuvres d'ardente passion). Ibn Roshd a été violemment choqué par les tergiversations nuancées qui caractérisent l'évolution de Ghazali; c'est certainement une des raisons qui l'ont poussé à n'admettre en matière religieuse que la preuve requise par la philosophie, le syllogisme. Il récuse les preuves dialectiques, si importantes pour la hiérarchie des dogmes (réduite il est vrai en Islam à sa plus simple expression). Il récuse également la preuve poétique ou parabole, admise par Ghazali et les mystiques; aussi ne reste-t-il chez Ibn Roshd que les linéaments d'une sorte de monisme à base syllogistique, parce que d'après lui l'intelligence purifiée du maître atteint à l'investiture légitime permanente du droit de prédication logique, qui n'appartient qu'à Dieu seul. On a dit qu'Ibn Roshd avait été partisan des almohades en matière (r) L'antithèse d'Ibn Roshd "hikma-sharî'a" (philosophie-dogme) qui se résout en un accord au bénéfice du premier terme, —paraît intentionnellement substituée à l'antithèse ,de Ghazali "f:¡.aqiqa-sharî'a" (réalité mystique-dogme).

doctrinale; c'est inexact; d'ailleurs la découverte de nouveaux manuscrits faite cette année par Lévi Provençal atteste que la doctrine almohade dépend nettement de Ghazali et que leur source (notamment pour la via remotionis) n'est pas d'origine philosophique, mais mystique. Entant que musulman, Ibn Roshd, tout naturellement, était donc amené à une conception rationaliste de la méditation religieuse et à la théorie spéculative d'un culte purement intellectuel, où n'intervient à aucun degré la notion chrétienne de la sanctification par les dons hiérarchiques et par les devoirs d'état; la vision béatifique elle-même est pour lui de l'ordre de l'intellection discursive, et cela n'est pas pour diminuer sa valeur personnelle qui est grande; ses commentaires d'Aristote1 ont mis au point bien des erreurs d'Ibn Sina. Asin Palacios s'est efforcé de dresser la liste des emprunts faits par St Thomas à Ibn Roshd: réconciliation de la foi et de la raison2, classement des preuves de l'existence de Dieu,rémotion et analogie, classement des attributs divins, etc. Il est encore trop tôt pour pouvoir aboutir sur ces points à des conclusions précises; il est certain, notamment, que la distinction entre l'unité transcendantale et l'unité numérique est présentée par St Thomas dans une progression qui suit de beaucoup plus près Ibn Roshd qu'Aristote. D'autre part, un traité comme son traité de l'éternité du monde écrit en 1269«contra murmurantes» indique une influence assez précise des cadres de raisonnement d'Ibn Roshd sur St Thomas. Il faudrait avoir des données plus complètessur la chronologie des oeuvresdeSt Thomas pour poursuivre cet examen; les essais de Mandonnet et de Nardi n'ont pas encore donné l'histoire complète de la formation de cette pensée; il semble au surplus que c'est plutôt une influence néoplatonicienne (à travers la traduction arabe) de la «théologie d'Aristote» et du «livre des Causes» qui serait sensible, surtout vers la fin de la vie de St Thomas. Si le problème précis de «l'averroïsme» de St Thomas n'est pas encore au point,à fortiori ne peut-on rien conclure dans le domaine des emprunts entre lesscolastiquesarabes et lesscolastiques latins (néo-adoptianisme et non-reviviscence des péchés pardonnés chez Abélard; speculum aeternitatis et lawh mahfouz; lumen gloriae et tadjalli; l'illumination intellectuelle chez Dante, etc.; voir listes d'Asin Palacios et de Bruno Nardi). Je tiens à dire en terminant que ma réserve sur ce point est loin de provenir d'un racisme anti sémitique et queje ne suis pas adversaire de la (1) gradués en trois années. (2) voir supra p. 406 n. 1.

possibilité des emprunts; mais je crois que la question n'est pas encore mûre. Ce qui nous manque encore pour étudier à fond le problème c'est 10un répertoire sousforme d'index des manuscrits : des textes arabes, et des versions latines anciennes; cet index permettrait de voir ce qu'il serait important de publier, car beaucoup sont encore inédits. Grabmann l'a amorcé en 1916, et Bouyges y travaille actuellement, mais c'est une pléïade de travailleurs qu'il faudrait grouper. 2° un lexique arabe latin des termes techniques relatant tous les textes ci-dessus; l'essai de Canes au 18° siècle était insuffisant et les déficiences techniques d'une traduction intégrale commela traduction arabe de la "somme théologique" de St Thomas par Monseigneur Debs prouve l'urgence de ce travail même au point de vue pratique de l'éducation actuelle de l'Orient arabe. D'autre part on n'a pas encore étudié objectivement la terminologie latine de l'école de traducteurs de Tolède 1130-11501; on en a dénoncé les naïvetés ("garrulatores" pour motakallimoun, "imaginatio" pour taswir, "crcdulitas" pour tasdiq, "fabula" pour mathal,) sans réfléchir que l'aspect péjoratif assumé en latin provenait de la cause étudiée ici. 30 Après ces deux ordres de recherches, mais après elles seulement, il sera possible de dresser une sorte de "grammaire philosophique" des systèmes contenant les termes techniques précités. Ni Horten, ni Quiros, ni Mgr. Carame2, ni Van den Bergh ne l'ont fait. Et Carra de Vaux et Gauthier s'en sont abstenus. Il semble qu'une particulière urgence impose les travaux dont nous venons de parler; non seulement ces instruments de travail critique sont indispensables. à la renaissance thomiste actuelle (car bien des concepts généraux ont été mis en ordre avant les latins par les théologiens arabes qui les avaient extraits de la métaphysique d'Aristote), mais aussi au point de vue apologétique et pratique de ce que l'on appelle maintenant la "science des missions" 3

(1) Recueils de Schühlein, et Fonahen (1921), pour le termes d'anatomie. (2) trad, lat. du Nadjàt d'Ibn Sina. (3) Aucune "collection de publications" de ce genre n'existe encore. Les Beitrage de Baenmker (Münster), consacrés à l'histoire de la philosophie médiévale ont donné plusieurs volumes dans ce sens. Bouyges, de son côté, entreprend de Beyrouth une "collection de textes". De même les Bénédictins de Maredsous (D. Lang) et les Dominicains de Kain (R.P. Roland Gosselin et Synave). Les efforts gagneraient à être coordonnés, comme S.S. Benoit XV en avait exprimé le désir à Mgr. Graftin, directeur de la ''Patrologie Orientale".

PRO PSALMIS

DEFENSE DE L'ASPECT QU'ASSUME L'IDEE DANS LES LANGUES SEMITIQUES (1925) L'origine purement sémitique de la langue hébraique est aujourd'hui discutée. Il suffit, d'ailleurs, à l'éminente dignité d'Israël, qui reçut sa loi dans le désert de l'Exode, d'avoir adopté cette langue pour sienne, en entrant dans la Terre de Promission. Nous ne réfèrerons pas ici à une théorie ethnographique, mais aux indications du langage qui a été fait sien; non pas à sa filiation raciale, mais à sa famille linguistique adoptive. La pratique assidue d'un instrument de pensée très voisin, la langue arabe, nous a conduit à méditer sur la formation de ses termes philosophiques et mystiques; formation commandée par le dispositif très particulier, le profil d'indentation, le le galbe caractéristique de l'outil du travail intellectuel, tel que le forge une langue sémitique. Et c'est là-dessus que nous voudrions insister. Dans ces temps d'uniformisation mécanique, de standardisation sommaire des vocables où tel projet de langue universelle risque de consacrer l'éviction desautres familles linguistiques au bénéfice exclusifd'une quintessence de l'aryanisme bien artificielle, —il est important de revendiquer pour d'autres "présentations" de l'idée, une permanente légitimité, de souligner ce dont notre patrimoine international s'appauvrirait pour l'appréhension des idées et la réalisation artistique des thèmes, si les langues sémitiques étaient exterminées. C'est l'arabe surtout que j'invoquerai comme type des langues sémitiques, non pas seulement pour son extension actuelle : c'est en arabe que la pensée juive a eu toute son expansion médiévale, à la fois en Europe et en Asie, de Saadia à Yehuda Hallevi et à Maïmonide, et c'est lui que les philologues sionistes de Palestine mettent actuellement à contribution pour la renaissance hébraïque, en lui empruntant ses modes de provignement pour l'invention de néologismes indispensables. A une soutenance de thèse récente, fort importante à beaucoup d'égards, celle de Marcel Cohen, touchant l'idée du verbe dans les langues sémitiques, la remarque fut faite, par un desjuges de Sorbonne, qu'il ne fallait pas trop presser les textes hébraïques,ni coulerl'indécision foncière

des temps verbaux sémitiques dans les moules rigides et les définitions analytiques de nos grammairiens d'Occident. De fait, les langues indoeuropéennes permettent de serrer l'idée de plus près; c'est d'ailleurs par cette différenciation dans les présentations que je voudrais caractériser ici les langues sémitiques par rapport aux autres. La syntaxe indo-européenne , celle qui nous est la plus familière est périphrastique; elle expose le concept en recourant à un ordre logique formel. Elle nous présente l'idée au moyen de mots, aux contours instables et nuancés, aux finales modifiables, aptes aux appositions et combinaisons. Les ! temps verbaux y sont de bonne heure devenus relatifs à la personne de l'agent local. Enfin, par une stratégie qui nous attaque en écharpe, l'ordre des mots est didactique, analytique, hiérarchisé en amples périodes, grâce à des conjonctions graduées. La syntaxe touranienne, celle des dialectes turcs, qui présente diverses analogies avec les langues d'Extrême-Orient, est picturale (que l'on se rappelle ici ce que Gauguin écrivait des langues océaniennes). Leur syntaxe insinue le concept en recourant à un ordre décoratif mnémotechnique: mots aux consonnes peu nombreuses et semi-rigides, colorés suivant un système défini d'harmonie vocalique, qui régularise une vocalisation très riche, les consonnes finales étant obligatoirement pourvues de suffixes casuels variés. Les temps verbaux sont des indications instantanées relatives à l'événement, à l'action du moment, avec des quasi-propositions, juxtaposant à peine leurs constatations successives et hétérogènes; aussi, l'ordre des mots qui nous attaque par enveloppement, est agglutinant, synthétique, la subordonnée complétive se place avant la circonstancielle de lieu, et l'incidente avant la principale. i La présentation sémitique de l'idée, celle qui nous intéresse, est gnomii que; elle impose l'idée ex abrupto en recourant à un ordre dialectique; elle emploie des mots rigides, aux racines immuables et toujours reconnaissables, à peine colorées par des voyelles floues et rares, n'admettant que peu de modalisations, toutes internes et abstraites, consonnes interpolées pour le sens, nuances vocaliques pour l'acception. Le rôle conjonctif des particules est inséparable de la différenciation vocalique des finales. Les temps verbaux, mal dégagés, encore aujourd'hui, de la gangue des propositions nominales, sont absolus, ne concernant que l'acte pur, trans- ^ cendant. Enfin, l'ordre des mots, dont la stratégie nous attaque de front, est lyrique, morcelé en formules saccadées, condensées, disruptives. Si nous comparons ces trois types fondamentaux de la présentation | de l'idée, nous reconnaîtrons que l'aryenne peut être plus satisfaisante pour ' la raison discursive, et l'agglutinante plus imagée pour la mémoire; mais

que la présentation sémitique demeure, pour la volonté, la plus impérative. Quelles sont les conséquences de ces diverses méthodes pour la mise en ordre des pensées, quand l'exposition d'un jugement fait passer de l'état condensé à l'état analytique, de l'état implicite à l'état explicite. Dans les littératures sémitiques, l'exposition d'un jugement s'opère de préférence sous forme dialectique; elle part d'une hiérarchie positive, établie a priori entre les deux faits considérés; elle passe du «tronc» à la «branche» et conclut a fortiori: que l'on se rappelle les deux premières «voies» de la halakha talmudique. Et elle ramène la solution d'une question nouvelle à celle du problème général ainsi résolu. La forme préférée d'argumentation est le dilemme ; c'est la méthode d'autorité, la précellence victorieuse du fait qui est invoquée, comme le triomphe sensible des miracles de Moïse. Et l'expérience mystique des Sémites insiste surtout sur un détachement plénier à l'égard des choses qui passent. Dans les langues aryennes, l'exposition d'un jugement s'opère plutôt suivant une marche syllogistique; c'est le dégagement d'un moyen terme entre les deux faits considérés, pris respectivement comme majeure et mineure d'un syllogisme; elle conclut a simili, de la même cause aux deux effets semblables. Elle formule le diagnostic, elle pose le pourquoi; c'est l'argumentation rationnelle par excellence, la recherche analytique du concept indispensable, la position de l'X du problème à résoudre. L'argumentation syllogistique n'a qu'un procédé de classement sûr, le dénombrement; et qu'une synthèse satisfaisante, la hiérarchie naturelle des nombres par rapport à l'unité. L'expérience mystique des Aryens insiste principalement sur un goût croissant de l'âme pour la perfection. Dans les littératures humaines conçues dans d'autres langues que les langues aryennes et sémitiques, l'exposition du jugement s'opère fréquemment sous forme parabolique. La parabole poétique est la plus humble, la plus malaisée à saisir des marches de l'argumentation. Elle ne part pas comme la dialectique d'un ordre posé a priori; ni, comme le syllogisme, de la recherche d'un moyen terme analogique; mais simplement d'un rapport indéterminé, d'une proportionnalité qu'elle esquisse par hypothèse entre les deux faits considérés. La parabole propose l'explicitation réelle d'un sens figuré; c'est l'inverse de la métaphore: un adjuvant à la réflexion, une adéquation soudaine de l'idée au réel. Elle imagine qu'entre les deux choses considérées une convenance exquise peut être conçue, qui les dépasse, et qui va nous concerner aussi: que la rencontre fortuite qui les a associées à nos yeux est une attention à notre égard, un regard à

notre intention, fait pour nous attirer, avec elles, vers un même point de convergence final. Elle juxtapose sans hésiter deux propositions, l'une sujet, l'autre attribut: une universelle négative suivie d'une particulière affirmative; et cela suffit pour que la phrase conclue d'elle-même, irrésistiblement; la seconde proposition, «l'exception», transcende la première, qui énonce la règle. L'expérience mystique, dans ces langues, met l'accent sur l'abandon forcé de toute méditation discursive. Il ne s'agit pas defaire descaractéxistiques quenous venons dedifférencier, l'apanage exclusif de chacune de ces cultures; elles peuvent être «prêtées» de l'une à l'autre; bien des sémites ont «hellénisé», de Philon à Avicenne, —et bien des aryens ont «sémitisé». On observera seulement que leurs concessions syntactiques, incapables de vaincre les divergences morphologiques, n'ont pu durer. On peut également déduire des constatations précédentes quela «présentation de l'idée» particulière aux langues sémitiques impose à leurs écrivains des modalités spéciales, quant à leurs genres littéraires. Nous savons, en effet, en littérature indo-européenne, que les stades successifs de mobilisation d'un thème littéraire sont en général: l'épopée, le drame et le roman. { L'épopée , où seule la mémoire de l'auditeur est mise en cause par l'aède; ledrameoù l'action del'acteur s'ajoutant au récit attaquel'intelligence même de l'assistant; et le romanenfin, où l'auteur tente de se saisir axialement de la volonté même du lecteur. Cette classification tripartite n'est, bienentendu, qu'uneapproximation et ne participe nullement au caractèreabsolu que revendiquaient les «trois états» de Comte. Quoique Renan, dans une boutade célèbre, ait dénié aux littératures sémitiques la possession deces trois genres littéraires, il suffit de recourir à la table de concordance ébauchée ci-dessus entre les divers modes (sémitique aryen et touranien) de présentation de l'idée, pour , retrouver, par simple transposition, dans les littératures sémitiques, des équivalents certains: pour l'épopée: qaçida arabe, mizmor hébreu; pour le drame, la qissa et la khotba arabes, les mashalim hébreux; pour le roman, les maqamat arabes et les makhberoth hébraïques. L'épopée sémitique, extrêmement condensée, est un «hymnaire» lyrique, où le récitatif passe au style direct; après des hymnes isolés comme le cantique de Débora ou le chant funèbre de Jonathan, nous avons le recueil des mizmorim, les «Psaumes», cette épopée par excellence de la sainteté et du désir de Dieu, de ses déceptions et de ses triomphes; que l'on peut encoresavourer, pourvu qu'on recoure, bien entendu, à un vrai texte,

—hébreu massorétique, grec hébraïsé des Septante, latin hébraïsé préhiéronymien; —non pas aux traductions exténuées par des bains prolongés de «macération critique» plus ou moins conjecturale, non sans méchef pour les lecteurs. Après les hymnes chaldaïques et à côté des makhazorim liturgiques, la littérature hébraïque médiévale a donné unenouvelle forme et une nouvelle vie à ces mizmorim, en y greffant, comme le dit Abravanel, le style «ismaëlien» des qaçida arabes, style quantitatif et rimé: Azharoth et Kether malkuth d'Ibn Gebirol, Mizmorim de Yehuda Hallevi. Quant aux drames sémitiques, ce sont : des chantefables populaires, où le récitant entrecoupe le récit prosaïque par des morceaux poétiques, soit des réflexions philosophiques dialoguées, parsemées de sentences. La langue du «Cantique des cantiques» et de l' «Ecclésiaste» n'a pas produit au moyen âge beaucoup d'oeuvres comportant pareille mise en scène1, et ce genre a eu un essor plus marqué chez les Arabes (voir par exemple 1 la Risalat al Ghofran de Ma'arri). Cependant, à côté des sermons des darshanim, certains ouvrages comme les «Proverbes des anciens», d'Isaac ben Sahula (1250), et surtout le Khazari dialogué de Yehuda Hallevi, composé en arabe, mais pour glorifier Israël, ont une portée spécifiquement dramatique2. Enfin, le roman existe sous une forme nettement différenciée et très expressive dans les littératures sémitiques. Ce sont les «séances», les maqamat arabes de Hamadani et Hariri, et les makhberothhébraïques. Il s'agit là de «nouvelles» à la Cervantès, d'un réalisme psychologique aigu, sortes de poèmes en prose, d'une stylisation raffinée, tels que Baudelaire les concevait. Onpeut, ausens large, rattacher certains récits de voyages romancés, tels que le SéferEldadha Dani(Xesiècle) au genre des makhberoth proprement dites, où Yehuda al Kharizi, puis Immanuel ben Salomo ont excellé. Nous croyons en avoir assez dit pour marquer l'intérêt qu'offre à notre civilisation, non pas le maintien, mais la rénovation d'une culture sémitique originale et forte. Actuellement ni en littérature arabe, ni en littérature néo-hébraïque, cette rénovation n'est acquise, et ni l'une ni l'autre ne l'obtiendront isolément. (1) En judéo-persan (Kitab Shahin du XIVe s.) et en judéo-allemand (Paurimspiel du XVIIe s.), on trouverait d'autres exemples. (2) Il serait urgent de faire imprimer des textes arabes de la valeur du Khazari, non plus seulement en caractères hébraïques, mais en caractères arabes, si l'on désire que le contact se précise entre élites arabes et juives.

A partir du XlVe siècle de notre ère, la grande culture sémitique hébréo-arabe qui semblait en voie de formation, s'est scindée. Israël, persécuté en Orient, avait oscillé deux siècles durant aux confins de l'Islam et de la Chrétienté, où il activait comme un «catalyseur» les échanges de contact entre ces deuxmilieux. Il passa délibérément àpartir duXIVesiècle du côté de la Chrétienté. Et depuis cinq siècles, le monde arabe, laissé seul, s'est immobilisé dans l'Islam comme «dans l'ambre», sans se corrompre, tandis que la diffusion croissante d'éléments israélites provoquait dans les centres de l'Europe occidentale, une accélération inquiète du progrès, une effervescence intellectuelle et sociale dont les conséquences s'étendent aujourd'hui au monde entier. Le remède à cette situation tendue doit venir d'Israël d'abord, et ce n'est pas à un goy qu'il appartient de lui prêcher le sionisme. Nul moins que moi ne songe, d'autre part, à un «pansémitisme» prématuré, qui détournerait Israël d'accomplir à travers les nations occidentales, toute sa mission : mission dissolvante mystérieuse, où ce peuple d'exilés, porteur d'une espérance surhumaine, sonne le glas des patries terriennes, comme s'il avait le droit de pressentir et d'annoncer la cessation prochaine du «temps des nations», l'appel de tous les vrais prosélytes au sein abrahamique, devant le seuil judiciaire de la Shekhina. Mais avant cette heure dernière, Israël doit retrouver sa langue nationale; avant de renaître, au contact de la Terre Sainte, constitué comme une nation toutespirituelle, qui s'identifiera, enfin, au type parfait que préfigura son indépendance dejadis, Israël doit faire revivre la langue hébraïque; ce qu'il ne saurait faire sans recourir à la coopération étroite d'une langue sœur. Or, cette langue ne peut être que la langue arabe. Pour renouveler le lexique hébraïque, Avi (Eliezer ben Yehuda) et ses disciples ont eu le choix entre trois moyens : d'abord calquer certai. nes expressions complexes, figurant dans les langues européennes qu'ils condensent artificiellement en un seul mot, selon un vieux procédé rabbinique, celui qui nous fait dire maintenant en Europe: S. D. N., U. S. A., par la juxtaposition des consonnes initiales. (Ex. la'lan signifiant «neutre» est abrégé de "lo 'en velo neged» , c'est-à-dire : ni pour ni contre). Ou bien recourir à une langue sœur. Or, parmi les langues du groupe chamito-sémitique, deux seules peuvent servir à ranimer l'hébreu par la«transfusion du sang» : l'araméen et l'arabe1. Le rôle de l'araméen, si considérable avant l'ère chrétienne, et même après , lors de la rédaction du Talmud, paraît aujourd'hui achevé; et je ne crois pas beaucoup à la vitalité des prétendus néologismes d'origine araméenne2, exhumés de la poussière duTalmud, tels que hirhour (pensée) ou 'iparon (crayon); tandis que l'arabe, plein de vie,

pourvoit aisément le néo-hébreu de néologismes commodes comme miqlalah, «université» (de l'arabe kolliya), qui est vraiment plus satisfaisant qu'universita.

En guise d'épigramme terminale, une image se présente, tirée de certaines lettres de l'alphabet sémitique. Je pense à cet examen sanglant de phonétique expérimentale auquel, jadis, les gens de Galaad soumirent les fugitifs d'Ephraïm qui se présentaient au gué du Jourdain; égorgeant sans merci ceux qui , incapables de palataliser la dentale sonore S, prononçaient un samech à la place d'un shin. Aujourd'hui, au mêmegué du Jourdain, c'est le sin arabe qui s'affronte au shin hébraïque; pour ceux qui se souviennent des valeurs allégoriques de ces lettres, en hébreu comme en arabe, un souhait reste permis: que ce duel symbolique les réunisse cette fois-ci , comme les deux «rameaux d'olivier», entrelace la shibboleth avec la sonbola, dans l'échange sincère d'une salutation de paix : «Shalom, salâm» ; en cette plage de Beth Hogla, où le Précurseur fut témoin de la Théophanie.

(1) Quel'on se souvienne de la XIe Séanced'al Kharizi, écrite ainsi : un tiers en hébreu, un tiers en araméen, et un tiers en arabe. (2) Tout au plus l'araméen pourra-t-il jouer, vis-à-vis du néo-hébreu, le rôle du grec vis-à-vis des langues néo-latines.

DOCUMENTS DE PSYCHOLOGIE DIFFERENTIELLE MUSULMANE (1927)

Je me propose de présenter brièvement aujourd'hui à la Sociétéquelques-uns des documents les plus caractéristiques, parmi ceux que j'ai recueillis depuis plus de quinze ans surla structure mentaledesdivers milieux musulmans, en essayant de dégager ma documentation des variantes raciales (relevant de la Vôlkerpsychologie ou ethnologie religieuse), pour ne conserver que les caractéristiques culturelles (relevant de la Kulturmorphologie). Ces documents sont directs, je les ai recueillis en langue arabe, soit dans mes lectures, soit au cours d'entretiens avec des amis musulmans. Il est, en effet, très difficile d'utiliser des informations indirectes, même provenant d'Européens ayant eu de longs contacts avec des musulmans; et les répertoires de missiologie, dont on peut tirer bon parti pour.l'ethnologie religieuse, doivent être examinés au point de vue qui nous occupe avec infiniment de circonspection. Je considère qu'il existe bien un ensemble de caractéristiques culturelles commun à la «communauté islamique» au delà desfrontièresraciales qui la morcellent; cela est attesté par le lexique technique commun qu'emploient tous les musulmans pour discuter des états mentaux spéciaux où les placent l'entraînement cultuel et les rites canoniques. On pourrait même envisager, comme font les grammairiens, des atlas d'isoglosses, pour marquer les aires d'extension des principauxtermesconstituant ce lexique spécial. Mais ce n'est là qu'une suggestion irréalisable actuellement, car le domaine de la psychologie différentielle musulmane est encore aujourd'hui à peu près inexploré; rien n'y a été fait dans le genre des enquêtes avec statistiques, diagrammes et graphiques de Girgensohn et de Külpe sur les impressions psychologiques consécutives à la méditation religieuse dans l'Europe chrétienne de notre temps. CLASSEMENTDESDOCUMENTS On peut consulter trois catégories de documents. a) Les textesdidactiques«formant, commedisent les auteurs musulmans, la spiritualité (rouhaniya) du lecteur croyant». Cette catégorie est la plus nombreuse, la plus facile à examiner, depuis la ri'âya de Mohasibi, le qoût

de Makki, et l'ihyâ de Ghazali jusqu'aux innombrables petits manuels des confréries islamiques. Al'examen, la documentation de cette catégories'avère très pauvre: son vice principal est l'académisme des citations: les auteurs se recopient les uns les autres sans qu'on ait aucune preuve qu'ils sesoient livrés effectivement à desexercices de reconstruction mentale des états d'âme sur lesquels ils dissertent avec un luxe d'épithètes parfaitement vain. Notons toutefois queces livres sont importants socialement, car ils forment le lien des générations avec certains modèles historiques illustres et vénérés, ce sont les vade-mecumpour la majorité des croyants, même des plus sincères , qui n'ont ni les moyens, ni l'idée d'inventer pour leur expérience religieuse des expressions littérairement originales, et qui n'en sont pas moins dans l'action sociale spécifiquement et efficacement des musulmans. b) Des traductions en langues islamisées de textes de méditation religieuse provenant de milieux culturels étrangers à l'Islam. Cette catégorie de textes, d'une importance capitale pour l'histoire générale dela civilisation (qu'on la considère comme résultant d'emprunts et d'imitations, ou bien qu'on y voie la réapparition autonome de cas de conscience inévitables dont la liste peut être dressée apriori), est très délicate à exploiter. En effet, elle suppose une méthode comparative des méditations religieuses, capable de dresser une table de concordance universelle des termes techniques suivant les diverses langues utilisées par des croyants instruits : cette hypothèse, qui a servi de base, en Allemagne, aux travaux de Heiler, et qui guide en ce moment en France les recherches de Masson-Oursel, est encore loin d'une démonstration complète. c) La troisième catégorie est de beaucoup la plus sûre, psychologiquement parlant: ce sont les confessions orales. Historiquement nous en trouvons quelques-unes, dont l'authenticité peut être considérée comme acquise, bloquées dans les exposés théoriques des manuels dont nous avons parlé plus haut: sous les rubriques «récits de conversion» et «récits de martyre»1. Actuellement, il est possible, —avec beaucoup de précaution, et seulement quand l'amitié a fait tomber les réticences si naturelles entre deux hommes de formation culturelle différente, —de noter au hasard, en passant, des confessions orales: d'autant plus précieuses qu'on ne les a pas provoquées par un questionnaire en règle, ni guettées avec la méthode expectante et exhaustive des psychanalystes. Il en est un peu de cette recherche spirituelle comme du diagnostic médical: contrairement au mot sceptique de Rémy de Gourmont, la vérité ne «se trouve» pas toujours, et c'est ce qui donne à la découverte tout son prix. (1) Récit d'Al Khoshanî surl'istiqtal d'un chrétien à Cordoue (XIes)..

DOCUMENTS ANNEXES (Catégorie A ). 1° Extrait d'une critique du philosophe et mystique hellénisant (Ibn Sab'Ín de Murcie (mort 1269) sur la méthode suivie par un de ses prédécesseurs, Ghazali de Toûs (mort 1111): "Il n'entra (dans la vie mystique) qu'entraîné, contraint par le simple désir d'apprendre1; il considéra alors en soi-même certaines visions imaginaires, telles qu'il en survient à celui qui s'exerce à vivre dans la solitude, et il se persuada qu'elles étaient réelles et que telle était la réalité même de l'accès à Dieu. Alors que tout cela se passait en son moi en tant que personnel, et que la réalité demeure bien au delà, ainsi que la connaissance (consciente de cette réalité). Il semble donc que Ghazali n'ait pas dépassé le plan mental de ses visions imaginaires, émanées de l'intellect passif...» 2 . 2°. Extrait d'une critique du mystique andalou Ibn Abbâd Rondi (mort 1388) sur Ibn Sab'în: «On a dit qu'il entendait rendre ses symboles intelligibles... Or, il appert que tel ne fut pas son but, puisque son style ne se maintient pas à un seul et même niveau, mais, tantôt s'abaisse au point que le lecteur se dit: «Ah ! je le tiens, il est pris», et tantôt, s'élève dans l'air qui tourbillonne; or, ce sont bien là les tours de ceux qui se jouent de l'entendement des gens, pour les acculer à la perplexité et à l'équivoque, à la manière des alchimistes ... »3.

(Catégorie B). 30 Entretiens du prince impérial mongol Dara Shikouh (mort 1659) avec l'ascète hindou kabirpanthi Baba La'l Das, à Lahore (Indes)4. (1) Et non de goûter. (2) Texte arabe ap. mon Recueil de textes inédits relatifs à la mystique musulmane (sous presse). (3) Texte arabe ap. Rasaïl, lith. Fés, s. d., p. 197. (4) Publiés ap. Revuedu monde musulman, vol. LXIII, p. 1-14 (fragments); et ap. Journal asiatique, en texte persan et trad. fr. intégrale, avec CI. Huart (sous presse) : nous ne le reproduisons donc pas ici.

('Catégorie C). 40 Extrait d'un entretien avec le chef d'une zaouia de Derqawa, A... B... Ibn Z... (Oran, 11/6/23): «J'avais pris coutume chaque fois que je longerais un cimetière de dire tout bas à l'intention des défunts : «Salam Allah'alaykom (la paix de Dieu sur vous)»; un soir, rentrant en retard, j'oubliai de le faire; et le lendemain matin, un de mes cousins me dit qu'il avait rêvé que je l'avais oublié.» Cemoqaddem,hommeinstruit, nonseulementen ascèse et en traditions, mais en droit, semblait considérer ce cas de télépathie comme une preuve objective de la valeur du rite surérogatoire qu'il s'était imposé. 50 Extrait des comptes rendus d'une retraite dequarantejours faite par un néophyte musulman d'origine européenne, dans une zaouia de l'ordre des Allawiya (M.., 26/g/24, 24/10/25): La méthode d'entraînement spirituel suivie consistait d'abord à désencombrer la conscience de toutes les catégories introduites par la réflexion discursive, puis, une fois la conscience allégée des représentations formelles ou matérielles , la communication s'établit entre elles et une lumière aveuglante émanée de l'absolu: ce qui amène, à un réveil de facultés ordinairement endormies, «le cœur devient une source inépuisable de connaissances qui coulent au premier appel, si bien que l'homme, ainsi éveillé, parle par le cœur ouvert, et s'écoute parler par le cerveau enregistreur, et semble s'instruire ainsi lui-même en sa conscience ordinaire par le flux de la conscience supérieure.» Nous avons cité les dernières phrases textuellement, car nous avons là un témoignage d'un homme fort cultivé, revenu d'ailleurs depuis de son admiration pour les méthodes d'entraînement desAllawiya (consistant àla répétition quotidienne, pousséejusqu'àplusieurs centaines de fois, de mots arabes désignant certains attributs divins ou certaines qualités moralesduprophèteMohammed),—qui coïncidefort curieusement avecun texte du Xle siècle que nous avons publié en 1922, d'après Ibn al Azm, qui l'attribuait à Qoshayri (mort 1074)2. (1) Passion d'Al Hallaj, I, 405-406. (2) "Dieu adresse la parole à l'intime de l'âme de trois manières : par une locution externe quel'âme reconnaît pour divine et à laquelle son intime répond; par une crainte qui réduit son intime au silence; par un langage qui lui fournit à la fois parole et réponse, sans que le fidèle s'en rende compte : c'est pour lui comme s'il se voyait en dormant, et comme si ce n'était pas Dieu (qui parle en lui). Il est pourtant certain que c'est là la parole de Dieu, quoique le fidèle ne le sache pas, et que la différence (entre lui et Dieu) disparaisse..."

Les termes techniques arabes qalb (cœur), sirr (conscience, intime), nafs (âme, moi), aql (entendement, intellect), jouent dans les divers textes ci-dessus un rôle spécifiquement constant, caractéristique de la culture islamique, et de l'illuminisme linguistique supranominaliste qu'elle semble développer.

IBN SABcIN ET LA CRITIQUE PSYCHOLOGIQUE DANS L'HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE MUSULMANE (1928) Il est rare de voir des écrivains musulmans exposer l'histoire de la philosophie d'un point de vue critique;et encore plus rare de les voir recourir à la critique interne et psychologique. Car je laisse bien entendu de côté cette critique littéraire purement formelle dont les exemples abondent chez eux, et dont , après Garcin de Tassy, Ahmed Deïf a résumé récemment l'évolution en terre arabe. Les fragments traduits ci-dessous, dont on pourra lire le texte dans un «Recueil de textes inédits concernant la mystique musulmane», actuellement sous presse, — m'apparaissent comme de véritables ébauches de critique interne et psychologique, donc, par cela seul, fort dignes d'intérêt. Etudiant il y a quelques années le Dïwân d'un mystique andalou, Shushtarï (t 1268)1, dont les lvluwashshabat en langue vulgaire servent encore en Syrie pour les Dhikr des Shâdhiliya, j'avais remarqué qu'une de ses qasida classiques (conservée par Ibn al Khatïb) contenait un curieux rudiment de classification historique des chefs d'écoles philosophiques: Hermès et Socrate s'y trouvaient assez étrangement rattachés à Hallâj et à Ibn Rushd, conformément, disait-il, à l'isnad doctrinal de son maître Ibn Sab'in Ghàfiqï2. Je fus amené à réunir méthodiquement les textes dus à Ibn Sab'ïn3 ainsi que ceux concernant sa doctrine; afin de dégager l'originalité véritable de ce philosophe mystique andalou dont Amari, puis Mehren avaient examiné la biographie à propos de ces «Questions siciliennes» 4 adressées sous forme de réponse plus ou moins authentique à l'Empereur Frédéric II ; au moment où ces deux auteurs firent paraître leurs travaux, il n'était guère possible de situer exactement l'œuvre d'Ibn Sab'in parmi celles de (1) Textes ap. Recueil, fasc. 2; trad. ap. Revue Commerce, VI, 1925, p. 157-158. (2) Qasïda "Ara tàlibâ minna'lziyadata"; cf. Ibn Sab'ïn, ms, Oxf., f. 317 a-b (même liste); cf. critique d'Ibn Taymiya (Rasait Kubrâ t. 11, p. 99). — Ibn Sab'ïn acquit assez d'ascendant sur Shushtarï pour lui faire quitter la tarïqa d'Abû Madyan de Tlemcen. (1) Extraits ap. Recueil précité. M. G. S. Colin me communique les bonnes feuilles de sa traduction du Maqsad de Bâdisï : voir sur Ibn Sab'ïn pp. 47-49 et les notes pp. 180182. (4) Le titre exact est à rétablir "Ajwiba yamanïya 'an masaïl saqqalliya".

ses contemporains, comme Ibn' Arabi et cAfif Tilimsani, qui n'avaient pas encore été étudiés1. Ibn Sab'in n'est pas seulement l'aristotélicien averti qu'ont étudié Amari et Mehren, —c'est avant tout un critique hellénisant et mystique des philosophes, —et c'est là ce qui donne à son œuvre toute son originalité. Saforte préparation hellénistique l'a amené à insister, mieux qu'Ibn cArabi, sur l'immatérialité et la personnalité des âmes; et sa théorie de Dieu «suprême principe d'individuation» n'était pas, quoi qu'en ait pensé Ibn Taymiya, une concession, mais bien une réaction contre la tendance moniste des mystiques musulmans de son temps. Son esprit critique se marque à la manière dont il cite ses sources, les titres exacts des ouvrages, dont il compare les deux traductions arabes de la métaphysique d'Aristote; pour chaque question philosophique qu'il expose, il donne un résumé chronologique des opinions de ses devanciers. Reprenant l'essai de Ghazâli2 et d'Ibn Rushd3 il a essayé de donnei un exposé systématique de l'histoire de la philosophie suivant cinq catégories4. Son ton souvent hautain et agressif, qui nous paraît si déplaisant, provient de l'inacclimatation du milieu lettré de son temps à l'esprit critique; Ibn Sab'in sait d'ailleurs rendre justice à ceux qu'il a réfutés5. Comme Ibn Rushd, Ibn Sab'in était condammé, par son hellénisme même, à demeurer sans disciples dans l'histoire de l'Islam. 1 PORTRAITS (Ibn Sab'in, Buddal-ârif, ms.Berlin, f. 38bsq.)6 : (d'IBN RUSHD): «Cet homme (Ibn Rushd) était fou d'Aristote, qu'il exaltait au point de se rapporter à lui, mêmepour le témoignage des sens et pourles premiers principes; eût-il appris que le Philosophe (Aristote) énonçait qu'on peut (1) Il reste encore à trouver quel rôle joua Al Shüzi, qui fut en mystique le maître d'Ibn Sab'in. (2) Ap. Jawiihir, p. 28 et Faysal, p. 46. (3) Ap. Maniihij, p. 19, 72-73. (4) Ap. ms. Berl., f. 36b-4ob. (5) Voir ici (portrait d'Ibn Rushd). (6) La première esquisse de cette galerie de portraits se trouve dans Ibn Tufayl (préf. Hayy, pp. 6-8, sur Ibn al-Saigh, Farabi, Ibn Sina et Ghazâli).

simultanément se trouver debout et assis, — qu'il l'aurait répété et cru. La plupart de ses œuvres sont calquées d'Aristote, qu'il le résume ou qu'il le transpose. Auteur de mince envergure, de petite compréhension, d'imagination puérile et sans intuition, — on doit reconnaître aussi qu'il fut un homme sans amour-propre, plein d'équité, et conscient de ses lacunes. Il n'y a pas à tenir compte de ses thèses personnelles : c'est simplement un disciple d'Aristote. (de FARABI) : «Quant à Farabi, il s'est contredit, il a erré et finalement abouti à l'incertitude relativement à l'âme animale, soutenant que c'était là une illusion et un radotage; puis il douta si l'âme intelligente était «imprégnée d'humidité» (dès la naissance) ou si elle n'était produite qu'après. Il varia d'opinion sur l'immortalité des âmes, ainsi qu'il appert de son Kitiib al-akhlâq1, de sa Milla Fâdila2 et de sa Siyâsa Madaniyc?. La plupart de ses œuvres concernent la logique; sur ses 75 ouvrages, 9 seulement traitent de la métaphysique. Cet homme, le plus compréhensif d'entre les philosophes musulmans, fut le mieux informé de tous sur la science antique (grecque) ; là, il est «le Philosophe», tout court. Il mourut, ayant trouvé et réalisé (son but), —ayant renoncé aux fausses opinions queje viens de citer4; la vérité théorique et pratique lui était apparue, ainsi queje le raconterais en détail si je ne craignais d'être diffus.» (d'IBN SINA): «Quant à Ibn Sina, c'est un illusionné et un sophiste, aussi bourdonnant qu'inutilisable. A quoi peuvent servir ses ouvrages? Il y déclare avoir découvert la «philosophie orientale»5, mais, s'il l'avait découverte, son parfum l'en aurait embaumé, tandis qu'il est resté dans un puits suffocant. La plupart de ses écrits, livres et théories, proviennent des livres de Platon; ce qu'il y a ajouté de son crû est oiseux et ne mérite aucune considération; (1) La vraie béatitude se trouve en cette vie. (2) Les damnés subsisteront. (3) Les damnés seront anéantis. (4) Dans un résumé donné plus loin (f. 103 b —Oxf. f. 335 b) il précise : "Il se rétracta, devint un ascète, professa la vraie doctrine, et inclina vers la voie du soufisme." (5) mashriqiya (vocalisation établie par Goldziher dès 1909, et par Nallino en 1925, R. S. 0.. vol. X, pp. 433-467).

le shifii, son plus célèbre ouvrage, en incohérences1; il y contredit aussi le Philosophe (Aristote), mais, en cela, il est à louer car il y exprime ouvertement ce que l'autre avait celé. Ce qu'il a fait de mieux en métaphysique ce sont les Tanbihât wa-ishiiriit et l'allégorie de Hayy-Ibn-raqziin; étant bien entendu que tout leur contenu provient des «lois» de Platon et de sources soufies, qu'il y a amalgamées. Il les a combinées par esprit d'acculturation4 et d'investigation philosophique, — mais il n'y saurait servir de guide ni pour l'une de ces sources ni pour l'autre.» (de GHAZALI) : «Quant à Ghazâli? Langage sans méthode, sonorité sans élocution, pot-pourri mélangeant les contraires, divagation à couper le souffle. Il est tantôt soufi, tantôt philosophe, en 30 ash 'arite, en 40 jurisconsulte et enfin en 50 il divague. Son lien d'initiation avec les disciplines antiques (grecques) était plus ténu qu'un fil d'araignée3, et de même son lien avec le soufisme. Il n'y entra qu'entraîné par contrainte, simple désir d'apprendre : il considéra alors en soi-même certaines visions imaginaires telles qu'il en survient à celui qui s'exerce à vivre dans la solitude, et il se persuada qu'elles étaient réelles et que telle était la réalité même de l'Accès (à Dieu). Alors que tout cela se passait en son moi, en tant que personnel, et que la Réalité demeure bien au delà, ainsi que la connaissance (réelle). Il semble que Ghazali n'ait pas dépassé le plan mental de ces visions imaginaires4, émanées de l'intellect passif, et qu'il ne se soit pas élevé au-dessus. Mais il faut l'excuser, le remercier même, car il a été, selon l'opinion commune, un des docteurs de l'Islam, qui fit grand cas du soufisme, s'y rallia, qui mourut soufi, selon le témoignage de ses écrits et la tendance de ses intentions. Malheureusement il croyait comme les pythagoriciens que l'intellect (' aql) est synonyme d'âme personnelle, laquelle n'aurait pas à être étudiée séparément, contrairement à ce que d'autres avaient fait : voilà ce qui ressort de ses ma'ârij ,aqliya, de son commentaire des «illusions du cœur»5 ( « tout cela, y dit-il, c'est un corps subtil», en parlant des termes 'aql, rûh, et nafs), de sa classification des arwâh en ses mishkiit, des allusions contenues dans sakïmïyâ et dans d'autres écrits. Son livre de chevet paraît avoir été les rasiiit Ikhwân al-safâ6, car il se montre , en philosophie, aussi imprécis que son (1) Liste de ses contradictions ap. les asfâr de Sadr Shirazi. (2) tamaddun : première apparition de ce terme qui signifie aujourd'hui "civilisation". (3) Mot célèbre (Alüsi, jalâ, 1298 H., p. 51). (4) Il préciseailleurs (f°. goa) : Ghazali n'a pas su discerner les visions intellectuelles en : sincères et menteuses, inventées et inspirées, ou mues par l'intellect animal. (5) Chapitre connu de l'Ibya. (6) La fameuse Encyclopédie Qarmate. _

modèle, pensant que les philosophes grecs identifient nafs et 'aql, que les substances spirituelles ne se différencient pas en espèces ; il affiche, comme cette encyclopédie, une concision extrême vis-à-vis des degrés de 'aql, des 5uqùl matériels, et de leur description. Aussi le but que Ghazâlî s'était assigné ne pouvait-il être atteint, puisqu'il voulait prouver l'identité de 'aql et de nafs dont parlent les soufis, en recourant aux philosophes grecs et à leur terminologie; il n'arrive ni à justifier le soufisme ni à l'exposer correctement, se trouvant entravé et paralysé par les visions qu'il avait eues lors de sa retraite volontaire; ainsi advient à qui se laisse entraîner et s'illusionne; la vérité est chose subtile, elle s'est dérobée à lui comme à ses prédécesseursl.» II Sans instituer ici un jugement d'ensemble sur la personnalité philosophique d'Ibn Sab'in, il nous a paru pittoresque et même piquant d'annexer aux appréciations si sévères qu'on vient de lire de lui sur ses devanciers, — une critique non moins vive de son style, due à l'un de ses successeurs, IbncAbbàd Rundi, mystique andalou, mort à Fés en 7g0/1388, après avoir formé une école d'introspection mystique (grâce à ses lettres de direction) dans son pays natal; Asin Palacios en a retrouvé des traces chez des morisques d'Ubeda au milieu du xvie siècle, et l'on peut se demander si S. Jean de la Croix n'en a pas entendu parler. Les lignes traduites ci-dessus figurent dans le recueil des lettres de direction spirituelle d'Ibn 'Abbâd Rundi2, lithographié à Fès et maintenant peu accessible3. PORTRAIT D'IBN SAB'IN «Je n'occuperais pas mon cœur pendant soixante-dix (jours) à méditer sur le cas d'Ibn Sab'in; non que je le condamne, ni que j'ajoute foi aux accusations lancées contre lui par d'ignorants profanes. Mais j'estime que son style est trop souvent pénible, fatigue le cœui, et le lasse, si bien que (1) Un peu plus loin, f. 41 a, dans un remarquable historique des définitions du terme rùh (esprit) en métaphysique ash'arite, Ibn Sab'in stigmatise le maître de Ghazâlî, Juweini, "cet AbùJahl, cet Aman", qui osa enseigner dans son irshâd que le rûh est chose matérielle; il loue au contraire les rares tenants ash'arites de l'immatérialité de l'âme, comme Ibn Fürak, BaqilIani et Ghazâlî. Il conclut en remarquant judicieusement que l'obstination du commun des ash'arites à nier l'immatérialité des âmes et la substantialité des'uqûl, les réduisait à voir dans toute activité spirituelle un fait direct de Dieu. —C'est là le panthéisme "dynamique"signalé et décrit par Gauthier (R. H. R., 1925, p. 87). (2) Leur compilateur a supprimé les noms des destinataires. (3) P. 197; le texte est reproduit dans notre Recueil.

je n'en retire rien qui étanche mon désir, ou rafraîchisse de sa neige ma pensée intime et secrète. Et comment? N'est-ce pas lui-même qui l'avait dit, en termes définitifs: «tout ce qui est autre (nous) isole (de l'Un), et tout ce qui «isole est chose pénible et imparfaite», —parole répondant certes à la nôtre «tout ce qui est pénible est imparfait et isole, tout ce qui isole est autre, n'ayons donc pas cure d'autres chose, vu leurs «résultats». «Et puis on a dit d'Ibn Sab'in qu'il entendait rendre ses symboles intelligibles, ses cachettes et trésors accessibles (pour les chercheurs). Or, il appert que tel ne fut passonbut, puisque sonstyle nesemaintient pas àun seul et même niveau mais, tantôt, s'abaisse au point que le lecteur se dit : «Ah !je le tiens, il est «pris», et tantôt, s'élève dans l'air qui toubillonne; or , ce sont bien là les tours de ceux qui se jouent de l'entendement des gens,lesacculant àla perplexité et à l'équivoque,à la manière desalchimistes. Ainsi donc,je metrouvais le lire, remontant, redescendant, butant, perdant l'équilibre, escaladant tous les pièges pour cueillir les significations de son style, en me servant de mon imaginative; —à manipuler son volume, ma fatigue et mon désenchantement s'aggravaient, mais je stimulais mon cœur et ma vigueur pour poursuivre cet examen; soudain je laissai le livre derrière moi, et m'en allai lesmainsvides, neretenant plus, enguisede«sandales de I:Iuneïn»l que le verset «Dieu n'impose à aucune âme de loi «qui ne la mette au large». Ah,les vrais cheikhs, ceux-là amollissaient le fer, rendaient les lointains proches, mais le siècle et le monde n'en possèdent plus aujourd'hui: on dit seulement qu'«ils furent». «Quant au style de Shushtari, je le trouve plus aisément intelligible que celui d'Ibn Sab'in; quoique ses zajal (d'Ibn Sab'in)2 aient de la douceur et de l'onction. Voilà mon opinion là-dessus, elle te fera comprendre ce queje pense des ouvrages de ce cheikh (Ibn Sab'in) que tu m'as énumérés. Sije metouvais en mesuredemettre la main dessus,je meremuerais certes pour les consulter, sans aller toutefois jusqu'à me ruiner la santé ni à dépenser, pour les faire copier ou acheter, une somme importante; et cela pour les raisons que je t'ai dites. Quant aux petites pièces et aux zajal de Shushtari, je ressens envers elles de l'inclination et du désir; pour leur enjolivementenmusique3, chantées avec une belle voix, ne m'en parle pas; mais si tu peux réunir une collection de celles que tu auras trouvées, réunis-la. » (1) Proverbe arabe classique (Khuffay Hunayn). (2) On trouvera un de ces zajal inédits dans le Recueil. (3) On voit que dès le XlVe siècle les poèmes dialectaux de Shushtari étaient chantés en Maghreb, probablement comme aujourd'hui encore, en Syrie, pour provoquer l'extase, dans les cercles mystiques. Nous aurions donc là des thèmes musicaux remontant au moins au XIIIe. siècle; il serait intéressant qu'un musicologue averti les recueillît.

NOTES SUR LE TEXTE ORIGINAL ARABE DU "DE INTELLECTU" D'AL FARABI (1930)

L'exemplaire andalou du texte original arabe sur lequel la traduction latine médiévale publiée ci-dessus paraît avoir été faite, — à Tolède, — n'existe plus, et les manuscrits qui nous sont parvenus de ce texte représentent une recension partiellement différente, distincte, notamment quant au titre et quant au colophon. Sontitre arabe est«maqalahfiméanialcaql, lil mucallimal thanialFarabi», —c'est-à-dire «dissertation sur les significations du mot intellect, par le second maître!, al Farabi ». —Tandis que le titre du ms. utilisé par le traducteur devait être «kitâb al caql wa'l ma cqul, livre de l'intellect et de l'intelligible», —titre proche du titre conservé par la traduction hébraïque («kitâb al caql wa'l macqulàt» , «livre de l'intellect et des intelligibles»). Quant au colophon du ms. arabe utilisé par le traducteur latin médiéval, il manque dans tous nos ms. arabes, tous tronqués à partir de «...quod ostendit Aristoteles in [tertio] libro (suo) de Anima» (ici, 1. 298). On pourrait le reconstituer conjecturalement, en comparant sa version latine ancienne à la traduction hébraïque qu'en a éditée Rosenstein2 et que nous donnons ici, latinisée par Rosenstein, à l'Appendice 113. Malheureusement, Rosenstein a étabi son texte hébreu commeune marqueterie, mélangeant trois mss. de recensions différentes, dont une seule, la plus ancienne (ms. de Vienne, cat. Goldenthal, 1851, XXXII, 123) peut dériver directement d'un original arabe, —tandis que les deux autres, plus récentes, du XlVe siècle, celles de Kalonymos-b-Kalonymos (ms. Leipzig, Steinchneider BH 13) et du !pseudo-Samuel-b-Tibbon (ms. Paris n° 110), ont certainement été influencées par la traduction latine médiévale. (1) On sait que le "premier maître", c'est Aristote. (2) Michael Rosenstein, abû Nassr alftirabii de intellectu intellectisque commentatio, Vratislaviae, typis, Sulzbach, 1858, gg+VIII pages,— Nous devons communication de ce texte rarissime, imprimé hors commerce, à l'amitié de notre collègue H. H. Schaeder, de l'Université de Kœnigsberg. (3) Ici, in fine; Dieterici l'a traduit en allemand ap. Alfarabi's philosophische Abhandlungen, t. II, Leyde, Brill, 1892, pp. 76-81.

C'est en I8go que Fr. Dieterici a publié l'édition princeps du texte original arabe, établi d'après deux manuscrits, de Londres, (cat. cod. orient. Mus. Brit., pars secunda, continuatio p. 204, n° 425, Add. Rich 7518, ff. 1-6) et de Berlin (Ahlwardt, Verzeichn. n° 5339, Landberg 368, ff. II7a-120b)1, en ses«Alfarabi'sphilosophische Abhandlungen», tome I, Ledye, Brill, I8go pp. 39-48 (l'apparat critique en est donné aux pp. XXXIIXXXIII). —Ce recueil a été contrefait à deux reprises au Caire: en 13251907 à la librarie Sacadah (majmüC, pp. 45-56), et en 1327-1909 à la librairie Suq cUkâz (kitiib aljamc. 8 rasâ'il, pp. 34-43); après collation de cette dernière édition avec celle de Dieterici, j'ai dû constater qu'elle ne s'en différenciait que par des fautes d'orthographe, sans aucune variante provenant de nouveaux manuscrits. Il existe pourtant un troisième ms. que Dieterici n'a pas connu,et que C. van Arendonk me signala en 1926, à Londres (cat. cod. orient. Mus. Brit., pars secunda, supplementum, p. 453b, n° 980 (Add. 16.660) XIX, ff. 232-237a). J'en avais fait photographier la fin, espérant qu'il comblerait la lacune terminale du texte de Dieterici; mais on l'y observe identique2. J'ai donc renoncé, pour le moment, à entreprendre cette édition critique de l'original arabe du «de intellectu», qui devait, dans ma pensée et celle de l'éditeur de sa traduction latine médiévale, fournir le type d'outil de travail arabo-latin que j'ai décrit ailleurs3. Mais mes premiers sondages m'ont permis de constater que l'édition de Dieterici n'est pas parfaite : s'il l'avait collationnée, tant avec le nouveau ms. de Londres qu'avec la traduction latine médiévale, il aurait choisi, en maint endroit, de toutes autres leçons pour l'établissement de son texte. Je n'en donnerai qu'un seul exemple, la variante D 48 1. 9. Dieterici avait remplacé le texte identique, probablement altéré de ses deux manuscrits, ihtâdhâ, — par la conjecture : ittabadat (al suwar) fï amr al miiddat al 'ûlâ..., ce qu'il avait traduit, page 75, ligne 32, page 76, ligne 1, par «sie wurden nur in Reich des Urstoffs; zu eins»; —alors que l'intervention du terme technique ittihâd, «unification», était inexplicable; —le ms, Londres 980 restitue clairement la vraie leçon, ihtawat, signifiant «inclusion», ce qui correspond exactement à la traduction latine «penetrat», et est confirmé (1) Cité ici : D. (2) Voici les variantes intéressantes des deux dernières pages de ce ms. Londres 980, en regard du texte D : p. 47,1. 6 D : albasar : L : albasir : —p. 471. 10D : restitue : tawassala. = L porte: law ju'ila —p. 47 1. 16 D : ya'ti = L : ya'tihu; —p. 48 1. 9 D : restitue : ittahada == L : porte : ihtawat; —p. 48 1. 15 D : hadhâ = L : hadhâ shay', (3) Ap. Revuedu monde musulman, tome LIX (1925), 331-333.

par le passage parallèle D 42 1. 18. où ihtawat (tilka al surah) est dûment traduit en latin par «infunditur» (ici, 1. 97). L'Appendice I, donné ci-après, fournit du moins une table de concordance entre les termes techniques de la traduction latine médiévale, et ceux de l'original arabe. A ce propos, il faut noter, sans entrer dans un examen critique méthodique de la traduction,—travail qui serait fécond1-, que l'œuvre du traducteur, tout en suivant le sens littéral d'assez près contient mainte gaucherie, et maint aveu d'ignorance (cf.infrà le mot locutores). Elle n'uniformise pas strictement son vocabulaire technique, elle hésite devant certains mots délicats, par exemple taCaqqul, «le fonctionnement de l'intellect», qu'elle rend par des périphrases bizarres et diverses, 1° «ostentator discretionis», 2° «bonitas ingenii», 3° «prudentia». Que le lecteur consulte, d'ailleurs, pour son édification, l'Appendice II, et compare les deux versions latines du colophon, la version Rosenstein faite sur l'hébreu, et la version médiévale publiée ci-dessus : dès la première ligne, il constatera que l'hébreu met au pluriel («formae») ce que la version médiévale met au singulier («formam»), etc.

(1) En voicidesfragments (G = trad.lat. édit. Gilson, D = texte arabe éd. Dieterici) : G. 49-50 = D. 41 I. 6-7 : D. réduplique à tort six mots. G. no = D. 43 I. 5 : G. lit naqshlà où D. a khilqah. G. 163 med. = D. 44 I. 20 : G. saute quatre mots. ce qui brise la suite des idées dans le latin. G. 165-166 = D. 44 1. 23 : texte G. meilleur que texte D. G. 185-186 = D. 45 1. 11, G. 196-197 = D. 45 1. 19-20, et. G. 218 = D. 46 1. 18 : texte D. meilleur. G. 235 = D. 46 1. 23 : par attraction du titre "de anima", G. introduit indûment "anima' ' au lieu d'''intellectus'', durant quatre lignes, comme sujet dela proposition (contre-sens) . G. 252 = D. 47 1. 10-11 : G, saute quatre mots sur "l'air qui s'illumine". G. 267 = D. 47 1. 21 : G. permet de rétablir le texte arabe où il faut lire, contre Dieterici, min naw'au lieu de naw'min ("est de la même espèce que", au lieu de l'absurdité "est une espèce du f genre j"). G. 285-286 = D. 48 1. 11 : G. n'a pas compris le terme technique arabe "îjâd" (existentiation). —et a pris à contre-sens une phrase desix mots.

APPENDICE I TABLE DE CONCORDANCE LATINE-ARABE1 DES TERMES TECHNIQUES abstracta = muntazcah, 88. abstrahere = intizà'*, 86. acquisitio = hsûl, III. agunt (catég.) = tafcal* (usuellment: yafcal), 137. anima = nafs, 44. argumentatio == qiyas, 41. bonitas = khayr, 15. bonum ingenium = jayyid* al ru'yah, 16. celatura = naqsh, 96. certitudo propositionum = al yaqin bi'l muqaddamàt, 45. cognitio prima = maCrifat 'ùlâ, 44. comparatio = nisbah, 229. consideratio = ta'ammul, 46. creatio = khilqah (litt. signature divine), 107. cubicum = mukaccab, 107. demonstratio = burhân (syn. : probatio, 71), 58. descensus = inhitât, 222. dictio = qawl, 124. discreta (quidditas) —munhàzah (màhiyat), 104. dubitatione (sine) == bâdi al ra'y al mushtarik* (litt. : au témoignage du sens commun), 79. elementa = istaqsàt, 222. eligere —istinbât*, 60. erectio = irtiqâ, 229. esse = wujüd, 131. essentia = dhât, 86, 104. estimatio -- wahm, 98. fides = din (litt. dénomination confessionnelle), 13. forma = sùrah; — + corporalis = + jismàniyah, 94, -11. (1) Quand la concordance n'est pas grammaticalement exacte (un substantif rendu par un verbe, et non par un substantif), —le terme arabe est suivi d'un astérisque. Les chiffres renvoient aux lignes du texte latin.

generacio == takwîn*, 287. hyleata (materia) = hayülâniyah, mâddah, 226. ignotus = majhûl, 274. illuminatio = ishfâf, 244. indivisibiles = ghayr munqasimah, 288. inductio ==istiqrà (+ au début, par approximation, ce mot est rendu par «animadvertes*» 36), 77. ingeniosus = dâhî, 62. intellecta (pluriel neutre) —macqûlât (sg. macqùl), litt. «choses intelligées», 117, sqq. intellectus = caql; + adeptus = + mustafâd; + in effectu = + bi'l ficl; + in potentiâ = + bi'l qüwah, 81 sqq. intelligentia agens = caql fac câl, 83. intentio = macnâ (litt. signification), 126. irradiatio = istinârah (litt. action d'allumer), 244. iudicia ==qaçlâyâ, 53. locutores = mutakallimùn (litt. les théologiens de l'Ecole, muctazilites, puis ashcarites, par opposition aux philosophes; sens souvent méconnu dans les traductions latines médiévales), 4. malitia = sharr, 16. materia prima = mâddah 'ùlâ, 224. meditatio = fikr, 42. metaphysica = mâ bacd al tabicah, 9. modus = nahw, 144. mores = akhlâq, 48. mundus = câlam, 146. natura = fitrah (litt. la marque divine dans la création), 42; sha'n, 52. necessarius = dhurüri, 41. oppositio = muhàdhah, 244. ordinatio = tartib, 277. patiuntur (catég.) = tanfacil* (usuellement: yanfacil), 137. perfectio = kamâl, 215. peritus = dhû ra'y, 69. praedicamenta = maqülât, 138. premeditatio ==fikr, 45. principia = mabâdi, 46. privatio = cadam, 243. probabilis apud omnes == al mashhûr fi bâdi al ra'y cind al jamic, 34. propositiones —muqaddamât, 41.

proprietas = tabc (litt. caractère naturel), 42. prudens = façlil, 27. prudentia == tacaqqul (cf. suprà), 19, 62. putare = zann*, 14, 76 (litt. supposer, à tort). qualia (catég.) = kayf*, 136. quando (») = mata, 135. quantum (») = kam, 136. quidditas = mâhiyah, 105. respectu (in) = idâfah (bi'l) (litt. par rapport), 156. scientiae speculativae = culum nazariyah, 47. sensus = macna, 185. sententia communis = al ra'y al mushtarik cind al jamiC, 35. separatae (formae) = mufaraqah (suwar) (litt. immatérielles), 231. situs = wa1c, 135. subjectum = mawdùc (litt. suppôt), 2og. superare = tafâdul*, 213 (67). species = nawc, 267. sphericum == mudawwar, 107. ubi = ayn, 135. universitas = jumlah, 148. universalis = kullï, 41; — universaliter = macnâ kulli*, 20. vera (propositio) = sâdiqah (muqaddamah), 41. virtus = fadilah (trad. au début à tort par «probitas», 13) 40. visio = basar, 241. voluntariae (res) = irâdiyah ('umùr), 51. APPENDICE n 1

Sed quaeret quisquam, quamobrem, cum formae sine materia esse possint, cum hac sint conjunctae, et qua de causa perfectiorem naturam amittant et imperfectiori accommodentur. Quodsi quis contendat, hoc fieri eo consilio ut materia perfectio5 rem adipiscatur naturam, necessario inde sequitur, formas propter materiam solam existere, et hoc quidem Aristotelis sententiae contrarium est. Jam asseri potest, omnes has formas in intellectu activo existere

in potentia tantum. Sed quod nos dicimus «in potentia» non ita acci10 piendum est, intellectum activum ea virtute esse praeditum, ut has formas in se recipiat quae postea demum ei inhaereant, sed significamus illo vocabulo "in potentia" intellectum activum formas materiae imprimere i. e. inesse in ea facultatem formas materiae tribuendi. Postquam materiae formam tribuit ex illa, quas inter illas in15 tercedit, conditione segregata colligere et appropinquare studet, ita ut perveniant ad intellectum receptum, quo continetur natura humana, id est homo cum omnibus, quae suam naturam constituunt, homo, qui quum maxime appropinquat ad intellectum activum. Qua re continetur summa felicitas hominis et vita coelestis, hoc acquiritur summa 20 hominis perfectio et summum, quod ejus naturam constituit i.e. quum cogitatio ejus semper in eo erit occupata quod summam ejus efficit perferctionem, qui est finis vitae coelestis. Etenim quum cogitatio in nulla alia re versabitur, nisi quod in sua est natura, et quum omne ejus studium eo tendit, ut se ipsum et suam naturam, voluntatem et 25 actiones, ut unum quoddam, amplectatur, tum quidem, ut sit, non amplius egebit materia substrata tanquam corpore, neque ut agat materia adjutrice neque omnio corporeo instrumento. Infima intellectus conditio est, quum, ut existat, corpore eget tanquam materia et nihil aliud est, nisi corporis forma aut omnino 30 corpus. Superior est conditio ejus, qui, ut sit, materiam non requirit, sed tantum ad agendum et faciendum viribus corporis eget, quae eum adjuvent v. g. sensibus, imaginandi vi et quae sunt generis ejusdem. Summa perfectionis conditio est illa, de qua supra disputavimus. Intellectum activum esse, commemoratur in libro de anima. 35 Intellectus autem activus non semper in agendo versari videtur,sed modo agere, modo non agere. Quae agendi intermissio necessario indicat conditionis mutationem, ita ut ab altera conditione ad alteram transeat. Quodsi haec ita fieret, ut summam, quae ei est, perfectionem, non semper exhibeat, haec quidem commutatio non con40 ditionum, sed naturae suae mutatio esset, quum ipsa summa perfectio naturam ejus constituat. Tum quidem modo in potentia esset, modo in actu et quod ille in potentia esset, id materia in actu esset. Atqui jam supra demonstravimus, intellectum activum nunquam cum materia esse conjunctum, ex quo efficitur, eum semper esse in 45 suprema perfectione, tamen ex altera in alteram conditionem transeat necesse est. Qua re defectus non in ipsius natura, sed in eo quaerendus est, quod non semper idoneas res, in quas agat, invenit, quippe, materia non suppeditante, quae formis quibusdam substratum esse possit aut aliud existit impendimentum extra ipsum, quod actioni officiat aut

50 utraque adest causa. Qua ex disputatione illucet, intellectum activum nequaquam omnium , quae extant, rerum principium 'haberi posse, quum, ut agat, materia adsit et impedimentum desit, oporteat. Quam ob rem in ejus natura non satis est virium, ut omnes res perfectas reddat, multas nimirum res naturales ad perfectionem evehi nequit. Qui 55 ejus naturae defectus demonstrat eum pendere ab alio quodam extra eum auctore, ideo superius principium et alia causa adsit necesse est, quodintellectui activo ita tantum subvenit, ut materiam ei ad agendum praebeat. Apparet res, in quas intellectus activus vim habet aut corpora, aut corporum vires esse, quae tempore nascuntur atque intere60 unt. In libro de generatione et corruptione jam satis demonstratum est , primitiva et in his corporibus agentia principia coelestia esse corpora, quae quidem intellectui activo materiam subtrataque praebeant, in quae agat. Et quodque corpus coeleste a motore movetur, qui nec corpus nec vis est corporis, qui ejus et illorum quae ei sunt propria, 65 causa deprehenditur. Qui motor ad illa corpora ita refertur, ut eorum causam in se contineat. Quorum corporum coelestium sphaera prima est motor perfectissimus, reliquorum autem perfectissimus est primi coeli motor. Quoniam primi coeli motor duarum diversarum naturam est principium, quum et primum coelum, quod aut corporeum 70 est aut in corpus transit, hoc motore nitatur et quumstellarumfixarum sit motor nec corporeus, nec unquam ex corpore egressus, nullo pacto duae diversae naturae uno et eodem principio niti possunt, sed duobus nituntur. Quorum alterum perfectius, quod nonest corporeum, spectat ad causam perfectiorem, alterum contra, quod quoniam corporeum 75 minus perfectum est, ad inferius. Itaque hic naturam suam in duabus exhibet naturis, in utraque eodem modo adsit necesse est. Nulla igitur causa subest, ex qua duplexejus natura deduci possit. Qua re fieri non potest, ut primi coeli motorsupremum omniumprincipium sit, sed alio prin- cipio eget, quod revera superiori natura est, qua ipse. 80 Quodsi coeli primi motor nec invenitur in materia, neque versatur in materia, necessario sequitur, eum intellectum esse, qui et se ipsum et suaenaturae principium intelligat. Liquet igitur, illi, quod suaenaturae principium cognoscit, perfectiorem inesse naturam, ipsius vero naturam multo inferiorem. Atque quum naturam suam in dua principia dividat, 85 praeter haec dua aliud quid assumatur non oportet. Principium autem a quo primi coeli motor accipit naturam, necessario omnino simplex est, neque praeter hoc perfectius quidquam potest inveniri neque hoc ipsum aliud habet principium. Qua de re, omnium principiorum putandum est principium et omnium go rerum origo. Atque hic quidem est intellectus, quem Aristoteles in

libro de metaphysicis commemorat. Quamquam quivis eorum, de quibus supra disputavimus, dicitur intellectus, hic unus vocatur intellectus primus et origo omnium quae sunt, primum ens, primum unum, primum verum. Reliqui autem hoc principio solo fiebant intellectus 95 eo, quem diximus, ordine. Sed quae res quas diximus excedunt, àttingere, non est nostri consilii. Atque perfectus est liber de intellectu intellectisque. Gloria sit principiorum principio omni laude superiori. APPENDICE IH REMARQUES (la pagination se réfère au travail initial de M. Gilson) P. 21: l'arabe n'ayant qu'un seul terme, caql, correspondant au couple intellectus-intelligentia, qui apparaît dans la traduction latine, —il faut chercher ailleurs l'origine de cette curieuse dissimilation: l'hébreu rend toujours caql par Shegel, sans article, sauf pour ha shegel hapû'al, l'intellect actif; et c'est peut-être l'article ha qui a induit le traducteur en latin (un juif) à changer ici «intellectus» en «intelligentia». Cfr. Ibn Gebirol. P. 27: le style technique arabe d'Alfarabi est difficile et tourmenté (Cfr. sa risâlafïl müsïqï), il n'a pas la clarté de celui 'd'Avicenne. P. 76: la «confession philosophique» (munqidh) d'Algazel, —et les remarques d'Ibn Sab'în à cet égard (trad. ap Mémorial Henri Basset, Paris, t. II, 127-128) conduisent à penser qu'Algazel fut beaucoup plus profondément impressionné par la lecture des philosophes hellénisants. P. 132: la restitution cavatio > creatio de M . Gilson est justifiée par l'arabe (Khilqah, littéralement la «marque divine» signant, «caractérisant» la chose créée, la différenciant ainsi des autres créatures).

LE CHRIST DANS LES EVANGILES, SELON AL-GHAZALI (1933) INTRODUCTION 1 L'histoire si complexe et si touffue de l'apologétique islamique contra christianos est dominée par quelques grands noms, qui tranchent sur le fond épais d'une masse de polémistes dont j'ai esquissé au Collège de France les tendances (cours de 1928 - 1929), et dont je compte publier la bibliographie. J. Spiro a traduit Ibn al Turjumân, en français; Ignazio di Matteo a analysé Ibn Taymiya, en italien; Asin Palacios a traduit Ibn Hazm, en espagnol; sans parler de cinquante «auctores minores» présentés plus ou moins intégralement au public européen. Mais on y chercherait en vain le nom de Ghazâlî. S'il est, cependant, un auteur musulman dont l'opinion sur le christianisme mériterait attention, c'est lui, que l'on a comparé à Saint Augustin, à cause de son autobiographie où il nous confesse son évolution religieuse, sa «conversion», depuis ses cours de droit shâficite et de théologie ash'arite jusqu'à ses recherches en philosophie grecque et en shicisme ismaëlien: pour finir, après une retraite ascétique momentanée, après unessai pour «revivifier» mystiquementet moralementle culte islamique, dans une retraite quasi philosophique, à 54 ans. Que Ghazâlî eût réfléchi sur le christianisme, on l'a souvent supposé: l'orientation de sa pensée vers la morale et la mystique l'y prédisposait. Mais sous quelle forme? La dogmatique chrétienne n'a jamais eu les sympathies de Ghazâlî, et sans le blocage intentionnel et rusé de deux citations, le jacobite Ibn al Tayîb n'aurait pu entraîner le P. Sbath à soutenir en 1924 que, selon Ghazâlî, le mystère de la Trinité pouvait être fondé en raison1. Deson côté Asin Palacios avait présenté, en 1914, un fragment du qistàs de Ghazâlî (dont nous donnons en note2 la traduction intégrale), comme (1) Sbath, mashrà, Caire, 1924. p. 25; cfr. ici infrà. (2) Ghazâlî, qistâs, 2. éd., Caire, s. d., p. 60 : (Reprochant à son disciple de ne s'attacher encore qu'à l'écorce des choses, au lieu d'en pénétrer le cœur, Ghazâlî veut lui montrer qu'une vérité présentée sous forme désagréable lui répugnerait, comme ferait un remède amer, non étendu d'eau) :

un aveu «arraché à ses lèvres», prouvant que Ghazâlî reconnaissait à la dogmatique chrétienne («à part la Trinité» (sic) )une grande part de vérité. Selon le contexte du qis/as, en fait, Ghazâlî propose à son disciple, comme un exercice d'hygiène mentale, de remplacer dans la shahâda musulmane le nom de «Muhammad» par celui de «Jésus»: pour triompher de toute répugnance confessionnelle, se libérer des définitions familières et des formules usuelles, afin de s'attacher uniquement à la recherche d'une intuition intellectuelle monothéiste de plus en plus pure, transcendant tous les modes de pensée. Lorsqu'il écrit le qistâs, Ghazâlî ne s'intéresse plus à l'originalité structurale dogmatique, il n'y « avoue » pas plus de sympathie pour le dogme chrétien que dans le mishkât1 pour le dualisme mazdéen. Dans cette dernière période de sa vie, en effet, Ghazâlî, n'apprécie plus la distance des âmes à Dieu suivant les rubriques confessionnelles (monothéistes, mêmes, ou non)2, mais en les classant sous quatre catégories ou «voiles» : la plus éloignée («voile de la pure ténèbre») comprend les hommes asservis à leurs vices; la seconde («voile clair-obscur»), les prisonniers de leurs perceptions sensibles [des fétichistes jusqu'aux mazdéens], de leurs imaginations anthropomorphiques, et de leurs concepts abstraits; la troisième («voile de la pure lumière») contient les voyants, devenus synchrones au rythme même de l'Esprit démiurge (mufâ')3 qui meut l'Univers; enfin la quatlième, passant outre, est consumée dans l'Un, transcendant et immobile. La dénomination confessionnelle de «chrétien» ne correspond "Si l'on te demandait [par exemple] de réciter [au lieu de la shahâda musulmane] : "Il n'y a pas de divinité excepté Dieu, et Jésus est l'envoyé de Dieu", ta nature y répugnerait, tu répondrais que c'est la formule des chrétiens... Et pourtant, cette formule est vraie, et le chrétien n'est détestable, ni à cause d'elle ni à cause de ses autres articles de foi; sauf deux,l'un "Dieu est le troisième de trois", et l'autre "Muhammad n'est pas un envoyé de Dieu"; car, pour tous les autres ils sont vrais".- Cf. Asin Palacios, la Mystique d'al Gazzâlî, sp. MFO, Beyrouth. 1914, t. VII, p. 100. (1) Mishkât, éd., Caire, 1322, p. 53; trad. Gairdner, the Niche, London 1924, p. 93. (2) Mishkât, éd., Caire, 1322, p. 47-57; trad. Gairdner, /.c. p. 88-98. Cf. au contraire, les cercles concentriques de Swedenborg. (3) Chez Ghazâlî, ce rûh. al amr (cf. Qur. XLII, 52) est un ange démiurge qui meut hiérarchiquement l'ensemble des sphères confiées chacune à un ange subalterne; son impulsion (cf. le premier 'Aql des philosophes), est toute externe, et mécanique. Chez Hallâj, le rûh, qui persuade au cœur d'obéir à l'amr (cf. Passion, 663, 515, 298), est une émanation divine qui sanctifie et transfigure les cœurs par le dedans; c'est lui le Témoin Eternel (shâhid alqidam), qui suscite les "témoins actuels' 'de Dieu (cf. Suhrawardî d'Alep). —L'idée de ce rûh démiurge, nettement supérieur aux Anges, et donc à Gabriel (Qur. XCVII. 4), est ancienne : les Khattàbiya (Sînîya) l'identifient à Salmân, Fayyâd et les Mîmîya, Sahl Tustarî, H. Tirmidhî, Kîlânî, Ibn Qasyî, Ibn al cArif et Niazi, à Muhammad (d'où son identification au "Paraclet"; où Jésus devient son "fils" selon Ibn Qasyî : Recueil, 103; dîw. 32). Ghazâlî rend ici (f. 20 b) Paraclet par mu'tamin (sic : pour mughîth).

spécialement à aucune de ces catégories, tout au plus l'Incarnation le feraitil ranger dans la deuxième section de la seconde catégorie (anthropomorphistes), et la Trinité dans la troisième section de la même catégorie (pluralité réelle d'attributs en Dieu) ; mais visiblement, cette classification universaliste1 n'a plus rien de confessionnel. Reste l'étude psychologique, des personnalités; celle de la personne du Christ. Ghazâlî ne la cherche pas dans la représentation collective, idéale, que s'en fait la chrétienté de son temps et qui la dirige en sa vie; à part une allusion scandalisée au jeûne canonique du samedi saint institué en l'honneur de l' «ensevelissement du Créateur» (sic. ; ff. 40 a-b), il ne déchiffre pas le sceau du Christ sur la vie sociale et les œuvres de l'Eglise, arts, prière liturgique, vertus et vœux, sacrements. Il n'a eu connaissance du Christ que par des textes, des hadîth,«logia» ascétiques qu'il utilisa dans YIhya2, et qui lui ont fait désirer consulter les Evangiles. Et un jour vient où il en aborde l'étude, vraisemblablement à Alexandrie, après sa retraite à Jérusalem; vers l'an 495/I1013. Il l'a résumée dans un opuscule inédit intitulé al radd al,j*amîl li iltihiyat,Isti bi sarîh al Injîl (le catalogue d'Ayâ Sûfiya (1304 h., p. 134) porte al radd aljamîl calâ sarîh al Injîl ; cfr. Brockelmann I, 422, n° 22); qui paraît identique à al radd aljamîl calâ manghayyara l [Tawra wa'l] Injîl signalé par Steinschneider4 d'après Hàjjî Khalîfa. En 1929, le P. Sbath en a publié deux fragments, d'après l'extrait malheureusement déformé qu'en avait fait Abû'l Khayr Ibn al Tayîb, écrivain jacobite du XIIe (et non Xle) siècle, en son radd calà'l muslimîn5. L'oeuvre entière subsiste à Istanbul : nous remercions la confraternelle courtoisie de M. F. Etem, conservateur de la bibliothèque de l'Université de nous avoir permis, grâce à des rotographies, d'entreprendre sur le ms. AS 22461 l'étude dont nous donnons ici les premiers résultats (cfr. ms. 2247), avec documents traduits en annexe. (1) Cf.l'universalisme assez différent de Hallâj, ap. Recueil, 1929, p. 58-59. (2) On les trouve réunis dans S. Zwemer, maqâm al Masîh al makînfi "Ihyâ'ulûm al dîn" Caire, C. M• S., 1917, 46 p. ; cf. Asin Palacios, Inftuenciasevangelicas, ap. Or. StudBrowne, 1922, 13-22. (3) Probablement après la prise de Jérusalem par les Croisés. (4) Steinschneider, Polemische und apolog. literatur.. Leipzig, 1877, p. 48, n° 31. (5) Sbath, Vingttraités... d'auteurs arabes chrétiens, Caire, 1929, p. 176-178.

II Au point de vue critique textuelle, Ghazâlî, comme les Ismaëliens, accepte loyalement le textus receptus des Evangiles; il n'accuse pas les chrétiens d'en avoir falsifié la lettre, ce qu'il entend attaquer, c'est leur fausse interprétation du texte (tahrîfnon bïl lafz sauf f. 40 b;mais bi'l ta'wîl). Ghazâlî, qui ne s'intéresse, ni aux variantes discordantes, ni aux «antilegomena», essaie de saisir la pensée maîtresse du texte; sans s'attarder, comme son maître Juwaynî1, ou surtout comme Ibn Hazm, à l'établissement du texte, il a tenu à se référer avec l'admirable franchise que l'on sait, aux originaux bibliques; à trois reprises, il nous en cite des fragments, qui mériteraient une étude: l'un en hébreu (Exod. IV, 6; f. 4b) Wehennayâdhû musûrâcath kii[l] shûlag, qu'il traduit : wahadhihiyaduk (sic) barsà ka'lthalj; un autre (araméen, d'après une transcription en lettres coptes?) ,Eloüy, ,Eloüy, lîmâ sâfakhthanî (Marc, XV, 34; f. 1ga); une troisième en copte (bohéïrique ? f. 39a) : wuh bisâjî 'affâraw sarkis )Jo, I, 14; grec «kai 0 logos sarx égénéto», f. 39b), pour prouver que ce n'est pas le verbe sara mais sanaca qui rend en arabe le verbe copte affâra. Il y aurait à étudier la provenance de la version arabe où il puise ses autres références aux Evangiles. On trouvera, plus loin, l'analyse de ce petit traité. Basé surtout sur le quatrième Evangile, «le plus sûr, d'après eux (= les jacobites ? ) », il marque une étape dans la pensée de Ghazâlî. Au lieu de se borner à considérer l'admiration ignorante des foules comme seule responsable de la divinisation de Jésus, il reconnaît ici queJésus a prononcé véritablement des «locutions théopathiques» : il dit que d'ailleurs il faut n'y voir que de simples métaphores2, comme il l'avait insinué antérieurement pour des paroles extatiques analogues échappées à des saints musulmans (Bistami, Hallâj) ; mais par une démarche d'esprit singulière, qui sent un peu trop la précaution tactique, il déclare que si, par un privilège spécial (khusûsîya) à la communauté religieuse qu'il fondait, Jésus a reçu de Dieu permission d'user librement d'un langage théopathique, ce privilège n'a été concédé depuis à aucun musulman (donc la condamnation de Hallâj reste chose jugée). Il faut noter également la curieuse discussion métaphysico-grammaticale qui clôt l'opuscule en justifiant sa théorie d'un «privilège exceptionnel» accordé à Jésus: les actes humains de Jésus peuvent être légitimement attri(1) Ap. Shifâ al 'alîl (ms. AS 2246, ff. 55a-71a). (2) Cf. Jahiz.

bués directement à Dieu, parce qu'en lui, dès sa naissance miraculeuse, il ya eu suspension des causes secondes, et prise directe de la volonté divinet, coïncidence constante en lui du décret divin (irâda) et du précepte (amr); qu'il ne transgressajamais, et dont le le rythme se confond ainsi avec celui du décret2 [comme cela a lieu éminemment pour le démiurge suprême, moteur du monde, le mutac: que Ghazâlî définira dans les mishkât et qui est identique, Gairdner3 l'a prouvé, avec le Rûh al Amr coranique]. Ghazâlî en conclut ici qu'il faut vocaliser, dans Qur. XXXVI, 82 «kun fayakûnu» (et non pas «kun fayakûna») ;«Dieu lui dit:«sois ! »; et elle est» (et non pas «Dieu lui dit:«sois»: afin qu'elle devienne»), car le commandement divin «sois» est ici cause directe de l'acte produit; Jésus n'est agent qu'en apparence5 : cette «sainteté» est appauvrissement radical (kenôsis), non pas transfiguration nuptiale. III ANALYSE ET EXTRAITS TRADUITS 1. —Analyse du raddjamîl (msAS22461,waqfdu sultan Mahmûd 115 I. —Introduction (ff. ib-6b): Pour établir la divinité de Jésus, les chrétiens: 1°se mettent à l'école des philosophes grecs (définition de l'unionàDieusoit commeunmélange de deux substances, soit comme l'union de l'âme avec le corps; au moyen de syllogismes vicieux), sans réfléchir aux conclusions impies des philosophes (f. 3b); -ou bien, 2": présentent les miracles de Jésus comme preuves de sa divinité, sans se souvenir des miracles des prophètes juifs qu'ils admettent. II. — Examen successif de six passages (nusûs) de l'Evangile de S. Jean6, les deux premiers paraissant impliquer que Jésus est seulement (1) Passion, p. 687. (2) Passion, p. 625-627. (3) Gairdner, TheMicheforlights, 1924, p. 18-23. (4) Cf. Ibn "Arabî,fusûs, § XV; Ibn Sab'în, ms. Oxford, f. 34oh (et 321a). (5) L'incipit (f. ib porte après la basmala et la tasliya ("Khayr Khalqihi") : fa'annî ra'aytu mabdhith al JVasârd al muta'allaqa bicaqâïdihim da'ifat al mabânî. Le colophon (f. 54a) porte, avant le souhait final et la taslîya ("Khayr Khalqihi, wa Alihi waSahâbatihi") ; hadhâ âkhir mâ aradnâhu wa waPadnâ bihifz' bayân cadam dalâlati'l nusûs 'alâ ilahîyatihi, wacadamhamlihâcalà mâyarudduhu al caql, waljamc bayn mayactaqidûna mubâyanatahu. (Le copiste a ajouté : Nagiza'l Kitab bikamâlihi.) (6) Jo. X, 30 et XVII, 11 (fin); Jo. XVII, 17-18; Marc XIII, 32, Jo. XVII, 1-3 et VIII, 39 (fin) —40 (med.) [avec VIII, 26, et XII, 49-50].

Dieu, le troisième qu'il est à la fois Dieu et homme, les trois derniers qu'il n'est qu'un homme — (ff. 7a-2oa). III. —Théorie personnelle de l'auteur sur la locution théopathique, «privilège exclusif» (khusûsiya) de Jésus, n'ayant de valeur que métaphorique; critique desjacobites (f. 22a), melchites (f. 26b) et nestoriens (f. 30b); la «filiation» divine deJésus n'est que métaphorique (f. 33b —(ff20b 40a). IV. —Solution de trois difficultés:Le Verbe s'est-il «fait chair»(f. 40b) ; Jésus a-t-il «existé avant Abraham» (f. 44b) ; Dieu n'est-il pas cause directe des actes de Jésus (f. 47a), d'où discussion grammaticale (cf. Fârisî, Kisa'î, Ibn cAmir) sur la vocalisation de l'expression coranique (Kunfayakûn (u) (f.5Ib) - (ff 40b - 54a), . 2. —Extraits : La locution théopathique (raddjamîl, f 20b —21a): «Ici doit intervenir une considération: c'est que l'emploi (licite) du langage métaphorique que nous venons d'étudier, c'est-à-dire l'usage général du terme de bulûll, et de l'expression «Moi et le Père nous sommes Un »2, n'a nullement été concédé, ni au fondateur de notre Loi révélée (= Muhammad), ni à aucun d'entre les musulmans. Mais que d'autre part Jésus, lui aussi, était le fondateur d'une Loi révélée, —et que chaque loi révélée jouit de privilèges qui lui sont particuliers. Or, comme Jésus, lorsqu'il usait librement de ces termes, s'est dégagé du soupçon de les entendre suivant leur sens littéral, en les présentant comme des métaphores, il demeure prouvé qu'il avait bien été autorisé par Dieu à en user librement et à recourir à ce style métaphorique»3 3. —La Trinité (raddjamîl, f. 36a 1. 9 —f. 37a 1. 12) : A. —«les chrétiens croient que l'essence divine, une quant au «suppôt» (mawtjû') comporte des aspects. —Si on envisage cette essence relativement à un attribut dont l'existence n'implique l'existence préalable d'aucun autre attribut (p. ex. : wujûd, l'existence), c'est l'hypostase appelée «Père». —Si on l'envisage comme qualifiée par un attribut dont l'existence implique l'existence préalable d'un autre attibut (p. ex. : cilm, la science: car (1) "Abî hâllfiya'" (f. IIb) "hallafînâ" (f. 39°, 47a), etc. (2) Jo X, 30. (3) C'est peut-être cette curieuse concession qui a détourné les auteurs musulmans postérieurs d'utiliser la raddjamîl; je n'en ai pas repéré de citation chez eux.

une essence ne saurait être douée de science sans se trouver au préalable douée d'existence), c'est l'hypostase appelée «Fils». —Et si on l'envisage en tant qu'essence constituant pour elle-même son propre objet de connaissance (macqûl), c'est l'hypostase appelée «Esprit Saint». —Ainsi l'essence divine, une quant au «suppôt», est qualifiée par chacune de ces hypostases. B. —Il ya [d'autres] chrétiens1 qui disent: l'essence divine, envisagée en tant qu'essence, sans aucune spécification, c'est-à-dire l'intellect pur (= sans contenu), c'est l'hypostase appelée «Père». — Envisagée comme sujet prenant connaissance de soi-même, c'est-à-dire l'intelligence (en acte), c'est l'hypostase appelée «Fils»ou «Verbe»; —et si on l'envisage en tant qu'essence saisie par elle-même comme son propre objet de connaissance, c'est-à-dire l'objet connu, c'est l'hypostase appelée «Esprit Saint». N.B. —En donnant ici la traduction complète de ce passage, —parce que le texte qu'en a conservé Ibn alTayîb présente deslacunes et deserreurs, —nous devons faire observer que cet écrivain jacobite a commis une déformation intentionnelle pour préparer cette conclusion inouïe que «Ghazâlî, en donnant ces deux passages explicitement, a démontré le bienfondé de la foi des chrétiens pour qui est au courant des sciences philosophiques» (sic). En insérant, immédiatement après les deux extraits, la phrase suivante de Ghazâlî: «Une fois les significations bien établies, il n'y a plus d'ambiguïté dans les termesni dans le vocabulaire adopté par les spécialistes.» Or, cette phrase figure bien dans le radd jamîl, mais vingt lignes plus loin (f. 37b, 1. 8-9); où il ne s'agit plus du tout de la cohérence logique de cette seconde explication de la Trinité, mais du début du quatrième Evangile; dont Ghazâlî vient d'inférer que l'éternité affirmée du Verbe divin (Jo. I. 1.: f. g7b,1. i-seq), nesignifie pas queJésus est Dieu, mais que la science divine (cilm = calim = kalima) est un d'entre les attributs divins ab aeterno. Car, argumente-t-il, ce Verbe ne peut être que la divinité envisagée sous l'aspect de la science, mais non pas la nature humaine de Jésus, soit seule (c'est obvie), soit en tant que connectée à la nature divine (cette connexion est contingente), soit en tant que «troisième substance» (les Jacobites supposent que la substance du Messie, Homme-Dieu, issue de l'union de l'humanité et de la divinité, en est distincte : mais alors elle est contingente). Et c'est là qu'il conclut par la phrase terminale : «Une fois les significations bien établies, il n'y a plus d'ambiguïté dans les termes (1) Ghazâlî, apparemment, n'est pas satisfait de la première série d'équivalents proposée (wujûd, cilm, macqûl), qui est hétérogène (la série classique est : wujûd, bayât, cilm : Ibn Rushd, kashf, 58). La seconde série (caql, câqil, macqui) est homogène.—Cf. l'imâm Qâsim (éd. di Matteo, 1022, p. 345) et Bâqillânî, tamhîd, ms. Paris, 6090, ff. 22b-3ob.

ni dans le vocabulaire adopté par les spécialistes.» Le blocage indû commis par Ibn al Tayîb a induit en erreur son savant, le P.P. Sbath, lorsqu'il l'a utilisé en le paraphrasant dans al lvlashré. Remarquons ensuite que ces deux «explications» de la Trinité font coexister, conformément à Ibn Kullâb et à Ashcarî, plusieurs aspects (macânî) réellement distincts dans l'essence divine, ce que la théologie thomiste condamne (S. Th. d'Aquin, Contra gentes, I, 23, in fine; Passion, 649). 4. -L'Incarnation (raddjamîl ff. 2Ib - 22h, 26b, 31a): «Ils ( = lesjacobites )1 croient que Dieu a créé l'humanité de Jésus, puis y est apparu en s'unissant à elle; et ils définissent cette union (ittihâd) en disant que Dieu «est venu pour Jésus et enJésus», suivant la mêmeconnexion que celle de l'âme avec le corpS2 ; ensuite, que cette connexion a produit une troisième substance (baqîqa thâlitha) distincte des deux premières, et que ce composé de nature divine et de nature humaine est doué, par conséquent, de tous les attributs de l'une et de l'autre(ce qui les fait tomber dans des absurdités blasphématoires. Toute substance composée dépend de l'existence de ses parties et de leur combinaison en proportions spéciales, chaque partie se trouve donc dépendre de l'autre; la nature divine y dépendrait de la nature humaine, ce qui est absurde).» (Id. f. 26b) : (Ghazâlî, réfutant ici les melchites, constate qu'ils n'admettent pas de mélange, eux, entre les deux natures divine et humaine qui restent juxtaposées. Que pour eux le Messie (= la personne de Jésus) n'est qu'une des hypostases divines et qu'ils maintiennent pourtant qu'il a été crucifié. Que pour eux (sauf pour quelques muta'akhkhirîn) la nature humaine en Jésus n'est pas un individu (insânjuz'î), mais l'humanité non individuée (insân kullî)3, et il y objecte que cette humanité-là n'est qu'une idée générale, n'existant pas hors de l'esprit. (Id. f. 31a): (Ghazâlî, réfutant ici les nestoriens, dit qu'ils réduisent la divinité deJésus à une union(ittihâd) entre les deuxvolontés (mashîya) divine et humaine. Mais quelle volonté divine? Si c'est le commandement d'observer les cinq préceptes de la loi (islamique), c'est vrai de tous les fidèles sincères. Si c'est le décret divin de la prédestination, c'est absurde. D'autre part, il n'y avait pas union, mais conflit, entre la volonté deJésus voué au salut desJuifs et celle de Dieu décidé à les perdre (Cf. pour le figuier (1) (2) ainsi la (3)

Comp. f. 6b. Ici s'arrête volontairement l'extrait fait par le jacobite Ibn al Tayîb, escamotant réfutation (ap. Sbath, 1. c., p. 178). Cf. Warrâq, ap. notre Recueil, 184.

stérile et pour la crucifixion). Ghazâlî en conclut que les Nestoriens n'ont appelé Jésus «Dieu» que par vénération (taczîm, hîba), mais qu'ils ne s'en rendent plus compte. Ce qui les a fait tomber dansces difficultés, c'est leur attachement à des acceptions littérales dont leraisonnement démontrel'impossibilité. Dans chaque Loi révélée, il y aurait tant de contradictions textuelles si les docteurs ne les élucidaient pas allégoriquement. C'est dans des difficultés semblables que sont tombés de grands (mystiques)..., al Hâllâj en disant «Je suis Dieu» ..., leurs états sanctifiants les privant du contrôle de leur langage... enivrés..., devenus apparemment la risée des railleurs (... mais «une porte de sortie» leur est réservée, qui les libère de la «mauvaise passe où ils s'étaient mis»). 5. - La Rédemption (et lepéché originel) (raddjamîl, ff-33a-b) : (Considérant que S. Paul, disant: «Nous n'avons qu'un seul Dieu, le Père ..., et nous ne reconnaissons qu'un seul Seigneur, Jésus-Christ», nedonneau mot«seigneur» que lesens de«roi» et non de «Dieu», Ghazâlî s'étonne de l'égarement obstiné des chrétiens) : «L'ignorance les a entraînés, et l'insolence à l'égard de Dieu, de ses prophètes, les bien dirigés, et des saints, ses intimes, jusqu'à forger dans leur esprit des fables qu'ils se sont entreracontées, d'enfant à enfant. Ils ontainsi défini unanimement (ajma'û') que les descendants d'Adam sont punissables, du fait de la désobéissance de leur premier père; et que tous les prophètes et saints ont été précipités en enfer. Ensuite, que Dieu leur a promis oe les racheter; qu'il les a rachetés d'une rançon généreuse (fidal Karîm) : que la parfaite générosité, chez celui qui rachète, consiste à se livrer soi-même; et que, comme son essence pure ne saurait souffrir dommage ni peine, Dieu s'est uni à l'humanité de Jésus, puis, que cette humanité à laquelle Il s'était uni a été crucifiée; et que sa crucifixion est la cause du salut des prophètes et des saints, et de leur sortie hors de l'enfer ! Mais cela n'est pas..."

APPENDICES APPENDICE I. —AUTRES TEXTES GHAZALIYENS SUR "AL HULUL" SELON LES CHRETIENS JV. B. : al hulûl signifie1 : la localisation normale d'un corps; puis, en grammaire, l'incidence de l'accident de flexion sur un mot; en théologie, la venue du trépas au terme fixé, la descente d'une faveur divine dans l'âme, l'adjonction d'un accident à une substance; en philosophie, l'infusion de l'esprit (cause substantielle) dans le corps; l'empreinte de la forme sur la matière; l'actuation (cause accidentelle) de l'intellect passif par l'intellect actif dans le mécanisme de l'intellection. Ce mot, qui suggère une "inclusion" et une sorte d'encapsulation locale, a été adopté par les théologiens musulmans pour rendre le terme chrétien d' "incarnation" (liturgiquement : tajassud, ta'annus), auquel il correspond mal. io Ghazâlî, mustazhirî, § 8, éd. Goldziher, Streitschrift..., Leiden, 1916, p. 30 du texte, 1. 8 sqq. (Après avoir signalé que les prétentions des chefs des Shâbâsîya de Basra à la toute puissance divine peuvent se fonder sur le hulûl, Ghazâlî ajoute que l'inanité de cette dernière doctrine n'est pas obvie). "Car elle a rallié à elle une école nombreuse parmi ceux des sûfîs qui ont réalisé (le dessein du sûfisme muhaqqiqî 'l sûfîya)2 ainsi qu'un groupe de philosophes. C'est elle à quoi faisait allusion... al Hallâj, crucifié à Bagdad pour avoir dit : "Je suis la vérité...", et qui récita lors de sa crucifixion le verset : -Non, ils (les Juifs) ne l'ont pas tué, ils ne l'ont pas crucifié, mais il leur est apparu ainsi3". C'est à elle que faisait allusion Bistâmi... ; et un maîtie d'entre les sûfîs4 qui me dit, d'après son maître... que les 99 noms divins deviennent pour le mystique ses propres attributs ... Et c'est suivant la doctrine du hulûl que les chrétiens enseignent l'union de la divinité avec l'humanité deJésus, cepour quoi les uns (iacobites) le dirent "Dieu", les autres (nestoriens) "fils de Dieu", d'autres (melchites) "à moitié Dieu5" : tous étant d'accord pour (1) Cf. Passion, p. 555. (2) Expression curieuse, critiquée plus loin; inspirée sans doute par celle des Sâlimîya sur le cas Hallâj : nasabûhu ila haqâciq ma'ânî'1 sûfîya (Baghdâdî, farq, 247). (3) Qur. IV, 156. Qazwînî explique au contraire cette parole par la théorie d'un sosie substitué (Passion, 317). "Shubbiha lahum" a aussi été expliqué comme une allusion à la métamorphose de ces Juifs impies en singes (Abû Hayyân, tafsîr, III, 390; cf. Qur. V, 65). (4) Fârmadhî, commeil est précisé dans le texte suivant (no 3). (5) Cette théorie melchite a été appliquée à Hallâj (Passion, 317 n. 3, 454).

reconnaître que lorsqu'ilfut tué, c'est son humanité quipérit, nonpas sa divinité. C'est ce que certains shî'ites1 imaginèrent au sujet d'Alî... Tout cela montre que l'inanité de cette doctrine est loin d'être obvie, et que c'est une sottise dont on ne vient à bout que par l'exercice du raisonnement". 2° cAlî b. M. Ibn al Walîd (t 612-1215) dâmighal bâîtil (cf. Ivanow, Guide, 1933, n° 220) ms. Hamadani, t. II, pp. 33-34 (le texte ci-dessus de Ghazâlî y est reproduit II, 292 :

[En écrivant la phrase] "une école nombreuse parmi ceux des sûfis qui ont réalisé (le dessein du sûfisme : muhaqqiqVl sûfiya) et un groupe de philosophes", cet hérétique [= Ghazâlî] montre qu'il était lui-même partisan du hulûl à la manière des sûfis : car l'épithète "ceux qui ont réalisé (le dessein)" ne s'emploie, à l'égard de ceuxdont on meten question l'apostolat religieux, que si l'on veut attester à titre personnel, qu'on les juge être dans le vrai. En disant d'eux "ceux qui ont réalisé", cet hétérodoxe a donc attesté qu'ils avaient démontré la réalité du hulûl, et cette attestation de leur succès affirme en leur faveur qu'il fait sienne leur thèse et la juge fondéeenl'espèce, bienqu'il nes'exprimepasouvertement. Mais salangue, en fourchant, manifeste qu'il est d'accord avec eux" (autre preuve: le fait d'avoir joint aux sûfis, dans sa phrase, des "philosophes", car "nous avons montré, au début de cet ouvrage"3, les accointances de Ghazâlî avec ces derniers). 30 Ghazâlî, maqsadasnâ, éd. Caire 1324 H., p. 75 : (après avoir cité, p. 73, la théorie de Gorgânî, maître de son propre directeur spirituel Fârmadhî, sur la conformation graduelle du mystique aux 99 noms de Dieu, Ghazâlî remarque que cela ne peut se défendre philosophiquement que de trois manières : soit par transfert (intiqâl; de ces attributs, quittant Dieu pour l'homme, ce qui est absurde), soit par union (ittibâd —tarkîb : combinaison contradictoire de deux essences)4, soit par infusion (bulûl). Qu'il s'établit simplement entre les attributs divins une certaine relation, et une analogie verbale, n'impliquant pas une ressemblanceparfaite. Que c'est par une exagération poétique que certains mystiques amoureux, éblouis par le reflet deDieu chatoyant aumiroir deleur conscience, croient s'identifier avec Dieu, disant "Je suis la vérité". En quoi ils commetentla (1) Les Sabâ'iya. (2) C'est grâce à une attention toute spontanément confraternelle, dont j'ai été infiniment touché, du Dr Husayn F. Hamdani, que ce texte m'a été mis sous les yeux en juin 1931 : en vue d'en préparer l'édition, projet qui n'est pas abandonné. (3) t. I, pp. 13-16, 52 : extraits du k. al nukat wa'[Cuyûnjî'lcilm al maknûn, faussement attribué à Ghazâlî. (4) Objection empruntée à Ibn Sînâ (Recueil, 189).

mêmeerreur que les chrétiens, qui tonsidérant cela (= ce reflet divin) dans la personne deJésus, dirent "c'est un Dieu". N.B. : Il faut remarquer : i. Que pour la première explication tentée, par intiqâl, la réfutation de Ghazâlî se fonde sur l'atomisme des premiers ash'aiites, tandis que pour les deux autres par ittihâd et hulûl, elle s'appuie sur le péripatétisme d'Ibn Sînâ (ishârât); 2. Que la réfutation du hulûl, envisagé par Ghazâlî, sous ses deux modalités naturelles, localisation d'un corps dans un lieu1, et adjonction d'un accident à une substance, est tout à fait probante. Mais que les chrétiens envisagent, eux, deux modalités surnaturelles; l'essence divine opérant comme forme actuante substantielle de l'existence de l'humanité du Verbe; et l'essence divine s'imprimant comme forme intelligible accidentelle sur l'intellect des Elus. 4. Pour être complet, signalons de simples mentions, insignifiantes, des chrétiens : dans le tahâfut (éd. Bouyges, p. 4), la Kimyâal sa En linguistique sémitique : a) Le dernier degré de l'abstraction, en arabe, paraît représenté par le participe passé suffixé en -îyah type : mawsoûJîyah. La même tendance se remarque-t-elle en syriaque et en néo-hébreu ? b) Peut-on saisir l'influence de modèles grecs indirectement par l'évo(1) Oscillation du vocabulaire philosophique tandis que le vocabulaire médicalse constitue des séries : en focal (nosologie), fo'oül (pharmacopée). (2) Cf. Cicéron contrepoiotès.

lution de la syntaxe d'abord 'aramaïsante à l'égard des mots abstraits (to poiein, = al fi'l; al shar; al tawhîd) ? 20 En linguistique générale : a) Une langue commune n'est-elle que la sommation des résidus de lexiques techniques de métiers (différence entre les termes techniques, noms d'instruments concrets, et les noms abstraits de qualité qui donnent prise sur le possible, le général, l'universel ? N'y a-t-il pas deux sources de lexique : le lexique des réactions immédiates, concrètes, utilitaires, émotives; et le lexique du travail de la pensée pure ? b) Toute langue est-elle également apte à se construire des séries de termes abstraits ? Ne faut-il pas qu'elle ait reçu, sous l'influence de sociétés depensée, la transmission initiatique d'une réflexion philosophique étrangère portant sur des concepts théoriques ? Telle l'initiation à la science hellénistique (hypothèse de Renan) : où l'on discute de "rapports", "d'attributs" de "concepts" auxquels on n'assigne a priori aucune réalité objective : les ma'âni, cette science qui "tend à être la même", chez 'Amr comme chez Zeïd. Dans ce cas, il semblerait que la langue arabe a été initiée aux termes abstraits par la philosophie hellénistique, alors que ces termes abstraits n'étaient plus que des "mots signes" (stade nominaliste) et non plus des "mots forces" (stade réaliste). Cette période d'hybridation de la langue arabe, qui se place du IXe au Xe siècles (de Djahiz à Tawhidi) seiait à comparer à la période d'hybridation gréco-latine de la fin du Ile siècle (Lucien, Aristide de Smyrne, Apulée), à la période d'hybridation latinoromane de la fin du XIIIe siècle (Eckhart et Occam) et enfin à la période française révolutionnaire à partir de i76o(cf. le Supplément" Républicain" au "dictionnaire de l'Académie" de 1799 : égalité, fraternité, humanité; civisme, despotisme, fédéralisme, modérantisme, patriotisme, etc.). Discussion de cette communication à la Société de Linguistique (17IV-26) : Mayer-Lambert : le néo-hébreu n'ose pas faire des abstraits en -oût; il pense trop aux langues occidentales. Huart : le stade oloûhah (av\ oloûhiyah) est dans Tabari. C,ohen : nouv. chap. hist. 1g. arabe pour lequel les dictionn. ne donnent rien (celui d'A. Fischer donnera-t-il ?) —Noms d'action, déjà abstraits purs, masculins résistent type tawhîd (objection : tanwî'îyah). —En ghez, suffixe fém. abstrait -ê (+ ait). En amharique fém. a disparu : type A + B + C sans suffixe (pur abstrait).

Meillet : en sémitique, pas d'animé, schémas d'abstraction plus parfaits que les nôtres, mais ayant moins servi (Marçais explique cela par loi de contraste : racines trop rigides empêchent souplesse pensée). — In£ grecque "hantise" ? Pas sûre. Pourquoi pas une infl. pehlevie. (Cf. les deux théologiens Raqâshi à Basra; parlaient pehlevi). Addition : Publiant cette note telle quelle au bout de neuf ans, j'ai demandé à P. F. Kraus, qui se spécialise de plus dans ce domaine, la note suivante : En syriaque la formation de noms abstraits (en ûth) semble être encore plus fréquente qu'en arabe. L'influence du grec y est hors de doute. Le type mawsoûfiyya (c'est-à-dire participe passif avec désinence d'abstraction) qui a été signalé ci-haut et qui est si rare en arabe, est tout à fait régulier en syriaque (ex. methkathbânûthâ( "l'activité littéraire, l'oeuvre littéraire"). —Il faudrait également tenir compte des fréquentes formes abstraites en ish dans le langage théologique pahlavi (cf. H. S. Nyberg, Hilfsbuch, lexique, passim). —En arabe les plus anciens exemples de formes abstraites en iyya en langage théologique (datant encore avant l'époque des traductions du grec) sont kayfiyya (n'est pas Troiôxrjt); chez Abu'l Hudhail, cf. Ash'arî, maqâlât al-islâmiyyîn, 402; voir aussi Abû Yazîd Bistâmî, ap. Sarrâj, luma', p. 384, A. Fischer, Beitràge, ap. Abh. S. Ak. W., p. h. Kl., XLII-4 (1933), p. 53), et mâhiyya (n'est pas TÔtlç, chez Dirâr, Thumâma et certains théologiens shî'ites, cf. Khayyât, intisâr, 87, 9; 133, 15; Ash'arî, maq. 154, 1; 206, 16; 339, 14 suiv.).

LES FORMES DE PENSEE DETERMINEES PAR LA STRUCTURE DE LA LANGUE ARABE (1936) Choqué par le primat (inavoué) de nos langues indo-européennes sousjacent aux projets de langue technique auxiliaire universelle préconisés depuis le siècle dernier, —j'ai essayé de définir l'orginalité foncière des autres groupes de langues en dehors du nôtre; — et de dessiner en particulier le profil d'indentation, le galbe caractéristique de l'outil de travail intellectuel, tel que se l'est forgé une langue sémitique comme l'arabe, qui est bien devenue une "langue de civilisation". La présentation de l'idée y est fonction de certaines dispositions structurales. Ex : C'est la rigidité des radicaux trilitères qui engendre ces "degrés de liberté" dans la signification précise à assigner à tel ou tel morphème; "degrés de liberté" si choquants pour les arabisants d'Occident. A une cause analogue se rattache la préférence arabe pour l'exposition sous forme dialectique (et non syllogistique à la grecque, — ni parabolique, comme dans les langues agglutinantes) des jugements. De même les modalisations sémitiques de nos genres littéraires classiques, — épopée, drame, roman1.

(i) Cfr. monpropsalmis (ap. Revuejuive, Genève, 15 mars 1925, pp. 164-173); et mes Notessur laformation desnomsabstraitsen arabe (ap. Revuedesétudes islamiques, Paris, 1934, pp 507-512).

L'ARABE LANGUE LITURGIQUE DE L'ISLAM (1935) D'elle-même, la langue arabe coagule et condense, avec un certain durcissement métallique, et parfois une réfulgence hyaline de cristal, — l'idée qu'elle veut exprimer, — sans céder sous la prise du sujet parlant qui l'énonce. C'est une langue sémitique, occupant donc une position intermédiaire entre les langues aryennes et les agglutinantes; et si, dans les autres langues sémitiques, la présentation de l'idée est déjà, pour des raisons de texture grammaticale, elliptique et gnomique, discontinue et saccadée, - en arabe, la seule qui subsiste comme langue de civilisation, ces traits s'aggravent encore, l'idée jaillit de la gangue de la phrase comme l'étincelle du silex. L'Islam, en faisant de l'arabe sa langue "liturgique", a favorisé à l'extrême ce durcissement compact et dense, cette abstraction osseuse. C'est en arabe, non en hébreu ni en araméen, que le sémitisme a pris conscience de son originalité grammaticale : trilittéralité fixe des racines, syntaxe verbale relative à l'action et non à l'agent, morphologie tri-vocalique (apprendre à vocaliser apprend à penser; la voyelle dynamise le texte consonantique amorphe et inerte) avec flexion unique pour les verbes, emprise dominatrice de la morphologie sur le lexique et la syntaxe, c'est en arabe que ces traits s'affirment le mieux, sous la pression de l'Islam. La révélation, qui ne s'est exprimée et modalisée qu'en langues sémitiques, a eu sa croissance en hébreu, s'est épanouie en araméen au-dessus des haies épineuses d'Israël, dans le "vêtement" du lys messianique, puis elle s'est trouvée mystérieusement calcinée "in clibanum", en arabe, avec les "dhâriyât" coraniques, les brises brûlantes du Jugement. Considérons les racines sémitiques communes : en passant du syriaque à l'arabe, "aimer, RHM" devient "avoir pitié", — "espérer, ÇBR" devient "endurer", — "rédimer, FRÇ)" devient ' séparer", — remercier, HMD" devient "louanger". Par durcissement, "LHM pain" en hébreu devient "viande" en arabe, —et "BSHR viande" en hébreu, "homme" en arabe. Cette calcination littérale, qui a facilité à l'arabe son rôle de langue de culture scientifique, nominaliste et dénationalisante, rôle que joue aussi pour d'autres raisons le français, — scelle d'une valeur religieuse spéciale, presque apocalyptique, les sens spécifiques attachés aux consonnes de l'alphabet arabe. On sait que tout mot arabe est composé d'un "corps" de consonnes, seules écrites en noir sur la ligne, et d'une

"âme", leur vocalisation : mûe aux initiales par le hamza, et notée facultativement en rouge, en dehors de la ligne. Il y a d'abord les vingt-deux consonnes sémitiques fondamentales (dont quatre sont devenues voyelles en grec) où une le sîn, s'est très anciennement redoublée (c'est le fameux shibboleth, "la lettre de la Trinité"), "complétées" en arabe, par six lettres supplémentaires; afin de noter, dans sa pureté première, la gamme consonantique présémitique de 28 termes que l'arabe seul a conservée intacte. Il est assez piquant d'en expliquer la formation en leur substituant leurs valeurs symboliques (jafr). Chaque lettre a un sens : alif veut dire "élément simple, fondement..." hâ "énonciation, naissance de la vie" etc. Nous dirons : en arabe le samech sémitique de la promesse tombant, a été remplacé par le sîn de l'obéissance, qui s'est emphatisé en shîn du sort volontaire. Et, pour les six dernières lettres arabes : le tâ de l'extase (le féminin, la 2e personne) s'est échangé avec le thav de la conclusion signée, et emphatisé en thâ de la fructification; le tâ de la sainteté divine s'est échangé avec le teth de l'extase et emphatisé en zâ de l'apparition divine; le çad de Yesprit de discernement et de justice s'est emphatisé en dâd de l'exclusioii; l'ayn, sens originel, s'est emphatisé en ghayn du mystèrefinal; le hâ de l'actualisation vitale s'est emphatisé en khâ de l'immortalité; enfin le dâl de la genèse s'est emphatisé en dhâl de la substance. L'arabe comprend ainsi sept lettres dédoublées, et on peut dire que le Livre religieux noté dans cette langue est scellé de sept sceaux. De fait, en vingt-huit endroits, des lettres isolées, fort mystérieuses, commencent ses sourates, annoncées ainsi "telles sont les consonnes du Livre Sage", comme si elles étaient les clés du texte dont elles font partie intégrante. Il y en a quatorze : les commentateurs les appellent "noûrâniya", "lumineuses". Elles impliquent des équations curieuses : YS (s. XXXVI) = 'ayn = 70 = KN, qui se vocalise "kun" : c'est le "fiat", décrit au verset XXXVI, 82. Elles ont surtout servi, comme chronogrammes, en arithmologie, pour prévoir des événements. On remarquera, comme chronogrammes historiquement remarquables l'an 40, l'an Mîm, c'est celui de la mort de 'Alî, héritier de la pensée de Mohammed (Mîm == l'onomaturge) ; l'an 60, l'an Çâd, est celui où Hoceïn partit se faire tuer pour la justice. Les Fâtimites ont prononcé leur action en l'an 290 (Fâtir = Fâtima) et en l'an 309 (Shîn-Tâ, inverse du nom d'Iblis) ; c'est le nombre coranique du sommeil des Sept Dormants, que des mystiques, en souvenir de Hallaj martyrisé cette année-là, considèrent le nombre de la consommation de l'amour divin, au terme du "sursis" de la justice. Pourquoi cette dessication littérale de la langue arabe, devenue culturelle et classique sous le signe de l'Islam ? Exclue jadis de l'offrande

abrahamique —sur le Moria, —la race arabe se trouve ancrée dans une ignorance presque invincible de la crucifixion et de sa douloureuse réalité: un saint de Dieu ne doit pas souffrir ignominieusement, un Juge ne doit pas avoir été condamné, un prophète ne peut être ni un pénitent ni un vaincu, car ce serait la défaite de Dieu; le péché d'Adam est annihilé, il ne peut y avoir de chaînons adultères dans la généalogie du Christ; l'âme ne souffre pas séparée, mais meurt et ressuscite avec le corps : tel est "l'arabianisme" que le Qor'ân a accentué et confirmé; c'est la protestation de la nature charnelle de l'homme, privée d'appui, la ' prudence terrienne", celle des "marchands de Merrha et de Théman et des conteurs d'histoires", s'exprimant avec une naïveté encore plus primitive que celle de l'enfant. Il y a plus : il convenait que ce fût au désert arabe, où l'on chassait 'Azâzil, le bouc émissaire, et chez ceux qui n'ont plus comme lien avec le Dieu d'Abraham, que le fait d'être de la descendance charnelle d'Ismaël, et où le souci des généalogies tribales, leur seul patrimoine, les empêche de pressentir le secret de la Paternité divine dans le cas inouï d'une Vierge enfantant le Médiateur, — qu'une voix de l'au-delà retentît. Ramenant, pour annoncer le dernier Jugement, la création aux origines: formulant la protestation de la nature angélique primordiale. Ici, dans la race arabe, dans la langue des exclus, sur les lèvres de Mohammed, la protestation s'explique, prend sa signification historique, celle d'une clôture anticipée en vue du Jugement imminent des hommes. Après ce Jugement, il n'y aura plus de filiation généalogique légale : les élus d'entre les hommes deviendront tous "comme des anges dans le ciel". C'est la proclamation naïve de l'Amour primordial de Dieu pour le bloc total des prédestinés, passant un peu tôt sous silence comme l'Amant est venu sauver les amants et les conduire à l'Aimé, car Dieu n'est pas seulement l'Amour, —mais l'Amant, et l'Aimé, —dont il procède. Si Israël est enraciné dans l'espérance, et la Chrétienté vouée à la charité, l'Islam est centré sur la foi; l'observance islamique est avant tout le mémorandum d'un credo, alors que l'observance juive ritualise les commandements prévus dans l'alliance jurée, et que l'observance chrétienne, après les vérités de son credo, et ses devoirs de commandement, use des sacrements pour la sanctification par les vertus. Concentrée sur la lettre d'un credo, la pensée religieuse musulmane a essayé de le développer en formules nombrées, se servant des chiffres figurant dans le Qor'ân comme points de départ. Ce faisant l'arithmologie musulmane, naissant à Koûfa, a produit une œuvre très originale, qui a influencé l'évolution de la pensée mathématique. En grec comme en arabe, les chiffres étaient notés d'abord par des lettres; mais tandis que

l'arithmologie grecque se libéra de l'ambiguïté de cette notation en projetant les nombres dans l'espace géométrique, en groupes ponctuels, (nombres triangulaires, carrés, pentagonaux),— l'arithmologie musulmane essaya d'élucider cette ambiguïté, en projetant les nombres dans le temps discontinu : en expérimentant, par analogie avec les conjonctions astrales, les propriétés spécifiques de certains nombres : pour régler la vie liturgique, et même déclencher des séries d'événements, combinaisons alchimiques, catastrophes sociales, transmigrations psychiques. Travail de pensée éminemment sémitique, qui se reliait aux supputations messianiques et aux apocalypses nombrées d'Israël, et influença, avec le "Sefer Yetsira", la formation de la cabale. Retenons ici, seulement, la préférence de l'Islam pour le nombre 4, celui de l'équilibre naturel, et de la justice; et surtout pour le nombre 5, le pentagramme, des cinq sens et du mariage. "Cinq" est en Islam le nombre des heures et bases de la prière, des biens pour la dîme, des éléments du hajj, (et desjours à Arafât), des genres dejeûne, des motifs d'ablution, des dispensespour levendredi; c'est le quint des trésors et du butin; les cinq générations pour la vengeancetribale, lescinq chameaux pour la diya, les cinq takbîr pour les morts shî'ites; ce sont les cinq témoins de la Mubâhala, les cinq clés coraniques dumystère (VI, 59, XXX, 34) et les cinq doigts de la "main de Fâtima". Tandis que les nombres préférés d'Israël sont 10 (= la tétractys) et surtout 12 (= le pentalpha), —et que le nombre typique de la Chrétienté est 7, le seul nombre virginal dans la décade, celui du temps critique et du serment, celui de la Croix et des douleurs, des péchés et des dons, des sacrements et des sceaux, des organes internes et des orifices du crâne. Si la mission liturgique de la langue hébraïque s'est achevée avec la Loi et les Prophètes, —et celle de l'araméen avec la Bonne Nouvelle du Messie, —la mission liturgique de l'arabe n'est pas encore achevée parmi les nations. Elle a été faite langue de l'Islâm. "soumission à la foi", afin de devenir un jour la langue du Salâm, de la Paix, souhaitée enfin aux créatures, de la part de Dieu : à l'Heure où la croyance musulmane au Retour de 'Isâ-ibn-Meryem coïncidera avec le second Avènement du Messie chrétien, que le Mahdi arabe doit faire triompher. Si l'olivier syrien provenant d'un sauvageon spontané par triple greffe figure l'Eglise chrétienne, —et le figuier paradisiaque, le peuple d'Israël, —le palmier de Chaldée, qui figure la race arabe, doit, lui aussi, donner des fruits, sans recours à aucune fécondation artificielle, ou "talqîh". Dans une parabole condensée, le Qor'ân nous montre un dattier solitaire, au désert où la Vierge s'était réfugiée pour enfanter; il entombedesdattes, pour nourrir la Mère et l'Enfant; par la vertu créatrice de ce "fiât", "kun", — qui n'est articulé que huit fois dans le Qor'ân; et chaque fois uniquement "au sujet de 'Isâ et de la Résurrection", "fî amr 'Isâ wa'l Qiyâma".

LES INFILTRATIONS ASTROLOGIQUES DANS LA PENSEE RELIGIEUSE ISLAMIQUE (1943)

Par définition l'Islam est une réaction du monothéisme transcendant contre les vieilles idolâtries astrales de l'Arabie; et la tradition musulmane condamne avec sévérité toute tendance assignant aux astres une influence sur la destinée humaine. Onpeut néanmoins trouver en Islam : d'abord des traces de survivances dans certaines superstitions astrales; puis des infiltrations nettes d'observances cultuelles astrologiques tant sous l'influence de la philosophie hellénistique (hermétisme des Sabéens de Harrân qui fabriquaient les astrolabes nécessaires à la fixation des cinq prières canoniquesmusulmanes1) que par suite du développement d'un symbolismegnostique dans les sectes shi'ites extrémistes. Dans le Qur'ân lui-même il y a deux passages célèbres où certains commentateurs ont vu comme la formulation d'un compromis temporaire entre le monothéisme strict et les vieux cultes stellaires : Qur. VI 76-78 où Abraham croit apercevoir son Dieu d'abord dans une constellation (Najm-Pléïades), puis dans la Lune, puis dans le Soleil avant de les renier commedes idoles parce que ces astres ont un déclin (âfilîn) ; Qur.LUI 19-20 où le Prophète Muhammad énonce "que pensez-vous d'al-Lât, d'al'Uzzâ et de l'autre Manât la troisième" (il s'agit de trois idoles féminines stellaires) : des historiens musulmans déclarent que le verset 20 était primitivement suivi de deux autres : "tilka'l-Gharânîq al-'ulâ minhâ'l shafâ'a turtajâ" = "certes ce sont des cygnes sublimes de qui l'intercession peut être invoquée" : paroles étranges, articulées sur la langue du Prophète par une influence satanique tâchant de le compromettre; c'est pourquoi elles furent exclues du texte définitif du Qur'ân. Cette anecdote singulière est d'ailleurs considérée comme suspecte par la majorité des commentateurs2. Dans le Hadîth l'apparition du Visage de Dieu au jour du jugement est comparée à celle de la Lune pleine "en son XIVe jour"3. La Lune (1) Voir notre "hermétisme arabe" ap. Eranos Jahrb. 1942. (2) Cf. Wâqidî; ce hadîth al-Gharânîq est nié par Bayhaqî, 'Iyâd, Fakhr Râzî, Baydâwî; admis par Ibn Hajar (cf. N. Halabî, sîra halabîya, I, 353). (3) Hadîth de Jarîr-b-'AA. Bajalî (ap. Ibn Hanbal, musnad, s. v.).

(Qamar) est du genre masculin en arabe; D. Nielsen a longuement étudié les cultes lunaires sémitiques d'Arabie. Et il est très remarquable que le Our'ân abolissant l'année embolismique et le mois intercalaire (nâsî) des muqalammisait institué uneannéemusulmanepurement lunaire (Qur. IX 36: "le nombredesmoisdevant Dieu est dedouze lunaisons") ne tenant pas compte dessaisons (cequi forcerales Etats musulmans à créer pour la perception desimpôtsuneannéefiscalesolaire)1, l'année hégirienne lunaire fait dépendre toute la vie canonique musulmane de l'observation du "premier croissant de lune" (iltimâs ru'yat al-hilâl) ; carême de Ramadan, pèlerinage à la Mekke, serment d'abstinence conjugale ('îlâ) tout cela en dépend comme Ibn Taymîya l'a souligné avec force (seules les cinq prières dépendent du soleil)2. Les canonistes ont d'ailleurs senti le danger d'idolâtrie que couraient les croyants s'habituant à régler leur vie cultuelle sur le cours du soleil et de la lune. Ils interdisent par exemple pour la prière de l'aurore de la faire coïncider avec l'instant mêmeoù le soleil surgit en s'orientant vers cet astre3. Ils affirment que le soleil ne décrit pas son orbite apparent d'un mouvement continu, mais qu'il s'arrête chaque soir et repart chaque matin sur un ordre précis de Dieu : il a donc selon Ibn al-Qâss (dont l'astronome Bêrûnî s'est justement moqué) 177 terrains de départ(matâli': cf. Qur. XVIII, 89) et 177 terrains d'arrivée (maghârib : cf. Qur. XVIII, 84) pendant l'année (Ibn al-Qâss croit que le soleil suit l'année lunaire de 354 jours)4; que l'on constate, mais qui ne sont pas déterminables d'après des lois astronomiques. De même pour la lune : il n'est pas permis (encore aujourd'hui) de compiler des éphémérides lunaires5 pour prévoir les dates exactes des fêtes canoniques : le ier jour du mois lunaire musulman est celui où au coucher du soleil deux témoins professionnels agréés par le tribunal canonique certifient avoir effectivement aperçu le premier croissant; aussi le mois ne commence-t-il pas forcément le même jour à Tunis qu'au Caire. Toutes ces précautions n'ont pas empêché la floraison d'un symbolisme g]astique musulman qui dans certaines sectes shi'ites extrémistes (Nuseïris surtout) a abouti à une sorte de culte astral. Puisque c'est un chef inspiré infaillible qui dirige la Communauté dans sa vie canonique, ce Chef, (1) Liste détaillée de ces calendriers ap. Ann. Monde Mus. 3e éd. 1929, 11-14. (2) Ibn Taymîya, majm. ras. kub.. II, 157. (3) Ibn Taymîya, ziyâra (ap. majm. ras., 1323, 117); cf. Adhanî, bâkûra, 17 (cat. Wolf no. 96). (4) Bêrûnî, chron. 239 (cf. 385) Hy. Jisr, husûn hamîdîya, 1323, 182 sq. (5) Seulela dynastie ismaëlienne des Fâtimites osa, en fondant le Caire, instituer pour un temps des éphémérides lunaires (Kindî, cadis, 584).

l'Imâm, doit être identifié à la lune (Qamar, Hilâl)1. De même que durant les persécutions byzantines les Israëlites saluaient liturgiquement dans chaque néoménie le Messie Sauveur (formule "David malak Israïl Hayy we Oayîm")2, les shi'ites dès les premiers temps ont vu dans la néoménie ('awdat al-'Urjûn selon Qur. XXXVI 39)3, le retour (raj'a baydâ) tant désiré de leur Imâm 'Alî apparaissant dans la rougeur du crépuscule ('ayn al-shams = Fâtima) qui symbolise la race de son beaupère Muhammad4 identifié au soleil (shams : féminin en arabe : il s'agit de sa fille Fâtima, ce crépuscule de la dernière nuit du mois : laylat alshaybâ : que la lune pénètre). Encore aujourd'hui les Nuseïris sont convaincus (tout au moins dans la secte des Kelâzis) que la forme divinisée de 'Alî apparaît dans le disque de la lune; la secte des Shamâlis, elle pense que c'est Salmân qui est personnalisé par la lune et identifie 'Alî avec la voûte étoilée (que les Kelâzis identifient à Salmân; les deux sectes sont d'accord pour identifier le soleil avec Muhammad)5. L'identification gnostique du couple divinisé 'Alî-Muhammad avec Lune-Soleil apparaît à Kûfa chez l'hérétique Mughîra exécuté en 119/7376. Cette triade divinisée "Voûte étoilée-Lune-Soleil" semble référer aux versets Qur. VI 76-78 cités plus haut. La triade matérialisée Fer-Argent-Or, représentant trois damnés, les khalifes 'Uthmân-'Umar-Abû Bakr7, s'oppose à cette triade divinisée céleste, comme les astres du monde lumineux des Elus s'opposent aux minéraux et aux métaux, stade ultime des métamorphoses du monde ténébreux des damnés. Certains manuscrits Nuseïris8 représentent 'Alî divinisé sous la forme d'un disque entouré de rayons et contenant un visage de face; c'est selon eux "le Lion vainqueur 'Alî-b-Abî Tâlib" représenté sur le drapeau persan: avec le sabre Dhû'lfiqâr. Il ressort clairement des entretiens de Sulaymân Adhanî, nuseïri converti au christianisme, avec les shaykh dont il rapporte les déclarations dans la Bâkûra9 que les polémistes musulmans orthodoxes comme Ibn Taymîya n'ont pas tort10 quand ils reprochent aux Nuseïris le symbolisme (1) Par une survivance du salut païen au Croissant (cf. le calendrier des 28 mansions lunaires) transféré à l'Imâm, on lui dit : "labbayka". (2) A. Danon, études sabbatiennes, 1910, p. 12. (3) Cf. Bâkûra, 68, 77. (4) Cf. Bâkûra, 21, 27-28, 77. (5) Cf. Bâkûra, 12, 31. (6) Shahrastânî, milal, II, 13-14 (cf. Ibn al-Athîr s. a. 119); Maqdisî, bad', V, 148; Nawbakhtî, firaq, 31-32; Ash'arî, maqâlât, I, 7-10. (7) Cf. Ps.-Ja'far, k. al-sirât, ms. Paris 1449, f. 175b. (8) Ms. Ahmad Taymûr (Caire) 'Aq. 564, p. 55; comp. Bâkûra, 21. (9) Bâkûra, 91-93. (10) Ibn Taymîya, radd (ap. majm. ras., 1323, 95).

astral de leur triade divine 'Alî-Muhammad-Salmân (= Lune-SoleilVoûte étoilée) ; le curieux nom de "madînat Harrân" qu'ils donnent à la Voie Lactée ferait penser qu'ils ont emprunté ce symbolisme aux païens hellénisés de Harrân aux Sabéens; mais je pense que c'est plutôt par une évolution gnostique spontanée de leur shi'isme extrémiste qu'ils en ont pris conscience. Une évolution spontanée analogue vers le symbolisme astral se trouve chez certains mystiques sunnites : Hallâj comparant la présence de Dieu au clair de lune observe que l'union mystique nous fait "devenir" cette lune "Celle qui regarde" (Nâzir) et non plus "Celle qui est regardée"; et nous fait goûter sa plénitude aussi bien au I4e jour qu'au 8e, 4e ou 2e de la lunaison1. Suhrawardî d'Alep le philosophe ishrâqî traduit les locutions théopathiques de Bistâmî et Hallâj par le cri "Je suis la Lune; je suis le Soleil"2. Il n'est pourtant pas exclu que ce soit sous une influence hellénistique que ces milieux musulmans aient adopté ce symbolisme cultuel astral; car ainsi que nous l'avons indiqué au début on rencontre parallèlement aux textes gnostiques shi'ites que nous venons d'analyser des textes de philosophes musulmans soutenant contre les théologiens orthodoxes qui nient l'astrologie, l'efficacité non seulement d'un influx astral sur nos destinées humaines mais même de prières adressées aux anges des sphères astrales. Là il s'agit à n'en pas douter d'infiltrations hermétiques et néoplatoniciennes provenant des Sabéens de Harrân. L'Encyclopédie des Frères de la Pureté (= rasâïl Ikhwân al-Safâ) en porte témoignage3, et les étonnantes compilations islamo-païennes d'Ibn Wahshîya telles que son "Agriculture Nabatéenne" renferment des invocations aux astres. Lorsque les sunnites orthodoxes dénoncent à l'Etat des musulmans suspects de "philosophie" (tel le fils d'Abdalqâdir Kîlânî, 'Abdalsalâm, en 583/1187 à Bagdad)4, ils ne manquent pas d'ajouter "qu'il adore les astres". Le grand théologien néo-ash'arite Fakhr Râzî (t 606/1209) a même sympathisé avec cette tendance dans son livre intitulé "K. alsirr al-maktûm"5. Ce double mouvement gnostique et philosophique en faveur de l'astrologie (et même de l'astrolâtrie) a conflué finalement dans ,un thème (1) Sulamî tafs. in Qur. II, 109 (ap. Essailex. techn., suppl. p. 24); et Hallâj, dîwân, P- 97; cf. Ibn al-'Arîf, f. 157a (= éd.-trad. Asin p. 44). (2) H. Corbin (Kalimât dhawqîya). (3) Cf. liturgie des "fêtes philosophiques" ap. Ras. Ikhwân, IV, 275 sq. (4) Ap. Ibn al-Athîr, kâmil, s. a. 583/1187. (5) Sur le k. sirr maktûm, cf. Brockelmann, GAL, 2e éd., 1943, I, 669.

littéraire commun à toutes les littératures musulmanes (mais spécialement développé chez les poètes persans : peut-être en souvenir de l'angélologie mazdéenne) : celui du Falak de la Roue Céleste qui détermine nos destins, du couple astral qui domine le thème généthliaque de chacun de nous et fixe notre compte d'années et notre durée de bonheur. Cette idée est déjà exprimée avec toute sa technicité dans deux vers célèbres du poète arabe Ibn al-Rûmî1 (+ 284/897) goûtant un crépuscule de printemps dans un jardin avec la belle Shâjî : "La voûte du ciel comme un manteau de soie très sombre s'est épaissie Et la terre a verdi comme le plus vert brocart; Et voici que tous nos désirs s'illuminent d'une clarté d'en haut Maîtrisés par la double constellation de notre destinée (= kadkhudâh wa haylâj)."

(1) Ibn al-Rûmî, dîwân, ms. Caire (adab 1965) f. 51a, vers 16-17,

LE SOUFFLE DANS L'ISLAM (1943-1945)

La discipline du souffle est enseignée dans lesmilieuxmusulmans arabes dans deux buts assez différents. Il s'agit, pour une élite, d'acquérir la science appelée "Sîmiyâ" : c'est l'énonciation, la vocalisation plutôt des noms qui permettent d'évoquer et de faire apparaître certaines choses et certains êtres : ce charisme a été revendiqué par Suhrawardi d'Alep et par Ibn Sab'in. La seconde forme, la seule qui nous intéresse aujourd'hui, a pour but de faire entrer un groupe d'initiés dans un état de transe extatique. Les congrégations musulmanes ont transmis à ce sujet, depuis le XIIIe siècle, une série de méthodes pour la discipline du souffle, qui sont décrites dans des répertoires spéciaux (aucun n'a encore été imprimé, sauf le Samt de Qushashi; le plus célèbre est le Salsabil de Senoussi). Ces exercices portent le nom de dhikr. La plus ancienne description est celle de Semnani, ex-fonctionnaire mongol (mort en 1336), qui fait émettre le souffle pour vider le cœur au niveau du nombril, puis "vomir" le souffle hors des cartilages du nez, enfin, après s'être incliné du côté gauche, achever de vider le cœur, en maintenant verticales les vertèbres du cou (exercice qu'il qualifie de douloureux, mais de purifiant) ; les yeux restent clignés en dedans, les jambes croisées, la paume droite sur la main gauche, qui tient la jambe droite en dessous du genou. Les quatre étapes sont scandées par les quatre paroles de la Chahada : la ilaha illa Allah. On peut même en France (parmi les colonies ouvrières kabyles) assister à des séances de dhikr, où il s'agit simplement du nom de Dieu "Allah". C'est le dhikr des Rahmaniya : il se compose de quatre quarts d'heure successifs de récitation; les disciples sont accroupis en cercle, assis lesjambes croisées, les mains en chaînes : le maître est debout au milieu. Pendant les huit premières minutes de chacun des quatre exercices, on dit "Allah" dans une série d'expirations violentes immédiatement suivies de réinspirations plus brèves faisant un bruit de scie; dans la seconde partie, huit minutes également, c'est une brève inspiration qui précède une expiration plus longue, au rythme de 40 à la minute, au lieu de 60 pour le précédent. Au milieu du troisième exercice, le commandement consiste exceptionnellement en une vibration très rapide imprimée par le maître à l'index et au médius de sa main droite levée. Le quatrième et dernier exercice cesse par l'agenouillement des disciples en étoile autour du maître, le front incliné jusqu'à toucher le sol; ils sont presque tous en transe. Le maître

les en fait sortir en disant: "Allah akbar" et en claquant trois fois des mains. Ils s'étirent alors et un frère servant vient essuyer leurs visages en sueur et les embrasse sur la tête. Cette description, qu'il faudrait modifier en passant aux méthodes des autres ordres, appelle une série d'observations critiques : Willy Haas, à qui nous devons la meilleure description (ap. Der Neue Orient, t. I, cahier 4/5, 1917), pense que l'hypnose joue un rôle essentiel et insiste sur les gestes, les passes magnétiques du maître. Cela peut être contesté : les disciples ont effectivement les yeux fixés sur lui, mais il ne s'agit pas pour eux de recevoir un commandement intelligible positif, mais simplement d'atteindre, par l'épuisement physique, l'extinction de leur conscience normale et l'accès d'un certain au-delà, dont le maître ne dit mot. Haas pense que le nom employé est "Allah"; mais on n'entend, de son propre aveu, que "He-Ha", cette dernière syllabe avec une imâla qui fait penser plûtôt à "Hayy", autre nom de Dieu (remarque de M. Abd-el-Jalil). D'autres ordres emploient simplement le mot "Huwa" (= Lui). Les Naqshbandiya ferment les yeux, ferment les dents et collent leur langue au palais. On peut se demander aussi s'il n'y a pas une différence essentielle entre le souffle "vomi" du nez (qui vide le cerveau) et le souffle émis par la glotte, qui vide les entrailles. C'est ce dernier que M. Deny vient de nous exposer : le nifes (cf. les Nefesoglu des Bekhtashis), identique au nafath du chapitre CXIII du Coran. A propos du verset de cette surate ("celles qui soufflent sur les nœuds") il faut souligner la persistance d'un usage dont les commentateurs du Coran ne tiennent guère compte : il semble bien s'agir dans Qur., CXIII, 4, non pas de nœuds magiques réprouvés, mais des articulations des doigts.

THEMES ARCHETYPIQUES EN ONIROCRITIQUE MUSULMANE (1945)

On connaît assez la tendance occasionnaliste et atomistique de la théologie musulmane primitive, tendance conforme à la méthode de présentation discontinue, sous forme de "hadîth" isolés (logia) de la doctrine prophétique traditionnellement reçue de Muhammad. Il est donc indiqué de rechercher, dans l'abondante littérature onirocritique de l'Islam, la notation nue, par thèmes détachés, d'une documentation analogue aux "archétypes" étudiés par Jung. Dès 1923, dans notre "folklore chez les mystiques musulmans" (ap. Mélanges René Basset), nous avions posé la question : peut-on admettre une réinvention spontanée, collective et parallèle, des mêmes thèmes, pour des imaginations individuelles, fonctionnant à des époques différentes, dans des milieux sociaux de mêmestructure culturelle; la "Vôlkergedanke" est-elle une réalité sociale durable ? La littérature onirocritique musulmane, dont N. Bland1 avait esquissé la bibliographie dès 1856, est d'une richesse documentaire exceptionnelle, due à l'importance des songes, tant dans le Qur'ân (surates 12, 18, 28) que dans la vie du prophète Muhammad (visions, au début, de touches isolées, lumineuses et sonores, consonnes isolées, qui se trouvent notées, en tête de certaines surates, avant qu'il apprenne à les coordonner en mots, puis en phrases). De 1940 à 1942, nous avons analysé, au Collège de France, le manuel d'A. N. Dînawarî (dédié en 397/1006 au khalife Qâdir : "kitâb al-ta'bîr al-Qâdirî") où se trouvent utilisés 100 auteurs antérieurs (choisis parmi les 7500 énumérés dans le manuel de H.-b-Hy. Khallâl)2 dont 8 appartiennent à l'hellénisme (Artémidore, etc.), mais où le caractère expérimental des cas décrits est remarquable; en Islam, il est licite d'obtenir des rêves explicatifs provoqués, au moyen du rite canonique de l'istikhâra. Le voyageur y recourt avant de partir, l'auteur avant d'écrire un livre. Deux mystiques, Rûzbehân Baqlî (t 606/1209) et Ibn 'Arabî (t 638/1240) nous ont légué deux autobiographies éton(1) Istikhâra (Goldziher, ap. Enz. Isl., s. v.; Hughes, dict. Isl. 221, 580; Kilani, ghunya, II, 72, 126; Ibn el-Hâjj, mudkhal, III, 90); Nabulsi, ta'tîr, II, 250; Tahanawî, 597. (2) Rangés en classes : anbiyâ, sahâba, tâbi'în, fuqahâ, zuhhâd, mu'allifîn, atibbâ, yahûd, nasâra, mâjûs, mushrikîTArab, kahana, sahara, ashâb al-farâsa.

nantes, où les étapes décisives sont jalonnées par des rêves. Tippu, sultan de Mysore, (t 1799 A. D.) a laissé, dans un carnet autographe la notation de 39 rêves1. En partant des théories islamiques sur l'activité infra-rationnelle et subconsciente de l'imagination et des autres "sens internes" vis-à-vis des cinq sens externes, il nous est apparu : qu'il y a dans ces rêves, plus ou moins stylisés, quand ils ne sont pas truqués, une censure typique des éléments internes (= sensations physiologiques dues à l'équilibre humoral); et que cette censure applique une échelle de contrastes (colorations, rythmes, parfums2, saveurs) non pas individuelle, mais commune à tout le milieu social. On pourrait donc être renseigné indirectement sur la préhistoire culturelle des sociétés par une "paléontologie des rêves". Le classement archaïque des 4 ou 5 couleurs élémentaires du cosmos ou des castes selon les textes taoïstes, jaïnas et bouddhiques3 se retrouve pour les couleurs vues en rêve ou en extase par des mystiques musulmans (Semnânî, Khalwatiya)4; et c'est le classement par contrastes complémentaires (blanc-noir, rouge-vert, rouge-bleu), préconisé par Goethe, contre Newton: effectivement utilisé dans les teintures artisanales et alchimiques, les tatouages, les étendards, et les blasons. Le thème fondamental du "kashf al-asrâr"5 de Baqlî est la couleur pourpre du sang et des roses (quoique le sang soit canoniquement impur), symbolisant le vin des élus, en Paradis. Il demande à Dieu : "si les pleurs de contrition sont la boisson des Anges, pour qui sont les pleurs du désir ?" "C'est mon breuvage, répond Dieu". Dans un autre rêve, Baqlî voit Dieu "farder les stries de l'aurore éternelle avec le sang des saints apotropéens", puis "Il en farde sa miséricorde". Alors Baqlî remarque 'mais c'est avec mon sang ?" : ce qui le remplit d'abord de joie, puis de crainte; ne seraitce pas un mauvais présage ? Dieu continue à verser ce sang, dans le carrefour de l'invisible; Baqlî, inquiet, prie, puis comprend que ce sang, c'est le breuvage divin, versé dans la Coupe en paradis; et, enivré de joie, il danse avec Dieu, comme font les nègres Zanj. (1) N. Bland, JRAS, XVI, 146. (2) Parfums : ex. comp. avec les 7 fleurs parfumées des Amshaspand (Bundehish, chap. 27), les 7 parfums de la leïlet-el-Qadr (Doutté, magie, 72; Legey, folkl., 17). (3) H. Maspero, ap. JAP, 1937, 368-372; T. Taini, outlines ofjainism, 1918; Hôbôgîrîn, 111-3, add. o. 214 (Demiéville) ; Przyluski (ap. Scientia,juil. 1933 et ap. BSOS VI-i, IX, 728). (4) Recueil, 144; Sirhindî (ap. Khwajakhan, studies, p. 81, 189); Sanüsî, salsabîl, . v. "Khalwatiya". (5) Autobiographie, écrite en 585/1189.

Ce rêve matérialise toute une combinaison de métaphores classiques de façon originale. Voici maintenant une série de thèmes plus nettement archétypiques extraits de la documentation que j'ai réunie sur le mystique musulman Hallâj (t 309/922) : a) Le Dragon qui fait mourir en été : Hallâj passe pour avoir récité, en marchant au supplice, le quatrain suivant : "Celui qui me convie, pour ne pas paraître me léser, M'a fait boire à la Coupe dont Il a bu Lui-même; Puis, quand la Coupe eut fait le tour (de la table), Il s'est fait apporter le cuir du supplice et le glaive; Ainsi advient à qui boit le vin, avec le Dragon (quand il se gonfle de venin au soleil), en plein été". Il est singulier de retrouver cette même métaphore complexe, où le paroxysme de l'amour torturé confine au blasphème, chez le mystique latin Ruusbroec de Groenendael (t 1381, ap. de ornatu spir. nupt., II, cap. 24) : "Circa haec anni tempora, Sol visibilis leonem ingreditur, qui est animal natura saevum et iracundum, et inter animalia cuncta obtinet principatum. Eodemque modo ubi quispiam ad eum, de quo agimus, vitae gradum conscendit, Christus lucidissimus, Sol noster, leonem obtinet, radiis illius tanto aestu fervescentibus, ut in impatienter amante ipsum quoque cordis sanguinem bulliendo conficiant et concoquant"1. b) Le héros qui, avant de naître, met un lion en fuite : Il s'agit ici de la reviviscence, dans l'encadrement d'une extase, d'un thème folklorique interculturel, dont voici la plus ancienneformeen Islam2. Un jour, devant le Prophète, Salmân le macrobite seplaignit de 'Alî, qui, quoique bien plus jeune, le taquinait; 'Alî lui dit alors: te souviens-tu de Deshté Arjan, et de l'histoire du lion qui t'attendait sur la rive du fleuve où tu te baignais nu, pour te dévorer; et tu restais là, au milieu du courant, épouvanté, lorsqu'arriva un cavalier qui héla le lion, qui se cacha; et tu sortis te rhabiller; quel âge avais-tu ? — 17 ans. —Et qui était ce cavalier. —Non. —C'était moi. —Il y eut un signe échangé entre lui et moi. —Le reconnaîtrais-tu si tu le voyais ? —Oui. —Alors, 'Alî sortit (1) Passion, 323; Recueil, 1929, p. 65. (2) Tabarsî Nûrî, nafas al-rahmân, 28, Deshté Arjan, près Kazerûn (Fars).

de sa manche un bouquet de roses fraîches (var. bektashie : jacinthes)1, fraîches après 250 ans. Cette histoire shi'ite d'un miracle effectué par 'Alî, plus de deux siècles avant que d'être né, reparaît dans la tradition d'une congrégation sunnite hostile à Hallâj, sous la forme suivante2: Un jour où l'on osait célébrer la sainteté de Hallâj devant S. Ahmad Rifâ'î, ce dernier, irrité, s'écria : "Quelle fut l'attitude de Hallâj, au jour du Wâdî Arzan ? —Qu'est-ce, lui dit-on, que le Wâdî Arzan ? —Un pays dans la vallée de Damas (sic), où Hallâj passait; apercevant des ossements rongés, il prononça sur eux le "Nom Suprême", qu'il avait appris; or c'étaient les os d'un lion, à qui Dieu rendit alors la vie; il s'élança sur Hallâj, qui prit la fuite en criant. Son cri fit tressaillir le cheîkh 'Azâz qui n'était pas encore né (litt. : encore dans les reins paternels) ; et 'Azâz, d'un seul mot sut faire revenir le lion à son premier état d'os secs, et sauva ainsi Hallâj... Et le côté surprenant de cette histoire, c'est que le premier acte que fit 'Azâz à sa naissance, fut d'ouvrir la bouche pour la raconter... (ajoutant force menaces contre Hallâj, au cas où Hallâj, s'aviserait de réclamer une place d'honneui au Jugement dtrnier"). On remarquera que 'Azâz étant né vers 500/1106, cela fait 200 ans après le temps de Hallâj, comme pour 'Alî, né 200 ans après Salmân. c) L'écume du fleuve, qui féconde celle qui en boit : Ala fin du martyre de Hallâj, onjeta ses cendres du haut d'un minaret dans les eaux du Tigre. Et bientôt la légende, issue du fait qu'un mois après l'exécution de Hallâj, la crue, étant bonne, fut cause d'une belle récolte, racontait (ce qui indignait précisément S. A. Rifâ'î) : que, s'il était né des saints en Basse Mésopotamie, c'était parce qu'ils avaient bu de cette eau du Tigre (le vizir Rashîd al-Dîn y fera allusion). Bientôt le thème s'accentua; chez les Yézidis (près Mossoul), on raconte que la sœur de Hallâj alla puiser de l'eau au Tigre, l'esprit de son frère, qui flottait sur l'eau depuis son exécution, pénétra dans la jarre; et, quand elle en eut bu, la rendit enceinte; et elle mit au mondeson propre frère. Ce qui se rattache à un interdit frappant chez les Yézidis l'emploi, comme jarres, de gargoulettes à col rétréci, faisant "glouglou", ce bruit étant la voix même de Hallâj3. (1) Abdulbaki, melâmilèr, Istanbul, 1931, p. 60, n. 2. (2) Passion, 418. (3) Id.,456; Ism. bey çôl, Yazidis, Beirut, 1934, 89; Myriam Harry, les adorateurs de Satan, 1937, p. 80.

Parmi les légendes parallèles, qui soulignent si curieusement l'antagonisme des Yézidis anti-shi'ites et des Bektashis proshi'ites surimposé à une origine kurde1, on retrouve ce thème de l'écume féconde; si les Yézidis, nous venons de le voir, en sont scandalisés, les Bektashis l'admirent. Dans un texte türk rimé à Bukhâra en l'honneur du grand poète mystique hallagien 'Imâd Nesîmî (+ 829/1425)2, on le représente comme une réincarnation de Hallâj; sa mère, fille d'un prince d'Alep (sic), aperçoit dans son jardin sur l'eau d'un bassin, provenant d'une dérivation du Nil (sic), où les cendres de Hallâj avaient été jetées, un peu d'écume; elle en fait prendre, en boit, devient enceinte; désespérés, ses parents, pour garder l'accouchement secret, jettent l'enfant encore dans le sein de sa mère, enfermés dans un coffre, dans le Tigre; un pêcheur les recueille, élève l'enfant, qui sera Nesîmî, l'imitateur de Hallâj dans sa doctrine, son cri extatique ("je suis la vérité"), et sa mort tragique. Dans un texte kirghiz, recueilli à Osh (Ferghana)3, ce sont quarante jeunes filles, filles d'un prince (qirq qyz = 40 vierges; étymologie du nom "kirghiz"; cf. les Tchihil Dukhtérân, près de Hérat), qui boivent ainsi des cendres de Hallâj, donnant naissance aux 40 éponymes des clans kirghiz. Et le thème, porté à travers l'Inde par des conquérants turcs, se retrouve en Bengale Oriental (entre Dacca et Chittagong), où une princesse (fille de Husayn Shâh, t 925/1519) enfante miraculeusement Satya Pir (= le "maître de vérité"), être divin, objet d'un culte hindo-musulman, considéré comme une réincarnation de Hallâj4. Le thème a même traversé la mer, et gagne, avec l'islamisation, l'île de Java; puisque le saint martyr Siti Jenar (t Demak, 893/1488), qui répétait le cri de Hallâj ("je suis la vérité"), cracha, en mourant, un peu de salive, dont une goutte tomba sur une feuille bientôt avalée par la princesse de Pajajaran, Mandapa, alois en retraite ascétique; et elle en conçut une fille; et cette fille d'abord stérile, puis guérie durant un exil en Hollande, symbolisera la légitimité de la conquête néerlandaise de Java, revanche de Pajajaran sur l'empire de Mataram5. d) Lechâtiment du téméraire qui avait voulu en remontrer au Prophète: Depuis Prométhée, le folklore insiste sur le sort funeste de ceux qui (1) Gommeleur qenberiya; cf. le tîghbent bektashi et maftûl yézidi (Lescot, Yézidis, 93)(2) Ms. Paris, BN supp. turc 1191, ff. Sgb-ggb. (3) Sidikov, ap. "iqd al-jumân V. Barthold", Tachkent, 1927, 275. (4) H.vonGlasenapp,Hinduismus, 102; Dinesh Chandra Sen, hist. bengali, language... 168, 683, 796; D. C. Sen, folklit. ofBengal, 100, 103. (5) Rinkes, Heiligen (ap. Tijd. Bat. Gen., LV), 1913, p. 9-11.

ont voulu entrer en contestation avec la Divinité. Et, dans l'Islam mystique, le directeur de conscience avertit son disciple qu'il est malsain pour son âme de concevoir un soupçon sur la conduite de son directeur1. Méditant sur le cruel supplice infligé au nom de la loi à un ascète aussi sincère que Hallâj, plusieurs auteurs musulmans en sont venus à le motiver et à le justifier plus ou moins, comme une punition provoquée par un manque d'égards. Et, de siècle en siècle, on mentionne, sous forme de rêves survenus à de grands mystiques, les approximations successives de ce thème; comme si, à chaque nouveau rêve, l'événement concret initial subissait, à cause de son encadrement dans un nouvel archétype, l'empreinte d'une valeur humaine différente2. Ce sont d'abord trois rêves d'A. Q. Kilani (t 561/1166) où Hallâj est dépeint comme un oiseau enivré d'extase, oublieux de la loi, planant au plus haut ciel, jusqu'au moment où Dieu lui fait couper les ailes; selon les versions, c'est "l'orfraie du Roi" qui vient le mettre à mort, ou bien le "chambellan de l'Effroi" qui l'invite à traverser, en acceptant une mort violente, le rideau qui le sépare du salon où Dieu réside; ou bien une voix intérieure qui le somme de reconnaître que le Prophète en sait plus long que lui. C'est en suite Ibn 'Arabî (t 638/1240) qui, mettant l'accent sur la supériorité du Prophète législateur, raconte qu'il vit en rêve à Cordoue une assemblée de prophètes réunie, trois cents ans après la mort de Hallâj, pour tenter d'intercéder en sa faveur, et d'obtenir du Prophète son pardon : pour le manque d'égards qu'il avait commis en lui reprochant de n'avoir pas demandé à Dieu la grâce de tous les pécheurs, musulmans ou non; manque d'égards qui lui avait mérité le supplice. On remarquera là une application de la théorie d'Ibn 'Arabî sur l'évolution progressive des âmes après la mort. Et l'on cite de Shâdhilî un rêve analogue. Un curieux récit turc, provenant du Qastamûnî, au XVe siècle, représente Hallâj annonçant son intention d'en remontrer au Prophète là-dessus; puis le Prophète lui apparaissant pour lui reprocher ce soupçon, lui remémorer que Dieu fut en tout son guide, et ajouter "un petit peu de science te manque encore, ouvre la bouche, ô fils de Mansûr". Hallâj ouvre alors sa bouche, le Prophète y crache un peu de salive; et Hallâj; bouleversé, pousse le cri extatique "je suis la vérité", cri pour lequel le tribunal canonique le fait exécuter, hâtant ainsi l'union de cette âme (1) Qushayrî, fisâla, 177. (2) Passion, 412-415, 764.

sainte avec Dieu1. Jalâl Rûmî (t 672/1273), le fondateur des derviches tourneurs, eut aussi un rêve sur le même thème; il y représente Hallâj tenant tête au Prophète lors de leur confrontation, maintenant qu'il aurait dû demander à Dieu davantage, "jetant son turban à terre" (ce qui signifie qu'il y engage son honneur) ; le Prophète le prend au mot, lui déclare que sa tête en paiera le prix. Rûmî approuve l'attitude de Hallaj : son supplice atteste et consomme sa fidélité à l'amour divin2. Makhdûmé Jahâniyân (t 785/1383), mystique hindou, en vient à se représenter ainsi la mort de Hallâj (le texte complet est rapporté par A. A. Shîvrâjpûrî, au XVIIIe siècle; en sa Qissé-é-Mansûr, en urdu) : Hallâj, priant, avait eu la vision d'une tente splendide, illuminée; il y avait aperçu le Prophète, entouré de tous les saints, à qui il demandait : "Qui d'entre vous voudrait s'offrir en sacrifice ?" Hallâj s'avance, s'offre en rançon du Bien-aimé (—Dieu), à la demande de l'Ami (= le Prophète) ; le Prophète lui dit de crier "je suis la vérité"; ce qui le fait condamner à mort. Il n'est plus question, ici, de châtiment. e) La prière qui sert aux morts de vêtement : En février 1940, j'ai recueilli à Istanbul le rêve symbolique suivant raconté par un jeune médecin turc : un jour, ce médecin, prévenu de la mort d'un ami N., se rendit dans la chambre mortuaire; et là, après avoir obtenu de la veuve de rester seul, il pria intensément une longue et fervente prière, dont il s'abstint de parler à personne. A quelque temps de là, un autre de ses amis étant venu à mourir, ce médecin eut la surprise, un matin, d'entendre sa femme lui raconter qu'elle venait de voir en rêve cet autre mort, et qu'elle l'avait entendu lui dire : "Dites à votre mari qu'il me donne, à moi aussi, un linceul, tout pareil à celui qu'il a déjà donné à son ami N.". Or, voici ce que rapporte Ibn Junayd (t après 791/1389) dans son shadd al-izâr, monographie des cimetières de Shîrâz (p. 22) : "Bashshârb-Ghâlib a dit : j'ai vu en rêve Râbi'a, la pieuse, que j'invoquais souvent; et elle me dit : "ô Bashshâr, tes cadeaux me parviennent sous forme de plateaux de lumière, recouverts de voiles de soie, — comment cela ? — oui, ainsi en est-il des prières des croyants vivants, s'ils prient pour les morts; s'ils sont exaucés, leur prière est placée (comme un mets) sur des plateaux de lumière, recouverts de voiles de soie; et ils sont portés au mort, à qui il est dit, voici le cadeau qui t'est fait par X.". (1) Ms. Paris BN. fonds turc 13, f. 242b, 19. (2) Eflaki, trad. Huart, les saints des derviches tourneurs, I, 258.

Les textes oniriques que nous venons de résumer, complétés par l'étude des rêves hallagiens sur le "témoignage du sang du martyr", et sur la "substitution d'un autre au martyr pendant le supplice", donnent l'impression que la sublimation en thème archétypique d'un fait nouveau et concret provient d'une censure subconsciente qui remanie l'événement original suivant des cadres d'imagination sensible communs à tout le milieu social.

L'IDEE DE L'ESPRIT DANS L'ISLAM (1945)

La notion d'esprit, en Islam, est désignée, comme dans les autres langues sémitiques, par un couple très contrasté, Nafs, et Rûh. "Nafs" est le souffle de la glotte, il vient des entrailles, il est ' charnel" et lié au sang, il fait éructer et cracher, il fait goûter la saveur. "Rûh" est le souffle des narines, il vient du cerveau, il fait nasiller et éternuer ('ats : le 1er éternûment d'Adam quand Dieu lui insuffle la vie), il fait sentir les odeurs et discerner les qualités spirituelles. Tous deux sont discontinus et rythmiques, et sont à l'origine de notre conception du "temps interne" (oscillant et vivant) par opposition au "temps astral, cyclique" (mesuré au gnomon) et au "temps se dégradant" (mesuré par l'épuisement du sablier, de la clepsydre). "Nafs" est lié à "Nafth", cracher, et à "Nafkh", insuffler; "Rûh" est lié à "Rîh", venter. Nous examinerons d'abord l'historique des expériences, puis l'histoire des définitions. L'expérience de l'inspiration commence, en Islam, avec les "commotions internes" ressenties par Muhammad au début de sa mission prophétique. Selon 'Ayisha, le Prophète de l'Islam eut d'abord et simultanément la vision de lettres isolées, lumineuses (plusieurs sont citées, en tête de certains chapitres du Coran : à titre d'exemples) et l'audition d'articulations isolées : les lettres vues correspondant aux articulations entendues, comme pour l'enfant qui apprend à épeler. Puis le Prophète ayant appris à épeler, devint capable de réciter les phrases inspirées. Elles lui étaient "soufflées" par l'Esprit, Rûh : mot flou qui peut désigner l'ange aussi bien que Dieu, ou que le Prophète lui-même. Dès les premiers compagnons du Prophète, les croyants musulmans s'exercèrent à retenir par cœur le texte sacré du Coran, qu'ils avaient entendu et lu, en combinant leurs deux souffles, nafs, et rûh, pour rythmer le versellement de leur récitation à haute voix : en vocalisant et nasalisant (Rûh) de façon saccadée, psalmodiée, les consonnes (Nafs : seules notées dans les manuscrits), en polarisant ainsi, par l'intention, les racines trilitères ambivalentes. Ils espéraient arriver à rejoindre le souffle initial, divin, qui avait fait la première dictée du texte sacré, sous cette forme insinuante et persuasive de l'intonation d'un conseil, qui pénètrejusqu'à notre cœur. C'est ce que l'on continue à faire dans les congrégations musulmanes, aux séances de dhikr. Dans "der Neue Orient"1, en 1917, W. Haas a donné (1) tome I, cahier 4-5.

une excellente description du dhikr des Rahmaniya de Kabylie. Il se compose de quatre quarts d'heure successifs de récitation, les disciples sont accroupis en cercle, assis lesjambes croisées, les mains en chaîne : le maître est debout au milieu. Pendant les huit premières minutes de chacun des quatre exercices, on dit "Allah", dans une série d'expirations violentes immédiatement suivies de réinspirations plus brèves faisant un bruit de scie; dans la seconde partie, huit minutes également, c'est une brève inspiration qui précède une expiration plus longue, au rythme de 40 à la minute, au lieu de 60 pour le précédent. Au milieu du troisième exercice, le commandement consiste exceptionnellement en une vibration très rapide imprimée par le maître à l'index et au médius de sa main droite levée. Le quatrième et dernier exercice cesse par l'agenouillement des disciples en étoile autour du maître, le front incliné jusqu'à toucher le sol; ils sont presque tous en transe. Le maître les en fait sortir en disant "Allah akbar" et en claquant trois fois des mains. Ils s'étirent alors, et un frère servant vient leur essuyer le visage, et les embrasse sur la tête. Je renvoie à la séance du 10 mars 1944 de la Société Asiatique de Paris, où j'ai discuté certaines affirmations de Haas (le nom de Dieu employéserait plutôt ' 'Hayy" que"Allah"; Haas n'a pas noté si les "expirations" n'étaient pas "vomies" du nez, pour "vider le cerveau", plutôt qu'émises du pharynx, pour "vider les entrailles"). Notons ici les attitudes différentes, pour le dhikr, d'autres congrégations. Les Naqshabendiya clignent les yeux, serrent les dents et collent leur langue contre le palais. Historiquement le plus ancien dhikr (Hamâïlî) apparaît au Xllme siècle : yeux clignés, jambes croisées, paumes sur les genoux; le souffle est émis en dessous du sein gauche (pour vider le cœur) : alors le mot "La" est expiré du nombril (contre le démon sexuel); puis "Illaha" est prononcé sur l'épaule droite, et "Illa" au nombril; enfin "Allah" est fortement articulé dans le cœur vide. Semnani (t 1336) retouche légèrement : il "vomit" "Ilaha" des cartilages du nez, prononce "Illa" du côté gauche, et "Allah" dans le cœur, en gardant "érigées" les vertèbres du dos et du cou, ce qui est une contrainte douloureuse purifiante; il garde aussi sa main droite posée sur sa main gauche, laquelle tient sa jambe droite. H. Maspero voit là une influence taoïste possible (Semnani était un ancien fonctionnaire mongol). De fait, les attitudes et mimiques du dhikr réfèrent à des emprunts, et rappellent les "asanas" hindoues. Sanûsî, en son salsabîl, n'hésite pas à décrire, parmi les dhikr d'ordres musulmans, les 84 poses desjûjiya, c'est-à-dire desYogis, considérés comme "musulmans" par Ghawth Hindî (t 1562). Le premier auteur qui différencie les noms de Dieu à utiliser pour "entrer en extase" est Ahmad Ghazali (t 1123), en son k. al-tajrîd. Le

premier sûfî qui ait osé prendre des "poses" en ses dhikr, au Caire est Ahmad-b-Tarkanshâh Aqsarâyî (t 1330; cf. durar kâmina, I, 116). A la même époque, le mewlewi Eflaki nous décrit un dhikr (ap. kashf, trad. Huart, I, 224). Mais, en principe, les répertoires sur les poses en dhikr ne doivent pas être mis en circulation, hors des initiés. J'ai assisté en juin 1945 à des dhikr de l'ordre afghan des Cishtiya, avec accompagnement de flûte, à Kaboul, et à Dehli; là, le vers persan qui déclenchait l'extase, était : eu resî bekûh Sînâ "arinî" negofte beguzar kih nîrezed în tamannî bejawâb "lan tarânî" "si tu montes au Sinaï, ne dis pas (à Dieu) umontre-moi" (Ton visage), mais passe, —car à un tel désir (tamannî) il ne sied pas que tu t'entendes répondre "lan tarânî" (= tu ne me verras pas)." Il s'agit de Moïse, selon le Coran. Sur les tombes des Bayrâmiya turcs, on a noté, gravée, la syllabe "La" entourant trois petits "ha" (vocalisés sans doute "hu, ya, hi", comme au dhikr qâdirî = le Nom divin "Huwa" = il). Passons maintenant à l'historique des définitions. "Nafs" est généralement l'âme charnelle, la vie animale. "Rûh" est plus mystérieux : Dieu, ange, âme immatérielle, allusion, sens spirituel (cf. l'esprit, "parfum essentiel" de la fleur, selon les Chinois, et selon Bœrhaave). "Rûh" établit communication entre l'homme, l'ange, et Dieu; selon Baqlî, l'ange boit les larmes des pénitents, et Dieu boit les larmes des amants. Les couleurs des "esprits", perçues en extase, renseignent sur le degré de "décapement spirituel" de ces âmes. A "l'Ascension Nocturne", montant du 1er au 7me ciel, l'âme du Prophète se dévêtit de ses sept enveloppes spirituelles, ou "latâïf", ou "'anâsir" ('Alî Mahfûz, ibdâ', 320) : comme Ishtar se dévêtant de ses tuniques à la descente aux Enfers. En Islam mystique l'âme se compose de sphères concentriques; on n'en comptait au début que trois : du dehors au dedans, nafs, qalb (ou "rûh", siège de la sagesse (ma'rifa) qui s'obtient en rêve), et sirr (que visite l'Aql prophétique, et qui est le siège du Tawhîd = foi au Dieu Unique). J'ai donné, dans la "Passion" la liste des définitions du "rûh" selon les canonistes et théologiens de l'Islam, depuis Muqâtil et Jahm, Mâlik, Shâfi'î et Ibn Hanbal, jusqu'à l'époque où la philosophie hellénistique fit renoncer à la vieille thèse du "corps subtil" des esprits, et affirma, surtout depuis Suhrawardi Maqtûl, que la résurrection n'était, en réalité, que la libéra-

tion de l'esprit s'affranchissant de la servitude d'un corps corruptible, et voué au néant.1 Les écrivains musulmans ont été ainsi d'un extrême à l'autre, depuis la thèse de la matérialité des âmes (pour expliquer les souffrances d'outre-tombe) jusqu'à celle de la pure immatérialité de la personne humaine. Dans la littérature islamique, l'âme, liée symboliquement à l'eau et au sang, est généralement représentée par des oiseaux verts (verdiers) ou, plus exactement, les âmes, après la mort, résident dans les gésiers d'oiseaux qui tournent en cercle autour du Trône de Dieu (idée très ancienne; cf. le poète Tirimmâh : diwan, No. 35, p. 156). Elles peuvent se réincarner sans copulation physique, par simple insufflation du souffle d'un saint (nefes-oghlou des légendes turques). Voici, pour terminer, la liste des chapitres d'un des plus intéressants "traités sur l'esprit", le kitâb al-Rûh d'Ibn Qayîm al-Jawziya (t 1350), canoniste hanbalite : licéité des visites aux morts dans leurs cimetières; rencontres des morts; l'esprit meurt-il; est-il une substance, ou un accident; est-il tourmenté pour ses péchés dans la tombe; y est-il soumis à des questions posées par les deux Anges; où est la résidence des esprits, des bienheureux, et des damnés; peut-on payer les dettes des morts; les âmes ont-elles préexisté aux corps (l'auteur le nie, contre la majorité des théologiens); l'âme est-elle triple (cf. Aristote) ou une; quelle est l'échelle de ses "états", quand elle s'épure graduellement2.

(1) cf. aussi mon recueil de textes, 1929, 131 (Ibn Sab'în). (2) éd. Hyderabad, 1324, 448 pp. Les versets fondamentaux du Coran sur "RUH" sont : XVII, 87 (et XCVII, 4) VI, 98 (NAFS), XXXII, 8. Cf.Passion, 482, 517, 596, 66i, 689, 852. Et le kashshâfde Tahânuwî, éd. Sprenger, Calcutta, 1853, pp. 540-549 "(RUH) et pp. 1396-1404 (NAFS).

LA NATURE DANS LA PENSEE ISLAMIQUE (1946) Nous avions, l'an dernier, examiné ensemble la notion de "l'esprit" dans la pensée islamique. La notion de la "nature" peut être utilement examinée cette année, en contraste avec celle d"'esprit". Le terme arabe universellement reçu, en arabe, pour traduire l'idée de natura (grec : physis), est tabî'a. Les premiers traducteurs arabes des traductions syriaques de l'Organon avaient calqué, sur le syriaque kjônô l'arabe kiyân, pour "nature"; mais ce terme, resté rare, s'est restreint à ce qu'il y a d'inné dans la psychologie humaine. Tabî'a vient de la racine tb', imprimer sur quelque chose, sceller. Elle a plutôt un sens péjoratif dans le Coran; marque du mépris du Dieu Créateur pour sa création, qu'il scelle d'un sceau de séparation, d'ombre, sinon de damnation. Le "nom" que Dieu donne aux choses créées les sépare de Lui comme un "voile" sépare de la Lumière. C'est dans ce sens que les Ismaëliens, les Nusayris et les Druzes appellent Le Prophète Muhammad, "Mîm", le Nom (arabe : Ism), et le Voile (arabe: Hijâb). Hallâj a dit "Dieu a voilé ses créatures par le Nom, afin qu'elles vivent... s'il leur dévoilait Son énergie, elles s'anéantiraient". Les mots tabî'a et tibff sont statiques, s'opposent à l'initiative, au mouvement, à la volonté. Les premiers théologiens résolvent par la négative la question de savoir si Dieu crée taVâ, "naturellement", donc par nécessité (ce qui est impossible). Il est vrai que sous l'influence de l'idée hellénistique du "premier moteur immobile",les théologiens musulmans finiront par renoncer à se représenter l'Acte pur de Dieu sous forme de "mouvement" (haraka); quoique la tradition profonde du monothéisme sémitique révélé soit de maintenir que Dieu ne cesse d'agir, de recréer Sa création; idée juive qu'un grand philosophe de l'Islam, Abû'lbarakât Baghdâdî (t 547/1152) reprendra en montrant qu'il n'y a pas d'autre preuve sérieuse de l'existence de Dieu que cette incessante actualisation, ces renouvellements (tajaddudât) par quoi Il vivifie ses œuvres, substantiellement. Les premiers philosophes musulmans hellénistiques se partagent suivant deux tendances, les "spirituels", partisans de l'action des "esprits" (ashâb al-rûhâniyîn), et les "naturistes" (ashâb al-tabâi') partisans de l'action

des 4 qualités (chaud, froid, sec, humide), pour expliquer le mécanisme du fonctionnement général et de la différenciation de'l'univers. "Tabâï", "qualités", désigne aussi, par extension, les 4 humeurs dont l'équilibre vivant du corps humain se compose (bile, atrabile, sang, pituite). Ces qualités et humeurs, sous une influence manichéenne, sont considérées comme "mauvaises", "ténébreuses", et les shi'ites extrémistes les identifient à des âmes damnées pour s'être opposées à la proclamation de fAlî comme khalife-imâm; donc éléments prédestinés du Mal. Deux fables philosophiques sont alors mises en circulation pour minimiser, au nom de la "nature", l'orthodoxie musulmane, la croyance en la liberté souveraine de Dieu : la fable des "brahmanes monothéistes", propagée par Ibn al-Rêwendî, qui professent que la révélation et les livres saints sont inutiles; et le roman des "Sabéens", prétendus disciples d'Hermès, qui prétendent que la nature humaine, par ses seules forces, et sans recours à la révélation peut, avec l'entraînement ascétique, réaliser son Ascensionjusqu'à la Divinité. J'en ai parlé dans l'appendice au dernier livre de Festugière sur l'hermétisme grec. Cette doctrine "sabéenne" est importante : c'est un naturisme évolutionniste spirituel, une doctrine spiritualiste du progrès : le regretté P. Kraus en avait commencé l'étude à propos des écrits du Pseudo-Jâbir ("Geber"), de l'alchimie et de l'astrologie; ou l'on envisage que la puissance naturelle des facultés de l'homme lui permettra de façonner des robots, et d'y insuffler une âme. Ce qui est le thème du fameux roman de Villiers de l'Isle Adam : "l'Eve future". Cette doctrine spiritualiste de la "nature" rejoint la maxime stoïcienne du "zên homologouménôs tè physei", dans les textes hellénistiques arabes où il est question de la Loi naturelle, "Nâmûs".Mais, en thèse générale, les penseurs musulmans du troisième siècle de l'hégire ne cessent d'opposer "nature" et "grâce divine". Ainsi, dans le titre d'un célèbre manuel de philosophie (anonyme) hellénistique arabe dutemps dukhalife Ma'mûn, queNyberga étudié : "sirr alkhalîqa wasan'at al-tabî'a" (ms. ar. Paris, 2302), c'est-à-dire "secret de la grâce créatrice, et mécanisme de la nature" (ce mécanisme de la nature y étant synthétisé in fine par la fameuse Table d'Emeraude, "tabula smaragdina" d'Hermès soit disant rédigée par Bâlînûs (Apollonios de Tyane), et étudiée par J. Ruska). Ainsi, également, dans la première question posée par Hallâj à Junayd : "qu'est-ce qui permet de différencier la grâce créatrice (khalîqa) des marques de la nature (" 'an rusûm al-tab' "). Que le naturisme spiritualiste d'alors soit bien un naturisme limitant la puissance divine, c'est ce que prouve la doctrine des talismans portant

des "signatures" astrales. C'est un ordre du monde, non seulement opposé au hasard (grec : tychè), mais à des interventions libres de Dieu. Alors que certains philosophes musulmans, et mêmele théologien Fakhr Râzî, ont essayé d'amalgamer en un les deux naturismes, spiritualiste (par l'astrologie) et matérialiste (par l'alchimie), les premiers mystiques musulmans ont vu dans la "nature", une marque pénale infligée à Sa créature par Dieu, une teinture ascétique imposée, la loi sublunaire de la douleur. 'Amr Makkî essaie de montrer la formation de la personnalité commeune désintégration des"voiles" du cœur, oùréside l'étincelle divine, comme incarcérée dans une triple enceinte pénale. Ason Ascension nocturne, le Prophète quitte, l'une après l'autre, les diveises enveloppes colorées (il y en a 7) qui lui cachent le Dieu intérieur, ses voiles humains. Il ne s'agit plus du mécanisme illuminatif de l'Intellect astral pour la personne humaine, mais d'une libération supra-rationnelle par un Esprit transcendant, réalisant le Tawhîd. Ces mystiques réagissent contre la vieille tendance prédestinatienne des hadîth montrant le Créateur imprimant, en les créant, aux deux catégories d'homme, leur "nature" : élus, damnés; dénommant la "poignée de terre" contenant les élus "kûnî" ("sois !" : au féminin, de kun) la Clarté Muhammadiyenne, origine de tous les élus). Il y aurait aussi à examiner le "sentiment de la nature" en littérature musulmane; la tendance dominante est un naturisme plein de sérénité résignée; là où il y a plus de compréhension, il y a plus de satisfaction religieuse, et comme l'a fortement dit Mutanabbî (contre la pensée bien connue de Pascal), "le plus à plaindre des misérables, c'est celui qui ne ressent rien : non pas celui qui souffre". Cela rejoint d'ailleurs un problème fondamental de la psychologie sémitique, surtout juive, dans ce qu'elle a de plus "kierkegaardien" : il y a un bien caché, mais divin dans la souffrance, et c'est le mystère de l'angoisse : au tuf de la nature humaine. En cela, notre nature ne porte pas la marque de l'angoisse comme une damnation ou une sanction temporaire, au dehors, elle l'assimile, du dedans, commeun vide'où la Présence divine se précipite, avec toute sa gloire. Les penseurs musulmans ont souvent rencontré, quoiqu'on en ait dit, cette notion de l'angoisse primordiale de la nature créée dans l'homme, son actualité existentielle, eschatologique, finaliste, cette "aventure" dont le pressentiment sublime en nous la "nature". Au printemps dernier, une polémique fort intéressante s'est instituée au Caire, à ce sujet, à propos de son roman "la Porte Etroite", entre André Gide et l'écrivain musulman égyptien Taha Hus-

sein; qui lui répondit victorieusement que l'Islam avait aussi connu l'angoisse, non seulement en élaborant une théorie de l'amour courtois, de l'amour de renoncement idéal au Moyen Age, mais en inspirant les pseudo-blasphèmes d'un grand poète aveugle, Ma'arrî 1.

(1) Tahânuwî, kashshâfistilâhât al-funûn, Cale., 1855, p. 907. Akhbâr al-Hallâj, éd. 1936, p. 112 (texte), 50 (introd.). Abû'lBarakât Baghdâdî, mu'tabar, éd. Hyderabad (cit. Ibn Taymiya [minhaj, I, 93, 99, 112, 118], et Ibn Abî'lHadîd [sharh al Nahj, 1, 297]). Anonyme Nusayrî (ms. pers. 1934, 81b). P. Kraus, ap. RSO, Roma, XIV (1933-34); et ses deux volumes sur jâbir [éd. IFAO, Caire] ). App. à Festugière, la révélation d'Hermès Trismégiste, I (1944), 384 sqq. Ruska, tabula smaragdina, 1926. Mutanabbî, dîw., éd. Sader, Beyrouth, 1900, p. 146. Pascal, Pensées, éd. Brunschvicg, No 399. Makkî, ap. HujwÎrÎ, kashf, trad. Nicholson, 1911, p. 309. Mustafa Yusuf Salâm (shâdhilî), majmû'a jawâhir al'ittlâ'iwa durar al-intifâ' 'alâ matn Abî Shujâ', impr. Hâfiz M. Dawud, Kafr al-zaghârâ, Misr, 1350 H., p. 123 (qabda ma'lûma = kûnî des qarmates).

LA SYNTAXE INTERIEURE DES LANGUES SEMITIQUES ET LE MODE DE RECUEILLEMENT QU'ELLES INSPIRENT (1949)

Au moment oùj'énonce le titre de cette conférence, je m'aperçois que c'est l'heure de l'Angélus, et je vous demande une pensée, un instant d'intervalle. Je m'excuse de m'insérer dans une série de conférences de psychologie, mon sujet étant avant tout d'un linguiste et d'un sociologue. C'est même une communication essentiellement de linguiste que je vais vous faire, mais non technique. J'ai donné cet été une communication technique au 6ème Congrès international de linguistique (22.7.48) sur cette question. Ce quej'en dirai ici touche l'Ordre du Carmel, dont je suis resté l'hôte assez ingrat depuis quarante ans. Je me souviens d'un jour de novembre 1907, où croyant être très incrédule, je me trouvais sur le Tigre, près de Bagdad, dans un bateau de pèlerins musulmans, et j'y ai connu à bord un vieux missionnaire carme; c'était un Espagnol, qui est mort ayant été Supérieur du Couvent du Carmel de Haifa, le R.P. Pedro de Brizuel. Par lui, par le R.P. Anastase, mon vieil ami arabe de Bagdad, et du Caire (f 7.1.47), un lien précieux de prières m'a rattaché à votre Ordre, après mon retour à Dieu, et je me rappelle cet ex-voto dans une chapelle située au pied du Monastère du Carmel, chapelle pour les âmes du Purgatoire, qui domine la mer, offert en 1909, et déjà détruit quand j'y suis passé pendant la guerre 1914-18. Il y a aussi les Carmélites de Floreffe qui sont venues ensuite à Fontainebleau, elles ont bien voulu prier pour moi par Ste. Thérèse de Lisieux il y a 40 ans, et je désire les en remercier respectueusement ici par leurs Frères aujourd'hui. Je vais remercier leurs Frères en leur faisant un reproche amical. Je viens leur parler des langues sémitiques. En Palestine, nous avons un certain nombre d'Israélites convertis (500) dont je sais que devant Dieu l'Ordre du Carmel est constitué responsable, depuis deux ans, par décision papale : il vous faut des hébraïsants.

Le Supérieur du Carmel de Haifa m'a dit qu'il était très préoccupé de cette tâche. (Il veut faire venir une compatiente juive, Sr. V.S., qui est malade à Douvres, chez les Annonciades, pour soutenir cette œuvre de votre Ordre). Je viens vous demander aussi des arabisants... A la tête du jury d'agrégation d'arabe en France depuis trois ans, je n'ai pas encore rencontré un Carme qui fasse de l'arabe, à Paris ! (Mais vous m'annoncez que vous en formez, et je vous en remercie). Et maintenant, j'entre dans mon sujet. Nous parlions tout à l'heure deTauler, et vous connaissez son critérium, le syndrome des trois signes pour constater expérimentalement l'avènement de l'oraison de quiétude dans l'âme. Le linguiste n'est pas qualifié pour en affirmer la réalité, mais je voudrais indiquer par quelles voies l'âme recueillie est susceptible de s'acheminer vers Dieu, et par quels signes préférentiels, suivant la famille d'idiomes à laquelle appartient la liturgie de ses prières. Je voudrais montrer certaines convenances de la grâce. Je ne veux pas dire que certaines langues soient in se inspiratrices, mais il y a certains cheminements de la grâce, et nous le savons, par l'apostolat véritable, il y a une certaine manière d'aborder l'âme suivant le sens où l'Esprit Saint répondra à notre appel, suivant son témoignage. Nous sommes obligés d'apprendre la langue pour traduire, ce qui est un problème grave et profond; prenons les Psaumes, essentiels à l'office chrétien : tout y est dans l'intention anagogique, dont ils témoignent, que leur texte doit nous communiquer. J'ai écrit en 1922 dans la "revue juive" de Genève un petit article "Pro Psalmis", pour les Psaumes. La traduction nouvelle n'a pas été pour toutes les âmes une réussite, mais je me demande si ce n'est pas parce que le travail a été fait par des personnes assises dans leur bibliothèque, tandis que la première version latine a été faite par des martyrs africains (Vêtus Itala), dans l'antichambre de la mort, avec une certaine manière d'y présavourer leur dernier témoignage : anagogiquement. Du point de vue qui nous occupe et sans entrer dans d'autres discussions, on peut répartir maintenant les différentes langues du monde en trois groupes principaux. Celles dont le lexique procède, pour préciser le sens des termes, en ajoutant des adjectifs ou en collant un autre mot à côté; dont la syntaxe,

ce qui est l'essentiel pour l'expression de la pensée, est hypotactique. L'éloquence grecque en est un magnifique exemple. On construit la phrase par périodes. C'est l'expansion au dehors qui s'irradie par réalisations syllogistiques (exemple desjardins de Versailles : on découpe l'horizon par des plans d'eau, des avenues et des arbres coupés géométriquement). Je ne fais aucune critique; ces pauvres arbres sont "faits pour être taillés"... Ce sont les langues indo-européennes. La langue française triomphe dans ce domaine; c'est le "jardin de l'Intelligence" où ses auteurs classiques nous promènent. Il y a une seconde famille de langues où le lexique procède par infixes à l'intérieur des mots, qui ont des racines fixes et trilitères. Ceux qui font de l'hébreu (il faudrait qu'il y ait davantage de Carmes qui fassent de l'hébreu) savent qu'il y a cette chose très particulière, que ce n'est pas en ajoutant des suffixes aux mots, mais en introduisant une consonne à l'intérieur de la racine qu'on nuance une idée, consonne indiquant une nuance de passivité ou d'activité. Il faut se mettre à l'intérieur. C'est une involution de la pensée qui seule nous permet de comprendre ce travail; qui se fait naturellement chez les Sémites. Il y a en arabe classique quinze formes verbales par infixes, essentiellement fondées sur cette espèce de processus d'intériorisation. Leslanguessémitiques nesont pasdeslanguesd'expansion ni d'hypotaxe. C'est une espèce de plan linéaire paratactique. C'est une syntaxe de concentration au dedans, suivant ce que j'appellerai les pentes concentriques de la dialectique d'autorité. Les Sémites ne s'intéressent pas à la logique grecque, ils croient à la dialectique a majori ad minus, du miracle. Le miracle, par définition, proclame un principe fondamental qui oblige les causes secondes à s'humilier. Chez les Arabes et les Musulmans, la formule "Il n'y a pas de divinité, excepté Dieu" est classique... C'est extrêmement choquant pour nous que cette manière de raisonner où la particulière affirmative transcende l'universelle négative. C'est la méthode d'autorité. Les langues sémitiques sont fondées là-dessus. C'est ce qui fait leur pauvreté apparente, au point de vue déduction scientifique, mais c'est ce qui fait leur utilité théologique; elles sont faites pour cela. La stérilité apparente des langues sémitiques vient de ce qu'elles sont faites pour une contemplation intérieure.

Ces langues sont intéressantes par elles-mêmes, c'est un problème très grave. Les Sémites ont intérêt à scruter l'intérieur même de leur langue. Les langues indo-européennes ne sont faites que pour exprimer l'ordre du monde extérieur; chez les Sémites, elles seraient donc faites pour goûter à l'intérieur une certaine intention divine de recueillement. Une troisième et dernière famille, qui n'est pas un "fourre-tout" des autres langues, correspond à ce qui reste, depuis les langues mexicaines, celles dont le lexique opère par correspondance rigoureusement musicale, entre consonnes et voyelles, enchaînées avec syntaxe agglutinative sans axe : côtoyant, comme en cabotage, le littoral instantané des événements. Il n'y a pas besoin d'axe. Il peut même n'y avoir pas de fonction grammaticale; en chinois, n'importe quel mot peut avoir n'importe quelle fonction grammaticale, ce qui est très difficile. Mais, comment deviner, alors quand on n'a pas de procédé logique ni de précellence dialectique ? Par la chose même, accidentelle, à laquelle on faisait allusion. C'est par cette espèce d'instinct de la tonalisation du décor, une certaine part d'instinct qui n'est même pas marque de disposition à l'inspiration, mais esthétique pure. C'est une espèce de surprise enfantine. On va de surprise en surprise, dans une esthétique pure. J'ai reçu un jour une lettre en turc, pendant les opérations militaires dans les Balkans. Pour indiquer où j'étais, le scripteur sur l'enveloppe avait mis : "Verts contrevents / Maison dans / l'orée du bois / se trouvant Mi X..." Voilà la syntaxe turque; on part de l'accident le plus subtil pour arriver à l'idée principale, à la substance, au verbe personnel. C'est une syntaxe sans axe, qui a donc plus de force pour certains cœurs que la syllogistique ou que la dialectique d'autorité; elle nous persuade d'une merveille vraie: parce que cela n'a pas pu être inventé artificiellement. Cela transcende l'intelligence et l'expérience. C'est la grâce, c'est en dessous en même temps de la nature, ce qu'il y a de plus élémentaire chez l'homme. Pour revenir aux trois signes de Tauler et à leurs correspondances linguistiques, les premières langues, les aryennes, construisent une échelle d'idées (et d'idoles), qui est une échelle de perfection : la recherche du plus parfait. Nous la trouvons aussi chez les Hindous avec les içvaras. Ce sont des

espèces d'idéaux imaginaires qui servent à monter dans le nuage, avec cette fameuse corde qu'on jette en l'air. Il y a eu un essai philosophique de réalisation de ces échelles d'idées; c'est la '"mystique" néo-platonicienne. Saint Jean-Climaque, lui aussi, a fait une "échelle de perfection", mais sans affirmer, lui, que ce processus était indispensable, et que l'on n'arrivait que par là à Dieu. Les secondes langues, les langues sémitiques, elles ont la dialectique du miracle, qui détache du contingent, de tout ce qui passe. Les troisièmes langues présentent un amas sans structure de fantaisies diaprées, un tapis floral qui persuade par sa beauté, beauté qui extasie par inhibition simple, hors du discursif; par tonalisation musicale. Résumons les correspondances sur le terrain de la Mystique aux trois signes de Tauler; dans les langues aryennes, c'est la recherche du plus parfait; dans les langues sémitiques, c'est la via remotionis, le dépassement de tout ce qui passe (ce qui fait leur intérêt en elles-mêmes) ; dans les touraniennes, c'est l'inhibition hors du discursif. L'abus littéraliste de la grammaire, c'est le danger de la méditation sémitique : la Cabale. Des bédouins ont discuté avec moi, dans le désert, de questions de grammaire... Vous verriez difficilement des paysans français discuter du plus-que-parfait, et des paysans de la campagne romaine discuter du supin. La texture des langues sémitiques est intéressante en soi; non pas que je recommande la conversion possible d'Israël à travers la Cabale. Mais je constate que les langues sémitiques sont trilitères et n'admettent dans l'alphabet que les consonnes; et qu'en arabe, qui seul a conservé les 28 lettres primitives, il y a 3276 racines fondamentales (ou 4180, avec les bilitères redoublées) ; ce sont les étoilesfixes du firmament linguistique. Quelle différence y a-t-il dans les autres langues entre consonnes et voyelles ? Il n'y a pas grande différence. Dans les langues sémitiques, il y a une différence fondamentale. Les Druzes qui sont de profonds penseurs disent que les consonnes sont le corps, et les voyelles la vie, et l'âme de la phrase. Quand vous écrivez dans ces langues sémitiques, vous n'écrivez que les consonnes, obligatoirement, sinon, on ne pourrait prendre conscience des idées mises en rapport. Mais ces idées représentent des données

ambivalentes et inertes ; comment donner un sens dynamique à la phrase ? Il faut pour cela la "personnaliser"; elle ne peut l'être que par la vocalisation, car vous ne comprenez le sens intime d'une phrase que par l'intonation, l'intention. Il y a dans cette vie vocale qui est donnée à la langue chez les Sémites une grande beauté, mais cela est très difficile à faire saisir à des nonsémites; je suis obligé de crier que je ne veux pas qu'on module la grammaire arabe sur des modèles européens. En pédagogie, on voudrait aller vite ; alors qu'il faut cinq ans pour apprendre un peu d'arabe. Il y a un signe que je trouve saisissant, que je voudrais vous dire, qui me rappelle le fil rouge qui est le fil conducteur pour certaine généalogie du Christ dans l'Ancien Testament (entre Thamar et Rahab). Vous écrivez les textes en arabe en noir, (l'encre noire est la seule solide qui tienne), mais comment arriver à rendre l'écriture intentionnelle et la vocaliser ? La voyelle seule donne l'intention personnelle qui peut être bonne ou mauvaise. En arabe, toute la grammaire consiste dans la vocalisation du texte; en hébreu également; si vous savez vocaliser un texte, vous l'avez compris. Il faut pour épeler, vocaliser; pour apprendre à lire il faut comprendre; il faut savoir analyser grammaticalement la phrase. Vous écrivez les consonnes en noir, (chaque racine est écrite en trois consonnes), les voyelles vous les notez par choix, non par nécessité, au-dessus et au-dessous des mots, à l'encre rouge, pour ceux qui ne comprendraient pas sans cela; rouge qui est la couleur du sang; dans les langues sémitiques, le sang est lié à l'Esprit (rûh), qui donne l'intention. La vie est donnée par la vocalisation, accident de flexion. Dans les langues indo-européennes, la question ne se pose presque pas: l'apophonie porte sur la racine. Dans les langues agglutinatives, il y a une correspondance très curieuse qui fait que la voyelle dépend de la consonne : la question ne se pose pas. Si, chez tous les Sémites, la langue mérite d'être étudiée pour ellemême, l'arabe est la seule langue où les Sémites aient pris conscience originale de leur grammaire. Et la Cabale juive qui n'apparaît que tardivement en Israël est

postérieure très probablement à l'Islam et a été copiée sur des éléments qui sont arabesl. Il y a enfin cette chose mystérieuse et intéressante dans la grammaire arabe, qui consiste dans la coloration vocalique de la syllabe finale; naissance de la rime dans le monde. Les plus anciens poèmes rimés en hébreu datent du quatrième siècle2, et l'arabe a des rimes extrêmement riches et belles, qui datent de la même époque à peu près; ce sont les Sémites qui ont inventé la rime. La rime est très importante en poésie comparée; comme dans la calligraphie, c'est par les finales, par les différents signes de la fin que l'on caractérise les différents tempéraments de scripteurs (hampes des nerveux, encoches des lymphatiques, barres des bilieux, volutes des sanguins). La rime est essentielle pour la compréhension de la pensée dans le vers; c'est la condition d'une difficulté qui donne la clé de l'idée émise chez les vrais poètes. Or l'analyse grammaticale repose en arabe sur la voyelle finale de chaque mot dont la coloration vocalique est significative, indispensable pour le sens. Les Sémites sont les seuls qui aient, en cela, pris conscience d'une unité possible de traitement du substantif, du verbe et des propositions. Ils ont ce qu'on appelle un nominatif, un accusatif et un génitif. Il n'y a que ces trois cas en arabe car il n'a que trois voyelles, a, i, ou; pour les verbes, les différentes espèces d'imparfait ont trois cas, comme les cas des substantifs; et les types de phrases dans un discours se trouvent de même classés suivant le principe suprême de la déclinaison (i'riib), et de ses trois cas (iumal lahii mahall ji'l i'râb). Il y a là une volonté d'unifier la grammaire et de maîtriser le but de la langue, l'objet linguistique lui-même, qui est d'une force remarquable. Vous me direz que ceci débouche sur le néant, évidemment, et cela ne me fâche pas. Jacques Maritain trouvait un peu dur d'écrire : f --la mystique aboutit à un état néant". Je continue à penser qu'humainement parlant la mystique aboutit à un "état néant", et que c'est le mieux pour la créature amoureuse et adorante que de n'être rien. La Sainte Vierge a été éminemment ce néant, Elle qui est la seule créature parfaite... Pour cette question de la méditation de la grammaire sémitique, je ne m'étonne pas si elle semble stérile à des pragmatistes, car c'est une manière de déboucher au delà par une confrontation avec l'ineffable; la Révélation ne nous rend pas compte du mystère divin, mais nous y fait pénétrer. (1) Cf. mon Essai, 80-83, et Salmân Pâk, 39 n. 4; cf. Ibn Sînâ, nawrüziya. (2) Yanayy (éd. M. Zulay, 1937), selon J. Schirman.

Dans les langues touraniennes, en revanche, on pourrait appliquer le troisième critère de Tauler : simple inhibition extatique musicale. Chez elles c'est très simple, très haut, mais difficilement démontrable; ni en teimes de dialectique autoritaire, ni en termes de syllogisme. C'est quelque chose de musical, il y a des sons qui sont en harmonie à un moment donné : et c'est tout de même une preuve de Dieu, assez positive, elle. Je ne m'étends pas en ce moment-ci sur les modes distincts d'apostolat que la missiologie devrait tirer de ces considérations, je crois que même entre les langues sémitiques nous avons des cloisons. Je me trouve occuper ici une position à la fois centrale et cernée. On a cru me gêner en me demandant si je croyais à l'Islam. J'ai répondu en détail dans une revue "Rythmes du Monde"1. J'ai en effet cette pensée que l'Arabe a pris conscience du rôle définitif de sa langue au point de vue linguistique par l'Islam. Moi-même, redevenu chrétien, pensant en arabe, déguisé en Arabe (et ayant failli être tué ainsi, il y a 40 ans), j'ai été frappé par la peine que j'avais à repenser le christianisme et l'incarnation du premier Avènement en termes arabes, car ceux-ci sont marqués par une transcendance encore plus intransigeante que l'hébreu. Les Hébreux eux ont l'espérance du Messie. Mais ils ont reproché aux premiers chrétiens : "vous en faites un second Dieu qui est plus grand que le premier" (symbole des Apôtres). Il a fallu un certain temps d'élaboration théologique pour sortir de cette apparente dualité. Les Musulmans ne l'admettent pas, il y a une négation terrible de la part de leur monothéisme rigide. C'est Dieu qui juge la création soit; mais comment son Verbe peut-il prendre une forme, même la forme miraculeuse du Messie ? Il y a des complexités dans la "communication des idiomes" que le langage arabe ne permet guère. Les Arabes, qui sont des exclus, descendants d'Ismaël, n'ont pas d'autre ressource pour atteindre le Verbe divin (et ils y ont accès) que leur langue. C'est pour cela qu'ils l'aiment profondément. Moi-même je l'aime parce qu'elle m'a ramené au Christ. Nous sommes obligés d'arriver à l'étude intérieure de la prédisposition de la langue arabe à la parole de vérité, si nous voulons comprendre pourquoi l'Islam existe. Je ne prétends pas résoudre ici ce problème de missiologie : mais l'indiquer. Trois langues sémitiques sont devenues langues de civilisation : actuel(1) N. 3 de 1948, pp. 7-16 : le signe marial.

01 lement l'hébreu première langue monothéiste. Quand les Juifs ont voulu parler aux autres civilisations, nous avons eu le grec des Septante. Il suffit de voii le verset sur l'apparition de Dieu dans le Buisson : en hébreu, nous pouvons croire que c'est une plaisanteiie : "Je suis celui que je suis", en grec, il y a un approfondissement grâce à l'effort de traduction en langue étrangère, en araméen la densité se développe aussi : "Je suis l'Etre". Après l'hébreu, nous avons le syriaque, cet araméen qui est la langue du Magnificat, peut-être celle de l'ange à la Salutation; les Arabes disent que le syriaque, c'est la langue de l'examen particulier, et je ne sais pas jusqu'à quel point ce n'est pas très vrai, avec cette nuance que c'est une langue de captif. Il n'y a pas cette espèce d'appel au jugement dernier pour la plénitude de la liberté, de l'amour, pour la joie totale d'être ce que nous aurons choisi. Il ya encore cette fermeture de l'attente; c'est la langue du premier avènement. L'hébreu, c'est avant tout la langue de la crainte, du sang, du sacrifice. (Ils ont évidemment le pèlerinage de l'Espérance, ils continuent à vouloir aller à Jérusalem, mais c'est pour y recommencer les sacrifices légaux). Le syriaque est la langue de l'incarnation dans ce monde qui serajugé, la langue de l'examen particulier, la langue du feu, de l'épreuve intérieure, langue du comportement des captifs, de ces choses mystérieuses de la pénitence :jeûne, aumône, signes de l'amour le plus grand, car s'être privé pour celui qu'on aime, c'est être comblé déjà. Aucune passion ne pourrait rassasier l'amour, et comme disait Claudel : "Si le désir d'aimer cessait avec Dieu, je l'envierais à l'enfer". L'arabe, c'est la langue de la justice, du second et Dernier Avènement, une espèce de duretéjudiciaire, aveu de la transcendance, et d'une certaine limite finale; qui aboutit tout de même à un témoignage exaucé, extrêmement profond, qui est inscrit aux larmes d'Agar, qui sont les premières larmes dans la Bible; qui nous amènent à la vision; Ruysbroeck disait : "Ceux qui pleurent sont ceux qui savent". (Il y a évidemment des larmes truquées, et fausses : les femmes le savent bien). Et voici un vers d'un mystique arabe, Dhû'l Nûn : "J'ai désiré te voir, et au moment où tu t'es révélé, le frisson de l'extase m'a pris, et je n'ai pu retenir mes larmes"1. Il est évident qu'on ne peut trouver Dieu ici-bas que "disparaissant" dans les larmes, et les larmes donnent au chant oriental ce nasillement qui lui est particulier, et que les Occidentaux n'aiment pas. (1) Cf. Essai..., 187; Recueil..., 16. Cf. Hallâj, dîwan, p. 96-97.

Toutes les églises orientales chantent du nez, parce que les larmes, c'est ce qui descend du cerveau, de la partie supérieure de l'âme, rûh. Le reste du souffle, ou nafs, c'est ce que l'on éructe de la digestion. (Cf. Eranos, XIII (1945), p. 277 sq.). Je parle ici de ce qui est le plus haut, le signe des larmes, qui est le signe de l'esprit (rüh; non pas nafs) : lob der Thrânen. A cet égard, je ne puis oublier que c'est aujourd'hui une fête de la Sainte Vierge, Celle que Bloy appelle : "Celle qui pleure". Je vais finir sur la condensation très particulière des langues sémitiques, et qui en arabe est au maximum d'efficience. Il y a chez les Sémites, surtout en arabe, une capacité particulière pour l'abstraction. C'est de chez eux qu'est venu le X algébrique (notation andalouse de "sh[ayJ", c'est-à-dire : "la chose"); les formules alchimiques; les séries arithmétiques, comme celle de Fibonacci. C'est également une langue de prophéties gnomiques, s'exprimant par apophtegmes brefs et durs, condensés, elliptiques. Un pauvre homme disait : "Ils n'ont pas de littérature". J'ai répondu : "pourquoi apporter 300 phrases, si l'on peut dire en une ligne l'essentiel ?" Leur épopée, c'est la caçida, leur roman c'est la maqâma. (cf. risâlat al Unesco, Beyrouth, nov. 1948, p. 3). Un jour, je montrais à Claudel ce vers arabe d'Ibn Dâwûd : "N'accomplis pas ta promesse de m'aimer, de peur que vienne l'oubli". Pour un Oriental, il n'est pas besoin de développer cela, remarquait-il, mais pour nous ? C'est une récupération par involution du secret de l'éternelle Beauté. Maintenant, je voudrais vous parler des intervalles de la Règle, ici-bas. C'est la méditation libre; dans une vie de recueillement collective, c'est le signal de la sortie non préméditée, du tête à tête avec l'Ami. Il y a trois espèces de jardins, pour nos "intervalles", ici-bas, auxquelles correspondent les trois familles de langues; le jardin sémitique, ce n'est pas le jardin de l'intelligence, (bien que ce ne soit pas celui des idiots; lejardin logique de l'intelligence, c'est Versailles, ou l'Agdal de Marrakech). Ce n'est pas non plus ce jardin chinois, le plus ancien du Monde, qui s'éparpille selon l'événement, de surprise en surprise, sans plan préconçu, avec une seule perspective : sur l'île inaccessible dans l'océan de l'éternelle aurore. Le jardin sémitique sur lequel je veux me concentrer avec vous, le jardin babylonien, c'est ce jardin que j'ai vu quelquefois encore dans

des villes arabes, que j'ai rencontré un jour en Italie, à Ravenne, qui est déjà de l'Orient : le "paradis". Vous prenez un morceau de désert; vous élevez alentour quatre grands murs; vous forez au milieu une source, et vous plantez de grands arbres en périphérie, des arbres de plus en plus petits en se rapprochant du centre, des herbes odoriférantes autour de la pièce d'eau. Vous n'avez pas besoin de regarder au dehors : tout est au centre, au fond du miroir sombre. La source sort au centre, et c'est cela encore une fois que j'ai voulu vous montrer. Il y a dans ces langues sémitiques une certaine prédisposition à la vision intérieure que ceux qui les parlent de naissance se trouvent goûter. Prenez le cas d'Isaac : ce nom signifie "rire". Il y a le rire d'Abraham qui précède sa naissance, tout de confiance en Dieu. Il y a ensuite le rire de Sarah : un riie amer, désaxé, déçu, qui prévoit une punition de Dieu, un rire étrange... Toute la destinée d'Israël c'est ce rire qui pèse dessus; il n'est encore pas arrivé au rire parfait, préparé désormais à tout, d'Abraham, axial à la source divine, et qui est tout de mêmela Source des Larmes sereines de son sacrifice suprême : "hinayni" (Adsum). Et, plus au centre, encore, de la Source duJardin de Volupté souriant, les larmes du "fiât" de Marie; là où est acceptée et conçue la Parole, qui est au-dessus de toute parole : pour toujours : Miriam, en hébreu, ' stilla maris", "stella maris". Car les larmes qui nous penchent sur le puits de l'éternelle consolation, y rejoignent le reflet des étoiles, et nous font relever les yeux vers le ciel, pour les y trouver. Maryam en arabe, c'est la femme forte et chaste, qui aime élever la voix parmi les hommes de la tribu, pour leur donner du couragel.

(i) Kazimirski,dict.arabe, II, 965, col. l, (selon une despremières caçidascabbassides). C'est le sens sémitique primitif (Ex. 15, 20 : Num. 12, 15).

VALEUR DE LA PAROLE HUMAINE EN TANT QUE TEMOIGNAGE (1951) Nous avons déjà attiré l'attention, ici même, il y a deux ans, sur les ressources d'expression de la langue arabe, en tant que langue de pensée et de culture; et, plus généralement, de la syntaxe intérieure des langues sémitiques, et du mode de recueillement qu'elles inspirent. L'an dernier, un problème connexe fut abordé, avec la question du Pèlerinage aux Lieux Saints, et la possibilité d'envisager une "géographie spirituelle du monde", dynamique, puisque spirituelle, centrée sur les "■mouvements de convection" des foules humaines, des Personnes Déplacées, des Hôtes Etrangers cherchant un gîte. Aujourd'hui, c'est du langage, du parler humain lui-même que je voudrais vous entretenir: en tant que témoignage dynamique. La parole humaine est faite pour communiquer, et faire partager, non des échos à des bruits confus, mais des appels qui réveillent, persuadent et entraînent. Ce sera, aussi, si vous le voulez bien, une prise de position sur le problème biblique, c'est-à-dire sur la bonne manière de lire les paroles inspirées de l'Ecriture Sainte, et le respect que Paul Claudel, Jean Daniélou et moimême avons réclamé pour les Livres Saints, dans le No XIV de "Dieu vivant". Car le langage est doublement un "pèlerinage", un "déplacement spirituel", puisque on n'élabore un langage que pour sortir de soi vers un autre : pour évoquer avec lui un Absent, la troisième personne, comme dit la grammaire, al-Ghâyib, l'Inconnu, comme dit la grammaire arabe; que l'on cherche à découvrir et à identifier ensemble; afin de lui rendre témoignage, puisqu'il est la vérité, quand nous l'avons accepté par ce "fiât" du cœur, ce "kun", qui est mentionné huit fois dans le Qoran, toujours pour la "Parole de Dieu, Jésus fils de Marie", et pour le Jugement Dernier. Toute une série de mots arabes accourent en notre mémoire : la shahâda, "devoir de profession de foi, monothéiste", les shâhidân, "les deux témoins instrumentaux nécessaires pour établir la vérité judiciairement", et aussi "les deux anges du jugement particulier qui se tiennent des deux côtés du musulman qui vient de mourir" (comme les deux anges que Madeleine vit au saint Tombeau); enfin shahîd, "le martyr, tué à la guerre sainte". Il ne s'agit pas de la parole écrite, mais de son érionciation vivante,

l'Orient n'a connu d'abord que le témoignage oral pour valoriser un jugement : et c'est par une fossilisation technique assez triste que les "témoins instrumentaux" des tribunaux musulmans sont devenus des "notaires". Mallarmé disait, non sans ironie, je pense : "parler n'a trait à la réalité des choses que commercialement". Certes, les noms que nous donnons aux choses ne sont, trop souvent, que les "manques" du prix que nous attachons, plus ou moins arbitrairement, à leur usage. Et nous nous désintéressons de l'âme qui peut habiter "l'esclave" que nous achetons au "marché des images". Si la "vie" d'un mot, dans les langues sémitiques, se marque dans la vocalisation que notre prononciation donne à son squelette consonantique, "l'âme" de ce mot se trouve dans son sens, dans sa signification essentielle. "Credidi, propter quod locutus sum", dit le Psalmiste, "J'ai cru, et c'est pourquoi je parle". Au sens plein, la parole est un psaume, une prière "arrachée" hors de nous-même. Et, au minimum, une parole est une demande d'explication complémentaire, non pas un simple acquiescement (lequel se marque par un signe de tête). Et comment demander ce qui nous manque, de manière à l'obtenir, sinon en accueillant chez soi l'interlocuteur étranger comme un hôte ? Lévi-Strauss a excellemment montré, dans les "structures élémentaires de la parenté", que les primitifs classent dans la même catégorie d'idées le langage, et le mariage, exogamiques tous deux (ightirâb), et tous deux communautaires; et aussi personnalisants, puisque "unifiants". Ces qua re notes distinctives : exogamique, communautaire, personnalisant, et unifiant, se retrouvent, portés à la plus haute puissance quand l'objet formel visé dans notre langage est un dieu transnaturel, comme le mystérieux étranger à qui s'adresse la da'wa, la clameur de justice des parents de la victime d'un assassinat (la vengeance du sang, qui, étant le signe sémitique de la vie, de l'esprit, postule une sorte de résurrection; un pèlerin musulman, accusé d'entreprendre le hajj sans provisions, seul, a travers le désert, au risque de sa vie, répondit admirablement : "al-diya 'alâ'l-qâtil", "le prix du sang incombe au Meurtrier" (ici, Dieu) : c'està-dire : si je meurs, dénué de tout pour Lui, Il me doit de me montrer Son Visage, donc de me ressusciter (par l'amour), le cri de rescousse tribal, le pélerinage spirituel de l'exilé (gharîb), de la Personne Déplacée (et la première Personne Déplacée, ici-bas, c'est Dieu), du Prosélyte (Gèr; Abraham, en hébreu, est surnommé le Gèr; le vrai Messie d'Israël est un

fils d'Etranger, puisque Marie a accueilli un Hôte Etranger). Le cri du pèlerin au Hajj "Labbayk" ("me voici à Tes ordres"), si intensément compris par Hallâj dans un poème, le profond acte d'abandon, le "fiât" des saints par quoi Dieu s'infiltre en eux pour "informer" leur langage, ne sont pas un sacrifice débouchant dans le silence, mais une mort divinisante. Qui a droit à la "prédication légitime" de la phrase, sinon Dieu; qui peut dire vraiment "je", en nous, sinon Lui; là est le terme de la personnalisation de la vocation intérieure et de son expression parlée. Dès le début, pour être agréés, il faut être deux, dans la prière, comme dans le témoignage. Mais malheur aux faux amants qui oublient l'un pour l'autre l'Amour, le Tiers exclu qui est l'objet même dont ils parlent, une personne divine, principe de leur commune prédestination : ce suave reproche qui les attire, à travers la séparation sensible, au delà de la mort. Qu'il s'agisse du retournement final de l'apôtre Pierre vers le Maître, et dans l'histoire musulmane des "pénitents", Tawwâbûn, qui se firent tuer à Ayn Wardâ, avec Sulayman Ibn Surâd, ne pouvant plus se supporter d'avoir trahi Hoceïn à Kerbéla, ou de l'ambassadeur de France, Comte de Plélo, se faisant tuer à Dantzig, pour sauver l'honneur de son pays qui lui prescrivait d'abandonner un allié vaincu, il s'agit de la surgie dans leur conscience intime d'une parole intérieure de Justice si divinement belle et poignante qu'elle leur arrache le cœur avec la vie, dans un cri surhumain : sayha. On peut objecter qu'il ne s'agit pas là d'un langage continu, mais de sa consommation apocalyptique. Et qu'en attendant, on ne peut maintenir le mémorial de la Rencontre, du dialogue avec Dieu, qu'en entrant "dans la nuit du symbole". Et que les symboles encadrant la méditation deviennent de plus en plus abstraits, comme S. François de Sales l'a remarqué, pour ceux qui s'y exercent assidûment. Si bien que le langage, primitivement "inspiré", aboutit aux formules quasi algébriques d'une logistique, ou, pour les non-savants, d'une rhétorique, d'un genre littéraire. Des exégètes s'y sont pris, qui réduisent l'action de grâces à une "incantation", les Béatitudes du Sermon sur la montagne à un "récitatif rythmique", le passage de la Mer Rouge à une ruse d'hydraulicien. Réduisant le rite à l'outil, Dieu à un démiurge rhétoriqueur ; alors que son existence est le Miracle des miracles. La parole humaine n'est pas un bruit individuel variable plus ou moins musicalisé par l'intention de son intonation, ce n'est pas seulement un moyen d'entente, de réconciliation entre les hommes, c'est un appel person-

nel poignant destiné à nous faire sortir de nous-mêmes, de notre pays, de notre parenté, de tout dépasser vers l'Amour. "Bir Baghtché dèn bir baghtchéyé" dit la chanson turque "Allé yéménim" (d'un jardin à un autre jardin inaccessible, elle agite son mouchoir rouge du Yémen). Et c'est pourquoi les cris d'oiseaux qui nous survolent ont un sens si aigu pour les amants. La parole fait vibrer notre tympan, mais c'est pour faire résonner jusqu'à notre diaphragme (comme fait le rhombe des primitifs, ou la vieille cloche de bois, nâqûs, des chrétiens d'Orient, et des musulmans des forêts indonésiennes). Afin que notre cœur devienne attentif, et prête attention (istima' alkalam), dont Muhâsibî a parlé si magnifiquement dans son commentaire à la parabole évangélique du Semeur. Nos lèvres ne forment pas d'ellesmêmes immédiatement la réponse attestant qu'elles l'ont entendu et compris. Dans l'intervalle de silence se produit le signe muet des larmes, glissant hors des paupières, comme le Maître de l'extase se glisse hors du cœur. Les larmes, disent les Persans, sont le sang de l'âme; qu'elle perd quand elle sent que le divin visiteur l'abandonne. Et, si elle n'a pas la force, alors, de continuer le dialogue, Dieu permet que ce soit d'autres voix, indifférentes, ou ennemies, qui rendent à Dieu, à sa place, le témoignage inconscient de son action de grâces, en proférant le Nom sacré de son Bien-aimé, que le pire ennemi ne peut l'empêcher de reconnaître et de remercier; selon le mot profond du poète, Ibn al-Fârid, enterré tout près d'ici, au Qarâfa, un peu au-dessus de l'imâm Shâfi'î : Adir dhikra man ahwâ, walaw bimalâmin, fa'inna dhikrul ahibbati mudâmî Redis le Nom de Celui que j'aime, même si c'est pour m'en dire du mal, car entendre seulement les noms des aimés m'enivre et m'extasie.

LE RITE VIVANT (1951) Introduction: à propos du livre de Ch. Le Cœur (tué 1944 en Italie) sur "le rite et l'outil" : instituant opposition entre l'outil (et la "mécanisation" asservissante), — et le rite (et le "jeu" pittoresque de l'imagination créatrice); par une réaction précieuse, encore qu'un peu forcée, contre l'interprétation classique du rite selon les primitifs où l'ethnologie comparée n'a vu qu'une "validation" de la réalité par une technique prélogique, automatique et magique. Sans doute l'homme du peuple, cet "homme moyen" qui nous jugera tous (Chesterton) est pétri d'habitudes et de proverbes, mais il n'en est ni l'esclave ni la dupe. 1. Lafonction rituelle et ses organes. L'imagination a-t-elle une "topique" : celle des archétypes de Jung, reprenant, pour l'inconscient, la théorie platonicienne des Idées, qui vise, elle, l'intellection. — Je serais moins rigide que Jung : l'imagination ne conçoit pas un archétype au tréfonds d'un rite, à la manière d'un inventeur cartésien trouvant un principe clair au fond d'une construction mathématique. Le rite est le fruit d'une conception féminine, d'une intussusception exogamique, comme une Vierge conçoit la Parole Sainte, au fond de son vœu de pureté. On objectera que le rite est généralement décrit comme fossilisé et inerte, à travers des traductions et des commentaires qui le figent. Hallâj disait : "que ta récitation de la basmala (formule : au nom de Dieu) devienne le «fiat» lui-même" (alors que l'ethnologue Ester Panetta nous montre cette basmala islamique tatouée sur le pubis des courtisanes de Benghasi; cf. la ND du Mariage blanc de Klossowski). L'encens liturgique n'est pas un simple désodorisant, ni le baptême un ersatz de tub. — Quand P. Radin pose l'équation rite = validation de la réalité dramatisant la lutte pour l'intégration, — il reste que cette validation "ex opere operato" ne vaut que pour le groupe des assistants croyants, non pour le célébrant, tant que son "sérieux" extérieur indispensable ne s'accompagne pas àkîsi d'une intention intérieure sincère (cela que les Shâfi'ites appellent la tuma'nîna) lui évitant d'être un comédien mercenaire, ou un administratif abêti. — Il n'y a pas seulement une distinction, mais une disproportion (différence de "potentiel" aux bornes) entre le rite de réconciliation et son Objet transcendant, entre la Finalité témoignée et son témoin humain qui ne peut qu'en être indigne, et en souffrir. Exister

rituellement, c'est "faire trouver" (la réflexion de Graham Greene sur la gaucherie solennelle [non pas difficile] du premier baiser). 2. L' "exogamie" du rite. Le plus humble des rites : la salutation que fossilise la "civilité" dite "puérile et honnête" : elle vise essentiellement un Etranger, l'Autre (la 3e Personne du discours, celle dont on parle). Le rite de la salutation "compose dynamiquement" un "lieu" pour la Rencontre, un "Templum" pour une Présentation qui est une "reconnaissance", puisque dans un cadre préétabli de proverbes. La salutation est un exode de pèlerin allant conclure un pacte d'hospitalité : spirituel, ce qui associe forcément la liturgie du rite à des présences invisibles, à des Anges symboliques d'un sens "plus pur", donné "aux mots de la tribu". Leur "annonciation" à l'humanité n'est pas cette illumination hiérarchique (qâhira) imaginée par Fârâbî et Ibn Sînâ, mais bien plutôt ce voile d'angoisse imbibé de sanctification intérieure qu'on ressent au seuil d'un mystère divin. Qu'il suffise d'évoquer ici, à l'antithèse du mythe antique du fruit dont la manducation rend la femme féconde, nos cours d'éducation sexuelle avec projections lumineuses, —cours que l'invention de l'insémination artificielle va d'ailleurs faire supprimer. —Le rite n'est pas un outil tactique et rationnel, mais une fonction symbolique, onirique (bien des rites religieux sont nés de rêves : notamment celui du muezzin), prégnante d'une intention transfigurante (le minaret en foime de mabkhara [encensoir] d'al-Hâkim au Caire). Après la salutation, le premier rite, c'est la prière d'intercession, suprême recours de ceux dont toutes les ruses, et tous les trucs, comme me disait Jung, ont raté : ils y renoncent, et ce renoncement suppliant réalise notre prédestination, qui nous dépasse (Ste Anne, dans Coran, 3, 36, à propos de l'Immaculée). Dieu, dans le rite, naît comme le Miracle des miracles, il n'y est plus la norme des lois. Les liturgies ne sont pas des systèmes apologétiques; le culte nous introduit dans la courbure convergente et "sous la voûte" de notre finalité; il est donc communautaire, communiel, votif, symbolique (donc 'aqlî, non sanglant). 3. Le langage dans le rite. — Comme le langage antécède la pensée, le rite antécède la théologie dogmatique (lex orandi, lex credendi) ; il "décloisonne" le groupe, il spiritualise sa position sociale. Au moyen d'un sens "inspiré" des mots caractéristiques, qui n'est ni ellipse, ni "imbibition", ni métonymie, et bien plus que métaphore; c'est, comme disent les Arabes, "tadmîn", "enterrement du grain" enseveli dans le sol pour qu'il y germe. Le terme rituel est prégnant d'un sens spirituel anagogique, qui mène au Dieu vivant par une mort apparente. "L'amour ne se maintient (ici-bas) qu'en entrant dans la nuit du symbole" (Nédoncelle). Le rite ne vit que par cet amour latent qui le consume. "Ne te pré-

tends pas amant, et ne te tolère pas non plus sans aimer" (Hallâj). "C'est vrai, je n'ai rien des vrais amoureux, rien que leurs larmes; et c'est ce qui me fait brûler" (Nasrâbâdhî). 4. L'exaucement dans le rite : de par son brisement même. Les larmes; qui ne sauraient constituer un iite (le faux rite des Pleureuses, munaddibât; Bâb al-Mandab). Elles ne sont ni un simple processus de détente psychique et physiologique, ni une défaillance de croyant imparfait (qui est parfait au seuil de la Transcendance?). Elles jalonnent le seuil même, entrant ou sortant, de l'extase (Angèle de Foligno : "quare?" ; Agar au Puits). Le cheikh Baye de Teleiet pleurait devant des inscriptions tombales de croyants. L'accès à l'exaucement n'est ni un gauchissement tactique, ni une précaution stratégique, — mais à travers la substitution réciproque du célébrant et de son groupe dans le rite (syneisaktisme), la "rapture" par un Tertius Gaudens. L'adoration anéantissante, le sujûd, dans la tradition arabe, aussi bien pour le croyant que pour l'amoureux. F. Clauss le remarquait récemment chez les Bédouins de Jordanie: celui qui aime, meurt; une jeune arabe, amoureuse pour la première fois, s'étendit hors du lit par terre, toute la nuit. Ce n'est pas seulement l'outil conditionnel, mais la forme mortelle du célébrant adhérant au rite dans toute sa dureté, qui y disparaît. L'exaucement du rite est ressenti comme un sacrifice, mais sacrifice de résurrection (Ibn Surad et les pénitents d'Ayn Warda). La cime du désir de Dieu, chez l'adorant, c'est d'accéder ,à cette humilité essentielle de Dieu là où aucune majesté, aucune gloire ne nous cachera plus Son Esseulement ni Son Désir.

AL-BERUNI ET LA VALEUR INTERNATIONALE DE LA SCIENCE ARABE (1951) On donnait il y a deux mois à Paris une série de conférences fort remarquées sur l'histoire des religions, discipline essentielle pour les scientifiques, car elle donne à la fois la courbe, construite par points du progrès expérimental des découvertes, et une perspective psychologique sur la structure de l'imagination des découvreurs et des inventeurs. C'était George Sarton, l'auteur d'une monumentale «Introduction to the History of Science» (1er volume, Baltimore 1927; le Vème volume vient de paraître : il mène jusqu'à la fin du XIVe siècle), où il a marqué que la première moitié du Xle siècle doit être représentée du point de vue international par Beruni bien plus que par Avicenne (Ibn Sina). Esprit critique, tolérance, amour de la vérité, courage intellectuel, telles sont les qualités maîtresses de ce mathématicien, explorateur des routes d'échange économique et intellectue, comparatiste des philosophies et même des mystiques entre l'Inde et la Grèce, et des calendriers liturgiques, des fêtes mazdéennes aux fêtes juives, chrétiennes, et musulmanes. En mathématiques, VViedemann et Suter ont souligné l'originalité de Beruni : pour les chiffres dits hindous (principe de position), les progressions géométriques (à propos du jeu d'échecs), la trisection de l'angle et les problèmes non solubles au moyen de la règle et du compas seuls. En géographie, la projection stéréographique, la cartographie, la géodésie, la détermination des densités spécifiques de dix-huit minéraux et métaux précieux, l'incommensurable supériorité de la vitesse de la lumière par rapport à celle du son, l'explication des puits artésiens, de certains cas tératologiques, du nombre toujours pair des pétales des fleurs (phyllotaxie), la construction de l'astrolabe sphérique. Né Kharezmien, c'est-à-dire parlant un dialecte iranien du Nord, à empreinte turque (ce qui pose le problème des Qarluq étudié par Minorsky) ; né musulman sunnite, à tendances ismaéliennes, par universalisme philosophique (ce qui le différencie du shi'isme raciste des imamites qui est surtout dévotion sentimentale) il admirait le grand médecin Razi malgré son irréligion : il tient de lui l'idée de progrès. Alors que Razi s'est montré assez sévère pour la grammaire arabe, Beruni admire la puissance d'abstraction de la langue arabe : pour lui, la science internationale doit s'exprimer en arabe.

Comme beaucoup d'écrivains arabes, il a passé sa vie en dehors des pays arabes; mais de l'année 1017 à 1048, année de sa mort, il a été principalement en Afghanistan : résidant à Ghazni, capitale de la dynastie Ghaznawide. C'est là qu'il a écrit en dehors de sa chronologie (écrite en Jurjan en l'an 1000) ses principaux ouvrages sur l'Inde, sur l'astronomie (Qanun Mas'udi et Tafhim), le catalogue des œuvres de Razi (cent trois titres), le catalogue de ses propres œuvres (cent treize titres), le livre des drogues, le livre sur les mines et les pierres précieuses, enfin la traduction du livre de Patanjali (en sanscrit) sur le Yoga : dont nous avons retrouvé le manuscrit à Istanbul (étudié par Hauer). J'ai visité Ghazni en 1945. Beruni a parfaitement compris le rôle international de l'arabe comme principale langue sémitique de civilisation : sa puissance de condensation et d'abstraction, sa syntaxe interne par infixes significatifs, non par affixes accolés; sa valeur d'unification, sa morphologie dominatrice (structuralisation de la parataxe). Mathématicien, il a pris le virage des sciences mathématiques vers leur orientation moderne : atomisme occasionaliste et quantique; projection des nombres dans la durée discontinue (semis stellaires d'instants) étude des nombres ordinaux singuliers, ayant spécificité expérimentale, algébrisation de l'imagination mathématique. En une célèbre préface du livre des drogues, il dit : «c'est dans la langue arabe que les sciences ont été transmises par traductions venant de toutes les parties du monde; elles s'y sont embellies, ce qui leur a permis de s'insinuer dans les cœurs; et les beautés de cette langue ont circulé avec ces sciences dans nos artères et dans nos veines. Et s'il est vrai qu'en toute nation on aime à se parer de la langue à laquelle on est resté attaché pour s'être accoutumé à l'employer avec ses amis et compagnons selon ses besoins, j'en dois juger par moi-même et par ma langue natale, Kharezmienne : où une science serait aussi étonnée de se voir éternisée qu'un chameau de sevoir dansla rigole dela Ka'ba, ouunegirafe desevoir parmi des purs sang. Et si je compare l'arabe au persan, deux langues dont je me sens intimement le familier, j'avoue préférer l'invective en arabe à la louange en persan. Et l'on reconnaîtra le bien-fondé de ma remarque si l'on scrute ce que devient un texte scientifique une fois traduit en persan; il perd toute clarté, son horizon s'estompe, ses linéaments se brouillent, sa portée pratique disparaît. La vocation de la langue persane c'est de perpétuer des épopées historiques sur les rois de jadis et de fournir des contes pour les veilles nocturnes.» (On reconnaît ici le contemporain de Ferdossi et des premières Mille et une Nuits.)

Je pressens ici une objection : toute langue internationale scientifique dénationalise; vous nous montrez un Beruni qui par une sorte de partipris abstrait pour la supériorité technique de l'arabe, renie la race iranienne dont sa famille kharezmienne, était issue. En ce temps de renaissance des nations orientales Beruni prend figure de traître ou d'otage ? Non pas; il a entrevu l'idéal supra-national d'une langue universelle dont la beauté pure l'a séduit pour son esthétique transcendantale. En travaillant d'ailleurs comme tant d'autres grands iraniens médiévaux au perfectionnement du lexique technique de l'arabe, considéré comme langue privilégiée pour les échanges intellectuels entre savants, Beruni a réalisé un progrès que seule son origine aryenne pouvait réaliser dans ce domaine. Beruni apparaît ici comme le chaînon le plus illustre d'une longue chaîne d'écrivains comparatistes depuis la plus antique caste des scribes iraniens Soghdiens qui ont organisé l'administration des Achéménides et des Sassanides avant de fournir le lexique technique des parlers turcs d'Asie centrale, jusqu'à la fameuse caste hindoue des Kayasthas, qui chargée par le Sultan de Delhi de la tenue des registres de l'impôt foncier a traduit en persan entre autres chef-d'œuvres classiques de l'Inde sanscrite les Upanichads rapportées en Occident par Anquetil Duperron. Grâce à la langue arabe, la science arabe, des savants musulmans ont réuni comme l'empire islamique l'héritage grec avec l'héritage hindou dans une synthèse qui n'est pas une simple accumulation mais une ascension dans le progrès mondial. Dans le sens, précisément, de ce véritable orientalisme, qui n'est ni une manie d'exotisme, ni un reniement de l'Europe, mais une mise à niveau entre nos méthodes de recherches et les traditions vécues d'antiques civilisations dont l'expansion économique, colonisatrice de l'Europe et de l'Amérique a cru pouvoir disposer à bon marché; alors qu'elle recèle en profondeur une expérience sociale de la vie, un sens de paix sereine, dans la justice, qu'a personnalisés admirablement un fils de cette Inde qui avait passionné Beruni, une grande âme orientale, Gandhi, dont cette étude faite l'année de sa mort (mort pour qu'il soit rendu justice à l'Islam indien), ne pouvait pas ne pas rappeler l'incomparable destin.

LA PHILOSOPHIE ORIENTALE D'IBN SINA ET SON ALPHABET PHILOSOPHIQUE (1952) On néglige trop souvent de marquer que la philosophie d'Ibn Sînâ n'a pas été simple "mise en bon langage arabe", selon une présentation méthodique et claire, de la philosophie hellénistique, telle que ses devanciers, Kindî et Fârâbî, l'avaient reçue dans des traductions arabo-syriaques, plus ou moins juxtalinéaires1. Ibn Sînâ, dans la préface à son Mantiq al-mashriqîyîn, dans ses Ishârât, et dans certaines "Epîtres" dites "mystiques", nous a d'ailleurs fait part de son dessein de construire une "philosophie orientale" ("mashriqîya"; on a ponctué aussi "moshriqîya", "illuminative", dans le sens même où son disciple Suhrawardî d'Alep construira sa philosophie de l' "ishrâq"). Il y a tout lieu de penser qu'Ibn Sînâ entendait réaliser ainsi une conciliation entre la philosophie grecque, falsafa, et la sagesse sémitique traditionnelle, hikma. Nous reste-t-il des traces de ce projet dans ses œuvres? Oui; d'abord dans l'emploi, à la suite de son devancier, Abû Hayyân Tawhîdî, esprit original trop peu connu2, de termes techniques du sûfisme à côté de termes mystiques néoplatoniciens3. Ensuite, dans sa Risâla Nayrûziycfi, à propos de l'alphabet "philosophique". On sait, depuis la publication des recherches de Paul Kraus sur Jâbir-b-Hayyân5, qu'avant la formation de la Cabale juive (elle-même probablement issue du "Jafr" arabe), c'est dans la Gnose grecque d'Asie que nous rencontrons les premiers exposés systématiques sur les valeurs symboliques des lettres de l'alphabet. Mais, de même que l'alphabet grec est d'origine sémitique, de même ces valeurs sont d'origine sémitique. Et ce système symbolique (1) Cf. études de Kh. Georr sur les Catégories (Damas, 1948) et de Cyrille Haddad sur la Sophistique (Paris, 1952). (2) Ses principales œuvres commencent à devenir accessibles : après la sadâqa et les deux éditions des muqâbasât,,l'imtâ' wa'lmu'ânasa, puis les ishârât ilâhiya (éd. A. Badawi); et bientôt les basâïr al-qudamâ; on y trouvera sans doute des anticipations avicenniennes. (3) Sur 'ishq, terme repris àl'école de Basra par Ibn Sînâ, cf. mon étude dans Mél.J. Maréchal, Bruxelles, 1950, t. 2, 291. (4) La Risâla NaYTÛzîya a été imprimée aux Jawâïb (Qustantiniya = Istanbul) en 1298 hégire, comme 7e opuscule des Tis' rasâïl d'Ibn Sînâ, aux pages 91-97. Il en subsiste 22 manuscrits (selon G. C. Anawati, Essai de bibliographie avicennienne, Le Caire, 1950, n. 49, p. 119, où cet imprimé manque). (5) Paul Kraus, Jâbîr-ibn-IJayyân, 2, p. 236 sq., Caire, 1942.

existait avant que les Grecs inventent sept voyelles à l'intérieur de la notation purement consonantique de l'alphabet sémitique primitif. Pour les Sémites, l'alphabet primitif se compose de signes ayant une triple valeur, phonétique dans le tableau des articulations, sémantique dans la série des vingt-huit "idées-classes" formant l'agencement arbitraire de leur "Weltanschauung" (cf. les noms-classes des langues soudanaises et du syllabaire de Doalu-Bukara; cf. les arcanes des tarots et des jeux de cattes), arithmétique dans la série composée des 28 premiers nombres du système décimal (9 unités + 9 dizaines 9 centaines + le premier millier = 28). Dès 1922, j'avais publié un tableau des trois valeurs attribuées à chaque lettre de l'alphabet arabe par une tradition arabe fort ancienne, commune aux grammairiens (Lâm == harf al-tajallî), aux sectes shi'ites extrémistes usant du Jafr pour interpréter les lettres isolées placées en tête de certaines sourates coraniques; et aux mystiques sunnites1. Je tiens à ajouter aujourd'hui que cet "alphabet philosophique" est lié au problème fondamental de la grammaire arabe, à la valeur des 'awâmil de l'i'râb : ces indices de flexion ne sont-ils que des outils mécaniques (cf. Ibrahim Mustafa) ; ou bien des signes inadéquats de relations immatérielles d'ordination entre les idées ? "Physei", ou "thései", dirait Platon ? (cf. H. J. Pos, et J. van Ginneken, ap. Travaux du cercle linguistique de Prague, n. 8, 1939). Il est très remarquable qu'Ibn Sînâ ait fait rentrer son étude sur l'alphabet philosophique dans la série d'études qu'il nous a laissées sur le Qor'ân (le titre complet de la Nayrûziya est Fî ma'dnî'lhurûf al-hijâ'îya'llatî fî fawâtih ba'd al-suwar al-Furqânîya"). Il considère donc cette tradition comme un de ces éléments de la "sagesse orientale : hikma", qu'il veut adapter à la philosophie hellénistique. Cette adaptation ne va pas, d'ailleurs, sans heurts, ou sans points de suture : qui en trahissent le caractère surimposé. Voici le tableau de l'alphabet philosophique selon Ibn Sînâ (les astérisques indiquent cinq lettres "obscures", hors des XIV "nûrânîya") : A — 1 = al-Bârî (le Créateur) ; *B = 2 = al-'Aql (l'Intellect); *J = 3 = al-Nafs (l'Ame) ; *D = 4 = al-Tabî'a (la Nature) ; H = 5 = al-Bârî (bi'lidâfa = en relation) ; (1) Cf. mon Essai sur... le lexique technique..., 1922, p. 80-83.

*W = 6 = al-'Aql (id.); *Z = 7 = al-Nafs (id.) ; H = 8 = al-Tabî'a (id.) ; T = 9 = al-Hayûlâ (le monde matériel : n'a pas d'idâfa) ; y = 10 = 5 X 2 = al-Ibdâ' (le Plan créateur) 5X3 manque; L = 30 = 5X6 = al-'Amr (le Commandement divin) ; M = 40 = 5 x 8 = al-Khalq (l'univers créé) ; K = 20 = 5 X 4 = al-Takwîn (la structure imprimée sur le créé) ; 'ayn = 70 == L + M = le "tartîb" = l'enchaînement imprimé à l'univers par l'Amr. S = 60 = M+K=la double relation au Khalq et au Takwîn("Kun") ; N = 50 = M + Y = le double aspect de l'Etre (Wujûd) : sa relation au Khalq et à l'Ibdâ' ; S = 90 = L + M + K = la triple relation à l'Amr, au Khalq et au Takwîn; Q = 100 = Y au carré = aussi S + Y = ishtimâl al-jumla fî'l Ibdâ' = l'assemblage du tout dans le plan créateur; R = 200 = Q doublé = le retour du tout à l'Un, qui est son principe et sa fin. Ce tableau suggère les réflexions suivantes. Il est "émanatiste", il associe au Créateur trois autres Essences, l'Intellect, l'Ame et la Nature; c'est une Tétrade (alors que le médecin Râzî posait une Pentade de cinq Essences éternelles (qidmât : cf. Nasiré Khosraw, Zâd, 73) : al-Bârî, al-Nafs, al-Makân, al-Zamân, al-Hayûlà; de même la Pentade chez Manès: hilm, 'ilm, 'aql, ghayb, fitna; — et chez les premiers Ismaëliens : kûnîl, qadai, jadd, fath, khayâl2; — cf. les Harnâniyîn : Allah, al-Nafs, alhayûlâ, al-zamân, al-makân) ; dérive-t-elle de quelque texte grec, comme la Pentade de Jâbir (al-Bârî, al-'Aql, al-Nafs, al-Tabî'a, al-Haraka; cf. Kraus, p. 136); mais quoique le Ps. Empédocle pose aussi une Pentade (mâdda 'ûlâ, 'aql, nafs, tabî'a, mâdda thâniya), Ibn Sînâ préfère une Tétrade, à cause des quatre éléments (cf. Ikhwân al-safâ, 3, 16-20); il est remarquable qu'il s'arrête à "neuf", nombre préféré de l'ismaëlien Ahmad Kayyâl (cf. le premier carré magique de Yu)3. (1) Kûnî, provient du hadîth de la qabda mukhtâra ("kûnî, fakânat"). (2) Van Arendonk, De opkomst van het Zaidietische Imamaat in Temen, 1919, p. 304-306; Warrâq, Fihrist, 329. (3) Le premier "carré magique" de Fermat se compose des "IX lettres d'Adam", c'est-à-dire des neufpremiers nombres, écrits selon trois lignes superposées ainsi : 4, 9, 2; —3, 5 (au centre), 7; —8, 1,6; dans ses huit solutions, le total des colonnes demeure constant — 15 (cf. Lucas, Récréat. math., 4, 93 sq.). En lettres arabes, ce carré célèbre s'écrit : D, T, B; —J, H, Z; —-H, A, W(Ghazali, Munqidh, infine; Zarqâwî, Mafâtîh al-ghayb, 170-

En fait, Ibn Sînâ n'a pas innové son alphabet en s'inspirant d'une source hellénistique, mais a été guidé par une tradition orientale ismaëlienne. On sait que son père était ismaëlien. Nous en avons la preuve dans la liste des valeurs ' arithmologiques des degrés de l'être" selon le Gushâyish ve Ruhâyish, opuscule ismaëlien découvert par H. Corbin (préface au Kashf al-mabjûb d'Abû Ya'qûb Sejestânî, Téhéran, 1949, p. II, n. 2); la voici : A = 1 —al-Amr (le Commandement impératif divin) ; B= 2 = al-'Aql (l'Intellect) ; J = 3 = al-Nafs (l'Ame); D = 4 = al-Tabî'a (la Nature) ; H = 5 = al-Hayûlâ (le monde matériel) ; W = 6 = al-Jism (le solide à trois dimensions); Z —7 = al-Aflâk (les sphères célestes) ; H = 8 = al-Tabâi' al-arba' (les quatre éléments, humeurs); T = 9 = al-Mawâlîd (les thèmes généthliaques). Ibn Sînâ a conservé les nos 2, 3 et 4 de la liste ismaëlienne, et même, au fond, les nos 8 et 9 de la liste ismaëlienne; en substituant al-Bârî à al-Amr pour le n° 1, il méconnaît le culte ismaëlien de la transcendance divine, et c'est une retouche hellénistique symptomatique. On remarquera qu'Ibn Sînâ est obligé de brouiller l'ordre des dizaines, pour maintenir l'ordre de primauté traditionnel entre Amr, Khalq et Takwîn. Et d'avoir une case vide (5 X 3 = 15 : nombre sans lettre correspondante; de même 5 X 7 —35). Cela montre tout l'artificiel de sa construction. Il trahit, par cela même, un substrat préexistant d' "alphabet philosophique" antérieur. Ainsi, chez les Ismaëliensl (Ja'far-b.Mansûr al-Yaman), la précellence du monde de l'Ibdâ' (prototypes immatériels : Sâbiq, Tâlî) sur le monde du Takwîn (Nâtiq, As'as) ; chez les Dâwûdiya, la précellence du monde de l'Amr (les 10 'uqûl; le IOe émanant les trois groupes d'esprits, musirr, mutahayyir, nâdim mustaghfir) sur le monde du Khalq (où les Imâms régissent les esprits du groupe "nâdim mustaghfir")2. 176). En Chine, ce carré résume la première révélation de la Science, Le-chou, émergée du déluge de Yusur le dos de la Tortue Hi, qui est devenuel'Ile inaccessible del'Immortalité (plantée de pins dessinant ces neufchiffres; cf. Fortia d'Urban, I, 131); dans l'Océan de l'éternelle aurore. (1) Ja'far-b.-Mansûr al-Yaman, Ta'wîl al-zakât, ms. Leyde. (2) Témoignage oral de M. Hy. Hamdani.

Dans un bref chapitre, le troisième et dernier, Ibn Sînâ applique sa méthode, comme il l'avait promis au début, aux mystérieuses lettres initiales isolées, que l'on trouve en tête de certaines souratesl. Il les explique comme des formules de serments attestant certaines des Idées abstraites dont nous avons donné le tableau plus haut. En s'y reportant, on trouve que "A. L. M." (en-tête des sourates 2, 3, 29-32) signifie "j'en jure par le Premier, maître de l'Amr et du Khalq"; l'adjonction de "R" (s. 13) y adjoint "le Premier... maître des Origines et des Fins"; l'adjonction du "S" y adjoint "... maître de la Grâce ('inâya) totalisante"; celle du "Q" y adjoint "... maître du Plan créateur rassemblant tout, dans l'Intellect"2. Ibn Sînâ attaque ensuite la signification de "YS" (s. 36) qu'il traduit par "début et fin de l'Emanation (fayd)," puisque c'est l'Ibdâ' enveloppé dans le Khalq et le Takwîn; et celles de "TS" (serment par le monde hylique en relation avec Takwîn et Khalq), "TSM" (serment par le monde hylique en relation avec Takwîn et Amr dans Ibdâ'), et "N" (serment par le monde du Takwîn et celui du Khalq, c'est-à-dire le Tout). Ibn Sînâ, en donnant ce tableau, qu'il soutient être unique et définitif, de la valeur symbolique de l'alphabet, expose sa solution des deux fameuses "pentades" alphabétiques du Qor'ân3; celle de la sourate Maryam (XIX), et celle de la sourate al-Shûrâ (XLII). C'est peut-être pour la réfuter que cinquante ans plus tard Ghazâlî (à ce que dit Zarqâwî, loc. cit., 170) soutiendra que ces deux "Pentades" (ayant une seule lettre commune, 'Ayn) constituent à elles deux le Sceau du Premier Carré Magique révélant les neuf premiers nombres du système décimal. Ibn Sînâ, lui, n'y voit que les deux combinaisons secondaires suivantes : K-H-Y-'Ayn-S = serment par le monde du Takwîn, en relation quadruple avec le Premier, à travers l'Ibdâ' "devenant" (sâyran) l'Amr pour le Khalq (Amr + Khalq = 70), puis à travers Amr + Khalq (70 20 = 90). Car, dit-il, il y a "nécessairement" (çlarÚratan) une relation entre K et H, puis L et M, puis entre K, M et L. (1) Sur les Fawâtih al-Qur'ân : Goossens, ap. Derlsl., 1923, 191-235; Doutte, Magie 154; Ikhwân al-Safâ, 3, 137; et les tafsîr : Alûsî, I, p. 93-98 (et in Q. XIX, 1), Fakhr Râzî, V, 292-336 et A. H. Jayyânî, I, 34; cf. Picatrix, 169sq. (2) Précurseur d Ibn Sînâ, Kindi avait tiré des "A.L.M." coraniques la valeur 704 (années), pour la durée probable de l'empire arabe; réduite à 693 ans (par soustraction des 11 degrés, 33 del'ascendant de Vénus en l'an 622, 16 juillet; —693 étant la somme des XIV nûrânîya, en supprimant les répétitions : cf. risâla. tr. Loth, 275-276). (3) Sur les Pentades coraniques : Bûnî, Shams..., I, 190-192, 333; ms. Borgian, ap. mon Recueil..., 64; Ibn Bâbawayh, lkmâl, 255. Cf.Ja'far-b.-Mansûr al-Yaman, Kashf, 49 : ms.Taymur (Caire), 'aqîda, n. 663.

lf-M-'Ayn-S-Q —serment par le sens d'intermédiaire pris par Khalq dans l'être du monde naturel, tant entre Khalq et Amrqu'entre Khalq et Takwîn, par un mouvement d'échange réciproque d'où résulte une mise en rapport avec le Premier de l'ensemble du tout, ce qui est symbolisé par Q. Ces interprétations appellent les observations suivantes : ici, Ibn Sînâ entend rectifier des interprétations antérieures, tout en adhérant au principe, que nous croyons le vrai : qu'il faut maintenir ces lettres mystérieuses à l'intérieur de la révélation dont elles font partie (comme l'atteste, à plusieurs reprises, le verset "tilka hurûf al-Kitâb... 1", et y voir les sigles de clauses de concepts : ainsi "épelés" au Prophète en rêve : cf. hadîth, de 'A'isha). Il faut, en tout cas, écarter, comme absurdes, les théories à la mode : y voyant soit des signes conventionnels désignant les manuscrits du Qor'ân sur quoi la commission 'othmaniyenne aurait établi le texte officiel (Loth), soit le nombre des versets de la sourate (théorie lancée l'an dernier par M. Nessouhi Taher, directeur de l'Agriculture en Jordanie hachémite; qui oublie que la numérotation des versets n'a commencé qu'avec Hajjâj, qui n'a pu interpoler ces lettres-chiffres à cette fin). Il s'agit ici d'un "Jafr", d'une symbolique traditionnelle "philosophique", sapientiale, plutôt, 'hikmiya". Nous savons que, plus de cent ans avant Ibn Sînâ, les sectes shi ites extrémistes, dans leur vocabulaire commun, identifiaient les deux Pentades alphabétiques du Qor'ân à deux présages apocalyptiques, l'un de Véracité (Sidq : s. XIX), l'autre de Mensonge (Kidhb : s. XLII) : tout en les commentant différemment : les Druzes2 voyant en s. XIX les Cinq Vierges Sages (Salmân, Miqdâd, etc.), et en s. XLII les Cinq Vierges folles (le Prophète et ses quatre lieutenants) ; les Nusayris voyant dans s. XIX le salut du genre humain (pénitence d'Adam, miracles de Jésus, Kerbéla) et dans s. XLII l'équation de leurs Trois Emanations divines avec Dieu ('Ayn + Mîm + Sîn = Haqq). Plus haut encore, dès la moitié du Ile siècle de l'hégire, on considérait ces deux Pentades comme des prophéties nombrées, s. XLII prophétisant, dès la fondation de Bagdad, de sa ' double cité" de perdition3, l'année de sa destruction par le total des cinq lettres ' H-M-'Ayn-S-Q" (= 518; defait, fondée en 144del'hégire, elle fut détruite en 656, et son califat transféré au Caire en 662. Or 144 + 518 = 662). On pourrait tirer une prophétie analogue, une prévision chronographique, de la sourate XIX : le total de ses cinq lettres (selon l'ancien style, où sâd = 60) étant 165, et l'addition 144 + 165 donnant (1) Texte du premier verset des sourates 10, 12, 13, 15, 26, 27, 28, 31. (2) Catéchisme druze quest. 59 (ms. Paris, 1444-1446); Guys, 79-80. (3) Hadîth d'Artât. (cf. Eranos-Jahrb., 1947, p. 300; Khatib, I, 40). + 163.

309, nombre du sommeil des Sept Dormants dans la Caverne; nombre que deux propagandes messianiques revendiquèrent, cette année-là, devant le public bagdadien, pour annoncer la mise en jugement de cette capitale perverse : la propagande du Mahdi Fatimite, et la propagande mystique canonisant Hallâj, mis à mort cette année-là, comme l'Intercesseur pour l'Islam. On sait, par ailleurs, que le total des sigles coraniques est 903, anagramme de 309, et qu'elles y sont symbolisées par deux formules mnémotechniques, l'une shi'ite, "sirât 'Alî haqq namsikuhu", et l'autre sunnite "anqusu 'asalakum, hayy raht"1. Soit onze lettres muhmal (sur 13 : moins D, W) plus Q, N, Y. Il faut maintenant marquer la contradiction interne qui mine l'explication "philosophique" qu'Ibn Sînâ donne de 19 lettres de l'alphabet arabe (sur 28), pour incorporer à son système philosophique la vieille interprétation traditionnelle des XIV mystérieuses "lettres initiales" du Qor'ân. Dix-neuf au lieu de XIV. Exposons-la d'abord. Ce nombre coranique de XIV est ne varietur; on a très tôt remarqué qu'il pouvait connoter exactement la moitié du total des lettres de l'alphabet arabe, ainsi arrêté à 28 : 28 est, arithmétiquement, le second "nombre parfait" (dans les dizaines; après 6, dans les unités; avant 496 dans les centaines), et c'est le nombre des "mansions zodiacales" annuelles de la Lune (anwâ' al Qamar). Or le calendrier des 28 anwâ' est, de temps immémorial (et jusqu'à aujourd'hui) le calendrier du nomade arabe, qui l'a reçu de la civilisation sud-arabique du Yémen avec l'encens du Shihr al-lubân) : car il est identique au calendrier des Pléïades (Thurayyâ "Najm", l'étoile par excellence, Qor. LIlI), spécial à la zone des moussons, commençant, comme l'a montré Frazer, avec la saison des pluies; où "le ciel féconde le sol"2. Les 28 anwâ' arabes désignent les 28 étoiles influençant la "rosée" (naw') tombant à la fin de chaque nuit. La rosée étant une "source céleste" de fécondité, symbolise l'Esprit; et, comme la moitié (14) des mansions zodiacales étant de l'hémisphère austral sont au-dessous de l'horizon au Yémen, on les a identifiées aux XIV mystérieuses lettres initiales du Qor'ân, qualifiées de "lumineuses", Nûrânîya, car leur lumière "spirituelle" correspond à la lumière "cachée" de ces mansions stellaires invisibles. Les 14 autres lettres de l'alphabet (1) Cf. Amadou Hampaté Ba, mystique soudanais contemporain (Tijâni), ap. "qu'est-ce que la religion", Bamako (polycopié), 1938, 97 pages. (2) Frazer, Gold. Bough, V (Spirits ofthecorn..., I, 307-319); Ann. MondeMusluman, 1929, p. 15-16; Ikhwân al-Safâ, 2, 406; Bûnî, I, 17; Tawaddud (tr. fr.), p. 39; Picatrix, éd. Ritter, 1933, 169-176; Stucken (cf. "de JVatuur", Amsterdam, 1921, p. 225-234; et G. Ferrand, routiers, t. 1, 138, 142, 205).

arabe étant qualifiées de "zulmânîya", "ténébreuses", correspondent aux 14 autres mansions "visibles", de l'hémisphère septentrional. Quelqu'étrange que cela puisse paraître, il est de fait que cette forigine stellaire" des 28 lettres arabes est devenue classique dès le 1er siècle de l'hégire, elle est exposée par les Ikhwân al-Safâ (2, 406) et dans le "Picatrix" du Ps. Majrîtî. L'ensemble des penseurs musulmans des premiers siècles voit dans les XIV lettres lumineuses la clé du Qor'ân : le Jafr : clé spirituelle, mais plutôt apocalyptique, fournissant des dates critiques (cf. Kindî), où interviennent des personnalités spirituelles mystérieuses, au cours de l'Histoire. Tandis qu'Ibn Sînâ nous donne une clé "métaphysique", émanatiste, du Qor'ân, par une cosmogonie "piéhistorique", au moyen de ses 19 lettres, en bon philosophe "grec", il soustrait les événements particuliers à l'intervention directe des "êtres divins"; — et, en même temps, il détruit, par son émanatisme, la transcendance divine par rapport à ces "êtres divins", dont "al-Bârî" (le Créateur) n'est que le premier de liste. Tandis que certains Ismaëliens (Ibn al-Wâlîd) et certains mystiques (Hallâj), pour marquer l'éminence transcendante, à la fois, et l'immanente action des fonctions spirituelles suprêmes, en font des Lettres "hors des 28 lettres arabes" : Cinq Lettres, dit Ibn al-Walîd1; "le monde du Second Jet d'Arc", dit Hallâj (Tawâsîn V, 26), a des Lettres, différentes des lettres arabes, sauf une, le Mîm (= le Nom, la mission prophétique; cf. Ibn al-Walîd et les 'Ujmât des Mukhammisa : J. b. Mansûr al-Yaman, rushd, dans Ivanow, Collectanea, 57). Des nominalistes ont identifié les cinq Lettres "a'jamîya" des Ismaéliens avec les lettres supplémentaires (g, tch, j doux, p, nk) imaginées pour les sons spéciaux au persan et au turc dès Sarakhsî et Shalmaghânî (Qunduzî, yanâbi', 412; cf. les 7 ummahât, et les 12 'ujmiyât : J. b. Mansûr al-Yaman, kashf, 49) ; mais il est clair que la tradition des grammairiens arabes, qui a toujours admis les XIV Nûrânîya, les a soumises expressément, dès Khalil, à la prééminence du hamza, qui n'est pas compté dans l'alphabet, car il donne la vie à sa première lettre, l'Alif (par lui-même inerte, et incapable d'être vocalisé). Préférant, peut-être sous une certaine influence dualiste, numéroter, comme dernière et vingt-neuvième lettre, le Lam-Alij\ opposé à l'Alif, comme "Aysa" à "Laysa", chez Kindî (risiilat al fâ'il al baqq al awwal al tâmm, éd. Abû Rîda, 182) et chez les Ismaëliens. Là encore Hallâj a marqué la transcendance du spirituel en formulant l'évanescence graduelle des symboles littéraux dans une phrase célèbre: "le Oor'ân contient la science de toute chose; or, la science du Qor'ân est (1) Ibn al-Walîd, Tuhfa, ap. Strothmann, Gnost. Texte.jfsm., 1943, 169, 176.

dans ses Lettres initiales, la science de ces initiales est dans le Lam-Alif la science du Lam-Alifdans l'Alif (c'est-à-dire la "nakira" dans "ma'rifa"), la science de l'Alif dans le Point (primordial)". Phrase à quoi Bûnî a donné un sens magique en l'inscrivant en tête de son "shams al-ma'ârif" (I, 57-58, en l'attribuant à Hasan (sic)). Ce souci de transcendance n'empêchait pas les Ismaëliens (aussi bien que Hallâj) de raisonner au moyen des significations traditionnelles incluses dans l' "alphabet philosophique". Car "il y a deux ordres d'arguments incontestés, la série des 28 lettres, et celle des nombres (entiers)", écrivait, trente ans avant Ibn Sînâ, un philosophe indépendant, Abû'lhasan Deïlemil. Il entendait par là qu'il est permis de schématiser, suivant un système de symboles arbitraires, et donc éventuellement de letties, comme en algèbre, une sorte de montage mécanique susceptible de mimer la mise en train des événements du monde sublunaire; comme des chronogrammes littéraux actualisent une date de calendrier, les 28 lettres arabes peuvent servir à actualiser (selon un calendrier lunaire, non plus celui des Pléïades, 13 X28jours, mais celui de l'Hégire, 345 ou 355jours) les événements significatifs de l'histoire religieuse (l'an 290 = MRYM = FATiR : révolte qarmate pour laJustice; l'an 309, cessation du sommeil des VII Dormants = TS, ayant valeur de "retour messianique"). Dans le "Timée", Platon avait établi un montage de cycles planétaires, sur des nombres; c'était l'époque du raisonnement arithmétique en figures fermées. L'époque arabe est l'époque du raisonnement mathématique en séries ouvertes, comme la série de Fibonacci, dont les quatre premiers termes (1, 3, 5, 8 = 17) me paraissent avoir déterminé la célébrité islamique de ce curieux nombre premier "17", qui est le nombie officiel des rak'asquotidiennes(=TWB,on: 18,observeLevi dellaVida).L'époquearabe est aussi l'époque du raisonnement trigonométrique (à cause de la détermination de l'heure de l'asr au moyen de l'astrolabe), et du raisonnement algébrique au moyen de lettres. Elles sont à la base de cette étonnantemachine à représenter le monde des idées et événements que les astrologues arabes ont construite sous le nom de Zâïrja, et que Lulle a imitée dans son Ars Magna qu'admirait Leibniz (cf. J. G. Lemoine, ap. Bull. Soc. Phil. Bordeaux, août 1950). Vue sous cet angle, l'utilisation des lettres de l'alphabet, dans une schématisation "philosophique" des événements humains vus en série, constitue un premier essai de logistique au sens actuel du mot. Au lIe siècle de l'hégire, Shihr-b.-Hawshab disait qu'au Paradis, on ne dirait plus que T-H et Y-S; ce qui signifie clairement, non pas le texte des sou(1) Deïlemi, 'A!J, ms. Tüb. 82, f. 40a.

rates XX et XXXVI, mais deux "valeurs métaphysiques" obtenues en additionnant deux à deux leurs quatre Initiales Coraniques Nûrânîya: T-H signifie "Muhammad", mais dans un sens précis "l'Enoncia^eur (H = Nâtiq)1 de la Pureté primordiale"; Y-S signifie "Prophète", mais dans une acception limitée (Y = Qâyim, S = Salsal) "le Prédicateur de la Guerre Sainte". Quand Hallâj raisonne par mots contrastants, Y-H et Y-S (Akhbâr, nos 10, 28), T-H et T-S, il recourt à des concepts "philosophiques" du Jafr, compréhensibles par simple recours à l'analyse qui précède. (Passion, p. 884, n° 1). Le personnalisme outrancier des Shi'ites extrémistes les amena à isoler parmi les XIV Lettres Nûrânîya, trois lettres fondamentales, 'Ayn, Mîm, Sîn2, qui sont peut-être à l'origine du "Sefer Yetsira", premier texte de la Cabale juive, avec le Sceau trilitère de Dieu selon Jérémie3. Kraus a exhumé de Jâbir, dans son "Livre du Glorieux" d'étonnants raisonnements sur le "degré de luminosité" et sur la préséance hiérarchique des êtres spirituels désignés par 'Ayn, Mîm, et Sîn, suivant les époques. Nous devons à Henry Corbin une précieuse traduction intégrale, commentée, de ce kitâb al-Mâjid4. Notons que cette triade arabe de lettres rappelle les trois lettres "mères" du "Sefer Yetsira" hébraïque, composant avec les douze lettres simples et les sept lettres "dédoublables" (par emphatisation, en les marquant d'un point central), total des vingt-deux lettres de l'alphabet hébreu dont les "sept dédoublables" évoquent les "sept" lettres arabes dédoublées (qui pourraient être les mystérieuses "VII mathânî" ?). Voici le tableau traditionnel de l'alphabet philosophique arabe, que celui d'Ibn Sînâ n'a pas réussi à supplanter. Je le crois tout à fait primitif, autant que le curieux cercle dit "dustûr al-kitâba" 5, et contemporain de la naissance même de la grammaire arabe. Les grammairiens mu'tazilites ont finipar le réduire pour douzelettres,-qui en tant que particules peuvent jouer le rôle de "régissants", 'awâmil (lafzîya), en grammaire (hurûf 'âmila: jârra, nâsiba, jâzima) 6, —à une liste d'outils modelant la structure des propositions. Théorie nominaliste vidant de toute substance ces "régissants", au point que le zâhirite Ibn Madâ Qurtubi pro' (1) Yahya Khachchâb, Nasiré khosraw, 155. (2) Cf. notre SalmânPak, p. 45-46. (3) Eranos-Jahrb., 1947, 300. (4) Jâbir, Textes, éd. Kraus, 103, 118-123, 365; H. Corbin, ap. Eranos-Jahrb., 1949, p. 47-114. (5) Base de la pédagogie calligraphique arabe (cf. Ikhwân, II 406-408). (6) Tha'âlibî, Fiqh al-lugha, 353 sq.

posa de les supprimer du "parsing" (que nous appelons l'analyse "logique" des phrases). Mais à l'origine, et au temps de Khalil, ces douze lettres, comme les seize autres, avaient une réalité au moins sémantique, substantielle, définie par leur fonction symbolique; et la théorie de l'ishtiqâq akbar d'Ibn Jinnî conserve encore un faible reflet de cette valeur métaphysique des Lettres. Les relations figurées par ces lettres n'existent-elles que virtuellement, ou symbolisent-elles des concepts de structures réellement distinctes ? C'est tout le problème de la valeur métaphysique des relations. Je ne donne ici ces relations que pour les dix-neuf lettres énumérées par Ibn Sînâ, afin qu'on puisse comparer (avec son tableau : supra) ; en leur ajoutant t, etf, que leur fonction grammaticale de "régissants" m'imposait : A = ALIF = i = lilwasl, lilta'lîf ma'l-Lâm (= lilta'rif). — A sert à réunir; il s'unit au Lâm pour "déterminer". Cf. alif al-wijdân-râfi 'a. B = BA = 2 = lililsâq : pour la mise en relation-jârra. T = TA = 400 == lilqasam : le retour à Dieu par le serment-jârra. J = JIM = 3 = la complétude élevée. Cf. l'Ummalkitâb ismaëlienne, R. E. 1., 1938, p. 432. D = DAL = 4 = l'équilibration du créé (Ire des "7 dédoublées" : son emphatique DH = 700). H = HA = 5 = lilhâl = la prise de conscience (et l'aveu) de ce qu'on est. W = WAW = 6 = lil'aif —la connexion; inconditionnée-râfi'a. Z = ZA = 7 = croissance de la vie. H —HA = 8 = l'inspiration vivifiante. T = TA = 9 = la spiritualité primordiale (2e dédoublée : de Z = 900). Y = YA = 10 = liltasdîq (cf. Hallâj, Akhb., n° 39) = l'adhésion confirmative, l'invocation-nâsiba. K = KAF = 20 = liltashbîh = l'analogie présentant l'idée. L = LAM = 30 = liltajallî = l'explication éclairante. M = MIM = 40 = lilmakân, lil'ard = sphère d'action d'une chose : son Nom (Akhb., n° 46). N = NUN = 50 = tanwîn al-nakira —l'universalisation (consommation indiscriminative). S = SIN = 60 = lilsayrûra == le devenir = liltaqdîs (Hallâj, Akhb., n° 46 = la sanctification, 3e dédoublée (de SH = sort volontaire = 300. — S valait d'abord 300, et SH 1000; et SAD 60.

' = 'AYN = 70 —lilma'nâ —la signification. La source originelle (d'où la graphie de petit 'ayn donnée au hamza (l'attaque glottale origine des 28 lettres) depuis Khalil. 4e dédoublée: de GHAYN (= 1000; d'abord 900) le mystère. — 'AYN = tûl (dimension spirituelle : Akhb., n° 46). F = FA = 80 = lilta'qîb —l'énonciation sériée, l'enchaînement causal-râfi'a. S = SAD = 90 = la légitimité, la Justice (valait d'abord 60). 5e dédoublée (de DAD = la constriction, l'angoisse = d'abord 90 puis 800 : la '"lettre arabe" par excellence; se prononce "Id", en retournant la langue contre le palais; cf. le sens analogue de "SN" en anglais). Q = QAF = 100 = la vocation certifiée. R = RA == 200 = le lot annoncé. La comparaison des deux tableaux montre qu'Ibn Sînâ, conscient de la légitimité des valeurs symboliques des Lettres arabes, ne les a pas "nominalisées" autant que les grammairiens mu'tazilites, surtout en tant qu'initiales coraniques. Mais il n'a respecté les valeurs symboliques traditionnelles que pour 5 : D, Y, L, N, S; malgré leur notoriété, il a abandonné les valeurs classiques de M et de S (peut-être par polémique antiismaëlienne) ; et il a "matérialisé" Q, 'Ayn, Sâd. Enfin nul, avant Ibn Sînâ, n'avait osé "humilier" le Créateur au point d'en faire l'Alif (même pas hamzé) ; Ibn Hanbal avait condamné le mystique Sarî Saqatî pour avoir dit : "l'Alif est la seule lettre qui ne se soit pas prosternée" au Mîthâql, c'est donc Satan (Iblîs) : identification reprise par les Druzes2 moins impie, assurément, que l'identification faite par Ibn Sînâ.

Voici, en manière de conclusion, comment peut être reconstruite la courbe de l'évolution historique de cette curieuse tradition sémitique de l' "alphabet philosophique" (ou, plutôt, "sapiential"). Lors de son invention, l'alphabet "phénicien" (22 lettres) a hérité des systèmes d'écriture précédents, idéographiques et syllabiques, une triplicité de valeurs pour chacun de ses caractères : schéma d'un objet (1) Ibn Hajar, Lisân al-mîzân, 3, 14. Les Hanbalites, pour qui toutes les lettres sont également incréées, et les Sâlimiya (Sahl, ap. Ibn al Khashshâb : ms. Paris 643, f. 27a) sur les IX lettres ne traitent pas les XIV Nûrânîya à part. Cf. G. Ferrand, Textes arabico-mal. gaches, ap. Rev. Afr., 1905. Il est très remarquable que la cryptographie des Nusayris qui est identique au "Kamsalâ' ' Qummî (cf. Qalqashandî, Subh, 9, 232), et compte "LA'' comme 29° lettre, opère de même. (2) Seybold, Druzenschrift..., p. 80-96.

visible, désignation d'un son, chiffrage d'un nombre. Et ces valeurs sont restées, en gros, constantes, dans toutes les langues sémitiques. Masqué sous la différenciation des graphies, l'objet schématisé est resté reconnaissable par son nom (A —aleph, tête de taureau), tout en prenant un sens symbolique apparenté à sa valeur littérale (la constellation du Taureau au point vernal "commençait" l'année). La valeur numérique paraît avoir été dès le début déterminée par le système décimal (la Tetractys pythagoricienne == 10), et n'a eu que peu de retouches (sîn = 601 : après : 300). La valeur phonétique n'a été modifiée que pour les sifflantes (chute du samech, etc.) ; et il semble que c'est l'alphabet arabe qui a seul conservé toutes les consonnes primitives des Sémites. C'est aussi l'arabe qui a conservé le mieux le symbolisme schématique des lettres. Prenons la racine SAD-BA-RA (justice + mise en relation + lot) : elle signifie en arabe "endurer", en araméen "penser", et en hébreu "espérer". Et c'est en arabe que Ibn Jinnî a conçu l'ishtiqâq akbar, cette explication du sens total de la racine trilitère par l'addition des sens des trois lettres composant la racine (ou deux selon les bilitéralistes). Contrairement à une opinion communément répandue, et obstinément soutenue par les occultistes, ce n'est pas en hébreu (Judaïsme) qu'a commencé la systématisation du sens symbolique des lettres, mais en grec (influence araméenne) dans la Chrétienté d'Asie; et la Cabale juive, qui commence avec le Sefer Yetsira, semble dépendre du Jafr arabe de l'Islam shi'ite extrémiste. On sait que le gnostique shi'ite Mughîra ( t 737, Kûfa; cf. aussi Ibn Qutayba, ta'wîl mukhtalif..., 85) enseignait que les 28 lettres arabes, issues de la chute du Nom Suprême de Dieu sur sa Couronne, lors de la Création, devinrent les Membres humains de l'Ombre corporelle de Dieu (cf. supra les 28 anwâ'). En grec, les chrétiens mystiques2 ("lettres pacômiennes" de Sain Sabas) et gnostiques (Marc) isolèrent, dans les 24 lettres de leur alpha bet, les 7 voyelles, pour leur donner une valeur spirituelle spéciale : la voyelle (disent les Druzes, des Sémites) donnant "la vie" au squelette consonantique du mot (9 consonnes du Père, 8 semi-voyelles du Fils) En arabe, la théorie de l'origine astronomique des 28 lettres, avec tous ses développements par les Ismaëliens, était utilisée, aux fins de la (1) Les Druzes écrivent sidq par un sîn; à cause de Salmân (=Sîn), et par haine des Imâms (ahl al-Sâd). (2) Cf. S. Clément, Stromates, VI.

propagande du Khalifat Fatimite en Orient, au temps d'Ibn Sînâ; sur laquelle la publication récente, par M. Kamel Hucein, de la "Sîra", écrite par le chef Dâ'î de cette propagande, le fameux Mu'ayyad Shîrâzî, donne les détails les plus suggestifs. Le fait que la Nayrûzîya est dédiée par Ibn Sînâ à l'émir Muhammad Ibn 'Abdalrahîm, probablement de la famille vizirale de ce nom!, défendant, à Bagdad, le shi'isme modéré des Buwayhides contre l'extrémisme ismaëlien des agents fatimites, — peut indiquer que la Nayrûzîya est un ouvrage tactique, sans plus. Ibn Sînâ se transporte sur le terrain d'argumentation sapiential, sémitique, "oriental", de ses adversaires. Pour démontrer la vérité de sa philosophie émanatiste, il nous ramène, par une double Tétrade, à l'antique Tétrade pythagoricienne; comme les Juifs hellénisés posant l'équation des quatre premières lettres hébraïques avec "l'Esprit de Dieu, l'air, l'eau, le feu". Chez les Ismaéliens, Abû Hâtim Râzî soutiendra encore contre Abû Ya'qûb Sejestâni, que la Tétrade (D) est parfaite2. Cette démarche montre Ibn Sînâ essayant d'helléniser une tradition orientale sans abandonner ses maîtres grecs. Il n'est pas sûr que sa mystique "orientale" l'ait "orientalisé" davantage, et que son utilisation de termes sûfîs pour enrichir sa documentation néo-platonicienne indique une source expérimentale directe et authentique. Ce n'est guère qu'en musique, où Ibn Sînâ est le premier à donner les noms persans de certains modes3, que commence l'engagement de l'avicennisme musulman dans cette tradition orientale où Suhrawardî d'Alep fera pénétrer la falsafa. NOTE ADDITIONNELLE : Au cours de la discussion menée par le Prof. Spitaler de Münich, aux XII Journées des Orientalistes Allemands, organisées à Bonn par la Deutsche MorgeIÙand. Gesellsch. (29.7-2.8.1952), sur le thème "rapports de VArabîya et du dialecte mekkois coranique", j'ai signalé que le problème de l'alphabet philosophique m'avait orienté vers une position tout à fait différente quant à l'interprétation de ce que la langue arabe avait "inpiré" au prophète Muhammad. Pas plus qu'il n'a construit l'Islamisme, au moyen d'une combinaison consciente et ingénieuse d'éléments judéo(1) Cette famille de vizirs buwayhides manque dans Zambaur (421-430 hég.). (2) Ivanow, Collectanea, 165. (3) Nawâ, isfahân, salmaki (= rast).

chrétiens empruntés à droite et à gauche, Muhammad n'a "construit" le lexique arabe du Coran suivant un dosage conscient de termes empruntés aux divers dialectes arabes, voire à l'araméen et à l'éthiopien. Comme l'a rappelé profondément H. J. Pos dans "l'unité de la syntaxe", une pensée domine ce débat, celle de Bergson écrivantl : "au-dessus du mot et au-dessus de la phrase, il y a quelque chose de beaucoup plus simple qu'une phrase et même qu'un mot : le sens..." Surtout chez l'illettré, sous le choc d'une émotion violente : l'onomatopée, le cri originel est à la base du langage, et le sens y est ' 'consubstantiel" au phonème épelé. La présence, dans le Coran, de certaines lettres initiales isolées, les awâïl al-suwar, atteste, selon moi, que le prophète Muhammad a entrevu, bien avant Khalîl et Ibn Jinnî, l'ishtiqâq akbar, l'explication étymologique des racines arabes par le sens2 de leurs lettres isolées. Selon le même processus d'involution psychologique des langues sémitiques3 qui se retrouve dans l'i'râb des finales. En récitant le Coran, Muhammad n'entendait pas créer une "koinè", comme le grec évangélique, mais retrouver l' "ursemitisch" dans son plus primitif classicisme. De fait, l'arabe coranique représente un durcissement sémantique finaliste, apocalyptique, de la langue arabe, la privant de certains degrés de liberté quant à l'invention de racines quadrilitères, que les dialectes arabes ont conservés. La primauté de la sémantique dans le langage coranique est évidente : qui te dira ce que c'est que "al-qâri'a" (Cor. s. 101); Muhammad n'est pas nominaliste, "al-qâri'a" est pour lui un cri substantiel, une réalité : intérieure à l'cArabiya. D'où la théorie réaliste de l'I'jâz al-Qur'ân; dont le nominalisme mu'tazilite a exténué la force (cf. Annuaire de l'Eco des Htes Etudes, Sect. Sc. Relig., années 1943-44, 1946-47, 1949-50; sous le N° IX).

(1) Pos, ap. Recherches Philosophiques, vol. 1931-32, Paris; p. 206; citant en épigraphe "l'Intuition philosophique' ' de Bergson. (2) Non pas par simple addition, mais par combinaison ordonnée. (3) Contrastant avec le processus d'évolution des langues indo-européennes.

LE TEMPS DANS LA PENSEE ISLAMIQUE (1952) Depuis Kant, les mathématiques nous ont accoutumés à considérer le temps comme une forme à priori de notre intuition; joint à l'espace tridimensionnel, le temps forme la quatrième dimension de l'Univers en expansion. Néanmoins, nous ressentons comme une contraction dans notre pensée quand elle croit saisir le temps; nous sentons qu'il y a plus dans le possible que dans l'existentialisél, dans les données du problème que dans ses solutions, dans la recherche que dans les inventions. Le "temps" 4me dimension" de Minkowski reste discutable. Une pensée religieuse toute tendue vers un monothéisme transcendant comme l'est l'Islam, a une toute autre vision du temps. Il ne s'agit pas de l'inventer, c'est le temps qui nous révèle l'ordre (amr) de Dieu, ce ' "fiât" (kun, kûnî) qui déclenche nos actes de responsables. Pour le théologien musulman, le temps n'est donc pas une ' durée" continue, mais une constellation, une ''voie lactée" d'instants (de même l'espace n'existe pas, il n'y a que des points). L'hérésiographie condamne comme matérialistes les "Dahriyûn", les philosophes qui divinisent la Durée(dahr). Pour l'Islam, qui est occasionnaliste, et ne saisit la causalité divine que dans son "efficience" actuelle, seul existe l'instant, hîn (Q. 21, III; 26, 218; 37, 174, 178), ân (Q. 16, 22), "clin d'œil" (Q. 16, 79 : lamh albasar), annonce laconique d'une décision judiciaire de Dieu, conférant à notre acte naissant son statut (hukm) : qui sera proclamé le Jour où l'on entendra la Clameur de Justice (Q. 50, 41). Cette perception discontinue du temps en "instants" n'est pas pure subjectivité religieuse. L'instant apparaît à toute la Communauté musulmane comme un rappel autoritatif de la Loi, aussi inévitable qu'inattendu. L'instant fondamental dans la vie de l'Islam lui apparaît à la nuit tombante avec le premier Croissant de lunaison, ghurrat al-hilâl, qui déclare "ouvert" un délai, de durée variable, pour l'accomplissement liturgique de telle observance légale (pèlerinage, d'abord; puis délai de viduité, etc.2). Il n'est pas permis de prévoir au moyen de tables théoriques le premier Croissant, il faut l'épier, le constater empiriquement, par deux "témoins de l'instant". Cette méthode est encore aujourd'hui celle de (1) L'adage de Leibniz, repris de Ghazâlî : "rien de plus dans les possibles (imkân), que ce qui existe". (2) C'est pourquoi lejour de 24 h..liturgique, est un nycthêmire.

tout l'Islam (sauf les Ismaëliens). C'est l'iltimâs al-hilâl. En cela, l'Islam rejoint la plus primitive humanité, qui vénère dans l'irrégularité même des phases de la lune, la manifestation d'une Volonté mystérieuse indépendante des saisons solaires1. Tout au plus tolère-t-on un calendrier très primitif, dit des 28 mansions lunaires (364 jours), fournissant empiriquement le nom de l'Etoile (Najm), ou plutôt de la constellation zodiacale où il faut épier la surgie du premier Croissant à la fin de la lunaison précédente. L'instant marque, au crépuscule, le commencement d'un Jour, yawm, qui établit une indiction, ou épochè, un commencement d'ère : tel le 16 juillet 622, jour inaugural de l'hégire musulmane à Médine; tels, avant elle, les "ayyâm al-'Arab", les batailles tribales formant le seul calendrier réel des Arabes avant l'Islam. "Coups d'arrêt" pour les consciences, impliquant "introversion", dans la mémoire. Mais le seul instant parfait, se suffisant à lui-même, c'est l'Heure (Sâ'a), celle du Jugement Dernier, sommation finale des statuts de toutes les responsabilités encourues, Heure qu'il faut attendre avec un respect sacré (Ç). 42, 17), car le "témoin de cet instant" est le Juge divin (selon les shi'ites, et les sûfîs, tous les instants, depuis ceux des Cinq Prières, jusqu'aux Stations du Pèlerinage, sont personnifiables dans leurs Témoins). Ce Jour Ultime (yawm akhîr) est précédé d'autres "jours catastrophiques" prémonitoires (yawm 'asîb, wâqi'a, etc.), dont les recueils apocalyptiques décrivent les aspects (le Roi 'Abdallah de Jordanie, qui vient d'être assassiné m'en lisait un, un soir, à 'Ammân, il y a deux ans2) ; et dont ce Jour Ultime constitue la finalité. Tous les autres "jours" sont imparfaits, ne se suffisent pas à eux-mêmes; car le statut qu'ils énoncent ne se trouvera réalisé qu'avec retardement (imhâl), au bout d'un certain délai (labath : Q. 18, 243, 20, 42). C'est même par cette idée de "délai" que la notion de "durée" s'est introduite de biais dans la pensée islamique; où la "durée", c'est l'intervalle muet entre deux instants divins, l'annonce, et la sanction; c'est ce délai variable que doit utiliser l'expiation du responsable pour conjurer la sanction (qui reste inévitable), c'est la "caisse de résonnance" tendue entre les deux "instants" sonores. Le second "instant", celui de la sanction, s'appelle, dans le Qur'ân, (1) Cf. la joie de la pleine lune pascale en Israël (= venue du Messie). (2) C'était une apocalypse shi'ite, oùJa'far Sâdiq déconseillait à Nafs Zakiya de s'insurger pour la Justice, avant l'Heure. (3) Les 309 ans du sommeil "sanctifiant" des VII Dormants. — Les XII lunaisons (ahilla, pl. de hilâl; Q.2, 185; 9, 38) composantl'année hégirienne (sana) sur les ajal, cf. le shi'ite Mufîd; et le mot husbân (Q. 18, 37).

le terme (ajal), plus exactement le "terme marqué" (ajal musammâ). Cette notion a été une des premières précisions théologiques étudiées en Islam, à propos du "statut" de l'homme assassiné. Est-il mort au "terme marqué" par Dieu ? Dieu ne se doit-il pas de le ramener à la vie avant le Jugement Général pour le "payer" sur son meurtrier du "prix du sang", publiquement ? C'est cela qu'enseigne le Qur'ân par le Retour de Jésus, et par le Réveil des Sept Dormants d'Ephèse : la Raj'a, comme disent les Shî'a, le Retour pour la Vengeance de la Justice, ce qui n'est pas encore la Résurrection, mais son prodrome : la surgie du temps eschatologique "accélérant" (tajaddud) le processus de décomposition d'un monde de corruption. Le premier travail de pensée musulman ignore donc la "durée" continue, et n'envisage que des atomes de temps, des "instants", ânât (pl. de ân), awqât (pl. de waqt : cf. Q. 15, 38). Ce ne sont pas des "états". La grammaire arabe ne conçoit pas les "temps verbaux" comme des états; en principe, d'ailleurs, elle ne connaît que des "aspects verbaux", l'accompli (mâdî), et l'inaccompli (mudâri'), qui marquent, hors de notre temps, le degré de réalisation de l'action (divine). Mais, petit à petit, surtout dans la langue parlée, la grammaire arabe s'est mise à considérer le "temps verbal" relatif à l'agent responsable, présent, passé, futur. Elle appelle "/M/", "modalité", cette conscience subjective que nous nous formons de l'instant "nimbé" de ce "halo" de beauté (cf. Jullabi, 369) qu'il évoque pour nous1. Ce n'est pas, à proprement parler, un "état" que ce hâl. Les mystiques primitifs (Junayd), nous le reverrons, y voient un "instant" sans durée, coloré d'une "vertu" fugace. — Examinons plutôt les analyses grammaticales de l'instant (waqt) : la phrase "je viens à l'aube" marque, selon Qushayrî (risâla, 37) un "instant", parce qu'elle annonce un événement imaginé (hâdith mawhûm) au moyen d'un événement vérifiable (hâdith mutahaqqiq). La même phrase, analysée par un théologien postérieur, Fakhr Râzî, considérant le "temps" (zamân) comme un "instant qui s'écoule" (ân sayyâl), conformément à Aristote (mabahith mashr., I, 647), annonce une "récurrence bien connue" (mutajaddid ma'lûm : "à l'aube"), pour dater une autre "récurrence imaginée" (mutajaddid mawhûm : "je viens" = simple possibilité). Jurjani reprendra cette seconde définition (sh. mawâq., 219, istil. 119). On remarquera, d'abord: que si Qushayri et F. Râzî sont prédestinatiens tous deux, Qushayrî met l'accent sur la réalisation de l'espoir (1) Le "hâl" pris comme propre : "Yahya" (= il vit = Jean), "Yamût" (il meurt), "Yazûl" (il passe).

du croyant par la mystérieuse omnipotence divine1; tandis que F. Râzî, fort hellénisé, fait intervenir un recours à la science des lois ("récurrence"), contingentes ou non, de la nature. Qushayrî croyait peut-être encore, comme son devancier Ibn al-Qâss (t 945) que le mouvement du soleil est discontinu, qu'il a, chaque nuit, un lieu de repos (mustaqarr : Q. 36, 38; 18, 84), d'où il ne sort que sur un ordre divin. Ensuite, que le mot "mutajaddid", de Fakhr Râzî, est fort intéressant; c'est une hellénisation (atténuante) du mot "tajaddudât" (innovations) imaginé par ses adversaires, les Karrâmiya, et par Abû'l- barakât, pour souligner (contre les Grecs) que Dieu s'intéresse aux particuliers, suscite nos actes libres par Ses grâces : et pour oser insérer dans l'Essence divine (en tant que Volonté de créer nos actes), une infinité de modalisations de Son "fiat", correspondant à chacun des "instants" où il nous constitue responsables d'actes nouveaux (ihdâth fi'lDhât)2. Abû' 1-barakât considérait même que ces modalisations ou "innovations" survenant dans l'Essence divine constituent les seules véritables "preuves" de l'existence de Dieu. Il y aurait donc pour lui une "pluralité" ordinale d'événements en Dieu; ce qui lui faisait écrire que "le temps, c'est la dimension de l'Existence" (al-zamân miqdâr al-Wujûd; cf. Q. 32, 4; pour "miqdâr"). Tandis qu'en bon scolastique, Fakhr Râzî n'admet en Dieu de pluralité que "cardinale", pour les idées de Sa science "qui crée les choses". Ce qui le rallie, après Ghazâlî (mi'yâr, 172, maqâsid), à la définition aristotélicienne du temps "nombre du mouvement selon l'avant et l'après" (Phys. IV, II. 2igb, 1-2). Tentés par le néoplatonisme, les mystiques postérieurs, du "monisme existentiel" (par opposition au "monisme testimonial" des primitifs), reprirent la notion platonicienne d'une Durée divine : Jurjani dit : "aldahr imtidâd al-Hadrat al-ilâhiya", "la Durée, c'est l'expansion de la Présence Divine" (ist. m). Platon (repris par Crescas au XIVe s.) voyait dans "Chronos", mouvement cyclique du Ciel Suprême, un reflet vivant et nombré de l'Eternité intelligible. Les mystiques postérieurs gauchirent selon cette notion de la duiée divine trois termes techniques arabes fort anciens : sarmad, l'absolument fixe (opp. dahr, le fixe, par rapport au changement), azal (le prééternel), abad (la postéternité). Tandis que Hallâj disait qu'azal et abad ne sont (1) La "récurrence", qui est un rendez-vous, mî'âd (Q. 28, 85; 34, 29). —L'incidence (hulûl) de l'accident de flexion, l'infusion de la grâce. (2) Cf. Ibn abî'lhadîd, sharh Nahj al-balâgha\ Ibn Taymiya, minhâj al-sunna d'où le problème: ce qui n'est pas prévu par la Loi, est-il à priori licite (bara'a asliya, ibâha).— Sur la hikâya, cf. le ta'lîq; et les af'âl qalbiya.

que des fétus, en regard du "yaqîn" (l'instant de certitude divine perçu dans le cœur). Il nous paraît plus utile, pour rechercher la vraie pensée des Musulmans sur le temps, de laisser là les oscillations de leurs théoriciens entre la "durée" platonicienne et le "nombre du mouvement" aristotélicien; — et de consulter le témoignage expérimental de leurs "praticiens" : grammairiens et fondamentalistes (en droit canon), médecins, psychologues de l'extase, et musiciens. Les grammairiens, rappelons-le, appellent hâl, le temps "subjectif", relatif à l'agent, au "maintenant" dont il témoigne immédiatement; cet instant est sans durée; car lorsqu'il y est fait allusion rétrospective, au moyen du "présent historique" ('alâ'lhikâya : selon le mode narratif), cette allusion est impuissante à faire revivre ce "maintenant". A partir de Shâfi'î, les fondamentalistes, qui usent des procédés de raisonnement des syntaxistes (sarfiyûn), sans recourir encore à la logique stoïcienne (ou aristotélicienne), appliquent au hâl le principe du ta'mîm al-hukm, généralisation d'un statut (dans le domaine de sa légitimité); c'est l'istishâb al-hâl (très restreint chez les hanbalites), sorte de reconduction tacite du statu-quo : faire durer (ibqâ) la description (wasf: mot khârijite, donc à saveur qadarite) momentanée d'un premier cas juridique observé, —de façon à pouvoir appliquer légitimement le statut canonique (hukm) qu'on lui a attribué, à d'autres cas analogues. — C'est un recours implicite à une sorte de conceptualisme, substituant à la "description" (wasf) une "qualité" (sifa), une "idée" susceptible d'universalité (kulliya) logique, dans la mesure compatible avec les données révélées (cf. l'arithmétique très singulière du partage successoral selon le Qur'ân). —Ce n'en est pas moins une sorte de "durée" virtuelle, immatérielle; conduisant l'Islam à admettre qu'il peut exister des substances spirituelles perdurables, "en dehors" de Dieu (anges, âmes). Le grand médecin Râzî, qui était un "Dahrî", partisan de la Durée éternelle de l'univers, n'admettait pas de "durée" pour les phénomènes psychiques tels que le "plaisir" (ladhdha); dans un opuscule spécial, il a cliniquement affirmé que le plaisir est un "état sans durée"; car c'est simplement le seuil de la convalescence, le passage entre la maladie et la santé. Les religions ont donc tort de parler de "béatitude éternelle". Les premiers psychologues de Yextase, wajd, l'ont ainsi nommée, en tant que choc soudain de la grâce, perçu comme un instant d'angoisse (Wajada = trouver; Wajida = souffrir), sans durée, mais paré de "cou-

leurs mentales" variées (joie, peine; gratitude, patience; dilatation, constriction, etc.)I. Les premiers mystiques refusaient toute durée réelle à ces "états" (ahwâl, pl. de hâl) ; puis Muhâsibî, par une démarche assez semblable à celle du fondamentaliste Shâfi'î concéda au hâl une ' durée" virtuelle, idéale; et Ibn 'Atâ soutint qu'après interruption, la ''reprise" du hâl était possible ('awd : contre Junayd)2: que c'était bien le même. La disparition de l' "instant d'angoisse" pouvait donc laisser dans le cœur comme une "amorce rythmique" et une promesse subsistante de plénitude, l'accès d'une Sagesse (située, elle, au-delà du temps). "Qu'estce que l'instant ? demandait-on à Hallâj. —C'est une brise de joie (farja) que souffle la douleur, — et la Sagesse, ce sont des vagues qui submergent, montant et redescendant, si bien que l'instant du Sage est noir et et obscurci" (Kalabadhi, N. 52). Il disait aussi : "l'instant, c'est une coquille perlière, close au fond de l'océan d'une poitrine d'homme; demain, à la marée montante du Jugement, toutes les coquilles seront jetées sur la grève; et l'on verra si l'on en sort quelque perle" ('Attâr, tadhk.). L'instant d'angoisse peut survivre donc, en quelque manière, mais comme un germe d'immortalité caché, enterré au fond du cœur (tadmîn), non pas comme ces Vertus qu'idolâtrent certains maniaques de l'ascèse, qui, à force de vouloir les garder comme des emblèmes, quittent pour elles le Dieu qui les leur avait fait désirer. — On peut se faire une idée de cette persistance "cachée", en rappelant que la dualité de l'instant annonciateur n'est pas symétrique, mais entraînée vers le futur, vers ce "terme marqué" (ajal musammâ) qui nous a été "annoncé", et que les dimensions "vides" de la période de cette attente engendrent une sorte de rythme spirituel, destiné à imprimer à chaque créature sa marque personnelle, mélodique, dans la symphonie de l'au-delà. Partant des instruments à percussion (en bois), les musiciens musulmans, les "praticiens", réalisent le rythme (îqâ') en différenciant le dîh (coup mat sur le bord de la darabukka) d'avec le tâ' (coup sonore, au centre) ; le déséquilibre de l'alternance de ces deux claquements (naqra) engendre un mouvement rythmé, une danse (pied gauche, pied droit). Les systèmes de silences (sukûn), patrons rythmiques distincts (masmûdî, murabba', etc.) les découpant à travers ces claquements alternés nous élèvent, au-dessus de la phonétique des bruits, vers la "phonologie" des sons, vers la considération structurale d'harmoniques immatériels. (1) Shâfi'î, le premier, a posé la permanence du wujûd, d'un statu-quo, d'une qualification intelligible. (2) Sur cet 'awd, cf. ta'amif, 96.

De même l'ambivalence de l'instant d'angoisse, explicitée en altérité orientée par son "terme marqué", nous le fait dépasser; nous amenant à cette ' finalité" (nihâya), cette "percée" qui est plus que notre originelle "surgie" (bidâya); car elle est, comme le remarquait Hallâj, la ' Réalisation" (tahqîq). L'instant d'angoisse (yawm al-hasra, Q. 19, 40) est essentiellement prophétique, —il ne scande pas linéairement la fuite du temps comme la clepsydre aristotélicienne, il n'inverse pas périodiquement le cyclisme polyphasé du temps des astres, dû à la "chute de Psyché", comme le gnomon hémisphérique chaldéen, —il annonce l'arrêt final du pendule de notre pulsation vitale sur la tonique de sa gamme : sur le "lieu de son salut" (S. Augustin). Ce n'est pas un fragment de durée, c'est sans doute une "touche" divine, d'espérance théologale, qui transfigure notre mémoire pour toujours.

REFLEXIONS SUR LA STRUCTURE PRIMITIVE DE L'ANALYSE GRAMMATICALE EN ARABE (1954) Depuis Troubetzkoy et la fondation de la phonologie, la prise en considération des structures a amené en linguistique la même réaction antinominaliste que la Gestalttheorie dans d'autres domaines scientifiques. J. H. Pos, de Haarlem, a marqué l'importance philosophique de cette réaction1. C'est en sémitique que la résistance des structures morphologiques aux contaminations étrangères du lexique et de la syntaxe est maxima. Et je voudrais dégager ici, sans mettre en question l'unité initiale de langue du hayawân nâtiq (logikon zôon), le substrat permanent de cette résistance, en tant que pédagogie précritique. Que le langage ait ou non précédé la pensée, je constate que sa fonction intelligible prime l'organe, et que l'histoire de toute langue est commandée par le désir d'exprimer des réalités, avant de s'ankyloser dans le commerce improductif des formules et des slogans, des outils. Quand on repense le passé, conversations et lectures, c'est comme une marche de nuit pleine d'incompréhensibles embûches; mais nous y avons vu passer, de temps en temps, un éclair; un maître mot a tonné sur nous, forant en nous une source pure, une certitude. "Et c'est cet éclair qui est tout". Hôte étranger des Arabes, j'ai trouvé un jour dans leur langue ce contact, cette conscience communicable du vrai; par participation à leur structure de pensée, saisie dans son "profil d'indentation" linguistique. J'aurais pu la trouver ailleurs. Il reste que c'est en arabe, dans la dureté archaïque de sa morphologie sémitique, qu'on a le plus de chances de retrouver le "parsing", comme disent les Anglais, l'initiation précritique à la parole telle que se la transmet le peuple. Structure dualiste, ambivalente, rythmique, faite d'oppositions phonétiques et sémantiques (tik, tum; harf, baraka; double syllabisme métrique). Gilbert Boris a noté, dans un proverbe des Maràzïq2, que, quand ils se taisent, leur silence est ambivalent; par opposition au silence féminin, qui est "consentement", (1) Pos, Quelquesperspectives philosophiques de la phonologie (ap. Arch. Néerl. de Phonétique experim., 1933; T.C.L. Prague, 8 (1939). (2) lya sgàrn'kàr / ulya sogratrédyat (VSQR).

au silence masculin, qui est "refus". Et cette "opposition" infra-phonologique atteste la réalité une du concept "mutisme", en tant que "tension" sociale rêvée. A fortiori cela est-il vrai de la parole, caritative ou hostile, du sujet parlant, en arabe, dans le peuple. L'opposition des contraires addâd, l'alternative "sincérité-dissimulation" atteste l'unité rituelle du témoignage énoncé, de la "parole donnée" par la langue, l'épée à deux tranchants (dü l-fiqar) de l'esprit : ma ahadd min al-sayf ? Tandis que, dans l'usage civilisé, nominaliste et critique d'un langage, les termes employés ne sont plus pour nous que des valeurs factices, des slogans ou des formules, qu'on vend et achète tant qu'ils sont rentables. En arabe, on peut encore repérer des traces de l'usage "réaliste", "engagé", — et imagé (où le sens métaphorique surgit hors du sens littéral) du langage; dans le substrat de l'analyse classique, à travers des urgüzas pédagogiques, comme dans Balgitil, faites pour tolba marocains. Recettes empiriques de maîtres d'école, qui prétendent satisfaire les "pourquoi ?" des enfants par des "comment" proverbiaux versifiés. Cet art, étrange pour des Aryens, les attire parfois; au point de leur faire oublier leur propos initial, leur quête de l'histoire des idées à travers les lexiques techniques, — et de les faire s'intéresser, comme les Sémites, du dedans, aux formes significatives de la langue en elle-même. Il convient de cesser, alors, de consulter chez les Arabes, nos pairs, la caste des "scribes de l'encrier"; auteurs responsables de la plupart de nos philosophies oligarchiques du langage, comme de l'histoire. Caste de fonctionnaires de l'Etat, elle veut monopoliser, pour soi, la rédaction et la puissance des textes techniques qu'elle transmet; en arabe, c'est l'histoire de la caste des témoins judiciaires (shuhüd), passée de l'attestation de la vérité orale, à la comptabilité de notaires bourgeois dont le chiffrage (siyaq) ne parle qu'aux initiés. Il faut aller au peuple arabe, non pour retrouver dans le dialectal la vie disparue du classique, mais pour goûter dans les formes de son témoignage parlé, les articulations invariantes de son histoire personnelle; que l'homme du peuple livre, avec un accent de vie, un réalisme, ignoré des élites. A travers toutes ses variétés, la langue arabe maintient l'usage de types de structures, de "groupes" (au sens où le "groupe" signifie : une famille de modifications des termes, telles qu'elles maintiennent intacte, dans tous les cas, l'exactitude de leur disposition initiale). J'es(i) Nayl al-ibtihâg, 2 vol.. Caire, 1319.

saierai d'en étudier, plus loin, quatre : I. le Cercle deprojection graphique des 28 consonnes; 2. le Trilitéralisme "étymologique" desracines; 3. la Triplicité vocaliquedésinentielle del'l'rab; 4. l'Involution sémantiqueduconcept: le Tadmln.— Ce sont quatre applications de cette "intériorisation" pédagogique de la langue, de ce mode de recueillement dans le "jardin clos" des Sémites, dont j'ai parlé ailleurs1. J'ai rêvé parfois d'écrire sur ces quatre bases, une introduction "du dedans" à l'étude de l'arabe, une "Fâtima, ou l'arabe, à travers son voile d'exil", à la manièle de S. Reinach dans "Cornélie, ou le latin sans pleurs"2 —Pour que les lecteurs "expatrient" leur désir de comprendre hors de leurs normes; en le décentrant, comme Copernic son univers ptoléméen, en passant, comme le géomètre transforme son système de coordonnées cartésiennes en système de coordonnées polaires réaxé sur le centre axial de l'autre. —Pour comprendre l'autre, il ne faut pas se l'annexer, mais devenir son hôte3. Le caractère "exogamique"4 du langage n'est réalisable qu'en usant du Droit d'Asile : "dakhilak"5. Le langage, système d'analogies pour l'aryen civilisé, reste encore, pour l'arabe non contaminé par notre critique, juxtaposition linéaire de groupes anomalistiques (shawarJrJ), inexplicables comme les noms propres des événements et des personnes; en dehors de la collision verbale, fortuite, qui leur a donné naissance : "kata historian" disait le stoïcien Cratès; sans étymologie rationnelle6. A la grande époque, les grands grammairiens arabes s'en rendaient compte; qu'on se reporte, simplement, au procès-verbal qu'Abù Hayyân Tawhïdï nous a conservé (ap. muqabasat, 2ème éd., 68-87; imtâc, I, 107-129; reprod. ap. éd. Margoliouth de Yaqüt, udabà', III, 105-123) : du duel passionnant du commentateur de Sibawayh, Abu Sa'id Sïràfï, avec le maître de Farabi, Mattâ Qunna'ï. Il ya incommensurabilité entre la logique grecque, et sa tendance à "artificialiser" la langue, à en faire une logistique, d'une part, —et la grammaire sémitique, de l'autre : avec son souci d'enregistrement jamais terminé des anomalies observées, des exceptions attestées. La logique aryenne est celle des péripatéticiens, (1) Ap. "Lettres d'humanité" G. Budé, 1943 (t. 2), pp. 135-136. (2) Sans rejoindre le parti-pris, d'ailleurs pittoresque de Must. Yf. Salâm en son commentaire mystique d'Abû Sugâ', ou du commentairejuridique de Hàfiz que je trouvai en 1945 à la porte de la tombe d'I'timàd al-Dowlé à Agra. (3) Cf. définition du qurb, par Hallàg (Stf. 84 sq., Essai, 1922, p. 42*). (4) Lévi-Strauss, Structures..., 612-615. (5) Jiwâr, dakhdla, ap. Rev. Int. Croix Rouge,juin 1952, pp. 463-464. (6) Lersch, Sprachphilos., 3, 95.

celle de la "compréhension"; la logique sémitique, car il y en a une, qui a pénétré dans le monde hellénique avec l'école stoïcienne, c'est celle de l' "extension" des concepts. Adalbert Merx, partant de son édition de la version syriaque de la grammaire grecque de Denys le Thrace par Joseph d'Ahwâz, a voulu en déduire la grammaire arabe (s'aidant d'équations peu décisives, telles que "marjU'" = nominatif, traduit de "orthè ptôsis"). — Depuis Merx, heureusement, nous avons eu l'étude documentaire des procédés de traduction de l'Organon en arabe (Tkatsch, d'abord, sur la Poétique d'Aristote), à travers l'intermédiaire du syriaque; qui nous a fait constater que la grammaire arabe avait bien mieux résisté que la syriaque à l'hellénisation structurale. Avant d'adopter la division tripartite grecque des parties du discours (ism, jï'l, harf), elle avait imaginé une division bipartite, conforme à sa dialectique sémitique [asl, far' ; 'umada,fadla; mubtadà', khabar). Et Khalïl, à la lumière d'un fragment deHamza Isfahànï1, nous apparaît comme réagissant contre le mu'tazilisme, et la philosophie hellénistique. 1. Le cercle de projection graphique des 28 consonnes. L'écriture est à la base de la grammaire en arabe, et, dès l'origine les calligraphes (khattâtûn) : imitant peut-être les rammâlûn (lignes magiques tracées sur le sable, utilsées encore aujourd'hui au Soudan occidental pour le catéchisme musulman), ont condensé leur enseignement sous un symbole typique, un Cercle, destiné à contenir les 28 consonnes isolées, l'Alif formant diamètre, accolé au Lâm, ces deux lettres étant les seules dont la verticalité traverse tout le cercle. Les autres lettres généralement moitié moins longues, s'étageant des deux côtés de l'Alif. Ce cercle, dont je regrette de ne pouvoir donner ici de photo, était encore courant pour apprendre l'alphabet dans les écoles coraniques d'Egypte il y a quarante ans. Je soupçonne, sans l'avoir vérifié, que l'enseignement primaire officiel l'a éliminé; tout simplement parce que l'imprimerie ne permet pas de le reproduire, et qu'il faudrait faire clicher un dessin. Mais la pédagogie ancienne, se transmettant manuscrite, les "scribes de l'encrier" avaient des règles minutieuses pour maintenir une calligraphie exacte, tant pour l'inflexion des couibures que pour les pleins et déliés. (1) Tanbih, copie Kraus du ms. Ghazvini, f. 68 (cf. Kraus, Jâbir, 2, 171)- -

On remarquera que ce Cercle contenait toute sorte de courbes que la géométrie analytique ne saurait réduiie en formules. Elle se heurte à la même difficulté en présence des figures volontairement imprécises dans leurs contours, de la topologie (in analysis situ de Listing) ; mais pour une raison psychologique profondément différente. Les figures approximatives de la topologie restent exactes, car elles n'ont pour but que d'enregistrer les points d'inflexions et les nœuds caractéristiques, et elles ne sont que des simplifications intentionnelles de courbes géométriques classées. Tandis que les courbes des lettres du Cercle des calligraphes arabes sont tracées suivant une "topique de l'imagination" inconsciente et avec uneingénuité "'primitive", populaire, indifférenciée;prégnante, par cela même, de toutes sortes de théories sur la valeur magique, ousapientiale, ou même philosophique, des Consonnes sémitiques; qui, comme on le sait, ne sont pas seulement des assemblages différenciés de traits de calame, mais des phonèmes, et des chiffres arithmétiques; avec une polyvalence constatable dès les origines. Le texte fondamental sur ce Cercle des 28 consonnes se trouve dans les Rasa1il lkhwiin al-Safâ' (1ère éd., t. 1, p. 110-111). Ce Cercle est un asl, un qiinün de la culture arabe des scribes. Je ne traduis pas ici ce long texte. Je souligne simplement ici que ce dustùr al-kitâba (le terme artisanal "dustVr" est significatif) est étudié à nouveau par les Rasii'il dans leur "livre de la Logique" (t. 2, p. 406-408) pour sa portée philosophique, et elles signalent (ce passage date peut-être du début du Ille siècle de l'hégire) la plus ancienne des "explications" de cette figuration des 28 consonnes par un Cercle; en l'assimilant à la Ceinture Equatoriale1 de constellations zodiacales que la plus ancienne civilisation de l'Océan Indien (qui l'a passée au Yémen, et de là à tous les nomades arabes, jusqu'à la Mauritanie actuelle) appelle le Calendrier des Pléiades. Comme Frazer l'a montré, ce calendrier est né dans la zone des moussons (qui va exactementjusqu'au parallèle de la Mekke), car il commence à la saison des pluies (lever héliaque des Pléïades) qui dure six mois, soit 14 mansions lunaires sur 28. Car les constellations significatives de ce Calendrier, les anwâcomme on dit en arabe, qui influencent la rosée (naw') tombant à la fin de chaque nuit (comme une grâce d'en haut), sont au nombre de 28, étant luni-solaires, constituant une année approximative de 364jours (13 X 28 révolutions tropiques lunaires); évidemment moins "corrigible" que l'année solaire de 360 jours (12 X 30) rectifiée des "intercalateurs" préislamiques d'Arabie. On notera l'archaïsme sémitique de la primauté de la Lune, dans ce calendrier sémitique. (1) Cf. Mémorial Avicenne, IV, Caire (IFAO), 1952, pp. 8-9.

D'autres théories se formèrent, par la simple méditation de ce Cercle des calligraphes. D'abord celle qui tire toutes les consonnes du "Lam-Alif" (considéré comme une 2ge lettre, parfois)1. Puis celle qui se représente ce Cercle comme ayant été à l'origine la Couronne (Tâg) de Dieu; les lettres alphabétiques devenant ainsi "prééternelles" (identiques ou non à son Nom Suprême) : théorie shrite de Mugira. — Chez les premiers sùfxs, ce Cercle, parce que zodiacal, fut appelé l'Ecriture Equatoriale2, khatt al-istiwii' : centre de rotation du Tawhid. Ce qui prouve que les figurations du Qâb al-Qawsayn coranique, avec son diamètre central, dérivent du Cercle des calligraphes. Que dès les origines, le Qur'ân ait alimenté de semblables spéculations, c'est ce qu'atteste l'identification des XIV mystérieuses "lettres initiales" du Qur'ân, avec la moitié des 28 anwii', les 14 de l'hémisphère austral : les Nùrànïya3. Je n'ai pas vu de Cercles où l'on ait essayé d'introduire le hamza4 ni le point (nuqta). Cette méthode d'enseignement de l'écriture par le Cercle mnémotechnique des calibrages, au moyen d'un entrelacs fort complexe (qui est la base obligatoire des innovations des grands artistes de la calligraphie, cf. Kamil Akdik; et qui revit en ce moment dans les tableaux de l'école abstraite bagdâdienne (Hamoudi, où l'arabesque de l'écriture contourne des plages de couleurs variées) —, ne peut survivre dans la pédagogie, car elle est incompatible aux procédés typographiques à grand tirage. La pression européenne, qui oblige les imprimeurs du Caire et de Beyrouth à diminuer le nombre des casses (720 encore), pour survivre à la concurrence de l'alphabet latin, n'a pas réussi à "inspirer" des inventions viables, le calligraphe étant tenu d'inscrire uniformément les 28 lettres (initiales, médianes et finales) dans de petits carrés identiques, qui ruinent les différenciations du naskhi. Comme Sauvaget l'a démontré, il faudra revenir à un coufique calibré (Rev. Et. Isl., 1951, p. 127132). Mais le coufique est-il vraiment d'inspiration arabe; ne fleure-t-il pas le syriaque (cf. le palmyrénien, et l'oïgour si bien calibré; cf. l'éd. du Mémorial des Saints, de 'Anal', par Pavet).

(1) Notre Essai , 1922, supplt. p. 32, n° 41. (2) Akhbar al-Hallâj, 1936, n° 32, 34-. - La valorisation cabalistique suivra. (3) Mém. Avicenne, IV, p. 9; AMM, 1929, 15-16. (4) Quant au hamza, il semble indiquer une tentative (avortée) d'analyse de l'attaque initiale, symétrique de l'analyse de l'accentuation désinentielle : on constate l'opposition hamza-wasla.

II. Le trilitéralisme 'étymologique" des racines La sémantique arabe, imitée par l'hébraïque depuis Ben Ezra, groupe les [28] "Consonnes isolées", trois par trois. Le calcul des permutations nous donne ainsi 3276 racines trilitères, ce que j'ai appelé les "étoiles fixes du firmament lexical". Ce chiffre de 32761, où l'on ne compte qu'une seule racine pour les six manières d'en ranger les trois éléments, devient 19656 si, comme dans les dictionnaires classiques arabes (forcément étymologiques), on classe séparément ces six manières, qui n'apparaissent systématiquement différenciées qu'au IVe siècle de l'hégire avec Ibn Ginni (khasâ'is, t. I, seul paru). Ce n'est pas ici le lieu d'étudier en détail la théorie trilitère; mais seulement d'examiner sa valeur sémantique. Il faut remarquer de suite qu'elle ne vise que le sens "conceptuel" des consonnes, et non leur sens arithmétique. Pour les consonnes en tant que nombres, la tendance involutive du sémitisme les groupe de préférence en bilitères pour les chronogrammes; dans des annales faites par des historiens-astronomes, comme le k. siihi de Singari, les années hégiriennes sont des bilitères (TS = 309, etc.). Ce n'est que dans un troisième domaine de la spéculation sémantique sur les Consonnes, celui où l'on veut lier leur sens "symbolique" conceptuel d'idées à leur sens arithmétique que l'on passe aux quadrilitères (et au delà) pour définir l'horoscope de chaque année hégirienne, au moyen d'équations identifiant leurs différents chiffrages possibles, et leurs "noms propres personnalisants" (ex : MaRYaM = FATiR = 290). Il y a là tout un foisonnement de l'esthétique nombrée, spéciale aux Sémites, que nous avons étudié à propos des "foules nombrées"2 en Islam; esthétique fondée, non sur des nombres décomposables comme dans la tradition hellénique, mais sur des nombres singuliers, nombres premiers (ex : 17 : celui des rak'as quotidiennes de la prière canonique = TWB, comme l'a remarqué Levi Della Vida). Nous ne voulons envisager ici que sous son aspect "existentiel" cette puissante tendance sémitique du groupement en racines fixes des noms, même étrangers, qu'elle assimile ainsi. Certains ne la conçoivent qu'implicite, et se réalisant accidentellement par "analyse associative" (terme plutôt illogique). Quoi qu'il en soit, leur polyvalence sémantique (base du problème que la tradition hellénique pose au pluriel, des homonymes, tandis que la pensée sémitique arabe le pose au singulier, du nom hétéro(1) Ou 4180, avec les bilitères redoublées; (soit 21952 dans les lexiques qui en dé. falquent les cas de collisions consonantiques : "incompatibles"). (2) Ap. Archeion, Rome, juil.-sept. 1932, pp. 370-371.

trope, ism mushtarik) est généralement "clivée" par l'usage arabe en ambivalence, en "oppositions", comme on dit en phonologie. Les philologues arabes ont abordé la question par de menus exemples (kutub al-addâd), alors que ce sont les termes fondamentaux de la culture arabe qui sont ambivalents; ce qui fait la force singulière et vraiment poétique du "jeu de mots" en arabe. Un maître, comme Ma'arri, en a tiré parti magnifiquement dans ses Fusûl wa-gayat (p. 252, etc.), où la double pente contrastante de l'ambivalence prouve l'unité transcendante du concept. Tout comme la phonologie enseigne que l'opposition "blanc-noir" prouve l'unité du concept de couleur. Et cela est une application caractéristique de la dialectique sémitique à deux termes (asl, far' : 'umda, fadla) s'opposant à la syllogistique grecque à trois termes. L'arabe n'est pas tant la "langue du Dâd" que la "langue des Addàd". Ex. : HRM: sacré: interdit et intime. KFR : renier, s'acquitter. TBB : envoûter, guérir. GZY : récompense et punition. SLM. : sauf, blessé. GFR : pardonner, récidiver. DRR. : impuissant : persévérant. GRM : dette (et perte) ; (avidité) créance; obligation ambiBHL : implorer; anathématiser. HMY: protégé; défendu. valente (cf.HQQ). Modifier le dispositif "étymologique" des dictionnaires arabes serait léser profondément l'originalité morphologique de l'arabe. Cependant les orientalistes savent que l'ordre alphabétique des lexiques permet d'atteindre de suite les solutions de l'ambivalence radicale dans les formes dérivées, source de la technologie. Les anciens dictionnaires turcs étaient bien plus rapides de maniement. Et, au Caire même, les tentatives (par des Syriens chrétiens) de dictionnaires alphabétiques de l'arabe se multiplient. III. La triplicité vocalique désinentielle de l'icrab. Les sarfiyyun, grammairiens spécialisés dans l'analyse "logique" (sic qiyiis) des propositions, s'opposent, en méthode, aux scribes (khattâtûn) confinés dans l'art de la calligraphie, et aux lexicographes (lughawiyyün) cantonnés dans la tradition (naql) des étymologies. La méthode des sarfiyyun, ou "syntaxistes" arabes, est paratactique, ce qui paraît étrange à leurs confrères européens, dont la méthode est hypotactique (phonétique de la "satzmodulation"). De même que les graphologues classent les caractères humains par les différenciations des finalesl, de même les sarfiyyun classent les trois types de propositions selon leur coloration fonction(1) Cf. Lettres d'hum. G. Budé, l.c., pp. 138-139.

nelle (invisible, mais typique), leur vocalisation sous-entendue (ta(?rïk muqaddar). Il y a là un effort d'f "immatérialisation" de la fonction des voyelles finales, que les Européens méprisent comme une généralisation absurde, et indue; par taqdlr (sous-entendu); procédé pourtant essentiel en sémitique. Les sarfiyyûn ont établi une connexion entre les trois fonctions de la déclinaison (les cas), de la conjugaison de l'inaccompli (indicatif, subjonctif, conditionnel), et de la syntaxe des propositions (énonçant un simple récit; appréciant des états d'âme; établissant un rapport d'annexion) ; et ils les ont unies en trois Fonctions fondamentales d'une seule ordination de la langue arabe, l'I'ràb, littéralement "la clarification (désinentielle)". Il les ont appelées rafc, nasb, garr; les organes phonétiques de ces trois fonctions étant les trois vocalisations désinentielles : U, A, I (en arabe : damma, kasra, fatha). Prononcées pour le substantif et l'inaccompli, sous-entendues pour la proposition. Je pense que le résultat de l'I'râb, qui est d'unifier toute la grammaire (car l'accompli est hors du temps et les particules ne sont que des outils), a été obtenu sous l'influence de deux découvertes sémitiques méconnues: i. celle de la rime pour le vers, d'une intonation accentuée transformant la dernière syllabe, pour la cadence finale, qui parfait le compte des éléments métriques (syllabes) du vers1. 2. celle de l'opposition fonctionnelle "voyelle-consonne" qui, contrairement aux structures aryenne et agglutinative2, établit un dualisme £hylémorphique" liant la voyelle, âme vivifiante, à la consonne, squelette littéral (cadavre) dans le langage; qu'il s'agisse du nom, du verbe, de la proposition. Le clivage des divers éléments de la proposition ne fonctionne, invisible, que lorsque la proposition est "un lieu d'incidence pour l'l'riib" (lahâ mahallfi l-i'riib), parce qu'alors elle meut un progrès dans le sens (ma'nii), elle propose un devenir (sayrûra). L'I ràb joue alors, dans la phrase de l'auteur (surtout du poète), le rôle du kun, du "Fiat" dans la modalisation de l'acte du Créateur telle que la décrit le Qur'ân3. Sous l'action de la triplicité vocalique caractérisant les trois personnes du discours (mutakallim, mukhâtab, glzii'ib), "Anâ" ("je") par U, "Anta" ("tu") par A, et "Huwa" ("il") par I, ainsi que l'a si bien expliqué Ibn 'Arabi à propos de la parole essentielle, de la locution théopathique 4. (1) Schirman fait du poète juif Yannây (Vesiècle) l'inventeur de la rime; concurremment avec les premières qasidas arabes. (2) Sur les vocalisations, cf. Lettres d'hum.. p. 134. (3) Qlir- 2, III; 3>42>52; 6, 72; 16, 42; 19, 36; 36, 82; 40, 70, à comparer avec Qur., 18, 78-81. —Pas de copule "être" en sémitique (opp. kana / laysa). (4) Ibn 'Arabi, ms. P. 6640, f. 72a; targuman, tr. p. 70ifitûhât, chap. 428; Higazi, ms. Alger, 8562.

Ibn 'Arabî, parce que mystique, est le seul zâhirite qui ait pleinement admis l'extension de l'I'râb, non seulement à la proposition mais aux trois modes de l'inaccompli; en avouant qu'on y retrouve, avec le raf, (ière personne; et indicatif), le nasb (2e personne; et subjonctif); et aussi le garr (3e personne; sous le gazm du conditionnel). Les autres zâhirites joignent au nominalisme des mu'tazilites un refus d'admettre un devenir, un progrès sémantique de la symbolisation (magâz) dans le travail d'abstraction (et d'analogie) de la pensée de l'homme sur le sens littéral (haqlqa : sic) des mots qu'il emploie : cela qui s'appelle parfois le tadmin (nous l'examinerons plus loin), ou l'istima', ou l'istinbât; et qui tire du sens propre, d'un terme empirique, un terme institutionnel (magaz shar'i) constitutif des Usùl al-fiqh1. Je renvoie à la préface de Chefiq Dayf au Radd d'Ibn Madà2 pour le détail de la critique zahirite, nominaliste, rejetant l'I'râb généralisé (pp. 70-72). Le nominalisme des orientalistes européens rejoint naturellement la critique négative des Zâhirites ; de même qu'il rejette les curieux schèmes mnémotechniques des métriciens arabes (rappelant le Cercle des calligraphes). Et pourtant, si l'on admet en grammaire les trois cas et les trois modes de l'inaccompli, comment nier leur parenté avec les trois types de propositions "mues" par l'I'râb ? L'incidence (sous-entendue) du raf' marquant les énonciatives d'un simple récit (miibtadii' hikàyatan), —celle du nasb les appréciatives des états d'âme (verbes de coeur : pour /M/, hikaya, ta'lïq), — celle du garr, les indicatrices d'annexion (idâfa; avec hattâ)3. Il faut avouer que le nominalisme zâhirite teinte fortement le Rapport sur ''la simplification de l'analyse grammaticale dans l'enseignement élémentaire de l'arabe en Egypte" signé Taha Hussein et Ahmad Amin, adopté par l'Académie du Caire en janvier 19454. S'il détruit comme pseudo-scientifique (à juste titre) la fameuse théorie causale des "régissants" (due aux mu'tazilites), il maintient "axiomatiquement" et dictatorialement des règles qui "n'ont pas à être expliquées" (no VII du Rapport), il rejette en bloc tout recours au "sous-entendu" (taqdir : nos II, VI-VIII), et il introduit une notion aryenne de "complément" (takmila) sans racines en sémitique (n° IX). Avant l'I'rab, les grammairiens avaient pris conscience de la syntaxe (sarf), comme d'un chapitre spécial de leur étude, à cause d'un phé(1) (2) (3) (4)

Sur le qiyâs cles Usûliyyùn, cf. Ibn Hazm, Ihkâm, t. VII. Thèse de Mohamed al-Kassas, Paris, 1948, 152 p. dact. Badr al-Din Ibn Umm Qàsim (749 h.), ms. P. Ar. 1013, f. ii7a-121b. Rev.Et.Isl. 1947. pp. 27-28.

nomène désinentiel particulier à l'arabe, la nunnation (tanwin), qui s'est d'ailleurs appelée sarf. La fonction "présémantique" de la nunnation, en arabe, s'apparente à une coutume musicale orientale (sémitique), la nasalisation de la mélodie, sorte d'accentuation émotive provoquant l'attention. La nunnation marque la nakira, "la négation"; sa fonction syntactique désinentielle est de marquer le "nom indéterminé" (générique, commun), par opposition au "nom déterminé" (ma'rifa = nom propre) que marque l'article préfixé, al. Cette opposition atteste l'unité conceptuelle de la dénomination (tasmiya : cf. la particule inn)1. IV. L'involution sémantique du concept : le tadmin Notre prospection du domaine arabe dans le langage humain s'achève, après sa graphie, son étymologisme "radical", et sa syntaxe désinentielle, devant le but de tout entretien parlé; la conception mentale de l'idée, exprimée par les mots. —La grammaire arabe a pris conscience de ce problème dans une opposition de termes empruntés aux semailles : "enfouir en terre —pousser hors de terre" : tadmïn-takhrïg; opposition qui atteste l'unité de la germination conceptuelle. Si la plupart des hommes ne parle que "commercialement", avec des paroles usagées, vendues et achetées, dont le clearing annuel aboutit à zéro, il y en a quelques-uns qui "trouvent" du "nouveau"; pour faire comprendre leur découverte, il leur faut l' "enfouir" dans un terme déjà usuel, en lui laissant rendre "un sens plus pur" (Mallarmé). Comment ? Soit en insérant des infixes dans la racine trilitère initiale; ainsi dérivent les XIV formes secondaires du verbe arabe; de la forme n° I. Soit en insinuant chez l'auditeur l'impression que le mot est pris dans un sens insolite, "inspiré"; par une orchestration du contexte qui ne laisse qu'une marque sémantique immatérielle, intelligible (sous entendue, dans les deux acceptions de ce mot). Ainsi se forme Yistilâh, le mot nouveau nommant une découverte mentale en gauchissant en symbole (magiiz) le sens littéral (haqîqa : nom propre) d'un mot usuel. La formation du mot "nouveau" s'opère donc par involution en sémitique, tandis qu'elle s'opère chez les Aryens par expansion. Dans les deux cas le mot "nouveau" naît dans des lieux publics, où se passent les "nouvelles"2, formulettes, brocards, mots d'esprit (nukat), chansons à refrain (kharga), cris d'extase. Mais l'involution arabe fait "virer", et "s'opaliser" le terme banal utilisé; comme la goutte de vin "opalise" le verre d'eau. (1) Ibn Sïnâ, Shifâ', 2, 579-580. — Tagawhur par le "kun" (ka'anna). (2) Mél. H. Grégoire, 1950, t. II, p. 433.

Il y a trace de tadmin dans les mots (c£ infra), dans les verbes (là se trahit le grand écrivain), et même dans les propositions. Qu'il suffise de souligner l'opposition de la dialectique dualiste sémitique, avec le syllogisme triparti des Grecs. Et, mêmedans le syllogisme grec, du syllogisme péripatéticien (fondé sur la compréhension des concepts et l'universalité), avec le syllogisme stoïcien, "clinique", (fondé par un chypriote, Zénon de Cittium : sur l'extension des constatations, et la statistique). Il y a trace de takhrig dans le hadith, et dans l'étude du Qur'àn, où il prend le nom de ta'wil, "exégèse". L'école grammaticale de Küfa, son esprit d'enquête documentaire sur les anomalies dialectales, son souci de monographier les racines en citant toute la variétation foisonnante, chez les poètes, des sens de la même racine1 —son principe anomalistique que la norme ne prévaut pas contre l'exception2, sont bien sémitiques. Tandis que l'école de Basra a trahi quelque hellénisation, en usant de la normalisation rationnelle par analogie. Basra, contre Küfa, en arabe, c'est, en grec, Alexandrie (et Rome)3 contre Pergame. Nous avons eu, en 1945, à l'Académie du Caire, la surprise et la joie, Gibb et moi, d'entendre une défense conceptualiste du tadmin, contre la majorité nominaliste de nos confrères. Défense timide, à vrai dire, et "historique", due au Cheikh Muhammad Khadir Husayn, l'actuel Recteur d'al-Azhar4. Il n'y donne que des exemples coraniques visant des mots et des verbes. Mais il discute longuement les huit interprétations traditionnelles du tadmin : 1° magâz mursal (métaphore indépendante; selon les Balàgiyyùn, Ibn Ginnï, Ibn Hishâm); —2°connexion (qarina), par "imbibition" (ishriib), d'un sens propre et d'une métaphore (Usùliyyün, Zamakhsari); —3° sous-entendu elliptique (Bayaniyyün: Khafàgï); —4° extrapolation du sens propre; —5° métonymie sans sous-entendu (Gurgânl) ; —6° l'extraction (takhrig) du sens est, pour le sens propre, régulière; non pas pour le sens métaphorique; — 7° métaphore imparfaitement reliée; —8° 4e classe, à part du sens propre, de la métaphore, et de la métonymie (Ibn Kamâlpasha). La raison d'être, et de survivre, d'une langue, réside dans son mode original d'expression des faits sociaux humains. Tranchons le mot : dans sa difficulté (ta'qid). "Faciliter" l'accès à l'arabe, en renonçant, pour la quantité, à sa qualité, à sa noblesse, est un procédé de réclame commer(1) (2) (3) (4)

Ex. la racine 'ShQ, : ap. Mél.Jos. Maréchal, 1950, t. II, pp. 288-292. Passion, 575, n. 2. Cf. l'étonnant "de analogia" de César. Magalla, 1934, t. I, pp. 187-189.

ciale, genre "basic english"; où une langue perd son âme. Le racisme radical du nouvel Etat d'Israël ne croit plus à rien qu'à sa langue, qui est sacrée,—ses écoles primaires l'enseignent selon un "parsing" hébraïque traditionnel, copié sur l'arabe, et selon l'antique alphabet. Car une langue sémitique est langue de rtémoignage", à sauver à tout prix intact, pour influencer la future langue internationale2; la langue arabe, surtout, qui est une shahâda, internationale, depuis treize siècles.

(1) RAAD, 1947, pp. 561-570 (et programme, Caire, 2e éd., 30 p.). (2) Ce que Zamenhof, un Sémite pourtant, a négligé dansl'espéranto.

L'INVOLUTION SEMANTIQUE DU SYMBOLE DANS LES CULTURES SEMITIQUES (1960) ' Sémantique" fait allusion à la signification; il mesemble que la parole a essentiellement pour but de nous faire comprendre, mais elle disparaît dans sa forme à ce moment-là mêmeparce qu'une fois qu'on a compris, comme disait saint Augustin, on peut trouver plusieurs autres formes synonymes pour la même idée; et les mots ne sont pas, dans leur forme la plus prégnante pour nous de reconnaissance, de récognition, ne sont pas indispensables, puisqu'il y a des homonymes. Nous ne comprenons pas que pour les Orientaux, comme pour les Grecs autrefois, les lettres de l'alphabet ce sont aussi des nombres. On dit : "Pourquoi ?" Parce que nous rajoutons, mais chez eux c'est indifférencié : quand vous écrivez un alpha, vous écrivez ainsi UN, et en Arabe c'est fondamental. Ce problème de l'écriture également, cette chose mystérieuse qui fait que le langage devient une norme par là même que c'est écrit et que l'écriture a séché, que l'encre a séché, cela nous mène au problème du rite. Il y a dans tout premier contact entre un homme et un autre homme un rite. Graham Greene a parlé un jour de ' 'la gaucherie solennelle du premier baiser..." et c'est une chose parfaite. Le premier rite où le langage va naître, c'est dans ce que j'appelle la Salutation. La Salutation, c'est tout le commencement du langage. Le langage est exogamique, comme l'a dit très profondément Lévi-Strauss. Dans les langues sud-américaines, vous savez qu'on cesse de parler quand il ne fait plus clair parce que tout le langage est incorporé au geste, et le geste de l'orateur est une chose essentielle : la parole se tend vers l'objet par le geste. Dans la Salutation, c'est la première chose : nous saluons l'étranger, l'autre, ce qui est une chose énorme. C'est tout le problème de l'hospitalité. C'est la chose qui m'a attaché aux Arabes depuis que j'ai été sauvé chez eux par elle. Ce rite de la Salutation est le plus humble des rites, le premier que fossilise la civilité dite puérile et honnête, ce n'est pas encore la parole, ce n'est pas encore le langage mais cela détermine le lieu de la parole;

elle vise essentiellement sur notre seuil un étranger, l'autre, la troisième personne du discours, celle qui est absente mais dont on parle. Le langage l'évoque parmi nous; le geste déjà situe la visite d'un hôte : 'Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur." Et qui est-ce ?... Surtout pour la Vierge à l'Annonciation... (C'est ce que Israël ne lui a pas encore pardonné : elle a choisi l'étranger, au lieu d'un respectable fils de David, elle a choisi l'Etranger, l'Esprit-Saint.) Le rite de la Salutation compose dynamiquement un lieu pour la rencontre, un templum pour une présentation qui est une reconnaissance parce que c'est dans un cadre préétabli de proverbes; ce qu'il y a, c'est d'essayer... en fait une espèce de situation proverbiale par des gestes. La Salutation est un exode de pèlerins allant conclure un pacte d'hospitalité spirituelle, ce qui associe forcément (puisqu'on n'a pas de parenté charnelle), ce qui associe forcément la liturgie du rite à des présences invisibles. Dans le rite de la Salutation, nous en arrivons à travers ce rite à la parole elle-même. J'aurais beaucoup à dire sur mon initiation à la parole en arabe. J'essaie de reprendre quelques notions que j'expliquais dans la revue Arabica1 pour inaugurer cette revue que mes collègues de la Sorbonne ont lancée. Que le langage ait ou non précédé la pensée, je constate que la fonction intelligible prime l'organe, et que l'histoire de toute langue est commandée par le désir d'exprimer des réalités, avant de s'ankyloser dans le commerce improductif des formules, des slogans, des outils. Dans le rite de la salutation, on veut commencer à communiquer; lorsque les Anglais sont entrés en Australie avec des pensées qui n'étaient pas extrêmement généreuses (puisqu'ils ont fini par les parquer),ils avaient de grandes pancartes sur lesquelles ils faisaient des hiéroglyphes; ils ont dû les simplifier d'ailleurs pai ce qu'il fallait bien s'expliquer, et que les grammaires n'étaient pas encore compilées. Quand on commence à étudier une langue, on vous apprend des vers et on n'a pas tort, on devrait davantage vous apprendre des proverbes, mais les proverbes sont des occasions de rencontre; ceux qui ont étudié les proverbes de Westermarck pour le Maroc ou Paulhan par exemple pour les Hainteny Merina, à Madagascar, ont très bien vu que le proverbe est fonction d'une situation, d'un rapport et d'un dialogue, et que si vous ne connaissez pas les conditions très particulières de la naissance du proverbe, il n'est pas le maître-mot; or, il faut précisément pour conclure la paix que l'on a dans le rite de la salutation, il faut qu'il y ait certains éléments; je ne crois pas du tout aux contractions isolées de la glotte qui, (1) Leyde 1954,

selon Marr, auraient commencé l'évolution du langage dans les rites saisonniers et des danses d'amour au printemps; mais, même si nous avons été pris d'abord par cela pour trouver des nuances entre les contractions de la glotte, les exercices du palais et de la langue, je crois que la phrase a commencé complexe; que ce n'est qu'après qu'on y distingue les éléments comme dans les vieux poèmes où l'on ne coupe pas les mots. La phrase est tout un ensemble... Il y a un ensemble, cet ensemble est une espèce de maître-mot; c'est le problème de savoir si la langue est une langue révélée ou une langue d'un mystique —ce qui a pu être soutenu n'est-ce pas ? — extatique, où l'on apprend des choses en plus et qu'on ne savait pas avant, ce qui d'ailleurs dans les rêves est assez net, car en rêve nous trouvons, comme l'a dit Poincaré pour les fonctions Thêta-Fuchsiennes, on trouve la solution quand on a posé le problème en s'endormant; c'est une chose qui est d'expérience assez fréquente. Quand on repense le passé, nos dialogues, nos lectures, c'est comme une marche de nuit, pleine d'incompréhensibles embûches, mais de temps en temps nous y avons vu passer un éclair, un maître-mot a tonné sur nous, forant en nous une source pure et une certitude; et, comme disait Poincaré pour la pensée : "C'est cet éclair qui est tout." Il est bien évident que, dans une vie, surtout quand on se rapproche comme moi de la nuit définitive qui peut être, en effet, "nox illuminatio mea", on sent que tous les repères que nous pouvons encore avoir, ce sont ces premiers mots qui nous apprennent à parler. Le langage commence par certains mots saisissants qui nous ont été dits. Je me souviens, je me suis rapproché de l'Islam et de l'étude de la mystique musulmane, étant très incrédule et ne vivant pas commeje devais; j'ai été très frappé d'un mot de Hallâj dont la beauté m'avait frappé1 par un paradoxe : "Dans la prière d'amour, il n'y a pas besoin de plus de deux prosternations, de deux rak'a, mais l'ablution qui la valide doit avoir été faite dans le sang". C'est un paradoxe apparent : le sang répandu est impur, surtout chez les Musulmans; oui, mais le sang du martyr... Le martyr chez les Musulmans on l'enterre tel quel; on ne le lave pas, on ne lave pas un martyr, le sang est pur parce que le sang ç'est de l'esprit. Chez les Mystiques, chez les Sémites, ce témoignage du sang c'est le témoignage de la vie, de la vie de l'esprit... J'ai donc trouvé cette espèce de conscience communicable du vrai que doit nous communiquer le langage, et c'est en arabe queje l'ai trouvée. (1) La calligraphie qui en fut faite par le grand artiste turc K. Akdik, fut placée le 21 juillet 1953 sur le premier cercueil des cinq ouvriers musulmans algériens tombés le 14 place de la Nation.

Je me rappelle ma première prière en prison quand j'étais lié, que je n'avais même plus rien à moi sur moi, j'ai parlé en arabe à Dieu, parce que, parler aux autres... ils m'interrogeaient sur des choses que je n'avais pas faites. Quel intérêt cela avait-il ? Ils avaient déjà fait un système d'interprétation de ma vie, et par ailleurs je me jugeais coupable sur beaucoup de terrains qu'ils ne connaissaient pas, je n'avais donc pas à plaider innocent. D'abord, est-ce qu'on peut plaider innocent ?... Le problème était pour moi que je me servais du langage de mon péché, du langage de la vie désespérée que j'avais menée à la recherche, chez des étrangers, de quelque chose que je ne connaissais pas, que j'avais trouvée dans les affres partagées de l'observance de l'hospitalité sacrée. Je devais la vie à ce que ces hommes m'avaient prédit : "tu as été fait pour adorer", ce qui est parfaitement vrai : l'homme n'est pas fait pour des oeuvres de miséricorde externe, il est fait pour adorer d'abord en son cœur l'Hôte Divin, dans l'instant présent. Il y a une espèce de transcendance dans le langage déjà, que j'ai sentie à travers l'arabe. Je ne dis pas que chez d'autres langages on ne puisse la trouver, mais je crois que, toutes choses égales d'ailleurs, les langues sémitiques sont celles qui sont prédestinées pour un certain maintien du problème du langage. C'est le principe de la Révélation et des rapports du langage et de la Révélation. Sous quelle forme Dieu a-t-il révélé sa Loi à Moïse ? C'est le problème de l'inspiration qu'on minimise chez un certain nombre d'exégètes, en comparant le Livre de Job à Eschyle ou de saint Jean à des Dialogues de Platon. Il y a, dans les langues sémitiques, un certain témoignage de ce que le langage, en quelque manière, doit exprimer: une espèce de sélection dans notre comportement général, une sélection dans la salutation qui dépasse de beaucoup notre condition d'être créé, la salutation de la Paix. Qu'est-ce la Paix ? Est-ce que c'est une convention bâtarde entre un certain nombre de banquiers qui s'arrangent pour monopoliser le pétrole dans des pays qui ne peuvent pas protester ? On m'a reproché, à moi, non violent, de vanter une Guerre Sainte, mais y a-t-il autre chose que la Guerre Sainte des "arma Christi" ? J'entends bien que cette Guerre Sainte supérieure c'est de se faire tuer, mais sans aller jusque-là, j'estime qu'il n'y a de justes guerres que celles qui font intervenir une Justice immortelle, un avant-goût décisif du Jugement dernier. Si le recours aux armes spirituelles implique jeûne de tout ce qui entre dans la bouche et en sort, il y a un premier problème dans le langage, et c'est une invite au silence; le rapport du silence et du langage, comme de la nuit au jour.

Chez les Musulmans, chez les Arabes, chez tous les Sémites, le silence a une grande importance. Le langage détermine, si je puis dire, la forme de notre ignorance, mais nous pénétrons dans le mystère par le silence; nous parlions d'ailleurs tout à l'heure de ces moments de repos que nous n'avons plus, et qui font qu'on ne peut plus réfléchir. Lord Boyd Orr me disait chez le pandit Nehru au congrès Gandhi : "'Evidemment, l'appel de Gandhi pour que les gens méditent et se recueillent un peu, est essentiel. Lorsqu'un ministre reçoit des dossiers, il faut que cinq minutes après il prenne ses décisions et parle au Parlement, où est la part de la réflexion ? Où est la part du recueillement ? il n'y en a plus." Ce problème du silence, du sous-entendu (taqdîr), a été posé de façon passionnante par un proverbe noté par un de mes vieux amis, Gilbert Boris. Il avait été longtemps méhariste; en étudiant les dialectes du SudTunisien chez les Meraziq, Gilbert Boris avait trouvé ce proverbe : Lya Sgar Nkar, U Lya Sugrat Redyet "L'homme qui se tait refuse, la femme qui se tait consent." Et c'est un mot profond, parce que c'est toute la distinction des sexes, c'est tout le principe de l'âme vis-à-vis de Dieu — parce que l'âme est femme. La femme ne sait pas définir son opposition, mais elle la crie... Quand elle ne crie pas, c'est qu'elle consent. Si l'homme est avare, la femme est jalouse, elle circonscrit l'objet de son amour, elle n'a pas le centre de base et le point de départ qu'a l'homme, mais elle fait une zone autour de lui, une zone de jalousie, et c'est sa tentation, la transposition du péché masculin d'avarice. En tout cas, ce proverbe est important parce que cette opposition infra-phonologique du silence, du consentement de la femme et du refus de l'homme sous le motto du silence, atteste la réalité une du concept mutisme en tant que tension sociale. Le silence n'est pas du tout un néant, de même que l'absence n'est pas du tout une privation, c'est ce que les gens ne veulent pas comprendre. L'esprit ne peut être mis en cage. Quand un imbécile vous dit : 'epourquoi est-ce que tu pries devant une statue ? Est-ce que ton Dieu est là ? "C'est ce que tous les révolutionnaires disent à ceux qui aiment les icônes, alors que les priants se réfèrent à l'original; mais l'original, où est-il ? Donc je crois le silence plus important que la parole, néanmoins je pense que la mystique ne se termine pas dans l'abîme, dans Sigè comme disent les gnostiques, dans une espèce d'incompréhension; je crois qu'il y a un dialogue suprême, c'est en cela évidemment que je reviendrais à

une formule trinitaire, en ce sens que la vie divine est en effet une communication constante entre Celui qui parle, Celui à qui l'on parle et Celui de qui l'on parle. Mais il y a une substance Une, il y a une essence incommunicable, il y a avant tout quelque chose en Dieu d'inexprimable, d'ineffable et d'essentiel, et qui n'engendre pas et n'est pas engendré, qui est purement et définitivement et totalement transcendant. C'est cette chose quelarevendicationde l'Islam, manifeste par saFoi, dont la revendication négative dans le monde actuellement tend au maintien d'une certaine hygiène morale dans l'humanité; parce que, s'il y a encore des croyants à l'état brut en Islam, j'en cherche chez les chrétiens... Des chrétiens croient pour un certain nombre de raisons apprises, ils croient pour un certain nombre d'intercessions convoitées, ils croient pour toute espèce de petits motifs latéraux : ils ne croient pas d'abordparce que Dieu est tout et que nous nesommesrien. Et cette formule n'est pas panthéiste, vous comprenez bien, puisqu'il s'agit de foi, c'est-à-dire précisément du sens d'une distinction totale; Dieu n'est pas ce que nous pensons, avant tout Il n'est pas ce que nous croyons être, même dans Sa bonté, qui est terrible. Néanmoins, que peut être la parole et le symbole dans ces conditions-là en Islam ? Un appel à l'ascèse privative : dans la pensée, par son décentrement; dans la vie du corps, par le jeûne; dans la poésie, par la rime. Hallaj le disait : Comprendre quelque chose d'autre ce n'est pas s'annexer la chose, c'est se transférer par un décentrement au centre même de l'autre; c'est comme dans le système de Copernic, quand on l'a substitué au système de Ptolémée; nous nous croyions le centre du monde sur la terre, il a fait un décentrement. L'essence du Langage doit être une espèce de décentrement, nous ne pouvons nous faire comprendre qu'en entrant dans le système de l'autre, comme disait Péguy : "Celui qui aime entre dans la dépendance de celui qui est aimé." Le Christ est venu pour servir. Le problème de la douleur, de la souffrance vis-à-vis du langage est très important, car la souffrance peut très difficilement s'exprimer et pourtant elle est essentielle, mais je dirais qu'elle est essentiellement féminine, elle est "travail fécond". J'ai essayé (depuis des années) d'arriver à réunir des Chrétiens et des Musulmans par le jeûne pour la justice. Le jeûne est un silence, le jeûne n'est pas encore un témoignage, on ne peut même pas dire quej'ai engagé des chrétiens dans une "communicatio in divinis", puisque c'est unesuppression silencieuse.

Le silence est ambivalent et il est bien évident que nous n'avons pas trouvé définitivement la sécurité, mais est-ce qu'avec le langage, même avec l'intonation, nous avons la véritable intention du sujet ? Alors là, cela touche un problème sémitique très intéressant, c'est la séparation de la voyelle et de la consonne, de la poésie et de la mystique chez les Sémites, les Musulmans surtout. Le problème de la séparation dans l'Islam de la poésie et de la mystique est un problème qui touche précisément le symbole de façon violente, de la même manière qu'on sépare les voyelles des consonnes. Tous les phonéticiens aryens disent : il n'y a aucune différence physique entre les voyelles et les consonnes. Oui, mais chez les Sémites c'est essentiel, les voyelles ont une fonction symbolique exclusive : pour distinguer entre les personnes, pour distinguer entre les sexes, c'est une fonction d'organisation. Vous me direz : "Mais depuis quand ?" Eh bien, c'est un symbole ressenti de naissance; on sait très bien lorsqu'on a anta ou anti que c'est un homme ou une femme, suivant le fatha ou le kesra final, c'est la question de la rime. La rime a été créée chez les Sémites, un des premiers (créateurs), c'est Yannay, poète juif du cinquième siècle, puis nous avons eu les Mu'allaqât arabes. Assonance ou rime, c'est la coupure, le rythme arrête, on sait qu'il ya le silence après, il ya une coupure... il ya un arrêt qui permet à la pensée de digérer, de ruminer la parole. Mais c'est une chose violente. L'Islam, et c'est de cela que je voudrais parler brièvement... si j'avais suivi un cheminement rationnel, mais ce n'est pas mon propos avec les Sémites qui ne sont pas rationnels; ils demandent des miracles comme disait saint Paul, alors que les Grecs demandent des raisonnements; et pour l'Islam le miracle est verbal, c'est li'jâz coranique; la chose essentielle en Islam, c'est la langue arabe du Coran, miracle linguistique1. Et alors le problème —et là c'est un problème sur lequel j'insiste. J'ai envisagé l'Islam comme une sorte de rime de la chrétienté, qui est arrivée lorsque la mesure a été satisfaite. Il y a eu la définition de la Personne du Christ qui était achevée à ce moment-là, avec le Monothélisme et le Dyothélisme, et, à ce moment-là est arrivé l'Islam; c'est le coup de lance à la fin des croisades qui a stigmatisé saint François sur l'Alverne. Vous savez que c'est en venant s'offrir à Damiette qu'il a reçu la promesse de Dieu d'une autre mort, d'un autre martyre qui a été la stigmatisation2. (1) Cf. Dhorme, L'arabelittéral et la langue de Hammourabi, ap. Mél. L. Massignon, Inst. fr. Damas, t. II, pp. 7-15, 1957; et ma préface à la traduction du Coran par M. Hamidullah, Paris, 1959. (2) S. Louiss'est offert aussi (à la "prison sarrasine") le 9 oct. 1269, avant sa dernière croisade.

L'Islam est extrêmement monarchien... ; trouver DIEU SEUL, Dieu l'Unique, ce qui est évidemment le terme de toute mystique. Je recevais l'autre jour une lettre d'un Kabyle : chez lui des missionnaires ont commencé par essayer de détruire l'Islam, pour après rebâtir un Christianisme... sur quelles bases ? Les seules bases qu'il y ait chez les hommes, c'est la forme de leur destin, les bases de pierre non taillées comme l'édifice de l'Eglise, les pierres que Dieu même a taillées : dans la Leçon de la Dédicace en novembre, vous savez ce qu'il est dit : c'est Dieu même qui fait le temple, l'Esprit-Saint ne se sert pas de nos pieires taillées... on doit subir la volonté divine telle quelle, et, encore une fois, le Temple ne doit pas être fait, arrangé par les mains des hommes. Dans l'Islam, ce qui m'a beaucoup frappé c'est une espèce de prophétie négative; il ne pouvait rien y avoir après la Pentecôte, mais la Pentecôte n'est pas encore arrivée pour tout le monde. Le drame de l'Islam, c'est que dans les trois monothéismes sémitiques, alors que la Révélation a offert toute la promesse en hébreu dans Israël, s'est épanouie dans la chrétienté avec la réalisation de la Promesse en syriaque — ce qui n'était tout de même pas le Jugement... la Croix est le signe du Jugement mais n'est pas encore le Jugement, — après, la Révélation s'est refermée, s'est refermée en arabe sur l'Islam qui est une résurgence du culte primitif d'Abraham; mais les sources de grâce sont refermées car le Jugement vient. Cette espèce de Jugement anticipé, cette espèce de coup de lance à la Chrétienté, cette espèce de sommation au christianisme d'être miraculeusement héroïque — chose que l'apologétique chrétienne se refuse à faire... Des religieux disent "qu'ils se feront tuer pour défendre l'Immaculée Conception", ils font ce qu'ils appellent le "Votum Sanguinarium", mais je n'en connais pas beaucoup qui se feraient tuer pour défendre l'Immaculée Conception contre ceux qui refusent aux Musulmans de reconnaître que le Coran l'a entrevue, à la suite de l'Eglise grecque, dans le "vœu de sainte Anne". Cet appel de l'Islam, cette prophétie négative, se marque dans sa terminologie canonique et liturgique par le tadmîn. Le "tadmîn" veut dire : enfouir en terre un germe pour qu'il pousse hors de terre. Pour eux, le symbole, c'est essentiellement prendre un mot dans la circulation ordinaire, l'exténuer, le faire mourir en terre, mais d'une certaine manière, de façon à ce qu'il en repousse avec un clivage, avec un sens un peu différent. Pie XII, traitant de l'exégèse biblique, a rappelé qu'il fallait tenir

ferme au sens littéral; mais le tadmîn n'est que l'éclosion du germe spirituel enclos dans la coque mortelle du sens littéral, et n'en est pas séparable. En sémitique, le symbole surgit de la lettre, vivant sa vie dans l'obéissance à la lettre. La Sainte Vierge avait tout fait pour ne pas avoir d'enfant; on m'a reproché de dire qu'elle avait fait un vœu de chasteté... mais enfin... elle est le vœu par essence de chasteté. Elle est la sommation à Dieu de faire parler le silence. Et c'est la Parole éternelle qui a surgi de son silence et de cette espèce de récusation : "Je ne suis pas digne... je ne suis pas digne..." Ce problème du tadmîn, la grammaire arabe en a pris conscience dans une opposition de terme, exactement comme en phonologie, dans deux termes opposés : enfouir en terre et pousser hors de terre. Tadmîn et Takhrîdj; opposition qui atteste l'unité de la germination conceptuelle. Vous connaissez la phonologie, et vous savez quelles sont justement ses notions d'opposition qui sont essentielles, parce que c'est le champ de résonnance d'un concept, qu'elles déterminent, avec ses deux extrêmes. Si la plupart des hommes ne parlent que commercialement, avec des paroles usagées, vendues et achetées, dont le clearing annuel aboutit à zéro, il y en a quelques-uns qui trouvent du nouveau. Pour faire comprendre leur découverte, il faut l'enfouir dans un terme déjà usuel, en lui laissant rendre un sens plus pur, comme disait Mallarmé, ' fun sensplus pur aux mots de la tribu", n'est-ce pas, ... Comment ? Soit en insérant des infixes dans la racine trilitère initiale, soit en insinuant chez l'auditeur l'impression que le mot est pris dans un sens insolite, inspiré par une orchestration du contexte qui ne laisse qu'une marque sémantique, immatérielle, intelligible, sous-entendue, dans les deux acceptions du mot, une espèce d'opposition; ainsi se forme l'Istilâh, en arabe, le sens nouveau, nommant la découverte mentale en gauchissant en symbole le sens littéral. Le "tadmîn" c'est donc enfouir en terre un terme banal avec l'intention qu'il repousse, mais qu'il repousse neuf. Ce mot "tadmîn" est extrêmement important. La formation du mot nouveau s'opère donc par involution en sémitique alors que chez nous le mot nouveau s'opère chez les Indo-Européens par expansion : chez nous, lorsque nous voulons former ... nous disons : "philo-sophie", nous disons télé-phone; l'arabe, c'est à l'intérieur de la racine qu'il met des infixes qui modalisent le sens primitif des racines (ex. : istiltih, dérivé de S.L.H.). J'ai dit que les racines sémitiques sont les étoiles fixes du ciel linguistique, alors que chez les autres ... quelles sont les étymologies en français ?

Mais le dictionnaire arabe est classé par radicaux étymologiques, l'Arabe a le sens inné de l'étymologie, on ne peut trouver un mot dans un dictionnaire qu'en sachant son étymologie. En France, c'est impossible, depuis les Estienne on a fabriqué des tas d'essais d'étymologies plus absurdes les unes que les autres; nous aryens, nous avons des langues d'idolâtres, qui passent, tandis que les langues sémitiques sont fixes. Un de mes collègues à l'Académie Arabe où nous étudions le dictionnaire chaque année au Caire, Cheikh Sacandari me disait : "Un mot arabe ne peut pas mourir..." Un mot arabe ne peut pas mourir parce que les racines sémitiques sont fixes, qu'on peut toujours les retrouver; cela peut tomber en désuétude, cela peut être péjoratif, cela peut être repris mais on rentre dans le radical de ce mot et dans la même forme... c'est une espèce d'éternité assez spéciale. Dans les deux cas, le mot nouveau naît dans les lieux publics où se passent les nouvelles, formulettes, brocards, mots d'esprit, chansons à refrain, cris d'extase; mais l'involution arabe fait virer et s'opaliser le terme banal utilisé. Prenez un journal, lisez un article "inspiré"; généralement il n'est pas signé... C'est l'éditorial. On sait très bien que les mots y sont pris dans un certain sens, c'est le problème de la "traduction" qui est un problème mystérieux d'orientation dirigée, un problème de transfert, et alors se produit cette espèce d'opalisation. Oui, je dis, c'est une chose étrange, les Sémites nous apprennent à nous intéresser du dedans aux formes significatives, parce qu'elles sont permanentes dans la langue en elle-même; alors on appelle cela la Kabbale ? Je ne suis pas du tout partisan de la Kabbale en tant que théorie inerte et technique des Noms parce que c'est un état; alors qu'il n'y a pas d'état mais qu'il n'y a précisément qu'un devenir pour chacun de nous, que les problèmes subsistent et que les solutions doivent être toujours individuelles, et que nous sommes responsables de la solution que nous leur trouvons. Sans entrer dans d'autres formes du langageje prends simplement les noms, quoique je préférerais les verbes, mais enfin prenons les noms pour terminer... Le nom, c'est "Fatima". Les colons algériens considérant les Arabes comme des inférieurs, ont trouvé que "Fatma" c'était une boniche (on dit péjorativement une Fatma). Mais "Fatma", c'est pour les Musulmans un nom admirable. Je reviens d'un congrès à Téhéran, où une Musulmane m'avait donné jadis son livre de prières; devenue chrétienne, elle savait que je le garderais avec respect, et il y avait dedans une prière à Fatima : à peu près ceci (je cite de mémoire) :

0 Toi, Fille du Prophète si infortunée, (Toi, celle qui as été l'hôtesse, Qui as été celle qui reçut les étrangers chez le Prophète) Toi qui as été niée, Toi qui as été méprisée, Toi dont on a soutiré l'héritage, Toi qui es morte dans un endroit qu'on ne connaît pas... Qui es enterrée dans un endroit qu'on ne connaît pas... (toutes ces choses-là sont mariales, à un degré infini...) Toi qui ai souffert tellement, Toi dont on ignore la puissance d'intercession auprès de Dieu. C'est à Toi que nous recourons dans notre demande auprès de Dieu. Il y a là dans ce nom de "Fatima" pour eux, il y a tous ces symboles; alors, que penser des érudits qui vous disent : "Fatima, c'est la main carthaginoise de Tanit"; on peut passer outre. Je mesuis beaucoup occupé d'Ephèse récemment. J'ai compris l'importance de ce site "auguste" où Jean vieilli s'isolait, en vue de la mer (vers Patmos) priant pour toute l'Eglise, parce que c'était là qu'il avait caché samèreadoptive, celle qui lui avait été confiéesurla croix par un condamné. Il parle dans l'Apocalypse de son cri de parturition. Et j'ai trouvé dans la campagne d'Ephèse des nomades turcs, les Yuruks qui, poui adoucir aux femmes les douleurs du ftravail" les font toucher par un bâton : "Ce n'est pas ma main, dit la guérisseuse, c'est la main de Fatima qui vient pour te soulager", et elle dit aussi : "La main de Marie", parce que de façon assez mystérieuse, le nom gnostique de Fatima dans l'Islam a le même nombre en lettres (c'est 290 comme Maryam). Et lorsqu'il y a eu l'apparition de Fatima, nous avons eu un bouleversement dans la conscience d'un certain nombre de femmes musulmanes qui trouvaient que la Chrétienté, ainsi, invoquait la même "Mère Douloureuse" que l'Islam. Les femmes, mieux que les hommes, à moins d'être stigmatisés, "conçoivent dans la douleur", la vérité. Il y a eu des stigmatisés aussi parmi les Musulmans; la phrase que je vous disais au début, de Hallàj, sur la prière d'amour est assez révélatrice et c'est là-dessus queje voudrais finir. Il est vain d'appliquer dans un cas commecelui de Hallàj des règles de réduction normalisatrices au plus commun dénominateur humain chères à certaines écoles d'hagiographie raisonnable, incapables de comprendre les cas de sainteté qu'elles scrutent, sans vouloir participer à ce que Kierkegaard nous montrait de l'hyper-extension crucifiante de la natuie humaine sous l'étreinte divine. Il n'est pas niable que les vies des mystiques contiennent des images

étranges, rapportent des apparitions déraisonnables, structures mentales spontanées et inévitables autant qu'ininventables qui ne s'expliquent pas tout de suite; ce sont pourtant des futurs libres — ou si vous voulez des futuribles, mais j'aime mieux des futurs libres — d'un certain ordre, des réalités en devenir, des finalités potentielles regorgeant d'intelligibilité nouvelle qui s'objectiveront, indéfiniment ouvertes, et pour toujours, dans le sens de la recherche la plus infinie et de l'espérance la plus théologale. Par le processus angoissant de la reconnaissance dramatique, notre rétrospection nourrit notre attention; notre rêve nous ouvre le sens d'une série d'événements, à mesure que notre prière s'est accordée à sa source qui est grâce. On comprend combien il serait futile de normaliser ces séquences toutes peisonnelles et ces séries indépendantes à la manière des dépendances aléatoires et des probabilités en chaîne des statisticiens. J'y vois plutôt toute une musicalité1 exquise d'ailleurs, des intersignes prémonitoires de l'élection à la solitude avec Dieu, toute esseulée, dissociant l'âme choisie d'avec les autres, la livrant en otage et rançon à leur incompréhension et à leur indignation, à la douleur sacrée, au silence; où se forment alors, comme sur un clavier intérieur, les notes exprimant notre définitive personnalité.

(1) Cf. Voyeles sémitiques, et sémantique musicale, ap. "Encyclopédie de la Musique" Fasquelle, 1958, t. I, p. 77 sq.

VOYELLES SEMITIQUES ET SEMANTIQUE MUSICALE (1956) Quand on repense le passé, conversations et lectures, c'est comme une marche de nuit, semée d'incompréhensibles embûches, que survole de temps en temps un éclair; tandis qu'un maître mot tonne sur nous, avec une intonation inoubliable; et c'est cette intonation, cette intention qui est tout. Serait-ce donc, comme le disait Nietzsche, que la musique prime le langage ? Non : elle le précède et lui succède, émergeant du silence. Ce n'est pas dans notre culture originelle que nous pouvons prendre conscience de ce problème; c'est dans uneautre, qui nous force à la comprendre : pour traduire, après cela. Mon initiation de citadin parisien à l'étude de la musique classique de chez nous n'avait pas dépassé l'étape où l'on s'exerce, au moyen du piano et du violon, à analyser les œuvres des maîtres, lorsque la venue de Debussy m'ouvrit soudain, au-delà des replâtrages conjecturaux des chants liturgiques, l'accès à la double source de la vie sonore : mélodiespopulaires (étaient-ce des "voix de ville", demi-savantes, d'artisans ?); et refrains rythmés (jaillis du fond de l'expérience des masses populaires, comme les proverbes ?). Cette source était presque tarie en France, sous la mécanisation technique de la vie moderne. Mais je la retrouvai, pure et fraîche, tout de suite, durant ma première échappée de printemps, hors de France, dans le pays peut-être le plus archaïque, alors, du monde musulman : le Maroc; où survit encore, avec la psalmodie de l'arabe classique, le témoignage sémitique primitif, hospitalier au spirituel, celui du temps d'Abraham et Hammourabi. Il retentit pour moi, depuis 50 ans, me faisant trouver, dans la langue arabe, une théorie sémantique de la musique. Fondée sur l'originalité des langues sémitiques, dont l'arabe est la plus archaïque et la plus pure. En sémitique, les consonnes sont fondamentalement distinctes des voyelles, et la langue arabe est la seule à avoir conservé intact le système consonantique sémitique primitif (28 consonnes sur 29). Les consonnes sont le squelette impersonnel (et imprononçable) de l'idée (c'est pourquoi on

les écrit obligatoirement à l'encre noire). Tandis que les voyelles, seules, peuvent personnaliser et vivifier ce squelette muet (c'est pourquoi on les note, facultativement, pour aider le récitant, au-dessus ou au-dessous du texte proprement dit, à l'encre rouge, le rouge étant traditionnellement le signe du sang, donc de l'Esprit de Vie, donc de la Voix). Notons ici qu'il n'y a que trois voyelles primitives en sémitique : ou, a, i; — mais ce ne sont pas simplement trois sons, intonations allant du grave à l'aigu, — ce sont signes organiques de la présentation de l'idée : intentionnels; ils indiquent, en "colorant" (ou, a, i), les consonnes finales : des substantifs, s'ils sont sujet, complément direct ou indirect; des verbes inaccomplis, s'ils sont à l'indicatif, au subjonctif ou au conditionnel; des propositions concluantes (vocalisation ici "sous-entendue", par taqdîr) si elles sont un simple récit, un aveu d'état d'âme, ou un rapport d'annexion. La triple vocalisation est donc la base de la grammaire arabe : l'I'râb. Et elle est la base de la sémantique musicale sémitique. La triple vocalisation, ou, a, i, Dhorme l'a fortement montré, est même l'unique base des grammaires sémitiques; dès le temps de Hammourabi, où l'accadien n'avait que les trois voyelles fonctionnelles arabes, telles que la psalmodie du Coran nous les conserve encore, en arabe classique; tandis que les Massorètes les ont mêlées, dans leur vocalisation de la Bible hébraïque, avec six autres voyelles dialectales sans fonction grammaticale; qui masquent le rôle fonctionnel d'ou, a, i. La psalmodie, qui est un infra-chant, m'a mené, en pays arabes, Maroc d'abord, puis Egypte et Irak, à l'analyse, au moyen du tambourin (darabukkah) et du luth ('ûd), du double ressort de la sémantique musicale sémitique : patrons fixes des durûbât, ou rythmes de scansion, et modes rigides des anghâm ou genres mélodiques. Je renvoie à mes études antérieures en note1 pour plus de détails, me bornant ici à donner deux types : a) rythme Masmûdî : c'est la suite K,M,S, / K,S / M,M,S (où K c'est le coup frappé sec et mat, M le coup frappé dense et sonore (tous les deux sans durée; ni longue, ni brève), S les silences, la barre / la césure). b) modeNéhavend : a pour échelle d'octave, en partant du Kardân (= sol 1), la série suivante d'intervalles, exprimés en quarts de ton : 3, 5, 2, 4, 4, 2, 4; jusqu'au Rast (= sol 2). De même que pour le langage, en arabe, la fixité des racines trilitères empêche les mots de s'écarter de leur sens premier, et le rôle fonctionnel de la vocalisation des consonnes finales empêche ces voyelles finales de devenir "fortuites" (d'où la naissance de la rime, cette invention poétique (1) Rev. Mdernusuli?zan,juin 1920, 145 sq.; BIFAO, t. XI (1912); Encycl. Islam, s. v. TIK.

moderne due simultanément aux poètes arabes antéislamiques, et au poète juif, Yannây, au Ve s.) ; de même, pour la musique, en arabe, les modes mélodiques (anghâm) ont chacun une valeur affective permanente (le "Néhavend" est triste : à cause de la dissymétrie de sa série d'intervalles), et les patrons rythmiques (durûbât) ont chacun une valeur orchestrique permanente (TIK, le coup mat, frappé sur le bord du tambourin; sur le dos de la main gauche fermée; avec le pied gauche si l'on danse; TUM, le coup sonore, frappé au centre du tambourin; sur la paume gauche ouverte; avec le pied droit si l'on danse1. La triple vocalisation est la base de la sémantique musicale sémitique. Le rapport du rythme (qui ébranle les membres) à la mélodie (qui atteint l'âme) est le même que le rapport du thème consonantique (qui donne la formule de l'idée) à la vocalisation des finales (qui fait comprendre la phrase). Dans toute langue humaine, l'intention du sujet parlant pointe dans la vocalisation des mots, tonalisant leurs consonnes ladicales. Mais c'est en sémitique seulement que les voyelles sont les organes fonctionnels de la grammaire. En indo-européen, l'apophonie vocalique souligne les variations sémantiques; en turc, langue agglutinative, l'emphatisme d'une voyelle est immuablement lié à l'emphatisme de la consonne correspondante2. Tandis qu'en sémitique, le vocalisme bâtit tout le langage. Il y a plus : la psalmodie, cet infra-chant qui, ailleurs, n'est pas lié à un phénomène grammatical déterminé, naît en sémitique avec la nunnation arabe, cette nasalisation des trois voyelles, oun, an, in, pour la fexion du substantif, tant à l'état indéterminé (ummul, umman, ummin) qu'en cas de terminaison féminine (kalbatun, kalbatan, kalbatin). La nunnation, ou tanwîn arabe, correspond, en accadien et en sabéen, à la mimmation. La nunnation a déterminé la psalmodie nasalisée (introduite en liturgie byzantine par Romanos ?) : sorte d'accentuation émotive provoquant l'attention. Il s'agit d'une ' évasion onirique" (féminine) hors du "travail à la chaîne" (qui courbe les autres travailleurs de la masse); évasion à travers l'état indéterminé, où l'idée se conçoit dans lesilence. Car l'originalité expressive essentielle d'un patron rythmique provient du dispositif de sa série de silences ouverts ou fermés. Le silence humain n'est d'ailleurs pas pur néant, mais ambivalence positive; tantôt "consentement", tantôt "refus" : ce qui atteste la réalité une du concept "mutisme", en tant que tension sociale sous-entendue, (1) Au Caire,l'admirable voix d'Umm Kulthum n'a pu effacer pour moi la mémoire des poignants "Taqatîq,: chantés par Tawhîdé Qudsiyé. (2) D'où la tendance polyphonique turque (beshrèv).

inavouée. "L'homme qui se tait refuse; la femme qui se tait consent"1. A Bagdad, il y a bien longtemps, à la fin de l'hiver, une jeune main timide m'avait tendu, une fois, dans un panier, des colombes "Haqqî" (la légende populaire dit que ces colombes, qui nichent dans le minaret du Souq el-Ghazl, d'où l'on dispersa en 922 les cendres de Hallâj, le martyr mystique de l'Islam, roucoulent "Haqq", en souvenir du cri de ce mourant "AnaU Haqq", "je suis la Vérité Créatrice"). Assez durement j'avais répondu : "tes colombes sont muettes". Deux mois plus tard, avant mon raid au désert, détenu convalescent au bord du Tigre, je vis, tandis que le friselis des vagues ensoleillées de la crue oscillait sur le plafond, des colombes perchées dans un palmier, à la fenêtre, qui chantaient bas. Et, dans un instant, suspens de silence, je les compris : la Vérité de mon pardon sortait, hors du talisman brisé, hors du voile du Nom déchiré. Un autre jeune visage, intrépide, vient de me livrer le même secret : une jeune fille qui avait été mise en dure prison, pour avoir manifesté la sympathie d'Antigone, à l'encontre d'un décret bannissant de la Cité le droit sacro-saint d'Asile; le Créon de l'époque lui avait choisi une cellule jouxte celles des condamnés à mort; elle les entendait à l'aube partir à la guillotine, essayant de chanter. Et elle, ne les comprenant pas, soutenait de sa voix leur chant, à l'unisson, pour leur donner la Joie d'avoir été "entendus". Au grand scandale des geôliers. Un évêque, non résident, de Genève, disait : l'Evangile, c'est de la musique écrite, mais la vie des Saints, c'est de la musique chantée. Mais chantée pour combien d'auditeurs ? Le Cantique des Chastes, dans l'Apocalypse, n'est perceptible, parmi des Innocents et des Pénitents, qu'en état de silence absolu, de pauvreté totale : en agonie. De fait, c'est sur le seuil de la mort que langage et musique se rejoignent dans des mots de plus en plus brefs; la locution théopathique se réduit au cri d'un seul Nom adoré : explosant alors, après tous les autres, dans la pensée du Sémite, en lettres isolées de l'alphabet pré-éternel de notre destin : qui se réalise. Pour l'ennemi, c'est alors ce hurlement sourd dont les maîtres en jiujitsu affirment que son énonciation peut tuer. Pour l'ami, le cri mystique qui extasie pour la vie éternelle n'est même pas l'impératif arabe " 'Ayn-Hé" ('ih)2 de l'initiation; c'est, dit le philosophe Ibn Sab'în, en son Ihâta, le caritatif "'ihi"3, "allons"; le plus faible monosyllabe (1) Proverbe des nomades Marâzîq (Tunisie : G. Boris). (2) De la racine WAW-'AYN-YA. (3) De la racine ALIF-YA-HE.

arabe, l'incidence de la plus faible voyelle, i, sur un hamza; sur un "son zéro", pure aperture du gosier, préparation préalable à toute énonciation, silencieux ,ffiat" du sujet parlant. Cehamzaqui est, selonJâbir1, "l'élément formateur des consonnes, le vrai 'Ayn originel, l'élément premier de l'invention créatrice et de l'énonciation noble et vertueuse des idées"

(1) pour les Sémites, les articulations du langage ont une valeur intrinsèque; elles ont servi à décréter la Loi, sur le Sinaï (SalmânPâk, 1934)

L'HISTOIRE DES DOCTRINES PHILOSOPHIQUES ARABES A L'UNIVERSITE DU CAIRE (1912) La jeune Université égyptienne du Caire n'a pas attendu d'avoir derrière elle un long passé pour adopter les traditions modernes des grandes Universités d'Europe et d'Amérique. C'est ainsi qu'elle convie chaque année des savants étrangers à venir professer devant ses élèves. L'obligation de l'emploi de l'arabe pour les principaux cours ouverts ainsi à la science européenne limite un peu les choix qui n'en sont que plus impoitants, par leur signification et leurs conséquences. Dans quelques années on ne pourra plus prétendre en Europe à la maîtrise de la langue arabe, sans s'être tiré avec honneur de la redoutable épreuve de l'enseignement professé en arabe devant des Musulmans. Notre collaborateur M.L. Massignon, dont nos lecteurs connaissent les travaux remarquables, poursuivis tour à tour au Maroc, en Egypte, à Bagdad, à Constantinople, a été chargé cette année d'un cours d'Histoire des doctrines philosophiques arabes. En voici la leçon d'ouverture d'après la sténograhie arabe.M.Massignon, en effet,a préféré,pour se trouver en communauté de pensée plus directe avec ses auditeurs, se passer de texte préparé, comme le lui permettait la souplesse de son maniement de l'arabe. L'attention du public égyptien a répondu à cet effort fait pour se rapprocher de lui.En dehors des étudiants inscrits à l'Université, la conférence a été ouverte devant un auditoire nombreux dans lequel on ne comptait que deux Européens. On y voyait en majorité de jeunes rédacteurs de revues et de journaux musulmans. Mais on trouvait aussi au milieu d'eux des personnalités connues parmi lesquelles nous citerons : Hafni beyNazi/, inspecteur général du ministère de l'Instruction publique; Georges bey Zaidan, directeur du Helal; Ali bey Bahgat, conservateur du musée musulman du Caire; des cheikhs d'Al Azhar, le cheikh Mahdi de l'école des qadis, des cheikhs de l'école normale arabe deDar al Olum; Rechid Ridah, fondateur du séminaire des missions musulmanes de Roda, frère du regretté Hosayn WasfîRidah, etc. R. M. M.

Cours d'histoire des doctrines philosophiques arabes Première conjërence. Après avoir offert le témoignage de sa reconnaissance et de ses vœuxau Prince Recteur et aux membres du Conseil d'administration dt FUniversité égyptienne; après avoir exprimé ses souhaits de bienvenue aux étudiants et aux auditeurs: Bismillah ( = au nom de Dieu), Ya sadati ( —Messieurs), Je n'hésite pas à commencer, dès aujourd'hui, à vous parlei directement, sans cheicher à vous lire aucune rédaction écrite de cette conférence. C'était le seul moyen, pour moi, de lier connaissance, d'entrer vraiment en contact avec vous. C'est aussi le seul moyend'aboutir au résultat essentiel d'un cours de philosophie, qui est d'apprendre à penser et à réfléchir, ensemble, avec ordre, sur des sujets coordonnés:en vous laissant apercevoir, dans les changementsderythmeetdenot, leshésitations et lesfauxpas de la phrase, le travail dela penséequi sediscipline, l'effort qui chercheàmaîtriser enmême temps et l'idée poursuivie et son exposé verbal. L'histoire véritable de la pensée philosophique commence, le professeurSantillana nous l'a montré il y a deux ans, avec les dialogues socratiques, à Athènes. ier point : Méthode choisie. Il existe deux méthodes pour exposer l'histoire de la philosophie. L'une parcourt l'ordre chronologique et géographique, en se déplaçant sans trêve, de secte à secte, d'homme à homme. C'est la méthode des biographes et des apologistes, des recueils d'Ibn aVQijtiet d'Ibn abi Osaybiyah, commedes traités d'hérésiographie. Méthode utile au point de vue documentaire, sans aucun doute. Mais, au point de vue didactique, elle a le défaut grave d'être sèche et morte, de lasser l'attention de la plupart des auditeurs, et d'amener rapidement les autres à un scepticisme désabusé; dans le tableau des variations incessantes qui leur est déroulé, leur raison ne trouve que çà et là une satisfaction partielle; il ya là un danger de suicide moralque nous soulignerons, parler des morts à des morts. Choisissons, au contraire, un point d'appui stable, un terrain solide : les termes abstraits qui traduisent les idées générales. Nous gardons là entre les mains quelque chose de concret, de fixe, la série monétaire des idées générales, frappée par la langue arabe en motsforgés unefoispour toutes, dont le type reste toujours reconnaissable et la circulation toujours licite, malgré les particularités qui différencient les divers ateliers monétaires.Mêmesison sens est divisé, le terme abstrait demeure. Tout philosophe est obligé

de se poser la question que ce terme abstrait symbolise, de fixer sa valeur, son cours, son prix. Comme la coupe garde sa forme distincte, qu'il nous faut bien toucher et apprécier, quel que soit le vin que l'on nous y verse.Par exemple : la question du mot rouh, l'esprit; en choisissant pour point de départ sa forme verbale nous avons une base philologique solide (. 'émission d'un souffle léger d'un mouvement orienté") d'où pouvoir examiner sans vertige ni dégoût les sens divergents attribués à ce terme par les foqaha, les motakallimoun et les soufis. Nous tenons le point de départ de l'appropriation linguistique, l'origine historique du vocable, le pourquoi de son introduction au lexique. Caractéristique distincte, particufièrement significative selon chaque langue où on l'étudié, chaque langue ayant pour déterminer cette dénomination (tasmiyah) de l'idée générale un goût à elle, un choix personnel, un don créateur propre, {direct, incomparable. Non pas queje prétende venir le définir ici, moi étranger, devant vous qui le possédez dans sa plénitude par droit de naissance. Non pas. Je n'aurais à vous proposer que l'aide rationnelle de notre expérience occidentale. Je ne serai en cela pour vous que ''celui qui porte le fanous (fanal)"; il passe devant pour éclairer la lue où il faut passer; ce n'est pas lui, disait Dante, qui marche dans la lumière; ce n'est pas non plus lui qui entre au Paradis; mais il a éclairé, pendant la nuit, le bon chemin, jusqu'à la porte. 2epoint : Constitution d'un lexique. C'e t là une œuvre importante, non encore réalisée et dont j'espère achever cette année, avec vous, une ébauche abrégée et maniable. Selon l'ordre où je les prévois, en effet, nos conférences auront groupé, dans une classification méthodique, des éléments de vocabulaire, et il nous suffira de les classer sous forme de répertoire alphabétique, pour obtenir le dictionnaire en question. Vous avez entendu parler de ce Comité, institué ici le mois dernier par le ministère de l'Instruction publique, pour constituer des lexiques techniques en arabe, pour les différentes sciences : chimiques, physiques, biologiques, etc. Certes, la langue arabe est d'une richesse inouie, mais entre les mains des traducteurs qui adaptent actuellement en arabe la pensée occidentale moderne, elle devient très pauvre. Cela tient à ce qu'il n'existe encore aucun répertoire maniable, aucun kashkoul qui garde à notre portée ses trésors, où puiser les équivalents nécessaires de nos termes techniques occidentaux. La philosophie étant une introduction générale aux sciences, la constitution d'un lexique arabe des termes philosophiques serait comme une préface au dictionnaire terminologique projeté.

3epoint : Importance de ce lexique. A un point de vue plus large, rien ne peut hâter plus efficacement la renaissance des lettres arabes que la constitution d'un vocabulaire arabe de philosophie. Tout inventaire précis des termes classiques sert directement la cause de cette renaissance. L'impression des œuvres d'al Jahiz et d'Abou Hayyan al Tawhidi doit, comme l'a montré Zéki Pacha, avoir la plus heureuse influence sur la prose arabe contemporaine. Selon la pensée de Condillac, déjà appliquée à notre sujet par Miguel Asin Palacios, un système philosophique ne doit pas être autre chose qu'une langue bien parlée. Notre étude sur l'histoire du vocabulaire technique de la philosophie arabe s'inspirela de la méthode préconisée dans le "vocabulaire philosophique" publié depuis 1902 par la Société française de philosophie. Voici quelle sera, dans chaque article, l'étude des matières.(Soit par exem- pie le mot 'Illah, cause) : 1. Sensprimitif dans la langue arabe usuelle et chez les grammairiens; préciser, s'il ya lieu, par des proverbes, hikam, cette première ébauche populaire de la philosophie (hikmah); 2. Terme philosophique grec auquel on a adapté le mot arabe cJllah; ici, le mot ce'ma 3. Traduction de cemot arabe en latin médiéval(ici le motcausa), langue d'où sortira la langue philosophique moderne où se perpétuent ainsi à notre insu certains calques serviles des termes techniques arabes; 4. Enumération chronologique, s'il y a lieu, des différentes définitions philosophiques de ce terme; chez lesfalàsifa, motakallimoun,foqahà et soufis; 5. Emploi actuel de ce terme (critique de cet usage); 6. Renvoi aux synonymes. Quant à l'ordre suivant lequel nos conférences examineront les différents groupes de ces termes techniques, nous ne pouvions songer emprunter à la théologie dogmatique sa méthode déductive, descendant de la notion de l'Etre nécessaire, à son unité, ses attributs, etc.; cette méthode apologétique n'est pas ici de notre ressort. Notre cours, purement historique, se règlera selon le programme suivant: I. —Cinq leçons préliminaires : sur l'outillage logique (mantiq) de la recherche philosophique (universaux, catégories, proposition5, syllogismes: logistique).

Six séries de quatre leçons sur les idées générales (lexique historique) : a) Termes relatifs à l'idée de nombre (mathématiques) ; — malière (énergétique) ; b) c) — vie (biologie) ; d) — esprit (psychologie, mystique); e) — société (sociologie) ; — Dieu (ontologie). f) III. —Leçon récapitulative : envisager le rôle mondial de la langue arabe, passé, présent, avenir, commemoyendepensée etinstrument d'action. IV. —Cinq leçons sur ses caractères généraux (actuels) : pénurie de termes théoriques pour le droit constitutionnel et international, et la philosophie scientifique; enrichissement récent en fait de termes concrets pour l'économie politique, les données de sociologie pratique et la philosophie des arts. V. —Une leçon : un péril possible : le néo-sho'oubisme (nationalisme) de certains écrivains arabes. La langue arabe est marquée d'un caractère d'universalité qu'elle ne doit pas perdre. VI. —Quatre leçons : les signes qui font prévoir l'avènement prochain d'une renaissance de la civilisation arabe; position géographique incomparable des centres où domine actuellement la langue, la pensée arabe. 4e point : Attaches avec les problèmes moraux de l'heure présente. L'histoire du lexique philosophique touche à divers problèmes de sociologie morale : I. —Les rapports de l'idée de religion avec le concept de philosophie étudiés par Al Ghazali et Ibn Roshd (Averroès); l'hégélianisme (renouvelé de Gorgias), l'agnosticisme et le pragmatisme viennent maintenant d'Occident en Orient les présenter sous un aspect nouveau. II. —La différence de méthode entre la scolastique et la philosophie : Abou Hayyân al Tawbïdi a eu, sur ce sujet, des vues pénétrantes. III. —Est-il possible de traiter l'histoire de la philosophie comme une science stricte? L'orientation philologique, concrète, de notre programme, répond formellement à cette question. C'est un art, au sensplein, réel, réalisateur, créateur, de cemot. Cequi existe, ce n'est pas le général, c'est l'individuel. Non pas le "m etpstemps pur ", mais nosvies, dont il n'est que'l'ombre. Ce qui nous importe, à nous, ici, où nous avons choisi pour cadre les idées généralesdans leur généralité même, c'est la façon unique dont l'arabe les a con-

çues. Ce n'est pas le fait que l'arabe a réussi, tout comme les autres langues humaines, à se les exprimer toutes à peu près. C'est, au contraire, l'originalité essentielle de chacune de ces transpositions, le caractère spécial de l'invention créatrice, propre à la langue arabe, que nous chercherons à souligner. Quand nous voulons reconnaître nos souvenirs, les fixer dans un portrait, nous ne disons pas au peintre : "Peins un homme (insan)", mais "Peins un tel (folan)". Chaque langue, les poètes le savent, a une individualité propre, presque incommunicable. Elle peut et doit enfrapper des effigies parfaites, sur chaque pièce extraite du pauvre minerai, informe et banal, de nos émotions et de nos pensées; patrimoine commun de toutes les familles humaines. Et c'est dans la beauté propre de ces effigies que consiste tout le prix, toute la valeur d'échange d'une langue; le témoignage durable qu'elle est venue apporter au monde, la compréhension logique du mot arabe al haqq''vérité, dette,essence divine" lui donne une saveur qui disparaît dès qu'on lui substitue le mot anglais truth, ou le mot français "vérité". Et c'est de cette compréhension logique initiale propre à la langue arabe, que dérive l'emploi qui en a été fait en philosophie arabe. Nous espérons de tout notre coeur, avec tous nos amis arabes, avec vous tous, qu'un jour viendra où la langue arabe,ce très loyal et parfait instrument intellectuel, circulera sans conteste à sa valeur réelle, acquerra, par son expansion nouvelle, cours légal international, et fera donner, dans tout le monde civilisé, droit de cité à ceux qui la parlent. 5e point : Titre de la seconde conférence : 1. Bibliographie des ouvrages anciens et modernes sur la question "Orient-Occident"; 2. Introduction à l'histoire du vocabulaire de la logique : sa constitution après Aristote, exposé des critiques (Batiniyah-Soufiyah, leurs rapports avec la doctrine de Hegel).

LES SIX PREMIERES SESSIONS DE L'ACADEMIE ROYALE DE LANGUE ARABE AU CAIRE (1941 - 1942) Ire SESSION La première session de l'Académie Royale de langue arabe du Caire s'est ouverte le 29 janvier 1934: la durée prévue était d'un mois, elle a été prolongée exceptionnellement d'une quinzaine de jours (jusqu'au 7 mars). Instituée par deux décrets royaux des 13 décembre 1932 et 6 octobre 1933, elle comprend vingt membres titulaires, dix Egyptiens, cinq orientalistes européens et cinq arabes non Egyptiens : Mohamed Tewfik Refaat Pacha, sénateur, ancien ministre, Haym Nahum Effendi (Khâkhâmbâshî), Le Cheikh Hussein Wali (d'al Azhar), Le Dr Farès Nimr, directeur du consortium de journaux "Mokattam", Le Dr Mansour Fahmy, doyen de la Faculté des Lettres de l'Université égyptienne, Le Cheikh Ibrahim Hamrouche, cheikh de la Faculté de la Langue arabe de l'Université d'Al Azhar, La Cheikh Mohamed El-Khedr Hussein professeur à la Faculté des Sciences religieuses de l'Université d'Al Azhar (né à Tunis), Ahmed El-Awamri Bey, premier inspecteur de la Langue arabe au Ministère de l'Instruction publique, Aly el Garem Bey, inspecteur de la Langue arabe au Ministère de l'Instruction publique, Le Cheikh Ahmed Aly El-Iskandari (Sacandari), professeur d'arabe au ' 'eDar el Ouloum", Le Prof.H.A.R.Gibb, de l'Ecole de Londres pour les Etudes Orientales, Le Professeur Dr A.Fischer, de l'Université de Leipzig, Le Prof. C. Nallino, de l'Université de Rome, Le Prof. L. Massignon, du Collège de France, Le Prof. E. Littmann, de l'Université de Tübingen, Mohamed Kurd'Aly Bey, ancien ministre syrien (Syrie), Le Cheikh Abdel Kader El-Maghrabi, de l'Académie de Damas (Syrie),

Le Père Anastase Marie, Carme (Irak), Is a Iskandar El-Maalouf Eff. (Liban), El-Sayed Hassan Abdel Wahab Eff. (Tunisie). Le Ministre de l'Instruction publique a nommé le Cheikh IbrahimelGhamrawi comme secrétaire administratif de l'Académie. Tous étaient présents le 2janvier, sauf le membre tunisien qui s'était excusé et le membre néerlandais Wensinck, qui inopinément attaqué dans la presse du Caire(pour l'article "Abraham" dans l'Encyclopédie de l'Islam) avait été remplacé in extremis par le second membre allemand. Les travaux de l'Académie, qui se poursuivaient au rythme de cinq séances par semaine, de plusieurs heures chacune, au Palais Hucein Riad à Ghizeh, ont eu pour objet : D'abord, la rédaction d'un règlement intérieur mettant au point les décretsroyaux : la rédaction de cedocumenta permis auxdiverses tendances des membres de l'Académie de se faire jour, un certain nombre d'Egyptiens, surtout les Azhariens, envisageant l'œuvre de l'Académie comme une œuvre de pédagogie strictement égyptienne, et la majorité des membres insistant pour conserver à l'Académie son caractère supra-national, pour la réforme de l'arabe dans les différents pays où cette langue est langue de civilisation. D'autre part, une majorité légère, mais constante, s'est affirmée pour éviter un purisme excessif dans la rédaction du dictionnaire que certains auraient voulu restreindre aux données duf'Lisan el'Arab", voire du Qor'ân et du Hadîth. La rédaction de ce règlement a occupé les trois premières semaines; puis la discussion a abordé successivement : les impropriétés d'usage. les mots étrangers arabisés (mu'arrab) et les mots arabes innovés (muwallad) ; enfin des propositions ont été formulées pour le budget de l'Académie. Avant de se séparer, l'Académie, conformément à son règlement, a élu sept commissions permanentes chargées de préparer le travail pour le Dictionnaire qui est son œuvre principale, pour qu'à sa seconde session, elle examine les résultats obtenus. Ces sept commissions du vocabulaire sont les suivantes : Mathématiques, physique, biologie et médecine, sciences sociales, littérature, dialectes, dictionnaire proprement dit. Chacune de cescommissionsdetrois à cinq membresest composéed'Académiciens égyptiens et arabes non égyptiens, avec un orientaliste : Nallino

est à la première, Fischer à la seconde, Gibb à la troisième, Massignon à la quatrième et àla cinquième, Fischer à la sixième, et Littmann àla septième. Le Président élu le 7 février est MohamedTewfik Refaat Pacha, sénateur, ancien ministre. Le Secrétaire général élu (par 13voix contre 6 )est le doyen de la Faculté des Lettres, Mansur Fahmy. 2e SESSION du 18 février 1935 au 7 avril 1935. Lacomposition de l'Académien'avait pas été modifiée:tous les membres étaient présents, y compris le membre tunisien S. H. H. Abdelwahab Eff., qui n'avait pu venir à la session précédente. Certains travaux des Commissions avaient été imprimés à l'automne sans que les membres orientalistes pussent apporter leur coopération à cet ensemble, qui se trouvait former le premier cahier de la Revue de l'Académie (300 pages). Une grande partie des séances fut consacrée au vocabulaire technique de l'économie domestique et de la biologie,tel qu'il avait été esquissé dans la diteRevue (pp. 38 seq.).La discussion fit ressortir la nécessité de préciser par des définitions détailléesles sens que l'on entendait assigner aux mots choisis. Et cela permit de revoir certaines caractéristiques fondamentales du travail entrepris en commun. On constata ainsi que pour l'économie domestique et les termes de la vie courante, il n'avait pas été constituépour l'enseignement dans les écoles primaires égyptiennes de tableaux muraux, ainsi que cela se fait en Europe, adaptés au pays par des dessinateurs égyptiens. D'autre part, il fallait renoncer, lorsque l'on reprenait des mots djà spécialisés dans les anciens dÏctionnaires arabes, à reproduire telles quelles leurs définitions. Le problème se posait donc de transposer, pour constituer le Dictionnaire de l'Académie, les définitions telles que Littré (ou l'Oxford Dictionary) les fournissait, en phrases arabes appropriées. Cela ne pouvait sefaire que graduellement, très lentement,par la méthode defiches (en arabe juzâzât), méthode inconnue aux lexicographes orientaux, qui travaillent par laméthode des "cahiers" (karâris). Les Prof. Massignon et Gibb obtinrent la rédaction d'un certain nombre de fiches types destinées à guider le travail des sous-commissions pour constituer le 1épertoire fondamental du Dictionnaire de l'Académiequi devra occuperunepiècespéciale dansle Palais. D'autre part, l'Académie décida d'acquérir aux fins de publication(les

crédits ont été accordés grâce à l'énergie du prof. Nallino) les fiches constituées depuis bien des années par un de ses membres, le Prof. Fischer, de Leipzig, sur la langue des principaux poètes classiques. Dans le même ordre d'idées, il est à souhaiter que l'Académie acquière la collection de fiches réunie par le grand érudit égyptien, le regretté Ahmed Teymour pacha, sur la lexicographie arabe : on peut penser aussi aux fiches laissées par Ahmed Zeki, aux fiches du Prof. J. J. Hess, de Zurich, et aux grandes collections manuscrites de proverbes qu'un certain nombre d'érudits orientaux ont constituées. Toutes ces adjonctions ne faisant pas perdre de vue les deux buts essentiels de l'Académie. 1. Publication à longue échéance d'un grand dictionnaire de la langue, classé par conséquent comme tous les grands dictionnaires arabes suivant l'ordre des racines trilitères ; 2. Publication, à un rythme plus rapide, et probablement par fascicules d'un dictionnaire des termes techniques modernes, pour guider l'usage des écrivains contemporains; ce second dictionnaire étant classé suivant l'ordre des mot3 eux-mêmes (ordre alphabétique). Il est bien certain que c'est seulement par une série de patients dépouillements matérialisés en collections de fiches,comme celles qui ont servi de base à Ferdinand Brunot pour sa grande histoire de la langue française, que l'AcadémieRoyale duCaire pourra arriver au but qu'elle s'est proposéCette seconde session a marqué un progrés net sur la précédente et la troisième est prévue pour janvier 1936. Ce qui rend la tâche des membres de l'Académie particulièrement déli cate, c'est le caractère très particulier de la langue arabe. L'arabe est d'abord une langue essent ellement trilitère, c'est-à-dire fondée sur des racines compoées de trois consonnes: ces racines tant théoriquement toujours vivantes, on doit toujours pouvoir dériver de ces racines des formes qui ne sauraient ni vieillir, ni tomber en désuétude.Un des membres, le Cheikh Sacandari, l'a dit avec force: en arabe, un mot ne meurt pas, il n'est jamais éteint, on peut toujours le faire revivre. On sait qu'en arabe où il y a 28 consonnes, la règle des permutations trois par trois nous prouve qu'il y a 3. 276 racines, théoriquement vivantes avec tous leurs dérivés réguliers. Ces dérivés ont toujours eu plusieurs "degrcs de liberté", quant aux significations : c'est évidemment très fâcheux pour ceux qui veulent traduire des termes européens précis en arabe, mais il semble bien difficile que le Dictionnaire de l'Académie puisse restreindre une des propriétés fondamentales de la langue. Un autre problème est posé par la crise actuelle des écrivains égyptiens arabes : leur formation intellectuelle est d'initiation étrangère et dès qu'il s'agit

d'inventions nouvelles, d'états d'âme nouveaux, ils ne les pensent pas d'abord en arabe. Enfin, les difficultés de l'alphabet arabe, de la grammaire arabe classique et de l'évolution actuelle des dialectes ont fait penser souvent que dans la concurrence vitale l'arabe était condamné à disparaître. Je n'en crois rien. Car la question de la survivance des langues est une question de passion sociale, nationale ou raciale et d'exequatur officielle. Quand on tient à un moyen d'expression si difficile ou si imparfait qu'il soit, il ne saurait mourir, et l'arabe est assez riche en possibilités et en gloire pour ne pas être abandonné. 3e SESSION La 3e session a comporté, du 14janvier au 29 février 1936, trente-cinq séances; la composition n'en avait pas été modifiée. Tous les membres étaient présents, sauf le membre tunisien; le Cheikh Hussayn Waly est mort à la fin de la session. Indépendamment du second cahier de la revue de l'Académie (300 pages), la Commission avait, hors session, réalisé pour la première fois des travaux préparatoires utiles pour certaines sections du vocabulaire technique, qui n'ont malheureusement été soumis en dactylographie aux membres orientalistes que lors de leur arrivée au Caire. Cela marque néanmoins un vif progrès sur la procédure des deux premières sessions. Les principales questions traitées durant cette 3e session furent : après le rappel de quatre décisions grammaticales posées en principe durant la session précédente, l'examen des vocabulaires préparés par le Comité: en biologie, en mathématiques (pour l'enseignement secondaire) et en histoire de la civilisation médiévale. On a enfin abordé le mode de transcription en lettres arabes des noms propres étrangers (surtout géographiques). Onze résolutions ont été votées —et l'impression aux frais de l'Académie et sous son contrôle, du grand dictionnaire de notre collègue Fischer, de Leipzig. La révision critique de ces vocabulaires techniques calqués par des professeurs d'enseignement secondaire sur des manuels anglais, souvent assez empiriquement rédigés, a contraint à un travail attentif et fécond de définition précise. Comme instrument de travail au point de vue d s langues occidentale 5,on a été obligé de constater que la France, depuis Littré, n'avait rien produit qui fût à la hauteur des grands dictionnaires italiens et allemands, et surtout anglais. Le dictionnaire monumental de 1' Université d'Oxford, qui a paru en douze volumes en 1933, après 40 années d efforts, repésente un ensemble de documentation chronologique sur l'évolution de tous les termes de la langue anglaise vraiment inestimable. Il est désolant de penser que l'Université de France n'a pas su, depuis Littré concevoir ou mener à

bien une œuvre collective de cette envergure. Pour la transcription en alphabet arabe de noms propres d'origine étrangère, la discussion a été vive: car il fallait se résoudre à ajouter aux 28lettres classiques de l'alphabet arabe des lettres supplémentaires avec trois points diacritiques. Quoique plusieurs écrivains musulmans eussent donné l'exemple,notamment Birouni, Ibn-Khaldoun (pour les noms berbères) et Abou Hayyân (pour le turc), et que ce système fût courant dans la majorité de l'Islam actuel, pour les langues persane, turque, urdu, et malaise, la résistance des azhariens fut longue et vive et ne céda qu'avec une déclaration notifiant que ces lettres supplémentaires ne sauraient en aucun cas être considérées commedesadditions à unalphabet intangible, mais comme de simples signes conventionnels. Pour le dictionnaire Fischer, l'ordre selon lequel l'auteur introduisait, pour chaque racine, ses sens successifs, conformément à un examen comparé des langues sémitiques, fut aussi critiqué; du moins il y eut accord pour que le grand Dictionnaire de l'Académie, dont le dictionnaire Fischer constitue un "travail" d'approche, ne s'appesantisse pas sur les acceptions rares ou curieuses, mais enregistre, en bonne place, les sens usuels des racines. Maisla procédure d'exécution votée pour le D. F. reste en suspens. Le nouveau ministre de l'Instruction publique, Mohamed Ali Allouba Pacha, un des rares hommes politiques égyptiens qui soit pan-arabe, tint à venir assurer publiquement l'Académie de tout son appui; il lui demanda de préparer d'urgence une sorte de "Petit Larousse illustré" arabe, dont la réalisation dépend, en réalité, de l'achèvement du grand dictionnaire, ou, tout au moins des vocabulaires techniques des sciences qui y seront incorporés. Le contact plus assidu de l'Académie Royale avec des professeurs de l'enseignement secondaire (et mêmesupérieur) aamenéle Minstèreàdonner à certaines décisions de l'Académie force exécutive; il l'a chargée en effet, de reviser certains des livres d'enseignement secondaire (réimprimés chaque année), notamment les manuels de géographie ; les noms arabes, estropiés, commele professeur Nallino l'avait signalé il yalongtemps,seront soumis à notre contrôle et à nos corrections avant F'automne. Quoique le caractère "égyptien" du futur Dictionnaire soit jalousement préservé, si bien que, pour les vocabulaires techniques, ks essais syriens (de Damas) soient laissés de côté (quant auxIrakiens, ils ont capitulé, et font réorganiser l'Université Arabe de Bagdad par dej universitaires égyptiens), la troisième session de l'Académie du Caire sembleavoir étéfécondeenrésultats pour l'ensemble du public lettré arabe.

4e SESSION La 4e session a comporté, du 16janvier au 4 mars 1937, 35séances. Les 19 membres étaient présents, y compris le membre tuni ien, dont les interventions ont été remarquées. Pendant l'intersession, les comités spéciaux avaient élaboré et soumis par correspondance aux membres non résidents d'utiles vocabulaires techniques, ce qui a allégé sensiblement les travaux des séances plénières. Vis-à-vis du public, l'Académie Royale, dont le fondateur et le protecteur, le roi Fouad 1er, était mort au début de l'intersession, a eu à faire face à des campagnes de presse, qui ont nécessité une réponse, qui a été communiquée auxjournaux à la fin de sa 3oe séance, par son nouveau secrétaire administratif, le Cheikh Abdelaziz Bishri (successeur de Gad el Maula bey promu premier inspecteur de langue arabe au Ministère de l'Instruction publique). Cette campagne a coïncidé avec le dépôt devant le Parlement d'un projet de réorganisation et de renforcement de l'Académie, dans ses cadres, son budget et ses prérogatives. Les principales questions traitées durant cette 4e session furent : l'adoption d'une série de règles relatives aux pluriels brisés ( jumû'al-taksîr: rapport du Cheikh Sacandari : séances 1 à IV) ; puis l'examen desvocabulaires techniques préparés par les comités durant l'intersession : biologie et médecine (séances 1 à XIII) ; beaux-arts (technique picturale) : (séances XI à XXII) :experts Ahmed Lutfiet Fouad Bey Merabet; droit civil (séances XXII à XXVII) :expert Cheikh Ahmed BeyIbrahim. Les dernières séances ont été consacrées, d'abord à l'examen d'un vocabulaire du dialecte égyptien composé par Ahmed Bey Isa, doyen de la Faculté de Médecine (expert pour le vocabulaire médical et biologique),vocabulaire soumisaux fins d'impression à l'Académie par le ministre de l'Instruction publique suivant une procédure qui semble devoir se généraliser et qui permet ainsi à la doctrine de l'Académie de s'affirmer dans le domaine concret des publications nouvelles. Puis le vocabulaire provisoire élaboré pour les termes militaires (l'armée égyptienne, depuis que le traité anglo-égyptien a été conclu, ne veut plus de termes turcs) avec un double comité, l'un académique et l'autre militaire, d'officiers égyptiens (d'abord le colonel Aziz Ali el Misri, puis Redjeb Bey). Enfin, l'adoption de règles de transcription rigoureuse de noms géographiques en alphabet arabe, avec lettres triplement ponctuées pour certaines articulations non arabes. L'Académie a voté, en terminant, la prorogation des pouvoirs de son président jusqu'à la mise en vigueur du nouveau régime.

Comme bilan de ces quatre premières années de fonctionnement,l'Académie peut retenir d'adoption d'une méthode de travail au moyen de fiches provisoires (il y en a 25.000 déjà préparées pour les noms géographiques) contenant pour la première fois dans l'histoire de la lexicographie arabe des définitions détaillées en vue du grand Dictionnaire de l'Académie. Puis, plusieurs milliers de termes techniques, dont une partie a été proposée à titre provisoire au public arabe dans les deux premiers volumes de la Revue de l'Académie Cette méthode de prise de contact n'a pas donné tous les résultats qu'on en attendait (à part quelques journaux satiriques qui en ont tiré parti), et il semble que l'Académie s'oriente vers une méthode de collaboration avec le Ministère de l'Instruction publique marquée notamment par la mise au point de vocabulaires techniques destinés à l'enseignement secondaire. Quant au grand Dictionnaire, un de ses travaux d'approche, le dictionnaire Fischer, est en voie de réalisation : les fiches de notre collègue Fischer ont été transpoitées de Leipzig au Caire, où leur mise au point en arabe se POUlsuit. Au moment où la 4e cession de l'Académie s'achevait,le projet gouvernemental en renforçant la réorganisation achevait d'être voté au parlement égyptien. Sesprincipales dispositions touchent :10le renforcement de l'effectif des membres égyptiens, porté de 10 à 20, ce qui leur confère la majorité absolue; 2° la suppression du secrétariat général; 3°Pintensification de l'intervention de l'Académie en matière de publication, non seulement d'anciens textes (elle assumerait en cela la suite du travail qu'effectuejusqu'ici la Bibliothèque Royale), mai . encore de textes contemporains, pour fixer et activer "la renaissance de la littélature arabe". Ce but avait été même substitué dans le premier projet gouvernemental à l'article des statuts donnant à l'Académie "l'étude des dialectes arabes", dont elle be serait trouvée dessaisie. Mais, à la demande de l'Académie, le projet gouvernemental a réintroduit ce dernier paragraphe, sans qu'il implique d'ailleurs aucune possibilité de réalisation prochaine, la Faculté des Lettre.) du Caire n'ayant encore formé qu'un ou deux jeunes linguistes aptes à travailler à un atlas linguistique. 5e SESSION Du 16 décembre 1937 au 27 janvier 1938, la 5e session a comporté trente- cinq séances; les 19 membres étaient présents. Pendant l'intercession, les membres étrangers avaient été amenés à collaborer par correspondance à l'établissement en transcription arabe des volumineux index de noms géographiques non arabes préparés sur fiches par le secrétariat de l'Académie.

La chute du ministère Nahas et la venue du ministère Mohammed Mahmoud, ainsi que la dissolution du parlement, ont frappé de caducité le projet de réorganisation de l'Académie, signalé dans le compte rendu de la 4e session (voir suprà). Le statu quosubsiste donc provisoirement; le nouveau ministre de l'Education nationale, Behyi-Eddine Pacha Barakat, a tenu à marquer l'intérêt qu'il porte à l'Académie et les espérances qu'il fonde sur son action pour la simplification et la normalisationde l'écriture arabe. C'est le délégué français qui a prononcé en arabe un des discours de rentrée. Les principales questions abordées durant la 5esession ont été : l'examen des vocabulaires techniques de biologie (séance 2-6, 12-14), de physique (5-6,11) demathématique (expert Mr. M. Barqouqi, séances 16-17, 19-24, 27, 3°)> Puis l'index des nomsgéographiques étrangers (séance: 8,28-31); enfin la liste des corrections critiques apportées par l'académicien Nallino à deux publications scolaires utilisées en Egypte (séances 32-35). Un effort particulièrement intéressant a été tenté, sous l'impulsion de l'académicien anglais Gibb, en constituant trois comités méthodiquement de la traduction en arabe des noms techniques européens comportant les suffixes suivants: scope (séance 5 : modèle arabe choisi : mif'âl), mètre (séance 25: modèle arabe mif'al )et graphe (séance 26 : modèle arabe mif'ala). Il semble que cet essai ait chance d'acquérir la sympathie du public. Enfin,l'Académie a accueilli favorablement, en principe, le projet del'académicien Sacandari d'élaborer les bases systématiques d'un vocabulaire arabe moderne de la chimie (type mof'il et mofâ'il, pour les métalloïdes et type fa"âl pour les métaux) et de la chimie organique : il doit se rendre à Bagdad pour en discuter au congrès de médecine qui va s'y tenir. 6e SESSION La 6e session de l'Académie Royale s'est ouverte le 7 décembre 38 et s'est achevéele 29janvier 1939. Sur les 7membres vivants (pour 20 sièges), 6 étaient présents (S.E. H. Abdelwahab, de Tunis, avait été retenu par ses nouvelles fonctions officielles dans sonpays).Le minimumde 12membres présents étant nécessaire d'après les statuts pour qu'une séance soit déclarée ouverte, la nécessité de pourvoir aux trois sièges vacants (fauteuils Hocein Waly, Ahmed Iskandari et C.A. Nallino) est devenue urgente. Ala fin de la session, il semblait que les deux gouvernements égyptien et italien étaient tombés d'accord sur le nom du Professeur Guidi pour occuper le siège de G. A. Nallino, mais, quoique son

nom figure toujours parmi les membres de l'Académie Royale, il ne semble pas que le membre hollandais, Professeur Wensinck, puisse être admis après cinq années à siéger; et la détente des milieux religieux musulmans à son égard ne se marquejusqu'ici que par l'octroi d'une subvention d'El Azhar à sa grande publication de la "Concordance du Hadith". Leprojet deréorganisation de l'Académie présenté au dernier Parlement par l'ancienne majorité est toujours en instance au Sénat, mais il ne semble pas que la nouvelle majorité désire retoucher autant le statut primitif de l'Académie. C'est le délégué allemand Fischer qui a prononcé le discours de rentrée au nom des membres orientalistes. Les principales questions abordles durant cette 6e session ontété l'examen des vocabulaires techniques de la biologie (séances 5à 8), médecine (séance 3), musique, expert M. Hifni, ancien secrétaire général du Comite international de musique (séances 9-11, 15-17, 21-23), physique (séances 13-14, 19-20, 23, 26), électricité et t. s. f. (séances 27-29), thermodynamique (séances 12, 18, 24-25), mathématiques (séances 8,26, 30-36). Au point de vue lexicographique, une séancespéciale a été consacrée à l'examen du projet d'impression du grand dictionnaire Haggar, dont le principal intérêt est de classer les mots par ordre alphabétique et non par ordre de racines (séances 2-12). L'état d'avancement du dictionnaire "moyen", léclamé par le Ministère de l'Instruction publique, a été examiné dans plusieurs séances (séances 273O-30L'effort déjà mené durant la 5e session pour arriver à traduire méthodiquement en arabe les termes techniques européens à préfixes ou suffixes constants a amené des discussions très intéressantes permettant d'apprécier de près l'état de malléabilité de la langue arabe à cet égard : il est apparu possible et désirable de traduire selon un schème invariable les termes techniques à préfixes super- ou hyper- (séance 20); en revanche le projet proposant un schème arabe plus ou moins arbitrairement choisi, afin de rendre dans tous lesmotstechniques traduits del'européen lesuffixed'origine latine -able s'est heurté à une impossibilité pratique touchant à l'originalité elle-même de la langue arabe (séances 20 25). Différents problèmes de grammaire, dont l'alphabet arabe des phonmes étrangers à la langue arabe, ont été également envisagés. Enfin, les moyens de diffuser les réformes préconisées par l'Académie et de les faire prévaloir auprès du public ont été étudiés : il semble bien qu'il

faille s'entenir,pour le moment,aucontrôle que leMinistère de l'Instruction publique a accordé à l'Académie sur les vocabulaires techniques imprimés dansleslivresscolaires, cequiestdéjàtrèsimportant. Onne peut donc songer en Egypte aux procédés dictatoriaux qui, en Turquie, et plus spécialement en Iran, ont conféré un cours forcé (sanctionné par des pénalités) aux innovations lexicographiques instituées par voie de décret ou de délibérations académiques ayant force de loi. Leprojet prévu par le Cheikh Iskandari d'un vocabulaire arabe moderne de la chimie n'a pu être mené à bien à cause de sa mort soudaine.

(1) Analyse ap. "Lettres d'humanité" Gall. (Guillaume Budé), Paris,. II (1943), pp. 128-130.

TABLE DES MATIERES

OPERA MINORA DE LOUIS MASSIGNON TOME Il HALLAJ La passion d'Al-Halladj et l'ordre des Halladjiyyah.—Mélanges Hartwig 9 Derenbourg (1844-1908), Paris, Leroux, 1909, pp. 1-12 . . Al-Hallaj, le phantasme crucifié des Docêtes et Satan selon les rézidis. — Rev. d'Histoire des Religions, t. LXIII, n° 2 (mars-avril 1911), pp. 195-207 18 Les rézidis duMontSindjar, ' Adorateursd' Iblis". - Etudes Carmélitaines : 29 Satan, Paris 1956, pp. 175-176. "Ana al-Haqq", Etude historique et critique sur uneformule dogmatique de théologie mystique, d'après les sources islamiques. - Der Islam, 3 Jahrgang, Heft 3, (1912), pp. 248-257 31 Nouveaux documents persans concernants Al-Hallaj. — Rev. du Monde 40 Musulman, 1924. vol. LVIII pp. 261-267 La survie d'Al-Hallai; tableau chronologique de son influence après sa mort. — Bulletin d'Etudes Orientales, Institut Français de Damas, 46 t. XI, 1945-1946 pp. 131-143 Etude sur les "Isnad" ou Chaînes de témoignages fondamentales dans la tradition musulmane hallagienne. — Mélanges Grat, Paris, 1946, t. I pp. 385-420 61 La légende de Hallacé Mansur enpays turcs. —Rev. des Etudes Islamiques, années 1941-1946, Paris, Genuthner, 1947, pp. 6 7 - 1 1 5 . . . 93 L'Oeuvre Hallagienne d'Attar. — Rev. des Etudes Islamiques, années 1941-1946, Paris, Geuthner, 1947, pp. 117-144 140 Etude sur une courbepersonnelle de vie : le cas de Hallaj, martyr mystique del'Islam. —Dieu Vivant, Paris, Seuil, 1945, Cahier 4, pp. 11-39 167 Nouvelle Bibliographie Hallagienne. —Ignace Goldziher Memorial Volume, part I, Budapest, 1948, pp. 251-279 . . . . . . 191 El-Hallaj, mystique de l'Islam. — Bulletin des Etudes Arabes, Alger, n. 43 (mai-juillet, 1949) pp. 9 9 - 1 0 2 . . . . . . . 221

Interférences philosophiques et percées métaphysiques dans la mystique hallagienne : notion de "l'Essentiel Désir" — Mélanges maréchal, t. II, Desclée de Brouwer, Bruxelles-Paris, 1950, pp. 263-296. 226 Recherches nouvelles sur le "Diwân d'al-Hallaj" et sur ses sources. — 254 Mélanges F. Koprülü, Istanbul, 1953, pp. 351-368 . . . LeMartyre deHallaj à Bagdad. —N.R.F., 1er février 1954, pp. 214-235 272 Qissat Husayn Al-Hallâj. — Donum Natalicium H.S. Nyberg Oblatum, 1955, PP- 102-117 287 La Guerre Sainte suprême de l'Islam arabe. —LesLettres Nouvelles, 20 mai 1959, PP- 21-35 305 Perspective transhistorique sur la vie de Hallaj.-- Dîwân, éd. Cahiers du Sud, 1955, préface, pp. XIII-XLVII 321 AUTRES AUTEURS ET THEMES MYSTIQUES La folklore chez les mystiques musulmans. — Mélanges René Basset, Publications de l'Institut des Hautes Etudes Marocaines, Paris, Leroux, 1923, pp. 1-12 345 La méditation coranique et les origines du lexique soufi. — Vème Congrès International des Se. Historiques, 1923, Bruxelles, 12 avril 1923, 353 extr. Actes, 3 p ' Introspection et Rétrospection; le sentiment littéraire des poètes et l'inspiration proprement mystique; comment ils s'explicitent, et comment les différencier, (en poésie islamique). - PhilosoPhies, 1925, pp. 507-512 (d'après conférences Leiden et Pontigny) 355 Trois mystiques musulmans : Shoshtarî, AhmadGhazâlîetNiyâzi Mîsrî. — Commerce, VI, Hiver MCMXXV pp. 151-168 . . . . 366 L'expérience mystique et les modes de stylisation littéraire. — Roseau d'Or, t. XX (1927), pp. 141-176 371 L'aridité spirituelle selon les auteurs musulmans. — Etudes Carmélitaines, 1937, pp. I77"I78 388 Deuxformes d'idéal poétique en Egypte au XIIe siècle : Ibn Al Fârid et Shoshtarî. — Rev. des Conférences Française en Orient, janvier 1938, PP- 33"38 390 Textes musulmanspouvant concerner la nuit de l'esprit. —Etudes Carmélitaines, 1938, pp. 54-60 397 Note bibliographique sur la direction spirituelle en Islam. — Etudes Carmélitaines, 1947, pp. 168-170 403

Recherches sur Shushtarî, poète andalou enterré à Damiette. — Mélanges W. Marçais, 1950, pp. 251-276 406 Le"Cœur" (Al-Qalb) dans laprière et la méditation musulmanes. —Etudes Carmélitaines, 1950, pp. 96-102 428 f. "Mystique et Continence" en Islam. — Etudes Carmélitaines, 1951, PP- 93-99 434 Textes prémonitoires et commentaires mystiques relatifs à la prise de Constantinoplepar les Turcs en 1453 (= 858 Hég.). — Oriens, Vol. VI, n° 1953, PP- 10-17 442 La Vie et les œuvres de Rûzbehân Baqlî. — Studia Orientalia Pedersen, 1953, PP- 236-249 451 Avicenne, philosophe, a-t-il été aussi un mystique ? —Alloc. Sorbonne, 14, 5, 1954. (Millénaire d'Avicenne); Fr.-Asie, Oct.-Nov. 1954, pp. 47-50 466 Mystique musulmane et mystique chrétienne au Moyen Age. —Academia Nazionale des Lincei, XII Convegno Volta, Tema : Oriente e 470 Occidente nel Medioevo, Roma, 1957, pp. 20-34 . . . . LANGUE ET PENSEE. GRAMMAIRE ET THEOLOGIE ^Les sources arabes utilisées par les scolastiques latins. — Conf. Louvain, 15-XII 1924 Pro Psalmis, Défense de l'aspect qu'assume l'idée dans les langues sémitiques. Rev. Juive, I, n° 2, 15 mars 1925, pp. 164-173 . . . . Documents depsychologie différentielle musulmane. - Journal dePsychologie normale et pathologique, XXIVe année, n° 2, 15 février 1927, pp. 163-168 Ibn Sab'în et la critique psychologique dans l'histoire de la philosophie musulmane. -Mémorial HenriBasset, NouvellesEtudesMord-Africaines et Orientales publiées par l'Institut des Hautes Etudes Marocaines, t. XVIII, Paris, 1928 pp. 123-130 Notes sur le texte original arabe du "De Intellectu" d'Al-Farabi. — Archives d'Histoire Doctrinale et Littéraire du Moyen Age, Paris, 1930, pp. 151-158 ./ Le Christ dans les Evangiles selon al-Ghazâlî. — Rev. des Etudes Islamiques, année 1932, cahier IV, Geuthner, 1933, pp. 491-536

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Notes sommaires sur laformation des noms abstraits en arabe et l'influence des modèles grecs. — Rev. des Etudes Islamiques, 1934, pp. 507-512 Lesformes depensée déterminéespar la structure de la langue arabe. —Actes du Congrès International de philosophie Scientifique, Paris, Hermann, 1936 L'Arabe langue liturgique de l'Islam. —Les Cahiers du Sud, Marseille, ' 1935, 8 P Les Infiltrations astrologiques dans la pensée religieuse islamique — Eranos, X, 1943, pp. 297 —303 Le Souffle dans l'Islam. —Journal Asiatique, 1943-1345, pp. 436-438 Thèmes archétypiques en onirocritique musulmane. — Eranos, XII, 1945, pp. 241-251 L'idée de l'Esprit dans l'Islam. — Eranos, XIII, 1945, pp. 277-282 La nature dans la pensée islamique. —Eranos, XIV 1946, pp. 144-148 La Syntaxe intérieure des langues sémitiques et le mode de recueillement qu'elles inspirent. — Etudes Carmélitaines, 1949, pp. 37-47 - • Valeur de la parole humaine en tant que témoignage. - Mardis de Dar elSalam, 1951, pp. 11-15 Le rite vivant. — Eranos, XIX, 1951, pp. 351-355 . . . . y Al-Beruni et la valeur internationale de la science arabe. — Al-Beruni Commemoration Volume, Iran Society, Calcutta, 1951, pp. 217-219 La philosophie orientale d'Ibn Sîna et son alphabet philosophique. — Mémorial Avicenne, Le Caire, Imprimerie de l'Institut Français d'Archéologie orientale, 1952, pp. 1-18 .L Le Temps dans la pensée Islamique. —Eranos, XX, 1952, pp. 141-148 Réflexions sur la structure primitive de l'analyse grammaticale en arabe. — Arabica, t. I, fascicule I, janvier 1954, pp. 3-16 . . . L'involution sémantique du symbole dans les cultures sémitiques. — Etudes Carmélitaines, 1960, pp. 207-218 Voyelles sémitiques et sémantique musicale. —Encyclopédie de la Musique, Fasquelle, t. I, 1956 Appendice, L'Histoire des doctrines philosophiques arabes à l'université du Caire. — Rev. du Monde Musulman, XXI, 1912, pp. 149-157 Les six premières sessions de l'académie Royale de Langue Arabe au Caire. Rev. des Etudes Islamiques, 1941-1946, pp. 151-169 . . .

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ACHEVÉ D'IMPRIMER EN 1963 Sur les Presses de DAR AL-MAAREF

La tombe de Kall^j •KV

Le martyre de Halâj Ms. W. 650 f. 22 (I602) Walters Art Gallery, Baltimore. Miniature exécutée pour le futur empereurJihangir à Allahabad, découverte par R. Ettinghausen

Hallâj devant le gibet. Ecole de Behzâdh, Hérat, daté 909/1503 Bâyqarâ, majâlis alcushshâq,ms. Istanbul Hazine 1086. Communiqué par le Dr. A. SÜheyl Ünver.

Hallâj au gibet Ecole de Behzâdh, Hérat, XVIe s. (Bâyqarâ, majâlis ai-cushshâq, ms. Istanbul Hazine 829, f°39a). Communiqué par le Dr. A. Süheyl Unver.

Rûzbehân Baqlî, mantiq al-asrâr, ms. coll. LM (format album 31 X 11 cm.) daté de l'an 660/1261 : f°56b : contenant la fin des Tawâsîn et le début du Jawâb fî- ahl al-'Ishq hallagiens.

Mosquée de Shâhin (vue de la tombe d'Ibn al Fârid)

Tombe d'Ibn al Fârid dit "Soltân al cAshiqîn", (Prince des Amants)

Tombe préparée pour S.A. Gémilé Hanoum dans l'enclos de la tombe d'Ibn al Fârid, qu'ell admirait. (morte jeune, elle a été inhumée à . Istanbul).

Mosquée de Shoshtarî au Mousky (.intérieur)

Tombe d'Abû 'lward Surimposée à celle de Shushtarî. à Damiette

Inscription du Madfan "Shushtarî" (= Tustarî) au Mousky (Caire)

Nous donnons ici, —en manière de figuration indirecte d'une notation musicale, —deux peintures abstraites, "calligraphiées" en écriture arabe. Toutes deux esquissent une "silhouette abstraite" du Nom, en noir, en consonnes arabes, de l'auteur de l'article, écrit donc de droite à gauche. L'une est due au peintre bagdadien Jamil Hamoudi; l'autre au peintre alépin Sami Burhân. Les lettres calligraphiées figurent un contour rythmique, qui se projette sur un fond de plages colorées, de plus en plus foncées en allant de droite à gauche, et figurant l'ambiance mélodique. L. M.

L'Académie de Langue Arabe du Caire, session 1936-1937. Photo parue dans "The Library of Enno Littmann 1875-1958", introd. M. HQFNER, Brill, Leiden 1959- avec le commentaire sq. de L. Massignon : "Cette photo des membres de l'Académie (Royale) de Langue Arabe du Caire participant à la session du Dictionnaire,1936-37, a l'intérêt pour l'histoire littéraire de représenter dans ses 3 premières rangées dix-sept (sur vingt) des membres titulaires primitifs de cette Académie. Aussi ai-je mis entre crochets après chaque nom de membre son rang No d'ordre dans le Décret Royal signé "Fouad", daté du Palais de Mountazah le 16 Gamad Tani 1352 (6 octobre 1933). De gauche à droite (N.B. je conserve l'orthographie du Décret) : lire rangée : Cheikh Abdel Kader El-Maghrabi (de Damas, No. 17); Haym Nahum effendi (gd. Rabbin du Caire, vice-prés., NI, 2),; Mohamed Tewfik Rifaat pacha (du Caire, président, No.i); Mohamed Kordaly Bey (de Damas, No.16); El Sayed Hassan Abdel Wahab Eff. (de Tunis, No.2o). 2merangée : Ahmad El-Awamri Bey (du Caire, No. 8) ; Prof. Dr. A. Fischet,de Leipzig, No. 12); Aly el-Garem Eff. (du Caire, No. 9); R.P. Anastase-Marie (du Carmel de Bagdad, No.18); Cheikh Hussein Waly (d'el-Azhar, Caire, N0.3); Cheikh Mohamed EI-Khedr Hussein (d'el-Azhar, No. 7 —NB un peu en retrait) ; Cheikh Ibrahim Hamrouche (d'elAzhar, No. 6). 3merangée : Dr Mansour Fahmy (du Caire, secrétaire général, No. 5); Prof. L. Massignon (de Paris, No.14); Prof. Dr Enno Littmann (substitué dès 1935 au Prof. A.J. Wensinck de Leyde, non installé, No.15); Prof. C. Nallino(de Rom, No.13); Dr Farès Nimr (du Caire, 2me vice-président, No. 4 —NB. un peu en retrait, à g. de Mlle Maria Nallino, fille du No.13). Au dela, dans le fond, cinq membres du secrétariat administratif de l'Académie. Ne figurent pas dans cette photoles membres suivants; Prof. H.A.R. Gibb (de Londres, No.ii); Cheikh Ahmad Aly el-Iskandari (du Caire, il venait de mourir, No.10); Issa Iskandar EI-Maalouf Eff. (de Zahlé, Liban, No.19)."

LOUIS MASSIGNON

OPERA MINORA Tome I ISLAM, CULTURE ET SOCIÉTÉ ISLAMIQUES Islam en général et culture islamique —Situation del'Islam —Aspectsintérieurs — Avenir des contacts culturels. Sociologie et sociographie musulmanes —Percées historiques —Pousséeactuelle — Pour une sociologie du travail en Islam. L'Islam chiite et iranien —Salman et Fâtima —Gnosticisme-Quarmates-jVusayris— Esquisses bibliographiques. Tome II HALLAJ j MYSTIQUE, LANGUE ET PENSÉE ISLAMIQUES Hallâj —Recherches nouvelles —Compléments bibliographiques —Présentations d'ensemble. Autres auteurs et thèmes mystiques —Expérience mystique et stylisation littéraire — Ibn al-Fdrid, Shushtari, Baqli, Avicenne —Mystique chrétienne et mystique musulmane. Langue et pensée, grammaire et théologie —La syntaxe intérieure des languessémitiques—L'arabe, langueliturgique del'Islam —L'Esprit, la Nature, le Temps,enIslam. Tome III LA SCIENCE DE LA COMPASSION Art et archéologie —Méthodes de réalisation artistique despeuples de l'Islam —Les VII Dormants, Apocalypse de l'Islam — Fès. Okhaydir. Kufa. Basra. Bagdad. Damas. Damiette. Le Caire. Médine. Jérusalem — Waqfs et Lieux saints de l'Islam. Témoignages à des maîtres et à des amis —Goldziher. Wensinck. Becker. Alûsi. Gaudefroy-Demombynes. Marçais. Anastase. Abd el-Raziq. Gandhi. Combats—LeProche-Orientaprèslaguerrede1914-1918—Fayçal. Sykes.Lawrence— LaquestiondePalestine. Comitédesecours.Magnes—Réfugiésetcondamnéspolitiques. Comité pour l'amnistie —En Afrique du Nord : Comités France-Islam, France-Maghreb. Notre prédestination illégale à l'amour —L'expérienceet l'apostolat delasouffrance: Christine l'Admirable. Fatima. Hallaj... —Levœuet le destin. Marie-Antoinette—Compatientes. Claudel. Huysmans. Maritain. Monchanin. Foucauld — Memoranda. Les trois prières d'Abraham —Fragmenta. Lafin de l'exil.

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30300

Les trois vol. ensemble :

250 F

Participant d’une démarche de transmission de fictions ou de savoirs rendus difficiles d’accès par le temps, cette édition numérique redonne vie à une œuvre existant jusqu’alors uniquement sur un support imprimé, conformément à la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012 relative à l’exploitation des Livres Indisponibles du XXe siècle. Cette édition numérique a été réalisée à partir d’un support physique parfois ancien conservé au sein des collections de la Bibliothèque nationale de France, notamment au titre du dépôt légal. Elle peut donc reproduire, au-delà du texte lui-même, des éléments propres à l’exemplaire qui a servi à la numérisation. Cette édition numérique a été fabriquée par la société FeniXX au format PDF. La couverture reproduit celle du livre original conservé au sein des collections de la Bibliothèque nationale de France, notamment au titre du dépôt légal.

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