LA philosophie de Deleuze. De l'animal à l'art [PUF ed.]
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MANUELS

François Zourabichvili Anne Sauvagnargues Paola Marrati

La philosophie de Deleuze

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La philosophie de Deleuze

François Zourabichvili Anne Sauvagnargues Paola Marrati

La philosophie de Deleuze

QUADRIGE / PUF

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ISBN 2 13 054738 9 issn 0291-0489 Dépôt légal - 1" édition : 2004 Collection « Quadrige » Réimpression de la 1” édition : 2005,’ septembre

© Presses Universitaires de France, 2004 6, avenue Reille, 75014 Paris Deleuze. Une philosophie de l'événement 1" éd., 1994 - 2' éd., 1996 (coll. « Philosophies »)

Gilles Deleuze. Cinéma et philosophie 1" éd., 2003 (coll. « Philosophies •)

Plan de l’ouvrage François ZOURABICHVILI Ddeuze. Une philosophie de l'événement (avec une introduction inédite)

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Anne SAUVAGNARGUES Deleuze. De ranimai à l'art (texte inédit)

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Paola NLaRRATI Ddeuze. Cinéma et philosophie

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Sommaire

Abréviations, 4

Introduction inédite (2004) : l’ontologique et le transcendantal, 5

Avant-propos, 13 La pensée et son dehors (critique de l’image dogmatique), 15 Vouloir, 17 Reconnaître, 18 Fonder, 21 Note sur l'événement, la fin, l’histoire, 24

Rencontre, signe, affect, 28 Bêtise, sens, problème, 30 Hétérogénéité, 38 Signe-1 : points de vue et forces, 40 Champ transcendantal, plan d’immanence, 46

Immanence, 50 Critique du négatif : le faux problème, 50 Déception et fatigue, 60 « Notre » problème, 64

Temps et implication, 69

Habitude, devenir, hasard, 69 L'hétérogénéité du temps, 74 La multiplicité : différence et répétition, 78 Aiôn et Chronos, 85

Devenir, 89 Signc-2 : habitude, dispars, singularité, 90 Synthèse disjonctivc et différence éthique, 98 Ritournelle, heccéité, discours indirect libre, 106

Conclusion, 115

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DELEUZE. DE L’ANIMAL À L’ART PAR ANNE SAUVAGNARGUES

Sommaire

Abréviations, 120 Introduction, 121 L’animal anomal, 125

L’habitude comme contraction et contemplation, 126 Simondon, l’individuation intense et la modulation, 133 Geoffroy Saint-Hilaire, l’œuf et le corps sans organes, 138 Embryons et sujets larvaires, 145 De l'animal à l’anomal, 150 Mineur et majeur, 154 Devenir-animal, 163

Guêpe et orchidée : la capture, 164 Rhizome et agencement, 173 Le corps sans organes, 179 Hcccéités, 191 Du devenir-animal à l’éthologie des affects, 202 Ritournelles, 208

Conclusion, 221 Index des matières, 225 Index des noms, 227

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Abréviations

AΠB CC D DR FB-LS F ID IM IT K LS MP 37% PS Pli P QPh? RF S SPE SPP

Anti-Œdipe (avec Félix Guattari), 1972. Le Bergsonisme, 1966. Critique et clinique, 1993. Dialogues (avec Claire Pamct), 1977. Différence et répétition, 1968. Francis Bacon. Logique de la sensation, 1981. Foucault, 1986. L’ile déserte. Textes et entretiens 1953-1974, cd. Lapoujadc, 2002. Cinéma 1. L’Image-mouvement, 1983. Cinéma 2. L'Image-temps, 1985. Kajka. Pour une littérature mineure (avec Félix Guattari), 1975. Logique du sens, 1969. Mille plateaux (avec Félix Guattari), 1980. PHelzsche et la philosophie, 1962. Proust et les signes, 1964-1976. Le Pli. Leibniz et le Baroque, 1988. Pourparlers 1972-1990, 1990. Qu’est-ce que la philosophie? (avec Félix Guattari), 1991. Deux régimes de fous. Textes et entretiens 1975-1995, éd. Lapoujadc, 2003. Superpositions (joint à Carmelo Bcnc, Richard III), 1979. Spinoza et le problème de l’expression, 1968. Spinoza. Philosophie pratique, 1981.

Introduction

L’animal est un enjeu stratégique pour Deleuze, qui refuse les essences et fait de la variation, de la différence et du devenir les questions décisives de la philosophie. L’animal occupe tradition­ nellement en philosophie une fonction de coupure, qui polarise les clivages entre forme et matière, esprit et corps, dans les deux domaines connexes de la séparation entre l’humanité et l’anima­ lité, mais aussi entre la vie et la matière. Il sert ainsi de verrou théorique pour assurer la distinction hiérarchique des règnes humain, animal, végétal et minéral. Dans une perspective qui est celle de Spinoza, de Bergson et de Nietzsche, Deleuze refuse de considérer l’homme comme un empire dans un empire, et subs­ titue à l’anthropologie une éthologie, qui doit beaucoup aux sciences de la vie. S’il refuse de fixer l’homme autour d’une essence et disqualifie l’anthropologie, il ne dissout pas pour autant le politique dans le biologique. Dès lors qu’on n’attribue plus les effets de la subjectivité à une essence de l’homme ou à un sujet substantiel, la séparation entre nature et culture devient indiffé­ rente sans pour cela que la question politique du pouvoir ne perde son actualité. Il y a chez Deleuze un vitalisme de la culture qui ne le conduit pas à dévaluer les enjeux de pouvoir des institu­ tions et des créations culturelles. Il faut au contraire les traiter cas par cas, en soulignant la pluralité de leurs agencements. Élaborée d’abord autour de la question du sujet et d’une épis­ témologie des sciences de la vie inspirée de Canguilhem, la ques­ tion de l’animal s’affirme très tôt comme une zone stratégique



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d’élaboration des concepts du système. Par la position qu’il occupe comme frontière anthropologique, par les discussions qu’il provoque autour de son statut, l’animal permet à Deleuze d’élaborer une théorie de l’anomal, directement référée à Geor­ ges Canguilhem et à Gilbert Simondon. Il s’agit de substituer à une norme invariante et transcendante l’idée d’une normativité .immanente et fluctuante du vital (Canguilhem) qui permet de remplacer l’opposition classique de la matière et de la forme par une modulation intensive des forces et des matériaux (Simondon). L’étude de Geoffroy Saint-Hilaire permet à Deleuze de préciser son épistémologie de la variation, et de penser l’animal comme variation anomale. L’animal joue ainsi le rôle de matrice épisté­ mologique pour les concepts directeurs de la métaphysique et montre toute sa puissance théorique dans la philosophie de l’art, où il produit une constellation particulièrement originale de concepts : devenir-animal, corps sans organes, capture, ritour­ nelle. Dans chaque cas, un personnage animal sert de support à l’analyse et d’agent de transformation des concepts : les piaule­ ments et sifflements de la souris Joséphine chez Kafka, les guêpes et les orchidées de Proust, la tique de Uexküll ou le poisson chi­ nois, le pinson d’Australie deviennent des personnages concep­ tuels, singularités notables, interlocuteurs pour la philosophie. Jamais pour autant Deleuze ne succombe à une écologie senti­ mentale qui cherche à hisser l’animal au statut d’un sujet de droit ou d’un objet pour une politique de préservation patrimoniale. L’animal est anomal, il n’est pas l’autre de l’homme. S’applique ici la même précaution épistémologique qui commande les rap­ ports du mineur et du majeur, que Deleuze élabore justement à propos des devenirs-animaux chez Kafka. Le mineur animal n’est pas valorisé comme l’autre du majeur, pas plus qu’on ne se pro­ pose de conquérir pour lui le statut de majeur dans une posture symétrique et contraire. L’alternative elle-même se voit non pas invalidée, puisqu’elle produit bien en réalité des effets de pouvoirs - mais déplacée, et transformée. Les variables majeures et mineu­ res ne préexistent pas à leur mise en tension polaire, au devenir qui les produit toutes deux. Ce qui existe, c’est l’effet de pouvoir qui actualise un devenir-mineur, par lequel se produisent simulta­ nément du majeur, comme instance de domination, et du mineur, comme résultat de cette opération de domination.

Introduction

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Delcuze ne s’intéresse pas à l’animal comme espece dominée, ou comme vivant mineur par rapport à l’espèce dominante majeure que serait l’homme. Il s’y intéresse comme phénomène anomal, comme phénomène de bordure, comme devenir qui permet à l’humanité de penser la culture comme pluralité et la vie comme diversité d’allures et d'et/ios. L’humanité relève ainsi pleinement de cette animalité anomale, dont Delcuze précise les modalités en se rapportant à Geoffroy Saint-Hilaire. Il en résulte une nouvelle conception de la subjectivité, comme variation de rapports et intensité de puissance. Le statut de l’animal chez Deleuze est plei­ nement métaphysique en ce sens qu’il transforme la compréhen­ sion de l’humain, et permet de substituer à l’idée d’une essence invariante et personnelle une éthologie des affects et une pluralité des modes de subjcctivalions culturels. Il revient à l’art d’explorer ces zones d’indiscernabilité où l’humain et l’animal échangent leurs propriétés, pour saisir au plus près les devenirs qui affectent les cultures.

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L’animal anomal

La question de l’animal permet classiquement de définir l’homme par différence spécifique : qu’il s’agisse de la définition biologique de l’homme comme espèce animale, ou de son essence politique, l’humain est le plus souvent arraché à la sphère ani­ male par son esprit, son âme ou son histoire. À cette position dualiste, Deleuze rétorque toujours par un monisme pluraliste. S’il n’y a pas lieu de couper l’homme des autres vivants par une différence de principe, il n’est pas plus indiqué d’isoler le vivant du matériel par une coupure scindant l’animé de l’inanimé. Le concept d’animal sert donc à assurer la distinction humaine par deux fois : parce qu’il commande la distinction entre nature et culture, corporéité et spiritualité, mais aussi bien parce qu’il sépare le vital du matériel. Il n’a donc de fonction opératoire que dans une philosophie dualiste. Or Deleuze affirme les continui­ tés : entre le matériel et le vital, en pensant 1’individuation comme différenciation de forces ; entre le naturel et le culturel, en exigeant qu’on étende l’analyse de la subjectivité aux modes vitaux non humains. La conception de l’organisme est vivement transformée par une méditation sur l’animal : l’organe est certes décisif pour la différenciation, l’individuation du vivant, mais la vie ne se réduit pas à ces formes organisées. Elle est affaire de for­ ces, et traverse les règnes du matériel, de l’organique et du psy­ chique. Non seulement la vie, chez Deleuze, est inorganique, mais il s’agit d’ouvrir l’analyse de la subjectivité aux modes vitaux non humains. .

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Deleuze. De l’animal à l’art

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L'habitude comme contraction et contemplation

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En exigeant pour la subjectivité qu’on rende compte de son mode de constitution, Deleuze poursuit le programme ouvert par Empirisme et subjectivité, qui implique une critique du sujet substan­ tiel, une dissolution du moi, au nom du principe de logique empi­ riste selon lequel les relations sont extérieures à leurs termes (ID, 227). Seules existent les relations de subjectivations, d’indivi­ duations, sans que ne leur préexistent des sujets formés, des indivi­ dus personnels, des organes constitués. Deleuze propose une philo­ sophie du sujet qui cesse de s’appuyer sur une distinction préalable entre l’homme et l’animal, et s’efforce d’atteindre aux mouve­ ments réels d’individuations et de subjectivations, selon le pro­ gramme d’une logique générale : au lieu de partir des entités cons­ tituées, des individus formés comme d’unités préexistantes, s’intéresser aux mouvements de constitutions réels dont ils émer­ gent. Cette critique de l’unité substantielle vaut pour le moi et le sujet humains autant que pour l’espèce animale ou l’organe corpo­ rel. Deleuze découvre sous les clivages de l’humain et de l’animal, du culturel et du naturel, la même méprise épistémologique. Dans Différence et répétition, Deleuze procède de manière kan­ tienne à une analyse transcendantale de la pensée et de la subjecti­ vité, qui la ramène à ses conditions constituantes. Mais, à la suite de Bergson, il critique la notion de possible, qui n’est jamais qu’une position rétroactive de l’intelligence, superposant au réel une possibilité non réalisée, c’est-à-dire mentale et fictive, comme si le logique subsistait en dehors de la réalité. Avec Bergson, Deleuze substitue le virtuel au possible : ni mental, ni irréel, le vir­ tuel désigne la part non actuelle de la réalité. Le possible ignore les conditions de sa genèse : ce qu’il pose comme premier dans la représentation, c’est seulement le réel, moins sa réalité. Du coup, il est incapable d’expliquer ce que la réalité apporte à la pensée, la réalité n’étant rien de plus que « la même chose, hors de la repré­ sentation » (ZD, 41 ; B, 100 ; DR, 272). Les modalités du possible et du réel se présupposent mutuellement, le possible étant la chose seulement pensée, moins son mode d’existence réel, le réel étant la chose même, saisie cette fois en dehors de la pensée. C’est ce cercle

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que déjoue le concept de virtuel. Le réel cesse d’être posé à la res­ semblance de la pensée, mais apporte sa différenciation imprévi­ sible et actuelle : Dcleuze entend ainsi substituer l’empirisme de l’actualisation hic et nunc à l’idéalisme du possible. Au possible, qui déterminerait des conditions transcendantales de la pensée en dehors de toute actualisation réelle, Deleuze substitue ainsi le vir­ tuel, condition réelle, quoique non actuelle, parfaitement différentiéc, mais non actualisée. « La meilleure formule pour définir les états de virtualité serait celle de Proust “réels sans être actuels, idéaux sans être abstraits”. »' Il s’agit donc de reprendre le pro­ gramme kantien en substituant à un conditionnement seulement possible, plus large que le conditionné, une condition strictement virtuelle, non actuelle, mais réelle, qui explique la pensée sur le plan théorique (quidjuris) mais aussi sur le plan réel de sa produc­ tion génétique en termes de synthèses. Une telle condition est offerte par la manière dont le vivant se subjective grâce au temps. Deleuze transforme les trois synthèses constituantes de l’analyse kantienne, et comme Heidegger, il les temporalise en partant de la synthèse de l’imagination pour poser la subjectivité comme résultat d’une triple synthèse temporelle dont seule la première nous inté­ resse ici. Mais en portant la discussion sur le plan du vital, il en renouvelle radicalement les données. Le caractère le plus élémentaire de la synthèse est sa passivité, qui garantit sa finitude constituante. La passivité est la garantie qu’on a bien affaire à un devenir synthétique, dont l'individu matériel, biologique ou culturel sortira comme un produit, un reste. La relation est première, et extérieure à ses termes, selon le principe de logique empiriste que Deleuze affirme toujours. La synthèse constituante n’est donc pas l’acte d’une spontanéité consciente. Elle relève d’un éthos, d’un habitus qui inclut de manière provocante non seulement les animaux et les végétaux, mais les qualités mêmes. C’est une synthèse « sensible et perceptive » (DR, 99), qui agit au niveau des forces et qu’il faut moins comprendre comme un acte, que comme une « contraction » passive, une contemplation. 1. Proust, A la recherche du temps perdu, éd. P. Clarac et A. Ferré, 3 vol. Paris, Gal­ limard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1954, t. 3, p. 873 (B, 99 ; DR. 269 ; LS, 89 ; 1D, 250; Q/71?, 148).

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Deleuze. De. l’animal à l’art

Le sujet est donc produit comme le résultat d’une telle synthèse, qui actualise des matières hétérogènes (liaison des éléments) appréhendées selon l’axe du temps. La répétition dilférentielle (ou durée) de cette capture compose la subjectivité, synthèse tempo­ relle qui actualise un faisceau d’actions-réactions, de qualités, de signes dans un petit système organique qui dure (liaison). La pro­ duction intensive d’une sensation, d’un degré de conscience dépend de la durée de cette liaison (CC, 43). La première syn­ thèse est ainsi une « synthèse du temps » (DR, 97), une esthétique transcendantale, une éthologie de la force élémentaire, du vivant comme diagramme sensitif de forces. Ainsi « le temps est subjec­ tif, mais c’est la subjectivité d’un sujet passif » (DR, 97). Cette syn­ thèse temporelle, constituante et passive, condition transcendan­ tale du sujet, est l’habitude. C’est un résultat humien. L’habitude, synthèse de répétition, ne se produit pas pour un sujet déjà constitué (habitude seconde), mais contracte des forces, les synthétise au sens chimique, et assure la durée relative d’un faisceau lié, ou. capture de forces, selon le passé immédiat de la rétention, le futur immédiat de l’anticipation, qui se chevauchent dans le présent vivant de la conservation. La qualité sentie « se confond avec la contraction d’excitations élémentaires » (DR, 99). À son niveau le plus élé­ mentaire, la subjectivité fluctue donc, vibre et bat comme une répétition élémentaire, passivité vitale, une proto-subjectivité qui ne présuppose nullement un organisme, une conscience, un moi, mais les constitue au contraire par liaison externe. Deleuze pré­ tend ainsi assurer à la subjectivité son ordre de constitution vital, ouvrant les synthèses noétiques sur des synthèses perceptives, qui reposent sur des synthèses organiques et finalement matérielles.

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Mais dans l’ordre de la passivité constituante, les synthèses perceptives renvoient à des synthèses organiques, comme la sensibilité des sens à une sensibilité primaire que nous sommes. Nous sommes de l’eau, de la terre, de la lumière et de l’air contractés, non seulement avant de les reconnaître ou de les représenter, mais avant de les sentir. Tout orga­ nisme est, dans ses éléments réceptifs et perceptifs, mais aussi dans, scs viscères, une somme de contractions, de rétentions et d'attentes (DR, 99). L’habitude, synthèse passive, « constitue notre habitude de vivre », « notre attente que “cela” continue », « la perpétuation

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de notre cas» (DR, 101). Les « occurrences », les « épreuves ou les cas » se contractent dans une « imagination contemplante », sensations créatrices et passives qui forment une habitude (QPh ?, 201). C’est en contemplant, dit Deleuze, que nous contractons des habitudes, et il faut entendre cette contemplation comme un mode de liaison passif et extrinsèque, qui met en prise des hétéro­ gènes : le centre est fluctuant, donné seulement comme préten­ tion et capture, et seulement le temps que dure sa prétention (DR, 99). Deleuze propose ainsi une lecture originale de l’empirisme de Hume et de Samuel Butler, en les rapportant à la contemplation de Plotin, au vitalisme de Leibniz. La contraction n’est pas une action mais une passion, « une contemplation qui conserve le pré­ cédent dans le suivant» (QPh ?, 199) : la sensation se forme ainsi par contraction de matières hétérogènes. Plotin pouvait définir les hommes et les animaux, les plantes, la terre et les rochers comme des contemplations : il faut reprendre ce résultat « en l’inclinant vers la matière » : « Ce ne sont pas les Idées que nous contem­ plons par concept, mais les éléments de la matière, par sensa­ tion » (QPh ?, 200). L’empirisme de Samuel Buder rejoint ainsi «les paroles sublimes de la troisième Ennéade» de Plotin : «Tout est contemplation. » Il y a une contraction de la terre et de l’humidité qu’on appelle fro­ ment, et cette contraction est une contemplation, et l'autosatisfaction de cette contemplation (DR, 102)'.

Contracter une habitude, c’est devenir sujet et le froment n’est pas moins un sujet qu’un homme, dans la mesure où toute « pré­ hension », toute capture de force, est un acte de constitution, un acte d’individuation intense. L’habitude est un nœud, un pli d’individuation qui contracte, c’est-à-dire qui opère cette synthèse « disjonctive », synthèse des différences, passive parce qu’elle con­ tracte de l’hétérogène et qu’elle ne préexiste pas à cette liaison. La subjectivité est donc essentiellement affaire de rencontre, et s’individue, prend forme là où les éléments sont contractés. Non seulement « le présent vivant et, avec lui, toute la vie organique et psychique reposent sur l’habitude » (DR, 107). Mais l’habitude devient une instance subjective sans laquelle « la moindre causa1. Samuel Butler, Âzt vie et l’habitude, trad. fr. Valéry Larbaud, Paris, Gallimard, coll. «NRF», 1922, p. 86-87.

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il lité » resterait « inintelligible » : « Tout organisme n’est pas cérébré, et toute vie n’est pas organique, mais il y a partout des forces qui constituent des micro-cerveaux, ou une vie inorganique des choses » (QPh ?, 200). Il y a là une théorie originale de l’individuation et de la sub­ jectivité. L’individuation indique à quelles conditions telle somme de composés matériels prend la consistance d’un sujet ; la subjec­ tivité indique à quelles conditions telle individuation s’éprouve elle-même, non en se réfléchissant dans l’ordre de la conscience (hypothèse idéaliste et anthropocentriste) mais en se constituant comme une force qui s’affecte elle-même, ce qui, selon Deleuze, est la formule la plus profonde du vitalisme (QPh?, 201). Une force est toujours plurielle, rapport et composition de forces, et sa passivité vient de sa composition (jVP/i, 1 ; F, 131). Que la subjectivité, comme le voulait Nietzsche, soit affaire de forces conduit à une refonte importante de son statut. Ni unitaire, ni identitaire, ni personnelle, elle n’est pas l’apanage des systèmes psychiques humains, ni des âmes animales, mais doit être dis­ tribuée au niveau du tissu vivant : Deleuze s’appuie sur Bergson et sur Ruyer, qui montraient que la conscience n’est pas un évé­ nement mental réservé à l’organisme humain, mais un acte vital. Deleuze ajoute que la subjectivité n’est pas un acte, mais une pas­ sion, la passivité d’une répétition. Il faut attribuer une âme au cœur, aux muscles, aux nerfs, aux cellules, mais une âme contem­ plative dont le rôle est de contracter une habitude ÇDR, 101). « Même quand on est un rat, c’est par contemplation qu’on “contracte” une habitude» (QPh?, 201). De ce point de vue, aucune priorité du sujet humain, ni même du sujet organique, mais l’esprit de l’homme est composé d’une infinité d’âmes (Leib­ niz) comme le corps animal d’une infinité d’individus (Leibniz et Spinoza). L’animal n’est plus une frontière significative, puisque, sous l’unité de son organisation, il faut, comme dans la Monado­ logie de Leibniz, concevoir en chaque partie une multiplicité de moi et d’âmes,

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El même dans le rat du labyrinthe et dans chaque muscle du rat, il faut mettre de ces âmes contemplatives (DR, 103).

Deleuze a l’air d’hésiter entre deux positions : dissoudre l’âme, le sujet, ou mettre du sujet, de l’âme là où on n’en

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n’attend pas - le rat, le « sujet larvaire », le « moi dissous ». Il s’agit, non de supprimer la notion de sujet, mais de la transfor­ mer radicalement, comme nous le verrons avec la théorie de l’heccéité. Deleuze ne dit pas qu’il n’y a pas de sujet, de moi, d’organes, mais que leur théorie doit être profondément trans­ formée.

Nous sommes faits de toutes ces profondeurs et distances, de ces âmes intensives qui se développent et se ré-enveloppcnt. Nous appelons fac­ teurs individuants l’ensemble de ces intensités enveloppantes et envelop­ pées, de ces différences individualités et individuelles, qui ne cessent de pénétrer les unes dans les autres à travers les champs d’individuation. L’individualité n’est pas le caractère du Moi, mais au contraire forme et nourrit le système du Moi dissous (DR, 327). Il en résulte que le moi n’est pas personnel, ni substantiel, il ne possède ni les caractères de la subsistance, de l’unité ou de l’identité à soi. Il n’est donc pas un donné, ni même l’unité d’un résultat, mais « une différence soutirée », une modification, et non un être. C’est une synthèse passive, qui soutire son unité devenue en contemplant et en contractant des forces (DR, 101-107). Il est relation en devenir et non entité devenue, et même il faut dire qu’il n’est pas donné mais soustrait à l’unité. Sa contraction mobile, fluctuante, apersonnelle, inorganique se pro­ duit, « a lieu », « prend place », « est le cas » lorsqu’une diffé­ rence est soutirée à la répétition. De sorte qu’on n’est pas un moi, mais il y a moi dès que s’opère une contraction, aussi « furtive », aussi diffuse soit-elle. Le moi est un avoir, qui a lieu, un « avoir lieu » qui dure tant qu’il fait événement, mais qui reste local et diffus, ni souverain, ni immuable.

Il y a moi dès que s’établit quelque part une contemplation furtive, dès que fonctionne quelque part une machine à contracter, capable de sou­ tirer une différence à la répétition (DR, 107).

Deleuze répète ainsi pour l’identité et la substantialité du moi l’opération que Bergson poursuivait à propos du mouvement, en montrant que seul le mouvant est (si l’on peut dire) substantiel :

« Le moi n’a pas de modifications, il est lui-même une modification, ce terme désignant précisant la différence soutirée. Finalement, on n’est que ce qu’on a, c’est par un avoir que l’être se forme ici, ou que le moi

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)> passif est. Toute contraction est une présomption, une prétention, c’est-à-dire émet une attente ou un droit sur ce qu’elle contracte et se défait dès que son objet lui échappe» {DR, 107). Aussi faut-il constamment rappeler le caractère multiple, mobile et com­ municant de l’individualité : son caractère impliqué (DR, 327).

L’individu n’est donc « nullement l’indivisible », mais « ce qui ne cesse de se diviser en changeant de nature» (DR, 331), non une unité, mais une multiplicité variant par intensité. Avec Berg­ son, il s’agit de penser une telle multiplicité qui se divise en chan­ geant de nature, une multiplicité que Deleuze appelle « dividuelle » (MP, 421 ; IM, 26) pour indiquer un ensemble « ni divisible, ni indivisible », mais « qui ne se divise pas en parties sans changer de nature ». Le concept d’une telle multiplicité est décisif pour le système de Deleuze : c’est elle qui réforme les concepts d’individu et de sujet. Comme pour le concept de vir­ tuel, c’est à Bergson que Deleuze reprend la distinction entre deux multiplicités. La multiplicité quantitative fait plusieurs de l’un, reste une multiplicité d’extériorité, de juxtaposition partes extra partes, de différence de degré (l’espace chez Bergson). La multiplicité véritable ou substantive est qualitative, et n’est pas composée de parties (la durée chez Bergson). Elle se transforme bien puisqu’elle est en devenir, mais sa variaüon n’est pas réduc­ tible à une composition de parties, et implique bien plutôt un changement de nature (B, chap. II) : « Il y a autre sans qu’il y ait plusieurs» (B, 36). Une multiplicité ne sc définit pas par ses éléments, ni par un centre d’unification ou de compréhension. Elle se définit par le nombre de ses dimensions ; elle ne se divise pas, elle ne perd ou ne gagne aucune dimension sans changer de nature (MP, 305).

La multiplicité qualitative substitue ainsi à « l’opposition abs­ traite du multiple et de l’un » (un multiple composé par addition d’unités) une multiplicité « substantive » ou réelle (MP, 46). La multiplicité itérative partes extra partes « extensive, divisible », conserve le caractère de l’unifiable, du totalisable, de l’organisable, alors que la multiplicité réelle n’est pas faite d’unités, ni de quantités extensives qui se « diviseraient les unes dans les autres », mais d’« indivisibles », ou de « relativement indivisiblés », qui ne se divisent pas sans se transformer et « changer de

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nature » (MP, 43, 46). La multiplicité réelle ou substantive est donc plurielle, en devenir. Elle implique une différenciation intensive qu’il convient maintenant, d’expliquer.

Simondon, l'individuation intense et la modulation

Une telle analyse doit beaucoup à Georges Simondon, qui développe une philosophie de l’individuation intensive et différen­ tielle1. Dans son chef-d’œuvre, salué par Deleuze, Simondon renouvelle le problème de l’individuation : quand peut-on dire que se produit un individu, un animal, un cristal, une membrane ? La discussion est portée au plan général des rapports entre matière et forme. Il s’agit de chercher si le principe d’indivi­ duation qu’on se donne est bien capable d’expliquer la genèse de l’individu, et si un tel procès d’individuation, associant le principe d’individuation et l’individu devenu, peut être dit un. La question de la genèse d’un individu, ou du devenir un rencontre ainsi le problème classique du rapport de la matière et de la forme, « schème hylémorphique » incapable, selon Simondon, de concevoir le devenir d’une individuation, parce qu’il prétend expliquer l’individu par un principe d’individuation préformé, extérieur et transcendant à l’opération d’individuation. Un tel principe fonc­ tionne comme une forme (morphé) qui s’impose de l’extérieur comme un moule à une matière (hylé) passive. Simondon adresse deux critiques à l’hylémorphisme : présupposer un principe d’individuation abstrait, antérieur et extérieur à l’individu qu’il prétend informer ; concevoir l’individu comme un, indivisible, identique et unitaire, sans observer qu’on s’interdit par là de pen­ ser son devenir. En somme, hylémorphisme est une pensée de l’être devenu, incapable de penser un procès d’individuation : à l’être stable, Simondon substitue le concept de métastabilité, différence de potentiel qui induit un changement de phase ; à l’unité, Simondon objecte que l’individuation implique un rapport constituant, 1. Gilbert Simondon, L’individu cl sa genèse physico-biologique, l'individuation à la lumière des notions de forme et d’information, Paris, PUF, coll. « Epimcthéc », 1964, rééd. augmentée, Grenoble, J. Millon, coll. « Kiisis », 1995.

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if donc pluriel avec un milieu d’individuation, qui joue comme milieu métastable ; à l’identité, Simondon substitue la relation pre­ mière et plurielle, seule capable de rendre compte du devenir. Simondon révoque ainsi le modèle hylémoiphique du moule, qui conçoit la prise de forme comme l’empreinte abstraite d’une forme s’imposant de l’extérieur à une matière passive. Il remplace le moule par une modulation, qui pense la prise de forme comme interaction des forces et des matériaux. En réformant par la théorie de la modulation les rapports de la matière et de la forme, Simondon se propose de substituer à la métaphysique de l’être stable une métaphysique du devenir conforme aux sciences de son temps. Là où les métaphysiques de l’être stable se donnent l’individu selon un principe extérieur, transcendant, qui précède l’opération d’individuation, Simondon montre que la relation est première, et l’individu toujours le résultat d’un procès d’individuation qui met en jeu un champ pré-individuel, un champ intensif d’individuation. Il existe donc une « condition préalable de l’individuation », qui est l’existence d’une telle « différence fonda­ mentale », cet « état de dissymétrie » qui définit un système métastable. Simondon l’appelle « disparation », en empruntant le terme au vocabulaire de la psychophysiologie de la perception, où il désigne la production de la profondeur dans la vision binoculaire (ID, 121). Chaque rétine est couverte d’une image bidimensionnelle, mais la différence de parallaxe empêche les deux images de coïncider : leur asymétrie produit par « dispara­ tion » la création d’une nouvelle dimension. Elle fait surgir la vision tridimensionnelle, comme résolution créatrice de la « dis­ parité » entre les deux rétines. La différence n’est pas réduite : elle trouve sa résolution en inventant, en créant comme solution une nouvelle dimension : la tridimensionnalité. Le volume visuel se produit non par réduction, mais par « disparation » de la diffé­ rence initiale1. La structuration objective mais métastable d’un champ, que Simondon nomme le « problématique », contient une différence, un disparate, un déséquilibre potentiel qu’il ne s’agit pas d’éliminer, mais de résoudre par disparation, sur un mode créa1. Simondon, 1GP, 206; Dclcuzc, DR, 72-73.

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tcur, en produisant une dimension nouvelle qui ne préexistait pas au problème, ici, la vision en volume. Delcuze s’empare de cette théorie de l’individuation, par différenciation intensive. Elle inclut une théorie du signe et du signal comme différence de potentiel, comme différence intensive, et une philosophie de la nature qui fait de la différence le principe transcendantal de la différenciation. Delcuze pose que l’individuation doit être pensée dans son champ pré-individuel de constitution, plan matériel des quantités intensives (LS, 124-126). L’individuation surgit donc par liaison, là où une différence problématique se résout en s’actualisant : c’est une capture de force. L’individu se produit par modulation là où un champ pré-individuel d’individuation (face intensive) résout sa dilfércnce d’intensité initiale par disparation. L’indivi­ duation, la production d’un phénomène quelconque, relève d’une description physique des intensités fulgurant dans un champ animé par une différence de potentiel.

Je crois même que la subjcctivation a peu de choses à voir avec un sujet. 11 s’agit plutôt d’un champ électrique ou magnétique, une indivi­ duation opérant par intensités (basses autant que hautes), des champs individués et non pas des personnes ou des identités (P, 127).

Il faut alors expliquer l’intensité qui qualifie la différence, et le champ d’individuation : l’intensité est quantitative et par consé­ quent, elle varie par degrés, est à la fois toujours différentielle et continue, c’est-à-dire différence d’intensité. Elle n’est jamais donnée sur le mode discret comme une qualité une, mais toujours varia­ tion quantitative continue. C’est pourquoi l’intensité convient à une métaphysique de la force (comme variation de puissance) et de l’oscillation entre actuel et virtuel. La « différence d’intensité » « exprime des rapports différentiels comme une matière virtuelle à actualiser ». Cette matière virtuelle reprend le champ intense d’individuation, le problématique de Simondon, avec ses points de singularité virtuels qui s’actualisent, se différencient. Ainsi, « l’individuation commande l’actualisation ». Il en résulte que l’intensité est première (DR, 323). Dcleuze se sert de la disparation simondienne pour forger le dispars de Différence et répétition, « disparité constituante » ou « diffé­ rence en soi » qui « met en rapport les séries hétérogènes ou dis­ parates elles-mêmes » et fait surgir la sensibilité, la pensée comme

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>! « résolution d’une différence de potentiel » (DR, 92, 157), comme différence intensive. Cette théorie du dispars enveloppe une philo­ sophie de l’intensité, de la grandeur intensive et de la variation continue, qui prépare la synthèse hétérogène (MP, 408). La diffé­ rence est toujours donnée comme différence de différence, si bien que, lorsqu’elle se différencie en s’individuant, elle perd en quelque sorte ou égalise sa différence initiale. Les différenciations biologiques et psychiques reposent ainsi sur un champ intense pré-individuel. L'individuation précède en droit la différenciation [...] toute différencia­ tion suppose un champ intense d'individuation préalable (DR, 318). Si l’individuation ne présuppose aucune différenciation mais « la provoque », c’est que la différenciation est le résultat de ce mouvement d’individuation qui résout la disparation, ou le dispars selon Deleuze. La différence de potentiel se résout par une diffé­ renciation qui est une véritable création, et ne préexistait pas à la mise en tension du système. On ne peut séparer l’individu de son milieu, et tous deux résultent de cette opération d’individuation qui les produit ensemble. Outre cette conception intensive de l’individuation, la dispara­ tion fournit une alternative heureuse à la dialectique hégélienne. Il y a devenir, mais il ne se produit pas par devenir-an, fusion des différences, qui résout la différence par contradiction, ou néga­ tion. La disparation simondienne remplace l’opposition hégé­ lienne, qui, selon Deleuze, résout la différence en identité, là où le devenir doit être compris comme multiplicité véritable, c’est-àdire nouvel arrangement.

Pour que des oppositions de forces ou des limitations de formes se dessi­ nent, il faut d’abord un élément réel plus profond qui se définit et se détermine comme une multiplicité informelle et potentielle. Les opposi­ tions sont grossièrement taillées dans un milieu fin de perspectives che­ vauchantes, de distances, de divergences et de disparités communican­ tes, de potentiels et d’intensités hétérogènes ; et il ne s’agit pas d’abord de résoudre des tensions dans l’identique, mais de distribuer des dispa­ rates dans une multiplicité (DR, 71).

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Les sujets sont produits là où les forces entrent dans un « sys­ tème », pensé sur le modèle électromagnétique de la résolution de différence de potentiel. La première synthèse passive de

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l’habitude montrait que la répétition opère toujours entre deux différences, se fait différence de différence, « différenciant » de la différence (DR, 104), qui établit une communication entre séries distinctes. « Quelque chose » se produit lorsque des séries cou­ plées « résonnent » et cette résonance produit un « mouvement forcé » qui fait devenir comme sujet les « supports » ou les « patients » de ces dynamismes. Lorsque la communication est établie entre séries hétérogènes, toutes sortes de conséquences en découlent dans le système. Quelque chose « passe » entre les bords : des événements éclatent, des phénomènes fulgurent, du type éclair ou foudre. Des dynamismes spatio-temporels rem­ plissent le système, exprimant à la fois la résonance des séries couplées et l’amplitude du mouvement forcé qui les débordent. Des sujets peu­ plent le système, à la fois sujets larvaires et moi passifs. Ce sont des moi passifs, parce qu’ils se confondent avec la contemplation des couplages et résonances ; des sujets larvaires parce qu’ils sont le support ou le patient des dynamismes (DR, 155).

La résonance entre séries disjointes (différence initiale) produit le différenciant (disjiars) ; la résonance induit le mouvement forcé : l’individuation comme différence se produit toujours par résolu­ tion problématique d’une différence de potentiel. L’individuation « établit une communication interactive entre les ordres de gran­ deur ou de réalité disparates» (ID, 122) et établit ainsi une diffé­ rence entre deux séries hétérogènes. Delcuze remplace le rapport logique de causalité par un pro­ cessus physique de signalisation, et définit le signal comme « un système doué d’éléments de dissymétrie, pourvu d’ordres de gran­ deurs disparates », où l’on reconnaît « le problématique » de Simondon, et sa mise en résonance et communication entre séries disjointes. « Nous appelons signe ce qui passe dans un tel sys­ tème, ce qui fulgure dans l’intervalle, telle une communication qui s’établit entre des disparates» (DR, 31). Toute individuation « fulgure », c’est-à-dire se produit par disparation intensive, sur ce mode signalétique. Tout phénomène, toute individuation est donc signalétique et se produit par résolution de disparation intensive. « Les qualités sont des signes et fulgurent dans l’écart d’une diffé­ rence » (ID, 137). Le phénomène est un signe, c’est-à-dire ce qui fulgure dans ce système à la faveur de la communication des disparates. [...] La raison du sensible,

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Deleuze- De l’animal à l’art

il la condition de ce qui apparaît, ce n’est pas l’espace et le temps, mais l’inégal en soi, la disparation telle qu’elle est comprise et déterminée dans la différence d’intensité, dans l’intensité comme différence (DR, 287).

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Deleuze tire une conséquence bergsoniennc de l’intensité simondienne, en la reformulant dans les termes du virtuel et de l’actuel. La différence virtuelle se résout en s’actualisant, d’où les deux moments de la différence, que Deleuze exprime par la for­ mule complexe de la différenc/tiation à l’époque de Différence et répétition : le virtuel, réel mais idéal est différentié dans son contenu même sans s’actualiser ; il s’agit du « problématique » simondien. Deleuze l’appelle une « Idée », qu’il ne faut donc pas confondre avec une représentation mentale puisque le terme désigne un complexe virtuel différentié (avec un Z). Cette diffé­ rence intense et virtuelle s’actualise en se différenciant (avec un c) lorsqu’elle s’individue. Une telle individuation surgit comme une liaison stabilisatrice, qui résout la différence de potentiel initial. « Tandis que la différentiation détermine le contenu virtuel de l’idée comme problème, la différenciation exprime l’actualisation de ce virtuel » (DR, 270). Virtuel et actuel forment donc les pôles solidaires d’un mouvement vital, celui de la différenciation, qui comporte deux pôles en tension : celui de l’actualisation, qui tend vers les formes et les organisations, et comporte la tendance à réifier, «stratifier» dira Deleuze dans les années 1970, tandis que, réciproquement, tout devenir comporte également des forces intensives qui réintroduisent de l’aléatoire dans le système. Deleuze reprend donc l'individuation intensive de Simondon en valorisant le moment informel, le vecteur de l’actuel au vir­ tuel, au détriment de l’axe orienté vers l’organisation, qui com­ porte une stabilisation des forces, mais aussi une résolution de l’intensité.

Geoffroy Saint-Hilaire, l'oeuf et le corps sans organes

La question de l’animal sort transformée de cette théorie de l’individuaüon intensive. Le problème des sciences de la vie a toujours été d’ordonner les différences (DR, 319), « de penser les rapports des animaux entre eux » (MP, 286). L’animalité croise le

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problème de la différenciation organique et celui du statut de cette organisation, qui lie les intensités. À quelles conditions des différences « libres, flottantes, non liées » deviennent-elles des dif­ férences «appréciables, liées et fixes» {DR, 319), qui organisent, stabilisent les différences en individus ? Deleuze appelle « strates » ces grandes différenciations qui reprennent les « phases » simondicnnes et dont les trois plus notables à notre échelle sont les stra­ tes matérielles, organiques et psychiques. La question se pose d’abord dans l’ordre organique s’agissant des grandes différencia­ tions biologiques : les organes, les sexes et les espèces. Comment se stabilise l’individualité psychique, sexuelle et organique ? Mais aussi comment fonctionne la reproduction vitale, qui croise le problème épistémologique du même et de l’autre, celui de la répétition vitale, et de la production du semblable ? La reproduction animale, en effet, est le lieu de la répétition. Mais cette reproduction est également mimésis et vaut comme prin­ cipe pour la culture, sous le ütre de représentation ou de reproduc­ tion, comme création de forme et modèle de l’imitation et de la ressemblance dans l’art. La question s’exerce d’abord dans le champ épistémique des sciences de la vie : il s’agit de penser l’unité et l’identité d’«« animal, dans son rapport logique à la classe supé­ rieure de l’espèce (rapport du particulier à l’universel), mais aussi dans son rapport tâtai et historique aux autres espèces. Deleuze explore l’épistémologie des sciences de la vie, et privilégie la varia­ tion prédarwinicnne de Geoffroy Saint-Hilaire, moins évolution­ niste et historique que géographique et typologique. Elle permet d’explorer la strate organique, en pensant l'individuation orga­ nique comme une cinématique des forces, un « champ intensif d’individuation », à travers les travaux « de l’école de Child sur les gradients et les systèmes de résolution dans le développement de l’œuf», et les travaux de Dalcq1 {ID, 123). Le « génie de Geoffroy » consiste à avoir su penser les organismes et les individus constitués comme « des vitesses et des rai­ sons variées déterminées par le milieu, suivant des accélérations ou des arrêts » {MP, 60 ; DR, 239), à chercher sous la forme la variation de forces intensives. « La distinction biologique d’un 1. Albert Dalcq, L’œuf et son dynamisme organisateur, Paris, Albin Michel, 1941.

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organe et d’un organisme [...] dépend de la situation des intensi­ tés correspondantes» (DR, 331). Du côté des sciences de la vie, on trouve là le point de départ théorique du concept de « corps sans organes », que Deleuze emprunte à Artaud, et qu’il men­ tionne pour la première fois en 1969, dans Logique du sens. Geoffroy Saint-Hilaire pose au-dessous des organes un plan de composition virtuel et explique la différence générique entre les animaux mais aussi entre l’animal et l’homme par une différence intensive d’arrangement des mêmes matériaux constituants. D’où l’attention que lui accorde Deleuze, qui revient en de nombreuses parties de son œuvre à la « Querelle des analogues » qui l’oppose à Cuvier en 1830'. Là où Cuvier fractionne le genre animal en quatre classes, Geoffroy pose le continuum d’une variation unique, un plan unitaire d’animalité dont tous les vivants dans leur variété sont des modes. Pour Cuvier, le règne animal se scinde en quatre plans de structure distincts : « Les animaux ver­ tébrés, les animaux mollusques, les animaux articulés, les ani­ maux rayonnés »2, soit, dans une terminologie plus actuelle, les vertébrés (ou animaux supérieurs, caractérisés par la bilatéralité et la symétrie) et les trois classes d’invertébrés, comprenant les mollusques (notamment les céphalopodes, qui jouent un rôle dans la querelle des analogues, ayant « la tête en bas » et se caractéri­ sant par le retournement - critère topologique - de l’axe longi­ tudinal), les annelés (annélides, crustacés, arachnides, insectes à segmentation horizontale multiple, dont les éléments sont autono­ mes), et les rayonnés ou zoophytes, qui perdent tout axe de symétrie (échinodermes, vers, polypes, infusoires). Cuvier s’en tient à ces quatre règnes, organisés autour de différences irréduc­ tibles. Geoffroy réclame qu’on explique la constitution de ces dif­ férences, franchit la différence abstraite, discontinue postulée par Cuvier, et produit selon Deleuze une véritable « différenciation » individuelle, à partir d’un seul plan continu de variation animale, qu’il appelle le « plan de composition organique ». Là résident son innovation épistémologique et sa contribution très forte à la 1. Geoffroy Saint-Hilaire - Cuvier, La querelle des analogues, présentation par Patrick Tort, Plan de la Tour (Var), Éditions d’aujourd’hui, coll. « Les Introuvables », 1983, p. 107 et 119. 2. Étienne Geoffroy Saint-Hilaire, Leçons sur l’histoire naturelle des mammifères, vol. 1, Paris, Pichon et Didier, 1828, p. 16.



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théorie du devenir-animal et au corps sans organes chez Deleuzc : Geoffroy théorise le passage d’une forme animale à une autre, et ainsi, transforme le concept de forme, qui passe d’une détermination fixe et majeure (le type chez Cuvier) à la variation continue (et mineure) d’un plan continu de composition. La controverse avec Cuvier éclaire la stratification organique. Cuvier adopte une position aristotélicienne, fixiste (on ne passe pas d’une classe à l’autre) et classificatoire. Geoffroy défend une épisté­ mologie de la variation, dissout la différence fixée anatomique­ ment au profit d’une différenciation morphogénétique continue. Il adopte une position moniste (il n’y a qu’un seul attribut animal, dont tous les animaux sont des modes) et transformiste : la genèse ou le développement des organismes ne sont que des différencia­ tions modales suivant des accélérations et des arrêts, des étirements et des plissements des mêmes matériaux constituants et, du coup, la différence entre espèce et monstre devient peu pertinente. Il est aussi intéressant de penser l’unité animale du monstre que celle du représentant normal de l’espèce : Geoffroy ouvre la voie à une conception anomale de l’animal. Deleuze porte toute la discussion au plan épistémologique, en faisant de Cuvier le tenant d’une position aristotélicienne, et de Geoffroy l’acteur d’une position spinoziste. On peut estimer en effet que Cuvier fonctionne selon l’analogie de proportionnalité : l’unité de plan qu’il propose est une unité d’analogie, dans la mesure où il n’y a pas de passage possible entre les embranche­ ments. L’être, placé dans une position éminente, se dit de manière équivoque de tous les animaux ; les différents plans de l’être (les quatre embranchements de Cuvier) ne communiquent que par analogie. Conformément à sa critique des catégories {DR, 364), Deleuze interprète les « grandes unités fonctionnelles » de Cuvier comme une position aristotélicienne, qui se donne des dif­ férences spécifiques sans genre commun, et pense leur commune appartenance à la vie par une analogie simplement nominale, là où Geoffroy actualise la position spinoziste d’une univocité de la vie, qui se dit de la même manière de tous les vivants. Geoffroy passe du plan d’organisation (Cuvier) à un seul plan de composi­ tion, selon le principe d’univocité : une seule substance, une seule matière se dit de tous les animaux, qui ne varient qu’en fonction des connexions variables dont sont affectées leurs parties.

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L’opposition entre Cuvier et Geoffroy concerne donc le statut de la différence, ramenée, selon Deleuze, à un «jugement d’analogie » pour Cuvier, dont les classes irréductibles ne sont qu’analogiquemcnt animales, là où Geoffroy pose toutes les diffé­ rences animales comme univoquement « variable dans un concept universel» (DR, 319, 278). Il est vrai que Geoffroy conserve, maladroitement selon Deleuze, le vocabulaire de l’analogie, puisqu’il nomme sa théorie « doctrine des analogues ». Mais la forme, chez Geoffroy, est intensive et matérielle et ce qu’il appelle analogie est le procès matériel, topologique, de variation des formes. Il refuse de prendre en considération les organes et fonctions constituées, niveau « supérieur » et abstrait, simple postulation, et s’en tient, dit-il, à une démarche expérimentale, tenant compte uniquement des « matériaux » constituants, passant de la forme abstraite des organes et des fonctions à la formation concrète des procès maté­ riels de constitution, et des mouvements réels dont ils sont capa­ bles. Geoffroy peut donc protester qu’il s’en tient plus rigoureuse­ ment au « fait anatomique », que sa démarche est plus « expérimentale » que celle de Cuvier, puisqu’elle « introduit dans les études des systèmes animaux le seul élément scientifique propre à faire saisir toutes les conformités physiques du même rang» sans avoir besoin de faire intervenir les propriétés suppo­ sées de ces constituants'. Geoffroy peut estimer qu’il « renverse les bases de la zoologie », en s’en tenant pour seul principe aux « variations » qui affectent les « matériaux dont les organes sont composés », fait « porter l’analogie sur les matériaux seulement » et exige une « rigueur mathématique dans la détermination de chaque sorte de matériaux »2. Que la différenciation soit première implique une théorie matérialiste des différenciations vitales par quantum de force et variations intensives : Deleuze tire Geoffroy Saint-Hilaire du côté de Nietzsche. On doit pouvoir, estime Geoffroy, passer du Céphalopode au Mammifère par variation continue, par « plisse­ ment », variation quantitative des mêmes matériaux. C’est en ce sens que la biologie, la théorie du vivant, est le lieu épistémolo1. Geoffroy Saint-Hilaire, La querelle des analogues, op. cil., p. 168 et 173-174. 2. Ibid., p. 169.

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gique d’une logique du multiple, pour qui le critère de la diffé­ renciation permet d’échapper à la ressemblance (imaginaire) comme à l’analogie structurale. Ce que Geoffroy appelle « ana­ logie matérielle »' relève donc d’une transformation topologique et intensive. Si la théorie aristotélicienne établit proprement une analogie entre l’os hyoïde de l’homme et celui du chat en se réfé­ rant à la cause finale, qui unifie abstraitement leur différence par l’égalité de leurs fonctions, Geoffroy passe à l’examen de l’homologie structurale sur le seul plan morphologique. Seule importe la constitution empirique des hyoïdes humain et félin. L’hyoïde humain étant composé de cinq osselets là où celui du chat en comporte neuf, il faut identifier les quatre osselets man­ quants dans l’organisme humain (sous forme involuée ou trans­ formée) ou expliquer leur disparition avant de pouvoir conclure à 1’ « analogie », au sens de Geoffroy, à la variabilité continue, dirait Deleuzc. Ainsi, l’analogie selon Geoffroy n’est ni une res­ semblance métaphorique, ni une assimilation douteuse ou une confusion épistémologique : elle est, comme le dit très bien Dagognet, une « extraordinaire contraction » qui fait triompher le « monisme logique » au sein de la diversité animale2. Geoffroy a d’ailleurs parfaitement conscience de fonder une morphologie structurale en même temps qu’il bouleverse la classification anté­ rieure, en révoquant les formes extérieures, en se détachant des fonctions de Cuvier, des appareils internes, pour ne considérer que les matériaux constituants : « La nature emploie constam­ ment les même matériaux et n’est ingénieuse qu’à en varier les formes. »3 On peut donc résumer ainsi le débat : pour Cuvier, disconti­ nuité des formes, différence abstraite et participation analogique des vivants ; pour Geoffroy, variation continue d’un seul plan ani­ mal. La forme est donc une variation intensive chez Geoffroy, là où Cuvier la pose comme transcendante, extérieure aux varia­ tions, comme un moule externe. Moule ou type fixe chez Cuvier, 1. Ibid., p. 168. 2. Dagognct, Le catalogue de la vie, 1970, p. 103-105 ; Perricr, La philosophie zoolo­ gique avant Darwin, Paris, Alcan, 1884, p. 97-98. 3. GcoHïoy Saint-Hilaire, « Pièces osseuses des organes respiratoires », Philo­ sophie anatomique, 1818, p. 18-19.

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modulation intensive des matériaux chez Geoffroy, qui passe par pliage du Céphalopode au vertébré. Un seul Animal abstrait pour tous les agencements qui l'effectuent. Un seul et même plan de consistance ou de composition pour le céphalo­ pode et le vertébré, puisqu’il suffirait au vertébré de se ployer assez rite en deux pour souder les éléments des moitiés de son dos, rapprocher son bassin de sa nuque, et rassembler scs membres à l’une de scs extré­ mités du corps, devenant ainsi Poulpe ou Seiche, tel « un bateleur qui renverse ses épaules et sa tête en arrière pour marcher sur sa tête et scs mains» (MP, 312)'.

L’univocité du plan de composition animal ramène la diffé­ renciation animale à une variation modale. L’ « unité de plan organique » de Geoffroy est donc univoque et non unitaire, et n’est dit « unique » que pour autant qu’elle est immanente à tous les vivants. L’expression d’« Animal abstrait », que Deleuze détermine à l’époque de Différence et répétition comme une « Idée d’animal universel », peut prêter à confusion et laisser croire qu’on subsume les différences animales sous un concept universel unitaire. Il n’en est rien : 1’ « Idée » de Différence et répétition, comme « le problématique » de Simondon, désigne le plan virtuel de différentiation in re, le diagramme virtuel ou la structure de singularités qui anime tout agencement concret. Il ne s’agit pas, on l’a vu, d’une Idée au sens d’un concept mental rassemblant les différences sous l’unité d’une essence, mais d’un plan de consis­ tance immanent, réel, mais virtuel et qui s’actualise (qui s’individue) en adoptant la forme de tel ou tel animal. L’Idée implique une univocité qui se distingue absolument de l’unité numérique, de la totalité ou de l’identité de l’unique. Le transfor­ misme de Geoffroy unifie bien le fixisme de Cuvier, contient une réfutation de sa classification, et même, devrait-on ajouter, eu égard à son intérêt pour la tératologie, une réfutation de toute classification. C’est une contraction logique de la position fixiste. Mieux encore, c’est l’introduction d’une nouvelle conception de la forme, comme variation modale et composition d’éléments matériels identiques pour tous les animaux, qui transforme la classification en cliché provisoire. Cela détermine le « spino­ zisme » de Geoffroy Saint-Hilaire, sur lequel Deleuze insiste tou1. Voir aussi MP, 60-63.

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jours, et que nous étudierons avec la théorie de l’heccéité : poser une substance immanente, ou plan virtuel de composition, oblige à penser la forme comme résultat de composition de rapports et non comme entité simple. L’immanence postule l’unité d’une continuité, d’un continuum de variation, et non l’identité du même. C’est le principe d’un monisme, qui « explique l’orga­ nisme par une force matérielle qui ne change pas la nature des corps, mais leur ajoute de nouvelles formes et de nouvelles rela­ tions » (Pli, 15, n. 25). La diversité des vivants devient donc varia­ tion. « Si l’on cherche des successeurs à Spinoza », dit Deleuze, il faut penser à Geoffroy Saint-Hilaire, et à son « unité de composi­ tion de la Nature au nom d’un “principe de connexion” », qui implique « toutes sortes d’expérimentations et de variations ». Geoffroy pose au niveau zoologique le problème spinoziste de la composition des corps simples, que la biologie moléculaire actuelle retrouve au niveau du codage chimique de la matière. Le principe d’univocité est donc aussi bien un principe de variation qui permet de passer par modulation intensive ou pliage d’un animal à l’autre, et de penser toutes les opérations de la vie comme des effcctuations modales d’un plan non unitaire mais pluriel et immanent de composition animal. Il y a donc « un seul animal abstrait pour tous les agencements » (MP, 60), et cela comprend, évidemment, le corps humain.

Embryons et sujets larvaires

Ce plan de composition animal est un milieu pré-individuel, virtuel, en voie de différenciation intensive. D’où le primat méthodologique de l’embryologie, qui pose le problème de la constitution de l’organisme, l’œuf et l’embryon constituant un milieu intense de matières non formées, que Deleuze appelle un plan de consistance. L’embryon est un sujet larvaire, une masse matérielle capable de supporter de grandes modifications, un tissu informel susceptible d’actualiser un grand nombre de formes. Il faut se garder de comprendre ce tissu comme une réserve de pos­ sibles : Deleuze, à la suite de Bergson, poursuit, on s’en souvient, une critique méthodique du possible, projection rétrospective de

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l’intelligence sur la réalité, qui soustrait au fait accompli une pos­ sibilité non réalisée. À la disjonction du possible et du réel, Deleuze a substitué l’oscillation du virtuel et de l’actuel, qui sont deux modalités du réel. L’œuf pose à son niveau, et à un degré d’actualisation plus radical, le problème du plan de composition animal. C’est un échantillon vital du plan virtuel d’actualisation, un laboratoire expérimental : en réalité, tel embryon est actuel. Mais les mouvements, plissements et torsions qu’il subit actuelle­ ment indiquent des « dramatisations spatio-temporelles » (DR, 103), des remous, des différenciations locales, qui montrent à l’œuvre la différenciation. Indifférente aux concepts d’individu et d’espèce, la différenciation produit l'individuation comme son résultat : la genèse réelle ne va pas d’un universel abstrait, l’espèce possible (concept de la réflexion) à l’individu existant, mais actualise un champ problématique virtuel, intensif et réel en individus différenciés. Deleuze connecte ainsi Geoffroy SaintHilaire à l’embryologie pour compléter Simondon, à qui il repro­ chait de ne pas s’appuyer assez sur 1’embryologie pour explorer « l’idée d’une individuation par l’intensité, d’un champ intensif d’individuation » (LD, 123); il s’agit de passer de l’individuation intensive et physique, déterminée par Simondon, à une différen­ ciation cinétique des matériaux. En rapprochant 1’ « Animal abstrait » de Geoffroy SaintHilaire de la différenciation en embryologie, Deleuze précise sa conception de l’individuation, et poursuit l’ébauche du concept de « corps sans organes ». L’œuf vital, un champ d’individuation, implique les deux moments de la différence que Deleuze élabo­ rait avec Simondon sur le plan d’une physique des différences intensives. La différence virtuelle (que Deleuze écrit avec un Z) signale les différentiations idéelles sans être abstraites, non encore réalisées mais parfaitement consistantes. La différence actuelle (que Deleuze écrit avec un c) décrit l’autre moment de la diffé­ rence, celui de la différenciation ou de l’individuation, par lequel les différences virtuelles résolvent leur problémauque en prenant la forme d’un individu différencié (qui égalise ainsi le champ dif­ férentiel virtuel). Un champ problématique de singularités virtuel­ les, mais réelles et différenciées (avec un Z) s’actualise en résolvant leur disparité initiale : c’est l’individuation, qui s’organise, se sta­ bilise, se stratifie en se différenciant (avec un c). On mesure la

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proximité avec Simondon, lorsque Deleuze écrit : « C’est sous l’action du champ d’individuation que tels rapports différentiels et tels points remarquables (champ pré-individuel), s’actualisent », mais il en tire une conséquence bergsonienne qui le démarque de Simondon. Une telle actualisation « s’organise [...] en suivant des lignes différenciées » (DR, 318), et l’intérêt pour l’exemple métho­ dologique de l’embryon ou le thème du corps sans organes indi­ quent que Deleuze privilégie le moment intense de la différentia­ tion (virtuelle), alors que l’actualisation (différenciation) signale la perte d’intensité, l’égalisation des différences. L’Idée probléma­ tique et virtuelle constitue ce problème que l’individuation résout par le fait, mais aussi égalise et annule. Elle comporte des diffé­ rences parfaitement singularisées sur le plan virtuel, et s’actualise en se différenciant. Porteur de dynamismes spatio-temporels en voie d’organi­ sation, l’embryon est ainsi le premier modèle du corps sans orga­ nes, d’un corps non « moulé » par l’image d’une organisation sta­ tique, fixé autour du type de l’espèce, ou de l'individu adulte. On sait que l’œuf présente justement cet état du corps « avant » la représentation organique : des axes et des vecteurs, des gradients, des zones, des mouvements cinématiques et des tendances dynamiques, par rapport auxquels les formes sont contingentes ou accessoires (FB-LS, 47).

Il reçoit les trois caractères de 1’« ébauche » (DR, 321), de la matière intense, et de la passivité ou de plus grande résistance aux transformations : matériau informel, il admet les variations de forme les plus grandes. Il sert donc à penser la différenciation, l’individualisation organique ou la stratification en insistant sur sa part virtuelle en devenir. Dans le mouvement de différenciation qui stratifie le virtuel en l’actualisant, l'embryon regarde de l’actuel vers le virtuel, de la forme vers l’informe, vers la force ; il remplit le programme simondien : passer du moulage de la forme et de la matière à la modulation des forces et des matériaux. Si l'embryon fonctionne comme une ébauche, les mouvements de « dédifférenciation organique » sont aussi constitutifs que l’apparition de formes spécifiques (DR, 320-1): la forme orga­ nique n’est pas le telos de son développement. L’embryon « éprouve et subit des états, entreprend des mouvements qui ne sont pas viables spécifiquement, qui débordent les limites de

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l’espèce, du genre, de l’ordre ou de la classe» (DR, 321). Ces mouvements, qui correspondent à la variation cinétique des matériaux chez Geoffroy Saint-Hilaire, renvoient aux deux moments de la différenciation, aux « rapports différentiels » qui constituent la virtualité, mais aussi aux mouvements d’actua­ lisation réels et singuliers de la différenciation organique en train de s’opérer. C’est donc le mouvement empirique et actuel d'individuation qui « provoque » une différenciation, qui ne lui préexistait pas (DR, 318). C’est pourquoi l’intensité est première, chez Deleuze. Et par intensité, il faut entendre une « région d’activité » animant la matière de pôles et d’axes, selon des différences de potentiel for­ mant « une onde de variation » qui traverse le protoplasme (DR, 322). L’œuf est un modèle épistémologique pour penser le mou­ vement vital comme différentiation (virtuelle), individuation, dra­ matisation cinétique intensive, puis différenciation actuelle spéci­ fique et organique (DR, 323). Deleuze reprend ainsi le projet de Nietzsche : « définir le corps en devenir, en intensité, comme pouvoir d’affecter et d’être affecté, c’est-à-dire Volonté de puis­ sance». Mais, à l’activité de la volonté, Deleuze substitue l’intensité métamorphique du coips sans organes, « corps affectif, intensif », qui ne « comporte que des pôles, des zones, des seuils et des gradients » (CC, 164). Cette conception intensive du corps réforme la biologie : sur un mode empiriste, l’individu précède en droit l’espèce, et lui-même doit être compris comme un embryon dans son champ intense d’individuation, l’œuf vital. Les concepts génériques de l’espèce et de l’organisme adulte agissent comme des clichés de formes qui figent le mouvement réel de différenciation, et fonc­ tionnent ensuite comme des obstacles épistémologiques qui empê­ chent de saisir le devenir vital. S’élabore ici le programme du corps sans organes : ramener la différenciation spécifique et orga­ nique à une différenciation cinétique intensive des matériaux. .Organes, espèces, individus n’ont d’existence que comme pro­ duits relatifs et résultats précaires de cette différenciation.

Nous considérons que la différence d’intensité, telle qu’elle est impliquée dans l’œuf exprime d’abord des rapports différentiels comme une matière virtuelle à actualiser. Ce champ intensif d’individuation déter­ mine les rapports qu’il exprime à s’incarner dans des dynamismes

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spatio-temporels (dramatisation), dans des espèces qui correspondent à ces rapports (différenciation spécifique), dans des parties organiques qui correspondent aux points remarquables de ces rapports (différenciation organique). C’est toujours l’individuation qui commande l’actualisation : les parties organiques ne sont induites qu’à partir des gradients de leur voisinage intensif ; les types ne se spécifient qu’en fonction de l’intensité individualité. Partout l’intensité est première (DR, 323). C’est pourquoi Deleuze valorise les formes involutives et s’intéresse au sujet larvaire : larve, embryon ne peuvent appa­ raître comme le support du changement mais comme son actuali­ sation réelle. Deleuze, comme Bergson, comprend la différencia­ tion comme véritable création. 11 faut donc se garder d’appliquer à la larve un schème de constitution adulte et l’entendre comme un mode d’inachèvement ou d’indétermination immature. La larve désigne un mode d’individuation réel par lequel une entité s’actualise parfaitement, sans être pour autant assujettie à un plan de transcendance qui rapporte l’individuation à un support subs­ tantiel, forme, sujet ou objet, espèce ou organe. « Il n’y a plus de formes [préexistantes], mais des rapports cinématiques entre élé­ ments non formés ; il n’y a plus de sujets mais des individualisa­ tions dynamiques sans sujet » (Z), 112). Elle permet de penser une variabilité du matériau informel, une modulation intensive des forces, une agitation des formes qui sont le privilège du virtuel. La matière intense est non formée, elle n’est pas entrée encore dans une composition stable, elle présente donc une variabilité extrême, un coefficient minimal d’organisation.

La vérité de l’embryologie, déjà, c’est qu’il y a des mouvements vitaux systématiques, des glissements, des torsions, que seul l’embryon peut supporter : l’adulte en sortirait déchiré. Il y a des mouvements dont on ne peut être que le patient, mais le patient à son tour ne peut être qu’une larve (DR, 156).

Il y a chez Deleuze un privilège de l’informel, qui valorise dans l’individuation le moment pré-individuel, le devenirindividu. Ce privilège donné à l’informe signale une philosophie de la force et explique l’éloge de la passivité, capacité métamor­ phique à subir des devenirs variés.

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Le statut de cette animalité intensive et changeante implique une discussion épistémologique qui met en question le statut de la nonne, autant qu’elle a transformé celui de la forme. Canguil­ hem, dont Deleuzc a suivi l’enseignement et qui lui commande en 1953 l’une de ses premières publications tournant justement autour du rapport entre Instincts et institutions', s’appuie sur Geof­ froy Saint-Hilaire pour proposer une théorie de la « normativité vitale ». L’anomalie est définie comme un « fait de variation indi­ viduelle », qui illustre le principe leibnizien des indiscernables, c’est-à-dire la primauté épistémologique de la différence2. C’est que la norme, chez Canguilhem, est « morphologique et fonc­ tionnelle », variable (p. 90) et fluctuante, non générale. La philo­ sophie de la vie propose un nouveau type de rapports entre la norme et son application, une nouvelle logique du devenir, qui pose le rapport du singulier à son type comme une variation immanente et non comme l’application d’un invariant transcen­ dant ses variations concrètes. En reprenant le problème du rapport de l’individu à l’espèce, logique et vital, à partir de la nonne, Canguilhem permet de faire basculer la discussion dans le champ politique, et ouvre le bio­ logique sur les problèmes de la culture. Si l’anormal se définit comme déviation, en fonction de caractères spécifiques ou généri­ ques, Canguilhem montre que l’anomal est une exception, qui ne doit pas être déterminée par rapport à une règle déterminante, mais par rapport à un usage singulier. Il faut distinguer l’anormal et l’anomal comme deux usages de la norme : l’anormal est un tenue appréciatif, dévaluatif, qui implique la référence à une valeur qui n’est pas remplie, tandis qu’anomal vient du grec anomalia, et signifie « inégalité, aspérité » par opposition au lisse, à l’uni, mais reste un terme descriptif qui ne comporte pas l’idée de 1. Dclcuzc (cd.), Instincts et institutions, Paris, Hachette, 1953, p. V1II-XI, rcéd. in Philosophie, n° 65, mars 2000, Paris, Éd. de Minuit, p. 23-26. 2. Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris, PUF,i coll. « Galien », 1966, rcéd. coll. «Quadrige», 1993, cité par la suite Le normal...., p. ] 85.

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désordre ou d’irrégularité, mais seulement « l’insolite, l’inaccou­ tumé »l. À la lumière de la distinction kantienne entre jugement déterminant et réfléchissant2, l’anormal est saisi comme déviation à partir d’une norme ou d’un étalon hypostasié comme règle déter­ minante, alors que l’anomal est la différence constituante qui se produit comme cas singulier à partir duquel seulement la norme réfléchissante se dégage par variation3. L’anomal surgit donc comme l’exception d’une multiplicité qu’il contribue à enrichir et qu’il transforme, exactement comme le vivant transforme l’espèce. Ainsi, les concepts d’individu et d’espèce relèvent d’une norme qui fixe abstraitement les caractères de la normalité, tandis que l’embryon, la larve, l’individu réel surgissent comme des dif­ férenciations actuelles, créatrices, de véritables « anomalies ».

« Anormal » : a-normal, adjectif latin sans substantif, qualifie ce qui n’a pas de règle ou ce qui contredit la règle, tandis que « an-omalie », subs­ tantif grec qui a perdu son adjectif, désigne l’inégal, le rugueux, l’aspérité, la pointe de déterritorialisation. L’anormal ne peut se définir qu'en fonction de caractères, spécifiques ou génériques ; mais l’anomal est une position ou un ensemble de positions par rapport à une multipli­ cité (MP, 298). .

L’animal est donc un anomal. D’où l’intérêt de Geoffroy Saint-Hilaire pour une épistémologie de la variation : Canguilhem s’y réfère naturellement dans ses travaux sur Le normal et le patholo­ gique, puisque Geoffroy travaille sur une norme flottante et sur une épistémologie des métamorphoses au sens strict, ce qui explique son intérêt pour la tératologie qu’il fonde, et que son fils Isidore Geoffroy Saint-Hilaire poursuit4. La tératologie offre exactement le même champ d’étude : une variation continue5 de matériaux similaires. L’anomalie reçoit le même statut épistémologique que la diversité synchronique des formes ou l’embryogenèse diachro­ nique. La variété des êtres biologiques, celle des espèces comme celle des individus, pensée à partir du plan unitaire de la composi1. Canguilhcm, Le normal..., p. 81-82. 2. Kant, Critique de la faculté de juger, introduction, IV. Le jugement est « détermi­ nant » lorsque l’universel est donné, et « réfléchissant » lorsque seul le particulier est donné, sans que la faculté de juger ne dispose a priori d’un principe de jugement. 3. Canguilhcm, Le normal..., p. 179. 4. Ibid., p. 82. 5. Geoffroy Saint-Hilaire, La querelle des analogues, op. cil., p. 253, et également p. 285.

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>> tion organique, fait disparaître la séparation entre individu normal et anormal, en appliquant le principe leibnizien de la variété dans la continuité. La monstruosité cesse d’être une déviation inexpli­ cable, et devient une organisation positive qui relève pleinement des lois de la nature. Geoffroy jette ainsi les bases de la tératologie scientifique en se donnant les moyens conceptuels de chercher F « organisation », c’est-à-dire « le caractère même de la mons­ truosité »' : la tératologie relève pleinement de la biologie. Comme pour la contestation du fixisme de Cuvier, c’est la thèse de l’arrêt du développement embryologique qui prévaut2. Sur le plan épisté­ mologique, clic permet à la tératologie de rejoindre l’em­ bryogenèse, confirmant les travaux antérieurs de Meckel : l’ano­ malie pour une espèce retrouve ce qui est la règle pour une autre espèce’. Mais Geoffroy va plus loin que Meckel, qui restait préformationniste : sa conception de l’épigenèse lui permet de penser ensemble l’embryogenèse et la tératologie, et de fonder, comme le dit Canguilhem, « une véritable anatomie comparée ». Il faut sou­ ligner le rôle de la tératologie, qui éclaire l’embryogénie et la zoo­ logie4 : cette épistémologie de la variation contribue à la théorie de la norme vitale chez Canguilhem comme au statut de la variation mineure chez Deleuze. De fait, Geoffroy Saint-Hilaire en est le précurseur. Il y a une régularité de la déformation, dont les pro­ priétés restent matérielles et naturelles. Effectivement, à l’examiner sans préventions, sans aucune idée pré­ conçue de physiologie, toute monstruosité est une œuvre, sinon régu­ lière, faite pourtant suivant les règles. [...] Il y a monstruosité, mais non pas pour cela dérogation aux lois ordinaires ; cl il le faut bien, s'il n’y a à embrasser dans ses considérations que des matériaux toujours similai­ res dans leurs différents degrés de superposition, et que des actions tou­ jours également dépendantes des propriétés de la matière1. 1. Geoffroy Saint-Hilaire, Philosophie anatomique, vol. 2 : Des monstruosités humaines, Paris, Méquignon-Marvis, 1822, p. 115. 2. C’est également la thèse de Meckel, voir Canguilhem et al., « Du développe­ ment à l’évolution au XIX' siècle », Thaïes, op. cil., p. 10-11. 3. Meckel, Traité d'anatomie comparative, I, p. 515, cité par Canguilhem et al., « Du développement à l’évolution au XIX' siècle », Thaïes, op. cil., p. 14-15. 4. Canguilhem et al., « Du développement à l’évolution au XIX' siècle », Thaïes, op. cil., p. 17. 5. Geoffroy Saint-Hilaire, Philosophie anatomique, vol. 2 : Des monstruosités humaines, Paris, Méquignon-Marvis, 1822, p. 105-106.

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En comprenant les variétés comme des combinaisons variables sur un seul plan, Geoffroy n’a aucune difficulté pour réduire la variété anormale à la variété normale : il passe donc d’une théorie de l’anormal à une théorie de l’anomal, et contribue ainsi à l’épistémologie de la norme variable que Deleuze applique en art avec le concept de mineur, et qu’il transforme sous le nom de maniérisme, comme variation des manières : la monstruosité est une variation plus intéressante qu’une autre, dans la mesure où sa singularité plus voyante offre un défi au comparatiste, mais sa nature est tout aussi normale, au sens où il s’agit d’une produc­ tion de la vie. Quelle est la nature de l’anomal ? Il ne peut être exception, ni type. Il doit se comprendre comme variation, et permet de préci­ ser le mode de constitution des multiplicités. « Ni individu ni espèce, qu’est-ce que l’anomal ? C’est un phénomène, mais un phénomène de bordure » {MP, 299). Non seulement la déviation n’est pas anormale (elle est, si on peut dire, normalement anomale), mais le vivant ne s’explique pas davantage en termes du clivage logique entre individu et espèce, qu’il ne relève d’un dualisme entre matière et forme : tout vivant est anomal. Toute multiplicité se produit par anomie constituante. Réciproquement, tout animal est une telle multiplicité anomique. « C’est toujours avec l’Anomal [...] qu’on fait alliance pour devenir-animal » {MP, 298). L’anomie devient un concept décisif pour décrire les multi­ plicités : une multiplicité ne se définit ni par ses éléments en extension, ni par ses caractères en compréhension, mais par sa bordure anomale {MP, 299), ou ligne de variation, qui en déter­ mine « la stabilité temporaire et locale » en même temps « qu’il conduit les transformations de devenir ou les passages de multipli­ cités ». C’est que la multiplicité n’est pas une, ni close sur elle-même {MP, 305). Toute multiplicité est « multiplicité de mul­ tiplicité » {MP, 47). D’où le rôle stratégique de l’animal, qui s’affirme partout où il s’agit de penser les compositions de multi­ plicités et de substituer au clivage abstrait de l’individu normal des variations, des pluralités d’intensités, des bandes collectives, des meutes anonymes et anomiques {MP, 45).

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II Mineur et majeur

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Les rapports du normal et de l’anormal se traduisent dans le couple du majeur et du mineur. Du coup, l’implication de la norme s’enrichit d’une valeur de domination, dimension straté­ gique et pragmatique qui restait implicite dans le vocabulaire du normal ou dans la discussion épistémologique sur les rapports de l’individu et de l’espèce. En portant la discussion sur le terrain de la culture, Deleuze applique cette variation anomale au style, et à la création littéraire, et conduit la critique des organisations sur un nouveau plan, qui est le plan politique de l’art dans les cultu­ res. Dans Kajka. Pour une littérature mineure, la création littéraire est dite « mineure » au sens où elle mine et sape les conditions socia­ les de la norme majeure. Mineur ne qualifie pas l’art dit mineur, l’art marginal ou populaire par opposition à la réussite exem­ plaire, mais un exercice de minorité, de minoration, qui déséqui­ libre les normes. La création est toujours une anomalie polé­ mique à l’égard des valeurs dominantes qui définissent une normalité sociale. L’art suit ainsi la vie, et la même démarche qui conduit à privilégier le corps sans organes sur l’organisation cons­ tituée conduit à poser la minoration des normes de la culture comme véritable création. En matière de création artistique, Deleuze est d’abord kantien : les œuvres mineures ne sont intéres­ santes que parce qu’elles ne reproduisent pas les règles, mais les constituent. Puisque la norme n’existe que dans son usage imma­ nent, créer, c’est à la fois refuser le statut dominant de la norme réifiée, et contribuer à la norme par une création anomale. Le thème apparemment hostile à Kant d’une littérature mineure, visant directement la «majorité de la raison» de Qu’esl-ce que les Lumières ?, conserve entièrement la thématique kantienne de l’opposition entre le goût, normal et normatif, et l’anomie du génie. Le chef-d’œuvre n’imite pas (ce serait valider un usage majeur), il dérègle le genre, il le minore, il infirme la règle. S’y ajoute un accent de contestation sociale, avec Guattari : « Il n’y a de grand, et de révolutionnaire, que le mineur. Haïr toute littérature de maître » (K, 48). Cet exercice de sape ne doit pourtant pas être confondu avec une norme alternative, comme

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si l’on revendiquait pour le mineur un statut de majeur. La mino­ ration ne se réduit pas à une contestation abstraite de la norme établie mais désigne un procès positif qui qualifie l’art sous l’aspect de son matériau (matière expressive), de son champ de réception (coips social, milieu d’individuation), et de son « auteur » ou singularité créatrice. Matière, société, artiste : avec ces trois critères, on tient une philosophie de l’art. Le rapport au medium définit un critère linguistique de minorité (dans le cas de la littérature) ; le rapport au corps social définit un critère poli­ tique ; enfin, le rapport à l’auteur, qui doit s’astreindre à un exer­ cice de dépcrsonnalisation, loin d’être un centre transcendant ou un sujet constitué, détermine un critère asubjectif. La minorité est donc linguistique, politique et stylistique : les trois déterminations s’enchaînent systématiquement. La littérature mineure se définit d’abord par un usage mineur de la langue, qui concerne moins l’état de la langue que l’usage qu’on en fait (À) 29). La minorité désigne la transformation imposée à l’allemand majeur, le Hochdeulsch déterritorialisé en Bohème et porté par un écrivain tchèque et juif à un point d’excellence anomale qui le renouvelle. La minorité désigne donc la situation de l’allemand déporté en Bohème ou plutôt le rapport (car il faut se garder d’hypostasier l’un des termes pour ne considé­ rer que leur mise en tension réciproque) entre un usage majeur, dominant, érigé en usage normal, et sa variation intensive, mineure. L’allemand déterritorialisé en Bohème, mâtiné d’idiomatismes yiddish et tchèques renvoie à une situation linguistique de créolisation, pensée ici sur fond de domination politique. La discussion sur le statut de la norme, avec Canguilhem, entraîne une réforme épistémologique de la linguistique et une définition intensive du style, et place toute la discussion sur le terrain poli­ tique d’un rapport de force qui traduit des enjeux de domination. L’analyse du normal et de l’anomal éclaire le statut de l’invariant en linguistique, et oppose les tenants d’une grammaticalité cons­ tituée (usage normal, norme majeure) comme Chomsky à ceux qui, comme Labov, tiennent la langue non pour une structure donnée, mais pour une variation anomale. Deleuze, avec Guattari, refuse le postulat chomskycn selon lequel « on ne pourrait étudier scientifiquement la langue que sous les conditions d’une langue majeure ou standard » {MP, 127). Il n’existe pas de « constantes ou

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)! d’universaux de la langue », qui permettraient de la définir comme « un système homogène » (MP, 116). Comme le montre Labov en étudiant les idiolectes black-english de la ville de New York, même circonscrites à un groupe de locuteurs, à un site et à un moment déterminés, ces variations sont trop plurielles pour se-laisser rame­ ner à un système unitaire. Réduire ces incohérences à un emprunt à d’autres systèmes non identifiés est « un expédient désespéré, qui réduit finalement le concept de système à une fiction non perti­ nente »'. Dès que la linguistique se fait sociolinguistique et s’intéresse au statut des langues mineures, des variétés régionales ou sociales, des langues travaillées par des fractures politiques et sociales complexes - et elles le sont toutes - la notion de système doit être transformée, et faire de la variation sa dimension consti­ tutive. Deleuze montre ainsi que le postulat internaliste ne convient pas pour l’analyse des langues en situation. La linguis­ tique ne peut méconnaître ses conditions pragmatiques et sociales d’existence. Il n’y pas de locuteur type actualisant l’invariant grammatical, sauf à ériger en principe méthodologique une figure de domination, qui est d’abord un marqueur de pouvoir social (l’étalon blanc, le majeur, le bon usage). Comme pour la discussion précédente autour de la forme chez Geoffroy Saint-Hilaire, et de la norme chez Canguilhem, c’est le statut de la variable qui est en question. Soit on‘la traite sur le mode transcendant comme l’accident d’une constante nor­ male qu’elle sert à définir, soit on la traite comme unique réalité, variation modale, anomale qui met la norme en état de variation continue. Tantôt l’on traite les variables de manière à en extraire des constantes et des rapports constants, tantôt de manière à les mettre en état de variation continue (MP, 130).

Pour Chomsky, la variable est traitée comme ce qui permet d’extraire des constantes et d’hypostasier une grammaticalité. Labov montre que les variations ne sont ni mixtes, ni extrinsè­ ques, mais relèvent d’un état de « variation continue » des lan­ gues. La discussion transforme le régime épistémologique de la 1. Labov, The Social Stratification of English in New Tork City, Washington, Ccnter for Applied Linguistics, 1966, p. 6.

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linguistique qui doit prendre en compte sa dimension pragma­ tique (MP, 4e plateau). Mais elle déborde l’analyse littéraire et le statut de la linguistique puisqu’il s’agit fondamentalement d’une transformation de l’idée de système, qui ne doit plus être compris comme une structure homogène rapportant les variables à des constantes hypostasiées, mais comme un système ouvert, en réseau, connecté et présentant des règles variables, en devenir. Alors, ne faut-il pas convenir que tout système est en variation, et se définit, non par scs constantes et son homogénéité, mais au contraire par une variabilité qui a pour caractères d’être immanente, continue, et réglée sur un mode très particulier (règles variables ou facultatives)' (AIP, 119). Avant d’explorer cette notion de système ouvert, qui sera théorisé avec le rhizome et l’agencement, concluons sur la créa­ tion stylistique. Si la langue entière est un exercice de minoration, tout locuteur n’est pourtant pas poète : la réussite stylistique tranche sur l’usage ordinaire sans faire pour autant appel à des facteurs transcendants ou extérieurs au fait linguistique. C’est une définition intensive du style comme bégaiement, qui poursuit pour les organisations linguistique et littéraire le travail de dé-différenciation entrepris avec le corps sans organes : la créa­ tion est un « traitement de la langue » (CC, 93-94), qui donne libre cours à sa puissance intensive, informelle, et qui transforme ainsi la littérature, ses genres et ses codes. Elle tend à constituer dans la langue « une langue étrangère », formule proustienne qui scande avec insistance l’œuvre entière de Deleuze et sert d’exergue à son dernier livre sur la littérature, Critique et Clinique : « Les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étran­ gère. » Ce bégaiement créateur ou cette langue étrangère ne doi­ vent pas être confondus avec une affection de la parole, mais relèvent d’un usage intensif qui pousse la langue à la limite de 1’ « agrammatical ». Il s’agit d’une mise en variation de la langue au sein de la parole. De ce point de vue « la formule du bégaie­ ment est aussi approximative que celle du bilinguisme» (5, 108) et se révèle trompeuse si elle laisse croire qu’il suffit d’écrire dans une langue étrangère, ou de mimer une désorganisation de la 1. Labov, Sociolinguistique, 1973, irad. fr. .‘Main Kihm, Paris, Minuit, 1976, p. 262-265.

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langue, comme s’il s’agissait de malmener le cliché pour obtenir une déformation (FB-LS, 85). Il ne s’agit pas d’imposer la règle extérieure d’un mauvais usage de la parole, mais de rendre la langue à sa nappe de constitution variable : « tailler » en elle un « usage mineur, et retrancher les éléments de pouvoir ou de majorité » (S, 107). C’est la définition intensive du style : la « réa­ lité du créatif » n’a rien d’« une création psychologique indivi­ duelle », mais relève d’un « procédé de la variation continue », auquel on arrive par « sobriété », « soustraction créatrice », par « la mise en variation continue des variables » qui rend la langue à son « continuum de valeurs et d’intensité » {MP, 123-125). Les conditions de la création s’effectuent donc sous forme de « blo­ cage » : l’impossibilité d’écrire, d’écrire en allemand, d’écrire autrement, disait Kafka, pour qualifier sa situation de minorité (K, 29). Cette impossibilité verrouille un blocage, positif parce qu’il oblige à frayer une issue qui ne préexistait pas à la mise en tension du blocage, au diagramme de forces qu’il institue. Ce qui est créateur, c’est le blocage. On trouve là une première indica­ tion de la « ligne de fuite » : elle ménage une issue créatrice, qui résout l’agencement de forces d’un système (blocage) en produi­ sant, comme on l’a vu avec Simondon, une « disparation », une différenciation novatrice. La ligne de fuite « fait fuir » le système : elle dégage un écoulement intensif qui résout le blocage par la création d’une dimension qui ne lui préexistait pas. La ligne de fuite suppose donc le blocage : elle réintroduit du virtuel dans le système, et le crée comme une dimension positive. C’est pour­ quoi le style est toujours décrit comme une ligne de fuite qui implique également un devenir-animal. Kafka impose un manié­ risme yiddish à l’allemand de Goethe et un idiomatisme tchèque qui tord l’idiome allemand, non dans le sens superfétatoire du maniérisme baroque de Meyrink, mais dans le sens d’une pau­ vreté, d’une sécheresse, d’une « sobriété intense ». Ici aussi, la création est soustractive : le style retranche à la langue ses conditions d’équilibre convenues pour tenter un nouvel agencement. La minorité, concept polémique, celui de la revendication des exclus, doit maintenant être saisie comme inséparable de la majo­ rité. En 1978, reprenant le concept de littérature mineure à pro­ pos de Carmelo Bene, puis dans l’article « Philosophie et mino-

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nié »', et deux ans plus tard avec Guattari dans Mille plateaux, Dclcuze précise le statut du majeur : la majorité n’est qu’un archétype abstrait, ni une quantité, ni même une supériorité numérique, mais un étalon de mesure, une variable érigée en position de constante. Le majoritaire, comme « système homo­ gène et constant » n’existe pas plus que le minoritaire, si on les détache comme « sous-systèmes » de la relation constituante qui les produit tous deux. Seuls sont réels les devenirs minoritaires. Il n’y a pas de devenir majoritaire, majorité n’est jamais un devenir. Il n’y a de devenir que minoritaire. [...] Il y a une figure universelle de la conscience minoritaire, comme devenir de tout le monde, et c’est ce devenir qui est création. [...). C’est la variation continue qui constitue le devenir minoritaire de tout le monde, par opposition au fait majoritaire de Personne (MP, 134). Le majeur est posé dans une position de domination par le procès de minoration qui produit en même temps le mineur. La seule chose réelle, c’est le procès de minoration, et à la limite, le majeur est une création, une position du mineur. Cela n’étonnera pas le lecteur familier de Lacan. Le majeur est créé par le procès de minoration qui élève en position de domination un « signi­ fiant ». Mais ce qui existe, ce n’est pas le majeur, mais le procès d’admiration qui élève à la position de majeur. La littérature devra donc se garder de se vouloir mineure, par une déformation moralisatrice qui revendique pour soi la posture héroïque. Le critère linguistique et stylistique du mineur détermine les critères politiques et asubjectifs de la création artistique : « Tout y est politique », « tout y prend une valeur collective » (K, 30-31). A partir de ses travaux avec Guattari, Deleuze dote ainsi sa critique de la subjectivité personnelle d’un accent nouveau : l’asubjectif n’est pas seulement pré-individuel, il est social - politique et collec­ tif. Pour atteindre à cet usage intensif de la langue, il faut la traiter comme une variation qui ne relève pas de la métaphore et de l’imaginaire privé mais d’une métamorphose réelle. Car la méta­ phore pense le transport du sens selon la répartition du sens propre (normal) et du sens figuré. Mais Deleuze refuse cette répartition toute faite qui cristallise un usage majeur : le sens propre. Avec la 1. Dclcuzc, «Philosophie cl minorité», in Critique, n” 34, lévrier 1978, p. 154-155.

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propriété et l’assignation du sens à une détermination préétablie, tombe le sens figuré, sans pour autant que la littérature se prive du transport du sens. Mais ce transport est une transformation, une métamorphose. Contrairement aux interprétations convenues de la figure, ces métamorphose du sens ne relèvent ni d’une identifi­ cation imaginaire, ni d’une correspondance de rapport. Kafka, décrivant la métamoqjhose de Gregor Samsa en animal, explore un devenir réel qui affecte les entités dont traite la littérature, autant qu’elle affecte le style. Le devenir-animal devient « l’objet par excellence de la nouvelle », et « n’a rien de métaphorique. Aucun symbolisme, aucune allégorie » (Aj 65), pas non plus d’identification, comme si Kafka décrivait un « monde bureaucra­ tique des fourmis », un « Château des termites » (Aj 69). Il s’agit plutôt d’une « invention technique » qui permet de décrire une « séquence d’états intensifs » qui affecte à la fois les objets littérai­ res et leur matière expressive. « Il n’y a plus désignation de quelque chose d’après un sens propre, ni assignation de méta­ phores d’après un sens figuré » : il s’agit d’atteindre à une « séquence d’états intensifs » « un circuit d’intensités » (K, 39). À la métaphore, qui suppose le transport du mot, d’une zone du sens propre vers un sens figuré, Deleuze et Guattari substituent la variation anomale du sens. « Il n’y a plus sens propre ni sens figuré, mais distribution d’états dans l’éventail du mot » (Aj 40). Le mot formé grammaticalement subit la même minoration que l’organisme adulte ou le sujet constitué : il s’ouvre à un « usage intensif asignifiant» (K, 41) en cessant d’être attribué à un sujet d’énonciation ou à un sujet d’énoncé. Non que Kafka fasse parler les animaux « comme » des hommes, ni oppose un sujet d’énon­ ciation qui serait « comme » un hanneton, au « sujet d’énoncé res­ tant un homme ». Mais il se produit entre le pôle humain et ani­ mal une zone continue de variation, qui affecte le matériau de la langue, qui «fait vibrer des séquences, ouvr[e] le mot sur [...] un usage intensif asignifiant de la langue » (A) 41). Cette variation qui affecte la sémantique et la syntaxe connaît un procès de minora­ tion, une déterritorialisation connexe au devenir mineur de la langue. La mise en variation de la langue est un devenir-intense, et il s’applique autant au plan syntaxique, ou morphologique de la langue, qu’au plan sémantique. L’éloge de F agrammatical et de la création syntaxique s’accompagne d’une grammaire de l’intensif,

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d’un devenir-intense qui touche l’écriture, et c’est cela que Dcleuzc et Guattari nomment devenir-animal. L’image est ce parcours même, elle est devenue devenir : devenir-chien de l’homme.et devenir-homme du chien, devenir-singe ou coléoptère de l’homme cl inversement (K, 40). Devenir animal, c’est précisément faire le mouvement, tracer la ligne de fuite, atteindre à un continuum d’intensités qui ne valent plus que pour elles-mêmes, trouver un monde d’intensités pures, où toutes les formes se défont, toutes les significations aussi, signifiantes et signi­ fiés, au profit d’une matière non formée, [...]. Les animaux de Kafka ne renvoient jamais à une mythologie, ni à des archétypes, mais correspon­ dent seulement à des gradients franchis, à des zones d’intensités libérées où les contenus s’affranchissent de leurs formes (K, 24).

Dans le sifflement du devenir-souris, la toux du devenir-singe, le « piaulement douloureux qui entraîne la voix et brouille la résonance des mots » du devenir-insecte (K, 24), la voix se déterri­ torialise, de sorte que le devenir-animal consiste à chercher une issue. La métamorphose de Kafka rapporte justement un tel devenir-animal, devenir-cancrelat de Gregor Samsa, ni jeu de mots, ni ressemblance entre le comportement de l’animal et celui de l’homme, ni fantasme personnel, ni structure symbolique, mais devenir réel : « 11 n’y a plus ni homme ni animal, puisque chacun déterritorialise l’autre, dans une conjonction de flux, dans un continuum d’intensités réversibles. Il s’agit d’un devenir qui com­ prend au contraire le maximum de différence comme différence d’intensité » (K, 40). Ainsi, le devenir-animal devient une condition d’exercice réelle de l’art - d’abord pour la littérature en 1975, puis pour la peinture de Bacon en 1981, pour le cinéma en 1983 -, parce que l’animal et l’humain sont placés dans la culture en situation de tension polaire, et qu’explorer les devenirs humains, c’est suivre ses « lignes de fuite » ou de minoration intensive. L’art reçoit la fonc­ tion d’explorer les devenirs-animaux de la culture, c’est-à-dire la limite intensive de l’humain. Portraitiste, Francis Bacon sait « faire ' surgir la tête sous le visage », faire passer le corps par des « défor­ mations » qui retrouvent « les traits animaux de la tête » (FB-LS, 27).

Au lieu de correspondances formelles, ce que la peinture de Bacon constitue, c’est une zone d’indisccmabilitit d’indécidabilité, entre l’homme et l’animal. L’homme devient animal, mais il ne le devient pas sans que

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l’aniinal en même temps ne devienne esprit [...]. Ce n’est jamais combi­ naison de formes, c’est plutôt le fait commun : le fait commun de l’homme et de l’animal (FB-LS, 28). L’animal est l’homme déterritorialisé, ou plutôt la zone de déterritorialisation de l’homme, son devenir intensif. Tout dans l’animal est métamorphose, et la métamorphose est dans un même circuit devenir-homme de l’animal et devenir-animal de l’homme ; c’est que la métamorphose est comme la conjonction de deux déterritorialisauons, celle que l’homme impose à l’animal en le forçant à fuir ou en l’asscrvissant, mais aussi celle que l’animal propose à l’homme, en lui indiquant des issues ou des moyens de fuite auxquels l’homme n’aurait jamais pensé [...] (Aj 64).

Ainsi, le devenir-animal de l’artiste est connexe du devenirhumain réel de l’animal. Mais pour comprendre ce rapport, il faut envisager de front la théorie de la capture. Si tout animal a son anomal, l’animal est l’anomal de l’homme.

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À l’outsider, « l'entité qui dépasse par le bord » {MP, 299, 305) de l’anomal répond maintenant l'outlandish, la territorialité en devenir {CC, 93), la déterritorialisation, concept qui vient de Félix Guattari (D, chap. III). Cela porte l’examen des devenirs-intensifs au sein de leur milieu d’actualisation. Avec les mouvements de territorialisations, qui comportent des lignes de forces centrifuges ( « territorialisation » ) et excentriques ( « déterritorialisation » ), la physique des intensités se fait éthologie du territoire. Les com­ plexes d’individuations doivent être étudiés dans leur « agence­ ment » spatio-temporel. La territorialisation, comme la multiplicité et la différenciation, comprend elle aussi sa face intensive et sa ten­ dance à l’organisation : ces deux mouvements connexes sont insé­ parables. Comme Deleuze, Guattari privilégie la déterritorialisa­ tion intensive. Avec ce nouvel agencement de l’œuvre qui se produit lors de la rencontre avec Guattari (en 1969, et les œuvres de cette période, VAnti-Œdipe en 1972, Kajka en 1975, Mille plateaux en 1980, sont toutes coécrites avec Guattari), on passe du portrait de l’artiste en marginal (marges sexuelles, psychiques) au portrait de l’artiste en animal, qui implique une déterritorialisation de l’humain, comme l’anomal impliquait une nouvelle théorie de la singularité, par les bords, par variation anomale. Il ne s’agit pas pour autant de ressembler à l’animal, mais de penser l’animal comme un devenir anomal de l’humain. Qui n’a connu la violence de ces séquences animales qui l’arrachent à l'humanité ne serait-ce qu’un instant, et lui font gratter son pain comme un rongeur ou lui donnent les yeux jaunes d’un félin {MP, 29+).

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Cela engage Deleuze vers une mutation profonde de la mimésis comme mimétisme, symbiose animale et végétale, qui le conduit à la théorie du devenir, devenir-animal, devenir-femme, devenir-mineur. C’est toujours dans un procès de minoration que l’on devient. La théorie du devenir-animal transforme le statut de l’art qui doit être pensé comme production, expérimentation, mimétisme réel et non-ressemblance imaginaire ou structurale. Le concept de capture congédie les théories de l’interprétation, her­ méneutique du sens, ressemblance imaginaire, et même toute lec­ ture signifiante ou structurale. Le sens n’est pas clos, mais connecté, système ouvert.

Guêpe et orchidée : la capture

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Le thème de la capture prorient de Proust, qui compare dans Sodome et Gomorrhe' la parade de séduction homosexuelle entre Jupien et Charlus à la symbiose entre insecte et fleurs. Deleuze accorde beaucoup d’intérêt à cette physique de l’homosexualité proustienne, ce qui confirme le statut de la littérature comme exploration des marges. Il mentionne pour la première fois en 1972, lors du colloque Proust et la nouvelle critique, 1’ « exemple fameux » de la symbiose « bourdon-orchidée » comme un cas de « communication aberrante », mais aussi comme un principe « transversal » (le terme est emprunté à Guattari) d’analyse litté­ raire, qui réforme les interprétations habituelles. Le motif porte d’emblée sur les plans de la rie, de l’art, et de la critique des organisations sociales, la sexualité impliquant une normalisation sociale de la reproduction biologique, comme l’art pose la ques­ tion de la reproduction des formes. Je pense que l’on peut appeler transversale une dimension qui n’est ni horizontale ni verticale, à supposer, bien entendu, qu’il s’agisse d’un , plan. [...] Or une communication qui ne se fait pas d’après une dimen­ sion comprise dans les dimensions de ce qui communique, on peut l’appeler une communication aberrante. Exemple fameux de ce type de communication : le bourdon et l’orchidée (/Z), 37-38). 1. Proust, A la recherche du temps perdu, op. ciL, t. 3, « Sodomc et Gomorrhe », I, p. 601 sq.

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La série animale (guêpe, bourdon) assure la reproduction de la série végétale (orchidée). On a là un cas de « symbiose » animale, doublé de « mimétisme ». Symbiose désigne en éthologie les allian­ ces entre lignées biologiques hétérogènes : le lichen, formé d’une algue et d’un champignon, ou l’alliance entre orchidées et insectes, l’orchidée, intra-spécifiquement stérile ne pouvant assurer sa reproduction que par l’intermédiaire d’insectes jouant le rôle de reproducteurs externes. La vie propose ici un modèle d’alliance hété­ rogène qui conteste le modèle de la reproduction biologique du sem­ blable par le semblable, et la clôture de l’espèce en établissant une communication entre séries disjointes. Ce qui rend le cas de la guêpe et de l’orchidée si riche, et explique pourquoi Deleuze reviendra constamment à cet exemple, de Proust à Mille plateaux, c’est que la « symbiose » biologique offre un modèle vital de repro­ duction non intra-spécifique, qui se double d’un cas de « mimé­ tisme » au sens courant (« ressemblance », camouflage, indiscerna­ bilité entre un animal et son milieu, ou entre deux lignées distinctes). L’orchidée piège la guêpe et l’intègre comme fertilisateur dans son système de reproduction en présentant une image de guêpe qui attire l’insecte, lequel pollinise ainsi grâce à cette ruse les fleurs. Le mimétisme pose le problème de la reproduction avec celui de l’imitation, raison pour laquelle, de Schelling à Mer­ leau-Ponty et Ruyer, la philosophie de la vie lui accorde une atten­ tion extrême. Deleuze prend appui sur l’éthologie (de Uexküll à Lorenz)1 pour transformer la théorie de l’art et substituer le deve­ nir à l’imitation ou à la correspondance de rapports. On sait que l’orchidée présente, dessinée sur sa Heur, l’image de l’insecte, avec scs antennes, et c’est cette image que l’insecte vient fécon­ der, assurant ainsi la fécondaùon de la Heur femelle par la fleur mâle : pour indiquer cette espece de croisement, de convergence entre l’évolution de l’orchidée et celle de l’insecte, un biologiste contemporain a pu palier d’une évolution aparallèle, ce qui est très exactement ce que j’entends par communication aberrante (RF, 38). 1. Outre Chauvin, Dclcuze s’appuie principalement sur Ucxküll, Mondes animaux et monde humain (Berlin, 1921), trad. fr. Philippe Muller, Paris, Dcnocl, 1965; Portniann, La forme animale (Bâle, 2’ éd., 1960), trad. fr. Georges Remy, Paris, Payot, 1961; Ruycr, La genèse des formes virantes, Paris, Flammarion, 1958; Lorenz, L'agression. Une histoire naturelle du mal (1963, Verlag, D' G. Borotha-Schôlcr), trad. fr. Vilma Fritsch, Paris, Flammarion, coll. «Nouvelle Bibliothèque scientifique », 1969.

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Ce biologiste est Rémy Chauvin1, dont Delcuze utilise la sug­ gestion avec une vigueur d’autant plus remarquable qu’il s’agissait d’une remarque effectuée avec la plus grande prudence2. Dès 1975, Dcleuze substitue au «bourdon» de Proust la guêpe, puisque les orchidées sont fertilisées par les mouches, guêpes ou frelons. Le bourdon de Proust convient à merveille à Charlus, baron bedonnant et viriP, mais appartient au système de repro­ duction du trèfle rouge. Dans Eretvhon, Samuel Butler applique la symbiose bourdon-trèfle rouge pour démontrer que les machines relèvent du vital et qu’elles se reproduisent, par l’intermédiaire de l’humain, reproducteur externe, suggestion qui contribue au concept de « machine désirante »’. La symbiose, « noces contrenature », « alliance » hétérogène, reprend la disparation simondienne et le dispars de Différence et répétition : la série animale (guêpe) « captée » par l’apparence de l’orchidée, assure la fonc­ tion d’organe reproducteur pour la série végétale. Le cas éthologique débouche ainsi sur une logique, une sémiotique qui trans­ forme en même temps la biologie (rapport de l’individu à l’espèce, sexualité comme reproduction du semblable), la théorie de l’art (imitation et ressemblance) et celle de l’interprétation (cri­ tique d’art). La symbiose improbable entre bourdon et orchidée sert à Proust de protocole d’investigation pour les phénomènes concrets de la sexualité, comme variation autour de la norme. L’analyse proustienne d’une sexualité indifférente au clivage des sexes indique pour la littérature une fonction d’analyse des marginalités sexuelles, qui est moins militante (poser que la transgression vaut mieux que la normalité), que factuelle, symptomatologique. C’est 1. Rémy Chauvin, « Récents progrès éthologicjucs sur le comportement sexuel des animaux », in Aron, Max, Courrier, Robert et Étienne WolfT (éd.), Entretiens sur la sexualité, Centre culturel international de Ccrisy-la-Sallc, 10-17 juillet 1965, Paris, Plon, 1969, p. 200-233. 2. « De ce fait singulier [la symbiose entre fleurs et insectes], je ne me hasarde­ rais pas à vous donner une explication empruntée à la théorie de l’évolution. Il fau­ drait ici supposer une évolution aparallèlc de deux êtres qui n’ont absolument rien à voir l’un avec l’autre, et dont l’un - tout au moins l’Orchidée - ne semble pouvoir vivre sans l’autre, ou tout au moins se perpétuer » (Chauvin, ibid., p. 205). 3. Chauvin, art. cité, p. 204. 4. AŒ, chap. IV, et Butler, Erewhon (1872), trad. fr. Valéry Larbaud, Paris, Gal­ limard, 1920, rééd. coll. «L’imaginaire», 1981.

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une éthologie de la culture qui opère sur le plan des forces, des faits, des processus, non sur le plan des prescriptions, des rôles. Il ne s’agit pas d’évaluer le désir mais d’explorer ses flux réels. Dcleuzc parle pourtant d’une communication « aberrante », mais l’aberration ne qualifie pas moralement l’homosexualité. Elle concerne l’hétérogénéité biologique de la symbiose qui débouche sur une théorie de la communication disjointe et conti­ guë. 11 ne s’agit pas de d’opposer un commerce sexuel à la norme morale, mais de s’intéresser à une rencontre qui met en réso­ nance des séries séparées. Cette communication est littéralement aberrante à l’égard d’une théorie de la reproduction centrée sur le concept d’espèce et de lignée biologique : elle est donc aber­ rante à l’égard de nos conceptions de la reproduction, puisqu’elle fait intervenir dans le processus de reproduction un acteur extrin­ sèque. L’aberration, enfin, est une force positive : c’est un exemple de communication disjointe, par résonance forcée, qui reprend la disparation simondienne, en passant d’une physique de l’intensité différentielle à une éthologie des signes vitaux. Elle implique une logique de la connexion hétérogène comme nous le verrons avec le concept de rhizome. La fonction expérimentale d’une littérature comme affectologie et l’éthologie des procès vitaux permettent de réformer la théorie de la sexualité. La symbiose déporte la sexualité de la question des rapports entre désir et loi - inopérante s’agissant des rapports entre guêpes et orchidées... - qu’elle place sur le terrain positif de l’opération vitale. En dégageant l’homosexualité de son rapport à une loi supposée homogène, la théorie de la transversalité sexuelle prépare le rapprochement entre Proust et une position schizoïde qui sera celle de la troisième version de Proust en 1976. À la faveur de la définition lacanienne de la psychose comme indifférence à l’ordre de la loi et au symbolique, Deleuze articule 1’ « innocence » végétale et la perversion sexuelle à un état où la loi n’est pas donnée unitairement comme ce qui détermine a priori les flux de désir, mais comme une conséquence du rapport entre désir et production sociale. La loi est un effet normatif produit par les mouvements de domination qui affectent les devenirs mineurs, les procès de minoration réels. L’innocence, comme détermination éthologique du désir face à la loi, se trouve ainsi caractérisée dans les années 1972-1976 comme «folie», comme

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position psychoïde, anomalie de bordure. Cette étape est claire­ ment indiquée dans VAnti-Œdipe, qui forme le jalon théorique entre la deuxieme et la troisième version de Proust : « C’est l’œuvre schizoïde par excellence : on dirait que la culpabilité, les déclarations de culpabilité ne sont là que pour rire. [...] C’est pourquoi, au thème apparent de la culpabilité, s’entrelace chez Proust un tout autre thème qui le nie, celui de l’ingénuité végé­ tale dans le cloisonnement des sexes, là où [...] se révèle l’innocence de la folie, folie avérée de Charlus ou folie supposée d’Alberdne» (/1Œ, 51). Le passage par l’éthologie, et par le domaine végétal, moins familier, moins centré que le domaine animal, assure donc une conception de la sexualité, qui relève dans la valeur « normale » et normative de l’hétérosexualité et plus largement de la reproduction, un instrument de domination sociale. Comme on l’a vu pour les tenseurs du mineur et du majeur, ou du normal et de l’anomal, il ne s’agit pas non plus de valoriser l’homosexualité en revendiquant pour elle une posture majeure. Là aussi, on débouche sur une théorie de la « trans­ sexualité » à n sexes, un devenir-mineur qui dépasse aussi bien l’homosexualité que l’hétérosexualité. La rencontre de la guêpe et de l’orchidée offre donc la solution diéorique au problème que formulait Deleuze en 1968 : « Le problème comparé de la sexua­ lité animale et de la sexualité humaine consiste à chercher com­ ment la sexualité cesse d’être une fonction et rompt ses attaches avec la reproduction » (DR, 322). On passe donc de l’hétérosexualité statistique « majeure » (rôles sociaux et primat de la génitalité normale) et de l’homosexualité réelle, globale « personnelle » et « mineure » !A(E: 82), à une véritable « transsexualité » élémentaire. L’analyse témoigne ici de l’apport de Guattari qui se livre à une critique politique du statut de la sexualité en psychanalyse, qu’il formalise avec Deleuze dans l’Anti-Œdipe. La sexualité met en œuvre le rapport du désir à la loi et le modèle social de la famille. La sexualité conjugale, modèle social, est qualifiée par Guattari de « molaire », stratifiée, normative, seconde. Il oppose aux formes « molaires » (normes majeures, organisations constituées) les for­ ces « moléculaires » (devenirs mineurs, forces réelles). Le recours à l’éthologie assure le passage du molaire (forme sociale) au molé­ culaire (force vitale). On n’en conclura pas que l’homosexualité,

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phénomène mineur, est d’emblée moléculaire. L’apologie de l’homosexualité resterait prise dans la séduction du modèle majeur ; de fait, elle fait l’objet d’une même mise en forme sociale normative (AŒ, 82). Il faut passer de la répartition statis­ tique ou molaire des rôles sociaux à une toute nouvelle concep­ tion de la sexualité, qui emprunte le thème végétal de 1’ « inno­ cence des fleurs », pour ouvrir l’ensemble molaire « homme », « femme », sur des « communications transversales », des « connexions d’objets partiels et de flux ». La théorie de l’homosexualité passe donc du clivage des sexes et des rôles à une théorie toute nouvelle de la transsexualité : en supprimant le modèle familial œdipien, on supprime aussi bien la possibilité d’une définition perverse de la sexualité que le rapport constituant entre désir et loi : on passe des disjonctions totalisan­ tes aux connexions partielles. C’est une définition de la sexualité à n sexes : on atteint un régime de la sexualité où « les connexions sont toujours partielles et non personnelles, les conjonctions, nomades et polyvoques, les disjonctions incluses, où l’homosexualité et l’hétérosexualité ne peuvent plus se distin­ guer » (AŒ, 380-1). Au-delà des « terres familiales œdipiennes de la névrose », des « terres artificielles de la perversion, des terres asilaires de la psychose », on atteint un « monde des communica­ tions transversales » (AŒ, 380), « comme on en trouve dans la dispersion du sexe non humain (le trèfle et le bourdon) » (AŒ, 386). La partie mâle d’un homme peut communiquer avec la partie femelle d’une femme, mais aussi avec la partie mâle d’une femme, ou avec la partie femelle d’un autre homme, ou encore avec la partie mâle de l’autre homme, etc. Là cesse toute culpabilité (AŒ, 82).

Cela fait communiquer la critique de l’oedipianisation forcée du rebelle dans l’Anti-Œdipe avec le thème d’une sexualité non conjugale, qui conduit l’analyse des « noces contre-nature » de la guêpe et de l’orchidée. L’éthologie animale débouche sur la cri­ tique de la structure sociale familiale. La rencontre de la guêpe et de l’orchidée fournit un antidote au modèle social d’une conjuga­ lité normative, en montrant que la position d’un invariant normal ne répond à aucune nécessité théorique, seulement à l’impératif pratique d’une opération de domination et de codage social.

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De sorte que la capture est essentiellement une « rencontre », que Delcuze théorise, particulièrement dans Dialogues, comme une rencontre extra-conjugale, une alliance disjointe et non une conju­ galité fusionnellc et institutionnelle. « Une rencontre, c’est peut-être la meme chose qu’un devenir ou des noces [...] Des noces, et pas des couples ni de conjugalité » (D, 13-15), des « noces contre-nature » (Z), 24). De même, Kafka est présenté comme le Célibataire (et non l’époux ou le fils), réfractaire à l’ordre familial qui compose avec le social un rapport de rencontre hétérogène. L’aberration qualifie donc l’anomie constitutive du vital.

C’est comme les hybrides, stériles eux-mêmes, nés d’une union sexuelle qui ne se reproduira pas, mais qui recommence chaque fois, gagnant autant de terrain. Les participations, les noces contre-nature, sont la vraie Nature qui traverse les règnes (MP, 295).

La capture, procès qui fait converger les termes de deux ou plusieurs séries hétérogènes, prend alors l’extension d’une nou­ velle logique. « La guêpe ET l’orchidée » : c’est un devenir qui désigne un « effet », quelque chose qui passe « comme sous une différence de potentiel » entre les deux, modèle disparatif de la production d’un effet qui qualifie le double devenir de la guêpe et de l’orchidée, qui n’est pas « un devenir commun aux deux, puis­ qu’ils n’ont rien à voir l’un avec l’autre, mais qui est entre les deux, [...] un bloc de devenir, une évolution a-parallèlc » : la cap­ ture implique cette rencontre (capture de code) sous forme d’une double évolution, qui ne fusionne pas mais constitue un « bloc asymétrique » (D, 13). Non seulement « les phénomènes de double capture » déterminent le primat de la conjonction ET sur la copule attributive EST (D, 16), passant de l’identité de l’être à la logique de la connexion hétérogène et du devenir multiple, mais la capture, qui qualifiait la production d’un effet esthétique - d’où la définition générale de l’art comme « capture de forces » (FB-LS, 57), devient dans Mille plateaux l’opérateur concret de tout « agencement », et sert à penser une synthèse hétérogène, une « synthèse de disparates » qui définit les devenirs par leur modes de voisinage indiscernable. Elle qualifie ainsi la manière dont un agencement crée une « zone de voisinage » entre plusieurs élé­ ments hétérogènes, pris ensemble dans un « bloc de devenir » qui les transforme sans les identifier.

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En quoi consiste donc ce « bloc de devenir »? Le bloc est d’abord un « blocage », qui verrouille une « composition d’intensités », et met en communication au moins deux agence­ ments. C’est une double capture entraînant pour chacun des ter­ mes un devenir parallèle mais non identique, devenir-guêpe pour l’orchidée, devenir-orchidée pour la guêpe, sans que les termes en présence ne fusionnent dans un devenir commun. Le travail cri­ tique sur le modèle du mimétisme animal, et l’utilisation très déterminée de la suggestion de Rémy Chauvin permettent donc de restituer l’enchaînement théorique suivant. La connexion entre deux séries disjointes, qu’il s’agisse de lignées biologiques, culturelles, ou mixtes, relève de la symbiose animale, à condition de différencier la symbiose d’une participation, matérielle ou ima­ ginaire (identification), ou d’une correspondance de rapports et de la concevoir, avec Geoffroy Saint-Hilaire, comme un devenir moléculaire. La rencontre ménage donc ce type de collision entre séries distinctes qui se connectent : et cette connexion n’est ni finale, ni produite par une transcendance extérieure qui la déter­ minerait. Elle est affaire de rencontre, de « tirage », « mixte d’aléatoire et de dépendant» (F, 92, 125 ; Pli, 155), suspendue à nulle nécessité extérieure, mais qui provoque empiriquement une nécessité extrinsèque, captant les deux entités dans un devenir mixte à partir de la contrainte que détermine empiriquement l’événement de la capture (comme Deleuze le répète depuis ses études proustiennes). La symbiose revient donc au rapport de composition entre multiplicités qui changent de nature en se divi­ sant (MP, 315) : « Chaque multiplicité est symbiotique » (MP, 306). La logique connective permet alors de poser la capture entre deux séries, ou heccéités, multiplicités distinctes comme une ren­ contre moléculaire, que Deleuze théorise sous ce nom de « voisi­ nage » et qualifie par les termes apparemment antithétiques d’« indiscernable » et de « distinct » ( « zone d’indiscemabilité » ), en reprenant le concept de synthèse « disjonctive ». Il faut conce­ voir en même temps le voisinage comme une zone d’indé­ termination objective (MP, 335), où chacun des termes est entraîné dans un devenir, porté à se différencier lui-même. Ce voisinage est indiscernable au plan moléculaire, comme l’a mon­ tré le concept de modulation, parce qu’il s’actualise au niveau des

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I? forces. Mais, conformément à la théorie des multiplicités, il n’implique pas un devenir unitaire commun, mais un devenir multiple au moins double.

Devenir, ce n’est jamais imiter, ni faire comme, ni se conformer à un modèle [...]. Il n’y a pas un terme dont on part, ni un auquel on arrive ou auquel on doit arriver. Pas non plus deux termes qui s’échangent. [...] Car à mesure que quelqu’un devient, ce qu’il devient change autant que lui-même. Les devenirs ne sont pas des phénomènes d’imitation, ni d’assimilation, mais de double capture, d'évolution non parallèle, de noces entre deux règnes. [...] La guêpe et l’orchidée don­ nent l’exemple (D. 8).

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La transformation qui affecte chacun des termes est donc soli­ daire mais reste disjointe, et c’est de cette contiguïté essentielle que rend compte l’expression de « double devenir ». La synthèse reste disjointe et les devenirs contigus, sans fusion, totalisation, unification des hétérogènes. À cette notion de « bloc » de devenir (élaborée à partir de Kafka) répond un mode d’expansion qui est en même temps un mode de consolidation. Comme l’indique l’accent architectural du « bloc », Deleuze oriente sa logique du fluide et du flux vers la prise en compte du « consolidé », une attention à la consistance. Les termes en symbiose restent hétéro­ gènes, mais s’affectent d’un devenir disjoint, quoique connexe et indiscernable, qui consistent et font « bloc », comme le font la guêpe et l’orchidée, l’homme et l’animal, le virus et son hôte. Ils n’en restent pas moins contigus, distincts et indiscernables.

L’orchidéc a l’air de former une image de la guêpe, mais en fait il y a un devenir-guêpe de l’orchidée, un devenir-orchidée de la guêpe, une double capture puisque « ce que “chacune” devient ne change pas moins que “celui qui” devient. [...] Un seul et même devenir, un seul bloc de devenir », ou comme le dit Rémy Chauvin, une « évolution a-parallcle de deux êtres qui n’ont absolument rien à voir l’un avec l’autre. [...] Les deux forment un seul devenir, un seul bloc [...] » (fi, 8-9).

Comme la multiplicité n’est pas une, mais multiple, toute entité constituée (par exemple « une » guêpe, « un » peintre chi­ nois, « un » poisson) comporte ses lignes molaires, moléculaires, et de fuite, scs mouvements de territorialisation et déterritorialisations, ses systoles et diastoles vitales. De sorte que le peintre chi­ nois peut développer un devenir-poisson, Kafka un deve-

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nir-animal, sans qu’il y ait identification ni empathie, ni devenir commun, mais capture hétérogène, et bloc en devenir. Le deve­ nir-animal remplace ainsi l’identification, et prend la rencontre « par le milieu », par nœuds et seuils, bourgeonnant par « rup­ ture asignifiante ». L’analyse de la capture ne se cantonne donc pas au plan statique de la rencontre entre deux multiplicités pri­ ses comme totalités individuées (« une » guêpe, « une » orchidée), mais opère à tous les niveaux et degrés de l’individuation.

Rhizome et agencement

Une telle connexion entre hétérogènes, Deleuze et Guattari la nomment en 1976 un « rhizome » : « La guêpe et l’orchidée font rhizome, en tant qu’hétérogènes. » La capture de la guêpe et de l’orchidée devient ainsi un concept méthodologique clé. Avec lui, on passe de cette logique du sens que Deleuze élaborait jus­ qu’en 1969 sur un mode monodique à cette théorie des multipli­ cités, qui implique aussi pour la pensée et pour l’écriture ce mode polyphonique qui signale la rencontre avec Guattari. Non seulement le concept de « rhizome » exemplifie les problèmes méthodologi­ ques de la capture, mais il met en œuvre cette pratique si singu­ lière de l’écriture à deux en la formalisant. Une telle connexion entre hétérogènes se produit en premier lieu dans l’événement de la rencontre entre Deleuze et Guattari, qui est toujours décrite par Deleuze comme l’irruption d’une pratique transversale, « capture » : des « histoires de devenirs, de noces contre-nature, d’évolution a-parallèle, de bilinguisme et de vol de pensées, c’est ce que j’ai eu avec Félix» (D, 24). La création de pensée n’est plus l’acte d’un sujet noétique, mais une pragmatique, un agencement impersonnel qui module « entre » les sujets et connecte la pensée avec d’autres régimes de signes, de même qu’elle implique un régime multiple de composi­ tion du texte, c’est-à-dire un statut collectif et impersonnel pour l’auteur. «Jamais le travail à deux n’a été une uniformisation, mais plutôt une prolifération, une accumulation de bifurcations, un rhizome » (RF, 220, 60). C’est une véritable logique multiple de l’écriture que la rencontre avec Guattari permet d’abord à

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Dcleuze d’assumer par le Tait et dont la théorisation est l’enjeu immédiat. Leur premier article porte déjà sur la synthèse disjoncüve1, qui prépare la synthèse entre séries hétérogènes de la capture. Le rhizome traduit, dans le domaine de la botanique, la dif­ férence entre majeur et mineur. Le modèle majeur de l’arbre cartésien, dichotomique, procédant par racines pivotantes, par disjonction fournit une version statique d’un système centré, hié­ rarchisé, stratifié, « molaire ». L’arborescence du rhizome fournit au contraire un modèle de système acentré, itinérant, non hié­ rarchisé, à entrées multiples. Le concept est présenté dans Kajka en concurrence avec celui du terrier parce que tous deux pré­ sentent de bonnes affinités avec un système en réseau, et repren­ nent la définition de la multiplicité : une pluralité ni divisible, ni indivisible, mais « dividuelle », qui change de nature en se divi­ sant. L’arbre figure donc un modèle anthropocentré, centralisa­ teur, totalisant, tandis que le rhizome ou le terrier proposent des figures de multiplicités allant « par meute », par groupes, par bandes. À l’unité de l’arbre s’oppose le réseau multiple, à l’explication plongeant historiquement vers la racine (origine, généalogie; fondement) répond la dispersion géographique en surface du rhizome, son « antigénéalogie », ses « régions d’intensité », ses « plateaux » pour reprendre l’expression de Bateson2 qui donne son titre aux Mille plateaux. L’arborescence hiérarchisée, centrée, enracinée au sol par un seul point, laisse la place au modèle nomade, en surface, irradiant, du rhizome sans centre, ni transcendance. Nous appelons plateau toute multiplicité connectable avec d’autres par tiges souterraines superficielles de manière à Tonner et étendre un rhi­ zome (MP, 33). Le rhizome décrit donc un modèle de multiplicité acentrée, de système ouvert, en réseau. Partant de l’agencement que forment la guêpe et l’orchidée, il débouche sur une véritable théorie des systèmes, et désigne une logique des multiplicités réelles. Delcuze 1. Deleuzc et Guattari, « La synthèse disjonclivc », in L’Arc, n° 43, Klossowski, 1970, p. 54-62. 2. Grcgory Batcson, Fra une écologie de l’esprit, New York, 1972, 2 vol., trad. fr. F. Drosso et al, Paris, Le Seuil, 1977, 1980, t. 1, p. 126.

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et Gnattari en indiquent « les caractères approximatifs », qui se ramènent à six principes, dont les deux premiers et les deux der­ niers forment paires {MP, 13). « 1" et 2' Principes de connexion et d’hétérogénéité ». Il y a connexion, liaison unifiante, mais cette connexion est immédiatement pluralisée par le principe connexe d’hétérogénéité : c’est une capture hétérogène. Ce principe de connexion et d’hétérogénéité s’applique aux régimes sémiotiques de la culture (langage, science, philosophie, art) ; plus générale­ ment, il qualifie une sémiotique vitale qui transforme l’ordre des signes : le code, que Deleuze et Guattari empruntent à Ruyer et à Markov1 sert à penser les phénomènes d’ordre dans le domaine physicochimique, chimicobiologique et neurobiologique. Le cul­ turel n’apparaît plus comme un domaine scindé mais relève plei­ nement du vital selon le projet constant de la philosophie deleuzienne. C’est un enchaînement ni déterminé ni fortuit mais « semi-aléatoire » {AŒ, 46-47, 343-344) qui s’apparente à un tirage que Deleuze comprend comme un coup de dés (l’étemel retour de Nietzsche, la 3e synthèse du temps achronologique de Différence et répétition}, un « mixte d’aléatoire de dépendant », modèle pour le devenir comme « émission de singularité » {F, 92). Cela permet de penser l’ordre sans l’aligner sur une continuité (succession causale ou finale), sans non plus succomber au chaos. Le code markovien opère entre des chaînons hétérogènes et introduit son ordre aléatoire, « à mi-chemin entre ordre et désordre » {AŒ, 395), à travers des régions disparates : l’hétéro­ généité se corréle donc systématiquement avec la connexion : c’est la connexion qui est hétérogène, et l’hétérogénéité affecte les modes d’encodages comme les éléments sémiotiques reliés. Avec cette théorie du code émancipée du structuralisme et du signifiant, nous tenons le support théorique de la définition du rhizome, qui se caractérise par la connexion de « chaînons sémioti­ ques de toute nature ». Ces chaînons sont bien sémiotiques, ont valeurs de signes, mais n’appartiennent pas à un ordre unitaire des significations, d’où la pluralité des régimes de signes, 1. Voir à cct égard le chapitre essentiel de Ruyer, La genèse des formes vivantes, Paris, Flammarion, 1958, chap. VIII: «Formations ouvertes et jargons markoviens ». Son argumentation est résumée (AŒ, 340) ; et surtout, zlCF, 344, n. 11.

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connexion transversale entre signes et états de chose, encodages « naturels », énoncés discursifs (MP, 5e).

Dans un rhizome, au contraire, chaque trait ne renvoie pas nécessaire­ ment à un trait linguistique : des chaînons sémiotiques de toute nature y sont connectés à des modes d'encodage très divers, chaînons biologi­ ques, politiques, économiques, etc., mettant en jeu non seulement des régimes de signes différents, mais aussi des statuts d’états de chose (MP, 13).