Nietzsche - Philosophie de la légèreté 9783110204322, 9783110193466

Nietzsche’s philosophy is a philosophy of lightness, a lightness which doesn’t consist in breaking with gravity but in c

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French Pages 354 [356] Year 2007

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Nietzsche - Philosophie de la légèreté
 9783110204322, 9783110193466

Table of contents :
Introduction
I. La légèreté grecque
A. Les dieux à la vie facile
1. Le rêve de Zarathoustra
2. « À une chaîne d’or suspendue au ciel»
3. Le cahier de Kelterborn
4. Le réalisme poétique des Grecs
B. La décharge
1. Une règle fondamentale de l’être grec
2. La catharsis tragique
3. Les décharges du chœur
II. La légèreté des choses humaines
A. L’inversion du platonisme
1. Menschliches, Allzumenschliches
2. Platon et les cloches de Gênes
3. Déraison des choses humaines
4. « Sérieux dans le jeu »
B. Généalogie contre métaphysique
1. « Prendre le jeu au sérieux »
2. Une philologie des choses humaines
C. L’allègement du « trop humain »
1. Se purifier des « choses trop humaines »
2. Rire des « choses trop humaines »
III. L’innocence du devenir
A. Le double visage de la religion
1. Mépris et amour de soi
2. « Une religion apparaît pour alléger le cœur »
3. La corruption de la tête et du cœur
4. De l’ascétisme et de la sainteté
B. Le nouvel évangile
1. Le contexte
2. La critique de Schopenhauer
3. La doctrine de l’irresponsabilite totale
IV. L’embellissement de la vie
A. « Quelques mots sévères »
1. La valeur artistique de la « pensée impure »
2. L’art comme allègement: un mouvement retrograde
B. « Danser dans les chaînes »
1. L’irréligiosité de l’artiste
2. Le style comme jeu avec la convention
3. Une esthétique de la légèreté
V. La libération de l’esprit
A. Le cloître pour esprits libres
1. Le rêve d’une communauté
2. « L’esprit libre agit peu »
3. L’esprit libre et la tradition
B. La doctrine des choses les plus proches
1. Le jardin des philosophes
2. L’idylle héroïque
3. « Redevenir de bons voisins des choses les plus proches »
Conclusion
Le réalisme de Nietzsche
La pensée de l’éternel retour
Conventions, abréviations, éditions
Bibliographie
Index nominum
Index rerum

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Olivier Ponton Nietzsche — Philosophie de la légèreté

W

Monographien und Texte zur Nietzsche-Forschung Begründet von

Mazzino Montinari · Wolfgang Müller-Lauter Heinz Wenzel Herausgegeben von

Günter Abel (Berlin) Josef Simon (Bonn) · Werner Stegmaier (Greifswald)

Band 53

Walter de Gruyter · Berlin · New York

Nietzsche — Philosophie de la légèreté von

Olivier Ponton

Walter de Gruyter · Berlin · New York

Anschriften der Herausgeber: Prof. Dr. Günter A b e l Institut für Philosophie T U Berlin, Sckr. T E L 12/1 Ernst-Reuter-Platz 7, D - 1 0 5 8 7 Berlin Prof. Dr. J o s e f Simon Philosophisches Seminar A der Universität Bonn A m H o f 1, D - 5 3 1 1 3 B o n n Prof. Dr. Werner Stegmaier Ernst-Moritz-Arndt-Universität Institut für Philosophie Baderstr. 6 - 7 , D-17487 Greifswald

© Gedruckt auf säurefreiem Papier, das die U S - A N S I - N o r m über Haltbarkeit erfüllt.

ISSN 1862-1260 ISBN 978-3-11-019346-6 Bibliografische Information der Deutschen

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[...] et sous les yeux de gens fatigués par les complications sans fin de la vie quotidienne, de gens pour qui le but de la vie n'apparaît plus que comme l'ultime point de fuite dans une perspective infinie de moyens, surgit l'image libératrice d ' u n e existence qui en toute circonstance se suffit à ellemême de la façon la plus simple et en même temps la plus confortable, une existence dans laquelle une automobile ne pèse pas plus lourd qu'un chapeau de paille, et où le fruit sur l'arbre s'arrondit aussi vite que la nacelle d'un ballon. Mais gardons nos distances, reculons d'un pas. Walter Benjamin, Expérience et pauvreté, trad. P. Rusch, in Œuvres, II, Paris, Gallimard, 2000, p. 372.

Remerciements Parmi ceux qui ont participé à l'élaboration de ce livre, je tiens à remercier JeanFrançois Mattéi, qui a encadré et guidé mes recherches, ainsi que Paolo D'Iorio, qui a accompagné mon travail et mis à ma disposition des matériaux et des instruments qui ont contribué à transformer ma vision de l'œuvre de Nietzsche. Merci à la Stiftung Weimarer Klassik, au personnel du Goethe- und SchillerArchiv et à celui de la Herzogin Anna Amalia Bibliothek de Weimar. Merci aux chercheurs de l'Institut des Textes et Manuscrits Modernes, et tout particulièrement à Daniel Ferrer, de m'avoir ouvert les portes de leur laboratoire. Merci à Bernard Sève, qui me fit découvrir la philosophie, qui m'apprit à l'aimer et qui relut mon travail avec tant d'attention et de justesse critique. Merci à Odile et Michel Ponton, mes parents, qui m'ont fait profiter de leur rigueur intellectuelle et de leurs exigences littéraires. Merci enfin à Anne-Laure, ma femme, pour la sagesse réconfortante de ses conseils, la rigueur de ses remarques. Merci de m'avoir montré dans chacun de mes doutes la part de création et d'exigence qui me poussait en avant. Novembre 2006

Olivier Ponton

Table des matières Introduction

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I. La légèreté grecque A. Les dieux à la vie facile 1. Le rêve de Zarathoustra 2. « À une chaîne d'or suspendue au ciel... » 3. Le cahier de Kelterborn 4. Le réalisme poétique des Grecs B. La décharge 1. Une règle fondamentale de l'être grec 2. La catharsis tragique a. L'interprétation de Jacob Bernays : catharsis, décharge et allégement. b. La tragédie : « jeu esthétique » ou « dispositif pathologico-moral » ? . c. La décharge comme jeu d'Apollon et de Dionysos 3. Les décharges du chœur a. Le prisme wagnérien et l'inversion de l'esthétique schopenhauérienne b. La tragédie : une « décharge de la musique en images » c. Nécessité de la décharge : la musique comme « sein maternel » du drame d. La théorie du mythe : l'affirmation comme « refrènement » et comme « décharge »

5 5 5 7 8 14 19 19 20 21 23 28 30 30 34

II. La légèreté des choses humaines A. L'inversion du platonisme 1. Menschliches, Allzumenschliches 2. Platon et les cloches de Gênes 3. Déraison des choses humaines 4. « Sérieux dans le jeu » B. Généalogie contre métaphysique 1. « Prendre le jeu au sérieux » a. Wagner : le sérieux de l'art et le jeu de la vie b. Nietzsche : ironie et parodie 2. Une philologie des choses humaines C. L'allégement du « trop humain » 1. Se purifier des « choses trop humaines » 2. Rire des « choses trop humaines »

46 46 46 50 52 54 59 59 60 62 66 70 70 73

III. L'innocence du devenir A. Le double visage de la religion

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36 39

X

Table des matières 1. Mépris et amour de soi a. Le mépris comme stratagème du christianisme b. Aux « plus hauts degrés de l'alourdissement de la vie » c. Le « besoin chrétien de rédemption » d. L'amour divin comme amour de soi 2. « Une religion apparaît pour alléger le cœur » a. L'allégement de la douleur b. La question du suicide : « nous devons apprendre à sentir » c. Règne et ruine des religions 3. La corruption de la tête et du cœur a. La « superstition du sensus allegoricus » b. Les « inventions psychologiques » du christianisme 4. De l'ascétisme et de la sainteté a. « Spernere se sperni » b. L'allégement par l'abnégation c. L'allégement par la soumission d. Le mépris de soi comme lutte contre l'épuisement e. La guerre contre soi-même comme allégement de la vie f. Les « éléments » de l'ascétisme g. La signification du saint B. Le nouvel évangile 1. Le contexte a. Voltaire : « Suis-je libre ? » b. Schopenhauer : caractère empirique et caractère intelligible c. Paul Rée : « Les remords sont différents » 2. La critique de Schopenhauer a. La « fable de la liberté intelligible » b. Schopenhauer ou le « christianisme renversé » c. Critique de la « doctrine de l'immutabilité du caractère » 3. La doctrine de l'irresponsabilité totale a. « Ce qu'il y a d'innocent dans la méchanceté » b. « Nul n'est méchant volontairement » c. Intelligence et méchanceté d. La lutte pour la vie e. Critique de la doctrine de l'irresponsabilité totale f. Une nouvelle justice g. Le nouvel évangile

IV. L'embellissement de la vie A. « Quelques mots sévères » 1. La valeur artistique de la « pensée impure » a. « Nous savons l'art de dire beaucoup de mensonges » b. Religion et art c. La « spiritualisation » de l'art 2. L'art comme allégement : un mouvement rétrograde

82 84 88 92 95 99 99 101 103 105 105 110 118 119 121 122 124 124 131 133 136 138 139 141 144 149 150 154 155 159 159 164 166 168 172 174 177 183 183 184 184 202 207 211

Table des matières Β. « Danser dans les chaînes » 1. L'irréligiosité de l'artiste 2. Le style comme jeu avec la convention a. Communication et convention b. Les deux écueils c. Homère, Voltaire, Goethe, Chopin d. La tâche de l'art 3. Une esthétique de la légèreté

XI 219 220 227 230 232 237 241 244

V. La libération de l'esprit A. Le cloître pour esprits libres 1. Le rêve d'une communauté a. Quelques expériences : Pforta et la Germania b. « Nous fonderons alors une nouvelle Académie grecque » c. Rassembler les serviteurs de la vérité d. L'École des éducateurs e. Le projet du cloître pour esprits libres 2. « L'esprit libre agit peu » a. Burckhardt : « une vue plus calme des choses » b. Un « besoin de tranquillité et de recueillement » c. Éloge de l'oisiveté d. Le « grand défaut » des actifs e. « Sois toi-même !» f. L'époque des expérimentations g. Actifs et contemplatifs 3. L'esprit libre et la tradition B. La doctrine des choses les plus proches 1. Le jardin des philosophes a. Retour à Socrate b. Cyniques et épicuriens c. Horace et Montaigne 2. L'idylle héroïque 3. « Redevenir de bons voisins des choses les plus proches » a. La doctrine des choses les plus proches b. Conversion et éducation du regard

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Conclusion Le réalisme de Nietzsche La pensée de l'éternel retour

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Conventions, abréviations, éditions Bibliographie Index nominum Index rerum

325 327 335 339

Introduction Ce livre est né d'une conviction : il y a une morale de Nietzsche 1 , et c'est une morale de Y allégement de la vie, une morale qui s'appuie sur une philosophie de la légèreté. À première vue, le discours de Nietzsche sur l'allégement de la vie semble pourtant contradictoire : tantôt l'allégement est répudié et critiqué, tantôt il est recherché et célébré. Nietzsche dénonce ainsi certaines formes de légèreté (notamment religieuses et artistiques), mais il en appelle d'autres de ses vœux (celle d'Homère et de ses « dieux à la vie facile », par exemple, ou celle d'Horace, de Montaigne, de Bizet, celle de Zarathoustra). 11 semble donc qu'il faille distinguer entre un bon et un mauvais allégement — de même qu'il faut distinguer entre une vraie et une fausse légèreté, ou entre une bonne et une mauvaise lourdeur. Le mauvais allégement repose sur une méprise : il consiste à confondre légèreté et apesanteur. La vraie légèreté n'est pas absence de lourdeur, mais aptitude à supporter, soulever, prendre en charge la lourdeur. Elle ne consiste pas à s'affranchir de la pesanteur, mais à la maîtriser (et à la maîtriser joyeusement : « danser dans les chaînes » 2 ) ; elle n'exclut pas mais implique la contrainte de la gravité. S'alléger, pour Nietzsche, ce n'est pas se décharger de la vie, c'est se charger d'elle avec plus de force et de facilité. Or, gagner en force et en facilité, c'est être plus volontaire, plus actif : si Nietzsche se moque de l'âne ou du chameau, ce n'est pas parce qu'ils portent, mais parce qu'ils portent passivement, parce qu'ils subissent tristement la charge qu'ils transportent 3 . La vraie légèreté est joie de la volonté. Idée qui n'allait pas de soi à une certaine époque (Nietzsche n'étant souvent perçu que comme un destructeur de la morale), mais que l'on ne saurait contester aujourd'hui : il y a chez Nietzsche le désir profond d'élaborer une morale originale — Marco Brusotti le montre bien dans son livre sur la passion de la connaissance, en s'appuyant notamment sur Aurore, Le Gai savoir et Ainsi parlait Zarathoustra : Die Leidenschaft der Erkenntnis, Berlin/New York, de Gruyter, 1997. Voir aussi les travaux de Volker Gerhardt, associant l'immoralisme de Nietzsche à une morale de l'individualité (voir son article « Selbstbegründung. Nietzsches Moral der Individualität », Nietzsche-Studien 21, Berlin/New York, de Gruyter, 1992, p. 28-49) ou de Wilhelm Schmid qui, comme Marco Brusotti, voit dans la morale de Nietzsche une « philosophie de l'art de vivre », c'est-à-dire Au façonnement de soi (voir notamment ses articles « Uns selbst gestalten. Zur Philosophie der Lebenskunst bei Nietzsche », Nietzsche-Studien 21, 1992, p. 50-62, et « La philosophie comme art de vivre », in Les vies de Nietzsche, Magazine Littéraire, n° 298, avril 1992, p. 57-58). Le Voyageur et son ombre, aphorisme 140. Voir notamment Ainsi parlait Zarathoustra, I, « Des trois métamorphoses » (le chameau est « la bête de somme [das lastbare Thier] qui se résigne et respecte » ; c'est la figure de Γ « esprit qui

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Introduction

Réciproquement, la lourdeur correspond à une volonté étouffée, écrasée, qui n'aspire plus qu'à se décharger de ce qui l'oppresse (c'est la volonté exténuée du « pessimisme romantique », de « ceux qui souffrent de Y appauvrissement de la vie » 4 ). C'est une volonté qui se tourne vers \a fausse légèreté, vers un allégement qui ne consiste plus à alléger la vie mais à s'alléger de la vie — et qui finit par se retourner contre lui-même (comme la volonté schopenhauérienne). La mauvaise lourdeur est tristesse de la volonté. Mais la lourdeur est aussi (et il s'agit alors d'une bonne lourdeur) la charge de réalité qu'on soulève : la vie semble d'autant plus vraie qu'elle pèse plus lourd. Le poids des choses révèle ainsi l'intensité, la densité, la plénitude de l'expérience, la substance qui pénètre et s'imprime, la réalité qui s'impose avec ses contraintes et ses difficultés, la vie qui s'accomplit. Cette bonne lourdeur est celle qu'assume la véritable légèreté. 11 n'y a donc aucune contradiction entre les textes où Nietzsche critique et ceux où il célèbre l'allégement de la vie : c'est même en répudiant certaines formes d'allégement qu'il s'approprie ou invente des formes d'allégement supérieures. Sans entrer encore dans le détail des analyses de Nietzsche, je distinguerai deux critères permettant d'opposer le bon et le mauvais allégement : 1. L'affirmation de soi : celui qui s'affirme lui-même supporte une bonne lourdeur et accède à une vraie légèreté — à l'inverse, la mauvaise lourdeur et la fausse légèreté consistent à se fuir, à se nier soi-même. S'alléger la vie, c'est « devenir ce que l'on est », selon la formule de Pindare dont Nietzsche fait si souvent sa devise. 2. L'amour du réel : aimer la réalité telle qu'elle est, dans sa singularité et son « étrangeté », sans vouloir qu'elle change mais en désirant la revivre « encore une fois et d'innombrables fois », c'est dire oui à ce que Nietzsche appelle parfois le « poids le plus lourd » (c'est-à-dire à la pensée de l'éternel retour) — et ce « oui » est l'expression de la plus grande légèreté5. Mais soyons plus précis. Les réflexions de Nietzsche sur l'allégement de la vie prennent différentes directions, parmi lesquelles je distinguerai deux grands axes : 1. L'axe généalogique et critique : dès la deuxième moitié des années 1870 et les manuscrits préparatoires de Choses humaines, trop humaines, Nietzsche se lance dans l'entreprise généalogique qui débouche sur la Généalogie de la morale en 1887. Dans un fragment de 1876, il se donne ainsi comme programme a tendance à porter » [der tragsame Geist], de l'esprit dont la force « aspire au pesant et au plus pesant [nach dem Schweren und Schwersten] ») et IV, « Le réveil », § 2 (le braiement de l'âne symbolise un « Ou-1 » [« I-A »] stupide, le « oui » d'un esprit incapable de dire non : la « fête de l'âne » à laquelle assiste Zarathoustra consiste à adorer l'âne, c'est-à-dire à prier et encenser un dieu qui « porte notre fardeau », qui « est patient dans son cœur et ne dit jamais non ; et celui qui aime son dieu le châtie bien »). Cf. Crépuscule des idoles, « Maximes et traits », § 11 : « Un âne peut-il être tragique ?... Périr sous un fardeau que l'on ne peut ni porter, ni jeter à bas ?... Cas du philosophe ». 4

Le Gai savoir, aphorisme 370. Ibid., aphorismes 334 et 341.

Introduction

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d'examiner les « recettes pour supporter la vie », c'est-à-dire les procédés d'allégement de l'existence qui constituent Γ « art de vivre » (Lebenskunst) de l'humanité 6 . Cet examen, qui exige la réhabilitation de ce que Nietzsche appelle les « choses humaines » {das Menschliche) et une véritable conversion du regard philosophique (le philosophe doit s'intéresser de nouveau à ce dont la métaphysique l'a incité à se détourner), Nietzsche le baptise d'abord « philosophie historique », « observation psychologique », « chimie des idées et des sentiments », « réflexion sur les choses humaines, trop humaines »7 — avant de lui donner sa désignation proprement nietzschéenne : « généalogie de la morale ». Mais les grands traits de la méthode généalogique sont présents dès Choses humaines, trop humaines, et c'est en réfléchissant sur les différentes procédures d'allégement de la vie (notamment religieuses, artistiques et philosophiques) que Nietzsche en vient à forger et appliquer cette méthode. 2. L'axe positif et créateur : la critique généalogique des allégements religieux, artistiques et philosophiques (Nietzsche s'attaque en particulier au christianisme, au romantisme et à la métaphysique) s'accompagne du désir de penser les conditions d'un allégement supérieur. Nietzsche élabore ainsi une morale de la légèreté qui s'appuie sur trois grandes inventions théoriques : la doctrine de l'irresponsabilité de l'homme et de l'innocence du devenir (opposée à la duplicité de l'allégement religieux) ; la théorie du style (opposée à la définition romantique de l'allégement artistique) ; la « doctrine des choses les plus proches » (opposée à l'évasion de la philosophie métaphysique). L'analyse de ces trois grandes doctrines montre que c'est la généalogie des procédés d'allégement qui conduit à l'élaboration d'un allégement supérieur : la morale de Nietzsche est une morale de la généalogie, au sens où elle se forge dans le foyer de la généalogie. Ce livre est donc consacré à une philosophie : la philosophie nietzschéenne de la légèreté. Mais il est aussi consacré à une œuvre : Choses humaines, trop humaines et ses deux appendices, Opinions et sentences mêlées et Le Voyageur et son ombre. C'est en effet dans ces textes, écrits et publiés dans la deuxième moitié des années 1870, que se constitue la morale de Nietzsche et que la question de l'allégement de la vie prend toute sa dimension philosophique. Ces textes sont en outre curieusement négligés par la plupart des commentateurs, qui n'y voient qu'une rupture, une transition voire une parenthèse, alors qu'ils représentent une étape essentielle dans l'œuvre de Nietzsche 8 — étape d'approfondissement et de

Fragment 16 [7] de 1876. Dans ce fragment, Nietzsche utilise l'adjectif « leicht », qui en allemand signifie aussi bien « facile » que « léger » : l'allégement de la vie (die Erleichterung des Lebens) permet ainsi d'accéder à une vie à la fois plus facile et plus légère (das leichte Leben). Voir notamment Choses humaines, trop humaines, aphorismes 1 et 35. Mazzino Montinari disait déjà en 1984 : « Il y a, dans les études consacrées à Nietzsche, un insupportable malentendu, qui tend à minimiser le tournant représenté par Choses humaines, trop humaines dans l'œuvre de Nietzsche, dans le développement de sa philosophie. On tend à isoler la phase dite de l'esprit libre [ . . . ] » (« Nietzsche contra Wagner : été 1878 », in Nietzsche,

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Introduction

renouvellement, au sein de laquelle émergent un certain nombre de conceptions fondamentales : la doctrine de l'innocence du devenir, le thème de la libération de l'esprit, la critique du romantisme et de la métaphysique, la doctrine des choses les plus proches, l'ambition généalogique, l'analyse de l'ascétisme et de la sainteté, la réhabilitation de la vanité, de l'ambition et de la volonté de puissance. C'est à cette période si foisonnante et méconnue que j'ai décidé de consacrer l'essentiel de mon analyse. Pour étudier la philosophie nietzschéenne de la légèreté, il faut néanmoins prendre en compte, également, les textes antérieurs (notamment La Naissance de la tragédie et les Considérations inactuelles), et faire un certain nombre d'incursions dans des textes plus tardifs (d'Aurore λ Ecce homo, des fragments de 1880 à ceux de 1888-1889). Si c'est avant tout dans la deuxième moitié des années 1870 et dans Choses humaines, trop humaines que Nietzsche aborde explicitementla question de l'allégement de la vie, cette question rayonne toutefois dans l'ensemble de l'œuvre — si bien que c'est toute la philosophie de Nietzsche (si l'on prend garde à respecter ses mutations et ses tensions) qui peut être envisagée comme une philosophie de la légèreté.

Cahier de l'Herne, Paris, Éditions de l'Herne, 2000, p. 237). Sur la place de Choses humaines, trop humaines dans la philosophie de Nietzsche, je me permets de renvoyer à Nietzsche. Philosophie de l'esprit libre, sous la direction de Paolo D'Iorio et d'Olivier Ponton, Paris, Éditions Rue d'Ulm, 2004, p. 1-18.

I. La légèreté grecque A. Les dieux à la vie facile 1. Le rêve de Zarathoustra Un beau matin, Zarathoustra rêve qu'il pèse le monde : « En rêve, dans mon dernier rêve matinal, je me tenais debout, aujourd'hui, sur un promontoire — au-delà du monde, je tenais une balance et je pesais le monde »'. Un peu plus tard, Zarathoustra annonce qu'il souhaite rebaptiser la terre et l'appeler « la légère » (die Leichte)2. On est aux antipodes ici du Livre de Daniel, où le roi Belschassar est « pesé et trouvé insuffisant »3. Dans Y Ancien Testament et dans la tradition judéo-chrétienne, une âme a d'autant plus de valeur et de vie qu'elle a plus de poids : « kabôd », le mot hébreu qui signifie « gloire », dans la Bible, ne renvoie-t-il pas explicitement à l'idée de poids ?4 Nietzsche rappelle ainsi qu'aux yeux de Schopenhauer, notre vie, lorsqu'on la compare à celle du saint, sera toujours « pesée et trouvée trop légère» 5 . L'image de la pesée du monde se trouve d'ailleurs chez Schopenhauer lui-même, qui affirme à propos de la «justice universelle » : « S'il était possible de mettre dans une balance, sur l'un des plateaux, toutes les souffrances du monde ; et sur l'autre toutes les fautes du monde, l'aiguille de la balance resterait perpendiculaire, fixement »6. En pesant le monde, Zarathoustra parodie ainsi toute une tradition qui culmine dans le pessimisme moderne, et qui consiste selon Nietzsche à promouvoir l'attitude de « l'homme en tant que mesure de la valeur des choses, en tant que juge des mondes qui va jusqu'à mettre l'existence même dans le plateau de la balance et

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3

Ainsi parlait Zarathoustra, III, « De trois méchantes choses », § 1. Ibid., III, « De l'esprit de pesanteur », § 2. Daniel, 5, 27, in Ancien Testament, TOB, Paris, Éditions du Cerf-Les Bergers et les Mages, 1983, p. 1696. Voir sur ce point le Vocabulaire de théologie biblique, Paris, Les Éditions du Cerf, 1995, p. 504 : « Dans la Bible hébraïque, le mot qui signifie gloire, kabôd, implique l'idée de poids. Le poids d'un être dans l'existence définit son importance, le respect qu'il inspire, sa gloire. Pour l'hébreu donc, à la différence du grec et du français, la gloire ne désigne pas tant la renommée que la valeur réelle, estimée à son poids ». Schopenhauer éducateur, § 7. Le Monde comme volonté et comme représentation, Paris, PUF, 1966, p. 443.

§ 63, trad. A. Burdeau revue par R. Roos,

6

I. La légèreté grecque

l'estime trop légère »7. Pour Zarathoustra, au contraire, c'est précisément la légèreté qui fait la valeur de la vie. Mais le rêve de Zarathoustra n'est pas qu'une allusion polémique à la Bible et aux pessimistes allemands : c'est aussi une référence positive à Homère. Dans Y Iliade, il arrive en effet à Zeus de disposer ses « balances sacrées » 8 pour y peser les « sorts » des mortels, c'est-à-dire des poids qui représentent leurs destinées : le sort le plus lourd entraîne celui ou ceux qu'il représente vers la terre et vers la mort, tandis que le sort le plus léger, s'élevant « vers le vaste ciel », désigne celui ou ceux qui doivent rester en vie9. Bachelard remarque fort justement que le « rêve de peseur » rapporté par Zarathoustra est aussi un « rêve de vol » : « Le peseur est le maître de la légèreté », et c'est parce que Zarathoustra « a la légèreté ailée qu'il pèse le monde » l0 . Le peseur nietzschéen ne sent pas le poids des choses en laissant ces choses Y écraser (c'est ce que font les pessimistes passifs), mais en les soulevant : comme l'écrit Bachelard, un « peseur lourd est un non-sens nietzschéen », parce qu' « il faut être aérien, léger, ascensionnel pour évaluer ». La légèreté n'est donc pas pour Nietzsche un état (c'est pourquoi on ne saurait la confondre, comme le font Andler et Deleuze, avec la pure apesanteur"), c'est une aptitude à se jouer de la pesanteur. Si Zarathoustra est léger, ce n'est pas parce qu'il est lui-même facile à soulever, c'est parce qu'il est capable de soulever, donc de peser beaucoup — et si Zarathoustra, pesant la terre, la trouve légère, c'est qu'il la soulève facilement. On comprend, dès lors, que Zarathoustra soit à la fois « le léger » et « celui qui enseigne l'éternel retour », c'est-à-dire le poids le plus lourd : sa légèreté consiste précisément à soulever ce poids. En lui, la « splendide légèreté » s'unit au « plus intense accomplissement vital », et l'ambiguïté soulignée par Kundera se résorbe 12 .

Le Gai savoir, aphorisme 346. Homère, L'Iliade, chant XVI, trad. E. Lasserre, Paris, Garnier Frères, 1965, p. 281. Cf. chant XIX, p. 328. Voir ibid., chants Vili et XXII, p. 136 et 368 : sur la balance de Zeus, les Achéens sont plus lourds que les Troyens, puis Achille est, ensuite, plus léger qu'Hector. Bachelard, L'air et les songes. Essai sur l'imagination du mouvement, Paris, Librairie José Corti, 1943, p. 181-184. Voir Charles Andler, Nietzsche, sa vie et sa pensée, II, Paris, Gallimard, 1958, p. 461 et p. 520 ; Gilles Deleuze, Nietzsche et la philosophie, Paris, PUF, 1962, p. 211-213 (cf. l'article « Mystère d'Ariane », in Les Vies de Nietzsche, Magazine littéraire, n° 298, avril 1992, p. 20-24). Milan Kundera, L'insoutenable légèreté de l'être, trad. François Kerek (revue par l'auteur), Paris, Gallimard, 1989, p. 15-16. Selon Kundera, la « contradiction lourd-léger est la plus mystérieuse et la plus ambiguë de toutes les contradictions ». Plus notre vie est légère, plus elle est libre et belle — plus notre vie est pesante et « proche de la terre », plus elle est réelle et vraie : c'est en méditant sur cette antithèse que Kundera forge l'idée d'une « insoutenable légèreté de l'être ».

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2. « À une chaîne d'or suspendue au ciel... » La légèreté de Zarathoustra est donc bien celle du Zeus d'Homère — cette légèreté qui permet au fils de Cronos de défier les autres dieux : « À une chaîne d'or suspendue au ciel, attachez-vous tous, dieux, vous toutes, déesses : vous ne I^ sauriez tirer du ciel au sol Zeus, le sage suprême, malgré tous vos efforts » \ Zeus est inébranlable, mais il soulève tout ce qu'il veut : « avec la terre même je vous tirerais, avec la mer elle-même ; et la chaîne, ensuite, autour du sommet de l'Olympe, je la fixerais, et tout cela serait suspendu dans les airs ». La supériorité de Zeus tient donc à sa formidable capacité de traction : sa force est légèreté, car aucun poids ne lui résiste. 11 manie à sa guise la « chaîne d'or » de la gravité. Or, s'ils le sont moins que Zeus, les autres dieux d'Homère sont tous, néanmoins, des « dieux à la vie facile » (theoi reia zôontes)14, au sens où ils accomplissent facilement ce qui est difficile, voire impossible aux hommes. Ils sont ainsi souvent comparés à des oiseaux ou à des phénomènes météorologiques (éperviers, colombes, nuages, neige, grêle) : leur course bondissante est extrêmement rapide et légère, un vol dont les hommes découvrent parfois la trace, très caractéristique, sur le sol15. Leurs pieds sont « agiles » ou « rapides », souvent associés au vent, parfois à la tempête. Cette vigueur ascensionnelle est aussi faculté d'arrachement et de projection — et cette faculté peut être transmise : les dieux allègent parfois la vie des hommes, en leur permettant d'agir plus facilement. Une même formule revient, dans Y Iliade, pour décrire cette influence du dieu sur l'homme — cette transfusion de légèreté : il rend « légers ses membres, ses pieds, et ses mains audessus »' 6 . De même que les armes divines forgées par Héphaïstos sont « comme des ailes » pour Achille 17 , de même les Olympiens décuplent l'ardeur de ceux qu'ils secourent. Hector, transfiguré par Zeus, brandit ainsi une pierre que deux hommes peineraient à soulever : « Comme un berger porte aisément la toison d'un bélier, seul, et d'une main, et cette charge lui pèse peu, Hector portait la pierre qu'il avait soulevée »' 8 . L'assistance divine rend donc toutes choses plus faciles : Diomède et Tydée bénéficient ainsi du secours d'Athéna, Énée de celui d'Apollon, Hector, Ajax ou Automédon de celui de Zeus. TI arrive aussi que la transfiguration soit initiale et définitive, lorsqu'un héros présente une ascendance divine, comme c'est le cas d'Achille aux pieds rapides. T1 est ainsi impossible de battre Achille à la course : lorsqu'il s'élance, c'est « sur une portée de javelot » et « avec l'essor de l'aigle

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Homère, L'Iliade, chant VIII, op. cit., p. 135. Cette formule apparaît dans le chant VI de l'Iliade (op. cit., p. 112) et dans le chant IV de Y Odyssée (trad. M. Dufour et J. Raison, Paris, Garnier Frères, 1965, p. 74). C'est ainsi que Poséidon est trahi par l'empreinte de ses pieds : voir Iliade, op. cit., p. 216. Voir ibid, p. 90, p. 216 ou p. 395. Ibid., p. 332. Ibid., p. 213.

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noir, de l'aigle chasseur, à la fois le plus fort et le plus rapide des oiseaux » 19 — ou encore « comme un cheval, vainqueur à la course de char, qui court aisément, en s'allongeant, dans la plaine »20. Et lorsqu'il se bat, par exemple avec Hector, à la fin de Y Iliade, son aisance resplendit et donne lieu à une incroyable chorégraphie : « Comme un faucon des montagnes, le plus léger des oiseaux, poursuit aisément une colombe tremblante ; elle fuit en dessous, et lui, de près, à cris aigus, fond sur elle souvent, car l'envie de la saisir le pousse, ainsi Achille, impatient, volait droit, et Hector, tremblant, fuyait, au pied du mur de Troie » 2I . Enfin, comme celle de Zeus, la légèreté d'Achille est une force de soulèvement : aucun autre Achéen ne peut brandir sa pique, « lourde, grande, robuste » 22 ; il abaisse seul, comme Hermès, la barre de sapin qui tient la porte de sa baraque, alors qu'il faut trois Achéens pour la déplacer 2 . L'antinomie de la légèreté et de la pesanteur est donc omniprésente chez Homère : les dieux à la vie facile sont des dieux légers, pour qui tout est léger et qui rendent tout léger. C'est peut-être ce qui distingue, malgré leur « homogénéité fondamentale »24, le plus radicalement et le plus systématiquement les dieux grecs et les hommes — Nietzsche le dit lui-même dans le Crépuscule des idoles : « le dieu est typiquement différent du héros (dans mon langage : les pieds légers sont le premier attribut de la divinité) » 25 . Les immortels agissent aisément et rapidement — les hommes sont lourds, « laborieux », chargés de soucis et de mort, même s'il arrive que leur pesanteur soit momentanément transfigurée par l'assistance divine : Ylliade est ainsi parsemée d'allégements qui ne cessent de modifier le cours de la bataille ; parfois encore, comme pour Achille, la transfiguration est congénitale. De l'homme seul à l'homme aidé par un dieu, de celui-ci au héros né d'un dieu ou d'une déesse, et de ce héros au dieu, voire au dieu des dieux, il semble donc qu'on rencontre, chez Homère, différents paliers de pesanteur et de légèreté, différents niveaux de « vie facile ».

3. Le cahier de Kelterborn C'est dans le fragment 5 [105] de 1875 que Nietzsche fait pour la première fois référence aux dieux d'Homère comme à des dieux à la vie facile : « Le suprême

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2?

Ibid., p. 222 et 353. Ibid., p. 363. Ibid., p. 366. Ibid., p. 268. Ibid., p. 409 et 412. J'emprunte cette formule à Giulia Sissa, in Guilia Sissa et Marcel Détienne, la Vie quotidienne des dieux grecs, Paris, Hachette, 1989, p. 46. Crépuscule des idoles, « Les quatre grandes erreurs », § 2. Nietzsche assimile dans ce passage la légèreté à la spontanéité instinctive : « Tout ce qui est bon est instinctif : et, par conséquent, léger [leicht], nécessaire, libre ».

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embellissement que le monde a reçu en partage, ce sont les "dieux à la vie facile" : comme c'est difficile à vivre dans le sentiment ». Dans ses Aphorismes sur la sagesse dans la vie, Schopenhauer utilisait déjà la formule d'Homère pour évoquer l'intelligence pure à laquelle le génie est capable d'accéder, pénétrant « dans une région à laquelle la douleur est essentiellement étrangère, pour ainsi dire, dans l'atmosphère des dieux à la vie facile »26. Pour l'auteur du Monde comme volonté et comme représentation, la vie facile est la vie de l'esprit qui, parvenant à s'affranchir de la volonté, échappe à la tyrannie de la souffrance et de l'ennui. Mais ce n'est pas Schopenhauer, c'est Jacob Burckhardt qui, dans son cours sur l'histoire de la culture grecque, rappelle à Nietzsche l'image des dieux à la vie facile. Pour d'obscures raisons administratives, Nietzsche n'est pas parvenu à assister à ce cours (inauguré durant le semestre d'été 1872) avant le printemps 1876 — et il ne put avoir accès à aucune version imprimée du cours, puisque la première publication de la Griechische Culturgeschichte, posthume, date de 1899. En revanche, il put disposer de deux transcriptions complètes des conférences de Burckhardt, réalisées par des étudiants que les deux professeurs avaient en commun à l'Université de Bâle : Adolf Baumgartner et Louis Kelterborn. La transcription du premier ne nous est pas parvenue, mais celle de Kelterborn, reliée et offerte à Nietzsche en mai 1875, est conservée (sous la cote C 483) à la Herzogin Anna Amalia Bibliothek de Weimar, avec les autres livres de la bibliothèque personnelle de Nietzsche. Nous savons que Nietzsche a lu cette transcription très attentivement, et qu'il l'a comparée à celle de Baumgartner 27 , avant de la relire et de la discuter minutieusement, à Sorrente, avec ses trois amis de la villa Rubinacci : Malwida von 28

Meysenbug en garde un souvenir précis . 11 n'est donc pas étonnant de retrouver dans les « notes pour Nous autres philologues » (la Considération inactuelle que Nietzsche préparait en 1875 et qu'il renonça à publier) un grand nombre d'allusions ou d'emprunts à la Griechische Culturgeschichte . Mazzino Montinari, dans l'appareil critique de la quatrième section de la Kritische Gesamtausgabe, souligne l'influence du cahier de Kelterborn sur la préparation de Nous autres philologues, sans chercher néanmoins à en relever toutes les incidences textuelles. 11 ne dit rien, notamment, de l'image des dieux à la vie facile, qui apparaît à la fois dans les notes de Nietzsche et, à deux reprises, dans le

Schopenhauer, Aphorismes sur la sagesse dans la vie, trad. J.-A. Cantacuzène revue par R. Roos, Paris, PUF, 1943 (2002 pour la 6 e édition « Quadrige »), p. 22-23. Voir notamment la lettre du 30 mai 1875 à Franz Overbeck et celle du 21 juillet à Carl von Gersdorff. Voir Malwida von Meysenbug, Der Lebensabend einer Idealistin, Berlin und Leipzig, Schuster & Loeffler, 1903, p. 49-55. Notamment à partir du fragment 5 [60] de 1875.

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cahier de Kelterborn (dans le chapitre du cours intitulé « Religion et vision éthique du monde »)30. La première occurrence de la formule d'Homère dans le cahier de Kelterborn est un passage où, après avoir souligné la « signification plutôt négative » des dieux grecs et rappelé les principales limites de leurs pouvoirs, Burckhardt insiste sur leur beauté, leur puissance et leur assurance souveraine 31 . L'intérêt de son analyse est qu'elle autorise au moins trois interprétations de la légèreté grecque : 1. Burckhardt montre d'abord que le commerce avec les dieux grecs était « facile » ou « léger » (leicht) car ces dieux n'étaient pas meilleurs que les hommes et n'exigeaient « aucun recueillement silencieux ni aucune purification morale » — il dit un peu plus loin que « ces dieux n'exigeaient aucune résipiscence ni aucune pénitence »32 : formule que reprend Nietzsche au début du fragment 5 [121] de Nous autres philologues : « Les dieux grecs n'exigeaient en général aucune résipiscence et n'étaient en général ni si pesants ni si contraignants ». 11 n'y avait chez les Grecs aucun sentiment de culpabilité, car la moralité de leurs dieux était tout aussi douteuse que la leur — Nietzsche le répète dans le fragment 27 [76] de 1878 : « Pas de sentiment de péché chez les Grecs. Oreste le criminel respectable. Folie, non pas besoin de rédemption »33. C'est un élément essentiel de la légèreté homérique : une innocence foncière, une bonne conscience animale de l'homme devant ses dieux. 2. Burckhardt explique ensuite que le mythe grec est « si léger et mobile que chacun pouvait s'y blottir ». C'est un point sur lequel il revient souvent : aucune contrainte théologique ne pèse sur la religion grecque, qui conserve une véritable liberté poétique à l'égard de ses dieux — ce que Nietzsche appelle parfois la « libre poétisation » (freie Dichtung) ou l'irréligiosité des Grecs . Aucun dogme n'étouffait leur imagination religieuse. 3. Burckhardt rappelle enfin que les dieux d'Homère ont la vie facile (« Les dieux sont reia zôontes »), et que cette facilité est associée à trois choses : leur beauté (« Ce sont de purs idéaux de la beauté et de l'art » ; « Sitôt qu'on les imagine, même dans la plus grande colère ils restent pourtant toujours beaux, quoi

31 32

Cette source n'a, à ma connaissance, encore jamais été exploitée. Cahier de Kelterborn, f. 50 r°-51 r°. Ibid., f. 56 v°.

33

Cette analyse est reprise et approfondie dans le § 23 de la deuxième dissertation de la Généalogie de la morale, lorsque Nietzsche montre que les Grecs se servaient de leurs dieux pour se protéger de la mauvaise conscience : un Grec qui avait mal agi était accusé de « folie », de « déraison », de « dérangement de la cervelle » (« folie, et non péché », souligne Nietzsche), et ce dérangement était attribué à une initiative divine (« C'est un dieu forcément qui l'a égaré ») — ce qui allège les hommes de tout sentiment de responsabilité (les dieux servaient ainsi à « justifier l'homme j u s q u ' à un certain point, y compris dans le pire »). Voir sur ce point l'analyse des « excuses d'Agamemnon » dans le livre de Dodds, Les Grecs et l'irrationnel, trad. M. Gibson, Paris, Flammarion, 1977, p. 11-36. Cf. l'aphorisme 14 d'Aurore, sur la « signification de la démence dans l'histoire de la moralité ».

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Voir le fragment 23 [14] de 1872-1873 et l'aphorisme 125 de Choses humaines, trop humaines.

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qu'il arrive » ; « Ce sont les légions des êtres les plus beaux »), leur puissance (« ils n'ont nul besoin d'un cortège de légions puissantes ») et leur simplicité (« Quelle simplicité infinie observons-nous sur l'Olympe »). L'image des dieux à la vie facile reparaît dans le cahier de Kelterborn, au moment où Burckhardt, évoquant la « vision légère d'Homère », associe la beauté des Olympiens à leur immortalité et à leur éternelle jeunesse (f. 55 v°) : « les dieux sont beaux et reia zôontes, ils se nourrissent d'ambroisie, c'est-à-dire qu'ils sont immortels et qu'Hébé prend soin de leur éternelle jeunesse ». Burckhardt ajoute que celui qui ne boit pas d'ambroisie devient bien immortel mais ne reste pas jeune. L'historien rappelle ensuite 35 que ces dieux ont des pouvoirs merveilleux et qu'ils « dirigent à peu près toutes les forces de la nature » : ils peuvent, en particulier, se métamorphoser. Avant Ovide, des poètes comme Théodore ou Dorothéos ont en effet écrit des Métamorphoses, qui sont comme « un diamant sur toutes les facettes duquel on se reflète » : les dieux se changent ainsi en hommes, en nuages, en animaux (notamment en oiseaux). Ces métamorphoses, lorsque les dieux se changent en hommes, révèlent donc en l'inversant la projection anthropomorphique fondamentale du polythéisme grec : si les dieux ne sont pas autre chose que des « hommes parfaits, transfigurés »36, alors il leur est toujours possible, réciproquement, de prendre forme humaine. Au processus de transfigura-tion (Verklärung) de l'homme en dieu répond donc la métamorphose (Verwandlung) du dieu en homme — métamorphose qui est une véritable mise en abîme de la transfiguration initiale. L'homme se voit ainsi en un dieu qui se montre à lui en homme : tout se passe donc comme si la métamorphose annulait la transfiguration — en réalité, elle l'accomplit et la parachève. L'homme se réapproprie, pour ainsi dire, le contenu de la projection, mais une fois que ce contenu a été transfiguré par la projection elle-même : d'où un « éclat » surnaturel, témoin d'une existence transfigurée 37 . 11 s'agit donc pour l'homme de trouver une surface qui le reflète tout en l'allégeant et en l'embellissant : à l'image du miroir (qu'on retrouve souvent chez Schopenhauer, chez Wagner ou chez Nietzsche), Burckhardt préfère celle du « brillant » ou du « diamant à facettes », dans lequel le spectacle des choses humaines se réfléchit de tous côtés. D'une manière générale, Burckhardt insiste dans ce passage sur les pouvoirs des dieux — c'est en ce sens qu'il faut comprendre la référence au « reia zôontes » d'Homère : avoir la vie facile et vivre légèrement, c'est maîtriser « à peu près toutes les forces de la nature ». Les dieux n'ont pas créé le monde, rappelle Burckhardt, mais il semble qu'ils puissent y agir à leur guise. Burckhardt s'attache néanmoins aussi à souligner les limites de cette facilité, et l'image des Olympiens, dans le cahier de Kelterborn, est extrêmement subtile 33 36 37

Cahier de Kelterborn, f. 55 v°-56 r°. Ibid., f. 45 r°. Ibid., f. 62 v°.

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et nuancée (au point qu'elle peut sembler contradictoire) — ainsi au feuillet 54 (recto) : les dieux « sont d'une apparence magnifique » mais ce sont « des images surhumaines qui ne dépassent pourtant pas de beaucoup les choses humaines » (ils « ne se situent pas très haut », dit Burckhardt) ; pour « agir quelque part, ils doivent se trouver en lieu et place », mais « ce n'est néanmoins pas absolument nécessaire » et « ils traversent à vrai dire en volant d ' i m m e n s e s espaces ». Burckhardt semble donc n'évoquer les pouvoirs des dieux grecs que pour mieux rappeler leurs limites, et ne souligner ces limites que pour mieux réaffirmer ces pouvoirs. Ce jeu subtil de corrections et d'équilibrages continue dans la suite du texte (f. 54 r°/v°) : les dieux sont « théoriquement omniscients » mais « pratiquement ils ne le sont pas » (Burckhardt explique qu'ils « ne savent en fait souvent rien du tout de bien des choses qui les touchent de très près », et qu' « il est tout à fait possible qu'ils soient victimes d'une épouvantable tromperie et qu'on se paie leur tête ») ; ce qui est vrai de leur omniscience l'est aussi de leur toute-puissance, puisqu'ils sont, comme toutes choses, dépendants de la Moira (la destinée) : « les dieux savent souvent par avance que tel ou tel de leurs préférés mourra à tel ou tel moment, mais ils n'ont pas le pouvoir de l'empêcher ». 11 semble donc n'y avoir entre les pouvoirs des dieux et ceux des hommes qu'une différence de degré. Burckhardt ajoute que les dieux d'Homère « ne se soucient absolument pas du bien général ; certes ils récompensent le bien et punissent le mal, mais souvent ils inspirent précisément le mal, ils rendent les mauvais plus mauvais encore, pour les faire périr ; ainsi Athéna rend les prétendants toujours plus criminels ». Ce passage inspire à Nietzsche le fragment 5 [117] de Nous autres philologues : « Les dieux rendent l'homme encore plus mauvais ; telle est la nature humaine. Nous souhaitons à celui que nous n'aimons pas de devenir plus mauvais, et ensuite nous nous réjouissons ». Les dieux d'Homère n'aiment pas les hommes, ils les haïssent et s'efforcent de les rendre toujours plus mauvais j u s q u ' à causer leur perte et prendre plaisir à leur disparition. Burckhardt insiste également sur l'effroyable jalousie des dieux grecs : « Les dieux sont avant tout jaloux, dit-il, ils n'accordent absolument aucun bonheur aux hommes » 38 . La religion grecque est donc imprégnée, dit Nietzsche, d ' u n e « sombre philosophie de la haine », d'une noirceur morale qui contraste avec son éblouissante beauté. Burckhardt voit là l ' u n e des manifestations les plus profondes du pessimisme grec : les dieux d ' H o m è r e « procurent rarement une amélioration morale », ce ne sont que des « personnifications des conditions q u ' o n trouve dans la nature et parmi les hommes, là où tout est opposition, conflit et discorde ; c'est la discordante vie humaine transposée dans une image sublime, une personnification de toutes nos passions » 39 . Burckhardt cite le cas d'Hermès, qui n'hésite pas à voler, à tricher et à mentir dans ses transactions commerciales, et celui d'Arès, qui incarne la « sauvage mêlée militaire sans aucun but ». 38 39

Ibid., f. 55 r°. Ibid., f. 54 v°.

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Les dieux à la vie facile sont donc loin d'être des saints : « Homère n'est pourtant nulle part plus gai et plus magnifique, remarque Burckhardt, que précisément là où il dépeint la discorde des dieux, ainsi dans le passage où Héra use d'un sortilège pour plonger Zeus dans le sommeil » 40 — cette remarque inspire à Nietzsche un autre fragment de Nous autres philologues, explicitement consacré à la légèreté homérique : « Le panhellène Homère prend son plaisir à la légèreté des dieux ; il est pourtant étonnant de voir quelle dignité il peut aussi bien leur donner. Mais ce prodigieux rétablissement est grec » 4I . La légèreté des dieux est ici une légèreté morale : elle désigne la facilité avec laquelle ils s'abandonnent à leurs passions et tombent dans la discorde ou l'immoralité — les dieux ont la vie facile au sens où ce sont des « dieux querelleurs » (hadernden Götter). Mais Nietzsche s'efforce, comme Burckhardt, de respecter les nuances de la religion grecque, et Y équilibre de ses dieux : Burckhardt montre ainsi que ces dieux sont omniscients en théorie, mais qu'ils ne le sont pas en pratique, qu'ils commandent aux lois de la nature mais qu'ils sont soumis à la moira, qu'ils sont méchants, immoraux et cruels mais qu'ils forment une « image sublime » et que leur éblouissante beauté illumine le monde — qu'ils sont légers mais qu'ils restent dignes, ajoute Nietzsche. Ce qui caractérise la religion grecque, selon Nietzsche, c'est précisément ce « rétablissement » (Sich-Auschwingen) de la dignité {Würde) dans la légèreté (Leichtfertigkeit) — la légèreté consistant à prendre la vie à la légère, et la dignité étant précisément ce qu'on ne prend pas à la légère, mais au sérieux. 11 arrive également à Burckhardt de souligner la légèreté ou la facilité (Leichtigkeit) des Grecs en général, par exemple dans la « formation des abstractions » 42 ou tout simplement dans leur vie quotidienne : « On vivait aussi, là-bas, bien plus facilement qu'aujourd'hui chez nous »43. La vie grecque était donc plus violente et plus dure que la nôtre, pleine de dangers et de passions, dévorée qu'elle était par le feu de l'ambition, de 1 'agon, du désir de puissance — mais elle était aussi, à certains égards, plus légère et facile : du moins à partir du moment où, comme l'explique Burckhardt, « la nation adopta la vision légère d'Homère ». Le cahier de Kelterborn donne donc une image extrêmement nuancée des dieux d'Homère et de la légèreté grecque en général. Si l'on suit l'analyse de Burckhardt, cette légèreté renvoie à trois choses bien différentes : 1) l'aisance poétique avec laquelle les Grecs, et notamment Homère, se représentent leurs dieux, sans être soumis à la contrainte d'aucune « théologie normative »44 ; 2) la légèreté morale de la religion grecque dans son ensemble, qui n'implique aucune idée de faute, de culpabilité ou de punition, et qui n'exige aucune « amélioration 40 41 42 43 44

Ibid., f. 54 v°-55 r°. Fragment 5 [118] de Nous autres philologues. Cahier de Kelterborn, f. 127 r°. Ibid., f. 156 r°. Voir le fragment 19 [110] de 1872-1873.

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morale » ni des hommes ni des dieux ; 3) la « vie facile » et les pouvoirs magiques des dieux, qui sont soumis à la moira mais font à peu près ce qu'ils veulent des lois de la nature, et qui vivent néanmoins dans la plus grande simplicité.

4. Le réalisme poétique des Grecs Dans le fragment 5 [105] de Nous autres philologues, les dieux à la vie facile sont présentés comme « le suprême embellissement que le monde a reçu en partage ». Cette formule rappelle le début du cours de Nietzsche sur Le Service divin des Grecs, prononcé pour la première fois durant le semestre d'hiver 1875-1876 (Nietzsche devait donc le préparer en même temps qu'il travaillait à Nous autres philologues et qu'il étudiait le cahier de Kelterborn, c'est-à-dire durant le printemps et l'été 1875) : « 11 n'y a jamais eu de service divin tel que celui des Grecs : il est par sa beauté, sa splendeur, sa diversité, sa cohérence, unique au monde, et l'un des plus hauts produits de l'esprit »45. Jamais dieux ne furent si beaux et n'embellirent si brillamment le monde que les dieux grecs — mais en quoi cet embellissement s'apparente-t-il à un allégement de la vie ? L'embellissement des dieux grecs se distingue d'abord de la falsification ornementale des Romains et de l'idéalisation philologique que Nietzsche ne cesse de dénoncer dans les fragments de la première moitié des années 1870 : c'est un embellissement réel du monde, qui n'est ni une « fuite idyllique »46 ni l'instrument d'une « culture décorative »47, mais qui consiste à investir vraiment la vie pour la transformer de l'intérieur. À la suite de Burckhardt, Nietzsche insiste donc sur le réalisme et sur la réalité supérieurs des Grecs : ceux-ci étaient plus réels, c'est-à-dire plus humains, plus entiers, plus vivants que nous. En ce sens, l'image des dieux à la vie facile s'oppose à une autre image d'Homère (à laquelle Burckhardt et Nietzsche font souvent référence) : celle des « ombres de l'Hadès » qu'Ulysse interroge, à deux reprises, dans les chants XT et XXTV de VOdyssée. Dans le cahier de Kelterborn, Burckhardt attribue une importance fondamentale à cette descente aux Enfers, au cours de laquelle Ulysse retrouve le fantôme de sa mère et découvre un fascinant jeu d'ombres : « Ces ombres sont totalement démunies, gazouillent comme des chauves-souris, si elles 48

ne boivent pas de sang elles perdent connaissance » . Burckhardt voit là l'une des images les plus saisissantes de ce que les Grecs pensaient de la mort : KGW II/5, p. 363. Le cours sur Le Service divin des Grecs a fait l'objet d'une traduction française (malheureusement partielle) par Emmanuel Catin (Paris, Éditions de l'Herne, 1992 — le passage q u e j e cite ici se trouve p. 27). Voir le premier paragraphe du cours de Nietzsche intitulé Encyclopédie de philologie classique et Introduction à l'étude de celle-ci, KGW II/3, p. 347-348. Cf. le fragment 3 [14] de Nous autres philologues. Fragment 6 [14] de 1875. Cahier de Kelterborn, f. 73 v°-74 r°.

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« L'homme, la personnalité meurt, son esprit meurt, seule une ombre demeure dans l'Hadès, vraisemblablement un reflet du seul être animal, et non de l'être spirituel ». 11 dit un peu plus loin que l'Hadès « est le lieu du plus profond •

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ennui » . Ces ombres reflètent donc bien la vie grecque, remarque Nietzsche, « mais comme sur un nuage de fumée » 50 — et ce qu'elles représentent ainsi pour nous, ajoute-t-il, c'est notre vie comparée à celle des Grecs, notre condition « exsangue, onirique, faible » : « c'est l'aggravation répétée de la vieillesse, là où la mémoire s'épuise encore plus, et le corps aussi» 51 . Nietzsche ne cesse en effet de le répéter : nous sommes des « tard-venus », des épigones, des « mémoires vivantes » qui s'exténuent peu à peu 52 . Mieux vaut ne pas avoir de mémoire du tout (« être journalier ») que d'avoir cette « mémoire sans vie du passé »53. Les ombres de l'Hadès incarnent ainsi une « vieillesse de la vieillesse » qui peut être considérée comme le négatif de la vie grecque (et comme l'exact opposé de l'éternelle jeunesse des dieux à la vie facile). Mais les ombres ont elles aussi leur légèreté : en quoi la légèreté vivante des Grecs se distingue-t-elle de la légèreté de leurs morts ? En ce qu'elle est plus réelle, plus présente, plus consistante — et surtout plus humaine : comme le souligne Burckhardt, les ombres, semblables à des chauvessouris, sont un « reflet du seul être animal » : ce qui disparaît dans la mort, c'est l'homme, sa personnalité, son « être spirituel »54. Nietzsche donne une dimension philosophique à cette interprétation, en distinguant deux formes d'humanité : celle du Menschliche (l'humain de l'anthropologue) et celle de 1 'Humane (l'humain de l'humaniste). Selon Nietzsche, les Grecs sont plus humains d'un point de vue anthropologique, mais inhumains au sens humaniste du terme. 11 n'y a là aucune contradiction, puisque c'est précisément parce que l'humain (das Menschliche) peut se manifester dans la vie des Grecs « sans aucun masque et d'une façon inhumaine » (in einer Unmaskirtheit 49

Ibid., f. 76 r°.

50

Fragmentó [10] de 1875. Fragment 5 [62] de Nous autres philologues. Cf. les fragments 38 [5] de 1874, 3 [51] et 6 [44] de 1875. De l'utilité et des inconvénients de l'histoire pour la vie, § 8.

M

32 ,3 M

Fragment 3 [51] de Nous autres philologues. Nietzsche ne dirait pas néanmoins, comme Burckhardt, que les ombres de l'Hadès sont moins humaines et moins réelles parce qu'il leur manque l'esprit, 1'« être spirituel »: c'est bien plutôt le corps qui s'est exténué en elles. Voir sur ce point Gilbert Romeyer Dherbey, Les Choses mêmes. La pensée du réel chez Aristote, Lausanne, Éditions L'Âge d'Homme, 1983, p. 14 : « Le mort n'est pas anéanti, il ne vit pas non plus d'une autre vie, égale ou même meilleure ; dans l'Hadès il vivote, il se survit à lui-même, c'est-à-dire vit d'une vie amoindrie. (...) La psyché est véritablement vie quand elle ne fait qu'un avec un corps réel ; quand la mort l'en sépare l'homme n'est plus, à proprement parler, que l'ombre de lui-même ». Les ombres de l'Hadès ne sont donc pas des corps ayant perdu leur « être spirituel », mais au contraire des âmes ayant perdu leurs corps.

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und Inhumanität), qu'il se manifeste en eux plus ouvertement qu'en nous : c'est leur inhumanité qui fait resplendir l'expression de leur humanité 55 . Quant à nous, « nous souffrons d'une extraordinaire impureté et obscurité de Y humain [des Menschlichen] », et nous serions horrifiés par l'inhumanité (Inhumanität) des Grecs si nous cessions de la fausser et de la transfigurer 56 . Dans la vie grecque, le Menschliche s'exprime donc plus franchement que dans la nôtre — et c'est lui qui s'évanouit lorsque l'homme meurt et se transforme en ombre. Or, si l'humanité des Grecs les rend aussi plus inhumains (au sens humaniste du terme), c'est qu'ils sont plus réels que nous, puisque leur inhumanité consiste précisément à s'affirmer sans masque, loin du « papier doré » de l'humanisme classique. Nietzsche l'affirme dans le fragment 5 [63] de Nous autres philologues : « Comme les Grecs étaient réels jusque dans les pures inventions, comme ils poétisaient en permanence avec la réalité, n'aspiraient pas à s'en évader ». 11 y a donc, au cœur de la vie grecque, une sorte de réalisme poétique, qui permet aux Grecs de rester réels et humains (au sens anthropologique du terme) jusque dans leurs « inventions », c'est-à-dire jusque dans leur façon d'embellir et d'alléger la vie : c'est ce qui distingue leur légèreté de la nôtre ou de celle des ombres de PHadès. Leur légèreté ne consiste pas à s'alléger du réel en le fuyant ou en l'édulcorant, mais à alléger le réel en l'embellissant pour mieux l'affirmer : la vie facile des dieux grecs est ainsi une vie plus humaine et plus réelle que la nôtre. À la suite de Burckhardt, Nietzsche prend l'exemple des théophanies, ces apparitions de dieux que nous avons aujourd'hui tant de mal à comprendre et qui sont pourtant hautement représentatives du réalisme poétique des Grecs : « La manifestation corporelle des dieux, comme dans l'invocation de Sappho à Aphrodite, « ' e s t p a s à comprendre comme une licence poétique, ce sont des hallucinations fréquentes » 57 . Considérer ces théophanies « platement, comme de la rhétorique », c'est-à-dire comme des allégories ou des figures de style, c'est ne voir en elles qu'une « poétisation » artificielle — c'est donc ne pas comprendre que les Grecs sont réels (wirklich) même lorsqu'ils inventent, et qu'avant même de poétiser avec des mots, ils ne cessent de le faire avec la réalité (an der Wirklichkeit). Nietzsche décrit ici le processus inverse de celui qu'il décrivait dans Vérité et mensonge au sens extra-moral : alors que la vérité est une métaphore dont on a oublié qu'elle en était une, la poésie grecque exprime une vérité que l'on prend pour une métaphore. C'est d'ailleurs cette difficulté à ne pas comprendre platement la réalité grecque qui explique que Nietzsche, dans le fragment 5 [105] de Nous autres philologues, affirme que l'embellissement opéré par les dieux à la vie facile est aujourd'hui si « difficile à vivre dans le sentiment » — faisant écho ainsi à une formule du manuscrit de Kelterborn : « Mille choses justement, qui Fragment 3 [12] de Nous autres philologues. Cf. le fragment 5 [145], Fragments 3 [13] et 3 [14] de Nous autres philologues. Fragment 5 [69] de Nous autres philologues.

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relèvent pour nous, aujourd'hui, de la réflexion, étaient alors vivantes dans l'intuition, comme quelque chose de concret ; c'est pourquoi il y en a beaucoup que nous ne comprenons plus » 58 . Nietzsche consacre aux théophanies un passage important de son cours sur Le Service divin des Grecs, dans lequel il avance l'hypothèse d'une « croyance, absolument et massivement dominante, que des dieux de chair sont partout visibles et que des hommes, de leur vivant, se sont éprouvés comme des dieux »59. L' « éclair du divin et du surhumain » pouvait jaillir à tout moment, « dans toutes les activités et les affaires humaines » : de nombreuses femmes reçurent ainsi la visite des dieux (comme Sappho reçut celle d'Aphrodite). Les dieux pouvaient aussi prendre une forme humaine (comme dans le cas d'Empédocle, de Pythagore ou de Lycurgue). Nietzsche précise ainsi qu'Aristote distinguait trois espèces d'animaux rationnels : le dieu, l'homme et « ce qui est semblable à Pythagore »60. 11 rappelle aussi que la Pythie avait désigné Lycurgue comme un dieu, que celuici était mis sur le même plan qu'Héraklès ou qu'Amphiaros, qu'il avait un temple et qu'on lui offrait chaque année des sacrifices « comme à un dieu ». Les Grecs vivaient donc à proximité de leurs dieux (« On ne se sent pas du tout si éloigné des dieux », dit Nietzsche) : cette présence sensible du divin, et cette croyance qu'en tout lieu, voire en tout homme, un dieu pouvait toujours apparaître (ou se cacher), donnait à la vie grecque une profondeur et une beauté qui nous sont aujourd'hui complètement étrangères 61 . Burckhardt souligne lui aussi, dans le manuscrit de Kelterborn 62 , ce « contact absolument direct » de l'imagination grecque avec les dieux : « Les choses divines et les choses humaines n'étaient pendant longtemps pas aussi nettement séparées que dans d'autres religions ». 11 remarque que les dieux continuent d'apparaître en personne dans la période historique, et qu'on « y croyait fermement » : il cite ainsi le cas d'Apollon, apparu sur la terrasse de Delphes lors du combat contre Brennus. 11 cite aussi, comme Nietzsche, le cas de Pythagore considéré « vraiment comme un Apollon », ou celui d'Empédocle, « qui n'était assu-

Cahier de Kelterborn, f. 159 r°. Voir KGWII/5, p. 465-466. Nietzsche se trompe sur ce point : Aristote se contente de rapporter cette division « en dieu, homme et surhomme comme Pythagore » (Aristote selon Jamblique, Vie de Pythagore, 31 : voir Nietzsche, Le Service divin des Grecs, trad. E. Cattin, op. cit., p. 200-201, note 118). Gilbert Romeyer Dherbey oppose en ce sens les dieux grecs au Dieu de Pascal : « Pour le polythéisme ancien, les dieux sont des dieux sensibles, non pas seulement sensibles au cœur, mais aussi aux yeux et aux oreilles ; théoi signifie en effet "les visibles" et ces dieux éclatants sont des modèles de splendide corporéité (...). Le dieu n'est pas ici Deus absconditus, dieu caché derrière les apparences, mais dieu apparent, dieu confondu avec les apparences » (Les Choses mêmes. La pensée du réel chez Aristote, op. cit., p. 14). La religion grecque est indissociable de ce qui constitue, selon Romeyer Dherbey, l'expérience fondamentale de la pensée grecque : la « magie du sensible » {ibid., p. 13). Voir le cahier de Kelterborn, f. 7 v°.

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rément pas fou » mais qui « se considérait lui-même comme un dieu proscrit et soumis à la métempsycose ». Burckhardt s'efforce aussi de distinguer différentes sortes de manifestations du divin : « ainsi, en tout premier lieu, les théophanies, l'apparition des dieux, soit sans métamorphose et invisibles, soit sans métamorphose et visibles pour quelques individus seulement, soit métamorphosés en hommes connus (objet de prédilection de la poésie, car celui qui est accompagné par un tel dieu semble enveloppé d'un éclat magique), soit enfin métamorphosés en animaux, particulièrement en oiseaux, ainsi au moment de disparaître »63. Toutes ces manifestations, visibles ou invisibles, ces apparitions, métamorphoses, disparitions, ces expériences de possession, passagères ou non, d'incarnation, de « mélange des dieux et des hommes » devaient remplir l'imagination grecque de la présence du divin : les dieux sont là, tout près, et s'ils n'y sont pas ils peuvent toujours venir. Or, cet horizon d'attente, de crainte et de désir, de présence cachée ou d'apparition, donne la clé du fragment 5 [105] de Nous autres philologues : si les dieux à la vie facile sont le « suprême embellissement que le monde a reçu en partage », c'est précisément parce qu'ils ouvrent un tel horizon, parce qu'ils imprègnent le monde de leur présence ou de l'imminence de leur apparition. Nietzsche semble ainsi retrouver, dans Nous autres philologues, l'interprétation proposée dans La Naissance de la tragédie : si les Grecs croient « que des dieux sont visibles parmi les hommes », c'est qu'ils ont le « don de toujours percevoir le jeu vivant des figures et de vivre sans cesse entourés de toute une cohorte d'esprits » — ce don par lequel Nietzsche, dans le chapitre 8 de La Naissance de la tragédie, définissait le génie poétique : « Homère voit tellement plus. Nous ne parlons si abstraitement de la poésie que parce que nous sommes tous de mauvais poètes ». Si, comme le dit Nietzsche dans le fragment 5 [69] de Nous autres philologues, nous saisissons platement et rhétoriquement Homère, c'est donc que nous ne sommes pas capables de voir ce qu'il voyait vraiment— de même que nous ne sommes plus capables de « vivre dans le sentiment » l'embellissement des dieux à la vie facile. La différence fondamentale entre le chapitre 8 de La Naissance de la tragédie et les fragments de Nous autres philologues, c'est que Nietzsche, en 1875, ne définit plus le génie grec comme le médium de forces artistiques jail lies de la nature elle-même : la réalité des Grecs n'est plus appréhendée comme une réalité métaphysique (l'essence du monde, Γ « un originaire »), mais comme une réalité physique, charnelle, phénoménale : en témoignent la « fine flamme », la sueur ruisselante et le frisson de Sappho à l'approche d'Aphrodite 64 . Si la légèreté des ombres de l'Hadès consiste à s'être vidé de sa vie et de son humanité, celle des dieux d'Homère est donc la légèreté d'une existence pleinement assumée et affirmée : paradoxalement, les dieux grecs se distinguent des Voir ibid., f. 62 v°-63 r°. Sappho, Poèmes et fragments, trad. P. Brunet, Paris, L'Âge d'Homme, 1991, p. 31.

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hommes en ce qu'ils sont plus humains (menschlich) qu'eux — et en ce qu'ils aident les hommes à devenir plus humains (c'est-à-dire, comme Nietzsche l'ajoute dans l'aphorisme 143 du Gai savoir, à devenir des individus). L'homme qui supporte toute son humanité, l'homme qui se charge de tout ce qu'il est, de tout ce qu'il y a d'humain en lui, devient un dieu et accède ainsi à cette vie facile, à cette légèreté supérieure qui était celle des dieux grecs. C'est aussi la légèreté de Zarathoustra, celui qui a triomphé du dégoût de l'homme. La véritable légèreté est donc affirmation de soi : comme la liberté, elle consiste avant tout à « ne plus avoir honte de soi-même » 65 — ce qui implique, pour l'homme, la réhabilitation des « choses humaines, trop humaines ». Ce détour par Homère et par le cahier de Kelterborn nous permet également de comprendre que la légèreté est à la fois morale (ne pas se sentir coupable), religieuse (se sentir libre à l'égard de ses dieux), artistique (« poétiser » avec la réalité) et existentielle (vivre facilement et simplement) — en termes plus philosophiques et plus nietzschéens, la légèreté est « innocence du devenir », « liberté de l'esprit », « embellissement de la vie » et amour des « choses les plus proches ».

B. La décharge 1. Une règle fondamentale de l'être grec Comment Nietzsche conçoit-il cet allégement qu'il place au cœur de la vie grecque ? Comme une « décharge » (Entladung), dont l'analyse est intimement liée à l'émergence du concept de « volonté de puissance ». Le concept de volonté de puissance apparaît en effet dans les fragments de 1876-1877, associé notamment à l'analyse de l'ambition et de la peur 66 . Mais Nietzsche formule la loi de la volonté de puissance dès 1875, dans le fragment 5 [147] de Nous autres philologues : « Accumulation et décharge par secousses fortes, espacées ». La nécessité de la décharge est ainsi, selon lui, une « règle fondamentale de l'être grec », et une explication possible de la tragédie. C'est le principe d'une volonté explosive, qui éclate après s'être intensifiée, selon la parabole du barrage créateur énoncée dans l'aphorisme 285 du Gai savoir : « 11 est un lac qui un jour s'interdit de s'écouler et qui projeta une digue à l'endroit où il s'écoulait précédemment : depuis lors le niveau de ce lac ne cesse de s'élever ». La force s'accumule jusqu'à ce que la pression devienne trop grande et fasse sauter la digue : c'est alors que Γ « énorme tension » se résorbe soudain, en une Le Gai savoir, aphorisme 275. Sur ce point, je me permets de renvoyer à mon article « Premières pensées de Nietzsche sur la "volonté de puissance" », in La Volonté, ouvrage dirigé par Philippe Saltel, Paris, Ellipses, 2002, p. 195-207.

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effusion d'énergie qui définit, selon Nietzsche, l'expérience de Γ inspiration1. Celle-ci correspond, en effet, à une volonté si puissante qu'elle ne désire plus rien car elle engendre aussitôt ce qui l'assouvit : « On entend, on ne cherche pas », dit Nietzsche. Une telle volonté n'est plus qu'un déferlement de puissance : tout ce qu'elle touche prend, paradoxalement, un « caractère involontaire » — « comme est involontaire la crue d'un fleuve qui déborde ses digues »68. Or, si la vraie volonté est « involontaire » (unfreiwillig), c'est qu'elle est tout entière puissance qui s'affirme et qui s'impose : ce n'est plus une aspiration, une tension vers un but, c'est une « passion du commandement »69. C'est la volonté des génies et des grands hommes, ces « explosifs où s'accumule une énorme force retenue » : dans le Crépuscule des idoles, Nietzsche montre que les génies apparaissent quand on a, « pendant longtemps, accumulé, amassé, mis de côté et retenu en les attendant »70. Le génie n'éclate que quand la « pression des forces débordantes » est devenue irrésistible. Si la nécessité de la décharge est bien la loi de la volonté de puissance, c'est donc que la puissance d'une volonté dépend de son intensification, de son aptitude à se contenir pour s'amasser et susciter l'explosion d'une « plénitude excessive» 71 . Or, se décharger, c'est s'alléger : la volonté qui déborde après s'être retenue est une vie qui s'allège après s'être alourdie. La loi de la décharge tragique (la catharsis) est aussi bien celle de la volonté de puissance, de l'inspiration et de l'apparition du génie que celle de l'allégement de la vie : pour s'alléger vraiment il faut être, non seulement chargé, mais surchargé de vie (PEntladung implique Ρ Überladung).

2. La catharsis tragique En tant que philologue, Nietzsche s'est beaucoup intéressé aux différents procédés de purification (katharsis) auxquels les Grecs avaient recours : Peau vive (aspersion ou immersion), le feu et la fumigation (pour « alléger l'atmosphère impure, épaisse »), l'air, le balai de laurier, le son (bronze, clochettes, timbales), le sang — il y consacre tout un chapitre de son cours sur Le Service divin des Grecs : « Seul l'homme purifié a le droit de s'approcher de ce qui est sacré, a le droit de prier et de sacrifier »72. 11 n'est nullement question de la tragédie dans ce

Ecce homo, « Pourquoi j'écris de si bons livres », Ainsi parlait Zarathoustra, § 3. L'analyse génétique des manuscrits montre que cette explosion créatrice fut précédée par une longue accumulation de pensées et d'annotations. Crépuscule des idoles, « Divagations d'un "inactuel" », § 44. Le Gai savoir, aphorisme 347. Crépuscule des idoles, « Divagations d'un "inactuel" », § 44. Voir Essai d'autocritique, § 4. Cf. la définition du dionysiaque comme « trop-plein de forces » dans le Crépuscule des idoles (« Ce que je dois aux Anciens », § 4). Voir KGW II/5, p. 504-514.

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chapitre, et l'art n'y est pas associé aux « rites de purification » (katharmoi). Pourtant, Nietzsche fait souvent référence (notamment dans La Naissance de la tragédie) à la définition aristotélicienne de la catharsis tragique. 11 distingue donc la purification opérée par la tragédie de la purification au sens proprement religieux du terme : dans le premier cas, il traduit « katharsis » par « Entladung » (« décharge »), dans le second par « Reinigung » (« purification »).

a. L'interprétation de Jacob Bernays : catharsis, décharge et allégement Dans La Poétique, Aristote définit la « représentation » (mimesis) tragique comme une katharsis opérée par la pitié et par la frayeur 73 . On sait aujourd'hui qu'il faut soigneusement distinguer la catharsis tragique évoquée dans La Poétique de la catharsis musicale présentée dans Les Politiques : celle-ci procure un « agrément » esthétique immédiat (celui de la musique elle-même), alors que celle-là correspond à un plaisir intellectuel (plaisir pris à l'opération mimétique elle-même, c'est-à-dire à la reconnaissance des formes représentées dans le muthos, dans l'histoire) 74 . À l'époque de Nietzsche, on avait au contraire tendance à projeter sur le texte de La Poétique les analyses des Politiques, et à se laisser prendre au piège d'un rapprochement auquel Aristote lui-même nous convie 75 . Dans le chapitre 7 du livre Vili des Politiques, Aristote explique en effet qu'on peut faire trois usages bien différents de la musique, selon qu'on l'utilise pour éduquer l'auditeur et l'aider à se façonner lui-même, pour se délasser et se divertir, ou pour se purifier (c'est la katharsis). À ces trois usages correspondent trois types de mélodies, selon que la musique est « éthique » et participe à la formation de l'individu, « pratique » et oriente l'individu vers l'action, ou « enthousiasmante » et met le sujet en transe, favorisant sa possession par un dieu ou par un démon. Aristote associe ainsi la musique éthique à l'usage pédagogique et éducatif de la musique, la musique active à son usage divertissant et la musique enthousiasmante à son usage cathartique. L'usage éducatif consiste à utiliser la musique pour instituer dans l'âme des états durables et stables, réglés ; l'usage divertissant consiste à l'utiliser pour détendre l'individu et le soustraire, un moment, à l'agitation de la vie active ; l'usage cathartique consiste à l'utiliser pour se libérer de la frénésie bachique et de l'enthousiasme. La catharsis est donc assoAristote, La Poétique, ch. 6, 49 b, trad. R. Dupont-Roc et J. Lallot, Paris, Éditions du Seuil, 1980, p. 52-53. Sur ce point, voir le commentaire de R. Dupont-Roc et J. Lallot à leur édition de La Poétique, en particulier Γ « essai d'interprétation » concernant la katharsis (ibid., p. 188-193). Voir également le chapitre consacré à la katharsis du livre de Pierre Somville, Essai sur La Poétique d'Aristote et sur quelques aspects de sa postérité, Paris, Vrin, 1975, p. 55-95. Dans le chapitre 7 du livre VIII des Politiques, Aristote explique en effet qu'il utilise le mot katharsis sans commentaires, mais qu'il a le projet d'en éclaircir l'emploi dans un livre sur la poétique : il est impossible de savoir si Aristote a mis son projet à exécution.

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ciée à la musique enthousiasmante : les mélodies purificatrices permettent de retrouver son calme après le déchaînement des « mélodies qui jettent l'âme hors d'elle-même ». Aristote dit encore que « Yaulos n'a pas un effet éthique mais plutôt orgiastique, de sorte qu'il faut y avoir recours dans les occasions où le spectacle a une fonction de purification plutôt que d'apprentissage ». Comme on l'a déjà souligné 76 , l'interprétation nietzschéenne de la catharsis aristotélicienne doit beaucoup aux travaux du philologue Jacob Bernays, qui insiste sur la signification thérapeutique de la « purification » tragique : la catharsis est une purge qui guérit l'âme d'un état pathologique engendré par des passions excessives — purge que Bernays assimile explicitement à un « allégement » {Erleichterung), au sens médical du terme (c'est-à-dire au sens d'un soulagement de la douleur et de l'angoisse) : Aristote dit lui-même dans Les Politiques que la catharsis est une sorte de remède qui permet d'accéder à un « soulagement accompagné de plaisir » et d'atteindre une «joie innocente »77. L'interprétation de Jacob Bernays, tributaire des paradigmes esthétiques et philologiques de son temps (on considère aujourd'hui que la comparaison de la catharsis avec un traitement médical n'est, précisément, qu'une comparaison) 78 , consiste d'abord à retraduire la définition dQ La Poétique : « la tragédie agit en provoquant par la pitié et la peur la décharge allégeante de ces affections sensibles (de pitié et de peur) ». Bernays affirme en effet que le mot « katharsis » ne pouvait vouloir dire que deux choses, pour les Grecs : « soit l'expiation d'une faute au cours de cérémonies déterminées accomplies par des prêtres, soit l'amélioration ou l'adoucissement d'une maladie par des moyens d'allégement médicaux» 7 9 — et c'est cette deuxième acception qu'il faut retenir, selon

Voir notamment Max L. Baeumer, « Das moderne Phänomen des Dionysischen und seine "Entdeckung" durch Nietzsche », NS 6, 1977, p. 123-153, et Luca Crescenzi, « Philologie und deutsche Klassik. Nietzsche als Leser von Paul Graf Yorck von Wartenburg », in « CentaurenGeburten ». Wissenschaft, Kunst und Philosophie beim jungen Nietzsche, sous la direction de L. Borsche, F. Gerratana et A. Venturelli, Berlin-New York, de Gruyter, 1994, p. 208-216. Aristote, Les Politiques, Vili, 7, 1342 a, trad. Pierre Pellegrin, Paris, Flammarion, 1990, p. 542. Voir sur ce point la mise au point de Dupont-Roc et Lallot dans leur édition de La Poétique : « la katharsis est ici de nature esthétique. À ce titre, elle s'oppose radicalement au sens médical, évoqué dans une comparaison [...] qu'il faut prendre précisément et seulement comme une comparaison. L'erreur de beaucoup d'interprètes, à la suite de Bernays (1880) est d'avoir confondu dans La Politique le comparant et le comparé, puis projeté sans précaution cette lecture de katharsis sur le chapitre 6 de La Poétique : double confusion qui oblitère gravement le sens et la portée de la katharsis poétique » {op. cit., p. 193). Cf. la critique de l'interprétation de Bernays dans le livre de Pierre Somville, Essai sur La Poétique d'Aristote, op. cit., p. 81-85. Somville défend lui aussi la thèse de 1' « hétérogénéité esthétique » de la katharsis aristotélicienne, qu'il ne faut entendre ni comme une purge hippocratique du corps ni comme une purification morale de l'âme (comme chez Platon). Jacob Bernays, Zwei Abhandlungen von Wilhelm Hertz, 1880, p. 12.

über die Aristotelische

Theorie des Drama, Berlin, Verlag

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Bernays : la catharsis tragique agit sur la sensibilité des spectateurs comme un traitement médical agit sur le corps d'une « personne oppressée »80. Or, ce traitement « ne cherche pas à transformer ou à réprimer l'élément oppressant, ajoute Bernays, mais à l'exciter, à le pousser en avant et à produire ainsi un allégement » : c'est en alourdissant le cœur qu'on l'allège et le purifie — Y Entladung succède bien à une Überladung. Selon Bernays, la catharsis aristotélicienne est donc moins une purification (Reinigung) qu'un allégement (Erleichterung) : il propose ainsi de retraduire « katharsis », dans le texte d'Aristote, par « décharge allégeante » (erleichtende Entladungf[. L'intérêt de cette traduction, précise-t-il, est qu'elle substitue à « Reinigung » (un terme « équivoque et donc peu clair ») une formule qui « laisse transparaître la métaphore médicale » et qui conserve la notion d'allégement 82 . Celle-ci est en effet la « détermination secondaire » de la catharsis chez Aristote : Bernays rappelle le texte grec (kouphizesthai meth 'hèdonês : la catharsis engendre un « soulagement accompagné de plaisir » — littéralement : elle consiste à « alléger avec plaisir »), qui montre qu'Aristote n'a pu trouver de meilleur synonyme de « catharsis » qu' « allégement ». On comprend mieux maintenant pourquoi Nietzsche traite séparément de la catharsis comme rite de purification et de la tragédie comme décharge des passions : la lecture de Bernays l'oblige à distinguer la catharsis-Reinigung de la catharsis-Entladung— donc l'allégement (conçu comme la « décharge » d'une surabondance pulsionnelle) de la purification (l'expiation d'une faute).

b. La tragédie : « jeu esthétique » ou « dispositif pathologico-moral » ? Nietzsche fait fréquemment référence à Aristote dans les notes préparatoires de La Naissance de la tragédie, souvent dans un contexte programmatique et la plupart du temps de façon polémique. Dès l'automne 1869, il prévoit ainsi de consacrer une étude à Γ « esthétique d'Aristote »83. À plusieurs reprises, il se fixe comme objectif de parler « contre Aristote »84 — c'est-à-dire contre l'analyse aristotélicienne du drame, telle qu'elle est développée dans le livre 111 de la 80 81

83

84

Ibid.,p. 16. R. Dupont-Roc et J. Lallot traduisent, quant à eux, « katharsis » par « épuration », et rejettent explicitement l'assimilation de la catharsis à une « décharge humorale » : op. cit, p. 192. Jacob Bernays, Zwei Abhandlungen über die Aristotelische Theorie des Drama, op. cit., p. 21. V o i r i e s fragments 1 [110] et 1 [111] de 1869, 5 [124] de 1870-1871, 8 [10] de 1870-1872. Nietzsche parle également de Γ « esthétique aristotélicienne » dans les fragments 2 [2] et 3 [73] de 1869-1870, 5 [8] de 1870-1871. Dans le fragment 9 [47] de 1871, entre autres « thèmes pour la revue », on trouve : « Poétique d'Aristote ». Dans le fragment 3 [38] de 1869-1870, Nietzsche prévoit même de présenter sa conception de la tragédie en commençant par un examen d'Aristote, d'après l'interprétation de Bernays : « Partir peut-être de la définition aristotélicienne (Bernays) ». Voir les fragments 3 [53] et 3 [66] de 1869-1870, 7 [140] de 1870-1871. Cf. le fragment 8 [3] de 1870-1872 : « Critique de la conception d'Aristote ».

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Rhétorique'5, mais aussi (et surtout) contre ce qu'Aristote dit de la musique dans le livre Vili des Politiques. En témoigne notamment le fragment 7 [143] de 18701871, dans lequel Nietzsche, esquissant le plan d'une étude du tragique, prévoit de parler du « loisir dans la politique et l'éthique d'Aristote », de la « "mimique" contre Aristote », d' « Aristote à propos de l'orgiasme » ou encore d' « Olympe dans la politique d'Aristote ». Olympe était un musicien phrygien du Vllème siècle avant Jésus-Christ : c'est, dit-on, l'inventeur de l'harmonie 86 , et c'est l'un des plus célèbres représentants du « mode orgiastique » et de la musique dionysiaque 87 . Nietzsche fait allusion ici au chapitre 5 du livre VIII des Politiques, consacré à la fonction éducative de la musique : Aristote y évoque les mélodies d'Olympe, qui « rendent les âmes enthousiastes » — ce qui prouve, puisque l'enthousiasme est une « affection de la partie éthique de l'âme », que la musique ne relève pas seulement de la détente, du plaisir et de la vie de loisir, mais qu'elle a également un « effet sur le caractère et sur l'âme »88. Aristote en déduit toute une théorie : contrairement aux objets du toucher et du goût qui ne ressemblent en rien à des « dispositions éthiques », et contrairement à ceux de la vue qui ne leur ressemblent qu'un peu (ils n'en sont que les « signes »), les mélodies et les rythmes sont de véritables « imitations » des dispositions éthiques : « Et surtout dans les rythmes et les mélodies il y a des objets ressemblant de près à la nature véritable de la colère, de la douceur, mais aussi du courage, de la tempérance ainsi que de tous leurs contraires et des autres dispositions éthiques (c'est évident d'après les faits, car notre âme est bouleversée quand nous entendons de tels morceaux) ». Or, cette imitation permet, réciproquement, l'institution de certaines dispositions éthiques et d'un certain caractère — c'est ainsi que l'on peut, par la musique, éduquer et former les âmes : certaines harmonies « nous poussent plutôt à une disposition à la fois plus plaintive et plus ferme, comme celle qu'on appelle myxolidienne, d'autres nous font un esprit plus doux comme celles qui sont relâchées, une autre donne surtout à l'esprit mesure et stabilité, comme seule semble le faire parmi les harmonies la dorienne, alors que la phrygienne rend enthousiaste ». De même, certains rythmes « ont un caractère plus régulier, d'autres un caractère vif, les uns avec des mouvements plus grossiers, les autres plus dignes d'hommes libres ». Aristote en conclut que « la musique a le pouvoir de doter l'âme d'un certain caractère, et si elle a ce pouvoir il est évident qu'il faut diriger les jeunes gens vers elle et les y éduquer ».

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87 88

Voir les fragments 3 [68] de 1869-1870 et 8 [44] de 1870-1872. « Harmonie » (harmonía) au sens non pas d'un accord entre plusieurs sons simultanés (sens moderne du terme) mais au sens de l'accord (Γ « accordage ») d'une lyre selon les différents modes de la musique antique (sens platonicien et pythagoricien A"harmonía, tel qu'on le retrouve par exemple dans la théorie de l'âme-harmonie du Phédon : voir à ce propos la note de M. Dixsaut dans son édition du Phédon, Paris, Flammarion, 1991, p. 358-359). Voir les fragments 8 [5] et 8 [9] de 1870-1872. Aristote, Politiques, VIII, 5, 1339 b-1340 a, trad. P. Pellegrin, op. cit., p. 530-532.

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On trouve des échos de cette analyse tout au long de l'œuvre de Nietzsche. En 1871, c'est une piste de réflexion parmi d'autres : « Aristote sur Y ethos de la musique» 89 . En 1875, Nietzsche réinterprète l'histoire de la musique en s'inspirant du livre Vili des Politiques, et en définissant la « musique préwagnérienne » 90 comme une musique qui se rapporte aux « états durables de l'homme, à ce que les Grecs appellent Y ethos » : « telle humeur, tel état d'âme résolu ou serein, recueilli ou repentant devaient se révéler par les sons » ; réciproquement, « telle frappante monotonie de la forme, dont la durée se prolongeait, avait pour but d'amener l'auditeur à telle interprétation et à le transporter finalement dans la même humeur » 9I . Avec Beethoven puis Wagner, la musique s'est libérée pour découvrir la « langue du pathos, du vouloir passionné, des drames qui se déroulent à l'intérieur de l'homme » : la musique de 1' « âme laide » succède ainsi à celle de la « belle âme »92 — la musique du pathos, de la volonté au sens schopenhauérien et romantique du terme, c'est-à-dire comme pulsion aveugle, tyrannique, tumultueuse, succède à celle de Y ethos, de la disposition stable et réglée, durable, de la volonté au sens classique du terme, c'est-à-dire associée aux lumières et au contrôle de la raison. C'est en ce sens que Nietzsche, dans l'aphorisme 172 d'Opinions et sentences mêlées, oppose les poètes grecs anciens, qui étaient des « éducateurs », capables de s'élever au-dessus des passions et de « dompter le vouloir, métamorphoser l'animal, être des créateurs de l'homme », aux poètes romantiques modernes, « capables de déchaîner le vouloir et, en certaines circonstances, de libérer la vie » — un peu comme Aristote opposait la fonction éducative des mélodies éthiques à la fonction purificatrice des mélodies enthousiasmantes. On pourrait encore citer l'aphorisme 317 du Gai savoir, dans lequel Nietzsche se réfère explicitement à la distinction de Y ethos et du pathos : « Nous ne prenons que rarement conscience du pathos propre à chaque période de vie, tant que nous y sommes plongés, et nous pensons au contraire qu'il s'agirait là de l'état désormais le seul possible pour nous, le seul raisonnable, le seul qui soit totalement ethos, non pathos ». C'est ainsi qu'à une époque de sa vie, Nietzsche croyait que l'existence et le sentiment qu'il avait alors devaient durer indéfiniment : « Mais à présent je comprends que ce n'était là que du pathos, que passion », ajoute-t-il. Ce qu'il a pris pour de Y ethos, pour un état d'âme institué et choisi, appelé à perdurer, n'était que pathos irrationnel et imprévisible. À l'époque de La Naissance de la tragédie, l'esthétique d'Aristote est donc avant tout, pour Nietzsche, une esthétique de Y ethos, c'est-à-dire une esthétique faussée

Fragment 9 [31] de 1871. Voirie fragment 11 [15] de 1875. Richard Wagner à Bayreuth, § 9. Voir notamment l'aphorisme 152 de Choses humaines, trop humaines.

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par une visée éthique 93 . Nietzsche est ici l'héritier de Goethe, qui critiquait déjà en ce sens la théorie aristotélicienne des mélodies éducatives, notamment dans ses « Remarques supplémentaires sur La Poétique d'Aristote » 94 . 11 y rappelle en effet la conception aristotélicienne, selon laquelle « la musique peut être utilisée à des fins morales dans l'éducation : dans la mesure où des esprits agités par des orgies sont ramenés au calme grâce à des mélodies sacrées, d'autres passions pourraient être contrebalancées de cette manière » — mais, ajoute-t-il, la musique n'est pas moins incapable que les autres arts d'agir sur la moralité : « Seules la philosophie et la religion en sont capables ». Une tragédie ne saurait donc apaiser l'esprit : elle fait même naître l'inquiétude, selon Goethe, en entraînant l'âme et le cœur « vers un état vague et indéterminé ». En ce sens, Aristote est bien pour Nietzsche le successeur de Socrate et une incarnation de l'homme théorique : comme Socrate, il subordonne l'art à la morale. En faisant de la musique un instrument de l'éducation et de l'éthique, Aristote en dévalorise la dimension dionysiaque, la fonction enthousiasmante, et passe ainsi à côté de la signification métaphysique de la musique : celle-ci n'imite pas des dispositions éthiques, mais en elle se manifeste immédiatement, comme le dit Schopenhauer, Γ « histoire secrète de notre volonté» 9 5 — c'est-à-dire l'essence même du monde. Comme Aristote, Schopenhauer et Nietzsche distinguent en effet la musique de tous les autres arts, mais le sens de cette distinction n'est plus pour eux éthique et pédagogique, il est métaphysique. Cette différence fondamentale de point de vue sous-tend l'ensemble des critiques que Nietzsche adresse à l'analyse aristotélicienne de l'orgiasme — c'est-à-dire au passage des Politiques où Aristote oppose les « mélodies qui jettent l'âme hors d'elle-même » et les « mélodies purificatrices », ainsi qu'au rejet artistotélicien de Vaulos et du mode phrygien qui sont, selon lui, « orgiastiques et passionnés » % . En excluant les musiques enthousiasmantes, Aristote élimine toute possibilité d'une « éducation au tragique et à l'art »97. Or, le débat sur l'interprétation de la catharsis tragique est précisément au cœur de la polémique de Nietzsche contre Aristote, contre son esthétique de Vethos et contre ses conceptions éducatives. La catharsis aristotélicienne n'est pas un processus artistique, selon Nietzsche, mais un « dispositif pathologicoLa vérité est plutôt que l'esthétique d'Aristote est faussée par ce que Pierre Somville appelle la « distorsion » morale des commentaires (distorsion qui remonte selon lui à l'Antiquité et qui présente, «jusque fort près de nous, d'étonnantes résurgences »). Somville, qui parle encore de « contamination éthique », est particulièrement clair sur ce point : « En fait, s'il arrive au Stagirite de moraliser parfois tant et plus, dans La Poétique il moralise fort peu, et à propos de la Katharsis il ne moralise nullement » (op. cit., p. 80). Ce texte fut publié en 1827 dans Über Kunst und Altertum. On en trouve une traduction française par J.-M. Schaeffer dans Goethe, Écrits sur l'art, Paris, Flammarion, 1996, p. 291-296. Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, op. cit., p. 1193. Aristote, Les Politiques, Vili, 7, 1342 b, trad. P. Pellegrin, op. cit., p. 544. Sur l'exclusion de Vaulos (rejeté également par Platon dans la République), voir ibid., 1341 a-b, p. 538-540. Fragment 7 [43] de 1870-1871.

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moral » : la « décharge allégeante » de la terreur et de la pitié (Nietzsche reprend à dessein la traduction de Bernays) est une « décharge pathologique », c'est-à-dire un allégement au sens thérapeutique du terme98. Nietzsche approfondit ainsi l'analyse de Bernays et lui donne une dimension nouvelle : l'allégement de la sensibilité est aussi un outil de domination de soi, donc de perfectionnement moral au sens du souci et de la maîtrise socratiques de soi. Si la catharsis est un remède, celui-ci a d'abord une visée éthique et métriopathique : on se purge de ses passions pour mieux les contrôler — ce qui explique que les philologues, selon Nietzsche, ne savent s'ils doivent ranger la catharsis « au nombre des phénomènes médicaux ou moraux » : contrairement à ce que croit Bernays, Aristote conçoit la catharsis tragique à la fois comme un allégement médical et comme l'instrument d'une amélioration morale". Aux conceptions d'Aristote (telles qu'il les interprète à travers le prisme de la lecture de Bernays), Nietzsche oppose donc celles de Goethe, pour qui la tragédie grecque n'a rien à voir avec la morale mais doit être comprise comme un « jeu esthétique ». Nietzsche cite ainsi la lettre à Schiller du 9 décembre 1797, dans laquelle Goethe avoue qu'il n'est jamais parvenu à « construire une quelconque situation tragique » sans y prendre un « vif intérêt pathologique » : « Ne serait-ce pas non plus l'une des supériorités des Anciens, ajoute-t-il, que chez eux le comble du pathétique n'ait jamais été, en même temps, qu'un jeu esthétique, alors que nous, il faut que nous fassions appel à la vérité naturelle pour produire un semblable résultat ? »' 00 À la suite de Goethe, Nietzsche cherche donc une définition artistique, et non plus thérapeutique ou morale de la catharsis tragique. 11 reconnaît ainsi à Aristote le mérite d'avoir souligné l'importance de la catharsis, et d'avoir tenté de la comprendre101 — mais il pense qu'Aristote n'est pas allé assez loin, que sa théorie a « tout troublé » et qu'elle a manqué Γ « essence de la tragédie eschyléenne» 102 . La catharsis tragique n'a pas d'abord pour fonction de purger les Grecs de leur surcharge pulsionnelle, et de remettre un peu d'ordre, de mesure dans leur âme, notamment lorsque s'est déchaînée en elle la frénésie dionysiaque : elle est la manifestation d'un jeu que Nietzsche, à la suite d'Héraclite (qui incarne pour lui une conception à la fois artistique et tragique du monde), place au La Naissance de la tragédie, § 22. Encore une fois, ces deux conceptions de la catharsis aristotélicienne sont aujourd'hui rejetées. Pour reprendre la formule de Goethe, la plupart des commentateurs actuels s'accordent précisément à concevoir la katharsis de La Poétique et des Politiques comme un « jeu esthétique ». Sur cette citation de Goethe, voir notamment l'article d'Aldo Venturelli, « Das Klassische als Vollendung des Sentimentalischen. Der junge Nietzsche als Leser des Briefwechsels zwischen Goethe und Schiller », NS 18, 1989, p. 182-202 (notamment p. 198-199). Voir le fragment 9 [36] de 1871 : « Quelle qu'ait été la musique grecque, la description de la catharsis par Aristote nous permet de conclure par analogie qu'elle avait pour les Grecs la même action efficace que pour nous, c'est-à-dire qu'elle n'était pas tombée au rang d'un art d'agrément ». Le Drame musical grec.

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cœur de sa « métaphysique d'artiste »103. La conclusion de la leçon consacrée à Héraclite, dans le cours sur les philosophes préplatoniciens, rappelle d'ailleurs étrangement les formules de Goethe sur la tragédie grecque : aux questions du philosophe, écrit Nietzsche, « Héraclite répond : "C'est un jeu". Ne le prenez pas d'une façon trop pathétique ! »' 04

c. La décharge comme jeu d'Apollon et de Dionysos Ce jeu est notamment celui de l'interprétation théâtrale : c'est le jeu de l'acteur — jeu dont Aristote, en digne successeur de Platon (qui est à l'origine de la « poésie de lecture », selon Nietzsche 105 ), a ignoré l'importance. Nietzsche remarque ainsi qu'Aristote « cautionne déjà le drame à lire », en assimilant la musique et le spectacle à des « assaisonnements » (hèdusmata) de la tragédie 106 : ne lit-on pas dans La Poétique que « la tragédie réalise sa finalité même sans concours et sans 107

acteurs » ? Pour Nietzsche, au contraire, comme pour Wagner, la poésie tragique n'est pas faite pour être lue, mais pour être représentée et jouée 10 : Nietzsche rappelle volontiers qu'à l'origine, le poète tragique était aussi l'acteur de ses propres compositions 109 . Dans La Naissance de la tragédie, tout le processus de la possession dionysiaque et de la décharge tragique semble même pensé sur le modèle du jeu théâtral — j e u qui est lui-même décrit comme le jeu d'Apollon et de Dionysos. Nietzsche utilise l'expression « métaphysique d'artiste » (Artisten-Metaphysik) en 1886, dans VEssai d'autocritique qu'il ajoute à La Naissance de la tragédie (voir les § 2, 5 et 7). Cette « métaphysique d'artiste » correspond à ce qu'on appelle parfois la phase wagnérienne de Nietzsche, c'est-à-dire à la première moitié des années 1870. Au sein de cette période, Nietzsche utilise un certain nombre de formules pour désigner sa « métaphysique » : « métaphysique de l'art », « métaphysique esthétique » ou « métaphysique du génie », « métaphysique de la musique » (formule empruntée à Schopenhauer), « métaphysique tragique » ou « métaphysique dionysiaque ». Toutes ces formules renvoient à une conception de la culture comme totalité organique, fondée sur le mythe et dominée par la figure du génie. J'ajoute que Nietzsche n ' a pas inventé cette idée d'une « métaphysique de l'art » : on trouve par exemple l'expression « Kunstmetaphysik » chez Schiller, dans sa lettre du 22 janvier 1802 à Christian Gottfried Schütz. 104 3

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109

Les Philosophes préplatoniciens,

§ 9.

Fragment 3 [50] de 1869-1870. Par « poésie de lecture » (Lesepoesie), Nietzsche entend une poésie qui n'est pas destinée à être jouée (chantée, interprétée) mais lue. Voir les fragments 3 [66] de 1869-1870 et 5 [124] de 1870-1871. Aristote, La Poétique, 6, 50 b, op. cit., p. 56-57. C'est un point souligné par Erwin Rohde dans sa Sous-philologie : voir Nietzsche, Ritschl, Rohde, Wilamowitz, Wagner, Querelle autour de La Naissance de la tragédie, Paris, Vrin, 1995, p. 212-213. Voir notamment les fragments 1 [22] de 1869, 5 [69] de 1870-1871, 9 [104] de 1871, 21 [21] et 21 [24] de 1872-1873 ou encore 11 [29] de 1875. Cf. Wagner, De la destination de l'opéra, in Œuvres en prose, tome X, trad. J.-G. Prod'homme & L. van Vassenhove, Paris, Delagrave, 1910,p. 141-142.

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La distinction goethéenne du jeu esthétique et de la vérité naturelle rappelle ainsi la définition de la création comme « jeu avec l'ivresse » dans La Vision dionysiaque du monde : de même que l'artiste dionysiaque ne plonge pas totalement dans l'ivresse mais reste lucide, de même les Anciens, selon Goethe, n'avaient aucun intérêt pathologique au tragique représenté sur la scène. Toute tragédie restait pour eux une fiction qu'ils ne prenaient pas au premier degré (comme quelque chose qui pourrait sérieusement les guérir ou les transformer), mais seulement comme un jeu esthétique. En d'autres termes, on n'oubliait jamais Y illusion théâtrale, que l'on fût spectateur (en gardant la « conscience d'avoir en face de soi une œuvre d'art, et non une réalité empirique» 110 ) ou acteur (en jouant avec l'ivresse, c'est-à-dire en conservant suffisamment de lucidité pour ne pas se prendre soi-même pour le rôle qu'on interprète, et en se laissant « flotter »' ' dans une sorte de « monde intermédiaire »). Dans la période de La Naissance de la tragédie, cette opposition du jeu artistique au « pathologique » et à la morale renvoie à l'opposition fondamentale de la pensée tragique à la logique et à l'eudémonisme socratiques. L'interprétation aristotélicienne souffre en effet, selon Nietzsche, de cette « répugnante prétention au bonheur » qui la distingue radicalement de toute attitude tragique" 2 : ce qui frappe chez les présocratiques, c'est que « tout ne tourne pas autour de l'état de leur âme ». Nietzsche vise ici Socrate et son interprétation du « Connais-toi toi-même », mais il songe aussi aux socratiques en général — et en particulier à Aris-tote : l'idée d'un allégement de la partie éthique de l'âme, permettant de la purger d'un excès de pathos, ou celle d'une éducation par les mélodies éthiques, excluant toute forme de musique dionysiaque, s'inscrit bien dans la perspective socratique du souci de soi et de Y état de l'âme. L'esthétique d'Aristote est donc l'héri-tière du « socratisme esthétique » " 3 : en elle s'exprime la « tendance antidiony-siaque » qui est l'essence même du socratisme" 4 .

La Naissance de la tragédie, § 7. On note que cette exigence est au cœur du romantisme allemand, en particulier des esquisses théoriques de Friedrich Schlegel sur l'ironie comme « parabase permanente » : voir sur ce point l'analyse de Pierre Schoentjes dans Poétique de l'ironie, Paris, Seuil, 2001, p. 100-134 (Schoentjes rappelle notamment le conseil emblématique d'E.T.A. Hoffmann, dans « Le parfait machiniste » : « dans la mesure où ces individus recourent à tous les moyens pour faire oublier au spectateur qu'il est au théâtre, vous devez au contraire, par une disposition bien combinée des décors et des machines, le lui rappeler sans cesse »). 111

Cette image du « flottement », qui vient de Schopenhauer (voir par exemple Le Monde comme volonté et comme représentation, § 52, op. cit., p. 335), revient assez souvent sous la plume de Nietzsche (voir notamment La Naissance de la tragédie, § 8 : l'acteur, « à condition d'être vraiment doué, voit flotter devant ses yeux, douée d'une réalité presque tangible, l'image du personnage dont il doit incarner le rôle »).

112

Fragment 6 [14] de 1875. La Naissance de la tragédie, § 12. Ibid., § 14.

Ib 114

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Nietzsche esquisse ainsi un rapprochement entre Aristote, Euripide et Socrate, en qui il voit les fossoyeurs de la tragédie grecque 115 . La définition aristotélicienne de la catharsis consacre en effet l'expulsion euripidienne du dionysiaque et l'extinction de la tragédie : pour Aristote, selon Nietzsche, le dionysiaque « expire » dans la catharsis tragique" 6 . La « décharge allégeante » de la Poétique est donc conçue comme une négation des passions : elle est « froide » et « apollinienne », car elle exclut le dionysiaque. Son « dispositif pathologicomoral » est le piège que la tragédie se tendit à elle-même, le poison de son suicide. Ce qu'Aristote appelle les « mélodies éthiques », dont il préconise l'usage éducatif à l'exclusion des mélodies « enthousiasmantes », correspond ainsi à ce que Nietzsche appelle la « musique apollinienne » : « Griser le cœur n'a jamais été la fin de la musique apollinienne, mais bien plutôt une action pédagogique » (action contraire à Γ « effet orgiastique de la musique ») 117 . Pour Nietzsche, une telle musique est une musique pervertie, « apparentée aux arts plastiques ». Répudier la musique dionysiaque, c'est donc répudier la vraie musique — c'est méconnaître l'essence de la musique et le jeu, dans la tragédie grecque, de l'apollinien et du dionysiaque : pour Nietzsche, le dionysiaque n' « expire » pas dans la catharsis tragique, il s'y affirme en s'y transfigurant.

3. Les décharges du chœur Si Nietzsche critique la définition aristotélicienne de la catharsis tragique, il reprend néanmoins, pour définir la tragédie, le terme que Jacob Bernays utilise pour traduire Aristote : « Entladung ». La tragédie est bien pour lui une « décharge », et l'on peut dire que cette décharge a la même structure que la « décharge allégeante » de Bernays (c'est la structure de la volonté de puissance), même si sa signification et sa visée ne sont plus ni thérapeutiques, ni morales, mais purement esthétiques.

a. Le prisme wagnérien et l'inversion de l'esthétique schopenhauérienne Nous avons vu que Nietzsche dégage la tragédie du « dispositif pathologicomoral » de l'interprétation aristotélicienne en l'assimilant à un « j e u esthétique ». Cette caractérisation de l'art comme jeu n'est pas vraiment originale : Nietzsche emprunte ici à Gœthe mais aussi à Héraclite, Homère, Schiller, Schopenhauer, Wagner. Le fragment 7 [29] de 1870-1871, consacré au « j e u » tragique, est ainsi une véritable mosaïque de références cachées : Nietzsche y explique qu'une tra115 116 117

Voir le fragment 8 [3] de 1870-1872. Fragment 8 [48] de 1870-1872. Fragment 3 [40] de 1869-1870.

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gédie est belle parce que Γ « horrible » (das Schreckliche) s'y manifeste « comme instinct artistique, avec son sourire, comme enfant qui joue », et que nous le voyons ainsi « devenir devant nous instinct d'art et de jeu ». La même chose se produit d'ailleurs en musique, ajoute-t-il : « c'est une image de la volonté en un sens encore plus universel que la tragédie ». On reconnaît dans ce fragment la métaphore héraclitéenne et homérique de l'enfant qui joue et le recours à cette métaphore pour définir la tragédie' 8. Certaines expressions rappellent explicitement Schiller, notamment la formule « instinct d'art et de jeu ». Mais ces expressions relèvent aussi d'une métaphysique de la volonté qui n'a rien à voir avec Schiller et qui nous renvoie plutôt à Schopenhauer et à sa « métaphysique de la musique»" . Schopenhauer affirme en effet à maintes reprises que la musique peut refléter dans leurs nuances et leur diversité infinies « toutes les émotions du cœur humain » : elle transporte ainsi Γ « histoire secrète de notre volonté » dans le domaine de la « pure représentation »' 20 . Ce domaine est celui d'un « jeu » auquel la volonté, que Schopenhauer définit comme « la chose la plus sérieuse de toutes » (das Allerernste)n\ ne saurait participer. La musique arrache ainsi la volonté à elle-même, en l'affranchissant de son sérieux essentiel pour la faire pénétrer dans le monde du jeu, et en la traduisant en « substituts » et en images (images de satisfaction ou images de douleur) — le principe de cette traduction étant que les émotions ainsi transportées dans le jeu musical (hinübergespielt) sont pour ainsi dire désactivées (elles perdent leur sérieux) et transformées en « plaisir esthétique » l22 . Ce plaisir tient à deux choses, selon Schopenhauer : « d'une part, P"essence" de la vie, la volonté, l'existence elle-même est une douleur constante, tantôt lamentable et tantôt horrible [schrecklich] » ; « d'autre part, tout cela, envisagé dans la représentation pure ou dans les œuvres d'art, est affranchi de toute douleur et présente un imposant spectacle [Schauspiel] ». Pour Schopenhauer, l'art permet donc de transformer la volonté en spectacle, c'est-à-dire en théâtre, en représentation jouée, le jeu artistique consistant à trouver des substituts pour contempler l'histoire de la volonté sans avoir à souffrir de cette histoire, c'est-à-dire sans s'y investirpathologiquement — donc sans oublier que l'art n'est qu'un jeu et qu'une « représentation » (au sens métaphysique mais aussi théâtral du terme). Nietzsche fait explicitement référence à Schopenhauer dans le fragment 7 [29], lorsqu'il affirme que Γ « horrible », dans une tragédie, se transforme en Nietzsche a recours à cette métaphore dans le § 24 de La Naissance de la tragédie. L'image vient à la fois d'Heraclite (fragment 52 dans l'édition Diels-Kranz) et d'Homère (Iliade, chant XV, v. 361-366). Cf. le § 9 du cours de Nietzsche sur Les Philosophes préplatoniciens ou le § 7 de La Philosophie à l'époque tragique des Grecs. 119

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« De la métaphysique de la musique » est le titre du chapitre XXXIX des Suppléments Monde comme volonté et comme représentation. Le Monde comme volonté et comme représentation, op. cit., p. 1193. Ibid., p. 337. Ibid., p. 341.

au

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« j e u ». Mais il s'appuie également sur certains textes de Wagner, dans lesquels les conceptions de Schopenhauer se trouvent reprises et réinterprétées. Je pense notamment aux dernières pages du texte de 1864, De l'État et de la religion, et au passage où Wagner, jouant avec la formule de Schiller : « La vie est sérieuse, l'art est serein » (il s'agit du dernier vers du prologue de Wallensteins Lager), commente les dernières lignes du chapitre 52 du Monde comme volonté et comme représentation : selon Wagner, l'art ne nous conduit pas « hors de la vie », mais il nous fait voir la vie « comme un jeu » qui, « si sérieux et si tragique qu'il paraisse », ne se donne néanmoins à nous que « comme un effet de mirage ». Wagner ajoute que, dans l'art, le « néant du monde » se révèle « ouvertement, ingénument, comme avec un sourire » l23 — image que reprend Nietzsche dans le fragment 7 [29], lorsqu'il écrit que la tragédie permet à Γ « horrible » de se manifester « avec son sourire, comme enfant qui joue ». D'une manière générale, c'est à travers le prisme wagnérien que Nietzsche, dans la métaphysique d'artiste, réinterprète Schopenhauer : des textes comme le Beethoven, De la destination de l'opéra ou Acteurs et chanteurs ont une influence décisive sur la formation de la philosophie de Nietzsche et sur sa vision de la métaphysique schopenhauérienne. Il n'est pas question de reconstituer ici le détail (souvent labyrinthique) de cette influence. Le point capital me semble être la reprise et l'inversion de la « métaphysique de la musique ». Pour Wagner comme pour Schopenhauer, en effet, la musique est la « reproduction immédiate de la volonté », alors que les autres arts doivent passer par la médiation des Idées — mais si, pour Schopenhauer, la musique ne doit pas « exciter les affections même de la volonté, c'est-à-dire une douleur réelle ou un bien-être réel » (elle doit se borner à des « substituts » de la volonté) 124 , chez Wagner c'est le contraire : la musique ne calme plus mais exalte la volonté. Elle constitue même, selon Wagner, la « suprême excitation de la volonté » (alors que l'art plastique représente son « plus profond apaisement») 125 . Wagner radicalise ainsi la distinction schopenhauérienne de la musique et des autres arts, mais il en inverse le sens : la musique devient pour lui l'art d'une affirmation supérieure de la volonté. Wagner compare cette affirmation à une « immense inondation par-dessus toutes les barrières de l'apparence », un état de ravissement dans lequel « la volonté se reconnaît comme volonté toute-puissante de façon absolue : elle n'a pas à s'écarter en silence devant l'intuition, mais elle se proclame elle-même à haute voix comme Idée consciente du monde »' 26 . Schopenhauer lui-même dit parfois que la volonté est « toute-puissante », par exemple dans le chapitre 53 du Monde comme volonté et comme représentation (« nous trouvons que la volonté 123

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Wagner, De l'État et de la religion, in Œuvres en prose, tome VIII, trad. J.-G. Prod'homme & L. van Vassenhove, Paris, Delagrave, 1910, rééd. aux Éditions d'Aujourd'hui, p. 96-97. Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, op. cit., p. 1193. Wagner, Beethoven, trad. J. Boyer, Paris, Aubier Montaigne, sans date, p. 94-95. Ibid., p. 96-97.

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n'est pas seulement libre ; elle est toute-puissante ; ce qui sort d'elle, ce n'est pas seulement ses actes, c'est son monde »)127, au sens où la volonté est la puissance où tout s'enracine. Mais jamais Schopenhauer ne dirait que la musique est une « excitation » (Erregung) ou qu'en elle la volonté se proclame « à haute voix » (laut). Dans le Beethoven, Wagner se réapproprie donc l'esthétique schopenhauérienne tout en la retournant sur elle-même : la musique n'a plus pour fonction, selon lui, d'apaiser l'homme en le libérant du vouloir-vivre (par un processus de purification semblable à la catharsis aristotélicienne), mais de libérer et d'exalter le vouloir-vivre en l'homme. Thomas Mann a souligné ce point dans son essai sur Schopenhauer : « une philosophie agit souvent moins par sa morale et son enseignement — fleur intellectuelle de sa vitalité — que par sa vitalité même, par ce qu'elle a d'essentiel, de personnel, donc plutôt par sa passion que par sa sagesse» 128 . C'est ainsi que Schopenhauer a agi sur Wagner, sur Nietzsche et sur Thomas Mann lui-même. On peut montrer, par exemple, qu'il n'y a rien de moins schopenhauérien que Tristan et Isolde, au sens où la « cosmologie du désir » qui y est déployée s'oppose frontalement à la doctrine de la négation de la volonté : « c'est un poème d'amour, écrit Thomas Mann, et c'est dans l'amour, dans le sexe, que la volonté s'affirme avec le plus de force ». Mais c'est précisément aussi ce qui lui donne sa « coloration schopenhauérienne » : ce grand « mystère d'amour » a « sucé pour ainsi dire la suavité érotique, l'enivrante essence de la philosophie de Schopenhauer et a laissé de côté la sagesse ». Nietzsche ne dit pas autre chose dans La Naissance de la tragédie, lorsqu'il évoque les « pulsations de la volonté universelle » du troisième acte de Tristan : ce que nous ressentons alors, dit Nietzsche, c'est « dans toute sa fureur, le désir d'exister jaillir de ce cœur battant et se répandre tantôt avec le fracas du torrent, tantôt avec un murmure de ruisseau, dans toutes les artères du monde ». Pour reprendre les formules que Wagner luimême utilise dans le Beethoven, Tristan est une « immense inondation » dans laquelle la volonté affirme « à haute voix » la vitalité de sa toute-puissance. Comme Wagner (et en s'inspirant de Wagner), Nietzsche s'approprie ainsi la « passion » du Monde comme volonté et comme représentation, tout en formulant une « sagesse » de l'affirmation du vouloir-vivre (donc diamétralement opposée à la sagesse schopenhauérienne) : « la tragédie est un tonique », dira Nietzsche dans un fragment de 1888129 — un tonique, c'est-à-dire le contraire d'un calmant, d'une purgation au sens aristotélicien ou schopenhauérien du terme. Michel Haar a donc raison d'affirmer que la rupture avec Schopenhauer est une « rupture

Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, op. cit., p. 347. Cette affirmation est reprise dans le chapitre 63 : « L'existence même et le genre d'existence, celle de l'ensemble et celle de chaque partie, n ' a de racine que dans la volonté. Elle est libre, elle est toute-puissante » {ibid., p. 442). 128 129

Thomas Mann, Schopenhauer, Fragment 15 [10] de 1888.

in Les Maîtres, Paris, Grasset, 1979, p. 206.

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initiale » ' — mais il convient de préciser, avec Thomas Mann, que cette rupture consiste à rompre avec la sagesse, pour mieux se laisser prendre par la passion schopenhauériennes. Erwin Rohde ne s'y est d'ailleurs pas trompé, lui qui confie à Nietzsche que ce qui l'a particulièrement touché, dans La Naissance de la tragédie, c'est que Nietzsche y propose un « complément de la vision du monde de Schopenhauer bâti sur sa doctrine de l'art », et une «justification » de l'apparence et du phénomène, « à côté de la fuite bouddhiste de Schopenhauer » l31 .

b. La tragédie : une « décharge de la musique en images » Dans La Naissance de la tragédie, l'art est donc conçu comme une affirmation — voire comme un excitant du vouloir-vivre : l'art est, pour Nietzsche, « le grand 1 Ύ1

stimulant de la vie » , et ce dès la métaphysique d'artiste. Or, ce stimulant est aussi décrit comme une Entladung, une « décharge allégeante » des passions. Comment un allégement, c'est-à-dire une sorte de soulagement et de détente, peut-il être en même temps un tonifiant ? L'assimilation de l'art à une Entladung revient régulièrement dans La Naissance de la tragédie — par exemple au chapitre 8, lorsque Nietzsche définit la tragédie à partir du chœur dionysiaque « qui se décharge sans cesse à nouveau dans un monde apollinien d'images ». Le chœur est donc, pour Nietzsche, le véritable foyer de la tragédie, ce fond originaire qui, « par décharges successives, irradie la vision du drame » : à ce titre, il est « plus ancien, plus originaire, plus important même que 1' "action" proprement dite ». L 'Entladung désigne ainsi le processus par lequel la possession dionysiaque s'élucide en images, et par lequel la musique, suscitant la transe et l'extase, engendre le drame, c'est-à-dire, à l'origine, la vision de Dionysos agissant sur la scène : « possédé, l'exalté de Dionysos se voit comme satyre — et comme satyre, alors, il voit le dieu ». L'Entladung est donc la résolution artistique de la possession religieuse : le chœur enthousiaste se libère dans l'extase du dieu qui le possède. Il se délivre, en la projetant sur la scène, de cette présence divine qui menace de le faire exploser et de l'anéantir. On ne peut être et rester « ivre du dieu » sans se soulager de cette ivresse, sans rêver du dieu et en projeter l'image hors de soi, afin de se décharger, de ä 'alléger un peu de la présence divine.

130

Michel Haar, Nietzsche et la métaphysique, Paris, Gallimard, 1993, p. 65-78. Cf. du même auteur, Par-delà le nihilisme. Nouveaux essais sur Nietzsche, Paris, PUF, 1998, p. 123-149. Michel Haar s'inscrit ainsi dans le prolongement de l'interprétation de Martin Heidegger — v o i r notamment Nietzsche, I, Paris, Gallimard, 1971, p. 17 : « Dès la période bâloise s'accomplit l'intérieure émancipation à l'égard de Schopenhauer et de Wagner ». Cf. ibid. p. 72 ou p. 121. Paul Deussen lui-même semble avoir deviné que Nietzsche s'est éloigné très tôt de Schopenhauer : voir ses Souvenirs sur Friedrich Nietzsche, Paris, Gallimard, 2002, p. 66.

131

Lettre de Rohde à Nietzsche du 6 février 1872. Fragment 15 [10] de 1888.

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L'Entladung, c'est cet allégement que le poète lyrique, comme Nietzsche l'imagine dans le chapitre 5 de La Naissance de la tragédie, trouve dans le sommeil et le rêve, c'est-à-dire dans la création : « c'est Archiloque, l'exalté, qui sombre, ivre du dieu, dans le sommeil », quand « l'enchantement musical du dormeur se met à jaillir comme en une gerbe étincelante d'images ». VEntladung désigne donc moins pour Nietzsche l'effet de la tragédie sur le spectateur que le processus même de la création — processus qui, dans La Naissance de la tragédie, est présenté comme un processus cosmique (« En vérité, Archiloque, le passionné, l'homme brûlant d'amour et de haine, n'est qu'une vision du génie — lequel n'est déjà plus Archiloque mais le génie du monde lui-même »). Or, la structure de ce processus n'est pas celle d'une négation mais d'une affirmation, d'une surabondance qui s'allège en se déversant. Nietzsche est, là encore, l'héritier de Wagner. Celui-ci décrit en effet l'irruption du chant dans la Neuvième Symphonie de Beethoven comme une explosion d'énergie : « Ce dont nous avons l'impression, c'est d'une sorte de surabondance de force, d'une violente nécessité de décharge à l'extérieur » l 3 3 — décharge qu'il compare au réveil d'un cauchemar. Lorsqu'éclate YHymne à la joie, non seulement la volonté s'affirme et accède à son « excitation suprême » l34 , mais elle nous révèle encore sa véritable nature, son principe, sa logique, qui n'est pas celle du manque, comme le croyait Schopenhauer, mais celle de la « surabondance » (Übermasz). Wagner caractérise donc comme une Entladung le processus par lequel, dans l'œuvre d'art idéale (préfigurée par la Neuvième Symphonie), la tension musicale suscite la projection de « visions », accomplissant ainsi l'union miraculeuse de la musique beethovénienne et du drame shakespearien. Nietzsche s'inspire de ce passage du Beethoven dans La Naissance de la tragédie, lorsqu'il évoque la Sixième Symphonie de Beethoven. Schopenhauer opposait déjà la musique expressive (c'est-à-dire la musique véritable, qui exprime « l'être intime, la volonté ») et la musique imitative (qui ne relève pas de l'art, mais qui se contente d' « imiter imparfaitement le phénomène de la volonté » : c'est le cas des Saisons et de la Création de Haydn, ou encore des morceaux qui 135 * décrivent des batailles, selon Schopenhauer) . Pour utiliser la terminologie scolastique, la musique imitative ne révèle plus les universalia ante rem qui constituent l'essence du monde, mais elle réfléchit les univsersalia in re fournis par la réalité136. Dans le sixième chapitre de La Naissance de la tragédie, Nietzsche montre que, si Beethoven appelle sa Sixième Symphonie la Symphonie pastorale, ce n'est pas que sa démarche est « imitative » et qu'elle consiste à mettre en musique des universalia in re au lieu de refléter les émotions essentielles de la volonté, c'est que le compositeur s'abandonne parfois au « processus d'une décharge de la musique en images » {Prozess einer Entladung der Musik in 133 134 I3

'

136

Richard Wagner, Beethoven, op. cit., p. 188-189. Ibid., p. 94-95. Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, § 52, op. cit., p. 337. Ibid., p. 336.

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Bildern) : Nietzsche retrouve ainsi la métaphore wagnérienne d'une musique qui se décharge en produisant des visions.

c. Nécessité de la décharge : la musique comme « sein maternel » du drame Ce qui caractérise Y Entladung de la tragédie grecque, c'est avant tout sa nécessité — Nietzsche s'inscrit, là encore, dans le sillage du Beethoven, et du renversement wagnérien de l'esthétique schopenhauérienne. Pour Schopenhauer, en effet, si notre imagination est « facilement éveillée par la musique », au point que nous ne pouvons nous empêcher, en écoutant une symphonie, de nous représenter toutes sortes de choses, et qu' « il nous semble voir défiler devant nous tous les événements possibles de la vie et du monde », il n'y a néanmoins aucune « connexion nécessaire » entre la musique que nous entendons et les images qui jaillissent en nous 137 . Toute action, toute image, tout texte n'est qu'une illustration parmi d'autres de l'essence que nous révèle la musique. L'adaptation musicale d'une poésie ou d'une pantomime est toujours contingente. De même, un livret d'opéra ne saurait être qu'un « exemple arbitrairement choisi » : fait d'images et de mots, 138 · . . . il ne peut accéder à l'universalité de la musique . Laisser son imagination vagabonder et incarner en « scènes de la vie et de la nature » ce qu'une symphonie nous donne à entendre, ce n'est donc que « surcharger » la musique d'un « élément hétérogène et arbitraire » : « aussi vaut-il mieux, conclut Schopenhauer, saisir cette musique dans toute sa pureté immédiate »' 39 . Nietzsche reprend cette théorie dans La Naissance de la tragédie, notamment à la fin du chapitre 6, lorsqu'il affirme que la musique, « dans sa pleine illimitation, n ' a aucun besoin de l'image ni du concept, mais les tolère seulement à côté d'elle ». Comme Schopenhauer, Nietzsche souligne ainsi l'indifférence, la supériorité et l'hétérogénéité radicales de la musique à l'égard du drame : toute musique se suffit à elle-même. Elle est, ajoute Nietzsche, 1'« élément premier et universel », qui peut donc « tolérer plusieurs objectivations ou plusieurs textes »' 40 . Nietzsche s'appuie sur cette thèse pour critiquer l'opéra italien de la Renaissance et le stilo rappresentativo, dans lesquels cet ordre se trouve perverti : le texte y domine la musique « comme le maître le serviteur »' 4 I . Pourtant, si Nietzsche reste fidèle aux conceptions de Schopenhauer lorsqu'il s'intéresse au dionysiaque et à la musique en tant que tels, il semble s'en démarquer de façon significative dès qu'il tente d'expliquer et de définir ce qu'il appelle

137 138

139 140 141

Ibid., p. 334-336. Pour être plus précis, la musique est un « langage universel qui est à la généralité des concepts à peu près ce que les concepts sont eux-mêmes aux choses particulières » (ibid., p. 335). Ibid., p. 1191-1192. La Naissance de la tragédie, § 6. Ibid., § 19.

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parfois Γ « élucidation apollinienne du dionysiaque » 142 — c'est-à-dire le processus par lequel, dans une tragédie grecque, la musique elle-même se décharge en images et engendre le drame. Pour le dire tout de suite, il semble qu'en atteignant son degré ultime d'intensité et de profondeur, non seulement la musique ne soit plus indifférente aux images et aux concepts, mais encore qu'elle les produise elle-même — et qu'elle soit contrainte de le faire, ou plutôt qu'elle nous contraigne à le faire. 11 semble donc que dans certaines conditions, la musique puisse avoir besoin du drame ou qu'elle puisse engendrer ce besoin, et qu'il puisse y avoir une relation nécessaire entre la musique et le drame. C'est notamment ce que Nietzsche affirme dans le chapitre 16 de La Naissance de la tragédie, lorsqu'il écrit que « la musique, à son degré suprême, doit nécessairement chercher la plus haute expression imagée qui soit » : elle « doit » {muss) enfanter le mythe, c'est-à-dire qu'elle a besoin de lui — elle s'est donc départie de ce que Schopenhauer appelait son « indifférence parfaite »' 43 . Pour désigner cette nécessité organique qui relie, « à son degré suprême », la musique et le drame, Nietzsche recourt à deux métaphores qui reviennent souvent dans La Naissance de la tragédie : celle de l'enfantement et celle de la décharge. On a vu que Wagner utilise l'image de Y Entladung dans le Beethoven pour décrire l'irruption de Y Hymne à la Joie dans la Neuvième Symphonie, décharge « absolument comparable à la nécessité du réveil d'un rêve qui nous angoisse au plus profond de nous-mêmes» 144 . Dans une autre page du Beethoven, Wagner compare l'enfant qui vient de naître à un dormeur qui s'éveille : « Ainsi l'enfant s'éveille de la nuit du sein maternel avec le cri du désir » l45 . Nietzsche, quant à lui, associe cette image du sein maternel (.Mutterschoss) et celle de la décharge pour désigner la musique et le chœur dionysiaque comme origine du drame dans la tragédie grecque : les parties chorales sont « le sein maternel de tout ce qu'on appelle le dialogue — c'est-à-dire le sein maternel de l'ensemble du monde scénique, du drame proprement dit » ; la musique est ainsi le « fond originaire » de la tragédie, qui irradie la scène « par décharges successives »' 46 . Or, faire de la musique le « sein maternel » du drame, et définir la tragédie comme un drame enfanté par l'esprit de la musique, c'est bien la décrire comme une plénitude excessive qui a besoin de se décharger. C'est donc suggérer que la musique, telle une femme sur le point d'enfanter, ne peut faire autrement et doit se libérer. Dans ces conditions, le rapport de la musique au drame n'est pas une 142 143 144 145 146

Fragment 7 [128] de 1870-1871. Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, op. cit., p. 1191. Wagner, Beethoven, op. cit., p. 188-189. Ibid., p. 100-101. La Naissance de la tragédie, § 8. Dans Acteurs et chanteurs, Wagner se réappropriera l'image que Nietzsche lui emprunte ici, en l'associant (comme Nietzsche) à l'analyse du théâtre antique : « L'orchestre du théâtre antique, au contraire, était le foyer magique, le sein maternel générateur du drame idéal » (Acteurs et chanteurs, in Œuvres en prose, tome X, trad. J.G. P r o d ' h o m m e & L. van Vassenhove, Paris, Delagrave, 1910, réédition aux Éditions d'Aujourd'hui, p. 219).

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indifférence parfaite, comme le pensait Schopenhauer, mais une « violente nécessité » (pour reprendre la formule de Wagner)147. Dans le chapitre 6 de La Naissance de la tragédie, revenant sur l'interprétation schopenhauérienne des « scènes » qui flottent devant nos yeux lorsque nous écoutons une symphonie de Beethoven, Nietzsche écrit ainsi que les « mondes d'images » qui s'éveillent en nous sont « engendrés » (erzeugten) par la symphonie, que ces allégories sont « nées de la musique » (aus der Musik geborne), et surtout qu'une symphonie de Beethoven « contraint [nötigt] chaque auditeur à un discours imagé ». La musique semble avoir besoin des images comme une femme a besoin d'accoucher — nous avons besoin des images, lorsque l'émotion musicale atteint en nous une certaine intensité. 11 y a donc quelque chose d'irrépressible dans la décharge tragique, au point que dans un fragment de 1870-1871, Nietzsche affirme que même dans le cas de la tragédie euripidienne, qui est pourtant complètement inhibée et pervertie par la condamnation socratique de l'art, une telle décharge a lieu : dans Γ « image du mélancolique Euripide », dit Nietzsche, on peut voir « une violente force poétique qui doit se décharger dans des poèmes dramatiques, quel que soit le sérieux avec lequel la voix de Socrate fait entendre sa réprobation »' 48 . Les images de Y Entladung et de l'enfantement se trouvent d'ailleurs associées, de manière assez inattendue, dans le chapitre 15 de La Naissance de la tragédie, lorsque Nietzsche explique le calme socratique par le processus de décharge que représente la maïeutique, c'est-à-dire l'art d'accoucher les âmes : dans le Socrate de Platon, dit-il, on peut voir une nouvelle forme de « sérénité grecque », qui « cherche à se décharger » dans Γ « action éducative ». C'est quasiment par ce texte (à trois paragraphes et une page près) que se terminait la première mouture de La Naissance de la tragédie, et un tel texte suffit à réfuter l'interprétation superficielle selon laquelle les chapitres 12 à 15 de Za Naissance de la tragédie ne seraient qu'une critique en règle de Socrate et de l'homme théorique. Socrate est ici, au contraire, associé à ce qui constitue pour Nietzsche le « but ultime » de toute vraie culture : Γ « engendrement du génie », et Nietzsche utilise le même terme, « Entladung », pour décrire la maïeutique et la tragédie grecque. 11 est à cet égard remarquable que Nietzsche, dans le fragment 7 [131] de 1870-1871, présente Shakespeare comme le « poète de l'accomplissement», parce qu'il « achève Sophocle » et parce qu'il est le « Socrate musicien » — or, Nietzsche affirme également, dans le fragment 7 [130], que Shakespeare est le C'est d'ailleurs à un telle nécessité que Γ « un originaire » lui-même est soumis, dans La Naissance de la tragédie : « les luttes et les tourments, l'anéantissement des phénomènes, tout cela nous paraît soudain nécessaire, étant donné la surabondance des innombrables formes d'existence qui se pressent et se précipitent vers la vie, la fécondité débordante du vouloir universel » (§ 17). D'une manière générale, le thème de la décharge (Entladung) est indissociable chez Nietzsche de celui de la surcharge (Überladung). Voir notamment les fragments 7 [46], 7 [64], 7 [76] et 7 [121] de 1870-1871. 148

Fragment 7 [124] de 1870-1871.

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« poète de la connaissance tragique », et dans le fragment 7 [134] qu'avec le drame shakespearien « le dionysiaque s'est épanoui en pures images ». Dans le fragment 7 [132], Nietzsche écrit encore que « dans le drame l'état d'âme dionysiaque se décharge en images ». La problématique de ces fragments est donc claire : Nietzsche s'efforce d'expliquer le tragique et de décrire le processus qui le définit. Dans ce contexte, l'idée d'une « décharge » qui aboutirait à une pureté apollinienne comparable à celle de la radicalité socratique représente une « nouvelle étape dans le développement de l'art » et la possibilité de « nouvelles configurations du génie » l49 : la figure de Socrate musicien correspond ainsi, dans La Naissance de la tragédie, au rêve wagnérien du « drame le plus parfait » — c'est-à-dire au rêve d'une union de la musique de Beethoven et du drame shakespearien.

d. La théorie du mythe : l'affirmation comme « refrènement » et comme « décharge » Nietzsche conçoit donc l'engendrement du drame tragique comme un processus nécessaire : Dionysos a besoin d'Apollon pour ne pas succomber à sa propre ivresse. Qu'on relise les dernières lignes de La Naissance de la tragédie, explicitement consacrées à l'évocation de cette nécessité. Nietzsche y dépeint la tragédie comme un effet « nécessaire » (nöthig) de la générosité d'Apollon, qui nous décharge « de l'oppression et de la surabondance dionysiaques » : là où Dionysos se déchaîne et se soulève, dit Nietzsche, Apollon « doit [muss] être aussi déjà descendu sur nous ». Et celui d'entre nous qui pourrait approcher en rêve la resplendissante beauté de la vie grecque, entreverrait le gouffre où cette beauté surgit : « Bienheureux peuple des Hellènes ! », s'exclamerait-il. « Combien Dionysos doit être grand parmi vous, si le dieu de Délos croit nécessaire [für nöthig hält] d'utiliser de tels charmes pour guérir votre folie dithyrambique ! » À quoi Nietzsche imagine qu'un vieil Athénien comme Sophocle répondrait: « combien ce peuple a été obligé [musste] de souffrir pour atteindre à tant de beauté ! » Ces lignes rappellent l'évocation de la « nécessité » (Not) de l'Olympe dans La Vision dionysiaque du monde et dans le chapitre 3 de La Naissance de la tragédie : « Pour que la vie leur fût possible, il fallait de la plus profonde nécessité que les Grecs créassent des dieux » — « de la plus profonde nécessité » (aus tiefster Nötigung) : dans le Beethoven, Wagner disait déjà que Y Hymne à la Joie jaillit dans la Neuvième Symphonie « de la plus profonde nécessité » (aus tiefster Not), comme une « violente nécessité de décharge » (eine gewaltsame Nötigung zur Entladung). « Not » désigne, plus précisément, la nécessité imposée par la détresse et le désespoir : de même qu'il faut se réveiller d'un cauchemar, de même il fallait que les Grecs surmontent leur pessimisme et masquent les atroci149

Fragment 7 [166] de 1870-1871 et La Naissance de la tragédie, § 15.

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tés de l'existence. E n utilisant le mot « Not » puis l'expression « aus tiefster Nötigung », Nietzsche j o u e donc avec les formules de Wagner : « aus tiefster Not » et « gewaltsame Nötigung », s'inspirant ainsi du Beethoven pour dépasser l'analyse schopenhauérienne et pour élucider ce que la « métaphysique de la musique » l ' e m p ê c h a i t presque de concevoir : l ' e n g e n d r e m e n t du d r a m e depuis le « sein maternel » de la musique. Le point capital m e semble être ici l'inscription de l'art dans la perspective d ' u n e affirmation du vouloir-vivre : dire que la tragédie surgit « de la plus profonde nécessité », et q u ' e n elle la m u s i q u e engendre nécessairement le drame, c'est dire que le drame, dans une tragédie, n ' e s t pas une négation de la volonté. 11 est au contraire l ' a c c o m p l i s s e m e n t nécessaire de son affirmation. 11 est, plus précisément, ce qui permet à la volonté de ne pas succomber à sa propre affirmation, de ne pas se laisser submerger par l'intensité de l'émotion musicale. C'est en ce sens que VEntladung tragique a bien la m ê m e structure que la catharsis aristotélicienne, telle que la comprend Bernays, c'est-à-dire c o m m e un traitement qui ne consiste pas à « réprimer l'élément oppressant, mais à l'exciter, à le pousser en avant et à produire ainsi un allégement » : c'est bien l'intensification du dionysiaque qui produit la décharge apollinienne. M a i s ce processus n ' a pas, pour Nietzsche, la signification thérapeutique ou morale qu'il avait, selon lui, pour A r i s t o t e , car la d é c h a r g e , s e m b l a b l e à un e n g e n d r e m e n t , ne p r o d u i t pas l'extinction ou l'affaiblissement de ce qui s'allège en elle : elle a au contraire pour vocation de permettre à ce qui se décharge de s ' a f f i r m e r encore. Nietzsche développe ainsi, dans les cinq derniers chapitres de La Naissance de la tragédie, u n e théorie du m y t h e tragique qui s ' o p p o s e f r o n t a l e m e n t à l'esthétique d'Aristote et dans laquelle s'achève l'inversion de l'esthétique schopenhauérienne. D a n s La Naissance de la tragédie, le m y t h e est défini à la fois c o m m e l'illustration la plus adéquate de la vérité dionysiaque, et c o m m e une illumination de la vie : c'est un « miroir transfigurant » (verklärenden Spiegel)150, qui a aussi bien pour fonction de révéler que de transformer la vérité (pour la rendre supportable). Jacob Burckhardt écrivait déjà, dans ses Considérations sur l'histoire universelle, que le drame attique « verse des flots de lumière sur toute l'existence hellénique » ' 5 I . Nietzsche reprend cette image dans les fragments de Nous autres philologues : « Ce n ' e s t que là où t o m b e le rayon du m y t h e que s'illumine la vie des Grecs ; ailleurs, elle est sombre » l 5 2 — mais cette métaphore se trouve déjà dans La Naissance de la tragédie, notamment au chapitre 9, lorsque Nietzsche compare le poète à un « rayon de soleil » qui effleure le « mythe sublime et terrifiant », ou lorsqu'il compare le mythe à une « image lumineuse de

3 1M

1,2

La Vision dionysiaque du monde, § 2 et La Naissance de la tragédie, § 3. Burckhardt, Considérations sur l'histoire universelle, trad. S. Stelling-Michaud, Paris, Éditions Allia, 2001, p. 76. Fragment 6 [7] de 1875. Cf. le fragment 6 [20] et l'évocation de la « profonde mélancolie de Pindare : ce n'est que lorsque tombe d'en haut un rayon de lumière, que la vie humaine s'illumine ». Cf. également l'aphorisme 261 de Choses humaines, trop humaines.

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ciel nuageux qui se reflète sur le lac noir de la tristesse » : la métaphore du reflet est ici associée à la notion d'image lumineuse (Lichtbild), qui renvoie à la théorie wagnérienne de la projection du drame, et qui apparaît au début du chapitre 9, quand Nietzsche assimile le héros à une « image lumineuse projetée sur une paroi obscure », et quand il explique que le mythe se projette sous forme de « reflets lumineux ». Nietzsche associe ces reflets à une sorte d'éblouissement inversé : au lieu d'avoir devant nos yeux de « sombres taches de couleur », comme lorsque nous essayons de soutenir la vision du soleil, nous avons des « taches de lumière » (leuchtende Flecken), qui ne sont pas un « remède à notre éblouissement » mais qui sont « destinées à guérir le regard blessé par une nuit terrifiante ». Cette métaphore des taches de lumière qui surgissent devant nos yeux rejoint celle du « monde intermédiaire » {Mittelwelt) qui s'interpose entre notre regard et la vérité — monde intermédiaire auquel Nietzsche, dans La Naissance de la tra153·· gédie, assimile la « montagne magique » de l'Olympe , ainsi que le mythe tragique, lorsqu'il analyse le troisième acte du Tristan de Wagner154. Cet acte représente pour lui le degré suprême de l'émotion musicale. La musique y atteint son paroxysme, et l'on peut se demander si un auditeur qui parviendrait à l'entendre « sans s'aider du texte ni du spectacle, comme un immense mouvement symphonique, ne suffoquerait pas sous la tension convulsive de toutes les ailes de l'âme ». C'est le mythe qui, en s'intercalant entre la musique et notre émotion musicale, nous permet d'endurer cette tension, et d'accéder à un allégement dans lequel Γ « effusion débordante de la volonté » n'est pas supprimée mais maîtrisée et supportée : Nietzsche compare le mythe à un Titan puissant qui « prend sur ses épaules tout le poids du monde dionysiaque et nous en décharge »' 55 . L'apollinien fait donc irruption pour sauver « l'individu quasi pulvérisé » : « brusquement, dit Nietzsche, nous croyons ne plus voir que Tristan ». Le mythe, détournant notre extase sur des individus, nous préserve d'un engloutissement dans Γ « universalité dionysiaque ». 11 rétablit le principe d'individuation rompu par l'émotion musicale — individuation qui révèle ainsi toute sa signification : si notre compassion (Mitleid), c'est-à-dire si la douleur que nous partageons avec d'autres, ne se focalisait pas sur des individus, mais s'étendait à toute cette douleur du monde qui se révèle dans la musique (douleur que Nietzsche appelle, dans ce passage, « das Urleiden der Welt » : la souffrance originaire du monde), nous nous effondrerions « sous une malédiction jetée sur l'existence » — comme l'écrit Nietzsche un peu plus tard, dans le fragment 9 [1] de l'été 1875. Nous serions broyés par la vérité dionysiaque et par la conscience de l'absurdité de la vie. C'est donc parce que l'émotion musicale atteint son paroxysme que le mythe s'interpose : au comble de sa puissance, la musique risque de nous emporter et rend nécessaire, c'est-à-dire vital, l'engendrement du drame. C'est bien une 153 154 155

La Naissance de la tragédie, § 3. Ibid., § 21. Cf. le fragment 13 [2] de 1871.

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« surabondance de force », pour reprendre l ' e x p r e s s i o n de Wagner, qui est à l'origine de la décharge apollinienne. M a i s en nous sauvant de l'anéantissement dans la s o u f f r a n c e originaire, le m y t h e permet aussi à la m u s i q u e d ' a c c é d e r à une puissance supérieure : « Le mythe nous protège de la musique tout en étant seul à pouvoir lui donner sa plus haute liberté ». D a n s La Vision dionysiaque du monde, Nietzsche comparait la tragédie à un « j e u avec l'ivresse », j e u dans lequel l'acteur tragique est « pour ainsi dire déchargé [entladen] de l'ivresse », c o m m e flottant dans un « monde intermédiaire entre la beauté et la vérité » : cette décharge permet le côtoiement, en lui, de la lucidité apollinienne et de l'ivresse dionysiaque. Or, c ' e s t bien le m y t h e qui fait de la tragédie un j e u avec l'ivresse, et c'est lui qui, tout en nous déchargeant de l ' i v r e s s e , n o u s p e r m e t de n o u s investir t o t a l e m e n t d a n s le jeu. Loin d'être une purgation des passions, la décharge tragique est une véritable libération : elle nous libère de la surabondance dionysiaque et nous permet ainsi de ne pas succomber à la « tension convulsive » de l'émotion musicale ; en soulageant cette tension et en la rendant inoffensive, elle la libère elle aussi et lui permet de s'exprimer pleinement. D ' u n e manière générale, Nietzsche conçoit le mythe, dans la métaphysique d'artiste, c o m m e un « filet d'illusion » (Illusionsnetz)156 qui donne sa cohérence à une culture et qui contient le potentiel de dissolution impliqué par la vitalité de cette culture : en la rassemblant et en la canalisant, en empêchant son énergie de devenir destructrice, il permet à cette vitalité de ne pas se retourner contre ellem ê m e et de continuer à s ' a f f i r m e r . Or, si le m y t h e est ainsi l'expression et l'instrument d ' u n véritable instinct de conservation, d ' u n e sorte de « génie de la culture» 1 5 7 ( q u e N i e t z s c h e et W a g n e r c o n ç o i v e n t sur le m o d è l e de la « métaphysique de l ' a m o u r sexuel » et du « génie de l ' e s p è c e » schopenhauériens ), c'est d ' a b o r d en ce qu'il est capable de transfigurer le passé : le monde mythique, dit Nietzsche dans un fragment de 1869, est un « reflet de nos états les plus universels dans un passé idéal et idéalisant »' 5 9 — et en tant que reflet, c'està-dire en tant qu'allégorie, ce m o n d e transfiguré est soumis à la puissance du principe d'individuation : c ' e s t ici que l'analyse de Tristan rejoint celle de la culture. Anticipant sur la théorie de l'histoire m o n u m e n t a l e de la d e u x i è m e Considération inactuelle, Nietzsche explique ainsi dans un f r a g m e n t de 18701871 que la transfiguration apollinienne consiste notamment à distinguer et idéaliser un certain n o m b r e de grands « individus » ( c o m m e H o m è r e , Lycurgue ou 156 1,7

3

159

Fragment 6 [3] de 1870. L'expression « Genius der Cultur » apparaît notamment dans le fragment 21 [76] de 1876-1877 et dans les aphorismes 241 et 258 de Choses humaines, trop humaines. Voir le chapitre XLIV des Suppléments au Monde comme volonté et comme représentation. Sur ce point, voir notamment Sandro Barbera, « Gœthe versus Wagner. Le changement de fonction de l'art dans Choses humaines, trop humaines », in Nietzsche. Philosophie de l'esprit libre, op. cit., p. 37-60, et Giuliano Campioni, Les lectures françaises de Nietzsche, Paris, PUF, 2001, notamment p. 20-21, p. 84 ou p. 97. Fragment 1 [49] de 1869.

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Pythagore), qui illuminent le passé et habituent le regard à se focaliser sur Yindividu. C'est grâce à ce pouvoir d'individualisation et de circonscription que le mythe assure la cohésion de la culture. Nietzsche l'affirme avec beaucoup de fermeté dans La Naissance de la tragédie : « faute de mythe, dit-il, toute culture perd la saine vigueur créatrice qui est sa force naturelle : car seul un horizon circonscrit par le mythe peut assurer la clôture et l'unité d'une culture en mouvement »' 60 . Nietzsche va même jusqu'à dire que ce sont les images du mythe qui « donnent son sens à la vie de l'homme et à ses luttes ». Ainsi, le mythe transfigure le passé d'un peuple et inscrit son avenir dans une perspective définie, en le ceignant d'horizons qui circonscrivent son déploiement. De même qu'en nous protégeant des dangers de la musique et en nous permettant de jouer avec l'ivresse, le mythe donne sa plus grande liberté à notre émotion musicale, de même il libère la force créatrice d'une culture en la canalisant et en l'empêchant de se disperser : il sauve, dit Nietzsche, les forces de l'imagination de leur « errance sans but ». Il est donc une manifestation essentielle de ce que Nietzsche, dans la deuxième Considération inactuelle, appelle la « force plastique » d'un peuple, force dont la loi générale est que « chaque être vivant ne peut être sain, fort, fécond qu'à l'intérieur d'un horizon déterminé »' 6 I . La vie a horreur du vide, elle ne se déploie qu'à condition d'être limitée : « La gaieté, la bonne conscience, l'activité joyeuse, la confiance en l'avenir — tout cela dépend, chez l'individu comme chez le peuple, de l'existence d'une ligne de démarcation entre ce qui est clair et bien visible et ce qui est obscur et impénétrable ». À la métaphore du monde intermédiaire s'ajoute ainsi celle de l'horizon et de la « ligne », de la frontière. Dans La Naissance de la tragédie, c'est le mythe qui dessine cette frontière et qui rassemble le peuple à l'intérieur d'un territoire bien défini : ce cjue Nietzsche appelle la « patrie mythique » ou le « sein maternel mythique » . C'est le mythe qui assure la continuité du principe d'individuation au niveau du peuple et de la culture. Le mythe est donc ce qui empêche l'individu de s'effondrer sous la pression de l'émotion musicale ou de succomber à la révélation de la vérité dionysiaque, et ce qui empêche la culture de se dissoudre et de se disperser sous l'action de la science, de la critique, de l'histoire — du « socratisme destructeur de mythes »' 63 . Le mythe enracine la vie dans Γ individuation et canalise la croissance. Il règle aussi bien la soif de savoir que l'imagination artistique en les bridant et en les préservant de la divagation déréglée. La métaphore du refrènement (Bändigung) rejoint ainsi, paradoxalement, celle de la décharge : en se déchargeant, la force se limite et se rassemble, se refrène ; en se refrénant, la force s'intensifie, et en se 160 161

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La Naissance de la tragédie, § 23. De l'utilité et des inconvénients de l'histoire pour la vie, § 1. Cf. l'éloge de Gœthe dans le Crépuscule des idoles (« Divagations d'un "inactuel" », § 49) : « Il s'entoura d'horizons bornés de toute part ; il ne se détacha pas de la vie, mais s'installa au beau milieu ». La Naissance de la tragédie, § 23. Id.

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limitant elle se libère — car une force ne se déploie pas dans le vide, mais s'y épuise. Seule la contrainte permet de s'affirmer, et c'est en la contraignant que le mythe permet à l'énergie d'une culture de se libérer. Bändigung et Entladung sont donc indissociables, et sont la condition fondamentale de toute affirmation du vouloir-vivre. Autant dire que l'allégement impliqué par la décharge n'est ni une purgation qui permettrait l'élimination d'un trop-plein pulsionnel (comme une saignée permet l'évacuation du mal), ni une effusion dans laquelle les passions se répandraient sauvagement. Les passions ne s'allègent pas en se dévidant, mais en trouvant le « jeu » qui permet de les affirmer et de les supporter encore : ce jeu, c'est la tragédie, c'est l'art en général, pour autant que tout art implique le jeu d'Apollon et de Dionysos (sans Apollon, pas de forme, et sans Dionysos pas de force créatrice). La « décharge allégeante » de l'art ne consiste donc pas à se décharger de la vie en la laissant se déverser et se dissoudre, mais à trouver le moyen d'en soulever la charge avec une aisance supérieure : tel Atlas, le mythe tragique nous décharge de la surabondance dionysiaque en nous permettant de la supporter. L'interprétation de la décharge tragique rejoint par là l'analyse du réalisme et de l'humanité (Menschlichkeit) des Grecs. Nietzsche l'écrit encore dans le Crépuscule des idoles : contrairement à la catharsis aristotélicienne (ou plutôt contrairement à par quoi Nietzsche et Bernays définissaient à tort la catharsis aristotélicienne), VEntladung ne consiste pas à « se purifier d'une émotion dangereuse en la faisant se décharger violemment », mais à « être soi-même la volupté éternelle du devenir », c'est-à-dire à faire corjjs avec la réalité pour la laisser s'affirmer en nous et pour nous affirmer en elle . C'est bien le sens que Niezsche donne au « libéralisme » ou au « paganisme » grec : « on cherchait pour les forces de la nature une décharge à leur mesure, et non une destruction ou une dénégation »' 65 . Cette décharge permettait aux Grecs de supporter sans la renier la « réalité de toutes les choses humaines »' 66 . L'Entladung est donc indissociable à la fois de la liberté et du « sens du réel » {Sinn für das Wirkliche) — autant dire que l'allégement qu'elle produit n'a rien d'une rupture avec la pesanteur, mais qu'il consiste au contraire à assumer la plus grande part possible de réalité. Entladung et Erleichterung s'associent ainsi pour esquisser une éthique de l'affirmation et de l'amour du réel 167 . On retrouve d'ailleurs l'antithèse du « j e u esthétique » et de la morale, antithèse qui gouverne l'opposition de Nietzsche à la théorie de la catharsis aristotélicienne (telle qu'il la comprend), dans l'une des

Crépuscule des idoles, « Ce que je dois aux Anciens », § 5. Cf. ibid., « La "raison" dans la philosophie », § 6 : « l'artiste tragique η 'est pas un pessimiste, il dit "oui" précisément à tout ce qui est problématique et terrible ». Voir le fragment 5 [146] de Nous autres philologues. Opinions et sentences mêlées, aphorisme 220. Dans Par delà bien et mal, Nietzsche évoque 1'« inépuisable effusion de reconnaissance » qui émane de la religion grecque (aphorisme 49).

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premières versions de l'aphorisme 276 du Gai savoir, consacré à la formulation de Y amor fati : « puissé-je peser toujours plus avec les plateaux d'une balance esthétique et toujours moins avec ceux d'une balance morale ! » I68 C'est le nerf de la polémique de Nietzsche contre Aristote : en montrant que la décharge tragique n'est pas un « dispositif pathologico-moral » mais un pur jeu esthétique, Nietzsche change de « balance » et inverse la signification de la pesée elle-même. Il ne s'agit plus pour lui de peser pour rejeter et pour condamner, mais de peser pour accepter et pour aimer. Sa balance n'est plus celle d'Aristote et de Schopenhauer, c'est celle d'Homère, de Sophocle et de Gœthe — une balance qui n'évalue plus la lourdeur du réel, mais sa légèreté, c'est-à-dire l'aptitude du « peseur » à ne pas se laisser écraser et à soulever le poids du réel. À ce titre, le mythe tragique est une véritable transvaluation : il dit toute l'horreur et la difficulté de l'existence, il se charge de tout son poids, et parce qu'il se charge de ce poids, il l'allège en le transfigurant et en le rendant supportable. C'est en trouvant l'énergie de le soulever qu'on se libère de son fardeau, et non en le laissant tomber sur le bord du chemin. La légèreté des Grecs est donc celle d'une force qui parvient à soutenir tout le poids de la vie : c'est bien la légèreté de Zarathoustra qui pèse le monde et qui le trouve léger, ou celle de Zeus qui soulève l'univers et le suspend au sommet de l'Olympe. On comprend mieux maintenant en quoi la tragédie est un « tonique », pour Nietzsche : la « décharge allégeante » qui lui est associée est une faculté susceptible d'être renforcée et stimulée. La tragédie nous apprend à supporter l'existence : en ce sens, elle nous tonifie et nous forme à cette légèreté qui était celle des dieux de l'Olympe. On peut presque la concevoir comme un exercice d'allégement de la vie, une pratique de transformation de soi dans laquelle la volonté s'endurcit, accroît sa puissance, forge son aptitude à se rendre la vie facile. L'Entladung n'est donc pas une technique de négation de la volonté, une ascèse ou un renoncement au sens schopenhauérien de ces termes, c'est une ascèse au sens grec (askesis) : un art de l'existence, une technique de façonnement de soi et d'affirmation de la vie — un exercice dont les résultats, selon Nietzsche, doivent être mesurés « à l'aide du dynamomètre » l69 .

168 169

Manuscrit M III 5, p. 12 (KSA 14, p. 262). Fragment 15 [10] de 1888.

II. La légèreté des choses humaines A. L'inversion du platonisme 1. Menschliches,

Allzumenschliches

Si la légèreté de Zarathoustra s'apparente à celle des Grecs, à la légèreté de la tragédie et de sa « décharge allégeante » ou à celle d'Homère et de ses « dieux à la vie facile », elle consiste aussi à contester une tradition philosophique qui passe par Schopenhauer mais qui remonte à Aristote et surtout à Platon : elle est au cœur de cette fameuse inversion du platonisme à laquelle on assimile souvent l'ensemble de la philosophie de Nietzsche 1 . L'émergence d'une philosophie de la légèreté est en effet indissociable, chez Nietzsche, d'une généalogie des techniques d'allégement de la vie, généalogie qui implique la réhabilitation de ce que Nietzsche appelle, à partir de 1876, les « choses humaines, trop humaines » (.Menschliches, Allzumenschliches) — c'està-dire de ce que la métaphysique platonicienne nous avait appris à ignorer. Le programme de cette enquête généalogique (que Nietzsche baptise dans un premier temps « observation psychologique » 2 ) est fixé dans le fragment 16 [7] de 1876 : puisque tout homme a ses « recettes pour supporter la vie » (c'est-à-dire pour la « laisser être facile » ou pour l'alléger, pour la « rendre facile »), le philosophe doit avoir pour tâche de « reconstituer cet art de vivre partout appliqué » — reconstitution qui suppose une vaste enquête sur les « choses humaines, trop humaines »3. Nietzsche précise lui-même dans Ecce homo comment il faut comprendre l'expression « Menschliches, Allzumenschliches » : « Là où vous autres voyez des Voir le fragment 7 [156] de 1870-1871, dans lequel Nietzsche définit sa philosophie comme un « platonisme inversé ». Pour un commentaire de ce fragment, voir notamment Martin Heidegger, Nietzsche, I, op. cit., p. 140-199 et Michel Haar, Nietzsche et la métaphysique, op. cit., p. 79-107. Sur cette question, aujourd'hui très discutée, de l'inversion du platonisme, voir par exemple les travaux de Monique Dixsaut : Contre Platon (tome 2). Renverser le platonisme, Paris, Vrin, 1995, et Nietzsche. Par-delà les antinomies, Chatou, Les Editions de la Transparence, 2006. Voir l'aphorisme 35 de Choses humaines, trop humaines. Sur l'articulation du programme formulé par le fragment 16 [7] de 1876 et de l'enquête sur les « choses humaines, trop humaines », je me permets de renvoyer à mon article « "L'allégement de la vie" : genèse d'un titre de Nietzsche », in Genesis 22, Paris, Jean-Michel Place, 2003, p. 69-90.

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choses idéales, moi je vois des choses humaines, hélas, bien trop humaines [Menschliches, ach nur Allzumenschliches] »4. Le titre du premier « livre pour esprits libres » est donc avant tout l'illustration d'une attitude anti-idéaliste et antimétaphysique : il s'agit de reconnaître des choses humaines là où les philosophes ont l'habitude de voir des choses idéales. La perspective de Nietzsche est ainsi ouvertement critique et généalogique : Nietzsche prend parti contre la métaphysique et pour une sorte de réalisme anthropologique — ce qu'il appelle parfois son « Réealisme » (Réealismus), jouant sur les mots et faisant allusion à l'influence de Paul Rée sur la philosophie de l'esprit libre5. Ce « Réealisme » caractérise en particulier les aphorismes 35 à 38 de Choses humaines, trop humaines, soit les quatre premiers aphorismes de la deuxième partie. Dans ces aphorismes, Nietzsche s'interroge sur les avantages et les inconvénients de Γ « observation psychologique » pour les hommes (c'est-à-dire à la fois pour la science et pour la vie). Dans l'aphorisme 35, il définit l'observation psychologique comme la « réflexion sur les choses humaines, trop humaines » {das Nachdenken über Menschliches, Allzumenschliches), et il voit dans cette réflexion « un des moyens qui nous permettent d'alléger le fardeau de la vie », ainsi qu'un « art » que le XlXème siècle a oublié. Dans l'aphorisme 37, se référant explicitement non plus à La Rochefoucauld et aux moralistes français mais à son nouvel ami Paul Rée, Nietzsche rapproche Γ « observation psychologique » de Γ « histoire des sentiments moraux » (Observations psychologiques et Sur l'origine des sentiments moraux étant les titres des deux premiers livres de Paul Rée, et « Pour l'histoire des sentiments moraux » étant celui de la deuxième partie de Choses humaines, trop humaines). L'expression « Menschliches, Allzumenschliches » témoigne donc d'un changement radical de perspective par rapport à la période de La Naissance de la tragédie : Nietzsche passe de la métaphysique d'artiste à la généalogie des sentiments moraux — entreprise qui débouchera, neuf ans plus tard, sur les trois dissertations de la Généalogie de la morale6. Comme certains interprètes l'ont déjà remarqué 7 , la traduction traditionnelle de « Menschliches, Allzumenschliches » par « Humain, trop humain » n'est pas bonne : « Menschliches » est un adjectif substantivé au neutre singulier, et signifie « ce qui est humain », « la chose humaine » ou « choses humaines »8 ;

7

8

Ecce homo, « Pourquoi j'écris de si bons livres », Choses humaines, trop humaines, § 1. Voir notamment la lettre de Nietzsche de fin juillet 1878 à Paul Rèe et Ecce homo, « Pourquoi j'écris de si bons livres », Choses humaines, trop humaines, § 6. Nietzsche lui-même souligne la continuité entre les deux œuvres dans Γ Avant-propos de la Généalogie de la morale, notamment dans le § 2. Voir notamment la mise au point de Charles Andler, in Nietzsche, sa vie et sa pensée, II, op. cit., p. 321-322, note 5. 11 arrive d'ailleurs à Nietzsche d'utiliser l'expression « menschlichen Dingen », qui signifie littéralement « choses humaines » : voir par exemple David Strauss, l'apôtre et l'écrivain, § 9, De l'utilité et des inconvénients de l'histoire pour la vie, § 3 ou le fragment 5 [20] de 1875.

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« humain », à l'inverse, est un adjectif qualificatif. La différence peut sembler insignifiante, mais elle a son importance, tant sur le plan philologique que philosophique : « Menschliches » peut en effet être lu comme la traduction allemande d'une expression grecque, « ta anthrôpina », qui signifie littéralement «les choses humaines ». Or, Nietzsche songe avant tout à Platon lorsqu'il forge la formule « Menschliches, Allzumenschliches », plus précisément au livre X de la République, dans lequel on trouve la formule : « aucune des choses humaines n'est digne d'un grand sérieux », et au livre Vil des Lois, où l'on peut lire : « quoique les affaires des hommes ne soient pas dignes d'un grand sérieux, il est cependant nécessaire, à la vérité, d'y montrer du sérieux » 9 . Le philosophe platonicien méprise en effet les choses humaines — qui sont précisément, pour lui, trop humaines et pas assez divines, au sens où la philosophie doit nous permettre de nous rapprocher du divin. Les choses humaines, ce sont les « choses les plus proches » dont Nietzsche fait sa doctrine à l'époque du Voyageur et son ombre, et dont Platon prétend, dans le Théétète, que les philosophes se doivent de les ignorer : la pensée platonicienne « promène partout son vol », planant dans le ciel des Idées et ne se laissant jamais « redescendre à ce qui est immédiatement proche Le philosophe, ajoute Platon, « ne connaît ni proche ni voisin, ne sait ni ce que fait celui-ci, ni même s'il est homme ou s'il appartient à quelque autre bétail » " . 11 cherche en revanche à savoir ce qu'est l'homme, et « par quoi une telle nature se doit distinguer des autres en son activité ou sa passivité propres ». Nietzsche se pose donc la même question que le philosophe de Platon : « qu'est-ce que l'homme ? », mais il cherche la réponse là où Platon affirme qu'elle ne peut ni ne doit se trouver — dans les « choses proches » {ta engus), dans ce qui se trouve « devant lui, à ses pieds », dans ce qui lui est « voisin ». Pour Platon, le philosophe cherche, au contraire, Γ « évasion » (phugè) et 1' « assimilation au divin » (homoiôsis theô)n. C'est en s'apparentant aux choses divines et en s'affranchissant des choses humaines que le philosophe platonicien parvient à concevoir et définir l'homme : c'est en s'en tenant aux choses humaines c^ue Nietzsche se propose de « faire progresser la connaissance de l'homme » . Le point de vue nietzschéen est donc bien un « platonisme inversé » qui témoigne d'une opposition frontale à l'idéalisme métaphysique, atout un courant de pensée que Nietzsche reconnaît aussi (à tort) dans la définition aristotélicienne du « sage » (sophos) : Aristote, dit Nietzsche, pense que le sage « ne s'occupe que Platon, République, X, 604 b-c ; Les Lois, VII, 803 b. 10

" 12 13

Platon, Théétète, 173 e-174 a, trad. A. Diès, Paris, Les Belles Lettres, 1926, p. 204-205. Ibid., 174 b, p. 205. Ibid., 176 b, p. 208. Fragment 5 [20] de 1875. Dans le fragment 29 [8] de 1873, Nietzsche voyait déjà dans la « limitation aux choses humaines » (Begrenzung auf das Menschliche) un moyen de lutter contre la « passion de la croyance ». On retrouve cette idée dans le fragment 16 [1] de 1883 : « Limitation aux choses humaines par opposition au "procès du monde" et à r"arrièremonde" ».

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de l'important, de l'étonnant, du divin », et qu'il « néglige les choses petites, faibles, humaines, illogiques, erronées » 14 — alors que, pour Nietzsche, c'est précisément « par l'étude minutieuse de ces choses et par elle seule que l'on peut arriver à la sagesse»15. Dans le livre VI de l'Éthique à Nicomaque, Aristote distingue en effet la « prudence » (phronèsis), qui a « rapport aux choses humaines » {peri ton anthrôpinôn), c'est-à-dire à des choses particulières et contingentes, à des « choses qui admettent la délibération », et la sagesse (sophia), qui est « à la fois science et raison intuitive des choses qui ont par nature la dignité la plus haute »' 6 . Aristote ajoute : « C'est pourquoi nous disons qu'Anaxagore, Thalès et ceux qui leur ressemblent, possèdent la sagesse, mais non la prudence, quand nous les voyons ignorer les choses qui leur sont profitables à eux-mêmes, et nous reconnaissons qu'ils ont un savoir hors de pair, admirable, difficile et divin, mais sans utilité, du fait que ce ne sont pas les biens proprement humains qu'ils recherchent ». Aristote songe sans doute ici à l'anecdote de Thalès qu'on trouve aussi dans le Théétète, Thalès si sage et peu prudent que, plongé dans ses méditations, il tombe dans un puits 17 . Contre Platon et contre Aristote (ou plutôt contre l'image qu'il se fait de Platon et d'Aristote), Nietzsche définit donc le philosophe comme un homme qui ne s'intéresse pas aux choses divines, éternelles, universelles, mais aux choses humaines — c'est-à-dire à ce qui est proche, petit, faible, contingent, évanescent, trouble, absurde, illogique. L'examen des choses humaines consiste d'abord à se détourner de l'être et de tout au-delà métaphysique, pour explorer le devenir, la multiplicité du sensible et du monde « sublunaire ». Le titre « Menschliches, Allzumenschliches » témoigne ainsi du désir de rendre aux choses humaines (à ce que Nietzsche appelle aussi les « choses terrestres » : das IrdischeXi) la dignité philosophique et épistémologique qui leur revient.

Nietzsche méconnaît ici une dimension essentielle de la philosophie d'Aristote : celle des traités biologiques, qui représentent le tiers du corpus aristotélicien. L'éloge de la biologie qui ouvre le De Partibus Animalium est ainsi un éloge des choses petites, proches, méprisées. Aristote y explique que nous ne savons pas grand chose des « êtres supérieurs et divins », mais qu'à l'égard des « êtres périssables », nous nous trouvons « bien mieux placés pour les connaître, puisque nous vivons au milieu d'eux » et puisque « ces êtres sont mieux à notre portée et plus proches de notre nature ». Or, lorsqu'on étudie les êtres vivants, ajoute Aristote, il faut veiller « autant que possible à ne négliger aucun détail, qu'il soit de médiocre ou de grande importance », et il ne faut pas « se laisser aller à une répugnance puérile pour l'étude des animaux moins nobles » (« dans toutes les œuvres de la nature réside quelque merveille »). Aristote cite alors le propos d'Héraclite invitant des visiteurs étrangers à entrer dans sa cuisine et « leur disant que là aussi il y avait des dieux » (Aristote, Les Parties des animaux, I, 5, trad. P. Louis, Paris, Les Belles Lettres, 1993, p. 17-18). La proximité est frappante entre cette réhabilitation aristotélicienne des « choses animales » et la réhabilitation nietzschéenne des choses humaines. 15 16 17 18

Fragment 23 [5] de 1876-1877. Aristote, Éthique à Nicomaque, VI, 7-8, 1141 b, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1990, p. 291-292. Platon, Théétète, 174 a, op. cit., p. 205. Par exemple dans l'aphorisme 62 de Par delà bien et mal.

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2. Platon et les cloches de Gênes Nietzsche s'exprime explicitement sur ce renversement de la tradition platonicienne et sur cette réhabilitation des choses humaines dans l'aphorisme 628 de Choses humaines, trop humaines, qui était initialement Γ « épilogue » du livre et qui donne une clé précieuse pour comprendre le titre « Menschliches, Allzumenschliches »'9. Le point de départ est une promenade dans les rues de Gênes, un soir de mai 1877, et une note dans un petit carnet : « Jeu d'un carillon [Glockenspiel] le soir à Gênes — mélancolique, lugubre, enfantin. Platon : aucune des choses périssables n'est digne d'un grand sérieux »20. Ce carillon ravive probablement en Nietzsche des souvenirs d'enfance : celui du clocher de Röcken sonnant les fêtes de Pâques ou résonnant à travers champs, les soirs d'été (notamment la veille du départ pour Naumbourg), ou celui, infiniment plus sombre et douloureux, de la mort du père (« Le son sourd des cloches mortuaires me fit frissonner jusqu'à la moelle des os », se souvient Nietzsche en 1861) 2 '. D' où l'étrange série d'adjectifs : le carillon de Gênes est « mélancolique » car il rappelle un monde à jamais révolu, « lugubre » car il ranime le souvenir du père, de sa mort et de ses funérailles, « enfantin » car il réveille en Nietzsche les émotions de son enfance. Plus philosophiquement, le son des cloches est ici, comme toujours chez Nietzsche 2, la représentation sonore de l'écoulement du temps, de la vanité de toutes choses, de l'absence de sens et de valeur de l'existence. On comprend que ce carillon ressuscite, dans le cœur et l'esprit de Nietzsche, le souvenir de l'enfance perdue, de la mort du père et de la formule métaphysique de Platon — et c'est sans doute la rencontre de ces souvenirs qui explique l'inexactitude du dernier : Nietzsche, envahi par la nostalgie, par la mélancolie et par la pensée de la mort, substitue, en citant Platon, « choses périssables » (Sterbliches) à « choses humaines » (Menschliches). On trouve d'ailleurs, à la même page du même petit carnet, une note extrêmement sombre dans laquelle Nietzsche évoque un terrible voyage en bateau dont il vient de faire l'expérience, entre Naples et Gênes —

Paolo D'Iorio a consacré un article à la genèse de cet aphorisme : « Aucune des choses humaines n'est digne d'un grand sérieux. Notes sur la genèse de l'aphorisme 628 de Choses humaines, trop humaines de Friedrich Nietzsche », in Œuvres et critiques, XXV, 1, Tübingen, 2000, p. 107-123. Cf. Paolo D'Iorio, « Les cloches du nihilisme et l'éternel retour du même », in Nietzsche et le temps des nihilismes, sous la dir. de J.-F. Mattéi, Paris, PUF, 2005, p. 189-206. Carnet Ν I I 2, p. 4 (voir KGW IV/4, p. 240). Écrits autobiographiques, 1856-1869, trad. M. Crépon, Paris, PUF, 1994, p. 102. Cf. ibid., p. 19-20 : « A une heure de l'après-midi commença la cérémonie, au son de toutes les cloches. Oh ! jamais je n'oublierai avec quelle force sourde elles résonnèrent à mon oreille, ni la lugubre mélodie du lied qu'on entonna du bout des lèvres ». Sur le son des cloches dans les souvenirs enfantins de Nietzsche, voir aussi ibid., p. 17, p. 20 et p. 103. Par exemple dans Ainsi parlait Zarathoustra ou dans l'aphorisme 113 de Choses humaines, trop humaines (aphorisme dont les brouillons se trouvent dans le même petit carnet que le fragment sur les cloches de Gênes).

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« voyage en enfer » qui le rendit si malade qu'il pensa au suicide : « Désir de la mort, comme celui qui, ayant le mal de mer et voyant aux petites heures de la nuit les feux du port, a désir de la terre »23. Dans la métaphysique platonicienne, les choses humaines sont donc d'abord des « choses périssables », indignes du « grand sérieux » : elles ne méritent pas que l'on s'investisse en elles, que l'on s'engage pour elles — ni même, tout simplement, que l'on s'intéresse à elles24. Nietzsche recherche ensuite la citation exacte de Platon. 11 retrouve le texte original dans son exemplaire de la République et souligne la formule sur les choses humaines 25 , qu'il traduit en allemand dans un autre carnet : « Ailes Menschliche insgesammt ist keines grossen Ernstes werth »26 — puis il retravaille la note de mai 1877, en citant, cette fois-ci littéralement, la formule de Platon : « J'entendis le soir à Gênes le jeu d'un carillon venu de la tour d'une église : c'était quelque chose de si mélancolique, lugubre, enfantin, que j'éprouvais ce que Platon a dit : "de toutes les choses humaines dans leur ensemble, aucune n'est digne d'un grand sérieux" »27. Nietzsche compose aussi une variation poétique sur ce thème 28 , et note, dans un plan de préface à Choses humaines, trop humaines : « Ecce homunculus — carillon >>29. Les cloches, qui rythment la vie humaine et symbolisent sa finitude, sont ainsi associées au sentiment de la petitesse de l'homme, cet avorton, cet « homoncule ». Tous ces fragments posthumes datent de 1877, et sont par conséquent postérieurs aux premières occurrences, dans les carnets de Nietzsche, du titre « Menschliches, Allzumenschliches », qui remontent à l'été 1876 (d'abord sous la forme « Menschliches und Allzumenschliches »). Nietzsche n'emprunte donc pas le terme « Menschliches » à Platon, mais le souvenir de la formule de la République vient enrichir et renforcer la signification de ce terme, au point qu'en 1878, le sens du titre « Menschliches, Allzumenschliches » ne peut plus être dissocié de la référence au platonisme qui est venue s'y greffer. L'homme est petit, faible,

KGW IV/4, p. 451, note du fragment 23 [188] de 1876-1877. La formule « voyage en enfer » (Höllenfahrt) apparaît dans l'agenda siglé Ν II 8 (voir KGW 1V/4, p. 30). Nietzsche s'approprie cette notion de « grand sérieux » dans l'aphorisme 382 du Gai savoir, consacré à la « grande santé » (aphorisme repris in extenso dans Ecce homo, « Pourquoi j'écris de si bons livres », Ainsi parlait Zarathoustra, § 2). L'exemplaire utilisé par Nietzsche est conservé à la Herzogin Anna Amalia Bibliothek de Weimar, avec la cote C 63b : Plato, Dialogi Secondum Thrasylli tetralogías dispositi, vol. IV, Lipsia, Teubner, 1852. La formule de la République soulignée par Nietzsche se trouve p. 298 (604c). Carnet Ν II 3, p. 64. Dossier Mp XIV 1, p. 222 (cité par Mazzino Montinari : KGW IV/4, p. 240). Fragment 22 [45] de 1877 (carnet Ν I I 2, p. 41-42) : « Enfantine et lugubre et mélancolique/I'ai souvent entendu la mélodie du temps/Or voyez est-ce son air q u e j e chante ?/Ecoutez si le jeu du carillon/Ne se change pas en sérieux du carillon/Ou bien si les accents d'en haut/Tombent comme du clocher de Gênes./Enfantins et pourtant lugubres/Lugubres et mélancoliques ». Fragment 23 [197] de 1877. Cf. les fragments 22 [135] de 1876-1877 et 40 [2] de 1879.

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inconstant, mais ce n ' e s t pas, selon Nietzsche, une raison pour se détourner de lui — bien au contraire.

3. Déraison des choses humaines Lorsqu'il présente l'histoire « critique » dans le chapitre 3 de la deuxième Considération inactuelle, Nietzsche affirme que « tout passé vaut d ' ê t r e condamné — car il en va ainsi des choses humaines [menschlichen Dingen] : elles ont toujours été soumises à la puissance et à la faiblesse humaines ». Nietzsche se souvient sans doute ici d ' u n e formule de David Strauss qu'il citait dans le chapitre 9 de la première Considération inactuelle, et de l'évocation straussienne de ce q u ' i l y a d ' o b s c u r et d'insuffisant « dans les choses humaines » (in menschlichen Dingen). On retrouve ce j u g e m e n t dans les notes pour Nous autres philologues, notamment dans le fragment 5 [16] de 1875, où Nietzsche rejette toute conception providentialiste de l'histoire et souligne l'absurdité des choses humaines : « Quand le cours des choses humaines [menschlichen Dingen] est sauvage et déréglé, alors ne crois pas q u ' u n dieu y p o u r s u i v e q u e l q u e but ou bien q u ' i l laisse tout à l'abandon ». D a n s le fragment 5 [20], Nietzsche se donne m ê m e pour projet phi-

losophique de « mettre en lumière la déraison dans les choses humaines [in den menschlichen Dingen] sans s'en effaroucher », esquissant ainsi l'une des hypothèses fondamentales de l'entreprise généalogique : « Ce qui est bon et raisonnable en l ' h o m m e est le fait du hasard ou de l'apparence, ou bien n'est que le revers de quelque chose de profondément déraisonnable ». Nietzsche pose ici les bases d ' u n nouveau type d ' « observation psychologique », qui consiste à révéler l'origine illogique de tout ce qui semble raisonnable en l ' h o m m e — ce qui revient à renverser le point de vue providential iste : il n'est pas question d ' a f f i r m e r que ce qui semble déraisonnable s'inscrit néanmoins dans le plan secret d ' u n e Providence parfaitement raisonnable, mais au contraire de montrer c o m m e n t ce qui semble raisonnable s'explique en fait par la déraison de toutes les choses humaines. Il s'agit ainsi, en philologie c o m m e en philosophie, d'adopter une « manière de voir sceptique », c'est-à-dire un point de vue qui consiste à « concevoir comm e n t les plus grandes productions de l'esprit ont un arrière-plan terrifiant et méchant » ( c ' e s t n o t a m m e n t le cas de l'hellénité), et « combien c ' e s t p e u la raison, et beaucoup le hasard, qui règne parmi les h o m m e s » 30 . D a n s une lettre à Reinhart von Seydlitz de septembre 1877, Nietzsche dit encore q u ' o n « ne peut pas se fier aux choses humaines [den menschlichen Dingen:] », et dans l'aphorisme 472 de Choses humaines, trop humaines que la tâche de l'État, « c o m m e toutes choses humaines [wie alles Menschliche], comporte beaucoup de raison et beaucoup de déraison ». Nietzsche rapporte donc sans cesse les choses humaines à l'irrationalité, à ce qu'il appelle encore la « nécessité de l'illogique » — c'est-à-dire à l ' e n s e m b l e des procédés inventés par les h o m m e s 30

Fragments 3 [17] et 3 [19] de 1875.

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pour donner du sens à leur vie, pour croire en la valeur de l'existence et pour ne pas succomber au dégoût ou au désespoir : « L'illogique tient si solidement au fond des passions, du langage, de l'art, de la religion, et généralement de tout ce qui confère quelque valeur à la vie, que l'on ne saurait l'en arracher sans par là même gâter ces belles choses irréparablement » 3I . Nietzsche parle aussi parfois de « pensée impure »32, d ' « injustice » ou d ' « erreur » nécessaires à la vie 33 . Au fond, Nietzsche est d'accord avec Platon : les choses humaines sont pleines de contradictions, de folies, de désirs — mais, contre un certain Platon, il trouve cette « déraison » intéressante et il en fait même l'objet de la philosophie, jugeant que l'examen psychologique et sociologique d'une telle déraison est non seulement possible, mais encore nécessaire : « la science ne pourrait s'en passer », ditil, même si cet examen risque d'engendrer une « tendance à rapetisser et à suspecter l'homme »34. L'enquête sur les choses humaines consiste donc avant tout à explorer leur « fond illogique », c'est-à-dire l'absurdité de toute vie humaine et l'irrationalité des relations que les hommes entretiennent avec le monde — ce qui présuppose que l'on prenne à nouveau au sérieux le devenir, tout en se détournant de ce qui était la grande affaire des philosophes : l'intelligible, l'être, le vrai, le divin. C'est une tâche difficile : dans Ecce homo, Nietzsche parle de « crise », de « victoire » ou encore de « dressage rigoureux du moi »" . 11 s'agit d'examiner, c'est-à-dire d'affronter le « noir de la nature humaine »36, sa petitesse et sa misère, de voir Vhomunculus en l'homme. Il s'agit donc d'accepter l'inacceptable, de ne plus se détourner de ce qui suscitait l'indignation des philosophes ou l'idéalisation humaniste et métaphysique. Contrairement à Hamlet ou à Don Quichotte, le philosophe nouveau doit avoir la force de ne pas succomber au retour de la lucidité, au désenchantement du monde et de l'homme : la force de secouer le « sérieux devenu pesant, trop pesant » (schweren, allzuschwer gewordnen Ernst) d'un « point d'interrogation si noir, si inquiétant, qu'il projette son ombre sur celui qui le 37 pose » .

Choses humaines, trop humaines, aphorisme 31. L'expression « pensée impure » (das unreine Denken) revient souvent dans les textes de 18751878 : on la trouve notamment dans les fragments 9 [1] de 1875, 15 [27], 17 [1], 17 [79] et 18 [34] de 1876, 22 [26] de 1877 ou dans les aphorismes 33, 151 et 292 de Choses humaines, trop humaines. Voir notamment les aphorismes 32 et 33 de Choses humaines, trop humaines, par exemple. Choses humaines, trop humaines, aphorismes 38 et 36. Ecce homo, « Pourquoi j'écris de si bons livres », Choses humaines, trop humaines, § 1 et § 5. Dans la lettre du 18 décembre 1879 à son éditeur E. Schmeitzner, Nietzsche parle de « triomphe ». Choses humaines, trop humaines, aphorisme 36. Crépuscule des idoles, Avant-propos.

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4. « Sérieux dans le jeu » Dans l'aphorisme 628 de Choses humaines, trop humaines, version définitive de l'évocation du carillon génois et de la formule de Platon sur les choses humaines, Nietzsche introduit l'idée d'un « sérieux dans le jeu » (c'est d'ailleurs le titre de l'aphorisme). Dans le petit poème du fragment 22 [45] de 1877, Nietzsche opposait déjà le jeu et le sérieux, en une antithèse qui recoupait celle des accents « enfantins » et des accents « lugubres » du clocher de Gênes. On peut interpréter les quatrième et cinquième vers de ce poème comme une libre variation sur la formule de Platon : si le son des cloches évoque le caractère périssable des choses humaines, et si « aucune des choses humaines n'est digne d'un grand sérieux », alors on doit se demander si le « jeu du carillon » (Glockenspiel) ne se transforme pas en « sérieux du carillon » (Glockenernst) — ce qui peut signifier plusieurs choses : prenons-nous au sérieux le son des cloches, qui n'est qu'un jeu ? le son des cloches ne nous révèle-t-il pas que ce que nous prenons au sérieux n'est qu'un jeu ? le son des cloches, qui indique que ce que nous prenons au sérieux n'est qu'un jeu, ne serait-il pas le seul jeu que nous aurions intérêt à prendre au sérieux ? Dans le manuscrit que Nietzsche a envoyé à son imprimeur en janvier 1878, l'aphorisme 628 s'intitulait : « Et pourtant ! ». Cette formule (« Trotzdem ! »), qui conclut l'aphorisme dans sa forme définitive et publiée, est essentielle : elle signifie que Nietzsche, malgré l'absurdité des choses humaines, ne renonce pas à la vie mais continue de s'investir en elle : il relève le défi 38 (de même qu'il ne succombe pas au « désir de mort » qui s'empare de lui lors du voyage à Gênes de mai 1877). Le jeu du carillon révèle ainsi la vanité qui pousse les hommes à prendre les choses humaines au sérieux, mais il ne doit pas nous acculer à la résignation ou au suicide, il doit précisément nous inciter à jouer avec ce sérieux — comme les cloches le font en carillonnant et en scandant le cours des choses humaines, ou comme les Grecs savaient le faire en jouant avec la vie~ . Le « et pourtant » final signifie donc : aucune des choses humaines n'est digne d'un grand sérieux, tout cela n'est qu'un jeu, et pourtant ce jeu doit tout de même être pris au sérieux.

Voir sur ce point l'étude de cet aphorisme par Paolo D'Iorio : loc. cit. J'ajoute que l'on trouve un « Trotzdem ! » analogue dans la lettre à Peter Gast du 22 janvier 1879 : « Je sais que Leopardi, du point de vue de la souffrance, n ' a pas eu une vie plus difficile que la mienne. Et pourtant ! — » Nietzsche relève ainsi le défi du pessimisme, ou plutôt de la conciliation du pessimisme et de l'affirmation du vouloir-vivre. Il l'expliquait déjà le 29 décembre 1878 à Marie Baumgartner, qui venait de lui offrir un volume de Leopardi : « Leopardi se trouve ici, dans un luxe austère, je me le réserve pour les bons jours d'été dans les montagnes. — Vous savez pourtant que je ne suis pas un "pessimiste" comme lui, et que j e ne fais que constater le "sombre", là où je le trouve, je ne me lamente pas ». Sur le thème du jeu avec le sérieux, voir notamment Vérité et mensonge au sens extra-moral, § 2 (à propos des Grecs : « il semble qu'en eux devaient s'exprimer un bonheur sublime et une sérénité olympienne, en quelque sorte un jeu avec le sérieux »), et sur celui du jeu avec la vie, voir le fragment 5 [121] de 1875 et l'aphorisme 154 de Choses humaines, trop humaines.

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Pour mieux comprendre ce « et pourtant », il faut revenir à Platon et à la formule de la République : « aucune des choses humaines n'est digne d'un grand sérieux ». Nietzsche dit à peu près la même chose dans la lettre du 8 décembre 1875 à Erwin Rohde, lorsqu'il recommande à son ami la lecture de Don Quichotte : « Tout sérieux, toute passion et tout ce qui tient au cœur des hommes est donquichotterie, il est bon de le savoir dans certains cas ». Cervantès nous fait ainsi comprendre que le sérieux dans les choses humaines est illusoire et ridicule — ce qui nous permet, ajoute Nietzsche, de « réduire » et de dominer toute « souffrance personnelle ». La lecture de Don Quichotte est donc une recette pour supporter la vie et un instrument de maîtrise des passions. 11 en va de même du jugement de Platon dans le livre X de la République, qui a aussi une fonction métriopathique : il nous invite à ne pas nous investir déraisonnablement dans les choses humaines, afin de ne pas être trop affectés en cas de malheur. Si les choses humaines ne sont pas dignes d'un grand sérieux, c'est d'abord qu'il est sage de ne pas s'y consacrer trop sérieusement, de ne pas leur laisser trop d'emprise sur nous : la sagesse platonicienne nous dit ainsi « que ce qui est le plus beau, c'est de garder le plus possible son calme dans le malheur et de ne point s'irriter, attendu qu'on ne voit pas clairement ce qu'il y a de bon comme de mauvais en de telles conjonctures ; que pour la suite, cela n'avance à rien de les supporter avec mauvaise humeur ; qu'enfin, aucune des choses humaines n'est digne d'un grand sérieux »40. Le sage est donc celui qui « supportera plus aisément que les autres » l'absurdité de la vie (Platon prend l'exemple d'un « accident », comme la mort d'un fils) 41 , celui qui exercera et accoutumera son âme « à s'employer le plus rapidement possible à guérir »42. Se dire que les choses humaines ne méritent pas que l'on s'y investisse trop sérieusement consiste ainsi à conserver une distance critique à l'égard de ce qui arrive, à se fixer une « mesure » qui permet de rester maître de soi-même (ou de le redevenir le plus rapidement possible)43. Mais ce n'est pas tout : Nietzsche songe aussi aux Lois de Platon, qu'il relut et commenta à Sorrente avec Malwida von Meysenbug, Paul Rée et Albert Brenner, qu'il emporta en cure à Rosenlauibad, durant l'été 187744, et dont il relut certainement la page consacrée au peu de sérieux des affaires humaines avant de rédiger l'aphorisme 628 de Choses humaines, trop humaines : « quoique les affaires des hommes ne soient pas dignes d'un grand sérieux, il est cependant nécessaire, à la vérité, d'y montrer du sérieux ; et voilà qui n'est pas un bonheur ! »45 Le « et

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Platon, République, X, 604 b-c, in Œuvres complètes, I, trad, modifiée de L. Robin, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1950, p. 1217-1218. Ibid., 603 e, p. 1217. Ibid., 604 c-d, p. 1218. Ibid., 603 e, p. 1217. Voir la lettre à Paul Rée de la deuxième quinzaine de juin 1877. Platon, Les Lois, VII, 803 b, in Œuvres complètes II, trad, modifiée de L. Robin, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1950, p. 885.

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pourtant » de Nietzsche pourrait bien n'être qu'une transcription allusive de la concession de Platon : « il est cependant nécessaire, à la vérité, d'y montrer du sérieux », et le thème du « sérieux dans le jeu » pourrait bien renvoyer, lui aussi, à ce passage des Lois. Platon y ajoute en effet : « Ma réponse est qu'on doit traiter sérieusement ce qui est sérieux, mais non point ce qui n'est pas sérieux ; que seule la Divinité est par nature digne d'un attachement dont le sérieux fasse notre bonheur ; que, de son côté, l'homme, ainsi justement que je l'ai dit à un moment antérieur de notre entretien, a été fabriqué comme un jouet [paignion] pour la Divinité, et il est de fait qu'être cela constitue réellement ce qu'il y a de meilleur en lui : que c'est en accord avec cette idée, c'est-à-dire en jouant {paizonta] aux jeux \paidias] les plus beaux possible que tout homme et toute femme doivent passer leur vie : de cette façon-là, oui, mais non pas de la façon dont ils comprennent aujourd'hui leurs jeux ! » 46 Platon se réfère ici à un passage antérieur des Lois, où il comparait les hommes à des marionnettes : « Considérons chacun de nous, êtres animés, comme une marionnette fabriquée par les dieux : soit que la composition en ait été pour eux un jeu {paignion], ou qu'ils y aient mis en certain sérieux ; car c'est une chose dont en vérité nous ne connaissons rien ! »47 Dans le livre Vil, il semble donc que cette alternative ait disparu et que Platon prenne clairement position : les dieux ne prennent pas les hommes au sérieux, mais ils jouent à les créer et à les animer comme ils joueraient avec des marionnettes. Or, ce jeu (qui est à la fois le jeu des hommes et celui des dieux) n'est autre que ce que Nietzsche appelle le « service divin des Grecs », qui consiste à offrir « sacrifices, chants, danses dans des conditions propres à se mettre à même de se ménager la faveur des dieux » 48 . Dès lors, si aucune des choses humaines (pas même la guerre, souligne Platon) n'est digne d'un grand sérieux, la « rectitude » pour l'homme consiste à jouer comme il faut, c'est-à-dire en amusant les dieux, par des fêtes, des sacrifices, des chants et des danses — par des jeux : « chaque jeu pour chaque dieu », précise Platon 49 . Ce passage des Lois jette une lumière nouvelle sur l'aphorisme 628 de Choses humaines, trop humaines : il nous permet en effet de comprendre que si aucune des choses humaines n'est digne d'un grand sérieux, c'est que seules les choses divines méritent que nous les prenions au sérieux, parce que seules les choses divines, lorsque nous les prenons au sérieux, nous rendent vraiment heureux. Ce n'est plus seulement une question de morale, comme dans la République, mais de théologie et de religion 50 . L'Athénien qui s'exprime dans Les Lois le dit claire-

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Ibid., 803 c, p. 885. Ibid., livre I, 644 d, p. 663. Ibid., livre VII, 803 e, p. 886. Ibid., 803 d et 804 b, p. 886. Théologie et morale sont néanmoins intimement liées : comme Platon le dit dans le livre IV des Lois (716 c-717 b), l'homme ne peut être heureux s'il ne se rend pas « cher à la divinité », c'està-dire s'il ne se rend pas semblable à elle (on retrouve ainsi la problématique de l'homoiôsis theô du Théétète) : or, se rendre semblable à la divinité, c'est être dans la « juste mesure » (on

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ment : s'il dénigre complètement l'espèce humaine, comme s'en étonne son interlocuteur Mégille, c'est parce que son regard se détourne « du côté de la divinité » 5I . C'est comparées aux choses divines, qui sont « la chose la plus sérieuse » {spoudaiotatonf2, que les choses humaines semblent ne pas mériter qu'on s'intéresse sérieusement à elles. Platon dit qu' « il est cependant nécessaire, à la vérité, d'y montrer du sérieux », parce que nous sommes des hommes et que les hommes doivent être éduqués pour accomplir au mieux la « traversée de la vie »53 — mais seul le sérieux accordé aux choses divines apporte le bonheur. L'homme doit honorer sérieusement les dieux qui jouent et s'amusent avec lui : « Pour l'homme de bien, sacrifier aux dieux, avoir avec eux un commerce constant par des prières, par des offrandes, par tout ce que, dans l'ensemble, comporte le culte des dieux, voilà ce qui est pour lui le plus beau, le meilleur, le plus efficace par rapport au bonheur de sa vie »54. Ainsi, au regard des choses divines (symbolisées dans l'aphorisme 628 par le clocher de Gênes), les choses humaines ne méritent pas qu'on les prenne réellement au sérieux — ce qui signifie qu'au sein des choses humaines, seul ce qui relève du jeu que les dieux font jouer aux hommes (symbolisé par le carillon génois, littéralement le « jeu de cloches » : Glockenspiel) est vraiment digne d'être pris au sérieux. De même que, pour Platon, la vraie vie n'est pas une vie de travail ou de négoce mais une vie de loisir (scholè)55, de même, dans cette vie véritable qu'est la vie philosophique, la chose la plus sérieuse de toutes est un jeu. Platon assimile ainsi la philosophie à une sorte de jeu sérieux — par exemple au livre III des Lois, lorsque l'Athénien définit l'examen de la question des lois comme un « sage ^jeu [paidian] de vieillards », capable de faire oublier la longueur du chemin , ou au livre VI, où la philosophie est présentée à nouveau comme un « sage jeu de vieillards » mais aussi comme la « merveille des occupations serieuses »57. Il faut ainsi, pour Platon, s'affranchir du sérieux contraignant et asservissant de la vie active pour accéder à un autre sérieux, plus beau et plus libre : le sérieux du jeu philosophique, ou jeu des dieux avec les hommes et, dans le culte, des hommes avec les dieux. De même que le « rire philosophique », comme l'écrit

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retrouve donc aussi la problématique du passage de la République choses humaines). Platon, Les Lois, VII, 804 b, op. cit., p. 886. Ibid., 803 d, p. 885.

sur le peu de sérieux des

Ibid., 803 b, p. 885. Ibid., IV, 716 d, p. 764. Sur ce point, voir notamment le Théétète. Platon, Les Lois, III, 685 a, op. cit., p. 719. Ibid., VI, 769 a, p. 836. Platon assimile parfois aussi le mythe à un jeu sérieux, notamment dans le Phèdre (276 e) et dans le Timée (26 b-c). Sur ce point, voir Luc Brisson, Platon. Les mots et les mythes, Paris, Maspero, 1982, p. 93-105 (notamment p. 103 : « le mythe n'est qu'un jeu. Mais ce jeu, qui produit un puissant effet sur l'âme de celui à qui il est destiné, est un jeu sérieux »).

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Henri Joly, s'oppose chez Platon au « rire sur la philosophie », de même le sérieux et le jeu philosophiques s'opposent au sérieux et au jeu des nonphilosophes 58 . Dans cette perspective, les choses humaines désignent avant tout le monde de l'action, du travail, de la vita activa — monde des affaires, des tribunaux, de la politique, de la guerre. Le bonheur du philosophe passe au contraire par le jeu, le temps libre, le dialogue, la paix — la distance à l'égard des « choses humaines, trop humaines » et la tranquille fréquentation des choses divines. Or, Nietzsche s'efforce lui aussi de réhabiliter la vie contemplative en l'allégeant de ses liens avec la vie active : cet effort se traduit notamment, nous le verrons, par le projet d'un « cloître pour esprits libres » (inspiré d'ailleurs de l'Académie de Platon) 59 , et par la « solitude libre, capricieuse et légère » (solitude du jardin ou de la forteresse, du masque) dans laquelle il s'enfonce inexorablement 60 . 11 s'agit donc bien pour lui, comme pour Platon, de se tenir à distance du Menschliches, Allzumenschliches, de l'agitation et du tumulte de la vie active, pour vivre dans le loisir et le recueillement. La différence fondamentale entre Nietzsche et Platon, c'est que pour Nietzsche les hommes ne doivent s'efforcer ni de se rendre semblables à la divinité, ni d'être les plus belles marionnettes des dieux : s'il y a jeu, ce ne sont pas les dieux qui jouent avec les hommes. Le « sage jeu » des Lois relève aussi, pour Nietzsche, des « choses humaines, trop humaines ». Nietzsche reprend donc les termes de Platon, mais il les réinterprète complètement : « aucune des choses humaines n'est digne d'un grand sérieux », cela veut dire que toute chose humaine n'est qu'un jeu 61 — cela signifie donc qu'il faut tout de même prendre les choses humaines au sérieux, mais comme un bon joueur, c'est-à-dire comme un enfant prend le jeu au sérieux (puisque rien, pour un enfant, n'est plus sérieux que le jeu) : Nietzsche n'affirme-t-il pas, dans Par delà bien et mal, que la maturité consiste à « avoir retrouvé le sérieux que l'on mettait dans ses jeux, quand on était enfant » ?62 Pour Nietzsche, les choses humaines ne sont donc qu'un jeu, mais dans ce jeu, ce ne sont pas les dieux qui tirent les ficelles, ce sont les hommes — et ce ne sont pas les hommes qui sont les marionnettes, ce sont les dieux. En jouant ainsi, les hommes ne cherchent pas à amuser les dieux, ils cherchent à s'amuser euxmêmes, à se divertir — à se rendre la vie plus belle et plus facile. Les choses humaines désignent donc pour Nietzsche l'ensemble des procédés inventés par les

Henri Joly, Le Renversement platonicien, Paris, Vrin, 1974, p. 338. Voir notamment la lettre du 24 septembre 1876 à Reinhart von Seydlitz. Par delà bien et mal, aphorismes 25, 26 et 40. Sur l'assimilation des choses humaines à un jeu, voir notamment la fin de l'aphorisme 57 de Par delà bien et mal : « Un jour peut-être les notions les plus pompeuses, celles pour lesquelles on a lutté et souffert le plus, les notions de "Dieu" et de "péché" ne paraîtront pas plus importantes qu'un jeu d'enfant ou une souffrance d'enfant à l'homme devenu adulte, — et peut-être alors l'"homme adulte" aura-t-il besoin d'un autre jeu, d'une autre souffrance, toujours enfant, éternel enfant ! » Par delà bien et mal, aphorisme 94.

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hommes pour «jouer avec la vie » (par exemple en inventant des dieux) et pour s'alléger l'existence. Ainsi, le clocher de Gênes rappelle à Nietzsche la formule de Platon car il lui rappelle qu'en comparaison des choses divines, les choses humaines n'ont pas grande valeur — pourtant, Nietzsche ne croit plus en l'opposition des choses humaines et des choses divines : il n'y a que des choses humaines, et les choses divines ne sont qu'un jeu des hommes qui s'efforcent, en jouant, de rendre leur vie plus facile. Nietzsche le note à deux reprises dans l'un de ses carnets : « Pourquoi serait-il interdit de jouer à la métaphysique ? et d'y appliquer une énorme puissance de création ? » — « Pourquoi ne reçoit-on pas la métaphysique et la religion comme un jeu d'adultes ? » 63 II faut donc dire que tout est jeu et que rien n'est « digne d'un grand sérieux » — mais si tout est jeu, alors il faut bien prendre le jeu au sérieux64. Comme Platon, Nietzsche propose ainsi de placer « le sérieux dans le jeu » — mais contrairement à Platon, le jeu qu'il suggère de prendre au sérieux n'est pas un jeu divin ou métaphysique : c'est un jeu bien humain et terrestre, le jeu des hommes qui, pour survivre, cherchent des « recettes » d'allégement de la vie.

B. Généalogie contre métaphysique 1. « Prendre le jeu au sérieux » Inversion du platonisme, la philosophie de Choses humaines, trop humaines est aussi une inversion de la métaphysique d'artiste, explicitement dirigée contre Wagner et contre Schopenhauer (dont Nietzsche célèbre pourtant la « grande perspicacité en matière de choses humaines, trop humaines » et Γ « authentique génie de moraliste » — mais ce génie est occulté par la « peau de léopard bigarré de sa métaphysique » 65 ). Schopenhauer se réclame d'ailleurs explicitement de la formule de Platon sur les choses humaines dans les Aphorismes sur la sagesse dans la vie : « Quiconque, s'étant pénétré des enseignements de ma philosophie, sait que toute notre existence est une chose qui devrait plutôt ne pas être et que la suprême sagesse consiste à la nier et à la repousser, celui-là ne fondera de grandes espérances sur aucune chose ni sur aucune situation, ne poursuivra avec empor-

Fragments 29 [45] et 29 [49] de 1878. Sur ce point, voir l'article d'Eric Blondel, « "Ruminations". Notes de lecture sur quelques aphorismes de Nietzsche », in Lectures de Nietzsche, sous la direction de J.-F. Balaudé et P. Wotling, Paris, LGF, Le Livre de Poche, 2000, p. 405-406 : « Le vrai sérieux consiste à prendre les choses pour ce qu'elles sont, y compris pour des choses humaines, trop humaines, des comédies et des vétilles. [...] Si la vie est une plaisanterie tragique et bouffonne, on peut la prendre comme un jeu : mais chacun peut remarquer que nul n'est plus sérieux que le joueur ». Opinions et sentences mêlées, aphorisme 33.

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tement rien au monde et n'élèvera de grandes plaintes au sujet d'aucun mécompte, mais il reconnaîtra la vérité de ce que dit Platon (Rép., X, 604) : Aucune des choses humaines n'est digne d'un grand sérieux » 66 . Nietzsche est, dans certains fragments, particulièrement explicite (davantage que dans l'œuvre publiée) — par exemple dans le fragment 23 [159] de 18761877 : « Aux lecteurs de mes précédents ouvrages, je veux expressément déclarer que j'ai abandonné les positions métaphysico-esthétiques qui, pour l'essentiel, y dominent : elles sont plaisantes, mais intenables ». S'il s'agit pour Nietzsche, à l'époque d'Aurore et du Gai savoir, de déshumaniser la nature et de rendre justice aux choses inanimées, il s'agit donc, à l'époque de Choses humaines, trop humaines, de réhumaniser l'homme et de rendre justice aux choses humaines (justice néanmoins rendue par Yimpitoyable généalogie). Avant de s'écrier « Vive la physique ! >>67, Nietzsche assimile la philosophie à une « chimie des idées et des sentiments », c'est-à-dire à une décomposition généalogique des choses humaines et des processus de « sublimation » qui sont à l'origine de l'idéalisme métaphysique et religieux 68 .

a. Wagner : le sérieux de l'art et le jeu de la vie L'originalité de Nietzsche est que sa philosophie, comme on l'a souvent dit, est un perpétuel dépassement, et que ce dépassement consiste aussi bien à combattre qu'à se réapproprier et à réinterpréter : V Überwindung est Umdrehung et Umwertung, inversion et transvaluation de ce qui est dépassé — le « platonisme inversé » de l'aphorisme 628 de Choses humaines, trop humaines en témoigne. Or, dans cet aphorisme, Nietzsche se réapproprie également, sur un mode allusif et parodique, toute une tradition esthétique qui s'exprime aussi bien chez Goethe et Schiller que chez Wagner et dans l'ensemble de la métaphysique d'artiste. Je pense en particulier à De l'État et de la religion, le texte de 1864, dans lequel Wagner s'adonne à une série de variations sur la formule de Schiller : « La vie est sérieuse, l'art est serein ». Wagner commence en effet par rappeler avec quel sérieux il s'est consacré à l'art, et que c'est le sérieux de son « idéal artistique » qui le poussa à prendre la vie au sérieux (et à s'intéresser à l'État et à la religion) 69 — même si, dans un premier temps, ce sérieux l'incita plutôt à « renverser la phrase de Schiller » et à prendre la vie « trop à la légère » : « je prétendais voir un art sérieux situé au milieu d'une vie sereine, à laquelle la vie grecque, telle qu'elle se présente à nos yeux, devait servir de modèle »70. La vie grecque est présentée ici comme une vie

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Schopenhauer, Aphorismes sur la sagesse dans la vie, op. cit., p. 91-92. Le Gai savoir, aphorisme 335. Choses humaines, trop humaines, aphorisme 1. Wagner, De l'État et de la religion, op. cit., p. 60. Ibid., p. 61.

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de jeu, de loisir, de divertissement, « comme une occupation sereine, non comme un travail accablant de fatigue » (Nietzsche rappelle lui-même, dans Nous autres philologues, qu'Horace parlait des « bagatelles » grecques 71 ) : le sérieux ne doit pas être cherché dans la vie mais dans l'art 72 . L'art est donc un jeu qu'il faut prendre au sérieux — la vie relève d'un sérieux que l'art nous incite à prendre à la légère. En s'alourdissant, l'art produit un allégement de la vie, que l'on pourrait définir comme un jeu avec le sérieux de la vie : la formule de Schiller doit bien être renversée. Mais Wagner explique aussi qu'il en est venu ensuite à s'intéresser peu à peu à la « vie publique » et à ses aspects politiques, car ceux-ci lui inspirèrent des idées qui vinrent nourrir ses « exigences idéales » 73 : prendre l'art au sérieux incite à prendre la vie à la légère, puis à la prendre de nouveau au sérieux, dans la mesure où elle peut servir l'idéal artistique. Wagner chercha ainsi à se créer un nouveau monde, capable de satisfaire son « impulsion vers une forme idéale ». Mais passé l'enthousiasme de la première heure, il ne tarda pas à comprendre l'incompatibilité de cet idéal et de la réalité des tendances politiques : le sérieux de la vie le submergea alors et le plongea dans un pessimisme amer qui l'obligea à se réfugier dans la sérénité de l'art. Il découvrit le tragique radical des choses humaines ( « j e m'étais avoué la vérité quant aux choses humaines », dit-il : « tout est tragique, jusqu'à la moelle >>74), et il en vint à donner une signification nouvelle, schopenhauérienne à la formule de Schiller. Le sérieux de la vie, c'est-à-dire son âpreté, sa gravitas, tout ce qui la rend lourde et difficile, tout ce qui en elle demande à être allégé, nous conduit donc à nous méprendre sur la sérénité de l'art : de même que l'artiste qui prend son art au sérieux a d'abord tendance à prendre la vie trop à la légère, de même le sérieux de la vie nous incite à ne pas prendre l'art très au sérieux. Wagner est d'accord avec Schiller : « La vie est sérieuse, l'art est serein » — au sens où la vie est pleine de « soucis » (« La vie est sérieuse, — elle l'a toujours été », répète Wagner) et au sens où l'art apporte la paix. Mais ce n'est pas parce que la vie est sérieuse qu'il ne faut pas prendre la sérénité de l'art au sérieux : cette sérénité doit précisément être un allégement véritable de la vie. Elle ne doit pas être une « distraction fugitive », précise Wagner, mais une « grave élévation de l'âme »75. C'est donc la vie elle-même, parce qu'elle est sérieuse, qui nous oblige à prendre l'art au sérieux — et c'est parce que l'art est serein qu'il faut le prendre au sérieux. Wagner retrouve ainsi les deux principes formulés par Schiller dans Poésie naïve et poésie sentimentale : « la poésie sert au plaisir et au délas-

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Horace, Épitres, II, 1. Voir les fragments 3 [72] et 5 [82] de 1875. Erwin Rohde, dans son pamphlet Afterphilologie (« lettre ouverte d'un philologue à Richard Wagner »), définit ainsi, à la suite de Wagner et de Nietzsche, la tragédie grecque comme un « jeu sérieux » (in Nietzsche, RitschI, Rohde, Wilamowitz, Wagner, Querelle autour de La Naissance de la tragédie, op. cit., p. 203). Wagner, De l'État et de la religion, op. cit., p. 60-61. Ibid., p. 63. Ibid., p. 64.

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sement » ; « elle sert à l'ennoblissement moral de l'homme »76. Le premier principe donne à l'art sa sérénité — le second exige qu'on le prenne au sérieux. Wagner revient sur ce point à la fin du traité, lorsqu'il évoque la nécessité pour le grand homme (qu'il pense sur le modèle du « roi ») de trouver des formes d'allégement compatibles avec la noblesse de sa position : « le mirage doit être dans ce cas entièrement sincère », écrit Wagner, le jeu doit être perçu comme un jeu (« il s'avoue être une illusion »)77 — Nietzsche dirait que la lucidité doit côtoyer l'ivresse 78 . Cette notion wagnérienne de « mirage conscient » ou de mirage sincère joue un rôle capital, aussi bien dans la constitution de la métaphysique d'artiste que dans l'élaboration de la théorie de la « véracité de l'art » (donc dans la genèse de Vérité et mensonge au sens extra-moral)79. Elle consiste à promouvoir un « effet de mirage » paradoxal, dans lequel on se donne l'illusion que la vie est un jeu sans perdre de vue qu'il ne s'agit que d'une illusion. Après que le sérieux de la vie nous a conduits à prendre la sérénité de l'art au sérieux, le sérieux de l'art nous conduit à prendre le sérieux de la vie comme un jeu — Wagner renverse donc à nouveau, mais en la réinterprétant complètement, la formule de Schiller : l'art prend ainsi « la place du sérieux de la vie », en ayant pour l'homme supérieur « ce résultat bienfaisant de résoudre la réalité en un mirage où cette réalité sérieuse ne nous apparaisse plus finalement elle-même que comme un mirage : dans le ravissement de ce jeu de mirage merveilleux, précis, suprême et clair, reviendra à lui l'inexprimable vision de la révélation la plus sainte » : « car, ajoute Wagner, en voulant nous illusionner de plein gré, nous en sommes venus à reconnaître sans aucune illusion la réalité du monde » 80 . Cette théorie du mirage sincère permet à Wagner de rétablir, comme il l'écrit en conclusion, la « pleine conscience de la sérénité de l'art », et de retrouver ainsi, in fine, la thèse de Schiller : l'art est serein et la vie est sérieuse, mais pour que l'art soit réellement serein, il faut le prendre vraiment au sérieux, et parce que la vie est réellement sérieuse, l'art nous incite à la prendre comme un jeu.

b. Nietzsche : ironie et parodie En plus d'être un concentré de métaphysique schopenhauérienne, De l'État et de la religion s'inscrit dans une véritable tradition esthétique — tradition qui consiste, selon la formule de Goethe, à considérer l'association du sérieux et du jeu

Schiller, Poésie naïve et poésie sentimentale, trad. R. Leroux, Paris, Aubier, Collection bilingue des Classiques étrangers, sans date, p. 260-261. Wagner, De l'État et de la religion, op. cit., p. 96. C'est la théorie du « jeu avec l'ivresse » dans La Vision dionysiaque du monde. Voirie fragment 19 [105] de 1872-1873. Wagner, De l'Etat et de la religion, op. cit., p. 96-97.

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comme le « double ressort indispensable » de toute création artistique 81 , et tradition dans laquelle l'aphorisme 628 de Choses humaines, trop humaines, avec son titre « Sérieux dans le jeu », trouve un ancrage parodique. Cet ancrage représente lui-même une sorte de mise en abyme ironique du contenu de l'aphorisme, puisque la parodie consiste bien à jouer avec le sérieux, et constitue pour Nietzsche une manière de s'alléger de la tradition, de se l'approprier sur le mode du jeu et de la réinterprétation 82 . Dans un premier temps, c'est-à-dire dans la perspective wagnérienne de la métaphysique d'artiste, Nietzsche assimile l'art au vrai « sérieux de l'existence ». C'est notamment le sens de la « Dédicace à Richard Wagner » de La Naissance de la tragédie, qui s'inscrit presque explicitement dans le prolongement de De l'État et de la religion. Nietzsche s'y livre en effet lui aussi à une variation sur la formule de Schiller : « La vie est sérieuse, l'art est serein », peu de temps après la guerre de 1870 qui vient de rappeler l'effroyable signification que peut prendre le « sérieux de la vie ». Nietzsche commence par rejeter l'idée d'une « contradiction entre l'émotion patriotique et la frivolité esthétique, le sérieux de l'héroïsme et l'insouciance du jeu ». Si, en pleine guerre, il s'est recueilli pour méditer sur la tragédie, au risque de scandaliser ceux qui « ne sont plus en état de reconnaître dans l'art autre chose qu'un à-côté divertissant ou qu'un tintement de grelots dont pourrait bien se passer, après tout, le "sérieux de l'existence" », c'est que, précisément, ce n'est pas la guerre mais l'art qui donne son sens à la vie : « pour leur gouverne, à ces esprits sérieux, dit Nietzsche, j'affirme, moi, que je tiens l'art pour la tâche suprême et l'activité proprement métaphysique de cette vie». Nietzsche récuse ainsi l'assimilation du sérieux à la vita activa et celle de l'insouciance à la vita contemplativa, c'est-à-dire à l'art et à la réflexion sur l'art : ce qui est vraiment sérieux dans la vie, pour Nietzsche, ce que recouvre réellement le « sérieux de l'existence », c'est ce qui donne à la vie sa signification métaphysique — et ce n'est pas la politique, le commerce ou la guerre, qui la lui donnent, c'est l'art 83 . Goethe-Schiller, Correspondance, 1794-1805, trad. L. Herr, tome 1, Paris, Gallimard, 1994, p. 252. Schiller, quant à lui, voit dans l'art l'expression d'un « instinct de jeu » dans lequel se concilient les deux instincts antagonistes de l'homme moderne, l'instinct « formel » (la raison) et l'instinct « matériel » (la sensibilité). Or, rien n'est plus sérieux selon lui que cette conciliation, qui permet à l'homme de se réconcilier avec lui-même : mais chez l'artiste comme dans la « belle âme », le sérieux se transforme en légèreté et en facilité. Wagner a donc pu trouver chez Schiller l'idée que dans l'art, le jeu doit être pris au sérieux et que le sérieux se change en jeu. Parodier ne signifie pas rompre avec la tradition, mais se l'approprier et conjointement la mettre à distance (c'est un allégement, au sens nietzschéen du terme) : Pierre Schoentjes affirme ainsi qu' « on considère actuellement que la parodie est le procédé le plus adéquat au travail d'appropriation que l'artiste réalise à partir des matériaux artistiques hérités des générations qui l'ont précédé » — l'ironie étant par ailleurs le « procédé central de la parodie » (Poétique de l'ironie, op. cit., p. 237-238). Répondant à Wilamowitz, Rohde rappelle, dans son Afterphilologie, que Nietzsche s'inscrit ainsi dans le sillage de Goethe : Wilamowitz « se contente en définitive de calomnies et n ' a même pas peur de finir par avouer, sans en éprouver de désagrément, qu'il est incapable de

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On retrouve ce thème, approfondi, dans les fragments de 1873-1875 et dans Richard Wagner à Bayreuth. L'artiste y est en effet défini comme quelqu'un qui joue avec le sérieux et qui, en même temps, « prend le jeu au sérieux » {er nimmt das Spiel ernstf4. C'est Wagner, comme on pouvait s'y attendre, qui incarne alors au plus haut point pour Nietzsche ce sérieux de l'artiste — le Wagner idéalisé de la quatrième Considération inactuelle. Ce Wagner-là est la figure de l'artiste qui a perçu la déraison des choses humaines, mais qui ne s'en détourne pas, qui les prend au sérieux comme il prend au sérieux la nécessité de les transfigurer dans l'art. Nietzsche parle parfois de « jeu avec le sérieux » (Spielen mit dem Ernste) ou de « sérieux de l'art » {Ernst der Kunstf5. Wagner, selon lui, « envisage l'art aussi rigoureusement et aussi sérieusement que possible : c'est seulement de cette manière qu'il espère connaître son action revigorante »86. Or, si Wagner prend l'art avec tant de sérieux, c'est, comme il l'explique lui-même dans De l'État et de la religion, qu'il prend la vie au sérieux. Nietzsche le compare sur ce point aux artistes grecs : « Quand la vie n'est qu'une suite de devoirs, de défis, d'actions entreprises, de peines endurées — comme elle l'était à Athènes, alors on sait aussi honorer l'art, les fêtes et d'une manière générale la culture : pour leur pouvoir revigorant ». Si cette conception de la vie grecque n'a rien à voir avec celle que défendait Wagner en 1864, Nietzsche retrouve néanmoins ici les conclusions de De l'État et de la religion : c'est la compréhension de l'âpreté et du sérieux de la vie qui doit nous inciter à prendre l'art au sérieux, comme la seule manière de s'alléger vraiment l'existence — c'est-à-dire (dans ce contexte wagnérien) de la rendre à la fois plus noble et plus facile. Pourtant, dès 1874, l'inscription de Nietzsche dans cette perspective wagnérienne se teinte d'ironie — l'ironie étant précisément une manière de prendre le sérieux comme un jeu et de prendre le jeu au sérieux87. Dans le fragment 32 [28] de 1874, Nietzsche souligne ainsi la « situation comique » dans laquelle se retrouve Wagner, qui ne parvient pas à convaincre les Allemands du sérieux de son art : « En Allemagne, chacun prend ses affaires au sérieux, on rit donc de celui qui prétend être le seul qu'il faille prendre au sérieux» 88 . On comprendre le sérieux d'une telle vision de l'art [...]. Ainsi pense-t-il comme le philistin de Gœthe : "on peut bien s'en passer, de la tromperie colorée, de la vide apparence" » (Nietzsche, Rohde, Wilamowitz, Wagner, Querelle autour de La Naissance de la tragédie, op. cit., p. 179). 84 8?

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Fragment 4 [4] de 1875. Voir Vérité et mensonge au sens extra-moral, Wagner à Bayreuth, § 4.

§ 2, le fragment 11 [23] de 1875 ou Richard

Fragment 31 [2] de 1873-1874. Sur ce point, voir par exemple la manière avec laquelle Friedrich Schlegel décrit le « vertige » provoqué par l'ironie, vertige qui consiste à prendre « justement la plaisanterie au sérieux et le sérieux pour une plaisanterie » (cité par Pierre Schoentjes dans Poétique de l'ironie, op. cit., p. 103 — Schoentjes affirme d'ailleurs p. 212 que l'ironie « relève du ludique et [que] son sérieux est celui du jeu »). Le contexte de ce fragment est très particulier : Nietzsche réfléchit sur un possible échec de Bayreuth (voir sur ce point la lettre à Rohde de mi-février 1874 et la lettre à Malwida von Meysenbug du 11 février 1874), esquissant ainsi un certain nombre d'analyses qui seront repri-

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retrouve cette ironie dans Y Essai d'autocritique, lorsque Nietzsche reprend et parodie les motifs de la « Dédicace à Richard Wagner » : « Pendant que déferlait sur l'Europe le tonnerre de la bataille de Wœrth, quelque part dans un coin des Alpes, le songe-creux et l'amateur d'énigmes à qui est échue la paternité de ce livre était assis, tout à ses songeries et à ses énigmes, et donc à la fois très soucieux et très insouciant, à noter ses pensées sur les Grecs ». Dans ce texte, la confrontation de la métaphysique d'artiste et de Γ « époque fiévreuse de la guerre franco-allemande » ne semble plus tourner à l'avantage de la première — ce qui ne signifie pas que Nietzsche ne souscrive plus à l'idée selon laquelle le combat pour la culture a plus de sens, et mérite qu'on le prenne davantage au sérieux, que le combat militaire : cela signifie seulement qu'il trouve comique la manière avec laquelle Wagner et le jeune auteur de La Naissance de la tragédie prenaient l'art et se prenaient eux-mêmes au sérieux. 11 y a, de même, une certaine ironie dans l'aphorisme 628 de Choses humaines, trop humaines (qu'atteste notamment le jeu de mots du titre), voire une dimension parodique. Nietzsche y parodie en effet ses propres annotations autobiographiques (en particulier celles qu'il écrivit dans sa jeunesse), et un certain lyrisme sentimental, que le sens même de l'aphorisme rend foncièrement ambigu : rien n'appartient plus viscéralement aux choses humaines que cette « infinie mélancolie » qui envahit le cœur de Nietzsche — faut-il ou non la prendre au sérieux ? Nietzsche ne joue-t-il pas ici avec une certaine forme de sérieux, celui d'une certaine sensibilité affective et littéraire ? mais ce jeu luimême ne renferme-t-il pas quelque chose de sérieux ? Plus généralement, si Nietzsche nous invite dans cet aphorisme à prendre au sérieux le jeu des choses humaines, il nous invite ainsi à adopter à l'égard de la tradition métaphysique l'attitude que le génie wagnérien adopte à l'égard de ses contemporains, c'est-à-dire à prendre au sérieux ce que l'on a l'habitude de prendre à la légère. Nietzsche se réapproprie donc un thème wagnérien pour s'affranchir ironiquement de Wagner lui-même : il ne s'agit plus de prendre l'art au sérieux, sous prétexte qu'il donnerait une signification métaphysique au « sérieux de l'existence » et à l'ensemble des choses humaines — il s'agit de prendre ces choses humaines au sérieux, parce que rien ne saurait leur donner de signification métaphysique et que rien ne saurait donc être plus sérieux qu'elles. Nietzsche renverse ainsi aussi bien la métaphysique de Platon que celles de Schopenhauer et de Wagner 89 . ses dans Le Cas Wagner et dans Nietzsche contre Wagner (dans le fragment 32 [15] de 1874, Nietzsche va même jusqu'à formuler « ce doute insensé : Wagner a-t-il un talent musical ? »). Cette idée d'un renversement de notre rapport au jeu et au sérieux apparaît à maintes reprises dans l'œuvre de Nietzsche, en particulier dans la « philosophie de l'indifférence » que Nietzsche ébauche en 1881, et dans laquelle s'esquisse la philosophie de l'amor fati et du « gai savoir » : « Ce qui jadis excitait le plus fortement, agit désormais tout autrement, n'est plus considéré que comme un jeu et passe pour tel (les passions et les travaux), comme une vie dans le non-vrai que l'on réprouve par principe mais dont on jouit et que l'on cultive esthétiquement, comme une forme et un charme ; nous nous comportons comme des enfants à l'égard de ce qui constituait

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2. Une philologie des choses humaines Ce jeu parodique avec les thèmes de la métaphysique d'artiste et avec ceux de l'esthétique wagnérienne s'accompagne d'un retour à une autre forme de sérieux intellectuel : le sérieux de la science, que Nietzsche associe, dans la deuxième moitié des années 1870, aux recherches psychologiques de son ami Paul Rée, mais qui le replace aussi dans la perspective d'une certaine conception de l'histoire et de la philologie. Nietzsche se lance en fait dans la généalogie des choses humaines dès 1875 et les fragments de Nous autres philologues, dans lesquels il définit le génie grec par son « humanité » (Menschlichkeit) et par son jeu avec le sérieux : cette redéfinition est liée à un resserrement et à une intensification du dialogue avec Jacob Burckhardt (comme en témoigne l'exploitation du manuscrit de Kelterborn). Se détournant de l'aspiration wagnérienne à Γ « universellement humain » (das Allgemein-Menschliche)90, Nietzsche se réapproprie ainsi un certain état d'esprit scientifique avec lequel il avait pris ses distances dans La Naissance de la tragédie, et qui correspond à ce que son ancien maître Friedrich Ritschl appelait la « considération historique des choses humaines » (historischen Betrachtung der menschlichen Dinge)91 : si Nietzsche s'est, dans un premier temps, éloigné de la philologie pour devenir le philosophe de la métaphysique d'artiste, il s'appuie ensuite sur la philologie pour s'éloigner de cette métaphysique et devenir un philosophe à l'esprit libre. Ce retour à la considération historique des choses humaines passe d'abord par Burckhardt. Dans ses Considérations sur l'histoire universelle, celui-ci prend en effet « pour point de départ le seul élément invariable qui pût se prêter à une pareille étude : l'homme avec ses peines, ses ambitions et ses œuvres, tel qu'il a été, est et sera toujours »92. L'historien propose donc de considérer, à la suite de Renan, la religion comme un « produit de l'homme normal »93, et surtout de faire des Grecs le paradigme de toute considération historique, un paradigme « où les causes et les conséquences se révèlent plus clairement, où les forces et les indivijadis le sérieux de la vie » (fragment 11 [141] de 1881; cf. le fragment 11 [145]). Sur l'importance de cette philosophie de l'indifférence dans l'émergence de la pensée de l'éternel retour, voir Marco Brusotti, Die Leidenschaft der Erkenntnis, op. cit., p. 312-351. Cette expression revient à différentes reprises sous la plume de Nietzsche : voir par exemple, dans des contextes différents, la lettre à Erwin Rohde de février 1868, les fragments 3 [21] de 1869-1870, 29 [38] de 1873, 9 [1] de 1875, 27 [83] de 1878 ou 8 [15] de 1883. Cf. le fragment 11 [15] de 1875, dans lequel Nietzsche évoque la « passion » de Wagner pour les « choses humaines en général » (Leidenschaft für das Menschliche überhaupt). Lettre de Friedrich Ritsehl à Nietzsche du 14 février 1872. Burckhardt, Considérations sur l'histoire universelle, op. cit., p. 9. Ibid., p. 41. Nietzsche cite lui aussi cette formule de Renan (tirée des Questions contemporaines) dans l'aphorisme 48 de Par delà bien et mal (mais en l'assimilant à une « niaiserie religieuse »). Cf. l'aphorisme 143 du Gai savoir, dans lequel Nietzsche définit le monothéisme comme la « croyance en un dieu normal », croyance qui est la « conséquence rigide de la doctrine d'un homme normal unique ».

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dus apparaissent plus grands et les monuments plus nombreux qu'ailleurs ». Burckhardt ajoute qu'il s'agit « d'une clef qui servira à ouvrir d'autres portes encore, d'une existence, enfin, où tout ce qui est humain se manifeste d'une manière plus large et plus complète que de coutume »94. « Dans la cité antique, dit encore Burckhardt, tout ce qui est multiple et variable dans l'homme est mis en valeur »95. Les choses humaines se montrent donc chez les Grecs plus clairement qu'ailleurs : « c'est en cela qu'ils sont si instructifs au sujet des hommes, ajoute Nietzsche ; un cuisinier grec est plus cuisinier qu'un autre »96. Dès lors, l'étude des Grecs est une sorte de « seconde navigation » anthropologique, de deuteros ploûs, pour reprendre l'image du Phédon et de Y Éthique à Nicomaque97 : au lieu de se lancer toutes voiles dehors dans la haute mer des « choses humaines, trop humaines », le philosophe peut longer la côte de l'Antiquité grecque, où les choses humaines sont plus faciles à observer et à interpréter. Le philosophe se tourne ainsi vers le philologue pour accéder à une vision plus large et plus claire du Menschliches — comme si celui-ci était brusquement perçu à travers un verre grossissant ou dans une lumière plus vive. Ce verre grossissant doit néanmoins être débarrassé des filtres de l'humanisme classique : il doit révéler le Menschliches des Grecs, non cet Humanes que les philologues ont pris l'habitude de projeter sur l'Antiquité. La philologie que Nietzsche appelle de ses vœux dans Nous autres philologues est une philologie critique, sceptique et résolument antihumaniste. Les fragments de Nous autres philologues ont ainsi pour fonction de préparer l'émergence d'une nouvelle attitude philosophique. Si la philosophie métaphysique, à l'époque de La Naissance de la tragédie, permettait à Nietzsche de se libérer du carcan de la philologie traditionnelle, l'examen de cette philologie et la recherche d'une nouvelle philologie, dans Nous autres philologues, permet à Nietzsche de se libérer du carcan de la métaphysique d'artiste. La fameuse question des « excentricités » de Nietzsche 98 , question que Nietzsche lui-même aborde dans la lettre à Carl Fuchs du 14 décembre 1887, est donc fondamentale : « En Allemagne, on se plaint beaucoup de mes excentricités. Mais comme on ne sait pas où est mon centre, on aura de la peine à savoir où et quand j'ai été excentrique jusqu'à présent. Prenons par exemple le fait que j'ai été philologue : j'étais par là en dehors de mon centre» 99 . Nietzsche emprunte cette métaphore à Schopenhauer et à son pamphlet Contre la philosophie universitaire — plus précisément au passage où Schopenhauer décrit Γ « effort absolument 94 95 96 97

Ibid., p. 216-217. Ibid., p. 87. Fragment 3 [12] de 1875. Voir Platon, Phédon, 99 c-d et Aristote, Éthique à Nicomaque, II, 9, 1109 a. Sur cette question, voir notamment Michèle Cohen-Halimi, « Une philologie excentrique », Avant-propos de Nietzsche, Ritschl, Rohde, Wilamowitz, Wagner, Querelle autour de La Naissance de la tragédie, op. cit., p. 11-24. Voir également la lettre à Paul Deussen du 3 janvier 1888.

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objectif» du génie comme un effort « excentrique », dont on se moque souvent et que l'on taxe de « donquichottisme »10°. Schopenhauer cite ensuite Aristote : « 11 ne faut donc pas en croire ceux qui conseillent à l'homme de ne songer qu'à des choses humaines, et au mortel de ne songer qu'à des choses mortelles. Loin de là, il faut que l'homme s'immortalise autant que possible ; il faut qu'il fasse tout pour vivre selon le principe le plus noble de tous les principes qui le composent ». Ce passage des Parerga et cette citation d'Aristote se sont certainement superposés au souvenir de la formule de Platon sur les choses humaines, et constituent l'un des intertextes cachés du titre « Menschliches, Allzumenschliches » et de la petite note de mai 1877 sur le carillon de Gênes : si, dans cette note, Nietzsche se trompe en citant Platon et substitue « Sterbliches » à « Menschliches », c'est qu'il y eut d'abord en lui une sorte de confusion ou de surimpression entre la formule de la République (« Alles Menschliche insgesammt ist keines grossen Ernstes werth ») et celle de Y Éthique à Nicomaque (« Man soll aber nicht [...] als Mensch auf Menschliches sinnen, und als Sterblicher auf Sterbliches »). Or, et c'est ce qui m'intéresse ici, l'attitude philosophique que Schopenhauer défend dans ce passage de Contre la philosophie universitaire, est qualifiée d ' « excentrique » parce qu'elle consiste à relever le défi lancé par Aristote, c'est-à-dire à ne pas respecter l'adage populaire selon lequel l'homme ne devrait songer qu'à des choses humaines, et le mortel qu'à des choses mortelles : pour Schopenhauer comme pour Aristote, l'homme doit sortir de son « centre », s'excentrer, au sens où il doit s'affranchir des choses humaines et des choses mortelles pour s'immortaliser (athanazein) « autant que possible » — ce que Platon appelle, dans le Théétète, le « fait de se rendre semblable au divin autant qu'il est possible »' 0 I . Cet excentrement, cette extase de l'homme vers l'immortel et le divin, est le geste métaphysique par excellence, qui consiste pour Schopenhauer à se libérer du service ordinaire de la volonté. La philosophie est « évasion », comme le dit Platon, et le philosophe est un « excentrique » (au point que, dans sa distraction sublime, il peut lui arriver de tomber dans un puits) : il est atopos (littéralement « sans lieu », « sans place »), comme le dit Phèdre, et alors qu'il ne sort pas de la ville, il fait toujours Γ « effet d'un étranger qu'on guide »' 02 . Assimiler la philosophie à la considération historique des choses humaines, comme le fait Nietzsche à partir de 1875, c'est donc s'opposer radicalement à Γ « excentricité » métaphysique. Cette opposition relève néanmoins d'une autre excentricité, que l'on pourrait appeler Γ excentricité philologique de Nietzsche. Le philosophe de Nous autres philologues et de Choses humaines, trop humaines est en effet un philosophe qui se risque hors d'un certain « centre » philosophique (ce que Schopenhauer appelle 100

101 102

Schopenhauer, Contre la philosophie universitaire, trad. A. Dietrich, Paris, Éditions Payot & Rivages, 1994, p. 66-67. Platon, Théétète, 176 b, trad. A. Diès, Paris, Les Belles Lettres, 1976, p. 208. Platon, Phèdre, 230 c-d, trad. L. Robin, Paris, Les Belles Lettres, 1966, p. 7. Phèdre utilise en fait le superlatif : « atopôtatos » (que Robin traduit par « le plus extraordinaire »).

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souvent le « Kern », « cœur » métaphysique de la philosophie). De même que la philologie de La Naissance de la tragédie est une « philologie excentrique », pour reprendre l'expression de Michèle Cohen-Halimi, au sens où elle s'y trouve décentrée et transplantée sur le terrain d'une métaphysique de l'art, de même la philosophie de l'esprit libre est une philosophie excentrique, au sens où elle est arrachée à son « centre » métaphysique initial pour être transplantée sur le terrain de la philologie, de l'histoire, de la science, de Γ « observation psychologique » et de l'examen des « choses humaines, trop humaines ». Mais c'est précisément en se décentrant que Nietzsche se trouve lui-même : Schopenhauer et Wagner lui ont permis de se libérer de la philologie pour pénétrer dans son « centre » à lui, la philosophie ; la philologie, qu'il se réapproprie en la décentrant, c'est-à-dire en la transportant sur le terrain de la philosophie, permet ensuite à Nietzsche de se libérer de Wagner et de Schopenhauer, en décentrant la philosophie elle-même et en lui donnant pour objet l'objet d'un certain courant philologique et scientifique (courant que Ritschl appelle le « courant historique » ). Ce jeu subtil d'appropriations et de décentrements définit ainsi une « voie de la liberté de l'esprit »' 04 . C'est en s'éloignant de soi pour revenir à soi que l'on se libère et que l'on s'affirme : après s'être affranchi de la philologie pour devenir philosophe (c'est la métaphysique d'artiste de La Naissance de la tragédie), Nietzsche se réapproprie la philologie en la décentrant (Nous autres philologues), pour décentrer la philosophie elle-même et trouver son propre « centre » (Choses humaines, trop humaines). À la légèreté des choses humaines correspond ainsi la légèreté du philosophe, qui se propose de prendre cette légèreté au sérieux 105 . Pour se tourner vers les choses humaines, il faut en effet se détourner des choses divines et s'être allégé du sérieux métaphysique : cet allégement, Nietzsche ne l'accomplit pas en oubliant la métaphysique, mais en jouant avec elle et en la parodiant, en se la réappropriant pour l'inverser et la réinterpréter (comme Zarathoustra parodie Schopenhauer en pesant le monde) — il joue avec Platon, Aristote, Schiller, Schopenhauer, Wagner, et renverse toute une tradition esthétique et philosophique 106 . Ce renver-

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Lettre de Lriedrich Ritschl à Nietzsche du 14 février 1872. Cf. la définition de la philosophie comme « philosophie historique » dans le premier aphorisme de Choses humaines, trop humaines. Voir notamment le fragment 16 [8] de 1876. Nietzsche rapproche d'ailleurs parfois l'écriture philosophique d'une forme d'allégement — par exemple dans l'Avant-propos du Cas Wagner (« Je m'accorde un petit allégement » : Ich mache mir eine kleine Erleichterung) et dans le Crépuscule des idoles (« qui saurait comprendre aujourd'hui de quel sérieux un philosophe cherche ici à se délasser ! La sérénité est, en nous, ce que l'on comprend le moins... » : « Ce qui manque aux Allemands », § 3). Sur cette question de la parodie chez Nietzsche, voir l'article de Paolo D'Iorio, « Genèse, parodie et modernité dans Ainsi parlait Zarathoustra », in Lecture d'une œuvre : Also sprach Zarathustra, ouvrage coord, par G. Merlio, Paris, Éditions du Lemps, 2000, p. 25-43. Voir aussi l'aphorisme 382 du Gai savoir, dans lequel Nietzsche affirme que le « grand sérieux » passe

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sement est aussi un décentrement : être léger, ce n'est pas avoir rompu avec la pesanteur, c'est être capable de s'excentrer, de changer de perspective et de centre de gravité. La légèreté n'est donc pas dans la fuite mais dans Y audace : le philosophe est un penseur qui s'aventure sur des terres nouvelles, celui qui lève l'ancre, qui expérimente de nouvelles formes de vie et de pensée, qui donne à la philosophie de nouveaux centres d'intérêt 107 .

C. L'allégement du « trop humain » 1. Se purifier des « choses trop humaines »

Ce détour par la philologie et l'Antiquité grecque peut nous permettre de comprendre la formule « Menschliches, Allzumenschliches ». Pour le livre qui se prépare en 1876-1878, Nietzsche avait initialement songé au titre « Menschliches und Allzumenschliches » , 0 8 - « choses humaines et choses trop humaines ». La suppression de la conjonction rend la formule ambiguë : la virgule qui remplace le « und » peut aussi bien indiquer une coordination qu'une expl¡citation. La formule « Menschliches, Allzumenschliches » autorise ainsi l'assimilation du Menschliches à Γ Allzumenschliches, des choses humaines aux choses trop humaines. Quelle signification philosophique peut-on donner à la possibilité d'une telle assimilation ? Quel sens peut-on donner à l'interprétation selon laquelle les « choses humaines » seraient des « choses trop humaines » ? Pour être en mesure de répondre à ces questions, il faut d'abord se demander ce que signifie l'expression «Allzumenschliches » : en quoi des choses humaines peuvent-elles être trop humaines ? Le plus souvent, Nietzsche donne un sens négatif h VAllzumenschliches. Les « choses trop humaines », c'est tout ce qui, en l'homme, est laid, absurde, mesquin, déraisonnable. C'est en ce sens, par exemple, que Nietzsche demande à son éditeur de ne plus lui envoyer les cahiers des Bayreuther Blätter, dans lesquels Wagner vient de faire paraître Public et popularité, un pamphlet dirigé contre lui : il ne voit plus pourquoi se contraindre pour inhumain car il ressemble à Γ « involontaire parodie vivante » de « tout ce qui jusqu'ici a été le sérieux humain » (un sérieux devant lequel Nietzsche avoue qu'il a du mal à garder son sérieux). Cf., dans Le Gai savoir, le fameux « Incipit parodia » de la Préface (§ 1), par lequel Nietzsche parodie Γ « Incipit tragœdia » de l'aphorisme 342 (qui correspond au début du Prologue à'Ainsi parlait Zarathoustra et qui parodie lui-même Γ « Incipit comœdia » de la Divine comédie de Dante), ou la « parodie la plus sérieuse » (die ernsthafteste Parodie) de l'aphorisme 22 d'Opinions et sentences mêlées (qui est une parodie de la Genèse). 107 108

Voir par exemple l'aphorisme 289 du Gai savoir. Voir les fragments 17 [72] et 17 [104] de 1876, les titres de la deuxième et de la troisième parties du Soc, et le fragment 19 [118] de 1876. Le titre « Menschliches, Allzumenschliches » apparaît dans le fragment 21 [82] de 1876-1877.

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à absorber ses « doses mensuelles d'irritation et de rage [Àrger-Geifers] wagnériennes », et il veut désormais s'éloigner de Wagner, « se tenir à distance de ses côtés trop humains [sein Allzumenschliches} >>109. L'Allzumenschliches renvoie ici au fiel, au ressentiment, à la « bave » {Geifer), à ce qu'il y a de plus bas et de moins reluisant dans la polémique que Wagner mène contre Nietzsche — à tout ce qui en fait une « polémique amère et malheureuse », à mille lieues de la bonne éris et de la « joute d'Homère L'Allzumenschliches, c'est la faiblesse et la petitesse de l'homme, c'est tout ce qui fait de l'homme un homunculus, un être bas et méprisable. C'est ainsi que Zarathoustra s'exclame, dans « Des prêtres » : « Jamais encore il n'y eut de surhomme. Nus je les vis tous deux, le plus grand et le plus petit des hommes. Ils sont encore trop semblables l'un à l'autre. En vérité, même le plus grand, je l'ai trouvé — trop humain [allzumenschlich] ! » " ' Nietzsche reprend presque littéralement ce passage dans « Le convalescent » : « Nus je les ai vus tous deux, l'homme le plus grand et l'homme le plus petit : trop semblables l'un à l'autre, — même le plus grand était encore trop humain [allzumenschlich] ! Trop petit le plus grand ! — Tel était mon dégoût des hommes ! » " 2 Si l'homme le plus grand est encore allzumenschlich, c'est qu'il est, du point de vue du surhomme, allzuklein (« trop petit ») et allzuähnlich (« trop semblable ») au plus petit des hommes : YAllzumenschliches est donc, dans la perspective d'Ainsi parlait Zarathoustra, ce qui distingue le Menschliches de Γ Übermenschliches ' — ce qui en l'homme suscite le dégoût (Überdruss) et la nausée (Eckel), ce qui fait que l'homme, quelle que soit sa grandeur, se distingue du surhomme. L'Allzumenschliches, ce sont les choses trop humaines en tant qu'elles peuvent nous dégoûter des choses humaines. Cette acception négative de ΓAllzumenschliches se maintient dans les textes ultérieurs. Dans l'aphorisme 204 de Par delà bien et mal, Nietzsche évoque ainsi le « côté humain, trop humain » (das Menschliche, Allzumenschliche), c'est-à-dire la « misère » (Armseligkeit) de la philosophie moderne — misère qui a « le plus fortement ruiné le respect dont jouissait la philosophie et ouvert la porte aux instincts vulgaires [pöbelmännisehen Instinkte] ». L'Allzumenschliches est donc du côté du vulgaire, de la grossièreté, de la « populace » (Pöbel). Mais il est aussi du côté de ce que Nietzsche appelle, dans le fragment 9 [1] de 1875, Γ « étroitesse de la tête et du cœur », comme en témoigne un passage de l'Avant-propos de Par delà bien et mal, dans lequel Nietzsche assimile la philosophie dogmatique à une « généralisation téméraire de 109 110 111 112 113

Lettre à Schmeitzner du 10 septembre 1878. Lettre à Overbeck du 3 septembre 1878. Ainsi parlait Zarathoustra, II, « Des prêtres ». Ibid., III, « Le convalescent », 2. Cf. le fragment 10 [37] de 1883. Dans l'aphorisme 382 du Gai savoir, Nietzsche évoque ainsi I' « idéal d'un bien-être humainsurhumain [menschlich-übermenschlichen] », qui s'oppose implicitement aux « choses humaines, trop humaines » de Γ « homme actuel ».

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quelques faits très étroits, très personnels, très humains-trop humains [sehr menschlich-allzumenschlichen] ». Nietzsche se souvient peut-être ici de l'analyse qu'il faisait de la « pensée impure » en 1875 : « l'impureté consiste 1) dans la manière par exemple très incomplète dont le matériel est donné ; 2) dans la manière de former la somme : si par exemple on fait une généralisation fausse (la somme de nos expériences ne peut jamais justifier un jugement sur la vie), donc la formulation logique de cette sommation est fausse ; 3) parce que chaque pièce du matériel est à son tour le résultat d'une connaissance impure »" 4 . Nietzsche reprend cette analyse dans l'aphorisme 32 de Choses humaines, trop humaines, lorsqu'il affirme que « tous les jugements sur la valeur de la vie sont formés illogiquement et sont par suite injustes»" 5 . Les choses humaines, trop humaines forment donc le « matériel » à partir duquel un individu extrapole afin de porter un jugement sur la valeur de la vie : YAllzumenschliches désigne alors ce qu'il y a de trop étroit, de trop personnel, de trop égoïste et égocentrique dans les jugements des hommes. VAllzumenschliches est tout ce dont il faut se libérer (et dont il semble impossible de se libérer totalement sans s'affranchir du Menschliches en général), pour s'arracher à la « pensée impure ». Ces deux passages de Par delà bien et mal associent ainsi Y Allzumenschliches à une certaine forme d'impureté et de manque de noblesse ou de hauteur de vue : c'est à la fois ce qui fait notre vulgarité, ce qui nous apparente à la populace et à la plèbe, au « Pöbel », et ce qui nous maintient dans l'horizon étriqué de notre petite personne, de notre idiotie fondamentale. Dans l'aphorisme 271 de Par delà bien et mal, Nietzsche parle de « souillure » et de saleté, d'ordure, de boue. Il explique que ce qui distingue les hommes, c'est avant tout « leur sens différent de la propreté, leur degré différent de propreté » — on en revient toujours à cela, dit Nietzsche : les hommes « ne peuvent se sentir », et celui qui a l'instinct de propreté le plus exigeant se retrouve dans Γ « isolement du saint ». La sainteté n'est en effet rien d'autre, pour Nietzsche, que la « suprême spiritualisation de cet instinct » : « La pitié du saint est la pitié qu'il éprouve pour la saleté des choses humaines, trop humaines ». Cet aphorisme rappelle fortement un fragment de 1876 : « Hausser la propreté jusqu'à la pureté : peut-être même jusqu'à l'idée de beauté chez les Grecs » . Dans un autre fragment, cette idée de propreté (Reinigung) et de pureté (Reinheit) est associée à celle de la liberté de l'esprit : « Qui a aussi l'instinct de propreté dans les choses de l'esprit ne supportera les religions que quelque temps et se réfugiera ensuite dans une métaphysique ; plus tard, il se défera aussi graduellement de la métaphysique »" 7 . Dans l'aphorisme 288 114 Ib

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Fragment 9 [1] de 1875. Cf. Crépuscule des idoles, « Le problème de Socrate », § 2 : « Des jugements, des jugements de valeur sur la vie, pour ou contre la vie, ne peuvent en fin de compte jamais être vrais : ils ne valent que comme symptômes » (c'est le philosophe-médecin qui parle ici, et non plus le logicien, mais la conclusion est la même). Fragment 17 [70] de 1876. Fragment 18 [61] de 1876.

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d'Opinions et sentences mêlées, cet instinct de propreté est envisagé dans une perspective éducative et morale : « On doit chez l'enfant attiser le sens de la propreté jusqu'à la passion ; plus tard, dans des métamorphoses toujours nouvelles, ce sens se haussera jusqu'au niveau de la vertu et apparaîtra à la fin, compensation de tous les talents, comme une profusion lumineuse de pureté, de modération, de clémence, de caractère — portant le bonheur en soi, répandant autour de soi le bonheur ». La sainteté est bien la suprême spiritualisation de l'instinct de propreté. En 1885 comme en 1876 ou en 1879, Nietzsche définit ainsi l'affirmation et l'éducation de l'individu comme une entreprise de nettoyage, de purification et de clarification de soi (une sorte de catharsis) : il s'agit de se débarraser de l'impureté, du trouble, de la « saleté des choses humaines, trop humaines ». Dans ce contexte, VAllzumenschliches est clairement rapporté à Γ « air empesté » qui menace d'étouffer le généalogiste de la morale, aux odeurs d ' « entrailles » et à la puanteur qu'exhalent la « ténébreuse officine » de l'humanité, le répugnant « secret où se fabriquent les idéaux terrestres » " 8 : si la philosophie s'apparente à une catharsis, à une purification de soi, celle-ci consiste à s'élever au-dessus des choses humaines, trop humaines.

2. Rire des « choses trop humaines » L'Allzumenschliches caractérise ainsi Yimpureté de l'homme — toute « la partie honteuse de notre monde intérieur » " 9 : ce qui sent mauvais en nous, ce qui « çue le mensonge » et le renfermé, le moisi, le pourri de la honte et du ressentiment . L'Allzumenschliches est donc une notion relative qui doit être replacée dans la perspective des « degrés d'humanité » {Stufen des Menschen) et des « caractères de haute et de basse culture » — perspective qui est celle de l'aphorisme 280 et plus généralement de la cinquième partie de Choses humaines, trop humaines. Les choses trop humaines, ce sont les choses humaines qui caractérisent un certain degré d'humanité et de culture, lorsqu'on les considère depuis ce que Nietzsche appelle la « culture supérieure »' 2 I . La qualification des choses humaines, trop humaines est indissociable d'un relativisme analogue à celui de l'allégement de la vie : « Bien des choses qui, à certains degrés d'humanité, représentent un alourdissement de la vie, servent d'allégement à un niveau supé-

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Généalogie de la morale, I, § 12 et § 14. Ibid., I, § 1. Ibid., II, § 14. Sur la « métaphorique » de l'odorat, voir notamment Éric Blondel, Nietzsche, le corps et la culture, Paris, PUF, 1986, p. 166-177 notamment. Cf. Ainsi parlait Zarathoustra, III, « Le retour au pays » : « Mon nez est enfin délivré des relents de toutes les choses humaines [vom Geruch alles Menschenwesens] ». Choses humaines, trop humaines, aphorisme 281.

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rieur »122 (Nietzsche remarque notamment dans Par delà bien et mal que les « hommes graves et mélancoliques s'allègent précisément par ce qui alourdit les autres, par la haine ou par l'amour >>123)— de même, si la pitié du saint est celle qu'il éprouve pour l'impureté des choses humaines, trop humaines, il y a néanmoins des « degrés de sainteté, des altitudes où la pitié même apparaît comme une souillure, comme une saleté» 124 . C'est ainsi que les choses humaines, lorsqu'on accède à un degré d'humanité supérieur, nous semblent brusquement trop humaines : la formule « choses humaines, trop humaines » renvoie ainsi à ce que Nietzsche appelle parfois la « Vermännlichung der Menschheit », c'est-à-dire au processus au cours duquel l'humanité devient toujours plus adulte, toujours plus mûre (dans la philosophie de l'esprit libre, ce processus est associé aux « lumières », à la dynamique de VAufldârungf25, et s'affranchit peu à peu de ce qui est trop humain en elle. Toute la question est de savoir comment on s'affranchit des choses trop humaines, et comment cette libération peut prendre la forme d'un allégement de la vie — c'est ici que le détour par les Grecs est essentiel. Si ceux-ci étaient plus humains que nous, comme Nietzsche l'affirme dans Nous autres philologues, c'est en effet par la manière avec laquelle ils se libéraient des choses trop humaines en leur donnant un sens et en les acceptant. C'est ainsi qu'il faut comprendre le « paganisme » grec que Nietzsche réhabilite vigoureusement dans l'aphorisme 220 d'Opinions et sentences mêlées : « Il n'y a peut-être rien de plus étonnant pour qui regarde le monde grec que de découvrir que de temps en temps les Grecs offraient pour ainsi dire des fêtes à toutes leurs passions, à tous leurs mauvais penchants naturels, et qu'ils avaient même établi une sorte de programme des festivités de leurs côtés trop humains [ihres Allzumenschliches] : c'est là ce que le monde a de proprement païen, ce qui n'a jamais été compris et ne le sera jamais par le christianisme ». Les Grecs, ajoute Nietzsche, « prenaient ces côtés trop 122 123 124

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Ibid., aphorisme 280. Par delà bien et mal, aphorisme 90. Ibid., aphorisme 271. Dans le contexte « aristocratique » de Par delà bien et mal, ce relativisme hiérarchisant devient l'expression du « désir passionné de distance » qui anime l'homme supérieur (aphorisme 257) : « Il est des cimes de l'âme d'où même la tragédie cesse d'être tragique [...] Ce qui est nourriture ou rafraîchissement pour les individus supérieurs devient presque un poison pour une humanité très différente et inférieure » (aphorisme 30). Ainsi, certains livres peuvent broyer ceux qui n'ont pas l'énergie de les supporter, mais exalter le courage des plus vigoureux (exactement comme la « nouvelle » de l'éternel retour dans l'aphorisme 341 du Gai savoir). Cf. l'aphorisme 286 de Choses humaines, trop humaines, dans lequel Nietzsche construit une analogie entre la liberté de l'esprit et la santé : « Ce qui est nécessaire à tel individu pour sa santé est déjà pour tel autre une cause de maladie, et beaucoup de voies et de moyens menant à la liberté de l'esprit peuvent ne représenter, pour des natures d'un niveau supérieur d'évolution, que des voies et moyens de manquer la liberté ». Dans l'aphorisme 224 d'Opinions et sentences mêlées, Nietzsche explique encore que le christianisme fut un « baume » pour l'humanité dégénérée de l'Antiquité tardive, mais un « poison » pour Γ « âme héroïque, enfantine et animale » des « peuples barbares ». Voir notamment l'aphorisme 147 de Choses humaines, trop humaines.

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humains [jenes Allzumenschliches] comme quelque chose d'inévitable et, au lieu de les avilir, préféraient leur conférer une sorte de droit de second ordre en les insérant à leur place dans les coutumes de la société et du culte ; bien mieux, ils nommaient divin tout ce qui a quelque puissance en l'homme, ils l'inscrivaient sur les murs de leur ciel ». L'expression « choses humaines, trop humaines » prend ainsi une signification nouvelle : Y Allzumenschliches, c'est aussi le Menschliches du point de vue de Y Humanes. Pour un humaniste, les Grecs sont en effet inhumains au sens où ils ne renient pas leurs « côtés trop humains » — mais c'est précisément cette inhumanité (.Inhumanität) qui fait leur humanité (Menschlichkeit) supérieure. Devenir un homme, c'est donc à la fois se libérer des choses trop humaines et les accepter, leur reconnaître un droit à l'existence : c'est ainsi que les Grecs projetaient dans leurs dieux leurs côtés trop humains. Les dieux à la vie facile, s'ils sont surhumains, le sont ainsi de donner une beauté et une légitimité aux choses humaines, trop humaines. Cette libération-acceptation représente pour Nietzsche le véritable miracle grec — mais force est de constater que Nietzsche ne problématise pas l'articulation de ces deux notions : que peut bien signifier une libération qui consiste à accepter ce dont on se libère ? et une acceptation qui vise à se libérer de ce que l'on accepte ? par quel mystère libération et acceptation s'impliquent-elles l'une l'autre ? 11 y a là une sorte de point aveugle dans la morale de Nietzsche, au cœur de sa philosophie : si l'articulation de la libération et de l'acceptation pose problème, c'est que celle de la contingence et de la nécessité, de Y ars vitœ et de Yamor fati, de la création et du Ja-sagen est, chez Nietzsche, éminemment paradoxale. 11 y a en outre une véritable équivocité dans la définition nietzschéenne de Y Allzumenschliches : le trop humain, c'est à la fois la mesquinerie et la sauvagerie, la petitesse et la démesure, l'égoïsme honteux et la cruauté flamboyante — mais Nietzsche ne distingue ni n'articule jamais vraiment les deux (ne faudrait-il pas opposer le mesquin comme le trop humain dont il faut se libérer au sauvage comme le trop humain qu'il s'agit à'accepter ?) : Nietzsche se contente d'évoquer le paganisme grec pour affirmer qu'il est possible (même s'il n'y a peut-être, comme il le reconnaît lui-même, rien de plus étonnant) de s'alléger de ses côtés trop humains tout en les justifiant. Nietzsche approfondit cette analyse dans Le Gai savoir, en montrant que ce qui est reconnu, dans cette justification des choses trop humaines par le polythéisme grec, ce sont les droits de Yindividu : « L'invention de dieux, de héros, de toutes sortes d'êtres surhumains, en marge ou au-dessous de l'humain, de nains, de fées, de centaures, de satyres, de démons et de diables, constituait l'inestimable prélude à la justification des aspirations du moi et de la souveraineté de l'individu : la liberté que l'on reconnaissait à tel dieu contre d'autres dieux, on finissait par se

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l'accorder à soi-même contre les lois, les mœurs et contre ses voisins » 126 . Un Grec trouvait dans ses dieux la liberté de s'affirmer lui-même, de devenir ce qu'il était, sans renier les aspects les plus sombres, les plus cruels de sa personnalité. Cette idée d'une inhumaine humanité des Grecs reparaît implicitement dans La Généalogie de la morale, lorsque Nietzsche souligne la proximité originaire de la cruauté et de la fête : « Voir souffrir fait du bien, faire souffrir plus de bien encore — c'est une dure vérité, mais une vieille, puissante, capitale vérité humaine-trop humaine [ein alter mächtiger menschlich-allzumenschlicher Hauptsatz] ». « Sans cruauté, pas de fête, ajoute Nietzsche : voilà ce qu'enseigne la plus vieille et la plus longue histoire de l'homme — et dans le châtiment aussi il y a tant de choses festives ! >>127 Or, chez les Grecs, les choses trop humaines étaient précisément des « choses festives » : YAllzumenschliches relevait du Festliches, et au plus haut point la cruauté, le trop humain par excellence 128 et l'élément constitutif de toute fête, selon Nietzsche : « faire souffrir, — véritable fête ». La fête consiste ici à satisfaire un instinct muselé dans la vie ordinaire, et à se réjouir ainsi ouvertement des choses humaines, trop humaines. 11 est difficile aujourd'hui de « se représenter pleinement, dit Nietzsche, à quel point la cruauté était la grande réjouissance de l'humanité ancienne, à quel point même elle était l'ingrédient de presque toutes ses joies ; et d'autre part avec quelle naïveté, avec quelle innocence se manifeste en elle ce besoin de cruauté, combien profondément la "méchanceté désintéressée" [...] lui apparaît comme un attribut normal de l'homme : donc comme quelque chose à quoi la conscience dit oui de tout son cœur ! » Plus près de nous, les contemporains de Cervantes ne lisaient pas Don Quichotte comme nous le lisons aujourd'hui, remarque Nietzsche, c'est-à-dire avec un « goût amer dans la bouche », mais « avec la meilleure conscience du 129 monde comme un livre des plus gais, qui les faisait mourir de rire » . Autrement dit : il fut un temps où l'on n'avait pas honte de la cruauté, mais où l'on s'en faisait une joie et une véritable fête — et cette absence de honte est, selon Nietzsche, le signe d'une acceptation joyeuse des choses humaines, trop humaines dans leur ensemble : « Avec ces réflexions, soit dit en passant, je n'entends nullement apporter de l'eau au moulin dissonant et grinçant de nos pessimistes dégoûtés de

Le Gai savoir, aphorisme 143. La Généalogie de la morale, II, § 6. La cruauté est le « trop humain » par excellence car elle est à la fois ce qui distingue l'homme des autres animaux (ou plutôt ce qui est à l'origine de ce qui distingue l'homme des autres animaux : toute I' « histoire de la culture supérieure » doit être interprétée, selon Nietzsche, comme une spiritualisation et une « déification » de la cruauté) et ce qui apparente l'homme aux autres animaux (la « vérité humaine-trop humaine » de la cruauté est une vérité à laquelle « les singes souscriraient peut-être aussi : n'a-t-on pas dit que par l'invention de cruautés bizarres ils annoncent l'homme et lui sont en quelque sorte un "prélude" ? » {ibid.). Sui Don Quichotte, le rire et la cruauté, voir également le fragment 8 [7] de 1883 : « [...] don Quichotte encore ! Le rire est, à l'origine, l'expression de la cruauté ».

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la vie ; au contraire, il importe d'affirmer qu'aux temps où l'humanité n'avait pas encore honte de sa cruauté, la vie était plus heureuse »130. Le bonheur est donc dans l'affirmation et l'acceptation de soi : « Le ciel audessus des hommes s'est toujours obscurci à mesure que grandissait la honte de l'homme devant l'homme ». Ce qui nous semble inhumain dans le paganisme des Grecs, la cruauté « humaine-trop humaine » de leur monde, nous montre ainsi que les Grecs n'avaient pas honte d'être des hommes — et qu'ils savaient se soulager des choses trop humaines en les acceptant joyeusement : leurs fêtes leur permettaient d'être mesurés tout en jouissant par moment de leur démesure, d'être humains tout en laissant s'exprimer, de temps à autre, leurs côtés trop humains. La continuité est donc très forte entre Nous autres philologues, Choses humaines, trop humaines et La Généalogie de la morale : Nietzsche s'efforce peu à peu de penser une humanité supérieure qui ne succomberait pas aux choses trop humaines mais qui serait capable de les accepter et de s'en réjouir. Être vraiment humain, c'est savoir donner un sens à ses côtés trop humains. Nietzsche avoue ainsi à Lou Salomé, le 27 juin 1882 : « je vous raconte tout cela pour vous faire rire. En moi tout est toujours humain-trop humain et ma folie croît en même temps que ma sagesse. Voilà qui me rappelle mon Gai savoir ». En d'autres termes, c'est-à-dire dans les termes de La Généalogie de la morale, la légèreté de Nietzsche croît à proportion du sérieux de son savoir : « La légèreté ou, pour le dire dans ma langue, le gai savoir, est en effet une récompense : récompense qui honore le sérieux soutenu, courageux, laborieux et souterrain, qui n'est évidemment pas donné à tout le monde »' 3 I . Ce à quoi Nietzsche invite Lou Salomé, c'est donc à ce « rire d'or » qu'il attribue aux dieux de l'Olympe : « à supposer que les dieux aussi philosophent, opinion à laquelle toutes sortes de conclusions m'ont conduit, je ne doute pas qu'ils sachent rire d'une manière surhumaine et neuve — aux dépens de toutes les choses sérieuses » l32 . Philosopher, ce n'est donc pas apprendre à mourir, pour Nietzsche, c'est apprendre à r z ' r e 1 3 3 : « Les dieux aussi sont ironiques, dit-il : il semble que même

La Généalogie de la morale, II, § 7. 131 132

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Ibid., Avant-propos, § 7. Par delà bien et mal, aphorisme 294. Le rire des Olympiens est un « rire d'or » car il transforme tout en or — la métaphore de l'alchimie pour désigner Γ « inversion de toutes les valeurs » revient souvent chez Nietzsche (voir par exemple la lettre du 23 mai 1888 à Georg Brandes). L'idée qu'il y a différentes qualités de rire est un véritable leit-motiv A'Ainsi parlait Zarathoustra. Le thème de l'apprentissage du rire apparaît notamment dans la quatrième partie, « De l'homme supérieur », § 20 : « J'ai sanctifié le rire : ô vous, les hommes supérieurs, apprenez-donc — à rire ! » Cf. le fragment 3 [73] de 1880, dans lequel Nietzsche imagine que si Jésus avait vécu plus longtemps, il aurait peut-être trahi sa doctrine : « il aurait peut-être même appris à rire ». Cf. également Ainsi parlait Zarathoustra, II, « Des sublimes », et l'évocation du sublime sérieux qui a l'air sombre parce qu' « il n ' a pas encore appris ni le rire, ni la beauté ». Dans le fragment poétique 19 [7] de 1882, Nietzsche assimile le rire à un véritable art de vivre : « Rire est un art sérieux / Rirai-je mieux demain ? / Dites-moi : ai-je bien ri aujourd'hui ? / L'étincelle venait-elle toujours du cœur ? »

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dans les cérémonies sacrées ils ne peuvent s'empêcher de rire ! » ' Ce rire, c'est celui que devrait provoquer Don Quichotte : un rire qui, comme Y Entladung tragique, permet à la fois de se libérer de ce dont on rit et de le tolérer, de l'accepter. C'est un rire innocent, d'une franche gaieté, sans arrière-pensée, un rire à travers lequel on dit « oui » de tout son cœur : « Rire signifie se réjouir d'un préjudice, mais avec bonne conscience », dit Nietzsche dans Le Gai savoir135. Un tel rire concilie joyeusement l'amour et le mépris, accomplissant ainsi Γ « évangile » que Nietzsche s'efforçait de formuler en 1875-1876 : « Mais le plus difficile et le plus rare serait que se trouvent réunis l'amour le plus élevé et le plus bas degré d'estime ; c'est-à-dire le mépris comme jugement de la tête et l'amour comme pulsion du cœur »' 36 . Cette union de l'amour et du mépris (ou de l'amour et de la « moquerie ») définit selon Nietzsche les conditions d'engendrement du génie137. Si les dieux d'Homère sont des « dieux à la vie facile », s'ils sont légers, c'est donc parce qu'ils sont ironiques : ils rient avec bonne conscience de toutes les choses sérieuses138. L'aphorisme 294 de Par delà bien et mal répond ainsi par la joie à la mélancolie de l'aphorisme 628 de Choses humaines, trop humaines : après avoir pensé le sérieux dans le jeu et relevé le défi qui consiste à prendre le jeu des choses humaines au sérieux, Nietzsche pense le jeu dans le sérieux, et formule un défi qui consiste à prendre à la légère ce qu'on a longtemps pris au sérieux (et qui consiste à le prendre à la légère parce qu'on l'a longtemps pris au sérieux). Cette légèreté, c'est une aptitude à rire des choses humaines, trop humaines — à se moquer d'elles tout en les assumant : « toutes bonnes choses rient », dit Zarathoustra . C'est ce rire qui éclate dans Ecce homo, avec son allégresse bouffonne, théâtrale, shakespearienne. La véritable affirmation de soi est parodique et joueuse, elle consiste aussi bien à s'aimer qu'à savoir 134

Sur l'ironie comme point de vue divin, voir notamment la lettre du 1 er février 1888 à Peter Gast, dans laquelle Nietzsche évoque la possibilité de gagner le « dernier tirage de la loterie de Nice » : « nous deux au moins nous regarderions notre existence avec plus d'ironie, avec plus d'"au-delà" de la déraison — car au fond, pour ce genre de choses que vous et moi nous faisons, et pour les faire vraiment bien et divinement, il n'y a qu'une seule chose, l'ironie ».

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Le Gai savoir, aphorisme 200. Cf. l'aphorisme 95, sur le rire de Chamfort. Fragments 9 [1] de 1875 et 18 [34] de 1876. Sur ce point, voir notamment le fragment 17 [16] de 1876. Sur le rapprochement de l'ironie et de la bonne conscience, voir le livre de Vladimir Jankélévitch, L'Ironie ou la Bonne Conscience, dans lequel l'ironie est assimilée à un allégement de la vie (« relâche de l'urgence vitale ») par lequel la conscience se détache de son objet et accède à une liberté supérieure. Jankélévitch oppose cette bonne conscience ironique aussi bien au « vinaigre des sarcasmes » (chap. 3, 5) qu'à la pesanteur du mensonge (« L'ironie est donc bien au mensonge comme la lévitation à la gravitation. Le mensonge est une lourdeur ; il attache une pierre au cou de sa victime pour la noyer, au lieu que l'ironie tend la perche à celui qu'elle égare » : Paris, PUL, 1950, p. 57). Ainsi parlait Zarathoustra, IV, « De l'homme supérieur », § 17. Dans le § 18, Zarathoustra se présente comme étant « le danseur » et « le léger », celui qui porte la « couronne du rieur ». Il ajoute qu'il n ' a trouvé personne d'assez « robuste » pour ceindre cette « couronne de roses » : la légèreté est bien une question de force et de vigueur.

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rire de soi-même : « jouer librement de soi et rire de soi », c'est ainsi, selon Nietzsche, que l'on apprend à s'aimer et que l'on devient ce que l'on est140. C'est donc la perspective joyeuse de Y amor fati et de la gaya scienza qui s'ouvre avec l'enquête sur les choses humaines, trop humaines. En témoigne encore la conclusion de l'aphorisme 252 du « livre pour esprits libres » — nouvelle variation sur la formule de La République : « Du point de vue de leur genèse, toutes choses humaines [Alles Menschliche] méritent d'être considérées ironiquement ». La réflexion sur les choses humaines se confond ainsi avec la méditation sur l'allégement de la vie : s'alléger la vie, c'est se libérer des choses humaines, trop humaines en les prenant à la légère (avec ironie), comme savaient le faire les Grecs, avec leurs fêtes et leurs dieux à la vie facile — ou à la manière des moralistes français : cueillir, comme eux, des maximes sur les terrains les plus épineux de l'existence, relève en effet pour Nietzsche des « moyens de l'allégement de la vie »' 4 I . L'analyse du titre « Menschliches, Allzumenschliches » fournit ainsi de nouvelles clés pour comprendre le sens de la légèreté nietzschéenne : 1. L'attitude anti-idéaliste et antimétaphysique qu'implique la redéfinition de la philosophie comme « réflexion sur les choses humaines, trop humaines » s'inscrit dans la perspective d'une acceptation et d'une affirmation des choses humaines : il s'agit de prendre le risque de ce que Zarathoustra appelle le « dégoût de l'homme », en affrontant ce Menschliches que la tradition philosophique nous avait appris à soigneusement ignorer — mais ce risque est constitutif de la possibilité pour nous de parvenir enfin à un amour de l'homme (donc à un humanisme) débarrasé de tout travestissement idéaliste. La formule de cet humanisme nouveau, humanisme sceptique et réaliste, est donnée dans le Crépuscule des idoles : « L'homme véritable ne vaut-il pas infiniment mieux que n'importe quel homme inventé à coups de désirs, de rêves, de grossiers mensonges ? que n'importe quel homme idéal ?... » I42 Et les Grecs ne nous ouvrent-ils

Fragment 7 [12] de 1880. Le thème du rire de soi revient régulièrement chez Nietzsche : voir notamment le premier aphorisme du Gai savoir (« pour savoir rire de soi comme il faudrait que l'on rie, mais d'un rire qui éclate du fond de l'entière vérité, — les meilleurs esprits jusqu'alors n'avaient pas assez le sens de la vérité, et les plus doués trop peu de génie ! »), Ainsi parlait Zarathoustra, IV, « De l'homme supérieur », § 15 (« Ayez courage, qu'importe ! Combien de choses sont encore possibles ! Apprenez à rire de vous-mêmes, comme il faut rire »), ou La Généalogie de la morale, III, § 3 (à propos du « grand tragique » qui, « comme tout artiste, ne parvient au dernier sommet de sa grandeur que lorsqu'il sait regarder d'en haut son art et sa propre personne — lorsqu'il sait rire de lui-même »). Fragment 22 [15] de 1877 et aphorisme 35 de Choses humaines, trop humaines. Crépuscule des idoles, « Divagations d'un "inactuel" », § 32.

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pas la voie de cet homme véritable, en nous indiquant comment nous alléger de nos « côtés trop humains » sans les aplanir ou les édulcorer ?143 2. L'examen du « Menschliches, Allzumenschliches » est associé à la réflexion sur l'allégement de la vie : ces choses humaines, trop humaines ne sont autres en effet que les recettes employées par les hommes pour se rendre la vie possible. C'est ce jeu avec le sérieux de l'existence que Nietzsche se propose de prendre à nouveau au sérieux. D'une manière générale, on retrouve dans la légèreté des choses humaines et dans celle du philosophe qui s'intéresse à elles l'ambiguïté que Kundera discerne dans la « contradiction lourd-léger ». On peut ainsi distinguer et opposer deux types de légèreté : 1. Les choses humaines sont légères d'être trop humaines : l'homme est cruel, petit, déraisonnable, c'est un homunculus qui ne vaut pas grand chose et qui inspire le dégoût. Quant au philosophe-généalogiste, il est léger de s'intéresser à des choses qui ne sont pas dignes d'un grand sérieux, de se prendre à un jeu que la tradition métaphysique a toujours ignoré et méprisé : il est léger de prendre la légèreté au sérieux. 2. Mais les choses humaines sont aussi légères à'assumer joyeusement d'être trop humaines — donc de ne pas être trop humaines (du point de vue de notre aptitude à les supporter). Leur légèreté renvoie, en ce sens, à Γ innocence avec laquelle on les assume : l'homme est d'autant plus léger qu'il s'affirme plus franchement. De même, l'esprit libre est léger de s'être libéré de la tradition et de jouer avec elle : il est léger de prendre le sérieux à la légère. L'Erleichterung nietzschéenne correspond à cette deuxième forme de légèreté, la légèreté du jeu et de l'innocence. La première forme renvoie à Γ « irréalisme » de la morale judéo-chrétienne et de l'idéalisme métaphysique 144 : « dès qu'il se met à désirer », dit Nietzsche, l'homme se dépouille de sa réalité et devient trop léger (au mauvais sens du terme, c'est-à-dire au sens des « ombres de l'Hadès »), il perd son centre de gravité en le projetant dans le néant de ses idéaux — perdant ainsi sa valeur. Nietzsche le dit clairement dans le Crépuscule des idoles : « L'homme qui, en tant que réalité, est si digne d'admiration, comment se fait-il qu'il ne mérite aucune estime dès qu'il se met à désirer ? » I45 Le désir (Schopenhauer parlerait de « besoin métaphysique ») appauvrit l'homme et l'épuisé, l'incite à se mépriser et à se salir lui-même (« à quoi bon un "au-delà", si ce n'était là un moyen de salir notre "en-deçà" ? »)146, à se sentir et à se rendre trop petit, « trop humain » — à avoir honte de lui-même (contrairement au dieu

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Je me permets de renvoyer sur ce point à mon article « L'inhumaine humanité des Grecs ou comment surmonter le dégoût de l'homme », in Nietzsche et la question de l'humanisme, vol. coordonné par P. Caye, Y. Constantinidès et L. Gontier, Noésis 10, Nice, 2006, p. 29-47. Ibid., § 49 (sur Γ « irréalisme » du XVIIIème siècle). Ibid., § 32. Ibid., § 34.

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qui vit nu car il « n'a honte de rien >>147). Si la légèreté nietzschéenne n'est pas la pure apesanteur, c'est donc qu'elle ne consiste pas à renverser et vider la « coupe » de la vie, mais à la remplir, à la lever, à la brandir, à se réapproprier la réalité de l'homme pour l'accepter et pour le justifier148 — gagnant ainsi le « droit de façonner l'homme en artistes »' 49 : seul celui qui dit « oui » aux choses humaines a le droit de les transformer.

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Fragment 5 [30] de 1882-1883. Crépuscule des idoles, « Divagations d'un "inactuel" », § 32. Par delà bien et mal, aphorisme 62.

III. L'innocence du devenir A. Le double visage de la religion En réhabilitant les choses humaines et la réalité de l'homme, Nietzsche se détourne de la pensée métaphysique pour s'approprier et redéfinir les méthodes de la « philosophie historique »'. Or, comme nous venons de le voir, enquêter sur les choses humaines consiste notamment à reconstituer les « recettes » inventées par les hommes pour s'alléger la vie : l'homme de Nietzsche est « l'animal qui n'est pas encore fixé »2, c'est-à-dire l'animal qui a encore à déterminer ses conditions d'existence, à définir son horizon, à élaborer des techniques d'acceptation, d'affirmation et d'apprentissage pour parvenir à aimer et supporter sa vie. En outre, l'allégement de la vie n'est pas seulement pour Nietzsche un thème d'observation (Beobachtung) ou de réflexion (Nachdenken) : dans la philosophie de l'esprit libre, Nietzsche ne se borne pas à reconstituer un art de vivre, il s'efforce de constituer sa propre morale, que l'on pourrait définir comme la morale d'un nouvel allégement de la vie. L'analyse critique et généalogique s'accompagne ainsi d'une véritable création philosophique. Or, pour bien comprendre la philosophie de Nietzsche (et le réalisme qui l'imprègne), il ne faut pas dissocier ces deux dimensions (celle de la généalogie et celle de la morale), mais il faut les examiner conjointement. C'est ce que nous allons faire maintenant, en abordant successivement les trois grandes rubriques de l'allégement de la vie — rubriques qui correspondent elles-mêmes aux trois grandes figures du « génie » nietzschéen : le saint, l'artiste et le philosophe.

1. Mépris et amour de soi De ces trois rubriques, celle de la religion est peut-être la plus importante — du moins si l'on se fie au programme du fragment 16 [7] de 1876 : Nietzsche s'y donne en effet pour tâche d'examiner les différentes procédures d'allégement de la vie, avec comme priorité d ' « expliquer ce qu'obtiennent particulièrement [eigentlich] les recettes de la religion ». Or, en décomposant le processus de l'allégement religieux, Nietzsche découvre ce qu'il appelle le « double visage »

Choses humaines, trop humaines, aphorisme 1. Par delà bien et mal, aphorisme 62.

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(doppeltes Gesicht) de la religion 3 — découverte fondamentale, aussi bien pour l'analyse de la religion que pour celle de l'allégement de la vie en général. Cette image du double visage de la religion vient de Schopenhauer. Celui-ci affirme en effet, dans le quinzième chapitre des Paralipomena, que la religion consiste à dire sensu allegorico ce que la métaphysique énonce sensu proprio, donc à couvrir la vérité d'un voile allégorique, à l'habiller de mythes et de fables, d'un véritable « flot de mensonges » : c'est ainsi que, pour Schopenhauer, la religion « a deux visages [zwei Gesichter] : l'un, celui de la vérité, l'autre, celui du mensonge ». « Selon que l'on embrasse du regard l'un ou l'autre visage, ajoute Schopenhauer, on l'aimera ou on la prendra en hostilité » 4 . Schopenhauer dit encore que « la religion, comme Janus — ou, mieux, comme le dieu brahmanique de la mort, Yama — possède deux visages, justement à l'image de ce dernier, l'un très amène et l'autre très sombre »5. J'ajoute que ce n'est pas le même visage que l'on trouve « très amène » ou « très sombre », selon que l'on est capable ou non de « saisir la vérité » : pour le philosophe, le visage sombre de la religion est celui du mensonge — pour la plupart des hommes, c'est celui de la vérité, qu'ils ne comprennent pas. On peut donc dire que, suivant les aptitudes intellectuelles des individus, c'est-à-dire suivant leur capacité à supporter la vérité « à l'état pur »6, ce n'est pas le même visage de la religion qui leur sera antipathique ou sympathique. Nietzsche s'inspire de cette analyse dans l'aphorisme 280 de Choses humaines, trop humaines, où il associe implicitement allégement de la vie et libération de l'esprit : selon les « niveaux d'humanité », c'est-à-dire selon le degré de liberté d'esprit que l'on a atteint, la religion peut prendre l'aspect séduisant d'un allégement de la vie, ou celui, repoussant, d'un alourdissement. Cette duplicité renvoie au double visage de la « nature » en général, que Nietzsche définit, dans l'aphorisme 31 de Choses humaines, trop humaines, comme le « fond illogique » de notre relation aux choses. Nietzsche explique en effet que, parmi les « choses qui peuvent porter un penseur au désespoir, se trouve le fait d'avoir reconnu que l'illogique est nécessaire à l'homme, et qu'il en naît beaucoup de bien ». Le jugement porté sur cet « illogique » est donc foncièrement ambigu, et c'est toute la « pensée impure » qui semble ici, à l'instar de la religion, prendre un double visage : une face sombre pour le penseur désespéré par la « nécessité de l'illogique », et une face claire pour celui qui mesure sa fécondité et la valeur qu'elle confère à la vie (c'est elle qui rend la vie désirable et digne d'être vécue). La compréhension de la nécessité de l'illogique alourdit ainsi la vie du penseur, tandis que l'illogique lui-même l'allège et l'illumine. Nietzsche évoque en outre des « degrés » {Grade) qui correspondent à ce qu'il appelle ailleurs les « niveaux d'humanité », et qui renvoient à un processus de libération de l'esprit : ce sont les

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Choses humaines, trop humaines, aphorisme 280. Schopenhauer, Sur la religion, trad. E. Osier, Paris, Flammarion, 1996, p. 68-69. Ibid., p. 101. Ibid., p. 63.

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degrés par lesquels on se rapproche d'une nature « logique » de l'homme, c'està-dire d'une liberté d'esprit absolue. Ce processus consiste donc à ressentir avec toujours plus d'intensité le double visage de la « pensée impure ». Dans l'aphorisme 153 de Choses humaimes, trop humaines, Nietzsche dit encore que l'art « alourdit le cœur du penseur » : plus l'esprit est libre, plus l'écart se creuse entre l'allégement que la « pensée impure » lui procure, et l'alourdissement que cet allégement implique pour lui. C'est cet écartèlement qui explique que la liberté totale et que la logique pure nous restent inaccessibles : « tout homme, dit Nietzsche, a ses recettes pour supporter la vie »7. Mais le double visage de la religion ne dépend pas seulement des « niveaux d'humanité » et de la perspective qu'on adopte sur elle : il s'explique aussi par la duplicité fondamentale de la religion elle-même — et c'est ici que Nietzsche se démarque de Schopenhauer : il ne voit pas dans la religion une part de vérité et une part de mensonge, mais une entreprise de mystification qui consiste à faire croire qu'on allège la vie alors qu'on ne fait que la décharger d'un poids qu'on fait à dessein peser sur elle. Ceux qui se trouvent aux « niveaux d'humanité » les plus bas ne perçoivent pas la machination et ne voient dans la religion qu'allégement de la vie — ceux qui se trouvent plus haut ne voient dans cet allégement que l'alourdissement artificiel qu'il implique et recherchent une forme d'allégement supérieure.

a. Le mépris de soi comme stratagème du christianisme Si l'allégement religieux dissimule un travail secret d'alourdissement de la vie, c'est d'abord qu'il consiste à exploiter les ressources du mépris : d'un côté, la religion répand sur l'homme le voile d'un « mépris de soi » qui alourdit et assombrit le monde ; de l'autre, elle ramène l'humanité à une « pensée impure » qui allège et éclaircit la vie. L'allégement religieux repose ainsi sur le détournement et la perversion de ce qui représente pour Nietzsche l'une des dispositions les plus fécondes de l'humanité : l'union de l'amour et du mépris, qui est au cœur de Γ « évangile » du fragment 9 [1] de 1875 et que Nietzsche ne cesse de célébrer et de redéfinir tout au long de son œuvre (notamment sous la forme du « rire d'or » de Par delà bien et maïf. Fragment 16 [7] de 1876 (c'est moi qui souligne). Sur cette question de l'union de l'amour et du mépris, voir l'aphorisme 216 de Par delà bien et mal : « il se produit parfois quelque chose de plus haut et de plus sublime : nous apprenons à mépriser ce que nous aimons, surtout ce que nous aimons le mieux ». Cf. Ainsi parlait Zarathoustra, III, « En passant » (« C'est de l'amour seul que doit me venir le vol de mon mépris et de mon oiseau avertisseur : et non du marécage ! — ») ou « Du grand désir » (« O mon âme, je t'ai enseigné le mépris qui ne vient pas comme la vermoulure, le grand mépris aimant qui aime le plus où il méprise le plus »). Marco Brusotti explique que dans Ainsi parlait Zarathoustra, le surhomme est celui que l'on peut aimer mais que l'on ne peut mépriser, tandis que le dernier homme est celui que l'on ne peut plus aimer et que l'on peut seulement mépriser :

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Nietzsche aborde la question du mépris religieux dans l'aphorisme 117 de Choses humaines, trop humaines. Dans une ébauche de cet aphorisme, il assimilait le mépris à un alourdissement de la vie — plus précisément au « sentiment que la vie est alourdie »9. Mais ce sentiment est en même temps un allégement de la vie — c'est le « stratagème » ( K u n s t g r i f f ) du christianisme : en suscitant le mépris de soi, on rend le mépris des autres impossible et on répand ainsi l'amour du prochain (que cet amour soit véritable ou qu'il soit feint Pour être plus précis, l'alourdissement suscité par la doctrine chrétienne de la « totale indignité, peccabilité et abjection de l'homme en général » s'accompagne de deux formes d'allégement de la vie : 1) le mépris de soi dissipe le mépris du prochain ; 2) le mépris de soi est adouci (« même ce sentiment a perdu sa pointe la plus acérée ») par une « consolation » : « Nous sommes tous du même moule » (ce n'est pas en tant qu'individu q u e j e suis méprisable, mais en tant qu'homme, donc ni plus ni moins que les autres) '. A l'époque de Choses humaines, trop humaines, Nietzsche ne souligne pas encore l'incohérence d'une telle argumentation : ce n'est en effet que si je me méprise moi-même en tant qu'individu que ce mépris m'empêche de mépriser les autres ; si c'est en tant qu' « homme en général », ce mépris de soi ne devrait pas m'inciter à aimer les autres mais à les mépriser : le mépris de soi, reposant sur l'affirmation de la « totale indignité, peccabilité et abjection de l'homme en général », devrait susciter le mépris du prochain. Nietzsche explique ainsi dans les aphorismes 63 et 79 d'Aurore que la haine de soi est incompatible avec l'amour du prochain : en toute logique, celui qui ne s'aime pas lui-même ne devrait pas accepter que d'autres l'aiment, et « nous devrions le haïr lorsque luimême, comme Pascal, se trouve haïssable ». Mais l'incohérence de l'aphorisme 117 de Choses humaines, trop humaines est elle-même pleine de sens : elle montre précisément l'ingéniosité, la subtilité (Klugheit) du christianisme (Nietzsche parle parfois de sa « Schlangen-Klugheit », de son « astuce de ser-

seuls les hommes peuvent à la fois être aimés cit., p. 537). L'amour des hommes est, plus l'homme ne saurait être aimé comme « but », comme déclin », annonciateur du surhomme. rend, en même temps, méprisable

et méprisés (Die Leidenschaft der Erkenntnis, op. précisément, une sorte d ' « état intermédiaire » : mais seulement « comme pont, comme passage et Dès lors, c'est ce qui est aimé en l'homme qui le

Voir le manuscrit siglé U 11 5, p. 200 : « Rien ne donne à l'homme le sentiment que la vie est alourdie autant que le mépris ». Nietzsche développait ce point dans une ébauche de l'aphorisme 549 de Choses humaines, trop huamines (ébauche qui suit immédiatement celle de l'aphorisme 117 dans la manuscrit siglé U 11 5) : « L'homme ne se connaît que trop bien et se méprise. 11 a les yeux fixés sur son prochain avec l'angoisse qu'il ne pénètre sous ses replis secrets. Il tient le prochain pour meilleur, parce qu'il le connaît moins : ou bien il fait semblant de le tenir pour meilleur afin de gagner ses faveurs, afin de se concilier un sentiment semblable à son égard » (U 11 5, p. 200 — cf. le fragment 18 [32] de 1876). Dans les manuscrits préparatoires, Nietzsche parle de « consolation chrétienne » (christenmässigen Trost) : voir U I I 5, p. 200, et le fragment 18 [32] de 1876.

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pent >>12), et la difficulté qu'il y a à percer son « stratagème ». Toute l'ambiguïté de la religion, toute la duplicité de son double visage se révèle ainsi dans la doctrine du mépris de soi : ce mépris a pour vocation à la fois d'alourdir et d'alléger la vie. Or, à ce stratagème du mépris de soi, le christianisme en associe un autre : « l'amour, pris dans tous les sens, le stratagème du christianisme » (l'amour chrétien étant, ajoute Nietzsche, « fondé sur le mépris ») 13 . Ce point est développé dans l'aphorisme 95 à'Opinions et sentences mêlées : « Le stratagème le plus subtil qui donne l'avantage au christianisme sur les autres religions tient dans un mot : il parla d'amour » (c'est ce qui fit de lui, dit Nietzsche, « la religion lyrique »). L'amour touche en effet le cœur de l'homme : il est capable de réchauffer « le cœur le plus froid » — mais il s'adresse aussi à la tête, à l'intelligence : il peut convaincre « l'intelligence la plus basse ». Si, comme Nietzsche l'écrit dans un fragment de 1875, le génie se définit comme une combinaison de « la plus haute intelligence » et du « cœur le plus ardent »' 4 , tout le génie du christianisme est donc de trouver le moyen d'agir sur « l'intelligence la plus basse et le cœur le plus froid ». On remarque que Nietzsche, dans cet aphorisme, insiste à la fois sur ce qu'il y a de « stimulant » (Anregendes) et d ' « ambigu », d'équivoque (Vieldeutiges) dans l'amour chrétien : cette équivocité tient assurément au fait qu'un tel amour est, précisément, « fondé sur le mépris » (auf Grund der Verachtung). Mais qu'est-ce qu'un amour qui se fonde sur du mépris ? C'est de la pitié. Dans le fragment 17 [6] de 1876, Nietzsche revient ainsi brièvement sur l'évangile du fragment 9 [1] de 1875 : « La pitié sincère envers soi-même est le suprême sentiment auquel puisse atteindre l'homme ». Cette affirmation rappelle en effet l'assimilation du « noyau » (Kern) du christianisme à Γ « amour de soi par pitié » et l'évocation de la « pitié envers soi-même » du Christ. Dans le fragment 9 [1], Nietzsche voyait dans cette Selbst-Mitleid un « miracle de la grâce » : l'homme qui se connaît et se méprise lui-même parvient néanmoins à s'aimer — c'est une « Selbstbegnadigung », une grâce que l'on se fait à soi-même. La pitié envers soimême est ainsi l'union la plus pure de l'amour de soi et du mépris de soi. Ce « sentiment suprême », qui ne concerne que le Christ, le saint ou l'ascète, ne saurait donc être confondu avec le « stratagème » du christianisme, qui s'adresse à tout homme, puisque ce stratagème consiste à faire en sorte que l'individu se méprise lui-même afin qu'il ne méprise pas son prochain mais en vienne à l'aimer (et à désirer que son prochain l'aime à son tour) : si un tel amour repose sur le mépris, ce ne sont pas les mêmes personnes qui sont aimées et méprisées (j'aime les autres parce que je me méprise moi-même, mais il semble qu'à ce niveau d'humanité, l'amour et le mépris continuent de s'exclure l'un l'autre : c'est parce que je ne m'aime pas que je me méprise, et c'est parce que je ne peux pas le Le Voyageur et son ombre, aphorisme 74. Fragment 5 [166] de 1875. Cf. le fragment 17 [19] de 1876. Fragment 5 [188] de 1875.

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mépriser que j ' a i m e m o n prochain). D a n s l'évangile de 1875, la pitié envers soim ê m e c o r r e s p o n d a i t à un n i v e a u d ' h u m a n i t é supérieur : à un tel niveau, l'association de l ' a m o u r et du mépris ne consiste pas à aimer une personne et à en mépriser une autre, mais à aimer ce q u ' o n méprise et à mépriser ce q u ' o n aime. L a f o r m u l e de « l ' a m o u r le plus pur » contredit d o n c f i n a l e m e n t celle du « stratagème » : « Aime-toi toi-même et personne en dehors de toi — parce que toi seul tu peux te connaître ; et aime les autres, si tu le peux, c'est-à-dire si tu es à m ê m e de les connaître complètement et de les mépriser, c o m m e toi-même ». Dans une telle perspective, c'est le mépris qui donne le droit d ' a i m e r : le saint ne doit aimer que ceux q u ' i l peut mépriser, c'est-à-dire ceux q u ' i l peut connaître e n t i è r e m e n t . C e t t e p e r s p e c t i v e est celle, héroïque, d u p l u s h a u t niveau d'humanité. A u x niveaux inférieurs, c'est-à-dire aux niveaux où s'appliquent les stratagèmes du christianisme, la règle est bien différente : on enseigne la totale « abjection » {Verächtlichkeit) de l ' h o m m e (c'est-à-dire le fait que l ' h o m m e est totalement méprisable), afin que l'individu se méprise lui-même et que le mépris du prochain ne soit plus possible. Le saint du f r a g m e n t 9 [1] est donc celui qui parvient à s'aimer lui-même alors qu'il se méprise, et celui qui parvient à mépriser les autres alors que la doctrine de la « totale indignité, peccabilité et abjection de l ' h o m m e en général » (doctrine sur laquelle repose la connaissance, donc le mépris qu'il a de lui-même) rend pour tout autre que lui le mépris du prochain impossible — l'essentiel étant néanmoins qu'il parvienne à s ' a i m e r lui-même, c'est-à-dire à avoir pitié de lui-même. Le stratagème qui consiste à faire en sorte que l ' h o m m e se méprise lui-même tout en aimant son prochain, doit ainsi être distingué du miracle qui fait que le saint se méprise lui-même tout en parvenant à s'aimer. Dès lors, la sainteté ne consiste pas à aimer les autres, mais à s'aimer soim ê m e (et accessoirement à mépriser les autres) : rien n ' e s t plus facile en effet selon Nietzsche que d ' a i m e r son prochain, lorsqu'on se méprise soi-même — il faut donc dire que seule la vie du saint est réellement allégée, car seul le saint s'aime vraiment lui-même. L e christianisme, plus précisément l'Église catholique, a n é a n m o i n s inventé une « recette » pour permettre au simple chrétien d ' a c c é d e r par m o m e n t à la légèreté du saint. Ce nouveau stratagème est celui de la confession : « Dans l'Église catholique, on a (par la confession) créé une oreille dans laquelle on peut é p a n c h e r son secret sans c o n s é q u e n c e . Quel a l l é g e m e n t [ W e l c h e Erleichterung] ! » I 5 Tandis que le miracle de la sainteté tient à une « grâce que l'on se fait à soi-même », le dispositif de la confession est celui d ' u n e grâce q u ' u n dieu, par l'intermédiaire d ' u n prêtre, fait à un individu : ce n'est pas l ' a m o u r de soi ou la pitié envers soi-même qui allège la vie en rendant le mépris de soi supportable, c'est l ' a m o u r et la miséricorde de Dieu. M a i s Nietzsche analyse moins la confession en termes théologiques q u ' e n termes psychologiques et sociologiques : il ne parle plus de « grâce » mais d ' « oreille ». Ce qui compte, c'est que le secret soit divulgué tout en restant secret : l ' h o m m e est ainsi soulagé du poids de ses secrets 15

Fragment 17 [102] de 1876.

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sans avoir à en supporter les conséquences, allégé du remords et de la mauvaise conscience sans tomber dans la peur ou dans la honte. Nietzsche approfondit cette analyse dans le fragment 18 [56] de 1876 : « L'Église catholique, en instituant la confession, a créé une oreille dans laquelle on peut divulguer son secret sans conséquence dangereuse. Ce fut là un grand allégement de la vie [eine grosse Erleichterung des Lebens], car on oublie sa faute dès l'instant où on l'a racontée à un autre, encore que les autres ne l'oublient plus d'habitude »' 6 . L'allégement consiste donc à se sentir innocent en tant qu 'individu — à oublier les raisons pour lesquelles on se méprise soi-même en tant qu'individu. Nietzsche retrouve ainsi le thème de la « consolation » du christianisme : la confession a sans doute largement contribué à ce que le sentiment du mépris de soi perde « sa pointe la plus acérée », et à ce que le chrétien ne se méprise pas lui-même en tant qu'individu mais « en tant qu'homme en général ».

b. Aux « plus hauts degrés de l'alourdissement de la vie » Nietzsche revient néanmoins sur la définition de la « pitié envers soi-même » comme union de l'amour et du mépris et comme suprême allégement de la vie dans le fragment 18 [34] de 1876, qui est une version remaniée de l'évangile du fragment 9 [1] de 1875 et qui correspond à l'aphorisme 115 du Soc, le livre inachevé que Nietzsche dicta à Peter Gast en septembre 187617. Cet aphorisme clôt le troisième chapitre du Soc, dont le titre est une allusion à la légèreté des dieux d'Homère : « La Vie facile » (das leichte Leben), et dont les trois premiers aphorismes, variantes du fragment 16 [7] de 1876, posent les premiers jalons de la généalogie de l'allégement religieux : « Tout homme a ses propres recettes pour supporter la vie, c'est-à-dire pour la laisser être facile ou pour la rendre facile après qu'elle s'est une fois montrée pénible » (aphorisme 101) — « Il y a des gens qui veulent rendre la vie des hommes difficile, sans autre motif que de leur offrir ensuite leurs suprêmes recettes de l'art de vivre » (aphorisme 102) — « Bien des choses qui, à certains niveaux d'humanité sont un alourdissement de la vie, servent à un niveau supérieur d'allégement, car de tels hommes ont appris à connaître des alourdissements plus accablants ; c'est ainsi par exemple que la religion a un double visage, suivant qu'un homme la regarde d'en haut ou d'en bas » (aphorisme 103)18. Dans la perspective ouverte par ces trois aphorismes, le La fin de ce fragment est l'ébauche de l'aphorisme 568 de Choses humaines, trop humaines. Le manuscrit du Soc, qui constitue une étape essentielle dans la genèse de Choses humaines, trop humaines, est siglé M l 1. 11 correspond au groupe de fragments 18 dans l'édition ColliMontinari, qui ne reproduit néanmoins que 62 des 176 aphorismes du Soc. En outre, il faudrait distinguer, pour la plupart de ces aphorismes, une première version (celle que Peter Gast a transcrite) et une seconde, revue et corrigée par Nietzsche (c'est celle que donne l'édition ColliMontinari). Pour une analyse de ces fragments (et d'autres aphorismes du Soc), je me permets de renvoyer à mon article, « "L'allégement de la vie" : genèse d'un titre de Nietzsche », loc. cit.

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fragment 18 [34] traite des « suprêmes recettes » et des « moyens d'allégement les plus puissants » — c'est-à-dire de ceux qui valent « aux degrés les plus élevés de l'alourdissement de la vie ». Il faut prendre le temps d'examiner ce fragment, véritable charnière entre la métaphysique d'artiste et la philosophie de l'esprit libre, entre le «jésuitisme » de la religion du génie 19 et la généalogie de l'allégement religieux. Les différences avec l'évangile du fragment 9 [1] de 1875 sont à cet égard significatives. La première est la suppression du terme « évangile », comme si Nietzsche voulait dissiper toute ambiguïté : ce qu'il va dire n'est pas une « bonne nouvelle », puisqu'il va avant tout, comme il le dit lui-même, décrire le « malheur de l'existence ». Une autre différence importante est l'inscription plus explicite du texte dans la problématique de l'allégement de la vie. Nietzsche n'écrit plus : « Celui qu'on vénère, on ne l'aime pas, c'est bien connu » — mais : « 11 est bien connu qu'il n'est pas facile d'éprouver ensemble amour et vénération pour la même personne. Mais le plus difficile et le plus rare serait que se trouvent réunis l'amour le plus élevé et le plus bas degré d'estime ; c'est-à-dire le mépris comme jugement de la tête et l'amour comme pulsion du cœur » 20 . Nietzsche insiste ici sur la difficulté et la rareté suprêmes de cette combinaison d'amour et de mépris — il parlait déjà, dans le fragment 5 [166] de 1875, des « moments les plus rares du sentiment et de la pensée » : il souligne maintenant la difficulté qu'il y a à connaître de tels instants. La confrontation de ces formules avec le titre du troisième chapitre du Soc semble suggérer que l'homme qui serait capable d'éprouver en même temps et pour la même personne de l'amour et du mépris ne vivrait pas une « vie facile », mais, peut-être, la vie la plus difficile qui soit. On remarque également le souci qu'a Nietzsche, dans le fragment 18 [34], d'expliciter ce qu'il ne faisait qu'évoquer dans le fragment 9 [1] : il ne dit plus seulement que « le mépris est une affaire de tête », mais il oppose le mépris, « jugement de la tête », à l'amour, « pulsion du cœur » (reformulant ainsi l'antithèse schopenhauérienne de la représentation et de la volonté). Deux ensembles s'opposent donc désormais terme à terme : mépris-jugement-tête et amour-pulsion-cœur. Cette opposition est confirmée et renforcée ensuite, lorsque Nietzsche affirme (ce qu'il ne faisait pas dans le fragment 9 [1]) que l'amour « ne peut jamais être une affaire de tête ». L'amour et le mépris appartiennent ainsi à deux sphères étrangères, parfaitement hermétiques — comme le suggérait d'ailleurs la conclusion de l'évangile du fragment 9 [1] : « L'homme semble être une pluralité d'êtres, une réunion de sphères multiples, dont l'une peut regarder l'autre ». Cette affirmation n'est pas reprise dans le

Fragment 16 [23] de 1883. La formule « Il est bien connu » est sans doute une allusion à la maxime CCXCVI de La Rochefoucauld (citée par Schopenhauer dans ses Aphorismes sur la sagesse dans la vie, op. cit., p. 128) : « Il est difficile d'aimer ceux que nous n'estimons point ; mais il ne l'est pas moins d'aimer ceux que nous estimons beaucoup plus que nous » (La Rochefoucauld, Réflexions ou Sentences et maximes morales et Vauvenargues, Œuvres choisies, Paris, Éditions Garnier Frères, 1954, p. 54).

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fragment 18 [34], mais Nietzsche y souligne que toute éducation repose sur une « pensée impure », et que les parents qui élèvent leurs enfants « violent une sphère étrangère ». Nietzsche ajoute néanmoins, en 1876 : « Et pourtant cet état est possible et attesté par l'histoire ». La référence au Christ a donc changé de fonction : il ne s'agit plus seulement pour Nietzsche de dire la vérité du christianisme en définissant la « position du Christ à l'égard du monde » (même s'il prétend toujours, comme Schopenhauer, avoir saisi la vérité du christianisme et l'avoir dépouillée de sa « mythologie »), mais de prouver, en s'appuyant sur l'histoire, que l'amour le plus pur est certes la chose la plus difficile et la plus rare, mais qu'il est possible de l'atteindre puisqu'on y est déjà parvenu. La figure du Christ a d'ailleurs tendance à s'estomper dans le texte de 1876 : Nietzsche ne parle plus de la « position du Christ à l'égard du monde » mais de la « position du fondateur de la religion chrétienne », et il ne se propose plus de nous dire ce qu'est cette position, mais ce qu'elle est « peut-être » (vielleicht)21 — comme s'il voulait signifier par là que l'interprétation de la position du Christ n'est pas ou n'est plus le thème principal du texte. Il ne reprend pas non plus la phrase : « Mais le Christ se méprisait lui-même et s'aimait lui-même, et il considérait les hommes à son égal ». Cette mise en retrait de la référence au Christ a une signification philosophique : si Nietzsche prétend avoir retrouvé la vérité du christianisme, i l i e n s e néanmoins qu'au « cœur » de cette vérité, Dieu est « tout à fait superflu » . Ce n'est pas Dieu qui accorde à l'homme la grâce de continuer à s'aimer lui-même alors qu'il se méprise, c'est l'homme qui s'accorde cette grâce à lui-même. Nietzsche ne se réfère donc pas au Christ, dans le fragment 18 [34], pour évoquer un dieu, mais seulement pour attester la possibilité d'accéder à l'amour le plus pur : c'est déjà ce qu'il faisait dans l'évangile du fragment 9 [1], mais c'est un point qui prend, dans l'aphorisme du Soc, plus de relief et d'importance. Autre modification notable : l'injonction de l'amour le plus pur a changé. Ce n'est plus : « Aime-toi toi-même et personne en dehors de toi — parce que toi seul tu peux te connaître ; et aime les autres, si tu le peux, c'est-à-dire si tu es à même de les connaître complètement et de les mépriser, comme toi-même ». C'est : « ne méprise personne, en-dehors de toi-même, parce que toi seul tu peux te connaître ». L'injonction ne porte plus sur l'amour mais sur le mépris, et la possibilité de connaître et de mépriser les autres n'est plus admise. Si, dans le fragment 9 [1], le devoir d'aimer son prochain était subordonné à notre capacité de le connaître (donc de le mépriser), dans le fragment 18 [34], le constat de notre impuissance à connaître autre chose que nous-mêmes rend très logiquement caduc le devoir d'aimer son prochain. L'amour le plus pur n'est donc plus d'abord une relation à soi, puis aux autres, mais uniquement une relation à soi. Ce qui semble difficile, dans une telle attitude, c'est de s'aimer soi-même tout en se méprisant et 21

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Le « vielleicht » a été ajouté de la main de Nietzsche à la première version de l'aphorisme, dictée à Peter Gast. Fragment 5 [166] de 1875.

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c'est, en se méprisant, de ne mépriser que soi-même — c'est-à-dire de ne mépriser que ce que l'on connaît vraiment. L'amour le plus pur est donc une union de l'amour de soi et du mépris de soi seul. Ce qui le définit, ce n'est pas seulement que celui qui aime s'aime lui-même tout en se méprisant, c'est aussi qu'il ne méprise que lui-même (peut-être aime-t-il aussi les autres tout en s'aimant luimême : Nietzsche ne le dit pas). Ces modifications 23 trouvent leur cohérence dans la conclusion du fragment 18 [34], qui s'inscrit ouvertement dans la problématique générale du chapitre, puisque Nietzsche y articule explicitement son analyse de la pitié envers soimême avec la question de l'allégement de la vie : « et l'homme se sentira finalement ainsi, dans tout ce qu'il fait, d'une totale insuffisance, et la chose la plus élevée qu'il peut atteindre, sera : avoir pitié de lui-même ; l'amour et la pitié envers soi-même sont réservés aux degrés les plus élevés de l'alourdissement de la vie comme les moyens d'allégement les plus puissants ». Cette conclusion se fonde sur l'hypothèse, formulée dans le fragment 18 [31] de 1876, de l'alourdissement progressif de la vie (« Si au cours de l'histoire la vie doit être ressentie comme toujours plus pénible, alors on peut bien se demander si l'inventivité des hommes suffira finalement aussi pour les degrés supérieurs de cet alourdissement »), et sur la théorie des « niveaux d'humanité » — ainsi que sur le principe fondamental de l'aphorisme 111 du Soc : « Rien ne donne à l'homme le sentiment que la vie est alourdie autant que le mépris ». L'association du mépris de soi et de l'amour de soi, dans la pitié envers soi-même, est donc celle du plus grand alourdissement et du moyen le plus puissant de s'alléger la vie : ce sont d'ailleurs les deux artifices les plus efficaces du christianisme, dont le double visage révèle ici toute sa duplicité.

Une étude plus rigoureuse montrerait d'autres transformations. Disons que, d'une manière générale, Nietzsche s'efforce en 1876 d'articuler l'évangile du fragment 9 [1] avec l'ensemble de ses analyses sur l'allégement religieux — notamment avec celle de l'aphorisme 111 du Soc (copie au net de l'aphorisme 117 de Choses humaines, trop humaines). Il ajoute ainsi la référence au caractère méprisable, à Γ « abjection » ( Verächtlichkeit) de l'homme, en définissant le « noyau » du christianisme par la « pitié envers soi-même et envers son abjection totale » (Erbarmen mit sich und seiner völligen Verächtlichkeit) — ce qui jette un pont entre le fragment 18 [34] et l'aphorisme 111 du Soc, dans lequel Nietzsche ajoute aussi, à la mention de la « totale indignité et peccabilité » de l'homme, celle de sa Verächtlichkeit. En reformulant le précepte de l'amour le plus pur, Nietzsche le rend également compatible avec l'argumentation de l'aphorisme 111 : s'il s'agit de ne mépriser personne, hormis soi-même, une telle attitude peut parfaitement correspondre avec le « stratagème » du christianisme, qui consiste à répandre le mépris de soi pour empêcher le mépris du prochain. Enfin, Nietzsche ne parle plus, dans le fragment 18 [34], du « chrétien », mais du « chrétien des premiers temps » (der Christ der ersten Zeit), prenant en compte cette historicité et cette évolution du christianisme qu'il souligne précisément dans l'aphorisme 111 du Soc, lorsqu'il explique que le mépris de soi a perdu aujourd'hui sa « pointe la plus acérée » : le chrétien ne se méprise plus en tant qu'individu, comme aux premiers temps, mais en tant qu' « homme en général ».

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c. Le « besoin chrétien de rédemption » Cette assimilation du christianisme à un processus d'alourdissement de la vie et à l'un des « moyens d'allégement les plus puissants » débouche sur l'examen du « besoin chrétien de rédemption » dans les aphorismes 132 à 135 de Choses humaines, trop humaines. C'est un moment essentiel dans l'analyse de la religion comme art de vivre et comme réservoir de « recettes » pour supporter la vie : Nietzsche y forge des arguments qu'il développera tout au long de son œuvre. Nietzsche formule clairement son objectif : « obtenir, de ce phénomène de l'âme chrétienne qu'on appelle besoin de rédemption, une explication exempte de mythologie, c'est-à-dire purement psychologique »24. Cette formule rappelle celles du fragment 9 [1] de 1875 et du fragment 18 [34] de 1876, dans lesquels Nietzsche, reprenant une métaphore schopenhauérienne, prétendait retrouver le « cœur du christianisme, sans toute l'enveloppe et la mythologie ». La différence est que, dans Choses humaines, trop humaines, se débarrasser de la mythologie ne consiste plus à proposer une explication métaphysique mais psychologique de la religion. Cette psychologie du « besoin de rédemption » consiste d'abord à expliquer le profond malaise de l'homme, qui est aujourd'hui « particulièrement mécontent de lui-même » : non seulement il se sent incapable de cette « pensée désintéressée » qu'on l'a habitué à associer aux actions les plus élevées (il porte ainsi « sa part d'insatisfaction et d'imperfection humaines, ce fardeau universel »), mais il se compare encore à Dieu (défini précisément comme Γ « être qui est seul capable de ces actions dites sans égoïsme et qui vit dans la conscience perpétuelle d'une pensée désintéressée ») — ce qui l'enfonce un peu plus dans l'insatisfaction : « c'est de se regarder dans ce clair miroir, dit Nietzsche, qu'il se découvre un être d'une apparence si trouble, si bizarrement défigurée ». On retrouve ici l'image du « miroir transfigurant » de La Naissance de la tragédie, et l'idée selon laquelle les chrétiens ne voient pas dans leur dieu, comme les Grecs, un « reflet de l'exemplaire le jslus réussi de leur propre caste », mais le « contraire de leur propre essence » . Si la légèreté des dieux à la vie facile, comme Burckhardt le souligne dans son cours sur l'histoire de la culture grecque, tient notamment à ce qu'ils n'étaient pas meilleurs que les hommes, et à ce qu'ils se tenaient plutôt à côté d'eux qu'au-dessus d'eux, le Dieu chrétien terrasse les hommes de toute la hauteur de sa perfection morale, et c'est en se comparant à lui que le chrétien se trouve si misérable 26 . Comme le polythéisme grec, le christianisme est donc une sorte de « miroir transfigurant », mais alors que les Grecs se sentaient magnifiés et ennnoblis par la beauté de leurs dieux, le chrétien voit son apparence enlaidie et écrasée par la sainteté du sien.

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Choses humaines, trop humaines, aphorisme 132. Fragment 5 [150] de 1875. Nietzsche songe sans doute ici aux pensées de Pascal sur la misère de l'homme sans Dieu.

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À cette insatisfaction s'ajoute l'angoisse, la peur du Dieu vengeur, de la colère divine. Les « terreurs de l'imagination » viennent ainsi aggraver le malaise : Dieu « hante » le chrétien « sous les traits d'une justice vindicative », et « dans toutes les circonstances possibles de sa vie, petites et grandes, il croit reconnaître sa colère, sa menace, voire sentir par anticipation les coups de verge qu'il assène en juge et en bourreau ». Or, ce malaise du chrétien, cette mauvaise conscience terrifiée et humiliée, provient d'une « interprétation fausse »27 que Nietzsche décompose et reconstitue dans l'aphorisme 133 de Choses humaines, trop humaines : cet état, « l'homme n'y est pas tombé par sa "faute" et son "péché", mais par une suite d'erreurs de sa raison ». L'homme doit comprendre que « c'était la faute du miroir si son être lui est apparu obscur et haïssable à ce point, et que ce miroir était son œuvre à lui, l'œuvre très imparfaite de l'imagination et du jugement humains ». La première de ces « erreurs de la raison » consiste à croire en l'existence d'un être qui puisse agir de manière totalement désintéressée : « un être qui serait uniquement capable d'actions pures de tout égoïsme est encore plus fabuleux que le Phénix », dit Nietzsche. Il n'y a donc pas d ' « amour pur » au sens quiétiste ou schopenhauérien du terme ; Nietzsche montre l'absurdité d'une telle notion : « Comment l'ego serait-il capable d'agir sans ego ? » Comment pourrais-je faire quelque chose qui n'ait absolument aucun rapport avec moi ? L'idée d'une action désintéressée, si on la prend au sérieux, est en effet l'idée d'un moi qui agirait sans que son action l'intéresse d'aucune manière, sans être concerné par cette action. C'est l'idée d'un moi qui ne serait plus « moi » lorsqu'il agit : on tombe dans la contradiction (le concept « part en fumée », dit Nietzsche). T1 y a ainsi toujours une part d'égoïsme (un « mobile personnel », une « nécessité intérieure », un « besoin ») dans l'action d'un ego : le moi ne peut s'empêcher de s'affirmer lorsqu'il agit — au fond, Nietzsche se sert ici de l'argument qu'il oppose parfois à la doctrine schopenhauérienne de la négation de la volonté : vouloir ne plus vouloir, c'est encore vouloir, et l'ego qui veut agir sans aucun égoïsme a sans doute un intérêt personnel, égoïste au sens le plus élémentaire du terme, à vouloir agir de la sorte. Nietzsche montre ainsi dans la Généalogie de la morale que Schopenhauer avait un intérêt très personnel à défendre la définition kantienne du beau comme « ce qui plaît sans intérêt » : « Et ne pourrait-on finalement objecter à Schopenhauer lui-même que c'est tout à fait à tort qu'il se croit kantien, qu'il a compris la définition kantienne du beau d'une façon qui n'est rigoureusement pas kantienne, — qu'à lui aussi le beau plaît par un "intérêt", et même par l'intérêt le plus puissant, le plus personnel : celui de l'homme torturé qui échappe à la torture ?... »28 Dès lors qu'une action est accomplie, c'est donc qu'elle était intéressante, car un ego, par définition, ne peut « agir sans ego », c'est-à-dire sans être intéressé par ce qu'il fait — mais une action désintéressée intéressante, une action désintéressée qui intéresse celui qui l'accomplit, c'est une Choses humaines, trop humaines, aphorisme 134. Généalogie de la morale, III, § 6.

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contradiction dans les termes : on a toujours une raison personnelle de faire ce que l'on fait. La deuxième erreur consiste à associer un sentiment (l'amour) à ces actions dites « désintéressées » : si Dieu, comme on le dit souvent, est « tout amour », il ne saurait donc être capable d'aucune action désintéressée. Nietzsche se réfère à La Rochefoucauld et à Lichtenberg, pour montrer que « nous ne sentons que pour nous », même lorsque nous aimons, c'est-à-dire même lorsque notre sentiment nous tourne vers les autres. Après avoir réduit en fumée le concept d'action désintéressée, Nietzsche montre que l'idée d'un sentiment désintéressé est tout aussi absurde : ce n'est pas seulement parce que c'est un moi qui aime que l'amour pur est impossible, c'est aussi parce que ce moi aime. On ne peut aimer sans avoir intérêt à le faire et sans s'investir personnellement dans ses sentiments. Mais ce n'est pas tout : admettons que l'on puisse être tout amour comme le Dieu des chrétiens, c'est-à-dire (ce qui est impossible) aimer et « ne rien faire, ne rien vouloir pour soi, mais tout pour les autres », il y a une autre raison qui rend cet amour impossible : un homme est « obligé, selon Nietzsche, de faire énormément pour soi s'il veut pouvoir faire tant soit peu pour autrui ». C'est une question d'économie vitale, de gestion des forces et des richesses : on ne peut donner sans posséder, et il faut avoir fait pour soi et voulu pour soi pour pouvoir faire et vouloir pour les autres. De plus, on ne peut donner si l'autre n'accepte pas de recevoir : l'amour pur et la « moralité suprême » impliquent Pégoïsme et l'immoralité. La morale du désintéressement repose donc sur une « suite d'erreurs » : l'examiner attentivement, c'est comprendre qu'elle se contredit elle-même. La logique nous permet ainsi d'extirper et de trancher l'une des racines du besoin de rédemption : le désir qu'a l'homme de « se sentir plein de cette bonne conscience qui accompagne, dit-on, une pensée désintéressée », et l'insatisfaction de ne pouvoir satisfaire ce désir. Mais le besoin de rédemption a une seconde racine : l'idée de Dieu — plus précisément l'idée d'un Dieu parfait et vengeur, qui plonge l'homme dans le « sentiment de la faute » : « que l'idée de Dieu disparaisse, dit Nietzsche, le sentiment de "péché" disparaît aussi, de manquement aux préceptes divins, de souillure infligée à une créature vouée à Dieu ». S'il ne croit plus en Dieu, l'homme ne croit plus en sa « totale indignité, peccabilité et abjection », il ne se sent plus « indigne et méprisable à tous les degrés »29, il ne se sent plus coupable (« pécheur ») et le tourment des remords (« cet aiguillon le plus acéré de tous dans le sentiment de la faute ») ne le torture plus. Avec l'idée de Dieu, c'est le sentiment du péché qui disparaît. Or, selon Nietzsche, nous sommes désormais en mesure de comprendre la genèse de l'idée de Dieu (« comment elle est apparue ») : « c'est un point sur lequel il ne peut plus y avoir de doute en l'état actuel de l'étude comparée des peuples ; et dès que l'on comprend cette genèse [EntsteChoses humaines, trop humaines, aphorisme 117.

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hung], c'en est fait de cette croyance »30. Nietzsche assimile ainsi l'idée de Dieu à une donquichotterie qui rabaisse et humilie l'homme : « Il arrive au chrétien qui compare son être à celui de Dieu la même chose qu'à don Quichotte, qui sousestime sa vaillance parce qu'il n'a en tête que les héros de romans de chevalerie et leurs prodigieuses prouesses ». L'homme ne doit plus se mesurer à une perfection fabuleuse qui fait de lui un éternel insatisfait, toujours mécontent de lui-même : il ne doit plus considérer, pour s'estimer (pour s'aimer et pour se mépriser) que sa propre réalité — « une chose est nécessaire, dit Nietzsche dans Le Gai savoir : que l'homme parvienne à être content de lui-même » 3I . Reconstituer la genèse de l'idée de Dieu, c'est donc ne plus croire — et c'est découvrir l'innocence, l'irresponsabilité de l'homme : « Quand on a compris "comment le péché est venu au monde", c'est-à-dire par le canal d'erreurs de la raison en vertu desquelles les hommes se tiennent entre eux, mieux, l'individu se tient lui-même, pour beaucoup plus noirs et mauvais que ce n'est en effet le cas, le sentiment s'en trouve considérablement allégé [sehr erleichtert], et il arrive que les hommes et le monde vous apparaissent auréolés d'une gloire d'innocence qui vous remplit d'aise jusqu'au fond »32. Une telle découverte est une véritable transfiguration : à la gloire divine qui auréole le Christ ou à la « gloire de la passivité » qui illumine Œdipe au moment de sa mort 33 , l'esprit libre substitue la « gloire d'innocence » qui baigne le monde quand on a compris que le sentiment du péché n'était qu'une illusion. Cette gloire n'est pas une grâce divine, c'est le rayonnement même de la vie une fois qu'on l'a nettoyée de tout ce qui l'alourdit et l'assombrit, une fois qu'on l'a allégée de l'idée de Dieu et du sentiment du péché. À l'allégement de la rédemption {Erlösung) et à l'alourdissement impliqué par la genèse du « besoin de rédemption », Nietzsche oppose ainsi la légèreté de l'innocence {Siindlosigkeit, littéralement « absence de péché »), qui ne s'atteint pas par la religion mais par la raison et la philosophie : rien n'allège si radicalement la vie d'un homme que de « faire passer dans sa chair et dans son sang la conviction philosophique de la nécessité absolue de tous ses actes et de leur totale irresponsabilité ». Ce n'est donc pas l'amour, si pur soit-il, qui peut nous libérer définitivement du sentiment de culpabilité, du remords et du mépris de soi, c'est la connaissance.

d. L'amour divin comme amour de soi Or, une fois que cette « conviction philosophique » a été assimilée, l'idée d'un amour « fondé sur le mépris » devient absurde : si l'homme est innocent, il n'est Ibid., aphorisme 133. Le Gai savoir, aphorisme 290. Choses humaines, trop humaines, aphorisme 124. La Naissance de la tragédie, § 9.

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plus méprisable. La question de l'amour « pur » disparaît ainsi totalement dans Choses humaines, trop humaines. On assiste en fait, en 1877-1878, à un renversement complet de la perspective : Nietzsche ne s'efforce plus de formuler sa religion (son « évangile ») et de retrouver le noyau du christianisme authentique, c'est-à-dire sa vérité philosophique, mais il montre que ce noyau est lui-même au cœur d'une illusion. La recherche héroïque de l'amour le plus pur cède ainsi la place à une critique généalogique de la croyance en un amour divin : « Comment est-il possible que quelqu'un se méprise en tout point (se sache radicalement "pécheur") et s'aime néanmoins ? »34 L'« explication scientifique » de ce paradoxe n'a rien à voir, dit Nietzsche, avec celle qu'en propose la religion : Nietzsche montre comment l'homme, parce qu'il se croit « libre et mauvais », attribue les meilleurs de ses sentiments à un être extérieur, et interprète l'amour qu'il ressent (« amour dont il s'aime au fond lui-même ») comme un « amour divin ». L'association de l'amour de soi et du mépris de soi n'est donc plus la « chose la plus difficile et la plus rare », mais le lot commun des chrétiens, la conséquence banale d'une « fausse psychologie » et d'une « interprétation chimérique des motivations » : si l'homme se méprise lui-même, ce n'est pas qu'il ne s'aime pas lui-même, c'est qu'il interprète mal l'amour dont il s'aime lui-même, en l'attribuant à Dieu. Nietzsche propose donc moins une explication scientifique de ce qu'il appelait un « miracle » en 1875-1876, c'est-à-dire du fait que l'homme puisse continuer à s'aimer alors qu'il se méprise lui-même, que du fait que Γ « homme religieux » assimile cette persistance de l'amour à la présence en lui d'un amour divin. Nietzsche écrivait déjà dans le fragment 9 [1] de 1875 : « D'ordinaire, c'est à un dieu qu'on attribue un amour à ce point sublimé et inconcevable. Mais c'est nous-mêmes qui sommes capables d'un tel amour ». C'est cette remarque que Nietzsche reprend et développe en 1877, prolongeant l'analyse d'un fragment de 187535 : « Autrefois on attribuait au diable ou aux mauvais esprits ses tentations ou ses envies : cela passe maintenant pour des contes. Ce sera donc aussi un conte que d'être redevable à un dieu de ses bons mouvements et de ses succès. Dans les deux cas, ce sont des allégements [Erleichterungen] ». Or, si lier à un dieu l'origine de l'amour et de la pitié envers soi-même ressortit aux allégements de la vie, cette pitié est elle-même, dans le fragment 18 [34] de 1876, l'un des « moyens d'allégement les plus puissants » : l'homme s'allège ainsi la vie en attribuant à Dieu l'allégement de son existence. C'est une sorte d'allégement au second degré, d'allégement qui consiste à ne pas assumer la charge de l'allégement lui-même — et c'est dans cet allégement au second degré que se concentre toute l'ingéniosité, toute la subtilité du christianisme, et que le piège se referme sur le cœur du chrétien : en l'allégeant du souci d'alléger lui-même son existence, le christianisme alourdit la vie de l'homme et l'enfonce dans le mépris

Fragment 22 [20] de 1877. Fragment 5 [139] de 1875.

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de soi. L'allégement véritable consiste à s'affirmer soi-même, c'est-à-dire à se charger de soi-même et à ne plus se décharger du soin de s'alléger la vie. Nietzsche approfondit cette analyse dans l'aphorisme 134 de Choses humaines, trop humaines, en y ajoutant une « explication scientifique » de l'amour de soi du chrétien : « si, comme nous l'avons dit, ce sont certaines erreurs qui ont fourvoyé le chrétien dans ce sentiment de mépris de soi, c'est-à-dire une interprétation fausse, non scientifique, de ses actes et de ses sentiments, il lui faudra constater au comble de l'étonnement que cet état de mépris, de remords, de déplaisir en somme, n'est pas durable, qu'il lui arrive d'avoir des heures où tout cela est balayé de son âme, où il se sent libre et vaillant de nouveau ». La vie reprend alors le dessus, le chrétien reprend goût à lui-même : « c'est le plaisir de son être propre qui l'a emporté, cette aise qui lui vient de sa propre force, associés à l'atténuation nécessaire de toute émotion profonde ; l'homme recommence à s'aimer, il le sent, — mais c'est justement cet amour, cette estime nouvelle de soi qui lui paraissent incroyables, il ne peut y voir que la descente tout imméritée d'un rayon de la grâce d'en haut ». C'est donc l'amour de soi dans sa forme la plus élémentaire, le vouloir-vivre, le plaisir de se sentir en vie, plein de force et d'énergie, qui explique que l'amour renaisse et l'emporte temporairement sur le mépris de soi. Nietzsche insiste désormais sur Yalternance des états : dans la vie du chrétien, il y a des périodes de mépris et des « heures » de plaisir et d'amour. Nietzsche ne décrit plus une simultanéité, comme en 1875-1876 (s'aimer d'amour pur, c'est s'aimer et « en même temps » se mépriser)36, mais une sucession : il réduit ainsi l'aspect extraordinaire du « miracle » de l'amour — même si l'amour de soi du chrétien reste un phénomène suffisamment étonnant pour que le chrétien l'assimile à un « rayon de la grâce »37. En outre, une succession peut être soumise au principe de causalité et elle est susceptible d'une interprétation « scientifique ». Enfin, l'alternance de déplaisir et de plaisir retrouvé fait songer aux cycles d'une maladie chronique, avec ses phases d'abattement et de convalescence. Or, il arrive à Nietzsche d'assimiler la vie religieuse à une suite d ' « états 38

maladifs » : l'amour de soi du chrétien renaît comme la santé revient au malade, ou comme l'anesthésie apaise la douleur, et plonge le malade dans une torpeur voluptueuse. Cet amour de soi, qui resurgit périodiquement et triomphe du déplaisir et du mépris de soi, n'est donc plus associé, dans Choses humaines, trop humaines, à la pitié envers soi-même : il s'agit du pur instinct de vie, de l'amour-eros, pour parL'évangile du fragment 9 [1] de 1875 était cependant un peu ambigu sur ce point, puisque la formule « Nous agissons à nouveau [wieder] et vivons encore [weiter] » pouvait aussi évoquer une certaine alternance. Mais l'amour le plus pur y était clairement défini comme la coexistence, éminemment paradoxale, de l'amour et du mépris. Cf. l'aphorisme 79 d'Aurore : « Ainsi votre amour du prochain est une grâce ? Votre pitié une grâce ? Bon, si cela vous est possible, faites un pas de plus: aimez-vous vous-mêmes par grâce, — dès lors vous n'avez plus besoin de votre dieu et tout le drame de la chute et de la rédemption se joue intégralement en vous-mêmes ! » Choses humaines, trop humaines, aphorisme 126.

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1er comme Schopenhauer. C'est sans doute la différence la plus fondamentale entre l'aphorisme 134 de Choses humaines, trop humaines et les fragments de 1875-1876 : Nietzsche n'accorde plus aucun rôle positif à la pitié. Il ne lui accorde même plus de rôle du tout : il n'est plus question désormais d'amour « pur », mais d'une sorte d'égoïsme vital — conformément à la thèse de l'aphorisme 133 : tout amour est égoïste et aucun ego n'est capable d'agir (encore moins d'aimer) sans ego. Nietzsche renverse ainsi complètement le point de vue schopenhauérien (« Tout amour est pitié », dit Schopenhauer39). La « rédemption » si chère à Wagner est donc une illusion, une interprétation fausse de l'amour de soi. La généalogie du « besoin de rédemption » est ainsi celle d'une « pensée impure » — et celle d'une « pensée impure » dont il est possible de proposer une interprétation scientifique, c'est-à-dire psychologique et logique. Cette interprétation révèle un cercle vicieux dans lequel le chrétien se laisse prendre au piège : l'idée de Dieu et d'un pur amour divin (c'est-à-dire d'un amour désintéressé, purifié de tout « intérêt personnel ») nourrit le mépris de soi des hommes, et l'amour de soi, en reprenant possession de l'individu, suscite luimême l'illusion d'un pur amour de Dieu. L'homme se méprise lorsqu'il se compare à Dieu et, lorsqu'il s'aime à nouveau, il attribue à Dieu cette renaissance de l'amour — mais en se comparant à nouveau au pur amour de Dieu, il risque de retomber dans le mépris de soi... L'individu est ainsi pris dans un dispositif implacable, un jeu de bascule où sentiment de culpabilité et besoin de rédemption se renforcent mutuellement, et où la pulsion de vie est dévoyée et asservie à la croyance en Dieu : ce n'est plus pour le salut de l'espèce que Pégoïsme individuel est détourné de sa trajectoire naturelle, comme dans la « métaphysique de l'amour sexuel » du Monde comme volonté et comme représentation, c'est pour le salut de l'Église : l'amour n'est plus un « stratagème » de la nature, comme chez Schopenhauer40, mais du christianisme. Il suffit néanmoins de démasquer la fausse psychologie qui pervertit ainsi le vouloir-vivre pour que le piège s'effondre — Nietzsche l'affirme clairement dans l'aphorisme 135 de Choses humaines, trop humaines, par lequel il conclut sa généalogie du besoin de rédemption : « Ainsi donc, une certaine psychologie fausse, une certaine manière chimérique d'interpréter ses motivations et ses réactions profondes sont la condition nécessaire pour devenir chrétien et ressentir le besoin de rédemption. A-t-on clairement compris cet égarement de la raison et de l'imagination, on cesse d'être chrétien ». L'évolution de Nietzsche est donc très nette dans la deuxième moitié des années 1870 : entre les fragments de 1875 et les aphorismes de Choses humaines, trop humaines, Nietzsche se débarrasse de l'image wagnérienne et schopenhauérienne du saint comme figure idéale du « génie », réconciliation héroïque de la tête et du cœur et incarnation suprême de la pitié, c'est-à-dire d'une synthèse supérieure de 39 4(1

Voir Le Monde comme volonté et comme représentation,

§ 66, op. cit., p. 471.

Ibid., p. 1290 (à propos de l'amour sexuel : « la nature a besoin de ce stratagème pour arriver à ses fins »).

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la connaissance et du sentiment. Son discours sur la religion perd ainsi sa dimension métaphysique et fondatrice (« évangélique ») et cède le pas à une généalogie critique de l'allégement religieux. D a n s cette perspective, Nietzsche ne critique pas la prétention de la religion à alléger l'existence, mais la manière avec laquelle elle procède, en provoquant et en orchestrant un véritable « égarement de la raison et de l'imagination », qui lui permet d'alourdir artificiellement la vie des h o m m e s (par le mépris de soi, le sentiment du péché) et de créer ainsi un besoin d'allégement (le « besoin de rédemption ») q u ' e l l e n ' a pas de peine à satisfaire ensuite (par la fable de l ' a m o u r et de la miséricorde de Dieu) : c'est la duplicité, le « double visage » du christianisme.

2. « U n e religion apparaît pour alléger le cœur » L a religion alourdit d o n c pour alléger l'existence — en t é m o i g n e la vie du croyant, rythmée par une alternance de plaisir et de déplaisir, d'heures d'angoisse, d'insatisfaction, de mépris de soi, et d ' a m o u r , de joie, de confiance. Or (et c'est précisément ce que Nietzsche critique dans l'allégement religieux), cette alternance (qui rappelle l'image schopenhauérienne de la vie qui « oscille, c o m m e un pendule, de droite à gauche, de la s o u f f r a n c e à l'ennui », du désir à la satiété 4 1 ) prend le croyant au piège de sa propre foi : la légèreté que la religion lui propose est une légèreté superficielle, qui ne correspond pas à un allégement réel de la vie, mais qui consiste seulement à recréer sans cesse les conditions de son renouvellement (puisque la religion mourrait si les h o m m e s n ' a v a i e n t plus besoin de l'allégement religieux).

a. L'allégement de la douleur Nietzsche dit parfois q u ' e n philosophie, la question fondamentale est celle du rapport à la douleur : quelle attitude avons-nous face à la douleur ? cherchonsn o u s à la fuir ou à la dominer ? a-t-elle un sens pour nous ? lequel ? de quoi souffrons-nous ? d ' u n manque ou d ' u n trop-plein d'énergie ? 42 Ce sont ces questions qui, selon Nietzsche, permettent de distinguer le pessim i s m e romantique (qui consiste à souffrir d ' u n « appauvrissement de la vie ») et le « pessimisme de la force » (ou « pessimisme dionysiaque », qui consiste à souffrir d ' u n e « surabondance de vie ») — la volonté décadente, qui cherche à se nier elle-même, et la volonté ascendante, qui s ' i m p o s e et s'affirme 4 3 . Or, pour Nietzsche, le christianisme est « essentiellement romantique », c'est une religion Ibid., § 57, p. 394. Voir par exemple Y Essai d'autocritique, § 4. Le Gai savoir, aphorisme 370. Sur la notion de « pessimisme de la force », voir d'autocritique, § 1 ou le fragment 10 [21] de 1887.

YEssai

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de la faiblesse qui s'adresse à celui qui a faim, au « plus pauvre de vie » — mais qui ne le rassasie que pour mieux l'affamer, qui ne lui donne l'illusion de la richesse que pour mieux l'appauvrir : en calmant la douleur des hommes, la religion entretient et ravive leurs souffrances. Nietzsche fait cette analyse dès les fragments de 1875-1876, dans lesquels il définit la religion comme un « narcotique » et une anesthésie — c'est-à-dire comme un mode d'allégement qu'il ne cessera de rapporter au nihilisme romantique et à la décadence. Dans l'aphorisme 108 du Soc (c'est-à-dire dans le fragment 18 [33] de 1876), Nietzsche explique ainsi que la plupart des remèdes que les hommes utilisent contre la douleur sont des « narcotiques » (Betäubungen), c'est-à-dire des remèdes qui relèvent d'une « médecine d'un niveau inférieur ». À ce titre, les religions et les arts, qui offrent des « représentations servant de narcotiques », font partie de l'histoire de la médecine. Nietzsche ajoute que ce sont surtout les religions qui « s'entendent, par le moyen d'hypothèses, à faire perdre de vue la cause de la souffrance, par exemple en disant à des parents dont un enfant vient de mourir qu'il n'est pas mort, voire, considérant le cadavre, qu'il continue même à vivre plus beau qu'avant ». Ce texte est une variante du fragment 5 [163] de 1875, dans lequel Nietzsche ajoutait en conclusion : « Ainsi c'est pour le pauvre que la religion doit exister, avec sa consolation. La tragédie estelle encore possible, pour celui qui ne croit pas à un monde métaphysique ? Il faut montrer à quel point ce qu'il y a de plus élevé dans l'humanité, jusqu'à nos jours, est issu de cet art inférieur de guérir ». La proximité est frappante entre cette dernière formule et celle du fragment 9 [1] de 1875 : « J'aimerais qu'on examine la dette de l'humanité à l'égard de l'imaginaire, de la pensée impure, et même si une vie supérieure est possible une fois que le scepticisme commence à régner, par exemple l'art est-il encore possible ? » — ou celle de l'aphorisme 292 de Choses humaines, trop humaines : « N'est-ce pas justement sur ce sol qui te déplaît tant parfois, sur ce sol de la pensée impure, qu'ont poussé les plus beaux fruits de notre ancienne culture ? »44 Ces rapprochements montrent la complexité et la subtilité du discours nietzschéen : Nietzsche a beau critiquer la « médecine » religieuse et artistique, il ne reconnaît pas moins sa fécondité et son importance historique. Or, si les « recettes » de la religion ne sont que des narcotiques, c'est qu'elles ne s'attaquent pas au mal lui-même mais seulement à la douleur qu'il engendre. Sur ce point, le fragment 5 [163] n'est pas parfaitement clair, puisque Nietzsche y dit à la fois que la religion et l'art « équilibrent » et « calment » (ce qui semble indiquer qu'ils ne font qu'endormir la douleur), et qu'ils permettent une « élimination de la cause de la souffrance » (ce qui pourrait signifier qu'ils ne sont pas de simples narcotiques, mais de véritables remèdes). Nietzsche est plus clair dans le fragment 18 [33] : il ne parle plus de supprimer, d'éloigner ou d'écarter {beseitigen) la cause de la douleur, mais de la « faire perdre de vue » Cf. l'Introduction du cours sur Le Service divin des Grecs : « C'est sur ce sol de la pensée impure qu'a grandi le culte grec » (KGW II/5, p. 365).

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(aus den Augen zu rücken) — ce qui semble vouloir dire que l'on agit moins sur la cause de la douleur que sur le regard qui est porté sur elle ou sur l'impression qu'elle nous fait. Nietzsche précise encore sa pensée dans un fragment de 18761877 : « On peut soit supprimer un mal [ein Übel beseitigen] soit modifier notre disposition [Stimmung] à l'égard de ce mal (une autre impression) » 45 . Nietzsche distingue donc désormais entre le traitement du mal lui-même et celui de Γ « impression » qu'il nous fait. C'est ce qu'il appelle, dans l'aphorisme 108 de Choses humaines, trop humaines, le « double combat contre le mal » : « Quand un mal nous atteint, on peut en venir à bout soit en supprimant sa cause, soit en modifiant l'impression qu'il fait sur notre sensibilité : par quelque réinterprétation ou conversion du mal en un bien dont l'utilité se découvrira peut-être plus tard ». On songe ici aux Grecs et au fragment 5 [121] de Nous autres philologues : « Les Grecs savaient que la misère ne peut devenir jouissance qu'au moyen de l'art luimême, vide tragœdiam ». La tragédie est ainsi, comme la religion, un moyen de convertir la misère en jouissance — donc de « réinterpréter » (umdeuten) un mal pour en faire un bien. Cette réinterprétation ne supprime pas le mal mais adoucit la douleur : « l'adoucissement, l'anesthésie [Narkotisirung] momentanés, qui sont courants par exemple lors des douleurs dentaires, suffiront même pour des souffrances plus sérieuses »46. Nietzsche distingue en fait deux manières de calmer la douleur et de « modifier la sensation » : on peut agir sur le jugement (c'est ce que fait le christianisme avec des principes comme « Dieu châtie celui qu'il aime ») ou susciter un plaisir à l'occasion de la douleur (c'est ce que fait la tragédie). Il ne s'agit donc pas d'éliminer la cause du mal, mais de s'arranger avec lui et avec la souffrance qu'il entraîne. J'ajoute que dans l'aphorisme 108 de Choses humaines, trop humaines comme dans l'aphorisme 34, Nietzsche évoque un allégement supérieur de l'existence, qui ne s'accomplirait pas en modifiant l'impression que le mal produit sur nous mais en supprimant la cause du mal — et qui ne reposerait plus sur une impureté de la pensée mais sur un processus de purification de la connaissance, c'est-à-dire de libération de l'esprit.

b. La question du suicide : « nous devons apprendre à sentir » Le christianisme adoucit ainsi nos douleurs sans supprimer le mal — il l'entretient même, pour mieux les adoucir : plus l'homme souffre, plus il a besoin de calmants. Mais pour que le piège fonctionne et se referme vraiment sur l'homme, il faut que celui-ci ne puisse endormir plus radicalement sa douleur : le christianisme est une religion pessimiste qui à la fois pousse au suicide et interdit le suicide. Le chrétien est donc spolié du seul allégement compatible avec le mépris de soi, privé de cette « délicieuse et odorante goutte de légèreté » que la Ce fragment se trouve dans le carnet siglé Ν I I 3, p. 51 (voir KGW IV/4, p. 186). Choses humaines, trop humaines, aphorisme 108.

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perspective de la mort pourrait mêler à sa vie 47 . Nietzsche voit ainsi dans Γ « empêchement du suicide » une peine de vie plus terrible encore que la peine de mort : « 11 y a un droit en vertu duquel nous pouvons ôter la vie à un homme, dit-il, mais aucun qui permette de lui ôter la mort : c'est cruauté pure et simple » 48 . Nietzsche pose ainsi, dans l'aphorisme 80 de Choses humaines, trop humaines, l'épineuse question du suicide du vieillard, et montre comment le christianisme a conduit peu à peu les hommes à considérer le suicide comme un acte contre-nature, alors qu'il n'y a rien de plus naturel et de plus sain, selon Nietzsche, que de se donner la mort quand on ne veut plus vivre : « Le suicide est dans ce cas un acte qui se présente tout naturellement et qui, étant une victoire de la raison, devrait en toute équité mériter le respect » 49 . C'était d'ailleurs le cas dans l'Antiquité : les plus braves des philosophes grecs et des patriotes romains « mouraient d'habitude suicidés ». Dans l'ébauche de cet aphorisme, Nietzsche concluait que « le christianisme a, en ces choses, faussé le sentiment des hommes : nous devons apprendre à sentir naturellement » 50 — c'est-à-dire apprendre à nous débarrasser du « sentiment religieux » 5I , apprendre à nous libérer de tout ce dont la religion charge notre cœur afin de nous faire croire que nous avons besoin d'elle pour supporter la vie. La conclusion de l'aphorisme 80 s'inscrit plus explicitement dans la problématique de l'allégement de la vie : « Les religions sont riches en expédients pour éluder la nécessité du suicide : c'est par là qu'elles s'insinuent flatteusement chez ceux qui sont épris de la vie »52. La religion consiste donc à pousser au suicide, à interdire le suicide (ce qui assombrit considérablement la vie) et à fournir des recettes pour échapper au suicide (ce qui allège l'existence de ceux qui n'arrivent plus à aimer la vie et ce qui séduit ceux qui ne parviennent pas à cesser de l'aimer). La religion joue ainsi sur tous les tableaux : elle rend la vie insupportable pour l'alléger ensuite, et s'insinuer (schmeicheln) chez ceux qu'elle a dégoûtés de la vie — les « expédients » qu'elle propose alors s'insinuent aussi chez ceux qu'elle n'a pu dégoûter de la vie. Ce processus d'infiltration et de pénétration sournoises témoigne une nouvelle fois du double visage de la religion, qui parvient à alléger la vie tout en l'alourdissant, et à gagner les faveurs aussi bien de ceux auxquels elle a appris à mépriser la vie que de ceux qui n'ont jamais pu cesser de l'aimer.

Le Voyageur et son ombre, aphorisme 322. Choses humaines, trop humaines, aphorisme 88. Cf. l'aphorisme 185 du Voyageur et son ombre. Ce fragment se trouve dans le cahier siglé U I I 5, p. 95-96 (voir KGW IV/4, p. 181-182). Sur le « sentiment religieux », voir notamment l'aphorisme 150 de Choses humaines, trop humaines. Cf. le fragment 25 [30] de 1884 : « Sens de la religion : les ratés et les malheureux doivent être conservés, et grâce à l'amélioration de leur état moral (espérance et crainte) préservés du suicide ». Cf. également le fragment 14 [9] de 1888.

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c. Règne et ruine des religions L a réhabilitation du suicide, dans Choses humaines, trop humaines, est d o n c destinée à nous libérer de la religion — c'est-à-dire à nous libérer de ce qui nous maintient dans le piège de l ' a l l é g e m e n t religieux. D a n s le f r a g m e n t 14 [9] de 1888, Nietzsche dit encore que le christianisme, avec son incohérence et son équivocité, empêche le nihilisme de devenir héroïque et tragique, de devenir actif, c ' e s t - à - d i r e sélectif et « purificateur » : interdire le suicide, c ' e s t empêcher « Y acte du nihilisme », c'est donc contraindre le nihilisme à la passivité. L'autodépassement du nihilisme exige ainsi la réhabilitation du suicide : q u ' o n cesse de protéger « ce qui est malade et malvenu ». Or, si le christianisme interdit le suicide, et s'il entretient ainsi la pauvreté et la faiblesse humaines, c'est qu'il a besoin de cette pauvreté et de cette faiblesse pour se conserver lui-même : il doit entretenir le désir de mourir s'il veut continuer à vendre ses « expédients » pour échapper au suicide. Si le christianisme a un double visage, c'est donc que sa conservation l ' y oblige. Ainsi s'explique le paradoxe de l'aphorisme 118 de Choses humaines, trop humaines : « Dès q u ' u n e religion domine, elle a pour adversaires tous ceux qui auraient été ses premiers adeptes ». D a n s l ' é b a u c h e de cet aphorisme, Nietzsche ajoutait : « Les religions ne devraient j a m a i s dominer, mais seulement apparaître » 53 . Nietzsche veut dire par là que pour dominer, une religion doit chercher à imposer ses procédures d'allégement et q u ' à vouloir gagner tous les cœurs, elle risque de perdre celui de ses premiers fidèles. M a i s un tel « changement de personnel » ne saurait être évité : c'est pour survivre q u ' u n e religion cherche à dominer. Elle ne peut pas faire autrement. Elle est c o n d a m n é e à la volonté de puissance, car elle meurt si elle ne conserve pas, si elle n'accroît pas sa puissance. T1 n ' y a à cet égard aucune différence entre Yhomo religiosus et l'esprit libre, c o m m e Nietzsche l'explique dans l'étonnant aphorisme 595 de Choses humaines, trop humaines : « L'esprit libre, tout c o m m e le croyant, veulent eux aussi la puissance, pour y trouver quelque j o u r de quoi plaire ; si, à cause de leur doctrine, un mauvais sort vient à les menacer, persécution, cachot, supplice, ils se réjouissent à la pensée que le fer et le f e u seront une manière pour leur doctrine de pénétrer dans l'humanité ; ils l'acceptent c o m m e un moyen douloureux, mais énergique, malgré son efficacité à retardement, d'arriver quand même encore à la puissance » — ce point est capital, car il révèle Y origine secrète de tous les stratagèmes religieux : le désir de puissance (qui est à l'origine de toutes les choses humaines, trop humaines). C ' e s t ce désir qui explique à la fois que l'on puisse avoir recours à une religion pour s'alléger le cœur et que l'on accepte, au nom de cette religion, la vie la plus difficile qui soit. Ainsi s'explique aussi l'énigmatique fragment 19 [56] de 1876, explicitement consacré à l'allégement religieux de la vie : « On recourt à une religion soit pour se rendre difficile la vie extérieure et facile la vie intérieure, soit l'inverse : le Cette ébauche se trouve dans le cahier siglé U I I 5, p. 67 (voir KGW IV/4, p. 188).

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premier cas est celui du christianisme, le second celui de la ruine des religions ». On peut donc dire « qu'une religion apparaît pour alléger le cœur et qu'elle périt lorsqu'elle ne trouve plus rien à alléger ». Ce que Nietzsche appelle ici la « vie extérieure », c'est le mauvais sort qu'acceptaient les premiers fidèles et les martyrs du christianisme : « persécution, cachot, supplice », tout cela rend la vie extraordinairement âpre et difficile, mais fait pénétrer le christianisme et donne un sentiment de puissance ; la « vie intérieure », c'est le cœur, allégé par la religion qui adoucit la douleur et apaise l'inquiétude. Lorsqu'une religion décline, le rapport s'inverse : c'est la vie extérieure que la religion s'efforce d'alléger, de rendre plus commode et confortable (ce que Nietzsche appelle parfois la « pratique de la vie facile » [erleichterte Lebenspraxis], qu'il associe à une certaine forme de jésuitisme 54 ), et c'est la vie intérieure, le cœur, que la religion alourdit (par le mépris de soi, le sentiment du péché, l'interdit du suicide, etc.). Une religion qui apparaît et une religion qui décline n'ont donc pas le même visage — ou plutôt pas le même « double visage » : la première allège le cœur et alourdit la vie, la seconde alourdit le cœur pour alléger la vie. Ce fragment est l'ébauche d'un aphorisme de Choses humaines, trop humaines dans lequel Nietzsche se risque à un pronostic sur le « destin du christianisme » : « Le christianisme est apparu pour alléger le cœur ; mais maintenant, il lui faudrait commencer par alourdir le cœur pour pouvoir ensuite l'alléger. T1 va par conséquent à sa ruine »55. Nietzsche simplifie ainsi son analyse : il abandonne la distinction entre « vie intérieure » et « vie extérieure » pour retrouver l'intuition du fragment 16 [7] de 1876 : « Beaucoup veulent rendre [la vie] difficile, pour offrir ensuite leurs suprêmes recettes » — mais il interprète désormais cette attitude comme un symptôme de décadence : une religion qui ne peut plus alléger que ce qu'elle alourdit court à sa perte56. Ce que Nietzsche critique dans Choses humaines, trop humaines, ce n'est donc pas le fait que la religion apparaisse « pour alléger le cœur », c'est toute la machinerie psychologique et sociale qu'elle est obligée de mettre en place pour « régner », c'est-à-dire pour continuer à alléger le cœur. T1 semble en effet que la religion ait faussé notre sentiment de l'existence, afin de nous rendre sensibles à ses recettes pour supporter la vie : Nietzsche reconstitue la genèse de cette falsification, en montrant partout la duplicité de la religion.

Choses humaines, trop humaines, aphorisme 55. Ibid., aphorisme 119. Cf. ibid., aphorisme 555.

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3. La corruption de la tête et du cœur « N o u s devons apprendre à sentir naturellement », dit Nietzsche : la religion a faussé notre sentiment et nous ne savons plus ce qui est naturel à l ' h o m m e (par exemple le suicide du vieillard qui n ' a plus la force de vivre dignement). Dans Choses humaines, trop humaines, Nietzsche insiste à différentes reprises sur ce point : la religion, en s'emparant de notre cœur et en corrompant notre sentiment, corrompt aussi notre « tête » et n o u s plonge dans la « pensée impure ». Dans l'aphorisme 114, il parle ainsi d ' u n e « corruption nécessaire et profonde de la tête et du cœur » par un « excès maladif du sentiment ». C ' e s t cette corruption qui permet au christianisme de régner sur les h o m m e s et d'alléger leur vie tout en l'alourdissant — et c ' e s t cette corruption qui fait de l'allégement religieux un « j e u dangereux » et un « charme » (Zauber) qui alourdissent considérablement la vie de l'esprit libre 57 .

a. La « superstition du sensus allegoricus

»

Nietzsche refuse d ' a b o r d à la religion tout rapport à la vérité, m ê m e indirect et voilé, et s ' o p p o s e à ce qu'il appelle la « superstition du sensus allegoricus », c'est-à-dire à la t h è s e f o n d a m e n t a l e de S c h o p e n h a u e r sur la religion : selon Nietzsche, la religion ne dit pas allégoriquement {sensu allegorico) la vérité que la philosophie dirait directement {sensuproprio), mais elle ne dit aucune vérité du

tout. Ce j u g e m e n t apparaît dans un fragment de 1876 : « Les religions n'expriment pas j e ne sais quelles vérités sensu allegorico, mais bien aucune vérité du tout — voilà ce q u ' o n peut objecter à Schopenhauer » 58 . C ' e s t « la peur de l'inexplicable, ajoute Nietzsche, qui est à l'origine de la religion ; ce qui s ' y trouve de raison y a pénétré par des voies détournées ». L ' a f f i r m a t i o n de cet antagonisme entre vérité et religion provoque la reformulation, en termes psychologiques et anthropologiques, de l ' u n e des grandes interrogations de la métaphysique d'artiste : « Si la religion est nécessaire pour vivre, celui qui l'ébranlé est un danger pour tous : si le mensonge est nécessaire, on n ' a pas le droit d ' y toucher. — D o n c — la vérité est-elle possible conjointement à la vie ? » 59 En tant qu'allégement de l'existence, en tant que source irremplaçable de bonheur et de consolation, il semble ainsi que la religion soit indispensable à la vie (au m ê m e titre que la « pensée impure » et que Γ « illogique » en général). Nietzsche assimile donc la religion à une « erreur sur la vie nécessaire à la vie », et dissocie cette erreur de toute relation avec la vérité, rejetant ainsi la théorie wagnérienne du « mirage » sincère qui était au

Voir les aphorismes 121 et 131 de Choses humaines, trop Fragment 19 [100] de 1876. Fragment 19 [103] de 1876.

humaines.

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cœur de la métaphysique d'artiste : il n'y a plus aucune véracité dans l'illusion religieuse. Nietzsche associe d'ailleurs cette « superstition » du sens allégorique au romantisme, c'est-à-dire à Γ « opposition aux lumières » : « Autant il est sûr que l'on peut, de l'interprétation à la fois religieuse et morale du monde et de l'homme q u ' a donnée Schopenhauer, tirer beaucoup de choses pour la compréhension du christianisme et d'autres religions, autant il est sûr qu'il s'est trompé sur la valeur de la religion pour la connaissance »60. Or, explique Nietzsche, l'erreur de Schopenhauer doit être replacée dans son contexte : « Luimême n'était en la matière que l'élève trop docile des professeurs de sciences de son temps, qui, tous autant qu'ils étaient, sacrifiaient au romantisme et avaient abjuré l'esprit du Siècle des Lumières ; né à notre époque d'aujourd'hui, il lui eût été impossible de parler du sensus allegoricus de la religion ». Nietzsche fait preuve ici de « sens historique », c'est-à-dire avant tout d'un sens de la «justice » (Gerechtigkeit) : l'esprit libre, qui s'est libéré ou qui se libère de la « pensée impure », donc de Γ « impureté du jugement » et de l'injustice 61 , est d'abord celui qui rend justice aux choses humaines, c'est-à-dire celui qui détermine le plus justement possible leurs avantages et leurs inconvénients. Nietzsche s'efforce ainsi de rendre justice aux religions (et de réparer l'injustice commise par les Lumières : « Au siècle des Lumières, on n'a pas rendu justice à l'importance de la religion : c'est ainsi qu'il reconnaît « tout ce que la religion a d'utile pour les hommes » ou Γ « avantage d'avoir de la religion » — mais il s'efforce également de savoir précisément en quoi et pourquoi la religion est utile, et c'est ici qu'il s'oppose à Schopenhauer : il se démarque des Lumières en affirmant que la religion embellit et allège la vie humaine, au point qu'elle est peutêtre nécessaire à la vie, mais il se démarque également de Schopenhauer et des romantiques (qui se sont écartés eux aussi de la justice en attribuant à la religion « une intelligence profonde du monde, si ce n'est la plus profonde »), en affirmant que si la religion a une « importance » du point de vue de l'allégement et de l'embellissement de la vie, elle n'en a aucune du point de vue de la connaissance : « jamais encore, ni directement ni indirectement, ni sous forme de dogme ni sous forme d'allégorie, une religion n'a contenu de vérité »64. On ne saurait être plus clair. Nietzsche dit parfois que ce sens de la justice, cette « probité » {Redlichkeit) est la seule vertu dont les esprits libres, dans leur « dégoût de la pesanteur et de l'à-peu-près », ne peuvent s'affranchir, et qu'elle doit répandre sur toutes choses son éclat « ironique et doré » (nous devons cultiver la probité « avec toute notre

Choses humaines, trop humaines, aphorisme 110. Ibid., aphorisme 32. Fragment 19 [103] de 1876. Choses humaines, trop humaines, aphorisme 115. Ibid., aphorisme 110.

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méchanceté et tout notre amour »)65. Dans Choses humaines, trop humaines, Nietzsche va d'ailleur jusqu'à rendre justice à Schopenhauer lui-même : celui-ci s'est trompé en attribuant à la religion une part de vérité, mais sa philosophie permet de mieux comprendre un certain nombre de religions. Schopenhauer est ainsi d'un « très grand bénéfice pour l'histoire et pour la justice », car il « ramène irrésistiblement parfois notre sensibilité à d'anciennes et souveraines manières de considérer le monde et les hommes »66. Nietzsche va jusqu'à dire que « personne ne réussirait si facilement à rendre justice au christianisme et à ses frères asiatiques sans le secours de Schopenhauer : chose précisément impossible si l'on se place sur le terrain du christianisme actuel ». « Ce n'est qu'après cette grande victoire de la justice, ajoute-t-il, qu'après avoir corrigé sur un point aussi essentiel la conception historique introduite par le Siècle des Lumières, que nous pourrons, pour le porter plus loin, reprendre le flambeau des lumières ». Schopenhauer est ainsi emblématique du romantisme et de la « réaction » au progrès des lumières — une réaction qui nous ramène à l'enfance de l'humanité et qui jette ainsi des « ponts vers des époques et des représentations reculées, des religions et des cultures mourantes ou mortes »67. La « réaction » devient donc « progrès » si on l'utilise pour rendre justice au passé. Schopenhauer nous donne accès à une interprétation du christianisme originel bien supérieure à celle que l'on obtient si l'on reste prisonnier du « christianisme actuel ». Nietzsche ne cesse en effet de souligner la difficulté, voire l'impossibilité de comprendre vraiment (« dans le sentiment ») les conceptions et les pratiques du passé (par exemple la religion grecque avec ses dieux à la vie facile) . Certains objets sacrés de l'Antiquité nous sont ainsi devenus complètement hermétiques : « À quel point nous en arrivons à perdre certaines manières de sentir, c'est ce que montrera par exemple l'union de la farce, voire de l'obscénité, avec le sentiment religieux : le sens de cette possibilité de combinaison nous échappe, nous ne comprenons plus qu'historiquement son existence, dans les fêtes de Déméter et de Dionysos, dans les Jeux de Pâques et les mystères chrétiens ; mais nous connaissons encore nous aussi le mystère allié au burlesque et choses semblables, le touchant mêlé au ridicule : ce que peut-être cesseront aussi de comprendre les temps à venir » 69 . Nietzsche affirme même qu'aujourd'hui, « nous nous voyons fermées une fois pour toutes les portes de la vie religieuse »70. Le troisième chapitre de Choses humaines, trop humaines (intitulé précisément « La Vie religieuse ») serait ainsi consacré à la reconstitution d'une réalité à laquelle il semble que nous ne pourrons jamais plus avoir accès. Si le christianisme est une « antiquité plongeant de la nuit des temps jusqu'au cœur de Par delà bien et mal, aphorisme 227. Choses humaines, trop humaines, aphorisme 26. Choses humaines, trop humaines, aphorismes 147 et 148. Fragment 5 [105] de 1875. Choses humaines, trop humaines, aphorisme 112. Ibid., aphorisme 111.

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notre époque »71, le christianisme actuel n ' a donc plus rien à voir avec les mystères chrétiens de la religion primitive, et il nous faut des guides, des « natures régressives », des ponts comme Schopenhauer et les artistes romantiques, si nous voulons rendre justice aux choses du passé. Mais Nietzsche ne se contente pas de critiquer la « superstition du sensus allegoricus » et d'y dénoncer une entorse à l'exigence de justice qui est constitutive de toute véritable « philosophie historique » : il fait également la généalogie de cette superstition. Celle-ci provient, selon lui, des « tours de théologie » du christianisme, « religion savante, imprégnée de philosophie », qui aime à « glisser hypocritement quelque théorie philosophique dans son système » ; mais elle provient aussi (et surtout) de l'habitude qu'ont les philosophes de se projeter dans leur philosophie, « de traiter en essence foncière de l'homme tous les sentiments qu'ils découvraient en eux-mêmes, et de laisser ainsi, même à leurs propres sentiments religieux, une influence considérable sur la texture de leurs systèmes »72. La philosophie s'est ainsi imprégnée de religion : « Comme les philosophes étaient soumis par bien des côtés, dans leurs spéculations, aux coutumes religieuses traditionnelles, ou tout au moins à la domination héréditaire de ce fameux "besoin métaphysique", ils en arrivèrent à des thèses qui ressemblaient beaucoup, en fait, aux dogmes judaïques, chrétiens ou indiens, — de cette ressemblance qu'ont d'habitude les enfants avec leur mère, sauf que dans ce cas les pères, comme cela arrive, ne parvenaient pas à tirer cette maternité au clair — au lieu de quoi, dans l'innocence de leur admiration, ils imaginèrent la belle fable d'une ressemblance de famille entre toutes les sciences et la religion ». Nietzsche donne ici, sans le dire expressément, une véritable définition de la généalogie comme « philosophie historique » : l'enquête généalogique consiste toujours en effet à débusquer la « belle fable d'une ressemblance de famille », c'est-à-dire le processus d'apparentement et de mystification par lequel se constitue peu à peu l'illusion d'un air de famille. Le généalogiste s'efforce ainsi de remonter à une origine cachée et de révéler une entreprise de dissimulation et de « poétisation » : ce que Nietzsche exprime ici par l'image des pères qui ne parviennent pas à « tirer au clair » une maternité et qui, pour triompher de leurs doutes, s'ingénient à donner l'illusion d'une ressemblance de famille — ceux qui y réussissent le mieux étant ceux que Nietzsche appelle les « hybrides », c'est-àdire les « philosophes poétisants et les artistes philosophants » : ceux qui « fabulent » et « poétisent » avec la vérité. La « poétisation » généalogique consiste ainsi à se doter d'une généalogie fabuleuse, que le philosophe se doit de démêler dans son examen des choses humaines, trop humaines, et qui se traduit par une sorte d'imprégnation mutuelle

Ibid., aphorisme 113. Ibid., aphorisme 110.

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(imprégnation comme pénétration d'un fluide mais aussi comme fécondation 73 ) : la superstition du sens allégorique, c'est-à-dire la croyance en une « parenté » de la religion et de la science, suppose en effet à la fois que la religion se soit imprégnée de philosophie (« mit Philosophie durchtränkten », dit Nietzsche, ce qui signifie littéralement que la religion « trempe » dans un bain de philosophie), et que les philosophes se soient eux-mêmes imprégnés de la tradition religieuse. La libération de l'esprit passe donc par un véritable nettoyage : il faut se purifier de l'imprégnation religieuse. Or, pour que la connaissance ne soit plus fécondée par la religion et ne donne plus naissance à des « pensées impures », à des philosophies « hybrides », à des théories artificielles et fabuleuses, il faut d'abord qu'elle ne soit plus attirée par la religion, donc qu'elle ne soit plus sensible au charme du sentiment religieux — ou du moins qu'elle parvienne à lui résister. La purification de la connaissance passe ainsi par une purification du cœur et du sentiment, c'est-à-dire du désir, du « besoin » philosophique lui-même : tant que les philosophes seront soumis à la « domination héréditaire » de ce que Schopenhauer appelait le « besoin métaphysique », donc tant qu'ils chercheront à satisfaire, par la philosophie, le même besoin que la religion, ils seront forcément troublés par le charme des religions. Autrement-dit, tant que la philosophie sera métaphysique, elle restera imprégnée de religion : Nietzsche retourne donc contre Schopenhauer la théorie du « besoin métaphysique ». On ne peut chercher la vérité si l'on cherche en même temps à satisfaire ce besoin : « En réalité, il n'existe ni parenté, ni amitié, ni même hostilité entre la religion et la vraie science : elles vivent sur des planètes différentes. Toute philosophie qui laisse une queue de comète religieuse s'allumer dans l'obscurité de ses perspectives ultimes donne à suspecter toute la part d'elle-même qu'elle présente comme science ». Alors que Schopenhauer voyait dans la religion la vérité métaphysique couverte d'un « voile allégorique », Nietzsche ne voit donc dans la « science » schopenhauérienne que « de la religion, quoique parée des pompes de la science » : en d'autres termes, c'est-à-dire dans les termes que Nietzsche lui-même emprunte à Schopenhauer dans les fragments 9 [1] et 18 [34] de 1875-1876, le « c œ u r » métaphysique du Monde comme volonté et comme représentation ne se distingue plus de l'enveloppe mythologique du christianisme — de ce flot de mensonges dont la religion, selon Schopenhauer, est obligée de couvrir la vérité. Pour en revenir plus explicitement à la question de l'allégement de la vie, la métaphysique est définie ici comme une « consolation » philosophique — mais comme une consolation qui consiste à alléger un cœur qui a d'abord été alourdi par le sentiment religieux. S'il y a, comme l'affirme Schopenhauer et comme

Voire au sens de ce q u ' o n appelait autrefois une « télégonie » ou une « hérédité d'imprégnation » : on désignait ainsi la prétendue influence d'une première fécondation sur les fécondations ultérieures d'une même femme avec d'autres « géniteurs » — une blanche qui aurait eu un enfant avec un noir pourrait ainsi avoir un enfant noir avec un blanc : la « fable » de Γ « imprégnation » permettait donc d'expliquer des maternités que les pères avaient du mal à « tirer au clair » !

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Nietzsche continue de le supposer, un « besoin métaphysique de l'humanité », celui-ci n'a donc rien de naturel ou d'originaire : il a peu à peu imprégné le cœur de l'homme jusqu'à l'alourdir et menacer de l'étouffer. Il n'est au fond que la transposition philosophique du « besoin chrétien de rédemption ».

b. Les « inventions psychologiques » du christianisme En imprégnant la tête et le cœur de l'homme, la religion fausse donc aussi bien son sens de la justice que son sentiment de la nature. Dans l'aphorisme 114 de Choses humaines, trop humaines, revenant une nouvelle fois sur la subtilité des religions, Nietzsche évoque ainsi les « inventions psychologiques » du christianisme 74 : celui-ci nous a, explique-t-il, totalement pervertis, au point que nous pensons souffrir d'un mal qu'il serait le seul à pouvoir alléger. Nous sommes en fait des malades imaginaires, et la maladie qui nous écrase et dont la religion prétend nous soulager n'est autre que la religion elle-même 75 — mais celle-ci finit par nous rendre vraiment malades, et par nous plonger dans une telle « corruption de la tête et du cœur » que nous ne sommes plus en mesure de nous en rendre compte. C'est sans doute dans l'aphorisme 111 de Choses humaines, trop humaines que Nietzsche se livre à son analyse la plus approfondie de l'action exercée par la religion sur notre sentiment de la nature. Il voit même dans la volonté d'agir sur ce sentiment l'origine du culte religieux : si les religions apparaissent pour alléger le cœur, elles naissent aussi du besoin d ' « imposer une loi à la nature ». Le culte religieux a en effet pour vocation « de déterminer et de conjurer la nature à notre avantage, par conséquent de lui imprimer une légalité qu'elle n'a pas d'emblée ; alors qu'à l'époque présente on veut connaître la légalité de la nature, afin de s'adapter à elle » . Or, cette organisation de la nature en fonction de règles qui lui sont imposées peut engendrer un extraordinaire allégement et ennoblissement de la vie. Nietzsche célèbre ainsi les « époques où la vie religieuse était dans toute la force de sa floraison ». Il évoque notamment la grandeur de la religion grecque : « Même à de très bas niveaux de culture, l'homme n'affronte pas la nature en serf impuissant, il n'est pas nécessairement son esclave passif ; au niveau religieux atteint par les Grecs, surtout dans leurs rapports avec les dieux de l'Olympe, on peut même penser à la coexistence de deux castes, l'une noble et puissante, l'autre moins noble ; mais toutes deux forment comme un seul et même tout par

Cf. l'aphorisme 225 d'Opinions et sentences mêlées, dans lequel Nietzsche dit que le christianisme est une religion « inventive » (erfinderisch) et « ingénieuse » (geistreich). Voir sur ce point l'aphorisme 78 du Voyageur et son ombre. Voir le deuxième point de l'Introduction au cours sur Le Service divin des Grecs (KGW II/5, p. 369) : Nietzsche reprend presque littéralement ce texte dans l'aphorisme 111 de Choses humaines, trop humaines.

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leur origine, sont d'une seule et même lignée, n'ont pas à avoir honte l'une de l'autre ». Ce passage est une variante d'un fragment de 1875, dans lequel Nietzsche, à la suite de Burckhardt, souligne la légèreté de la religion grecque : les Grecs se sentaient « en affinité complète » avec leurs dieux, en qui ils voyaient simplement une « caste plus heureuse et plus puissante », et avec qui ils partageaient « un intérêt réciproque, une sorte de symmachie » (comme « entre la petite et la grande noblesse »)77. Plus que toute autre (parce qu'elle ne cède ni à la peur ni à la honte), la religion grecque est donc une religion de Γ « allégement de la peine de l'existence » et de Γ « allégement de la conscience oppressée » : « Les dieux ont été inventés pour la commodité des hommes, dit Nietzsche : et finalement leur culte est la somme de tous les délassements et de tous les divertissements. Qu'on les supprime, toutes les charges sont alors plus lourdes, et il y a moins de légèreté. — Où les Olympiens se retiraient, la vie grecque était plus sombre ». Mais Nietzsche n'évoque la religion grecque que pour mieux l'opposer au christianisme — et il l'oppose à celui-ci comme une religion de l'allégement à une religion de l'alourdissement de la vie, comme une religion classique (religion de la « mesure ») à une religion romantique (religion de Γ « excès morbide du sentiment ») 78 . Comparé au polythéisme grec (du moins en ce qui concerne les dieux de l'Olympe), le christianisme correspond à un « niveau de religion » moins naïf et moins pur, à une vie religieuse qui, en ayant perdu de sa fraîcheur, a gagné en complexité et en subtilité. Le christianisme écrase, brise et enfonce l'homme dans le « sentiment de sa totale abjection » et dans le mépris de soi — puis il allège brutalement sa vie, en faisant « éclater tout à coup une lueur de miséricorde divine ». Ce soulagement brutal n'a donc rien à voir avec la légèreté grecque : c'est un ravissement, un étourdissement, une « grâce » qui stupéfie l'homme et le plonge dans une extase morbide. Elle ne l'allège pas en l'apaisant mais en Yexaltant : c'est l'excès même du pathos (« anéantir, briser, étourdir, enivrer ») qui engourdit le cœur et endort la souffrance. L'une des plus puissantes inventions du christianisme consiste ainsi à utiliser la force du sentiment pour alourdir et alléger la vie des hommes. Le christianisme ne se contente donc pas de fausser le jugement : il corrompt aussi le « cœur », en portant son ardeur à incandescence et en le plongeant dans le « fleuve » du sentiment religieux 79 — opérant ainsi, dans le domaine de la religion, ce que Beethoven et Wagner ont accompli dans le domaine de l'art, en arrachant la musique au monde clos de Y ethos pour lui faire découvrir la « langue du

Fragment 5 [150] de 1875. Cf. la formule de Schiller à propos de la Grèce antique : « Alors que les dieux étaient plus humains, les hommes étaient plus divins » (citée par Gilbert Romeyer Dherbey, Les Choses mêmes, op. cit., p. 15). Choses humaines, trop humaines, aphorisme 114. J'utilise ici les adjectifs « classique » et « romantique » au sens que Nietzsche donne à ces termes. Voir notamment l'aphorisme 150 de Choses humaines, trop humaines.

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pathos », l'univers infini du « vouloir passionné »80. C'est d'ailleurs la religion elle-même qui transmit aux artistes cette langue nouvelle : « L'art lève la tête là où les religions s'affaiblissent », dit Nietzsche ; « c'est ainsi que le sentiment, expulsé de la sphère religieuse par les lumières, se jette dans l'art » 8I . 11 faut dire qu'au temps de sa gloire, l'Église tenait « magistralement en main, comme Nietzsche le rappelle dans Choses humaines, trop humaines, la totalité des moyens capables de plonger l'homme dans des états extraordinaires, et de l'arracher au froid calcul de son intérêt ou à l'exercice de sa pensée pure, de sa raison »82. Ce fut aussi le cas de la religion des Mystères ou des rites dionysiaques, mais aucun culte ne semble avoir atteint la puissance d'évocation et d'exaltation de l'Église catholique. Nietzsche en brosse un tableau saisissant : « Une église toute vibrante de notes graves, les sourdes invocations, régulières et retenues, d'une cohorte de prêtres qui transmet involontairement son exaltation à la communauté et lui communique une attente presque angoissée, comme s'il se préparait un miracle, le frisson d'une architecture qui, demeure de la divinité, s'étend confusément et inspire la crainte de voir cette divinité se manifester dans tous ces espaces ténébreux, — qui voudrait remettre les hommes en pareilles situations alors qu'ils ne croient plus à tout ce qu'elles supposent ? » Toute religion s'entend donc à détourner l'homme de sa raison et à le plonger dans la « pensée impure », c'est-à-dire dans une pensée corrompue par les charmes du sentiment religieux. Mais cette corruption, si elle vise toujours à l'allégement de la vie, peut prendre différentes formes : celle de la décharge tragique, de cette Entladung qui permettait aux Grecs à la fois de se libérer de leurs côtés trop humains et de les accepter — ou celle du pathos romantique, qui ne se décharge pas mais se déchaîne et plonge dans la démesure. Si la religion grecque permettait d'accéder à une véritable légèreté en déchargeant le cœur de son tropplein pulsionnel, le christianisme s'ingénie à charger le cœur pour l'écraser sous sa propre démesure. Nietzsche ne dit donc plus seulement que le christianisme doit alourdir la vie pour pouvoir l'alléger, mais qu'il l'allège en l'alourdissant — ou plutôt qu'il provoque un sentiment de légèreté en suscitant un « excès morbide du sentiment » : l'homme a ainsi le cœur si lourd qu'il ne sent plus rien et qu'il se sent plus léger. Tout le génie du christianisme consiste donc à faire passer un alourdissement extrême pour un allégement ou pour la condition d'un allégement — et à répandre ainsi une « fausse interprétation » de la vie 83 . Nietzsche montre par exemple que c'est une « fausse conclusion » qui explique la vénération de la folie et l'assimilation du fou à un sage ou à un oracle : « Ayant remarqué qu'une émotion faisait souvent la tête plus claire et inspirait d'heureuses idées, on s'imagina que les émotions les plus intenses permettaient d'obtenir les idées et les inspirations Voir Richard Wagner à Bayreuth, § 9. Choses humaines, trop humaines, aphorisme 150. Ibid., aphorisme 130. Ibid., aphorisme 126.

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les plus heureuses : et dans le fou on vénéra ainsi le sage et l'oracle »84. Nietzsche fait allusion ici à une parole de Luther, qu'il avait recopiée dans un fragment de 1875 : « je n'ai pas de meilleur outil que la colère et l'ardeur : car lorsque je veux bien composer, écrire, prier ou prêcher, il faut que je sois en colère, alors tout mon sang se rafraîchit, mon intelligence est aiguisée, toutes les pensées tristes et les tentations cèdent aussitôt »85. Mais une intelligence « aiguisée » (geschärft) par la colère et par l'ardeur (même si celles-ci libèrent de la tristesse et de la tentation), c'est un esprit imprégné par le sentiment et prisonnier de la « pensée impure ». Dans l'aphorisme 126 de Choses humaines, trop humaines, Nietzsche assimile la sainteté en général (et la sagesse) à un ensemble de pathologies qui sont mal interprétées : « Toutes les visions, les terreurs, les impuissances, les extases du saint sont des états maladifs bien connus qu'il ne fait, se fondant sur des erreurs religieuses et psychologiques invétérées, qu'interpréter tout autrement, c'est-à-dire comme tout autre chose que des maladies ». De même, le démon de Socrate n'est peut-être qu'une « maladie de l'oreille » : « 11 n'en va pas autrement de la folie et des divagations de prophètes et des prêtres d'oracles ; c'est toujours le degré de savoir, d'imagination, de zèle, de moralité, animant la tête et le cœur des interprètes, qui en a fait de si grandes choses ». Toute la force des génies et des saints est donc de « susciter par leur ascendant des interprètes qui, pour le plus grand bien de l'humanité, les entendent mal »86. Cet aphorisme donne tout son sens à un fragment de 1875 dans lequel Nietzsche affirmait que la négation de la vie (c'est-à-dire le cœur de la morale schopenhauérienne) n'est plus aujourd'hui « si facilement accessible », car il faudrait, pour la nier, être un « saint-savant », qui joint l'amour à la sagesse, et un saint-savant « en bonne santé » (sinon le saint risque de « devenir méfiant envers lui-même ») : être malade et « être injuste envers le savoir comme l'étaient les saints d'autrefois » n'est plus possible aujourd'hui 87 . Cette corruption de la tête et du cœur se révèle également dans ce qu'on appelle la « preuve par la force » (c'est-à-dire par la force de conviction), que Nietzsche propose de rebaptiser « preuve par le plaisir » dans l'aphorisme 120 de Choses humaines, trop humaines : « Une opinion agréable est tenue pour vraie : c'est la preuve par le plaisir (ou, comme dit l'Église, la preuve par la force) dont toutes les religions sont si fières, alors qu'elles devraient en avoir honte. Si la foi ne

Ibid., aphorisme 127. Fragment 6 [33] de 1875. On remarque l'expression « zum Heile der Menschheit » (pour le salut, pour la prospérité de l'humanité) : Nietzsche, tout en les critiquant, ne cesse de rendre justice aux choses humaines. Fragment 5 [26] de 1875. Cf. le fragment 5 [185] de 1875, dans lequel Nietzsche se demande si le « type du saint » n'est pas conditionné par une « certaine étroitesse de l'intellect, avec laquelle c'en est fini ».

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donnait pas la félicité, personne ne croirait : quelle piètre valeur doit donc être la sienne ! »88 Nietzsche revient sur cette preuve une dizaine d'années plus tard, dans le Crépuscule des Idoles89 et dans l'aphorisme 50 de L'Antéchrist, consacré à la psychologie de la foi et des croyants : « Il semble, à moins que je n'aie mal compris, qu'il y a parmi les chrétiens une sorte de critère de vérité que l'on appelle "la preuve par la force". "La foi rend bienheureux : donc elle est vraie" ». Dans cet aphorisme, comme dans le fragment 9 [1] de 1875 ou dans l'aphorisme 32 de Choses humaines, trop humaines, Nietzsche démonte point par point le mécanisme de falsification de la pensée, et démontre Γ « impureté » logique d'une telle preuve. 11 examine d'abord la prémisse du raisonnement (« la foi rend bienheureux »), et objecte que « la béatitude réelle n'est pas prouvée, mais seulement promise », puisqu'elle se situe dans un au-delà qui, par définition, « échappe à tout contrôle » : « La prétendue "preuve par la force" n'est donc au fond de nouveau qu'une foi dans la réalisation immanquable de l'effet qu'on se promet de la foi » — la formule correcte devrait donc être : « Je crois que la foi rend heureux ; par conséquent, elle est vraie » (ce qui revient à faire d'une absurdité un critère de vérité). Nietzsche s'attaque ensuite à la conclusion de la preuve : en admettant que la foi rende réellement bienheureux, pourquoi la béatitude (que Nietzsche, préférant les « termes plus techniques », propose d'appeler « le plaisir ») serait-elle une preuve de vérité ? On a « presque, ajoute Nietzsche, la preuve du contraire » : la vérité est bien plutôt ce qui nous fait souffrir et nous rend malheureux. La preuve par le plaisir est donc une preuve du plaisir, dit Nietzsche : « un point c'est tout ». Il n'y a pas d'harmonie préétablie entre la vérité et le sentiment : l'expérience de tous les grands esprits enseigne même le contraire. La probité exige ainsi que l'on renverse la formule : « La foi rend heureux : par conséquent elle ment ». Dans l'aphorisme 51 de L'Antéchrist, Nietzsche dit encore que « rendre malade est la véritable intention cachée de tout le système thérapeutique de salut de l'Église » : la preuve par le plaisir serait donc la preuve du mensonge de l'Église, qui prétend nous soigner quand elle nous rend malades. D'une manière générale,

Thomas Mann reprendra cette critique dans ses Considérations d'un apolitique : « la foi en la fécondité d'un principe ne devrait pas inciter à croire en celui-ci même. Ce serait une adoration de l'utilité. "Comme si l'avantage devait porter à la foi !" s'écrie Pascal, et l'on croit entendre Nietzsche. Comme si l'avantage qu'on a à croire devait nous déterminer à croire ! nous permettons-nous d'ajouter, et nous insinuons que non seulement nous nous méfions d'une foi qui procure beaucoup d'agrément, mais aussi de la foi elle-même, parce qu'elie est génératrice de plaisir ; que nous nous méfions du beau geste voluptueux de certains croyants d'aujourd'hui (trad. L. Servicen et J. Naujac, Paris, Grasset, 1975, p. 411-412). Crépuscule des Idoles, « Les quatre grandes erreurs », § 5. Cf. Généalogie de la morale, III, 24 : « Nous non plus, nous ne nions pas que la foi "sauve" : voilà précisément pourquoi nous contestons que la foi prouve quelque chose, — une foi puissante, et qui sauve, rend suspect ce dont elle est la foi ; elle ne fonde pas de "vérité", elle fonde une certaine vraisemblance — de Villusion ».

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et pour en revenir au contexte de la philosophie de l'esprit libre, la preuve par le plaisir est d'abord une preuve par le sentiment, plus précisément par la force du sentiment : le plaisir le plus grand revient en effet pour Nietzsche à jouir du pathos lui-même, et s'il y a un « sentiment de puissance », celui-ci consiste peutêtre avant tout à jouir de la puissance même du sentiment. Nietzsche associe ainsi la sainteté et l'ascétisme à un « plaisir de l'émotion pour elle-même » {Lust an der Emotion an sich)90. Les « inventions psychologiques » du christianisme consistent donc à alourdir le cœur pour l'alléger ensuite, et elles l'allègent en lui permettant de prendre plaisir au pathos même dont elles l'écrasent. Plus le cœur est lourd et chargé de sentiment religieux, plus il est facile pour la religion d'y faire jaillir l'éclair de la miséricorde divine : la « grâce » qui tombe alors du ciel n'est bien qu'une « grâce que l'on se fait à soi-même », et ce qui éclate en elle, ce n'est que le « plaisir de l'émotion pour elle-même », c'est-à-dire le plaisir que l'on prend brusquement à la puissance même de ses sentiments, quels qu 'ils soient : on peut ainsi prendre plaisir au mépris de soi, s'il est vraiment intense. Un tel plaisir est donc une preuve du plaisir, comme le dit Nietzsche, c'est-àdire une preuve du plaisir que l'on peut prendre au sentiment lui-même (donc à la lourdeur du cœur) — et c'est aussi une preuve de la force : force du sentiment, des émotions, du pathos religieux. Mais il n'y a là aucune preuve « par le plaisir » ou « par la force », au sens où la vérité n'a rien à voir ni avec le plaisir ni avec la force du sentiment. Par le plaisir ou par la force, on ne saurait prouver que la « pensée impure ». Celui qui veut se consacrer à la recherche de la vérité doit donc se méfier du sentiment, dont la force ne saurait être sous-estimée. Tout jeu avec le sentiment religieux, pour un esprit qui aspire à se libérer, est en effet un « j e u dangereux » : celui qui « rouvre aujourd'hui son être au sentiment relipeux sera aussi obligé de le laisser grandir en lui, il ne peut pas faire autrement » . S'il le laisse passer, prévient Nietzsche, il ne pourra plus lui faire barrage et sa vie en sera bouleversée : « Voici alors que son être se transforme peu à peu, il fait une place privilégiée à ce qui dépend et se rapproche de l'élément religieux, l'horizon tout entier de ses jugements et de ses sentiments s'en trouve obnubilé, recouvert par des passages d'ombres religieuses ». Or, si on ne joue pas impunément avec le sentiment, c'est que celui-ci « ne peut pas rester tranquille » {still stehen) : sa puissance est volonté de puissance, elle ne se repose jamais d'elle-même mais cherche sans cesse à s'accroître et à s'intensifier. Nietzsche remarque même qu'un sentiment aveugle est plus puissant qu'une doctrine claire et bien comprise, au point que les « disciples aveugles » font souvent plus que leurs maîtres pour le triomphe d'une idée92. Mais si la preuve par le plaisir est si séduisante, si la tentation est si grande, pour le philosophe, de rouvrir son cœur au sentiment religieux, — bref si le Choses humaines, trop humaines, aphorisme 140. Ibid., aphorisme 121. Ibid., aphorisme 122.

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charme du sentiment religieux est si puissant, c'est qu'il s'adresse directement au « besoin métaphysique » de l'homme, et que l'on a beau avoir congédié la métaphysique, il est extrêmement difficile d'en éradiquer le besoin. On peut néanmoins résister à ce besoin et l'empêcher de corrompre le jugement, en s'habituant à ne pas prendre ses désirs pour la réalité. Nietzsche critique ainsi la théorie du pressentiment de la vérité : entre une vérité établie et une vérité pressentie (par exemple « que l'essence des choses est une »), il y a un « abîme infranchissable » (celui qui sépare l'intellect du « besoin »)9 . « La faim ne prouve pas qu'il existe un aliment pour la rassasier », dit Nietzsche : « On croit automatiquement, ajoute-t-il, que les chapitres d'une philosophie nuancée de religion sont mieux démontrés que les autres : mais c'est au fond l'inverse, on a seulement le désir profond qu'il puisse en être ainsi, — que la source d'une félicité soit aussi la vérité ». Dès lors, la preuve par le plaisir peut séduire n'importe qui, pourvu qu'il laisse parler son cœur et son « désir profond » (inneren Wunsch) : une telle preuve, et avec elle toute la religion et la métaphysique, repose donc sur une attitude naïve qui consiste à prendre ses désirs pour la réalité. Ce n'est pas parce que nous avons besoin de métaphysique ou de religion que la métaphysique et la religion sont vraies. La preuve par le plaisir est donc la formule même de la falsification opérée par la religion — et c'est la formule même de Yidéalisme, qui consiste bien à prendre ses désirs (ses « idéaux ») pour la réalité. Nietzsche jette ainsi, comme il le dit plus tard dans Ecce homo, « une lueur intense sur les enfers souterrains de l'idéal » 94 : l'originalité de son analyse, en 1878, est qu'elle consiste à interpréter la fabrication des idéaux religieux en termes d'allégement et d'alourdissement de la vie, et d'interpréter cet allégement et cet alourdissement comme un allégement et un alourdissement du sentiment de la vie. Cette critique de l'idéalisme religieux et de la preuve par le plaisir trouve un écho dans l'aphorisme 225 d'Opinions et sentences mêlées, que l'on peut interpréter comme une remise en question radicale de la logique même de la croyance et de la valeur de la foi. Nietzsche explique en effet, dans cet aphorisme, que « tout ce que la religion chrétienne offre à l'âme humaine de bienfaisant, de consolant, de moralisant, et aussi tout ce qui l'assombrit et la broie, émane de cette foi et non pas des objets de cette foi ». Dès lors, demande Nietzsche, « est-il vraiment nécessaire qu'il existe réellement un Dieu, à côté d'un agneau que l'on sacrifie à sa place, si la croyance à l'existence de ces êtres suffit à produire les mêmes effets ? Ne sont-ils pas des êtres superflus, si tout de même ils existent ? » Puisque c'est la croyance en l'existence de Dieu qui compte, et non cette existence elle-même, ne doit-on pas penser que l'existence de Dieu, loin d'être nécessaire, est totalement superflue ? Choses humaines, trop humaines, aphorisme 131. Ecce homo, « Pourquoi j'écris de si bons livres », Choses humaines, trop humaines, § 1.

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Le croyant est donc dans une situation absurde : sa vie est entièrement déterminée par sa croyance en l'existence de Dieu, alors que cette existence n ' a absolument a u c u n impact sur sa vie, et q u ' i l pourrait, en toute rigueur, se passer d'elle. Cette absurdité prend toute son ampleur dans l'aphorisme 84 du Voyageur et son ombre, qui est le premier texte publié de Nietzsche sur la mort de Dieu. 11 s'agit d ' u n e petite fable dans laquelle Nietzsche parodie le mythe de la caverne : les h o m m e s sont des prisonniers qui, un j o u r , ne voient plus leur gardien ; l ' u n d'eux, qui représente le Christ, explique alors qu'il est beaucoup plus que ce qu'il paraît être, puisqu'il n ' e s t autre que « le fils du geôlier » : son père s'est retiré après avoir surveillé les prisonniers et pour les soumettre bientôt à un terrible j u g e m e n t ; or, en tant que fils du geôlier, il dispose d ' u n « crédit illimité » auprès de son père et il pourra intercéder en f a v e u r des autres prisonniers lorsqu'ils seront j u g é s — à une condition, précise-t-il : non pas qu'ils se comportent bien et qu'ils continuent à travailler, mais q u ' i l s croient en lui. Nietzsche parodie ainsi l'Évangile : « Je veux v o u s sauver, j e v e u x v o u s sauver ; mais, notez-le bien, seuls ceux d'entre vous qui croient q u e j e suis le fils du geôlier ; quant aux autres, qu'ils récoltent donc les fruits de leur incroyance ». C ' e s t bien la foi qui sauve ou qui condamne. M a i s que se passerait-il si l'ingéniosité du christianisme ne suffisait plus à faire croire en l'existence du geôlier ? Que se passerait-il si l'on avait la preuve que le geôlier ne reviendra jamais, que Dieu est mort ? L ' « illogique » de la foi deviendrait alors d ' u n e absurdité dérisoire : dans le mythe imaginé par Nietzsche, le « dernier prisonnier » descend ainsi dans la cour pour proclamer la mort du geôlier ; le soi-disant fils du geôlier déclare alors « avec douceur » qu'il délivrera quiconque croit en lui (« aussi vrai que mon père est vivant », ajoute-t-il) : « Les prisonniers ne rirent pas, dit Nietzsche, mais haussèrent les épaules et le laissèrent là ». L ' é v é n e m e n t de la mort de Dieu ne rend pas la foi absurde ; il révèle en la radicalisant l'absurdité foncière de la foi : au f o n d , que D i e u existe ou qu'il n'existe pas, cela ne change rien à la signification de la foi, qui est en elle-même indifférente à l'existence de son objet. C ' e s t cette indifférence et ce q u ' e l l e a d'illogique que révèle la mort de Dieu. En d'autres termes, la nouvelle de la mort de Dieu ne détruit pas la croyance en la privant de son objet, mais en montrant q u ' e l l e peut se passer de son objet et q u ' e l l e est d o n c f o n c i è r e m e n t contradictoire : dans la mort de Dieu, c'est la croyance qui se détruit elle-même. C ' e s t ce qui fera dire à Nietzsche dans Le Gai savoir que si Dieu est mort, ce sont les h o m m e s qui l'ont tué 9 5 . D e l ' a f f i r m a t i o n selon laquelle, dans la croyance en l'existence de Dieu, l'existence de Dieu est superflue, à l'affirmation de la mort de Dieu, il n ' y a donc q u ' u n pas : ce que la mort de Dieu met en lumière, c'est précisément l'absurdité d ' u n e foi qui n ' a pas besoin de son Dieu, qui pourrait m ê m e se passer de l'existence de son Dieu pour agir sur les hommes. L a mort de Dieu révèle ainsi le

Le Gai savoir, aphorisme 125.

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secret de toute croyance, un peu comme Lessing a révélé le secret de la science 96 : de même que la recherche de la vérité est plus importante que la vérité elle-même, de même la croyance en l'existence de Dieu est plus importante que l'existence de Dieu elle-même. En révélant ce secret, on démontre l'impureté logique de la foi — ainsi que l'ingéniosité et le double visage du christianisme, qui est parvenu à sublimer cette impureté.

4. De l'ascétisme et de la sainteté Cette analyse du « double visage » de la religion pousse Nietzsche à examiner la double figure de l'ascète et du saint, en qui se concentrent toutes les inventions, les pathologies et les perversions du christianisme : Nietzsche se livre ainsi, dans les aphorismes 134 à 146 de Choses humaines, trop humaines, à une analyse extrêmement originale qui annonce à bien des égards la troisième dissertation de la Généalogie de la morale, et dans laquelle la question de l'allégement de la vie joue un rôle capital97. Nietzsche y montre en effet que l'ascète et le saint, dont la vie semble extrêmement lourde et difficile, cherchent pourtant, par cette difficulté même, à se rendre la vie plus facile. Nietzsche formule d'abord, comme pour la généalogie du « besoin chrétien de rédemption », une sorte de défi méthodologique, qui consiste à postuler qu'un phénomène, que l'on a l'habitude de considérer comme un miracle ou une grâce, donc que l'on a l'habitude de ne pas s'expliquer, est entièrement explicable : l'ascète et le saint correspondent certes à des « phénomènes exceptionnels de la moralité », mais ce n'est pas parce que ces phénomènes « restent inexpliqués » qu'ils sont inexplicables, encore moins « miraculeux » 98 . Nietzsche nous demande donc à nouveau de résister à la puissance du besoin métaphysique, de cette « exigence qui habite l'âme de tous les religieux et de tous les métaphysiciens » (ainsi que l'âme des artistes « lorsqu'ils sont en même temps penseurs »), et qui La Naissance de la tragédie, § 15 : « Lessing, le plus probe de tous les hommes théoriques, a osé dire que pour lui la recherche de la vérité importait plus que la vérité elle-même : par où il a divulgué, à la stupeur et au scandale des savants, le secret fondamental de la science ». Cf. David Strauss, l'apôtre et l'écrivain, § 7. Voir Lessing, Eine Duplik (Theologiekritische Schrifften) in Werke, Band VIII, München, Carl Hanser Verlag, 1979, p. 32-33 : « Ce n'est pas la vérité qu'on possède ou qu'on s'imagine posséder, mais l'effort sincère [die aufrichtige Mühe] que l'on a consenti pour découvrir la vérité, qui fait la valeur d'un homme. Car ce n'est pas par la possession mais par la recherche de la vérité que ses forces grandissent, et c'est la seule chose qui puisse constituer un accroissement constant de sa perfection. La possession rend paisible, paresseux, fier — Si Dieu tenait sous clé, à sa droite, toute la vérité, et à sa gauche la seule pulsion, toujours tendue, de vérité, même avec comme clause additionnelle, que je me trompe perpétuellement, et s'il me disait : choisis ! Je me jetterais avec humilité à sa gauche et dirais : Père, donne ! la vérité pure ne saurait être que pour toi ! » C'est l'un des passages préférés de Paul Rée, comme en témoigne sa lettre de juin 1878 : « L'explication du saint est vraiment trop brillante ». Choses humaines, trop humaines, aphorisme 136.

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veut « que l'inexpliqué soit absolument inexplicable, l'inexplicable absolument pas naturel, mais surnaturel, miraculeux ». Pour Nietzsche, au contraire, l'ascétisme et la sainteté sont seulement des phénomènes complexes, et il n'est pas toujours facile de démêler les pulsions qui s'enchevêtrent dans « l'âme des saints et des artistes » — mais il n'est jamais facile d'expliquer les « choses humaines, trop humaines », quels que soient les « niveaux d'humanité » : « Toute activité humaine, dit Nietzsche, est une merveille de complication [zum Verwundern complicirt], pas seulement celle du génie : mais aucune n'est un "miracle" [Wunder] »". 11 faut d'ailleurs souligner que « presque partout, dans le monde physique comme dans le monde moral, on a réussi à ramener le prétendu merveilleux à la complexité d'une donnée soumise à de multiples conditions »' 00 .

a. « Spernere se sperni » Nietzsche s'efforce donc de débrouiller l'écheveau psychique de la sainteté et de l'ascétisme, en isolant « certaines pulsions distinctes ». La première d'entre elles, selon lui, est la vanité, un « très haut degré de vanité », qui, paradoxalement (mais tout ce qui concerne l'ascétisme et la sainteté est paradoxal), se manifeste ici par un « acharnement contre soi-même ». Nietzsche associe parfois cet acharnement à Schopenhauer — comme dans cette note de 1877 : « Acharnement contre soi-même (Schopenhauer et ascétisme). Exprimer des vues qui lui nuisent, en désavouer d'anciennes, provoquer le mépris des autres. Un très haut degré de pouvoir et de soif de domination qui se soulève contre une basse anxiété personnelle, alpiniste» 101 . Cette image de l'alpinisme est explicitée dans Choses humaines, trop humaines : « C'est ainsi que l'homme gravit les plus hautes montagnes par des chemins dangereux pour braver la peur et ses genoux tremblants ; et que le philosophe professe des idées d'ascétisme, d'humilité et de sainteté dont la splendeur enlaidit odieusement sa 102

propre figure » . Il s'agit donc d'enlaidir et d'alourdir sa vie — ou plutôt d'enlaidir et d'alourdir une partie de sa vie, afin d'en embellir et d'en alléger une autre : « Cet écartèlement de soi-même, cette dérision de sa propre nature, ce spernere se sperni, dont les religions ont fait si grand cas, ne sont à proprement parler qu'un très haut degré de vanité ». Celui-ci consiste à mépriser une part de soi-même pour mieux en adorer une autre. C'est ainsi que Nietzsche interprète la Ibid., aphorisme 162. Sur cette complexité des choses humaines, voir notamment le sixième aphorisme d'Aurore : alors que le prestidigitateur « veut nous entraîner à voir une causalité très simple là où joue en réalité une causalité très compliquée », la science nous oblige « à abandonner la croyance en des causalités simples précisément là où tout semble si facile à comprendre, où nous sommes les dupes de l'apparence ». Choses humaines, trop humaines, aphorisme 136. Ce fragment se trouve dans le carnet siglé Ν I I 2, p. 125 (voir K G W I V / 4 , p. 190). Choses humaines, trop humaines, aphorisme 137.

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« morale du Sermon sur la Montagne » (c'est-à-dire le premier des cinq discours de l'Évangile selon saint Matthieu, discours dans lequel Jésus, après l'expérience du désert, explicite sa position à l'égard de la Loi juive et formule la charte de la vie chrétienne, avec les « béatitudes » et, en son centre, le « Notre Père >>103) : « l'homme éprouve une véritable volupté à se faire violence par d'excessives exigences et à déifier ensuite c e j e ne sais quoi de son âme aux exigences tyranniques. Dans toute morale ascétique, l'homme adore une part de lui-même sous les espèces de Dieu, et il a besoin pour cela de changer en diable la part qui reste ». L'ascète a donc un double visage, ou plutôt le double visage de la religion se révèle en lui plus clairement, plus littéralement que nulle part ailleurs, puisque la duplicité de l'allégement religieux s'inscrit, dans l'ascétisme, au cœur même du mépris (et de l'amour) de soi. La formule de l'ascétisme, en effet, n'est pas celle de l'amour pur (« ne méprise personne, hormis toi-même, puisque tu peux seul te connaître »), mais « spernere se sperni » (« mépriser le fait même d'être méprisé »). En se radicalisant, le mépris de soi se retourne contre lui-même : l'homme se méprise tellement, ou plutôt il méprise tellement la part de lui-même qu'il juge méprisable, qu'il en vient à mépriser le fait même d'être méprisable — le fait même d ' « être méprisé » (se sperni). C'est le raffinement ultime du mépris, aux antipodes de la « pitié envers soi-même » : un tel mépris est incompatible avec la pitié de soi. C'est un mépris cynique de soi, au sens où le cynisme est d'abord une ascèse radicale, une manière de « provoquer le mépris des autres » et de l'instrumentaliser, de se tourner soi-même en dérision afin de se dominer plus tyranniquement encore : l'aphorisme 137 de Choses humaines, trop humaines était d'ailleurs initialement intitulé « Contribution à l'histoire du cynisme »'04. Mais pour en venir à cette forme ultime et cynique de mépris de soi, il faut adorer une autre part de soi-même : cette somme d ' « exigences tyranniques » que l'ascète aime « sous l'espèce de Dieu ». Le Dieu de l'ascète (c'est-à-dire la part de lui-même qu'il assimile à Dieu), n'est donc pas le Dieu clément et miséricordieux de l'aphorisme 134 de Choses humaines, trop humaines, celui que l'homme associe à la grâce et à la rédemption, c'est le Dieu vengeur des aphorismes 132 et 133, un Dieu qui punit l'homme, qui l'inquiète et l'humilie, qui « hante son imagination ». En ce sens, l'ascétisme est une forme de volonté de puissance, mais retournée contre elle-même car elle ne parvient pas à se déployer au-dehors : « Certains hommes ont en effet un besoin si intense d'exercer leur pouvoir et leur soif de domination que, faute d'autres objets, ou parce qu'ils ont toujours échoué par ailleurs, ils finissent par s'aviser de tyranniser certaines parties de leur propre personne ». Nietzsche formule ainsi le principe même de ce qu'il appellera, dans 103

Évangile selon saint Matthieu, 5-7. Nietzsche se réfère très souvent à ce texte, dans lequel il voit la formule de la « morale comme contre nature » (Moral als Widernatur) : voir sur ce point le Crépuscule des idoles, « Morale comme contre nature », § 1 (Nietzsche évoque le Sermon sur la montagne « où, entre parenthèses, les choses ne sont nullement vues de haut »).

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V o i r K G W I V / 4 , p. 190.

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la Généalogie de la morale, Γ « intériorisation de l'homme » : « Tous les instincts qui ne se déchargent pas vers l'extérieur se tournent vers l'intérieur »105 — ce qui constitue sans doute la découverte la plus fondamentale de la méthode généalogique.

b. L'allégement par l'abnégation Autre pulsion que Nietzsche discerne dans l'âme des saints et des ascètes : le « plaisir de Y émotion pour elle-même », qu'il analyse dans l'aphorisme 138 de Choses humaines, trop humaines, reprenant sur de nouveaux frais la question de la décharge pulsionnelle. Nietzsche part d'un constat : il y a des heures où l'homme est plus « moral » qu'à d'autres. Son aptitude à l'abnégation n'est pas toujours la même, et il semble qu'elle dépende, notamment, de son « excitation » {Erregung) : « c'est dans la passion qu'il est le plus moral ». Cette affirmation perd son caractère paradoxal, selon Nietzsche, si l'on se souvient de Γ « affinité de tous les genres de grandeur et d'extrême excitation » : ainsi, « porté à un degré exceptionnel de tension, l'homme peut se résoudre aussi bien à une vengeance terrible qu'à un terrible écrasement de son besoin de vengeance ». La seule chose qui compte vraiment alors, c'est que sous l'empire d'une émotion violente, l'homme « veut du grand, du violent, du monstrueux » : il se sacrifiera lui-même et renoncera à se venger s'il trouve qu'un tel sacrifice est plus fort et plus grand que la vengeance ellemême. 11 ne cherche donc qu'une chose : « la décharge de son émotion [Entladung seiner Emotion] ; il se peut bien qu'alors, pour alléger sa tension [um seine Spannung zu erleichtern], il empoigne toutes ensemble les lances de ses ennemis et les plonge dans sa poitrine ». Nietzsche interprète donc le sacrifice ascétique de soi comme l'allégement paradoxal d'une tension excessive : le saint qui se sacrifie décide de retourner contre lui-même (d'intérioriser) son désir de vengeance, pour jouir plus intensément de la décharge de son émotion. Si le saint se sacrifie, ce n'est donc pas pour des raisons morales, c'est parce que le sacrifice de soi est une sensation plus forte que le sacrifice des autres, et qu'il intensifie ainsi le plaisir de l'émotion pour ellemême : « Au fond, donc, ces actes d'abnégation ne sont pas moraux non plus, en ce qu'ils ne sont pas strictement accomplis en considération d'autrui ; plus exactement, autrui ne fournit à l'âme tendue à l'extrême qu'une occasion de s'alléger [sich erleichtern], grâce à ladite abnégation ». Nietzsche retrouve ainsi la problématique de la « preuve par la force » : la religion est d'abord une affaire de plaisir (plus précisément de rapport entre plaisir et déplaisir), et il n'y a pas de plus grand plaisir peut-être que celui que l'on prend au sentiment lui-même, à la force du sentiment : si les ruses du christianisme consistent à produire un « excès morbide du sentiment », c'est cet excès Généalogie de la morale, II, § 16.

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que l'abnégation permet d'alléger et de transformer en décharge voluptueuse. Pour le psychologue nietzschéen, la religion est donc avant tout, finalement, une question de « marée » (.Fluthstand) : plus la marée du sentiment est haute, plus le plaisir et l'illusion de la grandeur sont intenses. L'ascétisme et la sainteté correspondent ainsi aux plus fortes marées du sentiment religieux, à celles qui alourdissent le plus douloureusement la vie, qui assiègent le plus violemment le cœur avant de l'alléger.

c. L'allégement par la soumission À cet allégement par l'abnégation s'ajoute un allégement par le renoncement et par la soumission : Nietzsche montre qu'il est paradoxalement plus facile de renoncer et de se soumettre totalement que de le faire en y mettant des conditions — de même qu'il est plus difficile de limiter sa consommation de tabac que d'arrêter définitivement de fumer. Nietzsche développe cette analyse dans l'aphorisme 139 de Choses humaines, trop humaines, qui s'inscrit explicitement dans la problématique de l'allégement de la vie : « Sous bien des rapports, l'ascète lui-même cherche à se rendre la vie facile ». T1 n'est plus question dans cet aphorisme de plaisir ou d'excitation, mais au contraire d'obéissance et de maîtrise de soi : la perspective est différente. Le renoncement du saint n'est pas une manière d'accéder à des émotions plus intenses, mais de se simplifier la vie. L'idée de Nietzsche est que « l'obéissance inconditionnelle est plus commode qu'assortie de conditions » : en se radicalisant, l'alourdissement se change en allégement de la vie, car la soumission n'est difficile, paradoxalement, que si elle n'est pas « parfaite ». Se soumettre entièrement, c'est en effet renoncer « une fois pour toutes à sa volonté personnelle, et c'est plus facile que d'y renoncer de temps à autre ; comme il est aussi plus facile de renoncer entièrement à un désir que d'y garder la mesure ». Nietzsche fait ainsi la liste des allégements procurés par un tel renoncement : « Cette soumission est un moyen puissant de se rendre maître de soi ; on est occupé, on ignore donc l'ennui, tout en échappant aux stimulations de la volonté égoïste et de la passion ; l'acte accompli, il n'y a aucun sentiment de responsabilité, et de ce fait aucun tourment de repentir ». T1 n'y a, dès lors, rien d'exceptionnel, rien d'héroïque à renoncer à tout et à se soumettre entièrement à son Dieu comme le fait le saint : celui-ci « s'allège la vie [erleichtert sich das Leben] par ce total abandon de sa personnalité, et c'est s'abuser qu'admirer dans ce phénomène une prouesse de moralité sans pareille. Il est en tout état de cause bien plus difficile d'affirmer sa personnalité sans trouble ni hésitation que de s'en affranchir de ladite manière ». À la mesure grecque, Nietzsche oppose donc, non seulement le « plaisir de l'émotion pour elle-même » de l'ascète et du saint, mais encore leur renoncement radical à la passion et au vouloir-vivre — ce qui paraît contradictoire. Il semble

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en fait que l'analyse de la « soumission » ne soit pas parfaitement compatible avec celle de Γ « acharnement contre soi-même » et celle de la « décharge » émotionnelle de l'ascète et du saint : 1. Tantôt, Nietzsche définit l'ascétisme c o m m e une « soumission parfaite à une volonté étrangère ou encore à une loi, un rituel dont la sphère le contient entièrement », tantôt il définit les ascètes c o m m e des h o m m e s qui ont un désir particulièrement intense « d ' e x e r c e r leur pouvoir et leur soif de domination ». D ' u n côté, l'ascète renonce à toute volonté personnelle ; de l'autre, il cherche à tout prix à imposer ses « exigences tyranniques » (y compris à lui-même). L a contradiction s'amenuise néanmoins si l ' o n condidère que la soumission parfaite de l'ascète lui permet précisément de se rendre maître de soi (über sich Herr zu werden) et se trouve donc bien motivée par la soif de domination (.Herrschsucht). D e plus, c ' e s t sous les espèces de Dieu que l'ascète se tyrannise lui-même : si c ' e s t bien sa volonté de puissance qui s ' a f f i r m e ainsi, il s ' a b a n d o n n e à cette volonté, en la déifiant, c o m m e à une volonté étrangère. Il reste q u ' e n dernière analyse, Nietzsche éclaire ainsi des figures de l'ascétisme qui ne coïncident pas parfaitement : l'une est celle d ' u n tyran assoiffé de puissance, l'autre celle d ' u n homme qui cherche avant tout à se rendre la vie facile. 2. Tantôt Nietzsche voit dans l'ascétisme une manière d ' é c h a p p e r « aux stimulations de la volonté égoïste et de la passion », tantôt il défend la thèse selon laquelle c ' e s t d a n s la passion que l ' h o m m e est « le plus moral ». Certes, l'abnégation permet d'alléger le cœur surchargé d'émotion, donc de se libérer de la passion — mais là encore, la différence de perspective est évidente : d ' u n e part, l'ascétisme consiste d ' a b o r d à choisir le plaisir et l'émotion la plus violente ; d'autre part, il consiste à renoncer entièrement au désir pour se rendre la vie facile. D ' u n côté, la vie la plus intense ; de l'autre, une existence « plus c o m m o d e ». Ces tensions et ces contradictions tiennent cependant moins à la maladresse de l'analyse 1 0 6 q u ' à la complexité du phénomène analysé : si Nietzsche discerne, dans l ' â m e des ascètes et des saints, un certain nombre de « pulsions distinctes » qui y sont intimement enchevêtrées, ces pulsions n ' e n sont pas moins en conflit les unes avec les autres. Nietzsche le dit d'ailleurs explicitement dans l'aphorisme 142 de Choses humaines, trop humaines : dans l'état d ' â m e du saint, ce n'est jamais la même pulsion qui domine — l'âme de l'ascète ou du saint est, à ce titre, une « âme laide »' 0 7 , c'est-à-dire une âme qui, contrairement à la « belle âme » de Schiller, est multiple, changeante, contradictoire. C ' e s t une â m e chaotique, et ce chaos est c o m m e la radicalisation et la diffraction du double visage de la religion.

Nietzsche lui-même évoque cette maladresse dans la Généalogie de la morale (Avant-propos, §4). Voir notamment l'aphorisme 152 de Choses humaines, trop humaines.

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d. Le mépris de soi comme lutte contre l'épuisement S'il assimile l'ascétisme à une soumission et à un désir de se rendre la vie « plus commode », Nietzsche le présente aussi comme un stimulant, un excitant, un moyen de lutter contre l'apathie que pourrait engendrer une soumission trop parfaite : l'âme de l'ascète est instable, et doit sans cesse se corriger elle-même pour maintenir un certain équilibre. Dans l'aphorisme 140 de Choses humaines, trop humaines (qui se présente à la fois comme le contrepoint de l'aphorisme 139 et le prolongement de l'aphorisme 138, puisqu'il s'ouvre sur l'évocation du « plaisir de l'émotion pour elle-même »), Nietzsche définit ainsi le mépris de soi comme un moyen pour certains individus de lutter « contre l'épuisement général de leur vouloir-vivre (de leurs nerfs) ». Le plaisir que l'on prend à une émotion forte peut être une manière de stimuler un organisme qui s'épuise : c'est une sorte d'excitation artificielle qui permet de ne pas sombrer dans la léthargie. Au thème de la religion-narcotique, qui endort la souffrance et immerge la vie dans une tranquillité artificielle, s'ajoute donc celui de la religion-excitant, qui réveille l'énergie et donne à la vie une tension artificielle — deux thèmes qui correspondent aux deux visages du romantisme, tel que Nietzsche le définit dans l'aphorisme 370 du Gai savoir : « le repos, le silence, la mer étale, la délivrance de soi, ou au contraire l'ivresse, la crispation, la stupéfaction, le délire ». Les ascètes recourent ainsi « aux plus douloureux des moyens d'excitation et de torture pour émerger au moins de temps en temps de cette apathie et de cet ennui où les font si souvent sombrer leur grande indolence d'esprit et cette soumission que j'ai dite à une volonté étrangère »' 08 . Les expressions « de temps en temps » {für Zeiten) et « si souvent » (so häufig) sont ici essentielles, car elles suggèrent une temporalité morcelée, un état d'âme changeant, oscillant sans cesse entre différentes configurations pulsionnelles. L'originalité de cette analyse est en outre d'interpréter le mépris de soi dans le sens de Y affirmation du vouloir-vivre, donc dans une perspective antischopenhauérienne. Une nouvelle fois, ce qui s'apparente à un alourdissement de la vie témoigne d'un désir profond d'allégement : le double visage de la religion consiste ici à nier la valeur de la vie pour réveiller le vouloir-vivre.

e. La guerre contre soi-même comme allégement de la vie Dans l'aphorisme 141 de Choses humaines, trop humaines, Nietzsche approfondit son analyse de l'acharnement contre soi-même et l'associe à celle de l'allégement de la vie : « Le moyen le plus courant qu'emploient l'ascète et le saint pour se rendre malgré tout la vie encore supportable et distrayante consiste dans une guerre qu'ils font à l'occasion et dans l'alternance des victoires et des défaites ». Cet aphorisme prolonge ainsi l'aphorisme 140, et s'inscrit comme lui dans la 108

Cf. le fragment 23 [113] de 1876-1877.

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perspective d ' u n e interprétation de l ' a s c é t i s m e c o m m e m o y e n de lutter contre l ' e n n u i , contre l ' a p a t h i e et l ' é p u i s e m e n t du vouloir-vivre : l'ascétisme est le divertissement du saint, son excitant, son stimulant. Nietzsche revient d'abord sur la volonté de puissance de l'ascète et du saint : « ils mettent à profit leur penchant à la vanité, leur soif de gloire et de domination, et encore leurs appétits sensuels, afin de pouvoir considérer leur vie c o m m e une bataille sans trêve et e u x - m ê m e s c o m m e un c h a m p de bataille sur lequel esprits bons et m a l i n s s ' a f f r o n t e n t avec des fortunes diverses ». Nietzsche ne décrit plus ici une « intériorisation » mais une véritable mise en scène : ce n ' e s t plus la soif de domination qui, ne parvenant pas à s ' e x e r c e r sur les autres, se retourne contre elle-même, c'est l'ascète qui cherche à se divertir et à se stimuler en interprétant sa vie c o m m e un combat. Il utilise ainsi sa soif de domination pour se rendre la vie « distrayante » ( u n t e r h a l t e n d ) : il s'invente un adversaire qu'il appelle « l'ennemi du dedans » et il se met à considérer sa vie c o m m e une guerre sans merci — à la manière de don Quichotte, que Nietzsche évoquait dans l'aphorisme 133 : l'ascétisme relève ainsi, lui aussi, du plaisir de fabuler et de « poétiser » avec le réel. D a n s cette mise en scène de sa vie, l'ascète utilise aussi son « penchant à la vanité ». Or, la vanité est d'abord, pour Nietzsche, une « joie prise à soi-même » et un « plaisir de soi » {Selbstgenuss)m : en se tyrannisant lui-même, en se soumettant aux exigences les plus draconiennes, l'ascète cherche avant tout à jouir de lui-même, c'est-à-dire à j o u i r de la puissance qu'il parvient à exercer sur luim ê m e . L ' a s c é t i s m e est donc une combinaison subtile de vanité et de mépris de soi. Alors que dans Le Soc, c'était le mépris de soi qui était à l'origine de la vanité (« L ' a m b i t i o n et la vanité des h o m m e s reposent surtout sur un sentiment de mépris de soi c'est donc désormais la vanité qui semble être à l'origine du mépris de soi : pour reprendre les termes des fragments 9 [1] et 18 [34] de 18751876, c'est l ' a m o u r de soi lui-même (Selbstliebe) qui engendre le mépris de soi (Selbstverachtung). Or, si l'ascétisme consiste d ' a b o r d à se délecter de soi-même, c'est que parmi les pulsions de l'ascète, les « appétits sensuels » j o u e n t un rôle de tout premier plan : « C o m m e on le sait, l'imagination sensuelle est tempérée, voire presque supprimée, par la régularité des rapports sexuels, mais déchaînée, à l'inverse, et déréglée par la continence ou le désordre des rapports ». C ' e s t pourquoi, ajoute Nietzsche, l'imagination d ' u n grand nombre de saints était « d ' u n e extraordinaire obscénité » — ce qui oblige à nuancer considérablement l'analyse de l'aphorisme 139 : s'il est plus facile de renoncer entièrement à un désir que de le maîtriser, la continence produit néanmoins le m ê m e dérèglement des fantasmes, la m ê m e obscénité que le « désordre des rapports ». Ce qui signifie qu'il est en toute rigueur impossible d'éradiquer un désir, ou que renoncer à un désir ne peut consister q u ' à renoncer à Vassouvissement de ce désir : ce qui ne s ' e x p r i m e pas dans la réalité

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Choses humaines, trop humaines, aphorismes 89 et 545. Fragment 18 [32] de 1876.

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charnelle des relations se déverse dans Γ « imagination sensuelle » (sinnliche Phantasie). Il y a là une « intériorisation » analogue à celle du désir de vengeance. Nietzsche compare d'ailleurs parfois cette pollution érotique de l'imagination au « dépit », c'est-à-dire à un désir de vengeance contrarié : « Se refuser la vengeance et l'amour rend l'homme malade, débile et mauvais » " ' . La liberté de l'esprit implique donc la pureté de l'imagination, c'est-à-dire l'assouvissement des désirs. Ainsi s'explique l'éloge du duel dans l'aphorisme 365 de Choses humaines, trop humaines : « après un duel régulier le cœur est allégé [erleichtert] ». Un duel permet en effet de se venger sur le champ et de ne pas sombrer dans la rumination morbide de la vengeance imaginaire. Il en va de même pour la sexualité : on ne peut en finir avec sa libido comme on s'arrache un œil ou une dent malade. Nietzsche explique dans Le Voyageur et son ombre que la sensualité de l'abstinent « continue à vivre à la manière inquiétante d'un vampire et à le tourmenter sous d'odieux déguisements » " 2 : en pensant s'alléger de ses pulsions sexuelles, l'ascète en remplit et en surcharge son imagination. En outre, pour que cette surcharge ne soit pas ressentie comme telle, le christianisme dispose d'un nouveau stratagème : l'ascète ne se sent pas responsable des fantasmes qui l'obnubilent car il voit en ces fantasmes des « démons » qui le hantent. Nietzsche rappelait déjà dans Nous autres philologues qu'on peut s'alléger la vie en attribuant « au diable ou aux mauvais esprits ses tentations ou ses envies »" 3 . L'allégement consiste donc une nouvelle fois à ne pas se sentir coupable, mais il ne s'agit pas seulement ici de s'alléger la vie en gardant bonne conscience : il s'agit aussi de se prémunir contre les effets pervers de l'ascétisme lui-même, envisagé comme un moyen de se rendre la vie, malgré tout, supportable (« distrayante »). Nietzsche décrit moins en effet, dans l'aphorisme 141 de Choses humaines, trop humaines, les pulsions de l'ascète (vanité, soif de domination, sensualité, etc.), que la manière avec laquelle celui-ci met en scène ses pulsions afin de rendre sa vie attrayante. Tous ces démons qui l'obsèdent, c'est Γ « ennemi du dedans » qu'il s'invente pour pouvoir considérer sa vie comme un champ de bataille — en d'autres termes, l'abstinence de l'ascète est un jeu, qui consiste à mettre à profit le fonctionnement de l'imagination pour la remplir de fantasmes, et faire surgir ainsi des adversaires imaginaires, comme don Quichotte avec ses moulins.

Fragment 23 [29] de 1876-1877 : « Il est deux choses pernicieuses : le dépit rongeur à cause d'une injustice profondément sentie, dont on rumine et vomit cent fois l'épreuve avant de s'abandonner aux mornes satisfactions d'une vengeance imaginaire — une vengeance réelle et prompte est beaucoup plus saine, même si les suites peuvent nous en affecter douloureusement. Ensuite, une vie érotique s'épuisant en idées qui salissent l'imagination et arrivent peu à peu à exercer une domination dont la santé pâtit. — Faire sa propre éducation consistera à prévenir ces maux : il faudra satisfaire ces deux instincts par des voies naturelles et garder pure l'imagination ». 112 113

Le Voyageur et son ombre, aphorisme 83. Fragment 5 [139] de 1875.

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L'ascétisme est donc une mystification très subtile, qui consiste à rendre sa vie divertissante en jouant avec l'alourdissement de la vie (ou plutôt en jouant à l'alourdissement de la vie). Sans ascétisme, c'est-à-dire sans ce qui semble rendre son existence insupportable, jamais le saint ne supporterait de vivre : c'est dans le combat contre sa sensualité, qu'il n'écrase pas mais déchaîne par la continence, que le saint trouve à se distraire de sa « vie désolée » (ödes Leben). Les visions de l'anachorète (que Nietzsche n'interprète plus en termes métaphysiques mais physiologiques et psychologiques) sont donc bien un moyen de s'alléger la vie' ' 4 . Mais ce divertissement du saint et de l'ascète n'est possible que s'il se justifie aux yeux du commun des mortels : celui-ci ne doit donc pas le percevoir comme un divertissement, mais comme un comportement qui mérite sa sympathie voire son admiration — ce qui exige une véritable falsification. Pour que le « spernere se sperni » de l'ascète soit légitime, pour que la mise en scène de l'acharnement contre soi-même soit crédible, il faut que l'homme se sente pécheur, qu'il se sente méprisable. La comédie de l'ascétisme implique ainsi la comédie du péché et du mépris de soi. C'est ici sans doute que la vanité de l'ascète est la plus évidente, puisque la vanité, selon Nietzsche, consiste à faire croire aux autres ce dont on veut se persuader soi-même, afín qu'ils nous en persuadent à leur tour. La doctrine de la totale indignité de l'homme pourrait donc être interprétée comme le moyen qu'ont trouvé les ascètes et les saints, non seulement de se divertir et de rendre leur vie attrayante, mais encore de jouir d'eux-mêmes en jouissant du sentiment de leur puissance, c'est-à-dire du sentiment qu'ils nous incitent à leur communiquer, de la puissance qu'ils nous incitent à leur attribuer. Pour que le combat de l'ascète ne soit par ridicule, il fallait donc avant tout « stigmatiser sans répit la sensualité déclarée hérétique, et on alla jusqu'à associer si étroitement le danger de la damnation éternelle à ces choses que durant des siècles entiers, c'est plus que vraisemblable, les chrétiens ont engendré leurs enfants avec mauvaise conscience ; ce qui a sûrement fait grand mal à l'humanité » — et ce qui revient à mettre la vérité « la tête en bas » et à aller contre la nature : « Au lieu d'être reconnaissant du fait que certaines fonctions physiques exigées par la santé sont associées au plaisir, on les a stigmatisées, on a pris le mot de plaisir en un sens péjoratif » (« im verächtlichen Sinne », c'est-à-dire littéralement « dans le sens de quelque chose de méprisable »)" 5 . Le plaisir sensuel est devenu un plaisir honteux, au point de condamner l'origine même de la vie : la honte de s'accoupler a suscité celle de procréer, et la honte de donner la vie, celle de l'avoir reçue. Tout ce qui relève de la procréation a ainsi été réinterprété en un sens péjoratif, et la condamnation du plaisir sensuel s'est radicalisée en condamnation de la naissance (du point de vue de la mère comme du point

Ib

Sur cette question des visions de l'anachorète, voir notamment les fragments 7 [41], 7 [64], 7 [95] et 7 [97] de 1870-1871. Ce passage est une ébauche de l'aphorisme 141 de Choses humaines, trop humaines, qui se trouve à la page 122 du manuscrit siglé Mp XIV 1 (voir KGW IV/4, p. 191).

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de vue de l'enfant), donc de Y existence en général. C'est ainsi que, dans le christianisme d'un Calderón ou d'un Schopenhauer, la racine même de la vie est associée à une forme de péché originel : « Il est vrai que le christianisme avait dit : Tout homme est conçu et enfanté dans le péché, et dans l'intolérable christianisme superlatif d'un Calderón cette idée s'était encore une fois resserrée et entortillée au point de lui faire oser le paradoxe le plus absurde qui soit dans ces vers bien connus : La plus grande faute de l'homme Est celle d'être né ». Cette citation suffit à évoquer Schopenhauer, qui commente ces vers dans les chapitres 51 et 63 du Monde comme volonté et comme représentation : « Et en effet, qui ne voit que c'est une faute, puisqu'une loi éternelle le punit de la peine de mort ? D'ailleurs, dans ces vers, Calderón n'a fait que traduire le dogme chrétien du péché originel »" 6 . Le christianisme est donc une religion pessimiste : « Dans toutes les religions pessimistes, dit Nietzsche, l'acte de la procréation est senti comme étant mauvais en soi » — mais le pessimisme chrétien, contrairement à la « sagesse de Silène » de La Naissance de la tragédie, ne donne accès à aucun savoir, à aucune vérité : il consiste bien au contraire à mettre la vérité sens dessus dessous. T1 est le produit d'une « psychologie » qui a entraîné une condamnation progressive de la nature humaine : Nietzsche explique ainsi qu'au temps des Pères du désert, « la psychologie servait non seulement à suspecter toute chose humaine [alles Menschliche], mais à l'outrager, à la fustiger, à la crucifier ; se trouver aussi méchant et mauvais que possible, on le voulait, on recherchait l'angoisse du salut de l'âme, la désespérance de sa propre force ». Cette condamnation des choses humaines et de la nature suscita un terrible assombrissement de la vie humaine : « Toute chose naturelle à laquelle l'homme attache l'idée de mal, de péché (comme il est encore habitué à le faire maintenant dans le domaine érotique) accable, attriste l'imagination, donne un regard fuyant, met l'homme en conflit avec lui-même, le rend incertain et méfiant ; même ses rêves en prennent un arrière-goût de conscience torturée ». Le christianisme a ainsi faussé le sentiment de l'homme en l'obligeant à se mépriser lui-même et à se sentir coupable, à souffrir toujours plus de sa nature : « Et pourtant, ajoute Nietzsche en citant Épictète, cette souffrance à cause de la nature est sans fondement aucun dans la réalité des choses : elle n'est que la conséquence des opinions au sujet des choses »' l 7 . Alors que l'ascétisme d'un Épictète vise à se conformer à la nature, l'ascétisme chrétien correspond donc à une véritable corruption du sentiment de la nature et de la nature elle-même. Nietzsche revient ainsi sur la question des stratagèmes religieux : « C'est le stratagème de la religion, et de ces métaphysiques qui veulent rendre l'homme méchant et pécheur par nature, que de lui faire 116 117

Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, op. cit., p. 447. Il s'agit d'un passage du cinquième chapitre Au Manuel d'Épictète, que Schopenhauer cite également dans le chapitre 16 du Monde comme volonté et comme représentation (op. cit., p. 128).

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suspecter cette nature et de le rendre ainsi mauvais lui-même : car c'est de ne pouvoir dépouiller le vêtement de nature qu'il apprend à se sentir lui-même mauvais ». C'est cette culpabilisation et détérioration progressive de l'homme qui, en alourdissant la vie humaine, provoqua l'émergence du « besoin de rédemption » : l'homme « se sent accablé d'un tel fardeau de péchés que des puissances surnaturelles sont désormais nécessaires pour lui ôter ce fardeau ; et du même coup entre en scène ce besoin de rédemption dont nous avons déjà parlé, et qui ne correspond pas du tout à un état de péché réel, mais seulement imaginaire ». Si, comme le disent Schopenhauer et Calderón, la vie elle-même est une faute et un poids insupportable, alors il nous est impossible de nous alléger de ce poids et de rester en vie (puisque le christianisme interdit par ailleurs le suicide : « dépouiller le vêtement de nature ») sans être secourus par une puissance supérieure. Le stratagème du christianisme consiste donc à rendre l'homme « méchant » " 8 afín qu'il se sente « aussi pécheur que possible », de manière à faire de sa vie un fardeau si lourd qu'il ne puisse le supporter seul, qu'il ne puisse se prendre en charge sans l'aide d'un dieu : les exigences du christianisme sont ainsi toujours « exagérées afin que l'homme n'y puisse suffire ». Nietzsche critique donc moins les « recettes » d'allégement proposées par le christianisme que la mystification orchestrée pour nous faire croire que ces recettes sont indispensables. Cette mystification n'aurait pourtant jamais fonctionné si l'homme n'avait pris plaisir, non seulement au sentiment d'allégement suscité par la croyance en un dieu qui le soulage de ses fautes, mais encore au sentiment d'alourdissement lui-même — j a m a i s le christianisme ne serait parvenu à installer en l'homme le sentiment de sa « totale indignité, peccabilité et abjection » si l'homme n'avait pas, d'une manière ou d'une autre, joui de ce sentiment luimême. Au plaisir vaniteux de l'ascète et du saint qui interprètent leur vie comme un combat sans répit et trouvent ainsi le moyen de se divertir et de se stimuler, il faut donc ajouter le plaisir fasciné des « gens sans sainteté » qui trouvent dans le spectacle de ce combat un « nouveau genre d'excitants vitaux ». À la culture antique de la fête, qui cherchait avant tout à « accroître la joie de vivre », c'est-àdire à intensifier le vouloir-vivre en lui permettant de se décharger joyeusement, s'oppose la civilisation chrétienne de l'ascétisme, qui cherche à réveiller un vouloir-vivre au bord de l'épuisement, et dont le mot d'ordre est : « Stimuler, vivifier, animer à tout prix ». Le christianisme est donc la religion d'une « époque énervée, trop mûre, trop civilisée », une époque de dégradation nerveuse et de décrépitude physiologique" 9 : c'est la religion de ce que Nietzsche appelle, dans

Nietzsche reprend ici et approfondit l'analyse du fragment 5 [117] de 1875 : « Les dieux rendent l'homme encore plus méchant ». Cf. l'aphorisme 224 A'Opinions et sentences mêlées : « le christianisme est la religion de l'Antiquité décrépite, il suppose l'existence de vieux peuples civilisés et dégénérés ; sur ceux-là,

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la deuxième moitié des années 1880, la « décadence »120. Au spectacle du « cortège flamboyant de vie des fous de Dionysos » m s'oppose ainsi celui des ascètes au corps émacié et au regard fiévreux : « Ils s'exhibèrent à tous les yeux, non pour servir vraiment de modèle au grand nombre, mais de spectacle à la fois effrayant et ravissant, représenté à ces confins du monde et de son au-delà où chacun croyait apercevoir à l'époque tantôt des lueurs de félicité céleste, tantôt de sinistres langues de feu dardées par l'abîme ». Cette volupté horrifiée rappelle la définition du dionysiaque comme « rupture du principe d'individuation » dans La Naissance de la tragédie, mais l'extase est associée ici à la négation, et non plus à l'affirmation (à Y ivresse) du vouloir-vivre : « L'œil du saint, fixé sur la signification de toute façon terrible de cette brève existence terrestre, sur l'imminence du jugement dernier décidant des espaces infinis d'une autre vie, cet œil de braise mourante dans un corps à moitié anéanti fit trembler jusqu'en leur tréfonds les hommes du monde antique ; risquer un regard, le détourner en frissonnant d'horreur, flairer de nouveau l'attrait du spectacle, s'en rassasier tant et tant que l'âme se mette à frémir d'ardeur et de fièvres glacées, — telle fut la dernière jouissance que l'Antiquité inventa une fois devenue elle-même insensible au spectacle des combats de bêtes et d'hommes ». Plus encore qu'un stratagème (Kunstgriff), la sainteté et l'ascétisme sont ainsi le spectacle, c'est-à-dire l'œuvre d'art (Kunstwerk) du christianisme : s'il y a un « art de l'âme laide », c'est-à-dire de l'âme torturée, chaotique, contradictoire, s'il y a un art de l'âme sublime, les toutes premières œuvres de cet art ne furent pas des tableaux, des cathédrales ou des compositions musicales, mais des vies : les vies des saints et des ascètes. La généalogie du christianisme est donc aussi celle d'une certaine esthétique de l'existence : « Le sublime produit l'effet corsé d'un stimulant sur les âmes lasses, le beau calme l'excitation — voilà une différence capitale. L'homme excité fuit le sublime, l'homme las s'ennuie au spectacle du beau. Au demeurant, le sublime, si on le disjoint du beau, s'identifie au laid (c'est-à-dire à tout ce qui n'est pas beau) ; et comme il y a un art de la belle âme, il y a un art de l'âme laide » l22 . Ce sont les premiers mots d'une « physiologie de l'art », que l'on pourrait aussi bien appliquer à une analyse de l'allégement religieux. Spectacle et mise en scène, œuvre d'art, l'ascétisme est donc d'abord une question de plaisir : plaisir de soi (Selbstlust) de l'ascète qui met en scène sa

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il a pu et peut encore agir comme un baume ». Dans cet aphorisme, Nietzsche compare les premiers chrétiens aux ombres de l'Hadès. Le terme (que Nietzsche utilise toujours en français) apparaît en fait dans les manuscrits de 1883-1884 : voiries fragments 16 [5] e t 2 5 [141], La Naissance de la tragédie, § 1. Fragment 23 [112] de 1876-1877. Il est significatif que le fragment suivant, intitulé « mépris de soi », soit une ébauche de l'aphorisme 140 de Choses humaines, trop humaines : « Ce goût violent de s'éprouver et se mépriser soi-même que l'on constate chez les pécheurs, les pénitents et les saints, se ramène souvent à un épuisement général de leur vouloir-vivre (ou de leurs nerfs), contre lequel ils recourent même aux stimulants les plus douloureux ».

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propre puissance, et dernière jouissance {letzte Lust) de l'Antiquité tardive, qui se rassasie du spectacle en frissonnant de plaisir et d'horreur. L'ascétisme est ainsi le fruit d'une sensualité maladive : alors que les Grecs jouissaient de leur nature en la laissant resplendir dans leurs dieux à la vie facile et en faisant des fêtes de leurs côtés trop humains, les chrétiens jouissent de la corruption, du mépris et de la martyrisation de leur nature, à travers le spectacle de l'ascète à la vie si monstrueusement difficile, c'est-à-dire à travers le spectacle d'une vie qui consiste à « outrager, fustiger, crucifier toute chose humaine ». D'une religion de l'affirmation, on est passé à une religion de la négation du vouloir-vivre — or, la négation n'est qu'une forme dégénérée (« énervée ») d'affirmation : contrairement à ce que pense Schopenhauer, la volonté ascétique ne se nie pas pour s'apaiser mais pour se stimuler elle-même. Aux narcotiques tranquillisants de la confession ou de la pitié, il faut donc ajouter les excitants du mépris de soi et de l'ascétisme — mais qu'ils visent à calmer ou à vivifier, les stratagèmes du christianisme sont toujours des recettes d'allégement de la vie : il s'agit toujours de flatter le vouloir- vivre. Le pire alourdissement recèle toujours un plaisir secret et une stratégie plus ou moins subtile « pour se rendre malgré tout la vie encore supportable et distrayante ».

f. Les « éléments » de l'ascétisme L'analyse de l'ascétisme et de la sainteté, dans Choses humaines, trop humaines, se clôt sur un aphorisme récapitulatif dans lequel Nietzsche propose une vision plus synthétique de son objet : après avoir isolé les pulsions distinctes de l'âme des saints et des ascètes, il s'efforce de les « représenter pour finir intimement enchevêtrées » l23 . Nietzsche s'inscrit ainsi dans la perspective ouverte par le premier aphorisme de Choses humaines, trop humaines, c'est-à-dire dans la perspective d'une « philosophie historique » définie comme « chimie des idées et des sentiments » — une chimie qui risque d'aboutir, prévient Nietzsche, à la conclusion que « les couleurs les plus magnifiques sont obtenues à partir de matières viles, voire méprisées » . Le principe de cette « chimie » consiste donc à décomposer scientifiquement le processus d'une mystification alchimique : « Comment quelque chose peut-il naître de son contraire, par exemple la raison de l'irrationnel, le sensible de l'inerte, la logique de l'illogique, la contemplation désintéressée du vouloir avide, l'altruisme de l'égoïsme, la vérité des erreurs ? » C'est bien à cette question que répondra La Généalogie de la morale, en assimilant les prêtres à des « faux-monnayeurs des recoins » et à des « alchimistes qui transmuent tout le noir

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Nietzsche réalise ainsi le programme fixé à la fin de l'aphorisme 136. Cf. sur ce point le premier aphorisme d'Aurore : « L'historique précis d'une genèse n'est-il pas presque toujours ressenti comme paradoxal et sacrilège ? »

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en blanc, en lait et en innocence » 1 2 5 — et c ' e s t à cette question que Nietzsche répond aussi dans l ' a p h o r i s m e 142 de Choses humaines, trop humaines : « cet état d ' â m e dont jouit le saint, consacré ou débutant, se compose d ' é l é m e n t s que nous connaissons tous fort bien, sauf que, sous l'influence d'idées tout autres que religieuses, ils se présentent sous des couleurs différentes et ne m a n q u e n t pas alors d'encourir aussi fortement le blâme des gens qu'ils peuvent, sous cette chamarrure de religion, de sens dernier de l'existence, compter sur leur admiration, leur vénération m ê m e — du moins pouvaient y compter par le passé ». Nietzsche reprend ici l ' i m a g e du changement de couleur, et la métaphore des « éléments » de l'état d ' â m e renvoie clairement à celle de la chimie. L a religion n ' e s t donc plus assimilée ici, c o m m e chez Schopenhauer, à une vérité qui serait recouverte d ' u n voile allégorique, mais à un ensemble d'éléments bien connus (vanité, sensualité, soif de domination, désir de se rendre la vie plus facile) qui sont embellis par une « chamarrure » ( V e r b r ä m u n g ) trompeuse : la religion n ' e s t pas un m o y e n de rendre accessible au peuple la vérité métaphysique, mais une manière d'enjoliver et de décorer {chamarrer) une réalité peu reluisante. L'ascétisme et la sainteté ne sont que des « sublimations » (au sens c h i m i q u e du terme), c'est-à-dire des métamorphoses « dans lesquelles l'élément fondamental semble p r e s q u e volatilisé et ne trahit plus son existence q u ' à l'observation la plus fine » . Ce qui distingue l'ascète et le saint, ce n ' e s t donc par leur moralité, c'est la laideur de leur âme, son chaos, son « contraste », l'inextricable enchevêtrement de leurs instincts. T1 n ' y a pas un état d ' â m e du saint et de l'ascète, mais un véritable « n œ u d » (Knoten) de pulsions. P o u r le dire autrement, la sainteté et l'ascétisme ne relèvent pas de Y ethos, de l'état d ' â m e réglé et stable, mais du pathos, du sentiment passionné, tumultueux, contradictoire. Nietzsche brosse un tableau extrêmement suggestif et nuancé des différentes fluctuations de ce pathos ascétique : « Tantôt le saint pratique cet acharnement contre soi-même qui est proche parent de la soif de domination, et m ê m e au plus solitaire donne encore le sentiment de sa puissance ; tantôt son sentiment débordant saute du désir de laisser galoper ses passions au désir de leur faire plier les genoux c o m m e à des chevaux sauvages, sous la pression puissante d ' u n e âme fière ; tantôt il exige une cessation complète de tous les sentiments gênants, torturants, excitants, un sommeil éveillé, un délassement prolongé au sein d ' u n e m o r n e indolence, animale, végétative ; tantôt il cherche le combat et l'allume au-dedans de lui-même parce que l'ennui tourne vers lui ses bâillements : ce moi qu'il a déifié, il le passe aux verges de son mépris de soi et de ses cruautés, il prend plaisir au bouillonnement effréné de ses concupiscences, à la douleur aiguë du péché, voire à l'imagination de sa perdition, il a l'art de tendre des pièges à sa passion, par exemple celle de l'extrême besoin de domination, de manière à passer à celle de l'extrême humilité, tant et si bien que son âme harcelée se trouve complètement disloquée par ce contraste ; et enfin, si ce sont des visions qu'il convoite, des entretiens avec les Généalogie de la morale, I, § 14. Choses humaines, trop humaines, aphorisme 1.

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morts ou des êtres divins, c'est bien au fond une espèce rare de volupté qu'il désire, mais celle-là même peut-être où toutes les autres viennent s'enchevêtrer en un même nœud ». On reconnaît là les différentes pulsions que Nietzsche s'est efforcé d'isoler dans les aphorismes 137 à 141. La répétition de l'adverbe « tantôt » (bald) montre que l'âme de l'ascète et du saint ne cesse d'osciller entre des état contradictoires. Nietzsche le soulignait déjà dans l'aphorisme 141 : « Tantôt en haut, tantôt en bas, l'oscillation des plateaux de la balance, orgueil et humilité, occupait aussi bien leurs têtes de songe-creux que l'alternance du désir et de la paix de l'âme ». Dans l'aphorisme 142, cette oscillation se transforme en véritable fluctuatio animi : les sentiments de l'ascète se suivent et ne se ressemblent pas, si bien que son âme en est totalement « disloquée ». Mais cette dislocation, cette fluctuation chaotique, ce désordre de l'âme est peut-être précisément ce que cherchent l'ascète et le saint : rien n'est plus excitant en effet, rien ne permet de jouir plus intensément du plaisir de l'émotion pour elle-même que le contraste des sentiments.

g. La signification du saint Mais si Nietzsche démontre la laideur des « éléments » de l'ascétisme et de la sainteté, il ne conteste en rien, néanmoins, la beauté de leurs couleurs, lorsque ces éléments sont sublimés par la « chamarrure » religieuse. La copie au net de l'aphorisme 142 se terminait d'ailleurs par la conclusion suivante : « Cette analyse ne doit pas nous empêcher de reconnaître que l'ascète et le saint, jugés à leurs résultats et non sur les éléments qui les constituent, appartiennent aux énergies les plus magnifiques et les plus fécondes de l'humanité » l27 . Le saint a donc, pour Nietzsche, une « valeur », qui ne dépend pas de « ce qu'il est » mais de « ce qu'il signifie aux yeux des autres » l28 — c'est-à-dire du processus de sublimation qui transfigure la vanité, la sensualité et la soif de domination du saint en une forme de moralité idéale : « Le côté faussé et morbide de sa nature, avec son amalgame de misère intellectuelle, de piètre savoir, de santé pourrie, de nerfs surexcités, restait aussi bien caché à son regard qu'à celui de ses témoins. T1 n'était pas homme spécialement bon, encore moins spécialement sage : mais il signifiait quelque chose qui était censé dépasser la mesure humaine en bonté et en sagesse ». Or, la signification du saint est indissociable du règne du christianisme : croire aux saints fortifie la croyance en Dieu, car les saints signifient précisément qu'il y a un Dieu, des miracles, un sens religieux ou un Jugement dernier. La croyance au saint fait même partie de ce que Nietzsche appelle

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Voir le manuscrit siglé Mp XIV 1, p. 236 (KGW IV/4, p. 193). Choses humaines, trop humaines, aphorisme 143. Cf. le titre de la troisième dissertation de la Généalogie de la morale : « Que signifient les idéaux ascétiques ? »

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les « séquelles religieuses » 129 . Avant de montrer Γ « ombre de Dieu » qui continue de couvrir le monde après la mort de Dieu, Nietzsche évoque en effet Y ombre du saint qui continue de s'étendre et qui touche même les hommes qui ne croient plus en Dieu : « Dans l'éclat vespéral d'un soleil de fin du monde qui rayonnait sur les peuples chrétiens, la figure d'ombre du saint prit des proportions gigantesques : s'éleva même à une telle hauteur que, jusqu'à notre époque qui ne croit plus en Dieu, il y a encore assez de penseurs qui croient au saint ». Quand le soleil décline, ce sont les ombres qui s'élèvent. Nietzsche souligne par ailleurs que la figure du saint qu'il analyse dans Choses humaines, trop humaines est une sorte d'idéal-type esquissé « d'après une moyenne de l'espèce entière », c'est-à-dire d'après une représentation moyenne de l'ensemble des saints130. 11 n'a donc retenu que des traits typiques, caractéristiques de la sainteté en général, et négligé un certain nombre d'exceptions, comme celle du Christ : « Quelques exceptions se détachent çà et là de l'espèce, soit par une grande douceur et un grand amour des hommes, soit par la magie d'une rare énergie ; d'autres sont on ne peut plus séduisantes parce que certaines imaginations délirantes répandent des torrents de lumière sur tout leur être, comme c'est par exemple le cas du fameux fondateur du christianisme, lequel se tenait pour le Fils de Dieu et se sentait de ce fait sans péché ; si bien qu'une chimère — on ne la jugera pas trop durement, l'Antiquité tout entière fourmille de fils de dieux — lui permit d'atteindre le même but, ce sentiment d'innocence parfaite, d'irresponsabilité totale, que tout le monde peut s'assurer aujourd'hui grâce à la science ». Le Christ n'incarne donc plus ici un amour de soi fondé sur la « pitié envers soi-même et envers sa totale indignité », mais au contraire un sentiment foncier d'innocence : Nietzsche ne dit plus que le Christ se méprise et se sent misérable d'être un homme, mais qu'il se sent irresponsable parce qu'il se considère comme le Fils de Dieu : il accède ainsi par le biais d'une « chimère » (Einbildung) à l'allégement de la vie que nous offre la science. De même, Nietzsche a négligé les saints de l'Inde, car ils ne représentent pas un « type pur » mais « occupent un rang intermédiaire entre le saint chrétien et le philosophe grec ». L'intérêt des « types purs et non mêlés »' 3I est en effet qu'ils facilitent la décomposition généalogique : l'âme des saints et des ascètes est déjà suffisamment enchevêtrée pour que l'on n'aille pas chercher à distinguer ses éléments dans des « types mixtes ». Dès Choses humaines, trop humaines et les premières avancées de la philosophie de l'esprit libre, l'analyse généalogique consiste donc à s'interroger sur la valeur de ce qu'on analyse (de même que la « généalogie de la morale » est moins une

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Choses humaines, trop humaines, aphorisme 131. Ibid., aphorisme 144. Les Philosophes préplatoniciens, § 1, éd. par Paolo D'Iorio, Combas, Éditions de l'Éclat, 1994, p. 84 : Nietzsche s'intéresse aux « philosophes préplatoniciens » car Platon est le « premier grand caractère mixte, autant par sa philosophie que par son type philosophique ».

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enquête sur l'origine de la morale que sur sa valeur, c'est-à-dire sur la valeur des valeurs132) : la généalogie (ou la « chimie ») de l'ascétisme et de la sainteté se conclut ainsi par une réflexion sur la signification du saint : de même que, dans la métaphysique d'artiste, le génie est d'abord le spectacle d'une vie qui, en s'affirmant et en se construisant elle-même, embellit et allège l'existence en général133, de même l'ascète et le saint donnent le spectacle fascinant d'une vie qui, en se déchirant et en se disloquant elle-même, alourdit tout en allégeant l'existence en général. Mais cet allégement n'a plus rien à voir avec une quelconque vérité métaphysique : il consiste à mettre la vérité « la tête en bas » et il implique une corruption profonde de nos jugements et de nos sentiments. Nietzsche se livre ainsi, dans Choses humaines, trop humaines, à une véritable généalogie de la « vie religieuse ». À cet égard, l'enquête sur l'allégement religieux est, dans l'œuvre de Nietzsche, comme le laboratoire de l'analyse généalogique : c'est en examinant les stratégies d'allégement inventées par le christianisme que Nietzsche commence à pratiquer la généalogie, sans en expliciter formellement la méthode 134 . Nietzsche reconstitue ainsi peu à peu, par petites touches, les différents éléments du christianisme, ainsi que le processus de sublimation qui, à travers les figures de l'ascète et du saint, hissa le christianisme au sommet des choses humaines, trop humaines. Nietzsche adopte pour ce faire différentes perspectives, il procède à différentes percées dans la complexité du phénomène religieux : le choix de l'écriture aphoristique, qui est par excellence l'écriture de Γ « observation psychologique », a précisément pour fonction de respecter la multiplicité des choses humaines et l'irréductible pluralité des points de vue. Avec la généalogie, c'est le perspectivisme qui entre ainsi en scène. L'aphorisme 144, dans lequel Nietzsche signale tout ce qu'il a négligé dans son analyse de la sainteté (un peu comme le savant qui, dans un protocole expérimental, choisit de négliger un certain nombre de facteurs), et dans lequel il rappelle qu'il aurait pu procéder autrement, est à cet égard caractéristique. Mais, dans le foisonnement argumentatif de Choses humaines, trop humaines, on peut toutefois distinguer deux lignes de force autour desquelles s'organise la généalogie de l'allégement religieux :

Généalogie de la morale, Avant-propos, § 5 et 6. Sur ce point, voir par exemple le fragment 11 [33] de 1875 : « Un grand talent est le plus magnifique de tous les spectacles du monde ; là où il apparaît, la terre devient comme un jardin en été et les rosiers ne peuvent pas cesser de fleurir ». C'est aussi l'opinion de Mathieu Kessler, dans son article « La critique des idéaux dans Choses humaines, trop humaines » : « S'il est vrai qu'il conviendra d'attendre 1887 pour déterminer précisément cette méthode "généalogique" et la promouvoir comme une singularité méthodologique de sa critique des idéaux, [...] le premier aphorisme de Choses humaines, trop humaines atteste dès 1878 la prise de conscience de la nécessité de se donner pour tâche une critique radicale des idéaux selon une méthode nouvelle » (in Nietzsche. Philosophie de l'esprit libre, op. cit., p. 144).

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1. La critique de la doctrine de la « totale indignité, peccabilità et abjection de l'homme » : c'est par elle que le christianisme a alourdi le cœur des hommes pour mieux « régner » sur eux en leur proposant ses recettes d'allégement de la vie — et même lorsqu'on ne croit plus en Dieu (donc même lorsque la religion ne règne plus vraiment), ce poids continue de peser135. 2. La reconnaissance d'une incompatibilité radicale entre la religion et la science : il n'y a plus, pour Nietzsche, aucune vérité dans la religion. Ces deux lignes de force sont aussi celles qui structurent la pars construens des réflexions de Nietzsche sur l'allégement religieux : dans la philosophie de l'esprit libre, Nietzsche ne se borne pas en effet à critiquer la duplicité du christianisme, il s'efforce aussi d'élaborer la philosophie d'un allégement nouveau, compatible celui-ci avec la science et la recherche de la vérité. Cette philosophie, qui doit permettre de se libérer de l'allégement religieux, est une doctrine de l'irresponsabilité totale de l'homme et de l'innocence du devenir.

B. Le nouvel évangile La doctrine de l'innocence du devenir correspond sans doute à l'une des intentions les plus profondes et les plus continues de la philosophie de Nietzsche : « j e me suis toujours efforcé de me prouver Y innocence du devenir », reconnaît-il luimême dans un fragment posthume136. La formule « Unschuld des Werdens » est néanmoins absente du Nachlaß avant 1883 et les manuscrits préparatoires d'Ainsi parlait Zarathoustra. 11 faut même attendre 1888 et le Crépuscule des idoles pour qu'elle surgisse dans l'œuvre publiée. Une telle période d'incubation et de maturation est fréquente chez Nietzsche : suivant la logique de Y Entladung, qui implique une phase de réserve et d'accumulation, la pensée exige, avant de se « décharger », la ténacité et le « travail des profondeurs » (Arbeit der Tiefe), la patience (« douceur inflexible ») d'un cheminement souterrain137.

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Voir notamment, sur ce point, l'aphorisme 78 du Voyageur et son ombre : le christianisme a « introduit le péché dans le monde. Or, la foi dans les remèdes qu'il offrait contre lui a été peu à peu ébranlée jusqu'à sa racine la plus profonde : mais ce qui continue à exister, c'est, enseignée et propagée par lui, la foi dans la maladie ». La véritable maladie n'est donc pas celle que le christianisme prétend soigner, mais celle qu'il nous a transmise en prétendant nous soigner, et cette maladie n'est autre que la « maladie de croire à la maladie » — ce qui explique qu'il soit si difficile de se libérer du christianisme. Comme Nietzsche l'explique dans l'aphorisme 82 du Voyageur et son ombre, on ne peut pas décider de s'affranchir d'une religion ou d'un parti, encore moins décider de les « réfuter » : on constate simplement que les « attaches » qui nous rivaient à ce parti ou à cette religion se sont relâchées. Lragment 7 [7] de 1883. Cf. le fragment 36 [10] de 1885. Aurore, Avant-propos, § 1.

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Mais qu'est-ce que Γ « innocence du devenir » ? Cette formule est toujours associée, chez Nietzsche, à l'exclusion du libre arbitre et de la finalité 138 : dire que le devenir est « innocent », c'est dire qu'il est entièrement nécessaire, qu'il n'a ni but ni sens, que personne ne veut rien atteindre à travers lui et que rien en-dehors de lui ne saurait ni le condamner ni le justifier. Le devenir « n'est pas la conséquence d'une intention particulière, d'une volonté, d'une finalité, il ne constitue pas une tentative d'atteindre un "idéal humain", un "idéal de bonheur" ou un "idéal de moralité" »' 39 — en ce sens, la reconnaissance de l'innocence du devenir implique la découverte de la mort de Dieu. C'est donc au nom d'un réalisme radical que Nietzsche proclame l'innocence du devenir : « dans la réalité, la fin fait défaut », affirme-t-il — réalisme radical qui, paradoxalement, se confond avec le nihilisme, puisque celui-ci consiste à poser que la vie n'a pas de sens et que l'humanité n'a pas de but. C'est, pour employer à nouveau la formule de Kundera, Γ « insoutenable légèreté de l'être » : insoutenable parce qu'il n'y a rien de plus difficile à accepter que cette innocence, que cette absence primordiale de signification, et légèreté parce qu'aucune catégorie religieuse ou métaphysique ne vient plus figer ni surdéterminer les fluctuations du devenir : l'être est léger parce qu'il n'est pas « être », précisément, mais « devenir ». Ainsi, Deleuze a raison de rapprocher l'innocence du devenir et la métaphore héraclitéenne du temps comme « enfant qui joue », moins parce c[ue le jeu serait la « corrélation du multiple et de l'un, du devenir et de l'être » , que parce que le jeu n'a, en toute rigueur, aucun sens, si ce n'est celui de s'accomplir lui-même : pour utiliser un vocabulaire aristotélicien, l'innocence du devenir désigne, comme le jeu, un acte qui a sa perfection en lui-même (energeia), au contraire des arts et des techniques dont l'œuvre achevée {ergon) est extérieure à leur activité 141 . Dire que le devenir est innocent parce qu'il n'a pas de but signifie donc que le devenir n'a pas de but transcendant, que sa finalité est constamment et pleinement immanente : le devenir ne cesse d'atteindre nécessairement et immédiatement son but (« T1 faut cjue le sens du devenir soit à tout instant accompli, atteint, achevé », dit Nietzsche ). Dès lors, le monde n'est pas en faute de ne pas être tel qu'il devrait être (comme le présuppose l'idéalisme), ou d'être tel qu'il devrait ne pas être (comme l'affirme le pessimisme) : le monde tel qu'il est est tel

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Voir par exemple le fragment 7 [21] de 1883 : « Point de vue le plus important : parvenir à /'innocence du devenir en excluant les finalités. Nécessité, causalité — rien de plus ! » Crépuscule des idoles, « Les quatre grandes erreurs », § 8. Cf. le fragment 9 [91] de 1887 : en imaginant quelqu'un qui aurait Γ « intention » de notre existence, de notre bonheur ou de notre misère, « nous nous gâchons Vinnocence du devenir », nous posons l'existence de « quelqu'un qui à travers nous et avec nous veut atteindre quelque chose » (cf. Crépuscule des idoles, « Les quatre grandes erreurs », § 7). Gilles Deleuze, Nietzsche et la philosophie, op. cit., p. 27-28. Sur ce point, voir notamment l'analyse de Victor Goldschmidt dans Le Système stoïcien et l'idée de temps, Paris, Vrin, 1989, p. 145-151. Fragment 11 [82] de 1887-1888. Cf. le fragment 11 [72] : « il faut que le devenir apparaisse justifié à tout instant ».

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qu'il devrait être — il devient même à chaque instant ce qu'il est, c'est-à-dire ce qu'il doit être et ce qu'il ne peut pas ne pas être : la question même de ce que doit être le monde, comme de ce que doit être un homme ou un arbre, devient ainsi absurde 143 . La reconnaissance de l'innocence du devenir passe donc par l'anéantissement de toute aspiration idéaliste, de tout désir de juger et de condamner le monde tel qu'il est au nom de ce qu'il n'est pas (et qu'il devrait être) : elle implique Y amor fati, l'amour du réel en tant qu'il devient nécessairement ce qu'il est, c'est-à-dire en tant qu'il le devient et en tant qu'il ne saurait devenir autre chose que ce qu'il devient. Reconnaître cela, c'est éprouver une «joie » tragique, « épouvantable » {schauerlich), dit Nietzsche, une joie qu'il est impossible selon lui de supporter plus de cinq à six secondes, une certitude cosmique d'harmonie et de « contact avec la nature tout entière » — un sentiment qui, par-delà toute émotion, est encore « supérieur à l'amour » l44 . Cet acquiescement dionysiaque est le point culminant, le « hohe Punct » de la morale de Nietzsche 145 . Or, l'aspiration à un tel acquiescement, à une telle justification du devenir parcourt toute la philosophie de Nietzsche (y compris la métaphysique d'artiste), mais elle se constitue en « doctrine » à partir de 1878, dans les aphorismes 101 à 107 de Choses humaines, trop humaines — en particulier dans l'aphorisme 107, qui formule le « nouvel évangile » de l'innocence du devenir et de l'irresponsabilité totale de l'homme .

1. Le contexte Dans le « nouvel évangile » de Choses humaines, trop humaines, Nietzsche déclare d'abord que « Tout est nécessité » — c'est une manière d'affirmer que « rien n'est sans raison », comme le disait Leibniz, que tout a une cause : le monde et l'homme sont entièrement soumis au principe de raison. Dès lors, la liberté n'est que l'illusion que nous pourrions agir autrement et qu'aucune raison ne détermine notre action : si nous nous sentons libres, c'est que nous ne savons 143

Voir le fragment 11 [132] de 1887-1888. Nietzsche s'oppose ainsi à Kant, qui explique dans le § 17 de la Critique de la faculté de juger qu'on ne peut pas se représenter l'Idéal « d'une belle demeure, d'un bel arbre, d'un beau jardin », mais que l'homme est « capable d'un Idéal de beauté » et d'un « Idéal de perfection » (Paris, Vrin, 1989, p. 74).

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Fragment 11 [337] de 1887-1888. Voir l'aphorisme 277 du Gai savoir. On souligne rarement l'importance de Choses humaines, trop humaines dans la constitution de la doctrine nietzschéenne de l'innocence du devenir (mais on souligne rarement l'importance de Choses humaines, trop humaines en général...) : Joan Stambaugh, par exemple, dans son article « Thoughts on the Innocence of Becomming » (Nietzsche-Studien 14, 1985, p. 164-178) passe directement des Considérations inactuelles à Ainsi parlait Zarathoustra. Voir néanmoins l'article de Richard Wisser, « Nietzsches Lehre von der völligen Unverantwortlichkeit und Unschuld Jedermannes » (Nietzsche-Studien 1, 1972, p. 147-172).

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pas (ou plus) pourquoi nous agissons. Ainsi, plus la connaissance progresse, moins l'homme se sent libre. L'esprit est donc d'autant plus libre qu'il sait que la volonté ne l'est pas. Ce paradoxe est au cœur de la philosophie de l'esprit libre, et il émerge dans un contexte philosophique bien particulier : la lecture d'auteurs français comme Voltaire, par exemple, le dialogue avec Paul Rée et la critique de Schopenhauer.

a. Voltaire : « Suis-je libre ? » Dans son livre sur l'origine des sentiments moraux, Paul Rée fait la liste des auteurs qui pensent que la volonté de l'homme n'est pas libre147. Il cite ainsi Voltaire et le « doute ΧΙΠ » du Philosophe ignorant, dont Nietzsche possédait une traduction allemande (qu'il lut sans doute et étudia avec ses amis de la villa Rubinacci à Sorrente, en 1877)'48. Dans ce chapitre, intitulé « Suis-je libre ? », Voltaire revient sur la manière avec laquelle il s'est posé la question du libre arbitre149. La proximité de sa démarche et de celle de Nietzsche est frappante. Voltaire pose le problème au moyen d'une image : je suis libre au sens où je ne suis pas en prison et où j'ai la clé de ma chambre — mais suis-je libre de vouloir ou de ne pas vouloir me jeter par la fenêtre ? Si la possibilité du suicide atteste de ma liberté d'agir, elle ne prouve en rien ma liberté de vouloir. La thèse de Voltaire est que la liberté réside dans la puissance, c'est-à-dire dans la capacité de faire ce que l'on veut, mais que l'on ne saurait être libre de vouloir ce que l'on veut, car une volonté libre est une contradiction dans les termes : c'est une volonté qui n'aurait pas de raison de vouloir, donc qui ne voudrait pas. La volonté, en tant qu'elle veut, c'est-à-dire en tant qu'elle procède d'un jugement et d'une pensée, en tant qu'elle dépend d'une raison d'agir, est soumise au principe de raison (tout comme le jugement et la pensée eux-mêmes). Voltaire assimile en outre causalité et nécessité : si rien n'est sans raison et s'il n'y a pas d'effet sans cause, si tout est nécessaire, alors mes pensées « entrent nécessairement dans mon cerveau » (kommen nothwendig in mein Gehirn), et ma volonté découle Rée mentionne Hobbes, Spinoza, Leibniz, Wolf, Hume, Priestley, Montaigne, Bayle, Collins, d'Holbach, Lamarck, Voltaire, Schopenhauer, Mill, Tylor, Bain « et bien d'autres encore » {De l'origine des sentiments moraux, trad. M.-F. Demet, Paris, PUF, 1982, p. 100-101). Voltaire, Le Philosophe ignorant, « Doute XIII », in Les Œuvres complètes de Voltaire, sous la direction d'U. Kölving, vol. 62, Oxford, The Voltaire Foundation/Taylor Institution, 1987, p. 43-47. La traduction qui se trouvait dans la bibliothèque personnelle de Nietzsche est conservée à la Herzogin Anna Amalia Bibliothek de Weimar avec la cote C 686 : Geist aus Voltaire 's Schriften, sein Leben und Wirken. Mit Voltaire's Bildniss, Stuttgart, F. Brodhag, 1837, p. 393396. Cette anthologie comprend une longue introduction (a Leben und Wirken », p. 1-119), Candide (p. 121-288), Zadig (p. 289-366- puis un mélange de traités « sur la religion, la politique et la philosophie » (p. 367-466). Sur les lectures des quatre pensionnaires de la villa Rubinacci, voir notamment KGW IV/4, p. 27. La position de Voltaire a considérablement évolué entre le chapitre 7 du Traité de métaphysique et Le Philosophe ignorant : Voltaire croit de moins en moins au libre arbitre.

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nécessairement de mes pensées : « Toutes les fois que je veux, ce ne peut être qu'en vertu de mon jugement, bon ou mauvais ; ce jugement est nécessaire, donc ma volonté l'est aussi ». 11 serait étonnant, ajoute Voltaire, que l'homme, « un petit animal haut de cinq pieds », ne soit pas soumis au principe de causalité alors que la nature entière et toutes les étoiles le sont : Nietzsche dira dans Le Voyageur et son ombre que la croyance au libre arbitre est la vanitas vanitatum, la « vanité des vanités » de l'homme 150 . La position de Voltaire est donc très claire : « Être véritablement libre, c'est pouvoir. Quand je peux faire ce que je veux, voilà ma liberté ; mais je veux nécessairement ce q u e j e veux, autrement je voudrais sans raison, sans cause, ce qui est impossible ». Ma liberté consiste ainsi à marcher lorsque je veux marcher, et non à avoir le dessein de marcher. Elle consiste à ne pas commettre une action que mon entendement me représente comme nécessairement mauvaise, ou à maîtriser une passion lorsque mon entendement me montre qu'elle est dangereuse : « Nous pouvons réprimer nos passions, mais alors nous ne sommes pas plus libres en réprimant nos désirs qu'en nous laissant entraîner à nos penchants ; car dans l'un et dans l'autre cas, nous suivons irrésistiblement notre dernière idée ; et cette dernière idée est nécessaire ; donc je fais nécessairement ce qu'elle me dicte ». La vérité est ainsi que l'homme « est en tout un être dépendant, comme la nature entière est dépendante, et il ne peut être excepté des autres êtres » — Nietzsche affirmera, quant à lui, dans le Crépuscule des idoles : « On est nécessaire, on est un fragment de fatalité, on fait partie d'un tout, on est dans ce tout» 1 5 1 . Or, si absolument tout est nécessaire, tout est absolument nécessaire : Voltaire récuse l'idée d'une « nécessité morale », c'est-à-dire d'une nécessité qui serait plus souple et moins contraignante que la nécessité physique, et qui serait compatible avec une certaine liberté de la volonté. Si la reine d'Angleterre n'arrache pas brutalement ses vêtements pour apparaître nue, sur son trône, dans l'église où l'on célèbre son couronnement, ce n'est pas en vertu d'une nécessité morale, dit Voltaire : « c'est au fond une nécessité physique, éternelle, liée à la constitution des choses. T1 est aussi sûr que cette reine ne fera pas cette folie, qu'il est sûr qu'elle mourra un jour ». Le nécessitarisme voltairien est donc radical : « La nécessité morale n'est qu'un mot ; tout ce qui se fait est absolument nécessaire. T1 n'y a point de milieu entre la nécessité et le hasard : et vous savez qu'il n'y a point de hasard : donc tout ce qui arrive est nécessaire ». Définissant, à la suite de Locke, la liberté par la puissance (plus précisément par la puissance d'agir), Voltaire récuse ainsi toute liberté de la volonté : seules les actions sont libres, pour autant que nous sommes en mesure de les accomplir. La force et l'originalité de cette position est qu'elle s'appuie à la fois sur une considération de la nature, qui est entièrement soumise au principe de causalité, et qui est par conséquent entièrement nécessaire, et sur une considération de la volonté elle-même : vouloir librement signifierait vouloir sans raison, c'est-à-dire Le Voyageur et son ombre, aphorisme 12. Crépuscule des idoles, « Les quatre grandes erreurs », § 8.

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vouloir sans autre raison que le vouloir lui-même (« Ich will weil ich will », « j e veux parce que je veux »). Voltaire démontre ainsi dans le Dictionnaire philosophique que vouloir librement reviendrait à « vouloir vouloir » — ce qui représente, selon lui, une absurdité : « ne voyez-vous pas qu'il est ridicule de dire, je veux vouloir ? »' 5 2 C'est donc à la fois parce que tout ce qui arrive est nécessaire et parce que je ne peux vouloir sans raison que la liberté de la volonté est, pour Voltaire, une illusion : « Votre volonté n'est pas libre, mais vos actions le sont, déclare-t-il ; vous êtes libres de faire, quand vous avez le pouvoir de faire ».

b. Schopenhauer : caractère empirique et caractère intelligible Autre lecture déterminante (pour Nietzsche comme pour Paul Rée) sur la question de la liberté de la volonté : Schopenhauer, et notamment Y Essai sur le libre arbitre. Dans ce texte, Schopenhauer s'inspire de Kant et de la distinction kantienne du « caractère empirique » et du « caractère intelligible » pour réfuter la croyance au libre arbitre, tout en affirmant l'existence d'une liberté intelligible et morale de l'homme. Pour Nietzsche, Schopenhauer est « voltairien » lorsqu'il s'en tient aux choses humaines, c'est-à-dire au caractère empirique de l'homme : avec ce Schopenhauer-là (le Schopenhauer « vivant » : der lebendige Schopenhauer), Nietzsche ne cesse de se reconnaître des affinités 153 . Le problème est qu'il y aun autre Schopenhauer, le Schopenhauer métaphysicien qui, après avoir reconnu la nécessité absolue des actions humaines, affirme la liberté intelligible de l'homme, c'est-à-dire sa responsabilité morale. La critique schopenhauérienne du libre arbitre se fonde sur une description du « caractère » de l'homme : celui-ci est individuel, empirique, invariable et inné154. À cause de ce caractère, un homme ne peut vouloir, à tel moment de son exisVoir le dialogue intitulé « De la liberté » : Voltaire, Dictionnaire philosophique, II, sous la direction de C. Merveaud, in Les Œuvres complètes de Voltaire, vol. 36, Oxford, Voltaire Foundation, 1994, p. 289-293. Pour la traduction allemande que possédait Nietzsche : Geist aus Voltaire 's Schriften, sein Leben und Wirken. Mit Voltaire 's Bildniss, op. cit., p. 436-440. Fragment 27 [43] de 1878. Cf. Opinions et sentences mêlées, aphorisme 33. Dans le chapitre IV de l'Essai sur te libre arbitre, chapitre que Schopenhauer consacre à ses prédécesseurs, c'està-dire aux penseurs qui ont critiqué, comme lui, la croyance en la liberté de la volonté, Schopenhauer mentionne d'ailleurs Voltaire, dont il rappelle la conversion à la doctrine de la nécessité des volontés : « Dans son Traité de Métaphysique (chap. VII) il avait défendu longuement et avec vivacité la vieille doctrine du libre arbitre. Mais dans un ouvrage écrit plus de quarante ans après, Le Philosophe ignorant, il proclame la nécessité rigoureuse des volitions, au chapitre XIII » (Essai sur le libre arbitre, trad. S. Reinach revue et corrigée par D. Raymond, Paris, Rivages, 1992, p. 134). Schopenhauer, Essai sur le libre arbitre, op. cit., p. 88 et suivantes. Sur la question du « caractère » (intelligible, empirique et « acquis ») chez Schopenhauer, voir notamment le chapitre 10 du Fondement de la morale, et le chapitre 55 du Monde comme volonté et comme représentation.

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tence, qu'une seule chose, et tous ses choix sont absolument nécessaires. Un homme qui pense qu'il a la liberté d'agir à sa guise se trompe donc complètement : « C'est exactement comme si l'eau disait : "Je peux m'élever bruyamment en hautes vagues (oui, certes, lorsque la mer est agitée par une tempête !) — je peux descendre d'un cours précipité en emportant tout sur mon passage (oui, dans le lit d'un torrent), — je peux tomber en écumant et en bouillonnant (oui, dans une cascade), — j e peux m'élever dans l'air, libre comme un rayon (oui, dans une fontaine), — j e peux enfin m'évaporer et disparaître (oui, à 100 degrés de chaleur) ; et cependant je ne fais rien de tout cela, mais je reste de mon plein gré, tranquille et limpide, dans le miroir du lac" »' 55 . Il y a ainsi, selon Schopenhauer, une analogie entre les transformations de l'eau qui dépendent de « causes déterminantes » et les décisions de l'homme qui dépendent de « motifs particuliers » : « Jusqu'à ce que les causes interviennent, écrit Schopenhauer, tout acte lui est impossible : mais une fois qu'elles agissent sur lui il doit, aussi bien que l'eau, agir comme l'exigent les circonstances correspondant à chaque cas ». C'est donc, comme Voltaire, au nom du principe de raison et de causalité que Schopenhauer récuse la liberté de la volonté : « Si l'on admet le libre arbitre, chaque action humaine est un miracle inexplicable, un effet sans cause »' 56 . Schopenhauer s'efforce ensuite, comme à son habitude, de donner une tournure scolastique à son argumentation, en fondant sa critique du libre arbitre sur une maxime de saint Thomas : Operari sequitur esse (« chaque être agit conformément à son essence »)157. Cette loi, absolument universelle (« toutes les choses du monde, sans exception », y sont soumises), doit être « également présente à l'esprit du chimiste lorsqu'il étudie les corps en les soumettant à des réactifs, et à celui de l'homme, quand il étudie ses semblables en les soumettant à diverses épreuves » (Nietzsche reprendra cette analogie dans sa définition de la philosophie comme « chimie des idées et des sentiments »). Que l'on étudie les réactions des corps chimiques (comme l'eau) ou celles des hommes, la loi est toujours la même : l'être agit et réagit conformément à son essence. C'est ainsi que le caractère empirique d'un homme détermine nécessairement ses actions : il appartient, selon les circonstances, aussi essentiellement et aussi nécessairement à tel homme de se mettre en colère ou de garder son sang froid, de fuir ou de combattre, qu'à l'eau de se transformer en glace ou de s'évaporer, de bouillonner ou de rester calme. La notion de libre arbitre est donc contradictoire : elle suppose un operari sans esse, « une existence sans essence, c'est-à-dire quelque chose qui est et qui en même temps n'est rien, par conséquent qui n'est pas »' 58 . La conclusion de Schopenhauer rappelle ainsi presque littéralement celle de Voltaire : « Tout ce qui

155

Ibid., p. 79-80.

156

Ibid., p. 85.

157

Ibid, p. 102.

158

Ibid, p. 103.

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arrive, les plus petites choses comme les plus grandes, arrive nécessairement. Quidquidfit, necessario fit»159. Mais Schopenhauer ne s'en tient pas là : si le libre arbitre est une illusion, au sens où je ne suis pas libre d'agir à ma guise et où je suis entièrement et constamment déterminé par mon caractère empirique, je dispose néanmoins d'un caractère et d'une liberté intelligibles — et si je suis assuré de la présence en moi de cette liberté supérieure, c'est que je suis conscient de ma responsabilité morale : après avoir écarté l'hypothèse du libre arbitre, Schopenhauer formule une « autre vérité de fait attestée par la conscience », et consistant dans le « sentiment parfaitement clair et sûr de notre responsabilité morale, de l'imputabilité de nos actes à nous-mêmes, sentiment qui repose sur cette conviction inébranlable, que nous sommes nous-mêmes les auteurs de nos actions »' 60 . Pour démontrer la compatibilité de la nécessité absolue des actions humaines et de la liberté morale de l'homme, Schopenhauer renvoie à la distinction kantienne du caractère empirique et du caractère intelligible de l'homme — distinction grâce à laquelle « se concilient la liberté et la nécessité »' 6 I . Schopenhauer préserve ainsi la compossibilité des sciences physiques et de la morale : le monde de l'expérience est entièrement nécessaire, mais les hommes restent moralement responsables de ce qu'ils font. Schopenhauer formule sa thèse en reprenant le principe de VOperari sequitur esse : la liberté, qui ne saurait résider dans Voperari, doit résider dans l'esse. C'est, ajoute Schopenhauer, une « erreur fondamentale » (un hystéron protéron) que « d'attribuer la nécessité à l'être et la liberté à Γ action : c'est le contraire qui est le vrai ; dans Y être seul réside la liberté, mais de l'esse et des motifs, Voperari résulte nécessairement, et c'est par ce que nous r • • 162 jaisons que nous reconnaissons nous-memes ce que nous sommes » . Si l'homme n'a aucune liberté d'agir, il est donc néanmoins libre dans son être. Pour Schopenhauer, la volonté humaine est libre au sens où elle est « sans raison » {grundlos), alors que l'action humaine est nécessaire au sens où elle est soumise au principe de raison 163 . Au fond, l'homme est libre « comme volonté » (als Wille), c'est-à-dire comme chose en soi, et nécessaire « comme représentation » (als Vorstellung), c'est-à-dire comme phénomène, comme objectivation de la volonté. Schopenhauer interprète l'erreur du libre arbitre comme une confusion de ces deux points de vue : on reconnaît 1' « absence de raison » de la volonté dans le vouloir de l'homme (ce qui fait qu'on déclare la volonté libre et indépendante), mais on oublie la « nécessité à laquelle est soumise chacune de ses manifestations »' 64 . Ainsi s'explique le « fait singulier » que l'homme, suivant la perspective qu'il adopte sur lui-même, puisse se sentir tour à tour libre et totale159 160 161 162 163 164

Ibid., p. 85. Ibid., p. 155. Ibid., p. 106. Ibid., p. 162. Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, Ibid., p. 156.

op. cit., § 23, p. 155.

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ment conditionné : lorsqu'il se considère a priori et lorsqu'il s'envisage dans son être, c'est-à-dire c o m m e volonté et c o m m e chose en soi, il se sent libre « dans chacun de ses actes », oubliant alors qu'il est soumis, lorsqu'il agit, au principe de raison ; lorsqu'il se considère a posteriori, c'est-à-dire après avoir agi, il découvre q u ' i l n ' é t a i t absolument pas libre d ' a g i r c o m m e il l ' a fait, m a i s q u ' i l était entièrement soumis à la « rigoureuse nécessité » de son caractère. L ' h o m m e est donc, pour Schopenhauer, à la fois absolument libre et absolument nécessaire : absolument libre dans son être, et absolument nécessaire dans ses actions. Schopenhauer conclut ainsi sa dissertation sur le libre arbitre par un geste d'inspiration kantienne, en montrant qu'il n ' a nié la liberté humaine dans la sphère des actes que pour m i e u x l ' a f f i r m e r dans une sphère supérieure : « La liberté n ' e s t donc pas supprimée par m a solution du problème, mais simplement déplacée et reculée plus haut, à savoir en dehors du domaine des actions individuelles, où l'on peut démontrer qu'elle n'existe pas, j u s q u e dans une sphère plus élevée, mais m o i n s facilement accessible à notre intelligence — c'est-à-dire qu'elle est transcendantale »' 6 5 .

c. Paul Rée : « Les remords sont différents » Pour bien c o m p r e n d r e les analyses que Nietzsche consacre à la « fable de la liberté intelligible », il faut les replacer dans leur contexte : la lecture de Voltaire et de Schopenhauer, bien sûr, mais aussi le dialogue avec Paul Rée (qui publie en 1885 un essai intitulé L'Illusion du libre arbitre) — dialogue qui se nourrissait aussi bien de Voltaire et de Schopenhauer que de Diderot, Montaigne, Pascal, La R o c h e f o u c a u l d , V a u v e n a r g u e s , L a B r u y è r e ou Stendhal 1 0 0 . D ' u n e maniere générale, ce dialogue fut pour Nietzsche un stimulant extraordinaire : l'épisode Lou Salomé contribua sans doute à le surdéterminer et à brouiller les sentiments de Nietzsche à ce sujet. T1 semble néanmoins que Paul R é e n'ait pas exercé sur Nietzsche une influence philosophique très profonde, contrairement à Schopenhauer par exemple, mais qu'il a plutôt j o u é le rôle d ' u n catalyseur ou, c o m m e Burckhardt, d ' u n contrepoids à l'influence wagnérienne — j e dirais presque d ' u n e « antithèse ironique », c o m m e la Carmen de Bizet. Le troisième chapitre de De l'origine des sentiments moraux s'intitule « D e la responsabilité et de la liberté du vouloir » : Rée, en s'inspirant de Schopenhauer, y présente une critique approfondie de la croyance en la liberté de la volonté. En fait, il ne retient de l'analyse schopenhauérienne que l'idée de la nécessité des actions, et abandonne l'idée d ' u n e liberté intelligible et morale. D è s la première phrase du chapitre, on mesure la distance que prend R é e à l'égard de Schopenhauer : « Les remords sont différents, selon que celui qui les ΰ 166

Schopenhauer, Essai sur le libre arbitre, op.cit., p. 163. À Sorrente, c'était d'ailleurs le plus souvent Paul Rée qui choisissait les textes qui étaient discutés lors des soirées de lecture de la villa Rubinacci

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éprouve se souvient ou non du caractère nécessaire des actions humaines » 167 . Les remords consistent précisément, pour Schopenhauer, à éprouver le sentiment de notre responsabilité morale, c'est-à-dire le sentiment qui atteste la présence en nous d'une liberté intelligible. Dire que les remords ne sont pas les mêmes selon que l'on est conscient ou non de la nécessité des actions, c'est donc remettre en cause la distinction même du caractère intelligible et du caractère empirique : l'expérience qui, selon Schopenhauer, fournit un critère pour distinguer radicalement le plan de la liberté morale et celui de la nécessité des actions, témoigne désormais de la continuité et de la communication existant entre les deux plans. Alors que pour Schopenhauer, savoir que l'on agit nécessairement ne change rien au fait que l'on se sent responsable, pour Rée, savoir que l'on agit nécessairement modifie le sentiment que l'on a de sa responsabilité — Nietzsche dira même, en radicalisant l'analyse de Paul Rée, qu'être conscient de la nécessité des actions supprime tout sentiment de responsabilité. Dans le Dictionnaire philosophique, Voltaire comparait déjà l'homme à un chien de chasse : s'il est vrai que l'homme a « mille idées métaphysiques » alors que le chien n'a que quelques notions rudimentaires, l'homme n'est cependant pas libre « autrement » que le chien, qui « a nécessairement la volonté de courir quand il voit un lièvre, et le pouvoir de courir s'il n'a pas mal aux jambes »' 68 . Comme le chien, l'homme n'est pas libre de vouloir ce qu'il veut (ou de penser ce qu'il pense), mais seulement de faire ce qu'il fait : s'il y a sans doute une différence de degré entre la liberté animale et la liberté humaine, il n'y a entre elles aucune différence de nature. Rée reprend cet argument pour réfuter les partisans du libre arbitre, qui n'attribuent la liberté du vouloir qu'aux hommes et la refusent aux animaux : de même qu'un chien qui hésite à manger une nourriture interdite « se décidera enfin à la manger si son appétit est plus grand que sa crainte du châtiment » (sinon, il se retiendra de manger), de même un homme qui hésite à suivre sa passion ou sa raison « finira par suivre sa passion dans le cas où celle-ci agit plus puissamment sur lui que les représentations de la raison ; en cas contraire, il suivra sa raison »' 69 . Comme le dit Voltaire, l'homme et le chien ne font ainsi que suivre leur « dernière idée », c'est-à-dire celle qui a fini par s'imposer à eux. Dans tous les cas, l'action est une conséquence nécessaire : conséquence nécessaire du fait que l'appétit ou que la peur de la punition Paul Rée, De l'origine des sentiments moraux, op. cit., p. 100. Voltaire, Dictionnaire philosophique, « De la liberté », op. cit., p. 30. Paul Rée, De l'origine des sentiments moraux, op. cit., p. 102. Sur cette question de la comparaison de l'homme et des animaux du point de vue du libre arbitre, voir Schopenhauer, Essai sur le libre arbitre, op. cit., p. 66-79 — notamment p. 68-69 : « L'homme, par contre, grâce à sa capacité de former des représentations non sensibles, au moyen desquelles il pense et réfléchit, domine un horizon infiniment plus étendu, qui embrasse les objets absents comme les objets présents, l'avenir comme le passé [...]. Mais la différence entre l'homme et l'animal ne s'étend pas plus loin. La pensée devient motif, comme la perception devient motif, aussitôt qu'elle peut exercer son action sur une volonté humaine. Or tous les motifs sont des causes, et toute causalité entraîne la nécessité ».

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l'emporte, et conséquence nécessaire du fait que la passion ou que la raison a été la plus forte170. Toute action est donc nécessaire, pour Rée, au sens où toute action découle nécessairement d'influences précises agissant sur des « qualités innées, physiques ou psychiques ». Rée distingue ainsi deux grand facteurs : 1) la « constitution naturelle » (Beschaffenheit) innée du corps et de l'esprit (qui correspond en gros au caractère empirique chez Schopenhauer, mais dépouillé de toute signification métaphysique) ; 2) la « nature » {Natur) ou « disposition de l'esprit » (Gemüth), qui est engendrée par l'ensemble des « impressions » qui ont agi sur la constitution de l'individu depuis sa naissance (et qui correspond plutôt à ce que Schopenhauer appelle le « caractère acquis »). L'homme n'agit donc pas plus librement que le chien, au sens où chacune de ses actions est la conséquence nécessaire d'une « nature » qui réagit à certaines circonstances. Ce qui pousse l'homme à croire malgré tout à la liberté de sa volonté, c'est, selon Rée, une illusion engendrée par la douleur du remords : « Après cependant que l'homme a agi et peut-être cédé à sa passion, il pense : j'aurais pu agir autrement et c'est ainsi que naît l'apparence trompeuse qui abuse ordinairement les hommes » m . L'expérience du remords, qui pour Schopenhauer était une preuve de la liberté morale, n'est plus pour Rée que Y origine d'une illusion : alors que dans Y Essai sur le libre arbitre, le remords démontrait que, malgré la nécessité de Yoperari, Y esse reste libre et l'homme responsable, Rée voit dans le remords la source de l'illusion qui consiste à croire que l'homme est libre et à occulter la nécessité de Yoperari. La perspective schopenhauérienne est ainsi quasiment renversée. Le remords, c'est-à-dire le regret de n'avoir pas agi autrement, fait donc naître l'illusion qu'on aurait pu agir autrement— ce qui est exact, précise Rée, « si l'on entend par là : cette faculté était aussi dans ma nature, ma nature aurait pu y être portée en d'autres circonstances (c'est-à-dire si une pensée, une sensation avaient été différentes) » ; mais c'est faux « si l'on entend par là : cette faculté aurait pu être efficace même à ce moment où le rapport des causes (qui étaient précisément présentes à ce moment, ainsi que les pensées, les sensations, les circonstances provoquées par certaines causes) entravait cette efficacité »' 72 . C'est vrai que j'aurais pu agir autrement, si les circonstances avaient été différentes (Rée ne dit pas : si j'avais été différent, c'est-à-dire si j'avais été quelqu'un 170 171 172

Ibid., p. 102-103. Ibid., p. 103. Ibid., p. 104. À cette illusion engendrée par le remords, Paul Rée associe en outre la crainte des conséquences que pourrait avoir cette doctrine de la « servitude de la volonté ». On a peur que ceux que l'on a châtiés ne disent : « pourquoi me châtier ? Je n'ai pu agir autrement », ou que la « canaille » ne s'exclame : « si tout est nécessaire, alors, suivant nos instincts, nous volerons, pillerons et assassinerons » — la réponse logique à de tels propos est, selon Rée, que le châtiment est lui aussi nécessaire, afin que, par crainte du châtiment, on ait « une raison de s'abstenir de telles actions » (ce qui rendrait cette abstention nécessaire). Nietzsche reprendra ces questions dans l'aphorisme 23 du Voyageur et son ombre, intitulé « Si les partisans du libre arbitre ont le droit de punir ? »

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d'autre, comme le dit Schopenhauer, car il ne croit pas en une liberté et en une responsabilité de Y esse) — mais dans les mêmes circonstances et en présence des mêmes causes, je ne pouvais agir que comme je l'ai fait. Ce que Paul Rée critique dans la croyance en la « liberté de l'esprit », en la « faculté de résister aux passions » ou en la « liberté morale », c'est donc que l'on y oublie que, « lorsque quelqu'un a choisi une chose parmi plusieurs, son choix a été provoqué par des causes qui ont elles-mêmes des causes précises et que donc ce choix a obéi à une nécessité ; que, de la même manière, lorsque quelqu'un a résisté à ses passions, cette résistance est aussi le résultat de certaines causes et qu'elle est donc aussi 173 nécessaire » : Rée retrouve ainsi (presque littéralement) la radicalité du nécessitarisme voltairien. Si l'homme a bien la faculté de choisir telle action plutôt que telle autre, son choix n'en reste pas moins entièrement nécessaire. Mais si les remords sont « différents » selon que l'on est convaincu ou non de la « servitude de la volonté » (Gebundenheit des Willens), c'est que l'on peut regretter de ne pas avoir agi autrement sans croire, pour autant, qu'on aurait pu le faire — et même en sachant que l'on ne pouvait pas le faire. Après avoir montré que le remords suscite habituellement l'illusion d'un «j'aurais pu agir autrement », Rée aborde le cas, beaucoup plus rare, où le remords perd son « aiguillon » parce qu'il est associé à la conviction que toutes les actions sont nécessaires. C'est donc très précisément le cas de Schopenhauer lui-même, qui fait l'expérience du remords tout en affirmant l'absolue nécessité de Yoperari : « Admettons par exemple que Macbeth comprenne que le degré de sentiment égoïste présent en lui au moment de son action a été la raison suffisante du meurtre : il ne s'apparaîtra donc pas à lui-même comme condamnable d'avoir commis cet acte, bien qu'il eût pu ne pas le commettre, mais parce qu'il a un tempérament tel qu'il peut en résulter de telles actions »' 74 . Dès lors, le remords de Macbeth ne doit plus être associé au crime qu'il a commis, « mais à sa naissance, non plus à Yoperari, mais à Y esse, au fait qu'en tant qu'homme, il est tel ». Rée reprend ici explicitement la terminologie scolastique de Y Essai sur le libre arbitre. La proximité de son analyse avec celle de l'aphorisme 117 de Choses humaines, trop humaines est, par ailleurs, saisissante : de même que le mépris de soi a perdu son aiguillon le plus acéré, selon Nietzsche, depuis que le chrétien ne se sent plus méprisable en tant qu'individu mais en tant qu'homme en général, de même, selon Paul Rée, le remords perd son aiguillon lorsqu'on comprend que ce n'est pas pour tel acte que l'on est condamnable, mais pour ce que l'on est « en tant qu'homme », depuis la naissance. Dans Le Fondement de la morale, Schopenhauer écrivait à propos de l'homme qui se sent coupable : « c'est d'être tel qu'il se révèle par son acte, et de n'être pas un autre, c'est là ce dont il se sent responsable : le point sensible à l'aiguillon de la conscience, c'est dans Yesse qu'il se trouve » ; « c'est à l'esse 173

Ibid., p. 104-105.

174

Ibid., p. 107.

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III. L ' i n n o c e n c e du devenir

que la conscience s'en prend : Voperari n'est que l'occasion de ses reproches »175. Paul Rée considère quant à lui que les remords « conservent leur aiguillon parce que l'on présuppose, sans y réfléchir, la liberté de la volonté » 76. Si, chez Schopenhauer, la critique du libre arbitre permet à l'aiguillon du remords de pénétrer un peu plus profondément dans la conscience, Paul Rée semble penser qu'une telle critique émousse cet aiguillon et rend la vie plus légère. Le remords ne saurait donc s'attacher à Voperari, mais seulement à l'esse : si nous sommes blâmables et condamnables, ce n'est pas pour ce que nous faisons, mais pour ce que nous sommes (puisque c'est ce que nous sommes qui détermine nécessairement ce que nous faisons : operari sequitur esse). Or, et c'est ici que Rée se démarque définitivement de Schopenhauer, ce n'est pas parce que nos remords portent sur ce que nous sommes, et non sur ce que nous faisons, que nous sommes libres et responsables de ce que nous sommes, alors que nous ne le sommes pas de ce que nous faisons. En effet, si nous ne pouvons pas agir autrement que nous le faisons, nous ne pouvons pas davantage être autrement que nous le sommes : « nous ne sommes pas responsables de ce caractère inné qui est le nôtre, explique Paul Rée ; nos remords ne sont pas un regret qui serait provoqué par le fait que nous avons choisi, en vertu de cette liberté intelligible, ce caractère plutôt qu'un autre, meilleur» 177 . Rée ne croit pas au mythe d'Er, dans lequel Schopenhauer voyait une préfiguration de sa propre philosophie, et une sorte 178 d'approximation mythique de la théorie kantienne des deux caractères . Pour Paul Rée, les remords ne sont pas la preuve de notre liberté morale ou intelligible : ils sont engendrés par Yhabitude que nous avons prise d ' « associer les actions égoïstes, par exemple le meurtre, avec la représentation de ce qui est blâmable ou condamnable » l79 — habitude qui, en tant que telle, n'est plus perçue par la conscience : « Un être donc qui éprouve le sentiment que son caractère, son esse, est condamnable ne remarque naturellement pas que ce sentiment est fondé sur l'habitude »' 80 . Paul Rée ajoute que les remords d'un homme qui prend conscience de cette habitude seront certes atténués, mais qu'ils ne disparaîtront pas totalement : « l'habitude d'associer les actions égoïstes à la représentation de ce qui est condamnable peut être si forte que la réflexion [...] n'aura que peu de prise sur cette habitude et ne pourra détruire l'association établie entre la représentation d'une action égoïste et la représentation de ce qui est condamnable »' 8 I . Cette analyse rappelle l'analyse nietzschéenne du « besoin métaphysi3

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180 181

Schopenhauer, Le Fondement de la morale, trad. Burdeau, Paris, Librairie Générale Française, 1991, p. 118. Paul Rée, De l'origine des sentiments moraux, op. cit., p. 106. Ibid., p. 107. Voir la « Remarque » du chapitre 10 du Fondement de la morale, op. cit., p. 118-120. Paul Rée, De l'origine des sentiments moraux, op. cit., p. 107. Les deux premiers chapitres de De l'origine des sentiments moraux sont consacrés à cette question. Ibid., p. 108. Ibid., p. 108-109.

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que » ou du « besoin de rédemption », voire celle de Γ « ombre de Dieu » et des « séquelles religieuses » : l'esprit libre n'accédera sans doute jamais à la bonne conscience du sauvage qui n'a jamais été habitué à « considérer comme condamnables les actions qui nuisent au bien des autres » et qui n'éprouve « aucun remords, une fois ces actions accomplies, mais tout au plus un sentiment de frus182 tration » . Paul Rée ajoute, avec un brin de provocation, qu'un homme qui serait « habitué à regarder comme louables des actions égoïstes, comme blâmables des actions non égoïstes », éprouverait lui aussi des remords : « Si par exemple on avait inculqué cette distinction au bon Samaritain, celui-ci aurait éprouvé des remords, au cas où son instinct non égoïste l'aurait encore entraîné à être bon malgré tout » l83 . Rée conclut ainsi sa critique du libre arbitre par ce que Nietzsche appelle la « doctrine de l'irresponsabilité totale » : « Lorsque, en revanche, nous avons compris que chaque homme naît avec certaines qualités, que les circonstances agissent sur ces qualités et que la conjonction de ces deux facteurs engendre nécessairement certaines pensées et certaines sensations qui engendrent à leur tour nécessairement certaines actions, — lorsque nous avons compris la nécessité de toutes les actions humaines, nous ne rendons plus personne responsable » l84 . Paul Rée s'approprie donc, dans le troisième chapitre de De l'origine des sentiments moraux, les analyses et la terminologie de Y Essai sur le libre arbitre : comme Schopenhauer, il affirme l'absolue nécessité des actions humaines — mais contrairement à Schopenhauer, il ne reconnaît aucune liberté intelligible ou morale. Les dernières pages du chapitre sont consacrées à une critique de Kant et de la théorie des deux caractères qui pourrait tout aussi bien être une critique de Schopenhauer : s'il est illusoire, comme l'a montré Schopenhauer, de croire que l'on est libre de faire ce que l'on fait, il l'est tout autant, selon Rée, de penser que l'on est libre d'être ce que l'on est. Nous ne sommes donc pas plus responsables de notre être que nous ne le sommes de nos actions. La liberté n'est pas un « mystère », contrairement à ce qu'énonce la formule d'Helvétius que Schopenhauer a placée en exergue de Y Essai sur le libre arbitre : pour Rée, la liberté est une « erreur »' 85 . Dès lors, si l'homme civilisé, victime de son habitude ancestrale, ne parvient pas à ne plus éprouver de remords, il n'en reste pas moins totalement irresponsable, aussi bien de ce qu'il fait que de ce qu'il est. 2. La critique de Schopenhauer À l'affirmation de la nécessité absolue des actions, Paul Rée ajoute ainsi celle de la servitude absolue de la volonté — servitude qui rend l'homme totalement 182

Ibid.,p.

109.

183

Ibid., p.

109-110.

184

Ibid., p. 112.

185

Id.

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irresponsable. Nietzsche approfondit et radicalise cette analyse : il en fait une véritable généalogie (généalogie du remords, généalogie de la croyance en une liberté intelligible ou en une « immutabilité du caractère ») au cours de laquelle il instruit le procès de toute la morale schopenhauérienne.

a. La « fable de la liberté intelligible » L'aphorisme 39 de Choses humaines, trop humaines, qui succède à une série d'aphorismes associés à la figure de Paul Rée et consacrés aux avantages et aux inconvénients de Γ « observation psychologique », s'intitule « La fable de la liberté intelligible » : cet aphorisme est à la fois une condensation et un développement des trois premiers chapitres de De l'origine des sentiments morauxm. Dans une ébauche de cet aphorisme, Nietzsche explique que la philosophie « peut délivrer progressivement de deux sentiments pénibles : premièrement, de la peur qui vient au lit de mort, parce qu'il n'y a rien là à redouter, deuxièmement du regret et du remords qui suivent l'acte, puisque tout acte était absolument inévitable » l87 . Il faut ainsi se forger un nouvel « état d'esprit philosophique », que Nietzsche définit comme un « fatalisme froid ». Contrairement à Paul Rée, qui semble de pas faire de différence entre les deux188, Nietzsche reprend ici la distinction schopenhauérienne du « regret » {Reue) et du « remords » (Gewissensangst ou Gewissensbiß chez Schopenhauer, ici Gewissensqual) : le regret est une erreur du jugement qui ne porte pas sur la volonté mais sur l'action, en tant que cette action n'a pas été parfaitement conforme à la volonté (regretter consiste à comprendre qu'on n'a pas vraiment fait ce qu'on voulait parce qu'on n'a pas été capable de savoir ce qu'on voulait) ; le remords ne porte pas sur tel acte en particulier mais sur l'être, le caractère lui-même : « Le remords inspiré par la faute est d'ailleurs bien différent du regret, explique Schopenhauer ; c'est un chagrin qui vient de la connaissance qu'on prend de sa propre nature en soi, c'est-à-dire considérée en tant que volonté »' 89 . Le regret vient donc d'une « connaissance rectifiée » {berichtigter Erkenntnis) : l'intellect corrige son erreur de jugement et comprend qu'il n'a pas su conformer l'action à la volonté — le remords repose sur la « certitude » (Gewißheit) de l'immutabilité du caractère, donc de l'absolue nécessité des actions. En d'autres termes, loin d'émousser l'aiguillon du remords, c'est la reconnaissance de la nécessité de Yoperari qui, pour Schopenhauer, est à

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189

C'est Paul-Laurent Assoun qui parle de « développement » : voir Paul Rée, De l'origine des sentiments morata, op. cit., p. 223-226 (note [18]). Fragment 19 [39] de 1876. Comme en témoigne, par exemple, cette formule : « nos remords [Gewissensbisse] ne sont pas un regret [Reue] qui serait provoqué par le fait que nous avons choisi, en vertu de cette liberté intelligible, ce caractère plutôt que tel autre, meilleur » {De l'origine des sentiments moraux, op. cit., p. 107). Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, op. cit., § 55, p. 377. Sur cette question du « regret », voir également le chapitre XLVII des Suppléments, p. 1358-1360.

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l'origine du remords. Si je m'en veux à moi-même, c'est précisément parce q u e j e sais que toutes mes actions sont nécessaires. Comme Rée, Nietzsche retourne donc l'argumentation de Schopenhauer contre elle-même : si on applique rigoureusement la doctrine de la nécessité des actions, alors cette nécessité implique celle de la volonté et celle de l'être — reconnaître la nécessité de Yoperari devrait en toute logique nous empêcher de croire en une liberté de Y esse et détruire la « fable de la liberté intelligible ». Si tout acte était absolument inévitable, alors je ne saurais avoir aucun regret (puisque l'erreur de jugement qui m'a conduit à me méprendre sur ma volonté, donc à ne pas faire ce que je voulais vraiment, était elle-même inévitable) ni aucun remords, puisque je ne suis pas plus responsable de ce que je suis que de ce que je fais. Nietzsche abandonne ensuite la terminologie schopenhauérienne : il ne parle plus de regret ou de remords, mais de « maussaderie », de « mauvaise humeur à propos d'un acte » (Unmuth über eine That). En délaissant la distinction du regret et du remords, il congédie ainsi la théorie kantienne des deux caractères et l'hypothèse d'une liberté intelligible. Contrairement à Paul Rée, qui se contente de distinguer différents types de remords (selon que l'on a compris ou non que les actions sont nécessaires et que le « caractère » est le résultat d'une habitude), Nietzsche discerne une entreprise de culpabilisation qu'il décrit comme un processus d'alourdissement du cœur. Il n'associe donc pas, comme Paul Rée, la position schopenhauérienne à une avancée vers la théorie de Γ « irresponsabilité totale », mais au contraire à une radicalisation de la doctrine de la responsabilité et de la culpabilité de l'homme : pour Nietzsche, Schopenhauer n'affirme la nécessité absolue des actions humaines que pour mieux affirmer la liberté et la responsabilité morales de l'homme. Dès lors, la critique schopenhauérienne du libre arbitre ne nous rapproche pas, mais nous éloigne d'une philosophie de l'innocence. À ce titre, cette critique ne constitue pas un allégement mais un alourdissement de la vie : la « mauvaise humeur » que nous ressentons après avoir agi est, dit Nietzsche, « une douleur qui ne se peut alléger [erleichtern] par le reproche, la vengeance, etc. Car accuser toute sa nature, son esse, de cet acte n'est qu'un nouveau degré de la même déraison qui prétend nous rendre responsables de chacun de nos actes pris séparément ». Cette déraison est un véritable coup de force interprétatif : « La mauvaise humeur étant là, il faut qu'il y ait responsabilité, donc une liberté quelle qu'elle soit : Schopenhauer en vint ainsi au concept de liberté intelligible ». L'argumentation schopenhauérienne tombe dans le même travers logique que la preuve par le plaisir du christianisme : si celle-ci repose sur une attitude qui consiste à prendre ses désirs pour la réalité (on voudrait bien que la vérité soit une source de plaisir, au point que le plaisir soit une preuve de la vérité), celle-là consiste au contraire à prendre ses craintes, ses douleurs et ses déplaisirs pour la réalité. Le raisonnement de Schopenhauer serait convaincant si l'on était assuré de la « rationalité logique » de la mauvaise humeur, si l'on était assuré que l'on ne peut être de mauvaise humeur sans avoir

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raison de l'être : mais ce n'est pas parce qu'un acte me met de mauvaise humeur et que je me sens coupable de ce que j'ai fait, donc que je me sens libre d'être ce qui m'a poussé à agir ainsi, q u e j e suis réellement libre et coupable. Le sentiment, le cœur, comme le dit souvent Nietzsche, peut être corrompu. Nietzsche oppose donc à Schopenhauer une doctrine nouvelle : celle de la « totale irresponsabilité », qu'il formule pour la première fois dans un fragment de 1876 : « Personne n'est responsable de ses actes, personne ne l'est de son être : juger revient à être injuste. C'est vrai aussi quand c'est l'individu qui se juge luimême »' 90 . Nietzsche retrouve ainsi l'un des thèmes du fragment 9 [1] de 1875 : « Tous les jugements sur la valeur de la vie sont-ils de ce fait faux et illogiques : il s'ensuivrait alors que l'on ne devrait porter aucun jugement ? Mais si seulement on pouvait vivre sans évaluer, sans éprouver d'aversion ou de penchant ! » C'est ce que Nietzsche appelle la « nécessité d'être injuste »' 9I : on ne peut juger sans être injuste, mais il semble que l'on ne puisse vivre sans juger. Ces réflexions nous conduisent à l'aphorisme 39 de Choses humaines, trop humaines, dans lequel Nietzsche développe l'analyse de Paul Rée et lui donne la dimension d'une véritable généalogie. 11 distingue ainsi les grandes phases de l'histoire des sentiments moraux, histoire qu'il interprète comme « l'histoire d'une erreur, l'erreur de la responsabilité : laquelle repose sur l'erreur de la liberté de la volonté ». La première phase est celle des effets : « On commence par dire bonnes ou mauvaises des actions prises séparément sans regarder à leurs motifs, mais uniquement en raison de leurs conséquences bonnes ou nuisibles » ; la seconde phase est celle des actions : « Mais on oublie bien vite l'origine de ces désignations et l'on s'imagine que la qualité de "bonnes" ou "mauvaises" est inhérente aux actions en soi, indépendamment de leurs conséquences : épousant la même erreur qui fait que le langage qualifie la pierre elle-même de dure, l'arbre lui-même de vert — c'est-à-dire prenant pour la cause ce qui est l'effet » ; la troisième phase est celle des motifs : « Ensuite on introduit la qualité bonne ou mauvaise dans les motifs eux-mêmes et ce sont les actes en soi que l'on considère comme moralement ambigus » ; la quatrième et dernière phase est celle de Y être lui-même (c'est la phase schopenhauérienne) : « Allant plus loin, on attribue le prédicat bon ou mauvais non plus au motif isolé, mais à l'être même d'un individu tout entier, qui produit le motif comme le sol la plante ». L'inculpation de l'homme est ainsi de plus en plus radicale : « on rend l'homme successivement responsable des effets qu'il provoque, puis de ses actions, puis de ses motifs et enfin de son être même ». Chaque fois qu'une étape est franchie, le sentiment de responsabilité est plus intérieur et plus essentiel— jusqu'au moment où l'on comprend que la nécessité qui gouverne les effets, les actions et les motifs s'étend aussi à l'être : « On finit alors par découvrir que cet être ne peut pas être responsable non plus, dans la mesure où il n'est rien que conséquence nécessaire et résultat d'un enche190 191

Fragment 19 [36] de 1876. Voir l'aphorisme 32 de Choses humaines, trop humaines.

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vêtrement d'éléments et d'influences de choses passées et présentes ; tant et si bien que l'on ne peut rendre l'homme responsable de rien, ni de son être, ni de ses motifs, ni de ses actes, ni de leurs effets ». Nietzsche aboutit ainsi à la même conclusion que Paul Rée. Si l'on compare ce cheminement avec celui des trois premiers chapitres de De l'origine des sentiments moraux, on constate une similitude évidente : pour Nietzsche comme pour Paul Rée, le sentiment de responsabilité n'a rien de naturel ou d'originaire mais correspond à une erreur qui s'est imposée peu à peu, et qui a d'abord consisté à oublier que les actions que l'on a pris l'habitude de considérer comme bonnes ou mauvaises sont celles qui étaient utiles ou nuisibles à la communauté. Mais quand Rée se contente d'évoquer un processus d'accoutumance, Nietzsche décrit aussi un travail d'intériorisation, d'approfondissement et de radicalisation, au sein duquel il reconnaît quatre grandes périodes. De même, quand Rée se contente de polémiquer allusivement contre Schopenhauer et sa théorie du remords, Nietzsche expose explicitement cette théorie pour la réfuter en bonne et due forme. L'argumentation que Nietzsche oppose à Schopenhauer consiste à montrer que la « mauvaise humeur » qui incite l'homme à regretter ce qu'il a fait ne prouve pas que l'homme soit libre, comme le pense Schopenhauer, mais qu'il se croit libre : « c'est parce que l'homme se croit libre, mais non parce qu'il l'est, qu'il éprouve regret et remords ». Non seulement l'expérience de cette « mauvaise humeur » ne prouve pas la liberté de la volonté, mais Γ « erreur de la liberté de la volonté » est l'illusion fondamentale qui explique cette mauvaise humeur : celleci n'est donc pas sans raison, mais sa raison est mauvaise, puisqu'il s'agit d'une illusion. Nietzsche n'en conclut pas pour autant qu'il suffit de comprendre que la liberté de la volonté n'est qu'une illusion pour ne plus éprouver de « mauvaise humeur » lorsqu'on pense avoir mal agi — mais il affirme qu'il est possible de se « déshabituer » (abgewöhnen) de cette mauvaise humeur, qui est elle-même « une chose très variable » {eine sehr wandelbare Sache). Il reprend ainsi la thèse de Paul Rée selon laquelle les remords sont le fruit d'une habitude et sont « différents » selon la conscience qu'on a de cette habitude : « il y a en tout cas beaucoup d'hommes chez qui on ne la trouve pas à l'occasion d'actes à propos desquels beaucoup d'autres l'éprouvent ». Elle est, ajoute Nietzsche, « liée à l'évolution des mœurs et de la culture », et peut-être n'est-elle vouée à se présenter que « pendant une période relativement courte de l'histoire universelle». Nietzsche souligne donc, plus encore que Paul Rée, la relativité de la « mauvaise humeur » (relativité qu'il faut rapprocher de celle de l'allégement de la vie) : celle-ci n ' a rien de naturel ou de nécessaire, elle dépend des individus, des mœurs, des coutumes, des « degrés d'humanité ». Cette relativité prouve ainsi qu'il est possible de ne plus éprouver de mauvaise humeur dans les circonstances où l'on a l'habitude d'en éprouver. Il en va donc du sentiment de responsabilité

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comme de l'idée de Dieu : la psychologie et Γ « étude comparée des peuples » devraient nous permettre de nous en libérer.

b. Schopenhauer ou le « christianisme renversé » Cette critique de Schopenhauer se durcit et s'approfondit dans Opinions et sentences mêlées. Après avoir montré que la position schopenhauérienne est la dernière étape d'un processus d'incrimination et de culpabilisation de l'homme, Nietzsche montre que Schopenhauer est encore plus radical qu'il ne le pense luimême : si l'on suit son raisonnement jusqu'au bout, ce n'est pas l'homme qui est coupable, c'est le devenir lui-même — c'est Dieu. La philosophie de Schopenhauer est donc à la fois un christianisme radical et un « christianisme renversé » (littéralement un « christianisme mis sur la tête » : auf den Kopf gestellte Christenthum)m. Nietzsche commence par remarquer, comme il le fait parfois, qu'il y a deux Schopenhauer : l'un fait preuve d'un véritable « génie de moraliste », notamment lorsqu'il affirme la « stricte nécessité des actions humaines » ; l'autre est un penseur métaphysique, pour qui la révélation philosophique fondamentale est celle de la « signification éthique du comportement humain ». Or, cette signification contredit l'affirmation de la nécessité des actions, puisque celle-ci implique, selon Nietzsche, la reconnaissance « de l'absence de liberté et de l'irresponsabilité absolues de la volonté ». Nietzsche accuse donc Schopenhauer, à nouveau, de ne pas être cohérent : on ne peut pas affirmer à la fois la nécessité de l'action et sa signification morale, c'est-à-dire la liberté de la volonté qui agit. Nietzsche reprend ensuite la métaphore voltairienne de l'emprisonnement pour affirmer ce que Schopenhauer aurait dû affirmer : aucune philosophie « ne mène à l'air libre, à l'air du libre arbitre ; chacune de celles par lesquelles on s'est jusqu'à présent faufilé a toujours montré, par-derrière, le mur d'airain étincelant du fatum : nous sommes en prison, nous ne pouvons que nous rêver, non point nous rendre libres ». La liberté de la volonté est donc une illusion — mais l'homme fait tout ce qu'il peut pour continuer de croire en son rêve : « le pécheur doit bien être quelque part : s'il est désormais impossible et interdit d'accuser et de juger l'individu, cette pauvre vague dans le déferlement nécessaire du devenir, eh bien, soit, c'est le déferlement lui-même, c'est le devenir qui sera le pécheur ; là est le libre arbitre, là on peut encore accuser, condamner, payer et expier : que Dieu soit le pécheur et l'homme son rédempteur, que l'histoire universelle soit faute, condamnation de soi-même et suicide ; que le criminel se change en son propre juge, le juge en son propre bourreau ». Ce « christianisme renversé » est l'ultime contorsion des partisans du libre arbitre. Le raisonnement est le même ici que dans Choses humaines, trop humaines : ce n'est pas parce que l'on se sent responsable que l'on est responsable, et ce n'est pas parce que le monde est Opinions et sentences mêlées, aphorisme 33.

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« chargé de faute et de coulpe » que quelqu'un est coupable. L'erreur consiste à dire : « le pécheur doit bien être quelque part » — le péché doit bien être quelque part : après l'avoir cherché dans les effets de l'action, puis dans l'action ellemême, puis dans les motifs, puis dans l'être même de l'homme, on le cherche maintenant en Dieu, jusqu'à cette folie qui nous chuchote : « Voici, tu es l'agneau qui porte le péché de Dieu ». L'erreur ne consiste donc plus à se sentir responsable, mais à ne pas se sentir responsable et à chercher quelqu 'un qui le soit (« Je ne le suis pas, mais il faut bien que quelqu'un, n'importe qui, le soit »). Le philosophe doit ainsi revenir à l'injonction originelle du Christ : « N e jugez point ! » Le sentiment de culpabilité ne prouve en effet qu'une chose, selon Nietzsche : que les hommes veulent être juges avant de vouloir être justes. Juger, c'est chercher un coupable, et c'est en cherchant un coupable qu'on répand des sentiments de culpabilité. La morale de l'avenir exige donc une nouvelle justice, qui consiste avant tout à s'abstenir de juger — mais n'est-ce pas s'abstenir aussi de vivre ? Cette assimilation de la morale schopenhauérienne à un renversement du christianisme révèle ainsi l'intention profonde de Nietzsche lorsqu'il polémique contre Schopenhauer : ce qu'il combat, c'est moins la « fable de la liberté intelligible » que l'incrimination du devenir qui en découle. 11 le dira plus fermement encore dans le Crépuscule des idoles : « Si l'on a conçu les hommes "libres", c'est à seule fin qu'ils puissent être jugés et condamnés, afin qu'ils puissent devenir coupables » — ce en quoi Nietzsche discerne Γ « imposture la plus radicale » . C e qui compte le plus pour lui, ce n'est donc pas tant de montrer que la liberté de la volonté est une erreur (l'une des « quatre grandes erreurs » dénoncées dans le Crépuscule des idoles), que d'expliquer que cette erreur nous empêche de reconnaître Y innocence radicale de toutes choses : il s'agit avant tout d'innocenter le devenir, d'alléger la vie en la débarrassant des notions de faute et de punition qu'on a fait peser sur elle.

c. Critique de la « doctrine de l'immutabilité du caractère » Nietzsche ne se contente pas, toutefois, de contester la « rationalité logique » du sentiment de culpabilité. T1 s'attaque également à l'autre grande thèse de Schopenhauer concernant la responsabilité morale de l'homme : Y immutabilité du caractère. Pour Nietzsche, non seulement l'homme n'est pas responsable de son caractère, mais ce caractère lui-même n'est pas immuable et il est toujours possible de le corriger. En d'autres termes, le caractère ne relève pas de Γ « être » mais du « devenir ». Ce n'est pas parce que tout est nécessaire que tout est immuable. C'est en fait une question de point de vue : à l'échelle de l'individu, il semble que le caractère soit « immuable », car « au cours d'une brève existence Crépuscule des idoles, « Les quatre grandes erreurs », § 7.

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d'homme, les motifs agissants ne peuvent se graver assez profondément pour effacer les traits imprimés par les millénaires » 4. Le caractère de l'individu est donc stratifié et l'on trouve en lui des sédiments de l'humanité antérieure, comme autant d'anciens « niveaux de culture » (Culturstufe) pétrifiés et superposés195 — en ce sens, les « trois derniers millénaires continuent vraisemblablement à vivre aussi à notre proximité », et la connaissance de soi est devenue une « connaissance universelle des temps révolus »' 96 . Nous sommes donc des « vestiges vivants », et c'est toute cette humanité figée, fossilisée en nous qui nous fait croire que notre caractère est immuable : « Mais si l'on imaginait un homme de quatre-vingt mille ans, réplique Nietzsche, c'est même un caractère absolument variable qu'on lui trouverait : au point qu'il y aurait toute une foule d'individus différents qui naîtraient successivement de lui » l97 . De plus, en utilisant l'expression « motifs agissants » (einwirkende Motive), Nietzsche renvoie explicitement à Y Essai sur le libre arbitre : toute action humaine est, pour Schopenhauer, le produit de deux facteurs, le « caractère individuel » et le « motif agissant » {das wirkende Motiv)m. Si l'on a l'impression que le caractère est immuable, c'est que les « motifs agissants » ne parviennent pas à effacer ce que les millénaires ont gravé. Nietzsche remet donc en question les trois grandes caractéristiques du « caractère empirique », tel que Schopenhauer le définit dans Y Essai sur le libre arbitre : 1. Pour Schopenhauer, « le caractère de l'homme est individuel » : certes, les « traits généraux du caractère spécifique forment la base commune de tous », mais la « dissemblance morale des caractères » est si grande, d'un individu à l'autre, que l'action d'un même motif peut varier du tout au tout selon l'individu sur lequel elle s'exerce (« de même que la lumière du soleil blanchit la cire et noircit le chlorure d'argent »). Pour Nietzsche, il y a dans tout caractère des strates d'humanité antérieure, des « traits imprimés par les millénaires », et ces traits ne sauraient être effacés par les « motifs agissants » — ce qui semble indiquer qu'il y a plus d'affinités géologiques et généalogiques entre les hommes qu'il n'y a de « dissemblance morale » entre les individus. 2. Pour Schopenhauer, « le caractère de l'homme est invariable » (comme « l'écrevisse sous son écaille ») : pour Nietzsche, ce caractère semble invariable Choses humaines, trop humaines, aphorisme 41. Voir sur ce point l'analyse de Patrick Wotling, qui explique que l'expression « niveaux de culture » (Culturstufen) a « pour objet de souligner la complexité de structure de types culturels et de transformer la typologie en hiérarchie. Penser le problème de la civilisation en termes de "niveaux de culture" permet à Nietzsche d'interpréter la fréquente cohabitation, au sein d'une seule époque et chez un seul peuple, d'éléments de civilisation très différents » (Nietzsche et le problème de la civilisation, Paris, PUF, 1995, p. 266-267). Une civilisation est donc un ensemble de « cristallisations de culture » qu'il s'agit de répertorier, de classer et de hiérarchiser (p. 268). Opinions et sentences mêlées, aphorisme 223. Choses humaines, trop humaines, aphorisme 41. Schopenhauer, Essai sur le libre arbitre, op. cit., p. 157-158.

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car on ne l'envisage que du point de vue de l'individu. Si l ' o n comprend que le caractère d ' u n individu n ' e s t pas seulement « individuel », mais qu'il est aussi et surtout le résultat d ' u n long processus de sédimentation et de stratification (et non pas seulement d ' u n e individuation métaphysique c o m m e chez Schopenhauer), on comprend que l'immutabilité du caractère est une illusion d'optique qui consiste à se focaliser sur un point et à oublier le processus dans lequel il s'inscrit. Nietzsche substitue ainsi le point de vue d ' u n e philosophie historique à celui d ' u n e philosophie m é t a p h y s i q u e : l ' h u m a n i t é n ' e s t plus une « Idée » qui s ' o b j e c t i v e dans l'histoire, mais une réalité de part en part historique et qui ne cesse de changer. Du point de vue de l'humanité, le caractère de l ' h o m m e n ' e s t donc pas immuable mais « absolument variable » — du point de vue de l'individu, ce caractère est tout aussi variable, mais étant donné la brièveté de la vie humaine, il n ' a pas le temps de varier suffisamment pour que l'on s'en rende vraiment compte. 3. Pour Schopenhauer, « le caractère individuel est inné : il n ' e s t pas une œuvre d'art, ni le produit de circonstances fortuites, mais l'ouvrage de la nature elle-même ». Pour Nietzsche, il est l'ouvrage de l'histoire, c'est-à-dire l'ouvrage des h o m m e s , et il est p e r m i s ( c o m m e N i e t z s c h e le fait explicitement dans l'aphorisme 107 de Choses humaines, trop humaines) de le comparer a u n e œuvre d'art, au sens où il n ' e s t pas i m m u a b l e et où l'individu peut le corriger et le reconstruire. Nietzsche s'attaquera à nouveau à la « doctrine de l'immutabilité du caractère » dans l'aphorisme 560 d'Aurore, intitulé « Ce qui nous est loisible » : « On peut en user avec ses instincts c o m m e un jardinier et, ce que peu de gens savent, cultiver les semences de la colère, de la pitié, de la ratiocination, de la vanité, de façon aussi f é c o n d e et profitable que de beaux fruits en espalier ». Pourtant, ajoute Nietzsche, la plupart des h o m m e s se considèrent e u x - m ê m e s c o m m e des « faits parvenus au terme de leur développement » : « D e grands philosophes n'ont-ils pas i m p r i m é leur sceau à ce préjugé, avec leur doctrine de l'immutabilité du caractère » ? N i e t z s c h e n o u s mettait d é j à en g a r d e d a n s l ' a p h o r i s m e 382 d'Aurore : « Malheur au penseur qui n ' e s t pas le jardinier mais seulement le terrain de ces plantes ! » D a n s l'aphorisme 560, il explique q u ' o n peut cultiver son jardin « avec le bon ou le mauvais goût d ' u n jardinier », q u ' o n peut opter pour le style français, anglais, hollandais ou chinois, et q u ' o n peut m ê m e « laisser pousser les plantes selon les conditions qui leur sont naturellement favorables ou contraires, les laisser se livrer entre elles un combat mortel » : ce qui compte, c'est moins de jardiner que de savoir qu'il nous est « loisible » (frei) de le faire. Que l'on fasse son jardin dans un style bien précis, ou q u ' a u contraire on laisse la jungle s'installer, l'essentiel est que l'on se considère soi-même c o m m e un jardinier — que l'on ne voie pas en son caractère quelque chose d ' i m m u a b l e , mais une terre qu'il est possible de cultiver et de faire fructifier.

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Cette exigence devient, dans Le Gai savoir, le précepte fondamental, le « Eins ist Noth » (« Une chose est nécessaire ») de la nouvelle morale 199 . Nietzsche célèbre ainsi Γ « art grand et rare » qui consiste à « "donner du style" à son caractère », assimilant son art de vivre à une véritable scénographie, à un travail d'organisation et de présentation de soi : « Celui-là l'exerce qui embrasse tout ce que sa nature offre de forces et de faiblesses, et qui sait ensuite si bien l'intégrer à un plan artistique que chaque élément apparaisse comme un morceau d'art et de raison et que même la faiblesse ait la vertu de charmer le regard ». Cette stylisation de soi consiste à ajouter des masses de « seconde nature », retrancher des morceaux de « nature première » (« à chaque fois au prix d'un patient exercice, d'un labeur quotidien », précise Nietzsche), à dissimuler ce qui est laid, à lui donner un « sens sublime », à exploiter ce qui est vague et informel « pour la vision des lointains » : « À la fin, lorsque l'œuvre est achevée, il se révèle que c'était la contrainte du même goût qui régnait et qui élaborait dans les petites et dans les grandes choses : que le goût ait été bon ou mauvais importe moins qu'on ne le pense, — il suffit que ce soit du goût ! » Nietzsche semble prendre ici explicitement le contre-pied de Schopenhauer et de l'idée selon laquelle le caractère individuel « n'est pas une œuvre d'art ». Ce que Nietzsche nous révèle ainsi, c'est ce que Schopenhauer nous cachait ou ce que Schopenhauer ne savait pas lui-même : il nous est possible de soumettre notre caractère à un « plan artistique » (künstlerischen Plane) et de lui donner du style, de lui imposer la « contrainte du même goût » (Zwang des selben Geschmacks)200 — ce qui prouve qu'il n'est ni immuable ni inné, au sens que Schopenhauer donnait à ces termes. À la doctrine de l'immutabilité du caractère, qui participe d'une entreprise de culpabilisation de l'homme, Nietzsche oppose ainsi l'art de donner du style à son caractère — art qui permet à l'homme de parvenir à « être content de lui-même », et qui l'arrache définitivement au malaise, à la honte et à l'insatisfaction du « besoin de rédemption ». La critique nietzschéenne de la théorie de l'immutabilité du caractère et de la liberté intelligible, a donc pour vocation secrète de substituer à une conception métaphysique et morale de l'existence une conception artistique. Comprendre que tout est nécessaire, c'est paradoxalement comprendre que rien n'est immuable, au sens où la nécessité implique la causalité qui implique elle-même le changement. En ce sens, dire que tout est nécessaire, c'est dire que tout est en devenir et que tout est disponible à l'invention et à l'instauration de nouvelles formes d'existence : « il nous faut être des physiciens pour pouvoir être dans ce sens-là des

199 200

Le Gai savoir, aphorisme 290. Kundera retrouve cette idée d'une stylisation de soi dans L'insoutenable légèreté de l'être, lorsqu'il observe (à propos d'Anna Karénine) que les vies humaines sont « composées comme une partition musicale. L'homme, guidé par le sens de la beauté, transforme l'événement fortuit (une musique de Beethoven, une mort dans une gare) en un motif qui va ensuite s'inscrire dans la partition de la vie » {op. cit., p. 81).

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créateurs », dit Nietzsche 201 — il nous faut reconnaître la nécessité et l'innocence radicales de toutes choses pour comprendre que rien n'est invariable et que tout peut être intégré à un « plan artistique ». La reconnaissance de la nécessité et de l'irresponsabilité des choses humaines implique ainsi une redéfinition profonde de la notion de nécessité, dans le sens de ce que l'on pourrait appeler une nécessité artistique, c'est-à-dire une nécessité qui ne s'oppose plus à la contingence mais se confond avec elle (encore une fois, ce point est aussi essentiel qu'énigmatique dans la morale de Nietzsche, qui n'explicite jamais vraiment Y articulation du nécessaire et de l'artistique dans Y amor fati) : si tout est nécessaire et si tout est déterminé, c'est qu'il est possible de tout déterminer, c'est donc, paradoxalement, qu'il est possible d'imposer une nouvelle détermination et une nouvelle nécessité, un nouveau style à son caractère. Le mot d'ordre est donc, désormais : 202 « Ne pas chercher le sens dans les choses, mais l'y imposer ! »

3. La doctrine de l'irresponsabilité totale Mais avant de se sentir libre de devenir ce qu'il est (c'est-à-dire de se créer luimême), l'homme doit apprendre à ne plus se sentir libre d'être ce qu'il est (c'està-dire responsable de ce qu'on l'a habitué à croire qu'il était). Les aphorismes 99 à 107 de Choses humaines, trop humaines sont ainsi consacrés à la doctrine de l'irresponsabilité totale de l'homme et de l'innocence du devenir : c'est une étape essentielle dans le développement de la philosophie de Nietzsche.

a. « Ce qu'il y a d'innocent dans la méchanceté » On ne peut aborder la question de la culpabilité sans traiter celle de la « méchanceté » {Bosheit), c'est-à-dire de la volonté de faire souffrir sans autre but que de faire souffrir : si l'homme se sent coupable, c'est d'abord qu'il croit être le siège d'une telle volonté. Or, Nietzsche montre que cette volonté n'existe pas (« hormis dans le cerveau des philosophes ») : la croyance en la méchanceté repose sur l'erreur de la liberté de la volonté, et ce qu'on prend pour de la méchanceté n'est qu'un enchevêtrement de facteurs (instinct de conservation, conceptions erronées, incompréhension, circonstances particulières, égoïsme, soif de plaisir, ignorance, manque d'imagination, indifférence naturelle à la souffrance d'autrui). Nietzsche isole ainsi les éléments de la méchanceté comme il le fait pour la sainteté et pour l'ascétisme, afin de montrer qu'il n'y a pas moins d'erreur et d'illusion dans la croyance en la méchanceté qu'il n'y en a dans la croyance en la liberté de la volonté ou en Γ « abjection » de l'homme en général.

202

Le Gai savoir, aphorisme 335. Fragment 6 [15] de 1886-1887.

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Nietzsche montre d'abord que toutes les « mauvaises actions » s'expliquent par l'instinct de conservation ou plus précisément « par la tendance de l'individu à rechercher le plaisir et à éviter le déplaisir » 203 (Nietzsche identifie en effet — ce qui ne va pas forcément de soi — la « lutte pour la vie » et la « lutte pour le plaisir >>204) : ces actions ne sont donc pas « mauvaises », car une mauvaise action devrait consister à « causer la souffrance en soi » (Schmerz bereiten an sich), de même que la pitié schopenhauérienne consiste à « causer le plaisir en soi » {Lust bereiten an sich). Ces définitions font référence au Fondement de la morale, dans lequel Schopenhauer explique qu'il n'y a que trois grands motifs auxquels se rapportent les actions des hommes : 1) l'égoïsme, c'est-à-dire la « volonté qui poursuit son bien propre » ; 2) la méchanceté, c'est-à-dire la « volonté poursuivant le mal d'autrui » ; 3) la pitié, c'est-à-dire la « volonté poursuivant le bien d'autrui » 205 . Si l'égoïsme est « plutôt bestial », au sens où il peut conduire à faire souffrir autrui (mais cette souffrance n'est alors qu'un moyen de chercher son bien propre), la méchanceté est « plutôt diabolique » : elle ne cherche rien d'autre, dans la souffrance d'autrui, que cette souffrance elle-même 206 . Méchanceté et cruauté « font des souffrances et des douleurs d'autrui leur but en soi : atteindre ce but, voilà leur joie ». Cette joie diabolique (que Schopenhauer appelle la « Schadenfreude », la «joie de nuire >>207) est ce qui définit le plus proprement la méchanceté : « Il n'y a pas, selon Schopenhauer, de symptôme plus infaillible d'un cœur complètement mauvais, d'une plus profonde indignité morale qu'une gorgée de pure et cordiale joie de nuire ». Dire que la pitié cause le « plaisir en soi » et la méchanceté la « souffrance en soi » revient donc à dire que ni la pitié ni la méchanceté ne cherchent leur bien propre : elles n'ont pas d'autre « but en soi » {Zweck an sich) que le plaisir ou que le malheur d'autrui. En ce sens, et comme Schopenhauer le souligne lui-même 208 , la méchanceté n'est pas moins désintéressée que la pitié. La « méchanceté pure » {reine Bosheit) s'oppose donc à Γ « amour pur » {reine Liebe), mais ils s'opposent également tous deux à l'égoïsme, au sens où ils sont purs, c'est-à-dire désintéressés. C'est d'ailleurs ce

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Choses humaines, trop humaines, aphorisme 99. Ibid., aphorisme 104. C'est sans doute parce qu'il y a lutte dans les deux cas que l'on peut identifier « lutte pour la vie » et « lutte pour le plaisir » (le plaisir en lui-même n'est pas nécessairement lié à l'instinct de conservation). Schopenhauer, Le Fondement de la morale, op. cit., p. 157-158. Ibid, p. 146-147. Sur cette idée que la Schadenfreude est « diabolique », voir ibid., p. 178 (« c'est [la joie de nuire], non le mensonge, qui est proprement la péché diabolique ») et Le Monde comme volonté et comme représentation, op. cit., p. 1413). Voir Le Fondement de la morale, op. cit., p. 157 : la méchanceté est « désintéressée d'ailleurs comme la pitié ». Cf. Le Monde comme volonté et comme représentation, § 65, op. cit., p. 458 : la joie des gens méchants ne doit pas être rapportée « au simple égoïsme, car elle est désintéressée [...]. Ici, la douleur d'autrui n'est plus un simple moyen, destiné à conduire vers un but différent la volonté du sujet ; elle est elle-même le but ».

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qui fait dire à Nietzsche, dans Choses humaines, trop humaines, que « la plupart des hommes sont bien trop occupés d'eux-mêmes pour être méchants »209. Or, c'est précisément cette idée d'une méchanceté désintéressée que conteste Nietzsche : de même qu'il n'y a pas d'amour désintéressé, de même il ne saurait y avoir de haine ou de méchanceté désintéressée. La notion même de sentiment ou d'action désintéressés est pour Nietzsche, on l'a vu, totalement chimérique : aucun ego, qu'il soit bon ou mauvais, ne peut agir sans ego. 11 n'y a donc pas plus de méchanceté pure que d'amour pur, et toute méchanceté reste fondamentalement égoïste. Mais dire que les « mauvaises actions » sont « motivées » (motivirt), dire que ces actions sont intéressées et égoïstes, c'est dire qu'elles sont nécessaires. Critiquer la croyance à la méchanceté, c'est critiquer la croyance à la liberté de la volonté : le « méchant », c'est d'abord celui qui nous a fait souffrir et dont on s'imagine « qu'il n'aurait tenu qu'à son bon plaisir de ne pas nous faire ce mal » (« alors que nous en voulons beaucoup moins à un animal, remarque Nietzsche, parce que nous le considérons comme irresponsable »). Or, pour Nietzsche comme pour Voltaire ou pour Rée, l'homme n'est pas plus libre et responsable que l'animal : c'est-à-dire, ici, qu'il n'est pas moins égoïste et intéressé. La «joie de nuire » n'est donc pas plus diabolique que la compassion n'est divine : pour reprendre les termes de Schopenhauer lui-même, elle est « humaine » 0menschlich), voire « bestiale » (tierisch), comme tout ce qui relève de l'égoïsme. Nietzsche formule clairement cette thèse dans l'aphorisme 103 de Choses humaines, trop humaines, intitulé « Ce qu'il y a d'innocent dans la méchanceté » : « La méchanceté n'a pas pour but le mal d'autrui pour lui-même, mais notre propre jouissance, celle par exemple d'un sentiment de vengeance ou d'une excitation nerveuse plus intense. La moindre taquinerie suffit à montrer quel plaisir on éprouve à exercer sa puissance sur l'autre et à en tirer le sentiment stimulant de sa supériorité ». Comme dans l'ascétisme, Nietzsche reconnaît dans la méchanceté une manifestation de la volonté de puissance et de la soif de dominer. 11 n'y a donc rien de diabolique dans la « joie de nuire » (Nietzsche s'oppose ici explicitement à Schopenhauer), pas plus que dans le plaisir que nous prenons, en pleine nature, « à briser les branches, arracher des pierres, nous battre avec des bêtes sauvages » : ce sont là des « choses humaines, trop humaines ». En d'autres termes, la souffrance d'autrui n'est pas le but en soi de la méchanceté, mais un moyen d'accéder à sa propre jouissance, c'est-à-dire au plaisir d'exercer sa puissance et de se sentir supérieur. Les éléments de la méchanceté rappellent donc paradoxalement ceux de la sainteté et de l'ascétisme : soif de jouissance, vengeance, plaisir de l'émotion pour elle-même (« excitation nerveuse plus intense »), volonté et sentiment de puissance, plaisir du combat, désir de prendre conscience de sa propre force. Les ressemblances sont saisissantes, au point que le méchant semble être un saint qui aurait mal tourné, ou plutôt que le saint semble être un méchant qui n'exerce pas sa méchanceté sur les autres mais sur lui-même : Choses humaines, trop humaines, aphorisme 85.

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Nietzsche montrera dans la Généalogie de la morale que les « idéaux ascétiques » proviennent d'une intériorisation de l'instinct de cruauté. Or, dans Choses humaines, trop humaines, Nietzsche ne prend pas comme exemple de méchanceté et de « joie de nuire » les atrocités que cite Schopenhauer dans Le Fondement de la morale (une mère qui tue son fils de cinq ans en lui versant de l'huile bouillante dans le gosier et qui tue son autre enfant, plus jeune encore, en l'enterrant vivant ; un homme qui, au cours d'une rixe, brise la mâchoire inférieure d'un autre homme, la lui arrache et emporte ce trophée en 2 10 laissant l'autre vivant) , mais il évoque la « taquinerie » {Neckerei) — ce qu'il appelle, dans un fragment de 1876-1877, la « petite méchanceté » : « Nous prenons plaisir à la petite méchanceté parce qu'elle nous fait peu de mal, au sarcasme par exemple ; mieux encore, si nous nous sentons parfaitement protégés, même la grande méchanceté sert à notre agrément (comme dans la bave venimeu21 I se d'un pamphlet) » . Nietzsche décrit ici des situations psychologiques où le plaisir de faire souffrir et d'exercer sa puissance se révèle à l'état pur — plus précisément où l'instinct de conservation s'exprime de façon univoque : lorsqu'on est « parfaitement protégé » (völlig geschützt), la crainte du danger et le souci d'éviter le déplaisir ne viennent pas contrarier la tendance de l'individu à rechercher le plaisir. On retrouve ce thème de la petite méchanceté dans un autre aphorisme de Choses humaines, trop humaines : « Mais y aura-t-il beaucoup d'esprits sincères pour accorder que faire le mal est un plaisir ? qu'il n'est pas rare de se divertir (et fort bien) à infliger des blessures aux autres, en pensée tout au moins, et à décharger sur eux cette grenaille de petite méchanceté ? >>2'2 La méchanceté « en pensée » (in Gedanken), plus encore que la taquinerie et le sarcasme, est une méchanceté à laquelle on peut s'adonner en toute sécurité : le plaisir qu'elle procure ne saurait être troublé par la crainte des conséquences qu'elle pourrait entraîner. Il y a donc un plaisir de faire le mal (Nietzsche donne raison à Mérimée : « Sachez qu'il n'y a rien de plus commun que de faire le mal pour le plaisir de le faire »), qu'il faut interpréter comme un sentiment de puissance et de supériorité. Le méchant ne fait pas le mal pour faire le mal mais « pour le plaisir de le faire » — ce qui est complètement différent. L'homme reste un animal, c'est-à-dire un être foncièrement égoïste, incapable d'agir sans chercher à se conserver et à se procurer du plaisir. Même la férocité des critiques d'art, qui semble tellement gratuite et désintéressée, relève pour Nietzsche de l'instinct de conservation : « Les insectes piquent, non par méchanceté, mais parce qu'eux aussi veulent vivre ; de même nos critiques : ils veulent notre sang, non point notre souffrance » 2I3 . L'homme est bien trop égoïste pour ne chercher que la souffrance d'autrui.

1 2 3

Schopenhauer, Le Fondement de la morale, op. cit., p. 187. Fragment 23 [149] de 1876-1877. Choses humaines, trop humaines, aphorisme 50. Opinions et sentences mêlées, aphorisme 164.

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La seule raison pour laquelle nous sommes habitués à considérer comme mauvais le plaisir de faire souffrir autrui (« y a-t-il en l'occurrence quelque chose d'immoral à prendre son plaisir au déplaisir d'autrui ? » demande Nietzsche 214 ) ne saurait donc être que la considération des répercussions d'un tel plaisir. De même que nous nous abandonnons d'autant plus cordialement à la « joie de nuire » que nous n'avons pas à redouter les conséquences de notre méchanceté, de même c'est seulement la perspective de ces conséquences qui peut nous dissuader de faire le mal pour le plaisir de le faire : « Du seul point de vue de l'utilité, c'està-dire eu égard aux conséquences, à un éventuel déplaisir, à supposer que la victime ou, en son nom, l'État nous menacent de châtiment ou de vengeance : c'est la seule chose qui à l'origine ait pu fournir un motif de s'interdire pareilles actions >>2'5. Ce n'est donc pas parce qu'ils seraient saisis d'horreur au spectacle de la méchanceté, comme le pensait Schopenhauer 216 , que les hommes en viendraient à renoncer au plaisir de faire le mal, mais seulement parce qu'ils ont naturellement tendance à éviter le déplaisir. On ne sort pas de l'instinct de conservation — et vouloir se conserver, rechercher le plaisir et éviter le déplaisir n'ont rien de condamnable : Nietzsche affirme ainsi « ce qu'il y a d'innocent » {das Harmlose) dans toute méchanceté. La pitié ne se distingue d'ailleurs pas fondamentalement de la méchanceté. Elle n'est pas plus désintéressée qu'elle et l'on trouve en elle des éléments que l'on retrouve dans la méchanceté : la pitié « recèle au moins deux éléments de plaisir personnel (si ce n'est plus) et représente ainsi une forme de jouissance égoïste : plaisir de l'émotion, d'une part, c'est l'espèce de pitié qu'on a dans la tragédie, et, d'autre part, quand elle pousse à agir, plaisir de la satisfaction qu'est l'exercice de la puissance >>2'7. Comme la méchanceté, la pitié est donc un plaisir égoïste : en nous chargeant de la douleur d'autrui, nous cherchons d'abord le plaisir procuré par cette surcharge affective (c'est-à-dire le plaisir qu'on peut prendre à s'alourdir le cœur) et le sentiment de notre propre puissance. Avoir pitié de quelqu'un, c'est en effet se sentir supérieur à lui. 11 y a ainsi, paradoxalement, une affinité secrète entre la pitié et le mépris : « Une manifestation de pitié est ressentie comme une marque de mépris, parce que l'on a visiblement cessé d'être un objet de crainte dès que l'on vous témoigne de la pitié » 2 I 8 — or, la crainte est pour Nietzsche le négatif de la volonté de puissance, au sens où craindre signifie reconnaître la puissance 219 . La vanité, qui consiste à faire croire aux autres que l'on est puissant afin de s'en convaincre soi-même, est ainsi l'un des éléments constitutifs de la pitié. Nietzsche souligne aussi la parenté de la pitié et de V envie (envie qui représente, pour Schopenhauer, le « pendant » de la «joie Choses humaines, trop humaines, aphorisme 103. Id. Schopenhauer, Le Fondement de la morale, op. cit., p. 187. Choses humaines, trop humaines, aphorisme 103. Le Voyageur et son ombre, aphorisme 50. Voir Choses humaines, trop humaines, aphorisme 603.

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de nuire », c'est-à-dire du contraire de la pitié220) : « Dans le fourreau doré de la 221

pitié guette parfois le poignard de l'envie », dit-il . C' est même d'ailleurs pour lui une définition de la méchanceté que cette comédie de la pitié jouée par la calomnie et par l'envie : « Celui-là ne sait rien encore de la méchanceté qui n'a pas éprouvé comment la calomnie la plus vile et l'envie la plus venimeuse savent se donner les airs de la pitié »222. Pour affirmer l'innocence de la méchanceté (c'est-à-dire son égoïsme), Nietzsche s'attaque ainsi au fondement même de la morale schopenhauérienne, c'est-à-dire à l'antithèse fondamentale de la méchanceté et de la pitié : celles-ci sont toutes deux égoïstes et intéressées, et toutes deux sont constituées des mêmes éléments, au point que la pitié peut être considérée comme l'un des raffinements ultimes de la méchanceté223. b. « Nul n'est méchant volontairement » La méchanceté est donc pour Nietzsche totalement humaine et naturelle, c'est-àdire explicable, nécessaire, innocente. Tout ce que l'on qualifie de « mauvais » et de « méchant » se ramène en fait à l'instinct de conservation, c'est-à-dire au vouloir-vivre dans ce qu'il a de plus élémentaire et de plus naturel. Nietzsche le dit clairement dans un fragment de 1876-1877 : « Toutes les mauvaises qualités se ramènent à l'instinct de conservation de l'individu, instinct 224

qui n'est certainement pas mauvais » . Au fond, un homme qui fait du mal est toujours en état de légitime défense, comme Nietzsche le suggère dans un autre fragment de la même période : « L'égoïsme veut sa propre conservation, caractère de légitime défense (même l'émotion nerveuse peut être un besoin). Nuire sans besoin et de propos délibéré est une absurdité »225. Pour parler comme Platon (mais en donnant aux mots une signification nouvelle), « nul n'est méchant volontairement ». Nietzsche explique, en ce sens, qu'il n'est pas plus immoral pour un homme d'en faire souffrir un autre que pour la nature de nous envoyer un orage. De plus, la même action et la même intention ne sont pas toujours qualifiées d'immorales : « on tue par exemple une mouche délibérément, mais sans le moindre scrupule, pour la pure et simple raison que son bourdonnement nous déplaît, on punit et fait 221 222 223

224 225

Schopenhauer, Le Fondement de la morale, op. cit., p. 146. Choses humaines, trop humaines, aphorisme 377. Fragment 30 [7] de 1878. Cf. les fragments 28 [59] et 30 [40], Cette critique de la morale schopenhauérienne comme morale de la pitié (Mitleid, littéralement « douleur partagée ») s'accompagne dans la philosophie de l'esprit libre du désir de forger une éthique de la « joie partagée » (Mitfreude) : je me permets de renvoyer sur ce point à mon article « "Mitfreude". Le projet nietzschéen d'une "éthique de l'amitié" dans Choses humaines, trop humaines», HyperNietzsche, http://www.hypernietzsche.org/oponton-l, 2002. Fragment 21 [73] de 1876-1877. Fragment 21 [31] de 1876-1877.

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intentionnellement souffrir le criminel afin de se protéger, soi et la société »226. Ce sont des actes accomplis avec l'intention de nuire et que pourtant on ne considère pas comme immoraux : « Dans le premier cas, explique Nietzsche, c'est l'individu qui, pour se conserver ou même pour s'éviter un déplaisir, cause intentionnellement le mal ; dans le second, c'est l'État ». Quand il est évident que l'action est motivée par l'instinct de conservation, personne ne la trouve immorale. Nietzsche montre que toute morale « admet les actes intentionnellement nuisibles en cas de légitime défense, c'est-à-dire quand il s'agit de conservation ». Or, pour Nietzsche, toute « mauvaise action » peut précisément être ramenée au cas de l'homme qui tue une mouche parce qu'elle l'agace ou à celui de l'État qui punit le criminel afin de protéger la société227 : « ces deux points de vue suffisent à expliquer toutes les mauvaises actions exercées par des hommes sur les hommes : on veut son plaisir, on veut s'éviter un déplaisir ; en quelque sens que ce soit, il s'agit toujours de sa propre conservation ». Nietzsche donne donc raison à Socrate et à Platon, en affirmant que « quoi qu'il fasse, l'homme fait toujours le bien, c'est-à-dire ce qui lui semble bon (utile) suivant son degré d'intelligence, son niveau actuel de raison ». Nietzsche consacre d'ailleurs un chapitre de son cours d'Introduction à la lecture des dialogues de Platon à cette question228. Dans ce chapitre, intitulé « Comment la kakia [méchanceté] de l'âme est-elle possible ? », il présente brièvement le paradoxe central de l'intellectualisme socratique : nul n'est méchant volontairement (« kakos ekôn oudeis »). Si un homme agit mal, ce n'est pas parce qu'il veut mal agir, car il n'est pas possible selon Platon de vouloir autre chose que le bien, mais c'est parce qu'il ignore ce qu'il veut, au sens où il ne sait pas ce qui est bien pour lui — il n'y a donc pas de place, chez Platon, pour les remords, au sens schopenhauérien du terme, mais seulement pour les regrets : si j'agis mal, ce n'est pas parce que je le veux, c'est parce que je ne sais pas ce que je veux. Ainsi s'explique le titre-citation de l'aphorisme 102 de Choses humaines, trop humaines : « L'homme agit toujours bien » — l'homme agit toujours bien, s'il n'ignore pas ce qui est bien : « Si à la place de l'opinion fausse vient le discernement correct, l'homme agit toujours bien », précise Nietzsche dans son cours229. La méchanceté n'a donc rien d'une perversité diabolique, comme le pensait Schopenhauer : elle n'est qu'ignorance, opinion fausse et erreur. L'homme qui sait ce qu'il veut agit toujours bien. Nietzsche donne ainsi raison à Platon contre Schopenhauer, même s'il réinterprète complètement l'intellectualisme socratique, puisqu'il ne distingue plus, comme Socrate dans le Gorgias, entre faire ce qu'on veut et faire ce qui semble bon : l'homme qui fait ce qui lui semble bon (ou ce que

227 228

229

Choses humaines, trop humaines, aphorisme 102. Cf. les fragments 42 [51 ] et 42 [59] de 1879. Introduction à la lecture des dialogues de Platon, deuxième partie, § 25, trad. O. BerrichonSedeyn, Combas, Éditions de l'éclat, 1991, p. 62-63. Nietzsche donna ce cours à trois reprises : en 1871-1872, en 1873-1874, et en 1876. Ibid., p. 63.

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bon lui semble), comme Archélaos le tyran qui agit injustement et impunément, ne fait pas forcément ce qu'il veut (au sens où, précisément, seul celui qui sait ce qui est bon et qui sait ce qu'il veut fait ce qu'il veut en faisant ce qui lui semble bon). Platon ne dirait donc pas que « quoi que l'homme fasse, il fait toujours le bien, c'est-à-dire ce qui lui semble bon », mais que seul le philosophe fait « toujours le bien, c'est-à-dire ce qui lui semble bon ». Nietzsche fait donc un contresens sur le « kakos ekôn oudeis », en confondant deux grandes thèses platoniciennes : l'homme ne peut vouloir que le bien ; l'homme ne peut faire que ce qui lui semble bon. Mais cette confusion est pleine de sens, car elle montre que Nietzsche ne cite ici Platon que pour s'opposer à Schopenhauer. Ce qui compte pour lui, c'est que l'homme ne puisse faire autre chose que ce qui lui semble bon. C'est parce qu'il s'en prend à l'interprétation schopenhauérienne de la méchanceté pure et de la « joie de nuire » que Nietzsche néglige la distinction platonicienne entre faire le bien et faire ce qui semble bon — c'est plus précisément parce qu'il veut montrer qu'aucun homme ne peut correspondre au méchant schopenhauérien, c'est-à-dire à un individu qui, en faisant le mal, fait ce qui lui semble mauvais, que Nietzsche en vient à dire, comme Platon, que tout homme ne peut faire que ce qui lui semble bon, et contrairement à Platon, que tout homme, puisqu'il ne fait que ce qui lui semble bon, fait toujours le bien. Si nul n'est méchant volontairement, comme le dit Platon, et si l'on définit la méchanceté, non plus comme Platon, mais comme Schopenhauer (c'est-àdire en un sens où l'on ne peut être méchant que volontairement), alors nul n'est méchant et l'homme agit toujours bien. La référence à l'intellectualisme socratique permet donc à Nietzsche, par delà l'abîme qui sépare la philosophie de l'esprit libre et la morale platonicienne, de montrer que le méchant est un homme comme les autres : il ne fait que ce qui lui semble bon. Pour autant qu'il agit égoïstement, c'est-à-dire qu'il cherche son plaisir et sa conservation, il agit toujours bien.

c. Intelligence et méchanceté Si c'est l'instinct de conservation qui permet d'expliquer les «mauvaises actions », c'est le « degré d'intelligence » (ce que Nietzsche appelle aussi parfois le « degré d'humanité ») qui explique que certains hommes paraissent plus méchants que d'autres : l'homme fait toujours le bien, mais « selon son degré d'intelligence » (nach dem Grade seines Intellectes) il semble plus ou moins méchant. Nietzsche explique ainsi que les hommes cruels sont des « arriérés » (zurückgeblieben), au sens où ils sont des vestiges d'époques reculées 230 — d'époques qui correspondent à des degrés inférieurs d'intelligence et de culture, donc à des caractères qui nous semblent plus méchants que les nôtres : « la montagne de Choses humaines, trop humaines, aphorisme 43.

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l'humanité, dit Nietzsche, y montre pour une fois à découvert des formations profondes qui restent d'habitude cachées ». Ces êtres nous révèlent « ce que nous fûmes tous et nous font reculer d'effroi : mais eux-mêmes ne sont pas plus responsables que ne l'est un morceau de granit d'être granit ». La généalogie est une géologie et une paléontologie du devenir : « Il doit aussi se trouver dans notre cerveau des stries et circonvolutions qui correspondent à cette mentalité, comme il se trouverait des vestiges rappelant le poisson dans la forme de certains organes humains ». La méchanceté apparente de certains individus correspond donc à des stries et circonvolutions qui ont « cessé d'être le lit qu'emprunte le flot de nos sentiments ». C'est parce que certaines cultures sont mortes que les hommes en qui elles se sont sédimentées nous semblent cruels : si elles étaient encore vivantes, le comportement de ces individus nous semblerait parfaitement innocent (c'est-à-dire parfaitement égoïste). C'est donc parce que nous n'avons pas assez voyagé, au sens de cet art du voyage que Nietzsche célèbre dans Opinions et sentences mêlées, art qui consiste à redécouvrir dans les « aventures vagabondes » de l'humanité les multiples cristallisations d'un « ego en devenir et métamorphosé »231, que nous voyons de la méchanceté chez des individus qui sont simplement égoïstes, et qui ne sont pas plus égoïstes que nous mais dont l'égoïsme est totalement anachronique. 11 y a ainsi des époques du passé où « l'instinct de justice n'était pas tellement développé » : c'est la fausseté des « idées régnantes » qui explique par exemple l'Inquisition, et c'est parce que ces idées nous sont devenues étrangères que nous trouvons cette époque épouvantablement cruelle — mais on ne saurait « reprocher au Genevois Calvin d'avoir fait brûler le médecin Servet » (cet acte découlait en toute logique de ses convictions, dit Nietzsche, et le spectacle d'un individu supplicié paraissait alors bien peu de chose, comparé aux supplices éternels de l'enfer promis à la plupart des hommes) 232 . Nous mêmes, d'ailleurs, si nous parvenions à nous observer plus objectivement, verrions que nos conceptions et nos convictions peuvent nous rendre cruels. C'est donc la « pensée impure » qui explique la cruauté ; c'est parce que Γ « illogique » est nécessaire à la vie que la vie est cruelle — et quand ce ne sont pas des images, des conceptions et des représentations trompeuses, c'est la faiblesse de l'imagination qui, selon Nietzsche, explique la cruauté des hommes : « Beaucoup d'horreurs et d'atrocités de l'histoire, auxquelles on aimerait ne pas croire tout à fait, s'atténuent également si l'on considère que le chef qui commande et l'homme qui exécute sont des personnes différentes : le premier, ne voyant pas la chose, n'a pas son imagination fortement impressionnée, le second obéit à un supérieur et se sent irresponsable ». D'une manière générale, la conscience du prochain et de la souffrance d'autrui est très faible en nous : « Que l'autre souffre, c'est chose qui doit s'apprendre » (« et qui jamais ne peut s'apprendre tout à Opinions et sentences mêlées, aphorisme 223. Choses humaines, trop humaines, aphorisme 101.

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fait », ajoute Nietzsche), au point que « nous nous sentons presque aussi libres et irresponsables envers lui qu'envers plantes et pierres ». Nietzsche retrouve ainsi, une nouvelle fois, l'analyse du fragment 9 [1] de 1875, dans lequel il remarquait que la valeur de la vie consiste « pour l'homme de nature active en ceci qu'il se considère comme plus important que le monde : et qu'il prenne si peu de part aux autres êtres, cela est dû à son grand manque d'imagination, de telle sorte qu'il est incapable de se mettre à la place d'autres êtres ». Ce grand manque d'imagination (große Mangel an Phantasie) relève de ce que Nietzsche appelle Γ « erreur sur la vie nécessaire à la vie » : cette erreur qui fait que l'on croit à la valeur de la vie fait donc également que l'on croit en la méchanceté de certains hommes ou que l'on passe soi-même pour quelqu'un de méchant. Parce qu'on n ' a pas l'intelligence ni l'imagination nécessaires pour se mettre réellement à la place de l'autre et comprendre qu'il souffre, on se montre dur et cruel envers lui — ou on le trouve dur et cruel envers les autres. L' « étroitesse de la tête et du cœur » (pour reprendre une formule du fragment 9 [1] de 1875) explique donc à la fois que nous puissions être méchants aux yeux des autres et que les autres soient méchants à nos yeux. L'égoïsme est ainsi, non seulement ce qu'on prend pour de la méchanceté, mais encore ce qui fait que l'on prend l'égoïsme des autres pour de la méchanceté.

d. La lutte pour la vie La « lutte pour la vie » et la « lutte pour le plaisir » que mène chaque individu peut donc être interprétée, selon les cas (c'est-à-dire selon le degré d'intelligence de cet individu), dans le sens de la bonté ou dans celui de la méchanceté : il n'en reste pas moins que cette lutte, si on l'envisage en elle-même, est totalement nécessaire et foncièrement innocente 233 . Tout ce qui passe pour de la méchanceté, Nietzsche le dit à différentes reprises, est en fait de la légitime défense. Reconnaître qu'un homme était en état de légitime défense lorsqu'il a agi, c'est reconnaître que, pour survivre, il ne pouvait agir autrement : l'homme est donc innocenté car on considère que son action lui a été dictée par la nécessité (Noth). La critique de l'illusion de la liberté devrait ainsi nous inciter à adopter sur l'ensemble des actions humaines le point de vue de la légitime défense, puisque ces actions sont toutes entièrement nécessaires — en particulier celles que l'on dit « mauvaises » et qui ne sont qu'égoïstes : « Si l'on admet d'une façon générale la moralité de la légitime défense, il faudra admettre aussi à peu près toutes les manifestations de l'égoïsme dit immoral : on fait du mal, on vole et on tue pour assurer sa conservation ou sa protection, pour parer à un désastre personnel ; on ment chaque fois que la ruse et la dissimulation sont le bon moyen de garantir sa conservation ».

233

Ibid., aphorisme 104.

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Nietzsche rapproche ainsi la légitime défense, c'est-à-dire, littéralement, la « défense nécessaire » (Nothwehr), du « mensonge nécessaire » (Nothliige). Cette notion, essentielle dans les manuscrits de 1872-1873234 et dans Vérité et mensonge au sens extra-moral, renvoie d'abord pour Nietzsche à la théorie platonicienne du « noble mensonge », telle qu'elle est développée dans les livres 11 et 111 de la République : après avoir montré que les dieux ne sauraient recourir au mensonge, Platon y soutient que les hommes peuvent utiliser le mensonge « pour servir de dérivatif, à la manière d'un remède », afin notamment de calmer un homme à qui il arrive, « sous l'influence du délire ou d'une démence quelconque, d'entreprendre d'accomplir quelque action mauvaise » (la proximité avec la catharsis aristotélicienne est frappante) 235 — mais pour qu'un tel mensonge soit légitime, il faut que ceux qui l'utilisent en aient la compétence : c'est le cas du médecin qui trompe son patient pour le guérir et celui du gouvernant qui trompe son peuple dans l'intérêt de l'État. Dans ces deux cas, c'est bien l'instinct de conservation qui justifie le mensonge. Or, il y a un mensonge légitime qui est plus « noble » que les autres : c'est celui sur lequel Platon fait reposer sa République idéale236. Ce mensonge est une histoire, un mythe qui consiste à faire croire que tous les citoyens sont frères et nés de la même mère, la terre, qu'ils ont déjà été « façonnés et élevés dans les profondeurs souterraines » et qu'ils appartiennent à des genres différents : les uns ont une âme en or (les philosophes), les autres en argent (les gardiens), et d'autres encore (les artisans) ont une âme en fer et en bronze. Or, il est de la plus haute importance que les différents métaux, c'est-àdire les différentes classes, ne se mélangent pas. Nietzsche résume et commente cette théorie du « noble mensonge » dans la deuxième Considération inactuelle : « De même, explique Platon, qu'il n'est pas possible de mélanger ces métaux, de même il ne doit pas être permis de transgresser et de bouleverser l'ordre des castes ; la croyance en Yœterna Veritas de cet ordre est le fondement de la nour 2X1 velie éducation et donc du nouvel Etat » " . Ce « vaste mensonge nécessaire » qui fonde l'État platonicien n'a par conséquent de sens que s'il assure la conservation d'une véritable culture. Dans le cas d'une civilisation artificielle et d'une éducation qui voudrait « la fleur sans les racines et sans la tige » (comme le veulent les Allemands, dit Nietzsche dans la deuxième Considération inactuelle), un tel mensonge est mortifère et il faudrait lui opposer la « vérité nécessaire » (Nothwahrheit) : rien de divin ni d'éternel ne justifie le type de culture des Allemands, qui doivent précisément inventer une nouvelle culture, « s'arracher à une première nature et à des habitudes anciennes pour accéder à une nature et à des habitudes nouvelles ». Mais dans les deux cas, qu'il s'agisse de Nothliige ou de Nothwahrheit, de « mensonge nécessaire » ou de

23

'

236 237

Voir par exemple le fragment 29 [4] de 1873, dans lequel on trouve la formule : « Alle Lügen sindNothlügen » (« tous les mensonges sont des mensonges nécessaires »). Platon, La République, III, 382c, in Œuvres complètes, I, trad. L. Robin, op. cit., p. 933. Ibid., 414b-415d, p. 975-976. De l'utilité et des inconvénients de l'histoire pour la vie, § 10.

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« vérité nécessaire », ce qui fait la nécessité (Noth) du mensonge ou de la vérité, c'est la conservation de l'État : il est nécessaire que les Allemands connaissent la vérité, sinon leur civilisation artificielle les tuera (une fleur sans tige ni racines ne peut que mourir) ; il est nécessaire, selon Platon, que les citoyens de sa République idéale croient en un « noble mensonge », afin de préserver la pureté et l'ordre de la culture. La nécessité est donc bien ici celle que dicte l'instinct de conservation, et il est possible de la penser sur le modèle de la légitime défense. Dans un fragment de 1873, Nietzsche assimile d'ailleurs explicitement le mensonge nécessaire à un « mensonge de légitime défense » (Lüge aus Nothwehr) ou à « caractère eudémoniste » (l'eudémonisme se confondant pour lui avec l'instinct de conservation, puisque « la lutte pour le plaisir est la lutte pour la vie »)238. C'est donc en tant qu'il est nécessaire à la vie et à l'affirmation du vouloir-vivre que le mensonge est « nécessaire » et qu'on peut l'assimiler à une légitime défense. Dans Choses humaines, trop humaines, Nietzsche va jusqu'à assimiler l'ensemble de la morale à un mensonge nécessaire, qui a permis à l'homme non seulement de survivre mais de devenir une sorte de « suranimal » (Ueber-Thier) : « La bête qui est en nous veut être trompée ; la morale est un mensonge nécessaire, afin que cette bête ne nous déchire pas. Sans les erreurs que comportent les hypothèses de la morale, l'homme serait resté un animal. Mais de la sorte, il s'est pris pour quelque chose de supérieur et s'est imposé des lois plus sévères »239. En d'autres termes, et puisque d'après Schopenhauer l'animal se distingue avant tout par la pureté de son égoïsme, la morale est le « mensonge nécessaire » qui a permis aux hommes de ne pas être broyés, déchiquetés {zerrissen) par la violence de leur égoïsme (« la bête qui est en nous »). Mais dans Choses humaines, trop humaines, c'est au « mensonge nécessaire » tel cjue le décrit Schopenhauer, et non Platon, que Nietzsche fait d'abord référence . Dans Le Fondement de la morale, Schopenhauer explique en effet que le mensonge n'est illégitime qu' « à condition qu'il soit un instrument de tromperie, qu'il serve à violenter les gens » — ce qu'il fait en général, précise Schopenhauer. Mais celui-ci reconnaît néanmoins un véritable « droit de mentir » (Recht zur Lüge), dans certaines circonstances : « dans les cas où j'ai le droit d'en appeler à la force, j'ai le droit d'en appeler au mensonge également : ainsi contre des brigands, contre des malfaiteurs de n'importe quelle espèce ; et de les attirer dans un piège »241. Dès lors que l'on n'a pas la force de « repousser la violence par la violence », on est en droit de la repousser par la ruse, donc par le mensonge.

238 239 240

Fragment 29 [2] de 1873. Cf. le fragment 29 [1], Choses humaines, trop humaines, aphorisme 40. Comme en témoigne une variante de la fin de l'aphorisme 104 de Choses humaines, trop humaines : avant d'écrire « on ment chaque fois que la ruse et la dissimulation sont le bon moyen de garantir la conservation », Nietzsche avait écrit « (par exemple dans le mensonge nécessaire tel que le décrit Schopenhauer). Mais où est alors l'immoralité ? » (cette variante se trouve dans le Druckmanuskript, le manuscrit pour l'impression : voir KGW IV/4, p. 185). Schopenhauer, Le Fondement de la morale, op. cit., p. 174.

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Schopenhauer ajoute que ce droit de mentir va encore plus loin : « ce droit m'appartient encore contre toute question que je n'ai pas autorisée, et qui concerne ma personne ou celle des miens ». Ce mensonge est, dit Schopenhauer, « la légitime défense [die Nothwehr] contre une curiosité dont les motifs d'ordinaire ne sont point bienveillants » : « si j'ai le droit, par mesure préventive, de garnir de pointes aiguës le mur de mon jardin, de lâcher la nuit dans ma cour des chiens méchants, même à l'occasion d'y disposer des chausse-trappes et des fusils qui partent seuls, sans que le malfaiteur qui entre n'ait à s'en prendre qu'à lui-même des suites funestes de ces mesures ; de même aussi ai-je le droit de tenir secret par tous les moyens ce qui, connu, donnerait prise à autrui sur moi ; et j'en aurai d'autant plus de raison que je dois m'attendre plus à la malveillance des autres, et prendre mes précautions d'avance contre eux »242. Le moins que l'on puisse dire est que Schopenhauer, sur cette question, n'est pas kantien 2 3, puisqu'il justifie non seulement un mensonge défensif, mais encore une sorte de mensonge préventif, qui permet de se protéger contre la curiosité et la malveillance éventuelles d'autrui. Schopenhauer va jusqu'à comparer le droit au mensonge au droit de détenir des armes : « de même que malgré la paix publique, la loi permet à tout individu de porter des armes et de s'en servir, au moins dans le cas de légitime défense ; de même aussi, dans le même cas, dans celui-là seul, la morale nous concède le recours au mensonge »244. Nietzsche s'inspire ainsi à la fois de Platon et de Schopenhauer pour montrer que la « moralité de la légitime défense » est applicable à toutes les manifestations de l'égoïsme (ce qui correspond bien sûr à une aberration du point de vue du droit pénal, qui définit le cas de légitime défense de façon restrictive et qui prévoit une proportion entre défense et danger : Nietzsche est avant tout désireux, ici, de réfuter Schopenhauer en le radicalisant, ce qui explique que son argumentation soit si peu nuancée) : tout ce que l'on fait par égoïsme, c'est-à-dire pour assurer sa survie et sa sécurité, donne le droit d'opposer la ruse à la ruse ou la force à la force. 11 n'y a aucune méchanceté là-dedans. Toute la question est donc de savoir s'il y a des cas où l'on nuit intentionnellement à autrui sans être en situation de légitime défense. Nietzsche, contrairement à Schopenhauer, pense que non : « Si l'on ignore le mal causé par un acte, ce n'est pas un acte de méchanceté ; ainsi l'enfant n'est pas méchant avec l'animal, pas mauvais : il l'étudié et le détruit comme ses jouets »245. Nietzsche dit ailleurs que « la cruauté envers les animaux chez les enfants et les Italiens se ramène à l'incompréhen242 243

244 241

Ibid.,p. 174-175. Schopenhauer a d'ailleurs des mots très durs sur la condamnation kantienne du mensonge : « Les raisonnements dont Kant a fourni la matière, et dont on se sert dans bien des manuels, pour démontrer l'illégitimité du mensonge, en la déduisant de notre faculté de parler, sont d'une platitude, d'une puérilité, d'une fadeur à vous tenter d'aller, pour le seul plaisir de les narguer, vous jeter dans les bras du diable, disant avec Talleyrand : "L'homme a reçu la parole pour pouvoir cacher sa pensée" » (ibid., p. 177-178). Ibid., p. m . Choses humaines, trop humaines, aphorisme 104.

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sion »246. Or, pour Nietzsche, nous ne pouvons pas nous libérer complètement de cette incompréhension (Unverständniss) enfantine (nous ne pouvons jamais « apprendre tout à fait » que l'autre souffre) : « quelle n'est pas la différence qui subsiste toujours entre une rage de dents et la souffrance (pitié) que provoque la vue de la rage de dents ! »247 II faut donc conclure que « dans le mal que l'on fait prétendument par méchanceté, le degré de douleur produit nous est inconnu dans tous les cas ; mais dans la mesure où un plaisir accompagne l'action (sentiment de sa propre puissance, de l'intensité de sa propre émotion), l'action se fait pour conserver le bien-être de l'individu et se trouve par là ramenée au même point de vue que la légitime défense, que le mensonge nécessaire ». Nietzsche le disait déjà dans le fragment 9 [1] de 1875 : il est impossible de s'affranchir totalement de Γ « étroitesse de la tête et du cœur », car c'est cette étroitesse qui, en nous entourant d'un horizon de pensées et de sentiments, nous permet de nous affirmer et de croire en la valeur de la vie. Or, c'est aussi cette étroitesse qui fait que nous passons pour méchants aux yeux des autres, ou que les autres nous semblent méchants — mais c'est cette étroitesse encore qui fait que nous ne pouvons pas être méchants : si, en nous empêchant de comprendre vraiment la souffrance d'autrui, elle nous empêche d'accéder à l'amour pur et à la pitié, au sens schopenhauérien du terme, c'est-à-dire de souffrir de la souffrance d'autrui, elle nous empêche aussi, en effet, de jouir de cette souffrance en ellemême (comme une « souffrance en soi »), et de tomber ainsi dans la méchanceté pure et dans la « joie de nuire ». Ainsi, lorsqu'on prend plaisir à faire souffrir quelqu'un, la seule chose qui compte vraiment (au sens où c'est la seule chose dont on ait vraiment conscience), ce n'est pas la souffrance de l'autre (que nous ne percevons toujours que très faiblement) mais le plaisir qu'on y prend (plaisir non pas de voir souffrir l'autre, mais, à l'occasion de cette souffrance, de sentir sa propre puissance, de sentir Γ « intensité de sa propre émotion »), et ce plaisir montre que le seul objectif que l'individu poursuive ainsi est la conservation de son propre bien-être. T1 est donc en situation de légitime défense : ce qu'il fait ne procède pas d'une quelconque méchanceté, mais de la lutte pour la vie — et l'on ne saurait être condamné de devoir se battre pour vivre.

e. Critique de la doctrine de l'irresponsabilité totale Avant de se demander comment cet usage du concept de légitime défense et cette thèse de l'irresponsabilité totale peuvent être une source d'allégement de la vie, 246 247

Ibid., aphorisme 101. Ibid., aphorisme 104. Kundera pense le contraire : « Il n'est rien de plus lourd que la compassion. Même notre propre douleur n'est pas aussi lourde que la douleur coressentie avec un autre, pour un autre, à la place d'un autre, multipliée par l'imagination, prolongée dans des centaines d'échos » (op. cit., p. 53).

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j'aimerais évoquer brièvement les problèmes philosophiques que pose l'argumentation nietzschéenne : si cette argumentation pouvait choquer et séduire au temps de Nietzsche, par sa nouveauté, sa force, sa radicalité, elle nous semble aujourd'hui singulièrement datée — prisonnière d'une forme de scientisme et d'une interprétation schématique du déterminisme scientifique. Trois points me semblent ainsi particulièrement contestables : 1. On ne peut pas dire qu'une chose est nécessaire parce qu'elle est motivée : ce n'est pas parce qu'on a des raisons d'agir que l'on agit nécessairement. Les raisons peuvent nous déterminer sans nécessité (c'est-à-dire sans qu'il soit impossible d'agir autrement) — Leibniz, sur ce point, est plus nuancé que Nietzsche : il reconnaît à la fois que « rien n'est sans raison » et que « le choix a toujours ses raisons qui inclinent sans nécessiter » 248 . Nietzsche (à la suite de Voltaire et de Paul Rée, entre autres) assimile le déterminisme au nécessitarisme le plus radical comme si cette assimilation allait de soi, et tombe dans une sorte de mécanisme universel qui nous semble aujourd'hui insoutenable. Le fait que Nietzsche ne distingue pas entre « motifs » et « mobiles » est à cet égard significatif 249 : c'est une même causalité qui règne sur la nature et sur la volonté — tout est soumis à une même nécessité, tout est mécaniquement et physiquement déterminé. 2. On ne peut pas dire non plus que tout ce qui est fait par égoïsme relève de la légitime défense : pour être « légitime », la défense doit est proportionnée au péril encouru — or, Pégoïsme ne se manifeste pas seulement en présence d'un danger. Nietzsche dit lui-même que toute action est égoïste. Sa position revient donc à soutenir que l'on n'agit que pour se défendre d'un danger. Là encore, il semble qu'il tombe dans un certain schématisme, qui consiste à assimiler, comme si cela allait de soi, « action », « égoïsme » et « conservation de soi » (le point faible étant, il me semble, l'identification de Pégoïsme et de l'instinct de conservation : ce n'est pas parce que l'instinct de conservation rend égoïste qu'il est à l'origine de toutes les manifestations de Pégoïsme). 3. On ne peut pas, enfin, dire que l'homme est totalement irresponsable simplement parce qu'il a (ou parce qu'il y a) des raisons d'agir comme il agit : Nietzsche dira lui-même dans La Généalogie de la morale que la responsabilité est une conquête de l'humanité, la récompense d'un « énorme travail » (il a fallu « élever un animal qui puisse promettre », c'est-à-dire « répondre de lui-même comme avenir » — ce qui suppose qu'on l'ait d'abord rendu « prévisible, régulier, nécessaire, y compris dans la représentation qu'il se fait de lui-même » : ce fut la tâche de ce que Nietzsche appelle la « moralité des mœurs »), et qu'au terme de ce long processus apparaît une forme supérieure de liberté, celle de 248

Leibniz, Discours de métaphysique, ch.XIII, Paris, Vrin, 1986, p. 42-46. Leibniz distingue ainsi le « nécessaire » et le « certain » : « quoyque Dieu choisisse tousjours le meilleur asseurement, cela n'empeche pas que ce qui est moins parfait ne soit et demeure possible en luy même, bien qu'il n'arrivera point, car ce n'est pas son impossibilité, mais son imperfection, qui le fait rejetter. Or rien est necessaire dont l'opposé est possible ».

249

C'est le cas, notamment, dans l'aphorisme 105 de Choses humaines, trop

humaines.

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Γ « individu souverain », qui jouit du « privilège extraordinaire de la responsabilité » (c'est le « maître de la volonté libre », en qui vibre la « conscience de tout ce qu'il a fini par conquérir et qui est devenu corps en lui, conscience véritable de sa puissance et de sa liberté »)250. Être vraiment libre et responsable, ce n'est donc pas se sentir fautif ou coupable, mais maître de soi : c'est, précisément, avoir des raisons d'agir (raisons que l'on connaît et que l'on s'est forgées soi-même, raisons que l'on assume). Cette définition de la responsabilité est bien plus forte et convaincante que celle de Choses humaines, trop humaines. La doctrine de l'irresponsabilité totale nous semble ainsi, aujourd'hui, un peu trop abstraite et schématique (contrairement d'ailleurs à celle de l'innocence du devenir, qu'elle implique mais dont elle doit, finalement, être distinguée : si le devenir est innocent au sens où il n'a pas de but et où rien, en lui, ne doit être condamné ou racheté, l'homme n'en est pas pour autant irresponsable, et il se définit même, dans les derniers écrits de Nietzsche, comme l'animal qui a appris à se donner un but, à se rendre maître et responsable du devenir) — mais cette abstraction et ce schématisme ne sont pas dénués de sens. Dans Choses humaines, trop humaines, Nietzsche cherche en effet à rompre le plus radicalement possible avec le schéma wagnérien, schopenhauérien et chrétien de la faute et de la rédemption : il oppose donc à la radicalité de ce schéma (radicalité qui culmine, on l'a vu, dans le « christianisme superlatif » du paradoxe de Calderón : « La plus grande faute de l'homme est celle d'être né ») un schéma tout aussi radical (tout est nécessaire, donc l'homme est totalement irresponsable). C'est ce souci d'opposer une innocence radicale à un péché radical qui a poussé Nietzsche à soutenir les thèses les plus extravagantes : sa pensée se fera ensuite beaucoup plus nuancée (Nietzsche se réappropriant notamment l'idée que l'homme puisse être libre et responsable). T1 reste que cette doctrine de l'irresponsabilité totale représente un moment essentiel dans la philosophie de Nietzsche, et que le combat contre les notions chrétiennes de péché, de faute, de culpabilité sera toujours au cœur de cette philosophie.

f. Une nouvelle justice L'une des principales conséquences de la doctrine de l'irresponsabilité totale et de la « moralité de la légitime défense » est que la justice doit être totalement repensée, puisqu'être juste ne peut plus consister qu'à se retenir de juger. Si l'homme agit toujours bien, alors l'idée même d'une justice rétributive n'a plus de sens : personne ne mérite plus ni punition ni récompense. Nietzsche développe ce point dans l'aphorisme 105 de Choses humaines, trop humaines. Il y reprend la « réponse logique » que fait Paul Rée à ceux qu'on a châtiés et qui soutiennent que, puisque tout acte de la volonté est nécessaire, et qu'ils n'ont par conséquent pu agir autrement, il est absurde de les châtier : « La La Généalogie de la morale, II, § 1 et 2.

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réponse logique à cela serait : je te châtie pour que tu n'agisses plus de même à l'avenir et que, par crainte du châtiment, tu aies une raison de t'abstenir de telles actions >>251. Il ne s'agit donc pas de ne plus punir (ou de ne plus récompenser) mais de punir et de récompenser autrement : « celui qui est puni ne mérite pas la punition, dit Nietzsche : on ne se sert de lui que comme d ' u n moyen d'intimidation pour empêcher à l'avenir certains actes ; celui que l'on récompense ne mérite pas davantage sa récompense : il ne pouvait en effet agir autrement qu'il n'a agi ». La peine et la récompense ne visent plus ainsi à sanctionner l'action d'un individu, mais à encourager la communauté à agir d'une certaine manière et à la dissuader d'agir autrement : « Ni la peine ni la récompense ne sont choses qui reviennent à l'individu comme lui appartenant en propre ; elles lui sont données pour des raisons d'utilité, sans qu'il ait à y prétendre avec justice ». Il s'agit donc avant tout de fournir des motifs — c'est pourquoi il n'est pas question de supprimer la peine et la récompense, mais de les réinterpréter : « Si peine et récompense disparaissaient, du même coup disparaîtraient les motifs les plus puissants qui détournent de certaines actions et poussent à certaines autres ; l'intérêt de l'humanité en exige la perpétuation ; et pour autant que peine et récompense, que blâme et éloge ont sur la vanité l'effet le plus sensible, ce même intérêt exige aussi la perpétuation de la vanité ». Le défi que la justice doit désormais relever est ainsi pour Nietzsche de concilier la perpétuation de la punition et de la récompense avec la doctrine de l'irresponsabilité totale : comment pousser l'homme à certaines actions et le détourner d'autres actions, comment l'encourager et l'intimider sans lui faire croire qu'il est libre et responsable d'agir comme il le fait ? Cette critique de la justice se poursuit et se radicalise dans Le Voyageur et son ombre : après avoir montré que la justice rétributive doit être complètement repensée pour être adaptée à la doctrine de l'irresponsabilité totale, Nietzsche montre qu'une telle justice n'est pas même compatible avec la doctrine contraire, c'est-à-dire avec la doctrine du libre arbitre qu'elle semble pourtant présupposer. Nietzsche part du principe qu'on ne peut pas punir un homme qui a mal agi s'il n'a pas agi en connaissance de cause : un homme n'est responsable de son méfait que « s'il était en son pouvoir d'employer sa raison, s'il a agi pour certains motifs et non pas inconsciemment ou sous la contrainte »252. Un homme n'est pas puni pour avoir ignoré les bonnes raisons, mais « pour avoir préféré les mauvaises raisons aux bonnes, qu'il a donc dû connaître » : on ne saurait punir que le « reniement délibéré de sa propre raison »253. Mais, demande Nietzsche, d'où vient ce reniement ? Il ne peut pas venir de l'erreur, de l'aveuglement ou de la contrainte, sinon il ne saurait être puni. Il ne peut pas venir non plus de la raison, qui ne saurait se décider contre les bons motifs. Il ne peut donc venir que du libre 3 232 253

Paul Rèe, De l'origine des sentiments moraux, op. cit., p. 105. Le Voyageur et son ombre, aphorisme 23. Cf. les fragments 42 [54] et 42 [65] de 1879.

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arbitre : « On punit à vrai dire la liberté de la volonté », dit Nietzsche 254 . C'est « le bon plaisir le plus total » {das vollendete Belieben) qui se trouve sanctionné : « Le criminel sera donc puni parce qu'il aura fait usage de son "libre" arbitre, c'est-à-dire parce qu'il aura agi sans motif, là où il aurait dû agir pour quelque motif. Mais pourquoi a-t-il fait cela ? Voilà justement ce que l'on n'a plus le droit de demander >>255. On punit ainsi « un acte sans "pourquoi", sans motif, sans origine, quelque chose qui est aussi bien dénué de but que de raison ». Autrement dit, ce que l'on punit, c'est le fait d'avoir agi arbitrairement alors que l'on avait de bonnes raisons d'agir autrement. Mais si l'on punit quelqu'un qui a agi arbitrairement, on ne punit plus quelqu'un qui a « agi pour certains motifs » : on viole ainsi le principe même de toute punition. La doctrine du libre arbitre enlève bien à ses partisans le droit de punir. Les principes des partisans du libre arbitre relèvent donc d'une « très bizarre mythologie conceptuelle » : « la poule qui les a fait éclore a couvé ses œufs bien loin de toute réalité », dit Nietzsche. Cette mythologie plonge en effet la justice dans une antinomie insurmontable : on ne peut pas punir quelqu'un qui a agi pour certains motifs, c'est-à-dire quelqu'un qui a agi nécessairement, car on ne punit pas quelqu'un qui ne peut pas agir autrement ; mais on ne peut pas non plus punir quelqu'un qui aurait été libre d'agir, car il aurait alors agi sans motifs, et l'on ne punit pas quelqu'un qui agit sans intention ni raison. La punition « rétributive », c'est-à-dire la punition en tant qu'elle vient sanctionner une faute, est donc une idée absurde, au sens où l'on ne saurait mériter d'être puni — et l'on peut montrer cette absurdité aussi bien en adoptant le point de vue de l'irresponsabilité totale qu'en adoptant celui du libre arbitre : que l'on croie ou non au libre arbitre, il est absurde de vouloir punir un homme sous prétexte que celui-ci mériterait qu'on le punisse (en revanche, il est tout à fait raisonnable de le punir pour le dissuader et pour dissuader ses concitoyens d'agir comme il a agi). T1 n'est donc, finalement, même pas nécessaire de prouver que la liberté est une illusion pour montrer l'innocence de l'homme et du devenir. Nietzsche en vient ainsi à réfléchir à une autre forme de justice, qui ne serait pas une justice vengeresse (strafende Gerechtigkeit), c'est-à-dire une justice qui châtie, mais une justice qui instruit et qui enseigne (eine belehrende Gerechtigkeit). L'émergence de cette nouvelle justice devrait entraîner un vaste « adoucissement des mœurs » {Milderung der Sitten)256 et un formidable allégement de la vie : les peines ne seraient plus des punitions (ni même des mesures d'intimidation) mais de « simples moyens mnémotechniques » pour se souvenir de ce >27. De même qu'aucune religion n'a jamais contenu de vérité, de même l'art n'a rien à voir avec la connaissance 28 . C'est, selon Nietzsche, une question de « moralité », c'est-à-dire de 29

probité et d'honnêteté intellectuelle, de « sens de la vérité » ( Wahrheitssinn) : si l'art ne dit pas la vérité mais répand l'illusion, ce n'est pas pour des raisons métaphysiques ou cosmologiques, c'est parce que l'artiste, dans son égoïsme, sa vanité et son désir de puissance, ne cherche pas la véracité (qu'il prétend pourtant incarner) mais l'efficacité. Comme l'ascète et le saint, il veut agir, c'est-à-dire exercer sa puissance, avant de vouloir révéler ou instruire : le temps n'est plus où les poètes étaient de véritables « éducateurs »30. Nietzsche montre ainsi que l'artiste romantique, exclusivement préoccupé de Y effet que son œuvre est susceptible de produire, c'est-à-dire du pouvoir qu'il peut avoir sur nous, « ne veut pas le moins du monde se départir des interprétations brillantes et profondes de la vie » 3I — et il y a fort à parier que ces interprétations sont fausses, précisément parce qu'elles sont brillantes et profondes, c'est-à-dire parce qu'elles ont tout ce qu'il faut pour nous faire croire à leur vérité. Nietzsche rejoint ainsi le point de vue de Paul Rée, pour qui la profondeur Opinions et sentences mêlées, aphorisme 174. Cette définition de l'art témoigne de l'affinité qui relie les conceptions de Nietzsche et la théorie littéraire du romantisme d'Iena : selon Ernst Behler, le « désir nietzschéen d'un embellissement de la vie par l'art » correspond ainsi au « postulat romantique d'une poétisation de la vie ». Voir « Friedrich Nietzsche et la philosophie du langage du romantisme d'Ièna », loc. cit., p. 64. Voir notamment le fragment 17 [68] de 1876 : « Que l'art représente la vérité de la nature est l'illusion qu'il suscite, non la réalité philosophique ». Choses humaines, trop humaines, aphorisme 146. Nietzsche dit aussi parfois que les savants sont plus nobles que les artistes et plus désintéressés : voir sur ce point l'aphorisme 206 d'Opinions et sentences mêlées. Cette hiérarchisation des « natures » en fonction de leur noblesse ou de leur moralité peut sembler étrange : en quoi l'abnégation du savant se distinguet-elle en effet de celle du saint, par exemple, dont Nietzsche montre par ailleurs qu'elle n'est que désir de puissance et plaisir de l'émotion pour elle-même ? C'est que l'objectif de Nietzsche n'est pas ici d'examiner l'âme des savants et d'en retrouver les « éléments » comme il le fait avec l'âme de l'artiste ou avec celle du saint : il s'agit pour lui de montrer que, si l'on juge les hommes en fonction de leur moralité, les savants sont supérieurs aux artistes, et de détruire ainsi le mythe romantique de l'authenticité et de la sincérité de l'artiste — mythe wagnérien par excellence et qui domine toute la métaphysique d'artiste. Opinions et sentences mêlées, aphorisme 172. Cf. les fragments 3 [74] de 1869-1870, 9 [61] de 1871 ou 16 [5] de 1871-1872. Choses humaines, trop humaines, aphorisme 146. Parmi les « interprétations brillantes et profondes de la vie », Nietzsche songe sans doute ici au christianisme, dont le génie anime d'innombrables œuvres d'art, mais aussi (et surtout) à la métaphysique du Monde comme volonté et comme représentation — métaphysique dont Wagner, comme le remarque Thomas Mann à propos de Tristan, sut faire le « philtre » et la « source spirituelle » de sa musique, au point que celle-ci semble entièrement baigner dans Γ « atmosphère éthique » du pessimisme schopenhauérien (Thomas Mann, Considérations d'un apolitique, trad. L. Servicen et J. Naujac, op. cit., p. 69 et p. 75).

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est un obstacle à la science (même si, comme Rée le reconnaît lui-même, la profondeur est sans doute plus attractive et plus séduisante) : « Expliquer un objet de manière trop profonde est une plus mauvaise chose encore que de l'expliquer de manière trop plate », explique l'auteur de De l'origine des sentiments moraux, car dans le cas d'une platitude excessive, « on est en route vers le but et il suffit d'aller de l'avant », alors que dans l'autre cas, « on est passé très vite à côté du but et il faut, reconnaissant l'erreur de parcours, faire marche arrière » 32 . Rée formule ainsi l'impératif méthodologique fondamental de sa psychologie, qui n'est pas une psychologie des profondeurs mais une « psychologie des surfaces », comme l'écrit Paul-Laurent Assoun, c'est-à-dire une psychologie qui se défie de la profondeur, qui cherche à « rester au ras de l'objet » parce qu'elle « refuse d'enrichir l'objet >>33. La généalogie nietzschéenne n'est d'ailleurs pas d'avantage une « psychologie des profondeurs », comme on le croit parfois : ainsi que le remarque fort justement Assoun, c'est une psychologie qui trouve « la profondeur dans les replis des surfaces, au lieu de les faire éclater pour aller droit à l'"essence" » 34 — c'est une psychologie qui, comme l'indique la métaphore du marteau dans le Crépuscule des idoles, consiste à ausculter les entrailles en interrogeant les parois, en examinant Y enveloppe, c'est-à-dire le voile ou le masque des choses 35 . Dans la philosophie de l'esprit libre, Nietzsche insiste souvent sur la duplicité et sur l'hypocrisie du mensonge romantique (opposées à la pureté et à la naïveté du mensonge grec). Il souligne ainsi la prétention qu'ont les artistes modernes de montrer l'homme dans sa vérité à travers les caractères qu'ils inventent ou les corps qu'ils sculptent et qu'ils peignent : ces « hommes créés » {geschaffene Menschen) ne sont en fait pour Nietzsche que des fantômes, des hommes simplifiés qui n'ont, à l'image des ombres de l'Hadès, ni substance ni intériorité véritables, et qui relèvent du trompe-l'œil (Blendwerk) plus que de la « nature en chair et en os »36. Paul Rée, De l'origine des sentiments moraux, op. cit., p. 91-92. 33

34 33

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Paul-Laurent Assoun, « Nietzsche et le Réealisme », Préface à Paul Rée, De l'origine des sentiments moraux, op. cit., p. 36-38. Ibid., p. 38. Le « marteau » de l'Avant-propos et du sous-titre (« comment philosopher à coups de marteau ») du Crépuscule des idoles, avant d'être le marteau du destructeur d'idoles ou celui du sculpteur, est d'abord celui du médecin— voir à ce sujet la mise-au-point d'Eric Blondel : « Quand vient le crépuscule, on ne peut plus voir, il faut écouter. Ausculter, c'est écouter ce qui se passe à l'intérieur opaque d'un corps. À l'époque de Nietzsche, qui ne connaissait pas encore la radiographie, les médecins s'aidaient, pour le diagnostic des maladies internes, d'un petit maillet d'auscultation. De nos jours encore, ils frappent le dos de leur main placée sur le corps pour déceler, au son, les anomalies internes éventuelles : c'est le procédé qu'on appelle en médecine "percussion", inventé d'ailleurs par un médecin allemand » (Eric Blondel, Introduction à Nietzsche, Crépuscule des idoles (fragment), Paris, Hatier, 1983, p. 10). Cf. Éric Blondel, Nietzsche, le corps et la culture, op. cit., p. 25-26. Choses humaines, trop humaines, aphorisme 160.

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Nietzsche s'en prend notamment à l'idée schopenhauérienne que l'art viendrait achever la nature, et accomplir ce que la nature n'aurait fait qu'ébaucher 37 : « Dire surtout que le caractère de l'homme pris dans la vie quotidienne se contredit souvent, mais que celui créé par le dramaturge est l'archétype même que la nature voyait flotter devant ses yeux, c'est chose on ne peut plus fausse »38. Seuls ceux qui ne comprennent pas Γ « homme réel », c'est-à-dire qui ne l'envisagent pas comme « quelque chose de nécessaire de bout en bout » (y compris dans ses prétendues contradictions), mais qui le simplifient grossièrement, peuvent se laisser abuser : « quelques traits appuyés et souvent répétés, avec beaucoup de lumière dessus et beaucoup d'ombre et de pénombre autour, suffisent à toutes leurs exigences ». Ces gens sont donc « tout disposés à traiter le fantôme en être réel, nécessaire, étant habitués à prendre pour le tout de l'homme réel un fantôme, une ombre chinoise, une abréviation arbitraire ». Nietzsche reprend ici l'idée du mirage artistique qui domine toute la métaphysique d'artiste, mais il n'attribue plus à ce mirage aucun rapport avec la nature ou avec la vérité. L'antithèse de la vie quotidienne et de l'archétype, le thème de la pénombre théâtrale, l'image du fantôme (Phantasma) et celle de l'idéal que la nature voit flotter devant ses yeux, tout cela rappelle en effet explicitement un certain nombre d'images et d'analyses de La Naissance de la tragédie : l'opposition du satyre dionysiaque, c'est-à-dire de l'archétype même de l'homme, et de l'homme civilisé3 , la définition de l'extase dionysiaque comme « abîme d'oubli » qui sépare le monde de la réalité quotidienne et celui de la réalité dionysiaque 40 , l'explication de la perplexité d'Euripide devant la « pénombre ambiguë » des tragédies d'Eschyle , l'évocation de l'acteur qui « voit flotter devant ses yeux » l'image de son personnage, le portrait du poète en voyant (Geisterseher) qui se sent entouré d'une « cohorte d'esprits »42. Dans Choses humaines, trop humaines, Nietzsche renverse ainsi complètement la théorie romantique de la poésie qu'il défendait Voir notamment le chapitre 45 du Monde comme volonté et comme représentation (op. cit., p. 285-286) : « à peine [le génie] a-t-il entrevu l'Idée dans les choses particulières, aussitôt il comprend la nature comme à demi-mot ; il exprime sur-le-champ d'une manière définitive ce qu'elle n'avait fait que balbutier ; cette beauté de la forme qu'après mille tentatives la nature ne pouvait atteindre, il la fixe dans les grains du marbre ; il la place en face de la nature, à laquelle il semble dire : "Tiens, voilà ce que tu voulais exprimer". — "Oui, c'est cela", répond une voix qui retentit dans la conscience du spectateur ». Nietzsche cite approximativement ce passage dans son cours d'Introduction à ta lecture des dialogues de Platon (II, § 13) : « Le génie ne voit pas dans les choses ce que la nature y a effectivement formé, mais ce qu'elle s'est efforcée d'y former, sans qu'elle y soit parvenue. Il comprend la nature à demi-mot et exprime ce qu'elle ne fait que balbutier ; il imprime au marbre dur la forme de la beauté, que la nature rate en des milliers de formes et il apostrophe la nature ainsi : "Oui, c'est bien ce que tu voulais dire" » (op. cit., p. 45). 38

40 41 42

Choses humaines, trop humaines, aphorisme 160. La Naissance de la tragédie, § 8. Ibid., § 7. Ibid., § 11. Ibid., § 8.

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dans le chapitre 8 de La Naissance de la tragédie : « La métaphore, pour un poète authentique, n'est pas une figure de rhétorique, mais une image substitutive qui flotte vraiment devant ses yeux à la place d'un concept. Un caractère, de même, n'est pas pour lui un tout composite fait du rassemblement de traits épars, mais une personne vivante, qui s'impose à ses yeux ». La poésie n'est cependant pas la seule à être visée. Nietzsche étend sa critique aux arts plastiques — ce qui lui donne l'occasion de s'opposer ouvertement à l'esthétique schopenhauérienne : « Quant au peintre et au sculpteur, soutenir qu'ils expriment l'"ldée" de l'homme, c'est vaine imagination et pure hallucination : on est tyrannisé par l'œil quand on avance pareilles choses, puisque cet œil ne voit du corps humain lui-même que la surface, la peau ; mais l'intérieur du corps entre lui aussi dans l'Idée » 43 . L'art se limite ainsi au « niveau de la peau » et repose sur Γ « ignorance naturelle de l'homme au sujet du dedans (corps et caractère) » — c'est pourquoi, ajoute Nietzsche, l'art n'existe pas pour les physiciens et les philosophes. Le philosophe-psychologue qui a pu pénétrer à l'intérieur d'un homme, explorer les replis de son caractère, en décomposer les éléments et remonter généalogiquement jusqu'à l'origine cachée de son comportement, ne voit qu'ombre et abréviation (Abbreviatur) dans les caractères inventés par les poètes ; de même, le physicien qui connaît l'intérieur du corps humain, ne voit dans les arts plastiques qu'une représentation superficielle et trompeuse de l'homme. Loin de révéler les Idées, comme le croit Schopenhauer, c'est-à-dire de donner accès à une vision du monde plus pure que celle que nous offre la « représentation », l'artiste nous donne une représentation simplifiée et appauvrie de l'homme. Ce renversement de l'esthétique schopenhauérienne concerne également la musique : Nietzsche explique en effet que celle-ci, « en soi et pour soi » (an und für sich), n'est pas « si riche de signification pour notre être intime, de si profonde émotion qu'elle puisse passer pour le langage immédiat du sentiment ; mais sa liaison antique avec la poésie a mis tant de symbolisme dans le mouvement rythmique, dans la force et la faiblesse des sons, que nous avons maintenant l'illusion qu'elle parle directement à l'âme et qu'elle en émane » 44 . En elle-même, ajoute Nietzsche, « aucune musique n'est profonde ni significative, ne parle de "volonté", de "chose en soi" » : c'est l'intellect (et lui seul) qui a « introduit cette signification dans les sons, tout comme en architecture il a mis dans les rapports de lignes et de masses une signification qui en soi est pourtant tout à fait étrangère aux lois mécaniques ». On ne saurait imaginer opposition plus radicale à la métaphysique de la musique développée dans Le Monde comme volonté et comme représentation et reprise dans La Naissance de la tragédie : la musique n'atteint pas la volonté ou la chose en soi, mais sa relation archaïque avec la poésie lui a donné un pouvoir de symbolisation si étendu qu'on a aujourd'hui l'illusion que c'est l'essence même du monde qui parle à travers elle. Nietzsche ne se contente Choses humaines, trop humaines, aphorisme 160. Ibid., aphorisme 215.

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donc pas ici de renverser la thèse schopenhauérienne de l'antériorité, de la supériorité et de l'indifférence de la musique à l'égard de la poésie, il fait la généalogie de l'illusion qui est à l'origine de cette théorie : si nous avons l'impression que la musique est antérieure, supérieure et indifférente à la poésie, c'est que la « forme musicale », longtemps indissociable du symbolisme poétique, est aujourd'hui « entièrement entretissée de fils d'idées et de sentiments ». Si les sons veulent dire quelque chose, si la musique est significative et expressive (au sens schopenhauérien du terme), c'est que l'intellect lui a donné du sens : la métaphysique de la musique relève ainsi de la « pensée impure », non pas au sens où la pensée serait corrompue par le sentiment, mais au sens où la pensée s'est ellemême insinuée et infiltrée dans l'émotion musicale. On retrouve cette analyse du mensonge artistique dans l'aphorisme 151 de Choses humaines, trop humaines, intitulé « Par quel moyen le mètre embellit ». Ce court aphorisme est essentiel car il articule explicitement la reconnaissance du rôle de la « pensée impure » dans l'art avec la problématique de l'allégement de la vie. La première version de cet aphorisme se trouve dans le cahier siglé U Π 5, entre l'ébauche de l'aphorisme 279 et celle de l'aphorisme 31 de Choses humaines, trop humaines, donc entre un fragment consacré à l'allégement artistique de la vie et un autre consacré à la « nécessité de l'illogique » : « Le mètre étend un voile sur la réalité ; quelque artifice de langage dissimule telle chose, la rehausse ; le "vague". Éprouver tout naïvement les procédés ultimes dont l'art tire ses effets ! C'est très rare ! Ce sont plutôt des sottises qui en sortent. T1 en va de même pour la religion. La grande valeur de la pensée impure pour l'art »45. Dans l'aphorisme 151, Nietzsche décrit un peu plus précisément ce processus de voilement et l'associe plus explicitement à un travail d'embellissement et d'allégement de la vie : « Le mètre étend un voile sur la réalité ; il donne lieu à quelque artifice du discours et impureté de la pensée ; au moyen des ombres qu'il jette sur les pensées, tour à tour il dissimule et met en évidence. De même qu'il faut des ombres pour embellir, de même il faut du "vague" pour préciser. — L'art rend le spectacle de la vie supportable, en étendant sur celle-ci le voile de la pensée impure ». Schopenhauer voyait déjà dans le mètre (et dans la rime), « un lien [Fessel] mais aussi une enveloppe [Hülle] que revêt le poète et sous laquelle il lui est permis de parler comme il ne le pourrait pas autrement, et c'est ce qui nous charme en lui » . On a l'impression, souligne Schopenhauer, que la versification est une « violence [faite] à une pensée ou à l'expression exacte et parfaite d'une idée » 47 3

46 47

Cette première version se trouve dans le fragment 17 [1] de 1876 (c'est-à-dire dans le fragment intitulé « Sur l'esthétique : quelques mots sévères »). Elle se trouve à la page 207 du cahier U II 5. Voir le fragment 20 [1] de 1876 et la définition de l'esthétique qui « part des effets de l'art ». Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, Ibid., p. 1165.

op. cit., p. 1164.

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— au point que le vers semble n'être forgé que pour charmer l'oreille et que l'on ne s'attend pas à ce qu'il ait aussi une signification : celle-ci n'est qu'un « surcroît inattendu » {eine unerwartete Zugabe), un « cadeau inespéré » 48 . Schopenhauer évoque le cas de la poésie chinoise et de la tragédie grecque, et cite le jugement d'un sinologue anglais (Sir John Francis Davis) à propos des drames chinois : « "Le sens en est souvent obscur, et, au dire des Chinois eux-mêmes, le but principal de ces vers est de flatter l'oreille ; le sens y est donc négligé, et parfois même complètement sacrifié à l'harmonie". Quel est celui qui, à ces mots, ne songe pas aux énigmes si difficiles à éclaircir des chœurs de mainte tragédie O

49

grecque ? » La poésie chinoise semble ainsi révéler ce qu'il en est du « sens de la vérité » des poètes en général : ceux-ci cherchent moins à produire du sens qu'à flatter l'oreille. Pourtant, ils sont aussi censés, selon Schopenhauer, déchirer le voile des phénomènes, et nous montrer la vie telle qu'elle est vraiment : « Les œuvres de la poésie, de la sculpture et des arts figuratifs en général, contiennent, chacun le sait, des trésors de profonde sagesse ; c'est qu'en elles parle justement la nature même des choses, dont elles ne font que traduire les paroles sous forme d'une répétition plus précise et plus pure »50. Comment le poète peut-il donc négliger le sens de ce qu'il dit et révéler cette profonde sagesse, ne chercher qu'à charmer l'oreille et montrer la vie et les choses telles qu'elles sont ? Schopenhauer distingue en fait deux types de poètes : les bons et les mauvais. Les mauvais poètes cherchent sans vraiment trouver, qu'ils cherchent des vers pour exprimer leur pensée ou qu'ils cherchent une pensée qui s'ajuste à leurs vers (ce qui correspond au cas le plus fréquent : « Si nous pouvions pénétrer du regard dans l'atelier secret des poètes, nous trouverions dix fois plus souvent la pensée cherchée pour la rime que la rime pour la pensée ; et même, dans ce dernier cas, le succès final demande quelque complaisance de la part de la pensée » 5I ). Le mètre et la rime ne sont donc pour eux qu'un lien, qu'une entrave. Les bons poètes, eux, ne cherchent pas mais trouvent, et la pensée leur vient directement en vers : « Le signe auquel on reconnaît immédiatement le vrai poète, dans les genres inférieurs comme supérieurs, c'est l'aisance de ses rimes ; elles se sont rencontrées d'elles-mêmes,52 comme par une inspiration divine ; ses pensées lui sont venues toutes rimées » . 11 se distingue ainsi à la fois du prosateur caché qui cherche la rime pour la pensée et du mauvais versificateur qui cherche la pensée pour la rime. Si le voile du mètre et de la rime fait apparemment violence à la pensée, cette apparence se résout donc, chez Schopenhauer, dans le mystère de Y inspiration : le génie ne déforme pas sa pensée pour la mettre en vers, et sa pensée, qui est d'emblée poétique, nous dévoile bien la réalité qu'il contemple. 48

49 5(1 31 32

Ibid., Ibid., Ibid., Ibid., Ibid.,

p. p. p. p. p.

1166. 1167. 1139. 1165. 1167.

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Nietzsche reprend de Schopenhauer l'idée que la pensée trouve dans le mètre un moyen d'accroître son pouvoir sur nous, mais rejette celle d'un poète qui penserait immédiatement en vers, et déchirerait en pensant le voile des apparences. Le mètre est donc bien ce qu'il semble être : un obscurcissement, une trahison de la pensée. 11 n'y a pas pour Nietzsche de vrai poète au sens schopenhauérien du terme, c'est-à-dire de génie poétique. Nietzsche étend ainsi à l'ensemble des poètes ce que Schopenhauer ne dit que des mauvais poètes, et renverse une nouvelle fois l'esthétique schopenhauérienne : si, pour Schopenhauer, l'art déchire le voile des phénomènes et montre une réalité plus intime du monde, le mètre, pour Nietzsche, embellit et « étend un voile [Fior] sur la réalité ». Dans Le Voyageur et son ombre, Nietzsche dit que « les véritables idées, chez les poètes véritables, marchent voilées [verschleiert], comme les Égyptiennes » — et que ces idées, en général, n'ont pas la valeur cju'on leur prête : « c'est qu'on y ajoute le prix du voile et de sa propre curiosité » 5 \ Cette image du voile étendu sur la réalité vient de Goethe, et d'une lettre à Schiller dans laquelle le poète explique qu'il est en train de retravailler certaines scènes du Faust qu'il avait d'abord rédigées en prose : « ce qu'elles ont, sous cette forme, de naturel et de vigueur fait qu'elles détonnent, rapprochées du reste, au point d'en être intolérables »54. Goethe a donc décidé de mettre ces scènes en vers, afin que « l'idée transparaisse en quelque sorte comme à travers un voile de gaze [durch einen Flor] qui la tamise, et que l'effet massif de la matière brute toute nue s'en trouve atténué ». Prose et poésie n'ont donc pas la même luminosité, le même impact, la même densité d'apparition. Goethe ne s'intéresse pas ici à la signification philosophique de ce contraste, mais seulement à ses conséquences esthétiques. Nietzsche, lui, réinvestit l'image et l'expérience du poète pour dégager le sens de la création artistique. Le terme allemand « Flor » signifie au propre « floraison » et au figuré « état florissant », « prospérité ». C'est seulement par extension qu'il désigne un voile de crêpe ou de gaze (et, par métonymie, le deuil). En s'appropriant l'image de Goethe, Nietzsche retrouve deux métaphores qui lui ont souvent servi à décrire la beauté, au sein de ce qu'on appelle parfois son « esthétique négative »55 : celles du voile et de la fleur. Dans La Naissance de la tragédie, le voile symbolisait l'état de rêve apollinien, « dans lequel le monde du jour se voile et un nouveau monde, plus clair, plus intelligible, plus saisissant et pourtant plus semblable à une ombre, en un changement continuel s'engendre lui-même à nouveau sous nos

Le Voyageur et son ombre, aphorisme 105. Cf. l'aphorisme 95, et l'idée que « la prose est plus difficile que la poésie dans la mesure où la représentation de la beauté nue est plus difficile pour le scupteur que celle de la beauté vêtue ». Lettre du 5 mai 1798, in Goethe-Schiller, Correspondance 1794-1805, II, trad. L. Herr, Paris, Gallimard, 1994, p. 103. Voir le premier chapitre du livre de Mathieu Kessler, L'esthétique de Nietzsche, Paris, PUF, 1998, « Le déclin d'une esthétique négative ».

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yeux »56. Alors que le sublime dionysiaque nous plonge dans l'ivresse, déchire le tissu des phénomènes et dévoile l'absurde vérité du monde, la beauté apollinienne recouvre et dissimule cette vérité, en étendant sur toutes choses sa toile enchanteresse. C'est ainsi qu'en imaginant leurs dieux, ces « enfants éblouissants du rêve que sont les Olympiens », les Grecs triomphaient de leur pessimisme et de leur mélancolie, et s'efforçaient d'oublier la terrible réalité de l'existence : « de la surmonter ou, en tout cas, de la voiler et de la dérober au regard »57. Dans la métaphysique d'artiste, Nietzsche décrivait aussi cet embellissementvoilement comme une floraison ou un fleurissement : les dieux d'Homère surgissent comme « fleurissent des roses sur un buisson d'épines ». Pour Nietzsche, l'épanouissement d'une fleur nous révèle en effet la signification de la beauté : « La plante qui, dans son infatigable lutte pour l'existence, n'arrive à porter que des fleurs étiolées, nous jette soudain, une fois qu'un heureux destin l'a soustraite à cette lutte, le regard de la beauté »58. La fleur vient donc quand la plante n'a plus à se battre pour survivre ; de même, la beauté apparaît quand l'âpre vérité de l'existence est surmontée. Comme la métaphore du voile, l'exemple de la fleur souligne la dimension négative de la beauté : celle-ci est un « sourire », c'està-dire une séduction en faveur de l'existence — donc, pour le Nietzsche de La Naissance de la tragédie, une dissimulation de la souffrance 59 . Il semble que l'on retrouve cette conception dans l'aphorisme 151 de Choses humaines, trop humaines : le mètre embellit la vie en la fleurissant de son voile. Mais si le mètre embellit, c'est qu'il provoque « quelque artifice du discours et impureté de la pensée ». Il faut ajuster l'expression à la structure du mètre, et adapter la pensée à l'expression. Dans une ébauche de 1876, Nietzsche décrit un peu plus précisément (et généralise) cette opération : « Qui veut, pour sa propre représentation, embellir les choses, doit le faire comme le poète qui veut embellir une pensée : il la serre dans le mètre, et tend sur elle le tissu du rythme : pour ce faire, il doit détériorer [verschlechtern] un peu la pensée afin qu'elle aille dans le vers. Détériorer la connaissance pour plier les choses à l'art : un secret de bons vivants »60. Détériorer la pensée consiste à la déformer, la tordre pour la « serrer » (spannen) dans le mètre. L'embellissement des choses est un infléchissement de la connaissance, que Nietzsche décrit comme un obscurcissement : le mètre dissimule ou souligne « au moyen des ombres qu'il jette sur les pensées ». On retrouve donc ici une esthétique de la beauté-négation et dissimulation (beauté du sourire, du voile ou de la fleur), mais Nietzsche ne présente plus les choses comme en 1870-1872 : dans la philosophie de l'esprit libre, l'embellissement n'a plus rien d'une transfiguration apollinienne. Embellir ne consiste plus à éblouir en produisant une lumière fascinante, mais à ajouter de l'ombre. Alors que dans La 31 3 58 59 60

La Naissance de la tragédie, § 8. Ibid., § 3. Fragment 7 [121] de 1870-1871. Cf. les fragments 7 [24], 7 [27] ou 7 [117], Voir le fragment 7 [27] de 1870-1871. Fragment 17 [18] de 1876.

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Naissance de la tragédie, Homère interpose, entre l'obscur tréfonds de la nature et l'homme, le monde intermédiaire d'une éclatante splendeur : l'Olympe et ses dieux à la vie facile, le poète de Choses humaines, trop humaines se contente de jeter artificiellement des ombres sur des pensées, pour occulter ce qui n'est pas beau ou, par contraste, souligner ce qui l'est déjà. L'obscurcissement poétique de l'aphorisme 151 n ' a donc pas non plus la signification de la pénombre dionysiaque 61 . Le poète ne dévoile pas l'obscurité du monde, il ajoute de l'ombre au voile qui la recouvre, et dissimule ainsi l'âpreté de la vie. Ainsi, le poète de Choses humaines, trop humaines n'embellit pas en ajoutant de la lumière, et il ne révèle pas en montrant l'obscurité : il embellit en ajoutant des ombres, et en masquant la véritable obscurité. Or, si le vers embellit, c'est qu'il obscurcit la pensée pour en accentuer le contraste, et donner ainsi l'impression qu'elle est, par endroits, plus lumineuse. Le poète peut également jouer sur la mise au point et la profondeur de champ — ajouter du flou pour que les figures se détachent plus nettement. Dans un fragment de 1876, Nietzsche décompose cette opération : « Le poète doit voir une chose d'abord de façon précise et la revoir ensuite de façon imprécise : la voiler [verschleiern] intentionnellement »62. Nietzsche retouche ensuite ce fragment pour mettre davantage l'accent sur l'artifice poétique, sur le subterfuge : « Le poète doit d'abord avoir vu une chose de façon précise, guis la rendre imprécise, l'envelopper d'un voile [mit einem Schleier umhüllen] » \ Cette opération qui consiste à rendre imprécise (ungenau machen) une chose qu'on a d'abord vue précisément (genau), correspond très exactement au cas de Goethe, qui réécrit en vers certaines scènes du Faust pour en adoucir l'éclat. Dans un autre fragment de la même période, Nietzsche associe ce voilement à une mémoire défaillante : « L'artiste a besoin d'une infidélité de la mémoire pour ne pas copier la nature, mais la remodeler »64. Le mètre poétique est donc l'analogue de l'oubli, un oubli réparateur qui estompe et obscurcit la pensée pour la rendre supportable, un oubli créateur aussi qui permet à l'artiste de remodeler (umbilden) la nature — un oubli volontaire, enfin, qui agit comme un leurre : le poète ajoute des ombres et du « vague » pour donner l'illusion trompeuse d'un surcroît de lumière et de précision. Dans la copie au net de l'aphorisme 151 (c'est-à-dire dans l'aphorisme 106 du Soc), le début du texte était légèrement différent : « Un moyen capital pour le poète idéalisateur est une sorte de pensée impure. C'est notamment le mètre qui lui permet d'accéder à celle-ci »65. Ces deux phrases assuraient la transition avec l'aphorisme précédent du Soc (c'est-à-dire la copie au net de l'aphorisme 279 de 61 62

Voir La Naissance de la tragédie, § 11 et 12. Fragment 16 [21] de 1876. Cette variante du fragment 16 [21] de 1876 se trouve à la page 171 du cahier U II 5. Voir KGW IV/4, p. 415. Fragment 17 [32] de 1876. Voir K G W IV/4, p. 194.

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Choses humaines, trop humaines), consacré à l'idéalisation comme allégement de la vie, et dont la conclusion (ajoutée par Nietzsche à la version de Peter Gast) renvoyait elle-même implicitement à l'image goethéenne du voile étendu par le mètre poétique : « Quiconque veut idéaliser sa vie devra donc ne pas chercher à la voir trop en détail, et forcer toujours son regard à reculer à une certaine distance. Cet artifice, un Goethe, par exemple, s'y entendait très bien »66. Il y a ainsi pour le poète différentes manières de voiler et d'embellir la réalité : l'idéalisation, l'oubli, l'utilisation du mètre poétique. Dans Choses humaines, trop humaines, Nietzsche évoque encore les ressources de Yinachevé (das Unvollständige) : « L'inachevé produit souvent plus d'effet que l'achèvement, dans le panégyrique surtout : on a justement besoin, pour ce qu'il se propose, du charme de l'inachevé, élément irrationnel qui fait comme miroiter une mer à l'imagination de l'auditeur et voile, tel un brouillard, le rivage opposé, c'est-à-dire les limites de l'être qu'il s'agit de louer »67. Un éloge réussi doit donc être suffisamment vague pour qu'on ne puisse y distinguer les contours, les limites de celui que l'on loue. Dans l'aphorisme 151, Nietzsche fait référence au « vague » (Dumpfe) comme à une simple catégorie esthétique : le flou artistique des peintres et des photographes. Or, « dumpf » signifie « lourd », « étouffant », « engourdi », « morne », « sourd », et enfin « vague » au sens d'un vague souvenir ou d'une vague douleur. Toutes ces significations renvoient à un sentiment d'accablement et de morosité, de confusion, presque d'extinction, et forment une catégorie non seulement esthétique, mais affective et psychique : c'est le vague des passions décrit par Chateaubriand, l'ardent désir d'un « cœur plein » dans un monde vide et désenchanté68, c'est le vague à l'âme mélancolique du mal du siècle et du spleen baudelairien. Pourtant, Nietzsche ne l'entend pas ainsi dans Choses humaines, trop humaines. Il joue plus exactement avec cette catégorie fondamentale du romantisme (jeu dont témoignent les guillemets), en l'appliquant, non plus à un état d'âme, mais à un simple procédé artistique : le « vague » ne désigne plus la langueur romantique mais l'artifice des poètes, un leurre qu'ils utilisent pour rendre leur art plus efficace. C'est ainsi que Goethe tamise la lumière de son texte en le mettant en vers, pour qu'aucune scène ne détonne et ne ruine l'effet général de la pièce, et non pour traduire un quelconque état d'âme. Or, Nietzsche décrit ce « vague » que le poète répand autour de lui comme un allégement de la vie : « L'art rend le spectacle de la vie supportable, en étendant sur elle le voile de la pensée impure ». La « pensée impure » est une pensée illogique, c'est-à-dire mêlée d'émotions et de sentiments, et c'est une pensée-remède pour supporter la vie, une pensée-recette qui ne vise pas à dire la vérité mais à

Sur ce point, je me permets de renvoyer à mon article « "L'allégement de la vie" : genèse d'un titre de Nietzsche », loc. cit., p. 85. L'aphorisme 105 du Soc se trouve à la page 51 du manuscrit siglé M i l . Choses humaines, trop humaines, aphorisme 199. Voir Chateaubriand, Génie du christianisme, I, Paris, Garnier Flammarion, 1966, p. 309-310.

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tromper l'homme pour le réconforter (« les poètes savent toujours se consoler », dit Nietzsche 69 ). Pour alléger la vie, les poètes utilisent donc des techniques de voilement et de détérioration de la pensée. Dans l'aphorisme 279 de Choses humaines, trop humaines, Nietzsche examine aussi les techniques d'idéalisation, c'est-à-dire de distanciation et d'éloignement (Entfernung) utilisées par les peintres70. Dans cet aphorisme, intitulé « De l'allégement de la vie », l'artiste n'est pas seulement envisagé comme quelqu'un qui allège la vie (un Erleichter er)1 \ mais encore comme un technicien ou un spécialiste de l'allégement, sur lequel il nous est possible de prendre modèle pour alléger nous-mêmes notre existence — en d'autres termes, l'art n'est pas seulement un exemple d'allégement de la vie : puisque l'homme ne peut vivre sans art de vivre, c'est-à-dire sans art de se rendre la vie supportable, l'art peut être considéré comme un paradigme de l'allégement de la vie. C'est ainsi que Nietzsche, dans Le Gai savoir, montre « ce que l'on peut apprendre des artistes »72, et c'est ainsi qu'il nous propose, dans Choses humaines, trop humaines, de nous inspirer de la peinture pour apprendre comment idéaliser et alléger les différents événements de notre vie : « Le peintre exige du spectateur qu'il ne voie pas trop précisément [nicht zu genau], avec trop d'acuité, il le force à prendre un certain recul [eine gewisse Ferne] pour considérer son œuvre de loin ; il est obligé de supposer un éloignement tout à fait déterminé [eine ganz bestimmte Entfernung] entre le spectateur et le tableau ; il lui faut même admettre chez le spectateur un degré tout aussi déterminé d'acuité visuelle ; la moindre hésitation lui est interdite en ces matières »73. L'allégement de la vie exige ainsi un sens et un art de la distance : « Quiconque veut idéaliser sa vie devra donc ne pas chercher à la voir trop précisément [nicht so genau], et forcer toujours son regard à reculer à une certaine distance [in eine gewisse Entfernung] ». Dans une ébauche de cet aphorisme, Nietzsche associait cette distanciation à un phénomène d ' « omission » (littéralement au fait de laisser au loin : « das Weglassen » — on songe à la résolution du Gai savoir : « Détourner le regard [wegsehen], que ce soit ma seule négation >>74) : en contraignant le spectateur à prendre du recul, le peintre l'oblige à voir moins précisément ce qu'il regarde, donc à ne pas tout voir, à ignorer certains détails — Nietzsche retrouve ainsi le thème de l'infidélité de la mémoire et celui de l'inachèvement (notamChoses humaines, trop humaines, aphorisme 33. La genèse de l'aphorisme 151 de Choses humaines, trop humaines est d'ailleurs liée à celle de l'aphorisme 279 : les ébauches de ces deux aphorismes se suivent dans le manuscrit U II 5 (p. 207) et dans Le Soc (manuscrit M I 1, p. 51-52). Sur ce point, je me permets à nouveau de renvoyer à mon article « "L'allégement de la vie" : genèse d'un titre de Nietzsche », loc. cit. Ne pouvant me résigner à utiliser le néologisme « allégeur », traduction inévitable mais inélégante, j'ai préféré maintenir dans mon commentaire le terme allemand : « Erleichterer ». Le Gai savoir, aphorisme 299. Choses humaines, trop humaines, aphorisme 279. Fragment 17 [1] de 1876 et aphorisme 276 du Gai savoir.

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ment dans le panégyrique, qui consiste bien à idéaliser l'homme dont on fait l'éloge). Le tableau vu à une certaine distance, le souvenir à demi effacé par le temps, le discours volontairement inachevé produisent donc un effet comparable à celui du mètre poétique : ils voilent la réalité, l'estompent, l'enveloppent d'un flou indispensable à son idéalisation. 11 s'agit de troubler la pensée afin de rendre la vie plus belle et plus facile — afin de se « rendre belles, attrayantes, désirables les choses quand elles ne le sont pas »75. Dans Le Gai savoir, ce n'est plus la peinture mais le théâtre qui est censé nous apprendre à idéaliser et alléger notre vie : « Ce sont en premier lieu les artistes, et notamment ceux du théâtre, qui ont donné aux hommes des yeux et des oreilles pour voir et entendre avec un certain plaisir ce que chacun est lui-même, ce que chacun éprouve, ce que chacun veut lui-même : ce sont eux tout d'abord qui ont appris à estimer le héros caché en chacun de ces hommes de tous les jours, qui nous ont appris l'art de nous considérer en tant que héros, de loin [aus der Ferne], et pour ainsi dire simplifié et transfiguré — l'art de nous "mettre en scène" nous-mêmes à nos propres yeux »76. Sans un tel art, nous ne serions plus qu'un gros plan monstrueux, dans lequel nous ne verrions plus que les détails les moins reluisants de notre caractère : pour supporter la vie et se supporter soimême, il faut savoir « s'éloigner des choses [sich von den Dingen entfernen] au point d'en estomper maints détails »77. Ce que nous apprennent les artistes, c'est donc qu'il n'y a pas de vie facile pour celui qui n'a pas le sens de la distance à laquelle on regarde chaque chose, du point de vue que l'on adopte sur elle et de ses dimensions. Nietzsche montre ainsi dans Choses humaines, trop humaines que certaines choses ne doivent pas être rapetissées : « Bien des choses, dit Nietzsche, des événements ou des personnes, ne supportent pas d'être traitées à petite échelle. On ne peut réduire le groupe du Laocoon aux dimensions d'un bibelot ; la grandeur lui est nécessaire » . Mais la plupart des choses ne doivent pas être agrandies : « il est beaucoup plus rare encore qu'une chose petite de nature supporte l'agrandissement ; raison pour laquelle il sera toujours plus facile aux biographes de réussir à peindre un grand homme petit que grand un petit ». Dans Le Gai savoir, Nietzsche remarque aussi que certaines choses, pour produire leur plein effet, doivent être vues d'en haut et d'autres d'en bas — en témoigne notamment la déception que l'on éprouve lorsque l'on a gravi une montagne que l'on considérait comme « l'élément le plus séduisant du paysage » : « Soudain la montagne même et tout le paysage qui l'environne, au-dessous de nous, semblent désenchantés ; nous avions oublié que maintes grandeurs, comme maintes bontés demandaient à être vues à une certaine distance [nur auf eine gewisse Distanz], et surtout d'en bas, non d'en haut, —

Le Gai savoir, aphorisme 299. Ibid., aphorisme 78. Ibid., aphorisme 299. Choses humaines, trop humaines, aphorisme 174.

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c'est ainsi seulement qu'elles produisent leur effet » 79 .11 en va de même des hommes, ajoute Nietzsche : certaines personnes « ne peuvent se considérer ellesmêmes qu'avec un certain recul [nur aus einer gewissen Ferne] pour se sentir simplement supportables ou attrayantes ou capables de dispenser de la force ». Ce n'est donc pas seulement à certains niveaux d'humanité que « ce qui alourdit allège, et inversement » 80 , c'est aussi à certaines distances, à certaines échelles et à certains points de vue (ce qui revient peut-être au même). Dans Opinions et sentences mêlées, Nietzsche évoque encore une autre technique d'idéalisation utilisée par les peintres, qui ne consiste pas à jouer sur la distance mais sur la couleur de l'arrière-fond : « Les vrais poètes et artistes du présent aiment à brosser leurs tableaux sur un fond flamboyant de rouge, de vert, de gris et d'or, un fond de sensualité nerveuse, celle à laquelle, en effet, s'entendent les enfants du siècle » 8I . On songe aux critiques d'art de Baudelaire, notamment à son éloge de la peinture de Delacroix (« Comme la nature perçue par des nerfs ultra-sensibles, elle révèle le surnaturalisme >>82). Le problème posé par ce genre de peinture, ajoute Nietzsche (« pour peu que l'on ne regarde pas ces tableaux avec les yeux de ce siècle »), est que « les figures les plus nobles que peignent ces artistes semblent avoir quelque chose de papillotant, de tremblant, de tournoyant, si bien qu'on ne les croit plus vraiment capables d'actes héroïques » : le fond, qui a pour vocation de mettre les figures en valeur, de les envelopper d'un halo de gloire et d'une lumière transfiguratrice, devient ainsi plus important que les figures — l'idéalisation se retourne contre elle-même, l'allégement se transforme en alourdissement : les couleurs de l'arrière-plan ne font plus ressortir celles du héros mais les étouffent et les éteignent. Le voilement ne se fait donc plus dans le bon sens : ce qui est assombri devrait être éclairé, et réciproquement. Le romantisme est ainsi un art dégénéré, c'est-à-dire un art dont les techniques d'idéalisation, d'embellissement et d'allégement se sont retournées contre la vie. Cette interprétation rejoint celle du christianisme comme religion du pathos et de l'alourdissement du cœur : le flamboiement des couleurs est l'équivalent pictural du plaisir de l'émotion pour elle-même que recherche l'ascète dans la martyrisation de soi. 11 reste que l'art en général, pour Nietzsche, est un réservoir de « recettes » pour supporter la vie, de procédés d'allégement de l'existence — Le Gai savoir, aphorisme 15. Choses humaines, trop humaines, aphorisme 280. Opinions et sentences mêlées, aphorisme 116. Exposition universelle (1855), in Baudelaire, Œuvres complètes, II, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1976, p. 596. Dans l'aphorisme 256 de Par delà bien et mal, Nietzsche remarque d'ailleurs que Delacroix est « de tous celui qui est le plus proche de Wagner », parmi ces artistes « fanatiques de Y expression "atout prix" », ces « grands explorateurs du royaume du sublime, mais aussi du laid et de l'horrible, plus grands découvreurs encore en matière d'effets, de mise en scène et dans l'art de l'étalage ». Cf. le fragment 25 [141] de 1885 : « Delacroix, une sorte de Wagner », et Ecce homo, « Pourquoi je suis si avisé », § 5 : « Et qui fut le tout premier adepte intelligent de Wagner ? Charles Baudelaire, ce même Baudelaire qui avait été le premier à comprendre Delacroix, ce décadent type en qui toute une race d'artistes s'est reconnue ».

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et que ces procédés, comme les stratagèmes de la religion, impliquent un infléchissement, voire une corruption de la pensée.

b. Religion et art Il y a donc une parenté entre l'allégement religieux et l'allégement artistique. La généalogie nous permet d'élucider cette parenté et de l'expliquer : s'il y a tant de choses dans l'art qui rappellent la religion, c'est que l'art est Yhéritier de la religion. Burckhardt soulignait déjà, dans ses Considérations sur l'histoire universelle, le rôle central de l'art dans la survie des religions : « L'art est même un allié étonnamment importun de la religion et ne se laisse chasser du temple sous aucun prétexte. Il continue à figurer les choses de la religion même lorsque celle-ci est éteinte, du moins chez les gens cultivés et aussi chez quelques peintres comme le Pérugin »83. Burckhardt cite l'exemple de la Grèce dans l'Antiquité tardive et de l'Italie de la Renaissance : dans ces deux cas, écrit-il, « la religion ne survit réellement, en dehors de la pure superstition, que sous forme d'art ». Nietzsche donne à ce constat l'envergure d'une véritable thèse philosophique : « L'art lève la tête là où les religions s'affaiblissent. Il prend en charge une quantité de sentiments et d'humeurs engendrés par la religion, les accueille dans son cœur et gagne dès lors lui-même tant de profondeur et d'âme, qu'il peut communiquer élévation et exaltation, ce dont, auparavant, il était encore incapable »84. Nietzsche appelle cela Γ « animation de l'art » (Beseelung der Kunst). L'animation, c'est littéralement la communication d'une âme, c'est-à-dire d'une certaine richesse, profondeur et hauteur de sensibilité. L'âme (au sens romantique du terme) est le foisonnement vivant des états, désirs, pensées qui constituent notre rapport intime au monde. Or, l'histoire montre, selon Nietzsche, que notre âme est toujours plus profonde et plus vaste : pour elle le monde a toujours plus de sens, et notre art est toujours plus animé et expressif (« immer seelenvoller ») — si bien que les musiciens modernes, comme Wagner interprétant Beethoven, ont le droit de « mettre plus d'âme [mehr zu beseelen1 dans les œuvres ancien85

nés » . L'animation de l'art est donc d'abord un processus historique : d'un siècle à l'autre, il y a dans l'art toujours plus d'ardeur, de sentiment et de force, de profondeur, d'élévation, de réalité investie et intériorisée — toujours plus d'âme. La thèse de Nietzsche est que cette animation de l'art est d'origine religieuse : « l'art apparaît à la mort des religions », note-t-il dans un fragment de 187586.

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Burckhardt, Considérations sur l'histoire universelle, op. cit., p. 156. Choses humaines, trop humaines, aphorisme 150. Voir l'aphorisme 217 de Choses humaines, trop humaines, ainsi que les fragments 23 [138] et 23 [190] de 1876-1877, qui sont les ébauches de l'aphorisme 126 d'Opinions et sentences mêlées. Fragment 11 [20] de 1875.

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L'art recueille les forces perdues par la religion, il les « accueille dans son cœur ». L' « animation de l'art » signifie donc à la fois que l'art s'anime (il « lève la tête ») là où la religion décline (génitif objectif), que dans l'art se raniment les sentiments abandonnés par la religion déclinante 87 , et que l'art nous anime en nous transmettant ces sentiments (génitif subjectif) : le sentiment religieux que l'art accueille en son cœur lui donne une âme, c'est-à-dire un pouvoir d'animation et de communication. Cette définition de l'artiste comme âme qui communique et se communique elle-même à d'autres âmes rappelle la description du processus de formation du chœur tragique dans La Naissance de la tragédie : « L'excitation dionysiaque est en état de communiquer à une foule entière cette aptitude artistique à se voir entouré d'une telle cohorte d'esprits »88. La possession se transmet par contagion (« comme une épidémie », précise Nietzsche). Wagner lui-même est pour Nietzsche l'archétype d'une telle aptitude : dans Richard Wagner à Bayreuth, « l'art n'est pas autre chose que la capacité de communiquer à d'autres ce que l'on a soi-même vécu », et le génie qu'une « transmissibilité [Übertragbarkeit] démoniaque de toute sa nature »89. Lorsqu'il conduit un orchestre, Wagner « trans[met] le rythme de son âme à l'âme des musiciens qu'il dirige » : « Et de même que Wagner se communique aux musiciens, de même l'esprit et le rythme de son œuvre à Bayreuth devront se communiquer aux spectateurs et aux auditeurs, en sorte que leurs âmes en seront élargies »90. L'âme de Wagner a donc le pouvoir de se transmettre (übertragen) et de se communiquer {mitteilen), d'ouvrir d'autres âmes pour pénétrer en elles. C'est ce qui fait de lui l'héritier d'Eschyle et du dramaturge dithyrambique 91 .

Cette deuxième lecture (génitif subjectif : c'est l'art qui ranime le sentiment religieux) correspond à la thèse générale que défendra Wagner dans Religion et art : « On pourrait dire que, lorsque la religion devient artificielle, il est réservé à l'art de sauver l'essence de la religion en s'emparant des symboles mythiques que la religion veut savoir crus vrais, dans le sens qui lui est propre, et compris d'après leur valeur sensible, pour faire connaître par leur représentation idéale la vérité profonde cachée en eux » (Wagner, Œuvres en prose, tome XIII, trad. J.-G. Prod'homme & L. van Vassenhove, Paris, Delagrave, 1910, rééd. aux Éditions d'Aujourd'hui, p. 29). La Naissance de la tragédie, § 8. Richard Wagner à Bayreuth, § 9 et § 7. Fragment 11 [35] de 1875. On retrouve cette conception de l'art comme communication dans la définition du style d'Ecce homo (« Pourquoi j'écris de si bons livres », § 4 : « Communiquer par des signes un état, une tension intérieure propre à un état affectif, y compris par le tempo de ces signes — voilà le sens de tout style [...]. Est bon tout style qui communique effectivement un état intérieur »). Sur l'image de Γ élargissement de l'âme, cf. la lettre de Baudelaire à Wagner du 17 février 1860 : « J'ai senti toute la majesté d'une vie plus large que la nôtre » (Baudelaire, Correspondance, choix de C. Pichois et J. Thélot, Paris, Gallimard, 2000, p. 193 ; cf. « Richard Wagner et Tannhäuser à Paris », in Baudelaire, Œuvres complètes, II, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1976, p. 779-815). Richard Wagner à Bayreuth, § 7.

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L'idée que cette « animation » est d'origine religieuse était déjà la thèse de Heine, qui dans Y École romantique associait le romantisme au christianisme médiéval et l'opposait à Γ « irréligiosité des Français »92. La plupart des Romantiques eux-mêmes considéraient l'art comme une religion 93 . Nietzsche souligne, quant à lui, notre « dette envers la vie religieuse » en matière musicale : « La musique de l'âme [die seelenvolle Musik] prend naissance dans le catholicisme restauré après le concile de Trente, grâce à Palestrina qui fit passer dans les sons l'esprit de ferveur et d'émotion profonde éveillé à une vie nouvelle ; plus tard aussi, avec Bach, dans le protestantisme, dans la mesure où celui-ci avait été approfondi par les piétistes et affranchi de son caractère foncièrement dogmatique à l'origine »94. L'esprit de la « musique moderne » est ainsi Γ « esprit de la Contre-Réforme », et la musique fut, selon Nietzsche, la « Contre-Renaissance dans le domaine de l'art » : c'est d'elle que provient la peinture tardive d'un Murillo et « peut-être aussi le style baroque », ajoute Nietzsche. On retrouve en effet dans la « musique moderne » les principaux éléments du baroque (du moins tel que Nietzsche le définit dans la philosophie de l'esprit libre95) : « la passion, la volupté de hausser, d'exalter amplement ses états d'âme, la volonté d'intensifier la vie à tout prix, les brusques changements de l'émotion, le puissant effet de relief obtenu par l'ombre et la lumière, la juxtaposition de l'extase et du naïf » — tout cela rappelle la généalogie de l'ascétisme et de la sainteté dans Choses humaines, trop humaines : si l'art ne s'était pas imprégné de ferveur religieuse, s'il n'avait pas recueilli les émotions et les représentations de la vie religieuse, notre musique serait restée savante, c'est-à-dire froide, intellectuelle, sans âme. 11 en va de même de notre poésie, de notre peinture et de notre architecture : comme Nietzsche le souligne dans l'aphorisme 220 de Choses humaines, trop humaines, les œuvres de Dante, de Raphaël, de Michel-Ange, les cathédrales gothiques n'ont fait qu'exalter les « erreurs religieuses et philosophiques de l'humanité ». Dans une ébauche, Nietzsche mentionnait l'art de Wagner au lieu des cathédrales gothiques, suggérant ainsi un parallèle entre musique et architecture96. Ce parallèle est exploité dans l'aphorisme 219 : « si notre musique moderne avait le pouvoir de déplacer les pierres, en composerait-elle une architecture antique ? » (dans la copie au net, Nietzsche avait initialement écrit : « si la musique de Beethoven avait le pouvoir de déplacer les pierres, elle le ferait dans le style du Bernin bien plus que dans le style antique » ). Cette idée d'une architecture animée, c'estHeinrich Heine, Die romantische Schule, in Sämtliche Schriften, III, édité par Κ. Pörnbacher, München, Carl Hanser Verlag, 1971, p. 497. C'est un véritable leitmotiv du romantisme allemand, des frères Schlegel à Wagner, en passant par Schleiermacher, par Novalis ou Wackenroder, ou encore par les peintres « Nazaréens ». Choses humaines, trop humaines, aphorisme 219. Voir notamment l'aphorisme 144 d'Opinions et sentences mêlées. Voir KGW IV/4, p. 201. Ibid., p. 200. Cf. la lettre du 29 juillet 1877 à Carl Fuchs, dans laquelle Nietzsche, expliquant les fluctuations de la rythmique wagnérienne par une « horreur des choses mathématiques et strictement symétriques », compare la musique de Wagner au maniérisme du Bernin : « il me vient à

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à-dire d'une « animation de l'art » au sens le plus littéral du terme, se trouve aussi dans l'aphorisme 145 : « Nous nous sentons presque encore (par exemple dans un temple grec comme celui de Pœstum) comme si un beau matin, un dieu avait, en jouant, édifié sa demeure avec ces blocs si monstrueux ; d'autres fois, comme si une âme était soudain, par enchantement, transportée à l'intérieur d'une pierre, et cherchait maintenant à parler à travers elle »98. Pour décrire cette métamorphose de l'art qui hérite du pouvoir d'animation de la religion, Nietzche utilise la métaphore du fleuve : « La richesse du sentiment religieux, devenue aussi grosse qu'un fleuve, ne cesse de déborder et cherche à conquérir de nouveaux domaines ; mais les lumières grandissantes ont ébranlé les dogmes de la religion, et instillé une méfiance profonde : c'est ainsi que le sentiment, expulsé de la sphère religieuse par les lumières, se jette dans l'art »". Cette image du fleuve revient souvent chez Nietzsche. On la trouve notamment dans la quatrième Considération inactuelle, lorsque Nietzsche décrit l'effet de la musique de Wagner : « nous sentons que nous avons devant nous des courants isolés qui s'opposent, mais aussi, s'imposant à tous ceux-ci, un fleuve qui suit puissamment

l'esprit la manière du Bernin, qui ne tolère plus que les colonnes elles-mêmes soient simples, mais qui les rend vivantes, du moins à ce qu'il croit, en les couvrant de volutes sur toute leur hauteur. Parmis les répercussions dangereuses de Wagner, "la volonté de faire vivant à tout prix" me semble être l'une des plus dangereuses : car elle devient en un éclair maniérisme et virtuosité ». Dans le second post-scriptum du Cas Wagner, Nietzsche dit encore que « le nom de Wagner restera celui qui symbolise la ruine de la musique, comme celui du Bernin symbolise la ruine de la sculpture ». Sur le Bernin, cf. l'aphorisme 161 de Choses humaines, trop humaines, dans lequel Nietzsche propose un argument analogue à celui qu'il oppose, dans l'aphorisme 120, à la « preuve par le plaisir » des religions : de même que la vérité de la foi ne saurait être prouvée par le plaisir qu'elle procure, de même la qualité d'une œuvre ne saurait être démontrée par les émotions qu'elle suscite (ce n'est pas parce que les colonnes du Bernin « nous émeuvent, nous secouent », que l'art du Bernin a une quelconque valeur artistique). Cf. le fragment 5 [86] de 1875 : « La courbure non mathématique des colonnes de Pœstum par exemple est un analogon de la modification du tempo : l'animation [Belebtheit] à la place d'un mouvement mécanique ». L'analogie avec la « modification du tempo » est une allusion à Wagner et à sa pratique de la direction d'orchestre (cf. le fragment 11 [35] de 1875) : la modification du tempo est une manière de s'affranchir de la mathématique et de la symétrie pour « mettre plus d'âme » dans la musique (fragment 23 [138] de 1876-1877). L'allusion à Γ « animation » des colonnes de Pœstum renvoie, quant à elle, à Burckhardt, et à la description des temples de Pœstum qui ouvre le Cicerone : « Ce que l'œil perçoit ici, ainsi que dans d'autres constructions grecques, ce ne sont pas exactement de simples pierres, mais des êtres vivants. [...] Les lignes ne sont pas rigoureusement mathématiques, dans la colonne comme dans tout le reste de la construction ; au contraire, un léger renflement laisse entrevoir de la plus belle manière la vie créatrice intérieure. C'est mise en mouvement et animée de la sorte [so bewegt und so beseelt] que la colonne se rapproche de l'entablement (Der Cicerone. Eine Anleitung zum Genuss der Kunstwerk Italiens, in Gesammelte Werke in 10 Bände, Basel-Stuttgart, Schwabe & Co, 1978, Band IX, p. 3-4). Burckhardt ajoute que le renflement de la colonne « cherche à rendre partout visible, dans des formes apparemment mathématiques, la pulsation d'une vie intérieure » {ibid., p. 6). Choses humaines, trop humaines, aphorisme 150.

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une unique direction »10°. Dans Par delà bien et mal, l'ouverture des Maîtres chanteurs est encore comparée à un fleuve qui se déploie et s'élargit, exprimant la « puissance et surabondance de l'âme qui est propre aux Allemands »' 0 I . Le fleuve incarne l'autorité souveraine d'un « courant directeur » {die innere Gesammtbewegung) qui règne sur une pluralité de flots divergents, de tourbillons. Nietzsche utilise souvent cette image pour désigner le sentiment et pour en décrire à la fois la force et la multiplicité : tantôt il assimile le sentiment moral et le sentiment religieux à des « fleuves avec une centaine de sources et d'affluents » l 0 2 ; tantôt il évoque la « surabondance d'émotions et de sentiments profonds » qui bouillonnent dans le « fleuve ardent de la foi » l03 . Le fleuve est ainsi la métaphore d'une force que sa surabondance rend irrépressible, et qui peut se jeter n'importe où104 : « Le sentiment ne saurait se tenir tranquille », dit Nietzsche — il ne saurait s'arrêter 105 . Il passe toujours, il ne cesse de se communiquer (selon le principe de Y Entladung). C'est ainsi que la force de la religion se déverse dans l'art, et que la force de l'art se déverse en nous. Si l'art est comparable à un fleuve qui nous ravit et nous emporte, le flot qui roule en lui est donc celui du sentiment religieux. Il y a bien, ainsi, une parenté de l'art et de la religion, au sens où la généalogie de l'art nous conduit à la religion : si la pensée de l'artiste est impure, c'est qu'elle baigne dans l'eau trouble du sentiment religieux. La critique de l'allégement artistique rejoint donc celle de l'allégement religieux — Nietzsche remarquait d'ailleurs dans un fragment de 1875, consacré à l'allégement poétique de la vie, qu'il faut reprocher aux poètes « ce qu'il faut reprocher à la religion » : l'idée d'une religion du génie et d'une religion de l'art cède ainsi la place à la critique conjointe de la mythologie du génie et du double visage de la religion.

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Richard Wagner à Bayreuth, § 9. Par delà bien et mal, aphorisme 240. Choses humaines, trop humaines, aphorisme 14. Ibid., aphorisme 244. Le fleuve du sentiment religieux s'est ainsi répandu dans toutes les directions : partout « où l'on perçoit, dans les efforts des hommes, une nuance plus haute et plus sombre » (ibid., aphorisme 150) — c'est-à-dire, précise Nietzsche, dans l'art, mais aussi dans la vie politique (le dévouement aux princes et à l'État prend ainsi sa source dans la religion : aphorismes 461 et 472) voire dans la science elle-même (comme en témoigne l'attitude de ces logiciens qui considèrent l'art et la morale comme des « pressentiments » de la vérité : aphorisme 110). Ibid., aphorisme 121. Si le fleuve du sentiment religieux ne s'écoule plus dans la religion mais dans l'art, c'est qu'on l'a expulsé : si l'on ne peut endiguer le sentiment, on peut l'affaiblir en le détournant et en le divisant. Il ne s'agit pas d'un barrage brutal, mais d'un long travail qui vise à dérouter le sentiment, à l'égarer. C'est le travail des lumières (Aufklärung), que Nietzsche n'associe pas seulement au mouvement des Lumières, à Voltaire et au XVllIème siècle français, mais aussi (comme en témoigne l'aphorisme 26) à Pétrarque, Érasme, à la fin du Moyen-Âge et à la Renaissance. VAuflkrärung désigne pour Nietzsche un processus inachevé qui s'enclenche dès le XVème siècle. Pétrarque contre Dante, Érasme contre Luther, Voltaire contre Rousseau, Nietzsche contre Schopenhauer et Wagner : « éclairer l'humanité et progressivement la rendre adulte », selon la formule kantienne de l'aphorisme 147, c'est une longue lutte.

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c. La « spiritualisation » de l'art Je l'ai dit : cette « animation de l'art » est d ' a b o r d pour Nietzsche un processus historique : en s ' i m p r é g n a n t peu à peu du sentiment religieux, l'art se « spiritualise », au sens où il s'intéresse de moins en moins au réel et de plus en plus à ce que le réel est susceptible d ' e x p r i m e r et de signifier. Or, la laideur et le sublim e (c'est-à-dire le chaos, le contraste, la contradiction) semblent avoir plus de sens que la beauté. L'histoire de l'art raconte ainsi le passage d ' u n art de Y ethos à un art du pathos, d ' u n art classique à un art « baroque » et romantique. C ' e s t ce que Nietzsche appelle la spiritualisation ou Y intellectualisation de l'art. 11 y a ainsi pour Nietzsche un « art de l ' â m e laide » ( K u n s t der hässlichen Seele) — c'est-à-dire un art qui n'exploite pas les ressources du beau mais celles du sublime : « A u demeurant, le sublime, si on le disjoint du beau, s'identifie au laid (c'est-à-dire à ce qui n'est pas beau) ; et c o m m e il y a un art de la belle âme, il y a un art de l ' â m e laide » l 0 6 . Si celui-ci est plus puissant que celui-là, c'est que le beau est m o i n s puissant que le sublime, et que l'évocation du sublime exige l'exploitation du laid : « C o m m e dans les arts plastiques, il y a aussi en musique et poésie un art de l ' â m e laide, à côté de l'art de la belle âme ; et c'est peut-être j u s t e m e n t à celui-là que les effets les plus puissants de l'art : fendre les âmes, émouvoir les pierres, changer les bêtes en hommes, ont le mieux réussi »' 0 7 . Nietzsche forge l'expression « âme laide » pour désigner le contraire de la « belle âme » schillérienne, c'est-à-dire d ' u n e âme qui accomplit instinctivement les plus âpres exigences de la loi : « A v e c une facilité [Leichtigkeit] aussi grande que si l'instinct seul agissait pour elle, elle accomplit les plus pénibles devoirs de l'humanité ; et le sacrifice le plus héroïque q u ' e l l e obtient sur l'instinct de la nature, fait l ' e f f e t d ' u n e libre action de cet instinct même » l 0 8 . L a belle âme incarne ainsi pour Schiller « la véritable harmonie entre la raison et les sens, entre l'inclination et le devoir ; et la grâce est l'expression de cette harmonie dans le m o n d e sensible ». Elle s ' o p p o s e aussi bien à l ' â m e héroïque et austère, qui doit tyranniser sa sensibilité pour accomplir son devoir, q u ' à l ' â m e qui se laisse aller au « régime anarchique de la sensibilité ». Ce qui caractérise la belle âme schillérienne, c'est donc q u ' e n elle la nécessité s'unit au sentiment et perd sa gravité : « elle devient facile [leicht] » l 0 9 . En elle la légèreté (la « grâce ») rencontre la dignité — elle m è n e ainsi une vie semblable à la « vie facile c o m m e le zéphyr » (das zephyrleichte Leben) des dieux de l ' O l y m p e , tels que Schiller les évoque

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Fragment 23 [112] de 1876-1877. Choses humaines, trop humaines, aphorisme 152. Schiller, De la grâce et de la dignité, trad. A. Régnier, Arles, Editions Sulliver, 1998, p. 64-65. Schiller, Lettres sur l'éducation esthétique de l'homme, trad. R. Leroux, Paris, Aubier Montaigne, Collection bilingue des Classiques étrangers, sans date, quinzième lettre, p. 202-203.

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dans son poème L'Idéal et la vie et tels que Nietzsche les dépeint dans Nous autres philologues110. Dès lors, si la belle âme est une « âme ordonnée et moralement équilibrée » ' " , qui n'a pas à conquérir cet équilibre mais le conserve instinctivement, l'âme laide est, à l'inverse, une âme déréglée et déséquilibrée, une âme qui est en conflit avec elle-même — comme l'âme de l'ascète et du saint, qui considèrent leur vie comme un champ de bataille : la laideur fait partie du patrimoine spirituel légué à l'art par la religion. On la retrouve ainsi dans l'âme romantique et wagnérienne, telle que Nietzsche la décrit dans la quatrième Considération inactuelle : habité par un « puissant démon de la contradiction », Wagner dut mener, selon Nietzsche, une « lutte sans répit avec lui-même » " 2 ; en lui se réconcilient (donc commencent par s'opposer) l'aspiration à l'amour pur (le « moi supérieur ») et l'instinct impétueux (le « frère violent et plus terrestre ») : comme sa musique, l'âme wagnérienne est d'abord déchirée et dissonante. Or, s'il y a un art de l'âme laide, l'émergence de celui-ci implique, selon Nietzsche, l'extension de l'investissement artistique à l'ensemble de la réalité : dans la quatrième Considération inactuelle, Wagner est d'abord le musicien qui a « donné une langue à tout ce qui dans la nature ne consentait pas encore à parler »" 3 . Cette analyse est approfondie dans Choses humaines, trop humaines : « le côté laid du monde, à l'origine ennemi des sens, a été conquis à la musique ; l'empire de celle-ci, notamment pour l'expression du sublime, du terrible, du mystérieux, s'est par là même étonnamment élargi ; notre musique donne désormais la parole à des choses qui n'avaient pas de langue autrefois »" 4 . Nietzsche voit dans cet élargissement un processus de « spiritualisation » (Vergeisterung) : « nous avons, dans les arts, au moyen d'une spiritualisation, transporté quantité de laideur de l'autre côté, dans l'empire de l'art ». L'art est donc, pour Nietzsche, de plus en plus spirituel et il donne de plus en plus de sens au monde, car il s'approprie toujours plus de réalité en s'assimilant toujours plus de laideur. Heinrich Heine disait déjà, à propos de Tristram Shandy, que Sterne y montre la « profondeur la plus cachée de l'âme », avec ses « gouffres, paradis et recoins boueux » : lorsque nous avons lu cette œuvre, « notre sentiment est devenu infini » parce que nous y voyons de l'ombre, de la saleté, de l'ordure, parce que la laideur de l'âme s'y exprime aussi" 5 . C'est ce qui se produit également en peinture, selon Nietzsche : « certains peintres, dit-il, ont

113 114 lb

Schiller, Poèmes philosophiques, trad. R. d'Harcourt, Paris, Aubier Montaigne, Collection bilingue des Classiques étrangers, sans date, p. 158-159. Cf. la quinzième des Lettres sur l'éducation esthétique de l'homme : « Ce ne sont ni la grâce ni la dignité qui nous parlent dans le visage superbe d'une Junon Ludovisi ; ce ne sont ni l'une ni l'autre, car ce sont toutes deux ensemble » {op. cit., p. 206-207). Fragment 5 [118] de 1875. Choses humaines, trop humaines, aphorisme 152. Richard Wagner à Bayreuth, § 8. Ibid., §9. Choses humaines, trop humaines, aphorisme 217. Heinrich Heine, Die romantische Schule, op. cit., p. 478.

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rendu l'œil plus intelligent et se sont avancés bien au-delà de ce que l'on appelait jadis plaisir des couleurs et des formes »116. Grâce à eux, « le côté du monde qui passait pour laid à l'origine a été conquis par l'intelligence artistique » — Schopenhauer lui-même disait déjà que la peinture, en tant qu'art de l'expression, « peut aussi représenter des visages laids et des corps amaigris »" 7 . L'art de l'âme laide est donc le produit d'un processus de spiritualisation qui suscite l'irruption de ce que Nietzsche appelle le « style baroque », défini comme une dégénérescence naturelle du style classique (le « grand art ») : le baroque apparaît lorsqu'on éprouve le sentiment de Γ « insuffisance de l'expression et de la narration, joint à un besoin surabondant et pressant de formes»" 8 . L'art devient baroque lorsque les artistes ne parviennent plus à satisfaire les exigences formelles, devenues exorbitantes, du style classique. L'harmonie et la beauté de Y ethos font alors place à la « sublimité laide » (Hässlich-Erhabenen) et au déchaînement du pathos. C'est donc l'art de la belle âme lui-même qui, en déclinant et en se radicalisant, engendre l'art de l'âme laide — c'est-à-dire un art qui ne saurait s'exprimer qu'à travers un style baroque (ou à travers ce que Nietzsche appelle parfois le « style du pathos » ou « style de la pensée impure »" 9 ). En fait, cette extension du domaine de l'art à la sublimité de l'âme laide n'est qu'une restauration : l'âme grecque, déjà, n'était pas une belle âme, et l'éclatante surface de sa sérénité masquait une profondeur terrifiante : profondeur du pessimisme tragique et de la « sagesse de Silène » évoquée dans La Naissance de la tragédie, profondeur d'une obscure prédilection pour le laid et le « dysharmonique », pour le monstrueux 120 — profondeur de cette « demande de laideur » sur laquelle Nietzsche ne cessera de s'interroger 121 . L'art dionysiaque fut, par excellence, un art de l'âme laide : art de l'horreur (Grausen) et du débordement 122

frénétique, art de 1' « excitation fiévreuse », de la dissolution . En transfigurant l'atrocité et l'absurdité de l'existence, la tragédie explorait bien le « côté laid du monde ». Nietzsche affirme même, dans Choses humaines, trop humaines, qu'à l'origine, dans l'art grec ou chrétien, « l'horreur [Grauen] était partout la condition première », et que la beauté n'était pas essentielle, mais « tempérait tout au

Choses humaines, trop humaines, aphorisme 217. Nietzsche songe ici, notamment, à Böcklin, l'un des précurseurs du symbolisme (voir l'ébauche de cet aphorisme, dans le cahier U II 5, p. 35 : « De même que Böcklin par exemple rend l'œil plus intellectuel et va beaucoup plus loin que le plaisir de la couleur : le côté laid du monde a été conquis par l'intelligence artistique » — K G W IV/4, p. 200). On pense encore à Goya ou à Oscar Wilde (le tableau fantastique du Portrait de Dorian Gray est littéralement la peinture d'une âme laide). 117

119 120 121 122

Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, Opinions et sentences mêlées, aphorisme 144. Fragment 15 [27] de 1876. La Naissance de la tragédie, § 24. Essai d'autocritique, § A. La Naissance de la tragédie, § 1 et 2.

op. cit., p. 1154.

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plus l'horreur >>123 — ce qui est tout à fait logique : l'âme laide, le désordre et l'effroi sont bien plus puissants qu'une beauté harmonieuse et sereine. Nietzsche le souligne dans Opinions et sentences mêlées : « L'histoire et l'expérience nous disent que la monstruosité expressive [die bedeutsame Ungeheuerlichkeit], qui stimule mystérieusement l'imagination et l'emporte par-delà le réel et le quotidien, est plus ancienne et se déploie avec plus d'opulence que le beau dans l'art et le culte du beau » l 2 4 — c'est pourquoi, selon Nietzsche, les artistes les plus efficaces sont ceux qui savent « utiliser la démesure comme procédé artistique » : c'est l'une des « ruses innocentes de la séduction des âmes à quoi les artistes doi125 vent s'entendre » . Si le déclin de la religion se traduit par l'accentuation de son double visage, et par l'aggravation de l'alourdissement qu'il lui est nécessaire de provoquer pour continuer à alléger le cœur des hommes (et assumer ainsi la tâche qui lui revient en propre), l'évolution de l'art se traduit donc par une « spiritualisation », c'est-àdire par une sorte de « désensibilisation » (Entsinnlichung) : plus l'art s'intellectualise et se spiritualise, plus notre sensibilité s'appauvrit. On trouve ainsi dans l'histoire de l'art une duplicité analogue à celle que l'on constate dans l'histoire de la religion : en devenant l'art de l'âme laide et du pathos, l'art d'une sensibilité et d'une sensualité excessives, surchargées, notre art moderne est devenu, selon Nietzsche, l'art d'une sensibilité affaiblie, épuisée, « énervée ». C'est ainsi que la spiritualisation de la musique a provoqué l'intellectualisation, donc la désensibilisation (on pourrait presque dire la « dépotentialisation », en reprenant la notion schopenhauérienne et wagnérienne que Nietzsche utilise dans La Naissance de la tragédie) de nos oreilles : « Aussi supportons-nous aujourd'hui des intensités sonores beaucoup plus fortes, beaucoup plus de "bruit", parce que nous sommes mieux exercés que nos aïeux à diserner la raison qui s'y trouve » l26 . Plus nous sommes attentifs à ce que la musique signifie, moins nous sommes sensibles à ce qu'elle est, c'est-à-dire aux sons qui la composent. Plus nous comprenons la musique, moins nous Y entendons. C'est d'ailleurs cette Entsinnlichung qui a permis l'éclosion de l'art de l'âme laide : nos sens n'auraient jamais supporté qu'on leur demande de prendre plaisir à la laideur s'ils n'avaient été auparavant « quelque peu émoussés ». S'il est, comme le style baroque, un phénomène naturel, l'art de l'âme laide n'en reste donc pas moins une véritable perversion de l'art : perversion de l'émotion esthétique elle-même qui s'intellectualise et se dépouille de ce qui la définit le plus essentiellement (Vaisthésis, la sensibilité) ; perversion de l'intellect qui ne cherche plus la vérité mais la signification. Comme celle du christianisme, cette perversion se traduit donc par une « corruption profonde de la tête et du cœur », et par un processus au cours duquel l'art devient de plus en plus métaphyChoses humaines, trop humaines, aphorisme 218. Opinions et sentences mêlées, aphorisme 118. Ibid., aphorisme 154. Choses humaines, trop humaines, aphorisme 217.

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sique : il n'allège plus la vie, il l'alourdit pour lui permettre de signifier une vie plus légère. C'est le principe même de Y idéalisation métaphysique : la vie facile ne se situe plus dans le monde sensible mais dans un monde intelligible, c'est-àdire dans un monde auquel on ne peut accéder qu'après avoir subi une lente désensibilisation, et dans un monde dont l'existence n'est que signifiée, c'est-àdire symbolisée par les choses humaines, trop humaines. Toute l'esthétique schopenhauérienne et wagnérienne est ainsi mise en cause : si nous en sommes venus à croire que l'art nous donne accès aux Idées voire à l'essence du monde, et par là au sens même de notre existence, c'est que notre sensibilité s'est laissée corrompre par notre « besoin métaphysique ». En outre, et comme le remarquait Schopenhauer lui-même, la plupart des hommes sont incapables de saisir le sens métaphysique de leur existence, et de comprendre ce que leur révèle l'intelligence artistique du génie : ces hommes, dont les sens sont émoussés, se repaissent donc d'une laideur dont ils ne sont pas en mesure de discerner la signification. L'art de l'âme laide mène à l'élitisme et à la barbarie. L'allégement romantique est ainsi une spiritualisation et une désensibilisation de la vie : il consiste à alléger la vie en la vidant de sa réalité et de sa substance, en l'allégeant d'elle-même, c'est-à-dire en lui faisant signifier quelque chose qu'elle n'est pas et en rendant ce qu'elle est moins sensible. Si le romantisme est critiquable, c'est donc d'abord en ce qu'il déréalise et anesthésie la vie au lieu de nous aider à la supporter vraiment : il se déploie sur le sol d'une « pensée impure », plus précisément d'une pensée que sa spiritualisation a rendue impure — c'est-à-dire d'une pensée dont l'impureté ne consiste pas à affirmer mais à nier la valeur de la vie, en l'idéalisant.

2. L'art comme allégement : un mouvement rétrograde Dans Choses humaines, trop humaines, l'artiste est un homme du passé : comme la religion, l'art exerce une « action rétrograde », et l'artiste est, comme le croyant, un « être arriéré »' 27 . Nietzsche revient ainsi sur l'une des idées maîtresses de la deuxième Considération inactuelle, selon laquelle la création artistique implique un « état de non-historicité », plus précisément de supra-historicité : l'art et la religion « détournent le regard du devenir pour le porter vers ce qui donne à l'existence un caractère d'éternité et de stabilité », et constituent Γ « antidote naturel à l'envahissement de la vie par l'histoire, à la maladie histo128 rique » . Dans Choses humaines, trop humaines, l'art semble au contraire souffrir de cette maladie et la propager. Nietzsche ne définit donc plus l'art comme révolutionnaire ou prophétique, mais comme « nécromancien » (Todtbeschwörerin) : il n'anticipe pas l'avenir,

Choses humaines, trop humaines, aphorisme 159. De l'utilité et des inconvénients de l'histoire pour la vie, § 1 et § 10.

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mais rend un semblant de vie à ce qui est mort et enterré 129 . Il nous permet de « conserver, et même de redonner un peu de couleur à des représentations éteintes et pâlies ; il tresse, lorsqu'il s'acquitte de cette tâche, un lien autour de différentes époques et fait revenir leurs esprits ». L'art et la poésie trouvent ainsi leur terrain naturel dans les « époques dites de restauration, qui cherchent à rendre la vie à un état intellectuel et social ayant précédé le dernier en date, et qui semblent effectivement réussir une brève résurrection des morts »' 30 . Un tel portrait de l'artiste en nécromancien est presque un lieu commun de la littérature esthétique. Schopenhauer, dont les analyses sur les apparitions de morts et de mourants sont bien connues de Wagner et de Nietzsche, affirmait que « l'homme doué d'imagination peut en quelque sorte évoquer des esprits» 3I . Mais c'est surtout chez Heinrich Heine que l'on trouve la métaphore de l'art comme évocation des morts. Dans son essai sur l'école romantique, il ne cesse en effet d'utiliser ironiquement cette image : les romantiques « ont fait sortir en Allemagne le Moyen-Âge de sa tombe » ; ils « ont fui le présent en revenant au passé » ; ils eurent la folie de vouloir « rendre la vie à un passé mort »' 32 . La littérature romantique, en particulier A.W. Schlegel, Hoffmann, Arnim (qui « n'était pas un poète de la vie, mais de la mort »), est pleine des « fantômes du MoyenÂge »' 3 . Or, le passé ainsi ranimé ne retrouve pas toute son énergie ni sa vigueur. Chez Uhland, par exemple, « les couleurs naïves, cruelles et fortes du Moyen-Âge [...] se dissolvent dans une mélancolie maladive et sentimentale »' 34 . Le romantisme n'accède qu'au « reflet » (Widerschein) du passé, selon Heine. C'est aussi l'avis de Nietzsche : « Ce n'est certes qu'un semblant de vie, comme sur les tom115 bes, qui s'élève ainsi, ou comme le retour en rêve des morts chéris » " .

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Choses humaines, trop humaines, aphorisme 147. Opinions et sentences mêlées, aphorisme 178. Le Monde comme volonté et comme représentation, op. cit., p. 1107. Heinrich Heine, Die romantische Schule, op. cit., p. 494, p. 473 et p. 430. Mazzino Montinari a déjà souligné un certain nombre de similitudes entre L'École romantique de Heine et les analyses de Nietzsche (notamment sur la question du rapprochement entre Socrate et Euripide dans La Naissance de la tragédie) — mais la question de savoir si Nietzsche avait lu L'École romantique reste ouverte, comme l'indique Montinari : « Il me semble que ce rapprochement entre Heine et Nietzsche [...] donne à réfléchir. Et il serait encore plus significatif, si nous ne pouvions pas même supposer une lecture de L'Ecole romantique de la part de Nietzsche » (>193). Le poète est libre d'écrire et de chanter ce qu'il veut : on retrouve ici l'idée du « libre mensonge » (freie Lüge) développée dans les fragments de 1872-1873 et dans Vérité et mensonge au sens extra-moral, ou celle de « droit à la contrevérité » (Recht zur Unwahrheit) forgée par Burckhardt dans son analyse de la « grœca fides » l94 . Selon Nietzsche, les Grecs autorisent le mensonge partout où il est à la fois inoffensif et agréable : c'est ainsi qu'ils permettent à Homère de « poétiser » à sa guise, pourvu que sa libre poétisation n'ait pas de conséquence néfaste mais réjouisse ses auditeurs — c'est ainsi également que le prêtre « invente les mythes de ses dieux ; leur subliNietzsche reprend cette analyse dans l'aphorisme 167 de Choses humaines, trop humaines : « Quand le même sujet n'est pas traité de cent façons différentes par divers maîtres, le public n'apprend pas à s'élever au-dessus de son intérêt pour la matière ; mais il finira lui aussi par saisir et goûter les nuances, les fines et neuves inventions dans le traitement de ce sujet, une fois donc qu'il le connaîtra de longue date par de nombreux remaniements et n'y sera plus sensible à l'attrait de la nouveauté, de la curiosité ». 191 192 193

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Le Service divin des Grecs, Introduction, § 12, op. cit., p. 85 (KGW II/5, p. 411). Fragmentó [24] de 1875. Fragment 23 [14] de 1872-1873. Burckhardt parle, quant à lui, de « Götterdichtung sche Kulturgeschichte, op. cit., p. 33). Voir notamment le fragment 19 [97] de 1872-1873 et Vérité et mensonge au sens § 2 ; Burckhardt, Griechische Kulturgeschichte, op. cit., p. 326.

» (Griechiextra-moral,

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mité les justifie ». Nietzsche ajoute qu'il nous est « extraordinairement difficile » de faire revivre aujourd'hui ce « sentiment mythique du libre mensonge ». Dire que les Grecs étaient irréligieux revient donc bien à dire que leur religion était celle d'un peuple de poètes : c'est parce qu'ils « jouent à entourer la vie de mensonges », conformément au conseil de Simonide, qu'ils sont irréligieux, et cette irréligion est paradoxalement au cœur même de leur religion, puisque c'est précisément en jouant avec la vie que les Grecs honorent leurs dieux (en mentant, il font de leur misère une «jouissance pour les dieux >>195). L'irréligion n'est donc pas une liberté que les Grecs prendraient à l'égard de leur religion, encore moins une transgression ou une infraction : c'est l'essence même de leur religion — « C'est ainsi qu'Homère et Phidias ont créé les dieux de la Grèce », écrit Burckhardt196. Un même plaisir de fabuler s'exprime ainsi dans la religion et dans l'irréligion grecques — un même plaisir dont la manifestation la plus éclatante est Homère, qui incarne à la fois une religion et un art : « il a dû être profondément irréligieux », remarque Nietzsche, lui qui élaborait et façonnait ses dieux « comme le sculpteur avec sa glaise et son marbre » l97 . Or, cette irréligiosité est sans doute ce qui définit le plus essentiellement la légèreté homérique : être léger, c'est poétiser librement, c'est être libre de modeler et de remodeler à sa guise. Dans un fragment de 1876, Nietzsche écrit que l'esprit libre n'est que « légèrement lié » (leicht gebunden) à la vie active et qu'il n'est pas « esclave de ses actes »' 98 : Homère, de même, n'est que légèrement lié à sa religion et n'est pas esclave de ses dieux — c'est lui qui les invente. Toute la religion grecque est donc une freie Dichtung, une « libre poétisation » (en d'autres termes, une mythologie) — et dans cette libre poétisation s'exprime une aptitude que Nietzsche assimile parfois à l'essence même de la religion : « posséder la force et la liberté d'édifier des mythes » ' " . Or, cette force et cette liberté ne se trouvent pas seulement chez les Grecs : elles sont le propre, pour Nietzsche, de tout artiste authentique. Il n'y a de création que là où il y a liberté de pensée. Nietzsche partage, là encore, le point de vue de Burckhardt, qui soulignait déjà, dans ses Considérations sur l'histoire universelle, la « liberté totale de l'artiste » à l'égard de la religion : « l'art ne demande aux thèmes religieux ou à ceux d'un autre type que de lui fournir une impulsion ; il tire la substance même de l'œuvre à créer de sa secrète réserve de vie intérieure » — d'où la grande liberté des « alliances temporaires et révocables » qu'il conclut avec les dieux200. 195 196 197 198 199 200

Fragment5 [121] de 1875. Burckhardt, Considérations sur l'histoire universelle, op. cit., p. 156. Fragment 5 [196] de 1875. Fragment 16 [47] de 1876. Fragment 27 [1] de 1873. Burckhardt, Considérations sur l'histoire universelle, op. cit., p. 155.

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Nietzsche insiste, quant à lui, sur l'irréligion des poètes, notamment sur celle du premier grand tragique : « Eschyle est, comme tous les poètes, irréligieux ». Dans un fragment de 1875-1876, Nietzsche associe à cette irréligion la liberté de jugement de Wagner : celui-ci a en effet « devant la religion la même absence de parti pris [er steht so unbefangen] qu'Eschyle devant les différents Zeus» 201 . 11 est « essentiellement irréligieux ». Dans un autre fragment de la même période, Nietzsche affirme encore qu'un poète n'est jamais « pieux » (fromm) : « si Wagner prend tantôt le mythe chrétien-germanique, tantôt des légendes de marins, tantôt des mythes bouddhiques, tantôt des mythes païens-allemands, tantôt la "bourgeoisie" protestante, alors il est bien clair qu'il se sent libre vis-à-vis de la signification religieuse de ces mythes, et qu'il exige la même liberté de ses auditeurs ; de la même manière les dramaturges grecs, et déjà Homère, se sentaient libres vis-à-vis de leurs mythes »202. Autant dire que chez les Grecs (et Nietzsche cite à nouveau Eschyle, qui « changeait à son gré ses représentations, y compris de Zeus »), il n'y a « ni peur ni flatterie » envers les dieux : « on ne croit pas en eux », affirme Nietzsche. Le spectateur que voulait Eschyle n'est donc pas le Grec superstitieux qui pense voir le dieu lui-même sur la scène : « 11 faut qu'on soit sorti de la religiosité des idoles et des fétiches pour qu'on puisse, comme poète, penser en événements avec une pareille liberté ». L'irréligion d'Eschyle ou de Wagner dessine ainsi les contours d'une religion authentique, purifiée de la superstition, du fétichisme et de l'idolatrie. Si cette irréligion est une religion de poètes, en elle s'esquisse aussi ce que l'on pourrait appeler une religion d'esprits libres — et l'art, pour autant qu'il justifie le libre mensonge et la libre poétisation, prend la forme paradoxale d'une « voie de la liberté de l'esprit »203. La légèreté et la frivolité d'Homère se retrouvent donc dans toute poésie véritable (y compris celle d'Eschyle ou de Wagner), et c'est cette légèreté qui semble définir une attitude authentique, aussi bien dans le domaine de l'art que dans celui de la religion et de la connaissance. Dans Choses humaines, trop humaines, l'irréligiosité des artistes est ainsi rapprochée de leur « Unbefangenheit », c'est-à-dire à la fois de leur impartialité, de leur absence de préjugés et de leur ingénuité, de leur naturel, de leur candeur : « Homère est si bien chez lui parmi ses dieux et trouve un tel plaisir de poète à leur compagnie qu'il a dû être, en tout état de cause, foncièrement irréligieux ; ce que la croyance populaire lui offrait — une superstition mesquine, grossière, terrifiante par certains côtés —, il en disposait aussi librement que le sculpteur de sa glaise, avec cette même indépendance de jugement [Unbefangenheit], en somme, que possédaient Eschyle et Aristophane et par laquelle se distinguèrent, à l'époque moderne, les grands artistes de la Renaissance autant que Shakespeare et que Goethe »204. 201 202 203 204

Fragment 14 [6] de 1875-1876. Fragment 11 [18] de 1875. Fragment 16 [8] de 1876. Choses humaines, trop humaines, aphorisme 125.

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Et cette légèreté des poètes rejoint précisément la liberté des philosophes — en particulier celle de Thalès, qui est chronologiquement le premier d'entre eux, selon Nietzsche, et qui se distingue d'abord « parce qu'il est non-mythique » : « Les Grecs, parmi lesquels Thalès est devenu subitement si digne d'attention, étaient l'exact contraire de tous les réalistes, en ce qu'ils ne croyaient vraiment qu'à la réalité des hommes et des dieux, et qu'à leurs yeux, la nature tout entière n'était pour ainsi dire que mascarade et métamorphose de ces hommes-dieux »205. De nombreux fragments de 1871-1873 soulignent la liberté de Thalès vis-à-vis du mythe, voire son « combat contre le mythe » 06. L'un d'entre eux évoque même, à propos de Thalès (mais aussi de Parménide et de Démocrite, « / 'homme le plus libre »), un « refrènement du mythe » qui consiste en un « renforcement du sens de la vérité contre la libre poétisation »207. Ainsi, de manière tout à fait remarquable, la libre poétisation des poètes en matière religieuse rejoint le combat de Thalès contre la libre poétisation des mythologues. Produire un mythe ou le refréner, c'est faire preuve d'une même liberté vis-à-vis du mythe. Si Thalès incarne une libération par la connaissance, Homère, Eschyle ou Wagner (du moins celui de la quatrième Considération inactuelle), incarnent une libération par la poésie. 11 est significatif que Nietzsche, dans Richard Wagner à Bayreuth, affirme et souligne que les Grecs ne croyaient pas à leurs dieux, alors que dans La Philosophie à l'époque tragique des Grecs, il précise que les Grecs ne croyaient vraiment qu'aux hommes et aux dieux. L'action du poète est d'instaurer un jeu avec le mythe, qui fait que les hommes se trompent sans s'abuser : ils croient à leurs dieux (pour autant qu'ils se trompent eux-mêmes en les imaginant) sans y croire (ils restent conscients de la tromperie) 208 . C'est le principe du mirage sincère et du « j e u avec l'ivresse », si fondamental dans la métaphysique d'artiste, mais transposé sur le plan d'une psychologie de l'art : l'irréligiosité religieuse des Grecs, la « grœca fides » consiste simultanément à croire et à se tromper, tout en sachant qu'on se trompe, et la libre poétisation des poètes accroît à la fois l'illusion et la conscience de l'illusion — donc la liberté à l'égard de l'illusion. C'est ainsi, également, que Nietzsche peut dire à la fois que les Grecs étaient « l'exact contraire de tous les réalistes » et qu'ils étaient « réels jusque dans les 209 pures inventions » .

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Les Philosophes préplatoniciens, § 2, op. cit., p. 87, et La Philosophie à l'époque tragique des Grecs, § 3. Cf. l'aphorisme 426 d'Aurore, dans lequel Nietzsche évoque la « légèreté joueuse [spielende Leichtigkeit] avec laquelle les Grecs considéraient les phénomènes de la nature comme des dieux et des demi-dieux, c'est-à-dire les voyaient sous forme humaine ». Sur la liberté de Thalès vis à vis du mythe, voir par exemple les fragments 14 [27] de 18711872, 19 [18], 19 [96], 21 [19], 21 [22] et 23 [22] de 1872-1873 (cf. les fragments 6 [38] et 6 [49] de 1875). Sur le combat de Thalès contre le mythe, voir les fragments 16 [17] de 18711872 et 6 [50] de 1875. Fragment 23 [14] de 1872-1873. Sur ce point, voir notamment le fragment 5 [121] de 1875. Fragment 5 [63] de 1875.

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La théorie de l'irréligiosité des artistes et des philosophes prolonge ainsi, paradoxalement, celle de la véracité de l'art : il peut y avoir une honnêteté et une sincérité de l'artiste, si celui-ci assume son irréligiosité. La libre poétisation peut donc rejoindre le sens de la vérité, si la poétisation n'est pas dissimulée comme elle l'est dans la mythologie du génie et dans la croyance en l'inspiration, mais affirmée au grand jour et revendiquée (comme elle l'est chez les poètes classiques). La légèreté du poète à l'égard de la signification religieuse des mythes, qu'il s'approprie et transforme à sa guise, permet donc de penser une nouvelle forme de religiosité, une religiosité paradoxale, inspirée de la liberté du polythéisme grec, et que l'on pourrait définir comme un jeu avec la religion, où religion et irréligion se côtoient, se stimulent et se brident réciproquement. Or, ce jeu de l'art avec la religion, qui est aussi bien un jeu de la religion avec elle-même, nous permet d'imaginer une forme d'art qui serait compatible avec la liberté de l'esprit, mais il nous permet surtout de mieux comprendre le jeu de l'art véritable — c'està-dire, au fond, le jeu de l'art avec lui-même : ce jeu ne consiste pas à rompre avec la contrainte et la convention artistique, comme le voulait Wagner (et comme le veulent ces artistes, critiqués par Burckhardt, qui pensent que « tout doit être nouveau et surprenant »), mais il consiste à être « légèrement lié » à la convention, comme les Grecs savaient l'être à l'égard de leurs mythes.

2. Le style comme jeu avec la convention L'une des conséquences de la critique de la « superstition du génie » et de la croyance en l'inspiration est la réinterprétation de ce que Nietzsche appelle Y « engendrement du génie » : de même qu'aucune œuvre ne surgit « tel un rayon de la grâce » et que tout ce qui est « accompli » {Vollkommene) doit être « devenu » (gewordenfw', de même ceux que l'on appelle « génies » sont devenus ce qu'ils sont. Nietzsche réhabilite ainsi, dans Choses humaines, trop humaines, la « conscience artisanale » (littéralement, le « sérieux d'artisan » : Handwerker2I I ernst) de l'artiste , et cette réhabilitation le conduit à soutenir que, s'il y a du génie en art, ce génie ne provient pas de la nature mais, paradoxalement, d'un travail acharné, d'une discipline rigoureuse, d'un apprentissage quotidien — toutes choses qui sont aux antipodes de l'inspiration et de l'improvisation du génie romantique. 11 n'y a pas, selon Nietzche, de « dons naturels » ou de « talents innés ». La plupart des grands hommes étaient « peu doués » : « la grandeur leur est venue, explique Nietzsche, ils se sont faits "génies" (comme on dit), grâce à Voir les fragments 155 et 145 de Choses humaines, trop

humaines.

Ibid., aphorisme 163. Sur cette réhabilitation nietzschéenne de l'artisanat de l'art, voir notamment l'article de Mathieu Kessler, « Le concept de Meisterschaft dans la philosophie de Nietzsche », in Lectures d'une œuvre : Also sprach Zarathustra, op. cit., p. 155-188.

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IV. L'embellissement de la vie

certaines qualités dont personne n'aime à trahir l'absence quand il en est conscient : ils possédaient tous cette solide conscience artisanale qui commence par apprendre à parfaire les parties avant de se risquer à un grand travail d'ensemble ; ils prenaient leur temps parce qu'ils trouvaient plus de plaisir à la bonne facture du détail, de l'accessoire, qu'à l'effet produit par un tout éblouissant ». Dans un fragment de 1887, Nietzsche notera la formule de Flourens à propos de Buffon : « Le génie est une longue patience » 2I2 — formule qui fait écho à la définition d'Opinions et sentences mêlées : « Qu'est-ce que le génie ? — Un but élevé et en vouloir les moyens » 2I3 . Cette définition, presque contradictoire (puisque Yingenium des latins renvoie bien aux « dons naturels » et aux « talents innés ») ' 4 , consiste à dissocier le génie de la nature pour l'associer à ce que Burckhardt appelle la « grandeur historique ». Pour être « grand », il faut grandir — et pour grandir, il faut se grandir. 11 n'y a pas de grandeur en histoire, rappelle Burckhardt, sans travail et sans force de volonté : aucun véritable artiste ne peut « se passer de cette concentration de la volonté sans laquelle toute grandeur est inconcevable et qui, par son effet magique, nous entraîne comme une force irrésistible » 2I5 . Les grands artistes, ajoute Burckhardt, « doivent être nécessairement, dans ce domaine, des hommes extraordinaires, en bien ou en mal, car, s'ils ne l'étaient pas, les plus beaux dons seraient condamnés à disparaître rapidement : sans un caractère de cette espèce, le "talent" le plus brillant ne ferait de l'artiste qu'un être méprisable ». En art, la grandeur ne s'acquiert donc qu'au prix d'un « combat acharné » : « Tous les grands maîtres ont d'abord appris beaucoup et sans répit ; il leur faut d'autant plus d'énergie pour cela qu'ils ont déjà atteint un niveau élevé et qu'ils produisent avec facilité et éclat ». Cette conception du génie est très proche de celle que défend Nietzsche dans l'aphorisme 162 de Choses humaines, trop humaines, lorsqu'il affirme qu'il n'y a pas de différence fondamentale entre l'activité du génie et celle de l'inventeur mécanique, de l'astronome, de l'historien ou du maître en tactique : « Toutes ces activités s'expliquent si l'on se représente des hommes dont la pensée s'exerce dans une seule direction, à qui toutes choses servent de matière, qui observent toujours avec la même diligence leur vie intérieure et celle des autres, qui voient partout des modèles, des incitations, qui ne se lassent pas de combiner leurs moyens ». Le génie, continue Nietzsche, « ne fait rien non plus que d'apprendre d'abord à poser des pierres, puis à bâtir, que de chercher toujours des matériaux et Fragment 9 [69] de 1887. Niezsche a trouvé cette formule dans le livre de Henri Joly, Psychologie des grands hommes, Paris, 1883, p. 240. Voir KS A 14, p. 741. Opinions et sentences mêlées, aphorisme 378. 214

1

Au fond, l'idée d'un génie acquis et conquis n'est pas moins contradictoire que l'injonction, si souvent rappelée par Nietzsche, de devenir ce que l'on est. On retrouve le même paradoxe chez Descartes, avec la doctrine de la générosité — notamment dans l'article 156 des Passions de l'âme, où Descartes explique que la générosité (conformément à son étymologie) dépend de la « bonne naissance », mais qu'elle peut néanmoins « être acquise ». Burckhardt, Considérations sur l'histoire universelle, op. cit., p. 216-217.

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de toujours les travailler ». Dès lors, si nous ne sommes pas nous-mêmes des génies ou de grands hommes, ce n'est pas à cause de la nature : c'est parce que nous n'avons pas assez de volonté, parce que nous ne sommes pas assez travailleurs. Nietzsche retourne ainsi la vanité humaine contre la mythologie du génie : après voir montré que la vanité est à l'origine du « culte du génie » (car croire au génie consiste à rendre incomparables des hommes qui, comparés à nous, nous écraseraient de leur grandeur), il montre que l'acquisition du génie dépend de qualités dont notre vanité ne saurait tolérer l'absence : l'intelligence et le caractère216. Qui comprend ce que recouvre Γ « engendrement du génie » ne peut donc plus croire au génie par vanité — plus précisément, sa vanité doit le pousser désormais à rivaliser avec les prétendus « génies », conformément à l'injonction du fragment 5 [182] de 1875 : « Sauvez votre génie ! c'est ce qu'il faut crier aux gens, libérez-le ! Faites tout pour le délivrer ! » Tout homme est susceptible de se faire génie — la grandeur peut toujours venir, pourvu qu'on le veuille vraiment. Dans Choses humaines, trop humaines, Nietzsche prend l'exemple de Γ apprenti-nouvelliste qui doit travailler dur pendant une bonne dizaine d'années avant de pouvoir espérer se produire au grand jour : « Que l'on fasse donc cent projets de nouvelles et davantage, aucun ne dépassant deux pages, mais d'une précision telle que chaque mot y soit nécessaire ; que l'on note chaque jour quelques anecdotes jusqu'à savoir en trouver la forme la plus saisissante, la plus efficace, que l'on ne se lasse pas de collectionner et de brosser des caractères et des types d'humanité, que l'on ne manque surtout pas la moindre occasion de raconter et d'écouter raconter, l'œil et l'oreille attentifs à l'effet produit sur les autres, que l'on voyage comme un paysagiste, comme un dessinateur de costumes, que l'on extraie d'une science après l'autre tout ce qui, bien exposé, produit un effet d'art, que l'on réfléchisse enfin aux motifs des actions humaines, ne dédaigne aucune indication qui puisse en instruire, et soit jour et nuit à collectionner les choses de ce genre » . Nietzsche songe ici à Walter Scott, qui « s'exerçait, Choses humaines, trop humaines, aphorismes 162 et 163. À la fin de l'aphorisme 163, Nietzsche avance une seconde hypothèse sur Γ « engendrement du génie » : « Parfois, quand l'intelligence et le caractère viennent à manquer pour organiser un plan de vie artistique de cet ordre, c'est le destin et la nécessité qui se chargent de les remplacer et de guider pas à pas le maître futur dans toutes les étapes exigées par son métier ». Cette seconde hypothèse ne contredit absolument pas la thèse générale de l'aphorisme, qui n'est pas que le génie doit se former lui-même pour devenir ce qu'il est, mais que le génie ne nous est pas donné par la nature. Nietzsche propose donc deux explications du génie, qui montrent toutes deux que l'on ne naît pas génie, mais qu'on le devient. Choses humaines, trop humaines, aphorisme 163. Ce passage est l'un de ceux qui ont le plus frappé Paul Rée dans Choses humaines, trop humaines, comme en témoigne sa lettre à Nietzsche de juin 1878 : « La recette que vous donnez pour devenir un auteur de nouvelles donne envie, si je puis dire, de mordre à pleines dents ; les doigts vous en démangent, et j ' a i déjà réformé mon journal en fonction d'elle ». Cet enthousiasme montre qu'il y a une parenté évidente entre la « conscience artisanale » du bon nouvelliste et la « réflexion sur les choses humaines, trop humaines ». On songe aussi à la définition de la connaissance comme « art du voyage », dans l'aphorisme 223 d"Opinions et sentences mêlées (on pourrait d'ailleurs comparer

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comme un virtuose s'exerce au piano pendant sept heures », et qui sut « attendre des années » 21S . 11 y a donc une « recette pour devenir bon nouvelliste », selon Nietzsche, c'est-à-dire une méthode pour acquérir du génie, mais cette recette n'est rien sans patience ni exercice (Übung)2] — s'il y a des qualités associées au génie, ce ne sont pas des qualités d'improvisation ou de clairvoyance, de communion surhumaine avec la nature, mais ce sont celles du bon artisan : ténacité, sérieux, sens du détail et du travail bien fait.

a. Communication et convention Or, souligner l'importance de la « conscience artisanale » dans la création artistique, c'est redonner à la contrainte et à la convention une signification que l'esthétique romantique leur avait enlevée. Au cœur de cette réhabilitation, il y a ce que l'on pourrait appeler la question de la communication artistique. Dans sa période wagnérienne, Nietzsche considérait que l'art devait parler la langue de la nature (physis), et que celle-ci ne saurait s'exprimer qu'en se libérant de la convention (thesis, nomos) — il affirme au contraire, dans Le Voyageur et son ombre, que c'est la convention elle-même qui constitue la langue de l'artiste : « Les conventions sont en effet les procédés artistiques conquis pour être compris des auditeurs, la langue commune péniblement apprise par laquelle l'artiste peut vraiment se communiquer»220. Nietzsche prend l'exemple d'Homère et de l'art grec en général : « Les trois quarts d'Homère sont de la convention : et il en va de même pour tous les artistes grecs, qu'aucun motif ne poussait à cette fureur moderne d'originalité. Ils n'avaient pas la moindre crainte de la convention ». L'artiste n'est plus pensé ici sur le modèle du génie wagnérien, qui s'adresse, romantique et solitaire, à une communauté idéale, mais sur celui du génie grec, c'est-à-dire d'une rivalité des génies qui se stimulent et se brident les uns les autres : pour reprendre les termes de La Joute d'Homère, Γ « idée grecque de la joute » supplante ici Γ « idée d"'exclusivité" du génie au sens moderne du terme » 221 . C'est d'ailleurs ce contexte de joute artistique qui explique l'assimilation de la convention à la langue de l'artiste : « si, comme le poète et le musicien

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le statut de la nouvelle dans le domaine littéraire à celui de l'aphorisme dans le domaine philosophique). Fragment 5 [181] de 1875 et ébauche de l'aphorisme 163 de Choses humaines, trop humaines, carnet Ν I I 2, p. 120 (KGW IV/4, p. 195). Voir une autre ébauche de l'aphorisme 163, carnet Ν 11 3, p. 57 : « Nouvelle, exercice » (KGW IV/4, p. 195). Le Voyageur et son ombre, aphorisme 122. Voir sur ce point l'analyse de Giuliano Campioni, qui montre que, dans la philosophie de l'esprit libre, le modèle burckhardtien (c'est-à-dire celui de la « forme comme résultat de la lutte entre des forces antagonistes ») supplante le modèle wagnérien (modèle de la « forme close ») : Les lectures françaises de Nietzsche, op. cit., p. 72. Sur la sublimation du « thème romantique de la communauté » chez Wagner, voir p. 69-70 notamment.

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grecs, [l'artiste] veut triompher sur-le-champ avec chacune de ses œuvres — étant habitué à lutter en public avec un ou deux rivaux —, la première condition est qu'il soit compris aussi sur-le-champ : ce qui n'est possible que grâce à la convention ». L'artiste qui « invente au-delà de la convention » peut créer, dans le meilleur des cas, une nouvelle convention, mais il risque fort de ne pas être compris — réciproquement, « éviter obstinément la convention signifie ne pas vouloir être compris ». La convention artistique est ainsi ce qui permet à l'artiste de « vraiment se communiquer » (sich wirklich mittheilen), c'est-à-dire ici de se communiquer « sur-le-champ » {sofort), donc de convaincre sur-le-champ — ce sans quoi il est impossible de vaincre {siegen). Dès lors, vraiment se communiquer ne signifie plus que ce qui est communiqué est vrai, mais que ce qui est communiqué l'est vraiment— donc que ce qui est communiqué est compris. Ce n'est plus le terminus a quo mais le terminus ad quem qui détermine l'authenticité de la communication — plus précisément, ce n'est plus l'objet communiqué, c'est le processus même de la communication qui fait que l'on se communique vraiment ou non. Cette réhabilitation de la convention artistique est ainsi une nouvelle manière de reformuler la théorie du mirage sincère et de la véracité de l'art : si la communication du génie romantique, qui prétend dire la vérité, est de part en part mensongère (elle ment « trop » car elle ment sur le mensonge lui-même), la communication de l'artiste grec, en revanche, transmet explicitement des conventions, c'està-dire des fictions qui se donnent pour telles. Dans Le Voyageur et son ombre, Nietzche tire donc les conséquences de la généalogie de Γ « âme des artistes et des écrivains » : l'artiste véritable n'est pas celui qui prétend nous révéler la vérité de la nature (un tel artiste a un sens de la vérité complètement corrompu), mais celui qui cherche à agir sur nous au moyen de conventions, et à triompher sur-le-champ de ses nombreux rivaux. L'esthétique wagnérienne se trouve ainsi complètement renversée, puisque la révolution artistique opérée par Wagner et célébrée dans la quatrième Considération inactuelle consiste précisément, pour Nietzsche, à passer de la langue des états d'âme, de V ethos, à celle du sentiment, du pathos — c'est-à-dire à passer de la langue des conventions à celle de la nature : ce qui retentit dans la musique de Beethoven puis dans celle de Wagner, « ce n'est que le sentiment juste, l'ennemi de toute convention, de tout éloignement et de toute incompréhension artificiels entre les hommes : cette musique est un retour à la nature, en même temps qu'elle est à la fois purification et métamorphose de la nature »222. La convention est ici définie comme un « accord en paroles et en actes sans un accord du sentiment » : c'est un rapprochement factice qui éloigne d'autant plus les hommes qu'il prétend les rassembler. La convention est donc l'ennemie de la communauté véritable, qui doit être fondée sur une communauté de vie et de sentiment — et c'est précisément cette communauté que la langue nouvelle inventée par Beethoven et Wagner a pour fonction de restaurer : libérée des « règles et des conventions », la langue 222

Richard Wagner à Bayreuth, § 5.

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du pathos n ' e s t autre que la langue de la nature elle-même, et de toute la nature 2 2 3 . L a réhabilitation de la convention artistique dans Le Voyageur et son ombre semble donc opérer une rupture radicale dans l ' œ u v r e de Nietzsche : non seulement la convention n ' e s t plus ce dont il faut s'affranchir pour communiquer, mais elle est le seul m o y e n pour l'artiste de se communiquer vraiment.

b. Les deux écueils Cette rupture n ' e n est en fait pas vraiment une — ou plutôt, c'est une rupture qui m a s q u e une lente évolution : la convention célébrée dans Le Voyageur et son ombre n ' e s t plus celle que Nietzsche rejette, à la suite de Wagner, dans la quatrième Considération inactuelle. Plus précisément, deux conceptions de la convention artistique se côtoient dans les manuscrits de la première moitié des années 1870 : une conception q u e j e qualifierai de révolutionnaire et de romantique, qui consiste à assimiler la convention à un ensemble de contraintes artificielles dont l'artiste doit se débarrasser pour pouvoir créer (ce que W a g n e r appelle parfois la « mode »), et une conception que j'appellerai éducative et classique, qui consiste à considérer la convention c o m m e un artifice susceptible de devenir une seconde nature et de permettre l'éducation de l'individu. C ' e s t en cherchant une voie de passage entre ces deux conceptions que Nietzsche forge la conception qui lui est propre : celle de l'art c o m m e jeu avec la convention. La conception romantique, qui consiste à considérer la convention c o m m e un artifice purement décoratif qui doit être rejeté, s ' a p p u i e sur l'opposition de l'art c o m m e p h y s i s et de l'art c o m m e thesis, et recoupe ainsi une antithèse qui structure toute la métaphysique d'artiste : l'antithèse du « concept roman de l'art » et du « concept hellénique » 224 , donc de la « civilisation » latine, qui n ' e s t q u ' u n assemblage factice, ornemental, décoratif, et de la « culture » véritable, dont le développement harmonieux et nécessaire est pensé sur le modèle de la croissance organique 2 2 5 . Pour Nietzsche, c'est Cicéron qui incarne la « manière décorative de

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'

Ibid., § 9. Voir notamment le fragment 19 [290] de 1872-1873. Pour Nietzsche ou Wagner, la « civilisation » est essentiellement romane, c'est-à-dire avant tout latine, italienne et française : les grands foyers en sont Rome dans l'Antiquité, Florence à la Renaissance et Versailles au temps de Louis XIV. Comme l'explique Mazzino Montinari, Nietzsche a sans doute trouvé l'antithèse de la « culture » et de la « civilisation » (avant de la retrouver chez Wagner) dans les textes de Friedrich August Wolf, « mais avec un déplacement notable du contenu des deux concepts, parce que Wolf opposait à Inorganisation civile policée, soit civilisation [Civilisation]" que purent atteindre les peuples de l'Orient antique (Égyptiens, Hébreux, Perses), la Kultur propre aux Grecs mais aussi aux Romains » (Nietzsche, Paris, PUF, 2001, p. 61). Sur cette opposition de la Kultur et de la Civilisation, voir la lettre de Nietzsche à Carl von Gersdorff du 21 juin 1877 (sur la nouvelle de l'incendie du Louvre) et la Sousphilologie d'Erwin Rohde (Nietzsche, Ritschl, Rohde, Wilamowitz, Wagner, Querelle autour de La Naissance de la tragédie, op. cit., p. 217-218). Voir également l'analyse de Guiliano

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la culture » (« Cultur » signifie donc ici « civilisation » : l'antithèse est claire, même s'il y a un certain flottement dans la terminologie) : il est « l'homme décoratif» (der dekorative Mensch) par excellence, l'accomplissement de la « culture en tant que décoration qui dissimule » (die Cultur als verhüllende Dekoration : là encore, Nietzsche ne devrait pas dire « culture » mais « civilisation »)226. Dire que les trois-quarts d'Homère sont de la convention et qu'il en va de même de l'art grec en général, c'est donc, si l'on suppose que Nietzsche ne procède pas ainsi à une critique de l'art grec mais à une réévaluation de la convention artistique, rompre avec l'antithèse romantique de l'art véritable et de l'art comme convention. Cettte réévaluation se dessine en fait dès 1872-1873, dans des textes qui sont contemporains de ceux dans lesquels Nietzsche oppose l'art comme physis et l'art comme convention, et qui traduisent la volonté de penser une convention qui ne soit plus factice et décorative, mais qui soit une véritable convention, c'est-à-dire une convention qui permette de se communiquer vraiment. L'une des premières formulations de cette conception classique et éducative de la convention est un fragment de 1872-1873 dans lequel Nietzsche évoque Goethe et la « tentative de nos grands poètes d'accéder à une convention [zu einer Convention zu kommen] » : cette tentative fut un échec, selon Nietzsche (« Ils ne sont parvenus à aucune forme »), et elle ne fait que confirmer la thèse selon laquelle l'art est « soit convention soit physis » (entweder Convention oder Physis)221. L'idée d' une bonne convention revient néanmoins dans un fragment de 1873, dans lequel Nietzsche se donne comme « point de départ » le soldat prussien : « ici, il y a une véritable convention [eine wirkliche Convention], ici il y a contrainte, sérieux et discipline, également en ce qui concerne la forme »228. Cette convention est « véritable », ajoute Nietzsche, parce qu'elle est avant tout « née du besoin », et parce qu'elle « procède de la discipline du corps et de la fidélité la plus scrupuleuse à son devoir ». Elle est certes encore « bien éloignée du "simple" et du "naturel" », mais elle est la seule voie qui permette de les atteindre — comme Nietzsche l'affirmait dans un autre fragment : « Être "simple et naturel" est le but ultime et suprême de la culture : d'ici là, nous devons travailler à nous contraindre et à nous former, afin de peut-être revenir par ce biais à la simplicité et à la beauté »229. L'établissement d'une convention véritable passe ainsi par

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Campioni, Les lectures françaises de Nietzsche, chap. III, « "Kultur" germanique et "Zivilisation" latine dans la réflexion de Wagner et de Nietzsche », op. cit., p. 109-128. Voir les fragments 29 [168] de 1873 et 32 [14] de 1874. Sur le flottement terminologique, je dirais que Nietzsche utilise toujours le mot « Civilisation » (ou « Zivilisation ») pour désigner une pseudo-culture, fondée sur la décoration et sur la dissimulation. En revanche, il utilise le mot « Cultur » (ou « Kultur ») tantôt au sens strict de culture véritable, fondée sur la physis et opposée à la facticité de la civilisation, tantôt au sens large de culture en général (en ce sens, « Cultur » peut vouloir dire « civilisation », et Nietzsche peut associer à « Cultur » des prédicats qui sont manifestement ceux de la civilisation). Fragment 19 [266] de 1872-1873. Fragment 29 [ 119] de 1873. Fragment 29 [118] de 1873.

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l'instauration progressive d'une forme — qui commence par s'opposer à tout « naturel ». Dans la deuxième des conférences Sur l'avenir de nos établissements d'enseignement, Nietzsche comparait l'apprentissage de la marche militaire à celui de l'écriture : « Ce sont des mois pénibles : on craint que les fibres ne rompent, on perd tout espoir d'exécuter jamais commodément et facilement les mouvements et positions du pied que l'on a appris artificiellement et consciemment : on voit avec terreur comme on est grossier et maladroit à mettre un pied devant l'autre et l'on craint d'avoir désappris toute espèce de marche et de ne jamais apprendre la bonne ». Ces doutes et ces douleurs, cet alourdissement de la vie sont néanmoins balayés lorsque la contrainte est enfin assimilée : « soudain l'on s'aperçoit que les mouvements artificiellement étudiés sont devenus une nouvelle habitude et une seconde nature et que l'assurance et la force qu'avait autrefois le pas reviennent renforcées et même accompagnées d'une certaine grâce : on sait alors comme il est difficile de marcher et l'on peut se gausser de l'empirique grossier ou du dilettante de la marche avec ses gestes élégants ». De même, dit Nietzsche, ces « écrivains que l'on dit "élégants" n'ont jamais, comme leur style le montre, appris à marcher » (or, selon Nietzsche, « la culture commence par une démarche correcte de la langue »). Cette comparaison de la marche et de l'écriture, de la démarche et du style revient souvent chez Nietzche : elle s'appuie ici sur l'idée d'une convention qui, après s'être opposée à la nature, se transforme en seconde nature. Une fois que cette transformation est opérée, l'artifice n'est plus artificiel, le mécanique est devenu vivant. Le style ne consiste donc pas à s'affranchir de toute convention, mais à intégrer une convention, à se l'assimiler jusqu'à la rendre naturelle. Après avoir évoqué le soldat prussien, Nietzsche évoque Goethe, en qui il voit la figure de Γ « homme stylisé » (stylisirter Mensch), le représentant d'un « fougueux naturalisme, qui se transforme ensuite en une stricte dignité » : « Qu'on lise donc Eckermann, dit Nietzsche, et qu'on se demande si on a jamais vu, en Allemagne, un homme se fondre à ce point dans une forme noble » . Nietzsche ajoute qu'il y a « encore de là un grand pas à faire pour arriver à la simplicité et à la grandeur, mais nous ne devrions pas croire pouvoir passer par-dessus Goethe ». Ce Goethe-là et le Cicéron des fragments de 1874 semblent ainsi s'opposer frontalement l'un à l'autre : Γ « homme stylisé » contre Γ « homme décoratif ». Chez l'homme décoratif, la convention ne s'est pas transformée en seconde nature, elle n'est que decorum, habillement, maquillage. En fait, ce n'est pas l'éloge de Goethe qui permet de lutter contre le danger représenté par Cicéron, mais celui de Wagner : l'éloge de l'art comme physis permet en effet de combattre l'assimilation de l'art à une convention purement décorative. En faisant l'éloge de Goethe, Nietzsche ne lutte pas contre le danger de la décoration, mais contre celui du « laisser-aller » : « Après avoir quitté l'école des Français, nous étions désemparés : nous voulions être plus naturels, et nous y sommes parvenus, 230

Fragment 29 [ 119] de 1873.

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en nous laissant aller le plus possible et en contrefaisant de façon brouillonne et 231 arbitraire ce qu'on imitait auparavant avec scrupule » ' . Les Allemands ont ainsi gagné, selon Nietzsche, « une apparence de liberté, en rompant les entraves d'une rigoureuse convention et en les échangeant contre les filets de la philistinerie » — ce qui a provoqué une véritable « contradiction entre le contenu et la forme » : « Cette dernière, explique Nietzsche, nous apparaît généralement comme une convention, un déguisement et un masque, et c'est la raison pour laquelle elle est, sinon détestée, du moins peu aimée parmi nous ; il serait encore plus exact de dire que nous avons une peur extraordinaire du mot "convention" et sans doute aussi de la chose elle-même » (« témoin notre façon de marcher, de nous tenir, de converser, de nous vêtir, de nous loger »)232. La conclusion de Nietzsche est extrêmement sévère : « En croyant nous réfugier dans le naturel, nous n'avons choisi que le laisser-aller, la commodité et le moindre effort sur nous-mêmes ». C'est à cette « peur extraordinaire » que les Allemands ont de la convention que Nietzsche fait allusion dans Le Voyageur et son ombre, lorsqu'il dit que les artistes grecs « n'avaient pas la moindre crainte de la convention ». Dans la deuxième Considération inactuelle, Nietzsche fait la généalogie de cette peur : elle masque ce qu'il appelle la « passion générale de la commodité » (die allgemeine Bequemlichkeits-Sucht), le goût de la facilité et du moindre effort — l'aspiration bourgeoise à une vie facile au plus mauvais sens du terme, c'està-dire au sens de ce laisser-aller fustigé dans l'aphorisme 188 de Par delà bien et mal. Mais si la convention véritable s'oppose au pseudo-naturel qu'est le laisseraller, elle doit avoir pour vocation de se transformer en nature : sinon, elle tombe dans la décoration. Une convention décorative, romane, artificielle, est une convention qui ne s'intègre pas à la nature mais qui la dissimule — c'est une convention qui se donne comme ayant une valeur en elle-même et qui ne cesse ainsi de s'opposer à la nature. La culture véritable consiste donc moins à s'affranchir des conventions qu'à s'affranchir de l'opposition de la convention et de la nature, comme le proclame Nietzsche dans la deuxième Considération inactuelle : « je déclare expressément que ce que nous poursuivons, plus ardemment que la réunification politique, c'est Vunité allemande en ce sens supérieur, l'unité de la vie et de l'esprit allemands, une fois détruite l'opposition entre forme et contenu, entre intériorité et convention ». La convention véritable est ainsi celle qui se transforme en intériorité (Innerlichkeit) — c'est donc aussi bien cette nature « nouvelle et meilleure » que Nietzsche évoque en conclusion de YInactuelle : « Chaque individu doit organiser son chaos intérieur en réfléchissant à ses véritables besoins », en se refusant « à toujours répéter, apprendre, imiter » et en comprenant que « la culture peut être autre chose qu'une décoration de la vie, c'est-à-dire une manière de la travestir et de la déformer ». 11 découvrira alors, ajoute Nietzsche, « la conception grecque de la culture, qui, contrairement à la conception romane, voit en 231 232

Fragment 29 [118] de 1873. De l'utilité et des inconvénients

de l'histoire pour la vie, § 4.

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celle-ci une nouvelle et meilleure physis, sans distinction d ' u n intérieur et d ' u n extérieur, sans dissimulation ni convention : la conception d ' u n e culture où se réalise l'accord de la vie et de la pensée, du paraître et du vouloir ». Cette profession de foi ne s'inscrit q u ' a p p a r e m m e n t dans la grande perspective wagnérienne du combat contre la civilisation conventionnelle des Italiens et des Français : en réalité, cette physis qui apparaît finalement sans convention correspond à Y intériorisation de la convention véritable que Nietzsche reconnaît chez Goethe et dans le soldat prussien. L a convention n ' e s t pas rejetée, c o m m e elle l'est chez Wagner, mais absorbée et digérée. C ' e s t donc en assimilant la convention que la nature, régénérée et améliorée, engendre la culture véritable. L'esthétique de Nietzsche est ainsi structurée, dans la première moitié des années 1870, par deux grandes perspectives : 1. La perspective romantique ou wagnérienne : c'est celle d ' u n e nature prodigieuse, surhumaine, qui s ' a f f i r m e à travers l'artiste et qui se sert de lui c o m m e d ' u n médium pour imposer son œuvre. D a n s cette perspective, qui est celle de La Naissance de la tragédie, l'opposition est radicale entre l'art véritable, entendu c o m m e physis, et l'art décoratif fondé sur la convention. 2. La perspective classique ou goethéenne : elle consiste à définir le style c o m m e la naturalisation d ' u n artifice. D è s lors, nature et c o n v e n t i o n ne s'opposent plus aussi mécaniquement que dans la perspective romantique. Trois grandes figures, qui correspondent à trois grands types d'artistes, permettent d'organiser cette complexité : Wagner, le génie romantique, en qui la nature s ' o p p o s e à la convention pour se libérer (c'est ce que Nietzsche appelle parfois le « combat contre la nécessité » de Wagner) ; Cicéron, l ' h o m m e décoratif, en qui la c o n v e n t i o n s ' o p p o s e à la nature pour la dissimuler ; Goethe, l ' h o m m e stylisé, en qui la convention s ' e s t t r a n s f o r m é e en s e c o n d e nature. Nietzsche essaie de trouver une voie de passage et un équilibre entre ces deux perspectives et ces trois figures — c'est-à-dire de passer entre deux écueils contradictoires : l'écueil de la décoration (dont l'éloge romantique de la physis lui permet de s'écarter) et celui du laisser-aller (que l'éloge classique de la convention véritable lui permet de repousser). Dans la métaphysique d'artiste, c'est la perspective romantique qui domine (donc le rejet de la convention). D a n s la philosophie de l'esprit libre, cette perspective fait l'objet d ' u n e critique radicale, et c'est la perspective classique qui passe au premier plan — ce qui a au moins trois conséquences décisives : 1) l'assimilation du génie wagnérien à la fois au décoratif et au laisser-aller : la physis romantique se révèle être la convention la plus artificielle et la véritable « passion de la commodité » (les deux écueils se rejoignent ainsi pour s'identifier au péril romantique) ; 2) la réhabilitation officielle de la convention, et avec elle de la contrainte, du sérieux et de la discipline artistiques ; 3) la réinterprétation de l'art grec, qui n'est plus défini c o m m e art de la physis mais c o m m e art de la convention véritable.

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c. Homère, Voltaire, Goethe, Chopin En cherchant une voie de passage entre l'esthétique romantique et l'esthétique classique, Nietzsche forge ce que j'appellerai une esthétique de la liberté de l'esprit, qu'il associe, notamment, à Homère et Voltaire. Le texte fondamental ici est un aphorisme du Voyageur et son ombre, dans lequel Nietzsche écrit que, si l'on veut comprendre un artiste, un poète ou un écrivain grec, il faut se demander : « quelle est la contrainte nouvelle qu'il s'impose et qu'il rend attrayante à ses contemporains (au point de trouver des imitateurs) ? » 233 Pour Nietzsche, en effet, « ce qu'on appelle "invention" (dans la métrique, par exemple) est toujours un de ces liens [Fessel] que l'on se met soi-même. "Danser dans les chaînes", se rendre la tâche difficile, puis répandre par-dessus l'illusion de la légèreté, tel est le talent qu'ils veulent nous montrer ». Nietzsche retrouve ainsi la métaphore de Schopenhauer, pour qui le mètre et la rime sont un « lien » (Fessel) et une enveloppe que revêt le poète. Dans le Voyageur et son ombre, Nietzsche dit encore que la véritable liberté poétique est une « liberté dans les liens » (Freiheit in Fesseln)234. Chez Schopenhauer, néanmoins, le mètre et la rime ne sont un lien que pour les mauvais poètes qui doivent chercher la rime pour la pensée ou la pensée pour la rime : ce lien se dissout dans l'inspiration divine du grand poète, auquel les pensées viennent toutes rimées. Pour Nietzsche, au contraire, le grand poète n'est pas celui pour qui le mètre et la rime ne sont jamais un lien, mais celui qui est capable de se mettre à lui-même les liens les plus serrés et les plus contraignants. Alors que pour Schopenhauer, les conventions poétiques sont un lien que le véritable poète dénoue « avec légèreté et avec grâce » {mit Leichtigkeit und Grazie)235, elles sont pour Nietzsche un lien que le grand poète sait nouer avec plus de rigueur que les autres. La métaphore de la danse, dans Le Voyageur et son ombre, prolonge et radicalise ainsi celle de la marche du soldat : quoi de plus conventionnel et en même temps de plus naturel que la danse ? Danser implique « contrainte, sérieux, discipline » : un entraînement rigoureux, un exercice quotidien, un travail d'apprentissage technique, de construction et d'éducation du corps (« on voudra bien se rappeler que la danse ne se réduit pas à un vague va-et-vient chancelant entre diverses impulsions », dit Nietzsche dans Choses humaines, trop humaines27'6) — mais on ne danse vraiment que si ce travail se résout dans la grâce et dans Γ « illusion de la légèreté » (die Täuschung der Leichtigkeit). Aucun art peut-être n'exprime aussi bien que la danse ce que représente une véritable convention, une convention assimilée et transformée en seconde nature. La métaphore de la danse dans les chaînes ne fait que souligner cette dimension techni-

234 23

'

236

Le Voyageur et son ombre, aphorisme 140. Ibid., aphorisme 159. Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, op. cit., p. 1167. Choses humaines, trop humaines, aphorisme 287.

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que, artisanale, conventionnelle de la danse : toute danse véritable est, au fond, une danse dans les chaînes237. Cette métaphore, Nietzsche l'applique d'abord à Homère et aux poètes grecs en général : « Chez Homère déjà on peut déceler une quantité de formules héritées et de lois du récit épique dans les limites desquelles il lui fallait danser ; et lui-même créa de nouvelles conventions pour ceux qui viendraient après lui »238. Telle fut l'école où, selon Nietzsche, se formèrent les poètes grecs : « se laisser d'abord imposer une contrainte multiple, par les poètes anciens ; puis, non content de cela, inventer une contrainte nouvelle, s'y plier et en triompher avec grâce, tant et si bien que l'on remarquât et la contrainte et le triomphe ». Cette image de la danse dans les chaînes ne vient néanmoins pas d'Homère mais de Voltaire — plus précisément d'une lettre de Voltaire à un certain Deodati de Tovazzi, l'auteur d'un livre consacré à Y Excellence de la langue italienne, dans lequel il vante la richesse de l'italien en la comparant à la pauvreté, à la rudesse et à la sécheresse du français 239 . Nietzsche a lu cette lettre dans l'éditon Garnier des Lettres choisies de Voltaire (édition de 1876), dont il possédait un exemplaire qui est conservé aujourd'hui à la Herzogin Anna Amalia Bibliothek de Weimar, sous la cote C 687a. Dans cette lettre, Voltaire réfute l'idée selon laquelle la langue italienne serait plus riche que la langue française, mais il reconnaît que c'est une langue plus facile : « Vous possédez, Monsieur, des avantages bien plus réels, celui des inversions, celui de faire plus facilement cent bons vers en italien que nous n'en pouvons faire dix en français » — ce qui s'explique aisément, selon Voltaire : « La raison de cette facilité, c'est que vous vous permettez ces hiatus, ces bâillements de syllabes que nous proscrivons ; c'est que tous vos mots finissant par a, e, i, o, vous fournissent au moins vingt fois plus de rimes que nous n'en avons, et que, par-dessus cela, vous pouvez encore vous passer de rimes »240. C'est le contraste entre cette facilité de la poésie italienne et la complexité de l'art poétique français qui inspire à Voltaire la métaphore de la danse dans les chaînes : « Vous êtes moins asservis que nous à l'hémistiche et à la césure ; vous dansez en liberté et nous dansons dans nos chaînes »241. Mathieu Kessler oppose fort justement la danse (métaphore de l'art classique) à celle de la nage (métaphore de l'art wagnérien) : « La perfection artistique souhaitée par Nietzsche est synonyme d'un absolu terrestre et non plus céleste. [... ] D'où la référence insistante à la danse qui, loin d'être un art peu rigoureux, léger et évanescent, nécessite une prise en compte très exacte des lois les plus élémentaires de la physique, de la physiologie et de l'anatomie du corps humain. On ne peut pas être danseur et "rêveur" à la fois, car la danse est la discipline la plus exigeante et la plus rigoureuse qui soit, on danse toujours dans des chaînes. La danse représente plus excellemment que les autres arts, le libre jeu avec des contraintes dont il est impossible de s'abstraire. [...] La nage symbolise [...] l'absence totale de contraintes de toutes natures tandis que la danse signifie une maîtrise technique accomplie en accord avec son médium d'expression » (L'esthétique de Nietzsche, op. cit., p. 202). 238 239 240 241

Le Voyageur et son ombre, aphorisme 140. II s'agit de la lettre du 24 janvier 1761. Voltaire, Lettres choisies, Paris, Garnier Frères, 1876, p. 425. Ibid., p. 426.

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Dans son exemplaire personnel, Nietzsche a marqué de deux traits en marge cette dernière phrase et souligné le mot « chaînes ». Ces chaînes, ce sont à la fois celles de la langue française (qui permet moins d'inversions, d'hiatus, de rimes que la langue italienne) et les conventions poétiques plus rigoureuses auxquelles se soumettent les poètes qui écrivent en français : selon les termes de l'aphorisme 188 de Par delà bien et mal, il s'agit à la fois de la « contrainte qu'il a fallu pour que chaque langue acquière sa force et sa liberté », et « de la contrainte métrique, de la tyrannie du rythme et de la rime ». Or, si l'on parcourt l'exemplaire des Lettres choisies de Voltaire qui se trouvait dans la bibliothèque de Nietzsche, on se rend compte que les passages soulignés correspondent souvent à des réflexions de Voltaire sur le style et sur l'écriture. Dans la lettre à Deodati de Tovazzi, Voltaire écrit, par exemple : « 11 me paraît qu'il n'y a dans le monde que deux langues véritablement harmonieuses : la grecque et la latine » — Nietzsche marque de deux traits en marge la phrase suivante : « Ce sont en effet les seules dont les vers aient une vraie mesure, un rythme certain, un vrai mélange de dactyles et de spondées, une valeur réelle dans les syllabes »242. 11 trace aussi un trait en marge du passage : « J'avoue que la langue latine dut longtemps paraître rude et barbare aux Grecs par la fréquence de ses ur, de ses um, qu'on prononçait our et oum, et par la multitude de ses noms propres terminés tous en us ou plutôt en ous »243. Dans une lettre à Helvétius, Nietzsche marque encore de deux traits en marge cette phrase de Voltaire : « Je vous prêcherai donc éternellement cet art d'écrire que Despréaux a si bien connu et si bien enseigné, ce respect pour la langue, cette liaison, cette suite dans les idées, cet air aisé avec lequel il conduit son lecteur, ce naturel qui est le fruit de l'art, et cette apparence de facilité qu'on ne doit qu'au travail » — ce sont quasiment les formules que Nietzsche utilise dans Le Voyageur et son ombre. Nietzsche voit donc en Voltaire un styliste et un théoricien du style : c'est à ce titre, précisément, qu'il lui emprunte la métaphore de la danse dans les chaînes pour l'appliquer à Homère. 11 y a ainsi, dans Le Voyageur et son ombre, une sorte de lien caché entre Homère et Voltaire — lien qu'explicite d'ailleurs un aphorisme de Choses humaines, trop humaines, dans lequel Nietzsche, rappelant la « sévère contrainte que s'imposèrent les poètes dramatiques français » (règle des trois unités, style, versification et syntaxe, choix des mots et des pensées), évoque la « conscience artistique grecque » de Voltaire, et dans lequel on trouve, de façon récurrente, l'image des chaînes comme métaphore de la convention artistique : « S'enchaîner ainsi peut paraître absurde ; il n'y a pourtant pas d'autre moyen, pour sortir du naturalisme, que de commencer par se limiter le plus énergiquement (peut-être le plus arbitrairement) possible »245. À nouveau, Nietzsche souligne l'analogie avec l'apprentissage de la marche : « Petit à petit, on apprend 242 243 244 241

Ibid., p. 420. Ibid., p. 422. Ibid, p. 247. Il s'agit de la lettre du 20 juin 1741. Choses humaines, trop humaines, aphorisme 221.

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ainsi à marcher avec grâce même sur les passerelles étroites qui franchissent des gouffres vertigineux, et l'on en revient avec le butin d'une suprême souplesse de mouvement » — ce dont témoigne, selon Nietzsche, l'histoire de la musique : « On voit bien là comment les chaînes se relâchent pas à pas jusqu'à pouvoir paraître complètement rejetées : c'est cette apparence qui est le résultat suprême d'une nécessaire évolution de l'art ». Or, selon Nietzsche, la continuité de cette évolution s'est rompue dans le domaine poétique : après Voltaire, la poésie se laisse prendre à son propre piège et cherche à être ce qu'elle ne doit que paraître — elle se relâche au lieu de donner Y illusion du relâchement. Elle tombe ainsi dans la facilité, au plus mauvais sens du terme (et rien n'est moins facile que la véritable légèreté 246 ). Voltaire est donc, pour Nietzsche, « le dernier des grands poètes dramatiques, lui qui soumit au joug de la mesure grecque son âme protéiforme qui était aussi à la hauteur des grands orages tragiques ; il fut capable de cela même dont aucun Allemand n'a encore été capable parce que la nature du Français a beaucoup plus d'affinité pour la grecque que la nature de l'Allemand ; et il fut aussi le dernier grand écrivain à avoir, dans le traitement de la prose oratoire, l'oreille grecque, la conscience artistique grecque, la simplicité et la grâce grecques ; comme il fut encore, qui plus est, un des derniers hommes à savoir concilier en lui une suprême liberté de l'esprit avec une mentalité résolument antirévolutionnaire, sans être ni lâche ni inconséquent ». Alors que Wagner reconnaissait volontiers un lien de parenté entre la culture allemande et la culture grecque, auxquelles il opposait la civilisation des Italiens et des Français, Nietzsche affirme désormais que la nature du Français a plus d'affinités avec la nature grecque que la nature de l'Allemand : on ne saurait prendre plus clairement ses distances à l'égard de Bayreuth. Nietzsche fustige donc, dans Choses humaines, trop humaines, le laisser-aller de la poésie romantique, qui rejette toute chaîne, c'est-à-dire toute contrainte : « Oui, on a rejeté les chaînes "absurdes" de l'art grec et français, mais on s'est insensiblement habitué à trouver absurdes toutes les chaînes, toutes les limitations ; et l'art va ainsi au-devant de sa ruine ». C'est alors la figure de Goethe, l'homme stylisé, qui vient relayer celle de Voltaire — le Goethe des Conversations avec Eckermann, dont Nietzsche interprète la « conversion », après les années de « révolution poétique », comme la manifestation du « plus grand besoin de renouer avec la tradition de l'art et de réinventer poétiquement, pour la rendre aux fragments et aux portiques du temple restés debout, leur antique et intégrale perfection ». Nietzsche explique en effet que dans la deuxième moitié de sa vie, Goethe ne crée plus que pour « soutenir la réminiscence, la compréhension de périodes anciennes de l'art depuis longtemps disparues ». D'une certaine manière, il assume ainsi la tâche de l'art « nécromancien », mais son rapport au passé n'est pas puéril et morbide comme celui des artistes romantiques : il ne s'agit pas pour lui de fuir le présent et de rompre avec ses traditions, mais de se nourrir du passé Cf. le fragment 9 [184] de 1887, dans lequel Nietzsche évoque « chez Voltaire une santé et une légèreté [Leichtigkeit] hors du commun ».

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pour le « réinventer poétiquement » (auszudichten), en renouant activement avec la tradition (en se remettant dans ses « liens »). Le vieux Goethe est l'incarnation d'un romantisme sain et d'une certaine maturité poétique à l'égard du passé : s'il saisit l'Antiquité « avec une âme toujours prompte à rivaliser »247, ce n'est pas pour s'affranchir de la tradition (comme les Romantiques), mais au contraire pour participer à son « accomplissement » (Erfüllung). Nietzsche reconnaît ainsi une parenté secrète entre Homère, Voltaire et Goethe. Or, et c'est sans doute le point le plus intéressant ici, Voltaire est à la fois un écrivain qui, comme les Grecs, sait s'enchaîner à la convention, et l'homme d'une « suprême liberté de l'esprit ». La liberté de l'esprit n'est donc pas associée au rejet de la convention mais au jeu avec la convention, à la danse dans les chaînes (dans Par delà bien et mal, l'image de Voltaire est d'ailleurs appliquée aux « immoralistes » eux-mêmes, enserrés dans leur tissu de devoirs : « Parfois, il est vrai, nous dansons dans nos "chaînes" ou parmi nos "épées" ; plus souvent, c'est vrai aussi, nous maugréons et nous dépitons de la secrète dureté de notre destin >>248). Nietzsche célèbre ainsi, également, la « liberté princière » de Chopin, qu'il définit comme une aptitude à maîtriser les « traditions mélodiques et rythmiques » : « 11 les recevait, pour être né dans l'étiquette, mais jouant et dansant dans ces liens comme l'esprit le plus libre et le plus gracieux — et ce, sans les tourner en dérision »249. La légèreté artistique se définit donc à la fois par la liberté « irréligieuse » de modeler et de remodeler ses dieux, de poétiser avec la tradition, et par une capacité à s'imposer les contraintes les plus strictes : il ne s'agit pas de se soumettre aux conventions, comme le firent, selon Burckhardt, les artistes orientaux, ni de rompre avec les conventions, comme le firent les artistes romantiques, mais d'intérioriser les conventions jusqu'à les rendre naturelles.

d. La tâche de l'art Cette réhabilitation de la convention artistique s'accompagne d'une redéfinition du statut de l'art. Celui-ci n'a absolument plus pour vocation, comme chez Wagner ou Schopenhauer, de donner une connaissance plus essentielle et plus intime du monde : l'art doit avant tout embellir et alléger la vie. Mais en tant qu'embellissement de la vie, l'art doit être considéré d'abord comme art de vivre — et ensuite seulement comme « art des œuvres d'art »250. Nietzche renverse ainsi l'une des grandes thèses de la métaphysique d'artiste : il ne s'agit plus d'interpréter la vie « sur le terrain de l'art » (« l'existence du monde ne se justifie qu'en tant que phénomène esthétique »)251, mais l'art (c'est247 248 249 23(1 2M

Fragment5 [172] de 1875. Par delà bien et mal, aphorisme 226. Le Voyageur et son ombre, aphorisme 159. Opinions et sentences mêlées, aphorisme 174. Essai d'autocritique, § 2 et 5.

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à-dire l'art des œuvres d'art) sur le terrain de la vie (c'est-à-dire de l'art de vivre) : l'art ne se justifie que comme « appendice » (Anhängsel) de la vie. L'art n'a donc plus pour fonction de donner un sens, une valeur, un but à l'existence, et de répondre ainsi au besoin métaphysique de l'humanité, en révélant sous une forme transfigurée la vérité de la nature — il a pour fonction d'envelopper la vie dans un tissu de belles conventions : « il nous modère et nous tient en bride, crée des formes de civilité [Formen des Umgangs], lie des êtres sans éducation à des lois de convenance, de propreté, de courtoisie, leur apprend à parler et à se taire au bon moment ». La vie ainsi embellie par les inventions du savoir-vivre n'est pas la vie au sens métaphysique du terme (celle dont le génie de la métaphysique d'artiste avait pour mission d'estimer la valeur), c'est la vie quotidienne, celle des choses humaines, trop humaines et de Γ « homme en société »252. Un tel embellissement de la vie n'a rien à voir avec la transfiguration analysée dans le Beethoven de Wagner et dans La Naissance de la tragédie : il consiste à instaurer des formes de courtoisie et de civilité — autant de conventions et d'artifices qui rappellent la culture décorative que Nietzsche, à la suite de Wagner, avait commencé par rejeter 253 . L'art des œuvres d'art, c'est-à-dire l'art au sens traditionnel du terme, ne vient donc qu'après « cette grande, cette trop grande tâche de l'art » : « Un homme qui sent en soi une surabondance de ces forces d'embellissement, d'occultation et de réinterprétation, cherchera finalement à se décharger [sich entladen] encore de ce superflu [Ueberschuss] dans des œuvres d'art ; dans certaines circonstances, tout un peuple fera de même ». Nietzche évoque notamment l'art « qui déborde [ausströmt] d'Homère, de Sophocle, de Théocrite, de Calderón, de Racine, de Goethe, comme surabondance [Ueberschuss] d'une conduite sage et harmonieuse de la vie »254. La structure du processus créatif est donc décrite ici comme dans le Beethoven et dans La Naissance de la tragédie : l'œuvre véritable est le produit d'une surabondance de force qui explose et se décharge — mais la force qui déborde ainsi n'est plus une force élémentaire de la nature qui s'empare de l'artiste et exulte en lui, c'est une force d'embellissement que Nietzsche assimile à une forme de sagesse et de maîtrise harmonieuse de soi : rien à voir avec le bouillonnement tumultueux de 1' « un originaire ». Ce ne sont donc plus l'effusion et les convulsions de l'ivresse qui se déchargent dans l'art, c'est une force individuelle, consciente, réfléchie de façonnement et de construction de soi. La définition de la création comme décharge d'une surabondance se trouve ainsi dissociée de toute « métaphysique de la rédemption » (Erlösungsmetaphysik) : la décharge ne nous protège plus ou ne nous sauve plus de l'anéantissement dionysiaque — ce n'est plus pour s'alléger que la vie se décharge dans l'art, c'est parce qu'un certain art de vivre l'a déjà embellie et allégée. 252 253

254

« L'homme en société » est le titre du sixième chapitre de Choses humaines, trop Fragment 32 [2] de 1874. Opinions et sentences mêlées, aphorisme 173.

humaines.

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S'il y eut des époques où les poètes étaient des éducateurs, c'est donc qu'à ces époques, la surabondance qui se déchargeait dans l'art n'était pas celle d'un pathos déchaîné mais d'un ethos stable, réglé et harmonieux. L'art authentique consiste à jouer avec la vie, selon le conseil de Simonide, comme il consiste à jouer avec les conventions et la tradition — plus précisément, l'art consiste à jouer avec la vie, c'est-à-dire à envisager sa vie comme une œuvre d'art, avant de chercher à jouer avec la convention artistique. Nietzsche retrouve ainsi l'exigence romantique d'une authenticité de l'art, mais en la réinterprétant complètement : l'art authentique n'est plus celui qui provient d'une connaissance supérieure de la nature, mais celui qui provient d'un art de vivre supérieur (de même que le véritable éducateur est celui qui s'est d'abord éduqué lui-même). Considérer que l'art des œuvres d'art est plus important que l'embellissement de la vie consiste, dès lors, à commencer son repas par le dessert : « on se figure que l'art des œuvres d'art est le vrai, que c'est à partir de lui qu'il faudra améliorer et transformer la vie — fous que nous sommes ! A commencer notre repas par le dessert et à savourer douceurs sur douceurs, quoi d'étonnant si nous nous gâtons l'estomac et même l'appétit pour la bonne chère solide et nourrissante, à laquelle l'art nous convie ! »2 5 Les œuvres d'art risquent donc de nous dégoûter de la vie, et de nous détourner de l'art véritable, qui consiste à embellir et alléger la vie. La question de l'allégement de la vie prend ainsi une signification nouvelle : les œuvres d'art risquent d'être un alourdissement de la vie (au sens où elles risquent de nous peser sur l'estomac), si on les considère comme un moyen de s'alléger la vie, et non comme la conséquence, comme Γ « appendice » d'un processus d'allégement. L'art des œuvres d'art ne saurait rendre la vie plus légère : il ne peut que refléter la légèreté d'une vie déjà allégée — il la rend même plus lourde, si l'on s'imagine que c'est « à partir de lui » {von ihr aus) que l'on doit embellir et alléger la vie. Mais soyons plus précis : nous ne devons pas utiliser les œuvres des artistes pour nous alléger l'existence — cela ne signifie pas, néanmoins, que nous ne devions pas nous inspirer des techniques d'embellissement et d'idéalisation de la vie utilisées par les artistes dans leurs œuvres : Nietzsche nous le recommande même souvent. L'art des œuvres d'art n'est donc un allégement de l'existence qu'en tant que paradigme de l'art de vivre : nous pouvons utiliser dans notre vie les techniques qu'utilisent les artistes dans leurs œuvres — mais si nous cherchons à nous alléger la vie au moyen des œuvres d'art, en écoutant de la musique, en lisant ou en fréquentant des musées, nous risquons fort de nous alourdir l'existence. Ainsi, dans la philosophie de l'esprit libre, Nietzsche redéfinit l'art à la fois dans son rapport à la convention et dans son rapport à la vie : plus l'art se donne explicitement comme un jeu avec les conventions et comme un « appendice » de la vie, plus il est authentique — et plus il s'approche de cette sincérité et de cette véracité que Nietzsche lui reconnaissait dans la métaphysique d'artiste, mais qu'il 2X1

Ibid.,

aphorisme 174.

244

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associait alors à la manifestation d'une nature universelle, affranchie de toute convention, et à une définition romantique de la culture comme « domination de l'art sur la vie » {Herrschaft der Kunst über das Leben)256.

3. Une esthétique de la légèreté Cette redéfinition de l'art comme embellissement de la vie et comme jeu avec la convention (comme danse dans les chaînes), suscite l'émergence d'une esthétique de la légèreté qui prend une importance capitale dans les écrits de 1887-1888. Si la Neuvième Symphonie de Beethoven et le Tristan de Wagner dominent toute la métaphysique d'artiste, c'est la Carmen de Bizet que Nietzsche place au centre de sa nouvelle esthétique. On a beaucoup glosé sur l'enthousiasme de Nietzsche pour cette œuvre qu'il découvrit à Gênes en novembre 1881 et qu'il entendit à maintes reprises par la suite : il confie ainsi au début du Cas Wagner qu'il vient de l'entendre pour la vingtième fois. L'examen de la correspondance (notamment des lettres à Peter Gast), des témoignages (ceux de Resa von Schirnhofer, par exemple) ou des commentaires que Nietzsche écrivit en marge des partitions 57, prouve néanmoins que cet enthousiasme était sincère, même s'il fut sans doute amplifié et surdéterminé par l'usage qu'en fit Nietzsche dans sa polémique contre Wagner : c'est la fameuse « antithèse ironique » à propos de laquelle Nietzsche se confie à Carl Fuchs dans une lettre qui précède de peu l'effondrement de Turin258. Ce qui me semble essentiel ici, c'est que Nietzsche, conformément à sa « physiologie de l'art », apprécie avant tout Carmen pour Veffet qu'elle produit sur lui — c'est-à-dire, en tout premier lieu, pour l'effet 256

237

2,8

Voir notamment les fragments 19 [255], 19 [310] et 19 [311] de 1872-1873. Cf. le fragment 19 [36], sur le « dernier philosophe », qui « démontre la nécessité de l'illusion, de l'art et de l'art dominant la vie ». Sur ce point, voir notamment l'article de Paolo D'Iorio, « En marge de Carmen », in Nietzsche contre le nihilisme, Magazine littéraire, n° 383, janvier 2000, p. 50-55. Lettre à Carl Fuchs du 27 décembre 1888. Voir aussi la lettre à Carl Spitteler du 19 novembre, dans laquelle Nietzsche évoque la « malice » avec laquelle il fait l'éloge de Carmen (cf. l'Avant-propos du Cas Wagner). À propos de l'effet de l'enthousiasme de Nietzsche pour Carmen, le témoignage de Resa von Schirnhofer rapporté par Curt Paul Janz me semble très instructif : « Cette musique avait sur Nietzsche un effet électrisant, il prêtait l'oreille, comme transfiguré, attirant fougueusement mon attention sur le puissant rythme, la vitalité élémentaire, la couleur pittoresque de ces accents. [...] Aussi, lorsque, bien plus tard, je lus quelque part que l'enthousiasme de Nietzsche pour la musique de Bizet aurait été voulu et artificiel, qu'il n'y aurait eu là de sa part que pose et réaction contre Wagner, le souvenir encore vivant de cette scène de Nice s'inscrivit-il en faux contre une telle idée. 11 me semble bien davantage que cette musique fouettait ses nerfs comme une tempête vivifiante, qu'elle s'engouffrait, fouillait au plus profond de sa personnalité psychopathique, emplissant tout son être d'un sentiment de bonheur pareil à celui qui l'envahissait au souffle du mistral. L'amour qu'il portait à cette musique était, selon moi, sincère ; ce qui relève du calcul et des arrière-pensées, c'est la manière dont il s'en est ensuite servi, pour en faire une pierre de touche artistique contre Wagner » (Nietzsche. Biographie, III, trad. P. Rusch et M. Vallois, Paris, Gallimard, 1985, p. 35).

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qu'elle produit sur son corps : « Quand la musique s'avance avec une divine allégresse, nos muscles aussi sont en fête : — nous sommes plus forts, et il est même possible de mesurer cet accroissement de forces » 259 . Or, ce renforcement musculaire (comparable à celui que Nietzsche associe à l'expérience de l'inspiration dans Ecce homo) est d'abord un renforcement du pouvoir créateur 260 : « Bizet me rend fécond », explique Nietzsche, et cette fécondité est une aptitude philosophique à se dominer et à se libérer soi-même, à devenir meilleur 2 '. Une telle œuvre vous rend parfait, dit Nietzsche : « On en devient soi-même un "chef-d'œuvre" » — ce qui ne signifie pas que Carmen soit en elle-même une philosophie et un art de vivre, mais qu'elle stimule en nous des forces de création et d'affirmation de soi, une véritable « passion philosophique » : elle rend l'esprit libre et donne des ailes aux pensées, elle apaise et délivre, elle allège l'existence, au sens où elle nous incite à nous libérer et à nous alléger. En s'avançant « légère, souple, polie », elle fournit ainsi à Nietzsche le « premier principe » de son esthétique de la légèreté : « Ce qui est bon est léger [das Gute ist leicht]. Tout ce qui est divin marche d'un pied délicat » — premier principe qui donne tout leur sens aux premiers mots du Cas Wagner : « Je m'accorde un petit allégement » {Ich mache mir eine kleine Erleichterung). Or, si la musique de Bizet est plus légère, c'est qu'elle est la musique même de l'affirmation de soi et de l'innocence du devenir (alors que l'opéra wagnérien est un opéra de la rédemption : chez Wagner, « on trouve toujours quelqu'un qui veut être sauvé ») — c'est une musique d'une gaieté africaine, d'une « sensibilité plus méridionale, plus brune, plus brûlée », c'est-à-dire plus joyeuse et plus fataliste, une musique passionnée mais concise, rigoureuse (d'une « implacable rigueur ») ; c'est une musique « précise » au sens où elle nous « emporte loin du nord brumeux », là où l'air est sec et limpide ; c'est une musique de l'amour, mais d'un amour réaliste, dénué de toute idéalisation et de toute sentimentalité : « l'amour conçu comme un fatum, une fatalité, l'amour cynique, innocent, cruel, — et c'est justement là qu'est la nature ! »262 C'est aussi bien la musique de Y amor fati que du fatum amoris. Si elle rend meilleur, c'est donc qu'elle libère l'esprit et le rend plus réaliste, plus « cynique », c'est-à-dire plus philosophe, selon la définition de Stendhal que Nietzsche recopie dans Par delà bien et mal : « Pour être bon philosophe, il faut être sec, clair, sans illusion. Un banquier qui a fait fortune a une partie du caractère requis pour faire des découvertes en philosophie, c'est-à-dire voir clair dans ce qui est » .

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261 262 263

Fragment 15 [111] de 1888. Voir Ecce homo, Pourquoi j'écris de si bons livres, Ainsi parlait Zarathoustra, § 4 : « l'agilité des muscles a toujours été chez moi d'autant plus vive que la force créatrice débordait avec plus d'impétuosité. C'est le corps qui connaît l'enthousiasme ». Le Cas Wagner, § 1. Ibid., § 2 et 3. Par delà bien et mal, aphorisme 255.

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Mais voir clair, c'est voir les choses telles qu'elles sont. S'il faut « méditerraniser la musique », c'est qu'il faut restaurer la légèreté et l'innocence de toutes choses : il faut une musique sur laquelle on ait envie de danser et sur laquelle « on digère bien », une musique « où la vie animale se sente divinisée et triomphe » — une musique de l'allégement, de l'embellissement et de la justification de la vie : « La vie allégée [die Erleichterung des Lebens] par des rythmes légers, hardis, sûrs d'eux-mêmes, exubérants, la vie dorée [die Vergoldung des Lebens] par des harmonies dorées, tendres, bonnes » 264 . Nietzsche affirme encore dans Le Gai savoir que son corps tout entier ne demande qu'une chose à la musique : son allégement (seine Erleichterung) — « comme si toutes les fonctions animales devaient être accélérées » et « comme si la vie d'airain et de plomb devait être dorée »265. Bizet nous offre ainsi une vie allégée et dorée (vergoldet), car le soleil qui brille dans Carmen est celui de l'innocence du devenir : il n'y a dans son monde ni honte ni ressentiment, ni faute ni culpabilité (« Retour à la nature, à la santé, à la gaîté, à la juvénile, à la verte vertu ») 66. Or, si la musique de Bizet est une musique de l'affirmation et de l'innocence, une musique de l'allégement au sens le plus nietzschéen du terme, ce n'en est pas pour autant une musique du laisser-aller — bien au contraire : « Elle construit, organise, achève ». Rien ne lui ressemble moins que le « polype musical » de l'opéra wagnérien : Carmen est une musique de la passion, mais qui privilégie « la logique dans la passion » et qui ne s'abandonne pas à la « mélodie infinie » du désir. C'est une musique structurée et cohérente, articulée, une musique aux lignes claires, aux formes nettes, organisées — en témoigne notamment Vorchestration de Bizet, que Nietzsche oppose au « brouillard harmonique (— et par instants disharmonieux) » de l'orchestration wagnérienne : « Ce qu'est ici le "retour à la nature", je veux dire la transparence absolue du tissu contrapunctique, l'utilisation de chaque instrument dans sa coloration spécifique, dans la langue qui lui est la plus naturelle et bienfaisante, l'utilisation la plus économique de l'instrument, la délicatesse au lieu de stimulations obscures et souterraines des instincts, — tout cela, ^je n'appris à le comprendre que plus tard, grâce à l'orchestration de Bizet » . La transparence absolue de Carmen est donc aussi bien une transparence esthétique (« contrapunctique »), proprement musicale, qu'une transparence éthique, existentielle, qui rappelle à ce titre la pureté et l'humanité supérieures que Nietzsche attribuait au paganisme grec dans Opinions et sentences mêlées :

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Fragment 7 [7] de 1886-1887. Le Gai savoir, aphorisme 368. Paolo D'Iorio remarque ainsi que Nietzsche trouvait dans Carmen « un immoralisme joyeux, un monde peuplé de bohémiennes et de contrebandiers qui n'ont pas de remords, de ressentiment, de mauvaise conscience, qui aiment la liberté et qui sont finalement heureux » (« En marge de Carmen », loc. cit., p. 52). Ce passage se trouve dans le § 20 de la « version d'octobre », qui constitue une variante du chapitre d'Ecce homo consacré à Choses humaines, trop humaines : voir KSA 14, p. 490.

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l'œuvre de Bizet est transparente au sens où elle opère un retour à la nature, à une libre et joyeuse affirmation de soi, à un fatalisme fier et résolu — mais c'est aussi une transparence stylisée, construite, organisée. À ce réalisme tragique, à cette « limpidezza » et légèreté méditerranéennes, s'opposent le mensonge, la lourdeur, le chaos wagnériens. Si Bizet allège et éclaircit la vie, Wagner la trouble et l'alourdit : « L'effet de l'art wagnérien est profond, il est surtout pesant [schwer] », dit Nietzsche 268 — « L'art de Wagner exerce une pression de cent atmosphères » 269 . Cette pression vient, selon Nietzsche, de la « force de conviction monstrueuse » du pathos wagnérien, de son « effrayante longueur » qui nous tient en haleine jusqu'à nous étouffer 270 . Si l'on définit le génie d'un artiste comme « sa suprême liberté sous le joug de la loi, sa divine facilité et légèreté [Leichtigkeit, Leichtfertigkeit] dans les choses les plus lourdes et les plus malaisées [im Schwersten] » (Nietzsche évoque les « pieds légers » des dieux d'Homère), alors on peut se demander s'il ne faut pas dire : « Wagner est lourd, il pèse des tonnes [schwer, centnerschwer] — donc ce n'est pas un génie ». Nietzsche formule en termes physiologiques ces « objections » à la musique de Wagner — conformément à l'esthétique « cynique » qui est désormais la sienne (« cynique » au sens où elle reconstitue la réalité et l'origine corporelles, animales, musculaires, digestives de l'expérience esthétique : le cynisme de la « physiologie de l'art » est l'aboutissement logique du scepticisme généalogique) : « L'esthétique n ' e s t en fait q u ' u n e physiologie appliquée », dit Nietzsche 271 . La question de l'allégement (ou de l'alourdissement) artistique prend ainsi une signification nouvelle (plus littérale, plus élémentaire) : dans les derniers textes de Nietzsche, la légèreté et la lourdeur ne sont plus seulement des catégories psychologiques et affectives, elles ne concernent plus notre « âme » (ni celle des artistes et des écrivains) mais notre corps, notre « vie animale », plus précisément la tension (le tonus) et la liaison organique, la santé, la forme de notre corps (celui-ci se définissant pour Nietzsche comme une sorte d'intermédiaire entre le chaos du monde et la simplification de l'intellect, comme le jeu ou la « lutte intérieure » d'une pluralité de pulsions — comme volonté de puis-

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Fragment 15 [6] de 1888, § 5. Cf. le fragment 16 [37] de 1888. Le Cas Wagner, § 8. Fragment 15 [6] de 1888. Nietzsche contre Wagner, « Là où je trouve à redire » : Nietzsche ajoute cette formule en reprenant et remaniant l'aphorisme 368 du Gai savoir. Cf. le fragment 16 [75] de 1888 (« les valeurs esthétiques reposent sur des valeurs biologiques ») ou le fragment 15 [111] de 1888 (« tout art qui a contre lui la physiologie est un art récusé... La musique de Wagner, on peut la récuser par la physiologie... »). Sur le « cynisme » esthétique de Nietzsche, voir notamment l'aphorisme 368 du Gai savoir, intitulé « Le cynique parle », ou le fragment 7 [7] de 1886-1887 (« Ce qu'il me faut, c'est une musique [...] sur laquelle peut-être, question cynique, on digère bien»). Quant à la formule « physiologie de l'art », elle apparaît dans le fragment 7 [7] de 1886-1887 (on la retrouve notamment dans le fragment 17 [9] de 1888-1889 et dans Le Cas Wagner, § 7) : ce devait être le titre d'un chapitre de La Volonté de puissance.

248

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sance)212. Nous nous sentons donc d'autant plus légers que notre corps a plus d'allant, qu'il est plus cohérent et plus tonique : la légèreté, c'est le libre jeu et la cohésion organique de nos « fonctions animales », c'est le dynamisme élémentaire, vital de notre physis (ce mot étant évidemment débarrassé de toute connotation métaphysique et romantique). Nietzsche retrouve ainsi le modèle de la nature organique, mais sur le terrain de la biologie et de la physiologie. Or, la plupart des objections physiologiques de Nietzsche à la musique de Wagner renvoient à une définition de l'art comme allégement de la vie (c'est-àdire du corps). Nietzsche décrit avec beaucoup de précision et d'ironie les différentes protestations de son organisme contre Y alourdissement wagnérien : « dès que cette musique agit sur moi, je ne respire plus aussi facilement [nicht mehr leicht] ; mon pied se fâche et s'insurge contre elle — il lui faut de la mesure, de la danse, de la marche cadencée, il attend avant tout de la musique des ravissements dans Y agréable allure de la marche, du saut et de la danse » 2 7 \ Comme Nietzsche l'écrit dans un fragment de 1888, « Wagner n'a jamais appris à marcher » (il tombe et trébuche)274. Mais le pied n'est pas le seul à se révolter : « mon estomac ne proteste-t-il pas à son tour ? Mon cœur ? Ma circulation sanguine ? Mes entrailles ? Est-ce qu'à l'entendre, je ne m'enroue pas imperceptiblement ? »275 Tout le corps est donc oppressé par la musique de Wagner (ce qui correspond, d'une manière générale, aux effets de la laideur, que l'on pourrait « mesurer au dynamomètre » : quand l'homme « est abattu, c'est sous l'effet de quelque chose de laid >>276). Or, comme Nietzsche le remarque à propos de Carmen, tout est ici question à'organisation : de même qu'un organisme malade est un corps qui se désorganise, de même une musique décadente est une musique disloquée, chaotique, désorganisée. Dans Opinions et sentences mêlées, Nietzsche disait déjà qu'avec la musique romantique, on ne danse plus mais on nage : « On peut se faire une idée claire du but artistique poursuivi par la musique moderne, dans ce que l'on désigne maintenant par l'expression très forte, mais imprécise, de "mélodie infinie", en imaginant que l'on entre dans la mer, que l'on perd progressivement le sol ferme et sûr sous ses pas et que l'on finit par se livrer à la merci de l'élément

Sur la notion niezschéenne de « corps », voir notamment Wolfgang Müller-Lauter, Nietzsche. Physiologie de la volonté de puissance, trad. J. Champeaux, Paris, Éditions Allia, 1998, et Éric Blondel, Nietzsche, le corps et la culture, op. cit. (notamment p. 284 : « Le corps est donc un lieu intermédiaire entre le pluriel absolu du chaos du monde et la simplification absolue de l'intellect »). 273 274 271

276

Le Gai savoir, aphorisme 368. Fragment 16 [79] de 1888. Le Gai savoir, aphorisme 368. Dans Nietzsche contre Wagner, Nietzsche ajoute que pour écouter Wagner, il a besoin de « Pastilles Géraudel ». Fragment 16 [40] de 1888, § 4. Cf. la formule ironique du Cas Wagner (§ 6) : « Osons, mes amis, osons être laids ! Wagner l'a bien osé ! »

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249

ondoyant : il s'agit de nager » 277 . À l'inverse, ajoute Nietzsche, « dans l'ancienne musique, dans son balancement gracieux ou solennel ou impétueux, son rythme ou plus rapide ou plus lent, il fallait danser ; la mesure nécessaire à garder, l'observation d'unités de temps et de force bien déterminées et équilibrées, imposaient alors une continuelle et lucide concentration de l'âme de l'auditeur ». Et la principale caractéristique de ce passage de la danse à la nage (ou au « flottement ») est la « décadence du rythme », de la « mesure » : avec Wagner, Y emprise musicale s'inverse, selon Nietzsche — elle n'est plus réglante et vivifiante, mais déréglante, envoûtante, étouffante 278 . Nager, c'est s'immerger dans un élément instable et mouvant, où résistances et contraintes semblent se dissoudre, où les formes se perdent, où les sensations se dissipent dans un ondoiement infini — et c'est plonger aussi dans un milieu oppressant, dans lequel notre corps perd ses repères (« on ne sait plus, on ne doit plus savoir où l'on en est », dit Nietzsche 279 ) et qui menace sans cesse de nous étouffer : s'il s'agit de nager, c'est que l'on risque à tout moment de se noyer. L'image de la nage s'oppose ainsi diamétralement à celle de la danse dans les chaînes. Ce dérèglement, cette dislocation de la forme se traduit par une décadence du style — ou plutôt par ce que Nietzsche, reprenant et approfondissant son analyse du style baroque, appelle dans Le Cas Wagner un style de la décadence, c'està-dire un style qui laisse la partie s'émanciper et prendre plus d'importance que le tout : « Le mot devient souverain et fait irruption hors de la phrase, la phrase déborde et obscurcit le sens de la page, la jsage prend vie au détriment de l'ensemble : — le tout ne forme plus un tout » . C'est le chaos (le contraire du style) : « anarchie des atomes, désagrégation de la volonté ». Wagner fut ainsi, pour Nietzsche (qui joue ici du paradoxe !), le « plus grand miniaturiste de la musique » : admirable dans Γ « invention de détail », capable de concentrer en quelques mesures « tout un infini de sens et de douceur », mais incapable d'articuler et d'organiser la masse de ses « petits trésors >>281. Cette inaptitude à « concevoir un tout organique » se traduit par une véritable perversion de la musique : « La partie commande au tout, la phrase à la mélodie, l'instant au temps (et aussi au tempo musical), le pathos à Γ ethos (qu'on l'appelle caractère, style, ou comme on voudra), et finalement Γ esprit au "sens" » — d'où un « renversement de la perspective : on voit le détail bien trop précisément, on

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Opinions et sentences mêlées, aphorisme 134 (cet aphorisme est repris dans Nietzsche contre Wagner, sous le titre « Wagner considéré comme un danger »). J'emprunte ces concepts au livre de Bernard Sève, L'altération musicale, Paris, Seuil, 2002. Lettre à Carl Fuchs de la mi-avril 1886. Le Cas Wagner, § 7. Cf. l'aphorisme 87 du Gai savoir (repris et remanié dans Nietzsche contre Wagner, sous le titre « Là où j'admire ») : « il est le maître du minuscule ». Wagner a donné la parole aux « réalités demeurées insaisissables, infimes et microscopiques de l'âme », notamment à ces gouttes d'amertume qui se mêlent à celles de la félicité, lorsque la coupe en est vidée et que l'âme « se traîne et ne sait plus bondir ni voler, ni même marcher ».

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voit l'ensemble bien trop confusément »282. Le sens de la distance et les techniques d'idéalisation et de voilement propres à l'allégement artistique sont ainsi complètement dévoyés : ils se retrouvent soumis à une « optique destructive », au lieu de servir à l'affirmation du vouloir-vivre. Un certain nombre de commentateurs ont déjà étudié cette assimilation de l'art wagnérien à un style de la décadence. Wolfgang Müller-Lauter et Giuliano Campioni ont notamment montré que Nietzsche applique ainsi à Wagner (et aux Goncourt) une notion que Paul Bourget, dans ses Essais de psychologie contemporaine, appliquait à Baudelaire (et aux Goncourt) : « Un style de décadence, écrit Bourget, est celui où l'unité du livre se décompose pour laisser la place à l'indépendance de la page, où la page se décompose pour laisser la place à l'indépendance de la phrase, et la phrase pour laisser la place à l'indépendance du ,

283

mot » . Cette définition de la décadence renvoie elle-même à la notion positiviste de maladie : la physiologie de l'art est une Physiopathologie. Giuliano Campioni rappelle ainsi que pour Taine, la maladie est un processus de désagrégation de la forme, où « l'élément particulier, acquérant une autonomie "morbide" et se soustrayant à sa subordination fonctionnelle au tout, produit un accroissement de visibilité »284. On sait avec quelle verve et quelle férocité Nietzsche décrit la pathologie romantique (reprenant ainsi et radicalisant le jugement de Goethe) — et notamment la névrose wagnérienne : « Wagner est-il un être humain ? N'est-il pas plutôt une285maladie ? 11 rend malade tout ce qu'il touche, — il a rendu la musique malade » . Les médecins et les physiologistes, ajoute Nietzsche, « tiennent en Wagner leur cas le plus intéressant, ou du moins, un cas très complet » : « Les problèmes qu'il porte à la scène — de purs problèmes d'hystériques —, ce que sa 282

Lettre à Carl Fuchs de la mi-avril 1886. Lorsqu'il dit que chez Wagner, 1' « esprit » commande au « sens », Nietzsche utilise le mot français « esprit », qui désigne sous sa plume l'esprit dans l'acception mondaine (c'est-à-dire, pour Nietzsche, française) du terme (Witz, et non Geist : l'esprit au sens du « mot d'esprit », d ' « avoir de l'esprit ») — et qu'il associe à l'élégance, à la conversation, au loisir, à la courtoisie (Höflichkeit). Nietzsche discerne dans l'esprit français de la vivacité, de la légèreté (Leichtlebigkeit), de la férocité, mais aussi une certaine forme de maniérisme (« Γ esprit français [der französische esprit] est une sorte de rococo de l'esprit [des Geistes] », note-t-il dans le fragment 25 [38] de 1884). L'esprit est au Geist ce que la virtuosité est au génie : il y a en lui quelque chose de gratuit, de superflu, de décoratif— en d'autres termes, de décadent : il est « tardif » et « malade », dit Nietzsche (fragment 11 [9] de 1887-1888), au point que Γ « esprit de Paris » lui semble être la « quintessence » de la vieille culture européenne (c'est-à-dire de la décadence : fragment 18 [3] de 1888).

283

Paul Bourget, Essais de psychologie contemporaine, Paris, Lemerre, 1883, p. 25. Nietzsche s'approprie cette définition dans un fragment de 1883-1884 : « Le style de la décadence chez Wagner : la tournure isolée devient souveraine, l'ordre et l'organisation deviennent accidentels (Bourget, p. 25) » (fragment 24 [6]). Voir Wolfgang Müller-Lauter, « Décadence artistique et décadence physiologique », in Nietzsche, Revue philosophique de la France et de l'étranger, n°3, Paris, PUF, juillet-septembre 1998, p. 275-292, et Giuliano Campioni, Les lectures françaises de Nietzsche, op. cit., p. 250-260.

284

Giuliano Campioni, Les lectures françaises Le Cas Wagner, § 5.

283

de Nietzsche, op. cit., p. 253.

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251

passion a de convulsif, sa sensibilité d'exacerbé, son goût qui exigeait des piments toujours plus forts, son instabilité qu'il déguisait en autant de principes, enfin, et ce n'est pas le moindre symptôme, le choix de ses héros et héroïnes, considérés comme types physiologiques (une vraie galerie de malades !), bref, tout cela forme un tableau clinique qui ne permet pas le moindre doute : Wagner est une névrose ». Nietzsche reprend ici une formule qu'il a pu lire dans le Journal des frères Goncourt (autres auteurs décadents !) : « Le génie est une névrose »286. Dans ce portrait de Wagner en « machine nerveuse surexcitée » et en incarnation de la « morbidité universelle », Nietzsche retrouve donc implicitement l'interprétation médicale que Bernays donnait de la catharsis aristotélicienne : le grand art procure au corps un allégement, c'est-à-dire une « décharge allégeante » des pulsions — inversement, l'art décadent provoque une surcharge pulsionnelle qui rend le corps malade et alourdit la vie. Rien n'est donc plus contraire au style de la décadence, à cette émancipation des éléments et à cette désagrégation du tout, à ce « fond de maladie » 287 que le style aphoristique, dans lequel le tout ne se décompose pas mais se concentre en petites unités. Ce point est capital et oblige à distinguer radicalement entre aphorisme et fragment28 . Le fragment est la conséquence d'une dislocation ou d'un inachèvement, l'aphorisme est au contraire le résultat d'une intensification : la pensée ne se morcelle pas mais se densifie, se définit (au sens propre du terme) en s'inscrivant dans une perspective, en prenant les contours d'un horizon déterminé (le grec « aphorisma » signifie « objet mis à part » au sens d'objet délimité, objet circonscrit, distingué). L'aphorisme est au fragment ce que la « force plastique » est à la décadence. Contrairement à ce que l'on croit souvent, le style aphoristique n ' a donc rien à voir chez Nietzsche avec une quelconque esthétique de l'émiettement ou de la fragmentation — la pensée ne s'éparpille pas au gré des perspectives, elle n'éclate pas mais se ramasse en différents points de vue, différentes lignes de focalisation et de concentration du regard. « Mon ambition, écrit Nietzsche, est de dire en dix phrases ce qu'un autre dit 289 en un livre... — ce qu'un autre ne dit pas en un livre... » Cette résolution

E. et J.H. de Goncourt, Journal des Goncourt. Mémoires de la vie littéraire. Deuxième volume, 1862-1865, Paris, G. Charpentier et Cie, 1887, p. 279. Voir notamment les fragments 26 [310] de 1884, 31 [2] de 1884-1885, 2 [23] de 1885-1886, 14 [119] de 1888 et 17 [9] de 1888. Ecce homo, « Pourquoi je suis si avisé », § 5. C'est pourquoi l'analyse de Jacques Derrida (à propos du fragment « J'ai oublié mon parapluie ») dans Eperons, les styles de Nietzsche (Paris, Flammarion, 1978) me semble très contestable. Crépuscule des idoles, « Divagations d'un "inactuel" », § 51. Giuliano Campioni rapproche fort justement cette ambition de Nietzsche de l'ambition de Joubert : « S'il est un homme tourmenté par la maudite ambition de mettre tout un livre dans une page, toute une page dans un phrase, et cette phrase dans un mot, c'est moi » (Joseph Joubert, Pensées, Paris, Didier et Cie, 1874, t. II, p. 8 : Nietzsche a souligné cette phrase dans son exemplaire personnel, conservé à la Herzogin Anna Amalia Bibliothek sous la cote C 652b).

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rappelle le jugement de Bourget qui oppose le style de la décadence au style démonstratif et systématique de Taine : « Chaque période d'une de ces fortes pages est un argument, chaque membre de ces périodes une preuve, à l'appui d'une thèse que le paragraphe tout entier soutient, et ce paragraphe lui-même se lie étroitement au chapitre, lequel se lie à l'ensemble, si bien que, pareil à une pyramide, tout l'ouvrage converge, depuis les plus minces molécules des pierres des assises jusqu'au bloc du rocher de la cime, vers une pointe suprême et qui attire à elle la masse entière »290. La métaphore architecturale est ici intéressante car l'architecture est pour Nietzsche le paradigme du « grand style », une « sorte d'éloquence de la puissance » qui donne à voir « la fierté, la victoire sur la lourdeur [der Sieg über die 291

Schwere], la volonté de puissance » . L'architecture, « c'est le grand acte de volonté [der grosse Willensakt], la volonté qui déplace les montagnes, l'ivresse de la grande volonté qui veut se faire art » : c'est donc tout aussi bien l'art de la grande légèreté, c'est-à-dire l'art d'une volonté capable de soulever, d'élever (au sens le plus élémentaire du terme) les poids les plus lourds. Or, cette érection exige une cohérence organique de la forme et la subordination absolue des parties au tout de l'édifice. Le véritable allégement est donc une affaire de style : il n'y a de légèreté, pour Nietzsche, que là où il y a « pensée architecturale », désir de s'affirmer soi-même dans l'appropriation et la construction d'un lieu, d'un espace — d'une « lourdeur »292. Dans le domaine littéraire, ce sont les poètes latins qui, en 1888, incarnent pour Nietzsche la tension et la concentration du « grand style » : le renversement est donc complet par rapport à l'esthétique de la métaphysique d'artiste (ce ne sont plus les latins mais les romantiques qui représentent la « manière décorative » et la luxuriance ornementale de la « civilisation » ; les Grecs, à quelques exceptions près comme Thucydide ou les sophistes, sont désormais associés à une « lamentable et fallacieuse idéalisation moralisante293» : « 11 n'y a rien à apprendre des Grecs », lit-on dans le Crépuscule des idoles ). Nietzsche cite notamment Salluste (« Concis, strict, toute la substance possible concentrée sur le fond, avec une rage froide contre les "beaux mots" et les "beaux sentiments" ») et surtout Horace (dont Nietzsche, dans la philosophie de l'esprit libre, soulignait la « légèreté >>294) : « Cette mosaïque de mots, où chaque mot, par sa sonorité, sa place, sa signification, rayonne sa force, à droite, à gauche et sur l'ensemble, ce minimum de signes, en étendue et en nombre, atteignant à ce point à un maximum dans l'énergie des signes — tout cela est romain, et si l'on veut m'en croire,

291 292 293 294

Bourget, Essais de psychologie contemporaine, op. cit., p. 188 (cité par G. Campioni, Les lectures françaises de Nietzsche, op. cit., p. 252). Crépuscule des idoles, « Divagations d'un "inactuel" », § 11. Le Gai savoir, aphorisme 291. Crépuscule des idoles, « Ce que je dois aux Anciens », § 2. Voir Choses humaines, trop humaines, aphorisme 109 et Aurore, aphorisme 71.

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aristocratique par excellence >>295. Le grand style se définit ainsi par la condensation et le rayonnement de la puissance poétique, la densité énergétique des « signes » : il s'agit de concentrer dans le plus petit nombre de mots la plus grande force de volonté (ce qui correspond bien au projet de l'écriture aphoristique, et ce qui rappelle la définition burckhardtienne de la grandeur historique). Une telle concentration (opposée à la dilution et à la dissolution de la « mélodie infinie ») est une manifestation de la volonté de puissance : elle exprime une volonté qui s'affirme, en imposant son style, sa contrainte, son ordre souverain. Si l'art est un paradigme de l'allégement de la vie, le véritable allégement ne consiste donc pas à idéaliser sa vie en la couvrant d'un voile qui en adoucit les traits et la rend supportable, ou en faisant en sorte que ses perspectives ultimes se perdent dans un lointain vaporeux et énigmatique, mais à la styliser, c'est-à-dire à lui donner la forme la plus cohérente et la plus organisée possible : à ce titre, l'allégement de la vie est cet « art grand et rare » que Nietzsche célèbre dans Le Gai savoir, et qui consiste à embrasser l'ensemble de sa nature pour « l'intégrer à un plan artistique » et faire en sorte que chaque élément, comme dans la mosaïque de mots d'une poésie d'Horace, puisse être un « morceau d'art et de raison » . Tout ce que l'on est doit avoir sa place et être soumis à la « contrainte du même goût ». La véritable décharge artistique n'est donc pas un écoulement mais une concentration : ce n'est pas en s'abandonnant à ses pulsions que l'on s'allège, c'est en leur imposant une certaine forme, un certain style de vie. L'existence est ainsi d'autant plus légère et facile que la volonté s'y imprime avec plus d'intensité et de cohérence : ce que l'art nous apprend, c'est que la légèreté ne consiste pas à rompre avec la pesanteur, mais à lui opposer une volonté de puissance « ascendante » — cette grande volonté qui est celle des architectes ou des danseurs, et qui s'élève d'autant plus haut qu'elle s'exerce sur des résistances et des contraintes plus sévères.

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Ibid., § 1. Nietzsche retrouve ainsi mais en la réinterprétant une image qu'il appliquait déjà à Horace dans un fragment de 1875 : « J'aime encore mieux louer Horace, même s'il est déjà bien limité et se contente de faire une mosaïque de petits mots et de petites pensées » (fragment 8 [2] de 1875). En 1888, la mosaïque n'est plus la métaphore d'une forme de minimalisme ou de miniaturisme poétique, mais de la cohésion et de la densité du style : l'image a complètement changé de sens. Sur cette question de la densité stylistique, voir l'aphorisme 144 du Voyageur et son ombre, dans lequel Nietzsche distingue, au moyen d'une métaphore culinaire, le style de Thucydide de celui de Tacite : le premier « croyait conférer la pérennité à ses pensées en les mettant dans le sel, l'autre en les faisant réduire ». Il est intéressant de remarquer que ces deux procédés A' immortalisation impliquent un processus de concentration (de déshydratation) du style : le sel conserve les aliments en absorbant leur eau (Γ « eau libre » dans laquelle les micro-organismes peuvent proliférer) ; la réduction consiste à faire bouillir une sauce ou un jus afin de l'épaissir par évaporation et d'en diminuer le volume (les saveurs gagnent ainsi en intensité). Le Gai savoir, aphorisme 290.

V. La libération de l'esprit A. Le cloître pour esprits libres Si la légèreté de l'artiste (Homère, Voltaire, Goethe, Chopin, Bizet...) est une « liberté dans les liens », elle n'en reste pas moins une liberté (une « danse ») — et peut-être même la seule véritable liberté. T1 ne saurait s'agir, toutefois, d'une liberté de la volonté, d'une liberté morale ou intelligible, puisque la philosophie de l'esprit libre est une philosophie de la servitude du vouloir et de l'innocence du devenir. La liberté artistique ne peut donc être qu'une liberté intellectuelle — et l'allégement de la vie qu'une libération de l'esprit, comme Nietzsche le suggère dans un fragment de 1876 : « Finalement : les esprits libres sont les dieux à la vie facile »1. Cette assimilation peut néanmoins surprendre : en quoi ces philosophes nouveaux auxquels Nietzsche dédie Choses humaines, trop humaines, ces philosophes qui savent résister aux charmes de l'art et de la religion, ont-ils à voir avec les dieux d'Homère, c'est-à-dire avec des dieux trompeurs, légers, immoraux, passionnés comme pouvaient l'être les Grecs ? en quoi la libération de l'esprit, entreprise héroïque s'il en est, a-t-elle à voir avec l'allégement de la vie ? Le premier élément de réponse est qu'allégement de la vie et libération de l'esprit impliquent une réévaluation de la vie contemplative et une réinterprétation du lien entre vie active et vie contemplative. Dans un chapitre des Paraliponema intitulé « Sur le bruit et le vacarme », Schopenhauer disait déjà que l'agitation et les bruits de la vie moderne sont le tourment quotidien du penseur. Le grand esprit est littéralement brisé par ce qui interrompt le cours de ses pensées : « de même qu'un gros diamant, brisé en morceaux, n'égale plus en valeur qu'un nombre semblable de petits, ou qu'une armée dispersée, c'est-à-dire divisée en petits paquets, est réduite à l'impuissance, ainsi un grand esprit, dès qu'il est interrompu, troublé, distrait, détourné de sa voie, ne peut désormais rien de plus qu'un esprit ordinaire »2. Ce qui fait la supériorité du génie, d'après Schopenhauer, c'est en effet « qu'il concentre toutes ses forces, comme un miroir concave tous ses rayons, sur un seul point et un seul objet ; et c'est précisément à quoi met obstacle l'interruption causée par le bruit ». Pour reprendre la formule de Burckhardt, le génie est d'abord une « concentration de la volonté » — concentration que l'image du miroir concave invite à prendre au sens le plus fort et le plus élémentaire du terme, et concentration parasitée, morcelée par le vacarme qui

Fragment 17 [85] de 1876. Schopenhauer, Sur le bruit et le vacarme, in Essai sur les apparitions et Opuscules divers, trad. A. Dietrich, Paris, Librairie Félix Alean, 1912, p. 152-153.

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constitue le bruit de fond de la vie urbaine : « Parfois, dit Schopenhauer, un vacarme modéré et continu me trouble et me tourmente un moment, avant que je m ' e n rende nettement compte ; j'éprouve un alourdissement [Erschwerung] constant de ma pensée, je sens comme une entrave à mes pieds, jusqu'à ce que je sache exactement de quoi il s'agit » — le plus scandaleux de tous les bruits étant, selon Schopenhauer, ces « coups de fouet vraiment infernaux qui retentissent dans les rues des villes, et enlèvent à la vie toute tranquillité et toute spiritualii'

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te » . Nietzsche fait allusion à cette diatribe de Schopenhauer dans « L'autre chant de danse », lorsque la vie dit à Zarathoustra : « Ô Zarathoustra ! Ne claque donc pas si épouvantablement de ton fouet ! Tu le sais bien : le bruit assassine les pensées, — et à l'instant me viennent de si tendres pensées » 4 . Mais Nietzsche ne se contente pas, comme Schopenhauer, de dénoncer le vacarme de la vie moderne : il s'efforce de penser les conditions d'une réhabilitation de la vie contemplative. C'est ainsi qu'il imagine de nouvelles formes de vie, et qu'il projette d'instaurer des « cloîtres modernes » qui seraient autant de fondations (Stiftungen) destinées à alléger la vie des esprits libres : « Qui veut dépenser son argent en esprit libre devra fonder des instituts sur le modèle des cloîtres, pour donner la possibilité, aux hommes qui ne veulent plus rien avoir à faire avec le monde, de vivre amicalement en commun dans la plus grande simplicité »5. 1. Le rêve d'une communauté Le thème de la communauté est un grand thème philosophique : d'une manière générale, il n'y a pas de vie philosophique sans communauté — du moins sans aspiration à une communauté. C'est cette aspiration qu'incarne Socrate dans le Gorgias de Platon, et c'est elle qui est à l'origine des différentes écoles philosophiques grecques 6 . Nietzsche lui-même n'est pas seulement le voyageur soli-

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Schopenhauer n ' a pas de mots assez durs pour fustiger ce « meurtrier de la pensée » qu'est le coup de fouet : « L'affaire se présente comme une pure méchanceté, comme une franche insulte de la partie de la société travaillant avec les bras à l'égard de celle qui travaille avec la tête » {ibid., p. 154-155) — en d'autres termes, les coups de fouet sont un insupportable affront de la vie active à la vie contemplative. Ainsi parlait Zarathoustra, III. Paolo D'Iorio souligne cette allusion à Schopenhauer dans son article « L'éternel retour. Genèse et interprétation », loc. cit., p. 368. Fragments 16 [45] et 17 [50] de 1876. À partir de la fin du IV e siècle avant Jésus-Christ, et si l'on excepte le scepticisme et le cynisme (qui sont des philosophies à part entière mais qui n'ont pas d' « organisation scolaire »), l'essentiel de l'activité philosophique se concentrait en effet dans les quatre écoles fondées par Platon (l'Académie), Aristote (le Lycée), Epicure (le Jardin) et Zénon (le Portique) : voir Pierre Hadot, Qu'est-ce que la philosophie antique ?, Paris, Gallimard, 1995, p. 160 et p. 156. Comme le montre Pierre Hadot, ces institutions restèrent vivantes pendant près de trois siècles, et leur force reposa sur la « coïncidence entre l'école comme tendance doctrinale, l'école comme lieu où l'on enseigne, et l'école comme institution permanente organisée par un fondateur qui est

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taire et l'ermite auxquels on le réduit parfois : toute sa pensée est habitée et traversée par le désir de fonder une communauté véritable, une école philosophique au sens grec du terme. Dans cette perspective, le projet du « cloître pour esprits libres » a aussi pour fonction d'opposer au Théâtre de Bayreuth une conception antique et non romantique de la communauté.

a. Quelques expériences : Pforta et la Germania Nietzsche fait d'abord très jeune l'expérience d'une vie communautaire isolée et d'une stricte discipline intellectuelle, en entrant, à l'âge de 14 ans, au Collège royal de Pforta, dans lequel il vécut pendant six ans, retranché du monde et soumis à un règlement quasi militaire. Dans sa biographie de Nietzsche, Curt Paul Janz décrit cet établissement comme le « sanctuaire de la plus pure culture humaniste » et comme une sorte de cloître ou d ' « État dans l'État », installé dans les bâtiments d'une ancienne abbaye cistercienne : plus qu'une école, Pforta était un « État scolaire fermé sur lui-même », un petit monde qui vivait en autarcie, coupé de l'actualité et dans un véritable « espace monacal »7. Pforta fut ainsi pour Nietzsche cette « bonne école » qu'il évoque trente ans plus tard dans un fragment de 1888 : « Je ne vois pas comment quelqu'un qui aurait manqué d'aller en temps utile à bonne école peut réparer cela par la suite. Un tel être ne se connaît pas ; il marche dans la vie sans avoir appris à marcher ; le muscle mou se trahit encore à chaque pas »8. La bonne école (gute Schule) est une « dure école » (harte Schule) dans laquelle on conquiert la « coriacité [Zähigkeit] propre au vouloir-vivre » — cette coriacité qui permet au soldat prussien de ne pas se décourager et de réapprendre à marcher, ou à l'artiste classique de trouver un style et une « convention véritable ». La bonne école est donc avant tout celle qui rend dur, tenace, inflexible dans l'éducation de soi et dans la recherche de la vérité : sans elle, l'homme reste charbon (c'est-à-dire mollesse, lâcheté, concessions, négations : le charbon est tendre, friable) et ne peut devenir le diamant que Zarathoustra appelle de ses vœux 9 . À Pforta, Nietzsche forgea ainsi son tempérament héroïque, cette moralité et ce sens de la vérité qu'il reproche à l'artiste romantique de ne pas posséder, et qui sont d'abord un sens de la discipline, de la convention et de la contrainte : « C'est la même discipline qui donne

précisément l'origine du mode de vie pratiqué par l'école et de la tendance doctrinale qui lui est liée » (ibid., p. 157). Voir Curt Paul Janz, Nietzsche. Biographie, tome I, op. cit., p. 53-55. Fragment 14 [161] de 1888. Voir Mazzino Montinari, Nietzsche, op. cit., p. 24. Ainsi parlait Zarathoustra, 111, « D'anciennes et de nouvelles tables », § 29. Nietzsche reprend ce texte en épilogue du Crépuscule des idoles, sous le titre « Le marteau parle » (après avoir projeté de le reprendre en conclusion de Y Antéchrist).

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sa valeur au militaire et au savant : et, à y regarder de plus près, il n'y a pas de savant de valeur qui n'ait dans le sang les instincts d'un militaire de valeur »10. Dès 1860, Nietzsche éprouva néanmoins le besoin de laisser à sa sensibilité littéraire et musicale, à sa « vie profonde » la liberté de s'épanouir parallèlement à son travail de Pforta' ' — il fonda ainsi avec ses amis Gustav Krug et Wilhelm Pinder une petite association qu'ils baptisèrent la Germania et qu'il évoque dans la première de ses conférences Sur l'avenir de nos établissements d'enseignement : « Nous décidâmes alors de fonder une petite société de camarades peu nombreux dans le dessein de trouver une organisation solide et contraignante pour les inclinations que nous avions à créer dans le domaine de l'art et de la littérature ». Une telle organisation, ajoute Nietzsche, devait « aussi bien stimuler nos penchants pour la culture que les tenir en main » — vocation qui correspond à la définition nietzschéenne de la joute et de la compétition des génies : « les génies sont toujours en surnombre et s'excitent mutuellement à l'action tout en se maintenant réciproquement dans les limites de la juste mesure »' 2 . Stimuler (reizen) et tenir en main (im Zaume zu halten) : ce sont bien les deux maîtres-mots de toute éducation véritable. 11 n'y a pas d'affirmation ni de libération, il n'y a pas d'Entladung sans Bändigung, sans refrènement du désir : toute «source d'énergie » (Kraftquelle) a besoin d'un « régulateur » (Regulator)13. La Germania fut donc pour Nietzsche, entre 1860 et 1863, une sorte de contrepoint romantique et artistique à la dure école de Pforta. Aux conventions ascétiques et à la « contrainte uniformisante »' 4 , Nietzsche associa ainsi un autre modèle de communauté, fondé sur l'enthousiasme créateur et sur le partage des expériences esthétiques et spirituelles — voire sur une véritable ivresse dionysiaque15.

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Fragment 14 [161] de 1881. Voir Curt Paul Janz, Nietzsche. Biographie, tome I, op. cit., p. 66. Joute d'Homère. Curt Paul Janz définit ainsi la vocation de la Germania : « l'institution de la Germania s'inscrit en droite ligne dans la tradition romantique allemande. L'idée de Nietzsche, toutefois, se distingue sur un point essentiel des autres groupements de ce genre : tandis que les Davidsbündler de Schumann, par exemple, entrent en guerre contre un dépérissement général de l'art, afin de faire triompher leurs propres convictions et leur propre idéal, le but de la Germania est au contraire de défendre ses membres contre leur propre impuissance, leur propre alanguissement intellectuel » (Nietzsche. Biographie, tome I, op. cit., p. 74). Choses humaines, trop humaines, aphorisme 251. Écrits autobiographiques (1856-1869), op. cit., p. 168. Voir sur ce point le souvenir d'Elisabeth rapporté par Curt Paul Janz : « Je me souviens que mon frère et son ami Gustav Krug passèrent les vacances de l'automne 1862 à jouer, du matin jusqu'au soir, cette partition pour piano [Tristan], Ces orgies wagnériennes se déroulaient chez nous [...]. Ils faisaient, à eux deux, un vacarme inimaginable, accompagné parfois de hurlements, lorsque, de leurs voix puissantes, ils se mettaient à chanter » (Nietzsche. Biographie, tome 1, op. cit., p. 78-79).

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b. « Nous fonderons alors une nouvelle Académie grecque » Après la dissolution de la Germania, le projet de fonder une nouvelle communauté spirituelle, un centre de « combat pour la culture » qui permette à la fois de rassembler les énergies créatrices et de rayonner sur l'ensemble de la culture revient souvent chez Nietzsche — dans sa correspondance comme dans ses réflexions philosophiques. Nietzsche est tout d'abord profondément déçu par la Franconia, l'association d'étudiants dont il fait partie en 1864-1865, à Bonn, et dont il ne supporte ni la cuistrerie ni la vulgarité. À Leipzig, les aspirations communautaires de Nietzsche se confondent ensuite avec le projet de diffuser la philosophie de Schopenhauer et de rassembler les « amis philosophes », c'est-à-dire les disciples les plus influents de Schopenhauer (Nietzsche pense notamment à Spielhagen, Bahnsen, Diihring, Frauenstädt) pour forger un véritable organe de défense et de propagande de la philosophie schopenhauérienne. Cette entreprise s'enracine en effet dans le désir plus profond de définir un nouveau « centre spirituel »' 6 . Cette aspiration s'exprime ensuite dans l'adhésion de Nietzsche à la cause wagnérienne : Bayreuth correspond bien au projet de fonder une communauté spirituelle et un centre de renaissance culturelle. Pourtant, alors même qu'il s'investit activement dans ce projet, Nietzsche garde en lui le désir d'un autre type de communauté — comme il l'avoue à Erwin Rohde dans une lettre de 1870 : « j e ne supporterai plus bien longtemps l'atmosphère des universités, dit-il. Ainsi, un jour ou l'autre, nous secouerons ce joug : pour moi c'est une chose décidée. Et nous fonderons alors une nouvelle Académie grecque »' 7 . Nietzsche évoque alors le projet wagnérien de Bayreuth, qu'il présente comme une façon de « rompre avec la philologie telle qu'on l'a entendue jusqu'ici, et avec ses perspectives éducatives ». Si la participation à l'entreprise wagnérienne pourrait être un moyen d'en finir avec la philologie et avec un certain type d'éducation, cette rupture devrait donc elle-même déboucher sur la fondation d'une « nouvelle Académie », c'est-à-dire d'une nouvelle école philosophique au sens grec et platonicien du terme — nouvelle école que Nietzsche décrit comme un monastère, un « îlot où nous n'aurons plus besoin de cire pour nous boucher les oreilles » et où le travail de chacun pourra enrichir et réjouir l'ensemble de la communauté : « Là nous nous instruirons mutuellement, nos livres ne seront plus que des hameçons pour gagner des compagnons à notre communauté claustralo-artistique [klösterlich-künsterliche Genossenschaft]. Nous vivrons, œuvrerons, jouirons les uns pour les autres — c'est là peut-être la seule façon d'œuvrer pour tout le monde »' 8 . Dans ce projet s'esquisse ainsi l'éthique de l'amitié et de la «joie

Voir les lettres à Carl von Gersdorff du 16 février et à Paul Deussen du 2 juin 1868. Lettre du 15 décembre 1870 à Erwin Rohde. On retrouve cette métaphore de la pêche dans Ecce homo (« Pourquoi j'écris de si bons livres », Par delà bien et mal, § 1) : « Depuis cette époque, tous mes écrits sont des hameçons : serait-ce

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partagée » que l'on retrouve dans la philosophie de l'esprit libre, et une sorte de modèle intermédiaire entre la discipline sévère de Pforta et l'enthousiasme romantique de la Germania : un monastère, mais dans lequel il s'agit d'œuvrer et de jouir.

c. Rassembler les serviteurs de la vérité Ce projet resurgit en 1872-1873. Dans les fragments de cette période, Nietzsche souligne en effet la nécessité de rassembler les « serviteurs de la vérité » pour concentrer et refréner leur énergie, afin de la mettre au service de la vie et de la culture19. Cette tâche s'inscrit dans la perspective de la grande opposition entre la civilisation romane, d'une part, marquée par le « laisser-aller dans les sciences » et la dispersion des « puissances spirituelles », et, d'autre part, l'unité organique de la culture véritable Nietzsche compare le morcellement de la civilisation à une « culture de colonies », c'est-à-dire à l'affaiblissement d'une métropole dépouillée de ses forces vives par l'émigration coloniale : Nietzsche songe peutêtre ici, déjà, à l'hégémonie d'Athènes après les guerres médiques, cette centralisation politique qui suscita la dispersion spirituelle et qui étouffa Γ « idée d'une centralisation par une réforme de l'esprit » . La grande tâche est donc pour Nietzsche, en 1873, de « rassembler et fondre ensemble ce qui est dispersé et morcelé, fonder un foyer où l'on travaillera à développer la culture allemande, loin de toute culture journalistique et de toute vulgarisation des sciences » — les deux mots d'ordre étant : « Refrènement de l'instinct de connaissance » et « Neutralisation de la science par des cloîtres »22. 11 suffit pour cela de rassembler une « poignée d'une centaine d'hommes » (Hundert-Männer-Schaar), comme cela s'est produit dans l'Italie de la Renaissance, et comme Nietzsche le rappelle, à la suite de Burckhardt, dans la deuxième Considération inactuelle (à propos de l'histoire « monumentale ») : « Admettons par exemple que quelqu'un se persuade qu'une centaine d'hommes productifs, élevés et agissant dans un esprit nouveau, suffiraient à liquider cette pseudoculture [Gebildetheit] qui est aujourd'hui de mode en Allemagne : cela ne lui serait-il pas un grand encouragement, de découvrir que c'est justement d'une telle poignée d'une centaine d'hommes qu'est jadis issue la culture de la Renaissance ? » 23 que je m ' y connais en pêche à la ligne aussi bien que personne ?... Si rien n ' a mordu, la faute ne m ' e n incombe pas. Il η 'y avait pas de poissons... » Voir le fragment 29 [21] de 1873. Fragment 29 [22] de 1873. Fragment 6 [30] de 1875. Cf. les fragments 6 [27], 6 [34] ou 6 [35], Fragment 29 [23] de 1873. De l'utilité et des inconvénients de l'histoire pour la vie, § 2. Cf. ibid., § 6 et les fragments 29 [29] et 29 [30] de 1873. Guiliano Campioni a montré que Nietzsche emprunte l'image de la « poignée d'une centaine d'hommes » à Jacob Burckhardt, qui désigne ainsi les humanistes ita-

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d. L'École des éducateurs Dans la première moitié des années 1870, ce projet de rassembler des « hommes productifs » capables d'endiguer l'éparpillement scientifique et de donner à la culture l'unité d'un « bon ciment » (rechte Kitt)24 traverse la plupart des réflexions de Nietzsche sur Γ « avenir de nos établissements d'enseignement » : depuis les conférences de 1872 jusqu'aux notes pour ./Vows autres philologues, en passant par la deuxième et la troisième Considérations inactuelles. Ce projet s'affranchit néanmoins peu à peu de sa dimension métaphysique et romantique. Dans un fragment de 1875, Nietzsche écrit ainsi que la tâche de l'avenir est de « réunir des hommes dans un grand centre pour engendrer des hommes meilleurs » en organisant des « projets individuels », mais il ne parle plus d'une quelconque « métaphysique de la culture » dans laquelle le savoir viendrait se mettre au service de la vie : il évoque simplement une « école des éducateurs », c'est-à-dire une école dans laquelle on éduque les éducateurs — ou plutôt dans laquelle on apprend aux éducateurs à s'éduquer eux-mêmes 25 . 11 ne s'agit plus de mettre la connaissance au service de la vie, par une limitation de la connaissance, mais de connaître vraiment, c'est-à-dire de connaître en produisant et en agissant (comme les « poètes-philologues » de la Renaissance), donc de connaître en consacrant sa vie à la connaissance : le savoir ne sert vraiment la vie et n'est vraiment vivant que si la vie sert vraiment, c'est-à-dire totalement le savoir. Nietzsche ne dit plus que la connaissance doit être bridée pour se transformer en vie, mais que la connaissance ne devient vie que si la vie devient connaissance — le mot d'ordre n'est plus « la connaissance au service de la vie » mais « la vie comme moyen de la connaissance »26. Cette école des éducateurs doit rassembler différents spécialistes (Nietzsche esquisse une liste dans un fragment de 1875 : le médecin, le physicien, l'économiste, l'historien de la culture, le spécialiste de l'histoire de l'Église, le spécialiste des Grecs et le spécialiste de l'État 27 ) afin d'organiser un enseignement réciproque, une sorte d'éducation collective de soi dans laquelle puisse se résorber l'incroyable point-aveugle de la culture moderne : « L'école des éducateurs se fonde sur cette constatation que nos éducateurs ne sont pas éduqués euxliens (les « poètes-philologues ») : « Qui étaient donc ces hommes qui se firent les médiateurs de la vénérable Antiquité et du temps présent, et qui voulurent faire de celle-là le contenu principal de la culture de celui-ci ? C'est une poignée d'une centaine de figures [eine hundertgestaltige Schar], qui prend aujourd'hui un visage, demain en prend un autre » (Burckhardt, Die Kultur der Renaissance in Italien, in Gesammelte Werke in 10 Bände, Basel/Stuttgart, Schwabe & Co, 1978, Band III, p. 134). Voir Guiliano Campioni, Les lectures françaises de Nietzsche, op. cit., p. 144. 24 25 26

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Fragment 29 [26] de 1873. Fragment 3 [75] de 1875. Le Gai savoir, aphorisme 324. En ce sens, le projet d'une École des éducateurs annonce les textes du début des années 1880 sur la « passion de la connaissance ». Fragment 4 [5] de 1875.

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mêmes », dit Nietzsche 28 . Giacomo Leopardi le constatait déjà : « Nous savons bien que ceux que nous chargeons d'éduquer nos enfants n'ont, pour la plupart, pas reçu d'éducation eux-mêmes »29. Nietzsche ne cesse de rappeler ce constat, que l'on retrouve jusque dans le Crépuscule des idoles : « Ce qui manque, ce sont des éducateurs eux-mêmes éduqués »30. Dans Le Voyageur et son ombre, Nietzsche va un peu plus loin et critique la notion même d'éducation 31 . 11 explique que les véritables éducateurs ne sont plus vraiment des éducateurs : ce sont des penseurs et des hommes d'expérience, c'està-dire des hommes qui se sont éduqués eux-mêmes. 11 n'y a donc pas d'éducateurs, dit Nietzsche, au sens où il n'y a pas d'éducation, ou plutôt au sens où l'éducation véritable ne consiste pas à éduquer mais à montrer comment l'on s'est éduqué soi-même. Nietzsche substitue au modèle traditionnel de la transmission du savoir le modèle grec de l'éducation par l'exemple, c'est-à-dire par la joute : « De même que la joute avec d'autres adolescents formait les jeunes gens en âge d'être éduqués, de même leurs éducateurs étaient eux-mêmes en compétition » 32 . L'école des éducateurs serait ainsi une manière d'orchestrer la joute des éducateurs, c'est-à-dire une émulation interdisciplinaire qui permettrait à chaque éducateur de s'éduquer lui-même 33 .

e. Le projet du cloître pour esprits libres Avec l'échec du premier festival de Bayreuth, durant l'été 1876, c'est le modèle romantique de l'éducation par le génie qui s'effondre : en fait de communauté spirituelle, Nietzsche ne trouva à Bayreuth que mondanités, flatteries et compromis petits-bourgeois. Cette déception profonde donna une impulsion nouvelle à ses projets communautaires, et le séjour à Sorrente, en 1876-1877, fut sans doute le moment où ces projets furent le plus près d'aboutir.

Fragment 23 [136] de 1876-1877. Giacomo Leopardi, Pensées, Paris, Éditions Allia, 1994, p. 17. Crépuscule des idoles, « Ce qui manque aux Allemands », § 9. Cf. les fragments 5 [25] et 7 [7] de 1875, 19 [61] de 1876, 21 [63] de 1876-1877 ou 11 [145] de 1881 (« il faut que les premiers éducateurs s'éduquent eux-mêmes ! »). Cf. également De l'utilité et des inconvénients de l'histoire pour la vie, § 10 (« Or, c'est dans cette vérité nécessaire que notre première génération doit être élevée ; elle en souffrira certes plus que les autres, car elle doit à travers elle s'éduquer elle-même et contre elle-même ») et l'aphorisme 181 d'Opinions et sentences mêlées. Le Voyageur et son ombre, aphorisme 267. Cf. le fragment 16 [46] de 1871-1872. Cette émulation doit également être celle de l'amitié et de la « joie partagée », de la Mitfreude. Le sixième des dix commandements de l'esprit libre est ainsi : « Lu feras éduquer tes enfants par tes amis » (fragment 19 [77] de 1876). La vie, dans le « cloître pour esprits libres », doit être une « vie commune amicale » (freundschaftliches Zusammenleben) : fragment 17 [50] de 1876.

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Nietzsche vécut à Sorrente en compagnie de Malwida von Meysenbug, Paul Rée et Albert Brenner. La « petite colonie » 34 s'installa dans la villa Rubinacci, à l'écart de Sorrente, près de la mer, au milieu des jardins et des murailles, dans un admirable entrelacement d'architecture et de nature : « Tout ce quartier est comme un cloître », dit Brenner, et « on se fait l'effet d'être au milieu d'un labyrinthe »35. Le temps, lui aussi, est restructuré : les quatre amis vivent « comme dans un cloître » ou une « caserne », passant leurs journées à travailler, marcher ou se baigner et lire. Malwida se souvient de promenades enchanteresses parmi les vergers d'orangers et de citronniers, ainsi que de longues et passionnantes soirées de lecture que Rée (le lecteur) et Nietzsche (le commentateur) animaient avec brio 36 . Malwida en vint tout naturellement à l'idée qu'il faudrait systématiser cette expérience, et fonder « une sorte de mission, afin d'amener des personnes adultes des deux sexes au libre développement de la plus haute existence spirituelle, avant de les lancer de par le monde pour propager le germe d'une culture nouvelle et spiritualisée »37. L'enseignement qui y serait dispensé (et dont les deux premiers enseignants seraient Nietzsche et Paul Rée) devrait être conçu « davantage comme un apprentissage réciproque à la manière des Péripatéticiens et généralement davantage sur le modèle grec que moderne ». Malwida rapporte que les quatre amis s'étaient même mis en quête d'un local adapté, et qu'ils avaient trouvé, sur la plage de Sorrente, « nombre de grottes spacieuses, comme des salles à l'intérieur des rochers, visiblement agrandies par l'homme, et dans ces grottes même une sorte de tribune, qui semblait être expressément destinée à un conférencier ». Cette idée d'un apprentissage réciproque (gegenseitiges Lernen) renvoie bien au projet nietzschéen d'une école des éducateurs, même si Malwida ne se réfère pas à l'Académie de Platon mais au Lycée d'Aristote et aux Péripatéticiens. Le modèle aristotélicien correspond d'ailleurs parfaitement à l'idée d'une centralisation du savoir et d'un rassemblement des compétences — Pierre Hadot parle à ce propos d'une véritable organisation de la recherche scientifique, ce qui correspond bien au désir des quatre pensionnaires de la villa Rubinacci (même si Malwida a une vision plus idéaliste et plus sentimentale du projet que Paul Rée et que Nietzsche) 38 . Le projet de Malwida n'a néanmoins pas surgi en elle durant son séjour à Sorrente : ce séjour était bien plutôt pour elle une manière de mettre ce projet à l'épreuve et de tenter une première expérience. Elle confia en effet ses plans à la

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Malwida von Meysenbug, Der Lebensabend einer Idealistin, op. cit., p. 45. Lettre de Paul Brenner à sa famille. Cité par Curt Paul Janz, Nietzsche. Biographie, tome II, op. cit., p. 197-198. Malwida von Meysenbug, Der Lebensabend einer Idealistin, op. cit., notamment p. 47-48 et p. 56-57. Ibid., p. 57-58. Pierre Hadot, Qu'est-ce que la philosophie antique ?, op. cit., notamment p. 130-131.

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sœur de Nietzsche avant même de partir pour l'Italie. Elisabeth écrit ainsi à son frère, en septembre 1876 : « Malwida disait des choses si excitantes à propos d'une sorte de cloître [eine Art Kloster] dans lequel chacun vivrait libre, personnellement, et pourtant dans une belle communauté »39. Nietzsche lui-même reprend (et précise) la formule de sa sœur dans une lettre à Reinhart von Seydlitz où il expose son projet sorrentin : « ce sera une sorte de cloître pour esprits libres [eine Art Kloster für freie Geister]. Pourquoi est-ce queje vous raconte cela ? Oh, vous devinez mon espoir secret : — nous resterons environ un an à Sorrente. Je rentrerai ensuite à Bâle, à moins q u e j e n'édifie quelque part dans un style supérieur mon cloître, je veux dire "l'école des éducateurs" (où ceux-ci s'éduquent eux-mêmes) ». Reinhart von Seydlitz, répondant à l'invitation de Nietzsche, se rendit à Sorrente au printemps 1877 et s'enthousiasma pour ce cloître pour esprits libres qu'il considérait comme déjà réalisé : « Malwida von Maysenbug dirigeait déjà, comme une véritable abbesse, le "cloître pour esprits libres", qui alors, faute de mieux, s'était domicilié dans une pension du lieu, la villa Rubinacci »40. Reinhart von Seydlitz explique que les esprits libres de Sorrente avaient néanmoins jeté leur dévolu sur un ancien couvent des Capucins, qui devait être transformé en une « école pour éducateurs, où ils s'éduquent eux-mêmes » : la moitié devait être un hôtel, pour « donner à l'autre moitié, idéaliste, sa base économique » — c'est d'ailleurs Elisabeth qui semble avoir été choisie pour administrer cette base économique, comme Nietzsche l'annonce lui-même à sa sœur en janvier 1877 : « L"'école des éducateurs" (dite aussi cloître moderne, colonie idéale, université libre) est dans l'air, qui sait ce qu'il en adviendra ! Dans nos intentions, tu es déjà élue pour diriger toute l'administration de notre institut de quarante personnes » . Le projet de Nietzsche et de Malwida fut donc sur le point d'aboutir en 1877. Il fit pourtant long feu et ne résista pas au départ de Paul Rèe et d'Albert Brenner en avril. Nietzsche continua néanmoins d'aspirer à la fondation d'une nouvelle communauté spirituelle — comme Paul Rée, d'ailleurs, qui rapporte à Nietzsche, dans une lettre de novembre 1877, qu'à Berlin, un « cercle important » de lecteurs accueillent ses livres avec enthousiasme : « Ainsi les contours du cloître moderne, écrit Paul Rée, avec vous comme Pontifex maximus, pape, prieur, se dressent sans cesse avec quelque netteté devant moi »42. Le projet revient aussi sous la plume Lettre d'Elisabeth Niezsche à son frère du 18 septembre 1876. Reinhart von Seydlitz, « Friedrich Nietzsche : Briefe und Gespräche », Neue deutsche schau., 10, 1899, p. 617-618. Lettre de Nietzsche à sa sœur du 20 janvier 1877.

Rund-

Cf. la lettre de Paul Rée à Nietzsche d'août 1879, dans laquelle Rée évoque à nouveau le cloître pour esprits libres, mais sur le ton de la nostalgie : « mes yeux se tournent avec nostalgie vers le conservatoire de l'esprit, notre cloître. J'écrivais récemment à Mlle v. Meysenbug que celui-ci est en réalité la plus parfaite réalisation de la "tour" dans Wilh. Meister : une communauté d'hommes qui aspirent eux-mêmes à l'achèvement de leur propre personnalité tout en favorisant le développement de celle des autres. Il faut évidemment une âme à une telle corporation, et celle-ci ne peut être que vous. Si cela pouvait magré tout se faire — j e serais satisfait même si je

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de Nietzsche, notamment dans les fragments de l'été 1879 : « L'instable vie de voyages que mènent les gens cultivés est la preuve qu'ils sont obligés de se chercher tant il y en a peu au même endroit. Dix représentants de l'esprit, mûrs et divers, se retiennent, fascinés par l'enchantement partagé qu'ils éprouvent à vivre ensemble. [...] On prend la route, on se fait "voyagewr" quand on n'est nulle part chez soi. Donc : le cloître moderne »43. Le cloître moderne est ainsi l'asile du philosophe voyageur : il y trouve cette « bonne société » qui est indispensable à la véritable éducation de soi — ce qui suppose, comme Nietzsche le souligne dans Le Voyageur et son ombre, l'adoption et la diffusion d'un nouveau type d'éducation : « Du fait que l'éducation de soi [Selbst-Erziehung] ou l'éducation fraternelle [VerbrüderungsErziehung] se généralise, on doit presque pouvoir se passer du professeur sous sa forme aujourd'hui habituelle. Des amis avides de savoir, qui veulent s'assimiler ensemble une connaissance, trouvent à notre siècle de livres un chemin plus court et plus naturel que ne le sont "école" et "professeur" »44.

2. « L'esprit libre agit peu » Le projet de fonder une nouvelle communauté spirituelle correspond ainsi au retour d'un leitmotiv qui resurgit régulièrement en Nietzsche depuis ses années de jeunesse — et qui réapparaît à diverses reprises après l'échec de l'expérience sorrentine (notamment en 1883-1884, à une période où Nietzsche rêve d'installer son cloître moderne dans les environs de Nice, et de compter, jjarmi les « amis avides de savoir » qui l'y rejoindraient, une certaine Lou Salomé ). Or, ce projet, qui s'accompagne d'une réhabilitation de la vie contemplative46, s'inscrit au cœur

n'étais que le plus petit organe d'un tel corps, oui, si je devais être le foie et absorber toute la bile (qui ne peut jamais manquer sur terre, pas même dans notre cloître). C'est sur cette tour que nous voulons édifier notre espoir en l'avenir ! » Fragment 40 [20] de 1879. Le Voyageur et son ombre, aphorisme 180. Cf. le fragment 40 [19] de 1879. Le projet de « cloître moderne » s'inscrit dans un contexte biographique précis : en 1876-1879, Nietzsche renonce peu à peu à l'enseignement, et « remplacer l'école par des sociétés d'amis avides de savoir » pourrait être l'occasion pour lui de réussir sa reconversion professionnelle. Voir notamment la lettre de Nietzsche à Franz Overbeck du 7 avril 1884 : « Pour l'hiver prochain je suis déjà assez décidé ; si possible la même maison et la même chambre. Je réussirai peut-être à fonder une société ici dans laquelle je ne serai pas tout à fait "l'homme caché". Le climat du littoral provençal convient merveilleusement à ma nature ; je n'aurais pas pu écrire la rime finale de mon Zarathoustra ailleurs que sur cette côte, dans la patrie de la "gaya scienza". Lanzky (un poète, soit dit en passant) est déjà décidé à venir ; j'aimerais pouvoir convaincre Köselitz. Peut-être même M. Rée et Mlle Salomé, auprès desquels j'aimerais bien réparer quelques-uns des torts dont ma sœur est responsable ». Au point que Nietzche prévoit d'écrire un livre intitulé « Vita contemplativa. Indications et guides vers elle » (fragment 4 [311] de 1880).

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de la philosophie de l'esprit libre : il est, plus précisément, le point où s'articulent la problématique de l'allégement de la vie et celle de la libération de l'esprit.

a. Burckhardt : « une vue plus calme des choses » Nietzsche éprouve, comme bien des penseurs de son temps, le besoin de se soustraire à l'agitation du monde moderne et de retrouver un peu de calme et de concentration. Wagner évoquait déjà, dans De l'État et de la religion, la nécessité d'un « appel au recueillement »47, mais c'est surtout Burckhardt qui, dans ses Considérations sur l'histoire universelle, insiste sur ce thème : « Si l'histoire doit nous aider en quelque manière, si modeste qu'elle soit, à résoudre le difficile problème de la vie, nous devons quitter le climat de l'inquiétude personnelle et de l'agitation contemporaine et retourner dans une contrée où notre regard ne soit pas immédiatement troublé par notre égoïsme » — « Peut-être le recul et une vue plus calme des choses, ajoute-t-il, nous permettront-ils de saisir notre véritable condition terrestre »48. Burckhardt critique ainsi ce que Nietzsche appelle « notre culture journalistique »49, et il formule la « recommandation générale d'éviter tout ce qui n'est destiné qu'à faire passer le temps (alors que l'on devrait souhaiter constamment pouvoir l'appeler et le retenir) et d'user modérément des journaux et des romans, ces dévastateurs actuels de l'esprit » 50 — on songe à la formule de Sénèque : « Nous n'avons pas trop peu de temps, nous en avons beaucoup de perdu» 51 . La lucidité de l'historien, comme celle du sage stoïcien, dépend donc de sa capacité à employer son temps et à s'arracher au tumulte de la vie moderne. Burckhardt défend ainsi les droits de la vie contemplative : « La contemplation n'est pas seulement un droit et un devoir, mais un noble besoin surtout ; elle représente notre liberté d'esprit au milieu de l'immense contrainte des choses et de l'empire des nécessités » 52 . Burckhardt associe donc, comme Nietzsche, la liberté de l'esprit et la vie contemplative. Mais si l'historien a besoin de calme et de recueillement, ce n'est pas le cas du grand homme : à la suite de Renan, Burckhardt assimile la grandeur historique (celle des artistes, des hommes d'État et des philosophes) au tumulte de la

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Richard Wagner, De l'État et de lareligion, op. cit., p. 61. Jacob Burckhardt, Considérations sur l'histoire universelle, op. cit., p. 15. Fragment 29 [22] de 1873. Jacob Burckhardt, Considérations sur l'histoire universelle, op. cit., p. 21. Sénèque, La Brièveté de la vie, trad. A. Bourgery revue par P. Veyne, in Entretiens. Lettres à Lucilius, Paris, Robert Laffont, 1993, p. 265. Cf. Choses humaines, trop humaines, aphorisme 529 : « La longueur des jours. — Quand on a beaucoup de choses à y mettre, voici que la journée a cent poches ». Jacob Burckhardt, Considérations sur l'histoire universelle, op. cit., p. 14.

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passion, au danger, à l'ambition, à la lutte 53 . La grandeur s'oppose à la « sécurité moderne » 54 comme le savoir de l'historien s'oppose à Γ « agitation contemporaine ». Or, l'esprit libre nietzschéen s'apparente à la fois aux figures burckhardtiennes du savant et du grand homme : l'esprit libre veut d'abord la puissance, et à ce titre il n'y a pas de liberté d'esprit sans passion et sans ambition (Nietzsche parle à partir d'Aurore de « passion de la connaissance »), donc sans inquiétude et sans agitation — mais la liberté de l'esprit exige aussi le « rétablissement du calme et du silence »55. Comme souvent, Nietzsche cherche un équilibre et une voie de passage entre des positions apparemment contradictoires.

b. Un « besoin de tranquillité et de recueillement » Nietzsche revient souvent sur la nécessité d'un retour au calme et à la contemplation dans les fragments de 1876 : « Les siècles des actifs travaillent pour nous ; un approfondissement et un apaisement sans précédent doivent s'emparer des hommes, quand ils seront fatigués de cette chasse à courre »56. Nietzsche aspire ainsi à un « éloignement du vacarme moderne » et à une « conversation » {Gespräch) entre esprits libres : « Cloîtres modernes — fondations pour de tels esprits libres — chose facile pour nos grandes fortunes. Conversation entre esprits libres : comme l'on gravit à plusieurs une montagne escarpée, non en se combattant et se disputant le terrain — les détestables contestations »57. T1 s'agit donc de se retirer, de se recueillir afin de devenir plus profond, c'est-à-dire d'aller plus loin et plus haut sur la montagne du savoir. Il y a pour Nietzsche une véritable articulation conceptuelle entre la métaphore de l'élévation (c'est-à-dire de la légèreté au sens ascensionnel du terme) et celle de l'approfondissement : « disant "esprit haut", on pense à la force, à l'énergie de l'essor, du vol, et disant "esprit profond" à l'éloignement du but vers lequel l'esprit s'est mis en route »58. Lorsqu'on dit qu'un esprit est « exactement aussi profond qu'il est haut », on affirme ainsi qu'un esprit « va tout juste aussi loin qu'il est capable de voler » — ce qui est, selon Nietzsche, tout à fait exceptionnel : « il est rare qu'un esprit aille aussi loin qu'il aurait pu voler ». Il faut donc dire : « il est rare qu'un esprit soit aussi profond qu'il est haut » — mais c'est précisément la vocation des cloîtres moder-

Voir le chapitre IV des Considérations sur l'histoire universelle, intitulé « Les crises historiques ». Sur cette question, voir Giuliano Campioni, Les lectures françaises de Nietzsche, op. cit., p. 59-73 (« L'énergie de la "crise" : Renan, Burckhardt et Nietzsche »). 54 55 56 57

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Ibid., p. 253. Fragment 17 [46] de 1876. Carnet Ν II 1, p. 209 : KGW IV/4, p. 418. Carnet Ν II 1, p. 137. Voir les fragments 17 [46], 16 [45] et 16 [46] de 1876. Cf. le fragment 17 [50] de 1876. Fragment 19 [57] de 1876.

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nés que de permettre à chacun d'être aussi profond qu'il est haut, c'est-à-dire d'aller aussi loin qu'il est capable de s'élever (de s'alléger). Nietzsche associe également l'approfondissement ( V e r t i e f u n g ) de l'esprit à son apaisement (Beruhigung) : « Ceux dont la force est dans l'approfondissement de leurs impressions — on les appelle d'habitude profonds — sont relativement calmes et résolus dans tous les cas de surprise » 59 . Leur volonté est « sans mélodie », c'est-à-dire dépouillée de toute intention, indifférente à toutQ finalité : « 11 est des hommes dont la qualité est de reposer si constamment en eux-mêmes, dans une disposition harmonique de toutes leurs facultés, qu'ils répugnent à toute activité se proposant quelque but » 60 . Ces hommes ressemblent à une « musique uniquement composée d'accords harmoniques longuement tenus, sans que s'y montre jamais ne serait-ce que l'amorce d'une mélodie articulée. Tout mouvement venu du dehors ne sert q u ' à redonner aussitôt à la barque un nouvel équilibre sur le lac de la consonance harmonique » — et plus ce lac est profond, moins il est sensible aux mouvements extérieurs : plus le calme revient vite. La profondeur engendre ainsi ce « fatalisme joyeux et confiant » que Nietzsche attribue à Goethe dans le Crépuscule des idoles et à la puissance « en soi » du grand style (donc au dionysiaque)61. Mais l'homme moderne n'est plus capable, selon Nietzsche, de se satisfaire d'une existence où « la vie se réflète calmement dans un lac profond » : « 11 est si rare de trouver encore quelqu'un qui, même dans la cohue, sache vivre aussi continûment heureux et en paix avec soi-même, se disant comme Goethe : "Le mieux est ce calme profond dans lequel je vis au regard du monde, y gagnant ce que personne ne saurait me ravir ni par le fer ni par le feu" » 62 . La métaphore de l'ascension est ainsi relayée par celle de la plongée, qui s'oppose frontalement à celle de la « chasse à courre » {Hätz) : « La lumière du soleil étincelle au fond et montre sur quoi les ondes courent : d'âpres pierrailles. [...] Ce qui compte, c'est le souffle que vous avez pour plonger dans cet élément : si vous en avez beaucoup, vous pourrez voir le fond » 63 . S'il s'agit de « prendre son temps pour penser » 64 , c'est donc aussi qu'il faut plonger longtemps pour atteindre le fond : les esprits profonds sont avant tout des esprits qui ont du souffle, qui ont assez de force et de volonté, de ténacité pour se retenir d'agir et pour s'enfoncer vraiment dans le calme profond de la vie contemplative. Or, pour avoir du souffle, il faut avoir la possibilité de « vivre amicalement en commun dans la plus grande simplicité [in größter Einfachheit] » 65 : l'apaisement et l'approfondissement de la vie exigent une simplification et un allégement de la Choses humaines, trop humaines, aphorisme 623. Ibid., aphorisme 626. Crépuscule des idoles, « Divagations d'un "inactuel" », § 49 et § 11. Choses humaines, trop humaines, aphorisme 626. Fragments 16 [50] et 16 [52] de 1876. Cf. le fragment 17 [39] de 1876. Fragment 16 [35] de 1876. Fragment 17 [50] de 1876.

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vie. Nietzsche utilise d'ailleurs la même formule dans sa correspondance pour évoquer l'existence qu'il entend mener à Sorrente : « Nous vivrons dans la plus grande simplicité [in grösster Einfachheit] », écrit-il ainsi à Carl von Gersdorff 66 . Si l'on veut s'alléger la vie « par une libération intransigeante de l'esprit », dit encore Nietzsche dans un fragment de 1876-1877, « on préférera la vie la plus simple [die einfachste Leben] »67.

c. Éloge de l'oisiveté 11 ne s'agit pas néanmoins de rompre avec la vie active, mais de repenser la relation des « actifs » et des « contemplatifs » — c'est-à-dire d'en faire autre chose qu'une simple opposition. Nietzsche le disait déjà dans un fragment de 1875 : « La fausse opposition entre vita activa et vita contemplativa est asiatique. Les Grecs s'y entendaient mieux »68. Nietzsche part du constat suivant : « L'estime de la vie contemplative a baissé » 69 — et avec elle celle des moralistes et des esprits libres. 11 s'agit donc d'abord de réhabiliter une forme de vie qui a perdu de son prestige : « Notre époque souffre de l'absence de grands moralistes. Montaigne, La Rochefoucauld, Plutarque ne sont plus lus. La vita contemplativa est tombée en discrédit, on supprime les cloîtres, le travail et le zèle font rage comme une maladie »70. Puisqu'on ne dispose plus ni du temps ni du calme nécessaires pour penser, « on ne soupèse plus les points de vue divergents, on se contente de les haïr » : la conversation dégénère en contestations stériles. La vie est monstrueusement accélérée et l'on prend l'habitude d'avoir une vision fragmentaire de la réalité, comme ces « voyageurs qui découvrent un pays et un peuple sans sortir du train ». Dans Le Gai savoir, Nietzsche assimile cette « hâte sans répit » de l'homme moderne à une véritable barbarie : « On ne pense plus autrement que montre en main, comme on déjeune, le regard fixé sur les bulletins de la Bourse — on vit comme quelqu'un qui sans cesse "pourrait rater" quelque chose. "Faire n'importe quoi plutôt que rien" — ce principe aussi est une corde propre à étrangler toute culture et tout goût supérieurs » 7I . L'humanité perd ainsi son art de vivre, son aptitude à l'embellissement et à la stylisation de la vie : « de même que visiblement toutes les formes périssent à cette hâte des gens qui travaillent, de même aussi périssent le sentiment de la forme en soi, l'ouïe et le regard pour la mélodie

Lettre de Nietzsche à Carl von Gersdorff du 26 mai 1876. Lragment 23 [157] de 1876. Lragment 6 [17] de 1875. Fragment 16 [51] de 1876. Cf. le fragment 17 [41] de 1876 et l'aphorisme 284 de Choses humaines, trop humaines. Le Soc, aphorisme 39. Cf. l'aphorisme 282 de Choses humaines, trop humaines, et les ébauches dans le carnet Ν I I 1, P- 217 et dans le cahier U II 5, p. 161 (KGW IV/4, p. 211 ). Le Gai savoir, aphorisme 329.

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des mouvements ». L'esprit s'épuise dans le commerce et l'on n'a plus l'énergie nécessaire à la civilité célébrée dans Opinions et sentences mêlées : « on n'a plus de temps ni de force pour des manières cérémonieuses, pour de l'obligeance avec des détours, pour tout l'esprit de la conversation et pour tout otium en général » — inversement, « la longue méditation provoque presque des remords », et « il se pourrait bien qu'on en vienne à ne point céder à un penchant pour la vita contemplativa (c'est-à-dire pour aller se promener avec ses pensées et ses amis) sans mauvaise conscience et mépris de soi-même » 72 . Mais Nietzsche ne se contente pas de pousser un « chant de lamentation » (Klagelied) : il évoque aussi le jour où le génie de la méditation reviendra au premier plan et où la vie contemplative aura repris ses droits73. Ce jour-là, le loisir au sens le plus noble du terme, c'est-à-dire au sens de Γ otium célébré par Sénèque ou de la scholè défendue par Socrate, le temps libre ne sera plus assimilé à la paresse, et les savants n'auront plus honte d'être comptés parmi les « oisifs >>74. Nietzsche fait ainsi, à la suite de tant d'autres, l'éloge de Y oisiveté, comme d'une condition fondamentale de la liberté de l'esprit : « Si l'oisiveté est vraiment la mère de tous les vices, elle se trouve donc dans la plus étroite proximité de toutes les vertus : l'homme oisif reste toujours un homme meilleur que l'actif »75. Si l'on se met à mépriser et à calomnier l'oisiveté, c'est selon Nietzsche que les savants se sont laissé gagner par la frénésie du monde moderne et qu'ils s'efforcent de faire concurrence aux actifs : « Signe que l'estime de la vie contemplative a baissé, les savants rivalisent désormais avec les hommes actifs dans une sorte de jouissance pressée, si bien qu'ils semblent estimer que cette manière de jouir est supérieure à celle qui leur convient proprement, et qui relève en réalité bien plus de la jouissance »76. La vraie jouissance exige en effet contrôle, maîtrise, patience : la volonté doit d'abord se dominer et se retenir 77 . 11 ne s'agit plus de limiter le savoir pour le mettre au service de l'art et de la vie (comme dans la théorie métaphysique du « refrènement de l'instinct de connaissance »), mais de redonner au savoir le temps, le loisir, le souffle (les actifs sont toujours essoufflés) de s'approfondir vraiment — il s'agit aussi de permettre à la puissance de s'exercer pleinement, c'est-à-dire de s'exercer avant tout sur elle-même.

Dans l'aphorisme 41 d'Aurore, Nietzsche prend au contraire la défense de la vie active et montre comment les contemplatifs ont assombri et gâché la vie des actifs. Choses humaines, trop humaines, aphorisme 282. Schopenhauer célèbre lui aussi le loisir — par exemple dans les Aphorismes sur la sagesse dans la vie, op. cit., p. 26. Mais Schopenhauer souligne que le loisir peut devenir « un fardeau, puis une torture » (celle de l'ennui) pour l'homme qui n ' a pas assez de « richesses intérieures ». Cahier U II 5, p. 67. Cf. les fragments 17 [82] et 17 [92] de 1876, et l'aphorisme 284 de Choses humaines, trop humaines. Choses humaines, trop humaines, aphorisme 284. Cf. le fragment 16 [48] de 1876. Sur ce thème, voir l'article d'Éric Blondel, « La patience de Nietzsche », Nietzsche-Studien 18, 1989, p. 432-439.

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d. Le « grand défaut » des actifs Nietzsche prend donc bien soin de distinguer les « oisifs » des « paresseux » (Faulthiere)n : ce ne sont pas les oisifs qui sont paresseux, ce sont les actifs. Nietzsche soutient ce paradoxe dans un aphorisme de Choses humaines, trop humaines : « Je crois que, sur toute chose où il existe une possibilité d'opinion, tout homme doit avoir une opinion personnelle, étant lui-même une chose singulière et unique qui occupe, par rapport à toutes les autres, une situation neuve et originale. Mais la paresse, qui tient l'homme d'action tout au fond de l'âme, l'empêche de puiser l'eau à sa propre source » 79 . Être paresseux consiste ainsi, pour Nietzsche, à ne pas faire l'effort de plonger en soi-même pour y puiser une pensée originale : l'homme actif est paresseux car il ne se donne pas la peine d'être la source de ce qu'il pense, et d'accéder à ce qui fait de lui une « chose singulière et unique » (ein eigenes, nur einmaliges Ding). La hâte des actifs qui sont pressés de jouir (et celle des savants qui leur font concurrence) ne s'explique donc pas par la force de leur désir, mais au contraire par leur paresse, plus précisément par leur manque de volonté, leur incapacité à maîtriser leurs désirs, à se retenir d'agir et de jouir le plus vite possible de ce qu'ils font : l'effort le plus difficile est celui qui permet d'agir en individu, c'està-dire de se faire sur toute chose un avis personnel. Nietzsche ne fait donc pas l'éloge du laisser-aller lorsqu'il fait celui de l'oisiveté : le temps libre n'est pas le temps mou et vide de la paresse et du moindre effort, c'est un temps qui a été libéré pour que l'esprit se libère, au prix d'un effort que les actifs ne sont précisément pas capables de fournir. Mais dire que les actifs sont paresseux, c'est mettre le doigt sur une véritable contradiction : les paresseux sont en effet par excellence des inactifs. 11 se pourrait donc que l'activité des actifs repose sur une inactivité fondamentale — et que les contemplatifs et les oisifs, loin d'être des paresseux ou des inactifs, soient plus proches que les actifs de ce que Nietzsche appelle Γ « activité supérieure », et qu'il définit comme une activité « individuelle »80. Les hommes d'action sont en effet actifs « comme fonctionnaires, commerçants, savants, c'est-à-dire comme des êtres génériques, mais non comme des êtres uniques, doués d'une individualité bien définie ; sous ce rapport-là, ils sont paresseux ». Nietzsche évoque aussi le « Staatsmann », l'homme d'État, c'est-à-dire l'homme d'action par excellence, et il cite l'exemple du banquier. Le groupe qu'il vise ainsi (c'est le groupe des « esprits asservis » et des « esclaves ») rappelle celui des « âmes rabougries et tordues » que Socrate critiquait dans le Théétète : « Croissance, rectitude, liberté, tout jeunes, l'esclavage les leur enleva, les contraignit aux pratiques tortueuses, Choses humaines, trop humaines, aphorisme 284. Les « Faulthiere », ce sont les paresseux au sens zoologique du terme, les « ayes-ayes ». Ibid., aphorisme 286. Sur cette question des « opinions personnelles », voir ibid., aphorisme 571. Ibid., aphorisme 283. Cf. le fragment 16 [38] de 1876.

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jeta en si graves dangers et si graves craintes leurs âmes encore tendres que, n'y pouvant opposer le juste et le vrai comme support, c'est tout droit au mensonge, aux réciprocités d'injustice qu'ils se tournent, et ainsi se courbent, recourbent et recroquevillent » 8I — Nietzsche reprend ces images dans Nous autres philologues (les philologues sont des « chrétiens tordus >>82) et surtout dans Opinions et sentences mêlées : nos éducateurs ne sont plus des « troncs verts et vigoureux, poussés droit : qui veut s'appuyer sur eux devra se tordre et se recourber, jusqu'à prendre finalement une allure contournée et contrefaite » — l'éducation 83

(.Erziehung) n'est plus que « contorsion » ( Verdrehung) . Socrate rappelle notamment que ces âmes tordues (qui sont celles des nonphilosophes en général) passent leur vie au tribunal, où le temps est compté : ils « ne parlent jamais qu'en gens à qui le loisir manque : l'eau qui s'écoule devant eux n'attend pas. ils n'ont point liberté d'étendre à leur gré le sujet de leur discours : la nécessité est là, que tient dressée le plaideur adverse » 84 . Ce ne sont jamais, dit Socrate, que « des esclaves plaidant devant leur maître commun ». L'eau de la clepsydre symbolise une temporalité contraignante et abstraite, brutalement découpée : c'est le temps de la vie active en général — le contraire du loisir, c'est-à-dire du temps libre, affranchi des contraintes sociales. À cette eau qui s'écoule (qui fuit) et qui n'attend pas, Nietzsche oppose Veau de source de la pensée libre, qui jaillit et s'accumule si l'on sait « prendre son temps pour penser »85. L'humanité est donc constituée, selon Nietzsche, de deux grands groupes : « Tous les hommes se divisent, à toutes les époques comme encore actuellement, en esclaves et en êtres libres ; car celui qui n'a pas les deux tiers de la journée pour lui est un esclave, qu'il soit par ailleurs ce qu'il veut : homme d'État, commerçant, fonctionnaire, savant »86. Dans un aphorisme du Voyageur et son ombre, Nietzsche affirme encore qu'il est impossible de devenir un penseur si l'on ne passe pas « au moins le tiers de chaque journée sans passions, sans gens et sans livres » 87 . Mais si les hommes se laissent asservir par la vie active, c'est qu'ils agissent sans réfléchir (ou du moins sans réfléchir suffisamment pour se faire une opinion personnelle) : « C'est le malheur des actifs que leur activité soit presque toujours un peu dénuée de raison, dit Nietzsche. On ne doit pas, par exemple, s'enquérir auprès du banquier qui thésaurise du but de cette activité acharnée. Les actifs roulent comme la pierre roule, conformément à la stupidité de la mécanique [gemäss der Dummheit der Mechanik] ». Cette image rappelle la thèse de la Platon, Théétète, 173 a-b, op. cit., p. 203. Fragment5 [59] de 1875. Opinions et sentences mêlées, aphorisme 181. Platon, Théétète, 172 d-e, op. cit., p. 203. Fragment 16 [35] de 1876. Choses humaines, trop humaines, aphorisme 283. Le Voyageur et son ombre, aphorisme 324.

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« stupidité du vouloir » (die Dummheit des Willens) qui constitue selon Nietzsche la pensée la plus puissante de Schopenhauer 88 : les actifs sont des esprits asservis au sens où ils demeurent asservis à la volonté, mais au sens également où la volonté est elle-même asservie. Tout ce qui n'est que volonté est mécanique, selon Nietzsche, puisque la volonté est entièrement nécessaire89. Agir sans « contempler » consiste ainsi à vouloir sans raison, c'est-à-dire à vouloir sans savoir pourquoi l'on veut, ni même ce que l'on veut, donc à vouloir aveuglément — c'est-à-dire encore à vouloir mécaniquement. Les actifs agissent, mais stupidement, comme agissent les marionnettes et les automates. Or, agir mécaniquement et sans raison, c'est faire comme les autres, c'est suivre la convention et la tradition : les actifs n'agissent pas comme des individus mais comme des « êtres génériques » (Gattungswesen), c'est-à-dire comme des êtres qui ne se définissent pas par leurs traits distinctifs et leurs caractéristiques individuelles, mais par leur appartenance à une classe et à une catégorie socioprofessionnelle (les fonctionnaires, les commerçants, les savants, les hommes politiques, etc.). Leur activité se réduit, lorsqu'ils agissent, à des réflexes corporatifs (comme les philologues que Nietzsche critique dans les fragments de 1875). L'analyse de la vie active rejoint donc celle de la « moralité instinctive » et de la tradition : l'action, au sens où l'entendent les actifs, l'action rapide, déterminée, résolue, exige que l'on agisse inconsciemment, c'est-à-dire que l'on s'en remette aux sentiments et à la tradition, à la « conscience » (suivre sa conscience revient paradoxalement à ne pas suivre sa raison, et à agir « aussi inconsciemment que la pierre roule »90). Cet assujettissement à la tradition est d'ailleurs ce qui fait la force des actifs : « Comparé à celui qui a la tradition de son côté et n'a pas besoin de raisons pour fonder ses actes, l'esprit libre est toujours faible, surtout dans ses actes ; car il connaît trop de motifs et de points de vue, et en a la main hésitante, mal exercée » 9I . Mais avoir la tradition pour soi, c'est agir en fonctionnaire et en commerçant, c'est mettre son individualité de côté : l'action empêche les actifs de s'affirmer eux-mêmes et de devenir ce qu'ils sont. 11 y a ainsi, au cœur de leur

Fragment 5 [23] de 1875. Wolfgang Müller-Lauter a déjà montré la proximité de cette « stupidité de la mécanique » (dans l'aphorisme 35 du Soc, Nietzsche avait initialement écrit : « mécanique de la stupidité » — voir le manuscrit M I 1, p. 22) et de la conception schopenhauérienne de la « stupidité » : voir Nietzsche-Interpretationen, II, Über Freiheit und Chaos, Berlin/New York, de Gruyter, 1999, p. 393-412 (notamment p. 397-400, lorsque Müller-Lauter rapproche la métaphore nietzschéenne des pierres qui roulent des analyses que Schopenhauer consacre à la nature inorganique). Ce n'est évidemment par le dernier mot de Nietzsche sur la volonté, mais cette réduction de la volonté au mécanique (réduction aussi schématique que la doctrine de l'irresponsabilité totale de l'homme — voir sur ce point mes réserves, dans le deuxième chapitre de la troisième partie) est une étape essentielle, qui permet à Nietzsche de rejeter toute définition métaphysique et morale de la volonté pour s'orienter vers une conception originale, dans laquelle la dimension organique, corporelle, physiologique de la volonté se trouve soulignée. Voir le fragment 16 [40] de 1876. Choses humaines, trop humaines, aphorisme 230.

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activité, une « inactivité » foncière : ce qu'ils sont en tant qu'individus à-dire ce qu'ils sont vraiment) reste en eux inactif.

273 (c'est-

e. « Sois toi-même ! » L'esprit libre est donc l'héritier de l'homme de Schopenhauer : il « ne veut pas appartenir à la masse » et méprise la paresse qui donne aux hommes Γ « allure indifférente de marchandises fabriquées en série »92. L'exigence fondamentale de la libération de l'esprit est celle que Nietzsche posait dans Schopenhauer éducateur : « Sois toi-même ! » — « Personne ne peut bâtir à ta place le pont qu'il te faudra toi-même franchir sur le fleuve de la vie — personne, hormis toi ». C'est le principe même de l'affirmation de soi, tel qu'Emerson le formulait dans ses Essais (un des livres préférés de Nietzsche) : « 11 arrive toujours un moment, dans l'éducation d'un homme, où il est convaincu que l'envie naît de l'ignorance, que l'imitation est suicidaire, qu'il doit s'accepter, pour le meilleur et pour le pire, et que, même si le vaste univers est plein de merveilles, aucun grain de maïs ne lui viendra d'un autre lopin de terre que de celui qu'il lui a été donné de cultiver »93. L'homme ne saurait être « léger et gai », selon Emerson, que s'il travaille avec cœur et s'il assume l'individualité de son fatum (sa « destinée transcendante ») avec « confiance et autonomie » : « La puissance qui réside en lui est d'une nature nouvelle, il est seul à savoir ce qu'il peut faire, et encore ne le sait-il qu'après avoir essayé ». La dénonciation de l'inactivité des actifs, dans Choses humaines, trop humaines, s'inscrit ainsi dans le prolongement d'un certain nombre de fragments de Nous autres philologues (qui s'inscrivaient eux-mêmes dans la perspective héroïque ouverte par la troisième Considération inactuelle) — comme le fragment 3 [63] de 1875, par exemple : « Manifestement la plupart des hommes ne se considèrent pas du tout comme des individus ; leur vie le montre. L'exigence chrétienne, que chacun ait en vue sa béatitude et elle seule est en contradiction avec la vie humaine en général, où chacun ne vit que comme un point parmi des points ». On comprend dès lors que la grande ambition des contemplatifs soit de « se distinguer radicalement »94. Rien n'est plus semblable à une pierre qui roule qu'une autre pierre qui roule. À l'image de l'éboulement et de la chute de pierres s'oppose ainsi, implicitement, celle de Vascension : si les actifs sont semblables à des pierres qui suivent le mouvement d'un vaste éboulis, se retenant ou s'emportant les unes les autres sans qu'il soit possible de les distinguer ou de savoir exactement où elles vont, les contemplatifs sont semblables à des grimpeurs qui se sont fixé un objectif et qui s'efforcent de l'atteindre — ce qui sup-

Schopenhauer éducateur, § 1. Ralph Waldo Emerson, Essais, trad. A. Wicke, Paris, Michel Houdiard Éditeur, 1997, p. 29-30. Fragment 16 [39] de 1876.

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pose parfois que l'on se faufile entre les pierres et surtout que l'on remonte les pentes d'éboulis. La métaphore de la chute de pierres s'oppose aussi à celle du lac profond auquel Nietzsche compare la nature harmonique de Goethe : la moindre mélodie, le moindre mouvement sont susceptibles d'entraîner un éboulement qui s'emporte lui-même, alors que ce qui vient rider la surface du lac est aussitôt absorbé par le calme des profondeurs — Y inertie ne joue donc pas dans le même sens. Du point de vue de l'action collective (celle des fonctionnaires et des commerçants), les actifs sont infiniment plus forts et plus rapides que les contemplatifs (les pierres qui roulent au sein de l'éboulement vont de plus en plus vite) ; en revanche, du point de vue de l'action individuelle (cette « montagne escarpée » qu'il s'agit de gravir), leur situation est plus instable et leur mouvement s'avère être celui d'une chute absurde et dangereuse. Dans Aurore, cette critique de la vie active se radicalise en dénonciation de la « société marchande », et la métaphore de la chute de pierres est supplantée par celle d'une humanité qui, en s'uniformisant et en s'érodant, se transforme en sable : « Avec un aussi monstrueux dessein de raboter toutes les aspérités et tous les angles de la vie, ne prenons-nous pas le plus court chemin pour transformer l'humanité en sable ? En sable ! Un sable fin, doux, rond, infini ! »95 En se dépouillant peu à peu de ses « aspects dangereux » (en se moralisant), l'humanité perd ainsi de sa diversité : « Plus le sentiment de leur unité avec leurs semblables prend le dessus chez les hommes, plus ils s'uniformisent, plus ils vont ressentir rigoureusement toute différence comme immorale. Ainsi apparaît nécessairement le sable de l'humanité : tous très semblables, très petits, très ronds, très conciliants, très ennuyeux » % . La question essentielle (celle qui est suscitée par la passion de la connaissance) est donc désormais, pour Nietzsche : souhaitons-nous à l'humanité de « finir dans le feu et la lumière, ou dans le sable » ? 97 Plus encore que celle de l'éboulis, cette métaphore du sable désigne une humanité rapetissée, stérile, indifférenciée, inconsistante : le sable s'oppose aussi bien à la terre qui nourrit et au jardin qu'on cultive, à la plante qui s'accroît en se différenciant qu'au « roc de notre individualité », ce bloc compact sur lequel on s'appuie 98 . Le sable n'est pas nourricier, il n'est ni varié ni solide : changer l'humanité en sable, c'est la dépouiller de sa fécondité, de sa diversité et de sa consistance.

Aurore, aphorisme 174. Fragment 3 [98] de 1880. Aurore, aphorisme 429. Fragment 6 [416] de 1880.

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f. L'époque des expérimentations Il faut donc inverser le processus : produire des étoiles au lieu de grains de sable — nous changer en astres : « les hommes seront alors devenus de souveraines splendeurs, des systèmes solaires », écrit Nietzsche". Pour cela, l'humanité doit se différencier : elle doit chercher à être « en elle-même très différenciée » (sehr vielartig in sich), dit Nietzsche dans Le Gai savoir, c'est-à-dire affranchie des « grossiers instincts grégaires ainsi que de la moralité des mœurs » (comme l'était la culture grecque)' La libération de l'esprit passe donc par la multiplication des expérimentations : la tâche des esprits libres est d' « entretenir la plus grande diversité de conditions d'existence humaine » et de « produire la plus grande masse possible d'individus qui jouissent d'un bien-être individuel» 1 Les cloîtres modernes doivent être autant de « petits États expérimentaux » : « il faut procéder à un grand nombre d'expériences nouvelles de vie et de communauté» 102 . Si la libération de l'esprit est le processus par lequel l'humanité devient de plus en plus adulte, ce processus consiste aussi pour elle à devenir de plus en plus expérimentée, c'est-à-dire à avoir fait sur elle-même de plus en plus d'expériences 1 3. L'esprit libre est celui qui s'exclame : « Nous sommes des expériences : soyons-le de bon gré ! »' 04 La contemplation se révèle donc bien être une action supérieure, qui consiste à considérer « son expérience vécue avec autant de rigueur et d'exactitude qu'une expérience scientifique »'° 5 . Les esprits libres s'opposent à la morale grégaire et préparent l'entrée de l'humanité dans Γ « époque des expérimentations » . À la légèreté homérique, qui consiste à poétiser avec la vie, succède la légèreté héroïque des « aéronautes de l'esprit » , qui consiste à expérimenter et créer de nouvelles formes de vie. Tout contemplatif est ainsi un « poète de la vie », dit Nietzsche : « la vis contemplativa, le regard rétrospectif sur son œuvre, lui est certainement propre, mais davantage et avant tout la vis creativa, qui fait totalement défaut Ά l'homme d'action, en dépit des apparences et de l'opinion courante » . Ce sont les contemplatifs (les « méditatifs-sensibles ») qui inventent et produisent sans le savoir le « monde qui concerne l'homme » (c'est-à-dire le « monde toujours plus grand des appréciations, des couleurs, des poids, des per" 100 101 102 Ilb

104

105 106 107 108

Fragment 14 [10] de 1881. Le Gai savoir, aphorisme 149. Fragment 1 [67] de 1880. Aurore, aphorismes 453 et 164. Voir l'aphorisme 501 d'Aurore : « Nous pouvons faire des expériences sur nous-mêmes ! Oui, l'humanité peut en faire sur elle-même ». Aurore, aphorisme 453. Cf. l'aphorisme 319 du Gai savoir : « nous sommes nous-mêmes nos propres expérimentations, nos propres sujets d'expérimentation ». Fragment 6 [323] de 1880. Fragment 11 [177] de 1881. Aurore, aphorisme 575. Le Gai savoir, aphorisme 301.

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spectives, des degrés, des affirmations et des négations »). Toute contemplation est une « poétisation » {Dichtung) avec la vie.

g. Actifs et contemplatifs L'inactivité des actifs (leur « grand défaut », selon Nietzsche) les rend donc tributaires des contemplatifs : ce sont les contemplatifs qui, d ' u n e certaine manière, leur disent comment agir, ce sont les contemplatifs qui réfléchissent pour eux, qui inventent les idées et les possibilités de vie sur lesquelles ils s'appuient. Les actifs finiraient en e f f e t par succomber à leur inactivité si des contemplatifs ne leur donnaient pas les moyens d'agir à nouveau — réciproquement, les périodes dominées par les actifs « travaillent pour nous », dit Nietzsche, car c'est le règne de la vita activa lui-même qui engendre le besoin de contemplation. Nietzsche écrit ainsi dans un fragment de 1876 : « Les h o m m e s actifs ne font q u ' u s e r les idées et les procédés inventés par les contemplatifs » — et dans le fragment suivant : « C ' e s t pour l'avenir de l ' h o m m e que vit l'esgrit libre, inventant de nouvelles possibilités de vie et pesant les anciennes » . Ces formules suggèrent une opposition frontale entre les esprits libres et les natures régressives que sont les croyants et les artistes romantiques. Nietzsche affirme dans un autre fragment de la m ê m e période que Γ « h o m m e qui pense librement accomplit par anticipation l'évolution de générations e n t i è r e s » : si les poètes ne font que rendre un peu de couleur aux f o r m e s de vie du passé, l'esprit libre, quant à lui, invente de nouvelles possibilités de v i e " 1 . L à où les actifs se contentent de vivre et d'agir, les esprits libres contemplatifs rendent la vie possible : « Cette poétisation de notre invention, dit Nietzsche dans Le Gai savoir, elle est sans cesse étudiée, répétée pour être représentée par nos propres acteurs que sont les soi-disant h o m m e s pratiques, incarnée, réalisée par eux, voire traduite en banalités quotidiennes » . Ce sont donc les contemplatifs qui rendent la vie active possible, au sens où ils en sont les dramaturges et les metteurs en scène, les véritables auteurs : les actifs n ' e n sont que les interprètes et comédiens, les acteurs. Or, inventer une nouvelle f o r m e de vie, c'est donner à la vie de nouvelles lignes et un nouvel horizon (suivant le principe de la « force plastique » formulé dans la deuxième Considération inactuelle) : « Quand on ne dispose pas de lignes fermes, calmes à l'horizon de sa vie, semblables aux lignes que tracent les m o n tagnes ou les forêts, la volonté la plus intime de l ' h o m m e devient elle-même inquiète, distraite et avide c o m m e l'être du citadin : il n ' a pas de bonheur et il ne

109

Fragments 17 [43] et 17 [44] de 1876.

110

Fragment 16 [28] de 1876. Ce qui apparente les esprits libres aux penseurs présocratiques, qui « sont allés, selon Nietzsche, jusqu'à trouver de belles possibilités de vie » (fragment 6 [48] de 1875). Le Gai savoir, aphorisme 301.

111

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donne pas de bonheur » 113 . Sans contemplation, la vie n'a plus de contour ni d'horizon déterminé. La campagne s'oppose ici à la ville comme un lieu de maîtrise et d'encadrement de la volonté à un espace de dispersion et d'égarement : en ville, la volonté se perd, happée par le tumulte qui l'environne, emportée par le flot d'une vie qui se précipite et qui bouillonne — en ville, il n'y a plus d'horizon tracé par des montagnes ou des forêts, mais un fleuve impétueux qui brouille toutes les lignes : des pierres qui roulent. Dans ce laisser-aller général des volontés, il n'y a plus aucun bonheur ni aucune possibilité de donner du bonheur : la ville interdit toute éthique de l'amitié et toute « Mïtfreude ». Seuls les contemplatifs peuvent donc pallier le grand défaut des actifs, et rendre un peu de calme, de concentration et de sérénité à leur volonté : c'est la contemplation qui fait que l'action ne sombre pas dans l'inactivité affairée des actifs — mais c'est aussi, réciproquement, la perspective de l'action qui donne son sens à la contemplation : de même que les actifs seraient inactifs sans les contemplatifs, de même les contemplatifs ne contempleraient plus rien si leur vie était totalement coupée de la vie active. S'il montre que la vie active est absurde lorsqu'elle n'est pas organisée et encadrée par les contemplatifs, Nietzsche montre ainsi également que la vie contemplative perd son sens si elle rompt complètement avec la vie active : il n'est pas moins contradictoire de n'être que contemplatif que de n'être qu'actif. Plus précisément, si l'action sans la contemplation se perd dans l'inquiétude et dans l'agitation, la contemplation sans l'action succombe à une quiétude et à une paix mortifères. 11 ne faut donc vivre ni seulement en ville ni seulement à la campagne, mais passer de l'une à l'autre, alternativement. Nietzsche évoque ainsi, dans Le Voyageur et son ombre, un cycle à trois temps : petite ville — campagne (voire pleine nature) — grande ville. De temps en temps, la petite ville nous devient « trop transparente » et nous pousse à « partir dans la nature la plus solitaire, la moins explorée » — puis, « pour nous remettre de cette nature, nous gagnons la grande ville » — enfin, après avoir bu quelques « gorgées » de grande ville, nous en pressentons la lie et nous retournons à la petite ville" 4 . 11 y a là une forme d'instabilité qui provient, selon Nietzsche, d'un excès de profondeur : les modernes sont « en toutes choses un peu trop profonds pour être sédentaires » (« un peu trop profonds », c'est-à-dire un peu trop spirituels, un peu trop difficiles à combler, à satisfaire) — le cloître moderne étant précisément un moyen de sortir de ce cycle et de dissocier la profondeur et l'instabilité" 5 . D'une manière générale, Nietzsche pense que si la contemplation exige le rétablissement du calme et du silence, elle ne doit pas néanmoins se perdre dans une paix totale : « L'inquiétude de l'âme, que les hommes philosophiques exècrent, est peut-être justement la disposition d'où jaillit leur productivité supélb 114 115

Choses humaines, trop humaines, aphorisme 290. Le Voyageur et son ombre, aphorisme 219. Fragment 40 [20] de 1879.

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rieure. S'ils parvenaient à cette fameuse paix totale, ils auraient probablement déraciné leur meilleures activités, et se seraient rendus ainsi inutiles et superflus»" 6 . Nietzsche retrouve ainsi la condamnation du quiétisme qui était implicite dans l'évangile du fragment 9 [1] de 1875 : dans Γ « amour le plus pur », alors même que nous nous connaissons et nous méprisons nous-mêmes, nous « recommençons à agir et continuons de vivre » (c'est la grande différence entre le christianisme et le bouddhisme : « Le chrétien agit et tient l'action pour inévitable »). Or, si la contemplation ne doit pas cesser de s'inscrire dans la perspective de l'action, c'est que la volonté est la racine de l'intellect : un intellect qui s'affranchirait totalement de la volonté (comme le voudrait Schopenhauer) serait donc semblable à une plante déracinée, privée de sa source de vie et d'énergie — c'est d'ailleurs Schopenhauer lui-même qui assimile la volonté à la racine de l'intellect : « de même qu'une grande fleur ne provient généralement que d'une grande racine, de même des facultés intellectuelles extraordinaires ne se rencontrent que chez des individus doués d'une volonté violente et passionnée » (et, comme le précise Schopenhauer, la racine est « l'élément essentiel et primitif dont la mort entraîne celle de la fleur »)" 7 . Nietzsche réinterprète ainsi dans le sens d'une philosophie de l'affirmation du vouloir-vivre la théorie schopenhauérienne du « primat de la volonté » " 8 : si la volonté est la racine de toutes choses, alors un intellect qui s'affranchit de la volonté ne peut que perdre sa puissance et se dessécher — se faner, telle une fleur qui a été coupée : la contemplation privée de l'action, la tête privée du cœur, la pensée privée du sentiment tombent dans la même contradiction que le « cœur le plus ardent », qui « veut l'abandon de son fondement, l'anéantissement de soi-même, ce qui veut dire qu'il veut quelque chose d'illogique, qu'il n'est pas intelligent»" 9 . L'aspiration métaphysique à la pensée pure et à l'épanouissement d'un intellect qui se serait totalement affranchi de la volonté relève donc paradoxalement de la « pensée impure » et de Γ inintelligence : être vraiment intelligent, c'est comprendre qu'il est impossible de n'être qu'intelligent — de même qu'il faut tolérer un certain degré d ' « illogique » pour continuer à être logique et ne pas sombrer dans l'illogisme total. Cette théorie est une variation sur le thème du refrènement de l'instinct de connaissance, mais ce refrènement est associé ici à la logique de la volonté de puissance : il consiste à se limiter et à se contenir pour ne pas se couper de sa 116 117

Fragment 18 [16] de 1876. Cf. le fragment 17 [57] de 1876. Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, op. cit., p. 899-900. « U n génie, ajoute Schopenhauer, qui aurait un caractère flegmatique et des passions faibles ressemblerait à ces graminées qui, malgré une partie aérienne considérable composée de feuilles épaisses, ont des racines très petites ; mais un tel génie ne se rencontrera pas. Il est physiologiquement prouvé que la violence et l'impétuosité de la volonté sont la condition de la puissance intellectuelle ». Voir le chapitre XIX des Suppléments au Monde comme volonté et comme intitulé « Du primat de la volonté dans la conscience de nous-mêmes ». Choses humaines, trop humaines, aphorisme 235.

représentation,

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source d'énergie (et à gagner ainsi un surcroît d'énergie). L'esprit doit se retenir de se libérer totalement s'il ne veut pas perdre sa puissance — et s'il ne veut pas se perdre lui-même : de même que les actifs livrés à eux-mêmes risquent de se perdre dans l'agitation de la vita activa, de même les contemplatifs, si rien ne les relie plus au monde de l'action et de la production, risquent de se perdre dans Γ « élément » de la contemplation. L'esprit a beau avoir du souffle, il ne peut rester indéfiniment au fond de l'eau. Mais s'il est si important pour Nietzsche de ne pas rechercher la paix totale et de tolérer une certaine inquiétude de l'âme, y compris dans le calme et le silence de la vie contemplative, c'est qu'un esprit qui ne produit pas n'est pas un véritable esprit (de même qu'un philologue véritable doit être aussi poète et qu'on ne connaît vraiment que ce que l'on est capable de produire). Nietzsche va jusqu'à dire qu'un esprit qui se serait libéré de toute productivité devrait aussi songer à se libérer de la vie : « Sans productivité la vie est atroce », écrit-il dans un fragment de 1876 — elle est « indigne et insupportable, ajoute-t-il dans un autre fragment : mais à supposer que vous n'en ayez aucune ou une faible, alors pensez à vous libérer de la vie, par quoi j'entends moins le suicide qu'une libération toujours plus entière à l'égard des images mensongères de la vie — jusqu'à ce que vous tombiez finalement de l'arbre comme une pomme trop mûre »' 20 . L'image du fruit qui tombe de l'arbre prolonge celle de la plante déracinée : c'est l'image d'une vie brusquement coupée de ce qui l'alimente. Ce qu'il y a de particulièrement étrange dans ce texte, c'est que la libération de l'esprit y est présentée comme une sorte de substitut du suicide, pour celui qui manque de productivité : la vie étant atroce (grässlich) quand elle n'est pas (ou pas assez) productive, il vaut mieux, dans ce cas, se libérer l'esprit (c'est-à-dire s'affranchir du désir même de produire et de la perspective de la production) jusqu'à en perdre la vie. La libération de l'esprit serait donc l'équivalent de la doctrine schopenhauérienne de la négation du vouloir-vivre. Une liberté d'esprit absolue priverait la volonté de sa puissance : « Que l'esprit libre soit parvenu au sommet, et aucun des motifs de la volonté n'agit plus sur lui, même lorsque sa volonté voudrait mordre encore : elle ne le peut plus, car elle a perdu toutes ses dents » — elle n'a plus aucune prise sur lui. Ce texte n'est pas repris dans Choses humaines, trop humaines, sans doute parce qu'il donne à la libération de l'esprit une signification trop ambiguë, en l'assimilant à une manière, non pas de s'alléger la vie, mais de s'alléger de la vie, Fragments 18 [42] et 18 [8] de 1876. Nietzsche se souvient peut-être ici d'un passage des Aphorismes sur la sagesse dans la vie de Schopenhauer : « L'activité est indispensable au bonheur ; il faut que l'homme agisse, fasse quelque chose si cela lui est possible ou apprenne au moins quelque chose ; ses forces demandent leur emploi, et lui-même ne demande qu'à leur voir produire un résultat quelconque. Sous ce rapport, sa plus grande satisfaction consiste à faire, à confectionner quelque chose, panier ou livre ; mais ce qui donne du bonheur immédiat, c'est de voir jour après jour croître son œuvre sous ses mains et de la voir arriver à sa perfection » (op. cit., p. 119). Cet éloge de l'activité n'est pas parfaitement compatible avec la morale du quatrième livre du Monde comme volonté et comme représentation.

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lorsqu'on ne parvient plus à l'alléger par l'action et par la production : une telle libération ne permet plus de faire aucune différence entre la liberté de l'esprit et la résignation schopenhauérienne 121 . Ce texte est néanmoins capital, si on l'interprète, pour ainsi dire, a contrario : en suggérant que la liberté de l'esprit pourrait être un moyen de se libérer de la vie et s'apparenter ainsi à la doctrine schopenhauérienne de la négation du vouloir-vivre, Nietzsche indique aussi ce que la liberté de l'esprit doit être (ou plutôt ne doit pas être) pour rester compatible avec une philosophie de l'affirmation du vouloir-vivre. L'esprit libre est un esprit qui ne doit jamais se trouver au sommet, mais toujours continuer de monter — l'aveu de Lessing rapporté dans La Naissance de la tragédie prend ainsi une signification nouvelle : s'il est plus important de chercher la vérité que de la trouver, c'est qu'en trouvant la vérité on se libère de la volonté, donc de la vie ellemême. C'est donc pour continuer de « plonger avec toutes leurs forces rassemblées, et comme toute la longueur de leur souffle, dans l'élément de la connaissance », que les esprits libres ne doivent pas se couper totalement de l'action 122 . Se refréner pour se concentrer et s'investir davantage : si la « prudence des esprits libres » consiste à ne pas trop se consacrer à la vie active, elle consiste également à s'y consacrer aussi (l'esprit libre lui aussi « connaît les jours de semaines, absence de liberté, dépendance, servitude », dit Nietzsche) — se consacrer exclusivement à la vie contemplative reviendrait à ne plus s'y consacrer du tout (et à ne plus se consacrer à rien, d'ailleurs). En d'autres termes, la liberté de l'esprit consiste à parvenir à une connaissance qui n'est plus définie comme un accès brutal à la vérité, mais comme un « état durable » (andauernde Zustand) : l'état dans lequel on est « le plus apte à la connaissance » (am tüchtigsten zum Erkennen)'2\ On est aux antipodes ici d'une conception romantique de la connaissance : connaître, ce n'est pas découvrir une essence qui se révélerait soudainement, c'est plonger longtemps dans un élément — et savoir en sortir pour reprendre son souffle, rassembler ses forces et y replonger avec plus de vigueur. La position de l'esprit libre à l'égard de la vie active doit donc être une position équilibrée : il ne doit pas lui être asservi (sans quoi il fait, comme le savant, concurrence aux actifs), mais il ne doit pas non plus s'en être complètement détaché (sans quoi il tombe dans le quiétisme et la résignation). T1 se distingue ainsi de

Or, l'assimilation de la contemplation à un renoncement est une impasse, pour Nietzsche : « Renoncer au monde sans le connaître, comme une religieuse, — cela engendre une solitude stérile et peut-être mélancolique. Cela n ' a rien à voir avec la solitude de la vita contemplativa du penseur : quand il la choisit, il ne veut en aucune façon renoncer ; ce qui signifierait pour lui abandon, mélancolie, destruction de lui-même, ce serait bien plutôt d'être contraint de demeurer dans la vita practica : il renonce à cette dernière parce qu'il la connaît, parce qu'il se connaît. C'est sa façon de sauter à l'eau, d'atteindre sa sérénité propre » (Aurore, aphorisme 440). Cf. le fragment 4 [46] de 1880. 122 123

Choses humaines, trop humaines, aphorisme 291. Ibid., aphorisme 288.

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Γ « esprit asservi » (der gebundene Geist) mais reste « légèrement lié » (leicht gebunden) à la vie active . Or, ce lien léger de la contemplation à l'action, Nietzsche le décrit comme une combinaison — plus précisément comme un mariage de l'Orient et de l'Occident, de la « contemplation asiatique » et de l'agitation américaine. Au modèle wagnérien de la Kultur germanique, qui se renouvelle en se concentrant sur elle-même et en s'approfondissant, Nietzsche oppose, dans les fragments de 1876, le modèle d'une rencontre des cultures : « l'humanité ne doit pas être dirigée par le seul courant des "actifs", dit-il. Je mets mon espoir dans le contrepoids, l'élément contemplatif du paysan russe et de l'Asiatique. C'est ce qui corrigera un jour, dans une large mesure, le caractère de l'humanité » l25 . Celle-ci n'atteindra en effet son but que là « où les deux courants se rencontrent et s'interpénétrent » : Nietzsche imagine ainsi des « penseurs de l'avenir, chez qui l'agitation incessante des Européens et des Américains s'associera à la contemplation asiatique, héritage de centaines de générations »' 26 . Ces fragments, dont le ton cosmopolitique est franchement antiwagnérien, continuent néanmoins de s'inscrire dans la perspective schopenhauérienne de la métaphysique du génie : Nietzsche affirme encore que le but de l'humanité est la « connaissance la plus haute de la valeur de la vie » (comme dans les textes de 1875), et qu'une telle connaissance permettrait de déchiffrer Γ « énigme du monde » (das Welträthsel)121. L'image de la rencontre des courants et de la combinaison des éléments rappelle en outre les « buts » {Ziele) formulés dans les fragments de 1875 : « La valeur de la vie ne peut être mesurée que par Vintellect le plus élevé et le cœur le plus ardent » l28 — ici, l'Occident représente la volonté (le « cœur »), avec son ardeur et son inquiétude, son agitation, et l'Orient représente l'intellect (la « tête »), avec ses lignes calmes et sa sérénité contemplative. Dans Choses humaines, trop humaines, Nietzsche compare l'affairement des Occidentaux à celui d'un essaim de guêpes ou d'abeilles, et il affirme que notre civilisation, incapable de se reposer, court ainsi à une « nouvelle barbarie »' 29 . Les actifs (« c'est-à-dire les agités », précise Nietzsche) y sont trop bien considérés. 11 s'agit donc de corriger cela en renforçant Γ « élément contemplatif» : « Mais d'ores et déjà, tout individu qui est calme et stable dans son cœur et dans sa tête [in Herz und Kopf], est en droit de penser qu'il possède non seulement un 124 125 126 127

128 129

Fragments 16 [47] et 17 [42] de 1876. Fragment 17 [53] de 1876. Fragments 17 [54] et 17 [55] de 1876. Sur l'emploi que fait Nietzsche de cette expression schopenhauérienne, voir notamment les articles de Sandro Barbera, « Ein Sinn und unzählige Hieroglyphen. Einige Motive von Nietzsches Auseinandersatzung mit Schopenhauer in der Basler Zeit », in « CentaurenGeburten ». Wissenschaft, Kunst und Philosophie beim jungen Nietzsche, op. cit., p. 217-233, et « Eine Quelle der frühen Schopenhauer-Kritik Nietzsches : Rudolf Hayms Aufsatz "Arthur Schopenhauer" », Nietzsche-Studien 24, 1995, p. 124-136. Fragment 5 [188] de 1875. Choses humaines, trop humaines, aphorisme 285.

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bon tempérament mais une vertu d'intérêt général, et qu'il remplit même une tâche supérieure en préservant cette vertu ». On reconnaît l'expression « in Herz und Kopf », qu'on trouve chez Schopenhauer et qui revient souvent chez Nietzsche : elle témoigne du désir persistant qu'a Nietzsche de penser un accord de la volonté et de l'intellect — mais Nietzsche n'assimile plus cet accord à une rencontre de l'Occident et de l'Orient : il parle de Γ « élément contemplatif » en général, sans doute parce que l'Orient (et avec lui le bouddhisme et le brahmanisme), évoque trop explicitement la résignation schopenhauérienne. 11 n'y a plus trace non plus de l'ambition schopenhauérienne de résoudre l'énigme du monde (et de satisfaire ainsi le besoin métaphysique de l'humanité), ni de l'idée selon laquelle l'humanité aurait pour but ultime d'estimer correctement la valeur de la vie. Tous ces thèmes, trop imprégnés de l'influence schopenhauérienne et de la métaphysique du génie, se sont estompés voire effacés. Seule demeure l'exigence de trouver un équilibre entre l'élément actif et l'élément contemplatif de l'humanité : s'en tenir à un seul de ces éléments, c'est tomber dans l'immobilisme ou dans la barbarie. Nietzsche parle en ce sens d'une « correction » (Correctur) de l'agitation moderne par un renforcement de l'élément contemplatif : il ne parle jamais de remplacement ou de substitution — il dit même qu'une société qui ne serait composée que d'esprits libres serait une véritable catastrophe culturelle : « Quand tous deviennent des esprits libres, la base s'affaiblit : une telle culture finit par s'écrouler ou se dissiper comme brume et rosée »' 30 . 11 ne s'agit donc pas d'installer la vita contemplativa à la place de la vita activa, mais d'instaurer une relation harmonieuse (c'est-à-dire légère) entre les deux. Si l'esprit libre est un esprit qui n'est pas « insatiable dans la production » et qui n'est pas « esclave de ses actes »' 3 I , donc qui a su prendre ses distances à l'égard de la vie active, c'est aussi un esprit qui doit vivre pour l'avenir de l'homme et qui doit inventer les « idées et les procédés » qu'utilisent les actifs : il ne doit pas cesser de s'inscrire dans la perspective de l'action et de la production. « L'esprit libre agit peu », dit Nietzsche : c'est donc qu'il continue d'agir 132 . La grande force de l'analyse de Nietzsche consiste à montrer que les actifs ont tout autant intérêt que les contemplatifs à ce que la vie contemplative soit réhabilitée — et que cette réhabilitation ne peut que profiter à la vie active133. Le lien léger qui doit unir les contemplatifs aux actifs est donc un lien vital, un vinculum substantiale sans lequel l'action comme la contemplation perdraient toute vie et toute consistance — mais ce lien doit être léger : les esprits libres doivent 130 131 132 133

Fragment 17 [91] de 1876. Fragments 20 [10] et 16 [47] de 1876. Fragment 17 [94] de 1876. Le « grand homme d'action » n'est d'ailleurs pas dénué, selon Nietzsche, d'un certain élément contemplatif. Voir sur ce point l'aphorisme 488 de Choses humaines, trop humaines : « Comme une cascade se fait plus lente et plus légère dans sa chute, le grand homme d'action agit presque toujours avec plus de calme que n'en laissait attendre l'impétuosité de son désir avant l'action ».

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« danser dans les chaînes ». La position de l'esprit libre à l'égard de la vie active s'apparente donc à celle des poètes à l'égard de leur religion : une même légèreté s'exprime dans la contemplation de l'esprit libre, qui n'est pas l'esclave de ses actes mais qui imagine différentes possibilités de vie, et dans la libre poétisation d'Homère, qui n'est pas l'esclave de ses dieux mais qui les façonne à sa guise. La libération de l'esprit est bien un allégement de la vie : « les esprits libres sont les dieux à la vie facile ».

3. L'esprit libre et la tradition Ces réflexions sur la relation de la contemplation à l'action et sur la « stupidité », le conformisme, la stérilité des actifs, nous permettent de mieux comprendre ce que Nietzsche entend par « esprits libres » : ceux-ci sont d'abord pour lui des individus, c'est-à-dire des penseurs qui se sont libérés de la tradition. Nietzsche est très clair sur ce point : « On appelle esprit libre celui qui pense autrement qu'on ne s'y attend de sa part en raison de son origine, de son milieu, de son état et de sa fonction, ou en raison des opinions régnantes de son temps » l34 . L'esprit libre s'oppose ainsi à Γ « esprit fort » qui a la tradition de son côté 35. Or, qu'est-ce que la tradition ? Agir traditionnellement, c'est agir sans pouvoir rendre raison de son comportement — c'est agir moralement, au sens où la moralité est une « manière héréditaire, traditionnelle, instinctive de se conduire d'après des sentiments moraux »' 36 . Cette définition rappelle évidemment le titre du livre de Paul Rée : De l'origine des sentiments moraux, et la thèse selon laquelle les actions humaines ne sont par nature ni bonnes ni mauvaises, mais on a Y habitude de qualifier de « bonnes » les actions non égoïstes, et de « mauvaises » les actions égoïstes. C'est un sentiment qui nous a été transmis : nous sentons aujourd'hui que telle action est bonne, que telle autre est mauvaise, sans trop savoir pourquoi. En fait, les actions « bonnes » sont celles qui ont été jugées utiles à la communauté, et « mauvaises » celles qui lui ont été jugées préjudiciables, mais ce jugement initial a été oublié et il ne nous reste plus maintenant que les « sentiments moraux ». Nietzsche reprend et approfondit cette analyse dans Le Voyageur et son ombre : agir traditionnellement, ce n'est pas agir en fonction de sa raison mais de son sentiment et de sa conscience. Réciproquement, agir en sachant pourquoi l'on agit c'est agir « sans conscience » : « Le contenu de notre conscience est tout ce qui fut régulièrement exigé de nous sans raison pendant nos années d'enfance, par des personnes que nous respections ou craignions » l37 . Bien loin d'être un « instinct divin », comme le pensait Rousseau, la conscience (et tout ce que nous

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Choses humaines, trop humaines, aphorisme 225 (cf. l'aphorisme 226). Ibid., aphorisme 230. Le Voyageur et son ombre, aphorisme 212. Ibid., aphorisme 52.

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associons au sentiment du devoir) prend sa source dans la « croyance aux autorités » : elle « n'est donc pas la voix de Dieu dans le cœur de l'homme, dit Nietzsche, mais la voix de quelques hommes dans l'homme ». Or, si notre conscience ne contient pas des raisons mais des sentiments, c'est que les raisons qui sont à l'origine de ces sentiments ont été oubliées : on accomplit par peur, par respect, par habitude, par bienveillance ou par vanité des actions qu' « inspirait à l'origine, dans la société primitive, la considération de Y utilité commune » ; ces actions sont donc accomplies « pour d'autres motifs » que celui pour lequel on les accomplissait à l'origine ; ce « motif essentiel, celui de l'utilité, a été oublié » — et c'est précisément cet oubli qui fait que de telles actions sont appelées « morales » : « non point parce qu'elles se font par ces autres motifs, mais parce qu'elles ne sont pas faites sciemment par utilité ». 11 y a ainsi en morale, selon Nietzsche, une « richesse héréditaire ; elle est la propriété des âmes douces, débonnaires, compatissantes, charitables, qui ont toutes reçu de leurs ancêtres cette bonté de comportement, mais non pas la raison (qui en est la source) » — ces âmes se font ainsi les chantres d'une « moralité instinctive qui n'a ^as de tête, mais ne semble consister qu'en un cœur et des mains secourables » " . La tradition renvoie donc moins au contenu de l'action qu'à sa forme. Agir traditionnellement, ce n'est pas faire ceci plutôt que cela, c'est faire ce que l'on fait d'une certaine manière. L'esprit libre qui s'affranchit de la tradition s'affranchit ainsi de cette manière d'agir, sans faire forcément autre chose que ce que font les « esprits asservis » (mais en sachant pourquoi il le fait). C'est dans cette perspective que s'inscrit la tâche que Nietzsche se donne en 1879 : « inventorier et réviser toutes choses héritées, traditionnelles, devenues inconscientes, en examiner l'origine et l'utilité, en rejeter beaucoup, en laisser subsister beaucoup »' 39 . Se libérer de la tradition ne consiste donc pas à faire systématiquement le contraire de ce que font les autres (l'esprit libre n'est pas un provocateur ou un excentrique), mais à prendre conscience de ce qui chez les autres est irrationnel et inconscient, afin d'agir en connaissance de cause : pour ce qui est du contenu de la tradition, une fois qu'il aura été parcouru et examiné, il ne s'agira pas de le rejeter en bloc, mais d'en rejeter beaucoup et d'en conserver beaucoup. Cette analyse prend toute sa dimension dans Aurore, que Nietzche présente justement comme une série de Pensées sur les préjugés moraux — j e songe notamment à l'aphorisme 35, qui prolonge et approfondit l'aphorisme 52 du Voyageur et son ombre : « "Fais confiance à ton sentiment !" — Mais les sentiments ne sont pas l'élément dernier et originel, derrière les sentiments il y a des jugements et des appréciations de valeur dont nous avons hérité sous forme de sentiments (inclinations et dégoûts) ». Se fier à ses sentiments signifie donc « obéir à son grand-père, à sa grand-mère et à leurs grands-parents plutôt qu'aux 138 139

Ibid., aphorismes 41 et 45. Fragment 41 [65] de 1879.

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dieux qui sont en nous : à notre raison et à notre expérience ». Nietzsche dit encore dans un fragment de 1880 que s'il y a des sentiments moraux, «c'est qu'un concept est passé dans le sang ou qu'un sentiment a été imité »' 40 . Nietzsche explique ainsi le mécanisme intime de la tradition, dont il formule la loi dans l'aphorisme 30 d'Aurore : « on n'hérite que de sentiments, non de pensées » — et s'il arrive que nous ayons à notre disposition des pensées qui justifient nos sentiments, c'est que nous les avons inventées tardivement parce que nous ne supportons pas de ne pas comprendre : mais ces pensées n'ont rien à voir avec celles qui accompagnèrent la naissance de ces sentiments141. La tradition est donc indissociable de ce que Nietzsche appelle le « concept de la moralité des mœurs » : « la moralité n'est rien d'autre (et donc, surtout, rien de plus) que l'obéissance aux mœurs, quelles qu'elles soient ; or, les mœurs sont la façon traditionnelle d'agir et d'apprécier. Dans les situations où ne s'impose aucune tradition, il n'y a pas de moralité ; et moins la vie est déterminée par la tradition, plus le domaine de la moralité diminue »' 42 — en d'autres termes, agir moralement consiste à agir comme la tradition veut que l'on agisse, et sans avoir aucune autre raison de le faire : « si l'on agit non parce que la tradition le veut ainsi mais pour d'autres motifs (par exemple l'intérêt personnel), et même pour les motifs qui ont précisément autrefois fondé cette tradition, l'action est taxée d'immoralité et son auteur lui-même la considère ainsi ». La tradition est donc une autorité supérieure « à laquelle on obéit non parce qu'elle ordonne ce qui nous est utile, mais parce qu'elle ordonne ». Dès lors, le « sentiment de la tradition » (c'est-à-dire le sentiment inspiré par les sentiments qui constituent la tradition) n'est autre que la peur : la peur étant, pour Nietzsche, suscitée par l'impuissance à comprendre, la tradition est, par excellence, ce qui inspire la peur, puisque la tradition consiste à transmettre de l'incompréhensible (des sentiments dépouillés des pensées qui les justifient). Agir traditionnellement consiste ainsi à agir sans savoir pourquoi on agit, et sans autre raison de le faire que la peur d'agir autrement. Ce qui s'exprime dans la tradition (puisque la tradition ne peut transmettre que des sentiments), c'est donc la puissance même du sentiment (sentiment religieux, sentiment moral, sentiment esthétique, sentiment politique, etc.) — la puissance se définissant précisément comme ce que l'on respecte et ce que l'on craint : « celui qui témoigne du respect reconnaît la puissance, c'est-à-dire qu'il la craint : ce qu'il éprouve est crainte respectueuse », dit Nietzsche dans Choses humaines, trop humainesUi. Dans un fragment de 1876-1877, Nietzsche dit encore que la peur est le « négatif » de la volonté de puissance 144 , et dans Le Voyageur et son ombre que ce sont les personnes que nous craignons et que nous 140 141 142 143 144

Fragment 4 [144] de 1880. Voir Aurore, aphorisme 34. Aurore, aphorisme 9. Choses humaines, trop humaines, aphorisme 603. Fragment 23 [63] de 1876-1877.

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respectons le plus qui nous inculquent nos sentiments moraux : si la peur est le « sentiment de la tradition », c'est donc que le sentiment de la tradition est le sentiment que donne la puissance même du sentiment, lorsqu'on subit cette puissance. Mais ce n'est pas seulement l'analyse de la tradition qui révèle cette complicité de la tradition et du sentiment, c'est aussi celle du sentiment lui-même. Si la tradition est transmission de sentiments, c'est aussi que le sentiment est par essence traditionnel. Au fond, suivre son sentiment, c'est toujours remonter le temps, au sens où le sentiment est toujours le produit d'une expérience passée — Nietzsche le dit dans un fragment de 1876-1877 : « Amour et haine, forces non premières. — Derrière la haine il y a la peur, derrière l'amour le besoin. Derrière la peur et le besoin il y a l'expérience (jugement et mémoire). L'intellect semble plus ancien que le sentiment »' 45 . On retrouve cette idée dans un autre fragment de la même période : « fuir le déplaisir, chercher le plaisir, suppose déjà l'existence de l'expérience, et celle-ci à son tour l'intellect » (supposition dirigée contre Empédocle mais surtout contre Schopenhauer, qui voit dans le vouloirvivre une « donnée première »)146. Nietzsche pense ainsi à la fois que le sentiment n'est pas premier, mais correspond à la transformation d'un jugement et d'une expérience, et qu'il exerce toujours une action rétrograde : comme l'art « nécromancien » de Choses humaines, trop humaines, il ramène l'humanité à son enfance — seules la raison et les lumières peuvent la rendre plus adulte et la tourner vers l'avenir. L'esprit libre est donc, avant toute chose, celui qui n'agit pas en fonction de ses sentiments mais de son intelligence et de sa raison : sa moralité n'est pas une « moralité instinctive qui n'a pas de tête », mais ce que Nietzsche appelle, dans Le Voyageur et son ombre, une « moralité de la raison » (Moralität der Vernunft), c'est-à-dire une moralité conçue comme « maîtrise et dépassement continuels de soi, exercés dans les plus grandes et les plus petites choses » l47 . Or, cette liberté à l'égard du sentiment (c'est-à-dire à l'égard de la puissance du sentiment) ne consiste pas à s'affranchir du sentiment, comme l'intellect du génie schopenhauérien s'affranchit de la volonté : elle consiste à le dominer — et à accéder ainsi à une puissance supérieure : la puissance qui s'exerce sur la puissance du sentiment. La tête doit maîtriser le cœur. Dès lors, si le terrain le plus fertile pour l'homme est celui de la « victoire sur les passions », comme Nietzsche l'écrit dans Le Voyageur et son ombre, cette victoire consiste à maîtriser ses passions pour en exploiter la puissance 148 . Nietzsche explique en effet dans un aphorisme de Choses humaines, trop humaines que l'intelligence est « en soi quelque chose de passif » (an sich etwas Passives) et qu'il lui faut le « fond

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Fragment 23 [186] de 1876-1877. Fragment 23 [12] de 1876-1877. Le Voyageur et son ombre, aphorisme 45. Ibid., aphorisme 53.

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plus obscur du vouloir », la sensibilité et la passion pour aller vraiment loin149. De même qu'il n'y aurait pas de glaciers, dans certaines régions du globe, si le soleil ne dardait pas des « feux plus intenses » dans d'autres régions, de même il n'y a pas de liberté d'esprit sans une certaine ardeur du sentiment150. Nietzsche n'aspire donc pas à ce que la tête se libère du cœur, mais à ce qu'elle s'associe à lui pour le diriger : un jour, dit-il, « le cœur et la tête auront appris à vivre aussi près l'un de l'autre qu'ils se tiennent encore à distance maintenant» 151 . Nietzsche rêve ainsi d'un cerveau double de l'homme — « quelque chose comme deux compartiments cérébraux, l'un pour être sensible à la science, l'autre à ce qui n'est pas la science », ces deux compartiments étant juxtaposés et « étanches » : « La source d'énergie se trouve dans une sphère, dans l'autre le régulateur : il faut chauffer aux illusions, aux idées bornées, aux passions, et se servir de la science clairvoyante pour prévenir les suites malignes et dangereuses d'une chauffe trop poussée»' 5 2 . Nietzsche retrouve ainsi, mais dans une perspective nouvelle (celle de l'avancée des lumières), l'un des « buts » qu'il se donnait en 1875 : l'engendrement d'un homme en qui seraient réunis « la plus haute intelligence et le cœur le plus ardent » — l'esprit le plus libre et le sentiment le plus puissant153. Si l'esprit libre nietzschéen s'oppose à Γ « esprit fort » qui a la tradition de son côté, il doit donc devenir, néanmoins, « relativement fbrt»]54 : comme l'artiste classique (et contrairement au génie romantique), l'esprit libre n'est pas celui qui rompt avec la tradition (on ne sert jamais aussi bien la tradition que lorsqu'on cherche à la rejeter) mais celui qui joue avec elle — c'est-à-dire, d'abord, celui qui la comprend et qui la domine, qui lui donne un sens (celui qui n'a pas peur de lui donner un sens). Le véritable esprit libre ne se détourne donc pas de la tradition, mais il se l'approprie et il Y interprète (comme moraliste et comme généalogiste), il la transforme et crée ainsi une nouvelle tradition : d'une certaine manière, c'est lui qui accomplit la tradition tout en l'arrachant à elle-même. La « vie facile » des esprits libres devra donc être une vie contemplative, retirée et recueillie dans des « centres de culture », des cloîtres modernes où les penseurs, environnés de lignes fermes et claires, pourront apprendre les uns des autres, approfondir leurs réflexions, imaginer et expérimenter de nouvelles formes de vie. Nietzsche reconnaît même dans Le Gai savoir la nécessité d'inventer une nouvelle architecture pour ce nouveau style d'existence : « T1 serait nécessaire de

13(1

1,2

153 1M

Choses humaines, trop humaines, aphorisme 411. Ibid., aphorisme 232. Le Voyageur et son ombre, aphorisme 183. Choses humaines, trop humaines, aphorisme 251. Cf. ibid., aphorisme 244, dans lequel Nietzsche dit que l'esprit de la science « rend un peu plus froid, un peu plus sceptique, et refroidit en particulier [le] fleuve ardent de la foi ». Fragment 5 [188] de 1875. Choses humaines, trop humaines, aphorisme 230.

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comprendre un jour, et probablement ce jour est-il proche, ce qui manque avant tout à nos grandes villes : des lieux de silence, spacieux et fort étendus, destinés à la méditation, pourvus de hautes et de longues galeries pour les intempéries ou le trop ardent soleil, où ne pénètre nulle rumeur de voitures ni de crieurs, et où une bienséance plus subtile interdirait même au prêtre l'oraison à voix haute : des édifices et des jardins qui dans leur ensemble exprimeraient la sublimité de la réflexion et de la vie à l'écart ! »' 55 La vita contemplativa serait ainsi libérée, non seulement de la vita activa, mais aussi de la vita religiosa : les lieux de méditation construits par l'Église parlent en effet un « langage beaucoup trop pathétique et contraint » pour que les esprits libres (« nous autres sans-dieu ») puissent s'y livrer à leurs propres pensées : « Notre désir, dit Nietzsche, serait de nous voir nous-mêmes traduits dans la pierre et dans la plante, de nous promener au-dedans de nous-mêmes, lorsque nous irions de-ci de-là dans ces galeries et ces jardins ». La véritable contemplation est donc contemplation de soi (en un sens non narcissique) c'està-dire affirmation de soi. Ce n'est pas un hasard si une telle contemplation exige une architecture à sa mesure, l'architecture étant par excellence pour Nietzsche l'art de la volonté de puissance, et si le Génois du Gai savoir, ce constructeur qui s'affirme lui-même « par la possession et le butin », opère d'abord ses conquêtes par la force de son regard (Blick) ]56 . Contempler consiste donc bien à inventer, à créer le monde — c'est-à-dire à s'approprier la réalité telle qu'elle est, à se traduire soi-même en elle et à lui imposer sa propre personnalité. La contemplation n'est pas une fuite, comme le croyaient Platon et Schopenhauer, un arrachement au corps ou au vouloir-vivre : elle est action et volonté de puissance, elle s'accomplit dans la possession et dans la transfiguration de la vie. À ce titre, elle est un allégement qui, loin de rompre avec l'action, le monde, les sentiments, la tradition, se charge d'eux en inventant de nouvelles façons de les supporter. On ne s'allège pas de la vie en s'allégeant la vie, on s'allège de ce qui nous détourne d'elle, de ce qui nous empêche de la supporter (donc de la porter) vraiment. La contemplation est, pour Nietzsche, le seul moyen de reprendre possession de soi — et ainsi de s'alléger la vie.

B. La doctrine des choses les plus proches Dans Aurore, Nietzsche affirme que sa philosophie exprime « l'instinct d'un régime personnel » (un instinct qui « recherche par le détour de mon esprit l'air, l'altitude, le climat, la forme de santé qui me sont propres »)157. Toute philosoM

1,7

Le Gai savoir, aphorisme 280. Ibid., aphorisme 291. Aurore, aphorisme 553. Nietzsche décrit d'ailleurs assez précisément le « besoin » qu'il s'efforce ainsi de « transcrire en raison » : c'est un besoin de « soleil tiède, d'air lumineux et mouvant, de végétation méridionale, de brise marine, de nourriture légère, composée de viande,

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phie est ainsi le reflet et l'instrument (le détour) de ce « processus difficile au moyen duquel un type spécifique de bien être essaie de s'affirmer >>158. Si l'esthétique finit par être pour Nietzsche une physiologie appliquée, la morale nietzschéenne s'appuie donc sur une diététique qui consiste à prendre au sérieux les « réalités » les plus concrètes de la vie quotidienne 159 . Le chapitre d'Ecce homo intitulé « Pourquoi je suis si avisé » est ainsi consacré à trois grandes questions : 1. la question du régime alimentaire : Nietzsche explique notamment que pour être heureux il faut « connaître la taille de son estomac », que le café assombrit la vie, que le thé doit être consommé le matin, en petite quantité « mais très fort » et qu'il peut être recommandé de boire une heure auparavant une tasse de cacao « dégraissé bien épais », que la meilleure cuisine est celle du Piémont, qu'un verre d'alcool suffit à transformer sa vie en une « vallée de larmes », que la cuisine anglaise « donne à l'esprit des pieds sans grâce » ou que rien ne lui est plus nocif que la cuisine allemande : l'esprit allemand, dit-il, est une indigestion, il « naît de tripes dérangées » ; 2. la question du lieu et du climat : « il suffit d'une erreur dans le choix du lieu et du climat pour, non seulement détourner un homme de sa tâche, mais même la lui cacher : il la perd tout à fait de vue », dit Nietzsche (c'est pourquoi le génie n'apparaît pas n'importe où : il « dépend d'un air sec, d'un ciel pur, — c'est-à-dire de rapides échanges organiques, de la possibilité de s'approprier constamment de grandes, et même d'énormes quantités d'énergie ») ; 3. la question des « délassements » (Erholungen) littéraires et musicaux. La morale se définit ainsi comme un « art de la conservation de soi » {Kunst der Selbsterhaltung) et de Γ « égoïsme, du dressage de soi » (« Selbstsucht, Selbstzucht »), une véritable « casuistique de l'égoïsme » qui consiste à prendre au sérieux ces « petites choses » (kleinen Dinge) qui sont « infiniment plus importantes que tout ce que l'on a jusqu'à présent tenu pour important » (sans elles, il est impossible de répondre à la question : « Comment devient-on ce que l'on est ? »). Cette conception diététique de la philosophie trouve sa première traduction, son premier « détour » intellectuel dans Le Voyageur et son ombre et dans la « doctrine des choses les plus proches » (die Lehre von den nächsten Dingen). Cette doctrine associe la question du style de vie (vie active ou vie contemplative ?) à celle du régime de vie (Diät) : si la contemplation consiste, chez Platon, à ignorer les « choses proches » (ta engus) pour se tourner vers un au-delà métaphysique, elle consiste au contraire chez Nietzsche à réprimer le « mépris affecté des choses les plus proches » (mépris qui ne peut être qu'affecté car il est

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d'œufs et de fruits, d'eau chaude pour boisson, de journées entières passées en calmes promenades, de conversation réduite, de lectures rares et prudentes, de résidence solitaire, d'habitudes propres, simples et presque militaires ». Fragment 1 [22] de 1880. Ecce homo, « Pourquoi je suis si avisé », § 1.

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tout aussi impossible de mépriser les choses proches que d'agir de façon complètement désintéressée : « Même le plus pieux accorde plus d'importance à son déjeuner quotidien qu'à la sainte Cène », dit Nietzsche) — et à lutter contre la « négligence réelle qu'on a pour elles »' 60 . En réhabilitant la vie contemplative, Nietzsche rend donc en même temps justice à ces choses petites et proches que l'idéalisme métaphysique nous avait appris à ignorer161.

1. Le jardin des philosophes Cette doctrine des choses les plus proches est une doctrine de l'allégement de la vie, et sa constitution s'appuie sur une autre réhabilitation : celle de Socrate et des philosophes socratiques, ainsi que d'Épicure. Le projet de fonder une « nouvelle Académie grecque » s'accompagne ainsi d'un retour à l'eudémonisme socratique, que Nietzsche fustigeait pourtant dans la métaphysique d'artiste et qu'il fustigera à nouveau (mais pour d'autres raisons) dans le Crépuscule des idoles : dans la philosophie de l'esprit libre, Socrate (et plus généralement le sage socratique) nous montre comment associer libération de l'esprit et allégement de la vie162.

a. Retour à Socrate Nietzsche a intitulé Memorabilia une série de notes qu'il prit en 1878 dans l'un de ses petits carnets et qui correspondent à des souvenirs : Mazzino Montinari a donné une lecture minutieuse de ces fragments 163 . Ce titre, Memorabilia, est une

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Fragments 40 [22] et 41 [7] de 1879. Fragment 41 [13] de 1879. La relation que Nietzsche entretient avec Socrate est très complexe et ambiguë — la déclaration du fragment 6 [3] de 1875, souvent citée, résume assez bien la situation : « Socrate, pour l'avouer une bonne fois, m'est si proche que j'ai presque toujours un combat à livrer avec lui ». Voir notamment, parmi les très nombreux commentaires, Walter Kaufmann, Nietzsche, Philosopher, Psychologist, Antichrist, Princeton, Princeton University Press, 1974 pour la 4 e édition (en particulier le chapitre intitulé « Nietzsche's Attitude toward Socrates », p. 391-411) ; Ernst Behler, « Sokrates und die griechische Lragödie », in Nietzsche-Studien 18, 1989, p. 141-157 ; Volker Gerhardt, « Les Lemps modernes commencent avec Socrate » et Alexandre Nehamas, « Le visage de Socrate a ses raisons... Nietzsche et le "problème de Socrate" », in Nietzsche moraliste, Revue Germanique Internationale, 11, Paris, PUL, 1999, p. 9-25 et p. 27-57 ; Michèle Cohen-Halimi, « Comment peut-on être naïf ? (une lecture de La Naissance de la tragédie) » et Michel Haar, « Nietzsche et Socrate », in Nietzsche, Cahier de l'Herne, op. cit., p. 175-189 et p. 191-197. Sur la question plus particulière du bonheur de Socrate, voir les analyses d'Ursula Schneider, in Grundzüge einer Philosophie des Glückes bei Nietzsche, Berlin-New York, de Gruyter, 1983, notamment p. 18-38. Ces fragments se trouvent dans le carnet siglé Ν 11 6. Voir Mazzino Montinari, « Nietzsches Kindheitserinnerungen aus den Jahren 1875 bis 1879 », m Nietzsche lesen, Berlin/New York, de Gruyter, 1982.

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référence aux Mémorables de Xénophon, un texte que Nietzsche n'a cessé de relire durant la deuxième moitié des années 1870, et qu'il évoque à maintes reprises dans les fragments de cette période — par exemple dans cette note de 1878 : « Plaisir pour moi que les Mémorables, que je crois comprendre mieux que les philologues » l64 . Ce que Nietzsche apprécie d'abord dans les Mémorables, c'est que Xénophon y montre un Socrate plus cohérent et plus léger que le Socrate de Platon. Ce dernier est en effet, pour Nietzsche, une caricature : « il est surchargé [überladen] de qualités qui ne se trouveront jamais ensemble chez une seule et même personne ». En outre, « Platon n'a pas assez de génie dramatique, selon Nietzsche, pour fixer la figure de Socrate » : « Même sa caricature est donc floue », dit-il165. En revanche, les Mémorables donnent, selon Nietzsche, une « image vraiment fidèle, exactement aussi intelligente que l'était le modèle ; mais il faut savoir lire ce livre » (c'est-à-dire ne pas s'y ennuyer comme les philologues qui pensent que Socrate n'a plus rien à leur dire, et sentir « que cet ouvrage vous heurte et à la fois vous rend heureux »). Xénophon n'ajoute rien à Socrate166 — Platon, quant à lui, agit exactement à l'inverse de Nietzsche qui, lorsqu'il s'efforce de reconstituer la figure des philosophes présocratiques, procède par réduction et par condensation : « Je raconte en la simplifiant l'histoire de ces philosophes : je ne veux extraire de chaque système que ce point qui est un fragment de personnalité et appartient à cette part d'irréfutable et d'indiscutable que l'histoire se doit de préserver» 167 . Cette simplification monumentale (au bon sens du terme) permet de saisir plus facilement, ajoute Nietzsche, « ce que nous serons obligés à'aimer et de vénérer toujours, et qu'aucune connaissance ne pourra nous ravir : le grand homme ». Ce qui compte, pour Nietzsche, c'est donc la personnalité du philosophe (le 164

Fragment 28 [11] de 1878. Cf. la lettre du 26 mai 1876 à Carl von Gersdorff : « Je lis les Mémorables de Xénophon avec le plus profond intérêt personnel. — Les philologues les trouvent ennuyeuses à mourir, tu vois comme je suis peu philologue ».

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Fragment 18 [47] de 1876. Cf. le fragment 5 [193] de 1875. Jabob Burckhardt semble être du même avis que Nietzsche — voir sur ce point le cahier de Kelterborn, op. cit., f. 130 r° : « Socrate, le fils de Sophronisque, était lui aussi, dans ce monde d'individus, un individu de l'espèce la plus rare, auquel personne n'était comparable, le premier Hellène, sur lequel nous savons tout, certes moins sur sa vie que sur sa nature ; les sources sont avant tout les Mémorables de Xénophon et VApologie de Platon, Socrate est davantage transfiguré [verklärt] dans les autres écrits platoniciens ».

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D'une certaine manière, le Socrate de Platon est alourdi par le socratisme. Il faut distinguer en effet deux choses : Socrate (l'homme, le philosophe, le « type », la personnalité) et le socratisme (c'est-à-dire une tendance générale qui culmine avec Socrate mais qui commence avant lui, et qui dépasse les limites d'un simple individu : voir La Naissance de la tragédie, § 14). Il est particulièrement important de faire cette distinction lorsqu'on examine les textes de la première moitié des années 1870 : dans La Naissance de la tragédie, par exemple, Nietzsche parle avant tout du socratisme, défini et critiqué comme un déferlement de l'instinct de connaissance ; dans d'autres textes comme le cours sur les philosophes préplatoniciens, Nietzsche parle d'abord de Socrate (« le premier philosophe de la vie » et « le dernier type de sage que nous connaissions »). Le Philosophie à l'époque tragique des Grecs, Avant-propos.

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« monogramme de sa personnalité profonde >>168), que l'on peut mettre en lumière « en trois anecdotes ». Dès lors, la tâche de Nietzsche n'est pas celle d'un érudit ou d'un philologue au sens traditionnel du terme, mais celle d'un éducateur, voire d'un moraliste. 11 s'agit avant tout, pour lui, de satisfaire à l'exigence que « ce qui est grand doive durer éternellement », afin de communiquer aux hommes de « profondes impulsions ». 11 s'agit de décrire le passé « comme imitable et comme digne d'imitation », afin de nous inciter à l'imiter, c'est-à-dire à nous affirmer nous-mêmes en rivalisant avec lui. On ne saurait dire, néanmoins, que le Socrate des Mémorables est pour Nietzsche un Socrate monumental : si le Socrate de Platon est alourdi (précisément parce que Platon est tombé dans les travers de l'histoire monumentale, en pensant qu'il faut étoffer ce que l'on veut faire aimer), le Socrate de Xénophon n'est pas un Socrate allégé ou simplifié mais une « image vraiment fidèle » {ein wirklich treues Bild), un témoignage qui n'a fait l'objet, selon Nietzsche, d'aucune transfiguration. C'est un Socrate plus proche de nous, qui reste « immédiatement imitable »' 69 et dont l'imitation à la fois heurte {sticht) et rend heureux {beglückt) : c'est un aiguillon (comme savait l'être Socrate pour ses contemporains) et une source de joie. Or, ce Socrate de Xénophon est d'abord une figure de Y esprit libre. Dans un fragment de 1875, Nietzsche se dit ainsi frappé par les « andrapodistai heautôn », faisant référence à un passage du livre 1 des Mémorables, dans lequel Xénophon explique pourquoi Socrate ne voulait pas être payé par ses disciples : « 11 croyait qu'en s'abstenant d'un salaire il veillait sur sa liberté. Quant à ceux qui reçoivent un salaire pour leur fréquentation, il les appelait "ceux qui s'asservissent euxmêmes" [andrapodistai heautôn], puisqu'ils étaient contraints de s'entretenir avec ceux qui leur versaient un salaire »' 70 . Nietzsche reconnaît sans doute dans cette servitude volontaire une attitude comparable à celle des savants, des philologues et des universitaires de son temps. La figure des « esprits asservis » {gebundene Geister), que Nietzsche oppose souvent à celle des « esprits libres », est donc assurément l'héritière des « andrapodistai heautôn » de Xénophon 171 . Nietzsche trouve en outre dans Y Apologie de Socrate (celle de Platon172) de quoi confirmer et renforcer cette lecture des Mémorables — notamment dans le

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De l'utilité et des inconvénients de l'histoire pour la vie, § 2. Fragment5 [192] de 1875. Fragment 5 [192] de 1875. Voir Xénophon, Mémorables, livre I, chap. 11, § 6, trad. L.-A. Dorion, Paris, Les Belles Lettres, 2000, p. 10. Voir notamment les fragments 17 [75], 17 [104] et 17 [105] de 1876. On retrouve l'expression « esprit asservi » dans l'aphorisme 226 de Choses humaines, trop humaines, par exemple. Buckhardt oppose lui aussi, dans son cours sur l'histoire de la culture grecque, l'esprit libre (des Grecs) à l'esprit asservi (de l'Orient) — voir le manuscrit de Kelterborn, op. cit., f. 140 r° : « Mais chez les Grecs c'est le réveil de l'esprit contre la matière, de l'esprit libre contre l'esprit asservi de l'Orient [des freien Geistes gegenüber dem gebundenen des Orients] ». Nietzsche fait allusion &Ì'Apologie de Socrate de Platon dans le fragment 28 [11] de 1878 : « Lu et expliqué avec une intime émotion Y Apologie de Socrate » (c'est dans ce fragment que

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passage où Socrate présente sa mission divine et affirme qu'il est « attaché par le dieu au flanc de la Cité comme au flanc d'un cheval puissant et de bonne race, mais auquel sa puissance même donne trop de lourdeur et qui a besoin d'être réveillé par une manière de taon » m . Socrate harcèle les Athéniens, il les stimule et leur fait des reproches, les libérant ainsi de leur inertie et de leur ignorance. Nietzsche fait allusion à ce texte dans un aphorisme de Choses humaines, trop humaines consacré à la femme de Socrate : « Le fait est que Xanthippe le poussa toujours plus avant dans sa vocation originale en lui rendant son foyer inhabitable, sa maison inhospitalière : c'est elle qui lui apprit à vivre dans les rues, et en tous lieux où l'on pouvait bavarder et muser, faisant ainsi de lui le plus grand dialecticien des rues d'Athènes ; lequel ne peut finalement s'empêcher de se comparer lui-même à un taon qu'un dieu aurait posé sur le col de cette belle cavale d'Athènes pour l'empêcher de demeurer en repos » l74 . C'est donc Xanthippe qui, bien malgré elle (et malgré Socrate, qui n'aurait pas choisi cette femme s'il l'avait mieux connue : « même l'héroïsme de cet esprit libre ne serait pas allé jusque-là », remarque Nietzsche), est à l'origine de la mission divine de Socrate — ce n'est pas Apollon ou l'oracle de Delphes (« pudenda origo » !). Elle joue en effet dans la libération de Socrate un rôle analogue à celui que la maladie a pu jouer dans celle de Nietzsche : elle rend insupportable tout ce qui aliène et retient l'esprit. Nietzsche est ici très ironique (si Socrate est le taon d'Athènes, Xanthippe est le taon de Socrate), un peu à la manière dont, précisément, Socrate savait l'être — mais il n'en souligne pas moins Y héroïsme de Socrate, en qui il reconnaît bien une figure de l'esprit libre. Cet éloge ironique de la liberté de Socrate se transforme dans le Voyageur et son ombre en éloge de la « nuance d'ironie attique et de goût pour les plaisanteries » qui colore la mission divine de Socrate : « 11 en parle sans onction, dit Nietzsche ; ses images, le frein et la cavale, sont simples, nullement sacerdotales, et la mission proprement religieuse dont il se sent investi, mettre son dieu à la question de cent manières différentes pour voir s'il a dit vrai, permet de conclure à une attitude hardie de liberté, par laquelle le missionnaire se place ici à hauteur de son dieu »' 75 . La mission divine de Socrate ne consiste pas à obéir à un dieu, mais à mettre la parole du dieu à l'épreuve : Apollon dit-il la vérité lorsqu'il affirme que Socrate est l'homme le plus sage de tous ? 176 Cette épreuve est, selon Nietzsche évoque également le plaisir qu'il prend aux Mémorables de Xénophon). Durant le semestre d'été 1878, Nietzsche consacre en effet un cours de deux heures à l'Apologie de Socrate (déjà étudiée durant le semestre d'hiver 1869-1870 et durant le semestre d'été 1876). 173

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Platon, Apologie de Socrate, 30 e, in Œuvres complètes, I, trad. L. Robin, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1950, p. 167. Choses humaines, trop humaines, aphorisme 433. Le Voyageur et son ombre, aphorisme 72. Nietzsche déforme ici l'attitude de Socrate, qui ne consiste pas à se demander si l'oracle de Delphes a dit vrai, mais à se demander pourquoi il a dit ce qu'il a dit, étant bien entendu qu'un oracle dit toujours la vérité : qu'est-ce qui a pu faire dire à l'oracle que Socrate était l'homme le plus sage de tous, ou plutôt qu'est-ce qui fait que Socrate est bien l'homme le plus sage de tous,

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Nietzsche, Γ « un des plus subtils compromis que l'on ait jamais imaginés entre la religion et la liberté de l'esprit » — une légèreté, une irréligion philosophique analogue à l'irréligion des artistes, une sorte de libre problématisation ou de libre questionnement comparable à la libre poétisation homérique. Mais Socrate n'est pas seulement une figure de la liberté de l'esprit, dans Le Voyageur et son ombre. Si Nietzsche est attiré par les Mémorables de Xénophon, c'est aussi parce que Socrate y est présenté comme un philosophe de la joie et de la simplicité : un esprit libre, certes (comme l'homme schopenhauérien de la troisième Considération inactuelle ou comme Démocrite), mais avec le sourire. Socrate est une figure de l'allégement de la vie — et d'une relation de bon voisinage avec les « choses les plus proches ». C'est en ce sens qu'il faut comprendre les éloges du texte de Xénophon que l'on retrouve dans les manuscrits préparatoires du Voyageur et son ombre : « Le livre le plus attirant de la littérature grecque : Mem Socr » ; « Socr Mem, non pas le plaisir d'une curiosité, mais un voisi177

nage tout simple [einfältige Nachbalichkeit] » . Nietzsche associe ainsi le Socrate de Xénophon et la doctrine des choses les plus proches dont il formule la devise dans l'aphorisme 350 du Voyageur et son ombre : « La liberté de l'esprit ne doit être donnée qu'à Vhomme ennobli ; lui seul voit approcher Vallégement de la vie, baume pour ses blessures ; il est le premier à pouvoir dire qu'il ne vit que pour la joie et dans aucun autre but que ce soit ; et dans toute autre bouche que la sienne sa devise serait dangereuse : Paix autour de moi et plaisir de toutes les choses les plus proches » l78 . C'est d'ailleurs ce que l'Ombre qui dialogue avec le Voyageur, dans l'Épilogue du Voyageur et son ombre, retient de tout ce qui vient d'être dit dans le livre : « De tout ce que tu as dit, rien ne m'a plu davantage que cette promesse : vous allez redevenir bons voisins des choses les plus proches ». Socrate est ainsi le sage « le plus simple et le plus impérissable de tous » : il représente à la fois la liberté de l'esprit, l'éthique de l'amitié et de la «joie partagée » et la doctrine des choses les plus proches — dans l'aphorisme 86 du Voyageur et son ombre, Nietzsche fait l'éloge de cette « sagesse pleine d'espièglerie », de ce sourire et de cette intelligence par lesquels Socrate, selon lui, l'emporte sur Jésus, et incarne l'essence même de tout art de vivre : « C'est à lui que ramènent les chemins des modes de vie les plus divers, qui sont au fond les modes de vie des divers tempéraments, fixés par la raison et par l'habitude, et tous tournés par

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comme l'a révélé l'oracle de Delphes ? Nietzsche modifie donc le sens du questionnement socratique pour en accentuer Γ « attitude hardie de liberté » et mettre en lumière la liberté d'esprit de Socrate. Fragments 41 [2] et 42 [48] de 1879. Voir le fragment 40 [16] de 1879. Sur Socrate philosophe des choses les plus proches, voir l'aphorisme 6 du Voyageur et son ombre : « Socrate, déjà, se défendait de toutes ses forces contre cette négligence hautaine des choses humaines au profit de l'Homme, et il aimait, citant un mot d'Homère, rappeler l'étendue réelle, la quintessence de tous les soucis et de toutes les pensées : ce n'est rien d'autre, disait-il, "que ce qui m'arrive chez moi de bien et de mal" ».

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la pointe vers la joie de vivre et d'être soi-même ; d'où l'on pourrait déduire que le trait le plus original de Socrate a été de participer à tous les tempéraments ». Dans cet étonnant portrait, Socrate représente presque déjà ce que Goethe sera dans le Crépuscule des idoles : une figure de l'homme dionysiaque et de son tempérament polyphonique — Socrate participe à tous les tempéraments, et pourtant il est le sage le plus simple de tous. C'est qu'il est à la pointe (Spitze) de tout tempérament : il n'incarne pas un mode de vie, un tempérament ou une sagesse en particulier, mais tout mode de vie, tout tempérament et toute sagesse en tant qu'ils sont « tournés par la pointe vers la joie de vivre et d'être soi-même ». Il est Y humain en tant qu'il choisit l'affirmation de soi et du vouloir-vivre — en tant qu'il choisit le gai savoir. À l'aiguillon qui heurte et qui libère de Y Apologie de Socrate, Nietzsche associe ainsi la pointe joyeuse des Mémorables : Socrate veille sur sa liberté mais il reste «joyeux et sûr » l79 . On comprend mieux, maintenant, le titre que Nietzsche donne à son petit carnet de souvenirs et d'annotations autobiographiques : Memorabilia. En se retrouvant lui-même, Nietzsche à la fois se libère de tout ce qui l'aliène et le détourne de sa tâche (Schopenhauer, Wagner, la philologie, la métaphysique, etc.), et il se rapproche de lui-même, il redevient le bon voisin des choses qui lui sont le plus proches. En rassemblant et consignant ses souvenirs de bonheur, il s'agit de trouver cette « joie de vivre et d'être soi-même » qu'incarne le Socrate des Mémorables.

b. Cyniques et épicuriens Mais si Socrate est sans doute, dans la philosophie de l'esprit libre, la figure la plus importante du jardin philosophique de Nietzsche, on croise également, dans ce jardin, bien d'autres penseurs : ce sont presque tous des penseurs socratiques, et des penseurs qui incarnent une certaine aptitude à concilier l'ascèse et la légèreté, la liberté de l'esprit et la recherche du bonheur. L'image du jardin apparaît notamment dans un aphorisme d'Opinions et sentences mêlées, où elle se trouve associée à une philosophie de la maturité et de la simplicité : « La maturité de l'intelligence, une fois obtenue, se manifeste en ce que l'on ne court plus les endroits où des fleurs rares s'abritent sous les plus piquants des fourrés épineux de la connaissance, et que l'on se contente du jardin, de la forêt, de la prairie et du champ, considérant combien la vie est trop brève pour la rareté et l'insolite »' 80 . Il faut savoir se contenter de son jardin (et de la campagne) — le jardin étant, réciproquement, la nature dont on sait se contenter. Les aphorismes suivants s'intitulent : « Avantage de la privation », « Recette pour un martyr », « Le juge », « Utilité du grand renoncement », « Comment donner l'éclat au devoir ». Nietzsche y esquisse une morale ascétique de la sobriété et du Voir l'aphorisme 173 du Voyageur et son ombre. Opinions et sentences mêlées, aphorisme 399.

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renoncement, que l'on retrouve notamment dans l'aphorisme 305 du Voyageur et son ombre : « Une journée est toujours mal employée et représente un danger pour le prochain, pendant laquelle on ne s'est pas au moins refusé quelque chose en petit ; cette gymnastique est indispensable si l'on veut garder le plaisir d'être maître de soi ». Nietzsche disait déjà dans un fragment de 1876 que « cinq petits actes de liberté sont plus efficaces que tous les libres penseurs »' 8 I . Un tel entraînement à la liberté, une telle gymnastique du renoncement font songer au stoïcisme mais surtout au cynisme, à cette ascèse et à cette frugalité radicales dont Nietzsche faisait l'éloge dans un fragment de 1873-1874 : « J e pense à la première nuit de Diogène : toute la philosophie antique était basée sur la simplicité de la vie et enseignait une certaine absence de besoins comme le 1 82

remède le plus important contre toutes les pensées de bouleversement social » . Il n'y a de philosophie véritable, selon Nietzsche, que là où les hommes ont le « courage de transformer radicalement leur mode de vie et de le donner en exemple ». Diogène est ainsi l'archétype de Yischus, de la force de caractère, de la fermeté morale et intellectuelle. C'est par excellence le philosophe de l'ascèse, lui qui s'entraînait à résister à la chaleur et au froid en se roulant l'été sur du sable brûlant et en étreignant l'hiver des statues couvertes de neige, lui qui, selon Diogène Laërce, « répétait à cor et à cri que la vie accordée aux hommes par les dieux est une vie facile [bion radion], mais que cette facilité leur échappe, car ils recherchent gâteaux de miel, parfums et raffinements du même genre », et lui qui affirmait que « rien, absolument rien ne réussit dans la vie sans ascèse ; celle-ci 1 est capable, en revanche, de triompher de tout » . L a vie cynique est donc une vie allégée par l'ascèse la plus rigoureuse. Le philosophe cynique vit dans une très grande frugalité (comme en témoigne l'enseignement de Diogène aux enfants de Xéniade : « À la maison, il leur apprenait à se servir eux-mêmes, à prendre une nourriture frugale et à boire de l'eau ; à son instigation, ils avaient les cheveux tondus au ras de la tête, ils allaient sans coquetterie, sans tunique, pieds nus et gardant le silence, marchant les yeux baissés dans la rue »), il vit dans un renoncement qui fait de lui une figure de l'esprit libre (« Il louait les gens qui, sur le point de se marier, ne se mariaient point ; qui, sur le point de faire une traversée, ne la faisaient point ; qui, sur le point de s'occuper de politique, ne s'en occupaient point et d'élever des enfants ne les élevaient point ; il louait également ceux qui s'apprêtaient à vivre dans la compagnie des princes et qui ne s'en approchaient point »)184. D'une manière générale, Diogène est le philosophe de la radicalité, au sens où il vit en se conformant totalement à ce qu'il pense — c'est un point sur lequel Diogène Laërce revient à plusieurs reprises, notamment lorsqu'il rappelle le lan181 182 183

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Fragment 17 [73] de 1876. Fragment 31 [10] de 1873-1874. Voir Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres. Livre IV, trad. dir. par M.-O. Goulet-Cazé, Librairie Générale Française, 1999 : § 23, p. 717 ; § 44, p. 721 ; § 71, p. 737. Ibid., § 31, p. 712 et § 29, p. 710.

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gage que tenait Diogène et le fait que « de toute évidence il y conformait ses actes », ou le fait qu'il se scandalisait de voir « les orateurs mettre tout leur zèle à parler de la justice, mais ne point du tout la pratiquer, et encore les philosophes blâmer l'argent, mais le chérir par-dessus tout ». 11 était également « hors de lui quand les gens sacrifaient aux dieux pour leur santé et, au cours même du sacrifice, mangeaient au détriment de cette même santé » l85 . Philosopher, c'est donc d'abord apprendre à être cohérent, et l'ascèse cynique a pour objectif d'acquérir la force et la volonté nécessaires à cet apprentissage. Le cynisme est un exercice quotidien qui consiste à entraîner sa volonté pour être en mesure de se conformer vraiment à ce que l'on pense — et c'est bien à ce genre d'entraînement que Nietzsche fait allusion dans le fragment 27 [7] de 1878 : « Huit points sur lesquels j'ai à me décider ». Comme il le dira plus tard dans Ecce homo, Choses humaines, trop humaines est le « monument d'une stricte auto-discipline », d'une sorte de dressage de soi (Selbstzucht) qui fait songer à l'ascèse radicale de Diogène186. On comprend ainsi que la première nuit de Diogène, c'est-à-dire la première nuit qu'il passa en philosophe, enveloppé dans son manteau replié au fond de sa jarre, soit pour Nietzsche, en 1873-1874 (c'est-à-dire au moment où il prépare la troisième Considération inactuelle), le modèle héroïque d'une philosophie basée sur la plus grande « simplicité de la vie », et qu'elle témoigne au plus haut point de la force des philosophes de l'Antiquité. Pourtant, à la fin des années 1870, ce n'est plus la vertu de Diogène que Nietzsche recherche dans la philosophie antique. Nietzsche évoque en effet Diogène à plusieurs reprises, notamment dans Le Voyageur et son ombre (par exemple dans l'Épilogue et dans l'aphorisme 18), et l'ascèse cynique reste une référence pour les esprits libres, mais le cynisme n'est pas assez serein, pas assez souriant, pas assez léger pour incarner, à lui seul, la sagesse à laquelle Nietzsche aspire187. Si cette sagesse est ascétique et difficile, voire héroïque, comme l'est celle de Diogène, elle doit aussi être douce et tranquille — ce que n'était pas le cynisme : à ce titre, la philosophie de l'esprit libre est moins l'héritière du cynisme que de Yépicurisme. Nietzsche s'explique clairement sur ce point dans un aphorisme de Choses humaines, trop humaines : « L'épicurien a le même point de vue que le cynique ; il n'y a d'ordinaire entre eux qu'une différence de tempérament» 188 . Si l'épicurien « se promène comme par des allées de douce pénombre, bien protégées à l'abri des souffles, tandis que sur sa tête mugissent dans le vent les cimes des arbres, qui lui trahissent de quelle violence le monde est agité au-dehors », le cynique, au contraire, « s'en va pour ainsi dire nu dehors, 185 186 187

Ibid., § 71, p. 737 et § 28, p. 709-710. Ecce homo, « Pourquoi j'écris de si bons livres », Choses humaines, trop humaines, § 5. L'aphorisme 137 de Choses humaines, trop humaines, dans lequel Nietzsche assimile l'ascétisme à un « acharnement contre soi-même », s'intitulait initialement : « Contribution à l'explication du cynisme ». Choses humaines, trop humaines, aphorisme 275.

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de-ci de-là dans les rafales, et s'y endurcit jusqu'à perdre le sentiment ». C'est luimême que Nietzsche présente ici sous le masque de l'épicurien, comme en témoigne une note de 1876-1877, consignée dans un carnet que Nietzsche utilisa à Sorrente : « Cheminer par des allées de douces pénombres à l'abri des souffles, tandis que sur nos têtes, agités par des vents violents, les arbres mugissent, dans une lumière plus claire»' 9. Le bonheur d'Épicure, c'est de sentir les vents qui soufflent au-desssus de nous, alors que nous sommes protégés — ou de sentir les vagues qui lèchent le rivage190. Le jardin d'Épicure est donc d'abord une enceinte protectrice (tout comme le cloître pour esprits libres) : il s'agit d'être simple, mais en restant joyeux. Nietzsche développe ce point dans un aphorisme d'Opinions et sentences mêlées, intitulé « Danger qui guette les abstinents » : « 11 faut se garder de fonder sa vie sur une base d'appétits trop étroite ; car, à s'abstenir des joies que comportent situations, honneurs, corps constitués, voluptés, commodités, arts, un jour peut venir où l'on s'aperçoit qu'au lieu de la sagesse, c'est le dégoût de vivre que l'on s'est donné par ce renoncement »' 9 I . Le renoncement sur lequel Nietzsche veut fonder sa vie est au contraire tourné vers la joie. La frugalité épicurienne n'a pas l'âpreté de l'ascétisme chrétien ou schopenhauérien, ni la rudesse et l'austérité sauvage du cynisme. C'est une frugalité idyllique, « naturelle » — une véritable « opulence » (Ueppigkeit), comme Nietzsche le suggère dans Le Voyageur et son ombre : « Un jardinet, quelques figues, de petits fromages et, avec cela, trois ou quatre bons amis, c'était là, pour Epicure, festin opulent »' 92 . L'évocation d'Épicure et de son jardin revient en fait assez souvent sous la plume de Nietzsche à la fin des années 1870, et il arrive même à Nietzsche de se comparer lui-même à Epicure — par exemple dans une lettre de janvier 1879 à Peter Gast : « Ma santé est dans un état épouvantable — accablé de douleur, comme avant, ma vie bien plus austère et solitaire ; je vis presque moi-même, le tout dans le tout, comme un véritable saint, mais avec les dispositions du très vénérable Epicure — l'âme tout à fait apaisée, patient et envisageant la vie avec • · 193 joie » .

189 190 191 192

Carnet siglé Ν 11 3, p. 15. Voir KGW 1V/4, p. 210. Voir le fragment 30 [31] de 1878. Opinions et sentences mêlées, aphorisme 337. Le Voyageur et son ombre, aphorisme 192. Nietzsche songe sans doute ici à son séjour à Sorrente, avec les « trois ou quatre bons amis » que furent Malwida von Meysenbug, Paul Rée, Albert Brenner, et occasionnellement Reinhart von Seydlitz. Voir notamment la lettre de Nietzsche à Malwida du 4 août 1877 : « je n'ai jamais vécu de ma vie dans une telle opulence qu'à Sorrente ». Lettre du 22 janvier 1879 à Peter Gast. Pour le « jardin d'Epicure », voir par exemple la lettre à Peter Gast du 26 mars 1879 : « Où allons-nous reconstituer le jardin d'Épicure ? », et la lettre du 31 octobre 1879 à Paul Rée : « J'ai dû renoncer à beaucoup de désirs, mais encore jamais à celui de vivre avec vous — mon "jardin d'Epicure" ! » Cf. le fragment 30 [31] de 1878 : « Les vagues — léchant le rivage par les calmes journées d'été — le bonheur du jardin d'Épicure ». Sur cette question du jardin d'Epicure, voir notamment l'article de Volker Eberbach, « Nietzsche im

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Epicure est ainsi pour Nietzsche le « philosophe de l'opulence », c'est-à-dire de ce qu'il appelle, dans Opinions et sentences mêlées, la « sobriété de la tempérance » : « Pour ne pas confondre la sobriété causée par l'épuisement de l'esprit avec la sobriété de la tempérance, il faut prendre garde que la première est de mauvaise, et la seconde de bonne humeur »' 94 .

c. Horace et Montaigne Cette sobriété est aussi celle de Socrate, bien sûr195, mais encore d'Horace (qui est avec Montaigne, selon Nietzsche, l'un des « guides » qui doivent nous mener à la sagesse socratique 196 ) — Horace à qui Nietzsche associe parfois ses considérations diététiques' 7, et qui représente pour lui un scepticisme gai, teinté d'épicurisme, une légèreté souriante mais lucide, aux antipodes de la sensibilité romantique des Modernes. Nietzsche oppose ainsi Horace à Byron et présente la « légèreté festive d'Horace » (der feierliche Leichtsinn Horazens) comme l'un des meilleurs remèdes contre le tourment de la connaissance 198 . Il cite notamment une ode dans laquelle Horace fait l'éloge d'une vie simple et facile, loin des tourments de la politique : « Pourquoi te fatiguer de desseins éternels, quand ton esprit ne les peut concevoir ? Pourquoi ne pas nous étendre, tout simplement, sous ce haut platane, sous ce pin... » ' " Les derniers vers de cette ode font l'apologie d'une vie de plaisir, mais de plaisir modéré — Horace est un poète de la tempérance : « Quel esclave adoucira, le plus vite, dans nos coupes, avec une eau limpide, la chaleur du Falerne ? Lequel de nous deux fera sortir de sa maison écartée Lydé, la courtisane ? Allons ! Qu'elle se hâte, avec sa lyre d'ivoire, et qu'elle relève ses cheveux d'un nœud bien fait comme les Laconiennes ! »200

Garten Epikurs », in Nietzscheforschung. Jahrbuch der Nietzsche-Gesellschaft, Gerhardt et R. Reschke, Berlin, Akademie Verlag, 2001, p. 43-61. Opinions et sentences mêlées, aphorisme 326.

vol. 8, éd. par V.

Voir sur ce point Xénophon, Mémorables, trad. L.-A. Dorion, op. cit., p. 9-10. Le Voyageur et son ombre, aphorisme 86. Voir la carte postale du 30 novembre 1878 à Marie Baumgartner : « la biscotte est bonne ; et les pruneaux "allient l'utile à l'agréable", pour parler comme Horace ». Choses humaines, trop humaines, aphorisme 109. Horace, Odes, livre II, XI, in Œuvres, trad. F. Richard, Paris, Garnier Frères, 1967, p. 77. Cf. ibid., livre 11, III, p. 72-73 : « Souviens-toi de conserver dans les heures difficiles une âme égale, et dans la prospérité une modération qui t'éloigne d'une joie insolente : car tu dois mourir, Dellius, soit que tu aies toute ta vie vécu dans l'affliction, soit qu'à l'écart, étendu sur le gazon, les jours de fête, tu aies trouvé le bonheur dans une coupe de Falerne tirée du fond de ton cellier. Pourquoi ce pin si élevé et ce peuplier blanc se plaisent-ils à mêler leurs branches et à ménager un joli coin d'ombre ? pourquoi cette eau fuit-elle en bondissant dans le lit sinueux de ce ruisseau ? C'est pour que là tu fasses apporter du vin, des parfums, les roses charmantes, malheureusement trop vite fanées, tant que le permettront les circonstances, ta jeunesse et le sombre écheveau que filent les trois sœurs ». Toute la « légèreté festive » d'Horace se retrouve

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L'ode citée par Nietzsche dans Choses humaines, trop humaines suit d'ailleurs immédiatement l'ode consacrée à Y aurea mediocritas, à cette « médiocrité dorée » qui est au cœur de la légèreté horatienne : « Suivre le bon chemin dans la vie, Licinius, c'est ne pas vouloir toujours gagner la haute mer, c'est aussi ne pas rester, par crainte de la tempête, trop près du rivage semé d'écueils. Quiconque choisit le juste milieu, précieux comme l'or, vit en sécurité sans souffrir de la pauvreté et de ses laideurs » 201 . 11 ne s'agit pas non plus de monter trop haut : « Les pins élevés sont le plus souvent battus par les vents », dit Horace (de même l'épicurien de Choses humaines, trop humaines se tient « à l'abri des souffles » et laisse au-dessus de lui mugir la cime des arbres). À l'arbre de la connaissance qui, selon Byron, n'est pas l'arbre de vie, Nietzche oppose ainsi le modeste platane et le pin d'Horace, au pied desquels il fait bon se reposer202. Dans Aurore, Nietzsche évoque encore la légèreté horatienne, comme remède non plus aux tourments de la connaissance, mais à la mélancolie des constructions éternelles dont souffraient les Romains : dans ce cas aussi, Horace est bien pour Nietzsche une sorte de recette pour supporter la vie, un moyen de 5 'alléger l'existence. À Horace, Nietzsche joint souvent Montaigne. Vivetta Vivarelli cite un fragment de la période bâloise dans lequel Horace et Montaigne sont explicitement associés à la question de l'allégement de la vie : « L'allégement de la vie. La manière avec laquelle les religions y contribuent. Celle des accès de pessimisme. Celle des accès de scepticisme (Horace, Montaigne). D'une manière générale : c^uel moyen a-t-on pour ne plus avoir de souci. Description de l'homme oppressé » \ Horace et Montaigne représentent ainsi la contribution des sceptiques à l'allégement de la vie : ils nous montrent comment nous libérer du souci (Sorgen los zu werden). Montaigne est l'un des philosophes préférés de Nietzsche, et il y a bien des points communs entre les deux penseurs. Pour ce qui est de la philosophie de l'esprit libre, on a montré l'influence des Essais sur la conception nietzschéenne de la liberté de l'esprit et plus précisément sur Choses humaines, trop humaines — notamment de l'essai intitulé « De mesnager sa volonté » sur l'aphorisme intitulé « Prudence des esprits libres »204. C'est dans cet essai que Montaigne déve-

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204

dans ces vers et dans cette morale qui consiste à savoir profiter simplement de la vie comme on profite des « jours de fête ». Ibid., livre II, X, p. 76-77. Nietzsche cite les « vers immortels » de Byron dans l'aphorisme 109 de Choses humaines, trop humaines. J'ajoute que Nietzsche lui-même, à Sorrente, aimait à s'allonger sous un arbre pour y réfléchir. Voir Malwida von Meysenbug, Der Lebensabend einer Idealistin, op. cit., p. 66 : « 11 me montra en particulier un arbre, et me dit que lorsqu'il se trouvait à son pied, une pensée lui tombait toujours dessus ». Manuscrit siglé Mp XI 6, p. 69 : voir KGW 111/5, p. 115. Cité par Vivetta Vivarelli, in « Montaigne und der "freie Geist" », Nietzsche-Studien 23, 1994, p. 83. Choses humaines, trop humaines, aphorisme 291. Voir notamment Vivetta Vivarelli, « Montaigne und der "freie Geist" », loc. cit., p. 79-101. Dans la langue de Montaigne,

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loppe l'idée qu' « il se faut prester à autruy et ne se donner qu'à soy-mesme », mais qu'il faut se donner avec modération : « 11 y a tant de mauvais pas que, pour le plus seur, il faut un peu legierement et superficiellement couler ce monde. 11 le faut glisser, non pas s'y enfoncer »205. Et Montaigne de reprendre une image horatienne : « tu marches à travers des feux que recouvre une cendre trompeuse » — métaphore qui s'inscrit implicitement dans un éloge de la superficialité : lorsqu'on s'en tient à la surface des choses, on ne se brûle pas 2 6. Comme le dit Montaigne, il faut glisser sur une telle cendre, et non s'y enfoncer. La légèreté montaignienne consiste ainsi à « sainement et gayment vivre », ce qui signifie d'abord vivre libre, vivre « à soy » — comme Montaigne a vécu lorsqu'il était maire de Bordeaux : « J'ai peu me mesler des charges publiques sans me despartir de moy de la largeur d'une ongle, et me donner à autruy sans m'oster à moy »207. On comprend qu'une telle attitude puisse fasciner Nietzsche, au moment où celui-ci reprend possession de lui-même, après s'être donné à Schopenhauer, à Wagner ou à la philologie. L'existence que défend Montaigne est « une vie glissante, sombre et muette » — de même l'esprit libre nietzschéen, dans sa prudence et son « héroïsme raffiné », ne s'offre pas à la vénération des foules mais « traverse le monde aussi silencieusement qu'il en sort » : « Par quelques labyrinthes qu'il passe, dit Nietzsche, entre quelques rochers que son cours ait souffert de s'encaisser parfois, dès qu'il vient au jour il reprend sa course lim-

« mesnager » n ' a pas le sens moderne d'économiser ou d'épargner, d'employer avec mesure, mais le sens d'administrer, de gouverner (au sens de l'oikonomia antique : au XVIe siècle, on ne disait pas « L'Économique » mais « La Ménagerie » de Xénophon). Mais Nietzsche a lu les Essais de Montaigne dans une traduction allemande (Leipzig, L. Lankischens Erben, 17531754, cote C 300 à la Herzogin Anna Amalia Bibliothek), dont l'auteur (Johan Daniel Tietz) fait un contresens sur « mesnager », auquel il donne son sens moderne et qu'il traduit par « Mäßigung », qui signifie « modération », « réserve », « retenue ». Il reste que la « prudence » de l'esprit libre nietzschéen présente bien un certain nombre de points communs avec l'attitude de Montaigne à l'égard de sa fonction de maire de Bordeaux, par exemple. Mais on peut faire deux objections à l'interprétation de Vivetta Vivarelli : d'abord, il me semble que Nietzsche pense avant tout à Epicure dans cet aphorisme, comme en témoigne l'expression « héroïsme raffiné » qu'il associe explicitement à Epicure dans le fragment 28 [15] de 1878. Ensuite et surtout, si les esprits libres de Nietzsche ménagent, comme Montaigne, leur volonté à l'égard de ce que Montaigne appelle la « tracasserie publique », ce n'est que pour moins la ménager dans leur recherche de la connaissance (« ménager » ici au sens moderne de « mäßigen ») : « Loutes ces choses, ils leur consacrent aussi peu que possible de leur énergie, afin de plonger de toutes leurs forces rassemblées, et comme de toute la longueur de leur souffle, dans l'élément de la connaissance ». Une telle plongée n'est pas du tout montaignienne : en bon sceptique, Montaigne se ménage aussi, et d'abord, en matière de connaissance. Rien de moins montaignien que la passion de la connaissance qui anime Nietzsche et qui caractérise l'ensemble de la philosophie de l'esprit libre. 2lb

Montaigne, Essais, livre 111, ch. X, in Œuvres complètes, Pléiade, 1962, p. 982.

206

Horace, Odes, II, I, in Œuvres, op. cit., p. 71. Montaigne, Essais, livre III, ch. X, in Œuvres complètes, op. cit., p. 985.

207

Paris, Gallimard, Bibliothèque de la

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pide, légère et presque sans bruit, et laisse les rayons du soleil se jouer dans sa profondeur » 208 . Montaigne dénonce lui aussi l'affairement des actifs, qui sont « si formez à l'agitation et à l'ostentation que la bonté, la moderation, l'equabilité, la constance et telles qualitez quietes et obscures ne se sentent plus » 209 . Il fait l'éloge de la patience, du recueillement, d'une « douce et muette tranquillité » 2I0 . L'art de vivre montaignien débouche bien sur une réhabilitation de la vie contemplative et sur un allégement du lien avec la vie active : ménager sa volonté, c'est vouloir tout en restant à soi, c'est vouloir tout en voulant d'une manière telle que la volonté ne nous arrache pas à nous-mêmes et ne nous rende pas esclaves de nos actes. Il y a néanmoins une différence essentielle entre Nietzsche et Montaigne : pour Nietzsche, si l'esprit libre doit faire preuve de prudence à l'égard de la société et de l'État (c'est-à-dire de la vie active, au sens le plus général du terme), ce n'est que pour mieux plonger de toutes ses forces dans la connaissance — et si la volonté de connaître doit elle-même être ménagée (au sens moderne du terme), c'est parce qu'une volonté qui ne se retient pas et ne se maîtrise pas elle-même finit par perdre sa puissance. La prudence des esprits libres consiste donc, certes, à ne pas trop vouloir, mais seulement parce que se retenir de trop vouloir permet de vouloir davantage : la volonté est d'autant plus puissante qu'elle sait se ménager, c'est-à-dire se retenir elle-même. Epicure, Socrate, Horace, Montaigne sont ainsi pour Nietzsche des figures de l'allégement de la vie, et la vie facile qu'ils nous proposent est la vie la plus simple qui soit — mais c'est aussi la vie la plus difficile, comme Nietzsche le remarque dans Le Voyageur et son ombre : « Un genre de vie simple est maintenant chose difficile : il y faut beaucoup plus de réflexion et d'inventivité que n'en ont les gens même très intelligents » . La simplicité est pour la plupart un « but trop élevé ». C'est en ce sens qu'Épicure, le philosophe de la vie simple est aussi celui de Γ « héroïsme raffiné » et de Γ « idylle héroïque » 2I2 . La vie facile est une conquête : c'est seulement sur le terrain de la victoire sur les passions (et notamment sur la peur de la mort) que le jardin d'Épicure est possible 213 . La sobriété épicurienne n'est donc pas seulement de bonne humeur, elle est aussi héroïque — mais contrairement à l'ascétisme cynique ou chrétien, elle « se délasse au soleil Λ l1a j· o i· e » 214. de

209 210 211 212 2b

Choses humaines, trop humaines, aphorisme 291. Montaigne, op. cit., p. 999. Ibid., p. 1002. Le Voyageur et son ombre, aphorisme 196. Voir le fagment 28 [15] de 1878 et l'aphorisme 295 du Voyageur et son ombre. Voir l'aphorisme 53 du Voyageur et son ombre. Opinions et sentences mêlées, aphorisme 339.

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En fait, pour forger sa morale de l'allégement de la vie et des choses les plus proches, Nietzsche ne s'inspire pas seulement d'Épicure, de Diogène ou de Socrate : comme il le dit lui-même dans un fragment de 1878, il s'appuie sur « tous les philosophes antiques » 2I5 . Il y a un peu de Diogène, beaucoup d'Épicure ou de Socrate, un peu d'Horace, mais aussi un peu de Pyrrhon, de Sénèque ou d'Épictète dans le sage jardinier de la philosophie de l'esprit libre. C'est donc finalement de Socrate que Nietzsche est sans doute le plus proche à cette époque, non pas au sens où Nietzsche adhérerait à une doctrine qui constituerait la sagesse de Socrate, mais au sens où, de même que l'originalité de Socrate fut de participer à tous les tempéraments, de même celle de Nietzsche est de s'approprier toutes les philosophies antiques (pour autant, bien sûr, que leur pointe est tournée vers la «joie de vivre et d'être soi-même »). 11 est bien évident que cette parenthèse socratique est tout à fait à part dans l'œuvre de Nietzsche (Socrate et Epicure se révélant ensuite des figures de la décadence), mais ce qui s'esquisse et se met en place au sein de cette parenthèse n'en conservera pas moins toute son importance dans la suite de l'œuvre : c'est ce retour à Socrate qui ouvre la voie au gai savoir et à l'élaboration d'une nouvelle morale.

2. L'idylle héroïque Epicure est donc, avec Socrate, l'une des grandes figures de la philosophie de l'esprit libre. Nietzsche se livre même parfois à un éloge d'Épicure , notamment dans Le Voyageur et son ombre et dans Le Gai savoir — éloge qui prolonge en l'approfondissant la célébration de la légèreté homérique, et qui donne aux pensées de Nietzsche sur l'allégement de la vie une cohérence nouvelle. Ces pensées débouchent en effet sur l'évocation émerveillée de ce que Nietzsche appelle, dans un fragment de 1879, Γ « idylle héroïque » d'Épicure 217 — idylle qu'il n'associe pas à Raphaël, comme la transfiguration dans La Naissance de la tragédie, mais à Claude Lorrain et à Nicolas Poussin. Pour

215 216

217

Fragment 28 [41] de 1878. Mazzino Montinari n'hésite pas à dire qu'Épiciire est « le philosophe du Voyageur et son ombre » (in Friedrich Nietzsche, op. cit., p. 79-80). Cf. le fragment 23 [56] de 1876, dans lequel Nietzsche prévoit d'écrire un éloge d'Épicure (projet qui rappelle Γ « Apologie d'Épicure » à laquelle se livre Diogène Laërce, après avoir présenté les malveillances dont Épicure fut victime). Rappelons aussi qu'Épicure compte parmi les huit philosophes invoqués par Nietzsche dans la « descente aux Enfers » d'Opinions et sentences mêlées (aphorisme 408). Pour une vision plus globale (et moins positive !) de la relation de Nietzsche à Épicure, voir notamment l'article de Philippe Choulet, « L'Épicure de Nietzsche : une figure de la décadence », in Nietzsche, Revue Philosophique de la France et de l'Étranger, Paris, PUF, juil.-sept. 1998, p. 311-330. Fragment 43 [3] de 1879. Sur cette question, voir l'étude de Richard Roos, « Nietzsche et Épicure : l'idylle héroïque », in Revue d'Allemagne et des pays de langue allemande, oct.-déc. 1980, t. XII, n°4, p. 497-546 ; réédité dans Lectures de Nietzsche, op. cit., p. 283-350.

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comprendre ce que Nietzsche entend par « idylle héroïque », il faut lire l'aphorisme 295 du Voyageur et son ombre, intitulé « Et in Arcadia ego >>218 : Descendant, mon regard franchissait un o n d o i e m e n t de collines, du côté d ' u n lac au vert laiteux, à travers les sapins et d ' a n t i q u e s , d ' a u s t è r e s pins ; autour d e m o i , des blocs r o c h e u x de toute sorte, le sol diapré de fleurs et d ' h e r b e s . U n troupeau défilait, s'étendait, s'étirait devant m o i ; plus loin, dans la très intense lumière vespérale, à côté du bois de conifères, quelques vaches, isolées ou par groupes ; d'autres plus près, plus sombres ; sur toutes choses, le calme et la plénitude du soir. M a montre marquait environ cinq heures et demie. Le taureau du troupeau était entré dans le torrent aux r e m o u s d ' é c u m e b l a n c h e et r e m o n t a i t lentement, tantôt résistant, tantôt cédant, son cours i m p é t u e u x : il lui trouvait sans doute la sorte qui lui convenait de plaisir furibond. D e u x créatures d ' u n brun foncé, d ' o r i g i n e bergamasque, en étaient les bergers ; la fille quasiment vêtue en garçon. A g a u c h e , des pentes rocheuses et des c h a m p s de neige au-dessus de larges ceintures de forêts ; à droite, deux é n o r m e s pitons couverts de glace, très haut sur m a tête, flottant dans un n u a g e de soleil vaporeux, — rien que de grand, de serein, de lumineux. T a n t de beauté a c c u m u l é e faisait courir un frisson sacré, portait à u n e m u e t t e adoration de l ' i n s t a n t et de sa révélation ; involontairement, c o m m e s'il n ' y avait rien de plus naturel, on imaginait des héros grecs dans ce m o n d e de lumière pure et nette (où rien ne rappelait la nostalgie, l'attente, le regard porté en avant ou en arrière) ; on ne pouvait que le sentir à la manière de Poussin et de ses élèves : héroïque à la fois et idyllique. — Et c ' e s t ainsi que certains h o m m e s ont aussi vécu, ainsi q u ' i l s se sont d u r a b l e m e n t sentis dans le m o n d e , q u ' i l s ont senti le m o n d e en eux, et parmi e u x u n des h o m m e s les plus grands, l ' i n v e n t e u r d ' u n style héroïque en m ê m e t e m p s qu'idyllique de la philosophie : Epicure.

Cet aphorisme, qui mériterait une longue analyse, donne une signification nouvelle à ce que Nietzsche appelle le « sens du réel » des Anciens, et à l'idée que les Grecs « poétisaient avec la réalité »219. L'Arcadie de Virgile, plus encore que l'Olympe, est en effet le lieu d'une réalité archétypale, plus authentique et plus vraie que notre monde civilisé, et en même temps un lieu idéal, « idyllique », le lieu de l'âge d'or et d'une réalité transfigurée, mythique, légendaire — un peu comme ces « êtres de nature fictifs » que sont les satyres du chœur dionysiaque, tels que Nietzsche les présentait dans La Naissance de la tragédie220. La formule « Rien que de grand, de serein, de lumineux » (le premier jet était : « Grandeur, sérénité, soleil ») renvoie aux « trois bonnes choses » qui for« Et in Arcadia ego » est l'épigraphe du Voyage en Italie de Goethe. C'est le titre de deux tableaux de Nicolas Poussin (tableaux également intitulés Les Bergers d'Arcadie), qui datent de 1630 et de 1638-1639 et qui sont une méditation sur la mort. Voir la petite présentation que fait Paolo D'Iorio du tableau de 1638-1639 : « "Et in Arcadia ego" est le titre de ce tableau de Poussin — "Moi aussi, dans l'Arcadie" (c'est la Mort qui parle) — et de l'aphorisme 295 du Voyageur et son ombre [...]. Dans une première version de son tableau, Poussin avait cherché à représenter l'effroi des bergers lorsqu'ils découvrent que la mort existe même dans la sereine Arcadie. Dans cette deuxième version, l'effroi cède la place aune acceptation sereine : celle que Nietzsche découvre un soir de 1879, en Engadine » (in Nietzsche : il a pensé le chaos du monde moderne, hors-série Au Nouvel Observateur, sept.-oct. 2002, p. 94). Voir l'aphorisme 220 d'Opinions et sentences mêlées et le fragment 5 [63] de 1875. Voir La Naissance de la tragédie, § 7 et 8.

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ment la « trinité de la joie » de l'aphorisme 332 du Voyageur et son ombre : « Du calme, de la grandeur, du soleil, — ces trois choses embrassent ce que le penseur désire et réclame aussi à lui-même ». Nietzsche, remaniant ainsi un mot d'ordre formulé dans une note de 1876 (« Calme, simplicité et grandeur ! »)221, résume parfois par les initiales « R.G.S. » cette nouvelle devise : « Ruhe, Größe, Sonnenlicht »22 . Ces formules renvoient à une esthétique classique, qui rappelle les analyses de Winckelmann sur la sérénité grecque — mais cette sérénité, dans l'Arcadie épicurienne du Voyageur et son ombre, respire la force, la grandeur héroïque, la lumière et l'air pur des sommets. L'idylle héroïque n'a donc rien à voir avec Γ « idyllique berger des Modernes », ce « pâtre à pipeau » qui batifole dans une nature reconstituée et artificielle (Nietzsche fustigeait ainsi, dans La Naissance de la tragédie, la mièvrerie naïve et la facticité des poésies d'Ossian ou 223

de Gessner) . Elle rappelle plutôt la possession du chœur tragique : « Le Grec dionysiaque, lui, veut la vérité et la nature dans toute leur force — et c'est pourquoi, sous l'envoûtement du dieu, il se voit métamorphosé en satyre ». L'idylle héroïque du Voyageur et son ombre s'inscrit ainsi dans le prolongement de Γ « idylle tragique » dont Nietzsche espérait l'accomplissement dans le drame wagnérien224, mais au sein d'une nature dépouillée de toute connotation métaphysique. Or, ce qui définit proprement l'idylle, c'est que la nature et l'idéal y sont un objet de joie et non de tristesse, comme c'est le cas dans l'élégie. Nietzsche reprend ici la distinction opérée par Schiller dans son essai Sur la poésie naïve et sentimentale — distinction qu'il résumait ainsi dans un fragment de 1871 : « Ou bien, dit Schiller, la nature et l'idéal sont un objet de tristesse, si l'une est mise en scène comme perdue, l'autre comme non atteint. Ou bien les deux sont un objet de joie, s'ils sont représentés comme réels. Le premier cas donne Y élégie au sens étroit, le second Yidylle au sens large »225. Nietzsche ajoute que Siegfried ou Tristan relèvent de l'idylle, car « nature et idéal sont réels, on s'en réjouit », mais que l'idyllique wagnérien se distingue de l'idyllique schillérien au sens où Schiller a une conception sereine de la nature, alors que Wagner en a une conception tragique. Dans l'aphorisme 295 du Voyageur et son ombre, la nature et l'idéal sont bien présentés comme réels (et comme simultanément réels), mais la nature n'y est ni vraiment sereine ni vraiment tragique : elle y est héroïque. Nietzsche ne renvoie plus à Schiller ou à Wagner, mais à Nicolas Poussin et à Epicure — ainsi qu'à Claude Lorrain, comme en témoigne la première version de l'aphorisme 295 du Voyageur et son ombre, qui commençait ainsi : « Avant-hier sur le soir, j'étais tout entier plongé dans le ravissement comme devant des 221 222 223 224

225

Fragment 17 [26] de 1876. Voir la lettre à Peter Gast du 26 mars 1879. La Naissance de la tragédie, § 8. Voir le fragment 8 [29] de 1870-1872. Voir le manuscrit sigle U 1 4 a — en particulier les fragments 9 [40], 9 [114], 9 [142] et 9 [149] de 1871. Fragment 9 [42] de 1871.

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Claude Lorrain et je finis par éclater en sanglots véhéments, longuement. Oh, il m'aura été donné de connaître encore cela ! Je ne savais pas que la terre avait des choses pareilles à montrer et pensais que les bons peintres les avaient inventées » 22á On retrouve l'évocation de ce ravissement dans un aphorisme du Gai savoir consacré à Épicure. Dans cet aphorisme, le paysage de l'idylle héroïque n'est plus l'Arcadie montagneuse imaginée par Poussin, mais un bord de mer méditerranéen qui fait irrésistiblement songer à une peinture du Lorrain : « Oui, je suis fier de sentir le caractère d'Épicure autrement que n'importe qui peut-être, et dans tout ce qu'il m'est donné d'entendre ou de lire de lui, de jouir du bonheur vespéral de l'Antiquité : — je vois ses yeux contempler une mer vaste et argentine, par delà les falaises du rivage sur lesquelles repose le soleil, tandis que de grands et de petits animaux s'ébattent dans sa lumière, aussi sûrs et calmes que cette lumière et ce regard »227. Ce bonheur, dit Nietzsche, n'a pu être inventé que par un homme qui ne cesse de souffrir, un homme « au regard de qui la mer de l'existence s'est apaisée, et qui n'arrive pas à se rassasier du spectacle de sa surface et de cet épiderme océanien bigarré, délicat et frissonnant : il n'y eut jamais auparavant pareille modestie de la volupté ». Le bonheur d'Épicure est ainsi le « bonheur d'un œil » (das Glück eines Auges), d'une contemplation. On croirait un tableau du Lorrain : la mer le soir, dans une lumière automnale, dorée, la surface des eaux palpitante d'énergie comme un épiderme parcouru de frissons, de forces retenues — un tel spectacle (qui fait écho au regard conquérant du Génois), est celui d'une volonté apaisée, maîtresse d'elle-même. Une énergie énorme, océanique, capable de tout détruire lorsqu'elle se déchaîne, repose maintenant, calme et contenue, sereine. Cette image vient d'Épicure lui-même et de Platon, qui comparait déjà dans le Phédon (84a) l'âme du philosophe à une « mer apaisée » (galène). Epicure reprend cette image dans sa Lettre à Hérodote, lorsqu'il affirme que sa méthode philosophique « assure à la vie sa parfaite sérénité » — Epicure utilise le verbe « eggalènizô » (« vivre tranquille »), formé à partir du verbe « galènizô » qui signifie « rendre calme, serein » {galenos), au sens où l'on parle du calme de la mer (galènè)22&. La Lettre à Hérodote se clôt ainsi sur l'évocation de la sérénité marine du sage : le « galènismos »229. Epicure incarne donc (et c'est la représentation que Nietzsche a de lui dans la philosophie de l'esprit libre) la force d'une âme qui, tourmentée par la souffrance et le désir, a su conquérir héroïquement (ascétiquement) sa sérénité (dans l'affirmation du vouloir-vivre, du plaisir de la

226

Fragment 40 [3] de 1879.

227

Le Gai savoir, aphorisme 45. Epicure, Lettre à Hérodote, p. 98-99.

229

Ibid., p. 124-125.

§ 37, in Lettres

et maximes,

trad. M. Conche, Paris, PUF, 1987,

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nature)230. Épicure, c'est l'homme dionysiaque qui s'est transformé, non pas en satyre, mais en dieu à la vie facile — plus exactement, Epicure est le héros de la vie facile, il est la figure d'un allégement héroïque de l'existence : en lui l'affirmation héroïque de soi et l'idéal de l'homme schopenhauérien débouchent sur la légèreté homérique, sur la simplicité olympienne ou arcadienne, idyllique des dieux à la vie facile 31. La morale épicurienne est en effet une ascèse orientée vers une légèreté et une simplicité supérieures — cette opulence du sage dont Nietzsche décrit la frugalité dans l'aphorisme 192 du Voyageur et son ombre. S'en tenir au naturel et au nécessaire, comme le préconisait Epicure, exige une discipline rigoureuse et difficile : le concept épicurien de la nature n'est ni serein ni tragique, il est héroïque. Epicure, contrairement à l'image caricaturale qu'on a souvent de lui, ne se laissait pas emporter par le flot du plaisir (il n'y a rien de moins épicurien que le laisseraller), mais, comparable au taureau de l'aphorisme 295 du Voyageur et son ombre, il en remontait lentement le cours impétueux. S'il a vécu, selon Lucrèce, comme un dieu parmi les hommes, s'il a connu la vie facile et bienheureuse des dieux, c'est au prix d'une existence austère et rigoureuse, d'une sagesse bien supérieure à celle des dieux de VIliade et de VOdyssée. Finalement, pour Nietzsche, les vrais dieux à la vie facile (et avec eux les vrais esprits libres) sont donc moins les dieux d'Homère que ceux d'Épicure — ce sont moins les dieux d'un poète que ceux d'un philosophe. Comme le remarque Marcel Conche, en effet, « les dieux d'Épicure sont les dieux d'Homère moins les passions et émotions qui les agitent » — ce sont les dieux d'Homère allégés et libérés de leurs côtés trop humains. Ainsi, dans l'idylle héroïque, la légèreté d'Homère s'accomplit et se radicalise, tandis que Nietzsche achève de prendre ses distances à l'égard de la morale schopenhauérienne : si l'épicurisme est héroïque et ascétique, pour Nietzsche, il n'en reste pas moins une philosophie du plaisir et de l'affirmation du vouloir-vivre233. Dans VEssai d'autocritique (§ 4), Nietzsche rappelle qu'Épicure connut les tourments de la maladie (d'où sa définition du bonheur comme « absence de trouble » : ataraxia). Voir la lettre qu'Épicure écrivit à Idoménée, quelques jours avant sa mort : « Les douleurs de vessie et d'entrailles que j'endure sont telles qu'elles ne peuvent être plus grandes ; mais elles sont contrebattues par la joie de l'âme au souvenir de nos raisonnements et de nos entretiens passés » (Diogéne Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, X, § 22 : cité par Marcel Conche, in Epicure, Lettres et maximes, op. cit., p. 92). Richard Roos parle de la « divine facilité d'Épicure » (Lectures de Nietzsche, op. cit., p. 315). Il écrit aussi un peu plus loin : « Le sage est, selon Épicure, comme un dieu parmi les hommes et rivalise avec Zeus lui-même. Le Surhomme de Nietzsche est un dieu épicurien ramené sur la terre. 11 ne doit pas se soucier des hommes, ni les gouverner : sa seule tâche est la transfiguration de l'existence » (ibid., p. 348). Roos fait référence ici au fragment 35 [73] de 1885 : « pareil en tout point au dieu d'Épicure, le Surhomme, la transfiguration de l'existence ». Cf. les fragments 7 [21] et 16 [85] de 1883. Épicure, Lettres et maximes, op. cit., p. 48. C'est ce que souligne Richard Roos : « Épicure a su mourir en bénissant la vie, et Nietzsche a dû lire, pendant ses études sur Diogéne Laërce, la célèbre lettre à Ménécée, dans laquelle

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3. « Redevenir de bons voisins des choses les plus proches » L'union de l'ascèse et de la légèreté, de la liberté et de la joie passe par ce que Nietzsche appelle la doctrine des choses les plus proches, dont il définit les grandes lignes dans le fragment 40 [16] de 1879 et dont il formule l'injonction fondamentale dans l'aphorisme 16 du Voyageur et son ombre : « Nous devons redevenir de bons voisins des choses les plus proches et ne plus laisser nos regards passer sur elles avec un tel mépris pour fixer les nuées et les monstres de la nuit »234. La libération de l'esprit et l'allégement de la vie consistent donc à s'alléger et à se libérer des « choses les plus lointaines » {die fernsten Dinge)235, c'est-à-dire des choses métaphysiques et des choses divines, pour se rapprocher de ce qui nous concerne vraiment : les choses humaines, trop humaines et, parmi ces choses humaines, trop humaines, celles qui nous concernent personnellement. Si la libération de l'esprit conduit l'homme à se comporter en individu et en « chose singulière et unique », elle l'incite aussi à se rapprocher de lui-même, à chercher à affirmer ce qui lui est le plus intime, le plus essentiel — les choses qui lui sont le plus proches.

a. La doctrine des choses les plus proches Nietzsche part d'abord en campagne, contre le mépris que nous avons pour les choses les plus proches. Je l'ai dit, ce mépris est toujours « affecté » {geheuchelt), car il m'est impossible de mépriser vraiment ce qui m'est le plus proche (par exemple mon alimentation, mes amis, mon sommeil, mon métier, mon éducation, ma santé, mes souffrances, mes désirs, etc.)236 : la doctrine chrétienne du mépris de soi, de la Selbstverachtung, implique une corruption profonde de la tête et du cœur, et la croyance en la grâce divine dissimule le fait que ce mépris de soi n'est jamais bien durable, qu'il est régulièrement supplanté par l'amour et l'estime de soi, c'est-à-dire par le plaisir que l'on prend à son « être propre » et à sa « propre force »237. On ne peut donc que feindre {heucheln) le mépris de soi et des choses les plus proches. Mais ce n'est pas parce qu'il est hypocrite que ce mépris n'entraîne pas des conséquences réelles : pour faire croire que l'on méprise les Epicure s'en prend à Hégésias, ce véritable ancêtre de Schopenhauer : "Le pire (de nos adversaires) est celui qui répète les vers du poète : — le premier bien serait de ne pas naître, le second, de passer au plus vite les portes de l'Enfer". Ce sont précisément ces vers que Nietzsche citait, après Schopenhauer, à l'époque de La Naissance de la tragédie. L'épicurisme est donc une victoire sur le pessimisme, ou plutôt son dépassement, car la mort devient la dernière fête d'une vie constamment embellie » (in Lectures de Nietzsche, op. cit., p. 299). 234

235 236 237

Cf. le fragment 41 [31] de 1879 : « Conclusion : devenons ce que nous ne sommes pas encore : de BONS VOISINS DES CHOSES LES PLUS PROCHES ». Fragment 40 [23] de 1879. Voir le fragment 40 [22] de 1879. Choses humaines, trop humaines, aphorisme 134.

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choses proches, on est obligé de les négliger vraiment — et cette négligence, qui consiste à trahir l'exigence fondamentale du souci de soi (exigence constitutive de 238

toute morale socratique ), est l'origine, selon Nietzsche, de notre « servitude » (ιUnfreiheit). La libération de l'esprit passe donc par une réhabilitation des choses les plus proches (de même qu'elle passe par une réhabilitation de la vie contemplative). Nietzsche développe cette analyse dans le cinquième aphorisme du Voyageur et son ombre : « 11 existe un mépris feint [erheuchelte] de toutes les choses auxquelles les hommes accordent la plus grande importance, de toutes les choses les plus proches. On dit par exemple : "On ne mange que pour vivre" — un satané mensonge, tel celui qui parle de la procréation comme du but véritable de toute volupté » (Nietzsche songe ici à Schopenhauer et à sa « métaphysique de l'amour sexuel »). Réciproquement, l'estime dans laquelle on tient les « choses les plus importantes » (die wichtigsten Dinge) n'est jamais, elle non plus, tout à fait sincère (ganz acht) : « les prêtres et les métaphysiciens nous ont sans doute parfaitement accoutumés en ces matières à un usage de la langue hypocritement hyperbolique, mais ils n'ont quand même pas changé du tout au tout le sentiment qui prend ces choses les plus importantes bien moins au sérieux que les autres, toutes proches et méprisées ». En d'autres termes, la religion et la métaphysique ne sont pas parvenues à corrompre totalement notre sentiment et à nous détourner complètement de la « réalité ». T1 y a donc une « double hypocrisie » (doppelte Heuchelei) qui plonge les hommes dans une servitude honteuse : le mépris hypocrite des choses proches et l'estime hypocrite des choses lointaines engendrent des « infractions continuelles aux lois les plus simples du corps et de l'esprit », et nous rendent 239 ainsi dépendants des médecins, des professeurs et des directeurs de conscience . Nietzsche dit même, dans le sixième aphorisme du Voyageur et son ombre, que la négligence des choses les plus proches est la cause principale de Γ « infirmité terrestre » {irdische Gebrechlichkeit) : « la plupart des gens voient très mal, remarquent très rarement les choses les plus proches de toutes [die allernächsten Dinge] »240 ; or, ajoute Nietzsche, c'est « de ce défaut que découlent presque toutes les infirmités physiques et morales des individus ». Rien n'est plus nocif selon lui que d'ignorer « ce qui nous est bénéfique ou nuisible, dans C'est aussi, selon Nietzsche, l'exigence fondamentale du christianisme : voir sur ce point, notamment, le fragment 3 [63] de 1875. Cf. le fragment 16 [43] de 1876 : « Pour la liberté, c'est comme pour la santé, elle est individuelle ». Dans le cinquième aphorisme du Voyageur et son ombre, Nietzsche donne des exemples concrets de ce manque de sens de l'observation : « On recontre toujours, quand on regarde autour de soi, des gens qui, toute leur vie, ont mangé des œufs sans s'apercevoir que ceux de forme allongée sont les meilleurs au goût, qui ne savent pas qu'un orage agit favorablement sur les intestins, que les parfums sentent plus fort par temps froid et clair, que notre sens du goût est inégal en divers points de la bouche, que tout repas au cours duquel on parle bien ou écoute beaucoup fait du mal à l'estomac ».

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l'organisation de notre existence, la division des journées, le m o m e n t et le choix de n o s fréquentations, d a n s le t r a v a i l et le loisir, le c o m m a n d e m e n t et l'obéissance, le sentiment de la nature et les sensations artistiques, la nourriture, le sommeil et la réflexion ; être ignorant dans les petites choses de tous les jours et ne pas avoir de bons yeux, c'est là ce qui fait de la terre, pour tant d ' h o m m e s , une "prairie de malheur" ». Nietzsche donne une liste plus détaillée de ces petites choses dans le fragment 40 [16] de 1879, intitulé « L a doctrine des choses les plus proches » : « Division de la journée, but de la j o u r n é e (périodes). Alimentation. Société. Nature. Solitude. Sommeil. Gagne-pain. Éducation (la sienne et celle des autres). Usage de l ' h u m e u r et du temps. Santé. Vie retirée de la politique ». Nietzsche ajoute que parmi ces choses qu'il s'agit de prendre à nouveau au sérieux, certaines f o n t l ' o b j e t d ' u n « déplacement non naturel » (déplacement q u ' i l s ' a g i t de corriger) : « la m a l a d i e ( c o m m e salutaire), la mort (comme bénédiction), le malheur ( c o m m e bienfait) ». On sait c o m m e n t Nietzsche est parv e n u à f a i r e de sa m a l a d i e u n e v é r i t a b l e é d u c a t r i c e , et à transformer l ' a s s e r v i s s e m e n t dans lequel elle le p l o n g e a en u n e f o r c e de libération et d'allégement de la vie : la maladie est ainsi la condition d ' u n e santé supérieure (cette « grande santé » que Nietzsche célèbre dans le c i n q u i è m e livre du Gai savoir et qu'il associe au « grand sérieux », c ' e s t - à - d i r e à un sérieux qui « s ' a m u s e de tout ce qui j u s q u ' à présent passait pour sacré, bon, intangible, divin >>241). La maladie est salutaire (heilsam) pourvu q u ' o n sache l'atteler à sa charrue, c o m m e le dit Nietzsche dans un fragment de 1878 242 . Le sage est ainsi celui qui a su découvrir la « vertu de la maladie » 2 4 3 . Dans un fragment de 1876, Nietzsche notait déjà que celui qui « se félicite de sa santé a une maladie de plus », et il dit encore dans Le Voyageur et son ombre que la véritable maladie consiste à « croire à la maladie » : la vraie santé consiste donc à ne plus croire ni à la santé ni à la maladie, c'est-à-dire à comprendre que la santé n ' e s t le contraire de la maladie q u ' a u prix d ' u n « déplacement non naturel » (unnatürliche Verschiebung) — donc que la santé, si on remet les choses dans l'ordre qui leur est naturel, implique la maladie. Le malheur, de même, doit être considéré c o m m e un bienfait (Wohlthat). D a n s un fragment de 1876 intitulé « Voie de la liberté de l'esprit » et sous-titré « Degrés de l'éducation », c'est la mort qui était qualifiée de bienfait et associée à la « maturité » (Reifsein)245. L'assimilation du malheur à un bienfait et à une épreuve qui permet au philosophe de se dépasser lui-même et de se rapprocher de la sagesse est un t h è m e classique des morales antiques (notamment du stoïcisme). Le malheur peut être aussi une manière de se distinguer — et peut donner ainsi un certain sentiment de puissance, c o m m e Nietzsche le remarque dans l'aphorisme 534 de Choses humaines, trop humaines et dans le

242 243 244 245

Le Gai savoir, aphorisme 382. Fragment 28 [30] de 1878. Voir l'aphorisme 289 de Choses humaines, trop humaines. Fragment 20 [17] de 1876 et aphorisme 78 du Voyageur et son ombre. Fragment 17 [21] de 1876.

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fragment 44 [5] de 1879. Pour ce qui est de la perspective de la mort (c'est-à-dire du malheur constitutif de l'existence en général), Nietzsche explique dans Le Voyageur et son ombre qu'elle agit habituellement comme un poison et un alourdissement alors qu'elle pourrait être un savoureux allégement de la vie : « La perspective certaine de la mort pourrait mêler à toute vie une délicieuse et odorante goutte de légèreté [Tropfen von Leichtsinn] — et voilà que vous en avez fait, âmes bizarres d'apothicaires, une goutte nauséabonde de poison par laquelle la vie entière tourne au dégoût ! »246 L'allégement de la vie passe ainsi par un allégement de la mort, et la « mort raisonnable », c'est-à-dire le suicide réfléchi et soigneusement préparé, est un élément essentiel de la doctrine des choses les plus proches : « La sage organisation et la libre disposition de la mort entrent dans cette morale de l'avenir, aujourd'hui inconcevable et d'aspect immoral, dont voir l'aurore monter au regard doit être un bonheur indicible ». Mais pour rendre à la maladie, à la mort et au malheur leur signification naturelle, pour pouvoir les considérer à nouveau comme un remède, comme une bénédiction et comme un bienfait, encore faut-il ne pas les négliger. De même, ajoute Nietzsche, il faut prêter attention à sa douleur, et aux moyens que l'on utilise, sans y penser, pour l'adoucir. La manière avec laquelle on lutte contre la souffrance peut susciter en effet de nouvelles souffrances : « Combat contre la douleur. Les armes employées deviennent à leur tour des douleurs (la lutte comporte l'exagération, les extrêmes). Nature comme douleur, religion comme douleur, société comme douleur, culture comme douleur, savoir comme douleur. Donc : combat contre le combat ! »247 L'allégement devient ainsi un alourdissement de la vie. Nietzsche évoque également ce qu'il appelle la « guérison de l'âme » — guérison qui consiste à régler un certain nombre de questions: « Souci. Ennui. Désir. Faiblesse. Sauvagerie, vengeance. Frustration. Perte. Maladie ». Toutes ces choses humaines sont celles qui nous sont le plus proches : les négliger est dangereux pour la santé de l'âme. D'une manière générale, le bonheur passe par ce que Nietzsche appelle la « trinité de la joie » : la joie comme « élévation » {Erhebung), comme « éclairement » (Erhellung), comme « calme » (Ruhe) et comme « unité des trois » (dreieinig). Dans Le Voyageur et son ombre, cette trinité est associée aux « trois bonnes choses » (« Du calme, de la grandeur, du soleil ») qui embrassent tout ce qu'un penseur peut désirer (« ses espérances et ses devoirs, ses ambitions dans le domaine intellectuel et moral, voire dans son style de vie quotidien et même pour ce qui est du paysage et de sa résidence ») : « T1 y correspond, dit Nietzsche, des pensées qui élèvent, d'abord, puis qui apaisent, troisièmement qui éclairent, — mais quatrièmement des pensées qui participent de ces trois qualités, et dans lesquelles toute l'existence terrestre accède à la transfiguration : c'est l'empire où règne la grande trinité de la joie »248. Ce texte est essentiel car il suggère (ce qui peut étonner dans le contexte de la philosophie

247 248

Le Voyageur et son ombre, aphorisme 322. Fragment 40 [16] de 1879. Le Voyageur et son ombre, aphorisme 332.

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de l'esprit libre) une sorte d'instrumentalisation éthique de la pensée (ou plutôt des pensées). La pensée n'a donc pas pour vocation, ici, de nous faire accéder à la vérité, mais de nous conduire à la joie et de provoquer une transfiguration (Verklärung) de la vie : Nietzsche se réapproprie ainsi, d'une certaine manière, l'intellectualisme socratique (en lui donnant une signification entièrement nouvelle)249. Mais ces pensées qui élèvent, qui apaisent et qui éclairent, sont elles-mêmes suscitées par une certaine organisation ou configuration des choses les plus proches — Nietzsche utilise le verbe « entsprechen », qui signifie « correspondre » : il faut qu'il y ait déjà du calme, de la grandeur, du soleil, pour que surgissent des pensées qui apaisent, qui élèvent et qui éclairent. Nietzsche montre ainsi, dans le Voyageur et son ombre, que la sensation que nous avons des choses qui nous entourent se modifie quand la nuit tombe, et que nos pensées ne sont plus les mêmes (« la nuit insinue la mort ») : « Si les hommes devaient être privés du soleil et mener avec le clair de lune et l'huile la lutte contre la nuit, quelle philosophie les envelopperait de son voile ! On ne s'aperçoit déjà que trop, en effet, à considérer la nature intellectuelle et psychique de l'homme, à quel point elle est globalement assombrie par cette moitié d'obscurité et de privation du soleil dont se voile la vie »250. La doctrine des choses les plus proches vise donc à trouver une correspondance harmonieuse entre la pensée et la vie, et à faire en sorte qu'elles s'épaulent l'une l'autre pour gagner toujours plus de calme, de grandeur et de soleil. Inversement (et c'est ce que Nietzsche explique dans les aphorismes 5 et 6 du Voyageur et son ombre), la négligence des choses proches risque d'engendrer des pensées qui agitent l'homme, qui le rabaissent et qui l'assombrissent : elle fait le lit de tous les processus d'alourdissement de la vie — et elle provient d'un véritable détournement de la raison : « Que l'on ne dise pas que le coupable est ici comme partout la déraison humaine : de raison au contraire, il y en a assez et plus qu'assez, mais on lui fait prendre une fausse direction, on la détourne artificiellement de ces petites choses qui sont les plus proches de toutes [jenen kleinen und allernächsten Dingen] »251. Nietzsche met ainsi en cause le « despotisme sublime des idéalistes de toute sorte », qui encouragent l'individu, dès son enfance, à mépriser ses propres besoins et ses petits tracas quotidiens pour ne s'intéresser qu'au salut de son âme, au service de l'État ou au progrès de la science (voire à la considération ou aux richesses) : l'homme s'est ainsi détourné de lui-même et des choses humaines, trop humaines. Nietzsche oppose à ce détournement idéaliste l'attitude de Socrate, « qui se défendait de toutes ses forces contre cette négligence hautaine des choses humaines au profit de l'Homme », puis celle d'Épicure, qui « dispensa la paix de l'âme à l'Antiquité finissante » et qui « pos-

23(1 2M

Cet usage moral de la pensée, comme instrument de transformation de soi et de transfiguration de l'existence, prendra toute sa dimension dans l'aphorisme 341 du Gai savoir, avec la pensée de l'éternel retour de toutes choses. Le Voyageur et son ombre, aphorisme 8. Ibid., aphorisme 6.

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sédait cet admirable savoir, toujours si rare à trouver de nos jours, selon lequel la solution des problèmes ultimes et extrêmement théoriques n'est nullement indispensable à la quiétude du cœur » 252 . Contrairement à ce que prétend Schopenhauer, l'homme n'a donc pas besoin de déchiffrer l'énigme du monde, ni de répondre au besoin métaphysique de l'humanité pour être heureux : il lui suffit d'organiser sa vie de manière à ce que ses pensées lui procurent assez de lumière, de calme et de grandeur — assez de légèreté, au sens idyllique et héroïque du terme.

b. Conversion et éducation du regard Le bonheur de l'esprit libre, le véritable allégement de la vie, implique ainsi un « bien-être pris à toutes les choses les plus proches », selon la devise que Nietzsche propose de graver en lettres d'or dans l'aphorisme 350 du Voyageur et son ombre. C'est dans cette perspective qu'il faut inscrire un certain nombre de fragments de 1878-1879 qui sont autant de petits tableaux de choses simples et proches — j e pense notamment aux fragments 41 [16] à 41 [21] de 1879 : Jeunes filles riant comme des tourterelles. A l'époque des vents tièdes de février, quand les petits ruisseaux couverts de glace craquent sous les pieds des enfants. Une ornière pleine d'eau. Au clocher du village, l'angélus de midi au son duquel s'éveillent à la fois la piété et la faim. Comme le soleil dans une forêt de sapins, parfums chauds et fraîcheur pure que souffle le vent. Mouches ciel couvert et air moite — mes ennemis. Rochers vent bois de conifères bruyères et beaucoup d'air — mes amis.

Nietzsche tente ici de retrouver la pureté et la « première magie » de ses sensations enfantines : l'enfant a en effet Γ « avantage des grands enchantements 253

causés par les choses simples » '. C'est ce genre d'enchantements que Nietzsche cherche encore à restituer dans les fragments 41 [24], 41 [29] et 41 [40] de 1879 : Somnolent et content comme le soleil dans les rues d'une petite ville un jour de fête. A l'approche de l'orage, quand la montagne grise a ce regard terrible et perfide. La prairie jaune rayonnante, et par-dessus, des bandes sombres de forêts, vert-brun, mais au-dessus de celles-ci, dans un puissant étagement des mêmes lignes de montagnes, les hautes cimes, éteincelant de blanc neigeux et de gris bleuté.

Je citerai encore le fragment 42 [2] de 1879, particulièrement représentatif: « Un morceau de sucre dissous dans le thé et un même morceau, gardé à la bouche 232 253

Ibid., aphorisme 7. Fragment 41 [25] de 1879.

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pendant que l'on boit le thé, donnent une sensation différente de douceur ». Nietzsche s'observe et observe ce qui l'entoure, observe ce qu'il ressent, ce qu'il pense — il s'efforce à'accoutumer à nouveau son œil, de Y exercer à la vision des choses les plus proches, lui que la métaphysique et la musique romantique avaient habitué à scruter les lointains. 11 s'agit, par cette rééducation et cet entraînement du regard, de remettre sa raison dans le droit chemin, c'est-à-dire dans celui des plus petites choses, qui sont aussi les choses les plus sûres. Les « choses les plus lointaines » (Nietzsche songe à un certain nombre de questions religieuses et philosophiques comme « quelle est la fin de l'homme ? », « quel est son sort après la mort ? » ou « comment se réconciliera-t-il avec Dieu ? ») sont en effet les plus vagues et les plus incertaines de toutes : elles forment au loin une « ceinture de marécages et de brouillards fallacieux, une zone de vague impénétrable, éternellement ondoyant, indéterminable »254. L'homme doit quitter ce « royaume de l'obscur aux confins de la terre du savoir » : « Les forêts et les cavernes, dit Nietzsche, les sols marécageux et les ciels couverts, l'homme, comme à autant de niveaux de culture, des millénaires durant, n'y a que trop longtemps vécu, et misérablement ». C'est le monde brumeux et crépusculaire de la métaphysique romantique que Nietzsche décrit ici, le monde du drame wagnérien, de VAnneau des Niebelungen, avec ses dragons et ses « monstres de la nuit ». Ce monde-là n'est qu'un rêve, un rêve que l'on nous a convaincus pendant des millénaires de prendre au sérieux et auquel Nietzsche nous demande maintenant de devenir indifférents (il n'y aucune décision à prendre « dans ces domaines où ni la foi ni le savoir ne sont nécessaires » : Nietzsche reproduit ici le geste d'Épicure qui libéra ses contemporains de la crainte des dieux en leur démontrant que « s'il y a des dieux, ils ne se soucient pas de nous >>255). 11 ne faut donc se soucier que de soi (comme le voulait Socrate), c'est-à-dire de ce que nous sommes vraiment et de ce qui nous concerne vraiment : non seulement nous « n'avons pas du tout besoin de ces certitudes à notre horizon le plus lointain pour vivre pleinement et correctement notre humanité, pas plus que la fourmi n'en a besoin pour être une bonne fourmi », mais l'attention que nous portons à cet horizon nous détourne des seules véritables certitudes que nous pouvons avoir, et qui se trouvent « dans le monde limpide et proche, très proche, du savoir » — ceux qui ont quitté les brumes de la métaphysique n'en sont d'ailleurs pas pour autant libérés de l'attrait qu'elles continuent d'avoir pour eux : c'est en séjournant parmi les choses lointaines que l'homme a « appris à mépriser le présent, la proximité des choses, la vie, soi-même — et nous, habitants de régions plus lumineuses de la nature et de l'esprit, nous continuons même maintenant, par hérédité, à recevoir dans notre sang quelque chose de ce poison, le mépris de ce qui est le plus proche [Verachtung gegen das Nächste] ». Le bonheur de l'esprit libre passe ainsi par une victoire sur la domination héréditaire du besoin métaphysique de l'humanité 256 . 3 2M

Le Voyageur et son ombre, aphorisme 16. Ibid., aphorisme 7. Choses humaines, trop humaines, aphorisme 110.

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Le monde des choses les plus proches est donc également le monde du savoir car c'est un monde plus clair et plus précis : c'est le seul monde réel, en fait, et c'est dans ce monde qu'il faut chercher désormais les principes d'une vie nouvelle — Nietzsche formule ainsi, dans un aphorisme du Voyageur et son ombre, les « deux principes de la vie nouvelle » : le premier principe consiste à « organiser la vie dans la perspective de ce qu'il y a de plus sûr, de plus démontrable, et non, comme jusqu'à présent, de ce qu'il y a de plus lointain » ; le second consiste à « arrêter la hiérarchie des choses plus ou moins proches, plus ou moins sûres, avant d'organiser sa vie et de lui donner une orientation définitive »257. La doctrine des choses les plus proches n'est pas la doctrine des choses les plus proches en général, mais des choses qui me sont le plus proches. Chacun doit se demander quelles choses lui sont « plus ou moins proches » (c'est-à-dire « plus ou moins sûres »), et les classer en fonction de leur proximité (de leur sûreté), avant de choisir la vie qu'il veut avoir 258 . Or, cette conversion et cette rééducation du regard sont également une préparation à la reconnaissance de Y innocence du devenir : pour voir ce qui est petit et ce qui est proche, il faut désapprendre à chercher en toutes choses un but qui tire le regard vers le lointain. Les choses les plus proches, ce sont aussi les choses qui ne s'éloignent pas, qui ne nous éloignent pas de nous-mêmes et qui ne nous soustraient pas à la réalité du présent. La doctrine des choses les plus proches est anti-idéaliste, antimétaphysique et, plus résolument encore, antitéléologique : « Ses propres fins rendent la vie tout à fait absurde et fausse, dit Nietzsche. On travaille pour se nourrir ? On se nourrit pour vivre ? On vit pour laisser des enfants (ou des œuvres). Ceux-ci à leur tour — etc., et pour finir salto mortale. En fait, dans l'acte même de travailler, manger, etc., le terme est toujours là aussi »259. Les choses les plus proches, ce sont les choses en tant que nous les percevons telles qu'elles sont, c'est-à-dire innocentes, sans but, ayant leur terme en elles-mêmes. Toutes choses sont dès lors susceptibles de devenir « les plus proches » : le sage à l'esprit libre est précisément un homme pour qui toutes choses sont proches (et qui se sent proche de toutes choses). La doctrine des choses les plus proches se révèle être ainsi un apprentissage de l'amour du réel — au sens d'un amour qui nous incite à accepter les choses telles qu'elles sont (c'est-à-dire totalement innocentes et nécessaires) et qui nous incite à nous affirmer nous-mêmes en tant qu'individus. La doctrine des choses les plus proches donne donc une profondeur et une cohérence nouvelles à cette « philosophie du matin » que Nietzsche évoquait dans le dernier aphorisme de Choses humaines, trop humaines : cette philosophie doit donner à la vie un visage « transfiguré », plus lumineux et plus pur, en transfor-

3 3

259

Le Voyageur et son ombre, aphorisme 310. Cf. la « cure du particulier » dont Nietzsche ébauche les grandes étapes dans le fragment 11 [258] de 1881, et qui consiste àpartir « de ce qu'il y a de plus proche et de plus petit ». Fragment 41 [5] de 1879.

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V . L a libération de l ' e s p r i t

mant les choses que nous avions pris l'habitude de négliger en une « pluie de choses bonnes et claires [gute und helle Dinge] ». La libération de l'esprit est ainsi le véritable allégement de la vie : les esprits libres sont bien les dieux à la vie facile. Comme le dit Nietzsche en parodiant l'Évangile : « Une seule chose est nécessaire à avoir : ou bien un esprit léger de nature, ou bien un esprit allégé par l'art et le savoir » 260 . Nietzsche note encore dans un fragment de 1876-1877 : « la vie est rendue facile [leicht] et agréable par une libération intransigeante de l'esprit qui, un jour, à titre d'essai, secoue toutes les représentations qui rendent la vie si chargée [so belastet], si insupportable : si bien que pour avoir la joie de ce soulagement [dieser Entlastung], on préfère la vie la plus simple [das einfachste Leben], celle qui nous accorde cette joie » 2 6 \ Les choses lointaines sont donc des choses pesantes, et la libération de l'esprit consiste à simplifier la vie, à lui rendre sa légèreté et sa proximité fondamentales : elle passe par l'apprentissage de l'amour de soi (qui nous libère ainsi définitivement du mépris de soi et du besoin de rédemption répandus par la religion) et par l'apprentissage de l'amour du réel, c'est-à-dire de l'amour de la vie telle qu'elle est. L'originalité de cette nouvelle morale est qu'elle s'appuie sur l'idée qu' « il faut apprendre à aimer » : Nietzsche le dit dans l'aphorisme 601 de Choses humaines, trop humaines et il le répète dans l'aphorisme 334 du Gai savoir. L'acceptation du réel tel qu'il est et le plaisir pris aux choses les plus proches n'ont rien à voir avec le laisser-aller : il ne s'agit pas de se contenter des petites choses sous prétexte qu'il serait plus facile de se consacrer à ce qui est petit qu'à ce qui est grand. 11 s'agit au contraire d'affronter toutes les contraintes qui sont associées aux choses les plus proches, de s'y enchaîner à nouveau pour parvenir ensuite à les organiser et à les maîtriser. La doctrine des choses les plus proches consiste donc avant tout à retenir son regard et à l'empêcher de s'abandonner au plaisir facile de se perdre dans les lointains : il est bien plus difficile de se confronter à une réalité dont la complexité ne se dissout pas dans le flou vaporeux du grand large, mais dont les coins saillants, les arêtes vives et les aspérités se détachent nettement, que de laisser son regard flotter et vagabonder au loin. Le véritable allégement consiste ainsi à se charger de la vie, à la regarder en face, c'est-à-dire de plus près (quitte à l'idéaliser ensuite, comme le font les artistes).

'

261

Choses humaines, trop humaines, aphorisme 486. Nietzsche joue très souvent avec cette expression tirée du Nouveau Testament (Luc, 10, 42) : on trouve ainsi la formule « Eins ist noth » (ou « Eins thut noth ») dans les aphorismes 486 de Choses humaines, trop humaines (littéralement « Das Eine, was Noth thut »), 300 du Voyageur et son ombre, 132 d'Aurore, 290 du Gai savoir, dans le § 8 de l'Avant-propos, le § 16 et le § 26 de la troisième dissertation de la Généalogie de la morale, dans les aphorismes 20 et 43 de Y Antéchrist, ainsi que dans les fragments 5 [90] de 1870-1871, 6 [4] de 1875, 6 [360] de 1880, 5 [61] de 1886-1887, 7 [6] de 1886-1887 et 14 [216] de 1888. fragment 23 [157] de 1876-1877.

Conclusion Le réalisme de Nietzsche Si la philosophie de Nietzsche est une philosophie de la légèreté, cette légèreté est donc indissociable de ce que j'appellerai le réalisme nietzschéen, c'est-à-dire de l'aspiration permanente chez Nietzsche à aimer et accepter, à vouloir la réalité telle qu'elle est. Être léger, c'est ne plus être que pure adhésion au devenir — mais une adhésion lucide et créatrice : il n'est pas question de se laisser porter par les événements et de tout subir. 11 faut inventer et instaurer des formes de vie au sein desquelles la réalité puisse être affirmée et reconnue, justifiée dans sa diversité et sa mobilité fondamentales. La légèreté nietzschéenne n'est pas une légèreté sceptique ou bouddhiste, elle ne consiste pas à se retenir de juger ou d'agir : c'est au contraire la légèreté d'un engagement, d'un investissement héroïque et créateur. 11 s'agit de se prendre en charge soi-même et de se charger ainsi du monde et de l'humanité dans son ensemble : s'arracher aux « ombres de l'Hadès » pour devenir un soleil responsable de toute vie et de toute lumière. Le philosophe est ainsi celui qui nous restitue notre légèreté primordiale, celui qui nous incite et nous apprend à devenir plus réels — c'est-à-dire plus réalistes. Ce réalisme, qui correspond sans doute à l'une des dimensions les plus originales (et les plus méconnues) de la « personnalité » philosophique de Nietzsche (pour reprendre un terme que Nietzsche lui-même appliquait aux philosophes grecs tragiques) est au cœur de ce que Leslie Paul Thiele a fort justement nommé le « dilemme de Nietzsche » : « Le dilemme de Nietzsche, c'est qu'il souhaitait à la fois aimer et juger, être capable à la fois d'affirmation et de négation » — alors qu'amour et jugement (amour et mépris, dirait Nietzsche) semblent se contredire l'un l'autre : « l'amour n'est-il pas la capacité d'accepter, de désirer que les choses soient telles qu'elles sont ? L'amour n'est-il pas affirmation, une déclaration que les choses n'ont pas besoin d'être différentes, qu'elles ne le devraient pas, voire qu'elles ne le doivent pas ? Juger, d'autre part, c'est critiquer» 1 . L'amour est acceptation et le jugement implique le refus (ou au moins la possibilité du refus) — mais c'est cette possibilité qui donne son sens à l'acceptation. Le réalisme nietzschéen est donc à la fois un réalisme du jugement et un réalisme de l'amour :

Leslie Paul Thiele, « Love and Judgement : Nietzsches Dilemma », Nietzsche-Studien p. 88.

20, 1991,

318

Conclusion

1. Réalisme du jugement : c'est la pars destruens de la philosophie de Nietzsche (sans doute la part la plus visible et la plus spectaculaire), celle du Nietzsche-psychologue, « dynamite de l'esprit »2, concentré de ces « matières explosives » que Nietzsche lui-même associe, dans le Crépuscule des idoles, au réalisme des Grecs3. Nietzsche se sent en effet sur ce point l'héritier de Thucydide, qui incarne à ses yeux la « volonté absolue de ne pas s'illusionner » et le « courage devant la réalité » — ce « sens fort, sévère et dur, des réalités » qui caractérise, d'une manière générale, la « culture des sophistes » (ou « culture des réalistes »)4. Ce réalisme généalogique et critique est l'essence même du nihilisme nietzschéen, ce qui lui donne sa force, sa rigueur et sa radicalité. 2. Réalisme de l'amour : c'est la pars construens. Si Nietzsche, comme il l'explique dans l'Avant-propos de La Généalogie de la morale, s'acharne à remettre en question la valeur même des valeurs judéo-chrétiennes, s'il s'attaque ainsi au fondement de ce qu'il appelle le « bouddhisme européen », ce nihilisme passif qui est en train, selon lui, de contaminer et de ruiner l'Occident, il s'efforce aussi d'élaborer une morale originale — morale qu'il assimile, dans les fragments de 1887-1888, à un nihilisme actif ou dionysiaque. Cette morale est, comme on l'a vu, une morale de l'amour et de Γ acceptation du réel. Toute la difficulté, lorsqu'on lit Nietzsche, est de ne pas réduire sa pensée à l'une de ces deux dimensions fondamentales, et d'examiner l'articulation de la pars construens avec la pars destruens, du réalisme de l'amour avec le réalisme du jugement : comment interpréter la philosophie de Nietzsche à la fois dans sa dimension négative et critique, « explosive », et dans sa dimension positive et créatrice ? Quelle perspective adopter pour comprendre comment se concilient et s'articulent la généalogie de la morale et l'élaboration de la morale de Nietzsche ? Comment peut-on, comme le fait Nietzsche dans La Généalogie de la morale, affronter la réalité telle qu'elle est, explorer sa misère, combattre la décadence du monde moderne et être en même temps Γ « homme qui dit oui » du Gai savoir, ce « Ja-sagender » qui ne dit plus « non » qu'en détournant le regard ? 11 y a en fait dans le réalisme nietzschéen une tension qui est celle de la vie elle-même — ou plutôt de la volonté de puissance, au sens où la volonté de puissance est d'abord une volonté qui se tend pour accroître sa puissance, et au sens où cette tension exige à la fois acceptation et opposition, création et destruction. Dans un fragment de 1888, Nietzsche voit même dans ce « caractère double » (Doppelheit) le critère de la force et de la vie ascendante : celle-ci « ne sait pas séparer le oui du non », dit-il, elle possède, « dans tous ses instincts, le "oui" tout autant que le "non" »5. Non seulement le « oui » et le « non » ne sont pas contradictoires {im Widerspruch) et ne s'excluent pas l'un l'autre, mais ils sont

3 4 5

Par delà bien et mal, aphorisme 208. Cf. Ecce homo, « Pourquoi je suis un destin », § 1 ou la lettre du 26 novembre 1888 à Paul Deussen. Crépuscule des idoles, « Ce que je dois aux Anciens », § 3. Ibid., § 2. Fragment 15 [113] de 1888.

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« complémentaires », ils s'impliquent l'un l'autre. Le « oui » ne va pas sans le « non » et réciproquement (ils sont attachés l'un à l'autre comme le plaisir et la douleur au genou de Socrate) : les dissocier, c'est tomber dans Γ « hémiplégie ». La reconnaissance de cette Doppelheit, de cette irréductible dualité qui rappelle le « côtoiement » (Nebeneinander) d'Apollon et de Dionysos dans La Naissance de la tragédie, joue un rôle central dans les réflexions de Nietzsche sur la légèreté et sur l'allégement de la vie : le doppeltes Gesicht, le double visage de l'allégement religieux est à ce titre un véritable paradigme de l'allégement de la vie, celui-ci impliquant toujours un certain rapport à la pesanteur et une certaine forme à'alourdissement de la vie. Toute la question est de savoir comment la légèreté s'articule avec la pesanteur : soit on alourdit artificiellement la vie pour se perdre dans une légèreté irréelle, soit on se charge de la vie pour 5 'affirmer et retrouver la légèreté, l'innocence du réel. En outre (et c'est ici que la distinction entre un réalisme de l'amour et un réalisme du jugement devient opératoire), c'est toujours (que l'on parle de religion, d'art ou de connaissance) le rejet de certaines formes d'allégement qui permet d'accéder à une légèreté supérieure. En ce sens, la critique et la généalogie de la morale judéo-chrétienne sont pour ainsi dire le laboratoire ou l'atelier dans lequel se construit la morale de Nietzsche : la critique de l'idéalisme métaphysique et l'inversion du platonisme s'accompagnent ainsi d'une réhabilitation des choses humaines, trop humaines (réhabilitation qui suscite elle-même un combat contre la négligence des choses les plus proches et la formulation de nouveaux « principes » de vie) ; la généalogie du besoin de rédemption, de l'ascétisme et de la croyance conduit à la reconnaissance de l'innocence du devenir et à l'affirmation de l'irresponsabilité totale de l'homme ; la dénonciation de la superstition du génie et de l'allégement romantique de la vie débouche sur une définition de l'art comme stylisation de soi et comme jeu avec la convention, comme « danse dans les chaînes » ; la critique de la croyance au libre arbitre se double d'une réhabilitation de la vie contemplative et d'une célébration de la liberté de l'esprit. C'est donc en dénonçant les faux allégements de la vie (religieux, artistiques et philosophiques) que Nietzsche forge son réalisme et qu'il élabore sa propre philosophie de la légèreté. J'aimerais, pour finir, montrer que cette philosophie, et l'interprétation que j ' e n propose ici, donnent un certain nombre de clés pour comprendre la pensée de l'éternel retour.

La pensée de l'éternel retour Nietzsche découvre la pensée de l'éternel retour en 1881, « début août à SilsMaria, 6000 pieds au-dessus de la mer et bien plus haut encore, par-delà toutes choses humaines [über allen menschlichen Dingen] » 6 — mais si cette pensée est d'emblée vécue comme inhumaine ou surhumaine (Zarathoustra est à la fois celui Fragment 11 [141] de 1881.

320

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qui enseigne l'éternel retour et celui qui enseigne le surhomme), c'est qu'elle consiste précisément à assumer « toutes choses humaines » : le surhomme, comme les dieux à la vie facile, est d'abord celui qui accepte l'homme en le surpassant (ou plutôt celui en qui l'homme est à la fois accepté et surpassé). 11 est l'océan qui absorbe et digère le « fleuve sale » de l'homme, il est l'amour (amor fati et amour de la « terre ») dans lequel notre « grand mépris » doit se perdre7 : en lui, l'homme se trouve justifié dans sa nécessité et dans son innocence, c'est-àdire déchargé (au sens de Y Entladung tragique) de ses côtés trop humains. Or, si la pensée de l'éternel retour est un « nouveau centre de gravité » et un nouveau soleil8, c'est qu'elle a pour vocation de provoquer cette décharge : elle est le « poids le plus lourd » qui doit susciter le plus grand allégement de la vie. La pensée de l'éternel retour a un statut extrêmement particulier dans l'œuvre de Nietzsche : c'est la « pensée des pensées » {Gedanken der Gedanken)9, et c'est pourtant, si l'on excepte un aphorisme du Gai savoir et quelques évocations cryptées d'Ainsi parlait Zarathoustra, une pensée posthume : le cahier dans lequel on trouve les premières formulations de l'éternel retour n'a été publié qu'en 1973 (Nietzsche voulait s'en servir pour un exposé scientifique qu'il n'écrivit jamais) 10 . C'est d'ailleurs le travail souterrain de cette nouvelle doctrine qui incite Nietzsche à abandonner son projet d'écrire une continuation d'Aurore et à publier une œuvre nouvelle : le Gai savoir '. De même, si Ainsi parlait Zarathoustra est un livre « pour tous et pour personne », c'est sans doute aussi parce que la pensée de l'éternel retour, qui doit décider de l'avenir de l'homme (donc qui nous concerne tous), « requiert des "millénaires" pour s'affirmer » — au point que Nietzsche lui-même ne parvient pas encore à parfaitement la comprendre, et qu'il ne peut l'énoncer sans lui donner la forme d'une révélation ésotérique, dans laquelle ironie et parodie jouent un rôle capital12. Mais si la formulation de la pensée de l'éternel retour est aussi complexe et difficile, c'est que cette pensée a une signification extrêmement particulière : elle n'a pas pour vocation de délivrer un savoir ou de dire une vérité, mais de changer la vie. Comme les pensées de la « trinité de la joie », la pensée de l'éternel retour doit d'abord nous apporter une « nouvelle manière de vivre» 13 . Si Nietzsche, dans certains fragments, essaie de justifier l'éternel retour par des arguments

8 9 10

Ainsi parlait Zarathoustra, Prologue, § 3. Fragments 11 [141] et 11 [165] de 1881. Fragment 11 [143] de 1881. II s'agit du cahier siglé M III 1. La « pensée des pensées » surgit dans le fragment 11 [141] de l'édition Colli-Montinari. Sur ce point, voir la mise au point de Paolo D'Iorio dans son article « L'éternel retour. Genèse et interprétation », Nietzsche, Cahier de l'Herne, op. cit., p. 372. Voir sur ce point Curt Paul Janz, Nietzsche. Biographie, II, trad. P. Rusch, Paris, Gallimard, 1984, p. 386-388.

12

Voir l'article de Paolo D'Iorio.

13

Fragment 11 [197] de 1881. Cf. le fragment 11 [195],

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321

empruntés à une cosmologie ou à une métaphysique de la force 14 , il ne s'agit pas pour lui de présenter sa pensée comme une thèse scientifique, mais de favoriser Y assimilation de cette pensée, afin qu'elle nous transforme : « Si tu t'incorpores la pensée des pensées, dit-il, elle te métamorphosera » 5. L'argumentation visant à démontrer la pensée de l'éternel retour n'est ainsi qu'un instrument de son incorporation (Einverleibung). Elle est secondaire, peut-être même fausse. Nietzsche le dit très clairement dans un fragment de 1881 : « Pour peu que la répétition cyclique ne soit qu'une probabilité ou une possibilité, même la pensée d'une possibilité peut nous ébranler et nous transfigurer, pas seulement des émotions ou certaines attentes ! Quel n'a pas été l'effet exercé par la possibilité de la damnation éternelle ! »' 6 Ce qui compte, c'est ce qui se produit en nous lorsque nous pensons que toutes choses reviennent éternellement à l'identique, lorsque nous faisons comme si c'était vrai : que cela soit vrai ou faux n'a au fond aucune importance (même s'il est plus facile de faire comme si c'était vrai lorsqu'on croit que c'est vrai). L'essentiel est donc : comment agit sur nous la pensée de l'éternel retour, si nous nous l'assimilons ? Ensuite seulement se pose la question de son assimilation. Or, cette pensée agit d'abord en modifiant notre sentiment de l'existence et en engendrant ce que Nietzsche appelle, dans un fragment de 1881, la « philosophie de l'indifférence » : « Ce qui jadis excitait le plus fortement, agit désormais tout autrement, n'est plus considéré que comme un jeu et passe pour tel (les passions et les travaux), comme une vie dans le non-vrai que l'on réprouve par principe mais dont on jouit et que l'on cultive esthétiquement, comme une forme et un charme ; nous nous comportons comme des enfants à l'égard de ce qui constituait jadis le sérieux de la vie»11. Philosopher, c'est jouer avec le sérieux, comme Nietzsche le dit souvent dans la philosophie de l'esprit libre. Ce jeu exige que l'on retrouve un regard d'enfant, c'est-à-dire aussi dQ spectateur : les « êtres souverains » que Nietzsche appelle de ses vœux devront « assister en spectateurs [zuschauen] au jeu de la vie, prendre part au jeu [mitspielen] de-ci de-là, sans y être trop violemment entraînés [hineingerissen] » l 8 — l'indifférence (ιdie Gleichgültigkeit) consiste ainsi à envisager la vie comme un spectacle et une œuvre d'art, un jeu esthétique (pour reprendre l'expression de Goethe), auquel on

Voir par exemple le fragment 11 [148] de 1881 : « Le monde des forces ne souffre aucune diminution : car autrement il se serait affaibli et ruiné au cours du temps infini. Le monde des forces ne souffre aucune immobilité : car autrement cette immobilité aurait été atteinte et l'horloge de l'existence serait arrêtée. Ainsi le monde des forces ne parvient jamais à un équilibre, il n ' a jamais un instant de repos, sa force et son mouvement sont d'une égale grandeur en tout temps. Quel que soit l'état que le monde puisse jamais atteindre, il faut qu'il l'ait atteint et non pas une seule fois, mais d'innombrables fois ». 15 16 17 18

Fragment Fragment Fragment Fragment

11 11 11 11

[143] [203] [141] [145]

de de de de

1881. 1881. 1881. 1881.

322

Conclusion

prend part sans se laisser prendre au jeu, et tout en restant spectateur 19 . La vie nouvelle est donc une vie contemplative, légèrement liée au sérieux de la vie (« les passions et les travaux », précise Nietzsche). En ce sens, l'incorporation de la pensée de l'éternel retour est un formidable allégement de la vie. Mais si cette incorporation nous rend indifférents au sérieux de la vie, c'est qu'elle nous oblige à prendre au sérieux ce qui ne l'était pas pour nous : elle donne de Γ « importance à ce qui est immédiat, petit, fugitif », elle dramatise l'importance de tout ce que nous vivons, en particulier des choses les plus proches20. Toute réalité devient grave, sérieuse, d'une pesanteur infinie dans la perspective de l'éternel retour. Nous découvrons dans cette perspective Γ « infinie importance de notre savoir, de notre errement, de nos habitudes et de nos manié21 res de vivre » . Posée avant toute expérience, la question de l'éternel retour démultiplie ainsi à l'infini le poids, la signification de cette expérience : « La question que tu te poses pour tout ce que tu veux faire : "Le voudrais-je de telle sorte que je le veuille faire d'innombrables fois ?" constitue la plus grande pesanteur » 22 . Si ma volonté supporte sans craquer le poids de cette question, c'est qu'elle est suffisamment puissante, c'est que mon amour du réel est suffisamment puissant pour supporter le plus grand alourdissement de la vie. Cette dramatisation et cet alourdissement sont aussi un resserrement tragique sur l'expérience présente : si ce que je vis, en cet instant, doit revenir éternellement, et tel que je le vis maintenant, alors il est la seule chose qui compte pour moi. La question de l'éternel retour peut donc être reformulée ainsi : es-tu capable de ne plus vivre que ce que tu vis à l'instant ? La répétition éternelle se traduit par uneponctualisation radicale du sentiment de l'existence, en accord avec la conception nietzschéenne du bonheur comme point culminant et comme « instant formidable »23. La question de l'éternel retour ne peut être posée que précisément, sinon elle perd toute sa force : elle ne peut donc être posée qu'exclusivement. Elle provoque une véritable « cécité », elle nous plonge dans l'ignorance de tout ce qui n'est pas présent 24 . Elle purifie ainsi, elle allège notre adhésion au réel en la nettoyant de tout regret, de toute angoisse, de toute anticipation, de tout désir : « Notre tâche nous réclame à chaque instant », dit Nietzsche, et il est impossible d ' « attendre de lointaines, d'inconnues béatitudes » lorsqu'on vit dans la pensée que ce que l'on vit doit se reproduire éternellement à l'identique 25 . Seul le présent compte, et il compte énormément. C'est pourquoi il n'y a plus ni « autre vie » ni « vie fugitive »26. Cette vie qui est la mienne, je l'éprouve aussi bien comme un

20 21 22 23 24 25 26

Sur cette assimilation de la vie à une œuvre d'art, voir notamment le fragment 11 [165] de 1881. Fragment 11 [167] de 1881. Fragment 11 [141] de 1881. Fragment 11 [143] de 1881. Voir notamment les aphorismes 277, 288 et 341 du Gai savoir. Voir l'aphorisme 287 du Gai savoir. Fragment 11 [161] de 1881. Fragments 11 [159] et 11 [160] de 1881.

Conclusion

323

instant dans lequel se concentre tout mon sentiment de l'existence (ce que Nietzsche appelle parfois le « midi ») que comme Γ « image de l'éternité »27. En d'autres termes, la pensée de l'éternel retour nous oblige au réalisme le plus radical. En nous rivant à l'instant présent, en nous rivant à ce que nous vivons (à « notre vie >>28), cette pensée nous rive au réel et nous détourne de tout idéalisme — elle rend tout idéalisme absurde : pourquoi poser une autre vie si c'est cette vie qui doit revenir éternellement à l'identique, si je dois « vivre ainsi pour l'éternité » ? 29 Mais si la pensée de l'éternel retour lui imprime le sceau de l'éternité, la vie reste un devenir (« notre propre aspiration au sérieux est de tout comprendre comme devenir », dit Nietzsche 30 ) : la pure adhésion est une cécité, elle n'est pas un arrêt — elle concentre l'investissement, elle ne 1Q fige pas. Ne vivre que l'instant présent, c'est vivre comme s'il était le seul, mais c'est aussi adhérer à la fluidité et à l'innocence du devenir : « Ce serait atroce que de croire encore au péché : tout ce que nous pourrions jamais faire en une répétition innombrable est innocent » 3I . Plus radicalement, la pensée de l'éternel retour arrache la vie à toute structure téléologique et à tout désir de progression ou de fuite. Elle transforme chaque instant en destin et révèle la nécessité de toutes choses 32 . Ces quelques remarques sur la pensée de l'éternel retour nous permettent de comprendre que cette pensée est une sorte de creuset dans lequel la philosophie nietzschéenne de la légèreté vient se fondre et se radicaliser 33 . Tous les fils que nous avons suivis se nouent ici : la doctrine de l'innocence du devenir, la définition de la morale comme ars vitœ (esthétique de l'existence) et de l'art comme stylisation de soi, la doctrine des choses les plus proches, le dilemme de l'amour et du jugement (puisque c'est l'amour lui-même qui est jugé dans l'épreuve de l'éternel retour). D'une manière générale, la pensée de l'éternel retour, qui représente le plus grand alourdissement de la vie, nous montre ce que doit être la plus grande légèreté : l'homme le plus léger est celui qui a su faire de sa vie une vie si facile et si désirable qu'il est capable d'en supporter et d'en vouloir le retour éternel. Le seul moyen de s'alléger vraiment la vie consiste donc à assumer la tâche la plus difficile qui soit : « vivre de telle sorte qu'il te faille désirer revi-

27 28 29 30 31 32 33

Fragment 11 [159] de 1881. Id. Fragment 11 [161] de 1881. Fragment 11 [141] de 1881. Fragment 11 [144] de 1881. Voir le fragment 11 [143] de 1881. J'ai conscience du caractère fragmentaire de ces remarques sur l'éternel retour, auquel j ' a i l'intention de consacrer, dans l'avenir, une réflexion plus approfondie — mais je tenais à conclure ce livre sur cette question car c'est la pensée de l'éternel retour qui donne toute sa signification à la philosophie de la légèreté développée dans Choses humaines, trop humaines, et qui lui permet de retentir dans l'ensemble de l'œuvre.

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vre »34. La pensée de l'éternel retour est ainsi Y épreuve qui peut broyer notre vie ou faire exploser en elle l'énergie d'un allégement supérieur. Elle peut nous écraser ou nous rendre vraiment, c'est-à-dire réellement légers.

34

Fragment 11 [163] de 1881.

Conventions, abréviations, éditions

Pour les textes de Nietzsche, j'ai utilisé l'édition de référence publiée par Giorgio Colli et Mazzino Montinari (Nietzsche Friedrich, Werke. Kritische Gesammtausgabe, Berlin/New York, de Gruyter, 1967 sq.) ou l'édition de poche correspondante (Nietzsche Friedrich, Sämtliche Werke. Kritische Studienausgabe, Munich, DTV, 1980 et Berlin/New York, de Gruyter, 1967-1977), respectivement abrégées en KGW et KSA. J'ai utilisé également (en les modifiant lorsque cela me semblait nécessaire) les différentes traductions disponibles en français, notamment celle qui se fonde sur l'édition Colli-Montinari (Nietzsche Friedrich, Œuvres philosophiques complètes, Paris, Gallimard, 1968-1997), ainsi que celles qui ont été publiées au Livre de Poche et en GF-Flammarion (en particulier celles de G.-A. Goldschmidt, de P. Wotling et d'É. Blondel). J'ai également eu recours aux traductions françaises des écrits de jeunesse (Nietzsche Friedrich, Premiers écrits, trad. J.-L. Backes, Paris, Le Cherche-Midi éditeur, 1994 ; Nietzsche, Écrits autobiographiques (1856-1869), trad. M. Crépon et M. Marcuzzi, Paris, PUF, 1994), ainsi qu'à celles de certains cours et écrits philologiques (Sur Démocrite, trad. P. Ducas, Paris, éditions Métaillé, 1990 ; Introduction à la lecture des dialogues de Platon, trad. O. Berrichon-Sedeyen, Combas, Éditions de l'Éclat, 1991 ; Sur la personnalité d'Homère et Nous autres philologues, trad. G. Fillon, Nantes, Éditions Le Passeur, Secofop, 1992 ; Le Service divin des Grecs, trad. E. Catin, Paris, Éditions de 1'Herne, 1992 ; Les Philosophes préplatoniciens, trad. Ν. Ferrand, Combas, Éditions de l'Éclat, 1994 ; Introduction aux leçons sur /'Œdipe-Roi de Sophocle et Introduction aux études de philologie classique, trad. F. Dastur et M. Haar, La Versanne, Encre marine, 1994 ; Nietzsche, Ritschl, Rohde, Wilamowitz, Wagner, Querelle autour de La Naissance de la tragédie, Paris, Vrin, 1995). Pour me référer aux fragments posthumes de Nietzsche, je n'indique pas, comme on le fait parfois, la tomaison et le numéro de page de la traduction française, mais le numéro du groupe de fragments, suivi du numéro du fragment entre crochets et de son année de rédaction (par exemple : « fragment 5 [105] de 1875 »), ce qui permet de repérer aisément chaque fragment aussi bien dans le texte allemand que dans la traduction française. Pour ce qui est des lettres de Nietzsche, j ' a i utilisé l'édition de référence publiée par Colli et Montinari (Nietzsche Friedrich, Briefwechsel. Kritische Gesamtausgabe, Berlin/New York, de Gruyter, 1975 sq.), ainsi que la traduction française fondée sur cette édition (Nietzsche Friedrich, Correspondance, Paris,

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C o n v e n t i o n s , abréviations, éditions

Gallimard, 1986) — traduction malheureusement très incomplète, puisqu'elle ne couvre que les années 1850-1874 (on trouve néanmoins en français quelques anthologies : Nietzsche, Rée, Salomé, Correspondance, trad. O. Hansen-Lewe et J. Lacoste, Paris, PUF, 1974 ; Nietzsche , Lettres à Peter Gast, trad. L. Servicen, Paris, Christian Bourgeois, 1981 ; Nietzsche Friedrich, Dernières lettres, trad. C. Perret, Paris, Rivages, 1989 ; Wagner Cosima/Nietzsche Friedrich, Lettres, trad. S. Kämpfer, Paris, Le Cherche-Midi éditeur, 1995 ; Nietzsche Friedrich, Correspondance avec Malwida von Meysenbug, trad. L. Frère, Paris, Éditions Allia, 2005). Enfin, pour les manuscrits, j'utilise (comme Colli et Montinari et comme les Archives Goethe-Schiller de Weimar, où sont regroupés et conservés depuis 1950 la grande majorité des manuscrits de Nietzsche') les sigles forgés par Hans Joachim Mette2.

Je me permets de renvoyer sur ce point à ma description du fonds Nietzsche in Genesis 22, Paris, Jean-Michel Place, 2003, p. 88-89. Voir notamment Hans Joachim Mette, « Der handschriftlische Nachlass Friedrich Nietzsches ». Cet article fut publié dans la revue de la Société des amis des Archives Nietzsche (Leipzig, Richard Hadl, 1932). Mette le reprit (sous une forme légèrement modifiée) en 1933, dans le premier volume de son édition des œuvres de Nietzsche (Becksche Werke Ausgabe, Münich, 1933-1940). L ' a r t i c l e de 1932 est a u j o u r d ' h u i p u b l i é d a n s l'HyperNietzsche (www.hypernietzsche.org/mette-l).

Bibliographie Usuels et instruments de travail Crescenzi Luca, « Verzeichnis der von Nietzsche aus der Universitätsbibliothek in Basel entliehenen Bücher (1869-1879) », in Nietzsche-Studien 23, Berlin/New York, de Gruyter, 1994, p. 388-442 (liste des ouvrages empruntés par Nietzsche à la bibliothèque de l'Université de Bâle, qui remplace avantageusement celle donnée par Albert Lévy en appendice de son livre Stirner et Nietzsche, Paris, Société Nouvelle de Librairie et d'Édition, 1904, p. 93-113) HyperNietzsche : http://www.hypernietzsche.org (projet dirigé par Paolo D'Iorio, et qui vise à créer une infrastructure de travail collectif en réseau appliquée à l'œuvre de Nietzsche) Nietzsche Friedrich, Werke. Historisch-kritische Ausgabe, CD-ROM, 1995 (correspond à peu près au texte de la K.SA, avec la chronique biographique mais sans l'appareil critique ni les index) Friedrich Nietzsche. Chronik in Bildern und Texten, Münich/Vienne, Carl Hanser Verlag, 2000 Nietzsche-Handbuch, sous la direction de H. Otmann, Stuttgart/Weimar, J.B. Metzler, 2000 Nietzsche News Center : http://hypernietzsche.org/cnn/ (portail Internet consacré à Nietzsche et associé au projet HyperNietzsche) Nietzsches persönliche Bibliothek, sous la direction de G. Campioni, P. D'Iorio, M C . Fornari, F. Fronterotta et A. Orsucci, Berlin/New York, de Gruyter, 2003 (nouveau catalogue des ouvrages contenus dans la bibliothèque personnelle de Nietzsche, avec un certain nombre de renseignements précieux, comme la date d'acquisition et surtout le numéro des pages auxquelles on trouve des marques de lecture : coins cornés, soulignages, gloses en marge, etc.) Vocabulaire de théologie biblique, Paris, Les Éditions du Cerf, 1995 Weimarer Nietzsche-Bibliographie in 5 Bänden, Stiftung Weimarer Klassik, Herzogin Anna Amalia Bibliothek, Stuttgart/Weimar, J.B. Metzler, 2000-2002 (c'est la bibliographie de référence de Nietzsche, éditée par M. Knoche et R. Tghart)

Ouvrages faisant partie de la bibliothèque personnelle de Nietzsche Les livres de la bibliothèque personnelle de Nietzsche (abréviation usuelle : BN) sont conservés aujourd'hui dans une annexe de la Herzogin Anna Amalia Bibliothek (abréviation : HAAB) qui se trouve au château de Weimar. Je n'indique que les ouvrages cités.

328

Bibliographie

Burckhardt Jacob, Griechische Culturgeschichte, cahier manuscrit contenant la transcription du cours de Burckhardt par Louis Kelterborn, 1875 (cote à la HAAB : C 483) Joubert Joseph, Pensées, Paris, Didier et Cie, 1874, t. II (cote à la HAAB : C 652 b) Montaigne Michel de, Michaels Herrn von Montagne Versuche, nebst des Verfassers Leben, nach der neuesten Ausgabe des Herrn Peter Coste ins Deutsche übersetzt, Leipzig, F. Lankischens Erben, 1753-1754 (cote à la HAAB : C 300 a-c) Plato, Dialogi Secondum Thrasylli tetralogías dipositi, vol. I à VI, Lipsia, Teubner, 18521864 (cote à la HAAB : C 63 a-c) Schopenhauer Arthur, Sämtliche Werke, 6 vol., Leipzig, F.A. Brockhaus, 1873-1874 (cote à la HAAB : C 3 2 1 a-f) Voltaire, Geist aus Voltaire 's Schriften, sein Leben und Wirken. Mit Voltaire 's Bildniss, Stuttgart, F. Brodhag, 1837 (cote à la HAAB : C 686) Voltaire, Lettres choisies. Avec le traité de la connaissance, Des Beautés et des défauts de la poésie et De l'éloquence dans la langue française, précédés d'une notice et accompagnés de notes explicatives sur les faits et les personnages du temps par Louis Moland, 2 vol., Paris, Garnier Frères, 1876 (cote à la HAAB : C 687)

Essais consacrés à Nietzsche La littérature secondaire sur Nietzsche étant considérable, je n'indique que les ouvrages et articles effectivement cités. Andler Charles, Nietzsche, sa vie et sa pensée, 3 vol., Paris, Gallimard, 1958 Bachelard Gaston, « Nietzsche et le psychisme ascensionnel », in L'air et les songes. Essai sur l'imagination du mouvement, Paris, Librairie José Corti, 1943, p. 163-208 Baeumer Max L., « Das moderne Phänomen des Dionysischen und seine "Entdeckung" durch Nietzsche », in Nietzsche-Studien 6, Berlin/New York, de Gruyter, 1977, p. 123-153 Barale Ingrid Hennemann, « Subjektivität als Abgrund. Bemerkungen über Nietzsches Beziehung zu den frühromantischen Kunsttheorien », in Nietzsche-Studien 18, Berlin/New York, de Gruyter, 1989, p. 158-181 Barbera Sandro, « Ein Sinn und unzählige Hieroglyphen. Einige Motive von Nietzsches Auseinandersatzung mit Schopenhauer in der Basler Zeit », in « CentaurenGeburten ». Wissenschaft, Kunst und Philosophie beim jungen Nietzsche, sous la direction de T. Borsche, F. Gerratana et A. Venturelli, Berlin-New York, de Gruyter, 1994, p. 217-233 Barbera Sandro, « Eine Quelle der frühen Schopenhauer-Kritik Nietzsches : Rudolf Hayms Aufsatz "Arthur Schopenhauer" », in Nietzsche-Studien 24, Berlin/New York, de Gruyter, 1995, p. 124-136 (repris dans Une philosophie du conflit. Études sur Schopenhauer, Paris, PUF, 2004, « Une source de la critique de Schopenhauer par le jeune Nietzsche », trad. Olivier Ponton, p. 207-221) Barbera Sandro, « Gœthe versus Wagner. Le changement de fonction de l'art dans Choses humaines, trop humaines », in Nietzsche. Philosophie de l'esprit libre, sous la dir. de Paolo D'Iorio et d'Olivier Ponton, Paris, Editions Rue d'Ulm, 2004, p. 37-60 Behler Ernst, « Niezsche und die Frühromantische Schule », in Nietzsche-Studien 7, Berlin/New-York, de Gruyter, 1978, p. 59-96

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Index nominum Achille, 6-8 Agamemnon, 10,222 Ajax, 7 Amphiaros, 17 Anaxagore, 49 Andler Charles, 6, 47 Andréas-Salomé Lou, 77, 144, 264 Aphrodite, 16-18 Apollon, 7, 17, 28, 39, 44, 293, 319 Archiloque, 35 Arès, 12 Aristophane, 225 Aristote, 15, 17, 21-30, 40, 45-46, 4849, 67-69, 187, 255,262 Arnim Achim von (Ludwig Joachim von Arnim), 212 Assoun Paul-Laurent, 150, 190 Athéna, 7, 12 Atlas, 44 Automédon, 7 Bach Jean-Sébastien, 204 Bachelard Gaston, 6 Baeumer Max L., 22 Bahnsen Julius, 258 Barale Ingrid Hennemann, 183 Barbera Sandro, 42, 281 Baudelaire Charles, 201, 203, 250 Baumgartner Adolf, 9, 54, 299 Beethoven Ludwig van, 25, 32-33, 3539, 111, 158, 202, 204, 217, 231, 242, 244 Behler Ernst, 183, 189, 290 Belschassar, 5 Bernays Jacob, 21-23, 27, 30, 40, 44, 251 Bizet Georges, 1, 144, 244-247, 254 Blondel Éric, 59, 73, 177, 190, 248, 269 Böcklin Arnold, 209 Boileau-Despréaux Nicolas, 239

Bourget Paul, 250, 252 Brenner Albert, 55, 262-263, 298 Brennus, 17 Brisson Luc, 57 Brusotti Marco, 1, 66, 84 Buffon (Georges Louis Leclerc), 228 Burckhardt Jacob, 9-18, 40, 66, 92, 111, 144, 185-186, 202, 205, 220-224, 227-228, 241, 254, 259, 265-266, 291 Byron Georges Gordon (Lord), 299-300 Calderón Pedro, 128-129, 174, 242 Campioni Giuliano, 42, 230, 232, 250252, 259, 266 Cervantès Miguel des, 55, 76 Chamfort (Nicolas Sébastien Roch), 78 Chateaubriand François-René de, 198 Chopin Frédéric, 237, 241, 254 Choulet Philippe, 303 Cicéron (Marcus Tullius Cicero), 232, 234, 236 Claude Lorrain (Claude Gelée), 303, 305-306 Cohen-Halimi Michèle, 67, 69, 290 Conche Marcel, 306-307 Crescenzi Luca, 22 Cronos, 7 Daniel, 7, 5,301 Dante Alighieri, 70, 204, 206 Delacroix Eugène, 201 Deleuze Gilles, 6, 137 Déméter, 107 Démocrite, 226, 294 Derrida Jacques, 251 Descartes René, 228 Détienne Marcel, 8 Deussen Paul, 34, 67, 258, 318 Diderot Denis, 144 Diogène le Cynique, 296-297, 303

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Index nominum

Diogene Laërce, 296, 307 Diomède, 7 Dionysos, 28, 34, 39, 44, 107, 130, 319 D'Iorio Paolo, 4, 50, 54, 69, 134, 244, 246, 255, 320 Dixsaut Monique, 24, 46 Dodds Eric Robertson, 10 Don Quichotte, 53, 55, 76, 78 Dorothéos, 11 Dühring Karl Eugen, 258 Dupont-Roc Roselyne, 21-23 Eberbach Volker, 298 Eckermann Johann Peter, 234, 240 Emerson Ralph Waldo, 273 Empédocle, 17, 286 Enée, 7 Épictète, 128, 303 Epicure, 255, 290, 298-299, 301-307, 312,314 Epiménide, 185 Erasme (Desiderius Erasmus), 206 Eschyle, 191,203,225-226 Euripide, 30, 38, 191,212 Flourens Pierre, 228 Frauenstädt Julius, 258 Fuchs Carl, 67, 204, 244, 249-250 Gast Peter, 54, 78, 88, 90, 198, 244, 298, 305 Gerber Gustav, 183 Gerhardt Volker, 1, 290, 298 Gersdorff Carl von, 9, 232, 258, 268, 291 Gessner Salomon, 305 Goethe Johann Wolfgang von, 26-27, 29, 60, 62-63, 183, 185, 195, 197198, 213, 221, 225, 233-234, 236237, 240-242, 250, 254, 267, 274, 295,304,321 Goldschmidt Victor, 137 Concourt Edmond et Jules de, 250-251 Goya y Lucientes Francisco de, 209 Haar Michel, 33-34, 46, 187, 213, 290 Hadot Pierre, 255, 262 Hamlet, 53, 188

Haydn Joseph, 35 Hector,6,7 Hegel Georg Wilhelm Friedrich, 183 Heidegger Martin, 34, 46 Heine Heinrich, 183, 204, 208, 212-213, 218 Heller Peter, 183 Héphaïstos, 7 H èra, 13 Héraclite, 2 7 , 3 0 - 3 1 , 4 9 Héraklès, 17 Hermes, 8, 12 Hérodote, 186, 306 Hésiode, 184, 187 Hoffmann Ernst Theodor Amadeus, 29, 212 Homère, 1, 6-14, 18-19, 30-31, 42, 4546, 71, 78, 88, 187, 196-197, 214, 219, 223-226, 230, 233, 237-239, 241-242, 247, 254, 257, 283, 294, 307 Horace (Quintus Horatius Flaccus), 1, 61,252-253,299-303 Jankélévitch Vladimir, 78 Janus, 83 Janz Curt Paul, 244, 256-257, 262, 320 Jésus Christ, 77, 120, 294 Joly Henri (Le Renversement platonicien), 58 Joly Henri (Psychologie des grands hommes), 228 Joubert Joseph, 251 Kaiser Gerhardt, 187 Kant Emmanuel, 138, 141, 149, 171, 214 Kaufmann Walter, 290 Kelterborn Louis, 8-11, 13-14, 16-17, 19, 66, 185-186, 221-223, 291-292 Kessler Mathieu, 135, 195, 227, 238 Krug Gustav, 257 Kundera Milan, 6, 80, 137, 158, 172 La Bruyère Jean de, 144 La Rochefoucauld François de, 47, 89, 94, 144, 268 Lallot Jean, 21-23

Index nominum Le Bernin (Gian L o r e n z o Bernini), 204,219 Leibniz G o t t f r i e d Wilhelm, 138-139, 173 Leopardi Giacomo, 54, 261 Lessing Gotthold Ephraim, 118, 280 Louis XIV, 232 Lue, 57, 316 Luther Martin, 113, 206 Lycurgue, 17, 42 Macbeth, 147 Mann Thomas, 33-34, 114, 189, 218 Matthieu, 120 Mégille, 57 Ménélas, 222 Mérimée Prosper, 162 Mette Hans-Joachim, 326 M e y s e n b u g M a l v i d a von, 9, 55, 64, 262-263, 298, 300 Michel-Ange, 204 Montaigne Michel de, 1, 32, 139, 144, 2 0 7 - 2 0 8 , 268, 299-302, 328, 331, 333-334 Montinari Mazzino, 3, 9, 51, 212, 232, 256, 290, 303 Müller-Lauter Wolfgang, 248, 250, 272 Murillo Bartolomé Esteban, 204 Nehamas Alexandre, 290 Newton Isaac, 214 N i e t z s c h e Elisabeth, 257, 2 6 3 Novalis (Friedrich Leopold Freiherr von Hardenberg), 204 Œdipe, 9 5 , 2 1 3 Oeri Jacob, 186 Olympe, 24 Oreste, 10 Ossian, 305 Overbeck Franz, 9, 71, 264 Ovide (Publius Ovidius Naso),l 1 Palestrina Giovanni Pierluigi da, 204 Parménide, 226 Pascal Blaise, 17, 85, 92, 114, 144 Pétrarque (Francesco Petracco), 206 Phèdre, 57, 68

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Phidias, 219, 224 Pindare, 2, 4 0 , 2 1 4 Pinder Wilhelm, 257 Platon, 22, 26, 28, 38, 46, 48-51, 53-59, 65, 67-69, 134, 164-166, 169-171, 184, 186, 191, 255, 262, 271, 288289, 291-293, 306 Poséidon, 7 Poussin Nicolas, 303-306 Pyrrhon, 303 Pythagore, 17, 42 Racine Jean, 242 Raphaël (Raffaello Santi), 204, 303 Rèe Paul, 47, 55, 66, 118, 139, 141, 144-153, 161, 173-175, 189-190, 229, 262-264, 283, 298 Renan Joseph Ernest, 66, 265-266 Ritschl Friedrich, 28, 61, 66-67, 69, 232 Romeyer Dherbey Gilbert, 15, 17, 111 Roos Richard, 5, 9, 303, 307 Rousseau Jean-Jacques, 206, 283 Salluste (Gaius Sallustius Crispus), 252 Sappho, 16-18 Schiller Friedrich von, 27-30, 32, 60-63, 69, 111, 123, 185, 195,207-208, 217, 221,305 Schirnhofer Resa von, 244 Schlegel A u g u s t W i l h e l m v o n , 183, 204,212-213 Schlegel Friedrich von, 29, 64, 183, 204 Schleiermacher Friedrich Daniel, 204 Schmeitzner Ernst, 53, 71, 177 Schmid Wilhelm, 1 Schneider Ursula, 290 Schoentjes Pierre, 29, 63-64 Schopenhauer Arthur, 5, 9, 11, 26, 2838, 45-46, 59-60, 65, 67-69, 80, 8384, 89-90, 93, 98, 105-107, 109, 119, 128-129, 131-132, 139, 141-158, 160-163, 165-166, 170-171, 177, 180, 186-188, 192-195, 206, 209, 211-212, 2 1 4 - 2 1 7 , 220, 237, 241, 254-255, 258, 269, 272-273, 278-279, 281-282, 286, 288, 295, 301, 307, 309, 313 Scott Walter, 2 2 9

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Index nominum

Sénèque (Lucius Annaeus Seneca), 265, 269, 303 Sève Bernard, 249 Seydlitz Reinhart, 52, 58, 263, 298 Shakespeare William, 38, 225 Silène, 128,209 Simonide, 185,224, 243 Sissa Giulia, 8 Sloterdijk Peter, 177 Socrate, 26, 29-30, 38, 72, 113, 165, 212, 255, 2 6 9 - 2 7 1 , 2 9 0 - 2 9 5 , 299, 302-303,312,314,319 Somville Pierre, 21-22, 26 Sophocle, 38-39, 4 5 , 2 1 3 , 242 Spielhagen Friedrich, 258 Spitteier Karl, 244 Stambaugh Johan, 138 Stendhal (Henri Beyle), 144, 245 Sterne Laurence, 208 Strauss David Friedrich, 47, 52, 118 Tacite (Publius Cornelius Tacitus), 253 Taine Hippolyte, 250, 252 Thaïes, 49, 226 Théocrite, 242 Théodore, 11 Thiele Leslie Paul, 317 Thomas d'Aquin, 142 Thucydide, 252, 253, 318 Tovazzi Deodati de, 238-239 Tristan, 41 Tydée, 7 Uhland Ludwig, 212 Ulysse, 14

Vauvenargues Luc de, 89, 144 Venturelli Aldo, 22, 27 Vivarelli Vivetta, 300 Voltaire (François marie Arouet), 139142, 144-145, 161, 173, 206, 237241,254 Wackenroder Wilhelm Heinrich, 204 Wackernagel Wilhelm, 214 Wagner Cosima, 212 Wagner Richard, 3, 11, 25, 28, 30, 3235, 37-39, 41-42, 59-67, 69-71, 98, 111, 183, 185, 187, 189, 201-206, 208, 212, 219, 225-227, 230-231-232, 234, 236, 240-242, 244-245, 247-250, 2 6 5 , 2 9 5 , 301, 305 Wilamowitz-Moellendorf Ulrich von, 2 8 , 6 1 , 6 3 , 6 7 , 232 Wilde Oscar, 209 Willmers Ulrich, 177 Winckelmann Johann Joachim, 305 Wisser Richard, 138 Wolf Friedrich August, 139, 221, 232 Wotling Patrick, 59, 156 Xanthippe, 293 Xéniade, 296 Xénophon, 290-294, 299, 301 Yama, 83 Zarathoustra, 1, 2, 5-7, 19, 45, 69, 71, 78-79 84, 177, 181-182, 187, 256, 319 Zeus, 6-8, 13, 45, 225, 307

Index rerum action(s), 21, 58, 64, 92-94, 138, 140150,152-154, 156,159-161, 163-166, 168-169, 172-173, 175,177-178, 215216, 218, 229, 257, 270, 272, 274275, 277-286, 288 actifs (les), 266, 268-274, 276-277, 279-283, 302 vie active (vita activa), 21, 57-58, 63, 224, 254-255, 268-269, 271272, 274, 276-277, 279-280, 282, 288-289, 302 affirmation de soi, 2, 19, 78, 181, 215, 218, 245,247, 273,288,295 alourdissement, 73, 83-85, 88, 91-92, 95, 111-112, 116, 122, 124, 127, 129, 131, 151, 177, 179, 201, 210, 217218, 234, 243, 247-248, 255, 311312,319,322-323 ambition, 4, 13, 19, 125, 251, 266, 273, 282 âme laide, 25, 123, 130, 207, 208-210 amor fati, 44, 65, 75, 79, 138, 159, 181182, 245, 320 amour du réel, 2, 44, 138, 180, 181, 315-316, 322 animation (de l'art), 202, 204-205, 207 apollinien, 30, 34, 37, 39-42, 195-196 art de vivre (ars vitœ), 1, 3, 46, 75, 77, 82, 88, 92, 157, 199, 219, 241, 242243, 245, 268, 294, 302, 323 art des œuvres d'art, 219, 241, 242, 243 ascétisme, 4, 115, 118-120, 122-133, 135, 159, 161, 204, 297-298, 302, 319 ascète(s), 86, 118, 120-127, 129-135, 178, 183, 189, 201, 208 baroque, 204, 207, 209-210, 219, 249 belle âme, 25, 63, 123, 130, 207-209 besoin de rédemption, 10, 92, 94-95, 9899, 129, 148, 158, 182,316,319

besoin métaphysique, 80, 108-110, 116, 118, 148, 211, 217-218, 242, 282, 313-314 bonne conscience, 10, 43, 78, 94, 126, 148 bouddhisme, 278, 282, 318 caractère, 20, 24, 54, 73, 91, 121, 134, 141-144, 146, 148, 150-151, 155-157, 159, 164, 170, 186, 191-192, 200, 204, 211, 219-220, 228-229, 245, 249, 278, 281, 296, 306, 318, 323 immutabilité du caractère, 150, 155, 157-158 catharsis, 20-23, 26-27, 30, 33, 40, 44, 73, 169, 251 choses les plus proches, 3-4, 19, 48, 288-290, 294, 303, 308-309, 311-316, 319,322-323 civilisation, 129, 156, 169, 232-233, 236, 240, 252, 259, 281 classique, 14, 16, 25,67, 111, 183, 207, 209, 213, 219-220, 232-233, 236-238, 256, 287,305,310 cloître pour esprits libres, 58, 254, 256, 261,263,298 consolation, 85, 88, 100, 105, 109, 215 contemplation, 131, 214, 265-266, 275278, 280-283, 288-289, 306 contemplatifs (les), 268-270, 273277, 279, 282 vie contemplative (vita contemplativa), 58, 63, 254-255, 264-265, 267269, 277, 279-280, 282, 287-289, 302, 309, 319, 322 convention, 220, 227, 230-237, 239, 241,243-244, 256, 272,319 culpabilité, 10, 13, 95, 98, 151, 155, 159, 174, 180-181, 246 coupable(s),19, 94, 126, 128, 147, 151, 154-155, 159, 174,312

340

Index rerum

cruauté, 75-77, 102, 160-161, 167, 171 cynisme/cynique, 120, 245, 247, 255, 296-297, 302 danse/danser, 1, 219-220, 237-239, 241, 244, 246, 248-249, 254, 255, 283, 319 décharge, 19-23, 27-28, 30, 34-46, 112, 121-123, 182, 219, 242, 251, 253, 320 décoration/décoratif, 14, 185, 232-236, 242, 250, 252 degrés/niveaux d'humanité, 73, 83, 84, 88,91, 119, 153,201 niveaux de culture, 110, 156, 314 démence (voir aussi folie), 10, 169 diététique, 289 dieux à la vie facile, 1, 5, 7-9, 11, 13-16, 18, 46, 75, 78-79, 92, 107, 131, 197, 254,283,307,316,320 dionysiaque, 20, 24, 26-30, 34, 36-37, 39-44, 62, 99, 112, 130, 138, 177, 181, 191, 196-197, 203, 209, 242, 257, 267, 295,304-306,318 éducation (éducatif), 21, 24-26, 29-30, 38, 73, 89, 126, 169, 207-208, 232233, 237, 242, 256-258, 260-261, 264, 2 7 1 , 2 7 3 , 3 0 8 , 3 1 0 , 3 1 3 école, 212-213, 234, 238, 255-258, 260-264 éducateur(s), 5, 25, 189, 243, 260263,271,273,292 ego, 93,98, 161, 167,304 égoïsme, 75, 92-94, 98, 131, 159-161, 164, 167-168, 170-171, 173, 189, 265, 289 embellissement, 9, 14, 16, 18-19, 106, 183, 189, 193, 196, 201, 241-244, 246, 268 émotion, 31, 35, 38, 40-44, 50, 63, 97, 112, 115, 121-124, 133, 138, 161, 163-164, 172, 189, 192, 198, 201, 204-206,210, 292,307, 321 esprit(s) libre(s), 3, 42, 47, 66, 69, 74, 79-80, 82, 89, 95, 103, 105-106, 115, 134-136, 139, 148, 164, 166, 179, 181, 188, 190, 196, 204, 216-218, 224-225, 230, 236, 243, 245, 252,

254-255, 259, 261, 263-266, 268, 272-273, 275-276, 279-280, 282-284, 286-288, 290, 292-297, 300-303, 306-307, 311, 313-316, 321 éternel retour, 2, 6, 50, 66, 74, 181, 255, 312,319-323 ethos, 25-26, 111, 132, 207, 209, 231, 243,249 excentricité, 68 exercice, 45, 112, 158, 163, 230, 237, 297 expérimentation(s), 275 faute (voir aussi péché), 13, 22-23, 43, 88, 93-94, 120, 128-129, 137, 150, 154-155, 174, 176-177, 181, 246, 259, 263 fête(s), 2, 50, 56, 64, 74, 76-77, 79, 107, 129, 131, 145, 299, 308, 313 fleur, 33, 169, 195-196, 278 folie (voir aussi démence), 10, 39, 77, 112-113, 140, 155,212 force plastique, 43, 251, 276 généalogie/généalogique, 2,-4, 46-47, 52, 60, 66, 82, 88-89, 96, 98-99, 108, 118, 121, 130, 134-135, 149, 152, 166, 181, 183, 190, 193, 202, 204, 206, 231, 235, 247, 318-319 génie(s), 9,1 8, 20, 28, 35, 38-39, 42, 59, 65-66, 68, 78-79, 82, 86, 89, 98, 112113, 1 19, 135, 154, 178, 183-184, 186, 188-189, 191, 194-195, 203, 206, 211, 214, 220, 227-231, 236, 242, 247, 250-251, 254, 257, 261, 269, 278, 281-282, 286-287, 289, 291,319 goût, 24, 76, 97, 130, 157-158, 235, 251,253,268, 293,309 Grecs, 10, 13-18, 20, 22, 25, 27, 31, 3940, 44-46, 54, 56, 65-67, 72, 74-77, 79-80, 92, 100-101, 110, 112, 131, 185-186, 196, 213, 220-227, 232, 239, 241, 252, 254, 260, 268, 291292,304,318 honte, 19, 73, 76-77, 80, 87, 111, 113, 127, 158, 181, 246, 269

Index rerum idéalisme/idéaliste(s), 48, 60, 79-80, 116, 137-138, 180, 182, 262-263, 290,312,319,323 idylle/idyllique, 14, 298, 302-307, 313 illogique, 49, 52-53, 83, 105, 1 17, 131, 167, 193, 198, 278 innocence (voir aussi irresponsabilité), 3-4, 10, 19, 76, 80, 82, 95, 108, 132, 134, 136-138, 151, 155, 158-159, 164, 174, 176, 179-182, 185, 245246, 254,315,319, 320,323 inversion de toutes les valeurs (voir aussi transvaluation), 77 inversion du christianisme, 15 inversion du platonisme, 46, 48, 60, 319 ironie, 29, 62-65, 78-79, 248, 293, 320 irréligiosité/irréligieux, 10, 204, 220221,224-227 irresponsabilité (voir aussi innocence), 3, 95, 134, 136, 138, 149, 151-152, 154, 158-159, 172, 174-181, 272, 319 jardin, 58, 135, 138, 157, 170, 274, 290, 295, 298, 302 jeu, 12, 14, 18, 23, 27-32, 42, 44, 51, 54, 56-66, 69, 78, 80, 98, 105, 115, 126, 137, 185, 198, 221, 226-227, 232, 238, 241, 243-244, 248, 319, 321 jeu avec l'ivresse, 29, 42, 62, 226 jeu esthétique, 23, 27, 29-30, 44, 221, 321 joie de nuire (Schadenfreude), 160-163, 166, 172 joie partagée (Mitfreude), 164, 259, 261, 277, 294 laisser-aller, 219-220, 234-236, 240, 246, 259, 270, 277,307,316 légitime défense, 164-165, 168-169, 170-174, 187 libération de l'esprit, 4, 83, 101, 109, 181, 218, 254, 265, 273, 275, 279, 283,290,308-309,316 liberté de l'esprit, 19, 69, 72, 74, 126, 147, 179, 225, 227, 237, 240-241, 265-266, 269, 280, 294-295, 300, 310, 319

341

liberté de la volonté, 140-142, 144, 148, 152-155, 159, 161, 175, 179, 254 liberté intelligible, 141, 143-145, 148151, 155, 158 libre arbitre, 136, 139-149, 151, 154, 156, 175-176, 319 libre poétisation (freie Dichtung), 10, 221,223-227,283,294 loisir (voir aussi oisiveté), 24, 57-58, 61, 250, 269, 271, 309 lumières (les), 25, 74, 106, 107, 112, 179, 186, 205-206, 286-287 maladie(s), 22, 74, 97, 110, 113, 136, 183, 190, 211, 250-251, 268, 293, 306,310-311 méchanceté, 76, 107, 159-168, 171-172, 255 méchant(s), 13, 52, 128-129, 160162, 164-166, 168, 170-172 mélancolie/mélancolique(s), 38, 40, 5051, 65, 74, 78, 196, 198, 212-214, 217, 280,300 mensonge, 16, 54, 62, 64, 73, 78, 83-84, 105, 114, 160, 168-172, 179, 183, 185-188, 190, 193, 223, 225, 231, 247, 271, 309 mensonge nécessaire, 168-170, 172, 187 mépris, 49, 78, 84-91, 95-99, 101, 104, 11 1, 1 15, 119-120, 124-125, 127, 130-132, 147, 163, 180, 269, 289, 308-309, 314, 316-317, 320 mort de Dieu, 117, 134, 137, 178 musique, 21, 24-37, 39-43, 111, 158, 188-189, 192, 204-205, 207-208, 210, 231,240, 243-250, 267,314 mythe, 10, 28, 37, 39-43, 45, 57, 117, 148, 169, 179, 186, 189, 221-222, 225-226 narcotique(s), 100, 131, 216 nihilisme, 34, 50, 100, 103, 137, 182, 244,318 oisiveté (voir aussi loisir), 268-270 Olympiens (les), 7, 11, 77, 111, 196

342

Index rerum

ombres de l'Hadès, 14-16, 18, 80, 130, 190,317 operar i sequitur esse, 148 parodie, 5, 62-63, 65, 69, 117, 320 passion, 1, 20, 25, 33, 48, 55, 66, 73, 121-123, 132, 140, 145-146, 204, 215, 235-236, 245-246, 251, 260, 266, 274, 286,301 pathos, 25, 29, 111-112, 115, 132, 201, 207, 209-210, 231, 243, 247, 249 péché (voir aussi faute), 10, 58, 93-95, 99, 104, 127-129, 132, 134, 136, 154, 160, 174, 177, 181, 323 pensée impure, 53, 72, 83-84, 90, 98, 100, 105-106, 1 12-113, 1 15, 167, 184, 193, 197-198, 209, 211, 278 pessimisme, 2, 5, 12, 39, 54, 61, 99, 128, 137, 189, 196, 209, 300, 308 peur, 19, 22, 63, 87, 93, 105, 111, 119, 145-146, 150, 225, 235, 284-287, 302 philologie/philologique(s), 14, 22, 48, 52, 66-70,213,258, 295,301 philologue(s), 20, 22, 27, 67, 213, 260, 272, 279, 291-292 pitié, 21-22, 27, 72, 74, 86-88, 91, 9698, 120, 131, 134, 157, 160, 163-164, 171-172 poésie, 16, 18, 28, 36, 61-62, 183-184, 191-192, 194-195, 204, 207, 212-214, 217, 222, 225-226, 238, 240, 253, 305 poète(s), 11, 18, 25, 28, 35, 38, 40, 183-185, 187, 189, 191-199, 202, 206, 212-217, 219-221, 223-227, 230, 233, 237-240, 243, 252, 264, 275276, 279, 283, 299, 307 poétisation (Dichtung), 16, 108, 189, 221,224, 226-227, 276 preuve par la force/par le plaisir, USUÒ, 121, 151,205 profondeur, 17, 37, 179, 189, 197, 202, 208-209, 267, 277,302,315 punition, 13, 145, 155, 174-176, 180181

quiétisme, 278, 280

réalisme, 14, 16, 44, 47, 82, 137, 247, 317,318-319, 323 réalité, 2, 11, 14, 16, 18,-19, 29, 35, 44, 61-62, 80, 82, 95, 107, 116, 119, 125, 128, 132, 137, 151, 157, 176, 185189, 191, 193-196, 198, 200, 202, 208, 211, 213, 226, 263, 268, 288, 304,309,315-318,322 rédemption, 92, 95, 97-98, 110, 118, 120, 129, 174, 182, 242, 245 refrènement (Bändigung), 39, 43, 226, 257, 269, 278 regret(s), 146, 148, 150, 151, 153, 165, 322 remords, 87, 94-95, 97, 144, 146-151, 153, 165, 246, 269 rire, 57, 76-79, 84, 223 Romains, 14, 186, 221, 232, 300 romantisme/romantique(s), 2-4, 25, 29, 99, 100, 106-108, 111-112, 124, 183, 187-191, 198, 201-202, 204, 207, 208, 211-214, 216, 218-219, 227, 230-233, 236-237, 240-241, 243-244, 248, 250, 252, 256-257, 259-261, 276, 280, 287, 299, 314, 319 sable, 274-275, 296 sainteté, 4, 72, 74, 87, 92, 113, 115, 118-119, 122, 129-135, 159, 161,204 saint(s), 5, 13, 72, 74, 82, 86-87, 98, 113, 118-125, 127, 129-135, 142, 161, 178, 183, 189, 208, 298 scepticisme, 100, 184, 247, 255, 299300 sceptique(s), 52, 67, 79, 287, 300301,317 sérieux, 13, 31-32, 38, 48, 50-51, 53-66, 69-70, 77-78, 80, 93, 185, 213, 227, 230, 233, 236-237, 289, 309-310, 314,321-323 simplicité, 11, 14, 233-234, 240, 255, 267, 294-297, 302, 305, 307 spiritualisation, 72, 76, 207-211,219 style, 3, 16, 157, 159, 177, 184, 203204, 209-210, 219, 227, 234, 236, 239, 249-253, 256, 263, 267, 287, 289,304,311 stylisation, 158, 219, 268, 319, 323

Index rerum suicide, 30, 51, 54, 101-105, 129, 139, 154, 279, 311 surabondance/surabondant, 23, 35, 3839, 41-42, 44, 99, 206, 209 242, 243 théophanies, 16-18 tradition, 5, 46, 50, 60, 62-63, 65, 69, 79-80, 109, 186, 221, 240-241, 243, 257, 272, 283-288 transfiguration, 7-8, 1 1, 42, 95, 196, 213, 242, 288, 292, 303, 307, 311312

343

transvaluation, 45, 60 vanité, 4, 50, 54, 119, 125-127, 133, 140, 157, 163, 175, 184, 229, 284 volonté de puissance, 4, 19-20, 30, 115, 120, 123, 125, 161, 163, 252-253,278, 2 8 5 , 2 8 8 , 3 1 8

132189, 103, 248,