La Genèse du Romantisme Allemand II.

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Rage• AYRAULT

la ge èse du romantisme allemand

Situation spil'ltuelle de l'Allemagne dans la deuxième moitié du xv111e siècle

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AUBIER ...

LA GENÈSE DU

ROMANTISME ALLEMAND

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Droits de traductio n et de reproduc tion réservés p(Jur tous pays. © 1961 by Editions Montaig ne.

ROGER AYRAULT PROFESSEUR A LA SORBONNE

LA GENÈSE DU

ROMANTISME ALI~EMAND Situation spirituelle de l'Allemagne dans la deuxième moitié du XVIII" siècle

Dialectical_Books

Ouvrage publié avec le concours du Centre national de la Recherche scientifique

AUBIER ÉDITIONS MONTAIGNE, PARIS

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TROISIÈME PARTIE

LA CHISE RELIGIEUSE

LESSING ET LE RATIONALISME En 1785, Jacobi avait publié, (( sous RELIGIEUX. forme de lettres à Moses Mendelssohn >> - à ce fidèle ami de Lessing qui, dans la tradition berlinoise de rationalisme éclairé, était l'unique philosophe à enseigner autre chose qu'une sagesse terre à terre - , des considérations Sur la doctrine de Spinoza. L'occasion en était le récit d'entretiens que Lessing lui avait accordés du 6 au 11 juillet 1780, donc moins d'un an avant sa mort, et qui pouvaient être considérés à ce titre comme apportant le dernier état de sa pensée. Mendelssohn s'était refusé à cette évidence quand le texte lui avait été communiqué en manuscrit : il avait affecté de n'y voir, derrière la joie à défendre une doctrine alors frappée d'interdit, qu'un jeu gratuit avec des idées hasardeuses, sur le mode ordinaire de la conversation, qu'une suite de « coups de dés n, voire de « boutades >>; et parce qu'il entreprenait d'éclairer à sa manière, dans ses Heures matinales ou conférences sur l'existence de Dieu, le problème que cet entretien soulevait, Jacobi s'était décidé à le porter aussi devant l'opinion, mais en lui restituant sa vraie nature de conclusion mise à une expérience personnelle par un homme qui avait toujours donné pour sens à sa vie la recherche de la vérité. Dans ces confidences de Lessing à Jacobi, qui les avait sollicitées en les espérant tout autres, apparaissait d'abord comme un haut moment la réaction de Lessing à l'ode de Goethe Prométhée, cri de révolte contre Zeus, contre l'image d'un Dieu qui règne de loin sur une création dont il est séparé : « Le point de vue d'où est issu ce poème est mon propre point de vue. Les conceptions orthodoxes de la divinité ne sont plus pour moi ... En lcai pan! Je ne sais rien d'autre. C'est dans ce sens que va aussi ce poème, et je dois avouer qu'il me plaît beaucoup n, avec un prolongement

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vers Spinoza dès que Jacobi avait lancé son nom : « Si je dois me définir en fonction de quelqu'un, je ne vois personne que lui. » Puis, parmi les affirmations ultérieures, trois formules lapidaires et sans appel créaient à la nouvelle foi de Lessing une assise dans sa foi ancienne et donnaient donc à son évolution une nécessité interne : après l'aveu de Jacobi qu'il avait pensé trouver auprès de lui une aide contre l'emprise du spinozisme, « il n'y a pas d'autre philosophie que la philosophie de Spinoza )) ; en guise de réplique à une évocation du déterminisme spinoziste, que Jacobi réduisait au fatalisme, « Je ne désire pas de libre arbitre »; et pour fonder en raison cette attitude, si contraire à l'esprit des lumières, dont il est le grand représentant en Allemagne, « Je reste un honnête luthérien et maintiens l'erreur plus bestiale qu'humaine, le blasphème qu'il n'y a pas de libre arbitre ». Lessing se repliait donc sur la position la plus personnelle à Luther dans l'ensemble de sa doctrine et, pour la formuler, reprenait paradoxalement les termes mêmes où la Diète d' Augsbourg en avait prononcé la condamnation. Le serf arbitre luthérien préparant les voies du déterminisme spinoziste, où l'orthodoxie née de Luther dénonçait la forme par excellence de l'athéisme, - cette énorme contradiction dans l'évolution religieuse de l'Allemagne était tournée à la fois vers l'avenir immédiat, que les révélations de J acohi allaient commander pour une grande part, et vers le passé le plus proche, qu'il rappelait, en guise d'introduction à ses entretiens. Car seules les controverses théologiques que Lessing avait engagées trois ans plus tôt, et singulièrement la lecture de sa Parabole, avaient eu le pouvoir de décider Jacobi à venir à lui et, comme il l'a dit, à « conjurer en lui les esprits de quelques prophètes ». Mais le tour pris par la conjuration brusquée de l'esprit de Spinoza donnait après coup un étrange relief aux thèses que Lessing avait soutenues durant ses polémiques 1• Fils et descendant de pasteurs luthériens, d'abord destiné luimême au pastorat et revenu périodiquement aux études théologiques pendant les quelques trente années de sa vie d'écrivain, Lessing avait décidé, en 1777, de poser au grand jour la question que la marche du siècle impliquait et de forcer les représentants officiels du luthéranisme à y répondre. Que restait-il de foi religieuse dans les consciences et que signifiait cette foi, au terme provisoire d'un siècle qui s'était ouvert symboliquement sur le conflit du spiritualisme de Leibniz et du scepticisme de Bayle, - qui avait soumis l'héritage chrétien à un processus de rationalisation continue, et

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non par hasard, mais dans une application légitime de la pensée à sa fin propre, la quête de la vérité, et qui commençait à examiner les livres saints avec les méthodes de la critique historique des textes, afin d'y séparer la part évidente d'histoire humaine et la part éventuelle d'inspiration divine ? Pour Lessing ce cheminement ne pouvait être ni inversé ni suspendu, et incitait la raison à projeter, dans une ère à vrai dire indéfiniment reculée, un absolu moral, « de suprêmes degrés de lumière et de pureté » où elle s'établirait par ses seules forces. Alors la religion n'aurait plus à intervenir comme garante de la moralité, et, en fonction du genre humain sinon des individus pris en eux-mêmes, son règne serait révolu. Mais en attendant, et plus précisément dans l'époque où cet espoir osait naître, à quoi correspondait la foi chrétienne et comment le chrétien pouvait-il se définir 2 ? Un ensemble de circonstances dictait à Lessing le moment où soulever cette question. La critique historique venait d'attester l'étendue de ses investigations possibles avec les Thèses sur le libre examen du Canon que J.-S. Semler, théologien de Halle, publiait depuis 1771. Lessing se rangeait à leur résultat : une discrimination entre les livres bibliques, en partant de leur authenticité, et qui, n'épargnant pas le Nouveau Testament, libérait la piété d'un assujettissement rigoureux à la lettre des textes. Il n'y voyait d'ailleurs que le prélude à des recherches « plus libres » encore et dont il croyait même détenir quelques-uns des secrets. Une autre discrimination, mais entre les enseignements du christianisme, et donc plus dangereuse pour la doctrine, était opérée par les représentants d'une théologie nouvelle, la « néologie », au nom des exigences morales de l'optimiste philosophie des lumières; le grand ouvrage que K. W. Jerusalem faisait paraître depuis 1768, Considérations sur les plus éminentes vérités de la religion, la résumait dans son titre même. Convaincus avec Leibniz que la raison humaine est une parcelle de la raison divine, de la « raison universelle qui est en Dieu », et qu'il ne peut donc rien y avoir d'essentiel dans le christianisme qui soit attentatoire à la dignité de l'homme, ils ramenaient cette essence à trois vérités : l'existence de Dieu, le règne d'une sagesse providentielle dans un univers harmonieux, la perspective d'une vie plus parfaite que la vie terrestre; foi, vertu et immortalité en figuraient les manifestations dans la conscience du croyant. L'orthodoxie était donc menacée quant à ses positions traditionnelles : la conception de la Bible comme un ensemble cohérent de « livres » communiqués par Dieu, et

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la fidélité au pessimisme de Luther, au moins sous la forme de la hantise du péché originel et, plus généralement, du péché dans la disposition morale qui fait le chrétien. Pourtant ces menaces semblaient d'autant plus à lointaine échéance qu'elles émanaient d'hommes eux-mêmes installés fortement au sein de l'Eglise. Si les « vérités de la religion » établies par Jerusalem répondaient aux « fonctions sacerdotales » telles que les définissait Spalding, la force conquérante qu'elles assuraient à la néologie ne s'exerçait que partiellement sur les données permanentes du christianisme, où se trouvait souvent maintenu à titre de symbole ce qui venait d'être aboli comme vérité, - ainsi le dogme du péché originel, rejeté en soi pour son immoralité, reparaissait pour sa valeur de représentation frappante du penchant qu'a tout homme, malgré sa raison, à se laisser tenter et à faiblir. L'orthodoxie n'était donc que relativement en défiance envers la néologie, qui se montrait habile à lui chercher, et à faire tourner à son avantage, des querelles incessantes, mais toujours très limitées en leur matière. Et d'ailleurs la tolérance du siècle allait dans le sens d'un accord entre les tendances ou d'une neutralisation, non d'un conflit_ C'est à cette fausse sécurité intérieure du luthéranisme que Lessing avait décidé de mettre fin. Il croyait que la publication simultanée de cinq Fragments du déiste Reimarus « concernant la révélation », c'est-à-dire détruisant totalement ce concept jugé dans ses formes historiques, et de la première moitié de sa propre Education du genre humain, où il le reprenait à seule fin de le rationaliser et de le laïciser, devait frapper les esprits avec assez de force pour les contraindre à s'engager sans réserve. Et il déterminait sur un mode qui ressemblait fort à un défi le sens et l'étendue que cet engagement devait avoir : il trouvait Reimarus « proche de l'idéal d'un authentique adversaire de la religion » par une honnêteté foncière, un refus des petitesses et des ruses dans ses attaques sans merci, et une conscience exacte de l'immensité de leur enjeu; il publiait donc ses thèses en guise d'appel à un homme qui serait « aussi proche_ de l'idéal d'un authentique défenseur de la religion » et qui trouverait dans leur réfutation une chance de s'affirmer; et comme il ne leur donnait pas son assentiment sur le fond, il pouvait sans équivoque souligner certains de leurs vices internes et suggérer même ce que devrait être une parade efficace contre elles 3 Aucun thème n'était propre comme l'idée de révélation à faire tourner en conclusion sur tout l'effort du siècle le débat qui allait

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s'ouvrir, car c'est l'ensemble de la pensée religieuse de Leibniz qu'elle mettait en cause. Wolff avait cru conduire cette pensée plus avant; les néologues s'en estimaient les véritables continuateurs; Lessing qui, dans un curieux article de 1753, avait constaté avec regret que le Dictionnaire de Bayle avait cc cent lecteurs » pour « un à la Théodicée », et qui s'est affirmé sa vie durant le disciple intransigeant de Leibniz, se jugeait en mesure de la mener à son terme, en la faisant sortir d'une certaine indécision calculée. Dans la Théodicée, Leibniz revient souvent sur la question traditionnelle du rapport à admettre entre les cc vérités de raison », qui depuis Descartes tendent de plus en plus à devenir les vérités tout court, et les « vérités révélées », celles que Dieu a communiquées aux hommes, sans faire appel à leur raison, par un médiateur élu à cette fin. Bayle l'y provoquait; car il opposait aux déistes de la tradition anglaise comme aux chrétiens que ces dernières vérités sont par essence contraires à la raison et que sinon l'homme, être raisonnable, n'aurait pas de mérite à croire en elles. Dans le texte qui ouvre la Théodicée et dont le titre tout ensemble résume les exigences du siècle et montre à quelle négation de soi-même le vieil irrationalisme luthérien était entraîné, le Discours sur la conformité de la foi et de la raison, Leibniz se réfère aux > Car c'est ici que Leibniz est continué, dépassé si nulle vérité, dit Lessing, n'est contraire à la raison, nulle non plus n'est à jamais au-dessus d'elle; c'est provisoirement qu'elle s'y trouve, selon le stade que la raison a atteint au cours d'une évolution qu'il y a lieu de lui croire immanente. Le Dieu éducateur n'intervient que comme garant de cette évolution à ses débuts : dire qu'il communique alors à la raison, par le moyen de la révélation, certaines vérités essentielles, en sachant qu'elle les dépouillera un jour de leur enveloppe révélée, n'est-ce pas dire aussi bien que la raison humaine à ses débuts entrevoit sous un appareil de symboles les vérités qu'elle saura réduire un jour à leur essence? L'éducation du genre humain par Dieu grâce à deux livres inspirés n'est à son tour que le symbole de la marche de la raison vers une conscience toujours plus grande de ses pouvoirs, au cours de l'histoire humaine dont ces livres rapportent deux grands moments. Comme le dit le fragment 65, les textes du Nouveau Testament ont « illuminé la raison humaine ... plus que tous les autres livres, et ne serait-ce que par la lumière que la raison humaine a mise elle-même en eux ». C'est pourquoi la fiction du Dieu éducateur s'efface dès la seconde moitié du traité, lorsque apparaît le Christ, ce « maître » si bien résorbé dans son enseignement qu'il importe peu, selon Lessing, de savoir ce que fut sa « personne », - s'il fut homme ou Dieu; elle s'atténue exactement dans la mesure où la conscience de l'homme est montrée grandissante; et, au long des seize derniers fragments, elle flotte sans se fixer entre les concepts de '' Providence éternelle » et de « Nature », comme dans le siècle, selon q 1! en Allemagne les esprits suivent plutôt la tradition de Leibniz et des néologues, ou se tournent secrètement vers Spinoza 6• En dégradant le concept de révélation, Lessing continuait à sa manière l'œuvre de ces adversaires de la religion en face de qui il prétendait lui susciter un « défenseur ». Luther avait fondé la religion sur la Bible et sa pratique directe par le chrétien. Or, du réceptacle de la révélation que figuraient ses deux livres, les « adorateurs rationalistes de Dieu » comme Reimarus, voire un esprit critique aux rigoureuses exigences comme Semler, tendaient à faire un dépôt de ce que Lessing appelait, résumant leurs thèses, « de hasardeuses vérités historiques ». Il enseignait à les sauver partiellement, en les résorbant dans la relativité de l'histoire, en acceptant, par exemple, que la résurrectipn du Christ ait eu assez 0

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Je vérité en soi, au moment où elle fut annoncée, pour convaincre les esprits et décider de l'avenir du christianisme, mais en posant aussi qu'en face du christianisme existant l'homme du XVIII" siècle n'avait même plus à s'interroger sur une telle vérité et sa force de conviction. Parce qu'il situait la religion dans le devenir, il semblait consentir à la révélation une existence limitée en tant que fait, mais il la ruinait par ailleurs en tant qu'idée, et condamnait d'autant plus sûrement la Bible. Pour témoigner qu'il entendait bien susciter à la religion un défenseur, en dépit des apparences, il ne lui restait qu'à proclamer caduque l' œuvre la plus évidente de Luther; et c'est ce qu'il faisait dans des considérations dont il accompagnait les textes de Reimarus en guise de suggestions à un théologien peu sou· cieux de scolastique : « Bref, la lettre n'est pas l'esprit et la Bible n'est pas la religion. >> Dans le cours des débats qu'il ouvrait ainsi, Lessing allait appeler « axiomes >> cette affirmation redou· tahle et celles aussi sur lesquelles il l'appuyait, et dont deux au moins prenaient au seuil de ces débats un relief étonnant, - l'annonce de ses découvertes personnelles sur les origines du christianisme : « D'ailleurs la religion a existé avant qu'ait existé une Bible. Le christianisme a existé avant qu' évangélistes et apôtres aient écrit >>, et le paradoxe où s'inversait un rapport traditionnel : « La religion n'est pas vraie parce que les évangélistes et les apôtres l'ont enseignée, mais ils l'ont enseignée parce qu'elle est vraie. >> Il proposait au défenseur à venir une argumentation ayant un tour de syllogisme : le christianisme s'est établi sans la Bible; or, il doit pouvoir pareillement subsister sans la Bible; donc il est de peu d'importance qu'elle succombe en tant que livre sous les coups de la critique historique 7• Une étude des textes laissés par les pères de l'Eglise lui en avait livré le premier terme. Il y a lu que l'essence de la religion chrétienne était pour eux une somme de traditions attribuée au Christ lui-même et dite regula fidei, qu'elle a déterminé la foi des chrétiens pendant les quatre premiers siècles, qu'elle a été la base authentique de l'Eglise, et qu'une fois apparus les Evangiles, leur autorité s'est fondée uniquement sur leur degré de concordance avec elle, voire que l'Eglise s'est d'abord refusée à les faire entrer dans ses débats avec les hérétiques. La regula fidei, passée de la tradition orale à la tradition écrite, reste pour Lessing ce qui parle encore au croyant dans le christianisme, au siècle même de la raison. 2

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Que signifient alors les Evangiles, par qui les premiers disciples de Luther ont cru bien à tort rejoindre l'esprit des communautés primitives de chrétiens ? Lessing les insère strictement dans l'histoire, à la faveur d'une hypothèse sur leurs auteurs présumés : il y voit les traductions, faites pour les païens, d'un texte attesté au IV• siècle sous le nom . Le luthéranisme est alors voué à une ruine prochaine s'il s'obstine à demeurer la religion de Luther : il lui faut entrer, lui aussi,

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dans l'histoire et en suivre la marche. Luther avait imaginé à tort que la religion s'arrêtait au point où cessait sa propre expérience religieuse; à l'intérieur de la tradition née de lui, elle ne sera jamais qu'expérience du croyant, non orthodoxie, et doit évoluer comme l'espèce humaine. Lessing veut reconnaître cette promesse dans (( l'esprit de Luther )), qu'il sépare de ses « écrits )) avec la même rigueur qu'il mettait à séparer « l'esprit J) et la (( lettre JJ de la religion : « Luther! Grand homme méconnu! ... Qui nous donnera enfin un christianisme comme tn l'enseignerais maintenant, comme l'enseignerait le Christ lui-même ? JJ Schleiermacher ne dira rien de nouveau après lui quand le tricentenaire de la Réforme le disposera à conclure de l'intense crise du luthéranisme ouverte par Lessing que la Réforme se poursuit encore 9 • Au dualisme profond de la religion se superpose en fait, pour Lessing, un dualisme nécessaire des confessions chrétiennes. Le catholicisme est relativement peu touché par le travail destructeur de la raison sur les textes bibliques, car ses fidèles « croient à la Bible et en la Bible parce qu'ils sont chrétiens )), alors que les protestants « sont chrétiens parce qu'ils croient à et en la Bible n. Son adversaire orthodoxe le traitant de « papiste ))' Lessing lui répond qu'il ne craint nullement, à l'occasion, de « trouver un refuge dans un principe de l'Eglise romaine JJ et même qu'il s'est délibérément installé « aux confins des deux Eglises >J; on comprend qu'il songe à la regula f idei. Dans le fait religieux, le chrétien véritable, le « chrétien doué de sentiment J> va toujours vers elle, parce qu'elle parle au cœur; et il n'est pour lui que deux cheminements possibles : par le catholicisme, qui garde en soi un peu du caractère de l'Eglise primitive, fondée directement sur elle seule et non sur les textes bibliques, et par la voie personnelle d'un éloignement toujours plus rigoureux envers la lettre de ces textes et l'exégèse des théologiens, envers tout ce dont l'histoire avait recouvert les restes de la regula fidei et tout ce dont l'histoire aussi les dépouille. La prédilection de Lessing ne pouvait aller qu'à ce second cheminement, mais il n'est pas de peu d'importance qu'il ait joué l'autre contre le luthéranisme orthodoxe ou « néologique ))' dans une époque où s'annonçaient les premiers signes d'une résurrection du catholicisme en Allemagne 10 • Et c'est encore à un dualisme qu'aboutiront ses intuitions dernières sur le destin du christianisme, au sujet de l'Evangile de

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Jean. La troisième ère de l'humanité, celle de « l'Evangile éternel >> que Jean évoque dans !'Apocalypse, porté en plein ciel par un ange, ne devrait plus rien savoir du christianisme, les enseigne· ments du Nouveau Testament y étant aussi dépassés par l'évolution morale de l'homme que le sont ceux de l'Ancien Testament pour un rationaliste du XVIIl 0 siècle : c'est du moins ce qu'annonce !'Education du genre humain, et en toute clarté, sans l'enveloppe qui, au début, n'y laisse que transparaître la pensée. Mais l'autre grand écrit théologique de Lessing, la Nouvelle hypothèse sur les évangélistes, proclame que Jean, parce qu'il a élevé le Christ à l'essence divine, a mis la religion chrétienne en mesure de > qui s'ouvrira partiellement au quiétisme, lui facilitant en Allemagne un accès aux couches populaires,

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alors que le quiétisme n'avait guère débordé, en France, une élite sociale et spirituelle. Et dans cette propagation d'un christianisme initialement réservé à des communautés de choix, le régime patriarcal de l'Allemagne se révélera d'une efficacité inattendue. Car il se trouvait toujours quelques princes pour protéger et accueillir sur leurs terres les plus hardis entre les novateurs religieux, ceux que les Eglises dénonçaient dans certains Etats et faisaient traquer, comme l'énigmatique Dippel. Mais le piétisme était moins une doctrine qu'un mode de vie, qu'une manière de pénétrer de christianisme l'existence du croyant; et s'il se tournait tout autant que le quiétisme vers les « voies intérieures >> dont Fénelon a parlé, il aboutissait pratiquement à fournir une illustration aux yeux du monde, un spectacle. L'ampleur même de son emprise devait ainsi hâter sa dégradation, une menace contre lui étant en puissance dans chaque piétiste, selon sa qualité d'âme. Le précieux document sur la vie spirituelle du XVIIl 0 siècle que sont les Vies en ligne ascendante de Hippel, permet de saisir, et dès ses premières pages, avec le portrait de la mère du héros, femme de pasteur et issue d'une lignée de pasteurs, et qui d'ailleurs met son fils en garde contre les « piétistes à la tête hasse n, le point où, vu du dehors, le type humain du piétiste cesse d'être un simple objet d'évocation et s'offre irrésistiblement à la satire : « Tout ce qu'entreprenait ma mère était l'occasion de chants ... Dès que quelque chose touchait son cœur, elle se mettait à chanter de son propre chef un vers de quelque cantique à la mélodie bien connue et que tous ceux qui se trouvaient sous sa coupe étaient tenus d'entonner avec elle. Elle chantait avec Pierre et Paul. Il était donc naturel que quiconque se trouvait à son service düt subir l'épreuve du chant 12 • » Il n'y a là que l'esquisse, d'ailleurs souvent reprise dans le roman, d'une figure où la ferveur s'unit naïvement à l'optimisme; mais le portrait du comte prussien qui, dans la troisième partie, représente son pendant pessimiste, est achevé jusqu'à la dernière nuance lorsque Hippel l'abandonne. Cet « homme bien particulier » subit à tel point la hantise de la mort qu'il mérite d'être appelé « un fossoyeur de haute naissance >> et que, pour désigner son château, il dit lui-même : '' mon cimetière >l. Dans des chambres aménagées selon ses fins, il accueille tous les grands malades dont il entend parler, et sa « principale occupation >> est de les y regarder mourir, cependant qu'ils disposent leurs journées sur un mode renouvelé des pratiques de Herrnhut : i Un siècle et demi après son triomphe en pays allemand, l'aspiration passionnée à une piété efficace, par-delà l'orthodoxie née de son drame individuel et qui interpose une théologie entre les croyants et leur foi, ne pouvait guère aller sans un retour au pessimisme luthérien touchant l'homme et à ses trois grandes composantes : la force toute relative du baptême, qui fait de l'homme un chrétien, mais n'efface pas en lui les stigmates du péché originel; la hantise de ce péché, dont il est frappé avant même sa naissance et qui le corrompt non seulement dans sa chair, mais dans son esprit et sa volonté; la nécessité donc d'une « conversion » de tout l'être, entièrement commise à l'arbitraire divin. La disposition qui marque le piétisme à son origine s'exprime à nu dans

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la thèse qui, en 1675, soutient le bref traité de Spener, Pia desideria : la Réforme s'est arrêtée, sans avoir relevé en rien la condition chrétienne; il ne reste qu'à la reprendre et à la mener plus avant. Mais si ce pessimisme exige un repliement du croyant sur le seul « homme intérieur », il n'a plus cependant l'ardeur désespérée de celui de Luther; l'arbitraire de la grâce s'y tempère d'une efficacité reconnue à quelques « désirs », à quelques propositions très simples, aux deux surtout que Spener évoque initialement et qui allaient déterminer le piétisme dans ses manifestations comme dans son essence. Les autres « désirs » où il les prolonge - une meilleure formation des futurs pasteurs dans les universités, un amour du prochain qui, s'étendant aux hérétiques, préparerait peut-être la fusion des Eglises chrétiennes, et même une application fervente à la charité comme à la praxis pietatis par excellence - sont de peu de poids auprès de ces deux-là. Selon l'un, « la reviviscence et l'exercice assidu du sacerdoce " doivent élever authentiquement le chrétien à la dignité de prêtre dont la Réforme avait voulu l'investir. Selon l'autre, la nécessité d'une plus grande diffusion de la parole divine se crée, entre la solitude des luttes pour la foi et la participation traditionnelle aux simples cérémonies du culte, ses organes appropriés, les collegia pietatis, les cc conventicules », ou comme Spener les nomme simplement alors, les étroites « réunions >> de vrais fidèles que suggèrent certains versets de la Première Epître aux Corinthiens, et où, « après que lecture aura été faite de divers fragments des Ecritures, chacun pourra poser des questions sur les choses inintelligibles et aussi présenter ses pensées sur elles ». Avec ces . Un certain dimanche soir, il se sent prêt à renoncer à son sermon, faute du changement qu'il attendait; il tombe à genoux et demande au Dieu qu'il ne connaît pas de l'assister, « si par ailleurs il y a réellement un Dieu )). Et le miracle se produit, non progressivement, mais avec une soudaineté foudroyante qui ne permet pas d'incertitude : « Car en un tournemain tous mes doutes disparurent et je fus convaincu dans mon cœur de la grâce de Dieu en Jésus-Christ. Je pus appeler Dieu non seulement Dieu, mais mon Père; toute la tristesse et toute l'inquiétude de mon cœur en furent enlevées d'un coup, et tout au contraire je fus comme submergé soudain d'un torrent de joie et chantai donc gloire et louange à Dieu qui me témoignait une telle grâce. >> Il note encore : « Ma raison se tenait pour ainsi dire éloignée, la victoire lui avait été arrachée des mains, car la force de Dieu l'avait assujettie à la foi. )) Et, le mercredi suivant, il prononce son sermon « d'un cœur plein de joie et avec une conviction véritable et divine )). De ce dimanche soir Francke date ce qu'il appelle >; elle implique cette conclusion, chez un être jeune qui avait jusqu'alors vécu dans le monde, se préoccupant d'érudition avant toute chose, « que la foi,

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comme un grain de sénevé, vaut plus que cent sacs d'érudition n. Et tout le récit ne vient que pour justifier l'affirmation liminaire : « ma conversion n'est pas mon œuvre, mais la Sienne. Dieu m'a pris pour ainsi dire par la main et m'a conduit... n De fait, l'action propre du croyant se trouve réduite au seul moment où la conscience de son dénuement total lui impose la prière. Mais ce moment donne un sens après coup aux détails les plus humbles de la vie, à ceux qui semblaient le plus justiciables du hasard, et les fait rentrer dans un cheminement calculé, où Dieu a mené de bout en bout l'âme passive : la venue à Lüneburg qu'un parent a voulue, l'invitation à prêcher qu'un étranger a faite, l'avertissement oraculaire de la Bible sur la foi qui donne vie. La « conduite >> de l'homme vers sa conversion est d'autant plus sûre qu'il a renoncé à se conduire lui-même, qu'il a mieux abdiqué toute volonté, qu'il se montre docile aux signes qui lui viennent, voire aux plus extérieurs : cette révélation de Francke était destinée à se vulgariser en un thème, commun plus ou moins à toutes les autobiographies piétistes qui naîtront de son récit. Toutes à sa suite enregistreront avec une précision extrême le jour où s'opère l'accession de l'être à une vie selon Dieu; car, prise dans ses conséquences, la soudaine métamorphose de l'âme, dont se brise la gangue d'impiété, tend à se substituer à la naissance selon la chair. Elle réalise la « naissance spirituelle >> que la préface de Luther pour !'Epître aux Romains situait plus généralement « dans la foi >>; et elle lui emprunte son nom 15 • Avec l'établissement de Francke à Halle, la règle de vie qu'est le piétisme va s'organiser autour de ce phénomène intérieur, mais pris en soi. Et le mot qui le désignera, en lui laissant une évidence presque matérielle, sera l'un de ceux qu'au XIV 0 siècle là mystique en langue vulgaire avait forgés, sans bien en délimiter le sens; il y a (< percée >> de l'âme vers Dieu, « Durchbruch >>. Francke, qui l'avait éprouvée comme une réponse immédiate à la prière, n'a pas voulu lui laisser ce caractère de don gratuit. Il a tiré de ses « doutes >l, de son '' inquiétude n, de ce moment où la révélation qui s'annonçait s'était d'abord hrouillée en lui, le principe d'un déchirement de l'âme pénitente, d'une sorte de mort à soi-même où le futur converti fait siennes la passion et la mort du Christ et mérite de ressusciter avec lui. La rigueur de cette discipline interne ne pouvait guère aller sans l'intention de se libérer du corps, de le réduire à des états de dissolution momentanée et d'inconscience. Partant elle ramenait le piétisme de Francke aux pratiques du

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monachisme, non d'ailleurs comme à des exercices imposés, mais dans un libre choix de l'âme, et révélait en lui une tendance générale à situer de nouveau loin du monde l'ascétisme que Luther avait voulu bannir à ce titre pour mieux l'impliquer dans la vie du siècle. A la naïve sanctification de l'existence personnelle que Spener suggérait d'atteindre par des échanges de ferveur, dans une communauté d'élection, Francke faisait succéder l'ancien idéal de sainteté et ses formes traditionnelles. Sa discipline s'adressait aussi sûrement aux initiés, aux « clercs », que la praxis pietatis de Spener à ces « simples laïcs >> que Luther avait aimés; elle est devenue le fait des théologiens et n'a guère débordé leur milieu que par l'enseignement, dont Francke, lui-même traducteur du traité de Fénelon sur !'Education des filles, a donné l'exemple en fondant son « institut pédagogique », à l'usage des jeunes aristocrates, et son , elles suggéraient de porter dans un « royaume des esprits » le miracle appréhendé au cours de l'expérience intérieure. A partir d'un repliement de l'être sur son moi le plus secret, le piétisme allait durant tout le siècle pénétrer d'irrationalisme l'ensemble de la vie spirituelle.

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Et pourtant l'un ; il pose même l'identité « notre âme ou notre esprit n. Et la rationalisation de l'âme a chez lui le plus de force quand son spiritualisme se rebelle contre l'hypothèse de l'harmonie préétablie qu'utilisait Leibniz pour lever des contradictions auxquelles lui, von Creuz, demeure attaché : il affirme que l'âme peut qui recouvrait sa « raison » et son « cœur »; tout lui parle de lui dans le livre des livres, et le fratricide de Caïn et les tribulations d'Israël; il ne peut rien faire désormais que lire toujours plus avant, avec l'aide de Dieu, et jeter sur le papier des « méditations » qui accompagnent sa lecture, des commentaires du texte sacré mêlés de confidences personnelles; ce « travail » est achevé le 21 avril. Hamann rédige alors, et date du 24., des Pensées sur le cours de ma vie, autobiographie dans l'esprit de Francke que lui avait transmis à Konigsberg son maître M. Knutzen, et où la conduite de l'âme pécheresse par Dieu charge rétrospectivement d'évidence les faits les plus accidentels ou les plus humbles, et donc garantit son prolongement dans l'avenir. Une note du lendemain conclut sur les Méditations et les Pensées selon l'ensemble de la tradition piétiste de dépendance : « Oui, la Bible entière paraît vraiment écrite avec l'intention de nous enseigner l'empire de Dieu sur nous dans les petites choses 23 • » La conversion radicale qui vient de s'opérer est totalement soustraite aux rechutes dans la condition ancienne et aux accès de doute qui vont rythmer au contraire les vies de Lavater et de Jung-Stilling; et sa force naît de son ampleur, car Hamann a été porté si loin de l'esprit du siècle qu'il n'en ressentira jamais les atteintes. Un texte de deux ans plus ancien, une suite de réflexions sur la mort de sa mère, montre qu'il avait participé de cet esprit non seulement en élève de Knutzen, dont le piétisme allait de compagnie avec un rationalisme issu de Wolff et une vaste curiosité scientifique, mais au-delà de sa pensée profane, et jusque dans sa conception de la foi. Bien qu'en proie à une terreur de la « vengeance » divine, où l'on peut voir le premier signe de son « éveil » possible, il appelle la religion « prophétesse,... qui par des miracles et des mystères éduque notre raison à la suprême sagesse ». Il la conçoit donc selon l'analogie de la connaissance rationnelle, à peu près comme les « néologues »; la perméabilité de la raison au surnaturel la consacre dans son rôle d'organe religieux. D'ailleurs la singularité du processus même de la conversion chez Hamann, le prolongement sur quelques quarante jours de ses méditations soutenues, après que le « voile » qui lui dérobait le sens des textes sacrés se soit levé aussi bien pour sa raison que pour son cœur, suggère qu'ici la raison a consenti à la métamorphose qui, chez Francke

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par exemple, « l'assujettit » et la tient désormais >. Or, il faut comprendre ce consentement comme une irrémédiable dégradation de la raison devant la foi atteinte, qui a trouvé ailleurs qu'en elle son organe véritable. Au terme, elle n'est même plus une force hostile que la foi doive redouter, tant ses limites apparaissent, tant il est dans son essence de ne pas connaître ses objets : « Plus loin la raison porte ses regards, plus grand est le labyrinthe où elle se perd. » En face de la connaissance qui irradie de la Bible, pour qui a reçu le don de la lire, il ne reste donc qu'à enregistrer l'impuissance de la raison antithétiquement comme une suprême mise en garde : « Dieu s'est révélé à l'homme dans la nature et dans son verbe ... Ces deux révélations s'éclairent et se soutiennent l'une l'autre et ne peuvent pas se contredire, autant que puissent le faire par ailleurs les commentaires que notre raison donne d'elles 24• » On ne trouve pas chez Hamann de concept plus étendu que celui de nature, car la nature, par la présence en elle de l'homme, ne va pas sans l'histoire, cette marche de l'homme à travers les choses créées; et la Bible, qui rend présente l'une et enseigne à la comprendre dans les premiers chapitres de la Genèse, communique le sens global de l'autre avec l'histoire individuelle du peuple juif. C'est accomplir selon Hamann deux opérations indifférentes que de les envisager séparément ou l'une dans l'autre, car « ces deux grands commentaires du verbe divin » ne sont que des modes de l'unique révélation par l'image qui double la révélation par le verbe. Au moment où le rationalisme essaie de reprendre à la révélation ce qu'il considère comme son bien, Hamann lui jette ce défi : tout est révélation. Entre la parole et l'image, le croyant selon Hamann voit l'univers autour de lui perdre sa matérialité et son évidence concrète pour se défaire en symboles, qui s'ouvrent à lui, et se recomposer en un livre, où le pouvoir qu'il a de lire dans la Bible lui permet aussi de lire. Par ses démarches les plus hardies, Novalis ne fera tout au plus que rejoindre, mais sans cette spontanéité dans l'affirmation, le cri de l'irrationalisme triomphant que Hamann a enfermé dans le VIII" des fragments, des « miettes » comme il dit, qui concluent sur sa crise religieuse de Londres : « D'où vient le prestige que possèdent les artifices divinatoires, et d'où vient le grand nombre d'entre eux qui ne se fondent sur rien qu'une méprise de notre instinct ou de la raison naturelle ? Nous sommes tous capables d'être des prophètes. Tous les phénomènes de la nature sont des rêves,

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des visions, des énigmes, qui ont leur signification, leur sens secret. Le livre de la nature et de l'histoire n'est rien que chiffres, que signes cachés qui ont besoin justement de la clef qui interprète les saintes Ecritures 25 ••• » Deux ans plus tard, tirant de la Bible l'exemple comme il en avait tiré l'enseignement, Hamann montrera ce qu'il en est de notre aptitude généralisée au prophétisme et des conditions dans lesquelles elle cesse d'être latente et entre dans le réel : il s'agit de quelques pages parmi les plus précieuses qu'il ait écrites, Les rois mages d'Orient à Bethléem. Rien n'est moins édifiant, selon la morale humaine et les exigences de la raison, rien n'est plus effectivement blâmable dans ses causes et ses conséquences que le voyage de ces trois rois, tel que le rapporte l'Evangile de Matthieu. Leurs paroles révèlent qu'ils se sont mis en marche par attachement à une antique « illusion », à une « légende » revêtue par eux seuls d'une valeur « prophétique », et qu'en décidant de venir adorer le nouveau « roi des Juifs », souverain étranger, ils se comportent en mauvais citoyens de leur propre patrie. Apprenant à Hérode la naissance de l'enfant-roi, ils l'amènent à découvrir qu'elle eut lieu à Bethléem, et ne repassant point par Jérusalem au retour comme l'attendait Hérode, ils suscitent sa colère; pour avoir au moins agi « inconsidérément » selon le monde, ils sont ainsi responsables du massacre des innocents, et de la fuite en Egypte de celui même qu'ils avaient voulu honorer. Or, depuis que les mages ont vu l'étoile, leurs actes échappent à toute évaluation faite selon ce que Hamann appelle le « corps » de ces actes, l'apparence séparée de la substance, le signe dépouillé de la chose signifiée, et selon les représentations qu'en partant de lui nos raisonnements composent sous le nom de cause ou de conséquence. Ils viennent en illustration du principe : « La vie humaine semble consister en une série d'actes symboliques par lesquels notre âme est capable de révéler sa nature invisible, et manifeste hors de soi et communique une connaissance intuitive de l'efficacité de son existence. >> Ils doivent donc nous inciter à ne point juger de la « vérité des choses >> d'après « la commodité à nous en faire des représentations ». Par les actes des rois mages, l'âme révèle sa nature substantielle dans la même mesure où elle continue la révélation du divin qui s'était faite à elle avec l'apparition de l'étoile. Mais leur vraie substance risque de ne pas apparaître; car « il est des actes d'un ordre supérieur pour lesquels on ne peut découvrir nulle équation à l'aide des éléments ou des pré-

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ceptes de ce monde )). Cette inadéquation entre la forme de l'acte et son contenu, ainsi que les incompréhensions qu'elle entraîne, voilà le prix qu'il faut payer pour devenir prophète 26 • Il n'y a pas dans toute l'œuvre de Hamann une référence plus fréquente et plus exaltante que celle qu'il prend à la « folie » et au « scandale >> où saint Paul situe la foi véritable et tout le christianisme, par rapport à la raison et à l'ordre humain. Il se savait lui-même prophète; et tout ce que la raison et l'ordre humain allaient pouvoir sur lui, après son retour à Konigsberg, c'est de l'amener à en faire l'aveu sans détour. Comme il s'était d'abord enfermé dans une passivité quiétiste à l'égard du siècle, son ami Berens eut l'idée, pour l'y soustraire, de ménager un « colloque » entre lui et Kant qui, de six ans son aîné, et passé par les mêmes études que lui sous la direction de Knutzen, venait d'entrer en fonctions à l'université. La lettre du 27 juillet 1759 que Hamann envoie à Kant pour rendre ce colloque impossible, et son premier essai, - daté de cette année·là et dédié à deux personnages non précisés qui sont Kant et Berens - , ses Mémorables socratiques, constituent l'un dans l'autre la communication publique de sa conversion, car ses écrits de Londres étaient restés secrets, et une communication telle que nul ne peut se méprendre à son endroit. Il y a deux sortes d'individus, enseigne Hamann dans l'essai : celui qui peut devenir « un homme raisonnable, utilisable et aimable dans le monde » et celui que l'on peut dire « apte au service de la vérité » - Hamann lui-même ou Socrate en qui il se projette. Celui-ci, en face du monde, atteint spontanément à la sagesse qui est l'ignorance de principe, le refus du « savoir » au sens de l'inlassable collecte de connaissances où s'épuise la raison. Socrate y opposait la voix de son « démon », du génie au secret de lui-même qu'il « aimait et redoutait comme son dieu »; et, de fait, le génie tient lieu de tout ce que la raison croit apporter, comme l'attestent encore Homère et Shakespeare. Par ce biais, et même s'il se réclamait personnellement de l'exemple de Socrate, « qui n'est pas devenu un auteur »,Hamann faisait refluer son irrationalisme religieux vers la création poétique, vers une esthétique de l'irrationnel, incluse dès l'abord dans sa conception de la nature comme d'une révélation en images substantielles, et dans la rédemp· tion qu'elle impliquait des cc sens » de l'homme, qui reçoivent ces images, et des cc passions » de l'homme, qui prolongent en lui la vie divine de la nature. Les formules inoubliablement denses et éclatantes de l' Aesthetica in nuce, où s'opérait cette transmu-

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tation, allaient pour une grande part décider en Allemagne du renouveau poétique qui, sous le nom de Sturm und Drang, ne les a d'ailleurs pas épuisées. Mais l'essentiel pour Hamann restait la foi acquise : elle, et non le génie, était son propre « démon ». Il en disait l'indépendance envers les facultés ordinaires de l'homme : l'imagination, qui ne saurait en être la « créatrice », et l'autre surtout dont on s'exagère les pouvoirs, car cc la foi n'est pas l'œuvre de la raison et ne peut donc succomber à une atteinte venant d'elle ». Toutes ses expériences de Londres se résumaient dans cette phrase, et sa lettre à Kant n'allait avoir pour but que de la nuancer 27 • Peut-être Hamann eût-il laissé en paix la raison si elle n'était venue à lui pour le convaincre, sous la forme d'un « magister » alors préoccupé aussi bien du cc problème du feu » que des cc premiers principes de la connaissance métaphysique >>; par la faute de la raison, une lutte commençait entre elle et sa foi qui allait même s'étendre sur toute la vie de Hamann. Car on peut définir cette vie, dans ses mots à lui, comme une suite de « croisades » du cc philologue », de l'interprète des langages réels ou figurés où Dieu parle à l'homme, contre les cc philosophes » du siècle des lumières, et notamment le plus grand d'entre eux, son concitoyen de Konigsberg, avec qui il s'entretenait familièrement à l'occasion, mais dont il avait choisi d'être en permanence, comme il le lui a confié, cc l'accusateur et le contradicteur 28 ». Dans cette première lettre de 1759, la foi écrase d'une ironie hautaine la raison, qui tâtonne vers elle pour la comprendre, sans 8aisir même sa propre inanité : « J'ai presque envie de rire devant le choix d'un philosophe afin de provoquer un changement de ma disposition d'esprit », cc Mentir est la langue maternelle de notre raison et de notre esprit », « La raison ne vous est pas donnée pour que vous deveniez sage par elle, mais pour que vous reconnaissiez votre folie et votre ignorance », cependant qu'assurée de reposer sur des « données » et sur des cc faits » qui se refusent à toute autre évaluation que la sienne, la foi s'exalte jusqu'à ce cri : « De même qu'à ses fruits on reconnaît l'arbre, ;e sais que je suis un prophète à cc destin d'être blasphémé, poursuivi et méprisé, que je partage avec tous ceux qui portent témoignage. » Kant fera encore la tentative d'intéresser à un manuel de physique pour enfants cet étrange prophète, résigné d'avance à ne répandre sa foi qu'en de brefs écrits dont la langue se donne elle-même pour > Jamais Hamann ne se montre plus qu'ici fidèle à la Bible : c'est bien son Dieu qui se définit pour Moïse « Je suis celui qui suis n et qui lui intime de le nommer devant les enfants d'Israël « Celui qui s'appelle : Je suis n. Mais chez lui l'unité de Dieu est saisie dans un dualisme où la foi s'éprouve : dans le paradoxe de l'Existence se morcelant en existences sans cesser d'être soi et de la « majesté n qui devient « aliénation )) indéfiniment, dans le « miracle » du « calme infini qui rend Dieu pareil au néant )) et tout ensemble de « la force infinie qui remplit tout avec ces conséquences, à l'échelle de en toutes choses », l'homme : la tentation naturelle de « nier Son existence )) et la conscience de ne pas pouvoir échapper [.. « Ses prises les plus secrètes )). Ainsi la religion se trouve déterminée dans sa vraie nature et garantie du même coup contre les atteintes de la raison : et par les exemples qu'il en donne : Jupiter optimus maximus préfigurant L'accès de l'homme à l'existence, sa participation effective à !'Existence divine, est un unique processus en deux moments : un abaissement de Dieu vers l'homme dont il revêt la forme, une élévation de l'homme à Dieu qui l'a rédimé aussi en tant que corps : > Il fallait attendre la vieillesse de Baader pour qu'apparût, avec plus d'acuité encore que chez Hamann, la « vocation de mettre fin au cartésianisme en philosophie n, et pour qu'elle s'exaspérât dans une autre inversion de la certitude cartésienne, peut-être plus efficace encore, si elle retire à l'homme l'autonomie de la pensée : « Cogitor (a Deo) ergo sum. » Et dans les quelques cinquante années qui les séparent, s'étend tout le romantisme 35•

En 1776, Hamann avait pu mesurer la résonance de son œuvre en lisant APRÈS 1750: 2) LAVATEH. une page sur lui-même écrite presque dans son style et strictement dans son esprit, le commentaire de son étonnant portrait au grand mouchoir à carreaux noué derrière la tête, dont l'inventeur de la Physiognomonie, Lavater, avait eu communication par l'entremise de Herder : '' Le monde est pour son regard miracles et signes pleins de sens, pleins de divinité! ... Un regard peut-il être davantage profond regard de voyant ? Regard de prophète prêt à anéantir avec la foudre de l'esprit!... >> Et la révélation globale que ce visage lui apportait se résumait pour Lavater dans l'image : « colonne pleine d'hiéroglyphes ». Le '' Mage du Sud n, comme on a parfois nommé ce citoyen de Zurich, était allé au-devant du (( Mage du Nord ». Mais il n'avait à lui offrir, pour inaugurer leur correspondance, qu'un poème à quoi Hamann ne pouvait rien entendre, qu'une lamentation sur les limites de sa foi personnelle, Soif d'une expérience du Christ. Cette soif, toujours réveillée en lui par la conviction qu'une telle « expérience » est le fait proprement religieux et se trouve à sa place dans un univers riche en symboles, LES

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permet de déterminer assez exactement la foi complexe de Lavater et de la situer par rapport à la discipline spirituelle et au mode d'e:x:istence proprement piétistes 36• Ecclésiastique issu de la tradition réformée, Lavater n'est guère passé qu'une fois, à dix-huit ans, et précisément à l'époque où, fils d'un médecin, il s'est tourné vers la théologie, par les déchirements qui préludent à une illumination possible. Il ne s'est jamais éloigné de la croyance reçue en naissant, s'il en a pourtant déploré la tiédeur; il a pu connaître par l'introspection que le « fond de son cœur » était >; il le continue encore, et mène à son achèvement une tendance fondamentale du piétisme, avec sa complaisance proclamée pour un christianisme véritablement œcuménique, car il s'est dit « chrétien » et non pas protestant, et il a voulu enfermer les hommes de son siècle dans cette alternative : la foi en le Christ ou le désespoir, le christianisme ou l'athéisme 38. Pourtant le Christ qu'il adore n'est pas le rédempteur saignant sur sa croix, que Zinzendorf et ses moraves ne se lassent pas de chanter; c'est le Christ élevé au ciel et dont on croirait presque qu'il n'en est jamais descendu, « l'image corporelle de Dieu », « 1a somme, le centre, l'archétype de toutes les beautés et perfections physiques et spirituelles ». A l'abaissement infini de l'homme devant Dieu, qui était le legs profond de l'esprit des Réformateurs au piétisme, correspond chez Lavater un relèvement de l'homme devant lui-même que légitime cette image obsédante du Christ glorieux, et qui aboutit à une sécularisation du christianisme selon l'optimisme de l'époque des lumières, jusque dans le cas où les mots qui l'expriment ne tolèrent pas la moindre nuance de rationalisme apparent. On saisit ce passage dans la formule : « La foi en nous-mêmes est la foi en Dieu au fond de nous », qui est bien conforme à l'expérience piétiste de la « conversion >> et à l'exaltante sécurité qu'en reçoit l'homme, mais où l'accent, selon

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l'éthii1ue du siècle, porle sur le premier terme, sur un sentiment profane mi. Son piétisme sans contraintes disposait Lavater à faire accomplir à l'autobiographie issue de Francke une étape décisive vers sa laïcisation en journal intime, la quête entreprise visant alors, au· tant que les symptômes d'un « éveil » possible, les faits permanents où asseoir une authentique connaissance de soi. Son Journal secret, dont la première partie, la plus fidèle à ce titre, parut d'abord sous le couvert de l'anonymat, en 1771, se donne comme écrit par un « observateur de soi-même » et définit d'emblée la sincérité : elle cesserait dès que nous nous sentons observés par d'autres, mais commencerait « là où notre cœur se met à remarquer qu'il est observé par nous-mêmes ». Lavater aura beau jeu, par la suite, à dénoncer l'égoïsme et la vanité comme ses vices indélébiles; il les pose implicitement quand il refuse à la sincérité le privilège de l'abandon et la situe dans une forme suraiguë de conscience, dans une coquetterie de l'individu à ne rien laisser échapper de sa vie profonde. Il semble bien avoir été le premier à aller jusqu'au bout d'elle-même, à avouer, par exemple, en concluant cette suite de notes impitoyables sur chaque jour de janvier 1769, qu'il n'a pourtant pas tenu registre de toutes ses mauvaises pensées. Une telle sincérité apporte avec soi une délectation d'autant plus subtile qu'elle est plus morose; et, une fois dégagée de toute préoccupation touchant un « éveil » à surprendre, elle aHait apparaître avec sa force entière dans les analyses des romans de Jacobi. Mais son originalité réside en une conciliation relative des facultés dont le piétisme rigoureux accroissait à l'extrême l'antagonisme : le cœur demeure bien pour Lavater le siège et la source de l'existence authentique, et se connaître, c'est bien pour lui faire un >; le « germe », fait d'une matière « prodigieusement déliée et telle à peu près que celle de l'éther ou de la lumière », en est déposé dans la partie du cerveau que « l'anatomie regarde comme le siège de l'âme », il est ce siège lui-même et constitue la « personne de l'homme »; par lui, l'âme ne cesse pas « d'être unie à un corps organisé ». Et ainsi le fait de la résurrection demeure accessible à la pensée logique; il en va, dit Bonnet, qui reprend une image de Leibniz pour lui donner tout son sens, comme du « germe du papillon >> dans la chenille. La révélation, à savoir les paroles de l'apôtre Paul sur le « corps spirituel » et le « corps animal >>, à la fin de la première Epître aux Corinthiens, se trouve alors invoquée comme suprême recours 41 • C'est d'elle que Lavater était parti pour atteindre chez Bonnet l'état le plus récent de la science spiritualiste. Mais dans ces deux mouvements en sens inverse, leur pensée était identique : on le voit bien avec le dernier chapitre de la Palingénésie où Bonnet, le naturaliste et le philosophe, « conjecture » posément, à propos du corps spirituel, que « .nos yeux réuniront alors les avantages des microscopes et des télescopes » et que « nous nous transporterons d'un monde dans un autre avec une célérité peutêtre égale à celle de la lumière », - c'est-à-dire ouvre toutes grandes les « perspectives » où s'engouffre l'intuition de Lavater. Dans ce rapport complexe entre des esprits, où l'affinité a plus de part que l'influence, l'originalité de Lavater réside en son retour permanent aux deux objets de son obsession mystique, aux deux fondements du miracle dans la création, inconnus de Bonnet à ce titre : le corps du Christ, cette présence sensible qui permet à l'homme d'accéder à Dieu, en lui garantissant d'abord qu'il a bien été créé à son image; et les « dons », les forces divines, communiquées aux apôtres et aux premiers chrétiens par la descente en eux de l'esprit, et dont saint Paul a parlé avec le plus d'insistance. Dans les Perspectives, le second est d'ailleurs subordonné au premier, qui suffit à justifier les anticipations les plus hardies et à sublimer en elles les expériences et hypothèses de Bonnet, selon la formule : « Considérer la nature du corps céleste du Christ et sa perfection, dans la mesure où elle peut être connue d'après les divines Ecritures et tous les raisonnements exacts. »

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Car le corps des justes sera « conforme » au sien, fait de la même substance, aura donc à tout le moins la délicatesse et la pureté de « la lumière de notre soleil )) ; et c'est là que prend une valeur la notion d'analogie posée par Lavater selon Leibniz, au début de son œuvre, comme l'une des sources de nos connaissances possibles sur la vie future 42 • A l'origine est la brève évocation de cc la lumière où Dieu réside, et à laquelle personne n'accède, et qu'à proprement parler seul Jésus-Christ, image du Dieu invisible, peut totalement supporter et percer du regard )) ; de là, se déduit la nature « lumineuse )) de la substance qui compose le corps du Christ, de là à son tour la lumière du soleil comme figuration de cette substance pour les regards humains, et de là enfin la conception des cc corps transfigurés )) selon les vertus de cette lumière : omniprésence et « plasticité )) infinie. L'œil des élus pourra apercevoir cc d'une fois )) toute la Création, comme leur oreille en entendre « tous les accords ensemble )> et même « les entretiens des anges les plus éloignés )) ; l'esprit fera à volonté s'agrandir ou se rétracter indéfiniment le corps nouveau sans en altérer la forme; et ce corps pourra par lui-même s'insinuer dans les choses et leur être perméable, franchir des cc millions de lieues en un instant », guérir ici-bas des malades, faire naitre des plantes, des créat.ires, voire des mondes, en organisant la matière créée à cet effet par Dieu. Un élu disposera encore d'une cc activité multiforme », du don de susciter > Cet appel de Herder, qui termine un poème de son adolescence, conclut aussi sur cette adolescence elle-même : sur le piétisme de l'humble milieu humain où Herder a grandi et, plus généralement, des provinces prussiennes en défense contre le rationalisme de Berlin; sur les études théologiques qu'il entreprend à Konigsberg dans sa dix-huitième année, quand son extrême sensibilité nerveuse ne lui permet pas de pousser plus avant l'étude de la médecine; sur l'amitié de Hamann, qui le fait alors accéder à son univers, et sur l'enseignement qu'il reçoit de Kant. Car de 1762 à 1764, où il subit leur double influence, ces deux génies contradictoires se rencontrent dans une admiration commune; Hamann se sent très proche de Housseau jusqu'à la Nouvelle Héloïse, qu'un de ses brefs essais sauve alors des critiques de Mendelssohn, et Kant commente devant ses étudiants ces œuvres où, de son propre avis, il a appris à vaincre le « mépris du peuple » qui accompagnait chez lui l'esprit de recherche, et à « honorer l'homme >> : la Nouvelle Héloïse et I'Emile. Quand, à Riga, où il venait de s'établir comme professeur, Herder acceptera de devenir pasteur, à vingt ans, il se fera de son ministère une idée laïcisée, assez proche de celle qu'en a le « vicaire >> de Rousseau, seulement plus positive; comme il l'écrira à Kant, les fonctions sacerdotales lui permettent le mieux de répandre dans le peuple une « philosophie humaine ». C'est elles, d'ailleurs, qu'il fuira provisoirement en quittant Riga, où il ne semble guère s'être préoccupé durant cinq années que de la nature d'une authentique poésie allemande à faire naître; et dès qu'il les reprend en 1771, à Bückeburg, se partageant alors à peu près également entre des travaux profanes et des écrits théologiques, les soupçons de l'orthodoxie luthérienne s'attachent à lui. Ils créeront à Goethe de graves difficultés, lorsqu'il aura entrepris de l'amener auprès de lui, à Weimar, avec la plus haute dignité ecclésiastique; ils pèseront toujours sur Herder après qu'en octobre 1776, mettant un terme à sa période de Sturm und Drang, il sera venu y présider, et pour le reste de sa vie, aux destinées de l'Eglise territoriale; et d'ailleurs, comme

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s'il voulait légitimer ces soupçons, il avait sollicité auparavant l'attribution d'une chaire d'enseignement à l'université de Gi:ittingen. Sans la très haute conception qu'il s'est faite du rôle de l'orateur sacré et qui, de ses premiers sermons de Riga, dépouillés de toute dogmatique, jusqu'à son traité en forme de « feuilles provinciales )) Aux prédicateurs, crée comme une unité dans cette première période de son évolution religieuse, on saurait peu d'exemples d'une fonction dont l'exercice par un grand esprit soit moins affaire de choix et se déduise autant d'un spiritualisme généralisé, non d'une vocation. Il convient de prendre à la lettre la confidence qui ouvre le journal du voyage où, par mer, il a fui de Riga jusqu'à Nantes : « Une bonne partie des circonstances de notre vie dépendent réellement du coup de dés des hasards. C'est ainsi que je suis venu à Riga, ainsi que j'ai occupé mes fonctions ecclésiastiques, ainsi que je m'en suis défait 60... )) Si l'on interroge sur l'appartenance religieuse de Herder ces pages de journal où, n'écrivant que pour lui-même, il affranchit ses pensées de leurs dernières contraintes, on le trouve pratiquement appliqué à définir une théologie comme les « néologues ))' les maîtres de la critique historique des textes sacrés et même les déistes, les >, la déterminaient alors : . C'est-à-dire qu'il envisage dans l'esprit du siècle une revision du christianisme et d'abord de ses textes qu'affecte une « couleur judéo-hellénistique )) ; même le catéchisme n'y échappera pas. Et ce mouvement ne s'explique pas chez lui par un état de crise momentané où le ferait entrer son voyage : L'archéologie de l'Orient et, plus tard, son Esprit de la poésie hébraïque enseignent à lire l'Ancien Testament comme une suite de >, et à les lire, non en chrétien du XVIII• siècle, mais « avec toute l'âme de l'Orient >>. On conçoit que les « néologues )) l'aient toujours ménagé, et aussi qu'ils ne l'aient jamais compté pour l'un des leurs. Car son modernisme chrétien, qu'il maintiendra toute sa vie, ne révèle rien sur la vraie nature de sa foi; il naît de son sens de l'histoire, qui le dispose à saisir chaque époque dans ses singularités spécifiques, et donc aussi la sienne, - non pour la préférer aux autres,

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mais pour l'accepter, puisqu'il y vit, pour obéir à cet impératif du Journal de mon voyage : « Deviens un prédicateur de la vertu de ton temps 61 ! » Cette « vertu » du XVIII" siècle se confondait avec un optimisme fondamental touchant l'homme et son destin; et l'optimisme lyrique qui traverse toutes les œuvres de Herder, l'eudémonisme qui lui fait juger d'emblée les civilisations sur le bonheur qu'elles répandent, l'incitent à rejoindre tous ceux qui veulent un christianisme humanisé, humanitaire, soustrait à l'obsession du péché et du châtiment, enseigné en paroles de sagesse par un « Fils de l'homme » bien plus qu' attesté par le sacrifice d'un « Fils de Dieu » mis en croix. C'est encore ainsi qu'il présentera Jésus dans la grande œuvre de sa maturité, les Idées, dont le néologue Jcrusalem saluera avec ferveur les premiers livres. Mais son optimisme l'unit au siècle comme malgré lui; car loin d'être fait d'une confiance dans les pouvoirs grandissants de la raison, il ne se renie qu'en face d'eux et s'exalte le plus religieusement dans le simple abandon aux forces vitales et à la conscience d'être; par lui Herder ne s'est cru proche que du juge intransigeant de l'époque des lumières, de « Rousseau plein du sentiment de Dieu ». Sa religion pourrait prolonger la massive foi chrétienne de Hamann, comme les intuitions esthétiques de Hamann s'accomplissent dans les essais critiques de sa jeunesse; mais tout au contraire il n'y en a pas de plus flottante que la sienne, ni qui aspire moins à se connaître; elle résume même en secret toute la crise du luthéranisme que Lessing allait amener au grand jour. Hamann a dirigé Herder vers des interprétations des textes bibliques où la recherche des signes et des symboles se substituerait à leur examen historique ou philologique; mais c'est après bien des détours que Herder a « hamannisé » sur le premier chapitre de la Genèse avec Le plus ancien document du genre humain; et dans son projet initial ce commentaire lyrique avait mis Hamann en défiance, car prenant le troisième chapitre de la Genèse pour objet, il interprétait allégoriquement la tentation et la chute de l'homme dans le sens de l'opposition rousseauiste entre l'état de nature et la vie en société. Ainsi, plus généralement, la religion de Herder intègre des valeurs venues de Hamann et même, jusqu'en 1776, va vers lui; mais elle ne procède pas de lui à l'origine. EHe s'appuie sur Rousseau et, durant son évolution, lui reste fidèle en ceci qu'elle se situe de préférence au point où Hamann et Rousseau se rencontrent.

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Le legs permanent du rousseauisme à Herder, la foi sur laquelle il établira sa religion quand il aura repris à Bückeburg ses fonctions pastorales, c'est la «bonté originelle de l'homme», les mouvements « toujours droits » de la nature en lui. Le vicaire savoyard, s'écriant : « Ah! ne gâtons point l'homme; il sera toujours bon sans peine et toujours heureux sans remords », serait la voix même de Herder si justement il ne ramenait à la nature humaine tout le mal épars dans le monde. Kant a pu apprendre de Rousseau à « honorer l'homme » et pourtant garder de sa formation piétiste la croyance en un « mal radical » ancré en lui : car, chez Kant comme chez Rousseau, la conception biblique de l'homme « à l'image de Dieu » se trouve totalement laïcisée et cesse de présenter en soi une explication de son destin. Mais devant elle et devant la mission de « dominer », « d'assujettir » la terre et les animaux, que Dieu en tire à l'intention du dernier être créé, Herder renonce aux commentaires aventureux auxquels il soumet l'ensemble du récit de la Genèse. L'une dans l'autre, elles ne lui apparaissent même pas comme une amplification symbolique, comme une simple figure de la condition humaine; il les prend telles quelles et littéralement; et c'est elles, par exemple, que les cinq premiers livres des Idées traduisent sur un mode objectif et logique, en s'aidant de la loi leibnizienne de continuité. Herder a écrit à Hamann en 1784 que ces cinq livres n'ont au fond pas d'autre substance que celle du Plus ancien document du genre humain, paru dix ans plus tôt; et de fait toute son évolution religieuse, à Riga et à Bückeburg, s'était confondue avec le devenir de cette œuvre à l'accent oraculaire, où il prétend ne parler que « par énigmes » 62 • En son premier état, celui dont Herder entretient Hamann en 1768, elle continuait le travail de sécularisation des grands thèmes chrétiens où se complaisait la sagesse de l'époque. Elle le faisait porter sur le dogme du péché originel, en accord apparent avec la néologie, mais sans se réclamer comme elle des pouvoirs de la raison; elle visait à neutraliser le pessimisme chrétien bien plus qu'à l'abolir au nom d'un optimisme nouveau, et n'apportait donc qu'un témoignage de la relative irréligion de Herder; elle était fidèle à tout ce que le Journal révélera de ses dispositions profondes à Riga. Dans sa version finale de 1774, elle suppose un ensemble d'influences nouvelles; après avoir méprisé dans Bückeburg un « trou pour gens de Herrnhut >> et avoir été conduit par sa Dissertation sur les origines du langage, que couronnèrent les ratio-

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nalistes de l'académie de Berlin, au bord d'une rupture avec Hamann, Herder donne un tour religieux à l'ensemble de sa vie spirituelle. Dans la « nature maternelle », dont il semble avoir été coupé jusqu'alors, il découvre Dieu avec l'enthousiasme confus que son poème Rêve d'une nuit de la Saint-Jean essaie gauchement de traduire à coups d'interrogations et d'exclamations. Il accède à la simple ferveur chrétienne par l'âme de sa « souveraine », la comtesse Marie von Schaumburg-Lippe, qui vient à lui alors qu'il était tenté de s'enfermer dans un total isolement; il s'ouvre à la foi qui vit en espérance et soulève les montagnes comme aux temps primitifs, en lisant les Perspectives sur l'éternité, et, bien qu'il cherche à détacher Lavater de l'obsession de la vie future, la lettre qu'il lui écrit le 30 octobre 1772 inaugure l'orientation vers une forme personnelle d'irrationalisme religieux qui va le rapprocher désormais de Hamann; c'est d'ailleurs Lavater qui sera le premier, comme il le lui annonce, à recevoir le Plus ancien document. Et pourtant ces influences nouvelles n'ont pour effet que de le rejeter sur l'optimisme irrationnel de Rousseau. Herder ne transmettra plus d'autre message à son siècle que l'affirmation liminaire de l'Emile : « Tout est bien sortant des mains de l'auteur des choses », mais généralisée en « Tout est bien »; car en abandonnant le troisième livre de la Genèse pour le premier, il s'est du même coup détourné à jamais du péché et du mal, et n'envisage plus la condition de l'homme su'r la terre que selon l'enseignement biblique touchant sa nature primitive et sa place dans le monde créé. « Homme, image de Dieu! » : tel est le premier terme du mystère autour duquel le Plus ancien document va faire graviter ses énigmes; et le cri « Moi tel que Dieu! » domine le fragment du poème La Création qui devait doubler l'hymne en prose qu'est souvent cet essai et permettre à son lyrisme refoulé de se libérer en dithyrambe. La griserie qui accompagne désormais chez Herder la conscience d'être apparaît comme la véritable forme de sa ferveur religieuse; c'est la conscience moins d'une certaine intensité de l'existence individuelle que d'un accomplissement collectif de l'espèce humaine par le simple fait d'exister au centre d'une Création qu'elle amène à la connaissance. Comme le dit le fragment de poème, la Création « cherche quelqu'un qui, par l'esprit, goûte et épuise ce qu'il est » et qui, la réfléchissant et se réfléchissant lui-même, « soit comme Dieu un créateur >>; et ce qui grise l'homme, à l'idée qu'il donne un sens à la Création devant lui-même et devant

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elle, ce n'est rien de moins, en définitive, que la liberté qu'a eue et que garde Dieu en face de l'univers : Moi tel que Dieu! Alors mon âme Rentre au fond de soi et me pense, Se transforme, agit librement, Sent combien Jéhovah est libre! On ne peut pas se situer plus délibérément au-delà du sentiment chrétien de dépendance qui s'exaspérait dans le piétisme. Et si l'optimisme de Rousseau est loin d'atteindre à la hauteur du diapason où l'optimisme de Herder se porte ainsi sans effort, le cheminement qu'ils suivent est pourtant identique : le rejet du péché originel impose pour condition à l'homme, en face du Dieu inconnaissable par la raison et partout présent, une liberté qui, selon Rousseau, s'éprouve dans l'acte moral et, selon Herder, efface la hantise de la moralité, mais que légitime chez l'un et l'autre la « bonté originelle de l'homme », ce qu'il est et demeure par le sentiment, non ce qu'il tend à devenir par la raison U3. L'enseignement biblique touchant l'homme « à l'image de Dieu » n'a eu pour Herder tant d'évidence que par sa conformité avec l'idée rousseauiste d'un fond incorruptible en l'homme. Toutes les louanges du « sentiment immédiat » et toutes les diatribes contre la raison n'avaient pas, chez Hamann, l'efficacité sur l'esprit de cette unique formule du vicaire savoyard, qui d'ailleurs les rejoint : « Exister, pour nous, c'est sentir; notre sensibilité est incontestablement antérieure à notre intelligence et n0 1 1s avons des sentiments avant des idées. » Déposée en nous par le Créateur, la sensibilité, selon Herder, ne fait pas que tendre au monde créé un miroir où il se sente atteindre à la connaissance; elle l'offre au Créateur pareillement et en vue de la même fin Sens-toi être, et tu sens Dieu être En toi. Dieu en toi se sent être ... , Comme il s'atteint soi-même - en Soi! Une chaîne d'émotions continue relie ainsi Dieu et sa Création par le fond sensible de la créature humaine. Comme la religion de Rousseau, mais sur un mode tout différent, la religion de Herder va échapper au christianisme, et le plus nettement à propos du même objet : la révélation 64 • Dans les années 1772-1775 où sa foi se détermine, Herder

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se trouve pris entre ses deux maîtres en irrationalisme : Hamann, qui enseigne que la révélation est partout, et Rousseau, qui sollicite pour lui-même le droit de ne pas croire en elle. Herder reprend de Hamann l'idée que Dieu est présent dans l'histoire, non moins que dans le cœur humain et la nature, où Rousseau l'éprouve, mais il croit avec Rousseau que, pour l'homme de son temps, la révélation est dépassée sous les formes historiques qu'en transmet la Bible, comme sont dépassées aussi les luttes où la raison se complaît à la provoquer. Il se décide à la supprimer, mais sans la nier, mais en la repensant et même en dégageant d'elle une des grandes préoccupations de l'esprit du siècle; et ici les deux contempteurs de cet esprit, Rousseau et Hamann, le guident ensemhle dans la mesure exacte où ils s'accordent pour prétendre que la raison humaine est une faculté tardive, peu efficace et toujours en devenir. C'est ainsi que l'idée de révélation se trouve neutralisée par Herder en celle d'éducation, en celle d'une simple genèse de la raison humaine qui s'opère au long des temps, à la faveur d'une « éducation » dispensée par Dieu. Et, comme il se doit, cette réinterprétation atteint le plus de force dans l'un de ses traités d'exégèse historique, dans ses Eclaircissements sur le Nouveau Testament, où en 1775, partant du Zend-Avesta que venait de mettre au jour Anquetil-Duperron, il interroge l'Evangile de Jean sur la formation progressive des grands thèmes religieux : « Un enfant ne développe sa raison que par l'éducation; donc, tout ce qui a éduqué le genre humain, la raison lui est redevable de ce qu'elle est devenue, et ce serait un jeu que de vouloir les séparer l'un de l'autre et considérer la raison comme une abstraction autonome, alors qu'elle n'est rien. Eh bien! c'est aussi un jeu que d'opposer la raison à la révélation et de l'utiliser contre elle comme une chose autonome. Aussi peu que le genre humain ait pu naître sans Création, il ne pouvait pas davantage prolonger sa durée sans une assistance divine et savoir ce qu'il sait sans une éducation divine. » Il était dans la nature de Herder, et surtout pendant ses années de Bückeburg où il ne semble guère écrire qu'en état de transe, d'accueillir les intuitions pour leur puissance suggestive et de dédaigner leur développement logique : avec cette page, qu'il va systématiser dans les Idées, il a fourni à Lessing l'argument de son plus bel essai de critique religieuse; et Lessing a pu faire tourner au triomphe des « vérités de raison » ce qui n'avait été pour Herder qu'une manière d'humilier la raison devant la somme d'irrationnel où elle plonge. Car il n'inau-

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gurait nen avec cette page, mais commentait par elle sa grande œuvre de Bückeburg, dont les trois premières parties venaient alors de paraître, celle où il parle « par énigmes » : Le pl,us ancien document du genre humain 65, Le récit de la création du monde en sept jours a cessé d'être pour Herder le plus beau des « poèmes juifs »; c'est le principal ·< document )) sur l'histoire spirituelle de l'humanité, et en ceci le « plus ancien )) qu'il a seul le pouvoir d'authentiquer dans l'absolu les « signes >l de cette histoire spirituelle qui, dans le temps, semblent le précéder et d'ailleurs lui sont conformes; c'est, comme Herder le dit notamment dans le chapitre Enseignement à l'aurore, une esquisse grandiose de l'éducation de l'homme par Dieu, avec la lumière pour langage : « Ainsi Dieu enseigne par des images, des choses, des événements, par la nature entière, et avec quelle force et quelle pénétration! )) Hamann s'émerveillera de voir son élève infidèle lui restituer son propre univers où tout est langage; et Kant demandera à Hamann de l'aider à comprendre au moins le « thème de l'auteur », sinon ses intentions profondes, qu'il renonce en principe à connaître 66 • Convaincu d'écrire « à la gloire de Dieu », Herder fait un étrange effort de syncrétisme : il remonte de sa foi nouvelle à la mystique de l'Orient primitif, de la Grèce présocratique et de la Renaissance; il double le spiritualisme judéo-chrétien de théosophie naturaliste et de magie, et définit ainsi le second terme du « mystère )) que lui semble ici-bas la condition humaine : l'homme, en même temps que « l'image de Dieu »,est « la reproduction visible et l'hiéroglyphe de la Création », « le symbole et l'abrégé de toute la nature visible et invisible », « le modèle du premier hiéroglyphe », le « grand univers dans l'hiéroglyphe de la petitesse )), Hamann, par son amour des signes et des figures, avait été tout droit à la représentation de l'hiéroglyphe qu'utilisent déjà ses Mémorables socratiques. Herder, qui y vient à sa suite, la prend pour matière et pour titre du plus important chapitre de son œuvre et, derrière l'image elle-même, fait explicitement de l'hiéroglyphe ce qu'il n'était qu'en puissance chez Hamann : le mode approprié à une connaissance plus profonde que celle où atteint la raison par le langage des mots. Cette conviction des initiés, des occultistes, deviendra grâce à lui, et même s'il devait s'en détourner dans la troisième partie des Idées, le bien commun de la pensée allemande durant la fin du siècle : les Romantiques la recevront toute faite et en resteront fascinés, jus-

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qua ce que Champollion, en déchiffrant « l'écriture sacrée ))' l'ait soustraite aux prises de l'irrationalisme. Or, nul n'en a généralisé la valeur expressive comme Herder, car le récit de la Création en sept jours ne lui semble être à sa manière que le « premier hiéroglyphe », que « le premier essai d'écriture fait par Dieu à l'intention de l'homme 67 >>. En l'espèce, il faut comprendre d'abord que ce récit ne rend pas compte objectivement de la naissance du monde, et que les contradictions où la science du XVIII" siècle entre avec lui ne sont pas plus probantes pour lui que pour elle : la cosmologie de la Bible et celle de Newton ne sont que deux moments d'une mouvante vérité, située dans le devenir du genre humain. A les envisager historiquement, comme il sied, ces pages apportent une évocation de l'aurore à l'usage des pasteurs de l'antique Israël : car le miracle absolu, la vraie preuve du pouvoir créateur de Dieu, pour des peuples qui vivent intensément selon les sens, c'est le retour périodique de la lumière qui leur restitue, toutes neuves, les inépuisables richesses du monde. Mais la répartition de ces richesses selon « sept jours », selon « sept, le chiffre sacré », dirige l'esprit vers une interprétation ésotérique de la suite d'images que le texte déroule. La mystique des nombres, sinon étrangère à sa pensée, a saisi Herder, et cette œuvre n'en épuisera pas le vertige : dans Maran Atha, qui la continue peu après, !'Apocalypse se trouve interprétée selon ce même chiffre « sept >> qui, y apparaissant dès le début, est censé en fournir le plan et la dominer de bout en bout. Herder le découvre à l'origine de toutes les civilisations, de toutes les cosmogonies - par exemple, en Egypte avec les « sept voyelles !'acrées » et les « sept dieux primitifs >> - et nécessairement, croit-il, car l'homme, envisagé dans sa totalité physique et spirituelle, ou simplement dans son corps, ou dans son seul visage, s'est toujours compris comme le « septuple accord de la Création >>, et s'il a le pouvoir de figurer l'univers en petit, c'est parce qu'il porte en lui cette clef universelle, devenue elle-même une figure : l'hexagramme avec un point au milieu, traditionnellement rapporté à Hermès, père et symbole de toute science. Herder reproduit périodiquement dans son texte ce signe des signes où il voit l'hiéroglyphe par excellence, le modèle divin de l'écriture humaine, la plus démonstrative entre toutes les preuves de l'éducation de l'homme par Dieu que le récit de la Genèse vient uniformément authentiquer 68 • Car ce récit est un enseignement en sept leçons, fait pour ini-

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tier l'homme à la connaissance de l'univers et l'y vouer en éveillant sa raison; les six premières sont exactement des leçons de choses qui l'amènent à enregistrer autour de lui des groupes cohérents de phénomènes, des classes d'objets; et la septième représente, sous la fiction du repos, une invitation à réfléchir sur l'ensemble ainsi classé et disposé. Si le chiffre « sept » est ici comme ailleurs la marque divine, le choix du >; peu après il publiait W erther, comme si le Sturm und Drang avait voulu révéler intensément son fond religieux au moment où sa dissociation était .toute proche. Or, vers la fin du roman, avant que Werther n'exalte la mort volontaire qui va lui permettre de rejoindre un Dieu paternel, il avoue, paraphrasant l'Evangile, que ce qui l'éloigne du christianisme, c'est le Christ lui-même, dont il est pourtant si proche par l'amour des enfants et la compassion envers toutes les détresses humaines, dont il est trop proche peut-être pour l'admettre comme médiateur nécessaire entre Dieu ROUSSEAU ET LA RELIGION DU STURM UND DRANG :

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et lui : « Le Fils de Dieu n'a-t-il pas dit lui-même qu'il aurait auprès de lui ceux que le Père lui a donnés ? Et si je ne lui suis pas donné ? Et si le Père veut me conserver pour lui, comme me le dit mon cœur 71 ? » On sait par une lettre de Lavater que Goethe lui avait avoué un an plus tôt : « Je ne suis pas chrétien »; on sait aussi que Lavater, sur la foi d'une prophétie de Mlle de Klettenberg, l'initiatrice de Goethe au piétisme, a vainement tenté de le convertir, et la dédicace de son Nathanaël l'a redit longtemps après. Le passage de Goethe par le piétisme, à dix-neuf et vingt ans, est une forme de ce qu'il faut nommer depuis Pascal « le bon usage des maladies », avec le correctif que Goethe n'a jamais fait comme lui une prière pour solliciter de Dieu ce bon usage. Il s'y range dès que le mal le frappe, à Leipzig, en se laissant enseigner par un ami plus âgé et plus sage, Langer, dont son « libertinage » le tenait jusqu'alors éloigné, la vraie manière de lire l'Evangile; et il s'y soumet à Francfort, pendant les dix-huit mois où une rechute l'isole du monde extérieur, en répondant aux sollicitations de la communauté « morave l> qu'y avait fondée Zinzendorf trente années plus tôt, et de quelques âmes pieuses qui se sentaient accordées avec elle. Toute une somme d'influences humaines conspire à l'engager alors dans une expérience spirituelle dont on ne voit pas qu'il l'ait personnellement appelée, - et les relations de son ami Langer à Francfort, et les convictions des médecins qui le soignent, et le penchant de sa mère pour le piétisme, et la personnalité de Suzanne de Klettenberg dont elle était l'amie. Et sans la gravité assez énigmatique d'un mal toujours renaissant, il ne semble pas que le conseiller Goethe eût surmonté son rationalisme religieux au point de tolérer que des piétistes vinssent s'établir au chevet de son fils et que des séances d'édification, avec chœurs et prières, fussent tenues dans sa maison. Or, les quatre grands moments qui marquent cette expérience imposent dans leur succession même une conclusion sur elle. Immédiatement après son retour à Francfort, Goethe évoque devant Langer, en français, cette possibilité qui paraît chez lui un espoir : « Si Dieu me fait la grâce de me faire chrétien... » Quelques mois plus tard, en janvier 1769, l'espoir paraît devenir certitude : « Le Sauveur m'a enfin pris comme au vol... il m'a saisi par les cheveux. » En septembre, il se rend à Marienborn pour y assister au synode des gens de Herrnhut, mais ne semble guère soucieux d'arriver à temps et se prétend déçu. En août 1770, il fréquente à Stras-

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bourg la communauté piétiste, fidèle à la discipline de Francke, et avoue sans ménagements à Mlle de Klettenberg qu'il y a trouvé « uniquement des gens d'une intelligence médiocre qui, avec leur premier sentiment religieux, ont conçu aussi leur première idée raisonnable et pensent donc que tout s'arrête là parce qu'ils ne savent, eux, rien de plus... ». C'est l'objection traditionnelle du rationalisme éclairé à l'obscurantisme et, partant d'elle, on ne peut s'étonner que Goethe reproche encore à ceux qui devraient lui apparaître comme ses « frères en Christ » d'être « ennuyeux », « pointilleux » et par trop « pratiquants selon l'Eglise >> 72 • Les exercices piétistes de culte intérieur ne l'ont donc pas conduit à la source des puissances sentimentales qui vont pourtant se libérer bientôt en lui, sous la double action conjuguée de la passion amoureuse et de la pensée de Herder; en face du christianisme le moins contestable, il maintient comme à Leipzig l'esprit du siècle des lumières, alors que la seule figure de Mlle de Klettenberg interdit de penser que les piétistes lui aient en général caché le piétisme. Car l'expérience religieuse qu'il paraît bien n'avoir pas faite personnellement, celle qu'à la fin du siècle il recomposera dans son Wilhelm Meister avec les Confessions d'une belle âme, il y a eu du moins accès par sympathie, du dehors, mais comme à autre chose qu'un spectacle, grâce à cette femme, de vingtsix ans son aînée, et qui fut sa confidente, voire son unique visiteuse dans sa vie recluse de Francfort. Goethe a, en effet, connu par elle les regards tournés vers la seule vie intérieure, vers les fluctuations imperceptibles du rapport entre l'humain et le divin, et le total détachement envers les circonstances extérieures de l'existence, où s'établit le piétiste après la« conversion »,qu'elle avait éprouvée elle-même comme un fait de la trente-deuxième année, la vouant désormais à une immuable égalité d'âme. Parce qu'elle avait pris ses distances envers le groupe morave, tout en admirant Zinzendorf et en rappelant par ses vêtements les coutumes de Herrnhut, il a connu encore la tendance de « l' éveillé >> à se constituer une religion strictement individuelle. Et comme elle s'exerçait au « bon usage » de la maladie dont elle allait mourir en 1774, et chantait, selon Zinzendorf, l'image du Crucifié et de ses blessures, elle lui a révélé le consentement aux maux du corps dans son caractère d'unique moyen qu'a le chrétien de se rapprocher du Christ. Si elle ne lui a pas fourni par ses papiers posthumes les éléments des Confessions d'une belle âme, elle lui a certainement suggéré

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par son exemple l'idée de faire aboutir à une fiction d'autobiographie piétiste tant d'autobiographies réelles qui avaient jalonné le siècle. Et en écrivant Poésie et vérité, il a tenu qu'on vît en elle une de ces âmes chez qui la contemplation mystique et l'introspection n'excluaient pas ce qui peut sembler plutôt l'envers de la religion : pratique de l'alchimie, lecture des théosophes, expé· riences en vue de libérer les énergies secrètes de la nature, et que l'on sût qu'il avait précisément grâce à elle accédé aux sciences secrètes. En sorte qu'il faut penser également à Mlle de Klettenberg quand on le voit, dans ses Ephémérides de Francfort et Strasbourg, citer ici Paracelse et Giordano Bruno et là Pierre Poiret, s'initier au naturalisme panthéistique de la Renaissance comme au spiritualisme irrationnel où se rencontrent piétisme et quiétisme. Et la juxtaposition dans son esprit de ces valeurs désaccordées ne le disposait pas peu à comprendre la flottante synthèse des contradictoires qu'allait représenter bientôt le premier état de la religion de Herder. Car la paradoxale confidence de Poésie et Vérité sur les entretiens « journaliers » qu'à Strasbourg Herder eut avec Goethe, pendant quelques mois, au tournant des années 17701771, mérite d'être acceptée sans réserve : « je peux dire que tout ce que Herder a peu à peu développé par la suite fut alors esquissé in nuce », - tout : sa religion aussi bien que sa conception de la vraie poésie, d'autant qu'il situe la Bible alternativement au centre de l'une et de l'autre 73 • En 1773, Goethe intervient dans les luttes théologiques de son temps avec deux brefs écrits, dont l'accent abusera à ce point Lavater sur sa foi qu'il devra le détromper durement. Or, pris ensemble, et si personnels qu'ils soient, ils reproduisent en sa dua· lité la position religieuse de Herder et surtout, au-delà d'elle-même, ramènent à ses sources, l'un à Rousseau, l'autre à Hamann. Mais le commentaire des Deux questions bibliques, où Goethe « haman· nise » au moins par le style, reste une curiosité dans son évolution spirituelle, tandis que sa Lettre du pasteur de ... au nouveau pasteur de ... figure une véritable introduction au débat toujours changeant avec le christianisme où il restera engagé sa vie durant. Il avait noté dans ses Ephémérides, à Francfort ou Strasbourg, quatre phrases de la lettre de Rousseau à Mgr de Beaumont pour la défense de l' Emile, dont une sur le péché originel et une sur la révélation; il n'y avait donc nul besoin, en principe, qu'une influence de Herder s'interposât entre Rousseau et lui pour qu'il rappelât, dans sa Lettre du pasteur, la position négative que le

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vicaire savoyard adopte à l'endroit de la grâce par le truchement d'un « raisonneur >> qui le masque à peine. Aussi bien, la présence de Herder à l'arrière-plan de l'œuvre ne s'impose-t-elle que par moments et, en fait, aux plus hauts moments, lorsque le ton uniformément paisible où s'exprime la qualité d'âme du pasteur s'élève pour quelque affirmation pathétique, comme par exemple sur la « foi », où l'esprit de Dieu vous saisit de force, faisant du Saül qui était en vous l'apôtre Paul, ou sur « l'Eglise visible », qui n'a jamais existé ici-bas en dépit de ce qu'affirment les théologiens, ou sur la détresse spirituelle d'une époque où « nos ecclésiastiques ne savent plus rien d'une inspiration immédiate » et où il est des chrétiens qui croient « comprendre !'Ecriture d'après des commentaires ». Non que là encore l'esprit de Goethe ait eu absolument besoin d'être guidé par la pensée de Herder et par sa figure même de pasteur malgré lui; mais on voit bien la force qu'il en reçoit. C'est une habitude que de rapporter le fragment sur la « foi >> à Goethe lui-même, à sa confidence envers Langer, dans sa lettre de janvier 1769. Or, on achoppe ainsi d'emblée sur le problème majeur touchant ce texte, celui de la « sincérité » de Goethe dont Lavater fut abusé, la Lettre du pasteur donnant comme existante « pour la vie entière >> une foi que Goethe n'a plus, s'il l'eut jamais, - alors qu'une formule comme « vraiment, ce n'est pas ma faute si j'ai la foi >> et tout ce fragment résument la disposition profonde de Herder dans ses années contradictoires de Higa et de Bückeburg, et que la religion évoquée ici par Goethe cesse de n'être que fiction si, à ses yeux, elle a atteint en Herder une réalité objective 74 • Car la fiction est à l'origine; le pasteur, dont la lettre se donne pour « traduite du français », continue le vicaire savoyard dans la voie même où, à la fin de sa profession de foi, le vicaire désespérait de pouvoir jamais s'engager : « l'honneur d'être curé » et l'exercice tolérant du sacerdoce. L'image idyllique de ses fonctions qu'il se créait alors en raccourci, après le trop long exposé de sa religion sans dogmes, appelait évidemment une rectification, et d'abord en ce sens que, chez un ministre de l'Evangile, la foi devait tout de même s'adresser moins à « l'auteur des choses » qu'au Christ. Goethe se trouvait ainsi conduit à évoquer un christianisme qui n'était pas le sien, par les seules nécessités du thème que Rousseau avait esquissé en toute clarté et pourvu d'une étrange force suggestive : « ... je ne trouve rien de si beau que d'être curé. Un bon curé est un ministre de bonté ... Un curé n'a jamais de mal

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à faire ... 0 si jamais dans nos montagnes j'avais quelque pauvre cure à desservir, je serais heureux; car il me semble que je ferais le bonheur de mes paroissiens... Dans mes instructions je m' attacherais moins à l'esprit de l'Eglise qu'à l'esprit de l'Evangile... Si j'avais des protestants dans mon voisinage ou dans ma paroisse, je ne les distinguerais point de mes vrais paroissiens en tout ce qui tient à la charité chrétienne 75••• » Par cette invitation venue de Rousseau, la part du jeu poétique est au moins aussi grande dans la Lettre que celle de la discussion théologique. L'allusion au « vicaire savoyard » y fait figure de mise en garde à l'intention des lecteurs obsédés de théologie, comme Lavater, et plus encore la mention « traduite du français » qui situe l'ensemble du texte dans une ambiguïté volontaire. Car ce pasteur qui dit « notre Eglise » pour « l'Eglise luthérienne », qui discute de la portée historique de la Confession d' Augsbourg, qui résume le destin du calvinisme dans les décisions de Dordrecht et associe à celui du luthéranisme l'obscur théologien Seckendorff, est aussi inconcevable comme Français que serait absurde le paradoxe d'un pasteur allemand choisissant d'exprimer en français ses convictions les plus secrètes pour l'édification de l'un de ses pairs. Mais à l'abri de la fiction originelle que posait par antithèse la donnée rousseauiste : écrire la « profession de foi » d'un ministre du culte protestant, et d'un homme installé dans l'Eglise, non frappé d'interdit, et d'un chrétien, d'un croyant qui va à Dieu non de lui-même, mais par le Christ, Goethe ne pouvait qu'être disposé à écrire une somme de ce que lui avaient livré de la religion sa propre expérience manquée, la pensée et la figure même de Herder, la vie en Christ de Mlle de Klettenberg, et à définir ainsi une sorte d'essence du christianisme au siècle de la raison. La revendication du siècle en matière de religion était la tolérance; le pasteur de Goethe la reçoit de lui comme un commandement et l'introduit, à l'exemple du vicaire de Rousseau, dans l'exercice même du sacerdoce, sans craindre le reproche « d'indifférentisme ». Mais sa tolérance est à rebours de celle des sceptiques et des rationalistes, car elle se déduit de sa foi, elle-même ramenée à la formule la plus générale : « Dieu et Amour sont synonymes. » Et cette tolérance s'exprime d'abord par le refus de toute illusion quant à la religion positive que le pasteur enseigne, le luthéranisme. Il est loué pour la doctrine de la liberté chrétienne, qui replie l'homme entièrement sur l'amour - amour de Dieu et amour du

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prochain; mais celle de la justification par la foi seule, qui commande en lui toutes les autres, est mise en doute à propos des enfants qui meurent trop tôt pour avoir eu la foi, chez qui selon Luther le baptême n'a pas effacé le péché originel, et dont on admet pourtant qu'ils sont sauvés. Et le pasteur ne peut pardonner à l'orthodoxie ni qu'elle damne les païens, ni qu'elle poursuive les mystiques en quête d'un appel de l'esprit hors des voies de la dogmatique; il préconise la lecture de la Bible, mais sans trop croire - en dépit de sa propre « conversion » - à l'action mystérieuse du Verbe dans l'édification de l'âme, voire en pensant que seule est décisive la disposition du moment. Ainsi assurée en elle-même, la tolérance du pasteur peut concéder au calvinisme le bénéfice de la vraie communion selon l'Evangile et ne rien reprocher au catholicisme que de « trop en faire », voire le défendre avec émotion contre ceux qui le croient périmé; Lavater n'a rien aimé autant, dans toute la Lettre, que cette phrase qu'il a plus tard reprise à son compte et où Goethe enferme tout l' oecuménisme piétiste : >. Tandis que chez Herder, la « force divine » se différenciant indéfiniment dans ses manifestations, du matériel au spirituel, la figure du Christ et sa parole peuvent s'y intégrer, chez Goethe, avant Weimar, elle est moins connue dans son étagement selon Leibniz que dans son dynamisme global, dans son unité vivante et mouvante, qu'il a déjà pressentis à travers Bruno; et l'ensemble des représentations chrétiennes tombe en dehors d'elle, voire ne peut se définir par rapport à elle qu'antithétiquement. Goethe construit cette antithèse au début de la scène Le jardin de Marthe dans le Faust primitif : d'un côté, des mots qui retrouvent pour un instant la totalité de leur sens dans l'âme parfaite de Marguerite : « religion », « sacrements », « messe n, « confession n, « christianisme n; de l'autre, l'unité de la vie dont se gorge en Faust le sentiment d'être, la rencontre dans le cœur humain de « uno >> et « tutto », comme dans l'un des textes de Bruno qu'enregistrent les Ephémérides, avec cette conclusion de Marguerite que Faust n'est pas chrétien. Mais l'exaltation du sentiment d'être, - qui chez Herder a besoin de nommer Dieu quand elle se trouve à son comble et pour qui, selon Faust, au contraire, il n'y a pas de nom qui s'impose, celui de Dieu étant seulement possible parmi d'autres, car en elle-même elle est « tout n, ne peut pas aller sans le pouvoir de se renouveler constamment. Est-il alors donné à l'homme de la connaître comme

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une forme spécifique de sa condition ? C'est à quoi vient répondre le Dieu de W erther. Werther en a la révélation, comme Faust, exactement dans la mesure où s'exalte en lui le sentiment d'être, « tout ce sentiment merveilleux, dit-il, dont mon cœur enlace la nature )). Quand, à son point extrême, l'exaltation devient extase, elle abolit la contradiction du fini et de l'infini, comme le ravissement dans la mystique chrétienne, mais sur un mode inverse; car l'âme se résorbe en Dieu, dans l'union mystique, alors qu'ici elle s'élargit aux limites de l'univers et l'absorbe en soi. C'est l'expérience proprement religieuse de Werther et qu'il associe aussi bien à la conscience d'une paix absolue, d'une sorte d'arrêt dans la Création, qu'à celle de la poussée vitale dans les choses créées : « quand ... le monde autour de moi et le ciel reposent tout entiers en mon âme comme la forme d'une femme aimée ))' « et les formes splendides de l'univers infini se mouvaient en mon âme de leur vie unanime ». Rétrospectivement, il apparaîtra à Werther que ce sentiment perdu détournait vers lui le propre pouvoir du Dieu créateur, et il le nommera « la force sainte et dispensatrice de vie, avec laquelle je créais des mondes autour de moi ». Or, le Dieu auquel il accède ainsi lui apparaît sous un double visage, sans que l'extase lui permette d'en déceler la contradiction : dès sa deuxième lettre, Werther unit dans la même expérience religieuse « la présence du Tout-Puissant qui nous créa tous à son image >> et « le souffle de l'Amour Universel qui, en son vol, nous porte et nous soutient dans une félicité éternelle )). Son Dieu reste le Dieu du christianisme, personnel, transcendant et trônant au-dessus d'un univers achevé, et il est tout ensemble et surtout le Dieu-Nature du panvitalisme de la Renaissance, immanent à un monde toujours en devenir. Jamais Goethe, dans ses années de jeunesse, n'est aussi proche de Herder que par cette fidélité malgré tout à la notion chrétienne de « l'homme à l'image de Dieu », alors que l'essence du Dieu nouveau qu'il pressent est « souffle )) non seulement de « l'Amour Universel », mais de « l'Eternel Créateur )), et que Dieu est à ce dernier titre non celui qui a créé le monde à l'origine des temps, mais celui dont le pouvoir créateur demeure en travail jusqu'à leur fin, > Le visage qui s'est détourné de lui, c'est, dans ce Dieu double, le visage panthéistique dont il avait la révélation par l'extase; alors, le visage chrétien s'imposant seul, l'attribut de l'Amour Universel se recompose d'après lui; et cette métamorphose atteste paradoxalement la permanence du même Dieu - que l'ivresse de la mort prochaine permettra d'ailleurs à W erther de ressaisir totalement dans son invocation aux astres : cc Non, vous ne tomberez pas. L'Eternel vous porte sur son cœur et m'y porte. >> L'expérience irrationnelle d'un Dieu contradictoire, et exaltant dans la seule mesure où il échappe au christianisme, voilà ce que Goethe ajoutait avec W erther à la crise religieuse de l'époque, à ses querelles théologiques, à ses commentaires édifiants et à ses affirmations massives; il faisait naître d'elle une figure qui n'allait plus cesser de

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l'accompagner de ses changeantes incertitudes : l'homme en quête de son Dieu 81 • L'apparition d'un authentique accent chrétien dans l'œuvre, aussitôt que Werther s'est prétendu étranger au Christ, ramène au pouvoir secret qu'a eu Goethe de retrouver cet accent avec assez de justesse pour abuser ou scandaliser les âmes religieuses, selon qu'elles ignoraient ou savaient que c'était là chez lui le fait de l'artiste et non de l'homme. Sans doute le pasteur s'est-il lui aussi laissé abuser qui publia de son propre chef la brève pièce Fervent désir, écrite sur l'air d'un cantique, légèrement postérieure à W erther, semble-t-il, et où un tel pouvoir atteint son point extrême de pureté : Puissé-je donc être une fois Comblé par toi, ô Éternel ! Ah! ce long, ce profond tourment Comme il dure sur cette terre! Exactement à l'époque où Goethe restituait ainsi l'attente piétiste dans sa passivité recueillie, Lenz la traduisait dans toute la véhémence passionnée qu'elle a prise non moins naturellement Non! Je m'écrie : Père, Sauveur! Ce cœur sera comblé; il veut Que tu l'assouvisses, - sinon Brise en moi plutôt ton image 82 ! Lenz n'a pas fait que passer par le piétisme ou l'effleurer, comme Goethe; fils d'un pasteur formé à Halle, il est issu comme Hamann et Herder du piétisme particulier à la partie nord-orientale de l'Allemagne et qui, selon les individualités, s'exaspère ou se tempère sous l'effet de sa rencontre avec le rationalisme berlinois. Il a lutté pour les formes de la foi qu'il avait reçues et la présence qui les eût confirmées, et il a plus encore lutté contre elles, par attachement envers le rationalisme de Spalding qu'il a beaucoup admiré, ou du Kant d'avant les Critiques, et aussi par fidélité envers les exigences individuelles de son « génie », qu'il a jugées parfois ironiquement, parfois avec enthousiasme. Les déchirements de la conscience religieuse sont, chez lui, inséparables de la folie, voire se situent peut-être à son origine; du moins le journal du pasteur Oberlin, qu'utilisa Büchner pour son Lenz et qui en note fidèlement certains grands accès, révèle-t-il en elle

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une tendance périodique à se traduire religieusement. L'importance de l'inspiration sacrée dans ses poésies de jeunesse dépasse la part de la simple convention; et si, par exemple, le premier poème qu'on ait de lui, naïf pastiche de Klopstock, La mort expiatoire de Jésus-Christ, ne vaut pas mieux que les Pensées poétiques sur la descente de Jésus-Christ aux enfers, que Goethe composa dans la même année 1766, du moins la Confiance en Dieu, qui le suit de près, ne se réduit-elle point pareillement à de la boursouflure verbale. Seuls des souvenirs de la rude discipline franckiste et de tout ce qu'elle avait repris à l'ascétisme monacal ont pu le disposer à des évocations aussi singulières en son temps que celles de la sainteté catholique où s'interrompt le fragment de sa Catherine de Sienne : une vierge se flagellant pour mater en elle la chair, échapper à l'amour terrestre qui la guette et rester digne du Christ, de l'unique « fiancé de l'âme ». Chez ce poète, si bien gagné à l'optimisme du siècle que ses œuvres achevées, Le précepteur, Les soldats, proposent avec insistance des remèdes aux tares sociales qu'elles dénoncent, c'est plus généralement un legs du piétisme, et fondamental, que le mépris de tout ce qui est la chair. Et il ne l'a jamais poussé plus loin que dans son commentaire sur la « corruption du genre humain )) que la Genèse donne pour cause au déluge. Cette corruption, à l'en croire, n'était pas immoralité, excès de licence dans la recherche du plaisir sexuel, mais contamination incurable de la race par les maladies qui en découlent, et dont l'état des nègres d'Afrique et des Antilles en son temps lui semble propre à su~­ gérer une image; et si Noé a été sauvé par Dieu, ce n'est pas davantage pour avoir préservé ses forces morales, mais parce que lui et ses trois fils, ne vivant qu'avec leurs femmes, représentaient la seule partie du genre humain restée physiquement saine et susceptible de procréer. Cette interprétation, d'autant plus révélatrice de la pensée de Lenz qu'elle est exactement au rebours du texte biblique, figure dans l'autre avatar de la Profession de foi rousseauiste que ·représentent, après la Lettre du pasteur, ses Opinions d'un laïc dédiées aux ecclésiastiques. Par le retour à deux des préoccupations primitives de Luther, la théorie du sacerdoce universel et le souci de la position du « simple laïc )) en face de l'Eglise, Lenz a réussi à surpasser en outrance ses modèles, comme il s'y est complu uniformément. Après 1e « vicaire )) de Rousseau, qui rétablit dans la « religion de ses pères )) une jeune protestant devenu catholique par nécessité; après le « pasteur )) de

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Goethe, qui dénonce le fanatisme de l'ancien pasteur d'une communauté proche de la sienne et enseigne à son successeur une foi en Christ où s'abolit l'idée > et propose d'y voir un « hiéroglyphe oriental », « de l'histoire taillée dans la pierre en représentations symboliques », - c'est-à-dire cherche à surclasser Herder en lui empruntant et en exagérant sa trouvaille la plus hardie. Mais cette interprétation détonne cruellement dans l'ensemble des Opinions, qui sont étrangères à la mystique naturaliste et à la magie d'Orient où Herder a voulu que son Plus ancien document soit plongé. En face de lui et de Goethe, Lenz, qui était arrivé à Strasbourg comme étudiant en théologie, est essentiellement un chrétien du XVIII" siècle, déchiré entre la tradition piétiste et les apports spirituels de son temps, et déchiré de surcroît entre les deux plus grands de ces apports : les exigences d'une raison toujours mieux sûre d'elle-même et l'idée rousseauiste

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de nature. Lenz, qui ne voudrait rien abandonner de cet ensemble de valeurs contradictoires, est en fait rejeté constamment de l'une à l'autre et, par rapport à chacune d'elles, est amené à se juger de haut dans ces mouvements désaccordés : d'où le disparate de l'essai qui comprend les Opinions proprement dites, commentaires denses et sobres de textes bibliques, et les Voix du laïc à la dernière diète théologique de l'année 1770, suite de trois rhapsodies à la langue débridée et que des digressions incongrues font tourner à la charge la plus laborieuse 83 • De son siècle, Lenz reçoit en partage, comme Herder et Lavater, l'eudémonisme qui, même s'il s'élève du bonheur terrestre à une sorte de souverain bien, le conduit à rompre en principe avec l'orthodoxie et le piétisme, car il l'arrache à l'obsession luthérienne de la piété : « La religion ne doit nous rendre ni pieux ni savants, mais heureux. » Et, du même coup, la rupture est aussi prononcée en principe avec le rationalisme, car « le bonheur consiste dans le sentiment ». La religion ne pourra donc être que « ressentie )). Ainsi soustraite théoriquement à ses formes traditionnelles, elle ose se concevoir dans son indépendance envers la morale : Lenz continue encore ici Lavater, qui fera le meilleur accueil à ses Opinions, et Herder, mais par une voie très personnelle. Il reprend la conception négative de la loi, où Luther avait appuyé son enseignement du salut par la foi seule, et pose que les lois morales « nous montrent ce dont nous devons nous abstenir,... pour le cas où nous ne voulons pas être livrés au préjudice et au malheur )). Mais Luther n'affranchissait l'homme de la loi qu'afin de le vouer, par la foi, à l'arbitraire divin; pour Lenz, l'homme est « libre de ses actes, autonome », tel que Rousseau force à le voir, et l'apparition du Christ se définit strictement par rapport à cette liberté. Lenz hausse d'un degré la laïcisation de sa figure et de sa mission terrestre : au « maître )), venu dispenser à l'homme un enseignement, se substitue chez lui un « médecin pour le genre humain dégradé par l'usage inopportun de sa liberté et égaré, égaré jusque dans la servitude des systèmes de morale 84 !>. L'image du « médecin ))' que Lenz applique aussi à Moïse et aux apôtres, introduit dans son univers personnel, tout entier construit sur l'idée rousseauiste de « nature )). Plus encore que chez Herder, cette idée légitime chez Lenz l'abandon à l'eudémonisme du siècle, en permettant de le transcender dans la foi, avec cette conséquence que Lenz s'en trouve porté à l'opposé de son piétisme initial.

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Et il y a pour lui tant d'évidence dans cette intuition que, l'ayant formulée, il la redit en français selon son maître : « Et ce n'est pas du tout surnaturel, c'est entièrement, entièrement naturel, tout à fait pure, pure nature, que la foi toute seule puisse nous rendre heureux en ce monde et que cette même foi (car c'est véritablement toujours la même) puisse aussi nous rendre heureux après la mort. » Les deux grandes idées que le christianisme maintenait comme un défi au siècle et dont les esprits indépendants ont alors entrepris la revision pour eux-mêmes, se trouvent confrontées par Lenz avec cette idée nouvelle, qui lève les énigmes de l'homme. Et le péché originel n'y résiste pas : pour ceux qui refusent de se complaire « dans le sombre royaume des fantômes infernaux », il n'est que fiction jetée sur cette idée même; et Lenz dit donc de lui : « Je l'appelle nature. » On s'attend à ce que la révélation y succombe aussi, puisque la liberté de l'homme la rend forcément relative, voire l'astreint à simplement « préciser la loi naturelle qui repose en nous ». De fait, l'essentiel des commentaires que groupent les Opinions relève d'un unique effort pour replacer les miracles bibliques dans l'ordre naturel des choses; et Lenz, à cette occasion, semble même accorder les tendances qui le divisent, car il satisfait comme intentionnellement aux exigences de la critique rationaliste et, dans ses interprétations, part de la conception piétiste du miracle, qui le rend intérieur au sujet, non objectif, - comme dit Lenz : « non cosmologique, mais psychologique ». Ainsi le déluge n'a rien été que la « première pluie >> qu'ait connue le monde, le livre de la Genèse ne parlant pas de pluie antérieurement, et l'arc-en-ciel rien que « la conséquence naturelle de cette première pluie >>; il n'y a eu miracle - anéantissement de l'ancienne vie sur la terre puis signe d'une alliance entre Dieu et les hommes - que pour Noé et ses fils, mais un miracle qui ne leur permettait aucun doute 85 • Lessing n'allait pas raisonner différemment sur la valeur strie· tement historique, valable au seul niveau de l'humanité où la tradition les situe, que l'homme du XVII1° siècle se doit de reconnaître aux faits miraculeux. La Bible, qui les relate, est donc bien, pour Lenz, un livre d'histoire à comprendre dans sa relativité; elle apporte très précisément « l'histoire authentique des révélations divines >> et rien de plus; elle n'est pas « la révélation divine immédiate >>. Et de ces révélations, toutes subjectives par les récits qui les transmettent, on ne saurait conclure qu'à un subjectivisme religieux; c'est ainsi que le « pasteur >> de Goethe

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le non-chrétien, et le « laïc » du chrétien Lenz, se rejoignent dans la sauvegarde du fait personnel, deviné ou vécu par le piétiste, « car, en proportion de son individualité, chacun a sa foi individuelle ». On pourrait croire que Lenz a vaincu à sa manière l'idée de révélation en lui opposant le caractère naturel de chacune des révélations prise en soi. Il n'en est rien, et cette opposition ne représente qu'une manifestation suraiguë de son dualisme; il la construit pour mieux s'y déchirer. Car les Voix du laïc s'ouvrent sur l'expression de son désarroi en face de la perspective que Lessing va bientôt ouvrir toute grande à l'âme humaine et qu'il semble lui-même vouloir montrer par moments : « Que serait notre monde sans l'intervention et l'action constante de la Divinité ? », « Qui guidera notre raison, Divinité tutélaire, si tu ne nous mets pas toi-même dans la main une boussole d'après laquelle nous pourrons naviguer ? » Ce doit être dans l'un de ces instants de désordre sans recours que, passant de la liberté à la dépendance et de la nature au surnaturel, il a trouvé un langage pour l'ardeur désespérée qu'a eue parfois l'attente piétiste, et a offert à Dieu cette suprême forme de son déchirement : l'illumination personnelle ou la mort. Et il a situé son poème au cœur d'une époque dont allait le retrancher la folie, en lui donnant pour titre : Le seul

hymne d'Eduard Allwill 86•

Le personnage en lequel Lenz se projetait ainsi fournissait la substance f ER HUIS A CLAUDIUS; d'un roman par lettres dont Jacobi SAINT-MARTIN EN ALLE- avait publié des fragments en 1775 MAGNE. et 1776 sous le titre Extrait des papiers d' Eduard Allwill, et qui était né en lui de sa rencontre avec Goethe et de la lecture de Werther. Le poète et son héros l'avaient incliné à s'exprimer, lui qui n'avait rien écrit encore, sur un type nouveau d'humanité dont il participait aussi : s'il devait le condamner, avec la version définitive de l'œuvre, en 1792, il s'essayait d'abord à le saisir dans ses singularités - exercice sans contrainte du droit de la personnalité à être elle-même, et conviction qu'elle a pour essence « les sentiments intenses, les émotions vives, les passions >> - , JACOBI

ET

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comme dans leurs conséquences possibles sur un milieu humain et notamment certaines natures de femmes. Le nom du personnage risquait de faire illusion, car il suggérait l'image d'une « volonté )) sûre de soi et appliquée « totalement )> à ses fins dans l'action. Allwill est au contraire « un possédé auquel il n'est presque jamais donné d'agir arbitrairement )), et qui, dans un accès d'extrême conscience, demande que l'on pleure sur lui, car il « pressent la paix de Dieu et est condamné quotidiennement au péché )). Ici Allwill pouvait apparaître à Lenz comme son double et lui suggérer de baptiser son hymne d'après lui, voire d'y joindre avec une ironie désespérée cette prescription de thérapeutique morale : « A chanter au lever, au coucher, et au moment d'être tenté par les sirènes. )> Pour avoir fait pareil aveu d'un déchirement irrémédiable, Allwill est bien moins révélateur de Goethe que des esprits de sa génération encore pénétrés de christianisme et, entre tous, de Jacobi lui-même 87 • Car c'est Jacobi qui amène la crise religieuse, dans le dernier quart du siècle, à son point suprême d'acuité et d'ampleur; et s'il accomplit ainsi la tâche qu'avait conçue Lessing, c'est qu'en lui cette crise avait d'abord atteint une lucidité totale : c'est qu'il a construit une philosophie sur la nécessité de la « foi ))' a rameuté autour de lui tous les défenseurs que la foi trouvait dans l'époque, a engagé des débats en son nom avec les grands contemporains, et pourtant ne s'est jamais plus fidèlement exprimé que dans ce cri, à la fin d'une lettre à Hamann : « le crois - Seigneur, viens en aide à mon incroyance! >) Nature religieuse, sans rien d'autre que « l'Eglise invisible )) à quoi rattacher sa religion, Jacohi a su épouser intuitivement dans leurs dernières nuances toutes les manifestations de l'irrationnel que lui renvoyait l'époque, et les ranger uniformément sous la notion de foi, depuis le spiritualisme détaché des dogmes chrétiens jusqu'à la christologie la plus singulière, pourvu qu'il y trouvât une séparation radicale entre le corps et l'âme, entre la matière et l'esprit. Son don de sympathie compréhensive lui a valu alors d'occuper dans la vie de la pensée une place dominante, qui se définit le mieux si l'on part de ses relations avec le « cercle )) de Münster 88• Autour de la princesse Gallitzin, et selon l'évolution qui, de la religion naturelle où l'avait portée l'esprit des lumières, la ramène au catholicisme de son enfance, ce « cercle )) va s'agrandir en un milieu spirituel qui fera de Münster, par rapport au Zurich de Lavater, l'autre pôle de l'irrationalisme militant en Allema-

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gne. En 1779, Amélie de Gallitzin s'y établit, venant de Hollande, et y passe de l'influence du philosophe néo-platonicien Hemsterhuis à celle de Franz von Fürstenberg, vicaire général de l'évêché et chargé d'en diriger les affaires temporelles avec le titre de ministre. A peine arrivée, elle n'est pas peu surprise de découvrir que Fürstenberg, à qui Hemsterhuis l'avait adressée, est par son activité politique un représentant du rationalisme éclairé tout comme elle, mais qu'en tant qu'homme, et même s'il a la qualité de vicaire général sans jamais avoir été ordonné prêtre, il demeure un croyant sincère. Elle lui devra pour une part certaine la conversion qu'elle opérera en 1786, dans sa trente-huitième année. Grâce à Fürstenberg, elle se lie avec Jacobi dès 1780 et, l'année suivante, amène chez lui à Düsseldorf Hemsterhuis qui se trouve dans sa plus belle époque d'activité créatrice. Jacobi élargit le « cercle >> et l'établit toujours davantage dans le christianisme vers lequel elle se dirige personnellement, en y englobant Claudius qui, durant une période difficile, avait fait appel à sa générosité et avait été chargé par lui d'élever ses deux fils. Et peut-être, sans l'avoir voulu, il y attire aussi Hamann, avec qui Claudius le met en relations dans le courant de 1783. Il eût en effet préféré qu'Amélie de Gallitzin ne s'initiât point d'elle-même aux écrits du « Mage du Nord >>; et si elle en fait la lecture, c'est par l'intermédiaire d'un protégé de Herder qui participait de l'esprit du « cercle )), Kleuker. Elle accomplit bien une démarche originale quand elle s'enquiert de Hamann, en 1784, auprès d'un aristocrate de Konigsberg. Mais Jacobi les a loués devant elle, Claudius et lui, comme d'authentiques témoins du Christ, et a donc décidé des heures de « véritable édification >> qu'elle connaîtra auprès de Claudius, à Wandsbeck et de l'affermissement en sa foi que lui vaudra la présence immédiate de Hamann. Car c'est l'un des moments significatifs de la crise religieuse de l'époque que celui où Hamann renonce à son isolement de Konigsberg et, sur les instances d'un admirateur, Buchholtz, qui entendait le dégager des derniers soucis matériels, vient s'installer en 1787 à Münster où il mourra un an plus tard. Sa correspondance avec Jacobi fait comprendre qu'il ait trouvé là un milieu d'élection; et, après sa mort, c'est Jacobi encore qui en maintient l'esprit dans la mesure où, avant le retour d'Amélie de Gallitzin au christianisme confessionnel, cet esprit résidait plutôt en la reconnaissance des pouvoirs de la foi qu'en l'exercice actif d'une foi précise. Jacobi a refusé de suivre son amie dans la voie de la conversion, à

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un moment où il se sentait pourtant très proche de Lavater; et il n'a pas cru davantage qu'il devait comme elle, par fidélité envers la mémoire de Hamann, rompre avec le message non chrétien de Hemsterhuis. Dans des « lettres », dans des « dialogues )) d'autant plus naturellement platoniciens de forme que leur substance continue le néoplatonisme de Shaftesbury et de l'école de Cambridge, le « Socrate hollandais )), fils d'un helléniste de Leyde et formé dans la tradition humaniste, a servi par une remarquable pratique de la langue française, entre 1770 et 1790, le spiritualisme sans défaillance qu'il a opposé au sensualisme et au matérialisme venus de France, et l'irrationalisme par lequel il a voulu, à son rang, remettre en question le cours de la philosophie depuis Descartes. Si le romantisme avait été destiné en Allemagne à continuer le classicisme sans nettement s'en différencier, l'un des éléments de leur unité aurait pu être la fortune, au premier abord déconcertante, qu'a eue cet enseignement tout en suggestions auprès de Lessing, de Herder, de Goethe et jusque dans son esthétique classique, de Schiller et notamment durant ses années de jeunesse, des frères Schlegel portés par leur admiration jusqu'au dithyrambe - même le froid et sec August Wilhelm qui y loue « l'instinct du divin », de Novalis qui en a recopié, annoté et absolument assimilé un nombre considérable de pages, a trouvé « prophétique )) son apport essentiel, y a puisé l'idée d'une « astronomie morale )), voire y a reconnu ce qu'il nomme « la voie sacrée de la physique », et encore de Baader qui, dans ses journaux intimes, appuie sur lui ses premières esquisses tant d'une morale que d'une théorie de la connaissance. Or, cette fortune s'est construite essentiellement sur l'effort très conscient de Hemsterhuis pour inverser à sa manière le cogito cartésien, pour lui substituer la certitude nouvelle qu'établit, en 1778, son Sophyle ou de la philosophie : « Commençons donc par oublier tout ce que nous avons appris de systématique et faisons ensuite ce raisonnement : Tout ce qui est passif, est : je sens; ainsi je suis passif : par conséquent je suis 89• >) Dans Aristée, que Jacobi a situé, outre le Prométhée de Goethe, au centre de ses discussions avec Lessing en 1780, une page - et Jacobi a nommé Hemsterhuis à cause d'elle « génie sublime >> - tire toutes les conséquences qu'implique cette substitution de valeurs, et fait dévier vers la connaissance de Dieu ce qui aurait pu demeurer le mode par excellence de la connaissance de soi :

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(( L'homme, Aristée, est en apparence susceptible de deux espèces de convictions : l'une est un sentiment interne, ineffaçable dans l'homme bien constitué; l'autre dérive dn raisonnement ... La seconde ne saurait subsister sans avoir la première pour base unique; car en remontant à toutes nos connaissances, de quelque nature qu'elles puissent être, nous parviendrons à des axiomes, c'est-à-dire à la pure conviction du sentiment... Dans l'homme bien constitué un seul soupir de l'âme qui se manifeste de temps en temps vers le meilleur, le futur et le parfait est une démonstration plus que géométrique de la nature de la Divinité. » Au vocabulaire près, on croirait lire un texte piétiste, et Hemsterhuis semblerait entrer dans la lignée du christianisme anticartésien qui va de Hamann à Baader. Pourtant Hamann, l'ayant étudié à Münster, l'a jugé d'emblée, devant Jacobi, aussi opposé à sa propre nature que le sont entre eux (( les deux pôles de l'aimant ou du globe terrestre »; il faut comprendre : que le païen l'est au chrétien. Ayant éprouvé et dit avec une force sans égale tout ce que Dieu a fait pour venir à l'homme, Hamann devait reconnaître avec une particulière évidence que Hemsterhuis est exclusivement appliqué à définir le mouvement qui porte l'homme vers l'être appelé le plus souvent, non pas Dieu, mais comme ici (( la Divinité », ou > des hommes par des récits « sincères >> de leurs rêves, et montre à son propre usage ce que pourraient être ces récits, Hemsterhuis, comme l'interprétant au grand jour, infléchit sa Lettre sur l'homme et ses rapports vers l'affirmation « L'homme dans les songes est tout à son caractère. Qu'un homme me donne l'histoire fidèle de ses rêves et je lui donnerai l'image fidèle de son caractère moral. >> Avec Alexis ou de fâge d'or, où s'achève sa pensée, l'être imparfait qu'est l'homme de son temps l'incline à concevoir la « grande probabilité qu'il y a que nous ayons perdu des sens >> et à situer aux origines du monde la véritable condition de l'homme, en la faisant rentrer dans un état de perfection propre à toute la nature. Et comme un total mépris pour la Bible lui interdit d'expliquer par une « chute >> de l'homme son imperfection présente, il la fait découler d'un désordre dans la nature matérielle, d'une « grande catastrophe physique >> : la lune aurait d'abord interrompu l'harmonie du cosmos en se heurtant à la terre, avant de devenir son satellite; l'harmonie existant alors entre les hommes par le pouvoir de leur sympathie unanime n'y aurait pas résisté, et la société civile témoignerait de sa destruction. Mais précisément l'homme n'a pas déchu : ses « désirs », son « instinct », son « principe de perfectibilité », sont en soi infinis et attestent qu'il « tient nécessairement à un autre état »; l'âge d'or est donc aussi bien devant lui que derrière lui 94 • Il suffisait que Hemsterhuis fasse aboutir tout l'optimisme de son siècle à ce mythe rénové pour que l' Alexis soit celui de ses dialogues qu'ont préféré les futurs Romantiques; il l'a pourvu, comme à leur intention, d'un vrai pouvoir d'envoûtement en y insérant, et sans autre lien visible qu'une référence à Hésiode et à son évocation de l'âge d'or, un dithyrambe sur la « divine poésie ».

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Et parce qu'il l'a superposée à la philosophie et à l'histoire, parce qu'il lui a donné pour matière « des vérités ou des possibilités )) non sans ajouter que « cela revient au même )), parce qu'il a suggéré qu'elle « préside à tous les arts et à toutes les sciences )) et l'a laissée au demeurant dans une complète indétermination quant à sa nature et à ses formes, il a préparé la conception universaliste de la poésie, somme des activités possibles de l'esprit et source de la suprême connaissance, que s'est faite le romantisme, et singulièrement l'héritier de son mythe de l'âge d'or, Novalis. Car ce mythe, en son dernier état, ne fait pas que s'ouvrir sur l'avenir de l'homme en tant qu'espèce; il est promesse faite à l'individu hors du temps. « L'âge d'or de l'homme après cette vie )) lit-on dans l' Alexis qui, partant, trouve une place dans la direction où Hemsterhuis avait mené le plus loin sa pensée avec l' Aristée et le Sophyle 05 • En posant que nous connaissons l'univers sous un certain nombre de « faces >> déterminé par la nature de nos « organes », Hemsterhuis n'est pas sans rappeler Bonnet, dont le spiritualisme chrétien liait pareillement à l'acquisition de sens nouveaux l'accroissement de nos facultés de connaissance, et donc les anticipations de la vie éternelle naissant chez Lavater de ce postulat que Lessing lui-même n'avait pas écarté. Mais la relation entre les deux faits que l'homme découvre une « face morale >) de l'univers et qu'il a en lui un « organe moral » approprié à cette découverte, mettait en cause tout le spiritualisme non chrétien d'Hemsterhuis, car elle lui apportait une clef à l'énigme de la matière : « Je sens parfaitement que le mot matière n'est qu'un signe pour exprimer des essences en tant qu'elles ont de l'analogie avec nos organes actuels >). Si insuffisamment développé qu'il soit, l'organe moral tend à nous convaincre en effet, par sa seule existence, de la possibilité ou mieux, selon ce mot que Hemsterhuis affectionne, de la « probabilité )) que « l'essence ait une infinité de faces différentes de celles sous lesquelles nous l'appelons matière )) ; il nous suggère ce que la Lettre sur l'homme et ses rapports appelait déjà « la probabilité d'une progression infinie d'organes D6 )). De quelque façon que l'on comprenne l'expression « nos organes actuels », la philosophie de Hemsterhuis se dissout en mystique; et c'est pourquoi, au siècle de la raison, restant toujours précise en ses démarches, elle préfère insinuer plutôt qu'affirmer. Nos organes, en qui le sentiment se libère mal de la sensation, captive elle-même de l'illusion de la matière, peuvent être dits

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« actuels » par rapport à ceux de l'homme dans l'âge d'or : ils apparaissent alors doublement incomplets, étant réduits en nombre et atténués dans leur sensibilité réceptive; et pourtant, loin de disposer l'homme au pessimisme, ils lui sugrèrent une marche possible du fini à l'infini qui, par leur double accrvissement en sensibilité et en nombre, serait une forme d'union mystique où la conscience individuelle, loin de s'abolir, s'exalterait. Et il est frappant que Hemsterhuis donne pour un fait d'expérience cet acte de foi que, « l'harmonie parfaite des facultés » étant réalisée en l'homme, « d'autres facultés jusqu'ici inconnues commencent à se développer et augmentent son homogénéité avec le Dieu, au point qu'une ombre même de la puissance divine paraît s'y manifester ». Herder a bien vu que Hemsterhuis aHait nécessairement à cette forme déchristianisée d'union mystique et, à propos de sa première œuvre, la Lettre sur les désirs, il y a opposé que la conscience, dont Hemsterhuis n'envisage que l'accroissement, est liée en nous à notre existence séparée et à notre forme propre 97 • Mais nos organes peuvent encore être dits « actuels » par rapport aux perspectives qui nous seront ouvertes « après cette vie ». L'apparition d'autres facultés dès notre existence présente et la stricte conformité aux impulsions de l'organe moral sont trop disproportionnées avec l'infinité des « faces » possibles de l'univers pour ne pas nous rendre nécessaire la représentation d'une autre vie, voire de vies multiples où s'accomplirait la « progression » des organes de connaissance. Comme Lessing à la fin de l' Education du genre humain, Hemsterhuis, dans le pathétique finale de l'Aristée, n'aperçoit le destin de l'homme que sous la forme de la métempsychose ascendante, où se réconcilient l'individu et l'espèce. Mais il la fonde dans une libre disposition, dans une volonté de spiritualisation de l'être qui est tout ensemble, comme la « progression » déjà réalisable ici-bas, acte de foi et fait d'expérience. Et même si Novalis n'en avait pas d'abord recopié pour lui la dernière phrase, on saurait que l'esprit des Romantiques a dû s'ouvrir à ce fragment où le non-christianisme emprunte dans l'enthousiasme un langage chrétien, à propos de « la nature de nos relations » avec « le Dieu » et du « degré de notre homogénéité avec lui » : « Pour les sentir l'un et l'autre distinctement, Aristée, il faut des développements; il faut secouer l'écorce matérielle; il faut la mort. Combien de développements, combien de morts il faut à l'âme pour qu'elle parvienne à la plus grande perfection dont son essence soit susceptible... Il nous suffit de savoir que

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c'est dès cette vie que nous prenons notre essor, que la mort ne change pas notre direction prise et qu'elle ne fait qu'accélérer les mouvements de l'âme dans cette direction qui dépend entièrement de l'énergie de l'être libre 98 • » Contraire dans son origine à l'expérience piétiste de la foi, la pensée naturellement religieuse de Hemsterhuis s'en rapprochait assez par certains de ses aboutissements pour en sembler complémentaire : elle invitait à rompre avec l'unité excessive de l'accent, issue d'un repliement constant sur les mêmes données étroites, dans l'œuvre de Hamann, de Lavater, de Jung-Stilling, et que Hamann traduisait fort bien quand il reprochait à Lavater de laisser ses Perspectives en dehors de > ne lui paraît pas en soi plus invraisemblable dans l'âme humaine que dans le grain, et qui a le germe a aussi la chose. Si jamais un esprit a trouvé dans les paraboles du Christ et même dans les détails de sa vie terrestre le milieu où se mouvoir, c'est Claudius, vivant démenti à toute interprétation historique de la Bible. Car si l'une de ses raisons de fonder sur la foi la totalité de l'existence, c'est que la foi est de tous les temps et de tous les lieux, il ne se considère pourtant comme astreint à elle que par la personne du Christ 100 • Même au cas où Herder ne l'aurait pas mis en relations avec Hamann, il n'aurait pas pu éviter d'aller à lui par son égale ferveur à s'abîmer devant l'anthropomorphose divine; mais sa christologie s'arrête là; elle ignore l'apothéose de la créature, le c< rapport du Père au Fils >> que Hamann a connu dans l'illumination. L'Epître aux Philippiens lui a livré le secret de l'incarnation dans cette antithèse brutale qu'ayant « une forme divine >> Jésus cc s'est dépouillé, prenant la forme d'un esclave, devenant semblable aux hommes >>; il n'en a retenu que le second terme et a repensé selon cette « forme d'esclave >> l'ensemble des choses terrestres, le destin de l'homme et le message chrétien dont il se faisait l'apôtre à son rang : cc Que le christianisme doive abaisser toutes les grandeurs, et non pas, comme la vertu, tempérer toute forme et toute beauté personnelle et les ramener à la normale, mais bien les emporter comme la putréfaction, afin qu'en naisse une chose nouvelle, voilà ce que la raison a certes du mal à entendre... >> Son acte de foi abolit dans la Trinité la première personne, qu'il n'ose concevoir, pour mieux s'attacher aux deux autres, au Christ sauveur et au Saint-Esprit dont le secours garantit le salut du cc pauvre d'esprit >> qu'est toujours à ses yeux le vrai chrétien. Et c'est du total refus d'agir, selon le fond de sa nature, que se déduit le dénuement qu'il choisit devant la raison. Il ne la croit pas tellement frappée de corruption, comme les autres piétistes, qu'inefficace par essence; il situe dans la volonté le reste indélébile de corruption originelle et ne consent à l'ascétisme monacal que comme au moyen qui lui est imposé par sa fin : l'abdication de la personnalité. Il l'a dit en prose et en vers, indifféremment : c< Renoncer sincèrement à nous-mêmes et à notre volonté corrompue, et faire la Sienne : tout est là >> ou encore :

Ne te romps pas trop la cervelle, Romps ta volonté, tu fais plus 101 !

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Cette prédication insistante, à propos d'une matière qui se trouve réduite à l'extrême pour éviter les tentations du raisonnement, ne pouvait subsister que par un effort très conscient de dépouillement verbal, par un recours aux modes d'expression les plus élémentaires, comme la correspondance supposée de deux intimes, par la pratique d'une sorte d'art à rebours qui ne va pas sans habileté. Même en son accent, exclusif de toute rhétorique, Claudius a maintenu dans une époque vouée tout ensemble aux excès du sentiment et aux excès de la raison, une certaine image de nudité morale, un « personnage », que pour l'essentiel il était, que pour une part aussi il figurait. Sans que sa sincérité puisse être mise en cause, il en est à peu près de son humilité comme de l'abnégation de soi chez J ung-Stilling; elles font toucher l'une et l'autre, et très différemment, à certaines ambiguïtés de la conception piétiste de dépendance et de soumission. L'ambiguïté majeure consiste pour Claudius à avoir fait aller de pair sa vie en Christ, détournée de toute réflexion sur les mystères religieux, et une affiliation à la franc-maçonnerie qu'il a maintenue de 1774 jusqu'à 1800 où l'on ne trouve plus de traces de son appartenance maçonnique; car la fortune des sociétés secrètes et des ordres initiatiques, à l'époque des lumières, repose exclusivement sur le désir d'une connaissance de l'absolu que les Eglises semblaient brimer et que la science était impuissante à satisfaire. Qu'en 1774, Claudius soit entré, avec un rationaliste comme V oss et un chercheur de vérité comme F. von Stolberg, destiné à se convertir au catholicisme, dans la loge Aux trois roses où Lessing avait été admis quelques années plus tôt, c'est, par rapport à son œuvre et à sa figure de « messager de Wandsbeck », une énigme que même son rôle d'introducteur de Saint-Martin en Allemagne ne parvient pas à lever. En traduisant Des erreurs et de la vérité, Claudius agissait d'abord selon l'esprit que Jacobi incarnait; il pensait accroître en Allemagne les forces liguées contre l'incroyance, en leur permettant l'accès à un livre qui, malgré son allure sibylline, « mène par toutes ses pages du visible à l'invisible et du périssable à l'impérissable », comme il l'annonçait à la fin de sa préface. Selon le schéma où se distribuait alors l'irrationalisme en Allemagne, il était naturel que vînt de Claudius, en 1782, la traduction d'un livre dont Lavater avait été le premier à s'inquiéter parmi les défenseurs de la foi, dans les pays de langue allemande.

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En 1779, quatre ans après sa publication anonyme « à Edimbourg », Lavater avait offert à Herder de le lui envoyer; il jugeait unique la « dignité » avec laquelle l'auteur y « platonise » et n'hésitait pas à affirmer : « C'est une métaphysique particulière à côté de laquelle rien ne peut subsister. » Herder alors ne connaissait l'œuvre que par ouï-dire. Mais, en 1782, c'est Goethe qui rend compte à Lavater de la lecture qu'il vient d'en entreprendre, sans doute à son instigation; selon le titre, il y trouve un mélange de vérité et d'erreur, « les mystères les plus profonds de la plus authentique humanité noués entre eux par les liens de paille de la folie et de l'étroitesse d'esprit ». Lavater dans sa réponse se hasarde à lui apprendre qu'il s'agirait d'un écrit posthume de Martinez de Pasqualis, du « grand-prêtre des visionnaires», où « un certain Martin »,en le publiant, n'aurait fait qu'ajouter les « liens de paille »; et, toujours soucieux d'une éventuelle conversion de Goethe, il lui demande d'indiquer à son intention les « numéros de quelques-unes des pages » où l'on verrait se révéler les « plus profonds mystères »; mais Goethe se dérobe. Claudius, qui était l'un des innombrables correspondants de Lavater depuis les débuts de la Physiognomonie, n'a pu ignorer son intérêt pour cette nouvelle Théodicée, et pas davantage celui qu'y portait Jacobi après une lecture faite « avec peine », et que maintiendront les œuvres ultérieures de Saint-Martin jusqu'au tardif voyage à Paris où Jacobi eut quatre entretiens de chacun « quelques heures » avec lui, comme il l'écrira à Jean Paul 102• Claudius a dû penser encore que Hamann et Herder ne refuseraient pas ce nouvel allié; et, de fait, un autre protégé de Herder, entré dans le milieu de Münster grâce à Jacobi, Kleuker, traducteur du Zend-Avesta d'après la version française, allait fournir, en 1784, un exposé systématique du martinisme, le Magikon, qui rangeait sous diverses rubriques les grands thèmes des deux premières œuvres du « philosophe inconnu », Des erreurs et le Tableau naturel. Frappé par leur richesse et aussi, d'une œuvre à l'autre, par l'effacement de certains d'entre eux, Kleuker les attribuait à des auteurs différents et interprétait leur ensemble, selon le sous-titre du Magikon, comme « le système secret d'une société de philosophes inconnus »; et il joignait à leur reconstruction des commentaires érudits qui en établissaient la filiation par rapport à la cabale juive et à la théosophie chrétienne. La traduction de Claudius survenait donc à un moment favorable : grâce à elle, le martinisme pouvait susciter l'apparition

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de cette religion « spéculative » que le spiritualisme de Hemsterhuis suggérait. Car si l'on observe que l'influence de Jacob Bohme y eût suffi, à laquelle Saint-Martin s'est d'ailleurs soumis lui-même à partir de 1788, à Strasbourg, et que cette influence n'a jamais cessé de s'exercer en Allemagne pendant le XVIII• siècle, on doit dire en échange qu'elle demeure un phénomène individuel et que, par exemple, les grands représentants de l'irrationalisme religieux y échappent. Hamann mentionne dans ses Nuées « les écrits mystiques du cordonnier de Gorlitz » à seule fin de signaler qu'il « n'a jamais eu le bonheur de tenir en main les œuvres de ce fol enthousiaste >>; Lavater ne le cite que dans sa Physiognomonie, avec les Quatre complexions pour toute référence, et en guise d'opposition brutale à la théologie rationaliste; Jung-Stilling ne les fait intervenir dans son autobiographie, lui et Paracelse, que pour dauber sur eux et leurs fidèles; et sa théosophie n'a laissé nulle trace chez Herder, pas même dans la mystique du Plus ancien document. Si Claudius avait traduit Saint· Martin à la demande d'un éditeur, selon la tradition, il y aurait tout lieu de croire que l'opportunité de ce travail en a seule décidé. Mais il a choisi librement de s'y livrer, et comme toutes ses œuvres, celle-là a paru « à Wandsbeck, chez l'auteur )) ; on le sent engagé en elle jusque par le style, qu'il apparente subtilement à celui de la Bible luthérienne pour souligner l'aspect religieux de sa substance; et la préface qu'il y a mise est de loin le fragment critique où il s'est exprimé le plus longuement ios. A l'opportunité, qui était grande, se joignait chez Claudius une conviction qui, partant d'analogies indiscutables entre son piétisme et la pensée martiniste, et passant par un consentement certain à la spéculation néo-platonicienne sur la « nature matérielle >> et la « nature immatérielle >> de l'homme et des choses, l'entraînait dans la voie d'une revision ésotérique des valeurs chrétiennes contre laquelle sa figure et son enseignement de « messager de Wandsbeck >> semblaient élever d'avance un démenti. Conscient de cette contradiction, il invitait donc à lire l'ouvrage dans l'esprit d'édification où il l'avait traduit, et mettait en garde ceux qui songeraient à l'utiliser à des fins de « vanité >> et de « folie >>. Or, il allait s'entendre dire par les deux hommes dont il se croyait le plus proche, Hamann et Herder, que la vanité et la folie étaient effectivement dans l'ouvrage. Tout l'ésotérisme, chez Saint-Martin, allait dans le sens du siècle, comme le révélait crûment, au milieu de ses considérations

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sur le « ternaire », l'allusion aux « trois grades » de la « vraie franc-maçonnerie >>. Luttant contre le matérialisme, « cet humiliant système de sensations », et situant au même niveau d'inachèvement de la pensée les « athées >> et les « déistes », il visait à renouveler le christianisme, la dernière des religions qui ont cc usurpé >> leur nom, en dégageant de lui le spiritualisme absolu, la cc véritable religion de l'homme >>; il procédait à une substitution de concepts, pour ramener à de purs objets de pensée toutes les représentations que le culte avait tirées au matériel, et sa terminologie était bien d'un philosophe de son temps. Dieu, qu'il devait réintroduire dans son Tableau Naturel, disparaissait de son traité Des erreurs au profit d'une cc cause première et dominante », comme dans les Discours sur la religion de Schleiermacher il disparaîtra au profit de cc l'Univers ». Une cc cause temporelle, intelligente et active », seule capable d'expliquer la cc marche de la nature >> et destinée à présider au culte unique qu'il y aura lieu d'instaurer, venait se substituer au Christ, en tant que « premier agent » de la cause dominante, et cc distincte >> d'elle; et ici Lavater aurait dû crier au scandale, mais son « expérience du Christ >> lui était restituée, et au-delà, par l'affirmation maîtresse touchant cette cause, à savoir : > qu'annonçait sa première œuvre eût été destinée par lui à rendre impossible à l'avenir une expérience spirituelle comme celle de Hamann qu'elle n'aurait pas pu en abolir plus exactement les composantes; elle retirait à Hamann la totalité de son christianisme, et il se devait de dénoncer ce cc livre 8

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misérable et ignomm1eux ». Il en allait autrement pour Herder : bien des thèmes de sa vérité propre lui revenaient de cette lecture, et certains notamment qui gagnaient alors en force chez lui, car philosophie et religion s'y raccordaient; ainsi l'emphase mise sur « les deux lois d'action et de réaction qui constituent tout l'univers », sur « l'opposition qui règne en toutes choses », ou la conviction qui ne recevra que plus tard de Saint-Martin son expression parfaite, mais qui est latente dans l'ensemble de son premier ouvrage : « Dieu est en tout, mais tout n'est pas Dieu 105 • » Or, Herder les retrouvait outrageusement déformées, puisque annexées à une conception de l'homme qui sauvegardait les enseignements du christianisme dont il s'était défait le plus complètement, et qui même les amplifiait en les rapportant aussi à la nature : la chute, et la dépendance qu'elle entraîne, la « sujétion irrévocable ». Lui qui accédait à Dieu dans la griserie dont s'accompagnait sa simple conscience d'être, il se trouvait explicitement condamné comme âme religieuse par cette œuvre dont Claudius disait très exactement dans sa préface qu'elle « prêche la négation du vouloir personnel », et où le pessimisme le plus sombre définit la « sujétion » de l'homme, qui est « de ne pouvoir absolument rien de lui-même et d'être toujours dans la dépendance de cette cause active et intelligente qui seule peut le remettre sur la voie quand il s'égare », voire où se rencontre l'affirmation : « Si par lui-même il ne saurait faire un pas vers cette source féconde, il peut être sûr d'y parvenir en oubliant sa volonté et laissant agir celle de la cause active et intelligente qui doit seule agir pour lui. >> Il n'était pas besoin que Herder vît dans la mystique des nombres, chez Saint-Martin, une déformation compromettante de sa propre mystique du chiffre sept, ou qu'il prît ombrage de sa métaphysique de la musique, que rien ne préparait dans l'époque, pour qu'il rejetât ce livre « abominable » où le conflit avec lui allait au fond. Il s'est même détourné de Claudius, l'accusant d'avoir participé à une tentative « d'empoisonnement » des consciences, et Claudius a pu craindre, non sans vraisemblance, d'avoir servi de modèle au naïf Chariklès de ses Dialogues sur la métempsychose. Le silence hostile où Herder s'est publiquement enfermé, quant à la pensée de Saint-Martin, en a certainement limité l'influence, comme ses louanges, même avec les réserves dont il les tempérait, avaient créé à Hemsterhuis des possibilités d'action dans l'époque 106 • Ce n'est pas un hasard toutefois, mais la plus significative des

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rencontres, que le seul entre les Romantiques à s'être nourri de cette pensée, Baader, ait été éveillé lui-même par Herder à la spéculation sur les thèmes où se rejoignent religion et philosophie. Au début de 1787, apparaissent dans son Journal les premières notes sur les deux ouvrages dont le Magikon de Kleuker avait facilité l'accès; bien au-delà de 1803, où il écrit à Saint-Martin, mais est devancé par la mort, il le relit périodiquement, et les notes dont il accompagne sa lecture occuperont tout un volume de ses œuvres complètes. Baader est allé à l'affirmation initiale du livre Des erreurs, pour lequel il a gardé une prédilection constante, à la condamnation portée contre les « maitres imprudents '' qui se sont bornés à l'étude de la « nature matérielle ))' au lieu de « descendre en eux-mêmes '' et de chercher à « expUquer les choses par l'homme et non l'homme par les choses ''· La chute de l'homme se prolongeant par une chute de la nature, d'abord immatérielle, dans la matérialité, le déchirement de l'homme entre le bien et le mal expliquant l'état de désordre où se trouve présentement la nature, ce thème de Saint-Martin, qui avait dû sembler à Herder particulièrement « abominable )), représentait l'initiation de Baader à ce qu'il nomme une « physique sacrée )), de longues années avant que Novalis ne se soit cru confirmé par Hemsterhuis sur « la voie sacrée de la physique 107 ''·

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2) LA ((FOI ))

« Dans les investigations philosophi-

ques, il tient ferme .'comme bien peu))' a écrit Jacobi sur Saint-Martin après leurs entretiens de Paris. Et cet éloge, venant de lui, n'était pas mince, car on ne citerait guère d'esprits qui aient dû pareillement se découvrir ou s'affirmer au cours de débats - avec Spinoza ou Hume, Kant ou les rationalistes berlinois, Fichte ou Schelling - , et pour qui l'exposé philosophique prenne plus spontanément le tour du dialogue, en dehors même de la fiction du dialogue platonicien et jusque dans l'autre fiction de la « lettre ''· Aussi bien n'a-t-il pas craint de faire éclater la forme narrative, en introduisant dans chacune des parties de son roman W oUemar, par le moyen de la conversation, une discussion d'idées démesurée où le thème propre de l'œuvre disparaît, mais où la pensée de Jacobi se communique avec son MÜNSTER.

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aptitude, non à s'exprimer jusqu'au bout, mais à se relancer périodiquement 108 • Cette pensée est en son fond le réa/,isme, qu'il a caractérisé en un dialogue de 1787 sur Hume et sa conception de la « croyance » : dans notre connaissance du monde extérieur, Hume fait deux parts, celle qui revient traditionnellement à « l'idée » depuis Descartes et celle qu'y ajoute « la croyance », elle-même produit spontané de la « partie sensitive » de notre être et seule capable de nous mener du fictif au réel dans notre appréhension des objets. Ne s'appuyant sur Hume que pour le dépasser, car il le juge « plus enclin à l'idéalisme sceptique qu'au réalisme », Jacobi se définit avec le type humain qu'il nomme « le réaliste déterminé », à savoir « celui qui, sur le témoignage de ses sens, admet indubitablement des objets extérieurs, considère cette assurance comme une conviction première et s'en tient à l'idée que tout usage de l'entendement pour la connaissance du monde extérieur doit s'appuyer sur cette expérience fondamentale ». Alors que Hume ne conclut pas expressément de la spontanéité de la « croyance )) à l'existence d'une harmonie entre l'homme et les choses à connaître, Jacobi postule que « même lors de la toute première et de la plus simple perception, le moi et le toi, la conscience interne et l'objet extérieur doivent être aussitôt dans l'âme, tous deux au même instant ll. Et alors que Hume ne veut qu'attirer notre attention sur la confiance que nous mettons dans le sentiment pris comme moyen de connaissance, Jacobi entend la justifier en citant, selon le caractère individuel des affections sentimentales, sa propre inaptitude à jamais utiliser, comme il dit, « quelque concept dont l'objet extérieur ou intérieur ne me devînt pas évident par la sensation ou par le sentiment )). Le réalisme de Jacobi est strictement empirique; il fait naître la connaissance d'expériences toujours reprises où chaque fois la « croyance )) nous restitue son objet en même temps que notre propre identité; et, pour un esprit qui voit, conformément à la « double nature )) de l'homme, le moi cheminer incessamment du monde sensible au monde supra-sensible, il se trouve que ce réalisme englobe essentiellement l'expérience « intérieure )) du piétisme 109• Hamann avait reconnu bien avant Jacobi tout ce que Hume apportait à l'irrationalisme religieux, et singulièrement lorsque cet irrationalisme s'exprime dans un langage comme l'allemand qui ne dispose que d'un mot pour dire « croyance )) et « foi ll. La lettre du 10 octobre 1781, où Jacobi s'ouvre à Lavater de la philo-

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sophie qu'enseigneront désormais toutes ses œuvres et - d'après la simultanéité d'un « moi >> et d'un « toi » dans l'acte de connaissance - la fait culminer en ce cri de sa religion : « Dieu, je reste avec Toi et en Toi, séparé et un, moi en Toi et Toi en moi n, est pour l'essentiel anticipée en sa substance par la page des Mémorables socratiques que couronne l'affirmation triomphante : « La foi n'est pas une œuvre de la raison et ne peut donc succomber à aucun assaut venant d'elle. » Car Hamann y prend expressément appui sur Hume et sur ses arguments « concluants », afin de proclamer l'inanité de tous les arguments en la matière; et il arrive à la seule forme de croyance pour laquelle il lutte, la croyance aux dogmes révélés de la religion, la foi, en partant d'un réalisme empirique qui, pareil à celui de Jacobi, se réduit à une forme amplifiée et outrée de l'enseignement de Hume : « Notre propre existence et celle de toutes les choses autour de nous, il nous faut y croire et nous n'avons pas d'autre manière de régler cette question ... Ce que l'on croit n'a donc pas besoin d'être démontré. » Toute la pensée de Jacobi va s'établir pareillement autour de l'ambiguïté du mot « Glaube », et en cela on peut dire indifféremment qu'elle est une philosophie de la foi ou une philosophie de la croyance; mais comme elle se déplace incessamment de l'acception générale du mot à son acception spécialement religieuse, qui y marque un point d'arrivée, on la dira avec le plus d'exactitude une philosophie de la foi 110 • Fils d'un grand commerçant de Düsseldorf, et destiné dès l'abord à lui succéder; ayant reçu une formation en ce sens et s'étant placé effectivement à la tête de l'entreprise paternelle, Jacobi atteste bien plus encore que Lavater la puissance diffuse du piétisme en son temps, par l'étendue même des nécessités qui auraient pu l'y soustraire. Aussi bien son piétisme a-t-il perdu toute rigueur; il se réduit à une certaine direction de l'esprit qui semble, mais à tort, ne pas exclure une part de jeu conscient, et qui mérite d'être jugée sur sa permanence. Jacobi reçoit de son milieu familial le piétisme luthérien; mais un accord très rare entre sa nature et les circonstances de sa vie l'amène à lui retirer tout caractère confessionnel et à lui faire atteindre à l'universalisme qui convenait au piétisme dès l'abord. Sa vie l'enferme entre le catholicisme de Düsseldorf et le calvinisme de Genève, où il séjourne de sa seizième à sa vingtième année; elle se situe toute entière en ce lieu par excellence des grands courants religieux d'Allemagne que l'on peut appeler, à un sens élargi,

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la vallée du Rhin. Elle participe d'eux tous, et, dans l'ensemble de confidences que représente son œuvre, aucune n'en rend mieux l'accent que celle-ci, à la fin de l'avant-propos rétrospectif qu'il a mis à ses Lettres sur Spinoza : « Ma philosophie se déclare absolument en faveur de l'Eglise invisible. » Hamann, peu récusable en la matière, l'a dit « infecté d'un catholicisme secret »; il ne pouvait songer qu'à sa prédilection avouée pour Pascal et Fénelon; mais l'un et l'autre sont plus appliqués à réintégrer le catholicisme dans le christianisme qu'à le définir spécifiquement; et avec eux Jacobi pouvait avoir conscience de se mouvoir au bord du catholicisme, sans achopper sur la réalité de l'Eglise visible m. Le véritable appui dont il avait besoin au cours de ses débats, il l'a trouvé chez Pascal, et moins dans toutes les formules où la raison est humiliée devant le « cœur », seul à accéder aux « premiers principes », que dans cette autre : « La nature confond les pyrrhoniens et la raison confond les dogmatiques >> qu'il a nommée « mon grand thème » et qui, opposant à ceux-là notre « idée de la vérité » et à ceux-ci notre « impuissance à prouver », ramassait en fait tout ce que sa connaissance de lui-même lui révélait de la nature de l'homme. Mais si « pyrrhoniens » et « dogmatiques » ne semblaient être réapparus en son temps que pour le provoquer à des luttes nouvelles, il eût été au contraire dans sa nature de se reposer sur une vérité possédée, non de reconquérir avec chaque débat une vérité fuyante. C'est pourquoi aucun de ses contemporains, pas même Claudius, n'a été touché comme lui par le quiétisme. Il a été seul en Allemagne à pouvoir écrire : « ..• il y a une paix de Dieu qui dépasse toute la raison; en elle résident la jouissance et l'intuition d'un amour incompréhensible ». Et Fénelon a pris pour lui comme pour Herder, de qui l'admiration lui en est venue, la figure d'un « Platon chrétien ». Il aime abondamment le citer et le faire citer dans ses romans par les personnages qu'il soustrait en principe au tragique, les femmes, dont Friedrich Schlegel a bien vu la qualité spirituelle. Et la citation ne vient pas ici comme un fait de culture chez le personnage ou, de la part de l' écrivain, comme un ornement du discours; c'est toute la personnalité qui s'y résume, Jacobi n'ayant su qu'immerger dans le quiétisme les êtres qu'il voulait idéaliser. Telle est Silly qui, dans Allwill, atteint sans effort au ravissement extatique de l'union avec Dieu : « Blottie contre l'invisible par tous mes sentiments, je l'ai donc, je le tiens donc; il m'enlace, me porte et me soulève. » Et telle est surtout Henriette de

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W oldemar, image de la vie contemplative et du pur amour, dont le cœur « se laisse emplir tout entier par chaque moment de la Création » et qui « fait toujours sa volonté la plus personnelle, et pourtant est en droit de dire, les yeux levés au ciel : Père, ta volonté », - qui aussi bien « se transfigure » lorsque, parlant de soi comme d'une autre, elle évoque pour Woldemar « la félicité d'une belle âme : son calme, sa paix, son humilité et sa force », et lui fait éprouver ainsi ce qu'est « l'essence divine >> 112 • Si le quiétisme visait à situer la foi au-delà, non seulement des dogmes, mais des prières formelles et de la préoccupation du salut, ces figures de Jacobi le mènent à son accomplissement : leur vie est toute religion sans prendre jamais de forme religieuse. Et comme les personnages masculins qui les accompagnent et que marque cette fois le piétisme dans l'harmonie atteinte ou le déchirement, Clerdon et Woldemar, restent également étranger,; aux pratiques du culte, il apparaît que la religion de Jacobi ne va pas plus à Dieu par le Christ que par l'Eglise. En cela, il s'est toujours senti très loin et de Lavater et de Claudius, et d'abord très proche, par contre, de Herder et de Goethe : il a sa place auprès d'eux dans la religion du Sturm und Drang qui se découvre à travers les enseignements de la Profession de foi; et c'est même lui qui en a subi le plus complètement l'influence. Il a pu la lire à Genève, d'où il revient en 1763, - dans le milieu calviniste où la religion de Rousseau, si radicale que soit sa rupture avec toute forme d'orthodoxie chrétienne, demeure pourtant enracinée. Il lui doit son indifférence envers les formes historiques de la révélation et envers leur témoignage, la Bible, qui n'est même plus, pour lui, ni le livre de grandes images poétiques qu'elle demeurera pour Goethe et Herder, ni un dépôt de sagesse où trouver inépuisablement des oracles. Parmi les irrationalistes et les défenseurs de la foi, il est le premier en Allemagne chez qui les références à la Bible ne soient plus obsédantes, voire s'effacent à peu près totalement, alors que sa pensée procède volontiers par citations, et le premier aussi à ne pas plus séparer le Christ de Socrate que ne le faisaient traditionnellement les philosophes éclairés. Et cette position est d'autant plus singulière qu'à Genève, où se forme son esprit, il vit dans l'intimité de Bonnet, le maître à penser de Lavater, pour qui la révélation religieuse avait seule le pouvoir de changer en certitude la connaissance acquise par l'observation et le raisonnement. Il faut imaginer ici un consentement total au « scepticisme volontaire »

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de Rousseau, qui l'a disposé à accepter plus tard comme peri sonne avant lui le spiritualisme non chrétien de Hemsterhuis. Le mot « révélation )) ne désigne plus dans son œuvre, selon l'exigence commune au piétisme et au quiétisme, que le phénomène individuel et intérieur où l'irrationnel éprouve la force convaincante de ses déterminations en face du réel; c'est seulement en ce sens que, résumant après coup la thèse centrale de ses Lettres sur Spinoza, il a pu écrire : « Toute connaissance humaine part de la révélation et de la foi 113 • )J Et l'idée de péché originel est également absente de sa pensée, cependant que celle même de péché, lorsqu'elle apparaît avec insistance comme dans la confession finale de Woldemar, n'est qu'une amplification de celle de « faiblesse n, et suscitée par la présence de la « pieuse », de la « sainte >> Henriette. Mais Jacobi ne renonce pas à l'idée de péché par optimisme touchant l'homme, comme Rousseau ou Herder ou Goethe; et Woldemar, au terme de la confession où il la recrée passagèrement à son usage, cc frissonne )> encore « devant les profondeurs de son cœur >>. Allwill et lui sont, au secret > qu'il gardait de son enfance méditative jusque dans son âge mûr, et seul l'emploi de cette formule équivoque par l'un de ses commentateurs

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l'avait amené, lors de la seconde édition des Lettres, à faire plus que suggérer 118• Mais depuis qu'il avait décrit sa vision « uniquement spécula· tive », un parallélisme exact apparaissait entre elle, avec l'état d'inexprimable désespoir où elle l'avait laissé, et la leçon qu'il tirait de la philosophie de Spinoza et aussi de celle de Leibniz et de Wolff, donc de l'ensemble de la philosophie issue de Des· cartes : « La voie de toute démonstration aboutit au fatalisme. » Les réflexions de l'homme mûr s'accordaient avec l'intuition juvénile, comme si elles avaient été commandées par elle obscurément, pour condamner la pensée conceptuelle réduite à elle seule, en tant que moyen de connaissance. Et de même l'insistance de Jacobi à souligner que sa vision désespérée avait été « indépendante de toute idée religieuse » venait étayer l'enseignement central de ses Lettres : « L'élément de toute connaissance et de toute activité humaine est la foi. >> Lorsqu'elle est pressée de se définir, ainsi par les circonstances mêmes du débat avec Mendelssohn ou de l'entretien avec Lessing cette foi met plus ou moins de force à se dire chrétienne et à se réclamer d'un Dieu personnel et transcendant; elle n'apparaît pourtant pas essentiellement comme une foi en quelque objet, se déduisant de lui, mais comme une disposition générale de l'âme, d'autant moins faite pour se connaître qu'elle se meut volontairement autour de l'ambiguïté du mot qui la désigne. Jacobi semble le plus près de la saisir, lorsqu'il écrit avec Lavater, dans l'appendice d' Allwill : « La sympathie pour le Réel, le Vivant et le Vrai invisibles est la foi. » Mais, comme l'indiquent ses luttes toujours renaissantes contre l'esprit de l'époque, la foi qu'il y exalte ne se laisse atteindre qu'antithétiquement, que dans son contraste avec l'illusion où, d'après lui, l'époque s'enferme : le savoir m. Et c'est en quoi il continue Hamann par ses luttes mêmes. Contre cette illusion, Hamann avait dressé sa foi, grâce à la figure de Socrate, sous la forme de l'ignorance de principe; Jacobi hésite sur la sienne jusqu'à ce que le siècle déclinant lui apporte, avec la prétention de la philosophie à devenir en Fichte une « doctrine de la science », l'occasion de poser sa foi comme un « non-savoir » de principe. Lorsque sa Lettre à Fichte, qui tombe dans les débuts du romantisme, opposera un « savoir philosophique du néant » et sa propre « philosophie du non-savoir n, elle viendra conclure une évolution qui ne lui permet plus de parler de sa philosophie que par antiphrase et la lui fait nommer à bon droit « ma

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non-philosophie »; car elle s'est exactement inversée en religion, entraînant avec soi l'idée de raison, jusqu'alors réservée, ou ayant peut-être été entraînée par elle. Et cette évolution est sans doute l'aspect le plus original de l'histoire de l'irrationalisme allemand durant la deuxième moitié du siècle. Tandis que l'irrationalisme, par tous ses représentants, trouve d'emblée dans la religion son milieu propre, et que chez Herder même il apparaît plus naturellement religieux que philosophique, il se veut d'abord philosophique chez Jacobi, comme l'attestent les fragments primitifs d' Allwill et de W oldemar, la première version des Lettres sur Spinoza et le dialogue sur Hume; puis, au prix d'un retournement, auquel la marche de l'époque l'incline de plus en plus, et dont la seconde édition des Lettres et la version définitive de W oldemar figurent deux moments essentiels, il s'établit dans la religion seule, dans une religiosité libre d'attaches avec les confessions chrétiennes, mais d'autant plus assurée en elle-même. Alors Jacobi réalise la déconcertante synthèse qu'il avait posée dans une lettre à Goethe de la fin de 1785, lorsqu'il s'apprêtait à affronter dans une querelle les rationalistes berlinois : il avait dit « prendre avec lui » contre leurs « pires attaques », Kant d'un côté et Hemsterhuis de l'autre, annonçant de surcroît le rapprochement qu'allait mstaurer la pensée romantique entre Hemsterhuis et Fichte 120 • C'est quatre ans plus tard, dans le septième appendice aux Lettres, que Jacobi statue une séparation radicale entre deux facultés que peut également désigner le mot raison : celle des idées claires et, comme l'entendement, de leur combinaison; celle aussi qu'il nomme « le principe de la connaissance en général », « l'esprit » à qui l'homme doit d'être lui-même. Tandis qu'avec la première on peut dire que « l'homme a une raison », car elle est bien une acquisition progressive de sa nature, ainsi que le voulait Hamann, on doit dire avec la seconde que « la raison a l'homme », car il se réduit à « une forme qu'elle a prise ». On comprend que Jacobi a déjà rejeté la première comme un double superflu de l'entendement, et que la « raison » kantienne, cette « faculté des idées » qui n'avait pas le droit de passer des idées elles-mêmes à la réalité de leur objet, s'est confondue en la seconde avec « l'organe moral >> de Hemsterhuis, spontanément « tourné vers les choses divines >>. Il avait été admis depuis Leibniz, et Kant allait établir à nouveau, que l'opposition affirmée par le piétisme entre la raison et la foi ne pouvait être levée que par une rationalisation toujours plus grande de la religion; Jacobi, le

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premier, renversait cette donnée et, irrationalisant la raison, la superposant au sentiment et au « cœur », non plus à l'entendement ainsi que Kant, l'annexait à la foi comme sa source même en l'homme. Un tel processus à double face qui, tout ensemble, condamnait la raison dans ses prétentions à l'autonomie et la rédimait auprès des âmes religieuses, eût été impossible à Jacobi avant la mort de Hamann. S'y engageant, il n'en mesurait peutêtre pas toute l'étendue, ce que suggèrent du moins certaines contradictions dans son emploi ultérieur du concept. Mais il n'a jamais vraiment dévié de l'orientation qu'il avait prise, et elle l'a conduit aux formules paradoxales de sa tardive préface au dialogue sur Hume, présentée par lui comme une introduction à l'ensemble de ses écrits : la raison y est définie, dans la terminologie de Hemsterhuis, un « organe dont l'existence se révèle uni· quement à nous par des sentiments » et, dans celle de Kant, la « faculté des sentiments » - ce dont une note apporte les variantes « la faculté de la certitude immédiate » et « la faculté de la révélation ». Et déjà la formule disait tout, que W oldemar, et toujours par le truchement de son énigmatique héros, avait placée sous les yeux des futurs Romantiques, comme si Jacobi avait voulu leur suggérer de dominer avec lui une antinomie traditionnelle : « •.. la raison, qui est la vie de l'esprit, - le sentiment '1e la divinité et de sa force 121 ». Aussi bien les mystiques du romantisme allaient-ils d'euxmêmes vers lui : l'année où paraissait la version définitive de W oldemar, Baader entamait avec cet « homme très estimé » une correspondance qu'il allait prolonger pendant dix ans et qui a dès l'abord pour objet sa première esquisse d'une philosophie religieuse; et Schleiermacher, dont Hegel considérera les Discours sur la religion comme du Jacobi à la « seconde puissance », a exprimé une « grande vénération pour son caractère et son individualité n, et aussi l'espoir d'être quelque jour >. Mais dans les jours de juillet 1780 où il allait voir Lessing pour le >; mais dès que le mot «Dieu »est prononcé, l'esprit du rêveur s'arrache aux maléfices de la fièvre et de l'enfer, et retrouve l'authentique direction du songe, le chemin qui mène au « deuxième univers » tout plein de la présence divine. Quand on lit dans l'essai Sur la magie naturelle de timagination : « Le rêve est le val de Tempé et la terre maternelle de la fantaisie poétique : les concerts qui s'élèvent dans cette Arcadie crépusculaire, les Champs-Elysées qui la recouvrent, les célestes apparitions qui l'habitent, ne souffrent aucune comparaison avec rien de ce que donne la terre », on est tenté de croire qu'entre les images de l'ici-bas, et celles qu'offre au rêveur l'univers que son esprit connaît comme le lieu des « grandes vérités », la différence n'est pas uniquement de degré et va à l'essence. Or la rédemption

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de l'ici-bas exige au contraire que ces images reparaissent dans l'au-delà, toujours reconnaissables, mais aussi agrandies, transfigurées, participant d'une féerie qui serait tout ensemble identique à celle des contes et élevée à la permanence. « Je rêvais que j'étais dans le deuxième univers : il y avait autour de moi une prairie d'un vert sombre qui se changeait au loin en fleurs plus claires et en bois de pourpre et en montagnes transparentes, pleines de veines d'or; derrière les monts de cristal l'aurore flamboyait, ceinte d'arcsen-ciel emperlés; sur les forêts resplendissantes reposaient des soleils descendus, au lieu de gouttes de rosée, et, comme des fils de la Vierge, des nébuleuses pendaient aux fleurs ... Parfois les prairies ondoyaient, mais non à cause des zéphirs, - à cause des âmes qui les effleuraient de leurs ailes invisibles... » : cet accord initial du « Songe dans le songe » condense les images fantastiques et familières qui se déploient inépuisablement dans les rêves de Gustave, de Victor et d'Emmanuel 184 • De même que le « Génie », dans la Loge invisible, « l'homme haut >> préparait Emmanuel qui les dépasse l'un et l'autre et qui mérite d'être dit une fois « l'homme le plus haut », - comme en témoignera sa mort : s'élevant librement au-dessus de la terre, il commence par en annoncer le jour exact, et, ce jour venu, le « plus long jour de l'année )), il reste fidèle à sa conviction contre toute vraisemblance et sans le moindre trouble, jusqu'à minuit. Il s'affranchit alors totalement de la terre car, reprenant conscience après un évanouissement passager, il crée la fiction qu'il vient de mourir et de « s'éveiller dans le deuxième univers )), et il la maintient en face du spectacle familier qu'il a sous les yeux, jusqu'à ce qu'une intrusion brutale et triviale du réel vienne interrompre ce > LE DERNIER ÉTAT DE LA RELIGION

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le raisonnement même, il n'avait pas besoin d'irrationaliser la raison, avec Jacobi, pour suivre Kant par exemple, dans les propositions de cette note de sa « dialectique transcendentale » : « La métaphysique n'a pour but proprement dit de ses recherches que trois idées : Dieu, liberté et immortalité, et de telle sorte que le second concept, relié au premier, doit conduire au troisième comme à une conclusion nécessaire ... L'intelligence de ces idées ferait que la théologie, la morale et, par leur mise en relation, la religion, partant les buts suprêmes de notre existence, ne seraient dépendantes que de la raison spéculative et de rien d'autre 186. » On pouvait même lire ici que Kant interviendrait à son heure dans la crise religieuse, comme tous les grands esprits de son temps; et un peu plus tard sa morale le suggérait qui, pour suppléer à « l'impuissance de la raison spéculative », élève les trois « idées >> au rang de « postulats de la raison pratique >>. On pouvait penser encore qu'il y serait entraîné de force, qu'il le redoutait en tout cas, comme le prouvait son attitude ambiguë dans la querelle du spinozisme : il attaquait Jacobi, pour avoir insinué que la Critique n'était pas sans aller dans le sens de Spinoza, et toutefois lui était secrètement favorable, au moins par mépris de Herder, ce « grand artiste en faux-semblants >>. Quand parut sans nom d'auteur un Essai d'une critique de toute révélation où l'on reconnaissait exactement la démarche de sa pensée et sa terminologie, on crut tenir l'œuvre attendue. Ce n'était pourtant pas Kant qui écrivait : « Tous les concepts religieux ne se laissent déduire qu'a priori des postulats de la raison pratique », ou encore : « Une révélation doit représenter les idées de la raison : liberté, Dieu, immortalité »; c'était Fichte. Et il ne devait rien à Kant pour l'intention, lorsqu'il réintroduisait dans le siècle déclinant le problème que le siècle à ses débuts avait reçu de Leibniz et que Lessing avait voulu lui rendre présent une dernière fois avant de le résoudre. Il l'avait repris de Lessing, comme Lessing de Leibniz; et la conscience de cette filiation devait contribuer à lui faire dire un jour qu'en Allemagne « les grands écrivains sont pour la plupart des Saxons 187 ». Fils d'un tisserand, Fichte avait été destiné aux fonctions pastorales, ainsi que le voulait la tradition pour les enfants pauvres dont l'intelligence semblait valoir mieux que l'artisanat; il s'y était préparé à l'institut de Schulpforta, dans les années où Lessing déclenchait la querelle des Fragments, et il avait conçu pour lui une admiration que seule celle de Rousseau devait d'abord

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balancer et qu'il s'était promis d'aller lui dire. Il sortait de Schulpforta en 1780; mais Lessing mourait peu après; et Fichte, comme Jean Paul et durant les mêmes années, étudiait la théologie, puis fuyait dans le préceptorat les fonctions pastorales. Sa Critique de toute révélation, écrite à Konigsberg, pendant quelques semaines de 1791, marquait la grande cassure de sa vie spirituelle. L'antagonisme dont il avait souffert dix années entre son besoin intérieur de liberté et le déterminisme où l'enchaînait le raisonnement, la lecture de Kant l'avait levé d'un coup. Commencée par hasard en 1790, elle l'avait conduit, dans l'ensemble du système, à la Critique de la raison pratique bien plus directement qu'aux deux autres, à la morale de la liberté et du devoir; et l'absolu de la loi morale lui garantissait l'existence de Dieu, cependant que la religion devenait pour lui spécifiquement « la reconnaissance de Dieu en tant que législateur moral » par-delà les dogmes, les cultes et les ferveurs individuelles 188• Si l'irrationalisme n'avait rien autant voulu, tout au long du siècle, qu'affirmer la religion dans son indépendance envers la morale, Fichte satisfaisait à la fois les anciennes exigences du protestantisme éclairé et les prémisses religieuses du kantisme en s'appliquant à ruiner tout cet effort. Avec son Essai et bien qu'il en ait parlé dédaigneusement dès l'abord, il restaurait la continuité de sa vie spirituelle : il reprenait le problème de la révélation au point exact où l'avait conduit !'Education du genre humain, dont il semblait même résumer la thèse quand il écrivait : « Il n'est ... ni moralement ni théoriquement possible qu'une révélation nous donne des enseignements auxquels notre raison n'eût pas pu et dû parvenir sans elle. » Mais tandis que Lessing, selon la prédilection de son siècle pour l'histoire, avait envisagé l'idée de révélation à travers le fait de la révélation, l'avait annexée ainsi à l'évolution humaine et située dans la relativité historique, Fichte entendait la construire a priori, la déduire du concept de religion, déduit lui-même du concept « présupposé » de volonté, l'accord de la volonté et de la raison s'exprimant dans le devoir. A part quelques allusions groupées en une note, rien de la Bible, du dépôt de la révélation historique, ne subsistait dans son Essai qui justifiait ainsi sa prétention à apporter une critique de « toute » révélation 189• Donc Fichte fait naître l'idée de Dieu avec nécessité de la volonté morale. Et le principe proprement dit de la religion lui apparaît en cela comme un processus d'aliénation :

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nous projetons inconsciemment en un « être hors de nous », considéré désormais à titre de « législateur », la loi morale d'abord enregistrée en nous et qui est > Et, dans ces phrases parallèles, la disposition des valeurs dissociées ne laisse aucun doute sur la préexistence du cc devoir »; il n'y a pas d'abord, pour Kant, religion, relation de l'homme avec Dieu, conscience de commandements reçus de lui, et, par la ferveur à s'y conformer, accomplissement du devoir. Bien que grandi dans le piétisme, Kant en a tenu complètement à l'écart de sa religion rationnelle le sentiment fondamental de dépendance. Pour l'être cc libre » au sens du second postulat de la raison pratique, libre envers le monde des sens et dans la détermination de sa volonté,· le devoir est posé initialement. Cette « aliénation » d'où naît pour Fichte le fait religieux, Kant l'exprime par le renversement d'un rapport attendu : cc La morale, écrit-il, conduit inévitablement à la religion ... » Et ce qu'il entend par là, c'est uniquement la « supposition » de l'existence de Dieu comme postulat de la raison pratique; mais il substitue ainsi l'antériorité de la morale à une antériorité de la religion qui, chez le théoricien éclairé des fonctions ecclésiastiques, Spalding, habilitait encore le pasteur à devenir le cc professeur de morale » par excellence 194 • Pas plus que Fichte, Kant ne veut d'ailleurs ravaler, ou dire inefficace, le passage de la morale, donnée en soi, à la religion : il enseigne que la morale s'y cc élargit >> en l'idée d'un cc législateur » et, se représentant la « cause suprême » de ses lois comme un cc objet d'adoration », y « apparaît dans sa majesté ». La religion née ainsi est rationnelle, comme est rationnelle la foi portée au Dieu législateur, et dont la force s'éprouve dans l'acte de volonté que rend nécessaire l'accomplissement du devoir. L'une et l'autre s'adressent à l'homme intemporel; et l'homme de

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la fin du XVIIl 0 siècle doit les rapprocher de lui par une remterprétation rationnelle de la doctrine chrétienne sur le mode que Lessing avait inauguré. Mais Lessing avait donné une forme interrogative, donc hypothétique, aux textes où il rationalisait les dogmes de la Trinité, du péché originel et de la satisfaction par le Fils, tandis qu'en ce premier aspect du débat avec le christianisme qui traverse son traité, Kant procède par affirmations. Et la partie décisive se joue, comme il sied, à propos du Christ. Lessing, dans l'Education, lui avait laissé son nom, et, après avoir résumé toute son apparition en l'unique qualité de « premier maître qui ait enseigné l'immortalité de l'âme d'une façon pratique et sûre », il avait écarté délibérément toute discussion sur « ce que fut la personnalité de ce Christ ». Kant passe sous silence les deux mots « Christ » et « Jésus », comme si leur caractère générique faisait obstacle à la connaissance de la figure qu'ils recouvrent symboliquement. Il ramène cette figure, comme Lessing, à l'œuvre qui lui est attribuée; il parle du « Maître des Evangiles », voire du « fondateur de l'Eglise », et s'attache au concept de > identifiable historiquement. L'existence d'un homme « vraiment divin par l'esprit », et quand même il semblerait être « pour ainsi dire descendu du ciel sur la terre », ne fournit pas une raison de voir en lui « autre chose qu'un homme enfanté selon la nature ». Le « Maître

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des Evangiles )) n'est rien qu'un symbole, et non de la « rédemption )) à accomplir ou même de « l'onction )) particulière que suggèrent ses noms traditionnels; il symbolise l'homme parvenu à la perfection de la moralité. 195 Et toutes les valeurs qui irradient de sa figure : justification, satisfaction, résurrection, même le « royaume de Dieu )) où Kant est toujours ramené, se trouvent réinterprétées dans ce sens avec elle. Mais Kant ne pouvait guère tirer ainsi du christianisme la véritable religion rationnelle sans que son débat avec lui prît un autre aspect : la critique des illusions irrationnelles dont le christianisme la recouvre. Et alors qu'il avait mis en cause « l'impuissance de la raison spéculative )) pour donner une primauté sur elle à la raison pratique, c'est contre celle-ci qu'il retourne maintenant cette accusation, afin d'expliquer ses égarements vers l'irrationnel : « La raison, dans la conscience de son impuissance à satisfaire son besoin moral, s'étend jusqu'à des idées excessives qui puissent suppléer à cette lacune... !> De telles « idées » n'entrent pas exactement dans les « limites » de la raison, mais elles y touchent; elles sont « pour ainsi dire des parerga » de la religion rationnelle. En dressant leur liste et celle des illusions qu'elles entraînent, Kant maintient son refus de toute référence au devenir historique. Elles et leurs conséquences, s'il les rencontre dans son siècle, ne relèvent comme le rationnel que de l'intemporalité. Selon que la raison accepte l'idée d'une « action de la grâce », ou celle du « miracle », ou celle du « mystère », ou celle des « moyens >> dont la grâce peut être acquise, on voit naître respectivement : par la « prétendue expérience intérieure ))' l'exaltation religieuse; par la « prétendue expérience extérieure »,la superstition; par« l'illusion »que l'entendement peut s'ouvrir à des « lumières sur le surnaturel », l'illuminisme; et par des tentatives « d'agir sur le surnaturel », la thaumaturgie 196 • Ainsi Kant se retranche de toutes les formes que peut prendre - depuis l'attente piétiste d'une « percée » vers le divin jusqu'aux « initiations » dispensées par les ordres et les sociétés secrètes le véhicule ordinaire de la religion, le sentiment, dont il entreprend même une critique destructrice à propos de la Bible. Dépôt de la religion rationnelle, la Bible demande à être interprétée; et la raison doit assumer cette tâche conjointement avec l'érudition, qu'elle guide, avec la théologie considérée comme science des textes bibliques; mais voici un « troisième prétendant », le « sentiment intérieur », qui voudrait établir et le > au sens le plus ample et « l'élargissement des facultés qui, dans le jugement, doivent atteindre ensemble à la connaissance 1 >>. La musique, par le charme qui lui est propre et l'aptitude à mettre l'âme en état d'émotion, ne peut se comparer qu'à la poésie et, aussi bien, les voit-on souvent aller de pair. Kant concède qu'elle émeut même l'âme avec plus de diversité et de profondeur intime; mais ces louanges s'insèrent dans une somme de réserves qu'elles semblent avoir surtout pour but de souligner fortement. La musique n'éveille d'émotion que « passagère »; UN

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n'ayant pas pour matière des « concepts », elle ne laisse rien après elle qui puisse occuper la « réflexion >>; et les pensées, qu'elle suscite « accessoirement », naissent par le moyen d'une « association pour ainsi dire mécanique >>. Elle est plus affaire de « jouissance >> que de « culture », et, comme tout ce qui est jouissance, elle exige le changement; Kant n'hésite pas à affirmer qu'elle ne « supporte pas d'être répétée à plusieurs reprises sans engendrer la satiété ». Et il s'autorise de cette comparaison avec la poésie seule pour assigner à la musique le degré qui lui revient dans l'ensemble de la hiérarchie esthétique : « jugée par la raison », elle a, parmi les authentiques beaux-arts, « moins de valeur que tout autre >>. Mais mérite-t-elle même essentiellement de prendre rang parmi eux ? Après s'être appliqué à rendre compte du « charme >> particulier à ce « langage des affections >> et avoir enregistré que sa « forme mathématique », si elle est la condition objective de sa beauté, n'a « sûrement pas la moindre part » ni à son charme, ni à son efficacité sur l'âme, Kant infléchit son jugement vers une nouvelle louange, destinée comme les premières à préparer une condamn:ition sans appel. La musique, croit-il, appartient à deux sortes d'arts, ceux que l'on peut « apprécier aussi d'après leur agrément » et les beauxarts proprement dits; entre ceux-là, où Kant va ranger un peu plus tard la « plaisanterie », elle a « peut-être le rang supérieur », mais entre ceux-ci, c'est bien le « rang inférieur >> qu'elle occupe 2 • Kant pourrait donc renoncer à la comparaison entre elle et les arts plastiques, puisqu'il en a livré à l'avance les résultats. Mais alors qu'il avait donné une analogie comme origine à son parallèle entre poésie et musique, il tient à construire maintenant une antithèse rigoureuse. La musique part des « sensations >> et va à des « idées indistinctes >>; les arts plastiques, qui proposent à l'imagination un jeu libre et pourtant adapté à l'entendement, vont « d'idées distinctes à des sensations >>. Si donc celles-ci, dans la musique, n'ont qu'une valeur« transitoire» et nous deviennent« plutôt importunes qu'agréables », lorsque l'imagination nous les « rappelle involontairement », dans les arts plastiques elles prennent une valeur « durable », et l'imagination peut se les rappeler pour son agrément personnel. Kant semble ici préoccupé de rendre impossible l'effacement des apparentes limites entre les arts où vont se complaire les Romantiques, et que résume le mot de Schelling sur l'architecture : « de la musique figée >>. Mais les arguments

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dont il use pour donner une évidence à cc:; limites se retournent contre la musique et la rabaissent uniformément devant les autres arts. Et il se montre étrangement libéral dans ce choix. Il la caractérise même par « un certain manque d'urbanité », par une propension incongrue à se gagner, en tant que bruit, des auditeurs involontaires et à les restreindre dans leur liberté; et il renforce ce grief par une comparaison dégradante entre l'instrumentiste et un homme « qui tire de sa poche un mouchoir parfumé », obligeant ses voisins à une forme de « jouissance », alors qu'ils voudraient simplement respirer. Sa critique la plus grave reste le cheminement vers des « idées indistinctes » qu'il lui attribue en propre. On le voit bien quand il reconnaît à la peinture cette prééminence sur les autres arts plastiques de « pénétrer bien plus avant dans la région des idées », où l'on sait qu'atteint essentiellement la poésie. La sensation est frappée du même discrédit dans l'esthétique de Kant que le sentiment dans sa religion; ils ne révèlent qu'une manière d'être affecté avec plaisir ou déplaisir, et n'ont en soi pas de substance; la musique ne s'évade jamais du sensible dans le supra-sensible 3• Or, cette comparaison entre les beaux.arts plaçait Kant doublement en marge de son temps : Schiller excepté, pas un poète n'eût alors affirmé comme lui que les exigences idéales de l'art s'accomplissent essentiellement dans la poésie. Et si les voix parlaient le plus haut qui, depuis le milieu du siècle, intimaient à la poésie de se mettre à l'école de la plastique, d'autres s'élevaient pour attribuer une primauté à la musique parmi les arts, pour réclamer à son profit tous les pouvoirs qui lui étaient refusés par Kant et même les faire naître du seul objet dont il croit qu'elle « joue » : le sentir indifférencié, la totalité de la vie affective, l'irrationnel comme il ne s'était jusqu'alors éprouvé que dans les états extrêmes de l'effusion mystique. Un glissement s'opérait de la religion vers l'art. Et s'il se trouvait que des dithyrambes sur la musique encadraient dans le temps la diatribe de Kant, ils émanaient des deux esprits appliqués solidairement à suggérer une religion en dehors du christianisme et à restaurer la figure du prêtre : Moritz et Jean Paul. Bien plus, c'est autour de cette figure renouvelée qu'ils déployaient toute la magie de la musique. Dans Hartknopf, ce motif surgissait d'abord occasionnellement et longtemps avant de prendre sa vraie forme; il prolongeait la « sublime mélodie » de l'hymne que Hartknopf était accoutumé à chanter au matin; mais il se ramassait d'emblée en une formule

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alors sans exemple, et qui allait se répercuter à travers tout le romantisme, s'y amplifier démesurément, et toutefois ne rien gagner en vraie puissance, car elle avait atteint d'elle-même à un absolu : « Oh! il y a un grand mystère dans le cas de ces sons mélodieux qui ... parlent le langage des sentiments que les mots n'ont pas le pouvoir d'exprimer. » Puis ce thème reparaissait après la grande scène où le narrateur et disciple était > par Hartknopf à une autre vie spirituelle; et il s'organisait sur un mode presque didactique, dans un refus de toute fantaisie en soi déconcertant et cependant seul adapté à la place que le thème occupe, comme aux paradoxes où il se hausse et qu'un style lyrique eût émoussés. Il s'agit de pages qui comptent aujourd'hui encore parmi les plus étranges qu'ait inspirées la musique; et, dans leur nouveauté provocante, elles semblaient aller au-devant des critiques de Kant et leur dénier par anticipation toute réalité. Elles n'ont guère eu que par l'une de leurs notations, que par celle où s'exprime le pouvoir des « sons inarticulés ))' l'immense écho que devait trouver la formule initiale. Comme celles de Saint-Martin sur la musique et les nombres - et Moritz condamne en passant le livre Des Erreurs, au nom de la « pure flamme )) qui brûle en Hartknopf - , elles plongeaient trop dans l'arbitraire pour devenir plus qu'une curiosité sans lendemain; mais comme elles aussi, elles marquent avec une force unique un moment décisif dans l'histoire de la conquête des esprits par la musique, au siècle de la raison 4• Hartknopf joue; et l'idée de plaisir esthétique, celle d'agrément et de « jouissance ))' n'ont plus même à être évoquées, tant celle de « culture >> s'impose seule : « [il] accompagna d'accords appropriés le magnifique récitatif de ses enseignements : improvisant, il traduisait le langage de la raison dans celui des sentiments, car c'est à cela que lui servait la musique. Souvent, quand il avait prononcé le premier membre d'une phrase, il en jouait sur sa flûte le second. Il faisait s'exhaler les pensées de la raison dans le cœur, en les insufflant aux sons de sa flûte )). Et il s'agit bien d'une méthode pour ancrer plus profondément dans l'être des connaissances que la raison ne sait qu'étaler à sa surface : « Au piano, il avait pour lui-même dégagé et amené à la clarté mainte idée confuse. J) « Musique et astronomie étaient pour Hartknopf étroitement unies entre elles. Il m'apprit dans cette nuit-là une partie de l'astronomie simplement par les sons inimitables de sa flûte ... Mais, à vrai dire, cela n'eut lieu que parce qu'il n'avait

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pas de piano à portée de sa main, car c'est par le piano qu'il enseignait, sinon, la plupart des sciences et aussi, tout particulièrement, la philosophie et la morale ». Et ce pouvoir, loin d'être acquis aux dépens de celui que la musique exerce naturellement sur les passions, en implique au contraire le perfectionnement, l'élévation par des >. Les ravissements extatiques d'Emmanuel et de Victor sont aussi évidemment nourris ou portés par les sons que ceux de Werther, dont ils paraissent si proches, l'étaient par des images; et il n'y a pas des uns aux autres qu'une différence de nature entre deux poètes. Jean Paul n'ignore pas qu'il consacre un renversement de valeurs dont l'époque a sa part quand, dans la Loge invisible, il attribue à la musique seule le pouvoir, traditionnellement reconnu à l'image, d'exalter la création poétique, et quand il appelle non sans humour les maîtres absolus de la plastique à son aide : « J'ai souvent désiré d'être juste assez riche pour pouvoir entretenir, comme faisaient les Grecs, un personnage à ma solde qui jouerait de la musique aussi longtemps que j'écrirais 6• »

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LE BEAU DANS LE PRÉCLASSICISME ALLEMAND WINCKELMANN ET LESSING.

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Ce qu'avaient essentiellement fait les Grecs, Winckelmann s'était proposé de l'enseigner à une élite allemande et d'en tirer pour elle les principes d'un grand art possible, d'une Renaissance indéfiniment continuée. Et l'on ne devait savoir qu'en 1805 à quel point il avait été entendu, car Goethe ne craignait pas alors de lui servir de commentateur et de biographe, dans un recueil de lettres retrouvées et d'essais érudits qu'il publiait sous le titre Winckelmann et son siècle. Selon l'optique du classicisme de Goethe, où la poésie atteint au grand art défini par Winckelmann, toutes les autres figures du siècle, même Frédéric II dont Kant avait voulu qu'il prît le nom, s'effaçaient devant le chercheur solitaire qui avait pu rendre de nouveau présente aux hommes la Grèce perdue parce qu'il portait en lui « véritablement l'esprit d'un Ancien 7 ». Convaincu que « Dieu et la nature » l'avaient destiné à être « un grand peintre », tandis que la pauvreté l'acculait comme tant d'autres à « devenir pasteur », Winckelmann est passé de sa vocation pour l'art aux études humanistes et, par l'idée du beau qu'il a rencontrée chez Platon, il a été ramené de l'humanisme à l'art : non pas à la pratique d'un art personnel qui se serait déterminé selon des tâtonnements, mais à l'exégèse de l'art en soi, à l'établissement rigoureux de son essence et de ses fins dernières, d'après l'étude, tout ensemble patiente et inspirée, d'œuvres tenues pour canoniques. Dans quelques marbres, qui se distribuent entre le 1er siècle avant et le Il" siècle après Jésus-Christ et dont à Rome il a repris inlassablement la contemplation, retrouvant certaines admirations de Poussin et de Michel-Ange, - le groupe de Laocoon, le « torse » dit d'Hercule, l'Apollon du Belvédère, le pseudo-Antinoüs, tous au Vatican, et le >; et le cheminement qui se dissimule sous la passivité de la contemplation esthétique nous conduit de l'un à l'autre de ces états extrêmes : la beauté y est « éprouvée >> par la perception sensible, mais « connue et comprise >> par la raison. Pour difficile à définir que lui semble cette beauté transmise par l'art, et qui est « vraie >> par tout ce qu'elle retrouve de la beauté divine, et « idéale >> par tout ce qu'elle oppose aux beautés naturelles, Winckelmann en construit pourtant les trois aspects. Elle est « harmonie >> entre les parties d'un tout, « unité » qui domine une diversité identifiable; et il faut voir là son caractère spécifique, celui par lequel l'art se sépare de la nature et la dépasse. Elle est aussi « indétermination », et par simple voie de conséquence, car les traits fortement individualisés introduiraient une faille dans cette unité qui l'élève au spirituel; il en va d'elle sur ce point, dit Wickelmann, comme de l'eau, qui est d'autant plus pure qu'elle a « moins de goût ». Et de son « indétermination >> naît encore par voie de conséquence son troisième aspect, qui la libère d'une contradiction interne : car s'il est vrai que « l'expression change les traits du visage et le maintien du corps, par conséquent les formes qui constituent la beauté », une beauté indéterminée jusqu'au manque d'expression resterait « insignifiante ». Il existe en fait une expression, et une seule, qui s'allie exactement à la beauté, c'est la « contemplation >> propre à l'âme qui s'est détournée de l'individuel et du transitoire, le « calme >> que Platon interprète comme situé à égale distance « de la douleur et de la joie 9 >>.

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Sur cette conception de la beauté se modèle exactement celle de la disposition esthétique et, chez l'artiste, du pouvoir créateur, telle que Winckelmann l'a développée dans un essai Sur le sentiment du beau, à peu près contemporain de son Histoire de l'art. Elle fait intervenir deux facultés, appelées également « sens » pour rendre plus apparente la nécessaire concomitance de leur action : le « sens externe », l'instrument de l'émotion à atteindre - pour Winckelmann essentiellement la vue - , qui reçoit les impressions et dont on ne saurait trop perfectionner l'unique vertu, « l'exactitude »; et le « sens interne », qui tend aux impressions un « second miroir » et est le « siège » de l'émotion, et dont les qualités n'accompagnent pas naturellement l'exactitude du sens externe. Winckelmann le veut « rapide » dans ses réactions à l'image qui lui parvient, proprement « plastique » dans la reproduction vivante et totale qu'il en donne, et surtout « délicat » - ce à quoi l'éducation et l'exercice ne peuvent rien. La beauté, étant « harmonie », ne saurait agir elle-même que délicatement sur le sens qu'elle affecte et, n'admettant d'autre expression que le « calme », elle exige pour se révéler un calme où la raison puisse jouer librement : « Ici, il n'est pas besoin d'un Pégase, pour nous élancer dans les airs, mais de Pallas, qui nous guide. » Et la délicatesse du « sens interne » présuppose qu'il s'est de lui-même purifié de toutes les « intentions », de tout ce qui pourrait altérer sa réceptivité parfaite, - qu'il se trouve par nature accordé avec « l'indétermination » du beau 10 • Une telle esthétique semble trouver en soi sa justification; elle n'implique pas de référence à des chefs-d'œuvre de la plastique et aurait pu être déduite par le raisonnement seul des mythes platoniciens de la beauté, ce que Winckelmann suggère expressément lorsqu'il reproche à tous les écrits sur l'art « depuis Platon » d'être « vides quant au beau en général » et « vulgaires par leur substance », et lorsqu'il exprime le regret de n'avoir pu insérer dans son Histoire de l'art, n'écrivant point, hélas! pour des Grecs, « un dialogue sur la beauté dans la manière du Phèdre ». Aussi bien cette esthétique est-elle anticipée dans deux phrases de ses Pensées sur l'imitation auxquelles on a fort justement coutume de la ramener, et où l'inébranlable assurance de l'accent ne doit rien à une perception directe des œuvres d'art qu'elle paraît cependant présupposer. A Dresde, lorsqu'il a écrit ses Pensées, Winckelmann n'avait eu sous les yeux que des moulages de statues antiques et quelques originaux « entassés » les uns et les autres, ainsi

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qu'il l'a dit, « dans un hangar » et de manière telle qu'on pouvait « les voir, mais non les contempler )) ; il n'avait vraiment pris pour objet d'études qu'une collection de pierres gravées dont beaucoup lui paraissaient suspectes; et il affirmait pourtant : « Le caractère général éminent des chefs-d' œuvre grecs est enfin une noble simplicité et une grandeur calme, aussi bien dans l'attitude que dans l'expression. De même que les profondeurs de la mer restent en tout temps paisibles, si furieuse que soit sa surface, de même l'expression, dans les figures des Grecs, montre parmi toutes les passions une âme grande et sereine. )) On est frappé de la manière dont les mots se balancent et se rectifient, lors de la détermination des valeurs : dans les beautés fragmentaires que nous offre le monde sensible, la « simplicité )) est bien plutôt « calme )) que noble, et « noble » au contraire la « grandeur »; mais dans la beauté qui a retrouvé son unité grâce à l'art, ce qui risquerait en soi d'être terne doit se relever, comme doit s'apaiser ce qui risquerait de perdre toute mesure. Il n'y a là qu'une exigence théorique, qu'un impératif de la raison de Winckelmann touchant ce qu'il appelle, avec un excès d'insistance, le « beau en général )> : un beau que les œuvres de l'art doivent rendre sensible, mais qui se laisse sans elles concevoir 11 • Il en est des études très limitées auxquelles Winckelmann a pu se livrer avant ses douze années romaines comme de l'influence qu'ont eue sur lui les artistes dont il a recherché l'enseignement et que leurs luttes contre les surcharges et le pathétique appuyé du baroque, partout présent à Dresde, conduisaient vers un idéal grec de pureté et de simplicité : tout cela a été entraîné et sublimé dès l'abord par le platonisme. Quand, à Rome, Winckelmann s'est trouvé en face des quelques œuvres de la statuaire grecque alors mises au jour, il les a vues s'établir sur les degrés idéaux qui mènent des beautés fragmentaires autour de nous à la « beauté divine )) saisie dans son unicit6. Et c'est selon cet échelonnement qu'en 1764 son Histoire de l'art les a restituées à ses contemporains, dans des descriptions aussi minutieusement précises que lyriques. Tout en bas est le pseudo-gladiateur du palais Borghèse, simple « réunion des beautés naturelles ... sans adjonction de l'imagination ». Au degré du beau en soi, malgré une exécution partiellement défectueuse des membres inférieurs, se situe le pseudoAntinoüs : Poussin le louait comme le modèle accompli des proportions de la forme humaine, Winckelmann reconnaît dans son visage, où fo héros s'annonce sous l'adolescent, une traduction achevée

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de l'unique expression compatible avec la beauté, le « calme de l'âme »; il le voit tout absorbé « dans le repos et pour ainsi dire la jouissance de soi-même, avec des sens recueillis et détournés de tous les objets extérieurs ». Plus haut encore dans l'ordre du vrai beau se place le Laocoon; et Winckelmann en donne une interprétation si évidemment partiale qu'elle semblait appeler la contradiction et qu'autour de ce groupe, où il eût pu aussi bien retrouver le pathétique outré du baroque, va graviter périodiquement, avec Lessing, Goethe, Schiller même, l'esthétique du préclassicisme et du classicisme allemands. Les valeurs discrètement paradoxales où Winckelmann avait situé par la réflexion l'essence de l'art grec - « noble simplicité », « grandeur calme », « âme grande et sereine >> s'exaspèrent dans le paradoxe fondamental : « Là où est mise la plus grande douleur se montre aussi la plus grande beauté. >> Au corps d'un homme tordu à la fois par le mal physique, sous l'étreinte et la morsure d'un serpent monstrueux, et par le désespoir de laisser périr avec lui ses deux fils, l'artiste ne pouvait donner qu'une expression intense; et pourtant elle reste sans violence, car derrière la douleur il fait apparaître la « force consciente de l'esprit qui cherche à se ressaisir contre elle », et cette rectification du pathétique par la beauté se résume dans un trait : Laocoon « se plaint, mais ne crie pas ». On approche de la beauté suprême avec le pseudo-torse d'Hercule, cher à Michel-Ange; ce ne peut être, selon Winckelmann, qu'Hercule après le bûcher et « purifié des scories de l'humanité par le feu », un Hercule au « repos >> et revivant parmi les dieux 'les travaux terrestres, comme le suggère « son dos pour ainsi dire courbé en de sublimes méditations »; car si la tête manque où ces méditations s'étaient inscrites, on n'en regrette pas l'absence, tant la matière se trouve ici élevée au spirituel. Et, avec l'Apollon, est atteinte la beauté divine; il apparaît comme une forme pure où « l'artiste n'a pris de matière que juste ce qu'il fallait pour exécuter son intention et la rendre visible ». Le contempler, c'est retrouver l'accès au monde des idées qu'évoque Platon dans le Phèdre, et où l'idée de beauté luit d'un éclat sans égal, c'est « aller en esprit dans le royaume des beautés incorporelles ». Par l'expression, d'ailleurs, le dieu rejoint le visage de l' Antinoüs et le torse d'Hercule : vainqueur de Python, il garde quelque « mépris » sur les lèvres, quelque « dépit » même dans un léger gonflement de ses narines, mais « la paix qui flotte sur son front, dans un calme bienheureux, n'en est pas altérée 12 ».

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De tous les paradoxes dont Winckelmann compose sa théorie du beau, c'est là le plus évident : la plastique, captive de la ma· tière bien plus que tous les autres arts, doit, pour se hausser au beau absolu, faire oublier la matière, non seulement celle qu'elle utilise, et qui est toujours selon lui le marbre avec sa blancheur idéalisante, mais le corps humain qu'elle reproduit, et qu'il lui faut ramener à une forme parfaitement lisse, sans veines, ni mus· cles, ni nerfs, comme est le corps de ce dieu. Et c'est ici que l'esthétique de Winckelmann révèle ses origines strictement déductives et atteint un point de rigueur où nul artiste ne pouvait le suivre, pas même son ami Mengs, ce peintre saxon qui, à Rome, dans une trop grande proximité des chefs-d'œuvre d'autres épo· ques, pratiquait glorieusement un assez piètre académisme « Mengs dit quelque part de l'Apollon du Belvédère, notera Goethe dans son Voyage en Italie, qu'une statue qui joindrait à un style d'une telle grandeur davantage de vérité de la chair, serait ce que l'homme peut concevoir de plus grandiose 13• » Le mot d'ordre traditionnel de l'esthétique avant Winckelmann était l'imitation de la nature; il y substitue à l'usage de chaque artiste, comme un impératif de la raison, l'imitation des Grecs, et ne croit énoncer qu'un fait d'évidence. Car la nature étant le lieu où l'homme connaît par les sens des beautés éparses, son imitation ne peut se proposer que la découverte des voies qui mènent d'elles à l'intuition de la beauté unique. Or, ces voies, les artistes grecs les ont parcourues jusqu'au bout; et choisir la nature, et non leurs œuvres, pour objet d'imitation, ainsi que l'a enseigné le Bernin, c'est prendre « à tout le moins un chemin plus long et plus pénible ». Ce chemin est même si périlleux, selon les égarements du baroque, que suivre la « règle grecque de beauté » signifie parvenir « sûrement >> à l'imitation de la nature. Winckelmann met sur la notion de règle une emphase sans égale : en l'occurrence, la « règle de beauté » détermine la connaissance de la beauté intérieure, de la « belle nature », comme de la beauté extérieure, du « contour noble », et de tout un ensemble de préceptes techniques permettant à l'exécution de s'égaler à l'idée. Il a vécu juste assez dans la familiarité d'artistes mineurs pour bien connaître, de l'acte proprement créateur, les prouesses de virtuose, et pour croire que « cette main sûre et exacte des Grecs a dû nécessairement être guidée par des règles plus précises et plus éprouvées que celles qui sont en usage chez nous ». Il pose donc au début de ses Pensées, comme un axiome, le principe que

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l'on attendrait en conclusion d'une suite de raisonnements et d'exemples, et il en accuse par une antithèse dans les mots le caractère délibérément paradoxal : « L'unique moyen pour nous de devenir grands, voire, si cela est possible, inimitables, est l'imitation des Anciens 14 ••• >> Le sacrifice de la recherche personnelle à l'imitation lui semble comporter, de la part de l'artiste moderne, autre chose qu'un consentement résigné. D'abord, les règles à atteindre - et en ceci le Laocoon mérite d'être considéré comme une « règle parfaite de l'art n - ne sont nulle part ailleurs que dans les œuvres; inviter l'artiste à les y retrouver pour soi, c'est en appeler à ses dons véritables, non à quelque faculté subalterne. Puis l'imitation fait intervenir ces dons eux-mêmes, et participe ainsi de l'acte créateur, dans toute la mesure où elle s'oppose à la reproduction pure et simple. Au stade des Pensées, Winckelmann était trop engagé dans la révélation qu'il communiquait, et trop limité en elle par la médiocrité du milieu de Dresde qui la lui avait confirmée, pour en percevoir l'objet dans son ambiguïté fondamentale. C'est à Rome seulement, grâce à une familiarité avec les œuvres de la décadence de la tradition italienne, qu'il a cru découvrir par antithèse la vraie nature de l'imitation et qu'il en a fait la théorie dans un bref essai Sur la contemplation des œuvres d'art. Selon le rôle qu'il attribue à la raison lors de l'enfantement de l'idée du beau, seule l'absence de pensée détermine la reproduction « servile n, le recours à des « formules )) tirées des œuvres antiques; en revanche « la chose imitée, si elle est traitée avec raison, peut pour ainsi dire adopter une autre nature et devenir quelque chose de personnel J), Et il cite en exemple telle tête de statue antique reprise dans une toile par le Dominiquin, tel profil de médaille reproduit par Poussin et authentiquement « transposé )) d'un art dans l'autre. Poussin, cependant, s'il a « étudié l'antiquité plus que ses prédécesseurs ))' se connaissait trop lui-même pour s'être jamais « risqué dans les grandes choses >>. Et si l'on veut comprendre ce que peut donner l'imitation bien comprise, il faut remonter au siècle d'or de la peinture italienne et, en fait, à Raphaël 15• Certes, Winckelmann se garde de méconnaître Michel-Ange, le « plus grand sculpteur après les Grecs )) et qui a retrouvé leurs voies; dans ses Pensées, il se hasarde même à reconstruire les procédés dont se servait ce « Phidias des temps modernes ))' selon Vasari, pour créer dans le « vrai goût de l'antiquité >>. Mais si

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l'immense ouvrage de Vasari culminait en l'image de Michel-Ange, un dithyrambe sur Raphaël occupe le centre des Pensées, et toute l'expérience romaine de Winckelmann le confirmera. Raphaël sera encore l'artiste moderne le plus souvent évoqué dans l' Histoire de l'art, qui a pour objet essentiel, comme l'annonce la préface, « l'art des Grecs ». Et, à Rome, Winckelmann a pu éprouver l'orgueil d'avoir le premier établi l'absolue conformité de ses figures avec le canon de la beauté grecque, - d'avoir écrit, à Dresde, sur l'idéal de « noble simplicité » et de « grandeur calme » : « ce sont là les qualités qui font l'éminente grandeur d'un Haphaël, à laquelle il est parvenu par l'imitation des Anciens ». Pour une fois, la perception directe avait accompagné l'intuition. Au tournant du XVIII• et du XIX" siècle, les Romantiques iront à Dresde méditer, devant la Madone de saint Sixte, sur l'énigme de l'art et implorer d'elle sa révélation; et si, alors, ils avaient rejeté pour une part les théories de Winckelmann, ils sont pourtant tous tributaires de son agenouillement devant le beau absolu, en prélude à sa conversion ambiguë au catholicisme, et devant l'unique maître moderne pour qui le beau absolu ait été une présence vivante : « Voyez la madone avec son visage plein d'innocence et, à la fois, sa majesté qui passe celle d'une femme, dans une attitude de repos heureux, dans ce calme que les Anciens faisaient régner dans les statues de leurs divinités. Quelle grandeur et quelle noblesse dans tout le contour de sa forme! L'enfant à son bras s'élève au-dessus des enfants ordinaires par un visage où, à travers l'innocence de l'enfance, semble luire un rayon de divinité ... Certes, le temps a dérobé beaucoup de l'éclat apparent de cette peinture, et l'intensité des couleurs en est altérée pour une part, mais l'âme que son créateur a insufflée à l'œuvre de ses mains l'anime maintenant encore 16• » On a dans ce texte comme un abrégé des enseignements que Winckelmann veut transmettre aux artistes d'un siècle où le peintre figurait effectivement l'artiste en soi. Au stade de ses Pensées, et d'abord parce qu'il vit à Dresde parmi des petits maîtres du pinceau et du burin, il ne peut contester la supériorité de la peinture moderne sur ce que « le temps et la fureur des hommes » ont laissé subsister de la peinture des Grecs. Il se couvre de la > qu'il y a en principe à ce qu'elle ait attesté aussi les vertus de leur statuaire pour concéder que, remarquable par « le dessin et l'expression », elle mérite, d'après le peu qu'on en connaît, d'être condamnée, dans une comparaison avec des œuvres

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modernes, quant à la « perspective », aux « lois de la composition » et au« coloris»; il fait même un peu l'éloge d'un domaine de l'art que les Grecs ont ignoré, les « paysages, singulièrement ceux des peintres hollandais ». Mais cet éloge ne lui coûte pas plus que ses concessions sur les perfectionnements de la science picturale, car l'essence de la peinture, telle que son platonisme lui impose de la comprendre, ne s'en trouve nullement affectée. Si la sculpture, partant de la matière, doit entraîner l'esprit « dans le royaume des beautés incorporelles », la peinture pareillement s'arrache au monde des sens pour s'étendre à « des choses qui ne sont pas sensibles », qui représentent son « but suprême » et que précisément, d'après des textes anciens, les peintres grecs se seraient efforcés d'atteindre. Par opposition avec tout ce qu'un tableau semble retenir du moment présent, l'essentiel de la peinture sera défini encore : « la représentation des choses invisibles, passées et futures 17 ». La part déterminante que Winckelmann reconnaît à la raison dans la conception autant que dans la création de l'œuvre, et qui exclut tout hasard, et la primauté qu'il attribue à l'artiste dont l'âme a « appris à penser », le disposaient à enfermer la peinture dans l'allégorie, dans « des images qui signifient des concepts géné· raux ». Or, les figures allégoriques, par lesquelles le peintre rejoint d'après lui le poète, appellent exactement les ressources qui se laissent tirer de la sculpture grecque et retransposer : « l'âme », le « calme » entièrement passé dans l'attitude, le « contour » à quoi se réduit le corps. « La couleur, enseigne l' Histoire de l'art, contribue à la beauté, mais n'est pas la beauté elle-même », et encore : « •.. ce n'est pas elle, mais la forme qui en constitue l'essence ». Rien ne définit mieux la position de Winckelmann envers la peinture qu'avant ses années romaines, ses jugements sur le maître de la couleur qu'il appelle obstinément « le grand Rubens » : il le louange jusqu'au dithyrambe pour s'être engagé à fond dans la peinture allégorique, mais il le dit aussi « très éloigné du contour grec quant aux corps, et le plus éloigné dans celles de ses œuvres qu'il a faites avant son séjour en Italie et avant l'étude des antiques 18 ». Ce séjour en Italie, dont il ne songe pas à se demander si Rubens y a exalté son sens de la couleur, il devait en établir la théorie à Rome même, et en généralisant sa propre expérience de l'art. Pour qui a naturellement le sens du beau, ce séjour doit conclure toute une éducation systématique de l'œil, acquise grâce aux 14

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chefs-d'œuvre de l'antiquité et de la Renaissance qui auront été étudiés sur des reproductions fidèles; alors, il se présentera à l'esprit comme un passage de ces reproductions aux « originaux », c'est-à-dire conduira à Rome, que Winckelmann isole à la fois du reste du monde et, par rapport à Florence et Naples qu'il dédaigne, du reste de l'Italie. Aux statues grecques et aux tableaux de Raphaël, Rome joint, pour rendre complète une formation artistique, la « somme du beau en architecture l>, la basilique de SaintPierre. Aboutissement d'un don initial et d'un long effort, le séjour romain signifie l'étape décisive d'une vie d'homme. Et il en va de l'artiste comme de l'amateur d'art; il ne devient tel que pour avoir reçu à Rome une initiation à la beauté, et ne reste tel que s'il lui fait déterminer à jamais ses créations. Winckelmann qui a su montrer le premier, et dès ses Pensées, en quoi l'art grec présuppose le ciel, le climat, le type humain, voire la vie sociale de l'unique Grèce, déduit de cet art admirablement enraciné que l'homme moderne ne va vers l'art et ne s'y maintient, comme luimême, qu'au prix d'un total déracinement. C'est le suprême paradoxe entre tous ceux qui composent son esthétique, et il ne l'a jamais mieux formulé, et avec plus de naturel dans l'enthousiasme, que par cette injonction au sculpteur danois Wiedevelt qu'il avait bien connu à Rome : « Enfantez une beauté grecque sous le ciel du pays des Cimbres 19 ! >> Les cheminements qui l'avaient porté de son platonisme initial à l'étude des statues antiques comme réceptacles du beau, et que trahissait, dès les premières pages des Pensées, sa référence à Platon et à « un exégète ancien de Platon >J, à Proclus parlant du Timée, se résumaient plus loin dans une affirmation péremptoire où le rapport des valeurs paraissait renversé : « La noble simplicité et la calme grandeur des statues grecques sont aussi le signe distinctif des écrits grecs de la meilleure époque, des écrits de l'école de Socrate . >> Les milieux de l'humanisme allemand, d'où Winckelmann était issu, pouvaient-ils le laisser conclure ainsi de l'art de la Grèce à sa littérature et, au-delà, à l'âme grecque elle-même ? Lessing, toujours à l'affût d'un déùat, allait s'autoriser de deux incursions de Winckelmann dans la poésie, à propos du Laocoon - il le dit « aussi inimitable qu'Homère l>, mais oppose le « gémissement >> que suggère la bouche entrouverte du père aux « cris horribles)) que lui prête Virgile dans I'Enéide - , pour renouveler contre lui, et en s'aidant de son esthétique, la querelle maintenue tout au long du siècle sur l'ut pictura poesis d'Horace 20 •

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Les problèmes du tragique, - de l'authentique tragédie qu'attendait encore la scène allemande et qu'il se croyait en mesure de lui donner, l'accaparaient alors; et ils le dirigeaient vers le Philoctète de Sophocle comme vers l'œuvre la mieux soustraite à la hâtive généralisation qui menaçait de confondre la « meilleure époque » de la poésie grecque avec celle de la décadence de la tragédie. « L'idée de la douleur physique » atténuée selon Winckelmann dans le Laocoon, se trouve non seulement placée, dans le Philoctète, à l'origine du pathétique, mais Sophocle s'y applique «merveilleusement », selon Lessing, « à la renforcer et à l'élargir >>. Et l'analyse de la pièce qui ouvre son traité devait frapper juste, car Winckelmann, durant ses années d'études à Halle, avait partagé entre Sophocle et Homère sa première ferveur pour la Grèce. Toutefois si l'archéologue en lui, par excès de fidélité envers une certaine esthétique, venait de prendre dangereusement le pas sur l'humaniste, Lessing, pour le rectifier efficacement, devait atteindre à une esthétique personnelle, c'est-à-dire dépasser l'humanisme en s'improvisant archéologue. D'après la première partie de son Laocoon parue en 1766, et qu'il devait seule achever, il y réussit fort mal, qu'il s'essaie à dater le fameux groupe qui lui fournit son titre, ou qu'il expose une « découverte >> personnelle touchant le gladiateur du palais Borghèse 21 • Winckelmann avait porté dans les œuvres qu'il décrivait une conception du beau qui leur était préexistante, mais du moins avait-il formé son œil à la perception des images, dans un milieu d'artistes, et n'avait-il été jusqu'au bout de ses considérations qu'après une contemplation de ces œuvres toujours reprise; Lessing, au contraire ne traite de la plastique que par le seul raisonnement. Il croit qu'elle a d'abord, comme les autres arts, ses lois pour l'esprit, et qu'on y accède le mieux en descendant de ses lois aux œuvres, non en remontant des œuvres à ses lois. La comparant à la poésie, pour les délimiter l'une d'après l'autre, il entend « déduire la chose de ses premiers principes ». Toutes les démarches de la raison dans son Laocoon rendent prévisible l'échec total du séjour de près de huit mois qu'il devait faire en Italie, durant l'année 1775, et qui l'a par deux fois conduit à Rome. L'absence de toute allusion à quelque statue ou tableau, dans ses lettres de voyageur éternellement insatisfait, ne saurait s'expliquer que par le sentiment d'une impréparation en face des œuvres, ou mieux de l'inutilité de les voir, même le Laocoon, puisqu'il les avait théoriquement jugées. L'inefficacité relative de

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son attaque contre Winckelmann s'explique par là : Lessing rend provisoirement impossible l'extension à la poésie des normes du beau tirées de la statuaire, mais loin d'ébranler leur valeur quant à la plastique, il la confirme, voire la généralise. Des « premiers principes » auxquels elle remonte, sa raison est habile à « déduire >> une opposition entre la poésie - l'épopée surtout et le drame - et la plastique : elles évoquent l'une et l'autre des corps humains engagés dans des actions, mais la plastique a essentiellement pour objets des (< corps », car elle imite la nature à l'aide de signes « naturels » et coexistants dans l'espace, et la poésie a essentiellement pour objets des « actions », car ses imitations de la nature utilisent dans le temps des signes successifs et d'ailleurs « arbitraires ». La plastique ne fait que suggérer les actions par les corps, la poésie que suggérer les corps par les actions - et Homère réalise comme nul autre la totale métamorphose en actions des figures humaines qu'il représente. Art du coexistant, la plastique ne peut utiliser qu'un moment unique de l'action où le corps est engagé; elle se trouve donc amenée à choisir le plus significatif, à savoir le beau en tant qu'il est unité dans une diversité identifiable d'une fois; par contre les éléments du beau déroulés successivement, selon les exigences de la poésie, ne reconstituent pas le beau lui-même. Ainsi le beau ne définit pas la plastique grecque parce que l'âme grecque tout entière tendrait vers lui, et exclusivement, mais parce qu'il figure la fin dernière de toute plastique; la beauté idéale des statues grecques n'atteste chez leurs auteurs qu'une connaissance sans lacune des lois de leur art 22 • La doctrine de Winckelmann se trouve désormais enfermée dans les bornes de la plastique; mais elle y gagne en force, car sans vouloir enseigner l'imitation des Grecs, Lessing aboutit à la faire apparaître comme inévitable, si leur plastique est un absolu. Et, ne citant guère Winckelmann expressément que pour le contredire sur quelque détail, il ne peut parler de la beauté en son nom propre sans révéler le pouvoir de fascination que les grands mots d'ordre de!! Pensées et de l' Histoire de l'art exercent sur son esprit. C'est ainsi qu'il écrit, quant au refus de l'expression chez les artistes grecs : « La fureur et le désespoir ne souillaient aucune de leurs œuvres. J'ose affirmer qu'ils n'ont jamais représenté une furie. » Et on peut voir le signe de cette influence envoûtante dans le choix qu'il fait dès l'abord du mot « peinture » pour désigner, tout au long de son essai, les arts plastiques en général. La fidélité envers Horace n'y saurait être méconnue, mais

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combien moins encore l'unité de la plastique, que Winckelmann avait voulu imposer en tirant pour les peintres modernes la leçon de la sculpture grecque et en la leur montrant déjà transposée par Raphaël. Et si l'on est tenté de penser que Lessing eût en quelque façon émancipé la plastique de l'exigence du beau, dans les deux parties de son traité prévues encore, l'étude des notes abondantes qu'il en a laissées atteste que sa raison, détachée de toute vision des œuvres, eût aggravé l'assujettissement de la plastique à la « loi » qu'elle lui avait reconnue 23 • Winckelmann, s'il préconisait une peinture allégorique, ne méprisait pas l'enrichissement apporté par les Hollandais à l'art du paysage; Lessing, au contraire, déduit du principe que la beauté suprême existe seulement par le « corps humain >> et au prix de son « idéalisation », un verdict sans appel sur le « peintre de fleurs et de paysages >> : « Il imite des beautés qui ne sont pas susceptibles d'être idéalisées; il travaille donc uniquement avec l'œil et la main, et, à son œuvre, le génie a peu de part ou n'en a pas du tout. >> Lorsqu'il parle seulement d'art, Lessing ne dépasse Winckelmann qu'en l'exagérant; et le dernier de ses essais d'esthétique, Comment les Anciens ont représenté la mort, n'est réussi que parce qu'il porte à son point d'achèvement le culte institué par Winckelmann autour du beau, en lui faisant rejoindre le culte proprement dit, l'adoration religieuse. L'esprit discursif de Lessing, qui ne connaît pas de meilleur chemin vers l'idée que la comparaison de valeurs contradictoires, oppose ici l'idéalisation que les Grecs ont répandue sur la mort, comme sur tout ce qui est de l'homme, par la figure du jeune gènie qui ren· verse un flambeau, et le hideux réalisme où le monde chrétien emprisonne la mort avec l'image du squelette. Péché, damnation, décomposition du corps, le christianisme ne semble imposer à la conscience que des objets d'effroi; et pourtant il parle à l'occasion, d'un « ange de la mort ». Préludant de loin à ses luttes religieuses par une distinction radicale entre la « religion mal comprise >> et la religion « vraie >> et « comprise comme il faut )), mais ne voulant à cette distinction d'autre cause que la réconciliation possible avec la beauté, Lessing parle soudain un langage inconnu en son temps et, comme il lui laisse dans le maniement des concepts une certaine indétermination à laquelle son style répugne d'ordinaire, un langage tout proche de celui que vont parler les Romantiques trente années plus tard : « Seule la religion mal comprise peut noQ5 éloigner çlu heirn, et c'est une preuve en faveur de

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la vraie religion, de la religion vraie et comprise comme il faut, qu'elle nous ramène au beau de toutes parts 24 • »

LA RÉINTERPRÉTATION DES ARTS PLASTIQUES PAR LE STURM UND DRANG : 1) HERDER ET LA LIBÉRATION DE LA PEINTURE.

L'année où Lessing marquait ainsi une dernière fois son passage par l'esthétique à la suite de Winckelmann, Herder arrivait à elle avec ses Sylves critiques ou Considérations sur la science et l'art du beau, dont la première portait curieusement en épigraphe : « Dédié au Laocoon de Mr. Lessing. » Cette filiation avouée n'excluait pas toutefois un rattachement de Herder, par-delà Lessing, à l'homme qui avait convié les humanistes d'Allemagne à ne pas chercher la Grèce uniquement dans des textes et par les seules ressources de la prosaïque philologie. Herder, que ses premiers essais critiques montrent prisonnier du travail érudit au point que s'y engluent ses intuitions poétiques, se trouvait d'abord si démuni en face de l'art qu'il avait de lui-même simplement puisé chez Winckelmann une invitation à persévérer dans l'humanisme, mais à s'y hausser jusqu'à ce degré dernier de connaissance où Winckelmann lui apparaissait. Et, dans la Deuxième série de ses Fragments, il avait fait l'annonce, et établi comme le programme, du personnage qu'il nomme « un Winckelmann allemand », et où il a dû se mirer lui-même avant que Friedrich Schlegel s'y retrouve à son tour : « Un Winckelmann traitant de l'art ne pouvait s'épanouir qu'à Rome, mais un Winckelmann traitant des poètes peut apparaître même en Allemagne et parcourir un grand bout de route en compagnie de son prédécesseur romain. » Une telle ambition exclut évidemment toute réserve profonde devant l'exemple dont elle a choisi de s'inspirer. Winckelmann a, selon Herder, « montré de loin aux artistes le mystère des Grecs »; et, dans la première Sylve critique, contemporaine de sa mort, le ton s'élève et devient celui du dithyrambe, en lointain prélude à l'image grandiose que Goethe allait construire en 1805 : Winckelmann est « un Grec ... qui a resurgi de la cendre de son peuple pour illuminer notre siècle ». Herder ne peut le lire que c< comme un Homère, un Platon », et comme il regardait lui-même cc son Apollon ;>; seul

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« un ignorant et un insensible » osera nier après lui que, chez les Grecs, « la loi fondamentale de l'art plastique ait été la beauté 25 ». On retiendra ce singulier, bien dans l'esprit de Winckelmann et qui se trouve utilisé justement à sa louange, mais qui contredit la propre thèse de Herder dans ses Sylves, sa conviction qu'entre les deux arts rapprochés par une commune désignation il existe « des différences considérables ». Et c'est ici qu'intervient l'influence du traité de Lessing et de son titre appuyé Laocoon ou Sur les limites de la peintnre et de la poésie. Si Lessing avait abordé l'esthétique sans préparation autre que livresque, rien ne lui était du moins plus naturel que de fixer ainsi des « limites » autour de ), elle devait prendre pour lui une étrange force suggestive du moment qu'il la voyait rattachée par Lessing, dans ce qui semble une contradiction, à l'un de ces agrandissements de sens dont il est personnellement coutumier. Ainsi s'explique la dédicace de sa première Sylve, non à la mémoire de Winckelmann qu'il exalte dans l'ensemble, ni à Lessing qu'il combat, mais au traité qui lui a fourni de toutes pièces cette idée et lui en a proposé par antithèse un usage original. En 1778, sa Plastique, qui apporte la version définitive de sa réponse au Laocoon, et qu'il dit lui-même « écrite pour la plus grande partie dans les années 1768 à 1770 », présentera les choses différemment; mais on a de la peine à admettre qu'il ait « longtemps fait des recherches sur le concept proprement dit qui... sépare la sculpture et la peinture ))' car de telles recherches demeu-

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rent précisément en dehors des démarches ordinaires de son esprit. On croira bien plutôt qu'il a vu jaillir d'une lecture du Laocoon cet appel à son irrationalisme profond : s'il existe entre la plastique et la poésie des limites que se plaît à tracer la raison avec ses ressources analytiques, son appareil de « signes » naturels ou arbitraires, coexistants ou successifs, il en existe surtout dans la plastique elle-même, et elles vont plus loin que les jeux de la raison, car elles se trouvent données à l'homme avec sa vie sensible; la sculpture est, en l'occurrence, indépendante de la peinture comme le toucher l'est de la vue 26 • Partant d'une détermination de Lessing, la pensée de Herder était venue se raccorder à un paradoxe de Diderot. Déjà Rousseau avait utilisé dans I'Emile la Lettre sur les aveugles à l'usage de ceux qui voient : il avait prononcé selon Diderot une rédemption du toucher dans l'ensemble de la vie affective; il en avait demandé l'éducation systématique, pour garantir à l'enfant un usage intégral de ses sens et pour lui permettre de prévenir certaines erreurs dans l'appréhension des objets; il avait posé comme impérative la nécesf.ité « d'assujettir l'organe visuel à l'organe tactile » et amorcé ainsi un procès de la vue comme instrument de connaissance que Herder, endetté envers lui plus qu'aucun autre esprit dans le siècle, allait reprendre et mener à une conclusion provisoire. Lorsque Herder dit et répète avec mépris à Goethe, durant leurs entretiens de Strasbourg : « Tout est simplement regard chez vous » et lui enseigne à « tâtonner » vers la révélation qui dépasse l'image, on ne peut, certes, oublier l'insuffisance organique de ses dons visuels, qui passe de loin leur inéducation, la maladie des yeux dont à Strasbourg justement il cherchait la guérison. Mais chez cet homme des livres, on doit se rappeler plus encore qu'il avait lu dans l' Emile : « Autant le toucher concentre ses opérations autour de l'homme, autant la vue étend les siennes au-delà de lui : c'est là ce qui rend celles-ci trompeuses_,, Ainsi la vue est de tous nos sens le plus fautif, précisément parce qu'il est le plus étendu. » Toutefois Herder ne cite pas Rousseau dans sa Plastique, mais la fait s'ouvrir sur la phrase : cc Cet aveugle-né qu'observa Diderot-.. », et partant convie à lire son fragment de traité comme un appendice à la Lettre, comme une suite de savantes variations sur un thème que Diderot, selon sa manière, avait abandonné aussitôt après l'avoir révélé dans ses nuances les plus secrètes 27 • A l'inverse de Rousseau, chez qui l'éducateur et le moraliste

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posent non sans ostentation au censeur de l'art, Diderot avait parfaitement saisi les prolongements esthétiques de son apologie du toucher, les avait accueillis pour leur aspect paradoxal et, au centre de sa Lettre, à propos du mathématicien aveugle Saunderson qui, promenant ses doigts sur des médailles, « discernait les vraies d'avec les fausses », il avait logé ces conjectures : c< Voilà certainement des choses plus difficiles à faire que d'estimer par le tact la ressemblance d'un buste avec la personne représentée; d'où l'on voit qu'un peuple d'aveugles pourrait avoir des statuaires et tirer des statues le même avantage que nous ... Je ne doute pas même que le sentiment qu'ils éprouveraient à toucher les statues ne fût beaucoup plus vif que celui que nous avons à les voir. » Paradoxe pour paradoxe, Herder ne pouvait guère ajouter à Diderot que la conclusion apparemment donnée avec ces prémisses, et il n'y a pas failli : cc L'artiste plastique aveugle, même aveugle de naissance ... ne le cède pas en plastique pure à celui qui voit et, à égalité de valeur, il devrait même vraisemblablement le snrpasser. » La simple probabilité, chez Diderot, c'est l'existence d'un sculpteur qui se formerait sans le moindre recours à la vue; chez Herder, c'est la suprématie qu'il aurait dans son art, - non plus son existence, qui va de soi. On mesure ici combien la naissante ec>thétique en Allemagne, de Winckelmann à Lessing et de Lessing à lui, achevait de se soustraire aux réalités de l'art, aux nécessités élémentaires de la création, voire avec lui se satisfaisait si bien de son propre arbitraire qu'elle ne prenait pas le moindre appui sur des œuvres et édictait ses préceptes dans l'absolu : cc Que l'on puisse voir des statues, voilà ce dont personne n'a douté, mais que l'on puisse originellement déterminer en partant de la vue ce qu'est une forme belle, - que ce concept trouve dans le sens de la vue sa cause originelle et son juge suprême, voilà ce que l'on peut non seulement mettre en doute, mais franchement nier 2s. » Si en marge de ses déductions, dont le flux l'entraîne, Herder cite Falconet à deux reprises, dont il semble bien connaître les Réflexions sur la sculpture, c'est comme un artiste qui a cc réfléchi » et s'est voulu théoricien à sa manière, mais qui n'a pas tracé « philosophiquement » de limites entre les arts, et qui donc ne lui retire rien de sa propre tâche. Une fois refermée sa Plastique, on a moins d'illusions encore qu'après la lecture du Laocoon sur l'enrichissement qu'apporterait un jour à Herder le voyage en Italie où l'astreignait l'esprit du siècle; il l'a prolongé sur une

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année entière, d'août 1788 à juillet 1789, sans y trouver plus que Lessing l'occasion de conduire son traité à l'achèvement. Et il n'adopte pas comme Lessing la figure d'un étranger de passage que les choses de l'art laissent indifférent; il se sent perdu dans un univers qui fait appel de toutes parts à ses sens, à celui surtout dont il a constamment rabaissé le pouvoir; il lutte contre cet univers, pour se justifier devant soi de son incapacité à le saisir; il se prétend disposé par lui à des exigences exclusivement spirituelles, et il écrit de Rome : « Là où tout relève du sensible, on devient soi-même insensible; on cherche avec l'âme quelque chose que l'on ne trouve pas avec les sens. » Il n'est guère possible de remonter de ses décevantes expériences romaines aux constructions de sa Plastique sans retrouver en chemin cette formule de Goethe, alors son élève pourtant, dans le compte rendu d'un ouvrage conventionnel sur les beaux-arts : « Dieu préserve nos sens et nous garde de la théorie de notre sensibilité au monde 29 !. .. » Sous sa forme dernière, celle qu'elle a dans la Plastique, la théorie que s'était faite Herder laissait intacte l'affirmation sans doute la plus chère à Winckelmann, et que Lessing avait déjà recueillie fidèlement : l'indétermination du beau tel que l'ont conçu les Grecs; il la disait « suffisamment établie » par l'un et l'autre. Sinon, son attaque contre l'unité de la plastique atteignait plus durement encore que Lessing Winckelmann lui-même, à qui elle retirait d'abord tout ce qu'elle faisait perdre à Lessing avec le concept élargi de > de Diderot et de Rousseau - , mais dans l'ambiguïté où le situe le mot Gefühl, dont il use exclusivement et qui fait du sens lui-même et de la totalité du sentir un complexe indécomposable par l'analyse. Et jamais son absence de rigueur dans le maniement des concepts ne l'a servi à ce point; car la démarche du sentiment dans l'inspiration, telle que la décrivent ses essais de jeunesse et telle qu'il l'a enseignée à Goethe, emprunte chez lui, avec un naturel admirable, l'évidence de la main qui tâtonne vers une présence devinée. La louange du toucher comme correctif de la vue, dans sa Plastique, ne pouvait guère aller sans cette image qui l'avait comme épuisée par anticipation : Herder presse donc un jeune artiste qui n'a pu connaître par la seule perception visuelle une figure à représenter, de recourir au « doigt de son sens interne pour chercher en tâtonnant sur cette figure la forme de l'esprit ». Cet élargissement du concept hors de toute mesure explique l'étrange souci qu'a eu Herder de garantir métaphysiquement au toucher la place où il le haussait dans l'échelle des sens : « Tous les trois, vue, ouïe, toucher, ils sont l'un envers l'autre dans le même rapport que la surface, le son, le corps, ou que l'espace, le temps et la force, ces trois grands moyens de la Création infinie et par lesquels elle saisit et enserre toute chose. » La religion de Herder ayant toujours célébré la force comme l'essence de Dieu, l'on ne s'étonnera pas que le sens de l'homme mis sous son couvert devienne le sens pur et simple, le seul créateur de connaissance 30 • Là où, en son nom, il refuse à la vue toute sécurité et, quant aux arguments, ne fait que répéter Rousseau, il se sépare de lui par la solennité de l'accent : « Nous voyons tant de choses et si vite que nous ne touchons plus rien et ne pouvons plus rien toucher, alors que ce sens doit être continuellement la base stable et la caution du précédent. Dans tous les cas, la vue n'est qu'une formule en raccourci du toucher ... Dans la vue est le rêve, dans le toucher est la vérité » et, en écho, « la statuaire est vérité, la peinture est rêve ». Il faut passer sur le discrédit qui s'attache ici au mot « rêve » chez le prophète de la vie affective à son point le plus haut de griserie. Car Herder tient aussi à dire la légitimité et le caractère irremplaçable de la « belle illusion » que des formes et des silhouettes sans consistance créent sur une surface où « l'unité » de l'impression n'est introduite que par la lumière. Du fait que la vue enregistre spontanément la nature

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comme une surface déployée, comme un « grand tableau », il déduit pour « l'art de la vue » la nécessité de reproduire la nature « dans sa visibilité grande et belle )) et le loue d'y manifester effectivement une magie qui lui est propre : « Ceux-là manquent de sagesse qui méprisent les paysages ... , les rabaissent ou même avec un sérieux simiesque les interdisent à l'artiste. Autant lui dire que, peintre, il ne doit pas être peintre 31 • )) Le cas reste unique, sans doute, de ce génie totalement fourvoyé dans les arts plastiques et tirant de son mépris pour la perception visuelle une exaltation de la couleur aux dépens du dessin. Car si Herder paraît concéder à la peinture un élargissement de ses pouvoirs jusqu'à l'évocation de la figure humaine, et singulièrement dans « l'histoire », dans les scènes historiques où Winckelmann la voyait aller du réel à l'allégorie par l'idéalisation, il lui dénie au contraire toute idéalisation des contours et des lignes comme celle qu'introduit la transposition des statues sur la toile; il dirige à travers Poussin, et même sans le nommer, une suprême pointe contre Winckelmann, en raillant dans certains tableaux la « morne uniformité de ces figures aux longues cuisses et au nez droit, que l'on dit grecques ». Acculé à la rigueur par sa double polémique, il édicte pour la peinture ensemble cette « loi )) et cette « mission )) de reproduire des « fragments de nature », et il lui attribue en propre la beauté qu'engendre « sa toute puissance dans la lumière et la couleur n. Le romantisme, si souvent injuste envers Herder, ne pourra passer ici dans l'indifférence; et quand A. W. Schlegel, sans le moindre contact lui non plus avec les réalités de l'art, s'essaiera laborieusement à l'enrichir d'une esthétique, au début du siècle, il s'appropriera en leur quasi totalité, quitte à les atténuer parfois, les déterminations absolues de la Plastique et arbitrera entièrement dans son sens à elle le conflit qui la dressait contre le Laocoon 32•

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LA RÉINTERPRÉTATION DES Dans la grande lettre du 10 juillet ARTS PLASTIQUES PAR LE 1772 où Goethe dresse à l'intention STURM UND DRANG de son maître, et avec un désir évi2) GOETHE ET L'ART dent d'humilité, une somme de tou« CARACTÉRISTIQUE >>. tes les suggestions qu'il a reçues de lui oralement, il n'oublie pas de mentionner ce que les Sylves et la Plastique ont « revendiqué en faveur de la statuaire »; puis, reproduisant en disciple fidèle l'identité de la démarche du sentiment, dans l'acte de connaissance, et de la prise tâtonnante qu'a la main sur les objets, il déclare qu'il « ferme les yeux >> pour provoquer ou hâter en lui ce geste de l'inspiration. Et sans doute ne songe-t-il qu'à l'inspiration poétique. Mais précisément son lyrisme est d'un homme aux yéux grands ouverts sur le monde; et il se serait mutilé dans l'un de ses dons les plus rares s'il avait accepté de Herder cet enseignement où une impuissance physiologique cherchait à se légitimer ou à s'oublier. Goethe ne pouvait aller au sentiment que par une forme de sensation, l'image; et ses deux brefs écrits sur l'art, qui ont posé avec une sûreté infaillible et comme par jeu l'esthétique du Sturm und Drang, se ramènent à deux dithyrambes, l'un triomphalement déployé, l'autre d'un accent tout intime, en l'honneur de la perception visuelle, de « l'œil qui saisit avec acuité les proportions des choses », de « l'œil de l'artiste » et, plus simplement, de « celui qui a des yeux ». Du même coup, la vision directe de l'œuvre d'art retrouve avec lui, dans l'esthétique, la valeur d'élément premier qu'elle n'avait même pas eue chez Winckelmann et à quoi les constructions de l'esprit, chez Lessing et Herder, entendaient se substituer; il ne fait intervenir l'esprit que pour prolonger les impressions reçues, et d'abord épuisées dans leur force immédiate, pour se les rendre explicites et pour saisir leur nécessité, pour connaître en quoi l' œuvre achevée devait bien devenir ce qu'elle est33. Tel il se tiendra devant la cathédrale de Strasbourg, après s'être retrouvé dans la révélation confuse dont elle l'assaille tout d'abord, tel il apparaît, à un stade élémentaire des impressions, en avril 1770, devant le premier spectacle d'art que lui offre la ville, l'exposition des Gobelins transportés de Paris pour accueil-

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lir Marie-Antoinette à son arrivée en France : « La plupart sont d'après Raphaël... La célèbre Ecole d'Athènes est parmi eux. On ne peut rien en dire; mais je sais que de l'instant où je les ai vus pour la première fois, je daterai une nouvelle époque de mes connaissances ... En Italie, Langer, en Italie! Pas avant un an toutefois... » Cet abandon spontané à l'expérience sensible explique la condamnation assez cavalière que, six mois plus tôt, dans une lettre en français au même correspondant, il avait porté sur le traité de Lessing et la première Sylve de Herder. Il lui suffisait d'avoir eu sous les yeux, dans la galerie des antiques de Mannheim, un moulage récent du Laocoon, et il renvoyait dos à dos les « grands hommes » engagés sans préparation dans cette « fameuse dispute », car « pour parler des beaux-arts il faut plus que d'être critique et que de savoir former de belles hypothèses ». Winckelmann restait donc en dehors de sa réprobation; et aussi bien Goethe annonçait dans cette même lettre qu'il avait « écrit à Oeser » pour lui communiquer ses « découvertes » sur le Laocoon, affirmant ainsi une filiation qu'il allait bientôt rompre pour devenir entièrement lui-même, puis recréer en toute conscience 34 • A Leipzig, entre seize et dix-neuf ans, il avait vécu dans la familiarité d'Oeser, qui dirigeait l'académie des beaux-arts; et il avait d'autant mieux reçu de lui une initiation à la doctrine de Winckelmann qu'Oeser avait appartenu au groupe d'artistes de Dresde où s'en étaient élaborés les premiers éléments, avait formé Winckelmann à la pratique du dessin, quand il était venu les y recueillir, et s'était associé aux Pensées sur l'imitation en composant les vignettes dont elles s'ornaient. Juste avant de quitter Leipzig, Goethe avait même connu auprès de lui l'attente d'un retour de Winckelmann en Allemagne et la soudaine annonce de sa mort; et le souvenir des leçons qu'il devait à Oeser ne s'est pas exprimé d'abord par d'autres mots que ceux mêmes des Pensées : « Il m'a enseigné que l'idéal de beauté était la simplicité et le calme. » Mais durant ses longs mois de maladie à Francfort, quand il cherchait par la foi et l'émotion mystique, par la magie et les sciences occultes, à atteindre les sources de toute vie, ces connaissances trop sûres n'avaient pu subsister devant l'éveil de ses forces irrationnelles. Le problème du beau, que lui avait transmis l'époque et, en elle, un certain milieu d'artistes où l'entraînait sa familiarité avec la peinture, s'était modifié pour lui dans sa donnée même; et les sollicitations d'un ami l'amenant à

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le poser, en confidence, tel qu'il le voit désormais, Goethe ne pourra qu'enregistrer son désaccord avec l'esthétique établie. Là encore, et contre toute vraisemblance, il laissera Winckelmann hors de cause, lorsqu'il dira l'erreur de « Mendelssohn et d'autres » qui « ont cherché à saisir la beauté comme un papillon ». Mais on ne saurait trop remarquer qu'il a accompli alors selon sa seule nécessité intérieure - la quête de ce qui est vie - un déplacement des valeurs reçues, et qu'il l'a formulé par ses seules ressources, en prélude à sa rencontre avec Herder deux mois plus tard : « Vous trouverez davantage de profit à chercher où la beauté pourrait bien être qu'à vous demander anxieusement ce qu'elle est. Une fois pour toutes, elle demeure inexplicable... C'est un simulacre flottant et brillant dont nulle définition ne peut saisir les contours. >> Et, revenant à l'image du papillon pris au vol et épinglé : « Le cadavre n'est pas la bête entière; il y faut encore quelque chose, encore une chose essentielle et, en la matière comme en toute autre, une chose essentiellement essentielle : la vie, qui fait la beauté de tout. » Guidé à la fois par une expérience intérieure et par l'expérience sensible, mais se réclamant avec insistance des qui allait supplanter pour lui l'ancienne >; et il a su la nommer tout à fait après l'avoir vue de ses yeux s'objectiver dans la cathédrale de Strasbourg 35• Son essai lyrique De l'architecture allemande, si l'influence de Herder y est partout présente, et d'abord dans le ton et « le monde autour de moi et le ciel reposent tout entiers dans mon âme 51 ». Il vient d'atteindre le point le plus haut de ses extases religieuses; et il se croit et se dit un > à son étude, s'y « attache >> et « dans tous les éclairages », le sentiment trop intense de Werther en noie les lignes qui ne fournissent plus de représentation dans son esprit. Le thème de l'art ne se prolonge au-delà de ces deux lettres que par une notation isolée, lorsque prend fin l'expérience de la vie sociale où Werther s'est laissé induire par les conseils des hommes : « Ce que j'ai fait de meilleur ici, c'est mon dessin. >> Il se trouve épuisé par elles juste avant que le retour d'Albert auprès de Charlotte interdise à Werther de s'enfermer plus longtemps dans le rêve d'une rencontre humaine. Il n'est associé qu'à la période heureuse de la vie de Werther à Wahlheim, et il y introduit en permanence une sourde inquiétude : l'idée d'une vocation se détruisant du dedans, rendue secrètement impossible par le don même qui l'impose 53 • Des arts plastiques Goethe avait reçu la révélation de l'œuvre absolue avec la cathédrale de Strasbourg, et, avec le peintre Werther, l'image de l'extrême dénuement de l'artiste en face de l'œuvre qui serait géniale par sa substance. Comme le montre la situation de Prométhée, au premier acte du fragment dramatique, il reçoit d'eux encore ce symbole de la force créatrice que même le « maître d' œuvre >> de la cathédrale n'atteignait pas : le grand sculpteur dans son atelier, parmi ses statues, allant de l'une à l'autre, les invoquant, leur parlant, ne souffrant que d'être arraché à leur contemplation par quelque visiteur de hasard, et retrouvant en elles lui seulement et lui tout entier. Or, cette même situation, mais ramenée aux proportions d'une expérience quotidienne, reparaîtra au début de l'esquisse dramatique La vie terrestre de l'artiste qui, suivant de très près W erther et doublée par La déification de l'artiste, brève suite de vers dialoguée, peut avoir fourni le point fixe d'où ont comme irradié quelques poèmes sur l'art

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qui se disposent en un ensemble et rapprochent ces extrêmes : l'orgueil créateur de Prométhée et l'impuissance désespérée de Werther. On ne voit pas qu'il y ait eu avant Goethe de poète assez familier de la plastique et assez convaincu qu'une nécessité intérieure le portait vers elle pour revivre sous le masque d'un sculpteur ou d'un peintre, et avec spontanéité, et sans un seul trait qui détonne, les ravissements et les angoisses de la création par le langage. Et comme après lui cette substitution de valeurs ne s'est pas reproduite avec autant de force, on doit y reconnaître l'une des singularités du génie de Goethe, mieux encore, l'une de ses constantes et celle sans doute qui, dans ses années de Sturm und Drang, préparait le plus sûrement sa proche évolution vers un classicisme. A vingt ans d'intervalle, ses poésies sur l'art suffiraient à légitimer sa confidence à Schiller d'octobre 1794 : « Laissez-moi employer le mot art dans mes éclaircissements, bien que j'entende toujours par là les arts plastiques, particulièrement la sculpture et la peinture; que bien des choses s'y appliquent à d'autres arts... cela va de soi. >> Et si Goethe devait fixer, en 1799, ce point de doctrine à l'adresse des sculpteurs et des peintres allemands : « Les poésies d'Homère ont été de tout temps la source la plus riche où les artistes aient puisé la matière de leurs œuvres ))' et leur proposer ces sujets de concours : Aphrodite conduisant Hélène vers Pâris, Achille caché parmi les filles de Lycomède, les adieux d'Hector à Andromaque, c'est là le fait d'une évolution naturelle et presque insensible, car le jeune artiste de son Chant au matin se tourne de lui-même vers la poésie grecque pour sa valeur plastique, et retrouve avec le fusain le mouvement impétueux des scènes guerrières de l'Iliade 54 • Ce « chant >> ne veut dire que le premier état du processus créateur, que les ivresses de l'inspiration; et de même que l'illusion d'être un grand peintre s'emparait de Werther au moment où il se sentait le plus près de son dieu, le jeune artiste recompose religieusement ses ivresses, les élargit en un service divin dont il est le célébrant. Jamais sans doute l'art n'avait parlé avec autant de nécessité le langage de la religion; et les pieuses extases des Romantiques devant les chefs·d'œuvre de l'art se trouvent anticipées dans toutes leurs nuances par les quatre strophes initiales. Dans la « sainte >> clarté du matin, l'atelier du peintre apparaît comme un « temple >> où les neuf muses à la fois reçoivent un culte : suprême triomphe de la plastique, car si elle n'a pas sa muse à elle, elle peut en échange embrasser de ses images 16

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Je champ de tous les autres arts. Le cœur de l'artiste figure dans ce temple le « saint des saints n et son chevalet « l'autel n; lui-même, à voir les muses présentes, n'est plus que « prière n et laisse sa foi s'exhaler en un « hymne », en « accords de harpe n; puis, « au pied de l'autel n, il se change en prêtre qui officie et il lit, fervent : Un enseignement liturgique Chez Homère aux vers sacrés. Les mouvantes images de la mort de Patrocle qu'il charbonne hâtivement lui permettent alors de libérer son enthousiasme. Et il se retrouve dans son atelier avec sa source permanente d'inspiration, le visage de la femme aimée qui remonte de ses souvenirs, simple « image » et apportant avec soi pourtant la chaleur de la vie. Mais l'art exige la présence sensible. Cet objet absolu, et que Werther s'avouait impuissant à saisir, deviendrait « l'idéal d'où tout relève n, une occasion inépuisable d'images : madone, nymphe, Vénus, s'il n'avait pas qu'en image sa réalité. C'est par lui que le jeune peintre a connu le cheminement secret au terme duquel l'harmonie de l'univers devient le sentiment de l'artiste. Ah! tu reposas près de moi, Un désir en tes regards; De mes yeux ce désir allait Vers mon burin, par mon cœur 55. Toute l'esthétique du Sturm und Drang conduisait à ce détour par le cœur que doit faire l'image entre l'œil qui l'enregistre et la main qui la fixe. Pourtant le suprême geste demeure ici suspendu : comme la représentation qui devrait le susciter, il est seulement « désir n, création en puissance. Et si, au « matin n de la journée du peintre, ce Chant ne signifie qu'une promesse, Bon conseil et Message en affirment avec évidence toute la force. L'acte de création ne saurait présupposer que l'accroissement indéfini des pouvoirs du cœur; la seule règle de l'art est de réunir inlassablement des impressions, de les lui transmettre et de savoir attendre l'heure bénie où, de son travail sur elles, l'œuvre naîtra, - en quoi c'est bien « la nature n, comme le dit Werther, qui « forme le grand artiste n, la nature hors de lui et la nature au fond de lui. Et puisque à son observation patiente les néo-classiques entendent substituer la quête d'une prétendue

GOETHE ET LE DESTIN DE L'ARTISTE

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il ne reste qu'à rompre avec eux de nouveau, mais sans prendre appui cette fois sur quelque essence « nationale » de l'art, mais sans invoquer d'autre exigence que l'individualité de l'artiste : « belle nature » par l'imitation des Anciens,

Non, pas à Rome, non, pas dans la Grande Grèce, C'est dans ton cœur à toi qu'est la félicité 56. Comme dans la rhapsodie sur le gothique, la rupture prononcée va s'arrêter toutefois devant la fin suprême de l'art, le beau, et même pour une part, semble-t-il, devant l'un de ses moyens, l'imitation. Les deux esquisses dramatiques traitant de la « vie terrestre » de l'artiste et de sa « déification » par l'avenir suggèrent un Goethe en retrait sur son intuition d'une « beauté vivante >> qui serait « caractéristique » et non « idéale ». Ici, une Vénus Uranie qu'il achève conduit un peintre au point de « félicité » où l'appropriation de l'objet par l'artiste fait place à une résorption de l'artiste en l'objet : Dès que te touche mon pinceau, tu es à moi; Tu es moi, tu es plus que moi, je suis à toi. Là, un élève que son maître observe s'essaie à reproduire un chefd'œuvre représentant encore une Vénus Uranie et désespère d'y atteindre. Et même si l'élève ne fait point passer sur sa toile un marbre antique, même si le maître ne loue chez lui que le « sentiment » qu'il met dans sa copie, et s'autorise de ce seul sentiment pour lui garantir une proche maîtrise, on voit bien que Goethe n'est jamais aussi loin de Winckelmann qu'on le croirait. Les mots du peintre à sa Vénus : « Beauté des premiers temps, reine de l'univers! » ne surprendraient pas chez un tenant du néoclassicisme; et lorsqu'il la nomme peu après « Source originelle de la nature », il ne dit rien encore à quoi le platonisme de Winckelmann ne permette de trouver un accès 57• Or, dans la pochade Le connaisseur et l'artiste, le désespoir qu'arrache à l'artiste la remarque négligente du « connaisseur » sur l'un de ses portraits : « Comme tout paraît mort encore! » ramène cette même invocation à la « source originelle de la nature ». Goethe veut que le drame de l'art se joue autour d'elle, puisqu'elle résume à la fois la beauté, dont la contemplation rend l'artiste « ivre par tous les sens », et la vie, que ce personnage abhorré, le critique, prétend refuser à son œuvre. Par elle, Goethe maintient son aspiration à l'unique « beauté vivante i> et

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rapproche le drame de l'art et celui de la connaissance qu'il évoque alors avec Faust. Découvrant par le signe du macrocosme le « spectacle » de la nature au travail et s'en exaltant d'abord jusqu'au vertige, jusqu'au grand cri : « Suis-je un dieu ? », Faust ne peut bientôt plus se satisfaire de ce qui n'est « rien qu'un spectacle ». Connaître c'est pour lui, au-delà de l'image, atteindre aux « sources de toute vie » par une étreinte immédiate sur les choses : « Où te saisir, nature infinie ? » Ainsi l'artiste, selon l'esthétique du Sturm und Drang. Il reste sans défense devant le reproche qui lui est fait de ne pas produire du vivant comme la nature; il ne sait qu'implorer le pouvoir de rendre efficace l'acte de création artistique, et n'hésite pas à réclamer pour lui la spontanéité élémentaire de l'acte de procréation : Où est la source originelle De la nature ? Qu'y puisant, Je sente le ciel et la vie Sourdre à la pointe de mes doigts; Qu'avec l'esprit d'un dieu Et la main d'un homme Je puisse engendrer des formes, ~ Ce qui, près de ma femme, M'est bestialement possible et nécessaire. Pas plus que le regard de Dieu sur son univers ne suffisait à Faust, l'esprit d'un dieu ne suffit ici à l'artiste; il ne le sépare point de la > et restait « suspendu à ses regards ». Elle balance si bien l'appel à l'originalité, au « sentiment intense », que Goethe, qui aurait pu ajouter ce fragment à ses autres pièces sur l'art, publiées en 1790, en a reçu deux ans plus tôt la suggestion de l'achever selon ses expériences d'Italie. Et, par la substitution du mot « raison l> au mot « sentiment >> dans les réflexions du maître, il a fait de cette suite dialoguée, sous le titre L'apothéose de l'artiste, une somme de l'esthétique de son classicisme 59 • Les deux pièces inséparables, Chant de l'artiste au soir et Monologue de l'amateur d'art, que son premier titre Chant d'un dessinateur épris de physiognomonie rapprochait singulièrement de Goethe et de Werther, révèlent le même dualisme dans l'évocation du moment douloureux oit l'artiste doit passer de l'intuition des formes à leur enfantement, où la « force créatrice >> doit emprunter le truchement des « pointes de doigts >l qui seules créent. Goethe ne saurait se renier dans sa foi en le génie jusqu'à admettre que ces pointes de doigts acquièrent un pouvoir de restituer l'objet par des études patientes, des exercices incessants, qui répondraient pourtant à la contemplation toujours recommencée par laquelle l'artiste s'approprie tout d'abord l'essence de l'objet. Il ne veut attendre que d'une intuition indéfinie des choses l'acte qui en serait une prise de possession : Je t'éprouve, je te connais, Nature, et t'étreindrai donc.

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Mais il limite son appel à l'originalité de l'artiste puisque à côté de > « Je ne connais personne, dans toute l'histoire des Lettres, qui ait eu, s1 1eune encore, une personnalité à ce point complète et pleine d'un génie personnel. Aucun moyen de résister : il entraîne tout le monde avec soi; et son œuvre Les dieux, les héros et Wieland, d'une force herculéenne si on y pénètre comme il faut, LA

RÉINTERPRÉTATION

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ARTS PLASTIQUES PAR LE

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n'entre guère en ligne de compte lorsqu'on l'entend parler luimême » : ainsi s'exprimait Heinse sur son cadet de trois ans, à la suite du voyage qui avait amené Goethe dans la propriété de Jacobi près de Düsseldorf, du 21 au 23 juillet 1774. Et il avait fallu, en effet, que la séduction de Goethe se révélât irrésistible, car quelques mois plus tôt, Heinse s'était montré pour le moins très partagé dans ses jugements sur une satire que son attachement personnel envers Wieland lui commandait de rejeter; il l'avait nommée « un chef-d'œuvre à sa manière » et avait dit pourtant « en attendre davantage avant de l'avoir lue )). Une année encore, et l'enthousiasme devait s'exaspérer jusqu'à ce cri : « Que Goethe ait dans son être la force d'un dieu, chacun le sait ... )) Car, entre-temps, W erther avait paru; et Jacobi avait pu écrire à Goethe que Heinse s'en était senti transporté au point d'y voir la suprême merveille de la poésie moderne et de placer son auteur au-dessus de tout autre. Ces deux rencontres avec le génie de Goethe allaient précipiter une évolution qui semblait se déduire, chez Heinse, d'un désaccord absolu, aussi bien dans ses œuvres que dans ses lettres, entre la matière, généralement insignifiante, et l'accent, toujours proche du dithyrambe, voire prompt à y verser tout à fait 61 • Jusqu'alors l'exaltation qu'il portait en lui n'avait trouvé qu'un objet à sa mesure, la musique; sa récente venue à Düsseldorf, où la Galerie de peinture enfermait bon nombre des chefs-d'œuvre aujourd'hui réunis à la Pinacothèque de Munich, était propre à lui en suggérer un autre : celui même vers quoi les œuvres de Goethe devaient d'autant mieux le diriger qu'elles y cherchaient l'énigme de toute création. Pour fuir dans un mirage à sa portée une jeunesse difficile et sans grand espoir, pour marquer sa fidélité envers Wieland et Gleim qui l'avaient protégé successivement, et pour déguiser sous des jeux conventionnels la sensualité et l'érotisme qu'au grand scandale de ses deux maîtres allait révéler sa traduction du Satyricon de Pétrone, Heinse avait mis sa facilité verbale au service de la tradition anacréontique, avait pourchassé dans des Epigrammes une Chloé de fantaisie et venait de consacrer son roman Laidion ou les mystères d'Eleusis à la Grèce de la joie de vivre et de la « philosophie des Grâces )> où Wieland avait, le premier, proposé aux Allemands d'oublier l'étroitesse de leur existence et leurs querelles théologiques. Et c'est l'anacréontisme encore qui l'avait conduit à Düsseldorf, l'un de ses représentants, l'aîné des frères Jacobi, l'y ayant engagé à la rédaction

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de sa revue Iris. Or, passer comme il allait le faire de l'univers de Wieland à celui de Goethe, c'est-à-dire retrouver le cheminement qui avait porté Goethe du même univers de Wieland à celui de Herder, ce n'était d'abord pour lui qu'aller de l'un à l'autre de ces deux frères si dissemblables, qu'abandonner le « chanoine » anacréontique pour l'amateur d'âmes sans doute le plus subtil qu'il y ait eu dans l'époque. « Vous goûteriez successivement avec des transports de joie, écrira-t-il à Gleim qu'il presse de venir, tout ce que Fritz et moi nous aurions découvert de sacré pour l'imagination et le cœur, en fait de nature et d'art, sur les rives du Rhin, par maintes journées de printemps 62 • » Le fragment de la première des grandes Lettres sur la peinture dont la publication dans le Mercure allemand de Wieland allait révéler l'accès de Heinse à l'esthétique nouvelle, suit d'un peu plus de deux années son établissement à Düsseldorf : il n'avait pas fallu moins de temps pour que son évolution fût achevée, car elle supposait qu'il s'assimilait à sa manière chacune des conquêtes de Goethe, et notamment celles de l'essai Selon Falconet qu'on le voit discuter dans une autre lettre. Or, tout ce qu'il savait de la plastique, il le devait à Winckelmann. Il en allait de lui comme de Goethe qui, après ses années de Leipzig, citait d'un trait Oeser et Wieland au nombre de ses « maîtres authentiques » et avait effectivement rencontré chez Oeser une délectation à lire Wieland. A la fadeur près, la Grèce harmonieuse et souriante de Musarion se présentait comme un double de la Grèce que les Pensées et l'Histoire de l'art reconstituaient d'après la « noble simplicité » et la « grandeur calme » de ses statues; elle en était même exactement complémentaire, si la grâce des corps féminins répondait, chez Wieland, à la beauté dont, chez Winckelmann, seuls les corps masculins offrent des exemplaires achevés. Et personne n'a su rapprocher leurs deux noms avec autant de naturel que Heinse, sa sensualité déplaçant comme involontairement l'accent de leurs œuvres et les unifiant, - qu'il évoque dans une lettre, en 1770, « de jeunes déesses enfantées dans l'ivresse de la volupté la plus divine par le Bacchus cher à Winckelmann et la déesse de l'amour chère à Wieland » ou que, dans une poésie de la même époque, il exalte plus simplement en Bacchus : Le dieu d' Anacréon, le dieu ... Que Winckelmann chanta en prose Et que Wieland chanta en vers 63 !

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Si rien ne prouve qu'à Leipzig Goethe se soit initié à la doctrine de Winckelmann autrement que par les enseignements d'Oeser, Heinse en a attesté lui-même une connaissance directe, et notamment dans une lettre où, en échange de livres qu'il retourne, il demande que lui soient renvoyés « !'Histoire de l'Art et Sur l'allégorie de Winckelmann », puisés par lui « à la bibliothèque du père Gleim ». En 1772, accompagnant de notes et de considérations sur la vie et l'art romains sa traduction du Satyricon, il avait largement utilisé !'Histoire de l'art comme ouvrage de référence; et il s'était autorisé de l'exemple de Winckelmann et de Mengs, parmi bien d'autres, pour faire s'achever sur cette insolente profession de foi néo-classique : Les Allemands ne sont devenus des génies qu'en terre italienne,

la préface où il se hasardait à évoquer « le voyage qui me mène en Italie contempler l'Apollon de Winckelmann ». La même année, une esquisse de ce voyage imaginaire le montre sur le chemin de Rome, pareillement en quête de « l'Apollon et [du] Laocoon de Winckelmann », mais décidé à pousser jusqu'à l'archipel grec où devait s'établir un jour son Ardinghello. Avant sa venue à Düsseldorf, il n'y a pas chez lui d'autre signe d'un désaccord possible avec Winckelmann que ce rêve de ne pas chercher plus longtemps l'âme grecque, ainsi que lui, dans quelques marbres de Rome et d'aller sur le sol même de !'Hellade vivre « comme les dieux dans le ciel, comme les anciens Grecs sur la terre », - vivre libre. Et alors qu'il gagne Düsseldorf, dans une sorte de prescience du changement qui lui est réservé, il suggère avec force ce désaccord possible : « Je vis aussi heureux que peut l'être en Allemagne un Grec sauvage de la démocratie athénienne sans l'amour d'une Laidion ... » Se proposait-il d'évoquer en quelque façon ce « Grec sauvage » dans une Vie d' Apelles qu'il caractérise, au contraire, par la formule, singulière chez lui : « un petit roman pour belles âmes » ? Elle fait songer à Wieland. Mais on ne peut passer avec indifférence sur ces deux rencontres : il apportait à Düsseldorf, où allait s'ouvrir à lui la peinture italienne et flamande des XVI• et xvn· siècles, le projet d'un ouvrage sur l'un des maîtres de la peinture antique dont Winckelmann avait déploré que « le temps et la fureur des hommes » ne nous permettent plus de la juger; et il en annonce l'abandon au début de la première de ses grandes Lettres, la vision immédiate des chefs-cl' œuvre

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modernes l'ayant convaincu que « l'on ne peut guère dire sur la vraie peinture des Grecs plus que des fables, des informations très sèches et des débauches d'imagination 64 ••• ». Alors même qu'à Weimar l'esprit du Sturm und Drang se délite par toute l'évolution de Goethe et singulièrement par sa rupture avec Klinger et Lenz, Heinse lui restitue l'essentiel de sa force, à propos de la peinture, avec ces Lettres que le Mercure de Wieland publie en quatre fragments d'octobre 1776 à juillet 1777; elles se raccordent exactement aux essais esthétiques de Goethe et à celles de ses poésies sur l'art qui disent les joies de la création. Ni la nature profonde de Heinse, ni sa faible expérience de l'acte créateur en poésie ne le disposait à suivre Goethe dans l'évocation d'un tragique de l'artiste. Son admiration est allée tout droit aux prouesses de virtuose; en face d'un ensemble d'environ quatre cents toiles, elle s'est partagée également entre les deux maîtres qui semblent faire naître des formes comme par jeu : « Rubens, le véritable Hercule de la peinture » et « Raphaël, qui en est l'Apollon »; il a ignoré les sept Rembrandt religieux que Reynolds devait étudier à Düsseldorf sensiblement à la même époque 65 • Bien plus que Herder et Goethe, dont l'un avait spontanément, et dont l'autre s'était fait à son image, le sentiment vivant d'une appartenance germanique, Heinse, le « Grec » exilé en Allemagne, allait devoir garantir contre sa soumission première à Winckelmann, contre le culte du beau et l'admiration du savoir-faire, son adhésion à une esthétique où l'inspiration, puisée aux sources « nationales et locales » de tout art, apporte avec soi sa forme. Il n'y est jamais parvenu complètement. Même s'il sait donner toute leur ampleur sonore à la plupart des maîtres mots du Sturm und Drang, la curieuse réserve qu'avait gardée Goethe envers Winckelmann tourne chez lui à l'ambiguïté caractérisée : tout à la fois il le combat et reprend ses thèses; et il ne se dégage de cette contradiction qu'en affectant de distinguer ce qu'a dit Winckelmann « dans son égarement » de ce qu'il a dit « quand il était de bonne humeur », - faible parade contre une doctrine qui, justement, se maintient identique à soi-même jusqu'en ses derniers excès. Le fait prime tout que les Lettres de Heinse se rencontrent avec les Pensées sur l'imitation dans la double louange de Raphaël et de Rubens. Et de même qu'il avait négligé Rembrandt à Düsseldorf, il dira avec Winckelmann, au terme de ses années d'Italie, que « l' Allemand Albrecht Dürer ... n'a jamais atteint le

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grand et le beau dans l'art », car en lui le peintre « n'a jamais pu complètement dépouiller le fils de :!'orfèvre de Nuremberg 66 ». Ses deux Lettres sur la Galerie de peinture de Düsseldorf, se disposant selon ses deux admirations essentielles, la première est consacrée aux Italiens, desquels il rapproche Van Dyck, et la seconde à Rubens seul; et chacune à son tour se décompose par moitiés en considérations sur l'art et en descriptions de tableaux dont la précision minutieuse vise à suivre les lignes, à fixer les détails de la couleur, à déceler les secrets de la composition, et qui dans leur richesse restent remarquablement fermées sur ellesmêmes, exclusives des digressions où se complaît Diderot. Le désir de surpasser les descriptions des marbres antiques dans l'Histoire de l'art s'y montre avec trop d'évidence pour que Heinse ne s'en soit pas expliqué; il a choisi de dire à propos des Rubens que cc peindre >> et cc décrire >> se ramènent presque à des activités contradictoires, que « même les descriptions de Winckelmann ne sont que des lunettes, et des lunettes pour tels et tels yeux », et qu'un Moderne se range pourtant à ce douteux exercice dès qu'il songe à ce que représenteraient les transpositions verbales des c< plus belles peintures grecques de l'époque d'Alexandre » conservées par quelque manuscrit. Même si la renonciation à la Vie d' A pelles, par manque de documents sur les œuvres de l' artiste, retire toute gratuité à ce dernier argument, il semble trop spécieux pour convaincre; et l'on retiendra surtout la confidence : « .•. je ne vous donnerai d'aucun tableau autre chose que l'idée et que la valeur picturale de celle-ci, telle que je la reconnais ». Car les descriptions de Winckelmann, même si elles font intervenir ses réactions les plus subjectives en face des œuvres, ne veulent atteindre que l'idée à quoi se réduisent chez lui toutes les formes, sans que soit jamais mise en cause sa valeur spécifiquement sculpturale, - de là, par analogie, une propension à assigner l'allégorie pour domaine à la peinture. Les descriptions de Heinse ne restituent les tableaux que vus par un non-initié, et ne peuvent rien apporter à un artiste; mais au-delà des impressions patiemment traduites en mots, elles parviennent à suggérer le travail du peintre, à partir du choix d'un certain moment riche de possibilités plastiques, et le mieux dans les grands Rubens : le Com-

bat des amazones, I' Enlèvement des filles de Leucippe, le Paysage à I'arc-en-ciel. Avec leur abandon complaisant aux notations infimes, comme un détail de costume ou d'expression, elles prenaient d'emblée une place singulière parmi les écrits sur

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l'art en Allemagne : elles faisaient aboutir la théorie à la contemplation esthétique des œuvres, qu'elles rapprochaient à son tour de l'appréhension des objets par l'artiste. Heinse n'allait pas être peu fier que ses pages sur le Combat des amazones eussent donné à un aveugle la sensation de « recouvrer la vue pour quelques moments et de contempler l'un des plus grands chefs-d'œuvre de l'art 67 ». Les considérations théoriques sur la peinture et la beauté dans chacune des Lettres, juxtaposaient simplement, selon l'évolution personnelle de Heinse, l'héritage préclassique et les appor:ts du Sturm und Drang : on y lisait que « la beauté est... l'harmonie extérieure dans la perfection intérieure », qu'elle est « plus grande ou plus petite selon que plus de diversité s'harmonise dans son unité » et qu'en tout état de cause « l'homme est pour nous la forme la plus belle de la nature », - mais aussi que « chaque peuple, chaque climat a sa beauté individuelle... », la sensualité élémentaire de Heinse se plaisant à ajouter « ... sa nourriture et ses boissons », pour retirer à la beauté tout caractère idéal. Et dans les considérations sur La beauté des peuples que concluait cette formule, Heinse affirmait d'abord, selon Winckelmann, que « les Grecs étaient les plus beaux des hommes », qu'après eux il n'y en avait plus eu « d'aussi parfaits et d'aussi beaux »; mais il lui empruntait alors sa propre démonstration de l'enracinement de l'art grec pour poser que « l'art ne peut pas se déterminer autrement que d'après le peuple au sein duquel il existe ». Puis il exaltait encore la « perfection grecque ii, citant Praxitèle et sa « Phryné du temple de Paphos ii; mais il ajoutait sans transition : , il justifiait Rubens d'avoir peint « ses femmes i> comme elles lui apparaissaient, même si elles ne pouvaient pas rivaliser avec une « jolie fille romaine >i, et se haussait enfin à cet impératif : « Que chacun travaille pour le peuple au sein duquel l'a précipité son destin et où il a passé sa jeunesse! » Ailleurs il déplorait « que les Winckelmann soient rares », que Rome même n'en ait pas produit un, et que Mengs ait eu « mieux à faire qu'à enseigner l'art ». Et effectivement ils eussent pu souscrire l'un et l'autre à la hiérarchie qu'il établissait entre les éléments d'un tableau, dans une vue naïvement analytique de l'acte créateur : d'abord le « divin i> en art, « l'idée et la composition i>, puis le « réceptacle du divin >J, le dessin, puis la « couleur i> qui donne la « chaleur vitale ii, puis « la lumière et l'ombre >J qui situent l'œuvre dans l'espace et

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le temps. Mais en revanche il refusait de dire avec eux que Dieu « a la beauté suprême » et de fonder ainsi métaphysiquement l'existence de ce qu'il nomme « le divin » dans une œuvre; et, traitant de la formation des peintres, il vitupérait comme « le plus grand mal >> tout recours « prématuré » à la copie des antiques, déniait à des débutants le pouvoir de reconnaître ce que sont vraiment l'Apollon et le Laocoon qu'ils doivent reproduire, et montrait dans leur trop grande familiarité avec les formes idéales un appauvrissement de leur réceptivité au réel. Il dénonçait chez « l'inventif Poussin lui-même » la transposition des statues sur la toile, mais rectifiait aussitôt sa hardiesse par cette concession que > si chaque peintre usant de ce procédé « composait des spectacles aussi ingénieux que ceux de Poussin et était aussi romain que lui 68 ». Dans cette masse de contradictions, qui laissait entièrement réservée l'évolution ultérieure de Heinse, un mouvement interne semblait toutefois reconnaissable : d'une Lettre à l'autre, et selon le passage des Italiens à Rubens, Heinse refaisait en raccourci l'évolution qui l'avait porté jusqu'alors du néo-classicisme au Sturm und Drang. Rien d'autre que l'emprise toujours vivace de la tradition n'expliquait ses références aux Grecs, à Winckelmann, à Mengs, souvent surajoutées au texte, mais parfaitement accordées avec le « délire sur le beau » où il se laissait entraîner par une Assomption du Guide ou une Suzanne d'A. Carrachi, et surtout par un Saint Jean au désert attribué à Raphaël, « tableau sacré », dont il chante l'envoûtement avec des accents lyriques qu'un seul des Rubens lui inspirera. Car ce « délire sur le beau » l'obsédait jusqu'en face des Rubens, imposait sans autre nécessité l'accord initial de sa description de la toile où l'artiste en pleine jeunesse s'est peint auprès d'Isabelle Brant : « Il est l'un des hommes les plus vraiment beaux que l'on puisse voir », et lui faisait éprouver avec gêne que, dans l'Enlèvement des filles de Leucippe, Pollux ait le corps d'un esclave au regard de Castor. Et cependant c'est pour préluder à sa présentation de Rubens qu'il reprenait à son compte, et regroupait fortement, les principales conquêtes de Goethe dans l'essai Sur l'architecture allemande : « Chaque forme est vivante et, à proprement parler, il n'y en a pas d'abstraite. Toute beauté naît de l'espèce et du caractère, de même que chaque arbre croît à partir de son germe. La nature ne produit rien qui soit fait de pièces et de morceaux, et donc l'art ne le doit pas non plus 69 ».

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Cette présentation de Rubens est, par le style et l'accent, l'une des pages maîtresses du Sturm und Drang : elle répond à la Déification de l'artiste qu'avait esquissée Goethe et, à propos d'une œuvre immense et d'une vie glorieuse, compose un mythe de l'artiste dans le siècle, qu'elle introduit par une tournure renouvelée des contes : « Il était une fois un homme ... », et fait culminer dans l'annonce solennelle : « Et cet homme a nom Rubens ». Elle s'organise en un tout avec les descriptions des cinq toiles préférées de Heinse, car elle rejoint la dernière, celle de l'autoportrait où, aux côtés d'Isabelle Brant, Rubens apparaît avec une « âme toute puissante », un « cœur qui semble avoir été de bonne heure nourri de moelle de lion par quelque Chiron », où il « irradie par tout son être une force consciente d'elle-même » et où ; mais dans la page où

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il le réfutait, où il déplorait qu'un homme pût être à ce point prisonnier d'un système et émettait l'espoir que « bien peu » partageraient son aveuglement, Heinse le suivait encore pour l'essentiel de sa doctrine, puisqu'il écrivait en guise d'argument suprême : « L'âme de l'art est la beauté ... » Si jamais Heinse apparaît comme un Moderne avec l'Ardinghello, c'est pourtant lorsqu'il fait proclamer, dans une anticipation hardie pour l'époque de Véronèse, la totale légitimité du paysage, son autonomie par rapport à toute figuration humaine; il y est arrivé en partant des toiles de Claude Lorrain qu'il avait admirées à Florence et auxquelles son journal retirait déjà les derniers restes de scènes avec personnages et d'architectures antiques : « Quelle sérénité dans ses ciels, quelle émotion dans ses vallées et ses eaux et ses montagnes, ses lointains et ses arbres! >> Le Grec Démétri, dont il a fait le truchement de ses positions extrêmes, sollicite donc les artistes « d'abandonner l'homme au poète » et de s'approprier le reste du monde sensible; il prophétise, avec la plus vive pointe contre Winckelmann : « Le paysage finira d'ailleurs par supplanter toute autre peinture. Et nous pourrons donc en un certain sens surpasser les Grecs, puisque nous nous attaquerons justement aux vrais objets qu'ils ont manqués. » Et, bien que simple amateur d'art, il lance cette invite à l'avenir : « Si j'étais paysagiste, je ne peindrais une année durant rien que des ciels, et notamment des couchers de soleil. Quel enchantement, quelles mélodies infinies de lumière et d'ombre, de nuages et d'azur serein; c'est la poésie de la nature! » Pourtant il n'y a là qu'un moment dans une discussion mouvante, où l'opposition suit l'affirmation à la trace; et Démétri conclut lui-même : « Mais, hélas! votre lumière, à vous peintres, est plutôt mal en point... », et Ardinghello ne détaille en écho que les difficultés de l'art du paysage 76• Les discussions n'auraient pas tant de place dans l' A rdinghello si Heinse ne les avait connues comme une forme naturelle de sa vie avec Müller, où ils les poussaient, a-t-il dit, jusqu'à se « prendre aux cheveux », voire si elles ne s'étaient exaspérées du jour où le Sturm und Drang s'était comme prolongé à Rome, avec la venue de Klinger qui, ayant rencontré Heinse chez Jacobi, l'avait adressé à Müller. Mais tout entières ramenées aux problèmes de l'art, elles fournissaient à Heinse une occasion bienvenue de masquer le désordre de son esthétique en en distribuant les contradictions entre divers personnages toujours prêts à se contredire; elles lui permettaient même de la sauver en y introduisant à l'occasion,

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par des outrances verbales, l'aspect d'un jeu gratuit, né brusquement ou concerté, qu'elle n'avait en soi nullement. Dans les Lettres, la permanence de l'accent révélait à plein que Heinse juxtaposait les contradictions faute de pouvoir les réduire; dans l'Ardinghello, la violence du ton, qui les amenait au bord du paradoxe, brouillait en elles l'efficacité de l'idée et les neutralisait. Et il n'en allait pas autrement des lacunes de cette esthétique. Heinse qui, dans son roman et sa correspondance, appelle selon Mengs comme tous les amateurs d'art de son temps - Raphaël, Titien et Corrège « les trois grands apôtres de l'art », n'a pas trouvé d'accès à l'œuvre de Michel-Ange. On est tenté de l'oublier, et d'oublier même que le Florentin Ardinghello ne semble rien savoir de la Chapelle des Médicis, dans les débats sur la peinture et la sculpture, quand un jeune peintre, après avoir décrié brutalement la décoration de la Sixtine, avoue sans gêne qu'il a ainsi « blasphémé » à seule fin d'en exaspérer un autre 77 • Pourtant toutes les antinomies, à l'intérieur des fragments de traité sur l'art qui forment le centre de l'œuvre, et l'indépendance où est le plus souvent cette partie théorique envers son cadre d'aventures, ne rendent jamais méconnaissable la dominante de I'Ardinghello : l'évolution qui porte de l'exercice de la peinture, dans le style des Vénitiens, à la fondation d'un Etat renouvelé de la Grèce antique, un exemplaire d'humanité susceptible en d'autres temps de succomber à l'excès de ses dons, et qui l'y porte en deux grands moments, - la mort de Cosme de Médicis devant, semble-t-il, le rejeter vers l'art et vers une forme limitée d'action politique à Florence, et la conscience de sa fausse vocation de peintre menaçant de laisser en lui, par rapport à l'étroitesse de la vie florentine, une immense force sans emploi. Or, l'esprit de la Renaissance exige, selon Heinse, que le renoncement de l'artiste ait pour seul effet de libérer en Ardinghello le plus passionné et le plus subtil des amateurs d'art, qu' Ardinghello s'attache après comme avant à la contemplation des grandes œuvres, et qu'existe une continuité sans défaut entre les évocations qu'il en fait, et est seul à en faire, d'un bout à l'autre du romdn. Son (( adieu à l'art » sépare les deux plus longues suites de ces évocations, celles qui restituent par des mots, ici les grands Raphaëls du Vatican et, là, les « choses saintes », les statues des maîtres grecs. Puis une nouvelle série de descriptions, plus denses que celles des Rubens dans les Lettres et consacrées aux Raphaëls de Foligno et de Pérouse, aboutit à la comparaison qu'Ardinghello,

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devenu à Florence le continuateur de Vasari dans la mise en valeur des chefs-d'œuvre, choisit lui-même d'établir entre la « Vénus grecque », la Vénus de Médicis, et la Vénus au repos du Titien qu'il a fait acheter par le nouveau duc. L'élévation d'Ardinghello dans ses rapports avec l'art s'achève sur ce parallèle qui, par-delà les deux œuvres et les ressources respectives de deux branches de la plastique, engage les deux univers, l'antique et le moderne, et oblige à conclure de l'un à l'autre. La fondation par lui d'un Etat dans les Cyclades pour y rendre à l'espèce humaine « sa dignité », est cette conclusion, telle que le grand cri la suggérait déjà, dont il accompagnait son renoncement à l'exercice de l'art : cc Ages dorés d'Athènes, où êtes-vous ? Ne retrouverai-je nulle ombre de vous-mêmes sur cette terre 78 ? » Or, dans l'évolution esthétique d' Ardinghello, Heinse reproduit la sienne propre durant ses années d'Italie. Des cinq parties du roman, la seconde et la troisième à ses débuts demeurent étrangères à cette évolution; elles déroulent les aventures qui en fournissent le cadre, et les villes où elles les situent, outre Florence, la patrie d' Ardinghello, présentent en commun ce caractère de n'avoir rien été pour Heinse qu'au mieux des haltes sur ses routes : Gênes, Lucques, Pise. C'est à Venise, où avait commencé son vrai séjour en Italie, que le roman saisit Ardinghello et le maintient pendant toute la première partie; c'est à Rome, où Heinse s'était « plongé dans l'étude de l'art au point de ne plus pouvoir en sortir », que l'essentiel de la troisième partie et la totalité de la quatrième emprisonnent Ardinghello entre des débats théoriques et des études de grandes œuvres, et les pages qui les prolongent sans transition au début de la cinquième ne font qu'attester l'étendue de cet apport romain; Venise et Rome figurent les deux pôles de l'unique cheminement du poète et de son personnage. Mais Heinse n'avait connu en Venise que la cité de la musique, durant les six mois où il s'y était établi; dans l'optique du roman, une transposition de ses impressions anciennes était inévitable, et il en a reçu l'impulsion des quelques jours où, s'y attardant lors de son retour en Allemagne, il a réparé hâtivement son ignorance de la peinture vénitienne. Les pages de son journal au 2 août 1783 contiennent la description du « suprême chef-d'œuvre de Paul Véronèse », du cc tableau le plus splendide et le plus féerique quant aux couleurs », de La famille de Darius chez Alexandre, qui va passer mot pour mot dans l' A rdinghello et y décider de la donnée initiale, avec l'apparition même de Véronèse, et la conception d' Ar-

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dinghello comme l'un des jeunes peintres de son école, empli d'ombrageuse ferveur pour lui et le Titien. L'esprit dans lequel Heinse allait traiter la première partie, toutefois, le montre non moins tributaire d'une révélation qui lui est venue à Mantoue, quelques jours après. Placé devant des Rubens qui « comptent parmi les meilleurs qu'il y ait de lui en Italie », il s'est senti rendu au culte qu'il lui avait voué à Düsseldorf et dont il n'avait plus parlé depuis trois ans; avec les mêmes mots, il dit maintenant dans son journal et dans une lettre à Jacobi la place qu'il lui attribue en conclusion, et aussi en marge, de la grande tradition italienne : « Rubens s'est appliqué à l'étude de Paul Véronèse, et il y a des points communs dans leur manière; mais il le dépasse de loin par sa force et par sa richesse dans l'invention des formes. » Il estime que Rubens « supporte d'être vu » en Italie sans cesser de rester flamand par ses figures et y apparaît comme « un tyran étranger ... , solidement installé sur son propre sol 79 ». Par leur continuité même, ces deux derniers enseignements qu'il rapportait en Allemagne semblaient donner à son évolution esthétique l'aspect d'un cercle parfait, en la ramenant aux origines, aux premières impressions qu'il avait reçues de la peinture à Düsseldorf. Mais ils ne pouvaient en dissimuler la cassure profonde qu'aussi bien Heinse allait placer sensiblement au centre de son roman, le passage en Ardinghello de l'artiste à l'amateur d'art n'étant qu'une forme agrandie du mouvement selon lequel Heinse, à Rome, avait reporté sur la statuaire antique son admiration primitive pour la peinture. Ces deux enseignements de Venise et de Mantoue, en revanche, lui rendaient présente la disposition où il avait écrit ses Lettres, son attachement d'alors aux conquêtes du Sturm und Drang, les formes qu'avaient prises ses débats avec Winckelmann; et ils déterminaient ainsi la substance idéologique de la première partie de l' A rdinghello qui est celle des Lettres, mais relancée en partant de sa révélation de Venise, la couleur, que son étude des éléments du tableau avait mise en retrait par rapport au dessin. Ardinghello venait à peine de glisser à des confidences sur lui-même qu'en invoquant les « chairs vénitiennes » il affirmait, et dans l'époque de Heinse cet acte de foi prenait la valeur d'un acte tout court : « Sans vérité de la couleur nulle peinture ne peut subsister; elle le pourrait plutôt sans dessin... Le dessin n'est qu'un mal nécessaire pour trouver aisément les proportions; la couleur est le but de l'art, son commencement et sa fin. » La « vérité » dans le rendu intervenait ici pour contrebattre

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c< l'idéalisation » de l'esthétique traditionnelle qu'Ardinghello avait dénoncée dès ses premières paroles, selon les Lettres : cc ••• toute forme est individuelle et il n'y en a pas d'abstraite; on ne peut concevoir une forme humaine simplement idéale ni de l'homme, ni de la femme, ni de l'enfant, ni du vieillard ». Et comme l'idéalisation n'allait pas sans l'étude patiente des œuvres grecques et de leurs lois, l'esprit de la Renaissance devenait de plus en plus le truchement de l'esprit du Sturm und Drang quand Ardinghello annonçait, selon Hamann et Herder : « Je crois que chaque homme a un démon qui lui dit ce qu'il doit faire... En chaque homme habite un dieu 80••• » Heinse n'hésitait même pas à lui prêter son admiration la plus récente, et qu'il trouvait sans doute légitime chez un Florentin, celle du gothique. Il l'avait découvert à Strasbourg et, d'après une note assez anodine de son journal dont le roman pour une fois n'a rien conservé, avait cru trouver la clef aussi bien de l'apparence extérieure de la cathédrale que de ses proportions internes dans une authentique « imitation de la nature ». Ardinghello ne retient du gothique que cc l'immensité de l'espace libre... , où la voix du prêtre devient un tonnerre et le choral du peuple une tempête sur la mer. .. , cependant que le tyran de la musique, l'orgue, y fait rage comme un ouragan et y roule ses flots profonds »; et il l'oppose avec mépris à la petitesse d'un temple à l'antique. Mais il n'oublie pas pourtant, en Vénitien d'adoption, de louanger Palladio, « âme sereine et pleine de ce qu'il y a de meilleur dans l'antiquité >>; et ce détail, isolé dans la première partie, suggère que son retournement pourra être radical dès qu'il aura abandonné l'Italie du Moyen Age pour le monde romain. Le long récit des aventures d' Ardinghello tient suspendu ce retournement dont un excès de soudaineté atténuerait la force convaincante; et les longues discussions entre amateurs d'art et artistes, au cours de la troisième partie, le préparent, voire le posent implicitement, avec leur insistance à faire valoir chacune pour soi la statuaire et la peinture. Car le même Démétri qui annonce le triomphe du paysage ne renie pas le Grec en soi-même jusqu'à faire seulement de l'homme, comme il le soutient une fois, un objet de poésie; il a voulu garantir par lui à la statuaire la prééminence qu'elle a perdue dans l'époque moderne, et il enseigne : cc ••• la beauté de la forme nue est le triomphe de la plastique >> et c< la statuaire... montre le plus parfaitement ce qu'il y a de plus noble dans la plastique, à savoir la forme si ».

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Heinse se trouve ici tout proche de Winckelmann, et le rejoint même avec l'affirmation que « l'essentiel » dans la plastique est « l'homme et la perfection de sa forme »; ou plutôt il le rejoindrait si cette « forme », qu'il va faire régner sur l' Ardinghello et qui déterminera son retour à Rubens, se couvrait dans son esprit avec le « contour » qui ravissait Winckelmann en extase. Or il appelle « forme », en face de la pureté statique du « contour », un point de rencontre fugitif entre le statique déjà atteint et le dynamique qui, en lui, demeure toujours sensible au regard, un « frémissement unanime et total à travers le corps entier tel que le montre l'instant présent >>. La « forme » figure le dernier aspect de l'esthétique du Sturm und Drang, l'intuition personnelle à Heinse de la « beauté vivante >>. Mais elle est spécifique de la statuaire; et, par rapport à la couleur désormais abandonnée, elle se trouve simplement reportée sur la peinture; car c'est elle qui tient lieu à Ardinghello de norme suprême au cours de sa confrontation, retardée aux limites du possible, avec les grandes œuvres du Vatican. Et autant Michel-Ange se montre incapable d'y répondre, étant dit expressément « pauvre en formes », autant Raphaël la satisfait : « Ce qu'il y a de plus haut en peinture, les formes, ... coulait de lui comme une source. » Le reproche qui, dans l'optique de Venise, eût semblé écrasant : « La couleur était, chez lui, par trop affaire de surface », devient maintenant de si peu de poids que l'affirmation péremptoire : « Si jamais un mortel fut un peintre-né, c'est certainement Raphaël », ne s'en trouve pas même affectée. Et la matière ordinairement religieuse de ses compositions se confond si parfaitement avec son art que, pour Ardinghello-Heinse, l'extase qu'elles communiquent, après s'être connue religieusement, se déplace vers l'artiste, vers « le divin Raphaël », « ce divin adolescent », « son génie céleste >>. De celui que, dans ses premières discussions sur l'art, il avait spontanément nommé « l' Apelles moderne », Ardinghello passera aux « choses saintes » de la statuaire grecque aussi naturellement qu'il reviendra d'elles aux Raphaëls de Foligno et de Pérouse, et conclura sur le plus beau d'entre eux : « du vrai travail classique 82 ». Alors, sans préjudice de la différence entre le « contour » traditionnel et la « forme », mais aussi comme sous son couvert, il aura rejoint Winckelmann, et d'autant mieux qu'il se contente de citer, et n'étudie jamais, la seule de ces « choses saintes >> où la beauté ne naisse pas de l'idéalisation, le gladiateur du

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palais Borghèse. Selon les quatre chefs-d' œuvre du Vatican, Winckelmann avait posé que la marche vers le beau absolu allait du pseudo-Antinoüs à l'Apollon en passant par le Laocoon et le torse dit d'Hercule; Heinse rapproche de l'Apollon le pseudoAntinoüs auquel il retire d'ailleurs « ce nom injurieux que lui ont appliqué des antiquaires aveugles )) et qu'il nomme « un jeune héros, peut-être Méléagre )) ; mais il ne change rien au sens de la gradation établie, et qui est tout entier dans son aboutissement nécessaire au paradoxe du dieu rendu évident. En rapprochant de lui son « jeune héros », il ne veut même que souligner ce qui sépare encore une beauté humaine, pourtant « pleine d'un charme spirituel », et une « beauté divine )). Et si, par rapport à Winckelmann, il s'attarde sur la signification religieuse du groupe du Laocoon, ou compare au « torse )) d'un Hercule stylisé le corps incroyablement boursouflé de l'Hercule du palais Farnèse, jamais il ne parvient à faire voir ces deux œuvres autrement que ne les avait montrées l'Histoire de l'art où, pour l'essentiel, sa descrip· tion de l'Apollon pourrait prendre place : « Œuvre étonnante d'invention et d'imagination!. .. voilà un dieu tiré de l'invisible... Vu du côté gauche, vers lequel il regarde, c'est Apollon marchant, comme chez Homère; on le voit avancer, on voit entièrement son visage, et sa tête se place au milieu. Et alors il est un vrai dieu de la lumière et des Muses!. .. Il est certes un pur idéal... )) Et même si Heinse ajoute, comme se reprenant : « sa tête n'a pas moins du naturel... », le recours au mot idéal ne trompe pas, où tout l'enseignement de Winckelmann se résume 83 • Après sa contemplation des « choses saintes >>, Ardinghello va jusqu'à conclure selon cet enseignement que l'époque de la pleine vitalité de l'art s'est seulement étendue « de Périclès à la mort d'Alexandre )). Et s'il ne se maintient pas dans cette intransigeance, sa conversion à l'antique garde tant de force que la basilique de Saint-Paul-hors-les-murs, louée par lui comme « l'extrême splendeur du monde » aux débuts de son séjour romain, lui semble n'être plus faite que « de pièces et de morceaux >> quand il la compare au seul temple intact qu'ait laissé la Rome ancienne, le Panthéon, « beau et harmonieux de toute part, où que l'on se tourne », et, en regard de l'imitation de la nature, « soi-même création ». Ainsi se prépare le parallèle entre les deux Vénus : celle qui porte ce nom abusivement, car le maître moderne, qui l'a parée de « toute la magie de la couleur », n'a voulu peindre en elle qu'une « charmante jeune Vénitienne >), qu'une « courti-

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sane » étendue; et l'authentique Vénus, la « déesse juvénile », « l'être surnaturel dont on ne comprend pas d'où il a surgi » et en qui le maître grec a atteint cet absolu de l'art qu'est le point d'accord entre le dynamique et le statique : « La vie la plus frémissante affleure doucement en formes infinies, et fait une forme totale qui enchante. » L'œuvre s'arrêterait ici qu'il ne lui manquerait rien quant au sens : les années passées en Italie ne pouvaient que rejeter tout entier vers la Grèce, et sinon vers la terre même des Grecs du moins vers leur art, le « Grec sauvage » longtemps exilé en Allemagne. L'Ardinghello n'était guère de nature à entraîner simplement l'adhésion; mais il avait jusque dans ses défauts, ses contradictions non résolues, ses paradoxes, ses outrances verbales, l'aspect violemment discontinu de son déroulement, un pouvoir de suggestion presque sans exemple, et l'esthétique, dégagée enfin du raisonnement, s'y humanisait, restituait même une part de l'expérience de l'artiste. Tieck avait bien compris ce qu'il fallait en attendre quand, à la fin de 1792, il écrivait à W ackenroder : « Lis donc I'Ardinghello, si tu peux l'avoir; tout y est certes très partial, mais tu y trouveras beaucoup de belles pages, et, à bien des égards, on en reçoit aussi des idées nouvelles. » Il est vrai que l'on pouvait plus simplement s'en détourner avec hauteur, comme Goethe 84 •

LES VOYAGES EN ITALIE ET Vers le milieu de juin 1788, Goethe LE TRIOMPHE DE WINCKEL- regagnait Weimar après quelques MANN : 2) GOETHE AUX vingt et un mois passés en Italie. SOURCES DU CLASSICISME. S'il ne pouvait guère éviter de lire I'Ardinghello, on doutera qu'il n'ait pas déjà eu une familiarité avec l'essentiel de sa substance, les fragments de traité sur l'art, dont les plus importants - la grande discussion qu'achève la bacchanale, l'évocation des Raphaëls et celle des statues antiques, - avaient paru de juin 1785 à février 1786, avant donc qu'il ne quittât Weimar, dans trois numéros de l'une des meilleures revues de l'époque, où son nom même ne manquait pas, le Musée aUemand. Et dix ans plus tôt il avait connu Heinse, l'avait aimé, louangé pour les stances de sa Laidion dont il venait précisément de se souvenir dans celles de son grand poème, Les Mystères. Or une note tardive sur sa « pre-

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m1ere rencontre avec Schiller n, qu'il a rédigée en vue de l'achèvement de ses Mémoires, résume en la conjonction de l'Ardinghello et des Brigands tout ce qui lui « répugnait à l'extrême » dans le pays où il venait reprendre place. Et il n'y a point là quelque erreur de sa vieillesse : l' Ardinghello lui a bien été alors, comme il le dit, « odieux, parce qu'il entreprenait d'ennoblir et de relever la sensualité, et des manières abstruses de penser, par le moyen des arts plastiques n. On n'imagine pas qu'il soit possible de lire Heinse plus exactement à rebours. L'art est à tel point une fin pour lui, et non un moyen, qu'à partir du parallèle entre les deux Vénus les aventures d'Ardinghello apparaissent comme un appendice, gauchement rattaché au texte proprement dit, et où l'utopie finale des îles grecques, racontée en hâte dans un style de chronique, révèle à plein sa nature postiche 85 • Certes, au moment où Goethe, avec Le Tasse, évoquait à travers son étroit milieu de Weimar la vie d'une cour de la Renaissance italienne, il devait reculer devant l'image de l'homme de la Renaissance que Heinse lui proposait. Mais son horreur pour l'œuvre dépassait de loin celle que lui en inspirait le héros : elle allait à la conception de l'art qu'en apportaient précisément les plus belles pages, à la « sensualité >> par exemple dont Ardinghello est comme possédé en face de la Vénus de Médicis et que les prétendues « manières abstruses de penser >> interprètent et légitiment. Car si jamais les deux acceptions du mot « Sinnlichkeit >> : celle de « sensualité n, où Goethe l'emploie ici, et celle de « sensibilité au monde extérieur n, où s'enclôt l'essentiel du destin de la plastique, ont retrouvé spontanément leur unité chez un fervent de l'art, c'est bien chez Heinse dont toutes les forces affectives se trouvent en action dans le plaisir esthétique. Son attachement à Rubens, son exaltation par la couleur, sa prédilection pour le nu, sa griserie à enregistrer les manifestations de la « beauté vivante n participent de cette disposition profonde qui fait du plaisir esthétique le double nécessaire du plaisir charnel. Et il semble d'abord que Goethe, à son retour d'Italie, aurait dû l'en louer au lieu de l'en blâmer, lui qui, dans la V" de ses Elégies romaines, affirme qu'il > le corps féminin; il inversait le cheminement où Goethe, en accord avec Winckelmann, situe désormais l'essence sans équivoque de la création esthétique, le passage ascendant de la sensation à l'idée. « Tout artiste qui a vécu quelque temps en Italie », dira son Introduction aux Propylées, aspire à « produire une œuvre qui, en satisfaisant la perception sensible, élève l'esprit dans ses régions les plus hautes >>. Son rejet de l' Ardinghello est strictement un fait de doctrine; il se situe à mi-chemin entre la rupture avec Lenz et Klinger et la longue suite d'exclusives qui allaient jalonner sa maturité et sa vieillesse; il atteste la rigueur initiale d'un classicisme non établi encore mais sûr déjà de ses assises 86 • Si son voyage en Italie avait répondu à l'idée que Goethe s'en était faite tout d'abord, il aurait distribué ses sept ou huit mois - de septembre 1786 à Pâques 1787 - entre une descente précipitée sur Rome et un séjour aussi prolongé que possible dans cette « capitale du monde >>; il aurait reproduit ainsi le premier volet du triptyque dont le voyage définitif affectera la forme. Fuyant l'Allemagne en secret, Goethe, si l'on excepte les quinze jours où le retient la singularité de Venise, accomplit jusqu'à Rome un trajet qu'il a qualifié de « souterrain pour ainsi dire >> tant il y est resté fidèle à son parti pris de ne rien voir de l'Italie qui pût affaiblir ou tromper son attente du monde romain. Et, arrivé sur la « terre classique », il s'installe très vite dans une sorte de solennité compassée, comme s'il avait assigné ce but à son voyage, et d'emblée l'avait atteint, de magnifier par le spectacle de toute une civilisation sa propre évolution morale à Weimar. Mais les œuvres qu'il contemple, et qui se dégagent peu à peu de sa première impression de grandeur convenue, les entretiens des peintres allemands dont il partage l'existence, Hackert, Tischbein chez qui il s'est même établi, les études archéologiques qu'il entrevoit en lisant l' Histoire de l'art de Winckelmann, utilisée d'abord par lui comme un manuel, ne lui permettent pas d'oublier que la « terre classique >> ne lui livre rien de ses secrets. Au bout de trois mois s'affirme en lui la volonté de comprendre le secret suprême, « l'art des Grecs », de ces « incomparables artistes >> qui ont su s'élever du corps humain à un ensemble « parfaitement achevé >> de formes divines. « Je présume, écrit-il, qu'ils procédaient selon les mêmes lois selon lesquelles procède la nature et sur la trace desquelles je me trouve. >> L'intuition que ses re-

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cherches de botanique doivent se raccorder et même se confondre avec la tâche que lui suggèrent les destinées de l'art va le décider à quitter la « terre classique » pour celle qu'il nommera bientôt, dans l'ivresse, « hyperclassique » 87 • Des derniers jours de février aux premiers jours de juin 1787, Goethe est à Naples et en Sicile, cette seconde partie de son voyage se disposant en deux moitiés inséparables dans le temps et par l'esprit, et le sens du voyage s'y jouant tout entier. L'appareil de réflexions qui le tenait prisonnier à Rome, avec de constants retours sur son évolution morale, tombe de lui soudainement : le décor napolitain comble la prédilection pour le paysage où le portent ses dons plastiques et, dans son souvenir, fait apparaître « la capitale du monde... comme un vieux cloître mal situé »; la vie napolitaine le dispose, non plus à l'espèce contrainte de « renaissance » intérieure qu'il avait imprudemment anticipée à Rome, mais à la « sorte d'oubli enivré de soi-même » où il voit plongés tous les êtres autour de lui. L'existence, sous la forme où il ne la connaissait plus depuis son établissement à Weimar, la libre exaltation des puissances vitales, Naples la lui restitue, et non pas aux dépens de l'étude, puisque Tischbein l'accompagne et qu'il retrouve Hackert, le paysagiste, dont c'est le lieu d'élection. Seul cet intermède napolitain dégage en lui la possibilité d'accomplir le passage du monde romain à la Grande Grèce qui exigeait plus que la simple > en botanique. Les quelques chefs-d'œuvre de la plastique grecque, si rares soient-ils, que connaissent les Modernes, satisfont totalement l'esprit parce qu'ils sont « aussi les œuvres suprêmes de la nature », ayant été « produits par des hommes d'après des lois vraies et naturelles », et parce qu'on peut dire d'eux, au contraire des créations arbitraires de la fantaisie humaine, « là est la nécessité, là est Dieu ». Le panthéisme de Goethe, encore inhabile à s'exprimer avant la révélation de Sicile, y parvient ici d'une fois par le truchement de l'art : si l'homme n'est, comme Herder le croit aussi, qu'une partie de la nature, mais la partie privilégiée qui lui permet d'atteindre à la connaissance de soi et de Dieu en elle, il doit être appelé à faire passer dans ses œuvres propres, dans les œuvres d'art, et à rendre ainsi manifestes à tous les yeux, les lois qui traduisent pour les initiés, dans la nature, la présence immédiate du divin. Au rapport de l'un et du multiple, objectivé dans la nature par la « plante première », l'art répond avec le paradoxe dont Goethe croit avoir atteint, grâce à la plastique, une idée > : «

l'infini dans le fini 90 ».

Que cette conviction s'accompagne d'un renoncement à l'exercice même de la plastique, où sa gêne quant au maniement de la couleur et à la reproduction du corps humain rejoint les jugements sans illusions d' Angelika Kauffmann et de Hackert, Goethe s'en montre peu affecté; car il sait que l'art est un par son essence et sa fin, la plastique n'étant que celui des arts où l'une et l'autre peuvent le moins rester méconnues. Lui qui, sur la route de Rome, écrivait déjà en confidence à Charlotte von Stein : « ... puisque je suis un artiste ... », il s'applique le mot à nouveau, juste avant de quitter Rome; et il a cette fois le sentiment d'y résumer une vraie révélation sur lui-même et qu'il faut au moins comprendre comme le passage d'une relative inconscience à la pleine conscience : « Je peux bien dire que, dans cette solitude d'une année et demie, je me suis retrouvé moi-même; mais retrouvé comment? Artiste! » Alors ce mot, qu'à Weimar les nécessités de son évolution morale avaient paru lui rendre étranger, recouvre la résonance totale qu'il avait eue dans les Poésies sur l'art de sa jeunesse; il n'en veut plus d'autre pour désigner l'ensemble de son activité spirituelle et détourne vers lui l'antique privilège reconnu aux poètes d'apporter leurs dons en naissant. Toute la dédaigneuse hauteur qui va présider à ses Propylées,

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et en déterminer l'échec pour une part, est dans cette formule finale d'une lettre à l'honnête archéologue Heinrich Meyer qu'il devait y associer, le surfaisant hors de toute mesure : « nous autres qui sommes à proprement parler nés artistes 91 ••• ». Quand Goethe était arrivé à Rome, les peintres qui y vivaient - et, parmi les Allemands, Tischbein, son protégé, plus que tout autre - se trouvaient encore sous le coup de l'ébranlement qu'ils avaient reçu du Serment des Horaces. David l'avait exécuté, en 1785, comme pour confirmer la doctrine de Winckelmann où l'avait initié l'archéologue Quatremère de Quincy : sur le sol romain, et dans une proximité avec la sculpture dont Poussin même n'avait pas offert d'exemple. Le pathétique s'y figeait en « beauté »; les corps y sauvegardaient tout le modelé des statues et le profil du vieil Horace était recréé d'après la tête de Marc Aurèle. Et Goethe allait enregistrer, durant son second séjour à Rome, que « par les Horaces de David la suprématie avait penché du côté des Français » et que Tischbein, par exemple, s'était mis à traiter en figures « aussi grandes que nature » un Hector excitant Pâris au combat en présence d'Hélène. Le classicisme poétique de Goethe, qui commence avec la transposition en vers de son Iphigénie durant sa descente sur Rome et son premier séjour romain, se rencontre exactement dans le temps avec le triomphe en Europe du classicisme plastique dont Winckelmann avait été le théoricien. Et si l'échec de ses Propylées provient, pour finir, de ce qu'il n'a pas pu en Allemagne appuyer leurs enseignements sur de grands exemples, comme il l'aurait pu en France sur les œuvres de Prudhon, de David, d'lngres surtout qui voulait mener l'art à la nature « par les Grecs et Raphaël », ce signe ne trompe pas que, de tous les peintres à qui il a pu lire, à Rome, la version nouvelle de son Iphigénie, seule Angelika Kauffmann, la plus engagée dans le classicisme, et certes dans un classicisme enjolivé jusqu'à l'affadissement, l'ait éprouvée avec assez de force pour entreprendre de transposer en tableau la scène que Goethe a nommée « l'axe de la pièce ». Alors que les crises spirituelles où se débattait l'Allemagne retiraient secrètement toute assise objective à son classicisme et le vouaient à l'audience des quatre cent cinquante lecteurs que les Propylées allaient réunir pendant trois ans, le réduisaient même à la disposition personnelle d'un homme, où un petit groupe d'amis, dont Schiller, essayaient de se guinder non sans mal, la situation des arts plastiques en Europe lui a créé une nécessité au-delà des che18

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minements d'un génie solitaire et lui a permis de trouver sa place dans un grand ensemble de tendances 92 • Après son illumination de Sicile, Goethe les a ressaisies sur un mode original, à Rome d'où elles avaient irradié; et il n'est jamais mieux fidèle à son temps que lorsqu'il leur fait gouverner sa poésie, Hermann et Dorothée ou l'Achilléide, et tout ensemble les enseigne avec un dogmatisme rigide aux jeunes peintres et sculpteurs d'Allemagne. Or Goethe, à Rome, est loin d'atteindre à la familiarité vivante avec les grandes œuvres où l'on voit que Heinse entre sans effort; et le peu qu'il en dit risque de sembler à la limite de la banalité, pour qui ne reconnaît pas d'abord qu'il adopte en face d'elles une réserve calculée et évite expressément de les décrire. Et si des œuvres moins traditionnellement admirées, et même soustraites aux évocations de Winckelmann, fascinent son regard tout au long de ses deux séjours romains, comme la tête de Junon de la villa Ludovisi ou le masque de Méduse du palais Rondanini, il ne trouve pour elles que des paroles grandement en retrait sur ce qu'il éprouve. C'est justement après avoir contemplé de nouveau le masque de Méduse en compagnie d' Angelika Kauffmann qu'il s'est expliqué sur ce demi·silence volontaire, dont une défiance confuse envers lui-même ne saurait évidemment rendre compte : « L'art est là pour qu'on le voie, non pour qu;on en parle - sinon tout au plus en sa présence. Comme j'ai honte de tous les bavardages sur l'art auxquels jadis j'ai mêlé ma voix! » La connaissance acquise, et qui se sait durable, s'enferme dans le demi-silence avec la même nécessité que mettait l'intuition momentanée et accidentelle à s'épancher en affirmations péremptoires et en accents rhapsodiques; et par lui elle les juge rétrospectivement. La prise « tâtonnante » que cherche sur les choses une main que l' œil ne guide pas, ce geste où Goethe en élève de Herder avait d'abord objectivé la démarche de l'intuition géniale, résume simplement pour lui, dès son premier séjour à Rome, l'impuissance du non-initié; il espère, dit-il, « connaître ces chefs-d' œuvre autour desquels je ne faisais que tâtonner ». Un peu moins d'un an plus tard, l'espérance se donne elle-même pour comblée; et si, chez Heinse, la restitution la plus lyrique ou la plus précise d'une toile ou d'un marbre par les mots voile à l'occasion, mais laisse irrésolues, les incohérences de la doctrine, on comprend bien qu'ici l'acte de connaître s'accomplit au-delà des couleurs et des lignes, dans l'essence des œuvres, dans l'unité des lois « vraies et naturelles » qu'elles doi-

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vent rendre accessibles à l'esprit par l'œil formé à la perception exacte : « L'éclat des grandes œuvres d'art ne m'éblouit plus; je vis maintenant avec la vision directe des choses, avec la vraie connaissance distincte ... Je n'ai pas de mots pour dire la calme et lucide félicité avec laquelle je commence à considérer les œuvres d'art 93 • » Qu'en face d'elles prises isolément, il se révèle par trop captif des préventions de son siècle ou trouve timidement sa vérité à lui; en peinture, par exemple, qu'il ignore Caravage, s'extasie sur l'éclectisme des Carrachi et de leurs disciples, sur ) Leur fusion étant atteinte, il suffit d'en déplacer l'accent vers le second terme pour qu'apparaissent les exigences de toute discipline classique. Car l'art est en soi infini et un chef-d'œuvre, restant toujours inépuisable, figure un infini à sa manière; mais l'infini, qui est extensité dans l'expérience, ne subsiste dans l'œuvre d'art qu'en y devenant intensité, que donc en consentant aux limites où sa transmutation s'opérera. Winckelmann n'avait pas conçu différemment son paradoxe sur la beauté; et, dans les derniers mois qu'il passe à Rome, Goethe est si proche de lui qu'il ajoute même à sa lecture celle des écrits théoriques de Mengs. Les « illuminations » qu'il dit en recevoir ne viennent que le confirmer dans la connaissance qui lui est propre, et qui s'attache ensemble aux œuvres d'art et aux « œuvres de la nature 94 >>. C'est pourquoi la page la plus riche de sens dans la narration de son voyage en Italie est sans doute celle où, à propos de l'uti-

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lisation de l'espace par Raphaël, il restitue l'unité profonde de la marche de sa pensée et aussi révèle sa disposition d'esprit « classique i> dans la joie à la difficulté vaincue, dans l'acceptation par l'artiste de limites préexistantes à toute inspiration, dans le pouvoir même de se faire une force des contraintes les plus arbitraires. Et, comme pour établir à quel point il s'y trouve engagé, il fait naître cette page d'un débat avec l'auteur d'une compilation « historique et critique >> sur l'Italie, V olkmann, dont les quêteurs de le montrent à l'ordinaire dépendant. Tandis que Volkmann trouve « faible >l la composition de la fresque des Quatre sibylles à Sainte-Marie-de-la-Paix et croit devoir l'excuser par la nature « incommode >> de la surface à peindre, Goethe affirme, en suivant le chemin tout nouveau pour lui qui mène du fait sensible à l'idée : « Raphaël n'a jamais été gêné par l'espace que lui offrait l'architecture; bien plus, la grandeur et l'élégance de son génie comportent qu'il ait su remplir et décorer tout espace le plus gracieusement du monde, comme il l'a prouvé avec évidence à la Farnésine. Même les magnifiques peintures de la Messe de Bolsène, de la Délivrance de saint Pierre, du Parnasse seraient inconcevables dans leur ingéniosité inestimable sans la bizarre limitation de leur espace. De même ici, dans les Sibylles, la symétrie secrète d'où dépend toute la composition règne d'une manière suprêmement géniale; car tout comme dans un organisme naturel, c'est à l'intérieur de la limite la plus précise que se manifeste, en art aussi, la perfection de l'expression V ita/e 95 • ll Et l'un des six brefs essais où, dès son retour à Weimar, Goethe a livré à ses contemporains, dans le Mercure allemand de Wieland, un peu du sens des expériences italiennes dont il devait garder longtemps secrets les grands moments, Sur la matière dans les arts plastiques, ramène plus généralement la création à une forme de contrainte, mais élémentaire celle-là et donc inévitable. La résistance qu'oppose à l'artiste la matière où il crée ne lui laisse, dans l'expression de soi, qu'une liberté relative; elle est pour lui, en principe comme en fait, ce qu'est pour les hommes dans la vie « la limitation venue de leur nature et des circonstances >>. Mais, selon Goethe, la sculpture grecque atteste que les plus grands maîtres sont ceux « dont les facultés d'invention et d'imagination se combinent pour ainsi dire immédiatement avec la matière ll, qui comprennent ce qu'elle « leur permet >> et s'y conforment. Ainsi, dans l'acte où l'artiste aime éprouver sa liberté, Goethe

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enseigne au contraire que la matière le guide en proportion de tout ce qu'elle lui refuse. Et ce qu'il y avait de directement communicable dans la révélation de Sicile et de Rome, qui soutient cette foi retrouvée en une discipline classique, - la conception de l'art comme d'une forme de connaissance indépendante de la connaissance scientifique mais la rejoignant, - un autre de ses essais de 1788 et 1789 l'insinue ou le suggère à propos des valeurs traditionnelles de l'esthétique, dont il esquisse une revision rien qu'à les rassembler dans son titre : Simple imitation de la nature, manière, style 96. La « simple imitation » suppose que la nature reste perçue de l'extérieur par l'artiste, dont elle ne fait intervenir que « l'œil et la main ». Il s'agit d'un degré élémentaire de travail artistique et qu'en manière de systématisation Goethe, pour avoir ignoré Chardin, définit par la nature morte. Son organicisme, entièrement transposé de la science dans l'esthétique, exige que soit « morte » précisément toute image de la nature qui s'est contentée d'appréhender en elle, au départ, des couleurs et des lignes; et alors que l'allemand, comme l'anglais, attribue à ce genre, par le nom même qu'il lui donne, le pouvoir de rendre la vie « silencieuse » ou « au repos », Goethe précise bien qu'il le borne aux choses >. Par-delà l'esprit de son siècle où l'on se plaisait communément à « herboriser >> ainsi que Rousseau, Goethe recrée ici l'unité du vrai et du beau, de la science et de l'esthétique, où son classicisme va puiser un accent incroyablement autoritaire. Alors l'artiste ne donne plus seulement « l'apparence » des choses mais « une juste représentation de leurs qualités )) ; la « simple imitation )) l'a conduit « pour ainsi dire dans le parvis du style », mais à la condition qu'il soit

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resté scrupuleusement fidèle à la nature, car smon il aura versé dans la « manière » 97 • On pourrait croire que Goethe va opposer entre eux le style et la manière un peu comme le bien et le mal en art. Mais il prétend parler de la manière « au plu~ haut sens et dans la plus pure acception du mot », c'est-à-dire lui assigner de toute nécessité une place intermédiaire entre le style et la simple imitation. Celle-ci n'envisageait la nature que dans des objets pris isolément, et se contentait donc de « l'épeler » ; mais si l'artiste s'attache en elle à quelque « grand ensemble », s'il cherche à interpréter « l'harmonie » qui y dispose en un seul tableau toute une variété d'objets - et schématiquement le paysage est ici ce qu'était tout à l'heure la nature morte - , il doit s'inventer un « langage » où les raccourcis et les ellipses expriment l'indépendance que sa fidélité à « l'idée de l'ensemble » lui crée envers « beaucoup de petits objets subordonnés ». Ce langage est sa « manière », et il y en a autant que d'artistes, car elle ne représente rien que cc l'esprit de celui qui parle >>. Mais la définir, c'est montrer du même coup qu'elle risque toujours d'aller se perdre dans l'arbitraire pur. Goethe se situe très loin maintenant de l'essai Selon Falconet et de son affirmation qu'à étudier une œuvre on se trouve simplement introduit cc dans le sentiment » de l'artiste. Il demande que la manière demeure proche de la nature en un double effort de perception et de réflexion, qu'elle s'y cc tienne >> et qu'elle y c< pense », faute de quoi elle s'éloignerait non seulement de la cc simple imitation », mais du cc style » 98 • En face de ce mot qui, chez Winckelmann, recevait son sens de l'histoire, de la succession des grandes époques de l'art grec - ancien style, grand style, beau style - et n'était appliqué aux artistes que pour leur place personnelle dans cette succession, Goethe, qui le conçoit pourtant par rapport à l'artiste isolé et jugé pour lui-même, s'enferme dans une surprenante discrétion. Il passe hâtivement sur lui; il évite de dire dans quel genre de la peinture se révéleraient essentiellement ses pouvoirs, bien que l'on ne puisse dès l'abord que penser à la reproduction du corps humain. Il prétend, et cette fin sans doute se suffit à elle-même, vouloir strictement cc donner à ce mot un prestige suprême afin qu'il nous reste une expression pour désigner le suprême degré que l'art ait jamais atteint et puisse jamais atteindre ». Il en apporte une brève définition cependant, telle que la laissaient attendre ses louanges relatives de la simple imitation et de la manière :

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accès aux « qualités » des objets, attachement à un « grand ensemble », appel fait à « l'esprit » de l'artiste. Mais s'il y résume et y exalte ses conquêtes de Sicile et de Rome, il tient à dire dans leur absolue originalité les expériences des maîtres du style, des grands artistes qui, sans faire à sa façon un détour par la science, sont allés des objets, saisis comme images, à l'intuition personnelle de leurs lois : « Le style repose sur les fondements les pi,us profonds de la connaissance, sur l'essence des choses, dans la mesure où il nous est permis de la connaître en des formes visibles et palpables 99. »

LES VOYAGES EN ITALIE ET S'il y avait une conception du préLE TRIOMPHE DE WINCKEL· classicisme qu'en Italie Goethe dût MANN : 3) L'ART ET L'AR· avec nécessité recevoir et renouTISTE CHEZ MORITZ. veler, c'était l'idée du beau. Par elle, il se trouvait le plus près de Winckelmann, depuis sa conversion à la forme humaine comme à l'objet en soi de l'art, et aussi le plus loin, car les « lois vraies et naturelles >> qui font pour lui des grandes œuvres d'art « aussi les œuvres suprêmes de la nature », réfutent par leur seule existence le beau « idéal » que Winckelmann voyait naître artificiellement grâce à un « choix >> opéré entre les « formes les plus belles >> du monde sensible et à leur « fusion », leur « combinaison >> en un ensemble soustrait à toute réalité. Or Goethe a tenu à ne parler du beau que par personne interposée, à son retour d'Italie. Il a rangé parmi ses brefs essais du Mercure allemand, en 1789, une suite de formules extraites de l'étude Sur l'imitation plastique du beau qu'avait publiée un an plus tôt K. Ph. Moritz; il s'est effacé devant ce « frère cadet >> qui, après avoir longtemps rêvé de vivre auprès de lui, l'avait rejoint à Rome et s'était trouvé associé à son classicisme poétique par un Essai de prosodie allemande qui avait facilité, voire rendu possible la transposition en vers d'Iphigénie. Loin de prendre comme en tutelle les pages ingrates qu'il couvrait de son nom pour les diffuser, Goethe a spécifié que leur auteur s'y montrait fidèle à des principes développés par lui antérieurement; et il les a dites « comme venues de l'âme de l'artiste et allant à cette âme ». Vers la fin de 1788, il devait intro-

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duire Moritz à Weimar; et dès lors il a suivi de loin, mais avec un intérêt soutenu, sa carrière de professeur à l'académie des beaux-arts de Berlin. Et ce qu'il rapporte d'un entretien avec lui, dans une lettre de 1791, suggère qu'il se fût efforcé de le gagner à son classicisme doctrinal si Moritz avait vécu, tout comme suggèrent qu'il y eût réussi les ouvrages où Moritz a mis au jour la masse des enseignements de ses deux années italiennes : la Mythologie, qui retentit de « l'idolâtrie de Goethe » dont Schiller à Weimar avait été exaspéré, les Notions préliminaires en vue d'une théorie des ornements, les Voyages d'un Allemand en Italie durant les années 1786-1788 et aussi les fragments posthumes réunis sous le titre Caprices et Fantaisies 100• Les trois premières parties du Reiser, également antérieures à ce long dépaysement, et l'allégorie de Hartknopf donnaient une image de Moritz à tel point exclusive d'un appel à la lumière méditerranéenne et d'une familiarité avec la plastique, voire d'une disposition pour elle, que ces « voyages » mêmes pouvaient surprendre. Le titre complet de leur narration reproduit exactement celui d'une série de lettres qui avait valu à Moritz une façon de notoriété, selon le goût du temps pour les récits instructifs, Voyage d'un Allemand en Angleterre durant l'année 1782. Et comme son avant-propos annonce des considérations « sur les mœurs, les coutumes, la littérature et l'art », l'ouvrage aurait paru trouver son origine moins peut-être dans une prédilection de Moritz que dans une initiative de son éditeur, voire des amis qui l'assistèrent de leurs deniers en ces deux années-là, si l'éternel balancement de la « limitation » à « l'expansion », où le dépeint le Reiser, ne l'avait déjà porté vers l'étude de la « contemplation du beau » comme d'une forme singulière d'expansion. Depuis son établissement à Berlin, vers la fin de 1778, il s'était initié à l'esthétique rationaliste, à ses données traditionnelles et à la thèse défendue par Mendelssohn, qu'il fréquentait personnellement, sur le « plaisir >> considéré en tant que fin véritable de l'art. Et, essayant de préciser la vraie nature du plaisir esthétique, il avait publié en 1785 de brèves réflexions sur Le concept de ce qui est achevé en soimême, vraiment dignes que Goethe proposât d'y rattacher, hors de toute influence, l'étude Sur l'imitation plastique du beau. Partant de l'idée de finalité, Moritz atteignait sans effort la conception si chère à Goethe de l'œuvre d'art comme ensemble autonome : « Par la contemplation du beau, je rejette toute fin de moi-même dans l'objet; je le considère comme quelque chose

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d'achevé, non en moi mais en soi-même, et qui donc forme en soi un ensemble. » Quelques lignes d'une acuité exceptionnelle, au centre de l'œuvre, anticipaient la définition du plaisir esthétique qu'allait donner Kant cinq ans plus tard, « un plaisir désintéressé (uninteressiert) et libre », et révélaient la transposition de la mystique en esthétique, la métamorphose du pur amour quiétiste, au prix de laquelle Moritz se trouvait soudain de plainpied avec un univers étranger : « Le beau attirant sur soi notre attention tout entière, il la détourne pour un temps de nousmême et fait que nous semblons nous perdre dans le bel objet; et cette perte, cet oubli de nous-même est justement le suprême degré du plaisir pur et désintéressé ( uneigennützig) que nous procure le beau. Nous sacrifions en cet instant notre existence limitée d'individu à une sorte d'existence supérieure. Le plaisir que nous prenons au beau doit donc se rapprocher toujours plus de l'amour désintéressé s'il veut être véritable. » Et les analyses impitoyables de la fausse vocation artistique qui traverseront la quatrième partie du Reiser, sont déjà présentes dans ces quelques pages avec l'avertissement que Moritz semble s'adresser à luimême : « Si la représentation du succès est ta principale pensée ... et si ton œuvre ne t'est chère que dans la mesure où elle te procure de la gloire, alors renonce au succès auprès de l'élite. Tu travailles dans un sens intéressé; le foyer de ton œuvre se situera hors de l'œuvre; tu ne la produiras pas pour elle-même et ne produiras rien qui soit un ensemble, rien qui soit achevé en soi 101 • » Parce que Moritz avait infléchi vers une forme d'expérience intérieure l'esthétique trop en surface de son temps, sa confrontation avec « l'Italie et singulièrement Rome », comme le disait encore l'avant-propos de son récit de voyage, pouvait le conduire à reviser maintes thèses et maintes admirations conventionnelles. Par rapport à Heinse, d'ailleurs, et même à Goethe, toujours prompt à déplorer le peu de formation de son œil, Moritz arrivait devant les symboles éprouvés du beau avec des sens totalement inexercés et risquait partant d'incliner aussi bien à des déterminations arbitraires qu'aux vagues exigences de « l'âme » ou Herder s'est réfugié. Or sa réaction fondamentale ne va ni dans une direction ni dans l'autre; elle est toute de soumission et atteste l'étendue de l'emprise qu'avait alors la « terre classique » sur les esprits apparemment les moins faits pour s'y plier. Les Voyages en Italie se ramènent au récit d'un long séjour à Rome qu'un intermède napolitain vient interrompre pendant un mois,

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mais sans en modifier l'accent comme chez Goethe, sans même le déplacer un peu, tant il se trouve fixé par l'épigraphe : « Romam quaero ». Si leurs trois volumes se disposent en une multiplicité de petits chapitres au désordre calculé, si les vives esquisses de décors célèbres ou de scènes de rue et les considérations à tournure savante, par exemple sur la langue italienne, y éclipsent souvent les évocations et les commentaires des chefs-d'œuvre plastiques, ce n'est que pour y recréer l'atmosphère du voyage. L'obsession des chefs-d'œuvre règne de bout en bout; et elle détourne Moritz du seul art qu'il avait exalté jusqu'alors et dont il s'était improvisé le théoricien; car il ne retient guère de la vie musicale à Rome que des séances d'opéra, et, de ces séances, que son propre étonnement à voir « l'émotion » y naître, non de quelque « objet extrêmement touchant >> mais de la « simple admiration pour l'art du chanteur 102 ». Un dithyrambe sur la basilique de Saint-Pierre, que Heinse n'avait jamais pu aimer, commence avec le fragment de loin le plus riche de sens et le plus ample du premier volume des Voyages, se prolonge dans les deux autres, et de là envahit la Théorie des ornements. Comme il s'appuie sur une répudiation du gothique, dont la cathédrale de Strasbourg fournit une occasion, il est dans son ensemble à l'esthétique du classicisme ce que l'hymne Sur l'architecture allemande avait été à l'esthétique du Sturm und Drang, et il l'est d'autant mieux que Goethe avait inauguré cette répudiation dans le même esprit, en 1788, avec le premier de ses essais du Mercure allemand. Sous le titre volontairement général d'Architecture, Goethe avait mis comme en appendice à un débat avec Vitruve sur l'origine des temples grecs, une interprétation du gothique entièrement déduite de l'horreur que lui inspirait la cathédrale de Milan. L'architecture qu'il avait proclamée quinze ans plus tôt « nécessairement belle », et qu'il continuait pourtant de juger selon ses façades, selon les :c murs nordiques », se trouvait rejetée maintenant dans l'arbitraire, en face de la nécessité, représentée par les colonnes et l'architrave. Et à son ancienne louange des « grandes masses harmonieuses » où chacun des cc mille détails » vient prendre sa place propre, il substituait la condamnation sans appel des « monstres >> où « l'absurdité >> fait surgir les « formes les plus lamentables » pour avoir simplement transposé à l'échelle d'un bâtiment, et appliqué à la pierre, des pratiques ornementales d'abord exercées sur le bois des « reliquaires >> et des « autels ».

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Le dernier jugement de Moritz touchant l'architecture de la Renaissance allait montrer à quel point l'opposition qu'il dressait n'était qu'une variante de celle-là 103• Son dithyrambe sur Saint-Pierre de Rome atteint d'emblée un tel diapason que la « magnifique colonnade » et la place qu'elle enserre sont dites sans équivalent dans la Rome antique. La « splendeur » même de la basilique trouve Moritz sans défense, et son enthousiasme ne recourt au raisonnement et n'attire à soi l'histoire que pour s'exalter en se légitimant. L'autre dithyrambe sur SaintPierre, celui pour lequel Wackenroder, qui fut avec Tieck l'élève de Moritz à l'académie des beaux-arts de Berlin, allait hausser sa voix ordinairement assourdie, ne fera qu'épuiser dans toutes les nuances de l'argumentation et de l'accent cette unique phrase où le regard ébloui de Moritz rejoint le regard nostalgique de Reiser vers la Chartreuse d'Erfurt et anticipe avec lui toute une partie de la religiosité romantique : « Lorsque l'on considère la splendeur de la basilique de Saint-Pierre comme le centre où affluèrent jadis les trésors de la terre, on la voit se dresser comme un grand monument de la religion monarchique dont la domination exclusive a seule pu faire surgir cette œuvre merveilleuse qui rejette dans l'ombre le sanctuaire de Delphes et le temple d'Ephèse. » Ce n'est là encore que la basilique vue de l'extérieur. Avec les premiers pas dans la nef s'impose le pur ravissement esthétique; Moritz ne croit l'exprimer tout à fait qu'au prix de son opposition avec une sensation impure, et il ne devait pas être peu satisfait de son texte puisqu'il l'a reproduit sans y rien changer dans sa Théorie des ornements : « •.. on se sent ici soulevé par un doux mouvement parce que l'harmonie des rapports que l'on saisit s'accorde avec l'esprit de l'homme... , alors que dans l'édifice gothique il cherche à se perdre lui-même en de vertigineux labyrinthes avec une sorte d'exaltation folle ». Et, suprême louange que suscite paradoxalement l'excès de l'ornementation, cette œuvre, dont Moritz veut oublier que tant de maîtres y travaillèrent dans l'unique souci de leurs plans personnels, devient pour lui le symbole de « l'œuvre achevée en soi » : cc ... si puis· sante est l'impression de cet ensemble que disparaît, si l'on fixe simplement ses regard; sur lui, tout ce qui sent la petitesse et le jeu dans les détails dont un respect enfantin a cherché à l'orner >>. Seule la coupole, jugée en soi, le laisse hésitant; il ne confond certes pas « l'idée gigantesque d'élever un Panthéon dans les ai:rs u avec la nécessité matérielle d'ajourer à l'extrême la

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flèche de la cathédrale de Strasbourg, c'est-à-dire de « tempérer le monstrueux par une idée de légèreté », mais la coupole et la flèche lui apparaissent également comme des « caprices du goût ». Singulièrement > dénoncé par Winckelma1111, et le sacrifie même à « une statue antique de la

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plus basse classe », puisque chez les Anciens les parties d'une œuvre sont « traitées constamment en vue de l'ensemble ». Pris lui aussi dans les débats d'artistes sur Michel-Ange et Raphaël, et tenté comme Goethe de mettre Michel-Ange le plus haut, il note chez lui toutefois « plutôt une grande manière qu'un grand style » en précisant, selon l' Histoire de l'art et contre Goethe, que le style n'est pas le propre de l'artiste isolé mais bien la manière, et que, par exemple, l'on dit « dans le style antique » et non « dans la manière antique ». Il nomme Raphaël « le plus clair miroir de l'âme », ce qui pourrait être de Winckelmann, mais sur la Dispute du Saint-Sacrement il affirme avec une rigueur dont Winckelmann n'offre pas d'exemple : « Ici, certes, l'art moderne doit céder le pas à l'art antique, et simplement à cause de la difficulté qu'il y a à traiter son objet. » Et l'on ne s'étonne pas qu'égarant un instant son regard vers la peinture de l'école hollandaise, il l'accable sous le reproche sans appel : « Ses compositions, à vrai dire, ne forment jamais un ensemble 106 • » Nulle part autant que chez lui ne se révèle la nature religieuse du mouvement qui, depuis Winckelmann, portait toute l'époque en Allemagne vers ce qu'elle a nommé, selon la plus rigoureuse transposition de concept, « l'évangile du beau ». Pour les esprits d'où se retirait la foi chrétienne qu'ils n'avaient connue, par le luthéranisme, que dans sa rupture avec toute représentation sensible, le beau, dont les statues des dieux antiques et les figures du « divin Raphaël >> venaient leur rendre le sens, appelait à soi la ferveur que le seul culte intérieur ne retenait plus. Autour de l'art, et parce que le beau en signifiait « la fin suprême et le centre », s'est institué un véritable culte extérieur, que l'on chercherait vainement ailleurs qu'en Allemagne et qui a retrouvé les formes de l'ancien culte en image par-delà plus de deux siècles d'oubli. Il fallait que Moritz eût suivi tous les cheminements de Reiser dans une certaine nuit chrétienne, et ceux aussi de Hartknopf dans la trop sûre lumière d'un panthéisme mystique, pour qu'il pût écrire au pays de l'art : « Vénérer la divinité dans l'humanité, c'est à quoi aspiraient le ciseau de Phidias et le pinceau de Raphaël et à quoi aspire au fond quiconque se propose d'achever quelque chose de grand et de beau; car chaque œuvre du génie véritable, où qu'elle se trouve, porte en soi, impossible à méconnaître, la trace du divin 101. » La vraie somme du voyage de Moritz en Italie n'était pas dans les notes abondantes qu'il devait monnayer par la suite, mais dans

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sa brève et compacte étude, écrite à Rome même, Sur l'imitation plastique du beau, dont Goethe a très justement voulu faciliter l'accès en dégageant avec force, et parfois en regroupant, ses propositions essentielles. Moritz y reprend la thèse que « l'idée du beau est liée indissolublement à celle d'un ensemble existant pour soi » et la fait tourner toute à la mystique suggérée dans Hartknopf. Dès qu'est posée l'idée d'un ensemble, elle s'étend d'elle-même, en effet, à celle du « plus grand ensemble qui nous soit concevable » et se perd dans la présence métaphysique de l'Un, dont Moritz ne peut parler sans les formules qu'il utilisait, avec Hartknopf, pour traduire son déterminisme : « Car ce grand tout cohérent des choses est bien, au propre, le seul ensemble véritable; chaque ensemble isolé en lui n'est qu'imaginaire, à cause de l'indestructible enchaînement des choses ... )) L'opération de notre esprit qui détache du grand tout un certain ensemble, pour le saisir, Moritz la déduit d'une incapacité de « l'imagination )) à « embrasser ne fût-ce qu'un instant )) le grand tout lui-même; et il ne livre ainsi que l'envers des origines religieuses de son esthétique, telles qu'un fragment posthume devait les révéler au prix d'un repliement de sa mystique sur le dualisme chrétien : « Il n'y a rien de vraiment achevé en soi que la nature entière, comme œuvre du Créateur qui, seul, embrasse son ensemble du reg.ard et rejette la fin de ce grand objet dans l'objet luimême. Et en tant qu'ici fin et moyen se confondent donc jusqu'à ne faire qu'un, la toute suprême beauté ne se présente qu'à l'œil de Dieu. )) Mais il pose que l'ensemble « imaginaire » saisi par notre esprit s'y constitue en une reproduction réduite du grand ensemble « d'après les règles éternelles et fixes qui font que celui-ci s'appuie de toutes parts sur son centre et repose en sa propre existence ». De cette vision mystique de l'unité de l'univers, il conclut qu'avec chaque ensemble isolé par l'esprit nous éprouvons, sans d'ailleurs en avoir conscience, non pas une beauté qui lui serait propre mais la « grande harmonie )) du tout. Et sa définition de l'œuvre d'art, cet autre ensemble autonome, se trouve déterminée par là même : naissant d'une « imitation plastique » du beau ainsi reçu, la création de l'artiste apporte « une reproduction en petit de la suprême beauté qu'il y a dans le grand ensemble de la nature 108 ». On reconnaît là un double original du paradoxe de Goethe sur c< l'infini dans le fini ». Et, plus généralement, Moritz a retrouvé par les voies de la mystique le rapport entre les c< œuvres de la

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nature >> et les « œuvres de l'art » auquel Goethe avait atteint par l'étude des phénomènes et la recherche de leurs lois. Pour lui, le beau issu de l'art prend sa place spontanément dans le beau universel qu'il reflète, et l'on ne se forme au plaisir esthétique que par « la contemplation de la nature et de l'art comme d'un unique grand ensemble ». Du même coup le beau « idéal » perd toute valeur d'explication des chefs-cl' œuvre, voire toute possibilité d'existence; l'art ne peut pas opérer en lui un regroupement harmonieux de « beautés » que l'on trouverait séparément dans les êtres et les choses, car, séparées, elles cesseraient d'être belles, ne l'étant que dans la mesure où « s'y révèle » à quelque degré « la somme de tous les rapports harmonieux du grand ensemble de la nature ». Moritz acquiert par la réflexion, en face du système de Winckelmann, la distance et la liberté que la contemplation des œuvres lui refusait. Mais il en vient ainsi à réinterpréter le processus créateur de l'artiste que Winckelmann, préoccupé de situer l'art dans le vivant, avait assimilé au travail de « greffe » où se complaît un « habile jardinier ». Il appelle artiste un exemplaire privilégié d'humanité à qui « la nature même a imprimé dans tout l'être le sens de sa force créatrice et, dans l'œil et l'âme, la norme du beau ». Puisant à la fois dans ses décevantes expériences poétiques comme dans la présence exaltante de Goethe, il établit avec une acuité sans exemple l'étendue de ces privilèges; et il se trouve conduit à présenter en fonction de leur absence, et à hausser au pathétique, la figure jusqu'à lui banale de l'amateur d'art, de l'homme « plutôt fait pour jouir de l'art que pour l'exercer » comme dira selon son esprit, dans les primes débuts du romantisme, son élève Wackenroder. Les réflexions de Moritz sur les arts plastiques, où l'époque l'engageait plus fortement sans doute que ses dons personnels, n'auraient-elles abouti qu'à cette recréation qu'elles en seraient légitimées et au-delà. Car avec ce type humain, que domine la seule « sensibilité au beau » et où il se reconnaissait, mais auquel il n'a pas voulu donner de nom pour ne le séparer qu'intérieurement de l'artiste, Moritz introduisait le doute jusque dans la vocation la plus affirmée. Et si le romantisme a reçu de tous les interprètes de la plastique depuis Winckelmann, y compris Moritz, l'image de l'artiste comme de l'homme en soi et de sa vie comme de la vie exemplaire, c'est Moritz seul qui lui a transmis cette insurmontable inquiétude dont le thème de l'art ne se séparera plus, de Wackenroder à Hoffmann 109 • Continuant à transposer esthétiquement les valeurs mystiques

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comme il l'avait fait avec ses premières réflexions sur « ce qui est achevé en soi-même », il situe paradoxalement le don créateur de l'artiste dans une réceptivité indéfinie à la présence de l'univers, où s'idéalise la passivité quiétiste. Et il pousse jusqu'au bout le paradoxe; il appelle « faculté agissante >> ce pouvoir qui se traduit par de la virtualité pure, par des richesses uniquement potentielles, et qui semble même exclure la possibilité d'un passage à l'acte, puisque tout ce qu'il absorbe y « sommeille ». D'un coup, l'esthétique de Moritz s'est irrationalisée entièrement, car la « faculté agissante » en qui la nature a « implanté le sens du beau suprême », qui accède au « tout cohérent des choses » et le reproduit en soi, qui fournit à l'imagination et même aux sens de l'artiste la matière de leur travail propre, et qui procède ellemême, comme Moritz le dit et le redit, par « pressentiments obscurs », n'est que l'inconscient, introduit en maître dans un domaine dont on pouvait, depuis Winckelmann, le croire retranché. Et selon les individus elle va devenir d'elle-même « faculté créatrice » ou simple « sensibilité au beau », en vertu d'une nécessité qui lui est immanente et des deux moments d'un processus incontrôlable 110 • Chez le « génie plastique », elle se montre en mesure d'embrasser la nature entière, de lui offrir « des points de contact infinis » et d'être « en petit » le miroir des « extrêmes de tous les rapports qu'il y a en grand dans la nature »; c'est là un fait donné avec « l'organisme » de l'artiste, avec « la finesse de sa texture ». Puis elle ramasse, comme au « foyer » d'un miroir concave, tous ces rapports répandus sur elle, les condense autour des « rayons » du beau suprême, et transmet à l'imagination et aux sens cette image intérieure en la projetant sur quelque objet dont « son individualité à elle » détermine le choix et qui se trouve metamorphosé en un ensemble reflétant « les relations du grand ensemble de la nature dans toute leur étendue ». Le bel objet naît ainsi, et sa beauté réside dans ce devenir. Le beau n'est pas, et c'est pourquoi la pensée n'a rien à dire sur lui; il devient, et c'est pourquoi seul en possède la connaissance adéquate celui qui le c< produit », le génie créateur. Mais chez tous ceux dont l'organisme a une texture trop peu subtile et, de ces c< relations infinies », laisse échapper « ne serait-ce qu'un point servant à en fermer complètement le cercle », la simple cc sensibilité au beau » apparaît à la place de la « faculté créatrice ». En véritable bourreau de soi-même, Moritz apporte à motiver cette condamnation sans re-

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cours le soin minutieux qu'il mettait dans le Reiser à poursuivre les états physiques ou moraux de sa déchéance - jusqu'à la IV 0 partie, où il va prolonger les considérations de son essai par l'établissement systématique de différences irréductibles entre la « vraie » et la « fausse » pratique de la poésie. Si le > respectives de l'organisme de ces deux types d'humanité étrangers et fraternels, il n'a pu mieux faire que de revenir à l'opposition du « désintéressé >> et de « l'intéressé » construite par son premier essai d'esthétique, et de la reprendre presque littéralement. La faille qui décidera de la simple sensibilité au beau s'insinue dans la « faculté agissante >> avec la représentation de la « jouissance >> à retirer du beau une fois qu'il sera atteint; car alors, au foyer intérieur, les rayons se défont qui devraient se condenser en image. De même que Moritz, dans la note liminaire de la IV 0 partie du Reiser, attribuera au « vrai génie artistique >> le pouvoir de « tout sacrifier » à la fin qu'il poursuit, de même il le définit ici par un « renoncement » de sa nature pro· fonde à tout autre plaisir que celui de la « production » inconsciente du beau. Et il arrive ainsi au dernier état de sa transposition des valeurs mystiques : abolissant en lui toute volonté personnelle, se présentant comme un espace vide au « grand 19

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ensemble » qu'il reflète, l'artiste devient créateur parce qu'il s'absorbe dans le « beau suprême » ainsi que le mystique en Dieu 112 •

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Dans la même année 1793 où Moritz donnait l'essentiel de ses notations sur l'Italie et mourait, Georg Forster, tout près de mourir en exil après la plus tragique aventure, publiait une suite en deux volumes de Choses vues qu'il avait recueillies trois ans plus tôt sur le Rhin inférieur, au Brabant, en Flandre. Attentif à ne rien perdre de la réalité politique et sociale, ce familier des grands voyages n'eût point pensé selon son siècle s'il ne s'était pas arrêté devant les chefs-d' œuvre de la plastique que lui offraient Cologne, Düsseldorf, Anvers, et s'il ne les avait recherchés aux Pays-Bas, dans les collections particulières. Ce qu'était la plastique à la fin du siècle, pour un « cosmopolite d'origine allemande », la narration de Forster l'établit avec tant de force qu'elle fournit un complément nécessaire aux notes de voyage publiées par les artistes. Alors que les derniers débats avec Winckelmann, s'ils révélaient un éloignement doctrinal envers lui, laissaient intactes ses admirations et n'en proposaient pas de nouvelles, on voit chez Forster qu'elles s'étaient emparées de l'élite pensante, lui retiraient toute liberté de vision et de jugement, et tournaient au poncif sans qu'elle en eût conscience. Pour lui soumettre un commentaire minutieux des gravures de Hogarth et les dire dès l'abord des « produits du génie », il fallait, comme Lichtenberg, s'être installé dans une contradiction irréductible et cultiver en son nom toutes les attitudes contradictoires. On risquait alors de s'entendre rappeler, comme A. W. Schlegel allait le faire avec aigreur dans un compte rendu de ce commentaire, que Hogarth est frappé d'une « impuissance artistique », d'une « inca· pacité à voir le point suprême du visible, la Beauté 113 ». Remontant de l'Allemagne moyenne vers le Nord, Forster effectuait en esprit un voyage à rebours qui se précisait de tableau en tableau. Et au terme, L' Adoration de l'agneau, du polypty· que des V an Eyck à Gand, se trouvait retenu pour sa « grande ancienneté », pour son mérite documentaire de résumé du premier état qu'ait eu la peinture à l'huile, mais sinon était blâmé dans

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tous ses aspects : dans sa composition trop simple, dans son dessin « raide et incorrect », dans ses couleurs « crues et sans ombre ». Et, dès Düsseldorf, entre deux évocations de la Galerie, la vraie direction que prenait ce voyage selon la quête de l'art qu'il figurait aussi, s'était révélée dans le cri impossible à contenir : « Italie, ravissante Italie, je ne t'ai pas vue encore! » et dans ce commentaire qui le prolongeait : « Tout ce que j'ai vu venir de là-bas, que ce soit tableau, poème ou chant, a un charme qui captive l'œil comme l'oreille et fait que l'esprit se fond en délices! » C'est bien par une toile italienne, en effet, que Forster allait atteindre à l'extase, et, comme l'esprit du temps l'y conviait, par une Assomption du moins religieux des peintres, le Guide, dont Goethe avait loué « l'esprit divin » sur la route de Rome. On citerait même peu de semblables exemples de l'emprise qu'exerçait la prédication majeure de Winckelmann, derrière qui Forster à l'occasion se retranche expressément, et de l'application à une forme supérieure d'académisme où elle engageait la peinture : « La beauté des anges et leur grâce dépasse toute description ... Il y a des idéaux de beauté qui sont différents des corps des dieux grecs; en ces anges, je les aperçois pour la première fois ... Tout dans ce tableau est magie 114• » Il avait pu sembler cependant, au début du voyage, que Forster s'ouvrait avec spontanéité aux images qui lui venaient de l'art « nordique », et qu'en lui la culture aidait à situer l'impression sans l'émousser ou l'altérer. L'architecture gothique lui a créé un choc émotif en tous points comparable à celui que Goethe avait reçu, s'il était peu dans sa nature de l'exprimer lyriquement, et dont l'originalité ne saurait être mise en doute : car Heinse et Moritz, qu'ils eussent loué ou dénigré le gothique, n'avaient fait qu'entrer dans la tradition ouverte par Goethe, et où Tieck allait bientôt les suivre avec un fragment extasié du Sternbald, en le jugeant sur l'unique cathédrale de Strasbourg comme si, de fait, elle eût été unique. Forster le découvrait à Cologne, soit dans une cathédrale alors à ce point inachevée que, pour le saisir en elle, il fallait dépasser la façade, le « mur » où le regard de Goethe s'était arrêté, et reconstituer l'édifice en partant du chœur. Forster n'y a pas failli, imposant ainsi une admiration que Friedrich Schlegel devait recevoir de lui confusément, puis retrouver et prolonger à l'occasion d'un voyage dans les Pays-Bas, douze ans plus tard; et le regret qu'il exprimait en conclusion de cette page allait même devenir, grâce à Schlegel, une exigence impérieuse

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de la conscience romantique : cc La splendeur de ce chœur qui tend ses voûtes vers le ciel a une simp/,icité majestueuse qui passe l'imagination. Dans leur longueur énorme, les groupes de sveltes colonnes se dressent comme les arbres d'une antique forêt; ce n'est qu'à leur cime extrême qu'elles se divisent en un branchage formant avec ses voisins des arcs en ogive et restant presque inaccessible au regard qui veut suivre ces arcs ... L'architecture grecque est indiscutablement... la somme du beau... Les formes grecques semblent se rattacher à tout ce qui existe, à tout ce qui est humain; celles-ci sont comme des apparitions d'un autre monde, comme des palais féeriques, destinés à porter témoignage de la force créatrice de l'homme, qui sait poursuivre une idée isolée jusqu'à son extrême limite et atteindre le sublime même par une voie excentrique. C'est un grand regret qu'un édifice aussi splendide doive rester inachevé 115• >> Mais la liberté que montrait ici Forster était moins, au fond, celle de l'amateur d'art en lui que celle de l'architecture par rapport aux autres genres de la plastique en Allemagne, Winckelmann ayant comme refermé sur le corps humain son enseignement du « beau idéal » et fort peu parlé d'elle. Passer d'elle à la peinture, par contre, c'était retrouver cet enseignement avec tous ses paradoxes et ses partis pris. Or Forster s'en tenait à eux, sans chercher d'abord à les surmonter comme Moritz, voire semblait se plaire à les outrer hors de toute mesure. Il manifestait les deux vices secrets de l'idéalisation comme nul autre avant lui : la tendance à rejeter les derniers restes de vérité dans la conception et le rendu de l'œuvre, et l'insatisfaction inévitable, le beau atteint par l'artiste n'étant jamais tel qu'on ne puisse l'imaginer plus idéalisé encore. C'est ainsi que Forster louait chez Raphaël un cc sublime pressentiment du divin >> mais mêlait à son enthousiasme sur la Sainte Famille Canigniani ces deux réserves : « Le petit Christ nu est assez laid de visage et Elisabeth quelque peu trop vieille. >> Il célébrait de même les coloris du Titien, mais à propos de sa Danaé, ou d'une copie, vue dans une collection privée à Bruxelles, il ne pouvait s'extasier sur la splendeur du corps sans ajouter : cc La tête aux yeux clos, vide d'expression, est remarquablement laide. >> Or les haltes devant les grandes œuvres des maîtres italiens représentaient des moments d'élection dans la remontée vers le Nord qui, à Düsseldorf et Anvers, le conduisait surtout à deux vastes ensembles de toiles de Rubens. Et à peine s'évoquait-il dans la Galerie dont Heinse avait étalé les richesses

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qu'il résumait une hostilité irréductible à Rubens dans la formule où le mythe de l'artiste donné par Heinse sous son nom s'inversait en fatalité : « l' Ajax parmi les peintres ». Si quelques toiles comme l'auto-portrait avec Isabelle Brant et l'Enlèvement des filles de Leucippe le disposeraient à passer sur une déficience sans appel « dans les contours et dans la représentation du beau », la masse des autres l'y ramène et le force d'autant plus à s'y attacher qu'il entend mettre en cause toute « l'école flamande », avec sa prédilection pour les « choses simplement physiques », derrière Rubens qui, à un certain moment de son évolution d'artiste, aurait dû s'y soustraire : « Il n'y a donc pas lieu de chercher chez Rubens de la beauté dans les formes, car elle est fille de l'harmonie... C'est là chez lui, à ce qu'il semble, une perversion du goût, puisque l'Italie pouvait le familiariser avec des formes plus belles. >> Et à Anvers ces deux idées l'obsèdent que Rubens parfois atteint la grandeur au prix d'un reniement de sa nature flamande, comme dans la « célèbre Descente de croix >> où « la Vierge et saint Jean sont d'authentiques études ou des réminiscences d'Italie », mais que cette nature ne se laisse jamais oublier tout à fait et que par elle « quelque chose d'imparfait ou d'inadéquat vient toujours gâter la joie que Rubens peut donner >>. Forster à Düsseldorf et Anvers suit le suprême commandement de Winckelmann, à son humble rang d'amateur d'art : il cherche obstinément « une beauté grecque sous le ciel du pays des Cimbres 116 ».

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Le voyage d'Italie, qu'il n'était pas donné à Forster d'accomplir autrement qu'en pensée, réservait plus d'une surprise. Qui avait cru partir pour le pays où le beau était entièrement passé dans la statuaire et la peinture se retrouvait au pays où les émotions extrêmes, que le beau selon Winckelmann doit d'abord maîtriser, étaient passées toutes vives dans la musique et, par les grands airs des opéras et aussi des oratorios, des cantates et des messes, se communiquaient aux plus humbles des existences individuelles. Il fallait être déterminé comme Goethe à se replier entièrement sur la plastique pour s'attarder quinze jours à Venise sans fréquenter plus d'une fois l'opéra et sans y entendre

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plus d'un oratorio. Herder a dû à la musique de revenir d'Italie avec un agrandissement de son univers spirituel dont il fait la confidence dans l'essai Sainte Cécile, quatre années après son retour, et comme si ce temps avait été celui d'une maturation nécessaire : « Mon séjour en Italie m'a fait réfléchir sur /,a musique associée au service divin plus que je n'en aurais eu l'occasion en Allemagne. » Il avait simplement retrouvé sur la « terre classique » l'un de ses problèmes d'Allemand et de haut dignitaire de l'Eglise protestante, selon ce trait déconcertant de sa nature qu'est, avec toute son aisance à se mouvoir dans l'histoire, une incapacité à se dépayser complètement 117• L'argumentation de Sainte Cécile ne diffère pas de ce que soutenait, dès 1780, l'une de ses Lettres concernant l'étude de la théologie; mais pour parler des pouvoirs de la « seconde théologie » que la musique représentait selon Luther, l'accent a changé. Ses écrits sur l'art et ses écrits sur la religion se développaient indépendamment jusque-là et ne participaient que par accident du glissement de la religion vers l'art qui traversait toute l'époque. Avec ce bref essai, il montrait au contraire l'art et la religion venant se confondre dans la musique et s'y accomplir totalement l'un par l'autre. Alors que le romantisme devait trouver bientôt son expression première autour de ce double accomplissement, c'était l'un des plus grands appels lancés comme à son intention, et celui peut-être que son aspect paradoxal destinait le mieux à être entendu. Car si Herder voulait susciter « dans le monde protestant... ce qui n'y a peut-être pas été fait encore », il ne lui proposait nullement d'innover mais d'abord, et dans un esprit de fidélité envers Luther, d'atteindre à nouveau une unité dont le catholicisme avait sauvegardé le sens. Parlant de la nature du chœur, il affirmait : « Là aussi, nous sommes restés en retrait sur l'ancienne Eglise. » Et cette invitation à dépasser désormais par l'art le culte en esprit, afin de le sauver du dessèchement, balançait l'apparition d'une forme laïcisée du culte en image et la rectifiait; la musique devait restituer au protestantisme un peu de ce qu'il avait aliéné en ses moments de triomphe et que l'évolution de la plastique vers une adoration païenne du beau menaçait de lui retirer à jamais : tout ce qui dans l'homme relève de la sensibilité au monde. Herder, qui s'était dit « insensible » devant trop d'appels venant de toutes parts à ses sens mais chez qui la ferveur n'est jamais que la griserie d'être, écrivait maintenant, à propos de l'unité qui, dans « l'Eglise primitive », faisait authenti-

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quement du service religieux un « ensemble » : « ... que de nos impressions sensibles et spirituelles un ensemble puisse aussi naître, comme nous en sommes loin! La musique d'église devrait servir ici de lien, car elle est sensible et spirituelle 118••• » La préface du recueil d'essais où figure Sainte Cécile est datée du 14 juin 1793; un mois plus tard, et cette rencontre ne trompe pas quant à l'orientation de l'époque, Wackenroder, venu du Berlin protestant, assistait à une grand-messe en musique dans la cathédrale de Bamberg, et y recevait de « l'éclat des trompettes et des tubas sous les hautes voûtes » la « secrète ferveur » qui, dans ses Epanchements d'un moine ami des arts, va ixécipiter à genoux « humblement >> Joseph Berglinger, le double de lui-même. Avec Herder, le musicien fait son entrée dans la littérature en Allemagne comme il venait de la faire en France avec Rousseau, la musique s'accompagnant d'ailleurs chez lui d'une impuissance à s'exprimer poétiquement qui pourrait démentir l'analogie souvent admise entre les deux arts, si Rousseau et Jean Paul ne la rétablissaient. Et l'histoire de son amitié difficile et toujours précaire, puis de sa rupture, avec Goethe est celle du premier conflit qui ait opposé, à l'intérieur de l'esprit allemand, la musique et les arts plastiques 119 • A la fin de 1785, quand leur commune conception de la nature et de ses modes de création les a le plus étroitement rapprochés, Goethe renvoie à Herder le compositeur Kayser de qui il avait reçu la partition de l'un des opéras-comiques auxquels il pensait travailler avant les premiers triomphes de Mozart : « Il pourra vous en dire plus que moi, car il est, de nature, plus porté que moi vers la musique. » Au-delà de l'expression d'un fait que Herder avait rendu évident par sa seule conception du lyrisme, du lied qui « est chant et non tableau » et de l'irrationnel qu'il draine, de « tout l'obscur, !'innommé qui s'épanche torrentiellement dans notre âme avec le chant », on est frappé de ce parallèle que rien n'imposait et où Goethe, devant un musicien qu'il estimait et songeait à s'attacher durablement, se complaît à souligner ce qui risque d'apparaître comme une déficience personnelle. Or, vingt ans plus tard, devant un autre musicien mineur, Zelter, auquel l'unissait depuis peu une amitié destinée à rester vivante durant toute sa vieillesse, il revient, et toujours sans la moindre nécessité extérieure, sur ce trait de sa nature pour lui donner expressément un caractère de déficience : « Je connais la musique davantage par la réflexion que par mon plaisir à l'enten-

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dre, et donc seulement en général. n Et la continuité de ces deux confidences est parfaite, car il prélude à la seconde par un retour sur son ancien projet de travail en commun avec un « musicien de valeur 120 n. On pourra toujours, en recueillant et en groupant les opinions sur la musique dispersées à travers ses œuvres, essayer d'établir que Goethe ne se situe pas, ou du moins pas absolument, en dehors du grand courant qui semble porter vers elle l'âme allemande, et précisément dans l'époque que sa figure domine. Mais, comparées à l'extraordinaire ensemble de ses considérations sur la plastique, qui -se déploie sans lacune à travers toutes les étapes de sa longue vie, elles retombent au néant. Elles ne sont jamais plus en surface qu'au moment où elles devraient aller à l'essence, comme dans l'article Musique de ses Remarques sur le Neveu de Rameau. A part quelques précieuses allusions dans les Années d'apprentissage de Wilhelm Meister, elles sont surtout le fait d'œuvres de sa vieillesse, avec le finale de la Nouvelle, certains aphorismes en marge des Années de voyage, et les strophes Réconciliation rattachées a bitrairement à la déchirante Elégie dans sa Trilogie de la passion, - soit de textes où on le voit converti à plus d'une admiration des Romantiques, et d'abord à celle-là. En elles, rien ne lui est plus personnel enfin qu'un refus dont on citerait peu d'exemples, qu'une défense même contre l'obscur pouvoir d'envoûtement que la musique exerce sur l'âme en ses moments les plus chargés d'expression. Car on devrait croire, à lire les notes de son Voyage en Italie, que la musique profane ou sacrée, dont il fait çà et là une mention hâtive, occupe une place infime dans l'existence de l'unique peuple où elle vivait alors intensément. Qu'un phénomène sonore le frappe pour sa singularité, comme le chant des gondoliers de Venise, et il l'étudie avec un plaisir évident; mais il passe avec des louanges convenues sur les grandes messes en musique qu'aux jours de fête, et notamment dans la semaine sainte, il a tout de même entendues à Saint-Pierre ou à la Sixtine; encore tient-il à préciser que la venue de Kayser lui a seule « fourni l'occasion » de s'y rendre et vitupère-t-il ce « funeste instrument », l'orgue, dont la masse sonore lui gâte les plus belles voix. On ne peut méconnaître ici une attitude délibérée; et il en livre le secret dans son commentaire d'une soirée à demi musicale, à demi mondaine, durant les derniers mois de son second séjour romain. A propos des « adagios expressifs » qu'il vient d'entendre au piano, il

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remarque, sur le ton généralement conciliant dont on ne sait trop s'il l'affectionne ou s'il l'affecte : « Je ne vais certes pas affirmer que ces sons nostalgiques que l'on a coutume d'étirer dans l'adagio ou le largo aient jamais répugné à ma nature, mais j'ai toujours aimé davantage dans la musique l'élément stimulant, attendu que nos sentiments personnels, nos réflexions sur les pertes et les échecs subis, ne menacent que trop souvent de nous abattre et de nous subjuguer. >> Si cette confidence date bien de l'année 1788 où Goethe la range, elle contient en puissance la réserve obstinée que Beethoven devra affronter chez lui sans parvenir à la vaincre; si elle est contemporaine de la tardive rédaction du Voyage en Italie, elle rectifie l'emprise dont il a souligné Je caractère insolite devant Zelter, à propos des trois strophes Réconciliation : « ... l'incroyable pouvoir que la musique a sur moi ces jours-ci >>. Il lui attribue alors, non plus le pouvoir de « stimuler JJ, qui a dû se confondre pour lui avec les allégros de Mozart, mais l'efficacité contre les sollicitations du « démonique >> qu'il a toujours reconnue en propre à l'image, le pouvoir « d'apaiser n, - celui qu'il va quelques mois plus tard et toujours devant Zelter lui retirer définitivement : « •.. la grande excitabilité qu'en Bohême... j'ai montré à l'endroit de la musique, c'est elle à vrai dire qui est dangereuse pour moi 121 >>. Il faut savoir la condamnation sans appel qu'en sa période classique, où il ne veut plus dire le tragique humain, enferme le reproche d'hypocondrie - dont il va, par exemple, écraser l'œuvre de Kleist, ce musicien entre les poètes - pour éprouver tout ce que pèse une autre confidence à Zelter, de 1808, et qu'il insère entre un éloge de ses mélodies, légères jusqu'à l'inconsistance, et une poussée d'humeur contre les cantiques qui tentent pesamment de diriger les esprits « au-delà de ce monde >> : « Il faut considérer encore que les musiciens sont souvent eux-mêmes hypocondriaques et que même la musique joyeuse peut inciter à la mélancolie. >> On n'oubliera pas que Goethe s'adresse ici à son compositeur préféré et à l'un des maîtres de l'enseignement musical en Allemagne qui, après avoir mené une lutte presque héroïque pour sa vocation, dirigeait l'académie musicale de Berlin. Et on le trouvera moins séparé de Kant que des ordinaires laudateurs de la musique, pour paradoxal que cela semble : Kant la juge avec mépris parce qu'elle lui paraît se mouvoir vers des « idées indistinctes >>; Goethe ne la laisse pas sans méfiance venir à lui, parce qu'il redoute les troubles états de l'âme, tout le dépôt

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obscur d'émotions inexprimées qu'elle sait amener à la conscience. Et pour trouver l'un de ces hommes qui sont de nature, comme il le dit, tout ensemble voués à l'hypocondrie et portés vers la musique, il n'avait même pas à remonter jusqu'à Rousseau, - pas à chercher plus loin que Herder 122• Si jamais la disposition profonde a fait le musicien, sans égard aux possibilités élémentaires d'expression par un instrument, c'est bien le cas pour Herder. Il a reconnu, et en s'incriminant plus qu'il n'y est accoutumé, dans une lettre de Strasbourg à la jeune fille, elle-même musicienne sans prétention, qu'il devait épouser trois ans plus tard : « Je suis si inconstant et si impatient, en tout ce qui exige de longs exercices de mécanisme, qu'avec l'âme la plus sensible j'ai, au piano, les doigts les plus maladroits et les plus rudes. » Il aurait pu accuser tout aussi bien la médiocrité de sa formation première; car il a appris de son père, qui cumulait des fonctions de chantre avec celles de maître d'école, quelques rudiments de chant et de piano, puis au collège des éléments d'harmonie, et, accaparé dès lors par les études humanistes et théologiques, s'en est tenu là. Les Souvenirs, où sa femme a cherché avec une vraie piété à sauver sa mémoire devant une époque qui l'oubliait, apprennent qu'il lui arrivait « rarement » de se mettre au piano, et uniquement pour jouer des œuvres simples, en l'espèce des mélodies. Ce désaccord entre l'âme et les doigts, entre la musique intérieure et l'instrument, reproduit à sa manière la contradiction sensible dans les œuvres de Herder entre l'ampleur des intuitions de sa pensée et son incapacité à les développer en ensembles -::on tin us, entre l'originalité de son sens poétique et la platitude où retombent ses poésies après chaque élan; il affecte sa position envers la musique et l'a fait se détourner de l'évolution où elle était engagée en son temps, avec la même nécessité qu'avait son refus de la philosophie kantienne et du lyrisme classique de Goethe 123• Alors que la musique instrumentale acquérait des pouvoirs insoupçonnés en adoptant des formes nouvelles, il l'a totalement sacrifiée à la musique vocale, voire l'a dénoncée avec aigreur dans un essai pourtant consacré à la louange de la musique en soi, sous le couvert d'un dialogue sans préventions entre elle et la peinture. On est ramené ici au mouvement de Goethe s'en remettant à Herder du soin de juger la partition destinée à l'un de ses textes. Une page des Années d'apprentissage de Wilhelm Meister sauvegarde les révélations qu'il a eues malgré lui à Saint-

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Pierre et à la Sixtine, et leur fait prolonger les détachements mystiques de la Belle Ame par un ravissement à entendre des c< chants spirituels en latin » qu'interprètent « des voix d'hommes sans aucun accompagnement d'un instrument quelconque >>. Parce que le point extrême de pureté dans l'émotion musicale allait s'identifier pour lui avec le chœur a cappella, Goethe pouvait légitimement, à la veille de son voyage en Italie, se sentir très proche de Herder dans la cv11ception d'un art vers lequel il n'était pas porté naturellement. Ils participaient tous les deux, Goethe sans y avoir encore réfléchi, Herder en toute conscience, du refus de la musique instrumentale alors très généralement répandu en Allemagne et que résume l'homme étonnant qui, de Hamann aux Romantiques, a vécu en familiarité avec presque tous les grands esprits de l'époque, leur transmettant parfois une initiation à son art, le compositeur, chef d'orchestre et musicographe Reichardt. Il a tout à la fois enseigné dans son Magazine musical que la musique est « le plus puissant et le plus irrésistible guide de l'âme », et rejeté cc les sonates, symphonies, concertos, suprêmement antinaturels, et autres pièces de notre musique nouvelle », en utilisant comme une arme de plus l'apparente réserve où sa culture et son sens des vraies valeurs l'inclinaient : cc Seuls le génie inépuisable et la riche fantaisie toujours originale de notre Bach et de notre Haydn ont pu donner de l'intérêt à ces formes malencontreuses 124 • >> Herder, dont Reichardt citait avec admiration certains mots sur la magie sonore, dénonce pareillement, dans son dialogue de 1785 entre les deux muses de la peinture et de la musique, l'automatisme où la nécessité de faire valoir les instruments lui semble entraîner un art qui devrait être tout entier d'effusion. Derrière « tant de quatuors et de sonates, tant de trios et de symphonies >> l'automatisme lui semble avoir gagné les cc mélodies >> ellesmêmes; et il n'a pas les subtils ménagements de Reichardt, car si ce n'était Haydn, et aussi Mozart que Reichardt n'aimait d'ailleurs pas, on ne voit guère qui se trouverait à ce point condamné par la muse de la musique : « Ils construisent réellement des édifices harmoniques d'une fantastique hauteur qui montent hâtivement vers le ciel, vers la raison, p> dont il n'avait qu'une conscience incertaine après l'audition du Messie : « La base de la musique sacrée est le chœur. .. C'est seulement par le moyen du chœur (le mot étant pris à son sens le plus large) que l'on peut parvenir aux mouvements de l'âme et aux émotions que cette musique exige. » En elle, le son doit être « voix », mais « voix sacrée >> parlant du haut du ciel, « voix de Dieu et non des hommes >> qui, donc, par rapport à la voix humaine, ne transmet plus d'images. Herder, avec un faux air d'excuse, réclame pour elle ce privilège où il met tout son dédain de la plastique, « l'invisibilité ». Pour que le protestantisme en connaisse de nouveau la révélation, la rencontre de trois hommes devrait suffire, croit-il : un puissant de la terre qui se ferait son « défenseur », un musicien, et un poète qui

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n'aurait pas besoin d'être « de premier ordre >> mais devrait avoir « le sens de ce qu'est et doit forcément être la musique sacrée ». Comme annonçant sa venue, Herder évoque pour finir, dans une torrent sacré des sons d'un au·

« rhapsodie » en vers libres, le « tre monde 129 ».

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« La musique échappe entièrement au monde visible... et je crois presque, selon Pythagore, que l'élément proprement dit où vivent les esprits est son et timbre à l'état pur » : cette phrase, qui aurait pu être de Herder, apparaît incidemment dans l' Ardinghello, vers le milieu de la grande discussion sur les arts plastiques occupant l'essentiel de la troisième partie; et ce n'est point Ardinghello, pourtant musicien et chanteur, qui la prononce, mais le Grec Démétri, le défenseur accoutumé des positions excessives de Heinse. Par elle la première des révélations qu'il a eues en Italie ne reste pas totalement absente de l'ouvrage où s'était fixée la seconde, qui l'avait entre-temps éclipsée. Avec l'opéra napolitain, l'Italie du XVIII" siècle avait à peine moins de prestige en Europe, la France exceptée, qu'avec la peinture de la Renaissance et la sculpture antique. Cet autre prestige était le plus grand en Allemagne, où l'intérêt des princes pour l'art se partageait entre la musique italienne et la tragédie française. Et comme en 1753 l'établissement de Jomelli dans la fonction de maître de chapelle à la cour de Stuttgart lui avait apporté une consécration et surtout une occasion de gagner toujours en ampleur, seize années durant, il semblait bien qu'un Allemand de la deuxième moitié du siècle fût destiné à aller jusqu'au bout de la double expérience de l'Italie que Herder et Goethe avaient été incapables de faire. Elle a donné à Heinse ses deux grandes œuvres, à demi fragments d'une histoire de l'art, à demi esquisses de romans; et dans sa découverte d'une Italie chantante, où la science des compositeurs à traiter les voix s'accordait avec la liberté d'invention laissée aux interprètes en marge de leurs grands airs, et avec une véritable formation du public à tous les raffinements de l'oreille, il apparaît comme l'unique prédécesseur de Stendhal 130• Fils d'un organiste, Heinse a révélé son goût pour la musique

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bien avant de venir s'initier à la peinture dans la Galerie de Düsseldorf. Au gymnase où il a étudié entre seize et vingt ans, il était connu pour jouer du piano et de la flûte; et il passe même pour y avoir dirigé une chorale. Mais la lettre de sa vingt-cinquième année où il fait comme une revue de ses dons, aux fins de leur utilisation possible, et cite d'abord la musique, ne laisse aucune place à l'enthousiasme où le porte ordinairement sa nature; il prétend simplement avoir assez d'aisance au piano et à la flûte pour les enseigner, avec des éléments d'harmonie, « à une Aspasie de douze ans et à un Alcibiade enfant ». Un peu plus tard, des fonctions de précepteur lui permettront pendant six mois, et à raison de « deux heures par jour », d'étudier avec la mère de son élève « les opéras inspirés à Métastase par la Vénus céleste », en alternance avec des pages de Pétrarque, de l' Arioste et du Tasse. Et si Heinse n'annonce jamais mieux Stendhal que dans son admiration pour Métastase - « Oh! cet homme est un dieu, non pas un être humain » - et dans la fidélité qu'il lui gardera toute sa vie, cette admiration, qui va plus directement qu'à la partition au livret des opéras, permet en retour d'évaluer chez lui avec quelque justesse l'étendue de la culture et du don musical. A la gêne de Herder devant l'instrument s'oppose sa facilité certaine à s'y abandonner, à se laisser porter par lui, notamment par le piano, à des improvisations comme celles qui seront remarquées dans le milieu des Jacobi. Mais ce serait pure illusion que de voir en lui une nature de musicien fourvoyée dans l'expression littéraire; et les analyses d'opéras où il va se complaire après ses années d'Italie apporteront aussi peu à l'artiste créateur que ses descriptions de tableaux ou de statues, - avec cette aggravation que ses considérations musicales ne s'arrachent jamais entièrement à un appareil didactique empêchant pour une grande part sa Hildegard von Hohenthal de s'égaler à l'Ardin-

ghello 131• Les Dialogues musicaux, qui paraîtront deux ans après sa mort mais qui datent de la période « anacréontique » de sa jeunesse puisque ses maîtres d'alors, Wieland et Gleim, les ont eus entre les mains, ne révèlent rien d'une expérience personnelle de la musique; ils contiennent même bien moins des réflexions sur elle que des propos dont elle fournit le prétexte et qui se développent en marge des enseignements de Rousseau dans son Dictionnaire de la musique, voire qui les reprennent simplement. Le troisième, le plus indépendant par son objet, la « culture musi20

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cale », est aussi le plus vide de substance. L'intérêt des deux autres se concentre sur les personnages que Heinse y fait dialoguer, outre une « princesse » chargée d'humilier les puissants d'Allemagne pour leur indifférence envers les artistes. Et si les Dia/,ogues se trouvent envers la tardive Hildegard von Hohenthal un peu dans le même rapport que les Lettres sur la Galerie de Düsseldorf envers l'Ardinghello, c'est bien par ces personnages : Rousseau, de qui Heinse a dû recevoir à l'origine, par-delà tout un bagage de raisonnements, sa prédilection pour les mélodies et pour les voix de femmes; Jomelli, en qui il voit le maître de la musique d'opéra, et à qui il est toujours ramené s'il veut évaluer une grande page de quelque autre compositeur; et Métastase, « le premier poète de son temps, l'égal des premiers poètes de la Grèce et de Rome ». On peut, de fait, remonter à la Hildegard en partant de deux des formules les plu., ramassées qu'il y ait dans les Dialogues, l'une de Métastase : « Un opéra excellent est le chef-d'œuvre de l'art dramatique », l'autre de Jomelli : « Eveiller les passions, c'est la fin primordiale de la musique. » Elles se rejoignent à ce point que le musicien Lockmann, image de Heinse dans la Hildegard et auteur d'un opéra de style « napolitain >> sur un livret repris de Métastase, Achille à Scyros, ne saura que rendre plus explicite la seconde quand il aura à définir la musique. Du même coup se trouvera précisée la relation tout à fait singulière qui doit s'établir, selon Heinse, entre les mots et les sons, et qui ne présuppose en soi aucune supériorité des uns sur les autres mais les présente exactement comme complémentaires : « La musique règne là où elle exprime ce que le langage ne peut pas exprimer, ou bien là encore où il est trop momentané... Le langage précède généralement l'acte ou le suit; nous n'avons que peu besoin de lui pendant l'acte... C'est donc lorsque interviennent des passions que la musique est à sa vraie place, notamment des passions violentes où l'on ne pense plus à des paroles mais où on est pénétré de la chose même. >> Ainsi s'expliquent la part considérable que Heinse fait au texte dans ses analyses d'opéras, et l'admiration qu'il voue à Métastase : le poète crée de toutes pièces à la musique sa nécessité intérieure en amenant, par une action dramatique appropriée, les passions humaines au point d'intensité où elles exigent l'expression musicale pour se révéler sans s'affaiblir. Comme le dit encore Lockmann, le compositeur ajoute au livret « l'authentique substance des sentiments, toute vive encore >> et, s'il excelle dans son art, « contraint les auditeurs et

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spectateurs qui ont un cœur et une âme à éprouver ce qu'éprouvait le poète 132 ». Selon l'identité de structure entre l'oratorio et l'opéra, où Métastase fournissait indifféremment des textes remarquables, Herder et Heinse, qui rapportent respectivement à l'une de ces formes, et à celle-là seule, toutes leurs pensées touchant la musique, s'accordent dans l'absolue primauté reconnue à la voix sur l'instrument. Heinse, lui-même instrumentiste, ne pouvait d'ailleurs se contenter de nier avec dédain, comme Herder, l'évolution de la musique en son temps; l'indépendance proche de l'opposition où la musique instrumentale semblait entrer par rapport à la musique vocale, se prêtait à l'une de ces discussions au grand jour qu'il affectionne, parce que ses contradictions s'y affrontent sous des figures différentes et s'y exaspèrent au lieu de s'y résoudre. Il en fera donc l'un des objets du débat sur le thème général de (( l'expression en musique )) qui, dans la partie de la Hildegard, répond à celui qui, dans la III• partie de I'Ardinghello, se développait entre peintres, sculpteurs et amateurs d'art. On voit Heinse y résumer la musique instrumentale, lorsqu'il la loue, dans « les symphonies et les quatuors de Haydn >>; mais le dispensateur de ses louanges, le vieil architecte Reinhold, est en ceci un double du Démétri de l' Ardinghello qu'il porte à son extrême point d'outrance le désaccord de Heinse devant le règne des instruments, et que, sinon, il condamne sans appel ce qu'il admire chez l'unique Haydn. Annonçant la musique à programme, il conteste que l'on « éprouve quelque chose de précis >> à écouter un morceau « dont on ne sait pas le sens dès l'abord >>; mais il va bien plus loin et conteste pareillement que l'on puisse découvrir, en fait, « où se trouve >> ce sens, une fois qu'on le connaît; et il se retranche derrière l'expérience pour affirmer que l'on a « à peu près la même impression » lors de tous les concerts et qu'on évite donc de s'y rendre « par peur de l'ennui », - à quoi Heinse ne se retient pas d'ajouter : « On ne put que sourire de cette étrange opinion mais on fut frappé pourtant de ce qu'il y avait de vrai en elle 133. » Lui qui s'est senti et dit étranger en Allemagne, il y fait le plus figure d'étranger par ses exigences musicales : non certes de « Grec », comme l'humanisme l'incitait à le croire, mais d'italien qui serait venu de Venise ou de Naples dans la première moitié du siècle. Il fallait du moins s'être assimilé la tradition italienne d'opéra jusqu'à s'y confondre pour « ne pouvoir suppor-



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ter » comme lui, dans les opéras de Mozart, et singulièrement dans ses opéras-comiques puisqu'il fait exception pour la Flûte enchantée et « plusieurs scènes » du Don Juan, une « pompe instrumentale souvent contraire à ses fins ». De là l'instinct qui l'a fait se diriger, en Italie, d'abord vers Venise, et l'état d'exaltation où la musique l'y maintient pendant plus de six mois, ne lui permettant même pas d'étudier les grands maîtres vénitiens de la peinture. Il est à peine établi dans la ville et a tout juste entendu dans une église quelques voix de femmes que, déjà, il se grise de formules hyperboliques dont seuls les autres chocs qui lui viendront à Rome - de la cité même, des Raphaëls du Vatican, des « choses saintes » - , le disposeront à modérer l' accent : « Il n'y a pas d'art qui frappe l'âme aussi immédiatement que la musique; on dirait que le son est de même essence qu'elle, tant il s'unit à elle instantanément et tout entier. Peinture, sculpture, architecture sont mortes auprès d'une voix harmonieuse ou même, plus généralement, auprès d'un timbre pur. Il est la

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chose qui alfecte le plus les sens dans ce que homme peut saisir de la vie. » On trouvera fort anodine, à côté de cette explosion de la nature en Heinse, la formule de Goethe qui, vers la fin des Années d'apprentissage de Wilhelm Meister, lui répond trait pour trait : « ... une belle voix est la chose la plus générale qui se laisse concevoir ... » Aussi bien la Venise dont il s'applique à donner un ample tableau dans les notes de son Voyage, semble étrangement loin du « paradis » musical que Heinse restitue en quelques traits : « ••. on a ici chaque soir trois opéras et trois comédies et, à l'ordinaire, dans quatre églises, sans parler des autres aux jours de grandes fêtes, la plus splendide musique sacrée, singulièrement à l'Ospitaletto où... une Bianchi fait ce qu'elle veut de sa voix de sirène, toute unie et comme amoureuse du ciel et de ses anges 134 ». Cet attachement aux voix isolées jusque dans les formes religieuses où la musique vise pourtant et atteint aux effets de masse, est proprement révélateur de ce que Heinse attend d'elle. S'il note, par exemple, que les deux orchestres de Saint-Pierre de Rome exécutant un psaume de Jomelli groupent ensemble « environ cent cinquante voix humaines », c'est afin de mieux en séparer et d'exalter la voix d'un castrat qui « perce les murs comme la foudre de Zeus ». Autant, pour Herder, en accord avec la singularité de l'oratorio, la voix humaine atteint son vrai pouvoir dans le chœur, dans les accents confondus de la commu-

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nauté des fidèles, autant pour Heinse le chœur semble absent de l'opéra qu'il réduit, selon la tradition napolitaine, à une trame de récitatifs enfermant de grands airs où les voix, rendues individuellement à elles-mêmes, peuvent déployer leurs prestiges les plus savants. Mais, au-delà des vocalises, ce qu'il attend d'elles, c'est un double dépassement des limites où elles restent contenues à l'ordinaire. Parce qu'elles ne sauraient atteindre trop de hauteur, il s'enthousiasme généralement pour les voix de femmes et déroule avec ferveur, dans ses lettres, les noms des grandes cantatrices vénitiennes; mais parce qu'elles ne sauraient avoir trop de force dans l'aigu, il leur préfère en définitive la voix des castrats, et son culte pour la « nature maternelle )) ne prend pas ombrage de la mutilation infligée ici à la nature. « Je n'ai encore jamais entendu de chant qui soit aussi entièrement devenu un langage passionné ))' dira-t-il du plus célèbre castrat de Venise, anticipant sur ses extases de Saint-Pierre et de la Sixtine 135• Alors que Herder, dans une généralisation de ce qui lui avait été révélé à Rome, ira jusqu'à dire, avec son Adrastea, que toute musique est « sacrée )) et citera comme exemple celle de Gluck dans Iphigénie en Tauride, selon Heinse, le moins religieux des hommes, toute musique est profane, bien qu'elle figure la vraie manit:re de louer Dieu. S'il en rapporte les effets parfois à« l'âme )) et parfois aux « sens )), il n'énonce rien de contradictoire, car il ne pense jamais qu'à la totalité des forces affectives : sa « sensualité )) se trouve également en action dans le plaisir esthétique, et s'y satisfait également, qu'il lui vienne de la contemplation d'une forme parfaite ou de l'audition d'une voix à l'ampleur inaccoutumée. Une voix solitaire qui sonne avec toute sa force figure pour lui un dépouillement de l'être, une sorte de nudité aussi évidente que l'autre. Lockmann, au début de la Hildegard, interprète ainsi toute la musique a cappella, car l'isolement de la voix se définit d'abord par le refus de l'accompagnement instrumental; et il n'y a chez lui nulle intention de sacrilège s'il choisit de le dire à propos du Miserere d' Allegri dont il dirige une répétition : « La musique purement vocale est, à proprement parler, ce que le nu est dans les arts plastiques. )) Comme cette conviction serpente en secret à travers toutes les lettres que Heinse a envoyées de Venise, elle a préparé l'évolution qui, à Rome, l'a dans l'ensemble porté du paysage à la reproduction de la forme humaine, et de la peinture à la sculpture. Son esthétique en a

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reçu une singulière unité car, reconstituée d'après la Hildegard et I'Ardinghello, elle ramène les arts de l'homme à un unique objet, l'homme lui-même, dont la voix est la musique entière comme son corps est toute la plastique 136• Heinse écrivait avec sa Hildegard le premier roman dont la musique ait fourni exclusivement la substance; et sans doute auraitil voulu lui donner un tour proprement narratif, puisqu'il a renoncé pour elle à la convention du récit par lettres que l' Ardinghello avait maintenue. Mais il n'a su mieux faire que d'y reproduire la structure interne de l' Ardinghelio, c'est-à-dire d'insérer par masses, dans l'esquisse d'un roman original sur le musicien, les fragments plutôt impersonnels d'une histoire de l'opéra au XVIIl 0 siècle. Et ici sa nature d'écrivain n'est pas seule en cause, mais pour le moins autant la situation spirituelle de l'époque, où rien n'indiquait une familiarité avec les données et les problèmes de la musique qui se pût comparer à celle que, depuis Winckelmann, une élite étendue avait réellement atteinte avec la plastique. Parce que la musique apparaissait surtout en Allemagne comme un art d'intimité, dans les années 1795 et 1796 où parut la Hildegard, parce qu'à Berlin, par exemple, les concerts publics de musique instrumentale dataient de quatre ans à peine, Heinse ne pouvait guère échapper aux considérations didactiques, n'eût-il voulu que légitimer la hardiesse du choix de son thème devant des lecteurs non musiciens. On voit mal, sinon, comment expliquer la démarche qui lui fait ajouter, par Lockmann à la fois compositeur et théoricien de la musique, les éléments d'un nouveau chapitre à l'essai de physiologie de l'art que signifiait la Plastique de Herder, - et d'un chapitre dont il faut s'étonner que Herder ne l'ait pas écrit : « L'oreille, enseigne Lockmann, est assurément notre sens le plus sûr; et - ajoute-t-il en remontant par-delà Herder à Rousseau et Diderot le toucher luimême, que l'on a tenu jusqu'ici pour le plus infaillible, se forme d'après elle. » Il prétend que les maîtres du violon, du « plus parfait entre les instruments », rendent sensibles des nuances dont l'œil du peintre ne saisit pas les équivalents; il insinue que l'ouïe pourrait être le sens humain par excellence puisqu'il la donne pour « vraisemblablement » plus développée chez l'homme que chez l'animal. Et, à travers ses enseignements, l'architecte Reinhold rejoint l'interprétation musicale de l'architecture que l'on trouve exprimée déjà dans des textes de la Renaissance; les Romantiques qui l'ont tous plus ou moins reprise à

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leur compte ont pu la recevoir de ces paroles de Reinhold, excessives comme toutes celles qu'il prononce au long de l'œuvre, mais impliquant en elles-mêmes un déplacement de la prééminence jusqu'alors reconnue à la plastique : « L'oreille est un sens bien plus subtil que l'œil; elle éprouve beaucoup plus exactement les rapports et forme l'esprit à la découverte et à l'appréciation de leur beauté. Ce qui peut vous plaire dans mes travaux, je le dois sans doute à la musique. Lockmann m'a vraiment ému lorsqu'il a comparé le rapport d'octave avec la plus belle forme de portes et de fenêtres. Nous avons de même en architecture des quintes, des quartes, des tierces et des sixtes... Je peux vous les montrer dans cette maison qui m'est la plus chère parmi toutes celles que j'ai construites 137 • » Mais le motif d'où ces considérations recevaient dans l'œuvre leur vérité, l'enseignement que dispense Lockmann à un milieu d'initiés et de connaisseurs, se présentait à Heinse comme la tentation permanente d'épuiser toute la science qu'il avait de son objet, depuis la théorie de la musique et l'étude technique de sa grammaire, jusqu'à l'analyse comparée des œuvres où il trouvait le mieux réalisée sa vraie forme, la musique vocale. Et il y a cédé trop complaisamment pour que le contenu didactique ne fasse pas éclater le cadre romanesque. Toutefois la disposition de cette immense matière se modèle, bien que gauchement, sur les grandes composantes de sa pensée musicale, si bien qu'en suivre le déroulement, c'est se les rendre sensibles. Elles avaient été aéterminées en profondeur par ses révélations de Venise et de Rome; à son retour en Allemagne, l'étude des maîtres dont la gloire commençait à s'y établir et qui, passés par l'opéra napolitain, l'avaient abandonné pour trouver leur propre voie, Hrendel et Gluck, n'a pas eu la force de les ébranler et a même confirmé Heinse dans leur excellence. Lui qui a éprouvé personnellement la filiation allant de Hrendel à Gluck, il ne pouvait d'ailleurs traiter avec indifférence deux génies qui avaient vaincu spirituellement les derniers restes de ce qu'il appelle, avec son héros Lockmann, « une forme particulière du mal du pays, le mal d'Italie ». Et comme Gluck singulièrement rejetait dans le passé toute sa conception de la musique en construisant l'opéra autour du récitatif, au lieu de le laisser se morceler en une suite discontinue de grands airs, Heinse n'a pas évité un débat avec lui : avec ses « spectacles lyriques » qui, d'après l'un des personnages de la Hildegard, constituent « un genre à eux entre

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la tragédie et l'opéra » mais où l'oreille ne trouve pas « quelque chose aussi pour son plaisir particulier >>; et il a même situé ce débat au centre du roman 138• L'ancien organiste Lockmann étant le maître de chapelle d'un prince tout acquis à la musique sacrée, et venant de concevoir un opéra parce qu'il a récemment séjourné à Naples, ses considérations didactiques iront de l'un à l'autre des deux domaines de la musique vocale et, en fait, du sacré au profane, selon son évolution. L'étude de la musique sacrée est introduite sous le couvert d'une fête religjeuse, qu'achève une procession où Heinse, mêlant des souvenirs italiens et des images rhénanes, apporte, en prélude immédiat au romantisme, son témoignage de la « prédilection d'artiste » pour le culte catholique qui se généralisait alors; et elle culmine dans une analyse du Messie, aussi précise en sa sécheresse que restait vague celle que Herder avait esquissée. Heinse n'éprouve nulle crainte respectueuse devant les derniers secrets de la musique; il cherche bien plutôt à les étaler au grand jour, car il les ramène uniformément à des combinaisons savantes, et il croit trop à la fusion parfaite du mot et du son dans le ch>. Selon la phrase : « La musique sacrée est beaucoup plus générale que la musique d'opéra, qui est bien davantage l' œuvre du génie ... )), l'Armide de Jomelli lui fournit l'occasion de quitter un domaine d'emprunt pour son domaine propre et d'y atteindre son véritable objet : une réfutation de Gluck, appuyée sur des analyses minutieuses de ses cinq grandes œuvres et de certaines œuvres des trois maîtres napolitains qui, leur étant identiques ou similaires par le thème, s'opposent d'autant mieux à elles par l'esprit. Environ le tiers de la Hildegard est consacré à ce débat, parfois apparemment abandonné mais toujours repris, à ce double allemand de la querelle des gluckistes et des piccinistes. Heinse, qui y entraîne d'ailleurs Piccini avec sa Didon et en sauve une page, a voulu livrer ici une bataille décisive pour la vraie musique vocale, donc la musique en soi. Il a humilié tous les maîtres de la première moitié du siècle, Italiens et Allemandi>. Proclamer : « L'Armide de Gluck doit, avec toute sa pompe, céder le pas à celle de Jomelli )) ; opposer victorieusement à Orphée et Eurydice, dont le Il" acte est pourtant placé très haut, l' Antigone de Traëtta, du « plus grand musicien italien dans le genre tragique >>; mêler aux éloges de 1'/phigénie en Aulide des réserves telles qu'elle semble inférieure en beauté soutenue à une autre Iphigénie de Majo; dire son admiration pour l'Alceste et 1'/phigénie en Tauride, mais aussitôt après faire l'analyse d'un opéra italien plus récent que les œuvres de Gluck et conclure qu'en musique, cc invention et exécution prises ensemble ))' les Italiens sont « tout en haut ))' c'était là pour Heinse se tourner vers le seul avenir possible 140 • Cet opéra récent qu'il choisit d'étudier, le Giulio Sabino de Sarti, avait été créé à Venise durant qu'il y séjournait, en mars 1781, et lui avait confirmé l'une dans l'autre la vertu de la tradition napolitaine et la force quasi magique de la voix des castrats. Avec lui s'achevait la partie didactique de la Hildegard, ou plutôt il n'y restait de place que pour l'opéra où elle se raccordait avec la partie romanesque, !'Achille à Scyros de Lockmann. La partie didactique présentait l'apothéose de la musique vocale dans le genre où elle est censée se réaliser le plus complètement; la partie romanesque présente l'apothéose de l'artiste dans

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le musicien, à savoir dans cette figure une et double : le compositeur et son interprète. C'était la plus grande leçon ramenée d'Italie par Heinse, et Lockmann l'avait formulée dès le début de l'œuvre : « La partition la meilleure n'est qu'un squelette décharné si ses mélodies ne sont pas introduites... toutes vives dans les âmes par la magie de telles voix. » Périodiquement elle y avait reparu, toujours attribuée à Lockmann et comme cherchant son expression véritable - il avait suggéré, par exemple, que le chanteur est le véritable auteur de l'opéra puisque « poète et compositeur n'en fournissent que les matériaux )) - , jusqu'à ce qu'elle trouve le plus de force dans le trait le plus ramassé : « ... en musique, invention et exécution prises ensemble ... )). Si l'on songe au « but )) que Heinse assignait à sa Hildegard, quant au destin futur de la musique, sa conviction revêt un aspect presque émouvant, le charme qu'ont pu avoir les grands airs des opéras napolitains se refusant à nous aujourd'hui peut-être par notre ignorance des variations ornementales qu'improvisaient sur eux les chanteurs. Mais cette conviction fait plus encore : elle donne, ou plutôt a dû donner pour Heinse, une véritable unité au complexe déconcertant de traité et de récit qu'est la Hildegard; car les considérations didactiques accompagnent à la fois, c'est-à-dire expliquent et légitiment, la création par Lockmann de son Achille à Scyros, soit l'achèvement de l'opéra napolitain par le génie allemand de la musique, et la naissance en Hildegard von Hohenthal, grâce à Lockmann qui l'enseigne, de la grande interprète qui, égalant les plus célèbres chanteurs d'Italie, imposera à Rome cet Achille allemand 141 • Que l'attachement de Heinse aux voix de castrats ait déterminé le choix d'un sujet où Achille apparaît déguisé en femme, que sa partie soit donc écrite pour soprano, et que l'étendue de la voix de Hildegard lui permette de se présenter comme un castrat devant le public romain, - cette apparente série d'excentricités atteste au contraire combien Heinse est engagé dans son œuvre, selon les lettres de Venise. Lui qui avait su tourner au mythe de l'artiste la glorieuse vie de Rubens, il semblait comme destiné à écrire l'apothéose de l'artiste dans les marches parallèles et inséparables de Lockmann et de Hildegard vers les formes suprêmes de « l'invention )) et de « l'exécution )) en musique. Même le désir de possession est ici à sa place, dont le compositeur, au moment où il travaille à son œuvre, entoure l'interprète idéale de qui elle recevra l'achèvement; car dans sa violence, exclusive de tout

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déguisement sentimental, ce désir n'est que la face immédiate de la « sensualité » sans laquelle il n'y a, selon Heinse, ni création artistique ni plaisir esthétique. Mais tandis que la vie de Rubens lui avait offert pour son mythe l'image d'une évolution aux époques différenciées, Heinse se montre incapable de concevoir comme un devenir intérieur la marche extérieure de l'artiste vers le triomphe. La jeune Hildegard chantant pour la première fois devant Lockmann est déjà effectivement la grande artiste qui se révélera un jour dans la « capitale du monde »; mieux, elle apparaît « comme sainte Cécile elle-même descendue du ciel sur la terre » et Lockmann, tombant à ses genoux et lui baisant les mains, ne peut que lui dire : « Miraculeuse créature, je vous adore, vous et votre art. » Et l'on ne saura rien d'un prix que Lockmann devrait payer pour effectuer le passage de la musique religieuse, où il a composé une messe, à l'opéra, qu'il vient de connaître à Naples. Les affres de la création sont si peu le fait de Heinse qu'on n'apprend rien sur !'Achille à Scyros, sinon que Lockmann y travaille, jusqu'au moment où il sera communiqué d'après le livret de Métastase et avec de brèves indications musicales, destinées peutêtre à le définir mais plus encore à le situer, comme celle-ci : « La mélodie de cet air, en mi majeur, accompagnée de hautbois, de bassons et de cors, était toute issue du cœur de Lockmann, était un chant angélique, et pouvait subsister auprès des plus beiles de Majo. » En 1790, les Ecrits de Goethe avaient apporté, sous la forme d'un petit drame, son Apothéose de l'artiste qui reflétait tout l'optimisme de sa période classique, sa sécurité devant l'essence de l'art dévoilée enfin, sa foi dans la légitimité de l'application à l'œuvre, de la « pratique )) sans cesse perfectionnée, - et qui cependant ne reniait pas le titre de drame, par les angoisses qu'y exprimait « l'élève )) devant sa copie d'un chef-d'œuvre et par les paroles finales du « . maître )> qui fit ce chef-d'œuvre et qui, resurgissant de l'au-delà, évoque dans sa gloire présente le dénuement et la totale solitude qu'il a connus de son vivant. C'étaient là les plus humbles aspects du tragique auquel l'artiste semble voué, et dont Heinse n'a aucune conscience. Ils étaient destinés à trouver leur place dans l'image globale du destin de l'artiste qu'allaient donner les Romantiques; mais ce destin n'aurait peut-être pas eu pour eux son pouvoir fascinant sans l'irréelle domination sur le monde où le plaçaient les deux héros de la

Hildegard 142,

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VERS UNE PSYCHOLOGIE DE LA Il y avait alors un poète qui ignorait MUSIQUE INSTRUMENTALE : de propos délibéré la figure de l'arMoRITZ ET JEAN PAUL. tiste et l'énigme de sa « vie terrestre » : Jean Paul, et cette absence, commune à toutes ses œuvres d'avant 1800, expliquerait à elle seule la relative distance où les Romantiques se sont tenus envers lui, même s'ils l'ont aimé et si Friedrich Schlegel l'a loué d'être l'auteur des « seules productions romantiques de notre époque non romantique ». Humoriste, Jean Paul a même pris plaisir à parodier l'art dans sa propre activité de conteur; il a retiré en principe à l'acte d'écrire toute vertu créatrice; il l'a ravalé aux plus humbles travaux de copiste, avec la fiction de « biographie » où il rattache la Loge invisible et H espérus; il l'a montré dans Siebenkiis - où il attribue au personnage de ce nom sa première œuvre importante, les Extraits des papiers du diable - entièrement soumis à un désaccord absurde entre les nécessités élémentaires de l'inspiration et les données matérielles de l'existence; et les Folles Années en présenteront une satire généralisée, atteignant le récit autant dans son affabulation que dans sa forme, avec le thème des deux frères travaillant à un même ouvrage et s'y distribuant respectivement les parties humoristiques et les parties lyriques 143 • Or, l'une des singularités de Jean Paul dans ce roman assez tardif, c'est de faire apparaître pour la première fois le personnage de l'artiste et le problème de son destin tels que les Romantiques avaient accoutumé de les poser entre-temps. C'est-à-dire qu'en 1804, où il se sépare d'eux avec son Introduction à l'esthétique, il se l'litue aussi tout près d'eux, voire dans leur dépendance, et pourtant s'affirme lui-même à travers eux; car Vult, le grand virtuose de la flûte qui parcourt le monde solitairement pour y donner des concerts, est une figure de l'art selon les Romantiques et de la musique selon Jean Paul, voire résume effectivement toute la conception qu'il a eue d'elle, en se définissant, à la faveur d'un demi-incognito : « ... trop grave et trop savant, à savoir pour un musicien ». Comme s'il voulait justifier la suprême prévention de Goethe, Jean Paul a emprisonné Vult, après Victor d'Hespérus et Schoppe-Leibgeber de Siebenkiis et du Titan,

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dans les jeux de l'humoir noir, mais détachés cette fois de l'idée de la mort, ramenés au seul besoin de se torturer à force de torturer en pensée les autres, « comme si l'amour n'était là que pour la haine », réduits aux symptômes d'un « mal » peu apparent et pourtant incurable et qui lui fera détruire, à la fin de l'œuvre, son rêve d'une vie idyllique auprès de son frère retrouvé. L'hypocondriaque que Goethe inclinait à reconnaître souvent chez le musicien, Vult en apporte l'image la plus complète et la plus vraie 144 • Toutes les réflexions de Jean Paul sur la musique, et pour si immédiate que soit l'expérience du fait musical qui les nourrit, se raccordent à des pensées de Moritz dans Hartknopf, qu'il n'avait d'ailleurs pas exactement à reprendre puisqu'il s'y trouvait comme deviné. Or Moritz n'a rien révélé de sa familiarité personnelle avec un art qui lui était au moins connu par son père, ancien hautboïste dans une musique de régiment; sa conversion à la plastique, en Italie, a dû tenir suspendues chez lui des confidences qui se fussent libérées peut-être sans sa mort soudaine. L'expérience de la musique au moins comme d'une manifestation de la présence paternelle, avec ses deux composantes : le règne de l'instrument et l'interprétation de mélodies peu ornées, gouverne sa pensée dans Hartknopf et singulièrement les deux paradoxes à l'accent péremptoire : « La chose suprême, dans la musique, réside en la connaissance de ses éléments les plus simples » et « Hartknopf aurait été un grand musicien, même s'il n'avait jamais appris à jouer de la flûte et du piano ». La musique est, chez Moritz, une disposition intérieure, non un art dont il faut connaître les lois, et pas davantage une pratique à acquérir et à entretenir par des exercices appropriés; elle englobe de surcroît la pratique de l'art, mais elle représente par essence le pouvoir spirituel que l'homme s'enorgueillit d'apporter en naissant. Elle se montre le plus efficace sur l'âme si elle est instrumentale, non pas vocale, si elle récuse la voix comme infidèle aux sons puisque les appuyant à des mots, à un certain sens qui les limite, et si elle s'en tient aux deux instruments qui leur laissent le mieux leur pureté originelle. Art d'intériorité et véritable compagne de l'homme solitaire, elle cache ses énigmes, non sous les surcharges, mais dans une nudité à laquelle les autres arts n'atteignent pas : on retrouve ici chez Moritz le refus qu'opposait Herder à l'évolution où la musique était alors engagée, et que rend plus sensible sa préférence personnelle pour la musique instrumentale.

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Bien que celle dont il esquisse une psychologie dans Hartknopf ne fasse jamais penser aux grands maîtres, on peut considérer le contrepoint comme l'un de ces « éléments les plus simples » qu'il met tout en haut : le son rendu à lui-même, les sons traités indépendamment de l'accord et jouant avec liberté l'un contre l'autre. En sorte que dans la filiation allant de Moritz à Jean Paul la confidence de Schumann prend toute sa force qu'à lire Jean Paul, le poète qu'il a le plus aimé, il a davantage appris le contrepoint qu'à écouter son professeur de musique 145• Si, chez Moritz, le dépôt de ferveur musical semble bien remonter à un don incomplet de son père, Jean Paul a consacré quelques pages de son autobiographie à se présenter comme l'héritier d'une disposition qui, même contrariée par l'injustice sociale, a fait de son père « un compositeur estimé de musique religieuse dans la principauté de Bayreuth », jusqu'à ce qu'il « laissât enterrer son génie musical dans une église de village ». Le service religieux requérant toujours sa maîtrise du clavier, il n'a pas eu à la renier totalement, mais il a refusé de la transmettre à son fils qui n'aurait appris de lui, si on l'en croit, « ni ce qu'est une touche, ni ce qu'est une note » et se serait découvert par hasard une aisance à improviser en « tambourinant des heures entières... sur un vieux piano désaccordé ». On lit encore dans son autobiographie : « Mon âme était ouverte de toutes parts à la musique... et avait pour elle des oreilles d' Argus. » Ainsi pourraient s'exprimer ses héros auxquels il a distribué presque uniformément sa réceptivité subtile et étendue à la force affective des sons, - ses « hommes hauts » recevant de surcroît le pouvoir d'improvisation qu'il a connu lui-même comme une nécessité intérieure, non comme une liberté de jeu. >. Si la musique n'était vie, elle ne nous permettrait pas ainsi d'appréhender inconsciemment notre vie secrète; elle l'est par une de ses parties, et l'autre, qui est science, n'a donc en elle qu'un rôle subordonné. C'est la conclusion prévisible d'une interprétation qui, dans le phénomène musical, va essentiellement au fait sonore et à son action sur l'affectivité : « L'harmonie nous comble pour une part avec ses rapports arithmétiques; mais la mélodie, l'esprit vital de la musique, ne s'explique par rien que, peut-être, la pure imitation poétique des sons plus grossiers que font entendre nos joies et nos souffrances. La musique extérieure enfante donc, à proprement parler, une musique intérieure; c'est pourquoi aussi tous les sons nous disposent à chanter 148• >> On retiendra que, pour Jean Paul, seule une « pure imitation poétique n sépare le son brut du son proprement musical; car derrière l'incertitude de la terminologie se révèle assez bien ce qu'il y a d'authenticité profonde, mais aussi d'étroitesse, dans son expérience de la musique. Elle reste encore bien plus étrangère que celle de Herder à la marche de l'art en son temps; contemporain exact de Beethoven, il semble l'avoir ignoré; dans ses grandes œuvres d'avant 1800, celles qui ont fondé sa gloire et où ses orgies sonores atteignent le diapason le plus haut, on chercherait en vain les noms de grands compositeurs; ses œuvres d'après 1800 les font apparaître, mais furtivement et sans jamais les accompagner des épanchements de lyrisme où l'incline le moindre son entendu. Dans le Titan, il citera Haydn au passage et le Don Juan de Mozart, et glissera une allusion métaphorique à un oratorio de Hrendel; mais que Liane effleure le verre de son harmonica, et Albano écoute en extase « les prières de la musique n. Il faut arriver aux Folles années et à un concert du grand virtuose Vult pour que Jean Paul évoque longuement une composition qui ne serait pas improvisée. « Pourquoi la musique ne donne-t-elle au cœur assailli d'orages que des vagues plus amples et non le calme, de même que la volée des cloches attire la tempête au lieu de l'éloigner ? >> Cette formule d'Hespérus, où une idée sur la musique s'amplifie en une représentation de bruit, voire de fracas, pourrait figurer indifféremment dans chacun des grands romans de Jean Paul. Elle prouve que, pour lui, le son même dominé et gouverné par l'art ne renie nullement la nature

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brute de la sonorité originelle et ne fait même qu'adapter, en le conservant, le pouvoir d'excitation qu'elle a sur l'être entier. Si d'autres ont choisi de dire l'apaisement que dispense la musique, il a multiplié les exemples de l'exaltation qu'elle peut ajouter aux états passionnés et de l'élan qu'en peut recevoir la volonté au moment de la décision. Ainsi Victor dans Hespérus : tout le pathétique qui est en lui, au début de l'œuvre, venant de s'épuiser, semble-t-il, sur deux modes, une lettre au mage Emmanuel et une crise de larmes, se relance soudain par l'improvisation musicale : « Il se mit au piano et, s'y accompagnant, chanta les passages les plus violents de sa lettre » ; plus tard son angoisse devant des révélations qu'il doit faire, et d'où dépend son destin, ne résiste pas à la même impulsion : « ... il plaqua sur le piano un accord saccadé et put alors se rendre auprès de Clotilde >>. Et si l'on pense que Jean Paul a satisfait totalement son besoin d'ivresses musicales avec ce personnage dont il a dit que le cœur était « une caisse de résonance pour la musique », il n'est que de lire le Titan, où les formes de l'émotion s'atténuent cependant par rapport à Hespérus; Albano n'y connaît guère d'autre expression de ses forces exaspérées par l'amour que celle qui est définie, avant d'être détaillée dans toutes ses nuances : « faire inconsciemment de son charivari intérieur une pièce pour piano 14g ». Chez Jean Paul le piano ne sert qu'à l'improvisation proprement dite, qu'à l'action où l'on éprouve soi-même l'étendue de ses déchaînements secrets; l'espèce passive d'improvisation qu'est pour lui le plaisir pris à la musique - car tout l'être y va audevant des sons qui l'assaillent, comme les forçant à venir - , la flûte le dispense, cette « baguette magique », dira-t-il à propos de Vult, « qui métamorphose l'univers intérieur dès qu'elle le touche », et peut-être plus encore l'instrument qui suffirait à dater historiquement sa conception de la musique, l'harmonica. La naissance des sons musicaux grâce à une « imitation poétique » des sons élémentaires entraîne un déplacement de leur puissance affective, une sublimation de la simple violence en pureté. De même que Jean Paul dans ses transpositions de musique orchestrale choisit des concertos, afin de s'y détacher de la masse sonore et de n'y suivre que le jeu de l'instrument isolé dont elle accuse la pureté par contraste, de même il est allé à la flûte et à l'harmonica pour la pureté et la simplicité de leurs sons, pour l'accord du surnaturel et du naturel qui rend « illimitée » la musi21

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que en lui faisant joindre l'un à l'autre les deux univers. Et l'harmonica, auquel l'œuvre immense de Haydn a fait sa place comme pour en consacrer la faveur dans le siècle, a été l'instrument selon le cœur de Jean Paul : le plus naturel par ses coupes de verre, par l'eau qui les emplissait inégalement, par le simple frottement des doigts mouillés sur leurs bords, et le plus surnaturel par l'intensité de ses sons, comparés souvent au chant des sirènes, et par un pouvoir d'affecter le système nerveux, voire de l'attaquer de ses vibrations, qui en rendait la pratique à la fois enivrante et redoutable, même funeste à certains de ses virtuoses. La fragile Liane est comme disposée à exprimer par lui son âme hypersensible et, jouant, elle paraît « une sainte mourante, dans la ferveur de l'harmonie qu'elle écoutait plutôt qu'elle ne la faisait naître ». Et lorsque Jean Paul a voulu rendre sensible l'envoûtement où la musique tient une âme accordée d'avance avec elle, et révéler aussi ce qu'est la maîtrise dans la conduite d'un instrument, il a choisi l'harmonica antérieurement à la flûte. La scène où le maître flûtiste V ult interprète un concerto de Haydn vient en complément assez tardif aux deux scènes de concert improvisé qui se suivent sans se répéter dans Hespérus; et, avec ses aspects plus prévus, elle ne les égale pas quant au pouvoir de dire ce qu'a été la musique pour Jean Paul 150 • Dans la première, un personnage qui est à la fois « grand compositeur », chef d'orchestre, virtuose d'un instrument et héritier d'un nom inscrit par ailleurs dans l'histoire de la musique, Stamitz, ouvre un « éden mélodieux )) devant Victor qui l'écoute à l'écart. Une fois l'extase atteinte, on apprend ce qu'est son instrument, - ce qu'il devait être, car nul autre n'a le pouvoir de la dispenser : Victor se dit comblé par « les sons les plus hauts de son harmonica qui, de leurs forces inconnues, font se briser en larmes le cœur humain comme des résonances à l'aigu font éclater les verres )). Et à se prolonger l'extase trouve son propre moyen de se traduire dans une humiliation qu'elle inflige au moyen traditionnel d'expression : « Parmi de tels sons, après de tels sons, il n'y avait plus de paroles... ; le cœur sans langage absorbait les sons, s'en gorgeait, et tenait pour intérieurs ceux qui lui venaient du dehors. )) Jean Paul n'a rien épargné dans cette scène pour imposer son musicien comme un artiste véritable, dominant toute la musique, de la création à l'exécution; celui qu'il présente dans l'autre scène n'est guère plus en apparence qu'une curiosité de foire : un ancien soldat jouant d'un instrument qu'il appelle

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« double harmonica à bouche » et fait de deux « guimbardes » utilisées à la fois, - de deux demi-cercles de métal tenus entre les dents et où vibre une languette entre deux lames parallèles. Or « l'humble virtuose » en tire « les sons les plus doux qui soient jamais venus de lèvres humaines... ». Pour Victor comme pour Clotilde, qui l'écoutent ensemble, il fait surgir toute une féerie auditive transposant, afin de les éclipser, les images des féeries visuelles : des « jardins suspendus de sons », des « châteaux de plaisance pour l'oreille humaine », des « firmaments en petit »; et leur amour s'avoue, sans avoir à s'exprimer, par les « soupirs » et les « larmes >> de Clotilde 151 • On retiendra trois grands traits de ces scènes complémentaires, n'attestant que l'une dans l'autre la permanence des pouvoirs de la musique et de leur universalité. Et d'abord le sens de toutes ces larmes qui en accompagnent l'audition. Tandis qu'à improviser de la musique un héros de Jean Paul connaît ses émotions dans leur excès de violence, à l'écouter il les connaît inversement dans leur affinement extrême, il atteint au point d'ambiguïté difficilement supportable qui est appelé, à propos de Victor, « la douleur de la félicité >> et qui fait dire à Clotilde que > sera-t-il dit de Victor qui, dans l'attente de la mort d'Emmanuel, demande à Julius, le flûtiste aveugle, de « ne pas jouer aujourd'hui >>. Et alors que Siebenkas accompagne pour la dernière fois Leibgeber, son double, qui joue de la flûte en marchant, comme à l'accoutumée, il finit par lui couvrir la bouche de sa main pour le contraindre au silence : « Pense un peu à moi! Je ne sais pas, mais aujourd'hui chaque son me crée une émotion trop forte. >> C'est autour de ce pouvoir, dont il eût voulu étendre l'irrationalité à la musique vocale puisqu'il proposait aux innombrables variantes des Romantiques la formule : « des chants sans signification et des sons sans paroles », que Jean Paul s'est comme défini lui-même dans sa différence fondamentale avec Goethe, et, selon la marche de l'époque, dans sa nouveauté de musicien-poète que Herder et Moritz avaient seulement suggérée. Il faut se rappeler la confidence du Voyage en Italie, où la retenue de l'accent souligne au lieu

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de la voiler une désaffection sans recours : ) Et si Jean Paul admet, dans les pimpantes « ouvertures » du XVIII• siècle, une moindre recherche, en soi condamnable, de la mélodie, un « barbouillage musical », une « phraséologie harmonique », c'est qu'il y reconnaît « la pluie fine qui amollit le cœur pour les larges gouttes des sons plus simples )>. De toutes les associations de mots où ce maître du langage a cherché à enfermer ses extases musicales, il n'y en a point qui égale celle-là en fidélité : comme Moritz, dans la musique, allait aux éléments « les plus simples ,,, il va en elle à la simplicité du chant, de la mélodie qui, dans l'adagio, est d'autant plus expressive que la valeur propre des sons s'y fait plus insistante; il s'ouvre avec ivresse à ces sons « étirés '' dont Goethe évite les approches avec gêne 153• Et, pour mieux les accueillir, il appelle autour d'eux la nuit. Il en avait acquis le sens au prix d'une expérience de la mort dont l'originalité et la profondeur sont presque sans exemple; il en avait trouvé la louange chez son maître Herder, et surtout dans le couplet final du I"' livre des Idées qui anticipe sur tout un aspect de son œuvre et, au-delà d'elle, annonce Novalis par son tour hymnique : « Le soleil qui luit sur ta journée t'assigne ta demeure et ta fonction terrestre et, durant ce temps, obscurcit à tes yeux toutes les étoiles du ciel. Dès qu'il se couche, le monde apparaît dans sa forme plus grande : la nuit sacrée dont

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un jour tu fus enveloppé, et dont tu seras enveloppé un jour, recouvre d'ombre ta terre et, en échange, t'ouvre au ciel les livres éclatants de l'immortalité. Il y a là des demeures, des mondes, des espaces... n Mais dans l'accès à la nuit que trouve soudain l'âme allemande un peu avant 1800, et à quoi la poésie antérieure ne la montrait en rien disposée, le rôle qui revient à Jean Paul est unique. Il a lié indissolublement la musique et la nuit; aux « sons » compris comme le langage de l'irrationnel il a donné pour milieu et pour climat l'irrationalisme de la vie nocturne; et du même coup il a soustrait la nuit à la solennité religieuse de Young, dont Herder restait captif : monde tout ensemble secret et familier, où la féerie de la musique double la féerie du rêve, il l'a rendue accueillante à l'aventure spirituelle où allaient s'engager les Romantiques 154 • Quel que soit le roman de lui qu'ils ont préféré - et il est curieux de voir combien en cela ils se partagent : car Novalis, aussi fasciné qu'il ai été par la figure d'Emmanuel, a reçu de la Loge invisible un choc décisif pour toute son évolution de poète, Tieck, s'il a aimé Siebenkas, s'est grisé de l'Hespérus, et, à cause de la figure de Leibgeber, Friedrich Schlegel a tenu Siebenkas pour l'œuvre en soi de Jean Paul-, ils ont rencontré des situations toutes nouvelles et évoquées avec une inoubliable richesse de nuances. Victor, pour écouter un concert donné dans un parc, choisit « une tonnelle sombre où seule une branche morte laissait passer la clarté de la lune n, et, quand l'orchestre joue diminuendo, il lui semble que le parc n'est « plus fait que d'ondoyantes ombres aux doux accords, comme brisées et noyées de nuit n. Victor, prisonnier de la magie du double harmonica dans la chambre où il l'écoute auprès de Clotilde, refuse de s'y abandonner totalement avant d'être protégé par le noir : « Mais on emporta la lumière de la chambre et le premier flot de ses larmes tomba dans le sein de la nuit sans être vu. n Siebenkas est surpris au milieu de ses réflexions les plus mornes, alors qu'il fait très sombre, par le chant, la harpe et la flûte de deux musiciens ambulants, et il éprouve à quel point la musique est un art du temps, et qui rend sensible son irréparable fuite, quand il laisse « la marche somnambulique des sons n entraîner sa pensée de la nuit en lui et autour de lui jusqu'à la grande nuit sans fin : « ... et les sons comptaient comme des cloches tous les points du temps, et l'on entendait le temps s'écouler n. Ottomar, qui s'est éveillé d'un sommeil de mort dans l'église « envahie par la nuit » où on l'avait déposé, se

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met à l'orgue et en tire des sons toujours plus forts jusqu'à ce que l'un d'eux lui semble emporter avec soi le peu de vie incertaine qui lui est restitué : « De tout temps, un son qui se prolonge m'a rendu triste. » Jean Paul n'est jamais plus exactement luimême que dans ces pages qui, en face de l'univers de Goethe, avec ses images rassurantes sous la lumière dont l'œil s'exalte, font surgir un inquiétant domaine sans formes où la musique est sœur de la nuit 155•

L'année où paraissait l' Hespérus, Schiller, qui l'a lu d'ailleurs avec le plaisir d'y découvrir un humoriste éclipsant Hippel, consacrait une note de son essai Sur la poésie naïve et sentimentale à définir le type de poète qu'il identifiait à Klopstock, et qu'il venait de rencontrer sans le reconnaître : le « poète musical ». Son esthétique se construisant à coups de valeurs contradictoires, sur un mode rigoureux, il ne pouvait qu'être ramené à l'opposition des deux arts de l'espace et du temps autour de laquelle le destin de la poésie se jouait pour une part. A cause de sa « double affinité ... avec la musique et avec la plastique », la poésie, enseigne-t-il, sera dite plastique ou musicale selon qu'elle « imite un objet déterminé » comme l'une, ou qu'elle (( produit seulement un état d'âme déterminé » comme l'autre; dire qu'elle est (( musicale », c'est donc envisager, par-delà ce qui en elle s'adresse à l'oreille, (( tous les effets qu'elle est capable de produire sans imposer un objet déterminé à l'imagination ». Si grand que fût chez Schiller le besoin de schématiser - et nul n'allait dénoncer plus que Jean Paul son impuissance à embrasser la réalité de la poésie dans l'antithèse du (( naïf >> et du (< sentimental >> - , ici, l'excessive simplicité des arguments, le recours à la vieille idée d'imitation et la référence à Klopstock concordaient pour le situer loin d'une poésie à naître et loin du rôle de guide que la conclusion de son essai semblait lui proposer devant la nouvelle génération 156 • La vérité est que Schiller, depuis le jour de son arrivée à Weimar en juillet 1787, avait parcouru une évolution si personnelle dans L'ASPECT TRADITIONNEL DE LA QUERELLE DES ANCIENS ET DES MODERNES : 1) SCHILLER ET L'ESPRIT DE LA POÉSIE ROMANTIQUE.

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ses fins et si singulière dans ses formes qu'elle eût risqué de le couper de l'époque; mais il s'était appliqué à lui faire épouser partiellement la marche qu'y accomplissait la pensée et à ne retrouver la poésie, dont il s'était provisoirement détourné, qu'après avoir suivi dans leurs développements essentiels la philosophie de Kant et celle de Fichte. C'était même l'époque qui l'avait provoqué à cette évolution paradoxale, - l'époque non pas prise en sa totalité mais réduite à l'un des aspects où elle semblait résumer tous ses commandements poétiques : l'existence à Weimar d'un milieu propice à la création et, en lui, la présence de Goethe qui commençait alors à publier la première somme de ses œuvres, de celles qui avaient fait sa gloire et de celles qu'il avait retenues pendant quelque dix années d'effacement volontaire. Le sens que pouvait prendre sa propre apparition de poète dans cette époque-là, Schiller se trouvait comme obligé de le chercher à Weimar : au sein de ce milieu privilégié, parce qu'il avait luimême surgi trop tard pour s'intégrer au Sturm und Drang et n'avait eu d'autre destinée que de le prolonger de loin en solitaire, et dans le voisinage de Goethe, parce qu'il ne découvrait pas d'autre poète en Allemagne qui se haussât au degré d'exigence devant l'œuvre où il venait d'atteindre lui-même avec son Don Carlos. Mais ce milieu était ainsi fait et certaines des œuvres récentes de Goethe étaient de nature telle que Schiller allait aborder son évolution des années 1787 à 1795 par un biais totalement inattendu chez lui. Au moment où Goethe sur la « terre classique » reprenait la Querelle des Anciens et des Modernes pour la conduire sans lutte au triomphe des Anciens, Schiller la faisait renaître à son propre usage et, avant de l'épuiser par un long effort de pensée, lui restituait son véritable aspect de « querelle », qu'elle n'avait jamais eu pour Goethe. On le saisit en train de la découvrir comme malgré lui dans ses comptes rendus des deux « enfants de douleur » que Goethe avait fini par conduire à l'achèvement : Egmont et Iphigénie. Il se sent de plain-pied avec le drame moderne, dont la donnée historique se racr;orde à celle du Don Carlos; l'étudiant, il blâme et censure sans plus de réserve que s'il se jugeait luimême, et oppose à tout le personnage d'Egmont la conception du théâtre comme d'une « institution moralisatrice » qu'il a reçue de son siècle et qui fait obstacle chez lui au véritable jugement esthétique. Dans la tragédie, par contre, tout le surprend, tout le gêne et l'émerveille à la fois, en lui renvoyant un « esprit

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de l'antiquité » depuis l'extrême retenue dans l'expression du tragique jusqu'aux moins apparentes des recherches formelles; et il s'arracherait mal à cette confusion de son esprit si le grand monologue d'Oreste ne lui semblait justement d'un Moderne par l'extrême affinement des passions et s'il ne s'en autorisait pour placer au-dessus d'Euripide le poète qui fait participer un thème antique de tout le progrès moral de l'humanité. Or cette pesante louange, qui devait indisposer Goethe plus que toutes les critiques sur Egmont, attestait à quel point Schiller était un étranger dans le milieu de Weimar. Herder, qui l'y avait accueilli en l'absence de Goethe, niait qu'une œuvre moderne pût signifier en quelque façon un progrès sur une œuvre antique; il avait même établi qu'elles devaient nécessairement être différentes, et rejeté dans l'inculture toute comparaison entre elles qui aboutirait à un juge· ment de valeur. Et à la cour du petit Etat il ne manquait pas d'aristocrates pour disposer aussi d'une authentique formation humaniste, où ils rejoignaient Wieland. Quand même Schiller n'aurait pas apporté avec lui le projet d'une pièce, Les chevaliers de Malte, qui le rapprochait du monde antique par sa matière seule et lui suggérait d'appliquer à une reprise des chœurs de la tragédie grecque le don des évocations de masses partout sensible dans ses Brigands, la conscience d'être exclusivement un Moderne ou mieux, comme l'a dit un jour Humboldt, « le plus moderne des nouveaux poètes », ne pouvait éviter, à Weimar, de se dégrader provisoirement, de se changer en un sentiment de déficience personnelle où son insatisfaction devant ses œuvres publiées s'expliquait après coup et s'exagérait. Le retour de Goethe, avec un ensemble de connaissances et de convictions dont les lettres d'Italie n'avaient rien dissimulé à ses amis de Weimar, et l'indifférence calculée qu'il observe dès l'abord et garde pendant des années en face de lui, ont achevé de précipiter Schiller dans l'évolution qu'il annonce deux mois après ce retour, sur le mode absolu où sa pensée se complaît : « Durant les deux années qui viennent, ainsi que je l'ai décidé, je ne lirai plus d'écrivains modernes ... Je ne lis maintenant presque rien qu'Homère... » et qui, un peu plus tard, atteint au pathétique du cri : « Il faut que je puisse être totalement un artiste ou j'aime mieux ne plus être. >> Comme il reconnaît d'ailleurs que l'éloignement où Goethe le tient, si injuste qu'il semble dans certains de ses aspects, s'ajoute simplement à celui où les vouent leurs natures d'homme et de poète, leur formation, leurs aspirations, et

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comme il s'en ouvre même à son unique confident : « Tout son être est dès l'abord autrement organisé que le mien, son univers n'est pas le mien, nos modes de représentation des choses sont essentiellement différents ... », le mirage de « l'artiste » qu'il se crée, de la figure où il sait que Goethe se reconnaît en face du monde, est bien sa dernière chance de se rapprocher de lui sans humiliation ni reniement. Mais le mot « artiste » recouvre chez l'un et chez l'autre d'inconciliables réalités spirituelles. Schiller ne peut pas le rapporter à la plastique comme Goethe car, dans une époque où elle est l'art en soi, il ne sait rien d'elle, méprise trop le simple exercice des sens pour être un visuel ou le devenir, et n'accède pas à elle par la pensée comme le prouvent les considérations trop prévues de son essai en forme de lettre Sur la salle des antiques à Mannheim 157 • Et toute son expérience poétique s'inscrit en faux contre l'emphase dont il charge ce mot maintenant. Car, dans ses drames et son lyrisme de jeunesse, l'acte créateur n'est jamais un fait premier; il se dégage d'une réaction morale posée pour ellemême et d'autant plus violente qu'elle se laisse mieux généraliser, voire qu'elle porte en soi sa généralisation : « venger l'humanité prostituée », tel est le mouvement initial qui a décidé de son Don Carlos, comme il l'a dit, et aussi de ses œuvres antérieures. S'il n'y a d'art que du particulier, voire du singulier, on chercherait vainement un poète qui fût à l'origine moins un artiste que Schiller. Et tandis que Goethe va d'emblée vers le beau, en passant par cette forme de vrai qu'est pour lui la beauté « nécessaire » de l'art « caractéristique », Schiller se laisse d'enthousiasme porter vers le bien, vers une vocation éternelle de l'homme pour la « liberté », et y résorbe le vrai, dont les lacunes et les incertitudes de sa psychologie montrent qu'il le tire obstinément à la morale. Lorsque le beau le surprend pour la première fois, sous la forme la plus simple : le recours au vers dans Don Carlos, il l'entraîne à son contraire, à un allongement indéfini de l'œuvre, à une dispersion de la matière dramatique sous l'afflux verbal. On note souvent comme la promesse de leur accord futur que Schiller achève en vers le Don Carlos dans la même année où Goethe fait passer de la prose au vers son Iphigénie; mais, pour le rapport existant alors entre eux, il n'est pas moins significatif que, par le vers, Goethe retire à l' Iphigénie son aspect barbare sans en altérer la substance, cependant que Schiller connaît d'abord une tentation de facilité, une occasion d'épuiser

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chaque moment dramatique au prix de la concentration de l'ensemble. Et si l'on s'étonne pourtant que sa volonté d'atteindre à l'art ait pris la forme d'une alternative désespérée, d'un pari dont son existence serait l'enjeu, il faut considérer encore que, chez lui, l'acte créateur, là où il échappe à l'obsession morale et s'accomplit avec liberté, comme dans certaines scènes des Brigands et de Don Carlos, n'exclut jamais le jeu d'une exigeante réflexion. Schiller n'est entièrement présent dans ces deux grands drames de sa jeunesse que si on ne les sépare point de l'appareil critique dont il a tenu à les accompagner : les Brigands de leur préface « supprimée », de leur préface définitive et de leur déconcertante « présentation au public », et le Don Carlos des Lettres où il s'explique sur lui minutieusement, au risque de le déformer ou de le défaire. « Etre totalement un artiste », cela ne pouvait signifier pour Schiller, en 1789, qu'aller vers le beau avec spontanéité, sans partir plus longtemps du bien ni s'embarrasser de la réflexion, qu'accomplir un cheminement presque impossible, car pour qui n'accède pas au monde par la vie des sens, il ne représenterait guère moins qu'une remontée du cours du temps, - celle que venait d'anticiper le poème Les dieux de la Grèce. Goethe, selon Schiller, en aurait blâmé la longueur mais, sinon, fait l'éloge; on pensera plutôt qu'il en a été confirmé dans l'hostilité qu'il lui vouait. Car jamais peut-être la rhétorique, livrée à elle-même, n'a pris à ce point l'apparence de l'insincérité, et le pathétique, faux ou vrai, qui change en un long cri ces vingt-cinq strophes massives, semble bien la disposition la moins propre à un artiste en devenir. Au début de 1788 donc, avant qu'il ne décide de se tourner systématiquement vers les poètes grecs, de les lire dans des traductions ou de les traduire, comme Euripide, exactement de les retraduire d'après des versions en français ou en latin puisqu'il ne sait rien de leur langue, Schiller ressaisit hâtivement les grands thèmes du préclassicisme et, à travers Winckelmann, Lessing, Wieland, Herder, se crée un mirage de la Grèce d'où sortira avec nécessité le mirage de « l'artiste >> qu'il lui faut être « totalement >>. La rencontre avec le milieu de Weimar, en l'absence de Goethe, a suffi pour lui proposer cette compensation grandiose au sentiment de sa déficience personnelle : une image de nostalgie où le beau, qu'il ignore, se serait révélé dans la joie de vivre, où le bien, qui l'obsède, n'aurait même pas existé comme un problème

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devant l'accord spontané du beau et du vrai. Sur le mode qu'il devait appeler « sentimental », il s'établit avec délices, lui, le Moderne, dans la fiction d'un âge que les figures des dieux grecs ont le pouvoir de lui rendre réelle : Quand de son voile en fleur la poésie Enveloppait encor la vérité! Et par ferveur pour cet âge d'or retrouvé « au pays de la fable », il se détourne de l'âge où il lui faut vivre : il le condamne dans la science, qui croit aller à la vérité seule et, selon les progrès de ses recherches, dépoétise la nature, et pareillement dans le christianisme, qui objective la vérité en un Dieu solitaire et étranger aux sentiments humains, exigeant un renoncement à la vie terrestre et jugeant « d'après les lois terribles des Esprits », - en un « barbare sacré ». Avec le redoutable zèle des néophytes, Schiller met à nu l'antichristianisme dont s'accompagnait secrètement la renaissance de l'hellénisme en Allemagne et qui, sinon, n'allait s'exprimer sans détour que vers la fin du siècle; encore le choix d'un certain moment historique où l'introduire soustraira-t-il alors à la subjectivité toute simple l'un de ses grands témoignages, la ballade de Goethe La fiancée de Corinthe. Tout semblerait d'emprunt et de commande dans les Dieux de la Grèce si Schiller ne s'y trouvait présent dès qu'il rapproche la science du XVIIl 0 siècle et le christianisme pour condamner également en eux la tendance de l'homme moderne à ne vivre que selon la spéculation abstraite, sa tendance à lui, Schiller. Lui seul pouvait faire du Dieu chrétien un mythe de la solitude de l'homme qui pense, et le nommer : « Ouvrage et créateur de la raison ». Et la prière qu'il lui adrésse, pour finir, autorise par un vers à situer son poème à l'origine de l'évolution que va clore l'essai Sur la poésie naïve et sentimentale. Que ce Dieu lui permette d'atteindre la vérité, puisqu'il l'a toute en soi-même, ou, comme l'accès à la vérité est impossible ici-bas, qu'il le libère plutôt de sa hantise et lui permette d'être visité par la beauté comme le furent les Grecs : ... ou loin de moi entraîne, Loin, cette grave et sévère déesse Qui m'éblouit du miroir qu'elle tend; Du ciel envoie sa sœur plus douce qu'elle, Réserve-la, elle, pour l'autre monde 158.

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Accueillir librement la beauté, c'eût été réaliser ce rêve de devenir un « artiste », qui, en face des Ecrits de Goethe dont se poursuivait la publication, prenait pour Schiller une rigueur impérieuse. Afin de la justifier à ses propres yeux, et aussi d'éviter la suprême embûche que lui tendait sa raison d'homme moderne avec l'idée du sens de l'art, il composait, l'année même où il l'a formulée, une dissertation en vers qui, mesurée à un ordinaire poème didactique, n'est encore que de l'antipoésie et qui d'ailleurs n'allait apporter de matière, mais abondamment, qu'au travail de sa pensée : Les artistes. Du titre à l'invocation finale : « La dignité du genre humain vous est commise... », Schiller détaille inépuisablement un acte de foi en l'existence nécessaire et éternelle d'un exemplaire d'humanité où désormais il se range; et en cela l'œuvre apparaît comme l'un des préludes, l'un aussi des plus lointains par son optimisme de principe, au mythe de l'artiste qu'allait créer le romantisme. Tout ce qui y demeure des Dieux de la Grèce, c'est la prière finale, mais dépouillée de son pathétique, voire tenue pour exaucée selon l'identité des deux Vénus, l'uranienne et la cyprienne : Ce qui fut la beauté connue ici par nous Sera la vérité venant à nous un jour. Sinon, le passage d'un poème à l'autre se traduit par un complet dépaysement spirituel : au culte de la Grèce antique où Schiller se guindait sans y être vraiment engagé, et à la condamnation contre l'âge moderne où il le prolongeait, succède une louange de l'homme de ce même âge, non moins solennelle par l'accent que ne l'était l'enthousiasme alors simulé, mais aussi posée et assurée qu'il se voulait impétueux. Schiller trouve « beau n l'homme du XVIIIe siècle déclinant; il le dit « libre par la raison », et exalte donc en lui l'esprit de l'époque des lumières; il le nomme : « Maître d'une nature éprise de tes chaînes » et justifie ainsi la science avec la même aisance qu'il avait mise à la dénoncer 159 • Un tel retournement serait incompréhensible si Schiller n'avait retrouvé à ce prix sa conscience d'homme moderne, accordé à son époque jusque par ses faiblesses et ses lacunes et, au moment où il les connaît, s'attachant à elle davantage. Redevenu lui-même, il restera tel désormais, et toute son évolution ultérieure sera

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fidèle à la confidence qui ouvre ses Lettres sur l'éducation esthétique, alors que les événements de France auraient pu le déterminer à une fuite vers le passé : « Je n'aimerais pas vivre dans un autre siècle ni avoir travaillé pour un autre. » Hormis les vers initiaux où s'accomplit ce retournement, le grand intérêt des Artistes réside en une absence. Le mot « beauté » y fournit l'occasion d'hyperboles comme « nouveaux mondes de beauté » et « beauté toujours plus belle », suggérant qu'il doit dépasser l'image plastique et ne parvenant pas cependant à le fixer dans une acception convaincante. Le néophyte de l'art ne se révèle pas ici par une propension à l'excès, comme le néophyte de l'hellénisme, mais par un abandon à la griserie facile qui émane d'un mot simplement répété et d'autant plus riche de sens apparent qu'il se laisse moins saisir. La nature de Schiller répugnait à une telle complaisance dans le vague; elle le disposait à soumettre ce mot et sa substance possible, s'il devait résumer en lui un authentique credo, à l'exigeant travail de réflexion qu'il avait accompli gratuitement sur ses deux grands drames. Les écrits esthétiques qu'il compose de 1793 à 1795, sauf l'essai Sur la poésie naïve et sentimentale, qui les conclut en s'y superposant, naissent des Artistes, de leur lacune essentielle, du tour qu'y revêt la conversion de Schiller à l'art, et de la nécessité qui y présidait : celle de s'élever jusqu'à Goethe, de se rapprocher de lui sans cesser d'être soi-même 160 • Dans la mesure où il fallait qu'une impulsion extérieure l'engageât sur ce qu'il a nommé une « voie ingrate », elle lui est venue de Kant. Il l'a étudié systématiquement à partir de la fin de 1791, conquis et repoussé à la fois par la rigueur de sa morale mais comme promis à accueillir son esthétique et à la penser plus avant. Car, dans la Critique du jugement, il est allé à la « critique du jugement esthétique » aussi spontanément que Goethe à celle du « jugement téléologique » : et les définitions kantiennes de notre réaction au beau et du beau lui-même : « plaisir désintéressé » et « finalité sans fin » lui ont permis de retrouver, entièrement transposée de l'éthique dans l'esthétique, l'idée de liberté qu'il tendait jusque-là à refermer sur l'autonomie de la volonté humaine et à confondre avec le bien. Quelques vers des Artistes sur l'accès de l'homme primitif à la beauté, en des instants où la contemplation se libérait chez lui de l'appétit et de la peur, avaient préparé Schiller à reprendre de Kant et à développer comme son bien propre une esthétique de la liberté. De même

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que Fichte a toujours prétendu que son système « n'était rien d'autre que celui de Kant », il prévient que « ce sont pour la plus grande part des principes kantiens » qui supportent ses Lettres sur l'éducation esthétique; mais sans feindre de continuer la pensée de Kant à partir d'un point où elle se serait arrêtée, il tente d'aller plus loin qu'elle et, à cet effet, ne cherche pas d'appui ailleurs que chez l'autre prophète de la liberté sans limites qu'il appelle « mon ami Fichte ». Et il fait plus que renvoyer à la Destination du savant et à la Doctrine de la science; il en reprend la méthode dans ce qu'elle a de spécifique, car nul n'aurait entrepris avant Fichte de « déduire du concept de nature humaine... l'idée générale de beauté ». Et il en utilise librement la terminologie, car c'est bien dans les Lettres sur l'éducation esthétique qu'on lit qu'il n'y aurait pas de pensée « si, par une action-fait absolue de l'esprit, la négation n'était rapportée à quelque chose de positif et si la non-position n'aboutissait à une opposition ». Les développements qu'a pris la philosophie en son temps ont affermi Schiller dans sa conscience d'homme moderne. Il a pu croire qu'avec eux la raison réparait le mal qu'elle avait fait à l'artiste en lui, quand elle lui avait retiré la connaissance immédiate du beau dans ses manifestations sensibles. Elle lui a J·roposé ses cheminements à elle, pour atteindre une fin qu'elle lui suggérait de nommer, ainsi qu'il l'a fait, « le pur concept rationnel de beauté ». Elle lui a permis de subsister en face de Goethe, puisque sa propre connaissance « déduite » ne devait rien à la connaissance immédiate dont Goethe était le symbole, et de se sentir légitime, voire indispensable à ses côtés, si cette connaissance « déduite >> avait une chance d'être plus adéquate que l'autre à son objet. « Le beau, écrit-il en marge de ses Lettres sur l'éducation esthétique, n'est pas un concept tiré de l'expérience mais bien plutôt un impératif »; et cette confidence à Korner, l'ami selon son cœur, suit de deux mois les débuts de son amitié intellectuelle avec Goethe 161• L'histoire de la lente conquête de Goethe par Schiller, si on la dépouille de l'aspect de hasard que Goethe a tenu à lui garder dans un texte de sa vieillesse sur leur « première rencontre », se confond avec celle de l'état où atteint chez Schiller la Querelle des Anciens et des Modernes, après les deux mouvements qu'avaient enregistrés les Dieux de la Grèce et les Artistes. Plus se renforce sa conviction d'être à la fois un artiste et un homme selon son siècle, plus il trouve facile, plus il est tenté même, de

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traiter du beau sensible et des maîtres dans sa création, les Grecs, comme aussi de juger à l'œuvre leurs laudateurs exclusifs, les esthéticiens du préclassicisme, et d'abord Winckelmann. En 1793, l'essai Sur la grâce et la dignité présente comme un ac· cord atteint entre ces deux manifestations contradictoires de l'âme « l'idéal de beauté humaine » figuré par les statues grecques et lui attribue ainsi une valeur d'éternité. Et l'assurance où Schiller s'est établi ressort bien, à cette occasion, des réserves qu'il élève en face des thèses de !'Histoire de l'art sur le beau; car il reproche à Winckelmann de n'avoir pas su « analyser » ce que les sens lui transmettaient et de n'avoir pas reconnu par le raisonnement, derrière une apparence d'unité élémentaire, un dualisme surmonté. Mais c'est ainsi qu'il acquiert devant lui-même le droit d'admettre ce qui lui fut refusé et de louer sans réserves chez Winckelmann un travail de la pensée s'exerçant à partir d'une image saisie en toutes ses nuances par un œil infaillible. Toujours en 1793, son bref essai Sur le pathétique, s'annexant le Laocoon, reproduit donc la « description )) qui marque l'un des hauts moments de l' Histoire de l'art; et Schiller ne sait que s'extasier sur cette page qui, sans s'éloigner du concret, impose à l'esprit le déchirement de la nature humaine dont sont emplis tous ses drames, « les manifestations par lesquelles se révèlent l'animalité et l'humanité, la contrainte de la nature et la liberté de la raison 162 )). Reprenant alors de Lessing le parallèle entre la version sculpturale du motif de Laocoon et sa version poétique dans I'Enéide, pour préciser par lui l'essence du pathétique, il entre comme inconsciemment dans le monde étroit de représentations et de réflexions où s'est enfermé le classicisme allemand. Car atteindre sa vraie distance envers l'art grec et l'interprète que le siècle lui avait donné, c'était pour Schiller l'atteindre pareillement envers l'homme dont l'existence lui assignait contradictoirement sa place dans le siècle. A travers ses essais de 1793 et la première version des Lettres sur l'éducation esthétique, qui en est contemporaine, se préparait l'image de Goethe que Schiller allait lui présenter avec la célèbre lettre du 23 août 1794 où, peu après la rencontre dont Goethe a dit le caractère de hasard, il inaugurait leurs années d'amitié. Parce qu'il avait pris spontanément Iphigénie pour une œuvre grecque, il ne voyait maintenant d'explication à la solitude de Goethe en leur temps et à sa propre contradiction de Moderne envers lui que dans une généralisation de cette vue trop

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simple. Goethe refusait de s'installer, comme poète, dans le dualisme de l'être humain; il ignorait en lui-même tout dualisme du poète et de l'homme de science; il voyait la connaissance cheminer avec continuité de la nature à l'homme et lui donnait pour tâche de « reconstruire l'homme génétiquement avec les matériaux de tout l'édifice naturel ii; à travers la multiplicité des phénomènes il allait vers l'Un avec la totalité de ses forces, - il ne pouvait donc être qu'un « esprit grec >l, jeté par le destin dans une « nature nordique >> et promis ainsi à la tentative solitaire de > Et à mesure que du « concept de nature humaine >l, du déchirement empirique de l'homme en deux natures hostiles et de sa tâche immanente, qui est d'établir entre elles une harmonie pour atteindre à sa propre « totalité », Schiller « déduit >l le « principe objectif du beau >l, le principe valable pour l'espèce entière et qui fait de la beauté un « impératif >> puisqu'elle a seule le pouvoir de combler nos deux natures et de les limiter l'une par l'autre, il retrouve un à un les concepts dont se construisait l'esthétique de Winckelmann. S'il les éclaire différemment, il ne change rien à leur substance : « idée générale de beauté >l, « beauté en idée >l, « beau idéal >l, « unité du beau idéal >i,

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et cette réminiscence pure et simple : « faire avec des beautés la beauté n. Le raisonnement lui restitue par degrés tout ce que le platonisme avait apporté d'une fois à Winckelmann, et la seizième lettre, qui ramasse la plupart de ces formules à travers une somme de « déductions » toutes personnelles, est l'un des textes où le classicisme allemand établit le mieux son accord avec le préclassicisme 164 • Une louange absolue des Grecs semble impliquée par cet aspect des Lettres sur l'éducation esthétique; mais à peine s'est-elle exprimée qu'elle se limite elle-même jusqu'à n'être que l'enregistrement d'un merveilleux accident de l'histoire et à légitimer le destin de l'homme moderne qui, n'ayant pas reçu en partage la cc beauté de jeu », se doit de la rechercher consciemment. Les Grecs cc unissent la jeunesse effective où l' Athénien s'était élevé ne figurait qu'un état provisoire d'équilibre; elle devait se rompre au profit d'un développement disharmonique des individus pour que l'évolution de l'espèce restât ascendante; car le c< grand instrument de la civilisation » est un « antagonisme des forces 165 n. Avec cette louange à double face, Schiller introduisait dans sa disposition au classicisme la possibilité d'un nouveau retournement, bien plus subtil que celui qui l'avait porté sans transition des Dieux de la Grèce aux Artistes mais non différent de lui par essence, et dont, quelques six mois après les Lettres, l'essai Sur la poésie naïve et sentimentale allait montrer toute l'ampleur. Il faut le lire dans l'ordonnance ternaire que Schiller lui a donnée à l'origine et que soulignent à la fois sa publication en trois moments et les titres très appuyés des chapitres isolés ainsi : Du naïf, Les poètes sentimentaux et Conclusions de l'essai sur les poètes naïfs et sentimentaux. Dans la limite de la Querelle des Anciens et des Modernes, qui reste pour lui le seul moyen de concevoir sa propre contradiction envers Goethe, Schiller croit avoir atteint le couple de concepts antithétiques le plus propre à l'exprimer avec force en 22

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son siècle, car il tourne autour de l'idée que Rousseau y a ramenée : celle de nature. Le principe : « Les poètes ... sont les gardiens de la nature » entraîne cette « déduction » où la diversité du réel se trouve réduite au schéma le plus simple : « Ou bien ils seront la nature ou bien ils chercheront la nature perdue. » Il s'agit là d'une différence fondamentale dans la « manière de sentir » et que les poètes ne font qu'amplifier symboliquement, car elle vaut pour tous les hommes. Certes, selon la perspective créée par la marche de la nature à la civilisation qu'accomplit historiquement l'humanité, l'homme « naïf » appartient au passé alors que l'homme moderne ne peut éviter d'être « sentimental >>; et le miracle des Grecs, c'est que la civilisation ne leur ait jamais fait « délaisser la nature ». Mais les exigences de l'esprit imposent métaphysiquement à l'humanité une marche plus complexe où « notre civilisation doit nous ramener à la nature, par la voie de la raison et de la liberté >>; et, dans cette perspective-là les apparitions isolées, prenant une valeur de symptôme en face du phénomène collectif, retirent au jeu des deux concepts l'aspect d'une succession fatale. Ainsi, Euripide n'est plus un poète naïf et l'on doit considérer Horace comme le « vrai fondateur de la poésie sentimentale », cependant que Shakespeare rejoint Homère en naïveté, malgré « l'incommensurable distance entre les époques ». Pour qui juge l'humanité selon ces deux perspectives ensemble la Querelle des Anciens et des Modernes s'affirme et se brouille à la fois, ce que l'essai suggère par sa structure. Les deux premières parties construisent une opposition et la troisième conclut sur elles dans le sens d'un accord qui dépasse l'histoire et qui pose avec une nécessité métaphysique la récente amitié de Schiller et de Goethe, du poète qui, comme tous les Modernes, « nous touche par des idées », par « l'idéal », et de celui qui nous touche, comme les Anciens, « par la nature, par la vérité sensible, par la présence vivante 100 ». L'évocation de Goethe fournit le signe même de cet accord. Si elle répond à l'attente qu'on en a, elle est telle aussi que Schiller peut la situer paradoxalement dans le seul chapitre où il se sente engagé, celui qui traite des poètes sentimentaux. Elle résume à sa manière tout l'essai et en accuse l'absolue singularité par rapport aux essais antérieurs. Avec lui l'esthétique cesse d'être plus longtemps pour Schiller ce qu'en conformité avec le sens du mot elle avait été jusqu'alors : une expression de sa volonté de devenir « totalement un artiste », c'est-à-dire une réflexion toujours reprise

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sur l'idée du beau, sur sa véritable essence, sur la dualité de ses manifestations, grâce et dignité, beauté « fondante » et beauté « énergique ». Elle se présente maintenant comme une réflexion sur l'essence de la poésie et la dualité de ses formes, sans que rien y subsiste de l'ancienne hantise de l'art, sans qu'y intervienne plus d'une référence occasionnelle à la longue quête de la beauté. Car on ne peut se méprendre sur les médiocres pages du dernier chapitre où Schiller, conscient d'avoir mené à leur terme ses recherches théoriques avec cet essai, s'applique à le rattacher aux développements des Lettres esthétiques touchant la vertu « éducatrice n du beau; elles tombent en dehors de son problème. La hantise de l'art en soi était destinée à se résorber dans le seul art qu'il ait connu, dans la poésie retrouvée, dès qu'il s'approcherait d'elle avec une autre norme que la beauté pour évaluer se,; pouvoirs. Et parce qu'il avait lié la nécessaire marche ascendante de l'espèce à la disharmonie intérieure des individus dans l'époque moderne, à leur non-beauté, il se trouvait disposé à accueillir, pour la substituer à l'idée du beau, une idée qui, dans un certain sens et avec une force exceptionnelle, allait en apparaître même comme le contraire : celle d'infini. Elle n'a d'abord été chez lui que le plus notoire de ses emprunts à Fichte. Il avait lu dans les Quelques conférences sur la destination du savant, auxquelles renvoie une note de ses Lettres esthétiques, ces considérations où le penseur en Fichte s'appuie trop complaisamment sur un orateur toujours proche de la déclamation, mais qu'il déduit sans effort de « l'activité à l'infini » du Moi : « Se soumettre tout ce qui est privé de raison, le dominer librement et selon sa loi à soi, telle est la fin dernière de l'homme, fin dernière qui est totalement inaccessible et dont il faut qu'elle le reste éternellement, si l'homme ne doit pas cesser d'être homme et ne doit pas devenir Dieu. Il est dans la conception de homme que son but dernier doive être inaccessible et son chemin infini... Mais il peut et doit se rapprocher de ce but toujours davantage et, partant, une approche à l'infini par rapport à ce but est sa vraie destination d'homme. » La « fin dernière de l'homme » ne concernait selon Schiller que l'homme même, que l'accord vivant de ses deux natures; mais le processus évoqué par Fichte l'a subjugué à ce point qu'il n'a su mieux faire, pour poser grandement cette fin à lui, que de le reprendre dans ses Lettres esthétiques et avec une littéralité qui dépasse Ja terminologie pour englober la substance : « C'est là au sens le

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plus propre du mot l'idée de son humanité, partant un infini dont il peut s'approcher toujours davantage au cours du temps, sans toutefois jamais l'atteindre. » Dès lors le concept d'infini ~e trouve annexé aux Lettres et y reparaît périodiquement; mais il demeure étranger à toute l'argumentation, et Schiller ne saurait qu'en faire s'il ne l'utilisait pour varier le jeu des antithèses où sa pensée progresse; il établit ainsi celle d'infini et de limite, sans lui donner d'ailleurs de contenu spécifique, puisqu'elle double celle de limite et d'absolu 167. Mais tout change avec l'essai Sur la poésie naïve et sentimentale. L'antithèse posée par le titre perd les derniers restes de son aspect historique et devient proprement métaphysique, comme il est dans sa nature, si elle ne fait que recouvrir celle de limite et d'infini, et, aux grands moments de l'argumentation, s'efface pour la laisser se révéler. Dans le mouvement le plus hardi qu'ait jamais accompli sa pensée, Schiller a reporté sur la poésie moderne le processus fichtéen de marche « à l'infini » vers un but « inaccessible », de simple « approche », donc d'approximation, donc d'imperfection acceptée - et c'est le point où l'idée du beau cesse d'être normative - , en se servant comme moyen terme, et exactement selon Fichte, de la « destination » que l'homme reçoit du XVIII" siècle sur sa fin. On n'imagine pas de variations plus fidèles à leur thème; car Schiller s'affirme avec une assurance où l'accent autoritaire de Fichte est lui aussi transposé, quand il juge comparativement ici l'homme « naïf » et l'homme « sentimental » : « L'un tire... sa valeur d'une accession absolue à une grandeur finie, l'autre la tient de son approche par rapport à une grandeur infinie », et là leurs achèvements symboliques, le poète « naïf » et le poète « sentimental », ou encore, pour parler en termes d'histoire, le poète ancien dont Homère est le type et le poète moderne : « Celui-là, aimerais-je dire, est puissant par l'art de la limitation, celui-ci l'est par l'art de l'infini. >> Et s'il essaie de définir quelque poète « sentimental >> de son siècle, Haller ou Klopstock, qui a eu comme lui-même « affaire à la réalité en tant que limite et à son idée en tant qu'infini », ou s'il veut préciser les genres, élégie et satire, où le poète « sentimental >> trouve le plus naturellement son expression, il est toujours ramené aux mêmes formules : « conversion du limité en un infini », « passage d'un état limité à un état infini 168 >>. Au moment où la hantise de l'art a si bien disparu de son esprit qu'il loue les Modernes de « laisser loin derrière eux >> les An-

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ciens « pour tout ce qui est irreprésentable et inexprimable », il est conduit par cette antithèse, où s'épuise sa pensée, à une revision de ses jugements sur la plastique et de son image de Goethe. Etranger à tout ce qui relève de la représentation sensible, il n'avait jusqu'alors guère fait que juger la plastique sur des idées; l'ignorance où il est d'elle lui permet maintenant de la réduire à la sculpture et d'y concéder aux Grecs un triomphe nécessaire de leur « art de la limitation ». Car une « œuvre pour les yeux », qui doit être parfaite, exige aussi nettement la limitation, pense-t-il, qu'une « œuvre pour l'imagination » peut arriver à l'être « par l'illimité ». Si Schiller avait eu quelque familiarité avec la crise esthétique de son temps, il aurait trouvé ici l' occasion de mettre en balance la plastique et la musique. Mais il ne voyait que la poésie à quoi il pût rapporter les autres arts; et il a cru rehausser l'originalité qu'y montrent les Modernes en leur refusant le pouvoir de renouveler aussi la plastique par une « supériorité quant aux idées ». Or l'image des Grecs ainsi construite sur le thème de l'homme « naïf » venait étrangement contredire l'image de Goethe que Schiller avait dressée un an plus tôt. Et cette contradiction risquait de tourner à l'absurde si présenter Goethe comme un Grec égaré dans le monde nordique c'était refuser désormais « l'art de l'infini » à l'auteur du « fragment » de Faust pour l'attribuer à Haller, à Klopstock, à l'auteur des Brigands et si, de surcroît, c'était refuser la disposition « sentimentale » au poète qui, par-delà Rousseau, avait éveillé à elle l' Allemagne avec W erther. Schiller se devait d'abolir une image que lui avait transmise l'esprit du classicisme. Mais il ne pouvait évi· ter d'en proposer une autre où la singularité de Goethe dans l'épo· que apparaîtrait avec non moins de force 169 • Goethe, enseigne-t-il donc, reste soumis à l'action de la nature et « parmi les poètes modernes s'est peut-être le moins éloigné de la vérité sensible des choses »; mais en lui le génie de la poésie « naïve » s'assigne une tâche toute nouvelle : il traite les sujets « sentimentaux » que lui présente son siècle. Ainsi Goethe n'est même plus cet « étranger » qu'évoquaient les Lettres esthétiques sous le couvert de l'artiste, et bien loin de vouloir « purifier » son époque, il ne choisit pas d'autre tâche que l'exprimer. Une très belle page sur Werther, des références au Tasse, à Faust et à un « tout dernier roman », dont la publication se continuait alors, montrent Schiller opérant une véritable réinterprétation de Goethe. Mais il faut voir à quel prix elle est acquise : faire de Goethe un

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geme « naïf )) et de ses personnages des « sentimentaux )), c'est prononcer entre eux et lui une rupture dont il n'y a pas de traces dans ses œuvres et qu'il a démentie assez haut en les appelant toutes « des fragments d'une grande confession )). Seulement Schiller n'avait pas le choix; définissant Goethe, il devait se définir lui-même par contraste et se poser en l'unique poète totale· ment accordé au siècle « sentimental )) 170• Jusque dans ses simplifications, ses lacunes, ses déformations des poètes et de leurs œuvres, l'essai Sur la poésie naïve et sentimentale gardait un pouvoir de suggestion dont la critique allemande n'avait plus donné d'exemples depuis quelques grands textes de la jeunesse de Herder. Une poésie à naître en recevait trois grands commandements : s'établir dans la conscience orgueilleuse d'être et de se dire >. On a là une annonce très précise de son action future si l'on se garde d'y chercher également les signes d'une conversion aux formes prises par le génie moderne. Car il n'éprouvait qu'un éloignement hostile pour les œuvres proprement poétiques de Schiller et situait une œuvre de Goethe en retrait sur toutes les autres, comme il l'a écrit dans les premiers temps du romantisme : celle où Schiller devait très justement résumer le fond moderne des personnages goethéens, Werther m. Une formule d'une autre lettre datée de deux mois plus tard : « Le problème de notre poésie me semble l'union de ce qui est esssentiellement moderne et de ce qui est essentiellement anti· que >> ne serait guère qu'un jeu avec des concepts non précisés, si elle ne réduisait à ses éléments idéaux la substance d'une image de Goethe où les œuvres de sa première période weimarienne, alors qu'il est « aux approches >> de l'antiquité, prendraient le pas sur celles de ses années de Sturm und Drang, - c'est-à-dire la substance du dithyrambe en son honneur que Friedrich Schle· gel allait publier, en 1796, dans le journal de Reichardt Alterna· gne. Ces quelques pages représentaient un « fragment >> d'une œuvre plus ample, achevée depuis un an mais tardant à paraître, et dont la structure révélait à plein le dualisme personnel de l'auteur, avec sa conséquence la plus évidente : l'intransigeance des déterminations que, pour l'y arracher, lui imposait sa culture. Il s'agissait de réflexions critiques Sur l'étude de la poésie grecque qui, s'arrangeant en un ensemble avec l'essai Sur Diotime, allaient composer, en 1797, le premier volume du grand ouvrage où Friedrich Schlegel comptait renouveler la science de « l'antiquité classique n, Les Grecs et les Romains. Mais, à l'encontre de ce qu'eût fait un humaniste de la tradition érudite, il n'abor·

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dait la poésie grecque qu'après un long détour par la poésie moderne; bien plus, il en rattachait l'étude à la situation spirituelle de l'Allemagne de son temps, à une disposition qui lui paraissait impliquer la possibilité immédiate de l'une de ces « révolutions » qu'il entendait servir, la cc révolution esthétique >>. Il pensait que, par elle, « l'objectivité pourrait devenir prédominante dans la culture des Modernes >>; et pour le cas où le langage torturé dont il use dans cet essai aurait donné à sa pensée un tour trop allusif, il écrivait plus simplement : « En Allemagne, et rien qu'en Allemagne, l'esthétique et l'étude des Grecs ont atteint un niveau qui doit nécessairement avoir pour conséquence une transformation totale de la poésie et du goût 172• » Sa « révolution >> affectait donc une forme entièrement à rebours : elle se présentait comme une nouvelle Renaissance, localisée dans un pays que l'esprit de la Renaissance proprement dite n'avait touché qu'insuffisamment, et comme un prolongement par la poésie de l'imitation créatrice où Winckelmann avait situé les rapports à venir des artistes allemands et des maîtres grecs. Et Goethe en figurait le « remarquable et grand symptôme », sitôt que le dithyrambe sur lui reprenait sa place dans l'essai. Schlegel demandait qu'il ne fût pas considéré comme un « Shakespeare allemand », après avoir nommé Shakespeare le « sommet de la poésie moderne >> et avoir caractérisé par lui l'esprit même de cette poésie. Et pour définir Goethe, il reprenait de Winckelmann le vieil « évangile du beau >> : il saluait dans sa poésie « l'aurore de l'art véritable et de la beauté pure >>, lui donnait « l'objectivité >> pour « but », et proposait le « beau >> comme norme à qui voudrait en juger la valeur. Il s'attachait bien à couper Goethe des créations des Modernes prises dans leur ensemble, car il affirmait encore qu'on pouvait leur appliquer toutes les normes «sauf le beau »; et en revanche, il déterminait strictement d'après l'unique présence de Goethe le sens de la « révolution » où il voyait le siècle s'engager : le « but dernier de la poésie moderne » devait être « le beau suprême, un maximum de perfection esthétique objective 173 ». Dans ce manifeste néo-classique où la Querelle des Anciens et des Modernes s'exaspérait, deux influences passaient toutes les autres : celle de la Mythologie de Moritz, pour l'emphase mise sur la notion d'objectivité, et celle des écrits esthétiques de Schiller, qui y réglait la marche de l'investigation. Friedrich Schlegel s'était approprié, dans le traité de Moritz, les enseignement!' du

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Point de vue concernant les poèmes mythologiques par lequel il s'ouvre, et que viennent périodiquement ramener dans le présent des références à Goethe, au poète dont l'hymne Ma déesse chante cc avec le plus de vérité » la louange de la fantaisie poétique. Car si les figures de la mythologie grecque, que le traité ressuscite à grands traits, naissent bien, selon Moritz, des jeux authentiques de l'imagination, c'est qu'elles ne s'éloignent jamais du réel. Conduisant dans cc l'histoire primitive », elles se situent également en dehors de cc l'arbitraire » et de « l'allégorie », de cc l'abstraction » et de la « métaphysique »; elles échappent aux « concepts généraux » et restent ainsi toujours vivantes, et leur vérité objective entraîne chez les Grecs la vérité de l'art et l'unité des manifestations qu'il a prises. Comme Schiller, par ailleurs, Friedrich Schlegel tirait de l'antithèse posée par lui initialement divers couples de concepts antithétiques qui devaient permettre de la saisir en une prise toujours plus sûre; et dans leur déduction il était guidé à la fois par le préjugé humaniste, qui l'amenait à dénoncer avec outrance c< le caractère artificiel de notre culture esthétique », et par une vue très juste de la position sociale de l'artiste moderne qu'il appelait, d'après la solitude où lui apparaissait Goethe, « un égoïste isolé au milieu de son époque et de son peuple 174 ». L'excès même des intentions apportait un tel agrandissement de sens aux mots dont se construisaient ses antithèses qu'ils en étaient parfois déformés jusqu'au ridicule : ainsi, poésie grecque et poésie moderne s'opposaient comme « objectif >> s'oppose à cc individuel » ou à « caractéristique » ou à « maniéré » - le poète moderne ne pouvant dire que lui-même, s'exprimant dans ses singularités et se créant à cette fin une manière personnelle, si bien que Shakespeare est le poète >; et une préface, écrite en février pour son essai dont l'impression venait de commencer, avoue publiquement l'influence subie, avec les conséquences qu'elle implique, et qu'il est encore en son pouvoir de différer mais non d'abolir : « L'étude de Schiller sur les po-ètes sentimentaux, outre qu'elle a élargi mes vues touchant le caractère de la poésie intéressante, m'a même apporté des clartés nouvelles sur les limites du domaine de la poésie classique. >> Toute la savante disproportion entre les deux poésies où il avait projeté le paroxysme de ferveur humaniste qu'il a nommé

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un jour « fureur d'objectivité », était en train de se rectifier, voire de se déplacer complètement 177 • On peut certes s'étonner qu'il ne se soit pas alors rapproché de Schiller, mais ait continué à s'éloigner de lui, jusqu'à la rupture qu'au tournant de mai et juin 1797 Schiller devait prononcer. Et la part du hasard semble avoir été grande, et singulièrement sous la forme la plus extérieure, la publication trop retardée ou trop à contretemps des premiers textes de Friedrich Schlegel, dans le singulier spectacle qu'ils offrent alors l'un et l'autre : Schiller multipliant les épigrammes pour dénoncer la « grécomanie » d'un esprit qui, sous son influence, se tournait toujours plus franchement vers la poésie moderne, et Schlegel vitupérant, dans un compte rendu de récents poèmes de Schiller, les excès de la disposition « sentimentale » dont il reconnaît, par ailleurs, lui devoir la révélation. Mais le conflit entre eux dépassait ces apparences; il était rendu fatal par son enjeu qui ne se laissait pas oublier, la présence de Goethe, - par cette suprême réserve que l'auteur du plus indiscret dithyrambe en son honneur gardait devant les Poètes sentimentaux : « Le jugement de Schiller sur Goethe ne me plaît pas du tout... » Et ce conflit allait s'agrandir, et autour de la poésie de Goethe, que les deux essais Sur la poésie naïve et sentimentale et Sur l'étude de la poésie grecque s'accordaient à placer en pleine lumière, il allait opposer Schiller et le groupe de Friedrich Schlegel à peu près comme une quinzaine d'années plus tôt, à un degré différent de l'évolution de l'esprit allemand dans le siècle, Jacobi et Herder s'étaient affrontés autour de la religion de Goethe 178 •

L'ASPECT TRADITIONNEL DE LA QUERELLE DES ANCIENS ET DES MODERNES : 2) GOETHE ET LES FORMES DE LA POÉSIE ROMANTIQUE.

Rompre avec Schiller, c'était pour Friedrich Schlegel - que certaines influences tendaient plus ou moins directement à y pousser : celle de Reichardt, celle même de son frère August Wilhelm - renoncer à rien publier dans la seule revue littéraire d'Allemagne dont il appréciât l'esprit, Les Heures; c'était du même coup concevoir avec plus de force le projet, déjà bien ancré en lui, d'une revue qu'il

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rédigerait avec son frère et éventuellement quelques collaborateurs de choix, et où la critique, se voulant créatrice, travaillerait effectivement à des « révolutions » généralisées bien qu'imprécises encore dans leur nature. Mais c'était en ceci du moins s'éloigner de Goethe que la revue de Schiller n'avait pas, en 1795, de collaborateur plus régulier. Or, de toutes les rencontres qui, cette année-là et l'année suivante, ont contribué à engager Friedrich Schlegel dans une « révolution esthétique » exactement à rebours de celle où le néo-humanisme du siècle semblait devoir l'entraîner, aucune, pas même la découverte du dernier essai critique de Schiller, ne l'a atteint avec autant de force suggestive que l'apparition simultanée d'œuvres de Goethe qui semblaient reposer la question de « l'antique » et du « moderne » pour la soumettre à un jeu souverain, et dont certaines allaient fasciner pareillement bien d'autres jeunes hommes de sa génération. En janvier 1795, les Heures avaient commencé, et devaient continuer jusqu'en octobre, la publication d'une suite de récits étroitement enfermés dans un cadre narratif, les Entretiens d'émigrés allemands, qui annexaient à une littérature d'expression surtout lyrique et dramatique un genre inconnu encore, la nouvelle en prose, et aussi un genre totalement recréé, soustrait à la fabulation populaire et livré désormais à l'invention poétique, le conte. Nulle œuvre ne pouvait être plus étrangère à l'esprit des Anciens; pour saisir la nouvelle à ses origines, Goethe remontait Je cours de la littérature de tradition romane jusqu'au Décaméron et arrêtait là sa quête des textes canoniques. Comme pour situer ses récits dans cette tradition, il empruntait la matière du plus important d'entre eux à l'un des ouvrages de la postérité de Boccace, les Cent nouvelles nouvelles d'Antoine de La Sale; il apparentait, et si étroitement que nul ne pouvait s'y méprendre, la matière de son propre cadre narratif à celle qui, chez Boccace et ses successeurs, singulièrement dans l'H eptaméron de Marguerite de Navarre, crée une nécessité d'ordre social et historique à la succession des récits. Enfin, il modernisait cette matière au point de mettre sous les yeux de ses contemporains ce qui avait été ou aurait pu être leur destin même; car les « émigrés allemands » qui, afin d'oublier le présent, assument un rôle de narrateurs improvisés, ont fui sur la rive droite du Rhin, devant les forces de la Révolution qui en tiennent occupée l'autre rive. Pour voir Goethe faire aussi exclusivement œuvre de Moderne, il fallait revenir à sa période de Sturm und Drang.

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O,r les Heures apportaient dans leur numéro de juillet 1795, concurremment avec les Entretiens, la première œuvre de Goethe qui fût d'un disciple intransigeant des Anciens par la manière et par l'esprit, les Elégies romaines. Et tout se passait comme s'il avait recherché cette conjonction des contraires dans le temps; car il s'agissait là de poésies achevées depuis cinq ans au moins et dont l'une, la XIIIe selon/l'ordonnance du recueil, la plus belle par le mouvement et la seule à contenir quelque chose comme une prise de position théorique, avait déjà été publiée en 1791. De même que Goethe avait révélé dès son retour d'Italie, dans quelques brefs essais, la partie essentielle de l'esthétique de son classicisme, il avait indiqué avec cette pièce isolée qu'un « retour à l'antique », pour devenir créateur de beauté, devait être plus qu'un fait de culture, et d'abord prendre la forme d'un retour à la libre vie antique, devenir un fait du corps. Eros, le « sophiste », lui donnait donc une image ironique de son premier séjour à Rome, quand la solennité appliquée en face de la civilisation et de l'art des Anciens le coupait de leurs secrets; et il lui conseillait une pratique de « l'imitation » propre à scandaliser les tenants de l'humanisme conventionnel : De monuments anciens avec étonnement tu contemples les restes Et tu parcours avec un esprit recueilli cette enceinte sacrée. Mais tu vénères plus encor les précieux vestiges du travail D'artistes sans pareils que, dans leur atelier, j'ai visités toujours. Ces formes-là, c'est moi qui les ai modelées! ... Mais à cette heure où tu me sers plus mollement, où donc les formes belles, Où la couleur, l'éclat de tes inventions s'en sont-ils donc allés ? Songes-tu à créer quelque œuvre encore, ami ? Vois, l'école des Grecs Est demeurée ouverte, et les années n'en ont point refermé la porte. Moi, le Maître, je suis jeune éternellement, et j'aime donc les jeunes, Et n'aime pas te voir si sage avant le temps. Allons, comprends-moi bien! N'était-il pas nouveau, le monde antique, aux jours de ces vivants heureux? Vis heureux pour ta part, et que les temps passés vivent ainsi en toi! Un sujet pour tes chants, mais où le prendras-tu ? C'est moi qui te le donne, Et le style élevé, c'est l'amour et lui seul qui te l'enseignera 179. En 1791, Goethe avait renoncé à pousser plus loin la révélation d'une œuvre où il s'évoquait tout docile à l'enseignement

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d'Eros et que ses contemporains n'étaient guère disposés à recevoir. Et il avait encore négligé de faire paraître ses Elégies dans les premiers volumes de ses Nouveaux écrits qui se succédaient depuis 1792. S'il se décidait, par contre, à leur publication en 1795, alors qu'il ne pouvait croire à quelque changement de l'état des esprits en Allemagne, et s'il choisissait pour la faire une revue où continuaient de paraître ses Entretiens, il laissait à tout le moins entendre qu'il souhaitait entre les deux œuvres une confrontation et qu'elles étaient susceptibles de donner, dans leur divergence évidente, la mesure des ressources de « l'artiste n qu'il était devenu. Totalement moderne avec l'une, plus cc antique >> avec l'autre que l'avait jamais été un poète allemand, et si préoccupé d'entrer par elle aussi dans une tradition qu'il montrait l'Amour en train de lui rendre le « même service >> qu'à ses cc triumvirs n, Tibulle, Catulle et Properce, Goethe faisait bien plus par ces deux œuvres que situer dans le paradoxe les créations poétiques de sa période de classicisme rigoureux. Il manifestait certains grands aspects de ce classicisme : l'universalité, qui lui interdit de s'en tenir aux seuls genres pratiqués par les Anciens, et le souci de ce qu'il appellera cc le générique >> en poésie, du caractère spécifique que doit avoir chaque genre pris en soi et que précisément les Anciens rendent sensible dans ceux qu'ils ont connus, d'un principe n'entravant pas l'évolution du genre mais la maintenant à l'intérieur de limites toujours identifiables. Son désir d'aller au cc générique n dans ses œuvres d'après son retour d'Italie fait d'elles, indépendamment de leur substance et de leur valeur, des expériences délibérées sur les pouvoirs respectifs des grands moyens traditionnels d'expression, des grandes cc formes n poétiques. Avec les Entretiens, qu'il a d'ailleurs jugés sans illusions, Goethe n'a atteint le caractère générique ni de la nouvelle considérée isolément, ni du « cadre n où disposer un ensemble de nouvelles; il n'aurait pas pu choisir pour l'une d'elles le titre strictement générique qu'il a songé à donner à un récit de sa vieillesse : La nouvelle, ni même celui de Nouvelle qu'il lui a donné pour finir. Mais avec le conte sur lequel il les fait s'achever, il a eu si bien conscience d'être parvenu à l'essence même d'un genre, d'avoir composé, comme A. W. Schlegel allait l'écrire bientôt dans l' Athenaeum, « le conte par excellence n, qu'il l'a séparé de tout le reste du recueil et intitulé Le conte. Et il n'est pas indifférent que, pour les Elégies romaines, on le

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voie hésiter entre un titre qui en eût surtout fourni la substance, Erotica, et le titre générique Elégies qui, au moment où Schiller allait tirer l'é1égie à la poésie « sentimentale » par un agrandissement arbitraire de sa nature, prend chez lui une résonance toute formelle et engage d'abord l'emploi du distique, son application à une substance effectivement susceptible de le porter. Depuis 1780 environ, Goethe s'était familiarisé avec le distique, sous l'influence de !'Anthologie grecque dont Herder avait entrepris la traduction; il y avait vu, comme aussi dans la simple suite d'hexamètres, le mode d'expression le mieux adapté à sa disposition d'alors, pour laquelle le chant lyrique eût semblé trop insistant : un consentement au réel qui veut dépasser la résignation, et donc ne connaître dans l'univers que de la beauté possédée, mais qui veut tout aussi bien échapper à l'illusion, et donc ne s'attache qu'à une beauté relative, accordée aux « limites de la condition humaine ». A la veille de son départ pour l'Italie, il avait composé ainsi des petits fragments en distiques ou en hexamètres, plus ou moins conçus comme des inscriptions votives, et qui le montrent, selon le titre qu'il devait leur donner un jour, « aux approches de la forme antique ». Tels que les groupent ses Ecrits de 1790, ils constituent si bien l'annonce des Elégies, avec leur évocation presque constante de l'Amour et de ses jeux, que celles des Elégies qui les rejoignent par leur brièveté, la VIII 0 , la x• et la XIV", pourraient trouver place parmi eux sans surprendre. En elles s'atténue, par rapport aux élégies plus amples, l'accent nouveau qui permet à Goethe de ne plus seulement « approcher » de la forme antique, l'accent qu'il a choisi de dire > et lui assure une « table mieux servie », des « toilettes >> et une « voiture pour aller à l'opéra »; il dira, dans la XVIII", qu'il a passé l'âge où les « obstacles >> donnent à la vie un charme de plus, et qu'il se complaît à épuiser son bonheur dans la « commodité » et la « sécurité >>. Para· doxalemcnt, il se trouvait moins près des « triumvirs >> de l'Amour, avec leurs jeunes passions, leurs tourments, leurs plain-

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tes, que du riche « prêteur >> d'Illyrie auquel la Cynthie de Properce « se vend ». Il l'avouera sans détour : Et le barbare règne en maître sur un cœur et sur un corps romains. Mais quand, revenu en Allemagne, il a voulu y continuer sa vie à l'antique, toutes les différences entre eux et lui, et celle-ci notamment qu'ils approchaient de la mort ou étaient morts déjà à l'âge où il connaissait lui-même le plaisir sans la passion, ne pouvaient que s'effacer devant une évidence que lui proposait le siècle du néo-humanisme : la Rome des trois élégiaques, et aussi d'Ovide qui avait été longtemps son poète préféré, pouvait seule lui apporter cette révélation, - et non, par exemple, Venise comme à Heinse qui y a beaucoup fréquenté les courtisanes. Dans sa libre vie selon les sens, le fait de culture avait, dès l'origine, accompagné obscurément le fait du corps 183• Car c'est après son retour à Weimar qu'il relit les poètes latins, et singulièrement Properce en utilisant la traduction de son ami Knebel; et c'est environ six mois après ce retour qu'il mentionne pour la première fois ses Elégies dont il va reparler périodiquement jusqu'au début de 1790. On ne saurait affirmer qu'il ne les a pas commencées durant son second séjour à Rome; mais si la manière et l'esprit même des Elégies avaient alors existé, on comprendrait mal que la ravissante fantaisie authentiquement romaine, L'Amour paysagiste, dont le thème s'y fût plié sans peine comme l'indique la pointe finale, y échappe tellement qu'à la comparer avec la XIII" élégie, qui se développe pourtant parallèlement à elle, on a comme deux extrêmes du style poétique de Goethe. De même que ses aventures de Rome, vues d' Allemagne, tendaient à se résorber pour lui dans la liaison analogue où il s'engageait avec Christiane Vulpius, de même les deux souvenirs romains, le décor de la Rome du XVIIIe siècle, connu comme une présence vivante, et la vie amoureuse de la Rome antique, à la fois revécue dans ce décor et retrouvée par la culture à travers les poètes latins, légitimaient et embellissaient à la fois cette autre aventure plus durable, et entraînaient Goethe à la dire poétiquement. Alors qu'aucune de ses œuvres lyriques n'avait encore mis la fiction à l'origine de l'acte créateur, réalité et fiction sont mêlées intimement dans les Elégies. Sans le mouvement qui projette dans la Rome moderne, elle-même inséparable de la Rome antique, certains moments d'une aventure allemande, puis les apparente à des situations traditionnelles de

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hlégie antique, il n'y aurait même nulle matière à poésie, et pas de poète. Certes, l'identité des deux révélations romaines, du décor et de la libre vie des sens, pénètre à tel point l'héritage de « thèmes » et de « motifs >> que les Elégies se situent au-delà du concept d'imitation d'où elles semblent naître. Et Goethe l'ignorait si peu qu'au début de la V0 , il s'est autorisé d'un « conseil·» d'Horace dans I'Art poétique pour dauber sur les humanistes :;avants et sur leur empressement naïf à s'y conformer : Avec joie je me sens maintenant inspiré sur la terre classique; Le passé, le présent me parlent d'une voix plus haute et plus charmante. Et il est un conseil que je suis : d'une main assidue je feuillette, Et chaque jour avec de nouvelles délices, les œuvres des Anciens. Mais tout au long des nuits, c'est d'une autre façon que m'occupe l'Amour, Et si je ne deviens érudit qu'à demi, je suis deux fois heureux. Aussi grande cependant que soit la liberté de Goethe dans ses Elégies - comme lorsqu'il mêle la Rome antique à la Rome moderne, et compose de passé et de présent une durée idéale où se leur repliement à reflète la sécurité de l'homme heureux, toutes, sauf la VII", sur le plaisir physique et les rares contretemps qui le relancent au lieu de l'affaiblir, fait de sa première œuvre strictement classique l'une des plus pauvres en prolongements et en suggestions qu'il ait écrites. L'unique fois où il accueille le mystère, dans la XII", il se contente de le résoudre en évidence charnelle : suivant Ovide, il ne veut d'autre origine à la « fête mystique » d'Eleusis que la « complaisance » montrée un jour par Déméter pour Jason. Si les grandes œuvres de l'art, comme l'enregistre son V o-yage en Italie, ont le pouvoir de révéler « l'infini dans le fini », les Elégies romaines n'en sont pas une, qui, pur produit de l'art cependant, présentent de l'achevé ne laissant nulle place au rêve, du fini sans infini; et c'est pourquoi le destin de son classicisme rigoureux s'y jouait pour une grande part 184 • Goethe, d'ailleurs, n'y avait engagé comme dans les Entretiens qu'un peu de sa puissance créatrice : exactement ce qu'en requérait l'objet, alors qu'avec les Entretiens la réalisation atteinte demeurait fort au-dessous de l'intention. Et, toujours la même année, on eût pu croire qu'il voulait préfigurer par sa propre poésie,

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selon l'opposition de l'antique et du moderne, une rupture possible à l'intérieur de la poésie allemande de son temps, et une rupture qui ferait intervenir les valeurs mêmes que Schiller allait poser antithétiquement dans son dernier essai. Car les Années d' apprentissage de Wilhelm Meister apportaient une manifestation tout à fait imprévisible de « l'art de l'infini ». Aussi bien était-ce une intense familiarité avec cette œuvre nouvelle qui avait déterminé Schiller à modifier grandement son image de Goethe; et l'année où paraissaient ses Poètes sentimentaux il lui écrivait : « On peut dire en fait de ce roman qu'il n'a nulle part d'autre limite que sa forme, purement esthétique; et là où la forme cesse d'être sensible, il est en relation avec l'infini. J'aimerais le comparer à une belle île qui s'étend entre deux mers 185 • n Il s'agissait du remaniement d'un texte déjà ancien, La mission théâtrale de Wilhelm Meister, où, selon une confidence de 1778, Goethe s'était proposé de traiter « l'ensemble des choses du théâtre », telles du moins qu'elles apparaissaient dans l'optique particulière à l'Allemagne de la deuxième moitié du siècle : le désir d'une « scène nationale allemande >> qui animait la classe bourgeoise et auquel Lessing, à l'occasion d'une tentative faite dans ce sens à Hambourg, avait donné une façon de consécration littéraire avec sa Dramaturgie; la condition des comédiens, étudiée à la fois selon l'époque, dans les rapports de l'acteur isolé avec la troupe et de la troupe avec les amateurs d'art, et en soi, dans la psychologie du grand artiste; et l'évolution qui, en quelques vingt années, avait porté le drame allemand d'une imitation à l'autre, de celle des classiques français à celle de Shakespeare, et que Goethe avait fidèlement reflétée, depuis un Balthazar de sa prime jeunesse jusqu'au Cotz von Berlichingen. Le niveau où apparaissaient les troupes d'acteurs ne permettant guère d'espérer qu'une belle œuvre poétique, si elle était écrite un jour, se trouverait effectivement portée à la scène, le « créateur d'un grand théâtre national » se concevait presque avec nécessité comme une résurrection allemande de Shakespeare, comme un génie deux fois créateur de ses œuvres, les composant et les jouant, s'identifiant ainsi à la totalité des « choses du théâtre n. Le jeune Meister semble destiné à cette « mission théâtrale » par son prénom, qui est le double allemand de celui de Shakespeare et qui change son nom de « maître » en une sûre promesse; et l'étude de Hamlet, tout ensemble minutieuse et inspirée, fournit naturellement le point où va se décider sa « mission ».

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Si l'on n'entrevoit jamais, dans les six livres d'abord achevés du roman, quelle fin lui était réservée, le retour constant de Goethe à la création dramatique, et sous toutes les formes, avant son départ pour l'Italie, interdit d'exagérer l'importance des notes ironiques dont il accompagne l'aspect proprement théâtral d'une aventure qui reproduit aussi son propre devenir de dramaturge. Et le nom qu'il lui donne de Rome, où il avait emporté le manuscrit avec celùi de ses pièces inachevées, Iphigénie, Le Tasse, Egmont, Faust, - et où il a dû découvrir que son problème était par trop une singularité de l'Allemagne de son temps, et s'en détourner, - au cc maître )) qui s'annonce ainsi en sourdine derrière le thème véritable, derrière le devenir spontané d'un poète dramatique et d'un comédien, c'est déjà le thème de l'éducation qui allait le submerger, et avec la forme précise qu'il devait prendre : celle des nécessaires cc années d'apprentissage 186 )). La publication du Meister s'est échelonnée sur deux ans, ses quatre volumes de chacun deux livres étant inégalement éloignés dans le temps; et sans doute que jamais les conditions matérielles de la publication d'une œuvre n'ont été à ce point inséparables de son destin. Le premier volume paraissait au début de 1795, parallèlement aux Entretiens, l'intérêt de Goethe pour la nouvelle naissant comme un repos de l'effort que lui coûtait une narration soutenue; un autre suivait en mai, un autre en novembre; puis un silence de près d'un an s'établissait; et il semblait que Goethe à nouveau voulait déconcerter le lecteur tant sur son œuvre que sur son évolution poétique. L'insertion dans le récit de tout un livre qui lui était étranger par sa matière, les Confessions d'une belle âme, agrandissait indéfiniment la cassure qu'à la fin du V• figure en soi l'adieu momentané de Wilhelm à la troupe des comédiens; et les événements atteignaient ainsi un point

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mort, car la répercussion éventuelle de l'histoire d'une expérience mystique sur la nature détournée du mysticisme, et même non religieuse, de Wilhelm demeurait si imprévisible que Goethe se donnait d'abord l'apparence de réduire la portée de ces Confessions à l'extrême : il proposait de les évaluer selon le seul apaisement qu'en avait reçu avant sa mort la nature tourmentée de la grande actrice Aurélie. Mais surtout, par rapport aux Elégies romaines, le Meister avec son VI" livre assignait à la création poétique chez Goethe une incroyable liberté de jeu entre l'antique et le moderne, évoqués tour à tour en ce qu'ils ont d'irréductiblement contradictoire : entre le paganisme et le christianisme, entre l'exaltation du corps dans l'amour humain et le total sacrifice de c< l'objet extérieur » que peut devenir le corps dans l'amour divin. Et ce jeu semblait inépuisable; car le long intervalle qui séparait d'une suite ou d'une fin possible les trois premiers volumes du Meister permettait à Goethe de retrouver la voie de l'antiquité avec Alexis et Dora, autre poème en distiques où l'ivresse et les premiers déchirements de la passion s'accordent spontanément à la grande lumière méridionale et à tout le décor méditerranéen. Cette cc idylle », comme il la nommait lui-même et entendait qu'on la nommât, n'accomplissait-elle pas les exigences d'un genre « antique » mieux encore que ses modèles ? A peine un mois après que Goethe l'eût écrite, Friedrich Schlegel, l'ayant lue dans les milieux de Weimar où elle circulait, affirmait à son frère qu'elle était cc réellement » une idylle dans l'esprit des Grecs et précisait : « Mais il va de soi qu'elle a plus de valeur que toutes celles de Théocrite... » En octobre, cependant, paraissait le dernier volume du Meister, et l'œuvre de loin la plus ample que Goethe eût alors composée entraînait irrésistiblement l'ensemble de ses créations et sa figure de poète dans le sens de la poésie moderne 187 • Le Meister, en raison de l'importance qu'y prenait le récit pur, rendait caduque la fiction du roman par lettres, si chère à l'époque, et ramenait aux origines de l'art narratif; à partir du second livre, il racontait des aventures : les cheminements à travers la vie d'un personnage en quête de quelque chose qui tantôt se précisait, tantôt s'estompait, qui n'était plus une « mission » et pas même une vocation, qui se trouvait défini « une connaissance de l'homme » et se révélait enfin, et comme par surprise, être une connaissance de soi. Mais les événements y suivaient une marche capricieuse, des éléments autres que narratifs venant

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sans cesse à leur traverse pour en ralentir le cours et insensiblement en déplacer l'accent : ainsi les dialogues, toujours très insistants et où Wilhelm ne semblait être que l'un des interlocuteurs, mais dont il créait les motifs, les conditions, les conclusions, par tout ce qui apparaissait peu à peu de sa nature et de son destin possible. Des échanges se produisaient au long de l'œuvre entre les faits et la pensée qui, naissant d'eux, réagissait sur eux à son tour; et c'était l'un des aspects les plus intensément modernes du Meister qu'il rendît sensible l'immense part revenant à la réflexion dans la vie d'un homme, au siècle qui finissait. L'accès de Wilhelm à la scène avait en cela une valeur de symbole; il s'effectuait dans la rencontre d'une disposition d'abord réprimée et, non pas d'un hasard qui l'eût libérée soudain, mais de tout un travail de l'esprit sur le drame absolu, Hamlet. Wilhelm devenait acteur pour le jouer, parce qu'il en était d'abord devenu l'exégète devant soi, le patient commentateur devant les comédiens, et le traducteur même, l'auteur d'une aventureuse adaptation déterminée par sa conception de la figure d'où tout le drame irradie. Par ce dernier trait, d'ailleurs, le roman demeurait encore trop fidèle à l'idée de la « mission théâtrale » qui devait primitivement s'y accomplir, et que Goethe avait voulu en retrancher 188• Après son retour d'Italie et après l'achèvement d'Egmont, d'Iphigénie et du Tasse, il s'était détourné de la création dramatique; et la publication de Faust à leur côté sous la forme d'un fragment prenait dans ses Ecrits de 1787-1790 comme la valeur d'un adieu à son passé de dramaturge. En revanche, il n'avait jamais été plus proche qu'alors de la réalité de la scène. Il dirigeait le théâtre de la cour de Weimar qui, en 1791, était devenu un théâtre permanent; il cherchait, en s'inspirant de ses expériences d'Italie, à y élever la technique des acteurs jusqu'au style; et il suivait leur jeu avec une passion dont il a, deux ans après le Meister, évoqué l'un des plus violents accès dans un nouveau poème en distiques, Euphrosyne, thrène sur la mort d'une très jeune actrice de Weimar qui avait reçu de lui toute sa formation. Et selon la place qui revient toujours chez lui à la confidence dans l'acte créateur, cette cassure à l'intérieur de sa propre vie aurait suffi à déterminer l'aspect le plus évidemment nouveau du Meister par rapport à la version primitive. La double vocation de Wilhelm, ce qui est dit encore « son talent de poète et d'acteur » n'intervient plus qu'afin de se révéler comme un leurre, de se dissiper dès sa première grande crise morale et de céder la place

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à une disposition unique, d'abord neutralisée par la souffrance, mais destinée à reparaître et à s'imposer un jour. Wilhelm n'est plus rien qu'un grand acteur possible, après qu'il s'est reme solennellement comme poète en brûlant ses manuscrits. Mais à simplifier ainsi un personnage qu'il avait commencé par appeler cc mon double dramatique », Goethe risquait dangereusement de s'éloigner de lui; il ne l'a pas pu ou pas voulu, et a fait jouer dans les aventures de Wilhelm une conscience généralement confuse, mais parfois aiguë, de sa vocation poétique. On le voit ainsi, lors de son entrée dans un château à la tête de comédiens débandés qu'il a recueillis, assumer les fonctions de poète de cour et composer sur commande une pièce allégorique en l'honneur d'un prince de passage. Quand il veut légitimer sa décision d'aborder la scène, il invoque même ce qu'il nomme c< ma disposition pour la poésie et pour tout ce qui est en relation avec elle ». Et surtout, c'est le poète en lui qui s'attache aux figures pathétiques de Mignon et du harpiste, à ces images de l'art qui doit s'abaisser pour vivre et de la poésie qui erre au hasard dans un monde étranger; et c'est au poète en lui qu'elles demeurent attachées continuellement IS9. Une contradiction subtile affecte ainsi toute l'œuvre; et Goethe a comme forcé le lecteur à la voir en accompagnant d'un dithyrambe inattendu sur le destin du poète l'autodafé des manuscrits de Wilhelm. Il y a là des pages qui se séparent du reste du Meister par la matière et l'accent, qui semblent certes correspondre à une exaltation momentanée où Wilhelm est porté moins par son acte lui-même que par l'intervention malencontreuse d'un témoin trop compatissant, mais qui retombent en ceci sur l'ensemble de l'œuvre qu'on sait après elles tout ce qu'on n'y trouvera plus. Dans leur idéalisation délibérée, elles ne rappelaient rien qui y eût préludé en quelque façon, ni chez Goethe ni chez un autre poète; et rien ne les aurait continuées sans l'Ofterdingen de Novalis, où elles ne surprendraient nullement si elles y prenaient place : cc Le destin a soustrait le poète, comme un dieu pour ainsi dire, à tout cela », affirmait Wilhelm à propos des ordinaires « inquiétudes >> des hommes. « .•. si les autres rêvent en pleine veille et si des représentations effrayantes les jettent dans l'angoisse, par tous leurs sens, il vit en état de veille le rêve de la vie, et les plus étranges choses qui puissent advenir sont pour lui à la fois du passé et du futur. C'est pourquoi le poète est ensemble maître, devin, ami des dieux et des hommes ...

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Tels les poètes ont vécu en des temps où l'on savait mieux ce qu'il faut vénérer... Ils trouvaient un univers hospitalier, et l'apparente humilité de leur condition ne faisait que les grandir davantage. Le héros écoutait leurs chants et le maître du monde rendait hommage à un poète parce qu'il sentait que, sans lui, sa prodigieuse existence passerait comme un vent de tempête... Oui, qui a, si tu le veux, enfanté les dieux, nous a élevés vers eux et les a abaissés vers nous, sinon le poète ioo ? » Le second chapitre du livre II représente ainsi comme une suggestion d'évaluer rétrospectivement ce que l'œuvre n'est pas mais aurait pu être. Quant à ce qu'elle est, quant au sens qu'y prennent les aventures de Wilhelm à partir de ce second chapitre, le resserrement de sa personnalité sur une simple disposition pour la scène l'a déterminé avec une rigueur extrême. Malgré tout l'intérêt que Goethe portait à l'art du comédien, et bien qu'il l'ait manifesté dans sa vie avec le plus de force quand il travaillait au Meister, le thème de la disposition proprement théâtrale de Wilhelm était destiné à se dégrader entre ses mains, tant se trouvait faussée la perspective qu'il lui avait d'abord donnée. Un acteur, fût-il exceptionnel, ne saurait s'identifier à la totalité du théâtre et de ses problèmes; le poète dramatique a le pas sur lui. Si Wilhelm maintenant croit reconnaître en lui-même « l'acteur excellent, le fondateur d'un futur théâtre national après lequel il avait entendu soupirer tant de fois », la disproportion entre les termes voue d'avance son rêve au néant. Et si ce rêve reparaît plus tard, cela ne va pas sans ironie, comme dans la formule « une nouvelle époque pour le théâtre allemand » qu'inspire à deux passionnés de théâtre la version de Hamlet mise en scène et jouée par Wilhelm. L'échec de l'entreprise de Hambourg à laquelle Lessing avait été associé et la condition précaire. des troupes de comédiens ambulants avaient pour conséquence qu'une réponse positive à cette parole d'Aurélie : « Si vous êtes destiné à devenir un artiste... » et le devenir effectif d'un grand comédien en Wilhelm n'aboutiraient qu'à l'évocation d'un cas singulier, dépourvu de prolongements hors de lui-même. A moins que derrière le grand acteur on ne trouvât l'homme, tout comme on aime à le trouver derrière le grand écrivain. Mais un mot de Jarno, le misanthrope : « Je pardonne à l'acteur toutes les fautes de l'homme, je ne pardonne à l'homme nulle faute de l'acteur », atteste que Goethe a choisi de montrer dans le rapport de l'acteur à l'homme l'opposition du paraître et de l'être, - et avec une

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dureté que démentent le fond « conciliant » de sa nature et ses efforts longtemps soutenus pour faire de la scène de Weimar la première d'Allemagne 191 • Goethe n'eût sans doute pas laissé le thème de la vocation théâtrale se dégrader jusqu'à se nier et à n'être plus qu'une illusion dont Wilhelm devra revenir, s'il n'y avait été comme invité par une œuvre dont il avait nommé l'auteur son « frère cadet ». En 1791, l'année où il allait tenter de reprendre la rédaction du Meister, il avait reçu à Weimar la visite de Moritz et, le 30 mai, il avait écrit à Reichardt : « J'ai discuté à fond avec lui presque tous mes projets, tant en ce qui concerne l'art que l'étude théorique et descriptive de la nature, et tiré maint profit de ses remarques. >> Or, l'année précédente, Moritz avait publié la quatrième partie de son roman autobiographique et mené le thème de sa propre vocation théâtrale à l'image finale de Reiser abandonnant ses derniers protecteurs pour s'engager dans une troupe de comédiens, courant après elle, et la rejoignant alors qu'abandonnée par son directeur elle est en train de se dissoudre. Cette vocation de Reiser s'était annoncée dès la deuxième partie comme l'une des revanches possibles de son imagination sur la médiocrité de sa jeunesse; elle n'avait pas cessé de s'amplifier dans la troisième, à propos du Clavigo de Goethe et sous l'effet du hasard des études qui avait donné à Reiser pour camarade le plus grand acteur futur de l'Allemagne, Iffland, si bien qu'à la fin de cette partie sa décision était prise d'entrer dans une troupe dès qu'il en aurait l'occasion. La quatrième ne pouvait donc surprendre; elle était préparée jusque dans l'explication qu'allait y recevoir l'échec de Reiser, dans la psychologie de la « fausse vocation » où Moritz est maître, dans ce que Goethe allait dénoncer après le Meister sous le nom de du Moi, qui lui révèle cc en lui-même n l'existence d'un c< monde extérieur n, ce devait être pour les futurs Romantiques une rencontre au pouvoir de imggestion sans égal que Goethe vînt mettre sous leurs yeux une image de la nostalgie qui, sans l'affaiblir, lui laissait toute sa vérité immédiate. Des accents comme ceux de Mignon n'avaient encore jamais été entendus; et avec le pittoresque de son apparition, elle avait une valeur de présence qui manquait parfois aux personnages du Wilhelm Meister. Elle allait resurgir en des variations toujours reconnaissables dans la plupart des grandes œuvres des Romantiques, comme symbolisant tout ce qu'ils ont reçu de lui avec ferveur et aussi ce qu'ils ont été presque unanimes à en refuser l!H. La théorie du roman qui se trouvait insérée dans l'œuvre expliquait trop bien son rythme intérieur, la nature de Wilhelm et l'accord entre elle et les f:vénements, de surcroît le roman s'y définissait trop bien d'après ses oppositions avec le drame, pour que l'intention de Goethe restât incomprise : selon l'habituelle exigence de son classicisme, il avait composé une œuvre générique. Novalis l'enregistrera dans ses Fragments sur le ton de l'évidence : « Le Meister est un roman à l'état pur ... n Son grand attrait pour l'imagination, l'agrandissement à l'infini de l'univers autour d'un personnage qui se cherche et dont les désirs modèlent cet univers obscurément, et l'attrait esthétique de la fiction qui lui permettait de jouer : le voyage, avec la variété illimitée de ses épisodes, des espaces parcourus, des haltes, des incidents, des rencontres, destinaient l'œuvre à éclipser d'un coup, devant la génération nouvelle, les grandes créations de Jean Paul, qui l'attiraient pourtant. Le Meister proposait une forme, un mode spécifique d'expression narrative, alors que la Loge invisible et Hespérus n'avaient apporté qu'un refus de toute forme, qu'un éclatement périodique du récit; il proposait encore un style, et qui conviait même à une imitation sans contrainte, alors que Jean Paul détournait d'elle par ses digressions oiseuses et, dans ses grandes pages lyriques, la décourageait. Et s'il semblait convaincant que cette forme et ce style se fussent découverts autour de la destinée de l'art et du devenir d'un artiste, l'absence chez Jean Paul du problème de l'art, qui aurait dû au moins lui être transmis par Moritz, et de la figure de l'artiste, ne pouvait plus être oubliée. Pour la nouvelle génération, avide de s'exprimer, l'immense retentissement de l' H espérus était provisoirement sus24

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pendu par l'apparition du Meister, dont Jean Paul lui-même a dit la fascination comme personne dans mainte page de son Introduction à l'esthétique 195 • Deux des trois œuvres les plus amples du romantisme à ses débuts, le Sternbald et I'Ofterdingen, seront comme lui l'histoire d'une vocation en quête de soi-même et qui, posée dans sa nature dès le premier chapitre, se découvre et s'affirme passivement selon les étapes d'un voyage où l'univers extérieur, à mesure qu'il s'élargit, s'identifie plus complètement à l'univers intérieur; elles doivent au Meister d'être ce qu'elles sont et plus simplement d'avoir atteint à l'existence. Le troisième, par contre, la Lucinde de Friedrich Schlegel, renonce à transposer d'après lui des « années d'apprentissage » en « années de voyage »; elle y néglige la continuité du mouvement pour en retenir la rupture momentanée que créent les Confessions d'une belle âme et pour la généraliser, retrouvant ainsi sur un mode plus délibérément arbitraire, « idéalisé » dira Friedrich Schlegel, la fragmentation et le désordre de Jean Paul; elle croit pourtant être si fidèle au Meister dans l'esprit qu'elle intitule avec ostentation Années d'apprentissage de la masculinité celui de ses fragments qui soutient tous les autres. S'il y avait eu depuis le Don Quichotte un roman où la forme et la matière parussent indissociables, c'était le Meister; il existait pourtant au moins deux façons de le lire et qui aboutissaient également à leur dissociation; mais son influence, loin d'y perdre, en était redoublée. De même que Friedrich Schlegel était moins allé à la poésie grecque pour la poésie elle-même que pour l'homme grec, et que dans la poésie moderne il avait entendu faire le procès d'une certaine forme artificielle de civilisation, il avait abordé cette œuvre > que l'ensemble >. Ces deux derniers livres lui semblent seuls atteindre à la grandeur; ils sont > il pouvait se découvrir lui-même et se faire dans le présent. Mais il y avait bien là trois « tendances », trois impulsions vivantes dont l'époque restait parcourue, et sujettes donc à d'incessantes métamorphoses; c'est pourquoi la forme qui avait transmis l'esprit du Meister devait servir à déterminer de nouvelles formes narratives et non pas être une sorte de canon du roman 196• Or, l'année où paraissait son étude, Tieck révélait dans Sternbald un peu de ce que l'on pouvait entreprendre avec cette forme;

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et ce n'était rien de moins que le contraire de ce que Goethe avait fait, l'apothéose de l'artiste telle que Heinse l'avait esquissée sans savoir la montrer. Les « années de voyage >> d'un peintre à la vocation déjà acquise, et allant vers sa confirmation, s'y voulaient exclusives de tout « apprentissage de l'art de vivre ». A un ami qui craignait de ne plus le reconnaître lors de son retour, Sternbald affirmait avant ses pérégrinations : « Que le monde entier devienne sage et encore plus sage, je resterai toujours un enfant. » Et tout ce qu'on voyait de l'œuvre confirmait cette négation des deux premiers livres du Meister. Bien plus, dans une brève préface, et pour parler aux catéchumènes de l'art, Tieck appliquait son étonnante habileté verbale à retrouver l'accent fervent de la rhapsodie Sur l'architecture allemande et citait une strophe du Chant de l'artiste au soir : il appelait à son aide le Goethe des années de jeunesse contre le Goethe de la maturité. Friedrich Schlegel devait se laisser passagèrement subjuguer par ce livre qu'il n'avait pas su concevoir et aurait été incapable d'écrire; dans le secret de sa correspondance, il est allé jusqu'à le situer « loin au-dessus du Meister ». Mais le Sternbald n'a eu sa valeur d'invitation à dépasser le Meister en inversant son sens et en reprenant sa forme que pour Novalis 197• Dans une grande lettre de février 1800, Novalis entretient Tieck de l'O/terdingen auquel il travaille, le définit avec cette « remarquable particularité » de rattacher « de petits incidents insignifiants à des circonstances plus importantes », c'est bien célébrer son génie créateur, son pouvoir de faire naître ce qui sera défini ailleurs, et précisément au cours de réflexions sur le Meister : « ... cette merveilleuse ordonnance romantique qui n'a aucun égard au rang et à la valeur, à la première place et à la dernière, à la grandeur et à la petitesse >>; poser en guise de conclusion à une suite de dithyrambes sur le principe royal, l'idée que Nathalie, l'autre belle âme, est un « portrait imprévu de la reine ))' puisque d'ailleurs « les idéaux doivent se ressembler », c'est accepter avec Nathalie toute la fin de l'œuvre qui seule donne une réalité à sa figure, sinon toute proche de l'abstraction.

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Peut-être le premier signe d'une désaffection envers le « roman tout court » est-il dans une critique des mots « années d'apprentissage », qui les dit « faux » simplement parce qu'ils indiquent « un but précis où aller »; mais on la trouve dans une lettre consacrée pour l'essentiel à la Lucinde, qui les arbore insolemment, et elle est donc tardive, proche de l'époque où l'amitié naissante avec Tieck va imposer le Sternbald à Novalis et décider de son Ofterdingen 199, « Nul n'a stimulé mon esprit avec douceur et pourtant de toutes parts, comme toi » : Tieck suggérait d'autant mieux, dans Sternbald, la tâche de composer un Anti-Meister qu'il était luimême fort loin d'y satisfaire, le thème de la vocation confirmée et du grand art où se hausser disparaissant peu à peu, chez lui, sous les arabesques du voyage et des aventures. Il suggérait aussi un recul dans le temps comme le vrai moyen de s'égaler à cette tâche, puisque aussi bien Goethe avait situé dans le présent les jeux de la fausse vocation et le consentement de l'esprit aux exigences de la vie quotidienne. Le triomphe de l'artiste s'accomplissait, dans Sternbald, au cœur d'une époque imprécise, qui était le début du XVI• siècle par les figures de Dürer et de Lucas de Leyde, mais qui dépassait toute réalité historique et, avec ses forêts peuplées d'artistes en voyage, de chevaliers, de pèlerins, de moines, et d'ermites aux points les plus secrets, reculait dans le Moyen Age, où Tieck avait déjà trouvé un climat mystérieux pour son bref chef-d'œuvre Eckbert le blond. En accord avec le sous-titre « Histoire de la vieille Allemagne », Sternbald, avant de déboucher sur la Renaissance italienne, n'était pas sans restituer quelque chose de l'atmosphère des romans de chevalerie; en lui le romantisme se raccordait à l'ère qu'avait d'abord désignée, et que désignait encore dans le premier essai de Friedrich Schlegel, le mot « romantique ». C'est ici que pour Novalis le lien le plus fort devait s'établir entre l'image de ce passé idéal, où selon Tieck l'artiste était partout à sa place, et le dithyrambe sur le destin du poète dont Goethe avait paradoxalement accompagné l'autodafé des manuscrits de Wilhelm : « Tels les poètes ont vécu en des temps où l'on savait mieux ce qu'il faut vénérer. » Le Moyen Age, et cette fois reculé dans la légende, ne gardant de l'histoire que les Croisades comme le point de son apparentement spontané avec le fabuleux, devenait le moment poétique du devenir de l'humanité, celui qui permettait au poète d'être tout ensemble dans le temps et hors du

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temps, la vraie réplique à ce présent qui, en Wilhelm, assure le triomphe de « l'économie » sur la « poésie >> 200 • Car le sens du Meister apparaissait maintenant à Novalis comme une généralisation de l'acte de Wilhelm anéantissant sa propre poésie, comme un anéantissement universel de l'esprit poétique : « Je vois si nettement, écrivait-il à Tieck, le grand art avec lequel la poésie, dans le Meister, est détruite par elle-même. >> Une suite de notes, qui se couvrent parfois mot pour mot avec le texte de sa lettre, précise que l'œuvre est « antipoétique au suprême degré quant à l'esprit, si poétique qu'y soit par ailleurs la représentation des choses », que derrière une « machinerie poétique >> s'y déroule une « farce >> dont « la poésie est l'arlequin », qu'il est « proprement tragique >> que Shakespeare y soit mêlé. On lit ailleurs : « L'athéisme artistique est l'esprit du livre >>; et toute cette réfutation passionnée semble entraîner vers la conclusion en soi désolante : « Qui l'a vraiment pris à cœur ne lit plus de roman. >> Mais créer un Anti-Meister, c'était avec nécessité en reprendre la forme, puisque Goethe avait mis tout son art à ne pas aller jusqu'au bout d'elle-même, à interrompre son élargissement en y insérant les Confessions d'une belle âme et enfin à la trahir en la resserrant autour d'un monde clos; il fallait la mener authentiquement à l'infini, pour que le triomphe de l'artiste s'achevât en apothéose, et donc trouver un point où elle quitterait l'univers sensible et entrerait dans l'absolu 201 • Précisément, le maître des formes poétiques, celui qui resterait sans doute insurpassé pour leur maniement, n'avait recréé qu'à cet effet une forme déshonorée entre toutes : le conte. Proposant à Schiller d'en ajouter un aux nouvelles de ses Entretiens d'émigrés allemands, il lui avait écrit, le 17 août 1795 : « Ce ne serait peut-être pas mal si, par un produit de l'imagination, elles se prolongeaient pour ainsi dire à l'infini. >> Dans l'œuvre même, légitimant le passage sans transition des faits quotidiens au fantastique, il avait prêté au narrateur cette formule amusée où se déguise, mais aussi se révèle par transparence, le double processus de destruction du réel immédiat et de construction d'un réel symbolique que le conte doit mettre, et maintenir, en mouvement : « Je vous promets pour ce soir un conte qui vous fera souvenir et de rien et de tout. >> Ramené à l'une des passions de son enfance, aux jeux de la « fantaisie tissue d'or >> qu'évoquait la poésie Le nouvel Amadis, il les avait définis strictement par contraste avec le réalisme relatif des nouvelles. Dans des réflexions liminaires, il

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avait refusé à l'imagination le droit de se dire créatrice si elle vient prendre quelque appui sur la « vérité » et, afin de lui restituer son fond d'irrationnel, il l'avait interprétée selon l'art sans pensées et sans images dont la faveur allait grandissant dans l'époque, mais qu'à l'ordinaire il maintenait loin de lui. Alors que commençaient ses années de classicisme rigoureux, il avait rejeté un instant les contraintes classiques et celle où il les résumait objectivement, la « vérité de l'art », pour parler avec complaisance de l'imagination livrée à elle-même : « Elle doit, me semble-t-il, ne s'attacher à aucun objet, elle ne doit vouloir nous en imposer aucun; il convient, quand elle produit des œuvres d'art, qu'elle ne vienne jouer sur nous que comme une musique, qu'elle nous émeuve au fond de nous-mêmes et de telle sorte que nous oubliions qu'il est quelque chose hors de nous pour produire cette émotion. )) C'était l'anticipation la plus complète du mot de Novalis, quelques quatre ans plus tard : « Le conte est purement musical... », et bien au-delà, c'était une intrusion du langage des sons dans l'univers du langage des mots que l'on aurait tout au plus attendue de Herder ou de Jean Paul. Venant de Goethe, elle prenait une valeur si exemplaire que Friedrich Schlegel allait en ëtre disposé à interpréter musicalement, par voie d'extension, les jeux de la fantaisie poétique dans le Meister 2œ. On chercherait en vain chez Novalis la trace d'un intérêt pour le conte avant que Goethe ne l'ait racheté par un agrandissement démesuré de ses ressources. Il en est comme du roman : Novalis est allé au conte en soi, au « vrai conte », grâce à ces pages de Goethe qui partent d'une situation fortuite, mènent à travers un chaos de faits s'ordonnant peu à peu, rejoignent l'une des données du conte populaire - la levée d'un enchantement qui tenait séparés un prince et une princesse, leur retour dans ce qu'ils peuvent nommer : « le royaume de nos pères » - et la transfigurent enfin par la réapparition d'un temple longtemps enfoui et qui sera désormais « le plus fréquenté de la terre entière )), Peut-être le charme suprême de ce conte est-il dans l'accroissement continu de ses possibilités de sens qui, joignant l'apparition de deux feux follets au bord d'une rivière et l'apothéose des jeunes souverains « illuminés d'une clarté céleste )) sous la voûte du temple, reproduit à son échelle l'élargissement de l'univers dans le Meister. Les deux œuvres sont encore rapprochées par l'ironie légère dont Friedrich Schlegel allait écrire qu'elle « flotte )) sur l'ensemble du roman et qui parcourt aussi tout le

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conte, ramenée périodiquement avec insistance par le motif des feux follets et la figure de la « vieille femme », mais située dans la succession même de ces possibilités de sens, qui se défont si l'on cherche à les presser. Pourtant le conte est bien « significatif », comme l'a écrit Goethe : de la première pluie d'or, que dispersent les feux follets, à la restauration d'un âge d'or autour d'un couple idéal qui place à nouveau l'amour tout en haut, parmi les forces dominatrices du monde, les faits évoqués tendent à prendre une valeur par rapport à la phrase : « Un individu isolé ne peut être d'un grand secours, mais celui-là peut l'être qui s'unit avec beaucoup d'autres au bon moment. » Et à travers le papillotement des images, derrière l'enchevêtrement mystérieux qui fait participer des métaux, des fruits de la terre, des bêtes, à l'instauration du couple humain au royaume de la fable, voire qui mêle les attributs des règnes naturels jusqu'à nommer Fleurdelys la princesse et à incarner dans le serpent l'esprit de sacrifice, on croit voir par instants « l'unité » ainsi proposée se confondre avec celle qui, selon la pensée de Goethe et de Herder, s'affirme sans lacune dans la nature depuis la matière inorganique jusqu'à l'homme 203 • « Le conte de Goethe, écrira Novalis, est un opéra devenu récit » : et en regard des pouvoirs démesurés qu'il attribuera un jour au conte, on serait tenté de reconnaître là une réserve, si l'on ne se souvenait qu'il vient de pénétrer dans un monde étranger; c'était une façon de s'y accoutumer que d'en retenir d'abord la féerie d'or et de lumière où Goethe le baigne et de trouver pour elle une analogie pleine de sens que Hofmannsthal, en familier des textes d'opéra, devait ressentir à son tour. Le véritable rapport où Novalis est entré avec l'œuvre, il l'a révélé dans une brève pièce en distiques du cycle Fleurs qui se développe parallèlement à la suite d'aphorismes Foi et amour, parue en 1798 comme lui; et le rapport est exactement celui que l'on pourrait attendre. Novalis s'est assimilé une partie de ce monde de symboles, et sous le titre Le moment est venu, qui est chez Goethe la formule magique mettant fin aux enchantements, il la détourne vers une apologie allégorique du jeune couple royal récemment établi à Berlin. Comme le conte de Goethe est passé sous silence et comme la poésie, qui y puise toute sa matière, demeure inintelligible à qui ne le connaît pas, Novalis le banalise, dans la mesure où il rejoint l'interprétation politique qu'on en donnait souvent faute de mieux, et malgré l'indifférence de Goethe envers

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les choses de l'Etat; mais aussi il lui rend le plus bel hommage, car, ici, ne pas le citer, c'est poser simplement que sa connaissance va de soi. Le fragment lapidaire qui accole l'énumération « Le conte et le Meister » à la formule en français : « Toujours en état de poésie », pourrait enregistrer l'un des moments où Novalis a entrevu que le dépassement de Goethe, dont il se faisait une loi, impliquait un recours aux deux formes qui montraient Goethe reniant partiellement son classicisme, et un usage de leurs ressources conjuguées 204. « Le roman doit peu à peu se changer en conte », écrira-t-il de l'Ofterdingen après qu'il en aura mené à son terme la première partie. Elle est encore du roman, et pourtant elle plonge déjà si profondément dans la magie du conte, elle atteint si bien entre eux cet « heureux mélange » » dont a parlé encore Novalis, qu'elle pourrait glisser sans heurt dans la seconde où le réel doit s'effacer. Or, Novalis a voulu qu'elle se terminât sur un conte indépendant, qui a pour narrateur l'un des derniers personnages apparus et qui reçoit d'elle sa matière, mais qui fait jouer un ensemble original de symboles, possède son unité de sens et peut donc subsister seul. Il est là, comme le conte de Goethe après la suite des nouvelles, et répond à une intention similaire : il prolonge « à l'infini >> une succession d'épisodes que la spiritualisation la plus intense n'a pourtant pas détachée totalement du réel; mais il la prolonge dans l'harmonie, insensiblement, tandis que chez Goethe Je rapport du conte aux nouvelles s'établit extérieurement et par contraste; il permet que la première partie de I'Ofterdingen se développe en toute pureté selon la progression continue du thème que suggéraient les premiers livres du Meister. Par sa place et son rôle, le conte de l'Ofterdingen provoque à une confrontation avec celui de Goethe qui, pour Novalis, devait dépasser de loin une simple comparaison de leur matière et de leur sens : à Goethe les jeux arbitraires de l'art, à Novalis la vraie création poétique dans sa nécessité. Et pourtant un étrange amour se mêle à ce défi, car le narrateur, le poète Klingsohr, qui rapporte le conte comme l'une de ses œuvres de jeunesse, est Goethe lui-même, par son apparence physique comme par les enseignements qu'il dispense, et Goethe avec la grandeur sans exemple où, dans une Allemagne toute vouée à l'art et à la pensée, les Romantiques ont été les premiers et longtemps les seuls à le voir : « .•• là où il se tenait placé, il semblait vouloir prendre place pour l'éternité 205 ».

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La figure de Klingsohr-Goethe dans l'O/terdingen de Novalis et l'hommage à Schiller dans la préface à l'essai de Fr. Schlegd Sur l'étude de la poésie grecque forment les deux faces complémentaires d'une réalité unique. Alors que le classicisme venait de s'établir en Allemagne, l'apparition d'un romantisme destiné dès l'abord à s'écarter de lui, en dépit des admirations, des tendances communes et des rencontres d'homme à homme, n'a pas de cause plus évidente que l'extrême étroitesse de ce classicisme et que tout ce qu'il laissait échapper de la richesse spirituelle de l'époque. Mais, dans son aspect paradoxal, elle est un agrandissement de cet autre paradoxe : la nouvelle génération a reçu coup sur coup du classicisme, qu'il fût en acte avec Goethe ou plutôt en puissance avec Schiller, l'esprit et les formes d'une poésie « moderne » qu'il faisait surgir comme au hasard ou presque en contradiction avec lui-même, et moins pour y avoir cru, peutêtre, qu'afin d'en rejeter loin de soi la tentation. Et cette poésie allait, en définitive, tenir son nom de la forme la mieux faite pour en recevoir l'esprit sans le figer, du roman, rejoignant le Don Quichotte par l'intermédiaire du Meister, et s'annexant ou non le conte. Dans ses réflexions sans cesse reprises sur la vraie nature du roman, Novalis a opéré le passage de l'adjectif « romantique » à deux substantifs dont il a l'usage en privilège. Quand il note : « Romantique : tous les romans où apparaît de l'amour véritable sont des contes, - des événements magiques », il appelle la romantique, par analogie avec la poétique, l'étude de l'art du roman; et aux termes de son fragment : « Le romantique étudie la vie, comme le peintre, le musicien et le mécanicien étudient respectivement la couleur, le son et la force », il appelle le romantique le poète qui s'exprime sur le mode du roman. L'immense fortune promise au mot « romantique » s'annonçait dans ces créations de dérivés que les prestiges du Meister avaient rendues possibles. Le mot retournait donc à son origine; il recouvrait, par rapport à son doublet « romanesque », le pouvoir d'exprimer à l'état pur une relation qu'en lui le siècle avait surtout interprétée péjorativement. Sans cesser d'évoquer un passé plus fabuleux que l'antiquité puisque à peine connu, il prenait la résonance la plus actuelle et s'offrait comme une valeur neuve au travail de la pensée. Et dans une époque où philosophie et religion mettaient à jouer avec l'idée d'infini plus d'aisance familière qu'en aucune autre, il était comme voué par « l'art de l'infini », que suggérait le Meister, à avoir

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un sens allant lui-même à l'infini. Déjà Novalis, qu'il a fasciné, partageait avec Tieck une tendance à l'employer comme un équivalent plus rare de « poétique », et en tirait à son propre usage le verbe « romantiser », pour désigner l'opération de l'esprit qui transfigure indéfiniment son objet. La réponse qu'au dé li ut du siècle nouveau Friedrich Schlegel allait proposer à la question : « Qu'est-ce qu'un roman ? » figurait donc bien autre chose, comme il l'a dit, qu'une « tautologie insignifiante »; c'était une apparence de tautologie entre deux mots que séparait déjà un infini possible : « Un roman est un livre romantique 206 • »

NOTES

NOTES DE LA TROISIÈME PARTIE 1. IT'., t. IV', pp. 54-55, 61, 70-71. 2. Ibid., t. VII, p. 447. 3. Ibid., t. VII, p. 57. 4. S. Schr., t. V, p. 146; Leibniz, Œuvres, t. Il, pp. 54 et 79. 5. /. M. Goezes Streitschriften gegen Lessing, p. 122. 6. W., t. VII, pp. 443, 446, 449. 7. Ibid., t. VII, pp. 54-55 et 191-226. 8. Ibid., t. VII, pp. lll, 185, 210, 256. 9. Ibid., t. VII, pp. 189 et 230. 10. Ibid., t. VII, pp. 333-334 et 351. 11. Ibid., t. VI, p. 415. 12. Lebensliiu/e ... , t. I, pp. 19-20. 13. Ibid., t. III, pp. 17 et 72. 14. Aaland, Spener-Studien, p. 31. 15. Kramer, Beitriige zur Geschichte A. H. Franckes, pp. 46-55. 16. Ibid., pp. 52-53 et 54. 17. Œconomie divine, Préface, § 19; Théologie réelle, p. 58. 18. Pietismus und Rationalismus (Deutsche Selbstzeugnisse, t. VII), p. 39; Vier und dreissig H omiliae, p. 83. 19. La profession de foi de Zinzendorf d'après R. Becker, Zinzendorf im Verhiiltnis zu Philosophie und Kirchentum seiner Zeit, 1886, pp. 186-187; Einige zu London gehaltene Predigten, t. Il, p. 294. 20. Pietismus und Rationalismus, p. 48. 21. Explication des maximes des saints, pp. 161-162; Lessing, W., t. Vil. p. 340. 22. Versuch über die Seele, pp. 89, 109-110, 113, 176. 23. S. W., t. II, pp. 40 et 46. 24. Ibid., t. I, pp. 8-9 et 167; t. Il, p. 237. 25. Ibid., t. I, p. 308. 26. Ibid., t. II, pp. 139-140. 27. Ibid., t. Il, pp. 74 et 82. 28. Schr., t. I, p. 445. 29. Ibid., t. I, pp. 440 et 441; S. W., t. II, p. 372; Schr., t. III, p. 270. 30. S. W., t. III, pp. 29, 218, 225. 31. Ibid., t. II, pp. 198 et 204; t. III, p. 193. 32. Ibid., t. III, pp. 193 et 220. 33. Ibid., t. II, pp. 48 et 213; t. III, p. 192. 34. / bid., t. II, p. 171; t. III, pp. 227, 285, 286, 287, 289. 35. Schr., t. III, p. 221; t. VII, p. 300. L'extrait de lettre est cité d'après J. Nadler, /. G. Hamann, der Zeuge des Corpus mysticum, 1949, p. 433; Baader, S. W., t. XV, p. 643 36. Physiognomische Fragmente, t. II, pp. 285-286.

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37. Geheimes Tagebuch, t. 1, p. 200. 38. ,A ussichten in die Ewigkeit, t. III, pp. 124 et 173. 39. Ibid., t. III, p. 12,t; V ermischte Schriften, t. Il, p. 33. 40. Geh. Tag., t. 1, p. 6 cl 171·; t. II, pp. 24 et 278. 41. Palingénésie philosophique, t. I, pp. 5 et 282; t. Il, pp. 132-147 et 404. 42. Ibid., pp. 418 et 439; Aus., t. Il, pp. 22 et 91. 43. Aus., t. I, p. 148; t. Il, pp. 5, 39, 56, 69, 88, 116-117, 120-128; t. III, flP· 33-34, 59, 109, 124. 44. Physiog. Frag., t. III, p. 229; Aus., t. II, p. 128; t. III, p. 34. 4·5. G. Gessner, Lavaters Lebensbeschreibung, 1802-1803, t. III, p. 515. 46. Pontius Pilatus, t. I, p. 180; t. Ill, pp. 150 et 214. 47. Jacobis auserlesener Briefwechsel, t. I, pp. 41.3-414 et 419. 48. S. W., t. I, pp. 79-80, 81, 83, 81. 49. Ibid., t. 1, p. 245. 50. Ibid., t. 1, pp. 148 et 198. 51. Ibid., t. I, p. 213. 52. Ibid., t. I, pp. 244-245, ~46, 591, 750, 762. 53. Ibid., t. 1, p. 278. 54. Ibid., t. 1, pp. 613 et 761. 55. Ibid., t. I, p. 756. 56. Ibid., t. 1, pp. 561-563, 642-64.3, 765; Kant, W., t. IX, p. 378. 57. Profession de foi, pp. 145, 181, 323, 419, 433. 58. Ibid., pp. 185, 191-193, 197, 273. 59. Ibid., pp. 309, 329, 399, 413-415. 60. S. W., t. IV, p. 345; t. XXIX, p. 265. 61. Ibid., t. IV, pp. 364, 365, 375, 384. 62. Prof. de foi, p. 289; S. W., t. VI, p. 288. 63. S. W., t. VI, pp. 190 et 191. 64. Prof. de foi, p. 269; S. W., t. VI, p. 191. 65. S. W., t. VII, p. 369. 66. Ibid., t. VI, p. 272. 67. Ibid., t. VI, pp. 298, 314, 316, 320. 68. Ibid., t. VI, pp. 292, 320, 339, 394. 69. Ibid., t. VI, p. 291; Baader, S. W., t. XI, p. 32. 70. Ibid., t. V, pp. 521 et 569. 71. G. A., t. IV, p. 347; t. XVIII, p. 228. 72. Gœthe und Lavater, Briefe und Tagebücher, éd. Funk, 1901, p. 9; G. A., t. XVIII, pp. 107, 112, H7-148. 7.3. J. A., t. XXIII, pp. 233-234. 74. G. A., t. IV, pp. 128, 133-134, 135. 75. Prof. de foi, pp. 425-427. 76. G. ,A., t. IV, pp. 127, 132, 136. 77. Ibid., t. IV, pp. 129 et 138. 78. Ibid., t. IV, pp. 128, 133, 131, 13.5. 79. Ibid., t. IV, pp. 959-960; t. XVIII, p. 197. 80. Ibid., t. IV, pp. 270 et 315. 81. Ibid., t. IV, pp. 351-352 et 379. 82. J. A., t. III, p. 228; G. Schr., t. I, p. 186. 83. G. Schr., t. IV, pp. 81, 104-105, 283. 84. Ibid., t. IV, pp. 85, 90, 112, 114. 85. Ibid., t. IV, pp. 92, 106, 182-183. 86. Ibid., t. IV, pp. 100, 133, 134, 183. 87. W., t. I, pp. 68 et 99. 88. Ibid., t. 1, p. 367. 89. Novalis, Schr., t. Ill, pp. 182 et 221; Tl' asmuth, t. IV, p. 390; Œuvres, t. I, p. 173.

NOTES DE LA TROISIÈME PARTIE

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90. W., t. IV', p. 159; t. IV", p. 422; Œuvres, t. Il, pp. M et 72. 91. Œuvres, l. II, pp. 20, 21 et 65. 92. Ibid., t. J, pp. 114, 129, 138. 93. l bid., t. l, pp. 127, 130-131; t. Il, p. 58. 94. Ibid_, t. I, pp. 90 et 131; t. Il, pp. 178-179, 191. 95. l bid., t. Il, pp. 181, 185, 186, 195. 96. Ibid., t. I, pp. 112 et 186. 97. Ibid., t. Il, p. 73. 98. Ibid., t. II, pp. 74-75. 99. W., t. I, pp. 338-339. 100. S. W., t. IV, p. 121; L. V, p. 13. 101. Ibid., t. IIJ,z p. 108; t. IV, p. 138; t. VII, p. 76. 102. Aus Hs. N., t. Il, p. 181; Gœthe und Lavater, pp. 170 et 173; Aus. Br., t. 1, pp. 309-311. 103. Hamann, S. W., t. Il, pp. 86 et 96. 104. Des erreurs ... , pp. 44, 142, 183, 189. 105. Hamann, Schr., t. VI, p. 221; t. VII, p. 253; Des erreurs ... , pp. 153 et 519. 106. lrrtiimer und W ahrheit, p. VII; Des erreurs ... , pp. 251 et 257; K. L. von Knebels literarischer Nachlass und Briefwechsel, 1835, t. Il, p. 264 (lettre de Ilerder ). 107. Des erreurs ... , pp. 8-9; Baader, S. W., t. XI, pp. 127-128. 108. Aus. Br., t. I, p. 311. 109. W., t. Il, pp. 165 et 176. 110. Aus. Br., t. I, p. 331; W., t. Il, p. 74. ll l. W., t. IV', p. un; t. IV3, p. 420. 112. Pascal, Œuvres, éd. Chevalier (Pléiade), 1939, p. 917; W., t. J, p. 169; t. IV1, pp. 212-213; t. V, pp. 65-66 et 281. 113. W., t. Il, pp. 3-4. 114. Ibid., t. J, p. 246; Kant, W., t. V, p. 54. 115. Ibid., t. IV 1 , pp. 32-33, 59; t. IV 2 , pp. 76-77; t. V, pp. 94-95. 116. Aus. Br., t. II, p. 4ï8; W., t. I, p. 367. 117. W., t. V, pp 192-193; Woldemar, édition de 1796, t. I, p. 228. 118. Ibid., t. IV 2 , PP· 67-69. 119. Ibid., t. I, p. 245; t. IV', p. 223. 120. Ibid., t. III, p. 44; Br. zwisclten ]. und Gœthe, p. 100. 121. Ibid., t. II, pp. 58, 61, 74, 221; t. IV 2 , p. 152; t. V, p. 215. 122. Aus Scltleiermaclters Lebcn in Brie/en, t. IV, pp. 74 et 75. 123. Ethique, IV• partie, proposition 28; II• partie, proposition 2; V• partie, proposition 36 (scholie). 124. W., t. III, p. 47. 125. Herder, S. W., t. VIII, p. 202. 126. W., t. IV', p. 216; t. IV', pp. 45-17; Schleiermacher, Reden ... , dans If' eltanschauung der Friihromantik (Deutsche Literatur, Reihe Romantik, t. V), p. 83. 127. Ibid., t. IV', pp. 32 et 71; Novalis, Schr., t. II, p. 292. 128. Ibid., t. IV 1 , pp. 71, 72, 161; t. IV 2 , p. 64. 129. Ibid., t. IV 1 , pp. 57-58, 59; t. IV 2 , p. 131. 130. Ibid., t. IV', pp. 32-33, 70, 202-203, 223. 131. Ibid., t. IV 1 , p. 167. 132. Aus. Hs. N., t. II, p. 259; G. A., t. XVIII, p. 834. 133. G. ,A, t. XVIII, pp 850-852. 134. Ibid., t. XVIII, p. 912; J. A., t. I, p. 234; Ethique, IV• partie, proposition 67. 135. Ibid., t. XVIII, p. 852. 136. Ibid., t. XVI, pp. 841-842.

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137. Ibid., t. XVIII, pp. 851, 880-881, 924. 138. Ibid., t. XVIII, pp. 850 et 852. 139. S. W., t. XVI, pp. 455, 493, 541, 551. MO. Ibid., t. XVI, pp. 502-503, 516; Aus Ils. N., t. Il, pp. 251-252; V. u. a. Il., t. 1, p. l 16. 141. Jacobi, W., t. IV 2 , pp. 91-92. 11i2. S. W., t. XVI, pp. 447-448, 461, 474, 4,79_ 143. Ibid., t. XVI, pp. 450, 451, 492, 508. 144. Ibid., t. XVI, pp. 441-142, 451-453, 456, 489. 145. Ibid., t. XVI, pp. 452, 472, 546. 146. Ibid., t. XVI, pp. 540, 542, 543. 117. Le jugement de Hamann dans Jacobi, W., t. IV', p. 20. M8. S. W., t. Ill, p. 165. 149. G. A., t. XXIV, p. 771. 150. Siegwart, t. I, p. 266; t. III, pp. 798-814 et 881. 151. S. W., t. 1, p. 87. 152. Ibid., t. I, pp. 101-103, 117-118, 133, 203-208. 153. Saint-Nicaise, p. 329. 154. Ueber die alten und die neuen Mysterien, pp. 299 et 321-322. 155. S. W., t. IV, pp. 837-838, 839. 156. A. R., pp. 43 et 155. 157. Ibid., p. 437. 158. Ibid., pp. 3, 105, 216, 235. 159. Ibid., p. 3; Fr. Schlegel, /ug., t. II, p. 375. 160. Ibid., pp. 161 et 300; G. A., 1. XVIII, p. 206; t. XIX, pp. 42-43. 161. Ibid., pp. 13, 29-30, 259, 339; G. A., t. IV, p. 290. 162. Ibid., pp. 16, 24, 53, 55. 163. Ibid., pp. 95, 129, 158, 182. 164. Ibid., pp. 222, 244. 165. Ibid., pp. 311, 399-406. 166. Ibid., pp. 255, 340. 167. Hartknopf, pp. 61 et 130. 168. Ibid., pp. 17, 39, 105. 169. Ibid., pp. 14-15, 60, 77. 170. Ibid., pp. 77, 126. 171. Jbid., pp. 116 et 160. 172. Wahrheit aus Jean Pauls Leben, t. IV, pp. 356-357; S. W., 1. LX, p. 2. 173. Wahrheit ... , t. I, pp. 9 et 151. 174·. S. W .• t. XII, pp. M9 et 151t-l6l. 175. Prof. de foi, p. 433; S. W., t. Il, p. 80. 176. S. W., t. XV, p. XVIII: t. XXVI, p. 59. 177. Ibid., t. IV, p. 232; t. XLV, p. 90. 178. Ibid., t. XL, pp. 59 et 63. 179. Ibid., t. III, p. 99. 180. Ibid., t. I, p. 30; t. VII, pp. 259-260. 181. Ibid., t. 1, p. 43. 182. Ibid., t. VII, pp. 149 et 262; t. XLI, p. 116. 183. Ibid., t. Il, pp. 58-59; t. VII, pp. 152 et 254; t. IX, p. 139; t. XIV, p. 10. 18 J.. / bid., t. 1, p. 190; t. Il, p. 156; t. XII, p. 163 ; t. XLV, p. 85; t. Lli. p. ll l. 185. Ibid., t. IX, p. 247; t. X, pp. 41-74. 186. W., t. III, p. 271. 187. Ibid., t. IX, p. 433; Fichte, S. W., t. V, pp. 75 et 132. 188. S. W., t. V, p. 53. 189. Ibid., t. V, p. 122.

NOTES DE LA QUATRIÈME PARTIE

769

190. Ibid., t. V, pp. 55, 62-63, 81 et 121. 191. Ibid., t. V, pp. 113, 125, 136, 156. 192. W., t. VI, p. 152; Lessing, W., t. VII, pp. 444-450. 193. Ibid., t. V, p. 138; t. VI, p. 320. 194. Ibid., t. V, p. 140; t. VI, pp. 144, 255, 302. 195. Ibid., t. VI, pp. 144, 146, 201, 204, 265; Lessing, W., t. VII, pp. 441-442. 196. Ibid., t. VI, pp. 192-193. 197. Ibid., t. VI, pp. 259-260. 198. Ibid., t. VI, p. 170; G. A., t. XIX, p. 213. 199. Ibid., t. VI, pp. 171, 178, 184, 189; t. IX, p. 139. 200. Ibid., t. VI, pp. 176, 177. 201. W asmuth, t. IV, p. 406; Schelling, S. W., t. I, p. 286.

NOTES DE LA QUATRIÈME PARTIE 1. W., t. V, pp. 393, 402, 405. 2. Ibid., t. V, pp. 404-405 et 409. 3. Ibid., t. V, p. 406. 4. Hartknopf, pp. 71 et 140. 5. Ibid., pp. 131-13.'l, 135. 6. S. W., t. I, p. 38; t. III, p. 74; t. VII, pp. 246-2i17; t. IX, pp. 76-77. 7. J. A., t. XXXIV, p. 14. 8. Platon, Œuvres complètes, trad. Chambry, t. III, p. 71. 9. W., t. IV, pp. 38, 48, 52-55, 137. 10. / bid., t. Il, p. 397. 11. Ibid., t. 1, p. 31; t. II, pp. 385 et 406; t. III, p. xv. 12. Ibid., t. VI, pp. 104-106, 167-168, 259-262, 263, 305-306. 13. J. A., t. XXVII, pp. 76-77. 14. W., t. 1, pp. 7, 20, 22, 41-42. 15. / bid., t. I, pp. 8, 245. 16. Ibid., t. I, pp. 35, 38-39. 17. Ibid., t. 1, pp. 54, 55, 60. 18. Ibid., t. I, pp. 24-25 et 56; t. IV, p. 49. 19. Ibid., t. Il, p. 411; Br., t. Il, p. 140. 20. Ibid., t. 1, pp. 8 et 35. 21. Lessing, W., t. IV, p. 41. 22. Ibid., t. IV, p. 118. 23. Ibid., t. IV, p. 20. 24. Ibid., t. IV, p. 291 ; t. VI, p. 133. 25. S. W., t. I, pp. 293-294; t. III, pp. 52 et 186. 26. Ibid., t. VIII, pp. 2, 14. 27. G. .A., t. XVIII, p. 174; Émile, pp. 137-138. 28. S. W., t. VIII, pp. 3, 11-12, 39; Diderot, Œuvres, éd. Billy (Pléiade), 1946, p. 867. 29. J. A., t. XXXIII, p. 19; le mot de Herder est cité d'après R. Haym, Herder (1885), t. II, p. 413. 30. S. W., t. VIII, pp. 16 et 71 31. Ibid., t. VIII, pp. 8-9, 16-17. 32. Ibid., t. VIII, pp. 23 et 34. 33. G. A., t. XVIII, p. 174; J. A., t. XXXIII, pp. 12, 37, 41. 25

770

LA GENÈSE DU ROMANTISME ALLEMAND

34. Ibid., t. XVIII, pp. 127-128 et 139. 35. Ibid., t. XVIII, pp. 131 et 142-143. 36. J. A., t. XXXIII, pp. 7 et 8. 37. Ibid., t. XXXIIJ, pp. 4, 8, 9, 12. 38. Laugier, Essai ... , p. 233; J. A., t. XXXIII, pp. 4 et 5. 39. J. A, t. XXXIII, pp. 6-7 et 11. 40. Ibid., t. XXXIII, pp. 10-11. 41. Ibid., t. XXXIII, pp. 5, 10 et 11. 42. Ibid., t. XXXIII, pp. 3 et 8; Shaftesbury, Characteristicks ... , t. I, p. 142. 43. Ibid., t. XXXIII, pp. 8 et 9. 44. Ibid., t. XXXIII, p. 12. 45. Observations ... , pp. 129-130. 46. J. A., t. XXXIII, p. 38. 47. Ibid., t. XXXIII, pp. 37, 38-39, 41. 48. Ibid., t. XXXIII, p. 35; t. XXXVI, pp. 115 et 116; Shaftesbury, Characteristicks .. ., t. III, p. 367. 49. Ibid., t. XXXIII, p. 41. 50. Ibid., t. XXXIII, pp. 9, 11, 37. 51. G. A., t. IV, p. 270; t. XVIII, p. 174. 52. Ibid., t. IV, p. 270. 53. Ibid., t. IV, pp. 303 et 339. 54. Ibid., t. XX, p. 31; J. A., t. XXXIII, pp. 83, 263, 264. 55. J. ,A., t. II, pp. 97 et 99. 56. Ibid., t. II, p. 107. 57. Ibid., t. VII, pp. 144, 145, 149. 58. Ibid., t. II, p. 103; t. VII, p. 145; G. A., t. V, pp. 11-12. 59. Ibid., t. VII, pp. 149-150. 60. l bid., t. II, p. 102. 61. S. W., t. IX, pp. 213, 225, 233 et 254. 62. Ibid., t. IX, p. 319. 63. l bid., t. I, pp. 59-60; t. IX, pp. 6 et 327; G. A., t. XVIII, pp. 134 et 135. 64. Ibid., t. II, pp. 22-23; t. IX, pp. 63, 187, 204, 216, 282. 65. Ibid., t. IX, p. 319. 66. Ibid., t. IV, p. 4.0; t. IX, p. 300. 67. Ibid., t. IX, pp. 341-312; t. X, p. 84. 68. Ibid., t. IX, pp. 286, 289, 291, 294, 296-300, 330-335, 336. 69. Ibid., t. IX, pp. 314, 315, 318, 336, 361. 70. Ibid., t. IX, pp. 361-362. 71. Ibid., t. IX, pp. 338-341. 72. Ibid., t. X, p. 261. 73. Ibid., t. IV, pp. 5, 14, 18, 20, 230; t. X, p. 164. 74. Ibid., t. IV, pp. 240-241. 75. Ibid., t. IV, p. 185. 76. Ibid., t. IV, pp. 190 et 205; t. VII, p. 148; t. X, pp. 172-173. 77. Ibid., t. IV, pp. 175 et 176; t. X, pp: 149 et 241. 78. l bid., t. IV, p. 241. 79. Ibid., t. VII, pp. 195-196, 263, 264; t. X, pp. 151, 254-256. 80. Ibid., t. IV, pp. 10, 14, 15, 56. 81. Ibid., t. IV, pp. 27, 31, 182, 184; t. VII, pp. 12, 16. 82. Ibid., t. IV, pp. 195, 203, 214, 222, 227, 229, 261, 337. 83. Ibid., t. IV, pp. 256 et 257-259. 84. Ibid., t. IV, pp. 171, 260, 268-269, 347-350; Wack., t. Il, p. 161. 85. J. A., t. XXX, p. 388. 86. J. A., t. I, p. 157; t. XXXIII, p. 115.

NOTES DE LA QUATRIÈME PARTIE

771

87. Ibid., t. XXVI, pp. 195 et 356. 88. Ibid., t. XXVI, pp. 221, 243, 283, 297; t. XXVII, p. 4. 89. Ibid., t. XXVII, pp 54, 105. 90. Ibid., t. XXVII, pp. 107-108, 166, 188. 91. G. A., t. XIX, pp. 105 et 264. 92. J. A., t. XXVI, pp. 197 et 240; t. XXVII, p. 102. 93. Ibid., t. XXVI, p 190; t. XXVII, pp. 79-80, 169-170. 94. Ibid., t. XXVII, pp. 112 et 244. 95. Ibid., t. XXVII, p. 177. 96. Ibid., t. XXXIII, p. 4·8. 97. Ibid., t. XXXIII, pp. 55 et 58. 98. Ibid., t. XXXIII, pp. 55-56, 59. 99. Ibid., t. XXXIII, pp. 56-57. 100. Ibid., t. XXXIII, p. 64; G. A., t. XIX, p. 179. lül. Ueber die bildende Nachahmung des Schonen, pp. 39, 41, 43. 102. Reisen ... , t. I, pp. 165-168. 103. J. A., t. XXXIII, p. 47. lM. Reisen ... , t. I, pp 183, 185; t. III, pp. 191 et 234; Vorbegrifje ..., pp. 16-17, 99, 100, 139. 105. Ibid., t. III, pp. 157-158; ln wie fern Kunstwerke beschrieben werden konnen ? 01' partie), pp. 3 et 4. 106. Ibid., t. Il, pp. 229-230; t. III, 7, 57, 111, 138. 107. Ibid., t. Il, p. 149. 108_ Ueber die bildende Nachahmung ... , p. 14; Launen und Phantasien, p. 176. 109. Ibid., pp. 14, 19-20, 29. l 10. Ibid., pp. 16-17 (« Tatkraft », « dunkelahnende Tatkraft »). Ill. Ibid., pp. 18-19, 20, 21-23. 112. Ibid., pp. 22 et 43; .A. R., p. 399. ll3. Athenaeum, II, 2 (1799), pp. 196-197 et 309-310. 114. ,Ansichten vom Niederrhein ... , t. 1, pp. 132-133 et 153; t. Il, pp. 182-183. ll5. Ibid., t. 1, pp. 46,47. 116. Ibid., t. I, pp. 54, 82, 89, 97, 138-139, 304; t. II, pp. 206 et 218. 117. S. W., t. XVI, p. 222. 118. Ibid., t. XVI, pp. 260-261, 263, 267. 119. Wack., t. 1, pp. 129-130. 120. G. A., t. XVIII, p. 894; t. XIX, p. 481; S. W., t. V, p. 163. 121. J. A., t. XXVII, pp. 158-159, 239-240 et 246; G. A., t. XXI, pp. 556 et 578. 122. G. A., t. XIX, p. 535. 123. Lebensbild, t. Ill', p. 132; Erinnerungen ... , t. Ill, p. 205. ui_ Geist des musikalischen Kunstmagazins ... , pp. 67 et 149. 125. S. W., t. XV, pp. 234-235; Erinnerungen, t. III, p. 207. 126. Heinse, S. W., t. IX, p. 213. 127. S. W., t. XI, pp. 72-73; t. XVI, pp. 260 et 261. 128. Ibid., t. XV, pp. 228, 231, 233, 237, 239. 129. Ibid., t. XVI, pp. 261-262, 263-264, 265, 267, 269. 130. ibid., t. IV, p. 180. 131. Ibid., t. IX, pp. 17-18, 105-106, 152. 132. Ibid., t. I, pp. 235, 262, 277; t. V, pp. 234-235, 243. 133. Ibid., t. V, pp. 230, 242. 134. Ibid., t. X, pp. 74, 90, 304; ]. A., t. XVIII, p. 315. 135. Ibid., t. X, pp. 122, 197-198. 136. Ibid., t. V, p. 13. 137. Ibid., t. V, pp. 54-55; t. VI, p. 41.

772

LA GENÈSE DU ROMANTISME ALLEMAND

138. Ibid., t. V, pp. 298-299; t. VI, p. 148. 139. Ibid., t. V, pp. 31 et 85. 140. Ibid., t. V, pp. 109, 130, 308; t. VI, p. 16; t. X, pp. 327-328. 141. Ibid., t. V, pp 36 et 321. 142. Ibid., t. V, pp. 35-36; t. VI, p. 67. 143. Fr. Schlegel, fug., t. Il, p. 368. 144. S. W., t. XXVI, p. 49; t. XXVII, p. Il. 145. Hartknopf, p. 133. 146. Wahrheit aus f. P. 's Leben, t. 1, pp. 10-11, 16-17, 50-52; t. V, pp. 105-106. 147. S. W., t. I, p. 33. 14.8. Ibid., t. XLV, p. 95. 149. Ibid., t. VII, p. 122; t. VIII, pp. 94, 109 et 180; t. XXI, p. 202. 150. Ibid., t. XXII, p. 212; t. XXVI, p. 101. 151. Ibid., t. VIII, p. 99; t. IX, pp. 73-79. 152. Ibid., t. VII, p. 175; t. VIII, p. 99; t. IX, p. 73; t. X, p. 43; t. XIV, pp. 119-120. 153. Ibid., t. VIII, pp. 96, 97-98; t. IX, p. 73. 154. Herder, S. W., t. XIII, p. 199. 155. S. W., t. II, p. 167; t. VIII, pp. 96 et 104; t. IX, p. 76; t. XIII, p. 30. 156. W., t. VII, pp. 492-493. 157. Br., t. I, pp. 214, 219, 289. 158. W., t. I, pp. 86, 89, 91. 159. Ibid., t. I, pp. 97, 99, 112. 160. Ibid., t. VII, p. 267. 161. Ibid., t. VII, pp. 266, 274, 303, 332, 3.19; Br., t. IJ, p. 120. 162. Ibid., t. VII, pp. 151-152, 178-182. 163. G. A, t. XX, p. 14. 164. W., t. VU, pp. 295, 330. 165. Ibid., t. VII, pp. 280, 286. 166. Ibid., t. VII, pp. 443, 462, ,164-465, 471. 167. Fichte, S. W., t. VI, pp. 299-300; W., t. VII, pp. 318-319. 168. W., t. VII, pp. 472, 473, 475, 486, 514. 169. Ibid., t. VII, pp. 471, 473-474. 170. Ibid., t. VII, pp. 497-498. 171. Br., p. 153. 172. Ibid., p. 170; fug., t. I, pp. 121 et 176. 173. Jug., t. I, pp. 88, 107, 110, 114-115. 174. Ibid., t. I, pp. 101, 102; Gotterlehre, pp. 2, 3, 5. 175. Ibid., t. I, pp. 98, 107, 160. 176. Ibid., t. I, pp. 92 et 111; Wasmuth, t. IV, pp. 378-379. 177. Ibid., t. I, pp. 79-80 et 110; Br., p. 253. 178. Br., p. 270. 179. J. A., t. I, pp. 163-164. 180. Athenaeum, I', pp. 174-175. 181. /.A., t. I, pp. 154 et 159-160. 182. Ibid., t. I, p. 165. 183. Ibid., t. 1, p. 155. 184. Ibid., t. I, p. 157. 185. G.,A., t. XX, p. 258. 186. Ibid., t. XX, p. 40; Wilhelm Meisters theatralische Sendung, éd. Mayne, 1927, pp. 151-152 et 374. 187. Fr. Schlegel, Br., p. 284. 188. J. A., t. XVII, p. 175. 189. Ibid., t. XVII, p. 86. 190. Ibid., t. XVII, pp. 91-93.

NOTES DE LA QUATRIÈME PARTIE

773

191. Ibid., t. XVII, p. 33; t. XVIII, p. 186. 192. G. A., t. XIX, p. 179; A. R., p. 339; /.A., t. XVIII, p. 227 193. /.A., t. XVIII, p. 34. 19•t. Ibid., t. XVII, pp. 280-281. 195. Schr., t. III, p. 193. 196. /.A., t. XVII, pp. 286-287; t. XVIII, p. 15; Jug., t. Il, pp. 180, 182 et 381. 197. Sternbald (Deutsche Literatur, Reihc Romantik, t. VI, qui donne le texte de la première édition), p. 21. 198. Wasmuth, t. IV, pp. 532-53i; Schr., t. Il, p. 2'13. 199. Schr., t. Il, pp. 11, 117, 137, 163. 200. W asmuth, t. IV, pp. 459 et 482. 201. Ibid., t. IV, p. 534; Schr., t. Il, pp. 24·3-24·5. 202. G. A., t. XX, p. 96; J. A., t. XVI, p. 265. 203. W asmuth, t. Il, p. 391; /.A., t. XVI, p. 291. 201. Schr., t. III, pp. 10 et 173. 205. W asmuth, t. IV, p. 536; Schr., t. IV, p. 152. 206. Schr., t. Il, pp. 304-305; t. III, p. 102; Jug., t. Il, p. 373.

TABLE DES ŒUVRES CITÉES

Troisième et quatrième parties Anthologie grecque.

BAYLE (P.) : Dictionnaire historique

et critique, 1697.

394, 397, 398

BocCACE (G.) : Décaméron. 733 BoHME (].) : De quatuor complexio-

nibus oder Trost-Schri/t von vier Complexionen. 496 BoNNET (Ch.) : La palingénésie philosophique, 1770. 436-437, 489, 548 BoURIGNON (Antoinette) : La lumière née ténèbres, 1669 et 1684. 412 BRUNO (G.) : Dialoghi della causa principio ed uno. 431, 472-473, 517, 519, 528 CERVANTÈS (M. de) : Don Quichotte.

749, 754·, 763 : Siimtliche W erke des Wandsbecker Boten, 1774-1812. 491-494 - lrrtümer und Wahrheit, 1782 (traduction de Des erreurs et de la vérité). 494-496, 537 C1rnuz (Fr. Freiherr von) : Versuch über die Seele, 1754. 420-421 CLAUDIUS (M.)

DESCARTES (R.) : Méditations méta-

physiques.

412

DIDEROT (D.) : Lettre sur les aveu-

gles à l'usage de ceux qui voient (dans Œuvres, édition Billy, 1946, Pléiade). 600-601 DIPPEL (J. K.) : Fatum fatuum, 1708. 512 EBERHARD (J. A.) : Neue Apologie

des Sokrates, 1772. 428. FALCONET (E. M.) : Réflexions sur

-

relatifs aux Beaux-Arts, 1771. 616

736

la sculpture, 1760. 601 Observations sur la statue de Marc-Aurèle et sur d'autres objets

FÉNELON (Fr. de Salignac de la Mothe-) : Traité sur l'éducation

des filles, 1686. 411 Explication des maximes des saints sur la vie intérieure, 1697. 418 FICHTE (J. G.) : Versuch einer Kritik aller O/jenbarung. 565-568, 575 - Einige Vorlesungen über die Bestimmung de~ Gelehrten 718, 723, 730 FORSTER (G.) : ,Ansichten vom Niederrhein, Brabant, Flandern, /. und Il. Teil, 1793. 674-677 FRANCKE (A. H.) : Anfang und Fortgang der Bekehrung A. H. Franckes von ihm selbst beschrieben (dans G. Kramer : Beitriige zur Geschichte A. H. Franckes, 1861). 408-411 FRIS! (P.) : Saggio sopra l'architettura gotica, 1766. 608 -

GoETHE (J. W.) : Poetische Gedan-

ken über die H ollen/ahrt Jesu Christi. 477 - Ephf.mérides. 468, 472-173 -- Von deutscher Baukunst. 607615, 617, 619-620, 637, 666 - Brie/ des Pastors zu... an den neuen Pastor zu... 468-472 - Zwo wichtige, bisher fast unerorterte biblische Fragen. 468 - Prometheus (ode). 393, 484, 505, 513, 517 -- Prometheus (fragment dramatique). 624-625 - Ur/aust. 473 - Der ewige Jude. 473 - Sehnsucht (poésie). 476 - Die Leiden des jungen W erthers. 420, 465-466, 474-476, 531, 545, 564, 621-624, 631, 727

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LA GENÈSE DU ROMANTISME ALLEMAND

Ganymed. 475 Nach Falconet und über Falconet (Aus Goethes Brieftasche). 615619, 622, 624, 632, 662 - Kunst (suite de poésies). 625630 - Künstlers Erdewallen. 624 - Des Fillnstlers V ergotterung. 624, 628-629, 638 - Künstlers Apotheose. 629, 699 - Gotter, Helden und Wieland. 630-631 --- Egmont. 711 - Wilhelm Meisters theatralische Sendung, éd. Mayne, 1927. 741742 - Studie nach Spinoza. 520-521 - Die Geheimnisse. 651 - lphigenie. 657, 663, 711-712, 713, 719 - Torquato Tasso. 652 - ltalienische Reise. 590, 653-663, 680-681, 692, 707-708, 738, 740 --· Baukunst. 666-667 - Material der bildenden Kunst. 660-661 - Ein/ache Nachahmung der Natur, Manier, Stil. 661-663 - Amor als Landscha/tsmaler. 739 - Romische Elegien. 652, 734-740 - Alexis und Dora. 743 - Euphrosyne. 744 - W eissagungen des Bakis. 519 - Achilleis. 658 - Hermann und Dorothea. 658 -- Wilhelm Meisters Lehrjahre. 167, 519, 680, 682-683, 692, 741, 742-754, 754-763 - Unterhaltungen deutscher ,4usgewanderten. 733, 734, 735, 742 - Das Marchen. 735, 759-761 --- Einleitung in die Propylaen. 615, 653, 656-658 - Die Braut von Korinth. 715 - Anmerkungen über Personen und Gegenstande, deren in dem Dialog " Rameaus Ne/Je ,, erwahnt wird. 680 - Winckelmann und sein Jahrhundert. 585 -· Dichtung und W ahrheit. 468 - Novelle. 680, 735 - Trilogie der Leidenschaft. 680, 681 GoEZE (J. M.) : Streitschri/ten gegen Lessing, éd. Schmidt, 1893. 399

(J. M. Bouvières de la Motte-) Vie écrite par ellemême, 1720, 3 vol. 544

GUYON

(J. G.) : Gedanken über meinen Lebenslau/. 423, 430 -- Brocken. 424-425 - Sokratische Denlcwürdiglceiten. 426-427, 462, 501 --- W ollcen. 496 - Die Magi aus Morgenlande zu Bethlehem. 425-426 - Aesthetica in nuce. 426-427, 429 -· Zugabe zweener Liebesbrie/e an einen Lehrer der W eltweisheit. 428 - Hierophantische Briefe. 529-530 -· M etakritilc. 431 HEINSE (W.) : Traduction du Satyricon de Pétrone. 631, 633, 639 -- Projet d'une Vie d'Apelles. 633634, 635, 641 - Laidion oder die Eleusinischen Geheimnisse. 631, 651 - Brie/e über die Düsseldorfer Gemaldegalerie. 632, 633-640, 643, 645, 617-618 - Ardinghello und die gliickscligen lnseln. 633, 638, 640-651, 663, 688, 691, 694 - Musilcalische Dialoge. 689-690 - Hildegard von Hohenthal. 689, 690-699, 750 HEMSTERHUIS (Fr.) : Lettre SUT les désirs. 486, 487, 490 - Lettre sur l'homme et ses rapports. 486-488, 4-89 - Lettre de Dioclès. 515 - Sophyle ou de la philosophie. 484 - Aristée ou de la divinité. 484486, 490-491, 529 - Simon ou des facultés de l'âme. 486-487 - Alexis ou de l'âge d'or. 488489 HERDER (Caroline) : Erinnerungen aus dem Leben H erders, 3 vol. 1830. 682, 683-684 HERDER (J. G.) : Fragmente über die neuere deutsche Literatur. 598, 610 - Kritische Wiilder. 598-599, 605, 606 - Journal meiner Reise im Jahr 1769. 456-457, 458 HAMANN

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TABLE DES ŒUVRES CITÉES

Abhandlung über den Ursprung der Sprache. 458-459 - St. Johanns Nachtstraum (poésie). 459 - Die Schop/ung (poésie). 4S9-460, 465 - Auszug aus einem Briefwechsel iiber Ossian und die Lieder alter Volker. 612, 679 - Auch eine Philosophie der Ge· schichte zur Bildung der Menschheit. 46S - Die iilteste Urkunde des Menschengeschlechts. 457, 458, 462464, 465, 478, 496 - ,An Prediger, lS Provinzialbliitter. 456 - Brutus. 685 -- Die Arrhiiologie des Morgenlandes. 456 - Vom Geist der ebraischen Poesie. 456 - Erliiuterungen zum Neuen Testa· ment aus einer neuerofjneten morgenliindischen Quelle. 461 -· Maran Atha. 463 - Vom Erkennen und Empfinden der menschlichen Seele. 525 --- Plastilc. S99-604, 605, 610, 686, 691 -- Brie/e das Studium der Theologie betreffend. 518, 678, 685-686 - Ob Malerei oder Tonkunst eine grüssere W' ir kung gewiihre. 683, 686-687, 703 - ldeen zur Philosophie der Geschichte der Menschheit. 457, 458, 461, t162, 522, 534-535, 556, 708709 - Gott, einige Gespriiche. S22-S28, 686 - Ueber die Seelenwanderung, drei Ge.•priiche. 498 - Ciicilia. 678-679, 686, 687-688 -- Adrastea. 686, 693 IhrrEL (Th. G.) : Lebensliiufe nach au/steigender Linie (dans Siimtliche W erke, 1828-1839, 14 vol.).

M.

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406-407 HORACE : Art HUME (D.)

poétique. 740 /nquiry concerning human understanding, 1748. 500501