Le Romantisme Allemand et L'État

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DU M:ËME AUTEUR, A LA M:itME LIBRAIRIE

L'EUROPE CENTRALE

Évolution historique de l'idée de cc Mitteleuropa » > s'attaquent à tous ceux qu'ils soupçonnent de sympathie ou d'indulgence à l'égard de la Révolution: les journaux« éclairés» de Berlin, la presse d' Archenholtz et de Posselt, l'Oberdeutsche allgemeine Literaturzeitung de Salzbourg - le principal organe de l'Aufklarung catholique - et, bien entendu, les publications des cc jacobins » allemands », Hennings, Rebmann et Knigge, qui, de leur côté, ne se font pas faute de dénoncer le parti cc obscurantiste » (2 ). cc La secte des Illuminés, dont le jacobinisme est le produit et qui est responsable de la Révolution française, non seulement est originaire d' Allemagne, mais elle y poursuit sa misérable existence, quoique sous une autre raison sociale ; elle a inondé le pays de ses initiés et de ses affiliés, depuis les hautes classes jusqu'au menu peuple. N'y a-t-il pas lieu de penser qu'elle essaye de provoquer en Allemagne ce qui lui a si bien réussi en France? Car son but est de dominer le monde, en renversant les autels et les trônes. Si le flegme allemand a jusqu'à présent évité le pire, la conflagration semble proche, presque inévitable (") ».

L'Eudiimonia ne se contente pas de dénoncer les méfaits du complot illuministe ; elle suggère le remède au mal. Pasteurs protestants, fonctionnaires attachés aux traditions de l'État patriarcal, ils estiment que c'est dans le retour aux traditions du luthérianisme politique que réside le salut: cc summus episcopus »de ses sujets, le prince assure la liaison indispensable entre le pouvoir civil et le pouvoir spirituel ; lui seul possède l'autorité nécessaire pour châtier les méchants par l'épée. Libre sans doute à ceux qui veulent penser hors des cadres établis de se livrer en toute liberté à leur extravagantes pensées, pourvu qu'ils ne puissent en faire part à leurs concitoyens! L'essentiel, c'est que l'État ait le moyen de maintenir l'unité dans les consciences, qui assurera à son tour l'ordre politique. Les cc eudémonistes » n'ont pas assez d'éloges pour le Religionsedikt de Wollner, et ils reprennent à leur compte les thèses naguère soutenues par les théologiens partisans de cette mesure, à savoir que l'autorité civile n'a certes pas à imposer aux sujets leurs croyances, mais que sur le plan de l'ordre public elle ( 1 ) Gesammelte Schriften unserer Zeit zur Verteidigung der Religion und Wahrheit (Augsbourg, 1789 et suiv.). (2) Sur cette littérature pro-révolutionnaire, qui a fait récemment l'objet en Allemagne de l'Est de nouvelles recherches, cf. H. Voegt, Die deutsche jakobinische Literatur und Publizistik 1789-1800 (Berlin, 1955). (8) Eudiimonia, 1796, II, 1.

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doit veiller à ce que soit enseignée la seule orthodoxie, car la religion est« affaire d'État net du respect qui lui est accordé dépend la solidité des trônes (1 ). C'est en vertu de cette distinction entre le monde de la cc conscience» et celui de la« publicité nque les« eudémonistes napportent leur appui aux souverains qui limitent la liberté de la presse, surveillent l'attitude des professeurs et des étudiants, expurgent les bibliothèques des livres séditieux et obligent les pasteurs à enseigner le respect de l'autorité. « Puissent les chefs d'Btats ... se départir de cette froide indifférence avec laquelle ils considèrent, en vertu de leurs principes de fausse tolérance, tout ce qui touche les choses de la religion, comme si celles-ci leur importaient peu ou prou! Puissent-ils réfléchir que leurs ennemis commenceront avec la religion, mais qu'ils finiront par eux! n C'est un devoir cc patriotique>> et de cc chrétien n, déclare l' Eudamonia, de « maintenir debout la constitution religieuse et politique de l' Allemagne, source de toute facilité n. Comme l'écrit l'un des journalistes catholiques qui a touché de près des cc eudémonistes n, le neuwiedien Trenck von der Tonder, dans ses Conrersations politiques des morts (2 ), cc les hommes de lettres, poètes, docteurs et savants qui se réclament de l' Aufklarung >>sont des déracinés, des citoyens sans foyer, sans terre et sans métier, cc qui ont la prétention de couler le genre humain dans le même moule pour pouvoir le dominer ensuite à l'aide de leurs supercheries n ; contre cette conjuration cc cosmopolite n qui ne vise à rien moins qu'à enterrer le sentiment national cc et à laquelle se sont prêtés en 1792 les clubistes mayençais, il importe que l'Allemagne revienne au sentiment de sa germanicité », ce qui dans sa bouche signifie cc félicité, loyauté, attachement à l'ordre donné et à la personne du souverain n. La lutte contre la France révolutionnaire n'est donc pas seulement un acte de défense contre un pays qui vise à la subversion de la religion, de la fortune acquise et de tout ordre social véritable ; c'est le tribut que l'Allemagne doit à sa civilisation passée, au souvenir qui devrait être vivant dans tous les esprits, d'une grande existence nationale (3 ). Cet appel aux traditions allemandes est d'ailleurs orienté non seulement contre la Révolution française, mais contre la politique des souverains cc éclairés n qui ont contribué à la dissolution de l'ordre établi. Les cc eudémonistes >> ne sont pas partisans d'une monarchie cc tyrannique n, mais d'une société de caradère hiérarchisé, dans laquelle chaque état, chaque classe (Stand) voit sa place fixée par la nature et respecte l'inégalité voulue par Dieu. Le prince ne doit pas être un « niveleur n, mais le garant d'un ordre dans lequel l'Allemagne, à ( 1) Cf. R. Lote, Du christianisme au germanisme (Paris, s. d.), à consulter avec précaution. ( 1 ) Politische Gespriiche der Toten (Neuwied, 1786-1795). Sur ce journal, cf. K. d'Ester, Der Neuwieder, ein 11ergessener Vorkiimpfer für die Freiheit des deutschen Reichs \Neuwied, 1930). ( 3 ) C est ce" patriotisme chrétien" qui s'exprime également dans la prédication de Gottfried Menken, l'un des pasteurs les plus distingués du " Réveil ., dont l'action s'étendit aux communautés de Brême, et dont le pamphlet Ueber Glück und Sieg der Gottlosen (Brême, 1795) est caractéristique de l'hostilité des piétistes à l'égard de la France révolutionnaire. Cf. Briefe des Dr. Gottfried Menken (Brême, 1859).

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l'abri de toute convulsion économique ou sociale, s'est constamment trouvée heureuse. C'est à un pareil prince que doit aller l' « enthousiasme» du peuple allemand; car c'est lui qui gouverne l'État dans le sens del' . cc Gar(1 )

La correspondance de Kirchberger, une des sources essentielles de Viatte,

op. cit., est en partie conservée, sous forme de copie, à la Bibliothèque de la Faculté

libre de théologie protestante de Lausanne. ( 2 ) Correspondance inédite de Saint-Martin et de Kirchberger, baron de Liebisdorf, du 21 mai 1792 jusqu'au 7 noçembre 1797. Quçrage recueilli par L. Scauer et A. Chuquet (Paris, 1862). ( 3 ) Sur ses idées politiques, cf. H. Reuter, L. Jung Stilling als Staatswissenschaftler (D1ss., Giessen, 1930). L'ouvrage essentiel est celui de H. Guenther, Jung Stilling. Ein Beitrag zur Psychologie des Pietismus (Munich, 1948). (') Szenen aus dem Geistesreich (1797), dans Sümmtliche Werke, II.

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dons-nous de juger, écrit-il, aimons. » C'est un aspect méconnu de cette étrange personnalité, de cette âme poétique et sensible, que le pamphlétaire politique. Or Jung Stilling, qui a enseigné l'économie politique, avec plus ou moins de succès, dans plusieurs universités, a publié en 1793 un court essai Sur l'esprit rérolutionnaire de notre temps, dans lequel il fait reposer sur la pratique des vertus chrétiennes la stabilité des États : " Il existe une méthode douce, pacifique et bienfaisante pour détruire les abus : cette méthode, c'est un effort général vers le perfectionnement moral, l'anoblissement individuel et le mépris de la jouissance, en un mot la culture de la pure et vraie religion chrétienne. Or, celle-ci nous enseigne à être obéissants à l'égard de ceux qui détiennent l'autorité; elle nous convainc de notre entière corruption morale et elle nous apprend qu'il y a tant de choses à corriger en nous que les réformes politiques perdent toute signification. Ne savons-nous pas maintenant que dans ce monde imparfait nous sommes incapables de liberté absolue, qu'elle nous est néfaste? Nous supporterons le poids de l'autorité avec joie, comme un moyen de perfectionnement moral, convaincus que nos princes seront obligés de nous suivre sur la voie de la vraie Auf klarung. Ce n'est pas l'esprit de révolte et de révolution, mais l'amour de Dieu et du prochain, qui peut seul nous ennoblir, nous-mêmes, nos princes et nos lois (1 ) )). Hanté par la Révolution, la Bête de !'Apocalypse, Jung Stilling s'achemine vers cette théorie providentielle, chère à Saint-Martin et à Joseph de Maistre, selon laquelle Dieu, dont les voies sont impénétrables et douloureuses, punit pour régénérer ; la Révolution ne serait que l'accomplissement des vengeances divines par la voie des scélérats. Son Histoire de la religion chrétienne victorieuse (2) (1799) ne laisse aux contemporains que le choix entre les convulsions infernales et le retour à cet esprit de soumission et d'obéissance dont Dieu a fait une obligation à ses fidèles. Aux sociétés secrètes, devenues > cette tendance à insister sur l'unicité des civilisations et le refus d'en soumettre l'interprétation à des lois générales. Les grandes œuvres philosophiques de Herder (2 ) sur l'histoire sont animés par la conviction que chaque civilisation, chaque peuple, chaque époque a une valeur cc en soi n, qu'elle constitue une unité cc pour soi n, se modifiant selon son caractère propre, portant en elle cc l'harmonie de sa perfection>> et non comparable à d'autres. L'histoire lui apparaît comme une effiorescence d'âmes nationales, une succession d'individualités qu'il importe évidemment d'intégrer dans le mouvement de l'humanité, mais qui n'en gardent pas moins, chacune, leur dignité propre. Selon Herder, comme selon Leibnitz, il n'est point possible de parler d'un véritable progrès (Fortschritt), mais simplement d'une continuité (Fortgang), ce qui signifie que , selon laquelle les Hohenzollern disparaitraient à la 11 • génération, et le trône passerait à un souverain catholique. D'autres prédictions analogues, comme celle de Bartholomée Holzhauser, avaient également cours ; Cf. sur cette question W. Stelîens, Johann Hermann Hüf]er. Lebenserinnerungen, Briefe und Aktenstücke (Munster, 1952), type du bourgeois westphalien anti-prussien. ( 2 ) Cf. C. Schmidt, Le Grand-Duché de Berg 1806-1813. Étude sur la domination française en Allemagne sous Napoléon 1 (Thèse, Paris, 1905).

CHAPITRE IV LE ROMANTISME ET LES RÉFORMATEURS PRUSSIENS

Les guerres de la quatrième et de la cinquième coalition avaient démontré l'impuisssance de l'État d'Ancien régime à. vaincre la France issue de la Révolution française. Les meilleurs esprits ne devaient-ils pas en tirer la conclusion qu'il ne serait pas possible de venir à. bout de l'ennemi abhorré qu'en accordant aux nations les institutions qui avaient fait la force et l'enthousiasme des armées françaises, qu'il convenait donc en temps utile de faire des concessions à l'idéologie libérale qui prévalait en France et dans les pays conquis par elle ? L'on assiste donc dans les dernières années de l'ère napoléonienne à un effort pour adapter l'État d'Ancien régime aux nécessités du monde moderne. Il en résultera la définition d'une sorte de libéralisme qui, est très différent du libéralisme occidental, mais qui fournira à la nation les cadres d'une vie publique, sans ruiner pour cela les impératifs hiérarchiques et autoritaires que les classes dirigeantes ne sont pas prêtes à. abandonner. C'est dans cet esprit qu'un certain nombre d'hommes d'État ont conçu l'œuvre réformatrice qu'ils ont appliquée à la Prusse, dans le souci d'en moderniser la structure politique et sociale, afin de lui permettre de reprendre un jour sur de nouvelles bases, la lutte contre la France impériale. L'œuvre des réformateurs prussiens après Iéna a été généralement présentée comme un effort pour faire bénéficier leur patrie de la plus importante des conquêtes révolutionnaires : la participation effective de la nation à. l'administration et au gouvernement. C'était l'absence de ressort patriotique qui avait été cause des désastres ; c'était l'utilisation des forces infinies « sommeillantes » au fond du peuple qu'il fallait réveiller et faire fructifier. Le parti que l'on pouvait tirer de l'expérience française avait été compris non seulement par Stein et son entourage de Konigsberg, mais par les officiers qui auraient la charge de la reconstruction de l'armée prussienne, Scharnhorst, Gneisenau ou Boyen. C'était là le sens du fameux cc Mémoire de Nassau » (1807). Quant à Gneisenau, il avait écrit: cc La raison pour laquelle la France est arrivée à, ce degré de puissance, c'est que la Révolution a éveillé les énergies et a fixé à celles-ci leur rayon d'action. A la tête des armées sont venus les héros, aux premières J. Drroz. -

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places de l'administration les hommes d'État, et enfin au sommet du gouvernement l'homme le plus génial que son sein ait porté. Pendant qu'un empire végète dans la faiblesse et dans la honte, un César pousse peut-être la charrue dans le plus misérable des villages et un Epaminondas se nourrit chichement du travail de ses mains. >> En s'appuyant sur de telles citations, l'historiographie allemande a lié étroitement ensemble les notions de libéralisme et de nationalisme, refusant au contraire aux conservateurs tout esprit de patriotisme (1 ). Or cette interprétation se heurte au fait qu'il n'a pas été possible aux « patriotes >> d'envisager sérieusemenL l'application de leur programme de réformes. Les esprits attachés aux idées nouvelles se sont trouvés en effet en face d'un dilemme redoutable, à savoir que la France était à, leurs yeux à la fois l'État modèle et l'État oppresseur. Même s'ils rejetaient l'absolutisme napoléonien, les esprits libéraux étaient assez clairvoyants pour se rendre compte que dans l'Empire avait été préservé l'essentiel des institutions qui avaient fait la force de la nation française et qui lui avaient permis de vaincre l'Europe coalisée: l'égalité devant la loi, les facilités donnés aux talents, la suppression des entraves économiques, la parité confessionnelle ; et ils en voyaient l'application bienfaisante autour d'eux, dans les États de la Confédération du Rhin ou dans le Duché de Varsovie. Mais ils devaient constater aussi, comme Allemands, que }'Empereur des Français, même si l'on ne lui faisait pas grief d'avoir jeté à bas l'édifice vermoulu du Saint-Empire, traitait la nation sujette comme un instrument de sa puissance. En présence de cette contradiction, certains esprits, et non des moindres - puisqu'on a vu parmi eux un Jean de Müller, un Niklas Vogt, un Hegel - admettent qu'il est nécessaire pour l'Allemagne de traverser les épreuves de l'occupation pour se régénérer à la lumière des institutions françaises ; et ils veulent accorder à, Napoléon leur confiance aussi longtemps que possible. D'autres, adoptant l'attitude inverse, font passer au premier plan leur ressentiment national, allirmant, comme Seume ou Fichte, qu'il appartient aux Allemands de poursuivre l'œuvre dont la France s'est rendue indigne. Ce sont ces éléments progressistes qui, désireux de mettre fin aux institutions encore féodales de l'État prussien, inspirent et soutiennent l'œuvre des réformateurs. Mais comment ne pas voir combien étaient illusoires de tels espoirs? II n'existait que très faiblement représentée une bourgeoisie susceptible de soutenir l'œuvre réformatrice ; et encore eût-il fallu que les le pouvoir étatique. Ce n'était donc pas lui qu'il fallait mettre en cause, mais des épigones qui ont érigé en maximes les règles auxquelles il avait obéi. Ces prémisses avaient permis à Müller de définir une fois de plus la théorie de l'État organique et vivant, qui n'est point « une Société de Phœnix, établie sur un calcul des probabilités», moins encore un n'avait aucune valeur, il concluait : élue, mais qui se retrancha également dans un égoïsme de caste. Qui était cc Marwitz (1), dont la forte personnalité domine ce long conflit? Il appartenait à une antique famille de la Marche (2 ), et luimême était allié aux Clausewitz et aux Moltke. Il partagea sa vie entre le service du roi - le jeune cadet du brillant régiment des Gendarmes fut plus tard blessé à Iéna - et l'administration de son bien de Friedersdorf, qu'il mena avec compétence et un vif souci de justice à l'égard de ses subordonnés. Dans sa famille l'esprit d'indépendance était proverbial; à son oncle, qui, au cours de la guerre de Sept ans, avait refusé, malgré l'ordre du roi, de mettre à sac le château de Hubertsburg, il avait fait élever dans l'église de Friedersdorf un monument avec cette inscription : " Il choisit la disgrâce, quand l'obéissance ne se concilia pas avec l'honneur.>) li s'était fait remarquer par son ardent patriotisme : depuis 1805 partisan d'une guerre > contre la France, il avait répété qu'aucun sacrifice ne lui paraissait assez grand pour secourir l' J~tat en détresse. C'est dans sa correspondance, ses souvenirs, les mémoires rédigés pour le compte de l'administration ou des Landstiinde que l'on suit les nuances de sa pensée, devenue plus tard familière au monde conservateur prussien (3 ). ( 1 ) Sur lui, cf. surtout F. Meuse!, Friedrich Ludwig oon der Marwitz. Ein miirkischer Edelmann im Zeitaltcr der Befreiung, 3 vol. (Berlin, 1908-1913), publication de textes; W. Andreas, Marwitz und der Staat Friedrichs des Grossen (Historische Zeitschrift t. 122, 1920); G. Ramlow, L. oon der Marwitz und die Anfiinge konseroatioer Politik und Staatsanschauung in Preussen (Berlin, 1930); F. Luetge, F. A. L. von der Marwitz, der grosse Gegner Herdenbergs (Jahrbuch für Nationalükonomische Statistik, t. 139, 1933) ; H. v. Koenigswald, Pflicht und Glaube, Bildnis eines preussischen Edelmanns (Leipzig, 1936); W. Kayser, Marwitz (Hambourg, 1936), à utiliser avec précaution. ( 2 ) Son frère Alexandre, qui appartenait à l'entourage de Rahel Levin et qui était l'auteur de nombreux essais littéraires, participa en 1814 à la campagne de France et fut tué à la bataille de Montmirail. Peu intéressé par la politique, il n'en était pas moins hostile aux réformes de Hardenberg. (3) En particulier ses mémoires "Von den Ursachen des Verfalls in den preusoischen Staaten » (181'1) et« Ueber die Reform des Adels » (1812) .

.J. Dnoz. -

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LE

HOMANTISME

ET LA HÉACTION

NOBILIAIRE

EN PHUSSE

La pensée de Marwitz s'est formée dans l'admiration de la Prusse traditionnelle, ainsi que dans l'orgueil atavique du Junker prussien (1). Sans doute avait-il pratiqué les théoriciens du conservatisme politique dont il avait les œuvres dans sa bibliothèque de Friedersdorf : c'est de Burke qu'il tire l'idée, si fréquemment exprimée par lui, que les générations sont solidaires entre elles, qu'il n'y a pas de constitution écrite ou octroyée, que l'inégalité juridique des conditions exprime la véritable égalité; et sans doute a-t-il lu Müller, où il puise ses attaques contre le Droit romain. Mais ce hobereau prussien n'a jamais été un théoricien, un " Skribent », comme il disait avec un certain dédain ; et d'ailleurs ses idées étaient déjà formées, quand les romantiques ont commencé à écrire. C'est au cours de sa jeunesse que se sont cristallisées ses impressions décisives : à travers les vicissitudes de l'histoire, il demeurera fidèle an souvenir de Frédéric II ; il se sent moins allemand que prussien; il conservera à l'égard de l'Autriche une haine solide, au point que MP-Lternich lui apparaîtra" comme un gredin, pire que HardP-nbP-rg » ; P-t il concevra l'unité souhaitable de l' Allemagne comme nn prolongement de la puissance de la Prusse. Il a envisagé de façon féodale le service qu'il devait à son souverain, comme l'acte d'un chevalier qui rend hommage à son suzerain, et qui définit l'obéissance moins comme une contrainte que comme un devoir d'honneur librement consenti. Le Prince ne sera d'ailleurs considéré comme lui que comme un primus inter pares, comme « le plus noble des chevaliers ». Marwitz avait gardé un souvenir vivant de sa présentation à la Cour, puis, plus tard, de la cérémonie du serment, que chaque membre de !'Ordre équestre dépose entre les mains du Monarque à. l'occasion du changement de règne. Aussi a-t-il acquis rapidement la conviction que les rapports du Roi et de sa noblesse reposent sur un contrat inviolable, en vertu duquel celle-ci doit le service militaire et civil et dispose en retour de privilèges imprescriptibles. Non moins instinctif chez lui l'attachement fondamental aux institutions de son pays, à ce qui fait l'essence de la Monarchie prussienne : la catastrophe d'léna, dont il a profondément ressenti l'humiliation, il ne veut pas l'expliquer par l'insuffisance du corps des officiers ou l'affaiblissement des traditions nobiliaires, mais aux fautes du gouvernement de Frédéric-Guillaume, à la corruption qui s'était introduite dans les sphères supérieures de l'administration, ainsi qu'à la propagande débilitante en faveur de l'alliance française, dont s'étaient rendus coupables des hommes comme Massenbach. La Prusse n'était donc pas pour lui l'État de l'Aufklarung; elle s'enveloppait naturellement d'un voile de mysticisme monarchique et nobiliaire. Marwitz communiait avec les romantiques, sans avoir eu besoin de les lire. Il était naturel dans ces dispositions qu'il regardât avec amour vers les institutions historiques de la Pmsse. Le vieux Droit repose, dit-il, sur l'acLion réciproque de la ConsLitution, qui règle la conduite ( 1 ) Cf. C. Jantke, Der staatliche Sinn der Bodenstiïndigkeit in der Epoche der preus· sischen Grossmachtentfaltung (Diss. Heidelberg, 1935).

SOUS HARDENBERG

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du gouvernement, et du Droit civil, qui règle celle des citoyens. Les Recez de 1540 et de 1653 font état d'une part de la différenciation des villes et du > ; le contrat primitif ne peut être modifié qu'en vertu d'un consentement mutuel. Aussi Marwitz, dès qu'il a connu les mesures prises par Hardenberg, a-t-il déclaré qu'il considérait comme nulle toute décision prise sans le consentement des États. Ce que vise Marwitz, en dernière analyse, c'est l'absolutisme bureaucratique de l'État prussien, sa frénésie d'autorité, son incommensurable orgueil, son centralisme arbitraire. Car l'État prussien n'est pas, selon lui, une nation constituée tout d'une pièce, mais un assemblage de provinces qui se sentent souvent plus proches des pays voisins que du lointain Brandebourg, qui ont chacune leurs traditions et qu'une 11nif1cation d('cid(\e d'en hauL transformerait en Quant à Gentz, il comparait ses sentiments religieux à un habit que l'on revêt le dimanche, pour le retirer le reste de la semaine. Aussi Metternich et Gentz se sont-ils souvent moqué de ce qu'ils appelaient le « moralisme n de Pilat: cc Je suis bien loin, lui écrit Gentz en 1815, de vouloir vous séparer de la cc religion n ; mais il est vrai que le laïc, si profondément religieux soit-il, doit abandonner leR questions ecclésiastiques à ceux dont c'est le devoir de s'occuper. Vous n'f·Les pas là pour dépenser vos forces en faveur de l' I~glise, même de l' l~glise visible ; même du point de vue de la religion, je vous vois engagé sur une mauvaise route ... Si l'Église doit subsister, elle survivra sans vous. Tout ce que vous faites pour l'épauler est vain ... Je serais heureux que Schlegel, qui vous a conduit à de telles aberrations, mais qui en est personnellement moins victime q 1w vous, ait bientôt qnitt\~ Vieirne. n Mais Ir, Chancelier ne (1) Non publiée, conservée dans les Archives Metlernich à Pragur.

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lui a jamais tenu rigueur de ses relations avec le groupe de Hofbauer et l'a maintenu, contre vents et marées, à la tête de l'Oesterreichischer Beobachter. Ainsi dans le cas de Pilat, apparaît de toute évidence que Metternich, s'il a gardé à l'égard du catholicisme romanticisant de son secrétaire la plus entière liberté d'esprit, a pourtant estimé souhaitable de lui abandonner la direction de l'opinion publique. Pilat a été un serviteur modèle de sa politique: sur bien des points, semble-t-il, il ne partageait pas ses vues, en particulier sur les ménagements à l'égard de Napoléon, plus tard sur le rétablissement de la Pologne et le rôle de l'Autriche dans la Confédération germanique; mais il s'est contenté de formuler son opposition dans sa correspondance. Par contre l'Oestcrreichischer Beobachter a habitué l'opinion à considérer l'État autrichien comme lié aux forces religieuses de conservation sociale. Pilat a également collaboré aux Oelzweige et aux J ahrbücher der Literatur, et il a orienté dans le même sens l'Allgemeine Zeitung d' Augsbourg, dont le rédacteur Cotta a entretenu avec lui une vaste correspondanr.f'. Si l'utilisation d'une personnalité comme celle de Pilat par la Chancellerie autrichienne pouvait déjà paraître étrange, que dire des rapports qui s'étaient établis entre elle et Adam Müller (1), à qui l'amitié de Gentz avait valu, après ses échecs berlinois, de trouver à Vienne, à partir de 1812, les faveurs officielles! Il était cependant lui aussi l'un des assidus des réunions du groupe des convertis qui se pressaient autour de Hofbauer, s'il est vrai que son entente avec Frédéric Schlegcl, qui était enclin à voir en lui '' une pointe de charlatanisme n, n'avait jamais été parfaite. Müller collabora au JJeutsches Museum, pour lequel il écrivit ses" Lettres agronomiques», ainsi qu'aux Friedensbliitter, pour lesquels il livra un essai sur « l'esprit de la noblesse ». Mais surtout, pressé par Hofbauer, et dans un esprit qui était bien celui du romantisme ecclésiastique, il avait essayé en 1813 d'obtenir, avec l'appui de l'archiduc Maximilien, la création d'un Institut pour l'éducation des jeunes nobles ; il avait même fixé le programme des études, choisi les maîtres, et parmi eux le peintre Klinkowstrom, convoqué les élèves inscrits, lorsque la censure théologique, peu favorable aux nouveaux convertis, interdit l'ouverture de l'établissement. Klinkowstrom devait cinq ans plus tard reprendre l'œuvre sur des bases nouvelles. Ses relations dans les milieux catholiques romains ne l'ont pas empêché de faire carrière. Après avoir été chargé quelque temps de fonctions administratives dans le Tyrol reconquis, où, rédacteur dn Landbote !lom Tirol (1813), il a, semble-t-il, blessé le particularisme des populations, Metternich le désigna en 1815 pour ètre correspondant de guerre de l'Oesterreichischer Beobachter, puis, les hostilités terminées, Consul général à Leipzig. Dans cette ville où le libéralisme avait déjà de forts app11is dans les milieux commerciaux et intellectuels, il est chargt' dt) mettre snr pied, en accord avec l'amhassadenr (1)

Sur lui, cf. la bibliographie p. 6G.

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d'Autriche, comte Bombelles, une revue qui serve de rassemblement aux bons esprits et qui dirige l'opinion publique dans le sens des intérêts autrichiens. Ce fut là l'origine des Deutsche Staatsanzeigen (1816-1818), qui, dirigés par '.\lüller avec la collaboration de Wilhelm von Schütz, Ludolf von Beckedorlî et Rühle von Lilienstern, ont été dans les pays de l'Allemagne moyenne la principale revue de la Restauration. Or, c'est à, cette date que s'achève sous l'influence de Hofbauer, l'évolution de Müller vers un idéal théocratique; il a rejeté de sa théorie de l'État les derniers éléments panthéistiques ; convaincu maintenant, comme il l'écrit à Perthes, que> Se désolidarisant de .Joseph de Maistre, dont il partageait l'ultramontanisme, mais dont il dénonçait l'ignorance historique et l'artificielle rhétorique, il concluait : cc Condamnables sont ceux qui ne se contentent pas de l'enseignement chrétien de l'obéissance civique, mais qui veulent faire dépendre le Trône de l'Autel et finalement les confondre l'un avec l'autre. Il suffira de faire remarquer que le christianisme, tel qu'il est enseigné et commenté par la foi catholique, considère le mariage comme un sacrement, mais n'a jamais considéré que l'J~tat fût un sacrement, s'il est vrai que les rois et les empereurs chrétiens ont été sacrés selon l'ancien usage; l'Évangile se contente d'établir que toute autorité vient de Dieu, dût-elle se montrer injuste. » (3 ) Dans cette farouche volonté d'indépendance pour l'Église, Schlegel avait été suivi par le jeune philosophe Anton Günther (4 ), qui s'était introduit vers 1815 dans le cercle d' Hofbauer 1924), F. Engel-Janosi, Die Theorie vom Staat in Oesterreich 1815-1848 (Zeitschrift für offentliches Recht, 1921, Il). (1) Concordia, 1. p. 15. ( 9 ) id, I, p. 51. ( 8 ) id, I, p. 367. (') Cf. E. Winter, Die geistige Entwicklung Anton Günthers und seiner Schüler (Paderborn, 1931).

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et avait subi fortement, semble-t-il, pour tout ce qui touchait les rapports de la connaissance et de la foi, l'influence d'Adam Müller; déjà dans les comptes rendus qu'il publiait dans les J ahrbücher der Literatur s'esquissaient les grandes lignes de son système (1 ). Plus violemment même que Schlegel il réagissait contre l'attitude des Rédemptoristes, trop politisés et se mettait en relation avec les Jésuites établis dans l'Empire autrichien, dont il souhaitait le retour : attitude qui ne devait pas lui être pardonnée et qui explique les difficultés qu'il rencontrera tout le long de sa carrière. Quand il eut achevé son noviciat auprès des jésuites galiciens et fut de retour en 1824 à Vienne, il devint le principal agent de la restauration catholique dans les États autrichiens, dans le sens où le souhaitait Schlegel. De l'État chrétien sur lequel il a constamment médité, Frédéric Schlegel a connu la plus complète définition dans un de ses derniers ouvrages : Philosophie de la vie (1827) (2 ), dans lequel il a marqué sa volonté de mettre d'accord ses conceptions sur le monde politique avec sa préoccupation majeure, celle de l'unité religieuse et de faire servir l'idéologie du romantisme politique à l'œuvre de restauration ecclésiastique. Une fois de plus, il reprend la thèse, selon laquelle les constitutions les plus anciennes étant les plus proches de la révélation primitive, c'est au passé le plus lointain qu'il faut remonter pour s'approcher de la vérité. C'est donc de l'exemple de l'Inde et du régime des castes qu'il tire sa doctrine de la division organique en Ordres, qui permet une représentation de la nation infiniment supérieure au calcul numérique des votants, employé de nos jours. Ce sont ces Ordres qui portent aux pieds du trône les vœux de la nation; mais l'autorité, qui ne souffre pas la séparation « républicaine » des pouvoirs, demeure entière entre les mains du Monarque, qui est une parcelle de la loi divine et qui revêt par suite un caractère sacerdotal. L'État n'est donc pas le résultat d'un contrat; il est le fruit d'une obéissance librement consentie, de la foi et de l'amour. Par là il apparaît comme une sorte de préfiguration de l'Église, cc qui ne signifie point que le pouvoir spirituel doive être confondu avec le temporel : cc les deux glaives ne doivent pas se trouver dans les mêmes mains » ; l'indépendance de l'Église doit être complète. L'absolutisme, qui ignore la vie organique de la nation et de la société, et qui est le grand mal des États modernes, peut aussi se développer, selon Schlegel, dans le cadre des relations internationales, au cas où un État voudrait imposer aux autres son hégémonie destructrice. Or le système de paix internationale ne peut s'appuyer ni sur le principe d'équilibre, ni sur la vaine hypothèse de la paix perpétuelle. cc Plus pratique, selon lui, est cette noble pensée d'une association des États, analogue à celle qui existait au Moyen Age. Cette communauté doit être vivifiée par l'esprit chétien et suppose le rapprochement pacifique des confessions religieuses ; peut-être un jour pourra-t-on parler d'un rapprochement entre l'Église romaine et l'Église orthodoxe, d'une commu-

(1J (2

Jahrbllcher der Literatur, t. 17 (1922), p. 187 et suiv. Philosophie des Lebens (Vienne, 1827), trad. fr. (Paris, 1836).

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nauté germano-slave, de l'introduction de la Russie dans la communauté européenne (1 ). C'est ainsi que les ecr1vains catholiques rassemblés autour de H ofbauer ont réussi à exercer une pression grandissante sur les milieux politiques autrichiens, à les écarter du joséphisme et à leur faire adopter une attitude conciliante à l'égard de l'Église. C'est en effet le rayonnement et partant l'indépendance de cette Église qui est la principale préoccupation des Adam Müller et des Schlegel, dans laquelle ils voient le gage d'une