La Genèse du Romantisme Allemand. 1797-1804. [IV]

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LA GENÈSE DU

ROMANTISME ALLEMAND

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OUVRAGES DU MÊME AUTEUR

Heinrich von Kleist. La Genèse du romantisme allemand, tomes 1, II et III. Traductions Gœthe, Poésies (2 vol.). Kleist, Penthésilée. Kleist, La cruche cassée.

La couverture reproduit un portrait de Novalis que conserve le musée de Weissenfels. Peint vraisemblablement peu après celui de Friedrich Schlegel que reproduit la couverture du troisième volume, et par le même artiste, Franz Gareis de Dresde, il devrait faire oublier l'image enjolivée jusqu'à la convention qu'E. Eichens a gravée de Novalis en 1845, sans doute d'après cet original. (Cf. le présent volume, p. 161.)

ROGER AYRAULT PllOFESSEUJI. HONOllAlll! (PAllIS IV)

J. LA SOllBONNE

LA GENÈSE DU

ROMANTISME ALLEMAND **** 1797-1804 (Il)

Dialectical_books

AUBIER ÉDITIONS MONTAIGNE, PARIS

Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays.

© 1976

by Editions Montaigne.

AVERTISSEMENT

Dans les citations les mots isolés entre [ ] sont ajoutés par nous pour raccorder la citation à notre texte. Les notes utilisent les abréviations suivantes : Reihe Romantik (dans la collection Deutsche Literatur in Entwicklungsreihen, 1931-1950, où les œuvres figurent dans leur version originale).

R.R.

Athenaeum Eine Zeitschrift von August Wilhelm Schlegel und Friedrich Schlegel, Berlin, 1798-1800, réédition de 1960.

Ath.

Europa Eine Zeitschrift herausgegeben von Friedrich Schlegel, 1803-1805, réédition de 1963.

Eur.

Baader Siimtliche Werke, 1851-1857, tome 3.

Baader

Brentano Werke, éd. Kemp, 4 vol. 1963-1968. Briefe, éd. F. Seebass, 2 vol. 1951. Briefwechsel zwischen Clemens Brentano und Sophie Mereau, éd. H. Amelung, 2 vol. 1908. Clemens Brentanos Frühlingskranz, 1967 (Winkler Verlag, Die Fundgrube, numéro 29).

En abrégé :

Werke Br. (Seebass) Br. (Amelung) Friihlingskranr.

Fichte Siimtliche Werke, éd. J. H. Fichte, 8 vol., 1845-1846.

S.W.

Hemsterhuis Œuvres philosophiques, éd. Meyboom, 3 vol., 18461850.

Œuvres

Novalis Schriften, éd. Kluckhohn et Samuel, 4 vol., 1960-1975.

Kluck.-Sam

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LA GENÈSE DU ROMANTISME ALLEMAND

Ritter Beweis, dass ein bestiindiger Galvanismus den Lebensprozess in dem Tierreich begleite, 1798. Fragmente aus dem Nachlass eines jungen Physikers, 2 vol., 1810.

Beweis Fragmente

Schelling Siimtliche Werke, éd. K.F.A. Schelling, 14 vol., 18561861. Aus Schellings Leben in Briefen, éd. Plitt, 2 vol., 18691870. Briefe und Dokumente, éd. Fuhrmans, vol. 1, 1962.

Plitt Fuhrmans

Schiller Werke, éd. Bellermann, Petsch, Leitzmann, Stammler, 15 vol., s.d.

Schiller

Schlegel (August Wilhelm) Kritische Schriften und Briefe : 1) Sprache und Poetik, 1962. 2) Die Kunstlehre, 1963. 4) Geschichte der romantischen Literatur, 1965.

Kr. Schr. u. Br.

Schlegel (Caroline) Caroline. Briefe aus der Frühromantik, éd. E. Schmidt, 2 vol., 1913.

Caroline

Schlegel (Dorothéa) Briefwechsel, éd. J. M. Raich, 2 vol., 1881.

Dorothéa

Schlegel (Friedrich) Seine prosaischen Jugendschriften, éd. Minor, 2 vol., 1882. Literary Note-Books (1797-1801), éd. Eichner, 1957. Kritische Friedrich Schlegel-Ausgabe, éd. Behler, en cours de publication. Briefe an seinen Bruder August Wilhelm, éd. Walzel, 1890. Schleiermacher Ueber die Religion. Reden an die Gebildeten unter ihren Veriichtern (Philosophische Bibliothek, vol. 255) 1958. Aus Schleiermachers Leben in Briefen, éd. Jonas-Dilthey, 1858-1863, 4 vol. Denkmale (documents mis en appendice à W. Dilthey, Das Leben Schleiermachers, t. 1, 1870). Vertraute Briefe über Fr. Schlegels Lucinde (lnselBücherei, n° 759), 1954. Steffens Beitriige zur innern Naturgeschichte der Erde, 1. Teil, 1801.

s.w.

Jug. Eichner K.A. Walzel

Reden Leben Denkmale V. Br.

Beitriige

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AVERTISSEMENT

Was ich erlebte. Aus der Erinnerung niedergeschrieben, 10 vol., 1840-1844.

Tieck Schriften, 28 vol., 1828-1854. Ludwig Tieck und die Brüder Schlegel, Briefe auf der Grundlage der von Henry Lüdeke besorgten Edition neu herausgegeben und kommentiert von E. Lohner, 1972. Wackenroder Werke und Briefe, éd. von der Leyen, 2 vol., 1910.

Was ich erlebte Schr. LüdekeLohner Wack.

CINQUIÈME PARTIE

ES VUE D'UNE PHILOSOPHIE DE LA NATURE

SCHELLING ET LA c PHILOSOPHIE DYNAMIQUE DE LA NATURE » : 1) LES Idées.

L'histoire de la pensée philosophique en Allemagne contient sans doute peu de moments aussi singuliers que celui où Schelling, en 1800, publie un long extrait de son poème Profession de foi épicurienne de Heinz Widerporst, l'évocation d'un « esprit géant » qui est « pétrifié » dans les choses. Le titre qu'il lui donne Quelques mots encore quant au rapport de la philosophie de la nature avec l'idéalisme peut sembler trop explicatif mais vaut au-delà de lui-même ; car Schelling y rappelle orgueilleusement que sa pensée n'a pas eu d'autre objet que ce « rapport » pendant quatre années. Depuis 1797 chacune de ses œuvres, à peine achevée ou simplement poussée assez loin, suscite une œuvre nouvelle qui en reprend les grands thèmes et pour une part la continue en la dépassant, mais aussi pour une part la contredit. De l'une de ces œuvres à l'autre une rupture implicite avec Fichte va se précisant, car le « rapport » que Schelling veut établir toujours mieux au cours de leur succession devient de plus en plus étranger au concept synthétique duquel il dérive théoriquement, le « réal-idéalisme 1> qu'a défini la Doctrine de la science et qu'elle nomme aussi bien « idéal-réalisme ». C'est par la plus suggestive des rencontres que Schelling, en 1800, publie dans le même numéro de la Revue de physique spéculative le long extrait de Widerporst, qui retentit de la pensée de Herder et de Gœthe, et la seconde moitié de la Déduction générale du processus dynamique où sa philosophie de la nature arrive à un terme : là Fichte peut lire, en illustration à ce même « rapport » obsédant, que « la philosophie de la nature donne ... une explication de l'idéalisme par la physique », qu'il y a sur l'homme une certaine « illusion » dont est victime le philosophe, toujours trop prompt à le croire donné comme un moi, alors que le « physicien > met cette illusion en évidence et qu'on pourrait « crier à tous ceux qui en philosophie sont dans le doute ... : Venez à la physique et connaissez le Vrai >. Le Vrai, c'est selon Schelling que

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tout commence bien pour l'homme avec la sensation, le premier acte de conscience, ainsi que Fichte l'enseigne, mais que l'immense devenir de la nature, le jeu scientifiquement identifiable de ses forces aux métamorphoses toujours plus subtiles, révèle en elle l'aspiration d'une raison immanente à s'achever en conscience grâce à l'homme. Fichte ne s'y trompera pas ; il va explicitement prononcer lui-même, un an plus tard, la rupture sans appel que tout accès à une réflexion originale impliquait pour les plus fervents de ses jeunes lecteurs et que Schelling parmi eux a été le premier à rendre inévitable 1 • Dans les écrits de sa vingtième année Schelling semble certes s'attacher avant toute chose à reconstruire le système fichtéen. Pourtant il ne dissimule guère une tendance à ressaisir la nature comme présence vivante derrière la « nature en général >, dont le kantisme a besoin, derrière le « monde de l'expérience » et sa totale dégradation en Non-Moi chez Fichte. Une familiarité avec l'œuvre globale de Herder, qu'attestent ses travaux d'étudiant au séminaire de Tübingen, le soutient alors dans sa prédilection pour les deux maîtres du dogmatisme, Spinoza et Leibniz, qu'il met en avant tour à tour, dès qu'il cherche à se préserver d'une excessive emprise du criticisme. Et au terme de son traité Du Moi quelques brèves remarques sur la finalité dans la nature abolissent soudain à elles seules la proximité envers Fichte que le titre paraît garantir. La Critique du jugement, où Kant a repris à sa manière une grande partie du legs leibnizien que Herder sauvegardait, vient d'entrer dans l'horizon de Schelling ; et, toujours disciple de Fichte, il cesse d'être son commentateur quand l'affirmation kantienne qu'il y a bien « compatibilité » entre la téléologie et le mécanisme dans l'explication du monde naturel s'amplifie chez lui en une « mission suprême de l'homme >, en une obligation pour l'esprit d'amener un jour téléologie et mécanisme à se confondre. Telle est chez Schelling l'indication la plus lointaine d'une nouvelle philosophie de la nature. Elle se change déjà en promesse dans quelques lignes de l'esquisse à l'accent impérieux que l'on nomme communément Programme systématique : « Je voudrais ... donner des ailes à notre lente physique qui progresse péniblement à coups d'expériences. C'est quand la philosophie fournira les idées et l'expérimentation les faits que nous pourrons enfin avoir cette physique en grand que j'attends d'époques ultérieures. Il ne semble pas que la physique actuelle puisse satisfaire un esprit créateur tel que l'est ou doit l'être le nôtre. » La « physique » évoquée ici embrasse, selon un usage ancien auquel Schelling restera constamment fidèle, la totalité des aspects sous lesquels s'opère la connaissance scientifique de la nature, de la « physis >. Et si ce texte date bien de mars 1796, ainsi qu'on incline généralement à le croire, il soustrait à l'accidentel les premières études de l'ensemble des disciplines scientifiques où Schelling se jette, un mois plus tard, lors de son établissement à Leipzig 1 • Autour du thème leibnizien de la « matière organique > et de sa ver-

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sion kantienne, c l'être organisé >, la Vue générale de la littérature philosophique la plus récente apporte, au début de 1797, un premier aboutissement de sa joie toute neuve à évoluer dans le plus vaste domaine du savoir. C'est là que Novalis va découvrir que « sur un point > Schelling « est plus que Fichte en conformité avec [lui] » ; et pour que commence à s'éclairer en lui ce c point », dont on ne voit pas qu'antérieurement il se soit fait une représentation quelconque, il n'aura pas à pousser sa lecture au-delà de la phrase : « Dans toute organisation il y a quelque chose de symbolique et toute plante est pour ainsi dire le chiffre entrelacé de l'âme. > Mais si l'idée d'organisme détonne sur le contenu des premiers écrits de Schelling, ceux des années 1794 et 1795, elle se révèle non moins hétérogène au sujet proprement dit de la Vue générale, travail de commande dont l'intention remontait à Fichte. Rien qu'à y introduire cette idée et à constater que c ce n'est pas ici le lieu > de la « développer avec plus de détails >, Schelling annonce un autre ouvrage où elle trouvera exactement sa place. L'esquisse qui en est pourtant faite, et certaines remarques sur elle, à des moments inattendus de l'argumentation, indiquent les éléments dont se constituera sans doute l'œuvre à venir et, avec eux, les contradictions qui vont y refluer, comme cherchant à s'y résoudre. Schelling pose maintenant qu'une « tendance originaire à aller vers la réalité concrète > est l'une des deux normes de toute spéculation véritable ; en cela il loue les esprits soucieux de « recherches empiriques >, aux dépens des philosophes qui se disent kantiens sans plus, des simples analystes de « concepts abstraits et morts » ; et il songe donc à prendre un large appui sur l'état le plus récent des sciences de la nature. Certes sa fin dernière est toujours de légitimer l'idéalisme fichtéen et de fonder en lui la nécessité de sa propre entreprise, ainsi qu'on le voit plus particulièrement à une « construction » de la matière qu'il ébauche en partant de la tendance « infinie » de l'esprit à l'autointuition. Mais jugée dans sa marche, nulle pensée ne pourrait être plus irréductiblement anti-fichtéenne que l'est la sienne au cours des pages vraiment neuves de la Vue générale. Elle n'a de proximité qu'envers celle de Herder ; et là où, à son exemple, elle se veut affirmative au nom de la science qui se fait, elle retrouve dans l'argumentation le flou et les ruptures que, chez Herder, Kant avait âprement dénoncés. Schelling a d'ailleurs comme sanctionné cette analogie en intitulant Idées pour une philosophie de la nature, l'œuvre qu'annonçait la Vue générale et donc en semblant !'apparenter, dans la forme fragmentaire où il l'a publiée, à la grande œuvre que Herder avait abandonnée à l'état de fragment, six ans plus tôt, les Idées pour une philosophie de l'histoire de l'humanité 3• Kant, et précisément selon son conflit avec Herder, aura sur le contenu des Idées pour une philosophie de la nature une action sans cesse présente. Si Schelling, pour subsister par soi-même, devait

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d'abord s'affirmer légitimement auprès de Fichte, non pas contre lui, il n'avait guère d'autre choix que de reprendre sa manière de philosopher comme une méthode et de l'appliquer à des thèmes dont Fichte serait retranché. Or, dans la détermination de la nature en tant qu'objet global d'une réflexion, la Critique du jugement ne lui transmettait pas davantage de suggestions impératives que les Premiers principes métaphysiques de la science de la nature par leur seconde partie seule, la Dynamique. Et il devait lui sembler que les suggestions des deux œuvres, aussi peu accordées qu'elles fussent chez Kant, étaient susceptibles de se combiner en un ensemble et qu'autour d'elles le chaos de ses connaissances hâtivement accumulées viendrait se disposer et s'ordonner. Paradoxalement Schelling était en mesure d'échapper à Fichte grâce à Kant, et sans courir le risque de tomber dans une nouvelle dépendance, car Fichte lui montrait, à propos de la « subjectivité », comment on échappe à Kant, - en l'espèce, comment Kant limite soudain, voire ferme des perspectives qu'il a ouvertes, et comment il suffit, pour les rouvrir toutes grandes, de recueillir sa pensée au point où elle s'arrête et de la conduire à son terme supposé. Fichte faisait plus encore ; il apportait par la théorie et l'exemple l'instrument d'une telle opération, la déduction génétique, la synthèse, qui est susceptible indifféremment de s'ajouter à l'analyse kantienne ou de s'y substituer. C'est strictement en conformité avec lui que, dans les Idées, Schelling définit pour se commenter le « procédé synthétique ». On peut, dit-il, traiter un concept de deux manières : ou bien « on l'analyse », ou bien, et cela est « plus sûr », on « le fait naître sous ses yeux, pour ainsi dire, et on trouve partant dans son origine même le fondement de sa nécessité ». Cette remarque prépare une « construction » de la matière qui se veut accomplie selon la méthode de Fichte, du « second créateur » de l'idéalisme, et qui reprend pour l'agrandir l'ébauche qu'en apportait la Vue générale. Une fois cette « construction » achevée, Schelling affirme qu'elle mène l'esprit jusqu'au « point où le concept de matière devient susceptible d'être traité analytiquement » ; et il croit ainsi fonder avec nécessité la place qu'il assigne dans sa propre pensée à une reproduction du plus grand apport de la Dynamique kantienne : « l'analyse complète » du « concept d'une matière en général » •. Kant, on le sait, construit ce concept sur l'interaction de « deux forces fondamentales » perpétuellement « en conflit », la répulsion et l'attraction, qui créent respectivement à la matière, au « mobile dans l'espace », ses « deux caractères généraux a priori », l'élasticité et la pesanteur. Et en guise de conclusion à son analyse, il se fait l'annonciateur d'une « philosophie dynamique de la nature » qu'il définit sans l'esquisser ; elle procéderait par déduction, en partant du jeu de ces deux « forces motrices » que la matière a en propre, et se situerait donc à l'opposé de la « philosophie mécaniste de la nature » qui, elle, dans la continuité qu'il lui voit depuis les Grecs jusqu'à son

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temps, procède par « hypothèses ». Or, une démarche singulière s'ajoute aux ambiguïtés multiples où il se complaît ici, comme s'il voulait rendre difficile et incertain l'avenir de cette « philosophie dynamique » qui n'a point de passé et ne peut se développer qu'en relation avec les sciences existantes. Il établit rigoureusement les principes d'un nouvel accès au savoir et les proclame plus conformes à l'expérience que ceux du mécanisme. Mais auparavant il traite hâtivement de la chimie, la science expérimentale par excellence et qui devient de plus en plus la science du siècle ; et il lui refuse tout autre caractère que celui d'un « art systématique » comme l'ancienne alchimie et toute possibilité d'être jamais une science justiciable de principes, - donc aussi de ceux qu'il va établir. L'opposition radicale à Herder où Kant est entré librement prend du même coup un de ses aspects spécifiques, puisque chez Herder la volonté consciente d'être un homme de son temps se confond avec la louange de la chimie et du pouvoir d'explication universelle dont témoignent alors ses découvertes. Pour qui gardait une familiarité avec Herder, en tout cas, ce moment des Premiers principes devait gagner en évidence et apparaître comme l'un de ceux où Kant interrompt si arbitrairement sa pensée qu'il y a lieu de la reprendre en toute indépendance et de la mener plus avant. Schelling n'a pas été le seul et pas davantage le premier à identifier comme tel ce momentlà. Vers la fin du texte publié des Idées il renvoie aux thèses essentielles d'un travail d'école, les Principia de C.A. Eschenmayer, parus un an plus tôt, et loue l'auteur, l'un de ses compatriotes souabes et à peine son aîné, « d'appliquer avec un véritable esprit philosophique à la science empirique, et tout particulièrement à la chimie, les principes de dynamique établis par Kant ». En attirant ainsi l'attention sur une œuvre dont la sienne pouvait paraître tributaire malgré l'ampleur de ses proportions, Schelling rompait avec son obstination originelle à taire toute influence subie. Et il indiquait, il soulignait même, à quel point son entreprise des Idées répondait à une attente de l'époque•. Par Baader qui, en 1792, a adhéré d'enthousiasme aux Premiers principes sur le problème particulier des solides et des fluides, on sait que nulle œuvre de Kant n'a plus que celle-là été lente à s'imposer et même à devenir un objet de discussion. Pour qu'Eschenmayer écrivît son traité et que Schelling se trouvât en accord avec lui sans rien lui devoir, il fallait que la « révolution en chimie », qui les sépare l'un et l'autre du Kant des Premiers principes, fût généralement acceptée et eût développé ses conséquences. A l'attitude paradoxale envers la chimie qu'avait adoptée l'initiateur d'une « philosophie dynamique de la nature » pouvait alors répondre non moins paradoxalement une brève mais intense fortune de la « philosophie dynamique de la nature » grâce à la chimie. Schelling a défini lui-même dans l'avant-dernier chapitre des Idées, auquel renvoie la préface, cette sorte de nécessité nouvelle qui était à la fois dépassement de Kant et fidélité envers lui :

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« La chimie est une science qui progresse sûrement sur la voie bien frayée de l'expérience, même si elle ne remonte pas jusqu'aux premiers principes. Mais une science qui est si riche en soi, et qui depuis peu de temps a accompli de si grands progrès dans la direction d'un système, mérite bien d'être ramenée à de tels principes. » En l'espèce, le dépassement de Kant se résume dans l'intention du chapitre final, dans l'essai d'une détermination c scientifique » des « premiers principes de la chimie » ; et la fidélité maintenue envers lui réside dans une allusion à sa thèse que les principes ainsi établis « ne permettent pas une représentation a priori dans l'intuition ». A l'origine, nulle recherche ne pouvait être plus étrangère aux Idées que celle de mener quelque polémique contre l'œuvre qui venait de poser en sa nécessité une « philosophie dynamique de la nature » mais qui la laissait suspendue et suggérait donc d'en entreprendre la création. On ne voit même rien que Schelling ait utilisé d'abord avec autant de confiance que le moyen indiqué par Kant à cette fin, l'action des deux « forces fondamentales », antagonistes et complémentaires, dont quelque débat avec lui eût supposé au contraire la mise en discussion 6 • Il reste qu'un dépassement de Kant s'opère à différents paliers de l'argumentation des Idées. En toute clarté, il est imposé par les formules qui annoncent une totale résorption de la chimie dans la dynamique kantienne et la vouent à servir de référence permanente lors de toute élaboration d'une « philosophie dynamique de la nature >, - ainsi l'affirmation initiale : « la dynamique ... et la chimie comme conséquence de celle-ci », et les deux définitions majeures qui la répercutent et l'amplifient au cours des derniers chapitres : « [la chimie] n'est rien d'autre que la dynamique appliquée ou la dynamique envisagée dans sa contingence », « la chimie est une science élémentaire, car par elle ce qui dans la dynamique n'est qu'objet de l'entendement devient objet de l'intuition. Elle n'est rien d'autre, en effet, que la dynamique sensible... » Or le dépassement de Kant est destiné à s'établir sur d'autres paliers aussitôt que se trouvera déterminée la valeur spécifique de la chimie dans le « système de notre savoir > ; et on le voit à ces deux définitions données d'elle, pour univoques qu'elles soient, selon que le poids y est mis sur la contingence que la chimie a en propre ou sur les références qu'elle implique à l'élémentaire, à l'intuition, à la sensibilité. Parce que la physique, au sens d'un savoir étendu à toute la nature, englobe la chimie, Schelling peut à l'occasion simplement reporter sur la « chimie dynamique » les caractéristiques fondamentales qu'il donne par ailleurs de la « physique dynamique > en partant des « rapports gradués » où sont les forces d'attraction et de répulsion dans la « diversité de la matière ». Mais il tient avec l'époque à distinguer de la « dynamique générale » la « dynamique spéciale >, qu'il nomme encore c partielle ». Celle-là, qui vaut pour l'ensemble de la physique, et que Kant a construite comme explication de la c pos-

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sibilité de la matière >, est dite c nécessaire en soi > ; celle-ci, à quoi s'identifie la chimie, est dite c purement contingente dans ses principes > et signifie le c libre jeu > des combinaisons et des dissociations d'éléments, des c attractions > et des « répulsions > dans les affinités entre les corps. Schelling pense d'ailleurs qu'une connexion existe entre les « lois > de l'une et de l'autre ; et il ne tend ainsi qu'à un prolongement, peut-être à un redressement de la dynamique kantienne 7 • Mais que ces deux définitions majeures de la chimie soient envisagées selon les références qu'elles prennent à l'élémentaire, à l'intuition, à la sensibilité, et ce qui s'annonce en elles confusément, c'est un éloignement possible envers l'idéalisme lui-même, et envers celui de Fichte, qui réduit la sensation à un « choc » que l'esprit se donne, plus encore qu'envers celui de Kant. Ces définitions se préparent à distance dans une suite de remarques sur les rapports de l'intuition et du concept où Schelling ne saurait se vouloir en conflit ni avec Fichte, car il commence alors d'après lui sa « construction » synthétique de la matière, ni avec Kant, car il pense d'après lui que « dans l'esprit humain le concept et l'intuition ne peuvent et ne doivent jamais être séparés :i-. Or, si Kant soutient qu'entre la faculté des intuitions, la sensibilité, et la faculté des concepts, l'entendement, « l'un ne doit pas être préféré à l'autre :i-, il fausse tout de même cet équilibre, puisqu'il nomme l'entendement « la faculté des connaissances >, fût-ce en limitant ses pouvoirs. Schelling, lui, détruit délibérément l'équilibre supposé, mais en sens inverse ; il prend la « réalité » pour norme exclusive, et qu'elle soit plutôt la réalité concrète ou la réalité logique, qu'il l'appelle c Wirklichkeit » ou « Realitat », il rapporte toute la connaissance que nous en avons à l'intuition seule et mène au néant le concept à coups d'affirmations catégoriques : « ... les concepts ne sont que des esquisses de la réalité. Ils sont tracés par une faculté soumise, l'entendement, qui n'intervient que lorsque la réalité est déjà là... Le simple concept est... un son pour l'oreille et qui n'a pas de sens pour l'esprit. Toute la réalité qui peut lui revenir, il la tient uniquement de l'intuition qui le précédait... L'intuition est ce qu'il y a de plus haut dans la connaissance. » Que soit discutée la fin proprement dite qui fait la nécessité de la chimie dans l'ensemble de notre savoir, et Schelling aura trouvé l'occasion de s'essayer à fonder avec une rigueur de syllogisme l'adéquation pure et simple entre la réalité connue et l'intuition - ou, comme il va le dire, la sensation - qui s'annonçait à travers son rabaissement du concept. Il pose que la « fin » poursuivie par la chimie est l'étude de la « diversité qualitative de la matière > et que la qualité est c uniquement ce qui nous est donné dans la sensation >, et il conclut : c La réalité n'est que sentie... Le réel lui-même n'est que dans la mesure où je suis affecté ... [Ce que je sens] n'a de réalité qu'au moment de son action sur moi. .. Ce qui nous affecte, nous l'appelons réel et ce qui est réel n'est que dans la sensation... > L'absolue

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primauté où se trouve ainsi élevée la simple priorité de la sensation dans le processus de la connaissance n'est pas même affaiblie par le renvoi à l'imagination productrice dont ne saurait se passer un idéaliste ; car cette faculté, dite pourtant « auto-active », cette faculté « merveilleuse » qu'exaltait Fichte, a strictement pour conséquence, selon Schel-, . ling, que « la sensation acquiert de la durée ». On se tr