La Chine conquérante : enquête sur une étrange superpuissance
 9782212566536

Table of contents :
Table des matières
Introduction
Partie 1 : Une réussite vertigineuse
1. Trente ans d'utopie
2. La seconde révolution de Deng Xiaoping
3. Fabrique du boom
4. Le monde accro à la Chine
Partie 2 : Le prix du « toujours plus »
5. L' horreur écologique
6. Dans l 'eau claire, pas de poisson
7. Les nouveaux coolies
8. Pas vu, pas pris ! Le juteux pillage mondial
9. L'empire du fric
10. Un état de friture perpétuelle
Partie 3 : Des règles du jeu « aux caractéristiques chinoises »
11. « Servir le peuple »
12. Se servir
13. Lénine et Internet
14. Un « État de droit socialiste aux caractéristiques chinoises »
15. Penser autrement
16. Les intraduisibles
Partie 4 : La Chine, hyperpuissance ?
17. Colosse au pieds d'argile
18. Innovation : encore un effort !
19. Chiens de faïence : la Chine et ses voisins
20. Une guerre pour la mer de Chine ?
21. L'« émergence pacifique »
22. Un softpower chinois ?
Postface
Du même auteur
Bibliographie
Transcription phonétique des caractères chinois en pinyin
Remerciements
Index

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LA CHIN~

EYROLLES

La Chine conquérante

Groupe Eyrolles 61, bd Saint-Germain 75240 Paris Cedex 05 www. editions-eyrolles. corn

Réalisation des cartes : Bernard Sullerot

En application de la loi du 11 n1.ars 19 5 7, il est interdit de reproduire intégralement ou partiellement le présent ouvrage, sur quelque support que ce soit, sans autorisa­ tion de l'éditeur ou du Centre français d'exploitation du droit de copie, 20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris.

© Groupe Eyrolles, 2017 ISBN:978-2-212-56653-6

Jacques GRAVEREAU

La Chine conquérante Enquête sur une étrange superpuissance

EYROLLES

Table des matières

Introduction........................................................................................................................

7

PARTIE 1

Une réussite vertigineuse CHAPITRE

1

Trente ans d'utopie........................................................................................................ CHAPITRE

2

La seconde révolution de Deng Xiaoping...................................................... CHAPITRE

27

3

Fabrique du boom.......................................................................................................... CHAPITRE

15

35

4

Le monde accro à la Chine........................................................................................ PARTIE

47

2

Le prix du « toujours plus » CHAPITRE

5

L'horreur écologique.....................................................................................................

59

6 Dans l'eau claire, pas de poisson.................................................... .....................

67

CHAPITRE

CHAPITRE

7

Les nouveaux coolies....................................................................................................

75

La Chine conquérante

4

CHAPITRE 8

Pas vu, pas pris ! Le juteux pillage mondial ...................................................

85

CHAPITRE 9

L'empire du fric..................................................................................................................

91

CHAPITRE 1 0

Un état de friture perpétuelle.................................................................................

99

PARTIE 3

Des règles du jeu « aux caractéristiques chinoises » CHAPITRE 1 1

« Servir le peuple»....................................................... ..................................... . ............ 113 CHAPITRE 1 2

Se servir................................................................................................................................... 123 CHAPITRE 1 3

Lénine et Internet............................................................................................................ 139 CHAPITRE 14

Un« État de droit socialiste aux caractéristiques chinoises»......... 149 CHAPITRE 1 5

Penser autrement............................................................................................................ 161 CHAPITRE

16

Les intraduisibles ............................................................................................................. 1 77

PARTIE 4

La Chine, hyperpuissance ? CHAPITRE 1 7

Colosse aux pieds d'argile......................................................................................... 187

Table des matières

5

CHAPITRE 1 8

Innovation: encore un effort !............................................................................... 197 CHAPITRE 19

Chiens de faïence: la Chine et ses voisins..................................................... 211 CHAPITRE 20

Une guerre pour la mer de Chine ? ..................................................................... 225 CHAPITRE 21

l' « émergence pacifique » ...................................... .................................................. 237 22 Un softpowerchinois ? ................................................................................................ 247

CHAPITRE

Postface de Léon Vandermeersch .................... ............. .................. . . . . .. . ............ 26 1

Du même auteur ............................................................................................................... 267 Bibliographie....................................................................................................................... 269 Ouvrages.......................................................................................................................... 269 Études, rapports et articles choisis en français ou en anglais........... 273 Transcription phonétique des caractères chinois en pinyin............ 275 Remerciements.................................................................................................................. 277 Index ......................................................................................................................................... 279

La Chine (carte administrative)

Introduction

Le 3 septembre 2015,le président chinois XiJinping,debout dans sa limousine « Drapeau rouge » de fabrication locale, s'avance lenten1ent sur l'in1lllense place Tian An Men pour inaugurer le plus grandiose défilé n1ilitaire auquel Pékin ait assisté de mémoire d'hon1llle. Il a troqué son costume-cravate quotidien pour une vareuse noire dépouillée de style Mao, attribut de sa position de chefdes arm.ées. Le temps est radieux. Il faut dire que le Parti com.­ muniste a déclenché cinq jours auparavant l'opération d'une splendeur chinoise ancienne. Il ne s'est sûren1.ent pas concerté avec d'autres leaders autoritaires qui rêvent tout haut d'une restauration de la puissance mythique de leurs ern.pires décatis, conune Vladinùr Poutine qui se voit en tsar d'une nouvelle Union soviétique, ou Recep Erdogan qui caresse son rêve de sultan d'un empire ottoman autrefois brillant. Cette séquence nostalgie est dans l'air du ten1.ps : c'était tellen1.ent n1.ieux « avant », quand le ni.onde nous mangeait dans la n-iain. Mais pour le président Xi, beaucoup plus que pour ses collègues autocrates, la restauration d'une dignité censén1.ent perdue est à portée de n-iain, car la Chine a fait un fornudable bond en avant depuis l'époque où lui-1nê1ne était en culottes courtes,il n'y a pas si longten1.ps. À la mort de Mao Zedong en 1976, âgé de 23 ans, il venait de sortir d'une longue relégation dans les solitudes glacées du nord­ ouest du pays, laminé par une sauvage can1.pagne de déportations déclenchée par Mao,pendant laquelle son père,autrefois« prince rouge >> de l'aristocratie révolutionnaire, était passé à la trappe. Personne, et surtout pas lui, ne pouvait in-iaginer ce qui allait se passer à sa génération. La Chine était alors indigente. Elle s'était enferrn.ée sous le règne brouillon et cynique de Mao dans un isolen1.ent hautain et dans un déni de réalité assis sur des dogn1.es fun1.eux. Ni les photos savanm1.ent retouchées des bleus de chauffe asexués du peuple travailleur ni les distributions gratuites des n-iagazines de propa­ gande publiés dans toutes les langues n'arrivaient à masquer l'état dran1.atique de sous-développen1.ent de la Chine aux quelques étrangers qui pouvaient voyager sur place avec de parcin1.onieux visas et l'encadrement de sourcilleux cerbères. J'ai eu la chance d'« aller à la Chine»,conune disaient nos anciens, bien avant la disparition de Mao, à une époque où sa hargne à n1.ettre le pays en coupe réglée était intacte. Pour sa >, qu'il avait lancée en 1966, il avait délégué à son épouse, la furieuse Jiang Qing, et à ses créatures sorties de nulle part, le sale boulot idéologique et répressif. Les années de plorn.b rn.aoïstes ont été glaçantes, avec leurs hordes de gamins décéré­ brés arborant des foulards de gardes rouges, leurs carn.pagnes de calligraphies murales dénonçant d'affreux ennemis, leurs chro­ n1.os du président Mao nin1.bé d'un halo éthéré qui couvraient les murs, leur langue de bois dont on n1'avait appris à déchiffrer les slogans débiles, les de n1adarn.e Mao à toutes les sauces. Le brouillard idéologique exalté des rn.aoïstes parisiens de cette période 111.'a toujours laissé de n1arbre, peut-être parce que j'avais une forn1ation économique concrète, pas bien adaptée aux élucubrations hors-sol. La résurrection de la Chine à partir des années 1980 a été très progressive. On ne savait pas trop, au début, où n1.ènerait la poli­ tique de réforn1es et d'ouverture lancée par un petit bonhonm1.e d'un n1ètre cinquante-deux, Deng Xiaoping, onlniprésent en pren1ière page du Quotidien du Peuple bien que sa position officielle restât floue. La renaissance chinoise, chancelante les premières années, s'est ensuite consolidée peu à peu avec des résultats qui ont fait botùe de neige. Les étrangers sont devenus bienvenus, surtout les représentants des entreprises n1.odernes. Ils se concentraient alors au Grand Hôtel de Pékin, car il n'y en avait pas beaucoup d'autres.C'est de là que nous avons observé la nais­ sance de l'entreprise privée, incarnée par une petite vieille qui, un beau matin de 1980, a installé sa carriole au coin de l'avenue pour vendre des glaçons parfumés baptisés « glaces >>.J'ai pris la photo de cette pionnière anonyn1e, que je conserve précieuse­ n1.ent. L'événen1ent a cristallisé toutes les conversations : quelque chose d'extraordinaire se passait en Chine. Au cours des années 1990, la n1achine s'est en1ballée. Partout sortaient de terre de nouveaux inm1eubles et de nouvelles auto­ routes. Des dizaines de nlillions de paysans se sont nus à nugrer

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La Chine conquérante

vers les luniières de la ville pour se faire embaucher conm1-e ouvriers d'une énorm.e n1-achine industrielle qui s'était nuse en marche de manière inexorable, surtout dans le sud proche de Hong-Kong et autour de Shanghai. Les villes sont devenues de vastes chantiers de construction où trin1-aient d'autres paysans miséreux.Autrefois d'une austérité grise de couvent, elles se sont couvertes de magasins, de restaurants et de luniières. L' ouver­ ture s'est étendue également, très progressivement, au don1-aine des idées étrangères, beaucoup plus sensibles. Nous avons pu ouvrir sur place des forn1-ations de dirigeants à partir de 2000, auxquelles j'ai pris toute n1-a part et où la soif d'apprendre était enthousiaste. On évitait de parler politique, car nous savions que le Parti contrôlait tout - les conversations privées ne laissaient aucun doute à ce sujet - n1-ên1-e si sa n1-ain de fer était pour nous revêtue d'un velours courtois. Dans le don1-aine économique, tout était possible,bercé par l'euphorie de taux de croissance qui, année après année,dépassaient 10 %. Les statistiques étaient nuro­ bolantes : la richesse par habitant passa de 190 dollars en 1980 à 8 000 en 2015, ce qui, n1-ultiplié par la n1.asse d'un n1-illiard quatre cent nullions d'habitants, est sidérant. Et n1-ên1-e si l'on prenait ces chiffres avec des pincettes, on avait des yeux pour voir cette nou­ velle révolution chinoise dans la rue. Pendant ce temps-là, Xi Jinping, sorti de sa grotte de la province du Shaanxi à la fin de la Révolution culturelle, avait entan1-é son ascension de cadre du Parti con1-ffiuniste,d'une province à l'autre, pour arriver finalen1-ent au sonm1-et à 59 ans. Il avait œuvré avec ses pairs aux grandes réforn1-es initiées par Deng Xiaoping. Tou­ tefois,Deng avait donné dès le départ un prudent conseil de pro­ fil bas, disant poétiquen1-ent qu'il fallait « n1-asquer la lunuère et nourrir l'obscurité >>. La réussite écononuque fulgu rante avait donc été n1-enée sans trop de postures fanfaronnes, presque par effraction aux yeux du n1-onde. Mais le pays avait n1-uté en profondeur et, en même ten1ps, les res­ sorts du pouvoir chinois. Il y a trente ans,le Parti pouvait invoquer à loisir l'idéologie pour asseoir son autorité conm1e n1achine de gouvernen1ent incontestée sur une société pauvre, égalitaire et

Introduction

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largem.ent rurale. Le rapide développem.ent économique et l'ur­ banisation à outrance ont ensuite engendré une société consti­ tuée de nouvelles classes m.oyennes. Au fil du temps,celles-ci sont devenues plus éduquées, plus communicantes, beaucoup niieux inform.ées par Internet, en un mot plus sceptiques,de plus en plus allergiques à l'arbitraire. Le recours à l'idéologie s'est alors affadi en rengaine rhétorique.Le Parti a certes réussi à fabriquer un pro­ grès économique rapide, vérifiable, positif pour la grande n1.ajo­ rité des gens, seul à n1.ên1.e d'entretenir l'espoir de lendeni.ains qui chantent. Cette croissance pouvait justifier le vieux concept in1.périal chinois de >, qui légitin1.e le n1.ono­ pole du pouvoir aux n1.ains de la direction suprême pour autant qu'elle produise des résultats tangibles,ce qui avait été le cas. Mais la croissance reni.arquable des« trente glorieuses>> chinoises con1.­ mence aujourd'hui à se tasser sérieusen1.ent et durable1nent. La légitimité de la caste au pouvoir doit donc trouver de nouveaux points d'appui,faute de quoi elle se retrouvera en apesanteur. Elle doit faire preuve d'ini.agination pour s'assurer de sa pérennité, ce qui est son horizon absolun1.ent prioritaire. Xi Jinping, dès son arrivée, prend l'initiative d'une rupture poli­ tique. Il bouscule radicalen1.ent les postures discrètes des décen­ nies précédentes. Pour unifier à nouveau la société, il la fait s'embarquer dans un « rêve chinois » avec l'in1.age d'un>. La reconnaissance par le ni.onde de l'ineffable civilisation chinoise peut sans doute rassen1.bler le peuple, sincèren1.ent convaincu qu'elle est supérieure à toutes les autres sur la planète. Bien entendu, réaffirme-t-on, le Parti onmiscient ne peut prendre que de sages décisions que nul ne peut discuter,quitte à le purifier de ses 11.1.auvais penchants pour la corruption. On affiche à l'intérieur des slogans nationalistes qui flattent des instincts sin1.plistes et à l'extérieur des postures viru­ lentes d'une Chine conquérante, au nom de la « restauration >> de la grandeur chinoise. Les voisins asiatiques de la Chine ont de quoi s'en alarn1.er. L'Occident révise fébrilement ses stratégies vis-à-vis d'une Chine qui lui conteste de plus en plus son n1.agis­ tère sur le monde.

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La Chine conquérante

La Chine est devenue la deuxièn1e puissance écononùque n1on­ diale. Elle projette cl'accéder bientôt au prenùer rang,en se dotant chenùn faisant des attributs d'une hyperpuissance en n1atières technologique et nùlitaire. Dans ce cas, la porte lui serait ouverte pour faire régn er ses norn1es et son ordre sur le globe. C'est-à­ dire sur nous. C'est l'ambition affichée dans son nouveau dis­ cours à l'usage du n1onde. Mais il peut y avoir bien loin entre le rêve et la réalité. Il n'est pas du tout certain que la Chine devienne cette hyperpuissance. Nous allons voir pourquoi. Comment évaluer cette montée en gan1me inexorable de la Chine et ses conséquences ? On peut en appeler à l'histoire, à l'écononùe, à la science politique, à la stratégie pour donner sens aux choses vues sur le terrain au fil des ans. Nous autres Euro­ péens avons égalem.ent besoin,après nous être assoupis à l'issue de la guerre froide et avoir occulté l'Union soviétique, de redécou­ vrir la vraie nature d'un régin1e léniniste dans une Chine où l'on ne vote toujours pas, où le Parti unique a forcén1ent raison, où Internet est sous cloche. Mais au fil de l'enquête, on reste encore sur sa faim. Car la Chine nous confronte aussi à une différence culturelle 1najeure, à des visions de l'honune, de la société, du pouvoir, des contrats, qui sont depuis toujours à nùlle lieues des paradign 1es occidentaux, con1plexes à apprivoiser. Des incon1préhensions de fond perturbent tout dialogue sérieux de part et cl'autre. La Chine est une étrange superpuissance, étrangère à nos n1odes de pensée. C'est peut-être là le vrai danger.

PARTIE 1

Une réussite vertigineuse

Chapitre l

Trente ans d'utopie

Le regard bonasse de Mao Zedong embrasse toujours l'in1m.ense place Tian An Men, le cœur mythique de Pékin. Mao n'a jam.ais quitté ce lieu où il avait proclamé l'avènen1ent de la République populaire de Chine le 1er octobre 1949. Au nord de la place, sur la porte rouge de la Cité interdite, son portrait sacré, un grand tableau d'une tonne et demie, domine les badauds. Au sud, sa dépouille embaum.ée est exhibée à la dévotion des foules dans un vaste mausolée d'architecture i.J.11probable. Nul n'échappe à Mao. En 1949,la Chine revient sur la scène mondiale après plus de cent ans de soubresauts m.ortels, où qui vaille est sa vision de nouvel en1.pe­ reur paranoïaque. Il aurait pu être un grand et sage réforn1.ateur, même rude, conm1.e Mustafa Ken1.al en Turquie. Il sera un deus ex machina cynique et sanguinaire, sur les traces de son> Staline. Il ne fait que de la politique, sans ja1nais se confier à personne ni prendre conseil, circulant d'une résidence à l'autre dans son train blindé, enfermé dans ses bibliothèques ren1.plies de livres d'histoire, égayé par des danseuses du ballet de Pékin à son usage très privé. Le Parti co111.111.uniste est entièren1.ent à sa botte,derrière la façade d'une>. Il l'a épuré année après année depuis qu'il en a pris les rênes en 1934, avec des purges plus vicieuses et sauvages les unes que les autres, qui sont sa n1arque de fabrique. En 1950, il lance une grande réforn1.e agraire. Celle-ci est certes nécessaire, n1.ais la forn1.e incroyablement brutale que les

Trente ans d'utopie

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conmussaires politiques lui donnent dans chaque village donne le ton. Deux nullions de supposés > y laissent la vie, la plupart du ten1ps dans des circonstances atroces. Ce n'est qu'un début. En février 1 957, Mao Zedong prononce un grand discours : « Que cent fleurs s'épanouissent, que cent écoles riva­ lisent ». Il encourage la critique des politiques m.enéesjusqu'alors. La parole ne tarde pas à se libérer. Beaucoup d'intellectuels et d'étudiants vont s'enhardir à conm1.enter la conduite des affaires de n1.anière de plus en plus ouverte au cours des mois suivants. C'est un piège affreux. En juin 1 957, une brutale« ca111pagne de rectification >> s'abat contre ces derniers, qualifiés de >. 550 000 sont envoyés en can1.ps de travail. Ils ne seront en géné­ ral réhabilités qu'après la n1ort de Mao, s'ils n'ont pas succombé entre ten1.ps aux n1.auvais traiten1.ents. En 1958,il déclenche le « Grand Bond en avant ». On commence par la collectivisation totale des terres agricoles,que l'on regroupe en 23 500 >, théoriquen1.ent autosuffi­ santes, dotées d'une bureaucratie in1.bécile. On mobilise ensuite par la propagande et la coercition toute la population, avec l'ob­ jectif affiché de rattraper la production d'acier de l'Angleterre en quinze ans par ses propres forces locales. La folie gagne les villages, qui doivent bricoler des hauts-fournaux de fortune dans lesquels on jette tout n1.orceau de n1.étal que l'on peut récupérer, y com­ pris les outils et les poignées de porte. Les grains sont réquisition­ nés avec la dernière sauvagerie, y cornpris les sernences prévues pour l'année suivante. Il n'y a pas besoin d'attendre longten1.ps les conséquences. En deux ans et denu, toutes les productions s'ef­ fondrent. Il n'y a plus rien à nunger d'un bout à l'autre du pays. Le bilan sera de l'ordre de 30 nullions de n1.orts de fanune,dans la plus basse fourchette des estin1.ations officieuses. On ne l'adi11.et­ tra jamais. Ce sujet reste tabou encore aujourd'hui : absolun1.ent interdit de l'évoquer. Conm1.e si le Grand Bond n'avait jamais existé. Supprin1.é de la photo. Mao est nus en cause par les hauts échelons du Parti après l'échec retentissant du Grand Bond. Il ne le supporte pas et décide de se venger. En 1 966, il lance dans les rues des n1.illions de gamins,

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Une réussite vertigi neuse

dopés par son verbe et par un culte de la personnalité sans pré­ cédent, avec pour m.ot d'ordre de m.onter > (wuwang guochi) , pour rappeler ce déclin de la Chine depuis le XIXe siècle, n1ais qui ren1onte en réalité à bien plus loin. L'ouverture de la Chine fut forcée par les puissances euro­ péennes. Dès le début du capitalisn1e occidental, de grandes con1pagnies internationales s'étaient créées et, profitant des pro­ grès de la construction navale, s'étaient mises à sillonner les mers. Les Anglais avaient fondé la British East India Com.pany dès 1600 et foncé vers l'Inde via le cap de Bonne Espérance. La compa­ gnie néerlandaise des Indes VOC naquit en 1602. Colbert créa la Con1pagnie française pour le conm1erce des Indes orientales en 1664. Toutes envoyèrent leurs navires vers l'Orient pour en rap­ porter des produits chinois, indiens ou indonésiens. Nos ancêtres les nueux lotis étaient prêts à payer des fortunes pour acheter du poivre d'Indonésie (essentiel pour assaisonner la viande en l'absence de frigidaires !) ou de la porcelaine chinoise. Ces con1pagnies se dotèrent égalem.ent de navires de guerre pour proté­ ger leurs bateaux marchands des pirates et autres menaces. Elles créèrent des con1ptoirs dans les îles de l'océan Indien et sur les côtes, prénùces de la colonisation, et poussèrent encore plus vers l'est. Dès 1557, les Portugais s'étaient établis à Macao. En 1619, la VOC hollandaise fonda Batavia, en Indonésie. Tout le ni.onde établit des cornptoirs, tels les Français à Pondichéry ou Chander­ nagor à la fin du XVII e siècle. Les Anglais vont peu à peu monter en puissance à partir de leur brillant apanage indien. Pour protéger ses actifs, la Company britannique aura jusqu'à 280 000 homn1es de troupe à son apogée - prenùère arn1ée du ni.onde ! - avant que l'État britannique se substitue à elle en 1858. Les m.archandises se payaient en or en Europe et en argent-métal en Asie. Les importations européennes dépassaient de loin les exporta­ tions, générant un lourd déficit structurel. Ceci an1ena les Européens à se retrouver à court d'argent, au sens métallique ! Pour contrer l'hén1.orragie de n1étal-argent, les Britanniques trouvèrent une solu­ tion : l'opium, facile à produire en Inde, et que l'on pourrait vendre

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Une réussite vertigi neuse

en Asie. . . en taels d'argent. Le gouvernen1ent deWestnrinster ferm.a les yeux, c'est une litote. À partir de l'Inde, les m.archands anglais poussèrent vers la Chine et ne tardèrent pas à attirer une n-iasse de clients d'autant plus fidèles qu'ils devenaient dépendants. L'empire chinois s'en alarm.a et prohiba l'opium. dès 1729. Il n'en1pêche. En 1838, l'East India Company ne livrait en Chine pas n1oins de 2 600 tonnes du produit. Un grand n1andarin de Canton en détnlisit 20 000 caisses en juin 1839. Furieux, le lobby des entreprises bri­ tanniques appela à la rescousse son gouvernen1ent, lequel expédia des navires de guerre en n1er de Chine,au non1 de la« protection du libre-échange». En 1840,la n1esse est dite : la flotte et l'arn1ée chinoise ne peuvent rien faire contre la puissance des armes n1odernes occidentales. C'est la prenrière « guerre de l'opiun1 », qui ouvre le territoire chinois à l'appétit des n1archands occidentaux, appuyés par leurs canonnières et disposant des renseignen1ents précieux fournis par les nrissionnaires chrétiens implantés sur le terrain. Le port de Hong-Kong, îlot rocheux désert cédé lors du pren1ier grand . Le régin1.e in1.périal des Qing finit par s'effondrer quand un médecin cantonais, le docteur SunYat Sen, proclame la République de Chine le 5 janvier 19 12 . La mondialisation s'est invitée en Chine. Le n1.ouven1.ent du 4 ni.ai 19 19 émanant des grandes universités chinoises, fondateur d'une conscience nouvelle, rejette violenm1.ent les . Son portrait ne sera pas décroché de la placeTian An Men.

Chapitre 2

La seconde révolution de Deng Xiaopi ng

Après Mao, la Chine va n1ettre quelques années à se réveiller d'une m.onumentale gueule de bois. La succession est chao­ tique, on ne sait par où comm.encer, les vieux crabes m.aoïstes s'accrochent, les rescapés des purges reviennent et revendiquent une place au soleil, la société est hébétée. En quelques ni.ois va se détacher la personnalité charis1natique de Deng Xiaoping, qui affirm.e sa préénunence définitive à partir de fin 1978. Il est confronté à un problèn1.e existentiel : la survie de la Chine, rien de moins. Deng Xiaoping n'est pas un perdreau de l'année. Il est né en 1904 dans la grande province du Sichuan, à l'ouest du pays. Il est issu d'une bourgeoisie ni.archande d'origine Hakka, un groupe chinois nunoritaire souvent bien éduqué. Dès l'âge de 16 ans, il obtient une bourse avec une centaine d'autres condis­ ciples pour venir étudier à Paris. C'est une sorte d'âge d'or tur­ bulent où de brillants jeunes Chinois sont envoyés à l'étranger pour apprendre de l'Occident n1.oderne, tout conm1.e de jeunes

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Une réussite vertigi neuse

Japonais de l'époque du Meiji l'avaient fait dans la seconde rn.oi­ tié du XIXe siècle. Au lieu d'étudier, il travaillera à Paris dans une fabrique de chaussures,découvrira le 1narxisrn.e et participera à la revue Lumière rouge,dont l'anim.ateur n'est autre que Zhou Enlai, de six ans son aîné, qui sera plus tard l'en1blén1atique Pren1ier ministre des années Mao. Il devient n1ern.bre du Parti conm1uniste chinois (PCC) , qui s'est créé à Shanghai en 1921. Il ira ensuite étudier le n1arxisme-léninisn1e à Moscou en 1925 et 1926. À son retour en Chine, il participe à la lutte contre le régirn.e républicain de l'époque, le Kuo-nun-tang. Replié en 1929 dans l'une des zones intérieures contrôlées par le PCC, il sera le bril­ lant et précoce conmussaire politique de la 7e armée rouge. Il participe ensuite à la farn.euse Longue Marche en 1934-1935, et acquiert ainsi l'aura des dirigeants historiques. Dans les années 1950, Deng est un proche de Mao et occupe des postes de pre­ nuer plan jusqu'à celui de secrétaire général du Parti con1111uniste. Après la faillite noire du Grand Bond en avant de 1958-1960, il tentera de mettre un peu d'ordre n1ais le paiera de plusieurs années de relégation lors de la Révolution culturelle qui démarre en 1 966. Revenu aux affaires en 1975, il est de nouveau évincé l'année suivante dans les tourbillons de l'ère maoïste finissante. lm.posé par l'arn1ée dès 1977, soucieuse d'une renuse en ordre, il assoit dès lors son influence sans partage, ce qui lui pern1et de placer peu à peu ses hon1mes. Les tours et les détours du parcours de l'indomptable Deng sont tun1ultueux, n1ais c'est lui qui va être capable de lancer enfin les réforn1es indispensables dans les années 1980,jusqu'à son effacen1ent dû au grand âge à partir de 1992. Petit, vif, brillant, caustique, fun1ant conm1.e un pompier, il a 74 ans quand il arrive au pouvoir. Astucieusement, il ne s'affu­ blera jamais du poste de président de la République populaire,ni de celui de secrétaire général du Parti. Il est « juste » président de la Conmussion nulitaire du Comité central, à savoir le patron de l'arn1ée. Et accessoiren1ent président de la Fédération chinoise des joueurs de bridge ! Dès 1978, Deng utilise le slogan des « quatre n1odernisations » qui rassen1ble l'agriculture, l'industrie, la science et la défense. La

La seconde révolution de Deng Xiaoping

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Chine est passée en trente ans de 540 niillions à un nrilliard d'ha­ bitants. 90 % des Chinois vivent alors à la can1.pagne. Il con1mence donc par l'agriculture. Avec un remarquable pragmatisn1.e, il lance des expériences de réforn1.es dans certaines provinces, qui consistent à grands traits à démanteler defacto le systèn1.e bureau­ cratique étouffant enserrant la production agricole dans les > inventées par Mao en 1958, auxquelles tout paysan chinois devait se soun1.ettre in1.pitoyablen1.ent. Peu à peu,en quelques années,les paysans pourront cultiver ce que bon leur sen1.ble et à leur rythn1.e. Le succès est rapiden1.ent n1.esurable les productions de céréales bondissent de 30 % par rapport à la période précédente. La n1éthode est révolutionnaire, en ce sens que l'on ne procède pas de haut en bas,nuis en n1.enant des expé­ riences variées sur le terrain. Les unes sont décevantes, et on les abandonne dans une discrétion propice. Les autres réussissent et on ne tarde pas à les élever au rang de politique nationale. C'est du Sichuan que parviennent les bonnes nouvelles. Le secrétaire du Parti de la province,Zhao Ziyang, nonm1.é par Deng,est com­ blé de louanges. Un dicton populaire spontané ne tarde pas à cir­ culer :>, qui sonne si bien en chinois dans la con1ptine en vers Yao chifan, Zhao Ziyang. Zhao y gagnera un poste de Premier niinistre. Les gouvernen1.ents ne savent pas tout, c'est une illusion techno­ cratique dans laquelle se bercent des fonctionnaires routiniers, en Chine conlllle ailleurs. C'est d'autant plus extraordinaire dans un régin1e n1arxiste-léniniste où le peuple n'estjamais appelé à don­ ner son avis, encore ni.oins à voter, ni à l'époque ni n1.aintenant. On a beaucoup glosé sur les slogans il-nagés inventés tout exprès par Deng Xiaoping < : < Peu in1porte qu'un chat soit noir ou gris s'il attrape les souris » ;« Pour traverser la rivière, il faut poser le pied sur une pierre après l'autre ». La n1arque de fabrique de Deng, à laquelle ses successeurs souscriront, c'est le droit à l'expérience, le prin1at du tâtonnen1.ent salutaire. Seul le résultat con1pte. Et tant pis s'il faut tordre le cou à l'idéologie. Dans cette optique,les idéologues doivent suivre les résultats concrets du terrain, n1.ême si leurs théories convenues vont à rebours. À Pékin, l'Académie

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des sciences sociales, qui est le creuset intellectuel officiel formé des m.eilleurs esprits académiques, doit se faire violence. Au cours de toutes ces années, elle devra se soumettre aux directives du Parti en inventant, dans des circonlocutions am.poulées, des justifications idéologiques après coup aux politiques n1enées par le gouvernen1ent. Le florilège est saisissant : telle politique, qui n'était pas « socialiste » le n1.ois d'avant, le devient subiten.1.ent le mois suivant,lorsque l'Acadénue des sciences sociales est am.enée à résipiscence. Cette leçon de pragn1atisn1e doit être n1éditée. Il n'est en revanche pas question de mettre en cause la toute-puis­ sance du Parti. Qui s'y frotte s'y pique et le paie d'une déporta­ tion dans les profondeurs du Laogaï, le goulag chinois,ou,pour les plus chanceux,d'un exil forcé. Dès 1979,encouragés par le clin1at ambiant d'ouverture, de jeunes intellectuels et ouvriers pékinois couvrent les murs de journaux muraux n1anuscrits - pratique des dazibao qui avait fait florès sous la Révolution culturelle - en flin­ guant tous azimuts. Au début,on trouve cela plutôt frais et tout le n1onde se presse pour lire. Mais quand un journal mural dit qu'il n1anque aux quatre n1odernisations une cinquièn1e qui s'appelle « la dén1ocratie », on ne joue plus. L'un des principaux leaders, un électricien du zoo de Pékin nonu11é Wei Jingsheng (qui rap­ pelle un autre électricien non1.111.é Lech Walesa) , écope de quinze ans de camp de travail lors d'un procès à grand spectacle. Il sera ensuite contraint à l'exil aux États-Unis. Tout le 111onde con1prend et se tient désorn1ais à carreau. La recette du bouc énussaire fait partie du patrin1.oine national, on la ressortira constanm1ent dans la répression de la dissidence, dans le bridage d'Internet ou dans la lutte anti-corruption. Quant à céder aux sirènes occidentales sur les droits de l'hon1.111e, Deng Xiaoping renvoie la balle auxAn1éricains avec son hun1our caustique particulier. En 1979, il fait une visite trion1phale aux États-Unis, participe à un barbecue et à un rodéo, coiffe un cha­ peau texan pour la photo. Mais lorsque le président américain Jin1.111y Carter fait un long développen1ent évangélique sur les droits de l'Hon1.111e et réclan1e que tout Chinois souhaitant sortir

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du pays se voit délivrer un passeport, le minuscule Deng se tourne vers le grand Carter, le regarde en souriant de haut en bas et de bas en haut et lui den1ande publiquen1ent pour la plus grande prospérité de chacun. Mais > signifie que le n1onopole reste au Parti conm1uniste. En clair : on peut s'enrichir de façon neutre,n1ais il n'est pas ques­ tion de parler politique, encore n1oins de contester quoi que ce soit qui én1ane du gouvernen1ent. Si n1on voisin m'a fait du tort, si n1on patron ne n1'a pas payé n1on salaire, c'est un grief indivi­ duel recevable. Mais si quelqu'un s'avise, con1me chez nous, de dire que >. Pour Karl Marx, la religion était , en ignorant con1plèten1ent ce que c'était,n1ais parce qu'on leur avait donné ce mot n1agique comnie instruction ! Les entrepreneurs dynanuques de Hong-Kong, ville libre et sous drapeau britannique, sont les prenuers à traverser la frontière, à pied, par le petit pont mythique de Lowu. Ils sont originaires de cette n1ên1e province de Canton, le Guangdong,dont ils parlent la langue. Ils vont d'abord se recueillir sur la ton1be de leurs ancêtres, bon sang ne saurait n1entir. Le nuire du village offre un banquet à ses > et leur propose d'investir localen1ent. Mais, quelques années auparavant, les n1ên1es avaient été égalen1ent invités et beaucoup d'entre eux avaient été dénoncés ou empri­ sonnés dans la furie an1biante. Chat échaudé craint l'eau froide. On se renifle, mais on ne s'engage pas. Quelle certitude vont-ils

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avoir que n1.aintenant, c'est différent ? Quelles garanties vont-ils avoir pour mener une entreprise selon leurs critères d'écononue de marché, embaucher libren1.ent (il faut passer à l'époque par une adnunistration d'État forcén1.ent effroyablen1.ent tatillonne) , gérer libren1.ent leurs finances ? On se sourit de ni.anière guindée, on se fait des cadeaux (gare si l'on arrive les n.i ains vides !), ni.ais pendant quelques années, les investisseurs hong-kongais restent à la porte,sans parler des Occidentaux. La boutique des zones éco­ nonuques spéciales (ZES) reste vide de clients. Le second choix, c'est celui de l'industrialisation. Il y avait bien quelques n1onstres obsolètes de l'industrie lourde, dans le nord­ est du pays et dans la région de Shanghai, ni.ais ces entreprises d'État - en réalité de vastes bureaucraties de type soviétique rouillaient sur place. Personne n'était capable de produire une casserole ou un radiateur convenable, encore moins n1oderne. L'État joue son rôle,sans industriel privé il va sans dire. Il n'est pas con1.plètern.ent déni.uni, car la libération des initiatives agricoles dégage des recettes qui vont en s'an1.plifiant et que l'on peut réin­ vestir un peu partout. Les petites initiatives« capitalistes>> s'enhar­ dissent, dans ce nouveau clin-iat an-ibiant où on laisse la bride sur le cou - de façon relative - aux individus. Cela c01nn1.ence par du petit con1.111.erce au coin des rues, dont la pionnière est ni.a vieille marchande de glaces favorite. Con1.me l'initiative agricole nais­ sante a provoqué une hausse sans précédent des productions, plus de produits sont disponibles. La glaciation c01m"I1ence à se fissu­ rer. La den1.ande est là,n1.ême si les revenus sont encore faibles. Les petits ruisseaux mettront du ten1.ps à couler en grandes rivières, mais le déclencheur initial a fonctionné. Le tout con1.111.ence à se transforn1.er en croissance globale à l'échelle du pays. Les taux ne veulent pas dire grand-chose, car la richesse part de presque zéro. Mais tout de n1.ên1.e, + 15 % en 1984, + 13 % en 1985, cela finit par produire netten1.ent plus que zéro. Tout cela reste un peu chaotique. Il y a des rechutes, il y a des n1.enaces d'inflation incontrôlée, mais une mayonnaise à la chinoise est en train de prendre. Les individus sentent des a1néliorations dans leur vie quotidienne. La pauvreté lancinante

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conm1.ence à décroître. En 1 980, les deux tiers des Chinois étaient sous le seuil de pauvreté absolue 1 . En 1 987, on n'en trouve plus que 30 %. C'est un succès retentissant qui propulse la popula­ rité de Deng et de son Prenuer nunistre Zhao Ziyang (plus pour longtemps) au zénith. La réussite est tangible, n1.assive n1.algré d'énormes disparités. Quand Deng livre son chant du cygne lors de sa tournée au sud en 1 992, le boom peut comn1.encer à être consolidé. Sur le plan macroéconon1.ique, la suite est une ni.arche trion1.phale. Les deux décennies suivantes ni.arquent le véritable décollage de l'écononue chinoise. Les investissen1.ents étrangers conm1.encent à devenir substantiels à partir de 1 993. Les ZES prennent du poil de la bête. C'est un schéma gagnant-gagnant, terme à la ni.ode. Les entreprises étrangères, et d'abord celles de Hong-Kong, trouvent une main-cl' œuvre bon m.arché, dure au nial, quasi illi­ nutée grâce au réservoir des profondeurs de la Chine. Ils créent des industries légères qui vont inonder le ni.onde de produits de toutes sortes. Quelques années plus tard, à la fin des années 1 990, toutes les chenuses, tous les jouets, toutes les boules de Noël de nos n1.agasins seront made in China, en attendant l'électronique et le reste 2 . La Chine est appelée « l'usine du monde ». Pour ses devises étrangères, c'est le bol d'air décisif car elle n'en a aucune en caisse au départ. Ce sont les exportations qui vont lui en four­ nir, avec lesquelles elle va pouvoir acheter des machines-outils indispensables ou des usines clés en mains. C'est le fondem.ent de la suite : les réserves de change vont bondir de presque rien 1.

Pauvreté absolue : moins de 1 dollar par jour et par tête au sens de la Banque mondiale à l'époque, qui est peu à peu passé à 1 , 90 dollar aujourd'hui ( en dol­ lars courants) . Ce seuil magique, outre qu'il est délicat à évaluer sur le terrain, est à prendre avec précautions. On estime en effet que 300 millions de Chinois vivent encore aujourd'hui juste au-dessus de ce seuil. 2. Certains Européens de la fin du XIXe siècle avaient bien vu le potentiel de l'ouverture de la Chine : « D'aventureux chercheurs de fortune s'en iront là-bas fabriquer avec la main-d' œuvre chinoise tout ce que consorn.n�e la vieille Europe et ils le lui vendront à des prix dérisoirement réduits. Et l'on se demande alors à quoi s'emploiera la main-cl' œuvre française, anglaise, belge, allemande >>, Alphonse Humbert, 1 896.

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en 2000 à la sonu11e faraniineuse de 3 000 niilliards de dollars en 2010, puis 4 000 en 2015, plus que la r ichesse globale de l'Alle­ magne actuelle ! Avec cette n1anne, le gouvernem.ent chinois décide d'un gigan­ tesque plan d'infrastructures. La fièvre du béton touche d'abord les provinces côtières,et un peu plus tard l'ensemble du pays. Rien n'est trop beau. On construit des routes, sur la foi aveugle que les liens entre les villes et les villages 1nultiplieront les échanges et créeront de la prospérité. Shanghai n'a pas de port en eaux pro­ fondes ? On va en créer un à partir de zéro sur des îlots rocheux au large, desservi par une digue en m.cr de 40 kilomètres,et Shan­ ghai deviendra le preniier port du n1onde ! La Chine n'est plus qu'un imn1ense chantier de ponts, de trains, de bâtin1ents de toutes sortes. Le début du boom. a nus la Chine en n1arche. Des millions de paysans sont attirés par les lumières de la ville. En vingt ans, 500 millions d'entre eux deviendront des citadins s'ag­ glutinant aux villes existantes, et on en attend encore 200 nul­ lions de plus dans les six ou sept années qui viennent. En 2040,il y aura un nulliard de citadins en Chine ! Tout nouveau, tout beau. On ne fait aucune espèce de prévi­ sion de prix de revient. Le robinet financier est ouvert, sur ordre politique, par les grandes banques d'État. Les chiffres donnent le vertige : on coule chaque année, à la fin des années 2000, autant de béton que toutes les constructions et infrastructures existantes d'Île-de-France ! On construit chaque année 7 000 kilom.ètres d'autoroutes. Et comn1.e il faut de l'énergie pour tout cela, on construit chaque année autant de centrales électriques que toute la capacité installée de l'Angleterre ! C'est la grande différence avec l'Inde, où les infrastructures restent lamentables, obérant grave­ ment le développement de l'industrie : s'il n'y a pas de routes pour sortir les produits de l'usine, ni de port décent pour les expor­ ter, que fait-on ? En Chine, on n'a pas ce genre de problèn1.e. Le despotisn1e, censém.ent éclairé, des décisions chinoises est - horreur ! - plus productif que les palabres de l'Inde,« prenuère dén1.ocratie du monde»,au n1.oins par le nombre des votants.

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Une nouvelle religion officielle naît, avec conm1.e Dieu le PIB (produit intérieur brut) : la religion des taux de croissance. Pour l'individu n1.oyen, la religion populaire, c'est l'argent : on ne parle plus que de cela, jour et nuit. Le n1antra de la croissance à tout prix séduit la société de haut en bas. Tout le ni.onde a une idée pour an1.éliorer son sort. Un chauffeur de taxi pékinois ou shanghaïen est ni.oins tristounet que son hon1.ologue parisien et vous entretient volontiers du dernier projet de sa sœur ou de son cousin pour gagner de l'argent. Les nouvelles classes n1.oyennes montent rapidement en puissance et peuvent jouir des bienfaits du matérialisn1.e. Les moins bien lotis espèrent des lenden1ains qui chantent, et ils entrevoient que c'est possible. Leurs enfants . . vivront rmeux qu ' eux, c ' est sur. /\

Tous les responsables étatiques ne sont jugés qu'à l'aune de pro­ duire toujours plus de statistiques mirobolantes. Et celles-ci sont au rendez-vous. Dans les décennies 1990 et 2000, la croissance de l'écononue chinoise va être annuellen1.ent de + 10 % 1 . C'est un chiffre abstrait, énoncé comn1.e cela. Si l' on prend une calculette, cela signifie un doublement de taille tous les six ans et denu ! On sait bien, lorsque l'on con1.pare avec le monde extérieur, que les grandes industries lourdes chinoises sont obsolètes, surpeu­ plées, en capilotade, laissées sur place par les produits étrangers n1.odernes. Voici ce que peut faire un régüne autoritaire qui ne s'en1.barrasse pas de donm1ages collatéraux. On décide de n1.ettre le fer dans la plaie des grandes entreprises d'État en les pas­ sant à la paille de fer. Dans le Nord-Est de la Chine (l'ancienne Mandchourie) , berceau historique urbaines représentent 400 nlillions de consomn1ateurs dans les années 2000, et achètent du dentifrice, de la poudre à laver et tutti quanti en quantité « chinoise >>. Panni eux, une centaine de millions est dotée d'un pouvoir d'achat syn1pathique et se rue sur les n1agasins français Carrefour qui s'in1plantent à grande vitesse. Cela devient du dernier chic de faire ses courses au >, transcription pho­ nétique chinoise (Jialefu) du 1not > . C'est pain béni pour nos entreprises au n1on1ent n1ên1e où la croissance euro­ péenne est durablen1ent en berne. La n1asse chinoise n1ultipliée par la vitesse du développen1ent propulse les courbes sur des ten­ dances hyperboliques. Il y avait 70 nullions de téléphones por­ tables en Chine en 2000, il y en a aujourd'hui 1 300 millions. On y vendait 1 million de voitures en 2000. On en est à 20 nlillions aujourd'hui, prenuer n1arché du n1onde devant les États-Unis, où les constructeurs étrangers occupent la part du lion,Volkswagen en tête. Les Chinois étaient claquen1urés dans leurs frontières, sans passeport pour en sortir ; aujourd'hui, 1 20 niillions de tou­ ristes vont à la découverte du n1onde chaque année. La Chine est devenue un n1ilieu ouvert, ce qui est tout à fait ren1arquable quand on sait où elle en était il y a très peu d'années. Toujours le pragmatisme. On parle n1oins de l'agriculture, n1ais celle-ci fait égalen1ent sa révolution. La Chine réussit la perforn1ance remarquable de nourrir 20 % des habitants de la planète avec n1oins de 9 % des terres arables. Le droit à l'expérin1entation continue à fonction­ ner. Afin d'alléger le sort des paysans et de conserver de la con1pétitivité, le gouvernement n1ène des expériences fiscales dans plusieurs provinces. L'une d'elles est pron1etteuse et l'on ne va pas

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tarder, au niilieu des années 2000, à la transf orn1er en politique nationale : il s'agit de la suppression pure et sin1ple de la taxe agri­ cole. Et ça n1arche, donnant un sérieux bol d'air structurel aux ferniiers. Voici la face brillante du développen1ent chinois de ces trente dernières années. Il existe aussi une face noire faite de pollution, de gaspillage, de répression,de prédation. Il n'ernpêche. En trente ans, la richesse rn.oyenne par habitant est passée de 200 dollars à 8 000. Aucun pays dans l'histoire, surtout avec une telle niasse et aussi rapidement, n'a jamais pu y parvenir. Ce rattrapage inouï à partir d'un champ de ruines était im.possiblc à anticiper.

Chapitre 4

Le monde accro à la C hine

Pour ne pas effaroucher le n1onde, la Chine qualifie sa poli­ tique de décollage des trente dernières années du doux tern1e officiel d'« én1ergence pacifique >> 1 . La gigantesque séquence de rattrapage des pays développés n'appelait pas au départ d'am­ bition m.ondiale ni de postures avantageuses. Le prudent Deng Xiaoping et ses successeurs se complaisaient dans une ombre propice. De n1ême, les positions de la Chine en politique étran­ gère étaient-elles fort discrètes. Seulen1ent, on ne peut pas deve­ nir la deuxièn1e puissance n1ondiale en catinüni. Passe encore que la Chine consomme à elle seule la moitié du charbon ou du cin1ent n1ondial : elle en a abondan1ment dans son sous-sol. Mais quand elle se met à produire la m.oitié de l'acier de la planète sans disposer de beaucoup de fer à donucile, ou conson1me 1 1 millions de barils par jour de pétrole en en pro­ duisant n1oins de 4 nullions, c'est une autre affaire. Elle engloutit 1.

En Union soviétique, sous Leonid Brejnev, le terme à la mode des années 1 970 était la « coexistence pacifique » pour définir les rapports avec l'Ouest.Vieille dialectique léniniste.

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égalem.ent la n1oitié de l'alununium, du nickel et du cuivre de la planète, et l'on peut prolonger la liste. Elle est aussi le prenuer fabricant de n1eubles du monde, alors qu'elle a déjà coupé tous ses arbres. Elle ne pollue pas seulement qu'elle-n1ên1e : ses énus­ sions de CO2 égalaient celles des États-Unis en 2007 ; en 2015, elles en représentaient le double. L'irruption de la Chine sur tous les marchés n1ondiaux rebat les fondamentaux de la donne inter­ nationale. L'en1pire du Milieu centripète autosuffisant n'est plus qu'une légende, celle au non1 de laquelle l'expédition de Lord Macart­ ney en 1794 s'était attiré la réponse hautaine de l 'Ernpereur : « Nous n'avons aucun besoin des objets de vos contrées ». La Chine chasse tous azin1uts les n1atières premières dont elle est vorace. Pour les produits qu'elle exporte, l'Union européenne constitue son preniier marché, suivie des États-Unis. Comn-ie les échanges con1n1erciaux et financiers fonctionnent, par défi­ nition, dans les deux sens, autant la Chine a besoin du n1onde extérieur pour s'approvisionner et pour vendre, autant les étran­ gers ont désorn1ais besoin de la Chine, pour le n1eilleur ou pour le pire. C'est au cours des années 2000 que la Chine con1mence à battre tous les records. En 2000, la production d'acier chinoise dépasse celle des États-Unis. En 2002, elle devient le prenuer n1ar­ ché 1nondial des téléphones portables. En 2009, elle est la pre­ mière puissance exportatrice du n1onde. En 2010, son PIB laisse sur place celui du Japon. Elle devient également - on en parle moins - le prenuer > ancien, si tant est qu'il eût existé. En 1990, elle n'achète que 11 % du minerai de fer n1ondial, puis 35 % en 2000, 52 % en 2010, 65 % en 2015. L'Australie ou la Mauritanie ne vivent plus que par la Chine. Toujours en 1990,la Chine consonm1e 2 millions de barils par jour de pétrole, puis 4,5 en 2000, 9 nr ulions en 2010, 11 nul­ lions en 2015. Lorsque les puits de pétrole irakiens sont nus aux enchères après la guerre de 2003,la Chine surenchérit systémati­ quement et rafle la part du lion. La présence chinoise en Afrique était anecdotique il y a dix ans, elle fait figure aujourd'hui de rouleau con1presseur,tant pour l'accès au pétrole,au bois et à tous les métaux que comrn_e débouché pour ses produits de conson1mation et pour ses entreprises de travaux publics. La Chine a éga­ lement ciblé le Brésil con1me la« ferme du n1onde»,dans laquelle elle voudrait prendre une place énlinente, si seulen1ent les Bré­ siliens étaient moins méfiants à son encontre. Car la Chine fait égalen1ent irruption sur le n1arché n1ondial du soja ou du n1aïs, de n1anière écrasante à partir du nlilieu des années 2000. L' Ar­ gentine doit son salut à la Chine grâce à son soja. Pardon si cette litanie peut paraître fastidieuse, n1ais on sait depuis Galilée qu'il faut >. Grâce aux zones écononuques spéciales, grâce aux investisseurs étrangers sur son sol, la Chine devient > n1ondial de façon inespérée pour tout le n1onde. Dans la décennie 2000-2010, en grande partie grâce à l'én1ergence chinoise, le gâteau de la richesse n1ondiale a tout sitnplement doublé de taille. Mais ça, c'est de la nucroéconomie,qui s'assoit généralement (hélas !) ,sur les destins individuels. Cela s'appelle la n1ondialisation. Denun­ dez aux Allen1ands ce qu'ils en pensent. La Chine ne vend pas seulen1ent ses produits, elle est égalen1ent une puissance in1por­ tatrice de pre1nier plan, qui est passée de 200 milliards de dollars d'achats à l'étranger en 2000 à plus de 1 500 dix ans plus tard. Les Allemands produisent d'excellentes nuchines,que leur achètent les Chinois. En dix ans, toujours sur la période 2000-2010, les exportations allenundes vers la Chine vont être multipliées par dix. Les françaises, par quatre seulement, question de spécialisa­ tion plus faible en biens d'équipements. Den1andez égalen1ent au groupe Peugeot-Citroën ce qu'il en pense. Ces deux n1arques françaises s'in1plantent sérieusen1ent en Chine au début des années 2000. Le n1arché intérieur chinois des voitures est en train d'exploser. Lorsque Peugeot a de graves difficultés financières au début des années 201 0, qui vient à la rescousse ? La Chine,qui absorbe plus de voitures de ces n1arques françaises que le 1narché européen,et qui entre au capital de Peu­ geot-Citroën. Où sont donc fabriquées ces voitures ? En Chine, dans les grandes usines du groupe PSA à Wuhan, sans qu'un seul véhicule ne soit réexporté en France. Mê1ne chose pour Volk­ swagen ou General Motors après la grande récession occidentale de 2009. Dans le n1ême ten1ps,des marques chinoises apprennent vite et n1ontent en puissance. Geely rachète le suédois Volvo. La concurrence se fait plus âpre sur le 1narché chinois. Je me sou­ viens avoir vu une brochette de dirigeants de Renault en voyage d'études au Japon dans les années 1970, qui avaient conclu de façon sentencieuse et définitive que les petits Japonais seraient incapables de fabriquer un jour de bonnes voitures ! Ne com­ m_ettons pas la m_ême erreur avec les industriels chinois. Entre les An1éricains et les Chinois, les chan1ailleries sont per­ manentes. Il faut dire que l'Amérique a toujours vécu à crédit

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et s'est assise de façon inconséquente sur ses déficits extérieurs. Tant que la planche à billets du dollar continue à fonctionner à Washington, pourquoi se gêner ? Toujours est-il que les États­ Unis, fascinés par la finance et les services, trouvent plus com_­ n10de de s'approvisionner en produits fabriqués en Chine, sans tenter d'équilibrer leurs dépenses et leurs recettes, ni de retenir sérieusen1ent leurs usines à donucile. En 1990, dans un n1onde d'échanges mondiaux encore balbutiants, le commerce entre les États-Unis et la Chine est à peu près équilibré. La suite sera plus con1pliquée. En 2000, lorsque « l'usine du monde » comn1ence à produire à plein, le déficit comn1ercial an1éricain vis-à-vis de la Chine plonge à - 83 milliards de dollars. On atteint - 200 en 2005 et - 273 en 2010,pour arriver à - 3 64 nulliards de dollars en 2015. Qui est le principal acheteur an1éricain de produits fabri­ qués en Chine ? Les hypern1archés Waln1art, pour pas moins de 25 nulliards de dollars par an ! Hurlen1ents à Washington. Les Chinois sont accusés de tous les n1aux de la terre. Leurs produits seraient vendus à perte ( ce qu'on appelle le dumping, toujours difficile à prouver) , la n1onnaie chinoise serait artificiellen1ent sous-évaluée,d'autant plus qu'elle n'est pas libren1ent convertible, contraire1nent à toutes les autres grandes devises. L'accusation de« n1anipulation >> est périodique­ ment brandie, ce qui est très sévère en droit an1éricain. La Chine a adhéré par traité à l'Organisation mondiale du comn1erce en 2001 ? Oui,rnais elle n'en respecterait pas les clauses. Périodique­ ment, les An1éricains - qui ce faisant s'assoient aussi allègrement sur les règles de l'OMC ! - in1posent une surtaxe à l'importation de certains produits, quand ils ne les interdisent pas purement et sin1plen1ent, tels le Roquefort ou le cognac français. Le sénateur démocrate de New York, Charles Schumer, s'est fait une spécia­ lité du China bashing tonitruant. Les grandes réunions internationales se déroulent généralement sur deux jours, le pren1ier étant public avec des journalistes, et le second entre diplomates, à huis clos. C'est de l'opéra chinois ! À chaque réunion de ce genre où les An1éricains et les Chinois sont en présence, le délégu é américain - sur instructions - monte à

Le monde accro à la Chine

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la tribune et attaque bille en tête : « Messieurs les Chinois, vous devez réévaluer le yuan d'au n10ins 40 %, car il est m.aintenu outrageusen1ent bas pour tricher sur les prix réels, sinon vous allez voir ce que vous allez voir en m.atière de droits de douane en Amérique. » Le délégué chinois m.onte alors en chaire - de façon moins brutale en général, encore que - et déclare : « Mes­ sieurs les An1.éricains, vous êtes vous-mên1.es responsables de vos propres déficits ( con1.merciaux, budgétaires, etc.), pas nous. >> Les journalistes présents prennent fébrilem.ent des notes et le Los Angeles Times ou le Washington Post du lenden1ain titrent sur « la guerre comm.erciale avec la Chine>>,quand ce n'est pas mondiales, inventées par d'autres il y a bien longten1.ps, en son absence ? Ou estimera-t-elle que son poids spécifique suf­ fit à s'en affranchir ?

PARTIE 2

Le prix du « touj ours p lus »

Chapitre 5 L' horreu r écolo g i q ue

Un voile pudique de lin blanc recouvre les donunages collatéraux du développern.ent chinois. Dans la vulgate de la propagande, tout va toujours très bien : aux annonces de brillantes récoltes s'ajoutent les chiffres nurobolants de la croissance. Exactement conune dans l'Union soviétique d'antan où les dégâts sur l'envi­ ronnern.ent n'existaient pas, car c'était un phénon1-ène capitaliste in1-possible à concevoir dans un systèn1-e socialiste évidenm1-ent vertueux. Tout était vert, tout était pur. Et n1-alheur aux impru­ dents qui suggéraient que la mer d'Aral n'était plus qu'un désert car on en avait pompé toute l'eau pour irriguer de mirifiques cultures de coton.Tout ne pouvait qu'aller pour le nu.eux au para­ dis des travailleurs. Des accidents pouvaient survenir, certes, n1-ais ils étaient dus aux caprices de la nature,pas à une activité hun1-aine désordonnée. J'étais en Chine, en juillet 1976, au n1-on1-ent du tren1-blen1-ent de terre de Tangshan, près de Pékin, qui fit - on le sait n1-aintenant - 750 000 morts (les autorités n'en adn1-ettent toujours que 242 000). Que l'effondren1-ent d'une nune de char­ bon d'une n1-onstrueuse insécurité ait été responsable d'un grand non1-bre de ces décès est un blasphèn1-e in1-pensable. Personne

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n'est responsable. Dorn1ez, braves gens, le Parti veille. Les plus instruits pensèrent seulen1ent dans leur for intérieur qu'un aussi grand cataclysn1e était annonciateur de la 1nort de l'En1pereur, dans la plus pure tradition chinoise. Ce qui fut fait avec la dispari­ tion de Mao Zedong cinq sen1aines plus tard. Dorn1ez, braves gens . . . Jusqu'en nove1nbre 2005, la question de l'environnen1ent est absolun1ent taboue. Le 13 noven1bre, une explosion n1aj eure a lieu dans une usine chimique deJilin,grande ville du Nord-Est. Une nappe de benzène mortel se n1et à déri­ ver au fil de la rivière Soungari. C'est un grand afiluent du fleuve Ainour, qui n1.arque la frontière septentrionale entre la Chine et la Russie. En aval de Jilin se trouve la ville chinoise de Harbin, avec ses cinq millions d'habitants. Pendant dix jours,silence radio épais des autorités. Mais la nappe progresse tant et si bien que l'on enjoint aux habitants de Harbin de fermer leurs robinets et de faire provision d'eau en bouteille, toujours sans dire pourquoi. Le problèn1e devient international, car la nappe va se déverser dans le fleuve An1our et toucher la grande ville russe de Kha­ barovsk. Si les Russes sont pollués, on ne peut plus se cacher. Le Comité central du Parti change alors d'attitude du tout au tout. Ce qui était secret va faire l'objet d'une large publicité. À partir de novembre 2005,la pollution chinoise devient LE sujet quotidien. On ne va plus parler que de cela au cours des années suivantes. Et les informations qui se n1ettent à déferler sont terrifiantes. Mais les autorités font encore de la résistance. Dans le jardin de leur an1bassade à Pékin,lesAn1éricains ont installé un appareil qui mesure la pollution aux particules fines, qui s'accroît d'année en année de façon très visible. Mais les taux, con1-plaisan1.n1-ent diffu­ sés chaque jour sur le site de l'an1bassade, sont systén1atiquen1ent dénigrés officiellen1ent. Forcén1ent, ils ne sont pas sous contrôle de l'appareil d'État. Il faudra plusieurs années avant que l'on se décide à installer des appareils un peu partout,lesquels dévoilent exactement la même chose : l'air est devenu irrespi­ rable dans la plupart des villes chinoises,au point de n1enacer gra­ ven1ent la santé publique. La cause ? Les gaz d'échappen1ent des véhicules, certes, mais surtout l'omniprésence du charbon, que

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l'on brûle dans les usines proches des villes ou pour le chauffage urbain. Tout le n1onde consulte chaque jour l'application Air Quality China sur son S1nartphone. Et les résultats sont effrayants. Même la très officielle Acadéniie des sciences sociales adm.et le chiffre de 500 000 décès prém.aturés dus à la pollution de l'air. Des instituts de recherche am.éricains évoquent plutôt 2 millions. L'Organisation mondiale de la santé a fixé un seuil d'alerte de 25 niicrogramm.es de particules fines par m.ètre cube d'air. Quand on dépasse ce seuil, la ville de Paris déclenche pratiquement le plan Orsec. Énorme scandale tragi-coniique le jour du grand marathon international de Pékin, le 19 octobre 2014 : le taux est de 390, et les photos de ni.asques à gaz inondent le Net ! Le jour symbolique de l'ouverture de la grande conférence mondiale sur le clin1.at, en novembre 2015,le taux est de 463 ! Le jour de Noël 2015, le taux est de 500, et l'on déclenche officiellen1.ent l'alerte rouge dans tout le Nord de la Chine. Tout cela fait désordre. Que les citadins chinois suffoquent est une chose, mais les autorités n'ont pas du tout envie de perdre la face - sacro-saint concept chinois - devant des étrangers. Miracle d'un Parti tout-puissant, lorsque s'ouvrent les jeux Olyn1.piques de Pékin, en août 2008, les autorités ferment purement et sim­ plen1.ent plusieurs ni.illiers d'usines jusqu'à 150 kilomètres autour de la capitale. Le ciel sera bleu et ne gâchera pas la fête. Pour un autre événement de bien 1noindre ampleur, le sommet de l'Apec en nove1nbre 2014, elles rééditeront ce « village Potenikine >> bien conm1.ode, en y ajoutant pour faire bonne n1.esure la nùse en vacances de la moitié de Pékin,n1.oyen radical d'éclaircir la circu­ lation auton1.obile. Il est vrai que l'on accueille à ce sonm1.et une bonne vingtaine de chefs d'État in1.portants, et que l'image doit être in1.peccable. On a pris goût à la chose. Pour la grande parade militaire de septen1.bre 2015, rebelote : 10 000 usines sont fer­ mées d'un trait de plun1.e pour assurer un beau ciel clair, con1.me on le sait. Mais on ne peut pas s'amuser de la sorte tous les jours. Cela n'est que la partie visible de l'iceberg. La Chine a entre­ pris de mener à tern1.e un n1.égaprojet caressé depuis des lustres : le barrage des Trois-Gorges, dans le centre du pays, sur le grand

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fleuve Yangzi. La construction se terniine en 2009 et crée un lac de retenue de 600 kilom.ètres 1 . On savait depuis le barrage égyp­ tien d'Assouan, sur le Nil, que ce genre de projet avait un in1pact majeur sur les terres en aval, à la fois en les privant du débit natu­ rel auquel elles s'étaient ajustées et en les salinisant gravem.ent. On n'est plus à l'échelle de l'É gypte : 200 nullions de paysans cultivent leur riz en aval du barrage. Plus grave, le cours inférieur du Yangzi, pratiquen1ent jusqu'à son en1bouchure proche de Shanghai, est jalonné d'inm1enses lacs, à la fois régu lateurs d'un vaste systèn1e hydraulique et source in1portante de poissons. Il va se passer la mên1e chose que pour la mer d'Aral. Ces lacs vont être mis à sec en quelques années, entraînant un désastre écolo­ gique et social. Mais cela a lieu dans le fond de la can1pagne. Les reportages et les photos sont interdits. Seulement, il y a Internet. Entre ce qui circule sur la toile et le déni officiel,le slalom est per­ manent. Et pas toujours à l'avantage des autorités, n1algré leurs n1oyens de répression. En n1ars 2015, la grande journaliste de télévision Chai Jing rend publique une enquête qu'elle a n1enée pendant des n1ois sur les dégâts environnen1entaux, en questionnant des centaines de citoyens un peu partout. Enquête populaire, très bien faite, très documentée. Le ren1arquable reportage de près de deux heures, « Under the don1e», est diffusé sur la toile un vendredi. Très vite circule l'information qu'il s'agit d'un scoop. Pendant le week­ end, 1 55 nu.liions de personnes vont le visionner et il fera l'objet de 3 70 nullions de conm1entaires sur le réseau social Weibo (le Twitter chinois) ! Pour surfer sur la vague populiste, le nunistre de l'Environne1nent lui-n1ên1e déclare le lundi que tout cela est excellent. Fennez le ban. Les plus hautes instances politiques mettent brutalen1ent le holà. Le filn1 est puren1ent et sin1plen1ent exfiltré de la toile le lendemain. Mais le > est fait. Tout un chacun peut en voir les rediffusions hors de Chine. La suspicion 1.

On a dfr déplacer deux rrùllions de personnes à cause des villes submergées par le lac de retenue. Le budget prévu pour reloger les gens a été siphonné au passage par des fonctionnaires indélicats, et les deux millions de personnes se sont débrouillées toutes seules.

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à l'encontre des industries chiniiques est à son comble, au point que les autorités doivent se résoudre périodiquement à lâcher du lest. Il n'est pas rare maintenant de voir des manifestations virulentes contre un projet d'usine polluante. Et, de plus en plus, ces manifestations pern1ettent d'ajourner, sinon d'interdire, ces irn.plantations douteuses. C'est donc qu'il existe,sous une forme particulière, une « opinion publique >> en Chine, dont doivent tenir corn.pte les autorités. L'un des principaux sujets de conversation entre amis concerne la sécurité alin1entaire. Bien des produits sont frelatés. C'est de l'es­ croquerie pure et sim.ple, nous y reviendrons. Mais d'autres pro­ duits sont pollués sans qu'il y ait rn.alice des ferrn.iers. Les décharges sauvages d'eflluents industriels ont en effet pollué toutes les rivières et toutes les nappes. Il n'y a pratiquern.ent plus aucune source d'eau saine dans le pays. L'eau qui parvient à la p01npe a toutes les chances de contenir des quantités insoutenables de n1.étaux lourds. Qui vous dit que la carotte que vous dégustez n'est pas truffée de cadmiun1. ou de plon1.b ? Il se crée alors une sorte de hit parade informel. Dans les n1.archés de quartiers, la viande ou les légurn.es sont présentés selon trois catégories : les produits« sûrs» (les plus chers bien entendu) ,les« 1noyens»,et les moins chers, pour lesquels vous prenez vos risques. Quels n1.oyens a-t-on de vérifier ? Bonne question, n1.algré l'existence d'une abondante bureaucratie de l'inspection alin1.entaire, à laquelle personne d'ailleurs ne fait confiance. Les hauts cadres du Parti sont épargnés par les épidémies récurrentes d'intoxications ali­ mentaires car on a créé tout spécialen1.ent pour la nomenklatura du pouvoir un vaste réseau de fern1.es spéciales consacrées à la production d'alin1.ents sécurisés, de mên1.e qu'on leur a discrète­ ment fourni des purificateurs d'air. Un journal du sud a craché le n1.orceau, n1.ais la censure a fait rentrer tout le n1.onde dans le rang sans tarder. Cela peut coûter cher de toucher à la caste des privilégiés. L'eau devient une question lancinante. La 1noitié nord du conti­ nent chinois doit faire face à un déficit hydrique grave et crois­ sant. Cette vaste région rassemble 39 % des terres cultivables du

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pays et 35 % de sa population, ni.ais 7 % seulem.ent de ses res­ sources en eau. Le développen1ent des villes, l'extension des cultures irriguées, l'industrialisation ont asséché la Chine. On le sait peu, ni.ais l'industrie, quelle qu'elle soit, est grosse conson1.­ n1atrice d'eau. Les barrages en an1.ont ont aussi leur part. C'est ainsi que le fleuve jaune, berceau historique de la civilisation chinoise, au nord du pays, est pratiquement à sec plusieurs n1.ois de l'année. Les experts internationaux estin1.ent qu'il faut plus de 1 000 mètres cubes d'eau disponible par habitant et par an pour rester à des seuils soutenables (tout con1.pris : des nappes phréatiques aux rivières en passant par la pluie du ciel) . Dans la n1.oitié subtropicale hunude du Sud de la Chine, pas de problèn1.e. En France non plus : 3 300 mètres cubes en n1.oyenne. Mais dans le Nord, le seuil est en général de 700 mètres cubes, et 200 seu­ lement pour la région de Pékin. Alors on envisage des travaux pharaoniques. Depuis la construction de la Grande Muraille, c'est un réflexe chinois naturel. Le barrage des Trois-Gorges est à 3 000 kilomètres de Pékin ? Qu'à cela ne tienne ! Un grand canal a été conçu pour achenuner quelques nulliards de n1.ètres cubes d'eau vers le nord, mên1.e si l'on sait que l'évaporation pré­ lèvera lourden1.ent son tribut. Chenun faisant, la construction de ce canal a buté sur « l'opinion publique ». Il devait traverser de riches régions agricoles au sud de Pékin, mais les millions de pay­ sans concernés ne voulaient en aucun cas se voir déposséder de leurs terres. Il a fallu négocier. Le projet a pris au n1.oins trois ans de retard. Et c'est pourtant un pays où l'on ne vote pas. Pour la qualité de son air, le gouvernen1.ent chinois a freiné des quatre fers toutes les n1.esures que la conununauté internationale s'efforçait de négocier. Conm1.e si les gaz ne traversaient pas les frontières, la Chine s'est toujours arc-boutée dans un déni surréa­ liste. Lors de la signature du protocole de Kyoto, le prenuer effort n1.ondial sérieux, en 1997, elle a argué de son statut de pays en voie de développen1.ent pour ne pas être pénalisée, et n'a rien rati­ fié. Elle a ensuite constamn1.ent répété que ses émissions de C0 2 par habitant étaient largement inférieures à celles des pays qui prétendaient lui donner des leçons. Forcén1.ent, avec 1,4 n1.illiard

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d'habitants ! Mais m_ême cela est de n1-oins en n1-oins vrai, surtout vis-à-vis de l'Union européenne. Lors de la conférence n1-ondiale sur le clünat à Copenhague, en 2009,le lobbying chinois a dyna­ mité systén1-atiquen1-ent tous les groupes de travail afin d'éviter tout engagen1-ent. Cela a si bien réussi que Copenhague a été un fiasco sans nom. Toute honte bue,la Chine en est venue à des positions plus conciliantes, pour ne pas être indéfinin1-ent n1-on­ trée du doigt. À Paris, lors de la COP21 de 201 5, elle a accepté d'ad1nettre des objectifs chiffrés, supposén1-ent contraignants . . . à partir de 2030 ! Les deux plus grands pollueurs de la planète, la Chine et les États-Unis, ont contresigné ensen1-ble en grande pon1-pe,lors du G20 en Chine, la ratification de l'accord. Nous verrons bien. Les pron1-esses n'engagent que ceux qui y croient. Plus sérieusement,on a fait les calculs. La dégradation écologique durable de la Chine lui coûte 9 % de son PIB, estin1e la Banque n1-ondiale,soit 1 000 milliards de dollars (le PIB de l'Indonésie) et deux à trois points de croissance annuelle. Plus sûrement que des considérations hununitaires, c'est cette alerte, dans la sécheresse des chiffres, qui fera réagir les autorités chinoises vigoureuse­ n1-ent. Elles le savent et con1-n1encent à s'y employer. La pollution de l'air se réduira peut-être plus vite qu'on ne le pense, nuis par rapport à des seuils actuels surréalistes. Pour les sous-sols et l'eau, il faudra sans doute tout le siècle pour résoudre la question, si toutefois on prend des décisions drastiques aujourd'hui et qu'il n'y a pas de triche. Vaste progranune.

Chapitre 6 Da n s l 'ea u c l a i re, pa s de po i sso n

La Chine, il y a bien longtemps, a inventé la bureaucratie. De tout tem.ps, elle lui a confié le m.onopole de diriger le peuple, en décrétant ce qu'on pouvait faire ou ne pas faire. Cette « bureau­ cratie céleste » d'antan, aux mains des mandarins n1aîtres du texte, réglait tous les aspects de la vie en société dans les n1oindres détails, y con1pris dans les chan1bres à coucher. Il est conm1ode pour le régim.e chinois contem.porain de se couler tout natu­ rellen1ent dans cette tradition du contrôle 01nniprésent. Manda­ rins ayant passé des concours hier, fonctionnaires désignés par le Parti con1muniste aujourd'hui, rien ne change. L' adnunistration chinoise est tentaculaire,dans des proportions qui peuvent laisser pantois. À l'époque corsetée du contrôle des prix dans l'agricul­ ture, à la fin des années Mao, la seule adnunistration des céréales, par exen1ple,en1ployait 4 nrulions de fonctionnaires ! On a réduit un peu la toile aujourd'hui,n1ais pas de beaucoup. Que font les fonctionnaires ? Ils créent de la norn1e. L'usine à produire des règlen1ents et des textes tourne à plein régin1e dans un auto-allumage pern1anent. Est ainsi illustré le principe

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physique de l'expansion des gaz : plus il y a d'espace, plus on peut l'occuper. Et conm1-e en Chine ces norn1-es ne passent pas au tamis d'éventuels contrepouvoirs - fussent-ils politiques, pro­ fessionnels ou populaires - on les voit surgir un beau n1-atin sans explication. C'est une constatation sociologique : toute société hun1-aine,à partir d'une certaine taille,produit de la bureaucratie, qu'elle soit publique ou privée. Dans les grandes entreprises pri­ vées du monde, censément plus agiles ( tern1-e à la n1-ode) , le poids des n1-anuels de procédures, des« tâches obligatoires de gestion», le besoin pressant de soun1-ettre toute autorisation de voyage ou d'achat de crayon à douze signatures n'ont rien à envier à la fonc­ tion publique. Cela rassure,sans doute. Et puis ça crée de l'emploi. Alors,avec 1,4 milliard d'habitants en Chine, vous pensez bien ! La haute adnnnistration chinoise est raffinée. Elle parcourt le monde pour étudier les nonnes les plus avancées dans tous les secteurs et tous les pays. Au n1-on1-ent où une industrie chinoise n1-oderne est en train de se constituer jour après jour,pourquoi ne pas importer les n1-eilleures pratiques du n1-on1-ent,en effet ? Un beau 1natin, sans préavis, les constructeurs auton1-obiles - dont la grande majorité est constituée d'étrangers - se voient enjoindre de changer leurs pots d'échappen1-ent sine die pour se confor­ mer à la plus sévère règlementation du monde, que l'on est allé chercher dans le pays le plus vertueux. Conm1-e s'il suffisait de décréter pour in1-poser dans l'instant les nnllions d'investisse­ rnents qu'exige une telle contrainte. S'ensuit une négociation en catastrophe pour, au n1-oins, ajuster la mise en pratique dans le ten1-ps. Les étrangers ne font pas les n1-alins car ils se savent sous surveillance. Ils doivent donner des gages qu'ils filent doux. Pour les Chinois, c'est une toute autre affaire. La Chine a noirci des nmliers de pages pour conforn-1 er officiel­ lement ses secteurs aux adaptations exigées par son adhésion, en 2001, à l'Organisation n1-ondiale du con1-ffierce,et elle les brandit à chaque questionnen1-ent. Personne ne lave plus blanc,honni soit qui n1-al y pense ! De n1-ên1-e ressort-elle dans la seconde toutes les conventions internationales sur la contrefaçon ou le copyright qu'elle a dûment signées, et Dieu sait si les interrogations sont

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fréquentes. Sur le front intérieur, les n1illiers de règlen1ents écrits s'empilent sur tous les sujets, souvent avec l'objectif louable de protéger les populations. Mais tout le n1onde ou presque s'assoit dessus ! Si personne ne respecte les normes légales, si l'on se sent à l'abri des poursuites parce que l'on bénéficie de telle ou telle protection, à quoi servent-elles ? Ce ne sont pas les règlem.ents qui comptent, ni.ais leur application réelle. La conséquence est que plus aucun Chinois ne fait confiance à la qualité des pro­ duits sortis des usines locales. S'il s'agit d'un jouet défectueux, passe encore. Mais quand cela touche à la sécurité, c'est une autre affaire. Les décideurs chinois en sont tellen1ent conscients qu'ils conmi.andent, par exemple, des détecteurs d'incendie « 1nade in China » quand il s'agit de desservir un bâtiment lambda, ni.ais qu'ils n'osent tout de m.êm.e pas lorsqu'il s'agit de centrales nucléaires, lesquelles sont aujourd'hui largen1ent équipées de matériel francais. Le scénario le plus habituel de ce n1épris des norm.es se répète année après année dans les mines de charbon. La Chine a impé­ rativen1ent besoin de charbon. Elle en a des quantités considé­ rables dans son sous-sol. Officiellen1ent, il y aurait 4 000 mines de charbon, ni.ais dans les faits quelque 6 000 de plus. Périodi­ quen1ent, l'annonce d'une catastrophe nùnière fait la Une des journaux. Les secours se précipitent et sortent des dizaines de cadavres. La police arrive sur les lieux et découvre . . . que la nùne était fern1ée adnùnistrativem.ent depuis longtem.ps. La nùne était en réalité totalen1ent obsolète et les conditions de sécurité effroyables, ce qui n'en1pêchait pas quelques m.illiers de pauvres hères d'y descendre conm1.e des esclaves. La scène se répète de mois en n1.ois. Les autorités adn1ettent du bout des lèvres quelque 1 000 morts par an, sans que l'on puisse vérifier. Plusieurs mil­ liers de ces installations illégales continuent à fonctionner, tout spécialen1.ent dans la province du Shanxi, à 400 kilomètres de Pékin. Pendant ce ten1ps, les autorités locales font con1.me si de rien n'était. Le n1oindre reporter tétnéraire est prompten1.ent nùs hors d'état de nuire. Quant aux propriétaires >.

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traces sur Internet sont gomn1ées. Chape de plomb. Interdit cl'en parler. Le tabou est encore plus pesant lorsque l'on évoque le tren1ble­ ment de terre du Sichuan. En mai 2008, un séism.e inouï frappe une région m.ontagneuse de la grande province du Sichuan. Les secours sont pron1pts, m.odernes et efficaces, rien à dire. La tragé­ die est d'an1.pleur nationale. Le Prenuer nunistre Wen Jiabao se précipite sur place et est unanin1.en1.ent loué pour sa compassion. La catastrophe fera de l'ordre de 80 000 morts. Elle s'est produite en début cl'après-nudi, à une heure où les enfants sont à l'école. Ce que l'on ne tarde pas à découvrir, c'est que 7 000 écoles se sont effondrées d'un coup, ensevelissant des nulliers cl'enfants. Conu11.ent ont été construites ces écoles dans une zone sisnuque connue ? Sans doute avec plus de sable que de ciment, au ni.épris abject de tous les règle1nents et avec la c01nplicité évidente des autorités locales. Pour ajouter à l'infanue, certains . Par la création d'activités au cœur des provinces,on« libère» ainsi un grand non1.bre de paysans du travail de la terre tout en en fixant des n1.illions dans leurs villages. On a oublié cette politique

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centripète, ni.ais elle réussit au cours des années 1 990 dans des proportions stupéfiantes. On estime que la population active à la carn.pagne est alors de 500 millions de personnes en âge de travailler, ni.ais qu'on peut en utiliser au 1nieux 200 nullions seu­ len1ent pour les travaux des champs. Les industries villageoises de proxinuté vont être capables d'absorber 1 50 n1illions de petits salariés, certes très n1odestes, n1.ais occupés. Qui dit nueux ? L'addition, cependant, ne tombe pas juste : 200 + 1 50 fait qu'il reste 1 50 millions laissés-pour-compte. On ne sait pas trop ce qu'ils font ni où ils sont. Le n1.ot fanulier chinois pour les désigner est >. Les autorités,elles,parlent de >. Ce sont eux les« centrifuges», eux qui vont se n1.ettre sur les routes en quête d'un monde n1eilleur,eux la plus grande vague 1nigratoire qu'on ait jan1ais vue sur un conti­ nent, eux les mingong, littéralen1.ent « peuple travailleur». Dans le passé, les farn.éliques gagne-deniers qui s'ern.bauchaient corn.n1.e portefaix ou haleurs de bateaux,avaient été nonm1.és par les puis­ sances coloniales les coolies, tern1.e terrible et poétique à la fois signifiant sont les nugrants qui n'ont pas choisi eux-n1ên1es d'aller vers les lunüères de la ville,mais ont été chassés de leurs terres de facon arbitraire et éhontée. À la carn.pagne règne un statut juridique étrange du foncier, que l'on s'est bien gardé de faire évoluer depuis Mao :« la propriété collective » de la terre. En d'autres termes,les paysans ont le droit de disposer des terres et de les cultiver. Ils peuvent n1ên1e transmettre ce droit d'usage à leurs enfants ou à leurs voisins, y corn.pris de n1anière vénale. Mais qu'un cadre du Parti décrète que telle zone doit être évacuée pour faire place à une autoroute, un centre conllllercial ou un projet in1probable, et le droit d'usage vole en éclats. Car la propriété du sol n'existe tout sin1.plem.ent pas, elle est >, ce qui veut dire que l'État et ses représentants - n1ême auto-proclamés - en sont les arbitres ultimes, sans aucun recours possible. L'arbitraire de ces soi-disant arbitres est sans limite et sans terri­ toire. En ville, un bureau obscur de la municipalité décidera sans prévenir que tel pâté de maisons doit être détruit pour faire de la place. Des sbires arrivent avec un pot de peinture blanche et affublent les nuisons concernées du redoutable caractère chaï :« à

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détruire ». Si les résidents renâclent, on envoie souvent la n1afia qui,à la tom.bée de la nuit,casse les toits à la n1asse pour rn.ettre les points sur les i. Sans toit,plus de 1naison. C'est ainsi que l'énorn1e majorité des quartiers populaires de niaisons basses des hutong du vieux Pékin - qui en faisaient tout le charn1e d'antan - ont été livrés aux bulldozers dans les deux ans qui ont précédé les jeux Olyn1piques de 2008, pour être remplacés par des barres de béton toutes semblables. Les jocrisses d'État justifient la chose de manière pateline : ces hutong étaient insalubres ! À d'autres. Les associations de riverains qui se créent de plus en plus sont un pot de terre contre un pot de fer. Dans le n1eilleur des cas,les résidents sont relogés dans des HLM au-delà du cinquièn1e périphérique. Rien de tel à la campagne. Comn1e ils n'ont plus rien à perdre, les paysans expulsés se révoltent. On a adinis officiellement 80 000 n1anifestations et autres « incidents de n1asse >> chaque année depuis les années 2010, ce qui ferait 500 par jour ! Bien entendu, tout reportage est impitoyablen1ent banni. On ne peut cependant en1pêcher les expulsions de fuiter, dans un pays aussi vaste et aussi bouillonnant. Spécialen1ent quand cela se passe aux portes d'une ville célèbre pour sa liberté de penser et d'infor­ mer, Hong-Kong. La petite ville de Wukan est à 100 kilon1ètres à vol d'oiseau à l'est de Hong-Kong. Elle est modeste par rap­ port aux standards chinois : 13 000 habitants. Une bronca y éclate à l'automne 2011. Quelques journalistes de Hong-Kong se débrouillent pour y accéder. Tous les ingrédients habituels sont réunis : l'acoquinen1ent des responsables locaux avec des pron10teurs immobiliers véreux, la corruption flagrante, l'absence de droit forn1el de propriété, la brutalité coutunuère de la police. Des fonctionnaires n1unicipaux vendent des terrains au prix fort à des promoteurs inm1obiliers. Aucune indenmisation des occu­ pants n'est prévue. Plusieurs nlilliers de personnes protestent et attaquent un bâtin1ent public, un poste de police et un parc industriel,en brandissant des pancartes« Rendez-nous nos terres agricoles»,« Laissez-nous cultiver». La police tape. Un représen­ tant des habitants est roué de coups au conmussariat et décède. Insuffisance cardiaque, dira la police. La population ne s'en laisse

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pas com.pter. Tout cela est film.é par les n1édias de Hong-Kong, dans cette province à la réputation plus ouverte. Dans un geste tout à fait inédit, le patron de la province de Can­ ton, le puissant secrétaire du Parti, m.embre du Comité central, Wang Yang, décide de faire arrêter le maire corrom.pu de Wukan, de restituer les terres confisquées, et surtout d'autoriser des élec­ tions rnunicipales libres, fait sans précédent. En février 201 2 est élu ni.aire avec 90 % des voix le principal leader de la révolte locale. Est-ce un nouveau > dén1.ocratique ? D'autres villes vont-elles émuler Wukan ? Va-t-on enfin réforn1.er le sys­ tèn1.e ? Un an plus tard, des journalistes libres reviennent en catinuni interviewer les habitants de Wukan. Aucune refonte sérieuse n'a été nuse en place. La prédation des terres et les expul­ sions de paysans pourront continuer un peu partout, surtout si la censure est efficace 1 . On attendait la promotion du brillant WangYang au niveau suprên1.e du pouvoir, le Conuté permanent du bureau politique, fin 2012. Elle sera écartée. Wang Yang ne deviendra > n1.en1.bre du Conuté central du PCC. Après vingt ans d'industrialisation sans on1.bre au tableau, après vingt ans d'exploitation forcenée des ouvriers, les choses changent. Les soutiers se rebiffent. Les travailleurs chinois ne sont plus de pauvres hères can1.pagnards corvéables à n1.erci. C'est très nouveau. Dans la province du Guangdong, le cœur industriel et exportateur du pays, les salaires avaient toujours été d'une pin­ grerie insigne. Le couvercle de la marnute saute en 2010. Exac­ ten1.ent conm1.e il avait été violen1.n1.ent dynanuté en 1997 en Corée-du-Sud, après des succès industriels phénoménaux dans les industries lourdes et autres constructions navales. Les ouvriers veulent aussi, enfin, avoir leur part du gâteau. En 2010, pour la prenuère fois, les salariés de Honda en Chine se n1.ettent en grève, de manière longue et parfaitement organisée, bien sûr pour réclamer des augn1.entations de salaires, n.i ais aussi 1.

Finalement, en 20 1 6, le maire démocratiquement élu de Wukan sera arrêté et inculpé pour avoir soi-disant touché des pots de vin. Vrai ou faux ? Cet oppo­ sant a en tout cas été opportunément exfiltré.

Les nouveaux

coolies

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de vrais syndicats libres. Sur ce dernier point, on conm1-ence à toucher sérieusen1-ent à la politique, ce qui rend la question très sensible. Dans une autre grande entreprise taïwanaise ünplantée en Chine, Foxconn, une vague de suicides des désespérés de la croissance attire brutalen1-ent l'attention sur les conditions de tra­ vail d'une indigne dureté. Foxconn est la plus grande entreprise industrielle du n1-onde. C'est elle qui procède à l'assen1-blage final, en Chine, des iPhone et autres iPad, dans une usine qui, à elle seule, en1-ploie 400 000 salariés sur un seul site proche de Can­ ton, véritable ville ceinturée de n1-urs et de miradors. Foxconn emploie au total un n1-illion d'ouvriers en Chine ! On augn1-ente les rén1-unérations en catastrophe chez Honda ( + 33 %) ou chez Foxconn (+ 70 %) , mais le salaire n'y atteint encore après coup que 1,50 dollar de l'heure. De grandes entreprises chinoises sont à leur tour touchées par des grèves dures. On en adn1-et 1 200 en dix-huit mois. Mais on en parle n1-oins, car la censure veille. En 2014, 40 000 ouvriers paralysent la plus grande usine de chaussures du inonde, fournisseur d'Adidas et de Nike, elle aussi pilotée par un groupe taïwanais,Yue Yuen. La boîte de pandore est ouverte. Un verrou psychologique et politique a cédé. Les nouveaux coolies ne sont plus de pauvres hères silencieux. Ils conquièrent laborieusen1-ent leur place au soleil.

Chapitre 8

Pas vu, pas p ris ! Le juteux pil lag e mondial

La Chine a entrepris depuis quelques années de pon1per systém.a­ tiquem.ent les ressources en bois et en poisson de la planète dans la plus grande opacité. Elle n'est certes pas la première ni la seule puissance prédatrice. Le Japon, la Corée-du-Sud, la Russie, dans un passé pas si lointain, plusieurs pays occidentaux aussi, ont pra­ tiqué depuis longtemps l'exploitation illégale et outrancière des forêts et des océans 1nondiaux. Mais la taille 1nêm.e de la Chine et sa voracité croissante posent la question de la finitude des res­ sources naturelles de la terre, rien de n1oins, et accessoiren1ent celle de la pertinence des règles du jeu internationales. La Chine construit à tout va. Elle consonu11e en proportion des quantités ahurissantes de bois d' œuvre. Elle fabrique égale1nent des n1eubles pour ses nouveaux appartements et pour ses bureaux, et pas seulen1ent de qualité standard. Les nouveaux riches chinois apprécient en effet les copies de meubles traditionnels d'essences rares, pour lesquelles la denunde a explosé. Au surplus, la Chine est égalen1ent le premier exportateur du n1onde de n1eubles, de

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Le prix du « toujours plus »

lan1es de plancher ou de contreplaqués, que l'on trouve dans tous nos n1agasins à des prix défiant toute concurrence. Or, le pays n'a presque plus de bois. Pour la bonne raison qu'il a coupé pratiquen1ent tous ses arbres exploitables à la grande période trion1phante de l'écononue de gaspillage socialiste, qui n'épargne pas les successeurs de Mao. Bien entendu, le sacrifice massifdes forêts chinoises a provoqué des catastrophes.Au nord du pays, la progression du désert de Gobi n'est plus enrayée, la séche­ resse devient dran1atique, les « vents jaunes » de sable balayent Pékin au printen1ps avec une fréquence qui a triplé. À l'ouest, les n1.ontagnes boisées retenaient autrefois une bonne partie de l'eau du ciel et des rivières et contribuaient à la régulation des grands fleuves en aval, dans le grenier des grandes plaines agricoles. La révélation a eu lieu en 1998. De gravissin1es inondations sont survenues sur une superficie égale à celle de la France, affectant plus de 200 m.illions de personnes, dont un grand non1bre a dû être déplacé. Les autorités ont réagi à ce n10111ent-là en bannis­ sant la coupe des arbres sur 42 nullions d'hectares, tout en lançant un progran1111e massif de plantation de nouvelles espèces en y investissant des sonunes folles. Mais on se doute que les résultats d'une telle politique ne peuvent se n1esurer qu'en dizaines d'an­ nées, sijan1ais elle fonctionne, car les sols asséchés aux n1arches du Gobi sont devenus définitivement stériles. La Chine va donc se servir ailleurs. Depuis la déclaration de Bali de 2001, fondatrice d'un nouvel ordre forestier mondial, la con1munauté internationale a tenté de n1ettre de l'ordre dans ce marché ténébreux et foisonnant. Elle a recensé les pratiques et dressé une liste de 36 pays à haut risque, où la suspicion de coupes sauvages était généralisée, bien entendu dans un environnen1ent corrompu. On a nus depuis lors beaucoup de n1oyens pour en savoir plus. Interpol estin1e que 30 % de la filière bois mondiale est douteuse et que 50 à 80 % des coupes dans certains pays tro­ picaux sont illégales, pour des n1ontants qui peuvent atteindre 100 milliards de dollars. Toutes les deux secondes, la surface d'un terrain de football disparaît. Sur une année, cela fait 5 millions d'hectares de forêts non renouvelables, car on n'y replante pas.

Pas vu, pas pris ! Le juteux pi l lage mondial

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De vastes enquêtes n1.enées en Indonésie, en Birni.anie, en Russie, au Laos, au Moza.111.bique, à Madagascar, confir.111.ent ces évalua­ tions, n1.ême si l'on parle plus souvent de la forêt an1.azonienne. La Chine s'est jointe au 111.ouvement général vertueux, pour soi­ gner son image, ni.ais sur le papier seulen1.ent. Elle a bien signé des n1.émorandums avec l'Indonésie en 2002 ou avec la Birn.1 anie en 2006, n1.ais seulement sous la forn1.e de papiers juridiquen1.ent peu contraignants. En réalité, la Chine est devenue - de loin - le principal utilisateur de bois n1.ondial illégal. Les quantités sont ahurissantes. Pour les experts, la m.agnitude est de l'ordre de 1 20 niillions de n1ètres cubes, provenant des 36 pays classifiés « à haut risque », et repré­ sente plus de la n1.oitié des énor.111.es i.111.portations chinoises. Le bois illégale.111.ent acquis provient de la planète entière. De Sibé­ rie, d'abord, où le trafic nocturne de camions transfrontaliers fait rage, en graissant la patte aux douaniers de part et d'autre, mais égalen.1 ent de Papouasie-Nouvelle-Guinée, des Îles Salo.111.on, de Birni.anie, du Congo, de Guinée équatoriale, du Mozan1.bique, de la Tanzanie, du Liberia, de Sierra Leone, du Pérou, d'Indonésie, de la Thaïlande ou de la Malaisie. Ce ne sont pas des élucubrations mais les résultats d'investigations fort sérieuses de chercheurs bri­ tanniques scrupuleux, indépendants et vérifiables. Ces pratiques frauduleuses sont-elles le fait d'un foisonnen1.ent de trafiquants hors de contrôle ? Il n'en est rien ! La moitié des achats chinois de bois illégal dans les pays tropicaux est réalisée par de grandes entreprises d'État - donc théoriquen1.ent sous contrôle public - le plus souvent dépendantes des provinces les plus consonu1.1.atrices, au prenuer rang desquelles Shanghai. La forn1.e adoptée fait égalen1.ent l'objet d'une politique définie tout à fait officiellen1.ent au niveau national. Le système de taxation local mis en place privilégie en effet lourden1.ent les achats de matière brute (grun1.es, n1.adriers) de faible valeur, afin de créer de la valeur ajoutée en Chine pour nueux exporter des produits finis ( contreplaqués, n1.eubles, etc.) .

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Le prix du « toujours plus »

On avait déjà assisté il y a trente ans à une> entre le Japon et l'Indonésie, pour les mên1es raisons, qui avait mis des années à se résorber. Mais le poids de la Chine est tel que les pays les plus faibles ne peuvent tout sirn.plen1ent pas l'en­ visager. Malgré l'interdiction officielle pure et sin1ple d'exporta­ tion des bois douteux par certains grands pays, la mise en œuvre laisse encore à désirer, c'est une litote. Que se passe-t-il réellern.ent dans les profondeurs d'une forêt indonésienne ou congolaise ? Le trafic des très précieux bois de rose et de santal,si de1nandés,a pris des proportions dramatiques aux portes mên1e de la Chine : en Thaïlande,auVietnan1,en Birn1anie,au Can1bodge. Que faire ? Va-t-on assister, pour le bois destiné à la Chine, au n1ên1e déni que les pêcheurs de baleines japonais jettent année après année à la face de la communauté internationale ? Le pro­ blème - mais aussi l'avantage - du conunerce international, est qu'aucun pays ne peut se réfugier derrière « l'ingérence dans les affaires intérieures>>, car l'accun1ulation de preuves dans les non1breux pays producteurs rend la défense des intérêts particuliers ou> de plus en plus artificielle. Un ordre interna­ tional du bois est en train de se m.ettre en place cahin-caha. L'étau se resserre. Mais corn.bien de ten1ps cela prendra-t-il ? Une autre prédation existe, d'apparence plus légale celle-là et - comrn.e par hasard - toujours en Afrique : l'achat de millions d'hectares de terres agricoles, en général sans den1ander leur avis aux paysans locaux. La Chine n'est pas la seule : l'Inde en Éthiopie, la Corée-du-Sud à Madagascar ont égalen1ent défrayé la chronique. Les Nations Unies ont mên1e créé un départe­ ment spécial pour suivre cela. Mais les choses n'avancent pas vite. Entre-temps,de riches groupes chinoisjettent leur dévolu sur des terres en Australie, en Argentine,en Ukraine et même en France où 1 700 hectares de terres céréalières du Berry sont passés en 2016 dans le giron d'un groupe chinois au nez et à la barbe de la très sévère Safer 1 francaise. 1.

La Safer, orgarusme public français, a le droit et le pouvoir de préempter les ventes de terres agricoles pour favoriser l'installation des jeunes agriculteurs.

Pas vu, pas pris ! Le juteux pi l lage mondial

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Pour les poissons, c'est la rn.ên1e chose. Sur les océans, terre-neu­ vas et cap-horniers pèchent depuis des siècles aux confins du globe. Dans la seconde n1oitié du :xxe siècle, les can1pagnes ont pris de toutes autres dii11ensions avec la 111ontée en puissance des Européens, des An1éricains, puis des Russes, des Japonais et des Coréens du Sud dans les années 1990. Maintenant, c'est au tour de la Chine de se projeter en n1er avec des flottes de plus en plus lourdes et sophistiquées. Rien n'a jan1ais été transparent dans cette industrie : ni les déclarations de prises réellen1ent effectuées, surtout au grand large hors des eaux territoriales, ni les accords de pêche avec les pays riverains des grandes zones, surtout lors­ qu'ils sont fragiles et corrompus. La surveillance de la pêche par les satellites, les conventions internationales, les obligations de déclarations à la FAO 1 , suivies par Interpol, ont tenté de n1ettre un peu d'ordre dans la pagaille des contournements pern1anents. Une fois encore, la Chine fait fi de toutes ces régulations de la ressource n1ondiale. Elle n'est certes pas la seule : lesJaponais nous endorment depuis des lustres sur leurs pratiques de la chasse à la baleine, soi-disant pour des raisons « scientifiques », et ce ne sont pas les actions coup-de-poing du vaillant capitaine Paul Watson à la barre de son navire Sea Shepherd qui infléchissent sérieusen1ent la tendance. Mais c'est la Chine qui est aujourd'hui dans le colli­ mateur. Inexistante il y a dix ans, la flotte de pêche hauturière chinoise serait aujourd'hui de l'ordre de 3 400 navires. La Chine n'en adn1et officiellen1ent que 1 600. Le problèn1e n'est pas tant le non1bre de navires que ce qu'ils font en réalité. La Chine déclare à la FAO de l'ordre de 400 000 tonnes de prises par an dans les eaux internationales. Mais le chiffre réel est certainement douze fois plus iinportant ! Là encore, ce ne sont pas des élucubrations n1ais des études canadiennes qui l'évaluent avec des précautions méthodologiques sourcilleuses qu'il serait grotesque de sous-es­ timer. 1.

La Food and Agricultural Organization des Nations Unies, basée à Rome, assure le droit international en matière d'agriculture et de pêche mondiales.

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Le prix du « toujours plus »

Le pillage de la ressource halieutique sans discrin1ination est un phénorn.ène rn.ajeur, sur fond d'une raréfaction globale drarn.a­ tique. On retrouve une fois encore l'Afrique c01nn1e mare nostrum des Chinois, puisque deux tiers des tonnages n1ondiaux de leurs prises proviennent du large des côtes africaines. On l'évalue d'au­ tant mieux que la pêche chinoise ne se fait pas par pavillons de con1plaisance interposés et qu'une partie est débarquée et condi­ tionnée à terre, l'autre partie l'étant dans de grands navire-usines au large. Les flottes chinoises ont une capacité de projection pla­ nétaire. En nurs 201 6, les gardes-côtes argentins ont arraisonné de gros chalutiers chinois dans l'Atlantique sud, qui pêchaient en n1eute au n1épris de la zone écononuque exclusive de l'Argen­ tine. On savait la gastrononue chinoise friande de produits de luxe de la nier, de plus en plus rares et de plus en plus chers, qui figurent aux premières pages des menus de tout restaurant chinois digne de ce non1, des ailerons de requins aux holothuries ( concon1bres de mer) et aux orn1eaux (abalones). Pour faire bonne n1esure,on peut y ajouter des produits terrestres telles les cornes de rhino­ céros de la pharmacopée chinoise, qui valent des fortunes, ou l'ivoire de contrebande qui nussacre sous le n1anteau des nulliers d'éléphants d'Afrique chaque année. La prédation en catinuni de ces espèces a pris des proportions inouïes, en parallèle de la nou­ velle richesse des Chinois. Pas vu pas pris ? Où peut rn.ener une telle stratégie ?

Chapitre 9

L'em pire d u fric

La croissance est la setùe m.esure qui con1pte, la seule qui peut alin1.enter les titres glorieux des journaux. Les cadres du Parti ne sont jugés qu'à ce critère pendant les , n'en ont cure, car elles sont protégées par les seigneurs locaux, avec lesquels elles vivent en concubinage notoire. Vieux système chinois des guanxi, où l'anutié intéressée et les réseaux de protection ont partie liée. Il faut con1prendre que le systèn1e n'est pas monolithique de haut

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Le prix du « toujours plus »

en bas, avec un Comité central du Parti qui dicterait ses ordres à la verticale. Le Corn.ité central est en réalité l'érn.anation de factions du pouvoir qui prennent leurs racines dans les puissants départern.ents et dans les provinces. Un grand cacique local - en général le secrétaire du Parti - est aussi puissant qu'un seigneur féodal, avec la rn.êrn.e n1orgue et la même irn.punité. Tout le monde se tient par la barbichette. Qui t'a fait prince ? Qui t'a fait roi ? Conune tous ces grands projets sont financés par les banques d'État, la situation financière devient explosive. L' endettern.ent publié de l'État central fait apparaître la Chine com.n1e un paran­ gon de vertu dans les instances internationales. Mais celui des collectivités locales - soigneusement passé sous silence - est une grenade dégoupillée. Les collectivités locales sont endet­ tées jusqu'aux yeux. L'État central n'aurait une dette officielle que de 20 % du PIB. Mais si l'on intègre la réalité des données locales - de l'ordre de 50 % du PIB selon des analyses acadé­ nuques fort sérieuses - l'endettement public pourrait atteindre un score comparable à ceux des écononues européennes suren­ dettées. On découvre que la Chine vit à crédit. Les crédits aux secteurs non-financiers chinois ont explosé de 120 % du PIB en 2008 à 250 % aujourd'hui. Si la tendance continue, ils devraient atteindre les 320 % du PIB en 2020. Pour les particuliers, le« permis de s'enrichir>> - puissant moteur du > cher à Deng Xiaoping -, a produit une gigantesque fracture sociale. Il y a trente ans, les Chinois étaient tous pauvres, et égalitairen1ent pauvres. La crois­ sance soutenue de l'ensemble de l'écononiie s'est accon1pagnée d'une rapide différenciation des revenus. Une classe n1oyenne a pu én1erger, que l'on estime aujourd'hui à 400 millions de per­ sonnes ayant un revenu annuel supérieur à 10 000 dollars, parmi lesquelles 100 rn.illions dépasseraient 20 000 dollars. Cette dernière catégorie s'accroît de 6 millions de personnes chaque année. Tout le n1onde a profité du progrès, mais de rn.anière très inégale. En 1990, un rn.énage urbain gagnait deux fois plus qu'un ménage rural. En ville, le revenu moyen a été multiplié par 15

L'empire du fric

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depuis cette date et par 7 seulen1ent à la can1pagne, creusant un écart de 1 à 5 entre les résidents. À l'autre extréinité du spectre, la pauvreté abjecte, aux critères n1oyens de la Banque mondiale, a régressé dans des proportions ren1arquables dès les prenüères réformes de Deng Xiaoping. Mais les personnes qui n'atteignent encore que deux fois le seuil de pauvreté absolue sont estin1ées à 300 n1illions. Le fossé peut être spectaculaire entre les riches provinces de la côte et certaines provinces de l'intérieur défa­ vorisées. La fracture des revenus n1oyens peut dépasser l'écart entre la France et les plus pauvres des pays africains. Les 10 % les plus riches gagnent 23 fois ce que gagnent les 10 % des Chinois les plus pauvres. Mais les statistiques officielles sont très en deçà de la réalité. On sait ou on subodore que des n1asses considérables d'argent liquide circulent hors de tout contrôle, que des flots de cash s'écoulent dans une sorte de bienveillance générale. On repère facilement les poches bourrées de billets, au détriment des cartes de crédit 1 . Devant n1oi, au guichet de change de l'aéroport de Pékin,j'ai dû un jour attendre un bon bout de temps que la dan1e qui n1e pré­ cédait vide un sac plein de centaines de milliers de yuan, que l'on con1pta et recon1pta avant de lui donner sans problèn1e sa nusse de dollars en échange. Tout cela restait nin1bé de flou artistique, n1ais des travaux d'éco­ non1istes fort sérieux ont pernùs de nùeux cerner ce phénon1ène de l'argent caché. Leurs résultats sont stupéfiants. On arrivait de n1oins en rnoins à con1prendre, en effet, pourquoi et conm1ent les conson1mateurs chinois pouvaient s'offrir autant de voitures ou d'apparten�ents. Quand on construit des voitures, c'est un peu gênant de fonder ses plans de développen1ent sur des chiffres inexplicables : en n�odélisant les données officielles fournies par le bureau national des statistiques, on aboutissait au mieux à 6 ou 7 millions d'acquéreurs potentiels de voitures, à con1parer avec 1.

Cette habitude bien ancrée de l'argent liquide piège les touristes chinois eux­ mêmes, qui sont une cible de choix pour les pickpockets dans les villes étran­ gères.

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Le prix du « toujours plus »

20 nrillions cl'acheteurs réels. Et l'écart est encore plus in1por­ tant lorsqu'on se penche sur le m.arché de l'in1n1obilier. Car,avec la flan1bée des prix, une résidence de bon standing à Pékin ou à Shanghai peut désorm.ais coûter aussi cher qu'à Paris. Bien entendu, ce genre cl'appartements est hors de portée pour 80 % des citadins. Mais pour les 20 % restants, il ne sem.ble pas y avoir de problèn1es de pouvoir cl'achat. De n1ên1e que toutes sortes de placements sont à la fète, à la Bourse ou ailleurs. Mais, là encore, on ne retrouvait pas de traces dans les statistiques publiques des masses de liquidités enjeu. Les revenus réels des Chinois ne sont certainem.ent pas les chiffres recensés par les données officielles (2 trillions de dollars) . Les recherches indépendantes les plus récentes arrivent à un ordre de grandeur de 75 % supérieur. Transcrit en tern1es de PIB, cet argent caché rajouterait 20 % au PIB officiel. La Chine n'a pas le n1onopole de l'argent gris, tant s'en faut, mais tout de même ! Comme on peut s'en douter, les économistes en question n'ont pas eu le blanc-seing des autorités pour publier leurs travaux,les­ quels sont parus en Europe et aux États-Unis. On peut conforter cette estimation en repérant où les revenus occultes vont se placer. Et là,on dispose de chiffres beaucoup plus solides, souvent én1anant des institutions elles-n1ên1es. 80 % des revenus n1asqués, en effet, sont placés en produits cl'épargne de tous types. Les données traçables révèlent que l'épargne totale placée serait le triple de ce qu'enregistrent les chiffres officiels licites. Sans n1ên1e con1pter les n1asses financières du shadow banking, forn1.ées de placements de particuliers dans des fonds pri­ vés au fonctionnen1ent parfois in1probable, qui représentent sans doute le double des dépôts bancaires officiels. Que des difficultés interviennent, et le système peut entrer en thron1.bose. On en a eu des n1anifestations très alarmantes dans les années 2010 dans la grande région cl'entrepreneurs du Wenzhou, où les faillites ont expl osé. La fracture des revenus n'est pas anecdotique. Elle pose à terme de redoutables problèmes politiques. Cela se n1esure par un outil

L'empire du fric

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connu des écononiistes : le coefficient de Gini 1 , qui est repris dans les publications de la Banque rn.ondiale (dont la Chine est rn.embre) . En Chine, ce coefficient était de 0,25 dans les années 1980, ce qui térn.oigne d'une égalité des revenus très satisfaisante. Il a doublé en un quart de siècle, passant à 0,50. Dès le début des années 2000, voyant la dérive, la Chine a cessé d'alirn.enter la Banque rn.ondiale en données pertinentes. Il faut donc se conten­ ter d'estin1ations, ce qui est bien conm1ode car elles peuvent être à tout mon1ent dén1enties si elles ne sont pas politiquen1ent cor­ rectes. Le coefficient de Gini chinois serait aujourd'hui de 0,61. C'est pire qu'un score de type sud-an1éricain, con1.me le Brésil ou la Colombie (0,52) , pays extrên1en1ent inégalitaires dans le partage des richesses produites. Il se situe dans la n1ême catégorie que la Centrafrique (0,60) . Sans être féru de calculs techniques,il suffit de traverser les quartiers des grandes villes et les campagnes pour constater les différences entre les petits et les puissants,entre les pauvres et les nantis, entre les veinards du boon1 écononiique et les laissés-pour-compte. On sait,parce que la Banque n1ondiale a fait de n1ultiples études à ce sujet, que lorsque le coefficient de Gini dépasse le seuil de O,40,un pays entre dans les eaux sans visi­ bilité des troubles sociaux potentiels que nul ne peut prévoir, pas n1ên1e un gouvernen1ent qui pense avoir un contrôle absolu de sa population. Sans renuse en ordre drastique du n1ouven1ent brownien éche­ velé du« toujours plus >>, la Chine se prépare des lendern.ains qui déchantent.

1.

Le coefficient de Gini est une mesure de technique statistique inventée par l'économiste italien Corrado Gini dans les années 1 930, qui évalue le degré d'inégalités de revenus dans une société : plus il est bas, plus égalitaire est la répartition (après impôts et taxes, bien entendu, qui sont des facteurs de redis­ tribution) . Au Japon, il est par exern.p le de 0,25 attjourd'hui - pays très égali­ taire -, de 0,30 en Allemagne, de 0,33 en France et de 0,41 aux États-Unis, pays peu égalitaire.

Chapitre l 0

Un état de fritu re perpétuel le

« Cette Chine à l' état d e friture perpétuelle, grouillante, désor­ donnée, anarchique, [ . . . ] n1-ais aussi avec cet enthousiasme de vie et de m.ouve1nent, [ . . . ] cette spontanéité, cette ébullition sans contrainte, cette activité ingénieuse et naïve », écrivait avec délices Paul Claudel, en poste consulaire pendant quatorze ans dans l' em.pire du Milieu au tournant du XXe siècle. La Chine déroute et décourage tous les jugements raisonnables, cartésiens, logiques, que des Occidentaux peuvent formuler à son égard. Il en a touj ours été ainsi. Face à l'apparent chaos du développern.ent chinois se fait j our une question > : le modus operandi de la réussite chinoise des trente dernières années est-il le syn1-ptôn1e d'une phase tran­ sitoire, à l'issue de laquelle les choses atterriraient gentin1.ent vers une certaine > en tern1.es de gouvernance, au sens où l'entendent les institutions internationales, de philosophie occi­ dentale ? Conm1.e si, d'ailleurs, il pouvait s'agir d'évolutions poli­ tiquem.ent neutres et socialen1.ent inodores. Si l'on souhaite une plus grande profondeur historique, la question devient : la Chine

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est-elle aujourd'hui dans une phase de transition de m.ên1e nature que, par exen1ple, la France pendant tout le XIXe siècle, avec sa Révolution industrielle incontestable,niais aussi sa grande dureté sociale, qu'il aura fallu un siècle de plus, au XXe, pour an1éna­ ger en systèn1e de dén1ocratie contradictoire parlen1entaire et en authentique État de droit à peu près égalitaire et transparent,doté de solides contre-pouvoirs à peu près indépendants ? Ou bien est-ce que, s'agissant de la Chine,le chaos créatif est-il un état de la n1atière qui ferait en quelque sorte partie de son patrin1oine génétique, dans une pern1anence de son génie national propre qui n'aurait rien à voir avec les autres expériences des autres cultures ? Au non1 de quoi des Occidentaux rationnels censé­ ment vertueux critiqueraient-ils la réalité des castes en Inde, l'application de la charia en Arabie, la prégnance souterraine du sorcier en Afrique . . . ou l'organisation particulière chinoise ? Au non1 de valeurs universelles ? En renversant la proposition par l'absurde, si l'on appliquait le bouquet des ingrédients du déve­ loppen1ent chinois à un autre grand pays, disons l'Inde, quel en serait le résultat ? Il y a de quoi être décontenancé par le tissu chinois de contradic­ tions pern1anentes. Malgré une tradition bien ancrée de réserve, de « face >>, d'entraînen1ent à m.asquer les én1otions, d'exquise urbanité, les discrets et courtois Chinois - certains d'entre eux à tout le moins, n1ais ça finit par faire beaucoup - sont devenus mégalos et hâbleurs, vulgaires et bling-bling. Là où pouvait pré­ valoir une certaine éthique publique - sinon confucéenne - est advenu un n1onstrueux règne de la poudre aux yeux et de l'e1n­ brouille à tous les étages. Et plus le systèn1e génère d'argent, plus vaste est le terrain de jeu. Le Parti au pouvoir projette délibéré­ ment une image d'unanimité et d'omniscience, dont les déci­ sions seraient soigneusement soupesées et concoctées, en1ballées dans de sages plans à long tern1e, coulant de haut en bas de n1anière huilée. Très in1pressionnant pour des observateurs peu avertis, qui adn1irent l'in1passibilité de façade, quand ils n'ont pas, pour les an1ateurs de BD, l'image du n1age Fu Manchu des années 1930, qui concoctait de géniales stratégies imparables

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dans son laboratoire secret. Mais la réalité est souvent celle d'une créativité brouillonne suivie d'ajustem.ents brutaux, parfois cri­ minels. Quant au m.ot de « transparence », il est parfaitement surréaliste. En Chine, les plus m.alins, les niieux protégés, les plus actifs, ou les trois à la fois, ont pu faire des fortunes colossales en très peu de temps. Et tout le n1onde peut admirer. Un nurobolant se fait construire près de Shanghai une réplique du capitole de Was­ hington. Un autre se fait copier dans le n1oindre détail le grand château de Maisons-Laffitte dans la banlieue de Pékin. Un troi­ sièm.e, tombé sous le channe des Pays-Bas, se fait construire un village hollandais grandeur nature, avec moulins à vent bien sûr, dans le Nord-Est chinois glacé. Les ploucs s'y n1ettent aussi : un paysan enrichi fait ériger en plein chan1.p une statue plaquée or de Mao assis, de 3 7 m.ètres de haut, fort laide, pour cla1ner son a1nour du Grand Titnonier. Cela rappelle l'épouse du Prenuer nùnistre de Malaisie, n1adarn.e Mahathir, qui avait conm1andé un copié-collé de la grande rue de Coln1ar, avec tous ses colom­ bages et ses encorbellen1ents, en bordure des cocotiers, ou feu le président ivoirien Houphouët-Boigny, bon chrétien qui avait fait ériger une copie conforn1e de Saint-Pierre de Rom.e dans son village de brousse deYam.oussoukro. Photos de tous ces > sur den1ande ! Sans con1pter les Ferrari (300 ven­ dues par an) ,Maserati et autres n1ontres de grand luxe,qui sont là pour s'afficher. Donald Trun1p pourrait passer pour un ai1nable bourgeois face à ces norn1es locales ! Aux concours de bling­ bling,la Chine n'a rien à envier aux oligarques russes. Il y a une grande différence entre un nouveau riche et un ancien pauvre ! Le nouveau riche profite de sa réussite, certes, mais les normes nationales adnüses ou l 'environnen1ent religieux donnent un certain cadre à la chose. John D. Rockefeller disait volontiers : , sous-entendu m.oi qui suis née dans le ruisseau. Il y avait fin 2015, dit le m.agazine Forbes, 335 nülliardaires en dollars en Chine (536 aux États-Unis) et 3 nüllions de nlil­ lionnaires. Chaque année, le magazine Hurun, sorte de Forbes chinois, publie la liste des personnages les plus riches du pays. Elle a été surnomm.ée « la liste de la m.ort >>, car bien des riches ainsi placés sous les projecteurs ont mal fini, tel le patron de l'entreprise de distribution électrique Gom.e, Huang Guangyu, crédité en 2008 du preniier rang avec 6,5 m.illiards de dollars, et condam.né peu après à quatorze ans de prison pour corruption. À tel point que l'on paye maintenant pour ne pas figurer sur la trop célèbre liste. Quant à redistribuer une partie de sa fortune dans des œuvres charitables, c'est encore une perspective bien éloignée de la culture locale. Bill Gates, le fondateur de Micro­ soft, a offert 45 milliards de dollars à des causes généreuses. War­ ren Buffet, le génie de la Bourse, l'a suivi pour la mêm.e somn1e. Ils ont tous deux créé la fondation philanthropique The giving pledge, où les m.illiardaires s'engagent publiquem.ent dans la même voie. Tout à leur enthousiasn1e caritatif et redistributif, ils ont fait en Chine une grande tournée en 2010, pour attirer de riches Chinois sur le n1êm.e chemin. Superstars de l'enrichis­ sement, ils ont bien sûr été reçus comn1e des chefs d'État. Mais ils ont fait un bide noir : personne ne s'est engagé à partager sa richesse pour des causes hum.anitaires. Quand on a de l'argent, on le garde ! Les puissants du jour sont devenus fanfarons. Cela aussi tranche singulièrem.ent avec la culture locale de n1odestie de façade, tant est devenu ravageur le besoin de reconnaissance sociale.

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Tel maire d'une ville nïoyenne devient un exenïple dans tout le pays pour avoir fait de sa cité un paradis où tout est gratuit, depuis les transports jusqu'à l'hôpital en passant par la retraite et autres prestations sociales. On vient en pèlerinage de tout le pays pour écouter le gourou. C'est en fait une arnaque, qui repose sur un tour de passe-passe sur la valeur des terres, lesquelles font l'objet d'une habile spéculation bien opaque. Passe encore que des PDG enïblénïatiques fassent des livres à leur propre gloire, c'est une tentation répandue. Le fondateur de l'entreprise Haïer, Zhang Ruinïin, qui devient un géant nïondial des 1nachines à laver, tombe dans cette catégorie. Il n'a rien à envier au fon­ dateur japonais éponynïe de Matsushita ( désornïais Panasonic) ou au redresseur anïéricain de Chr ysler, Lee Iacocca, égalenïent mégalomanes. Mais d'autres donnent des leçons au n1.onde entier de manière pérenïptoire et bien imprudente. Lenovo, la fameuse entreprise chinoise nïi-étatique nïi-privée qui avait racheté la division PC d'IBM en 2005, est dans ce cas. Les Chinois, forts de leur nou­ velle majorité, avaient constitué une dreamteam, nïoitié chinoise, moitié anïéricaine, enunenée par Bill Anïelio, débauché de Dell. On allait voir ce qu'on allait voir. Ce serait l'entreprise du troisiènïe type, transcendant l'Orient et l'Occident, l'entreprise >, com.nïe le disaient ses dirigeants >) et par­ vient à se faire valoir auprès de Danone, qui est à la recherche de partenaires dans les boissons. C'est la chance de sa vie. Il va en profiter par tous les n1oyens. Danone possède la n1ajorité de l'entreprise conjointe qu'ils ont créée ensemble, laquelle a bien entendu l'exclusivité de la fabrication des produits et de leurs circuits de distribution, sous la marque Wahaha, à la phonétique chinoise qui sonne mieux que Danone. Cela, c'est la théorie, gravée sur un 1norceau de papier que l'on appelle un« contrat», concept occidental. La co-entreprise se développe tant et si bien qu'elle en1brasse 39 filiales dix ans plus tard. Zong, gros travailleur, brutal manager instinctif, n'a pas perdu son ten1ps. Surfant sur l'aura de son brillant partenaire français, sa surface nouvelle lui ouvre les portes des guanxi proches du Parti conm1uniste, qu'il fréquente assidûn1ent. Il devient une gloire locale à Shanghai, se fait décerner des diplôn1es officiels pour enrichir le n1ur de son bureau,jusqu'à devenir député à l'Assen1blée nationale populaire (sur cooptation,bien entendu) dès 2002. Son entregent ne se linute pas aux frontières. Fréquent voyageur, il décroche un permis de résidence aux États-Unis, où son étu­ diante de fille a obtenu la nationalité américaine. Il ne s'oublie

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pas financièrern.ent et sera accusé d'avoir indûrn.ent siphonné 100 n1illions de dollars à la co-entreprise, ainsi que de fraude fis­ cale irn.portante en Chine ( curieux, on n'en parle plus) . En 2007, Danone découvre le pot aux roses : Zong a créé depuis longten1ps un vaste circuit parallèle extrêrn.ern.ent juteux de fabrication et de vente de boissons, échappant à toute ern.prise de la co-entreprise, sous la ni.arque . . . Wahaha ! Que fait-on en Europe dans une telle situation ? On appelle cela une escro­ querie, on évalue le préjudice (près de 2 n1.illiards de dollars ! ) et l'on expédie des hordes d'avocats, lesquels brandissent le fan1.eux contrat. Que fait-on en Chine, lorsque l'on est sur son terrain ? Zong va mettre en branle tous les circuits du Parti et tous les n1.oyens de propagande, en en1.bouchant un violent dis­ cours nationaliste de vierge outragée contre les > étrangers. Internet est en plein essor. Zong va utiliser systén1. a­ tiquement les ressources du premier site chinois de messageries, Sina.con1., en communiquant avec des dizaines de millions d'in­ ternautes sur un discours virulent de patriotis1ne éconon1.ique d'une violence inouïe. L'« opinion publique >> ainsi n1.anipulée prend fait et cause contre l 'abon1.inable étranger. Zong a retourné complèten1.ent le paradign1.e de l'accusation, contre toute évi­ dence juridique et, bien sûr, financière. L'affaire échappe à tout contrôle, aux avocats des parties et aux cours d'arbitrage, pru­ den.1 n1.ent désignées en Suède et aux État-Unis, ce qui est tout à fait courant. La violence n'est pas seulement verbale et politique. Les dirigeants français sont n1.enacés physiquen1.ent au point de devoir recruter un bataillon de gardes du corps. On ne plaisante plus du tout. Cela devient une affaire d'État qui en1.poisonne les relations diplon1.atiques. Ce sont les diplomates qui n1.ettront un tern1.e à la querelle après deux ans très r udes, en 2009, en négo­ ciant un retrait pur et simple de la partie française de Chine, assorti de déclarations lénifiantes qui ne tron1.pent personne. Exit Danone. Et Zong ? Zong va très bien ! En 2010, Forbes le place au pren1.ier rang des n1.illiardaires chinois, qu'il conser­ vera jusqu'en 2012. Il pèse aujourd'hui 21 n1.illiards de dollars et continue à parader. Il est ni.aître cynique de la loi de la jungle.

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On ad111ire sa fortune, alpha et oméga d'une opinion popu­ laire qui sen1ble se n1ouvoir dans un vaste jeu télévisé. Tournez manège. L'en1brouille a gagné. Les règles du jeu > aux vilains étrangers. Mais l'affaire sera finalen1ent conclue en 2007, non sans remonter aux plus hautes instances des États de part et d'autre. Pour la contre­ façon, c'est une autre paire de n1anches. Les douanes étrangères, qui contrôlent les produits copiés ou contrefaits, produisent année après année des rapports sans équivoque : deux tiers des contrefaçons sont made in China, sur un n1arché mondial énorm.e estirn.é à 500 n1.illiards de dollars par l'OCDE . Les bloquer à la source reste encore un volet décevant de la coopération interna­ tionale. Le progrès ne viendra pas des pressions étrangères n1ais des Chinois eux-n1ên1es,qui ont encore plus à souffrir des mauvaises pratiques de leurs congénères que le petit non1bre d'étrangers. Avant le rachat par l'infon11aticien chinois Lenovo de la branche des ordinateurs d'IBM en 2005, 90 % des logiciels Windows de Microsoft qui tournaient sur les ordinateurs en Chine étaient des faux grossiers. Tous les ganuns vous les vendaient dans la rue. Avec l'arrivée du chan1pion chinois Lenovo sur ce marché, on a fait le 1nénage > , c'est-à-dire brutalen1ent, et aujourd'hui, une très large n1ajorité des logiciels d'exploitation sont des« vrais». Les inventeurs chinois eux-n1êmes souffrent de la contrefaçon et n'hésitent plus à porter plainte devant les tribu­ naux. Le nombre des cas judiciaires dans ce don1aine a explosé, multiplié par quatre en cinq ans (100 000 plaintes en 2015) . Les

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choses changent donc. Un peu trop lenten1ent au goût de ceux qui sont pressés, n1ais dans le bon sens. L'état de droit n'est pas garanti par les tribunaux qui n'ont jamais été indépendants sous le régin1e con1ll1uniste, ni assis sur des codes légaux stables,bien qu'une floppée de textes écrits soit pro­ duite chaque année, souvent en recourant pour leur rédaction à des j uristes étrangers. C'est ainsi que le nouveau Code pénal chinois a été largen1ent écrit par le départen1ent de droit de l'uni­ versité de Harvard, y con1pris les clauses d'habeas corpus,dont l'ap­ plication reste parfaitement hypothétique. C'est ce que l'on vous produira officiellement. Mais si votre avocat préféré invoque telle ou telle loi pour asseoir vos droits dans une négociation par exen1ple, on peut toujours lui opposer des instructions secrètes, les neibu, internes au Parti, non écrites, invérifiables par des tiers. Ces neibu s'imposent in fine, ce qui a le don de troubler singuliè­ ren1ent les Occidentaux,pour qui tout doit être transparent. Pour les conflits de toute nature entre sin1ples citoyens, une sorte de régulation existe par le recours à des voies de n1édiation tradi­ tionnelles. Chaque année, 11 millions de plaintes sont enregis­ trées. Une niajorité écrasante de ces cas ne se règle pas devant des cours civiles ou pénales officielles, n1ais selon un systèn1e ancien bien rôdé, le heshilao, où une n1édiation - un peu comme avec nos juges de paix d'antan - pern1et bien souvent de résoudre les disputes. Les amis chinois évoquent, dans leur langage fleuri,les« trois ser­ pents >> qui les en1poisonnent. Le serpent blanc,c'est l'hôpital où il est si difficile et si cher de se faire soigner, au point qu'il faut son­ ger à vendre d'abord la voiture et sans doute l'apparten1ent dure­ ment acquis, sans trop pouvoir con1pter sur l'enfant unique pour vous aider,mên1e s'il est en général un bon fils ou une bonne fille. Le serpent noir, c'est la police,dont la brutalité et l'impunité sont de notoriété publique, conm1e une fatalité. Le serpent à lunettes, c'est l'école, si coûteuse si l'on recherche un niveau décent. Le slalon1 entre la bureaucratie et la débrouille est pern1anent, n1ais ça n'est pas nouveau.

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Globalem.ent, on vit nueux qu', c01nn1e pour juger autrefois de la trace laissée par Mao, la réussite des trente dernières années, rern.arquable et incontestable, emporterait-elle encore la 1najo­ rité sur les dérives qu'elle a engendrées ? Oui, sans doute, car tout le ni.onde en a profité peu ou prou. Mais le prix à payer est devenu trop élevé. Nous s01nn1es aujourd'hui à un tournant.

PARTIE 3

Des règ les d u jeu , . . « a ux ca racten shq ues c h i noises »

Chapitre l l

« Servir le peup le »

En nove1nbre 201 2, la m.ême semaine, les deux prem.ières puis­ sances de la planète ont désigné leurs dirigeants suprêm.es : Barack Obama pour les États-Unis et XiJinping pour la Chine. Jan1.ais l'opposition des deux systèn1.es n'est apparue aussi sur­ réaliste. Aux États-Unis, une con1.pétition ouverte, passionnée, contradictoire et transparente a reconduit Barack Oban1.a à la présidence. En Chine, une grand-messe con1.passée, n1. illin1.é­ trée, d'une parfaite opacité, a porté Xi Jinping à la tête du pays, et avec lui six autres des sept membres de l'instance dirigeante suprên1.e : le Cmnité pern1.anent du bureau politique du Con1. ité central du Parti con1.n1.uniste chinois ( ce qui fait bien long sur une carte de visite ! ) . Le surnon1. populaire des sept est plus simple :>. Le Parti con1.n1.uniste chinois est à la fois le parti unique du gou­ vernement, l' instru1nent de n1.aillage capillaire de la population et une société secrète. Le n1.antra qui légitin1.e son rôle préén1.i­ nent et son n1.agistère ni.oral a été autrefois calligraphié sous le pinceau de Mao Zedong lui-n1.ên1.e et rebattu des n1. illions de

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fois : « servir le peuple ». Il rassem.ble 88 m.illions de m.em.bres en 2015, répartis dans 4 m.illions de cellules, tant dans les villages et les quartiers que dans les entreprises ou les administrations. 11 m.illions de ces 1nen1bres sont des cadres d'échelons divers, classés sur une échelle de 1 à 27, 1 étant réservé au secrétaire général du Parti et 27 au secrétaire de village 1 . Les jeunes de moins de 35 ans représentent un quart des membres, les fen1mes presque un quart. Voilà pour la photo d'identité. 88 n1illions de n1en1bres du PCC, est-ce beaucoup ? Dans l'ab­ solu, bien sûr, on est en face de la population totale de l'Égypte, 10 % de plus que celle de l'Allernagne ou de l'Iran. Quand Mao avait pris le pouvoir en 1949, les effectifs du Parti n'étaient > 1 Bon courage ! Devenir 1ne1nbre du Parti - et encore plus cadre - confère un droit imprescriptible de présider au destin de ses conten1.porains. Ce privilège se coule dans une tradition n1.illénaire chinoise où les m.andarins avaient le pouvoir absolu de guider la vie du peuple dans tous ses aspects, depuis la sphère publique jusqu'à la chan1.bre à coucher - pouvoir que la tradition adnunistrative occidentale n'a ja1nais eu à ce point. C'est écrit noir sur blanc au fil des pages des statuts officiels : ) , conm1.e il ain1.e à se faire gentin1.ent surnon1.mer par le bon peuple, est intéressante à suivre car elle renouerait avec des pra­ tiques révolues, avec toutefois le risque de s'aliéner les 200 grands caciques. Ce qui veut dire au passage que le n1-ode de fonction­ nement institutionnel du pays n'est en réalité pas forcén1.ent si stabilisé que cela. Car les vieux dén1.ons du PCC,qui reste au fond un instrun1.ent de pouvoir cynique, peuvent revenir par bouffées.

L'histoire du PCC depuis sa fondation - d'abord parti d'oppo­ sition puis parti de pouvoir - est chaotique et brutale. Jusqu'à sa prise du pouvoir en 1949, le PCC est engagé dans une guerre

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civile extrêrn.e qui fait des rn.illions de rn.orts. Mais en interne, pour faire outrageusern.ent simple, cette histoire est une suite ininterr01npue de batailles internes acharnées jusqu'à la mort de Mao et à la liquidation de son héritage par Deng dans les quinze ans qui suivent. Les survivants sont donc des dinosaures à la peau très dure qui ne se laissent jan1ais attendrir. Ce n'est pas avant 1992, en effet, que le système régularise son régime de croisière, avec des congrès du Parti réguliers qui procèdent aux nonünations supérieures pour des mandats de cinq ans. La lirn.ite d'âge théorique pour les hauts postes est de 68 ans. Après la Longue Marche n1ythique de 1934-1935, Mao Zedong pra­ tiqua le double langage systén1atique, en parlant d'un côté du processus collectif de décision au sein du Parti, en répétant que >, et en procédant en n1ên1e ten1ps à des purges sanglantes à grande échelle à l'encontre de qui prétendait bouger une oreille. Patron de fait depuis la Longue Marche 1 , il se verra formellen1ent reconnu en 1943 > autoproclam.é, on ne se privait pas de dénigrer d'autres analyses, fustigées comme > et il valait 1nieux être d'une ignorance crasse pour autant que l'on soit discipliné. À la n-iort de Mao, il y avait 35 nullions de n-ien-ibres du Parti, dont beaucoup cl'analphabètes et de surex­ cités qu'il a bien fallu expulser ou faire rentrer dans le rang. Une certaine norn.1.alisation de la gestion des ressources hunuines s'est instaurée depuis les n-iutations brutales de Mao et de Deng. Aujourd'hui, tous les hauts cadres ont une forn-iation universi­ taire. Dans les années 1990, ils étaient ingénieurs, parfois formés en Union soviétique (le Prenuer nunistre Li Peng par exemple) . Maintenant, ils ont des diplômes d'écononue ou de sciences poli­ tiques, très majoritairen-ient d'universités chinoises encore, tel le Pre1nier nunistre Li Keqiang qui a un doctorat cl'économie. Une génération de diplômés forn-iés à l'étranger pourrait bien surgir. Pour les très hauts cadres, dans l'élite des secrétaires du Parti, le parcours de fornution devient 111.aintenant essentiel. L'élévation vers les échelons supérieurs du pouvoir dans un vaste corps clos et secret est, pour les plus chanceux, un processus progressif assez lent. Mais il est un peu plus rationnel qu'auparavant. Le Parti a en effet considéré que la seule loyauté au Parti était un critère un peu court pour s'élever en responsabilité. Il faut n-iaintenant prouver sa con-ipétence dans les don1aines qui vous sont confiés, se forn-ier, prendre des décisions qui débouchent sur des succès. Et on peut être sanctionné sans n-iénagen-ient si l'on nunque à ses 1 . On aurait pu penser que l'anniversaire des quarante ans de la mort de Mao, le 9 septembre 20 1 6, serait fêté di gn ement. Cet anniversaire a été, au contraire, com.p lètement occulté par les autorités.

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obligations de responsabilité professionnelle, notanm1.ent si l'on se trouve en prenuère ligne dans le cas d'accidents importants, qui vous coûtent souvent votre poste. Le Parti contrôle un peu moins tous les aspects de la vie de la population. Il ne faut plus avoir, par exen1ple, l'aval écrit de son unité de travail pour se 1narier. L'ancien système de prise en charge com.plète des citoyens du berceau à la ton1.be, construit autour des conutés de quartier ou de villages - dont la fonction est égalem.ent d'espionner la population - s'est beaucoup affadi. Le Parti n'est plus nécessairem.ent un corps figé, il se renouvelle, de l'ordre de 3 millions de nouveaux 1nembres par an. Con1pte tenu de l'attrition naturelle par les décès,le nom.bre est donc bon an ni.al an en légère en expansion. Le P CC a sa propre bureau­ cratie interne - souvent pléthorique, Chine oblige -, ses propres journaux, ses propres enquêtes et études réservés aux happy few, inaccessibles au con1.mun des n1.ortels. Ses docun1.ents internes sont quasin1.ent >. Il a sa propre école centrale, dans la banlieue nord de Pékin, à laquelle 1 800 des plus hauts cadres sont conviés chaque année pour des cessions de forn1.ation de six m.ois,jusqu'au rang de vice-ministre inclus. Et ce n'est que le sommet de la pyramide,forn1.ée de près de 3 000 écoles du Parti pour des cadres de ni.oindre échelon sur tout le territoire. On est maintenant >. Mais bien entendu, il faut être conforn1.e. La tendance récente, sous Xi Jinping, est de renforcer les cessions d'étude des textes et discours officiels au sein des cellules,ce qui ni.arque une reprise en n1.ains idéologique certaine. Le Parti est la colonne vertébrale de l'adnunistration, et le plus souvent un poste adnunistratif est associé à un grade de cadre du Parti. De toute façon, chaque poste à responsabilité Quge, chef d'entreprise, officier supérieur) , dans le cas où il n'est pas confié selon l'appartenance au Parti, est doublé d'un poste politique qui le surveille. On a souvent l'in1.age du coni.missaire politique bol­ chevik qui a droit de vie et de mort sur le dirigeant qu'il double. Ce n'est plus exacten1.ent con1.me cela que ça se passe. Dans les conseils de direction d'entreprise, par exen1.ple, le secrétaire du

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Parti de ladite entreprise est statutairenïent présent. C'est lui qui s'exprinïe après les autres,en fin de réunion. Mais son intérêt n'est pas de faire la révolution pernïanente et il est le plus souvent en phase avec les décisions prises. C'est un poste bien au chaud. Il est garant de la ligne, certes, nuis a intérêt à garder à long terme son poste confortable, ce qui le rend parfaitenïent fréquentable. Les mots d'ordre venus d'en haut sont le plus souvent rhétoriques. Sauf, bien sûr, s'il y a un virage majeur inïposé du sonïmet, mais c'est sonïme toute assez rare. L'inmïense Parti est gêné aux entournures, et cela transparaît de plus en plus par-delà l'environnem.ent de ténèbres dont il ain-ie à s'entourer. Il prétend se nïontrer plus « dénïocratique » dans son fonctionnenïent, mais la rhétorique reste inconïpréhensible au conunun des nïortels. La langue de bois de l'agence de presse officielle tente d'expliquer les choses au bon peuple. Lors du 13 e congrès du Parti, en novembre 2012, 2 268 délégués doivent désigner les 100 me1nbres du Conuté central. Ils le font, nous disent les nïédias officiels,à partir ( citations littérales) d'une > Késako ?« Il y a 108 can­ didats pour 1 00 postes à pourvoir, auxquels s'ajoute une m.ên-ie proportion pour les 100 autres nïenïbres suppléants. » Plus dénïo­ cratique, tu meurs ! Plus préoccupant, le discours d'adieu de HuJintao,juste avant de céder la place à son successeur désigné Xi Jinping, ne comporte pas nïoins de 69 occurrences du mot « dénïocratie », sans que l'on sache exactenïent ce que cela veut dire. Mais le thènïe central de son discours porte sur les ravages de la corruption. Drôle de testanïent,où le principal intéressé tire un bilan nïorose de ses dix ans de présidence. Ce qui transpire, pour­ tant, est un secret de polichinelle: le ver est dans le fruit.

Chapitre 1 2

Se servir

Le Parti peut-il n1ourir de sa propre gangrène, conune un bois vern1oulu qui s'effrite et s'effondre ? La question conune la réponse sont en tron1pe-l' œil. Le « déclin par la pourriture » ifubai), tern-ie littéral du mot« corruption » en chinois, nune gra­ ven-ient le systèn-ie. Est-il pour autant un signal certain de sa déca­ dence inéluctable ? S'élever dans la hiérarchie du Parti conu1-iuniste chinois est la porte ouverte à un monde merveilleux de prébendes en toute in-ipunité. Lorsque vous disposez d'un pouvoir de signature petit ou grand - qui a pour sym.bole en Chine le tan1pon rouge adnu­ nistratif dont se pare tout docun-ient plus ou moins officiel -, quand aucun contre-pouvoir judiciaire ou n-iédiatique ne vien­ dra vous contester, quand c'est à vous qu'est confiée l'interpré­ tation des n-iultiples règlen-ients administratifs, dans la plus pure tradition mandarinale, quand tout le n-ionde est prié de vous res­ pecter ès qualités parce que vous appartenez à la race des seigneurs, la chasse est ouverte sans linutes ou presque. Dès que l'on ouvre la boîte de Pandore,on est édifié.

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Les catégories de corruption se chevauchent et s'entrem.êlent et une tentative d'y établir une typologie s'en trouve brouillée. Pren-i ière catégorie : un grand non-ibre de postes s'achète, sou­ vent fort cher, depuis le chef d'un départen-ient obscur de plani­ fication d'une petite ville jusqu'aux grades d'officiers supérieurs de l'arn-iée, pour lesquels on anticipe un retour sur investisse­ ment sûr. Le n-iot maig uan figure en bonne place dans le voca­ bulaire habituel, que l'on traduit tout sin-iplen-ient par Pour tout le monde, y corn.pris les citoyens plus n1odestes, les cadeaux, les invitations à dîner, les enveloppes du Nouvel An, la gestion subtile et onéreuse des guanxi, obéissent à certaines règles d'initiés, con1n1e on se passe chez nous les n1eilleurs tuyaux sur le bon n1édican1ent ou sur l'artisan le plus habile. Tout cela est connu du bon peuple : in1agine-t-on une seconde que les citoyens ne se parlent pas entre eux et ne se passent pas les informations utiles ? lmagine-t-on que les impertinents réseaux sociaux sur Internet ne se fassent pas l'écho de ces pratiques ? C'est tout le contraire : on balance allègren1ent sur la toile les turpitudes de tel ou tel cadre nommément désigné, on affiche le non1 et l'adresse de ses maîtresses ! Con1bien de fois a-t-on pu voir, suivant une charm.ante coutum.e locale, des cohortes de can1ions exhibant fièren1ent dans les rues de la ville les abon­ dants trousseaux de cadeaux de n1ariage faits à tel rejeton de cadre qui convole, afin de donner de la > à la famille ? J'ai compté une fois 30 postes de télévision dernier cri sur un convoi de ce genre ! Mên1e dans les villages les plus pauvres, un budget 1.

Il existe depuis longtemps à Hong-Kong une Independent Commission Against Corruption (ICAC) , établie sous l ' ère britan nique, remarquablern.ent effi­ cace et judiciairement redoutable pour qui passe à sa moulinette. Les auto­ rités chinoises ont dépéché un nombre impressionnant de voyages d'études pour analyser le fonctionnen1ent de l'ICAC. Mais la montagne n 'a même pas accouché d'une souris : trop de puissants intérêts enjeu . . .

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fam.ilial est consacre a ce qu'un joli titre de l'anthropologue Andrew Kipnis appelle > : payer quelques bières au petit cadre local pour qu'il ferme les yeux sur votre second enfant, par exem_ple. Est-ce de la corruption caractérisée et condan1nable ? Est-ce un échange de cadeaux consubstantiel à la tradition chinoise, afin de lubrifier les relations hmnaines, 1nên1e si cet échange peut aller assez loin ? La question 1nérite d'être posée, hors de nos catégo­ ries bien-pensantes européennes, car l'évolution de ce systèn1e « aux caractéristiques chinoises >> ne se conforn1era certainem.ent pas aux norn1es que nous pourrions in1aginer dans notre vision morale et juridique occidentale. Tout cela n'est pas très catholique, bien sûr, et il vaut mieux pour les intéressés (dans tous les sens du terme !) se n1ontrer discrets. Les revenus de ces pratiques, quand ils con1n1encent à grin1per sérieusement, ne sont pas placés en banque (trop facilement détectables) . On apprécie les cadeaux en nature : pendant la période de n1ars, où se tient chaque année la réunion annuelle des 3 000 délégués (on n'ose pas dire >) de l'Assemblée nationale populaire, les n1agasins de luxe étrangers de la capitale ne savent plus où donner de la tête. Au passage, cela renfloue un peu la balance comn1erciale française. Mais cela peut être dange­ reux, surtout quand la lutte anti-corruption se fait plus pressante. Car de petits malins n'hésitent pas à prendre avec leurs Sm.art­ phones des photos . . . des poignets des officiels, aussitôt balancées sur Internet ! Chacun peut alors comparer, d'un bout à l'autre du pays, la m.ontre suisse de grande valeur du dirigeant en question avec celle qu'il arborait la sen1aine précédente. Pour l'argent, on préfère le liquide. Mais 1nême cela peut être visible, car la plus grosse coupure disponible est le billet rouge de 100 yuans à l'effigie de Mao, qui n'a qu'une valeur autour de 15 euros. Partout, des poches bourrées de ces billets servent à faire ses achats, payer les restaurants, les sacs de luxe, mên1e les voitures. Lors d'une perquisition, on trouva une n1aison ren1plie du sol au plafond qui ne n1angent pas de pain, un peu con1n1e un sin1ple blân1e. Bien sûr, tout cela est 1narqué dans

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le dossier personnel qui vous suit à vie, nuis sans conséquence dirin-iante, tout au plus un retard dans une carrière dont la pro­ gression est de toute façon lente, conune dans tout corps clos. À moins que l'on ne soit aspiré vers le haut, nuis cela ne concerne qu'une petite minorité de guanxi très solides. L'écrasante n-iajo­ rité des cas est traitée en interne par la Conmussion de discipline. Seuls 14 000 cadres sanctionnés font l'objet de poursuites judi­ ciaires publiques, pas plus transparentes ni indépendantes, cl'ail­ leurs, mais au n-ioins leurs non-is sont-i]s jetés en pâture au bon peuple. De ten-ips à autre, des patronyn-ies très connus émergent et les journaux télévisés en ont pour leur argent, n-iais ça n'est pas leur pain quotidien. Statistiquement, un tiers seulen-ient de ces 14 000 purges finissent en peines de prison. Ça n'est n-iên-ie pas visible à l'échelle de la Chine, au regard du gros nullion de condanmés pénaux chaque année. Malgré les déclarations toni­ truantes, c'est finalen-ient sur une petite poignée de dirigeants désignés à la vindicte publique que repose la propagande des can-ipagnes anti-corruption. « Tuer le poulet pour effrayer le singe », on connaît le dicton. Ça n'empêche pas de dorn'lir dans les tréfonds du Parti. Un cadre doit afficher son statut. Sous Mao, pour envisager un mariage, il fallait que le soupirant, citoyen lan-ibda, apporte « les trois qui tournent >> : n-iontre, bicyclette et n-iachine à coudre. Aujourd'hui, l'in-ipétrant doit prouver qu'il possède un appar­ tement, c'est nettement plus cher ! Les cadres chinois usent et abusent des > : voyages, banquets et voitures. Impensable de ne pas avoir une Audi aux vitres fun-iées lorsqu'on a un certain rang hiérarchique (plusieurs dizaines de nulliers rien qu'à Pékin) . Cela est officiel, sur fonds publics, directen-ient cor­ rélé à l'échelon adn-iinistratif, au même titre que l'épaisseur de la moquette dans certaines de nos adnnnistrations. Mais cela coûte à l'État les yeux de la tête, l'équivalent de la n-ioitié du budget de la défense nationale, évalue le nunistère des Finances chinois dans un excès de candeur. Un haut cadre passe sa vie en ban­ quets son-iptueux dans les salles privées des n-ieilleurs restaurants. Dans les premières pages de tous les menus chinois figurent les

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n1.ets délicats les plus chers : ailerons de requins, nids d'hirondelle, orn1.eaux. Il y va de son standing d'en con1.n1.ander à profusion. Mais le Parti veille, à la fois pour limiter les exorbitants frais de bouche ni.ais aussi pour tenter de redonner une in1.age de fru­ galité socialiste. Le président lui-n1.ême a institué récen1.n1.ent la règle des « quatre plats, une soupe », limitant le dîner à des pro­ portions convenables, tout en bannissant des notes de frais offi­ cielles les plats luxueux des prenuères pages. Cela n'e1npêche pas de hauts cadres et leurs riches anus entrepreneurs - spécialement en province où ils sont les rois locaux - de s'afficher en public au bras de jeunes et jolies 111.aîtresses, régulièren1.ent et chèren1.ent dotées d'apparten1.ents, de voitures de luxe et de salaires enviables, pour n1.ontrer à tous que l'on est un puissant du jour. Question de standing. Sur quelles notes de frais ? Bonne question. L'un des exen1ples les plus e1nblén1atiques de corruption clas­ sique (Peng Mama) est celui de son épouse, la chanteuse glamour Peng Liyu an, presque plus célèbre localern.ent que son mari. Une complaisante vidéo de mars 20 1 6 met en scène Xi Dada et Peng Mama en train de danser, sans con1.pter les nombreux posters.

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On passe à Deng Xiaop i ng . Son fi ls, l ' i ntel l igent Deng Pufang , a mal corn mencé ca r i I a été défenestré par les ga rdes rouges lors de la Révo1 ution cu ltu rel le et en a gardé u ne pa ra plég i e à vie . Président de la fon­ dation Kan g h ua pou r les handica pés, i l a méla ngé les gen res ca ritatifs et fi na nciers, très bien soi g né ses intérêts économ iques et acc u m u lé u n sol ide magot q u i l u i permet de s ' i l l ustrer dans d'énormes pa ris s u r les cou rses d e chevaux à Hong-Kong . Pa r m i les a utres enfa nts, Deng Nan a été m i n istre des Sciences et des tech nolog ies penda nt six a ns et Deng Zh ifeng a bien réussi dans le com merce de l 'acier. Le ma ri de sa fi l le Deng Rong , He Pi n g , a été bom ba rdé d i rigea nt de l 'opu lent cong lomérat Poly, hybride m i l ita ro-i nd ustriel au ca rrefou r du bus i ness, de la fi na nce et des com mandes d ' État l ucratives, créé pa r le pu issa nt bea u-père . Toute la fa m i l le possède nom bre de biens i m mobi l iers sym­ path iq ues sous le solei l de Hong-Kong ou de Ca l iforn ie . Su ivant Deng à la tête d u pays , J iang Zem i n (fi l leul d ' u n ma rtyr de la Révol ution chi noise, donc d 'orig i ne « pri nce rouge », ma is plutôt modeste) a passé la vitesse supérieu re . Son fi ls J iang Mia n heng est bri l la nt. Titu la i re d ' u n doctorat en génie électrique de l ' u n iversité a méri­ ca i ne Drexel , i l a créé une entreprise de sem i-cond ucteu rs, fa it fortu ne, et a été pro m u vice-président de l 'Académ ie ch i noise des sciences . Ma is i l a trébuché en 20 1 1 , a été dém is de son poste et accusé de détou rnement de fonds. J iang Zem i n l u i-même s'est ten u person nel le­ ment en dehors d u busi ness j usq u 'à sa retra ite (toute relative) d u pouvoi r à la fi n de ses ma ndats nationa ux, mais i l s 'est ensuite rattra pé . I l a placé l ' a rgent fa m i l ia l (d'où vient cet a rgent ? ) dans l ' i m mobi l ier, da ns la Bou rse et dans des resta u ra nts péki nois, et a même prêté son nom et sa photo, moyenna nt contrats publicita i res l ucratifs, à u ne l ig ne de cosmétiq ues, une l igne de vêtements « J iang sed uction » (sic ! ) et un pa r­ fu m « Eau de Zem i n » ! Sa fortu ne actuelle est éva l uée à 275 m i l l ions d 'euros pa r le magazi ne People with money, q u i est un jou rna l « ca pita­ l iste » a mérica i n , donc fac i le à dén igrer. So n Prem ier m i n istre penda nt d ix a n s , Li Peng , est le fi ls adoptif de l 'a ncien g rand Prem ier m i n istre de Mao, Zhou E n la i . I ngén ieur électrique formé en U n ion soviétique, il a longtemps été le tsa r de l 'électricité c h i noise . Sa fi l le, Li Xiaol i n , a suivi ses traces dans le secteur électriq ue et d i rige l 'entreprise C h i na Power I nternational Development, l ' u n des c i nq plus g ros prod ucteu rs d ' éner­ g ie c h i nois . Ma is pas seu lement : son nom a ppa raît dans deux sociétés des Îles Vierges brita n n iq ues repérées pa r Chinaleaks. Son frère, Li Xiaopeng , a préféré u ne ca rrière dans le Pa rti et est gouverneu r de la provi nce d u Sha nxi . Le bri l lant Zhu Rong j i , Prem ier m i n istre à pa rti r de 1 998, ne prête pas le fla nc à la critiq ue. Son fi ls, Zh u Yu n la i , a fa it des

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études aux États-Unis et a rejoi nt ensu ite une banque d ' investissement sino-étra ngère de Hong-Kong , la C h i na I nternational Capita l Corpo­ ration , dont il est l ' u n des dirigea nts, u n cad re supérieur normal , donc. Les successeurs de Jia ng Zem i n , Hu Ji ntao et son Prem ier m i n istre Wen J ia bao, au pouvoi r jusqu 'en 20 1 2 , vont fa ire du vraiment big business. Pas eux di rectement, dit la vu lgate, mais leur rem uante fam i l le. Le fi ls de Hu J i ntao, Hu Ha ifeng , est secrétai re du Parti de Tsi ng h ua Hold i ngs, qui contrôle u ne bonne vingta i ne de sociétés fort lucratives . La sœu r de Hu J i ntao, Hu Haiqing, est ma riée à Mao Daoli n , ancien patron de l 'énorme site I nternet Si na . corn . Hu J i n hua , cousi n de Hu Ji ntao, est actionnai re de nom breux laboratoires pharmaceutiques . Hu J i nxing , u n autre cousi n , préside l e g roupe Kaiyua n , dans l a fou rnitu re d e chaleur à gra nde échelle . Son fi ls H u Yishi est le d i recteur de la chaîne Sun Tele­ vision et de Zhong Fa Zha n Holdi ngs, aux mu ltiples i nvestissements . Qua nt à l a fam i lle d e l 'a ncien Prem ier m i n istre Wen J iabao, o n est sur une autre planète. Le plus populai re des di rigeants, le pu r et corn­ passion nel Wen , qui s'était forgé u ne i mage de Mère Teresa lors du trem blement de terre du Sichua n i l y a quelques a nnées, et prônait périodiquement la tra nsparence, s'est fa it rattraper par les mœurs de sa fa m i l le . Son épouse fait figure d ' i m pératrice du com merce des dia­ mants chinois . Pas u ne transaction su r les dia mants ne peut se fa i re sa ns son truchement, disent les mauvaises la ngues, moyennant des com m is­ sions su r lesquel les on peut a isément a l igner des zéros. Leu r fil le, Wen Ruch u n , dont le nom de guerre à l ' usage des étrangers est Li ly Cha ng , a « conseillé » l a ba nque a mérica i ne J PMorga n Chase, q u i a versé l , 8 m i l l ion de dol la rs d' honora i res à sa société, prudemment i mmatriculée par son époux aux Îles Vierges, et q u i emploie . . . deux person nes. Le bienvei lla nt époux de Li ly, Liu Chun hang , a été bomba rdé en 2006 à la tête de l 'agence publ ique chi noise de survei l lance des ma rchés fina nciers . Ça ne s'i nvente pas . Le fils de Wen Jiabao, Wen Yusong , qui se fa it a ppeler hors de Chine Wi nston Wen , a fait ses études aux États-Un is . Il a fondé u ne société d ' i nvestissements ava nt de devenir le président d ' u ne a mbitieuse entreprise de satellites q u ' i l a ensuite reven­ due à des i ntérêts singapouriens . I l est devenu u n rich issime homme d 'affa i res grâce aux deals d 'État dans lesquels i l s'est g lissé com me intermédiai re obl igé. On peut le croiser périodiquement dans les cock­ tai ls de Hong-Kong . La fa m i l le de Wen J ia bao possède des intérêts diversifiés dans des ba nques, des bi jouteries, des stations tou ristiques, des com pagn ies de télécomm u n ication et des projets d ' i nfrastructu re . On en retrouve

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de m u lti ples traces . . . dans les Îles Vierges brita n n iques, bien entend u . La fortu ne accumu lée par l a fam i lle sera it de 2 , 7 m i l l iards d e dol lars, selon des éva luations diverses . 1 Da ns les étages u n peu i nférieurs , on s'en donne aussi à cœu r joie. En recou pa nt les sou rces, on esti me que les 70 mem bres les plus for­ tunés de l 'Assem blée nationale popu laire (le pa rlement chi nois) ont u n patrimoine cumulé d e 9 0 m i l liards d e dol lars . C'est d i x fois p l u s que l 'ensemble des élus du cong rès a mérica i n . Et ils ont u n autre ava n­ tage, dont les parlementaires américa i ns ne disposent pas : i ls n 'ont pas besoi n de passer devant des électeu rs !

1 . On ne touche pas aux dirigeants de l' équipe au pouvoir ni à leur entourage proche ! C'est classé secret d'État. Des éditeurs hong-kongais qui se croyaient indépendants et s'apprêtaient à publier des livres sur la famille du dirigeant suprême l' ont expérimenté à leurs dépens. Certains ont purement et simple­ n1.ent été enlevés en 20 1 5 et ont réapparu huit mois plus tard en Chine, après avoir été soumis localement à des interrogatoires incessants de la Sécurité publique chinoise, puis exhibés à la télévision pour présenter des confessions extorquées . La très libérale Hong-Kong s'inquiète vivement du sort qui lui sera réservée à l'issue de la « période transitoire >> de la maimnise chinoise inau­ gurée en 1 997 sous le drapeau chi nois, au nom d' « un pays, deux systèmes >> , avec une Basic law qui garantit les libertés fondamentales , mais qui expirera en 2047 . Pékin s'asseoit d'ailleurs de façon inquiétante sur cette Basic law, en faisant bannir sans ménagement en octobre 20 1 6 deux députés trublions, pourtant ré gulièrement élus au Conseil législatif de Hong-Kong, qui ne lui convenaient pas.

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Peut-on clouer de la gelée à un mur >> ? den1andait le président Bill Clinton lorsqu'il évoquait les difficultés qu'auraient inéluc­ tablern.ent les politiques chinois à se colleter avec l'érn.ergence d'Internet. Le manuel léniniste donne de la population assu­ jettie l'image d'une ni.asse con1.pacte facile à contrôler. Mais la science marxiste du « 111.atérialisn1.e historique » ne pouvait pas ini.aginer les énorn1.es trous dans le gruyère ouverts par l'inno­ vation technologique. Les gens con1.muniquent, et frénétique­ ment. Photographie instantanée : il existe aujourd'hui en Chine 1,3 milliard de téléphones portables, 700 millions d'internautes, 500 ni.illions d'abonnés au réseau social WeChat ( Weixin en chinois) . Le moteur de recherche Baidu (le Google autochtone) est consulté 600 ni.illions de fois par jour, 15 nulliards de 111.essages ont été envoyés le seul jour du Nouvel An chinois. Con1.111.ent le « 111.arxisme-léninisn1.e-pensée de Mao Zedong» peut-il se dépê­ trer de cet in1.mense mouven1.ent brownien ? On peut penser, Bill Clinton en tête, qu'Internet va submerger le régime chinois. On a tort.

(dot corn) pour vendre n'in1porte quoi. Chacun se n1et à lever des capitaux en pron1ettant aux actionnaires des rende1nents extraor­ dinaires. Un peu trop vite, sans doute : à l'aube des années 2000, les dot. corn ont ramassé 1 000 nulliards de dollars de capitaux sur les n1archés financiers,mais pour produire seulement 35 nulliards de ventes . . . et 9 nulliards de pertes. La bulle des . con1 va exploser en 2001 , mettant la plupart des pionniers à la rue. Mais le mou­ ven1ent reprendra plus tard avec une vigueur nouvelle. Certains Chinois surfent eux aussi sur cette vague de fond, dont le plus visionnaire est un ancien professeur d'anglais au physique ascé­ tique,Jack Ma,qui fonde le site de ventes en ligne Alibaba. Tout se sait en un clic sur Internet et en une caresse sur un Sn1artphone ( un Smartphone sur deux vendus dans le n1onde l'est en Chine) . Toutes les inforn1ations sont fébrilen1ent échan­ gées, d'autant plus rapiden1ent que l'on se doute que la censure suit, n1ais avec un léger décalage. Tous les faits divers prennent une dimension à laquelle les médias traditionnels ne peuvent mên1e pas rêver. Faits réels en vrac : la pauvre paysanne écrasée par une voiture de riche, le citoyen respectable tabassé à n1ort dans un poste de police, la grêve sauvage dans telle entreprise, le n1édecin intéressé qui exige de lourds dessous-de-table, les photos et les adresses des n1aîtresses de tel cadre nomn1ément désigné, les ravages de la pollution dans tel village, les accidents de train, les explosions industrielles, la petite fille écrasée à Can­ ton devant laquelle personne ne s'arrête n1ais que les portables ont filmée, et aussi les édifiantes histoires du petit peuple, les ron1ances an1oureuses ou les derniers potins sur telle vedette. Tout y passe. Au point qu'Internet est devenu un gigantesque

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systèn1e n1édiatique parallèle, qui de surcroît est souvent drôle, irrévérencieux, décontracté, ridiculisant les textes con1passés de la presse autorisée qui se complait dans le bouffi, le solennel et le prêchi-prêcha. Choc de deux cultures, à l'avantage des jeunes, plus fans des réseaux sociaux que leurs aînés. Ces faits divers, comn1e les instructions en rafale de la censure enjoignant de ne pas parler de ceci ou de cela, ne sont pas étouffés dans la marm.ite chinoise. Magie des techniques n1odernes : tout le monde peut en connaître en dehors de Chine à tout instant, car les mes­ sages sont envoyés partout sur le Web mondialisé. Et si l'on ne lit pas quotidiennen1ent les injonctions de l'appareil d'État (ce qui est un peu fastidieux ! ) , il existe un site Web logé hors de Chine ( China Digital Tin1es) qui les archive soigneusen1ent sous le nom_ in1pertinent tiré de George Orwell de >. Le système chinois se protège des appétits étrangers et repousse les tentatives d'in1plantation des leaders occidentaux, pour des raisons écononuques, nuis aussi pour se garder d'une déferlante d'inforn1ations incontrôlables én1ises par un système du Web occidental qui se prévaut d'une philosophie de transparence absolue de l'inforn1ation trop liber­ taire à leur goût. Si l'on ne peut pas contrôler l'inforn1ation, où allons-nous ? C'est ainsi que Google, Facebook ou Twitter sont bannis du marché chinois 1 . Le nunistre chinois du « cyberes­ pace>>,Lu Wei,l'a dit sans fioritures à Mark Zuckerberg,le fonda­ teur de Facebook,quand il l'a rencontré :« Si vous êtes nocifs pour les intérêts de la Chine, sa sécurité ou pour les conson1mateurs chinois, alors nous ne vous pern1ettrons pas d'exister>>. Cela linu­ tera en retour l'expansion à l'étranger des grands acteurs chinois du Net, n1-ais le terrain de jeu chinois est tellen1-ent vaste . . . 1 . En août 20 1 6, les tentatives d'implantation en Chine d'Uber, le leader de la réservation de voitures en li gn e, ont été réduites à néant. Uber a été contraint de céder sa société locale à son concurrent chinois Didi.

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Les autorités chinoises ont pris très rapidem.ent la n1esure du phé­ non1ène Internet. Dès 1 997, le nunistère de la Sécurité publique - dont le budget est supérieur à celui de l'arn1ée - lance un grand projet de contrôle, baptisé« Bouclier doré>>. Les n1.édias repren­ dront le tern1e de est un plan très con1plet de verrouillage, n1ais aussi d'utilisation dynanuque de l'Internet au profit du régime et de sa protection,qui sera bouclé en 2006 pour sa première phase,sous la houlette du tout-puissant tsar de la sécurité, Zhou Yongkang, affidé du secrétaire général du Parti Jiang Zemin. Il inscrit dès le départ dans la législation > ! Tout cela est quasin1ent public car les autorités en sont fières. En 2002, le directeur de la technologie du n1inistère de la Sécu­ rité publique en expose les détails en long et en large devant des nülliers de policiers, lors d'une conférence dans la capitale intitulée « La technologie de l'information pour la sécurité publique de la Chine ». Toute la palette technique se déploie à l'infini, en bloquant les adresses IP des ordinateurs, en plaçant des filtres, en effaçant les recherches sur des 1nots trop sensibles

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politiquem.ent (« 4juin 1989 » (répression sur Tian An Men) , >, >, etc.), en traquant les codes que de petits nialins créent pour tromper les robots de la censure. La plus courante des astuces utilise la richesse infi­ nie des caractères chinois, en remplaçant un mot tabou par un homophone, en jouant sur la différence d'accent tonique. Ce sport national a été pratiqué de tout ten1ps. À l'époque de Deng Xiaoping, les m.écontents défilaient silencieusem.ent en brandis­ sant des canettes de bière vides : tout le monde corn.prenait ins­ tantaném.ent que les > (xiao ping) ! Au jeu du chat et de la souris, c'est toujours le chat qui gagne. La police du Net peut plonger des régions entières dans le noir informatique,conune on le constatera lors des émeutes des natio­ nalistes ouïgours dans la province du Xinjiang en 2009, ou sup­ prim.er toute m.ention des sujets qui fâchent, tels les inm1.eubles pourris dénoncés lors du tremblen1.ent de terre du Sichuan de 2008, ou les conséquences de l'énorn1.e explosion de Tianjin en 2015. Pour faire bonne n1.esure, les autorités se constituent une gigantesque base de données des internautes,qui va jusqu'à utili­ ser des technologies de reconnaissance vocale et faciale,de vidéo­ surveillance, de cartes à puces piégées,de traçage des ordinateurs, de croisen1.ent d'historiques bancaires. Les cybercafés, que l'on trouve à tous les coins de rues, ne garantissent pas l'anonyn1.at : il faut y montrer sa carte d'identité et se voir attribuer un nun1.éro personnel. Elles n'hésitent pas à procéder à l'arrestation des indi­ vidus les plus en pointe, d'un seul claquement de doigts. Et puis elles ont des auxiliaires tout dévoués : les fournisseurs d'accès à Internet eux-mê1nes, limités au non1.bre de quatre pour toute la Chine, dont l'entreprise dominante est China Mobile, classée au 55e rang des premières sociétés n1.ondiales, et qui ont dans leurs vastes n1.achines tout un attirail pour filtrer ce que l'on veut. C'est parce que Google refusera cette règle du jeu du flicage (intitu­ lée « respect de la loi chinoise ») que l'entreprise an1.éricaine se verra refuser son in1.plantation sur le n1.arché chinois, qui le fait

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pourtant saliver depuis longtem.ps. S'il n'y a pas Google ou Gni.ail, on peut toujours se replier sur les versions locales des moteurs de recherche et des adresses e-m.ail, qui, elles, ne sont pas censurées à l'étranger. Il existe égalem.ent à Pékin un « Institut de l'opinion publique», qui n'est pas exacten1.ent un institut de sondages conm1.e la Safres ou l'IFOP en France. Son rnétier est de surveiller tous les suj ets du 1noment sur la Toile, et il produit chaque matin un rapport de synthèse destiné au Premier nunistre qui indique de quoi on parle dans les profondeurs de la Chine. La bureaucratie du pou­ voir sait tout. Les autorités ne surveillent pas tous les flux du Web ni.ais elles savent très précisément siffler la fin de la récréation quand les choses dérapent à leurs yeux.Je n1.e souviens d'une soirée locale sur Internet en 2001 entre plusieurs con1.patriotes sinisants, façon amusante de s'occuper après dîner, le jour où un avion de recon­ naissance an1.éricain avaient frôlé d'un peu trop près les eaux ter­ ritoriales de la mer de Chine n1.éridionale et s'était fait arraisonner sur l'île de Hainan. Le Net s'était enf1an1n1.é sur l'intolérable arro­ gance des vilains Américains qui osaient défier l'indon1.ptable Chine. À chaque n1.inute, quelques nulliers de nouveaux inter­ nautes rejoignaient le débat enf1anm1.é, et chacun y allait de son con1.mentaire courroucé. Deux heures plus tard, quelques-uns con1.mencent à s'en prendre au gouvernen1.ent chinois qui s'était n1.ontré, disaient-ils, incapable et incon1.pétent. Chez nous, tout est très rapiden1.ent > , nous sonm1.es habitués. Pas en Chine. Que croyez-vous qu'il arriva ? Quelques minutes plus tard, neige sur l'écran ! Quelqu'un avait décidé que le petit jeu était allé trop loin et avait appuyé sur un bouton. Rentrez dormir, braves gens. Cette organisation de la réaction à un incident (accident de train, ni.anifestation) est précisén1.ent norn1.ée selon un critère interne qui s'appelle « les quatre heures d'or >> : tous les n1.oyens peuvent être n1.obilisés pour nettoyer la Toile dans un délai de quatre heures.

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Lors des jeux Olyrn.piques de 2008, on afficha une rn.ansuétude inhabituelle afin de rn.ontrer au monde que la Chine était un pays ouvert et libre. Les fournisseurs d'accès chinois, sur ordre, débloquèrent des accès dans les charn.bres d'hôtel et les lieux de conférences fréquentés par les étrangers, pour que ceux-ci puissent s'adonner à toutes les recherches, mên1e les plus in1.per­ tinentes. Dans les mên1.es chan1.bres d'hôtel, d'ailleurs, on reçoit à l'année BBC World et autres CNN sans difficultés. Mais ce sont des n1.icrocosmes pour happyfew. La n1.anipulation d'Internet s'étend de n1.anière encore plus sub­ tile, car elle est dynamique. Les autorités utilisent en effet des nîilliers d'individus, si besoin est, pour orienter les discussions, développer leurs argun1.ents, passer des messages le plus large­ ment possible. Là, ce n'est pas le ministère de la Sécurité publique qui est à la manœuvre, n1.ais le niinistère de la Propagande. Ce ministère donne à jet continu ses instructions aux n1.édias sur ce qu'ils peuvent dire ou ne pas dire. Il suffit d'y être abonné, étran­ gers corn.pris, pour recevoir jour et nuit des notifications sur le politiquern.ent correct qui déferlent sur votre boîte mail. Tant que se développe sur la Toile un discours nationaliste sur la gran­ deur de la Chine,tout va bien. Lorsque le capitaine d'un chalutier chinois, par exemple, est arrêté dans les eaux japonaises par les autorités locales,la bronca de protestations chinoises sur Internet est scienm1.ent encouragée. Mais on peut aussi orienter la« spon­ tanéité >> du discours collectif ou lancer de nouvelles carn.pagnes en saturant la Toile de n1.essages lancés par une année de sup­ plétifs directen1.ent en1.ployés par le nunistère de la Propagande. La rén1.unération n'est pas bien élevée, on surnonm1.e ces salariés occasionnels les > ( wu mao == 5 x 1 0 centimes deYuan == 7 centin1.es d'euro) , mais en y passant quelques jours, on peut s'y faire quelques dizaines d'euros, ce qui est un petit boulot syn1.­ pathique pour arrondir les fins de n1.ois. Les Nouvelles de Pékin ont soulevé un coin du voile en 201 3, en révélant que 2 nîillions de petites n1.ains étaient régulièrement utilisées par les autorités pour ce genre de travail.

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Ça n'est pas le seul apanage de la puissance publique. N'im.porte quelle entreprise privée peut avoir recours à des sociétés spéciali­ sées qui leur fournissent des cohortes d' lorsque celles-ci sont partagées plus de 500 fois ou vues à plus de 5 000 occasions sur Internet. On pense que c'est difficile à mesurer et à tracer ? Pas tant que cela. Xi Jinping justifie sa position à la tribune de la grande conférence mondiale de l'Internet, hébergée à Wuzhen, pas loin de Shanghai, en décembre 2015,avec une rhétorique in1peccable :« Nous devons utiliser les préceptes n1oraux afin de guider l'utilisation d'Inter­ net. [ . . . ] Il faut perm.ettre aux utilisateurs d' exprin1er leurs idées, mais égalen1ent m.ettre en place un bon ordre dans le cyberespace, en conformité avec la loi. [ . . . ] À l'in1age du inonde réel,la liberté et l'ordre sont tous deux nécessaires dans le cyberespace: la liberté est la finalité de l'ordre et l'ordre est la garantie de la liberté. [ . . . ] Nous devons respecter les droits de chaque pays de gouverner leur propre cyberespace. [ . . . ] Les sites Internet auxquels peuvent accéder les internautes chinois sont décidés par le gouvernement et les lois chinoises.» Cela a le m.érite de la clarté, au nom. d'une philosophie de la >, écrit Stéphanie Balm.e dans son excellent Entre soi, passage au scanner du Parti con1.muniste chinois. Le grand écart entre la n1.ainmise absolue du Parti et la libéralisation économique débridée n'est pas nouveau. Il avait déjà été souligné par le Premier nunistre déchu de 1989, Zhao Ziyang, et repris dans ses n1.én.1 oires. 1 Zhao y maintenait que « seule la transition à un systè111.e de démocratie parlementaire,garant de la liberté de la presse et de l'indépendance de la justice,pouvait éviter à la Chine le piège de la n1.archandisa­ tion du pouvoir >>. 1.

Prisoner of the State, compilation de cassettes enregistrées en secret par Zhao Ziyang dans sa résidence surveillée, a été publié à Hong-Kong en 2009, après sa mort, mais a été et est touj ours interdit en Chine.

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En 2012, alors que l'on s'apprête à solder les années Hu Jintao et à introniser la nouvelle équipe du pouvoir, le débat prend une tournure très publique. Un mois avant le grand congrès, Deng Yuwen écrit une tribune n1.ajeure dans un blog à grande diffusion sous le titre >. Deng Yuwen n'est pas un ganun blagueur quelconque, il est le rédacteur en chef adjoint du très officiel hebdon1.adaire de l'École centrale du Parti conm1.u­ niste chinois. Sous la plun1.e d'un men1.bre éminent de l'appareil, c'est l'une des analyses les plus critiques et les plus con.1 plètes de la situation politique. Tout y passe. « Si la Chine a enregistré des succès et des progrès considérables, elle a égalen1.ent accumulé bon nombre de problèmes. [ . . . ] Le vieillissen1.ent de la popu­ lation devient préoccupant. Aucune an1.élioration fondamentale n'a été enregistrée en n1.atière de protection de l'environne­ n1.ent. L'éducation est de plus en plus dépendante d'une gestion bureaucratique et notre vision de l'enseignen1.ent doit être con1.­ plèten1.ent reconsidérée pour pern1.ettre plus de créativité. La recherche fondamentale et l'innovation occupent une place trop restreinte. La morale se délite dans la perte des valeurs [ . . . ] . Mais, surtout, la faiblesse des efforts déployés pour faire progresser la réforn1.e politique et la démocratisation est en con1.plet décalage avec l'an1.pleur des espoirs de rendre du pouvoir au peuple. [ . . . ] Le Parti n'a pas su stopper le creusen1.ent continu du fossé entre riches et pauvres, ni remédier à la corruption, ni instaurer une cohésion sociale efficace ou satisfaire à la den1.ande populaire de se voir rendre du pouvoir. De ce fait, le PCC se trouve face à une crise de légitimité. [ . . . ] L'expérience d'autres pays montre qu'un État de droit ne peut véritablen1.ent exister que dans des conditions politiques dérn.ocratiques. [ . . . ] La démocratisation et la réforme de la vie politique sont des caps difficiles à fran­ chir, n1.ais incontournables pour la Chine.>> Le texte sera censuré sur la Toile, n1.ais il est lu et ardemn1.ent comn1.enté très au-delà des sphères intellectuelles. Il y a un véritable débat politique. Les uns recomn.1 andent d'étendre l'expérience des élections villa­ geoises. Les autres disent qu'il faut donner de l'indépendance aux juges en dén1.antelant la zhengfawei, cette conmussion des affaires

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politiques et judiciaires du Parti qui a la haute 111.ain sur les tribu­ naux et la sécurité publique. Les preniiers tern.ps de l'installation de la nouvelle équipe du pouvoir sont nin1bés d'une étrange atmosphère qui ressern.ble à une angoisse existentielle de fin de règne possible. La garde rap­ prochée de Xi Jinping conm1.ande des piles considérables d'un livre qu'elle va se n1ettre à distribuer généreusernent ( en version chinoise) à tout interlocuteur de passage, chinois con1.me étran­ ger,votre serviteur con1.pris : L'Ancien Régime et la Révolution, écrit en 1856 par notre excellent compatriote Alexis de Tocqueville. Son thèm.e central : pourquoi l'Ancien Régin-ie français s'est-il effondré ? Comment la révolution d'un peuple épris de droits et de liberté a-t-elle pu avoir raison d'un pouvoir absolu ? C'est le grand succès en librairie de l'année 2013 en Chine, ce qui est en soi un signal fort. Mais cette fraîcheur apparente va se dissoudre dans des considérations de realpolitik. L'épouvantail absolu pour les dirigeants chinois est le scéna­ rio de la disparition de l'Union soviétique. La séquence de ces années traun1.atise les pontes du PCC de manière indicible. En avril 1989, ils ont assisté atterrés à la prise de pouvoir en Pologne par le syndicat Solidarnosé,dont la preniière décision a été la dis­ solution du Parti conm.1 uniste. Deux mois après,jour pour jour, Deng a lancé les chars dans la nuit du 4 juin contre les n1.anifes­ tants de la place Tian An Men. En noven1.bre 1989, c'est la chute du 1nur de Berlin. Le 25 décen1.bre 1989, le leader con1.n1.uniste roun1.ain Ceaucescu est sonm-iairement exécuté avec sa fenm1.e, ce qui abasourdit Zhong Nan Haï, le siège du pouvoir pékinois. En aoùt 1 991 , le coup d'État contre Mikhaïl Gorbatchev nurque le début de la fin de l'URSS, qui se soldera par la dissolution du Parti comn1.uniste soviétique. Reste la Chine. Hors de question pour le Parti de perdre le pouvoir. On analyse soign eusen1.ent l'idée de perestroïka de Gorbatchev (« restructuration >>) , dont l'une des conséquences est le pluralisn1.e politique avec des élections libres à candida­ tures n1.ultiples pour les assen.1 blées dirigeantes du pays, et son

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slogan de glasnost (« transparence », littéralem.ent « publicité des débats>>) . Déjà que le concept de > est une curiosité intraduisible dans la culture chinoise, on en rem.et une couche contem.poraine délibérée. Toute contanùnation venant d'idées extérieures nocives doit être éradiquée. Dès le début des années 1980,Deng Xiaoping avait mis à contribution le départem.ent de la propagande du Parti pour réaffirn1er la construction autoch­ tone d'une >. Importer des machines étrangères ne pose pas de problèn1es. Mais dès 1983, époque où la Chine n'est pas encore ouverte, il lance une can1pagne contre >. La n1écanique est rôdée, elle va beaucoup resservir, contre les fern1ents de déstabilisation >, contre les idées libérales bourgeoises, contre les vel­ léités de dén1ocratie. Un seul objectif : ne pas devenir une autre Union soviétique aux pieds d'argile. Un seul horizon : que le Parti conserve le pouvoir ad vitam aeternam . Avant 1nên1e que quelques intellectuels conm1e Deng Yuwen aient an1usé la galerie avec leurs hypothèses « dén1ocratiques », les honm1es du pouvoir réel ont déjà tranché en secret. En juil­ let 2012, l'équipe progranm1ée pour succéder à Hu Jintao a concocté un docun1ent au titre bien n1aoïste : « De la situa­ tion dans la sphère idéologique ». Son signataire principal est Xi Jinping, dont la promotion à la tête du Parti est planifiée pour l'auton1ne suivant. Ce ,et dit en préan1bule : >. Le > fern1e défi­ nitiven1ent toutes les portes que l'on avait crues entr' ouvertes, en fustigeant sans appel les« valeurs universelles prônant les droits de l'homn1e >>, >, l'in­ dépendance des 1nédias, celle de la justice, les droits des citoyens,

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la notion n1ên1e de« société civile>>, et n1.ên1e les critiques« nihi­ listes > > du Parti. Une réunion secrète du Parti a lieu le 5 jan­ vier 2013 sur >. Xi Jinping y fait une leçon de dialectique 111arxiste dans une ternli­ nologie pesante, ce qui est un pléonasn1e 1 . Il enfoncera publi­ quen1ent le clou en novembre 2013 de n1anière plus explicite > On voulait une feuille de route ? Elle est parfaiten1.ent claire. La prise de pouvoir de la nouvelle équipe dirigeante, fin 2012, commence par une vigoureuse campagne anti-corruption où sont visés, dit le slogan, ou les grosses < < n1ouches>>, vous ajoutez les 282 000 membres du PCC n1entionnés plus haut pour 2015, et vous avez le bilan provisoire de la« can1pagne anti-corruption», qui ne faiblit pas pendant le m.andat de Xi Jinping. La corruption va donc être éradiquée ? Bonne nouvelle ! Pas si vite ! On se terre,on fait profil bas, c'est un fait. Mais les pratiques 1.

Il s'agit du général Xu Caihou (opportunément décédé d'un cancer avant son procès éventuel) , de Ling Jihua, secrétaire général de la présidence sous Hu Jintao, de Bo Xilai, secrétaire du Parti (= patron) de la province de Chongqing et de ZhouYongkang, membre du Comité permanent du bureau politique du Comité central, patron de l'énorme Sécurité publique jusqu'à fin 20 1 2. Les trois derniers seront condamnés à la prison à perpétuité, assortie de confes­ sions télévisées larmoyantes : « Je remercie la justice solennelle, n1.éticuleuse, rationnelle et civilisée. J'accepte toutes les allégations portées contre moi et n'ai aucune récrimination quant au jugement ►>. Citation dans le texte !

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obscures ont la vie dure car elles sont constitutives du systèn1e. Dans les postes de pouvoir, spécialem.ent en province, les tracta­ tions deviennent plus précautionneuses, 1nais le business as usual ne disparaît pas d'un coup de baguette m.agique. Derrière les rodorn.ontades m.édiatiques, la campagne est assez ciblée : contre l'héritage des années Jiang et Hu, contre les clans qui ont em.pê­ ché les > de danser en rond, contre les grandes entreprises d'État, ni.ais aussi contre l'Arn1.ée populaire de libé­ ration. Et là, ce n'est pas gagné. Certes, exacten1.ent c01nn1.e ses prédecesseurs, Xi Jinping y a progressiven1.ent placé des hommes à lui. On a ressorti la doctrine de Mao selon laquelle du n1ên1e rang et du n1ême sang qu'elle, la reine d'Écosse Marie Stuart. Cela peut paraître osé de comparer le très laid Zhou Yongkang à la gracieuse Marie Stuart ! Mais la leçon est à double sens. Ce qu'on a fait à l'un de ses pairs, d'autres peuvent le faire à votre encontre. Par-delà les bénéfices tactiques à court tern1e, cette exécution ouvre la brèche à tous les scénarios. Plus rien ne sera plus jamais sacré. Relisez donc Tocqueville. On pense que la « campagne anti-corruption » et les inflexions qui se cachent derrière ce slogan attrape-tout vont s'apaiser après la chute de ZhouYongkang ? Elles se durcissent au contraire. On resserre tous les boulons politiques. On recrute n1.assive1nent dans le Parti. On y ren1et au goût du jour les réunions de cel­ lule, un peu tombées en désuétude,où l'on étudie assidûment les docun1ents > qui nous est fanulier, et dont nous pensons la philosophie « universelle >> , n'a rien à voir avec cet ersatz conçu pour verrouiller le pouvoir et pour 1.

Les théories légistes et leurs applications concrètes où les fonctionnaires doivent contrôler, surveiller et sanctionner, ont connu un grand succès pen­ dant trois siècles avant notre ère, nota1mnent à la période des Royaumes com­ battants, culminant avec le grand ernpereur brutal Qin Shi Huangdi et son autodafé des livres en 2 1 3 av. J.-C. , avant d'être mises à l'index au profit du confucianisme à partir de l' époque des Han, pendant deux millénaires. 2. « Zhongguo Tese Shehui Zhuyi Fazhi »

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écarter les influences étrangères déstabilisantes. Les conceptions de séparation des pouvoirs (exécutif, législatif,judiciaire) chères à Montesquieu,sans même parler de dérn.ocratie,font partie d'un patrirn.oine génétique qui n'est décidérn.ent pas celui du Parti con1nmniste chinois. Et peut-être mêrn.e pas, plus profondén1ent, celui de la culture chinoise.

Chapitre 1 5

Penser autrement

Nos incompréhensions de la Chine ne datent pas d'hier. Les attitudes, les valeurs, en d'autres tern1-es la culture chinoise sont depuis la nuit des temps« l'autre pôle de l'expérience hunuine >>, corn.m e l'a dit un jour André Malraux. La Chine s'est, en effet, développée à l'exact opposé des référents culturels de l'Occi­ dent. Elle aurait pu inventer un alphabet, des religions révélées, une science rnathén1-atique expliquant les lois de la physique, les notions de liberté ou d'individu. Elle ne l'a pas fait. La géographie de la Chine, enserrée de formidables frontières naturelles, a toujours enfern1-é les Chinois dans une vision centripète. À l'est du continent chinois, un in1-n1-ense océan vide, le Pacifique, qui n'a été un océan de civilisation ( contrairement à la Méditerranée ou à l'Atlantique) qu'à partir du XIX e siècle. Au nord et à l'ouest, le désert de Gobi, celui encore pire du Taklam.a kan, puis le plateau tibétain à 4 000 n1-ètres d'altitude n1-oyenne, barré au sud par la chaîne de l'Hin1-alaya jusqu'à la cordillère annamitique. Mên1-e si, 3 000 ans après les pren-1 iers balbutiem.ents, des caravanes de chan1- eaux transportant la soie

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ont pu passer par l'Asie centrale jusqu'à l'Arabie et à l'Europe, et en ont rapporté des textes occidentaux, l'histoire de la Chine est une histoire d'isolem.ent. Tout au plus, au nord et au sud, y avait-il une frontière perm.éable avec la Corée et le Vietnam., ni.ais pas beaucoup plus. Et au début de l'aventure chinoise, ces peuples n'existaient pas en nations constituées. Pour ces raisons géographiques, les Chinois n'ont toujours eu qu'eux-n1.êmes con1.me système de référence. Ils se sont inventé un système de pensée et de représentations sui generis, de façon beau­ coup plus in1.perméable que pour toutes les autres civilisations.Leur vision du n1onde, qu'ils ont ensuite justifiée et nugnifiée, est celle d'un centre qu'ils ont qualifié de >, plus que par la coercition. Conmîe l'individu n'existe pas, nul ne doit se singulariser au regard du groupe, se mettre en avant, exprin1er des idées personnelles ou brillantes qui n'auraient pas reçu au préalable le blanc-seing du groupe. Conmîe le dit le proverbe chinois : > dans une situation ou placé selon un certain rang est ce qui con1pte vrain1ent en Asie. Au sein de l'entreprise, le patron est aveuglément obéi, sinon considéré comn1e Dieu le père. Cela peut poser des problèmes, car autant la parole qui vient d'en haut est répercutée en bas de l'échelle, autant la ren1ontée d'inforn1ations (surtout quand elles peuvent fâcher) est pénible. Le chefne fait pas que donner des ordres. Il énonce aussi la>, qui devient le dogn1e idéologique, en n'hésitantjan1ais à ton1ber dans le prêchi-prêcha. Celui à qui est attribué le pouvoir de prendre la parole est suivi aveuglément : un éditorialiste de journal indique la> qu'il convient d'embrasser. Et pas seulement parce qu'il est plus intelligent que les autres ou qu'il représente la norn1e du Parti qu'il serait imprudent d'enfreindre, mais parce qu'il est par statut au-dessus du troupeau. Cela se véri­ fie dans toutes les cultures asiatiques. Dans un pays libéral comme leJapon, c'est lui, l'éditorialiste, le guide des pensées à suivre. C'est aussi pour cela que les caciques du Parti chinois, qui dictent>, ont encore de belles heures devant eux. Dans l'autre sens, personne ne sera jan1ais tancé en public devant des collègues, encore n1oins n1ontré du doigt s'il a fait une faute. Parce que le groupe doit survivre harmonieuse1nent et long­ temps, chacun doit garder la « face >> (mianzz) . Mais en>, on peut tout espérer d'un collaborateur, d'un négo­ ciateur adverse, d'une relation d'affaires. Le dénunage préventif des problèn1es en est le corollaire indispensable. C01nrn_e cela, les occasions de> en public sont nuninusées sinon réduites à néant. Ce jeu pern1anent de l'honorabilité crée in fine des an1biances positives, dont l'Occident pourrait s'inspirer afin d'adoucir ses pratiques plus rudes. La punition suprên1e, c'est une dénonciation n1édiatique ou un procès pénal, où le nom et les turpitudes de l'accusé sont jetés en public à l'encan. Et si l'accusé est condanmé à mort, on envoie la facture de la balle de l'exécu­ tion à la famille,pour bien l'enfoncer dans sa honte.

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Dans notre vie en groupe,nous sonm1.es des acteurs,nous sonm1.es en scène face à un public. Nous portons un rn_asque (persona dans la tragédie grecque) , nous jouons un rôle, nous pouvons être jugés par l'assistance. Nous devons donc dire notre texte en tout conformisme et sans in1.provisations ou pensées personnelles. Céder à l'in1.patience, perdre son impassibilité, dire abrupten1.ent ce que l'on pense est une injure à la>. C'est pour cela qu'il convient égalen1.ent de flatter son interlocuteur par de légers con1.plin1.ents qui n'engagent pas à grand-chose. « Vous êtes un anu de la Chine », vous dira-t-on souvent, ou bien « votre hono­ rable épouse, nia misérable épouse>> ! Gardez-vous cependant de conclusions trop hâtives qui dilateraient votre ego ! Si je suis dans la rue sans connaître n1.on chen1. i n, je vais avi­ ser un autochtone et lui den1ander où est le bon in1n1euble ( de préférence dans la langue locale) . Si la personne connaît l'en­ droit, elle va 1ne répondre sans an1.biguïté en indiquant la bonne direction. Mais si elle n'en a pas idée, elle va tout de n1ên1e 1ne répondre quelque chose pour n1.e faire plaisir. J an1. a is la personne ne dira> ( ou alors dans les grandes villes agitées) , car ce serait perdre la face. Mais si l'on vous dit « tout droit », vous repèrerez à des petits signes, à une certaine nervosité, à une déglutition, qu'on vous a envoyé un n1.e ssage d'apparence cohérente, 1nais irréaliste. Au fond, le langage du corps est plus important que le langage littéral « du bouche-à-oreille >>. Un jour, à Xian, je cherchais un certain rnonum_ e nt. Trois char­ mants petits vieux jouaient aux échecs au soleil.Je leur den1ande mon chen1. in. Les trois brandissent sin1ultanément le bras, l'un à gauche, l'autre à droite et le troisièn1.e tout droit. Éclat de rire général ! Si l'on vous a donné une information contraire à la vérité, est-ce un> ? Ne n1.ettons pas trop de ni.orale ou de termes norn1atifs dans une réponse convenue. Vous avez posé une ques­ tion ? Vous méritez une réponse, au titre de l'harn1.onie qui doit régner entre votre sollicitation et la réponse que l'on vous fait. Rien de plus. Il est donc parfaite1nent légitin1e que ce que l'on vous dise ne corresponde pas à la réalité. Et pour autant, cela n'est

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pas un n1ensonge. Là où nous autres O ccidentaux répondons noir ou blanc de façon bien tranchée, les Chinois sont parfaite­ ment à l'aise pour répondre noir et blanc. C'est un peu com1ne les spirales in1briquées des cercles noir et blanc taoïstes : tout est dans tout, et inversement. Pour Confucius,le groupe hun1ain doit pratiquer la voie du«juste nu.lieu >> ou encore, sous un autre vocable, l'harn1onie sociale, qui ne peut être parfois qu'une apparence d'harmonie sous la forn1e d'une « non-confrontation». Chacun a déjà vu un canard nager dans une n1are. Le canard est un anin1al très dign e, dont l'expres­ sion est parfaitement caln1e et respectable en toutes circonstances, sans qu'aucune én1otion n'y paraisse. En revanche, ce qui se passe sous la surface est une autre affaire. Le canard peut paln1er conm1e un fou, n1ais cela ne se voit pas. À l'image de la nage du canard, en Chine tout va toujours très bien. On ne dit jan1ais « non ». La hâte, le volontarisn1e, le panache, l'activisn1e, sont totalen1ent contre-productifs. On dit toujours« oui». Mais un oui peut signi­ fier beaucoup de choses et doit être finement décodé. Un autre registre de la différence entre l'Occident et le n1onde sinisé tient aux valeurs absolues. En Europe, nous vivons dans un monde de valeurs absolues,depuis que Moïse a reçu les Tables de la loi sur le 111ont Sinaï. On ne doit ni tuer, ni voler, quelles que soient les circonstances, de jour comn1.e de nuit. De même, les clauses du contrat que nous signons entre nous ont-elles la n1ên1e valeur cinq ou dix ans plus tard. Pas en Chine, où l'on vit dans un n1onde de valeurs relatives. Si l'environnen1ent évolue, on peut aussi faire évoluer les tern1es de notre accord, quel que soit ce qui a été écrit. Si l'on creuse un peu dans les tréfonds de la pensée chinoise, on pourra ren1onter au livre le plus ancien de l'hun1anité, élaboré un nùllénaire avant notre ère : Le Livre des Changements ( Yi Jing) . La seule certitude qu'il donne est que le n1onde est en perpétuel changen1ent, forn1é de forces con1plémentaires qui interagissent et se n1euvent en permanence. Les grands éléinents de la vie se

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rattachent à deux réseaux de force : le Yin et le Yang. Chacun con1prend que la vie naît de l' équilibre à un n1orn.ent donné du principe mâle et du principe fen1elle ; que le jour n'existe qu'en con1plé­ ment de la nuit, dans un n1ouven1ent perpétuel. Les Chinois ont adopté cette vision fluide et plastique du monde où tout peut tou­ jours évoluer, à condition que les élén1ents con1plén1entaires (et non pas opposés) Yin et Yang soient en équilibre. Ainsi le n1onde naît-il de l'harn1onie entre la Lune et le Soleil,entre l'eau et le feu, entre la terre et le ciel,entre la parole et le silence. De même, dans les rapports hun1ains, on s'accorde sur un consensus à l'instant t. Mais les forces de la nature peuvent évo­ luer et nous obligent à nous réajuster. Pour les Chinois, l'hon1n1e n'est pas le n1aître de la nature. Il est à l' in1age d'un nageur dans un grand fleuve, qui peut tout au plus an1énager son parcours dans le courant, mais ne peut en aucun cas s'opposer aux forces supérieures de la nature. Et c'est pour cela que le contrat formel pose problème aux Chinois. Pour nous, le contrat est la fin d'un accord, après une négociation. Pour les Chinois, le contrat est certes un accord, niais c'est surtout le début d'une relation, qui peut évoluer au fil du temps, de m.anière hannonieuse, à la satis­ faction des parties. De n1ên1e que l'environnen1ent change, de mên1e les détails de nos relations peuvent aussi changer, quoique l'on ait n1is dans le contrat. Trois n1ois après, six n1ois après, il est parfaiten1ent licite que l'on détourne un peu ou beaucoup les termes du contrat, afin de faire évoluer les affaires. Et ce n'est pas de l'escroquerie, n'en déplaise aux avocats occidentaux. Faut-il signer des contrats en Chine ? Ou bien est-ce que les contrats signés ont la m.ême in1portance ? 1 Le contrat est un 1.

Attention aux versions en anglais et en chinois des contrats ! C'est toujours le texte chinois qui prévaut infine. Lors des « traités inégaux >> du XIXe siècle, les documents en chinois déposés aux archives impériales o nt très souvent différé de l'original en anglais ou en français : il y avait donc deux versions du même traité ! Les articles les plus iJ.1.1.p ortants de la convention sur les missionnaires, signée et ratifiée en 1 858, par exemple, étaient totalement différents selon le texte original en français et sa traduction chinoise. Ne pas vérifier scrupuleu­ sement le texte chinois est, encore aujourd'hui , une erreur de débutant.

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accord entre les homn1.es, qui recouvre une vision très ancienne de la nature. En Europe, dans nos n1.ythes prinùtifs, nous avons cette idée que la confiance n'existe pas. À l'origine des ten1.ps, l'honm1.e vivait en pleine confiance avec Dieu dans le paradis terrestre. Mais la confiance a été trahie, on connaît l'histoire de la ponm1.e. L'expulsion d'Adan1. et Eve du paradis terrestre a eu deux conséquences : d'abord, il faut dorénavant travailler pour gagner sa vie. Et puis désorn1.ais,lorsqu'un honune en rencontre un autre, la confiance par l'en1.pathie ne peut pas exister puisqu'elle a été brisée dès l'origine. Nous allons donc externaliser notre relation en la confiant à un n1.orceau de papier,c'est-à-dire à un >. Et sur ce contrat nous ni.arquerons les choses les plus précises pos­ sibles, des articles écrits, conforn1.es à des règles juridiques elles aussi écrites. Et conm1.e, depuis les anciens Grecs, nous sonm1.es à l'aise dans les concepts abstraits, nous allons y faire référence. En Asie,cette idée de la perte de confiance n'existe pas. L'honm1.e est fondan1.entalen1.ent bon, le problèn1.e du paradis terrestre n'a jani.ais existé. Donc si je vous vois pour la prenùère fois, il n'y a pas de raison que je ne vous fasse pas confiance. Mais je ne vous connais pas. Donc, au lieu de se précipiter dans un contrat, nous allons d'abord faire connaissance, lenten1.ent, par apprivoi­ se1nent, par stades successifs. Conu1.1.e le renard de Saint-Exupéry qui den1.andait au Petit Prince : < < S'il vous plaît, apprivoise-n1.oi>>, en lui précisant un processus balisé. Nous allons parler de choses et d'autres, évoquer le ternps qu'il fait, tourner autour du pot, mais vérifier aussi,chenùn faisant,que l'autre est un interlocuteur fiable,qui ne se déjuge pas au fil du ten1.ps. Et lorsque petit à petit naît la confiance par en1.pathie personnelle, on peut se n1.ettre d'accord, en laissant soigneusen1.ent des zones an1.bigües pour se ménager des portes de sortie, au non1. des valeurs relatives. La vraie discussion est toujours verbale. Ce n'est pas le moindre des paradoxes que la Chine - qui n1.agnifie le texte, qui a confié de tout temps aux mandarins lettrés la conduite du pouvoir, qui voue une adoration quasi n1.ystique à ses fornùdables idéo­ granl.illes - se n1.éfie autant du texte. Si vous voulez prendre un rendez-vous par e-mail, aucun problème, cela ne peut pas prêter

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à conséquence. Mais si vous voulez comn1uniquer par écrit des papiers de fond sur les principes de vos négociations ou sur les problèn1es en cours, bonne chance. Silence radio ! Ce n'est pas que l'on boude et que l'on ne s'ain1.e plus,n1.ais dans cette culture, seule une conversation d'hon1.me à hon1.me (ou à fenm1.e) per­ mettra d'avancer. Un papier peut être reproduit,pas une conver­ sation discrète (hors micro, bien sûr). On préférera toujours le con1pron1is à l'application stricte des règles de droit ou,pire,aux tribunaux. Balzac (qui était un expert en faillites !) le disait déjà :« Un n1auvais arrangen1ent vaut nùeux qu'un bon procès ». Arriver en Chine avec ses valeurs juridiques toutes faites est certes louable au nom de règles du jeu comn1u­ nén1ent partagées, niais rien n'est plus étranger au réflexe habi­ tuel chinois que ce recours à l'État de droit. Paradoxalen1ent, on est en Chine dans un monde beaucoup plus humain que le nôtre. Le contrat, en Occident, c'est la conclusion d'un accord, alors qu'en Chine, c'est le début d'une relation hun1aine,souple, plas­ tique, celle d'une confiance qui se gère au fil du ten1ps. La relation personnelle est essentielle. Si vous ne développez pas soigneusen1ent les guanxi, il y a de fortes chances que vous n'arri­ viez à rien. Guanxi, c'est un joli tern1e, cela veut dire littéralement >. Il est plus profond et plus fiable. Il pennet de débloquer bien des situations, de passer des n1essages en privé, n1ên1e des n1essages qui fâchent, à condition que la < < face >> soit respectée. L'entrée de la Chine dans la n1ondialisation est toute récente. Lorsque nous autres « barbares >> - de la variété pacifique des voyageurs, des n1anagers et des professeurs - avons été accueillis en niasse en Chine, depuis une très petite génération, nous avons appris, dans un n1élange de fascination, de préjugés et de n1alen­ tendus, l'importance de la différence, parfois dans la douleur. À n1esure que les Chinois étudient, voyagent ou investissent hors de leurs frontières, ils sont confrontés, eux aussi, à . Mais quand je démarre l'exercice inverse, la question devient soudain hard. Non ! Les étrangers ne peuvent pas aborder les problèmes selon des critères différents des nôtres. Non ! Il est in-ipossible de pen­ ser avec des référents n-ientaux autres que les nôtres, n-ie disent­ ils. Le débat prend un tour passionné, presque incandescent. Le syndrome de l'En-ipire du Milieu resurgit brusquement.

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Des règles du j e u « aux caractéristiques chinoises »

Le vocabulaire ou les concepts que nous employons en Occident sont redoutables car,très souvent,ils n'ont pas de correspondance avec les notions chinoises. Que veulent dire en chinois liberté, égalité, responsabilité, dém.ocratie, justice, gouvernance ? En chinois,, que nous manipulons à tout bout de champ dans les relations internatio­ nales ? Pour nous, c'est un fardeau à assun1er, nous qui son1ll1es devenus riches et puissants, pour an1ener les pays moins riches à se développer, pour assurer un ordre pacifique là où subsistent des guerres. Pour les Chinois, ce serait une sorte de con1plexe de culpabilité judéo-chrétien qui leur est étranger. Je suis devenu riche, et alors ?Voyez l'accueil des milliardaires chinois qui a été fait à Bill Gates et Warren Buffet, qui voulaient les attirer dans leur projet philanthropique. Mên1e la> ne signifie pas la n1ên1e chose, lorsque nous voyons l'accueil qui est fait aux handicapés ou aux laissés-pour-compte en Europe, comparé au quasi-ostracisn1e que l'on rencontre dans à peu près tous les pays asiatiques. Quant à s'occuper des affaires des autres, y c01npris dans des situations internationales critiques, aucun pays conm1uniste ne l'admet,et surtout pas la Chine,con1n1e s'il existait un danger que la question revienne en boon1erang.Toute velléité d'intervention extérieure est condanmée au non1 de l'ingérence. Les Chinois, membres permanent du Conseil de sécurité des Nations unies, ont adopté une position neutre lorsqu'a été votée l'intervention internationale en Lybie en 2011, sous la pression des Français et des Britanniques, parce qu'ils étaient inquiets sur le sort des dizaines de nlilliers de travailleurs chinois présents en Lybie. Grâce à l'intervention armée, ils ont certes pu exfiltrer leurs ouvriers vers des cieux plus clén1ents, n1ais après l'extension du conflit, ils ont juré qu'on ne les y reprendrait plus. Lors de l'annexion de la Crimée par la Russie,en 2014,ils sont rentrés sous terre. Les poli­ tiques occidentales au Moyen-Orient sont systén1atiquem.ent

Les i ntraduisibles

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retoquées à l'0 NU par la Russie et la Chine, et pas seulern.ent parce que l'Iran est un fournisseur privilégié de gaz et de pétrole de la Chine et qu'en retour elle lui vend des armes, ou parce que la Chine a récenm1.ent acquis en Irak d'in1.portantes concessions pétrolières. Les régin1es autoritaires nous m.ettent ni.al à l'aise. Pas les Chinois. La Syrie de Bachar El Assad, la Somalie d'On1.ar El Bachir ou le Zin1babwe de Mugabe ne sont pas du tout infré­ quentables pour les Chinois. Et si des étrangers n1ettent un tant soit peu leur nez dans des questions chinoises, sur tous les sujets allant du Tibet aux droits de l'homme, en passant par les revendi­ cations chinoises en n1er de Chine du Sud ou au nord de l'Inde, la réplique fuse dans la nùnute : c'est une « intolérable ingérence dans les affaires intérieures chinoises >> . La Chine a très longuement négocié, pendant quatorze ans, son entrée dans l'Organisation n1ondiale du commerce, laquelle l'a finalement acceptée en 2001 . Elle a fêté avec fierté son entrée dans ce club prestigieux. Mais c'est un peu plus qu'un club : c'est un traité que l'on signe. L' OMC a pour philosophie constitu­ tive le libre-échange, l'ouverture internationale des différents secteurs sans distorsions, la réciprocité transparente de l'accès aux appels d'offres publics et ainsi de suite. Lorsque, les années suivantes, l'on s'enquérait de la nùse en confornùté des règle­ ments locaux avec les dispositions de l'OMC, les adnùnistrations chinoises brandissaient des centaines de pages de règlen1ents nouveaux, dont la lecture (fastidieuse !) était censée satisfaire les partenaires de la Chine. À la linùte, conm1e pour les statistiques de tout poil, on vous den1andait : vous en voulez combien, une brouette, un cannon ? Mais quand des questions se sont faites plus incisives sur l'ouverture réelle constatée sur le terrain, les Chinois se sont bien souvent retranchés sur des argun1ents selon lesquels la loi chinoise était souveraine et qu'on ne pouvait l'en­ freindre aussi facilen1ent. Les explications de texte ont souvent été un dialogue de sourds. Con1bien de fois ai-je tenté d'expli­ quer à nos amis que le droit international plaçait sans discussion les traités au-dessus des lois nationales ? Nous en savons quelque chose avec l'Union européenne. Mais ce droit international ne

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Des règles du jeu

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aux caractéristiques chinoises »

convient pas à la Chine. Si l'on insiste, la discussion se ternunera par la déclaration péremptoire sur > Et il poursuit : >. Lors des réunions pério­ diques du PCC, les n1en1bres pratiquent la critique et, bien pire, l'autocritique en public. Dans la ternùnologie du Parti, cela s'ap­ pelle une « réunion de vie démocratique ». Le Parti communiste, disait Lénine, est fondé sur le « centralisn1e dérn.ocratique ». Rien à voir avec notre conception de la dén1ocratie parlen1entaire. Et mên1e si la Chine évoque périodiquement la nécessité d'arriver

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«

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un jour à une forn1.e de dén1.ocratie représentative, nous savons que cela représente encore un souhait pieux. Les Chinois eux­ mêmes s'an1.usent à détourner n.1 alicieusement le sens des mots consacrés. À la grande époque, les n1.en1.bres du Parti s'appelaient >, avec son corpus de lois censées s'in1.poser équitablen1.ent à tous, avec sa vertueuse transparence ? Mais con1.ment donc traduit-on « équitable» ou > en chinois ? Le dictionnaire vous donnera certes un mot, ni.ais pas du tout opérationnel. Vaste sujet qui ne sera pas tranché par le prosélytisme an.1 biant sur les valeurs occidentales de « bonne gouvernance >>. Nous vivons dans un monde de« droits>> : droits de propriété, droit aux avan­ tages acquis, droit au logen1.ent, droits à ceci et à cela, déclaration des droits de l'hon1.n1.e et du citoyen des pères fondateurs de la Révolution française. En Chine, il y a une loi qui énonce les règles publiques, 1nais la loi et le droit sont deux choses diffé­ rentes. En Chine, on vit encore largen1.ent dans un ni.onde de devoirs, vis-à-vis des ancêtres, de l'État, du n.i aître. Lorsque l'on fait de savantes études sur les valeurs les plus comn1.unément par­ tagées en Occident ou en Asie, que ce soit par des enquêtes de sociologues, ou plus prosaïquen1.ent d'agences de publicité ( ces experts de l' âme du consomn1.ateur) , on aboutit à des typologies très différentes. Les valeurs le plus souvent citées en Occident par toutes les catégories sont la liberté individuelle, la liberté d'expression, et les droits de l'individu. Les valeurs le plus sou­ vent citées en Asie sont, dans la sphère collective: le respect pour l'autorité et les seniors, l'in1.portance de la con1.n1.unauté et de la famille, l'harn1.onie dans les relations hun1.aines, l'ordre dans la société. Et dans la sphère individuelle, les Asiatiques privilégient le travail, la discipline, l'attention à l'éducation et à l'épargne. Et ce n'est pas propre au niveau éconon1.ique de développen1.ent : on retrouve ces différences générales aussi bien en Chine qu'au Japon, en Corée, au Vietnan1., dans toutes sociétés confucéennes sinisées.

Les i ntraduisibles

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Le véritable défi de la m.ondialisation n'est pas celui des n1odes de vie m.atériels, vestim.entaires ou culinaires. C'est la capacité de se changer soi-m.êm_e en fonction de norm.es extérieures. Une nouvelle « Internationale >> en somnîe. Le poids spécifique de la Chine et de son gros 1nilliard d'habitants, son ouverture encore très récente, sa fascination face à sa propre culture 1 - avec ou sans fernîents nationalistes - ne vont pas contribuer à la transfornîer de sitôt. Si des idéalistes imaginent qu'il y aura fatalenîent une convergence des systèn1es et des modes de pensée entre la Chine et l' Occident,ils vont devoir,au nueux,attendre un certain ten1ps.

1.

En 1 703, le Père de Chavagnac écrivait déjà dans une de ses lettres à un col­ lè gu e français : « Entêtés de leur pays, de leurs mœurs, de leurs coutumes et de leurs maximes, ils ne peuvent se persuader que ce qui n'est pas de la Chine mérite quelque attention. >>

PARTIE 4

La C h i n e, hyperp u i ssa n ce ?

Chapitre 1 7 Colosse a ux pieds d 'a rg i le

Pour la grande 111ajorité des Chinois, leur pays est d'ores et déjà devenu LA superpuissance m.ondiale devant l'Am.érique. Les enquêtes répétées menées localement ne laissent aucun doute à ce sujet. Puissance 111.ercantiliste ? Sans doute. Quand on est devenu le premier exportateur devant tous les autres pays, le pre­ mier acheteur de matières prenuères de la planète, on peut avoir l'illusion d'un rouleau compresseur qui va subjuguer le n1.onde. Mais ça n'est pas suffisant : voyez l'Europe. L'Union européenne a un PIB nette111.ent supérieur à celui des États-Unis,deux fois plus gros que celui de la Chine, son 111.ode de vie est attirant, con1.me en témoignent les nullions de migrants qui rêvent d'y entrer, 1nais pèse-t-elle sur la marche du n1.onde de n1anière décisive ? Pour la Chine, avec autant de fragilités internes, sociales, environne­ n1.entales,juridiques, technologiques, politiques, cormnent iina­ giner son évolution au XXI e siècle ? Il ne suffit pas de déclarations volontaristes, un brin arrogantes, pour que la Chine s'impose inéluctable1nent con1.me l'hyperpuissance.

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La Chine, hyperpuissance ?

Il est un dom.aine où nul discours ne peut s'affranchir des lois de la physique : la dém.ographie. La population chinoise s'est constan1ment accrue depuis les débuts de la République populaire jusqu'à aujourd'hui, n1ais les Chinoises font de ni.oins en n1oins d'enfants. Dans les années 1950, la n1.oyenne était de 6 enfants par fenm1e. Elle est tombée à 1,5 dans les années 2010. Le pendule a certes basculé de la politique nataliste des années Mao au contrepied de la politique de l'enfant unique à partir des années 1980. Mais dès avant l'instauration de cette politique drastique, la natalité s'était déjà réduite spontanément de n1.oitié entre 1949 et 1980. Après de nmltiples débats internes, la décision est prise en 2015 d'abolir la politique de l'enfant unique. Cela va-t-il booster la natalité ? Probablen1ent pas. Lorsque l'on a expérin1enté çà et là une telle libéralisation - par exen1ple à Shanghai au début des années 2010 - on s'attendait à un bond de plusieurs centaines de nmliers de naissances supplén1entaires. Il a fallu en rabattre de beaucoup. Dans deux sociétés asiatiques proches de la Chine qui, elles, sont libres, on a égalen1ent assisté à un déclin continu de la natalité. À Singapour et en Corée-du-Sud, il y avait de l'ordre de 5 enfants par femme dans les années 1 960. Le chiffre est tombé à 1,2, en dessous du seuil chinois. La plus efficace pilule contraceptive que l'on ait inventée dans le n1onde, c'est l'éléva­ tion du niveau de vie et l'urbanisation, qui vont souvent de pair. Plus la richesse par habitant augmente, n1oins on fait d'enfants. Est-ce dû à l'égoïsrne, à l'absence de trois ou quatre générations sous un n1ên1e toit à cause des conditions de vie en ville, ou à une politique fan1iliale étriquée ? Toujours est-il qu'il ne faut pas s'attendre à une ren1ontée significative de la natalité en Chine par la grâce d'une n1esure règlen1.entaire. 2030 sera l'année de la grande bascule dén1ographique. La pro­ gression globale de la population chinoise - aujourd'hui de 1 370 nmlions - plafonnera alors à 1 400 nmlions pour con1n1encer à lenten1ent décroître jusqu'à 1 100 nlillions en 2100. En 2030 égalen1.ent, la population globale de l'Inde dépassera celle de la Chine et continuera sans doute à progresser vers 1 700 nul­ lions vers 2050-2060. La Chine, que ce soit il y a 2000 ans, en l'an

Colosse aux pieds d'argile

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n1ille ou aujourd'hui, a toujours abrité 20 % de la population de la planète avec une rem.arquable constance. Pour la prenùère fois de sa longue histoire, elle chutera de plus de 5 points dans cet irn.probable concours. Pour autant, aussi paradoxal que ce soit, la Chine offre une appa­ rence de pays jeune, frais et plein d'allant, en tout cas dans les rues des villes. Dans les ca1npagnes, cependant, le contraste est saisis­ sant : les jeunes adultes actifs ont nùgré en ville,il ne reste souvent plus dans les villages que les vieux qui gardent les petits-en­ fants. Les chiffres globaux confirment cette relative jeunesse : les n1oins de 20 ans représentent encore 26 % de la population totale, 360 millions de jeunes. En fait, depuis 50 ans la Chine n'a jan1ais eu n1eilleure structure déinographique qu'aujourd'hui, avec presque deux tiers de population active pour seulen1ent un tiers de dépendants,jeunes et vieux. Mais les choses vont changer in1placablement, et la bascule interviendra dès 2020. Les seniors de plus de 65 ans sont aujourd'hui 1 39 millions, 1 0 % de la popu­ lation totale. C'est une charge supportable con1parée à celle des pays industrialisés, qui atteint aujourd'hui plus du double, et encore plus au Japon. En 2030, les seniors chinois seront 230 nùllions, et 320 millions en 2050. Dans le même ten1ps, les jeunes se feront plus rares. La population active se réduira de beaucoup en proportion rela­ tive. Ce sera un fardeau pour la Sécurité sociale d'un pays qui n'aura encore qu'un niveau de revenus moyen. Si la producti­ vité n'augn1ente pas massivement, il y aura égalen1ent un effet de ciseaux : moins d'actifs pour assurer plus de production. Mais l' écononlie des cheveux gris présente aussi des opportunités : il n'y a aujourd'hui que 2 millions de Chinois dans des maisons de retraite,il y en aura 1 50 nùllions en 2030. Les services aux seniors vont exploser. La Chine sera-t-elle vieille avant d'être riche ? C'est un prenùer piège d'une série d'autres. En 2030, toujours, la puissance éconon1ique chinoise rejoindra sans doute celle de l'A1nérique, sur fond d'une richesse n1on­ diale qui aura doublé d'ici là. Les projections pour la Chine sont

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La Chine, hyperpuissance ?

crédibles, n1êrn.e en intégrant une croissance divisée par deux par rapport aux scores à deux chiffres de la grande époque. Le PIB chinois rejoindra le niveau actuel des États-Unis (18 trillions de dollars) en 2024 1 . Mais d'ici là, les États-Unis auront aussi pro­ gressé. C'est donc vers 2030 que le PIB chinois deviendra vrai­ n1ent le pren1ier du n1onde, pour le rester ensuite. On in1agine d'ici les gros titres des journaux ! En réalité, la Chine a déjà grillé la politesse aux États-Unis depuis un certain ten1ps pour devenir championne du monde, si l'on descend un peu dans les étages. Dès 2002, elle a utilisé plus de téléphones portables que les États­ Unis. En 2007, ses exportations ont dépassé tous les autres pays du n1onde, n1ais aussi ses énùssions de CO2 . En 2010, elle s'est mise à conson1mer plus d'énergie que la pourtant vorace An1érique, et aussi plus de voitures. Ces projections de puissance économique sont calculées sans hyp othèse d'accident majeur d'ici là. Mais les leçons constantes de l'histoire incitent à la prudence. En 1990, on ne voyait pas ce qui aurait pu ern.pêcher le Japon de devenir le prenùer de la classe n1ondiale après ses années d'én1ergence brillante. Et puis on a vu : le Japon est resté englué depuis lors dans des croissances quasi nulles. Sa puissance écononùque est aujourd'hui n1oins de la n1oitié de celle de son voisin chinois. On y vit très bien, beau­ coup nùeux qu'en Chine, là n'est pas la question, nuis le Japon n'est toujours pas la superpuissance n1ondiale que l'on annonçait. Pour la Chine, bien présomptueux celui qui se voilerait la face en refusant d'in1aginer une possibilité de crise financière majeure ou de bouleversen1ent social de grande ampleur. L'étude de l'his­ toire rend circonspect. On a n1artelé à Pékin depuis des années l'objectif d'une idéal rêvé par Montesquieu. La n1.ise en œuvre de réfonnes radicales et la construction n1.assive d'infrastructures opérées par Deng Xiaoping et ses successeurs n'auraient sans doute jani.ais pu éclore 1.

E n comp araison internationale, l 'ordre de grandeur du PIB p ar habitant

à fin 2015 était de : Suiss e (86 000 $) , États-Unis (54 000) , All e magne (49 000) , Franc e (44 000) , Japon (38 000) , Coré e -du-Sud (26 000) , Chin e (8 000) , Indonési e (3 700) , I nde (1 700) .

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dans une démocratie parlern.entaire, conu11e on le constate en Inde. Mais c'est en n1êrn.e tern.ps une grande faiblesse. Lorsque l'État et le Parti s'irmniscent dans tous les détails de la gestion éco­ nonuque,fr icotent avec les entreprises publiques ou abordent les problèrn.es de gestion par le prisrn.e politique, on n'est plus sûr de rien. En août 2015, par exen1ple, se produit un krach inquiétant à la Bourse de Shanghai. Au lieu d'envoyer des signaux clairs qui rassureraient les n1archés financiers et d'annoncer une rn.oder­ nisation qui calrn.erait l'effervescence, le gouvernen1ent désigne trois boucs-énussaires à la vindicte publique, bloque le système en ferni.ant les transactions, bref s'agite avec une incompétence technique rare . . . qui achève de détruire la crédibilité. Les pos­ tures politiques de matan1ore buttent contre les dures réalités. Le despote peut rapidement devenir gribouille. L'autre volet du des années 1990 et 2000. Ces salaires ont considérablement aug­ n1.enté, en partie à la suite de rudes revendications, en partie par la grâce d'une grande loi sur le travail qui, en 2008, a fixé des norn1.es beaucoup plus contraignantes pour obliger l'état sauvage à se civiliser. C'est évidenm1.ent une bonne chose pour les ouvriers.

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La Chine, hyperpuissance ?

Mais au total, la con1pétitivité réelle est aujourd'hui décevante, très inférieure à celle des pays rn.atures 1 . D'ailleurs,les entreprises chinoises elles-1nêrn.es délocalisent au Can1bodge, au Vietnam. ou au Bangladesh. De surcroît, cette corn.pétitivité baisse sensi­ blern.ent d'année en année, ni.al relayée pour le rn.on1ent par les progrès supposés de la formation ou de l'innovation autochtones. La croissance s'est nourrie de gaspillage, de surcapacités n1ons­ trueuses, d'un endettern.ent qui a atteint des sonm1ets préoccu­ pants. La n1achine est de n1oins en n1oins perforn1ante. Là où il fallait dépenser en moyenne 2 dollars pour générer 1 dollar de retour sur investissen1ent il y a 1 5 ans, on doit en englou­ tir aujourd'hui 7 pour le n1ême résultat, tous secteurs confon­ dus, ce qui est insoutenable. La rationalité des investissen1ents est une question centrale. Il va falloir instiller, tout particulièren1ent dans les énormes entreprises d'État et les collectivités locales,une culture du prix de revient, qui est encore lointaine. Le salut vien­ dra des entrepreneurs privés. Ceux-là calculent très bien parce qu'ils y ont une incitation directe. La création d'entreprises de ce type est un sport national. On est déj à dans un système dual, où des nmlions d'entreprises privées grignotent année après année les positions des n1onstres étatiques. Mais les entreprises d'État conservent une prégnance et un poids politique, aux niveaux national conune provincial,qui freine les réformes de fond,n1ên1e si l'État peut user périodiquen1ent d'une n1ain de fer. L'écononùe du gaspillage rn.ettra des décennies à s'assainir. Mais, entre-tern.ps, la n1anne de l'État se sera sérieusen1ent réduite. L'équation n'est pas in1possible à résoudre, seulen1ent douloureuse pour un État en principe socialiste. Il va falloir trouver une nouvelle n1artingale dans les n1oteurs du développen1ent chinois. Ceux-ci sont très déséquilibrés. Dans les

1.

Une étude très complète du Boston Consulting Group en 201 4 calcule la compétitivité réelle dans chaque pays en intégrant les salaires, la productivité par salarié, le coùt de l'énergie, etc. Sur l'échelle globale, la Chine a un score de 96, dépassant l'Inde (87) , 111.ais très inférieur aux États-Unis ( 1 00) , au Japon ( 1 1 1) ou à la France ( 1 24) .

Colosse aux pieds d'argile

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années 2000, les exportations tiraient la croissance. Ce n'est plus du tout le cas parce que les pays clients de la Chine sont n1.oroses et parce que la valeur ajoutée est encore entre les mains des usines sous contrôle étranger,qui assurent la grande n1.ajorité des expor­ tations. À part quelques-uns, les industriels chinois s'occupent toujours en priorité de leur n1.arché intérieur, qui suffit encore à leurs an.1 bitions car il est imn1.ense. Cela changera, bien entendu, mais ils entreront alors dans le grand bain de la con1.pétition et du ni.anagement n1.ondial. Et là, le Dieu du capitalisme reconnaî­ tra les siens. Pour l'économie chinoise, le relais des exportations devrait venir de la consonm1.ation intérieure, ni.ais celle-ci n'est pas encore à n1.ême d'être le moteur essentiel de la n1.achine éco­ nonuque, n1.ême si elle progresse annuellen1.ent de 10 %. Elle ne représente encore que 36 % du PIB, contre 68 % aux États-Unis ou 56 % en France. Le rééquilibrage des n1.oteurs de la crois­ sance, annoncé année après année, ne progresse que de ni.anière très in1.parfaite. Et pourtant, les Chinois sont riches ! Globalen1.ent, leur épargne représente la somn1.e faramineuse de 50 % du PIB (France : 14 %) . Si seulement une petite partie de cette épargne était transformée en consonu1.1.ation, l'écononue chinoise trouverait un second souffle. Oui ni.ais . . . en l'absence de systèn1.e décent de sécurité sociale, d'assurance 1nédicale convenable, d'éducation publique de qualité, de retraites correctes, de ni.arché du travail positif, les Chinois continuent à n1ettre m.assivement leur argent de côté pour les jours difficiles 1 . Cela changera, mais il faudra deux ou

1.

O n a édicté une grande loi en 20 1 0 pour mettre à plat les systèmes de retraites et de santé, mais son application cumule encore les difficultés : montants plus que modestes - ce qui est logique dans un pays encore globalement pauvre -, couverture médicale de misère et difficile à transférer, seulem. e nt un sur six des 253 millions de travailleurs migrants enregistrés par leurs employeurs, etc. L'âge de la retraite (60 ans pour les hommes, 50 ans pour les femmes ou 55 dans la fonction publique, record du monde des retraites précoces) n'a pas évolué depuis la loi de 1 978 alors que la population vieillit . . . Quand les fonds sociaux ne sont pas siphonnés dans des scandales inunobiliers majeurs, comme à Shan­ ghai il y a quelques années, ce qui a valu la prison au chef du Parti.

1 96

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trois décennies. En gardant toujours en tête qu'il y a 1 ,4 nrilliard de Chinois à satisfaire, et qu'il n'y a pas le droit à l'erreur. Ce sont donc les énorn1es investissem.ents fixes,troisième n1oteur, qui tirent la croissance, com.ptant pour la m.oitié du PIB, contre 1 9 % aux États-Unis. Dès qu'un coup de vent souffle sur l'écono­ mie, le réflexe naturel est de stin1uler la n1achine en puisant dans la caisse à subventions pour investir encore plus, et toujours sans trop se soucier de la viabilité financière des projets. L'État n1et donc la main à la poche année après année, avec la vieille habi­ tude de lancer des grands travaux,de couler encore plus de béton. Et m.ême si l'État a encore les poches profondes, il ne peut pas tout,car il a choisi dans le n1ên1e ten1ps de courir plusieurs lièvres à la fois : accélérer les réforn1es de sécurité sociale - avec des effets perceptibles à long tern1e seulen1ent - ce qui est positif et fonda­ mental, n1.ais aussi maintenir un énorn1.e appareil sécuritaire qui coûte les yeux de la tête, et se doter à marches forcées d'un outil niilitaire moderne. C'est un choix d'allocation des ressources de nature politique. Tous ces problèm.es structurels se lisent à livre ouvert. Ils font l'objet de débats pern1.anents où les experts proposent leurs solutions. Ces sujets, d'apparence technique, ne sont n1ên1e pas tabous pour les n1édias étroiten1ent contrôlés. Mais entrevoir des solutions et décider de réforn1es de fond sont deux exercices dif­ férents. Les dirigeants savent qu'ils ouvrent une boîte de Pandore de risques nouveaux de toute nature. Deng Xiaoping avait été confronté à pareille situation il y a plus de 30 ans. Il avait tranché conune on sait. Mais nous sommes au XXI e siècle. Il va falloir changer radicale1nent de logiciel, si c'est possible. Cela peut mar­ cher, n1.ais ça n'est pas sûr.

Chapitre 1 8

Innovation · encore un effort !

Accéder à un statut de superpuissance in1pose d'être un leader mondial technologique et intellectuel auton01ne. Les chiffres lancés çà et là, dont les médias se saisissent avec gourrn.andise,sont ébouriffants. La Chine aurait déposé l'an dernier 2,6 nullions de brevets, un tiers de plus que les États-Unis, trois fois plus que l'Europe. Elle aurait 2,5 n1illions d'étudiants en sciences, cinq fois plus que les États-Unis. Mais le très sérieux Indice mondial de l'innovation place la Chine au 29e rang des pays du n1onde en 2015, quelque part entre le Portugal et la Slovénie 1 . La contra­ diction m.érite enquête. La Chine a toujours abrité des esprits brillants, là n'est pas la question. Elle se flatte d'avoir produit plusieurs siècles avant l'Europe ses « quatre grandes inventions » : la boussole, le papier, 1.

Le Global Innovation Index (GII) est une recherche annuelle fouillée (453 pages) élaborée par un consortium de prestigieuses universités occidentales et de grands cabinets de consultants, qui décortique les tenants et aboutissants de l'innovation dans 1 4 1 pays, et qui fait référence dans les milieux scientifiques sérieux.

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l'irn.prirn.erie à caractères rn.obiles et la poudre à canon 1 . À l'époque conten1poraine, ses chercheurs ont décodé le génome du riz. Madame Tu Youyou a décroché en 2015 le prix Nobel de rn.édecine, prenùère scientifique à avoir rn.ené toutes ses recherches en Chine à partir d'ingrédients de la pharmacopée traditionnelle. Ses ingénieurs ont construit l'ordinateur le plus puissant du ni.onde, des fusées spatiales qui n1.èneront bientôt des Chinois sur la Lune. Ils ont én1.ulé les techniques de construction des centrales nucléaires, des TGV, des gros avions commerciaux n1.odernes (peut-être pas par leur seul génie propre,mais c'est une autre histoire) . Bravo ! Mais tout se passe conm1.e si la recherche chinoise avait un moteur de Ferrari couplé à un en1.brayage de 2 CV L'effort scientifique global, ni.assif en principe, produit peu de résultats ren1.arquables visibles. En biotechnologies, par exemple, les Chinois ont publié 17 % des papiers de recherche et déposé 10 % des brevets dans le ni.onde, ni.ais ils n'ont lancé que 2 % de nouveaux 1nédican1.ents et les produits pharn1.aceutiques d'envergure n1.ondiale ne repré­ sentent que 1 % des ventes des entreprises chinoises. On retrouve des scores sinulaires dans toutes les disciplines et industries qui dépendent étroiten1.ent de la recherche. La ni.asse de publications, de brevets, de personnel scientifique n'a pas encore conduit à des avancées n1.ajeures. Où est donc le problèn1.e ? Pre1nière piste : quantité ne veut pas dire qualité. L'affichage de dépenses phénoménales pour la recherche 2 masque que 80 % sont consacrés à la nùse au point de produits, tandis que 5 % seu­ len1.ent sont dévolus à la recherche fondamentale, contre 15 % à 20 % au Japon, en Corée-du-Sud ou aux États-Unis. De plus, 1 . La poudre servit aux Chinois à lancer des feux d'artifice pendant six siècles, avant qu'un canon turc en trouve l 'application n1.ilitaire en détruisant les remparts de Constantinople. Les > ne sont pas une trouvaille de la propagande ch inoise, mais un raccourci brillant inventé par Joseph Needham. , dans son œuvre de référence incontournable sur la

science chinoise . . . et repris plus tard avec délices par les Chinois. 2. 230 milliards de dollars en 20 1 5 (la moitié des États-Unis) qui devraient dou­ bler d'ici à 2020.

I nnovation : encore un effort !

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l'allocation optin1ale des ressources est encore un concept flou en Chine. Le> de la recherche et de l'innovation reste encore très bas, parce que les notions d'optimisation ou de renta­ bilité sont étrangères à une culture bureaucratique. Les instituts et les entreprises chinoises en1bauchent des nlilliers de chercheurs scientifiques pour accélérer les découvertes, conlffie s'il suffisait d'un effet de n1asse. Mais la productivité au final est décevante. Dans la n1asse des investigations de nlilliers de cerveaux brillants, il y a bien sûr des pépites, mais il pourrait y en avoir tellement plus. Ce n'est pas dû à l'absence de plans. Chaque 111.inistère, chaque institution annoncent fière1nent des master plans glorieux et invérifiables. Le « Projet 863 >> vise à faire de la Chine un lea­ der technologique. Le plan veut faire de l'industrie chinoise la plus 1noderne du monde. Le plan « Top innovative nation 2020 » parle de lui-n1ên1e. La « Silicon Valley » de Pékin (Zhongguancun) a été conçue pour éinuler la vraie. Le > drague les diplôn1és chinois de haut niveau ayant fait leurs études à l'étranger, et leur pron1et des postes de professeurs garantis, assortis d'une prirn.e d'un million de yuans (140 000 euros) s'ils acceptent de revenir. Mais ce pro­ granlffie n'a pour l'instant ran1assé dans ses filets que 4 000 scien­ tifiques de bon calibre, ce qui est extrên1en1ent faible à l'échelle du pays. Les statistiques officielles sont à prendre avec des pincettes. Elles indiquent que 70 % de la recherche et développen1ent (R&D) én1ane des entreprises. Mais la part du lion est l'apanage des grandes entreprises d'État, vastes bureaucraties qui obéissent en priorité aux injonctions de leur tuteur étatique. Ce ne sont pas les scientifiques de ces entreprises qui arbitrent, n1ais des fonc­ tionnaires extérieurs qui ont la clé de la cassette à subventions. Milton Friedn1an, l'écononiiste vedette de Chicago, avait calculé à l'échelle planétaire qu'un État, quel qu'il soit, conson1n1e au minimun1 deux fois plus de ressources financières que le secteur privé concurrentiel pour accon1plir n'in1porte quoi. La Chine dépasse largen1ent ce seuil. Toutes les études indépendantes

200

La Chine, hyperpuissance ?

convergent : les « vraies » entreprises chinoises, celles du secteur moderne concurrentiel, contribuent en réalité pour 10 % à 15 % seulern.ent des dépenses de R&D, contre 67 % aux États-Unis. En réalité, les dépenses réelles de R&D dans les 7 pays leaders du n10nde représentent globalement entre 15 et 30 % de la valeur ajoutée produite, contre moins de 5 % en Chine. La Chine serait charn.pionne du n1onde des brevets. Mais gober tout cru ces chiffres térn.oigne d'une crédulité coupable. Le dépôt de brevets progresse de + 17 % par an depuis dix ans,nous dit-on. Plus les fonctionnaires de l'office des brevets en recueillent, plus de syn1pathiques gratifications s'ajoutent à leurs traite111ents. Ils sont dès lors peu regardants sur l'originalité des projets conm1.e sur leur revue critique. Les chiffres bruts de demandes de brevets déposées sont nurobolants : c'est celui qui est largement repris par les n1.édias du monde. Mais l'approbation finale après exan1en réduit ce chiffre à la n1.oitié. Et encore, les sources chinoises les plus sérieuses calculent que 16 % seulen1.ent sont des brevets d'in­ ventions réelles, tandis que 48 % sont des brevets dits « d'appli­ cation>> et 38 % des brevets , où il suffit d'une légère adaptation à la m.arge, parfois mêm.e d'une seule phrase ajoutée au« vrai» brevet existant,pour être enregistrée, que le brevet soit d'origine autochtone ou étrangère. Par exen1.ple,dans le don1.aine de avec tous ses voisins antagonistes. Cette chaîne de bases,que l'on appelle le « collier de perles >>, ceinture littéralcn1ent l'Inde : en Binnanie, dans les îles Andaman birn1anes, au Bangladesh, au Sri Lanka, dans l'archipel des Maldives, au Pakistan. C'est, pour l'Inde, plus qu'un chiffon rouge. Aucun de ces pays n'a d'alliance réelle avec la Chine, laquelle n'en a jam.ais eu historiquement. Mais certains sont au n1oins devenus des obligés. Après avoir coupablen1ent négligé sa poli­ tique extérieure régionale, l'Inde n1et depuis quelque ten1ps les bouchées doubles pour renouer sérieusen1ent avec ses voisins, à l'exception du Pakistan, car elle se sent stratégiquement encer­ clée. Elle a une flotte de 155 navires de guerre, supérieure sur le papier à celle de la Chine bien que vieillissante, un porte-avions et un carnet de comn1ande de n1atériel moderne substantiel. Elle est une puissance nucléaire et spatiale. L'Inde est donc très loin cl'être un « tigre de papier >> 1 . L' ennenii principal est le Pakis­ tan, nuis la Chine horripile aussi l'état-n1ajor indien. Les conflits n1ajeurs naissent le plus souvent d'une interprétation erronée des intentions de l'adversaire, conm1.e l'a abondan1.n1ent dérn.ontré l'histoire. La Chine ne fait rien pour rassurer les Indiens. Elle a certainen1ent l'an1bition de devenir la puissance régionale de

1.

L' expression « tigre de papier >> (zhi Zao hu) est courante depuis touj ours dans la langue populaire chinoise pour dési gn er un ennenù d'apparence effrayante, mais faible. Mao l'a reprise à son compte pour désigner les « impérialistes am.é­ nca1ns » .

220

La Chine, hyperpuissance ?

l'Asie,faute de pouvoir être la puissance n1ondiale. Mais l'Inde se dressera sur le chenun de sa volonté de puissance. S'il y a un conflit, il pourrait également provenir d'un sujet diffé­ rent : l'eau. L'équation est sin1ple. L'Inde abrite 17 % de la popula­ tion n1ondiale et ne dispose que de 4 % des réserves d'eau douce. Toute sa n1oitié nord, la plus densément peuplée, est en lin1ite extrên1e de sécheresse chronique. La question de l'eau est donc incandescente. Mais qui contrôle les grands fleuves d'Asie ? La Chine. Le plateau tibétain est en effet le plus grand château d'eau du n1onde,où tous les grands fleuves d'Asie prennent leur source. Le Brahn1.apoutre coule d'abord sur 1 000 kilom.ètres en territoire chinois pour ensuite irrigu er l'Assan1 indien et le Bangladesh. Les Chinois y f on1entent un barrage qui serait plus gigantesque encore que celui des Trois-Gorges sur le Yangzi. Il y a quelques années,un barrage chinois secondaire sur le Brahn1apoutre s'était effondré, provoquant des inondations importantes dans l'Assan1 indien. Le projet de grand barrage chinois est donc un casus belli. Les Chinois sont avares d'inforn1ations et de coopération, ce qui exaspère les Indiens. La Chine détient avec l'eau un n1oyen de prédation et de chan­ tage imparable sur nombre de ses voisins. Au nord, le fleuve Irtych naît dans l 'Altaï chinois avant de traverser le Kazakhstan et de se jeter dans l'Ob russe. Les projets d'irrigation n1assive du Xinjiang grâce aux eaux de l'Irtych ajoutent aux contentieux en Asie centrale. Au sud, le Mekong coule d'abord en Chine avant d'irriguer cinq autres pays du Sud-Est asiatique et de tern1iner sa course au Vietnam. Les Chinois y ont déjà construit 12 barrages hydroélectriques, qui ont fait baisser le niveau du grand fleuve au point de condan1ner la navigation sur de larges portions et de réduire la pêche locale à la portion congrue. Sans parler des menaces potentielles que feraient peser des projets sur l'inclus, pour le Pakistan, sur la Salouen, pour la Birmanie, sur le fleuve Rouge, pour le Vietnam, ou la pollution chinoise drainée vers l'Amour pour la Sibérie russe. S'il y a bien un « intérêt vital » pour tout le n1onde, c'est l'eau. C'est la Chine qui a la n1ain sur le robinet.

Chiens de faïence : la Chine et ses voisins

22 1

Les grands fleuves d'Asie

Le plus turbulent des voisins terre tres se situe au nord-est de la C hine : la Corée-du-Nord. Le comporten1ent de cet étrange pays herm.étique de 25 millions d'habitants est un caillou dans les chaussures de toutes les puissances « norn1ales > , Chine con1prise. La dynastie des Kim, au pouvoir depuis 1945 1 , est une énign1e pour ses voisins. La Chine a une frontière de 1 416 kilom.ètres sur les fleuves Yalou et Tum.en. Elle abrite égalen1ent, dans ses provinces du Nord-Est, une nunorité de 2 n1illions de Coréens. 1.

Le grand-père e t fondateur, Kim Il Sung, dit l e « grand leader >> et > (né en 1 983) .

222

La Chine, hyperpuissance ?

Mentor de ce pays conm1uniste depuis la sanglante guerre de Corée des années 1950, la Chine est le seul cordon ombilical du « royaume ernute >> - conune on appelait le pays aux temps anciens - grâce à la ligne de chenun de fer qui relie Pyongyang à la Chine via la zone frontière de Dadong. Mais le supposé allié refuse tout dialogue avec qui que ce soit. Qu'il n1ène une farouche politique d'autarcie, passe encore. Mais qu'il défie périodiquen1ent la comn1unauté internationale par ses expé­ riences nucléaires,par ses canonnades sur son voisin du sud et par ses tirs de fusées, crée un clin1.at d'incertitude dangereuse dans toute la région. Depuis 2015, la République dén1ocratique de Corée (c'est son non1) embrase un feu d'artifice de lancen1ents répétés de nussiles à longue portée qui jusqu'à présent s'abîn1ent dans le Pacifique, n1ais pour con1bien de ten1ps ? La Corée-du­ Nord n'écoute aucun conseil de modération de la Chine, n1algré les voyages - en train blindé - qu'ont pu y faire les Kii11. Pékin a officiellern.ent dénoncé les essais nucléaires, ce qui est inhabituel de sa part, n1ais pas plus. La Chine n'ose pas faire le pas qui a1nè­ nerait peut-être Pyongyang à résipiscence, par exen1ple couper les livraisons ferroviaires. Car affaiblir ce voisin anti-an1éricain ne fait pas à long tern1e les affaires de la Chine. La Corée-du-Nord, exsangue écononuquen1ent, doit être n1aintenue sous perfusion, pense-t-elle, sous peine d'un effondrement rapide - une sorte de scénario à la Ceaucescu - qui ouvrirait une boîte de Pandore de n1illions de réfugiés et de réunification avec la dén1ocratique Corée-du-Sud, dont les Sud-Coréens ne veulent d'ailleurs pas, car il y va de leurs équilibres fondamentaux à eux aussi. La Corée-du-Sud, qui investit et con1n1erce très abondanunent avec la Chine, s'était dit que Pékin pouvait lui donner quelques assurances en usant de son influence afin de n1aintenir le risque nord-coréen sous le boisseau. Séoul n'est qu'à 40 kilomètres de la frontière nord-coréenne et aucune attaque ne peut être exclue. La présidente sud-coréenne Park Geun-Hye, au pou­ voir depuis 2013, s'était beaucoup engagée avec la Chine, assis­ tant à Pékin au grand défilé du 3 septen1bre 2015 alors que les autres leaders des dén1ocraties boudaient l'événen1ent. Mais

Ch iens de faïence : la Chine et ses voisins

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les anïbiguïtés persistantes de la diplonïatie chinoise et ses ater­ moienïents ont conduit nïadanïe Park à prendre, en juillet 2016, la décision stratégique 1najeure de rejoindre le systènïe améri­ cain de défense anti-nïissile avancée (Ternïinal High Altitude Area Defense - THAAD) . L'avancement technologique de ce systènïe d'arnïes garantit la sécurité de Séoul face à P yongyang, du nïoins en principe. Il ne vise aucun pays tiers, dit le conïmu­ niqué, c'est l'explication de texte qui en a été donnée. Mais la Chine se sent également visée, il suffit de regarder une carte. Politiquement, c'est un revers important pour Pékin. Il y avait déjà 30 000 GI et des avions de conïbat anïéricains sur des bases locales depuis la fin de la guerre de Corée. L'affaire du THAAD remet les États-Unis au centre dujeu stratégique dans cette par­ tie de l'Asie, ce qui était pour Pékin la chose à éviter absolunïent. On se denïande in fine à qui profite le rôle d'« inïbécile utile » (au sens léniniste du ternïe) joué par la Corée-du-Nord dans ses postures nïartiales face aux États-Unis et à ses alliés sud-coréen et japonais. Si Pékin estime que l'on ne sort de l'anïbiguïté qu'à ses dépens, l'affaire coréenne est un épisode contre-productif

Chapitre 20

Une g uerre pour la mer de C hine ?

Le 12 juillet 2016 est un jour noir pour la diplomatie chinoise. Ce jour-là, la Cour perm.anente d'arbitrage internationale, orga­ nisme officiel des Nations unies qui siège à La Haye, rend un jugem.ent public accablant pour les prétentions de la Chine sur un îlot proche des Philippines. C'est un coup de tonnerre n1.on­ dial. Pour ne pas perdre la face,la Chine déclare aussitôt qu'elle ne tiendra aucun compte de cette sentence et que la m.er de Chine du Sud (Nanyang) lui appartient de tout temps. Depuis des lustres, en fait depuis les années 1940, la Chine avait produit une carte de ses ni.arches n1.aritin1.es n1.éridionales sous la forme d'une ligne en neuf traits pointillés qui a la forme d'une> coréen au cours de l'histoire ou du Vietnam.. Les troupes de l'empereur Kubilai Khan sont venues jusqu'à Pagan en Birm.anie au XIII e siècle. Toute la péninsule indochinoise s'est nuse à payer tribut aux dynasties chinoises successives. La carte in1périale recouvre tout le Sud-Est asiatique censén1ent >, avec quelques épigones à l'ouest et au sud pour faire bonne n1esure, sans n1ên1e parler du Tibet, du Xin­ jiang ou d'une partie du Kazakhstan, autrefois appelé « Turkes­ tan chinois ». La forn1ulation actuelle de la politique étrangère

232

La Chine, hyperpuissance ?

chinoise cl'« anritié entre voisins >> est ressentie par lesdits voisins con1Ille un piège de plus 1 . Au nord du Nanyang, cerise sur le gâteau : Taïwan. Cette grande île fait historique1nent partie intégrante de la Chine et n'est, dit Pékin, qu'une « province » chinoise en rappelant de façon obsessionnelle - et en faisant obligatoirern.ent ânonner aux étrangers - qu' par tous les moyens. Et n1.ên1.e si les États-Unis sont le premier partenaire économique et financier de la Chine, avec toutes les relations diplon1.atiques possibles, le congrès an1.éricain n'en a pas ni.oins pron1.ulgué en

1 . , une bizar­ rerie chinoise selon laquelle l'empereur de Chine accordait l'investiture aux rois tributaires qui en étaient di gn es, mais n'intervenait dans leurs affaires que par des admonestations quand ils cessaient de la mériter. En la présence de Patenôtre, il fut procédé à la destruction dudit sceau, qui fut fondu et coulé en lingot. » (Charles Meyer, voir bibliographie)

Une guerre pour la mer de Chine ?

233

1979 le« Taïwan Relations Act » qui« considère [que] toute ten­ tative de déternüner l'avenir de Taïwan par des rn.oyens autres que pacifiques, incluant le boycott et l'ern.bargo >> serait inaccep­ table. Les États-Unis ont toujours vendu des annes 1nodernes à Taïwan et n'en ont pas subi de conséquences vrain1ent sérieuses, contrairement à de plus modestes puissances, en particulier la France par le passé, qui ont dû subir de lourdes rétorsions. Mal­ gré les 1 500 nüssiles chinois braqués sur la grande île, un conflit ouvert avec les États-Unis sur la question de Taïwan risquerait de déclencher une guerre n1ondiale. Alors on se contente de part et d'autre d'une >, en rongeant son frein. Pour l'instant, c'est le statu quo, mais pas à l'abri d'inci­ dents graves, surtout si le gouvernen1.ent taïwanais prononce une parole n1alheureuse.

Un peu plus au nord, la rancœur de la Chine vis-à-vis du Japon prend à tout propos des tours incandescents, quand elle ne tourne pas à la rétorsion pure et simple sur les voitures japonaises à chaque fois qu'un Pren1.ier n1inistre japonais visite le temple Yasukuni de Tokyo où sont enterrés - parn1i beaucoup d'autres ­ les crinünels de guerre du dernier conflit n1ondial. L' : Zhongg uo hepingfueqi.

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La Chine, hyperpuissance ?

qu'elle a fait en expédiant, en octobre 195 0, un m.illion et denü de > en proclan1ant des tern1es n1oralisateurs de dans 27 % et 1 8 % des cas respectiven1.ent. Le grand historien John King Fairbank rappelle un vieux proverbe chinois:« Recourez à la paix et à l'amitié si vous êtes temporaire­ ment obligé de le faire ; recourez à la guerre et aux arn1.es en tant que véritable politique. » Certes, il n'y avait pas d'arn1.es nucléaires sous Sun Zi. Les risques étaient plus linutés. Il n'e1npêche que le pacifisn1.e n'ajan1.ais été une philosophie naturelle en Chine. La Chine est une puissance militaire en expansion rapide. Ses dépenses ont augn1.enté de 1 32 % au cours des dix dernières années, alors qu'elles restaient assez étales partout ailleurs, aux situations locales près 1 . Supérieures à 200 n1.illiards de dollars en 1.

Le SIPRI de Stockholm rétablit les dépenses militaires réelles de chaque pays en tennes comparables, par-delà les déclarations budgétaires nationales qui peuvent masquer de nombreux postes. Pour l'année 201 5, les dépenses des États-Unis seraient de 596 M ds $, suivies de la Chine (2 1 5 M ds $) , de l'Arabie saoudite (87 M ds $) et de la Russie (66 M ds $) . Les pays de l'OTAN repré­ sentent de l'ordre de 1 000 M ds $ sur un total mondial estim.é à 1 676 en 20 1 5. En Asie, l'Inde (50 M ds $) , le Japon ( 46 M ds $) et la Corée-du-Sud (36 Md $) sont les leaders.

L' « émergence pacifique »

241

2016, elles ne sont dépassées que par celles des États-Unis, autour de 600 nülliards de dollars. Le problèm.e de l'Armée populaire de libération (APL) n'est pas la taille ni.ais l'efficacité opérationnelle dans les guerres n1.odernes. Autrefois, une arn1.ée pléthorique offrait des poitrines de fantassins à la n1.itraille. Aujourd'hui, les effectifs ont déjà été ran1.enés à 2,3 n1.illions d'hon1.mes (dont 70 % dans l'arn1.ée de terre), qui devraient encore fondre de 300 000 recrues dans les années qui viennent 1 . L'objectif cen­ tral des augn1.entations constantes de dépenses n1.ilitaires est de n1.oderniser l'arn1.ée à ni.arches forcées, en n1.atériel sophistiqué, bien entendu, ni.ais aussi en capacités inforn1.atiques et en procé­ dures de con1.manden1.ent exigées par toute guerre actuelle, sur lesquelles les Chinois entreprennent de combler leur important retard. Il s'y ajoute un objectif non écrit qui est de chouchou­ ter l'APL, véritable État dans l'État. Cette dernière est sous la direction de la Con1.nüssion militaire du Con1.ité central, pré­ sidée de tout ten1.ps par le principal leader politique du pays - aujourd'hui XiJinping - selon l'adage n1.aintes fois répété que « le Parti commande aux fusils ». Cette din1.ension politique est essentielle. Dans un régin1.e con1.n1.uniste, le con1.missaire poli­ tique de chaque unité, jusqu'à l'état-major, a au n1oins autant de poids que le con1n1andant opérationnel. La fonction de l 'arn1ée n'est pas tant de protéger les frontières que de protéger le Parti, et l'articulation des garnisons autour du sanctuaire de Pékin ne laisse pas de doutes à ce sujet. La Chine, traditionnellen1.ent puissance continentale,n'a pas vrai­ n1ent d'ennenus agressifs à ses frontières terrestres. Mais elle en a à l'intérieur, du n1oins le perçoit-elle ainsi. La réorganisation toute récente des régions nulitaires chinoises a créé un énorme conu11anden1.ent de l'Ouest chinois, qui englobe 40 % du terri­ toire (4 nullions de kn12 , sept fois la France) incluant le Tibet, les 1.

Cette réduction d'effectifs est très mal supportée par les intéressés. Événe­ rnent inouï : le 1 1 octobre 20 1 6, des milliers de militaires chinois en treillis ont manifesté dans les rues de Pékin pour se plaindre de ces licenciements et de l'absence totale de mesures de réinsertion, alors qu'ils n'ont évidemment absolument pas le droit de le faire. La situation risque de devenir explosive.

242

La Chine, hyperpuissance ?

n1arches du Qinghai et du Sichuan, et l'inm1.ense Xinjiang, où c'est la n1.enace séparatiste, qualifiée de >, qui est au centre des préoccupations, surtout s'agissant des Ouïgours. En mer, avec ses 45 sous-n1.arins (dont la n1.oitié aisén1.ent détectables) , la n1.arine chinoise est encore globalen1.ent faible. C'est la n1.arine américaine qui domine sans conteste le monde depuis 60 ans, avec un tonnage supérieur à la sonm1.e des 1 3 flottes nationales suivantes et 1 1 porte­ avions opérationnels, la seule qui ait des capacités de projection sur toutes les parties du monde, ce qu'on appelle une « n1.arine de premier rang». Les autres ne sont que des puissances régionales. La Chine n'est pas encore à parité avec la flotte japonaise alliée des États-Unis, n1.ên1.e si les années à venir n1.arqueront une évolution substantielle lorsque l'on analyse son très an1.bitieux progran1.me d'équipen1.ents de toute nature (par exen1.ple 70 sous-marins en 2020). Elle ne dispose que d'un seul porte-avions, racheté d'occa­ sion à l'Ukraine. Un ou deux autres sont en construction, nuis cela prendra beaucoup de ten1.ps. Néanmoins, elle a probablen1.ent la capacité d'infliger des dégâts sévères aux navires an1.éricains grâce à ses nouveaux nussiles tueurs de porte-avions. Rien que dans la grande région autour de la Chine (Russie exclue) , l'addition des budgets nulitaires - qui sont en expan­ sion - excède globalen1.ent les dépenses chinoises. Pour les armements conventionnels et les capacités opérationnelles d'en­ gagen1.ent et de comn1.ande1nent, la Chine n'est plus un « tigre de papier >>. Mais elle n'est encore, si l'on peut dire, qu'un « tigre de carton >>. De plus, la Chine est seule. Elle n'a pas d'alliés ni d'al­ liances. Par tradition ou par superbe, elle n'en a jan1.ais eus 1 . Elle 1.

Il y a u n petit problème dans l 'histoire de l a nation chinoise, où l'on exalte la prééminence des Chinois ethniques qualifiés de « han >>. À la tête de la Chine ont en effet régné des dynasties d 'origine non han (même si elles se sont toutes > L'affaire se tassera car les Américains ne souhaitent pas trop s'avancer en dévoilant ce qu'eux-n1.ên1.es peuvent faire en n1.atière de piratage inforn1.atique. C'est un analyste de la National Security Agency, Edward Snowden, qui lâchera le n1.orceau en juin 2013 sur les menées tentaculaires de la NSA dans le monde.

L' « émergence pacifique »

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Un point partout. En réalité, tout le monde espionne tout le monde et, en la n1atière, les proclan1ations de vertu sont plutôt molles. Dans la posture du faible au fort, la Corée-du-Nord s'est mêm.e fait une spécialité de la cyberguerre. Personne ne baisse donc la garde. On peut en effet utiliser le piratage inform.atique de m.anière offensive pour paralyser les systèn1es de c01nn1.an­ den1ent de l'ennenü, con1.me l'illustre le virus Stuxnet injecté dans les centrales nucléaires iraniennes par la NSA et les Israé­ liens en 201 0. Cela donne des idées aux Chinois. Des intrusions dans le systèn1.e de n1obilisation de l'armée an1.éricaine en cas de crise sont avérées. Un scénario plausible de guerre asyn1.é­ trique consisterait à neutraliser les systèn1es de transmission de la 7e flotte an1.éricaine du Pacifique, au moins pendant un temps critique, à l'occasion d'une attaque éventuelle de la Chine sur Taïwan, interdisant aux Américains de se porter au secours de l'île. C'est techniquen1.ent envisageable. Le sin1.ple fait que la Chine ait la sophistication nécessaire pour le faire entretient un doute stratégique persistant, ce qui est un objectif en soi.

Chapitre 22

Un softp ower chinois ?

« Money can't buy nie love », chantaient les Beatles ! Il ne suffit pas d'un gros carnet de chèques pour conquérir le monde. La puissance éconorn.ique nouvelle de la Chine brille de mille feux. L'Afr ique ou l'Asie centrale sont prêtes à recevoir la 1nanne de ses prêts et de ses chantiers. Chaque nuire européen déroule le tapis rouge à la perspective d'un investissen1ent chinois dans sa corn_­ mune. Le Brésil lui vend son soj a, le Congo son bois, l'Iran son gaz et son pétrole, la France et l'Allen1agne ses Airbus, la Suisse ses n10ntres. Tout le n1onde achète des produits made in China. Mais respect n'iinplique pas em.pathie. Problème de softpower. C'est le professeur an1éricain Joseph Nye qui a forgé le concept en 1990. Une grande puissance 1noderne, dit-il à propos des États-Unis, n'est pas vraiment accon1plie par de seuls n1oyens économiques et militaires, si elle n'a pas la capacité de séduire et de persuader. Cette puissance d'attraction des autres pays agrège une longue liste d'élém.ents intangibles tels que son im.age, l'at­ tractivité de sa culture, sa créativité artistique, le degré d'ouver­ ture de sa société, son accueil de l'autre, la transparence de ses

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La Chine, hyperpuissance ?

débats, sa capacité de reniise en cause, la puissance de ses ni.arques, son rayonnen1ent scientifique, sa place dans les institutions inter­ nationales perrn.ettant de contrôler l'ordre du jour, sa capacité à faire accepter ses norrn.es dans tous les do1naines. Il le résurn.e par la et en rajoutant aux autres ingrédients la capacité à influencer les autres pays par son seul poids et le pouvoir écono­ nùque incluant la capacité de chantage ! Ce qui n1.ontre qu'elle n'a pas encore tout con1.pris à la question. Les États-Unis cochent beaucoup de cases de la liste, ni.ais pas toutes. Le discours américain à l'usage du n1.onde sur les droits de l'homn1.e en a pris un coup après les prisons d'Abou Ghraib et de Guantanarn.o. Les faits divers sanglants, les inégalités sociales, les én1.eutes raciales, les interventions n1.u sclées au Moyen-Orient ont terni l'image. Mais pour le reste, l'An1.érique caracole. La Chine s'est niise à inventorier ses cases d'excellence : la fasci­ nation exercée sur les étrangers par sa culture ancienne et par sa langue, depuis que lejésuite Matteo Ricci (mort en 1610 à Pékin) l'a diffusée le prenùer vers l'Occident, ses objets d'art tradition­ nels, sa cuisine, son acupuncture . . . Aujourd'hui, 56 nùllions de touristes étrangers visitent la Chine bon an n1.al an et découvrent avec fascination la Cité interdite de Pékin, la Grande Muraille, les grottes bouddhistes de Longn1.en ou de Datong, les soldats de terre de Xian, les paysages de Guilin ou des n1.ontagnes jaunes. Une abondante littérature, ancienne ou contemporaine, est tra­ duite.Je préfère Yu Hua à Mo Yan, le prix Nobel de 2012, n1.ais c'est affaire de goûts et de couleurs. Le point d'orgue du softpower

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contemporain, vu à travers les lunettes des autorités, a été les jeux Olym.piques de Pékin 2008, sur le thèm.e , on obtient > ( GongHeGuo) , ce qui n'est pas déductible au départ. C'est une langue d'initiés. Il faut 8 ans à un ga1nin chinois pour pouvoir lire un journal, et encore a-t-il entendu la phonétique des tons au berceau. On a bien fait des form.ations aux en1ployés de la tour Eiffel pour qu'ils ânonnent trois m.ots de chinois de survie, mais c'est un peu n1ince. Le Chinois ne deviendra jamais la Zinguafranca. Et si la Chine décidait d'utiliser l'anglais pour être donünante dans le n1.onde ? L' hypothèse n'est pas si farfelue que cela ! Chen Duxiu, intellectuel polyglotte et fondateur du Parti com.mu­ niste chinois, avait déjà prôné les caractères ron1ains. L' écrivain Lu Xun pensait la n1ême chose. Même Mao, d'une certaine façon : la latinisation de l'écriture est un bon instrun1.ent pour con1battre l'analphabétisme. (airen) . Derrière les sourires conve­ nus des innon1brables voyages ministériels chinois en Afrique,on n'ose même pas rapporter les propos privés sur les Africains. Les n1ots, chez nous,de > ou de > sont de douces an1a­ bilités à côté. Racistes ? Mais oui,n1a bonne daine 1 ! Les manuels scolaires ne font rien pour arranger les choses, en m.artelant une vision et une histoire d'un nationalisn1e virulent. À l'exception d'un petit non1bre d'esprits éclairés, cette forn1e d'incapacité à concevoir ce que le reste du monde est, pense, et pense d'eux, est un handicap dirin1ant à l'âge de la 1nondialisation. Quand on veut gagner la guerre, il faut connaître à fond la psychologie du général ennemi. On peut faire crédit aux Chinois d'être capables de changer.Après tout, les Japonais ont beaucoup appris en sortant en nombre de chez eux depuis une génération. C'est peut-être le ten1ps qu'il faudra pour que les Chinois réalisent qu'ils ne sont pas seuls au

1.

Une publicité de la lessive Qiaobi sur les télévisions chinoises a fait le buzz en mai 20 1 6. On y voyait un black entreprenant, au T-shirt souillé de peinture, passé à la machine à laver par une gracieuse Chinoise, d'où il ressortait sous la forme d'un Asiatique à la peau claire. Les sites an1éricains s'en sont violem­ ment émus, mais cela n'a suscité presque aucun comn�entaire en Chine.

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n1onde. Sauf que leJapon représente 1,5 % de la population de la planète et la Chine 19 %. Toujours le poids écrasant qui tron1-pe la balance. Quel est le rayonnen1-ent culturel de la Chine sur notre village planétaire ? La Chine produit 14 000 séries télévisées, premier fabricant n1-ondial. Mais pas une seule ne se vend à l' étranger. Pendant ce ten1-ps-là, la petite Corée-du-Sud inonde le monde, et spécialement l'Asie, avec les produits de sa pop culture. C'est une industrie d'exportation n1-ajeure, façonnée sur mesure pour plaire à tous les publics. Des nülliers de jeunes coréens et coréennes sont formés dès l'adolescence à chanter ou à jouer dans des séries, en se spécialisant sur le n1-arché thaï, can1-bod­ gien, indonésien,japonais. La chanson > de Psy a été visionnée 2 niilliards de fois sur YouTube et a fait un carton en Chine. On trouve au box-office chinois plus de petites chan­ teuses taïwanaises que de locales. Le mên1-e ni.ois où les autorités avaient pesan1-n1.ent pr01nu un grand film sur Confucius arrivait dans les salles le filn1. « Avatar » de Jan1.es Cameron 1 . Il fallut offrir des nülliers de places gratuites pour que > ne perde pas trop la face. Des millions de touristes chinois se préci­ pitent au Disneyland de Hong-Kong, et le feront dans celui de Shanghai, ouvert en juin 2016. Contradiction majeure avec le discours officiel chinois ou avec une certaine condescendance vis-à-vis de l'étranger : les jeunes Chinois, rois des applis de Sn1.artphones, sont avides de culture mondialisée, les yuppies de sacs Vuitton ou Gucci, les familles de Mickey Mouse. Un softpower dirigé par le haut ne peut pas fonctio1u1_er. Les talen­ tueux cinéastes chinois sont tolérés lorsqu'ils traitent de sujets du passé, et encore pas tous. Mais lorsqu'ils se n.1 ettent à aborder des thèn1-es du présent,qui passionnent les festivals de Cannes,de Ber­ lin ou deVenise,ils sont souvent interdits en Chine,ou fortement dénaturés par la censure. Le filn1. de sabres et d'acrobaties« Tigres 1.

Dont les paysages sont d'ailleurs inspirés des Monts Huang chinois, dans une fusion-culture m.ondialisée.

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et dragons >> est certes estin1able 1 , mais ses émules n'inondent pas la planète. Les filn1s de Kung Fu sont un genre limité. Éton­ nez-vous si Hollywood règne sur le monde. Les salles de ciném.a se multiplient en Chine à une vitesse foudroyante. Le marché chinois est devenu le deuxièn1e du n1onde derrière les États­ Unis : 650 filn1s par an sont produits en Chine,seulen1ent 34 fihns étrangers sont autorisés à l'importation par la censure. Mais au box-office des 20 filn1s les plus vus, la n1oitié sont des blockbus­ ters américains. Dans le cha1np de l'art contemporain, certains peintres chinois font jeu égal avec les stars n1ondiales du n1oment, et vendent leurs toiles à des prix stratosphériques. Mais les salles de vente à ce niveau sont des lieux réservés à de très riches happy few. La bonne nouvelle est néann1oins que le talent et la créativité sont vivaces. Le bouillon de culture nujote.Tout peut nous éton­ ner bientôt de ce côté-là. L'attractivité des universités chinoises est encore très faible pour les étudiants étrangers, par-delà l'obstacle de la langue. 1 9 des 20 prenuères universités n1ondiales sont anglo-saxonnes, dans tous les types de classen1ent. Aucune université chinoise (ni d'ailleurs indienne) ne figure parmi les 100 premières. Le lea­ dership d'influence restera nourri par les universités an1éri­ caines - et quelques unes européennes - qui attirent les meilleurs chercheurs et étudiants du monde entier, les financent et leur déroulent le tapis rouge. 60 % des doctorants scientifiques dans les universités a111éricaines sont des étrangers, parm.i lesquels bon non1bre de brillants Chinois qui y restent le plus souvent. Les sociétés libres encouragent les gens à être sceptiques et à poser des questions irrévérencieuses. L'offre pluraliste d'inforn1ations per­ n1et à chacun de se forn1er son propre jugen1ent, mên1e « politi­ que1nent incorrect>>. Le systèn1e universitaire chinois est-il prêt à tolérer des esprits critiques ? Le réseau des alumni des universités an1éricaines restera incon1parable et contribuera à puissanm1ent diffuser n1ondialen1ent les norn1es de n1anagen1ent, de droit, 1.

Film de Ang Lee, avec pour acteurs principaux ChowYun fat (Hong-Kongais) et Michelle Yeoh (Malaisienne mariée à un Français) .

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de gouvernance am.éricaines apprises dans les campus. Que les leaders actuels de la Colombie, de Singapour et du Libéria, sur trois continents aussi éloignés, soient tous passés par la Kennedy School de Harvard, laisse songeur. L'influence an1éricaine se nourrit égalen1ent de la donunation in1périale des nonnes, et notanllllent des normes juridiques qui lui donnent des capacités de n1anipulations et de sanctions n1ondiales, ainsi que la maîtrise des traités commerciaux de libre-échange, qui sont une arn1e politique redoutable.

Le > verra encore, à long tern1e, des millions d'inmugrants se presser vers les rivages an1éricains, malgré les rodon1ontades fracassantes de Donald Trun1p. La population an1éricaine va passer, d'ici à 2050, de 310 à 450 n1illions d'ha­ bitants, essentiellen1ent grâce à l'inu11igration. 42 % des grands PDG américains recensés par le n1agazine Forbes sont des inlmi­ grés. Feu Steve Jobs était un Syrien adopté par une fanulle an1é­ ricaine, Henry Kissinger est un juif allen1and, le récent président des États-Unis un denli-kényan, le maire de Londres un musul­ n1an pakistanais. Les sociétés ne deviennent pas des leaders cultu­ rels et technologiques sans des apports substantiels d'inmugration et de fertilisations croisées. C'est bien le problème du Japon qui, refusant absolun1ent la naturalisation de tout étranger, a pour perspective effrayante la réduction de n1.oitié de sa population au cours du siècle,à 64 nullions en 2100. Denis Papin, qui a inventé la machine à vapeur et révolutionné le monde au XIXe siècle,était un huguenot énugré en Angleterre. Le softpower chinois ne fait pas rêver. Personne n'envisage d'én1i­ grer en Chine, quand bien n1ême les frontières s'ouvriraient. C'est n1ême le contraire : un nombre considérable de Chinois souhaite voguer vers des cieux plus cléments, ou à tout le n1oins acquérir un passeport étranger en guise d'assurance-vie. Une superpuissance en devenir doit avoir un flux in1portant d'in1n1i­ grants de première qualité. Il y a 38 m.illions d'imn1igrés de pre1nière génération aux États-Unis, dont 17 n1illions de diplômés.

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Il y a fort à parier qu'il y aura non1bre de prix Nobel scientifiques accordés bientôt à de brillants Chinois . . . chercheurs à Stanford ou à Harvard. 180 villes chinoises ont annoncé leur intention de devenir des >, con11ne New York, Londres ou Tokyo. Shanghai a fixé un objectif de 5 % de rési­ dents étrangers, n1ais elle n'en a encore que 200 000 (1noins de 1 % ) . Les oligarques russes ou les riches Indiens n'achètent pas de n1aisons à Pékin. Ni mên1e les Chinois de la diaspora, sauf quelques « con1patriotes » bobos hong-kongais qui retapent de vieilles n1aisons, à condition d'y n1ettre des filtres à pollution. Dans 20 ans, la puissance nülitaire a111.éricaine sera sans doute partagée et 1noins impériale, n1ais ses capacités technologiques et de projection seront probablen1ent intactes. Wall Street et ses filiales étrangères continueront à être le cœur du réacteur finan­ cier rn.ondial, 1nên1e si le rôle du dollar sera un peu arn.oindri. Ce n'est pas le yuan qui va le ren1placer, n1ên1e lorsqu'il devien­ dra pleinen1ent convertible dans quelques années. Sauf bou­ leversen1ent n1ajeur, le pétrole mondial s'achètera toujours en dollars. La puissance normative de la finance et de la n1onnaie américaines s'étend aujourd'hui bien au-delà de ses frontières. Les États-Unis s'arrogent le privilège douteux d'infliger des an1endes n1assives à des banques étrangères qui auraient, selon eux, fauté contre le dollar, telles la BNP-Paribas ou la Deutsche Bank, ce qu'aucune autre puissance ne peut faire. Ils assèchent les transactions financières de l'Iran, 1nalgré la levée officielle des sanctions, en bloquant au jour le jour le change entre la monnaie locale et le dollar. Personne d'autre n'a un tel pouvoir. La Chine est très loin de s'en approcher. Malgré les aléas d'un systèn1e politique an1éricain où les décisions courent un risque de paralysie sous la pression des lobbies ou de can1pagnes popu­ listes, la continuité d'une démocratie ouverte, régulée par de puissants contre-pouvoirs parlen1entaires, judiciaires et n1édia­ tiques, garantit le dynan1isn1e des États-Unis et sa capacité à en1brasser rapidement les évolutions de défis n1ultifonnes. La puissance technologique américaine continuera à donïiner. La capacité créative des Européens sera intacte. L'Amérique se

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taille aujourd'hui la part du lion dans les technologies de l'in­ formation, avec un tiers des investissen1ents n10ndiaux. Même chose pour les nanotechnologies 1 . Ce leadership s'approfondira, pas parce que les Atnéricains sont plus géniaux que les autres, n1-ais parce que le systèn1-e est incon1-parable. La culture magnifiée de la prise de risques, de l'entrepreneuriat et de la collaboration continuera à s'appuyer sur le cocktail magique des laboratoires universitaires, du soutien public aux innovations et des start-ups soutenues par le capital-risque, que les autres pays sont bien en peine d'én1-uler, et ceci durablement. Les entreprises soutenues par le capital-risque génèrent actuellen1-ent le n1-ontant incroyable de 21 % du PIB. D'autres entreprises du troisième type, de nou­ veaux GAFAM 2 , vont bientôt nous étonner un peu partout dans le monde,peut-être même avec le chinois Alibaba et d'autres qui restent à inventer,n1-ais le centre de gravité restera an1-éricain. La Chine pèse-t-elle sur la n1-ondialisation ? C'est plutôt la mon­ dialisation qui s'invite en Chine. Va-t-elle imposer ses valeurs ? Lesquelles, d'ailleurs ? Les > sont un n1-irage que certains leaders asiatiques (Mahatir en Malaisie, Lee Kwan Yew à Singapour, etc.) ont un temps instrun1-entalisées afin de contenir les assauts culturels extérieurs de la n1-ondialisation. Il n'est de valeurs qu'universellen1-ent acceptées, n1-ên1-e si cer­ taines chiffonnent tel ou tel, con1-n1-e l'égalité entre femn1-e s et hon1-n1-es, les droits de l'hon1-n1-e ou le libre arbitre. La Chine introvertie a-t-elle pour ambition d'être universelle ? Ce n'est pas son horizon. L'Empire du Milieu ne sera pas le non1-bril du monde. La Chine voudrait changer les règles du jeu de la m.ondialisa­ tion à son avantage par son seul poids. Elle ressort la dialectique marxiste expliquant que les normes internationales, en particu­ lier juridiques, sont imposées par le vainqueur - en l'occurrence 1.

Les Knowledge & Technology Intensive industries (KTI) représentent déjà le montant faramineux de 40 % du PIB américain et dominent insolemment le monde. 2. GAFAM : Google + An1azon + Facebook + Apple + Microsoft.

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l'Occident anglo-saxon - tout conm1e Nietzsche exposait dans sa Généalogie de la morale que cette dernière était une perversion inventée par les dominants pour opprimer les dominés. Mais le reste du n1onde ne s'alignera pas sur d'in1probables valeurs chinoises. Den1andez, hors de la sphère occidentale, aux Indiens, aux Arabes ou aux Africains ce qu'ils en pensent.

Si le softpower est insuffisant, le hardpower est-il une option ? Les sciences politiques évoquent volontiers l'antagonisme inéluc­ table qui oppose la puissance établie à la puissance ascendante, en faisant référence au« piège de Thucydide>>, exprimé ainsi par cet auteur grec vieux de 2 400 ans : « Le véritable n1otif de la guerre, celui sur lequel cependant on gardait le plus profond silence, fut le développen1ent de la puissance athénienne et la crainte qu'elle inspirait aux habitants de Sparte, qui contraignirent ceux-ci à la guerre. » Et l'on analyse les 16 ren1placen1ents de puissance dominante qui ont n1arqué l'histoire depuis le XVI e siècle. 12 d'entre eux, nous dit-on, se sont conclus lors de guerres (la France contre les Habsbourg allemands, les Habsbourg contre l 'en1pire otton1an au XVI e siècle, par exen1ple) . Mais ce n'est plus depuis 1945 un mode pertinent d'accès à l'hyperpuissance pour un faisceau de raisons perturbantes dans un contexte de n1ondialisation. D'abord, les événen1ents ont dén1ontré que, en cas de conflit à haute intensité, l'acteur le plus puissant ne vainc plus nécessairement le plus petit : les États-Unis au Vietnam, l'URSS en Afghanistan, encore les États-Unis dans les suites de la guerre d'Irak, en sont des exen1ples flagrants. L' interna­ tionale du terrorisn1e et la possible dissémination d'engins de n1ort incontrôlables brouille égalen1ent les cartes. Last but not least, depuis 1945, la dissuasion nucléaire interdit à toute puis­ sance qui a envie de survivre de s'engager jusqu'aux ultin1es conséquences. Des trublions peuvent s'in11niscer dans le chan­ tage nucléaire, telle la Corée-du-Nord, mais le nucléaire est, jusqu'à preuve du contraire, un gage d'équilibre, n1ên1e entre des ennenus jurés con1n1e l'Inde et le Pakistan. De surcroît, si la Chine devient la puissance mondiale dominante, cela voudra

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dire que les États-Unis auront accepté, volontairen1ent ou non, d'abdiquer à la fois la réalité et l'irn.age de leur superpuissance et que leur softpower n'est plus opérant. Tout cela est hautern.ent irn.probable. En 2049, la Chine fètera le 1 oo e anniversaire de sa République populaire. Elle sera la grande puissance régionale asiatique, si toutefois l' Inde n'offre pas une alternative sérieuse. Les voisins s'organiseront en conséquence. Elle sera sans nul doute l'une des très grandes puissances du XXI e siècle. Mais pas l'hyperpuissance. L'ordre mondial ne sera pas chinois. Les Plains, octobre 201 6.

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2030 sera l'année du grand basculem.ent de la planète : une nou­ velle superpuissance - chinoise - l'em.portera sur celle des États­ Unis. Voilà ce dont ce livre relève les prodron1es, détectés par le regard averti d'un expert des études éconmniques et straté­ giques asiatiques, qui a fondé et dirigé pendant 25 ans l'Insti­ tut HEC Eurasia, et im.planté les program.n1.es d'HEC à Pékin et à Shanghai. Conunent faire face à ce bouleversen1ent ? Et d'abord, comn1.ent le con1.prendre ? De la première guerre de l'opium. à 2030, deux siècles auront passé. Le tem.ps que la subduction de la plurim.illénaire culture chinoise par la jeune culture m.oderne occidentale recharge celle-là d'un poids nouveau suffisant pour entraîner ce retour­ nem.ent. Jusque-là, les avancées de la m.odernité européenne avaient poussé celle-ci seule à une irrésistible expansion à travers toute la planète : d'abord, à la fin du XVI e siècle, en Amérique du Sud, dans une prem.ière version hispano-lusitanienne ; puis, durant les deux siècles suivants, en Am.érique du Nord, dans une deuxièm.e version anglo-protestante ; enfin au XX e siècle, dans une troisièm.e version n1utante n1ais abortive, socialo-n1arxiste, de la défunte URSS à tout le tiers-monde. C'est cette troisièn1e version qui a atteint la Chine, non sans que la résistance in1n1u­ nitaire des gènes propres à la culture chinoise ne fasse qu'au lieu d'en rester à une révolution avortée, la Chine produise au

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XXI e siècle le phénotype d'une remarquable modernisation, exprim.ant à la fois les principes occidentaux d'un socialo-capi­ talism.e inédit et les principes autochtones d'un pouvoir m.anda­ rinal capté par le Parti com.m.uniste autochtone. Le lecteur trouvera dans l'ouvrage toutes les raisons de l' adnii­ ration et toutes les raisons de l'effroi qu'a suscité cette étonnante m.odernité de la Chine. Du côté de l' adniiration, une croissance de la richesse par habitant passée de 1 00 dollars à la mort de Mao à 8 000 dollars 40 ans plus tard, générée par la conquête des sciences et techniques les plus actuelles, qui a fait de la Chine une puissance spatiale, constructrice de ses propres TGV, pre­ mière exportatrice au m.onde de tous produits high-tech (deux fois plus que les États-Unis et leJapon réunis) . Du côté de l' effroi, le siphonnage continu par la Chine de ce que le reste du ni.onde produit de nunerais de fer, de cuivre, d' alununiun1., de plon1.b, de cobalt, de zinc, de n1.anganèse, de bauxite, de chron1.e, d'uraniun1., pour ne rien dire de 80 % des exportations n1.ondiales de bois absorbés par elle et des 30 nullions d'hectares de terres agricoles qu'elle a acquis, surtout en Afrique, ni.ais jusqu'en France, où la société Hongyang a récen1.ment acheté dans l'Indre cinq exploi­ tations totalisant 1 700 hectares. Qui ne voit que cette réussite, payée par pon1.page des matières prenuères de toute la planète, est la fidèle reproduction du n1odèle de développern.ent de l'Occident par mise en coupe réglée de toutes les ressources naturelles d'un tiers-monde réduit à n1.erci par la donunation coloniale. Le perfectionnen1.ent des n1.écanisn1.es capitalistes du n1.arché a dispensé la Chine, il est vrai, de recourir à la colonisation des débuts du 1nercantilisn1.e. Mais l'in1.age qu'elle donne d'un n1.odèle capitalistique d'aujourd'hui n'en est que plus saisissante, projetée sur le grand écran d'un temps très court, alors que celle que donnait hier l' Occident ne l'était que sur le petit écran de la longue durée. Pour en venir aux gènes propren1.ent chinois de la n1.odernité chinoise, partons de ce que la conversion du n1.aoïsn1.e au socia­ lisn1.e de n1.arché, coup de génie de Deng Xiaoping pour mettre

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fin à l'extravagance des Con11llunes populaires, fait irrésistible­ nient penser à la rn.anière dont les Han avaient mis fin à l'extra­ vagant régüne totalitaire du tern.ps du Preniier ern.pereur, Qin Shihuang, de l'exern.ple duquel d'ailleurs Mao n'hésitait pas à se revendiquer ( (xiucai), soit d'autres qualités, dont les porteurs étaient identifiés en scrutant (ke) les populations. Sous les Six Dynasties, le mécanisn1e de scrutation fut systématisé par l'institution des jiupin zhonizheng, c'est-à-dire de « justes évaluateurs» (zhongzheng) chargés de hié­ rarchiser les n1éritants en neuf classes (jiupin) . Cependant, sous l'influence des grandes fanùlles, entrèrent en ligne de con1pte conm1e mérites non seulen1ent la n1oralité et la culture,mais aussi la notoriété du lignage, si bien que le fonctionnen1ent du sys­ tèn1e fut vite biaisé : il ne se trouva plus personne de bas lignage dans le haut du classen1ent, ni de haut lignage dans le bas. C'est ce dysfonctionnen1ent qui conduisit, sous les Sui, à réorganiser la scrutation-présentation (keju) par l'institution de concours, qui a définitivement donné pour seule assise du n1andarinat chinois un cléricat de lettrés. Par la suite,l'institution n'a plus évolué que sui­ vant la tendance naturelle de ce cléricat à renforcer son élitisn1e spécifique. Les réforn1es adnùnistratives et institutionnelles à l'occidentale de la fin de l'ernpire ont entraîné l'abrogation du systèn1e des concours en 1904, et la métan1orphose du cléricat lettré en une

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intelligentsia qui a secrété politiquem.ent des partis d'opinion. Mais après le renversement du premier régim.e républicain, le maoïsm.e, retrouvant la ligne idéologique du régim.e du premier empereur vouant les intellectuels aux gémonies, a voulu faire des ouvriers et paysans la nouvelle élite d'État, comm.e Shang Yang l'avait fait des soldats. Cependant,l'appareil d'État ayant bien plus besoin de cadres forn1.és intellectuellen1.ent que de prolétaires incultes (culou bushizi, disait Mao) , la m.éritocratie des ouvriers et paysans, de la m.êm.e façon que celle des niilitaires dans la Chine des Qin, a évolué en cléricat d'un nouveau genre, le cléricat du Parti, noyauté par la nomenklatura. Ce cléricat a été verrouillé idéologique1nent tout autant que l'ancien, au lieu du confucia­ nism.e sur le socialo-m.arxisrn.e d'in1portation occidentale. Mais celui-ci n'a pas manqué de se réirn.biber de traditions chinoises. Ainsi le maître-rn.ot d'un socialis1ne typiquern.ent chinois est-il devenu « la société harrn.onieuse » (hexie shehui), au point que le XVI e Congrès du Parti, en novern.bre 2002, a entériné, à la place du principe de la lutte des classes, celui des trois représentativités (sange daibiao), énoncé par Jiang Zen1in, qui a ouvert le nouveau cléricat aux chefs d'entreprise, que le Parti désorrn.ais se doit de représenter dans la catégorie des « forces productives progres­ sistes », à côté de celle de « la culture chinoise n1oderne » et de celle>. La critique occidentale a tort de tourner en dérision « la société harmonieuse>>. Il est vrai que ce slogan est paradoxal dans le contexte d'un cruel n1.anque des droits de l'homn.1 e. Mais l'appel à l'harn1.onie a des chances, dans une culture de l'unité du Ciel et de l'Honm1.e (tianrenheyi), d'éveiller bien plus d'échos que les injonctions à mieux conformer la Chine au modèle dén1.ocra­ tico-capitaliste occidental, au risque de l'enfoncer un peu plus dans l'état de nation la plus prédatrice que le monde ait connue. Léon Vandern1.eersch

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ÉTUDES, RAPPORTS ET ARTICLES CHOISIS EN FRANÇAIS OU EN ANGLAIS

HEC Eurasia Institute , fondé et dirigé par J. Gravereau Séries d' études de fond « Inside » et de notes mensuelles « Topic » parues en fran ç ais et en anglais de 1 989 à 20 1 3 ( dis­ ponibles sur : www.hec.fr/HEC-Eurasia/publications ) . Allison, Graham., Thucydide 's trap case file, Harvard Kennedy School, septembre 20 15. Banque mondiale, Rapports annuels sur la Chine, indicateurs doing business (www.worldbank.org). Billaut,J.-C. et alii, « Faut-il croire le classem.ent de Shanghai ? Revue de la régulation,automne 2010.

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China National Bureau of Statistics, Annual yearbooks en chinois et en anglais (Internet) Chine Plus,Magazine sur la Chine en français (publié trimestriel­ lem.ent de 2005 à 2013) , notanm1.ent les éditoriaux de J. Grave­ reau. Global Innovation Index 2015 (www. globalinnovationindex. org) . Gravereau, Jacques, Chine : l'exode de 500 millions de paysans ?, CHEAM,hiver 1983. Harvard Berkm.an centre, Open net initiative (www.opennet. net) . Mandiant APT1, Exposing one of China's cyber espionage units (www.n1.andiant. c01n,2013) . McKinsey Greater China, (périodique en ligne) (www.mckin­ seychina. con1.) . McKinsey lnstitute,The China effect on global innovation (april 2015) . Munk Debates,Will the 21st century belong to China ? (www. munkdebates.con1) ,Toronto 2011. Perspectives chinoises, Revue scientifique française trimestrielle, CEFC Hong-Kong. Sass, Stephen L. , Can China innovate without dissent ?, New York Times, 22 / 1 /20 1 4. Shan1baugh, David,« The conling chinese crackup>>, Wall Street Journal, 6/3/2015. Tian, Peng,« A tale of two syste1ns, Assessing science outlook», Nature, avril 2015.

Transcription phonétique des ca ractères chinois en pinyin

La transcription phonétique des caractères chinois se fait avec le systèrn.e pinyin, que l'État chinois utilise depuis rn.aintenant très longtern.p s. Certains norn.s propres continuent pour nous à être écrits ou pro­ noncés de n1anière traditionnelle occidentale, corm11e Pékin (au lieu de Beijing) ou Canton (au lieu de Guangzhou) , comme nous disons Londres au lieu de London. Il subsiste quelques curiosi­ tés en Chine rn.êrn.e, telle la grande université de Tsinghua, qui conserve encore son nom. écrit officiellement ainsi (au lieu de Qinghua en pinyin) parce qu'elle ne l'a pas 1nodifié depuis le début du :xxe siècle. On ne reprend ci-dessous que les lettres qui pourraient poser un problèrne de prononciation (alors que, par exemple,« b>> ou« d>> sont prononcés conu11.e en français) . Prononciation

Exem p les

C

ts (tsu nam i , tsa r)

CaoCao ( poête)

ch

tch d u r (« c h u rch »)

Cha (thé)

g

g d u r (« g a rage »)

Gaige ( réformes)

h

h h raclé (« jota »)

Hua (fleur) , Hao ( bon)

i

d j (« jeep »)

H u J i ngtao (nom)

q

tch doux ( « cheek »)

Oing (dynastie)

r

entre « j » et « r » a n g la is

Jen (hom me)

u

ou (tour)

H u J i ngtao ( nom)

X

hs

Xiamen (vi l le), Deng Xiaopi ng ( nom)

z

dz (tzigane)

Mao Zedong ( nom)

zh

dj (« j u m p »)

Zhong Guo (Chine), Zhu Ron g j i (nom)

Remerciements

Toute ma gratitude pour sa relecture avisée et bienveillante à Léon Vandern1eersch, fabuleux expert de la Chine ancienne qui, avec une perm.anente jeunesse d'esprit et un enthousiasn1e intact, se passionne égalem.ent pour la Chine contemporaine,en té1noi­ gnage d'une longue aniitié. Merci pour leur relecture attentive et anùcale à Paul Clerc-Renaud, Cyrille Javary, Agnès Lavagne, Pierre Sevaistre,Colette deWiljes et,bien sûr,à 1non épouse Blan­ dine. Merci pour leurs conseils et apports anùcaux à Stéphanie Balm.e, Sébastien Billioud,Jean-Pierre Cabestan, Michel Dele­ nurle-Charton, Hellinut Schütte, Renaud de Spens, et quelques autres qu'il n'est pas loisible d'exposer. Aucun n'est engagé par les perspectives de ce livre. Enfin,j 'apprécie depuis longtem.ps la courtoisie et la finesse de mon éditeur, Florian Migairou.

Index

A

Académie des sciences sociales, 30, 61 Airbus, 50 Air Quality China, 61 Alibaba, 140, 141 , 201 , 251 Alstom, 50, 1 29 Amelio, Bill, 103 Andropov, Iouri, 1 5 8 Armée populaire de libération (APL) , 156, 241 , 244

B

Baidu, 1 39, 141 Baln1. e, Stéphanie, 149 B alzac, Honoré de, 170 Banque mondiale, 201 barrage des Trois-Gorges, 61 B eiDou, 208 bouclier doré, 142 Bo Xilai, 1 55 , 1 57 British East India Company, 19 Buffet, Warren, 102, 178, 1 93 BYD (Build Your Dreams) , 1 03

C

campagne anti-droitière, 17, 1 18 Carrefour, 44 Carter, Jimmy, 30 Ceaucescu, Nicolaë, 1 5 1 Cent fleurs (campagne des) , 17, 1 18

Chai Jing, 62 Chavagnac, Emeric de, 33, 1 83 Chen Duxiu, 251 Chiang Kaï-chek, 1 6 , 238 China Digital Times, 141 ChinaLeaks , 1 33 China Mobile, 143 Chu Jian, 201 Cisco Systems, 142 citoyenneté ordonnée, 146 civilisation spirituelle socialiste, 1 52 clan des Shanghaïens, 1 57 Clapper, James, 244 classement de Shanghai, 206 Claudel, Paul, 99 Clinton, Bill, 1 39 CNOOC , 228 coefficient de Gini, 97 Colbert, 19 collier de perles, 219 Comité permanent du bureau politique du Comité central, 82 , 1 1 3 Com1nission de discipline du Parti communiste, 1 27, 153 Com1nission militaire du Comité central, 28, 241 communes populaires , 17, 36, 75 Compagnie française pour le commerce des Indes orientales, 19

280

Confucius , 164, 167 Confucius (Institut) , 249 convention des Nations unies sur le d roit de la mer (CN UDM) , 2 3 0 Cook, James , 24 coolies , 77 COP21, 65 Cour permanente d 'a rbitrage internationale, 2 2 5, 2 29

D Dalaï Lama, 217, 2 39 Danone, 105 d a nweï, 79 d azibao, 3 0 déclaration de B ali, 86 d ées s e de la démocratie, 31 Deng Xiaoping, 9, 10, 27, 29, 3 0, 31, 32, 35, 37, 3 8 , 40, 47, 76, 94, 116, 117, 118, 119, 143 , 151, 152 , 159, 191, 196, 211 Deng Yuwen, 150, 152 Denys de Syra cuse, 149 Diaoyü (îles) , 54, 2 3 8 document de travail n° 9, 152

E Eas t India Company, 2 0 économie s ocia lis te de niarché, 3 2 , 37 Elizabeth i re , 158 émergence pacifique, 47, 2 37 empereur jaune, 173 Erdoga n, Recep, 8 État de d roit, 159, 170, 180, 182 , 192

La Ch i ne conquérante

F

face, 100, 12 5, 165, 166, 171 Facebook, 141 Fairbank, John King, 240 FAO, 89 Fosu n, 155 Foxconn, 83, 202 Friedman, Milton, 199 Fukuyama, Francis , 3 2 F u Ma nchu, 100 G gaokao, 2 03 Gao Yu, 152 Gates, Bill, 102 , 178 Geely, 51 General Motors , 51 Gialong, 232 giving pledge, 102 gla s nost, 152 Global Innovation Index (GII) , 197, 201 Goodyear, 54 Google, 141, 143 Gorbatchev, Mikhaïl, 31, 151 Grand B ond en avant, 17, 2 8 guanxi, 105, 116, 125, 126, 12 8 , 170 guerre du contreplaqué, 8 8 guerres de l 'opium, 20

H

Hart, Robert, 21 heshilao, 108 Honda , 82 Hua ng Gua ngyu, 102 Huawei, 201, 2 02, 208 HuJintao, 116, 119, 12 2 , 152 , 181

281

Index

hukou, 79 Hurun, 102 Hu Yaobang, 119 huyou, 104

I IBM, 103 immeubles de t ôfu, 71 indice de Hirs ch, 206 Instit ut de l'opinion publique, 144 Internal Revenue Service, 133 intolérable ingérence, 179

J

Jeux olympiques , 145, 249 Jiang Qing, 9 Jia ng Zemin, 116, 119, 120, 142 , 157 Johns ton, Ala st air, 240

K Kangbashi, 92 Kawa s aki, 129 Kemal, Mus t afa, 16, 252 Kennedy School, 2 55 Kim Il Sung, 221 KimJong Il, 2 21 KimJong Un, 2 21 Kipnis , Andrew, 12 6 Kroucht chev, Nikit a , 25 Kubilai Kha n, 2 31 Kuo-min-t ang, 2 8

L Lee Teng Hui, 2 39 Légist es , 159 Leibniz, Got t fried W., 2 3 Lénine, 25, 142 , 181

Lenovo, 103, 107, 2 01 ligne en U, 2 2 5, 2 2 6 Ligue de l a jeunes s e communist e, 116 Li Keqiang, 120 LingJihua, 155 Li Peng, 12 0 Liu Xiaobo, 2 39 Liu Zhijun, 129, 130, 131 Longue Marche, 2 8 , 118 Louis Vuit ton, 50 Lumière rouge, 28 Lu Wei, 141 Lu Xun, 104, 2 51

M

Maca r t ney, George (Lord) , 48 Maddison, Angus , 24 maigua n, 124 Ma, Jack, 140 Mao Zedong, 8, 9, 15, 16, 17, 2 3 , 2 5, 27, 35, 3 6, 75, 113, 114, 118, 119, 120, 12 8 , 13 2 Marx, Karl, 33 ma s sacre de Nankin, 2 3 3 Meiji (empereur), 21, 2 8 mingong, 77, 79 Montes quieu, 160, 191 mouvement du 4 mai 1919, 2 2 N Na nya ng, 217, 2 2 5, 2 2 6, 2 2 8 , 2 3 0, 2 3 2 National Securit y Agency, 244 Needham, Jos eph, 198 neibu , 108 New York Times , 132 Niet zsche, Friedrich, 258 Nike, 83

282

Norinco, 124 NSA, 245 Nye, Joseph, 247

0

Obama, B arack, 54, 113, 2 29, 244 OGM, 208 Organis at ion de coopérat ion de Shanghai, 215 Organis ation 111.ondiale du commerce (OMC), 52, 68, 179 Osnos, Evan, 124

p Papin, Denis, 2 55 Park Geun-Hye, 2 2 2 Parti communiste chinois (PCC), 10, 12, 16, 2 5, 2 8, 30, 113, 114, 115, 116, 117, 120, 121, 122, 123, 129, 150, 151, 153, 181 Pat enôtre, Jules, 2 3 2 Pat ten, Chris, 2 39 Peng Liyuan, 13 5 peres t roïka, 151 PetroChina, 116, 156 Peugeot-Citroën, 51 piège de Thucyd ide, 2 58 piège du revenu moyen, 191, 192 politique de l'enfant unique, 188 pollution spirit uelle, 152 Pomera nz, Kennet h, 24 Poutine, Vlad imir, 7, 8, 158 prince rouge, 116, 132 protocole de Kyoto, 64

Q

Qia nlong (empereur), 2 3 0 Qiaobi, 2 52

La Ch i ne conquérante

Qing, 21, 2 2 Qing (dyna s t ie), 21, 114, 213 Qin Shi Hua ngdi, 159, 173 quatre grandes invent ions, 197 quatre heures d 'or, 144 quatre modernis ations, 2 8, 3 0

R

rapport Krouchtchev, 2 5 Renault, 51 renqing, 171 révolte des Taïping, 21 Révolution culturelle, 18, 28, 36 Ricci, Mat t eo, 248

s

Schmner, Charles, 52, 53 SEB, 107 Senkaku, 54 shadow banking, 96 Sha1nbaugh, David, 134, 13 5 shu a nggui, 154, 155 Siemens, 129 Sina.com, 106, 141 Snowden, Edward, 244 sociét é d 'aisance mod érée, 190 Solid a r nosé, 151 Song (dynast ie), 2 3 0 SongJia n, 174 Spens, Renaud de, 175, 180 St a line, 16, 2 5 St uart, Marie, 158 Sun Yat Sen, 2 2 Sun Zi, 240 Supor, 107 Synd rome respiratoire aigu s évère (SRAS), 72, 73 Syracuse, Denys de, 149 s ys t ème de respons abilité, 3 6

283

Index

T

Taïwan Relations Act, 233 Teilhard de Chardin, Pierre, 174 Tencent, 141, 201 Terminal High Altitude Area Defense (THAAD) , 223 terres rares, 54 tigre de papier, 219, 242 Tigres et mouches, 153 Tocqueville, Alexis de, 151, 158 tortues de mer, 204 Toyota, 54 traité de Shimonoseki, 22 traité inégal, 20, 21 Trump, Donald, 101, 255 Tsinghua, 203, 204 tuer le poulet pour effrayer le singe, 72, 128 Tu Youyou, 198 Twitter, 141

u

under the dome, 62 usine du monde, 40, 49, 78

V

vague aveugle, 77 VOC, 19 Volkswagen, 51 Volvo, 51

w

Wahaha, 105 Walesa, Lech, 30 Walmart, 52 Wang Qishan, 153 Wang Yang, 82 Watson, Paul, 89 WeChat (Weixin), 139

Wedeman, Andrew, 125 Weibo, 62 WeiJingsheng, 30 Wenjiabao, 71, 131 , 137 wen ming, 173 wu mao, 145

X

XiJinping, 7, 10, 11, 113, 119, 121, 122, 132, 134, 146, 151, 1 52, 153, 155, 156, 157, 215, 216, 241 Xi Zhongxun, 132 Xu Caihou, 1 55

y

Yijing, 167 Yin et Yang, 168 Yue Yuen, 83 Yu Hua, 104, 248

z

Zhang Ruimin, 103 Zhang Shuguang, 130 Zhao Ziyang, 29, 31, 40, 119, 149 zhengfawei, 150 Zheng Xiaoyu, 73 Zhongguancun, 199 Zhong Nan Haï, 151 Zhou Enlai, 28 Zhou Yongkang, 142, 155, 156, 157, 158 Zhu Rongji, 92 zone économique exclusive, 226 zones économiques spéciales (ZES) , 38, 39, 40, 49 Zong, 107 Zong Qinhou, 105, 106 Zuckerberg, Mark, 141

aut-il craindre la Chine? Après avoir réussi une émergence inouïe en moins de trente ans, ce géant de près d'un milliard et demi d'habitants se voit déjà en hyperpuissance mondiale et n'hésite plus à l'affirmer haut et fort. En faisant partout déferler ses exportations, en siphonnant les matières premières de la planète, la Chine peut-elle infléchir la marche du monde? Ses gesticulations mllltaires tonitruantes en mer de Chine vont-elles mener à un conflit international majeur? Quelle est la véritable nature de ce curieux régime, à la fols totalitaire et capitaliste, où un Parti communiste de 88 millions de membres règne sans contre-pouvoirs? Jacques Gravereau décrypte avec beaucoup de finesse la Chine d'aujourd'hui et nous donne les clés pour comprendre de l'intérieur les modes de pensée de cette grande culture aux antipodes des standards occidentaux. Voici un portrait détonnant de la Chine, de son impressionnante montée en puissance, mais aussi d'un désastre écologique majeur, de fragilités sociales préoccupantes, d'une fuite en avant économique de plus en plus problématique, d'un nationalisme dangereusement attisé par un Parti qui l'utilise comme recette pour sa pérennité. Vivant et inspiré, sans langue de bois, ce livre fourmille de surprenantes histoires vraies. Il se lit comme un roman.

• Éric Lourent, écrivain et grand reporter

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Hubert Védrine, ancien ministre des Affaires étrangères

Jacques Gravereau est l'un des grands experts européens de l'Asie contemporaine et de la mondialisation. Président d'Honneur de l'Institut HEC Eurasia, qu 'il a fondé et dirigé pendant vingt-cinq ans, il est l'auteur, entre autres, de Lo Chine après l'utopie, du Japon ou XX" siècle et de L'Asie majeure.

www.editions-eyrotles.com