Crachons sur Hegel : une révolte féministe
 9791093250151

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CRACHONS SUR HEGEL U N E RÉVOLTE FÉMINISTE

Caria Lonzi

ETEROTOPIA FRANCE

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D Paris, 2017 Association Culturelle Eterotopia France Tous droits réservés. Reproduction interdite. Titre original : Sputiamo su Hegel Traduit de l'italien par "Les Derniers Masques".

Les œuvres publiées dans ce livre ont été sélectionnées d'après le catalogue Altra misura. Arte, fotografia e femminismo in Italia negli anni '70, sous la direction de Raffaella Perna (Carlo Cambi Éditions, Sienne, Italie), publié à l'occasion de l'exposition du même titre à la galerie Frittelli Arte Contemporanea de Florence, du 21 novembre 2015 au 31 mars 2016. ww w.frittelliarte i t

ISBN: 979-10-93250-15-1

Diffusion et distribution:

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Table des matières'

UN GESTE IMPRÉVU : VOIR L'AMOUR LIBRE DANS UN CRACHAT MYTHIQUE

Eleonora Selvatico

CARLA LONZI CRACHONS SUR HEGEL

POUR UNE NOUVELLE SUBJECTIVATION FÉMININE L'ORIGINALITÉ DE LA PROPOSITION DE CARLA LONZI DANS LE PANORAMA FÉMINISTE

Alba Nabulsi

U N GESTE IMPRÉVU*: VOIR L'AMOUR LIBRE DANS UN CRACHAT MYTHIQUE Eleonora Selvatico

Dans cette introduction, je suivrai la relation que Caria Lonzi a tissée avec la dialectique maître-esclave dans Crachons sur Hegel et dans Tais-toi, ou plutôt parle. Journal d'une féministe (1978), pour penser la libération comme promesse d'authenticité non communicable : « On communique pour se libérer, on ne communique pas la libération. » Quant à l'authenticité, c'est une valeur qu'on découvre en faisant l'expérience du processus de libération. Elle est la mise en acte de la parité par l'inférieur et le supérieur, les deux agissant sans garanties : « On ne peut pas être authentique l'un avec l'autre si on ne prend pas les mêmes risques imprévus. Et si les deux ne sont pas également dans le noir quant aux mécanismes qui font bouger le rapport. Si l'un les connaît et l'autre ne les connaît pas, alors on développe une inauthenticité entre les deux. » Envie et fidélité sont chez Lonzi interrogées comme des mécanismes de (auto-)défense de la culture de la possession masculine, à savoir la culture de la prise du pouvoir sur laquelle elle crache en 1970 pour faire apparaître la différence existentielle de la femme, son mouvement, toujours menacé de disparition, sur un autre plan. Dans ses pages naît une éthique, l'authenticité, centrée sur le désir de relations humaines (l'amour) libres qui démolissent les structures à même de protéger le plan éthique masculin. Ce crachat sur Hegel est alors un geste d'autonomie : prenant Hegel (ou la culture masculine occidentale qu'il représente - in primis la révolution marxiste-léniniste) par surprise, en jetant sur lui sa salive, Lonzi se fait infidèle à Hegel tout en lui (et en se) faisant confiance : « Dans le journal Hegel et moi, nous sommes égaux. » Elle se libère du besoin d'approbation en expérimentant en soi le refus de Hegel et des marxistes de la reconnaître comme conscience : « De ce nouveau chemin nous ne savons presque rien : si c'est une nouvelle illusion, s'il est viable, s'il est.1 »

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I. CRACHER

Dans son journal, Lonzi indique l'importance du geste avec lequel elle s'est et a été identifiée comme féministe : son crachat sur Hegel. Elle le décrit comme un geste d'oralité : « Oralité est manger, cracher, vomir. [...] L'oralité n'a pas l'expérience de céder avec plaisir, mais de (nous faire) perdre [rimetterci]? » L'oralité est une forme de transmission culturelle par la voix, un dialogue direct caractérisé par un mouvement non linéaire de la pensée qui n'existe pas dans - et se passe de l'aide de - l'écrit, celui-ci ayant une forme fixe, construite et organisée. Le manque de considération des écrits et le discrédit de la culture orale, comme n'étant que de Vaffectif, des peuples africains ont été pour Hegel les signes corroborant le mythe du nègre prélogique : ces peuples manqueraient de passé. Tachés d'infériorité sans remède par leur absence de l'histoire de la civilisation, les noirs ne sont pas en mesure d'atteindre la conscience3. Ce mythe a été scientifiquement modifié par, entre autres, l'historien sénégalais Cheikh Anta Diop, qui a affirmé l'origine africaine de la civilisation en ouvrant la voie au projet de restitution de l'histoire africaine authentique4. Alors qu'on ne rencontre pas d'arguments articulant explicitement les matrices de race et de genre chez Lonzi (elle écrit que « l'homme noir est l'égal de l'homme blanc, la femme noire est l'égale de la femme blanche5 »), il y a résonance entre sa pensée de l'expérience et la critique anticoloniale à Yhistoricisme hégélien. Elle n'essaye pas uniquement de faire des femmes des humaines par la prise en compte de leurs histoires sur le mode d'une démonstration objective, mais elle repense également, avec son expérience du féminisme, la liaison entre temporalité, histoire et humanité : « Au fond, moi je crois que si quelqu'un a quelque chose à dire il l'écrit, et pas uniquement il le dit à celui qu'il a en face. Il y a un moment où ce que tu penses, tu veux le mettre sur le tremplin de l'humanité. [...] J'aimerais voir si l'humanité apparaît dans les périodes critiques. Je sais que j'en ai besoin, pour moi. J'aimerais jauger les taudis de l'humanité.6 » Comment traduire ce « rimetterci » de l'oralité ? Nous perdre : y laisser la

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peau, douter de nous au point de nous p&dre dans le chemin, perdre la voie et aussi guérir, recommencer en se repositionnant.

Le geste existentiel qui fait des histoires Téléologique, l'Histoire a été conçue - même par les marxistes parlant de pays arriérés et avancés - comme un processus linéaire et homogène où l'on retrouverait une série déterminée de stades (la cohérence) que chaque peuple (ou conscience) devrait nécessairement parcourir. Cette croyance repose sur l'idée que les peuples non européens seraient toujours en retard par rapport à l'Europe et donc destinés à emprunter son chemin. Ces histoires finissent par être appréhendées négativement, sur le mode du « pas encore », voire jamais par elles-mêmes ou indépendamment de l'Histoire européenne. Chez Lonzi, l'oralité est verbe actif : manger et vomir, se (dé-)nourrir, se (dé-)faire. Elle renvoie à des actions qui n'existent qu'au niveau corporel : les « gestes des femmes qui ne deviennent pas un produit [...]. Des gestes dans l'air comme ceux des équilibristes, des gestes faits d'air. Sur ces gestes sans suite est construite notre vie. Un homme peut dire "mais enfin, qu'est-ce que t'as fait toi pour moi ? Moi, je t'ai entretenue et toi, à la maison, à ne rien faire ou à faire ces corvées que toute femme accomplit sans faire des histoires" ». Faire l'histoire devient un geste critique et pluriel qui risque la disparition à tout moment. Le théâtre qu'elle aspire à mettre en place pour reconnaître les existences (ou faire les histoires) des femmes doit prendre en compte le « sens de l'immédiat présent qui disparaît », étant donné qu'elle-même se sent « serrée entre le mur de l'existence et le mur où [son] existence s'imprime comme présence d'instants et ensuite s'efface. [... Dans ce théâtre,] l'action symbolique doit échouer continuellement pour céder la place à l'action existentielle. L'action existentielle prend pour cible les rapports humains7 ». Le crachat sur Hegel est alors un geste existentiel qui lui permet de faire l'expérience consciente de sa propre disparition dans l'Histoire (Rivolta Femminile considère « incomplète une histoire qui s'est constituée sur des traces non périssables8 », l'histoire des vainqueurs) et dans les identités socio-culturelles qui se construisent (qui ont Y une des historicités pos-

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sibles) dans les rapports patriarcaux. En ceux-ci, elle se sent emprisonnée ou garantie en tant que « femme » : « Comme dans une terre exotique, je me leurrais moi-même et les indigènes de mon appartenance à ce lieu, j'en vantais les bons côtés, je me montrais incrédule sur les défauts, je m'y ajustais allègrement. Et ensuite je découvrais que je n'appartenais pas à ce lieu, je me fatiguais de cette identification-là, je me sentais opprimée, je me sentais éclater. Commencé le travail de la démolition : tout était trop viscéral, trop imbibé d'affects, de chantages ; c'était une oasis vite ennuyeuse, sans espace pour quelque chose de différent que j'étais toujours sur le point de renier car terriblement aride à côté, inconfortable, rébarbatif, pauvre, radin, circonspect, intolérant, manquant, mais mien.9 » La radicalité de Lonzi est de ne pas demander (aux hommes) l'insertion des femmes dans la culture ou l'histoire telle qu'elle est : elle ne revendique pas un droit à faire partie (une égalité juridique), même si elle en reconnaît l'attractivité : « J'ai éprouvé moi-même combien c'est terrible, débilitant de ne pas utiliser les schémas masculins. » Affaiblissant, car la voie qu'elle a choisie est le doute perpétuel sur soi-même, une remise en question constante de soi sur le mode des expériences de désagrégation-désintégration. Celles-ci sont souvent entravées par les réactions de défense que suscite la peur de ne plus retrouver la confiance en soi : « L'effort de ne pas désespérer de moi et donc de produire continuellement à moi-même les preuves que je suis digne. Il est facile de tomber sur ce point et de donner les preuves à quelqu'un d'autre qui devient ton garant, et non pas à toimême.10 » Cette confiance est conçue comme un processus d'acceptation de soi sans fin qui prend le départ d'un focus que l'on met sur les moments de la vie où on ne sait plus qui l'on est, voire les instants où on agit ou on n 'agit pas, alors qu'on attendrait de nous que l'on réagisse de façon à satisfaire les attentes socio-culturelles. Ces actions prévisibles sont décrites comme des gestes inauthentiques censés nous protéger et incapables de nous libérer : « Dans le rapport familial, la prétention ou l'obligation ou la garantie de sa non-dissolution est attribuée à l'autre de façon à pouvoir dépasser les bornes sans s'apercevoir du risque, en faisant confiance à un chantage sous-

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entendu.n » Renoncer à l'autodéfense ou* à l'exhibition d'invulnérabilité signifie s'exposer et expérimenter sa propre vulnérabilité (« sans autodéfense je me sens fragile et blessable12 ») ; ce qui est extrêmement difficile, vu que la société patriarcale démentit la condition malheureuse de la femme et la leurre avec une image digne d'elle, dépurée de sa souffrance.

Le geste de soustraction qui rend authentique Voix distincte ou à l'écart, la pensée lonzienne est un éloge de la nonconformité, une recherche continuelle d'échappatoires à l'homologation. En cela, Frantz Fanon et Lonzi se rejoignent dans l'exercice de penser à des pratiques de libération qui se caractérisent par l'imprévu : l'autonomie, l'authenticité, la libération sont des processus instables, car différents des attentes, à expérimenter, et non pas des telos ou des espoirs déjà définis dans le futur. Lonzi ne parle que du présent et du passé : « Le futur je peux seulement le laisser ouvert. » Je comprends alors que, dans Crachons sur Hegel, Lonzi avance une piste pour franchir (ou déplacer le « problème des femmes » sur un autre plan que) la thèse du retard historique de l'insertion des femmes dans les institutions, qui traite la différence sexuelle dans des questions comme la ségrégation sexuelle horizontale ou verticale : « C'est évident que le travail, c'est-à-dire l'émancipation, a été pour moi la seule façon pour sortir de la condition familiale, pour entrer dans le monde, mais ensuite la seule façon pour réacquérir l'authenticité a été de refuser l'émancipation, mais alors la prise sur le monde a disparu et je suis retombée dans l'apartheid.13 » Comment profiter de la différence ? De la « ségrégation » ? La libération de la femme ne consiste pas à parcourir le chemin de et dicté par l'homme sur le mode de l'injonction à s'améliorer. L'amélioration de soi-même suppose un chemin de réussite par étapes cohérentes avec une identité préétablie jugée meilleure que les autres ainsi que la compétitivité avec les autres (on ne peut pas être tous meilleurs) : « La compétitivité est la manière élémentaire d'affronter l'inconfortable destin supérieur-inférieur. » Lonzi estime simplistes les lectures de la domination masculine plaquées sur le schéma hégélien de la dialectique esclave-maître pour penser la libération

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de la femme. D'après elle, la femme doit trouver un chemin à soi. Elle doit s'accepter ou accepter de se montrer, en se défaisant du besoin d'approbation, voire des gestes inauthentiques d'autodéfense qui n'ont pour but que de soutenir les plaisirs des autres [compiacere] : au lieu de « se montrer » on est forcé à « dé-montrer » (à soi et aux autres) son existence en se mesurant sur une échelle de dignité (ou humanité), alors que « l'authenticité n'est pas démontrable, elle est [donc] destinée à la défaite. Et quand elle est acceptée par la culture, elle n'est pas acceptée comme authenticité, mais comme démonstration, œuvre, talent, génie ». Si le contraire de l'acceptation est le refus, l'acceptation n'est pourtant pas d'être reconnue dans l'identité de « femme » : « La différence entre reconnaître et accepter : on reconnaît les mérites, on accepte également les faiblesses et les erreurs. » Le drame de la reconnaissance niée est alors une question d'oppression intériorisée. Elle critique les idéologies extérieures, en particulier l'avant-garde léniniste se présentant comme l'idéologie des opprimés, en optant pour une « vision religieuse de la vie » : « Toute idéologie révolutionnaire donne un modèle dans lequel on peut s'accepter et, même, se sentir supérieur aux autres, [comme un] guide. Mais il s'éloigne de soi-même et il se dédouble en cachant le vrai soi-même. On est révolutionnaire si l'on est soi-même.14 » Résonnant dans Fanon (« Il y a une zone de non-être [...] d'où un authentique surgissement peut prendre naissance. Dans la majorité des cas, le Noir n'a pas le bénéfice de réaliser cette descente aux véritables Enfers »), Lonzi estime qu'une zone de non-être s'ouvre lorsqu'on expérimente la paralysie des identités a priori. C'est de là qu'on repart pour penser soi-même : « Je devais trouver qui j'étais, au final, après avoir accepté d'être quelque chose que je ne savais pas. [...] Maintenant je comprends [...] que "le sujet ne cherche pas la chose dont il a besoin, mais il la fait exister". Moi j'ai acquis cela dans le féminisme. » Ce chemin à soi est l'autoconscience : il s'agit de perdre par le doute la voie de subjectivation déjà indiquée en faisant l'expérience (ou en devenant conscient) de sa disparition ou non-existence dans la société patriarcale, de son oppression comme effacement de ses besoins, aspirations et désirs. Il ne s'agit pas de constater une absence objective, mais

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subjective : il faut éprouver la souffrance*de ce non-être que l'on est (du refus de soi) et essayer de satisfaire son besoin de se montrer en s'exprimant : « La libération c'est la mort et la résurrection, il faut accepter de mourir, moi je l'ai accepté. La conscience des souffrances mutuelles me fait sentir au pair. » Il faut, pour le dire autrement, prendre acte de sa propre aliénation sur un mode fanonien : expérimenter Y éréthisme affectif (le viscéral chez Lonzi) découlant de la mise en pratique d'un progrès dans les égalités. Ce progrès est limité car, au lieu d'avérer la libération, il transforme sa dépendance envers l'autre en une infériorité psychologique qui se nourrit du désir d'être comme l'autre : « [Il faut] conscientiser son inconscient, veiller à ne plus tenter une lanification hallucinatoire, mais bien à agir dans le sens d'un changement des structures sociales. Autrement dit, le Noir nç doit plus se trouver placé devant ce dilemme : se blanchir ou disparaître, mais il doit pouvoir prendre conscience d'une possibilité d'exister.15 » Le chemin des consciences est compétitif : une lutte sans possibilité de reconnaissance mutuelle et de réconciliation ; il devrait être paritaire. Qu'est-ce qui empêche la parité ou la conscience des souffrances mutuelles ? Le crachat de Lonzi sur Hegel traduit son effort pour rompre avec l'illusion de vivre dans le Paradis. Cette oasis sûre est nourrie par une nostalgie du mythe de l'innocence projeté sur les femmes. La cofondatrice de Rivolta, Caria Accardi, écrit que « le mythe de l'innocence a toujours été imposé aux filles comme un synonyme de bonheur, alors qu'en réalité l'on offre une connaissance qui favorise leur oppression ». Casser l'illusion de la vie bienheureuse de la femme revient, chez Lonzi, à se plonger dans les ténèbres et profiter, au lieu de l'exploiter, du vide socio-culturel dans lequel on se sent, désormais, habiter : « Pour moi le point essentiel a été le passage entre l'aliénation de se croire heureuse - comme les hommes nous assuraient que nous les femmes aurions dû être - et la découverte de mon malheur et de ma frustration, et le bonheur de pouvoir l'admettre face à moi-même et face aux autres. » C'est un droit au malheur qu'elle exerce avec Pasolini, blâmé d'avoir cristallisé dans l'innocence les Africains, les Arabes et les garçons des bourgades de ses récits. Il les a empêchés de rendre leurs chemins infer-

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naux, il les a représentés « sans doutes sur eux-mêmes, sans auto-jugement, sans questionnements moraux, fidèles exécuteurs d'un destin accepté d'avance16 ». Qu'est-ce que cette fidélité à la destinée-oppression ? Comment s'en sortir ? « Cette nostalgie [propre à notre race] est le sens de culpabilité pour avoir perdu la confiance dans le paradis sur terre [le privilège perdu] : nous aimerions la retrouver, mais ce n'est pas possible. Alors, nous regardons autour de nous pour voir si ce paradis existe en quelqu'un d'autre qui en soit le garant. Mais c'est toujours une opération extérieure à nous, destinée à échouer jusqu'à ce qu'on n'accepte pas la conscience du sens de culpabilité comme expérience commune de malheur intérieur de laquelle repartir. » La reconnaissance devient l'acceptation de soi et des autres (parité) par la prise de conscience des souffrances mutuelles à la fois de l'inférieur et du supérieur. Cela implique le refus de mesurer les souffrances ou, encore, l'acceptation de l'incommensurabilité ou de l'incommunicabilité, de l'autonomie ou de la singularité des souffrances : « Souffrir est souffrir de souffrir / Personne n'est en mesure / de souffrir ta souffranceP » Si d'un côté il faut que l'inférieur ne soit plus empêché d'expérimenter sa conscience malheureuse, de l'autre il ne peut pas prétendre absolutiser son malheur en faisant disparaître (ou en ne donnant pas la possibilité d'exister à) celui du supérieur. Ici, le supérieur est (et se fait) invulnérable (tout-puissant) par et aux yeux de l'inférieur qui, en s'infériorisant, entrave la possibilité de réaliser la parité, la libération mutuelle.

Le geste orphique qui libère et se montre comme nouvelle phénoménologie Le geste de cracher, de descendre en soi par le doute qui est dès lors vu comme l'action (sans fin) en mesure de se soustraire à l'oppression, à la conformité, est la pratique de la tabula rasa culturelle : « La déculturation pour laquelle nous optons est notre action.18 » C'est le processus avec lequel on exerce la liberté de remonter à la surface autrement : « Lorsque j'ai écrit Crachons sur Hegel je voulais dire "Sara [pseudonyme], sors de là,

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toi et les filles comme toi, de façon à ce que je puisse cracher cet Hegel qui est en moi". » C'est le geste qui refuse la profondeur des hommes (les idéologies qui posent l'homme comme mesure de tout être et dictent la subjectivation universelle) nous obligeant à la cohérence souffrante et non pas libératrice. La fixité du masque « femme », obtenue par la division hégélienne du monde entre des femmes détentrices du principe divin et présidant la famille et des hommes détenteurs du principe humain viril présidant la communauté, doit être vécue comme un « lager », un lieu d'expérience souffrante limite (extrême, incommunicable) et non pas de bonheur comme le patriarcat aimerait leurrer tant les femmes que les hommes : « L'holocauste principal qu'on prétend de moi en ce glissement progressif vers le rôle maternel est celui de la féminité [...] une féminité qui n'est plus,liée à ma personne. Dans le rôle de mère je n'ai plus une identité physique et esthétique comme femme, mais comme partie essentielle de la famille et mes qualités ne sont que spirituelles et de nature altruiste.19 » Geste authentique, pratique d'un moyen (l'authenticité) d'interrogation sur le sujet en mesure de déclencher des pratiques de libération, voire geste de libération, le crachat de Lonzi sur Hegel prend la forme d'un parcours orphique20 où l'on expérimente soi-même et les relations avec les autres par la négative, le drame de la reconnaissance niée : « Dante a écrit l'Enfer, le Purgatoire et le Paradis, voire les trois stades de la libération. Crachons sur Hegel correspond à l'Enfer. » Le crachat de Lonzi est une épistémologie, sa phénoménologie : « On me reprochait de dire trop de choses contrastantes, de ce fait "superficielles". Maintenant je retrouve ma superficialité [... en ayant essayé de] trouver une cohérence dans ce qui me passait par la tête ou que j'éprouvais. Et la cohérence on la trouve de cette manière-ci : en s'exprimant (en s'acceptant) seulement lorsqu'on a déjà fait l'expérience d'un soi cohérent. Donc c'est l'identification avec un volet de soi au détriment de tous les autres, qui restent compressés et nous hantent. » Lonzi retourne le sens, qui n'est plus commun, du « superficiel » en le comprenant de façon existentialiste ; elle songe à l'expérience de la remontée en surface d'un sujet mélancolique : « Une autre femme, clitoridienne, m'a reconnue comme

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femme, clitoridienne, en même temps que je la reconnaissais dans les mêmes termes. Cela s'est passé au printemps 1972. Maintenant je sais qui je suis et je peux être consciemment moi-même. » Le mépris de la superfîcialité de la part de l'homme devient dans son journal « l'obsession toute masculine de ne pas pouvoir accepter la succession des "états d'âme", à savoir le caractère contradictoire des sentiments21 ». Ce n'est pas que l'Enfer que Lonzi aborde, mais aussi ses marges. Il faudrait expérimenter le Purgatoire et le Paradis pour parvenir à vivre l'Enfer comme champ de la subjectivité de la femme, où l'on exerce le droit de repartir de zéro. Le Purgatoire, expression de l'amour de Dieu, est généralement conçu comme un état de Vâme : antichambre du Paradis, c'est le (non-)lieu de la souffrance où les âmes des morts transitent pour améliorer leur purification morale et spirituelle et atteindre la communion parfaite avec Dieu, la montée au Paradis. Le féminisme, d'après Lonzi, a permis à la femme de « quitter le Purgatoire avec l'homme pour l'Enfer entre femmes. Un Enfer qui avait remplacé le Paradis originel (avec la mère) ». Dans Crachons sur Hegel, elle l'écrit ainsi : « Nous abandonnons l'homme pour qu'il touche le fond de sa solitude », « c'est-à-dire à l'inauthentique assimilation de soi au phallus, au pouvoir.22 » Le rapport authentique d'enquête de soi, la subjectivation libre, ne peut s'avérer que dans les groupes d'autoconscience non mixtes car, dans le rapport homme-femme, elle est poussée à céder avec plaisir son besoin d'autonomie pour son besoin d'amour. Qu'est-ce que devrait être l'amour (comme relation) libre ? II. L'AMOUR LIBRE : MYTHE OU RÉALITÉ DU FÉMINISME ? Crachons sur Hegel a octroyé à Lonzi l'identité féministe ainsi que le rôle de grande sœur, fondatrice et éditrice de Rivolta, ce qui a déclenché en elle des crises existentielles, voire des ouvertures qui l'ont amenée à plusieurs allers retours au mythique libretto verde : « Mon expérience majeure [l'authenticité] se présentait à moi également comme une culpabilité. Alors que la grande sœur dérange l'autre sœur par sa supériorité, la petite sœur dérange la grande en la faisant culpabiliser. Culpabiliser pour être plus avan-

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cée. » Les changements de sa lecture de Hegel ne sont pas linéaires et définitifs ; je me demande si ce n'est pas une aberration d'écrire que d'abord la dialectique maître-esclave l'a conduite à penser la subjectivation des femmes comme féminisme de la libération (les groupes d'autoconscience du Manifeste de Rivolta Femminile, Rome, juillet 1970) et, ensuite, la dialectique esclave-maître à poursuivre vers la libération personnelle du sujet féministe (Manifeste de Rivolta Femminile Io dico io [« Moi je dis moi »], Rome, mars 1977) : « J'aimerais changer le nom de Rivolta Femminile. En quoi ? Paula [pseudonyme] dit "Plutôt, on va dissoudre Rivolta de façon à ce que chacune reprenne sa propre individualité."23 » Quitté le Purgatoire, sa vie de critique de l'art dans la culture masculine, pour une vie dédiée au féminisme dans les groupes d'autoconscience, Lonzi se demande si elle a débouché sur un Paradis ou sur un Enfer. « Puisque la femme est dialogue, le Paradis pour elle signifie pouvoir exercer ce dialogue avec autrui24 » : Comment peut-on y arriver ? Si « l'idéologie [féministe] avait garanti qu'une fois la dépendance du monde masculin cassée la femme serait sauvée », Lonzi constate que ce n'est pas le cas : « La libération n'ouvre pas sur un Eden, sur une harmonie, sur une solution des rapports humains, mais sur la renonciation et l'abandon de l'espoir. » Il faut revenir sur les mécanismes du pouvoir masculin, les tendances à la possession qui empêchent les relations authentiques (des relations où il n'y a « ni possession ni liaison ni hypothèque ni rien : je pouvais m'en aller si je le souhaitais, ma présence était purement accidentelle25 ») afin de comprendre cette nostalgie du Paradis qui est d'abord, dans Crachons sur Hegel, le drame de l'homme et, ensuite, dans Tais-toi, ou plutôt parle, le drame entre femmes. Il s'agira de lire les (im-)possibilités de la relation (ou amour) libre entre homme et femme et entre femme et femme.

Le mythe de l'homme, du couple ou de la famille Crachons sur Hegel est explicitement un crachat sur la Phénoménologie de l'Esprit considérée par Lonzi comme « une phénoménologie de l'esprit patriarcal, incarnation de la divinité monothéiste dans le temps », qui lui a permis d'affirmer la différence de la femme. Elle re-signifie existentielle-

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ment Yessentialisation hégélienne de la différence féminine, une différence comme donnée naturelle qui emmure la femme dans l'immanence, l'obéissance et l'impossibilité de s'émanciper : « La différence de la femme a été façonnée par des milliers d'années d'absence à l'histoire. » Lonzi se propose d'interroger ce destin de la femme à partir de la dialectique maître-esclave, en corrélant une critique du matérialisme historique qui a pour but de dévoiler « un mécanisme dont on ignore l'impulsion motrice » : la liaison perçue par les femmes (qui devient crachat) entre cette structure théorique et leurs souffrances, besoins et aspirations. Lonzi estime que cette perception s'est historiquement manifestée dans le refus du féminisme radical de subordonner le « problème féminin » au « problème de classe » : « La femme est opprimée en tant que femme dans tous les milieux sociaux : non pas du fait de sa classe, mais du fait de son sexe26. » Dans Tais-toi, ou plutôt parle, elle explique son recentrement de la question de la libération sur le drame de l'oppression de la femme ou, en d'autres termes, pourquoi il est dangereux de chercher sa libération comme si c'était une question de classe : « Tant la société telle qu'elle est que la société envisagée par la révolution marxiste partent d'une certaine idée de l'homme et de ses besoins. Pour adhérer à l'une ou à l'autre, je dois partager ces idées-là. Voici l'affaire : moi je ne les partage pas. La première depuis toujours, la deuxième depuis que je me suis libérée du sentiment de culpabilité et de la peur de retomber dans la première. Si j'étais dans la condition existentielle de subir une oppression de classe, peut-être serais-je justifiée de focaliser sur cette oppression-là tous les empêchements à ma réalisation, mais ce n'est pas le cas, et donc je ne me sens pas de me consacrer au noble loisir - pour quelqu'une comme moi - de la lutte des classes. Je dis "loisir" car ce ne serait pas un travail de découverte, d'engagement total, mais une occupation exécutive, bureaucratique. [...] L'aliénation n 'estpas uniquement dans la dégradation, mais aussi dans l'illusion : c'est une méconnaissance de soi.21 » Dans Crachons sur Hegel, Lonzi critique la mécompréhension organisée du rapport entre structure économique et famille, qui continue à rendre opérante la culture de la prise du pouvoir dans l'idéologie révolutionnaire : l'aliénation de

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la femme est à la fois matérielle et psychologique. Le matérialisme historique rend invisible 1 e facteur émotionnel du capitalisme, « l'archétype de la propriété - ce que l'homme a, en premier, conçu comme un objet : l'objet sexuel », notamment parce qu'il étudie un monde où il n'existe que des consciences masculines. Cette perspective universelle définit un supérieur (maître) et un inférieur (esclave) au sein d'un monde qui n'arrive pas à rendre présentes (à soi et aux autres) les expériences de vie tant des femmes que des hommes, car elle ne conçoit pas la possibilité de leur relation : « Mais le conflit femme-homme n'est pas un dilemme : on n'envisage pour lui aucune solution, dans la mesure où la culture patriarcale ne le considère pas comme un problème humain, mais comme un donné naturel. » Ce manque du marxisme est structurel et concerne un sexisme tant biologique que culturel pour deux raisons. Premièrement, avec le concept d'accumulation du capital, il maintient un système de compréhension qui rend invisible "le rapport de la femme avec la production à travers son activité de reconstitution de la force de travail dans la famille" et ne fait pas de l'exploitation de la femme au sein de la famille une réalité. Si le travail assigné à la femme pour être « femme », la reproduction, n'est pas reconnu comme travail mais comme donnée naturelle, alors la « femme » n'a aucune possibilité de se libérer. Elle est déjà définie comme sujet par sa nature : être Y objet sexuel de l'homme. Face à ce destin sans issue, Rivolta en a quand même entrevu une : « Nous ne donnons d'enfants à personne, ni à l'homme ni à l'État. Nous les donnons à eux-mêmes, et nous nous restituons à nous-mêmes. » Lonzi a montré que dans cette dialectique la femme n'est ni le maître ni l'esclave. Sa non-existence dans la dialectique est pourtant la possibilité d'exercer son droit à la subjectivité : la femme se (dé-)place sur un autre plan de l'existence. Deuxièmement, Lonzi argumente que si Hegel avait reconnu la dimension humaine de l'oppression de la femme comme il l'a fait pour l'esclave, il aurait dû invalider sa dialectique : « Entre la femme et l'homme, il n'existe pas de solution où l'un éliminerait Vautre, et c'est l'idée même d'une prise de pouvoir qui s'effondre. » Ainsi Vidée de l'homme et de ses besoins régissant la dialectique s'est effondrée (ou le devrait): il faut reconnaître la vulnérabilité, voire la relationnalité, humaine. Comment faire ? 17

Crachons sur Hegel - Une révolte féministe

On trouve dans ses écrits d'autres masculinités que la masculinité patriarcale : le jeune (le fils hippie) et 1 & frère homosexuel. Ceux-ci seraient des alliés possibles du féminisme ou des possibilités (qu'elle-même a créées par des actes de confiance qui ont par la suite échoué) de rapports authentiques femme-homme. La dissolution du mythe de l'amour maternel, c'est-à-dire la traduction du rapport symbolique mère-fils en rapport vécu (ou « voyage ») où les deux se reconnaissent opprimés par l'autorité paternelle est l'un des arguments qui façonnent sa critique radicale de la famille comme institution régulatrice des rapports entre les sexes. Dans Crachons sur Hegel, elle dénonce les mécanismes de disparition ou l'« absence forcée de la femme » dans le mariage, cette relation garantie ou contrat homme-femme. Elle les retrouve dans la promesse post-capitaliste d'Engels d'un mariage humain (qui sera) fondé sur le choix dicté par l'inclination réciproque. Lonzi recherche le vécu du mariage dans l'expérience de la Révolution russe à travers la retranscription de dialogues entre Lénine et les féministes (Clara Zetkin et Inès Armand) sur le mariage civil prolétaire avec amour. Dans ce type d'amour devrait s'accomplir une maternité sociale qui n'a rien à voir avec la libération sexuelle, jugée, par Lénine, scandaleuse et bourgeoise : « Dans les pays communistes, la socialisation des moyens de production n'a pas éraflé le moins du monde l'institution familiale traditionnelle ; bien au contraire, en renforçant le prestige et le rôle de la figure patriarcale, elle l'a même renforcée. » Ce constat lui permet d'affirmer que le marxisme, parcourant le chemin donné par la dialectique hégélienne, vise la chute de la culture bourgeoise sans troubler les valeurs masculines. La société marxiste est patriarcale, le patriarcat étant « tout projet de société porté par un protagoniste masculin ». Lonzi exhorte alors ses interlocuteurs à sortir de ce plan d'analyse pour dialoguer sur les relations authentiques (ce qui devrait être), le mariage n'est pas le lieu où la relation homme-femme peut être pensée : « Qu'on ne nous demande pas ce que nous pensons du mariage ou de son correctif historique, le divorce. Les institutions nées pour garantir le privilège masculin reflètent des modalités de rapports entre les sexes devenues intolérables. Nous les faisons tous sauter, tous ces instruments de torture de la femme. »

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Dans Crachons sur Hegel, Lonzi re-pîoblématise consciemment la question de la femme pour discuter les origines ténébreuses de son oppression et troubler « tout ce qui a été fait et pensé par l'homme absolu, l'homme qui ne concevait pas la femme comme un être humain à sa hauteur ». Ce geste lui permet de créer le cadre où la femme peut apparaître comme sujet imprévu. Cette nouvelle présence aspire à remettre en question - non pas à participer ou à être assimilée à - le pouvoir masculin en se centrant sur son sexe comme différence existentielle, c'est-à-dire sur la singularité de ses expériences, soit « de son sens de l'existence dans une situation donnée et dans une situation qu'elle veut se donner28 ». Son habileté est de faire vivre un dialogue jamais achevé entre les plans de l'oppression (la situation donnée) et de la libération (la situation qu'on veut se donner) qui s'entremêlent et constituent la scène de reconnaissance lui permettant de rendre visibles les gestes imprévus. Ces gestes ouvrent (font exploser) les rôles symboliques qui à la fois défont la femme-ombre (la décorporalisent) et la font prisonnière, ou complice (femme-baume)29, du mythe de Vhomme, de la famille et du couple hétérosexuel comme expression la plus pure de l'amour : « Le mythe de l'homme est à toutes, à la fois comme partenaire et comme culture, et il n'y a aucune proposition ou attitude de retenue qui tienne : le mythe est là, camouflé, caché, congelé, mais prêt à sortir à la première occasion. [...] Le féminisme n'est rien d'autre que le désir d'un processus de libération à travers lequel écouler ce mythe, il n'est pas sa résolution. » L'autoconscience ne postule pas l'exclusion comme élimination de l'homme. Cette subjectivation entend la ségrégation active comme soustraction, recherche d'autonomie : « Le féminisme débute quand la femme cherche la résonance de soi dans l'authenticité d'une autre femme parce qu'elle comprend que la seule façon de se retrouver soi-même est dans son espèce. Non pas pour exclure l'homme, mais en se rendant compte que l'exclusion que l'homme retourne contre elle exprime un problème de l'homme, une frustration à lui, une incapacité à lui, une habitude à lui de concevoir la femme en vue de son équilibre patriarcal.30 » Le problème, toutefois, se pose : comment penser la relation libre entre ces deux « espèces » ?

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On voit dans la pensée de l'expérience lonzienne la manière dont elle réélabore, à partir du vécu de ses relations, le binôme union-exclusion appliqué au besoin d'amour, c'est-à-dire à la condition relationnelle des êtres sociaux, et à sa coexistence (ou pas) avec son besoin d'autonomie. Etant donné que les relations libres ne sont jamais garanties, Lonzi met en exergue le danger perpétuel de tomber dans le mythe de la complémentarité d'un « sexe colonisateur et un sexe colonisé » (ou l'ethos viril « de la pénétration hétérosexuelle procréative »), qu'elle discute dans La Femme clitoridienne et la Femme vaginale (1971) : « [Entré dans le couple, l'hétérosexualité étant un dogme] l'homme est resté avec l'orgasme qu'il avait, la femme est restée avec l'alternative entre un orgasme qui la ratifie complémentaire de l'homme [...] et la privation de l'orgasme.31 » La femme ne pourrait atteindre son plaisir qu'avec un acte de soumission. C'est la prison de Yaut-aut : soit la femme emprunte un chemin qui demande l'approbation de l'homme, en ratifiant ainsi un rapport entre homme-mesure et femme-ombre, soit elle disparaît32. L'acceptation de soi, pour la femme, ne doit pas se limiter à l'espace complémentaire à celui de l'homme, mais doit s'étendre en dehors de l'hétérosexualité patriarcale. En un lieu de plaisir autonome, atteignable à la fois en solitude et avec l'homme. Cet espace on le découvre (à partir de) son propre corps. Par exemple, le clitoris. En expérimentant son corps, elle prend conscience de son aliénation dans la culture : le discrédit du clitoris prend la forme d'une exclusion étant donné qu'il échappe à la fonctionnalité du modèle génital masculin et à la (supposée) nature de la femme, la procréation. Sur la même ligne de pensée, Lonzi interroge une autre expérience familiale : le concubinage comme organisation des espaces du couple. L'impossibilité d'être dans le concubinage s'avère lorsqu'il tend à garder les êtres non seulement dans un statu quo, mais aussi dans un aut-aut destructeur et unificateur (qui tend à établir Une Unité) : « Voilà ce qu'est le couple, même le plus attentif et conscient que l'on puisse imaginer : un rapprochement continuel à la ligne d'arrivée de la complémentarité, jusqu'à ce que l'un ne puisse plus rien faire sans l'autre, jusqu'à ce que les réflexes mutuels soient entièrement conditionnés l'un par l'autre. [...] La liberté est un risque, un arbitraire

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personnel. La liberté en deux n'existe pas. » La liberté est entravée par des mécanismes de défense du couple (le mythe de l'amour) qui excluent a priori, au nom de (la protection de) l'amour, la possibilité d'autres relations. L'authenticité, la liberté, sont perdues dans les relations qui ne sont (plus) ni accidentelles ni provisoires : la prétention de la fidélité est un mécanisme de pouvoir qui nous contraint dans un rapport indestructible où on ne peut pas concevoir d'échappatoires... alors que Lonzi l'a vu : « J'ai aimé des personnes différentes : en saper une à l'approche d'une autre est un procédé enfantin : chacune occupe un espace en dehors du temps à côté de l'autre.33 » La libération est personnelle : personne ne peut libérer l'autre à sa place ; on ne peut pas indiquer à l'autre le chemin qu'il faut parcourir, le chemin est à créer. La libération de la femme ne peut se penser sans celle de l'homme et la multiplicité des formes de vie : poser le but de saper les prémisses qui garantissent la possessivité pathologique de l'homme (ou la politique comme prise de pouvoir) la conduit à affirmer qu' « aucun être humain ni groupe ne devrait se définir ou être défini par rapport à un autre être humain ou à un autre groupe34 » ; la libération, est nécessairement un parcours d'autonomie. Si dans Crachons sur Hegel Lonzi insiste sur l'impossibilité que l'homme (ou que la culture masculine) libère la femme, dans Tais-toi, ou plutôt parle elle explicite que la femme (ou le féminisme comme culture) ne peut se faire guide de la libération de l'homme, elle ne peut que l'aider à entrer en crise. Après avoir affirmé que « le dénigrement de l'homme s'arrête avec la conquête de sa propre identité dans le féminisme : il ne faut pas abattre le supérieur, mais le libérer de sa supériorité », elle explicitera : « Mais alors, qu'est-ce que ce féminisme ? Recherche de l'homme, du rapport avec l'homme après s'être trouvé soi-même. L'amie sert à se trouver soi-même, mais le but est l'homme. Et parfois, comme dans ce cas, il sert aussi à trouver l'homme.35 »

Le mythe du féminisme ou le mythe de la libération Le Manifeste Io dico io dénonce la sororité obligatoire : le mythe du rapport entre femmes qui conçoit le féminisme comme un mouvement homogène (ou Une Union) en compétition avec la culture masculine et où toute

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femme peut être assimilée à égalité. C'est une illusion : « La parité a priori est une abstraction. La parité va conquise et non pas offerte. » Le féminisme, estime Lonzi, est hiérarchique et compétitif, il devrait être différencié et paritaire : certaines rares leaders se font porte-paroles (médiatrices culturelles ou modèles de femme libérée) d'une idéologie, voire d'un mythe d'émancipation comme voie de salut pour la femme. En celui-ci vit tant le mythe du lesbisme (« Quelle garantie peut donner une homosexualité qui empiète tranquillement sur les camarades et qui s'exprime avec des phrases du genre "Démontrons aux hommes que nous pouvons nous passer d'eux" ? ») que le sien (« Le féminisme m'a donné un caractère représentatif qui paralyse encore une fois mes vraies réactions et sensations. Je me suis trouvée à nouveau prisonnière et plus clairement de ma faute. [...] J'étais incomprise là dans le mythe que les autres se faisaient de moi. Pourquoi je n'ai pas rencontré Caria Lonzi ? / Pourquoi moi j'étais Caria Lonzi ?36 »). D'après Lonzi, « on se sent mal entre femmes lorsque ce choix de l'autonomie est ambiguë, lorsque l'homme est présent, mais caché par une connivence idéologique. On commence à aller bien entre femmes lorsqu'on reconnaît le problème, c'est le signe que le besoin d'autonomie ne se présente plus comme un devoir être, un devoir de démontrer, mais comme une recherche de soi et de la conscience de soi »37. Concrètement, elle interroge sa position après le succès de Crachons sur Hegel : son journal témoigne d'une réflexion profonde liant sa vie familiale (passée et présente) à son rôle dans le féminisme. Je me demande comment elle vit et, d'après elle, comment devrait se vivre la condition de femme clitoridienne, « la femme autonome, ni passive comme la passive vaginale, ni active comme la vaginale émancipée. La clitoridienne est la féminine à découvrir, ou mieux celle qui se démasque par elle-même, qui n'apparaît pas disponible à l'identification de la part d'autres, celle qui ne sert pas au monde masculin, celle qui parle mais qu'on n'entend pas, celle qui fuit l'(em)prise [du pouvoir], l'essence de la féminité qui n'a pas de place dans un monde où ce sont les hommes qui donnent le droit à l'existence, celle qui est en train de naître à la conscience des femmes, lentement et péniblement dans l'authenticité de soi-même reflétée dans l'autre,

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alors que tout le monde l'attend sur le plan culturel38 ». Quels sont les mythes que Lonzi-femme (« avec le féminisme je me suis identifiée comme femme, et puis comme moi-même [... car], l'idée d'identifier la valeur à une catégorie d'opprimés est marxiste. Lorsque nous disions "les femmes, les femmes...", nous étions marxistes, justement. Je ne crois plus à une classe de personnes indépendamment de la conscience individuelle39 ») a (et devrait) écoulé(r) ? Un événement révélateur de l'écoulement de sa propre mystification concerne la traduction, à son insu, de Crachons sur Hegel et de La Femme clitoridienne et la Femme vaginale en allemand par un collectif éditorial marxiste no-profit qui l'a renommé Die Lust Frau zu sein (1975), soit « Le Plaisir d'être femme ». Dans le chapitre « Pour que l'on sache » du livret vert La Présence de l'homme dans le féminisme (1978), Rivolta collecte la trace - l'échange épistolaire - de ce geste d'appropriation qui a déformé ces écrits d'autoconscience en un produit culturel lui garantissant, en retour, l'identité féministe même à l'étranger : « À l'égard des maisons d'édition bourgeoises vous êtes peut-être des héros, mais à notre égard, vous êtes des pirates comme les maisons d'édition bourgeoises ne se permettent pas de l'être si ouvertement. [...] Nous avions raison de nous méfier de ce que la Cause (l'engagement révolutionnaire) vous aurait fait sentir justifiés d'avance.40 » A cette occasion, Lonzi donne lieu à un dialogue pour réaffirmer la différence entre un féminisme de libération qui exerce dans le présent son droit à s'exprimer (sa maison d'édition) et un autre, idéologique-politique, qui demande au patriarcat, en l'inscrivant dans le futur, un droit d'en faire partie en se cristallisant dans la figure de l'infériorisée : « Avec le féminisme, nous avons fait un mythe de la personne infériorisée, maintenant il ne tient plus. [...] C'est la fin d'une idéologie, d'une sororité, du féminisme, et le début, du moins pour moi, des rapports moins hypothéqués par le bien, le bien d'être des femmes innocentes, et plus ouverts à la vérité de comment l'on est, avec une faiblesse, une insatisfaction, une infériorisation enracinées au point de nous rendre dangereuses et sournoises les unes avec les autres. » Le féminisme a fait de la femme une infériorisée qui « n'a aucune sortie sur

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la réalité qui ne soit pas la revendication [ou des produits institutionnels censés garantir de l'extérieur l'identité égalitaire féminine], ça en fait aussi une source de névrose41 ». S'inférioriser est un véritable potentiel destructif. D'un côté, car l'infériorisée garde l'homme dans une condition privilégiée : elle demande son écoute (sans s'exprimer, se manifester) en continuant à le voir comme une personne résolue qui ne nécessite pas l'échange avec elle pour exister. De l'autre, car si elle s'infériorise par rapport à la clitoridienne, elle la perçoit comme meilleure (guide, modèle) et non pas supérieure pour avoir abandonné les autoprotections patriarcales et s'être créé une forme de vie à soi : « Mon dilemme était que je voulais être meilleure et au pair avec les autres. Cela semblait insoluble, mais la parité rend [chacun] plus que meilleur, excellent, soi-même. » En ce sens, Lonzi commence à blâmer les femmes qui s'infériorisent à son égard et à réfléchir à la supérieure comme à la femme pouvant démentir le Paradis : celle qui, en développant sa conscience malheureuse, prend conscience du malheur (ou de l'oppression en termes de souffrance) de celle qu'elle contribue à inférioriser, voire donc de la résonance du malheur de l'autre en soi (son sens de la culpabilité) : « Le sens de la culpabilité produit la conscience malheureuse. Et la conscience du malheur est le chemin pour s'en libérer. » Par ce geste de confiance le supérieur devrait recevoir l'inférieur à son niveau, en lui donnant de la force. Des chemins pour les libérations pourraient s'ouvrir : « Le sens de la culpabilité a des avantages, par exemple il ne trouve pas de solution dans l'accusation des autres, car, si tu te sens coupable envers eux, tu peux tout faire sauf aggraver la situation, ainsi tu pars de toi-même, tu t'analyses, et, si tu ne veux pas tomber dans le masochisme, tu fais moitié-moitié, c'est-à-dire tu comprends ». Pourtant, il s'avère qu'au lieu de créer un processus intérieur qui amène à la reconnaissance mutuelle des souffrances, l'inférieur accuse le supérieur qui, en se sentant désormais inférieur par rapport à l'ancien inférieur, recherche dans l'autre son approbation-absolution. Le rapport fondé dans l'accusation conçoit le malheur comme un dommage infligé par l'autre qu'il faudrait extérioriser pour revenir à un (supposé) état d'origine: on pose

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un pansement sur la blessure - on cache la trace de la présence, du contact avec l'autre en moi - pour nous protéger, mais ce geste ne nous libère pas. Notamment car ce schéma de rapport empêche le supérieur de s'échapper de son identité sociale : sa souffrance reste méconnue par celui qui se définit, en se déresponsabilisant, comme inférieur-innocent ; responsabilité et sens de la culpabilité sont strictement liés chez Lonzi. Ce faisant, l'inférieur s'empêche d'expérimenter son intériorisation (son aliénation) et donc de se donner la possibilité d'être acteur et non plus spectateur de sa descente à l'Enfer. L'inférieur, d'après Lonzi, devrait reconnaître sa responsabilité dans cette entrave qu'il participe à générer avec le supérieur sous la forme d'un sens de culpabilité partagé : « On ne peut pas remonter à une culpabilité des autres et même pas à la nôtre, tout est entremêlé dans un réseau d'influences mutuelles. » Cependant, cela ne la retient pas de critiquer les savoirs qui posent des obstacles structurels au processus de libération : « La culture religieuse donnait un débouché et une correspondance à la culpabilité des êtres humains, elle rendait plus conscients de soi, la culture laïque-révolutionnaire offre une tromperie encore plus grande que l'au-delà en proposant un endeçà qui n'existe pas et une division entre juste et injuste, innocent et pécheur, fondée sur les accusations de l'infériorisé. Le supériorisé n'a pas son mot à dire. Cependant aucun des deux, dans ces conditions, ne vise à la conscience, mais à la vengeance.42 » Lonzi, finalement, rejette le féminisme comme critique victimisante qui vise à des réparations et en envisage un comme force affirmative d'auto-transformation, en expérimentant une autre forme de relation entre femme et malheur : il faut profiter de la crise, tirer sa force de sa condition vulnérable. Au lieu de sortir de l'Enfer et de monter au Paradis perdu ou espéré, elle essaye d'ouvrir, en ce voyage infernal, d'autres mondes ici et maintenant : d'autres manières de se lier à son corps, aux autres, à la temporalité, à l'humanité ; d'autres formes de vie. « Mieux vaut être en conflit entre deux mouvements [...] que le durcissement de la personnalité sur l'un des deux pôles » : l'identité devrait être processus. On doit pouvoir vivre le malheur ressenti à la fois par Vinfériorisation et par la supériorisation (« L'intériorisation est : "Je suis stupide". La

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culpabilisation est : "J'ai fait du mal" ; "avec l'homme je me sentais infériorisée, avec la femme coupable" ») et, ensuite, se libérer tant de son être inférieur que de son être supérieur : « L'oppression ne se résout pas avec la justice de la rotation du pouvoir [...]. La dialectique esclave-maître amène à une nouvelle forme de domination de la part des opprimés car l'esclave identifie son infériorisation au manque de pouvoir et donc se construit lui-même à l'image du maître, alors qu'il doit démolir en lui-même l'infériorisation. Cela permet à l'autre de se libérer de la supériorité comme sens du soi à travers le même processus que celui mis en acte par l'inférieur : l'authenticité. Chacun accomplit ainsi ses gestes pour atteindre la parité, chacun est actif pour son bien.43 » Seulement en reconnaissant ses infériorisations et supériorisations, la femme peut devenir sujet et proposer la parité à ceux qui la refusent. Ce geste serait en mesure de dévoiler ceux qui n'écoutent pas les appels de la libération, voire le supériorisé qui devient dans cette réalité inférieur (non authentique) sans être pour autant infériorisé (exclu). Il y a là une critique au féminisme d'exercer, sans le remettre en question, le pouvoir masculin qui est un pouvoir colonial : elle conteste la prise de conscience de l'esclave par rébellion (accusation et/ou meurtre) contre le maître ; la révolution marxiste : « L'infériorisé accumule de la rébellion. Le culpabilisé accumule de la conscience. » C'est sur le thème de Vexpropriation et du manque de reconnaissance de son droit de propriété, sur la vulnérabilité du supérieur ou la dépossession qu'elle vit tant qu'elle incarne un mythe, que Lonzi réarticule sa critique à l'éthique masculine : « La culture masculine opère en sens colonial, sous-culturel : elle décide quel est le féminisme à déclarer comme tel, elle tait le reste, elle reconnaît comme valide chaque manifestation ambiguë des femmes dans lesquelles est présente l'aspiration culturelle, elle donne des permis révolutionnaires à celles qui acceptent d'être écrivaines, peintres, artistes, politiciennes, ce faisant elle protège ses valeurs hiérarchiques et catégorielles. Tout ce qui apparaît existentiellement sans identité imputable à l'exercice d'un rôle social, elle l'élimine. Et ainsi elle élimine les femmes et leur conscience de ce qui est authentique. » Rivolta estime que le féminisme a trahi les femmes en quête d'authenticité,

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en les condamnant à nouveau à la non-existence sociale : « La trahison d'une [femme] est la confirmation douloureuse de la condition absurde de toutes les autres. » Mais la « trahison » ne concerne que ce féminisme extérieur ; les amies de Rivolta aussi, en trouvant en elle leur grande sœur, l'ont faite « terrain favorable à l'expropriation » : « À quoi je m'attendais de mes amies ? Qu'elles me restituent ce qu'on m'avait enlevé : la reconnaissance de mon droit de propriété, alors qu'elles finissaient par me priver également de l'espoir de cette récupération.44 » Comment penser un droit de propriété soustrait de la culture de la prise du pouvoir ? Comment passer des rapports inauthentiques où l'on expérimente ce droit de propriété comme possession (droit d'expropriation) à des rapports authentiques, libres, qui feraient de ce droit l'équivalent d'une autonomie à la fois de et avec l'autre : la reconnaissance mutuelle de deux êtres distincts (parité) ? Comme elle l'a déjà évoqué dans Crachons sur Hegel, Lonzi estime que la propriété privée se génère certes dans les intérêts économiques mais aussi dans les mécanismes psychologiques structurés dans la famille. C'est dans l'identification de la femme au rôle de mère qu'elle voit les mécanismes d'expropriation, c'est-à-dire une impossibilité (un chemin sans issue) de l'autonomie, même dans les rapports entre femmes. Elle écrit que la femme est restée cristallisée dans une image liée à la nécessité de donner : sa gentillesse, son abnégation. L'inscription en elle de la renonciation à ses désirs est vue comme un refus de soi (en faveur des enfants) : « Il est clair pour moi le drame entre femmes : le rapport mère-fille. La fille est trop petite pour que la mère ne s'en occupe pas et ne se sacrifie pas pour elle, toutefois, après, la fille prétend à la parité avec la mère sans rien lui reconnaître. » La femmemère doit se donner la possibilité de s'apercevoir de cette expérience catastrophique, voire d'être rejetée en faveur d'une autre ; c'est la tragédie de la sororité : « Sara désire une personne à sa merci pour se sentir à parité, une personne qui l'accepte pour ce qu'elle est, avec toutes ses prétentions sur l'autre qu'elle emmène avec soi. À savoir une mère, une personne qui lui donne sans rien demander pour soi. [...] Sara demande mon attention et participation continues : je demeure une grande sœur, c'est sûr, et elle une petite

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sœur au sens d'exiger sans exiger. [...] Elle demande, par exemple, "ça t'embête ça?". Bien, il ne m'embête pas "ça", mais sa négligence à mon égard. [...] Ainsi ma condition est bien celle de la mère avec la fille : elle ne veut pas dépendre de moi, mais elle fait toujours appel à moi, elle m'engage, m'occupe, elle dérange ma tranquillité. [...] Je me suis trompée comme s'est trompée ma mère : elle ne se rend pas encore compte de comment les gens ont pu profiter d'elle, de ce qu'elle offrait. J'ai besoin d'une solitude complète ». Lonzi plonge en elle-même pour comprendre comment elle est arrivée à ce (non-)rapport : « Avec les amies j'ai toujours été attentive à ce que tout se passe bien, je me concentrais de manière absolue sur une personne, nous étions devenues vraiment ce couple-là que je refusais de former avec l'homme. [...] pour chaque amie il y a Infidélité la plus complète. Mais, comme moi je désirais m'échapper de l'emprise de l'homme sur moi, mon amie cherchait à fuir la mienne. Je voulais la parité, je la voulais tellement... toutefois je tendais à m'accaparer de Vaffect et à le garder à juste titre : j'étais généreuse, compréhensive, attentive J e ne m'accordais pas de défaillances. Le mécanisme était inflexible, mais être acceptée par une femme était un événement mythique, vu qu'il n'y en avait pas un correspondant dans mon enfance. » Lonzi jouait l'amélioration pour obtenir de Sara l'approbation-absolution de son (non-)être grande sœur ; elle s'aperçoit qu'elle n'est plus en train de vivre avec Sara une relation libre (de se terminer), comme si celle-ci aurait pu être le produit garantissant-confirmant sa libération : « Il faut que je me libère de tout, même du mythe de la liberté. Sinon il m'apparaît comme un devoir qui va contre moi. La liberté devient un besoin démonstratif, une façon de ne pas s'accepter.45 » CONCLUSION : DÉFAIRE LE MYTHE DE L'AMOUR, LIBÉRER L'AMOUR

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L'originalité de la pensée de Lonzi est d'avoir vécu sur elle-même la diaH lectique hégélienne : elle l'a expérimentée à partir de deux amours : avec l'homme, Pietro Consagra, et avec la femme, Sara. Ce faisant, elle a réfléchi sur la liberté dans l'amour ou l'amour comme rapport qui devrait être libre alors qu'il ne l'est pas. Son vécu l'a amenée à tenter de défaire le mythe d*

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l'amour en ciblant la différence entre fidélité %t envie (des mécanismes d'autodéfense, de (dé-)possession de soi et des autres) et la confiance en soi et dans les autres, la respondance (rispondenza), qui n'est pas garantie et nécessite l'imprévisibilité : « Comment peut-il [Consagra] prétendre tout résoudre avec cette espèce de force brute qu'est la confiance de caractère ? Moi je suis intéressée par le chemin de celui qui surmonte sa défiance et ses pertes. [...] Quand j'ai dit que désormais j'ai la certitude du contact avec moi-même même si je suis toujours disposée à la perdre, elle n'a nullement l'air de constituer une possession foncière - et donc ce que j'écris me représente. » Le manque de cette respondance (l'expérience du refus) « produit sur celui qui le subit l'impression de ne pas exister, d'être une erreur vivante, et il se configure comme une Question qui nécessite une Réponse. Se proposer commç Réponse à celui qui ne peut que formuler la Question ne fait que [nous] garder dans cette inconscience de soi qui se manifeste dans le schéma de ce rapport. [...] L'identité découle de cette renonciation radicale à une Question et donc à une Réponse : elle écrase la Question en une myriade de respondances, étant la respondance (et non pas la Réponse), l'effet que l'expression de l'autre conscience produit sur moi quand je me mets en contact avec elle46 ». Dans son journal, Lonzi conclut avoir vécu avec Sara le « vrai esclavage », que moi je préfère appeler le mythe de l'amour : « L'amour, à mes yeux, a toujours été un esclavage subi ou imposé. Dès qu'il n'y a plus d'esclavage, ce n'est plus de l'amour. L'amour rejeté est le vrai stimulus à l'amour. » Supériorisée et infériorisée par rapport à Sara (« Je résoudrai avec Sara lorsque j'accepterai d'être comme je suis et j'arrêterai d'éprouver cette satanée suggestion qu'elle est comme moi j'aimerais être ; comme il faut être »), Lonzi avance l'hypothèse que c'est Venvie qui gâche le rapport entre femmes. L'envie est un mécanisme d'autodéfense de l'inférieure qui la garde infériorisée mais aussi le signe du refus de la supérieure de donner ce que l'infériorisée exige dans la relation. Comme on l'a vu, l'intériorisation de 1 autre est vue par Lonzi comme une privation existentielle infligée à ellemême. C'est la confiance en soi et dans les autres qui est empêchée : ce qui entrave la cohabitation, dans la relation, du besoin d'autonomie et du besoin

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sœur au sens d'exiger sans exiger. [...] Elle demande, par exemple, "ça t'embête ça?". Bien, il ne m'embête pas "ça", mais sa négligence à mon égard. [...] Ainsi ma condition est bien celle de la mère avec la fille : elle ne veut pas dépendre de moi, mais elle fait toujours appel à moi, elle m'engage, m'occupe, elle dérange ma tranquillité. [...] Je me suis trompée comme s'est trompée ma mère : elle ne se rend pas encore compte de comment les gens ont pu profiter d'elle, de ce qu'elle offrait. J'ai besoin d'une solitude complète ». Lonzi plonge en elle-même pour comprendre comment elle est arrivée à ce (non-)rapport : « Avec les amies j'ai toujours été attentive à ce que tout se passe bien, je me concentrais de manière absolue sur une personne, nous étions devenues vraiment ce couple-là que je refusais de former avec l'homme. [...] pour chaque amie il y a fidélité la plus complète. Mais, comme moi je désirais m'échapper de l'emprise de l'homme sur moi, mon amie cherchait à fuir la mienne. Je voulais la parité, je la voulais tellement... toutefois je tendais à m'accaparer de l'affect et à le garder à juste titre : j'étais généreuse, compréhensive, attentive, je ne m'accordais pas de défaillances. Le mécanisme était inflexible, mais être acceptée par une femme était un événement mythique, vu qu'il n'y en avait pas un correspondant dans mon enfance. » Lonzi jouait l'amélioration pour obtenir de Sara l'approbation-absolution de son (non-)être grande sœur ; elle s'aperçoit qu'elle n'est plus en train de vivre avec Sara une relation libre (de se terminer), comme si celle-ci aurait pu être le produit garantissant-confirmant sa libération : « Il faut que je me libère de tout, même du mythe de la liberté. Sinon il m'apparaît comme un devoir qui va contre moi. La liberté devient un besoin démonstratif, une façon de ne pas s'accepter.45 » CONCLUSION : DÉFAIRE LE MYTHE DE L'AMOUR, LIBÉRER L'AMOUR

L'originalité de la pensée de Lonzi est d'avoir vécu sur elle-même la dialectique hégélienne : elle l'a expérimentée à partir de deux amours : avec l'homme, Pietro Consagra, et avec la femme, Sara. Ce faisant, elle a réfléchi sur la liberté dans l'amour ou l'amour comme rapport qui devrait être libre, alors qu'il ne l'est pas. Son vécu l'a amenée à tenter de défaire le mythe de

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l'amour en ciblant la différence entre fidélité et etîvie (des mécanismes d'autodéfense, de (dé-)possession de soi et des autres) et la confiance en soi et dans les autres, la respondance (rispondenza), qui n'est pas garantie et nécessite l'imprévisibilité : « Comment peut-il [Consagra] prétendre tout résoudre avec cette espèce de force brute qu'est la confiance de caractère ? Moi je suis intéressée par le chemin de celui qui surmonte sa défiance et ses pertes. [...] Quand j'ai dit que désormais j'ai la certitude du contact avec moi-même même si je suis toujours disposée à la perdre, elle n'a nullement l'air de constituer une possession foncière - et donc ce que j'écris me représente. » Le manque de cette respondance (l'expérience du refus) « produit sur celui qui le subit l'impression de ne pas exister, d'être une erreur vivante, et il se configure comme une Question qui nécessite une Réponse. Se proposer comme Réponse à celui qui ne peut que formuler la Question ne fait que [nous] garder dans cette inconscience de soi qui se manifeste dans le schéma de ce rapport. [...] L'identité découle de cette renonciation radicale à une Question et donc à une Réponse : elle écrase la Question en une myriade de respondances, étant la respondance (et non pas la Réponse), l'effet que l'expression de l'autre conscience produit sur moi quand je me mets en contact avec elle46 ». Dans son journal, Lonzi conclut avoir vécu avec Sara le « vrai esclavage », que moi je préfère appeler le mythe de l'amour : « L'amour, à mes yeux, a toujours été un esclavage subi ou imposé. Dès qu'il n'y a plus d'esclavage, ce n'est plus de l'amour. L'amour rejeté est le vrai stimulus à l'amour. » Supériorisée et infériorisée par rapport à Sara (« Je résoudrai avec Sara lorsque j'accepterai d'être comme je suis et j'arrêterai d'éprouver cette satanée suggestion qu'elle est comme moi j'aimerais être ; comme il faut être »), Lonzi avance l'hypothèse que c'est Venvie qui gâche le rapport entre femmes. L'envie est un mécanisme d'autodéfense de l'inférieure qui la garde infériorisée mais aussi le signe du refus de la supérieure de donner ce que l'infériorisée exige dans la relation. Comme on l'a vu, l'infériorisation de l'autre est vue par Lonzi comme une privation existentielle infligée à ellemême. C'est la confiance en soi et dans les autres qui est empêchée : ce qui entrave la cohabitation, dans la relation, du besoin d'autonomie et du besoin

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d'amour, faisant du premier un besoin d'approbation-absolution et non pas d'acceptation. Le vécu de l'approbation et du refus de celle-ci devient une étape dans son processus de libération : elle optera pour la solitude complète, l'abandon du rapport. Ce geste de soustraction, loin d'être un échec relationnel, permet à l'inférieure de perdre l'identité liée à l'habitude de profiter de l'approbation-gratification de la supérieure. L'inférieure quitte le rapport en récupérant son autonomie : « Dans ce processus, la phase conclusive se déroule séparément, les deux pôles du rapport restent impliqués et se libèrent tous deux si loin qu'ils réussissent à se connaître l'un avec l'autre, à se détacher des influences complémentaires et à se retrouver sous une lumière différente où ils sont deux sujets distincts.47 » Dans le rapport avec l'homme, Lonzi n'a « pas constaté l'envie : plutôt, un homme prend de la femme sans envier ». Le refus de soi, elle l'a éprouvé dans la trahison, qui occupe déjà les premières pages de son journal. Chez Lonzi j'ai compris que la trahison est un malheur destructeur qu'on éprouve en tant que tel dès qu'on fait de la fidélité la preuve, la garante, de l'amour... inauthentique, où deux êtres ne deviennent qu'un. Mais elle pourrait être autre chose : « Les relations longues doivent forcément se libérer de la fidélité, qui est un élément paralysant car trop défensif du rapport et de la sécurité qui en découle. Avec [Consagra], c'est moi qui ai commencé à "le trahir", je suis sûre que cela a donné vie à la relation. Dans un certain sens j'aspire à ce que ce soit réciproque, et cela non pas par légalisme, mais pour faire face à l'éventualité une fois pour toutes et en attendre les éclaircissements. » Ainsi, la possibilité de la trahison peut être un malheur transformateur qui n'empêche pas a priori les rencontres imprévues et qui rend libre la relation : « Moi je suis prisonnière du couple parfait que l'on est avec les autres. [...] J'aimerais me sentir libre de fréquenter d'autres hommes, ça c'est le point existentiel de la liberté du couple. En définitive, je ne saurais pas d'où commencer, je ne sais même pas si j'en ai envie, j'aimerais être libre de le faire, c'est tout. » L'expérience de la « souffrance pour un amour trahi48 » dévoile l'imprévu, la vulnérabilité d'être blessé ou caressé par l'autre, la non-garantie des rapports libres. S'il est vrai que Lonzi soutient l'incontournable

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besoin d'amour pour être soi-même, la relationalité comme condition existentielle, elle défend également avec acharnement l'idée qu'un amour libre doit être libre de finir, sinon on en vient à en faire un mythe : « Ma porte de sortie et celle de l'autre sont entrelacées.49 » Dans un amour libre « il s'agit d'inventer à chaque instant les modes d'être ensemble, de communiquer, non plus en fonction d'une idylle ou d'un accord, mais de l'enthousiasme qui tresse et modifie mutuellement les destins individuels50 ». Si ce n'est plus le cas, comme elle s'en aperçoit dans sa relation avec Consagra, alors on s'accompagne ensemble - Vas-y - vers une séparation qui est (besoin d') autonomie - ce qui est différent d'un protagoniste qui, par Y érection d'un mur de silence, fait disparaître l'autre (qui est) en soi.

NOTES 1.

2. 3.

4. 5.

6.

Caria Lonzi, Taci, anzi parla. Diario di una femminista, Milan, Scritti di Rivolta Femminile 10,1978, p. 173 (le 27 novembre 1972), p. 675 (le 27 mai 1974), p. 636 (le 30 avril 1974) et p. 1139 (le 26 décembre 1976). Sauf indication le précisant, toutes les citations en italien dans le texte de Caria Lonzi ont été traduites en français par moi-même. Caria Lonzi, Taci, anzi parla, p. 1139 (le 15 octobre 1975). « Elle n'a donc pas à proprement parler une histoire [...] elle ne fait pas partie du monde historique, elle ne montre ni mouvement ni développement [...] ce que nous comprenons en somme sous le nom d'Afrique, c'est un monde anhistorique, non développé, entièrement prisonnier de l'esprit naturel et dont la place se trouve encore au seuil de l'Histoire universelle. » In Georg Wilhelm Friedrich Hegel, La Raison dans l'Histoire. Introduction à la philosophie de l'Histoire, tr. fr. Kostas Papaioannou, Paris, UGE, 1979, p. 269. Cheikh Anta Diop, Nations nègres et culture. De l 'antiquité nègre égyptienne aux problèmes culturels de VAfrique noire d'aujourd'hui, Paris, Éditions Présence africaine, 1954. Caria Lonzi, Crachons sur Hegel, tr. fr. Les Derniers Masques, Paris, Eterotopia, collection Rhizome, 2017. Sauf, comme l'a souligné Vincenza Perilli (« "Sexe" et "race" dans les féminismes italiens », Les Cahiers du CEDREF [en ligne], 14 I 2006, mis en ligne le 3 décembre 2009, http://cedrefjevues.org/420) dans Autoportrait par la voix de Caria Accardi : « Je suis fort intéressée au problème de l'autre par rapport à l'homme blanc. [...] Moi, les nègres je les laisse faire car je n'ai rien à voir avec eux en tant que femme blanche ; toutefois [...] je me sens plus du côté de l'Alter. » In Caria Lonzi [1969], Autoportait, tr. fr. Marie-Ange Maire Vigueur, Paris, La Maison Rouge, 2012. Caria Lonzi, Taci, anzi parla, p. 723 (le 1er juillet 1974) et p. 665 (le 17 mai 1974).

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7. 8. 9. 10. 11.

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21. 22. 23. 24. 25. 26. 27. 28. 29.

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Caria Lonzi, Taci, anzi parla, p. 767 (le 22 août 1974) et p. 1232 (le 9 mars 1976). Manifesto di Rivolta Femminile, Rome, juillet 1970. Caria Lonzi, Taci, anzi parla, p. 17 (l e r -4 août 1972). Caria Lonzi, Taci, anzi parla, p. 800 (le 25 septembre 1974) et p. 129 (le 14 octobre 1972). Caria Lonzi, « Mito délia proposta culturale », in Marta Lonzi, Anna Jaquinta et Caria Lonzi, La presenza delVuomo nel femminismo, Milan, Scritti di Rivolta Femminile n° 9, 1978, p. 153. Caria Lonzi, Taci, anzi parla, p.141 (le 17 octobre 1972). Caria Lonzi, Taci, anzi parla, p. 652 (le 7 mai 1974) et p. 1184 (le 21 décembre 1975). Pour la lecture conjointe de Fanon et Lonzi voir Vinzia Fiorino, « Desideri del sé : Frantz Fanon e Caria Lonzi », in Frantz Fanon, Pelle nera, maschere bianche, tr. it. Silvia Chiletti, Pisa, ETS, 2015. Caria Lonzi, Taci, anzi parla, p. 566 (le 23 février 1974), p. 942 (le 5 février 1975), p. 1210 (le 1er février 1976), p. 184 (le 26 décembre 1972) et p. 584 (le 20 mars 1974). Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Paris, Éditions du Seuil, 1952, p. 8, 57, 95 et 97, et Caria Lonzi, Taci, anzi parla, p. 44 (le 16 août 1972) et p. 566 (le 23 février 1974). Caria Accardi, Superiore e inferiore. Conversazioni fra le ragazzine delle Scuole Medie, Rome, Scritti di Rivolta Femminile 4, 1972, p. 10, et Caria Lonzi, Taci, anzi parla, p. 737 (le 15 juillet 1975) et p. 770 (le 24 août 1974). Caria Lonzi, Taci, anzi parla, p. 770 (le 24 août 1974) et p. 785 (le 12 septembre 1974). Caria Lonzi, Crachons sur Hegel, p. 65. Caria Lonzi, Taci, anzi parla, p. 255-256 (le 2 février 1973) et p. 1205 (le 13 janvier 1976). Jean-Paul Sartre [1948], « Orphée noir », in Léopold Sédar Senghor, Nouvelle poésie nègre et malgache de la langue française, Paris, Presses Universitaires de France, 2007, p. IX-XLIV. Caria Lonzi, Taci, anzi parla, p. 688 (le 4 juin 1974), p. 243-244 (le 29 janvier 1973), p. 13 (l e r -4 août 1972) et p. 243 (le 29 janvier 1973). Caria Lonzi, Taci, anzi parla, p. 1002-1003 (le 20 avril 1975) et p. 33 (le 8 août 1972). Caria Lonzi, Taci, anzi parla, p. 473 (le 1 er novembre 1973) et p. 866 (le 20 novembre 1974). Caria Lonzi [ 1981 ], Vai pure. Dialogo con Pieîro Consagra, Milan, Et Al. / Edizioni, 2011, p. 70. Caria Lonzi, Taci, anzi parla, p. 1002 (le 20 avril 1975), p. 618 (le 14 avril 1974) et p. 30 (l e r -4 août 1972). Caria Lonzi, Crachons sur Hegel, p. 47. Caria Lonzi, Taci, anzi parla, p. 827 (le 8 octobre 1974). Caria Lonzi, Crachons sur Hegel, p. 60. Caria Lonzi [1972], « De la signification de l'autoconscience dans les groupes féministes », tr. fr. Eleonora Selvatico, in Vacarme, le 28 novembre 2016, http://www.vacarme.org/article2963.html.

Un geste imprévu : voir l'amour libre dans un crachat mythique 30. Caria Lonzi, Taci, anzi parla, p. 1290-1C91 (le 26 décembre 1976), et « De la signification de Tautoconscience dans les groupes féministes ». 31. Caria Lonzi [ 1971 ], La donna clitoridea e la donna vaginale, in Sputiamo su Hegel. E altri scritti [ebook], Milan, Et Al. / Edizioni, 2011. 32. Caria Lonzi, « De la signification de F autoconscience dans les groupes féministes », in Vacarme. 33. Caria Lonzi, Taci, anzi parla, p. 1259 (le 18 juillet 1976) et p. 1225 (le 28 février 1976). 34. Caria Lonzi, Crachons sur Hegel, p. 45. 35. Caria Lonzi, Taci, anzi parla, p. 33 (le 8 août 1972) et p. 1270 (le 13 décembre 1976). 36. Caria Lonzi, Taci, anzi parla, p. 1138 (le 14 octobre 1975), p. 989 (le 10 avril 1975), p. 542 (le 25 janvier 1974) et p. 353 (le 13 avril 1973). 37. Caria Lonzi, « Mito délia proposta culturale », La presenza delVuomo nel femminismo, p A A3. 38. Caria Lonzi, Taci, anzi parla, p. 1102-1103 (le 29 août 1975). 39. Caria Lonzi, Taci, anzi parla, p. 1222 (le 25 février 1976) et p. «66 (le 23 février 1974). 40. Caria Lonzi, « Corrispondenza sul furto di un testo », La presenza delVuomo nel femminismo, p. 161-162 et p. 164. 41. Caria Lonzi, Taci, anzi parla, p. 560 (le 19 février 1974), p. 922 (le 13 janvier 1975) et p. 721 (le 30 juin 1974). 42. Caria Lonzi, Taci, anzi parla, p. 290 (le 14 février 1973), p. 584 (le 20 mars 1974), p. 568 (le 24 février 1974) et p. 1020 (le 27 avril 1975). 43. Caria Lonzi, Taci, anzi parla, p. 1202 (le 8 janvier 1976), p. 564 (le 21 février 1974), p. 566 (le 23 février 1974) et p. 33-34 (le 8 août 1972). 44. Caria Lonzi, Taci, anzi parla, p. 566 (le 23 février 1974), p. 1174-1175 (le 3 décembre 1975) et p. 1178 (le 6 décembre 1975). 45. Caria Lonzi, Taci, anzi parla, p. 396 (le 23 mai 1973), p. 638 (le 1 er mai 1974), p. 409-410 (le 7 juin 1973), p. 415-416 (le 14 juin 1972) et p. 1235-1236 (le 19 mars 1976). 46. Caria Lonzi, Taci, anzi parla, p. 761 (le 18 août 1974), et « Mito délia proposta culturale », in La presenza delVuomo nel femminismo, p. 148-149. 47. Caria Lonzi, Taci, anzi parla, p. 1228 (le 3 mars 1976), p. 1025 (le 29 avril 1975) et p. 675 (le 27 mai 1974). 48. Caria Lonzi, Taci, anzi parla, p. 1165 (le 16 novembre 1975), p. 450 (le 25 septembre 1973), p. 640-641 (l e r -4 août 1972) et p. 22 (le 2 mai 1974). 49. Caria Lonzi, « Mito délia proposta culturale », in La presenza delVuomo nel femminismo, p. 141. 50. Caria Lonzi, Taci, anzi parla, p. 629 (lettre à Consagra du 17 février 1965).

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BIBLIOGRAPHIE

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Verita Monselles Ecce Homo, 1976, séquence photographique (4 éléments), 14,5 x 11 cm cad. Collection privée

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On appelle problème féminin le rapport entre chaque femme - privée de pouvoir, d'histoire, de culture, de rôle - et chaque homme - avec son pouvoir, son histoire, sa culture, son rôle absolu. Le problème féminin met en question tout ce qui a été fait et pensé par l'homme absolu, l'homme qui ne concevait pas la femme comme un être humain à sa hauteur. Au XVIIIe siècle, nous avons demandé l'égalité et Olympe de Gouges a été envoyée à l'échafaud pour sa Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne. La demande d'égalité entre les femmes et les hommes sur le plan des droits coïncide historiquement avec l'affirmation de l'égalité des hommes entre eux. Notre présence est donc arrivée au moment opportun. Aujourd'hui, nous avons conscience d'être celles qui créent une situation. L'oppression de la femme n'a pas de point de départ dans l'Histoire, elle se cache plutôt dans les ténèbres des origines. L'oppression de la femme ne se résout pas avec l'assassinat de l'homme. Elle ne se résout pas avec l'égalité mais se poursuit dans l'égalité. Elle ne se résout pas avec la révolution mais se poursuit dans la révolution. Le domaine des possibles est la citadelle de la prééminence masculine : la femme n'y a pas sa place. L'égalité dont on dispose aujourd'hui n'est pas philosophique mais politique : cela nous satisfait-il, après avoir été ignorées pendant des millénaires, de nous insérer à ce titre dans un monde projeté par d'autres ? Trouvonsnous gratifiant de participer à la grande débâcle de l'homme ? 43

Crachons sur Hegel - Une révolte féministe

Par égalité de la femme, on entend son droit à participer à la gestion du pouvoir dans la société grâce à la reconnaissance en elle de capacités égales à celles de l'homme. Mais ce qu'a exprimé ces dernières années l'expérience féminine la plus authentique, c'est un processus de dévaluation générale du monde masculin. Nous nous sommes rendu compte que le plan de la gestion du pouvoir n'exige pas tant des capacités spécifiques qu'une forme particulière et très efficace d'aliénation. L'apparition de la femme n'implique pas sa participation au pouvoir masculin, mais une remise en cause du concept de pouvoir. C'est pour déjouer cette possibilité d'attentat de la femme qu'on propose aujourd'hui de nous reconnaître et de nous intégrer à titre d'égales. L'égalité est un principe juridique : le dénominateur commun présent dans tous les êtres humains auquel il faut rendre justice. La différence est un principe existentiel qui concerne les différentes façons d'être de l'humain, la spécificité de ses expériences, de ses finalités, de ses possibles, de son sens de l'existence dans une situation donnée et dans une situation qu'il veut se donner. La différence entre la femme et l'homme est la différence première de l'humanité. L'homme noir est l'égal de l'homme blanc, la femme noire est l'égale de la femme blanche. La différence de la femme correspond aux milliers d'années d'absence à l'histoire. Profitons de la différence : une fois actée l'intégration de la femme, qui sait combien d'années seraient nécessaires pour se défaire de ce nouveau joug ? Nous ne pouvons pas laisser à d'autres la tâche de troubler l'ordre de la structure patriarcale. L'égalité est ce que l'on offre aux colonisés sur le plan des lois et des droits. Et ce qu'on leur impose sur le plan de la culture. Et le principe à partir duquel l'hégémonique ne cesse de conditionner le non-hégémonique.

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Crachons sur Hegel

Le monde de l'égalité est le monde de l'écrasement légalisé, de l'unidimensionnel ; le monde de la différence est le monde où le terrorisme rend les armes et où l'écrasement cède devant la variété et la multiplicité de la vie. L'égalité entre les sexes est aujourd'hui le masque qui dissimule l'infériorité de la femme. Telle est la position de celui qui, partant de sa différence, souhaite opérer un changement global de la civilisation qui le retenait jusque-là prisonnier. Nous avons découvert non seulement les rouages de notre oppression, mais aussi l'aliénation que notre emprisonnement engendre dans le monde. La femme n'a plus aucun point d'ancrage pour adhérer aux objectifs de l'homme. À ce nouveau stade de conscience, la femme refuse, comme un dilemme imposé par le pouvoir masculin, tant le plan de l'égalité que celui de la différence ; et elle affirme qu'aucun être humain ni groupe ne devrait se définir ou être défini par rapport à un autre être humain ou à un autre groupe. L'oppression de la femme est le résultat de plusieurs milliers d'années : le capitalisme en a hérité plus qu'il ne l'a produite. Le surgissement de la propriété privée a exprimé un déséquilibre entre les sexes qui renvoie au besoin de chaque homme d'exercer son pouvoir sur chaque femme ; un besoin qui est né en même temps que se définissaient les rapports de pouvoir entre les hommes eux-mêmes. Interpréter sur des bases économiques le destin qui a été le nôtre jusqu'à aujourd'hui signifie mettre en cause un mécanisme dont on ignore l'impulsion motrice. Nous savons que l'être humain oriente, de par son caractère, ses instincts selon que ses contacts avec l'autre sexe lui procurent ou non de la satisfaction. Le matérialisme historique méconnaît le facteur émotionnel qui a déterminé le passage à la propriété privée. C'est là qu'il faut remonter pour que tout le monde reconnaisse l'archétype de la propriété - ce que l'homme a, en premier, conçu comme un objet : l'objet sexuel. La

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femme, en retirant du domaine de l'inconscient masculin la première proie de l'homme, dénoue l'écheveau originel de la pathologie possessive. Les femmes ont conscience du lien politique qui existe entre l'idéologie marxiste-léniniste et leurs propres souffrances, besoins et aspirations. Mais elles refusent l'idée d'être renvoyées aux lendemains de la révolution. Leur propre cause ne saurait être à leurs yeux subordonnée à la question des classes. Elles ne peuvent accepter un schéma et une perspective de lutte qui se concluent au-dessus de leur tête. Le marxisme-léninisme a besoin de considérer les deux sexes comme égaux, mais les règlements de compte entre des groupes masculins ne peuvent que léguer, sur un mode paternaliste, les valeurs masculines à la femme. Et l'on sollicite davantage l'aide de la femme que l'on n'est disposé à lui en apporter. Le rapport maître-esclave hégélien est un rapport interne au monde humain masculin : il correspond à la dialectique, et se pose dans des termes qui découlent directement des présupposés de la prise du pouvoir. Mais le conflit femme-homme n'est pas un dilemme : on n'envisage pour lui aucune solution, dans la mesure où la culture patriarcale ne le considère pas comme un problème humain, mais comme un donné naturel. Ce conflit dérive de la hiérarchie entre les sexes, et le résultat de ce type d'opposition (entre les sexes) leur est octroyé comme essence (des sexes) : une définition de supérieur et inférieur dissimule une victoire initiale de l'un sur l'autre. La vision masculine du monde a trouvé des justifications aux limites de sa propre expérience unilatérale. Mais pour la femme, l'origine de l'opposition entre les sexes demeure inexpliquée, et elle cherche dans les raisons de sa défaite originaire les indices d'une crise de l'esprit masculin. Voir le problème féminin à travers le prisme du conflit maître-esclave, comme un conflit de classe, est une erreur historique, car ce conflit a

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émergé à l'intérieur d'une culture qui négligeait la discrimination essentielle de l'humanité : le privilège absolu de l'homme sur la femme. Ce conflit offrait des perspectives à l'humanité depuis une problématique masculine, et n'offrait donc de perspectives qu'à la communauté masculine. Pour la femme, se subordonner au schéma de la lutte des classes signifie reconnaître des termes empruntés à un type d'esclavage différent du sien - ce qui est le témoignage le plus évident du manque de reconnaissance dont elle est l'objet. La femme est opprimée en tant que femme dans tous les milieux sociaux : non pas du fait de sa classe, mais du fait de son sexe. Cette lacune du marxisme n'est pas due au hasard, et elle ne se comblerait pas si l'on élargissait le concept de classe pour y f^ire entrer la masse féminine, cette nouvelle classe. Pourquoi n'a-t-on pas vu le rapport de la femme avec la production à travers son activité de reconstitution de la force de travail dans la famille ? Pourquoi n'a-t-on pas vu le fait que son exploitation à l'intérieur de la famille est une fonction essentielle au système de l'accumulation du capital ? En confiant le futur révolutionnaire à la classe ouvrière, le marxisme a ignoré la femme deux fois, en tant qu'opprimée et porteuse de futur ; il a formulé une théorie révolutionnaire à partir de la matrice particulière d'une culture patriarcale. Examinons le rapport femme-homme chez Hegel, le philosophe qui a vu dans la figure de l'esclave le moment déclencheur de l'histoire : plus insidieusement que d'autres, Hegel a rationalisé le pouvoir patriarcal comme une dialectique entre un principe divin féminin et un principe humain viril. Le premier préside à la famille, le second à la communauté. « Tandis que la communauté se donne sa subsistance seulement en détruisant la béatitude familiale et en dissolvant la conscience de soi dans la conscience de soi universelle, elle se crée dans ce qu'elle réprime et qui lui est en même temps essentiel, dans la féminité en général, son ennemi intérieur.1 » La femme ne dépasse pas le stade de la subjectivité : en 1.

G.W. F. Hegel, Phénoménologie de l'esprit, trad. J. Hyppolite, Aubier, Paris, 1941. 47

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s'identifiant à son cercle familial, elle reste immédiatement universelle ; il lui manque les conditions qui lui permettraient de se différencier de l'ethos de la famille et d'accéder à la force autoconsciente de l'universalité par laquelle l'homme devient citoyen. La condition féminine, résultat de l'oppression, est à l'inverse définie par Hegel comme ce qui la motive : la différence des sexes va s'établir comme la base naturelle métaphysique tant de leur opposition que de leur réunification. Au sein du principe féminin, Hegel pose Va priori d'une passivité où s'anéantissent les preuves de la domination masculine. L'autorité patriarcale a maintenu subjuguée la femme et la seule valeur qu'on lui a reconnue est de s'être adaptée à cette autorité comme s'il s'agissait de sa nature propre. En accord avec la tradition de la pensée occidentale, Hegel considère la femme comme étant, par nature, bloquée à un stade particulier, auquel il attribue une importance incontestable, mais qui est tel qu'un homme préférerait ne jamais être né plutôt que de s'y voir assigné. Malgré tout, le féminin, « éternelle ironie de la communauté », se rit de l'homme raisonnable et réfléchi qui, à un âge avancé, indifférent au plaisir, ne pense et ne se préoccupe que de l'universel ; et le féminin se tourne vers le jeune homme pour chercher un complice à son mépris. Au-delà de la loi divine qu'elle incarne, au-delà de ses devoirs à l'égard des pénates2, audelà des beaux gestes dignes d'une tragédie grecque avec lesquels elle remonte depuis les enfers jusqu'à la lumière de l'existence, la femme révèle une attitude que seule sa faiblesse a fait paraître étrange plutôt que menaçante : sa réaction moqueuse à l'égard de l'homme mûr et son inclination pour le jeune homme. Mais l'identification d'Hegel dans les valeurs de la civilisation patriarcale le porte à considérer cette attitude de la femme comme purement instrumentale. Il interprète en effet cette valorisation de la jeunesse, ou de la virilité, de la part de la femme, comme ce qui rappelle 2.

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Les pénates sont des divinités romaines chargées de la protection du foyer domestique. (NdT.)

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la communauté à l'élément central de sbn rapport à l'extérieur : la guerre. À travers ce geste de la femme, nous voyons en réalité apparaître en filigrane le pouvoir du patriarche sur elle et sur le jeune homme. En voulant s'opposer à la fois à la famille et à la société, la femme fait face à la figure du patriarche qui les domine toutes les deux. Par ce recours à la dérision, elle pointe du doigt la figure historique de l'oppresseur dont elle cherche à se libérer. Mais l'oppresseur lui-même, en tant que chef, peut s'amuser à tourner à son avantage chaque mouvement de la femme et du jeune homme : le jeune homme, encouragé par les attentions de la femme, deviendra ainsi un valeureux guerrier chargé de défendre la communauté. À chaque fois que la femme se montre en tant qu' « éternelle ironie de la communauté », nous reconnaissons l'émergence de la position féministe. Chez Hegel coexistent deux positions : l'une qui voit le destin de la femme lié au principe de la féminité, l'autre qui découvre chez l'esclave non plus un principe immuable, une essence, mais la condition humaine qui réalise dans l'histoire la maxime évangélique selon laquelle « les derniers seront les premiers ». Si Hegel avait reconnu l'origine humaine de l'oppression de la femme, comme il a reconnu celle de l'oppression de l'esclave, il aurait dû appliquer la dialectique maître-esclave à son cas également. Ce faisant, il aurait rencontré un sérieux obstacle : si la méthode révolutionnaire peut en effet capturer les mouvements de la dynamique sociale, il ne fait pas de doute que la libération de la femme ne peut pas entrer dans le même schéma. Entre la femme et l'homme, il n'existe pas de solution où l'un éliminerait l'autre, et c'est l'idée même d'une prise de pouvoir qui s'effondre. Ce qui caractérise la lutte contre le système patriarcal en tant que phase qui dérange et dépasse la dialectique maître-esclave, c'est qu'elle rend vaine l'idée de prise de pouvoir.

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L'axiome selon lequel tout ce qui est rationnel est réel reflète la conviction que la ruse de la raison finira toujours par s'accorder avec le pouvoir. Et la dialectique est le mécanisme qui laisse constamment le champ libre à cette opération. Lorsqu'un mode de vie n'est pas dominé par le caractère patriarcal, la construction triadique ne trouve plus d'ancrage dans la psyché humaine. La Phénoménologie de Vesprit est une phénoménologie de l'esprit patriarcal, incarnation de la divinité monothéiste dans le temps. La femme y apparaît comme une image dont le niveau signifiant est une hypothèse formulée par d'autres. L'Histoire est le résultat des actions patriarcales. Le Christ représente l'irréversibilité du sens de la faute sur lequel se fonde la puissance du père. À parcourir toute l'étendue de cette faute, le Christ acquiert la certitude qu'en se sacrifiant il exécute la volonté du Père. Et c'est pour la plus grande gloire de celui-ci qu'il rachète la communauté. C'est en nous que résident les deux gigantesques démentis à l'interprétation hégélienne : la femme qui refuse la famille, le jeune homme qui refuse la guerre. Le jeune homme perçoit intuitivement que l'ancien droit de vie et de mort du père sur ses fils exprimait un désir, plus qu'il ne légalisait une pratique. La guerre lui apparaît alors comme un expédient inconscient pour le tuer, une conjuration contre lui. N'oublions pas que c'est le fascisme qui a créé ce slogan : Famille et Sécurité. L'angoisse de son intégration sociale dissimule chez le jeune homme un conflit avec le modèle patriarcal. Ce conflit se manifeste par des aspirations

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anarchiques où s'exprime un rejet global, sans alternative : la virilité refuse de verser dans le paternalisme et le chantage. Mais sans la présence de son alliée historique, la femme, l'expérience anarchique du jeune homme est velléitaire, et il cède à l'appel de la lutte organisée de masse. L'idéologie marxiste-léniniste lui donne la possibilité de rendre sa révolte constructive en ralliant la lutte du prolétariat, à laquelle il délègue aussi sa propre libération. Mais en procédant ainsi le jeune homme se fait engloutir dans une dialectique prévue par la culture patriarcale, qui est la culture de la prise du pouvoir ; tandis qu'il pense avoir identifié dans le capitalisme l'ennemi qu'il a en commun avec le prolétariat, il abandonne son propre terrain de lutte contre le système patriarcal. Le jeune homme place toute sa confiance dans le prolétariat en tant que porteur de l'ambition révolutionnaire : il veut le réveiller quand il lui paraît engourdi par les succès des syndicats et par les stratégies politiciennes des partis, mais il ne doute pas qu'il s'agisse de la nouvelle figure historique. En luttant pour un autre, une fois de plus le jeune homme se subordonne lui-même - ce qui est exactement ce qu'on a toujours attendu de lui. La femme, dont l'expérience féministe a deux siècles d'avance sur celle du jeune homme, a cherché, au cours de la Révolution française puis de la Révolution russe, à lier sur le plan politique sa problématique à celle de l'homme, et n'y a obtenu que le rôle d'auxiliaire : elle affirme alors que le prolétariat est révolutionnaire envers le capitalisme, mais réformiste envers le système patriarcal. D'après une note de Gramsci, « Les "jeunes" [...] de la classe dirigeante (entendue au sens le plus large [...]) se rebellent et passent du côt^ de la classe montante qui est devenue historiquement capable de prendre le pouvoir : mais, dans ce cas, il s'agit de "jeunes" qui passent de la direction des "vieilles" générations d'une classe à la direction des "vieilles" générations d'une autre classe : de toute manière, la subordination réelle des "jeunes" aux "vieilles" générations demeure3. »

3.

A. Gramsci, « Les Intellectuels et l'organisation de la culture », in Cahiers de prison, III, Gallimard, Paris, 1996. 51

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De La République de Platon aux socialistes utopiques du XIXe siècle en passant par L'Utopie de Thomas More, l'idéal de la communauté des biens a toujours été accompagné du corollaire logique de la dissolution de la famille en tant que noyau des intérêts particuliers. Marx et Engels poursuivent cette ligne de pensée. Néanmoins, la suppression de la structure économique ne doit pas tant à leurs yeux amener « chaque homme à pouvoir disposer de toutes les femmes, et chaque femme de tous les hommes » (Fourrier), que donner naissance à un rapport femme-homme dénué d'implication utilitariste. Engels formule pour la première fois ce problème dans Principes du communisme (1847), de la façon suivante : « [Le régime communiste de la société] transformera les rapports entre les sexes en rapports purement privés, ne concernant que les personnes qui y participent, et où la société n'a pas à intervenir. Cette transformation sera possible grâce à la suppression de la propriété privée et à l'éducation des enfants par la société - ce qui détruira ainsi les deux bases du mariage actuel qui sont liées à la propriété privée, à savoir la dépendance de la femme vis-à-vis de l'homme et celle des enfants vis-à-vis des parents4. » L'année suivante, on trouve dans le Manifeste du Parti communiste de Marx et Engels : « L'abolition de la famille ! Même les plus radicaux s'indignent de cet infâme dessein des communistes. Sur quelle base repose la famille bourgeoise d'à présent ? Sur le capital, le profit individuel. [...] Mais la bourgeoisie tout entière de s'écrier en chœur : Vous autres, communistes, vous voulez introduire la communauté des femmes ! Pour le bourgeois, sa femme n'est autre chose qu'un instrument de production. Il entend dire que les instruments de production doivent être exploités en commun et il conclut naturellement que les femmes elles-mêmes partageront le sort commun de la socialisation. Il ne soupçonne pas qu'il s'agit précisément d'arracher la femme à son rôle actuel de simple instrument de production5. » Dans Les Origines de la famille, presque quarante ans plus tard, Engels précise les rapports entre structure économique et famille conformément au matérialisme historique, et rend explicite sa 4. 5.

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F. Engels, Textes, Éditions sociales, Paris, 1968. K. Marx et F. Engels, Manifeste du Parti communiste,

1848.

conviction que le mariage trouvera,'dans le cadre de la chute du capitalisme, sa réalisation la plus humaine : « Que soient écartées maintenant les conditions économiques [...] l'égalité de la femme ainsi obtenue aura pour effet, selon toutes les expériences antérieures, de rendre les hommes monogames dans une proportion infiniment plus forte que les femmes ne deviendront polyandres. Mais ce qui disparaîtra très certainement de la monogamie, ce sont tous les caractères que lui ont imprimés les conditions de propriété auxquelles elle doit sa naissance ; et ces caractères sont, d'une part, la prépondérance de l'homme, et, en second lieu, l'indissolubilité du mariage. [...] Donc, ce que nous pouvons conjecturer aujourd'hui de la manière dont s'ordonneront les rapports sexuels après l'imminent coup de balai à la production capitaliste est surtout de caractère négatif, et se borne principalement à ce qui disparaîtra. Mais quels éléments nouveaux viendront s'y agréger ? Cela se décidera quand aura grandi une génération nouvelle. [...] Pour que l'entière liberté de contracter mariage se réalise pleinement et d'une manière générale, il faut donc que la suppression de la production capitaliste et des conditions de propriété qu'elle a établies ait écarté toutes les considérations économiques accessoires qui maintenant encore exercent une si puissante influence sur le choix des époux. Alors il ne restera plus d'autre motif que l'inclination réciproque6. » Lénine aura beau jeu de catéchiser les femmes et les jeunes hommes qui voyaient un lien direct entre abolition de la propriété privée et amour libre. « Merci pour un pareil marxisme, qui fait découler toutes les manifestations et transformations de la superstructure idéologique de la société immédiatement et directement de sa base économique [., .]. C'est ce qu'a constaté depuis déjà longtemps un certain Friedrich Engels,It propos du matérialisme historique. [...] Dans son livre sur L'Origine de la famille, Engels a montré l'importance considérable du passage de la polygamie à la monogamie. » (Dans une discussion avec Lénine, rapportée par Clara Zetkin, au Kremlin en 19207.)

6. 7.

F. Engels, L'Origine de la famille, de la propriété privée et de l'État, Éditions du Progrès, Moscou, 1976. C. Zetkin, « Souvenirs sur Lénine », Cahiers du bolchevisme, n° 29, 15 oct. 1925. 53

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Dans les pays communistes, la socialisation des moyens de production n'a pas éraflé le moins du monde l'institution familiale traditionnelle ; bien au contraire, en renforçant le prestige et le rôle de la figure patriarcale, elle l'a même renforcée. La lutte révolutionnaire a fait siennes et a exprimé des personnalités et des valeurs typiquement patriarcales et répressives qui se sont répercutées dans l'organisation de la société, d'abord sous la forme d'un État paternaliste puis sous celle d'un État véritablement autoritaire et bureaucratique. La conception classiste, et plus encore l'exclusion de la femme en tant qu'élément actif de l'élaboration des enjeux du socialisme, ont fait de cette théorie révolutionnaire une théorie inévitablement patricentrique. Sexophobie, moralisme, conformisme et terrorisme, en resserrant les mailles des rôles sociaux, ont empêché leur dissolution, que l'on avait des siècles durant fantasmée comme une conséquence évidente de la disparition de la propriété privée. La famille est la pierre angulaire de l'ordre patriarcal : elle est fondée non seulement sur des intérêts économiques mais aussi sur des mécanismes psychiques propres à l'homme, qui a toujours fait de la femme un objet de domination et un tremplin vers ses plus hautes entreprises. Marx lui-même a mené une vie de mari traditionnel, absorbé par son activité de savant et d'idéologue, ayant plusieurs enfants, dont un conçu avec sa femme de chambre. L'abolition de la famille ne signifie en effet ni la communauté des femmes - une hypothèse que Marx et Engels avaient déjà écartée - ni toute autre formule qui identifierait la femme à un instrument du « progrès ». Elle signifie plutôt la libération d'une partie de l'humanité qui ferait entendre sa propre voix et s'opposerait, pour la première fois dans l'histoire, non seulement à la société bourgeoise mais à tout projet de société porté par un protagoniste masculin ; poussant ainsi la lutte bien audelà de l'exploitation économique dénoncée par le marxisme. La lutte des femmes ne se poursuit pas, aujourd'hui, dans les pays socialistes - où les structures sociales ont acquis une rigidité médiévale à travers l'imposition autoritaire des mythes patriarcaux réhabilités par la révolution - mais à l'intérieur des États bourgeois, où seule l'intervention des femmes peut

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entraîner l'écroulement des valeurs. Ce dernier signifie en effet l'écroulement de la réalité et des conceptions patriarcales, qui aboutit à l'effondrement non seulement de la bourgeoisie mais d'un certain type de civilisation masculine. La dialectique maître-esclave, autour de laquelle s'est structuré le marxisme, constitue le contraste fondamental de la culture de la bourgeoisie naissante, grâce auquel cette dernière peut acquérir la consistance d'une classe. Mais la dictature du prolétariat a suffisamment démontré qu'elle n'était pas porteuse d'une dissolution des rôles sociaux : elle a maintenu et consolidé la famille en tant que lieu où la structure humaine se répète à l'identique en rejetant toute modification substantielle de ses valeurs. La révolution communiste s'est fondée sur des bases politico-culturelles masculines, sur la répression et l'instrumentalisation du féminisme, et doit désormais faire face à la révolte contre les valeurs masculines que la femme entend mener à son terme, par-delà la dialectique des classes propre au système patriarcal. Le féminisme, même au moment culminant de la lutte pour la dictature du prolétariat, s'est confronté directement à la situation de la femme avec des intuitions et des méthodes, de grande envergure. Mais, à ce moment précis, les « véritables » problèmes de la femme et leur analyse non biaisée se rappelèrent aux femmes communistes, ce qui produisit chez elles une frustration qui les conduisit même jusqu'à l'auto-sacrifice8. Lénine dit encore à Clara Zetkin : « Vos péchés, Clara, ne s'arrêtent pas encore à cela. On m'a dit que dans vos réunions féminines, on discute de préférence de la question sexuelle. Cette question est, paraît-il, l'objet particulier de votre attention, de votre propagande. Je ne pouvais pas en croire mes oreilles, quand on m'a dit cela. [...] On m'a dit que la question sexuelle est également un objet d'étude favori dans vos organisations de jeunesse. Il paraît qu'on ne fait pas encore suffisamment de conférences sur ce sujet. Dans le mouvement de la jeunesse, cette erreur 8.

La version originale dit olocausto di sé : littéralement « holocauste de soi ».(NdT.) 55

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est particulièrement nuisible et dangereuse. Car elle peut facilement conduire chez certains camarades à une exagération de la vie sexuelle, et à la perte de la santé et de l'énergie. Il faut lutter contre cela. Le mouvement des femmes et le mouvement de la jeunesse ont beaucoup de points en commun. Partout, nos camarades femmes doivent travailler méthodiquement avec la jeunesse. C'est là une continuation, une extension, une élévation de leur instinct maternel du domaine individuel dans le domaine social. [...] La réforme du mariage bourgeois ne suffit plus. Une révolution profonde est en train de s'accomplir dans les rapports entre les sexes, parallèlement à la révolution qui s'accomplit dans les rapports de la propriété. Il est donc compréhensible que les nombreuses questions qui découlent de cette situation préoccupent non seulement les femmes, mais aussi la jeunesse. [...] Un certain nombre croient que ces nouvelles conceptions sont "révolutionnaires" et "communistes". Ils le croient sincèrement. Mais à moi, qui suis un vieux, cela ne m'en impose pas du tout. Quoique je ne sois rien moins qu'un ascète, cette soi-disant "nouvelle vie sexuelle" de la jeunesse - et parfois aussi de l'âge mûr - m'apparaît comme purement bourgeoise, comme une extension du bordel bourgeois. [...] Vous connaissez certainement cette fameuse théorie, selon laquelle la satisfaction des besoins sexuels sera, dans la société communiste, aussi simple et sans plus d'importance que le fait de boire un verre d'eau. [...] Mais est-ce qu'un homme normal, placé dans des conditions normales, consentirait à se coucher dans la boue et à boire dans les flaques d'eau de la rue ? Boira-t-il dans un verre dont le bord a été sali par d'autres ?[...] Cette théorie du verre d'eau a rendu notre jeunesse complètement folle9. » Nous lisons dans la lettre de Lénine à Inès Armand, écrite en janvier 1915 : « Dear friend ! Je vous prie de détailler davantage le plan de votre brochure. [...] Je veux vous exprimer dès maintenant mon avis sur un point : je vous conseille de supprimer "revendication (par la 9.

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C. Zetkin, « Souvenirs sur Lénine », op. cit.

femme) de l'amour libre". C'est urte exigence qui n'est pas prolétarienne, mais bourgeoise 10 . » L'alternative proposée par Lénine au « mariage paysan, intellectuel et petit-bourgeois dénué d'amour, sale et bas » était « le mariage civil prolétaire avec amour ». Suite à cet échange épistolaire avec Lénine, Inès Armand renonça à publier son opuscule pour les travailleuses. Quelle est la différence entre la « revendication de l'amour libre » et le « mariage civil prolétaire avec amour » ? La différence réside dans le fait que la première était formulée par les femmes et acceptée par les jeunes hommes comme une règle de conduite révolutionnaire, tandis que le second cristallise des valeurs répressives qui participent à la construction d'un homme nouveau, conforme aux exigences du parti et de l'orthodoxie idéologique. L'amour libre était la version féministe de la critique de la famille, le mariage prolétaire la conséquence virile et catégorique des présupposés du communisme d'Engels. Quand une communiste viennoise publia un opuscule sur les problèmes sexuels, Lénine s'indigna : « C'est de la foutaise ! Ce qu'il y a là-dedans, les ouvriers l'ont lu depuis longtemps dans Bebel. Cela n'est pas exprimé d'une façon aussi ennuyeuse, comme dans cette brochure, mais avec un caractère d'agitation, d'attaque contre la société bourgeoise. La discussion sur les hypothèses de Freud vous donne un air "cultivé" et même scientifique, mais ce n'est au fond qu'un vulgaire travail d'écolier. La théorie de Freud est également une "folie" à la mode. » (Rapporté par C. Zetkin, op. cit.) Pour Lénine, la femme pourrait accéder à l'égalité effective avec l'homme dans la société communiste dans la mesure où elle serait alors libérée du travail domestique improductif pour se dédier au travail productif. Nous reconnaissons dans la compétitivité productiviste le plan du pouvoir auquel est enchaîné le capitalisme, qu'il soit privé ou étatique. 10. Lettre de Lénine à Inès Armand du 17 janvier 1915, Annexe, in La Femme et le Communisme, Éditions sociales, Paris, 1950. 57

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Les deux modes de gestion des moyens de production opèrent sous couvert d'un ensemble de valeurs économiques et idéologiques, de manière à garantir un rendement maximal. Aujourd'hui, l'humanité apparaît définitivement figée dans un automatisme masculin qui résulte d'une structuration de la société en deux camps, selon qu'on admette ou non la cruauté d'une condition de fait : l'instrumentalisation. Aucune idéologie révolutionnaire ne pourra jamais plus nous convaincre que les femmes et les jeunes hommes trouveront des devoirs et des ressources qui leur correspondent dans la lutte, dans le travail, dans la sublimation et dans le sport. Les hommes adultes perpétuent un privilège de contrôle. Nous envisageons l'apolitisme de la femme traditionnelle comme une réponse spontanée à un univers d'idéologies et de revendications où ses problèmes n'émergent que péniblement lorsque, depuis les hauteurs du paternalisme, on interpelle te masse des femmes pour qu'elles agissent. Pendant que les jeunes hommes œuvrent en faveur d'une révolution politico-sociale afin que leur vie ne soit pas consumée à administrer une société dans laquelle ils ne se reconnaissent pas, quelques-uns comptent sur l'enthousiasme néophyte des femmes pour résorber la crise de la société masculine : on permet aux femmes de remplir les mêmes rôles que les hommes et on fait apparaître cela comme une compensation pour leur exclusion ancestrale, comme une victoire du mouvement féminin. L'industrie a eu besoin d'une nouvelle réserve de main-d'œuvre ; et la société de consommation envisage d'ajouter la prestation des femmes au secteur tertiaire. Dans le rapport final de la Children's Employment Commission de 1866, cité par Marx dans le chapitre 13 du premier volume du Capital, on lit à propos du travail des mineurs : « Les enfants et les adolescents ont droit à la protection d'une législation contre l'abus du pouvoir parental qui

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brise prématurément leur force physique et les fait régresser dans l'échelle des êtres doués de moral et d'intelligence. » Marx poursuit, en commentant : « Cependant ce n'est pas l'abus du pouvoir parental qui a créé l'exploitation directe ou indirecte par le capital de forces de travail encore trop jeunes, mais à l'inverse le mode d'exploitation capitaliste qui a fait du pouvoir parental, en abolissant la base économique qui lui correspondait, un abus de pouvoir. Or quelque effrayante et choquante qu'apparaisse la décomposition de l'ancienne institution familiale à l'intérieur du système capitaliste, la grande industrie n'en crée pas moins, en attribuant aux femmes, aux adolescents et aux enfants des deux sexes un rôle décisif dans des procès de production organisés socialement hors de la sphère domestique, la nouvelle base économique d'une forme supérieure de la» famille et du rapport entre les sexes.11 » Depuis les rites initiatiques des peuples primitifs jusqu'au travail, en passant par la guerre, le pouvoir parental et l'apprentissage, l'autorité paternelle a toujours montré ce qu'il en est de toute autorité : un abus, qui diffère selon les circonstances, mais dont ceux qui en sont l'objet ont toujours été en relation entre eux - les femmes et les jeunes hommes. Marx perçoit dans cette exploitation capitaliste les prémisses d'une forme supérieure de la famille, dès lors qu'aura été abolie la propriété privée des moyens de production. La prédiction de la culture révolutionnaire a manifestement été contredite : elle mettait de côté les exigences de cette catégorie d'opprimés dont la libération progressive était censée découler des phases successives du développement - fut-il marxiste - de la société masculine, alors même que l'autorité patriarcale se dissimulait sous les traits de l'égalité. La révolte féminine porte en elle la condition pour libérer le monde des alternatives qui le paralysent : la grande industrie n'a pas créé la base économique nécessaire à une forme supérieure de la famille, mais à une dissolution du contrat et du modèle familiaux. Une dissolution que seule la femme, condamnée à vie au sein de l'institution fondamentale de la suprématie masculine, peut provoquer.

11. K. Marx, Le Capital, traduit de l'allemand par J.-P. Lefebvre, PUF, Paris, 1993. 59

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La maternité - bien que dénaturée par le conflit entre les sexes, le mythe impersonnel de la continuation de l'espèce et la dévotion forcée de la femme - a été à l'origine de certaines de nos pensées et sensations, et a constitué pour nous une expérience initiatique particulière. Nous ne sommes pas responsables d'avoir engendré l'humanité depuis notre position d'esclave : ce n'est pas le fils qui nous a asservies, c'est le père. Avant de percevoir le rapport entre mère et fils comme un temps d'arrêt de l'humanité, rappelons-nous plutôt la chaîne qui les a depuis toujours opprimés ensemble : l'autorité paternelle. C'est contre celle-ci que s'est créée l'alliance entre la femme et le jeune homme. Qu'on ne nous demande pas ce que nous pensons du mariage ou de son correctif historique, le divorce. Les institutions nées pour garantir le privilège masculin reflètent des modalités de rapports entre les sexes devenues intolérables. Nous les faisons tous sauter, tous ces instruments de torture de la femme. « Nous haïssons, oui, nous haïssons tout ce qui opprime et torture la femme travailleuse, la ménagère, la paysanne, la femme du petit commerçant et, dans beaucoup de cas, la femme des classes possédantes. Nous revendiquons dans la société bourgeoise une législation sociale en faveur de la femme, parce que nous comprenons sa situation et ses intérêts sur lesquels nous porterons toute notre attention pendant la dictature du prolétariat. » (Lénine, discussion rapportée par Clara Zetkin.) C'est par l'institution familiale que se sont exprimés les tabous à travers lesquels l'homme adulte a toujours entravé le rapport libre entre la femme et le jeune homme. La psychanalyse l'a confirmé, entérinant une dimension tragique héritée de l'Antiquité.

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La tragédie est une projection masculine, car tandis que l'homme, à différents moments de sa vie, est poussé vers de nouveaux objets sexuels, il ne tolère pas que la femme exprime ses désirs d'une manière qui lui soit propre ni que cela affecte les biens qu'il possède. Le mythe de l'amour maternel se dissout à l'instant où la femme, au moment le plus riche de sa vie, éprouve automatiquement, dans ses échanges naturels avec la jeunesse, un sentiment de joie, de plaisir et de distraction que les tabous de l'organisation patriarcale ne lui permettent de transférer que sur ses enfants. Derrière le complexe d'Œdipe, ce n'est pas le tabou de. l'inceste qui se dissimule, mais l'exploitation de ce tabou par le père dans le but de sauvegarder sa position. Ce qui nous touche, c'est une image significative du passé : d'un côté une échelle dont l'homme escalade orgueilleusement les barreaux, de l'autre côté une échelle que la femme parcourt péniblement en sens inverse. Cette petite quantité d'orgueil permise à la femme à un certain moment de sa vie n'est pas suffisante pour la soutenir tout au long de son existence. Si la cause de la femme surgit, c'est qu'elle sera victorieuse. De la culture jusqu'aux mœurs en passant par l'idéologie, les codes, les institutions et les rites, il y a une circularité de superstitions masculines au sujet de la femme : toute situation privée est polluée par cet arrière-fond duquel l'homme continue à tirer présomption et arrogance. Le jeune homme est opprimé par le système patriarcal, mais il est simultanément candidat au statut d'oppresseur ; l'explosion d'intolérance chez le jeune homme manifeste cette ambiguïté interne.

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Les schémas de la culture patriarcale s'insinuent jusque dans la manière dont s'articule la révolte des jeunes, et la distordent. En lui apposant l'étiquette de mouvement religieux, les étudiants engagés jettent le discrédit politique sur le mouvement hippie, et perpétuent ainsi une logique paternaliste. Du haut de leurs certitudes idéologiques, ils affirment : voilà un épisode isolé, un moment non dialectique de la société. Mais c'est justement là que nous reconnaissons la valeur particulière du mouvement hippie : celle d'être une fuite hors du système patriarcal, mue par un profond dégoût, et qui signifie l'abandon de la culture de la prise de pouvoir et le rejet des modèles des groupes politiques à prédominance masculine. Les hippies ne divisent plus l'existence entre moments privés et moments publics, mais font de leur vie un mélange de féminin et de masculin. La fille qui se retire frustrée des groupes politiques étudiants ou qui, acceptant une autre frustration, se conforme aux comportements sociaux révolutionnaires de ses camarades, se trouve dans une alternative dont les termes ont été posés par des hommes entre eux12 : ces derniers continuent de se rapporter à la politique comme à un secteur distinct, un champ d'action qui leur appartient en propre depuis toujours. L'idée que les problèmes forment un tout reste une fiction tant que les hommes gardent le monopole non seulement de la culture bourgeoise, mais aussi de la culture révolutionnaire et socialiste. Ce sont les hippies, garçons et filles, qui ont les premiers tourné en dérision cette hiérarchie : sur les ruines des comportements agressifs et violents désormais destitués, ils ont fait exister une communauté non virile, à rencontre de l'idéologie belliqueuse des pères, qui prétendait justifier rationnellement ces valeurs et ces comportements comme les moyens permettant la marche de l'histoire et la modification du monde. L'absence forcée de la femme de tous les plans de la vie sociale a laissé la place à une escalade vertigineuse des comportements aberrants de l'homme dans sa lutte pour des manières de vivre et de penser. La réapparition de la femme a amorcé un mouvement de marginalisation volontaire de la jeunesse, qui 12. Ou collettivi di uomini dans la version originale : des « collectifs d'hommes ». (NdT.) 62

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manifeste par tous les moyens possibles, destructifs mais pacifiques, sa conviction de devoir repartir de zéro. Le fait que les hippies puissent être réabsorbés dans l'ordre social, comme beaucoup de gens le prophétisent ou l'espèrent, ne diminue pas le bouleversement que leur soudaine et inattendue apparition a provoqué sur la scène du monde. Il est déjà arrivé que les jeunes hommes et les filles - qui pour la première fois combattaient en leurs noms sur les montagnes de la lutte partisane - aient vu se dissoudre « leur » projet d'autogestion et de société exempte de paternalisme : dans l'organisation d'après-guerre, sur les plateaux habituels du pouvoir politique, économique et culturel, qui ont temporairement passé sous silence le sens de la libération du nazi-fascisme13. Plutôt que de constater la fragilité inhérente aux hippies et à leur destin, nous constatons que le pouvoir patriarcal les poursuit et les isole, pas seulement en tant qu'impérialisme, mais aussi en tant qu'aristocratie culturelle des jeunes progressistes. Toute la structure de la civilisation, comme une seule grande battue de chasse, pousse la proie vers les lieux où elle sera capturée : le mariage est le moment où s'accomplit sa captivité. Pendant que les États accordent le divorce et que l'Église catholique s'évertue à le nier, la femme révèle sa maturité en étant la première à dénoncer l'absurde organisation des rapports entre les sexes. La crise de l'homme se manifeste dans son attachement aux formules : on confie à ces dernières la tâche de garantir sa supériorité. La femme est, toute sa vie, économiquement dépendante : d'abord de la famille du père, ensuite de celle du mari. Pourtant, la libération ne consiste pas à accéder à l'indépendance économique, mais à démolir l'institution qui a rendu la femme plus esclave que les esclaves et pour plus longtemps qu'eux.

13. Le terme italien nazifascismo désigne l'ensemble formé par le régime fasciste italien et l'Allemagne nazie : leur communauté d'idéologie et de programme, et leur alliance effective avant et pendant la Seconde Guerre mondiale. (NdT.) 63

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Chaque penseur qui a embrassé du regard la situation humaine a réaffirmé depuis son propre point de vue l'infériorité de la femme. Même Freud a avancé la thèse d'une malédiction féminine ayant pour cause le désir d'une complétude qui se confondrait avec l'envie d'avoir un pénis. Nous affirmons notre incrédulité à l'égard du dogme psychanalytique qui prétend que la femme serait prise, dès son plus jeune âge, par un sentiment de partir perdante, par une angoisse métaphysique liée à sa différence. Dans toutes les familles, le pénis de l'enfant est une sorte de fils dans le fils, auquel on fait allusion avec complaisance et sans inhibition. Le sexe de la petite fille est ignoré : il n'a pas de nom, pas de diminutif, pas de caractère, pas de littérature. On profite de sa discrétion physiologique pour en taire l'existence : le rapport entre hommes et femmes n'est donc pas un rapport entre les deux sexes, mais entre un sexe et son absence. On lit dans la correspondance de Freud à sa fiancée : « Cher trésor, pendant que tu te dédies avec bonheur à tes activités domestiques, je suis tout au plaisir de résoudre l'énigme de la structure du cerveau humain. » Examinons la vie privée des grands hommes : la proximité d'un être humain tranquillement considéré comme inférieur a fait de leurs gestes les plus communs une aberration qui n'épargne personne. Notre observation directe nous enseigne qu'aucun génie ni individu n'a tenté d'embrasser du regard les multiples fronts de l'existence. Personne n'a cherché à creuser et à comprendre les failles de la nature humaine. Nous vivons ce moment et ce moment est exceptionnel. Quant au futur, ce qui nous intéresse, c'est qu'il soit imprévu, plutôt qu'exceptionnel. Nous tenons beaucoup à ce que soit sauvegardé chez la femme ce déclenchement extraordinaire d'intrépidité émotive, qui fait partie de

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l'élan vital de la jeunesse et qui, pâr sa créativité, peut seul donner à la vie une empreinte singulière. Le piège qui menace la jeune fille serait de penser qu'elle pourra retrouver plus tard cette expérience psychique dont elle a été privée dans sa jeunesse. La femme émancipée est un modèle stérile : une personnalité à qui l'on a dénié ses sursauts vitaux essentiels et à qui l'on ne propose que de se conformer et de se ranger. En regardant en arrière, nous nous reconnaissons dans les pics de créativité qui émergent au hasard dans le monde féminin, mais surtout dans la sempiternelle dispersion des intelligences à travers la coercition et la platitude du quotidien. Sur cette hécatombe, l'idéalisme a continué à faire proliférer les mythes de la féminité. Nous ne voulons pas d'une distinction entre des femmes qui seraient supérieures et d'autres inférieures, car ce qui nous intéresse est l'élément le plus intérieur que chacune a en commun avec l'autre, et qui est pour toutes aussi vif que douloureux. Le mouvement des femmes n'est pas international mais planétaire. La scission entre structure et superstructure a confirmé une loi pour laquelle les changements de l'humanité n'ont été et ne seront pour toujours que des changements de structures : la superstructure a reflété et reflétera ces changements. Cela est le point de vue patriarcal. Quant à nous, nous ne croyons plus aux reflets. La déculturation pour laquelle nous optons est notre action. Celle-ci n'est pas une révolution culturelle qui suit et intègre la révolution structurelle ; elle ne se fonde pas sur la vérification à tous les niveaux d'une idéologie, mais sur l'absence de nécessité idéologique. La femme n'a rien opposé d'autre aux constructions de l'homme que sa dimension existentielle : elle n'a eu ni condottieri, ni penseurs, ni scientifiques, mais elle a eu l'énergie, la pensée, le courage, le dévouement, l'attention, la cohérence, la folie. La trace de

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tout cela a disparu, car elle n'était pas destinée à rester. Notre force, c'est précisément de ne pas avoir une vision mythique des faits : pour nous, agir n'est pas la tâche spécialisée de quelque caste particulière, bien que cela le devienne quand le but de l'action est l'accomplissement et la consolidation du pouvoir. L'humanité masculine s'est emparée de ce mécanisme en le légitimant grâce à la culture. Démentir la culture signifie donc démentir le pouvoir comme l'origine de l'évaluation des faits et des actions. La maternité est le moment où, parcourant à nouveau les phases initiales de la vie, en symbiose émotive avec l'enfant, la femme se déculture. Elle voit le monde comme un lieu étranger aux exigences primaires de l'existence qu'elle revit. La maternité, c'est son « voyage ». La conscience de la femme se tourne spontanément en arrière, vers les origines de la vie, et elle s'interroge. La pensée masculine a ratifié le mécanisme qui fait apparaître comme nécessaires la guerre, le condottiere, l'héroïsme, le défi entre générations. L'inconscient masculin est un réceptacle de sang et de peur. Puisque nous voyons que le monde est empli de ces fantasmes de mort, et que la pitié14 est un rôle imposé à la femme, nous abandonnons l'homme pour qu'il touche le fond de sa solitude. « La guerre conserve la santé morale des peuples dans leur indifférence et les préserve de s'accoutumer et de se figer dans des déterminations ; de même que le vent sauve du croupissement l'eau des lacs menacée par un calme prolongé, ainsi la guerre préserve les peuples de la corruption qu'entraînerait une paix durable, ou pire encore perpétuelle. [...] Car ce qui est, comme l'homme, négatif-ou-négateur par nature doit rester négatif-ou-négateur, et ne doit pas devenir quelque chose de fixe-et-stable. » (Hegel, Le Droit naturel.) 14. Pietà en italien : à la fois « pitié » et « piété » (la Vierge Marie, etc.). (NdT.)

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Même les plus récentes analyses Sbciologiques et psychanalytiques sur les origines et les motifs de l'institution guerrière admettent comme une loi naturelle de l'espèce humaine la soumission de la femme à l'homme. On étudie les comportements des individus et des groupes, primitifs et contemporains, à l'intérieur de l'absolu patriarcal, sans reconnaître dans la domination de l'homme sur la femme une contingence particulière issue d'un parcours psychique déjà altéré. On parle respectivement du père et de la mère comme du sujet et de l'objet perpétuels de processus de projection qui investissent et déforment ce qui pourrait être une élaboration normale des données de la réalité. Pourtant le père et la mère ne sont pas deux entités primaires, mais le résultat d'une prévarication entre les sexes qui s'accomplit dans la famille. Si l'on ne tient pas compte de ces prémisses, on s'imagine pouvoir supprimer les causes psychiques de la guerre (la menace atomique) ou bien en proposant un retour aux valeurs privées - c'est-à-dire une négation de la souveraineté de l'État - ou bien en promouvant une institution qui interdise la guerre à titre de délit individuel. Mais ce faisant, on oublie que les valeurs privées sont les valeurs de la famille, et que c'est justement la structure familiale qui marque la reddition inconditionnelle de la femme envers le pouvoir masculin. C'est dans la famille que se consolident des mécanismes pathologiques d'angoisse et de défense, et c'est depuis la famille que ces mécanismes sont transférés à la vie de la collectivité, où la structure de délégation est reproduite. On risque également d'oublier que la maladie mentale de l'humanité ne peut espérer trouver son salut en s'en tenant à ses propres formes autoritaires. On lit dans UUnità du 4 juin 1944 : « L'Italie est notre patrie et notre mère commune ; et c'est notre devoir - notre devoir à nous tous, citoyens italiens hommes et femmes, jeunes et âgés - de nous battre pour sa liberté et son honneur. » (Togliatti.) À l'occasion de la récente mort de Nasser (nous sommes en septembre 1970), un journaliste libanais écrit : « Cent millions d'Arabes ont soudainement eu l'impression de devenir orphelins. »

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Le fantôme obsessionnel sur lequel s'appuie la propagande raciste est celui du violeur, de l'étalon qui enlève et viole les femmes. Dans la conception hégélienne, le Travail et la Lutte sont les actions qui initient le monde humain en tant qu'histoire masculine. L'étude des populations primitives offre plutôt le constat que ce sont les femmes qui sont affectées au travail, tandis que la guerre demeure une activité propre au mâle. À tel point que si, vaincu ou n'ayant pas de guerre à mener, l'homme est assigné au travail, il proclame qu'il ne se sent plus être un homme, qu'il se sent devenu une femme. La guerre apparaît donc, dès les origines, strictement liée, pour l'homme, à la possibilité de s'identifier et d'être identifié à un sexe. L'homme dépasse ainsi, par une épreuve tournée vers l'extérieur, son anxiété intérieure due à l'échec de sa propre virilité. Mais nous nous demandons quelle est cette angoisse de l'homme qui parcourt funèbrement toute l'histoire du genre humain et qui renvoie toujours à un point insoluble, lorsqu'il faut choisir de recourir ou non à la violence. L'espèce masculine s'est exprimée en tuant, l'espèce féminine en travaillant et en protégeant la vie : la psychanalyse s'attache à décrire les raisons pour lesquelles la guerre fut considérée par l'homme comme une tâche virile, mais ne nous dit rien de l'oppression parallèle qu'a subie la femme. Et les raisons qui ont amené l'homme à faire de la guerre une soupape de sécurité institutionnelle pour ses conflits intérieurs nous laissent croire que de tels conflits sont inéluctables chez l'homme, et constituent une donnée première de la condition humaine. Mais la condition humaine de la femme ne rend pas compte des mêmes exigences ; au contraire, la femme pleure le destin de ses fils envoyés à l'abattoir et, au sein même de sa passivité pieuse, elle distingue son rôle de celui de l'homme. Nous avons aujourd'hui l'intuition d'une solution à la guerre bien plus réaliste que celles offertes par les savants : la rupture d'avec le système patriarcal, à travers la dissolution, opérée par la femme, de l'institution familiale. Ici s'ouvre la possibilité d'un processus de renouvellement de l'humanité depuis la base, renouvellement jusqu'alors invoqué à maintes reprises

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sans que ne soit mentionné par quel miracle une réconciliation15 de l'humanité pourrait avoir lieu. Le moment où le Travail devient Lutte marque le passage vers la suprématie de la culture masculine. La femme fait l'expérience de l'atmosphère de tension dans la famille : c'est là que se situe l'origine de la tension du vivre ensemble. Nous les femmes assumons la grandeur de la chute historique d'une institution qui, en tant que condamnation archétypique de la femme, a fini par se révéler comme la condamnation du genre humain tout entier. Que l'on ne nous considère plus comme les perpétuatrices de l'espèce. Nous ne donnons d'enfants à personne, ni à l'homme ni à l'État. Nous les donnons à eux-mêmes, et nous nous restituons à nous-mêmes. Nous reconnaissons dans le moralisme et dans la raison d'État les armes légales d'une subordination de la femme ; dans la sexophobie, l'hostilité et le mépris pour la discréditer. Le veto contre la femme est la première règle dont les hommes de Dieu tirent la conscience d'appartenir à l'armée du Père. L'attitude négative de l'homme à l'égard de la femme s'institutionnalise dans le célibat de l'Église catholique et dans l'angoisse qui l'accompagne. La feimne a été pourchassée sans raison, au cours des siècles, à travers conciles, d Î K putes, censures, lois et violences. La femme est l'autre face de la terre.

15. Caria Lonzi évoque ici une normalizzazione [normalisation] de l'humanité, mais il nous semble qu'elle n'emploie pas ce terme, à l'époque, avec toutes les connotations négatives dont celui-ci s'est chargé depuis. (NdT.) 69

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Les prédictions philosophiques répétées mènent à un univers homologué au nom de la sagesse : c'est ainsi que s'exprime la félicité amère du génie de l'âge. Mais l'homme et la femme ne pourront pas être homologués au même titre, car la sagesse est le paradis masculin de la philosophie. Le sens religieux et le sens esthétique ont été définis par la culture comme deux attitudes de l'humanité en discorde avec le pouvoir. La culture a circonscrit le comportement relatif à ces attitudes au sein de deux grandes catégories de pouvoir : l'institution religieuse et l'institution artistique. Nous voyons dans le transfert religieux une manière de vivre les lois patriarcales sur un terrain métaphysique où les succès du monde historique sont dévalués et contestés ; et dans la démarche artistique une démarche qui instille de la confusion dans les valeurs autoritaires et les soumet aux caprices de son insubordination et de sa liberté. Tandis que l'homme d'Église et l'artiste mettent un point d'honneur à agir d'une façon qui leur soit propre, la société leur applique le critère de la réussite pour mieux s'approprier leur prestige. Nous choisissons librement nos amis, non pas parmi ceux qui se battent pour notre cause, mais parmi ceux qui ne se sont pas rendus coupables de trop grandes fautes en secondant le cours de la répression. L'affinité de caractère que nous avons avec les artistes réside dans la coïncidence immédiate entre notre agir et le sens de celui-ci - sans l'angoisse, connue de tous les autres, qui pousse à faire appel à la culture comme à une garantie. Voici la réponse de Freud à Karl Abraham, qui lui avait envoyé un dessin expressionniste, en décembre 1922 : « J'ai reçu le dessin qui est censé représenter votre tête. Il est horrible. Je sais quel homme remarquable vous êtes, je suis d'autant plus bouleversé qu'une ombre sur votre personnalité morale aussi légère que votre sympathie pour f a r t " moderne doive être si cruellement châtiée. Des gens comme vous

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devraient, moins que tous autres, zfVoir accès aux milieux psychanalytiques car vous illustrez de façon par trop indésirable la théorie d'Adler selon laquelle ce sont justement les personnes affectées d'un grave défaut congénital de la vue qui deviennent peintres et dessinateurs. Permettezmoi d'oublier ce portrait et de vous souhaiter à vous et aux chers vôtres ce qu'il y a de plus beau et de meilleur pour 192316. » La femme ne se situe pas dans un rapport dialectique avec le monde masculin. Les exigences qu'elle commence à affirmer n'impliquent pas tant une antithèse que le fait d'évoluer sur un autre plan. C'est là le point à propos duquel nous peinerons le plus à être comprises, mais il est essentiel que nous nous y arrêtions. Nous voyons se perpétuer - et ce même au sein des révolutions socialistes - ce mécanisme de dysfonctionnement de la psyché humaine auquel on fait politiquement référence comme à un vestige de la condition bourgeoise, et contre lequel on propose encore, en guise d'antidote, la contemplation des éléments de sagesse et de réalisme élaborés par le Père. En ce sens, l'idéologie politique s'est substituée à la théologie dans le rapport qu'elle entretient avec les masses. La corruption de la démocratie, qu'elle soit capitaliste ou communiste, réside dans le fait que chacun participe du paternalisme exigé par le pouvoir, en croyant participer du pouvoir lui-même. Le mouvement féministe est plein d'intrus politiques et philanthropiques. Nous exhortons les observateurs masculins à ne pas faire de nous un objet d'étude. Le consensus, tout comme la polémique, nous indiffèrent. Nous leur suggérons qu'il serait plus digne pour eux de ne pas s'immiscer.

16. Lettre de S. Freud à K. Abraham du 26 décembre 1922, in Sigmund Freud-Karl Abraham, Correspondance, 1907-1926, Gallimard, Paris, 1969, p. 337-338. 71

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Nous ne devons pas répondre positivement aux hommes qui nous encouragent ostensiblement à nous opposer aux représentants de leur sexe. Chacune d'entre nous peut trouver, dans ses expériences personnelles, une dose suffisante d'indignation, de compréhension et d'intransigeance pour parvenir à des solutions plus originales. Notre insistance révèle notre volonté de nous emparer de nousmêmes, et trouve sa légitimité dans le fait que quelqu'un s'est toujours empressé de s'introduire dans nos failles pour s'emparer de nous. Pour la jeune fille l'université n'est pas le lieu d'où surgit, par l'intermédiaire de la culture, sa libération, mais le lieu où la répression contre elle, déjà tant présente au sein de la famille, s'aiguise. Son éducation n'est qu'une lente injection d'un poison qui l'immobilise, à l'endroit même où s'amorcent ses gestes les plus justes et les expériences qui l'ouvrent à de nouvelles significations. La spécificité de notre tâche consiste à chercher partout, dans chaque événement ou problème du passé et du présent, ce qui relève de l'oppression de la femme. Nous saboterons tout aspect de la culture qui continuera tranquillement à l'ignorer. Après les atrocités collectives du nazisme, du fascisme et du stalinisme, et alors que la brutalité impérialiste se poursuit, l'homme demeure dans l'illusion de pouvoir se racheter de ces terribles événements qui défilent sur la scène de l'histoire. Nous sommes là pour entendre leurs récits, bien que nous ne soyons pas dupes des nombreuses torsions faites à la vérité. En réalité, le drame de l'homme consiste en ce que, habitué depuis toujours à imputer son angoisse à l'hostilité d'un monde extérieur contre lequel il lui faut lutter, il est en passe de se reconnaître lui-même comme le siège de tous les malheurs de l'humanité, emmuré qu'il est dans une structure psychique qui ne parvient plus à contenir sa charge

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destructive. Le sentiment s'est instilîé dans le monde d'une crise irréversible, et le vieux drapeau socialiste apparaît aux yeux de tous comme le seul remède possible. La démarche autocritique à l'œuvre dans la culture nous semble avoir pris la route de la présomption et de l'inconscience. Pour rompre avec la continuité historique qui l'érigé en protagoniste, l'homme doit quitter cette route. Voilà la transformation que nous appelons. Depuis les premiers pas du féminisme jusqu'à aujourd'hui, les femmes ont vu défiler sous leurs yeux les faits et gestes des derniers patriarches. Nous n'en verrons pas naître d'autres. Telle est la nouvelle réalité dans laquelle nous nous mouvons tous. C'est d'elle que renaissent les premières flammes, les bouillonnements et les affirmations d'une humanité féminine jusque-là mise de côté. La femme est, à elle seule, un individu complet : la transformation ne doit pas advenir sur elle, mais sur les manières dont elle se perçoit à l'intérieur de l'univers, et dont les autres la perçoivent. Nous avons perdu le sens des dichotomies de pensée : nous n'entendons pas nous exprimer dans le cadre des contraires, mais progressivement, pas à pas, afin de rassembler toutes nos observations et d'en faire notre inventaire. Nous considérons comme délétère la consommation de toute idée, aussi proche de nous soit-elle, qui a été rendue comestible par sa dialectisation immédiate. Osons toutes les opérations subjectives qui ouvrent l'espace autour de nous. Par-là, nous ne faisons pas allusion à l'identification : celle-ci a un caractère compulsif masculin, qui entrave la florescence d'une existence et la tient sous l'impératif d'une rationalité qui détermine dramatiquement, jour après jour, le sens de l'échec et de la réussite.

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L'homme est replié sur lui-même, son passé, ses finalités et sa culture. La réalité est pour lui épuisée - les voyages spatiaux en sont la preuve. Mais la femme affirme que sa vie sur cette planète n'a encore jamais commencé. Elle voit, là où l'homme ne voit plus. L'esprit masculin est entré définitivement en crise quand il a enclenché le mécanisme qui menace la survie de l'humanité. La femme sort de sa tutelle en identifiant la structure caractérielle du patriarche et sa culture comme la source du péril. « Chacun doit-nécessairement se poser dans une relation telle vis-àvis de l'autre que ceci vienne à la lumière du jour ; il doit-nécessairement l'offenser, et chacun ne peut savoir de l'autre s'il est une totalité qu'en le forçant d'aller jusqu'à la mort ; et de même, chacun ne se démontre à soimême comme totalité qu'en allant avec soi-même jusqu'à la mort. S'il s'arrête en lui-même en deçà de la mort [...] il est alors, pour l'autre, d'une manière-immédiate, une non-totalité ; [...] il devient l'esclave de l'autre. [...] Cette reconnaissance des particuliers est donc en elle-même une contradiction absolue : la reconnaissance n'est que l'être-donné de la Conscience, prise en tant que totalité, dans une autre Conscience ; mais dans la mesure où la première Conscience devient objectivement réelle, elle se supprime dialectiquement elle-même. Elle ne se réalise pas, mais cesse au contraire d'exister dans la mesure où elle existe. Et néanmoins la Conscience n'existe en même temps que comme un acte-d'êtrereconnu par un autre, et elle n'est en même temps Conscience qu'en tant qu'unité numérique absolue, et elle doit-nécessairement être reconnue en tant que telle ; mais ceci signifie qu'elle doit-nécessairement avoir pour but la mort de l'autre et la sienne propre, et elle n'existe que dans la réalité objective de la mort17. » (Hegel.)

17. Cité par A. Kojève, Introduction à la lecture de Hegel : leçons sur la Phénoménologie de iesprit, Paris, Gallimard, 1979. 74

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L'espèce masculine a continuellement défié la vie et défie aujourd'hui la survie ; la femme est demeurée esclave de ne s'y être pas ralliée ; elle est demeurée inférieure, incapable, impuissante. La femme revendique la survie comme valeur. L'homme a cherché le sens de la vie au-delà et contre la vie même ; pour la femme vie et sens de la vie se superposent continuellement. Nous avons dû attendre des millénaires pour que l'angoisse de l'homme face à notre manière de vivre cesse enfin de nous être attribuée comme une marque d'infériorité. La femme est immanence, l'homme transcendance : par cette opposition la philosophie a spiritualisé la hiérarchie des destins. Le transcendant ne pouvait à la fois parler et douter de l'excellence de son geste ; et si la féminité est immanence, l'homme dut la nier pour initier le cours de l'histoire. L'homme a abusé de son rôle, mais à partir d'une opposition donnée comme nécessaire. La femme doit seulement poser sa transcendance. Les philosophes ont vraiment trop parlé : sur quelle base ont-ils reconnu l'acte de transcendance masculine, sur quelle base l'ont-ils nié à la femme ? C'est à partir d'une efficacité dans les faits que l'on peut induire une transcendance, considérée alors comme originelle - tandis qu'on la nie partout où il n'y a pas l'idée de constituer un pouvoir. Mais induire la transcendance d'une observation factuelle est typique de la civilisation patriarcale : en tant que civilisation absolue de l'homme, elle n'admet de possibles qu'à l'intérieur de soi. Elle ne reconnaît la femme que comme principe d'immanence, de statisme, et non comme une transcendance d'un genre différent, écrasée sous le poids de la transcendance masculine. Aujourd'hui la femme se pose ouvertement comme juge de cette culture et de cette histoire qui sous-entendent la transcendance masculine ; elle se pose comme juge de cette transcendance ellemême. À travers toutes sortes de traumas conscients et inconscients, l'homme commence lui aussi péniblement à considérer la crise de son rôle de protagoniste. Mais l'autocritique de l'homme ne perd pas de vue l'axiome selon lequel tout ce qui est réel est rationnel, et ne cesse de prétendre à ce rôle, arguant d'un besoin de dépassement. La femme en a assez des maniè-

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res par lesquelles l'homme, pour se dépasser, l'a opprimée tout en déplorant son immanence. L'autocritique doit céder la place à l'imagination. Nous disons à l'homme, au génie, au visionnaire rationnel, que le destin du monde n'est pas d'aller toujours de l'avant, comme son désir de dépassement l'y pousse. Le destin imprévu du monde tient au fait de prendre un nouveau départ pour que les femmes parcourent le chemin en tant que sujet. Nous reconnaissons en nous-mêmes la capacité de faire de cet instant une modification totale de la vie. Qui sort de la dialectique maîtreesclave devient conscient et introduit dans le monde le Sujet Imprévu. Nous nions le mythe de l'homme nouveau, que nous tenons pour absurde. Le concept de pouvoir est l'invariant de la pensée masculine et par-là de toutes les solutions finales. Le concept de subordination de la femme suit comme une ombre celui de pouvoir. Toute prophétie qui part de ces postulats est fausse. Le problème féminin est en soi moyen et fin des transformations substantielles de l'humanité. Il n'a pas besoin de futur. Il ne fait pas de distinction entre prolétariat, bourgeoisie, tribu, clan, race, âge, culture. Il ne vient ni d'en haut ni d'en bas. Ni de l'élite ni de la base. Il ne saurait être dirigé ou organisé, diffusé ou propagé. C'est une parole nouvelle qu'un sujet nouveau prononce, confiant sa diffusion à l'instant même. Agir devient simple et élémentaire. Il n'y a pas de ligne d'arrivée, il n'existe que le présent. Nous sommes le passé obscur du monde, nous réalisons le présent.

Été 1970.

Caria Lonzi

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Traduit de l'italien par Les Derniers Masques.

Note sur la traduction des citations La traduction des citations a été reprise de versions françaises déjà existantes, référencées en notes de bas de page. D'où une certaine discordance parfois avec les citations en italien dans le texte de Caria Lonzi. Lorsque le décalage nous a paru trop important, nous les avons légèrement modifiées de manière à rendre leur sens plus proche des versions citées en italien par Caria Lonzi.

Tomaso Binga, Io sono io. Io sono me, 1977, écrits à l'encre sur photographie (2 éléments), 40 x 30 cm cad. Collection privée

Lucia Marcucci, Conservo il mio posto, 1972, toile émulsionnée, 118 x 72 cm



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Libéra Mazzoleni, Luca, 11-49, 1977 Photographie avec intervention typographique et graphique, 30 x 40,5 cm

PERCHE NON

Libéra Mazzoleni. Luca, 11-49, 1977 Photographie avec intervention typographique et graphique, 30 x 40,5 cm

POUR UNE NOUVELLE SUBJECTIVATION FÉMININE

L'ORIGINALITÉ DE LA PROPOSITION DE CARLA LONZI DANS LE PANORAMA FÉMINISTE

Alba Nabulsi

« Je désire un amour qui soit amour de mon autonomie, qui ne soit pas amour de ma dépendance et de mon service1. » Caria Lonzi

Depuis quelques années, l'intérêt suscité par la figure de Caria Lonzi, critique d'art, féministe et écrivaine italienne, ne cesse de croître dans le paysage intellectuel français et international. À l'origine de cette redécouverte, la récente parution de traductions de certains de ses textes et la réimpression de son œuvre complète en Italie, auxquelles vient s'ajouter l'enthousiasme des milieux artistiques les plus contemporains2. Lonzi se distingue par sa verve polémique, son refus de la pratique politique, sa sécession de tout système de valeurs et son positionnement aux marges. Un choix que certains qualifieront d'élitiste, mais qui lui permet de se situer à la périphérie d'un certain système de pouvoir pour en construire un autre, inspiré par le principe de l'autonomie 3 . Longtemps rattachée à la pensée dite de la différence, Lonzi est de plus en plus comprise dans sa spécificité. On la lit désormais à l'aide de concepts, tels que ceux d'autonomie, d'authenticité et de révolte4. L'affirmation de la différence féminine comme étant « la différence fondamentale de l'humanité » (Manifeste de Révolte féminine) ne suffit pas à l'intégrer dans cette mouvance, dont l'auteure ne s'est jamais réclamée. S'il est vrai que le mouvement féministe différentialiste a joué un rôle important dans la diffusion de sa pensée et dans la diffusion de ses textes5, l'expérience lonzienne s'affirme aujourd'hui comme étant singulière.

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Crachons sur Hegel - Une révolte féministe

Mettre entre parenthèses la notion controversée de différence permet ainsi de nous concentrer sur les thèmes propres à l'écriture de Lonzi, tels ceux d'authenticité, de révolte, d'altérité, de relation homme/'femme. Tous ces concepts, que nous allons aborder dans le détail, nous donnent à comprendre les grands axes de la pensée de l'auteure et du dialogue polémique avec les philosophes - dont Hegel est la cible la plus importante. En parcourant le chemin tracé par ses œuvres, nous découvrons une auteure qui a su interpréter les exigences des femmes tout en restant intempestive, entretenant souvent un dialogue critique avec son époque et marquant une rupture avec les autres mouvements féministes6. Caria Lonzi naît à Florence en 1931, où elle va suivre des études d'histoire de l'art et soutenir une thèse sur les rapports entre la scène et les arts visuels à partir de la fin du XIXe siècle, sous la direction de Roberto Longhi. Plus tard, lors d'un déplacement de travail à Rome, elle rencontre Mario Lena, avec qui elle sera mariée pendant une courte période et dont elle aura un fils, Battista. Elle déménage ensuite à Milan, où elle exercera le métier de critique d'art jusqu'en 1970, organisant entre autres les expositions personnelles de Lucio Fontana et Mark Rothko. Entretemps elle rencontre l'artiste Pietro Consagra, le compagnon d'une vie. Le livre Autoritratto1, regroupant les interviews des artistes les plus novateurs de la scène artistique contemporaine, paraît à cette époque. L'année 1970 marque un tournant dans la vie de Lonzi, qui quitte définitivement la profession de critique d'art et fonde Rivolta Femminile, un groupe féministe non mixte. Ce groupe fournit l'exemple d'une tentative de dépassement du clivage entre théorie et praxis : créé dans le but de pratiquer l'autoconscience, il devient ensuite une petite maison d'édition homonyme, « Scritti di Rivolta Femminile ». Celle-ci est singulière dans l'univers féministe italien car elle inscrit Rivolta dans une perspective certes féministe mais non militante. L'abandon du parti communiste (auquel Lonzi avait adhéré) et la critique du marxisme-léninisme témoignent d'un choix d'action très différent de celui de son temps. La volonté de se positionner en retrait, de s'affranchir de tout système négligeant la cause féminine ou l'instrumentali-

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- L'originalité de la proposition de Caria Lonzi dans le panorama féministe

sant, révèle la radicalité du projet de Rîvolta. Ce projet déconstruit tous les systèmes qui engendrent l'exclusion féminine, de la psychanalyse à la tradition culturelle et philosophique jusqu'à la politique. En choisissant de ne plus occuper une place dans le système de la reconnaissance sociale et de la rétribution salariale, Lonzi accomplit une sécession du monde du travail. Ce qu'on appellera en Italie « le refus du travail » est un thème crucial des batailles féministes touchant différentes pratiques politiques et sociales, que ce soit la rétribution du travail domestique ou les expériences d'autonomie ouvrière8, par exemple. Chez l'auteure, ce choix s'accompagne d'un certain nombre de frustrations. Il y a d'abord la contradiction d'être dépendante économiquement de son compagnon, condition paradoxalement nécessaire au développement de son projet féministe. Lonzi accepte cette difficulté en la reconnaissant comme telle : le choix d'une vie sans reconnaissance sociale, sans prestige et sans statut défini est le prix à payer pour mener une vie qu'elle qualifiera d'authentique. C'est dans Vaipure que le thème de l'authenticité prend toute son ampleur, en s'opposant à la notion de travestissement9. Dans ce texte elle retranscrit plusieurs dialogues avec Pietro Consagra, qu'elle avait enregistrés au moment de leur séparation. Ce geste, que l'on pourrait qualifier de personnel autant que de politique, situe Lonzi dans la lignée de la pensée radicale de son époque, qui refuse la dépolitisation du huis clos. La critique et, surtout, la révolte n'épargnent pas le débat sur l'intime, sur le « privé », sur les choix de vie des individus. La proposition d'une rétribution du travail domestique remet en question l'« improductivité » de cette activité, fondamentale à tout processus de reproduction et d'accumulation. La brèche dans l'intime rompt le silence sur des thèmes tels que la fidélité, la relation homme/femme ou encore la fragilité. De la même façon elle affronte la question de l'avortement, abordée notamment dans le texte Sessualitàfemminile e aborto10. S'il n'est pas question de s'opposer au choix d'une maternité libre, il s'agit de penser le prix à payer par la femme lors d'une erreur commise à deux qui ne touchera pas les deux protagonistes au même degré.

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Le refus du travail s'accompagne du refus de « l'omerta dans le rapport à deux »11 : la révolte de Lonzi se définit par un soulèvement qui concerne toutes les formes non authentiques de l'existence, et ouvre la voie à une nouvelle conception de la subjectivité. En s'opposant à une labellisation du sujet sous la marque du travail et en introduisant la notion de relation dans le rapport de couple, Lonzi dévoile une autre compréhension possible de la subjectivité féminine que celle traditionnellement proposée. Cette nouveauté opère comme un détonateur, en brisant les grilles de compréhension de l'univers auparavant clos sur une dialectique entre hommes, sur le modèle hégélien de la lutte pour la vie et pour la mort12. Ce modèle n'a pas lieu d'être lorsque l'on insère la femme au sein d'un rapport fondé sur la relation et non pas sur la quête de l'autorité. Cette critique des systèmes d'exclusion condamnant la femme aux marges rencontre l'objet polémique fondamental dans la figure de Hegel, coupable de la théorie d'un système où la relation n'est pas authentique mais finalisée par l'obtention d'un pouvoir et d'une maîtrise sur autrui : Chez Hegel coexistent deux positions : l'une qui voit le destin de la femme lié au principe de la féminité,.l'autre qui découvre chez l'esclave non plus un principe immuable, une essence, mais la condition humaine qui réalise dans l'histoire la maxime évangélique selon laquelle « les derniers seront les premiers ». Si Hegel avait reconnu l'origine humaine de l'oppression de la femme, comme il a reconnu celle de l'oppression de l'esclave, il aurait dû appliquer la dialectique maître-esclave à son cas également. Ce faisant, il aurait rencontré un sérieux obstacle : si la méthode révolutionnaire peut en effet capturer les mouvements de la dynamique sociale, il ne fait pas de doute que la libération de la f e m m e ne peut pas entrer dans le même schéma. Entre la femme et l'homme, il n'existe pas de solution où l ' u n éliminerait l'autre, et c'est l'idée même d ' u n e prise de pouvoir qui s'effondre 1 3 .

Il en résulte, aux yeux de Lonzi, une exclusion de la femme qui, dans la Phénoménologie, apparaît comme figure de Yoikos, notamment la figure d'Antigone14, à la périphérie d'une rationalité politique qui ne lui accorde

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L'originalité de la proposition de Caria Lonzi dans le panorama féministe

aucune place au premier rang. Si «*La Phénoménologie de l'esprit est une phénoménologie de l'esprit patriarcal15 », telle que Lonzi la comprend, alors l'hostilité envers Hegel et envers la philosophie est justifiée par le choix féministe de la revalorisation d'une subjectivité sous-représentée dans la culture. Relevons cependant que, d'un point de vue philosophique, affirmer que le maître et l'esclave sont des figures genrées est un choix qui ne paraît pas justifié. Dans la Phénoménologie, Hegel raconte l'aventure de la conscience dans le monde vécu, dans le but de montrer que la conscience n'est pas un acquis mais le produit en perpétuelle transformation d'une démarche dialectique. En s'intéressant aux phénomènes tels qu'ils sont représentés par la conscience, Hegel construit une phénoménologie qui vise la compréhension de l'essence du monde. La particularité de ce texte est son organisation, qui se fait selon deux axes différents : les figures et les moments16. Les figures (Conscience, Autoconscience, etc.) constituent l'une des manières de regrouper les « chapitres » qui composent ce bildungsroman en se concentrant sur les protagonistes du chapitre traité, tandis que les moments soulignent l'avènement d'un processus phénoménologique et anticipent le contenu du chapitre (par exemple, la Vérité de la Certitude de Soi-même). Dans la mesure où le contenu de la phénoménologie est explicité en figures, nous pouvons considérer la fonction de ces dernières comme presque parabolique, décrivant un processus plutôt qu'insistant sur une image figée. Le choix de Lonzi d'y projeter une image genrée paraît alors peu philosophiquement compréhensible, encore moins théoriquement justifié. De plus, si le mouvement de la reconnaissance engendrée par la lutte trouve son moteur dans le désir - entendu comme désir de reconnaissance - il ne s'agit plus ici d'une simple négation de l'altérité, mais d'une dynamique plus complexe qui conduit le sujet à se retrouver dans sa perte et dans la médiatisation d'Autrui17. Alexandre Kojève et, par la suite, Judith Butler ont essayé de valoriser le rôle du désir dans le cadre de cette lutte et, chez Butler, le sujet ek-statique proposé par Hegel fonctionne comme une entité qui se déploie à travers l'altérité18. Ce sujet, exprimé par un neutre, sert à Butler comme fondement théorique d'une pensée postféministe, ce qui peut nous paraître paradoxal

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lorsqu'on lit le texte hégélien comme le fait Lonzi. « Si Hegel avait su reconnaître l'origine humaine de l'oppression de la femme, dit-elle, comme il a reconnu celle de l'oppression de l'esclave, il aurait dû appliquer la dialectique maître-esclave à son cas également. » Mais elle ajoute qu'en faisant cela il aurait rencontré un obstacle : la méthode révolutionnaire aurait été capable de maîtriser les passages de la dynamique sociale, mais la libération de la femme ne peut pas entrer dans les'mêmes schèmes, car entre homme et femme il n'existe pas une solution éliminant l'autre - ce qui rend vain l'objectif même de la prise du pouvoir. Nous pourrions reprocher à Lonzi d'avoir mal compris Hegel, dont l'objectif dans la lutte maître-esclave n'est pas celui de l'élimination de l'autre mais du jeu de la lutte pour la vie et pour la mort ; la condition même de la reconnaissance est le fait que les deux figures restent en vie. Ce que nous pouvons en revanche retenir, c'est la critique du fait que cela passe par un rapport asymétrique, et que même la mécompréhension a des effets productifs en termes théoriques chez Lonzi. Cependant, nous pouvons essayer de comprendre le choix de Lonzi en termes politiques. Quelles sont les conséquences d'une telle projection ? Comment la critique de genre appliquée à la tradition philosophique fonctionne-t-elle et en quoi est-elle productive ? Cette compréhension de la dialectique comme étant une manifestation culturelle patriarcale constitue un point original de la pensée de Lonzi, qui permet de refuser une forme positive d'exclusion concernant la place occupée par la femme dans ses manifestations dans le texte hégélien. La lecture de Lonzi passe par le constat de la marginalisation des productions culturelles féminines. Le choix de Rivolta est donc celui de la déculturalisation, un processus d'émancipation culturelle voué à condamner les anciens modèles pour en produire de nouveaux, une manière de faire la poussière de l'Histoire pour révéler les multiples histoires qui foisonnent en elle. Ce refus de l'approche masculine vouée à la justification de l'infériorisation de la femme par des mécanismes culturels correspond chez Lonzi à un choix précis, celui de la démystification des théories telles que la psychanalyse, la religion ou le marxisme politique :

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L'idéologie marxiste-léniniste lui dônne la possibilité de rendre sa révolte constructive en ralliant la lutte du prolétariat, à laquelle il délègue aussi sa propre libération. Mais en procédant ainsi le jeune homme se fait engloutir dans une dialectique prévue par la culture patriarcale, qui est la culture de la prise du pouvoir ; tandis qu'il pense avoir identifié dans le capitalisme l'ennemi qu'il a en commun avec le prolétariat, il abandonne son propre terrain de lutte contre le système patriarcal. [...] La femme, dont l'expérience féministe a deux siècles d'avance sur celle du jeune homme, a cherché, au cours de la Révolution française puis de la Révolution russe, à lier sur le plan politique sa problématique à celle de l ' h o m m e , et n ' y a obtenu que le rôle d'auxiliaire : elle affirme alors que le prolétariat est révolutionnaire envers le capitalisme, mais réformiste envers le système patriarcal 1 9 .

Si la remise en question de la possibilité de la libération d'un corps déterminé par la culture paraît évidente aujourd'hui20, la question de la sécession d'un sujet face à ces puissances, ou du moins sa suspension, pouvait se poser légitimement au moment où Lonzi écrit. Cette éventualité est productrice d'une subjectivité nouvelle, dans la mesure où un corps peut se réinventer, notamment par la pratique de la non-mixité ; cette sécession culturelle permet de redéfinir son corps, de définir les organes à partir desquels on se définit femme, en créant des corps électifs, comme elle le fait dans La donna clitoridea e la donna vaginale (1970). Ce corps électif, celui de la femme clitoridienne, n'existe que dans le cadre d'une pratique féministe autoconsciente21, et permet d'oublier le corps imposé par la culture - celui de lax femme vaginale, inscrite dans la culture du phallus. De cette culture du phallus Lonzi juge coupable la psychanalyse. Dans Crachons [...] elle dira : Derrière le complexe d'Œdipe, ce n'est pas le tabou de l'inceste qui se dissimule, mais l'exploitation de ce tabou par le père dans le but de sauvegarder sa position 22 .

Coupable de soutenir la loi du père et du phallus et de reléguer la femme dans la place d'un manque, d'une envie, d'un complément du masculin, la psychanalyse est esquissée comme étant l'institution qui sauve-

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garde les tabous au détriment de l'affirmation de la femme contre la loi du père. La critique de Lonzi n'épargne ni la religion, ni les institutions sociales telle celle de la famille23, ni les idéologies politiques. Malgré la sympathie qu'elle montre envers Marx lui-même, les marxistes politiques et les partisans de la lutte du prolétariat sont accusés d'exploiter la femme avec la finalité de l'affirmation révolutionnaire du prolétariat, tout en restant réformistes envers la question féminine24. La critique de l'égalité politique trouve également sa place dans la réflexion lonzienne, qui considère ce principe comme étant « une tentative idéologique d'asservissement à des plus hauts niveaux25 ». Une logique oppositionnelle traverse l'œuvre de Lonzi quand il s'agit de considérer la relation entre homme et femme. L'opposition au masculin et à sa culture détermine, chez Lonzi, une dimension d'alîérité fondamentale : La femme est l'autre par rapport à l'homme. L'homme est l'autre par rapport à la femme. [...] Après cette prise de conscience l'homme sera distinct de la femme et il devra écouter d'elle tout ce qui la concerne 2 6 .

Lonzi propose une solution en décrivant le dépassement de la condition de la femme vaginale (c'est-à-dire de femme inscrite dans une sorte d'obéissance à la loi du phallus, au plaisir masculin et à sa représentation du corps féminin) par la femme clitoridienne (une femme qui est sujet de son plaisir et non pas simplement objet du plaisir d'autrui, une femme qui représente son désir à partir de son corps et non pas à partir d'une représentation externe). Malgré les accusations que l'on a souvent faites à Lonzi d'adopter une approche essentialiste, nous retrouvons dans ce bref essai qui suit la publication de Crachons [...] un texte que, s'il avait été écrit quelques décennies plus tard, nous pourrions qualifier de proto-queer21. Pourquoi cela ? Parce que nous sommes confrontés à une femme qui choisit son corps et ses organes et qui par ce choix redéfinit son identité physique et subjective. Nous n'avons pas d'autre option que celle d'un corps de femme et d'organes féminins, il est vrai ; mais cela dit cette nouvelle articulation du féminin, cette souplesse que l'on a vis-à-vis des organes dont on choisit de disposer peut

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redéfinir le féminin dans un sens plus*large, en parlant aussi à ceux qui ne se trouvent pas représentés par l'ordre du masculin. Cette tentative de réinventer son corps passe par un refus du mythe de la complémentarité et par une revendication de son autonomie : Avec le modèle sexuel imposé par Vhomme, la femme, privée de la découverte et de la manifestation de sa propre sexualité, assume le renoncement et la soumission comme des caractéristiques de son être féminin. En jouissant d'un plaisir qui n'est que réponse au plaisir de l ' h o m m e , la femme se perd ellemême comme être autonome, exalte la complémentarité envers l'homme, trouve en lui sa motivation d'existence.

Affirmer que la femme n'est pas à définir par rapport à l'homme, qu'elle est un sujet à part entière, signifie rendre aux femmes la possibilité historique, culturelle, philosophique et politique de se définir à partir de soi-même. Cette nouvelle identité passe par l'affirmation du rapport à l'homme comme d'une relation (et non pas d'un rapport asymétrique ou désavantageux pour la femme), d'une altérité irréductible, de l'autonomie, de la capacité d'autoorganisation dans un univers de non-mixité, et du refus des repères auparavant existants (la révolte). Mais que reste-t-il de ce cri de révolte ? Lonzi esquisse trois trajectoires qui restent à penser. Dans ces trois formes d'altérité nous pouvons voir des invitations à parcourir des terrains que l'écrivaine n'a parcourus que partiellement : le jeune, le noir et Y homosexuel. Le jeune homme est la figure qui incarne la possibilité pour une nouvelle génération de s'affirmer contre et au-delà de la loi du père. Déjà compagnon, de route de la femme dans Crachons sur Hegel, le jeune homme « perçoit intuitivement que l'ancien droit de vie et de mort du père sur ses fils exprimait un désir, plus qu'il ne légalisait une pratique28 ». Il se joint à la femme dans l'opposition à un système fondé sur une dialectique patriarcale. Parfois tenté par l'idéologie, le jeune sabote avec la femme l'idée que la libération passe par le choix du travail productif sur celui improductif (domestique) : Aucune idéologie révolutionnaire ne pourra jamais plus nous convaincre que les femmes et les jeunes hommes trouveront des devoirs et des ressources qui

Crachons sur Hegel - Une révolte féministe

leur correspondent dans la lutte, dans le travail, dans la sublimation et dans le sport. Les hommes adultes perpétuent un privilège de contrôle 2 9 .

La conviction de la nécessité d'une sécession du monde du travail passe aussi par la revendication, dans le féminisme italien contemporain de Lonzi, de la rétribution du travail domestique30. Cette proposition vise un retournement de perspective : le travail de soin n'est pas improductif, c'est une forme particulière de travail subordonné31. Dans cette conscience du refus de la sublimation de la subjectivité dans les formes proposées par une société patriarcale, le jeune rejoint la femme dans l'expression d'une altérité. Un autre problème qui intéresse Lonzi mais qui est seulement esquissé est celui de la question raciale. Si la femme noire est souvent mentionnée dans le Manifeste de Rivolta comme étant égale à la femme blanche, et l'homme noir comme étant dans le même rapport que l'homme blanc à la subjectivité féminine, Lonzi mentionnera ailleurs dans ses cahiers la question raciale comme étant elle aussi une forme d'altérité : Je suis intéressée par le problème de l'autre, de l'autre en rapport à l'homme blanc. Qui est l'autre en rapport à l'homme blanc ? La femme [...]. Soit le sexe, soit la race. La race, par exemple, les noirs... On me demande, « mais comment, tu t'intéresses aux noirs ? » Moi je laisse les noirs tranquilles, je n'ai rien à faire là-dedans, en tant que femme blanche, mais ça, c'est ce qui m'intéresse le plus. Tu comprends ? Car je me sens plus de ce côté, du côté d'autrui, quand tu le mentionnes en tant que « alter », je veux dire 3 2 .

Il est intéressant de relever deux mouvements dans les considérations de Lonzi exprimées par ce passage. Il s'agit de définir une attitude conceptuelle qui est celle qui, dans les paroles de Deleuze, concerne « l'indignité de parler pour les autres33 », c'est-à-dire une attitude intellectuelle qui appelle à respecter la prise de parole du sujet concerné par une condition subjective spécifique et distincte - qu'il s'agisse de la femme ou de la personne racisée. Le refus du rôle d'avant-garde prônant une libération au nom des sujets intéressés est déjà actif et évident dans le choix lonzien de la non-mixité, mais ici nous voyons que ce choix est respecté même quand il concerne une autre altérité, F altérité raciale.

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- L'originalité de la proposition de Caria Lonzi dans le panorama féministe

Une fois établie l'attitude intellectuelle qu'il faudra observer, Lonzi souligne que ce qui l'intéresse c'est ce « ça » qui échappe à la définition de soi, qui est irréductiblement « alter », autre. Une fois exploitée la relation d'altérité qu'elle considère primordiale, celle entre homme et femme, elle s'interroge sur l'autre différence fondamentale, entre blanc et noir. Cette diversité reste à penser - mais elle est prise en compte par l'auteure. La dernière figure à laquelle Lonzi ouvre la porte est celle de l'homosexuel, que nous pouvons identifier dans la figure de Pasolini. Lonzi écrit au quotidien II Corriere délia sera une lettre s'adressant au cinéaste, qui ne lui répondra jamais. Le débat concerne la bataille pour l'obtention du droit à l'avortement en Italie, débat qui oppose Pasolini aux mouvements politiques le revendiquant. Tout en étant proche des féministes, le cinéaste garde une attitude critique à leur égard et il n'est pas rare qu'il se dispute avec elles : Si Pasolini se reconnaissait un allié des féministes, il précisait pourtant aussitôt que sa proximité à leur égard était de nature critique. Par-là il voulait signifier qu'il considérait avoir à batailler fréquemment contre elles, non pas contre le féminisme en tant que tel, mais contre les choix qu'elles pouvaient effectuer et qui lui paraissaient destructeurs pour l'idée d'une libération réelle (et pas seulement nominale) des femmes. Poyr le dire de façon rapide, Pasolini voulait éviter aux valeurs du féminisme de se résorber dans celles de la modernité entendue comme triomphe du consumérisme. Or, selon lui, c'est bien un tel danger qui menace34. Lonzi est touchée par la subtilité de l'analyse de l'auteur et cherche à lui montrer qu'il existe une position critique sur le sujet même au sein du féminisme, comme nous l'avons déjà vu dans Sessualità femminile e aborto. E écrit à Pasolini via le quotidien : J'ai lu ton article dans un esprit complice, comme entendant la voix d'un frère, avec l'amertume de constater que le frère parvient encore à se faire entendre avant la sœur. Je ne dis pas cela pour me poser en victime ou pour affaiblir ce que tu as pensé et écrit avec authenticité, mais parce que je ne veux pas laisser incomplet le geste de confiance que j'accomplis en t'envoyant cette lettre. Cette confiance, il y a longtemps que je la sens grandir, il m'est donné aujourd'hui de te la manifester35.

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Chez Rivolta l'on considère que la liberté de ravortement n'est pas la question centrale, mais que la lutte pour un droit qui implique des risques d'inscription dans un système patriarcal doit être conduite avec attention. Lonzi écrit dans sa lettre au Corriere : « Nous ne nous sommes pas prononcées contre la liberté de l'avortement, qui reflète, je suis d'accord avec toi, une étape obligée du patriarcat se rénovant pour survivre. » Pour cette raison, Rivolta n'adhère pas aux batailles politiques des abortisti et opère un déplacement de la question : il s'agit de considérer comment l'avortement, qui d'un côté soulage la femme en difficulté, risque d'être compatible avec la reproduction d'un système patriarcal et patrimonial. Au-delà du débat politique, cette conversation nous fournit l'occasion de considérer la manière dont Lonzi traite r altérité exprimée par la figure de Y homosexuel. Pasolini est ici appelé frère par Lonzi, en marquant une proximité qui rappelle celle qu'elle entretient avec les sœurs de Rivolta. Elle voit en lui un intellectuel capable d'assumer une position inconfortable, authentique. Cette forme d'authenticité s'exprime cependant à travers une prise de parole masculine, de sorte que l'écho de la voix du frère surmonte celui de la voix de la sœur. Le frère la décevra en ignorant sa parole, mais nous retenons ici l'existence d'une autre altérité, qu'il est impossible d'ignorer. Lonzi se fait l'interprète d'un féminisme nouveau, original, novateur, difficile à intégrer dans les définitions de son époque. À la périphérie des batailles politiques des années 70 (dont elle retient la pratique de l'autonomie et de la non-mixité) et loin des chemins battus de la pensée différentialiste, elle ouvre une brèche. Cette ouverture nous permet de penser une nouvelle subjectivité féminine et de comprendre les formes d'altérité qui l'entourent. De la femme au jeune, au noir, à l'homosexuel, Lonzi nous livre une boîte à outils précieuse, qui nous permet de penser l'autre non pas comme simplement différent, mais irréductiblement « alter ». Rien n'empêche que cet autre soit notre frère, si la vie qu'il conduit est vécue sous le signe de l'authenticité. Un autre équilibre et un autre féminisme se développent à partir l'union de ces singularités ; il s'exprime au présent et il refuse toute démarche téléologi-

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que : « Il n'y a pas de ligne d'arrivée, il n'existe que le présent. Nous sommes le passé obscur du monde, nous réalisons le présent36. »

NOTES 1. 2.

3. 4.

5. 6.

7. 8.

Caria Lonzi, Taci, anzi parla. Diario di una femminista, Scritti di Rivolta Femminile, Milan, 1978, p. 9. Le collectif Claire Fontaine rend hommage à Caria Lonzi dans les œuvres We Are AU Clitoridian Women et dans les Brickbaîs intitulés d'après les œuvres È già politica, La presenza delïuomo nel femminismo, Sputiamo su Hegel, La donna clitoridea e la donna vaginale (2015). Les artistes Cabello et Carceller s'inspirent de l'œuvre de Lonzi dans la performance Suite Rivolta. An Aesthetic Proposai for Action. Une première exposition consacrée à Lonzi, « Suite Rivolta », a eu lieu à Lisbonne en 2015 au Museu da Eletricidade, rassemblant une partie de ses œuvres. Pour tout approfondissement ultérieur, consulter C. Lonzi, Taci, anzi parla, p. 9,25 e t Les trois concepts sont plus spécifiquement abordés dans le Manifeste de Révt féminine et Crachons sur Hegel, ainsi que dans les ouvrages Taci, anzi parla (1978) et Vaipure (1969). Voir Adriana Cavarero et Franco Restaino, Le filosofïe femministe, Paravia, Turin, 1999. À ce sujet il convient de rappeler la position critique de Rivolta Femminile au sujet de l'avortement et sur le débat autour de sa légalisation dans Sessualità femminile e aborto dans Sputiamo su Hegel. E altri scritti, Rivolta Femminile, Milan, 1978. Caria Lonzi, Autoritratto, De Donato Editore, Milan, 1969. Il existe une édition française, Autoportrait, éditée par Giovanna Zapperi, Les Presses du réel, Paris, 2013. Il est utile de consulter à ce sujet S. Bianchi et L. Caminiti, Gli autonomi. Le storie, le lotte, le teorie, vol. III, DeriveApprodi, Rome, 2008.

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Caria Lonzi, Vai pure, 1980, publié par Et Al. / Edizioni, Milan, 2011, p. 13. Ici Lonzi parle du travestissement comme de l'habit social que l'on porte au quotidien pour pouvoir se reconnaître dans son propre univers professionnel, familial et social. Le texte est contenu dans C. Lonzi, Sputiamo su Hegel. E altri scritti, op. cit. Caria Lonzi, Vai pure, p. 4. Pour approfondir la question, très articulée et complexe, de la dialectique maîtreesclave chez Hegel, il est utile de consulter G. W. F. Hegel, Phénoménologie de l'esprit (1807) ; entre autres, nous rappelons le commentaire d'Alexandre Kojève, Introduction à la lecture de Hegel. Leçons sur la Phénoménologie de l'esprit, Paris, Gallimard, 1947. Caria Lonzi, Crachons sur Hegel, p. 49. À ce sujet, consulter Judith Butler, Antigone, la parenté entre vie et mort, EPEL, Paris, 2003. Caria Lonzi, Crachons sur Hegel, p. 50. Pour approfondir cette question dans le débat hégélien italien, il est utile de consulter les réflexions sur la structure du texte contenues dans F. Chiereghin, La fenomenologia dello spirito. Introduzione alla lettura, Carocci, Rome, 2008. Autrui (« l'altro ») est le mot utilisé par Lonzi pour décrire la condition féminine par rapport à la condition masculine, sur la base d'une relation et d'une autonomie particulières plutôt que d'une différence. L'auteure utilise ce mot aussi pour indiquer l'altérité raciale, notamment en parlant de l'homme noir (Autoritratto, p. 158). Judith Butler, Sujets de désir, PUF, Paris, 2011, p. 29. Alexandre Kojève, dans son Introduction à la lecture de Hegel, p. 22, souligne lui aussi l'importance du rôle de l'altérité dans la dialectique : « Le Maître est [...] une Conscience (réelle) existant pour soi, qui est médiatisée avec elle-même par une autre conscience. » Caria Lonzi, Crachons sur Hegel, p. 51. Cela, du moins, après l'avènement du poststructuralisme, et notamment des écrits de Michel Foucault décrivant le pouvoir comme un système circulaire à l'intérieur duquel nous sommes tous en même temps sujets et assujettis. L'idée de libération est quelque chose de fonctionnel aux dispositifs de pouvoir (voir M. Foucault, La Volonté de savoir, Gallimard, Paris, 1976) et il est donc difficile de concevoir une libération qui ne comporte pas la persistance de formes de domination. Par « pratique d'autoconscience non mixte » on entend ici les expériences féministes séparatistes se développant à la fin des années 60 au sein de différents groupes de féministes. Dans le cas de Lonzi il s'agit d'un engagement non pas militant mais qui a à voir avec la compréhension de soi et du monde par le discours entre femmes. Un projet de découverte de soi plus qu'un engagement politisé, quoique la démarche puisse être qualifiée de politiquement intéressante. Caria Lonzi, Crachons sur Hegel, p. 61. Ibid. Ibid. Manifesto di Rivolta Femminile ( 1970). Ibid. Nous ne voulons pas dire ici que Lonzi est une auteure queer, car ce serait historiquement et conceptuellement faux. Mais nous pouvons lire ce texte en y voyant des élé-

Pour une nouvelle subjectivation féminine

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- L'originalité de la proposition de Caria Lonzi danslepanorama féministe

ments anticipateurs et novateurs. L'autlure fournit elle-même les instruments théoriques qui permettent un dépassement de sa pensée. Elle écrit dans Iîinerario di riflessioni, p. 38 : « Je suis curieuse d'imaginer ce que penseront, au sujet de l'actuelle réception du Verbe par les femmes, les féministes du futur ou les femmes tout simplement qui viendront (ce féminisme finira lui aussi, grâce à nous). » Caria Lonzi, Crachons sur Hegel, p. 50. Caria Lonzi, Crachons sur Hegel, p. 58. Pour plus d'approfondissement sur les revendications féministes pour le salaire domestique, il est utile de consulter les œuvres de Maria Rosa dalla Costa. Sur l'usage contemporain des réflexions sur le travail de soin et domestique en Italie, voir Cristina Morini, La serva serve, DeriveApprodi, Rome, 2002. Caria Lonzi, Autoritratto, p. 158. Traduction personnelle. Michel Foucault, Gilles Deleuze, « Les Intellectuels et le pouvoir », dans L'Arc, n° 49, 2e trimestre 1972, p. 3-10. Alain Naze, Stefania Tarantino, « Le Féminisme critique de Pasolini », Fondation Maison des sciences de l'Homme, WP-2013-28, Paris, 2013. Caria Lonzi, Il Corriere délia seray 21 janvier 1975. Caria Lonzi, Crachons sur Hegel, p. 76.

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